i:^' m 1 jfafl' JiJp^^Vj'm y^e^ a SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES (quatrième série) IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE : ^o ex. sur papier du Japon, numérotés de i à ^o. 80 ex. sur papier de Hollande de Van Gelder Zonen^ numérotés de ^i à iio. r-Qs J.-H. FABRE SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES (quatrième série) ÉTUDES SUR L'INSTINCT ET LES MŒURS DES INSECTES ÉDITION DÉFINITIVE ILLUSTRÉE HUITIEME MILLE PARIS LIBRAIRIE DELAGRAVE l5, RUE SOUFFLOT, l5 MDCCCCXXIII Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays. Les dessins schématiques qui accompagnent le texte et auxquels aucune indication n'est jointe représentent les insectes à grandeur naturelle. L'Edition Définitive Illustrée des Souvenirs Entomologiques com- portera dix séries, formant un volume chacune; un onzième volume comprendra /'Index Général et Analytique, la Vie de J.-H. Fabre, des fragments inédits, etc — (N. des É.) SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES I LE PÉLOPÉE Des divers insectes qui font élection de domicile dans nos demeures, le plus intéressant, pour l'élégance des formes, la singularité des mœurs, la structure des nids, est certainement le Pélopée, à peine connu même des gens dont il fréquente le foyer. Ses habitudes solitaires, sa paisible prise de possession des lieux, sont cause du silence de l'histoire à son égard. Il est si discret, que son hôte l'ignore presque toujours. La renommée est aux bruyants, aux importuns, aux nuisibles. Essayons de tirer de l'oubli ce modeste. Frileux à l'excès, le Pélopée se cantonne sous le soleil qui fait mûrir l'olive et chanter la cigale; encore lui faut-il, pour sa famille, le supplément de chaleur de nos habitations. Son refuge ordinaire est la maisonnette isolée du paysan, avec puits ombragé d'un vieux figuier IV. 3 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES devant la porte. Il la choisit exposée à toute > les ardeurs de l'été, et riche, autant que possible, d'une ample che- minée où se renouvelle fréquemment un feu de brous- sailles. Les belles flambées des soirées d'hiver, quand se consume dans l'âtre la bûche sacramentelle de la Noël, sont autant de motifs qui décident du choix, l'insecte reconnaissant, à la noirceur de la cheminée, que les lieux lui seront propices. Un foyer non verni par la fumée ne lui inspire pas confiance : on doit transir en pareille demeure. Pendant les chaleurs caniculaires, en juillet et en août, le visiteur, à la recherche d'un local pour son nid, brus- quement survient. L'animation, le va-et-vient de la mai- sonnée ne le troublent en rien : on ne prend pas garde à lui, et lui ne prend pas garde aux autres. A pas sac- cadés, il explore du regard, il ausculte du bout des antennes les angles du plafond noirci, les recoins des solives, le manteau de la cheminée, les flancs de l'âtre surtout, l'intérieur même du canal. L'inspection terminée et les lieux reconnus bons, il part. Bientôt il revient avec la petite pelote de boue qui donnera lai première assise de l'édifice. Le point adopté est des plus variables ; souvent il est aussi des plus singuliers, à la condition expresse que la température y soit égale et douce. Une chaleur d'étuve paraît convenir aux larves du Pélopée; du moins l'em- placement de prédilection est-il l'entrée de la cheminée, sur l'un et l'autre flanc du canal, jusqu'à la hauteur d'une coudée environ. Ce chaud refuge a ses inconvénients. Atteints par la fumée, surtout pendant les feux prolongés LE PELOPEE 5 de l'hiver, les nids y prennent un enduit marron ou noir semblable à celui qui vernisse la paroi de maçonnerie. On les prendrait pour des inégalités de mortier oubliées de la truelle, tant ils se confondent d'aspect avec le reste. Ce sombre badigeon est sans gravité, pouvu que la flamme ne vienne pas lécher l'amas de cellules, ce qui déterminerait la perte des larves, cuites à l'étuvée dans leurs pots de terre. Mais le péril de la flamme semble prévu : le Pélopée ne confie sa famille qu'aux cheminées dont l'ample embouchure n'admet sur les côtés que les fumées volumineuses; il tient en suspicion celles qui, rétrécies, permettent aux flambées d'occuper toute l'entrée du canal. Cette prudence n'exclut pas un dernier danger. Pen- dant la construction du nid, au moment où l'insecte, pressé par la ponte, ne peut se décider à chômer, il peut se faire que l'accès du logis lui soit barré momentané- ment ou même la journée entière, tantôt par un rideau de vapeur émané d'une marmite, tantôt par un tourbillon de fumée qu'entretiennent de mauvaises broussailles. Les journées de lessive sont les plus à craindre. Sous le vaste chaudron en ébullition continuelle, la ménagère entretient le feu du matin au soir avec tous les résidus du bûcher, brindilles, écorces, feuillages, matériaux de combustion intermittente et difficultueuse. La fumée du foyer, les vapeurs du chaudron, les buées de la cuve, forment devant l'âtre un nuage que déchirent de rares éclaircies. De loin en loin j'ai surpris le Pélopée devant pareil obstacle. On raconte du merle aquatique, le cinclc, qu'il tra- 4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES verse au vol, pour se rendre à son nid, la nappe d'eau formant cascade sous le déversoir d'un moulin. Le Pélopée est plus audacieux encore : sa pilule de boue aux dents, il franchit le nuage fumeux, derrière lequel il disparaît, désormais invisible, tellement l'écran est opaque. Une stridulation saccadée, chansonnette de travail, dénote seule que le maçon est à l'œuvre. L'édifice s'élève mysté- rieusement derrière la nuée. Le couplet cesse, et l'insecte émerge des flocons de vapeur, alerte, dispos, comme s'il sortait d'une limpide atmosphère. Il vient d'affronter le feu, ainsi qu'une fabuleuse salamandre; il l'affrontera tout le jour tant que la cellule ne sera pas édifiée, bourrée de victuailles et close. De pareilles circonstances se reproduisent trop rare- ment pour satisfaire en plein la curiosité de l'observateur. J'aurais désiré disposer moi-même du rideau nuageux et tenter ainsi quelques expérimentations sur. la périlleuse traversée; mais, spectateur étranger, j'en étais réduit à profiter de l'heureuse chance sans intervenir et troubler l'opération de la lessive, affaire grave. Et quelle triste idée de ma cervelle se serait faite la ménagère dont j'étais l'hôte accidentel si je m'étais permis de toucher à son feu pour tracasser une guêpe \ J' a péta'n cièucle, n' eût-elle pas manqué de se dire. Aux yeux du paysan, s'occuper de la petite bête est jeu de maniaque, amusement d'esprit fêlé. Une seule fois la fortune m'a souri; mais je n'étais pas prêt pour en profiter. Les choses se passaient chez moi, dans mon foyer, et précisément encore un jour de lessive. Depuis peu, je débutais au lycée d'Avignon. Deux LE PELOPEE 5 heures s'approchaient, et le roulement du tambour allait, dans quelques minutes, m'appeler à la démonstration de ; la bouteille de Leyde devant un auditoire d'étourdis. Je me disposais à partir, quand je vis plonger, à travers la buée de la cuve à lessive, un insecte étrange, prompt d'allure, svelte de forme, portant appendu au bout d'un long fil son ventre en cucurbite. C'était le Pélopée, que je voyais pour la première fois avec des yeux attentifs. Novice encore et désireux de faire avec mon hôte plus ample connaissance, je recommandai chaudement à la maisonnée de surveiller l'insecte en mon absence, de ne pas l'inquiéter, de gouverner le feu de façon à ne pas incommoder dans son travail l'audacieux entrepreneur de bâtisses tout à côté de la flamme. Ainsi fut fait reli- gieusement. Les choses marchèrent mieux que je n'osais l'espérer. A mon retour, le Pélopée continuait sa construction derrière la nuée de la cuve à lessive, placée elle-même sous le manteau d'une large cheminée. Avide comme je l'étais d'assister à l'édification des cellules, de reconnaître la nature des vivres, de suivre l'évolution des larves, points d'histoire absolument nouveaux pour moi, je me gardai bien de susciter les difficultés expérimentales que je ne manquerais pas aujourd'hui d'opposer à l'instinct ; le nid en bon état était l'unique objet de mes convoitises. Aussi, loin de créer au Pélopée des obstacles nouveaux, j'atténuai du mieux ceux qu'il avait à vaincre. Le feu fut écarté, modéré, pour amoindrir l'arrivée de la fumée sur le chantier de travail ; et pendant deux bonnes heures je suivis les plongeons de l'insecte à travers le nuage. Le 6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES lendemain, le ioyQV avait repris sa combustion intermit- tente et parcimonieuse; rien ne gênait plus le Pélopée, qui pendant quelques jours continua son œuvre et para- cheva sans nouvel encombre le nid bien peuplé que je souhaitais. Jamais plus, depuis une quarantaine d'années, mon foyer n'a reçu pareille visite; il m'a fallu les bonnes fortunes offertes par le foyer des autres pour glaner le peu que je sais. Bien plus tard, une longue pratique aidant, la pensée m'est venue d'utiliser l'inclination que montrent divers hyménoptères à s'établir dans le lieu natal, à faire souche dans le voisinage du nid où se sont acquises les impressions les plus fortes de toutes peut-être, celles de l'éclosion à la lumière. Des nids de Pélopée recueillis un peu partout pendant l'hiver furent accolés, dans ma demeure actuelle, aux divers points qui me semblaient propices d'après l'ensemble des observations, notamment à l'entrée de la cheminée, soit de la cuisine, soit du cabinet de travail. J'en mis dans l'embrasure des fenêtres, dont je tenais les contrevents fermés pour faire étuve ; j'en appliquai sur les recoins du plafond discrètement éclairés. C'est dans ces emplacements de mon choix que la nouvelle génération devait éclore, l'été venu; c'est là qu'elle devait s'établir, du moins je le cro3'ais. Alors il m'eût été loisible de conduire à ma guise les épreuves méditées. Ma tentative a toujours échoué. Nul de mes élèves n'est revenu au nid natal : les plus fidèles se bornaient à de courtes visites, suivies bientôt d'un départ sans retour. Le Pélopée, paraît-il, est d'humeur solitaire et vaga- LE PELOPEE 7 bonde; à moins de circonstances exceptionnellement favorables, il nidifie isolé et change volontiers de local d'une génération à l'autre. Et en effet, quoique l'insecte soit assez commun dans mon village, ses nids sont presque toujours disséminés un à un, sans vestiges de vieilles constructions à proximité. Le lieu de naissance ne laisse pas souvenir tenace dans la mémoire du nomade; à côté de la masure maternelle nul ne vient bâtir. Mon insuccès pourrait bien d'ailleurs tenir à une autre cause. Certes le Pélopée n'est pas rare dans nos villes méridionales; toutefois, à la blanche demeure du citadin il préfère la maison enfumée du paysan. Nulle part je ne l'ai vu fréquent comme dans mon village, à masures branlantes, non crépies et teintes d'ocre par le soleil. Mon ermitage n'est pas précisément aussi rustique; c'est un peu plus correct d'élégance et de propreté, et rien ne dit que mes pensionnaires n'aient abandonné ma cuisine et mon cabinet, trop somptueux à leur avis, pour aller s'établir dans le voisinage en des logis mieux de leur goût. Ceux que je destinais à peupler mon atelier de naturaliste, bourré de livres, de plantes, de fossiles, de nécropoles entomologiques, sont partis, dédaigneux de ce luxe savant; ils sont allés prendre possession de quelque noire pièce à l'unique fenêtre riche d'un plant de giroflée dans une vieille marmite ébréchée. Il n'y a que les humbles pour avoir de ces bonheurs-là. Donc j'en suis réduit à ce que m'ont fourni, sans intervention de ma part, quelques chances heureuses. Le peu que j'ai vu, tantôt ici, tantôt ailleurs, nous affirme après tout la vaillante audace du Pélopée, qui, pour arriver à soa 8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES nid édifié dans un coin de l'âtre, franchit parfois un nuage de vapeur et de fumée. Oserait-il traverser un mince rideau de flamme? C'est ce que je me proposais d'expérimenter, si les essais d'acclimatation dans mon foyer avaient eu quelque réussite. Il saute aux yeux qu'en choisissant, avec une prédi- lection marquée, le local de l'âtre, le Pélopée ne recherche pas ses aises : l'emplacement est pour lui pénible, péril- leux. Il recherche le bien-être de sa famille. Celle-ci, pour prospérer, doit alors exiger une température élevée, comme n'en réclament pas les autres hyménoptères, le Chalicodome et l'Osmie par exemple, suffisamment à l'abri sous un dôme de ciment et dans un simple roseau que rien ne protège. Informons-nous de la température qu'affectionne le Pélopée. Sous le manteau d'une cheminée, contre la paroi latérale, au point occupé par un nid, j'ai suspendu un thermomètre, qui, pendant une heure d'observation, avec un feu d'intensité moyenne, a oscillé de trente-cinq à quarante degrés. Cette température, il est vrai, ne se maintient pas la môme pendant toute la longue période des larves; elle varie beaucoup, au contraire, suivant la saison et l'heure de la journée. Aussi j'ai désiré mieux, et à deux reprises j'ai trouvé. Ma première observation s'est faite dans la pièce oîi fonctionnait la machine motrice d'une filature de soie. Le dos de la chaudière atteignait presque le plafond, dont le séparait un intervalle d'un demi-mètre à peine. C'est contre ce plafond, au-dessus même de l'énorme bouilloire toujours pleine d'eau et de vapeur à haute température, LE PELOPEE 9 que le nid de Pélopée était fixé. En ce point, le thermo- mètre accusait quarante-neuf degrés. Cette chaleur était permanente toute l'année; elle ne baissait que la nuit et les jours fériés. Une distillerie de campagne m'a fourni le deuxième sujet d'observation. Deux conditions excellentes s'y réu- nissaient pour attirer les Pélopées : la tranquillité rurale et la chaleur d'un fourneau. Aussi les nids étaient-ils nombreux, fixés un peu partout, sur les premiers objets venus, jusque sur la pile de registres où la régie inscri- vait ses tracassières visites au trois-six. L'un d'eux, situé tout près de l'alambic, fut exploré au thermomètre. Sa part de chaleur se mesurait par quarante-cinq degrés. De ces quelques données il résulte que les larves du Pélopée se trouvent bien de la température d'une qua- rantaine do degrés, non pas accidentelle, comme peut la donner une flambée sous la cheminée, mais constante, comme la fournissent une chaudière à vapeur, un appa- reil distillatoire. Au ver sommeillant pendant dix mois dans sa niche de boue, une chaleur sénégalienne est propice. Pour germer, il faut à chaque semence une certaine dose de chaleur, plus forte ou plus faible sui- vant l'espèce. La larve, sorte de semence animale d'où proviendra l'insecte parfait par une germination encore plus merveilleuse que celle qui d'un gland fait un chêne, la larve réclame aussi sa dose de chaleur. Celle du Pélopée n'en a pas trop avec la température qui fait germer le baobab et le palmier élaïs. D'où nous vient donc sa race frileuse? Des cheminées à feux convenables, des chaudières et lo SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES des fourneaux produisant dans leur voisinage un climat tropical artificiel sont des aubaines dont il est fait profit sans qu'on puisse y compter; le Pélopée s'établit alors dans tout logis où se trouve douce chaleur et discrète illumination. Les recoins d'une serre, le plafond d'une cuisine, l'embrasure d'une fenêtre à vitrage et contrevents clos, pourvu qu'il y ait quelque part un pertuis desortie; les solives d'un grenier, où la chaleur de l'insolation quotidienne se conserve par la paille et le fourrage entassés ; les murs d'une chambre à coucher rustique, tout lui est bon, à la condition que les larves y trouvent l'hiver tiède abri. Ce connaisseur en climatologie, fils des mois caniculaires, pressent pour sa famille la rude saison qu'il ne verra pas lui-même. Autant il est scrupuleux dans son choix de local chaud, autant il se montre d'une haute indifférence pour la nature du support où doit reposer le nid. Habituellement, c'est à la maçonnerie, crépie ou non, aux solives, nues ou enduites de plâtre, qu'il fixe son groupe de cellules ; mais bien d'autres appuis sont utilisés, parfois fort étranges. Citons quelques-unes de ces bizarres installations. Mes notes mentionnent un nid construit à l'intérieur d'une gourde, sur la cheminée d'une ferme. Dans ce récipient, d'étroite embouchure, le fermier tenait son plomb de chasse. L'orifice restant ouvert et l'ustensile ne servant pas en cette saison, un Pélopée avait trouvé le paisible réduit à sa convenance et s'était permis de bâtir sur la couche de grenaille. Il fallut casser la gourde pour extraire le volumineux édifice. Les mêmes notes me parlent de nids construits contre LE PELOPEE II la pile de registres d'une distillerie ; dans une casquette d'hiver appendue au mur sans emploi jusqu'au retour des froids; dans le vide d'une brique creuse, dos à dos avec le moelleux ouvrage d'un Anthidie travaillant le coton; sur les flancs d'un sac d'avoine; dans un tronçon de canal en plomb, débris d'une conduite pour fontaine. J'ai vu mieux encore en visitant la cuisine de Roberty, l'une des principales fermes aux environs d'Avignon. C'était une grande salle à très large cheminée, où bouillonnait, dans une rangée de marmites et de chau- drons, la soupe des gens et la pâtée des bêtes. Les travailleurs arrivaient des champs par escouades, prenaient place sur un banc autour de la table et consommaient la ration servie, avec la hâte silencieuse d'un appétit bien aiguisé. Pour cette demi-heure de bien-être, on s'allégeait de sa blouse et de son chapeau, que recevaient des chevilles garnissant le mur. Si bref que fût le repas, il durait assez pour permettre aux Pélopées d'inspecter les nippes et d'en prendre possession. L'intérieur d'un chapeau de paille était reconnu niche de haute valeur; les plis d'une blouse étaient jugés refuge très utilisable, et le travail de construction aussitôt commençait. En se levant de table, qui des laboureurs secouait sa blouse, qui son chapeau, pour en faire tomber l'amas de boue déjà gros comme un gland. Les gens partis, je fis parler la cuisinière. Elle me raconta ses tribulations : les audacieuses mouches lui salissaient tout de leurs ordures. Les rideaux de la fenêtre étaient son principal souci. Des plaques de boue au plafond, aux murs, à la cheminée, cela se supporte; 13 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES mais au linge, aux rideaux, c'est bien une autre affaire. Pour les maintenir propres, pour en déloger les bêtes entêtées dans leur apport de boue, il fallait chaque jour secouer les rideaux, les battre d'une gaule. Rien n'y faisait : le lendemain étaient repris avec la même ardeur les travaux détruits la veille. Je compatis à ses doléances, tout en regrettant fort de ne pouvoir moi-même disposer des lieux. Ah! comme j'aurais laissé volontiers les Pélopées tranquilles, dussent- ils couvrir de boue tout l'ameublement en tissus; comme j'aurais laissé faire, pour apprendre ce que peut devenir un nid sur l'appui mouvant d'une blouse ou d'un rideau! Le Chalicodome des arbustes, insoucieux des agitations du vent, bâtit sur une brindille ; mais son édifice, en dur mortier, enveloppe l'appui, le cerne de partout, y prend inébranlable fixité. Le nid du Pélopée est simple amas de boue, accolé au support sans aucune préparation adhésive spéciale. Ici, pas de ciment hydraulique faisant prise aussitôt employé, pas de fondations incorporées avec la base d'appui. Comment pareille méthode peut-elle donner stabilité convenable ? Les nids que je trouve sur la toile grossière de sacs à grains se détachent à la moindre secousse, bien que l'adhérence soit favorisée par les grossières mailles du tissu ; que sera-ce donc si les nids reposent sur une nappe verticale de calicot à mailles fines et fréquemment agitée, ne serait-ce que par les courants d'air? Bâtir là me semble aberration d'un architecte non instruit, malgré la longue leçon des siècles, de ce que peuvent avoir de périlleux pour l'édifice certains appuis dans la demeure humaine. LE PÉLOPÉE 15 Laissons le constructeur pour nous occuper de la construction. Les matériaux consistent exclusivement en terre détrempée, en boue, en fange, recueillies partout où le sol a le degré d'humidité convenable. Si quelque ruisseau se trouve dans le voisinage, le fin limon des rives est exploité. Pareille usine est rare ou trop éloignée dans ma région de cailloux, aussi n'est-ce pas là que j'assiste le plus souvent à la récolte. Sans sortir de mon enclos, je vois à loisir opérer. Quand, du matin au soir, un filet d'eau court dans les rigoles d'arrosage pour ranimer les carrés de légumes flétris, quelques Pélopées, hôtes des fermes voisines, ont bientôt éveil de l'heureux événement. Ils accourent profiter du précieux gisement de boue, trouvaille peu commune à cette époque de désolante sécheresse. Qui fait choix de la gouttière récemment arrosée, qui préfère longer le courant de l'eau et s'installer en un chantier imbibé par capillarité. Les ailes vibrantes, les pattes hautement dressées, l'abdomen noir bien relevé au bout de son pédicule jaune, ils ratissent de la pointe des mandibules, ils écrément la luisante surface de limon. Ménagère accorte, soigneusement retroussée pour ne pas se salir, ne con- duirait pas mieux besogne si contraire à la propreté du costume. Ces ramasseurs de fange n'ont pas un atome de souillure tant ils prennent soin de se retrousser à leur manière, c'est-à-dire de tenir à distance tout le corps, moins l'extrémité des pattes et l'outil de récolte, la pointe des mandibules. Ainsi se cueille une motte de boue presque de la grosseur d'un pois, La charge aux dents, l'insecte part, ajoute une assise à son édifice, et revient 14 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES bientôt cueillir une autre pilule. Tant que dure, au degré voulu, la fraîcheur de la terre, le même travail se pour- suit, aux heures les plus chaudes de la journée, car il y a toujours dans le voisinage quelque bâtisseur en quête de mortier. Mais le point le plus fréquenté est le devant de la grande fontaine du village. Il y a là une vaste conque où les gens du quartier viennent abreuver leurs mulets. Le piétinement des bêtes de somme et le déversement des eaux y entretiennent une nappe de boue noire que la chaleur de juillet et la puissante haleine du mistral ne parviennent pas à dessécher. Ce lit de bourbe, si déplai- sant pour les passants, est affectionné des Pélopées, qui s'y donnent rendez-vous de tous les alentours. Il est rare de passer devant l'infecte gâchis sans en voir quelques- uns cueillant leurs pelotes entre les pieds des mulets abreuvés. Les lieux d'exploitation disent assez par eux-mêmes que le mortier est récolté tout fait, propre à servir immé- diatement, sans autre préparation qu'un pétrissage pour en éliminer les particules grossières et le rendre homo- gène. D'autres constructeurs en pisé, les Chalicodomcs par exemple, ratissent de la poudre aride sur un chemin battu et l'imbibent de salive pour la convertir en matière plastique qui durcira comme pierre à la faveur de cer- taines réactions du liquide salivaire. Ils se comportent comme le maçon, qui gâche avec de l'eau, par petites portions, son ciment et son plâtre. Le Pélopée ne pra- tique pas cet art; le secret des réactions chimiques lui est refusé. Telle qu'elle est cueillie, la boue est employée. LE PELOPEE 15 Dans le but de m'en assurer, j'ai dérobé quelques pilules aux récalteurs; et, les comparant avec d'autres pilules cueillies et façonnées de mes doigts aux mêmes points d'extraction, je n'ai trouvé entre elles aucune différence d'aspect et de propriétés. Le résultat de cette comparaison est corroboré par l'examen du nid. Les con- structions des Chalicodomes sont maçonnerie solide, capable de résister, sans aucun abri, à l'action prolongée des pluies et des neiges; celles des Pélopées sont travail sans cohésion, absolument impropres à supporter les vicissitudes de l'air libre. Une goutte d'eau que je dépose à leur surface ramollit le point atteint et le ramène à l'état de la boue originelle ; un arrosage équivalant à une médiocre averse les fait tomber en bouillie. Rien que limon desséché, ils redeviennent limon dès que l'humidité les gagne. C'est évident, l'insecte n'améliore pas la boue pour en faire du mortier : il l'emploie telle quelle. Il est non moins évident que de pareils nids ne sont pas faits pour le dehors, alors même que la larve ne serait pas aussi frileuse. Un abri qui les mette à couvert leur est indis- pensable, sinon ils s'ébouleront à la première pluie. Ainsi s'explique, toute question de température à part, la prédilection du Pélopée pour la demeure de l'homme, où s'obtient, mieux qu'ailleurs, protection contre l'humide. Sous le manteau de nos cheminées se trouvent à la fois le chaud que réclament les larves et le sec qii'exigent les nids. Avant de recevoir le crépi final, qui masquera les détails de structure, l'édifice du Pélopée ne manque pas i6 S OU VE MRS ESTOMOLOGIOUES d'élégance. Il se compose d'un ensemble de loges, parfois rangées côte à côte en une seule file, — ce qui donne à la construction un certain air de flûte de Pan dont les tuyaux seraient courts et pareils, — mais plus souvent groupées en un nombre variable de couches superposées. Dans les nids les plus populeux, je compte une quinzaine de cellules; d'autres n'en possèdent qu'une dizaine en\iron: d'autres encore se réduisent à trois ou quatre, et même à une seule. Les premiers me paraissent corres- pondre à des pontes totales ; les seconds représentent des pontes partielles, disséminées çà et là, peut-être parce que la mère trouvait ailleurs emplacement préférable. Les cellules s'éloignent peu de la forme cj'lindrique, avec le diamètre légèrement croissant de l'embouchure à la base. Elles mesurent trois centimètres en longueur, sur une quinzaine de millimètres dans le sens de la plus grande largeur. Leur surface, à pâte fine, soigneusement lissée, présente une série de cordons saillants et obliques, rappelant un peu les torsades de certains ouvrages de passementerie. Chacun de ces cordons est une assise de l'édifice; il résulte de la motte de boue mise en œuvre sur le couronnement de la partie déjà bâtie. En les dénombrant, on sait combien de voj'ages au mortier a faits le Pélopée. J'en compte de quinze à %ingt. Pour une seule cellule, l'actif bâtisseur répéterait donc une ving- taine de fois son apport de matériaux, peut-être même davantage, car un bourrelet entier ne me paraît pas toujours l'œuvre d'une seule séance. Le grand axe des cellules est horizontal ou bien s'écarte peu de cette direction, l'embouchure toujours tournée vers h.. I Le Pi'lofH'L' cl .'('// cocon Pélopcc cliargc de s,i peloïc de terre Nid de Pélopce. Nid montrant le;- vivres "et l'irui. LE PELOPEE 17 le haut. Et cela forcément doit être : un pot ne garde son contenu qu'à la condition de ne pas être renversé. La cellule du Pélopée n'est autre chose qu'un pot destiné à recevoir les conserves alimentaires, amas de petites araignées. Couché suivant l'horizontale ou légèrement oblique vers le haut, le récipient garde son contenu; mais avec l'embouchure dirigée vers le bas, il le laisserait choir. Je m'arrête un instant sur ce maigre détail pour relever une singulière erreur ayant cours dans les livres. Partout où je trouve figuré un nid de Pélopée, je le vois avec l'orifice des loges en bas. Les dessins se répètent : celui d'aujourd'hui reproduit le non-sens de celui d'hier. J'ignore qui le premier a commis la bévue et s'est avisé de soumettre le Pélopée à une épreuve non moins ardue que celle du tonneau des Danaïdes : remplir un pot renversé. Édifiées une à une, bourrées d'araignées et closes, à mesure que le demande la ponte, les cellules gardent leur élégante façade jusqu'à ce que le groupe soit jugé suf- fisant. Alors, pour fortifier son ouvrage, le Pélopée recouvre le tout d'un enduit défensif; il crépit le nid à grands coups de truelle, sans art aucun, sans retouches comme il en prodigue de si délicates et de si patientes au travail des loges. Telle qu'elle est apportée, la pilule de boue est appliquée, à peine étalée par quelques négli- gents coups de mandibules. Ainsi disparaissent, sous une raboteuse écorce, les élégances du début : cannelures entre les loges adossées, bourrelets en torsades, poli du stuc. En cet état final, le nid n'est plus qu'une pro- tubérance informe; on dirait une forte éclaboussure IV. a i8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de boue projetée par hasard et desséchée contre le mur. Les ChaUcodomes ont des procédés semblables. Le meilleur maçon d'entre eux, après avoir dressé sur un galet ses loges en forme de tourelles joliment incrustées de graviers, ensevelit son œuvre artistique sous un grossier enduit. Pourquoi, chez l'un et chez l'autre, ce fini du travail, ce soin méticuleux dépensé pour la façade, quand le chef-d'œuvre doit disparaître, noyé dans le mortier? Un Louvre ne se dresse pas pour livrer ensuite ses colonnades aux souillures de la truelle. Gardons-nous d'insister. Que leur importent le laid et le beau de l'édi- fice, pourvu que la lar-ze soit bien logée? Avec eux, il • faut s'attendre à toutes les inconséquences d'artistes inconscients. II LES AGÉNIES. — LES VIVRES DU PÉLOPÉE A ne tenir compte que des instincts et des mœurs, caractéristique supérieure à toute autre, non loin du constructeur dont nous venons d'étudier le nid devraient prendre rang quelques autres hyménoptères de nos pays, chasseurs d'araignées comme le premier et comme lui, mieux que lui peut-être, dignes du titre de nr,)v07i:ot.6; (Pélopée), ouvrier en argile, en boue, potier. Ma région possède deux de ces artistes en poterie : VAgeitia punc- tuni Panz., et V Agenia Jiya- lipennis Zetterstedt. Avec tout leur talent, ce sont de bien débiles créatures, costumées de noir, à peine supérieures de taille au vul- gaire Cousin. Leur céramique étonne quand on songe à la faiblesse de l'ouvrier. Elle surprend davantage par sa Agenia punctum, grossie 2 fois. 20 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES réo-ularité, comparable à celle que donne le tour. Fixées largement sur une base plane et adossées l'une à l'autre, ■ les cellules du Pélopcc, en leur pleine élégance du début, ne sont que des demi-cylindres dont le circuit rond s'accentue seulement à l'embouchure; celles des Agénies, presque isolées l'une de l'autre et ne prenant appui que sur un point restreint, conservent d'un bout à l'autre une régulière convexité, pareilles aux petits pots d'une minuscule vais- selle. Si l'appellation spirifex^ ouvrier tourneur, est méritée, c'est aux Agénies qu'elle reviendrait de droit, plutôt qu'aux Pélopées; aucun manipulateur de terre glaise n'a leur dextérité. Les pots de VAs^enia pimctiim Agenia hyalipennis, <=> ± grossie 2 fois 1/2 environ. ont la formc de bocaux ovalaircs, moins gros qu'un noyau de cerise. Ceux de V Agenia hyalipennis affectent la configuration conoïde, plus étroits à la base, plus larges à l'embouchure, comme le gobelet primitif, le cyathtis antique. Les uns et les autres ont l'intérieur poli et l'extérieur fortement gra- nulé, le constructeur laissant saillir au dehors la petite bouchée de mortier qu'il vient d'apporter, sans chercher à l'égaliser comme il le fait avec tant de soin sur la paroi interne. Ces granulations sont l'équivalent des bourrelets obliques laissés par le Pélopée. Aucun crépi, aucun badigeon ne vient voiler la gracieuse ferraille; aucune doublure de consolidation n'est surajoutée. Telle elle est quand le potier vient d'en façonner le goulot, telle la pièce Les a génie s. — les vivres du pélopée 21 reste après avoir reçu son couvercle et sa petite araignée avec un œuf sur le flanc. Disposées bout à bout en série sinueuse ou bien groupées en amas confus, les urnes des Agénies sont donc dépourvues de toute protection, malgré leur fragilité. La mère néanmoins déploie une précaution ignorée du Pélopée. Déposée à l'intérieur d'une cellule de ce dernier, une goutte d'eau rapidement s'étale et disparaît en imbi- bant la paroi. A l'intérieur d'une cellule d'Agénie, elle persiste sur le point touché sans pénétrer dans l'épaisseur. L'urne est donc vernie à la face interne comme le sont nos vulgaires pots, devenus imperméables à la faveur du silicate de plomb fourni par l'alquifoux du potier. L'hydrofuge employé ne peut être que la salive de l'Agénie, réactif de peu d'abondance, vu l'exiguïté de taille de l'insecte; aussi n'cst-il appliqué qu'à l'intérieur. Si je dépose, en effet, une cellule debout sur une goutte d'eau, je vois l'humidité gagner promptement de la base au sommet et faire tomber en bouillie le pot, dont il finit par ne rester qu'une mince couche interne, plus résis- tante. J'ignore où les Agénies prennent leurs matériaux. Recucillent-cllcs, suivant les us du Pélopée, de la glaise toute préparée, de la terre humide, de la boue, de l'argile naturellement plastique; ou bien, imitant la méthode des Chalicodomes, font-elles usage de ciment sec ratissé atome par atome et converti en pâte avec le liquide sali- vaire? L'observation directe n'a rien pu m'apprendre encore à cet égard. D'après la couleur des cellules, tantôt routies comme la terre de nos étendues caillou- 2i SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES teuses, tantôt blanchâtres comme la poussière des routes, tantôt grisâtres comme certains lits de marne des envi- rons, je vois fort bien que la matière à pots est cueillie partout indistinctement, sans pouvoir décider si, au moment même de la récolte, elle est en pâte ou en poudre. J'incline cependant vers cette dernière alternative, à cause de l'imperméabilité des cellules à l'intérieur. Une terre déjà imbibée d'humidité naturelle ne s'imbiberait pas aisément de la salive de l'Agénie et ne pourrait acquérir les qualités hydrofuges que je lui trouve. Cette particu- larité rend très probable la récolte du ciment sec, ciment que gâche l'insecte pour en faire glaise plastique. Com- ment s'expliquer alors l'extérieur du pot qui s'éboule au contact d'une goutte d'eau, et l'intérieur qui persiste? De la manière la plus simple : pour les matériaux de l'extérieur, le potier emploie simplement l'eau dont il s'abreuve de temps en temps; pour les matériaux de l'intérieur, il emploie la salive pure, réactif précieux qu'il faut dépenser avec économie afin de monter son ménage en suffisante vaisselle. Pour construire ses pots, l'Agénie doit posséder double réservoir à liquides : le jabot, gourde qui s'emplit d'eau aux sources; la glande, fiole où s'élabore parcimonieusement le produit chimique hydrofuge. Le Pélopée ignore ces moyens savants. A la boue récoltée toute faite il n'ajoute rien qui développe plus tard de la résistance; atteintes par l'eau, ses loges rapi- dement s'imbibent et laissent l'humidité suinter à l'inté- rieur. De là probablement pour lui la nécessité d'un épais LES A GÉNIE S. — LES VIVRES DU PÉLOPÉE 2? crépi qui sauvegarde la demeure trop perméable. A chaque potier son lot : au géant, le grossier revêtement de glaise; au nain, la couverte glacée de vernis. Malgré leur enduit interne, les loges des Agénies sont trop altérables par l'eau et d'ailleurs trop fragiles pour rester impunément exposées à l'air libre. Un abri leur est nécessaire tout autant qu'à celles du Pélopée. Cet abri se rencontre un peu partout; j'en excepte nos demeures, où le frêle potier bien rarement cherche asile. Une petite cavité sous la souche d'un arbre, un trou dans quelque muraille exposée au soleil, une vieille coquille d'escargot sous un tas de pierres, une ancienne galerie de Capri- corne forée dans le chêne, la demeure abandonnée d'une Anthophore, le boyau de mine d'un gros lombric ayant vue sur un talus sec, le puits d'où est remontée la Cigale, tout enfin lui est bon pourvu que le logement soit à l'abri de la pluie. Une seule fois VAgenia punctum^ plus fréquente que l'autre, est venue me visiter. Elle avait établi sa collection de pots dans de petits cornets de papier déposés sur les étagères d'une serre et destinés à la récolte des graines. Cette nidification sur une feuille de papier m'a rappelé le Pélopée confiant ses loges aux registres d'une distillerie, aux rideaux d'une fenêtre. Indifférents sur la nature du support de leurs nids, les deux potiers ont parfois des choix d'emplacement bien étranges. La jarre aux provisions connue, informons-nous de ce qu'elle contient. Les larves du Pélopée sont alimentées d'araignées, régime également cher aux Agénies, aux Pompiles. La venaison ne manque pas de variété, jusque ù4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES dans le même nid, la même cellule. Toute aranéide dont le volume n'excède pas l'ampleur de la boîte à conserves peut faire partie de la ration. Mes relevés des vivres mentionnent les genres Épeire, Ségestrie, Clubione, Attus, Theridion, Lycose, dénombrement qui s'enrichirait sans doute encore s'il valait la peine de continuer la carte du menu. Les Épeires dominent. Celles que je vois revenir le plus fréquemment appartiennent aux espèces diadema, scalaris, adianta, pallida, angulata. L'Épeire diadème, à triple croix de points blancs sur le dos, est la pièce qui revient le plus souvent. Je ne saurais voir dans cette fréquence l'indice d'une prédilection spéciale du Pélopée pour ce gibier. Dans ses tournées de chasse, l'insecte s'écarte peu de son domi- cile; il inspecte les vieilles murailles voisines, les haies, les petits jardins des alentours, et fait capture de ce qui se présente. Or, en de telles conditions, l'Épeire diadème est précisément la plus commune à l'époque des nids. Tout jardinet enclos de roseaux devant la porte de la rustique demeure chère au potier, toute haie d'aubépines entourant un carré de choux, me montrent i'aranéide à croix pontificale ourdissant son filet ou bien attendant la proie au centre de la toile. Si j'ai besoin d'une araignée pour mes études, je suis certain de trouver l'Épeire diadème à quelques pas de mon habitation. Investigateur bien plus perspicace, le Pélopée doit aisément faire sem- blable capture; et tel est, ce me semble, le motif qui fait prédominer cette pièce dans l'amas de provisions. L'Epeire, base habituelle de l'ordinaire, venant à man- quer, toute autre aranéide est reconnue suffisante, même l'i.. II Pob <)e l' Ai]enia punctuin .mr un tronc d'arbre el àaïus un ro.H-an Cocons de l'AgeniA hvalipcnnis LES AGE NI ES. — LES VIVRES DU PÈLOPÉE 25 quand elle appartient à des groupes fort différents. C'est ici le sage éclectisme des Crabroniens et des Bembex, à qui tout est bon dans la gent diptère, pourvu que la pièce soit proportionnée aux forces du chasseur. On aurait tort cependant d'ériger cette indifférence en principe trop absolu : il est à croire que, pour le Pélopée, il y a des qualités sapidcs et nutritives différentes d'une aranéide à l'autre. Plus fin connaisseur que Lalande avec sa légen- daire passion pour les araignées dodues, à saveur de noisette, il doit apprécier telle espèce mieux que telle autre; il doit même en dédaigner absolument quelques- unes. De ce nombre est l'araignée domestique, Tegenaria domesHca, qui tapisse de ses toiles les recoins de nos habitations. Au plafond de la cuisine, aux solives du grenier, c'est sa proche voisine; tout à côté du nid de terre s'étale le repaire de soie. Au lieu d'expéditions dans le voisinage, quelques rondes sur les lieux mêmes de son établissement suffiraient au Pélopée pour opulente chasse : le gibier foisonne devant sa porte. Que n'en profite-t-il? Ce mets ne lui va pas, et bien difficile serait d'en dire le motif. Toujours est-il qu'en mes nombreux recensements de victuailles, il ne m'est jamais arrivé de trouver la Tégé- naire parmi les provisions, bien que la pièce, capturée jeune, paraisse remplir les conditions requises. Pour nous et pour le Pélopée, c'est dommage qu'un tel dédain; paur nous d'abord, qui posséderions dans nos demeures un inspecteur de plafonds préposé à l'extermination des fileuses de toile, souci des ménagères; ensuite pour le Pélopée, qui, inscrit au livre d'or des insectes utiles, 26 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES aurait réputation acquise et serait amicalement accueilli dans la ferme, au lieu d'en être pourchassé quand il est trop prodigue de sa boue. L'aranéide, armée de crochets à venin, est gibier dan- gereux; de belle taille, elle exige de son adversaire une audace et surtout une tactique que le Pélopée ne me paraît pas posséder à fond. D'ailleurs l'étroit diamètre des cellules n'admettrait pas des proies volumineuses, com- parables à la Tarentule que chasse le Calicurgue annelé. Celui-ci dépose sa corpulente victime dans un antre obtenu sans travail parmi les plâtras, au pied des murailles; l'autre met les siennes dans un pot, œuvre laborieuse dont il convient de réduire la capacité autant que le com- porte la larve. Le Pélopée chasse donc un gibier de médiocre grosseur, inférieur à ce que pourraient faire supposer tout d'abord les vigoureuses apparences de l'insecte. S'il fait rencontre d'une pièce apte à devenir dodue, il la choisit toujours jeune. C'est le cas de l'Épeire diadème, qui, adulte et le ventre gonflé d'œufs, rivalise presque avec la Tarentule du Calicurgue et n'est admise dans le pot aux vivres qu'avec de mesquines dimensions, fort éloignées de ce que l'âge mûr amènera. Du reste, d'une pièce à l'autre, la grosseur varie du simple au double et au delà. L'essentiel est que la proie puisse être emmagasinée dans l'étroite jarre. Cette variation dans la taille des morceaux servis amène des variations corres- pondantes dans le nombre. Telle cellule est bourrée d'une douzaine d'aranéides, telle autre n'en contient que cinq ou six. La moyenne est de huit. Le sexe du nourris- son doit certainement intervenir, comme chez les LES A GENIES. — LES VIVRES DU PELOPEE 27 autres h3^ménoptères, dans la règle des somptuosités de table. La biographie de tout prédateur a pour trait culminant la méthode d'attaque; aussi me suis-je efforcé de voir le Pélopée aux prises avec son gibier. Mes patientes stations devant les lieux de chasse, vieux murs et fourrés de broussailles, n'ont pas obtenu grand succès. J'ai vu le Pélopée fondre soudain sur l'aranéide fuyant éperdue, l'enlacer et l'emporter sans presque suspendre son essor. Les autres giboyeurs mettent pied à terre, prennent posément leurs méticuleux dispositifs et distribuent les coups de lancette avec la calme lenteur que réclame une délicate opération. Lui s'élance, saisit et part, à peu près comme le font les Bembex. Il est à croire, tant le rapt est prompt, que le Pélopée ne travaille du dard et des mandibules qu'au vol, pendant le trajet. Cette fougueuse méthode, incompatible avec une savante chirurgie, nous explique, encore mieux que l'étroitesse des cellules, la prédilection pour les araignées de faible taille. Une proie robuste, armée de son double croc venimeux, serait danger mortel pour le ravisseur dédaigneux de précau- tions. Le défaut d'art impose victime débile. 11 nous fait soupçonner aussi la mort de l'aranéide, si prestement mise à mal. Et, en effet, à bien des reprises, le regard armé de la loupe, j'ai scruté le contenu de loges dont l'œuf n'était pas encore éclos, preuve de provisions récentes; jamais de frémissements, soit des palpes, soit des tarses, dans les victimes emmagasinées. Difficilement je parviens à les conserver; en une dizaine de jours, plus ou moins, 28 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES je les vois se moisir et se putréfier. Telles que les met en pot le Pélopée, les aranéides sont donc mortes ou peu s'en faut. La savante opération de paralysie pratiquée par le Calicurgue sur la Tarentule, qui se conserve fraîche pendant sept semaines, serait-elle inconnue du Pélopée, serait-elle impraticable dans la fougue de l'attaque? Aurions-nous affaire, avec lui, non plus à un délicat praticien qui sait abolir les mouvements sans détruire la vie, mais bien à un brutal sacrificateur qui, pour immobiliser, tue? Tout le dit dans l'aspect flétri et dans la rapide altération des victimes. Ce témoignage ne me surprend pas : nous verrons plus tard d'autres victimaires donner à l'instant la mort d'un coup de stylet, avec une science de tueurs non moins étonnante que celle des paralyscurs. Nous verrons les motifs exigeant ces meurtres à fond et nous reconnaî- trons, sous d'autres aspects, les profondes connaissances anatomiques et physiologiques qu'exigerait un acte ration- nel pour rivaliser avec l'acte inconscient de l'instinct. Quant à la nécessité où se trouve le Pélopée de tuer ses aranéi- des, il m'est impossible d'en soupçonner même la cause. Ce que je vois très bien, et sans longues investigations, c'est la logique méthode du Pélopée pour tirer parti de cadavres menacés d'une prochaine putréfaction. D'abord la proie est multiple dans chaque loge. La pièce actuel- lement attaquée par la larve, broyée sous les mandibules, abandonnée, reprise en un autre point, est bientôt masse informe, désorganisée, plus apte que jamais à la pourri- ture. Mais elle est petite, et par conséquent consommée en une séance, avant que la décomposition la gagne ; car LES AGE NIE S. — LES VIVRES DU PELOPÉE 29 une fois qu'elle a mordu sur une araignée, la larve ne cherche pas ailleurs. Les autres restent donc intactes, ce qui suffit pour les maintenir en état de fraîcheur conve- nable pendant la courte période de l'alimentation. Con- sommées par ordre, une à une, les nombreuses pièces dont se compose la ration se conservent ainsi quelques jours, malgré leur état de cadavres. Supposons, au contraire, une pièce unique, de corpu- lence suffisante pour le repas complet, et les conditions vont devenir détestables. Çà et là mordillé, le copieux morceau deviendra sanie mortelle, sous ses nombreuses plaies, bien avant d'être achevé; il empoisonnera le ver de ces putridités activées par les meurtrissures. Pareille pièce, unique et somptueuse, exige au préalable le maintien de la vie organique avec l'abolition des mouvements, en un mot la paralysie; elle exige aussi, de la part du con- sommateur, un art spécial de manger, respectant le plus nécessaire pour attaquer progressivement le moins néces- saire, ainsi que nous l'ont appris les Scolies et les Sphex. Étranger, pour des motifs qui m'échappent, à l'art des paralyseurs, et sa larve ignorant elle-même comment se consomme sans péril une pièce volumineuse, le Pélopée est donc très bien inspiré de servir à sa famille gibier petit et nombreux. L'étroitesse des magasins n'est pas le motif dominant qui lui dicte son choix : rien n'empêcherait le potier de faire des jarres à conserves plus grandes, s'il y avait avantage. La conservation de victuailles mortes importe avant tout; et pour l'obtenir, dans les courtes limites de la période de nutrition, le chasseur d'araignées ne prélève butin que sur les petites. 30 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Il y a mieux encore. Si j'ouvre des cellules récemment closes, je trouve toujours l'œuf, non à la surface du tas, sur la dernière araignée apportée, mais tout au fond, sur la pièce la première en date, la première emmagasinée. Toutes les fois que j'assiste au début de l'approvisionne- ment, je vois l'œuf déposé sur l'unique araignée dont la cellule est alors garnie. La règle ne souffre pas d'excep- tion : sur le premier morceau servi le Pélopée fixe immé- diatement son œuf, avant de se remettre en chasse pour compléter la ration. Ainsi se comportent les Bembex avec leurs diptères morts : la première pièce mise en cave reçoit l'œuf. Mais la conformité d'usages ne se maintient pas plus loin. Les Bembex continuent au jour le jour l'apport des vivres, à mesure que la larve grandit, méthode aisément praticable dans un terrier clôturé par un simple rideau de sable mobile que la mère franchit sans difficulté dans un sens comme dans l'autre. Le Pélopée n'a pas les mêmes aises de circulation : une fois les scellés mis au pot de terre, il faudrait, pour rentrer en cellule, rompre le couvercle, qui, sec maintenant, opposerait une résistance disproportionnée avec les moyens dont dispose le mani- pulateur de boue fraîche. D'ailleurs chacune de ces pénibles effractions devrait être suivie d'une reconstruc- tion, œuvre laborieuse aussi. L'alimentation au jour le jour n'est donc pas pratiquée par le Pélopée; l'amas de vivres se complète aussi rapide- ment que possible. Si le gibier n'abonde pas, si les condi- tions atmosphériques sont fâcheuses, plusieurs journées sont nécessaires pour bourrer la cellule à point. En des LES ÂGÉ NIES. — LES VIVRES DU PÉLOPÉE 31 temps favorables, une après-midi suffit. N'importe la durée de la chasse, longue ou abrégée suivant les circonstances, le dépôt de l'œuf au fond de la loge, sur la première pièce servie, est une combinaison heureuse dont j'ai déjà fait ressortir le mérite dans mon histoire de rOdynère réniforme. Les vivres d'une cellule l'emplissent jusqu'au bord et sont empilés d'après l'ordre d'acquisition, les araignées les plus vieilles en date au fond, les plus récentes à la surface. Aucun éboulement, qui amènerait un mélange du frais et du faisandé, n'est possible, à cause des longues pattes du gibier, qui, de leurs âpres cils, raclent pour la plupart les parois de la loge. La larve, à la base du monceau et assidue d'ailleurs à la pièce entamée, procède ainsi du plus vieux au moins vieux, et trouve toujours sous la dent, jusqu'à la fin du repas, des vivres que la décomposition n'a pas eu le temps d'altérer. L'œuf est pondu sur une grosse ou sur une petite pièce indifféremment, suivant les éventualités de la première capture. Il est blanc, cylindrique, un peu courbe et mesure trois millimètres de longueur sur un peu moins d'un millimètre de largeur. Le point qui le reçoit sur l'araignée ne varie guère et se trouve à la naissance de l'abdomen, vers le flanc. La larve naissante, d'après l'usage général des hyménoptères déprédateurs, donne son premier coup de dent au point même où était fixé le pôle céphalique de ; l'œuf. Elle trouve ainsi, pour ses bouchées du début, la partie la plus riche de sucs, la plus tendre : le ventre dodu de l'aranéide. Viennent ensuite le thorax, abondant en muscles; et, enfin, les pattes, arides morceaux non dédai- gnés. Tout y passe, du meilleur au plus grossier; et 53 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES quand le repas est terminé, de tout le monceau d'araignées il ne reste à peu près rien. Cette vie de gloutonnerie dure de huit à dix jours. La larve travaille alors au cocon, qui consiste d'abord en un sac de soie pure, d'une blancheur parfaite, sac très délicat, protégeant mal la recluse. Ce n'est là qu'une trame destinée à devenir meilleure étoffe, non par un supplément de tissage, mais par l'application d'une laque spéciale. La fileuse est ouvrière en taffetas verni. Dans les filatures des hyménoptères à régime animal, deux modes de fabrication sont usités pour donner au tissu de soie plus grande résistance. D'une part, le tissu est incrusté de nombreux grains de sable, ce qui donne une coque presque minérale où la soie n'a d'autre rôle que de servir de ciment aux matériaux pierreux. Ainsi travaillent les Bembex, les Stizes, les Tachytes, les Palares. D'autre part, la larve élabore dans son estomac, son ventricule chylifique, un vernis liquide qu'elle dégorge dans les mailles d'un rudimentaire tissu de soie. Aussitôt infiltré dans la trame, ce vernis durcit et devient laque d'une exquise finesse. La larve rejette ensuite, à la base du cocon, sous forme d'un tampon stercoral dur et noirâtre, le résidu du travail chimique accompli dans l'estomac pour l'élaboration du vernis. Ainsi travaillent les Sphex, les Ammophiles, les Scolies, qui vernissent l'enveloppe interne de leurs cocons à couches multiples; ainsi travaillent les Crabroniens, les Cerceris, les Philanthes, dont le cocon délicat se réduit à une seule couche. Le Pélopée suit ce dernier procédé. Une fois parachevée, son œuvre est un tissu ambré rappelant une pellicule LES ÂGÉ NIES. — LES VIVRES DU PÈLOPÉE 33 extérieure d'oignon par sa finesse, sa coloration, sa trans- parence, ses frou-frou sous les doigts qui le manient. Relativement long par rapport à la largeur, comme le réclament la capacité de la loge et la forme svelte de l'însecte futur, le cocon s'arrondit dans le haut et se tronque brusquement dans le bas, que durcit et rend opaque le noir tampon stercoral, scorie du laboratoire à laque. L'époque de l'éclosion est variable suivant la tempé- rature, bien entendu, et en outre suivant certaines con- ditions que je ne suis pas encore en mesure de préciser. Tel cocon tissé en juillet donne issue à l'insecte parfait dans le courant d'août, deux ou trois semaines après la période active de la larve ; tel autre datant du mois d'août s'ouvre le mois suivant, en septembre; tel autre, enfin, n'importe son point de départ dans le trimestre estival, passe l'hiver et n'est rompu qu'en fin juin. En combinant les extraits de naissance enregistrés, je crois démêler trois générations dans l'année, générations réalisées fréquemment, mais non toujours. En fin juin apparaît la première, celle dont les cocons ont passé l'hiver; en août se montre la seconde, et en septembre la troisième. Tant que durent les fortes chaleurs, l'évolution est rapide : trois ou quatre semaines suffisent au cycle du Pélopée. Septembre arrivé, l'abaissement de température met fin aux nitées hâtives; et les dernières larves attendent, pour se transformer, le retour des chaleurs. XV. III ABERRATIONS DE L'INSTINCT En ce qui concerne le Pélopée, mon rôle d'observateur est fini, rôle d'intérêt médiocre, je suis le premier à le reconnaître, si l'on donne pour horizon à ses vues les seuls documents qu'il puisse fournir. Que Tinsecte fréquente nos demeures, qu'il y bâtisse un nid de boue approvisionné d'araignées, qu'il se tisse un sac taillé en apparence dans une pellicule d'oignon, tous ces détails nous importent fort peu. Le collectionneur peut s'y com- plaire, jaloux qu'il est d'enregistrer jusqu'à la nervation d'une aile pour mettre un peu de jour dans ses cadres systématiques; l'esprit nourri d'idées plus graves ne voit là que l'aliment d'une curiosité presque puérile. Vaut-il bien la peine de dépenser son temps, ce temps qui nous manque si vite, cette étoffe de la vie, comme dit Montaigne, à glaner des faits de portée médiocre, d'utilité très contes- table? N'est-ce pas enfantillage que de s'informer avec tant de minutie des actes d'un insecte? Trop de préoccu- pations autrement sérieuses nous tiennent à la gorge pour 56 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES nous laisser le loisir de ces amusements. Ainsi nous fait parler l'âpre expérience de l'âge; ainsi conclurais-je, en mettant fin à mes recherches, si je n'entrevoyais dans le tumulte des observations quelques éclaircies sur les plus hauts problèmes qu'il nous soit donné d'agiter. Qu'est-ce que la vie ? Nous sera-t-il jamais possible de remonter à ses origines? Nous sera-t-il permis de susciter dans une goutte de glaire les vagues frémissements pré- ludes de l'organisation? Qu'est-ce que l'intelligence humaine ? en quoi diflfère-t-elle de l'intelhgence de la bête? Qu'est-ce que l'instinct? Les deux aptitudes psychiques sont-elles irréductibles ? se ramènent-elles à un facteur commun? Les espèces sont-eUes reliées l'une à l'autre par la filiation du transformisme? sont-elles autant de médailles immuables, frappées chacune avec un coin distinct sur lequel la morsure des siècles n'a de prise que pour l'anéantir tôt ou tard? Ces questions font le tour- ment de tout esprit cultivé, et le feront toujours, alors même que l'inanité de nos efforts pour les résoudre nous conseillât de les abandonner dans les limbes de l'inco- gniscible. Dans la superbe de ses audaces, la théorie donne aujourd'hui réponse à tout; mais comme mille vues théoriques ne valent pas un fait, la conviction est fort loin de gagner les penseurs affranchis de systèmes pré- conçus. Pour de tels problèmes, que la solution scienti- fique en soit possible ou non, il faut un énorme faisceau de données bien établies, où l'entomologie, malgré son humble domaine, peut apporter un contingent de quelque valeur. Et voilà pourquoi j'observe, pourquoi surtout j'expérimente. ABERRATIONS DE L'INSTINCT 37 Observer, c'est déjà quelque chose, mais ce n'est pas assez : il faut expérimenter, c'est-à-dire intervenir soi- même et faire naître des conditions artificielles qui mettent l'animal dans la nécessité de nous dévoiler ce qu'il ne dirait pas, livré au courant normal. Admirable- ment combinés pour atteindre la fin poursuivie, ses actes peuvent nous en imposer sur leur réelle signification et nous faire admettre, dans leur enchaînement, ce que nous dicte notre propre logique. Ce n'est pas la bête que nous interrogeons alors sur la nature de ses aptitudes, sur les ressorts primordiaux de son activité; mais bien nos propres vues, donnant toujours réponse favorable aux idées que nous caressons. Comme je l'ai déjà bien des fois démontré, l'observation seule est souvent un leurre : nous en traduisons les données d'après les exi- gences de nos systèmes. Pour en faire émerger le vrai, doit nécessairement intervenir l'expérimentation, seule capable de sonder un peu le ténébreux problème de l'intellect chez la bête. On a parfois dénié à la zoologie d'être une science expérimentale. Le reproche serait fondé si la zoologie se bCx-ûàit à décrire, à classer; mais c'est là le moindre côté de son rôle : elle a des visées plus hautes; et quand elle interroge Tanmiai sur quel- que problème de la vie, son questionnaire est l'expéri- mentation. Dans ma modeste sphère, je me priverais du plus puissant moyen d'étude si je négligeais d'expéri- menter. L'observation propose le problème, l'expérimen- tation le résout, si toutefois il peut se résoudre ; du moins, impuissante à nous donner le pleinjour, elle projette quel- que clarté dans les flancs de l'impénétrable nuage. )§ SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Revenons au Pélopée, auquel il est temps d'appliquer la méthode expérimentale. Une cellule est achevée depuis peu. Le chasseur survient avec sa première araignée. Il l'emmagasine et lui fixe immédiatement son œuf sur le ventre. Il repart pour une seconde tournée. Je profite de son absence pour retirer du fond de la loge, avec des pinces, la pièce de gibier et l'œuf. Que va faire l'insecte, à son retour, devant ce logis vide, ce logis où ne se trouve plus l'œuf, unique objet de son industrie de potier et de son art de vénateur ? Reconnaître que l'œuf a disparu est immanquable pour le dévalisé, s'il y a dans son pauvre intellect sim- plement la rudimentaire lueur qui permet de distinguer entre la chose présente et la chose absente. Seul et de petites dimensions comme il est, cet œuf pourrait échap- per à la vigilance de la mère ; mais il repose sur une araignée relativement volumineuse, dont le Pélopée, de retour au nid, est certainement averti par le toucher et la vue quand il dépose la seconde proie à côté de la première. Cette grosse pièce manquant, l'œuf manque ausei, devrait affirmer l'ébauche de raison la plus élé- mentaire qu'il soit possible d'admettre. Encore une fois, que va donc faire le Pélopée devant sa loge, où l'absence de l'œuf rend désormais inutile, absurde, l'apport des vivres, tant qu'une deuxième ponte n'aura pas réparé le mal? Il va faire précisément ce que nous a déjà montré le Chalicodome des hangars, mais dans des circonstances moins frappantes : il va commettre l'absurde, s'exténuer à l'inutile. Il apporte, en effet, une seconde araignée, qu'il met en ABERRATIONS DE V INSTINCT 59 magasin avec le même zèle allègre que si rien de fâcheux n'était survenu ; il en apporte une troisième, une qua- trième, d'autres encore, que je soustrais à mesure en son absence, de façon qu'à chaque retour de chasse l'entrepôt est retrouvé vide. Pendant deux jours s'est maintenue l'opiniâtreté du Pélopée à vouloir remplir le pot insa- tiable; pendant deux jours ma patience ne s'est pas démentie non plus pour vider la jarre à mesure qu'elle se garnissait. A la vingtième proie, conseillé peut-être par les fatigues d'expéditions répétées outre mesure, le chasseur a jugé que la bourriche était assez fournie; et très consciencieusement il s'est mis à clôturer la cellule ne contenant rien du tout. Les Chalicodomes, dont je tarissais autrefois les pots à mesure qu'était brossée la poussière pollinique et dégorgée la purée mielleuse, m'avaient montré des inconséquences pareilles : je les voyais déposer l'œuf dans la cellule vide et puis fermer celle-ci comme si les vivres étaient toujours là. Un point seul me laissait anxieux : mon tampon de coton laissait après lui, sur la paroi frottée, un vernis de miel dont l'odeur pouvait leurrer l'insecte en dissimulant l'absence des provisions. Le toucher, plus grossier, se taisait alors que l'odorat, plus affiné, affirmait toujours. Pour la fameuse statue dont nous parle Condillac, l'unique stimulant de l'activité psychique était l'odeur d'une rose. L'intellect de l'insecte est certes bien autrement outillé; toutefois il est permis de se demander si, chez un apiaire, l'odeur du miel ne dominerait pas jusqu'à tromper les autres impressions. Ainsi s'expliquerait, vaille que vaille, le dépôt de l'œuf dans une loge privée de provisions, 40 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES mais toujours pleine de leur bonne odeur; ainsi serait motivé le scellement scrupuleux d'une cellule où la larve doit périr de famine. Pour éviter ces folles objections, dernière ressource d'un contradicteur mis aux abois, je désirais donc mieux que l'acte absurde des Chalicodomes. Ce mieux, le Pélopée vient de nous le donner. Ici, plus d'enduit odo- rant laissé par les vivres retirés, nul vestige qui puisse dissimuler à la mère l'absence des provisions. L'arai- gnée que mes pinces vont saisir au fond de la cellule ne laisse après elle aucune trace de son séjour momentané; l'œuf extrait avec la première pièce n'en laisse pas davantage, si bien que l'animal ne peut manquer d'être averti du vide fait dans sa loge, s'il est capable d'être averti. Rien n'y fait, rien ne change l'habituel cours des actes. Deux jours durant, une vingtaine de pièces sont apportées une à une, à mesure que la précédente est retirée; la chasse obstinée se prolonge, pour un œuf absent dès le début; enfin la porte du logis est murée avec le même soin que dans les conditions normales. Avant d'en venir aux conséquences où conduisent ces étrangetés, rapportons une expérience plus frappante encore et faite toujours aux dépens du Pélopée. J'ai dit comment, l'amas de cellules terminé, l'insecte crépit son nid et le recouvre d'une grossière écorce de boue sous laquelle disparaissent les élégances de la poterie. Je surprends un Pélopée au moment où il étale ses premières pilules en revêtement cortical. Le nid est appliqué contre un mur enduit de mortier. L'idée me vient de l'enlever, avec le vague espoir d'assister à du nouveau. Il y a du ABERRATIONS DE L'INSTINCT 41 nouveau, effectivement; et mieux que cela : de l'absurde comme on n'oserait en prévoir. Disons d'abord que du nid détaché et mis dans ma poche il ne reste, sur la muraille, qu'un mince filet discontinu marquant le pour- tour de la motte de bouc. Dans ce périmètre, sauf quel- ques rares parcelles boueuses, le mur a repris la blancheur de son enduit de mortier, coloration bien différente de celle du nid, d'aspect cendré. Arrive le Pélopée avec sa charge de glaise. Sans hési- tation que }e puisse apprécier, il s'abat sur l'emplacement désert, où il dépose sa pilule en l'étalant un peu. Sur le nid lui-même, l'opération ne serait pas autrement conduite. D'après le zèle et le calme du travail, il est indubitable que l'insecte croit vraiment crépir sa demeure, alors qu'il n'en crépit que le support mis à nu. La nouvelle colo- ration des lieux, la surface plane remplaçant le relief de la motte disparue, ne l'avertissent pas de l'absence du nid. Serait-ce distraction temporaire, étourderie commise par trop d'ardeur au travail? L'insecte va se raviser, sans doute, s'apercevoir de sa méprise et couper court à la vaine besogne. Mais non; une trentaine de fois j'assiste à son retour. De chaque voyage il rapporte un globule de boue, qu'il applique, sans une seule erreur, en dedans du périmètre que forme le filet terreux laissé sur la muraille par la base du nid. Sa mémoire, qui ne lui dit rien de la couleur, de la forme et du relief du nid, est d'une fidélité surprenante pour le détail topographique; elle ignore l'essentiel, elle connaît à fond l'accessoire; topographi- quement le nid est là; l'édifice manque, il est vrai, mais il y a la base de sustentation, et cela paraît suffire; du 43 SOUVENIRS ENfOMOLOGIQÛËS moins le Pélopée se prodigue en apports de boue pour crépir la surface où l'édifice ne repose plus. Jadis les Chalicodomes m'ont singulièrement surpris avec leur tenace mémoire du point où gît le galet support du nid et leur défaut de clairvoyance quand il s'agit du nid lui-même, remplacé par un autre tout différent sans leur faire interrompre le travail commencé. Le Pélopée va plus loin en ces aberrations : il donne les derniers coups de truelle à un logis imaginaire, dont il ne reste que l'emplacement. Est-il, en effet, d'intellect plus obtus que le construc- teur de dômes? La gent entomologique ne paraît guère s'écarter d'un fonds commun d'aptitudes ; ceux que nous jugeons les mieux doués sur le témoignage des actes normalement accomplis se montrent aussi bornés que les autres lorsque l'expérimentateur trouble le courant de leurs instincts. Il est probable que le Chalicodome aurait commis les mêmes inconséquences que le Pélopée, si l'idée m'était venue de le soumettre, en temps propice, à semblable épreuve. Crépisseur de son état, il aurait, comme l'autre, crépi la base du nid enlevé du galet au moment favorable. Ma confiance dans la lueur rationnelle accordée à la bête par les faiseurs de systèmes est tellement ébranlée que je ne crois pas téméraire mon jugement peu élogieux sur l'abeille maçonne. En ma présence, trente fois, disais-je, l'artiste potier a déposé, puis étalé sur la muraille nue sa pilule de boue, se figurant l'appliquer sur le nid lui-même. Assez instruit par cette longue persévérance, j'ai quitté le Pélopée toujours affairé dans son œuvre vaine. Deux jours après, ABERRATIONS DE L'INSTINCl 43 j'ai visité l'emplacement crépi. L'enduit de boue ne diffé- rait pas de ce que montre un nid parachevé. Je viens d'avancer que le rudimentaire intellect de 1 insecte a partout les mêmes bornes, à peu près. De l'acci- dentelle difficulté dont tel ne peut sortir par défaut d'éclaircie judicieuse, tout autre ne sortira pas davantage, n'importe son genre et son espèce. Pour varier les docu- ments, j'emprunte le nouvel exemple aux lépidoptères. Le Grand-Paon est le plus gros papillon de nos régions. Sa chenille, jaunâtre avec des perles bleu turquoise cerclées de cils noirs, se file, au pied des amandiers, un robuste cocon dont l'ingénieuse structure est depuis longtemps célèbre. Au moment de se libérer, le Bombyx du mûrier possède dans son estomac un dissolvant parti- culier que le papillon nouveau-né dégorge contre la paroi du cocon pour la ramollir, en dissoudre la gomme agglu- tinant les fils et se frayer de la sorte une issue sous la seule poussée de la tête. A la faveur de ce réactif, le reclus peut victorieusement attaquer sa prison de soie par le bout d'avant, par le bout d'arrière, par le flanc, comme je le constate en retournant la chrysalide dans la coque, fendue d'un coup de ciseaux, puis recousue. Quel que soit le point à forer pour la sortie, point que mon inter- vention fait varier à ma guise, le liquide dégorgé imbibe et ramollit promptement la paroi; alors le captif, s'escri- mant des pattes antérieures et poussant du front dans le fouillis des fils désagrégés, s'ouvre un passage avec la même facilité que dans sa libération naturelle. Le Grand-Paon n'est pas doué de ce moyen de délivrance par un dissolvant; son estomac est inhabile à la prépa- 44 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ration du corrosif propre à ruiner en un point quelconque l'enceinte défensive, maintenant mur de prison. Si je renverse, en effet, la chrysalide dans son cocon ouvert puis refermé par une couture, le papillon périt toujours, impuissant à se dégager. Le point à forcer changeant, la délivrance est rendue impossible. Pour sortir de cette coque, vrai coffre-fort, une méthode spéciale est donc nécessaire, sans rapport aucun avec la méthode chimique du Bombyx du mûrier. Disons, après tant d'autres, comment les choses se passent. Au bout antérieur du cocon, bout conique tandis que l'autre est arrondi, les fils ne sont pas agglutinés entre eux; partout ailleurs la trame de soie est cimentée par un produit gommeux qui la transforme en un robuste parchemin imperméable. Ces fils de l'avant, à peu près rectilignes, convergent par leur extrémité libre et forment une série de palissades en cône, dont la base commune est le cercle où brusquement cesse l'emploi du ciment gommeux. On ne saurait mieux comparer cette disposition qu'à l'embouchure des nasses où le poisson aisément s'engage en suivant l'entonnoir des baguettes d'osier, mais d'où l'imprudent ne peut plus sortir, parce que l'étroit passage resserre sa palissade au moindre effort pour la franchir. Une autre comparaison fort exacte nous est fournie par les souricières, dont l'entrée se compose d'un faisceau de fils de fer groupés en cône tronqué. Attiré par l'appât, le rongeur pénètre en agrandissant, sous une faible poussée, l'orifice du piège; mais quand il s'agit de s'en aller, les fils de fer, si dociles d'abord, deviennent ABERRATIONS DE L'INSTINCT 45 infranchissable barrière de hallebardes. Les deux engins permettent l'entrée et défendent la sortie. Disposons les palissades coniques en sens inverse, dirigeons-les de l'intérieur à l'extérieur, et leur rôle sera renversé : la sortie sera permise, et l'entrée défendue. Tel est le cas du cocon du Grand-Paon, avec un decré de perfection à son avantage : son embouchure de nasse et de souricière est formée d'une nombreuse série de cônes emboîtés et de plus en plus surbaissés. Pour sortir, le papillon n'a qu'à pousser du front devant lui; les diverses rangées de fils non agglutinés cèdent sans difficulté. Une fois le reclus libéré, les mêmes fils reprennent leur position, si bien qu'à l'extérieur rien ne dit que le cocon soit désert ou habité. Sortir aisément ne suffit pas : il faut, de plus, retraite inviolable pendant le travail de la métamorphose. Le logis, à porte libre pour la sortie, doit avoir la même porte close pour l'entrée, afin que nul malintentionné ne pénètre. Le mécanisme de l'embouchure de nasse rem- plit supérieurement cette condition, aussi nécessaire au salut du Grand-Paon que la première. Entrer à travers les multiples enceintes des fils convergents, qui font obstacle plus efficace à mesure qu'on les presse, serait impraticable pour qui s'aviserait de vouloir violer le logis. Vainement je connais à fond les secrets de cette serrurerie qui sait, comme toute belle œuvre, associer la simplicité des moyens à l'importance des résultats : je suis toujours émerveillé lorsque, un cocon ouvert entre les doigts, j'essaye de faire passer un crayon à travers l'embouchure. Poussé de l'intérieur à l'extérieur, aussitôt 46 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES il passe; poussé de l'extérieur à l'intérieur, il est invin- ciblement arrêté. Je m'attarde en ces détails pour montrer combien importe au Grand-Paon la bonne confection de sa palis- sade de fils. Mal ordonnée, enchevêtrée et par suite peu docile à la poussée, la série de cônes emboîtés opposera résistance insurmontable, et le papillon périra, victime de l'art incorrect de la chenille. Géométriquement con- struite mais en rangées clairsemées, non assez nombreu- ses, elle laissera la retraite exposée aux dangers deTexté- rieur, et la chrysalide deviendra pâture de quelque intrus comme il y en a tant, en quête des nymphes somnolentes, proie facile. C'est donc, pour la chenille, œuvre capitale que cette embouchure à double effet. Elle doit y dépenser tout ce qu'elle possède en clairvoyance, en lueurs rationnelles, en art modifiable quand les circonstances l'exigent; elle doit enfin y faire preuve des meilleures ressources de son talent. Suivons-la dans son travail; faisons intervenir l'épreuve expérimentale, et nous en apprendrons de singulières sur son compte. Le cocon et son embouchure marchent de pair pour la construction. Quand elle a tapissé tel ou tel autre point de la paroi générale, la chenille se retourne, si besoin est, et de son fil non interrompu vient continuer la palissade à brins convergents. A cet effet, elle avance la tête jusqu'au fond de l'entonnoir ébauché, puis la retire en doublant le fil. De cette alternative d'avances et de reculs résulte un circuit de filaments doublés non adhérents entre eux, La séance n'est pas longue : la palissade enrichie d'une rangée, la chenille reprend le travail de la coque, ABERRATIONS DE L'INSTINCT 47 travail qu'elle abandonne encore pour s'occuper de l'entonnoir; ainsi de suite à de nombreuses reprises, où tour à tour est suspendue l'émission du produit gommeux quand il faut laisser les fils libres, ou bien copieusement faite quand il convient de les agglutiner pour obtenir solide tissu. L'entonnoir de sortie n'est pas, on le voit, ouvrage d'exécution continue; la chenille y travaille par inter- mittence, à mesure que l'ensemble de la coque progresse. Du commencement à la fin de sa période de fileuse, tant que les réservoirs à soie ne sont pas épuisés, elle en multiplie les assises, sans négliger le reste du cocon. Ces assises se traduisent par des cônes emboîtés l'un dans l'autre et d'angle de plus en plus obtus, si bien que les derniers filés se surbaissent jusqu'à devenir presque des surfaces planes. Si rien ne vient troubler l'ouvrière, le travail est con- duit avec une perfection que ne désavouerait pas une industrie judicieuse se rendant compte du pourquoi des choses. La chenille jugerait-elle, si peu que ce soit, de l'importance de son œuvre, du rôle futur de ses palis- sades coniques surperposées? C'est ce que nous allons apprendre. Avec des ciseaux, j'enlève l'extrémité conique tandis que la fileuse est occupée à l'autre bout. Voilà le cocon largement ouvert. La chenille ne tarde pas à se retourner. Elle engage la tête dans la grande brèche que je viens de pratiquer; elle paraît explorer l'extérieur et s'informer de l'accident survenu. Je m'attends à voir réparer le désastre et refaire en plein le cône détruit par mes ciseaux. 48 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Elle y travaille quelque temps, en effet; elle dresse une rangée de fils convergents; puis, sans autre souci du sinistre, elle applique ailleurs sa filière et continue d'épaissir le cocon. Des doutes graves me viennent : le cône édifié sur la brèche est à brins clairsemés; il est, en outre, très sur- baissé et bien différent en saillie de ce qu'était le cône primitif. Ce que je prenais d'abord pour œuvre de répa- ration est simplement œuvre de continuation. La chenille, mise à l'épreuve par mes malices, n'a pas modifié le cours de son travail; malgré l'imminence du péril, elle s'est bornée à l'assise de fils qu'elle aurait emboîtée dans les précédentes sans mon coup de ciseaux. Quelque temps je laisse faire; et quand l'embouchure a de nouveau pris consistance, je la tronque pour la seconde fois. Même défaut de clairvoyance de la part de la bête, qui remplace le cône absent par un cône d'angle encore plus obtus, c'est-à-dire continue l'habituelle besogne, sans aucun essai de restauration à fond, malgré l'extrême urgence. Si la provision de soie touchait à sa fin, je compatirais aux misères de l'éprouvée, qui de son mieux réparerait la case avec les rares matériaux encore disponibles; mais je vois la chenille sottement prodiguer son produit en supplément de tapisserie pour une coque dont la solidité pourrait déjà suffire, et l'économiser avec lésinerie pour une clôture qui, négligée, livrera le logis et son habitant au premier larron venu. La soie ne manque pas : la filandière en met couche sur couche dans les points non ruinés; elle n'en utilise sur la brèche que la dose requise dans les habituelles conditions. Ce ABERRATIONS DE L'INSTINCT 49 n'est pas économie imposée par le déficit; c'est aveugle persévérance dans les usages. Alors ma commisération devient ébahissement devant une si profonde stupidité, qui s'applique au superflu de la tapisserie dans une demeure désormais inhabitable, au lieu de veiller, tandis qu'il en est temps encore, à la réparation de la masure. Pour la troisième fois, je répète ma section. Quand le moment est venu de reprendre la série de ses cônes emboîtés, la chenille hérisse la brèche de cils assemblés en disque, comme ils le sont dans les dernières assises du travail non troublé. A cette configuration se recon- naît la fin prochaine de l'ouvrage. Quelque temps encore le cocon est renforcé; puis le repos se fait, et la métamorphose commence dans une demeure à mesquine clôture, insuffisante pour tenir en respect le moindre envahisseur. En somme, inhabile à démêler ce qu'aura de périlleux une palissade incomplète, la chenille, après chaque tron- cature du cocon, reprend son ouvrage au point où. elle l'avait laissé avant l'accident. Au lieu de restaurer à fond l'embouchure ruinée, ce que lui permettrait la provision de soie fort abondante encore, au lieu de refaire sur la brèche un cône saillant à couches multiples, qui rempla- cerait ce que mes ciseaux ont enlevé, elle y dresse des couches de cils graduellement surbaissées, suite et non reconstruction des couches absentes. Ce travail de clôture, d'impérieuse nécessité pour qui jugerait, ne paraît pas d'ailleurs préoccuper la chenille plus que d'habitude, car elle l'alterne à diverses reprises avec le travail du cocon, bien moins pressant. Tout se passe dans l'ordre règle- IV. 4 50 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES mentaire, comme si le grave accident de l'effraction n'était pas survenu. En un mot, la chenille ne recom- mence pas la chose faite, puis détruite; elle la continue. Le début de l'ouvrage manque, n'importe : la suite vient sans modification dans les plans. Il me serait facile, si la clarté du litige l'exigeait, de citer une foule d'autres exemples similaires, où se montre en pleine évidence le défaut absolu de discernement rationnel dans l'intellect de l'insecte, alors même que la haute perfection de l'ouvrage semblerait accorder à l'ouvrier de clairvoyantes aptitudes. Bornons-nous, pour le moment, aux trois que je viens de citer. Le Pélopée continue d'emmagasiner des araignées pour un œuf enlevé; il persévère dans des chasses désormais sans but; il amasse des vivres qui ne doivent rien alimenter; il multiplie ses battues au gibier pour remplir un garde- manger que mes pinces à l'instant dévalisent; enfin il clôt avec tous les soins habituels une cellule où plus rien ne se trouve : il met les scellés sur le néant. Il fait mieux encore dans le domaine de l'absurde : il crépit l'emplace- ment de son nid disparu, il travaille au couvert d'un édifice imaginaire, il surmonte de sa toiture une maison qui gît maintenant dans les profondeurs de ma poche. De son côté, la chenille du Grand-Paon, malgré la perte certaine du papillon futur, au lieu de recommencer l'embouchure de nasse tronquée par mes ciseaux, con- tinue paisiblement ses affaires de filandière, sans modifier en rien la régulière marche de l'ouvrage; venu le moment des dernières rangées de cils défensifs, elle les dresse sur la périlleuse brèche, mais elle néglige de ABERRATIONS DE L'INSTINCT 51 refaire la partie détruite de la barricade. Indififérente à l'indispensable, elle s'occupe du superflu. Que conclure de ces faits? Je voudrais croire, pour l'honneur de mes bêtes, à quelque distraction de leur part, à quelque étourderie individuelle qui n'entacherait pas la clairvoyance générale; j'aimerais à ne voir dans leurs aberrations que des actes isolés, exceptionnels, dont ne serait pas responsable un judicieux ensemble. Hélas! les faits les plus criants imposeraient silence à mes essais de réhabilitation. Toute espèce, n'importe laquelle, soumise à l'épreuve expérimentale, commet des inconséquences similaires dans le cours de son industrie troublée. Contraint par l'inexorable logique des faits, je formule donc ainsi les conséquences que me dicte l'observation. L'animal n'est ni libre ni conscient dans son industrie, pour lui fonction externe dont les phases sont réglées presque avec autant de rigueur que les phases d'une fonc- tion interne, celles de la digestion, par exemple. Il maçonne, il tisse, il chasse, il poignarde, il paralyse, comme il digère, comme il sécrète le venin de son arme, la soie de sa coque, la cire de ses rayons, toujours sans se rendre le moindre compte des moyens et du but. Il ignore ses merveilleux talents de même que l'estomac ignore sa chimie savante. Il ne peut rien y ajouter d'essentiel, rien y retrancher, pas plus qu'il n'est maître d'accroître ou de diminuer les pulsations de son vaisseau dorsal. L'épreuve de l'accidentel sur lui n'a pas de prise : tel il est exerçant sans trouble son métier, tel il restera si des circonstances surgissent réclamant quelque modification 53 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES dans la conduite de l'ouvrage. L'expérience ne l'instruit pas; le temps ne suscite pas d'éclaircie dans les ténèbres de son inconscience. Son art, parfait en sa spécialité, mais inepte devant la moindre difficulté nouvelle, se transmet immuable comme se transmet l'art de la pompe aspirante chez le nourrisson à la mamelle. S'attendre que l'insecte modifie les points essentiels de son industrie, c'est espérer que le nourrisson change sa manière de téter. Aussi ignorants l'un que l'autre de ce qu'ils font, ils persé- vèrent dans la méthode imposée pour la sauvegarde de l'espèce, précisément parce que leur ignorance leur défend tout essai. A l'insecte manque donc l'aptitude qui réfléchit, qui revient en arrière et qui remonte à l'antécédent, sans lequel le conséquent perdrait toute sa valeur. Dans les phases de son industrie, tout acte accompli compte pour valable par cela seul qu'il a été accompli; l'insecte n'y revient plus si quelque accident l'exige; le conséquent suit, sans préoccupation de l'antécédent disparu. Une impulsion aveugle l'engage de tel acte dans un second, de ce second dans un troisième, etc., jusqu'à l'achèvement de l'œuvre, sans possibilité pour l'insecte de remonter le courant de son activité si des conditions accidentelles viennent à l'exiger, même de la façon la plus impérieuse. Le cycle entier parcouru, l'ouvrage se trouve très logi- quement fait par un ouvrier dépourvu de toute logique. Le stimulant au travail est Tappâtdu plaisir, ce premier moteur de l'animal. La mère n'a nullement prévision de la larve future; elle ne construit pas, ne chasse pas, n'emmagasine pas en vue consciente d'une famille à élever. ABERRATIONS DE L'INSTINCT 53 Le but réel de son ouvrage est occulte pour elle; le but accessoire, mais excitateur, le plaisir éprouvé, est son unique guide. Le Pélopée ressent vive satisfaction s'il bourre une cellule d'araignées ; et il continue de giboycr avec un entrain imperturbable quand l'œuf retiré de la loge rend les provisions inutiles. Il se délecte à mastiquer de boue la façade de son nid, et il continue de mastiquer l'emplacement de son nid, détaché de la muraille, sans soupçonner l'inanité de son enduit. Ainsi des autres. A leur reprocher leurs aberrations, il faudrait leur supposer une petite lueur de raison comme le voulait Darwin; s'ils en sont dépourvus, le reproche tombe, et leurs actes aber- rants sont les résultats inévitables d'une inconscience dérangée de ses voies normales. IV L'HIRONDELLE ET LE MOINEAU Un second problème nous est proposé par lePélopée. Il fréquente nos demeures, il recherche la chaleur de nos foyers. Son nid de boue, sans consistance, perméable à l'eau, ravagé par une pluie, ruiné de fond en comble par une humidité de quelque persistance, rend indispensable un abri sec, nulle part meilleur que dans nos habitations. Son tempérament frileux exige en outre retraite chaude. Peut-être est-il un étranger non encore bien acclimaté, un émigrant des régions africaines, qui, venu du pays de la datte au pays de l'olive, trouve en ce dernier le soleil insuffisant et supplée le climat cher à sa race par le climat artificiel de l'âtre. Ainsi s'expliqueraient ses habitudes, si disparates avec celles des autres hyménoptères préda- teurs, qui tous fuient le voisinage trop direct de l'homme. Mais par quelles étapes a-t-il passé avant de devenir notre hôte? Où logeait-il avant qu'il y eût des logis maçonnés par l'industrie humaine; où mettait-il couver sa nichée de larves avant qu'il y eût des cheminées? 56 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Lorsque, sur les collines voisines, où les traces de leur séjour abondent, les antiques Canaques de Sérignan taillaient le silex pour arme, raclaient la peau de bique pour vêtement et dressaient pour demeure la hutte de branchages et de boue, le Pélopée déjà fréquentait-il leur wigwam? Construisait-il dans les profondeurs de quelque pot ventru, en terre noire, à demi cuite, façonnée sous le pouce, initiant par tel choix sa descendance à rechercher aujourd'hui la gourde du paysan sur la cheminée? S'avisait-il de bâtir dans le pli des nippes, dépouilles de loups et d'ours, appendues à quelque andouiller de cerf, le porte-manteau de l'époque, s'essayant ainsi dans une prise de possession qui doit aboutir plus tard aux rideaux de la fenêtre, à la blouse du laboureur? Préférait-il pour son nid l'appui de la paroi en branches entrelacées et glaise, vers l'orifice conique qui donnait issue à la fumée du foyer, disposé au centre de la hutte entre quatre pierres ? Sans valoir nos cheminées actuelles, c'était suffisant à la rigueur. De ces misérables débuts aux emplacements d'aujour- d'hui, quels progrès pour le Pélopée, si réellement, dans ma région, il est contemporain des primitifs Canaques! A lui aussi la civilisation a largement profité : du bien- être croissant de l'homme il a su faire le sien. La demeure avec toiture, solives et plafond imaginée, l'âtre avec faces latérales et canal inventé, le frileux s'est dit : « Comme il fait bon ici! Dressons-y notre tente. » Et, malgré la nouveauté des lieux, il s'est empressé d'en prendre possession. Remontons plus loin encore. Avant la hutte, avant Ni<) chi moineau L'HIRONDELLE ET LE MOINEAU 57 l'abri sous roche, avant l'homme, le dernier venu sur la scène du monde, où bâtissait donc le Pélopée? La ques- tion n'est pas dépourvue d'intérêt, nous ne tarderons pas à nous en apercevoir. Et puis, elle n'est pas isolée. Où nidifiaient l'hirondelle de fenêtre et l'hirondelle de cheminée avant qu'il y eût des fenêtres et des cheminées? Quel réduit pour sa famille choisissait le moineau avant qu'il y eût des toitures avec leurs tuiles et des murailles avec leurs trous? Siciit passer soJitarius in tecto, dit déjà le Psalmiste. Du temps du roi David, le moineau piaillait tristement sous la tuile du toit aux ardeurs de l'été comme il le fait de nos jours. Les constructions d'alors différaient peu des nôtres, du moins pour les commodités du moineau; et l'abri sous la tuile était depuis longtemps adopté. Mais lorsque la Palestine n'avait que la tente en poil de cha- meau, où donc le passereau faisait-il élection de domicile? Quand Virgile nous parle du bon Évandre qui, précédé de sa garde, deux molosses, se rend auprès d'Enée, son hôte, il nous le montre matinalement éveillé par le chant des oiseaux : Evandniin ex hmnili tecto lux suscitât aima Et matutini volucrum sut culmine cantus. Quels pouvaient être ces oiseaux qui, dès la première aube, gazouillaient sous le toit du vieux roi du Latium? Je n'en vois que deux : l'hirondelle et le moineau, l'un et l'autre réveille-matin de mon ermitage, aussi ponctuels qu'aux temps saturniens. Le palais d'Évandre n'avait rien de princier. Le poète ne le cache pas; c'était pauvre 58 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES demeure : himiili tecto, dit-il. D'ailleurs, le mobilier nous renseigne sur l'édifice. On donne pour couchette à l'hôte illustre une peau d'ourse et un tas de feuilles : Strastisqiie locavit Effultum foliis et pelle Libystidis ursœ. Le Louvre d'Évandre était donc une case un peu plus grande que les autres, peut-être en troncs d'arbre super- posés, peut-être en blocs non équarris, employés tels quels, peut-être en torchis de roseaux et de glaise. A ce rustique palais convenait un couvert de chaume. Si primitive que fût l'habitation, l'hirondelle et le moineau étaient là, du moins le poète l'affirme. Mais oîi se tenaient- ils avant de trouver un gîte dans la demeure humaine ? L'industrie du moineau, de l'hirondelle, du Pélopée et de tant d'autres ne peut être subordonnée à celle de l'homme; chacun doit posséder un art primordial de bâtir, qui du mieux utilise l'emplacement disponible. Si de meilleures conditions se présentent, on en profite; si ces conditions manquent, on revient aux antiques usages, dont la pratique, plus exigeante quelquefois en travail, est du moins toujours possible. Le moineau nous dira le premier où. en était son art de nidification lorsque manquaient les logements de la muraille et de la toiture. Le creux d'un arbre, à l'abri des indiscrets par son élévation, avec embouchure étroite garantie de la pluie et cavité suffisamment spacieuse, est pour lui demeure excellente qu'il accepte volontiers, même quand abondent dans les alentours les vieux murs et les toitures. Le moindre dénicheur dans mon village L'HIRONDELLE ET LE MOINEAU 59 est au courant de l'affaire, et il en abuse. L'arbre creux, voilà donc un premier logis employé par le moineau, bien avant d'utiliser la case d'Évandre et la forteresse de David sur le rocher de Sion. 11 a mieux encore dans ses ressources architectoniques. A son informe matelas, amoncellement sans cohérence de plumes, de duvet, de bourre, de paille et autres maté- riaux disparates, semblerait indispensable un appui fixe, largement étalé. Le passereau se rit de la difficulté, et de temps à autre, pour des motifs dont je n'ai pas le secret, il conçoit un plan audacieux : il se propose un nid n'ayant d'autre appui que trois ou quatre menus rameaux au sommet d'un arbre. L'inhabile matelassier veut obtenir la suspension aérienne, la demeure oscillante, apanage des ourdisseurs, vanniers, tisseurs, versés à fond dans l'art de l'entrelacement. Il y parvient. Dans l'enfourchure de quelques rameaux, il amasse tout ce que les abords d'une maison peuvent lui pré- senter d'acceptable pour son travail : menus chiffons, frag- ments de papier, bouts de fil, flocons de laine, brins de paille et de foin, feuilles sèches de graminées, filasse abandonnée par la quenouille, lanières d'écorce rouies par un long séjour à l'air; et de ses récoltes variées, gauchement enchevêtrées l'une dans l'autre, il parvient à faire une grosse boule creuse avec étroite ouverture sur le flanc. C'est volumineux à l'excès, l'épaisseur du dôme devant suffire à protéger de la pluie, que n'arrêtera plus l'abri de la tuile ; c'est très grossièrement agencé, sans art aucun, mais enfin c'est assez solide pour tenir bon une saison. Ainsi devait travailler au début le moineau si 6o SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES l'arbre creux manquait. Aujourd'hui l'art primitif, trop coûteux en matériaux et en temps, est rarement pratiqué. Deux grands platanes ombragent ma demeure; leur branches atteignent le toit, où toute la belle saison se succèdent des générations de moineaux, trop nombreuses pour mes semis de pois et mes cerises. Leur vaste fouillis de verdure est la première étape à la sortie des nids. Là s'assemblent et longuement piaillent les jeunes, avant de prendre l'essor pour la picorée ; là stationnent les escouades des repus à leur retour des champs. Les adultes s'y donnent rendez-vous pour surveiller la famille récemment émancipée, admonester les imprudents, encourager les timides; là se vident les querelles de ménage; là se dis- cutent les événements du jour. Du matin au soir, c'est un continuel va-et-vient de la toiture aux platanes et des platanes à la toiture. Eh bien, malgré cette assidue fréquentation, je n'ai vu qu'une fois, en une douzaine d'années, le moineau nidifier dans la ramée. Le couple qui se décida pour le nid aérien sur l'un des platanes ne fut pas très satisfait, paraît-il, des résultats obtenus, car il ne recommença pas l'année suivante. Nul depuis n'a remis une seconde fois sous mes yeux un gros nid en boule balancé par le vent à l'extrémité d'une branche. L'abri fixe et moins coûteux de la tuile est préféré. Nous voilà suffisamment renseignés sur l'art primor- dial du moineau. Que nous apprendront à leur tour les hirondelles? Deux espèces fréquentent nos demeures : l'hirondelle de fenêtre {Hiriindo icrbica) et l'hirondelle de cheminée {Hirimdo riistica), l'une et l'autre fort mal dénommées, tant dans la langue savante que dans la L HIRONDELLE ET LE MOINEAU 6i langue vulgaire. Ces qualificatifs dCiirbica et de riistica, qui font de la première une citadine et de la seconde une villageoise, peuvent s'appliquer aux deux indifféremment, le séjour tantôt à la ville et tantôt au village leur étant commun. Les déterminatifs de fenêtre et de cheminée ont une précision que les faits rarement confirment et très souvent contredisent. Pour la clarté, condition souveraine de toute prose acceptable, et pour ne pas sortir des mœurs propres aux deux espèces dans ma région, j'appellerai la première Hirondelle de muraille, et la seconde Hirojidelle domestique. La forme du nid est le trait différentiel le plus frappant. L'hirondelle de muraille donne au sien la configuration en boule, avec huis rond, tout juste suffisant pour le passage de l'oiseau. L'hiron- delle domestique façonne le sien en coupe largement ouverte. Pour emplacement de sa construction, l'hirondelle de muraille, bien moins familière que l'autre, ne choisit jamais l'intérieur de nos demeures. Il lui faut le dehors, l'appui élevé, loin des indiscrets; mais un abri contre la pluie lui est en même temps indispensable, car son nid de boue craint l'humide presque autant que celui du Pélopée. Elle s'établit donc de préférence sous le rebord des toits et sous les corniches des édifices. Chaque prin- temps, j'ai sa visite. La maison lui plaît. Le bord de la toiture s'avance en un encorbellement de quelques rangées de briques comme on les emploie ici pour le couvert des habitations, c'est-à-dire courbées en demi-cylindre. De là résulte une longue série de niches demi-circulaires, abritées de la pluie par les rangées supérieures et bien 62 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES exposées à la chaleur sur la façade méridionale. Au milieu de tous ces réduits, si hygiéniques, si bien défendus et d'ailleurs conformes au plan du nid, l'oiseau n'a que l'embarras du choix. Il y a place pour tous, si nombreuse que devienne un jour la colonie. En dehors des emplacements de ce genre, je n'en vois pas d'autres agréés de l'hirondelle dans le village, si ce n'est le dessous de quelques corniches de l'église, la seule construction ayant tournure de monument. En somme, l'appui d'un mur, en plein air, avec abri contre la pluie, c'est tout ce que l'hirondelle demande à nos maçonneries. Mais le rocher vertical est la muraille naturelle. S'il s'y trouve des saillies qui surplombent et forment auvent, l'oiseau doit les adopter comme l'équivalent du rebord de nos toitures. Les ornithologistes savent, en effet, que dans les régions montagneuses, loin des habitations, l'hirondelle de muraille bâtit contre les parois verticales des rochers, à la condition que sa boule de terre soit au sec sous un abri. Dans mon voisinage se dressent les montagnes de Gigondas, la plus curieuse construction géologique qu'il m'ait été donné de voir. Leur longue chaîne est à décli- vité si rapide que la station verticale est à peine possible vers le haut; l'ascension de la partie accessible doit s'achever en rampant. On se trouve alors au pied d'une falaise à pic, énorme table de roche vive qui, pareille à quelque rempart de Titans, surmonte d'une crête dentelée le dos abrupt. Les gens du pays appellent cette cyclo- péenne muraille les Dentelles. J'herborisais un jour à sa base, quand mes regards furent attirés par les évolutions L'HIRONDELLE ET LE MOINEAU 63 d'un essaim d'oiseaux devant la sauvage façade. Aisément je reconnus l'hirondelle de muraille : son vol silencieux, son ventre blanc, son nid en boule appliqué contre le roc, me renseignaient assez. A mon tour, j'apprenais là, en dehors des livres, que cette espèce accole ses nids aux rochers verticaux lorsque lui manquent les corniches de nos édifices et le rebord de nos toitures. Ainsi devait- elle nidifier dans les temps antérieurs à nos maçonneries. Le problème est autrement épineux pour la seconde espèce. Beaucoup plus confiante dans notre hospitalité, et peut-être aussi plus frileuse, l'hirondelle domestique s'établit autant que possible à l'intérieur de nos demeures. L'embrasure d'une fenêtre, le dessous d'un balcon, à la rigueur lui suffisent; mais elle leur préfère le hangar, le grenier, l'écurie, la chambre déserte. Cohabiter avec l'homme, dans le même appartement, est entreprise non au-dessus de sa familiarité. Aussi peu craintive que le Pélopée pour prendre possession des lieux, elle s'installe dans la cuisine de la ferme, elle maçonne sur la solive enfumée du paysan ; plus aventureuse même que l'insecte potier, elle fait siens le salon, le cabinet, la chambre à coucher et toute pièce de tenue correcte qui lui laisse la liberté d'aller et de venir. Chaque printemps, j'ai à me défendre contre ses auda- cieuses usurpations. Volontiers je lui cède le hangar, le porche de la cave, le réduit du chien, le bûcher et autres dépendances de l'habitation. Cela ne suffit pas^à ses vues ambitieuses : il lui faut mon cabinet de travail. Une fois elle veut s'établir sur la tringle des rideaux, une autrefois sur le bord même de la croisée ouverte. Vainement je 64 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES cherche à lui faire comprendre, en abattant les fondations de son édifice à mesure qu'elle les dresse, combien serait dangereux pour son nid le soutien mobile d'une croisée, qui doit se fermer de temps en temps, au risque d'écraser la maison et la couvée; combien seraient désagréables pour mes rideaux la besogne boueuse et plus tard les fientes des oisillons : je ne parviens pas à la persuader; et pour couper court à l'entreprise obstinée, je suis obligé de tenir les fenêtres closes. Si je les ouvre de trop bonne heure, elle revient avec sa becquée de terre pour recommencer. Instruit par l'expérience, je sais ce que me coûterait une hospitalité réclamée avec tant d'insistance. Si je laissais ouvert sur la table quelque livre précieux, si je laissais étalé quelque dessin de champignon, travail de ma matinée et tout frais encore du pinceau, elle ne manquerait pas d'y laisser choir, en passant, son cachet de boue, son parafe stercoral. Ces petites misères m'ont rendu soupçonneux, et je tiens bon contre l'importune visiteuse. Une seule fois, je me suis laissé séduire. Le nid était placé dans l'angle du mur et du plafond, sur quelques moulures de plâtre. En dessous se trouvait une console de marbre, dépôt habituel des livres que j'avais à con- sulter. En prévision des événements, je déménageai la bibliothèque succursale. Tout alla bien à peu près jusqu'à l'éclosion; mais aussitôt les oisillons présents, les choses changèrent d'aspect. Avec leur estomac insatiable, où les aliments ne font que passer, aussitôt digérés, fondus, les- six nouveau-nés devenaient intolérables. De ■■-^ L'HIRONDELLE ET LE MOINEAU 65 minute en minute, flac! flac! le guano pleuvait sur la console. Ah ! si mes pauvres livres étaient là ! Malgré mes coups de balai, le fumet ammoniacal emplissait mon cabinet. Et puis, quelle servitude! L'appartement se fermait la nuit. Le père couchait dehors; la mère en fit autant quand la couvée fut grandelette. Alors, dès la première aube, ils étaient aux fenêtres, se désolant devant la barricade de verre. Pour ouvrir aux affligés, il fallait me lever à la hâte, la paupière encore lourde de sommeil. Non, je ne me laisserai plus tenter; je ne permettrai plus à l'hirondelle de s'établir dans une pièce qui doit être fermée la nuit, et encore moins dans la pièce où je raconte les mésaventures que m'a values ma trop bénévole com- plaisance. On le voit : l'hirondelle à nid en demi-coupe mérite excellemment la qualification de domestique, en ce sens qu'elle a pour demeure l'intérieur de nos maisons. Sous ce rapport, elle est parmi les oiseaux ce que le Pélopée est parmi les insectes. Ici se représente la question du moineau et de l'hirondelle de muraille : oîi logeait-elle avant qu'il y eût des maisons? Pour mon compte, je ne l'ai jamais vue nidifier ailleurs qu'à l'abri de nos habi- tations ; et les auteurs que je consulte ne paraissent pas en savoir plus long sur ce sujet. Aucun ne dit mot du manoir adopté par l'oiseau en dehors des refuges fournis par l'industrie humaine. La longue fréquentation de notre société et le bien-être qu'elle y trouve lui. auraient- ils désappris à fond les us primitifs de sa race ? J'ai de la peine à le croire : l'animal n'est pas oublieux à ce point des mœurs antiques lorsqu'il est nécessaire de IV. 5 66 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES se les remémorer. Quelque part, de nos jours, l'hirondelle travaille encore en dehors de notre dépendance comme elle le faisait au début. Si l'observation se tait sur le gîte choisi, l'analogie supplée à ce silence avec toute la proba- bilité désirable. En somme, pour l'hirondelle domestique, que représentent nos maisons? Des refuges contre les intempéries, contre la pluie surtout, si pernicieuse à la conque de boue. Les grottes naturelles, les cavernes, les anfractuosités des éboulements rocheux sont autant de refuges, moins hygiéniques peut-être, mais enfin très acceptables. A n'en pas douter, c'est là que l'hirondelle maçonnait son nid quand lui manquait la demeure humaine. L'homme contemporain du mammouth et du renne est venu partager avec elle le logement sous roche. Entre les deux, l'intimité s'est établie. Puis, de progrès en progrès, à la caverne a succédé la hutte, à la hutte la case, à la case la maison; et l'oiseau, laissant le moins bon pour le meilleur, a suivi l'homme dans sa demeure perfectionnée. Terminons là cette digression surles mœurs des oiseaux pour appliquer au Pélopée les documents recueillis en route. Chaque espèce exerçant son industrie dans nos habitations a dû d'abord, et doit encore, disons-nous, l'exercer dans des conditions où l'œuvre de l'homme est étrangère. L'hirondelle de muraille et le moineau viennent de nous en fournir des preuves qui ne laissent rien à désirer; plus réservée dans ses secrets, l'hirondelle domestique ne nous a livré que des probabilités, bien voisines, d'ailleurs, de la certitude. Presque aussi tenace que cette dernière dans son refus de divulguer les L'HIRONDELLE ET LE MOINEAU 67 antiques usages, le Pélopée est longtemps resté pour moi problème insoluble sous le rapport du domicile primor- dial. Où se tenait donc, loin de l'homme, le passionné colon de nos cheminées? Trente années et plus se sont écoulées depuis que j'ai fait sa connaissance, et son histoire se terminait toujours par un point d'interro- gation. En dehors de nos demeures, aucune trace de nid de Pélopée. Cependant j'appliquais la méthode de l'ana- logie, qui donne réponse très probable à la question de l'hirondelle domestique; je portais mes recherches dans les grottes, dans les abris sous roc à chaude exposition. Jamais de renseignements. Je poursuivais toujours mes inutiles investigations, quand le hasard, propice à ceux qui ne se lassent pas, est enfin venu me dédommager à trois reprises, et dans des conditions que je ne soupçon- nais pas le moins du monde favorables. Les antiques carrières de Sérigan sont riches en amoncellements de pierrailles, rebuts entassés là depuis des siècles. Ces amas sont le refuge du mulot, qui gruge, sur un matelas de foin, les amandes, les noyaux d'olives, les glands cueillis à la ronde, et varie ce régime farineux avec des escargots, dont les coquilles vides s'entassent sous quelque dalle. Divers hyménoptères, des Osmies, des Anthidies, des Odynères, choisissent dans le tas conchyliologique abandonné et bâtissent leurs loges dans la spirale de l'escargot à leur goût. La recherche de telles richesses me fait remuer tous les ans quelques mètres cubes de ces pierrailles. Trois fois, en semblable travail, j'ai fait rencontre de l'ouvrage du Pélopée. Deux nids étaient placés dans les 68 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES profondeurs du tas, contre des moellons guère plus gros que les deux poings; le troisième se trouvait fixé à la face inférieure d'une large pierre plate, formant voûte au- dessus du sol. En ces trois nids, soumis aux vicissitudes du dehors, rien de plus que l'habituelle structure à l'inté- rieur de nos maisons. Pour matière, la boue plastique, comme toujours; pour défense, une écorce de la même boue ; et voilà tout. Les périls de l'emplacement n'avaient inspiré à l'architecte aucune amélioration; l'édifice ne différait pas de ceux qui sont bâtis contre la paroi d'une cheminée. Un premier point est acquis : dans ma région, le Pélopée nidifie parfois, mais très rarement, dans les tas de pierres et sous les dalles naturelles qui ne touchent pas en plein le sol. Ainsi devait-il nidifier avant de devenir l'hôte de nos demeures et de nos foyers. Un second point est à débattre. Les trois nids rencon- trés sous les pierres sont dans un piteux état. Imprégnés d'humidité, ils n'ont guère plus consistance que la flaque de boue exploitée pour leur construction. Ils sont ramollis au point de n'être plus maniables. Les loges sont éven- trées; les cocons, si reconnaissables à leur teinte, à leur translucidité de pellicule d'oignon, sont en pièces, sans vestiges des larves que je devrais y voir à l'époque de mes trouvailles, c'est-à-dire en hiver. Les trois masures ne sont pourtant pas de vieux nids ruinés par le temps après la sortie de l'insecte parfait, car les portes d'issue sont encore closes, exactement tamponnées. C'est latéra- lement, par des brèches anormales, que les loges bâillent. Jamais l'insecte, se libérant, ne commet ces violentes L'HIRONDELLE ET LE MOINEAU 69 effractions. Ce sont bien des nids récents, des nids du précédent été. Leur délabrement a pour cause la situation non assez défendue. Dans les tas de pierres, la pluie pénètre; sous l'abri d'une dalle, l'humidité sature l'air. S'il tombe un peu de neige, le mal s'aggrave encore. Ainsi se sont effrités, éboulés, les misérables nids, en laissant les cocons partiellement à nu. Non défendues par leur étui de terre, les larves sont devenues la proie du brigandage qui moissonne le faible. Quelque mulot passant par là peut- être a fait régal de ces tendres lardons. Devant ces ruines, un soupçon me vient. L'art primitif du Pélopée est-il bien praticable dans ma région? En nidifiant ici dans les amas de pierres, l'insecte potier trouve-t-il, surtout pendant l'hiver, la sécurité nécessaire à sa famille? C'est fort douteux. L'extrême rareté des nids dans de telles conditions dénote la répugnance de la mère pour ces emplacements, et l'état délabré de ceux que j'y trouve semble en affirmer le péril. Si le climat, trop peu clément, met le Pélopée dans l'impuissance de pratiquer avec succès l'industrie des ancêtres, ne serait-ce pas la preuve que l'insecte est un étranger, un colon venu d'un pays plus chaud, plus sec, oii ne sont pas à redouter les pluies tenaces et surtout les neiges? Volontiers je me le figure comme originaire de l'Afrique. Dans le lointain des âges, il nous est venu par étapes à travers l'Espagne et l'Italie, et la région de l'olivier est à peu près la limite de son extension vers le nord. C'est un africain naturalisé provençal. En Afrique, en effet, il nidifie fréquemment, dit-on, sous les pierres, ce qui, je jô SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES pense, ne doit pas lui faire dédaigner la demeure de l'homme, s'il y trouve tranquillité. Ses congénères de la Malaisie sont mentionnés comme fréquentant les habita- tions. Ils ont les mêmes mœurs que l'hôte de nos foyers; ils partagent avec lui la singulière prédilection pour les tissus flottants, les rideaux des fenêtres. D'un bout à l'autre du monde, même goût pour les araignées, pour les cellules de boue, pour l'abri sous le toit de l'homme. Si j'étais en Malaisie, je retournerais les tas de pierres, et très probablement je recueillerais une ressemblance de plus : la nidification originelle sous quelque dalle. V INSTINCT ET DISCERNEMENT Lorsqu'il crépit le point où se dressait le nid que je viens de détacher de la muraille, lorsqu'il persiste à bourrer d'araignées sa cellule pour un œuf absent, et qu'il clôt en toutes règles une loge oîi mes pinces n'ont rien laissé, ni germe, ni provisions, le Pélopée nous donne une bien pauvre idée de son intellect. Soumis à des épreuves analogues, les Chalicodomes, la chenille du Grand-Paon et tant d'autres commettent les mêmes incon- séquences : ils continuent, dans l'ordre normalement requis, leur série d'actes industriels, rendus désormais inutiles par un accident. Vraies roues de moulin non aptes à suspendre leur rotation lorsque manque le grain à moudre, ils persévèrent, une fois l'impulsion acquise, dans l'accomplissement d'un travail sans valeur. En ferons-nous des machines? Loin de moi cette sotte idée. Sur le sol mouvant des faits contradictoires, la marche précise est impraticable : on risque à chaque pas de s'enliser dans la tourbière de leurs interprétations. Cependant ces 72 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES faits parlent si haut que je n'hésite pas à traduire leur témoignage tel que je le comprends. Dans la psychique de l'insecte, deux domaines fort différents sont à distin- guer. L'un est Vinstiiict proprement dit, l'impulsion inconsciente qui préside à ce que l'animal accomplit de plus merveilleux dans son industrie. Où l'expérience et l'imitation ne peuvent absolument rien, l'instinct impose son inflexible loi. C'est lui, et rien que lui, qui fait construire pour une famille ignorée de la mère, qui conseille des provisions destinées à l'inconnu, qui dirige le dard vers les centres nerveux de la proie et paralyse savamment, en vue de la bonne conservation des vivres, qui finalement est l'instigateur d'une foule d'actes où devraient intervenir clairvoyante raison et science con- sommée, si raAimal agissait par discernement. Cette aptitude est parfaite en son genre dès le début, sinon la descendance serait impossible. Le temps n'y ajoute rien, n'en retranche rien. Telle elle était pour une espèce déterminée, telle elle est aujourd'hui et telle elle restera, caractère zoologique peut-être le plus fixe de tous. Elle n'est pas libre ni consciente dans son exercice, pas plus que ne le sont l'aptitude digestive de l'estomac et l'aptitude pulsatoire du cœur. Les phases de ses opérations sont prédéterminées, amenées nécessairement l'une par l'autre; elles font songer à quelque système de rouages dont une pièce mise en branle entraîne le mouvement de la pièce suivante. Voilà le côté machine de l'animal, le fatum sans lequel seraient inexplic'ables les énorme? inconséquences du Pélopée dévoyé par l'expérimentateu. . L'agneau qui, pour la première fois, embouche la tétine, INSTINCT ET DISCERNEMENT 73 est-il libre, conscient, perfectible dans son art difficul- tueux de nourrisson? L'insecte ne l'est pas davantage dans son art, plus difficultueux encore, de nourricier. Mais, avec sa rigide science qui s'ignore, l'instinct pur, s'il était seul, laisserait l'insecte désarmé dans le perpétuel conflit des circonstances. Deux moments dans la durée ne sont pas identiques; si le fond reste le môme, les acces- soires changent; l'imprévu surgit de partout. En cette mêlée confuse, un guide est nécessaire pour rechercher, accepter, refuser, choisir, préférer ceci, ne faire cas de cela, tirer enfin parti de ce que l'occasion peut offrir d'utilisable. Ce guide, l'insecte le possède certes, à un degré même très évident. C'est le second domaine de sa psychique. Là il est conscient et perfectible par l'expé- rience. N'osant appeler cette aptitude rudimentaire intelligence, titre trop élevé pour elle, je l'appellerai discernement. L'insecte, en ses plus hautes prérogatives, discerne, fait la différence d'une chose avec une autre, dans le cycle de son art, bien entendu; et voilà tout, à peu près. Tant que l'on confondra sous une même rubrique les actes d'instinct pur et les actes de discernement, on retom- bera dans ces interminables discussions qui aigrissent la polémique sans faire avancer la question d'un pas. L'insecte est-il conscient de ce qu'il fait? — Oui et non, tout à la fois. Non, si son acte est du domaine de l'instinct; oui, s'il est du domaine du discernement. L'insecte est-il modifiable dans ses mœurs? — Non, absolument non, si le trait de mœurs se rapporte à l'instinct; oui, s'il se rapporte au discernement. Précisons par quelques exemples cette distinction fondamentale. 74 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Le Pélopée bâtit ses cellules avec de la terre déjà ramollie, avec de la boue. Voilà l'instinct, la caractéris- tique immuable de l'ouvrier. Il a toujours bâti de la sorte, et de la sorte toujours il bâtira. Les siècles ne lui appren- dront jamais, la concurrence vitale et la sélection ne l'engageront jamais à imiter le Chalicodome et à cueillir la poudre aride pour en faire mortier. A ce nid de boue il faut un abri contre la pluie. La cachette sous une pierre suffit d'abord. Mais, s'il trouve mieux, le potier prend possession de ce mieux et s'installe dans la demeure de l'homme. Voilà le discernement, source de quelque perfectibilité. Le Pélopée approvisionne ses larves d'araignées. Voilà l'instinct. Le climat, les degrés de longitude et de latitude, le flux du temps, l'abondance ou la rareté du gibier n'introduisent aucune modification dans ce régime, bien que la larve se montre satisfaite d'autres menus artifi- ciellement servis. Les ancêtres ont été élevés avec des aranéides; leurs successeurs ont consommé semblable mets, et la descendance à venir n'en connaîtra pas d'autre. Aucune circonstance, si favorable fût-elle, ne persuadera jamais au Pélopée que les jeunes criquets, par exemple, valent les araignées, et que sa famille les accepterait volontiers. L'instinct l'enchaîne au régime national. Mais si manque l'Épeire, la proie favorite, ne pourra- t-il plus approvisionner? Il garnira ses magasins tout de même, parce que toute aranéide lui est bonne. Voilà le discernement, dont l'élasticité supplée, dans certaines circonstances, à ce que l'instinct a de trop inflexible. Au milieu de l'innombrable variété de gibier, le chasseur sait INSTINCT ET DISCERNEMENT 75 discerner ce qui est aranéide de ce qui ne l'est pas; de la sorte, il se trouve en mesure de doter toujours sa famille, sans sortir du domaine de son instinct. L'Ammophile hérissée donne à sa larve une seule chenille, volumineuse et paralysée par autant de coups d'aiguillon qu'elle a de centres nerveux dans le thorax et l'abdomen. Sa science chirurgicale pour dompter le monstre, voilà l'instinct dans sa manifestation la plus écrasante contre toute velléité d'y voir une habitude acquise. Que peuvent les hasards heureux, les hérédités de l'atavisme, les améliorations du temps, dans un art qui ne laisse pas d'opérateur pour le pratiquer à l'avenir s'il n'est parfait dès le début? Mais à la chenille grise, sacri- fiée un jour, peut succéder un autre jour la chenille verte, jaunâtre, bariolée. Voilà le discernement, qui, sous un costume très variable, sait fort bien reconnaître la proie réglementaire. Les Mégachiles construisent leurs outres à miel avec des rondelles de feuilles ; certains Anthidies feutrent des sacs en coton ; certains autres façonnent des pots en résine. Voilà l'instinct. Viendra-t-il jamais à quelque esprit aven- tureux la singulière idée que la coupeuse de feuilles pourrait bien avoir débuté par le travail du coton? que l'ouvrier en ouate s'est avisé autrefois ou s'avisera un jour de tailler en rondelles le feuillage du lilas et du rosier? que le pétrisseur de résine a commencé par la glaise? Oui donc oserait se permettre telle supposition? Chacun est invinciblement cantonné dans son art. A l'un, la feuille; au second, la bourre cotonneuse; au troisième, la résine. Jamais il ne s'est fait, jamais il ne se fera de permutation 76 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES dans ces corps de métiers. Voilà l'instinct, qui maintient les travailleurs dans leurs spécialités. En leurs ateliers, pas d'innovations, pas de recettes, fruit de l'expérience, pas de tours de main, progressant du médiocre au bon, du bon à l'excellent. La pratique d'aujourd'hui est l'exacte pratique d'autrefois, et l'avenir n'en connaîtra pas d'autre. Mais si le mode de travailler est immuable, la matière première peut changer. La plante qui donne le coton varie d'espèce suivant les lieux; le végétal oîi doivent se découper les morceaux de feuilles n'est pas le même aux divers points d'exploitation ; l'arbre qui fournit le mastic résineux est un pin, un cyprès, un genévrier, un cèdre, un sapin, d'aspects fort différents. Par quoi sera guidé l'insecte en ses récoltes? Il le sera par le discernement. Ces détails suffisent, ce me semble, sur la distinction fondamentale à établir dans la psychique de l'insecte : l'instinct pur et le discernement. Si l'on confond ces deux domaines, comme on le fait presque toujours, il n'y a plus possibilité de s'entendre; toute clarté s'évanouit dans les nuages d'interminables discussions. Sous le rapport de l'industrie, considérons l'insecte comme un ouvrier versé à fond et de naissance dans un art à principes essentiels invariables; accordons à cet ouvrier inconscient quelque lueur d'intellect qui lui permette de se démêler dans l'iné- vitable conflit des circonstances accessoires; et nous serons, je crois, aussi rapprochés de la vérité que nous le permet, pour le moment, l'état de nos connaissances. La part faite à l'instinct ainsi qu'à ses aberrations lorsque le cours de ses phases est troublé, informons-nous de ce que peut le discernement dans le choix des lieux et INSTINCT ET DISCERNEMENT 77 des matériaux du nid; et après le Pélopée, sur lequel il est inutile d'insister davantage, consultons d'autres exemples, choisis parmi les plus riches en variations. Le Chalicodome des hangars {Chalicodonia riifitarsis Pérez) mérite très bien la dénomination que je me suis cru autorisé à lui donner d'après ses mœurs : il s'établit en populeuses colonies dans les hangars, à la face intérieure des tuiles, où il construit des nids monstrueux, compromet- tants pour la solidité de la toi- ture. Nulle part l'insecte ne déploie plus d'ardeur au travail que dans ces colossales cités, Chalicodome des hangars, grossi I fois 1/2 environ. héritage que les générations se transmettent en l'amplifiant; nulle part il ne trouve meilleur atelier pour l'exercice de son industrie. Il y a large place, abri sec, chaleur modérée, retraite paisible. Mais le spacieux domaine sous la tuile n'est pas à la portée de tous : les hangars librement ouverts et situés en bonne exposition sont assez rares. Aux seuls favorisés du sort échoit pareil emplacement. Où se logeront les autres? Un peu partout. Sans quitter ma demeure je relève, comme base des nids, la pierre, le bois, le verre, les métaux, la peinture, le mortier. La serre, avec sa chaleur d'étuve pendant la belle saison et sa vive illumi- nation équivalant à celle du plein air, est assez fréquentée. Par escouades de quelques douzaines, le Chalicodome ne manque guère d'y bâtir chaque année, tantôt sur le vitrage, tantôt sur les fers de la charpente. D'autres petits essaims s'établissent dans les embrasures des fenêtres, sous la 78 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES corniche de la porte d'entrée, dans l'intervalle entre le mur et un volet maintenu ouvert. D'autres, d'humeur chagrine peut-être, fuient la société et préfèrent travailler isolés, qui dans l'intérieur d'une serrure, d'un tuyau de plomb destiné à l'écoulement des eaux pluviales d'une terrasse, qui dans les moulures des portes et des fenêtres, dans les ornements sommaires de la pierre de taille. Bref, l'exploitation de la maison est générale, pourvu que le réduit soit extérieur, car, remarquons-le bien, l'entre- prenant envahisseur, à l'inverse du Pélopée, ne pénètre jamais dans nos demeures. Le cas de la serre est une exception plus apparente que réelle : l'édifice de verre, largement ouvert toute la belle saison, n'est pour le Chali- codome qu'un hangar un peu plus éclairé que les autres. Là rien n'éveille la méfiance que lui inspire le dedans, l'enfermé. Bâtir sur le seuil d'une porte extérieure, en usurper la serrure, cachette conforme à ses goûts, c'est tout ce qu'il se permet; pénétrer plus avant est aventure qui lui répugne. Pour toutes ces demeures, finalement, le Chalicodome est le locataire gratuit de l'homme; son industrie utilise les produits de notre propre industrie. N'aurait-il pas d'autres établissements? Il en possède, ce n'est pas dou- teux ; il en a de conformes aux antiques usages. Sur une pierre de la grosseur du poing, abritée par le couvert d'une haie, parfois même sur un galet en plein air, je lui vois construire tantôt des groupes de cellules du volume d'une noix, tantôt des dômes rivalisant d'ampleur, de forme et de solidité avec ceux de son collègue ^e Chali- codome des murailles. INSTINCT ET DISCERNEMENT 79 L'appui de la pierre est le plus fréquent, sans être exclusif. J'ai recueilli des nids, de médiocre population il est vrai, sur le tronc des arbres, dans les anfractuosités de l'écorce grossière des chênes. Parmi ceux dont le support était un végétal vivant, j'en mentionnerai deux remarquables entre tous. Le premier était bâti dans les cannelures d'un cierge du Pérou, gros comme la jambe; le second reposait sur une raquette de l'opuntia, figue d'Inde. La féroce armure des deux plantes grasses avait- elle attiré l'attention de l'insecte, qui trouvait dans leurs houppes d'aiguillons un système défensif pour son nid? Peut-être bien. Dans tous les cas, l'essai n'a pas eu d'imi- tateurs : je n'ai plus revu pareille installation. De mes deux trouvailles se dégage une seule conséquence certaine. Malgré leur bizarre structure, sans exemple dans la flore du pays, les deux végétaux américains n'ont pas soumis l'insecte à l'apprentissage des hésitations et des tâton- nements. Celui qui, le premier de sa race peut-être, s'est trouvé en présence de ces nouveautés, a pris possession de leurs cannelures et de leurs raquettes comme il l'aurait fait d'un emplacement familier. D'emblée, les plantes grasses originaires du nouveau monde ont convenu tout aussi bien que le tronc d'un arbre indigène. Le Ghalicodome des galets {Chalicodoma parietinà) n'a rien de cette élasticité dans le choix du support. Le caillou roulé des plateaux arides est ici, quelques très rares exceptions à part, l'unique base de ses constructions. Ailleurs, sous un ciel moins clément, il préfère l'appui de la muraille, qui préserve le nid des neiges prolongées. Enfin le Ghalicodome des arbustes {Chalicodoma rufes- 8o SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES cens Pérez) fixe sa boule de terre à quelque menu rameau de n'importe quel végétal ligneux, depuis le thym, le ciste, la bruyère, jusqu'au chêne, l'orme, le pin. Le relevé des emplacements qui lui conviennent serait presque le cata- logue de la flore ligneuse entière. La variation des lieux où s'installe l'insecte, si affirma- tive en faveur d'un choix déterminé par le discernement, devient encore plus remarquable quand elle est accom- pagnée d'une variation correspondante dans l'architecture des cellules. C'est en particulier le cas de l'Osmie tricorne, qui, faisant emploi de matériaux boueux très altérables par la pluie, a besoin, comme le Pélopée, d'un réduit sec pour ses loges, réduit qu'elle trouve tout préparé et qu'elle utilise tel quel après quelques retouches de déblayage et d'assainissement. Les logis que je lui vois adopter sont surtout les escargots morts sous les tas de pierres et dans les petites murailles sans mortier destinées à soutenir par étages les terres cultivables des collines. A l'exploi- tation des escargots s'adjoint, non moins active, l'exploi- tation des vieilles cellules, soit du Chalicodome des hangars, soit de quelques Anthophores {A. pilipes^ parietina^ perso72ata). N'oublions pas le roseau, très apprécié lorsque, trou- vaille rare, il se présente dans les conditions voulues. Dans son état naturel, en effet, la plante aux robustes cylindres creux ne peut être d'aucune utilité pour l'Osmie, étrangère à l'art de perforer une paroi ligneuse. La galerie d'un entre- nœud doit être bâillante pour que l'insecte puisse en prendre possession. Il faut en outre que le tronçon à section nette soit horizontal, sinon la pluie ramollirait et ferait INSTINCT ET DISCERNEMENT 81 écrouler le fragile édifice de terre; il faut encore que ce tronçon ne repose pas à terre et soit maintenu à distance de l'humidité du sol. Hors de l'intervention de l'homme, involontaire dans l'immense majorité des cas et conduite à dessein par l'expérimentateur, on voit donc que l'Osmie ne trouverait jamais un bout de roseau convenable à son installation. C'est pour elle une acquisition fortuite, une demeure inconnue de sa race avant que l'homme s'avisât de couper des roseaux et d'en faire des claies où se sèchent les figues au soleil. Comment le travail de notre serpette a-t-il fait aban- donner le logement naturel ? Comment la rampe spirale de l'escargot a-t-elle été remplacée par la galerie cylin- drique du roseau? Le passage d'un genre de logis à l'autre s'est-il fait par des transitions graduelles, par des essais tentés, abandonnés, repris et s'affirmant davantage dans leurs résultats à mesure que les générations se répétaient? Ou bien, trouvant à sa convenance le roseau coupé, l'Osmie s'y est-elle installée d'emblée, dédaigneuse de l'antique demeure, l'escargot? C'était à voir, et c'est vu. Disons comment les choses se sont passées. A proximité de Sérignan sont de vastes carrières de calcaire grossier, caractéristique du terrain miocène dans la vallée du Rhône. L'exploitation en date de très loin. Les antiques monuments d'Orange, notamment la colossale façade du théâtre oîi naguère Y Œdipe roi de Sophocle donnait rendez-vous à l'élite intellectuelle, leur doivent la majorité de leurs matérianx. D'autres témoignages confirment ce que dit l'identité de la pierre de taille. Parmi les débris encombrant les fosses à gradins se fait IV. 6 82 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES de temps en temps trouvaille de l'obole marseillaise, goutte d'argent avec empreinte de la roue à quatre rayons, et de quelques monnaies de bronze à l'effigie d'Auguste ou de Tibère. Du travail des vieux temps sont provenus, ici et là disséminés, des amas de rebuts, des entassements de pierrailles où divers hyménoptères, en particulier l'Osmie tricorne, prennent possession de l'escargot mort. Ces carrières font partie d'un grand plateau à peu près désert, tant il est aride. En de telles conditions, l'Osmie, d'ailleurs fidèle aux lieux de naissance, doit peu ou point émigrer de son tas de pierres et quitter l'escargot pour une autre demeure qu'il faudrait aller chercher au loin. Depuis qu'il y a là des monceaux de pierrailles, elle n'a fort probablement d'autre gîte que la coquille de l'hélice. Rien ne dit que les générations d'aujourd'hui ne descendent en filiation directe des générations contem- poraines du carrier qui perdit là son as de Tibère et son obole massaliote. Toutes les circonstances semblent l'affirmer : l'Osmie des carrières est invétérée dans l'art d'utiliser l'escargot; par atavisme, elle ignore à fond le roseau. Eh bien, il s'agit de la mettre en présence de ce nouveau logis. Je recueille en hiver deux douzaines environ de coquilles bien peuplées et je les installe en un coin paisible de mon cabinet, comme je l'ai fait lors de mes recherches sur la répartition des sexes. La petite ruche à façade percée de quarante trous est garnie de bouts de roseau. A la base de la quintuple rangée de cylindres sont déposés les escargots peuplés, et pêle-mêle avec eux INSTINCT ET DISCERNEMENT 85 quelques petites pierres, pour mieux imiter les conditions naturelles. J'y adjoins un assortiment d'escargots vides, dont j'ai nettoyé l'intérieur avec soin pour en rendre le séjour plus agréable à l'Osmie. Le moment de la nidifi- cation venu, l'insecte casanier aura, tout à côté de la maison natale, le choix de deux habitations : le cylindre, nouveauté inconnue de la race, et la rampe spirale, antique manoir des ancêtres. En fin mai, les nids s'achevaient, et les Osmies répon- daient à mon questionnaire. Les unes, la grande majo- rité, s'établirent exclusivement dans les roseaux; les autres restèrent fidèles à l'escargot ou bien confièrent leur ponte partie aux hélices, partie aux cylindres. Chez les premières, innovant l'architecture cylindrique à la place de l'architecture spirale, aucune indécision d'ailleurs que je puisse apprécier : le bout de roseau quelque temps exploré et reconnu bon pour le service, l'insecte s'y installe, et, passé maître du premier coup, sans appren- tissage, sans tâtonnements, sans dispositions léguées par une longue pratique des prédécesseurs, bâtit sa file rectiligne de cellules sur un plan bien différent de ce qu'exige la cavité spirale, d'ampleur croissante. La lente école des siècles, les acquisitions graduelles du passé, les héritages ataviques ne sont alors pour rien dans l'éducation de l'Osmie. Sans noviciat de sa propre part ou de celle des aïeux, l'insecte est versé d'emblée dans le métier qu'il doit faire; il possède, inhérentes à sa nature, les aptitudes réclamées par son industrie : les unes immuables, domaine de l'instinct, les autres flexibles, domaine du discernement. Diviser en 84 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES chambres par des cloisons de boue un logement gratuit, garnir ces chambres d'un amas de farine pollinique avec quelques gorgées de miel dans la partie centrale où doit reposer l'œuf, préparer enfin le vivre et le couvert pour l'inconnu, pour une famille que les mères n'ont jamais vue dans le passé et ne verront jamais dans l'avenir, telle est, en ses traits essentiels, la part de l'instinct de rOsmie. Là, tout est harmoniquement réglé d'avance, inflexible, immanent; l'animal n'a qu'à suivre son aveugle impulsion pour atteindre le but. Mais le logement gratuit offert par le hasard est des plus variables en conditions hygiéniques, en configuration, en capacité. L'instinct, qui ne choisit pas, ne combine pas, laisserait, s'il était seul, l'animal en péril. Pour se tirer d'affaire, dans la complexité des circonstances, l'Osmie possède son petit discernement, qui distingue le sec de l'humide, le solide du fragile, l'abrité du découvert; qui reconnaît valable ou non valable le réduit rencontré et sait y distribuer les loges suivant l'ampleur et la forme de l'espace disponible. Là, de légères variations industrielles sont inévitables, nécessaires; et l'insecte y excelle sans apprentissage aucun, sans habitude acquise, comme vient de l'établir l'expérimentation sur l'Osmie originaire des carrières. Les ressources de l'animal ont quelque élasticité dans d'étroites limites. Ce que son industrie nous apprend à un moment donné n'est pas toujours la mesure complète de son savoir-faire. Il y a en lui des moyens latents, tenus en réserve pour certains cas. De longues générations peuvent se succéder sans les employer; mais qu'une INSTINCT ET DISCERNEMENT 85 circonstance l'exige, et brusquement ces moyens éclatent, affranchis d'essais préalables, de même que jaillit, indé- pendante des lueurs antérieures, l'étincelle virtuellement contenue dans le caillou. Qui ne connaîtrait du moineau que le nid sous la tuile, pourrait-il soupçonner le nid en boule à la cime d'un arbre? Qui ne connaîtrait del'Osmie que le manoir dans l'escargot, s'attendrait-il à lui voir accepter comme demeure un bout de roseau, un canal de papier, un tube de verre? Le moineau, mon voisin, s'avisant de quitter, en un coup de tête, la toiture pour le platane; l'Osmie des carrières, dédaignant la case natale, l'hélice, pour les cylindres de mon art, nous montrent l'un et l'autre combien brusques, spontanées, sont les variations industrielles de l'animal. VI ÉCONOMIE DE LA FORCE A quel stimulant obéit l'insecte quand il utilise les moyens de réserve sommeillant dans sa race? A quoi bon ses variations industrielles? L'Osmie nous livrera son secret sans grande difficulté. Examinons son ouvrage dans un logement cylindrique. J'ai décrit ailleurs, avec amples détails, la structure de ses nids quand la demeure adoptée est un bout de roseau ou tout autre cylindre. Je me borne à résumer ici les traits essentiels de cette nidification. D'abord sont à distinguer trois catégories de roseaux d'après leur calibre : les petits, les moyens et les gros. Je qualifie de petits ceux dont l'étroit diamètre permet tout juste à rOsmie de vaquer sans gêne aux affaires de son ménage. Il faut qu'elle y puisse se retourner surplace pour se brosser le ventre et en faire tomber la charge de pollen après avoir dégorgé le miel au centre de la farine amassée déjà. Si le canal ne permet pas cette manœuvre, si l'insecte est obligé de sortir pour rentrer ensuite à 88 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES reculons afin de se mettre dans la posture propice à la décharge du pollen, le roseau est trop étroit, et l'Osmie ne l'adopte pas volontiers. Les roseaux moyens, et à plus forte raison les grands, laissent à l'approvisionneuse pleine liberté d'action ; mais les premiers n'excèdent pas l'ampleur d'une loge, ampleur conforme au volume du cocon futur, tandis que les seconds, avec leur diamètre exagéré, réclament plusieurs chambres dans un même étage. Ayant le choix, l'Osmie s'établit de préférence dans les roseaux petits. Là le travail de maçonnerie est réduit à son expression la plus simple et consiste à diviser le canal en série rectiligne de loges par des cloisons de terre. Contre la cloison limite antérieure de la cellule qui précède, la mère dresse d'abord un monceau de pollen et de miel ; puis, la ration reconnue suffisante, elle dépose un œuf au centre des vivres. Alors, et seulement alors, elle reprend son ouvrage de plâtrier, et délimite en avant la, nouvelle loge avec une cloison de boue. Cette cloison, à son tour, sert de base à une autre chambre, d'abord approvisionnée et puis fermée; ainsi de suite jusqu'à ce que le cylindre, suffisamment peuplé, reçoive, à l'orifice, un épais tampon final. En un mot, ce qui caractérise ce mode de nidification, le plus sommaire de tous, c'est la cloison d'avant, non entreprise tant que l'approvisionne- ment n'est pas au complet; c'est le dépôt des vivres et de l'œuf, antérieur au travail du plafond. A première vue, tel détail ne mérite guère attention : avant d'y sceller un couvercle, ne convient-il pas de remplir le pot? L'Osmie propriétaire d'un roseau moyen ÉCONOMIE DE LA FORCE ^ n'est pas du tout de cet avis, et d'autres plâtriers par- tagent là-dessus son opinion, comme nous le reconnaî- trons ailleurs au sujet de l'Odynère nidulateur. Ici se montre en pleine lumière un de ces moyens latents tenus en réserve pour les occasions exceptionnelles et brusque- ment mis en usage, quoique parfois très éloignés de l'habituelle pratique. Si le roseau, sans excéder outre mesure l'ampleur nécessaire au cocon, est cependant trop spacieux pour donner appui convenable sur sa paroi au moment oii se dégorge le miel et se dépose à coups de brosse la poussière pollinique, l'Osmie change de fond en comble l'ordre de son travail : elle dresse d'abord la cloison, et puis elle approvisionne. Sur le pourtour du canal, elle élève un anneau de boue qui, par la répétition des voyages au mortier, devient finalement un diaphragme complet, moins un orifice latéral, une sorte de chatière ronde, juste suffisante au passage de l'insecte. La loge ainsi délimitée et presque intégralement close, l'Osmie s'occupe des provisions et de la ponte. Retenue aux bords de la chatière tantôt par les pattes d'arrière, tantôt par les pattes d'avant, elle y trouve sustentation pour se vider le jabot et se brosser le ventre; elle y prend base d'appui dans les petits efforts de ces diverses manœuvres. La paroi du canal étroit off"rait directement cette base, et la cloison de terre était différée jusqu'à complet monceau de vivres surmonté de l'œuf; le canal actuel, trop large, laisserait l'insecte se démener sans résultat dans le vide, et la cloison avec chatière de service précède les provisions. Le travail présent est un peu plus dispendieux que le premier, en m.atériaux 90 SOUVENIRS ENTOMOLGGIOUES d'abord, à cause du diamètre du roseau, et puis en temps, ne serait-ce que par rapport à la chatière, œuvre délicate, non utilisable tant qu'elle n'a pas pris quelque consis- tance par la dessiccation. Aussi l'Osmie, économe de son temps et de ses forces, n'accepte les roseaux moyens qu'à défaut des petits. Pour lui faire accepter les grands, il faut des circon- stances bien graves, qu'il me serait impossible de préciser. Peut-être est-ce pressée par la ponte, et tout autre abri manquant dans le voisinage, qu'elle se décide à faire usage de ces demeures spacieuses. Si mes ruches à cylindres m'ont fourni en tel nombre que j'ai voulu des roseaux peuplés de la première et de la seconde catégorie, elles ne m'en ont donné de la troisième qu'une demi- douzaine au plus, malgré mes soins de garnir les appareils d'un assortiment varié. La répugnance de l'Osmie pour les gros cylindres a sa raison d'être. Le travail, en effet, est plus long et plus dispendieux avec de larges diamètres. L'examen d'un nid construit dans ces conditions suffit pour nous en convaincre. Il se compose alors, non d'une file de chambres obtenues par de simples cloisons transversales, mais d'un amas confus de loges grossièrement polyédri- ques, adossées l'une à l'autre, avec tendance à se grouper par étages sans y parvenir, tant la portée des voûtes que réclamerait leur distribution régulière dépasse les moyens d'action du constructeur. L'édifice n'est pas beau de géométrie; il est encore moins satisfaisant d'économie. Dans les précédentes constructions, la paroi du roseau fournissait la majeure part de l'enceinte, et le travail se ECONOMIE DE LA FORCE 91 bornait à une cloison par cellule. Ici, sauf à la périphérie où le canal donne gratuite base, tout est à maçonner : le plancher, le plafond, les faces de la loge polyédrique, tout se fait avec du mortier. La construction est presque aussi onéreuse en matériaux que celle du Chalicodome et du Pélopée. Elle doit être, en outre, assez difficultueuse, vu son irrégularité. Accommodant par à peu près aux angles rentrants des cellules déjà bâties les angles saillants de la cellule entreprise, l'Osmie élève des murs plus ou moins courbes, normaux ou obliques, qui se coupent suivant des incidences variables et demandent pour chaque loge un plan nouveau, compliqué, fort différent de celui de l'architecture à diaphragmes ronds et parallèles. De plus, dans cet ordre composite, l'étendue des recoins laissés disponibles par le travail antérieur non calculé décide en partie de la répartition des sexes, car, d'après l'ampleur de ces recoins, les murs élevés circonscrivent tantôt une capacité plus grande, demeure d'une femelle, et tantôt une capacité moindre, demeure d'un mâle. Les logements spacieux ont ainsi pour l'Osmie double inconvénient : ils augmentent beaucoup la dépense en matériaux; ils établissent dans les couches profondes, parmi les femelles, des mâles, dont la place, à cause de leur éclosion précoce, est bien mieux dans le voisinage de l'orifice de sortie. J'en ai la conviction : si l'Osmie refuse les gros roseaux et ne les accepte qu'à la dernière extrémité, quand il n'y en a pas d'autres, c'est qu'un surcroît de travail et un mélange des sexes lui répugnent. L'escargot n'est alors pour elle qu'un médiocre logis. 92 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES volontiers abandonné s'il s'en présente un meilleur. Sa cavité, d'ampleur croissante, est un moyen terme entre le petit cylindre adopté de préférence à tout autre, et le gros C3^1indre accepté seulement en cas de pénurie. La spire, dont les tours initiaux ne sont pas employés comme trop étroits, possède, en sa région moyenne, un diamètre convenable aux cocons rangés sur une file. Là, les choses se passent comme dans un excellent roseau, la courbure hélicoïdale ne modifiant en rien la structure d'usage pour une direction rectiligne. Aux distances voulues, des diaphragmes circulaires sont dressés, avec lucarne de service ou sans lucarne, suivant le diamètre. Ainsi se délimitent, l'une à la file de l'autre, les premières cellules, exclusivement réservées aux femelles. Puis vient le der- nier tour, beaucoup trop large pour une rangée unique. Maintenant reparaissent, exactement comme dans un roseau de fort diamètre, le dispendieux excès de maçon- nerie, l'agencement désordonné des cellules et le mélange des sexes. Cela dit, revenons à l'Osmie des carrières. Pourquoi lorsque je leur présente à la fois des hélices et des roseaux convenables, les vieilles habituées de l'escargot préfèrent- elles ces derniers, dont leur race très probablement n'a jamais fait usage? La majeure part dédaigne la case des ancêtres et adopte d'enthousiasme mes tubes. Quelques- unes, il est vrai, se logent dans l'escargot; et encore, parmi celles-ci, j'en vois d'assez nombreuses revenir à l'habitation natale pour utiliser l'héritage, sans grand travail, au moyen de quelques réparations. D'où provient, dis-je, cette préférence générale pour le cylindre, encore ECONOMIE DE LA FORCE 93 inusité? La réponse ne saurait être que celle-ci : de deux gîtes disponibles, l'Osmie choisit celui qui donne bonne demeure aux moindres frais. Elle économise ses forces en restaurant un vieux nid; elle les économise en rempla- çant l'hélice par le roseau. L'industrie animale obéirait-elle, comme la nôtre, à la loi d'économie, loi souveraine qui régente notre machine industrielle de même qu'elle régente, tout semble l'affirmer du moins, la sublime machine de l'univers? Creusons davantage la question, appelons en témoignage d'autres travailleurs, ceux surtout qui, mieux outillés peut-être, dans tous les cas mieux dispos pour le rude labeur, atta- quent de front les difficultés de leur métier et dédaignent les établissements étrangers. De ce nombre sont les Chalicodomes. Celui des galets ne se décide à bâtir un dôme tout neuf que lorsque lui manquent les vieux nids non encore ruinés. Les mères, sœurs apparemment et légitimes héri- tières du domaine, se disputent, en des rixes acharnées, le domicile de famille. La première qui, par le droit du plus fort, en a pris possession, se campe sur le dôme, et là, de longues heures, elle surveille les événements en se lustrant les ailes. Si quelque prétendante survient, de chaudes bourrades à l'instant la délogent. Ainsi sont utilisés les vieux nids tant qu'ils ne sont pas devenus masures inhabitables. Sans être aussi jaloux de l'héritage maternel, le Chali- codome des hangars utilise avec ardeur les cellules d'où sa génération est sortie. Le travail, dans l'énorme cité sous la toiture, commence par là. Les vieilles loges, dont 94 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES le débonnaire propriétaire cède d'ailleurs une partie à rOsmie de Latreille ainsi qu'à l'Osmie tricorne, sont d'abord assainies, expurgées de plâtras, puis approvi- sionnées et closes. Quand toutes les pièces accessibles sont occupées, la construction en plein commence et couvre d'une nouvelle couche de cellules l'édifice anté- rieur, d'une année à l'autre plus massif. Le Chalicodome des arbustes, avec ses nids globuleux, guère plus gros que des noix, m'avait laissé d'abord indécis. Fait-il usage des vieilles constructions? les aban- donne-t-il pour toujours? Aujourd'hui l'indécision fait place à la certitude : il les utilise très bien. Plusieurs fois je l'ai surpris logeant sa famille dans les chambres vides d'un nid où, sans doute, il était né lui-même. Il y a pour lui, comme pour son congénère des galets, retour au domicile natal et rixes de prise de possession. De même encore que l'artiste en dômes, c'est un solitaire, désireux d'exploiter seul le maigre héritage. Parfois cependant le nid, d'un volume exceptionnel, se prête à la multiplicité des occupants, qui vivent en paix, chacun à ses affaires, comme cela se passe dans les colossales ruches des hangars. Si la colonie est quelque peu nombreuse et si le patrimoine se transmet deux ou trois années avec nouvelle assise de maçonnerie, la boule habituelle, com- parable à une noix, devient boulet de la grosseur des deux poings. J'ai recueilli sur un pin un nid de Chalico- dome des arbustes dont le poids atteignait un kilogramme et dont le volume égalait celui d'une tête d'enfant. Un rameau guère plus gros qu'une paille lui servait de sup- port. A la vue fortuite de ce bloc balancé au-dessus du ECONOMIE DE LA FORCE 95 point où je m'étais assis, la mésaventure de Garo me traversa l'esprit. Si de tels nids abondaient sur les arbres, qui chercherait l'ombrage risquerait fort d'être assommé. Après les maçons, les charpentiers. Dans la corpora- tion des travailleurs du bois, le plus robuste est le Xylo- cope, très grosse abeille, d'aspect peu rassurant, à costume de velours noir et teinte violacée des ailes. Pour demeure, la mère donne à ses larves une galerie cylindrique qu'elle creuse dans le bois mort. Les solives de rebut longtemps abandonnées à l'air, les pieux soutenant les treilles, les grosses pièces de combustible vieillies au dehors, en tas devant la porte de la ferme, souches, troncs d'arbre, fortes branches de toute espèce, sont ses chantiers préférés. Solitaire et tenace dans le travail, elle y fore, parcelle à parcelle, des couloirs ronds, du calibre du pouce, aussi nets que s'ils étaient l'ouvrage d'une tarière. Un monceau de sciure s'accumule à terre, témoignage de l'âpre besogne. Ordinairement le même orifice donne accès dans deux ou trois couloirs parallèles. La multiplicité des galeries exige de celles-ci longueur moindre pour contenir la ponte entière; ainsi s'évitent les longues séries, toujours diffîcultueuses quand vient le moment de l'éclosion; les pressés de sortir et les retardataires se gênent moins les uns les autres. La demeure obtenue, le Xylocope se conduit comme rOsmic en possession d'un roseau. Des provisions sont amassées, l'œuf est pondu, et la chambre est close en avant avec une cloison de sciure de bois. Ainsi se poursuit le travail jusqu'à peuplement complet des deux ou trois couloirs dont le logis se compose. Amasser des vivres et 96 SOUVENIRS ENTOMOLO GIGUES dresser des cloisons ne sont pas œuvre modifiable dans le programme du Xylocope ; aucune circonstance ne peut affranchir la mère de pourvoir elle-même à la nourriture de sa famille et d'isoler ses larves l'une de l'autre pour l'éducation cellulaire. Seul le percement des galeries, partie la plus laborieuse de l'ouvrage, se prête, en d'heureuses occasions, à l'économie. Eh bien, le robuste charpentier, si peu soucieux qu'il soit de la fatigue, sait-il profiter de ces occasions heureuses? sait- réS!°d?i/s. ^^ utiliser des demeures qu'il n'a pas forées lui-même? Mais oui : tout autant qu'aux divers Chalicodomes, un logis gratuit lui convient. Il connaît aussi bien qu'eux les avantages économiques d'un vieux nid encore en bon état; il s'établit, autant que possible, dans les galeries des prédécesseurs, après en avoir rafraîchi la paroi par un grattage superficiel. Il fait mieux encore. Il accepte volontiers des logements où jamais n'est intervenu l'outil perforateur de n'importe quel ouvrier. Les gros roseaux entremêlés aux lattes pour le soutien des treilles sont des trouvailles très appréciées, lui donnant sans frais somptueuses galeries. Ici nul travail d'acquisition, ou travail fort réduit. L'insecte, en effet, ne pratique pas d'orifice latéral, qui lui permettrait d'occuper la cavité délimitée par deux nœuds; il préfère l'orifice du bout tronqué par la serpette de l'homme. Si la cloison qui suit est trop rapprochée et ne donne pas logis de longueur ECONOMIE DE LA EORCË 97; suffisante, le Xylocopc la détruit, travail aisé, nulle- ment comparable à ce qu'exigerait une entrée par le flanc, durci de silice. Ainsi s'obtient, avec la moindre dépense de force, une spacieuse galerie faisant suite au court vestibule, œuvre de la serpette. Guidé par ce qui se passait sur les treilles, j'ai offert à l'abeille noire l'hospitalité de mes ruches à roseaux. Dès les premiers essais, l'insecte a bien accueilli mes avances; chaque printemps, je le vois visiter mes séries de cylin- dres, faire choix des meilleurs et s'y installer. Son ouvrage, réduit au minimum par mon intervention, se borne aux cloisons, dont les matériaux s'obtiennent en raclant un peu la paroi du canal. Comme excellents ouvriers en charpente, après les Xylocopes viennent les Lithurgues, dont ma région possède deux espèces : le Litîiurgiis cornutus Fab., et le Lithurgus chrysurus Boy. Par quelle aberration de nomenclature a-t-on appelé Lithurgues, travailleurs de la pierre, des insectes qui travaillent exclusivement le bois? J'ai surpris le premier, plus robuste, se creusant des galeries dans une forte pièce de chêne qui servait de cintre à une porte d'écurie; j'ai toujours vu le second, plus répandu, s'établir dans le bois mort, mûrier, cerisier, amandier, peuplier, encore debout. L'ouvrage de ce dernier est, en petit, exactement l'ouvrage du Xylocope. Un même orifice d'entrée donne accès dans trois ou quatre galeries parallèles, rapprochées en groupe serre; et ces galeries sont subdivisées en cellules par des cloisons de sciure de bois. A l'exemple de la grosse abeille char- pentière, le Lithurgus clirysurus sait éviter le pénible IV. 7 98 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Lithurgus clirysurus, grossi I fois 3/5. travail du forage lorsque l'occasion s'en présente : je trouve ses cocons presque aussi souvent logés dans de vieux dortoirs que dans des nouveaux. Lui aussi est enclin à faire économie de force en utilisant l'œuvre des prédéces- seurs. Je ne désespère pas de lui voir adopter le roseau si quel- que jour, riche d'une popula- tion suffisante, je m'avise de le soumettre à cette épreuve. Je ne dirai rien du Litliurgus cornutus, surpris une seule fois à sa besogne de char- pentier. Les Anthophores, hôtes des nappes terreuses à pic, affirment, dans la corporation des mineurs, la même tendance à l'économie. Trois espèces, A. paiHetina, personata et pilipes, y creusent de longs corridors con- duisant aux cellules, çà et là disséminées une à une. Ces couloirs de service restent ouverts en toute saison. Quand vient le printemps, la popula- tion nouvelle les utilise tels quels tant qu'ils sont bien con- servés dans la masse argilo-ter- reuse cuite par le soleil; elle les prolonge au besoin, les ramifie davantage, mais ne se décide à des forages en terrain neuf que lorsque l'an- tique cité, semblable à quelque monstrueuse éponge par la multiplicité de ses labyrinthes, devient périlleuse faute de solidité. Les niches ovalaires, les cellules qui Anthophora parietina, grossie i fois 1/2 environ. ECONOMIE DE LA FORCE 99 débouchent dans ces corridors, sont pareillement mises à profit. L'Anthophore en restaure l'entrée qu'a ruinée la sortie récente de l'insecte; elle en lisse la paroi avec une nouvelle couche de badigeon; et, sans autre travail, le logement est apte à recevoir l'amas de miel et l'œuf. Quand sont occupées les vieilles cellules, insuffisantes en nombre et en outre occupées en partie par divers intrus, le forage de cellules nouvelles, sur le prolonge- ment des galeries, achève de loger le reste de la ponte. Ainsi s'obtient, aux moindres frais, l'établissement de l'essaim. Pour terminer ces sommaires aperçus, changeons de cadre zoologique; et puisque nous avons déjà parlé du moineau, consultons-le sur son talent de constructeur. Son nid primordial est la grosse boule de pailles, de feuilles mortes, de plumes, dans l'enfourchure de quel- ques rameaux. C'est coûteux en matériaux, mais prati- quable partout lorsque manquent le trou de la muraille et le couvert de la tuile. Quels motifs ont décidé l'abandon de l'édifice globuleux? Suivant toute apparence, les mêmes motifs qui portent l'Osmie à quitter, pour l'éco- nomique cylindre du roseau, la spirale de l'escargot, où se fait plus laborieuse consommation de glaise. En prenant domicile dans le trou de la muraille, le moineau s'affranchit de la majeure part de son travail. Ici ne sont plus nécessaires le dôme qui garantira de la pluie et les parois épaisses qui résisteront au vent. Un simple matelas suffit; la cavité du mur fournit tout le reste. L'économie est grande, et le moineau, pas plus que l'Osmie, ne s'y montre indifférent. 100 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Ce n'est pas à dire que l'art primitif ait disparu, mis à néant par l'oubli; c'est un trait indélébile de l'espèce, toujours prêta s'affirmer si les circonstances le demandent. Les couvées d'aujourd'hui en sont douées aussi bien que les couvées d'autrefois; sans apprentissage, sans l'exemple d'autrui, elles ont en elles, à l'état virtuel, l'aptitude industrielle des ancêtres. Que le stimulant de la nécessité l'éveille, et cette aptitude passera brusque- ment de l'inaction à l'action, comme nous l'a montré le couple laissant le toit pour le platane. Lors donc que le moineau se livre, de temps en temps encore, à la con- struction globulaire, ce n'est pas progrès de sa part, ainsi qu'on le prétend parfois; c'est recul, au contraire, c'est retour aux antiques usages, onéreux en travail. Il ne se comporte pas autrement que l'Osmie qui, faute d'un roseau, s'accommode d'une hélice, d'emploi plus difficul- tueux, mais de rencontre plus aisée. Le cylindre et le trou de la muraille, voilà le progrès ; la spirale de l'escargot et le nid en boule, voilà le début. C'est assez, je pense, pour mettre en lumière la con- clusion où conduit l'ensemble des faits analogues à ceux que je viens de rapporter. Dans l'industrie animale se manifeste une tendance vers la réalisation du nécessaire avec les moindres frais ; l'insecte nous affirme à sa manière l'économie de la force. D'une part, l'instinct lui impose un art immuable dans ses traits fondamentaux; d'autre part, une certaine latitude lui est laissée dans les détails pour profiter des circonstances favorables et parvenir au but requis avec la moindre dépense en temps, en maté- riaux, en fatigue, les trois éléments du travail mécanique. ECONOMIE DE LA FORCE loi Le problème de haute géométrie résolu par l'abeille domestique n'est qu'un cas particulier, superbe il est vrai, de cette loi générale d'économie qui paraît régir l'ani- malité entière. Les cellules de cire à maximum de capacité pour un minimum d'enceinte sont, avec une merveilleuse science en plus, l'équivalent des loges de l'Osmie réduites au minimum de maçonnerie par le choix d'un roseau. L'artisan en bouc et l'artisan en cire obéissent à la même tendance : ils économisent. Savent-ils ce qu'ils font? Qui donc oserait l'avancer pour l'abeille, aux prises avec son problème transcendant? Les autres, dans la rusticité de leur art, n'en savent pas davantage. Chez eux, nul calcul, nulle préméditation, mais obéissance aveugle à la loi de l'harmonie générale. VII LES MÉGACHILES Il ne suffit pas que l'industrie animale sache se plier, dans une certaine mesure, aux exigences fortuites pour le choix de l'emplacement du nid; la prospérité de la race impose une autre condition, que ne saurait remplir l'inflexibilité de l'instinct. Dans l'assise extérieure de son nid, le pinson, par exemple, fait abondamment entrer le lichen. C'est sa méthode à lui pour fortifier l'édifice et maintenir dans un moule robuste d'abord le sommier de mousses, de fines pailles, de radicelles, et puis le délicat matelas de plumes, de laine, de duvet. Mais si vient à manquer le lichen consacré par l'usage, l'oiseau s'abstien- dra-t-il de nidifier? Renoncera- t-il aux joies de la couvée parce qu'il n'a pas de quoi fonder suivant les règles l'établissement de la famille? Non, le pinson n'est pas embarrassé pour si peu; il se connaît en matériaux, il est au courant des équivalents botaniques, A défaut des lanières des évernics, il cueille les longues barbes des usnées, les rosaces des parmélics, 104 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES les membranes des stictes arrachées par lambeaux ; s'il ne trouve pas mieux, il s'accommode des touffes buisson- nantes des cladonies. En lichénologue pratique, lorsqu'une espèce est rare ou manque dans le voisinage, il sait se rabattre sur d'autres, de forme, de coloration, de consis- tance très diverses. Et si, par impossible, le lichen manquait, je crois au pinson assez de talent pour savoir s'en passer et construire la base de son nid avec quelque grossière mousse. Ce que nous apprend l'artisan en lichens, les autres oiseaux travaillant les matériaux textiles nous le répéte- raient. Chacun a sa flore de prédilection, à peu près constante si la récolte ne présente pas de difficultés, et riche en auxiliaires si le végétal préféré fait défaut. La botanique de l'oiseau mériterait examen; il serait inté- ressant de faire, pour chaque espèce, le relevé de son herbier industriel. De pareilles études ne citons qu'un trait, pour ne pas nous écarter outre mesure de notre sujet. La pie-grièche écorcheur {Lanius colhirio), la plus fréquente du genre dans ma région, est remarquable par sa féroce manie des fourches patibulaires, les épines des buissons, où elle accroche et laisse faisander les pièces volumineuses de son gibier, oisillons à peine emplumés, petits lézards, sauterelles, chenilles, scarabées. A cette passion du gibet, ignorée des gens de la campagne, du moins dans mon entourage, elle en joint une autre, inno- cente passion botanique, tellement accentuée que chacun, jusqu'au moindre dénicheur, est au courant de l'affaire. Son nid, massive construction, n'a guère d'autres maté- Pi.. V Lti Pu'-i]ru\-I.H' ccofcl^c LES MEGACHILES 105 riaux qu'une plante grisâtre, très cotonneuse, fort répandue dans les moissons. C'est le Filago spatlmlata des botanistes, auquel s'adjoint pour le même usage, mais avec moins de fréquence, le Filago germanica. L'un et l'autre portent en provençal la dénomination àlierbo doit tarnagas, herbe de la pie-grièche. Ce nom populaire nous affirme hautement combien l'oiseau reste fidèle à sa plante. Pour avoir frappé l'homme des champs, observa- teur fort médiocre, il faut que le choix de la pie-grièche en matériaux soit d'une rare constance. Serions-nous en présence d'un goût exclusif? Pas le moins du monde. Si les Filago abondent dans la plaine, ils deviennent rares, introuvables, sur les collines arides; d'autre part, l'oiseau ne se livre pas à des recherches lointaines et cueille ce qu'il trouve de convenable dans le voisinage de son arbre, de son buisson. Mais en terrain sec foisonne le Micropiis erectus, l'équivalent du Filago pour le menu feuillage cotonneux et les petits amas de fleurs semblables à des pilules de bourre. C'est court, il est vrai, et peu propice à l'entrelacement. Quelques longs brins d'une autre plante ouatée, l'immortelle sauvage, Helichrysum stœchas, intercalés çà et là, donneront du corps à la construction. Ainsi se tire d'affaire la pie-grièche 'en pénurie des matériaux favoris; sans sortir de la même famille botanique, elle sait trouver et employer des équi- valents parmi les fines tiges vêtues de coton. Elle sait même sortir de la famille des Composées et glaner un peu partout. Voici le résultat de mes herbo- risations aux dépens de ses nids. Deux genres sont à distinguer dans la classification sommaire de la pie- ïo6 SOUVENIRS ENTOMOLOGICUES grièche : les végétaux cotonneux et les végétaux glabres. Parmi les premiers, mes récoltes signalent : Cojivolvulus caniabrica, Lottes symmetrictis , Teucriuni poliiim^ sommités fleuries du Phi'aginites commimis; parmi les seconds : Medicago hiptilina, Trifolium repens, Lathyrits pratensis, Capsella biirsa pastoris, Vicia peregrina, Convolvulus arvensis, Pterotheca nemausensis, Poa pratensis. Cotonneuse, la plante forme la presque totalité du nid; tel est le cas du Convolvulus cantabrica; glabre, elle n'en forme que la charpente, destinée à maintenir un amas croulant de Micropiis; tel est le cas du Convolvulus arvensis. En faisant cette collection, que je suis bien loin de donner comme l'herbier complet de l'oiseau, un détail me frappa par son imprévu : des diverses plantes, je ne trouvais que les sommités en bouton; de plus, tous les brins, quoique secs, possédaient la coloration verte de l'état vivant, signe d'une rapide dessiccation au soleil. Sauf quelques exceptions, la pie-grièche ne glane donc pas les débris morts, altérés par le temps ; elle fauche du bec le végétal vivant, elle fait sa fenaison, qui se fane au soleil avant d'être mise en œuvre. Je l'ai surprise un jour sautillant et donnant du bec sur les rameaux d'un liseron de Biscaye. Elle abattait ses foins, elle en jonchait le sol. Le témoignage de la pie-grièche, confirmé par celui de tous les ouvriers tisseurs, vanniers, bûcherons qu'il nous conviendrait d'invoquer, nous montre quelle large part revient au discernement de l'oiseau dans le choix des matériaux du nid. L'insecte est-il aussi bien doué? S'il LES MEGACHILES 107 travaille des matières végétales, est-il exclusif? Hors d'une plante déterminée, son domaine, ne connaît-il plus rien? A-t-il, au contraire, pour le service de ses manufactures, une flore variée o\x s'exerce le libre choix de son discer- nement? A ces questions peuvent répondre, par excellence, les coupeuses de feuilles, les Mégachiles. Réaumur a donné l'histoire de leur industrie avec d'amples dévelop- pements ; je renvoie aux Mémoires du maître le lecteur désireux de certains détails supprimés ici. Qui sait regarder dans son jardin remarque, un jour ou l'autre, sur les feuilles du lilas et du rosier, d'étranges découpures, les unes rondes, les autres ovalaires, pareilles à des festons, œuvre de ciseaux adroits et désœuvrés. Par endroits, le feuillage de l'arbuste est presque réduit aux nervures, tant les rondelles enlevées l'ont appauvri. Une abeille à costume grisâtre, un Mégachile, est l'auteur de ces dentelures. Pour siseaux, elle a les mandibules; pour compas, donnant tantôt l'ovale et tantôt le cercle, elle a le pivotement du corps guidé par le coup d'œil. Avec les pièces détachées se fabriquent des outres de la forme d'un dé à coudre, destinées à contenir la pâtée de miel et l'œuf; les plus grandes, taillées en ovales, donnent le fond et les parois; les moindres, taillées en ronds, sont réservées pour le couvercle. Une série de pareilles outres, disposées bout à bout en nombre variable, qui peut atteindre et dépasser la douzaine, mais fréquemment reste en dessous, tel est, en peu de mots, l'ouvrage de la coupeuse de feuilles. Extrait de la cachette oi!i la mère l'a manufacturé, le cylindre de cellules semble un tout indivisible, une sorte io8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES de canal obtenu en tapissant de feuilles quelque galerie creusée en terre. La réalité ne répond pas aux apparences : sous le moindre effort des doigts, ce cylindre se fragmente en tronçons pareils, qui sont autant de loges indépen- dantes des voisines pour le fond aussi bien que pour le couvercle. Ce fractionnement spontané nous renseigne sur la marche du travail, conforme d'ailleurs aux méthodes adoptées par les autres apiaires. Au lieu d'un fourreau commun de feuillage, subdivisé plus tard en loges par des cloisons transversales, le Mégachile construit un chapelet d'outrés distinctes dont chacune est terminée avant que soit commencée la suivante. A pareil ouvrage il faut un étui qui tienne les morceaux en place tout en leur donnant la courbure convenable. Tel que le donne l'ouvrière, en effet, le sac de feuilles manque de stabilité; ses nombreuses pièces, non agglutinées entre elles et simplement juxtaposées, se dissocient, s'éboulent dès que manque l'appui du canal qui les maintient assemblées. Plus tard, lorsqu'elle file son cocon, la larve instille un peu de son liquide à soie dans les intervalles et soude entre elles les pièces, surtout les intérieures, si bien que le sac croulant du début devient coffret solide dont il n'est plus possible d'isoler en entier les éléments. L'étui défensif, en même temps moule d'assemblage, n'est pas l'œuvre de la mère. Comme la grande majorité des Osmies, les Mégachiles ignorent l'art de se créer directement un domicile; il leur faut un logis d'emprunt, très variable, du reste. Les galeries désertes des Antho- phores, les boyaux de mine des gros lombrics, les forages LES MEGACHILES 109 pratiqués dans le bois par la larve du Cérambyx, les masures du Chalicodome des galets, les vieux nids de rOsmie tricorne dans l'escargot, les bouts de roseau quand il s'en présente, les interstices des murs, sont autant de demeures à l'usage des coupeuses de feuilles, qui choi- sissent chacune tel ou tel autre établissement d'après les goûts propres à leur espèce. Pour la précision, quittons les généralités et portons notre examen sur une espèce déter- minée. Je choisis d'abord le Mégachile à ceintures blanches, ^^^&^^^''^^ « ceintures blanches, '^ grossi I fois 8/5. MegacJiile albo-cincta Ferez, non à cause de particularités exceptionnelles, mais uniquement parce que cet apiaire a laissé dans mes archives les notes les plus étendues. Sa demeure habi- tuelle est le puits d'un lombric ayant jour sur quelque talus argileux. Vertical ou oblique, ce puits descend à une profondeur indéfinie, où l'hyménoptère trouverait milieu trop humide. D'ailleurs la sortie future, lors de l'éclosion de l'insecte adulte, serait périlleuse s'il fallait remonter d'une région profonde à travers des éboulis. Le Mégachile n'utilise donc de la galerie du ver que la portion antérieure, deux décimètres au plus. Que faire du reste du boyau? C'est un canal d'ascension, favo- rable aux entreprises de l'ennemi; quelque ravageur souterrain pourrait venir par cette voie et ruiner le nid en attaquant à l'arrière la file de cellules. Le péril est prévu. Avant de façonner sa première outre à miel, l'abeille obstrue le couloir avec une forte no SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES barricade composée des seuls matériaux en usage dans la corporation des Mégachiles. Des fragments de feuilles sont empilés sans beaucoup d'ordre, mais assez nombreux pour faire sérieux obstacle. Il n'est pas rare de compter dans le rempart de feuillage quelques douzaines de pièces roulées en cornets et agencées l'une dans l'autre à la façon d'une pile d'oubliés. Pour ce travail de forti- fication, les délicatesses de l'art paraissent inutiles; du moins les morceaux de feuille sont la plupart irréguliers. On voit que l'insecte les a taillés à la hâte, sans méthode et sur un autre patron que celui des morceaux destinés aux cellules. Un autre détail me frappe dans la barricade. Les éléments en sont empruntés à des feuilles robustes, fortement nervées, cotonneuses. J'y reconnais les jeunes feuilles de la vigne, pâles et veloutées; celles du ciste à fleurs rouges {Cistus albidus), doublées d'un feutre de poils; celles de l'yeuse, choisies naissantes et hirsutes; celles de l'aubépine, lisses, mais coriaces; celles du grand roseau, la seule monocotylédone exploitée, à ma connais- sance, par les Mégachiles. Dans la construction des cellules, je vois, au contraire, prédominer le feuillage lisse, notamment celui du rosier sauvage et du vulgaire acacia, le robinier. Il semblerait donc que l'insecte distingue deux genres de matériaux, sans apporter néanmoins dans le choix un scrupule rigoureux excluant tout mélange. Les feuilles à fortes dentelures, dont les saillies achèvent de se détacher par un rapide coup de ciseaux, fournissent en général les assises de la barricade ; les folioles du robinier, avec leur tissu fin et leur bord LES MEGACHILES m uni, conviennent mieux pour le travail de précision des cellules. Un rempart à l'arrière, dans le puits du lombric, est précaution judicieuse, tout à l'éloge de la coupeuse de feuilles; seulement il est fâcheux, pour la renommée des Mégachiles, que cette barrière défensive parfois ne défende rien du tout. Ici se montre, sous un nouvel aspect, cette aberration de l'instinct dont j'ai donné quelques exemples dans un précédent chapitre. Mes notes gardent souvenir de diverses galeries bourrées de mor- ceaux de feuilles jusqu'à l'orifice, à fleur de terre, et dépourvues totalement de cellules, même d'une simple ébauche. C'étaient là des fortifications absurdes, d'utilité nulle; l'abeille néanmoins, loin de traiter négligemment la chose, avait été prodigue d'assiduité dans sa vaine besogne. Telle de ces galeries inutilement barricadées me fournit une centaine de morceaux de feuilles disposés en piles d'oubliés; telle autre m'en donne jusqu'à cent cinquante. Pour la défense d'un nid peuplé il suffit de deux douzaines et même de moins. Quel but poursuivait donc la coupeuse de feuilles avec son amoncellement outré? Je voudrais croire que, le gîte reconnu périlleux, elle avait exagéré l'amas afin de proportionner le rempart à la gravité du péril. Puis, au moment d'entreprendre les cellules, elle avait disparu, peut-être dépaysée par un coup de mistral, peut-être victime d'un accident. Lacaiise des Mégachiles ne peut invoquer ce moyen de défense. La preuve en est palpable : lesdites galeries sont barri- cadées jusqu'à fleur de terre; il n'y a plus place, abso- lia SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES lument plus, pour loger ne serait-ce qu'un seul œuf. Quel but, me demanderai-je encore, poursuivait alors l'obstinée empileuse d'oubliés? Avait-elle réellement un but? Je n'hésite pas à répondre non. Ma négation a pour raison d'être ce que m'ont appris les Osmies. Ailleurs j'ai raconté comment l'Osmie tricorne, sur la fin de sa vie, alors que les ovaires sont épuisés, dépense en travaux inutiles ce qui lui reste d'activité. Née laborieuse, le repos de la retraite lui pèse; à ses loisirs il faut une occupation. N'ayant rien de mieux à faire, elle dresse des cloisons; elle subdivise un canal en cellules qui resteront vides; elle clôt d'un épais tampon des roseaux ne contenant rien du tout. Ainsi s'épuise en de vains travaux le peu de forces du déclin. Les autres apiaires constructeurs ont semblable conduite. Je vois des Anthidies se mettre en frais de nombreuses balles de coton pour boucher des galeries où jamais œuf n'a été déposé; je vois des Chalicodomes édifier, puis fermer suivant toutes les règles des cellules qui resteront non approvisionnées, non peuplées. Les inutiles et longues barricades des Mégachiles sont alors des ouvrages de fin de ponte. La mère, dont les ovaires sont épuisés, persiste dans ses constructions. Son instinct est de découper et d'empiler des morceaux de feuilles; docile à cette impulsion, elle découpe, elle empile même quand cesse la haute raison de ce travail. L'œuf manque, mais des forces restent, et ces forces sont dépensées comme l'exigeait, dans les débuts, la sauvegarde de l'espèce. Le rouage des actes fonctionne encore en l'absence des motifs d'agir; il persiste dans •<; LES MEGACHILES 113 son branle comme par une sorte de vitesse acquise. Oti trouver preuve plus claire de l'inconscience de l'animal stimulé pari instinct? Revenons à l'industrie du Mégachile dans les conditions normales. Immédiatement après la barrière défensive vient la série des cellules, en nombre très variable comme le sont celles de l'Osmie dans un roseau. Les files d'une douzaine environ sont rares; les plus fréquentes en comprennent cinq ou six. Non moins variable est le nombre de pièces assemblées pour la confection d'une loge, pièces de deux sortes : les unes, ovalaires, formant le miel à nid; les autres, rondes, servant de couvercle. Je compte en moyenne de huit à dix pièces du premier genre. Quoique taillées toutes sur le patron de l'ellipse, elles ne sont pas égales en dimensions, et sous ce rapport se classent en deux catégories. Celles de l'extérieur, plus grandes, embrassent à peu près chacune le tiers de la circonférence et chevauchent un peu l'une sur l'autre. Leur bout inférieur s'infléchit en courbe concave pour former le fond de l'outre. Celles de l'intérieur, notable- ment moindres, épaississent la paroi et comblent les vides laissés par les premières. La tailleuse de feuilles sait donc modifier ses coups de ciseaux d'après le travail à faire : d'abord les grandes pièces, qui rapidement avancent l'ouvrage, mais laissent des intervalles vides; puis les petites pièces, qui s'ajustent dans les parties défectueuses. Le fond de la <;ellule est surtout sujet à des retouches. Comme l'inflexion seule des grands morceaux ne suffit pas à donner godet sans lacunes, l'abeille ne manque pas de perfectionner IV. 8 114 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES l'ouvrage avec deux ou trois petites pièces ovales appli- quées sur les joints incomplets. Un autre avantage résulte des découpures à dimensions inégales. Les trois ou quatre pièces de l'extérieur, les premières mises en place, étant les plus longues de toutes, débordent à l'embouchure, tandis que les sui- vantes, plus courtes, sont un peu en retrait. Ainsi s'obtient un rebord, une feuillure qui maintient les rondelles de l'opercule et les empêche d'atteindre le miel lorsque l'hyménoptère les comprime en un couvercle concave. En d'autres termes, à l'embouchure l'enceinte ne comprend qu'une rangée de feuilles; plus bas, elle en prend deux ou trois, ce qui restreint d'autant le diamètre et permet hermétique clôture. Le couvercle du pot se compose uniquement de pièces rondes, à très peu près pareilles et plus ou moins nom- breuses. Tantôt je n'en compte que deux, tantôt j'en trouve jusqu'à dix, étroitement empilées. Parfois le diamètre de ces pièces est d'une précision presque mathé- matique, si bien que les bords de la rondelle reposent sur la feuillure. Un découpage au compas n'obtiendrait pas mieux. Parfois encore la pièce excède légèrement l'embouchure, de façon que, pour entrer, elle doit être forcée et courbée en godet. Le diamètre précis est le propre des premières rondelles mises en place, au voisi- ' nage immédiat du miel. Ainsi se forme un obturateur plan, qui n'empiète pas sur la capacité de la loge, et plus tard ne gêne pas la larve comme le ferait un plafond à voûte rentrante. Les rondelles qui suivent, quand la pile est nombreuse, sont légèrement plus amples ; elles LES MEGACHILES Ï15 ne s'adaptent à l'embouchure qu'en cédant à la pression et devenant concaves. Cette concavité paraît recherchée de l'abeille, car elle sert de moule pour le fond courbe de la cellule suivante. La série de loges terminée, il reste encore à munir l'entrée de la galerie d'une clôture défensive analogue au tampon de terre dontl'Osmie scelle ses roseaux. L'abeille revient alors au découpage sans patron bien déterminé qu'elle pratiquait au début pour délimiter en arrière le puits trop profond du lombric; elle taille dans le feuillage des morceaux variables de forme et d'ampleur, peu réguliers, souvent bordés de leur grosses dentelures naturelles ; et de tous ces morceaux, dont bien peu s'adaptent avec quelque précision à l'orifice qu'il s'agit d'obstruer, elle parvient à faire, par la multiplicité des assises, une clôture inviolable. Laissons le Mégachile achever sa ponte dans d'autres galeries, qui seront peuplées de la même manière, et arrêtons-nous un instant sur son art de tailleur. Son édifice se compose d'une multitude de pièces réparties en trois catégories : les ovales pour les parois des cellules, les rondes pour les couvercles, les irrégulières pour les barricades d'arrière et d'avant. Celles-ci ne présentent aucune difficulté : l'insecte les obtient en détachant de la feuille une portion saillante, telle qu'elle est, un lobe dentelé qui, par ses échancrures, abrège le travail et se prête mieux au jeu des ciseaux. Jusque-là rien qui mérite attention : c'est besogne grossière, où peut exceller l'inexpert apprenti. Avec les pièces ovales, la question change d'aspect. ti6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Quel guide a le Mégachile pour tailler en belles ellipses la fine étoffe de ses outres, les folioles du robinier? quel modèle idéal conduit ses ciseaux? quelle métrique lui dicte les dimensions? Volontiers on se figurerait que l'insecte est un compas vivant, apte à tracer la courbe elliptique par certaine flexion naturelle du corps, de même que notre bras trace le cercle en pivotant sur l'appui de l'épaule. Un aveugle mécanisme, simple résultat de l'organisation, serait seul en cause dans sa géométrie. Cette explication me tenterait si les pièces ovales de grandes dimensions n'étaient accompagnées, pour en combler les vides, d'autres pièces bien moindres, mais pareillement ovales. Un compas qui de lui-même change de rayon et modifie le degré de courbure d'après les exigences d'un plan me paraît mécanisme sujet à bien des doutes. Il doit y avoir mieux que cela. Les pièces rondes du couvercle nous le disent. Si, par la seule flexion inhérente à sa structure, la tailleuse de feuilles arrive à découper des ovales, comment parvient-elle à découper des ronds? Pour le nouveau tracé, si différent de configuration et d'ampleur, admet- tons-nous d'autres rouages à la machine? Du reste, le vrai nœud de la difficulté n'est pas là. Ces ronds s'adaptent, pour la plupart, à l'embouchure de l'outre avec une précision presque rigoureuse. La cellule ter- minée, l'abeille s'envole à des centaines de pas plus loin, elle va façonner le couvercle. Elle arrive sur la feuille où doit se découper la rondelle. Quelle image, quel souvenir a-t-elle du pot qu'il s'agit de couvrir? Mais aucun, elle ne l'a jamais vu; elle travaille sous terre, dans une LES MÈGACHILES ii; profonde obscurité. Tout au plus peut-elle avoir les renseignements du toucher, non actuels, bien entendu, le pot n'étant plus là, mais passés et sans efficacité dans une œuvre de précision. Cependant la rondelle à découper doit être d'un diamètre déterminé : trop grande, elle ne pourrait entrer; trop étroite, elle fermerait mal, elle étoufferait l'œuf en descendant jusqu'au miel. Comment lui donner, sans modèle, les justes dimensions? L'abeille n'hésite pas un instant. Avec la même célérité qu'elle mettrait à détacher un lobe informe bon pour la clôture, elle découpe son disque, et ce disque, sans autres soins, se trouve de la grandeur du pot. Expliquera qui voudra cette géométrie, inexplicable à mon avis, même en admettant des souvenirs fournis par le tact et la vue. Un soir d'hiver, devant une bonne flambée favorable aux causeries, je proposais le problème du Mégachile à ma maisonnée. « Au nombre des ustensiles de cuisine, vous avez, disais-je, un pot d'usage quotidien, mais privé de son couvercle, mis en pièces, par une chute, méfait du chat rôdant sur les étagères. Demain, jour de marché, l'une de vous se rend à Orange pour les provi- sions du ménage. Sans mesure aucune, avec le secours seul de la mémoire, qu'il sera loisible de rafraîchir avant le départ en examinant bien l'objet, se chargera-t-elle de rapporter de la ville exactement ce qui manque au toupin, un couvercle ni trop grand ni trop petit, pareil enfin à l'embouchure? » D'une commune voix, il- fut reconnu que personne ne se chargerait de telle commission sans emporter une mesure, au moins un bout de paille donnant le diamètre. La mémoire des dimensions n'est pas assez tiS SOUVENIRS ENTOMOLÔGIQUES précise. On reviendrait de la ville avec un grossier à peu près ; et ce serait hasard bien grand que de rencontrer juste. Eh bien, la coupeuse de feuilles est encore bien moins avantagée que nous. Elle n'a pas image idéale de son pot, puisqu'elle ne l'a jamais vu ; elle n'a pas à faire choix dans le tas du marchand, ce qui guide un peu nos sou- venirs par la comparaison; elle doit, du premier coup, loin de sa demeure, découper une rondelle convenant au goulot de son toupin. Ce qui pour nous est impossible est jeu pour elle. Où la mesure, brin de paille, patron, note de chiffres, nous serait indispensable, la petite abeille n'a besoin de rien. En ses affaires de ménage, son talent est supérieur au nôtre. Une objection me fut présentée. Ne pourrait-il se faire que l'abeille, à l'ouvrage sur l'arbuste, taillât d'abord une pièce ronde d'ampleur approximative, supérieure à celle du goulot, et qu'ensuite, rentrée chez elle, elle rognât l'excédent jusqu'à ce que le couvercle fût à l'exacte mesure du pot? Ces retouches faites en présence du modèle expliqueraient tout. — Rien de plus juste; mais y a-t-il des retouches? D'abord, il ne me semble guère admissible que l'insecte puisse revenir sur le découpage une fois le morceau détaché de la feuille : l'appui lui manque pour rogner avec précision la légère rondelle. Un tailleur gâterait son drap si, pour en tirer les pièces d'un habit, il n'avait l'appui d'une table. Les ciseaux du Mégachile, difficiles à conduire sur une pièce non main- tenue fixe, feraient aussi mauvaise besogne. D'ailleurs, pour nier des retouches en présence de la LES MEGACHILES 119 cellule, j'ai mieux que des difficultés d'opération. Le couvercle se compose d'une pile de rondelles dont le nombre atteint parfois la dizaine. Or toutes ces rondelles ont en bas la face inférieure de la feuille, plus pâle et à fortes nervures; elles ont en haut la face supérieure, lisse et plus verte : c'est-à-dire que l'insecte les place dans la position qu'elles ont au moment de la récolte. Expli- quons-nous. Pour découper une pièce, l'abeille se tient à la face supérieure de la feuille. Le morceau détaché, que les pattes retiennent, se trouve donc appliqué par sa face d'en haut contre la poitrine de l'insecte au moment du départ. En route, nulle possibilité d'inversion. De la sorte, la pièce est déposée telle que l'abeille vient de la cueillir : vers l'intérieur de la cellule la face d'en bas, vers l'extérieur la face d'en haut. Si des retouches étaient nécessaires pour réduire le couvercle au diamètre du pot, des inversions seraient inévitables; la pièce manipulée, redressée, retournée, essayée dans un sens et dans l'autre, aurait, une fois mise en place d'une façon définitive, son envers ou son revers à l'intérieur, suivant les hasards de la manœuvre. Et c'est ce qui n'a pas lieu. L'ordre d'em- pilement ne variant pas, les rondelles sont taillées, dès les premiers coups de ciseaux, avec leurs justes dimensions. En sa géométrie pratique, l'insecte nous dépasse. Je constate le fait du pot et du couvercle de la coupeuse de feuilles comme s'ajoutant à tant d'autres merveilles de l'instinct inexplicables par le mécanisme; je le soumets aux méditations de la science, et je passe outre. Le Mégachile soyeux {Megachile sericans Fonscol., Megachile Dw/owmLep.) nidifie dans les vieilles galeries Ï20 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES des Anthophores. Je lui connais une autre demeure plus élégante et mieux entendue comme installation : c'est la vieille demeure du gros Capricorne, hôte des chênes. Dans une vaste chambre capitonnée de molleton se fait la métamorphose. Devenu adulte, le coléoptère longuement encorné se libère et gagne le dehors en suivant un vesti- bule qu'ont préparé d'avance les robustes outils de la larve. Si, par sa position, elle se maintient saine, exempte de suintements bruns à odeur de tannerie, la , cabine abandonnée ne tarde pas Megachile soyeux, '■ grossi I fois 1/2 environ, à rcccvoir Ics visitcs du Méga- chile soyeux, qui trouve là le plus somptueux des appartements en usage chez les coupeuses de feuilles. Toutes les conditions de bien-être y sont réunies : sécurité parfaite, température peu varia- ble, milieu sec, ampleur d'espace; aussi l'heureuse mère, en possession d'un tel logis, l'utilise-t-elle en entier, le vestibule aussi bien que la chambre. Toute sa ponte y trouve place; du moins je n'ai vu nulle part des nids aussi populeux que là. L'un d'eux me fournit dix-sept cellules, nombre le plus élevé de mes recensements dans le genre Megachile. La majeure part en est logée dans la chambre à nymphose du Capricorne; et comme la spacieuse niche est trop large pour une seule rangée, les cellules y sont disposées sur trois files parallèles. Le reste, en série simple, occupe le vestibule, qu'achève de remplir une barricade termi- ' nale. Dans les matériaux employés dominent l'aubépine h., vu Dccoupureo àe. JlegachUe jur le.> j'cuilL',* A' /ilnj Cellules du Megachile sericans faites de feuilles de Robinia Cellules du Mccachile dans un roseau V?- LES MÉGACHILES I21 et le paliure. Les morceaux de feuilles manquent de régu- larité, tant pour les loges que pour la clôture. Il est vrai que l'aubépine, avec ses dents profondes, ne se prête pas à la taille de belles pièces ovales. L'insecte semble avoii détaché chaque morceau sans trop se préoccuper de la forme, pourvu que l'ampleur fût suffisante. Il n'a pas soigné davantage l'ordre de succession des pièces d'après leur nature : après quelques fragments de paliure viennent des fragments de vigne, d'aubépine, eux-mêmes suivis de fragments de ronce, de paliure. La récolte n'a pas été méthodique; elle s'est faite un peu partout au gré des mobiles goûts de l'abeille. Néanmoins le paliure revient le plus souvent, peut-être pour des motifs d'économie. Je remarque, en effet, que les feuilles de cet arbuste, au lieu d'être exploitées par morceaux, sont employées entières, lorsqu'elles n'excèdent pas les dimensions con- venables. Leur forme ovalaire, leur ampleur médiocre, correspondent à ce que désire l'insecte. Ces qualités rendent le découpage inutile. D'un coup de ciseaux le pétiole est tranché, et, sans plus, le Mégachile part riche d'une superbe pièce. Soumises à la séparation de leurs éléments, deux cel- lules me donnent ensemble quatre-vingt-trois morceaux de feuilles, dont dix-huit moindres que les autres et de forme ronde. Ces derniers proviennent des couvercles. A ce compte les dix-sept cellules du nid représentent sept cent quatorze pièces. Ce n'est pas tout : le nid se ter- mine, dans le vestibule du Capricorne, par une épaisse barricade où je dénombre trois cent cinquante morceaux. Le total s'élève donc à mille soixante-quatre. Que de 122 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES voyages et de coups de ciseaux pour meubler la vieille chambre du Cérambyx! Si je ne connaissais l'humeur solitaire et jalouse des coupeuses de feuilles, j'attribuerais l'énorme édifice à la collaboration de plusieurs mères ; mais en pareil cas la communauté n'est pas admissible. Une vaillante, une seule, isolée, tenace à l'œuvre, a suffi pour le prodigieux amas. Si le travail est la meilleure manière de dépenser allègrement sa vie, celle-là certes n'a pas connu l'ennui dans son existence de quelques semaines. Je lui décerne volontiers le meilleur des éloges, celui que méritent les laborieux; je la félicite aussi de son talent pour clore les pots à miel. Les pièces empilées en cou- vercle sont rondes et ne rappellent en rien celles dont se composent les cellules et la barricade terminale. Peut- être, sauf les premières, au voisinage du miel, sont-elles taillées avec un peu moins de netteté que celles du Mégachile à ceintures blanches ; n'importe : elles bouchent parfaitement l'outre, surtout quand il y en a une dizaine de superposées. En les découpant, l'abeille était sûre de ses coups de ciseaux tout autant que peut l'être une ouvrière guidée par le contour d'un patron appliqué sur la pièce d'étoffe : elle taillait cependant sans modèle, sans avoir sous les yeux l'embouchure à fermer. S'éten- dre davantage sur ce curieux sujet serait se répéter. Toutes les coupeuses de feuilles ont même talent pour les couvercles de leurs pots. Une question moins ténébreuse que ce problème géo- métrique est celle des matériaux. Chaque espèce de Mégachile exploite-t-elle un seul végétal, ou bien a-t-elle LES MEGACHILES laj un certain domaine botanique où s'exerce sa liberté de choix? Le peu que j'ai dit annonce déjà la seconde alter- native, et le dénombrement des cellules, scrutées pièce par pièce, la confirme en nous montrant une variété qu'on ne soupçonnerait pas d'abord. Voici la flore de ces insectes dans mon voisinage, flore très incomplète et largement amplifiable, à n'en pas douter, par les obser- vations futures. Le Megachile sericans Fonscol., cueille les matériaux de ses outres, de ses couvercles et de ses barricades sur les végétaux suivants : paliure, aubépine, vigne, rosier sauvage, ronce, chêne vert, amclanchier, térébinthe, ciste à feuilles de sauge. Les trois premiers fournissent la maieure part de l'édifice foliaire; les trois derniers ne sont représentés que par de rares fragments. Le Megachile lagopoda Lin., que je vois très affairé dans mon enclos, mais uniquement pour la récolte, exploite de préférence le lilas et le rosier. De temps à autre, je le vois tailler aussi le robinier, le cognassier, le cerisier. Dans la campagne, je l'ai surpris nidifiant avec le seul feuillage de la vigne. Le Megachile argentata Fab., encore un de mes hôtes, partage avec le précédent le goût pour le lilas et le rosier; mais son domaine comprend en outre le grenadier, la ronce, la vigne, le cornouiller sanguin et le cornouiller mâle. Le Megachile albo-ciiicta Pérez, affectionne le robinier, auquel il adjoint, dans une large proportion, la vigne, le rosier, l'aubépine, et parfois avec sobriété le roseau, le ciste à fleurs rouges {Cistus albidus). 154 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Le Megacliile apicalis Spinola, a pour demeure les cellules du Chalicodome des galets, les nids ruinés des Osmies et des Anthidies dans les escargots. Je ne lui connais encore d'autres matériaux que le rosier sauvage et l'aubépine. Tout incomplet qu'il est, ce relevé nous apprend que les Mégachiles n'ont pas des goûts botaniques exclusifs. Chaque espèce s'accommode très bien de plusieurs végé- taux fort divers d'aspect. La première condition à remplir par l'arbuste exploité, c'est d'être à proximité du nid. Économe de son temps, la coupeuse de feuilles se refuse à des expéditions lointaines. Toutes les fois, en effet, que je fais rencontre d'un nid récent de Mégachile, je ne tarde pas à trouver, dans le voisinage, pour peu que je cherche, l'arbre ou l'arbuste où Tabeille a taillé ses pièces. Une autre condition majeure, c'est le tissu souple et fin, surtout pour les premières rondelles du couvercle et les morceaux de l'intérieur de l'outre. Le reste, d'exé- cution moins soignée, admet la grossière étoffe. Encore faut-il que la pièce soit flexible et se prête à la courbure cylindrique de la galerie. Les feuilles de cistes, épaisses et rudement gaufrées, remplissent mal cette condition; aussi je ne les vois intervenir qu'avec une extrême parcimonie. L'insecte en a cueilli des morceaux par mégarde, et, ne les trouvant pas de bon emploi, a cessé de visiter l'ingrat arbuste. Encore plus rigide, la feuille du chêne vert en sa pleine maturité n'est jamais employée; le Mégachile soyeux n'en fait usage qu'à l'état jeune, sans en abuser toutefois; la vigne lui fournit mieux en LES MEGACHILES 125 pièces veloutées. Dans le fourré de lilas qu'exploite avec tant d'ardeur, sous mes yeux, le Mégachile à pieds de lièvre, se trouvent mélangés divers arbustes qui, par l'ampleur et le lustre de leur feuillage, devraient, ce semble, convenir à ce robuste découpeur. Ce sont le Buplevrum fruticosuni, le Lonicera iniplexa le Riiscus aculeatiis^ le buis. Quelles superbes rondelles ne donne- raient pas le buplèvre et le chèvrefeuille! Il suffirait de trancher le pétiole du buis pour obtenir, sans autre travail, une excellente pièce, comme le fait le Mégachile soyeux avec son paliure. L'amateur du lilas les dédaigne abso- lument. Par quel motif? Je me figure qu'il les trouve trop rigides. Serait-il d'un autre avis si le lilas manquait? Peut-être. Enfin, étant écartées les conditions de souplesse et de proximité, je ne vois plus que la fréquence de l'arbuste pour imposer aux Mégachiles leurs choix. Ainsi s'expli- querait le copieux emploi de la vigne, objet de cultures étendues; de l'aubépine et du rosier sauvage, éléments de toutes les haies. Les trouvant partout, les diverses cou- peuses de feuilles en feraient usage, sans méconnaître une foule d'équivalents variables suivant les lieux. S'il fallait en croire ce qu'on nous enseigne sur les effets de l'atavisme, qui transmet, dit-on, d'une génération à l'autre et de mieux en mieux fixées les habitudes indivi- duelles des prédécesseurs, les Mégachiles de nos pays, experts dans la flore locale par la longue éducation des siècles, mais complètement novices en face de végétaux que leur race rencontre pour la première fois, devraient refuser comme inusités et suspects les feuillages exotiques, ia6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES surtout lorsque ne manquent pas, à côté, les feuillages rendus familiers par l'héréditaire p1"atique. La question méritait étude spéciale. Deux sujets, le Mégachile à pieds de lièvre et le Méga- chile argenté, hôtes de mon enclos-laboratoire, m'ont donné nette réponse. Connaissant les points fréquentés par les deux découpeurs de feuilles, j'ai planté dans leur atelier, fourré de rosiers et de lilas, deux végétaux étrangers qui me paraissaient remplir, sous le rapport de la souplesse du tissu, les conditions requises, savoir : l'aylanthe, originaire du Japon, et le physostegia de Virginie, venu de l'Amérique du Nord. Les événements ont justifié ce choix; les deux abeilles ont exploité la flore étrangère avec la même assiduité que la flore locale, passant du lilas à l'aylanthe, du rosier au physostegia, quittant l'un, reprenant l'autre, sans distinction du connu et de l'inconnu. Une habitude invétérée n'eût pas donné plus de sûreté, plus d'aisance à leurs coups de ciseaux, qui cependant travaillaient pour la première fois une pareille étoffe. Le Mégachile argenté se prêtait à une épreuve plus concluante encore. Comme il nidifie volontiers dans les roseaux de mes appareils, il m'était loisible, jusqu'à un certain point, de lui créer un paysage à végétation de mon choix. J'ai donc transporté la ruche à roseaux en un point de l'enclos peuplé principalement de romarins, dont le maigre feuillage ne convient pas au travail de l'abeille, et j'ai disposé, dans le voisinage de l'appareil, un bosquet exotique en pots. Il y avait là notamment le Lopezia racemosa, du Mexique, et le Capsicum lo^tgum, plante LES MEGACHILES 127 annuelle de l'Inde. Trouvant à proximité de quoi con- struire son nid, la coupeuse de feuilles n'est pas allée chercher plus loin. Le Lopezia surtout lui a convenu, si bien que la presque totalité du nid en était composée. Le reste avait été cueilli sur le Capsicum. Un troisième sujet dont je n'avais en rien préparé le concours est venu spontanément m'offrir son témoignage. C'est le Megachile imbecilla Gerstacker. Il y a près d'un quart de siècle, pendant tout le mois de juillet, je l'ai vu découper ses rondelles et ses ellipses aux dépens des pétales du Pelai'gonniin zonale, le vulgaire géranium. Ses assiduités ravagèrent, c'est le mot, mes modestes banquettes. A peine une fleur était épanouie, que l'ardente coupeuse arrivait pour l'échancrer en lunules. La couleur lui était indifférente : rouges, roses ou blancs, tous les pétales subissaient la désastreuse opération. Quelques captures, aujourd'hui vieilles reliques de mes boîtes, me dédommagèrent du pillage. Je n'ai plus revu la désagréable abeille. Avec quoi construit-elle quand lui manquent les fleurs du pelargonium? Je l'ignore. Toujours est-il que la délicate tailleuse travaillait la fleur étrangère, assez récente acquisition venue du Cap, comme si toute sa race n'avait jamais fait autre chose. De cet exposé se dégage une conséquence contraire aux idées que nous impose tout d'abord la fixité de l'in- dustrie entomologique. Pour construire leurs outres, les coupeuses de feuilles, chacune suivant les goûts propres à son espèce, n'exploitent pas tel ou tel végétal à l'exclu- sion des autres; elles n'ont pas de flore déterminée, domaine fidèlement transmis par atavisme. Leurs pièces 138 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES de feuillage varient suivant la végétation des alentours ; elles varient d'une assise à l'autre de la même cellule. Tout leur est bon, l'exotique comme l'indigène, l'exceptionnel comme l'habituel, pourvu que le morceau coupé soit d'emploi commode. Ce n'est pas l'arbuste avec ses rameaux grêles ou ramassés en buisson, ses feuilles amples ou médiocres, vertes ou grisâtres, ternes ou vernies, qui guide l'insecte par son aspect général; de si hautes con- naissances botaniques sont ici hors de cause. Dans le fourré choisi pour atelier de découpage, le Mégachile ne voit qu'une chose : des lames bonnes pour son ouvrage. La pie-grièche, passionnée pour les plantes à longs brins laineux, sait, quand lui manque son herbe de prédilection, le filago, trouver des équivalents ouatés; le Mégachile a des ressources beaucoup plus étendues : indifférent au végétal lui-même, il ne s'informe que du feuillage. S'il y trouve des lames d'ampleur suffisante, de texture aride bravant la moisissure, de souplesse propice à la courbure cylindrique, c'est tout ce qu'il lui faut, et peu lui importe le reste. Son champ de récolte est de la sorte presque indéfini. Ces changements brusques, que rien n'a préparés, donnent à réfléchir. Lorsque mes fleurs de pelargonium étaient dévalisées, comment l'importune abeille avait-elle appris son métier, non troublée par la profonde disparate des pétales, ici d'un blanc pur, là d'un rouge écarlate? Rien ne dit qu'elle ne débutât elle-même dans l'exploitation de la plante venue du Cap ; et si réellement elle avait des prédécesseurs, l'habitude n'avait pas eu le temps de s'invé- térer, vu l'importation moderne du pelargonium. Où donc LES MEGACHILES 129 encore le Mégachile argenté, auquel je crée un bosquet exotique, a-t-il fait la connaissance du Lopezia, venu du Mexique? Lui certainement débute. Jamais son village et le mien n'avaient possédé un pied de ce frileux arbuste, hôte des serres. Il débute, et le voilà d'emblée maître es arts pour découper le feuillage inconnu. On nous parle souvent des longs apprentissages de l'instinct, de ses acquisitions graduelles, de ses talents œuvre laborieuse des siècles; les Mégachiles m'affirment tout le contraire. Ils me disent que, immuable dans l'essence de son art, l'animal est capable d'innovation dans les détails; mais ils me certifient en même temps que ces innovations, au lieu d'être graduelles, sont soudaines. Nul ne les prépare, nul ne les améliore non plus et ne les transmet; sinon une sélection serait depuis longtemps faite dans la diversité des feuillages, et l'arbuste reconnu de meilleur emploi fournirait à lui seul les matériaux de construction, surtout quand il abonde. Si l'hérédité trans- mettait les trouvailles industrielles, tel Mégachile qui s'est avisé de tailler ses rondelles dans les feuilles du grenadier et s'en est bien trouvé devrait avoir inspiré le goût de semblables matériaux à ses descendants, et aujourd'hui nous trouverions des découpeurs fidèles au grenadier, ouvriers exclusifs dans le choix des matières premières. Les faits démentent ces théories. On dit encore : « Accordez-nous une variation, si petite soit-elle, dans l'industrie de l'insecte; et cette variation, accentuée de plus en plus, amènera race nouvelle et fina- lement espèce fixée. » Cette variation de rien est le point d'appui que réclamait Archimède pour soulever le monde IV. 9 I30 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES avec son système de leviers. Les Mégachiles nous en offrent une et des plus grandes : la variation indéfinie de leurs matériaux. Avec ce point d'appui, que soulèveront les leviers théoriques? Mais rien du tout. Qu'elles taillent les délicats pétales du pelargonium ou les feuilles coriaces des lilas, les coupeuses de feuilles sont et seront ce qu'elles étaient. C'est ce que nous affirme la constance de chaque espèce dans ses détails de structure, malgré la grande variété des feuillages exploités. VIII LES ANTHIDIES Au témoignage des Mégachiles, affirmant une certaine latitude laissée à l'insecte dans le choix des matériaux pour le nid, vient s'adjoindre celui des Anthidies, manu- facturiers en coton. Ma région en possède cinq : AntJii- diiim florentinum Latr., A. diadema Latr., A. mani- catum Latr., A. cingulatum Latr., A. scapulare Latr. Aucun ne crée le refuge où doit se feutrer l'œuvre de cotonnade. Comme les Osmies et les cou- peuses de feuilles, ce sont des bohèmes sans domicile, adop- tant pour abri, chacun à sa guise, ce que leur offre le travail des autres. L'Anthidie scapulaire est fidèle à la ronce sèche, privée de moelle et devenue canal par l'industrie de divers apiaires perforateurs, parmi lesquels figurent, en première ligne, les Cératines, émules nains du Xylocope, le puissant exploiteur du bois mort. Les Anthidie scapulaire, grossi 2 f. 1/2 environ. ija SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES amples galeries de l'Anthophore à masque conviennent à l'Anthidie florentin, le chef de file du genre sous le rapport de la taille. S'il hérite du vestibule de l'Antho- phore à pieds velus, ou même du vulgaire puits du lom- bric, l'Anthidie diadème se tient pour satisfait. Faute de mieux, il lui arrive de s'établir dans le dôme délabré du Chalicodome des galets. L'Anthidie à manchettes partage ses goûts. J'ai surpris l'Anthidie sanglé en cohabitation avec un Bembex. Les deux occupants de l'antre creusé dans le sable, le propriétaire et l'étranger, vivaient en paix, chacun à ses affaires. Sa demeure habituelle est quelque cachette au fond des interstices des murs ruinés. A ces refuges, ouvrage des autres, joignons les roseaux tronqués affectionnés de divers collecteurs de coton tout autant que de l'Osmie; joignons-y quelques réduits des plus inattendus, comme l'étui d'une brique creuse, le labyrinthe d'une serrure de portail, et nous aurons à peu près épuisé le relevé des domiciles. Pour la troisième fois, après l'exemple des Osmies et des Mégachiles, nous retrouvons l'impérieux besoin d'un gîte tout préparé. Nul Anthidie ne se loge à ses frais. Pourrait-on en trouver le motif? Consultons quelques rudes travailleurs, ouvriers de leurs demeures. L'Antho- phore creuse corridors et cellules dans les talus durcis par le soleil; elle n'édifie pas, elle excave; elle ne bâtit pas, elle déblaye. Piochant dur de la mandibule, grain de terre par grain de terre, elle arrive à pratiquer, besogne énorme, les ruelles de service et les chambres nécessaires à sa ponte. Elle doit en outre polir et passer au stuc la paroi trop grossière de ses excavations. Qu'adviendrait- Les anthidies 133 il si, le domicile obtenu par un travail de longue durée, il fallait ensuite le doubler d'ouate, cueillir la bourre des plantes cotonneuses et la feutrer en sacs propres à contenir la pâtée de miel? La vaillante abeille ne suffirait pas à tant de luxe. Son ouvrage de mineur est trop dispendieux en temps et en forces pour lui laisser le loisir d'un ameublement délicat. Donc chambres et corridors resteront nus. Le Xylocope nous fait même réponse. Lorsque, de son vilebrequin de charpentier, il a patiemment foré la solive à la profondeur d'un empan, sera-t-il en mesure de découper et de mettre en place le millier de pièces que le Mégachile soyeux emploie pour son nid? Le temps lui manquerait, comme il manquerait à la coupeuse de feuilles qui, privée de la chambre du Capricorne, devrait elle- même se creuser un logis dans le chêne. Donc, pour le Xylocope, après le pénible travail de forage, installation sommaire par le simple cloisonnement de sciure. Les deux, laborieuse besogne d'un gîte et travail artis- tique d'un mobilier, ne semblent pouvoir marcher de front. Chez l'insecte comme chez l'homme, qui bâtit la maison ne la meuble pas, qui la meuble ne la bâtit pas. A chacun son lot, faute de temps. La division du travail, mère des arts, fait exceller l'ouvrier dans sa partie; la totalité de l'œuvre pour un seul le laisserait stationnaire en de frustes essais. L'industrie de la bête est un peu comme la nôtre : elle n'atteint sa perfection qu'avec le concours d'obscurs travailleurs, préparant, sans le savoir, le chef-d'œuvre final. Je ne vois pas d'autre cause à la nécessité d'un gîte gratuit pour la corbeille en feuillage des Mégachiles et i34 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pour les bourses en coton des Anthidies. Si d'autres artistes manipulent des choses délicates, exigeant un abri, je leur accorde à tous, sans hésiter, la demeure toute prête. Ainsi Réaumur nous parle de l'abeille tapissière, Anthocopa papaveris^ qui façonne ses loges avec des pétales de coquelicot. Je ne connais pas la coupeuse de fleurs, je ne l'ai jamais vue; mais son art me dit assez qu'elle doit s'établir dans quelque galerie ouvrage des autres, par exemple dans le puits d'un lombric. Il suffit de voir le nid d'un Anthidie pour se convaincre que son constructeur ne peut être en Abeille tapissière, même tcmps uu âprc terrassier. grossie 2 fois environ. Récemment feutrée et non encore engluée de miel, la bourse d'ouate est bien ce que la nidi- fication entomologique a de plus gracieux, surtout lorsque le coton est d'une blancheur éclatante, cas fréquent dans les manufactures de l'Anthidie sanglé. Aucun nid d'oi- seau, parmi les plus dignes de notre admiration, n'appro- che en finesse de bourre, en élégance de forme, en déli- catesse de feutrage, de ce merveilleux sac qu'avec toute leur dextérité nos doigts, armés d'outils, imiteraient à peine. Je renonce à comprendre comment, avec ses petites balles de coton apportées une à une, l'insecte, non autre- ment outillé que les pétrisseurs de boue et les vanniers en feuillage, parvient à feutrer sa récolte en un tout homo- gène, puis à fouler le produit en un sachet de la forme d'un dé à coudre. Ses outils de maître fouleur sont les pattes et les mandibules, comme en possèdent de con- LES ANTHIDIES f35 formes les gâcheuses de mortier et les coupeuscs de feuilles; et malgré cette parité d'outillage, quelles pro- fondes différences dans les résultats obtenus ! Voir en action le talent des Anthidies paraît entreprise hérissée de difficultés : les choses se passent dans des profondeurs inaccessibles au regard, et décider l'insecte à travailler à découvert n'est pas dans nos moyens. Une ressource reste, et je n'ai pas manqué d'y recourir, sans succès aucun d'ailleurs jusqu'ici. Trois espèces, AntJii- dium diadema, manicatum et florentinutn, s'installent assez volontiers, la première espèce surtout, dans mes appareils à roseaux. Je n'avais qu'à remplacer les roseaux par des tubes de verre, qui me permettraient d'assister au travail sans troubler l'insecte. Cette tactique m'avait parfaitement réussi avec l'Osmie tricorne et l'Osmie de Latreille, dont j'avais appris les petits secrets de ménage grâce à la demeure transparente. Pourquoi ne réussirait- elle pas avec les Anthidies et, par la même occasion, avec les Mégachiles ? Je comptais presque sur le succès. Les événements ont trahi ma confiance. Pendant quatre années, j'ai garni mes ruches de tubes de verre, et pas une fois les fouleurs de coton et les coupeuses de feuilles n'ont daigné élire domicile dans les palais de cristal. La chaumine du roseau leur a toujours paru préférable. Les déciderai-je un jour? Je n'y renonce pas encore. En attendant, disons le peu que j'ai vu. Plus ou moins peuplé de cellules, le roseau est enfin clos, à l'orifice même, avec un épais tampon de coton en général plus grossier que l'ouate des bourses à miel. C'est l'équivalent de la barricade de boue de l'Osmie tricorne, en pâte de f}6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES feuilles mâchées de l'Osmie de Latreille, en morceau de feuilles des Mégachiles. Tous ces locataires gratuits ont soin de fermer rigoureusement la porte du logis, dont ils n'ont souvent utilisé qu'une partie. Assister à la forma- tion de cette barricade, travail presque extérieur, ne demande qu'un peu de patience pour attendre l'heure favorable. L'Anthidie arrive enfin, porteur de la balle de coton pour clôture. Avec les pattes antérieures, il la dilacère et l'étalé; avec les mandibules, pénétrant fermées et se retirant ouvertes, il donne souplesse aux nodosités flocon- neuses ; avec le front, il foule la nouvelle couche sur la précédente. Et c'est tout. L'insecte part, revient riche d'une autre balle et recommence le même travail jusqu'à ce que la barrière de coton arrive au niveau de l'embou- chure. C'est ici, ne le perdons pas de vue, besogne grossière, nullement comparable au délicat travail des sacs ; néanmoins elle peut nous renseigner sur la marche générale de l'artistique confection. Les pattes cardent, les mandibules subdivisent, le front comprime ; et du jeu de ces outils résulte l'admirable sachet d'ouate. Voilà bien le mécanisme en gros; mais comment se rendre compte de l'art? Quittons l'inconnu pour les faits accessibles à l'obser- vation. J'interrogerai surtout l'Anthidie diadème, hôte fréquent de mes roseaux. J'ouvre un bout de roseau d'environ deux décimètres de longueur sur douze milli- mètres de diamètre. Le fond est occupé par une colonne d'ouate comprenant dix cellules, sans démarcation aucune entre elles à l'extérieur, de façon que de leur ensemble Pi.. VIII A .inlbukiiin (hiuh'ina rcayUant (hi coton .uir la CenlaiiriU' ()i' Baln/loiu- Nil) (le lAnthldiiim