cr i a i ° i r^ i O : m Ê CD J.-H. FABRE SOUVENIPvS ENT0M0L06IQUES (troisième série) ÉTUDES SUR LINSTINCT ET LES MŒURS DES INSECTES PARIS LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE 15, RUE SOUFFLOT, 15 4^- SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES SOCIÉTÉ ANONYME d'iMPRIMERIE DE VILLEI'RANCHE-DE-ROTJERGUE Jule» Eardoux, iiireeleur. J. H. FABRE SOUVENIRS entomologiquës (TROISIEME SERIE) ETUDES SUR L'INSTINCT ET LES MŒURS DES INSECTES DEUXIEME EDITION 0.r-^„-::0 PARIS LIBRAIRIE Cil. DELAGRAVE 15, RUE SOUFFLOT, 15 1890 SOUVENIRS ENTOxAIOLOGIQUES (troisième série. ) -F-- LES SCOLIES Si la force devait primer les autres attributs zoolog-i- ques, au premier rang-, dans l'ordre des Hyménoptères, domineraient les Scolies. Quelques-unes , pour les di- mensions, peuvent être comparées avec l'oisillon du Nord, à couronne orangée, le roitelet, qui vient chez nous visiter les bourgeons véreux à l'époque des pre- mières brumes automnales. Les plus gros, les plus im- posants de nos porte-aiguillons, le Xylocope, le Bourdon, le Frelon, font pauvre figure à côté de certaines Scolies. Parmi ce groupe de géants, ma région possède la Sco- lie des jardins {Scolia hortonim, Vander Lind), qui dé- passe quatre centimètres de longueur et en mesure dix d'un bout à l'autre des ailes étendues ; la Scolie hémor- rhoïdale [Scolia hemorrhoïdalis, Yander Lind), qui riva- lise pour la taille avec celle des jardins et s'en distingue surtout par la brosse de poils roux hérissant le bout du ventre. i 2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Livrée noire avec larges plaques jaunes ; ailes coria- ces, ambrées ainsi qu'une pellicule (Foignon , et dia- prées de reflets pourpres; pattes grossières, noueuses, hérissées d'âpres cils; charpente massive ; tête robuste, casquée d'un crâne dur ; démarche gauche , sans sou- plesse ; vol de peu d'essor , court et silencieux , voilà l'aspect sommaire de la femelle, fortement outillée pour sa rude besogne. En amoureux oisif, le mâle est plus élégamment encorné, plus finement vêtu, plus gracieux de tournure, sans perdre tout à fait ce caractère de ro- busticité qui est le trait dominant de sa compagne. Ce n'est pas sans appréhension que le collcclionneur d'insectes se trouve pour la première fois en présence de la Scolie des jardins. Comment capturer l'imposante bête, comment se préserver de son aiguillon? Si l'effet du dard est proportionnel à la taille de l'hyménoptère, la piqûre de la Scolie doit être redoutable. Le Frelon, pour une seule fois qu'il dégaine, nous endolorit atroce- ment. Que sera-ce si l'on est poignardé par le colosse ? La perspective d'une tumeur de la grosseur du poing, et douloureuse comme si le fer rouge y avait passé, vous traverse l'esprit au moment de donner le coup de filet. Et l'on s'abstient, on fait retraite, très heureux de ne pas éveiller l'attention du dangereux animal. Oui, je confesse avoir reculé devant les premières Scolies, si désireux que je fusse d'enrichir de ce su- perbe insecte ma collection naissante. De cuisants sou- venirs laissés par la Guêpe et le Frelon n'étaient pas étrangers à cet excès de prudence. Je dis excès, car au- jourd'hui, instruit par une longue pratique, je suis bien revenu de mes craintes d'autrefois ; et si je vois une Scolie se reposant sur une tète de chardon, je ne me fais LES SCOLIES 3 aucun scrupule delà saisir du bout des doigts, sans pré- caution aucune, si grosse, si menaçante d'aspect qu'elle soit. Mon audace n'est qu'apparente, j'en instruis volon- tiers le novice chasseur d'hyménoptères. Les Scolies sont très pacifiques. Leur dard est outil de travail bien plus que stylet de guerre ; elles en usent pour paralyser la proie destinée à leur famille ; et ce n'est qu'à la der- nière extrémité qu'elles le font servir à leur propre dé- fense. En outre, leur manque de souplesse dans les mouvements permet presque toujours d'éviter l'aiguil- lon ; et puis, serait-on atteint, la douleur de la piqûre est presque insignifiante. Ce défaut de cuisante acre té dans le venin est un fait à peu près constant chez les hyménoptères giboyeurs, dont l'arme est une lancette chirurgicale destinée aux plus fines opérations physio- logiques. Parmi les autres Scolies de ma région, je mentionne- rai la Scolie à deux bandes [Scolia bifasciata, Vander Lind), que je vois, chaque année, au mois de septembre, exploiter les amas de terreau de feuilles mortes, dis- posés, à son intention, dans un coin de mon enclos; et la Scolie interrompue [Scolia interriqjta, Latr.), hôte du terrain sablonneux à la base des collines voisines. Bien moindres que les deux premières, mais aussi bien plus fréquentes, condition nécessaire pour des observations suivies, elles me fourniront les principaux éléments de ce travail sur les Scolies. J'ouvre mes vieilles notes, et je me revois, le 6 août 1857, au bois des Issards, ce fameux taillis voisin d'Avi- gnon que j'ai célébré dans mon étude sur les Bembex. Je me retrouve la tête bourrée de projets entomologi- ques, au début des vacances qui, deux mois durant, 4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES vont me permettre la compag-nie de l'insecte. Foin ! du vase de Mariette et du tube de Torricelli ! Voici l'époque bénie, oii de maître je deviens écolier, l'écolier pas- sionné de la bête. Comme un arracheur de garance qui va faire sa journée, je suis parti avec un solide outil do fouille sur l'épaule, le luchet du pays ; et sur le dos, la g-ibecière avec boîtes, flacons, houlette, tubes de verre, pinces, loupes et autres engins. Un ample parapluie est ma sauveg-arde contre l'insolation. C'est l'heure la plus ardente de la Canicule. Énervées par la chaleur, les Cigales se taisent. Les Taons, aux yeux bronzés, cher- chent refug-e contre l'implacable soleil, au plafond de mon abri de soie ; d'autres gros diptères, les sombres Pangonies, se jettent étourdiment à mon visage. Le point où je me suis installé est une clairière sa- blonneuse que j'avais reconnue l'année précédente comme un emplacement aimé des Scolies. Çà et là sont semés des buissons de chêne vert, dont l'épais fourré garde un matelas de feuilles mortes avec maigre couche de terreau. Mes souvenirs m'ont bien servi. Yoici qu'en effet, la chaleur un peu calmée, apparaissent, venues je ne sais d'oii, quelques Scolies à deux bandes. Le nombre s'en accroît, et je ne tarde pas à en voir, autour de moi, à portée d'observation, bien près d'une dou- zaine. A leur taille moindre, à leur essor plus léger, il est aisé de les reconnaître pour des mâles. Rasant pres- que le sol, ils volent mollement, vont et reviennent, pas- sent et repassent suivant toutes les directions. De loin en loin, quelqu'un met pied à terre, palpe le sable avec les antennes et paraît s'informer de ce qui se passe dans les profondeurs ; puis il reprend son vol alternatif d'al- ler et de retour. LES SCOLIES 5 Qu'atlendciit-ils ; que chorchcnt-ils ainsi dans leurs évolutions cent et cent fois recommencées? De la nour- riture? Non, car tout à côté se dressent quelques pieds de panicaut, dont les robustes capitules sont riiabiluelle ressource de Thyménoptère à cette époque de végéta- tion grillée par le soleil, et aucun ne s'y pose, aucun ne paraît se soucier de leurs exsudations sucrées. L'atten- tion est ailleurs. C'est le sol, c'est la nappe sablonneuse qu'ils explorent avec tant d'assiduité ; ce qu'ils atten- dent, c'est la sortie de quelques femelles qui, le cocon rompu, peut apparaître d'un moment à l'autre, émerger de terre, toute poudreuse. Sans lui donner le temps de s'épousseter, de se laver les yeux, ils seront aussitôt là trois, quatre et plus, ardents à se la disputer. Je con- nais trop ces ébats amoureux chez la gent hyménoptère pour m'y laisser tromper. Il est de règle que les mâles, plus précoces, font bonne garde autour du lieu natal et surveillent la sortie des femelles, qu'ils harcèlent de leurs poursuites aussitôt venues au jour. Tel est le mo- tif de l'interminable ballet de mes Scolies. Prenons pa- tience ; peut-être assisterons-nous à la noce. Les heures s'écoulent, les Pangonies et les Taons dé- sertent mon parapluie, les Scolies se lassent et peu à peu disparaissent. C'est fini. Pour aujourd'hui, je ne verrai plus rien. A diverses reprises, l'accablante expé- dition au bois des Issards est recommencée ; chaque fois, je revois les mâles aussi assidus que jamais dans leur essor à fleur de terre. Ma persévérance méritait un suc- cès. Elle l'eut, mais bien incomplet. Exposons-le tel qu'il est ; l'avenir comblera les vides. Une femelle émerge du sol sous mes yeux. Elle s'en- vole suivie de quelques mâles. Avec le luchet, je fouille 6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES au point de sortie, et à mesure que rexcavation gagne, je tamise entre les doigts les déblais sablonneux mélan- gés de terreau. A la sueur du front, je puis le dire, j'avais bien remué près d'un mètre cube de matériaux, quand enfin je fais trouvaille. C'est un cocon récemment rompu, sur le flanc duquel adhère une dépouille épi- dermique, ultimes restes du gibier dont s'est nourrie la larve artisan du dit cocon. Yu le bon état de son étoffe de soie, celui-ci pourrait avoir appartenu à la Scolie qui vient de quitter sous mes yeux sa souterraine demeure. Quant à la dépouille l'accompagnant, elle est trop rui- née par la fraîcheur du sol et par les radicelles des gra- mens pour qu'il me soit possible d'en déterminer exacte- ment l'origine. La calotte crânienne, mieux conservée, les mandibules et quelques traits de configuration géné- rale me font cependant soupçonner une larve de lamel- licorne. Il se fait tard. C'est assez pour aujourd'hui. Je suis exténué mais amplement dédommagé de mes fatigues par un cocon en pièces et la peau énigmatique d'un mi- sérable ver. Jeunes gens qui vous occupez d'histoire na- turelle, voulez-vous savoir si le feu sacré coule dans vos veines? Supposez-vous de retour d'une expédition semblable. Vous avez sur l'épaule le lourd outil du paysan, vos reins sont courbaturés par une laborieuse fouille que vous venez de pratiquer tout accroupi, la chaleur d'une après-midi du mois d'août vous a mis la tête en ébullition , vos paupières sont fatiguées par le prurit d'une ophtalmie que vous a valu la violente illu- mination de la journée , la soif vous dévore, et devant vous s'ouvre la poudreuse perspective des kilomètres vous séparant du repos. Cependant quelque chose chante LES SCOLIES 7 en vous ; oublieux des misères présentes, vous êtes tout heureux de votre course. Pourquoi? Parce que vous voilà possesseur d'un lambeau d'épiderme pourri. Si c'est bien ainsi, mes jeunes amis, allez de l'avant, vous ferez quelque chose ; ce qui n'est pas , tant s'en faut, je vous en avertis, le moyen de faire son chemin. Ce lambeau d'épiderme fut examiné avec tous les soins qu'il méritait. Mes premiers soupçons se confir- mèrent: unlamellicorne, unscarabéien à l'état de larve est la première nourriture de l'hyménoptère dont je venais d'exhumer le cocon. Mais quel est ce scarabéien? Et puis, ce cocon , mon riche butin, appartient-il bien à la Scolie? Le problème commence à se poser. Pour en es- sayer la solution, il faut revenir au bois des Issards. J'y suis revenu , et si souvent que ma patience a fini par se lasser avant que la question des Scolies eût reçu satisfaisante réponse. La difficulté n'est pas petite, en effet, dans les conditions oii je me trouve. Où fouiller dans l'étendue indéfinie du terrain sablonneux pour ren- contrer un point hanté par les Scolies? Le luchet plonge au hasard, et presque toujours je ne rencontre rien de ce que je cherche. Les mâles, volant à fleur de terre, m'indiquent bien d'abord, avec leur sûreté d'instinct, les emplacements où doivent se trouver des femelles ; mais leurs indications sont fort vagues, à cause de l'amplitude de leurs allées et venues. Si je voulais visiter le sol qu'un seul mâle explore dans son essor à direction toujours changeante, j'aurais à remuer, à un mètre de profondeur peut-être, au moins un are de terrain. C'est trop au- dessus de mes forces et de mes loisirs. Puis, la saison s'avançant, les mâles disparaissent, et me voilà privé de leurs indications. Pour savoir à peu près où plonger le 8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES lucliet, une seule ressource me reste : c'est d'épier les fe- melles sortant de terre ou bien y pénétrant. Avec beau- coup de patience et de temps dépensé, cette aubaine, j'ai fini par l'avoir, rarement il est vrai. Les Scolies ne creusent pas de terrier comparable à celui des autres hyménoptères giboyeurs ; elles n'ont pas de domicile fixe , avec g-alerie libre , qui s'ouvre à l'extérieur et donne accès dans les cellules, demeures des larves. Pour elles, pas de porte d'entrée et de sortie, pas de corridor pratiqué à l'avance. S'il faut pénétrer en terre, tout point, non remué jusque-là, leur est bon pourvu qu'il ne soit pas trop dur à leurs instruments de fouille, d'ailleurs si puissants ; s'il faut en ressortir, le point d'issue leur est non moins indifférent. La Scolie ne perfore pas le sol traversé ; elle le fouille , elle le la- boure des pattes et du front ; et les matériaux remués restent en place, en arrière, obstruant aussitôt le passage suivi. Quand elle va surgir au dehors, son arrivée est annoncée par de la terre fraîche qui s'amoncelle comme sous la poussée du groin de quelque taupe minus- cule. L'insecte sort, et la taupinée s'éboule sur elle- même en comblant l'orifice de sortie. Si l'hyméno- ptère rentre, la fouille, faite en un point arbitraire,, donne rapidement une excavation où la Scolie disparaît, séparée de la surface par toute la traînée des matériaux remués. Je reconnais aisément son passage dans l'épaisseur du sol, à certains cylindres, longs et tortueux, formés de matériaux mobiles au milieu d'une terre tassée et consis- tante. Ces cylindres sont nombreux, ils plongent parfois à un demi-mètre, ils s'allongent dans toutes les direc- tions, assez souvent se croisent. Aucun ne présente LES SCOLIES 9 même un simple tronçon de galerie libre. Ce ne sont pas ici, c'est évident, des voies permanentes de commu- nication avec le dehors, mais dos pistes de chasse que l'insecte a suivies une fois sans plus y revenir. Que re- cherchait l'hyménoptère quand il criblait le sol de ces boyaux maintenant pleins d'éboulis ruisselants? Sans doute la pâture de sa famille, la larve dont je possède la dépouille, devenue guenille méconnaissable. Le jour se fait un peu : les Scolies sont des laboureurs souterrains. Déjà je le soupçonnais, ayant capturé au- trefois des Scolies souillées de petits encroûtements ter- reux aux jointures des pattes. L'hyménoptère , lui si soucieux de propreté, lui dont le moindre loisir est mis à profit pour se brosser et se lustrer, ne peut avoir de semblables taches qu'à la condition d'être un fervent re- mueur de terre. Je soupçonnais leur métier, et main- tenant je le sais. Elles vivent sous terre, oii elles fouil- lent à la recherche des larves de lamellicorne, de même que fouille la taupe à la recherche du ver blanc. Les embrassements des mâles reçus, peut-être même ne re- montent-elles que fort rarement à la surface, absorbées qu'elles sont par les soins maternels; et voilà pourquoi, sans doute, ma patience s'épuise à guetter leur entrée et leur sortie. C'est dans le sous-sol qu'elles stationnent et qu'elles circulent; à l'aide de leurs fortes mandibules, de leur crâne dur, de leurs robustes pattes épineuses, elles se fraient aisément des voies dans la terre meuble. Ce sont des socs vivants. Sur lafm du mois d'août, la population féminine est donc, pour la majeure part, sous terre, af- fairée au travail de la ponte et de l'approvisionnement. C'est en vain, tout semble me le dire, que j'épierais la 10 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES venue de quelques femelles au grand jour; il faut me résigner à fouiller au hasard. Le résultat ne répondit guère à mes laborieuses exca- vations. Quelques cocons furent trouvés, presque tous rompus comme celui dont j'étais déjà possesseur, et por- tant, comme lui, appliquée sur le flanc, la peau dégue- nillée d'une larve du même scarabéien. Deux de ces co- cons, restés intacts, renfermaient un hyménoptère adulte et mort. C'était bien la Scolie à deux bandes, précieux résultat qui de mes soupçons faisait certitude. D'autres cocons furent exhumés, un peu différents d'aspect, contenant l'habitant adulte et mort oi^i je re- connus la Scolie interrompue. Les restes des vivres con- sistaient encore dans la dépouille épidermique d'une larve ég-alement de lamellicorne, mais différente de celle que chasse la première Scolie. Et ce fut tout. Un peu de ci, un peu de là, je remuai quelques mètres cubes de terre, sans parvenir à trouver des provisions fraîches avec l'œuf ou la jeune larve. C'était bien cepen- dant l'époque favorable, l'époque de la ponte, car les mâles, nombreux au début, étaient devenus de jour en jour plus rares jusqu'à disparaître totalement. Mon in- succès tenait à l'incertitude des fouilles, que rien ne pouvait guider sur une étendue illimitée. Si je pouvais au moins déterminer les Scarabées dont les larves sont le gibier des deux Scolies, le problème se- rait à demi résolu. Essayons. Je recueille tout ce que déterre le luchet, larves, nymphes et coléoptères adul- tes. Mon butin consiste en deux lameWicornes :VA?ioxia villosa et VEuchlora Jul'd, que je trouve à l'état parfait, le plus souvent morts, quelquefois vivants. J'obtiens leurs nymphes en petit nombre , excellente fortune, car la LES SCOLIES II dépouille larvaire qui les accompagne me servira do terme de comparaison. Je rencontre en abondance des larves de tout âge. Comparées à la défroque abandonnée par les nymphes, les unes sont reconnues pour appar- tenir à l'Anoxie, et les autres à l'Euchlore. Avec ces documents, je constate en complète certi- tude que la dépouille accolée au cocon de la Scolie in- terrompue appartient à l'Anoxie. Quant à l'Euchlore, elle n'a rien à faire ici ; la larve que chasse la Scolie à deux bandes ne lui appartient pas, non plus que celle de l'Anoxie. A quel scarabée correspond alors la dépouille qui me reste inconnue ? Le lamcUicorne cherché doit pourlant se trouver dans le terrain que j'explore, puisque la Scolie à deux bandes s'y est établie. Plus tard, oh ! bien plus tard, j'ai reconnu en quoi péchaient mes fouil- les. Pour éviter sous le luchet le réseau des racines et rendre le travail d'excavation plus aisé, je fouillais les places dénudées, loin des bouquets de chcne-vert; et c'est dans ces fourrés, riches en humus, qu'il m'eût fallu précisément chercher. Là, auprès des vieilles souches, dans le terrain de feuilles mortes et de bois pourri, j'eusse rencontré certainement la larve tant désirée , ainsi que l'établira ce qui me reste à dire. Là se borne ce que m'ont appris mes premières re- cherches. Il esta croire que le bois des Issards jamais ne m'aurait fourni les données précises telles que je les désire. L'éloignement des lieux , la fatigue de courses rendues accablantes par la chaleur, l'inconnu des points attaqués, m'auraient rebuté sans doute avant que le problème eût fait un pas de plus. Pour de semblables études, il faut le loisir et l'assiduité du chez soi; il faut la demeure au village. Alors chaque point de votre en- 12 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES clos et des environs vous est familier, et l'on procède à coup sûr. Vingt-trois années s'écoulent, et me voici à Séri- g-nan, devenu paysan qui tour à tour laboure son carré de papier et son carré de navets. Le 14 août 1880, Fa- vier déménage un tas de terreau provenant de détri- tus d'herbages et de feuilles amoncelés dans un recoin, contre le mur d'enceinte. Le déménagement a été jugé nécessaire parce que Bull, quand arrive la lune des pas- sions orageuses, profite du monticule pour gagner le faîte de la muraille et de là se rendre à la noce canine dont les effluves de l'air lui ont apporté la nouvelle. Le pèlerinage accompli, il revient, la mine déconfite et l'oreille fendue; mais toujours prêt, une fois repu, à re- commencer l'escapade. Pour couper court à ce déver- gondage, qui lui vaut tant de boutonnières à la peau, il a été décidé de transporter ailleurs l'amas de terre qui lui sert d'échelle d'évasion. Au milieu de son travail de pelle et de brouette, sou- dain Favior m'appelle : « Trouvaille , Monsieur ; riche trouvaille ! Venez voir. » — J'accours. La trouvaille est somptueuse, en effet, et de nature à me combler de joie en éveillant tous mes vieux souvenirs du bois des Issards. De nombreuses femelles de la Scolie à deux bandes, troublées dans leur travail, émergent çà et là du sein du terreau. Abondent aussi les cocons, chacun juxtaposé à la peau de la pièce de gibier dont s'est nourrie la larve. Tous sont ouverts , mais frais encore : ils datent de la génération présente ; les Scolies que j'exhume les ont quittés depuis peu. J'ai appris plus tard, effectivement, que l'éclosion a lieu dans le courant de juillet. Dans le même terreau grouille une population de LES SCOLIES 13 scarabéiens, sous forme do larves, de nymphes et d'in- sectes adultes. Il y a là le plus gros de nos coléoptères, le vulgaire Rhinocéros, ou l'Orycte nasicorne. J'en ren- contre de récemment libérés, dont lesélytres, d'un mar- ron luisant, voient pour la première fois le soleil; j'en rencontre d'autres renfermés dans leur coque de terre, presque aussi grosse qu'un œuf de dinde. Plus com- mune est sa larve puissante, à lourde bedaine, recour- bée en crochet. Je relève la présence d'un second por- teur de corne sur le nez, de l'Orycte Silène, bien moindre que son congénère ; et d'un scarabée ravageur de mes laitues, le Pentodon punctatus. Mais la population dominante consiste en Cétoines, la plupart incluses dans leurs coques ovoïdes, à parois de terreau et de crottins incrustés. Il y en a de trois es- pèces différentes : ce sont les Cetonia aiirata, Cetonia morio et Cetonia floncola. La majeure part revient à la première. Leurs larves, si facilement reconnaissables à la sing-ulière aptitude qu'elles ont de marcher sur le dos, les pattes en l'air, se dénombreraient par centaines. Tous lesâg-es sont représentés, depuis le vermisseau presque naissant jusqu'au ver dodu sur le point d'édifier sa coque. Cette fois, la question des vivres est résolue. Si je compare la dépouille larvaire accolée aux cocons de Scolie avec les larves de Cétoine, ou mieux avec la peau rejetée par ces larves, sous le couvert du cocon, au moment de la transformation en nymphe , il y a parfaite identité. La Scolie à deux bandes approvisionne chacun de ses œufs avec une larve de Cétoine. Yoilà l'énigme que mes pénibles recherches au bois des Issards ne m'avaient pas permis de résoudre. Aujourd'hui, sur le 14 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES seuil de ma porte, l'ardu problème devient un jeu. Il m'est aisé de scruter la question aussi loin que possible ; sans dérang-ement aucun, à toute heure du jour, à toute époque jugée favorable, j'ai sous les yeux les éléments voulus. Ah! bien aimé village, si pauvre, si rustique, quelle bonne inspiration j'ai eu de venir te demander une retraite d'ermite, oii je puisse vivre en société avec mes chères bêtes et tracer ainsi dignement quelques chapitres de leur merveilleuse histoire ! D'après l'observateur italien Passerini, la Scolie des jardins nourrit sa famille avec des larves d'Orycte nasi- corne, dans les amas de vieille tannée retirée des serres chaudes. Je ne désespère pas de voir un jour l'hyméno- ptère colosse venir s'établir dans mes tas de terreau de feuilles mortes où pullule le même scarabée. Sa rareté dans ma région est probablement la seule cause qui ait empêché jusqu'ici mes désirs de se réaliser. Je viens d'établir que la Scolie à deux bandes a pour aliment du jeune âge des larves de Cétoine et notam- ment de Cétoine dorée, morio et floricole. Ces trois es- pèces vivent ensemble dans l'amas de détritus tout à l'heure explorée; leurs larves diffèrent si peu, que pour les distinguer l'une de l'autre, il me faudrait un examen minutieux, et encore ne serais-je pas certain d'y réussir. Il est à croire que la Scolie ne fait pas de choix entre elles, et qu'elle les utilise toutes les trois indistinctement. Peut-être même s'attaque-t-elle à d'autres, hôtes, comme les précédentes, des monceaux de matières végétales pourries. J'inscris donc d'une façon générale le genre Cétoine comme proie de la Scolie à deux bandes. Enfin la Scolie interrompue avait pour gibier aux en- virons d'Avignon, la larve de l'ilnoxie velue {A?ioxia LES SCOLIES 15 villosa). Aux environs de Sérignan, dans un sol sablon- neux semblable, sans autre végétation que quelques maigres gramens, je lui trouve pour vivres l'Anoxie matutinale [Anoxia ynatutinaiis), qui remplace ici la velue. Orycte, Cétoine et Anoxie à l'état larvaire, voilà donc le gibier des trois Scolies dont les mœurs nous sont connues. Les trois coléoptères sont des la- mellicornes, des scarabéicns. Nous aurons plus lard à nous demander la cause de cette concordance si frap- pante. Pour le moment, il s'agit de transporter ailleurs, avec la brouette, l'amas de terreau. C'est le travail de Favier, tandis que je recueille moi-même dans des bo- caux la population troublée , pour la remettre en place dans le nouveau tas avec tous les égards que lui doi- vent mes projets. Ce n'est pas encore l'époque de la ponte, car je ne trouve aucun œuf, aucune jeune larve de Scolie. Septembre apparemment sera le mois propice. Mais il ne peut manquer d'y avoir de nombreux éclopés dans tout ce remue-ménage ; des Scolies ont fui qui peut-être auront quelque peine à trouver le nouvel em- placement; j'ai tout mis en désordre dans le tas boule- versé. Pour laisser le calme se rétablir et les habitudes s'invétérer, pour donner à la population le temps do s'accroître et de remplacer les fuyards elles contusion- nés, il conviendrait, ce me semble, d'abandonner en paix le tas cette année-ci et de ne reprendre mes recher- ches que l'an prochain. Après le trouble profond du déménagement, je compromettrais le succès par trop de précipitation. Attendons encore un an. C'est ainsi décidé. Serrant le frein à mon impatience, je me résigne. Tout se borne, la chute des feuilles venue, à grossir le 16 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES las où je fais accumuler les détritus jonchant l'enclos, afin d'avoir champ d'exploitation plus riche. Dès le mois d'août suivant, mes visites au monticule de terreau deviennent quotidiennes. Vers les deux heures de l'après-midi, quand le soleil s'est dégagé des pins voisins et donne sur l'amas, de nombreux mâles de Scolie surviennent des champs voisins, où ils s'abreu- vaient sur les capitules du panicaut. Sans cesse allant et revenant d'un mol essor, ils volent autour du monti- cule. Si quelque femelle surgit hors du terreau, ceux qui l'ont vue se précipitent. Des rixes peu turbulentes décident qui des prétendants sera le possesseur, et le couple s'envole au delà de la muraille d'enceinte. C'est la répétition de ce que j'avais vu au bois des Issards. Le mois d'août n'est pas fini que les mâles ne se mon- trent plus. Les mères ne se montrent pas davantage, occupées qu'elles sont sous terre à établir leur famille. Le 2 septembre une fouille est décidée avec mon fils Emile, qui manœuvre la fourche et la pelle, tandis que j'examine les mottes extraites. Victoire ! Résultat su- perbe, comme mon ambition n'eût osé en rêver de plus beau! Voici à foison des larves de Cétoine, toutes flasques, sans mouvement, étalées sur le dos, avec un œuf de Scolie accolé au milieu du ventre ; voici de jeunes larves de Scolie, la tète jîlongée dans les entrail- les de leur victime, en voici de plus avancées qui mâ- chent leurs dernières bouchées sur une proie tarie, ré- duite à la peau; en voici qui jettent les bases de leur cocon avec une soie rougeâtre, qui semble teinte avec du sang de bœuf; en voici dont les cocons sont para- chevés. Tout y est, et en abondance, depuis l'œuf jusqu'à la larve dont la période active est finie. Je note d'une LES SCOLIES 17 pierre blanche celte journée du 2 septembre ; elle me donnait les derniers mots d'une énigme qui, près d'un quart de siècle, m'avait tenu l'esprit en suspens.' Mon butin est religieusement logé dans des bocaux peu profonds, à large ouverture et meublés d'une couche de terreau passé au tamis fin. Sur ce moelleux matelas, identique de nature avec le milieu natal, je pratique du doigt de légères empreintes, des niches, dont chacune reçoit une de mes pièces d'étude, une seule. Un car- reau de vitre couvre l'embouchure du récipient. J'évite ainsi une évaporation trop rapide et j'ai sous les yeux mes nourrissons sans crainte de les troubler. Mainte- nant que tout est en ordre, procédons au relevé des faits. Les larves de Cétoine que je trouve avec un œuf de Scolie à la face ventrale, sont distribuées au hasard dans le terreau, sans niche spéciale, sans indice aucun d'une édification quelconque. Elles sont noyées dans l'humus, absolument comme le sont les larves non atteintes par l'hyménoptère. Comme me le disaient les fouilles au bois des Issards , la Scolie ne prépare pas de logis pour sa famille ; elle est ignorante de l'art cellu- laire. Le domicile de sa descendance est fortuit, la mère n'y accorde aucun soin architectural. Tandis que les au- tres déprédateurs préparent une demeure oi^i les vivres sont transportés, parfois de loin, la Scolie se borne à fouiller sa couche d'humus jusqu'à ce qu'elle rencontre une larve de Cétoine. La trouvaille faite, elle poi- gnarde sur place le gibier afin de l'immobiliser, sur place encore elle dépose un œuf à la face ventrale de la bête paralysée, et c'est tout : la mère se met en quête d'une nouvelle proie sans plus se préoccuper do l'œuf 2 18 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES qui vient d'être pondu. Pas de frais de charroi, pas de frais d'habitacle. Au point même oii le ver de Cétoine est happé et paralysé, éclôt, se développe et tisse son cocon la larve de Scolie. L'établissement de la famille est ainsi réduit à la plus simple expression. II UNE CONSOMMATION PERILLEUSE Sous lo rapport de la forme, l'œuf de la Scolie n'a rien de particulier. Il est blanc, cylindrique, droit, de 4 mil- limètres de longueur à peu près, sur 1 millimètre de largeur. Par son extrémité antérieure, il est fixé sur la ligne médiane du ventre de la victime, bien en arrière des pattes, vers la naissance de la tache brune que forme, à travers la peau, la masse alimentaire. J'assiste à l'éclosion. Le vermisseau, portant encore à l'arrière la pellicule subtile dont il vient de se dépouil- ler, est fixé au point où l'œuf adhérait lui-même par son bout céphalique. C'est un spectacle saisissant que celui de la faible créature tout juste éclose et, pour son coup d'essai, trouant la bedaine à son énorme proie, étendue sur le dos. La dent naissante met un jour à la dure be- sogne. Le lendemain la peau a cédé, et je trouve lo nouveau-né avec la tête plongée dans une petite plaie ronde et saignante. Pour la taille , le vermisseau ne diffère pas de l'œuf, dont je viens de donner les dimensions. Or, la larve do Cétoine , telle qu'il la faut à la Scolie , mesure 30 mil- limètres de longueur et 9 millimètres de largeur en moyenne; il suit de là que son volume est de 600 à 700 fois celui du ver de la Scolie nouvellement éclos. 20 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Voilà certes une proie qui, mobile, jouant de la croupo et de la mandibule , mettrait le nourrisson en terrible danger. Le péril a été conjuré par le stylet de la mère; et le frêle ver attaque la panse du monstre sans plus d'hésitation que s'il embouchait la mamelle d'une nour- rice. D'un jour à l'autre, la tète de la jeune Scolie plonge plus avant dans le ventre de la Cétoine. Pour passer dans l'étroit pertuis ouvert à travers la peau, la partie antérieure du corps se rétrécit et s'allonge, comme par l'effet d'une filière. La larve acquiert ainsi une forme assez étrang-e. Sa moitié postérieure , constamment en dehors du ventre de la proie, a la configuration et l'am- pleur habituelle chez les larves des hyménoptères fouis- seurs; sa moitié antérieure qui, une fois engagée sous la peau de la bête fouillée , n'en sort plus jusqu'au mo- ment de fder le cocon, brusquement s'effile en col de serpent. Cette partie antérieure se moule en quelque sorte sur l'étroit pertuis d'entrée pratiqué dans la peau et garde désormais son fluet moulage. A des degrés di- vers, pareille configuration se retrouve du reste chez les larves des fouisseurs dont le service consiste en un gi- bier volumineux, à consommation de longue durée. De ce nombre sont le Sphex languedocien avec son Ephip- pigère, et de l'Ammophile hérissée avec son Yer gris. Rien de ce brusque étranglement, qui divise l'animal en deux moitiés disparates, ne se montre lorsque les vivres consistent en pièces nombreuses et relativement petites. La larve conserve alors la conformation ordinaire, obli- gée qu'elle est de passer, à de brefs intervalles, d'une pièce de ses provisions à la pièce suivante. A partir des premiers coups de mandibules et jusqu'à UNE CONSOMMATION PERILLEUSE 21 ce que la venaison soit épuisée , la larve de Scolie ne retire plus sa tête et son long col de l'intérieur de la Lête dévorée. Je soupçonne le motif de cette persistance dans un seul point d'attaque; je crois même entrevoir la nécessité d'un art spécial dans la manière de manger. La larve de Cétoine est un morceau de résistance, mor- ceau unique qui doit, jusqu'à la fin, conserver une con- venable fraîcheur. La jeune Scolie doit donc l'attaquer avec réserve, au point, toujours le même, que la mère a choisi à la face ventrale , car le trou d'entrée est ou- vert au point exact où l'œuf était fixé. A mesure que le col du nourrisson s'allonge et plonge plus avant, les viscères de la victime sont rongés de proche en proche et méthodiquement, les moins nécessaires d'abord, puis ceux dont l'ablation laisse encore un reste de vie, enfin ceux dont la perte entraîne irrévocablement la mort, suivie de bien près par la pourriture. Aux premiers coups de dents, on voit sourdre par la plaie le sang de la victime, fluide puissamment élaboré et de digestion facile, où le nouveau-né trouve comme une sorte de laitage. Sa mamelle, à lui, petit ogre, est la panse saignante de la Cétoine. Celle-ci n'en périra pas, du moins de quelque temps. Sont attaquées après les matières grasses enveloppant, de leurs délicates nappes, les organes internes. Encore une perte que la Cétoine peut éprouver sans périr à l'instant. C'est le tour de la couche musculaire tapissant la peau ; c'est le tour des organes essentiels ; c'est le tour des centres nerveux, des réseaux trachéens, et toute lueur de vie s'éteint dans la 'Cétoine, réduite à un sac vide mais intact, sauf le trou d'entrée ouvert au milieu du ventre. Désormais la pour- riture peut gagner cette dépouille; par sa méthodique ,CS^.o«' 22 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES consommation, la Scolie a su, jusqu'à la fin, se con- server dos vivres frais ; et la voici maintenant qui, re- plète, reluisante de santé, retire son long col du sac épidermique et se préparc à tisser le cocon où l'évolu- tion s'achèvera. Que je fasse quelque erreur dans l'exacte succession des organes consommés, c'est possible, car il n'est pas aisé de reconnaître ce qui se passe dans les flancs de la bête fouillée. Le trait dominant de cette savante ali- mentation, qui procède du moins nécessaire au plu& nécessaire pour la conservation d'un reste de vie, n'est pas moins évident. Si l'observation directe ne l'affirmait en partie , l'examen seul de la bête rongée l'affirmerait de la façon la plus formelle. La larve de Cétoine est, au début, ver dodu. Ame- sure qu'elle s'épuise sous la dent de la Scolie , elle de- vient flasque et se ride. En peu de jours, c'est un lardon ratatiné ; puis un sac dont les deux parois se touchent. Et cependant ce lardon et ce sac ont toujours l'aspect de chair fraîche aussi net que pouvait l'avoir le ver non encore entamé. Malgré les morsures répétées de la Sco- lie, la vie est donc encore là, tenant tête à l'invasion de la pourriture jusqu'à ce que les derniers coups de mandi- bules soient donnés. Ce reste de vitalité tenace ne dit-il pas à lui seul que les organes primordiaux sont atta- qués les derniers ; ne démontre-t-il pas un dépècement gradué du moins essentiel à l'indispensable ? Youlons-nous constater ce que devient une larve de Cétoine quand, du premier coup, l'organisme est meur- tri dans ces centres vitaux? L'expérience est facile, et je n'ai pas manqué de la faire. Une aiguille à coudre dé- trempée, aplatie en lame, puis retrempée et aiguisée ^ UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE 23 me donne le plus délicat des scalpels.. Avec cet outil, je pratique une fine boutonnière par où j'extirpe la masse nerveuse dont nous aurons bientôt à étudier la remar- quable structure. C'est fini : la blessure , d'aspect sans gravité, a fait de la bête un cadavre, un vrai cadavre. J'établis mon opérée sur une coucbe de terreau frais, dans un bocal avec opercule de verre; enfin je l'établis dans les mêmes conditions que les larves dont les Sco- lies se nourrissent. Du jour au lendemain, sans changer de forme, elle devient d'un brun repoussant; puis elle difflue en infect putrilage. Sur le même lit de terreau, sous le même couvert de verre , dans la même atmos- phère moite et tiède, les larves aux trois quarts dévorées parles Scolies, ont toujours, au contraire, l'aspect de chair fraîche. Si un seul coup de mon poignard, façonné avec la pointe d'une aiguille, amène soudain la mort et à bref dé- lai la pourriture ; si les morsures répétées de la Scolie vi- dent l'animal et le réduisent presque à la peau sans ache- ver de le tuer, l'opposition si frappante des deux résultats provient de l'importance relative des organes lésés. Je détruis les centres nerveux, et sans retour, je tue ma bête, devenue infection demain; la Scolie s'attaque aux réserves adipeuses, au sang, aux muscles, et ne tue pas la sienne, qui lui fournira une saine nourriture jus- qu'à la fin. Mais il est clair que si la Scolie débutait comme je l'ai fait, dès les premiers coups de dents elle n'aurait plus devant elle qu'un véritable cadavre, dont la sanie lui serait fatale dans les vingt-quatre heures. La mère, il est vrai, pour obtenir l'immobilité de la proie, a instillé le venin de son dard sur les centres nerveux. Son opération n'est en rien comparable à la mienne. Elle a 24 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES procédé en délicat physiologiste qui provoque l'anes- thésie ; j'ai opéré en boucher qui dilacère , arrache , extirpe. Les centres nerveux restent intacts sous l'aiguil- lon. Stupéfiés par le venin , ils ne peuvent plus provo- quer de contractions musculaires; mais qui nous dit que, dans leur engourdissement, ils cessent d'être utiles à l'entretien d'une sourde vitalité? La flamme est éteinte, mais la mèche conserve un point incandescent. Moi, brutal tortionnaire , je fais plus que souffler la lampe : j'en rejette la mèche, et tout est fini. Ainsi ferait le ver mordant à pleines mandibules sur la masse nerveuse. Tout l'affirme : la Scolie et les autres déprédateurs dont les provisions consistent en pièces copieuses, sont doués d'un art particulier de manger, art d'exquise dé- licatesse qui ménage, jusqu'à consommation finale, des traces de vie dans la proie dévorée. Si la proie est me- nue, telle prudence est inutile. Voyez, par exemple, les Bembex au milieu de leur tas de diptères. La proie happée est entamée par le dos, le ventre, la tête, le tho- rax, indifféremment. La larve mâche un point arbi- traire , qu'elle abandonne pour en mâcher un second ; elle passe à un troisième, à un quatrième, au gré de ses mobiles caprices. Elle semble déguster et choisir par essais répétés les bouchées le mieux à sa convenance. Ainsi mordu en divers points, couvert de plaies, le diptère est bientôt une masse informe que la pourriture gagnerait rapidement si la maigre pièce n'était con- sommée en une séance. Admettons chez la Scolie cette gloutonnerie sans règle, et l'animal périt à côté de sa corpulente victuaille, qui devait durer fraîche une quin- zaine de jours, et n'est presque au début qu'an infect immondico. UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE 2o Cet art de consommation ménagée ne semble pas d'exercice facile ; du moins la larve, pom' peu qu'elle soit détournée de ses voies, no sait plus appliquer ses hauts talents de table. C'est ce que l'expérimentation va nous démontrer. Je ferai remarquer d'abord qu'en par- lant de mon opérée, devenue pourriture dans les vingt- quatre heures, j'ai adopté un cas extrême, pour plus de clarté. La Scolie, en son coup d'essai, nevapas,nepeut aller jusque-là. Il n'en convient pas moins de se deman- der si, pour la consommation des vivres, le point d'at- taque initial est indifférent, et si la fouille dans les en- trailles de la victime comporte un ordre déterminé , en dehors duquel le succès est incertain ou même impos- sible. A ces délicates questions, nul, je pense, no saurait répondre. Où la science se tait, le ver peut-être parlera. Essayons. Je dérange de sa position une larve de Scolie ayant acquis du quart au tiers de son développement. Le long- col qui plonge dans le ventre de la victime est assez dif- ficile à extraire, vu la nécessité de tourmenter le moins possible l'animal. J'y parviens avec un peu de patience et les frictions répétées du bout d'un pinceau. La larve de Cétoine est alors retournée, le dos en haut, au fond de la petite cuvette que laisse sur la couche d'humus l'impression du doigt. Enfin sur le dos de la victime, je dépose la Scolie. Yoilà mon ver dans les mêmes €onditions que tout à l'heure , avec cette différence qu'il a sous les mandibules le dos et non plus le ventre de sa proie. Toute une après-midi, je le surveille. Il s'agite; il porte sa petite tète ici, puis Là, puis ailleurs ; fréquem- ment il l'applique sur la Cétoine mais sans la fixer nulle 26 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES part. La journée s'achève, et il n'a encore rien entre- pris. Des mouvements inquiets, et voilà tout. La faim, me disais-je, finira par le décider à mordre. Je me trom- pais. Le lendemain, je le retrouve plus anxieux que la veille et tâtonnant toujours, sans se résoudre à fixer les mandibules quelque part. Je laisse faire encore une demi-journée sans obtenir aucun résultat. Yingt- quatre heures d'abstinence doivent cependant avoir éveillé un bel appétit, chez lui surtout qui, laissé tran- quille, n'aurait pas discontinué de manger. La fringale ne peut le décider à mordre en un point illicite. Est-ce impuissance de la dent? Certes, non; l'épiderme de la Cétoine n'est pas plus résistant sur le dos que sur le ventre; et puis, sortant de l'œuf, le ver est capable de trouer la peau ; à plus forte raison , devenu déjà robuste, l'est-il aujourd'hui. Ce n'est donc pas im- puissance ; c'est refus obstiné de mordre en un point qui doit être respecté. Qui sait? De ce côté-là, peut-être, se blesserait le vaisseau dorsal, le cœur de la bête, or- gane indispensable à la vie. Toujours est-il que mes ten- tatives de faire attaquer la victime par le dos ont échoué. Est-ce à dire que le vermisseau se rende compte le moins du monde du danger qu'il y aurait pour lui s'il provoquait la pourriture en dépeçant maladroitement sa victuaille par le dos? Ce serait insensé que de s'ar- rêter un instant à pareille idée. Son refus est dicté par un ordre préétabli, auquel il obéit fatalement. Mes larves de Scolie périraient de faim si je les laissais sur le dos de leur victime. Je remets donc les choses en leur état : la larve de Cétoine le ventre en haut, et par dessus la jeune Scolie. Les précédentes expérimentées pourraient me servir, mais comme j'ai à me précaution- UNE CONSOMMATION PERILLEUSE 27 ner contre les troubles que doit avoir amenés l'épreuve subie, je préfère opérer à nouveaux frais, luxe que me permet l'abondance de ma ménagerie. Une Scolie est dérangée de sa position, la tète extraite des entrailles de la Cétoine ; puis abandonnée à elle-même sur le ven- tre de la victime. Toutinqniet, le ver tâtonne, hésite, cherche et n'implante les mandibules nulle part, bien que ce soit maintenant la face ventrale qu'il explore. Il n'hésiterait pas davantage établi sur le dos. Qui sait ? répéterai-je : de ce côté-là se blesserait peut-être la masse nerveuse, plus essentielle encore que le vaisseau dorsal. Il ne faut pas que l'inexpérimenté vermisseau plonge au hasard les mandibules ; son avenir est com- promis s'il donne un coup de dent mal à propos. A bref délai, ses vivres seront changés en pourriture s'il mord en ce point où j'ai moi-même porté l'aiguille façonnée en scalpel. Donc encore une fois, refus absolu d'entamer la peau de la victime autre part qu'au point même où Tœuf était fixé. La mère choisit ce point, le plus favorable sans doute à la future prospérité de la larve, sans qu'il me soit possible de bien démêler les motifs de ce choix ; elle y fixe l'œuf, et le pertuis à faire est désormais déter- miné d'emplacement. C'est là que le vermisseau doit mordre, là seulement, jamais ailleurs. Son invincible refus d'entamer la Cétoine autre part, dùt-il périr de faim, nous montre combien est rigoureuse la règle de conduite inspirée à son instinct. Dans ses tâtonnements , le ver déposé sur la face ventrale de la victime , retrouve tôt ou tard la blessure béante d'où je l'ai éloigné. S'il tarde trop pour mon im- patience, je peux moi-même , avec la pointe d'un pin- 28 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ceau, y conduire sa tète. Le ver alors reconnaît l'ouver- ture qu'il a pratiquée, il y engage le col et plonge peu à peu clans le ventre de la Cétoine, de façon que le primi- tif état des choses semble exactement rétabli. Et néan- moins le succès de l'éducation est désormais fort incer- tain. Il est possible que la larve prospère, achève de se développer et file son cocon ; il est possible aussi, — et ce cas n'est pas rare, — que la Cétoine rapidement brunisse et tombe en pourriture. On voit alors la Scolie brunir elle-même, gonflée qu'elle est de matières corrompues ; puis cesser tout mouvement sans avoir essayé de se re- tirer de la sanie. Elle meurt sur place, empoisonnée par son gibier faisandé outre mesure. Quelle signification donner à cette brusque corrup- tion des vivres suivie de la mort de la Scolie, lorsque tout paraissait rentré dans l'état normal ? Je n'en vois qu'une. Troublé dans ses actes, détourné de ses voies par mon intervention , l'animal remis sur la blessure d'où je l'avais extrait, n'a pas su retrouver le filon qu'il exploitait quelques minutes avant ; il s'est engagé à l'aventure dans les entrailles de la bête, et quelques mor- sures intempestives ont mis fin aux dernières étincelles de vitalité. Son trouble l'a rendu maladroit, et sa mé- prise lui a coûté la vie. Il périt intoxiqué par la riche victuaille qui , consommée suivant les règles, devait le rendre tout rondelet d'embonpoint. J'ai voulu voir d'une autre manière les effets mortels d'une consommation troublée. Cette fois, c'est la vic- time elle-même qui brouillera les actes du vermisseau. Telle qu'elle est servie par la mère à la jeune Scolie, la larve de Cétoine est profondément paralysée. Son inertie est complète et si frappante, qu'elle forme un des UNE CONSOMMATTOxN PERILLEUSE 20 traits dominants de cette histoire. Mais n'anticipons pas. Il s'agit pour le moment de substituer à cette larve inerte, une larve pareille mais non paralysée, en pleine vie. Pour l'empêcher de se replier en deux et d'écraser le ver, je me borne à rendre immobile la hôte, telle que je viens de l'extraire de son terreau natal. Je dois aussi me méfier de ses pattes et de ses mandibules, dont la moindre atteinte éventrerait le nourrisson. Avec quelques liens d'un fil métallique très fin, je la fixe sur une planchette de liège, le ventre en l'air. Puis pour offrir au ver un pertuis tout fait, sachant qu'il se refuse- rait à l'ouvrir lui-même, je pratique une légère entaille dans la peau, au point où la Scolie dépose son œuf. Le ver est alors mis sur la Cétoine, la tête en contact avec la blessure saignante; et le tout est déposé sur un lit d'humus dans un récipient avec carreau de vitre protec- teur. Impuissante à se remuer, à contorsionner la croupe, à griffer des pattes et happer des mandibules, la larve de Cétoine, sorte de Prométhée enchaîné sur le roc, offre sans défense le flanc au petit vautour qui doit lui ronger les entrailles. Sans trop d'hésitation, la jeune Scolie s'attable à la blessure faite par mon scalpel, et qui pour elle représente la plaie d'oi^i je viens de l'enlever. Elle plonge le col dans le ventre de sa proie, et pendant une paire de jours les choses semblent marcher à souhait. Puis, voici que la Cétoine se putréfie et que la Scolie périt, empoisonnée par les ptomaïnes du gibier décom- posé. Comme je l'ai déjà vu, elle brunit et meurt sur place , toujours à demi engagée dans le cadavre toxique. L'issue mortelle de mon expérience aisément s'ex- plique. La larve de Cétoine est dans la plénitude de vie. 30 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Avec des liens, il est vrai, j'ai aboli ses mouvements ex- ternes pour donner au nourrisson table tranquille , exempte de péril ; mais il n'a pas été en mon pouvoir de maîtriser les mouvements internes, tressaillements des viscères et des muscles qu'irritent l'immobilité for- cée et les morsures de la Scolie. La victime possède toute sa sensibilité, et elle traduit comme elle peut par des contractions la douleur éprouvée. Dérouté par ces frémissements, ces soubresauts d'une chair endolorie, dérangé à chaque bouchée, le ver mâche à l'aventure et tue la bête à peine entamée. Avec une proie paralysée d'un coup de dard, suivant les règles, les conditions se- raient bien différentes. Pas de mouvements externes, pas de mouvements internes non plus quand les man- dibules mordent, parce que la victime est insensible. Le ver, que rien ne trouble, peut alors, avec une parfaite sûreté de coups de dents, suivre sa méthode savante de consommation. Ces résultats merveilleux m'intéressaient trop pour ne pas m'inspirer de nouvelles combinaisons dans mes recherches. Des études antérieures m'avaient appris que les larves des fouisseurs sont assez indifférentes sur la nature du gibier, bien que la mère les serve toujours de la même manière. J'étais parvenu à les élever avec des proies très variées, sans rapport aucun avec les proies normales. Je reviendrai plus tard sur ce sujet, dont j'espère faire ressortir la haute portée philosophi- que. Servons-nous de ces données, informons-nous de ce qui advient lorsqu'on donne à la Scolie une nourri- ture qui n'est pas la sienne. Je choisis dans mon tas de terreau, mine inépuisable, deux larves d'Orycte nasicornc , au tiers environ de leur UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE 31 développement total, afin que leur volume ne soit pas disporportionné avec celui de la Scolie, et reproduise à peu près celui de la Cétoine. L'une d'elles est paralysée par une piqûre à l'ammoniaque dans les centres ner- veux. Son ventre est entaillé d'une fine boutonnière, sur laquelle je dépose la Scolie. Le mets plait à mon élève , et il serait bien singulier qu'il en fût autrement quand une autre Scolie, celle des jardins, se nourrit de rOrycte. Le mets lui convient, car il ne tarde pas à péné- trer à demi dans la succulente bedaine. Tout va bien, cette fois. L'éducation réussira-t-elle ? Pas le moins du monde. Le troisième jour, l'Orycte se décompose et la Scolie périt. Qui accuser de l'écbec? Moi ou le ver? moi qui, trop maladroitement peut-être, ai pratiqué la pi- qûre ammoniacale; le ver qui, novice dépeceur d'une proie différente de la sienne , n'a pas su son métier avec un service changé, et s'est mis à mordre quelque part où le moment n'était pas encore venu de mordre? Dans l'incertitude, je recommence. Cette fois je n'in- terviendrai pas, et ma maladresse sera hors de cause. Comme je viens de l'exposer au sujet de la larve de Cé- toine , la larve d'Orycte est maintenant fixée avec des liens, toute vivante, sur une plaque de liège. Je fais, comme toujours, une petite ouverture au ventre, pour allécher le ver au moyen d'une blessure saignante et lui faciliter l'accès. Même résultat nég-atif. En peu de temps, l'Orycte est une masse infecte sur laquelle gît le nour- risson empoisonné. L'échec était prévu : aux difficultés d'une proie inconnue de mon élève, s'ajoutaient les troubles suscités par les contractions d'un animal non paralysé. Recommençons encore, et cette fois avec un gibier 32 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES paralyse, non par moi, inepte opérateur, mais par un praticien dont la haute compétence soit au-dessus de toute discussion. La fortune me sert à souhait : j'ai dé- couvert la veille, dans un chaud abri, au pied d'un ta- lus sablonneux, trois loges de Sphex languedocien, chacune avec son Éphippigère etl'œuf récemment pondu. Yoilà le gibier qu'il me faut, gibier corpulent, de taille convenable pour la Scolie , et de plus , condition su- perbe, paralysé suivant les règles de l'art par un maître parmi les maîtres. Comme d'habitude , j'installe mes trois Ephippigères dans un bocal, avec lit de terreau; j'enlève l'œuf du Sphex, et sur chaque victime, après lui avoir légère- ment entaillé la peau du ventre, je dépose une jeune larve de Scolie. Pendant trois à quatre jours, sans hési- tation, sans indice aucun de répugnance, mes élèves se nourrissent de ce gibier, si nouveau pour eux. Aux fluc- tuations du canal digestif, je reconnais que l'ahmenta- tion s'opère en règle ; les choses ne se passeraient pas autrement si le service était une larve de Cétoine. Un changement si profond dans le régime n'altère en rien l'appétit. Mais la prospérité est de courte durée. Vers le quatrième jour, un peu plus tôt pour l'une, un peu plus tard pour l'autre, les trois Ephippigères se pu- tréfient en môme temps que les Scolies meurent. Ce résultat a son éloquence. Si j'avais laissé l'oeuf du Sphex éclore, la larve issue de ce germe se serait nour- rie de l'Éphippigère ; et pour la centième fois, j'aurais eu sous les yeux un spectacle incompréhensible, le spectacle d'un animal qui, dévoré parcelle à parcelle pendant près de deux semaines, se vide, s'amaigrit, s'affaisse sur lui-même , se ratatine , en conservant jus- UNE CONSOMMATION PERILLEUSE 33 qu'à la fin la fraîcheur des chairs propre à la vie. A cette larve de Sphex est substituée une larve de Scolie, à peu près de pareille taille ; le repas restant le même, le con- Tive change, et l'hygiène dos chairs fraîches fait rapide- ment place à la peste des chairs corrompues. Ce qui sous la dent du Sphex serait longtemps resté nourriture saine, promptement devient sanie toxique sous la dent de la Scolie. Pour expliquer la conservation des vivres jusqu'à finale consommation, nul moyen d'invoquer une pro- priété antiseptique dont serait doué le venin instillé par l'hyménoplère lors des coups de dard paralysateurs. Les trois Éphippigères avaient été opérées par le Sphex. Aptes à se conserver sous les mandibules des larves du Sphex, pourquoi sont-elles promptement tombées en pourriture sous les mandibules des larves de la Scolie ? Toute idée d'antiseptique est forcément écartée : un liquide préservateur qui agirait dans le premier cas, ne pourrait manquer d'agir dans le second , ses vertus n'étant pas sous la dépendance de la dent du consom- mateur. Lecteurs versés dans les connaissances qui se ratta- chent à mon problème, interrogez, je vous en prie, cherchez, creusez et voyez quelle peut être la cause de la conservation des vivres lorsque le consommateur est un Sphex, et de leur prompte pourriture lorsque le con- sommateur est une Scolie. Quant à moi, je n'en vois qu'une ; et je doute très fort qu'on en puisse donner une autre. Il y a pour les deux larves un art spécial de manger, déterminé par la nature du gibier. Le Sphex, attablé sur uneEphippigère, nourriture qui lui est dévolue, connaît 3 3i SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES à fond Tari de la consommer, et sait ménager, jusqu'à la fm, la lueur de vie qui la maintient fraîche ; mais s'il lui fallait se repaître d'une larve de Cétoine, dont l'or- ganisation différente dérouterait ses talents de dépeceur, il n'aurait bientôt devant lui qu'un monceau de pourri- ture. La Scolie, à son tour, connaît la méthode pour consommer la larve de Cétoine, son invariable lot; mais elle ignore l'art de manger l'Éphippigère, bien que le mets lui plaise. Inhabiles à dépecer ce g-ibier inconnu, ses mandibules tranchent au hasard et achèvent de tuer la bête dès leurs premiers essais dans les profondeurs de la proie. Tout le secret est là. Encore un mot dont je ferai profit dans un autre cha- pitre. Je remarque que les Scolies auxquelles je sers des Éphippigères paralysées par le Sphex, se maintien- nent en excellent élat, malgré le chang'ement de ré- gime, tant que les vivres gardent leur fraîcheur. Elles lang'uissent lorsque le gibier se faisande, elles périssent quand survient la pourriture. Leur mort a donc pour cause, non un mets insolite, mais un empoisonnement par quelqu'un de ces toxiques redoutables qu'engendre la corruption animale et que la chimie désig-ne sous le nom de ptomaïnes. Aussi, malgré le fatal dénouement de mes trois essais, je reste persuadé que l'étrange édu- cation aurait eu plein succès si les Ephippigères ne s'étaient pas corrompues, enfin si les Scolies avaient su les manger suivant les règles. Quel art délicat et périlleux que celui de manger chez €cs larves carnassières approvisionnées d'une pièce uni- que, dont elles doivent faire curée une quinzaine de jours, sous la condition expresse de ne la tuer qu'aux derniers moments! Notre science physiologique, dont UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE 3o nous sommes, ajuste raison, si fiers, pourrait-elle tra- cer, sans erreur, la méthode à suivre dans la succession des bouchées ? Comment un misérable ver a-t-il appris lui-même ce que notre savoir ignore? Par l'habitude, répondront les darwinistes, qui voient dans l'instinct une habitude acquise. Avant de décider sur cette grave affaire, veuillez con- sidérer que le premier hyménoptère , quel qu'il soit, s'avisant d'alimenter sa progéniture avec une larve de Cétoine ou tout autre gros gibier dont la conservation devait durer longtemps, forcément ne pouvait laisser de descendance si, dès la première génération, n'était ob- servé, dans toute sa scrupuleuse prudence, l'art de con- sommer les vivres sans provoquer la pourriture. N'ayant rien encore appris par habitude, par transmission d'ata- visme, puisqu'il débutait, le nourrisson mordait sur sa victuaille au hasard. C'était un affamé, sans ménage- ment pour sa proie. Il taillait sur sa pièce à l'aventure ; et nous venons de voir les fatales conséquences d'un coup de mandibule mal dirigé. Il périssait, — je viens de l'établir de la façon la plus formelle, — il périssait, empoisonné par son gibier, mort et pourri. Pour prospérer, il lui fallait, quoique novice, con- naître le permis et le défendu dans sa fouille à travers les entrailles de la bête ; et ce difficile secret, il ne lui suffisait pas de le posséder par à peu près ; il lui était indispensable de le posséder à fond, car une seule mor- sure, si le moment n'en était pas encore venu, entraînait infailliblement sa perte. Les Scolies de mes expériences ne sont pas des novices, tant s'en faut : elles descendent de dépeceurs pratiquant leur art depuis qu'il y a des Scolies au monde ; et néanmoins elles périssent toutes 36 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES par l'effet de la pourriture des rations servies, quand je veux les alimenter avec des Ephippigëros paralysées par le Sphex. Très instruites dans la méthode d'attaquer la Cétoine, elles ignorent comment il faut s'y prendre pour consommer avec réserve un gibier nouveau pour elles. Ce qui leur échappe se réduit à quelques détails, le métier d'ogre nourri de chair fraîche leur étant fa- milier dans ses g'énéralités ; et ces détails méconnus suf- fisent pour faire de nourriture poison. Qu'était-ce donc à l'origine, quand la larve mordait pour la première fois sur une opulente victime? L'inexpérimentée périssait, cela ne fait pas l'ombre d'un doute, à moins d'admettre l'absurde : l'antique larve se nourrissant de ces terribles ptomaïnes qui, si promptoment, tuent sa descendance aujourd'hui. On ne me fera jamais admettre et nul esprit non pré- venu n'admettra que l'aliment d'autrefois soit devenu poison atroce. Ce que mangeait l'antique larve, c'était de la chair fraîche et non de la pourriture. On n'admet- tra pas davantage que les chances du hasard aient amené du premier coup le succès dans une alimentation si pleine d'embûches : le fortuit est dérisoire au milieu de telles complications. A l'origine, la consommation est rigoureusement méthodique, conforme aux exigences organiques de la proie dévorée, et l'hyménoptère fait race ; ou bien elle est hésitante, sans règles déterminées, et l'hyménoptère ne laisse pas de successeur. Dans le premier cas, c'est l'instinct inné ; dans le second, c'est l'habitude acquise. Étrange acquisition, vraiment! On la suppose faite par un être impossible, on l'admet grandissant dans des successeurs non moins impossibles. Quand la pelote UNE CONSOMMATION PERILLEUSE 37 do neige, peu à peu roulant, devient enfin boule énorme, faut-il encore que le point de départ ne soit pas nul. La boule suppose la pelote, aussi petite qu'on le voudra. Or, à l'origine des habitudes acquises, si j'interroge les possibilités, j'obtiens zéro pour toute réponse. Si l'animal ne sait pas à fond son métier, s'il lui faut acquérir quel- que chose, à plus forte raison s'il lui faut tout acquérir, il périt, c'est inévitable. La pelote manquant, la boule de neige ne se fera pas. S'il n'a rien à acquérir, s'il sait tout ce qu'il lui importe de savoir, il vit prospère et laisse descendance. Mais alors, c'est l'instinct inné, l'inslinct qui n'apprend rien et n'oublie rien, l'instinct immuable dans le temps. Édifier des théories ne m'a jamais souri, je les tiens toutes en suspicion. Argumenter nébuleusement avec des prémisses douteuses ne me convient pas davantage. J'observe, j'expérimente et laisse la parole aux faits. Ces faits nous venons de les entendre. A chacun main- tenant de décider si l'instinct est une faculté innée ou bien une habitude acquise. III LA LARVE DE CÉTOINE C'est en moyenne une douzaine de jours que dure la période d'alimentation de la Scolie. La victuaille n'est plus alors qu'un sac chiffonné, une peau vidée jusqu'à la dernière parcelle nutritive. Un peu avant, la teinte feuille morte annonce l'extinction de l'ultime étincelle de vie dans la bête dévorée. La dépouille est refoulée de côté pour laisser l'espace libre, un peu d'ordre est mis dans la salle à manger, informe cavité à parois crou- lantes, et la larve de Scolie se met, sans tarder, au tra- vail du cocon. Les pi-emières assises, échafaudage général prenant appui çà et là sur l'enceinte de terreau, consistent en un tissu grossier d'un rouge de sang. Simplement déposée, ainsi que l'exigeaient mes études, dans une dépression pratiquée du bout du doigt sur le lit d'humus, la larve ne parvient pas à filer son cocon, faute d'une voûte où elle puisse fixer les fils supérieurs de son lacis. Pour tra- vailler à leur coque, toutes les larves filandières ont be- soin de s'isoler dans un hamac suspenseur, qui fasse au- tour d'elles enceinte à claire voie, et leur permette, dans tous les sens, la régulière distribution du tissu. Si le plafond manque, le cocon ne peut se former par le haut, l'ouvrière n'ayant pas les points d'appui nécessaires. 40 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Dans ces conditions, mes larves de Scolies parviennent,, tout au plus, à tapisser leur fossette d'un épais molleton de soie rougeâtre. Découragées par de vaines tentatives^ quelques-unes périssent. On les dirait tuées par la soie qu'elles négligent de dégorger dans leur impuissance de l'utiliser convenablement. Si l'on n'y veillait, ce serait là,, dans les éducations artificielles, une cause très fréqucnte^ d'insuccès. Mais le péril reconnu, le remède est facile. Je fais plafond au-dessus de la niche avec une courte bandelette de papier superposée. Si je désire voir com- ment les choses se passent, je courbe la bandelette en un cintre, en un demi-canal dont les deux extrémités sont ouvertes. Qui voudra essayer à son tour les fonctions d'éducateur, pourra tirer profit de ces menus détails de la pratique. En vingt-quatre heures, le cocon est achevé, du moins il ne permet plus d'apercevoir la larve, qui sans doute épaissit encore la paroi de sa demeure. Ce cocon est d'abord d'un roux ardent ; plus tard, il tourne au brun marron clair. Sa forme est celle d'un ellipsoïde dont le grand axe mesure 26 millimètres, et le petit axe 11 mil- limètres. Ces dimensions, du reste un peu variables, ap- partiennent aux cocons femelles. Pour l'autre sexe,. elles sont moindres et peuvent descendre jusqu'à 17 mil- limètres de longueur sur 7 millimètres de largeur. Les deux extrémités de l'ellipsoïde ont même configu- ration, à tel point qu'on ne peut distinguer le bout cé- phalique du bout anal qu'à la faveur d'un caractère par- ticulier indépendant de la forme. Le bout céphalique est flexible et cède à la pression des pinces ; le bout anal est dur et ne cède pas. L'enceinte est double, comme pour les cocons des Sphôgiens. L'enveloppe externe, com- LA LARVE DE CÉTOINE 41 posée do soie pure, est mince, flexible, de peu de résis- tance. Elle est étroitement superposée à l'enveloppe in- terne, et de partout aisément séparable, si ce n'est à l'extrémité anale, où elle adhère à la seconde enveloppe. D'une part l'adhésion et d'autre part la non adhésion entre les deux enceintes sont cause des différences que les pinces constatent en prenant les extrémités du cocon. L'enceinte intérieure est forme, élastique, rigide, et jusqu'à un certain point cassante. Je n'hésite pas à la regarder comme formée d'un tissu de soie que la larve, sur la fin du travail, a profondément imbibé d'une sorte de laque préparée, non par les g-landes sérifiques, mais bien par l'estomac. Les cocons de Sphex nous ont déjà montré une laque pareille. Ce produit du ventricule chy- liquc est d'un brun marron. C'est lui qui, saturant l'épaisseur du tissu, fait disparaître le roux vif du dé- but et le remplace par du brun. C'est lui encore qui, plus abondamment dég-orgé au pôle inférieur du cocon, soude en ce point les deux enveloppes. C'est vers le commencement de juillet qu'a lieu l'éclo- sion de l'insecte parfait. La sortie s'opère sans effrac- tion violente, sans déchirures irrég'ulières. Une fissure nette et circulaire se déclare à quelque distance du som- met, et le bout céphalique du cocon se détache tout d'une pièce ainsi qu'un opercule simplement juxtaposé. On dirait que le reclus n'a qu'à soulever un couvercle en le cognant du front, tant la ligne de séparation est précise, du moins pour l'enceinte intérieure, la plus so- lide et la plus importante des deux. Quant à l'enveloppe externe, son peu de résistance lui permet de se rompre sans difficulté lorsque l'autre cède. Je ne vois pas au juste par quel art l'hyménoptèro 42 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES parvient à détacher avec tant de régularité la calotte de la coque intérieure. Est-ce là travail de tailleur qui dé- coupe l'étofTe avec les mandibules pour ciseaux? Je n'ose l'admettre, tant est coriace le tissu et net le cercle de section. Les mandibules ne sont pas assez acérées pour trancher sans laisser de bavures; et puis quelle sûreté géométrique ne leur faudrait-il pas pour la perfection d'un travail qui semble obtenu avec le compas. Je soupçonne donc que la Scolie confectionne d'abord le sac extérieur suivant la méthode habituelle, c'est-à- dire en distribuant le fil d'une manière uniforme, sans dispositions spéciales pour une région de la paroi plu- tôt que pour une autre ; et qu'elle change après son mode de tissage pour s'occuper de l'œuvre maîtresse, de la coque intérieure. Alors apparemment elle imite les Bem- bex, qui tissent d'abord une nasse, dont l'ample ouver- ture leur permet de cueillir au dehors des grains de sable pour les incruster un à un dans le réseau soyeux ; et qui terminent l'ouvrage par une calotte adaptée à l'embouchure de la nasse. Ainsi est ménagée une ligne circulaire de moindre résistance, suivant laquelle se fait plus tard la rupture du coffret. Si la Scolie travaille, en effet, de la sorte, tout s'explique : la nasse encore ou- verte lui permet d'imbiber de laque, à l'extérieur comme à l'intérieur, la coque centrale, qui doit acquérir la con- sistance du parchemin ; enfin la calotte qui complète et clôture l'édifice, laisse pour l'avenir une ligne circu- laire de nette et facile déliiscence. C'est assez sur la larve de la Scolie. Revenons à ses vivres, dont nous ne connaissons pas encore la remar- quable structure. Pour être consommée avec la délicate réserve anatomique qu'impose la nécessité d'avoir des LA LARVE DE CETOINE 43 vivres frais jusqu'à la fin, la larve de Cétoine doit être plongée dans une complète immobilité : des tressaille- ments de sa part, — les expérimentations que j'ai entre- prises le prouvent assez, — décourageraient le ver ron- geur et troubleraient le dépècement qu'il importe de conduire avec tant de circonspection. Il ne suffit pas que la victime soit impuissante à se déplacer au milieu du terreau, il faut de plus que toute contraction soit abolie dans son robuste organisme musculaire. En son état normal, cette larve, pour peu qu'elle soit inquiétée, s'enroule sur elle-même, à peu près comme le hérisson ; et les deux moitiés de la face ventrale vien- nent s'appliquer l'une sur l'autre. On est tout surpris de la puissance déployée par la bête pour se maintenir ainsi contractée. Si l'on cherche à la dérouler, les doigts éprouvent une résistance que la taille de l'animal était loin de faire soupçonner. Pour maîtriser cette espèce de ressort ramassé sur lui-même, il faut le violenter, à tel point que l'on craint, en persistant, de voir se rompre tout à coup, avec projection d'entrailles, l'indomptable volute. Pareille énergie musculaire se retrouve dans les larves de rOrycte, de l'Anoxie, du Hanneton. Appesanties par une lourde bedaine et vivant sous terre, où elles se nourrissent soit d'humus, soit de racines, ces larves ont toutes la constitution vigoureuse nécessaire pour traîner leur corpulence dans un milieu résistant. Toutes aussi se bouclent en un crochet qu'on ne maîtrise pas sans effort. Or, que deviendraient l'œuf et le ver naissant des Sco- lies, établis sous le ventre, au centre de l'enroulement de la Cétoine, ou bien dans le crochet de l'Orycte et de 44 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES l'Anoxie? Ils seraient écrasés entre les mâchoires de Fétau vivant. Il faut que l'arc se débande et que le croc s'ouvre, sans possibilité aucune de retour à l'état de tension. La prospérité des Scolies exige davantage : il faut que ces vig-oureuses croupes aient perdu toute ap- titude à un simple frémissement, cause de trouble dans une alimentation qui doit être conduite avec tant de pru- dence. La larve de Cétoine sur laquelle est fixé l'œuf de la Scolie à deux bandes, remplit à merveille les conditions voulues. Elle git sur le dos, au sein du terreau, le ventre étalé en plein. Vieil habitué que je suis du spectacle de proies paralysées par le dard de l'hyménoptère dépréda- teur, je ne peux réprimer ma surprise devant la profonde immobilité de la victime que j'ai sous les yeux. Chez les autres proies à téguments flexibles, chenilles, gril- lons, mantes, criquets, éphippigères , je constatais au moins quelques pulsations de l'abdomen, quelques faibles contorsions sous le stimulant de la pointe d'une aig-uille. Ici rien> Inertie absolue, sauf dans la tète, où je vois, de loin en loin , les pièces de la bouche s'ouvrir et se fer- mer , les palpes frémir , les courtes antennes osciller. Une piqûre avec la pointe d'une aiguille n'amène aucune contraction, n'importe le point piqué. Lardé de part en part avec un poinçon, l'animal ne bouge, si peu que ce soit. Un cadavre n'est pas plus inerte . Jamais , depuis mes plus lointaines recherches, je n'ai été témoin d'une paralysie aussi profonde. J'ai vu bien des merveilles dues au talent chirurgical de l'hyménoptère ; mais celle d'au- jourd'hui les dépasse toutes. Mon étonnement redouble si je considère dans quelles conditions défavorables opère la Scolie. Les autres pa- LA LARVE DE CETOINE 43 ralysoLirs travaillent à l'air libre , en plein jour. Rien no les gêne. Ils ont pleine liberté d'action pour happer la proie, la maintenir, la sacrifier ; ils voient le patient et peuvent déjouer ses moyens de défense, éviter ces te- nailles, ces harpons. Le point où les points qu'il s'agit d'atteindre sont à leur portée ; ils y plongent le stylet sans entraves. Pour la Scolie , au contraire , que de difficultés ! Elle chasse sous terre, dans l'obscurité la plus noire. Ses mouvements sont rendus pénibles et mal assurés par le terreau qui s'éboule continuellement autour d'elle ; elle ne peut, du regard , surveiller les terribles mandibules qui, d'un seul coup, lui trancheraient le corps en deux. De plus, la Cétoine, sentant l'ennemi venir, prend sa posture de défense, s'enroule et fait cuirasse, avec la convexité du dos , à la seule partie vulnérable , la face ventrale. Non , ce ne doit pas être opération aisée que de dompter la robuste larve dans sa retraite souterraine, et de la poig-narder avec la précision qu'exig-e une para- lysie immédiate. Assister à la lutte des deux adversaires et reconnaître directement comment les choses se passent, on le sou- haite mais sans espoir d'y parvenir. Les événements se déroulent dans les mystères du terreau ; au grand jour l'attaque ne se ferait pas , car la victime doit rester sur place et recevoir aussitôt l'œuf, dont l'évolution ne peut prospérer que sous le chaud couvert do l'humus. Si l'ob- servation direcle est impraticable, on peut du moins en- trevoir les traits principaux du drame en se laissant guider par les manœuvres de guerre des autres fouis- seurs. Je me figure donc les choses ainsi. Fouillant et rc- 4G SOUVEMRS ENTOMOLOGIQUES fouillant Tamas de terreau, peut-être guidée par cette singulière sensibilité des antennes qui permet à l'Am- mophilc hérissée de reconnaître sous terre le Yer gris, la Scolie finit par trouver une larve de Cétoine , dodne, faite à point , parvenue à sa pleine croissance , telle qu'il la faut au ver qu'elle doit alimenter. Aussitôt l'as- saillie fait la boule, désespérément se contracte. L'autre la happe par la peau de la nuque. La dérouler lui est impossible, lorsque moi-même je peine pour y réussir. Un seul point est accessible au dard : le dessous de la tête, ou plutôt des premiers segments, placés à l'extérieur de la volute pour que le dur crâne de l'animal fasse rempart à l'extrémité d'arrière, moins bien défendue. Là plonge, et là seulement peut plonger dans une région très cir- conscrite, le dard del'hyménoptère. Un seul coup de lan- cette est donné en ce point, un seul puisqu'il n'y a pas place pour d'autres ; et cela suffît : la larve est paralysée à fond. A l'instant sont abolies les fonctions nerveuses , les contractions musculaires cessent, et l'animal se déroule comme un ressort cassé. Désormais inerte, il gît sur le dos, la face ventrale étalée en plein d'un bout à l'autre. Sur la ligne médiane de cette face, vers l'arrière, à proximité de la tache brune due à la bouillie alimentaire contenue dans l'intestin, la Scolie dépose son œuf, et sans plus , abandonne le tout sur les lieux mêmes du meurtre, pour se mettre en recherche d'une autre vic- time. Ainsi doit se passer l'action ; les résultats hautement le témoignent. Mais alors la larve de Cétoine doit pré- senter une structure bien exceptionnelle dans son appa- reil nerveux. La violente contraction de la bête ne laisse LA LARVE DE CETOINE 47 à raiguilloii qu'un seul point d'attaque, le dessous du col , mis sans doute à découvert lorsque l'assaillie cherche à se défendre avec les mandibules ; et d'un coup de dard en ce point unique résulte cependant une paralysie comme je n'en ai jamais vu d'aussi complète. Il est de règle que les larves ont un centre d'innervation pour chaque segment. Tel est, en particulier, le cas du Ver gris sacrifié par l'Ammophile hérissée. Celle-ci est versée dans le secret anatomique : elle poignarde la chenille à nombreuses reprises, d'un bout à l'autre, segment par segment, ganglion par ganglion. Avec pareille organi- sation, la larve de Cétoine, invinciblement roulée sur elle-même, braverait la chirurgie du paralyseur. Si le premier ganglion était atteint, les autres reste- raient indemnes ; et la puissante croupe , animée par ceux-ci, ne perdrait rien de ses contractions. Malheur alors à l'œuf, au jeune ver comprimé dans son étreinte ! Et puis quelles difficultés insurmontables si la Scolie devait, au milieu des éboulis du sol, dans une obscurité profonde, en face de redoutables mandibules, piquer du dard tour à tour chaque segment, avec la sûreté de mé- thode que déploie l'Ammophile ! La délicate opération est praticable à l'air libre , où rien ne gêne, au grand jour, 011 le regard guide le scalpel, et sur un patient qu'il est toujours possible de lâcher s'il devient dangereux. Mais dans l'obscurité, sous terre, au milieu des décombres d'un plafond que la lutte fait crouler, côte à côte avec un adversaire bien supérieur en force, sans retraite pos- sible lorsque le danger presse , comment diriger le dard avec la précision requise si les coups doivent se ré- péter? Paralysie si profonde, difficulté de la vivisection sous 48 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES terre, enroulement désespéré de la victime, tout me l'af- firme : la larve de Cétoine , sous le rapport de l'appareil nerveux, doit posséder une structure à part. Dans les premiers segments, à peu près sous le col, doit se con- centrer, en une masse de peu d'étendue , l'ensemble des ganglions. Je le vois clairement comme si déjà l'autopsie me le montrait. Jamais prévision anatomique ne s'est mieux confirmée par l'examen direct. Après quarante-huit heures de séjour dans la benzine , qui dissout la graisse et rend plus vi- sible le système nerveux, la larve de Cétoine est soumise à la dissection. Qui n'est pas étranger à de pareilles étu- des comprendra ma joie. Quelle école savante que celle •de la Scolie! C'est bien cela; parfait! Les ganglions thoraciques et abdominaux sont réunis en une seule masse nerveuse située dans le quadrilatère que délimitent les quatre pattes postérieures, pattes très rapprochées de la tête. C'est un petit cylindre d'un blanc mat, de 3 milli- mètres environ de longueur sur un demi-millimètre de largeur. Voilà l'organe que doit atteindre le dard de la Scolie pour obtenir la paralysie de tout le corps , sauf la tête pourvue de ganglions spéciaux. Il en part de nom- breux filaments qui animent les pattes et la puissante couche musculaire, organe moteur par excellence de l'animal. A la simple loupe , ce cylindre apparaît légère- ment sillonné en travers, preuve de sa structure com- plexe. Sous le microscope, il se montre formé par la jux- taposition intime , par la soudure bout à bout de dix ganglions, qui se distinguent l'un de l'autre par un léger étranglement. Les plus volumineux sont le premier, le quatrième et le dixième ou dernier; tous les trois à peu près égaux entre eux. Les autres, pour le volume, ne LA LARVE DE CÉTOINE 49 sont guère, chacun, que la moitié ou même le tiers des précédents. La Scolie interrompue éprouve les mêmes difficultés de chasse et de chirurgie quand elle attaque, dans le sol croulant et sablonneux, la larve soit de l'Anoxie velue, soit de l'Anoxie matulinale suivant la région; et ces difficultés, pour être surmontées, exigent dans la vic- time un système nerveux condensé comme celui de la Cétoine. Telle est ma logique conviction avant tout exa- men, tel est aussi le résultat de l'observation directe. Soumise au scalpel, la larve de l'Anoxie matutinale me montre ses centres d'innervation pour le thorax et l'abdomen, réunis en un court cylindre qui, situé très avant, presque immédiatement après la tête, ne dépasse pas en arrière le niveau de la seconde paire de pattes. Le point vulnérable est de la sorte aisément accessible au dard, malgré la posture de défense de l'animal, qui se contracte et se boucle. Dans ce cylindre, je reconnais onze ganglions, un de plus que pour la Cétoine. Les trois premiers ou thoraciques sont nettement distincts l'un de l'autre , quoique très rapprochés ; les suivants sont tous contigus. Les plus gros sont les trois thoraci- ques et le onzième. Ces faits reconnus, le souvenir me vint d'un travail de Swammerdam sur le ver du Monocéros, notre Orycte nasicorne. De fortune, j'avais par extraits le Biblia na- tures, l'œuvre magistrale du père de l'anatomie de l'in- secte. Le vénérable bouquin fut consulté. Il m'apprit que le savant Hollandais avait été frappé, bien avant moi, d'une particularité analomique semblable à celle que les larves des Cétoines et des Anoxies venaient de me montrer dans leurs centres d'innervation. Après avoir 4 50 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES constaté dans le Ycr-à-soie un appareil nerveux formé de ganglions distincts l'un de l'autre, il est tout surpris de trouver dans la larve de TOrycte le même appareil concentré en une courte chaîne de gang-lions juxtaposés. Sa surprise était celle de l'anatomiste qui, étudiant l'or- gane pour l'organe, voit pour la première fois une con- formation insolite. La mienne était d'un autre ordre : j'étais émerveillé de la précision avec laquelle la para- lysie de la victime sacrifiée par la Scolie, paralysie si profonde malgré les difficultés d'une opération pratiquée sous terre , avait conduit mes prévisions de structure lorsque , devançant l'autopsie , j'affirmais une concen- tration exceptionnelle du système nerveux. La physio- logie voyait ce que l'anatomie ne montrait pas en- core, du moins à mes yeux, car depuis, en feuilletant mes livres, j'ai appris que ses particularités anatomiques, alors si nouvelles pour moi, sont maintenant du domaine de la science courante. On sait que, chez les Scara- béiens, la larve ainsi que l'insecte parfait sont doués d'un appareil nerveux concentré. La Scolie des jardins attaque l'Orycte nasicorne; la Scolie à deux bandes, la Cétoine; la Scolie interrompue, l'Anoxie. Toutes les trois opèrent sous terre, dans les conditions les plus défavorables; et toutes les trois ont pour victime une larve de Scarabéien, qui, par l'excep- tionnelle disposition de ses centres nerveux, seule entre toutes les larves, se prête aux succès de l'hyménoptère. Devant ce gibier souterrain, si varié de grosseur et de forme, et malgré cela si judicieusement choisi pour une paralysie facile, je n'hésite pas à généraliser, et j'admets pour ration des autres Scolies des larves de lamellicor- nes dont les observations futures détermineront l'espèce. LA LARVE DE CETOINE 51 Peut-être que l'une d'elles sera reconnue comme don- nant la chasse au redoutable ennemi de mes cultures, le vorace Ver blanc, larve du Hanneton; peut-être que la Scolie hémorrhoïdale , rivalisant de grosseur avec la Scolie des jardins et comme elle, sans doute, exigeant copieuse victuaille, sera inscrite dans le livre d'or des insectes utiles comme destructeur du Hanneton foulon, ce superbe coléoptère moucheté de blanc sur fond noir ou marron, qui, le soir, au solstice d'été, broute le feuillage des pins. J'entrevois, sans pouvoir préciser, de vaillants auxiliaires agricoles dans ces consomma- teurs de vers de Scarabées. La larve de Cétoine n'a figuré jusqu'ici qu'à titre de proie paralysée ; considérons-la maintenant dans son état normal. Avec son dos convexe et sa face ventrale presque plane, l'animal a la forme d'un demi-cylindre, plus renflé dans la partie d'arrière. Sur le dos, chacun des anneaux, sauf le dernier ou anal, se plisse en trois gros bourrelets, hérissés de cils fauves et raides. L'an- neau anal, beaucoup plus ample que les autres, est ar- rondi au bout et fortement rembruni par le contenu de l'intestin, contenu que laisse entrevoir la peau translu- cide; il est hérissé de cils comme les autres, mais lisse, sans bourrelets. A la face ventrale, les anneaux sont dé- pourvus de plis; et les cils, quoique abondants, le sont un peu moins que sur le dos. Les pattes, bien conformées du reste, sont courtes et débiles par rapport à l'animal. La tête a pour crâne une solide calotte cornée. Les man- dibules sont robustes, coupées en biseau, avec trois ou quatre dents noires sur la troncature. Son mode de locomotion en fait un être à part, excep- tionnel, bizarre, comme il n'y en a pas d'autre exemple, 52 SOUVENIRS ENTOMOLOGTQUES à ma connaissance, dans le monde des insectes. Bien que doué de pattes, un peu courtes il est vrai, mais après tout aussi valides que celles d'une foule d'autres larves, l'animal n'en fait jamais usage pour la marche. C'est sur le dos qu'il progresse, toujours sur le dos, jamais- autrement. A l'aide de mouvements vermiculaires , les cils dorsaux donnant appui, il chemine le ventre en l'air, les pattes gigottant dans le vide. Qui voit pour la pre- mière fois cette gymnastique à rehours, croit d'abord à quelque effarement de la bête, qui se démène, dans le dang-er, comme elle peut. On la remet sur le ventre, on la couche sur le flanc. Rien n'y fait : obstinément elle se- renverse et revient à la progression dorsale. C'est sa manière de cheminer sur une surface plane; elle n'en a pas d'autre. Ce renversement du mode ambulatoire lui est telle- ment particulier, qu'il suffit à lui seul, aux yeux les plus inexperts, pour reconnaître aussitôt la larve de Cétoine. Fouillez l'humus que forme le bois décomposé dans les troncs caverneux des vieux saules, cherchez au pied des souches pourries ou dans les amas de terreau, s'il vous tombe sous la main quelque ver grassouillet qui marcbe sur le dos, l'affaire est sûre : votre trouvaille est une larve de Cétoine. Cette progression à l'envers est assez rapide et ne \ù cède pas en vitesse à celle d'une larve de même obé- sité cheminant sur des pattes. Elle lui serait même su- périeure sur une sm-face polie, où la marche pédestre est enti^avée par de continuels glissements, tandis que les nombreux cils des bourrelets dorsaux y trouvent l'appui nécessaire en multipliant les points de contact. Sur le bois raboté, sur une feuille de papier et jusque sur une LA LARVE DE CÉTOINE 53 lame de verre, je vois mes larves se déplacer avec la même aisance que sur une nappe de terreau. En une minute, sur le bois de ma lable, elles parcourent une longueur de deux décimètres. Sur une feuille de papier cloche, deux décimètres encore. La vitesse n'est pas plus grande sur un lit horizontal de terreau tamisé. Avec une lame de verre, la dislance parcourue se réduit dé moitié. La glissante surface ne paralyse qu'à demi l'étrange locomotion. Mettons en parallèle la larve de la Cétoine avec celle •de l'Anoxie matutinale, gibier de la Scolic interrompue. C'est à peu de chose près la larve du vulgaire Hanneton. Ver replet, lourdement ventru, casqué d'une épaisse ca- lotte rousse et armé de mandibules fortes et noires, vi- goureux outils de fouille et de dépècement des racines. Pattes robustes, que termine un ongle crochu. Lourde €t longue bedaine rembrunie. Mis sur la table, l'animal se couche sur le liane; il se démène sans possibilité d'avancer et même de se maintenir soit sur le ventre soit sur le dos. Dans sa posture habituelle, il est fortement recourbé en crochet. Je ne le vois jamais se rectifier en entier; le volumineux abdomen s'y oppose. Mis sur une nappe de sable frais, l'animal ventripotent ne parvient pas à se déplacer davantage : courbé en hameçon, il gît sur le flanc. Pour creuser la terre et s'enfouir, il fait usage du bord antérieur de la tête, sorte de houe dont les pointes sont les deux mandibules. Les pattes interviennent dans ce travail, mais avec bien moins d'efficacité. Il parvient ainsi à se creuser un puits de peu de profondeur. Alors, prenant appui contre la paroi, à l'aide de mouvements vermiculaires que favorisent les cils courts et raides 54 SOUVENIRS EMOMOLOGIQUES dont tout le corps est hérissé, le verse déplace et plonge dans le sable, mais toujours péniblement, A quelques détails près, ici sans importance, répétons ce croquis de la larve de l'Anoxie, et nous aurons, la grosseur étant pour le moins quadruple, le croquis de la larve de l'Orycte nasicorne, le monstrueux gibier de laScolie des jardins. Même aspect général, même exagé- ration du ventre, même flexion en croc, même impossi- bilité delà station sur les pattes. Autant faut-il en dire de la larve du Scarabée Pentodon, commensal de l'Orycte et de la Cétoine. IV LE PROBLÈME DES SCOLIES Tous les faits exposés, un rapprochement est à faire. Nous savons déjà que les chasseurs de coléoptères, les Cerceris, s'adressent exclusivement aux Charançons et aux Buprestes, c'est-à-dire aux genres dont l'appareil nerveux présente un degré de concentration comparable à celui du gibier de Scolies. Ces déprédateurs, opérant en plein air, sont exempts des difficultés qu'ont à sur- monter leurs émules travaillant sous terre. Leurs mou- vements sont libres et guidés par la vue ; mais sous un autre rapport, leur chirurgie est aux prises avec un pro- blème des plus ardus. La victime , un coléoptère , est de partout couvert d'une cuirasse impénétrable au dard. Seules, les articu- lations peuvent livrer passage au stylet venimeux. Celles des pattes ne répondent nullement aux conditions im- posées : le résultat de leur piqûre serait un simple trouble partiel qui, loin de dompter l'animal, le rendrait plus dangereux en l'irritant davantage. La piqûre par l'articulation du cou n'est pas acceptable : elle léserait les ganglions cervicaux et amènerait la mort, suivie de la pourriture. Il ne reste ainsi que l'articulation entre le corselet et l'abdomen. Il faut qu'en pénétrant là, le dard abolisse d'un seul Î56 SOUVENIRS E.NTOMOLOGIQUES coup tous les mouvemcnls, si périlleux pour l'éducation future. Le succès de la paralysie exige donc que les ganglions moteurs, au moins les trois ganglions thora- ciques, soient rassemblés et contigus entre eux en face de ce point. Ainsi est déterminé le choix des Charançons et des Buprestes, les uns et les autres si puissamment cuirassés. Mais si la proie n'a que des téguments mous, incapa- bles d'arrêter l'aiguillon, le système nerveux concentré n'est plus nécessaire, car l'opérateur, versé dans les ar- canes anatomiques de sa victime , sait à merveille oii gisent les centres d'innervation; et il les blesse l'un après l'autre, du premier au dernier s'il le faut. Ainsi se comportent les Ammophiles en présence de leurs che- nilles ; les Sphex en présence de leurs Criquets, de leurs Éphippigères, de leurs Grillons. Avec les Scolies reparaît la proie molle , à peau per- méable au dard n'importe le point atteint. La tactique des paralyseurs de chenilles, qui multiplient leurs coups de lancette, se reproduira-t-elle ici? Non, caria gêne des mouvements sous terre ne permet pas une opération aussi compliquée. C'est la tactique des paralyseurs d'insectes cuirassés qui maintenant est seule praticable parce que le coup de dard étant unique , l'œuvre chi- rurgicale se réduit à son expression la plus simple, ainsi que l'imposent les difficultés d'une opération sou- terraine. Il faut alors aux Scolies, destinées à chercher et à paralyser sous le sol les victuailles de leur famille, une proie rendue très vulnérable par le rapprochement des centres nerveux ainsi que le sont les Charançons et les Buprestes des Cerceris ; et tel est le motif qui leur a fait échoir en partage les larves des Scarabéiens. LE PROBLÈME DES SCOLIES u7 Avant de parvenir à ce lot si restreint et si judicieu- sement choisi, avant de connaître le point précis, presque mathématique, où le dard doit pénétrer pour amener soudain une immobilité durable, avant de sa- voir consommer sans péril de pourriture une proie si corpulente, enfin avant de réunir ces trois conditions de succès, que faisaient donc les Scolies? Elles hésitaient, cherchaient, essayaient, répondra l'école de Darwin. Une longue suite de tâtonnements aveugles a fini par réaliser la combinaison la plus favo- rable, combinaison désormais perpétuée par la transmis- sion de l'atavisme. Cette coordination savante entre le but et les moyens fut, à l'origine, un résultat fortuit. Le hasard ! refuge commode. Je hausse les épaules 'lorsque je l'entends invoquer pour expliquer la genèse d'un instinct aussi complexe que celui des Scolies. Au début l'animal tâtonne , dites-vous ; ses préférences n'ont rien de déterminé. Pour nourrir sa larve carnas- sière, il prélève tribut sur tout genre de gibier, en rap- port avec les forces du chasseur et les appétits du nour- risson; sa descendance fait essai de ceci, puis de cela, puis d'autre chose, à l'aventure, jusqu'à ce que les siè- cles accumulés aient amené le choix dont la race se trouve le mieux. Alors se fixe l'habitude , devenue l'instinct. Soit. Admettons pour l'antique Scolie une proie diffé- rente de celle qu'adopte le déprédateur moderne. Si la famille prospérait avec une alimentation maintenant dé- laissée, on ne voit pour la descendance aucun motif d'en changer ; l'animal n'a pas les caprices gastronomi- ques d'un gourmet rendu difficile par la satiété. De ce régime, la prospérité faisait habitude, et Tinstinct se 58 SOUVENIRS ExNTOMOLOGiQUES fixait autre qu'il n'est aujourd'hui. Si la nourriture pri- mitive, au contraire, ne convenait pas, la famille péricli- tait, et tout essai d'amélioration dans l'avenir devenait impossible, la mère mal inspirée ne laissant pas d'héri- tiers. Pour échapper à la strangulation par ce double lacet, la théorie répondra que les Scolies descendent d'un pré- curseur, être indéterminé, mobile de mœurs, mobile de formes, se modifiant suivant les milieux, les régions, les conditions climatériques, et se ramifiant en races dont chacune est devenue une espèce avec les attributs qui la caractérisent aujourd'hui. Le précurseur est le Deiis ex machina du transformisme. Quand la difficulté devient par trop pressante, vite un précurseur qui com- blera les vides, vite un être imaginaire, nébuleux jouet de l'esprit. C'est vouloir illuminer une obscurité avec une autre plus noire ; c'est faire éclairer le jour par un entassement de nuées. Des précurseurs se trouvent plus aisément que des raisons valables. Mettons néanmoins à l'essai celui des Scolies. Que faisait-il ? Etant bon à tout , il faisait un peu de tout. Dans sa lignée se trouvèrent des novateurs qui pri- rent goût à miner le sable et l'humus. Là, furent rencon- trées les larves de la Cétoine, de l'Orycte, de l'Anoxie, succulents morceaux pour l'éducation de la famille. Par degrés, l'hyménoptère indécis revêtit les formes ro- bustes exigées par le travail sous terre ; par degrés il apprit à poignarder savamment ses dodues voisines ; par degrés il acquit l'art si délicat de consommer sa proie sans la tuer, par degrés enfin, la grasse nourriture ai- dant, il devint la forte Scolie qui nous est familière. Ce point franchi, l'espèce est façonnée ainsi que son instinct. LE PROBLÈME DES SCOLTES 59 Voilà bien des degrés, et des plus lents, et des plus incroyables, alors que l'byménoptère ne peut faire race qu'à la condition expresse d'un succès parfait dès le premier essai. N'insistons pas davantage sur l'insur- montable objection ; admettons qu'au milieu de tant de chances défavorables quelques favorisés survivent, de plus en plus nombreux, d'une génération à l'autre, à mesure que se perfectionne l'art de la périlleuse éduca- cation. Les légères variations dans un même sens s'ajoutent, forment une intégrale définie, et voici fina- lement l'antique précurseur devenu la Scolie de notre époque. A l'aide d'une phraséologie vague, qui jongle avec le secret des siècles et l'inconnu de l'être, est aisément édifiée une théorie où se complet notre paresse, rebu- tée qu'elle est par les études pénibles, dont le résultat final est le doute encore plus que l'affirmation. Mais si, loin de nous satisfaire de généralités nébuleuses et d'adopter comme monnaie courante des mots consacrés par la vogue, nous avons la persévérance de scruter la vérité aussi avant que possible, les choses changent grandement d'aspect et sont reconnues bien moins sim- ples que ne le disent nos vues trop précipitées. Géné- raliser, est certes, travail de haute valeur : la science n'existe qu'à cette condition-là. Gardons-nous toutefois d'une généralisation non assise sur des bases assez mul- tipliées, assez solides. Lorsque ces bases manquent, le grand généralisateur, c'est l'enfant. Pour lui, la gent emplumée , c'est l'oiseau tout court ; et la gent reptilienne , le serpent , sans autre différence que celle du gros au petit. Ignorant tout, il généralise au plus haut degré ; il simplifie dans son ini- 60 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES puissance de voir le complexe. Plus tard, il apprendra que le moineau n'est pas le bouvreuil, que la linotte n'est pas le verdier; il particularisera, et chaque jour davantage, à mesure que son esprit d'observation sera mieux exercé. Il ne voyait d'abord que des ressemblan- ces, il voit maintenant des différences, mais non toujours assez bien pour éviter des rapprochements incongrus. Dans l'âge mûr, il commettra, — la chose est à peu près certaine, — des solécismes zoologiques pareils à ceux que me déljite mon jardinier. Favier, le vieux sol- dat, n'a jamais ouvert un livre, et pour cause. Il sait à peu près chiffrer : le chiffre, bien plus que la lecture, est imposé par les brutalités de la vie. Ayant promené sa gamelle dans trois parties du monde, il a l'esprit ouvert et la mémoire bourrée de souvenirs, ce qui ne l'empêche pas, lorsque nous causons un peu des bêtes, d'émettre les affirmations les plus insensées. Pour lui, la chauve- souris est un rat qui a pris des ailes ; le coucou est un épervier retiré des affaires ; la limace, un escargot qui, prenant de l'àgo, a perdu sa coquille; l'engoulevent, le ChaoKcho-gmpaou comme il l'appelle, est un vieux cra- paud qui, passionné de laitage, s'est emplumé pour ve- nir, dans les bergeries, téter les chèvres. On ne lui ôte- rait pas ces idées biscornues de la tète. Favier est, on le voit, un transformiste à sa façon, un transformiste de haute volée. Rien ne l'arrête dans la filiation ani- male. Il a réponse à tout . ceci vient de cela. Si vous lui demandez pourquoi? il vous répond : voyez la ressem- blance. Lui reprocherons-nous ces insanités lorsque nous en- tendons cet autre acclamer l'anthropopitlièque, le pré- curseur de l'homme , séduit qu'il est par les formes de LE PROBLÈME DES SCOLIES 61 la guenon? Rejetterons-nous les métamorphoses du Chaoucho-grapaou lorsqu'on vient sérieusement nous dire : Dans l'état actuel delà science, il est parfaitement démontré que l'homme descend de quelque macaque à peine dégrossi. Des deux transformations, celle de Fa- vierme semble encore la plus admissible. Un peintre, de mes amis, frère du grand symphoniste Félicien David, me faisait un jour part de ses réflexions sur la structure humaine. — Vé, moiin bel ami, me disait-il, vé : F home a lou dintré (Fiai por et lou déforo d'uno moimino. — Je livre la boutade du peintre à qui serait désireux, de faire dériver l'homme du marcassin, lorsque le macaque sera démodé. D'après David, la fdiation s'affirme par les res- semblances internes : L' home a lou dintré d'un por. L'artisan de précurseurs no voit que des ressemblances organiques, et dédaigne les différences d'aptitude. A ne consulter que l'os, la vertèbre, le poil, les nervures de l'aile , les articles de l'antenne , l'imagination peut dres- ser tel arbre généalogique que demanderont nos sys- tèmes , car enfin l'animal , dans sa généralisation la idIus large, est formulé par un tube qui digère. Avec ce fac- teur commun, la voie est ouverte à toutes les divaga- tions. Une machine se juge, non d'après tel ou tel rouage, mais d'après la nature du travail accompli. Le monumental tourne-broche d'une auberge de routiers et le chronomètre Bréguet ont, l'un et l'autre, des rouages engrenés de façon à peu près similaire. Mettrons-nous ensemble les deux mécaniques? Oublierons-nous que l'une fait tourner devant l'âtre un quartier de mouton , et que l'autre fractionne le temps en secondes? De même, l'échafaudage organique est dominé de bien haut par les aptitudes de l'animal, les aptitudes 62 S0UVE^'1RS ENTOMOLOGIQUES psychiques surtout, cette caractéristique supérieure. Que le Chimpanzé , que le hideux Gorille aient avec nous d'intimes ressemblances de structure , c'est évident. Mais consultons un peu les aptitudes. Quelles différen- ces , quel abîme de séparation ! Sans s'élever jusqu'au fameux roseau dont parle Pascal, ce roseau qui, dans sa faiblesse, et par cela seul qu'il se sait écrasé, est su- périeur à l'univers qui l'écrase , on peut exiger au moins qu'on nous montre quelque part l'animal se créant un outil, multiplicateur de l'adresse et de la force, et pre- nant possession du feu, élément primordial du progrès. Maître de l'outil et du feu! Ces deux aptitudes, si sim- ples qu'elles soient, caractérisent mieux l'homme que le nombre de ses vertèbres et de ses molaires. Yous nous dites que l'homme , d'abord brute velue , marchant à quatre pattes, s'est dressé sur les pattes de derrière et a perdu ses poils ; et vous nous démontrez avec complaisance de quelle manière s'est effectuée l'éli- mination du pelage hirsute. Au lieu d'étayer un système sur une poignée de bourre gagnée ou perdue, peut-être conviendrait-il mieux d'établir comment la brute origi- nelle est parvenue à la possession de l'outil et du feu. Les aptitudes ont plus d'importance que les poils, et vous les négligez parce que là vraiment réside l'insur- montable difficulté. Voyez comme le grand maître du transformisme hésite, balbutie lorsqu'il veut faire entrer l'instinct, de gré ou de force, dans le moule de ses for- mules. Ce n'est pas aussi commode h manier que la couleur du pelage , la longueur de la queue , l'oreille pendante ou dressée. Ah! oui, le maître sait bien que c'est là que le bât le blesse. L'instinct lui échappe et fait crouler sa théorie. LE PROBLÈME DES SCOLIES 63 Reprenons ce que les Scolies nous apprennent sur cette question qui, d'un ri( oc'iot à l'autre, touche à notre propre origine. D'après les idées darwiniennes, nous avons admis un précurseur inconnu qui, d'essais en es- sais, aurait adopté pour provision de bouche les larves de Scarahéiens. Ce précurseur, modifié par la variété des circonstances, se serait subdivisé en ramifications, dont l'une, fouillant l'humus et préférant la Cétoine à tout autre gibier, hôte du même tas, est devenue la Sco- lie à deux bandes; dont une autre, adonnée encore à l'exploration du terreau, mais faisant choix de l'Orycte, a laissé pour descendance la Scolie des jardins ; dont une troisième enfin, s'établissant dans les terres sablon- neuses et y trouvant l'Anoxie, a été l'ancêtre de la Sco- lie interrompue. A ces trois ramifications doivent incon- testablement s'en adjoindre d'autres qui complètent la série des Scolies. Leurs mœurs ne m'étant connues que par analogie , je me borne à les mentionner. D'un précurseur commun dériveraient donc, au moins, les trois espèces qui me sont familières. Pour franchir la distance du point de départ au point d'arrivée, toutes les trois ont eu à vaincre des difficultés, très graves considérées isolément, et aggravées encore par cette circonstance que l'une d'elles surmontée n'aboutit à rien si les autres n'ont pas également heureuse issue. Il y a là, pour le succès, une suite de conditions, cha- cune avec des chances presque nulles, et dont l'ensem- ble se réalisant est une absurdité mathématique , si le hasard seul doit être invoqué. Et d'abord, comment l'antique Scolie, ayant à pour- voir de vivres sa famille carnassière, a-t-elle adopté pour gibier uniquement des larves qui par la concen- 64 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES tration de leur système nerveux font une exception si remarquable et si limitée dans la série des insectes? Quelle chance le hasard lui offrait-il d'avoir pour lot cette proie, la plus convenable de toutes parce qu'elle est la plus vulnérable? La chance de l'unité en face du nombre indéfini des espèces entomologiques. Un pour, l'immensité contre. Poursuivons. La larve de Scarabéien est happée sous terre, pour la première fois. L'assaillie proteste, se dé- fend à sa manière, s'enroule et de partout présente au dard une surface dont la blessure est sans péril sérieux. Il faut pourtant que l'hyménoplère , tout novice , choi- sisse pour y plonger son arme empoisonnée, un point, un seul, étroitement limité et caché dans les replis de l'animal. S'il se trompe, il est perdu peut-être : la bêle, irritée par la cuisante piqûre , est de force à l'éventrer sous les crocs de ses mandibules. S'il échappe au dan- ger, il périra du moins sans laisser descendance , les vivres nécessaires manquant. Le salut est là pour lui et pour sa race : du premier coup, il lui faut attein- dre le petit noyau nerveux qui mesure à peine un demi- millimètre de largeur. Quelle chance a-t-il de plonger là le stylet, si rien ne le guide ? La chance de l'unité en face du nombre de points composant le corps de la vic- time. Un pour et l'immensité contre. Allons toujours. Le dard a réussi, la grasse larve est immobilisée. En quel point maintenant convient-il do déposer l'œuf ? En avant, en arrière, sur les flancs, sur le dos, sur le ventre? Le choix n'est pas indifférent. Le jeune ver percera la peau de sa victuaille au point même où l'œuf était fixé; et l'ouverture faite, il ira de l'avant sans scrupule. Si ce point d'attaque est mal choisi, le LE PROBLEME DES SCOLIES 63 nourrisson est exposé à rencontrer bientôt sous les mandibules un organe essentiel, qu'il importait de respecter jusqu'à la fin pour conserver les \ivres frais. Rappelons-nous avec quelle difficiiUé l'éducation s'achève quand on dérange la petite larve de l'emplace- ment clioisi parla mère. La pourriture du gibier promp- tement arrive, et avec elle la mort de la Scolie. Il me serait impossible de préciser les motifs qui font adopter le point oii l'œuf est déposé; j'entrevois des raisons g-énérales, mais les détails m'échappent, faute d'être suffisamment versé dans les questions les plus délicates de l'anatomie et de la physiologie entomolo- gique. Ce que je sais en parfaite certitude, c'est l'inva- riabilité du point choisi pour le dépôt de l'œuf. Sans une seule exception , sur toutes les victimes extraites de l'amas de terreau, — et elles sont nombreuses, — l'œuf est fixé en arrière de la face ventrale, à la naissance de la tache brune formée par le contenu de l'appareil digestif. Si rien ne la guide, quelle chance a la mère de coller son œuf en ce point, toujours le même parce qu'il est privilégié pour le succès de l'éducation? Une bien petite, représentée par le rapport de deux ou trois millimètres «arrés à la superficie totale de la proie. Est-ce tout? Pas encore. Le ver éclôt, il perce le ventre de la Cétoine au point voulu, il plonge son long col dans les viscères, il fouille et se repaît. S'il mord à l'aventure, si pour le choix des morceaux il n'a d'autre guide que les préférences du moment et les brutalités d'un appétit impérieux, infailliblement il s'expose à l'intoxication par la pourriture , car la proie lésée dans les organes qui lui conservent un reste de vie, achèvera s C6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de mourir dès les premières bouchées. La copieuse pièce doit être consommée avec un art prudent ; ceci avant cela, et après cela autre chose, toujours avec méthode jusqu'à ce que s'approchent les derniers coups de dent. Alors c'est la fm de la vie pour la Cétoine, mais c'est aussi la fm du repas pour la Scolie. Si le ver est novice consommateur, si un instinct spécial ne con- duit ses mandibules dans le ventre de la proie, quelle chance a-t-il de réussir dans sa périlleuse alimentation? La chance qu'aurait un loup affamé de faire la fine anatomie de son mouton quand il tire à lui avide- ment, déchire par lambeaux et engloutit. Ces quatre conditions de succès, avec la chance si voisine de zéro pour chacune, doivent se réaliser toutes à la fois sinon l'éducation ne peut aboutir. La Scolie a-t-elle fait capture d'une larve à centres nerveux ras- semblés , d'une larve de Cétoine , par exemple , ce n'est rien encore si elle ne dirige pas son dard vers l'unique point vulnérable. Connaît-elle à fond l'art de poignar- der la victime, ce n'est rien encore si elle ignore où il convient de fixer l'œuf. L'emplacement convenable trouvé , tout ce qui précède ne compte pas si le ver n'est pas instruit de la méthode à suivre pour dévorer la proie tout en la conservant vivante. Ou tout, ou rien. Qui oserait évaluer la chance finale sur laquelle est basée l'avenir de la Scolie ou de son précurseur, cette chance complexe dont les facteurs sont quatre événe- ments infiniment peu probables, on dirait presque qua- tre impossibilités ? Et pareil concours serait un résultat fortuit, d'où dériverait l'instinct actuel. Allons donc! Sous un autre aspect, le darwinisme a des démêlés avec les Scolies et leur proie. Dans le tas de terreau que LE PROBLÈME DES SCOLIES 67 j'exploite pour écrire cette histoire vivent ensemble trois ; genres de larves appartenant au groupe des Scara- béicns : la Cétoine, l'Orycte, le Scarabée pcntodon. Leur structure interne est à peu près pareille, leur nour- riture est la même et consiste en matières végétales décomposées; leurs mœurs sont identiques : vie souter- raine dans des galeries de mine fréquemment renouve- lées, grossier cocon ovoïde en matériaux terreux. Mi- lieu, régime, industrie, structure interne, tout est semblable , et cependant l'une des trois larves , celle de la Cétoine , fait avec ses commensales une disparate des plus singulières; seule parmi les Scarabéiens, mieux que cela, seule dans l'immense série des insectes, elle pro- gresse sur le dos. Si les différences portaient sur quelques maigres dé- tails de structure, minutieux domaine du classificateur, sans hésiter on passerait outre ; mais un animal qui se renverse pour marcher le ventre en l'air et n'adopte ja- mais d'autre manière de locomotion, quoique ayant des pattes, de bonnes pattes, mérite certainement examen. Comment la bête a-t-elle acquis sa bizarre méthode am- bulatoire , pourquoi s'est-elle avisée de marcher au re- bours des autres animaux? A des questions pareilles, la science en vogue a tou- jours une réponse prête : adaptation au milieu. La larve de Cétoine vit dans des galeries croulantes, qu'elle pra- tique au sein du terreau. Semblable au ramoneur qui se fait appui du dos , des reins et des genoux pour se his- ser dans l'étroit canal d'une cheminée, elle se ramasse sur elle-même , elle applique contre la paroi du couloir d'une part le bout du ventre, d'autre part sa forte échine, et de l'effort combiné de ces deux leviers résulte la A.^- ■^-C 68 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES progression. Les pattes, d'un usage très restreint, pres- que nul, s'atrophient, tendent à disparaître comme le fait tout organe sans emploi; le dos, au contraire, prin- cipal moteur, se renforce, se sillonne de robustes plis, se hérisse de grappins ou de cils; et gradueJlement, par adaptation à son milieu, la bête arrive à perdre la mar- che qu'elle ne pratique pas, et à la remplacer par la reptation sur le dos, mieux appropriée aux galeries sou- terraines. Voilà qui est bien. Mais alors dites-moi, je vous prie, pourquoi les larves de l'Orycte et du Scarabée dans l'humus, pourquoi la larve de l'Anoxie dans le sable, pourquoi la larve du Hanneton dans la terre de nos cul- tures, n'ont-elles pas acquis, elles aussi, l'aptitude à marcher sur le dos? Dans leurs galeries, eUes suivent la méthode des ramoneurs tout aussi bien que le fait la larve de Cétoine; pour progresser, elles s'aident rude- ment de l'échiné sans èlre encore parvenues à cheminer le s^entre en l'air. Auraient-elles négligé de s'accommo- der aux exigences du milieu? Si l'évolution et le mi- lieu sont cause de la marche renversée de l'une, j'ai le droit, à moins de me payer de mots, d'en exiger autant des autres, lorsque leur organisation est si voisine et le genre de vie identique. Je tiens en médiocre estime des théories qui, de deux cas similaires, ne peuvent interpréter l'un sans être en contradiction avec l'autre. Elles me font sourire, quand elles tournent à la puérilité. Exemple : pourquoi le tigre a-t-il le pelage fauve avec des raies noires ? Affaire du milieu , répond un maître en transformisme. Embusqué dans les fourrés de bambous où l'illumination dorée du soleil est découpée par les bandes d'ombre du feuil- LE PROBLEME DES SCOLIES 69 lagG, l'animal, pour mieux se dissimuler, a pris la leinto de son milieu. Les rayons de soleil ont donné le fauve du pelage ; les Landes d'ombre en ont donné les traits noirs. Et voilà. Qui n'admettra pas l'explication sera bien difficile. Je suis un de ces difficiles. Si c'était là cocasse- rie de table, après boire, entre la poire et le fromage, volontiers je ferais chorus ; mais hélas! trois fois hélas ! cela se débite sans rire, magistralement, solennellement, comme le dernier mot de la science. Toussenel, en son temps, proposait aux naturalistes une insidieuse ques- tion. Pourquoi, leur disait-il, les canards ont-ils une pe- tite plume frisée sur le croupion? — Nul, que je sache, ne répondit au malin questionneur , le transformisme n'étant pas encore là. De nos jours le parce que vien- drait à l'instant, aussi lucide, aussi motivé que le parce que du pelage du tigre. Assez d'enfantillages. La larve de Cétoine marche sur le dos parce qu'elle a toujours marché ainsi. Le milieu ne fait pas l'animal; c'est l'animal qui est fait pour le milieu. A cette philosophie naïve, tout à fait vieux jeu, j'en adjoins une autre que Socrate formulait ainsi : Ce que je sais le mieux, c'est que je ne sais rien. LES PARASITES En août et septembre, eng-ageons-noiis dans quelque ravin à pentes nues et violemment ensoleillées. S'il se présente un talus cuit par les chaleurs de l'été, un re- coin tranquille à température d'étuve, faisons halte : il y a là riche moisson à cueillir. Ce petit Sénégal est la patrie d'une foule d'hyménoptères , les uns mettant en silos, pour provision de bouche de la famille, ici des charançons, des criquets, des araignées, là des mou- ches de toutes sortes, des abeilles, des mantes, des chenilles; les autres amassant du miel, qui dans des outres en baudruche, des pots en terre glaise, qui dans des sacs en cotonnade , des urnes en rondelles do feuilles. A la g-ent laborieuse qui pacifiquement maçonne, our- 'dit, tisse, mastique, récolte, chasse et met en magasin, se mêle la g-ent parasite qui rôde, affairée, d'un domi- cile à l'autre, fait le g'uet aux portes et surveille l'occa- sion favorable d'établir sa famille aux dépens d'autrui. Navrante lutte, en vérité, que celle qui régit le monde de l'insecte et quelque peu aussi le nôtre? A peine un travailleur a-t-il, s'exténuant, amassé pour les siens, que les improductifs accourent lui disputer son bien. Pour un qui amasse, ils sont parfois cinq, six et davan- 72 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES tage acharnés à sa ruine. Il n'est pas rare que le dé- nouement soit pire que larcin et devienne atroce. La famille du travailleur, objet de tant de soins, pour laquelle logis a été construit et provisions amassées, suc- combe, dévoré par des intrus, lorsque est acquis le ten- dre embonpoint du jeune âge. Recluse dans une cellule fermée de partout, défendue par sa coque de soie, la larve, ses vivres consommés, est saisie d'une profonde somnolence pendant laquelle s'opère le remaniement organique nécessaire à la future transformation. Pour cette éclosion nouvelle qui d'un ver doit faire une abeille, pour cette refonte générale dont la délicatesse exige repos absolu , toutes les précautions de sécurité ont été prises. Ces précautions seront déjouées. Dans la forteresse inaccessible, l'ennemi saura pénétrer, chacun ayant sa tactique de guerre machinée avec un art effrayant. Yoici qu'à côté de la larve engourdie un œuf est in- troduit au moyen d'une sonde; ou bien, si pareil ins- trument fait défaut, un vermisseau de rien, un atome vivant, rampe, glisse, s'insinue et parvient jusqu'à la dor- meuse, qui ne se réveillera plus, devenu succulent lar- don pour son féroce visiteur. De la loge et du cocon de sa victime l'intrus fera sa loge à lui, son cocon à lui ;: et l'an prochain, au lieu du maître de céans, il sortira de dessous terre le bandit usurpateur de l'habitation et consommateur de l'habitant. Voyez celui-ci, bariolé de noir, de blanc et de rouge, à tournure de lourde fourmi velue. Il explore pédestro- ment le talus, il visite les moindres recoins, il ausculte le terrain du bout des antennes. C'est une Mutille, fléau des larves au berceau. La femelle est privée d'ailes, LES PARASITES 73 mais pourvue, eu sa qualité d'hyménoptère , d'un cui- sant stylet. Aux yeux du novice, aisément elle passe pour une sorte de robuste fourmi, que rend exception- nelle sa criarde livrée d'Arlequin. Amplement ailé et plus g-racieux de forme, le maie vole, allant et revenant sans cesse , à quelques pouces au-dessus de la nappe sablonneuse. Des heures durant sur la même piste, à l'exemple des Scolies, il épie la sortie des femelles hors de terre. Si notre surveillance ne s'impatiente pas, nous verrons la mère, après avoir erré au pas de course, s'arrêter quelque part, gratter, fouiller et finalement déblayer une galerie souterraine dont rien ne trahissait l'entrée ; mais à sa clairvoyance est évident ce qui pour nous est invisible. Elle pénètre dans le logis, y séjourne quelque temps, et reparaît enfin pour remettre en place les déblais et clôturer la porte comme elle l'était au début. La scélérate ponte est perpétrée : l'œuf de la Mutille est dans le cocon d'autrui, à côté de la larve somnolente dont se nourrira le nouveau-né. En voici d'autres tout rutilants d'éclairs métalliques, or, émeraude, azur et pourpre. Ce sont les colibris des insectes, les Chrysis, autres exterminateurs de larves prises de léthargie dans leurs cocons. Sous la splendeur du costume se cache en eux l'atroce assassin d'enfants au berceau. L'un d'eux, mi-partie émeraude et carmin tendre, le Parnope carné, audacieusement pénètre dans le souterrain du Bembex rostre, alors même que la mère se trouve au logis, apportant nouvelle pièce de gibier à sa larve, qu'elle nourrit au jour le jour. Pour cet élégant malfaiteur, inhabile au travail de terrassier, c'est l'uni- que moment de trouver la porte ouverte. La mère ab- sente, le logis serait clos, et Je Chrysis, le bandit à l'habit 74 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES royal, ne saurait pénétrer. Il entre donc, lui le nain, chez le colosse dont il médite la ruine ; il se glisse jus- qu'au fond du manoir sans souci du Bembex, de son aiguillon et de sa forte mâchoire. Que lui importe que le logis ne soit pas désert? Soit insouciance du péril, soit terreur insurmontable, la mère Bembex laisse taire. L'incurie de l'envahi n'a d'égale que l'audace de l'envahisseur. N'ai-jc pas vu l'Anthophore, à l'entrée de sa demeure, se ranger un peu de côté et faire place libre pour laisser pénétrer la Mélecte qui va, dans les cellules garnies de miel, substituer sa famille à celle de la malheureuse ! On eût dit deux amies qui se ren- contrent sur le seuil de la porte, l'une entrant, l'autre sortant C'est écrit : tout se passera sans encombre dans les souterrains du Bembex; et l'an prochain, si l'on ouvre les coques du chasseur de Taons, on en trouvera conte- nant un deuxième cocon en soie roussâtre, de la forme d'un dé à coudre dont l'orifice serait bouché par un opercule plan. Dans cet habitacle soyeux, que défend la dure coque extérieure, se trouve un Parnope carné. Quant à la larve du Bembex, cette larve qui a tissé de soie, puis incrusté de sable le cocon extérieur, elle a disparu totalement, moins la guenille de l'épiderme. Disparue, comment? La larve du Chrysis l'a mangée. Encore un de ces malfaiteurs splendides. Il est bleu- lapis sur le thorax, bronze florentin et or sur le ventre avec écharpe terminale d'azur. Les momenclateurs l'ont baptisé Stilbum calem, Fab. Lorsque l'Eumène d'Amédée a bâti sur le roc son agglomération de cellules en forme de dôme, avec revêtement de petits cailloux enchâssés, lorsque les provisions de chenilles sont consommées et LES PARASITES 73 que les recluses ont tapissé de soie leurs appartements, on voit le Chrysis stationner sur l'inviolable forteresse. Quelque imperceptiiile fissure, quelque défaut dans la cohésion du ciment, lui permet sans doute d'introduire son œuf, avec l'oviducte qui s'allonge en sonde. Tou- jours est-il que, sur la fin du mois de mai suivant, la chambre de l'Eumène contient un cocon encore de la forme d'un dé à coudre. De ce cocon sort un Slilbum calens. De la larve de l'Eumène, plus rien. Le Chrysis s'en est repu. Les diptères largement prennent part au brigandage. Et ils ne sont pas les moins redoutables, eux les impo- tents, parfois si débiles que le collectionneur n'ose les saisir du bout dos doigts, crainte de les écraser. Il y en a d'habillés d'un velours extra-fin, que le moindre attou- chement fait tomber. Ce sont des flocons de duvet pres- que aussi frêles, dans leur molla élég-ance, que l'édifice cristallin d'un flocon de neige avant de toucher terre. On les nomme Bombyles. A cette délicatesse de structure s'associe une puis- sance de vol inouïe. Voyez celui-ci, qui plane immobile à une coudée du sol. Les ailes ont des vibrations si rapides, qu'on les dirait en repos. L'insecte semble suspendu au même point de l'espace par quelque fil in- visible. Vous faites un mouvement, et le Bombyle a dis- paru. Vous le cherchez du regard autour de vous , au loin, jugeant delà distance d'après la fougue de l'essor. Rien par ici et rien par là. Où donc est-il ! Tout près de vous. Regardez au point de départ : le Bombyle y est encore, immobile et planant. De cet observatoire aérien, aussi brusquement retrouvé que quitté , il inspecte le sol, il surveille l'occasion favorable pour établir son œuf 76 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES en ruinant autrui. Que convoite-t-il pour les siens, ma- gasin à miel, conserves de gibier, larves en torpeur de transformation ? Je l'ignore encore. Ce que je sais bien, c'est que ses pattes fluettes, son costume de velours si vite déflore, ne lui permettent pas des recherches sou- terraines. Le lieu propice reconnu, soudain il s'abattra ; il déposera son œuf à la surface en touchant le sol du bout du ventre, et tout aussitôt se relèvera. Ce que je soupçonne, d'après des motifs exposés plus loin, c'est que le vermisseau issu de l'œuf du Bombyle doit de lui- même, à ses risques et périls, parvenir aux vivres dont la mère a reconnu l'étroite proximité. La débilité ma- ternelle ne pouvant faire davantage, c'est au nouveau-né de se glisser dans le réfectoire. Je connais mieux les manœuvres des Tachinaires, in- fîmes moucherons grisâtres qui, tapis au soleil sur le sable, dans le voisinage d'un terrier, attendent patiem- ment l'heure du mauvais coup. Qu'apparaissent, de re- tour delà chasse, un Bembex avec son taon, un Philan- the avec son abeille, un Cerceris avec son charançon, un Tachyte avec son criquet, et aussitôt les parasites sont là, allant, revenant, virant avec le chasseur, tou- jours à son arrière, sans se laisser dérouter par la tac- tique prudente des fuites et des retours. Au moment oii le chasseur pénètre chez lui, le gibier entre les pattes, ils se précipitent sur la proie qui va disparaître sous terre, et prestement y déposent leurs œufs. En un clin d'œil c'est fait : avant que le seuil de la porte soit franchi, sur la pièce de gibier sont attablés en germe de nou- veaux convives, qui se nourriront de victuailles non amassées pour eux et tueront par la faim les fîls de la maison. LES PARASITES 77 Cet autre, qui repose sur le sable brûlant, est encore un diptère, un Anthrax. Il a les ailes amples, étalées sui- vant Thorizontale, enfumées dans une moitié, hyalines dans l'autre. Il porte costume de velours comme le Bombyle, son proche voisin dans les registres systéma- tiques; mais si le moelleux duvet est pareil de finesse, il est bien différent de coloration. Anthrax, charbon, nous dit le grec. Dénomination heureuse qui reporte à l'esprit la livrée lug-ubre du diptère, livrée d'un noir de charbon avec larmes d'un blanc d'argent. Chez les Cro- cises etles Mélectes, hyménoptères parasites, se retrouve semblable vêtement de grand deuil; ailleurs, je ne con- nais plus d'exemple de cette violente opposition du noir et du blanc purs. Aujourd'hui qu'avec une superbe assurance on donne interprétation à tout, aujourd'hui qu'on explique la cri- nière fauve du lion par la teinte des sables africains, les raies obscures du tigre par les bandes d'ombre des roseaux de l'Inde, et tant d'autres magnifiques choses aussi lucidement débrouillées des ténèbres de l'inconnu, j'aimerais assez que l'on me parlât de la Mélecte, de la Crocise, de l'Anthrax, et qu'on me dît l'origine de leur costume si exceptionnel. Le mot de miméthme a été expressément inventé pour désig-ner la faculté qu'aurait l'animal de se con- former à l'aspect de son milieu et d'imiter les objets qui l'entourent, au moins sous le rapport de la coloration. Cela lui serait utile, dit-on, pour déjouer ses ennemis, ou pour se rapprocher de sa proie sans lui donner l'éveil. Se trouvant bien de cette dissimulation, source de prospérité, chaque race, épurée au crible de la lutte pour la vie, aurait conservé les mieux doués en mimé- 78 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES lismc, et aurait laissé éteindre les autres, de façon à convertir progressivement en caractère fixe ce qui n'était au début qu'une accidentelle acquisition. L'alouette est devenue couleur de terre pour se dé- rober aux regards du rapace quand elle becquette dans les g-uérets; le lézard ordinaire a pris la teinte vert d'herbe pour se confondre avec le feuillage des fourrés où il s'embusque; la chenille du chou s'est précaution- née contre le bec de Toisillon en prenant la couleur de la plante qui la nourrit. Et ainsi des autres. En mes jeunes années ces rapprochements m'auraient intéressé: j'étais mùr pour ce genre de science. Entre nous, le soir, sur la paille des aires, nous parlions du Drac, le monstre qui pour duper les gens elles happer plus sûrement, se confondait avec un bloc de rocher, un tronc d'arbre, un fagot de ramée. Depuis ces temps heu- reux des naïves croyances, le scepticisme m'a quelque peu refroidi l'imagination. En parallèle avec les trois exemples que je viens de citer, je me demande ceci. Pourquoi la bergeronnette cendrée, qui cherche sa nour- riture dans les sillons comme le fait l'alouette, a-t-elle la poitrine blanche avec superbe hausse-col noir? Ce cos- tume est de ceux qui se distinguent le mieux à distance sur le fond couleur de rouille du sol. D'oii provient sa négligence à pratiquer le mimétisme? Elle en aurait bien besoin, la pauvrette, tout autant que sa compagne des guère ts. Pourquoi le lézard ocellé de Provence est-il aussi vert que le lézard ordinaire, lui qui fuit la verdure et choisit pour repaire, en plein soleil, quelque anfractuosité dans des roches pelées où ne végète pas même une touffe de mousse ? Si pour capturer la petite proie, son confrère LES PARASITES 79 des taillis et des haies a senti le besoin de se dissimuler et de teindre en conséquence son habit brodé de perles, comment se fait-il que l'hôte des rocs ensoleillés persiste dans sa coloration verte et bleue, qui le trahit aussitôt sur la pierre blanchâtre? Insoucieux du mimétisme, serait-il moins habile chasseur de scarabées ; sa race marcherait-elle à la décadence? Je l'ai assez fréquenté pour être à môme d'affirmer, en toute connaissance de cause , sa pleine prospérité tant en nombre qu'en vigueur. Pourquoi la chenille des euphorbes a-t-elle adopté pour son costume les couleurs les plus voyantes et les plus disparates avec la verdare du feuillage hanté, c'est-à-dire le rouge, le blanc, le noir, répartis par pla- ques violemment opposées l'une à l'autre? Serait-ce pour elle adaptation de peu de valeur que de suivre l'exemple de la chenille du chou et d'imiter la verdure de la plante nourricière? N'a-t-elle pas ses ennemis? Oh! que si; bêtes et gens, qui n'en a pas? Semblable série de pourquoi pourrait indéfiniment se poursuivre. A chaque exemple de mimétisme, je me fe- rais un jeu, le loisir le permettant, d'opposer en foule des exemples contraires. Qu'est-ce donc que cette loi qui sur cent cas présente pour le moins quatre-vingt-dix- neuf exceptions ? Ah ! misère de nous ! Quelques faits trouvent interprétation dans leur fallacieuse concordance avec les vues dont nous sommes dupes. Nous entre- voyons dans un point de l'immense inconnu, un fantôme de vérité, une ombre, un leurre; l'atome expliqué vaille que vaille, nous croyons tenir l'explication de l'univers; et nous nous empressons de nous écrier : « La loi, voici la loi! » En attendant, à la porte de cette loi hurle, ne 80 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pouvant trouver place, la multitude sans nombre des faits discordants. A la porte de la loi infiniment trop étroite, hurle la populeuse tribu des Chrysis , dont la magnificence d'éclat, digne des trésors de Golconde, jure avec la terne coloration des lieux fréquentés. Dans le but de tromper le regard du martinet, de l'hirondelle, du traquet et au- tres oisillons, leurs tyrans, ils ne s'adaptent certes pas cà leurs sables , à leurs talus terreux , eux qui reluisent comme une escarboucle, comme une pépite d'or au milieu de son obscure gangue. La sauterelle verte, dit-on, s'est avisée de tromper ses ennemis en s'identi- fiant de coloration avec l'herbe, sa demeure; et Thy- ménoptère, si richement titré en instinct, en ruses de guerre, se serait laissé devancer en progrès par le stu- pide criquet! Loin de s'adapter comme le fait l'autre, il persiste dans son luxe inouï, le dénonçant à distance à tout consommateur d'insectes, en particulier au petit lézard gris, qui le guette avec passion sur les vieux murs tapissés de soleil. Il reste rubis, émeraude, tur- quoise au milieu de son gris entourage, et sa race n'en prospère pas moins. L'ennemi qui vous mange n'est pas seul à tromper; le mimétisme ruse aussi de coloration avec celui qu'on doit manger. Voyez le tigre dans ses jungles, voyez la mante religieuse sur son rameau vert. L'astuce d'imitation est encore plus nécessaire quand il faut duper un ampby- trion aux dépens duquel s'établira la famille du para- site. Les Tachinaires semblent l'affirmer : ils sont grisâ- tres, de couleur indécise comme le sol poudreux où ils se tapissent, attendant l'arrivée du chasseur chargé de sa capture. Mais c'est en vain qu'ils se dissimulent : le LES PARASITES 81 Bembex, le Philantlie et les autres les voient de haut, avant de toucher terre ; ils les reconnaissent très bien à distance malgré leur costume gris. Aussi planent-ils pru- demment au-dessus du terrier, et cherchent-ils, par des fugues soudaines, à dérouter le perfide moucheron, qui, de son côté, sait trop bien son métier pour se laisser entraîner et quitter les lieux où l'autre doit forcément revenir. Non, mille fois non : tout couleur de terre qu'ils sont, les Tachinaires, pour parvenir à leurs fins, n'ont pas plus de chance qu'une foule d'autres parasites dont le vêtement n'est pas en bure grise, conforme d'aspect avec les lieux fréquentés. Voyez les rutilants Ghrysis; voyez les Mélectes et les Crocises , à houppes blanches sur fond noir. On dit encore que , pour mieux le duper, le parasite prend à peu près la tournure et l'assortiment de cou- leurs de son amphytrion ; il se fait, en apparence, voisin inoffensif, travailleur de même corporation. Exemple les Psythires, qui vivent aux dépens des Bourdons. Mais en quoi , s'il vous plaît , le Parnope carné ressemble-t-il au Bembex chez lequel il pénètre , le propriétaire pré- sent? En quoi la Mélecte ressemble-t-elle àl'Anthophore, qui se range sur le seuil de sa porte pour la laisser en- trer? L'opposition des costumes est des plus marquées. Le grand deuil de la Mélecte n'a rien de commun avec la toison roussâlre de l'Anthophore. Le thorax émeraude et le carmin du Parnope n'ont pas le moindre trait de ressemblance avec la livrée jaune et noire du Bembex. Et puis le Ghrysis, pour la taille, est un nain par rapport au Nemrod véhément chasseur de Taons. D'ailleurs quelle singulière idée de faire dépendre le succès dos parasites d'une ressemblance plus ou moins 82 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES fidèle avec l'insecte qui doit être détrousse. Mais c'est précisément le contraire qu'amènerait cette imitation. En dehors des hyménoptères sociaux, travaillant à une œuvre commune, l'insuccès serait certain, car ici, comme chez l'homme, le pire ennemi, c'est le cher col- lègue. Ah! qu'une Osnie, qu'une Anthophore, qu'une Abeille maçonne ne mette pas indiscrètement la tète à la porte de sa voisine ; elle serait à l'instant rappelée aux convenances par de chaudes bourrades. Une épaule luxée, une patte estropiée pourraient bien être le prix d'une simple visite que ne dictait peut-être aucune mau- vaise intention. Chacun chez soi, chacun pour soi. Mais qu'un parasite se présente méditant son coup, fût-il ac- coutré en Arlequin, en suisse d'église; fùt-il le Clairon, à élytres vermillon et rosettes bleues; fût-il le Dioxys, à écharpe rouge en travers du ventre noir, c'est tout autre chose : on le laisse faire, où, s'il devient trop pres- sant, on le chasse d'un simple coup d'aile. Avec lui pas de démêlé sérieux, pas de rixe acharnée. Les horions sont pour le cher collègue. Allez donc après faire du mimétisme pour être bien reçu de l'Anthophore et du Chalicodome ! Il suffit d'avoir vécu quelques heures avec les bêtes pour rire, sans remords, de ces naïves théories. En somme, le mimétisme est, à mes yeux, une pué- rilité. Si je ne tenais à rester poli, je dirais : c'est une niaiserie; et l'expression traduirait mieux ma pensée. Dans le domaine du possible, la variété des combinai- sons est infinie. Qu'il s'en trouve, çà et là, quelques-unes où l'animal concorde d'aspect avec les objets qui l'en- tourent, c'est incontestable. Il serait même fort étrange que de pareils cas fussent exclus de la réalité, tout étant possible. Mais à ces concordances clair-semées s'oppo- LES PARASITES 83 sent, les conditions restant les mêmes, les discordances les plus fortes , et tellement nombreuses qn'ayant pour elles la fréquence, elles devraient, suivant toute logique, servir de base pour formuler la loi. Ici un fait dit oui; là mille faits disent non. Quel témoignage écouterons- nous? Il sera prudent de n'écouter ni l'un ni l'autre pour étayerun système. Le comment et le pourquoi des choses nous échappent ; ce que nous décorons du titre prétentieux de loi n'est qu'une manière de voir de notre esprit, manière de voir fort louche, dont nous nous ac- commodons pour le besoin de notre cause. Nos préten- dues lois ne contiennent qu'un infime recoin de la réa- lité; souvent même elles ne sont g-onflées que de vaines imag-inations. Tel est le mimétisme, qui nous explique la Sauterelle verte par le feuillag-e vert où s'établit le locustien; et passe sous silence le Crioceris, d'un rouge corail sur le feuillage non moins vert du lis. Et ce n'est pas là seulement une interprétation abu- sive, c'est un traquenard grossier où peuvent se laisser prendre les novices. Que dis-je, les novices! Les plus •experts donnent aussi dans le piège. Un de nos maîtres en entomologie me faisait l'honneur d'une visite à mon laboratoire. Je lui montrais la série des parasites. L'un d'eux, costumé de noir et de jaune, attira son attention. — Celui-ci, fît-il, est certainement parasite des Guêpes. Surpris de l'affîrmation j'intervins : — A quels signes le reconnaissez-vous? — Mais voyez donc ; c'est exactement la coloration de 3a Guêpe, un mélange de noir et de jaune. Le mimé- tisme est ici des plus frappants. — D'accord; avec tout cela, notre habillé de noir et de jaune est un parasite du Cbalicodomc des murailles, 84 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES qui pour la forme et la coloration n'a rien de commun avec la Guêpe. C'est un Leucospis, dont aucun ne pé- nètre dans les nids des Guêpes. — Et alors, le mimétisme? — Le mimétisme est une illusion que nous ferons bien de rejeter dans l'oubli. Et les exemples défilèrent sous ses yeux, si nombreux et si concluants, que mon savant visiteur reconnut de bonne grâce sur quelle base dérisoire reposaient ses premières convictions. Avis aux débutants : mille fois vous ferez fausse route avant de réussir une seule fois, si désireux d'entrevoir par avance quelles peuvent être les mœurs d'un insecte, vous prenez le mimétisme pour guide. C'est avec lui surtout qu'il convient, quand il af- firme que c'est noir, de s'informer d'abord si par hasard ce ne serait pas blanc. Elevons-nous à des sujets plus graves ; informons- nous du parasitisme en lui-même sans plus nous préoc- cuper du costume revêtu. D'après l'étymologie, le para- site est celui qui mange le pain d'autrui, celui qui vit des provisions des autres. L'entomologie fréquemment détourne ce terme de sa réelle signification. C'est ainsi qu'elle qualifie de parasites, les Chrysis, les Mutilles, les Anthrax, les Leucospis, nourrissant leur famille, non des provisions amassées par d'autres, mais des larves mêmes qui ont consommé ces provisions, leur authen- tique propriété. Lorsque les Tachinaires ont réussi à déposer les œufs sur la proie qu'emmagasine le Bem- bex, le domicile du fouisseur est envahi par de vérita- bles parasites, dans toute la rigueur du mot. Autour du monceau de Taons, uniquement amassé pour le fils de la maison, voici des convives nouveaux qui s'imposent,. LES PARASITES 83 nombreux, affamés, et sans réserve aucune piquent dans le tas. Ils prennent place à une table non servie pour eux; ils consomment côte à côte avec le légilimc pro- priétaire, et en telle hâte' que ce dernier périt affamé, respecté d'ailleurs par la dent des intrus qui se sont gor- gés de sa ration. Lorsque la Mélecte a substitué son œuf à celui de l'Anthopbore, c'est encore un vrai parasite qui s'établit dans la cellule usurpée. L'amas de miel, laborieuse ré- colte de la mère, ne sera pas même entamé par le nour- risson auquel il était destiné. Un autre en profitera, sans concurrent. Tachinaires et Mélectes, voilà véritablement •des parasites, des consommateurs du bien d'autrui. Peut-on en dire autant des Chrysis , des Mutilles? En aucune manière. Les Scolies, dont les mœurs nous sont maintenant connues , certes, ne sont pas des para- sites. Nul ne les accusera de dérober la nourriture des autres. Ardentes travailleuses, elles cherchent et trou- vent sous terre les grasses larves dont se nourrira la famille. Elles chassent aux mômes titres que les gi- boyeurs les plus renommés, Cerceris, Sphex, Ammo- philes; seulement, au lieu de transporter le gibier en un repaire spécial, elles le laissent sur place, au sein du ter- reau. Braconniers sans domicile, elles font consommer leur venaison sur les lieux mêmes de capture. Les Mutilles, les Chrysis, les Leucospis, les Anthrax et tant d'autres, en quoi diffèrent-ils des Scolies pour la manière de vivre? Mais en rien, ce me semble. Voyez en effet. — Par un artifice variable suivant le talent de la mère, leurs larves, en germe ou bien naissantes, sont mises en rapport avec la proie qui doit les nourrir, proie sans blessure car la plupart d'entre eux sont dépourvus 86 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de stylet, proie vivante mais plongée dans la torpeur dos transformations futures, et de la sorte livrée sans dé- fense au vermisseau qui doit la dévorer. Chez eux, comme chez les Scolies, il se fait consom- mation sur place d'un gibier légitimement acquis par les battues infatigables , les affûts patients d'une chasse conduite suivant toutes les règles ; seulement la bête re- cherchée est sans défense et n'exige pas d'être abattue avec le stylet. Chercher et trouver pour son garde-man- ger une proie engourdie, incapable de résistance, est de moindre mérite, si l'on veut, que de poignarder brave- ment la Cétoine et l'Orycte aux fortes mandibules ; mais depuis quand refuse-t-on le titre de chasseur à celui qui foudroie un innocent lapin , au lieu d'attendre de pied ferme le sanglier, accourant furieux pour le découdre, et de lui plonger le coutelas de chasse au défaut de l'épaule? Et puis si l'attaque est sans péril, l'accès lui- même est d'une difficulté qui relève le mérite de ces braconniers de second ordre. Le gibier convoité est in- visible. Il est inclus dans le château fort d'une loge et défendu en outre par l'enceinte d'un cocon. Pour déter- miner le point précis où il gît, pour conduire l'œuf sur ses lianes ou tout au moins à proximité , de quelles prouesses ne doit pas être capable la mère ? Pour ces mo- tifs, j'inscris hardimentlcs Chrysis, les Mutilles et leurs rivaux, au chapitre des vénateurs, et je réserve l'appel- lation infamante de parasites pour les ïachinaires , les Mélectcs, les Crocises, les Méloïdes, pour tous ceux enfin qui se nourrissent des provisions d'autrui. Tout bien considéré, est-ce infamant qu'il faudrait dire pour qualifier le parasitisme? Certes, dans l'espèce humaine , est de tous points méprisable l'oisif qui vit à LES PARASITES 87 la table des autres ; mais l'animal doit-il supporter l'in- dignation que nous inspirent nos propres vices ? Nos pa- rasites à nous, nos ignobles parasites, vivent aux dépens de leur prochain; l'animal, jamais; ce qui change du tout au tout l'aspect de la question. Je ne connais pas un exemple, un seul , en dehors de l'homme, de parasites consommant les provisions amassées par un travailleur de la même espèce. Qu'il y ait, d'ici, de là, quelques lar- cins, quelques pillages fortuits entre amasseurs de même corps de métier, volontiers je le reconnais; cela ne tire pas à conséquence. Ce qui serait vraiment grave, et ce que je nie formellement, c'est que dans la même espèce zoologique, les uns aient pour attribut de vivre aux dé- pens des autres. Vainement je consulte mes souvenirs et mes notes , ma longue carrière entomologique ne me fournit pas un seul cas de semblable méfait : l'insecte parasite de son prochain. Lorsque le Chalicodome des hangars travaille, par milliers et milliers , à son édifice cyclopéen , chacun a son domicile, domicile sacré où nul, dans le tumultueux essaim , sauf le propriétaire , ne s'avise de prendre une gorgée de miel. Il y a comme une entente de se respec- ter mutuellement entre voisines. D'ailleurs si quelque étourdie se trompe de cellule et se pose seulement sur la margelle d'un godet ne lui appartenant pas , la pro- priétaire survient qui rudement l'admoneste et la rap- pelle à l'ordre. Mais si le magasin à miel est l'héritage de quelque défunte , de quelque égarée prolongeant son absence, alors, et seulement alors, une voisine s'en em- pare. Le bien était perdu. Elle en fait profit, et c'est éco- nomie bien entendue. Ainsi se conduisent les autres hyménoptères : chez eux jamais, au grand jamais, d'oi- 88 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES sif qui spécule assidûment sur l'avoir du prochain. Nul insecte n'est parasite de sa propre espèce. Qu'est-ce donc que le parasitisme, s'il faut le chercher entre animaux de race différente ? La vie , dans sa gé- néralité, n'est qu'un immense brigandage. La nature se dévore elle-même ; la matière se maintient animée en passant d'un estomac à l'autre. Au banquet des existen- ces, chacun est tour à tour convive et mets servi ; au- jourd'hui mangeur, demain mangé ; hodie tibi, crasmihi. Tout vit de ce qui vit ou a vécu ; tout est parasitisme. L'homme est le grand parasite , l'accapareur effréné de tout ce qui est mangeable. Il dérobe le lait à l'agneau, il dérobe le miel aux fils de l'Abeille comme la Mélecte usurpe la pâtée des fils de l'Anthophore. Les deux cas sont similaires. Est-ce de notre part vice de paresse ? Non, c'est la loi féroce qui pour la vie de l'un exige la mort de l'autre. Dans cette lutte implacable de dévorants et de dévorés, de pillards et de pillés, de détrousseurs et de détroussés. la Mélecte, pas plus que nous, ne mérite la note d'infa- mie ; en ruinant l'Anthophore, elle ne fait que nous imi- ter dans un détail, nous l'immense cause de ruines. Son parasitisme n'est pas plus noir que le nôtre : il lui faut nourrir sa descendance, et n'ayant pas les outils de ré- colte, ignorant d'ailleurs l'art de récolter, elle use des provisions des autres, mieux partagés en outillage et talents. Dans la cruelle mêlée de ventres affamés, elle fait ce qu'elle peut telle qu'elle est douée. VI LA THEORIE DU PARASITISME La Mélecte fait ce qu'elle peut, telle qu'elle est douée. Je m'en tiendrais là si je n'avais à peser un grave re- proche qui lui est fait. On l'accuse d'avoir perdu, par défaut d'usage et paresse, les outils de travailleur dont elle était nantie au début, dit-on. Se trouvant bien de ne rien faire, élevant sa famille sans frais, aux détri- ments d'autrui, elle aurait graduellement inspiré à sa racel'horreur du travail. Les instruments de récolte, de moins en moins employés, se seraient réduits, effa- cés, comme organes inutiles; l'espèce se serait modifiée en une autre ; et finalement, de l'honnête ouvrière du début, la paresse aurait fait un parasite. Me voilà con- duit à une théorie du parasitisme, fort simple, sédui- sante et digne de tous les honneurs de la discussion. Exposons-la d'abord. Quelque mère, sur la fin des travaux, pressée de pondre et trouvant à sa convenance des cellules appro- visionnées par ses pareilles, a pu se décider à leur con- fier ses œufs. Le temps manquant pour l'édification du nid et la récolte , usurper l'œuvre d'autrui était une né- cessité pour la retardataire , désireuse de sauver sa famille. Ainsi dispensée des lenteurs et des fatigues du travail , affranchie de tout souci autre que celui de la 90 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ponte, elle laissa progéniture qui fidèlement hérita de la paresse maternelle, et la transmit à son tour, de mieux en mieux accentuée, à mesure que les générations se succédaient, car la concurrence vitale faisait de cette façon expéditive de s'établir une condition des plus favo- rables au succès de la descendance. En même temps, les organes de travail, sans emploi, s'atrophiaient, dis- paraissaient, tandis que certains détails de forme et de coloration se modifiaient plus ou moins pour s'adapter aux circonstances nouvelles. Ainsi s'est définitivement fixée la lignée parasite. Cette lignée cependant n'est pas tellement transfor- mée qu'on ne puisse, dans certains cas, remonter à ses origines. Le parasite a gardé plus d'un trait de ces ancê- tres travailleurs. Ainsi les Psithyres ont une extrême res- semblance avec les Bourdons, dont ils sont les parasites etles dérivés. Les Stelis conservent la physionomie ances- traledesAnthidies;lesCœlioxysrappellentlesMégachiles. Ainsi parle le transformisme avec luxe de preuves tirées , non seulement de la conformité dans l'aspect général, mais aussi de la similitude dans les particula- rités les plus minutieuses. Rien n'est petit , j'en suis convaincu tout autant qu'un autre ; j'admire la précision inouïe des détails donnés pour base à la théorie. Suis-jo convaincu? A tort ou à raison, ma tournure d'esprit no tient pas en grande faveur des minuties de structure ; un article des palpes me laisse assez froid ; une touffe de poils ne me semble pas argument sans réplique. Je préfère interroger directement l'animal, et lui laisser dire ses passions, son genre de vie, ses aptitudes. Sou témoignage entendu, nous verrons ce que devient la théorie du parasitisme. LA THEORIE DU PARASITISME 91 Avant de céder la parole à la bête, pourquoi ne dirais- je pas ce que j'ai sur le cœur? Et tenez, tout d'abord, je n'aime pas celle paresse, favorable, dit-cn, à la prospé- rité de l'animal. J'avais toujours cru, et je m'obstine encore à croire, que l'activité seule forlifie le présent et assure l'avenir, aussi bien de l'animal que de l'homme. Agir, c'est vivre; travailler, c'est progresser. L'énergie d'une race se mesure à la somme de son action. Non, je n'aime pas du tout cette paresse scientifique- ment préconisée. Nous avons bien assez, comme cela, de brutalités zoologiques : l'homme, fils du macaque; le devoir, préjug'é d'imbéciles; la conscience, leurre de naïfs ; le génie , névrose ; l'amour de la patrie , chau- vinisme; l'âme, résultante d'énergies cellulaires; Dieu, mythe puéril. Entonnons le chant de g'uerre et dég-ai- nons le scalp ; nous ne sommes ici que pour nous entre- dévorer; l'idéal est le coffre à dollars du marchand de porc salé de Chicago! Assez, bien assez comme cela! Que le transformisme ne vienne pas maintenant battre en brèche la sainte loi du travail. Je ne le rendrai pas responsable de nos ruines morales; il n'a pas l'épaule assez robuste pour un pareil effondrement; mais enfin il y a contribué de son mieux. Non, encore une fois, je n'aime pas ces brutalités qui, reniant tout ce qui donne quelque dignité à notre misérable vie, étouffent notre horizon sous la cloche asphyxiante de la matière. Ah! ne venez pas m'inter- dire de penser, ne serait-ce qu'un rêve, à la personnalité humaine responsable, à la conscience, au devoir, à la dignité du travail. Tout s'enchaîne ; si l'animal se trouve bien, pour lui et pour sa race, de ne rien faire et d'ex- ploiter autrui, pourquoi l'homme, son descendant, se 92 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES montrerait-il plus scrupuleux? On irait loin avec le principe de la paresse, mère de la prospérité. J'en ai assez dit pour mon compte ; je laisse la parole à la bête, plus éloquente. Est-on bien sur que les mœurs parasitaires soient dérivées de l'amour de l'inaction ? Le parasite est-il devenu ce qu'il est parce qu'il a trouvé excellent de ne rien faire? Le repos est-il pour lui avantage si grand que, pour l'obtenir, il ait renié ses antiques usages? Eh bien, depuis que je fréquente l'hyménoptëre dotant sa famille de l'avoir des autres, je n'ai encore rien vu qui, chez lui, dénotât le fainéant. Le parasite, tout au contraire, mène vie pénible, plus rude que celle des tra- vailleurs. Suivons-le sur un talus calciné par le soleil. Comme il est affairé, soucieux; comme il arpente d'un pas brusque la nappe ensoleillée; comme il se dépense en recherches interminables, en visites le plus souvent infructueuses! Avant d'avoir fait rencontre d'un nid qui lui convienne, il a plongé cent fois dans des cavités sans valeur, dans des galeries non encore approvision- nées. Et puis, si bénévole que soit l'hôte, le parasite n'est pas toujours des mieux reçus dans l'hôtellerie. Non, tout n'est pas roses dans son métier. La dépense de temps et de fatigue qu'il lui faut pour caser un œuf, pourrait bien être égale et même supérieure à celle du travailleur pour édifier sa cellule et l'emplir de miel. Ce dernier a travail régulier et continu, excellente condition pour le succès de sa ponte ; l'autre a besogne ingrate et chan- ceuse, subordonnée à une foule d'accidents qui compro- mettent le dépôt des œufs. 11 suffit d'avoir vu les longues hésitations d'un Cœlioxys , recherchant les cellules des Mégachiles, pour reconnaître que l'usurpation du nid LA THÉORIE DU PARASITISME 93 d'aiilriii n'est pas sans difficultés sérieuses. S'il s'est fait parasite pour rendre l'éducation des siens plus aisée et plus prospère, il a été certes fort mal inspiré. Au lieu du repos, rude besogne ; au lieu de la famille floris- sante, lig-née réduite. A des généralités, forcément vagues, adjoignons des faits précis. — Un Stelis {Steiis namta, Latr.) est parasite du Chalicodome des murailles. Lorsque l'Abeille ma- çonne a terminé sur son galet son dôme de cellules, le parasite survient, longtemps explore le dehors du do- micile, et se propose, lui cliétif, d'introduire ses œufs dans la forteresse de ciment. Tout est clos de la façon la plus rigoureuse; une couche de crépi, épaisse d'un centimètre au moins, enveloppe de partout l'amas cen- tral des cellules, elles-mêmes scellées, chacune avec un épais tampon de mortier. Et c'est le miel de ces loges, si fortement défendues , qu'il s'agit d'atteindre en per- çant la paroi, presque aussi dure que le roc. Le parasite bravement se met au travail, le fainéant se fait âpre laborieux. Atome par atome, il perfore l'enceinte générale, il s'y creuse un puits tout juste suffisant pour son passage ; il arrive à l'opercule de la loge et la ronge jusqu'à ce que les provisions convoitées apparaissent. Cette effraction est besogne lente et pé- nible où le faible Stelis s'exténue , car le mortier est presque l'équivalent du ciment romain. De la pointe du couteau, je ne l'entame moi-même qu'avec difficulté. Quels patients efforts ne suppose donc pas ce travail avec les minuscules pinces du parasite ! J'ignore au juste le temps que met le Stelis à faire le puits d'entrée , n'ayant jamais eu l'occasion ou plutôt la patience do le suivre du commencement à la fin de 94 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Touvrage; ce que je sais bien, c'est qu'un Chalicodome des murailles, incomparablement plus gros et plus ro- buste que son parasite, démolissant sous mes yeux le couvercle d'une cellule scellée de la veille, n'a pu venir à bout de son entreprise dans les quelques heures d'un après-midi. J'ai dû lui venir en aide pour reconnaître, avant la fin de la journée, le but de son effraction. Quand le mortier de la Maçonne a fait prise, sa résistance est celle de la pierre. Or le Stelis n'a pas seulement à percer le couvercle du magasin à miel; il doit percer en outre le revêtement général du nid. Quel temps lui faut-il donc pour venir à bout de pareil travail, énorme pour l'ouvrier ! Tant d'efforts aboutissent. Le miel apparaît. Le Stelis se glisse jusqu'aux provisions et dépose à leur surface, côte à côte avec l'œuf respecté du Chalicodome, un nombre variable do ses propres œufs. Entre tous les nouveau-nés, étrangers et fils de la Maçonne, les vivres seront en commun. La demeure violée ne peut rester ainsi, exposée aux maraudeurs du dehors ; le parasite doit murer lui-même la brèche qu'il vient de pratiquer. De démolisseur, le Stelis se fait donc constructeur. Au pied du galet, il cueille un peu de cette terre rouge caractéristique de nos plateaux caillouteux à végétation de lavande et de thym ; il en fait mortier en Timbibant de salive ; et des pelotes ainsi préparées, il comble le puits d'entrée avec les soins et l'art d'un vrai maître maçon. Seulement, son œuvre tranche par la couleur sur celle du Chalicodome. Celui-ci va récolter sa poudre à ciment sur la grande route voisine, dont le macadam est en cailloux calcaires, et très rarement fait usage de la terre rouge sur laquelle LA THEORIE DU PARASITISME 95 repose le galet où le nid est édifié. Apparemment ce choix est dicté par des propriétés chimiques mieux en rapport avecla solidité de la construction. Le calcaire de la route, gâché avec de la salive, fournit ciment plus dur que ne le ferait l'argile rouge. Toujours est-il que le nid du Clialicodome est blanchâtre à cause de l'origine de ses matériaux. Lorsque sur ce fond pâle, un point rouge apparaît, large de quelques millimètres, c'est le signe certain qu'un Stelis a passé par là. Ouvrons la cellule située sous la tâche rouge : nous y trouverons établie la nombreuse famille du parasite. Le point ferru- gineux est l'enseigne infaillible de la demeure usurpée, du moins avec la nature du terrain de mon voisinage. Voilà donc le Stelis d'abord mineur acharné, usant la mandibule contre le roc ; puis pétrisseur d'argile et plâ- trier restaurateur de plafonds crevés. Son métier ne paraît pas des moins rudes. Or, que faisait-il avant de s'adonner au parasitisme? D'après son aspect, nous as- sure le transformisme, il était Anthidie, c'est-à-dire qu'il travaillait la molle ouate cueillie sur les tiges sèches des plantes laineuses ; et la façonnait en bourses, oii s'amassait la poussière pollinique récoltée sur les fleurs à l'aide d'une brosse ventrale. Ou bien encore, issu d'une série voisine des ouvriers en cotonnades, édifiait- il des cloisons de résine dans la rampe spirale d'un es- cargot mort. Tel était le métier de ses ancêtres. Comment ! pour éviter travail trop long et trop pé- nible, pour se faire la vie douce, pour se donner du loi- sir favorable à l'établissement de sa famille, l'antique ourdisseur de coton ou bien l'antique collecteur de larmes de résine, se serait fait rongeur de ciment durci ; lui qui léchait le nectar des fleurs se serait décidé à 96 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES mâcher le tuf ! Le malheureux s'exténue à sa besogne de forçat lorsqu'il lime la pierre du bout de la dent. Pour éventrer une cellule, il dépense plus de temps qu'il n'en mettrait à façonner une bourse d'ouate et à la remplir de pâtée. S'il a cru progresser, faire mieux dans son intérêt et dans celui des siens, en abandonnant les déli- cates occupations d'autrefois, avouons qu'il s'est étran- gement mépris. La méprise ne serait pas plus grande si les doigts habitués aux tissus de luxe quittaient le ve- lours et la soie pour aller manier les blocs du carrier ou casser des cailloux sur la route. Non : l'animal ne commet pas la sottise d'aggraver volontairement son genre de vie ; conseillé par la pa- resse, il ne quitte pas un état pour en embrasser un autre plus pénible ; s'il se trompe une fois, il n'inspire pas à sa descendance le désir de persévérer dans une coûteuse aberration. Non : le Stelis n'a pas abandonné l'art délicat du feutrage en coton pour abattre des murs et broyer du ciment, genre de travail de trop peu d'at- trait pour faire oublier les joies de la récolte sur les Heurs. Par fainéantise, il ne dérive pas d'un Anthidie. Il a tou- jours été ce qu'il est aujourd'hui : patient travailleur à sa manière, ouvrier tenace dans la corvée qui lui est échue. La mère qui, pressée de pondre, a la première, dans les anciens âges, violé la demeure de ses pareilles pour y déposer ses œufs, a reconnu, dites-vous, son indéli- cate méthode très propre au succès de sa race comme économie de peine et de temps. L'impression laissée par cette nouvelle tactique a été si profonde, que l'atavisme en a fait hériter la descendance, dans des proportions toujours plus grandes, si bien que les mœurs parasi- LA THÉORIE DU PARASITISME 97 taires se sont définitivement fixées. Le Chalicodome des hangars et puis l'Osmie tricorne vont nous apprendre ce que nous devons penser de cette conjecture. J'ai raconté ailleurs l'installation de mes ruches de Chalicodomes contre les murs d'un porche s'ouvrant au midi. Là sont appcndues à hauteur d'homme, ta portée commode de l'observation, des tuiles enlevées pendant l'hiver des toitures voisines, avec leurs nids énormes et leur population. Depuis cinq à six ans, le mois de mai venu, j'assiste assidûment aux travaux de mes maçonnes. Du registre des notes recueillies sur leur compte, j'ex- trais les expériences suivantes relatives à mon sujet. Déjà, lorsque je dépaysais les Chalicodomes pour étu- dier leur aptitude à retrouver le nid, j'avais reconnu que si l'absence se prolongeait trop, les retardataires trouvaient, à leur arrivée, leurs cellules closes. Des voisines en avaient profité pour y pondre après avoir achevé la construction et l'approvisionnement. Le bien abandonné profitait à une autre. L'usurpation constatée, l'abeille revenant de son long' voyage se consolait bien- tôt de la mésaventure. Elle se mettait à rompre les scel- lés d'une cellule quelconque , voisine de la sienne ; ce que les autres laissaient faire, trop préoccupées sans doute de l'œuvre présente pour chercher noise à la vio- latrice de l'œuvre passée. Le couvercle détruit, avec une sorte do hâte fiévreuse qui veut rendre vol pour vol , l'abeille maçonnait un peu, approvisionnait un peu comme pour reprendre le fil de ses occupations, détrui- sait l'œuf présent, déposait le sien et clôturait. Il y avait là un trait de mœurs digne d'examen approfondi. Sur les onze du matin, au plus fort des travaux, je marque de couleurs diverses pour les distinguer l'un 7 98 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de l'autre, une dizaine de Chalicodomes occupés soit à bâtir soit à dégorger du miel. Je marque de la même ma- nière les cellules correspondantes. Une fois le signe co- loré bien sec , je capture les dix abeilles et les mets isolément dans des cornets de papier. Le tout est enfer- mé dans une boîte jusqu'au lendemain. Après vingt- quatre heures de captivité, je lâche les recluses. En leur absence , leurs cellules ont disparu sous une couche de constructions récentes ; ou bien , si elles sont encore à découvert, elles sont closes et d'autres en ont profité. Toutes les dix, sajifune, regagnent, aussitôt libres, leur tuile respective Elles font mieux , tant leur mé- moire est fidèle malgré les troubles d'une incarcération prolongée : elles regagnent la cellule qu'elles ont bâtie, la chère cellule usurpée ; elles en explorent minutieuse- ment le dehors, ou du moins l'étroit voisinage quand elle a disparu sous des constructions nouvelles. Si le domicile n'est pas désormais inaccessible, il se trouve du moins occupé par un œuf étranger et la porte en est so- lidement close. A ce revers de fortune, les expropriées opposent la brutale loi du talion : œuf pour œuf, loge pour loge. Tu m'as volé ma cellule, je te volerai la tienne. Et sans hésiter longtemps, elles se mettent à forcer le couvercle d'une loge à leur convenance. C'est tantôt de leur propre demeure qu'elles reprennent pos- session si l'accès en est possible ; tantôt et plus souvent, c'est de la demeure d'aulrui, même assez loin du logis primitif, qu'elles s'emparent. Patiemment elles rongent le couvercle de mortier. Le crépi général n'étant déposé qu'à la lîn des travaux sur l'ensemble des cellules, il leur suffit de démolir l'opercule, travail dur et lent, mais non disproportionné LA THEORIE DU PARASITISME 99 à la vigueur de leurs mandibules. Elles pulvérisent donc la porte, la rondelle de ciment. L'effraction s'accomplit le plus paisiblement du monde, sans qu'aucune des voi- sines, parmi lesquelles ne peut manquer de se trouver la principale intéressée, intervienne et proteste contre ce but odieux. Autant l'abeille est jalouse de sa loge actuelle, autant elle est oublieuse de sa loge d'hier. Pour elle, le présent est tout; le passé n'est rien et l'avenir pas davantage. La population de la tuile laisse donc faire en paix les enfonceuses do portes ; nulle n'ac- court à la défense d'un logis qui pourrait bien être son œuvre. Ah ! comme les choses se passeraient autrement si le cellule était encore sur le chantier ! Mais elle date d'hier, d'avant-hier et l'on n'y songe plus. C'est fait : le couvercle est démoli, l'accès est libre. Quelque temps, l'abeille se tient inclinée sur la cel- lule, la tête plongeant à demi, comme en contempla- tion. Elle part, elle revient indécise; enfin son parti est pris. A la surface du miel, l'œuf est happé et jeté à la voirie sans plus de cérémonie que Tabeille n'en mettrait à débarrasser le logis d'une souillure. J'ai vu, j'ai revu cet odieux méfait; je confesse l'avoir provoqué à nom- breuses reprises. Pour établir son œuf, la Maçonne est d'une féroce indifférence pour l'œuf des autres, ses com- pagnes. J'en vois après qui approvisionnent, dégorgent du miel et brossent du pollen dans la cellule déjà complète- ment approvisionnée; j'en vois qui maçonnent un peu à l'orifice , qui appliquent au moins quelques truelles de mortier. On dirait que l'abeille, bien que les vivres et l'édifice soient à perfection, reprend les travaux au point où elle les a laissés il y a vingt-quatre heures. Finale- 100 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ment, l'œuf est pondu et Torifice clôturé. Sur le nombre- de mes incarcérées, une plus impatiente que les autres, renonce aux lenteurs de l'érosion de l'opercule et se dé- cide au rapt de par le droit du plus fort. Elle déloge la propriétaire d'une cellule à demi approvisionnée, fait longtemps bonne garde sur le seuil du logis , et quand elle se sent maîtresse des lieux, se met à compléter l'approvisionnement. Je suis l'expropriée du regard. Je la vois s'emparer par effraction d'une cellule close et se comporter en tous points comme les Chalicodomes re- tenus longtemps captifs. Cette expérience avait portée trop grande pour no pas mériter la confirmation du fait répété. Presque chaque année, je l'ai reprise, toujours avec le même succès. J'ajoute seulement que parmi les abeilles mises, par mes artifices , dans la nécessité de réparer le temps perdu, quelques-unes se montrent d'humeur plus ac- commodante. J'en ai vues bâtissant à nouveau, comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé ; d'autres, déter- mination bien rare, allant s'établir sur une autre tuile, comme pour éviter une société de larrons ; d'autres enfin apportant des pelotes de mortier et perfectionnant avec zèle le couvercle de leur propre cellule , bien que celle- ci renfermât un œuf étranger. Néanmoins le cas le plus fréquent est celui de l'effraction. Encore un détail qui n'est pas sans valeur. Il n'est pas nécessaire d'intervenir soi-même et d'incarcérer quelque temps dos Chalicodomes pour assister_^aux violences que je viens do raconter. Si l'on suit assidûment les travaux de l'essaim, une surprise peut vous être ménagée do loin on loin. Un Chalicodome survient qui, sans motifs à vous connus, fracture une porte et fait sa ponte dans LA THÉORIE DU PARASITISME 101 la cellule violée. D'après ce qui précède, je vois dans Tabeille coupable une retardataire, retenue loin du •chantier par un accident, ou bien emportée à distance par un coup de vent. De retour, après une absence de quelque durée , elle trouve sa place prise , sa loge uti- lisée par une autre. Victime d'une usurpation comme les séquestrées dans un cornet de papier, elle se com- porte comme elles et se dédommage de sa perte en for- çant la cellule d'autrui. Enfin il importait de savoir comment agissent, après leur coup de violence , les Maçonnes qui viennent d'en- foncer une porte, d'expulser brutalement l'œuf inclus et de le remplacer par leur propre ponte. Le couvercle re- fait à neuf et tout remis en ordre, vont-elles continuer leur brigandage en exterminant l'œuf des autres pour faire place au leur? En aucune manière. La vengeance, ce plaisir des dieux et peut-être aussi des abeilles, est suffisante après une cellule éventrée. Toute colère est apaisée lorsque est casé l'œuf pour lequel on avait tant travaillé. Désormais les incarcérées comme les retarda- taires par accident, reprennent, pèle-môle avec les au- tres, leur habituel travail. Honnêtement elles construi- sent, honnêtement elles approvisionnent, sans plus songer à mal. Le passé est complètement oublié jusqu'à nouveau désastre. Revenons aux parasites. Une mère, par hasard, s'est trouvée maîtresse du nid d'autrui. Elle en a profité pour lui confier sa ponte. L'expéditive méthode, si commode pour la mère et si favorable au succès de sa race, a fait impression vive jusqu'au point de transmettre à la des- cendance la paresse maternelle. Par degrés , le travail- leur s'est ainsi constitué parasite. 102 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES A merveille. Cela marche tout seul, comme sur clos roulettes, tant qu'il suffit de jeter nos conceptions sur le papier. Mais consultons un peu les réalités, s'il vous plaît; avant d'argumenter sur le probable, informons- nous de ce qui est. Yoici le Chalicodome des hangars qui nous en apprend de singnlières. Fracturer le cou- vert d'un logis qui ne lui appartient pas, jeter l'œuf à la porte et le remplacer par le sien , est chez lui pratique usitée de tout temps. Je n'ai pas besoin d'intervenir pour lui faire commettre l'effraction; il la commet de lui-même lorsque ses droits sont lésés à la suite d'une absence trop prolongée. Depuis que sa race pétrit du ci- ment, il connaît la loi du talion. Des siècles de siècles, comme il en faut aux évolutionnistes, ont invétéré en lui l'usurpation violente. De plus, le rapt est pour la mère d'une commodité sans pareille. Plus de ciment à gratter du bout des mandibules sur le sentier durci, plus de mortier à pétrir, plus de pisé à construire , plus do pollen à récolter en des voyages cent et cent fois repris. Tout est prêt, vivre et couvert. Jamais occasion meil- leure de se donner un pou de bon temps. Rien ne s'y op- pose. Les autres, les travailleuses, sont d'une bonho- mie imperturbable. Leurs cellules violées les laissent d'une profonde indifférence. Nulle rixe à craindre, nulle protestation. C'est le moment ou jamais de se laisser couler à la paresse. D'ailleurs la progéniture en sera du mieux avantagée. On fera choix des emplacements les plus chauds, les plus salubres ; on multipliera sa ponte en lui consacrant tout le temps qu'il faudrait dépenser en des occupations onéreuses. Si l'impression que produit le rapt du bien d'autrui est assez vive pour se transmettre par atavisme,. LA THÉORIE DU PARASITISME 103 combien ne doit pas être profonde l'impression du mo- ment, alors que le Chalicodome vient de faire le coup. Le souvenir du précieux avantage est tout frais , il date de l'instant môme ; la mère n'a qu'à poursuivre pour se créer une méthode d'installation des plus favorables pour elle et pour les siens. Allons ! pauvre abeille, laisse donc là le travail qui t'éreinte ; suis les conseils du trans- formisme , et deviens parasite puisque lu en as les moyens ! Mais non : sa petite vengeance accomplie, la Maçonne se remet à maçonner, la récolteuse se remet à récoller avec un zèle inaltérable. Elle oublie le méfait d'un mo- ment de colère et se garde bien de transmettre à ses fils l'inclination à la paresse. Elle sait trop bien que l'acti- vité, c'est la vie ; que le travail, c'est la grande joie de ce monde. Quelles myriades de cellules n'a-t-elle pas fracturées depuis qu'elle bâtit ; quelles superbes occa- sions, si nettes, si probantes, n'a-t-elle pas eues de s'af- franchir de la fatigue ! Rien n'a pu la convaincre : faite pour le travail, elle persiste dans la vie laborieuse. Que n'a-t-elle au moins produit un rameau dérivé , envahis- seur de cellules par démolition de portes. Le Stelis fait bien un peu comme cela , mais qui s'aviserait d'affirmer une parenté entre le Chalicodome et lui. Rien de com- mun entre les deux. Je réclame un dérivé du Chalico- dome des hangars, vivant de l'art de crever les plafonds. Jusqu'à ce qu'elle me le montre, la théorie me fera sou- rire quand elle me parlera d'antiques travailleurs renon- çant à leur métier pour devenir fainéants parasites. Je réclame aussi, avec la même instance, un dérivé de rOsmie tricorne, dérivé démolisseur de cloisons. J'ex- poserai ailleurs de quelle façon je suis parvenu à faire d04 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES nidifier tout un essaim de cette Osmie sur la table de travail de mon cabinet et dans des tubes de verre , qui me font assister aux intimes secrets de l'œuvre de l'apiaire. Pendant trois à quatre semaines, cbaque Os- mie est d'une scrupuleuse fidélité à son tube, qui labo- rieusement s'emplit d'une série de chambres délimitées par des cloisons de terre. Des signes de coloration dif- férente peints sur le thorax me permettent de me recon- naître au milieu de tout ce personnel. Chaque galerie de cristal est la propriété exclusive d'une seule Osmie ; nulle autre n'y pénètre, n'y maçonne, n'y amasse. Si par étourderie , oubli momentané de son domicile dans le tumulte de la cité, quelque voisine vient seulement regarder à la porte, la propriétaire l'a bientôt mise en fuite. Ces indiscrétions-là ne sont pas tolérées. Un logis à chacune, et chacune à son logis. Tout est pour le mieux jusque vers la fin des travaux. Les tubes sont alors fermés à l'orifice avec un épais tampon de terre; presque tout l'essaim a disparu; il reste sur les lieux une vingtaine de dépenaillées, à toi- son rasée, tondue par un labeur d'un mois. Ces retarda- taires n'ont pas fini leur ponte. Les tubes inoccupés ne manquent pas, car j'ai soin d'enlever en partie ceux qui sont pleins et de les remplacer par d'autres n'ayant pas encore servi. Bien peu se décident à prendre possession de ces domiciles neufs, ne différant en rien des pre- miers; et encore n'y construisent-elles qu'un petit nom- bre de cellules, assez souvent de simples ébauches de cloisons. Il leur faut autre chose : le nid d'aulrui. Elles forent le tampon terminal des tubes peuplés, travail sans grande difficulté car ce n'est plus ici le dur ciment du LA THEORIE DU PARASITISME lOo Chalicodome, mais un simple opercule de boue dessé- chée. L'entrée déblayée, une loge se présente avec ses provisions et son œuf. De sa brulale mandibule^ FOsmie happe cette délicatesse, l'œuf; elle l'éventre et va le re- jeter au loin. Pire que cela : elle le mange sur place. Il m'a fallu voir celte horreur à plusieurs reprises pour ne pas en douter. Notons que l'œuf dévoré peut fort bien être l'œuf même de la coupable. Impérieusement domi- née par les besoins de la famille présente , l'Osmie n'a plus souvenir de la famille passée. L'infanticide perpétré, la scélérate approvisionne un pou. C'est chez tous la mémo nécessité de reculer dans la série des actes pour renouer le fil des occupations in- terrompues. Puis elle pond son œuf et refait conscien- cieusement l'opercule démoli. Le dégât peut aller plus loin. A telle de ces retardataires, une log-e ne suffit pas : il en faut deux, trois, quatre. Pour parvenir à la plus reculée, l'Osmie saccage au complet toutes celles qui précèdent. Les cloisons sont abattues, les œufs sont mangés ou rejetés, les provisions sont balayées au de- hors, souvent même transportées à distance par gros lopins. Poudreuse des plâtras de démolition, enfarinée ■du pollen dévalisé, glutineuse des œufs éventrés, l'Os- mie est méconnaissable dans sa besogne de bandit. La place faite, tout reprend l'ordre normal. Des provisions sont laborieusement apportées pour remplacer celles qui ont été jetées à la voirie ; des œufs sont déposés , un sur chaque amas de pâtée ; les cloisons sont recons- truites, et le massif tampon scellant le tout est refait à neuf. Des méfaits de ce genre se renouvellent si souvent, que je suis obligé d'intervenir et de mettre en sûreté les nids que je désire conserver intacts. 106 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Rien encore ne peut m'expliquer ce brigandage, écla- tant à la fin des travaux comme une épidémie morale, comme une aberration de maniaque. Passe encore si l'emplacement manquait; mais les tubes sont là, tout à côté , vides et très convenables pour recevoir la ponte. L'Osmie n'en veut pas; elle préfère larronner. Est-ce lassitude, dégoût du travail après une période de fréné- tique activité! Point, car lorsqu'est dévalisée une file de cellules, après la démolition et le gaspillage, revient, avec toutes ces charges, le travail ordinaire. La fatigue n'est pas allégée; elle est aggravée. Mieux valait incom- parablement , pour continuer sa ponte , élire domicile dans un tube inoccupé. L'Osmie en juge autrement. Ses raisons d'agir ainsi m'échappent. Y aurait-il chez elle des caractères mal faits, se complaisant dans la ruine du prochain? Qui sait? Il y en a bien chez l'homme. Dans le secret de ces réduits naturels, l'Osmie se con- duit, je n'en doute pas, comme dans mes galeries trans- parentes. Sur la fin des travaux, elle viole les demeures d'autrui. En se bornant à la première loge , qu'il n'est pas besoin de vider pour parvenir aux suivantes, elle peut utiliser les provisions présentes et abréger d'au- tant la partie la plus longue de son travail. Comme de semblables usurpations ont eu largement le temps de s'invétérer, de s'incarner dans la descendance, je de- mande un dérivé de l'Osmie qui mange l'œuf de son aïeule pour établir le sien. Ce dérivé, on ne le montrera pas, mais on pourra dire : il se forme. Par les rapts que je viens de décrire se prépare un parasite futur. Le transformisme affirme dans le passé, il affirme dans l'avenir, mais le moins pos- sible il nous parle du présent. Des transformations se LA THÉORIE DU PARASITISME 107 sont faites, des transformations se feront; le fâcheux est qu'il no s'en fait pas. Des trois termes de la durée , un lui échappe, celui-là même qui directement nous inté- resse et seul est affranchi des fantaisies de l'hypothèse. Ce silence sur le présent ne me plaît guère , pas plus que ne me plairait le fameux tahleau du passage de la mer Rouge peint pour une chapelle de village. L'artiste avait jeté sur la toile un large ruban du plus vif ver- millon ; et c'était tout. — Oui, voilà bien la mcrRoug-e, disait le curé exami- nant le chef-d'œuvre avant de le payer; voilà bien la mer Rouge; mais oii sont les Hébreux? — Ils sont passés, réphquait le peintre. — Et les Égyptiens? — Rs vont venir. Des transformations se sont passées, des transforma- tions vont venir. De grâce ne pourrait-on nous montrer des transformations qui se font? Est-ce que le réel pour le passé et le réel pour l'avenir excluraient le réel pour le présent? Je ne comprends pas. Je réclame un dérivé du Chalicodome et un dérivé de rOsmie qui, depuis l'orig'ine de leurs races, se dévalisent avec entrain dans l'occasion et travaillent chaudement à la création d'un parasite, heureux de ne rien faire. Y sont-ils parvenus ? Non. Y parviendront-ils ? On l'affirme. Pour le moment, rien. Les Osmies et les Chalicodomes d'aujourd'hui sont ce qu'ils étaient lorsque fut gâchée la première truelle de ciment ou de boue. Combien donc faut-il de siècles de siècles pour faire un parasite ? Trop je le crains, pour ne pas nous rebuter. Si le dire de la théorie est fondé, se mettre en grève et vivre d'expédients n'a pas toujours suffi pour déter- 108 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES miner le parasitisme. Dans certains cas, l'animal a dû changer de régime, de la proie passer à la nourriture vé- gétale, ce qui bouleversait de fond au comble les plus intimes caractères de son être. Que dirions-nous du loup renonçant au mouton pour paître l'herbe, sur les con- seils de la paresse ? Les plus téméraires reculeraient de- vant l'absurde hypothèse. Et cependant le transformisme nous y conduit tout droit. En voici un exemple. En juillet, je fends en long les bouts de ronce où ni- difie l'Osmie tridentée. Dans la file de cellules, les infé- rieures ont déjà le cocon de l'Osmie ; les supérieures contiennent la larve achevant de consommer ses provi- sions ; les terminales ont les vivres intacts avec l'œuf de l'Osmie. Cet œuf est cylindrique, arrondi aux deux ex- trémités, d'un blanc diaphane, et mesure de quatre à cinq millimètres de longueur. Par un bout, il repose obli- quement sur la pâtée, de façon que l'autre bout se relève à quelque distance du miel. Or, en multipliant mes vi- sites aux cellules récentes, une dizaine de fois j'ai fait rencontre précieuse. Sur le bout libre de l'œuf de l'Osmie, un autre œuf est fixé, tout différent de forme, blanc et diaphane comme le premier, mais beaucoup plus petit, plus étroit, obtus à une extrémité et assez brusquement conique à l'autre. Il mesure 2 millimètres de longueur sur demi-millimètre de largeur. C'est l'œuf d'un parasite incontestablement, parasite qui s'impose à mon attention par sa curieuse méthode d'installer sa famille. Il éclol avant celui de l'Osmie. Aussitôt née, la minus- cule larve se met à tarir l'œuf rival, dont elle occupe le haut, loin du miel. L'extermination est rapidement sen- sible. On voit l'œuf de l'Osmie qui se trouble , perd son brillant, devient flasque et se ride. En vingt-quatre LA THÉORIE DU PARASITISME 109 heures, ce n'est plus qu'une gaine viciée , une pellicule chiffonnée. Voilà toute concurrence écartée ; le parasite est maître de céans. La jeune larve détruisant l'œuf était assez active ; elle explorait la chose dang-ereuse dont il importait de se débarrasser au plus vite ; elle re- levait la tète pour choisir et multiplier les points d'at- taque ; maintenant, couchée de son long à la surface du miel, elle ne bouge plus ; mais au flux onduleux du canal digestif, se reconnaît son avide consommation des vivres amassés par l'Osmie. En deux semaines, la pâtée est épuisée et le cocon se tisse. C'est un ovoïde assez ferme, d'un brun de poix très foncé, caractères qui le font aus- sitôt distinguer du cocon cylindrique et pâle de l'Osmie. L'éclosion a lieu en avril , mai. Le mot de l'énigme est enfin connu. Le parasite de l'Osmie est le Sapyga punc- tata, V. L. Or, où classer ledit hyménoptère, vrai parasite dans toute la rigueur du terme , c'est-à-dire consommateur des provisions d'aulrui ? Son aspect général et sa struc- ture en font un genre voisin des Scolies pour tout re- gard quelque peu familiarisé avec les formes entomolo- giques. D'ailleurs les maîtres en taxonomie, si scrupuleux dans la comparaion des caractères , s'accordent à placer les Sapyges à la suite des Scolies, un peu avant les Mu- tilles. Les Scolies vivent de proie, les Mutilles aussi. Le parasite de l'Osmie , s'il dérive réellement d'un ancêtre transformé, a donc pour origine un mangeur de chair, lui qui maintenant est mangeur de miel. Le loup fait plus que devenir mouton : il se convertit en consomma- teur de sucreries. Du gland de chêne ne sortira jamais un pommier, dit quoique part le gros bon sens de Fran- klin. Ici la passion de la confiserie devrait sortir de 110 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Famour de la venaison. Une théorie pourrait bien ne pas avoir l'équilibre stable quand elle conduit à de telles aberrations. J'écrirais un volume si je voulais continuer l'exposé de mes doutes. C'est assez pour le moment. L'homme, l'insatiable questionneur , d'âge en âge se transmet les pourquoi sur les origines; les réponses se succèdent, aujourd'hui proclamées vraies, demain reconnues faus- ses ; et la divine Isis reste toujours voilée. VII LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE Comme exemple circonstancié d'exploiteurs du bien d'autrui, de pillards acharnés à la ruine du travailleur, difficilement je trouverais mieux que les tribulations du Chalicodomc des murailles. La Maçonne qui bâtit sur les galets peut se flatter d'être une laborieuse ouvrière. Pendant tout le mois de mai, on la voit, en noires es- couades, au gros du soleil, piocher de la dent la car- rière à mortier sur la route voisine. Son zèle est tel que les pieds des passants la détournent à peine ; phis d'une se laisse écraser, absorbée qu'elle est par la récolte du ciment. Les points les plus durs, les plus secs, conservant en- core la compacité que leur a donnée le pesant rouleau de l'agent-voyer, sont les filons préférés ; aussi la pe- lote s"amasse-t-elle péniblement, grain de poussière par grain de poussière. La raclure est gâchée sur place avec de la salive et convertie en mortier. Le tout bien malaxé et la charge suffisante , la Maçonne part d'un essor fougueux, en ligne droite et se rend à son galet, situé à quelques cents pas de distance. La truelle de mor- tier frais est vite dépensée soit pour élever d'une assise l'édifice en forme de tourelle , soit pour cimenter dans la paroi des moellons de gravier, qui donnent à l'ouvrage H2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES solidité plus grande. Les voyages au ciment recom- mencent jusqu'à ce que la construction ait atteint la hauteur réglementaire. Sans un instant de repos, cent fois on revient au chantier d'exploitation, toujours au même point, reconnu d'excellente qualité. Maintenant s'amassent les vivres, miel et poussière des fleurs. Si quelque nappe rose de sainfoin fleuri se trouve dans le voisinage , c'est là que la Maçonne hutine de préférence, lui faudrait-il chaque fois fran- chir une distance d'un demi-kilomètre. Le jabot se gonfle d'exsudation mielleuse , le ventre s'enfarine do pollen. Retour à la cellule, qui lentement s'emplit ; et sur-le-champ retour aux lieux de récolte. Et toute la journée, sans apparence de lassitude, la môme activité se maintient tant que le soleil est assez élevé. Lorsque le tard se fait, si la demeure n'est pas encore close, l'abeille se retire dans sa cellule pour y passer la nuit, la tète en bas, le bout du ventre au dehors, habitude que n'a pas le Chalicodome des hangars. Alors seule- ment la Maçonne se repose , mais d'un repos en quelque sorte équivalent au travail, car ainsi plongée elle obs- true l'entrée du magasin à miel et défend son trésor contre les maraudeurs crépusculaires ou nocturnes. Désireux d'évaluer par à peu près la somme des dis- tances franchies pour l'édification et l'approvisionne- ment d'une cellule, j'ai compté les pas d'un nid à la route où se pétrissait le mortier, et du même nid au champ de sainfoin où se faisait la récolte ; autant que la patience me l'a permis, j'ai pris note des voyages soit dans une direction, soit dans l'autre ; puis complétant ces données par la comparaison du travail fait avec celui qui restait à faire, j'ai obtenu 13 kilomètres pour LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 113 le total du va-et-vient. Je ne donne ce nombre, bien entendu, que comme une approximation gTOSsièrc ; plus de précision eût exigé une assiduité dont je ne me suis pas senti capable. Tel qu'il est, le résultat, très probablement inférieur à la réalité dans bien des cas, est de nature à fixer nos idées sur Tactivité de la Maçonne. Le nid complet comprendra une quinzaine de cellules environ. De plus, l'amas de loges sera finalement revêtu d'une couche de ciment épaisse d'un gros travers de doigt. Cette massive fortification, moins soig-née que le reste de l'ouvrag-e, mais plus dispendieuse en matériaux, représente peut- être, à elle seule, la moitié du travail complet ; si bien que, pour l'établissement de son dôme, la Maçonne des galets , allant et revenant sur l'aride plateau , parcourt en somme une distance de 400 kilomètres, près de la moitié de la plus grande dimension de la France , du nord au sud. N'est-il pas vrai que lorsque , usée par tant de fatigue, l'abeille se retire dans une cachette pour y languir solitaire et mourir, la vaillante bête peut se dire : j'ai travaillé, j'ai fait mon devoir. Oui certes , la Maçonne a rudement peiné. Pour l'avenir des siens, elle a dépensé sa vie sans réserve, sa longue vie de cinq à six semaines ; et maintenant elle s'éteint satisfaite parce que tout est en ordre dans la chère maison : rations copieuses et de premier choix, abri contre les frimas de l'hiver, remparts contre les irrup- tions de l'ennemi. Tout est en ordre, du moins elle le croit; mais, hélas! quelle n'est pas l'erreur do la pauvre mère ! Ici se dévoile l'odieuse fatalité, mpera fata, qui ruine le producteur pour faire vivre l'improductif; ici éclate la loi stupidement féroce qui sacrifie le travailleur 114 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES au succès de l'oisif. Qu'avons-nous fait, nous et les bêtes, pour être broyés avec une souveraine indifférence sous la meule de pareilles misères? Ah! les terribles, les navrantes questions qu'amèneraient sur mes lèvres les infortunes de la Maçonne, si je donnais libre cours à mes noires pensées ! Mais éloignons des pourquoi sans réponse et restons dans le domaine de simple historien. Conjurés pour la perte de la pacifique et laborieuse abeille, ils sont une dizaine, et je ne les connais pas tous. Chacun a ses ruses, son art de nuire, sa tactique d'extermination, afin que rien de l'œuvre de la Maçonne n'échappe à la ruine. Quelques-uns s'emparent des vivres , d'autres se nourrissent des larves, d'autres en- core s'approprient le domicile. Tout y passe : logis, amas de vivres, nourrissons à peine sevrés. Les voleurs de pâtée sont le Stelis {Stelis nasuta) et le Dioxys [Dioxys cincta). — J'ai déjà dit comment, la Maçonne absente, le Stelis perfore le dôme, une cellule après l'autre, pour y déposer ses œufs ; et comment après il répare la brèche avec un mortier en terre rouge , qui révèle aussitôt au regard attentif la présence du para- site. Do bien moindre taille que le Chalicodome, le Stelis trouve, dans une seule cellule, assez de nourriture pour l'éducation de plusieurs de ses larves. A la surface du nid, à côté de l'œuf de Maçonne qui ne subit d'ailleurs aucun outrage, la mère dépose un nombre d'œufs que j'ai vu varier entre les limites extrêmes deux et douze. D'abord les choses ne vont pas trop mal. Les convives nagent, — c'est le mot, — au sein de l'abondance ; fra- ternellement ils consomment et digèrent. Puis les temps deviennent durs pour le fils de l'hôtesse ; la nourriture décroît, se fait rare et disparaît enfin jusqu'à la dernière LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 113 miette, alors que la larve de la Maçonne a tout au plus acquis le quart de sa croissance. Les autres, plus expé- ditifs à table, ont épuisé les vivres bien avant sa normale réfection. Le vermisseau dévalisé se ratatine et meurt, tandis que les vers du Stelis, bien repus, se mettent à filer leurs cocons, petits, robustes, bruns, étroitement serrés l'un contre l'autre et agglomérés en une masse commune pour utiliser du mieux le peu d'espace du logis encombré. Si plus tard on visite la cellule, on trouve, entre l'amas de cocons et la paroi, un petit cadavre des- séché. C'est la larve, objet de tant de soins pour la mère Maçonne. A cette lamentable relique ont abouti les ef- forts de la vie la plus laborieuse. Tout aussi souvent m'est-il arrivé, lorsque je scrutais les secrets de la cel- lule à la fois berceau et tombe, de ne pas rencontrer le vermisseau défunt. Je m'imagine que le Stelis, avant de faire sa ponte, a détruit l'œuf du Chalicodome , l'a mangé, comme le font entre elles les Osmies ; je m'ima- gine encore que le moribond, masse gênante pour les nombreux filateurs à l'œuvre dans un étroit réduit, a été écharpé pour céder sa place à l'amalgame de cocons. Mais à tant de noirceurs, je ne voudrais pas en ajouter une autre par mégarde, et je préfère admettre que le ver mort de faim m'est resté inaperçu. Maintenant disons son fait au Dioxys. Au temps des travaux, c'est un effronté visiteur de nids, exploitant avec la même audace les énormes cités du Chalicodome des hangars et les coupoles solitaires du Chalicodome des galets. Une population innombrable, allant, venant, bourdonnant, bruissant, ne lui en impose pas. Sur les tuiles appcndues contre les murs de mon porche, je le vois, l'écharpe rouge aux flancs, arpenter, avec une su- 116 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES perbe assurance, l'étendue mamelonnée des nids. Ses noirs projets laissent l'essaim dans une profonde indif- férence ; aucune des travailleuses ne s'avise de lui don- ner la chasse, à moins qu'il ne vienne l'importuner de trop près. Tout se borne d'ailleurs à quelques marques d'impatience de la part de l'ouvrière coudoyée. Pas d'émoi profond, pas de poursuites ardentes comme sem- blerait en supposer la présence d'un mortel ennemi. Elles sont là, des mille, toutes armées du stylet ; une seule accablerait le perfide, et nulle ne court sus au bandit. Le danger n'est pas soupçonné. Lui cependant visite le chantier, il circule entre les rangs des Maçonnes, il attend son heure. Si la proprié- taire est absente, je le vois plonger dans une cellule et bientôt en ressortir avec la bouche barbouillée de pollen. 11 vient de déguster les provisions. Fin connaisseur, il va d'un magasin à l'autre, prélever une bouchée de miel. Est-ce une dîme pour son entretien personnel, est-ce un essai en faveur de sa larve future ? Je n'oserai déci- der. Toujours est-il qu'après un certain nombre de ces dégustations, je le surprends à stationner dans une log-e, l'abdomen au fond, la tête à l'orifice. C'est le moment de la ponte, ou je me trompe fort. Le parasite parti, je visite la demeure. Je ne vois rien d'anormal à la surface de la pâtée. L'œil plus perspicace de la propriétaire, de retour chez elle, n'y voit rien non plus, car elle continue l'approvisionnement sans mani- fester la moindre inquiétude. Un œuf étranger, déposé sur les vivres, ne lui échapperait pas. Je sais avec quelle propreté elle tient son magasin ; je sais avec quel scru- pule elle rejette au dehors toute chose introduite par mon intervention, œuf qui n'est pas le sien, fétu de LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 117 paille, grain dépoussière. Donc, de par mon témoignage et de par celui du Chalicodome, encore plus concluant, l'œuf du Dioxys, s'il est alors réellement pondu, n'est pas déposé à la surface. Je soupçonne, sans l'avoir encore vérifié, — négli- g-eance que je me reproche, — je soupçonne qu'il est enfoui dans l'amas de poussière pollinique. Quand je le vois ressortir d'une cellule avec la bouche enfarinée de jaune, peut-être le Dioxys vient-il de s'informer de l'état des lieux et de préparer une cachette pour son œuf. Ce que je prends pour une simple dégustation pour- rait bien être acte plus grave. Ainsi dissimulé, l'œuf échappe à la clairvoyante abeille ; laissé à découvert, il périrait infailliblement, aussitôt jeté à la voirie par la propriétaire. Quand la Sapyge ponctuée pond son œuf sur celui de l'Osmie de la ronce, elle opère dans les mys- tères de l'obscurité, dans les ténèbres d'un puits profond, où le moindre rayon de lumière ne saurait pénétrer. La mère revenant avec sa pelote de mastic vert pour édifier la cloison de clôture, ne voit pas le germe usurpateur et ignore le péril; mais ici tout se passe au grand jour, ce qui doit exiger une méthode d'installation moins naïve. D'ailleurs, c'est pour le Dioxys l'unique moment fa- vorable. S'il attend que la Maçonne ait pondu, c'est trop tard, le parasite ne sachant pas enfoncer les portes à l'exemple du Stelis. Aussitôt l'œuf pondu, en effet, le Chalicodome des hangars sort de sa loge, se retourne et se met incontinent à clôturer avec la pelote de mor- tier tenue toute prête entre les mandibules. Du premier coup, l'occlusion est complète, tant la matière est mé- thodiquement employée. Les autres pelotes, objets de voyages multipliés, ne serviront qu'à augmenter l'épais- 118 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES seur du couvercle. Dès le premier coup de truelle, la chambre est inaccessible au Dioxys. De là pour lui nécessité absolue de s'occuper de son œuf avant que le Chalicodome des hangars ait déposé le sien, et néces- sité non moins grande de le dissimuler pour le sous- traire à la vigilance de la Maçonne. Les difficultés sont moins grandes dans les nids du Chalicodome des galets. Celui-ci, son œuf pondu, quelque temps l'abandonne pour aller chercher le ciment nécessaire à la clôture ; ou bien, s'il en a déjà une pe- lote entre les mandibules, cette pelote ne suffit pas à l'occlusion complète, tant l'orifice est ample. Il en faut d'autres pour murer en entier l'entrée. Pendant les absences de la mère, le Dioxys aurait le temps de faire son coup. Mais tout semble dire qu'il se comporte sur les g-alets comme il le fait sur les tuiles. Il prend les avances en cachant son œuf dans la pâtée. Que devient l'œuf de la Maçonne enfermé dans la même cellule avec l'œuf du Dioxys? Vainement j'ai ouvert des nids à toutes les époques, je n'ai jamais trouvé trace soit de l'œuf soit de la larve de l'un comme de l'autre Chalicodome. Le Dioxys, ici larve sur le miel ou renfermée dans son cocon, là insecte parfait, s'est trouvé toujours seul. Le concurrent avait disparu sans laisser de vestige. Un soupçon vient alors, et ce soupçon équivaut presque à la certitude tant la force des choses l'impose. Le vermisseau parasite , d'éclosion plus pré- coce, émerge de sa cachette, du sein du miel et vient à a surface détruire, de son premier coup de dent, l'œuf du Chalicodome, ainsi que le fait la Sapyge de l'œuf de l'Osmie. Le moyen est odieux mais d'une efficacité sou- veraine. Ne nous récrions pas trop sur ces noirceurs LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 119 d\in nouveau-né; nous rencontrerons plus tard des manœuvres plus odieuses encore. Le brigandage de la vie est ainsi rempli d'horreurs qu'on n'ose trop sonder. Une créature de rien, vermisseau tout juste visible, traînant encore à l'arrière les langes de son œuf, reçoit de l'instinct, pour première inspiration , le devoir d'ex- terminer qui le gênerait. L'œuf de la Maçonne est donc exterminé. Dans l'in- térêt du Dioxys était-ce bien nécessaire? Pas le moins du monde. La masse des vivres est trop copieuse pour lui dans une cellule du Chalicodome des hangars, à plus forte raison dans une cellule du Chalicodome des galets. Il en consomme à peine le tiers, la moitié. Le reste demeure tel quel, sans emploi. Il y a là gaspillage flagrant qui apporte des circonstances aggravantes à la destruction de l'œuf de la Maçonne. Faute de vivres, on se mangeait un peu sur le radeau de la Méduse; la faim excuse bien des choses; mais ici l'abondance excède les besoins. S'il en a trop pour lui, quel motif pousse donc le Dioxys à détruire en son germe un rival? Que ne laisse- t-il la larve , sa commensale , profiter des restes et se tirer après d'affaires comme elle le pourra ? Mais non : la descendance de la Maçonne sera stupidement sacrifiée sur des vivres qui moisiront inutiles ! Je tournerais aux sombres élucubrations d'un Schopenhauer si je me lais- sais glisser sur les pentes du parasitisme. Telle est la sommaire esquisse des deux parasites du Chalicodome des galets, parasites vrais ou consomma- teurs de provisions amassées pour d'autres. Leurs mé- faits ne sont pas les tribulations les plus amères de la Maçonne. Si le premier affame sa larve, si le second la fait périr dans l'œuf, il y en a d'autres qui réservent à la 120 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES famille de la travailleuse fin plus lamentable. Lorsque^ les vivres épuisés, le ver de l'Abeille, tout rond d'em- bonpoint et suant la graisse, a filé son cocon pour y dormir de ce sommeil voisin de la mort nécessaire aux préparatifs de la vie future , ils accourent aux nids dont les fortifications sont impuissantes contre leur tactique atrocement ingénieuse. Bientôt sur le flanc de la dor- meuse est installé un vermisseau naissant qui se repaît en toute sécurité, de la juteuse victuaille. Les perfides, s'attaquant aux larves prises de léthargie, sont au nom- bre de trois : un Anthrax, un Leucospis, un minuscule porteur de dague. Leur histoire mérite des développe- ments que je réserve pour plus tard ; je ne fais que men- tionner en passant les trois exterminateurs. Les vivres sont usurpés, fœuf est détruit, le jeune ver périt de faim, la larve est dévorée. Est-ce tout? Pas encore. Le travailleur doit être exploité à fond, dans son œuvre comme dans sa famille. En voici maintenant qui convoitent son logis. Lorsque la Maçonne construit sur un galet édifico nouveau , sa présence presque continuelle suffit pour tenir au large les amateurs de log-ements gratuits; sa force et sa vigilance en imposent à qui voudrait s'ap- proprier sa bâtisse. En son absence, si quelque auda- cieux s'avise de visiter le monument, la propriétaire bientôt survient et le déloge avec une animosilé des plus décourageantes. Donc rien à craindre de locataires s'imposant eux-mêmes lorsque la maison est neuve. Mais l'Abeille des galets utilise aussi pour sa ponte les- demeures anciennes tant qu'elles ne sont pas trop déla- brées. Au commencement des travaux, on se les dispute,, entre voisines, avec une ardeur où se reconnaît le prix LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 121 qu'on y allache. Face à face, parfois les mandibules enlacées, ensemble montant dans les airs, ensemble des- cendant, puis touchant terre , s'y roulant et reprenant l'essor, des heures entières elles batailleront pour la propriété en litige. Un nid tout fait, héritage de famille qu'il suffit de restaurer un peu, est chose précieuse pour la Maçonne, économe de son temps. Je soupçonne, tant sont fré- quentes les vieilles demeures réparées et repeuplées, que l'Abeille n'entreprend des fondations nouvelles qu'à défaut d'anciens nids. Les chambres d'un dôme occu- pées par un étranger sont donc pour elle privation sérieuse. Or divers hyménoptères, très laborieux d'ailleurs pour récoller du miel, dresser des cloisons et façonner des récipients à pâtée, sont inhabiles à se préparer les ré- duits où les cellules doivent être empilées. Les vieilles chambres du Ghalicodome, rendues plus vastes par le vestibule de sortie, sont pour eux des acquisitions excel- lentes. Le tout est de les occuper les premiers, car ici le droit de premier occupant fait loi. Une fois établie,. la Maçonne n'est pas troublée chez elle; à son tour, elle ne trouble pas l'étranger qui l'a devancée dans un vieux nid, patrimoine de sa famille. La bénévole déshéritée laisse en paix la bohème maîtresse de la masure , et va sur un autre galet s'établir à nouveaux frais. En première ligne de ces locataires gratuits, je met- trai une Osmie (Osmia cyanoxantha, Pérez) et une Mégachile [Megachile apicalis , Spinola), travaillant l'une et l'autre en mai, en même temps que la Maçonne, et assez petites toutes les deux pour loger de cinq à 122 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES huit cellules clans une seule chambre de Chalico- dome, chambre agrandie de son vestibule. L'Osmie subdivise cet espace on compartiments très irréguliers, par des cloisons obliques, planes ou courbes, subordonnées aux exigences du local. Aucun art par conséquent dans l'amas de logettes ; la seule tache de l'architecte est d'utiliser avec parcimonie le large dispo- nible. La matière des cloisons est un mastic vert, de nature végétale , que l'Osmie doit obtenir en broyant des lambeaux de feuille d'une plante dont la détermina- tion est à faire. La même pâte verte sert pour l'épais tampon qui fiïrme le logis. Mais ici, l'insecte ne l'em- ploie pas pure. Pour donner à l'ouvrage résistance plus grande, il incorpore de nombreux grains de gravier dans le ciment végétal. Ces matériaux, do recolle aisée, sont prodigués comme si la mère craignait de ne pas assez fortifier l'entrée de sa demeure. Sur la coupole assez unie du Chalicodome , ils forment une grossière protubérance de cailloutis, qui décèle aussitôt le nid de l'Osmie par son âpre relief et par la coloration verte de son mortier de fouilles mâchées. Plus tard, par l'action prolongée de l'air, le mastic végétal brunit, prend la teinte feuille morte surtout à l'extérieur du tampon; et il serait alors assez difficile d'en reconnaître la nature pour qui ne l'aurait pas vu à l'état frais. Les vieux nids dos galets paraissaient convenir à d'autres Osmios : mes noies mentionnent YOsmiaMora- witzi, Pérez, et VOsmia crjanea, Kirby, comme reconnues dans pareilles demeures sans on être des hôtes bien assidus. Pour compléter le dénombrement des apiaires à moi connus qui font éloclion de domicile dans les dômes de LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 123 la Maçonne , il faut ajouter le JSIegachile apicalis qui empile, par cellule, une demi-douzaine et plus de pots à miel construits avec des rondelles de feuilles de rosier sauvage; et un Anthidie, dont j'ignore l'espèce, n'ayant vu de lui que les sacs de ouate blanche. La Maçonne des hangars fournit de son côté des logements gratuits à deux espèces d'Osmies, Osmia tri- cornis, Latr. , et Os^nia Latreillii, Spin., l'une et l'autre très communes. L'Osmie tricorne hante de préférence les habitations des apiaires qui nidifient en populeuses colonies : Chalicodome des hangars, Anthophore à pieds velus. L'Osmie de Latreille presque toujours l'accom- pagne chez le Chalicodome. Le constructeur réel de la cité et l'exploiteur de l'œuvre d'aulrui travaillent ensemble , à la même époque , forment commun essaim et vivent en parfaite harmonie, chaque abeille des deux genres s'occupant en paix de sa besogne. Comme d'un tacite accord, la part est à deux. L'Osmie est-elle assez discrète pour ne pas abuser de la Maçonne débonnaire, pour n'utiliser que des couloirs abandonnés, des cellules au rebut; ou bien prend-elle possession du logis dont les réels pro- priétaires auraient su, eux aussi, faire usage? J'incline vers l'usurpation , car il n'est pas rare de voir le Chali- codome des hangars déblayer de vieilles cellules et les utiliser comme le fait son collègue des galets. Quoi qu'il en soit, tout ce petit monde affairé vit sans noises, les uns édifiant du nouveau, les autres aménageant du vieux. Les Osmios, hôtes de la Maçonne des galets, occupent seules, au contraire, le dôme objet de leur exploitation. L'humeur insociable de la propriétaire est cause de cet isolement. Le vieux nid ne lui convient plus du moment 124 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES qu'elle le voit occupé par un autre. Au lieu de faire part à deux, elle préfère chercher ailleurs une demeure où elle puisse travailler solitaire. Son abandon bénévole d'un excellent log-is en faveur d'une étrangère incapable de lui résister un instant , s'il y avait litige, démontre la haute immunité dont jouit FOsmie auprès de l'ouvrière qu'elle exploite. L'essaim commun et si pacifique de la Maçonne des hangars et des deux Osmies emprunteuses de cellules, la démontre d'une façon plus formelle encore. Jamais de lutte pour acquérir ce qui ne vous appartient pas, ni pour défendre ce qui vous appartient ; jamais de rixe entre Osmies et Maçonnes. Yoleuse et volée vivent dans les meilleures relations de voisinage. L'Osmie se croit chez elle , et l'autre ne fait rien pour la dissuader. Si les parasites, ce redoutable péril, circulent impunis- dans les rangs des travailleuses, sans éveiller un simple émoi, rindilTérence ne doit pas être moins profonde pour do vieilles loges perdues. L'embarras serait grand pour moi s'il me fallait mettre d'accord cette quiétude de l'expropriée et la concurrence sans merci qui, dit-on, régente le monde. Faite pour s'installer chez la Ma- çonne , l'Osmie trouve auprès d'elle accueil pacifique. Mon regard borné ne peut voir plus loin. J'ai dit les usurpateurs de vivres, les exterminateurs- de larves, et les exploiteurs d'habitations qui prélèvent tribut sur la Maçonne. Cette fois, est-ce fini? Pas du tout. Les vieux nids sont des nécropoles. Il y a là des Abeilles qui, parvenues à l'état parfait, n'ont pu s'ouvrir à travers le ciment la porte de sortie et se sont dessé- chées dans leurs cellules ; il y a des larves mortes, deve- nues cylindres noirs et cassants ; des provisions intactes, moisies ou fraîches, sur lesquelles l'œuf a tourné à mal; LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 125 des cocons en lambeaux, des dépouilles épidcrmiques, des détritus de transformation. Si l'on enlève de sa tuile le nid du Ghalicodomc des hangars, parfois d'une épaisseur de deux décimètres et au delà, on ne trouve de population vivante que dans une mince couche extérieure. Tout le reste, catacombes des générations passées, n'est qu'un affreux amoncel- lement de choses mortes, fanées, ruinées, décomposées. Dans ce sous-sol de l'antique cité tombent en poussière les Abeilles non libérées, les larves non transformées ; là s'aig-rissent les miels d'autrefois, là se réduisent en hu- mus les vivres non consommés. Des croque-morts, trois coléoptères, un Clairon, un Ptine, un Anthrène, exploitent ces restes. Les larves de l'Anthréne et du Ptine rongent les détritus cadavéri- ques ; la larve du Clairon, à tête noire et le reste du corps d'un beau rose, m'a paru forcer les vieilles boîtes de conserves, à miel ranci. L'insecte parfait lui-même , costumé de vermillon avec ornements bleus, n'est pas rare à la surface des gâteaux de terre pendant la saison des travaux et parcourt lentement le chantier pour dé- guster çà et là les gouttes de miel qui suintent de quel- ques pots fêlés. Malgré sa livrée voyante , si disparate avec la bure terne des travailleurs, les Chalicodomes le laissent en paix, comme s'ils reconnaissaient en lui l'égoutier préposé à l'hygiène des bas-fonds. Ravagée par les années, la demeure de la Maçonne tombe enfin en ruines et devient masure. Exposé qu'il est à l'action directe des intempéries, le dôme édifié sur un galet s'écaille, se crevasse. Le réparer serait trop onéreux, sans parvenir à rétablir la solidité première de la base ébranlée. Mieux protégée par le couvert d'une 126 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES toiture , la cité des hangars résiste davantage sans échapper néanmoins à la décrépitude. Les étages que chaque génération superpose à ceux oii elle est née, augmentent l'épaisseur et le poids de l'édifice dans des proportions inquiétantes. L'humidité de la tuile s'infiltre dans les plus anciennes assises, ruine les fondations et menace le nid d'une prochaine chute. Il est temps d'abandonner sans retour la maison lézardée. Alors dans les chambres croulantes, sur le galet aussi bien que sur la tuile, vient camper une population bo- hème, peu difficile en fait d'abri. La masure informe, réduite à quelque pan de mur, trouve des occupants, car le travail de la Maçonne doit être exploité jusqu'aux dernières limites du possible. Dans les culs-de-sac, restes des antiques cellules, des Araignées ourdissent un velarium de satin blanc, derrière lequel elles guet- tent le gibier passant. Dans les recoins qu'ils amélio- rent sommairement avec des remblais de terre ou des cloisons d'argile, de faibles vénateurs, Pompiles et Tripoxylons, emmagasinent de petites Araignées, où se retrouvent parfois les tapissières, hôtes des mêmes ruines. Je n'ai rien dit encore du Chalicodome des arbustes. Mon silence n'est pas oubli, mais bien extrême pénurie de faits relatifs aux parasites le concernant. Des nom- breux nids que j'ai ouverts pour en connaître la popu- lation, un seul jusqu'ici s'est trouvé envahi par des étrangers. Ce nid, de la grosseur d'une forte noix, était fixé sur un rameau de grenadier. Il comprenait huit loges . dont sept occupées par le Chalicodome et la huitième par un petit Chalcidite, plaie d'une foule d'apiaires. Hors de ce cas, peu grave du reste, je n'ai LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 127 plus rien vu. Dans ces nids aériens, balancés au bout d'un rameau, pas de Dioxys, de Stelis, et d'Anthrax, de Leucospis, ces redoutables ravageurs des deux au- tres Maçonnes ; jamais d'Osmies , de Mégachiles , d'An- tliidies, ces hôtes des vieilles demeures. L'absence de ces derniers aisément s'explique. La bâ- tisse du Chalicodome des arbustes ne persiste pas long- temps sur son frêle support. Les vents d'hiver, alors que l'abri du feuillag-e a disparu, doivent casser aisément le rameau, guère plus gros qu'une paille et rendu plus fra- gile par sa lourde charge. Menacée d'une prochaine chute, si elle n'est déjà à terre, la demeure de l'an passé n'est pas restaurée pour servir à la génération présente. Le même nid ne sert deux fois, ce qui exclut les Osmies et leurs émules en utilisation de vieilles cellules. Ce point élucidé, le second n'en reste pas moins obs- cur. Je n'entrevois aucun motif qui puisse me rendre compte de l'absence ou du moins de l'extrême rareté des usurpateurs de provisions et des consommateurs de larves, les uns et les autres fort indifférents sur l'état frais ou vieux du nid, pourvu que les cellules soient bien garnies. L'édifice aérien, l'appui branlant du ra- meau, éveilleraient-ils la méfiance du Dioxys et autres malfaiteurs ! Faute de mieux, je m'en tiendrai là. Si mon idée n'est pas vaine imagination , il faut re- connaître que le Chalicodome des arbustes a été sin- gulièrement bien inspiré à bâtir en l'air. Voyez , en effet, de quelles misères les deux autres sont victimes. Si je fais le recensement de la population d'une tuile, bien des fois je trouve le Dioxys et le Chalicodome à proportions presque égales. Le parasite a mis à néant la moitié de la colonie. Pour achever le désastre, il n'est 128 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pas rare que les mangeurs de larves, le Leucospis et le Chalcide pygmée son émule , aient décimé l'autre moi- tié. Je ne parle pas de l'Anthrax sinué que je vois sortir de temps en temps des nids du Chalicodome des han- gars; sa larve ravage l'Osmie tricorne, hôte de la Ma- çonne. Tout solitaire qu'il est sur son caillou, ce qui semble- rait devoir écarler les exploiteurs, fléau des populations denses, le Chalicodome des g-alets n'est pas moins éprouvé. Mes archives abondent en exemples de ce genre : des neuf cellules d'un dôme, trois sont occu- pées par l'Anthrax, deux par le Leucospis, doux par le Stelis, une par le Chalcidite et la neuvième par la Ma- çonne. Comme si les quatre mécréants s'étaient concer- tés pour le massacre, toute la famille de l'Abeille a dis- paru, moins une jeune mère sauvée du désastre par sa position au centre de la citadelle. Il m'arrive de bour- rer mes poches de nids détachés de leurs galets sans en trouver un seul qui n'ait pas été violé tantôt par l'un tantôt par l'autre des malfaiteurs, et plus souvent en- core par plusieurs d'entre eux à la fois. Un nid intact est presque un événement dans mes récoltes. Après ces funèbres relevés, une noire pensée m'obsède ; le bien- être des uns fondé sur la misère des autres. VIII LES ANTHRAX Je fis connaissance avec les Anthrax en 1853, à l'épo- que où l'histoire des Méloïdes me faisait fouiller à Car- pontras les hauts talus chéris des Anthophores. Leurs singulières nymphes, si puissamment outillées pour frayer une issue à l'insecte parfait incapable du moindre effort, ces nymphes armées d'un soc multiple en avant, d'un trident à l'arrière, de rangées de harpons sur le dos, pour éventrer le cocon de l'Osmie et forcer la croûte durcie du talus, me firent pressentir un filon digne d'être exploité. Le peu que j'en dis alors me valut de pressantes instances : on désirait un chapitre circon- stancié sur l'étrange diptère. Les âpres exigences de la vie différèrent, dans un avenir reculant toujours, mes chères recherches, misérablement étouffées. Trente an- nées se sont écoulées; un peu de loisir est enfin venu, et j'ai repris, dans les harmas de mon village, avec une ardeur qui n'a pas vieilli, mes projets d'autrefois, con- servés vivaces ainsi qu'un charbon sous la cendre. L'An- thrax m'a dit ses secrets, que je vais divulguer à mon tour. Que ne puis-je m'adresser à tous ceux qui m'ont encouragé dans cette voie, au vénéré Maître des Landes surtout ! Mais les rangs se sont éclaircis, beaucoup sont en avance d'une étape; et le disciple retardataire ne 9 130 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES peut que tracer, en souvenir de ceux qui ne sont plus, riiistoire de Finsecte costumé de grand deuil. Dans le courant de juillet, par quelques chocs brus- ques donnés latéralement sur les galets d'appui, déta- chons de leurs supports les nids du Chalicodome des murailles. Ébranlé par la commotion , le dôme se dé- tache nettement, tout d'une pièce. De plus, condition fort avantageuse, sur la base du nid mise à nu, les cel- lules apparaissent béantes, car en ce point elles n'ont d'autre paroi que la surface du caillou. Sans travail d'érosion , pénible pour l'opérateur et dangereux pour les habitants du dôme , on a de la sorte sous les yeux l'ensemble des cellules, avec leur contenu, formé d'un cocon soyeux, ambré , fin et translucide comme une pe- lure d'oignon. Fendons avec des ciseaux la délicate en- veloppe, chambre par chambre, nid par nid. Pour peu que la fortune nous soit propice, comme elle l'est tou- jours aux patients, nous finirons par trouver des cocons abritant deux larves à la fois, l'une d'aspect plus ou moins fané, l'autre fraîche et potelée. Nous en trouve- rons aussi, non moins abondants, où la larve flétrie est accompagnée d'une famille de vermisseaux qui s'agi- tent inquiets autour d'elle. Dès le premier examen se révèle le drame qui se passe sous le couvert du cocon. La larve flasque et fanée est celle du Chalicodome. C'est elle qui, sa pâtée de miel finie, a, dès le mois de juin, tissé l'outre de soie pour s'y endormir après de la torpeur nécessaire aux préparatifs de la transformation. Toute rebondie de graisse, elle est, pour qui sait l'atteindre, un opulent morceau sans dé- fense. Alors dans le secret réduit, malgré des obstacles en apparence infranchissables, enceinte de mortier et LES ANTHRAX 131 tente sans ouverture, sont survenues des larves carnas- sières, qui se repaissent de l'endormie. Trois espèces dif- férentes prennent part au carnage, souvent dans le même nid, dans des cellules contiguës. La diversité des formes nous avertit d'un ennemi multiple ; l'évolution finale nous dira les noms et qualités des trois envahis- seurs. Anticipant sur les secrets de l'avenir en faveur de la clarté, je devance les faits pour arriver tout de suite aux résultats. Quand il est seul sur les flancs de la larve du Clialicodome, le ver meurtrier appartient soit à VAn- Fig. 1. - Larve secondaire de l'Anthrax trifasciata. thrax trifasciata, Meigen , soit au Leucûspis gigas,, Fab. Mais si de nombreux vermisseaux, souvent une ving- taine et au delà g-rouillent autour de la victime, n ous avons sous les yeux la famille d'un Chalcidien. Chacun iTHRAX 143 nouveau-né n'a pas à choisir lui-môme, à ses risques et périls, le point oii il convient d'entamer la venaison sans crainte de la tuer trop vite ; il lui suffit de mordre la môme où il vient de naître. Avec sa sûreté d'instinct, la mère a déjà fait le choix périlleux; elle a collé son œuf en lieu propice, et par cela môme tracé à l'inexpé- rimenté vermisseau la marche qu'il doit suivre. Le sa- voir-faire de l'àg-e mûr réglemente ici la conduite à table de la jeune larve. Pour l'Anthrax, les conditions sont bien différentes. L'œuf n'est pas déposé sur les vivres, il n'est pas môme pondu dans la cellule du Chalicodome; c'est la consé- quence formelle des formes débiles de la mère et de son manque de tout instrument, sonde ou tarière, apte à transpercer l'enceinte de mortier. C'est au ver, récem- ment éclos, de pénétrer lui-môme dans la loge. Le voici entré, le voici en présence de sa volumineuse victuaille, la larve du Chalicodome. Libre d'action, il est maître d'attaquer la proie où bon lui semble; ou plutôt le point d'attaque sera décidé au hasard par le premier contact de la bouche en recherche. Admettons dans cette bou- che dos outils de dépècement, mâchoires et mandibules; supposons enfin chez le ver du diptère un mode de ré- fection pareil à celui des autres larves carnassières; et du coup le nourrisson est menacé de mort à bref délai. Il crèvera le ventre à sa nourrice, il fouillera sans régie, il mordra au hasard, sur l'essentiel comme sur l'acces- soire; et du jour au lendemain, il provoquera la pourri- ture dans la masse violentée, comme je la provoque moi-même au moyen d'une blessure. Faute d'un point d'attaque imposé dès la naissance, il périra sur les vivres avariés. Sa liberté d'action l'aura 144 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES lue. Certes la liberté est noble apanage , même cbez un vermisseau de rien ; mais elle a partout aussi ses périls. L'Anthrax n'échappe au danger qu'à la condition d'être pour ainsi dire muselé. Sa bouche n'est pas une féroce pince qui déchire; c'est une ventouse qui épuise mais ne blesse. Ainsi contenu par cet "appareil de sûreté, qui change la morsure en baiser, le ver a des vivres frais jusqu'à la fin de sa croissance, bien qu'il ignore les règles d'une consommation méthodique en un point fixe et dans une direction déterminée d'avance. Les considérations que je viens d'exposer me parais- sent d'une stricte logique : l'Anthrax, par cela même qu'il est libre de puiser sa nourriture oii il veut sur le corps de la larve nourricière, doit être mis, pour sa sau- veg-arde , dans l'impuissance d'ouvrir les flancs à sa victime. Je suis tellement convaincu de cette harmo- nique relation entre le mangeur et le mangé, que je n'hésite pas à l'ériger en principe. — Je dirai donc : toutes les fois que l'œuf d'un insecte quelconque n'est pas fixé sur la larve destinée à servir de nourriture , le Jeune ver, libre de choisir le point d'attaque et d'en changer au gré de ses caprices, est comme muselé et consomme sa victuaille par une sorte de succion, sans aucune blessure appréciable. Cette réserve est de ri- gueur pour le maintien des vivres en bon état. Mon principe s'appuie déjà sur des exemples très variés, tous unanimes dans leurs affirmations. Ainsi parlent, après l'Anthrax, les Leucospis et leurs émules, dont nous entendrons bientôt le témoignage ; YEphialtes me- diatoi-, qui se nourrit, dans les ronces sèches de la larve du Psen noir; le Myiodite, l'étrange coléoptère à tour- nure de mouche, dont le ver consomme la larve de l'Ha- LES ANTHRAX 145 licte. Tous, diptères, hyménoptères, coléoptères, ména- gent scrupuleusement leur nourrice ; ils se g-ardent d'en déchirer la peau, afin que l'outre conserve jusqu'à ki fin un suc non corrompu. La salubrité des vivres n'est pas la seule condition imposée; j'en vois une seconde, non moins nécessaire. Il faut que la substance de la larve nourricière soit assez fluide pour suinter, sous l'action de la ventouse, à tra- vers la peau intacte. Eh bien, cotte fluidité se réalise aux approches de la métamorphose. Quand elle voulut rajeunir Pélias, Médée mit dans une chaudière bouil- lante les membres dépecés du vieux roi de Colchos , car une existence nouvelle ne se comprend pas sans une préalable dissolution. Il faut abattre pour reconstruire ; l'analyse de la mort est l'acheminement à la synthèse d'une autre vie. La substance du ver qui doit se trans- figurer en abeille commence donc par se désagréger, et se résoudre en une bouillie fluide. C'est par une refonte générale de l'organisme actuel que s'obtiennent les ma- tériaux de l'insecte futur. De même que le fondeur jette dans le creuset ses vieux bronzes pour les couler après dans un moule d'où le métal sortira façonné différem- ment, de même la vie fluidifie le ver, sim.ple machine à digérer, maintenant mise au rebut ; et avec sa purée coulante, obtient l'insecte parfait, abeille, papillon, scarabée, suprême expression de l'animal. Ouvrons , sous le microscope , une larve de Chalico- dome pendant la période de torpeur. Son contenu con- siste presque entièrement en une bouillie liquide, où nagent d'innombrables orbes huileux et une fine pous- sière d'acide urique, sorte de scorie des tissus oxydés. Une chose coulante, sans forme et sans nom, voilà toute 10 •J46 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la bête si nous y joignons d'abondantes ramifications trachéennes, des filaments nerveux, et sous la peau une mince couche de fibres musculaires. Pareil état rend compte d'un suintement graisseux à travers la peau quand la ventouse de l'Anthrax fonctionne. Atout autre moment, lorsque la larve est dans la période ac- tive ou bien lorsque l'insecte est parvenu à l'état parfait, la fermeté des tissus s'opposerait au transvasement, et la nutrition de l'Anthrax serait difficul tueuse, impossible même. Je trouve, en effet, le ver du diptère établi, dans la grande majorité des cas, sur la larve somnolente, et quel- quefois, mais rarement, sur la nymphe. Jamais je ne le rencontre sur la larve vigoureuse qui mange son miel ; presque jamais non plus sur l'insecte amené à perfection, tel qu'on le trouve inclus dans sa loge tout l'automne et tout l'hiver. Autant faut-il en dire des autres consomma- teurs de larves qui épuisent leurs victimes sans les bles- ser : tous sont à leur œuvre de mort pendant la période de torpeur, alors que les chairs sont fluidifiées. Ils vi- dent leur patient, devenu sac de graisse coulante, à vie diffuse ; mais aucun, parmi ceux que je connais, n'at- teintla perfection de l'Anthrax dans son art d'extracteur. Nul non plus ne peut être comparé au diptère sous le rapport des moyens mis en action pour sortir de la cel- lule natale. Devenus insectes parfaits, ils ont des outils de sape et de démolition, mandibules solides, capables de fouiller la terre , d'abattre des cloisons de pisé et même de réduire en poudre le dur ciment de la Ma- çonne. Sous sa forme définitive, l'Anthrax n'a rien de pareil. Sa bouche est une molle et courte trompe, bonne au plus à lécher sobrement l'exsudation sucrée des fleurs; ses pattes fluettes sont si débiles, que remuer un LES ANTHRAX 147 grain de sable serait pour elles travail excessif, propre à fausser toutes les jointures ; ses grandes ailes rigides, impuissantes à réduire leur envergure par des plis, ne lui permettent pas de se couler dans un étroit passage ; son fin habit de velours à longs poils, qu'on déflore rien qu'en y soufflant dessus , ne saurait supporter le rude contact d'une galerie de mine. Ne pouvant pénétrer lui- même dans la cellule du Chalicodome pour y déposer son œuf, il ne peut davantage en sortir quand l'heure est venue de se libérer et de paraître au grand jour sous son costume de noces. La larve, de son côté, est dans l'impuissance de préparer les voies à l'évasion future. Ce petit cylindre butyreux, dont tout l'outillage se ré- sume en une ventouse à peine cornée et point presque mathématique , est encore plus faible que l'insecte adulte, qui du moins vole et marche. La loge de la Ma- çonne est pour lui caveau de granit. Comment sortir do là? Problème insoluble pour ces deux impuissances, si rien autre n'intervenait. Chez les insectes, la nymphe, état transitoire entre la forme larvaire et la forme adulte, est en général l'image frappante de toutes les faiblesses d'une organi- sation qui naît. Sorte de momie emmaillottée dans des langes, immobile, impassible, elle attend la résurrec- tion. Ses tendres chairs sont diffluentes ; ses membres, transparents ainsi que du cristal, sont maintenus fixes à leur place , étalés sur les flancs , crainte qu'un mouve- ment ne trouble l'exquise délicatesse du travail qui s'ac- complit. Pour se rétablir, ainsi est captif, sous les ban- delettes du chirurgien, le patient fracassé. Un calme profond est nécessaire , sinon l'un et l'autre seront des estropiés ou même périront. 148 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Or voici que, par un revirement où nos conceptions sur la vie sont en désarroi, la nymphe de l'Anthrax est char- gée d'un travail de cyclope. C'est à elle de peiner, de s'agiter, de s'exténuer en efforts pour crever la muraille et ouvrir la voie de sortie. A l'embryon la besogne achar- née, sans miséricorde pour les chairs naissantes; à l'in- secte adulte les douceurs du repos au soleil. Ce renver- sement des rôles a pour conséquence un outillage de puisatier chez là nymphe , outillage bizarre, compliqué, que rien ne pouvait faire prévoir dans la larve et que Fig. 2. — Nymphe de YAntlwax trifasciata. rien ne rappelle dans l'insecte parfait. La trousse de tra- vail est un assortiment de socs de charrue , de forets, de crocs , de harpons, et autres engins sans analogues dans nos industries, sans nom dans nos dictionnaires. Décrivons de notre mieux l'étrange mécanique à percer. En quinze jours au plus , l'Anthrax a consommé sa larve de Chalicodome, dont il ne reste que la peau, ra- massée en un granule blanc. Juillet n'est pas fini qu'il devient rare de trouver encore des nourrissons sur leur nourrice. De cette époque jusqu'au mois de mai sui- vant, rien de nouveau ne se passe. Le diptère garde sa LES ANTHRAX 149 forme de larve sans modification appréciable, et repose immobile dans le cocon de la Maçonne , à côté du glo- bule relique. Quand arrivent les beaux jours de mai, le ver se ride, se dépouille de sa peau, et la nymphe appa- raît, revêtue sur tout le corps d'un robuste épiderme roussâtre et corné. Tête ronde, volumineuse, séparée du thorax par un étranglement, couronnée en avant et à la partie supé- rieure par une sorte de diadème à six pointes dures, ai- guës, noires, disposées en une demi-circonférence dont la concavité regarde en bas. Ces pointes diminuent un peu de longueur du sommet de l'arc aux extrémités. Leur ensemble rappelle les couronnes radiales que por- tent, sur les médailles, les empereurs romains de la dé- cadence. Ce sextuple soc est le principal outil d'excava- tion. Inférieurement et sur la ligne médiane, l'instru- ment se complète par un groupe isolé de deux petites pointes noires, contiguës entre elles. Thorax lisse. Etuis des ailes amples , repliés sous le corps en écharpe et descendant jusque vers le milieu d& l'abdomen. Celui-ci de neuf segments, dont quatre, à partir du second, sont armés sur le dos, en leur milieu, d'une ceinture de petits arceaux cornés, d'un brun fauve, rangés parallèlement l'un à l'autre , enchâssés dans la peau par leur face convexe et relevant chacune de leurs extrémités en une épine noire et dure. En son ensemble, la ceinture forme ainsi une double série de spinules, avec sillon médian. Je compte environ 25 arcs à double denticule pour un seul segment, ce qui fait un total de 200 pointes pour les quatre arceaux ainsi armés. L'utilité de cette râpe est manifeste : elle sert à la nymphe pour prendre appui sur la paroi de sa galerie à loO SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES mesure que le travail avance. Ainsi ancrée sur une foule de points, Tâpre pionnière cogne plus violemment l'obs- tacle avec son diadème de forets. En outre, pour rendre le recul du trépan plus difficile, de longs cils raides et di- rigés en arrière sont clair-semés parmi les denticules des ceintures d'ascension. Il y en a d'ailleurs sur les au- tres segments, tant à la face ventrale qu'à la face dor- sale. Sur les flancs, ils sont plus denses et comme dispo- sés en bouquets. Le sixième segment porte ceinture semblable, mais bien plus faible et composée d'une seule rangée de spi - nulcs, "presque effacées. Elle est plus faible encore sur le septième segment; enfin sur le huitième, elle se réduit à quelques aspérités brunes. A partir du sixième, les anneaux diminuent d'ampleur, et l'abdomen se termine en un cône, dont l'extrémité, formée du neuvième seg • ment, constitue une armure d'un nouveau genre. C'est un faisceau de huit pointes brunes. Les deux dernières dépassent les autres en longueur, et se détachent du groupe en un double soc terminal. Un stigmate rond en avant, de chaque côté du tho- rax ; un stigmate pareil sur le flanc de chacun des sept premiers segments abdominaux. Au repos, la nymphe est courbée en arc. Pour l'action, brusquement elle se débande et se rectifie. Elle mesure de 15 à 20 millimè- tres de longueur, et de 4 à 5 millimètres de largeur. Telle est l'étrange machine à forer qui doit préparer une issue au débile Anthrax à travers le ciment du Cha- licodome. Ces détails de structure, si pénibles à rendre par la parole, peuvent se résumer ainsi : en avant, sur le front, un diadème de pointes, outil de percussion et de fouille ; en arrière, un soc multiple qui s'implante en LES ANTHRAX 151 un point d'arrêt et permet à la nymphe de se débander brusquement pour un choc contre la barrière à dé- molir ; sur le dos, quatre ceintures d'ascension ou quatre râpes, qui maintiennent l'animal en place en mordant, de leurs centaines de crocs, sur la paroi du canal. Sur tout le corps, de longs cils raides, dirigés en arrière, pour prévenir la chute, empêcher le recul. Pareille structure se retrouve chez les autres Anthrax, avec de légères variantes de détail. Je me bornerai à un exemple, celui de l'Anthrax sinué, qui vit aux dépens de l'Osmie tricorne. Sa nymphe diffère de celle de l'An- thrax du Chalicodome par une armure plus faible. Ses quatre ceintures d'ascension ne sont formées que de quinze à dix-sept arceaux à double pointe, au lieu de vingt-cinq ; de plus, les segments abdominaux, à partir du sixième, sont uniquement hérissés de cils raides, sans vestige de spinules cornées. Si l'évolution des Anthrax nous était mieux connue, l'entomologie tirerait, je crois, grand profit du nombre de ces arceaux pour la distinc- tion spécifique. Je le vois se maintenir fixe pour une même espèce, et varier très nettement d'une espèce à l'autre. Mais ce ne sont pas là mes affaires; je signale ce champ d'études aux classificateurs sans m'y arrêter davantage. Vers la fin du mois de mai , la coloration de la nym- phe, jusque-là d'un roux clair, se modifie profondément et présage la prochaine transformation. La tête, le thorax et l'écharpe des ailes deviennent d'un beau noir luisant. Une bande sombre occupe le dos des quatre segments à double rangée de pointes; trois taches ap- paraissent sur les deux anneaux suivants; l'armure anale se rembrunit. Ainsi se trahit déjà la noire livrée lo2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de rinsecte, sur le point d'éclore. C'est le moment, pour la nymphe, de travailler à la galerie de sortie. J'ai été désireux de la voir en action, non dans les conditions naturelles, chose impraticable, mais dans un tube de verre où je l'enferme entre deux épais tampons de moelle de sorgho. L'espace ainsi délimité représente à peu près la loge natale. Les cloisons d'avant et d'ar-r rière, sans avoir la résistance de la bâtisse du Chalico- dome, sont néanmoins assez fermes pour ne céder que sous des efforts prolongés ; mais les parois latérales sont lisses, et les ceintures de râpes n'y pourront prendre appui, circonstance très défavorable. N'importe : dans Fintervallo d'une journée , la nymphe perce la cloison d'avant, épaisse de deux centimètres. Je la vois ancrer sur la cloison postérieure son double soc anal, se cour- ber en arc, puis brusquement se détendre et heurter le tampon d'avant de son front radié Sous le choc des pointes, le sorgho lentement s'émiette. C'est pénible à venir; cela vient tout de même, un atome après l'autre. De loin en loin , la méthode change. Sa couronne de forets plongée dans la moelle, l'animal se trémousse, oscille sur le pivot de son armure anale. C'est l'opéra- tion de la tarière succédant à celle du pic. Puis les heurts recommencent, entrecoupés de repos pour se refaire dé la fatigue. Enfin le trou est fait. La nymphe s'y glisse, mais ne sort en entier : la tête et le thorax se montrent au dehors; le ventre reste engagé dans la galerie. La cellule de verre , avec son manque de points d'ap- pui latéraux, a certainement troublé ma bête, qui ne paraît pas avoir fait usage de toutes ses méthodes. Le trou à travers le sorgho est ample, irrégulier; c'est une brèche grossière et non une galerie. A travers la mu- LES ANTHRAX 153 raille do la Maçonne, il est cylindrique , assez net, et tout juste du diamètre de l'animal. Aussi j'aime à croire que, dans les circonstances naturelles, la nymphe pra- tique moins les coups de pic et donne la préférence au travail de vilebrequin. L'étroitesse et la régularité du canal de libération lui est nécessaire. Elle y reste toujours à demi engagée et même assez solidement fixée par ses râpes dorsales. Sor- tent seuls à l'air libre la tête et le thorax. C'est une der- nière précaution pour la délivrance finale. La fixité d'un appui est, en effet, indispensable à l'Anthrax pour émerger de sa gaine de corne, pour déployer ses grandes ailes hors de leurs étuis, pour tirer ses pattes fluettes de leurs fourreaux. Tout ce travail , si délicat, serait compromis par un manque de stabilité. La nymphe reste donc ancrée au moyen de ses râpes dorsales dans l'étroite galerie de sortie et fournit ainsi l'équilibre stable réclamé par l'éclosion. Tout est prêt. Au grand acte maintenant d'avoir son cours. Une fente transversale se déclare sur le front, à la base du diadème perforateur; une seconde, mais longitudinale, ouvre le crâne en deux et se prolonge sur le thorax. Par cette ouverture cruciale , l'Anthrax brusquement apparaît, tout moite des humeurs du laboratoire de la vie. Il s'af- fermit sur ses jambes tremblantes, il dessèche ses ailes et prend l'essor en laissant à la fenêtre de la loge sa dépouille de nymphe, qui fort longtemps se conserve intacte. Le lugubre diptère a devant lui cinq à six se- maines pour explorer les galets au milieu du thym et prendre sa petite part aux fêtes de la vie. En juillet nous le retrouverons s'occupant de l'entrée en cellule, plus étrange encore que la sortie. IX LES LEUCOSPIS Visitons en juillet les nids du Chalicodome des mu- railles, en les détachant de leurs g-alets par la méthode du choc, ainsi que je viens de l'exposer dans l'histoire des Anthrax. Les cocons de la Maçonne à double habi- tant, l'un dévorant, l'autre dévoré, sont assez nombreux pour permettre d'en récolter quelques douzaines dans une matinée, avant que le soleil soit devenu intolérable. Cognons ferme sur les silex pour desceller les dômes de terre, empaquetons dans de vieux journaux, bour- rons la boîte et rentrons au plus^ vite ; tout à l'heure l'atmosphère va s'embraser comme le ciel d'une Go- morrhe. L'examen, mieux suivi dans l'ombre du chez soi, nous apprend bientôt que si le dévoré est toujours le miséra- ble Chalicodome, le dévorant appartient à deux espèces. D'une part, à sa forme de cylindre, à sa coloration d'un blanc crémeux, à son petit mamelon céphalique, se re- connaît la larve de l'Anthrax, hors de cause en ce mo- ment; d'autre part, à sa structure d'ensemble, à son aspect général, se révèle la larve de quelque hyméno- ptère. Le second exterminateur de la Maçonne est, en effet, un Leucospis [Leiicospis gigas, Fab.) superbe in- secte, zébré de noir et de jaune, à ventre arrondi au 156 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES bout et creusé, ainsi que le dos, en g-orge de poulie pour recevoir, dans sa rainure, une longue rapière, aussi déliée qu'un crin, que l'animal dégaine et plonge, à travers le mortier, jusque dans la cellule où il se propose d'établir son œuf. Avant de nous occuper de son métier d'inoculateur, apprenons comment vit la larve dans la loge envahie. C'est un ver nu, apode, aveugle, facile à confondre, pour des yeux non expérimentés, avec celui de divers hjmiénoptères collecteurs de miel. Ses caractères les plus apparents consistent en une coloration de beurre rance, Fig. 3 — Larve secondaire du Leiicospis f/igas. une peau luisante et comme huilée, une segmentation accusée par de forts bourrelets, de manière que, vu de profil, le dos est très nettement ondulé. Au repos, cette larve est courbée en arc, revenant sur lui-même. Elle est composée de treize segments, y compris la tète. Celle-ci, très petite relativement au reste du corps, ne montre, sous la loupe, aucune pièce buccale ; tout au plus aperçoit-on un léger trait roux, qui vous engage à re- courir au microscope. On distingue alors deux fines mandibules, très courtes et façonnées en pointe aiguë. Une petite embouchure ronde, un subtil perçoir de droite et de gauche, voilà tout ce que montre l'appareil LES LEUCOSPIS 157 à fort grossissement. Quant à mes meilleures loupes, elles ne me montrent rien du tout. On voit très bien, au contraire, et sans armer l'œil d'une lentille, l'armature buccale, notamment les mandibules, soit d'un mangeur de miel, Osmio, Chalicodome, Még-achile, soit d'un man- geur de proie, Scolie, Ammophile, Bembex. Tous possè- dent des pinces robustes, propres à saisir, à broyer, à lacérer. A quoi peut donc servir l'invisible outillage du Leucospis? Le mode de consommation va nous l'ap- prendre. Comme l'Anthrax, son modèle, le Leucospis ne mange pas la larve de Chalicodome, c'est-à-dire ne la dépèce pas en bouchées ; il l'épuisé sans l'ouvrir et lui fouiller les flancs. Avec lui reparaît cet art merveilleux qui con- siste à se nourrir du patient sans le tuer jusqu'à la fin du repas, afin d'avoir toujours ration de chair fraîche. La bouche assidûment appliquée sur la peau de la vic- time, le ver meurtrier s'emplit et grossit tandis que la larve nourricière se dégonfle et se flétrit tout en conser- vant assez de vie pour résister à la décomposition. De la défunte transvasée , il reste la peau qui, ramollie dans l'eau, puis insufflée, se ballonne sans fuite de gaz, preuve de sa continuité. L'outre dépourvue d'ouverture a tout de même perdu son contenu. C'est la répétition de ce que nous a montré l'Anthrax, avec cette diff'érence que le Leucospis paraît moins versé dans les délicates opérations de l'épuisement. Au lieu du granule, si blanc et si pro- pre, que le diptère laisse pour tout résidu de sa pièce alimentaire, l'insecte à longue sonde abandonne pour reliefs une dépouille fréquemment souillée par la teinte brune de vivres gâtés. Il semble que, sur la fin, la con- sommation devient plus brutale et ne dédaigne pas la 4>^ï i58 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES chair morte. Je reconnais aussi que le Leucospis n'est pas apte à se lever de table ou bien à s'y remettre avec la promptitude de l'Anthrax. Je dois le harceler quel- que temps avec la pointe d'un pinceau pour le décider à lâcher prise ; et une fois la pièce quittée, il n'y fixe de nouveau la bouche qu'après quelques hésita'ions. Son adhérence ne peut être le simple effet d'un bai- ser de ventouse ; des crocs qu'il faut dégager peu- vent seuls en rendre compte. Je m'explique alors l'usage des microscopiques man- dibules. Ces deux subtiles pointes sont incapables de rien mâcher, mais elles peuvent très bien servir à percer l'épiderme d'un orifice comme n'en ferait pas l'aiguille la plus déliée, et c'est à travers la piqûre que le Leu- cospis hume le suc de sa proie. Ce sont des instruments propres à perforer le sac graisseux qui lentement, sans éprouver en son intérieur aucun dommage, se vide à tra- vers un pertuis çà et là renouvelé. La ventouse de l'An- thrax est ici remplacée par des perçoirs tiès aigus, et si réduits qu'ils ne peuvent rien blesser au delà do l'épi- derme. Ainsi se trouve réalisée, avec un autre outillage d'attaque, la prudente consommation qui maintient les vivres frais. Est-il nécessaire de dire, après l'histoire de l'Anthrax, que pareille alimentation serait impossible avec une proie dont les tissus posséderaient leur finale fermeté? C'est donc pendant qu'elle est à demi fluide et plongée dans la torpeur de la nymphose que la larve du Chali- codome est vidée par celle du Leucospis. La dernière quinzaine de juillet et la première quinzaine d'août sont les époques favorables pour assister au repas, que j'ai vu durer de douze à quatorze jours. Plus tard, on ne trouve LES LEUCOSPiS V69 dans le cocon du Chalicodome que la larve du Leucos- pis, superbe d'embonpoint, et à côté une sorte de mince et rance lardon, relique de la défunte nourrice. Jus- qu'aux chaleurs de l'été suivant, jusqu'en fin juin au plus tôt, les choses restent en l'état. Alors apparaît la nymphe, qui n'a rien de saillant à nous apprendre ; et enfin l'insecte parfait, dont l'éclo- sion peut se retarder jusqu'au mois d'août. Sa sortie hors de la forteresse de la Maçonne n'a rien de l'étrange méthode employée par l'Anthrax. Doué de vaillantes mandibules, l'insecte parfait crève lui-même le plafond de son domicile sans grave difficulté. A l'époque de sa libération, les Chalicodomes, qui travaillent en mai, ont depuis longtemps disparu. Sur les galets, tous les nids sont clos, les provisions sont achevées, les larves dor- ment dans leur cocon ambré. Gomme les vieux nids sont utilisés par la Maçonne tant qu'ils ne sont pas trop dé- labrés, le dôme d'où vient de sortir le Leucospis, plus vieux d'un an, a ses autres loges occupées par les fils de l'abeille. Il y a là, pour sa race, sans chercher au loin, grasse prébende dont il est maître de profiter. Il ne dépend que de lui de faire de sa maison natale la maison des siens. Du reste, si les explorations à distance lui plaisent, les dômes de mortier abondent dans l'har- mas. Sous peu, l'inoculation des œufs à travers la mu- raille va commencer. Avant d'assister à ce curieux tra- vail, occupons-nous de la sonde qui doit l'accomplir. En dessus, le ventre de l'insecte est creusé d'un sillon qui remonte jusqu'à la base du thorax ; à l'extrémité, élargie et ronde, il est fendu par une étroite scissure, qui semble partager cette région en deux ; on dirait une pou- lie à fine gorge. A l'état de repos, la sonde inoculatrice 160 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ouoviscapte reste engagée dans cette rainure et ce sillon. La délicate machine fait ainsi presque le tour complet de l'abdomen. En dessous, sur la ligne médiane, se voit une longue écaille d'un brun marron, lancéolée, carénée, fixée par sa base au premier segment abdominal et pro- longée sur les côtés en ailes membraneuses qui viennent étroitement s'appliquer sur les flancs. Sa fonction est de protéger la région sous-jacente, région à parois molles où la sonde prend origine. C'est un opercule, une cuirasse qui, pendant l'inaction, protège les délica- tesses du mécanisme moteur, mais fait bascule d'arrière en avant et se relève quand il faut dégainer l'outil et en faire usage. Détachons cet opercule d'un coup de ciseaux pour avoir sous le regard tout l'appareil ; puis soulevons l'oviscapte avec la pointe d'une aiguille. La partie lon- geant le dos se dégage sans difficulté aucune , mais la partie enchâssée dans la gorge de poulie du bout du ventre offre une résistance qui nous avertit d'une com- plication non aperçue d'abord. L'outil, en elfet, se com- pose de trois pièces, une centrale ou filament inocula- teur, et deux latérales, dont l'ensemble constitue un fourreau. Ces deux-ci, plus fortes, sont creusées en façon de demi -canal et forment, en se rejoignant, un canal complet dans lequel le filament est engainé. Ce fourreau à deux valves est libre d'adhérence dans la partie dorsale ; mais plus loin, au bout de l'abdomen et sous le ventre, il ne peut plus s'isoler, ses valves se trouvant soudées avec la paroi abdominale. Là règne donc, entre les deux pièces protectrices rapprochées, une simple rigole où le filament est à couvert. Quant à ce dernier, il s'extrait aisément de sa gaine et se met LES LEUCOSPIS 161 en liberté jusqu'à sa base , sous le bouclier de l'é- caille. A la loupe, c'est un fil rond, corné, rigide, compris pour la grosseur entre un cbeveu et un crin de cbeval. Son extrémité se montre un peu rugueuse, pointue et longuement taillée en biseau. Le microscope est néces- saire pour reconnaître sa réelle structure , bien moins simple qu'elle ne le semble d'abord. On reconnaît alors que la partie terminale, taillée en biseau, se compose d'une série de cônes tronqués, emboîtés l'un dans l'autre et dont la large base déborde un peu. De cette disposition résulte une sorte de lime, de râpe à dents très émoussées. Pressé sur le porte-objet, le fil se sub- divise en quatre pièces de longueur inégale. Les deux plus longues ont pour terminaison le biseau dentelé. Elles s'assemblent en une gouttière très étroite pour recevoir les deux autres pièces, un peu plus courtes. Celles-ci se terminent l'une et l'autre par une pointe, mais non dentelée, et en retrait par rapport à la râpe finale. Assemblées en un demi-canal, elles s'encbàssent dans le demi-canal des deux autres, de façon que le tout forme un canal complet. En outre, les deux pièces courtes, considérées ensemble, sont mobiles, suivant leur longueur, dans la gouttière qui les reçoit; elles sont de plus mobiles l'une sur l'autre, toujours dans le sens de la longueur, si bien que, sur le porte-objet, leurs pointes terminales correspondent rarement au même niveau. Si l'on tronque d'un coup de ciseaux le fil inoculateur sur l'animal vivant et qu'on observe la section à la loupe, on voit la demi-gouttière interne s'allonger et faire saillie en dehors de la demi-gouttière externe, 11 162 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES puis rentrer tour à tour, tandis que suinte de la bles- sure une gouttelette albumineuse, provenant sans doute du liquide qui donne à l'œuf le singulier appendice dont il sera fait mention plus loin. Au moyen de ces mouve- ments longitudinaux de la rigole interne dans la rigole externe, et du glissement, l'une sur l'autre, des deux pièces de la première rigole, l'œuf peut être acheminé jusqu'au bout de l'oviscapte malgré l'absence de toute contraction musculaire , impossible dans un conduit de nature cornée. Pour peu que l'on presse l'abdomen en dessus , on le voit se disloquer après le premier segment, comme si l'insecte, en ce point, avait été à demi sectionné. Il se produit, entre le premier et le second anneau, un large entrebâillement, un hiatus, où sous une fine membrane, fait hernie la base de l'oviscapte, fortement recourbée en crosse. Là le filament traverse de part en part l'animal et va émerger en dessous. Son point de sortie se trouve ainsi vers la base de l'abdomen, au lieu de se trouver au bout suivant la règle générale. Cette étrange dispo- sition a pour effet de raccourcir le bras de levier de l'oviscapte, de rapprocher du point d'appui, c'est-à-dire des pattes, l'origine du filament, et de favoriser par ce moyen le difficultueux travail de l'inoculation en utili- sant du mieux possible l'effort dépensé. En somme, l'oviscapte au repos fait le tour de l'abdomen. Parti de la base, à la face inférieure, il contourne le ventre d'avant en arrière, puis revient d'arrière en avant à la face supérieure, pour aboutir à peu près à la mèmehau- teur que le point de départ. Sa longueur est de 14 milli- mètres. Ainsi est déterminée la limite des profondeurs que la sonde peut atteindre dans les nids de Chalicodome. LES LEUCOSPIS 163 Un mot encore , avant d'en finir avec roiilil du Leu- cospis. Sur l'animal agonisant, décapité, privé de pattes et d'ailes, transpercé d'une épingle, les parois de la scissure où le fil inoculateur est engagé, éprouvent de vifs mouvements trépidatoires comme si le ventre allait s'entr'ouvrir, se partager en deux suivant la ligne mé- diane, puis ressouder ses deux moitiés. Le fil lui-même est animé de trépidations convulsives ; il se dégage de son fourreau, puis y rentre pour se dégainer encore. Il semble que la machine à pondre ne puisse se résoudre à périr avant d'avoir accompli sa mission. L'animal a pour but suprême l'œuf; et tant qu'il lui reste une étin- celle de vie, il agonise dans des essais de ponte. Le Leucospis géant exploite avec la même ferveur les nids du Chalicodome des galets et ceux du Chalicodome des hangars. Pour assister aisément à l'inoculation de l'œuf et suivre à nombreuses reprises l'opérateur dans la pratique de son art, j'ai donné la préférence à la seconde Maçonne , dont les nids , détachés des toitures voisines, ont été appendus par mes soins, depuis quel- ques années, sous le porche de mon cellier. Ces ruches en pisé, accolées contre des tuiles, me fournissent, chaque saison , de nouveaux documents. Je leur dois beaucoup pour l'histoire des Leucospis. Comme terme de comparaison avec ce qui se passait chez moi, j'observais les mêmes scènes sur les galets des harmas d'alentour. Chaque sortie dans ce but était loin de me dédommager de mon zèle , quelque peu mé- ritoire par un soleil atroce ; mais enfin, de loin en loin, je parvenais à voir quelque Leucospis implantant la sonde dans le dôme de mortier. Couché h terre , du commencement à la fin de l'opération, qui pouvait durer 164 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES des heures entières, je suivais de très près l'insecte dans tous ses actes, tandis que mon chien, lassé d'une tem- pérature d'étuve, sournoisement abandonnait la partie, et la queue basse, la langue pendante, rentrait au logis pour s'étendre à plat ventre sur les fraîches dalles du vestibule. Ah ! qu'il était bien avisé de dédaigner la contemplation devant les cailloux ! Je rentrais à demi cuit, bruni comme un grillon. Je retrouvais mon cama- rade qui, les flancs haletants, le dos dans l'angle de la muraille et les quatre pattes étalées à plat, exhalait les derniers jets de vapeur de sa chaudière surchaulTée. Ah ! comme Bull était mieux avisé de regagner au plus vite l'ombre de la maison ! Pourquoi l'homme s'in- forme-t-il? Pourquoi n'a-t-il pas l'insouciance des choses, cette haute philosophie de la bête? En quoi peut nous intéresser ce qui ne remplit pas le ventre ? A quoi bon apprendre ? A quoi bon le vrai quand l'utile suffit? Pourquoi, descendant de quelque macaque ter- tiaire à ce que l'on dit, siiis-je affligé du besoin de sa- voir, lorsque Bull, mon compagnon, en est affranchi? Pourquoi Ah! ça mais ! où donc en suis-je? Rcn- trerai-je, le cerveau congestionné par un coup de soleil? Revenons vite à nos moutons. C'est dans la première semaine de juiflet que j'ai vu l'inoculation débuter sur mes nids de Cbalicodomc des hangars. Au fort de la chaleur, sur les trois heures de l'après-midi, le travail se poursuit, de moins en moins actif, pondant presque tout le mois. Je compte jusqu'à douze Leucospis à la fois sur la paire de tuiles la mieux peuplée. L'insecte explore les nids, lentement, gauche- ment. Du bout des antennes, fléchies à angle droit après le premier article, il palpe la surface. Puis immobile et LES LEUCOSPIS 165 la lête penchée, il semble méditer et débattre en lui- même l'opportunité du lieu. Est-ce bien ici, est-ce ail- leurs que gît la larve convoitée ? Au dehors rien, abso- lument rien, ne l'indique. C'est une nappe pierreuse, bosselée mais très uniforme d'aspect, car les cellules ont disparu sous une couche de crépi, travail d'intérêt géné- ral où l'essaim dépense ses derniers jours. S'il me fallait, avec ma longue pratique, décider moi-même du point convenable, me serait-il loisible d'user d'une loupe pour scruter le mortier grain par grain, et d'ausculter la surface pour me renseigner au moyen du son rendu, je déclinerais l'entreprise, convaincu d'avance d'échouer le plus souvent et de ne réussir que par hasard. Oi^i sont en défaut mes moyens optiques et mon discer- nement raisonné, l'insecte ne se trompe pas, guidé qu'il est par les bâtonnets des antennes. Son choix est fait. Le voici qui dégaine sa longue mécanique ; la sonde est dirigée normalement à la surface et occupe à peu près le milieu entre les deux pattes intermédiaires. Une large dislocation se déclare sur le dos, entre le premier et le second segment de l'abdomen, et par cet entrebâillement fait hernie la base de l'outil, dont la pointe s'efforce de plonger dans le tuf. Des mouvements trépidatoires au sein de cette hernie trahissent l'énergie dépensée. On craint de voir se rompre, d'un moment à l'autre, la frêle bourse violentée par l'effort. Mais elle tient bon et le fil progresse. Immobile, hautement guindé sur jambes pour dé- velopper son appareil, l'insecte n'a que de très légères oscillations pour tout signe de son laborieux travail. Je vois des sondeurs qui dans un quart d'heure ont fini d'opérer. Ce sont les plus prompts à la besogne. La ren- 166 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES contre d'une couche de moindre épaisseur et de moindre résistance les a favorisés. J'en vois d'autres qui, pour une seule opération, dépensent jusqu'à trois heures, trois longues heures de patience pour l'observateur dési- reux de suivre l'acte jusqu'à la fin, trois longues heures d'immobilité pour l'animal, encore plus désireux d'assu- rer à son œuf le vivre et le couvert. Mais aussi n'est-ce pas travail des plus difficiles que d'insinuer un cheveu dans l'épaisseur de la pierre? Pour nous, avec toute notre dextérité des doigts , ce serait impossible ; pour l'animal, qui simplement pousse du ventre, ce n'est que laborieux. Malgré la résistance du milieu traversé, l'insecte per- sévère, certain de réussir ; et il réussit en effet sans que je puisse encore m'cxpliquer son succès. La matière où doit plonger la sonde n'a pas la structure poreuse ; elle est homogène et compacte comme notre ciment durci. En vain mon attention se porte sur le point précis oii fonctionne l'outil; je ne vois pas de fissure, de pertuis qui puisse faciliter l'accès. Un trépan, un foret de mi- neur pulvérisent la roche pour avancer d'autant. Cette méthode de percussion n'est pas ici de mise ; l'extrême délicatesse de la sonde s'y oppose. Il faut à la frêle tige, ce me semble, une voie toute faite, une faille où elle puisse glisser ; mais cette faille, je n'ai jamais pu la découvrir. Est-il permis d'invoquer un liquide dissolvant qui ramollirait le mortier sous la pointe de l'oviscapte ? Non, car je ne vois aucune trace d'humidité autour du point où le fil est engagé. Je reviens à la fissure, au défaut de continuité, bien que mon examen soit impuis- sant à le découvrir sur le nid du Chalicodome. En d'au- tres circonstances, j'ai été mieux servi. Le Leucospîs LES LEUCOSPIS 1C7 dorsigera, Fab., établit ses œufs auprès de la larve de l'Aulbidie diadème, qui nidifie parfois dans des tronçons de roseau. A diverses reprises, je l'ai vu introduisant sa tarière par une subtile rupture du canal. L'enceinte n'étant pas la même, ici bois et là mortier, peut-être convient-il de laisser une part à l'inconnu. Mon assiduité, pendant la majeure partie de juillet, devant les tuiles appendues contre les murailles du por- che, m'a permis la comptabilité des inoculations. A mesure que l'insecte, son opération terminée, dégageait la sonde, je marquais au crayon le point précis d'où sortait l'instrument; et tout à côté, j'inscrivais la date. Ces données devaient être utilisées à la fin des travaux du Leucospis. Les sondeurs disparus, je procède à l'examen des nids, noircis de mon grimoire, les indications au crayon. Un premier résultat, auquel je m'attendais d'ailleurs, me dé- dommage de mes patientes stations. Sous chaque point marqué de noir, sous chaque point d'où j'ai vu retirer Foviscapte, se trouve constamment une cellule, sans une seule exception. Il y a pourtant d'une cellule à l'autre des intervalles pleins, ne résulteraient-ils que de l'ados- sement des parois. D'ailleurs les loges, très irrégulière- ment distribuées par un essaim dont chaque ouvrière travaille à sa guise, laissent entre elles d'amples anfrac- tuosités, que remplit à la fin l'enduit général du nid. De ces dispositions, il résulte que les parties massives équi- valent presque en volume aux parties vides. Rien a^ dehors n'indique le plein ou le creux des régions sous- jacentes. Il m'est absolument impossible de décider si, en creusant tout droit, je rencontrerai la capacité d'une cellule ou bien l'épaisseur d'un mur. iG8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES L'insecte, lui, ne s'y trompe pas, comme en témoi- gnent toutes mes fouilles sous les points notés par le crayon ; il dirige toujours son appareil vers la cavité d'une loge. Comment est-il averti que le dessous est vide ou plein? Ses organes d'information sont, à ne pas en douter, les antennes, qui palpent le terrain. Ce sont deux doigts d'inouïe délicatesse, qui scrutent le sous-sol en tapotant dessus. Que perçoivent-ils donc, ces organes énigmatiques? — Une odeur? Nullement; je m'en étais toujours douté, et aujourd'hui j'en suis cer- tain après ce que je vais raconter dans un instant. — Perçoivent-ils un son ? Faut-il les regarder comme des appareils microphoniques d'ordre supérieur, aptes à re- cueillir les échos moléculaires du plein et les réson- nances du vicie ? Cette idée me séduirait si, dans une foule de circonstances où sont étrangères les sonorités d'une voûte, les antennes ne remplissaient leur rôle avec la même efficacité. Nous ignorons et peut-être sommes- nous destinés à toujours ignorer la vraie valeur du sens antennal, dont notre nature n'a pas l'analogue ; mais s'il nous est impossible de dire ce qu'il perçoit, nous pouvons du moins reconnaître en partie ce qu'il ne perçoit pas, et lui refuser en particulier l'aptitude à l'olfaction. Je remarque, en effet, non sans vive surprise, que la grande majorité des cellules visitées par la sonde du Leucospis ne contiennent pas la seule chose que re- cherche l'insecte, c'est-à-dire la larve récente du Chali- codome enfermée dans son cocon. Leur contenu con- siste en détritus divers, si fréquents dans tout vieux nid de la Maçonne : miel liquide et resté sans emploi, l'œuf ayant péri ; provisions gâtées, tantôt moisies, tantôt de- venues culot goudronneux ; larve morte, durcie en un LES LEUCOSPIS IGD cylindre brun ; insecte parfait desséché, à qui les forces ont manqué pour la libération ; décombres poudreux, provenant de la lucarne de sortie qu'a bouchée plus tard la couche générale de crépi. Les eflluves odorants qui peuvent se dégager de ces résidus ont certainement des caractères très divers. L'aigre, le faisandé, le moisi, le goudronneux, ne sauraient être confondus par un odorat un peu subtil ; chaque loge, suivant son contenu, pos- sède un fumet spécial, sensible ou non pour nous ; et ce fumet, à coup sûr, n'a rien de commun avec celui que nous pouvons supposer à la larve fraîche, recherchée par le Leucospis. Si néanmoins l'insecte ne distinguo par ces loges l'une de l'autre et plonge la sonde dans toutes indifféremment, n'est-ce pas la preuve évidente que l'odorat ne le guide en rien dans ses recherches? Par d'autres considérations, en traitant de l'Ammophile hérissée, j'étais arrivé à nier, dans les antennes, la sen- sibilité olfactive. Aujourd'hui le Leucospis, avec ses fréquentes erreurs, malgré sa continuelle exploration antennale, établit ma négation sur des bases iné- branlables. Le sondeur des nids en mortier vient de nous déli- vrer, je crois, d'un vieux préjugé physiologique. N'au- rait-elle que ce résultat, son étude serait déjà méritoire ; mais l'intérêt est loin d'être épuisé. Entamons un autre point de vue, dont toute l'importance ne se révélera qu'à la fin ; parlons d'un fait auquel j'étais fort loin de m'at- tendre lorsque je surveillais avec tant d'assiduité les nids de mes Chalicodomes. La même cellule peut recevoir à diverses reprises, à plusieurs jours d'intervalle, la sonde des Leucospis. J'ai dit comment je marquais de noir le point précis où 170 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES l'instrument de ponte s'était eng-ag-é et comment j'ins- crivais à côté la date de l'opération. Eh bien, en beau- coup de ces points déjà visités, sur lesquels je possédais les documents les plus authentiques, j'ai vu revenir l'insecte une seconde fois, une troisième et même une quatrième, tantôt le même jour, tantôt quelque temps après, et y replonger son fil inoculateur, exactement au même endroit, comme si rien ne s'était passé. Était-ce le même individu qui répétait son acte dans une cellule déjà visitée par lui mais oubliée ; étaient-ce des indivi- dus différents qui venaient, l'un après l'autre, déposer l'œuf dans une loge prise pour inoccupée? Je ne saurais le dire, ayant néglig-é de marquer les opérateurs, crainte de les troubler. Comme rien, si ce n'est la marque de mon crayon, marque de signification nulle pour l'animal, n'indique que la tarière a déjà travaillé là, il peut très bien arriver que le même opérateur, retrouvant sous ses pas un point déjà exploité par lui-même, mais effacé de son souvenir, renouvelle son coup de sonde dans une loge qu'il croit découvrir pour la première fois. Si tenace que soit sa mémoire des lieux, on ne peut admettre que l'insecte possède, pendant des semaines et point par point, la topographie d'un nid de quelques mètres carrés do su- perficie. Ses souvenirs, s'il en a, le servent mal; l'as- pect extérieur ne le renseigne pas ; et sa tarière pénè- tre, au hasard des découvertes, en des points déjà son- dés peut-être à plusieurs reprises. 11 peut arriver encore — et ceci me paraît le cas le plus fréquent — qu'à l'exploiteur d'une cellule en succède un second, puis un troisième, un quatrième et davantage, tous avec le zèle de premier occupant parce que leurs LES LEUCOSPIS 171 prédécesseurs n'ont pas laissé do trace de leur passage. De Tune et de l'autre manière, la même loge est exposée à des pontes multiples, bien que son contenu, la larve de Clialicodome , soit une ration tout juste suffisante pour une seule larve de Leucospis. Ces sondag-es réitérés sont loin d'être rares : j'en ai inscrit une vingtaine sur mes tuiles, et pour quelques cellules, l'opération s'est renouvelée sous mes yeux jusqu'à cjuatre fois. Rien ne dit qu'en mon absence ce nombre n'ait été dépassé. Le peu que j'ai reconnu m'empêche d'assigner des limites. Maintenant une question surgit , grosse de conséquences : l'œuf est-il réellement pondu toutes les fois que la sonde pénètre dans une cellule ? Je n'entrevois rien qui plaide en fa- veur de la négative. A cause de sa nature cornée, Fovis- capte ne doit être doué que d'une sensibilité tactile des plus obtuses. L'insecte n'est averti du contenu de la logo que par l'extrémité de ce long- crin, témoin, ce me semble, peu digne de confiance. L'arrivée dans le vide est annoncée par le défaut de résistance ; et voilà, pro- bablement, le seul avis que puisse fournir l'insensible outil. La sonde, forant la roche, ne saurait avertir le mi- neur sur le contenu de la caverne où elle vient de s'en- gager ; ainsi doit-il en être du fil rigide des Leucospis. La cellule atteinte renferme-t-elle du miel moisi, des décombres , une larve desséchée , une larve au point convenable? Et surtout renferme-t-cUe déjà un œuf? Sur ce dernier point, au moins, la réponse ne peut être douteuse. Il est impossible que, par l'intermédiaire d'un crin, l'insecte soit renseigné sur ce point si délicat : l'absence ou la présence d'un œuf, corpuscule perdu dans une vaste enceinte. En admettant même le tact à 172 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES l'extrémité de la tarière, il resterait toujours celte diffi- culté insurmontable : retrouver dans rinconnu d'une spacieuse chambre le point précis où git l'atome. Je n'hésite pas même à croire que l'oviscapte n'avertit pas l'insecte ou ne l'avertit que très vaguement du contenu de la cellule , propice ou non à l'évolution du germe. Chaque coup de sonde , pourvu qu'un vide soit ren- contré, dépose peut-être son œuf, auquel échoit ainsi, tantôt saine nourriture et tantôt résidu sans valeur. Ces aberrations de la ponte réclament des preuves plus concluantes que les aperçus où conduit la nature cornée de l'oviscapte ; il importe de reconnaître direc- tement si la cellule où la tarière a plongé plusieurs fois renferme en effet plusieurs occupants, outre la larve du Chalicodomc. Les Leucospis ayant terminé leurs son- dages, j'ai attendu encore quelques jours pour donner aux jeunes larves le temps de se développer un pou, ce qui devait rendre mon examen plus facile. Enfin j'ai transporté les tuiles sur la table de mon cabinet pour en scruter les secrets avec les soins les plus minutieux. Là m'attendait une déception comme rarement j'en ai éprouvé de pareilles. Les cellules que j'avais vu, de mes propres yeux vu, traverser par la sonde deux, trois et quatre fois, ne renfermaient qu'une larve de Leucos- pis, une seule, attablée sur celle du Chalicodome. D'au- tres, également sondées à plusieurs reprises, contenaient des résidus g-àtés ; mais de Leucospis, point. Ah ! sainte patience ! donnez-moi le courage de recommencer, dis- sipez les ténèbres et délivrez-moi du doute ! Je recommence. La larve de Leucospis m'est fami- lière ; je peux la reconnaître, sans erreur possible, tant dans les nids du Chalicodome des galets que dans LES LEUCOSPIS 173 les nids du Chalicodomo dos hangars. Toute la morte- saison, je multiplie mes courses ; je détache des toits des vieilles masures et des cailloux des harmas, les cons- tructions des deux Maçonnes ; j'en bourre mes poches, j'en remplis ma boite, j'en charge le havresac de Fa- vier, j'en récolte assez pour encombrer toutes les tables de mon cabinet; et lorsqu'il fait trop froid, que l'âpre mistral souffle, je déchire la fine étoffe des cocons pour m'informer de l'habitant. La plupart contiennent la Maçonne à l'état parfait ; d'autres me donnent la larve de l'Anthrax ; d'autres encore , et fort nombreux, me donnent la larve du Leucospis. Et cette dernière est seule, toujours seule, immanquablement seule. C'est à n'y rien comprendre lorsqu'on sait, comme je le savais, la multiplicité fréquente des coups de sonde. Ma perplexité ne fait qu'accroître lorsque, au retour de la belle saison, je suis, pour la seconde fois, témoin des opérations du Leucospis réitérées sur les mêmes cellules ; et que, pour la seconde fois , je constate une larve unique dans les loges sondées plusieurs fois. Serai-je donc forcé d'admettre que la tarière sait recon- naître les cellules contenant déjà un œuf, et dès lors s'abstient d'y pondre ? Dois-je accorder un tact extraor- dinaire à ce rude bout de crin ; mieux que cela : une sorte de divination qui afflrmc ou nie l'œuf sans avoir besoin de le toucher? Mais ce que je dis là est insensé ! Certainement quelque chose m'échappe, et toute l'obs- curité du problème vient de mes renseignements in- complets. 0 patience ! souveraine vertu de l'observa- teur, venez encore à mon aide : pour la troisième fois, je dois recommencer. Jusqu'ici mes recherches se sont faites quelque temps 174 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES après la ponte, à une époque où la larve a pris au moins un développement assez avancé. Qui sait si, dès le début du premier âg-e, rien ne se passe qui puisse après me fourvoyer? C'est à l'œuf lui-même que je doism'adresser pour obtenir le secret que me refuse la larve. Je re- prends donc mon étude dans la première quinzaine de juillet, alors que les Leucospis, affairés, commencent à visiter les nids des deux Maçonnes. Les galets des liar- mas me fournissent en abondance les édifices du Cliali- codome des murailles ; les refuges des troupeaux, çà et là disséminés dans la campagne, me donnent, sous leur toiture délabrée, par fragments détachés au ciseau, les constructions du Chalicodome des hangars. Je tiens à ne pas détruire complètement mes ruches domestiques, déjà si éprouvées par mes expériences ; elles m'ont beaucoup appris, elles peuvent m'apprendre encore. Des colonies étrangères, rencontrées un peu de partout, font les frais de mon butin. La loupe d'une main, les pinces de l'autre, je passe en revue ma récolte, le jour même, avec la prudence et le soin que seule permet la table du laboratoire. D'abord les résultats ne répondent pas du tout à mes espérances. Je ne vois rien que je n'aie déjà vu. Nouvelles expéditions à quelques jours d'inter- valle et nouveaux chargements de mottes de mortier; tant et tant qu'à la fin la chance me sourit. La raison avait raison. Un coup de sonde n'est pas donné sans dépôt de l'œuf dans la cellule atteinte. Yoici un cocon de la Maçonne des galets avec un œuf accom- pagné de la larve du Chalicodome. Mais quel œuf étrange ! Jamais rien de pareil ne s'est offert à mes yeux, et puis est-ce bien l'œuf du Leucospis? Mes transes n'étaient pas petites. L'évolution m'en délivra LES LEUCOSPIS 175 en me donnant, une paire de semaines après, la larve qui m'était familière. Ces cocons à un seul œuf sont aussi nombreux que je peux le désirer ; ils dépassent même mes désirs ; mes petits récipients en verre ne peuvent y suffire. En voici d'autres, plus précieux, à ponte multiple. J'en trouve abondamment avec deux œufs ; j'en trouve avec trois, avec quatre ; le mieux peuplé m'en offre jusqu'à cinq. Et pour mettre le comble à ma joie de cberchcur qui, sur le point de désespérer, soudain réussit, voici encore, bien muni d'un œuf, un cocon stérile, c'est-à- dire ne contenant qu'une larve corrompue et desséchée. Tous mes soupçons se réalisent, tous jusqu'au plus inconséquent : l'œuf auprès d'un amas de pourriture. Ce sont les nids du Clialicodome des murailles, de construction plus régulière, d'examen plus aisé à cause de leur base largement bâillante une fois séparée du galet d'appui, qui m'ont fourni la grande majorité des renseignements; ceux du Chalicodome des hangars, qu'il faut émietter à coups de marteau pour en visiter les cellules entassées sans aucun ordre, se prêtent bien moins à une enquête délicate, endommagés qu'ils sont par l'écrasement et les commotions du choc. Et maintenant, c'est fait : il reste établi que la ponte du Leucospis est exposée à des périls bien exception- nels. Elle peut confier l'œuf à des cellules stériles, sans vivres utilisables ; elle peut en établir plusieurs dans une même loge, quoique cette loge ne renferme de la nour- riture que pour un seul. Qu'elles proviennent d'un in- dividu unique revenant, par mégarde, à diverses reprises au même point, ou qu'elles soient le fait d'individus dif- férents non informés des sondages antérieurs, ces pontes 176 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES multiples sont très fréquentes, presque autant que les pontes normales. La plus complexe que j'aie reconnue se composait de cinq œufs, mais rien n'autorise à voir dans ce nombre une limite extrême. Qui pourait dire, lorsque la population des sondeurs est nombreuse, jus- qu'où peut aller cette accumulation? J'exposerai dans un autre chapitre comment la ration d'un œuf reste Fig. 4, — OEuf du Leucospis gigas. effectivement ration d'un seul œuf, malgré la multipli- cité des convives. Je termine par la description de l'œuf C'est un corps blanc, opaque, en forme d'ovale très allongé. L'une des extrémités se prolonge en un col ou filament, aussi long- que l'œuf proprement dit, un peu rugueux, sinueux et d'ordinaire fortement courbé. Le toutfig-ure assez bien certaines courges à panse allong-ée et goulot anguiforme. La long-ueur totale, le pédicule comj)ris, est de 3 millimètres environ. Il est inutile de dire, après avoir reconnu le mode d'alimentation du ver, que cet œuf n'est pas déposé à l'intérieur de la larve nourricière. Toutefois, avant de connaître les mœurs du Leucospis, volontiers j'aurais cru que tout hyménoptère portem^ de longue sonde inocule ses œufs dans les flancs de la victime, comme le font les Ichneumons à l'égard des chenilles. Je rappelle cette erreur pour en délivrer ceux qui la partageraient. LES LEUCOSPIS 177 L'œuf du Leucospis n'est pas même déposé sur la larve du Clialicodome ; il estappendu, par son pédicule courbe, à la paroi filamenteuse du cocon. Si je m'y prends avec assez de délicatesse pour ne pas troubler les dispositions des choses lorsque je détache le nid par le choc, et que j'extrais et j'ouvre le cocon, je vois l'œuf osciller à la voûte de soie. Mais il on faut bien pou pour le faire choir. Aussi le plus souvent, ne serait-ce que par l'effet du choc intervenu au moment de la sépara- tion du nid de son galet, je le trouve détaché du point de suspension et gisant à côté de la larve, à laquelle d'ailleurs il n'a jamais aucune adhérence. La sonde du Leucospis ne va pas au delà du cocon traversé ; et l'œuf reste maintenu au plafond dans l'anse de quelque filament soyeux, au moyen de son pédicule on croc. 12 X AUTRE SONDEUR Comment s'appelle-t-il donc celui-ci, dont je n'ose inscrire le nom en tête du chapitre? Il s'appelle Mono- dontomerits ciipreus, Sm. Essayez un peu pour voir, ■dites : Mo-7io-don-to-?ne-7'us . Comme cela vous remplit bien la bouche; comme cela vous met en l'esprit l'idée de quelque bête apocalyptique ! On songe, en pronon- çant le mot, aux monstruosités des anciens âges, Mas- todonte, Mammouth, lourd Még-athérium, Eh bien, nous sommes dupés par la nomenclature : il s'agit d'un insecte de rien, moindre que le Cousin vulg-aire. Il y a, comme cela, de braves g-ens tout heureux de servir la science avec des sonorités de Canaque ; ils vous effarouchent rien que pour désig'ner un moucheron. Vénérés savants qui baptisez les bêtes, vos dénomina- tions , si âpres soient-elles avec leurs cong-lomérats de syllabes, volontiers je les accepte pour mon usage, sans en abuser d'ailleurs ; mais elles peuvent sortir du cé- nacle et paraître devant le public, toujours prêt à té- moigner de l'irrévérence à l'égard des termes sans res- pect pour son oreille. Désireux de parler comme tout le monde afin d'être compris de tous , et persuadé qu'un jargon de cyclope n'est pas nécessaire à la science, je fuis l'appellation technique quand elle est trop barbare, et 180 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES quand elle menace d'encombrer la page pom' peu qu'elle revienne sous la plume. Je renonce à Moiiodonto- meriis. C'est un insecte bien cbélif, presque autant que les moucherons que Ton voit tourbillonner dans un rayon de soleil sur la fin de l'automne. Son costume est le bronze doré ; ses yeux sont d'un rouge corail. Il porte llamberge à découvert, c'est-à-dire que le fourreau de sa tarière se dresse obliquement au bout du ventre, au lieu de venir se coucher dans une rainure creusée le long- du dos, suivant les us des Leucospis. Dans cette gaine est tenue la moitié terminale du filament inocu- lateur, qui se prolonge sous l'animal jusqu'à la base de l'abdomen. En somme, son outil est celui des Leucospis, avec cette différence que sa moitié terminale se dresse en glaive. Ce minuscule porteur d'épée sur le croupion est en- core un persécuteur des Chalicodomes et non des moins redoutables. Il exploite les nids des Maçonnes en même temps que le Leucospis. Avec lui, je le vois explorer le terrain peu à peu, du bout des antennes ; avec lui, je le vois plonger bravement sa dague dans le tuf. Plus af- fairé dans son travail, plus inconscient peut-être du péril, il n'a cure de l'homme qui de très près l'observe. Le Leucospis fuit, lui ne bouge. Son assurance est telle, qu'il vient jusque dans mon cabinet, me disputer, sur ma table de travail, les nids dont j'examine les popula- tions. Il opère sous ma loupe, il opère tout à côté de la pointe de mes pinces. Que risque-t-il? Que peut-on lui faire, à lui si petit, si petit? Il se juge si bien en sécu- rité, que je peux prendre le nid à la main, le trans- porter, le déposer, le reprendre, sans que l'insecte s'en AUTRE SONDEUR 181 formalise ; il continue son œuvre au foyer de mon Terre grossissant. L'un de ces audacieux est venu visiter un nid de Cha- licodome des murailles dont la plupart des cellules sont occupées par les nombreux cocons d'un parasite, le Stelis. A demi éventrécs par ma curiosité, ces celiules ont leur contenu largement à découvert. La trouvaille plaît, paraît-il, car pendant quatre jours sans désem- parer, je vois le nain fureter d'une cellule à l'autre, choisir son cocon et y plonger sa tarière suivant toutes les règles de l'art. J'apprends ainsi que la vue, bien qu'elle soit un guide indispensable pour les recher- ches, ne décide pas de l'opportunité du coup de sonde. Yoici un insecte qui explore, non la nappe pierreuse du logis de la Maçonne, mais bien la surface de cocons en tissu de soie. L'explorateur ne s'est jamais trouvé dans des circonstances semblables, sa race non plus : tout cocon, dans l'état normal, étant protégé par une en- ceinte. N'importe : malgré la profonde différence des surfaces, l'insecte n'hésite pas. Averti par un sens spé- cial, énigme indéchiffrable pour nous, il sait que sous la paroi, si nouvelle pour lui, se trouve l'objet de ses re- cherches. L'odorat était déjà mis hors de cause ; main- tenant s'élimine la vue. Des sondages à travers les cocons du Stelis, parasite duChalicodomo, n'ont rien qui me surprennent : je sais combien mon effronté visiteur est indifférent sur la na- ture des victuailles destinées à sa famille. J'ai reconnu sa présence chez des apiaires très divers de taille et de mœurs, Anthophores, Osmies, Chalicodomes, Anthi- dies. Le Stelis exploité sur ma table est une victime de plus, et voilà tout. L'intérêt n'est pas là. Il est dans les 182 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES manœuvres de l'inseclc que je peux suivre dans les con- ditions les plus favorables. Coudées brusquement à angle droit, ainsi que deux bâtonnets brisés, les antennes palpent le cocon unique- ment par leur extrémité. C'est dans l'article terminal que réside le sens percevant à distance ce que Focil ne voit pas, ce que l'odorat ne sent pas, ce que l'ouïe n'en- tend pas. Si le point exploré convient, l'insecte se guindé hautement sur jambes pour donner de l'espace au jeu de sa mécanique ; il ramène un peu en avant le bout du ventre; et l'oviscapte en entier, fil inoculateur et fourreau, se dresse perpendiculaire au cocon, au mi- lieu du quadrilatère déterminé par les quatre pattes postérieures, position éminemment favorable pour ob- tenir le maximum d'effet. Quelque temps la tarière, tou- jours en son entier, s'appuie sur le cocon , cherche de la pointe , tâtonne ; puis brusquement le fil sondeur se dégage de sa gaine. Celle-ci revient alors en arrière, suivant Taxe du corps, tandis que le filament s'efforce de pénétrer. L'opération est pénible. Je vois l'insecte essayer une vingtaine de fois, coup sur coup, sans par- venir à transpercer la dure enveloppe du Stelis. Si la sonde ne pénètre pas, l'instrument rentre dans sa gaine, et l'insecte se remet à scruter le cocon , qu'il ausculte point par point du bout des antennes. Puis d'autres coups de sonde sont tentés jusqu'à réussite. Les œufs sont de petits fuseaux, blancs et brillants comme l'ivoire, de deux tiers de millimètre à peu près de longueur. Ils n'ont pas le long- pédicule courbe de ceux du Leucospis ; ils ne sont pas appcndus au plafond du cocon ainsi que ces derniers, mais bien déposés sans, ordre autour de la larve nourricière. Enfin dans une AUTRE SONDEUR 183 seule cellule et pour une seule mère, la ponte est tou- jours multiple et comprend un nombre d'œufs très va- riable. Le Leucospis, à cause de sa taille avantageuse, rivalisant avec celle de l'hyménoptère sa victime, ne trouve dans chaque cellule que des vivres pour un seul ; aussi lorsque sa ponte est multiple dans une log-e, c'est erreur de sa part et non résultat prémédité. Où la ration entière est nécessaire pour le repas d'un seul, il se garderait bien d'installer volontairement plusieurs convives. Son émule n'a pas à garderies mêmes réserves. Avec une larve de Chalicodome, le nain a de quoi doter une vingtaine des siens, qui vivront en commun et grassement de ce que consommerait un seul fils du co- losse. Le petit, très petit praticien en sondages établit donc toujours nombreuse famille au même banquet. Bien suffisante pour une douzaine ou deux, la gamelle est fraternellement vidée. Le désir m'a pris de dénombrer la parenté, pour voir si la mère savait juger des vivres et proportionner le nombre des convives aux somptuosités du réfectoire. Mes notes mentionnent cinquante-quatre larves dans une cellule d'Anthophore à masque [Anthophora 'penonata). Aucun autre recensement n'a atteint ce chiffre. Peut- être deux mères différentes avaient-elles pondu dans cette loge si bien peuplée. Chez le Chalicodome des mu- railles, je vois, d'une cellule à l'autre, le nombre de larves varier de quatre à vingt-six; chez le Chalicodome des hangars, de cinq à trente-six ; chez l'Osmie tricorne, qui m'a fourni les documents les plus nombreux, de sept à vingt-cinq; chez l'Osmie bleue [Osmia cyanea, Kirby), de cinq à six; chez le Stelis {Stelis nasuta), de quatre à douze. 184 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Le premier et les deux derniers relevés sembleraient indiquer une proportionnalité entre l'abondance des vivres et le nombre des consommateurs. Quand la mère rencontre la copieuse larve de l'Anthopbore à masque, elle lui donne à nourrir le demi-cent ; avec le Stelis et rOsmie bleue, ration parcimonieuse, elle se borne à la demi-douzaine. N'introduire dans la salle à manger qu'un nombre de pensionnaires en rapport avec le menu, serait certes très méritoire de sa part, d'autant plus que l'insecte est dans des conditions fort difficultueuses pour juger du contenu de la loge. Ce contenu est invisible, sous le plafond de la cellule, et l'animal ne peut être renseigné que par l'extérieur du nid, variable d'une espèce à l'autre. Il faudrait alors admettre un discerne- ment particulier, une sorte de discernement de l'espèce, reconnue petite ou grosse suivant la façade de son ha- bitation. Je me refuse à conduire aussi loin mes sup- positions, non que l'instinct me paraisse incapable de pareilles prouesses, mais à cause des renseignements donnés par l'Osmie tricorne et les deux Chalicodomes. Dans les loges de ces trois espèces, je vois varier le nombre de larves mises en nourrice suivant des chiffres si élastiques, qu'il faut renoncer à toute idée de propor- tionnalité. Sans trop s'inquiéter s'il y aurait excès ou dé- faut de vivres pour sa famille, la mère a peuplé les loges au gré de ses caprices , ou plutôt suivant la richesse de ses ovaires en ovules mûrs au moment de la ponte. Si la nourriture surabonde, la nichée profitera mieux et de- viendra plus forte ; s'il y a disette, les nourrissons famé- liques ne périront pas pour cela, mais resteront plus pe- tits. J'ai reconnu souvent, en effet, tant dans les larves que dans les insectes adultes, des différences de volume AUTRE SONDEUR 185 qui vonl du simple au double d'après la densité de la population. Les larves sont blanches, fusoïdes, nettement se"- mentées, hérissées sur tout le corps d'une fine villosité invisible sans le secours de la loupe. La tête consiste en un petit bouton d'un diamètre bien moindre que celui du corps. Le microscope y découvre des mandibules, consistant en fines pointes d'un roux fauve, qui se dila- tent en une large base incolore. Dépourvues de denti- culations, incapables de rien mâcher entre leurs som- mets subulés, ces deux outils servent tout au plus à fixer quelque peu le vermisseau en un point de la larve nourricière. Impuissante au dépècement, la bouche est donc un simple suçoir osculateur, qui épuise la victuaille par exsudation à travers la peau. Nous avons ici la ré- pétition de ce que nous ont appris les Anthrax et les Leucospis : le dépérissement graduel d'une victime que l'on consomme sans la tuer. C'est un curieux spectacle, même après celui de l'Anthrax. Ils sont là de vingt k trente affamés, tous la l)Ouche appliquée, comme pour un baiser, sur les flancs de la larve dodue, qui de jour en jour se fane et se tarit sans la moindre blessure appréciable ; aussi se con- serve-t-elle fraîche jusqu'à réduction en une dépouille ratatinée. Si je trouble la marmaille attablée, tous d'un brusque recul lâchent prise et se laissent choir pour se démener autour de la nourrice. Avec la même promp- titude, ils reprennent leur féroce baiser. Inutile d'ajouter qu'au point abandonné comme au point repris, l'examen le plus attentif ne découvre aucun extravasement de liquide. L'exsudation huileuse ne se fait que lorsque la pompe fonctionne S'arrêter davantage sur cet étrange ^ i-' 186 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES mode d'alimentation devient superflu après ce que j'ai raconté des Anthrax. L'apparition de l'insecte adulte a lieu vers le commen- cement de l'été, après une année presque entière de sé- jour dans la loge envahie. Le nombre considérable des habitants d'une même cellule me donnait à penser que le travail de libération devait présenter quelque intérêt. Aussi désireux l'un que l'autre de franchir au plus tôt les murs de la prison et de venir aux grandes fêtes du soleil, attaquent-ils tous à la fois, dans une mêlée confuse, le plafond qu'il s'agit de forer ? Le travail de délivrance est-il coordonné dans un intérêt g^énéral ; n'a-t-il pour règle que l'égoïsme de chacun ? C'est ce que l'observa- tion va nous dire. Quelque temps à l'avance , je transvase chaque famille dans un court tube de verre, qui représentera la cellule natale. Un solide bouchon de lièg-e, plongeant au moins d'un centimètre, sera l'obstacle à percer pour la sortie. Eh bien, mes nichées séquestrées sous verre, au lieu de la hâte foug'ueuse et du désordre dissipateur des forces que je m'attendais à trouver, me rendent témoin d'un atelier des mieux réglementés. Un seul travaille à forer le lièg-e. Patiemment, de la pointe des mandibules, grain de poussière par g-rain de poussière, il pratique un canal du diamètre de son corps. La galerie de mine est si étroite, que pour revenir en arrière, l'ouvrier doit mar- cher à reculons. C'est lent à venir. Il faut des heures et puis des heures pour creuser le pertuis, rude besogne pour le frêle mineur. Si la fatigue devient trop grande, l'excavateur quitte le front d'attaque, et va se mêler à la foule pour se repo- ser et s'épousseter. Un autre, le premier venu parmi les AUTRE SONDEUR 187 voisins, aussitôt le remplace, relayé lui-même par un troisième, sa corvée finie. D'aulres encore succèdent, toujours un par un, si bien que le chantier jamais no chôme et jamais n'est encombré. Paisible et patiente, la multitude cependant se tient à l'écart. Nulle inquiétude pour la délivrance. Le succès viendra, tous en sont con- vaincus. En attendant, qui se lave les antennes en les passant dans la bouche, qui se lustre les ailes avec les pattes postérieures, qui se trémousse pour tromper les ennuis de l'inaction. Quelques-uns font l'amour, sou- verain moyen de tuer le temps, que l'on soit né du jour ou que l'on ait la vingtaine. Quelques-uns font l'amour. Ces favorisés sont rares, comptent à peine. Est-ce indifférence? Non; mais les amoureux manquent. Les deux sexes sont très inégale- ment représentés dans la population d'une loge ; les mâles s'y trouvent on misérable minorité, et souvent même font complètement défaut. Cette pénurie mascu- line n'avait pas échappé aux anciens observateurs. BruUé, le seul autour qu'il me soit loisible de consulter dans mon ermitage, dit textuellement : « Les mâles ne paraissent pas connus. » Pour mon compte, je les con- nais; mais vu leur faible nombre je me demande quel peut être leur rôle dans un sérail si disproportionné avec leurs forces. Quelques relevés montreront en quoi mes hésitations sont fondées. Pour vingt-doux cocons d'Osmie tricorne, le dénom- brement total de la population s'élève à trois cent cinquante -quatre, dont quarante-sept mâles et trois cent sept femelles. La population moyenne est ainsi de seize individus par cocon ; et pour un seul mâle , il y a six femelles au moins. Tantôt plus forte, tantôt plus 188 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES faible, cette disparité se maintient quelle que soit l'es- pèce de l'hyménoptère envahi. Dans les cocons du Cha- licodome des hangars, je retrouve la proportion moyenne de six femelles pour un mâle ; dans ceux du Chalicodome des murailles, je constate un mâle pour quinze femelles. Ces données, dont je ne saurais assigner les limites, suflisent pour faire soupçonner que les mâles, avortons moindres que les femelles et d'ailleurs mis à mal, comme tout insecte, par un seul accouplement, doivent, dans la majorité des cas, rester étrangers aux femelles. Les mères s'en passent-elles, en effet, sans être pour cela l^rivées de descendance? Je ne dis pas oui, mais je ne dis pas non. Rude problème que celui de la dualité des sexes! Pourquoi doux? Pourquoi pas un seul? C'eût été bien plus simple, et surtout moins fécond en sottises. Pourquoi la sexualité lorsque le tubercule du topinam- bour s'en passe? Telles sont les grosses questions que me propose en finissant le Monodontotnen/s cupreus, né- gligeable de taille et si volumineux de nom, que je m'étais bien juré de ne jamais plus en parler suivant les règles de son état civil. XI LE DIMORPHISME LARVAIRE S'il a donné quelque attention à l'histoire des An- thrax, le lecteur a dû s'apercevoir que mon récit est in- complet. Le renard du fabuliste voyait bien comment on entre dans le repaire du lion, mais ne voyait pas comment on en sort. Pour nous, c'est Finverse : nous savons comment on sort de la forteresse du Chalicodome , mais nous ne savons pas comment on entre. Pour sortir de la cellule dont il a consommé le propriétaire, l'An- thrax devient une machine à perforation, un outil vivant dont notre industrie pourrait s'inspirer s'il lui fallait do nouvelles combinaisons de trépans propres à forer la roche. Le tunnel de la délivrance ouvert, l'outil se fend ainsi qu'une gousse que le soleil fait éclater, et de cette robuste charpente s'échappe un délicat diptère, flocon velouté, mol duvet qui nous émerveille par son contraste avec la rudesse des profondeurs d'où il remonte. Sur ce point, nous sommes suffisamment renseignés. Reste l'entrée en loge, énigme qui m'a tenu un quart de siècle en haleine. Tout d'abord, il est évident que la mère ne peut dépo- ser son œuf dans la cellule de l'Abeille maçonne, depuis longtemps close et barricadée d'une enceinte de ciment lorsque l'Anthrax apparaît. Pour y pénétrer, il lui fau- 190 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES (Irait redevenir appareil d'excavation et reprendre la dé- pouille qu'elle a laissée engagée dans la fenêtre de sortie ; il lui faudrait revenir en arrière, renaître nym- phe, et le travail de la vie n'a jamais de ces reculs. Avec des griffes, des mandibules et beaucoup de persévé- rance, à la rigueur l'insecte adulte pourrait forcer le coffre de mortier ; mais le diptère en est dépourvu. Sa patte fluette serait déformée par des entorses rien qu'en balayant un peu de poussière ; sa bouche est un suçoir pour cueillir les exsudations sucrées des fleurs, et non la solide tenaille nécessaire pour émietter le ciment. Pas de tarière non plus, pas de sonde imitée de celle du Leucospis ; nul instrument d'aucune sorte qui puisse s'insinuer dans l'épaisseur de la muraille et acheminer l'œuf jusqu'à destination. Bref, la mère est dans l'im- puissance absolue d'établir sa ponte dans la chambre de la Maçonne. Serait-ce la larve qui, d'elle-même, s'introduit dans la soute aux vivres, cette larve que nous avons vue épuiser le Chalicodome par des baisers buveurs de sang? Rappe- lons-nous ce ver, petit boudin de graisse, qui s'étire ou se recourbe sur place et ne parvient à se déplacer. Son corps est un cylindre lisse ; sa bouche, une simple lèvre circulaire. Aucun organe ambulatoire, pas même des cils, des aspérités, dos rides pour la reptation. L'animal est fait pour la digestion et pour l'immobilité. Son orga- nisation est incompatible avec le mouvement ; tout l'af- firme de la façon la plus claire. Non, et encore non : cette larve, moins que la mère, ne peut entrer d'elle- même dans la demeure de la Maçonne. Les vivres cepen- dant sont là ; et ces vivres, il faut les atteindre sous peine de périr ; to be or not to be. Comment donc s'y prend le LE DIMORPHISME LARVAIRE 191 diptère ? Vainement j'interrogerais les probabilités, trop souvent mensongères ; pour obtenir réponse valable, je n'ai qu'une ressource : tenter presque l'impossible et surveiller l'Anthrax à partir de son œuf. Quoique assez nombreux sous le rapport des espèces, les Anthrax n'abondent pas lorsqu'on désire population assez dense pour se prêter à des observations suivies. Je les vois, un peu de ci, un peu de là, aux lieux violemment ensoleillés, voleter sur les vieux murs, les talus, les sa- bles, parfois par faibles escouades, le plus souvent so- litaires. De ces vagabonds, présents aujourd'hui, absents demain, je ne peux rien attendre, dans mon ignorance de leurs établissements. Les épier un à un sous le hâle du jour est très pénible et peu fructueux, l'insecte aux ailes véloces disparaissant toujours on ne sait où lorsque l'espoir d'obtenir le secret commence à nous venir. A ce métier, j'ai dépensé de belles heures de patience, sans résultat aucun. Le succès aurait des chances avec des Anthrax dont on connaîtrait d'avance le domicile, et surtout si la même espèce formait colonie assez popu- leuse. L'interrogation commencée sur l'un se poursui- vrait sur un second, puis sur d'autres jusqu'à réponse complète. Or dans de telles conditions de fréquence, ma longue carrière entomologique n'a rencontré jusqu'ici que deux Anthrax : l'un à Carpentras, l'autre à Séri- gnan. Le premier. Anthrax ânuat a, Fallen, vit dans les cocons de l'Osmie tricorne, qui nidifie elle-même dans les vieilles galeries de l'Anthophore à pieds velus ; le second, Anthrax trifasciata, Meigen, exploite le Chali- codome des galets. Je consulterai l'un et l'autre. Encore une fois, sur le tard de mes jours, me voici donc à Carpentras, dont le rude nom gaulois fait sourire 192 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES le sot et penser Férudit. Chère petite ville où j'ai vécu ma vingtième année et laissé mes premiers flocons de laine aux buissons de la vie, ma visite d'aujourd'hui est un pèlerinage : je viens revoir les lieux oii sont écloses mes plus vives impressions juvéniles. Je salue en pas- sant le vieux collège où j'ai fait mes premières armes d'éducateur. Son aspect n'a pas changé, c'est toujours celui d'un pénitencier. Ainsi l'entendait l'enseignement gothique d'autrefois. A la gaieté, à l'activité du jeune âge, choses par lui jugées malsaines, il opposait le pal- liatif de l'étroit, du triste, de l'obscur. Ses maisons d'édu- cation étaient surtout des maisons de correction. Les fraîcheurs virgiliennes s'interprétaient dans rétoufTement d'une prison. Entre quatre hautes murailles, j'entrevois la cour, sorte de fosse aux ours, où les écoliers se dis- putaient l'espace pour leurs ébats sous la ramée d'un platane. Tout autour s'ouvraient des espèces de cages à fauves, privées de jour et privées d'air : c'étaient les classes. Je parle au passé, car le présent sans doute a mis fin à ces misères scolaires. Voici le bureau de tabac où, le mercredi soir, en sor- tant du collège , je prenais à crédit de quoi bourrer ma pipe et célébrer ainsi, la veille, les joies du lendemain, ce jeudi sacré que je croyais si bien remplir avec mes équations difficultueuses résolues, mes réactifs nou- veaux expérimentés, mes plantes récoltées et détermi- nées. Je faisais ma timide demande en simulant l'oubli de la monnaie, tant il est dur, à qui se respecte, d'avouer qu'il n'a pas le sou. Ma candeur inspirait, parait-il, un peu de confiance; et j'obtenais crédit, chose inouïe, chez le représentant de la régie. Ah ! que n'ai-je, sur le seuil d'une boutique, étalé à la vente quelques LE DIMORPIIISME LARVAIRE 193 paquets de chandelles, une douzaine de morues, un baril de sardines et des pains de savon ! Ni plus sot, ni moins laborieux qu'un autre, j'aurais fait ma trouée. Mais à quoi pouvais-jc prétendre ? Accoucheur de cer- velles, manipulateur d'intelligences, je n'avais pas môme droit à la niche et à la pâtée. Yoici mon ancienne habitation, où sont venus après nasiller des moines. Dans l'embrasure de cette fenêtre, entre les contrevents fermés et le vitrage, je tenais, à l'abri des mains profanes, mes drogues de chimie, dro- gues dont j'achetais pour quelques sous en trichant le budget de mon jeune ménage. Un fourneau de pipe me servait de creuset, une fiole à pralines de cornue, des pots à moutarde de récipients pour oxydes et sulfures. Sur quelques charbons, à côté du pot-au-feu, s'élaborait la préparation en étude, inoffensive ou redoutable. Oh ! que je voudrais revoir cette chambre où j'ai tant pâli sur les différentielles et les intégrales ; où j'apaisais ma pauvre tète en feu en regardant le Ventoux, dont le sommet me réservait, pour ma prochaine expédition, la saxifrage et le pavot, hôtes des terres arctiques ! Que je voudrais retrouver mon intime confident, ce tableau noir loué cinq francs par an à un menuisier bourru, ce tableau payé en somme plusieurs fois sa valeur et ja- mais acheté faute des avances nécessaires. Que de sec- tions coniques sur cette planche, que de savant gri- moire ! Bien que tous mes efforts, rendus plus méritoires par mon isolement, n'aient à peu près abouti à rien dans la carrière si conforme à mes goûts, je recommencerais si j'en avais le pouvoir. J'aimerais à converser tour à tour, pour la première fois, avec Leibnitz et Newton, La- 13 194 SOUVENIRS EMOMOLOGIQUES place et Lagraiige, Thénarcl et Dumas, Guvier et Jussieu, devrais-je après résoudre ce problème autrement ardu . comment se procurer le pain du jour. Ah ! jeunes gens, mes successeurs, comme on vous fait aujourd'hui la part belle ! Si vous ne le savez pas, laissez-moi vous l'apprendre par quelques lambeaux de l'histoire de Fun de vos aînés. Mais n'oublions pas l'insecte en écoutant les échos d'illusions et de misères que réveillent dans mes souve- nirs la fenêtre-armoire à drogues et le tableau noir de louage. Rendons-nous aux chemins creux de la Lègue, devenus classiques, à ce qu'on dit, depuis mes observa- tions sur les Méloïdes. Illustres ravins à talus calcinés par le soleil, si j'ai quelque peu contribué à votre renom, à votre tour vous m'avez valu de belles heures d'oubli dans le bonheur d'apprendre. Vous au moins, vous ne m'avez pas leurré de vains espoirs ; tout ce que vous m'avez promis, vous me l'avez donné, et souvent au centuple. Vous êtes ma terre promise, oii j'aurais désiré dresser finalement ma tente d'observateur. Mon souhait n'a pu se réaliser. Que je salue du moins au passage mes chères bêtes d'autrefois. Un coup de chapeau au Cerceris tubercule que je vois occupé, sur cette pente, à l'emmagasinement de son Cléone. Tel je l'ai vu jadis, tel je le revois. Mêmes lourdes allures pour hisser la proie jusqu'à l'embou- chure du terrier, mêmes rixes entre mâles aux aguets sur les broussailles du chêne-kermès. A le regarder faire , un sang plus jeune coule dans mes veines ; il m'arrive comme les effluves de quelque renouveau de la vie. Le temps presse, passons. Encore un salut par ici. J'entends bruire là haut, sur LE DIMORPHISME LARVAIRE 193 cette corniche, une bourgade de Sphex poignardant leurs grillons. Donnons-leur un coup d'œil d'ami, mais pas plus. Mes connaissances ici sont trop nombreuses ; le loisir me manque pour renouer avec toutes mes vieilles relations. Sans m'arréter, un coup de chapeau à l'adresse des Philanthes, qui font ruisseler, sur la décli- vité, leurs long'ues avalanches de déblais ; un autre au Stize ruficorne, qui empile ses Mantes religieuses entre deux lames de grès ; à l'Ammophile soyeuse , aux pattes rouges, qui met en silo des chenilles arpenteuses ; aux Tachytes, sacrificateurs de criquets ; aux Eumènes, architectes en coupoles de glaise sur un rameau. Enfin nous y sommes. Cette haute falaise à pic , se développant au midi sur une longueur de quelques cents pas, et toute criblée de trous comme une monstrueuse éponge , est la cité séculaire de l'Anthophore aux pieds velus et de l'Osmie tricorne , sa locataire gratuite. Là pullulent aussi leurs exterminateurs : le Sitaris, parasite de l'Anthophore, l'Anthrax, assassin de l'Osmie. Mal renseigné sur l'époque propice, je suis venu un peu trop tard, le 10 septembre. C'est un mois plus tôt, et même vers la fin de juillet, que j'aurais dû me rendre ici pour assister aux manœuvres du diptère. Mon voyage s'annonce comme peu fructueux : je ne vois que de rares Anthrax, voletant devant la façade. Ne désespé- rons pas cependant et consultons au préalable les lieux Les cellules de l'Anthophore contiennent cet hymé- noptère à l'état de larve. Quelques-unes me donnent le Méloë et le Sitaris, riches trouvailles jadis, sans valeur aujourd'hui pour moi. D'autres contiennent la Mélecte à l'état de nymphe très colorée , ou même d'insecte par- fait. Encore plus précoce, quoique datant de la même 196 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES époque, l'Osmie se montre, dans ses cocons, exclusive- ment sous la forme adulte ; mauvais présage pour mes recherches, car c'est la larve et non l'insecte parachevé que réclame l'Anthrax. Le ver du diptère redouble mes appréhensions. Son développement est complet, sa larve nourricière est consommée, et depuis plusieurs semaines peut-être. Je n'en doute plus : je suis venu trop tard pour assister à ce qui se passe dans les cocons de rOsmie. La partie serait-elle perdue? Pas encore. Mes notes font foi d'éclosions d'Anthrax dans la seconde moitié de septembre. D'ailleurs ceux que je vois maintenant explorer la falaise ne sont pas là pour de vains exerci- ces ; l'établissement de la famille est leur préoccupation. Ces retardataires ne peuvent s'attaquer à FOsmie, qui avec la fermeté de ses chairs d'adulte ne se prêterait au délicat allaitement du nourrisson, et en outre ne se laisserait pas faire, vigoureuse comme elle est. Mais en automne, une population spécifiquement différente et moins nombreuse de récolteurs de miel succède, sur le talus, à celle du printemps. Je vois à l'œuvre, en parti- culier, l'Anthidie diadème, qui pénètre dans ses galeries tantôt avec sa récolte de poussière pollinique , tantôt avec sa petite balle de coton. Ces apiaires de l'arrière- saison ne pourraient-ils, eux aussi, être exploités par l'Anthrax, le même qui choisit l'Osmie pour victime une paire de mois plus tôt? Ainsi s'expliqueraient les An- thrax que je vois maintenant affairés. Un peu rassuré par ce soupçon, je m'établis au pied de la falaise, sous un soleil à faire cuire un œuf; et pen- dant une demi-journée, je suis du regard les évolutions de mes diptères. — Les Anthrax volent mollement de- LE DIMORPHISME LARVAIRE 197 vaut le talus, à quelques pouces de la nappe terreuse. Ils vont d'un orifice à l'autre, mais sans jamais y pénétrer. Du reste, leurs grandes ailes, transversalement étalées même pendant le repos, s'opposeraient à leur entrée dans une galerie, trop étroite pour pareille envergure. Ils explorent donc la falaise, allant et revenant, montant et descendant, d'un vol tantôt brusque, tantôt lent et doux. De temps à autre, je vois l'Anthrax brusquement se rapprocher de la paroi et abaisser l'abdomen comme pour toucher la terre du bout de l'oviducte. Cette ma- nœuvre a la soudaineté d'un clin d'œil. Cela fait, l'in- secte prend pied autre part et se repose. Puis il recom- mence son mol essor, ses longues investigations et ses chocs soudains du bout du ventre contre la nappe de terre. Les Bombyles sont coutumiers de pa- reilles manœuvres quand ils planent à peu de distance du sol. Au point toucbé , aussitôt je me précipitais , armé d'une loupe, dans Tespoir de trouver l'œuf que tout af- firme être pondu à chaque choc de l'abdomen. Je n'ai rien pu distinguer malgré toute mon attention. Il est vrai que la fatigue , la lumière aveuglante et la chaleur de fournaise rendaient l'observation très difficile. Plus tard, quand j'ai connu l'animalcule issu de cet œuf, mon échec ne m'a plus surpris. Dans le loisir du cabinet, avec mes yeux reposés et mes meilleurs verres, que di- rige une main non tremblante d'émotion et de lassitude, j'ai toutes les peines du monde à retrouver l'infime créature lorsque je sais pourtant le point où elle git. Comment pouvais-je voir l'œuf, accablé comme je l'étais sous la torride falaise, et retrouver le point précis de la ponte, si soudainement faite par un insecte observé à 198 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES dislance ! Dans les pénibles conditions où je me trou- vais, l'insuccès était inévitable. Malgré mes tentatives négatives, je reste donc con- vaincu que les Anthrax sèment leurs œufs un à un, à la surface des lieux, hantés par les apiaires convenables à leurs larves. Chacun de leurs chocs brusques du bout de l'abdomen est une ponte. Aucune précaution de leur part pour mettre le germe à couvert, précaution rendue impossible d'ailleurs par la structure de la mère. L'œuf, cette chose si délicate, est brutalement déposé en plein soleil, entre des grains de sable, dans quelque ride de l'argile calcinée. Cette sommaire installation suffit, pourvu qu'il y ait à proximité la larve convoitée. C'est désormais au jeune vermisseau à se tirer d'affaire à ses risques et périls. Si les chemins creux de la Lègue n'ont pas dit tout ce que je désirais savoir, ils ont du moins rendu très pro- bable que le ver naissant doit parvenir de lui-même dans la cellule aux vivres. Mais le ver qui nous est connu, celui qui tarit l'outre graisseuse, larve de Cha- licodome ou larve d'Osmie, ne peut se déplacer, encore moins se livrer à des pérégrinations de découverte à tra- vers l'épaisseur d'une enceinte et le tissu d'un cocon. Alors une nécessité s'impose : celle d'une forme initiale, mobile, organisée pour la recherche, et sous laquelle le diptère parviendrait à son but. L'Anthrax aurait ainsi deux états larvaires : l'un pour pénétrer jusqu'aux vi- vres et l'autre pour les consommer. Je me laisse con- vaincre par cette logique des choses; je vois déjà en es- prit l'animalcule issu de l'œuf, assez mobile pour ne pas craindre une tournée à la ronde, assez délié pour s'in- sinuer dans les moindres fissures. Une fois en présence LE DIMORPHISME LARVAIRE 190 de la larve dont il doit se nourrir, il dépouille son cos- tume de voyage et devient l'animal obèse, dont l'unique devoir est de se faire gros et gras dans l'immobilité. Tout cela s'enchaîne, tout cela se déduit comme un théorème de géométrie. Mais aux ailes de l'imagination, si doux qu'en soit l'essor, il convient de préférer les sandales des faits observés, les lentes sandales aux se- melles de plomb. Je les chausse pour continuer. L'année suivante, je reprends mes recherches, et cette fois sur l'Anthrax du Ghalicodome qui, mon proche voisin dans les harmas d'alentour, me permettra de renouveler mes visites chaque jour, matin et soir s'il le faut. Averti par mes études antérieures, je sais mainte- nant l'époque précise de l'éclosion et par conséquent de la ponte, qui doit avoir lieu bientôt après. C'est en juil- let, au plus tard en août, que l'Anthrax trifascié établit sa famille. Tous les matins, vers les neuf heures, alors que la chaleur commence à devenir insupportable et que, suivant l'expression de Favier, un fagot de plus est jeté dans le brasier du soleil, je me mets en campagne, dé- cidé à revenir étourdi par une insolation pourvu que je rapporte le mot de mon énigme. Décidément, il faut avoir le diable au corps pour quitter l'ombre à cette époque. Et pourquoi faire, s'il vous plaît? Pour écrire l'histoire d'une mouche! Plus la chaleur est forte, plus j'ai chance de réussir. Ce qui fait mon supplice fait la joie de l'insecte ; ce qui m'accable le stimule. Allons ; la route éblouit comme une nappe d'acier en fusion. Des oliviers, tristement poudreux, s'élève une volumi- neuse palpitation sonore , un vaste andante dont les exécutants ont pour orchestre toute l'étendue boisée. C'est le concert des Cigales, dont le ventre oscille et bruit 200 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES avec plus de frénésie à mesure que la température monte. Les rauques coups d'archet de la Cigale de l'Orne, le Carcan du pays, y rythment la monotone symphonie de la Cigale commune. C'est le moment, allons. Et pendant cinq à six semaines, le plus souvent le matin, parfois l'après-midi, je me suis mis à explorer pas à pas le plateau caillouteux. Les nids du Chalicodome abondent, mais je ne par- viens à voir aucun Anthrax, occupé de sa ponte, faire tache noire à leur surface. Aucun ne s'y pose sous mes yeux. Tout au plus, de loin en loin, j'en entrevois quel- qu'un qui passe, d'un vol fougueux, à portée de ma vue. Je le perds dans l'éloignement, et c'est tout. Im- possible d'assister au dépôt de l'œuf. J'en suis toujours au peu que m'ont appris les falaises de la Lègue. Aus- sitôt la difficulté reconnue, je m'empresse de m'ad- joindre des aides. Des berg-ers, des enfants, gardent les moutons dans ces pâturages de cailloux, où se paît, au grand honneur des gigots du pays, la badafo saturée de camphre , c'est-à-dire la lavande aspic. Je les ins- truis du mieux de l'objet de mes recherches ; je leur parle d'une grosse mouche noire et des nids oii elle doit se poser, ces nids de terre, si bien connus d'eux qui savent, au printemps, en extraire le miel avec une paille et l'étaler sur une croûte de pain. Ils doivent sur- veiller celte mouche, bien remarquer les nids sur les- quels ils la verraient s'abattre et stationner ; le soir même, en ramenant leurs troupeaux au village, ils m'avertiront du résultat de la journée. Sur leur avis favorable, je dois aller avec eux, le lendemain, continuer les observations. Rien pour rien, cela va de soi. Mes jeunes Amyntas n'ont pas les mœurs antiques : à la LE DIMORPHISME LARVAIRE 201 flùtc à sept trous enduite de cire, à la coupe en bois de hêtre, ils préfèrent la pièce, qui leur permettra, le di- manche, l'accès du cabaret. Une récompense pécuniaire est promise pour chaque nid qui remplira les conditions désirées. Le marché est accepté d'enthousiasme. Ils sont trois, et moi je suis le quatrième. Entre tous, réussirons-nous? Je le croyais. Enfin août mes dernières illusions étaient dissipées. Aucun de nous n'est parvenu à voir la grosse mouche noire stationner sur le dôme de l'Abeille maçonne. L'insuccès, ce me semble, s'expliquerait ainsi. Devant la spacieuse façade de la cité aux Anthophores, l'An- thrax est de séjour. Il en visite, au vol, les coins et les recoins sans s'écarter de la falaise natale, parce que ses recherches au loin seraient infructueuses. Il y a là, pour les siens, indéfiniment, le vivre et le cou- vert. Si quelque point est jugé bon, il l'inspecte en pla- nant, puis soudain s'en rapproche et le choque du bout du ventre. C'est fait : l'œuf est pondu. Je me le figure du moins. Ainsi se poursuivent, dans un rayon de quelques mètres, et d'un essor interrompu par de courts repos au soleil, la recherche des endroits propices et la dissémination des œufs. L'assiduité de l'insecte sur le même talus a pour cause la richesse inépuisable des lieux exploités. L'Anthrax du Chalicodome est dans des conditions bien différentes. Les habitudes casanières lui seraient préjudiciables. D'un vol fougueux, que lui permet la robuste et longue envergure des ailes, il doit voir du pays et beaucoup, s'il veut coloniser. Les nids de l'A- beille sont isolés, un à un, sur leurs galets, et clair- semés un peu de partout dans des étendues se mesu- 202 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES raiiL par hectares. En trouver un no suffit pas au diptère : toutes les cellules, tant s'en faut, à cause des parasites, ne contiennent pas la larve désirée ; d'autres loges, trop bien défendues, ne permettraient pas l'accès jusqu'aux vivres. Plusieurs nids sont nécessaires, nom- breux peut-être, pour la ponte d'un seul ; et leur re- cherche exige des voyages au long cours. Je me figure donc l'Anthrax allant et revenant, dans tous les sens, à travers la plaine caillouteuse. Son re- gard exercé n'a pas besoin d'un ralentissement de l'essor pour distinguer le dôme de terre objet de ses recher- ches. Ce dôme trouvé, il l'inspecte de haut, toujours en planant ; il le choque une fois, deux fois de l'extré- mité de l'oviducte, et aussitôt repart sans avoir mis pied à terre. S'il se repose, ce sera ailleurs, n'importe où, sur le sol, sur une pierre, sur une touffe de lavande ou de thym. Avec de telles mœurs, rendues si vraisem- blables par mes observations dans les chemins creux de Carpentras, il est tout simple que la clairvoyance de mes jeunes bergers et la mienne aient échoué. Je dési- rais lïmpossible : l'Anthrax ne stationne pas sur le nid du Chalicodome pour y procéder méthodiquement à sa ponte ; il ne fait qu'y passer en volant. Ainsi croît ma prévision d'une forme larvaire initiale, toute dilTérente de celle qui m'est connue. Il faut qu'à son début l'Anthrax soit organisé pour se déplacer à la surface du nid oii l'œuf vient d'être si négligeamment jeté ; il faut que la larve naissante, outillée pour fran- chir l'enceinte de tuf, puisse, à la faveur de quelque fê- lure, pénétrer dans la loge de la Maçonne. A peine né, traînant après lui peut-être la dépouille de l'œuf, le diptère doit se mettre en quête de son logement et de sa LE DIMORPHISME LARVAIRE 203 nourriture. Il y parviendra guidé par Finslinct, celte faculté qui n'attend pas le nombre des jours, aussi clairvoyante dès l'éclosion qu'après les épreuves d'une vie bien remplie. Ce vermisseau originel n'est pas pour moi dans les limbes du possible ; je le vois, sinon en forme, du moins dans ses actes, comme s'il était on réalité sous ma loupe. Il existe, si la raison n'est pas un vain guide; je dois le trouver; je le trouverai. Jamais la logique des choses n'a été plus pressante dans mes investigations sur les bêtes ; jamais elle ne m'a con- duit avec tant de sûreté vers un magnifique théorème biologique. En même temps que j'essaie, sans y réussir, d'assister à la ponte, je m'informe du contenu des nids de l'Abeille maçonne , à la recherche du ver nouvellement issu de l'œuf. Mes propres récoltes et celles de mes jeunes ber- gers, dont j'utilise le zèle pour un service moins difficul- tueux que le premier, me valent des monceaux de nids, de quoi remplir des corbeilles. Tout cela est visité à loisir, sur ma table de travail, avec cette fièvre que donne la certitude d'une prochaine et belle découverte. Les cocons de la Maçonne sont extraits des cellules, visités au dehors, ouverts et visités à l'intérieur. La loupe en explore tous les plis et replis ; elle explore la larve som nolente du Chadicodome point par point ; elle explore la paroi interne de la loge. Rien, encore rien, toujours rien. Depuis deux semaines, les nids au rebut s'entas- saient; mon cabinet en étaiL encombré. Quelles héca- tombes de pauvres dormeuses retirées de leur sac de soie, et destinées la plupart à une fin misérable, malgré le soin que je prenais de les mettre en lieu sûr, où pour- rait se poursuivre le travail de la transformation ! La 204 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES curiosité nous rend cruels. Je continuais mes évcntre- ments de cocons. Et rien, toujours rien. Il me fallait, pour persévérer, la foi la plus robuste. Je l'avais et bien m'en prit. Le 25 juillet, — la date de l'événement mérite d'être inscrite, — je vis, ou plutôt je crus voir, quelque chose remuer sur la larve du Chalicodome. Est-ce une illusion de mes désirs? Est-ce un bout de duvet diaphane que mon haleine vient d'agiter? Ce n'est pas une illusion, ce n'est pas un bout de duvet, mais bel et bien un ver- misseau! Ah! quel moment! Et puis quelles perplexi- tés ! Cela n'a rien de commun avec la larve de l'Anthrax ; on dirait un microscopique Helminthe qui par hasard se serait fait jour à travers la peau de son hôte et serait venu se trémousser au dehors. Je compte peu sur la valeur de ma trouvaille, tant son aspect me déroute. N'importe : transvasons dans un petit tube de verre la larve de Chadicodome et l'être problématique qui s'agite à sa surface. Si c'était lui ? Qui sait ? Une fois averti des difficultés de vision que pourrait bien offrir l'animalcule que je recherche, je redouble d'attention, si bien qu'en une paire de jours je suis pos- sesseur d'une dizaine de vermisseaux pareils à celui qui m'a donné tant d'émoi. Chacun est logé dans un tube de verre avec sa larve de Chadicodome. L'animalcule est si petit, si diaphane, il se confond si bien avec son hôte, que le moindre pli de la peau me le dérobe. Apres l'avoir suivi la veille à la loupe, il m'arrive de ne plus le retrouver le lendemain. Je le crois perdu, déconfit sous le poids de la larve renversée , revenu à ce rien dont il était si près. Puis il s'agite, et je le revois. De quinze jours, mes perplexités n'eurent terme. Est-ce bien LE DTMORPIIISME LARVAIRE 205 la larve initiale de l'Anthrax? Oui, car je vis enfin mes élèves se transformer en la larve précédemment décrite et faire lem^s débuts dans l'épuisement par baisers. Quel- ques instants de satisfaction comme j'en eus alors dé- dommagent de bien d'ennuis. Reprenons l'histoire de la bestiole, maintenant authen- tique origine de l'Anthrax. C'est un vermisseau d'un millimètre environ de longueur, presque aussi délié qu'un cheveu. L'apercevoir est fort difficile à cause do sa diaphanéité. Blotti dans une ride de la peau de sa larve nourricière, peau si fine d'ailleurs, il reste introuvable L I 8 R ^ Fig. 5. — Larve primaire de Y Anthrax trifasciata. ^^L. ''^ a s ^ pour la loupe. La faible créature est très active : elle arpente les flancs de l'opulent morceau, elle en fait le tour. Elle chemine avec assez de prestesse, se bouclant et se débouclant tour à tour à peu près comme le font les chenilles arpenteuses. Les deux extrémités sont les principaux points d'appui. Arrêtée, elle meut en tous sens sa moitié antérieure comme pour explorer l'espace autour d'elle; en marche, elle se distend, exagère sa segmentation et prend alors l'aspect d'un bout de fila- ment noueux. Au microscope, on lui reconnaît treize anneaux, y compris la tête. Celle-ci est petite, légèrement cornée, ce 206 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES qu'annonce sa coloration d'ambre, et hérissée en avant d'un petit nombre de cils courts et raides. Sur chacun des trois segments thoraciques, deux longs cils, fixés à la face inférieure. Deux cils pareils et plus longs encore à l'extrémité de l'anneau terminal. Ces quatre paires de crins, trois en avant et une en arrière , sont les organes locomoteurs. Il faut y joindre le bord hérissé de la tête ainsi que le bouton anal, base de sustentation qui pour- rait bien fonctionner à l'aide de quelque viscosité, ainsi que cela se passe chez la larve primaire des Sitaris. On voit par transparence deux long-s cordons trachéens qui, parallèles l'un à l'autre, vont du premier seg'ment thora- cique à l'avant-dernier segment abdominal. Ils doivent aboutir par leur extrémité à deux paires d'orifices stigmatiques que je n'ai pu reconnaître bien nettement. Ces deux gros vaisseaux respiratoires sont caractéris- tiques des larves de diptères. Leurs terminaisons cor- respondent précisément aux points oii s'ouvrent les deux paires de stigmates dans la larve de l'Anthrax sous sa seconde forme. Pendant une quinzaine de jours, le débile ver reste en l'état que je viens de décrire, sans accroissement aucun, et très probablement aussi sans aucune nourri- ture. Si assidues que soient mes visites, je ne peux le surprendre en un moment de réfection. Du reste, que mangerait-il? Dans le cocon envahi rien autre ne se trouve que la larve du Chalicodome, et le vermisseau ne peut en faire profit qu'après avoir acquis la ventouse que lui donnera la seconde forme. Cette vie d'absti- nence n'est pourtant pas une vie d'oisiveté. L'ani- malcule, tantôt ici, tantôt ailleurs, explore son lardon ; il le parcourt par des enjambées de chenille arpen- LE DIMORPHISME LARVAIRE 207 teuse ; il interroge les alentours en dressant et branlant la tête. Cette longue durée sous une forme transitoire ne de- mandant pas d'alimentation, me paraît nécessaire. L'œuf est déposé par la mère à la superficie du nid, dans le voisinage d'une cellule convenable, j'aime à le croire, mais enfin assez loin de la larve nourricière, larve que protège un épais rempart. C'est au nouveau-né de se frayer l'accès jusqu'aux vivres, non par la violence et l'effraction, ce dont il n'est pas capable, mais par un glissement patient dans un labyrinthe de gerçures, ten- tées, abandonnées, reprises. Tâche fort difficul tueuse, même pour lui, tout délié qu'il est, tant la bâtisse de la Maçonne est compacte. Pas de fêlures, vice de construc- tion, pas de lézardes, effet des intempéries ; de partout l'homogénéité, en apparence infranchissable. Je ne vois qu'une partie faible, et encore dans quelques nids seule- ment : c'est la ligne de jonction du dôme avec la super- ficie du galet. Une soudure imparfaite entre des maté- riaux de nature différente, le ciment et la pierre, peut y laisser une brèche suffisante pour des assiégeants aussi menus qu'un cheveu. La loupe néanmoins est loin de parvenir toujours à reconnaître pareille voie sur des nids occupés par des Anthrax. Aussi j'admets volontiers que l'animalcule errant à la recherche de sa loge, dispose, dans le choix de son en- trée, de toute la superficie du dôme. Où sait descendre la fine tarière du Leucospis, n'y a-t-il pas pour lui, plus délié encore, suffisant passage ? Il est vrai que l'hymé- noptère sondeur possède force musculaire et dureté d'outil. Lui, dans sa débilité extrême, n'a que la patience obstinée. Il fait, avec longueur de temps, ce que l'autre, 208 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES supérieurement outillé, accomplit en trois heures. Ainsi s'expliquent les deux semaines de l'Anthrax sous la forme initiale, dont le rôle est de franchir l'enceinte de la Maçonne, de se glisser à travers le tissu du cocon et de parvenir aux vivres. Je pense même qu'il faut davantage. L'œuvre est si laborieuse et l'ouvrier est si faible ! J'ignore depuis combien de temps mes élèves étaient parvenus à leur but. Favorisés peut-être par des voies peu difficiles, ils étaient arrivés sur leurs larves nourricières bien avant la fin de leur premier âge, qu'ils achevaient de dépenser sous mes yeux, sans utilité apparente, en explorant leurs vivres. Le moment n'était pas encore venu pour eux de faire peau neuve et de s'attabler. Leurs pareils, pour la plupart , devaient errer encore dans les pores de la maçonnerie, et c'est ce qui rendait mes recherches si vaines au début. Quelques faits sembleraient dire que l'entrée en loge peut être retardée des mois entiers par la difficulté des voies. Il se trouve quelques larves d'Anthrax à côté de débris de nymphes non loin de la métamorphose finale ; il s'en trouve, mais fort rarement, sur des Chali- codomes déjà à l'état parfait. Ces larves sont souffreteu- ses, de maladive apparence, les vivres, trop fermes, ne se prêtant plus au délicat allaitement. D'où proviennent ces retardataires si ce n'est d'animalcules ayant trop long- temps erré dans la muraille du nid. Non entrées à l'é- poque favorable, elles ne trouvent plus mets à leur conve- nance. La larve primaire du Sitaris persiste de l'automne au printemps suivant. Ainsi pourrait bien persister la forme initiale des Anthrax, non dans l'inaction, mais dans des tentatives opiniâtres pour franchir l'épais rempart. LE DTMORPHISME LARVAIRE 209 Mes jeunes vers, transvasés avec leurs vivres dans des tubes, sont restés stationnaires une quinzaine de jours en moyenne. Enfin je les ai vus se contracter, puis se dépouiller de l'épiderme et devenir la larve que j'atten- dais avec tant d'anxiété , comme réponse finale à tous mes doutes. C'était bien, dès le début, la larve de l'An- thrax, le cylindre d'un blanc crémeux, avec petit bouton céphalique suivi d'une gibbosité. Sans retard, appliquant sa ventouse sur le Chalicodome, le ver a commencé son repas, dont la durée est encore d'une quinzaine de jours. On sait le reste. Avant d'en finir avec l'animalcule, donnons quelques lignes à son instinct. Il vient d'éclore à la vie sous les morsures du soleil. Son berceau est l'âpre superficie de la pierre ; les rudesses minérales l'accueillent au monde, lui filament d'albumine à peine coagulée. Mais le salut est à l'intérieur, et voici que l'atome de glaire animée entre en lutte avec le caillou. Obstinément il en sonde les pores ; il s'y glisse, rampe en avant, recule, recom- mence. La radicule de la graine qui germe n'est pas plus persévérante à descendre dans les fraîcheurs du sol qu'il ne l'est à s'insinuer dans la motte de mortier. Quelle inspiration le pousse vers sa nourriture, à la base du bloc; quelle boussole le dirige? Que sait-il de la distribution et du contenu de ces hypogées? Rien. Que sait la racine des fécondités de la terre? Pas davan- tage. Tous les deux pourtant se dirigent vers le point nutritif. Des théories sont proposées, fort savantes, avec mise en scène de la capillarité, de l'osmose, de l'imbibition cellulaire, pour expliquer l'ascension de la ligelle et la descente de la radicule. Serait-ce avec des forces physiques ou chimiques que s'expliquerait l'ani- 14 210 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES malcule s'enfonçant dans le tuf? Profondément, je m'incline sans comprendre , sans même chercher à comprendre. La question est trop haute pour l'inanité de nos moyens. La biographie de l'Anthrax est maintenant complète, sauf les détails relatifs à l'œuf, encore inconnu. Dans l'immense majorité des insectes à métamorphoses, dès l'éclosion apparaît la forme larvaire qui doit se mainte- nir immuable jusqu'à la nymphe. Par une discordance bien remarquable, ouvrant à l'entomologie un filon de nouveaux aperçus, les Anthrax, à l'état de larve, revê- tent deux formes successives, fort différentes l'une de l'autre, tant pour la structure que pour le rôle à remplir. Je désignerai cette double étape de l'org-anisation par le terme de dhnorphisme larvaire. La forme initiale, issue de l'œuf, s'appellera larve primaire ; la deuxième forme sera la larve secondaire. Chez les Anthrax, la larve primaire a pour fonction de parvenir jusqu'aux vivres, sur lesquels la mère ne peut déposer son œuf. Elle est mobile et douée de cirrhes ambulatoires, qui lui permet- tent, déliée comme elle est, de se glisser dans les moin- dres interstices de l'enceinte du nid d'un apiaire, de s'insinuer dans la trame du cocon et de s'introduire auprès de la larve dont le diptère doit se nourrir. Ce but atteint, son rôle est fini. Alors apparaît la larve se- condaire, dénuée de tout moyen de progression. Inter- née dans la loge envahie, incapable d'en sortir par elle- même aussi bien que d'y pénétrer, celle-ci n'a d'autre mission que de consommer. C'est un estomac qui s'em- plit, digère et amasse. Puis vient la nymphe, outillée pour la sortie de même que la larve primaire est outillée pour l'entrée. La délivrance accomplie, se montre l'in- LE DIMORPHISME LARVAIRE 211 secte parfait, occupé de sa ponte. Le cycle de l'Anthrax se partage ainsi en quatre périodes, h chacune desquelles correspondent des formes et des fonctions spéciales. La larve primaire entre dans le coffre aux vivres , la larve secondaire consomme ces vivres, la nymphe ramène l'insecte au jour en forant l'enceinte, l'insecte parfait sème ses œufs, et le cycle recommence. Le dimorphisme larvaire rappelle les débuts de l'hy- permétamorphose. Chez lesMéloës, les Sitaris et autres méloïdes, la forme issue de l'œuf est très active, excel- lemment douée en pattes et autres appareils de lo- comotion. Elle s'embusque sur les fleurs des compo- •sées, elle se tapit dans les galeries des apiaires, pour attendre au passage les récoltcuses de miel, se cram- ponner à leur toison et se faire transporter ainsi dans la cellule convoitée. Dans les deux animalcules, celui du Méloïde et celui de l'Anthrax, l'identité des fonctions est frappante. Voués tous les deux à une abstinence sévère et prolongée, ils ont mission de parvenir aux vivres, ici larve somnolente et là pâtée de miel. Une fois la nour- riture assurée, à l'un comme à l'autre succède unclarve incapable de déplacement, dont l'unique affaire est de manger et de grossir. Par delà cette larve secondaire, la simihtude d'évolu- tion, jusqu'ici parfaite, ne se maintient plus. Avant qu'apparaisse la nymphe, les Méloïdes passent par deux états inconnus chez l'Anthrax: celui de pseudo-chrysa- lide et celui de troisième larve, dont il m'est encore im- possible de démêler, de soupçonner même les attribu- tions, tant ces deux états sont singuliers dans le monde des insectes. N'importe : un nouveau pas est fait et non sans valeur. Il est établi qu'une larve primaire, suivie 212 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES d'une larve secondaire, se retrouve ailleurs que chez les Méloïdes ; le dimorphisme larvaire nous achemine à l'hypermétamorphose. J'aurai bientôt occasion de com- bler un peu plus l'intervalle qui les sépare. Le principe dont je viens d'établir les bases gagnerait en importance si je parvenais à le fortifier d'exemples puisés en d'autres séries entomologiques. La bonne fortune m'en a fourni quelques-uns que je vais exposer. Je reviens au Leucospis, consommateur de larves de Chalicodome. J'ai dit comment, sur les nids de la Ma- çonne des hangars, j'ai vu la même cellule recevoir des coups de sonde multiples à des intervalles plus ou moins longs. Rien n'indiquant au dehors qu'une log-e a été déjà exploitée, d'autres sondeurs peuvent survenir qui, l'un après l'autre, y plongent leur tarière comme s'ils étaient les premiers opérateurs. J'ai raconté comment ces pontes répétées s'afhrmaient par la présence de plusieurs œufs dans une même cellule, soit du Chalico- dome des hangars soit du Chalicodome des galets. J'en ai trouvé jusqu'à cinq à la fois, et rien ne dit que ce nombre ne soit dépassé. Ce fait bien constaté devenait fort surprenant comparé avec cet autre : à quelque mo- ment que l'on visite le nid, on ne trouve jamais, dans la chambre de la Maçonne, qu'une seule larve do Leucos- pis, attablée sur sa victime ou l'ayant déjà consommée. D'une part, très fréquemment plusieurs œufs; et d'autre part, toujours un seul convive. L'énigme méritait atten- tion. Rapidement elle a été résolue, sans aucune de ces péripéties que m'a value la difficultueuse histoire des Anthrax. Pondu vers les premiers jours de juillet, l'œuf ne tarde pas à éclore. 11 en sort un animalcule sans rapport LE DIMORPHISME LARVAIRE 213 aucun avec la larve que nous connaissons déjà. Sa con- formation est même tellement insolite que, si je n'avais connu son origine, l'idée ne me serait jamais venue de le considérer comme le premier état d'un hyménoptère. C'est un vermisseau nettement seg-menté, transparent, presque hyalin, qui mesure de un millimètre à im mil- limètre et demi de longueur, et un quart de millimètre dans sa plus grande largeur. Les segments, au nombre de treize, la tête non comprise, s'atténuent graduelle- ment vers les deux extrémités. Volumineuse par rapport au reste du corps, la tête se détache du premier segment :s>^^-;. Fig, 6. — Larve primaire du Leucospis gîgas. Ihoracique par un étranglement qui forme une sorte de col. Elle est allongée, courbe, peu épaisse. Sa coloration légèrement ambrée dénote une consistance assez ferme. Le microscope y constate deux cornicules droites, re- présentant les antennes ; une tache brune ou orifice buccal, oii je parviens à grand'peine à distinguer deux faibles mandibules. Aucune trace d'organe de vision, comme il est de règle chez un animal destiné à vivre dans une profonde obscurité. Tous les anneaux, sauf le dernier ou anal, ont à la face ventrale un couple de cirrlies hyalins portés, cha- cun, sur un petit mamelon conique, et dont l'extrémité ibre se renfle un pou en olive. Ces cirrhcs sont assez 2i4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES longs et mesurent à peu près la largeur de Fanimal dans- la région correspondante. Les mêmes douze segments ont, à la face dorsade, trois cirrhes pareils, mais non portés sur une base conique. Tout le corps est, en outre, hérissé de cils courts, hyalins, droits et raides, en forme de spinules. Il m'est impossible de reconnaître les stig- mates, bien que, sur chaque flanc, d'un bout à l'autre du corps, je suive du regard un vaisseau trachéen. Au repos, l'animalcule est légèrement courbé en arc et ne repose que par les deux extrémités sur la larve du Chalicodome. Le reste du corps est tenu à distance par les cirrhes, dirigés d'aplomb sur la base d'appui. On dirait une palissade interposée pour empêcher le con- tact. Sa marche fait songer à colle des chenilles arpen- teuses. Appuyée sur la terminaison du segment anal, la bestiole abaisse la tête et en fixe le bord en- un point ; puis elle rapproche l'extrémité postérieure en se bou- clant. Un pas est fait. Est-elle inquiétée, elle se dresse, engluée à l'arrière par quelque viscosité anale et s'a- gite dans le vide en brusques oscillations. Pour la troisième fois, chez les Sitaris d'abord, puis chez les Anthrax et maintenant chez les Leucospis, je vois ser- vir à la locomotion un organe qu'on ne soupçonnerait guère apte à pareil service. Los trois jeunes vers, si étranges de mœurs, se font un pied de l'extrémité de l'intestin, épanouie en ventouse visqueuse. Ce sont des culs-de-jatte, cheminant sur leur derrière. S'aidant ainsi de l'anus, le Leucospis nouveau-né parcourt sa larve nourricière. Il fait mieux : il entre- prend des pérégrinations à distance. Une tournée dans le voisinage paraît fort de son goût, l'itinéraire serait-il d'un pouce. Hissé sur les cirrhes ambulatoires ainsi que LE DIMORPHISME LARVAIRE 215 sur des échasses, je le vois abandonner la larve et par- courir, très affairé, le tube de verre qui maintenant pour lui représente la cellule natale ; je le vois s'engager, l'imprudent, jusque dans le tampon d'ouate avec lequel j'ai délimité son domaine. Saura-t-il se dépêtrer dans ce labyrinthe de bourre; saura-t-il surtout se reconnaître et revenir à la larve? Mes appréhensions sont vives, je crois l'explorateur égaré. Eh ! mais non ! il n'est pas égaré du tout. Après quelques heures d'attente, je le re- trouve campé de nouveau sur la larve, où il semble se reposer dos fatigues de son long voyage. Les forces re- venues, d'autres expéditions sont reprises, toujours avec le même succès. Ainsi s'écoulent, en alternances de repos sur la larve et d'excursions aux environs, les cinq à six jours du Leucospis sous sa forme de larve primaire. Ici les habitudes de l'animalcule initial sont toutes dif- férentes de celles de l'Anthrax qui, une fois entré en cellule, se borne à explorer la larve nourricière en long et en large sans jamais la quitter. D'oii vient au Leu- cospis cette humeur voyageuse? A peine sorti de l'œuf, le voilà qui chemine et s'aventure en courses de recon- naissance autant que le permet son étroite prison de verre. Que cherche-t-il, avec ses enjambées de chenille arpenteuse ? La larve dont il doit se nourrir? Oui, sans doute ; mais autre chose encore, puisque, cette larve trouvée, il l'abandonne pour errer de partout, y revenir et repartir après repos. Continuons notre étude après avoir enregistré ce premier résultat : la larve primaire du Leucospis dépense en recherches inquiètes les cinq à six jours de sa durée. Je dispose dans autant de tubes de verre, ramenés à 216 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la capacité d'une loge normale avec un tampon de coton, le contenu des cellules de Clialicodome que je trouve envahies par le Leucospis. Parmi ces cellules, il y en a avec un seul œuf de l'envahisseur, d'autres en contiennent de deux à cinq. Du reste, il m'est loisible d'aug-menter moi-même les pontes multiples pour ren- dre mes expérimentations plus concluantes. Je récolte les pontes simples, qui sont loin d'être rares, et je mets de trois à six œufs de Leucospis en présence d'une larve unique de Clialicodome. J'obtiens ainsi conve- nable série d'œufs isolés et d'œufs associés soit natu- rellement soit par mon intervention. Or qu'advient-il de ces préparatifs? Un résultat uni- forme dans toutes mes chambres de verre. Avec un œuf isolé, une larve primaire ; avec des œufs associés, n'importe le nombre, encore une larve primaire, jamais plus. Le multiple et le simple s'équivalent pour l'éclo- sion ; c'est-à-dire que les œufs dont chacun donnerait sa larve s'il était séparé, n'en donnent entre tous qu'une seule une fois qu'ils sont logés ensemble. La cohabita- tion leur est fatale, sauf au plus précoce. En effet, quand a paru la première larve en date, on ne tarde pas à re- connaître qu'il ne faut plus compter sur l'évolution du reste de la famille : les autres œufs, jusque-là d'excel- lente apparence, se flétrissent et se dessèchent. J'en vois d'éventrés, dont le contenu s'épanche en une petite traînée d'albumine ; j'en vois de chiffonnés, de recro- quevillés. Toute la population a péri. Un seul survit : le premier-né. Telle est l'invariable issue de mes expé- rimentations: mortalité générale bientôt après l'éclosion de l'œuf le plus précoce et probablement aussi le pre- mier pondu. LE DIMORPHISME LARVAIRE 217 Rapprochons maintenant quelques faits. Une larve de Chalicodome est nécessaire au développement du Leucospis. C'est assez pour lui, mais ce n'est pas trop, car les reliefs du repas se réduisent à l'épiderme, chose trop coriace pour être comestible. Ainsi, dans la cellule de la Maçonne, il n'y a part rigoureusement que pour un seul. Je n'y ai jamais, en effet, rencontré deux convives. Cependant le Leucospis est exposé à se méprendre. Il lui arrive de confier son œuf à une loge déjà peuplée par d'autres. Les vivres seraient alors insuffisants, et le salut général exige que les germes surnuméraires disparaissent. C'est ce qui ne manque pas d'arriver: une fois la première larve née, tous les œufs restants périssent. De plus, pendant plusieurs jours, on voit cette larve errer, fort affairée, dans la cellule ; elle en visite le haut et le bas, les côtés, l'avant et l'arriëre, avec une persis- tance qu'explique seul un péril à conjurer. Ce péril, quel peut-il être sinon la concurrence des affamés qui vont éclore si rien n'y met bon ordre ? Ayant toujours manqué l'instant favorable pour assister au massacre, j'hésiterais devant l'atroce action du nouveau-né si les événements pouvaient s'interpréter d'une autre manière. Le seul intéressé à la destruction des œufs, c'est lui ; le seul qui puisse disposer de leur sort, c'est encore lui. J'arrive ainsi forcément à cette noire conséquence : la larve primaire du Leucospis a pour rôle l'extermination des concurrents. Quand elle arpente, inquiète, le plafond de son logis, c'est pour s'informer si quelque œuf de trop n'y serait pas suspendu ; quand elle se livre à de longues recon- naissances, c'est pour supprimer qui pourrait lui di- ^T>c' 218 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES minuer les vivres. Tout œuf rencontré est meurtri de la dent. Les germes fanés que je vois bientôt après la première éclosion, ont péri de la sorte, victimes d'un atroce droit d'aînesse. Par ce brigandage, l'animalcule se trouve enfin unique maître des victuailles; il quitte alors son costume d'exterminateur, son casque de corne, son armure dépiquants, et devient l'animal à peau lisse, la larve secondaire qui, paisiblement, tarit l'outre de graisse, but final de si noirs forfaits. Les Lcucospis, après les Anthrax, viennent de nous montrer combien la larve primaire s'éloigne, pour les fonctions remplies non moins que pour la forme, delà larve qui lui succède. Chez les uns, elle perpètre des fratricides pour écarter dos concurrents qui lui dispute- raient une ration insuffisante pour deux; chez les autres, elle prend possession des vivres à travers des obstacles qu'elle seule peut surmonter. Si incomplet que soit en- core le chapitre de biologie dont je trace aujourd'hui les premiers linéaments , il devient très probable , après ces deux exemples, que les attributions de la larve primaire doivent être très variées suivant les mœurs, les manières de vivre de l'insecte. A l'appui de mes prévi- sions, je dispose d'un troisième cas, malheureusement trop peu circonstancié. Le lecteur se rappellc-t-il la Sapyge ponctuée, para- site de rOsmie tridenlée? A-t-il gardé souvenir de cet œuf en fuseau implanté sur l'œuf cylindrique de l'Os- mie? Voilà mon sujet d'observation. Ma trouvaille était unique. Je disposais, il est vrai, d'assez nombreux cocons de Sapyge, ou bien de larves occupées à manger la pâtée de l'Osmie, mais je n'avais qu'un seul œuf pa- rasite, pondu le jour môme, dans la cellule la plus éle- LE DIMORPHISME LARVAIRE 219 vée de la série ; et circonstance plus fâcheuse, j'ignorais encore le dimorpliisme larvaire, que devaient me révéler plus tard l'Anthrax et le Leucospis. Mon attention n'é- tant pas éveillée sur ce point, j'ai entrevu plutôt que scrupuleusement vu ; en outre, le tube de verre où j'a- vais mis en sûreté le bout de ronce ouvert pour appren- dre ce que deviendrait l'œuf singulier fixé sur celui de rOsmie, me rendait difficile un minutieux examen. En attendant qu'une nouvelle bonne fortune me permette de revenir sur une observation trop sommaire, je trans- cris tel quel le résultat consigné dans mon registre de notes. « Le 21 juillet, l'œuf parasite éclôt sur celui de l'Os- mie ,dont l'aspect n'a pas changé. Le jeune ver qui en provient est blanc, diaphane, apode. Sa tête est nettement séparée du corps par un étranglement, et porte de très courtes et fines antennes. Je ne reconnais pas du tout l'habituelle conformation d'une larve d'hyménoptère. Que sera-ce donc? Mes idées se portent vers un coléo- plère. L'animalcule est assez actif; il se démène, il abaisse et relève tour à tour sa moitié antérieure. Il mordille Tœuf de l'Osmie, que je vois se flétrir, s'affaisser, puis devenir pellicule flasque sur laquelle le nouveau-né s'agite. Le 26, je ne vois plus trace de l'œuf, et le para- site éprouve une mue. Alors mes doutes cessent : j'ai bien sous les yeux une larve d'hyménoptère, qui, désor- mais immobile, commence la pâtée de l'Osmie. » Là se bornent mes documents. Si laconiques qu'ils soient, ils affirment les traits fondamentaux du dimor- pliisme larvaire. L'animal issu de l'œuf est actif, celui qui mange la pâtée ne l'est pas. La forme initiale rappelle si peu une larve d'hyménoptère, que je suis tout d'abord 220 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES dérouté et que mes soupçons se portent sur un co- léoptère parasite. Mes idées ne sont fixées sur la nature de l'être problématique qu'après la mue. Alors seule- ment se montre indiscutable la conformation à laquelle les hyménoptères m'ont habitué. Cette mue n'est donc pas un simple renouvellement d'épiderme, c'est aussi une transfiguration. La fonction chang-eant, l'orga- nisme cliange aussi. Mes regrets sont vifs de n'avoir pas suivi de plus près une métamorphose à laquelle j'étais fort loin de m'attendre ; n'importe, j'en ai vu assez pour conclure au dimorphisme larvaire de la Sa- pyge ponctuée. Sa larve primaire a pour rôle de détruire l'œuf qui lui ferait concurrence. Ainsi agit la larve primaire des Sitaris ; ainsi agit la larve primaire des Leucospis, avec cette circonstance aggravante que celte dernière détruit les œufs de sa propre race. Quelles atroces luttes pour les satisfactions du ventre, quelles noires combinaisons! Un animalcule , savamment armé en guerre , sort de l'œuf pour exterminer qui le gênerait dans l'avenir; il est fait expressément pour ce métier de tueur précoce , et il s'acquitte de sa tâche à la perfection. Son œuvre de mort perpétrée, il se transfigure en consommateur pacifique. Je termine par un insecte qui réserve apparemment aux recherches futures de curieux détails de mœurs. Le 24 août, en fouillant avec la bêche les nids de VHalictus sexcinctus, dans les alluvions de l'Aygues, j'exhume quelques cellules en terre, parfaitement intactes, sans aucune trace d'effraction, et qui néanmoins contien- nent chacune deux habitants, l'un dévorant et l'autre dévoré. Le dévoré est la larve de l'Halicte, ayant achevé LE DIMORPHISME LARVAIRE 221 sa pâtée et parvenue à la pleine croissance. Le dévorant est une larve étrang-ère, qui mesure en ce moment de 2 à 3 millimètres. Celle-ci est fixée à la face abdominale de sa victime, vers la partie antérieure, dans la région qui deviendra le thorax de l'Halicte. L'éducation de mes trouvailles s'accomplit sans difficulté dans des tubes de verre. En son état le plus avancé, la larve étrangère mesure de 12 à 15 millimètres. Elle est nue, apode, d'un blanc un peu hyalin et remarquable par les tubercules qu'elle porte sur le dos. Elle est un peu courbée en arc et figure assez bien une larve d'hyménoptère. La tête est hyaline comme le reste du corps. Les trois premiers segments ont chacun, en dessus, doux protubérances pointues, et latéralement un mamelon que termine un bouton arrondi. Ces mamelons sont les indices des pattes futu- res. Les autres segments ont en dessus quatre protu- bérances coniques, qui diminuent graduellement do saillie do l'avant à l'arrière. Le dernier segment n'en porte que deux. Vers la fin d'août, j'obtiens les premières nymphes, dont voici la description sommaire. Deux tubercules coniques, spiniformes, assez longs, sur le prothorax ; deux autres pareils sur le mésothorax. Le métathorax en porte deux aussi, mais beaucoup plus courts. Quatre tubercules spiniformes sur chacun des cinq premiers segments de l'abdomen ; doux tubercules seulement sur le sixième et le septième. La tête, les antennes, les élytres rudimentairos, les ailes et les pattes, rappellent assez bien l'insecte parfait, qui apparaît vers le milieu de septembre et se trouve être le Mijiodites si/bdipterus. Ainsi l'Halicte à six bandes a pour ennemi le J\Iyiodite, /^ 286 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES On voit déjà quelle magnifique classification on pourrait faire avec le menu de ces giboyeurs fidèlement relevé. Des groupes naturels se dessinent, caractérisés par les seules victuailles. J'aime à penser que la systé- matique de l'avenir tiendra compte de ces lois gastro- nomiques, au grand soulagement de l'entomologiste no- vice, trop souvent empêtré dans les embûches des pièces de la bouche, des antennes et des nervures alaires. Je réclame une classification où les aptitudes de l'insecte, son régime, son industrie, ses mœurs, aient le pas sur la forme d'un article antennaire. Gela viendra. Mais quand ? Si des généralités nous descendons aux détails, nous voyons que l'espèce même peut, dans bien des cas, se déterminer d'après la nature des vivres. Depuis que je fouille les chauds talus pour m'informer de leur popu- lation, ce que j'ai visité de terriers appartenant au Phi- lanthe apivore semblerait hyperbolique s'il m'était pos- sible de préciser le nombre. Cela se compterait appa- remment par milliers. Éh bien, dans cette multitude de magasins à vivres, tantôt récents et tantôt vieux, mis au jour avec intention ou rencontrés fortuitement, il ne m'est pas arrivé une fois, une seule, de trouver d'autres restes que ceux de l'Abeille domestique, ailes incorrup- tibles encore rassemblées par paires, crâne et thorax enveloppés d'un byssus violet, linceul que le temps jette sur ces reliques. Aujourd'hui comme en mes débuts, qui datent de si loin, au nord comme au midi du pays que j'explore, en région montueuse comme dans la plaine, le Philanthe suit un invariable régime : il lui faut l'Abeille domestique, toujours l'Abeille, jamais rien autre, si rapprochés de qualités que soient divers autres CHANGEMENT DE REGIME 287 gibiers anologues. Si donc , fouillant des pentes enso- leillées, vous trouvez sous terre un petit paquet d'A- beilles disloquées, que cela vous suffise pour affirmer en ces lieux une colonie du Pbilanthe apivore. Lui seul a la recette des conserves d'Abeilles. Le Criocère tout à l'heure nous enseignait le genre lis ; voici que main- tenant le cadavre moisi de l'Abeille nous fait connaître le Philanthe et son gîte. De même, l'Ephippigère femelle caractérise le Sphex languedocien; ses débris, cymbales et long sabre, sont l'enseigne véridique du cocon oii elles adhèrent. Le Grillon noir, aux cuisses galonnées de carmin, est l'é- tiquette infaillible du Sphex à ailes jaunes ; la larve de l'Orycte nasicorne nous dit la Scolie des jardins aussi sûrement que la meilleure description ; la larve de Cé- toine proclame la Scolie à deux bandes ; et celle de l'A- noxie, la Scolie interrompue. Après ces exclusifs, dédaignant de varier le service de table, citons les éclectiques qui, dans un groupe le plus souvent bien déterminé, savent faire choix de ve- naisons diverses, appropriées à leur taille. Le Cerceris tubercule affectionne surtout le Cléone ophthalmique, l'un des plus gros de nos Charançons ; mais au besoin il accepte les autres Cléones ainsi que les genres voisins, pourvu que la pièce soit de taille avantageuse. Le Cer- ceris des sables étend plus loin ses domaines de chasse : tout curculionide de dimensions moyennes est pour lui de bonne prise. Le Cerceris bupresticide adopte tous les Buprestes indistinctement, pourvu qu'ils n'excèdent pas ses forces. Le Philanthe couronné [Philanthus coro- natus, Fab.) empile dans ses silos des Halictes choisis parmi les plus gros. Bien moindre que son congénère, 288 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES le Pliilaiile ravisseur {Philanthus raptor, Lcp.) s'appro- visionne avec des Halictes choisis parmi les plus petits. Tout acridien adulte, d'une paire de centimètres de lon- gueur, convient au Sphex à ceintures blanches. A la seule condition d'être jeunes et tendres, les divers Mantiens du voisinage sont admis au buffet du Stize ruficorne et du Tachyte manticide. Les plus gros de nos Bem- bex [Bemhex rostrata, Fab., et Bembex bidentata, Y. L.) sont de passionnés consommateurs de Taons. A ces pièces de résistance ils associent des hors-d'œuvre prélevés indifféremment sur le reste de la gent diptère. L'Ammophile des sables [AmmojMlasabulosa, Y. L.), et l'Ammophile hérissée {Ammophila hirsuta, Kirb.) en- fouissent dans chaque terrier une seule chenille, mais corpulente, toujours de la tribu des crépusculaires et de coloration fort variable, ce qui dénote des espèces distinctes. L'Ammophile soyeuse [Ammojjhila holose- ricea, Y. L.) a service mieux assorti. Il lui faut, par convive, trois ou quatre pièces où figurent, également appréciées, les noctuelles et les arpenteuses. Le Sole- nius à ailes brunes [Solenius fuscipenms , Lep.), qui élit domicile dans le bois mort et tendre des vieux saules, a une prédilection marquée pour l'Abeille de Yirgile, YEristalis tenax; il lui adjoint volontiers , tantôt comme accessoire, tantôt comme venaison dominante, VBelo- philus pemluh(s, si différent de costume. Sur la foi de débris indéterminables, il faut inscrire sans doute bien d'autres diptères dans son carnet de chasse. Le Grabron bouche d'or [Crabro chnjsostomus, Lep.), autre exploi- teur des vieux saules, porte ses préférences sur les Syrphes, sans distinction d'espèces. Le Solenius va- gabond {Solenius vagus, Lep.), hôte des tiges sèches de CHANGEMENT DE REGIME 289 la ronce ainsi que do ryèblc, a pour tributaires do son garde-manger les genres Syritta, Sjjhœrophoria, Sarco- phaga, Sijrphus, Melanophora, Paragus, et bien d'autres apparemment. L'espèce qui revient le plus souvent dans mes notes est le Syritta jjipiens. Sans poursuivre plus loin ce fastidieux relevé, on voit nettement apparaître le résultat général. Chaque giboyeur a ses goûts caractéristiques, si bien que, la carte du repas connue, on peut dire le genre du convive et bien souvent l'espèce. Ainsi se trouve établie la haute vérité de l'aphorisme : Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es. Aux uns, il faut une proie toujours la même. Les fils •du Sphex languedocien consomment religieusement l'Ephippigère, ce mets de famille si cher à leurs ancêtres €t non moins cher à leurs descendants ; aucune innova- tion dans les vieux usages ne saurait les tenter. A d'au- tres convient mieux la variété pour des motifs soit de ■saveur soit de facilité d'approvisionnement, mais alors le choix des pièces est maintenu dans des limites infran- chissables. Un groupe naturel, un genre, une famille, plus rarement un ordre presque entier, voilà le domaine de chasse hors duquel il est formellement interdit de braconner. La loi est catégorique, et tous se font scru- pule sévère de la transgresser. Au lieu de sa Mante religieuse, olfrez au Tachyto manticide un Criquet équivalent. Dédaigneux, il refu- sera la pièce, de haut goût cependant, paraît-il, puisque le Tachyte de Panzer la préfère à tout autre gibier. Offrez-lui une jeune Empuse , qui diffère tant do la Mante par sa forme et sa coloration : il l'acceptera sans hésiter et l'opérera sous vos yeux. Malgré sa fautasli- 19 290 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES que lournurc, le diablotin est à l'instant reconnu par le Tachyte comme mantien et par conséquent gibier de sa compétence. En échange de son Cléone, donnez au Cerceris tu- bercule un Bupreste, régal de l'un de ses congénères. Il ne fera nul cas de la somptueuse victuaille. Accepter cela, lui, mangeur de curculionidos ! Ah! jamais delà vie! Présentez-lui un Cléone d'espèce diflerente, ou tout autre gros Charançon, qu'il n'a très probablement jamais vu, car il n'entre pas dans l'inventaire des vivres des terriers. Cette fois, plus de dédain : la pièce est en- lacée, poignardée suivant les règles et sur-le-champ des- cendue en magasin. Essayez de persuader à l'Ammophile hérissée que le& Araig-nées ont un goût de noisette, ainsi que l'affirmait Lalande ; et vous verrez avec quelle froideur vos insi- nuations seront reçues. Tâchez seulement de la con- vaincre qu'une chenille de papillon diurne vaut autant qu'une chenille de papillon crépusculaire. Vous n'y par- viendrez pas. Mais si vous substituez à sa chenille sou- terraine, que je suppose grise, une autre chenille sou- terraine bariolée de noir, de jaune, de rouille ou de n'importe quelle teinte, ce changement de coloration ne l'empêchera pas de reconnaître dans la pièce substituée une victime à sa convenance, im équivalent de son ver gris. Ainsi des autres, autant que j'ai pu en expérimenter. Chacun refuse obstinément ce qui est étranger à ses réserves de chasse, chacun accepte ce qui en fait partie, à la condition bien entendu, que le gibier de remplace- ment soit à peu près conforme pour le volume et le de- gré d'évolution à celui dont on vient de priver le pro- CHANGEMENT DE REGIME 201 priétaire. Ainsi le Tacliyle tarsier, g-ourmct appréciateur de chairs tendres, ne consentirait pas à remplacer sa pincée de jeunes larves d'acridiens par l'unique et gros Criquet, provision du Tachyte de Panzer ; ce dernier, à son tour, n'échangerait jamais son acridien adulte pour le menu fretin de l'autre. Le genre et l'espèce sont les mêmes , l'âge ne l'est pas ; et cela suffit pour décider de l'acceptation ou du refus. Lorsque ses déprédations s'étendent sur un groupe de quelque étendue, comment fait l'insecte pour recon- naître les genres, les espèces composant son lot et les distinguer des autres avec une sûreté de coup d'œil que l'inventaire des terriers ne trouve jamais en défaut? Est-ce l'aspect général qui le guide? Non, car dans tel clapier de Bembex nous trouverons des Sphérophories, minces lanières, et des Bombyles, pelotes de velours ; non, car dans les silos de l'Ammophile soyeuse prennent place, a côté l'une de l'autre, la chenille de conforma- lion habituelle, et la chenille arpenteuse, compas vivant qui marche en s'ouvrant et se fermant tour à tour ; non, car dans les entrepôts du Stize ruficorne et du Tachyte manticide, à côté de la Mante s'empile l'Empuse, sa caricature méconnaissable. Est-ce la coloration ? En aucune manière. Les exem- ples surabondent. Quelle variété de teintes, de reflets métalliques, distribués d'une foule de manières, dans les Buprestes que chasse le Cerceris célébré par L. Dufour I La palette d'un peintre, broyant la pépite d'or, le bronze, le rubis, l'émeraude, l'améthyste, difficilement rivalise- rait avec cette somptuosité de couleurs. Et néanmoins le Cerceris ne s'y laisse méprendre : tout ce peuple, si différemment costumé, est pour lui, comme pour l'ento- 292 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES mologisle,lepeuple des Buprestes. L'inventaire du garde- manger d'un Crabronien comprendra des diptères vêtus de bure grise ou roussâtre ; d'autres ceinturés de jaune, marquetés de blanc, décorés de lignes carminées ; d'aulres d'un bleu d'acier, d'un noir d'ébène, d'un vert cuivreux ; et sous cette variété de costumes dissem- blables se retrouvera l'invariable diptère. Précisons par un exemple. Le Cerceris de Ferrero {Cerceris Ferreri, Y. L.) est un consommateur de cha- rançons. Les Phytonomes et les Sitones, d'un grisâtre indécis, les Otiorhynches, noirs ou d'un brun de poix, habituellement g-arnissent ses terriers. Or, il m'est par- fois arrivé d'exhumer de ses demeures une série de vrais bijoux qui, parleur vif éclat métallique, faisaient le contraste le plus frappant avec le sombre Otiorhynche. C'était le Rhynchite [Rhynchites betuleti) qui roule en cigares les feuilles de la vig"ne. Egalement somptueux, les uns étaient d'un bleu d'azur, les autres d'un cuivreux doré , car le rouleur de cigares a double coloration. Comment avait fait le Cerceris pour reconnaître, dans ces bijoux, le curculionide, le proche allié du trivial Phytonome? Il était probablement inexpert devant pa- reille rencontre ; sa race ne pouvait lui avoir transmis que des propensions bien indécises, car elle ne paraît pas faire un fréquent usage de Rhynchites, ainsi que semblent le prouver mes rares trouvailles dans l'en- semble de mes nombreuses exhumations. Pour la pre- mière fois, peut-être, traversant un vignoble, il voyait reluire sur une feuille le riche scarabée ; ce n'était pas pour lui un mets de consommation courante, consacré par les antiques usages de la famille. C'était du nou- veau, de l'exceptionnel, de l'extraordinaire. Eh bien, cet CHANGEMENT DE REGIME 293 extraordinaire est reconnu sûrement Charançon et em- magasiné comme tel. La rutilante cuirasse du Rhyn- cliite ira prendre place à côté de la casaque grise du Phy- tonome. Non, ce n'est pas la couleur qui dirige le choix. Ce n'est pas davantage la forme. Le Cerceris des sa- bles chasse tout curculionide de dimensions moyennes. Je mettrais trop à l'épreuve la patience du lecteur si je m'avisais de donner ici le recensement complet des pièces reconnues dans son garde-manger. Je n'en signa- lerai que deux que m'ont révélées mes dernières recher- ches autour de mon village. L'hyménoptère va capturer, sur les chênes-verts des montagnes voisines, le Bra- chydère pubescent {Brachyderes jmbescens) et le Bala- nin des glands [Balcmbius glandium). Qu'ont de com- mun pour la forme les deux coléoptères? J'entends par forme non les détails de structure que le classificaleur scrute du verre de sa loupe, non les traits délicats qu'in- voquerait un Latreille pour dresser une taxonomie, mais le croquis d'ensemble, la tournure générale qui s'impose au regard, même non exercé, et fait rapprocher entre eux certains animaux par l'homme étranger à la science, par l'enfant surtout, observateur plus perspicace. Sous ce rapport, qu'ont de commun le Brachydère et le Balanin, aux yeux du citadin, du paysan, de l'enfant, du Cerceris? Rien, absolument rien. Le pre- mier a la silhouette presque cylindrique ; le second, ra- massé dans sa courte épaisseur, est conique en avant, elliptique ou plutôt cordiforme en arrière. Le premier est noir, semé de nébulosités d'un gris de souris ; le second est d'un roux ochracé. Le tète du premier se termine par une sorte de mufle ; la tète du second s'effile en un rostre courbe, délié comme un crin, aussi 294 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES long que le reste du corps. Lo Brachydère a le groin massif, coupé court ; le Balanin semble fumer un ca- lumet d une longueur insensée. Qui s'aviserait de rapprocher deux créatures aussi disparates, de les appeler du même nom? En dehors des personnes du métier, nul ne l'oserait. Plus perspicace, le Cerceris reconnaît, dans l'une comme dans l'autre, le Charançon, la proie à système nerveux concentré, se prêtant à la chirurgie de son unique coup de lancette. Après avoir fait copieux butin aux dépens de la bête au grossier mufle, dont il bourre parfois ses souterrains à l'exclusion de toute autre pièce, suivant les éventua- lités de la chasse, le voici brusquement en présence de la bête à trompe extravagante. Habitué à la première, méconnaît-il la seconde ? Point : du premier coup d'œil, il la reconnaît pour sienne ; et la loge déjà munie de' quelques Brachydères reçoit pour complément des Bala- nins. Si ces deux espèces manquent, si les terriers sont loin des chênes-verts, le Cerceris s'attaque aux curculio- nides les plus variés de genre, d'espèce, de forme, de coloration. Les Sitones, les Cnéorhines, les Géonèmes, les Otiorhynches, les Strophosomes et bien d'autres sont indifl'éremment ses tributaires. Vainement je me creuse la cervelle pour soupçonner seulement à quels signes le déprédateur se fie pour se guider, sans sortir d'un même groupe, au milieu d'une venaison aussi variée ; à quels traits surtout il reconnaît comme Charançon l'étrange Balanin des glands, le seul parmi ses victimes qui soit porteur d'un long tube de calumet. Je laisse au transformisme, à l'atavisme et autres élucubrations transcendantes en isme, l'honneur et aussi le péril d'expliquer ce que, humblement, je recon- CHANGEMENT DE REGIME 29o nais trop au-dessus de ma portée. De ce que le fils de l'oiseleur à la pipée aura été nourri de brochettes de rouges-gorges, de linottes et de pinsons, nous empresse- rons-nous de conclure que cette éducation par l'estomac lui permettra plus tard, sans autre initiation que celle du rôti, de se reconnaître au milieu des groupes orni- thologiques et de ne pas les confondre l'un avec l'autre lorsqu'à son tour il placera ses gluaux? La digestion •d'un salmis d'oisillons, si répétée qu'elle soit chez lui et sa parenté ascendante, suffîra-t-elle pour en faire un oiseleur consommé ? Le Cerceris a mangé du Charan- içon ; ses ancêtres en ont tous mangé, et religieusement. "Si vous voyez là le motif qui fait de l'hyménoptère un connaisseur de curculionides, dont la perspicacité n'a de rivale que celle d'un entomologiste de profession, pour- quoi vous refuseriez-vous aux mêmes conséquences pour la famille de l'oiseleur? J'ai hâte de quitter ces problèmes insolubles pour attaquer la question des vivres sous un autre point de vue. Chaque hyménoptère giboyeur est cantonné dans un genre de venaison , habituellement très limité. Il a son gibier attitré, hors duquel tout lui est suspect, odieux. Les embûches de l'expérimentateur qui lui sou- tire sa proie pour lui en jeter une autre en échange, les émotions du propriétaire détroussé et retrouvant aussi- tôt son bien mais sous une autre forme, ne peuvent lui donner le change. Obstinément il refuse ce qui est étranger à son lot, à l'instant il accepte ce qui en fait partie. D'où provient cette répugnance invincible pour des vivres non usités dans la famille? Ici l'expérimen- tation peut être invoquée. Invoquons-la : son dire est le seul digne de confiance. 296 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES La première idée qui se présente, et la seule, je pense,, qui puisse se présenter, c'est que la larve, le nourrisson Carnivore a ses préférences, ou pour mieux dire ses goûts exclusifs. Telle proie lui convient, telle autre ne lui convient pas ; et la mère la sert conformément à ses appétits, immuables pour chaque espèce. Ici le mets de famille est le Taon ; ailleurs , c'est le Charançon ; ailleurs encore, c'est le Grillon, c'est le Criquet, c'est la Mante religieuse. Bonnes en soi d'une façon générale, ces diverses victuailles peuvent être pernicieuses pour un consommateur qui n'en a pas l'habitude. La larvo qui raffole du Criquet peut trouver la chenille nourriture abominable, et celle qui se délecte avec la chenille peut avoir en horreur le Criquet. Il nous serait difficile de discerner en quoi diffèrent, comme matières sapides et nourrissantes, la chair du Grillon et celle de l'Ephippi- gère ; cela ne veut pas dire que les deux Sphex adonnés à ce régime n'aient sur ce point des opinions bien arrê- tées, et ne soient pénétrés, chacun, d'une haute estime pour son mets traditionnel et d'une profonde aversion pour l'autre. Les goûts ne se discutent pas. D'ailleurs Thygiène pourrait bien être ici intéressée. Rien ne dit que l'Araignée, régal du Pompile, ne soit poison ou du moins aliment malsain pour le Bembcx,. amateur de Taons ; que la juteuse chenille de l'Ammo- phile ne rebute l'estomac du Sphex, nourri du sec acri- dien. L'estime de la mère pour tel gibier, son mépris pour tel autre, auraient alors comme mobile les satis- factions et les répugnances de ses nourrissons ; Tappro- visionneuse réglerait le menu sur les exigences gastro- nomiques des approvisionnés. Cet exclusivisme de la larve Carnivore paraît d'autant CHANGEMENT DE REGIME 297 plus probable, que la larve à régime végétal ne veut se prêter, en aucune façon, à un changement de nourriture. Si pressée qu'elle soit par la faim, la chenille du Sphinx de l'euphorbe, broutant les tithymales, se laissera périr d'inanition devant une feuille de chou, mets sans pareil pour la Piéride. Son estomac, brûlé par de fortes épices, trouvera fade et immang'eable la crucifère , relevée ce- pendant d'essence sulfurée. La Piéride, de son côté, se gardera bien de toucher aux tithymales : il y aurait pour elle péril de mort. La chenille de l'Atropos veut les nar- cotiques solanées, principalement la pomme de terre ; et ne veut que cela. Tout ce qui n'est pas assaisonné de solanine lui est odieux. Et ce ne sont pas seulement les larves à nourriture fortement pimentée d'alcaloïdes et de principes vireux qui se refusent à toute innovation alimentaire ; les autres, jusqu'à celles dont le régime est le moins sapide, sont d'une intransigeance invin- cible. Chacune a sa plante ou son groupe de plantes, hors duquel il n'y a plus rien d'acceptable. J'ai gardé souvenir d'une gelée tardive qui venait, pendant la nuit, de griller les bourgeons du mûrier au moment des premières feuilles. Le lendemain, ce fut grand émoi chez mes voisins les métayers : les vers-à- soie étaient éclos et la nourriture brusquement manquait. Il fallait attendre que le soleil réparât le désastre ; mais comment faire pour entretenir quelques jours les nou- veau-nés affamés? On me savait connaisseur de plan- tes ; mes récoltes à travers champs m'avaient valu le renom d'herboriste pour remèdes. Avec la fleur du co- quelicot, je préparais un élixir qui éclaircit la vue ; avec la bourrache, j'obtenais un sirop souverain contre la coqueluche ; je distillais la camomille, je retirais l'es- 298 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES sence du thé des montag-nes. Bref, la botanique m'avait donné la réputation d'un préparateur d'orviétan. C'est toujours quelque chose. Les ménagères, qui d'ici, qui de là, vinrent me trou- ver ; et la larme à l'œil, m'exposèrent l'afiaire. Que donner à leurs vers en attendant que le mûrier repousse? AfTaire bien grave, bien digne de commisération. L'une comptait sur sa chambrée pour acheter un rouleau de toile destiné à sa fille sur le point de se marier ; une autre me confiait ses projets d'un porc, qu'elle devait engraisser pour l'hiver suivant ; toutes déploraient la poignée d'écus qui, déposés au fond de la cachette de l'armoire, dans un bas dépareillé, auraient donné sou- lagement aux jours difficiles. Et gonflées de chagrin, elles entr'ouvraient sous mes yeux un morceau de flanelle oii grouillait la vermine : « Régardas, Moussu : venoun d'es- péli, et ren per lour dounal Ah! j^écaïré! » Pauvres gens ! quel rude métier que le vôtre, hono- rable entre tous, et de tous le plus incertain ! Vous vous exterminez au travail, et lorsque vous touchez presque au but, quelques heures d'une nuit froide , brutalement survenue, mettent à néant la récolte. Venir en aide à ces affligées me parut bien difficile. J'essayai cependant, prenant pour guide la botanique, qui me conseillait, comme succédané du mûrier, les végétaux des familles voisines, l'orme, le micocoulier, l'ortie, la pariétaire. Leur feuillage naissant, coupé menu, fut présenté aux vers. D'autres essais , bien moins logiques, furent ten- tés suivant l'inspiration de chacun. Rien n'aboutit. Les nouveau-nés se laissèrent, jusqu'au dernier, mourir de faim. Mon renom de préparateur d'orviétan dut quel- que pou souffrir de cet échec. Était-ce bien ma faute ? CHAiNGEME^T DE REGIME 209 Non, mais celle du ver-à-soie, trop fidèle à sa feuille de mûrier. Ce fut donc avec la presque certitude de ne pas réus- sir, que je fis mes débuts d'éducateur de larves carnas- sières avec une proie non conforme à l'habituel régime. Par acquit de conscience, sans grand zèle, j'essayai ce qui me paraissait devoir piteusement échouer. La sai- son touchait à sa fin. Seuls, les Bembex, fréquents dans les sables des collines voisines, pouvaient m'offrir en- core, sans recherches trop prolongées, quelques sujets d'expérimentation. Le Bembex tarsier me fournit ce que je désirais : des larves assez jeunes pour avoir en- core devant elles une longue période d'alimentation, assez développées néanmoins pour supporter les épreu- ves d'un déménag-ement. Ces larves sont exhumées avec tous les égards que réclame leur délicat épiderme ; sont exhumées aussi les pièces de gibier intactes, récemment apportées par la mère, et consistant en divers diptères parmi lesquels figurent des Anthrax. Une vieille boite à sardines, meu- blée d'une couche de sable fin et divisée en chambres par des cloisons de papier, reçoit mes élèves, isolés l'un de Tautre. De ces mangeurs de mouches, je me propose de faire des mangeurs de sauterelles ; à leur régime de Bembex, je veux substituer le régime d'un Sphex ou d'un Tachyte. Pour m'épargner des courses fastidieuses en vue de l'approvisionnement du réfectoire, j'adopte ce que la bonne fortune me présente sur le seuil même de ma porte. Un locustien vert, à sabre court, recourbé en faucille, le Phaneroptera falcata, ravage les corolles de mes pétunias. C'est le moment de me dédommager des dépits qu'il me cause. Je le choisis jeune, d'un cen- 300 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES timèlre à deux de longueur; et je l'immobilise, sans plus de façon, par l'écrasement de la tête. En cet état, il est servi aux Bembex, à la place de leurs diptères. Si le lecteur a partage mes convictions d'insuccès, convictions basées sur des motifs très logiques, il parta- gera maintenant ma profonde surprise. L'impossible devient le possible ; l'insensé, le raisonnable ; le prévu, le contraire du réel. Le mets servi pour la première fois à la table des Bembex, depuis qu'il y a des Bembex au monde, est accepté sans répugnance aucune et con- sommé avec toutes les marques de la satisfaction. Don- nons ici le journal circonstancié de l'un de mes convives, journal dont celui des autres ne serait que la répétition à quelques variantes près. 2 août 1883. — La larve du Bembex, telle que je l'ex- Irais de son terrier, est à peu près à la moitié de son développement. Autour d'elle je ne trouve que de mai- gres résidus de repas, consistant surtout en ailes d'An- thrax, mi-partie diaphanes et mi-partie enfumées. La mère aurait complété par de nouveaux apports l'appro- visionnement, fait au jour le jour. Je donne au nourris- son, consommateur d'Anthrax, un jeune Phanéroptère. Le locustien est attaqué sans hésitation. Ce changement si profond dans la nature des vivres ne parait en rien inquiéter la larve, qui mord à pleines mandibules dans le riche morceau et ne le lâche qu'après l'avoir épuisé. Sur le soir, la pièce vidée est remplacée par une autre, toute fraîche, de même espèce, mais plus volumineuse et mesurant deux centimètres. 3 août. — Le lendemain, je trouve le Phanéroptère dévoré. 11 n'en reste que les téguments arides, non dé- membrés. Tout le contenu a disparu ; le gibier a été CHANGEMENT DE RÉGIME 301 vidé par une large ouverture pratiquée dans le ventre. Un mangeur attitré de sauterelles n'aurait pas mieux opéré. A la carcasse sans valeur, je substitue deux pe- tits locustiens. Tout d'abord la larve n'y toucbe pas, amplement repue qu'elle est par le repas si copieux de la veille. Dans l'après-midi cependant l'une des pièces est résolument attaquée. 4 août. — Je renouvelle les vivres, bien que ceux de la veille ne soient pas achevés. C'est dn reste ce que je fais chaque jour, afin que mon élève ait constamment sous la dent des vivres frais. Un gibier faisandé lui trou- blerait l'estomac. Mes locustiens ne sont pas des vic- times à la fois vivantes et inertes, opérées suivant la méthode délicate des paralyseurs ; ce sont des cadavres obtenus par le brutal écrasement de la tête. Avec la température qui règne, l'altération des chairs est rapide, ce qui m'impose des renouvellements fréquents dans le réfectoire de la boîte à sardines. Deux pièces sont ser- vies. L'une est attaquée bientôt après, et la larve s'y maintient assidûment. 5 août. — Le famélique appétit du début se calme. Mon service pourrait bien être trop généreux, et il serait prudent de faire succéder un peu de diète à cette gar- gantuélique bombance. La mère certainement est plus parcimonieuse. Si toute sa famille mangeait comme mon invité, elle ne pourrait y suffire. Donc, par raison dhygiène, jeûne etvig"ile aujourd'hui. 6 août. — Le service est repris avec doux Phanéro- ptères. L'un est consommé en entier, l'autre est en- tamé. 7 août. — La ration d'aujoard'hui est dégustée puis délaissée. La larve semble inquiète. De sa bouche K iè" ^©^ 302 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pointue, elle explore les parois de la chambre. A ce signe se reconnaît l'approche du travail du cocon. 8 août. — Dans la uuit, la larve a filé sa nasse de soie. Elle l'incruste maintenant de grains de sable. Suivent, avec le temps, les phases normales de la métamorphose. Nourrie de locustiens, inconnus à sa race, la larve par- court ses étapes sans plus d'encombre que ses sœurs nourries de diptères. Même succès avec de jeunes Mantes pour nourriture. L'une des larves ainsi servies me laisserait même croire, qu'elle préférait le mets nouveau au mets traditionnel de sa race. Deux Eristales et une Mante religieuse de trois centimètres composaient sa carte du jour. Dès les premières bouchées, les Eristales sont dédaignés, et la Mante, déjà dégustée et trouvée, paraît-il, excellente, fait oublier complètement le diptère. Etait-ce préférence de gourmet, motivée par des chairs plus juteuses? Je n'ai pas qualité pour l'affirmer. Toujours est-il que le Bembex n'est pas tellement fanatique du diptère, qu'il ne l'abandonne pour un autre gibier. Eh bien, est-il assez probant cet échec prévu devenu succès superbe? Sans le témoignage de l'expérience, à quoi pouvons-nous donc nous fier? Sous les ruines de tant de systèmes qui paraissaient très solidement écha- faudés, j'hésiterais à reconnaître que deux et deux font quatre si les faits n'étaient là. Mon argumentation avait pour elle la vraisemblance la plus entraînante, elle- n'avait pas pour elle la vérité. Comme on peut toujours après coup trouver des raisons pour étayer une opinion dont on ne voulait pas d'abord, maintenant je raisonne- rais ainsi : La plante est la grande usine où s'élaborent, avec CHANGEMEÎVT DE TxEGIME 303 les matériaux du minéral, les principes organiques, ma- tériaux de la vie. Certains produits sont communs à toute la série végétale, mais d'autres, bien plus nom- breux, se préparent dans des laboratoires déterminés. Chaque genre, chaque espèce a sa marque de fabrique. Qui travaille les essences, qui les alcaloïdes, qui les fé- cules, les corps gras, les résines, les sucres, les acides. De là résultent des énergies spéciales, dont tout animal herbivore ne peut s'accommoder. Certes il faut un esto- mac fait exprès pour digérer l'aconit, le colchique, la ciguë, la jusquiame ; qui ne l'a pas ne pourrait suppor- ter semblable régime. Et puis, les Mithridates alimentés de poison ne sont réfractaires qu'à un seul toxique. La chenille de l'Atropos, qui se délecte avec la solanine de la pomme de terre, serait tuée par l'acre principe des tithymales, aliment du Sphinx de l'euphorbe. Les larves herbivores sont donc forcément exclusives dans leurs goûts, parce que les végétaux ont des propriétés fort diiïérentes d'un genre à l'autre. A cette variété des produits de la plante, l'animal, consommateur bien plus que producteur, oppose l'uni- formité des siens. Albumine do l'œuf de l'autruche ou de l'œuf du pinson, caséine du lait de la vache ou du lait de l'ânesse, chair musculaire du loup ou du mou- ton, du chat-huant ou du mulot, de la grenouille ou du lombric, c'est toujours de l'albumine, de la caséine, de la fibrine, mangeables sinon mangées. Ici pas d'assai- sonnements atroces, pas de spéciales âcretés, pas d'al- caloïdes mortels pour tout estomac autre que celui du consommateur attitré ; aussi le comestible animal n'est-il pas limité pour un môme convive. Que ne mange pas l'homme, depuis le régal des terres arctiques, 304 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES potage au sang de phoque et morceau de lard de baleine enveloppé d'une feuille de saule pour légume, jusqu'au ver-à-soie frit du Chinois et au criquet desséché de l'A- rabe? Que ne mangerait-il pas s'il n'avait à surmonter des répugnances dictées par des habitudes bien plus que par des besoins réels? La proie étant uniforme dans ses prin- cipes nutritifs, la larve carnassière doit donc s'accom- moder de tout gibier, surtout si le nouveau mets ne s'é- carte pas trop des usages consacrés. Ainsi raisonnerais-je, avec non moins de probabilité, si j'avais à recommencer. Mais comme tous nos arguments ne valent pas un fait, faudrait-il finalement en venir à l'expérimentation. C'est ce que je fis l'année suivante sur une plus grande échelle et sur des sujets plus variés. Je recule devant le narré suivi de mes essais et de mon éducation person- nelle dans cet art nouveau, oii l'insuccès du jour m'en- seignait la voie pour la réussite du lendemain. Ce serait d'une fastidieuse longueur. Qu'il me suffise de formuler brièvement mes résultats et les conditions à remplir pour bien conduire le délicat réfectoire. Et tout d'abord, il ne faut pas songer à détacher l'œuf de sa proie naturelle pour le déposer sur une autre. Cet œuf adhère assez fortement, par son bout céphalique, à la pièce de gibier. L'enlever de sa place serait le compro- mettre infailliblement. Je laisse donc la larve éclore et acquérir assez de force pour supporter le déménagement sans péril. D'ailleurs mes fouilles me procurent le plus souvent mes sujets sous forme de larves. J'adopte pour élèves les larves ayant du quart à la moitié de leur dé- veloppement. Los autres sont trop jeunes et de manie- ment périlleux, ou trop vieilles et d'alimentation arti- ficielle bornée à une courte période. CHANGEMENT DE RÉGIME 3u;; En second lieu, j'évite les pièces de gibier voliimi- n dises, dont une seule suffirait pour toute l'étape de la croissance. J'ai déjà dit et je répète ici combien est dé- licate la consommation d'une pièce qui doit se conser- ver fraîche une paire de semaines et n'achever de mou- rir que lorsqu'elle est presque entièrement dévorée. La mort ici ne laisse pas de cadavre ; quand la vie s'éteint tout à fait, le corps a disparu, ne laissant qu'un chilTon d'épiderme. Les larves à grosse et unique proie ont un art de manger spécial, art périlleux où un coup de dent maladroit devient fatal. Mordue avant l'heure en tel ou tel point, la victime tombe en pourriture, ce qui promp- tement amène la mort du consommateur par intoxica- tion. Détournée de son filon d'attaque, la larve ne sait pas toujours retrouver à propos les morceaux licites, et elle périt de la décomposition de son gibier mal dépecé. Que sera-ce si l'expérimentateur lui donne un gibier dont elle n'a pas l'habitude? Ne sachant pas le manger suivant les règ-les, elle le tuera ; et les vivres seront pour- riture toxique du jour au lendemain. J'ai raconté com- ment il m'a été impossible d'élever Ja Scolie à deux ban- des avec des larves d'Orycte, immobilisées par des liens, ou bien avec des Ephippigères, paralysées par le Sphex languedocien. Dans les deux cas, le mets nouveau était accepté sans hésitation, preuve qu'il convenait au nour- risson ; mais en un jour ou deux survenait la pourriture et la Scolie périssait sur le morceau fétide. La méthode pour conserver l'Éphippigère, si bien connue du Sphex, était inconnue à mon pensionnaire, et cela suffisait pour lui convertir en poison un délicieux manger. Ainsi ont misérablement échoué mes autres tentatives d'alimentation avec l'unique service d'une proie volumi- 20 30G SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES neiisc substituée à la ration normale. Un seul succès est inscrit dans mes notes, mais tellement difficultueux, que je ne me chargerais pas de Tobtcnir une seconde fois. Je suis parvenu à nourrir la larve de l'Ammophile hérissée avec un Grillon noir adulte, accepté d'ailleurs aussi vo- lontiers que le gibier naturel, la chenille. Pour éviter la pourriture des vivres de trop longue durée, non consommés suivant la méthode indispen- sable à leur conservation, j'emploie du gibier menu, dont chaque pièce peut être achevée par la larve en une seule séance, au plus dans une journée. Peu importe alors que la proie soit déchiquetée, démembrée au ha- sard ; la décomposition n'a pas le temps de gagner ses chairs encore pantelantes. Ainsi procèdent les larves à brutale déglutition, qui happent à l'aventure sans dis- tinction entre les morceaux, les larves des Bembex, par exemple, qui finissent le diptère mordu avant d'en atta- quer un autre dans le tas ; celles des Cerceris, qui vident leurs charançons méthodiquement l'un après l'autre. Dès les premiers coups de mandibules, la pièce entamée peut être mortellement atteinte. En cela, nul inconvénient : une séance de courte durée suffit pour utiliser le ca- davre, soustrait à l'altération putride par sa prompte consommation. Tout à côté, les autres pièces, bien vi- vantes dans loin" immobilité, attendent l'une après l'autre leur tour et fournissent une réserve de vivres tou- jours frais. Je suis trop ignare charcutier pour imiter l'hyméno- ptère et recourir moi-même à la paralysie ; et puis le liquide caustique instillé sur les centres nerveux, l'am- moniaque en particulier, laisserait des traces odorantes ou sapides capables de rebuter mes pensionnaires. Me CHANGEMENT DE RÉGIME 307 voilà dans la nécessité de tuer à fond mes bêtes afin de les immobiliser. Des provisions suffisantes faites à l'avance, en une seule fois, deviennent alors impraticables : tandis qu'une pièce de la ration serait consommée, les autres se gâteraient. Une seule ressource me reste, fort assu- jettissante : c'est de renouveler chaque jour l'approvi- sionnement. Toutes ces conditions remplies, le succès de l'alimentation artificielle n'est pas sans quelques dif- ficultés; néanmoins, avec un peu de soin et surtout beaucoup de patience, il est à peu près assuré. C'est ainsi que j'ai élevé le Bembex tarsier, mangeur •d'Anthrax et autres diptères, avec de jeunes locustiens •ou manticns ; l'Ammophile soyeuse, dont le menu con- siste surtout en chenilles arpenteuses, avec de petites araignées; le Pélopée tourneur, consommateur d'arai- gnées, avec de tendres acridiens ; le Cerceris des sables, amateur passionné de charançons, avec des Halictes; le Philanthe apivore, exclusivement nourri d'abeilles do- mestiques, avec des Éristalcs et autres diptères. Sans parvenir au but final, pour les motifs que je viens •d'exposer, j'ai vu la Scolie à deux bandes se repaître avec satisfaction du ver de l'Orycte substitué à celui de la Cétoine, et s'accommoder de l'Ephippigère retirée du terrier du Sphex ; j'ai assisté au repas de trois Ammo- philes hérissées, acceptant de fort bon appétit le Grillon qui remplaçait leur chenille. L'une d'elles, je viens de le dire , servie par des circonstances impossibles à démê- ler, a su même conserver sa ration fraîche , ce qui lui a permis de se développer en plein et de filer son cocon. Ces exemples, les seuls sur lesquels mes expérimen- tations se soient portées jusqu'ici, me semblent assez probants pour me permettre de conclure que la larv(3 308 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES carnassière n'a pas des goûts exclusifs. La ration si mo- notone, si limitée en qualité, qui lui est servie par la mère, pourrait être remplacée par d'autres également de son goût. La variété ne lui déplaît pas ; elle lui pro- fite aussi bien que l'uniformité ; elle serait même plus avantageuse à sa race, ainsi qu'on le verra tantôt. XV UNE PIQURE AU TR AN SFO I13IISME Élever un consommateur de chenilles avec une bro- chette d'araignées, c'est très innocent, incapable de compromettre la sôcurilé de la chose publique ; c'est aussi très puéril, je me hâte de le confesser, et digne de l'écolier qui, dans les mystères de son bureau, cherche, comme il peut, à faire diversion aux charmes du thème. Aussi n'aurais-je pas entrepris ces recherches et encore moins en anrais-je parlé, non sans complaisance, si je n'avais entrevu dans les résultats de mon réfec- toire une certaine portée philosophique. Le transfor- misme me paraissait en cause. Certes, c'est grandiose entreprise, adéquate aux im- menses ambitions de l'homme, que de vouloir couler l'univers dans le moule d'une formule et de soumettre toute réalité à la norme de la raison. Le géomètre pro- cède ainsi. Il définit le cône, conception idéale ; puis il le coupe par un plan. La section conique est sou- mise à l'algèbre, appareil d'obstétrique accouchant l'équation ; et voici que, sollicités dans un sens puis dans l'autre, les flancs de la formule mettent au jour l'ellipse, l'hyperbole, la parabole, leurs foyers, leurs rayons vec- teurs, leurs tangentes, leurs normales, leurs axes con- jugués, leurs asymptotes et le reste. C'est magnifique, 310 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES à tel point que l'enthousiasme vous gagne, même quand on a ving-t ans , âg-e peu fait pour les sévérités mathé- matiques. C'est superbe. On croit assister à une créa- tion. En fait, on n'assiste qu'à des points de vue divers do la même idée, points de vue mis tour à tour en lumière par les phases do la formule transformée. Tout ce que ralgëbre nous déroule était contenu dans la définition du cône, mais contenu en germe, sous des formes la- tentes que la magie du calcul convertit on formes expli- cites. La valeur brute que notre esprit lui avait confiée,, l'équation nous la rend, sans perte ni g'ain, en mon- naies de toute effigie. Et c'est précisément là ce qui fait du calcul la rig-ueur inflexible, la lumineuse certitude devant laquelle forcément s'incline toute intelligenco cultivée. L'alg-èbro est l'oracle do la vérité absolue parco qu'elle ne dévoile rien autre que ce que l'esprit y avait recelé, sous un amalgame do symboles. Nous lui don- nons à laminer 2 et 2 ; l'outil fonctionne et nous montre 4. Voilà tout. Mais à ce calcul, tout-puissant tant qu'il ne sort pas du domaine de l'idéal , soumettons une très modeste réalité, la chute d'un grain de sable, le mouvement pendulaire d'un corps. L'outil ne fonctionne plus, ou ne fonctionne qu'en supprimant à peu près tout le réel. Il hii faut un point matériel idéal, un fil rigide idéal,, un point de suspension idéal; et alors le mouvement pendulaire se traduit par une formule. Mais le pro- blème défie tous les artifices do l'analyse si le corps os- cillant est un corps réel, avec son volume et ses frotte- ments ; si le fil de suspension est un fil réel, avec son poids et sa flexibilité ; si le point d'appui est un point UNE PIQURE AU TRANSFORMISME 311 réel, avec sa résistance et ses déformations. Ainsi des autres questions, si humbles qu'elles soient. L'exacte réalité échappe à la formule. Oui , il serait beau do mettre le monde en équation , de se donner pour principe une cellule gonflée de glaire, et de transformations en transformations, retrouver la vie sous SCS mille aspects comme le géomètre retrouve l'ellipse et les autres courbes en discutant son cône sec- tionné ; oui , ce serait superbe , et de nature à nous grandir d'une coudée. Hélas ! combien ne faut-il pas rabattre de nos prétentions ! La réalité est pour nous in- saisissable s'il s'ag'it seulement de suivre un g-rain de poussière dans sa chute, et nous nous ferions forts de remonter le courant de la vie et de parvenir à ses ori- gines! Le problème est autrement ardu que celui que l'algèbre se refuse à résoudre. Il y a ici de formidables inconnues, plus indéchiffrables que les résistances, les déformations, les frottements de la machine pendulaire. Écartons-les pour bien asseoir la théorie. Soit, mais alors ma confiance est ébranlée en cette histoire naturelle qui répudie la nature et donne à des vues idéales le pas sur la réalité des faits. Alors, sans chercher l'occasion, ce qui n'est pas mon affaire, je la saisis quand elle se présente ; je fais le tour du transfor- misme, et ce qui m'est affirmé majestueuse coupole d'un monument capable de défier les âges, ne m'appa- raissant que vessie, irrévérencieux j'y plonge mon épingle. Voici la nouvelle piqûre. L'aptitude à un régime va- rié est un élément de prospérité pour l'animal, un fac- teur de premier ordre pour l'extension et la prédomi- nance de sa race dans l'âpre lutte de la vie. L'espèce la 312 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES plus misérable serait celle dont rexistcnce dépendrait d'une bouchée tellement exclusive que rien aulre ne put la remplacer. Que deviendrait l'hirondelle s'il lui fallait pour vivre un moucheron déterminé, un seul, toujours le même? Ce moucheron disparu, et l'existence du moustique n'est pas longue, l'oiseau succomberait af- famé. Heure Qscment pour elle et pour la joie de nos demeures, l'hirondelle les gobe tous indistinctement, ainsi qu'une foule d'autres insectes aux danses aériennes. Que deviendrait l'alouette si son gésier ne pouvait digé- rer qu'une semence , invariablement la même ? La sai- son de cette semence finie, saison toujours courte, l'hôte des sillons périrait. L'une des hautes prérogatives zoolog'iques de l'homme, n'est-ce pas son estomac complaisant, apte à l'alimen- tation la plus variée? Il est ainsi affranchi du climat, de la saison, de la latitude. Et le chien, comment se fait-il que, de tous nos animaux domestiques, il soit le seul à pouvoir nous accompagner partout, jusque dans les ex- péditions les plus rudes ? Encore un omnivore et de la sorte un cosmopolite. La découverte d'un plat nouveau , disait Brillât- Savarin, importe plus à l'humanité que la découverte d'une nouvelle planète. L'aphorisme est plus vrai qu'il n'en a l'air sous sa forme humoristique. Certes celui-là qui le premier s'avisa d'écraser le froment, de pétrir la farine et de mettre cuire la pâte entre deux pierres chaudes, fut plus méritoire que le découvreur du deux centième astéroïde. L'invention de la pomme de terre vaut bien l'invention de Neptune, si glorieuse qu'elle soit. Tout ce qui accroît nos ressources alimentaires est trou- vaille de premier mérite. Et ce qui est vrai de l'homme UNE PIQURE AU TRANSFORMISME 313 ne peut être faux de l'animal. Le monde est à l'estomac affranchi des spécialités. Pareille vérité se démontre par le seul énoncé. Et maintenant revenons à nos bètcs. Si j'en crois les évolutionnistes, les divers hyménoptères giboyeurs des- cendent d'un petit nombre de types, eux-mêmes dérivés, par des filiations incommensurables, de quelques amibes, de quelques monères, et finalement du premier grumeau protoplasmique fortuitement condensé. Ne remontons pas si haut, ne nous plongeons pas dans les nuages où trop facilement trouvent à s'embusquer l'illusion et l'er- reur. Adoptons un sujet à limites précises, c'est le seul moyen de s'entendre. Les Sphégiens descendent d'un type unique, lui- même déjà dérivé très avancé, et, comme ses succes- seurs, nourrissant sa famille de proie. L'étroite analogie des formes, de la coloration et surtout des mœurs, sem- blent rattacher les Tachytes à la même origine. C'est largement assez; tenons-nous-en là? Or que chassait, je vous prie, ce prototype dos Sphégiens? Avait-il ré- gime varié ou régime uniforme ? Ne pouvant décider, <'xaminons les deux cas. Le rég-ime était varié. J'en félicite hautement ce pre- mier né des Sphex. Il était dans les meilleures condi- tions pour laisser descendance prospère. S'accommo- ^Cfc. O -* 366 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES a élu un second, peut-être un troisième et davantage. On trouve aussi des séries à lacunes. Tantôt, dans des loges réparties au hasard, Fœuf ne s'est pas développé et les provisions sont restées intactes mais moisies ; tantôt la larve est morte avant d'avoir filé son cocon, ou bien après l'avoir filé. Il y a enfin des parasites, le Zo- nitis mutique et la Sapyge ponctuée , par exemple , qui rompent la série en se substituant à l'hôte primitif. Toutes ces causes de trouble exig-ent un grand nombre de nids d'Osmie tridentée, si l'on désire un résultat net. Depuis sept ou huit années, j'interroge les habitants de la ronce , et je ne saurais dire le nombre de files de cocons qui m'ont passé entre les mains. L'un de ces der- niers hivers, dans le but spécial de la répartition des sexes, j'ai recueilli une quarantaine de nids de cette Os- mie ; j'ai transvasé en tubes de verre leur contenu, et j'ai fait le scrupuleux relevé des sexes. Voici quelques- uns de mes résultats Les numéros d'ordre partent du fond du canal creusé dans la ronce , et progressent en remontant vers l'orifice. Le chiffre 1 indique donc le pre- mier-né de la série , le plus vieux en date ; le chiffre le plus fort en indique le dernier-né. La lettre M, placée en dessous du chitTre correspondant, représente le sexe mâle; et la lettre F, le sexe femelle. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 lo. F F M F M F I\I M F F F F M F M. Cette série est la plus longue que j'aie jamais pu me procurer. Elle est en outre complète, en ce sens qu'elle comprend la ponte entière de l'Osmie. Mon affirmation a besoin d'èlre expliquée, sinon il paraîtrait impossible REPARTITION DES SEXES 367 de savoir qu'une mère dont on n'a pas surveillé les ac- tes, mieux que cela, qu'on n'a jamais vue, a terminé ou non le dépôt de ses œufs. Le bout de ronce actuel, au-dessus de la file continue de cocons , laisse un espace libre de près d'un décimètre. Par delà, à l'orifice même, est la clôture terminale, l'épais tampon qui ferme l'en- trée de la galerie. Dans cette portion libre du canal, il y aurait place très convenable pour de nombreux cocons. Si la mère ne l'a pas utilisée, c'est que ses ovaires étaient épuisés ; car il est fort peu probable qu'elle ait aban- donné un excellent logis pour aller creuser péniblement ailleurs une nouvelle galerie et y continuer sa ponte. On pourrait dire que, si l'espace inoccupé dénote la fin d'une ponte, rien ne dit qu'au fond du cul-de-sac, à l'autre bout du canal, se trouve en réalité le commence- ment. On pourrait dire encore que la ponte totale se compose de périodes séparées par des intervalles de re- pos. L'espace laissé vide dans le canal marquerait la lin de l'une de ces périodes et non l'épuisement des œufs propres à éclore. A ces raisons fort plausibles, j'opposerai que, d'après l'ensemble de mes observations, et elles sont très nombreuses, la ponte intégrale tant des Osmies que d'une foule d'autres hyménoptères , os- cille autour d'une quinzaine environ. D'ailleurs , si l'on considère que la vie active de ces insectes ne dure guère qu'un mois ; si l'on ne perd pas de vue que cette période d'activité est troublée par des journées sombres, pluvieuses ou de grand vent, pendant lesquelles le travail est suspendu ; si l'on constate enfin, ce que j'ai fait à satiété pour l'Osmie tricorne, le temps moyen nécessaire à la construction et l'approvisionne- ment d'une cellule, il saute aux yeux que la ponte inté- 368 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES grale doit èlre rapidement limitée, el que la mère n'a pas de temps à perdre s'il lui faut, en trois ou quatre semaines, entrecoupées de repos forcés, mener à bien une quinzaine de cellules. Je relaterai plus tard des faits qui dissiperont les doutes, s'il en reste encore. J'admets donc qu'un nombre d'œufs dans le voisinage de la quin- zaine représente la famille entière d'une Osmie ainsi que de bien d'autre-; hyménoptères. Consultons quelques autres séries complètes. En voici deux : 123456789 10 F F M F M F i^I F F F F M F F F M F F M F Dans ces deux cas, la ponte est reconnue intégrale pour les mêmes raisons que ci-dessus. Terminons par quelques séries qui me paraissent in- complètes, vu le petit nombre de cellules et l'absence d'espace libre au-dessus de la pile de cocons. H 12 13 F U F. M. i 2 3 4 5 6 7 M M F ]\I M M M M ]M F ^ï F M M F M F F M M M M M F M F F F F ]\I M i\[ F M M Ces exemples largement suffisent. Il est de pleine évi- dence qu'aucun ordre ne préside à la répartition des RÉPARTITION DES SEXES 360 sexes. Tout ce que je peux dire en consultant l'ensem- ble de mes archives, où se trouvent d'assez nombreux exemples de pontes totales, malheureusement pour la plupart entachées de lacunes par la présence de para- sites, la mort de la larve, la non éclosîon de l'œuf et autres accidents, tout ce que je peux affirmer de gé- néral, c'est que la série complète débute par des fe- melles et presque toujours se termine par des mâles. Les séries incomplètes ne peuvent rien nous apprendre sur ce sujet, car n'étant qu'un tronçon dont le point de départ est inconnu, on ne sait s'il faut les rapporter au commencement, à la fin ou bien à une période intermé- diaire de la ponte. Résumons-nous en ceci : Dans la ponte de l'Osmie tridentée aucun ordre ne préside à la succession des sexes; seulement la série a une tendance marquée à débuter par des femelles et à finir par des mâles. La ronce, dans ma région, abrite deux autres Osmies, de bien moindre taille : YOsmiadelrita, Pérez, QiYOsmia parvula, Duf. La première est fort commune ; la seconde est très rare ; je n'en ai rencontré jusqu'ici qu'un nid, superposé, dans la même ronce, à un nid à'Osmia detrita. Pour ces deux espèces, le désordre que nous venons de constater au point de vue de la répartition des sexes chez l'Osmie tridentée, fait place à un ordre remarqua- ble de constance et de simplicité. J'ai sous les yeux le registre des séries d'Ostnia detrita recueillies l'hiver dernier. J'en cite quelques-unes : 1° Série de douze : sept femelles, à partir du fond du canal, et puis cinq mâles. 2° Série de neuf : trois femelles d'abord et puis six mâles. 370 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 3° Série de huit : cinq femelles suivies de trois mâles. 4° Série de huit : sept femelles suivies d'un mâle. 5° Série de huit : une femelle suivie de sept mâles. 6° Série de sept : six femelles suivies d'un mâle. La première série pourrait bien être complète. La seconde et la cinquième sont apparemment des fins de ponte, dont le début a eu lieu ailleurs, dans un autre bout de ronce. Les mâles y dominent et terminent la série. Les numéros 3, 4 et 6 semblent, au contraire, des commencements de ponte : les femelles y dominent et se trouvent en tête de la série. Si des doutes peuvent planer sur ces interprétations, un résultat du moins est certain : chez VOsmia detrita , la ponte se divise en deux groupes, sans mélange entre les deux sexes ; le premier groupe pondu donne uniquement des femelles, le second ou le plus récent donne uniquement des mâles. Ce qui n'était qu'une sorte d'ébauche chez TOsmie tridentée, qui débute bien par des femelles et finit par des mâles, mais brouille l'ordre et mélang-e au hasard les deux sexes entre les points extrêmes, devient chez sa congénère une loi rég-ulière. La mère s'occupe d'abord du sexe fort, le plus nécessaire, le mieux doué, la fe- melle ; elle lui consacre le début de sa ponte et le plein épanouissement de son activité ; plus tard, déjà exté- nuée peut-être, elle donne son reste de préoccupations maternelles au sexe faible, le moins bien doué, presque négligeable, le mâle. L'Osmm parvula, dont je ne possède malheiKeusement qu'une série, reproduit ce que vient de nous montrer le précédent témoin. Cette série, de neuf, comprend d'à- REPARTITION DES SEXES 371 bord cinq femelles et puis quatre mâles, sans mélange aucun des deux sexes. Après ces dégorgeurs de miel, ces récolteurs de pous- sière pollinique, il conviendrait de consulter des hymé- noptères livrés à la chasse et empilant leurs cellules en une série linéaire, qui donne l'âge relatif des cocons. La ronce en abrite plusieurs : le Sole}ii>(s vagn^, qui fait provision de diptères ; le Psen atratus, qui sert à ses larves un monceau de pucerons ; le Tripoxyloii ficju- lus, qui les nourrit avec des araignées. Le Solenius vagus creuse sa galerie dans un bout de ronce tronqué, mais encore frais et en végétation. Il y a donc dans la demeure du chasseur de diptères, surtout dans les étages inférieurs, un suintement de sève défa- vorable, ce me semble, à une hygiène bien entendue. Pour éviter cette humidité, ou pour d'autres motifs qui m'échappent, \q Solenius ne creuse pas bien avant son bout de ronce et de la sorte ne peut y empiler qu'un petit nombre de loges. Une série de cinq cocons me donne d'abord quatre femelles et puis un mâle ; une autre série, également de cinq, contient d'abord trois femelles et par delà deux mâles. C'est ce que j'ai de plus complet pour le moment. Je comptais sur le Psen atratus, dont les séries sont assez longues; il est fâcheux qu'elles soient presque tou- jours fortement troublées par un parasite , VEphialtes mediator. Je n'ai obtenu sans lacunes que trois séries : une de huit, comprenant uniquement des femelles ; une de six, pareillement composée en entier de fe- melles; enfin une de huit, formée exlusivement de mâles. Ces exemples semblent dire que le Psen dispose sa ponte en une suite de femelles et une suite de mâles ; 372 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES mais ils n'apprennent rien sur Tordre relatif des deux suites. Le chasseur d'araignées, le Tripoxylon figuîus, ne m'a rien appris de décisif. Il me paraît vagabonder d'un bout de ronce à l'autre , utilisant des g-aleries qu'il n'a pas lui-même creusées. Peu économe d'un logis dont l'acquisition ne lui a rien coûté, il y maçonne négligem- ment quelques cloisons à des hauteurs très inég-ales ; il bourre d'araig-nées trois ou quatre chambres et passe à un autre bout de ronce, sans motif, que je sache, d'aban- donner le premier. Ses loges sont donc en séries trop courtes pour donner d'utiles renseignements. Les habitants de la ronce n'ont plus rien à nous ap- prendre ; je viens de passer en revue les principaux d'entre eux dans ma région. Interrogeons maintenant d'autres hyménoptères à cocons disposés en files linéai- res : lesMégachiles, qui découpent des feuilles et en as- semblent les rondelles en récipients de la forme d'un dé à coudre ; les Anthidies, qui ourdissent leurs sachets à miel avec de la bourre cotonneuse, et disposent leurs cellules à la suite l'une de l'autre dans quelque galerie cylindrique. Pour la majorité du travail, le logis n'est l'œuvre ni des unes ni des autres. Un couloir dans les talus terreux et verticaux, vieil ouvrage de quelque An- thophore, est l'habituelle demeure. La profondeur de pareilles retraites est peu considérable ; et toutes mes recherches, continuées avec ardeur pendant plusieurs hivers, n'aboutissent qu'à me procurer des séries d'un petit nombre de cocons, quatre ou cinq au plus, fré- quemment un seul. Chose non moins grave : presque toutes ces séries sont troublées par des parasites et ne me permettent aucune déduction fondée. RÉPARTITION DES SEXES 373 Le souvenir m'est venu d'avoir rencontré, à de longs intervalles, des nids soit d'Anlhidie, soit do Mégachile, •dans le canal de roseaux coupés. J'ai alors établi, con- tre les murailles les mieux ensoleillées de mon enclos, ■des ruches d'un nouveau genre. Ce sont des tronçons du grand roseau du Midi, ouverts à un bout, fermés à l'autre par le nœud naturel, et assemblés en une sorte d'énorme flûte de Pan comme pouvait en employer Po- lyphème. L'invitation a été entendue : Osmies, Antlii- dies, Mégacbiles, sont venues en assez grand nombre, les premières surtout, profiter de l'originale installalion. J'ai obtenu de la sorte, pour les Anthidies et les Mé- gacbiles, de superbes séries, allant jusqu'à la douzaine. €e succès avait son triste revers de médaille. Toutes mes séries, sans une seule exception, étaient ravagées par des parasites. Celles du Mégachile [Megachile seri- cans, Fonscol), qui façonne ses godets avec des feuilles de robinia, d'yeuse, de térébinthe, étaient habitées par le Cœliojujs 8-dentata; celles de l'Anthidie [Anthidium florentiiium, Latr.), étaient occupées par un Leucosjjis. Dans les unes et les autres grouillait une population de parasites pygmées, sur le nom desquels je ne suis pas encore édifié. Bref, mes ruches en flûte de Pan, si elles m'ont été fort utiles à d'autres point de vue, ne m'ont rien appris sur l'ordre des sexes chez les coupeuses de feuilles et les ourdisseuses de cotonnades. J'ai été plus heureux avec trois Osmies [Osmia tricor- nis, Latr., Osmia cornuta, Latr. et Osmia Latreillii, Spin.) qui m'ont fourni de superbes résultats, toutes les trois, avec des bouts de roseau disposés soit contre les murs de mon jardin, comme je viens de le dire, soit au voisinage de leur babituelle demeure, les nids prodi- 374 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES gieux du Chalicodome des hangars. L'une d'elles, l'Os- mie tricorne, a fait mieux : comme je l'ai raconté, elle a nidifié dans mon cabinet, en telle abondance que j'ai voulu, utilisant pour galerie des roseaux, des tubes -de verre et autres retraites de mon choix. Consultons cette dernière, qui m'a fourni des docu- ments supérieurs en nombre à tout ce que je pouvais désirer ; et demandons-lui d'abord de combien d'œufs se compose en moyenne sa ponte. De tout le monceau de tubes peuplés dans mon cabinet, ou bien au dehors^ dans les canisses et les appareils en flûte de Pan, le mieux garni renferme quinze cellules, avec espace libre au-dessus de la série, espace annonçant que la ponte est finie, car, si elle avait eu encore des œufs disponi- bles, la mère aurait utilisé, pour les loger, l'intervalle qu'elle a laissé inoccupé. Cette file de quinze me paraît rare ; je n'en ai pas trouvé d'autre. Mes éducations en domesticité, poursuivies pendant deux ans avec des tubes de verre ou des roseaux, m'ont appris que l'Os- mie tricorne n'aime guère les longues séries. Comme pour amoindrir les difficultés de la future libération, elle préfère les galeries courtes, où ne s'empile qu'une par- tie de la ponte. Il faut alors suivre la même mère dans ses migrations d'une demeure à l'autre pour obtenir l'état civil complet de la famille. Un point coloré, dé- posé au pinceau sur le thorax pendant que l'abeille est profondément absorbée dans son travail de clôture à l'embouchure du canal, permet de reconnaître l'Osmie en ses divers domiciles. Par de tels moyens, l'essaim établi dans mon cabinet m'a fourni, la première année, une moyenne de douze cellules. La seconde année, la saison étant plus favo- RÉPARTITION DES SEXES 375 rablc paraît-il, cette moyenne s'est un peu élevée, et a atteint la quinzaine. La plus nombreuse ponte opérée sous mes yeux, non dans un tube mais dans une série d'hélices , s'est élevée au chiffre de vingt-six. D'autre part, des pontes de huit à dix ne sont pas rares. Enfin de l'ensemble de mes relevés, il résulte que la famille de rOsmie oscille autour de la quinzaine. J'ai déjà mentionné les profondes différences que pré- sentent les loges d'une même série au point de vue du volume. Les cloisons, d'abord largement distantes, se rapprochent davantage entre elles à mesure qu'elles sont plus voisines de l'orifice, ce qui détermine d'amples cellules en arrière et d'étroites cellules en avant. Le contenu de ces chambres n'est pas moins inégal d'une rég'ion à l'autre de la série. Sans exception que je con- naisse, les loges spacieuses, celles par lesquelles la série débute, ont des provisions plus abondantes que les loges étroites, par lesquelles la série finit. Le monceau de miel et de pollen des premières est le double , le triple de celui des secondes. Pour les dernières loges , les plus récentes, les vivres ne sont qu'une pincée de pollen, si parcimonieuse, qu'on se demande ce que deviendra la larve avec cette maigre ration. On dirait que l'Osmie, sur la fin de sa ponte, juge sans importance ses derniers-nés, pour lesquels elle mesure avaremont et l'espace et la nourriture. Aux pre- miers-nés, le zèle ardent d'un travail qui débute , la table somptueuse et l'ampleur du logis ; aux derniers- nés, la lassitude d'un travail prolongé, la ration mes- quine et l'étroit recoin. Les différences s'accusent sous un autre aspect lorsque les cocons sont filés. Aux grandes loges, celles d'arrière, 376 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES les cocons volumineux; aux petites loges, celles d'avant, les cocons de deux à trois fois moindres. Pour les ou- vrir et constater le sexe de l'Osmie incluse, attendons la transformation en insecte parfait, qui se fera vers la fin de l'été. Si l'impatience nous gagne, ouvrons-les en fin juillet et août. Alors l'insecte est à l'état de nymphe, et l'on peut très bien, sous cette forme, distinguer les deux sexes à la longueur des antennes, plus grandes chez les mâles, et aux tubercules cristallins du front, indice de la future armure des femelles. Eh bien, les petits cocons, ceux des loges d'avant, les plus étroites et les moins bien approvisionnées, appartiennent tous à des mâles; les gros cocons, ceux des loges d'arrière, les plus spa- cieuses elles mieux approvisionnées, appartiennent tous à des femelles. La conclusion est formelle : la ponte de l'Osmie tri- corne comprend deux groupes sans mélange , d'abord un groupe de femelles et puis un groupe de mâles. Avec mes appareils en flûte de Pan exposés contrôles murs de mon enclos, avec les vieilles canisses laissées au dehors suivant l'horizontale, j'ai obtenu l'Osmie cornue en nombre suffisant. J'ai décidé l'Osmie de La- treille à nidifier dans des roseaux, ce qu'elle a fait avec un entrain que j'étais loin d'attendre. Il m'a suffi de disposer à sa portée et suivant l'horizontale, des bouts de roseau dans le voisinage immédiat des lieux qu'elle fréquente d'habitude, savoir les nids du Chalicodomo des hangars. Enfin je suis parvenu sans difficulté à la faire nidifier dans l'inlimilé de mon cabinet de travail, avec des tubes de verre pour domicile. Le résultat a dé- passé mes désirs. Pour les deux Osmics, l'aménagement du canal est RÉPARTITION DES SEXES 377 le même que pom- FOsmie tricorne. En arrière, amples cellules aux provisions abondantes et cloisons large- ment espacées ; en avant, cellules étroites, aux provi- sions réduites et cloisons rapprochées. Enfin les grandes cellules m'ont fourni de gros cocons et des femelles ; les cellules moindres m'ont donné de petits cocons et des mâles. Pour les trois Osmies, la conclusion est donc exactement la même. Avant d'en finir avec les Osmies, donnons un instant à leurs cocons, dont la comparaison, sous le rapport du volume, nous fournira des documents assez exacts sur la taille relative des deux sexes, le contenu, l'insecte parfait, étant évidemment proportionnel à l'enveloppe de soie qui l'enserre. Ces cocons sont ovalaires et peu- vent être considérés comme des ellipsoïdes de révolu- tion autour du grand axe. Pareil solide a pour expres- sion de son volume : l^ab\ formule dans laquelle 2a est le grand axe, et 26 le pe- tit axe. Or les cocons de l'Osmie tricorne ont en moyenne les dimensions suivantes : 2a = IS-"" ; 26 = 7"'"' pour les femelles. 2a = 9™'" ; 26 = 5'°°' pour les mâles. Le rapport de 13 x 7 x 7 = 637 et de 7 x S X 5 = 22r> sera donc à très peu près le rapport en volume des doux sexes. Or ce rapport est compris entre 2 et 3. Les fe- melles sont donc do deux à trois fois plus grosses que '^ô^' 378 SOUVENIRS EIS'TOMOLOGIQUES les mâles, proporlion où nous avait déjà conduit la com- paraison de la masse des vivres, évaluée à simple vue. L'Osmie cornue nous fournit en moyenne : 2« = lo"" ; 2Ô = 9"" pour les femelles. 2a = lË""" ; 2ô = 7""° pour les mâles. Le rapport 13 x 9 x 9 = 1213 et 12 x 7 x 7 = 388 est encore compris entre 2 et 3. Outre les hyménoptères qui disposent leur ponte en série linéaire, j'en ai consulté d'autres qui, par le grou- pement de leurs cellules, permettent de constater, avec moins de rigueur il est vrai, l'ordre relatif des deux sexes. De ce nombre est le Chalicodome des murailles, dont le nid, en forme de coupole, bâti sur un galet, nous est suffisamment connu pour qu'il soit inutile d'y revenir. Chaque mère choisit son galet et y travaille solitaire. Propriétaire intolérante de l'emplacement, elle surveille son caillou avec un soin jaloux, et en chasse toute ma- çonne qui fait mine seulement de vouloir s'y poser. Les habitants d'un même nid sont donc toujours frères et sœurs ; ils sont la famille d'une même mère. Si d'autre part, condition facile à remplir, le galet pré- sente une surface d'appui assez grande, la Maçonne n'a aucun motif de quitter le support où elle a commencé sa ponte pour s'en aller ailleurs en quête d'un autre et y con- tinuer le dépôt de ses œufs. Elle est trop économe de son temps et de son mortier pour se laisser entraîner, sans motif grave, à de telles dépenses. Par conséquent chaque nid, du moins quand il est neuf, quand l'Abeille en a jeté elle-même les premiers fondements, renferme la ponte intégrale. Il n'en est plus de même quand un vieux nid RPÎPARTITION DES SEXES 379 est restauré pour servir au dépôt des œufs. Je revien- drai plus tard sur ces demeures non bâties par la pro- priétaire actuelle. Un nid de fondation nouvelle renferme donc, à part de rares exceptions, la ponte entière d'une seule femelle. Comptons les cellules, et nous aurons le dénombrement total de la famille. Leur nombre maxi- mum oscille autour de la quinzaine. Les groupes les plus riches, groupes fort rares, m'en ont montré jus- qu'à dix-huit. Si la surface du galet est régulière tout autour du point oii est assise la première cellule construite, si la Maçonne peut étendre son édifice avec la même facilité dans tous les sens, il est visible que le groupe, une fois terminé, aura, dans la région centrale, les cellules de date plus ancienne, et dans la région périphérique, les cellules de date plus récente. A cause de la juxtaposi- tion des cellides, qui servent partiellement de paroi à celles qui les suivent, les nids du Chalicodome se prê- tent donc, dans une certaine mesure, à l'évaluation chro- nologique ; ce qui nous permet de reconnaître dans quel ordre se succèdent les sexes. En hiver, alors que l'apiairc est depuis longtemps à l'état parfait, je fais récolte de nids de Chalicodome, que je détache tout d'une pièce de leur support par quel- ques brusques coups de marteau donnés latéralement sur le galet. A la base du dôme de mortier, les cellules sont largement béantes et montrent leur contenu. Je retire le cocon de sa loge, je l'ouvre et je constate le sexe de l'insecte inclus. Ce que j'ai recueilli de nids, ce que j'ai visité de cel- lules par cette méthode depuis six à sept ans que je poursuis la présente étude, semblerait hyperbolique si 380 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES je m'avisais do citer le nombre total. Qu'il me suffise de dire que la récolte d'une seule matinée consistait parfois en une soixantaine de nids de la Maçonne. Le transport de pareil butin exige un aide , bien que les nids soient détachés sur place de leurs galets. L'ensemble énorme des nids examinés me donne cette conclusion : Quand le groupe est régulier, les cellules femelles occupent la partie centrale, et les cellules mâles occupent les bords. Si l'irrégularité du galet n'a pas permis une distribution égale autour du point initial, la loi n'est pas moins évidente. Jamais une cellule mâle n'est enveloppée de tous côtés par des cellules femelles; ou bien elle occupe les bords du nid, ou bien elle est contiguë, au moins par certains côtés, à d'autres cel- lules mâles, dont les dernières font partie de Textérieur du groupe. Comme les cellules enveloppantes sont évi- demment postérieures aux cellules enveloppées, on voit que l'Abeille maçonne se comporte comme les Osmies : elle commence sa ponte par des femelles , elle la finit par des mâles, chacun des sexes formant une série sans mélange avec l'autre. Quelques autres circonstances adjoignent leur témoi- gnage à celui des cellules enveloppées ou envelop- pantes. Si, par un brusque ressaut, le galet forme une sorte d'angle dièdre dont l'une des faces est à pou près vcrlicale et l'autre horizontale, cet angle est un empla- cement de prédilection pour la Maçonne, qui trouve ainsi, dans le double plan lui donnant appui , stabilité plus grande pour son édifice. Ces emplacements me pa- raissent très recherchés du Chalicodome, vu le nombre de nids que je trouve ainsi doublement appuyés. Dans de pareils nids, toutes les cellules, comme à l'ordinaire, RÉPARTITION DES SEXES 381 reposent par leur base sur le plan horizontal; mais le premier rang-, celui des cellules construites les pre- mières, s'adosse au plan vertical. Eh bien, ces cellules les plus anciennes, occupant l'arête même de l'angle dièdre, sont toujours femelles, exception faite de celles de l'une et de l'autre extrémi- tés de la file, qui, appartenant à l'extérieur, peuvent être des cellules mâles. Devant cette première rangée en viennent d'autres. Les femelles en occupent la partie moyenne et les mâles les extrémités. Enfin la dernière rangée, formant enveloppe, ne comprend que des mâles. La marche du travail est ici très visible : la Maçonne s'est d'abord occupée de l'amas central de cellules fe- melles, dont la première rangée occupe l'angle dièdre ; elle a terminé son œuvre en distribuant les cellules mâles à la périphérie. Si la face verticale de l'angle dièdre est assez élevée, il arrive parfois que sur la première rangée de cellules adossées à ce plan, une seconde rangée est superposée, plus rarement une troisième. Le nid est alors à plusieurs étages. Ses étages inférieurs, les plus vieux, ne contien- nent que des femelles; son étage supérieur, le plus ré- cent, ne contient que des mâles. Il reste bien entendu que la couche superficielle, même des étages inférieurs, peut contenir des mâles sans infirmer la loi, car cette couche peut être toujours regardée comme le dernier travail du Chalicodome. Tout concourt donc à démontrer que chez l'Abeille maçonne, les femelles sont en tête pour l'ordre de pri- mogéniture. A elles la partie centrale et la mieux proté- gée de la forteresse de terre ; aux mâles la partie exté- rieure, la plus exposée aux intempéries, aux accidents. 382 SOUVENIRS ENTUMULOGIQUES Les coUuIgs des mâles ne difTèrent pas seulement des cellules des femelles par leur situation à Textérieur du groupe; elles en diffèrent aussi par leur capacité, bien moindre. Pour évaluer les capacités relatives des deux genres de cellules, j'opère comme il suit. Je remplis de sable très fin la cellule vidée, et je transvase ce sable dans un tube de verre de 5 millimètres de diamètre. La hauteur de la colonne de sable est en rapport avec la ca- pacité de la cellule. Parmi mes nombreux exemples de nids ainsi jaugés, j'en prends un au hasard. Il comprend treize cellules et occupe un angle dièdre. Les cellules femelles me donnent pour longueur de la colonne de sable, les nombres suivants en milli- mètres : 40, 44, 43, 48, 48, 46, 47, dont la moyenne est 45. Les cellules mâles me donnent : 32, 35, 28, 30, 30, 31, dont la moyenne est 31. Le rapport des capacités des loges pour les deux sexes est ainsi le rapport de 4 à 3 environ. Le contenu étant proportionnel au contenant, ce doit être aussi à peu près le rapport des provisions et le rapport des tailles entre femelles et mâles. Ces nombres nous ser- viront tout à l'heure pour reconnaître si une vieille cellule, occupée pour la seconde ou troisième fois, ap- partenait d'abord à une femelle ou bien à un mâle. Le Chalicodome des hangars ne peut fournir des données dans le présent ordre d'idées. Il nidifie, sous la RÉPARTITION DES SEXES 383 même toilm^e, en populations excessivement nombreu- ses, et il est impossible de suivre le travail d'une seule maçonne, dont les cellules, distribuées d'ici et de là, sont bientôt recouvertes parle travail des voisines. Tout est mélange et confusion dans l'œuvre individuelle du tumultueux essaim. Je n'ai pas assisté assez assidûment au travail du Clialicodome des arbustes pour pouvoir affirmer que cet apiaire bâtit isolément son nid, boule de terre ap- pendue à un rameau. Tantôt ce nid est de la grosseur d'une forte noix et paraît alors l'œuvre d'un seul; tantôt il est de la grosseur du poing, et dans ce cas je ne mets pas en doute qu'il soit l'œuvre de plusieurs. Ces nids volumineux, comprenant au delà d'une cinquantaine de cellules, ne peuvent rien nous apprendre de précis puisque plusieurs ouvrières y ont certainement col- laboré. Les nids du volume d'une noix sont plus dignes de confiance, car tout semble indiquer qu'une seule abeille les a édifiés. On y trouve des femelles au centre du groupe, et des mâles à la circonférence, dans des cellules un peu moindres. Ainsi se répète ce que vient de nous apprendre le Cbalicodome des galets. De l'ensemble de ces faits, une loi se dégage, simple et lucide. Étant mise à part l'exception singulière de rOsmie tridentée, qui mélange les sexes sans aucun ordre, les hyménoptères que j'ai étudiés, et très proba- blement une foule d'autres, produisent d'abord une sé- rie continue de femelles, et puis une série continue de mâles, cette dernière avec des provisions moindres et des cellules plus étroites. Cette répartition des sexes est conforme à ce que l'on sait depuis longtemps sur 384 SOUVEMRS ENTOMOLOGIQUES TAbeille domcslique, qui commence sa ponte par mie longue suite d'ouvrières ou femelles stériles, et la ter- mine par une longue suite de mâles. Le parallélisme se poursuit jusque dans la capacité des cellules et les quantités de vivres. Les vraies femelles, les reines. Abeilles, ont des loges de cire incomparablement plus spacieuses que les cellules des mâles ; elles reçoivent une nourriture bien plus abondante. Tout affirme donc que nous sommes en présence d'une loi générale. Mais cette loi est-elle bien l'expression de la vérité entière? N'y a-t-il plus rien au delà d'une ponte bi- sériée ? Les Osmies, les Chalicodomes et les autres sont- ils fatalement assujettis à la répartition des sexes en deux groupes distincts, le groupe des mâles succédant au groupe des femelles, sans mélange entre les deux? Si les circonstances l'exigent, y a-t-il chez la mère im- puissance absolue de rien changer à cette coordination? Déjà l'Osmie tridentée nous montre que le problème est loin d'être résolu. Dans un bout de ronce, les deux sexes se succèdent très irrégulièrement, comme au ha- sard. Pourquoi ce mélange dans la série de cocons d'un hyménoptère congénère de l'Osmie cornue et de l'Osmie tricorne, qui méthodiquement, par sexes séparés, empi- lent les leurs dans le canal d'un roseau ? Ce que fait l'apiaire de la ronce, ses analogues du roseau ne peu- vent-ils le faire? Rien que je sache ne peut expliquer cette différence si profonde dans un acte physiologique de premier ordre. Les trois hyménoptères appartiennent au même genre ; ils se ressemblent pour la forme géné- rale, la structure interne, les mœurs; et avec celte étroite similitude, voici tout à coup une dissimilitude élrans'e. RÉPARTITION DES SEXES 3So Un point, un seul, est entrevu qui puisse faire naîlro quelques soupçons sur la cause du défaut d'ordre dans la ponte de l'Osmie tridentée. Si j'ouvre un bout de ronce pendant Tliiver pour examiner le nid de l'Osmie, il m'est impossible, dans la grande majorité des cas, de distinguer sûrement un cocon femelle d'un cocon mâle, tant les grosseurs en dilTèrent peu. Les cellules d'ailleurs ont même capacité : le canal de la ronce est partout d'égal diamètre et les cloisons conservent un écart mutuel à peu près constant. Si je l'ouvre en juillet, époque de l'approvisionnement, il m'est impossible de distinguer les vivres destinés aux mâles des vivres des- tinés aux femelles. Le jaugeage de la colonne de miel donne, dans toutes les cellules, sensiblement la même hauteur. Même quantité d'espace et même nourriture pour les deux sexes. Ce résultat nous fait prévoir ce que répond l'examen direct des deux sexes sous la forme adulte. Pour la taille, le mâle ne diffère pas sensiblement de la femelle. S'il lui est un peu inférieur, c'est à peine notable ; tandis que chez l'Osmie cornue et chez l'Osmie tricorne, le mâle est de deux à trois fois moindre que la femelle, ainsi que nous l'a démontré l'ampleur des cocons res- pectifs. Chez le Chalicodome des murailles, la différence se maintient dans le même sens, quoique moins pro- noncée. L'Osmie tridentée n'a donc pas à se préoccuper de pro- portionner l'ampleur du logis et la quantité des vivres au sexe de l'œuf qu'elle va pondre : d'un bout à l'autre de la série, la mesure est commune. Peu importe que les sexes alternent sans ordre ; chacun trouvera ce qui lui esl nécessaire, quel que soit son rang dans la série. 2S 386 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES /Vvec leur profonde disparité de taille entre les deux sexes, les deux autres Osmies ont à veiller à la double condition de l'espace et de la ration. Et voilà pour- quoi, ce me semble, elles débutent par des cellules spa- cieuses et largement approvisionnées, demeures des fe- melles, et finissent par des cellules étroites, maigrement pourvues, demeures des mâles. Avec cette succession, nettement délimitée pour les deux sexes, sont moins à craindre des méprises qui donneraient à l'un ce qui doit revenir à l'autre. Si ce n'est pas là vraiment la cause des faits, je n'en vois pas d'autre que je puisse invoquer. Plus je réfléchissais sur la curieuse question, plus il me devenait probable que la période irrégulière de l'Os- mie tridentée et la période régulière des autres Osmies, des Chalicodomes et des hyménoptères en général, de- vaient se ramener à une loi commune. Il me semblait que la sériation par femelles d'abord et puis par mâles, n'était pas l'entière vérité. Il devait y avoir plus. Et j'avais raison : cette sériation n'est qu'un tout petit coin de la réalité, bien autrement remarquable. C'est ce que je vais établir expérimentalement. XIX LE SEXE DE l'œuf A LA DISPOSITION DE LA MÈRE. Je commencerai par le Chalicodome des galets. — Les vieux nids sont fréquemment utilisés, lorsqu'ils ont conservé la solidité nécessaire. Au début de la sai- son, les mères se les disputent avec acharnement; et quand l'une d'elles a pris possession du dôme convoité, elle en chasse toute étrang-ère. La vieille demeure est loin d'être une masure: seulement elle est perforée d'au- tant d'ouvertures qu'il en est sorti d'habitants. Le tra- vail de réparation se réduit à peu de chose. L'amas terreux, provenant de la démolition de la clôture par l'apiaire qui est sorti, est extrait de la cellule et rejeté au loin, parcelle à parcelle. Les débris du cocon sont rejetés aussi, mais pas toujours, car la fine enveloppe de soie adhère fortement à la maçonnerie. Alors commence l'approvisionnement de la cellule appropriée. Vient ensuite la ponte, et les scellés sont mis finalement à l'orifice avec un tampon de mortier. Une seconde cellule est utilisée de môme, puis une troi- sième, et ainsi de suite, l'une après l'autre, tant qu'il y en a de libres et que les ovaires de la mère ne sont pas épuisés. Enfin le dôme reçoit, principalement sur les ouvertures déjà tamponnées, une couche de crépi qui donne au nid l'aspect neuf. Si la ponte n'est pas finie, 388 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la mère va à la recherche d'autres vieux nids pour l'achever. Peut-être ne se résout-elle à fonder un éta- blissement nouveau que lorsqu'elle ne trouve pas des demeures anciennes, qui lui vaudraient grande écono- mie de temps et de fatigue. Bref, dans l'innombrable quantité de nids que j'ai recueillis, j'en trouve beaucoup plus de vieux que de récents. Comment les distinguer les uns des autres? L'aspect extérieur n'apprend rien, tant la Maçonne a pris soin de restaurer à neuf la surface de l'ancienne demeure. Pour résister aux intempéries de l'hiver, cette surface doit être inattaquable. La mère le sait bien, et elle répare le dôme en conséquence. A Tintérieur, c'est autre chose : le vieux nid se décèle àl'instant. Il y a des cellules dont les provisions, vieilles d'un an au moins, sont intactes, mais desséchées ou moisies, l'œuf ne s'étant pas déve- loppé. Il y en a d'autres contenant une larve morte, ré- duite par le temps à un cylindre courbe de pourriture durcie. Il s'en trouve d'où l'insecte parfait n'a pu sortir; le Chalicodome s'est exténué pour forer le plafond de sa loge ; les forces lui ont manqué, et il est mort à la peine. Il s'en trouve encore, et très fréquemment, qui sont occupées par des ravageurs, Leucospis et Anthrax, dont la sortie aura lieu bien plus tard, en juillet. En somme, le logis est loin d'avoir toutes ses chambres libres; il y en a presque toujours une partie très no- table occupée soit par des parasites non encore éclos au moment du travail de l'Abeille maçonne , soit par des provisions gâtées, des larves desséchées et des Chalicodomes à l'état parfait, qui sont morts sans pou- voir se libérer. Toutes les chambres seraient-elles disponibles, chose LE SEXE DE L'CEUF 380 rare, un moyen reste encore de distinguer un vieux nid d'un nid récent. Le cocon, ai-je dit, adiière assez forte- ment à la paroi, et la mère n'enlève pas toujours cette dépouille, soit qu'elle ne le peuve, soit qu'elle en juge Textraction inutile. Alors le cocon récent est enchâssé par la base dans le fond du cocon vieux. Cette double enveloppe affirme nettement deux générations, deux années. Il m'est arrivé de trouver jusqu'à trois cocons emboîtés par la base. Les nids du Chalicodome des ga- lets peuvent donc servir pendant trois ans, si ce n'est davantage. Finalement, ils deviennent de vraies masu- res, abandonnées aux araignées et à divers petits hy- ménopLères, qui s'établissent dans les chambres crou- lantes. On le voit, un vieux nid presque jamais n'est apte à contenir la ponte intégrale du Chalicodome, ponte qui réclame une quinzaine de cellules. Le nombre des cham- bres disponibles est fort variable, mais toujours très ré- duit. C'est beaucoup s'il y en a assez pour recevoir à peu près la moitié de la ponte. Quatre ou cinq cellules, parfois deux et même une seule, voilà ce que dliabitude la Maçonne trouve dans un nid qui n'est pas son tra- vail. Cette réduction si considérable s'explique quand on connaît les nombreux parasites qui exploitent la pauvre abeille. Or comment sont distribués les sexes dans ces pontes forcément fractionnées, d'un vieux nid à l'autre? Ils le sont de manière à renverser de fond en comble l'idée d'une invariable sériation en femelles et puis en mâles, idée née de l'examen des nids récents. Si cette loi était constante, on devrait trouver en effet, dans les vieux dômes, tantôt uniquement des femelles , et tantôt uni- 390 SOUVEMIRS EMTOMOLOGIQUES quement des mâles, suivant que la ponte en serait à sa première ou bien à sa deuxième période. La présence simultanée des deux sexes correspondrait alors à l'épo- que de transition d'une période à la suivante et ne de- vrait se présenter que très rarement. Loin de là : elle est très fréquente ; les vieux nids présentent toujours des femelles et des mâles, si réduit qu'ait été le nombre de cellules libres, à la seule condition que les loges aient la capacité réglementaire, capacité plus grande pour les femelles, moindre pour les mâles, comme nous l'avons vu. Dans les anciennes cellules de mâles, reconnaissables à leur position périphérique, à leur capacité que mesure en moyenne une colonne de sable de 31 millimètres de hauteur dans un tube de verre de 5 millimètres de dia- mètre ; dans les vieilles cellules de mâles, dis-je, se trou- vent des mâles de seconde, de troisième génération, et rien que des mâles. Dans les anciennes cellules de fe- melles, cellules centrales, dont la capacité est mesurée par une colonne de sable de 4S millimètres, sont des fe- melles et rien que des femelles. Cette présence des deux sexes à la fois , n'y aurait-il que deux cellules disponibles, l'une spacieuse, l'autre étroite, démontre, de la façon la plus évidente, que la ré- partition régulière, constatée dans les nids complets de production récente, est ici remplacée par une répartition irrégulière, en harmonie avec le nombre et la capacité des chambres qu'il s'agit de peupler. La Maçonne n'a devant elle, je suppose, que cinq loges libres, deux plus grandes, trois plus petites. L'ensemble du lo- gement correspond à peu près au tiers de la ponte. Eh bien, dans les deux cellules grandes, elle met des LE SEXE DE L'ŒUF 391 femelles; dans les trois cellules petites, elle met des mâles. Des faits semblables se répétant dans tous les vieux nids, forcément faut-il admettre que la mère connaît le sexe de l'œuf qu'elle va pondre, puisque cet œuf est dé- posé dans une cellule à capacité convenable. Mieux que cela : il faut admettre que la mère modifie à son gré l'ordre de succession des sexes, puisque ses pontes, d'un vieux nid à l'autre, se fractionnent en petits groupes de mâles et de femelles, comme l'exigent les conditions d'es- pace dans le nid dont elle a pris fortuitement pos- session. Tout à l'heure, dans le nid récent, nous voyions l'Abeille maçonne sérier sa ponte totale en femelles d'abord et puis en mâles; la voici maintenant qui, pro- priétaire d'un vieux nid dont elle n'est pas maîtresse de modifier l'aménagement, fractionne sa ponte en pé- riodes mélangées et conformes aux conditions qui lui sont imposées. Elle dispose donc du sexe de l'œuf à sa guise, car sans cette prérogative, elle ne pourrait, dans les chambres du nid que le hasard lui a valu, remettre (exactement le sexe pour lequel ces chambres avaient été construites au début; et cela, si réduit que soit le nom- bre des chambres à peupler. Quand le nid est neuf, je crois entrevoir un motif pour le Clialicodome de sérier sa ponte en femelles et puis en mâles. Son nid est une demi-sphère. Celui du dhalicodomc des arbustes se rapproche de la sphère. De toutes les formes, la plus résistante est la forme sphéri- quc. Or il faut à ces deux nids une puissance de résis- tance exceptionnelle. Sans aucun abri, ils doivent bra- ver les intempéries, l'un sur son galet, l'autre sur son 392 SOUVE.MRS ENTOMOLOGIQUES rameau. Leur configuration sphéroïclalo est donc très logique. Le nid du Chalicodome des murailles se compose d'un groupe de cellules verticales adossées l'une à l'au- tre. Pour que rensemblo prenne la configuration sphé- rique, il faut que la hauteur des loges diminue du centre du dôme à la circonférence. Leur élévation est le sinns de Tare de méridien à partir du plan du galet. Ainsi la solidité exige les grandes cellules au centre et les petites cellules au bord. Et comme le travail commence par les chambres centrales et finit par les chambres du pourtour, la ponte des femelles, destinées aux grandes cellules, doit précéder la ponte des mâles, destinés aux petites cellules. Donc, les femelles d'abord; et pour finir, les mâles. Yoilà qui est bien lorsque la mère fonde elle-même l'habitation, qu'elle en jette les premières assises. Mais, si elle est en présence d'un nid ancien, dont elle ne peut modifier en rien la distribution générale, comment uti- liser les quelques loges libres, les grandes comme les petites, si le sexe de l'œuf est déjà irrévocablement dé- terminé? Elle ne peut y parvenir qu'en abandonnant la sériation à deux groupes et en conformant sa ponte aux exigences si variables du logis. Ou bien elle est dans l'impossibilité d'utiliser économiquement un vieux nid, ce que l'observation nie; ou bien elle dispose à son gré du sexe de l'œuf qu'elle va pondre. Cette dernière alternative, les Osmics, à leur tour, vont nous l'affirmer de la façon la plus formelle. Nous avons vu que ces apiaires ne sont pas en général des ouvrières mineuses , forant elles-mêmes l'emplacement de leurs cellules. Elles utilisent les anciens travaux d'au- LE SEXE DE L'OEUF 393 trui, ou bien les réduits naturels, tiges creuses, spirale des coquilles vides, cachettes dans les murailles, la terre, le bois. Leur œuvre se borne à des retouches pour amé- liorer le logis, à des cloisons, à des clôtures. Pareils ré- duits ne manquent pas, et l'insecte en trouverait tou- jours de premier choix s'il s'avisait de les chercher dans un rayon d'exploration de quelque étendue. Mais l'Os- mie est casanière , elle revient à son lieu de naissance et s'y maintient avec une assiduité bien difficile à las- ser. C'est là, dans un médiocre espace, à elle très fami- lier, qu'elle préfère établir sa famille. Mais alors les lo- gis sont peu nombreux, de toute forme et de toute ampleur. Il y en a de longs et de courts, de spacieux et de rétrécis. A moins de s'expatrier, dure résolution, il convient de les utiliser tous, du premier au dernier, car on n'a pas le choix. Guidé par ces considérations. J'ai entrepris les expériences que je vais rapporter. J'ai dit comment mon cabinet était devenu, à deux re- prises, une ruche populeuse, où l'Osmie tricorne nidi- fiait dans les divers appareils que je lui avais préparés. Parmi ces appareils dominaient les tubes, en verre ou en roseau. Il y en avait de toute longueur et de tout cali- bre. Dans les tubes longs ont été déposées les pontes entières ou presque entières, avec série de femelles sui- vie d'une série de mâles. Ayant déjà parlé de ce résul- tat, je passe outre. Les tubes courts étaient assez variés de longueur pour loger telle ou telle autre portion de la ponte totale. Mo basant sur les long'ueurs respectives des cocons des deux sexes , sur l'épaisseur des cloisons et du tampon final, j'en avais raccourci quelques-uns aux strictes dimensions nécessitées pour deux cocons seulement et de sexe différent. 394 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Eh bien, ces tubes courts, qu'ils fussent en verre ou en roseau, furent occupés avec le même zèle que les tubes longs. De plus, résultat magnifique, leur contenu, ponte partielle, débutait toujours par des cocons femelles et se terminait par des cocons mâles. Cette succession était invariable ; ce qui variait, c'était le nombre de loges, c'était la proportion entre les deux genres de co- cons, ici plus grande dans un sens et là plus grande dans l'autre sens. Pour préciser les idées, en cette expérience fondamen- tale, qu'il me suffise de citer un exemple parmi la mul- titude des cas similaires. Je lui donne la préférence à cause de la fertilité assez exceptionnelle de la ponte. Une Osmie, marquée sur le thorax, est suivie, jour par jour, du commencement à la fin de son travail. Du 1" au 10 mai, elle occupe un premier tube en verre oii elle loge sept femelles, et puis un mâle terminant la série. Du 10 au 17 mai, elle peuple un second tube oi^i elle loge trois femelles d'abord et puis trois mâles. Du 17 au 25 mai, troisième tube avec trois femelles et puis deux mâles. Le 26 mai, quatrième tube, qu'elle aban- donne, probablement à cause de son trop grand dia- mètre, après y avoir déposé une femelle. Enfin du 26 au 30 mai, cinquième tube qu'elle peuple de deux fe- melles et de trois mâles. Total vingt-cinq Osmies, dont dix-sept femelles et huit mâles. Remarquons, ce qui ne sera pas sans utilité, que ces séries partielles ne corres- pondent pas du tout à des périodes séparées par des intervalles de repos. La ponte est continue, autant que le permet l'état variable de l'atmosphère. Dès qu'un tube est plein et clôturé, un autre sans retard est occupé par rOsmie. LE SEXE DE L'ŒUF 395 Les tubes réduits à la stricte longueur de deux cel- lules, pour la grande majorité répondirent à mes prévi- sions : la cellule inférieure était occupée par une femelle, et la cellule supérieure par un mâle. Quelques-uns fai- saient exception. Plus clairvoyante que moi dans l'éva- luation du strict nécessaire, mieux versée dans l'éco- nomie de l'espace, l'Osmie avait trouvé le moyen de loger deux femelles là oii je n'avais vu place que pour une femelle et un mâle. En somme, le résultat de l'expérimentation est d'une pleine évidence. En face de tubes insuffisants pour re- cevoir toute sa famille, FOsmie est dans le même cas que l'Abeille maçonne en présence d'un vieux nid. Elle agit alors exactement comme le Chalicodome. Elle frac- tionne sa ponte, elle la détaille par séries aussi courtes que l'exige le logis disponible, et chaque série commence par des femelles et finit par des mâles. Ce fractionne- ment en parties où les deux sexes sont représentés, et cette autre division de la ponte intégrale seulement en deux groupes, l'un femelle, l'autre mâle, lorsque la lon- gueur du canal le permet, ne mettent-ils pas en pleine lumière la faculté que possède l'insecte de disposer du sexe de l'œuf conformément aux conditions du logis? Aux conditions de l'espace serait-il téméraire d'en ad- joindre d'autres relatives à la précocité des mâles? Ceux-ci rompent leurs cocons une paire de semaines et plus avant les femelles ; ils sont des premiers accourus aux fleurs de l'amandier. Pour se libérer et venir aux joies du soleil sans troubler la file de cocons oii dorment encore leurs sœurs, ils doivent occuper l'extrémité su- périeure de la série ; et tel est, sans doute, le motif qui décide l'Osmie à terminer par des mâles chacune de ses 396 SOUVENIRS EiMOMOLOGIQUES pontes partielles. Rapprochés de la porte, ces impatients quitteront la demeure sans bouleverser les coques à éclo- sion plus tardive. Les bouts de roseaux courts, très courts même, ont été expérimentés avec l'Osmie de Latreille. Il me suffi- sait de les déposer tout à côté des nids du Chalicodoma des hangars, aflectionnés de cette Osmie. Les vieilles canisses exposées à l'air m'en ont fourni, de toute lon- gueur, habités par FOsmie cornue. De part et d'autro mêmes résultats et mêmes conséquences que pour FOs- mie tricorne. Je reviens à cette dernière, nidifiant chez moi dans de vieux nids du Chalicodome des murailles, que j'avais disposés à sa portée, pêle-mêle avec les tubes. En de- hors de mon cabinet, je n'ai encore jamais vu FOsmie tricorne adopter pareil domicile. Cela tient peut-être à ce que ces nids sont isolés, un à un, dans la campagne ; et l'Osmie, qui aime le voisinag^e de ses pareilles, le tra- vail en nombreuse compagnie, ne les adopte pas à cause de leur isolement. Mais sur ma table, les trouvant tout à côté des tubes où les autres travaillent, elle les adopte sans hésitation. Les chambres que ces vieux nids présentent sont plus ou moins spacieuses suivant l'épaisseur du re- vêtement de mortier que le Chalicodome a déposé sur l'ensemble des cellules. Pour sortir de sa loge, la Ma- çonne doit perforer, non seulement le tampon, le cou- vercle construit à Fembouchure de la cellule, mais en- core Fépais crépi dont le dôme est fortifié à la fin du travail. De cette perforation résulte un vestibule qui donne accès dans la chambre proprement dite. C'est ce vestibule qui peut être plus long ou plus court, tandis LE SEXE DE L'OEUF 397 que la chambre correspondante a des dimensions à pou près constantes, pour un même sexe bien entendu. Supposons d'abord le vestibule court, au plus suffi- sant pour recevoir le tampon de terre avec lequel l'Os- mie fermera le logis. Il n'y a de disponible alors que la cellule proprement dite, logement spacieux où sera lar- gement à l'aise une femelle de TOsmie, elle qui est beau- coup plus petite que le premier habitant de la chambre, n'importe le sexe de cet habitant ; mais il n'y a pas place pour deux cocons à la fois, vu surtout l'intervalle qu'occuperait îa cloison intermédiaire. Eh bien, dans ces solides et vastes chambres, d'abord domiciles du Chalicodome, l'Osmie établit des femelles, exclusive- ment des femelles. Supposons maintenant le vestibule long. Alors une cloison est construite, empiétant un peu sur la cellule proprement dite, et le logis est divisé en deux étages inégaux. En bas, vaste salle, où est établie une femelle ; en haut, étroit réduit, où est enserré un mâle. Si la longueur du vestibule le permet, déduction faite de la place nécessaire au tampon final, un troisième étage est établi, moindre que le second ; et dans ce re- coin parcimonieux, un autre mâle est logé. Ainsi est peuplé par une seule mère, une cellule après l'autre, le vieux nid du Chalicodome des galets. L'Osmie, on le voit, est très économe du logement qui lui est échu; elle l'utilise de son mieux, donnant aux femelles les amples chambres du Chalicodome, aux mâles les étroits vestibules, subdivisés en étages s'il y a possibilité. L'économie de l'espace est pour elle une condition majeure, ses goûts casaniers ne lui permettant pas des recherches lointaines. Elle doit employer tel 398 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES quoi, tantôt pour l'un, tantôt pour l'autre sexe, l'empla- cement que le hasard a mis à sa disposition. Ici se mon- tre, plus claire que jamais, son aptitude à disposer du sexe de l'œuf, pour l'accommoder si judicieusement aux conditions du logis disponible. J'avais offert en même temps aux Osmics de mon ca- binet de vieux nids du Clialicodome des arbustes, sphé- roïdes de terre creusés de cavités cylindriques. Ces ca- vités sont formées, comme pour les vieux nids du Chalicodome des galets , de la cellule proprement dite et du vestibule de sortie, que l'insecte parfait, au mo- ment de sa libération, a creusé à travers l'enduit géné- ral. Leur diamètre est de 7 millimètres environ; leur profondeur, au centre de l'amas, est de 23 millimètres; et sur le bord seulement de 14 millimètres en moyenne. Les profondes cellules centrales reçoivent uniquement les femelles de l'Osmie ; parfois même les deux sexes ensemble au moyen d'une cloison intermédiaire. La fe- melle occupe l'étage inférieur et le mâle l'étage supé- rieur. Il est vrai qu'alors l'économie de l'espace est pous- sée à ses dernières limites, les appartements fournis par le Chalicodome des arbustes étant déjà d'eux-mêmes bien petits malgré leur vestibule. Enfin les cavités péri- phériques les plus profondes sont accordées à des fe- melles, les moins profondes à des mâles. J'ajoute qu'une seule mère peuple chaque nid ; j'a- joute encore qu'elle procède d'une cellule à l'autre sans- s'inquiéter de la profondeur reconnue. Elle va du centre aux bords, des bords au centre, d'une cavité pro- fonde à une cavité courte et réciproquement, ce qu'elle ne ferait pas si les sexes devaient se succéder dans un ordre déterminé. Pour plus de certitude, j'ai numéroté LE SEXE DE L'ŒUF 399 les cellules d'un même nid à mesure qu'elles étaient closes. En les ouvrant plus tard, j'ai reconnu que les sexes n'étaient pas assujettis à une coordination chro- nologique. A des femelles succédaient des mâles, puis à des mâles succédaient des femelles, sans qu'il me fût possible de démêler une sériation régulière. Seulement, et c'est là le point essentiel, les cavités profondes étaient le partage des femelles; et les cavités de peu de profon- deur, le partage des mâles. Nous savons que TOsmie tricorne liante de préférence les habitations des apiaires qui nidifient en populeuses colonies, comme le Chalicodome des hangars et l'An- thophore à pieds velus. J'ai brisé , avec de minutieuses précautions, et scrupuleusement visité dans les loisirs du cabinet, de volumineux blocs de terre extraits des talus habités par l'Anthophore et envoyés de Carpentras par mon cher élève et ami IL Devillario. Les cocons de l'Os- mie s'y trouvaient rangés par séries peu nombreuses , dans des couloirs très irréguliers , dont le travail initial est du à l'Anthophore, et qui retouchés plus tard, agran- dis ou rétrécis, prolongés ou raccourcis, croisés et recroisés par les générations nombreuses qui se sont succédé dans la même cité, formaient un labyrinthe inextricable. Tantôt ces corridors ne communiquaient avec aucune attenance , tantôt ils donnaient accès dans la spacieuse chambre de l'Anthophore, reconnaissable , malgré son âge, à sa forme ovalaire et à son enduit de stuc poli. Dans ce dernier cas, la loge du fond , comprenant à elle seule l'antique chambre de l'Anthophore, était toujours occupée par une femelle d'Osmie. Au delà , dans l'étroit corridor, était logé un mâle, assez souvent deux, 400 SOUVENIRS E.NTOMOLOGIQUES et même trois. Des cloisons de terre, travail de TOsmie, séparaient, bien entendu, les divers habitants : à chacun son étage, sa loge close. Si le logis se réduisait à un simple canal, sans appar- tement d'honneur au fond, appartement toujours réservé à une femelle, le contenu variait avec le diamètre de ce canal. Lesséries, dont les plus longues étaient de quatre, comprenaient, avec un diamètre plus ample, une, deux femelles d'abord, puis un, deux nicàles. 11 arrivait aussi, mais rarement, que la série était renversée, c'est-à-dire qu'elle débutait par des mâles et finissait par des femel- les. Enfin il se trouvait d'assez nombreux cocons isolés, de l'un et de l'autre sexe. S'il était seul et qu'il occupât la cellule de l'Anthophore, le cocon était invariablement celui d'une femelle. Dans les nids du Chalicodome des hangars, j'ai con- staté, mais plus difficilement, des faits semblables. Les séries y sont plus courtes parce que le Chalicodome ne fore pas des galeries, mais bâtit cellule sur cellule. Ainsi se forme, par le travail de tout l'essaim, une couche de loges d'année en année plus épaisse. Les corridors qu'exploite l'Osmie sont les trous que le Chalicodome a creusés pour venir des couches profondes au jour. Dans ces courtes séries, les deux sexes sont habituellement présents; et, si la chambre de la Maçonne termine le couloir, elle est occupée par une femelle de l'Osmie Nous revenons à ce que nous ont appris les tubes courts et les vieux nids du Chalicodome des galets. L'Osmie qui, dans des canaux de longueur suffisante, répartit sa ponte intégrale en suite continue de femelles et suite continue de mâles, la fractionne maintenant en courtes séries où les deux sexes sont présents. Elle ac- LE SEXE DE L'ŒUF 401 commode ses poules partielles aux exig-ences d'un loge- ment fortuit; elle met toujours une femelle dans la chambre somptueuse que l'Abeille maçonne ou l'Anlho- phore occupait en principe. Des faits encore plus frappants nous sont fournis par les vieux nids de l'Anlhophore à masque [Anthophora personata, Illig.), vieux nids que j'ai vu exploiter à la fois par TOsmie cornue et l'Osmie tricorne. Plus rare- ment, les mêmes nids servent à l'Osmie de Latreille. Disons d'abord en quoi consistent les nids de l'Anlho- phore à masque. Dans un talus vertical, argilo-sablonneux, s'ouvrent côte à côte des orifices ronds, béants, de 1 centimètre 1/2 environ de diamètre , et peu nombreux en général. Ce sont les portes d'entrée de la demeure de l'Anlho- phore, portes qui restent toujours ouvertes alors même que les travaux sont finis. Ils donnent accès chacun dans un vestibule peu profond, droit ou sinueux, à peu près horizontal , poli avec un soin minutieux et verni d'une sorte d'enduit blanc. On le diraitpassé à un faible lait de chaux. A la face inférieure de ce vestibule sont creusées, dans l'épaisseur du banc terreux , d'amples niches ova- laires, communiquant avec le couloir par un goulot ré- tréci, que ferme, le travail fini, un solide bouchon de mortier. L'Anlhophore polit si bien l'extérieur de cette clôture, elle en égalise si exactement la surface, qu'elle met au môme niveau que celle du vestibule, elle lui donne avec tant de soin la teinte blanche du reste de la paroi, qu'il est absolument impossible de distinguer, lorsque l'œuvre est terminée , la porte d'entrée corres- pondant à chaque cellule. 26 402 SOUVExNlRS ENTOMOLOGIQUES Celle-ci est une cavité ovalaire creusée dans la masse terreuse. Sa paroi a le même poli, la même blancheur au lait de chaux que le vestibule général. Mais l'Antho- phore ne se borne pas à creuser des niches ovalaires : pour consolider son travail, elle déverse sur la muraille de la chambre quelque liqueur salivaire qui, non seule- ment vernit et blanchit, mais encore pénètre à quelques millimètres dans l'épaisseur de la terre sablonneuse et convertit celle-ci en dur ciment. Pareille précaution est prise pour le vestibule ; aussi le tout est ouvrage solide qui, des années entières, peut se maintenir en excel- lent état. De plus, grâce à la muraille durcie par le liquide sa- livaire, l'ouvrage peut être dég'agé de sa gangue au moyen d'une érosion ménagée. On obtient ainsi, au moins par fragments, un tube sinueux, d'oii pendent, en une guirlande simple ou double, des nodules ova- laires semblables à de forts grains de raisin allongés. Chacun de ces nodules est une loge, dont l'entrée, mi- nutieusement dissimulée , débouche dans le tube ou vestibule. Au printemps, pour sortir de sa cellule, l'Anthophore détruit la rondelle de mortier qui bouche l'ampoule et arrive ainsi dans le corridor commun , librement ouvert à l'extérieur. Le nid abandonné pré- sente une suite de cavités en forme de poire, dont la partie renflée est l'ancienne cellule, et dont la partie rétrécie est le goulot de sortie débarrassé de son bouchon. Ces cavités piriformes sont des logements splendides, des châteaux forts inexpugnables, où les Osmies trou- vent sûre et commode retraite pour leur famille. L'Os- mie cornue et l'Osmie tricorne s'y établissent concur- LE SEXE DE L'OEUF 403 remmcnt. Bien que ce soit un peu spacieux pour elle, rOsmie de Latreille en paraît aussi très satisfaite. J'ai examiné une quarantaine de ces superbes cellules utilisées par l'une et par l'autre des deux premières Os- mies. La très grande majorité est divisée en deux étages au moyen d'une cloison transversale. L'étage inférieur comprend la majeure partie de la chambre de l'Antlio- phorc ; l'étage supérieur comprend le reste de la chambre et un peu du goulot qui la surmonte. La demeure à double appartement est clôturée, dans le vestibule, par un informe et volumineux amas de boue desséchée. Quel artiste maladroit que l'Osmie en comparaison de i'Anthophore ! Son travail, cloison et tampon, jure avec l'œuvre exquise de I'Anthophore, comme une pelote d'ordure sur un marbre poli. Les deux appartements obtenus de la sorte sont d'une capacité très inégale, qui frappe aussitôt l'observateur. Je les ai jaugés avec mon tube de 5 millimètres do diamètre. En moyenne, celui du fond est mesuré par une colonne de sable de SO millimètres de hauteur, et celui d'en haut, par une colonne de 15 millimètres. La capacité de Fun est donc triple environ de celle de l'autre. Les cocons inclus présentent la même disparate. Celui d'en bas est gros, celui d'en haut est petit. Enfin celui d'en bas appartient à une Osmie femelle, et celui d'en haut à une Osmie mâle. Plus rarement, la longueur du goulot permet une disposition nouvelle, et la cavité est partagée en trois étages. Celui d'en bas, toujours le plus spacieux, con- tient une femelle ; les deux d'en haut, de plus en plus réduits, contiennent des mâles. Tenons-nous-en au premier cas, le plus fréquent de 404 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES tous. L'Osmic est en présence de Tune de ces cavités en forme de poire. C'est là trouvaille qu'il faut utiliser du mieux possible : pareil lot est rare et n'échoit qu'aux mieux favorisées du sort. Y loger deux femelles à la fois est impossible, l'espace est insuffisant. Y loger deux mâles, ce serait trop accorder à un sexe n'ayant droit qu'aux moindres égards. Et puis faut-il que les deux sexes soient à peu près également représentés en nombre. L'Osmie se décide pour une femelle, dont le partage sera la meilleure chambre, celle d'en bas, la plus ample, la mieux défendue, la mieux polie ; et pour un mâle, dont le partage sera l'étage d'en haut, la mansarde étroite, inégale, raboteuse dans la partie qui empiète sur le gou- lot. Cette décision, les faits l'attestent, nombreux, irré- futables. Les deux Osmies disposent donc du sexe de l'œuf qui va être pondu^ puisque les voici maintenant qui fractionnent la ponte par groupes binaires, femelle et mâle , ainsi que l'exigent les conditions du lo- gement. Je n'ai trouvé qu'une seule fois l'Osmie de Latreille établie dans le nid de l'Anthophore à masque. Elle n'avait occupé qu'un petit nombre de cellules, les autres n'étant pas disponibles, habitées qu'elles étaient par l'Antho- phore. Ces cellules étaient partagées en trois étages, par des cloisons en mortier vert : l'étage inférieur occupé par une femelle, les deux autres par des mâles, à cocon moindre. J'arrive à un exemple peut-être encore plus remar- quable. Deux Anthidies de ma région, VAnthidhim sep- tem-dentatum, Latr. et VAnthidium bellicosum, Lep. adoptent, pour demeure de leur famille, les coquilles vi- des de diverses hélices : Ilelixaqwrm, ahj'ira, nemoralis. LE SEXE DE L'œUF 405 fcvspitum. La première, le vulgaire escargot, est la plus fréquemment utilisée, sous les tas de pierres et dans les inlerstices des vieilles murailles. Les deux Anthidics ne peuplent que le second tour de spire. La partie cen- trale, trop étroite, n'est pas occupée. 11 en est de môme du tour antérieur, le plus ample, laissé complète- ment vide, si bien qu'en regardant par l'embouchure, il est impossible de savoir si la coquille contient ou ne contient pas le nid de l'apiaire. Il faut casser ce der- nier tour pour apercevoir le curieux nid, reculé dans la spire. On trouve alors d'abord une cloison transversale, formée de menus graviers que cimente un mastic de résine, recueillie en larmes récentes sur l'oxycèdre et le pin d'Alep. Par delà s'étend une épaisse barricade de débris de toute nature: graviers, parcelles de terre, aiguilles de genévrier, chatons de conifère, petites co- quilles, déjections sèches d'escargot. Suivent une cloi- son de résine pure, un volumineux cocon dans une chambre spacieuse, une seconde cloison de résine pure, et enfin un cocon moindre dans une chambre rétrécie. L'inégalité des deux loges est la conséquence forcée de la configuration de la coquille, dont la cavité gagne ra- pidement en diamètre à mesure que la spirale se rap- proche de l'orifice. Ainsi, par la seule disposition géné- rale du réduit, et sans autre travail de l'apiaire que de minces cloisons, sont déterminées en avant une ample ■chambre et en arrière une autre chambre de bien moin- dre capacité. Par une exception bien remarquable, que j'ai déjà si- gnalée en passant, le genre Anthidie a ses mâles en général supérieurs de taille à ses femelles. Les deux 405 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES espèces cloisonnant en résine la spire de Fescargol sont précisément clans ce cas. J"ai recueilli quelques dou- zaines de nids de l'une et de l'autre espèce. Dans la moitié des cas au moins, les deux sexes étaient présents à la fois; la femelle, plus petite, occupait la loge d'ar- rière; le mâle, plus gros, occupait la loge d'avant. D'autres coquilles, plus petites ou trop obstruées au fond par les restes desséchés du mollusque, ne conte- naient qu'une seule loge, occupée tantôt par une femelle et tantôt par un mâle. Quelques-unes enfui avaient leurs deux loges peuplées l'une et l'autre ici par des mâles et là par des femelles. Ce qui dominait, c'était la présence simultanée des deux sexes, la femelle en arrière et le mâle en avant. Les Anthidies pétrisseurs de résine et locataires de l'escargot peuvent donc régulièrement al- terner les sexes pour satisfaire aux exigences du logis spiral. Encore un fait et j'ai fini. Mes appareils en roseau installés contre les murs du jardin m'ont fourni un nid remarquable d'Osmie cornue. Ce nid est établi dans un bout de roseau de 11 millimètres de diamètre intérieur. Il comprend treize cellules, et n'occupe que la moitié du canal, bien qu'il y ait à l'orifice le tampon obtura- teur. La ponte semble donc ici complète. Or, voici de quelle façon singulière est disposée cette ponte. D'abord à une distance convenable du fond ou nœud du roseau, est une cloison transversale, perpendi- culaire à l'axe du tube. Ainsi est déterminée une loge d'ampleur inusitée, où se trouve logée une femelle. L'Osmie paraît alors se raviser sur le diamètre excessif du canal. C'est trop grand pour une série sur un seul rang. Elle élève donc une cloison perpendiculaire à la LE SEXE DE L'OEUF 407 cloison transversale qu'elle vient de construire et divise ainsi le second étage en deux chambres, l'une plus grande oii est logée une femelle, et une plus petite où est logé un mâle. Puis sont maçonnées une deuxième cloison transversale et une deuxième cloison longitudi- nale, perpendiculaire à la précédente. De là résultent encore deux chambres inégales, peuplées pareillement, la grande d'une femelle, la petite d'un mâle. A partir de ce troisième étage, l'Osmie abandonne l'exactitude géométrique, l'architecte semble se perdre un peu dans son devis. Les cloisons transversales de- viennent de plus en plus obliques, et le travail se fait irrégulier, mais toujours avec mélange de grandes chambres pour les femelles et de petites chambres pour les mâles. Ainsi sont casés trois femelles et deux mâles, avec alternance des sexes. A la base de la onzième cellule, la cloison transver- sale se trouve de nouveau à peu près perpendiculaire à l'axe. Ici se renouvelle ce qui s'est fait au fond. Il n'y a pas de cloison longitudinale, et l'ample cellule, embras- sant le diamètre entier du canal, reçoit une femelle. L'édifice se termine par deux cloisons transversales et une cloison longitudinale qui déterminent, au même niveau, les chambres douze et treize, où sont établis des mâles. Rien de plus curieux que ce mélange des deux sexes lorsqu'on sait avec quelle précision l'Osmie les sépare dans une série linéaire, alors que le petit diamètre du canal exige que les cellules se superposent une à une. Ici l'apiaire exploite un canal dont le diamètre est dis- proportionné avec le travail habituel ; il construit un édifice compliqué, difficile, qui n'aurait peut-être pas la 408 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES solidité nécessaire avec des voûtes de trop longue por- tée. L'Osmie soutient donc ces voûtes par des cloisons longitudinales; et les chambres inégales qui résultent de l'interposition de ces cloisons, reçoivent, suivant leur rapacité, ici des femelles et là des mâles. XX PERMUTATION DE LA POXTE Le sexe de Tœuf est facultatif pour la mère, qui. sui- vant l'espace, fréquemment fortuit et non modifiable, dont elle dispose, établit dans telle log-e une femelle et dans telle autre un mâle, de façon que les deux aient une ampleur de demeure conforme à leur inégal déve- loppement. C'est ce qu'établissent, sur des bases iné- branlables, les faits aussi nombreux que variés que je viens d'exposer. Pour les personnes étrangères à Tana- tomie entomologique, en vue desquelles j'écris spéciale- ment, l'explication de cette merveilleuse prérog-ative se- rait, suivant toute probabilité, celle-ci : La mère possède à sa disposition un certain nombre d'œufs, les uns irré- vocablement femelles et les autres irrévocablement mâles ; il lui est possible de puiser, pour la ponte actuelle, dans l'un ou l'autre des deux groupes ; et son choix est déterminé par la capacité du logis qu'il s'agit à l'instant de peupler. Tout se bornerait alors à une judicieuse sélection dans l'ensemble des œufs. Si telle idée lui venait, que le lecteur se hâte de la re- jeter. Rien de plus faux, comme le vont démontrer deux mots d'anatomie. L'appareil reproducteur femelle des hyménoptères se compose, en général, de six tubes ovariques, sortes de doigts de gant groupés en deux 410 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES faiseauxde trois et s'abouchant dans un canal commun, Toviducte, qui achemine les œufs au dehors. Chacun de ces doigts de gant, assez large à la base, s'effile ra- pidement vers l'extrémité supérieure, qui est close. Il contient, groupés en fde linéaire, en chapelet, un cer- tain nombre d'œufs, cinq, six, par exemple, les infé- rieurs plus ou moins développés, les intermédiaires moyens, les supérieurs à peine ébauchés. Tous les de- grés d'évolution s'y trouvent, régulièrement distribués de la base au sommet, depuis la presque maturité jus- qu'aux vagues linéaments de l'ovule en ses débuts. Toute interversion est impossible dans l'ordre de la série, tant la gaine enserre étroitement son chapelet de germes. Cette interversion, du reste, aurait pour conséquence une grossière absurdité : le remplacement d'un œuf plus mùr par un autre moins avancé d'organisation. Donc, pour chaque tube ovarique, pour chaque doigt de gant, l'issue de l'œuf se fait suivant l'ordre même qui préside à leur arrangement dans la gaine commune, et toute autre succession est absolument impossible. De jîlus, à l'époque des nids, les six gaines ovariennes, une à une et à tour de rôle, ont à leur base un œuf qui prend en peu de temps un accroissement énorme. Quelques heures, un jour même avant la ponte, cet œuf, à lui seul, représente en volume ou même dépasse l'ensemble de tout l'appareil ovigène. Voilà l'œuf dont la ponte est imminente. Il va descendre dans l'oviducto, à son rang, à son heure ; et la mère ne peut en rien lui en substi- tuer un autre. C'est lui, forcément lui, jamais un autre, qui tantôt sera déposé sur les vivres, pâtée de miel ou bien gibier ; lui seul est mùr, lui seul est à l'entrée de l'oviducte ; nul autre, par sa position plus reculée et par PERMUTATION DE LA PONTE 411 son défaut de malurité, no peut actuellement le rempla- cer. Sa venue au jour est inéluctable. Que donnera-t-il? Un mâle, une femelle? Son loge- ment n'est pas préparé, ses vivres ne sont pas amassés ; et il faut néanmoins que ce logement et ces vivres soient en rapport avec le sexe qui en proviendra. Condition bien plus embarrassante : il faut que le sexe de cet œuf, dont la venue est fatale, soit en harmonie avec l'espace fortuit que la mère vient de trouver pour cel- lule. Il n'y a donc pas à hésiter, si étrange que soit l'af- firmation : l'œuf, tel qu'il descend de son tube ovariquc, n'a pas de sexe déterminé. C'est peut-être pendant les quelques heures de son développement si rapide à la base de sa gaine ovarienne, c'est peut-être dans sou trajet à travers l'oviducte, qu'il reçoit, au gré de la mère, l'empreinte finale d'où résultera, conformément aux conditions du berceau, ou bien une femelle ou bien un mâle. Alors se présente la question que voici. Admettons que, les conditions restant normales, une ponte eût vir- tuellement donné m femelles et n mâles. Si les consé- quences 011 j'arrive sont justes, il doit être loisible à la mère, avec d'autres conditions, de prendre dans le groupe m pour augmenter d'autant le groupe n; sa ponte doit pouvoir se traduire par m — 1, m — 2, m — 3, etc., femelles, et par n-^ï, '' + 2, ^^ + 3, etc., mâles, la somme m -j- n restant constante, mais l'un des sexes ayant permuté partiellement pour l'autre. La con- clusion extrême ne saurait même être écartée : il faut admettre la ponte de m — m ou zéro femelles, et de nA^m mâles, l'un des sexes étant complètement rem- placé par l'autre. Inversement : la série féminine doit 412 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pouvoir s'augmenter aux dépens de la série masculine jusqu'à l'absorber en entier. C'est pour résoudre cette question et quelques autres s'y rattachant que, pour la seconde fois, j'ai entrepris , dans mon cabinet, l'éduca- tion de rOsmie tricorne. Le problème est actuellement plus délicat, mais aussi mon outillage est devenu plus savant. Il se compose de deux petites caisses closes dont la face antérieure est percée, pour chacune, de quarante orifices, où je peux engager mes tubes en verre et les maintenir suivant l'horizontale. J'obtiens ainsi, pour l'essaim, l'obscurité et le mystère favorables au travail; et pour moi, la fa- culté de retirer de la ruche, à tel moment que je veux, tantôt l'un, tantôt l'autre tube, au moment où l'Osmie s'y trouve, pour l'apporter au grand jour et suivre, sous la loupe au besoin, les manœuvres de l'ouvrière en be- sogne. Si fréquentes et si minutieuses qu'elles soient, mes visites ne détournent en rien la pacifique abeille, tout absorbée dans son œuvre maternelle. Mes hôtes sont, en très suffisant nombre, marqués d'un signe différent sur le thorax , ce qui me permet de suivre la même Osmie du commencement à la fin de sa ponte. Les tubes et les orifices de mise en place sont numérotés ; un registre, constamment ouvert sur mon pupitre, me sert à noter jour par jour, parfois heure par heure, ce qui se passe dans chaque tube, et surtout les actes des Osmies dont le dos porte un signalement co- loré. A mesure qu'un tube est rempli, je le remplace par un autre. En outre, au pied de la façade de chaque ruche, sont répandues quelques poignées de coquilles vides, convenablement choisies pour le but que je me propose. Des motifs que j'expliquerai plus tard ont porté PERMUTATION DE LA PONTE 413 mes préférences sur YHelix cxspitum. Chacune de ces liélices, à mesure qu'elle est peuplée, reçoit la date do la ponte et le signe alphabétique correspondant àl'Osmio dont elle est la propriété. Ainsi se sont écoulées cinq à six semaines, dans une observation de tous les instants. Pour réussir en une recherche, la première condition, c'est la patience. Cette condition, je l'ai remplie; et le succès y a répondu autant qu'il m'était permis de l'es- pérer. Les tubes employés sont de deux sortes. Les uns, cylindriques, d'égal diamètre d'un bout à l'autre, me doi- vent servir à contrôler les faits reconnus la première année de mes éducations à domicile. Les autres, for- mant la majorité, se composent de deux cylindres très inégaux en diamètre, disposés bout à bout. Le cylindre d'avant, celui qui fait un peu saillie en dehors de la ruche et fournit l'orifice d'entrée, a un diamètre qui varie de 8 à 12 millimètres. Le second, celui d'arrière, en entier plongé dans la boîte, est fermé à son extré- mité postérieure et a pour calibre de 5 à 6 millimètres. Chacune des deux parties du canal à double galerie, l'une étroite et l'autre large, mesure au plus 1 décimètre de longueur. Cette faible dimension a été jug-ée utile pour obliger l'Osmie à faire élection de divers domiciles, insuffisants chacun à la ponte totale. Je dois obtenir ainsi plus grande variété dans la répartition des sexes. Enfin à son embouchure, un peu saillante en dehors do la caisse, chaque tube est muni d'une lang-uette do pa- pier, sorte de reposoir où l'Osmie prend pied quand elle arrive et trouve facilité d'accès pour pénétrer chez elle. Ainsi muni, l'essaim a peuplé cinquante-deux tubes à double galerie, trente-sept tubes cylindriques, soixante- 414 SOUVEMRS ENTOMOLOGIQUES dix-huit hélices et quelques vieux nids de Chalicodomc des arbustes. Dans cet amas de richesses, je vais puiser les éléments de ma démonstration. Toute série, même partielle, débute par des femelles et se termine par des mâles. A cette loi, je n'ai pas en- core trouvé d'exception, du moins dans les galeries de diamètre normal. En chaque manoir nouveau, la mère se préoccupe avant tout du sexe le plus important. Ce point rappelé, me serait-il possible, au moyen d'artifices, d'obtenir le renversement de cette coordination et de faire commencer la ponte par des mâles? Je le crois, d'après les résultats déjà constatés et d'après les déduc- tions pressantes où ces résultats conduisent. Les tubes à double galerie sont installés pour contrôler mes pré- visions. La galerie postérieure, de 5 à 6 millimètres de dia- mètre, est trop étroite pour servir de logement à des fe- melles normalement développées. Si donc l'Osmic, très économe de l'espace, veut les occuper, elle sera obligée d'y établir des mâles. Et c'est par là nécessairement que commencera sa ponte, puisque ce réduit est la partie la plus reculée du canal. En avant est la galerie large, avec porte d'entrée sur la façade de la ruche. Y trouvant les conditions qui lui sont habituelles, la mère y poursuivra sa ponte dans l'ordre qu'elle affectionne. Informons-nous maintenant des résultats. Sur les cin- quante-deux tubes à double galerie, un tiers environ n'a pas eu le canal étroit peuplé. L'Osmie en a fermé l'ori- fice débouchant dans le grand canal ; et c'est unique- ment ce dernier qui a reçu la ponte. Ce déchet était inévitable. Les Osmies femelles, quoique toujours su- périeures de taille aux mâles, présentent entre elles de PERMUTATION DE LA PONTE 41o notables différences ; il y en a de plus grosses, il y en a de plus petites. J'ai dû proportionner le calibre des ga- leries étroites aux dimensions moyennes. Il peut se faire donc que telle et telle autre galerie soient insuffisantes pour donner accès à des mères de taille avantageuse auxquelles le hasard les fait échoir. Ne pouvant péné- trer dans le tube, l'Osmie évidemment ne le peuplera pas. Elle clôture alors l'entrée de cet espace non utili- sable pour elle, et fait sa ponte par delà, dans le canal de grand diamètre. Si j'avais voulu éviter ces inutiles appareils en faisant choix de tubes de calibre plus fort, je serais tombé dans un autre inconvénient : les mères de médiocre taille, s'y trouvant à peu près à l'aise, se se- raient décidées à y loger des femelles. Il fallait s'y at- tendre : chaque mère choisissant à sa guise le logis et ne pouvant moi-même intervenir dans ce choix, un ca- nal étroit serait peuplé ou non suivant que l'Osmie, sa propriétaire, pourrait ou ne pourrait pas y pénétrer. Il me reste une quarantaine d'appareils peuplés dans les deux galeries. Ici deux parts sont à faire. Les tubes postérieurs étroits de 5 à 5 millimètres 1/2 — et ce sont les plus nombreux — contiennent des mâles, rien que des mâles, mais en courte série, demi à cinq. Il est rare, tant la mère y est gênée dans son travail, qu'ils soient occupés d'un bout à l'autre ; l'Osmie semble avoir hâte de les quitter pour aller peupler le tube d'avant, dont l'ampleur lui laissera la liberté de mouvement nécessaire à ses manœuvres. Les autres canaux postérieurs, la minorité, dont le diamètre avoisinc 6 millimètres con- tiennent tantôt uniquement des femelles, et tantôt des femelles au fond et des mâles vers l'orifice. Avec un lé- ger excès d'ampleur du canal et une taille quelque peu 416 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES réduite de la mère, ces deux résultais s'expliquent. Néanmoins, comme le large nécessaire aux femelles s'y trouve très voisin de l'insuffisance, on voit que la mère évite autant qu'elle le peut la coordination débu- tant par des mâles, et qu'elle ne l'adopte qu'à la der- nière extrémité. Enfin, quel que ce soit le contenu du petit tube, celui du grand, qui lui fait suite, est inva- riable et se compose de femelles au fond et de mâles en avant. S'il est incomplet, par suite de circonstances bien dé- licates à dominer, le résultat de l'expérimentation n'est pas moins très remarquai)le. Vingt-cinq appareils con- tiennent uniquement des mâles dans leur étroite galerie, au nombre de un au moins, de cinq au plus. Par delà vient la population de la grande galerie, débutant par des femelles et finissant par des mâles. Et ce ne sont pas là toujours, dans ces appareils, des pontes de fin de sai- son, ou même d'époque intermédiaire; quelques petits tubes ont reçu les premiers œufs de tout l'essaim. Une paire d'Osmies, plus précoces que les autres, se sont mises à l'œuvre le 23 avril. L'une et l'autre, pour début de leur ponte, ont donné des mâles dans les tubes étroits. L'extrême modicité des vivres annonçait déjà le sexe, qui s'est trouvé plus tard parfaitement conforme aux prévisions. Yoilà donc que, par mes artifices, le début de tout l'essaim est l'inverse de l'ordre normal. Ce ren- versement se poursuit, n'importe l'époque, du commen- cement à la fin des travaux. La série qui, d'après les rè- gles, débuterait par des femelles, débute maintenant par des mâles. Une fois atteinte la grande galerie, la ponte se poursuit dans l'ordre habituel. Un premier pas est fait, et non petit: l'Osmie, si les PERMUTATION DE LA PONTE 417 circonstances l'imposent, est apte à renverser la succes- sion des sexes. Si le tube étroit étaitassez long-, serait-il possible d'obtenir un renversement total, où la série complète des mâles occuperait l'étroite galerie de l'ar- rière; et la série complète des femelles, l'ample galerie de l'avant? Je ne le pense pas. Voici pourquoi. Les canaux rétrécis et longs ne sont pas du tout du goût de rOsmie, non à cause de leur étroitesse mais à cause de leur longueur. Remarquons en effet que, pour un seul apport de miel, l'ouvrière est obligée de s'y mouvoir deux fois à reculons. Elle entre , la tête la première, pour dégorger d'abord la purée mielleuse de son jabot. Ne pouvant se retourner dans un canal qu'elle obstrue en entier, elle sort à reculons, en rampant bien plus qu'en marcbant, manœuvre pénible sur la surface polie du verre, et qui d'ailleurs, avec toute autre surface, a l'inconvénient de mal se prêter à l'extension des ailes, qui, de leur bout libre, frôlent la paroi et sont exposées à se cbitîonner, à se fausser. Elle sort à reculons, arrive au debors, se retourne et rentre de nouveau, mais à re- culons cette fois, pour venir brosser sur l'amas sa cbargo ventrale de pollen. Ces deux reculs, pour peu que la galerie soit longue, finissent par lui devenir pénibles; aussi rOsmie renonce-t-elle promptement à un canal trop exigu pour ses libres manœuvres. Je viens de dire que les tubes étroits de mes appareils ne sont, pour la plupart, que fortincomplètementpeuplés. L'abeille, après y avoir logé un petit nombre de mâles, se hâte de les quit- ter. Au moins, dans l'ample galerie do l'avant, elle pourra se retourner sur place et à l'aise, pour ses diverses ma- nipulations ; elle y évitera les deux longs reculs, si pé- nibles pour ses forces et si dangereux pour ses ailes. 27 418 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Un autre motif, sans doute, l'engag-e à ne pas abuser du canal étroit, où elle établirait des mâles, suivis de femelles dans la région oii la galerie s'élargit. Les mâles doivent quitter leurs cellules une paire de semaines et davantage avant les femelles. S'ils occupent le fond de la demeure, ils périront prisonniers ou bien ils boulever- seront tout sur leur passage. Ce péril est évité par la succession que l'Osmie adopte. Dans mes appareils d'arrangement insolite, la mère pourrait bien être tiraillée par deux nécessités : Tétroi- tesse de l'espace et la future délivrance. Dans les tubes étroits, le large est insuffisant pour des femelles; mais d'autre part les mâles, s'ils y trouvent logis convenable, sont exposés à périr, empêchés qu'ils seront de venir au jour au moment voulu. Ainsi s'expliqueraient peut- être les hésitations de la mère, et son obstination à éta- blir des femelles dans certains de mes appareils qui semblaient ne pouvoir convenir qu'à des mâles. Un soupçon me vient à l'esprit, soupçon éveillé par l'examen attentif des tubes étroits. Tous, quelle que soit leur population, sont tamponnés soigneusement à l'ori- fice, ainsi que le seraient des canaux isolés. Il pourrait donc se faire que l'étroite galerie du fond n'eût pas été considérée par l'Osmie comme le prolongement de la grande galerie antérieure, mais bien comme un canal indépendant. La facilité avec laquelle l'ouvrière se re- tourne dès qu'elle est arrivée dans le large tube, sa liberté d'action aussi grande que sur une porte débou- chant en plein air, pourraient bien être une source d'er- reur et porter l'Osmie à traiter l'étroit couloir d'arrière comme si le large couloir d'avant n'existait pas. Ainsi s'obtiendrait la superposition des femelles du grand tube PERMUTATION DE LA PONTE 410 aux mâles des petits, superposition opposée aux habi- tudes. Que la mère juge réellement du danger de mes em- bûches, ou qu'il y ait de sa part méprise en ne tenant compte que de l'espace disponible et débutant par des mâles, exposés à ne pouvoir sortir, c'est ce que je me garderai bien de décider; du moins, je reconnais chez elle une tendance à s'écarter le moins possible de l'ordre qui sauvegarde la sortie des deux sexes. Cette tendance s'affirme par la répugnance qu'elle éprouve à peupler de longues séries de mâles mes tubes étroits. Peu im- porte, après tout, en vue de notre objet, ce qui se passe alors dans la petite cervelle de l'Osmie. Qu'il nous suf- fise de savoir que les tubes étroits et longs lui déplai- sent, non parce qu'ils sont étroits, mais parce qu'ils sont longs en même temps. Et en effet, avec le même calibre, un tube court lui agrée très bien. De ce nombre sont les cellules de vieux nids du Chalicodome des arbustes et les coquilles vides de l'Hélice des gazons. Avec le tube court sont évités les deux inconvénients du tube long. Le recul est très réduit lorsque le logis est la coquille ; il est presque nul lorsque le logis est la cellule du Chalicodome. En outre, les cocons empilés étant deux ou trois au plus, la libération sera affranchie des obstacles inhérents aux longues séries. Décider l'Osmie à nidifier dans un seul tube suffisamment long pour recevoir toute la ponte, et en même temps assez étroit pour ne lui laisser que tout juste la possibilité de l'accès, me paraît entreprise sans la moindre chance de réussite : l'hyménoptère refuse- rait invinciblement cette demeure, ou se bornerait à lui confier une bien faible partie de ses œufs. Au contraire, 420 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES avec des cavités étroites mais de faible longueur, le suc- cès, sans être facile, me semble du moins très possible. Guidé par ces considérations, j'ai entrepris la partie la plus ardue de mon problème : obtenir la permutation complète ou presque complète d'un sexe pour l'autre ; faire qu'une ponte ne se compose que de mâles en of- frant h la mère une suite de logements ne convenant qu'aux mâles. Consultons en premier lieu les vieux nids du Chali- codome des arbustes. J'ai dit comment ces sphéroïdes de mortier, criblés de petites cavités cylindriques, sont adoptés avec assez d'empressement par l'Osmie tri- corne, qui les peuple, sous mes yeux, de femelles dans les cellules profondes et de mâles dans les cellules moindres. C'est ainsi que les choses se passent quand le vieux nid reste dans son état naturel. Mais, à l'aide d'une râpe, j'en décortique un autre de façon à réduire la pro- fondeur des cavités h une dizaine de millimètres. Alors, dans chaque cellule, il y a tout juste place pour un co- con mâle, surmonté du tampon de clôture. Sur les quatorze cavités du nid, j'en laisse deux intactes, mesu- rant une quinzaine de millimètres de profondeur. Rien de plus frappant que le résultat de cette expérience, en- treprise la première année de mes éducations en domes- ticité. Les douze cavités de profondeur réduite ont toutes reçu des mâles, les deux cavilés laissées intactes ont reçu des femelles. L'année suivante, je recommence l'épreuve avec un nid de quinze cellules ; mais cette fois toutes les loges sont réduites par la râpe au minimum de profondeur. Eh bien, les quinze cellules, de la première à la der- nière, sont occupées par des mâles. Il est bien entendu PERMUTATION DE LA PONTE 421 que, dans l'un comme dans l'autre cas, la population revenait en entier à la même mère, marquée de son si- gnalement et non perdue de vue tant qu'a duré sa ponte. Serait bien difficile qui ne se rendrait pas aux consé- quences de ces deux épreuves. Si du reste la conviction n'est pas encore faite, voici de quoi l'achever. L'Osmie tricorne s'établit fréquemment dans de vieilles coquilles, surtout celles de rilélice chagrinée [Hélix aspersa), si commune sous les amas de pier- railles et dans les interstices de petits murs de soutè- nement sans mortier. Dans cette espèce, la spire est largement ouverte, si bien que l'Osmie, pénétrant aussi avant que le lui permet le canal hélicoïde, trouve im- médiatement au-dessus du point infranchissable comme trop étroit, l'espace nécessaire à la loge d'une femelle. A cette loge en succèdent d'autres, encore plus larges, toujours pour des femelles, rangées en série linéaire de la même façon que dans un canal droit. Dans le dernier tour de spire, le diamètre serait exagéré pour un seul rang. Alors aux cloisons transversales s'adjoignent des cloisons longitudinales, et de leur ensemble résultent des loges non pareilles de volume, où dominent les mâles avec quelques femelles entremêlées dans les étages inférieurs. La succession des sexes est donc ici ce qu'elle serait dans un canal droit, et surtout dans un canal à large diamètre, où le cloisonnement se com- plique de subdivisions à la même hauteur. Dans un seul escargot trouvent place de six à huit loges. Un volumi- neux et grossier tampon de terre termine le nid à l'em- bouchure de la coquille. Pareille demeure ne pouvant rien nous offrir de nou- veau, j'ai fait choix, pour mon essaim, de l'IIélice des 422 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES gazons [Hélix cœsjntiim), dont la coquille, configurée on petite Ammonite renflée, s'évase par degrés peu ra- pides et possède jusqu'à l'embouchure, dans sa partie utilisable, un diamètre à peine supérieur à celui qu'exige un cocon mâle d'Osmie. D'ailleurs la partie la plus large, où une femelle trouverait place, doit recevoir un épais tampon de clôture, au-dessous duquel sera fréquem- ment un certain intervalle vide. D'après toutes ces con- ditions, la demeure ne peut guère convenir qu'à des mâles rangés en file. La collection de coquilles dé- posée au pied de chaque ruche, renferme des échantil- lons assez variés de taille. Les moindres ont 18 millimè- tres de diamètre, etlesplus gros 24 millimètres. Il y a place pour deux cocons, trois au plus, suivant leur am- pleur. Or ces coquilles ont été exploitées par mes hôtes sans aucune hésitation, peut-être môme avec plus d'empres- ment que les tubes de verre, dont la paroi glissante pourrait bien contrarier un peu l'apiaire. Quelques-unes ont été occupées dès les premiers jours de la ponte, et l'Osmie qui avait débuté par semblable domicile passait ensuite à un second escargot, dans l'étroit voisinage du premier, à un troisième, à un quatrième, à d'autres en- core, toujours à proximité, jusqu'à épuisement des ovaires. Toute la famille de la même mère se trouvait ainsi logée dans des hélices, étiquetées à mesure d'après l'époque du travail et le signalement de l'ouvrière. Ces assidues à l'escargot étaient le petit nombre. La majorité quittait les tubes pour venir aux hélices ; puis des hé- lices revenait aux tubes. Toutes, la rampe spirale bourrée de deux ou trois cellules, tamponnaient la demeure avec un épais bouchon de terre arrivant à fleur de l'embou- PERMUTATION DE LA PONTE 423 chure. C'était travail long- et minutieux, où FOsmio dé- ployait toute sa patience de mère et tous ses talents de plâtrière. Il n'en manquait pas qui, scrupuleuses à l'excès, mastiquaient soigneusement l'ombilic de la co- quille, cavité qui, paraît-il, inspirait méfiance comme pouvant donner accès dans l'intérieur du logis. C'était pertuis périlleux d'aspect, qu'il était prudent d'obstruer pour la sécurité de la famille. Les nymphes suffisamment mûres, je procède à l'exa- men de ces élég-ants manoirs. Leur contenu me comble de joie : il est on ne peut mieux conforme à mes pré- visions. La grande, la très grande majorité des cocons revient aux mâles ; çà et là, dans les hélices les plus fortes, apparaissent quelques rares femelles. L'étroitesso de l'espace a presque supprimé le sexe fort. Ce résul- tat m'est affirmé par les soixante-dix-huit hélices peu- plées. Mais de cet ensemble, je ne dois mettre en lumière que les séries ayant reçu la ponte intégrale, et occu- pées par la même Osmie du commencement à la fin de la saison des œufs. Voici quelques exemples, pris parmi les plus concluants. Du 6 mai, début de ses travaux, au 25 mai, limite de sa ponte, une Osmie a successivement occupé sept héli- ces. Sa famille se compose de quatorze cocons, nombre très voisin de la moyenne ; et sur ces quatorze cocons, douze appartiennent à des mâles et deux seulement à des femelles. Celles-ci, dans l'ordre chronologique, oc- cupent les rangs 7 et 13. Une autre, du 9 mai au 27 mai, a peuplé six hélices d'une famille de treize, dont dix mâles et trois femelles. Ces dernières ont pour rang, dans la série totale, les numéros 3, 4 et 5. 424 SOUVENIRS EIS'TOMOLOGIQUES Une troisième, du 2 mai au 29 mai, a peuplé onze hé- lices, labeur énorme. Cette laborieuse s'est trouvée aussi des plus fécondes. Elle m'a fourni une famille de vingt-six, la plus nombreuse que j'aie jamais ob- tenue de la part d'une Osmie. Eh bien, en cette lignée exceptionnelle se trouvaient vingt-cinq mâles, et une femelle, une seule, occupant le rang- 17. Inutile de continuer après ce magnifique exemple, d'autant plus que les autres séries concluraient toutes, absolument toutes, dans le même sens. Deux faits sau- tent aux yeux après ces relevés. L'Osmie peut renver- ser l'ordre de sa ponte et débuter par une série plus ou moins longue de mâles, avant de produire des femelles. Dans le premier exemple, la première femelle survient au rang- 7; dans le troisième, au rang- 17. Il y a mieux encore, et c'est là le théorème que j'avais surtout à cœur de démontrer : Le sexe femelle peut permuter pour le sexe mâle et permuter jusqu'à disparaître, comme le prouve surtout le troisième exemple , dont la femelle unique, dans une famille de vingt-six, tient au diamètre un peu plus fort de la coquille correspondante ; et sans doute aussi à quelque méprise de la mère, car le cocon femelle, dans une série de deux, occupe l'élage supérieur, le plus voisin de l'orifice, disposition qui me semble répugner à l'Osmie. Ce résultat est d'une trop haute importance dans l'une des questions des plus ténébreuses de la biologie , pour que je ne cherche pas à le corroborer au moyen d'expé- riences plus concluantes encore. Je me propose, l'an prochain, de donner pour logis aux Osmies unique- ment des hélices, triées une par une, et d'écarter rigou- reusement de l'essaim tout autre réduit où la ponte PERMUTATION DE LA PONTE 425 pourrait se faire. Dans de telles conditions, je dois ob- tenir, pour l'essaim entier, exclusivement des mâles , à très peu près. Resterait la permutation inverse : n'obtenir que des femelles, et très peu ou point de mâles. La première permutation rend la seconde très acceptable, sans qu'il se puisse encore imaginer un moyen do la réaliser. La seule condition dont je dispose, c'est l'ampleur du logis. Avec des réduits étroits, les mâles abondent et les fe- melles tendent à disparaître. Avec d'amples logements, l'inverse n'aurait pas lieu. J'obtiendrais des femelles, et puis des mâles non moins nombreux, cantonnés dans d'étroites loges que délimiteraient au besoin des cloisons multipliées. Le facteur de l'espace est ici hors d'emploi. Quel artifice adopter alors pour provoquer cette seconde permutation? Je n'entrevois rien encore qui mérite d'être essayé. Il est temps de conclure. Vivant à l'écart, dans la so- litude d'un village , ayant assez à faire de creuser pa- tiemment, obscurément, mon humble sillon, je connais peu les aperçus nouveaux de la science. En mes débuts, alors que si ardemment je désirais des livres, il m'élait bien difficile de m'en procurer; aujourd'hui qu'il me se- rait à peu près loisible d'en avoir, je commence à ne plus en désirer. C'est l'habituelle marche dans les étapes de la vie. J'ignore donc ce qui peut avoir été fait dans la voie où m'a engagé cette étude sur les sexes. Si j'énonce des propositions réellement nouvelles ou du moins plus générales que les propositions déjà connues, mon dire paraîtra peut-être une hérésie. N'importe : sim- ple traducteur des faits, je n'hésite pas devant mon énoncé, bien persuadé que, de l'hérétique, le temps 426 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES fera un orthodoxe. Je me résume donc en ces consé- quences. Les apiaires sérient leurs pontes en femelles d'abord et puis en mâles, lorsque les deux sexes sont de taille différente et réclament des quantités inégales de nour- riture. S'il y a parité de volume entre les deux sexes, la même succession peut se présenter, mais moins con- stante. Cette sériationbinairc disparait lorsque l'emplacement choisi pour le nid ne suffit pas à la ponte intégrale. Alors surviennent des pontes partielles débutant par des fe- melles et finissant par des mâles. Tel qu'il provient de l'ovaire, l'œuf n'a pas encore do sexe déterminé. C'est au moment de la ponte ou un peu avant qu'est reçue l'empreinte finale d'oii proviendra le sexe. Pour pouvoir donner à chaque larve l'espace et la nourriture qui lui conviennent suivant qu'elle est mâle ou femelle, la mère dispose du sexe de l'œuf qu'elle va pondre. D'après les conditions du logis, souvent œuvre d'autrui ou réduit naturel peu ou point modiable, elle pond à son gré soit un œuf mâle, soit un œuf femelle. La répartition des sexes est sous sa dépendance. Si les circonstances l'exigent, l'ordre de la ponte peut être renversé et débuter par des mâles ; enfin la ponte en- tière peut ne comprendre qu'un seul sexe. La même prérogative appartient aux hyménoptères prédateurs, au moins à ceux dont les sexes sont de taille différente, et par suite exigent, en nourriture, l'un plus et l'autre moins. La mère doit savoir le sexe de l'œuf qu'elle va pondre ; elle doit disposer du sexe de cet œuf afin que chaque larve obtienne la ration convenable. PERMUTATION DE LA PONTE 427 D'une manière générale, lorsque les sexes sont de taille différente, tout insecte qui amasse des vivres, qui prépare, choisit une demeure pour sa descendance, doit pouvoir disposer du sexe de l'œuf pour satisfaire sans erreur aux conditions qui lui sont imposées. Resterait à dire comment se fait cette détermination facultative des sexes. Je n'en sais absolument rien. Si jamais j'apprends quelque chose sur cette délicate ques- tion, je le devrai à quelque heureuse circonstance qu'il faut savoir attendre ou plutôt épier. Sur la fm de mes recherches, j'ai eu connaissance d'une théorie allemande concernant l'Abeille domestique et due à l'apiculteur Dzierzon. Si je comprends bien, d'après les documents fort incomplets que j'ai sous les yeux, l'œuf, tel qu'il est fourni par l'ovaire, aurait déjà un sexe, toujours le même ; il serait originellement mâle ; et c'est par la fécondation qu'il deviendrait femelle. Les mâles proviendraient d'œufs non fécondés; et les femelles, d'œufs fécondés. La reine Abeille pondrait ainsi des œufs femelles ou dos œufs mâles suivant qu'elle les féconderait ou ne les fé- conderait pas, lors de leur passage dans l'oviducte. Venant de l'Allemagne, cette théorie ne peut que m'inspirer profonde méfiance. Comme elle a été admise, avec une téméraire précipitation, jusque dans des livres classiques, je surmonterai ma répugnance à me préoc- cuper d'idées tudesques pour la soumettre , non à l'épreuve de l'argumentation, contre laquelle peut tou- jours se dresser une argumentation contraire , mais à l'épreuve sans réplique des faits. Pour cette fécondation facultative, décidant du sexe, il faut, dans l'organisme de la mère, un réservoir sper- matique qui épanche sa gouttelette sur l'œuf engagé 428 SOUVEMRS ENTOMOLOGIQUES dans l'oviducte et lui imprime ainsi le caractère fémi- nin ; ou bien lui laisse le caractère originel, le caractère mâle, en lui refusant le baptême séminal. Ce réservoir existe chez l'Abeille domestique. Retrouve-t-on pareil organe chez les autres hyménoptères, récolteurs de miel ou chasseurs? Les traités d'anatomie sont muets à cet égard ; ou, sans plus ample informé, ils appliquent à l'ensemble de l'ordre les données fournies par l'Abeille, si différente pourtant de la foule des hyménoptères par ses mœurs sociales, ses ouvrières stériles et surtout par sa ponte prodigieuse, de si longue durée. J'avais d'abord douté de la présence générale de ce récipient spermatique, ne l'ayant pas trouvé sous mon scalpel dans mes anciennes recherches sur l'anatomie des Sphex et de quelques autres giboyeurs. Mais cet organe est si délicat et si petit, qu'il échappe très facile- ment au regard, surtout si l'attention n'est pas dirigée d'une façon toute spéciale vers sa recherche ; et encore, n'ayant que lui en vue, ne réussit-on pas toujours à le trouver. Il s'agit d'un globule atteignant à peine un demi- millimètre de diamètre dans bien des cas, globule perdu au milieu d'un fouillis de trachées et de nappes grais- seuses, dont il a la coloration d'un blanc mat. Et puis un seul contact des pinces mal dirigées suffit pour le dé- truire. Mes premières rechercbes, ayant pour objet l'en- semble de l'appareil reproducteur, pouvaient donc fort bien l'avoir laissé inaperçu. Pour savoir finalement à quoi m'en tenir, les traités d'anatomie ne m'apprenant rien, j'ai remonté ma loupe sur son pied et remis en état ma vieille cuvette à dis- section, simple verre à boire avec rondelle de liège ta- pissée de satin noir. Cette fois, non sans peine pour mes PERMUTATION DE LA PONTE 429 yeux déjà fatigués, je suis parvenu à trouver ledit or- gane chez les Bembex, les Halictes, les Xylocopes, les Bourdons, les Andrènes, les Mégachiles. Je n'ai pu réus- sir avec les Osmies, les Chalicodomes, les x\ntliophorcs. Est-ce réelle absence de l'organe ? Est-ce maladresse de ma part? J'incline pour la maladresse, et j'admets chez tous les hyménoptères chassant la proie ou récoltant du miel, un réceptacle séminal, reconnaissable à son con- tenu, amas de spermatozoïdes spiraux, qui tourbillon- nent sur le porte-objet du microscope. Cet organe reconnu, la ihéorio allemande devient applicable à tous les apiaires, à tous les prédateurs. Accouplée, la femelle reçoit le liquide séminal et le garde en dépôt dans son ampoule. Dès lors sont présents à la fois chez la mère les deux éléments procréateurs : l'élément femelle, l'ovule; et l'élément mâle, le sperma- tozoïde. A la volonté de la pondeuse, l'ampoule cède à l'ovule mùr parvenu dans l'oviducte, une gouttelette de son contenu, et voilà un œuf femelle; ou bien elle lui refuse ses spermatozoïdes et voilà un œuf qui reste mâle, comme il l'était originellement. Je le confesse volontiers : la théorie est très simple , lu- cide, séduisante. Mais est-elle vraie? C'est une autre question. On pourrait lui objecter d'abord la singulière excep- tion qu'elle fait à une loi des plus générales. En consi- dérant l'ensemble zoologique, qui oserait affirmer que l'œuf est originellement mâle et qu'il devient femelle par la fécondation? Les deux sexes ne réclament-ils pas l'un et l'autre le concours de l'élément fécondant? S'il y a une vérité hors de doute, certes c'est bien celle-là. On raconte, il est vrai, sur rAbcille domestique, des choses 430 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES bien étranges. Je ne les discuterai pas : cet apiaire est trop en dehors des cadres habituels , et puis les faits affirmés sont loin d'être acceptés de tous. Mais les apiaires non sociaux elles prédateurs n'ont rien de spé- cial dans leur ponte. Pourquoi s'écarteraient-ils alors de la commune loi, qui veut que tout être vivant, le mâle aussi bien que la femelle, provienne d'un ovule fécondé ? Dans son acte le plus solennel, la procréation, la vie est une ; ce qu'elle fait ici, elle le fait là, et encore là, et partout. Comment ! la sporule d'un brin de mousse aurait besoin d'un anthérozoïde pour être apte à germer, et l'ovule d'une Scolie, superbe vénateur, se passerait de l'équivalent pour éclore et donner un mâle ! Ces étran- getés ne me disent rien qui vaille. On pourrait lui objecter encore le cas de l'Osmie tri- dentée, qui distribue les deux sexes sans aucun ordre dans le canal de sa ronce. A quel singulier caprice obéit donc la mère qui, sans cause déterminante, ouvre au hasard son ampoule séminale pour sacrer un œuf fe- melle, ou bien la maintient close, au hasard aussi, pour laisser passer sans fécondation un œuf mâle? Je conce- vrais le don ou le refus de l'imprég-nation par périodes de quelque durée ; je ne les comprends pas se succédant dans le plus complet désordre. La mère vient de féconder un œuf. Pourquoi se refuse-t-elle à féconder le suivant, ni les vivres ni le logis ne différant en rien des vivres et du logis qui précèdent? Ces capricieuses alternatives, sans cause et si désordonnées, ne conviennent guère à un acte de cette importance. Mais j'avais promis de ne pas discuter, et je me sur- prends en discussion. J'expose des raisons déhcates qui peuvent n'avoir aucune prise sur de lourdes cervelles. PERMUTATION DE LA PONTE 431 Je passe outre et j'arrive au fait brutal, au vrai coup do marteau. Sur la fin des travaux, dans la première semaine do juin, rOsmie tricorne a été de ma part l'objet d'une sur- veillance redoublée, tant ses derniers actes présentent de l'intérêt. L'essaim est alors très réduit. Il me reste une trentaine de retardataires, toujours fort affairées bien que leur travail soit vain. J'en vois qui tamponnent très scrupuleusement l'embouchure d'un tube ou d'une hé- lice, où elles n'ont rien déposé, absolument rien. D'au- tres clôturent après avoir dressé seulement dans le logis quelques cloisons, ou même de simples ébauches de cloison. Il y en a qui amassent, au fond d'une g-alerie neuve, une pincée de pollen dont nul ne profitera; puis ferment la demeure avec un bouchon de terre, aussi épais, aussi soigné d'exécution, que si le salut d'une famille en dépendait. Née travailleuse, l'Osmie doit périr au travail. Lorsque ses ovaires sont épuisés, elle dé- pense le reste de ses forces en des travaux inutiles, cloi- sons, bouchons, amas de pollen sans emploi. La petite machine animale ne peut se résoudre à l'inaction alors même qu'il n'y a plus rien à faire. Elle continue à fonc- tionner pour éteindre ses dernières élans en des travaux sans but. Je recommande ces aberrations aux adeptes de la raison chez la bête. Avant d'en venir à ces vains ouvrages , mes retarda- taires ont pondu leurs derniers œufs, dont je sais exac- tement la cellule, exactement la date. Ces œufs, autant que la loupe peut en jug-cr, ne diffèrent on rien des au- tres, leurs aines. Ils en ont les dimensions, la forme, le luisant, l'aspect de fraîcheur. Leurs provisions n'ont rien de particulier non plus, et conviennent très bien à 432 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES des mâles, terminant la ponte. Et cependant, ces œufs derniers nés n'éclosentpas ; ils se rident, se fanent et se dessèchent sm" l'amas de pâtée. Pour la ponte terminale de telle Osmie, je compte trois ou quatre œufs stériles ; pour laponte de telle autre, j'en trouve deux ou un seul. Une autre partie de l'essaim donne des œufs fertiles jusqu'à cessation de la ponte. Ces Œ'ufs stériles, frappés de mort dès leur venue au jour, sont trop nombreux pour être négligeables. Pour- quoi n'éclosent-ils pas comme les autres, dont ils ont toutes les apparences ? Ils ont reçu de la mère les mêmes soins, les mêmes vivres. Les scrupules de la loupe ne m'y font rien découvrir qui explique le fatal dénouement. Si l'esprit est libre d'idées préconçues, on va droit àla réponse. Ces œufs n'éclosent pas parce qu'ils n'ont pas été fécondés. Ainsi périrait tout œuf animal ou végétal qui n'aurait pas reçu l'imprégnation vivifiante. Toute autre réponse est impossible. Qu'on ne parle pas de l'époque reculée de la ponte : les œufs contemporains provenant d'autres mères, les œufs de même date et terminaison eux aussi de la ponte , sont parfaitement fertiles. Encore une fois , ils n'éclosent pas parce qu'ils n'ont pas été fécondés. Et pourquoi n'ont-ils pas été fécondés ? Parce que l'ampoule séminale , si exiguë , à grand'peine visible puisqu'elle m'a parfois échappé, malgré toute mon atten- tion, avait épuisé son contenu. Les mères dont cette ampoule a conservé jusqu'à la fin un reste de l'élément fécondant, ont eu leurs derniers œufs aussi fertiles que les premiers; les autres, à réservoir séminal trop tôt épuisé , ont eu leur fin de ponte frappée de mort. Tout cela me semble aussi clair que le jour. PERMUTATION DE LA PONTE 433 Si les œufs non fécondés périssent sans éclore, ceux qui éclosent et donnent des mâles sont donc fécondés ; et la théorie allemande s'écroule. Quelle explication alors proposerai-je pour rendre compte des faits merveilleux que je viens d'exposer? Mais aucune, absolument aucune. Je n'explique pas, je raconte. De jour en jour plus sceptique à l'égard des in- terprétations qui peuvent m'être proposées , plus hési- tant à l'égard de celles que j'aurais à proposer moi- même, à mesure que j'observe et que j'expérimente , je vois mieux se dresser, dans la noire nuée du possible, un énorme point d'interrogation. Mes chers insectes, dont l'étude m'a soutenu et conti- nue à me soutenir au milieu de mes plus rudes épreuves, il faut ici, pour aujourd'hui, se dire adieu. Autour de moi les rangs s'éclaircisscnt et les longs espoirs ont fui. Pourrai-je encore parler de vous? TABLE DES MATIÈRES Pages. I. — Les Scolies 1 JI. — Une cousommation périlleuse 19 ni. — La larve de Cétoine 39 IV. — Le problème des Scolies 53 V. — Les parasites . 71 VL — La théorie du parasitisme 89 VII. — Les tribulations de la Maçonne 111 VIII. — Les Anthrax 129 IX. — Les Leucospis 134 X. — Autre sondeur 179 XL — Le dimorphisme larvaire 189 XII. — Les Tachytes 223 XIII. — Cérocomes, Mylabres et Zonitis 233 XIV. — Changement de régime 283 XV. — Une piqûre au transformisme 309 XVI. — La ration suivant le sexe 317 XVII. — Les Osmies 337 XVIII. — Répartition des sexes 363 XIX. — Le sexe de l'œuf à la disposition de la mère 387 XX. — Permutation de la ponte 409 SOCIÉTÉ ANONYME D'iMPIUMURIE DE VILLEimANCUE-DE-ROUERGUE Jules Bardou.x, Directeur.