'*~âm &£3#A ' SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES (cinquième série) IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : 3o ex. sur papier des Manufactures Impériales du Japon, numérotés de i à jo. 80 ex. sur papier de Hollande de Van Gelder Zonen, numérotés de 31 à 110. NT J.-H. FABRE SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES (cinquième série) ÉTUDES SUR L'INSTINCT ET LES MŒURS DES INSECTES EDITION DEFINITIVE ILLUSTREE HUITIEME MILLE PARIS LIBRAIRIE DELAGRAVE 1 5, RUE SOUFFLOT, I 5 MDCCCCXXIII Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays. Les dessins schématiques qui accompagnent le texte et auxquels aucune indication n'est jointe représentent les insectes à grandeur naturelle. L'Édition Définitive Illustrée des Souvenirs Entomologiques com- portera dix séries, formant un volume chacune; un onzième volume comprendra /'Index Général et Analytique, la Vie de J.-H. Fabre, des fragments de correspondance inédits, etc. (N. des É.) SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES AVANT-PROPOS La construction du nid, sauvegarde de la famille, donne l'expression la plus élevée des facultés instinctives. Ingénieux architecte, l'oiseau nous l'enseigne; encore plus diversifié dans ses talents, l'insecte nous le répète. Il nous dit : « La maternité est la souveraine inspiratrice de l'instinct. » Préposée à la permanence de l'espèce, de plus grave intérêt que la conservation des individus, elle éveille de merveilleuses prévisions dans l'intellect le plus somnolent; elle est le foyer trois fois saint où couvent, puis soudain éclatent ces inconcevables lueurs psychiques qui nous donnent le simulacre d'une infaillible raison. Plus elle s'affirme, plus l'instinct s'élève. Les plus dignes de notre attention sous ce rapport sont les hyménoptères, à qui incombent, dans leur pléni- tude, les soins de la maternité. Tous ces privilégiés des SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES aptitudes instinctives préparent pour leur descendance le vivre et le couvert. A l'intention d'une famille que leurs yeux à facettes ne verront jamais et que néanmoins connaît très bien la prévision maternelle, ils passent maîtres en une foule d'industries. Tel devient manufac- turier en cotonnades et foule des outres d'ouate; tel s'établit vannier et tresse des corbeilles en morceaux de feuilles; celui-ci se fait maçon, il édifie des chambres en ciment, des coupoles en cailloutis; celui-là monte un atelier de céramique où la glaise se pétrit en élégantes amphores, en jarres, en pots ventrus; cet autre s'adonne à l'art du mineur et creuse dans le sol de mystérieux hypogées aux tièdes moiteurs. Mille et mille métiers analogues aux nôtres, souvent même inconnus de notre industrie, sont en œuvre pour la préparation de la demeure. Viennent après les vivres des futurs nourris- sons : amas Je miel, gâteaux de pollen, conserves de gibier savamment paralysé. En de semblables travaux, dont l'objet exclusif est l'avenir de la famille, éclatent, sous le stimulant de la maternité, les plus hautes mani- festations de l'instinct. Pour le reste de la série entomologique, les soins maternels sont en général très sommaires. Déposer sa ponte en lieux propices où la larve, à ses risques et périls, puisse trouver gîte et nourriture, voilà tout à peu près dans la majorité des cas. Avec cette rusticité d'éducation, les talents sont inutiles. Lycurgue bannissait de sa répu- blique les arts, accusés d'amollir. Ainsi sont bannies les supérieures inspirations de l'instinct chez les insectes élevés à la Spartiate. La mère s'affranchit des douces A VANT-PROPOS } sollicitudes du berceau, et les prérogatives de l'intellect, les meilleures de toutes, s'amoindrissent, s'éteignent, tant il est vrai que, pour la bête comme pour nous, la famille est une source de perfectionnement. Si l'hyménoptère, soigneux à l'extrême de sa descen- dance, nous a émerveillés, les autres, abandonnant la leur aux éventualités de la bonne et de la mauvaise fortune, nous paraîtraient, en comparaison, d'un médiocre intérêt. Ces autres sont la presque totalité; du moins, à ma connaissance, dans la faune de nos pays, il n'y a qu'un second exemple d'insectes préparant à leur famille les vivres et le logement comme le font les collecteurs de miel et les enfouisseurs de bourriches de gibier. Et, chose étrange, ces émules en délicatesses mater- nelles de la gent apiaire butinant sur les fleurs, ne sont autres que les Bousiers, exploiteurs de l'ordure, assai- nisseurs des gazons contaminés par le troupeau. Des corolles embaumées du parterre il faut passer au monceau de bouse laissé sur la grand'route par le mulet, pour retrouver des mères dévouées et de riches instincts. La nature abonde en pareilles antithèses. Que sont pour elle notre laid et notre beau, notre propre et notre sordide? Avec l'immondice, elle crée la fleur; d'un peu de fumier, elle nous extrait le grain béni du froment. Malgré leur ordurière besogne, les Bousiers occupent rang fort honorable. Par leur taille, en général avanta- geuse; leur costume sévère, irréprochablement lustré; leur tournure replète, ramassée dans sa courte épaisseur; leur ornementation bizarre, soit du front, soit aussi du thorax, ils font excellente figure dans les boîtes du 4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES collectionneur, surtout quand à nos espèces, d'un noir d'ébène le plus souvent, viennent s'adjoindre quelques espèces tropicales, où fulgurent les éclairs de l'or et les rutilances du cuivre poli. Ils sont les hôtes assidus des troupeaux ; aussi divers exhalent un doux fumet d'acide benzoïque, l'aromate des bergeries. Leurs mœurs pastorales ont frappé les nomen- clateurs, qui, trop souvent, hélas! peu soucieux de l'euphonie, cette fois se sont ravisés pour mettre en tête de leurs diagnoses les dénominations de Mélibée, Tityre, Amyntas, Corydon, Alexis, Mopsus. Il y a là toute la série des appellations bucoliques rendues célèbres par les poètes de l'antiquité. Les églogues virgiliennes ont fourni leur vocabulaire à la glorification des Bousiers. Il faudrait remonter aux gracieuses élégances des papillons pour rencontrer nomenclature aussi poétique. Là sonnent, empruntés au camp des Grecs et au camp des Troyens, les noms épiques de VIHade. C'est peut-être un peu trop de luxe guerrier pour ces pacifiques fleurs ailées dont les mœurs ne rappellent en rien les coups de lance des Achille et des Ajax. Bien mieux inspirée est l'appel- liation bucolique appliquée aux Bousiers; elle nous dit le caractère dominant de l'insecte, la fréquentation du pâturage. Les manipulateurs de bouse ont pour chef de file le Scarabée sacré, dont les étranges manœuvres attiraient déjà l'attention du fellah, dans la vallée du Nil, quelques milliers d'années avant notre ère. Quand il arrosait son carré d'oignons, le paysan égyptien voyait, de temps à utre, le printemps venu, un gros insecte noir passer à AVANT-PROPOS 5 proximité et rouler à la hâte, à reculons, une boule en fiente de chameau. Il regardait, ébahi, la machine roulante comme regarde aujourd'hui le paysan de Provence. Nul n'échappe à la surprise quand il se trouve pour la première fois devant le Scarabée, qui, la tête en bas, les longues jambes postérieures en haut, pousse de son mieux la volumineuse pilule, cause de fréquentes et gauches culbutes. A coup sûr, devant ce spectacle le fellah naïf se deman- dait ce que pouvait être cette boule, quel intérêt avait la bête noire à la rouler avec tant de véhémence. Le paysan d'aujourd'hui se fait la même question. Aux temps antiques des Rhamsès Scarabée sacré. et des Thoutmosis,la superstition s'en mêla : on vit dans la sphère roulante l'image du monde en sa révolution diurne; et le Scarabée reçut les honneurs divins : il est le Scarabée sacré des naturalistes moder- nes, en souvenir de sa gloire d'autrefois. Depuis six à sept mille ans que le curieux pilulaire fait parler de lui, est-il bien connu dans l'intimité de ses mœurs? Sait-on à quel usage précis il destine sa boule? Sait-on comment il élève sa famille? Nullement. Les ouvrages les plus autorisés perpétuent sur son compte de criantes erreurs. La vieille Egypte racontait que le Scarabée fait rouler sa boule d'orient en occident, sens dans lequel se meut le monde. Il l'enfouit après sous terre pendant vingt-huit 6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES jours, durée d'une révolu Lion lunaire. Cette incubation de quatre semaines anime la race du pilulaire. Le vingt- neuvième jour, que l'insecte connaît pour être celui de la conjonction de la lune avec le soleil, et celui de la naissance du monde, il revient à sa boule enterrée; il l'extrait, l'ouvre et la jette dans le Nil. Le cycle se ter- mine. L'immersion dans l'eau sainte fait sortir un Scarabée de la boule. Ne sourions pas trop de ces récits pharaoniques : quelque peu de vérité s'y trouve, en mélange avec les extravagances de l'astrologie. D'ailleurs une bonne part du sourire reviendrait à notre propre science, car l'erreur fondamentale, consistant à regarder comme berceau du Scarabée la boule que l'on voit rouler à travers champs, persiste encore dans nos livres. Tous les auteurs qui parlent du Scarabée la répètent; depuis les époques si lointaines où s'édifiaient les Pyramides, la tradition s'est conservée intacte. 11 est bon de temps en temps de porter la hache dans l'épais fourré des traditions ; il est avantageux de secouer le joug des idées reçues. Il peut se faire que, dégagée de scories encombrantes, la vérité resplendisse enfin, magnifique, bien supérieure à ce qui nous était enseigné. Ces audaces du doute parfois me sont venues; et bien m'en a pris, notamment, au sujet du Scarabée. L'histoire du pilulaire sacré m'est aujourd'hui connue à fond. Le lecteur verra combien elle dépasse en merveilleux les contes de l'Egypte. Les premiers chapitres de mes recherches sur l'instinct ont déjà démontré, de la façon la plus formelle, que les AVANT-PROPOS 7 pilules rondes çà et là roulées sur le sol par l'insecte jamais ne contiennent de germe et ne peuvent vraiment pas en contenir. Ce ne sont pas là des habitacles pour l'œuf et la larve; ce sont des vivres que le Scarabée se hâte d'entraîner loin de la mêlée pour les enfouir et les con- sommer dans le recueillement d'un réfectoire souterrain. Depuis que, sur le plateau des Angles, au voisinage d'Avignon, je recueillais passionnément les bases de mes affirmations contraires aux idées reçues, près de quarante ans se sont écoulés, et rien n'est venu infirmer mon dire; loin de là : tout l'a corroboré. La preuve sans réplique aucune est enfin venue avec l'obtention du nid du Scarabée, nid authentique cette fois, récolté en tel nombre que je l'ai désiré, et dans certains cas façonné même sous mes yeux. J'ai dit mes vaines tentatives d'autrefois pour trouver la demeure de la larve; j'ai dit le piteux échec de mes éducations en volière, et peut-être le lecteur a-t-il compati à mes misères en me voyant, autour de la ville, cueillir honteusement, à la dérobée, dans un cornet de papier, l'offrande qu'un mulet passant déposait pour mes élèves. Non, certes : dans les conditions où je me trouvais, l'entreprise n'était pas facile. Mes pensionnaires, grands consommateurs, ou pour mieux dire grands dissipateurs, oubliaient les ennuis de la volière en se livrant à l'art pour l'art dans les joies du soleil. Les pilules se succédaient, superbement arrondies, puis étaient abandonnées sans emploi après quelques exercices de roulement. Le mon- ceau de vivres, ma pénible acquisition dans les mystères de la nuit tombante, se gaspillait avec une désespérante 8 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES rapidité, et le pain quotidien finissait par manquer. D'ail- leurs la filandreuse manne du cheval et du mulet ne con- vient guère à l'œuvre maternelle, je l'ai appris depuis. Il faut quelque chose de plus homogène, de plus plastique, que seul peut fournir l'intestin un peu relâché du mouton. Bref, si mes premières études me mirent au courant des mœurs publiques du Scarabée, pour divers motifs elles ne m'apprirent rien sur ses mœurs privées. Le pro- blème de la nidification restait aussi ténébreux que jamais. Pour le résoudre, sont loin de suffire les ressources étri- quées d'une ville et le savant outillage d'un laboratoire. Il faut séjour prolongé à la campagne; il faut la société du troupeau, en plein soleil. Ces conditions, mères d'un succès certain, pourvu que la patience et le bon vouloir s'en mêlent, je les trouve à souhait dans la solitude de mon village. Les vivres, mon grand souci d'autrefois, surabondent aujourd'hui. A côté de ma demeure, sur la grande route, des mulets vont et viennent, allant aux travaux des champs, en revenant; matin et soir des troupeaux de moutons passent pour se rendre au pâturage ou pour rentrer à la bergerie; retenue par une corde dans un cercle déterminé de pelouse à tondre, la chèvre de ma voisine bêle à quatre pas de ma porte. Et si dans mon étroit voisinage il y a disette, de jeunes pourvoyeurs, affriandés par un berlingot, vont à la ronde cueillir le menu de mes bêtes. Ils arrivent, dix pour un, avec leur cueillette dans les récipients les plus imprévus. Dans cette théorie de choé- phores d'un nouveau genre, s'utilise toute chose concave AVANT-PROPOS 9 qui tombe sous la main : calotte de vieux chapeau, frag- ment de tuile, débris de tuyau de poêle, fond de toupin, restes de panier, reliques de soulier racornies en nacelle, au besoin même casquette du collecteur. — C'est du nanan cette fois, semblent me dire leurs yeux luisants de joie; c'est du choisi, première qualité. — La marchandise est louée suivant ses mérites et sur-le-champ soldée comme il est convenu. Pour clore la séance de réception, je con- duis les approvisionneurs aux volières et je leur montre le Scarabée roulant sa pilule. Ils admirent la plaisante bête qui semble jouer avec sa boule; ils rient de ses cul- butes, ils s'esclaffent de ses gauches efforts quand il gigote affalé sur le dos. Charmant spectacle, alors surtout que le berlingot fait protubérance au coin de la joue et déli- cieusement se fond. Ainsi s'entretient le zèle de mes petits collaborateurs. N'ayons crainte que mes pensionnaires jeûnent : leur garde-manger sera largement pourvu. Ces pensionnaires, qui sont-ils? Et tout d'abord le Scarabée sacré, le principal sujet de mes recherches actuelles. Le long rideau de collines de Sérignan pourrait bien être son extrême limite vers le nord. Là se termine la flore méditerranéenne, dont les derniers représentants ligneux sont la bruyère en arbre et l'arbousier; là proba- blement aussi le grand pilulaire, ami passionné du soleil, met fin à son extension septentrionale. Il abonde sur leurs chaudes pentes tournées au midi et dans l'étroite zone de plaine qu'abrite ce puissant réflecteur. D'après toutes les apparences, là s'arrêtent pareillement le gracieux Bolbo- ceras gaulois et le robuste Copris espagnol, tous les deux aussi frileux que lui. A ces curieux bousiers, si peu connus io SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES dans l'intimité de leurs mœurs, adjoignons les Gymno- pleures, le Minotaure, les Géotrupes, les Onthophages. A tous je fais les honneurs de mes volières, car tous, j'en ai d'avance la conviction, nous réservent des surprises dans les détails de leur industrie souterraine. Mes volières ont environ un mètre cube de capacité. Sauf la façade, en toile métallique, le reste est en menui- serie. J'évite ainsi l'accès trop abondant des pluies, qui con- ;^^^^M^H^^=- vertiraient en boue la couche ^ ^^^^^^^^^r"- de terre de mes appareils en «^ plein air. Le trop d'humidité Bolboceras, grossi 2 fois 1/4. serait fatal aux reclus, qui ne peuvent, dans l'étroit manoir artificiel, prolonger indéfiniment leurs fouilles, comme ils le font en liberté, jusqu'à la rencontre d'un milieu favorable à leurs travaux. 11 leur faut terrain perméable, un peu frais, sans jamais tourner au boueux. Le sol des volières se compose donc de terre sablonneuse, passée au crible, légèrement humectée et tassée au point conve- nable pour éviter les éboulis dans les galeries futures. Son épaisseur n'est guère que de trois décimètres. C'est insuffisant dans certains cas; mais si quelques-uns d'entre eux, les Géotrupes par exemple, affectionnent les galeries profondes, ils savent très bien se dédom- mager suivant l'horizontale de ce que leur refuse la verticale. La façade en treillis regarde le midi et laisse entrer en plein dans l'habitation les rayons du soleil. Le côté opposé, tourné au nord, se compose de deux volets super- AVANT-PROPOS n posés, mobiles et retenus en place par des crochets ou des verrous. Le supérieur s'ouvre pour la distribution des vivres, l'assainissement du local, l'entrée de nouveaux élèves à mesure que la chasse m'en fournit. C'est la porte de service pour les quotidiens usages. Le volet inférieur, qui maintient en place la couche de terre, ne s'ouvre que dans les grandes occasions, lorsqu'il faut surprendre l'insecte dans les secrets du chez soi et constater l'état des travaux souterrains. Alors les verrous sont retirés; la planche, munie de charnières, s'abat, et le sol montre à découvert sa tranche verticale, condition excellente pour scruter de la pointe du couteau, avec tous les soins requis, l'épaisseur de terre où gît l'ouvrage des Bousiers. Ainsi s'obtiennent avec précision et sans difficulté des détails d'industrie que ne donneraient pas toujours les laborieuses fouilles en plein champ. Les recherches dans la campagne sont néanmoins indis- pensables; elles dépassent bien des fois en importance ce que nous révèle l'éducation domestique; car si quelques Bousiers, insoucieux de la captivité, travaillent en volière avec l'habituel entrain, d'autres, de caractère plus craintif, mieux doués peut-être en prudence, se méfient de mes palais de planches et ne me livrent leurs secrets qu'avec une extrême réserve, séduits de temps à autre par la per- sévérance de mes soins. Et puis faut-il, pour bien con- duire ma ménagerie, savoir ce qui se passe au dehors, ne serait-ce que pour être renseigné sur les époques favo- rables à mes desseins. Aux études faites en domesticité doivent forcément s'adjoindre, dans une large mesure, les observations sur les lieux mêmes. j2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Ici un aide me serait très utile, ayant loisir, œil pers- picace et naïve curiosité sœur de la mienne. Cet auxi- liaire, je l'ai, comme jamais encore je n'en avais trouvé de pareil. C'est un jeune berger ami de la maison. Frotté d'un peu de lecture et désireux de savoir, il ne s'effa- rouche pas trop des termes de Scarabée, de Géotrupe, de Copris, d'Onthophage, quand je lui dénomme les insectes qu'il a exhumés la veille et qu'il me réserve dans une boîte. Au pâturage dès la première aube pendant les mois caniculaires de juillet et d'août, époque de la nidification des rouleurs de pilules; le soir, quand la chaleur com- mence à tomber, au pâturage encore jusque bien avant dans la nuit, il déambule au milieu de mes bêtes, attirées à la ronde par le fumet des victuailles que sème le trou- peau. Stylé comme il convient sur tel et tel autre point de mes problèmes entomologiques, il surveille les événe- ments et m'en avertit. Il épie l'occasion, il inspecte les pelouses. De la pointe du couteau, il met à découvert la crypte que trahit sa taupinée ; il gratte, il fouille, il trouve : superbe diversion à ses vagues songeries pastorales. Ah! les belles matinées passées ensemble, dans la fraî- cheur de l'aube, à la recherche du nid du Scarabée et du Copris. Faraud est là, assis sur quelque tertre et domi- nant du regard la plèbe moutonnière. Rien, pas même le croûton présenté par une main amie, ne le distrait de ses hautes fonctions. Certes, il n'est pas beau avec son long poil noir emmêlé, que souillent mille graines crochues; il n'est pas beau, mais quel talent dans sa bonne tête de chien pour distinguer le permis et le défendu, pour recon- AVANT-PROPOS i3 naître l'absence d'un étourdi oublié derrière un pli du terrain! Il sait, on le dirait, ma foi, le nombre des mou- tons confiés à sa vigilance, moutons qui sont les siens, même sans nul espoir d'un manche de gigot. Il les a comptés du haut de son tertre. Un manque. Voilà Faraud parti. Le voici de retour, ramenant au groupe l'égaré. Clairvoyante bête, j'admire ton arithmétique sans par- venir à comprendre de quelle façon ta rude cervelle peut l'avoir acquise. Oui, nous pouvons compter sur toi, brave chien; nous pouvons, ton maître et moi, rechercher le Bousier à notre aise et disparaître dans le taillis ; en notre absence, nul ne s'écartera, nul ne portera la dent sur la vigne voisine. C'est ainsi qu'en société du jeune berger et de notre ami commun Faraud, parfois aussi moi-même unique pas- teur à la tête des soixante-dix ouailles bêlantes, se sont glanés, le matin, avant que le soleil devînt intolérable, les matériaux pour cette histoire du Scarabée sacré et de ses émules. LE SCARABEE SACRE. — LA PILULE Il serait inutile de revenir sur le Scarabée travaillant au grand jour ou bien consommant son butin sous terre, soit seul, cas habituel, soit en compagnie d'un convive : ce que j'en ai dit autrefois suffit, et les observations nouvelles n'ajouteraient rien de saillant aux détails fournis par les anciennes. Un point seul mérite de nous arrêter. C'est la confection de la pilule sphérique, simples vivres que l'insecte cueille pour son propre usage et achemine vers une salle à manger creusée en lieu propice. Les volières actuelles, bien mieux conditionnées que celles de mes débuts, permettent de suivre à loisir cette opération, qui. nous fournira des documents de haute valeur pour expliquer plus tard le mystérieux travail du nid. Voyons donc, encore une fois, le Scarabée à l'œuvre des victuailles. Venus du mulet ou mieux du mouton, des vivres frais sont servis. Le fumet du monceau répand la nouvelle à la ronde. D'ici, de là, les Scarabées accourent, étalant i6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES et remuant les feuillets roux de leurs antennes, signe de vif empressement. Ceux qui faisaient la sieste sous terre crèvent le plafond sablonneux et sortent de leurs caveaux. Les voilà tous attablés, non sans querelles entre voisins qui se disputent le meilleur morceau et qui, de brusques revers des larges pattes antérieures, se culbutent les uns les autres. Le calme se fait, et, sans autre noise pour le moment, chacun exploite le point où l'ont conduit les chances du hasard. D'habitude, un lopin, rond de lui-même par à peu près, est la base de l'œuvre. C'est le noyau qui, grossi de couches superposées, deviendra la pilule finale, du volume d'un abricot. L'ayant dégusté et reconnu à sa convenance, le propriétaire le laisse tel quel; d'autres fois, il l'épluche légèrement, il en ratisse l'écorce souillée de sable. Sur cette base, il s'agit maintenant d'édifier la pelote. Les outils sont le râteau à six dents du chaperon en demi-cercle, et les larges pelles des jambes antérieures, pareillement armées, au bord externe, de vigoureuses dentelures, au nombre de cinq. Sans se dessaisir un instant du noyau qu'enlacent les quatre jambes postérieures, surtout celles de la troisième paire, plus longues, l'insecte tourne, un peu de-ci, un peu de-là, sur le dôme de sa pilule naissante, et choisit à la ronde, dans le tas, les matériaux d'accroissement. Le chaperon décortique, éventre, fouille, ratisse; les pattes antérieures ensemble manœuvrent, cueillent et amènent une brassée, aussitôt appliquée sur la masse centrale à petits coups de battoir. Quelques vigoureuses pressions des pelles dentelées tassent au degré voulu la LE SCARABÉE SACRÉ. — LA PILULE 17 nouvelle couche. Ainsi, brassée par brassée, mise en place dessus, dessous, sur les côtés, s'accroît la bille primitive jusqu'à devenir grosse boule. Dans son travail, le manufacturier ne quitte jamais la coupole de son œuvre : il pirouette sur lui-même pour s'occuper de telle et telle autre partie latérale, il s'incline pour façonner la région inférieure jusqu'au point de contact avec le sol; mais du commencement à la fin la sphère ne bouge sur sa base, et l'insecte la tient con- stamment enlacée. Pour obtenir exactement forme ronde, nous avons besoin du tour, dont la rotation supplée à notre mala- dresse; pour grossir sa pelote de neige et faire l'énorme boule que ses efforts ne pourront plus ébranler, l'enfant la fait rouler sur la couche neigeuse : le roulement donnera la régularité de forme que refuseraient le travail direct des mains et le coup d'œil inexpert. Plus habile que nous, le Scarabée n'a besoin ni du roulement ni de la rotation; il pétrit sa boule par couches juxtaposées, sans la remuer de place, sans même descendre un instant du haut de sa coupole et s'enquérir de l'ensemble par un examen à la distance requise. Le compas de ses jambes courbes lui suffit, compas vivant sphérique, vérificateur du degré de courbure. Je ne fais, du reste, intervenir ce compas qu'avec une extrême réserve, bien convaincu par une foule d'exemples que l'instinct n'a pas besoin d'un outillage spécial. S'il en fallait une nouvelle preuve, on la trouverait ici. Le Scarabée mâle a les jambes postérieures sensiblement arquées; au contraire, bien plus habile, apte à des 18 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES ouvrages dont nous admirerons bientôt l'élégance exquise, supérieure à celle d'une monotone sphère, la femelle a les siennes presque droites. Si le compas courbe n'a dans tout ceci qu'un rôle secondaire, peut-être même nul, quelle doit être la cause régulatrice de la sphéricité? A ne consulter que l'orga- nisation et les circonstances dans lesquelles le travail est accompli, je n'en vois absolument pas. Il faut remonter plus haut, il faut remonter aux dons instinctifs, guides de l'outillage. Le Scarabée a le don de la sphère comme l'abeille a le don du prisme hexagone. L'un et l'autre arrivent à la perfection géométrique de leur ouvrage sans le concours d'un mécanisme particulier qui leur imposerait forcément la configuration obtenue. Pour le moment, retenons ceci : le Scarabée fait sa boule en juxtaposant des matériaux cueillis une brassée après l'autre; il l'édifie sans la déplacer, sans la retourner. Il n'est pas ouvrier tourneur, mais bien artiste modeleur, qui façonne la bouse sous la pression de ses brassards dentés, comme le modeleur de nos ateliers façonne sa glaise sous la pression du pouce. Et l'œuvre n'est pas une sphère approximative, à surface bosselée; c'est une sphère correcte, que ne désavouerait pas l'humaine industrie. Le moment est venu de se retirer avec son butin pour l'enfouir plus loin à peu de profondeur et le consommer en paix. La boule est donc extraite du chantier, et le propriétaire, suivant les us et coutumes, se met aussitôt à la rouler çà et là sur le sol, un peu à l'aventure. S'il n'a pas assisté au début de la chose, quiconque voit la LE SCARABEE SACRE. — LA PILULE i9 roulante pièce poussée par l'insecte, à reculons, aisément s'imagine que la forme ronde est la conséquence du mode de charroi. Cela roule, donc cela s'arrondit, de même que s'arrondirait une informe motte d'argile véhiculée de cette façon. Dans son apparente logique, l'idée est fausse de tout point : nous venons de voir l'exacte sphéricité acquise avant que la pelote ait bougé de place. Le roulement n'est pour rien dans cette précision géomé- trique; il se borne à durcir la surface en croûte résis- tante, à la polir un peu, ne serait-ce qu'en incrustant dans la masse les brins grossiers qui pouvaient, au début, la rendre hirsute. Pilule roulée pendant des heures et pilule encore immobile sur le chantier ne diffèrent pas de configuration. A quoi bon cette forme invariablement adoptée dès le début de l'œuvre ? Le Scarabée retirerait-il quelque avantage de la courbure sphérique ? Il faudrait avoir des coquilles de noix en guise de verres optiques pour ne pas voir d'emblée que l'insecte est excellemment inspiré quand il pétrit en boule son gâteau.. Les vivres, si peu nutritifs alors que le quadruple estomac du mouton en a déjà retiré, de guère s'en faut, toute substance assimi- lable, les vivres, maigre pitance parmi les plus maigres, doivent compenser par la quantité ce qui leur manque en qualité. Même condition s'impose aux divers bousiers. Ils sont tous gloutons insatiables; il faut à tous de volumineuses victuailles, que ne feraient pas soupçonner les modestes dimensions du consommateur. Le Copris espagnol, gros comme une forte noisette, amasse sous terre, pour un ao SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES seul repas, un pâté du volume du poing; le Géotrupe ster- coraire thésaurise, au fond de son puits, une saucisse longue d'un empan et de la grosseur d'un col de bouteille. A ces puissants mangeurs, la part est faite belle. Ils s'établissent directement sous le monceau déposé par quelque mulet stationnaire ; ils y creusent galeries et salles à manger. Les vivres sont à la porte du logis ; ils lui font couverture. Il suffit de les introduire par brassées n'excé- dant pas les forces, brassées que l'insecte répète autant qu'il le désire. Au fond de paisibles Copris espagnol. manoirs dont rien au dehors ne trahit la présence, ainsi s'amassent, de façon très discrète, des provisions de bouche scandaleuses par leur quantité. Le Scarabée sacré n'a pas cet avantage de la case sous le monceau où se cueillent les vivres. D'humeur vagabonde, et, quand vient l'heure du repos, n'aimant guère à voisiner avec ses pareils, insignes larrons, il doit chercher au loin, avec sa récolte, un emplacement pour s'y établir en solitaire. Sa provende est relativement modeste sans doute ; elle ne peut soutenir la comparaison avec les énormes gâteaux du Copris et les opulentes sau- cisses du Géotrupe. N'importe : si modeste qu'elle soit, elle est, par son volume et son poids, trop au-dessus des forces de l'insecte qui s'aviserait de la porter d'une façon directe. C'est trop lourd, énormément trop lourd pour être transporté au vol entre les pattes ; c'est absolument impossible à traîner, happé par les crocs des mandibules. LE SCARABEE SACRÉ. — LA PILULE 21 A cet ermite, pressé de se retirer de ce monde, une seule ressource resterait pour amasser, dans sa lointaine cellule, en se servant du transport direct, de quoi suffire au repas du jour : ce serait d'emporter au vol, l'une après l'autre, des charges en rapport avec ses forces. Mais alors que de voyages, que de temps perdu avec cette récolte par miettes! Et puis, à son retour, ne trouverait- il pas déjà desservie la table où picorent tant de convives ? L'occasion est bonne; peut-être de longtemps ne se présentera-t-elle plus. Il convient d'en profiter, et sans retard aucun; il faut, en une seule fois, prélever sur le chantier d'exploitation de quoi garnir le garde-manger au moins pour une journée. Alors comment faire? C'est tout simple. Ce qui ne peut se porter se traîne; ce qui ne peut se traîner se charrie par roulement, témoin tous nos appareils de chariots montés sur roues. Le Scarabée adopte donc la sphère, la forme roulante par excellence, qui n'a pas besoin d'essieu, qui se prête à merveille aux divers accidents du sol et fournit en chaque point de sa surface l'appui nécessaire au déploiement du moindre effort. Tel est le problème de mécanique résolu par le pilulaire. La forme sphérique de sa récolte n'est pas l'effet du roulement, elle lui est antérieure; elle est modelée précisément en vue du roulage futur, qui rendra possible aux forces de l'insecte le charroi du lourd fardeau. Le Scarabée est fervent ami du soleil, dont il imite l'image par les dentelures rayonnantes de son chaperon arrondi. Il lui faut la vive lumière pour exploiter le monceau où se puisent tantôt les vivres et tantôt les 28 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES matériaux à nidification. Les autres, pour la plupart, Géotrupes, Copris, Onitis, Onthophages, ont des mœurs ténébreuses; ils travaillent, invisibles, sous la toiture de l'excrément; ils ne sont en recherche qu'aux approches de la nuit, dans les lueurs mourantes du crépuscule. Lui, plus confiant, cherche, trouve, exploite dans les liesses du plein jour; il fait récolte aux heures les plus chaudes Et les plus lumineuses, constamment à découvert. Sa cui- rasse d'ébène reluit sur le monceau alors que rien ne dénote la présence de nombreux collaborateurs appar- tenant à d'autres genres et se taillant leur part dans la couche inférieure. A lui la lumière, aux autres l'obscurité! Cet amour du soleil sans écran a ses joies, comme le témoigne de temps à autre, par d'allègres trépignements, l'insecte enivré de chaleur; mais il présente aussi quel- ques désavantages. Entre Copris, entre Géotrupes voi- sins de porte, je n'ai jamais surpris de noise au moment de la récolte. Opérant dans les ténèbres, chacun ignore ce qui se passe à côté. Le riche morceau dont s'empare l'un d'entre eux ne saurait exciter la convoitise des voi- sins, n'étant pas aperçu. A cela tiennent peut-être les relations pacifiques entre bousiers travaillant dans les profondeurs obscures du tas. Le soupçon est fondé. Le rapt, l'exécrable droit du plus fort, n'est pas l'apanage exclusif de la brute humaine; la bête aussi le pratique, et le Scarabée particulièrement en abuse. Le travail s'effectuant à découvert, chacun sait ou peut savoir ce que font les collègues. On se jalouse mutuellement les pilules, et des rixes éclatent entre le nanti, qui voudrait bien s'en aller, et le pillard, qui trouve LE SCARABEE SACRE. — LA PILULE 2? plus commode de détrousser un camarade que de se pétrir lui-même un pain rond dans le tas. Le propriétaire, en vedette au sommet de sa boule, fait face à l'assaillant qui tente l'escalade; d'un coup de levier de ses brassards, il le repousse au large, culbuté sur le dos. L'autre gigote, se relève, revient. La lutte recommence. Le dénouement n'est pas toujours en faveur du droit. Alors le voleur décampe avec sa prise, et le volé revient au tas s'amasser une autre pilule. Il n'est pas rare qu'au moment de l'assaut survienne un autre larron qui met les contestants d'accord en s'emparant de la chose en litige. J'incline à croire que de pareilles mêlées ont donné lieu au conte puéril de Scarabées appelés à la rescousse et donnant un coup de main à un confrère dans l'embarras. On a pris d'effrontés larrons pour des aides secourables. Le Scarabée est donc ardent pillard ; il partage les goûts du Bédouin, son compatriote en Afrique; lui aussi pratique la razzia. La disette, la faim, mauvaises con- seillères, ne peuvent être invoquées pour expliquer ce travers. Dans mes volières, les vivre.s abondent; jamais, sans doute, en leurs jours de liberté, mes captifs n'ont connu telle somptuosité de service; et cependant les rixes sont fréquentes. On se dispute les pilules en de chaudes bourrades, comme si le pain manquait. Certes, le besoin n'est pas ici en cause, car bien des fois le larron aban- donne son butin après l'avoir roulé quelques instants. On pille pour le plaisir de piller. Il y a, comme le dit si bien La Fontaine, double profit à faire : Son bien premièrement, et puis le mal d'autrui. 24 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Étant connue cette propension à détrousser, que peut faire de mieux un Scarabée quand il a consciencieusement confectionné sa boule? C'est de fuir la compagnie, c'est de quitter le chantier et de s'en aller au loin consommer ses provisions au fond d'une cachette. Ainsi fait-il, et à la hâte : le caractère de ses pareils lui est trop bien connu. Ici se montre la nécessité d'un charroi facile pour véhi- culer, en une seule fois et aussi vite que possible, pro- visions suffisantes. Le Scarabée aime à travailler en pleine lumière, au soleil. Son acquis, amassé à la vue de tous, n'a de secrets pour aucun des travailleurs accourus au même tas. Ainsi s'allument des convoitises, ainsi s'impose la retraite au loin pour éviter le pillage. Cette rapide retraite demande aisé charroi, et celui-ci s'obtient avec la forme ronde donnée à la récolte. Conclusion inattendue, mais très logique, je dirais même évidente : le Scarabée façonne en sphère ses muni- tions de bouche, parce qu'il est l'ami passionné du soleil. Les divers bousiers travaillant en pleine lumière, Gym- nopleures et Sisyphes de nos régions, se conforment au même principe mécanique : tous connaissent la sphère, la meilleure machine roulante; tous s'adonnent à l'art des pilules. Les autres, ouvriers ténébreux, ne pratiquent rien de pareil : leurs amas de vivres sont informes. La vie en volière nous fournit quelques autres docu- ments non indignes de l'histoire. Aux provisions renou- velées, tièdes encore, accourent empressés, avons-nous dit, les Scarabées errant à la surface. Les effluves du mets attirent rapidement aussi ceux qui sommeillent sous terre. Des monticules de sable çà et là se soulèvent, se cre- ^ &. ^ <3 J LE SCARABEE SACRE. — LA PILULE 25 vassent comme pour une éruption, et l'on en voit émerger d'autres convives qui, du plat de la patte, se lustrent les yeux poudreux- La somnolence dans une chambre sou- terraine et l'épaisse toiture du manoir n'ont pas mis en défaut la finesse de leur flair : les déterrés sont au mon- ceau presque aussi prestement que les autres. Ces détails remettent en mémoire les faits reconnus, non sans surprise, par une foule d'observateurs sur les plages ensoleillées de Cette, de Palavas, du golfe Jouan et des côtes africaines, jusque dans les solitudes du Sahara. Là pullulent, d'autant plus vigoureux et plus actifs que le climat est plus chaud, le Scarabée sacré et ses congénères : Scarabée semi-ponctué, Scarabée vario- leux et autres. Ils abondent, et souvent néanmoins nul ne se montre; le regard exercé de l'entomologiste ne pourrait en découvir un. Mais voici que les choses changent. Pressé par les misères physiologiques, vous quittez discrètement la compagnie et vous dissimulez dans les broussailles. A peine êtes-vous relevé, à peine commencez-vous de remettre votre toilette en ordre que, frou! en voici un, en voici trois, en voici dix qui, venus soudainement on ne sait d'où, s'abattent sur la provende. Accourent-ils de bien loin, ces affairés vidangeurs? Non, certes. Fussent- ils avertis par l'odorat à de grandes distances, ce qui n'est pas impossible, ils n'auraient pas eu le temps de se rendre avec pareille promptitude à la toute récente aubaine. Us étaient donc là, dans un rayon de quelques dizaines de pas, tapis sous terre et sommeillant. Un flair toujours en éveil, même dans les torpeurs du repos, leur 26 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES a dit, au fond de leurs retraites, l'heureux événement; et, crevant leurs plafonds, aussitôt ils accourent. En moins de temps qu'il n'en faut pour raconter la chose, une grouillante population anime le désert de tantôt. Odorat subtil et vigilant, reconnaissons-le, que celui du Scarabée ; odorat sans intermittence dans son activité. Le chien flaire la truffe à travers le sol, mais il est à l'état de veille; en sens inverse, à travers la terre, le pilulaire flaire son mets favori, mais il est à l'état de sommeil. Qui des deux l'emporte sur l'autre en subtilité olfactive? La science cueille son bien partout où elle le trouve, même dans l'immondice, et la vérité plane à des hauteurs où rien ne peut la souiller. Le lecteur voudra donc bien excuser certains détails inévitables dans une histoire des bousiers; il aura quelque indulgence pour ce qui précède et pour ce qui va suivre. L'atelier dégoûtant du manipu- lateur d'ordure nous acheminera peut-être à des idées d'un ordre plus élevé que ne le ferait l'officine du par- fumeur avec son jasmin et son patchouli. J'ai accusé le Scarabée de goinfrerie insatiable. Il est temps de prouver mon dire. Dans les volières, trop exi- guës pour se prêter au joyeux roulage des pilules, mes pensionnaires dédaignent souvent de s'amasser des pro- visions et se bornent à consommer sur place. L'occasion est belle : le repas en public nous apprendra, bien mieux que ne le ferait le festin sous terre, ce dont est capable un estomac de bousier. Un jour d'atmosphère très chaude, lourde et calme, conditions favorables aux liesses gastronomiques de mes reclus, je surveille, montre en main, un des consomma- LE SCARABEE SACRE. — LA PILULE 27 teurs en plein air, depuis huit heures du matin jusqu'à huit heures du soir. Le Scarabée a rencontré, paraît-il, un morceau fort à son goût, car pendant ces douze heures il ne discontinue pas sa bombance, toujours attablé, immobile, au même point. A huit heures du soir, je lui fais une dernière visite. L'appétit ne paraît pas avoir diminué. Je trouve le glouton en aussi bonnes disposi- tions que s'il débutait. Le festin a par conséquent duré quelque temps encore, jusqu'à disparition totale du mor- ceau. Le lendemain, en effet, le Scarabée n'est plus là, et de l'opulente pièce attaquée la veille il ne reste que des miettes. Le tour du cadran et au delà pour une séance de table, c'est déjà fort beau comme goinfrerie ; mais voici qui est beaucoup mieux comme célérité de digestion. Tandis que, à l'avant de la bête, la matière continuellement se mâche et s'engloutit, à l'arrière, continuellement aussi, elle reparaît, dépouillée de ses particules nutritives et filée en une cordelette noire, semblable au ligneul du cordonnier. Le Scarabée ne fiente qu'à table, tant est prompt son travail digestif. Sa filière se met à fonc- tionner dès les premières bouchées; elle cesse son office peu après les dernières. Sans rupture aucune du com- mencement à la fin du repas, et toujours appendu à l'ori- fice évacuateur, le fin cordon s'amoncelle en un tas aisé- ment déroulable tant que la dessiccation ne l'a pas gagné. Cela fonctionne avec la régularité d'un chronomètre. Toutes les minutes, — soyons plus précis et disons toutes les cinquante-quatre secondes, — une éruption se fait, et le fil s'allonge de trois à quatre millimètres. De loin en 38 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES loin, je fais intervenir les pinces, je détache le cordon et déroule le tas sur une règle graduée, pour auner le pro- duit. Le total des mensurations me donne, dans les douze heures, une longueur de 2m,88. Comme le repas et son complément obligé, le travail de filière, se sont continués quelque temps encore après ma dernière visite, faite à huit heures du soir aux lueurs d'une lanterne, on voit que mon sujet a filé, sans interruption dans sa longueur, une cordelette stercorale de trois mètres environ. Étant connus le diamètre et la longueur du fil, il est aisé d'en calculer le volume. Sans difficulté non plus, on trouve l'exact volume de l'insecte en mesurant l'eau que son immersion déplace dans un étroit cylindre. Les nombres obtenus ne sont pas dépourvus d'intérêt : ils nous apprennent qu'en une seule séance de réfection, en une douzaine d'heures, le Scarabée digère à peu près son volume de nourriture. Quel estomac, et surtout quelle rapidité, quelle puissance de digestion! Dès les premières bouchées, les résidus se moulent en un fil qui s'allonge, indéfiniment s'allonge, tant que dure le repas. Dans cet étonnant alambic, qui ne chôme peut-être jamais, si ce n'est lorsque les victuailles manquent, la matière ne fait que passer, aussitôt travaillée par les réactifs de l'estomac, aussitôt épuisée. Il est à penser qu'un laboratoire aussi prompt pour assainir l'immondice a quelque rôle à rem- plir dans l'hygiène générale. Nous aurons occasion de revenir sur ce grave sujet. II LE SCARABÉE SACRÉ. — LA POIRE Chargé de surveiller en ses loisirs les actes du Scarabée sacré, le jeune berger vint, tout joyeux, un dimanche, dans la seconde quinzaine de juin, m'avertir que le moment lui paraissait bon de se mettre en recherches. Il avait sur- pris l'insecte sortant de terre; il avait fouillé au point d'émersion, et il avait trouvé, à peu de profondeur, l'étrange chose qu'il m'apportait. Étrange en vérité, et bouleversant à fond le peu que je croyais savoir. C'est, pour la forme, exactement une mignonne poire qui aurait perdu le coloris de la fraîcheur pour prendre la teinte brune en devenant blette. Que peut bien être ce curieux objet, cet élégant joujou qui semble sortir d'un atelier de tourneur? Est-ce façonné de main humaine? Est-ce une imitation du fruit du poirier destinée à quelque collection enfantine? On le dirait en effet. Les enfants m'entourent ; ils regardent d'un œil de convoitise la belle trouvaille; ils la voudraient, pour l'adjoindre au contenu de leur boîte à jouets. C'est bien plus élégant de ?o SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES forme qu'une bille d'agate, bien plus gracieux qu'un œuf d'ivoire, une toupie de buis. La matière, il est vrai, n'en paraît pas des mieux choisies; mais c'est ferme sous les doigts et de courbure très artistique. N'importe : jusqu'à plus ample informé, la petite poire trouvée sous terre n'ira pas grossir la collection des joujoux. Serait-ce réellement l'ouvrage du Scarabée? Y aurait-il là dedans un œuf, une larve? Le berger me l'affirme. Dans pareille poire, écrasée par mégarde pendant la fouille, il y avait, dit-il, un œuf blanc, gros comme un grain de blé. Je n'ose le croire, tant l'objet apporté dif- fère de la pilule attendue. Ouvrir la problématique trouvaille et m'informer de son contenu serait peut-être imprudence : mon effraction com- promettrait la vitalité du germe inclus, si toutefois l'œuf du Scarabée est là, comme le berger en paraît persuadé. Et puis, je me l'imagine, la forme de poire, en contra- diction avec toutes les idées reçues, est probablement acci- dentelle. Qui sait si le hasard me réserve dans l'avenir rien de pareil? Il convient de conserver la chose telle qu'elle est, d'attendre les événements ; il convient surtout d'aller aux informations sur les lieux. Le lendemain, dès le jour, le berger était à son poste. Je le rejoignis sur des pentes récemment déboisées où le soleil d'été, tapant dur sur la nuque, ne pouvait nous atteindre avant deux ou trois heures. Dans la fraîcheur matinale, le troupeau paissant sous la surveillance de Faraud, nous nous mîmes de concert en recherche. Un terrier de Scarabée est bientôt trouvé, reconnais- sable à la taupinée récente qui le surmonte. D'un poignet LE SCARABEE SACRE. — LA POIRE 31 vigoureux, mon compagnon fouille. Je lui ai cédé ma houlette de poche, le léger et solide outil dont je n'oublie guère de me munir toutes les fois que je sors, incorri- gible gratteur de terre que je suis. Couché pour mieux voir la disposition et l'ameublement de l'hypogée qui s'éventre, je suis tout yeux. De la houlette, le berger fait levier; de sa main libre, il retient, il écarte les éboulis. Nous y sommes : un antre s'ouvre, et, dans les tièdes moiteurs du souterrain bâillant, je vois, gisant à terre, une superbe poire couchée de son long. Oui, certes, cette première révélation de l'œuvre maternelle du Scarabée me laissera souvenir tenace. Si, archéologue fouillant les reliques vénérables de l'Egypte, j'eusse exhumé de quelque crypte pharaonique l'insecte sacré des morts taillé en émeraude, mon émotion n'eût pas été plus forte. Ah! saintes joies de la vérité qui soudainement resplendit, y en a-t-il d'autres qui vous soient comparables ! Le berger exultait; il riait de mon sourire, il était heureux de mon bonheur. Le hasard ne se répète pas; non bis in idem} nous dit un vieil adage. Voici déjà deux fois que j'ai sous les yeux cette singulière forme de poire. Serait-elle la forme nor- male, non sujette à exception? Faut-il renoncera la sphère pareille à celles que l'insecte roule sur le sol? Continuons et nous verrons. Un second nid est trouvé. Comme le précédent, il contient une poire. Les deux trouvailles se ressemblent comme deux gouttes d'eau; on les dirait sor- ties du même moule. Détail de haute valeur : dans le second terrier, à côté de la poire qu'elle enlace amou- reusement, est la mère Scarabée, occupée sans doute à 32 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES lui donner le dernier fini, avant de quitter pour toujours le souterrain. Tout doute est dissipé : je connais l'ouvrier et je connais l'ouvrage. Le reste de la matinée ne fit que confirmer en plein ces prémisses : avant qu'un soleil intolérable ne m'eût chassé de la pente explorée, je possédais une douzaine de poires identiques de forme et presque de volume. A diverses reprises, la mère s'était trouvée présente au fond de l'atelier. Citons, pour en finir, ce que l'avenir me réservait. Pendant toute la durée de la saison caniculaire, de fin juin en septembre, j'ai renouvelé presque chaque jour mes visites aux lieux fréquentés par le Scarabée, et les terriers fouillés par ma houlette m'ont fourni des docu- ments au delà de ce que je pouvais souhaiter. Les éduca- tions en volière m'en ont fourni d'autres, rares il est vrai, hors de comparaison avec les richesses de la liberté des champs. Somme toute, il m'est passé entre les mains pour le moins une centaine de nids, et c'était invariablement la gracieuse forme de poire; jamais, au grand jamais, la forme ronde de la pilule, jamais la boule dont nous parlent les livres. Cette erreur, je l'ai partagée moi-même autrefois, plein de confiance dans la parole des maîtres. Mes anciennes recherches au plateau des Angles n'amenaient aucun résultat, mes essais d'éducation échouaient de façon piteuse, et je tenais cependant à donner à mes jeunes lec- teurs une idée de la nidification du Scarabée. J'adoptai donc la forme ronde devenue classique; puis, me laissant guider par l'analogie, je mis à profit le peu que m'avaient LE SCARABÉE SACRÉ. — LA POIRE 33 montré d'autres manipulateurs de bouse, pour essayer un croquis approximatif de l'œuvre du Scarabée. Mal m'en a pris. L'analogie est certes précieux moyen, mais qu'elle est loin de valoir le fait directement observé! Trompé par ce guide, souvent infidèle dans l'inépuisable variété des choses de la vie, j'ai contribué à perpétuer l'erreur; aussi je m'empresse de faire amende honorable, en priant le lecteur de regarder comme non avenu le peu que j'ai dit autrefois sur la nidification probable du Sca- rabée sacré. Et maintenant développons l'histoire authentique, n'appelant en témoignage que les faits réellement vus et revus. Le nid du Scarabée se trahit au dehors par un amas de terre remuée, par une petite taupinée formée des déblais surabondants que la mère, clôturant le gîte, n'a pu remettre en place, une partie de l'excavation devant rester vide. Sous cet amas s'ouvre un puits de peu de profondeur, un décimètre environ, auquel fait suite une galerie horizontale, droite ou sinueuse, se terminant en une vaste salle où pourrait se loger le poing. Voilà la crypte où repose, enveloppé de vivres, l'œuf soumis à l'incubation d'un soleil torride sous quelques pouces de terre; voilà le spacieux atelier où la mère, libre de ses mouvements, a pétri et façonné en poire le pain du futur nourrisson. Ce pain stercoral a son grand axe couché suivant l'horizontale. Sa forme et son volume rappellent exacte- ment ces petites poires de la Saint-Jean qui, par leur coloration vive, leur arôme et leur précocité, font la joie de la marmaille. La grosseur en est variable dans v- y 34 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES d'étroites limites. Les plus fortes dimensions donnent 45 millimètres de longueur sur 35 millimètres de largeur; les moindres présentent 35 millimètres dans un sens et 28 dans l'autre. Sans avoir le poli du stuc, la surface, d'une régularité parfaite, est soigneusement lissée sous une mince souillure de terre rouge. Molle au début comme de l'argile plas- tique, alors qu'elle est de préparation récente, la?-miche pyriforme acquiert bientôt par la dessiccation une robuste croûte qui ne cède plus sous la pression des doigts. Le bois n'est pas plus dur. Cette écorce est enveloppe défensive qui isole le reclus de ce monde et lui permet de consommer ses victuailles dans une paix profonde. Mais si la dessiccation gagne la masse centrale, le péril devient d'extrême gravité. Nous aurons occasion de revenir sur les misères du ver exposé au régime d'un pain trop rassis. Quelle pâte travaille la boulangerie du Scarabée ? Le mulet et le cheval sont-ils les fournisseurs? En aucune manière. Je m'y attendais cependant, et chacun s'y attendrait en voyant l'insecte puiser avec tant de zèle, pour son propre usage, au grenier d'abondance d'une ordinaire bouse. C'est là qu'il confectionne habituelle- ment la pilule roulante, qu'il ira consommer dans quelque retraite sous le sable. Si le pain grossier, bourré d'aiguilles de foin, lui suffit, pour sa famille il est autrement délicat. Il lui faut alors la fine pâtisserie, de nutrition riche, de digestion facile; il lui faut la manne ovine, non celle que le mouton de tempérament sec dissémine en traînées d'olives noires, LE SCARABEE SACRE. — LA POIRE 35 mais celle qui, élaborée dans un intestin moins aride, se moule en biscuits d'une seule pièce. Voilà la matière voulue, la pâte exclusivement employée. Ce n'est plus ici le maigre et filandreux produit du cheval; c'est chose onctueuse, plastique, homogène, tout imprégnée de sucs nutritifs. Par sa plasticité, sa finesse, elle se prête on ne peut mieux à l'œuvre artistique de la poire; par ses qualités alimentaires, elle convient à la faiblesse d'estomac du nouveau-né. Sous un petit volume, le ver y trouvera réfection suffisante. Ainsi s'explique l'exiguïté des poires alimentaires, exiguïté qui me faisait douter de l'origine de ma trou- vaille avant d'avoir rencontré la mère en présence des provisions. Je ne pouvais voir dans ces mignonnes poires le menu d'un futur Scarabée, lui si glouton et si remar- quable de taille. Ainsi s'explique probablement aussi l'échec de mes anciennes volières. Dans ma profonde ignorance de sa vie familiale, je fournissais au Scarabée ce que je glanais d'ici, de là, venant du cheval ou du mulet; et l'insecte n'en voulait pas pour ses fils, il refusait de nidifier. Aujourd'hui, instruit par l'expérience des champs, je m'adresse au mouton comme fournisseur, et les choses marchent à souhait dans mes volières. Est-ce à dire que les matériaux venus du cheval, choisis dans le meilleur filon et convenablement épluchés, ne soient jamais employés et convertis en poires d'éducation ? Si l'excellent manque, le médiocre est-il refusé? Sur ce sujet, je reste prudemment dans le doute. Ce que je peux affirmer, c'est que les cent et quelques terriers visités pour écrire cette 5 6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES histoire avaient tous, du premier au dernier, le mouton comme fournisseur des vivres larvaires. Où est l'œuf dans cette masse alimentaire, si originale- ment configurée? Volontiers on le caserait au centre de la grosse panse arrondie. Ce point central est le mieux défendu contre les éventualités du dehors, le mieux doué en température régulière. De plus, le ver naissant y trouverait de tous côtés couche profonde de nourriture et ne serait pas exposé aux méprises des premières bouchées. Tout étant pareil autour de lui, il n'aurait pas à choisir; là où par hasard il appliquerait sa dent novice, il pourrait sans hésiter continuer sa première et délicate réfection. Tout cela semble fort rationnel, à tel point que je m'y suis laissé prendre. Dans la première poire que j'ai explorée, mince couche par mince couche, avec la lame d'un canif, j'ai cherché l'œuf au centre de la panse, presque certain de l'y trouver. A ma grande surprise, il n'y était pas. Au lieu d'être creux, le centre de la poire est plein. Il y a là un amas alimentaire continu, homo- gène. Mes déductions, que tout observateur à ma place aurait certainement partagées, semblaient très rationnelles; le Scarabée pourtant est d'un autre avis. Nous avons notre logique, dont nous sommes assez orgueilleux; le pétris- seur de fiente a la sienne, supérieure à la nôtre en cette occurrence. Il a sa clairvoyance, sa prévision des choses, et il place son œuf ailleurs. Où donc? Dans la partie rétrécie de la poire, dans le col, tout à l'extrémité. Coupons ce col en long, avec les LE SCARABEE SACRE. — LA POIRE 57 précautions nécessaires pour ne pas endommager le contenu. Il est creusé d'une niche à parois luisantes et polies. Voilà le tabernacle du germe, la chambre d'éclosion. L'œuf, fort gros relativement à la taille de la pondeuse, est un ovale allongé, blanc, de 10 millimètres environ de longueur sur 5 millimètres de plus grande largeur. Un léger intervalle vide le sépare de tous côtés des murailles de la chambre. Aucun contact avec les parois, si ce n'est à l'extrémité postérieure, qui adhère au sommet de la niche. Horizontalement couché, d'après la position normale de la poire, il repose en entier, sauf le point d'attache, sur un sommier d'air, la plus élastique et la plus chaude des couchettes. Nous voilà renseignés. Essayons maintenant de voir clair dans la logique du Scarabée. Rendons-nous compte de la nécessité de la poire, configuration si étrange dans l'industrie entomologique ; cherchons la convenance du singulier emplacement de l'œuf. Il est périlleux, je lésais, de s'aventurer sur le terrain du comment et du pourquoi des choses. On s'enlise aisément en ce mystérieux domaine où le sol mobile, cédant sous lés pieds, engloutit le téméraire dans la bourbe de l'erreur. Faut-il, à cause du danger, renoncer à pareilles incursions? Et pourquoi? Notre science, si grandiose comparée à la faiblesse de nos moyens, si misérable en face des limbes sans bornes de l'inconnu, que sait-elle de l'absolue réalité? Rien. Le monde nous intéresse uniquement par les idées que nous nous en formons. L'idée disparue, tout devient stérile, chaos, néant. Un ramassis de faits n'est pas la science; c'est un froid catalogue. Il faut dégeler cela, le vivifier 38 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES au foyer de l'âme; il faut faire intervenir l'idée et les lueurs de la raison; il faut interpréter. Laissons-nous aller sur cette pente pour expliquer l'œuvre du Scarabée. Peut-être prêterons-nous à l'insecte notre propre logique. Il n'en sera pas moins remarquable, après tout, de voir merveilleusement concorder ce que nous dicte la raison avec ce que l'instinct dicte à la bête. Un grave danger menace le Scarabée sacré sous sa forme de larve : c'est la dessiccation des vivres. La crypte où se passe la vie larvaire a pour plafond une couche de terre d'un décimètre d'épaisseur à peu près. Que peut ce mince écran contre les chaleurs caniculaires qui calcinent le sol, le cuisent comme brique à des profon- deurs bien plus considérables? La demeure du ver acquiert alors température brûlante; quand j'y plonge la main, je sens des effluves d'étuve. Les vivres, pour peu qu'ils aient à durer trois ou quatre semaines, sont donc exposés à se dessécher avant l'heure, jusqu'à devenir immangeables. Lorsque, au lieu du pain tendre du début, il ne trouve plus sous la dent qu'un croûton rebutant, inattaquable par sa dureté de caillou, le malheureux ver doit périr de famine. Il périt, en effet. J'en ai trouvé, et en nombre, de ces victimes du soleil d'août qui, après avoir largement entamé les vivres frais et s'y être creusé une loge, avaient succombé, ne pouvant plus mordre sur les provisions trop durcies. Il restait une épaisse coque, sorte de marmite sans issue, où s'était cuit et ratatiné le misérable. Si dans la coque devenue pierre par la dessiccation le ver périt de faim, l'insecte, ses transformations ter- LE SCARABEE SACRE. — LA POIRE 39 minées, y périt aussi, incapable de rompre l'enceinte et de se libérer. Ayant à revenir plus loin sur la libération finale, je n'insisterai pas davantage sur ce point. Occu- pons-nous uniquement des misères du ver. La dessiccation des vivres lui est, disons-nous, fatale. Ainsi l'affirment les larves rencontrées cuites dans leur marmite; ainsi l'affirme d'une façon plus précise l'expé- rience que voici. En juillet, époque d'activé nidification, j'installe dans des boîtes en carton ou en sapin une douzaine de poires exhumées du lieu d'origine le matin même. Ces boîtes, bien closes, sont déposées à l'ombre, dans mon cabinet, où règne la température du dehors. Eh bien, dans aucune l'éducation n'aboutit : tantôt l'œuf se flétrit, tantôt le ver éclôt, mais ne tarde pas à périr. Au contraire, dans des boîtes en fer-blanc, dans des récipients en verre, les choses marchent très bien; pas une éducation n'échoue. D'où proviennent ces différences? Tout simplement de ceci : avec la haute température de juillet, l'évaporation marche vite sous l'écran perméable de carton ou de sapin; la poire alimentaire se dessèche, et le vermisseau périt de famine. Dans les boîtes imperméables en fer-blanc, dans les récipients en verre convenablement clos, l'éva- poration ne se fait pas, les vivres conservent leur mollesse, et les vers prospèrent aussi bien que dans le terrier natal. Pour conjurer le péril de la dessiccation, l'insecte a deux moyens. En premier lieu, il comprime la couche extérieure de toute la vigueur de ses larges brassards ; il en fait une écorce protectrice plus homogène, plus serrée que la masse centrale. Si je romps une de ces boîtes à 4o SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES conserves bien desséchée, l'écorce se détache ordinaire- ment de façon nette et laisse à nu le noyau du centre. Le tout rappelle à l'esprit la coquille et l'amande d'une noix. La pression de la mère, manipulant sa poire, a gagné la couche superficielle sur une épaisseur de quel- ques millimètres, et de là est résultée l'écorce; plus loin, la pression ne s'est pas propagée, et de là provient le volumineux noyau central. Au fort des chaleurs de l'été, pour le conserver frais, ma ménagère tient le pain dans une jarre close. Ainsi fait l'insecte à sa manière ; par la compression, il enveloppe d'une jarre le pain de la famille. Le Scarabée va plus loin encore : il devient géomètre capable de résoudre un beau problème de minimum. Toutes les autres conditions restant les mêmes, l'évapo- ration est évidemment proportionnelle à l'étendue de la surface évaporante. Il faut alors donner à la masse ali- mentaire la moindre surface possible, pour diminuer d'autant la déperdition d'humidité; il faut néanmoins que cette moindre surface englobe la plus grande somme de matériaux nourriciers, afin que le ver y trouve réfection suffisante. Or quelle est la forme qui, sous la moindre superficie, enclôt le plus grand volume? C'est la sphère, répond la géométrie. Le Scarabée façonne donc la ration du ver en sphère, étant négligé pour le moment le col de la poire; et cette forme ronde n'est pas le résultat de conditions mécaniques aveugles imposant à l'ouvrier une configuration inéluc- table; ce n'est pas l'effet brutal d'un roulement sur le sol. Nous avons déjà vu que, dans le but d'un charroi plus aisé, plus rapide, l'insecte façonne en boule exacte, sans LE SCARABEE SACRE. — LA POLRE 41 le remuer de place, le butin qu'il doit aller consommer à distance; nous avons reconnu, en un mot, que la forme ronde est antérieure au roulement. Il sera établi de même tout à l'heure que la poire des- tinée au ver est travaillée au fond du terrier. Elle ne subit pas de roulis, elle n'est pas même déplacée. Le Scarabée lui donne la configuration requise exactement comme le ferait un artiste modeleur façonnant sa glaise sous la pression du pouce. Tel qu'il est outillé, l'insecte serait capable d'obtenir d'autres formes d'une courbure moins délicate que son œuvre en poire. Il pourrait, par exemple, confectionner le grossier cylindre, le boudin en usage chez les Géotrupes ; il pourrait, simplifiant le travail à l'extrême, laisser le morceau sans forme déterminée, au hasard des trouvailles. Les choses n'en marcheraient que plus vite et laisseraient plus de loisir pour les fêtes du soleil. Mais non : le Sca- rabée adopte exclusivement la sphère, si difficultueuse dans sa précision; il agit comme s'il connaissait à fond les lois de l'évaporation et celles de la géométrie. Reste à se rendre compte du col de la poire. Quels pourraient bien être son rôle, son utilité? La réponse s'impose, en pleine évidence. Ce col contient l'œuf, dans la chambre d'éclosion. Or tout germe, de la plante aussi bien que de l'animal, a besoin d'air, primordial stimulant de la vie. Pour laisser pénétrer le comburant vivificateur, la coquille de l'œuf de l'oiseau est criblée d'une infinité de pores. La poire du Scarabée est comparable à l'œuf de la poule. Sa coquille, c'est l'écorce durcie par la compression en 42 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES vue d'éviter dessiccation trop prompte; son amas nourri- cier, son jaune, son vitellus, c'est la molle boule abritée sous l'écorce; sa chambre à air, c'est la loge terminale, la niche du col, où l'air enveloppe le germe de partout. Pour les échanges respiratoires, où serait-il mieux, ce germe, que dans sa chambre d'éclosion plongeant en pro- montoire dans l'atmosphère et laissant libre jeu au va-et- vient gazeux à travers sa mince paroi, aisément per- méable ? Au centre de l'amas, l'aération est, au contraire, diffi- cultueuse. L'écorce durcie ne possède pas les pores de la coquille d'un œuf, et le noyau central est matière com- pacte. L'air y pénètre néanmoins, car tout à l'heure le ver y pourra vivre, le ver, organisation robuste moins exigeante en délicatesses que les premiers tressaillements de la vie. Où la larve déjà grande prospère, l'œuf périrait étouffé. En voici la preuve. Dans un petit flacon à large goulot, je tasse de la fiente de mouton, le mets requis en cette occurrence. Avec le bout d'une menue baguette que j'y plonge, j'obtiens un puits qui représentera la chambre d'éclosion. Un œuf prudemment déménagé de sa loge naturelle est transvasé dans ce puits. Je clos l'orifice et surmonte le tout d'une épaisse couche de la même matière tassée. Voilà bien, à la forme près, artificiellement repro- duite la pelote du Scarabée; seulement, dans ce cas, l'œuf est au centre de la masse, lieu que des considérations trop précipitées nous avaient fait tantôt juger le mieux pro- pice. Eh bien, ce point de notre élection est mortel. L'œuf y périt. Que lui a-t-il manqué? Apparemment aération convenable. LE SCARABEE SACRE. — LA POIRE 43 Largement enveloppé par la froide et gluante masse, mauvaise conductrice de la chaleur, il n'a pas non plus la douce température que réclame l'éclosion. Outre l'air, il faut à tout germe la chaleur. Pour se rapprocher autant que possible de la couveuse, le germe, dans l'œuf de l'oiseau, occupe la surface du jaune et, grâce à son extrême mobilité, gagne toujours le haut, n'importe la position de l'œuf. Ainsi se met mieux à profit le calorifère maternel accroupi sur la couvée. Avec l'insecte, la couveuse est la terre, que chauffe le soleil. Son germe, lui aussi, se rapproche du calorifère; il va chercher son étincelle de vie au voisinage de l'uni- verselle couveuse; au lieu de rester noyé au centre de l'inerte amas, il prend place au sommet d'un mamelon saillant que baignent de tous côtés les tièdes effluves du sol. Ces conditions, air et chaleur, sont tellement fonda- mentales que nul, parmi les bousiers, ne les néglige. Les amas nourriciers sont de forme variée, ainsi que nous aurons occasion de le voir; outre la poire, sont adoptés, suivant le genre du manipulateur, le cylindre, l'ovoïde, la pipule, le dé à coudre ; mais, avec cette diversité de con- figuration, un trait de premier ordre reste constant : c'est l'œuf logé dans une chambre d'éclosion tout près de la surface, excellent moyen pour l'accès facile de l'air et de la chaleur. Le mieux doué en cet art délicat est le Scarabée sacré avec sa poire. J'avançais tantôt que ce premier pétrisseur de fiente se comportait avec une logique rivale de la nôtre. Au point où nous en sommes, la preuve de mon affirmation est faite. 44 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Il y a mieux. Soumettons le problème suivant aux lumières de notre science. — Un germe est accompagné d'une masse de vivre que la dessiccation peut rapidement mettre hors d'usage. Comment sera façonnée la masse alimentaire? Où sera logé l'œuf pour recevoir aisément influence de l'air et de la chaleur? Il a été déjà répondu à la première question du pro- blème. Sachant que l'évaporation est proportionnelle à l'étendue de lu surface évaporante, notre savoir dit : les vivres seront disposés en boule, parce que la forme sphé- rique est celle qui enclôt le plus de matières sous la moindre surface. Quant à l'œuf, puisqu'un fourreau pro- tecteur lui est nécessaire afin d'éviter tout blessant con- tact, il sera contenu dans une gaine cylindrique de faible épaisseur, et cette gaine sera implantée sur la sphère. Ainsi sont remplies les conditions requises : les vivres conglobés en sphère se maintiennent frais ; l'œuf, protégé par sa mince gaine cylindrique, reçoit sans entraves l'influence de l'air et de la chaleur. Le strict nécessaire est obtenu, mais c'est fort laid. L'utile n'est pas préoccupé du beau. Un artiste reprend l'œuvre brutal du raisonnement. 11 remplace le cylindre par un demi-ellipsoïde, de forme bien plus gracieuse; il raccorde cet ellipsoïde avec la sphère par une élégante surface courbe, et le tout devient la poire, la gourde avec col. Maintenant c'est une œuvre d'art, c'est beau. Le Scarabée fait précisément ce que nous dicte l'esthé- tique. Aurait-il, lui aussi, un sentiment du beau? Sait-il apprécier l'élégance de sa poire? Certes, il ne la voit pas : LE SCARABEE SACRE. — LA POIRE 45 il la manipule dans de profondes ténèbres. Mais il la touche. Pauvre tact que le sien, rudement vêtu de corne, mais non insensible, après tout, aux contours doucement amenés ! L'idée m'est venue de mettre l'intelligence enfantine à l'épreuve sur la question du beau que soulève l'œuvre du Scarabée. Il me fallait des intelligences très novices, à peine écloses, sommeillant encore dans les nuages des premières années, enfin aussi rapprochées que possible du vague intellect de l'insecte, si toutefois pareil rappro- chement est jamais permis. Il me les fallait néanmoins assez lucides pour me comprendre. J'ai fait choix de bam- bins incultes dont l'aîné avait six ans. J'ai soumis à l'aréopage l'œuvre du Scarabée et une œuvre géométrique de mes doigts qui, sous le même volume, représentait la sphère surmontée d'un court cylindre. Les prenant chacun à part, comme à confesse, afin que l'opinion de l'un n'influât pas sur l'opinion de l'autre, je leur ai montré à l'improviste les deux joujoux, leur demandant quel était, à leur avis, le plus joli. Ils étaient cinq : tous ont opiné pour la poire du Scarabée. Cette unanimité m'a frappé. Le fruste petit paysan qui ne sait pas encore se moucher a déjà quelque sentiment de la gracieuseté des formes. Il y a pour lui un beau, il y a pour lui un laid. ■ En serait-il de même du Scarabée? Nul, en pleine connaissance de cause, n'oserait dire oui; nul non plus n'oserait dire non. C'est une question insoluble, l'unique juge ici ne pouvant être consulté. Après tout, la réponse pourrait bien être d'une extrême simplicité. Que sait la 46 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES fleur de sa superbe corolle? Que sait la neige de ses exquises étoiles à six rayons? Comme la fleur et la neige, le Scarabée pourrait bien ignorer le beau, pourtant son œuvre. Il y a du beau partout, à la condition expresse qu'il y ait un œil apte à le reconnaître. Cet œil de l'intellect, cet œil appréciateur de la correction des formes, est-il, dans une certaine mesure, l'apanage de la bête? Si l'idéal du beau pour le crapaud est incontestablement la crapaude, en dehors de l'attrait irrésistible des sexes y a-t-il réelle- ment un beau pour l'animal? Envisagé de façon géné- rale, qu'est-ce que le beau, en effet? C'est l'ordre. Qu'est-ce que l'ordre? C'est l'harmonie dans l'ensemble. Qu'est-ce que l'harmonie? — C'est... Mais tenons-nous-en là. Les réponses succéderaient aux demandes sans jamais atteindre l'ultime base, l'inébranlable appui. Que de métaphysique pour un lopin de bouse! Passons outre, il en est temps. III LE SCARABÉE SACRÉ. — LE MODELAGE Nous voici en terrain solide, celui des faits observables. Comment le Scarabée obtient-il la poire maternelle? Il est certain d'abord que cela ne se façonne en aucune manière par le mécanisme du charroi sur le sol : la forme est incompatible avec le roulement dans tous les sens, à l'aventure. Passe encore pour le ventre de la gourde; mais le col, le mamelon ellipsoïdal, excavé en chambre d'éclo- sion! Cette œuvre délicate ne saurait résulter de chocs violents, non mesurés. Le bijou de l'orfèvre ne se martèle pas sur l'enclume du forgeron. D'accord avec d'autres raisons, d'évidence parfaite, déjà invoquées, la configu- ration pyriforme nous délivre à tout jamais, je l'espère, de l'antique croyance qui mettait l'œuf dans une boule véhémentement cahotée. Pour son chef-d'œuvre, le sculpteur entre en loge. Ainsi fait le Scarabée. Il s'enferme au fond de sa crypte pour modeler, dans le recueillement, les matériaux introduits. Deux cas se présentent pour l'obtention du bloc à tra- 48 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES vailler. Tantôt l'insecte cueille dans le monceau, suivant la méthode qui nous est connue, un bloc de choix, pétri sur place en boule et déjà sphérique avant d'être ébranlé. S'il s'agissait de vivres destinés à sa propre réfection, il ne se comporterait pas autrement. La boule jugée assez volumineuse, si les lieux ne lui conviennent pas pour y creuser le terrier, il se met en marche avec son faix roulant; il va à l'aventure jusqu'à la rencontre d'un point propice. Pendant le trajet, la pilule, sans se perfectionner comme sphère parfaite qu'elle était au début, durcit un peu à la surface, s'incruste de terre et de menus grains de sable. Cette écorce terreuse, amassée en route, est signe authentique d'un voyage plus ou moins lointain. Ce détail a son importance; il nous servira dans un instant. Tantôt encore, dans l'étroite proximité du monceau d'où le bloc a été extrait, les lieux agréent à l'insecte pour le creusement du terrier. Le sol, peu caillouteux, s'y trouve d'excavation facile. Alors, plus de voyage néces- saire, et partant plus de boule favorable au charroi. Le biscuit mollet du mouton est cueilli et emmagasiné tel quel, et entre dans l'atelier masse informe, tout d'une pièce, au besoin en divers lopins. Ce cas est rare à l'état naturel, par suite de la grossiè- reté du terrain, riche de pierrailles. Les emplacements à fouille praticable sans difficultés sont clairsemés, et l'insecte doit errer avec sa charge pour les rencontrer. Dans mes volières, dont la couche de terre a été expurgée avec le tamis, c'est, au contraire, le cas habituel. Tout point s'y trouve d'excavation aisée; aussi la mère, travail- LE SCARABEE SACRE. -- LE MODELAGE 49 lant pour sa ponte, se borne à descendre sous terre le morceau voisin, sans lui donner forme quelconque déter- minée. Que le fait de l'emmagasinement sans boule et charroi préalables s'accomplisse aux champs ou dans mes volières, le résultat final est des plus frappants. La veille j'avais vu disparaître dans le souterrain un bloc informe. Le lende- main ou le surlendemain je visite l'atelier, et je trouve l'artiste en face de son œuvre. La masse disgracieuse du début, les lambeaux désordonnés introduits par brassées, sont devenus poire de correction parfaite, de fini méticu- leux. L'artistique objet porte avec lui les marques de son mode de fabrication; la partie reposant sur le sol de la grotte est incrustée de parcelles terreuses; tout le reste est d'un poli lustré. Par l'effet de son poids, par l'effet aussi de la pression quand le Scarabée la manipulait, la poire, toute molle encore, s'est souillée de grains terreux sur la face en contact avec le plancher de l'atelier; sur le reste, et c'est la majeure part, elle a gardé le délicat fini que l'insecte a su lui donner. Les conséquences de ces détails, minutieusement con- statés, sautent aux yeux : la poire n'est pas ouvrage de tourneur; elle n'a pas été obtenue par un roulement quel- conque sur le sol du spacieux atelier, car alors elle serait souillée de terre de partout. D'ailleurs son col proéminent exclut ce mode de fabrication. Elle n'a pas même été retournée d'un flanc sur un autre; sa face supérieure, indemne de souillures, hautement l'affirme. Sans dépla- cement aucun, sans retournement le Scarabée l'a donc 5o SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pétrie au point même où elle gît; il l'a modelée à petits coups de ses larges palettes, de même que nous le voyons modeler sa pilule au grand jour. Revenons maintenant au cas habituel, dans la liberté des champs. Les matériaux viennent alors de loin et sont introduits dans le terrier sous forme d'une boule souillée de terre dans toute son étendue superficielle. Que va faire l'insecte de cette sphère où la panse de la future poire se trouve déjà faite? Obtenir la réponse ne présentait pas sérieuse difficulté si, bornant mon ambition aux résultats, je faisais le sacrifice des moyens employés : il suffisait — ce qui m'est arrivé bien des fois — de capturer la mère dans son terrier avec sa pilule et de transporter le tout chez moi, dans mon laboratoire aux bêtes, pour surveiller de près les événements. Un ample bocal est rempli de terre tamisée, humectée et tassée au point voulu. A la surface du sol artificiel, je dépose la mère et sa chère pilule, qu'elle tient embrassée. Je case l'appareil dans un demi-jour et j'attends. Ma patience n'est pas trop longtemps mise à l'épreuve. Pressé par le travail des ovaires, l'insecte reprend le travail interrompu. Dans certains cas, je le vois, toujours à la surface, détruire sa pelote, l'éventrer, l'écharper, l'éparpiller. Ce n'est pas le moins du monde acte de désespéré qui, se trouvant captif, brise, dans son égarement, l'objet chéri. C'est acte de sage hygiène. Au morceau cueilli à la hâte parmi des concurrents effrénés, une visite scrupuleuse est souvent nécessaire, la surveillance n'étant pas toujours des plus commodes sur les lieux de récolte au milieu de LE SCARABEE SACRÉ. - LE MODELAGE 51 larrons. La pilule peut contenir englobés de petits Ontho- phages, des Aphodies, auxquels on n'a pas pris garde, dans la fièvre de l'acquisition. Ces intrus involontaires, se trouvant fort bien au sein de la masse, exploiteraient, eux aussi, la future poire, au grand détriment du légitime consommateur. Il faut expurger la pelote de cette famélique engeance. La mère la détruit donc, la réduit en miettes, l'épluche. Puis, des débris rassemblés, la boule se refait, dépouillée maintenant de son écorce terreuse. Elle est entraînée sous terre et devient poire sans souillure, la face d'appui exceptée. Aphodius pusillus, Plus fréquemment encore, la pilule grossi 6 fois, est enfouie par la mère dans le sol du bocal telle que je l'ai extraite du terrier, avec l'enve- loppe rugueuse que lui a value le roulement à travers champs pendant le trajet du lieu d'acquisition au point où l'insecte se proposait de l'utiliser. Dans ce cas, au fond de mon appareil je la retrouve convertie en poire, elle-même rugueuse, incrustée de sable et de terre sur toute la superficie, preuve que la configuration pyri- forme n'a pas exigé refonte générale de la masse intéressant l'intérieur aussi bien que l'extérieur, mais a été obtenue par simple pression, étirement du col. Dans la très grande majorité des cas, c'est ainsi que les choses se passent à l'état normal. Presque toutes les poires que j'exhume dans les champs sont encroûtées, privées de poli, les unes plus, les autres moins. Si l'on perd de 'vue les inévitables incrustations dues au 52 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES charroi, ces souillures sembleraient affirmer un roulis prolongé à l'intérieur du manoir souterrain. Les quelques rares que je rencontre lisses, celles surtout, admira- blement nettes, que me fournissent les volières, dissipent à fond cette erreur. Elles nous enseignent qu'avec des matériaux cueillis tout près et emmagasinés informes, la poire est modelée en son entier, sans roulis aucun ; elles nous affirment que, pour les autres, les rugosités terreuses de l'écorce ne sont pas les signes d'une mani- pulation par roulement au fond de l'atelier, mais les simples marques d'un voyage assez long à la surface du sol. Assister à la contection de la poire n'est pas d'exécution aisée : le ténébreux artiste se refuse obstinément à tout travail dès que la lumière l'atteint. Il lui faut obscurité complète pour modeler; il me faut à moi clarté pour le voir opérer. Impossible d'associer les deux condi- tions. Essayons néanmoins, surprenons par fragments la vérité qui se dérobe en sa plénitude. Voici le dispositif adopté. L'ample bocal de tantôt est repris. Je le garnis au fond d'une couche de terre de quelques travers de doigt d'épaisseur. Pour obtenir l'atelier à parois transparentes qui m'est indispensable, sur la couche terreuse j'établis un trépied, et sur ce support d'un décimètre de haut, j'assois une rondelle de sapin de même diamètre que le bocal. La chambre à parois de verre ainsi délimitée représentera la spacieuse crypte où travaille l'insecte. Sur le bord, la planchette de sapin est entaillée d'une échancrure suffisante au passage du Scarabée et de sa LE SCARABEE SACRÉ. — LE MODELAGE 55 pilule. Enfin au-dessus de l'écran est tassée une couche de terre aussi haute que le permet le bocal. Pendant l'opération, une partie de la terre supérieure s'éboule par l'échancrure et descend dans l'appartement inférieur en un large plan incliné. C'est condition prévue, indispensable à mon dessein. Au moyen de cette pente, quand il aura trouvé la trappe de communication, l'artiste gagnera la loge transparente que je lui ai ménagée. Il ne la gagnera, bien entendu, qu'autant qu'elle sera dans une obscurité parfaite. Je fabrique donc un cylindre de carton fermé par le haut, et j'en enveloppe l'appareil de verre. Laissé en place, l'étui opaque donnera les ténèbres que réclame le Scarabée; brusquement soulevé, il donnera le jour que je réclame de mon côté. Les choses ainsi disposées, je me mets en recherche d'une mère récemment retirée dans sa loge naturelle avec sa pilule. Une matinée suffit à me pourvoir comme je le désire. Je dépose la mère et sa boule à la surface de la couche supérieure de terre; je coiffe l'appareil de son étui de carton, et j'attends. Tenace dans son œuvre tant que l'œuf n'est pas logé, l'insecte se creusera un nouveau terrier, entraînant à mesure sa pilule; il traversera la couche supérieure de terre, insuffisante d'épaisseur; il rencontrera la planchette de sapin, obstacle analogue aux pierrailles qui bien des fois lui barrent le passage dans ses fouilles normales ; il explorera la cause de l'arrêt et, trouvant l'échancrure, il descendra par cette trappe dans la loge du fond, qui, spacieuse, libre, sera pour lui la crypte d'où je viens de le déménager. Ainsi disent mes prévisions. Mais tout cela demande du temps, et il 54 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES convient d'attendre jusqu'au lendemain pour satisfaire ma curieuse impatience. L'heure est venue, allons. La porte du cabinet a été laissée ouverte la veille : le seul bruit de la serrure troublerait, arrêterait mon travailleur méfiant. Pour plus de précaution je chausse, avant de pénétrer, de silencieuses pantoufles. Et v'ian! le cylindre est enlevé. Parfait! mes prévisions étaient justes. Le Scarabée occupe l'atelier vitré. Je le surprends à l'œuvre, sa large patte posée sur l'ébauche de la poire, Mais, ahuri par la soudaine clarté, il reste immobile, comme pétrifié. Cela dure quelques secondes. Puis il me tourne le dos et gauchement remonte le plan incliné pour gagner les hauteurs enténébrées de sa galerie. Je donne un coup d'œil à l'ouvrage, je prends note de sa forme, de sa position, de son orientation, et je fais de nouveau l'obscurité avec l'étui de carton. Ne prolongeons pas l'indiscrétion, si nous voulons renouveler l'épreuve. Ma soudaine et si courte visite nous dit le premier mot du mystérieux travail. La pilule, au début exactement sphérique, porte maintenant un fort bourrelet circon- scrivant une sorte de cratère peu profond. L'ouvrage me remet en mémoire, avec des proportions minuscules, certains pots préhistoriques, à panse ronde, à grosses lèvres autour de l'embouchure, à col étranglé par un étroit sillon. Cette ébauche de la poire dit la méthode de l'insecte, méthode identique à celle de l'homme qua- ternaire ignorant le tour du potier. La boule plastique, circulairement cernée sur un côté, s'est creusée d'une rainure, point de départ du col; elle LE SCARABEE SACRE. — LE MODELAGE 55 s'est en outre quelque peu étirée en une saillie obtuse. Au centre de cette saillie, une pression s'est opérée, qui, faisant refluer la matière sur les bords, a produit le cratère avec ses lèvres difformes. Enlacement circulaire et pression suffisent pour ce premier travail. Sur le soir, nouvelle et brusque visite, dans un complet silence. Revenu de son émoi de la matinée, le modeleur est redescendu dans son atelier. Inondé de lumière et déconcerté par les étranges événements que mes artifices lui suscitent, aussitôt il détale et se réfugie dans l'étage supérieur. La pauvre mère, que persécutent mes illu- minations, s'en va là-haut, au sein du noir, mais à regret, par enjambées hésitantes. L'ouvrage a progressé. Le cratère s'est approfondi; ses grosses lèvres ont disparu, amincies, rapprochées, étirées en col de poire. L'objet, d'ailleurs, n'a pas changé de place. Sa position, son orientation, sont exactement celles que j'avais notées. La face qui reposait sur le sol est toujours en bas, au même point; la face qui regardait le haut est toujours en haut; le cratère qui était à ma droite est remplacé par le col, toujours à ma droite. D'où conclusion achevant d'établir mes dires antérieurs : pas de roulis; simple pression, qui pétrit et façonne. Le lendemain, troisième visite. La poire est finie. Son col, hier sac bâillant, est maintenant clos. L'œuf est donc pondu; l'œuvre est parachevée et ne demande plus que des retouches de polissage général, retouches auxquelles, sans doute, quand je l'ai dérangée, procédait la mère, elle si scrupuleuse de perfection géométrique. Le plus délicat de l'affaire m'échappe. Je vois très bien 56 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES en gros comment s'obtient la chambre d'éclosion de l'œuf : le gros bourrelet cernant le cratère primitif s'amincit en lame sous la pression des pattes, il s'allonge en un sac dont l'embouchure va diminuant. Jusque-là le travail comporte explication suffisante. L'explication ne vient plus pour l'exquise perfection de la cellule où l'œuf doit éclore, quand on songe aux outils rigides de l'insecte, les larges et dentelés brassards dont les brusques gaucheries rappellent les mouvements d'un automate. Avec cet outillage grossier, excellent pour labourer le tuf, comment le Scarabée obtient-il la loge natale, la niche ovalaire si délicatement polie, glacée à l'intérieur? Introduite par l'étroit orifice du sac, la patte, vraie scie de carrier, à dents énormes, rivaliserait-elle à présent de douceur avec le pinceau? Pourquoi non? Nous l'avons dit ailleurs, et c'est ici le cas de le répéter : l'outil ne fait pas l'ouvrier. L'insecte exerce son aptitude de spécialiste avec l'outil quelconque dont il est muni. D'un rabot il sait faire usage de scie, et d'une scie usage de rabot, comme l'ouvrier modèle dont parle Franklin. De ce même râteau à fortes dents dont il éventre la terre, le Scarabée fait truelle et pinceau pour glacer le stuc de la chambre où naîtra le ver. Pour en finir, un détail encore sur cette chambre d'éclosion. A l'extrême bout du col de la poire, un point se distingue toujours d'une façon assez nette : quelques brins filandreux le hérissent, tandis que le reste du col est soigneusement poli. Il y a là le tampon avec lequel la mère a clos l'étroite ouverture, une fois l'œuf mis en place ; et ce tampon, comme le démontre sa structure hirsute, LE SCARABEE SACRE. — LE MODELAGE 57 n'a pas été soumis à la pression qui sur tout le reste de l'ouvrage empâte dans la masse et fait disparaître le moindre brin saillant. Pourquoi ces ménagements au pôle extrême, exception bien singulière lorsque partout ailleurs la poire a subi les vigoureux coups de pattes de l'insecte? Par son bout d'arrière, l'œuf prend appui sur ce tampon, qui, s'il était comprimé, refoulé, transmettrait la pression au germe et le mettrait en péril. La mère, au courant du danger, obture donc le pertuis avec un bouchon non tassé : l'air se renouvellera mieux dans la chambre d'éclosion, et l'œuf évitera la périlleuse commotion du battoir compresseur. IV LE SCARABÉE SACRÉ. — LA LARVE Sous le mince plafond de son terrier, l'œuf du Scarabée est soumis aux influences changeantes du soleil, souve- rain incubateur ; l'éveil de son germe n'a donc pas et ne peut avoir de date précise. Par une insolation ardente, j'ai obtenu le vermisseau cinq à six jours après la ponte; avec une température plus modérée, je ne l'ai obtenu que le douzième jour. Juin et juillet sont les mois de l'éclosion. Aussitôt dégagé des langes de l'œuf, le nouveau-né ne tarde pas à porter la dent sur la paroi de sa chambre. Il commence à manger sa maison, non au hasard, mais avec une prudence infaillible. S'il mordait sur les minces flancs de sa loge, — et rien ne l'en détourne, car là, tout aussi bien qu'ailleurs, la matière est d'excellente qualité, — s'il ratissait de la mandibule le bout extrême du mame- lon, point le plus faible, il ferait brèche dans l'enceinte défensive avant de posséder en quantité suffisante le mastic que nous allons voir employer par la larve en des accidents similaires dus à des causes extérieures. 60 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Entamant à l'aventure son monceau de vivres, il s'exposerait aux périlleuses éventualités du dehors; il pourrait du moins glisser de son berceau et choir à terre par la lucarne ouverte. Tombé de sa loge, le petit ver est perdu. Il ne saura pas retrouver ses provisions; et s'il les retrouve, il sera rebuté par l'écorce encroûtée de terre. En sa haute sagesse, comme n'en possèdent jamais les jeunes des animaux supérieurs, sur lesquels veille une mère, le nouveau-né, tout luisant encore des glaires de l'œuf, connaît à fond le péril, et l'évite par une tactique de succès assuré. Tout étant pareil autour de lui comme nourriture, tout étant de son goût, il s'attaque néanmoins, de façon exclu- sive, à la base de sa loge, base qui se continue par la volumineuse boule où seront licites les coups de mandi- bules dans tous les sens, au gré du consommateur. Qui m'expliquera la préférence pour ce point d'attaque, lorsque rien ne le distingue des autres sous le rapport alimentaire? L'animalcule serait-il averti de la proximité du dehors par la manière dont une mince paroi impres- sionne son délicat épiderme ? En quoi pourrait bien con- sister cette impression? Et puis, que sait-il des dangers du dehors, lui qui vient de naître? Je m'y perds. Ou plutôt, je m'y retrouve; j'y revois, sous un autre aspect, ce que m'enseignaient il y a quelques minées les Scolies et les Sphex, ces savants mangeurs, ces experts anatomistes, discernant si bien le permis et le défendu, pour dévorer graduellement une proie sans la tuer jusqu'à la fin du repas. Le Scarabée possède, lui aussi, son art difficultueux de manger. S'il n'a pas à se préoccuper LE SCARABEE SACRE. — LA LARVE 61 de la conservation des vivres, non putréfiables, il doit veiller du moins aux bouchées intempestives qui le met- traient à découvert. De ces bouchées périlleuses, les premières sont les plus redoutables, vu la faiblesse de la bête et la minceur de la paroi. Pour sauvegarde, le ver a donc, à sa manière, l'inspiration primordiale sans laquelle nul ne saurait vivre ; il obéit à l'impérieuse voix de l'ins- tinct qui lui dit : « Tu mordras là, jamais ailleurs. » Et, respectueux de tout le reste, si tentant que soit le morceau, il mord au point réglementaire; il entame la poire par la base du col. En quelques jours il plonge dans la masse ventrue; il y devient gros et gras, transformant l'immonde matière en larve replète, luisante de santé, de blancheur éburnéenne avec reflets ardoisés, sans un atome de souillure. La matière disparue, ou pour mieux dire refondue au creuset de la vie, laisse pour vide une loge ronde que remplit le ver, courbant l'échiné sous la voûte sphérique et se repliant en deux. L'heure est venue d'un spectacle comme ne m'en ont pas encore montré d'aussi étrange les audaces indus- trielles de l'insecte. Désireux d'observer le ver dans 1 inti- mité de son logis, j'ouvre sur la panse de la poire une petite lucarne d'un demi-centimètre carré. Aussitôt la tête du reclus apparaît au pertuis, s'informant de ce qui se passe. La brèche est reconnue. La tête disparaît, j'entrevois l'échiné blanche rouler dans l'étroite loge; et, dès l'instant, la fenêtre que je viens de pratiquer se clôt d'une pâte brune, molle, assez promptement durcie. L'intérieur de la loge, me disais-je, est sans doute purée demi-fluide. Tournant sur elle-même, comme le 6s SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES témoigne le brusque glissement du dos, la larve a cueilli une brassée de cette matière et, le circuit achevé, a déposé sa charge en guise de mortier sur la brèche jugée dangereuse. J'enlève le tampon de clôture. La larve recommence, met la tête à la fenêtre, la retire, pirouette sur elle-même ainsi qu'un noyau glissant dans sa coquille, et sur-le-champ voici un deuxième tampon aussi copieux que le premier. Prévenu de ce qui allait se passer, j'ai mieux vu cette fois. Quelle méprise était la mienne ! Je n'en suis pas trop confus : dans son industrie défensive, la bête emploie souvent des moyens auxquels notre imagination n'oserait songer. Ce n'est pas la tête qui se présente sur la brèche après le roulement préalable; c'est l'extrémité contraire. Le ver n'apporte pas une brassée de sa pâte alimentaire, cueillie par le ratissage de la paroi; il fiente sur l'ouver- ture à clôturer. C'est bien plus économique. Parcimo- nieusement mesurée, la ration ne doit pas se gaspiller : il y en a tout juste de quoi vivre. Le ciment est d'ailleurs de meilleure qualité; il fait rapidement prise. Enfin l'urgente réparation est plus prompte si l'intestin a les complaisances voulues. Il les a, en effet, et même à un degré étonnant. Cinq, six fois et plus, j'enlève coup sur coup le tampon déposé, et coup sur coup s'éjacule copieusement le mortier dont îe réservoir semble inépuisable, toujours au service du maçon sans intervalle de repos. Le ver tient déjà du Scarabée, dont nous connaissons les prouesses sterco- rales; c'est un fienteur émérite. 11 possède, comme nul autre au monde, une docilité intestinale que tout LE SCARABEE SACRE. — LA LARVE 63 l'heure l'anatomie se chargera de nous expliquer en partie. Le plâtrier et le maçon ont leur truelle. Le ver, zélé restaurateur des brèches faites à son domicile, a pareille- ment la sienne. Le dernier segment, tronqué de façon oblique, forme à la face dorsale une sorte de plan incliné, un large disque que cerne un bourrelet charnu. Au centre du disque s'ouvre, configuré en boutonnière, l'ori- fice à mastic. Voilà l'ample truelle, aplatie et munie d'un rebord pour que la matière comprimée ne difflue pas en écoulements inutiles. Aussitôt le jet plastique déposé en bloc, l'instrument égaliseur et compresseur fonctionne pour bien intro- duire le ciment dans les anfractuosités de la brèche, le refouler dans toute l'épaisseur de la partie ruinée, lui donner consistance, l'aplanir. Après le coup de truelle, le ver se retourne; il vient cogner, presser l'ouvrage de son large front et le perfectionner du bout des mandi- bules. Attendons un quart d'heure, et la partie réparée sera aussi solide que le reste de la coque, tant le ciment fait vite prise. Au dehors, la réparation se trahit par l'irrégulière saillie de la matière refoulée, inaccessible à la truelle ; mais au dedans aucune trace de la fracture ; au point compromis, l'habituel poli est revenu. Un plâtrier bouchant un trou de mur dans nos appartements n'opérerait pas mieux. Le ver ne borne pas là ses talents. Avec son mastic, il est raccommodeur de pots cassés. Expliquons-nous. J'ai comparé à une jarre tenant les vivres frais le dehors de la poire qui, comprimé et desséché, devient robuste 64 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES coque. Dans mes fouilles, parfois en terrain difficultueux, il m'est arrivé de temps en temps de casser cette jarre sous les coups de la houlette mal dirigée. Je rassemblais les tessons, les rajustais après avoir remis le ver en place, et maintenais l'assemblage en l'enveloppant d'un lambeau de vieux journal. De retour chez moi, je trouvais la poire, déformée sans doute, couturée de cicatrices, mais enfin aussi solide que jamais. Pendant le trajet, le ver avait remis en état sa demeure ruinée. Du mastic injecté dans les fentes soudait entre eux les morceaux; à l'intérieur un épais crépi ren- forçait la paroi, si bien que la coque restaurée valait la coque intacte, abstraction faite des irrégularités du dehors. Dans son coffre-fort artistement raccommodé, le ver retrouvait la paix profonde qui lui est nécessaire. Le moment est venu de se demander le motif de cette industrie de plâtrier. Destinée à vivre dans une obscurité complète, la larve boucherait-elle les ouvertures sur- venues à sa demeure afin d'éviter l'importun accès de la lumière? Elle est aveugle. Aucune trace d'organe de vision sur sa jaunâtre calotte crânienne. Mais l'absence d'yeux n'autorise pas à nier l'influence de la lumière, nfluence vaguement ressentie peut-être par le délicat épidémie du ver. Des épreuves sont nécessaires. Les voici. Je pratique la brèche presque dans l'obscurité. Le peu de clarté qui reste suffit tout juste à diriger mon outil d'effraction. L'ouverture faite, je plonge aussitôt la coque dans les ténèbres d'une boîte. Quelques minutes après, le pcrtuis est bouché. Malgré l'obscurité où il se trou- LE SCARABEE SACRE. — LA LARVE 65 vait, le ver a jugé bon de fermer hermétiquement son logis. En de petits bocaux bien bourrés de vivres, j'élève des larves extraites de leur poire natale. Dans la masse alimentaire, un puits est ménagé, terminé au fond en demi-sphère. Ce réduit, représentant à peu près la moitié de la poire excavée, sera la loge artificielle donnée en remplacement de la loge naturelle. J'y dépose isolé- ment les vers expérimentés. Le changement de domicile n'amène pas d'inquiétude appréciable. Trouvant très à leur goût les vivres de mon choix, ils mordent sur l'en- ceinte avec l'habituel appétit. L'exil ne trouble en rien ces stoïques panses, et mes éducations se poursuivent sans entrave aucune. Un fait digne de mémoire alors se passe. Tous mes déménagés petit à petit travaillent à compléter la niche ronde dont mon puits ne représentait que la moitié infé- rieure. Je leur ai fourni le plancher. Ils se proposent d'y ajouter un plafond, une coupole, et de s'enfermer ainsi dans une enceinte sphérique. Les matériaux sont le mas- tic fourni par l'intestin; l'instrument de construction est la truelle, le plan incliné à bourrelet du dernier segment. Des moellons pâteux sont déposés sur la margelle du puits. Quand ils ont fait prise, ils servent d'appui à une seconde rangée, légèrement inclinée en dedans. D'autres rangées se succèdent, accusant de plus en plus la cour- bure de l'ensemble. Du reste, de temps à autre, des rou- lements de croupe achèvent de déterminer l'assemblage sphérique. De cette manière, sans échafaudage d'appui, sans arceaux de soutien indispensables à notre architec- v- 5 66 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ture pour construire une voûte, s'obtient hardie coupole bâtie sur le vide et complétant la sphère que j'avais commencée. Quelques-uns abrègent le travail. La paroi de verre du petit bocal est parfois dans le rayon de l'ouvrage à faire. Sa surface lisse est conforme à leurs goûts de méticu- leux polisseurs; sa courbure, dans une certaine étendue, se confond avec celle de leur devis. Ils en profitent, non sans doute par économie de peine et de temps, mais parce que la lisse et ronde paroi voisine est, à leur sens, chose de leur provenance. Ainsi est réservée, sur les flancs de la coupole, une ample fenêtre vitrée qui répond on ne peut mieux à mes desseins. Eh bien, les vers qui reçoivent à travers pareille fenêtre, tout le jour et des semaines durant, la vive illu- mination de mon cabinet, se tiennent aussi tranquilles que les autres, mangeant et digérant, sans nul souci d'arrêter par un écran de leur mastic une clarté qui leur serait odieuse. Quand la larve s'empresse tant de clore la brèche que je viens de faire à sa chambre, ce n'est donc pas dans le but de se garantir de la lumière. Redouterait-elle les vents coulis, avec ses scrupules à mastiquer la moindre fissure par où l'air pourrait s'insinuer? La réponse n'est pas encore là. Dans mon appartement et dans le sien, la température est la même; et puis, lorsque j'opère mes effractions, l'atmosphère de mon atelier est d'un calme complet. Ce n'est pas dans la tempête que j'interroge la cloîtrée, c'est dans la tran- quillité de mon cabinet, c'est dans la tranquillité plus profonde d'un bocal. LE SCARABEE SACRE. — LA LARVE 67 Un courant froid, douloureux pour un épiderme très sensible, ne peut être invoqué; et néanmoins l'air est l'ennemi qu'il faut éviter à tout prix. S'il affluait large- ment à l'intérieur par une brèche, avec l'aridité que lui donnent les chaleurs de juillet, les vivres seraient réduits par la dessiccation en galette immangeable, devant laquelle le ver languirait anémié et bientôt succomberait de disette. La mère, autant qu'il était en son pouvoir, avec la forme ronde et l'enveloppe compacte, a précau- tionné ses fils contre la maie mort par famine; mais les fils ne sont pas néanmoins affranchis de toute surveil- lance à l'égard de la ration. S'ils veulent avoir pain tendre jusqu'à la fin, ils doivent, à leur tour, tenir bien calfeutrée la jarre aux vivres. Des crevasses y sont possibles, gravement périlleuses. Il importe de les obturer au plus vite. Tel serait, si je vois clair en tout ceci, le motif qui fait du ver un plâtrier doué d'une truelle et muni d'une usine toujours prête à fournir du mastic. Le raccommodeur de poterie restaure sa jarre fêlée pour maintenir son pain, mollet. Une sérieuse objection se présente. Les fêlures, les brèches, les soupiraux ventilateurs que je vois mastiquer avec tant de zèle sont œuvre de mes instruments, pinces, canif, aiguilles à dissection. Il n'est pas admissible que le ver soit doué de son étrange talent pour se prémunir contre les misères que la curiosité humaine pourrait lui susciter. Qu'a-t-il à craindre de l'homme, dans sa vie souterraine? Rien, ou peut s'en faut. Depuis que le Scarabée roule sa boule sous la calotte du ciel, je suis probablement le premier à tracasser sa famille pour la 68 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES faire parler et m'instruire; après moi d'autres viendront peut-être, mais si peu nombreux! Non, la ruineuse inter- vention de l'homme ne vaut pas la peine de se munir de truelle et de ciment. Alors à quoi bon l'art de boucher les fissures? Attendez. Dans sa loge en apparence si tranquille, dans sa coque ronde qui semble lui donner sécurité par- faite, le ver a tout de même ses misères. Du plus petit au plus grand, qui ne les a pas? Elles naissent avec la vie. A la larve du Scarabée, bien que le sujet soit à peine effleuré, je connais déjà trois ou quatre genres d'accidents fâcheux. La plante, l'animal, l'aveugle agent physique, travaillent à sa perte en ruinant son garde- manger. La concurrence est grande autour du gâteau servi par le mouton. Quand la mère Scarabée arrive pour prélever sa part et confectionner sa pilule, le morceau bien des fois est à la merci de convives dont les moindres sont les plus à craindre. Il y a là notamment de petits Ontho- phages, ardents travailleurs blottis sous le couvert du gâteau. Quelques-uns préfèrent plonger au plus épais de la masse et se noyer, les friands, au sein de la purée. De ce nombre est l'Onthophage de Schreber, d'un noir luisant d'ébène avec quatre points rouges sur les élytres. Tel est encore le plus petit de nos Aphodiens (Aphodius pusillus Herbst.), qui confie ses œufs de-ci, de-là, aux flancs gras du pâté. Dans sa hâte, la mère Scarabée n'épluche pas à fond sa cueillette. Si quelques Ontho- phages sont écartés, d'autres, enfouis au centre du bloc, restent inaperçus. D'ailleurs, par leur petitesse, les germes LE SCARABEE SACRE. — LA LARVE 6? de l'Aphodie échappent à sa vigilance. Ainsi s'introduit dans le terrier et se pétrit une pâte contaminée. Les poires de nos jardins ont leur vermine qui les souille de bavures. Les poires du Scarabée en ont une plus ravageuse encore. L'Onthophage fortuitement inclus les fouille, les bouleverse. Lorsque, repu à souhait, le glouton veut sortir, il les perce de trous circulaires où pourrait presque s'engager un crayon. Le mal est pire avec l'Aphodie, dont la famille éclôt, se développe et se transforme dans l'épaisseur même des victuailles. Mes notes font mention de certaines de ces poires perforées dans tous les sens, criblées d'une foule de trous, ori- fices de sortie du minuscule bousier involontairement parasite. Avec de tels commensaux, qui forent dans les vivres des puits d'aération, le ver du Scarabée périt si les mineurs sont nombreux. Sa truelle et son mortier ne peuvent suffire à telle besogne. Ils y suffisent si les dégradations sont modérées et les intrus en petit nombre. Calfeutrant aussitôt tout couloir qui s'ouvre autour de lui, le ver tient tête à l'envahisseur; il le dégoûte, le déloge. La poire est sauvée, préservée de la dessiccation au centre. Divers cryptogames se mettent de la partie. Ils en- vahissent le sol fertile de la pilule, le soulèvent en écailles, le fendillent de fissures en y implantant leurs pustules. Dans sa coque crevassée par cette végétation, le ver périrait sans la sauvegarde de son mortier qui met fin aux desséchants soupiraux. Il y met fin dans un troisième cas, le plus fréquent de tous. Sans l'intervention d'aucun ravageur, animal ou 7o SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES plante, la poire assez souvent s'exfolie d'elle-même, se boursoufle, se déchire. Est-ce l'effet d'une réaction de la couche externe, trop comprimée par la mère au moment du modelage? Est-ce l'effet d'un commencement de fer- mentation? Ne serait-ce pas plutôt le résultat d'un retrait comparable à celui de l'argile, qui se fendille en se des- séchant? Tout pourrait bien y concourir. Mais, sans rien affirmer de précis sur ce point, je con- state de profondes fissures qui menacent de dessiccation le pain tendre non assez défendu par la jarre fêlée. N'ayons crainte que ces ruptures spontanées tournent à mal : le ver s'empressera d'y porter remède. Dans la répartition des dons, ce n'est pas en vain que lui sont échus le mastic et la truelle. Donnons maintenant un sommaire croquis de la larve, sans nous arrêter à dénombrer les articles des palpes et des antennes, détails fastidieux, d'intérêt nul ici. — C'est un ver corpulent, à peau fine et blanche, avec pâles reflets ar- doisés provenant des organes digestifs, vus par transparence. Courbé en arc brisé, en cro- Larve de Scarabée sacré. chet, il rappelle Un peu le Ver du Hanneton, mais avec tour- nure bien plus disgracieuse. Sur le dos, au coude brusque du crochet, les segments trois, quatre et cinq de l'abdomen se renflent en effet en gibbosité énorme, en hernie, en poche tellement protubérante que la peau semble sur le point de s'y rompre sous la poussée LE SCARABEE SACRE. — LA LARVE 71 du contenu. Comme trait dominant, l'animal est porte- besace. Tête petite par rapport au ver, faiblement convexe, d'un roux clair, hérissée de rares cils pâles. Pattes assez longues et robustes, terminées en tarse pointu. Le ver n'en fait pas usage comme organes de progression. Extrait de sa coque et déposé sur la table, il se démène, se con- torsionne gauchement sans parvenir à se déplacer. Par des éruptions répétées de son mortier, l'impotent trahit alors ses inquiétudes. Mentionnons encore la truelle terminale, le dernier segment tronqué en disque oblique ayant pour bordure un bourrelet charnu. Au centre de ce plan incliné s'ouvre la boutonnière stercorale, qui, par un revirement très insolite, occupe de la sorte la face supérieure. Bosse énorme et truelle, en deux mots voilà la bête. Mulsant, dans son Histoire naturelle des Coléoptères de France, décrit la larve du Scarabée sacré. Il est d'un scrupule minutieux pour nous dire le nombre et la forme des articles des palpes et des antennes; il voit l'hypo- pygium et ses poils spinosules; il voit une foule de choses du domaine de la loupe, et il ne voit pas la mons- trueuse besace qui fait presque la moitié de l'animal, il ne voit pas l'étrange configuration du dernier segment. Il est pour moi hors de doute que le minutieux descrip- teur s'est mépris ; la larve dont il nous parle n'est nulle- ment celle du Scarabée sacré. Ne terminons pas l'histoire du ver sans dire quelques mots de la structure interne. L'anatomie nous montrera l'usine où s'élabore le mastic mis en œuvre de façon si 72 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES originale. — L'estomac ou ventricule chylifique est un long et gros cylindre qui débute dans le col de la bête après un très court œsophage. Il mesure trois fois envi- ron la longueur de l'animal. A son dernier quart, il porte latéralement une volumineuse poche distendue par la nourriture. C'est un estomac supplémentaire où s'emmagasinent les aliments pour y céder à fond leurs principes nutritifs. Beaucoup trop long pour rester droit dans les flancs de la larve, le ventricule chylifique revient sur lui-même en avant de son appendice et forme une anse considérable occupant la face dorsale. C'est pour loger cette anse et la poche latérale que le dos se renfle en gibbosité. La besace du ver est donc une seconde panse, une succursale du ventre, incapable de contenir à lui seul le volumineux appareil à digestion. Quatre tubulures très fines, très longues et confusément entor- tillées, quatre vaisseaux de Malpighi marquent les limites du ventricule chylifique. Vient après l'intestin, étroit, cylindrique, remontant en avant. A l'intestin fait suite le rectum, qui revient en arrière. Ce dernier, d'ampleur exceptionnelle et de vigou- reuse paroi, est plissé en travers, tout boursouflé, dis- tendu par son contenu. Voilà le spacieux entrepôt où s'amassent les scories de la digestion; voilà le puissant éjaculateur toujours prêt à fournir du ciment. V LE SCARABÉE SACRÉ. — LA NYMPHE. LA LIBÉRATION La larve grossit, mangeant à l'intérieur le mur de sa maison. Petit à petit, la panse de la poire s'excave en une cellule dont la capacité croît proportionnellement à la croissance de l'habitant. Au fond de son ermitage, ayant le vivre et le couvert, le reclus devient gros et gras. Que faut-il davantage? Il faut veiller à certains soins hygié- niques de pratique assez difficultueu.se dans un étroit réduit dont le ver occupe la presque totale capacité; il faut reléguer quelque part, lorsqu'il n'y a pas de brèche à réparer, le mortier qu'élabore sans cesse un intestin complaisant à l'excès. Certes, le ver n'est pas d'un goût pointilleux, mais encore faut-il que le menu ne soit pas un mets insensé. Le plus humble parmi les humbles ne revient pas sur ce que lui-même ou ses pareils ont déjà digéré. D'où la cucurbite stomacale a extrait le dernier atome utilisable, rien de plus n'est à retirer, à moins de changer de chi- 74 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES miste et d'appareil. Ce que le mouton, à quadruple estomac, a laissé comme résidus sans valeur, est chose excellente pour le ver, lui aussi puissante panse; mais les reliefs du ver, s'ils plaisent, à leur tour, comme je n'en doute pas, à des consommateurs d'autre nature, sont, pour la dent de ce dernier, matière odieuse. Où donc entreposer les encombrantes scories, dans un logis si par- cimonieusement mesuré? J'ai dit ailleurs la singulière industrie des Anthidies, qui, pour ne pas souiller leur provision de miel, se fabri- quent avec les déchets de la digestion un élégant coffret, chef-d'œuvre de marqueterie. Avec les seuls matériaux à sa disposition dans l'isolement de sa retraite, avec l'immondice qui semblerait devoir être pour elle gêne intolérable, la larve du Scarabée obtient un ouvrage, non aussi artistique que celui de l'Anthidie, mais d'un con- fortable supérieur. Prêtons attention à sa méthode. Attaquant sa poire par la base du col, consommant toujours devant elle et ne laissant d'intact, dans la région exploitée, qu'une mince paroi nécessaire à sa protection, la larve obtient en arrière un espace libre où se fait, sans souillure des vivres, le dépôt des résidus. C'est d'abord la chambre d'éclosion qui s'obstrue de la sorte ; puis pro- gressivement, dans la sphère, le segment entamé. Le haut de la poire reprend ainsi peu à peu sa compacité pre- mière, tandis que sa base diminue d'épaisseur. En arrière du ver est l'amas croissant des matériaux épuisés; en avant est la couche, de jour en jour plus réduite, des vivres intacts. En quatre à cinq semaines est acquis le complet déve- LE SCARABEE SACRE. — LA NYMPHE 75 loppement. Alors la panse de la poire se trouve creusée d'une niche ronde, excentrique, dont la paroi est très épaisse du côté du col, et faible au contraire du côté opposé. Ce disparate a pour cause le mode de consom- mation et de comblement progressif. Le repas est fini. Il faut songer maintenant à meubler sa cellule, à la capi- tonner douillettement pour les tendres chairs de la nymphe. Il convient aussi de fortifier l'un des hémi- sphères, celui dont les derniers coups de dents ont raclé la paroi jusqu'aux extrêmes limites du permis. Pour cet ouvrage, d'intérêt majeur, la larve a prudem- ment gardé en réserve provision copieuse de ciment. La truelle fonctionne donc. Cette fois, ce n'est pas pour réparer des ruines : c'est pour doubler et tripler l'épais- seur de la paroi dans l'hémisphère faible ; c'est pour revêtir le tout de stuc qui, poli par le glissement de la croupe, deviendra surface de moelleux contact. Comme ce ciment acquiert consistance supérieure à celle des matériaux pri- mitifs, le ver se trouve finalement inclus dans un robuste coffre défiant la pression des doigts et presque le choc du caillou. L'appartement est prêt. Le ver se dépouille et devient nymphe. Dans le monde entomologique, bien peu lutte- raient de beauté sévère avec la tendre créature qui, les élytres couchés en avant sous forme d'écharpe à gros plis, les pattes antérieures repliées sous la tête comme lorsque le Scarabée adulte fait le mort, réveille l'idée d'une momie maintenue par ses bandelettes de lin en une pose hiéra- tique. A demi translucide et d'un jaune de miel, elle semble taillée dans un morceau d'ambre. Supposons-la 76 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES durcie en cet état, minéralisée, rendue incorruptible, et ce serait splendide bijou de topaze. Dans cette merveille, noblement sobre de forme et de coloration, un point surtout me captive, me donnant enfin la solution d'un problème de haute portée. Les pattes antérieures sont-elles, oui ou non, douées d'un tarse? Voilà la grande affaire qui me fait oublier le bijou pour un détail de structure. Revenons donc sur un sujet qui passionnait mes débuts, puisque la réponse enfin arrive, tardive il est vrai, mais certaine, indiscutable. Les pro- babilités de mes premières recherches font place aux clartés de la pleine évidence. Par une exception bien étrange, le Scarabée sacré adulte et ses congénères sont privés des tarses antérieurs; ils manquent aux pattes de devant de ce doigt à cinq articles qui est de règle chez les coléoptères de la série la plus élevée, les pentamères. Les autres pattes, au contraire, suivent la commune loi et possèdent un tarse très bien conformé. La constitution des brassards dentelés est-elle originelle ou bien accidentelle? Au premier abord, un accident semble assez probable. Le Scarabée est âpre mineur et vaillant piéton. Toujours en contact avec les rudesses du sol, pour la marche et pour les fouilles, de plus constants leviers d'appui quand l'insecte roule sa pilule à reculons, les pattes antérieures sont exposées bien plus que les autres à fausser par une entorse leur doigt délicat, à le désarticuler, à le perdre en entier, même dès les premiers travaux. Si l'explication souriait à quelqu'un, je m'empresse de le détromper. L'absence des doigts antérieurs n'est pas LE SCARABÉE SACRÉ. — LA NYMPHE 77 le résultat d'un accident. La preuve en est là, sous mes yeux, sans réplique possible. Je scrute avec la loupe les pattes de la nymphe : celles de devant n'ont pas le moindre vestige de tarse; la jambe dentelée s'y tronque brusque- ment, sans trace aucune d'appendice termina!. Pour les autres, au contraire, le tarse est on ne peut mieux distinct, malgré l'état difforme, noueux, que lui donnent les langes et les humeurs de la nymphose. On dirait un doigt gonfle par des engelures. Si l'affirmation de la nymphe ne suffisait pas, viendrait celle de l'insecte parfait, qui, rejetant sa défroque de momie et remuant pour la première fois dans sa coque, agite des brassards sans doigts. Voilà qui est établi sur les bases de la certitude : le Scarabée naît estropié; sa mutilation est originelle. Soit, répondra la théorie en vogue, le Scarabée est mutilé de naissance ; mais ses lointains ancêtres ne l'étaient pas. Conformés suivant la règle générale, ils étaient cor- rects de structure jusque dans ce maigre détail digitaire. Quelques-uns se sont trouvés qui, dans leur rude besogne d'excavateurs et de rouliers, ont usé cet organe délicat, encombrant, inutile; et, se trouvant bien, pour leur tra- vail, de cette amputation accidentelle, ils en ont fait hériter leurs successeurs, au grand avantage de la race. L'insecte actuel profite de l'amélioration obtenue par une longue série d'ancêtres, stabilisant de mieux en mieux, sous le fouet de la concurrence vitale, un état avantageux, effet du hasard. O naïve théorie, si triomphante dans les livres, si sté- rile en face des réalités, écoute-moi encore un peu. Si la 78 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES privation des doigts antérieurs est circonstance bonne pour le Scarabée, qui se transmet fidèlement la patte des vieux âges fortuitement estropiée, que ne serait-ce pas des autres membres s'ils venaient, eux aussi, à perdre par hasard leur appendice terminal, menu filament sans vigueur, de service à peu près nul, et cause, vu sa déli- catesse, de fâcheux conflits avec la rudesse du sol ? N'étant pas grimpeur, mais simple piéton, qui prend appui sur la pointe d'un bâton ferré, je veux dire sur la solide épine dont le bout de la jambe est armé; n'ayant pas à se retenir par des griffes à quelque rameau suspen- seur, comme le fait le Hanneton, le Scarabée aurait, ce semble, tout avantage à se débarrasser des quatre doigts restants, rejetés de côté, oisifs dans la marche, inactifs dans la confection et le charroi de la pilule. Oui, ce serait progrès, par la raison toute simple que moins on laisse de prise à l'ennemi, mieux cela vaut. Reste à savoir si le hasard amène parfois cet état de choses. Il l'amène, et très fréquemment. Sur la fin de la bonne saison, en octobre, quand l'insecte s'est exténué en exca- vations, charrois de pilules, modelages de poires, les mutilés, invalides du travail, forment la grande majorité. Dans mes volières comme à l'extérieur, j'en vois à tous les degrés d'amputation. Les uns, aux quatre pattes pos- térieures ont perdu le doigt en totalité; les autres en gar- dent un tronçon, une paire d'articles, un seul; les moins endommagés conservent quelques membres intacts. Voilà bien la mutilation invoquée par la théorie. Et ce n'est pas accident qui survient à de lointains intervalles : chaque année les estropiés dominent à l'époque où vont LE SCARABEE SACRE. — LA NYMPHE 70 se prendre les quartiers d'hiver. Dans leurs travaux de la fin, je ne les vois pas plus embarrassés que ceux qu'ont épargnés les tribulations de la vie. De part et d'autre, même prestesse de mouvements, même dextérité pour pétrir le pain de munition qui leur permettra de supporter philosophiquement sous terre les premières rudesses de l'hiver. En œuvre de bousier, les manchots rivalisent avec les autres. Et ces amputés font race : ils passent la mauvaise saison sous terre ; ils se réveillent au printemps, remontent à la surface et assistent pour la seconde fois, parfois même pour la troisième, aux grandes fêtes de la vie. Leur descendance devrait mettre à profit une amélioration qui, se répétant chaque année, depuis qu'il y a des Sca- rabées au monde, a certes eu le temps de se stabiliser et de se convertir en habitude solidement assise. Elle n'en fait rien. Tout Scarabée qui rompt sa coque est doué, sans aucune exception, des quatre tarses réglementaires. Eh bien, théorie, qu'en penses-tu? Pour les deux pattes d'avant, tu présentes un semblant d'explication; et les quatre autres te donnent un démenti formel. Ne pren- drais-tu pas tes fantaisies pour des vérités? Où donc est la cause de l'originelle mutilation du Sca- rabée? J'avouerai tout net que je n'en sais absolument rien. Ils sont toutefois bien étranges, ces deux membres manchots; si étranges, dans l'interminable série des insectes, qu'ils ont exposé les maîtres, les plus grands même, à des méprises regrettables. Écoutons d'abord Latreille, le prince de l'entomologie descriptive. Dans son mémoire concernant les insectes que l'antique Egypte a 8o SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES peints ou sculptés sur ses monuments1, il cite les écrits d'Horus Apollo, unique document que les papyrus nous aient gardé à la glorification de l'insecte sacré. « On serait d'abord tenté, dit-il, de mettre au rang des fictions ce que dit Horus Apollo du nombre de doigts de ce Scarabée : il est, selon lui, de trente. Cette supputa- tion, d'après la manière dont il envisage le tarse, est cependant parfaitement juste, car cette partie est com- posée de cinq articulations ; et si l'on prend chacune d'elles pour un doigt, les pattes étant au nombre de six et ter- minées chacune par un tarse de cinq articles, les Scara- bées ont évidemment trente doigts. » Pardon, illustre maître : la somme des articles ne fait que vingt, parce que les deux pattes antérieures sont dépourvues de tarse. La loi générale vous a entraîné. Perdant de vue l'exception singulière, qui certes vous était connue, vous avez dit trente, un moment dominé par la loi, écrasante d'affirmation. Oui, l'exception vous était connue, et si bien que la figure du Scarabée accom- pagnant votre mémoire, figure dessinée d'après l'insecte et non d'après les monuments égyptiens, est d'une cor- rection irréprochable : elle n'a pas de tarses aux pattes de devant. La méprise est excusable, tant l'exception est étrange. Mulsant, dans son volume des Lamellicornes de France, répète Horus Apollo, accordant trente doigts à l'insecte à raison du nombre de jours que le soleil met à parcourir un signe du zodiaque. Il répète l'explication i. Mémoires du Muséum d'histoire naturelle, tome V, page 249. LE SCARABEE SACRE. — LA NYMPHE Si de Latreille. Il fait mieux. Écoutez-le plutôt. « En comp- tant, dit-il, pour un doigt chaque article des tarses, on reconnaîtra que cet insecte avait été bien attentivement examiné. » Bien attentivement examiné! Par qui donc? Par Horus Apollo? Allons donc! Par vous, maître; oui, cent fois oui. Et cependant la loi, dans son absolutisme, vous égare un moment; elle vous égare aussi, et de façon plus grave, lorsque, dans votre figure du Scarabée sacré, vous représentez l'insecte avec des tarses aux pattes de devant, tarses pareils à ceux des autres pattes. Vous, descripteur si minutieux, vous êtes, à votre tour, victime d'une distraction. La généralité de la règle vous a fait perdre de vue la singularité de l'exception. Horus Apollo, qu'a-t-il vu lui-même? Apparemment ce que nous voyons de nos jours. Si l'explication de Latreille est bonne, comme tout semble le dire, si l'auteur égyptien compte le premier trente doigts d'après le nombre des articles des tarses, c'est que son dénombre- ment s'est fait en esprit sur les données de la situation générale. Il a commis une bévue non bien pendable lorsque, quelque mille ans après, des maîtres comme Latreille et Mulsant la commettent à leur tour. Le seul coupable en tout ceci, c'est l'organisation si exceptionnelle de l'insecte. « Mais, pourrait-on dire, pourquoi Horus Apollo n'au- rait-il pas vu l'exacte vérité ? Le Scarabée de son temps avait peut-être les tarses dont il est privé aujourd'hui. Le patient travail des siècles l'aurait donc modifié. » Pour répondre à l'objection transformiste, j'attends v. 6 82 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES que l'on me montre un Scarabée en nature contemporain d'Horus Apollo. Les hypogées qui gardent si religieuse- ment le chat, l'ibis, le crocodile, doivent posséder aussi l'insecte sacré. Je ne dispose que de quelques figures reproduisant le Scarabée tel qu'on le trouve gravé sur les monuments ou sculpté en pierre fine comme amulette des momies. L'antique artiste est remarquablement fidèle dans l'exécution de l'ensemble; mais son burin, son ciseau ne se sont pas occupés de détails aussi minimes que ceux des tarses. Tout pauvre que je suis en pareils documents, je doute fort que la sculpture et la gravure résolvent le problème. Trouverait-on quelque part une effigie avec tarses anté- rieurs, la question n'avancerait pas. Toujours pourraient s'invoquer l'erreur, la distraction, le penchant à la symé- trie. Le doute, s'il persiste dans quelques esprits, ne peut être levé qu'avec l'antique insecte en nature. Je l'attends, convaincu d'avance que le Scarabée pharaonique ne différait pas du nôtre. Malgré son grimoire, le plus souvent impénétrable avec ses allégories insensées, ne quittons pas encore le vieil auteur égyptien. Il a parfois des aperçus d'une jus- tesse frappante. Est-ce rencontre fortuite? est-ce résultat d'observation sérieuse? Volontiers j'inclinerais vers ce dernier sens, tant il y a concordance parfaite entre son dire et certains détails de biologie, ignorés de notre science jusqu'à ce jour. Pour la vie intime du Scarabée, Horus Apollo en sait plus long que nous. Il nous dit, en particulier, ceci : « Le Scarabée enfouit sa boule dans la terre, où elle demeure cachée pendant LE SCARABEE SACRE. — LA NYMPHE 83 vingt-huit jours, espace de temps égal à celui d'une révolution lunaire et pendant lequel la race du Scarabée s'anime. Le vingt-neuvième jour, que l'insecte connaît pour être celui de la conjonction de la lune avec le soleil, et de la naissance du monde, il ouvre cette boule et la jette dans l'eau. Il sort de cette boule des animaux qui sont des Scarabées. » Laissons la révolution lunaire, la conjonction de la lune avec le soleil, la naissance du monde et autres extravagances astrologiques; mais retenons ceci : les vingt-huit jours d'incubation nécessaires à la boule sous terre, les vingt-huit jours pendant lesquels le Scarabée naît à la vie. Retenons également l'indispensable inter- vention de l'eau pour que l'insecte sorte de sa coque rompue. Voilà des faits précis, du domaine de la science vraie. Sont-ils imaginaires? sont-ils réels? La question mérite examen. L'antiquité ignorait les merveilles de la métamor- phose. Pour elle, une larve était un ver né de la corrup- tion. La misérable créature n'avait pas d'avenir qui la tirât de son état abject; ver elle avait paru, et ver elle devait disparaître. Ce n'était pas un masque sous lequel s'élaborait une vie supérieure; c'était un être définitif, souverainement méprisable et rentrant bientôt dans la pourriture dont il était le fils. Pour l'auteur égyptien, la larve du Scarabée était donc inconnue. Et si de fortune il avait eu sous les yeux la coque de l'insecte habitée par un gros ver pansu, il n'aurait jamais soupçonné dans l'immonde et disgra- cieuse bête le futur Scarabée à sévère élégance. D'après 84 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES les idées de l'époque, idées très longtemps conservées, l'insecte sacré n'avait ni père ni mère, aberration excu- sable au milieu des naïvetés antiques, car ici les deux sexes sont impossibles à distinguer extérieurement. Il naissait de l'ordure de sa boule, et sa naissance datait de l'apparition de la nymphe, ce bijou d'ambre où se montrent, parfaitement reconnaissables, les traits de l'insecte adulte. Pour toute l'antiquité, le Scarabée commence à naître à la vie du moment qu'il peut être reconnu, pas avant; car alors viendrait le ver de filiation non encore soup- çonnée. Les vingt-huit jours pendant lesquels s'anime la race de l'insecte, d'après le dire d'Horus Apollo, repré- sentent donc la durée de la phase nymphale. Dans mes études, cette durée a été l'objet d'une attention spéciale. Elle est variable, mais dans d'étroites limites. Les notes recueillies mentionnent trente-trois jours pour la plus longue période, et vingt et un pour la moindre. La moyenne fournie par une vingtaine d'observations est de vingt-huit jours. Ce nombre vingt-huit, ce nombre de quatre semaines, apparaît lui-même tel quel et plus souvent que les autres. Horus Apollo disait vrai : l'insecte véritable prend vie dans l'intervalle d'une lunaison. Les quatre semaines écoulées, voici maintenant le Scarabée avec sa forme finale, la forme, oui, mais non la coloration, bien étrange quand se dépouille la défroque de nymphe. La tête, les pattes et le thorax sont d'un rouge sombre, sauf les dentelures du chaperon et des brassards antérieurs, dentelures enfumées de brun. L'abdomen est LE SCARABEE SACRE. — LA NYMPHE 85 d'un blanc opaque; les élytres sont d'un blanc translu- cide, très faiblement teinté de jaune. Ce majestueux costume, où sont associés le rouge du manteau cardina- lesque et la blancheur de l'aube sacerdotale, costume en harmonie avec l'insecte hiératique, est temporaire et par degrés s'obscurcit pour faire place à l'uniforme d'un noir d'ébène. Un mois environ est nécessaire à l'armure de corne pour acquérir ferme consistance et coloration définitive. Enfin l'insecte est mûr à point. En lui s'éveille la déli- cieuse inquiétude d'une prochaine liberté. II pressent les allégresses de la lumière, lui jusqu'ici fils des ténèbres. Le désir est grand de rompre la coque pour émerger de dessous terre et venir au soleil; mais la difficulté de se libérer n'est pas petite. Sortira-t-il du berceau natal, devenu maintenant odieuse prison? Ne sortira-t-il pas? Cela dépend. C'est en août généralement que le Scarabée est mûr pour la délivrance, en août, le mois torride, sec, calciné, sauf de rares exceptions. S'il ne survient pas alors de temps à autre quelque ondée qui soulage un peu la terre haletante, la cellule à rompre, la muraille à trouer défient la patience et les forces de l'insecte, impuissant devant pareille dureté. Par une dessiccation prolongée, la molle matière du début est devenue rempart infranchissable; elle s'est convertie en une sorte de brique cuite au four de la canicule. Je n'ai pas manqué, bien entendu, d'expérimenter l'insecte en ces difficiles circonstances. Des coques en poire sont recueillies contenant le Scarabée adulte, sur 86 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES le point de sortir, vu l'époque tardive. Ces coques, déjà sèches et très dures, sont déposées dans une boîte où elles conservent leur aridité. Un peu plus tôt pour l'une, un peu plus tard pour l'autre, j'entends à l'intérieur l'aigre bruissement d'une râpe. C'est le prisonnier qui travaille à s'ouvrir une issue en grattant le mur avec le râteau du chaperon et des pattes antérieures. Deux ou trois jours se passent, et la délivrance ne semble pas faire de progrès. Je viens en aide à une paire d'entre eux en ouvrant moi-même une lucarne avec la pointe du couteau. Dans ma pensée, ce commencement de brèche favorisera la sortie en présentant au reclus un point d'attaque qu'il suffira d'agrandir. Il n'en est rien : ces privilégiés n'avan- cent pas dans leur travail plus vite que les autres. Dans moins d'une quinzaine, le silence se fait dans toutes les coques. Exténués par de vaines tentatives, les prisonniers ont péri. Je casse les coffres où gisent les défunts. Une maigre pincée de poussière, représentant à peine, comme volume, la valeur d'un médiocre pois, voilà tout ce que le robuste outillage, râpe, scie, herse, râteau, est parvenu à détacher de l'indomptable muraille. D'autres coques, de dureté pareille, sont enveloppées d'un linge mouillé et enfermées dans un flacon. Quand l'humidité les a pénétrées, je les débarrasse de leur enve- loppe, et je les maintiens dans le flacon bouché. Cette fois, les événements prennent tournure toute différente. Ramollies à point par le linge mouillé, les coques s'ouvrent, éventrées par la poussée du prisonnier, qui s'arc-boute hautement sur les jambes et fait levier du LE SCARABÉE SACRÉ. — LA NYMPHE 87 dos; ou bien, ratissées sur un point, elles tombent en miettes et bâillent en une large brèche. Le succès est complet. Pour tous, la délivrance s'effectue sans encom- bre; quelques gouttes d'eau leur ont valu les joies du soleil. Pour la seconde fois, Horus Apollo avait raison. Certes ce n'est pas la mère, comme le dit le vieil auteur, qui jette sa boule dans l'eau : c'est le nuage qui accom- plit la libératrice ablution; c'est la pluie qui rend pos- sible l'ultime délivrance. A l'état naturel, les choses doi- vent se passer comme dans mes expérimentations. En août, dans un sol calciné, sous un écran de terre de peu d'épaisseur, les coques, cuites comme brique, possèdent la plupart du temps la dureté du caillou. Impossible à l'insecte d'user son coffre et d'en sortir. Mais qu'il sur- vienne une ondée, baptême vivifiant que la semence de la plante et la famille du Scarabée attendent dans la cendre du sol, qu'il tombe un peu de pluie, et il se fait dans les champs comme une résurrection. La terre s'imbibe. Voilà le linge mouillé de mon expé- rience. A son contact, la coque reprend la mollesse des premiers jours, le coffre s'assouplit; l'insecte joue des pattes, pousse du dos; il est libre. C'est, en effet, dans le mois de septembre, aux premières pluies, préludes de l'automne, que le Scarabée quitte le terrier natal et vient animer les pelouses pastorales, comme l'animait au prin- temps la précédente génération. I e nuage, jusqu'à cette époque si avare, vient enfin le délivrer. Dans des conditions d'exceptionnelle fraîcheur du sol, la rupture de la coque et la sortie de l'habitant peuvent 88 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES survenir à une époque antérieure; mais en terrain cal- ciné par l'implacable soleil d'été, comme c'est ici le cas habituel, le Scarabée, si pressé qu'il soit de venir à la lumière, doit forcément attendre que les premières pluies ramollissent son indomptable coque. Une averse est pour lui question de vie ou de mort. Horus Apollo, écho des mages de l'Egypte, avait vu juste en faisant intervenir l'eau dans la naissance de l'insecte sacré. Mais laissons le grimoire antique et ses lambeaux de vérité; ne négligeons pas les premiers actes du Scarabée au sortir de sa coque, assistons à son apprentissage de la vie en plein air. En août, je romps le coffre où j'entends s'agiter le captif impuissant. L'insecte est mis dans une volière, seul de son espèce, en compagnie de Gymno- pleures. Les vivres sont frais et abondent. C'est le moment, me disais-je, de se restaurer après si longue abstinence. Eh bien, non : le débutant ne fait cas des vivres, malgré mes invitations, mes rappels sur l'amas appétissant. Il lui faut avant tout les joies de la lumière. Il escalade le treillis métallique, se met en plein jour, et là, immobile, s'enivre de soleil. Que se passe-t-il en son obtuse cervelle de bousier pendant ce premier bain de clarté radieuse? Probable- ment rien. Il a l'inconsciente félicité de la fleur qui s'épanouit au soleil. L'insecte accourt enfin aux vivres. Une pilule est confectionnée suivant toutes les règles. Nul apprentis- sage : du premier essai, la forme sphôrique est obtenue comme ne s'en obtient pas de plus régulière après une longue pratique. Un terrier est creusé pour y consommer LE SCARABÉE SACRÉ. — LA NYMPHE 89 en paix le pain qui vient d'être pétri. Ici encore le novice est versé à fond dans son art. L'expérience prolongée n'ajoutera rien à ses talents. Ses instruments de fouille sont les pattes antérieures et le chaperon. Pour amener les déblais au dehors, il fait usage de la brouette aussi bien qu'aucun de ses aînés, c'est-à-dire qu'il se couvre le front et le corselet d'une charge de terre; puis, tête basse et plongé dans la poussière, il s'avance et rejette sa charge à quelques pouces de l'entrée. D'un pas non pressé, comme celui d'un terrassier dont la besogne doit durer longtemps, il rentre sous terre pour recharger sa brouette. Ce travail de la salle à manger exige des heures entières. Enfin la pilule est emmagasinée. Le logis se clôt, et c'est fini. La niche et la pâtée assurées, vive la joie! Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Heureuse créature! Sans jamais l'avoir vu faire par tes pareils, que tu ne connais pas encore, sans jamais l'avoir appris, tu sais excellemment ton métier, qui te donnera large part de paix et de nourriture, acquisition si rude dans la vie humaine. VI LE SCARABÉE A LARGE COU LES GYMNOPLEURES Nous aurions tort de généraliser sans restriction ce que vient de nous apprendre le Scarabée sacré et de l'attribuer dans ses moindres détails aux autres bousiers de la même série. La similitude d'organisation n'entraîne pas la parité des instincts. Un fonds commun se maintient sans doute, conséquence d'un outillage identique; mais sur le thème essentiel bien des variations sont possibles, dictées par d'intimes aptitudes que l'organe ne peut en rien faire prévoir. L'étude de ces variations, de ces spécialités à motifs secrets, est même, pour l'observateur, la partie la plus attrayante de ses recherches à mesure qu'un recoin du domaine entomologique est exploré. Prodigue de temps et de patience, parfois d'ingéniosité, on vient enfin d'apprendre ce que fait celui-là. Maintenant que fait celui-ci, son proche voisin de structure? Dans quelle mesure répète-t-il les mœurs du premier? A-t-il des 92 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Scarabeus semipunctatus. usages à lui, des recettes de métier, des particularités d'industrie ignorées de l'autre ? Problème de haut intérêt, car, dans ces différences psychiques, éclate, bien mieux que dans les différences de l'élytre et de l'antenne, l'infranchissable trait de démarcation entre les deux espèces. Le genre Scarabée est représenté dans ma région par le Scarabée sacré {Scarabeus sacer Lin.), le Scarabée semi-ponctué {Scarabeus semipunctatus Fab.) et le Scarabée à large cou (Scara- beus laticollis Lin.). Les deux premiers, insectes frileux, ne s'écartent guère de la Méditerranée; le troisième remonte assez avant dans le nord. Le Sca- rabée semi-ponctué ne quitte pas le littoral; il abonde sur les plages sablonneuses du golfe Jouan, de Cette, de Palavas. J'ai, dans le temps, admiré ses prouesses de rouleur de pilules, aussi passionné que son collègue le Scarabée sacré. Aujourd'hui, quoique vieilles con- naissances, je ne peux, à mon grand regret, m'occuper de lui : nous sommes trop éloignés. Je le recom- mande à qui serait désireux d'ajouter un chapitre à la biographie des Scarabées; il doit avoir, lui aussi, — la chose est à peu près sûre, — des spécialités dignes de mémoire. Pour compléter cette étude, il ne me reste ainsi, dans Scarabeus laticollis LE SCARABEE A LARGE COU 93 mon étroit voisinage, que le Scarabée à large cou, le plus petit des trois. Il est fort rare autour de Sérignan, quoi- que très répandu en d'autres points de Vaucluse. Ce peu de fréquence de l'insecte me prive de l'observation en pleine campagne, et me laisse, comme unique ressource, l'éducation en volière des quelques sujets offerts par le hasard. Captif sous le grillage, le Scarabée à large cou n'a pas l'allègre gymnastique, le pétulant entrain du Scarabée sacré. Avec lui pas de rixes entre détrousseur et détroussé ; pas de pilules confectionnées pour le seul amour de l'art, roulées quelque temps avec frénésie, puis abandonnées à la voirie sans usage aucun. Le même sang ne circule pas dans les veines des deux pilulaires. D'humeur plus calme, moins prodigue du bien ren- contré, l'insecte à large corselet s'attaque discrètement au monceau de manne dont le mouton fait les frais; il choisit dans le meilleur des brassées de matière qu'il amalgame en boule; il s'occupe de sa besogne sans importuner les autres, sans en être importuné. Sa méthode est d'ailleurs la même que celle du Scarabée sacré. La sphère, toujours objet de charroi plus aisé, est façonnée sur place avant d'être ébranlée. De ses larges pattes antérieures, l'insecte la tapote, la pétrit, la moule, l'égalise à mesure qu'une brassée est ajoutée, tantôt ici et tantôt là. L'exacte forme ronde est acquise avant que la pièce soit remuée de place. Le volume requis obtenu, le pilulaire s'achemine, avec son butin, vers le point où sera creusé le terrier. Le 94 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES voyage s'effectue exactement suivant les usages du Scarabée sacré. La tête en bas, les pattes postérieures dressées contre la machine roulante, l'insecte pousse à reculons. Jusque-là rien de nouveau, à part certaine lenteur dans la manœuvre. Attendons encore, et une profonde différence dans les mœurs ne tardera pas à séparer les deux insectes. A mesure qu'une pilule est véhiculée, je m'en empare, ainsi que de son propriétaire; et le tout est déposé à la surface d'une couche de sable frais et tassé dans un pot à fleurs. Une lame de verre pour couvercle maintient le sable au point voulu de fraîcheur, empêche l'évasion et laisse pénétrer le jour. Cette internement dans des habi- tacles séparés m'affranchira des méprises auxquelles m'exposerait le sol de la volière, exploitation commune de mes pensionnaires; je ne risquerai pas ainsi de rapporter à plusieurs ce qui pourrait être l'ouvrage d'un seul. L'isolement me permettra de mieux suivre le travail individuel de chacun. La mère séquestrée ne se formalise guère de sa servi- tude. Bientôt elle fouille le sable, elle y disparaît avec sa pilule. Donnons-lui le temps de s'établir et de procéder à ses travaux de ménage. Trois à quatre semaines se passent. L'insecte n'a plus reparu à la surface, preuve d'occupations maternelles de patiente durée. Enfin, avec précaution, couche par couche, je vide le pot. Une spacieuse salle est mise à découvert. Les déblais de cette cavité étaient amoncelés à la surface sous forme de taupinée. Voilà l'appartement secret, le gynécée où la mère surveille et devait LE SCARABEE A LARGE COU 95 continuer encore de surveiller longtemps sa famille naissante. La pilule primitive a disparu. A sa place se trouvent deux petites poires, merveilleuses d'élégance et de fini, deux, et non une seule, comme il était naturel de s'y attendre avec les données déjà acquises. Je leur trouve configuration plus gracieuse encore, plus svelte qu'à celles du Scarabée sacré. Leurs mignonnes dimensions sont peut-être cause de ma préférence : maxime miranda in minimis. Elles mesurent trente-trois millimètres dans le sens de la longueur, et vingt-quatre millimètres suivant la plus grande largeur de la panse. Laissons les chiffres, et reconnaissons que le modeleur courtaud, à lente gaucherie, rivalise d'art avec son célèbre congénère, et même le dépasse. Je m'attendais à quelque apprenti grossier; je trouve un artiste consommé. Il ne faut pas juger des gens sur l'apparence; le conseil en est bon, même au sujet de l'insecte. Exploré plus tôt, le pot nous apprendra de quelle façon est obtenue la poire. Je trouve, en effet, tantôt une bille parfaitement ronde et une poiré sans résidu aucun de la pilule initiale; tantôt une bille seule avec un reste presque hémisphérique de la pilule, bloc d'où sont détachés es une seule pièce les matériaux soumis au modelage. Le mode de travail se déduit de ces faits. La pilule que le Scarabée façonne à la surface du sol, en puisant par brassées au monceau rencontré, n'est qu'une œuvre provisoire, à laquelle forme ronde est donnée dans le seul but de rendre le charroi plus aisé. L'insecte s'y applique sans doute, mais sans trop insister : 9 6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES il lui suffit que le trajet s'effectue sans émiettement du butin, sans entraves au roulement. La surface du globe n'est donc pas travaillée à fond, comprimée en écorce, minutieusement égalisée. Sous terre, pour préparer le coffre nourricier de l'œuf, c'est une autre affaire. Cernée par une entaille, la pilule est divisée en deux parties à peu près égales, et l'une des moitiés est soumise à la manipulation, tandis que l'autre gît tout contre, destinée à une manipulation ultérieure. L'hémisphère travaillé s'arrondit en une bille, qui sera la panse de la poire future. Cette fois le modelage se fait avec des soins d'extrême délicatesse : il s'agit de l'avenir de la larve, elle aussi exposée aux périls d'un pain trop sec. La surface de la bille est donc tapotée un point après l'autre, scrupuleusement durcie par la com- pression, égalisée suivant une courbure régulière. La sphérule obtenue a, de peu s'en faut, la précision géomé- trique. Ne perdons pas de vue que ce difficile ouvrage est obtenu sans roulement, comme l'affirme l'état net de la superficie. Le reste de la besogne se devine d'après la méthode du Scarabée sacré. Le globe s'excave d'un cratère et devient une sorte de pot ventru de peu de profondeur. Les lèvres du pot s'étirent en un sac qui reçoit l'œuf. Le sac se ferme, se polit à l'extérieur, se raccorde gracieu- sement avec la sphère. La poire est terminée. A l'autre moitié de la pilule maintenant, pour semblable ouvrage. Le trait le plus saillant de ce travail, c'est l'élégante régularité des formes, obtenue sans intervention aucune du roulement. Aux nombreuses preuves que j'ai données LE SCARABÉE A LARGE COU 97 de ce modelage sur place, le hasard me permet d'en adjoindre une autre bien frappante. J'ai obtenu du Scarabée à large cou une fois, une seule, deux poires intimement soudées l'une à l'autre par la panse et disposées en sens inverse. La première construite ne peut rien nous apprendre de nouveau, mais la seconde nous dit ceci : quand, pour un motif qui m'échappe, faute de large peut-être, l'insecte a laissé cette deuxième en con- tact avec l'autre et l'a soudée avec sa voisine tout en la travaillant, il est de pleine évidence qu'avec cette appen- dice tout roulis, tout déplacement était impraticable. L'élégante configuration n'en a pas moins été obtenue d'une façon parfaite. Au point de vue de l'instinct, les traits qui font des deux artistes en poires deux espèces irréductibles sont, après ces détails, en pleine lumière et bien plus concluants que les traits fournis par le corselet et l'élytre. Dans le terrier du Scarabée sacré ne se trouve jamais qu'une seule poire. Dans celui du Scarabée à large cou, il s'en trouve deux. J'en soupçonne même parfois trois lorsque le butin est copieux. Les Copris nous instruiront plus à fond sur ce sujet. Le premier, rouleur de pilules, utilise sa sphère sous terre sans la subdiviser, telle qu'il l'a obtenue sur le chantier d'exploitation. Le second fait deux parts égales de la sienne, un peu moins volumineuses cependant; et de chaque moitié il façonne une poire. Le simple fait place au double, et peut-être même parfois au triple. Si les deux bousiers ont une origine commune, je serais désireux de savoir comment s'est déclarée cette profonde différence dans leur économie domestique. v. 7 93 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Gymnopleurus pilularius, grossi i fois 1/3. Dans un cadre plus modeste, l'histoire des Gymno- pleures répète celle des Scarabées. La passer sous silence, crainte de monotonie, serait se priver d'un document propre à confirmer certains aperçus dont la vérité se démontre par répétition. Exposons-la, mais en abrégeant. Le genre Gymnopleure, qui doit son nom à l'échan- crure latérale des élytres laissant à nu une partie des flancs, est repré- senté en France par deux espèces : l'une, à élytres lisses (Gymnopleurus pilularius Fab.), est assez commune partout; l'autre (Gymnopleurus fla- gellatus Fab.), gravée en dessus de petites fossettes comme si l'insecte avait été stigmatisé par la variole, est plus rare et préfère le midi. Les deux abondent dans les plaines caillouteuses de mon voisinage, où paissent les moutons parmi les lavandes et le thym. Leur forme rappelle assez bien celle du Scarabée sacré, mais avec des dimensions bien moindres. Mêmes habitudes d'ailleurs, mêmes lieux d'exploitation, même époque pour les nids, mai et juin, jusqu'en juillet. Voués à des travaux similaires, Gymnopleures et Sca- rabées sont amenés à voisiner plutôt par la force des choses que par goût de la société. Il ne m'est pas rare d'en voir s'établir porte à porte; il m'est plus fréquent encore de les trouver attablés au même monceau. Par un soleil vif, les convives sont parfois très nombreux. Les Gymnopleures dominent, et de beaucoup. On dirait que ces insectes, doués d'un vol preste et LE SCARABEE A LARGE COU 99 soutenu, explorent la campagne par essaims, et, trouvant riche butin, s'y jettent tous à la fois. Ces tournées de recherches par escouades, malgré ce que semblerait affirmer la vue d'une telle foule, me laissent incrédule; j'admets plus volontiers que, de tous les côtés à la ronde, les Gymnopleures sont venus un par un, guidés par la subtilité de l'odorat. J'assiste à un rassemblement d'indi- vidualités accourues de tous les points de l'horizon, et non à la halte d'un essaim en commune recherche. N'importe : la grouillante population est parfois si nom- breuse qu'il serait possible de recueillir les Gymnopleures par poignées. Mais ils n'en donnent guère le temps. Le péril com- pris, — et c'est bientôt fait, — beaucoup s'envolent d'un essor soudain; le reste se tapit, se dissimule sous le monceau. En un instant le calme complet succède à la tumultueuse agitation. Le Scarabée sacré n'a pas de ces paniques subites qui dépeuplent en moins de rien le chantier le plus animé. Surpris dans son travail, examiné de près, même de façon indiscrète, il continue impassible son ouvrage. La crainte lui est inconnue. Avec organi- sation identique, avec métier pareil, la bête change à fond de caractère moral. La différence s'accentue sous un autre aspect. Le Scarabée sacré est un fervent rouleur de pilules. La boule faite, sa suprême félicité, summa voluptas, est de la véhiculer à reculons des heures durant, de jongler, pour ainsi dire, avec elle sous un soleil de feu. Malgré son qualificatif de pilulaire, le Gymnopleure n'a pas cet enthousiasme pour la pelote sphérique. Ce n'est pas lui ioo SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES qui, sans dessein de s'en nourrir dans la paix d'une retraite ou de l'utiliser comme ration de la larve, s'avi- sera de pétrir une boule, de la rouler avec passion, puis de l'abandonner, quand cette véhémente gymnastique l'aura suffisamment réjoui. En volière comme en plein champ, le Gymnopleure consomme sur place. Si le monceau lui plaît, il y fait toujours station; mais se manufacturer un pain rond, pour aller après le consommer dans une retraite souter- raine, n'entre guère dans ses usages. La pilule, qui a donné son nom à l'insecte, ne se roule, à ce qu'il m'a paru, qu'en vue de la famille. La mère prélève sur le tas la quantité de matière néces- saire à l'éducation d'une larve, et la pétrit en boule au point même de la cueillette. Puis, à reculons et la tête en bas, comme le font les Scarabées, elle la roule et finale- ment l'emmagasine dans un terrier, pour la manipuler d'après les exigences de la prospérité de l'œuf. La pilule roulante ne contientjamais l'œuf, bien entendu. Ce n'est pas sur la voie publique que se fait la ponte, mais bien dans le mystère du sous-sol. Un terrier est creusé, à deux ou trois pouces de profondeur, pas davan. tage. Il est spacieux par rapport à son contenu, preuve que se répète ici ce travail d'atelier, ce modelage qui nécessite pleine liberté des mouvements. La ponte ter- minée, il reste vide ; son vestibule seul est comblé, comme l'atteste la petite taupinée, excédent des déblais non remis en place. Quelques coups de ma houlette de poche mettent à découvert l'humble manoir. La mère est souvent présente, i^WB^' Ci. LE SCARABÉE A LARGE COU 101 occupée à de menus soins de ménage avant de quitter la loge pour toujours. Au milieu de la salle gît son œuvre, berceau du germe et ration de la future larve. Sa forme et sa grosseur sont celles d'un œuf de moineau pour l'un et pour l'autre Gymnopleure, que je confonds ici sans inconvénient aucun, tant leurs mœurs et leurs travaux se ressemblent. A moins de surprendre la mère à côté, il serait impossible de dire si l'ovoïde qu'on vient d'exhumer est l'ouvrage de l'insecte lisse, ou bien celui de l'insecte gravé de fossettes. Tout au plus, un léger excès dans les dimensions affirmerait-il le premier, et encore ce caractère est loin de mériter entière confiance. La forme d'œuf, avec ses deux bouts inégaux, l'un plus gros, arrondi, l'autre plus saillant, en mamelon ellipsoïde ou même prolongé en col de poire, nous redit les conclusions connues. Configuration pareille ne s'obtient pas au moyen du roulage, apte seulement à donner la sphère. Pour y parvenir, la mère pétrit le bloc, déjà devenu plus ou moins rond par le travail sur le chantier d'extraction et par le charroi, ou bien encore informe, si la proximité du monceau a permis emmagasinement immédiat. En somme, une fois entrée en loge, elle se comporte comme les Scarabées et fait œuvre d'artiste modeleur. La matière s'y prête très bien. Empruntée à ce que le mouton fournit de plus plastique, elle se façonne avec l'aisance de la glaise. Ainsi s'obtient ovoïde élégant, ferme, poli, œuvre d'art comme la poire et rivalisant de douce courbure avec l'œuf de l'oiseau. Où est, là dedans, le germe de l'insecte? Si les raisons io2 SOUV£NIRS ENTOMOLOGIOUES invoquées au sujet du Scarabée sont justes, si réellement l'aération et la chaleur exigent que l'œuf soit aussi rapproché que possible de l'atmosphère ambiante tout en restant protégé par une enceinte, il est clair que cet œuf doit être installé au petit bout de l'ovoïde, sous une mince paroi défensive. Et c'est là, en effet, qu'il se trouve, logé dans une mignonne chambre d'éclosion, où l'enveloppe de partout un matelas d'air, aisément renouvelable à travers une cloison de mince épaisseur et un tampon de feutre. Cet emplacement ne me surprit pas; je m'y attendais, ren- seigné déjà par le Scarabée. La pointe de mon canif, cette fois non novice, alla d'emblée gratter le mamelon pointu de l'ovoïde. L'œuf parut, superbe confirmation des raisons soupçonnées d'abord, entrevues et finalement changées en certitude par le retour des faits fondamentaux en des conditions différentes. Scarabées et Gymnopleures sont des modeleurs non élevés à la même école; ils diffèrent dans le tracé de leur chef-d'œuvre. Avec les mêmes matériaux, les premiers manufacturent des poires; les seconds, le plus souvent des ovoïdes; et cependant, malgré cette divergence, ils se conforment les uns et les autres aux conditions essen- tielles réclamées par l'œuf et par le ver. Au ver, il faut des vivres non exposés à se dessécher avant l'heure. Cette condition est remplie, dans la mesure du possible, en donnant à la masse la forme ronde, d'évaporation moins rapide à cause de sa surface moindre. A l'œuf, il faut accès facile de l'air et rayonnement de la chaleur du sol, double résultat obtenu d'une part avec le LE SCARABEE A LARGE COU 105 col de la poire, d'autre part avec le pôle saillant de l'ovoïde. Pondu dans le courant de juin, l'œuf de l'un et de l'autre Gymnopleure éclôt en moins d'une semaine. Sa durée est en moyenne de cinq à six jours. Qui a vu la larve du Scarabée sacré connaît, dans ses traits essentiels, la larve des deux petits pilulaires. C'est pour tous un ver pansu, courbé en crochet, porteur d'une gibbosité ou besace où se loge une partie du puissant appareil digestif. Le corps se tronque obliquement en arrière et forme truelle stercorale, signe de mœurs semblables à celles du ver du Scarabée. Ici se répètent, en effet, les singularités décrites dans l'histoire du grand pilulaire. A l'état de larve, les Gym- nopleures sont, eux aussi, de prompts fienteurs, toujours prêts à déposer du mortier pour restaurer la loge com- promise. Ils bouchent à l'instant la brèche que je fais, soit pour les observer dans l'intimité de l'habitacle, soit pour provoquer leur industrie de plâtriers. Ils mastiquent les fêlures, ils soudent les morceaux disjoints, ils raccom- modent la cellule disloquée. Quand s'approche la nym- phose, le mortier restant est dépensé en une couche de stuc, qui renforce et polit la paroi de la demeure. Les mêmes périls suscitent la même méthode défensive. Autant que celle des Scarabées, la coque des Gymno- pleures est exposée à se crevasser. Le libre accès de l'air à l'intérieur aurait des conséquences funestes en dessé- chant la nourriture, qui doit se conserver molle tant que le ver n'a pas toute sa croissance. Un intestin toujours bourré et d'une obéissance à nulle autre pareille tire d'em- 104 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES barras la larve menacée. Inutile d'en dire davantage : le Scarabée sacré nous a suffisamment renseignés sur ce point. Les éducations en volière me donnent, pour la durée de la larve chez les Gymnopleures, de dix-sept à vingt-cinq jours; et pour la durée de la nymphe, de quinze à vingt jours. Ces nombres doivent certainement varier, mais dans des limites peu étendues. Aussi fixerai-je approxi- mativement à trois semaines l'une et l'autre des deux périodes. Rien de remarquable dans la période de la nymphose, A signaler seulement le curieux costume de l'insecte parfait dès sa première apparition. C'est le costume que nous a montré le Scarabée : tête, corselet, pattes et poitrine d'un rouge ferrugineux, élytres et ventre blancs. Ajoutons qu'impuissant à rompre sa coque, dont la haute température du mois d'août a fait coffre, le prisonnier attend, pour se libérer, que les premières pluies de septembre lui viennent en aide en ramollissant la paroi. L'instinct, qui, dans les conditions normales, nous émerveille par son impeccable lucidité, ne nous étonne pas moins par sa stupide ignorance quand surviennent des conditions non habituelles. Chaque insecte a son métier, dans lequel il excelle, sa série d'actes logiquement coordonnés. Là il est vraiment maître. Sa prescience, qui s'ignore, y dépasse notre science, qui se connaît; son inspiration inconsciente y domine notre consciente raison. Mais écartons-le de sa voie naturelle, et du coup l'enté- nèbrement succède aux splendeurs de l'éclaircie. Rien ne LE SCARABÉE A LARGE COU 105 rallumera la lueur éteinte, pas même le plus fort stimu- lant qui soit au monde, le stimulant de la maternité. J'ai déjà donné bien des exemples de cette étrange anti- thèse, où viennent échouer certaines théories; j'en trouve un autre, et non des moins frappants, parmi les bousiers dont se termine ici l'histoire. Après la surprise que nous a value la claire vision de l'avenir chez nos confection- neurs de sphères, de poires, d'ovoïdes, une autre nous attend, en sens inverse : l'indifférence profonde de la mère pour un berceau qui tantôt était l'objet des soins les plus tendres. Mes observations portent à la fois sur le Scarabée sacré et sur les deux Gymnopleures, tous d'un même zèle admirable quand il faut préparer le bien-être du ver, et puis, brusquement, tous de la même indifférence. La mère est surprise dans son terrier avant la ponte, ou bien, si la ponte est faite, avant les méticuleuses retouches qu'un excès de prudence lui conseille. Je l'ins- talle dans un pot plein de terre tassée; je la dépose à la surface du sol artificiel, ainsi que son ouvrage plus ou moins avancé. En ce lieu d'exil, pourvu que la tranquillité y règne, l'hésitation n'est pas longue. La mère, qui jusque-là a tenu ses chers matériaux embrassés, se décide à creuser un terrier. A mesure que l'excavation progresse, elle y entraîne sa pelote, chose sacrée dont il importe de ne se dessaisir à aucun moment, même dans l'embarras des fouilles. Bientôt au fond du pot s'ouvre la loge où doit se travailler la poire ou l'ovoïde. J'interviens alors. Je renverse le pot sens dessus des- io6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES sous. Tout est bouleversé : galerie d'entrée et loge termi- nale disparaissent. J'extrais des ruines la mère et la pelote. Le pot est de nouveau rempli de terre, et la même épreuve recommence. Quelques heures suffisent à ranimer le courage ébranlé par un tel cataclysme. Pour la seconde fois, la pondeuse s'enterre avec la masse des vivres des- tinés au ver. Pour la seconde fois aussi, quand l'établis- sement est parachevé, le renversement du pot remet tout en question. L'épreuve reprend. Tenace dans sa tendresse maternelle jusqu'à exténuation des forces s'il le faut, l'insecte s'enfouit encore avec sa sphère. A quatre reprises, dans l'espace de deux jours, j'ai vu ainsi la même mère Scarabée tenir tête à mes bouleverse- ments et recommencer, avec une touchante patience, l'habitation ruinée. Je n'ai pas jugé à propos de pour- suivre plus loin l'épreuve. Des scrupules vous prennent en soumettant l'amour maternel à de telles tribulations. D'ailleurs il est à croire que tôt ou tard, exténué, ahuri, l'insecte se serait refusé à de nouvelles fouilles. Mes expérimentations de ce genre sont nombreuses, et toutes affirment qu'extraite de dessous terre avec son ouvrage inachevé, la mère est d'un zèle infatigable pour enfouir et mettre en lieu sûr le berceau qui s'ébauche, non encore peuplé. Pour une pelote de matière dont l'œuf n'a pas fait encore chose sacrée, elle est d'une méfiance excessive, d'une prudence soupçonneuse, d'une clairvoyance à nous confondre. Embûches de l'expéri- mentateur, accidents qui bouleversent tout, rien, à moins que ses forces ne soient excédées, ne peut la détourner du but à atteindre. Il y a en elle comme une obsession LE SCARABÉE A LARGE COU 107 indomptable. L'avenir de la race veut que le lopin de matière descende en terre, et il y descendra quoi qu'il arrive. Voici maintenant le revers de la médaille. L'œuf est pondu, tout est en ordre dans le souterrain. La mère sort. Je la cueille au moment de sa sortie ; j'exhume la poire ou l'ovoïde; je mets l'ouvrage et l'ouvrière côte à côte à la surface du sol dans les conditions de tantôt. C'est le moment ou jamais d'enfouir prudemment la pilule. L'œuf s'y trouve, chose délicate qu'un coup de soleil va flétrir sous sa mince enveloppe. Un quart d'heure d'exposition aux ardeurs de la canicule, et tout sera perdu. Que va faire la mère en si périlleuse occurrence? Elle ne fait rien du tout. Elle ne semble même pas s'apercevoir de la présence de l'objet si précieux pour elle la veille, alors que l'œuf n'était pas encore déposé. Zélée à l'excès avant la ponte, elle est indifférente après. L'ouvrage parachevé ne la concerne plus. Supposons un caillou à la place de la poire, de l'ovoïde, et l'insecte en fera le même cas. Une seule préoccupation travaille la mère : c'est de s'en aller. Je le vois à ses allées et venues autour de l'enceinte qui la retient prisonnière. Ainsi se comporte l'instinct : il enfouit avec persévé- rance le bloc inerte, il abandonne à la surface le bloc animé. Pour lui, l'œuvre à faire est tout; l'œuvre faite n'est plus rien. Il voit l'avenir, il ignore le passé. VII LE COPRIS ESPAGNOL. — LA PONTE Ce n'est pas résultat de maigre portée philosophique que de montrer l'instinct réalisant, en faveur de l'œuf, ce que conseillerait la raison mûrie par l'expérience et l'étude; aussi un scrupule me prend, éveillé par l'austérité scientifique. Non que je tienne à donner à la science aspect rébarbatif : ma conviction est qu'on peut dire d'excellentes choses sans faire emploi d'un vocabulaire barbare. La clarté est la souveraine politesse de qui manie une plume. J'y veille de mon mieux.' Aussi le scrupule qui m'arrête est-il d'un autre ordre. Je me demande si je ne suis pas ici dupe d'une illusion. Je me dis : « Gymnopleures et Scarabées sont, en plein air, manufacturiers de pilules. C'est là leur métier, appris on ne sait comment, imposé peut-être par l'organisation, en particulier par leurs longues pattes, dont quelques- unes sont légèrement courbes. Lorsqu'ils travaillent pour l'œuf, quoi d'étonnant s'ils continuent sous terre leur spécialité d'artisans en boules? » no SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Abstraction faite du col de la poire et du bout saillant de l'ovoïde, détails d'interprétation bien autrement diffi- cultueuse, il resterait la masse la plus importante pour le volume, la masse globuleuse, répétition de ce que l'insecte fait au dehors du terrier; il resterait la pelote avec laquelle le Scarabée joue au soleil sans en tirer parfois d'autre parti, la bille que le Gymnopleure promène pacifiquement sur les pelouses. Que vient alors faire ici la forme globulaire, présentée comme la plus efficace contre la dessiccation pendant les ardeurs de l'été? Physiquement, cette propriété de la sphère et de son proche voisin l'ovoïde est indiscutable ; mais ces formes n'ont qu'une concordance fortuite avec la difficulté vaincue. L'animal organisé pour faire rouler des boules à travers champs façonne encore des boules sous terre. Si le ver s'en trouve bien en ayant ainsi jusqu'à la fin des vivres tendres sous les mandibules, tant mieux pour lui, mais n'en glorifions pas l'instinct de la mère. Pour achever de me convaincre, il me faudrait un bousier de belle prestance, totalement étranger à l'art pilulaire dans des conditions de la vie courante et qui néanmoins, quand vient le moment de la ponte, conglobe sa récolte par un brusque revirement dans ses habitudes. Mon voisinage en possède-t-il de pareil? Oui. C'est même un des plus beaux et des plus gros après le Scarabée sacré; c'est le Copris espagnol {Copris Hispanus Lin.), si remarquable par le corselet tronqué en brusque talus et par l'extravagante corne dont la tête est surmontée. Courtaud, ramassé dans une rondelette épaisseur, lent LE COPRIS ESPAGNOL. — LA PONTE iii d'allure, en voilà certes un d'étranger à la gymnastique du Scarabée et du Gymnopleure. Les pattes, de longueur fort médiocre, repliées sous le ventre à la moindre alerte, ne supportent aucune comparaison avec les échasses des pilulaires. Rien qu'à leur forme raccourcie, sans souplesse, on devine aisément que l'insecte n'aime pas les pérégrinations avec les embarras d'une boule roulante. Le Copris est, en effet, d'hu- meur sédentaire. Une fois des vivres trouvés, de nuit ou bien au crépuscule du soir, il creuse Copris espagnoL un terrier sous le monceau. C'est un antre grossier où pourrait trouver place une pomme. Là s'introduit, brassée par brassée, la matière qui forme toiture ou du moins se trouve sur le seuil de la porte; là s'engouffre, sans forme déterminée aucune, un énorme volume de vivres, éloquent témoin de la gloutonnerie de l'insecte. Tant que dure le trésor, le Copris ne reparaît plus à la surface, tout entier aux plaisirs de table. L'ermitage ne sera abandonné qu'après épuisement du garde-manger. Alors recommencent, le soir, les recherches, les trouvailles et les fouilles pour un nouvel établissement temporaire. Avec ce métier d'enfourneur d'ordure sans manipu- lation préalable, il est d'évidence que le Copris ignore à fond, pour le moment, l'art de pétrir et de modeler un pain globulaire. Les pattes courtes, maladroites, semblent, du reste, devoir exclure radicalement art pareil. En mai, juin au plus tard, arrive la ponte. L'insecte, us SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES si dispos à faire lui-même ventre des plus sordides matières, devient difficile pour la dot de sa famille. Comme au Scarabée, comme au Gymnopleure, il lui faut alors le produit mollet du mouton, déposé en une seule pièce. Même copieuse, la tarte est enfouie sur place dans sa totalité. Nul vestige n'en reste à l'extérieur. L'économie exige qu'on recueille jusqu'aux miettes. On le voit : nul voyage, nul charroi, nul préparatif. Le gâteau est descendu en cave par brassées et au point même où il gît. L'insecte répète, en vue de ses larves, ce qu'il faisait travaillant pour lui-même. Quant au terrier, que signale une volumineuse taupinée, c'est une spacieuse grotte creusée à vingt centimètres environ de profondeur. J'y reconnais plus de large, plus de perfection qu'aux chalets temporaires habités par le Copris en temps de festin. Mais laissons l'insecte travaillant en liberté. Les docu- ments fournis par le hasard des rencontres seraient incomplets, fragmentés, de liaison douteuse. L'examen en volière est de beaucoup préférable, et le Copris s'y prête on ne peut mieux. Assistons d'abord à l'emmaga- sinement. Aux lueurs discrètes du crépuscule, je le vois apparaître sur le seuil de son terrier. Il remonte des profondeurs, il vient faire récolte. La recherche n'est pas longue : les vivres sont là, devant la porte, richement servis et renouvelés par mes soins. Craintif, prêt à faire retraite à la moindre alerte, il y va d'un pas lent, compassé. Le chaperon décortique et fouille, les pattes antérieures extraient. Une brassée est détachée, toute modeste, LE COPRIS ESPAGNOL. — LA PONTE 113 croulant en miettes. L'insecte l'entraîne à reculons et disparaît sous terre. Au bout de deux minutes à peine, le voici de nouveau. Toujours prudent, il interroge le voisinage avec les feuillets étalés de ses antennes avant de franchir le seuil du logis. Deux, trois pouces de distance le séparent du monceau. C'est chose grave pour lui que de s'aventurer jusque-là. Il aurait préféré les vivres juste au-dessus de sa porte et formant toiture au domicile. Ainsi seraient évitées les sorties, source d'inquiétude. J'en ai décidé autrement. Pour les facilités de l'observation, j'ai déposé les victuailles tout à côté. Peu à peu le craintif se rassure; il se fait au plein air, il se fait à ma présence, que je rends, du reste, aussi discrète que possible. Les brassées introduites se répètent donc indéfiniment. Ce sont toujours des lambeaux informes, des miettes comme pourraient en détacher les branches de petites pinces. Assez renseigné sur la méthode de mise en magasin, je laisse l'insecte à son travail, qui se continue la majeure partie de la nuit. Les jours suivants, rien : le Copris ne sort plus. En une seule séance de nuit, suffisant trésor a été amassé. Attendons quelque temps, laissons à l'insecte le loisir de ranger sa récolte à sa guise. Avant la fin de la semaine, je fouille la volière; je mets à découvert le terrier dont j'ai suivi en partie l'approvisionnement. Comme dans la campagne, c'est une ample salle à voûte irrégulière, surbaissée, à sol presque plan. Dans un recoin un trou rond bâille, pareil à l'orifice d'un col de bouteille. C'est la porte de service, donnant dans une galerie oblique qui remonte jusqu'à la surface. Les v. 8 i>4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES parois du logis creusé en terrain frais sont tassées avec soin, assez résistantes pour ne pas s'ébouler sous les commotions de mes fouilles. On voit que, travaillant pour l'avenir, l'insecte a déployé tous ses talents, toutes ses forces d'excavateur, pour faire œuvre durable. Si le chalet où simplement se festoie est cavité creusée à la hâte, sans régularité et de solidité médiocre, la demeure est une crypte de plus grandes dimensions et d'archi- tecture bien mieux soignée. Je soupçonne que les deux sexes prennent part à l'œuvre magistrale; du moins je rencontre fréquemment le couple dans les terriers destinés à la ponte. L'ample et luxueuse pièce a été, sans doute, la salle de noces; le mariage s'est consommé sous la grande voûte à l'édifi- cation de laquelle l'amoureux a concouru, vaillante manière de déclarer sa flamme. Je soupçonne aussi le conjoint de prêter aide à sa compagne pour la récolte et la mise en magasin. A ce qu'il m'a paru, lui aussi, fort comme il est, cueille des brassées et les descend dans la crypte. A deux marche plus vite le minutieux travail. Mais une fois le logis bien pourvu, discrètement il se retire, remonte à la surface et va s'établir ailleurs, laissant la mère à ses délicates fonctions. Son rôle est fini dans le manoir de la famille. Or que trouve-t-on dans ce manoir, où nous avons vu descendre de si nombreuses et si modestes charges de vivres? Un amas confus de morceaux disjoints? Pas le moins du monde. J'y trouve toujours une pièce unique, une miche énorme qui remplit la loge moins un étroit cou- loir tout autour, juste suffisant à la circulation de la mère. LE COPRIS ESPAGNOL. — LA PONTE 115 Cette pièce somptueuse, vrai gâteau des rois, n'a pas de forme fixe. J'en rencontre d'ovoïdes, rappelant l'œuf de la dinde pour la configuration et le volume; j'en trouve en ellipsoïdes aplatis semblables au vulgaire oignon; j'en constate de presque rondes qui font songer aux fromages de Hollande; j'en vois qui, circulaires et légèrement renflées à la face supérieure, imitent les pains du campagnard provençal, ou mieux la fougasso à l'iôu avec laquelle se célèbrent les fêtes de Pâques. Dans tous les cas, la surface en est lisse, régulièrement courbe. On ne peut s'y méprendre : la mère a rassemblé, pétri en un seul bloc les nombreux fragments rentrés l'un après l'autre; de toutes ces parcelles elle a fait pièce homogène, en les brassant, amalgamant, piétinant. A bien des reprises, je surprends la boulangère au-dessus de la colossale miche devant laquelle la pilule du Scarabée fait si piètre figure; elle va, déambule sur la convexe surface mesurant parfois un décimètre d'ampleur; elle tapote la masse, la raffermit, l'égalise. Je ne peux donner qu'un coup d'œil à la curieuse scène. Aussitôt aperçue, la pâtissière se laisse couler le long de la pente courbe et se blottit au-dessous du pâté. Pour suivre le travail plus avant, l'étudier en ses détails intimes, il faut user d'artifice. La difficulté est presque nulle. Soit que ma longue fréquentation avec le Scarabée sacré m'ait rendu plus habile en moyens de recherche, soit que le Copris, moins circonspect, supporte mieux les ennuis d'une étroite captivité, j'ai pu, sans le moindre encombre, suivre à souhait toutes les phases de la nidifi- 1 1 6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES cation. Deux moyens sont employés, aptes à m'instruire chacun de certaines particularités. A mesure que les volières me fournissent quelques gros gâteaux, je les déménage des terriers ainsi que la mère, et les dispose dans mon cabinet. Les récipients sont de deux sortes, suivant que je désire la lumière ou l'obscurité. Pour la lumière, j'emploie des bocaux en verre dont le diamètre est à peu près celui des terriers, soit une douzaine de centimètres environ. Au fond de chacun d'eux est une mince couche de sable frais, très insuffisante pour que le Copris puisse s'y enterrer, mais convenable néanmoins pour éviter à l'insecte l'appui glissant du verre, et pour lui donner l'illusion d'un sol pareil à celui dont je viens de le priver. Sur cette couche, le bocal reçoit la mère et sa miche. Inutile de dire qu'en l'état d'un jour même fort modéré, l'insecte ahuri n'entreprendrait rien. Il lui faut la complète obscurité, que je réalise au moyen d'un manchon de carton enveloppant le bocal. En soulevant un peu avec précaution ce manchon, je peux à toute heure quand bon me semble, avec l'éclairage modéré de mon cabinet, surprendre le captif dans son travail et même suivre quelque temps ses actes. La méthode, on le voit, est beaucoup plus simple que celle dont j'ai fait usage lorsque j'ai voulu voir le Scarabée sacré en ses fonctions de modeleur de poires. L'humeur plus débonnaire du Copris se prête à cette simplification, qui n'aurait pas grand succès avec l'autre. Ainsi sont rangés sur ma grande table de labora- toire une douzaine de ces appareils à éclipses. Qui verrait la série la prendrait pour un assortiment de LE COPRIS ESPAGNOL. — LA PONTE 117 denrées coloniales renfermées dans des sacs de papier gris. Pour l'obscurité, je fais usage de pots à fleurs remplis de sable frais et tassé. La mère et son gâteau occupent la partie inférieure, disposée en niche au moyen d'un écran de carton qui fait voûte et supporte le sable d'en haut. Ou bien encore, je mets simplement la mère à la surface du sable avec des provisions. Elle se creuse un terrier, emmagasine, se fait une niche, et les choses se passent comme d'habitude. Dans tous les cas, une lame de verre pour couvercle me répond des captifs. Je compte sur ces divers appareils ténébreux pour me renseigner sur un point délicat, dont l'exposé trouvera sa place ailleurs. Que nous apprennent les bocaux enveloppés d'un man- chon opaque? Beaucoup de choses, des plus intéres- santes. D'abord ceci : la grosse miche ne doit pas au mécanisme d'un roulement sa courbure, toujours régu- lière malgré la forme variable. Déjà l'examen du terrier naturel nous affirmait que pareille masse n'avait pu être roulée dans une loge dont elle remplissait la presque totalité. D'ailleurs les forces de l'insecte seraient impuis- santes à remuer pareil fardeau. Interrogé de temps à autre, le bocal nous répète la même conclusion. Je vois la mère, hissée sur la pièce, palper de-ci, de-là, taper à petits coups, effacer les points saillants, perfectionner la chose; jamais je ne la sur- prends faisant mine de vouloir retourner le bloc. C'est clair comme le jour : le roulis est ici complètement hors de cause. L'assiduité, les soins patients de la pétrisseuse me font n8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES soupçonner un détail d'industrie auquel j'étais loin de songer. Pourquoi tant de retouches à ce bloc, pourquoi si longue attente avant de l'employer? Une semaine et davantage se passe, en effet, avant que l'insecte, toujours foulant et lissant, se décide à mettre en œuvre son amas. Lorsqu'il a malaxé sa pâte au degré voulu, le boulanger la rassemble en un seul monceau dans un coin du pétrin. Au sein du bloc volumineux couve mieux la chaleur de la fermentation panaire. Le Copris connaît ce secret de boulangerie. Il conglobe en pièce unique l'ensemble de ses récoltes ; il pétrit soigneusement le tout en une miche provisoire, à laquelle il donne le temps de se bonifier par un travail intime qui rend la pâte plus sapide et lui donne un degré de consistance favorable aux manipulations ultérieures. Tant que n'est pas accompli le chimique travail, mitron et Copris attendent. Pour l'insecte c'est long, une semaine au moins. C'est fait. Le mitron subdivise son bloc en pâtons dont chacun deviendra un pain. Le Copris se comporte de même. Au moyen d'une entaille circulaire pratiquée par le couperet du chaperon et la scie des pattes antérieures, il détache de la pièce un lambeau ayant le volume régle- mentaire. Pour ce coup de tranchoir, pas d'hésitation, pas de retouches qui augmentent ou retranchent. D'emblée et d'une coupure nette, le pâton est obtenu avec la grosseur requise. Il s'agit maintenant de le façonner. L'enlaçant de son mieux de ses courtes pattes, si peu compatibles, ce semble, avec pareil travail, l'insecte arrondit le lambeau par le seul moyen de la pression. Gravement il se déplace sur LE COPRIS ESPAGNOL. — LA PONTE 119 la pilule informe encore, il monte et il descend, il tourne à droite et à gauche, en dessus et en dessous; il presse méthodiquement un peu plus ici, un peu moins là; il retouche avec une inaltérable patience ; et voici qu'au bout de vingt-quatre heures le morceau anguleux est devenu sphère parfaite de la grosseur d'une prune. Dans un coin de son atelier encombré, l'artiste courtaud, ayant à peine de quoi se mouvoir, a terminé son œuvre sans l'ébranler une fois sur sa base; avec longueur de temps et patience, il a obtenu le globe géométrique que sembleraient devoir lui refuser son gauche outillage et son étroit espace. Longtemps encore l'insecte perfectionne, polit amou- reusement sa sphère, passant et repassant avec douceur la patte jusqu'à ce que la moindre saillie ait disparu. Ses méticuleuses retouches semblent ne devoir jamais finir. Vers la fin du second jour cependant le globe est jugé convenable. La mère monte sur le dôme de son édifice; elle y creuse, toujours par la simple pression, un cratère de peu de profondeur. Dans cette cuvette, l'œuf est pondu. Puis, avec une circonspection extrême, une délicatesse surprenante en des outils si rudes, les lèvres du cratère sont rapprochées pour faire voûte au-dessus de l'œuf. La mère lentement tourne, ratisse un peu, ramène la matière vers le haut, achève de clôturer. C'est ici travail délicat entre tous. Une pression non ménagée, un refoulement mal calculé pourrait compromettre le germe sous son mince plafond. De temps en temps le travail de clôture est suspendu. Immobile, le front baissé, la mère semble ausculter la cavité sous-jacente, écouter ce qui se passe là dedans. i2o SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Tout va bien, paraît-il; et la patiente manœuvre recom- mence : fin ratissage des flancs en faveur du sommet qui s'effile un peu, s'allonge. Un ovoïde dont le petit bout est en haut remplace de la sorte la sphère primitive. Sous le mamelon, tantôt plus, tantôt moins saillant, est la loge d'éclosion avec l'œuf. Vingt-quatre heures se dépensent encore en ce minutieux travail. Total, quatre fois le tour du cadran et parfois davantage pour confectionner la sphère, l'excaver d'une cuvette, déposer l'œuf et l'enclore par la transformation de la sphère en ovoïde. L'insecte revient à la miche entamée. Il en détache un second lopin, qui, par les mêmes manipulations, devient ovoïde peuplé d'un œuf. L'excédent suffit pour un troi- sième ovoïde, assez souvent même pour un quatrième. Je n'ai jamais vu dépasser ce nombre quand la mère dispose des seuls matériaux qu'elle avait amassés dans le terrier. La ponte est finie. Voilà la mère dans son réduit, que remplissent presque les trois ou quatre berceaux, dressés l'un contre l'autre, le pôle saillant en haut. Que va-t-elle faire maintenant? S'en aller, sans doute, pour se refaire un peu au dehors d'un jeûne prolongé. Oui le croirait se trompe. Elle reste. Et pourtant, depuis qu'elle est sous terre, elle n'a rien mangé, se gardant bien de toucher à la miche, qui, divisée en parts égales, sera la nourriture de la famille. Le Copris est d'un touchant scrupule en fait de patrimoine : c'est un dévoué qui brave la faim pour ne pas laisser les siens dépourvus. Il la brave pour un second motif : faire la garde autour des berceaux. A partir de la fin de juin, les terriers sont difficiles à trouver, à cause des taupinées disparues par LE COPRIS ESPAGNOL. — LA PONTE 121 l'effet de quelque orage, du vent, des pieds des passants. Les quelques-uns que je parviens à rencontrer contien- nent toujours la mère, somnolant à côté du groupe de pilules, dans chacune desquelles festoie, gras à lard, un ver bien près de son développement complet. Mes appareils ténébreux, pots à fleurs remplis de sable frais, confirment ce que m'apprennent les champs. Enfouies avec provisions dans la première quinzaine de mai, les mères ne reparaissent plus à la surface, sous le couvercle de verre. Elles se tiennent recluses dans le terrier après la ponte; elles passent la lourde période caniculaire avec leurs ovoïdes, qu'elles surveillent indu- bitablement, comme le disent les bocaux, affranchis des mystères du sous-sol. C'est aux premières pluies d'automne, en septembre, qu'elles remontent au dehors. Mais alors la nouvelle géné- ration est parvenue à la forme parfaite. La mère a donc sous terre la joie de connaître sa famille, prérogative si rare chez l'insecte; elle entend ses fils gratter la coque pour se libérer; elle assiste à la rupture du coffret qu'elle avait si consciencieusement travaillé; peut-être vient-elle en aide aux exténués, si la fraîcheur du soir n'a pas assez ramolli la cellule. Mère et progéniture ensemble quittent le sous-sol, ensemble viennent aux fêtes automnales, alors que le soleil est doux et que la manne ovine abonde sur les sentiers. Les pots à fleurs nous en apprennent une autre. Je dépose isolément à la surface quelques couples déménagés de leurs terriers au début des travaux. Des munitions leur sont libéralement servies. Chaque couple s'enterre, 122 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES s'établit, thésaurise; puis, au bout d'une dizaine de jours, le mâle reparaît à la superficie, sous la lame de verre. L'autre ne bouge pas. La ponte se fait, les pilules nour- ricières se façonnent, patiemment s'arrondissent, se grou- pent au fond du pot. Et, pour ne pas troubler l'œuvre maternelle, le père s'est exilé du gynécée. Il est remonté au dehors, dans le but d'aller ailleurs se creuser un gîte. Ne le pouvant pas dans l'étroite enceinte du pot, il reste à la surface, à peine dissimulé sous un peu de sable ou quelques miettes de vivres. Ami des profonds souterrains, de la fraîcheur et de l'obscurité, obstinément il stationne trois mois à l'air, au sec, à la lumière ; il refuse de s'enfouir, crainte de troubler les choses saintes qui s'accomplissent là-bas. Un bon point au Copris pour son respect de l'appartement maternel. Revenons aux bocaux, où doivent se répéter sous les yeux de l'observateur les faits que nous dérobe le sol. Les trois ou quatre pilules avec œuf, rangées l'une contre l'autre, occupent la presque totalité de l'enceinte et ne laissent que d'étroits couloirs. De la miche initiale, il ne reste à peu près rien, à peine quelques miettes, dont il est fait profit lorsque l'appétit vient. Mais c'est là souci sans gravité pour la mère, préoccupée avant tout de ses ovoïdes. Elle va assidûment de l'un à l'autre, les palpe, les aus- culte, les retouche en des points où mon regard ne peut rien saisir de défectueux. Sa grossière patte, gantée de corne, plus clairvoyante dans les ténèbres que ma rétine en plein jour, découvre peut-être des fêlures naissantes, des défauts d'homogénéité qu'il convient de faire dispa- LE COPRIS ESPAGNOL. — LA PONTE 12) raître pour prévenir l'accès desséchant de l'air. La bien avisée se glisse donc de-ci, de-là, dans les interstices de son amas; elle inspecte la nitée; elle met ordre au moindre accident. Si je la trouble, du bout de l'abdomen frotté contre le rebord des élytres elle fait parfois entendre un bruissement doux, presque une plainte. Ainsi, dans une alternative de soins minutieux et de somnolences à côté de l'amas, se passe le trimestre nécessaire à l'évolution de la famille. Il me semble entrevoir le motif de cette longue surveil- lance. Les rouleurs de pilules, Scarabées et Gymno- pleures, n'ont jamais qu'une seule poire, un seul ovoïde dans le terrier. La masse, roulée quelquefois à de grandes distances, est forcément limitée par les forces. C'est assez pour une larve, mais insuffisant pour deux. Exception est faite en faveur du Scarabée à large cou, qui élève très sobrement sa famille, et de son butin roulant sait faire deux modestes parts. Les autres sont dans l'obligation de creuser un terrier spécial pour chaque œuf. Lorsque tout est en ordre dans le nouvel établissement, — et c'est assez vite fait, — ils abandonnent le souterrain et vont recommencer ailleurs, au hasard des rencontres, la pilule, l'excavation, la ponte. Avec ces mœurs errantes, la surveillance prolongée est impossible. Le Scarabée en souffre. Sa poire, superbe de régularité au début, ne tarde pas à se lézarder, se hérisser d'écaillés, se boursoufler. Divers cryptogames l'envahissent, la rui- nent; une expansion de la matière la déforme en la crevas- sant. Nous savons comment le ver tient tête à ces misères. ia4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Le Copris a d'autres usages. Il ne roule pas ses muni- tions à distance, il emmagasine sur place, par lambeaux, ce qui lui permet d'amasser dans un terrier unique de quoi suffire à toute sa ponte. De nouvelles sorties étant inutiles, la mère séjourne et surveille. Sous sa sauvegarde, toujours en éveil, la pilule ne se lézarde point, car, aus- sitôt apparue, toute fissure est calfeutrée ; elle ne se couvre pas de végétation parasite, car rien ne pousse sur un sol où constamment le râteau se promène. Les quelques dou- zaines d'ovoïdes que j'ai sous les yeux affirment l'effica- cité de la vigilance maternelle : aucun n'est fendillé, crevassé, envahi par d'infimes champignons. En tous la surface ne laisse rien à désirer. Mais si je les soustrais à la mère pour les mettre en flacon, en boîte de fer- blanc, ils ont le sort des poires du Scarabée : la sur- veillance manquant, la ruine plus ou moins profonde arrive. Deux exemples nous renseigneront sur ce sujet. J'enlève à une mère deux pilules sur trois et les mets dans une boîte en fer-blanc, à l'abri de la dessiccation. La semaine n'est pas finie qu'elles sont couvertes d'une végétation cryptogamique. Il vient un peu de tout sur ce fertile sol; les champignons inférieurs s'y complaisent. Aujourd'hui ce sont des plantules cristallines, renflées en fuseau, héris- sées de courts cils pleurant une larme de rosée, et ter- minées par une petite tête ronde noire comme le jais. Le loisir me manque pour consulter livres, microscope, et déterminer l'infime apparition qui, pour la première fois, attire mes regards. Peu nous importe ce point de bota- nique : il nous suffit de savoir que le verdâtre sombre LE COPRIS ESPAGNOL. — LA PONTE 125 des pilules a disparu, tant est serré le gazon blanc et cris- tallin pointillé d'atomes noirs. Je restitue les deux pilules au Copris surveillant sa troisième. Le manchon opaque est remis en place, et l'insecte laissé tranquille dans l'obscurité. Au bout d'une heure, pas même, nouvelle visite de ma part. Le végétal parasite a disparu en plein, fauché, extirpé jusqu'au der- nier brin. La loupe ne peut découvrir une trace du fourré si épais un peu avant. Le râteau des pattes a passé par là, et la surface a repris la netteté nécessaire à une bonne hygiène. Autre épreuve plus grave. De la pointe du canif, j'éventre une pilule au pôle supérieur et mets l'œuf à découvert. Voilà une brèche analogue, avec exagération, à celles qui naturellement peuvent survenir. Je rends à la mère le berceau violé, menacé de mal finir si elle n'inter- vient. Mais elle intervient, et vite, une fois l'obscurité faite. Les lambeaux soulevés par le canif sont rapprochés et soudés entre eux. Le peu de matière qui manque est remplacé par des raclures cueillies"sur les flancs. En très peu de temps la brèche est si bien réparée que nulle trace ne reste de mon effraction. Je recommence en aggravant le danger. Tout le groupe de pilules, au nombre de quatre, subit l'attaque du canif, qui perce la chambre d'éclosion et ne laisse à l'œuf qu'un abri incomplet sous la voûte crevée. La mère fait face au péril avec une diligence merveilleuse. Tout est remis en ordre en une brève séance. Ah! je le crois bien qu'avec cette surveillante, ne dormant jamais que d'un œil, soient impossibles les crevasses et les bour- 1=6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES souflurcs qui si fréquemment déforment l'ouvrage du Scarabée. Quatre pilules avec œuf, c'est tout ce que j'ai pu obtenir de la grosse tourte retirée du terrier au moment des noces. Est-ce à dire que la ponte se borne là? Je le pense. Je la crois même habituellement plus réduite et composée de trois, de deux et même d'un seul œuf. Mes pension- naires, isolées dans des pots pleins de sable au début de la nidification, n'ont plus reparu à la surface, une fois mises en cave les munitions nécessaires; elles ne sont pas venues au dehors puiser dans les vivres renouvelés et se mettre en mesure d'augmenter le nombre, toujours très borné, des ovoïdes gisant au fond de l'appareil sous la surveillance de la mère. Le large disponible pourrait bien contribuer à cette limitation de la ponte. Trois ou quatre pilules encom- brent le terrier; il n'y a plus place pour d'autres, et la mère, casanière par goût et par devoir aussi, ne songe pas à creuser une seconde demeure. Il est vrai que plus d'ampleur dans l'établissement actuel lèverait la difficulté de l'espace; mais alors une voûte de trop longue portée exposerait à des effondrements. Si j'intervenais moi-même, si je donnais de l'espace sans le danger d'une voûte crou- lante, la ponte pourrait-elle augmenter? Oui, jusqu'à devenir presque double en nombre. Mon artifice est très simple. Dans un bocal, j'enlève ses trois ou quatre pilules à une mère qui vient déterminer la der- nière. Plus rien ne reste de la miche. Je la remplace par une autre de ma façon, pétrie du bout d'un couteau à papier. Boulanger d'un nouveau genre, je refais à peu LE COPRIS ESPAGNOL. — LA PONTE 127 près ce que l'insecte avait fait au début. Lecteur, ne sou- riez pas de ma boulangerie : la science lance là-dessus son souffle purificateur. Ma tourte est très bien acceptée par le Copris, qui se remet à l'ouvrage, recommence sa ponte et me gratifie de trois ovoïdes parfaits. Total sept, nombre le plus fort obtenu dans mes diverses tentatives de ce genre. Un gros morceau du gâteau primitif reste disponible. L'insecte ne l'emploie pas, du moins à la nidification; il le mange. Les ovaires, paraît-il, sont épuisés. Voilà qui est établi : le terrier pillé donne du large, et la mère en profite pour doubler presque sa ponte à la faveur de la miche, mon ouvrage. Dans les conditions naturelles, rien d'analogue ne peut se passer. Aucun mitron de bonne volonté n'est là, pétris- sant de la spatule et enfournant une nouvelle tourte dans l'antre du Copris. Tout affirme donc que le casanier insecte, décidé à ne plus reparaître dehors jusqu'aux fraî- cheurs de l'automne, est d'une fécondité très bornée. Trois, quatre fils au plus composent sa famille. Il m'est arrivé même, en saison de canicule, alors que la ponte est depuis longtemps finie, d'exhumer une mère surveil- lant une pilule unique. Celle-là, faute peut-être d'un avoir suffisant en vivres, avait réduit à la stricte limite ses joies maternelles. Les pains que mon couteau à papier pétrit sont aisé- ment acceptés. Profitons du fait pour quelques expé- riences. Au lieu de la grosse tourte, prodigue de matière, je façonne une pilule calquée sur la forme et le volume des deux ou trois que surveille une mère après les avoir 128 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES peuplées d'un œuf. Mon imitation est assez bien réussie. Si je mélangeais les deux produits, le naturel et l'artifi- ciel, je ne pourrais après m'y reconnaître. La frauduleuse pilule est introduite dans le bocal, à côté des autres. L'insecte dérangé se blottit aussitôt dans un coin, sous un peu de sable. Pendant deux jours je le laisse tranquille. Puis, quelle n'est pas ma surprise, en trouvant la mère sur le pinacle de ma pilule, qu'elle excave d'une coupe. Dans l'après-midi, l'œuf est pondu, et la coupe close. Je ne distingue mon ouvrage de ceux du Copris que par la place occupée. Je l'avais mis à l'extrême droite du groupe; à l'extrême droite je le retrouve, travaillé par l'insecte. Comment celui-ci a-t-il pu reconnaître que la pilule, en tout pareille aux autres, n'était pas occupée? Comment, sans hésitation, s'est-il permis d'en refouler le sommet en cratère, lorsque à ce sommet un œuf pouvait se trouver, d'après les apparences? Il se garde bien d'excaver à nou- veau les ovoïdes parachevés. Quel guide l'autorise à creuser l'artificiel, imitation très fallacieuse? Je recommence encore, et encore. Même résultat : la mère ne confond pas mon œuvre avec la sienne, et en pro- fite pour y installer un œuf. Une seule fois, l'appétit étant venu, paraît-il, je la vois se nourrir de mon pain. Le dis- cernement du peuplé et du non peuplé s'affirme ici aussi bien que dans le cas précédent. Au lier de mordre, si la faim la prenait, sur les pilules avec œuf, par quelle divi- nation s'attaque-t-elle, malgré l'exacte similitude exté- rieure, à celle qui ne contient rien? Mon ouvrage serait-il défectueux? La lame de bois n'aurait-elle pas assez appuyé et donné consistance suffi- ■a e ~ « ■ ~ ^> s -o M •c q — > — i «s 5S 5 • S- T' -c- ■ F ■ a « ci 5s LES GEOTRUPES. — L'HYGIENE GENERALE 185 bruire, grimper au grillage, se cogner étourdiment aux parois. Cette animation crépusculaire était prévue. Des victuailles avaient été cueillies dans la journée, copieuses comme celles de la veille. Je les sers. Même disparition dans la nuit. La place est de nouveau nette le lende- main. Et cela durerait ainsi indéfiniment, tant que les soirées sont belles, si j'avais toujours à ma disposition de quoi satisfaire ces insatiables thésauriseurs. Si riche que soit son butin, le Géoîrupe le quitte au coucher du soleil pour prendre ses ébats aux dernières lueurs et se mettre en recherche d'un nouveau chantier d'exploitation. Pour lui, dirait-on, l'acquis ne compte pas ; seule est valable la chose qui va s'acquérir. Que fait-il donc de ses entrepôts renouvelés, en temps pro- pice, à chaque crépuscule? Il saute aux yeux que le stercoraire est incapable de consommer en une nuit pro- visions aussi copieuses. Il y a chez lui surabondance de victuailles à ne savoir qu'en faire; il regorge de biens dont il ne profitera pas; et, non satisfait de son magasin comble, l'accapareur se met en fatigue tous les soirs pour emmagasiner davantage. De chaque entrepôt, fondé deçà, delà, au hasard des rencontres, il prélève le repas du jour; il aban- donne le reste, la presque totalité. Mes volières font foi de cet instinct de l'ensevelisseur plus exigeant que l'appétit du consommateur. Le sol s'en exhausse rapidement, et je suis obligé de temps à autre de ramener le niveau aux limites voulues. Si je le fouille, je le trouve encombré dans toute son épaisseur d'amas restés intacts. La terre primitive est devenue un inextricable conglomérat, qu'il i86 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES faut largement émonder si je ne veux pas m 'égarer dans mes observations futures. La part faite aux erreurs, soit par excès, soit par défaut, inévitables en un sujet peu compatible avec un jaugeage précis, un point très net se dégage de mon enquête : les Géotrupes sont de passionnés enfouisseurs ; ils introduisent sous terre bien au delà du nécessaire à leur consommation. Comme pareil travail, à des degrés divers, est accompli par des légions de collaborateurs, grands ou petits, il est évident que l'expurgation du sol doit s'en ressentir dans une large mesure, et que l'hygiène générale doit se féliciter d'avoir à son service cette armée d'auxiliaires. La plante, d'ailleurs, et, par ricochet, une foule d'exis- tences sont intéressées à ces ensevelissements. Ce que le Géotrupe enterre et abandonne le lendemain n'est pas perdu, tant s'en faut. Rien ne se perd dans le bilan du monde, le total de l'inventaire est constant. La petite motte de fumier enfouie par l'insecte fera luxueusement verdoyer la touffe de gramen voisine. Un mouton passe, tond le bouquet d'herbe. C'est autant de gagné pour le gigot que l'homme attend. L'industrie du bousier nous aura valu un savoureux coup de fourchette. Avec notre mauvaise habitude de tout rapporter à nous, c'est déjà quelque chose. C'est bien davantage si la réflexion nous affranchit de cet étroit point de vue. Dénombrer tous ceux qui, de près ou de loin, partici- peront aux bénéfices, est impossible dans l'inextricable enchaînement des existences. J'entrevois la fauvette, qui garnira le sommier de son nid avec les menus chaumes LES GÉOTRUPES. — L'HYGIÈNE GENERALE 187 rouis par la pluie et le soleil ; la chenille de quelque Psyché, qui fabriquera son fourreau de teigne en imbri- quant les débris des mêmes chaumes; de petits mélo- lonthiens qui brouteront les anthères de la graminée; de minimes charançons qui convertiront les semences mûres en berceaux de larves ; des tribus de pucerons qui s'éta- bliront sous les feuilles; des fourmis qui viendront s'abreuver aux cornicules sucrées de ce troupeau. Tenons-nous-en là. L'énumération ne finirait plus. De l'industrie agricole du bousier, enfouisseur d'engrais, tout un monde tire profit, la plante d'abord et puis les exploiteurs de la plante. Monde petit, très petit, tant que l'on voudra, mais après tout non négligeable. C'est avec des riens pareils que se compose la grande intégrale de la vie, comme l'intégrale des géomètres se compose de quantités voisines de zéro. La chimie agricole nous enseigne que pour utiliser du mieux le fumier d'étable, il convient de l'enfouir à l'état frais autant que possible. Délavé par les pluies, consumé par l'air, il devient inerte, dépourvu de principes ferti- lisants. Cette vérité agronomique, de si haut intérêt, est connue à fond du Géotrupe et de ses collègues. Dans leur travail d'enfouissement, c'est toujours à la matière de fraîche date qu'ils s'adressent. Autant ils sont zélés pour mettre en terre le produit du moment, tout imprégné de ses richesses potassiques, azotées, phosphatées, autant ils sont dédaigneux de la chose racornie au soleil, devenue infertile par une longue exposition à l'air : le résidu sans valeur ne les concerne pas. A d'autres cette stérile misère. i88 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES Nous voilà renseignés sur le Géotrupe comme hygié- niste et comme collecteur d'engrais. Un troisième point de vue va nous le montrer météorologiste sagace. Il est de croyance, dans les campagnes, que les Géotrupes volant nombreux, le soir, très affairés et rasant la terre, sont signe de beau temps pour le lendemain. Ce pro- nostic rural a-t-il quelque valeur? Mes volières vont nous l'apprendre. Pendant tout l'automne, époque de leur nidification, je surveille de près mes pensionnaires; je note l'état du ciel la veille, j'enregistre le temps du lendemain. Ici pas de thermomètre, pas de baromètre ; rien de l'outillage savant en usage dans les observatoires météorologiques; je me borne aux sommaires renseigne- ments de mes impressions personnelles. Les Géotrupes ne quittent leurs terriers qu'après le coucher du soleil. Aux dernières lueurs du soir, si l'air est calme et la température douce, ils vagabondent d'un vol sonore et bas, en recherche des matériaux que l'acti- vité du jour peut leur avoir préparés. S'ils trouvent à leur convenance, ils s'abattent lourdement, culbutés par un essor mal contenu; ils plongent sous la trouvaille et dépensent à l'enfouir la majeure partie de la nuit. Ainsi disparaissent, en une séance nocturne, les souillures des champs. Une condition est indispensable pour cette épuration : il faut une atmosphère tranquille et chaude. S'il pleut, les Géotrupes ne bougent pas. Ils. ont sous terre des ressources suffisantes pour un chômage prolongé. S'il fait froid, si la bise souffle, ils ne sortent pas non plus. Dans les deux cas, mes volières restent désertes à la LES GEOTRUtES. — L'HYGIÈNE GÉNÉRALE 189 surface. Écartons ces périodes de loisirs forcés et consi- dérons seulement les soirées où l'état atmosphérique se prête à la sortie, ou du moins me parait devoir s'y prêter. Je résume en trois cas généraux les détails de mon carnet de notes. Premier cas. Soirée superbe. Les Géotrupes s'agitent dans les cages, impatients d'accourir à leur corvée vespérale. Le lendemain, temps magnifique. Le pro- nostic n'a rien que de très simple. Le beau temps d'aujourd'hui est la continuation du beau temps de la veille. Si les Géotrupes n'en savent pas plus long, ils ne méritent guère leur réputation. Mais poursuivons l'épreuve avant de conclure. Second cas. Belle soirée encore. Mon expérience croit reconnaître dans l'état du ciel l'annonce d'un beau lende- main. Les Géotrupes sont d'un autre avis. Ils ne sortent pas. Qui des deux aura raison? L'homme ou le bousier? C'est le bousier qui, par la subtilité de ses impressions, a pressenti, flairé l'averse. Voici qu'en effet la pluie survient pendant la nuit et se prolonge une partie de la journée. Troisième cas. Le ciel est couvert. Le vent du midi, amonceleur de nuages, nous amènerait-il la pluie ? Je le crois, tant les apparences semblent l'affirmer. Cependant les Géotrupes volent et bourdonnent dans leurs cages. Leur pronostic dit juste, et moi je me trompe. Les menaces de pluie se dissipent, et le soleil du lendemain se lève radieux. La tension électrique de l'atmosphère paraît surtout les influencer. Dans les soirées chaudes et lourdes, 190 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES couvant l'orage, je les vois s'agiter encore plus que de coutume. Le lendemain éclatent de violents coups de tonnerre. Ainsi se résument mes observations, continuées pen- dant trois mois. Quel que soit l'état du ciel, clair ou nuageux, les Géotrupes signalent le beau temps ou l'orage par leur agitation affairée au crépuscule du soir. Ce sont des baromètres vivants, plus dignes de foi peut-être, en semblable occurrence, que ne l'est le baro- mètre des physiciens. Les exquises impressionnabilités de la vie l'emportent sur le poids brutal d'une colonne de mercure. Je termine en citant un fait bien digne de nouvelles informations lorsque les circonstances le permettront. Les 12, 13 et 14 novembre 1894, les Géotrupes de mes volières sont dans une agitation extraordinaire. Je n'avais pas encore vu et je n'ai plus revu pareille anima- tion. Ils grimpent, comme éperdus, au grillage; à tout instant, ils prennent l'essor, aussitôt culbutés par un choc contre les parois. Ils s'attardent dans leurs inquiètes allées et venues jusqu'à des heures avancées, en complet désaccord avec leurs habitudes. Au dehors quelques voisins, libres, accourent et complètent le tumulte devant la porte de mon habitation. Que se passe-t-il donc pour amener ces étrangers, et surtout pour mettre mes volières en pareil émoi? Après quelques journées de chaleur, fort exception- nelles en cette saison, règne le vent du midi, avec imminence de pluie. Le 14 au soir, d'interminables nuages fragmentés courent devant la face de la lune. Le LES GÊOTRUPES. — L'HYGIENE GENERALE 191 spectacle est magnifique. Quelques heures avant, les Géotrupes se démenaient affolés. Dans la nuit du 14 au 15, le calme se fait. Aucun souffle d'air. Ciel gris uni- forme. La pluie tombe d'aplomb, monotone, continue, désespérante. Elle semble ne devoir jamais finir. Elle ne cesse, en effet, que le 18. Les Géotrupes, si affairés dès le 12, pressentaient-ils ce déluge ? Apparemment oui. Mais aux approches de la pluie, ils ne quittent pas habituellement leurs terriers. Il doit alors y avoir des événements bien extraordinaires pour les émouvoir de la sorte. Les journaux m'apportèrent le mot de l'énigme. Le 12, une bourrasque de violence inouïe éclatait sur le nord de la France. La forte dépression barométrique, cause de la tempête, avait son écho dans ma région, et les Géotrupes signalaient ce trouble profond par d'excep- tionnelles inquiétudes. Avant le journal, ils me parlaient de l'ouragan, si j'avais su les comprendre. Est-ce là simplement coïncidence fortuite? Est-ce relation de cause à effet? Faute de documents assez nombreux, terminons sur ce point d'interrogation. XI LES GÉOTRUPES. — LA NIDIFICATION En septembre et octobre, alors que les premières pluies automnales imbibent le sol et permettent au Scarabée de rompre son coffret natal, le Géotrupe stercoraire et le Géotrupe hypocrite fondent leurs établissements de famille, établissements assez sommaires, malgré ce que pourrait faire attendre la dénomination de ces mineurs, si bien appelés trotteurs de terre. S'il faut se creuser une retraite qui mette à l'abri des rudesses de l'hiver, le Géotrupe mérite vraiment son nom : nm ne l'égale pour la profondeur du puits, la perfection et la rapidité de l'ouvrage. En terrain sablonneux et d'excavation peu laborieuse, j'en ai exhumé qui avaient atteint la profon- deur d'un mètre. D'autres poussaient leurs fouilles plus avant encore, lassaient ma patience et mes instruments. Le voilà, le puisatier émérite, l'incomparable troueur de terre. Si le froid sévit, il saura descendre jusqu'à telle couche où la gelée n'est plus à craindre. Pour le logement de la famille, c'est une autre affaire. v. 13 194 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES La saison propice est courte; le temps manquerait s'il fallait doter chaque larve d'un pareil manoir. Que l'insecte dépense en un trou de sonde illimité les loisirs que lui font les approches de l'hiver, rien de mieux : la retraite est plus sûre, et l'activité, non encore suspendue, n'a pas pour le moment d'autre occupation. A l'époque de la ponte, ces laborieuses entreprises sont impossibles. Les heures s'écoulent vite. Il faut en quatre à cinq semaines loger et approvisionner famille assez nombreuse, ce qui exclut le puits à forage patiemment prolongé. Du reste, des précautions seront prises contre les dan- gers de la surface. Une fois sa famille établie, l'insecte adulte, sans protection, est obligé d'établir ses quartiers d'hiver à de grandes profondeurs, d'où il remontera au printemps dans la société de ses fils, comme le fait le Sca- rabée; mais ni le ver ni l'œuf n'ont besoin de ce dispen- dieux refuge dans la mauvaise saison, protégés qu'ils sont par l'industrie des parents. Le terrier creusé par le Géotrupe en vue de sa larve n'est guère plus profond que celui du Copris et du Sca- rabée, malgré la différence des saisons. Trois décimètres environ, c'est tout ce que je constate dans la campagne, où rien n'impose des limites à la profondeur. Mes volières, à sol d'épaisseur restreinte, seraient moins dignes de foi en cette mesure, l'insecte étant obligé d'utiliser telle qu'elle est la couche de terre mise à sa disposition. Maintes fois, cependant, je reconnais que cette couche n'est pas tra- versée en plein jusqu'au plancher de la caisse : nouvelle preuve de la médiocre profondeur nécessaire. Dans la liberté des champs comme dans la captivité de LES GÈOTRUPES. — LA NIDIFICATION 195 mes appareils, le terrier est toujours creusé sous le mon- ceau exploité. Rien au dehors ne le trahit, voilé qu'il est par le volumineux dépôt du mulet. C'est un clapier cylin- drique, du calibre d'un col de bouteille, droit et vertical dans un sol homogène; coudé, sinueux, irréguliér, dans un terrain grossier où l'obstacle d'une pierre, d'une racine, nécessite brusque changement de direction. Dans mes volières, lorsque se trouve insuffisante la couche de terre, le puits, d'abord vertical, se coude à la rencontre de la planche du fond et se prolonge suivant l'horizontale. Donc aucune règle précise dans le forage. Les accidents du sol décident de la configuration. A l'extrémité de la galerie, rien non plus qui rappelle la salle spacieuse, l'atelier où Copris, Scarabées et Gym- nopleures façonnent artistement leurs poires et leurs ovoïdes; mais un simple cul-de-sac de même diamètre que le reste. Un vrai trou de sonde, abstraction faite des nodosités, des inflexions, inévitables dans un milieu d'iné- gale résistance; un boyau tortueux, voilà le terrier du Géotrupe. Le contenu de la rustique demeure est une sorte de saucisson, de boudin, qui remplit la partie inférieure du cylindre et s'y moule exactement. Sa longueur n'est pas loin d'une paire de décimètres, et sa largeur de quatre centimètres, lorsque la pièce appartient au Géotrupe ster- coraire. Les dimensions sont un peu moindres pour l'ouvrage du Géotrupe hypocrite. Dans l'un et l'autre cas, le saucisson est presque tou- jours irrégulier, tantôt courbe, tantôt plus ou moins bos- selé. Ces imperfections de surface sont dues aux accidents 196 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES d'un terrain pierreux, que l'insecte n'excave pas toujours suivant les règles de son art, ami de la ligne droite et de la verticale. La matière moulée reproduit fidèlement toutes les irrégularités de son moule. L'extrémité inférieure est arrondie comme l'est lui-même le fond du terrier; la supé- rieure est un peu concave, par suite d'un tassement plus fort dans la partie centrale. La volumineuse pièce se délite en couches qui, par leur courbure et leur assemblage, font songer à une pile de verres de montre. Chacune d'elles, c'est visible, doit cor- respondre à une brassée de matière qui, puisée dans le monceau surmontant le terrier, est descendue, mise en place sur la couche précédente, puis énergiquement foulée. Les bords de la rondelle, se prêtant moins bien à ce tra- vail de compression, restent à un niveau supérieur, et du tout résulte un ménisque concave. Des mêmes bords moins tassés résulte une sorte d'écorce, souillée de terre par son contact avec les parois du clapier. En somme, la structure nous apprend le mode de fabrication. Le sau- cisson du Géotrupe est obtenu, comme les nôtres, par moulage dans un cylindre. Il résulte de couches introduites successivement et comprimées à mesure, surtout dans la partie centrale, plus accessible au piétinement du mani- pulateur. L'observation directe confirmera plus tard ces déductions, et les complétera par des données d'un haut intérêt, que l'examen seul de l'ouvrage ne saurait faire prévoir. Remarquons, avant de poursuivre, combien l'insecte est bien inspiré en forant toujours le terrier sous le monceau d'où les matériaux du boudin doivent s'extraire. Le LES GEOTRUPES. — LA NIDIFICATION 197 nombre des brassées introduites et comprimées l'une après l'autre est considérable. En comptant pour chaque couche 4 millimètres d'épaisseur, chiffre assez approché, j'entrevois une cinquantaine de voyages nécessaires. S'il lui fallait chaque fois s'approvisionner à quelque dis- tance, le Géotrupe ne pourrait suffire à sa besogne, trop dispendieuse de fatigue et de temps. Son industrie est incompatible avec de telles pérégrinations, imitées de celles du Scarabée. Mieux avisé, il s'établit sous le mon- ceau. Il n'a qu'à remonter de son puits pour avoir là, sous la patte, devant la porte, de quoi suffire indéfi- niment à son boudin, si volumineux qu'il puisse le souhaiter. Cela suppose, il est vrai, chantier copieusement fourni. Quand il s'agit de travailler pour sa larve, le Géotrupe veille à cette condition et n'adopte pour fournisseurs que le cheval et le mulet, jamais le mouton, trop parcimo- nieux. Ce n'est pas ici affaire de qualité dans la denrée, c'est affaire de quantité. Mes volières, en effet, affirment que le mouton aurait la préférence s'il était plus géné- reux. Ce qu'il ne donne pas naturellement, je le réalise, par mon intervention, en entassant récolte sur récolte. Sous l'extraordinaire trésor, comme jamais les champs n'en présentent de pareil, mes captifs travaillent avec une ardeur démontrant combien ils savent apprécier l'aubaine. Ils m'enrichissent de saucissons à ne savoir plus qu'en faire. Je les stratifié dans de grands pots avec de la terre fraîche, pour suivre, l'hiver venu, les actes de la larve; je les loge un par un dans des éprouvettes, des tubes en verre; je les empile dans des boîtes en fer-blanc. 198 SOUVENIRS LNTOMOLOGIOUES Les planches de mon cabinet en sont encombrées. Ma collection fait songer à un assortiment de conserves. La nouveauté de la matière n'apporte aucun change- ment dans la structure. A cause du grain plus fin et de la plasticité plus grande, la surface est plus régulière, l'inté- rieur plus homogène, et voilà tout. Au bout inférieur du saucisson, bout toujours arrondi, est la chambre d'éclosion, cavité ronde où pourrait trouver place une médiocre noisette. Comme l'exige la respira- tion du germe, les parois latérales en sont assez minces pour permettre l'accès facile de l'air. A l'intérieur, je vois reluire un enduit verdâtre, demi-fluide, simple exsudation de la masse poreuse, comme dans les ovoïdes du Copris et les poires du Scarabée. Dans cette niche ronde repose l'œuf, sans aucune adhé- rence avec l'enceinte. Il est blanc, en ellipsoïde allongé, et d'un volume remarquable relativement à l'insecte. Pour le Géotrupe stercoraire, il mesure de sept à huit millimètres de longueur, sur quatre de plus grande lar- geur. Celui du Géotrupe hypocrite a des dimensions un peu moindres. Cette petite niche ménagée dans l'épaisseur du sau- cisson, au bout inférieur, ne concorde nullement avec ce que je lis sur la nidification des Géotrupes. D'après un vieil auteur allemand, Frisch, auteur que ma pénurie de livres ne me permet pas de consulter, Mulsant dit, en parlant du Géotrupe stercoraire : « Dans le fond de sa galerie verticale, la mère construit, le plus souvent avec de !a terre, une sorte de nid ou coque ovoïde, ouverte d'un côté. Sur la paroi interne de cette coque, elle colle LES GEOTRUPES. — LA NIDIFICATION 199 un œuf blanchâtre, de la grosseur d'un grain de fro- ment. /> Qu'est-ce donc que cette coque, le plus souvent en terre et ouverte d'un côté pour que le ver puisse atteindre la colonne de vivres située au-dessus? Je m'y perds. De coque, et surtout en terre, il n'y en a pas... D'ouver- ture, il n'y en a pas davantage. Je vois et je revois aussi souvent que je le désire une cellule ronde, close de par- tout et ménagée au bout inférieur du cylindre nourricier; rien autre; pas même une vague ressemblance avec la structure décrite. Qui des deux est responsable de l'imaginaire construc- tion? L'entomologiste allemand aurait-il péché par une observation superficielle? L'entomologiste lyonnais aurait- il mal interprété le vieil auteur? Les documents me font défaut pour faire remonter l'erreur à qui de droit. N'est- ce pas affligeant de voir les maîtres, si pointilleux pour un article des palpes, si ombrageux pour la priorité d'un nom barbare, presque indifférents lorsqu'il s'agit des mœurs et de l'industrie, souveraine expression de la vie de l'insecte? L'entomologie du nomenclateur fait des pro- grès énormes; elle nous encombre, elle nous submerge. L'autre, l'entomologie du biologiste, la seule intéressante, la seule vraiment digne de nos méditations, est négligée à tel point que l'espèce la plus triviale n'a pas d'histoire, ou demande sérieuse revision du peu qu'on a dit sur son compte. Doléances inutiles : le train des choses ne sera pas de longtemps changé. Revenons au saucisson du Géotrupe. Sa forme est en opposition avec ce que nous ont enseigné le Copris et le 2oo SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Scarabée, qui, très économes sous le rapport de la quan- tité de matériaux, sont prodigues en soins de construction et donnent à leur ouvrage la forme la mieux apte à pré- server du sec. Avec leurs ovoïdes, leurs globes sur- montés d'un col, ils savent conserver fraîche la modique ration de la famille. Le Géotrupe ignore ces savants pro- cédés. De mœurs plus rustiques, il ne voit le bien-être que dans l'excessive abondance. Pourvu que le clapier regorge de vivres, peu lui importe la difformité de son amas. Au lieu de fuir le sec, il semble le rechercher. Voyez, en effet, son boudin. C'est long outre mesure, grossière- ment assemblé. Défaut d'écorce compacte, imperméable; superficie exagérée, en contact avec la terre dans toute l'étendue du cylindre. C'est justement ce qu'il faut pour amener prompte aridité; c'est le contre-pied du problème de moindre surface, résolu par le Scarabée et les autres. Que deviennent alors mes aperçus sur la configuration des vivres, aperçus si bien fondés d'après notre logique? Serais-je dupe d'une géométrie aveugle, atteignant par hasard résultat rationnel ? A qui l'affirmerait les faits vont répondre. Ils disent : les confectionneurs de sphères nidifient au plus fort des chaleurs de l'été, alors que le sol est d'une aridité extrême; les confectionneurs de cylindres nidifient en automne, quand la terre s'imbibe de pluie. Les premiers ont à prémunir leur famille contre les périls d'un pain trop dur. Les seconds ne connaissent pas les misères de la famine par dessiccation; leurs vivres, emboîtés dans un sol frais, y conservent indéfiniment le degré de mollesse LES GEOTRUPES. — LA NIDIFICATION =01 convenable. La moiteur de la gaine est la sauvegarde de la ration non protégée par la forme. L'hygrométrie de la saison est maintenant l'inverse de celle de l'été, et cela suffit pour rendre inutiles les précautions usitées en temps de canicule. Creusons plus avant, et nous verrons le cylindre préfé- rable à la sphère en automne. Quand viennent octobre eat novembre, les pluies sont fréquentes, tenaces; mais une journée de soleil suffit pour essorer le sol à la faible pro- fondeur où se trouve le nid du Géotrupe. Ne pas perdre les joies de cette belle journée est grave affaire. Comment en profitera le ver? Supposons-le inclus dans la grosse sphère que pourrait fournir le copieux ensemble de vivres mis à sa disposi- tion. Une fois saturée d'humidité par une ondée, cette boule la gardera obstinément, car sa forme est celle de moindre évaporation et de moindre contact avec le sol réjoui par le soleil. En vain, dans les vingt-quatre heures, la couche superficielle du terrain sera ramenée à la fraî- cheur normale, l'amas globuleux conservera son excès d'eau, faute d'un contact suffisant avec la terre essorée. Dans la niche trop humide et trop épaisse, les vivres se moisiront; la chaleur du dehors arrivera mal, ainsi que l'air, et la larve tirera maigre avantage de ces insolations de l'arrière-saison, de ces coups de feu tardifs qui devraient la mûrir à point et lui donner la vigueur réclamée par les épreuves de l'hiver. Ce qui était qualité en juillet, quand il fallait se défendre du trop sec, devient vice en octobre, alors qu'il faut éviter le trop humide. A la sphère est donc sub- 202 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES stitué le cylindre. La nouvelle forme, avec sa longueur exagérée, réalise l'inverse de la condition chère aux fabri- cants de pilules : ici, pour un même volume, la surface se développe à l'extrême. Y a-t-il un motif à pareille inver- sion? Sans doute, et il me semble l'entrevoir. Maintenant que l'aridité n'est plus à craindre, n'est-ce pas avec cette configuration à grande superficie que l'amas nourricier perdra le plus aisément son excès d'humidité? S'il pleut, son étendue l'expose, il est vrai, à une imbibition plus rapide; mais aussi, quand revient le beau temps, promptement se déperd son eau surabon- dante au large contact d'un sol vite égoutté. Terminons en nous informant de quelle façon se con- struit le boudin. Assister au travail dans la campagne me paraît entreprise fort difficultueuse, pour ne pas dire impraticable. Avec les volières, le succès est certain, pour peu qu'on y mette patience et dextérité. J'abats la planche qui retient en arrière le sol artificiel. Celui-ci montre à nu sa nappe verticale, que j'exploite petit à petit avec la pointe d'un couteau jusqu'à la rencontre d'un terrier. Si l'opération est conduite avec prudence, sans le trouble d'éboulements mal calculés, les travailleurs sont surpris à l'œuvre, immobilisés, il est vrai, par la soudaine irrup- tion de la lumière et comme pétrifiés dans leur attitude de travail. La disposition de l'atelier et des matériaux, la place et la pose des ouvriers permettent très bien de reconstituer la scène, brusquement suspendue et non renouvelable tant que se prolongera notre visite. Et tout d'abord, un fait s'impose à l'attention, fait de grave intérêt, et si exceptionnel que l'entomologie m'en LES GEOTRUPES. — LA NIDIFICATION 203 présente ici le premier exemple. Dans chaque terrier mis à découvert je trouve toujours deux collaborateurs, le couple; je trouve le mâle prêtant main-forte à la mère. Entre les deux se répartissent les occupations du ménage. De mes notes j'extrais le tableau suivant, auquel il est aisé de rendre l'animation d'après la pose des acteurs immobilisés. Le mâle est au fond de la galerie, accroupi sur un bout de saucisson mesurant à peine un pouce. Il occupe la cuvette que forment les matériaux tassés plus forte- ment au centre de chaque touche. Que faisait-il là avant la violation du logis? Sa posture le dit assez : de ses pattes si vigoureuses, les postérieures surtout, il foulait la dernière couche mise en place. Sa compagne occupe l'étage supérieur, presque à l'orifice du clapier. Je lui vois entre les pattes une forte brassée de matériaux, qu'elle vient de cueillir à la base du tas surmontant la demeure. L'épouvante causée par mon effraction ne lui a pas fait lâcher prise. Suspendue là-haut, au-dessus du vide, arc-boutée contre les parois du puits, elle serre sa charge avec une sorte de raideur cataleptique. L'occu- pation interrompue se devine : Baucis descendait à Philémon, plus robuste, de quoi continuer le pénible travail d'empilement et de foulage. L'œuf déposé et entouré de ces précautions délicates dont une mère seule a le secret, elle avait cédé à son compagnon la construc- tion du cylindre, pour se borner au modeste rôle de manœuvre pourvoyeur. Des scènes semblables, surprises pendant les diverses phases du travail, me permettent un tableau d'ensemble. 204 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Le saucisson débute par un court et large sac qui tapisse étroitement le fond du terrier. Dans cette outre, béante en plein, je rencontre les deux sexes au milieu de maté- riaux émiettés, épluchés peut-être avant d'être foulés, afin que le ver, à ses débuts, trouve sous la dent vivres de premier choix. A deux, le ménage crépit la paroi et en augmente l'épaisseur jusqu'à ce que la cavité soit réduite au diamètre réclamé par la chambre d'éclosion. C'est le moment de la ponte. Discrètement retiré à l'écart, le mâle attend, avec des matériaux prêts pour clore la loge qui vient d'être peuplée. La clôture se fait par le rapprochement des bords du sac et l'adjonction d'une voûte, d'un couvercle hermétiquement cimenté. C'est là opération délicate, qui demande dextérité bien plus que vigueur. La mère seule s'en occupe. Philémon est maintenant simple manœuvre; il fait passer le mortier sans être admis sur la voûte, que sa brutale pression pourrait faire effondrer. Bientôt la toiture, suffisamment épaissie, renforcée, n'a plus à craindre la pression. Alors commence le fou- lage non ménagé, la rude besogne qui donne au mâle le premier rôle. La différence des sexes pour la taille et la vigueur est frappante, chez le Géotrupe stercoraire. Ici vraiment, par une exception bien rare, Philémon appar- tient au sexe fort. A lui la prestance, à lui l'énergie musculaire. Prenez-le dans la main et serrez. Je vous défie bien de tenir bon, pour peu que vous ayez l'épi- derme sensible. De ses pattes âprement dentelées et convulsivement raidies, il vous laboure la peau; il Pi.. V Le Géotrupe stercoraire 1. Mâle et femelle au travail — 2. Le saucisson — 5. Section du saucisson montrant l'oeuf et la chambre d éclosion à son extrémité inférieure LES GÊOTRUPES. — LA NIDIFICATION 203 s'insinue, coin irrésistible, dans l'interstice des doigts. C'est intolérable; il faut lâcher la bête. Dans le ménage, il fait fonction de presse hydraulique. Pour en réduire le volume encombrant, nous soumettons les balles de fourrage à l'action de la presse; lui, pareil- lement, comprime et réduit les filandreux matériaux de son boudin. C'est, le pl-us souvent, le mâle que je ren- contre au sommet du cylindre, sommet excavé en corbeille profonde. Cette corbeille reçoit la charge des- cendue par la mère, et, semblable au vigneron qui piétine la vendange au fond de la cuve, le Géotrupe foule, tasse, amalgame sous la poussée de ses brassards cata- leptiques. L'opération est si bien conduite que la nou- velle charge, sorte de grossière et volumineuse charpie au début, devient assise compacte faisant corps avec ce qui précède. La mère cependant n'abdique pas ses droits : je la surprends de temps à autre au fond de la cuvette. Peut- être vient-elle s'enquérir de la marche de l'ouvrage. Son tact, plus apte aux délicatesses de l'éducation, saisira mieux les fautes à corriger. Très probablement encore vient-elle remplacer le mâle dans ces exténuants coups de pressoir. Elle est vigoureuse, elle aussi, rigide de pose et capable d'alterner ses forces avec celles de son vaillant compagnon. Toutefois, sa place habituelle est dans le haut de la galerie. Je l'y trouve tantôt avec la brassée qu'elle vient de cueillir, tantôt avec un amas résultant de plusieurs charges mises en réserve pour le travail d'en bas. A mesure qu'il en est besoin, elle y puise ao6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES et descend peu à peu la matière sous le refouloir du mâle. De cet entrepôt temporaire à la cuvette du fond s'étend un long intervalle vide, dont la partie inférieure nous fournit une autre donnée sur la marche du travail. La paroi en est abondamment crépie avec un enduit extrait de ce que les matériaux ont de plus plastique. Ce détail a sa valeur. Il nous apprend qu'avant de tasser couche par couche le saucisson nourricier, l'insecte commence par mastiquer la paroi grossière et perméable du moule. Il cimente son puits pour prémunir le ver contre les suintements de la saison pluvieuse. Dans son impossibi- lité de durcir à point par la pression la surface de la pièce étroitement enserrée, il adopte une tactique inconnue de ceux qui travaillent en vaste atelier; il crépit de ciment l'enveloppe terreuse. Ainsi sera évitée, dans la mesure du possible, la noyade en temps de pluie. Ce revêtement hydrofuge se fait par intermittences, à mesure que le cylindre s'allonge. La mère m'a paru s'y adonner lorsque son entrepôt en fournitures bien garni lui laisse des loisirs. Tandis que son compagnon foule, elle, un pouce plus haut, crépit. Des travaux combinés des deux conjoints résulte enfin le cylindre avec sa longueur réglementaire. Au-dessus reste vide et non cimentée la majeure partie du puits. Rien ne me dit que les Géotrupes se préoccupent de cette longueur inoccupée. Scarabées et Copris rejettent dans le vestibule de la salle souterraine une partie des déblais extraits; ils font barricade en avant de la demeure. Les fouleurs de saucisses semblent ignorer cette précau- LES GEOTRUPES. — LA NIDIFICATION 207 tion. Tous les terriers que je visite sont vides supérieure- ment. Nul indice de déblais remis en place et tassés, mais de simples éboulis provenant soit du monceau exploité, soit des parois croulantes. Cette négligence pourrait bien avoir pour motif l'épaisse toiture qui surmonte la demeure. Rappelons- nous que les Géotrupes s'établissent ordinairement sous la copieuse provende que leur octroient le cheval et le mulet. Sous pareil abri, est-il bien nécessaire de fermer sa porte? D'ailleurs les intempéries se chargent de la clôture. Le toit s'effondre, les terres s'éboulent, et le puits béant ne tarde pas à se combler sans l'intervention de ceux qui l'ont creusé. Tantôt sont venues sous ma plume les appellations de Philémon et Baucis. C'est qu'en effet le couple Géotrupe rappelle en certains points le pacifique ménage de la mythologie. Dans le monde des insectes, le mâle, qu'est-il? Une fois les noces célébrées, c'est un inca- pable, un oisif, un bon à rien, une superfluité que l'on fuit, dont on se débarrasse même parfois atrocement. La Mante religieuse nous en apprendra de bien tragiques sur ce sujet. Or voici que, par une exception bien étrange, le fainéant devient le laborieux; l'amant momentané, le fidèle compagnon; l'insoucieux des siens, le grave père de famille. La rencontre d'un instant se change en asso- ciation durable. La vie à deux, le ménage se fonde : superbe innovation dont il faut aller chercher le premier essai chez un bousier. Descendez plus bas, il n'y a rien de pareil; remontez plus haut, de longtemps :o8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES il n'y a rien encore. Il faut gravir les degrés les plus élevés. Le mâle de l'épinoche, petit poisson de nos ruisselets, sait bien, avec des conferves et des herbages aquatiques, construire un nid, un manchon, où la femelle viendra frayer; mais il ne connaît pas le travail partagé. A lui seul reviennent les charges d'une famille dont la mère a peu de souci. N'importe, un pas est fait, bien grand et surtout bien remarquable chez les poissons, eux d'une souveraine indifférence aux tendresses familiales, eux qui remplacent les soins de l'éducation par une effroyable fécondité. Le nombre fabuleux comble les jvides amenés par le défaut d'industrie des parents, même de la mère, simple sac à germes. Quelques crapauds essayent les devoirs de la pater- nité; puis plus rien jusqu'à l'oiseau, fervent adepte du ménage. Avec lui se montre, dans toute sa beauté morale, la vie à deux. Un contrat fait du couple deux collabora- teurs également zélés pour la prospérité de la famille. Autant que la mère, le père prend part à la construction du nid, à la recherche des vivres, à la distribution de la becquée, à la surveillance des jeunes essayant leur premier essor. Plus élevé dans la série animale, le mammifère con- tinue le merveilleux exemple sans rien y ajouter; au contraire, souvent il simplifie. Reste l'homme. Parmi ses plus beaux titres de noblesse sont les écrasants soins de la famille, jamais dissoute. A notre confusion, il est vrai, certains s'en affranchissent et rétrogradent au-dessous du crapaud. LES GEOTRUPES. — LA NIDIFICATION 209 Le Géotrupe rivalise avec l'oiseau. Le nid est le travail commun des deux conjoints. Le père en assemble les assises, les tasse, les foule; la mère crépit, va quérir charge nouvelle et la dépose sous les pattes du fouleur. Cette demeure, somme des efforts du couple, est aussi magasin de vivres. Ici pas de becquée distribuée au jour le jour; la question des victuailles n'en est pas moins résolue : du concours des deux associés résulte le somp- tueux saucisson. Père et mère ont fait magnifiquement leur devoir ; ils lèguent au ver garde-manger des mieux garnis. Une pariade qui se maintient, un couple qui concerte ses forces et son industrie pour le bien-être de la des- cendance, est certes progrès énorme, le plus grand peut- être de l'animalité. Au milieu des isolements apparut un jour le ménage, inventé par un bousier de génie. Comment se fait-il que cette magnifique acquisition soit l'apanage d'un petit nombre, au lieu de s'être propagée à la ronde, d'une espèce à l'autre, dans toute la corporation de métier? Scarabées et Copris n'auraient-ils donc rien à gagner en économie de temps et de fatigue, si la mère, au lieu de travailler seule, avait un collaborateur? Les choses marcheraient plus vite, ce semble, et famille plus nombreuse serait permise, condition non à dédaigner pour la prospérité de l'espèce. Comment, de son côté, le Géotrupe s'est-il avisé de concerter les deux sexes pour la construction du nid et l'approvisionnement du garde-manger? L'insoucieuse paternité de l'insecte, devenue, en tendresse, l'émule de la maternité, est événement si grave et si rare, que le v. 14 2io SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES désir vient d'en rechercher la cause, si toutefois tel souhait est permis à nos misérables moyens d'informa- tion. Une idée se présente d'abord : n'y aurait-il pas quelque relation entre la taille plus grande du mâle et ses goûts laborieux? Doué de plus de vigueur, de plus de robusticité que la mère, l'habituel oisif s'est fait auxi- liaire zélé; l'amour du travail est venu d'un excès de forces à dépenser. Prenons garde : ce semblant d'explication ne tient pas debout. Les deux sexes du Géotrupe hypocrite diffèrent à peine de taille ; l'avantage est souvent même en faveur de la mère; et néanmoins, le mâle prête main-forte à sa compagne ; il est auss fervent puisatier, aussi rude fouleur que son voisin le stercoraire colosse. Raison plus concluante encore : chez les Anthidies, apiaires ourdisseurs de cotonnades ou pétrisseurs de résine, le mâle, bien supérieur de taille à la femelle, est un parfait désœuvré. Lui, le fort, le solidement membre, prendre part à la besogne! Allons donc! A la mère, la faible mère, de s'exténuer; à lui, le robuste gaillard, de s'ébaudir sur les fleurs des lavandes et des germandrées ! La supériorité corporelle n'a donc pas fait, chez les Géotrupes, le père de famille travailleur, dévoué au bien- être des siens. Là se borne le résultat de l'enquête. Poursuivre le problème serait vaine tentative. L'origine des aptitudes nous échappe. Pourquoi tel don ici, et tel autre don là? Oui le sait? Pouvons-nous même nous flatter de jamais le savoir? Un seul point apparaît en clarté : l'instinct n'est pas sous la dépendance de la structure. Les Géotrupes sont LES GÉOTRUPES. — LA NIDIFICATION 211 connus de temps immémorial; de leur loupe scrupuleuse, les entomologistes les ont examinés dans leurs moindres détails ; et nul ne soupçonnait encore leur merveilleux privilège de la vie en ménage. Au-dessus du monotone niveau océanique brusquement se dresse le talus des îlots, isolés, çà et là disséminés, impossibles à prévoir tant que le géographe n'en a pas fait le relevé; ainsi de l'océan de la vie émergent les pics de l'instinct. xn LES GÉOTRUPES. — LA LARVE Suivant l'époque plus ou moins tardive de la ponte, il faut d'une à deux semaines pour l'éclosion de l'œuf, qui généralement a lieu dans la première quinzaine d'octobre. La croissance marche assez vite, et bientôt se reconnaît dans la larve un caractère tout différent de ce que nous ont montré les autres bousiers. On se voit dans un monde nouveau, riche en imprévus. Le ver est plié en deux; il s'infléchit en croc, comme l'exige l'étroitesse du logis, graduellement creusé à mesure que se consomme l'inté- rieur du boudin. Ainsi se comportaient les vers du Scarabée, du Copris et des autres; mais celui du Géotrupe n'a pas la gibbosité qui donnait aux premiers tournure si disgracieuse. Son dos est régulièrement courbe. Ce défaut complet de besace, entrepôt à mastic, dénote d'autres mœurs. La larve, en effet, ne connaît pas l'art de tamponner les brèches. Si je pratique une ouverture dans la partie du saucisson qu'elle occupe, je ne la vois pas s'informer du pertuis, 2i4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES se retourner et réparer aussitôt le dommage par quelques coups de truelle bien garnie de ciment. L'accès de l'air, paraît-il, ne l'importune guère, ou plutôt n'est pas prévu dans ses moyens de défense. Voyez, en effet, sa demeure. A quoi bon l'art du plâ- trier, obstructeur de crevasses, quand l'habitation ne peut être lézardée? Étroitement moulé dans le cylindre du terrier, le saucisson est préservé de l'effritement par l'appui de son moule. La poire du Scarabée, libre de toutes parts dans un vaste souterrain, souvent se gonfle, se fendille, s'écaille ; le saucisson de Géotrupe est affranchi de ces déformations, enserré qu'il est dans un étui. Et si d'ailleurs quelque fissure venait à se produire, l'accident n'aurait rien de périlleux, car maintenant, en automne, en hiver, dans un sol toujours frais, n'est plus à craindre la dessiccation, si redoutée des rouleurs de pilules. Donc, pas d'industrie spéciale contre un danger peu probable et de portée presque nulle; pas d'intestin docile à l'excès pour garnir la truelle; pas de gibbosité difforme, maga- sin du mortier. L'intarissable fienteur de nos premières études disparaît, remplacé par un ver à fonctionnement modéré. Il va de soi que, gros mangeur comme il est, et de plus reclus dans une loge sans communication avec le dehors, il ignore à fond ce que nous appelons propreté. N'allons pas entendre par là qu'il est dégoûtant de souillures, maculé d'immondices : nous ferions grave erreur. Rien de plus net, de plus lustré que sa peau satinée. On se demande par quels soins de toilette, par quelle grâce d'état, tous ces consommateurs d'ordure se maintiennent LES GÉOTRUPES. — LA LARVE 215 si propres. A les voir hors de l'habituel milieu, nul ne soupçonnerait leur vie sordide. Le manque de propreté est ailleurs, si toutefois il est permis d'appeler défaut ce qui, tout bien considéré, est une qualité dont la bête tire profit. Le langage, miroir exclusif de nos idées, aisément s'égare et devient infi- dèle dans l'expression des réalités. A notre point de vue substituons celui de la larve, secouons l'homme pour devenir bousier, et aussitôt disparaissent les termes malsonnants. Le ver, consommateur de robuste appétit, n'a pas de rapport avec l'extérieur. Que fera-t-il des déchets de la digestion? Loin d'en être embarrassé, il en tire parti, comme le font du reste bien d'autres solitaires confinés dans une coque. Il les utilise pour calfeutrer son ermi- tage et le capitonner de molleton. Il les étale en douce couchette, précieuse aux délicatesses de l'épiderme; il les édifie en niche polie, en alcôve imperméable qui pro-- tégera la longue torpeur de l'hiver. Je le disais bien, qu'il suffisait de s'imaginer un peu bousier pour changer de fond en comble le langage. Voici que l'odieux, l'encombrant est matière de prix, très utile au bien-être du ver. Onthophages et Copris, Scarabées et Gymno- pleures nous ont habitués à pareille industrie. Le saucisson est dans une position verticale, ou à peu près. Le ver a sa chambre d'éclosion au bout inférieur. A mesure qu'il grandit, il attaque les vivres au-dessus de lui, mais en respectant tout autour une paroi d'épais- seur considérable, ce que lui permet la volumineuse pièce à sa disposition. Le ver du Scarabée, qui n'a pas ai6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES à se précautionner contre l'hiver, est parcimonieusement servi. La pelite poire, chiche ration, est consommée en plein, moins une mince paroi, qu'il a soin du reste d'épaissir et de fortifier avec une bonne couche de son mortier. Le ver du Géotrupe est dans des conditions bien diffé- rentes. Il est pourvu d'un monumental saucisson, qui représente près d'une douzaine de fois les vivres de l'autre. Consommer la pièce entière lui serait impossible, si bien doué qu'il soit en panse et en appétit. Aussi la question de la nourriture n'est pas seule en jeu mainte- nant; il y a de plus la grave affaire de l'hivernation. Les parents ont prévu les rudesses de l'hiver et légué aux fils de quoi y faire face. Le boudin exagéré va devenir fourreau contre le froid. La larve, en effet, le ronge graduellement au-dessus de sa tête et le creuse d'un couloir tout juste suffisant à son passage. Ainsi sont respectées des parois très épaisses, la partie centrale étant seule consommée. A mesure que l'étui se fore, la muraille est cimentée, capitonnée avec les évacuations intestinales. Le produit en excès s'accumule et forme rempart en arrière. Tant que la saison est propice, le ver déambule dans sa galerie ; il stationne plus haut ou plus bas, n'attaquant les vivres que d'une dent de jour en jour plus languissante. Cinq à six semaines se passent ainsi à festoyer; puis les froids arrivent, et avec eux la torpeur hivernale. Alors, au bout inférieur de son étui, dans l'amas de matière que la diges- tion a transformée en fine pâte, le ver se creuse une niche ovalaire polie par des roulements de croupe ; il s'y abrite LES GEOTRUPES. — LA LARVE 217 d'un ciel de lit courbe, et le voilà prêt pour le sommeil d'hiver. Il peut dormir tranquille. Si les parents l'ont établi sous terre à une médiocre profondeur où se font ressentir les gelées, ils ont su du moins exagérer les provisions à outrance. De cet excès énorme résulte un excellent habitacle en mauvaise saison. En décembre, tout le développement est acquis, ou de bien peu s'en faut. Si la température s'y prêtait, devrait maintenant venir la nymphose. Mais les temps sont durs, et le ver, dans sa prudence, juge à propos de différer la délicate transformation. Il pourra, lui le robuste, résister au froid bien mieux que ne le ferait la nymphe, tendre début d'une nouvelle vie. Il patiente donc et attend engourdi. Je l'extrais de sa niche pour l'examiner. Convexe en dessus, presque plane en dessous, la larve est un demi-cylindre replié en crochet. Absence totale de la gibbosité dévolue aux précédents bousiers; absence également de la truelle terminale. L'art du plâtrier répa- rateur de crevasses étant inconnu, deviennent inutiles l'entrepôt à ciment et l'outil qui met en place. Peau lisse, blanche, obscurcie dans la moitié posté- rieure par le contenu sombre de l'intestin. Des cils clair- semés, les uns assez longs, les autres très courts, se dressent sur la région moyenne et dorsale des segments. Ils servent apparemment au ver pour se déplacer dans sa loge par les seuls mouvements de croupe. Tête médiocre, d'un jaune pâle; fortes mandibules, rembrunies au bout. Mais laissons ces minuties, d'intérêt très médiocre, et disons tout de suite que le trait dominant de la bête est si8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES fourni par les pattes. Les deux premières paires sont assez longues, surtout pour un animal sédentaire dans un étroit logis. Elles ont la structure normale, et leur vigueur doit permettre au ver de grimper à l'intérieur de son boudin, converti en étui par la consommation. La troisième paire présente une singularité comme je n'en connais pas d'autre exemple ailleurs. Les membres de cette paire sont des pattes rudimen- taires, estropiées de naissance, impotentes, frappées d'arrêt dans leur développement. On dirait des moignons d'où la vie s'est retirée. Leur longueur mesure à peine le tiers des précédentes. Bien plus, au lieu de se diriger en bas, à la façon des pattes normales, elles se recroque- villent vers le haut, elles se tournent du côté du dos et restent indéfiniment dans cette bizarre posture, tordues, ankylosées. Je ne parviens pas à voir l'animal en faire le moindre usage. On y reconnaît cependant les diverses pièces des autres ; mais tout cela très réduit, pâle, inerte. Bref, trois mots suffisent pour caractériser la larve des Géotrupes sans confusion possible : pattes postérieures atrophiées. Ce trait est si net, si frappant, si exceptionnel, que le moins clairvoyant ne peut s'y méprendre. Un ver estropié de nature et si visiblement estropié s'impose à l'attention. Qu'en disent les auteurs? Rien, que je sache. Les quel- ques rares livres que j'ai autour de moi sont muets sur ce point. Mulsant, il est vrai, décrit la larve du Géotrupe stercoraire, mais il ne fait aucune mention de l'extra- ordinaire structure. Les minuties descriptives lui auraient- elles fait perdre de vue la monstrueuse organisation? LES GEOTRUPES. — LA LARVE 219 Labre, palpes, antennes, nombre des articles, poils, tout est signalé, scruté ; et les pattes inertes, réduites à des moignons, sont passées sous silence. Le grain de sable cache la montagne. Je renonce à comprendre. Remarquons encore que les pattes postérieures de l'insecte parfait cont plus longues, plus fortes que les moyennes, et rivalisent de puissance avec les antérieures. Les membres atrophiés du ver deviennent donc la robuste machine à compression de l'adulte; les moignons perclus se changent en vigoureux outils de fouleur. Qui nous dira d'où viennent ces anomalies déjà con- statées par trois fois chez les exploiteurs de la bouse? Le Scarabée, valide de tous ses membres dans le jeune âge, est amputé des doigts antérieurs quand vient la forme adulte; l'Onthophage, cornu sur le thorax en son état de nymphe, laisse disparaître son durillon dorsal sans profit aucun pour l'ornementation finale; le Géotrupe, d'abord ver boiteux, fait de ses moignons inutiles les meilleurs de ses leviers. Ce dernier progresse, les autres rétro- gradent. Pourquoi l'estropié devient-il le valide, et pour- quoi le valide devient-il l'estropié? Nous faisons l'analyse chimique des soleils, nous surprenons les nébuleuses en parturition de mondes, et nous ne saurions jamais pourquoi un misérable ver naît boiteux? Allons, plongeurs qui sondez les mystères de la vie, descendez assez avant dans les abîmes, et rappor- tez-nous au moins cette modeste perle, la réponse aux questions du Géotrupe et du Scarabée. Dans l'alcôve qu'elle s'est ménagée au bout inférieur de son étui, que devient la larve lorsque l'hiver est = 2o SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES rigoureux? Les froids extraordinaires de janvier et février 1895 nous renseigneront sur ce point. Mes volières, tou- jours restées en plein air, avaient, à diverses reprises, subi un abaissement de température d'une dizaine de degrés au-dessous de zéro. Par ces temps sibériens, le désir me vint d'aller aux informations et de constater comment les choses se passaient dans mes cages si mal défendues. Je ne pus y parvenir. La couche de terre, humectée par les pluies antérieures, était devenue, dans toute son épaisseur, bloc compact qu'il eût fallu débiter, ainsi qu'une pierre, avec le pic et le ciseau. L'extraction violente n'était pas praticable, j'aurais tout mis en péril sous les commotions du pic. D'ailleurs, si quelque vie restait dans la masse du glaçon, je la compromettais par des changements de température trop brusques. Il convenait d'attendre le dégel naturel, très lentement effectué. Au commencement de mars, nouvelle visite aux volières. Cette fois plus de glace. La terre est souple, de fouille aisée. Tous les Géotrupes adultes sont morts en me léguant une autre provision de saucisses presque aussi copieuse que celle que j'avais cueillie et mise en sûreté en octobre. Du premier au dernier, ils ont péri sans une seule exception. Est-ce de froid? Est-ce de vieillesse? En ce moment, et plus tard, en avril-mai, alors que la nouvelle génération est toute à l'état de larve ou au plus de nymphe, je rencontre fréquemment des Géotrupes adultes livrés à leur besogne de vidangeurs. Les vieux voient donc un second printemps; ils vivent assez pour LES GEOTRUPES. — LA LARVE 221 connaître leur descendance et travailler avec elle, comme le font les Scarabées, les Copris et les autres. Ces précoces sont des vétérans. Ils ont échappé aux rudesses de l'hiver, parce qu'ils ont pu s'enfoncer assez profon- dément en terre. Les miens, captifs entre quelques planches, ont péri faute d'un puits suffisamment prolongé. Lorsque, pour se mettre à l'abri, il leur fallait un mètre de terre, ils n'en ont eu qu'un empan. Le froid les a donc tués plutôt que l'âge. La basse température, mortelle pour l'adulte, a res- pecté la larve. Les quelques saucissons laissés en place lors de mes fouilles d'octobre contiennent le ver en excellent état. L'étui protecteur a parfaitement rempli son office : il a préservé les fils de la catastrophe fatale aux parents. Les autres cylindres, façonnés dans le courant de novembre, contiennent quelque chose de plus remarquable encore. Dans leur loge d'éclosion, au bout inférieur, ils renferment un œuf, tout rebondi, tout luisant, d'aussi bon aspect que s'il était du jour même. La vie serait-elle encore là? Est-ce possible après avoir- passé la majeure partie de l'hiver dans un bloc de glace? Je n'ose le croire. Le saucisson, de son côté, n'a pas bonne tournure. Rembruni par la fermentation, sentant le moisi, cela ne paraît pas victuaille acceptable. A tout hasard, je mis les piteux boudins dans des flacons, après avoir constaté la présence de l'œuf. La précaution fut bonne. La fraîche apparence des germes, ayant hiverné dans des conditions si rudes, ne mentait pas. L'éclosion eut bientôt lieu, et vers les premiers 222 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES jours de mai les larves tardives avaient presque le déve- loppement de leurs aînées, écloses en automne. De cette observation quelques faits intéressants se dégagent. Et d'abord, la ponte des Géotrupes, commencée en septembre, se continue assez tard, jusque dans le cou- rant de novembre. A cette époque des premiers frimas, la chaleur du sol est insuffisante pour l'incubation, et les œufs tardifs, incapables d'éclore avec la rapidité de leurs aînés, attendent le retour de la belle saison. Il suffit de quelques tièdes journées d'avril pour réveiller leur vitalité suspendue. Alors l'évolution habituelle se poursuit, et si rapidement que, malgré cinq à six mois d'arrêt, les larves retardataires ont, de peu s'en faut, la taille des autres quand se montrent, en mai, les premières nymphes. En second lieu, les œufs des Géotrupes sont aptes à supporter, indemnes, les épreuves d'un froid rigoureux. J'ignore quelle était précisément la température à l'inté- rieur du bloc congelé quand j'essayai de l'attaquer avec un ciseau de maçon. A l'extérieur, le thermomètre amenait parfois une dizaine de degrés au-dessous de zéro; et comme la période froide persistait longtemps, il est à croire que la couche de terre de mes caisses se refroidissait au même point. Or dans la masse congelée, devenue bloc de pierre, étaient enchâssés les boudins des Géotrupes. Une large part doit être faite, sans doute, à la mau- vaise conductibilité de ces boudins, composés de maté- riaux filamenteux; l'enceinte de crottin a garanti, dans LES GÉOTRUPES. — LA LARVE 12-5 une certaine mesure, la larve et l'œuf des morsures du froid, qui, éprouvées directement, auraient été meur- trières. N'importe : en un pareil milieu, les cylindres de bouse, humides au début, doivent avoir acquis à la longue la rigidité de la pierre. Dans leur chambre d'éclosion, dans leur galerie, ouvrage de la larve, la température, ce n'est pas douteux, a baissé au-dessous du point de congélation. Le ver et l'œuf, que sont-ils alors devenus? Se sont-ils réellement congelés? Tout semble le dire. Cette chose si délicate parmi les plus délicates, un germe, une amorce de vie dans un globule de glaire, durcir, devenir grain de caillou, puis reprendre sa vitalité, poursuivre son évolution après dégel, cela dépasse l'admissible. Et pourtant les circonstances l'affirment. Il faudrait supposer aux saucissons des Géotrupes des propriétés athermanes comme n'en possède aucune substance, pour voir en eux des écrans suffisants contre réfrigération si forte et de si longue durée. Quel dommage que les rensei- gnements thermométriques fassent ici défaut! Après tout, si la congélation intégrale est douteuse, un point certain est acquis : le ver et l'œuf des Géotrupes peuvent, sans périr, supporter de très basses températures dans leur fourreau protecteur. Puisque l'occasion s'en présente, encorg quelques mots sur l'endurance de l'insecte contre le froid. Il y a quelques années, en recherchant dans un tas de terreau des cocons de Scolie, j'avais fait copieuse collection de larves de Cétoine dorée. Ma récolte fut mise dans un pot à fleurs avec quelques poignées de matières végétales pourries, 224 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES juste de quoi couvrir l'échiné de mes bêtes. Je devais puiser là pour certaines recherches qui m'occupaient alors. Le pot fut oublié en plein air, dans un coin du jardin. Survinrent des froids vifs, de fortes gelées, des neiges. Le souvenir me vint de mes Cétoines, si mal protégées contre pareil temps. Je trouvai le contenu du pot durci en un conglomérat de terre, de feuilles mortes, de glace, de neige et de vers ratatinés. C'était une sorte de nougat dont les larves représentaient les amandes. Si éprouvée par le froid, la population devait avoir péri. Eh bien, non : au dégel, les congelés ressuscitèrent et se mirent à grouiller comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé. L'endurance de l'insecte parfait est moindre que celle de la larve. A mesure qu'elle s'affine, l'organisation perd en robusticité. Mes volières, mises à mal par l'hiver 1895, m'en donnent un exemple frappant. J'avais là, rassemblée en vue de mes études, population bousière fort variée. Quelques espèces, Scarabées, Copris, Pilulaires, Ontho- phages, étaient représentées à la fois par des nouveaux et par des vétérans. Tous les Géotrupes, du premier au dernier, ont péri dans la couche terreuse devenue bloc de pierre; ont succombé pareillement en totalité les Minotaures. Les uns et les autres cependant s'avancent dans le nord et ne redoutent pas les climats froids. Au contraire, les espèces méridionales, le Scarabée sacré, le Copris espagnol, le Pilulaire flagellé, tant les vétérans que les nouveaux, ont supporté l'hiver bien mieux que je n'osais l'espérer. Beaucoup sont morts, il est vrai; ils forment la majorité; LES GÉOTRUPES. — LA LARVE 225 mais enfin il y a des survivants que je suis émerveillé de voir revenir de leur raidissement frigide et trottiner aux premières caresses du soleil. En avril, ces échappés de la congélation reprennent leurs travaux. Ils m'apprennent qu'en liberté, Copris et Scarabées n'ont pas besoin de prendre leurs quartiers d'hiver à de grandes profondeurs. Un médiocre écran de terre, dans quelque recoin abrité, leur suffit. Excavateurs moins habiles que les Géotrupes, ils sont mieux doués en résistance à des froids tem- poraires. Terminons cette digression en faisant remarquer, après bien d'autres, que l'agriculture n'a pas à compter sur le froid pour la débarrasser de l'insecte, son terrible ennemi. Des gelées très fortes, persistantes, à de grandes profon- deurs, peuvent détruire diverses espèces qui ne savent pas descendre assez avant; mais beaucoup survivent. D'ailleurs la larve, et l'œuf surtout, dans bien des cas, bravent nos hivers les plus rigoureux. Les premiers beaux jours d'avril mettent fin à l'inertie des larves des deux Géotrupes, retirées à l'étage inférieur de leur cylindre dans une loge provisoire. L'activité revient et avec elle un reste d'appétit. Les reliefs du festin d'automne sont copieux. Le ver les met à profit. Ce n'est plus maintenant consommation gloutonne, mais simple réveillon entre deux sommeils, celui de l'hiver et celui, plus profond, de la métamorphose. Les parois de l'étui sont donc attaquées de façon inégale. Des brèches bâillent, des pans de muraille s'écroulent, et l'édifice n'est bientôt plus qu'une ruine méconnaissable. Du boudin primitif il reste cependant la partie infé- v. 15 226 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES rieure, à parois intactes sur quelques travers de doigt de longueur. Là se sont amassées, en une couche épaisse, les déjections du ver, mises en réserve pour le travail final. Au centre de cet amas, une niche est creusée, soigneusement polie à l'intérieur. Avec les déblais se construit en dessus, non plus un simple ciel de lit comme celui dont s'abritait l'alcôve de l'hiver, mais un solide couvercle, extérieurement noduleux, assez semblable d'aspect au travail des Cétoines s'enveloppant d'une coque de terreau. Ce couvercle, avec le reste du boudin, forme un habitacle qui rappellerait assez celui du Hanneton, s'il n'était tronqué à la partie supérieure, où se dressent d'ailleurs le plus souvent quelques ruines du cylindre détruit. Voilà le ver enclos pour la transformation, immobile et les flancs vides de toute scorie. En peu de jours, une ampoule apparaît à la face dorsale des derniers segments abdominaux. Elle se gonfle, gagne en étendue et remonte peu à peu jusque sur le thorax. C'est le travail d'exco- riation qui commence. Distendue par un liquide incolore, l'ampoule laisse vaguement entrevoir une sorte de nuage laiteux, esquisse de l'organisation nouvelle. Une rupture se fait sur l'avant du thorax, la dépouille est refoulée lentement en arrière, et voici enfin la nymphe, toute blanche, à demi opaque, à demi cristalline. C'est vers le commencement de mai que j'ai obtenu les premières nymphes. Quatre à cinq semaines plus tard vient l'insecte parfait, blanc sur les élytres et le ventre, tandis que le reste du corps a déjà la coloration normale. L'évolution chroma- LES GÊOTRUPES. — LA LARVE 237 tique rapidement s'achève, et juin n'est pas terminé que le Géotrupe, mûr au degré voulu, émerge du sol au crépuscule du soir et prend l'essor pour aller commencer sans retard sa besogne de vidangeur. Les retardataires, dont l'œuf a passé l'hiver, sont encore à l'état de nymphe blanche quand se libèrent leurs aînés. Ce n'est qu'aux approches de septembre qu'ils fracturent la coque natale, et vont collaborer à leur tour à l'hygiène des champs. XIII LA FABLE DE LA CIGALE ET LA FOURMI La renommée se fait surtout avec des légendes; le conte a le pas sur l'histoire dans le domaine de l'animal comme dans le domaine de l'homme. L'insecte, en parti- culier, s'il attire notre attention d'une manière ou de l'autre, a son lot de récits populaires dont le moindre souci est celui de la vérité. Et, par exemple, qui ne connaît, au moins de nom, la Cigale? Où trouver, dans le monde entomologique, une renommée pareille à la sienne ? Sa réputation de chanteuse passionnée, imprévoyante de l'avenir, a servi de thème à nos premiers exercices de mémoire. En de petits vers, aisément appris, on nous la montre fort dépourvue quand la bise est venue et courant crier famine chez la Fourmi, sa voisine. Mal accueillie, l'emprunteuse reçoit une réponse topique, cause principale du renom de la bête. Avec leur triviale malice, les deux courtes lignes : Vous chantiez! j'en suis fort aise. Eh bien, dansez maintenant, 230 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ont plus fait pour la célébrité de l'insecte que ses exploits de virtuosité. Cela pénètre comme un coin dans l'esprit infantile et n'en sort jamais plus. La plupart ignorent le chant de la Cigale, cantonnée dans la région de l'olivier; nous savons tous, grands et petits, sa déconvenue auprès de la Fourmi. A quoi tient donc la renommée! Un récit de valeur fort contestable, où la morale est offensée tout autant que l'histoire naturelle, un conte de nourrice dont tout le mérite est d'être court, telle est la base d'une réputation qui dominera les ruines des âges tout aussi crâne- ment que pourront le faire les bottes du Petit Poucet et la galette du Cha- Cicada plebea. peron Rouge. L'enfant est le conservateur par excellence. L'usage, les traditions deviennent indestruc- tibles, une fois confiés aux archives de sa mémoire. Nous lui devons la célébrité de la Cigale, dont il a balbutié les infortunes en ses premiers essais de réci- tation. Avec lui se conserveront les grossiers non-sens qui font le tissu de la fable : la Cigale souffrira toujours de la faim quand viendront les froids, bien qu'il n'y ait plus de Cigales en hiver; elle demandera toujours l'aumône de quelques grains de blé, nourriture incom- patible avec son délicat suçoir; en suppliante, elle fera la quête de mouches et de vermisseaux, elle qui ne mange jamais. A qui revient la responsabilité de ces étranges erreurs? LA FABLE DE LA CIGALE ET LA FOURMI 231 La Fontaine, qui nous charme dans la plupart de ses fables par une exquise finesse d'observation, est ici bien mal inspiré. Il connaît à fond ses premiers sujets, le Renard, le Loup, le Chat, le Bouc, le Corbeau, le Rat, la Belette et tant d'autres, dont il nous raconte les faits et gestes avec une délicieuse précision de détails. Ce sont des personnages du pays, des voisins, des commensaux. Leur vie publique et privée se passe sous ses yeux; mais la Cigale est étrangère là où gambade Jeannot Lapin; La Fontaine ne l'a jamais entendue, ne l'a jamais vue. Pour lui, la célèbre chanteuse est certainement une sauterelle. Grandville, dont le crayon rivalise de fine malice avec le texte illustré, commet la même confusion. Dans son dessin, voici bien la Fourmi costumée en laborieuse ménagère. Sur le seuil de sa porte, à côté de gros sacs de blé, elle tourne dédaigneusement le dos à l'emprun- teuse qui tend la patte, pardon, la main. Grand chapeau en cabriolet, guitare sous le bras, jupe collée aux mollets par la bise, tel est le second personnage, à effigie parfaite de sauterelle. Pas plus que La Fontaine, Grand- ville n'a soupçonné la vraie Cigale; ila magnifiquement traduit l'erreur générale. D'ailleurs, dans sa maigre historiette, La Fontaine n'est que l'écho d'un autre fabuliste. La légende de la Cigale, si mal accueillie de la Fourmi, est vieille comme l'égoïsme, c'est-à-dire comme le monde. Les bambins d'Athènes, se rendant à l'école avec leur cabas en sparterie bourré de figues et d'olives, la marmottaient déjà comme leçon à réciter. Il disaient : « En hiver, les Fourmis font sécher au soleil leurs provisions mouillées. 332 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Survient en suppliante une Cigale affamée. Elle demande quelques grains. Les avares amasseuse^ répondent : « Tu chantais en été, danse en hiver. » Avec un peu plus d'aridité, c'est exactement le thème de La Fontaine, contraire à toute saine notion. La fable nous vient néanmoins de la Grèce, pays par excellence de l'olivier et de la Cigale. Ésope en est-il bien l'auteur, comme le veut la tradition? C'est douteux. Peu importe après tout : le narrateur est Grec, il est compa- triote de la Cigale, qu'il doit suffisamment connaître. Il n'y a pas dans mon village de paysan assez borné pour ignorer le défaut absolu de Cigales en hiver; tout remueur de terre y connaît le premier état de l'insecte, la larve, que sa bêche exhume si souvent quand il faut, à l'approche des froids, chausser les oliviers; il sait, l'ayant vu mille fois sur le bord des sentiers, comment en été cette larve sort de terre, par un puits rond, son ouvrage; comment elle s'accroche à quelque brindille, se fend sur le dos, rejette sa dépouille, plus aride qu'un parchemin racorni, et donne la Cigale, d'un tendre vert d'herbe rapidement remplacé par le brun. Le paysan de l'Attique n'était pas un sot, lui non plus; il avait remarqué ce qui ne peut échapper au regard le moins observateur; il savait ce que savent si bien mes rustiques voisins. Le lettré, quel qu'il soit, auteur de la fable, se trouvait dans les meilleures conditions pour être au courant de ces choses-là. D'où proviennent alors les erreurs de son récit? Moins excusable que La Fontaine, le fabuliste grec racontait la Cigale des livres, au lieu d'interroger la vraie LA FABLE DE LA CIGALE ET LA FOURMI 233 Cigale, dont les cymbales résonnaient à ses côtés; insoucieux du réel, il suivait la tradition. Il était lui- même l'écho d'un raconteur plus ancien ; il répétait quelque légende venue de l'Inde, la vénérable mère des civilisations. Sans savoir au juste le thème que le calam de l'Hindou avait confié à l'écriture pour montrer à quel péril conduit une vie sans prévoyance, il est à croire que la petite scène animale mise en jeu était plus rapprochée du vrai que ne l'est le colloque entre la Cigale et la Fourmi. L'Inde, grande amie des bêtes, était incapable de pareille méprise. Tout semble le dire : le personnage principal de l'affabulation primitive n'était pas notre Cigale, mais bien quelque autre animal, un insecte si l'on veut, dont les mœurs concordaient con- venablement avec le texte adopté. Importé en Grèce, après avoir pendant de longs siècles fait réfléchir les sages et amusé les enfants sur les bords de l'Indus, l'antique conte, vieux peut-être comme le premier conseil d'économie d'un père de famille, et transmis avec plus ou moins de fidélité d'une mémoire à l'autre, dut se trouver altéré dans ses détails, comme le sont toutes les légendes, que le cours des âges accom- mode aux circonstances des temps et des lieux. Le Grec, n'ayant pas dans ses campagnes l'insecte dont parlait l'Hindou, fit intervenir par à peu près la Cigale, de même qu'à Paris, la moderne Athènes, la Cigale est remplacée par la Sauterelle. Le mal était fait. Désormais indélébile, confiée qu'elle est à la mémoire de l'enfant, l'erreur prévaudra contre une vérité qui crève les yeux. d34 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Essayons de réhabiliter la chanteuse calomniée par la fable. C'est une importune voisine, je me hâte de le reconnaître. Tous les étés, elle vient s'établir par centaines devant ma porte, attirée qu'elle est par la verdure de deux grands platanes; et là, du lever au coucher du soleil, elle me martèle le cerveau de sa rauque symphonie. Avec cet étourdissant concert, la pensée est impossible; l'idée tournoie, prise de vertige, incapable de se fixer. Si je n'ai pas profité des heures matinales, la journée est perdue. Ah! bête ensorcelée, plaie de ma demeure que je voudrais si paisible, on dit que les Athéniens t'élevaient en cage pour jouir à l'aise de ton chant. Une, passe encore, pendant la somnolence de la digestion; mais des centaines, bruissant à la fois et vous tympanisant l'ouïe lorsque la réflexion se recueille, c'est un vrai supplice! Tu fais valoir pour excuse tes droits de première occu- pante. Avant mon arrivée, les deux platanes t'appar- tenaient sans réserve; et c'est moi qui suis l'intrus sous leur ombrage. D'accord : mets néanmoins une sourdine à tes cymbales, modère tes arpèges, en faveur de ton historien. La vérité rejette comme invention insensée ce que nous dit le fabuliste. Qu'il y ait parfois des relations entre la Cigale et la Fourmi, rien de plus certain; seulement ces relations sont l'inverse de ce qu'on nous raconte. Elles ne viennent pas de l'initiative de la première, qui n'a jamais besoin du secours d'autrui pour vivre; elle viennent de la seconde, rapace exploiteuse, accaparant dans ses greniers toute chose comestible. En aucun temps, la LA FABLE DE LA CIGALE ET LA FOURMI 235 Cigale ne va crier famine aux portes des fourmilières, promettant loyalement de rendre intérêt et principal ; tout au contraire, c'est la Fourmi qui, pressée par la disette, implore la chanteuse. Que dis-je, implore! Emprunter et rendre n'entrent pas dans les mœurs de la pillarde. Elle exploite la Cigale, effrontément la dévalise. Expliquons ce rapt, curieux point d'histoire non encore connu. En juillet, aux heures étouffantes de l'après-midi, lorsque la plèbe insecte, exténuée de soif, erre cherchant en vain à se désaltérer sur les fleurs fanées, taries, la Cigale se rit de la disette générale. Avec son rostre, fine vrille, elle met en perce une pièce de sa cave inépuisable. Établie, toujours chantant, sur un rameau d'arbuste, elle fore l'écorce ferme et lisse que gonfle une sève mûrie par le soleil. Le suçoir avant plongé par le trou de bonde, délicieusement elle s'abreuve, immobile, recueillie, tout entière aux charmes du sirop et de la chanson. Surveillons-la quelque temps. Nous assisterons peut- être à des misères inattendues. De nombreux assoiffés rôdent, en effet; ils découvrent le puits que trahit un suintement sur la margelle. Ils accourent, d'abord avec quelque réserve, se bornant à lécher la liqueur extravasée. Je vois s'empresser autour de la piqûre melliflue des Guêpes, des Mouches, des Forficules, des Sphex, des Pompiles, des Cétoines, des Fourmis surtout. Les plus petits, pour se rapprocher de la source, se glissent sous le ventre de la Cigale, qui, débonnaire, se hausse sur les pattes et laisse passage libre aux impor- 236 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES tuns; les plus grands, trépignant d'impatience, cueillent vite une lippée, se retirent, vont faire un tour sur les rameaux voisins, puis reviennent, plus entreprenants. Les convoitises s'exacerbent; les réservés de tantôt deviennent turbulents agresseurs, disposés à chasser de la source le puisatier qui l'a^ fait jaillir. En ce coup de bandits, les plus opiniâtres sont les Fourmis. J'en ai vu mordiller la Cigale au bout des pattes; j'en ai surpris lui tirant le bout de l'aile, lui grimpant sur le dos, lui chatouillant l'antenne. Une audacieuse s'est permis, sous mes yeux, de lui saisir le suçoir, s'efforçant de l'extraire. Ainsi tracassé par ces nains et à bout de patience, le géant finit par abandonner le puits. Il fuit en lançant aux détrousseurs un jet de son urine. Qu'importe à la Fourmi cette expression de souverain mépris! Son but est atteint. La voilà maîtresse de la source, trop tôt tarie quand ne fonctionne plus la pompe qui la faisait sourdre. C'est peu, mais c'est exquis. Autant de gagné pour attendre nouvelle lampée, acquise de la même manière dès que l'occasion s'en présentera. On le voit : la réalité intervertit à fond les rôles ima- ginés par la fable. Le quémandeur sans délicatesse, ne reculant pas devant le rapt, c'est la Fourmi; l'artisan industrieux, partageant volontiers avec qui souffre, c'est la Cigale. Encore un détail, et l'inversion des rôles s'accusera davantage. Après cinq à six semaines de liesse, long espace de temps, la chanteuse tombe du haut de l'arbre, épuisée par la vie. Le soleil dessèche, les pieds des passants écrasent le cadavre. Forban toujours en h . VI De nombreux a.uioî//c\f accourent an puils V. 16 24a SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Ansin charro la fablo antico Pèr nous counséia la pratico Di sarro-piastro, urous de nousa li courdoun De si bourso. — Que la coulico Rousiguè la tripaio en aqueli coudoun ! Me fai susa, lou fabulisto, Quand dis que l'ivèr vas en quisto De mousco, verme, gran, tu que manges jama De blad ! Que n'en fariès, ma fisto! As ta fon melicouso e demandes rèn mai. Que t'enchau l'ivèr! Ta farniho A la sousto en terro soumiho, E tu dormes la som que n'a ges de revèi; Toun cadabre toumbo en douliho. Un jour, en tafurant, la fournigo lou vèi. De ta magro peu dessecado La marriasso fai becado; Te euro lou perus, te chapouto à moucèu, T'encafourno pèr car-salado, Requisto prouvisioun, l'ivèr, en tèms de nèu. Ainsi parle la fable antique — pour nous conseiller la pratique — des grippe-sous, heureux de nouer les cordons — de leurs bourses... Que la colique — ronge les entrailles à ces sots! Il m'indigne, le fabuliste, — quand il dit que l'hiver tu vas en quête — de mouches, vermisseaux, grains, toi qui ne manges jamais. — Du blé! Qu'en ferais-tu, ma foi! — Tu as ta fontaine mielleuse, et tu ne demandes rien de plus. Que t'importe l'hiver! Ta famille — à l'abri sous terre sommeille, — et tu dors le somme qui n'a pas de réveil. — Ton cadavre tombe en loques. — Un jour, en furetant, la fourmi le voit. De ta maigre peau desséchée — la méchante fait curée; — elle te vide la poitrine, elle te découpe en morceaux, — elle t'emma- gasine pour salaison, — provision de choix, l'hiver, en temps de neige. LA FABLE DE LA CIGALE ET LA FOURMI 245 III Vaqui l'istori veritablo Bèn liuen dôu conte de la fablo. Que n'en pensas, canèu de sort! — O ramaissaire de dardeno, Det croucu, boumbudo bedeno Que gouvernas lou mounde emé lou coffre-fort, Fasès courre lou bru, canaio, Que Tartisto jamai travaio E dèu pati, lou bedigas. Teisas-vous dounc : quand di lambrusco La Cigalo a cava la rusco, Raubas soun bèure, e pièi, morto, la rousigas. III Voilà l'histoire véritable — bien loin du dire de la fable. — Qu'en pensez-vous, sacrebleu! — O ramasseurs de liards, — doigts crochus, bombées bedaines — qui gouvernez le monde avec le coffre-fort, Vous faites courir le bruit, canaille, — que l'artiste jamais ne travaille — et qu'il doit pâtir, l'imbécile. — Taisez-vous donc : quand des lambrusques — la Cigale a foré l'écorce, — vous lui dérobez son boire, et puis, morte, vous la rongez. En son expressif idiome provençal, ainsi parle mon ami, réhabilitant la Cigale calomniée par le fabuliste. XIV LA CIGALE. — LA SORTIE DU TERRIER Revenir après Réaumur sur l'histoire de la Cigale serait inutile, si le disciple n'avait un avantage inconnu du maître. Le grand historien recevait de ma région les matériaux de son étude ; il travaillait avec des documents venus par le coche et confits dans le trois-six. Je vis, au contraire, en compagnie de la Cigale. Le mois de juillet venu, elle prend possession de l'enclos jusque sur le seuil de la maison. L'ermitage est propriété à deux. Je reste maître à l'intérieur; mais, à l'extérieur, elle est maîtresse souveraine, abusive, assourdissante. Cet étroit voisinage, cette fréquence m'ont permis d'entrer dans certains détails auxquels Réaumur ne pouvait songer. Vers le solstice d'été paraissent les premières Cigales. Sur les sentiers de fréquent passage, calcinés par le soleil, durcis par le piétinement, s'ouvrent, au niveau du sol, des orifices ronds où pourrait s'engager le pouce. Ce sont les trous de sortie des larves de Cigale, qui remontent des profondeurs pour venir se transformer à 246 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la surface. On en voit un peu partout, sauf dans les terrains remués par la culture. Leur emplacement habi- tuel est aux expositions les plus chaudes et les plus arides, en particulier au bord des chemins. Puissamment outillée pour traverser au besoin le tuf et l'argile cuite, la larve, sortant de terre, affectionne les points les plus durs. Une allée du jardin, convertie en petit Sénégal par la réverbération d'un mur exposé au midi, abonde en trous de sortie. Dans les derniers jours de juin, je procède à l'examen de ces puits récemment abandonnés. Le sol est si compact qu'il me faut le pic pour l'attaquer. Les orifices sont ronds, avec un diamètre de deux centimètres et demi à peu près. Autour de ces orifices, absolument aucun déblai, aucune taupinée de terre refoulée au dehors. Le fait est constant : jamais trou de Cigale n'est surmonté d'un amas, comme le sont les terriers des Géotrupes, autres vaillants excavateurs. La marche du travail rend compte de cette différence. Le bousier progresse de l'extérieur à l'intérieur; il com- mence ses fouilles par l'embouchure du puits, ce qui lui permet de remonter et d'amonceler à la surface les matériaux extraits. La larve de la Cigale, au contraire, va de l'intérieur à l'extérieur; elle ouvre en dernier lieu la porte de sortie, qui, libre seulement à la fin du travail, ne peut servir au débarras. Le premier entre et sur le seuil du logis dresse une taupinée; la seconde sort sans pouvoir rien accumuler sur un seuil qui n'existe pas encore. Le canal de la Cigale descend à quatre décimètres LA CIGALE. — LA SORTIE DU TERRIER 247 environ. Il est cylindrique, un peu tortueux suivant les exigences du terrain, et toujours rapproché de la verti- cale, direction de moindre trajet. Il est parfaitement libre dans toute sa longueur. Vainement on cherche les déblais que pareille excavation suppose ; on n'en voit nulle part. Ce canal se termine en cul-de-sac, en loge un peu plus spacieuse, à parois unies, sans le moindre vestige de communication avec une galerie quelconque, prolongement du puits. D'après sa longueur et son diamètre, l'excavation représente un volume d'environ deux cents centimètres cubes. Qu'est devenue la terre enlevée? Forés dans un milieu très aride et très friable, le puits et la loge du fond devraient avoir des parois poudreuses, d'éboulement facile, si rien autre n'était intervenu que le travail de perforation. Ma surprise n'est pas petite de trouver, au contraire, des surfaces badigeonnées, crépies avec une bouillie de terre argileuse. Elles ne sont pas précisément lisses, il s'en faut de beaucoup, mais enfin leurs âpretés sont noyées sous une couche d'enduit; leurs matériaux croulants, imprégnés d'agglutinatif, sont maintenus en place. La larve peut aller et venir, remonter au voisinage de la surface, redescendre dans son refuge du fond, sans amener, sous ses pattes griffues, des éboulements qui encombreraient le tube, rendraient pénible l'ascension, impraticable la retraite. Le mineur étançonne avec des pieux et des traverses les parois de ses galeries ; le con- structeur de voies ferrées souterraines maintient ses tunnels avec un revêtement de maçonnerie; ingénieur 248 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES non moins avisé, la larve de Cigale cimente son canal, toujours libre malgré la durée du service. Si je surprends la bête au moment où elle émerge du sol pour gagner un rameau voisin et s'y transformer, je la vois aussitôt faire prudente retraite et redescendre, sans le moindre embarras, au fond de sa galerie, preuve que, même sur le point d'être abandonnée pour toujours, la demeure ne s'encombre pas de déblais. Le tube d'ascension n'est pas une œuvre improvisée à la hâte dans l'impatience de venir au soleil ; c'est un vrai manoir, une demeure où la larve doit faire long séjour. Ainsi le disent les murailles badigeonnées. Telle précau- tion serait inutile pour une simple issue abandonnée aussitôt que perforée. A n'en pas douter, il y a là une sorte d'observatoire météorologique où se prend connais- sance du temps qu'il fait au dehors. Sous terre, à la pro- fondeur d'une brassée et plus, la larve, mûre pour la sortie, ne peut guère juger si les conditions climatolo- giques sont bonnes. Son climat souterrain, trop lente- ment variable, ne saurait lui fournir les indications précises que réclame l'acte le plus important de la vie, la venue au soleil pour la métamorphose. Patiemment, des semaines, des mois peut-être, elle creuse, déblaye, raffermit une cheminée verticale, en respectant à la surface, pour s'isoler du dehors, une couche d'un travers de doigt d'épaisseur. Au bas, elle se ménage un réduit mieux soigné que le reste. C'est là son refuge, sa loge d'attente, où elle repose si les renseignements pris lui conseillent de différer l'émigra- tion. Au moindre pressentiment des belles journées, elle Pl. VII! «r V.- ■. W&i I jrtiw (h' cajale .H>rlijiil île (erre LA CIGALE. — LA SORTIE DU TERRIER 249 grimpe là-haut, elle ausculte l'extérieur à travers le peu de terre formant couvercle, elle s'informe de la tempé- rature et de l'hygrométrie de l'air. Si les choses ne vont pas à souhait, s'il y a menace d'une ondée, d'un coup de bise, événements de mortelle gravité quand se fait l'excoriation de la tendre Cigale, la prudente redescend au fond du tube pour attendre encore. Si l'état atmosphérique est, au contraire, favo- rable, le plafond est abattu en quelques coups de griffe, et la larve émerge du puits. Tout semble l'affirmer : la galerie de la Cigale est une salle d'attente, un poste météorologique où la larve longtemps séjourne, tantôt se hissant au voisinage de la surface pour s'enquérir de la climatologie extérieure, tantôt gagnant les protondeurs pour mieux s'abriter. Ainsi s'expliquent l'opportunité d'un reposoir à la base et la nécessité d'un enduit fixateur sur des parois que de continuelles allées e venues ne manqueraient pas de faire crouler. Ce qui s'explique moins aisément, c'est la disparition complète des déblais correspondant à, l'excavation. Que sont devenus les deux cents centimètres cubes de terre fournis en moyenne par un puits? Il n'y a rien au dehors qui les représente; rien non plus au dedans. Et puis, de quelle façon, dans un sol aride comme cendre, est obtenue la bouillie dont les parois sont enduites? Les larves qui rongent le bois, celles du Capricorne et des Buprestes, par exemple, sembleraient devoir répondre à la première question. Elles progressent dans un tronc d'arbre, elles y creusent des galeries en man- 250 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES géant la matière de la voie ouverte. Détachée parcelle à parcelle par les mandibules, cette matière est digérée. Elle traverse d'un bout à l'autre le corps du pionnier, cède en passant ses maigres principes nutritifs, et s'accumule en arrière en obstruant à fond la voie où le ver ne doit plus repasser. Le travail d'extrême division, soit par les mandibules, soit par l'estomac, permet dans les matériaux digérés un tassement supérieur à celui du bois intact, et de là résulte, en avant de la galerie, un vide, une loge où la larve travaille, loge très réduite en longueur, juste suffisante aux manœuvres de l'incarcérée. Ne serait-ce pas de façon analogue que la larve de la Cigale fore son canal? Certes, les déblais d'excavation ne lui passent pas à travers le corps; la terre, fût-elle l'humus le plus souple, n'entre absolument pour rien dans sa nourriture. Mais enfin, les matériaux enlevés ne seraient-ils pas tout simplement rejetés en arrière à mesure que le travail progresse ? La Cigale reste quatre années en terre. Cette longue vie ne se passe pas, bien entendu, au fond du puits que nous venons de décrire, gîte de préparation pour la sortie. La larve y vient d'ailleurs, d'assez loin sans doute. C'est une vagabonde, allant d'une racine à l'autre implanter son suçoir. Quand elle se déplace, soit pour fuir les hautes couches trop froides en hiver, soit pour s'installer en meilleure buvette, elle se fraye un chemin en rejetant en arrière les matériaux ébranlés par le croc de ses pics. Cette méthode est incontestable. Comme aux larves du Capricorne et des Buprestes, il LA CIGALE. — LA SORTIE DU TERRIER 251 suffit à la voyageuse d'avoir autour d'elle le peu d'espace libre que nécessitent ses mouvements. Des terres humides, molles, aisément compressibles, sont pour elle ce qu'est pour les autres la bouillie digérée. Cela se tasse sans difficulté, cela se condense et laisse place vacante. La difficulté est d'un autre ordre, avec le puits de sortie dans un milieu très sec, éminemment rebelle à la compression tant que se maintiendra son aridité. Que la larve, commençant l'excavation de son couloir, ait rejeté en arrière, dans une galerie antérieure maintenant disparue, une partie des matériaux fouillés, c'est assez probable, bien que rien dans l'état des choses ne l'affirme ; mais si l'on considère la capacité du puits et l'extrême difficulté de trouver place pour d'aussi volu- mineux déblais, le doute vous reprend, et l'on se dit : « A ces déblais, il fallait un spacieux vide, obtenu lui- même par le déplacement d'autres décombres non moins difficultueux à loger. La place à faire en suppose une autre où seront refoulées les terres extraites. » On tourne ainsi dans un cercle vicieux, le seul tassement de matières poudreuses rejetées en arrière ne suffisant pas à l'expli- cation d'un vide aussi considérable. Pour se débarrasser des terres encombrantes, la Cigale doit avoir une méthode spéciale. Essayons de lui dérober son secret. Examinons une larve au moment où elle émerge du sol. Elle est presque toujours plus ou moins souillée de boue, tantôt fraîche et tantôt desséchée. Les outils de fouille, les pattes antérieures ont la pointe de leur pic noyée dans un globule de limon; les autres portent 353 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES gantelet boueux ; le dos est maculé d'argile. On dirait un égoutier qui vient de remuer la vase. Ces souillures sont d'autant plus frappantes que l'animal sort d'un terrain très sec. On s'attendait à le voir poudreux, on le trouve crotté. Encore un pas dans cette voie, et le problème du puits est résolu. J'exhume une larve quand elle travaille à sa galerie de sortie. Le hasard des fouilles me vaut de loin en loin cette bonne fortune, après laquelle il serait inutile de courir, lorsque rien en dehors ne guide les recherches. L'heureuse trou- vaille en est à ses débuts d'excavation. Nymphe de cigale. Un pQUce de ^^ j^ de tQut décombre, et au fond la chambre de repos, voilà pour le moment tout l'ouvrage. En quel état est l'ouvrière? Voici. La larve est d'une coloration bien plus pâle que celles que je prends à leur sortie. Les yeux, si gros, sont en particulier blanchâtres, nébuleux, louches, non aptes à voir apparemment. A quoi bon la vue sous terre? Ceux des larves issues du sol sont, au contraire, noirs, lui- sants, et dénotent l'aptitude à la vision. Apparue au soleil, la future Cigale doit rechercher, parfois assez loin du trou de sortie, le rameau de suspension où se fera la métamorphose; y voir lui est alors d'utilité manifeste. Il suffit de cette maturité de la vue accomplie pendant les préparatifs de la délivrance, pour nous montrer que la larve, loin d'improviser à la hâte son canal d'ascen- sion, y travaille longtemps. LA CIGALE. — LA SORTIE DU TERRIER 253 En outre, la larve pâle et aveugle est plus volumi- neuse qu'à l'état mûr. Elle est gonflée de liquide et comme atteinte d'hydropisie. Saisie entre les doigts, elle laisse suinter à l'arrière une humeur limpide qui lui humecte tout le corps. Ce fluide, évacué par l'intestin, est-il un produit delà sécrétion urinaire? Est-il le simple résidu d'un estomac uniquement nourri de sève? Je ne déciderai pas, me bornant à l'appeler urine, pour les commodités du langage. Et bien, cette fontaine d'urine, voilà le mot de l'énigme. A mesure qu'elle avance et qu'elle fouille, la larve arrose les matériaux poudreux et les convertit en pâte, aussitôt appliquée contre les parois par la pression de l'abdomen. A l'aridité première succède la plasticité. La boue obtenue pénètre dans les interstices d'un sol grossier; la partie la mieux délayée s'infiltre avant; le reste se comprime, se tasse, en occupant les intervalles vides. Aussi s'obtient une galerie libre, sans déblais aucuns, parce que les décombres poudreux sont utilisés sur place en mortier plus compact, plus homogène que le terrain traversé. La larve travaille donc au sein d'une fange glaiseuse, et telle est la cause de ses souillures, si étonnantes quand on la voit sortir d'un sol sec à l'excès. L'insecte parfait, quoique affranchi désormais de toute corvée de mineur, ne renonce pas en plein à l'outre urineuse ; des restes en sont conservés comme moyen de défense. Observé de trop près, il lance à l'importun un jet d'urine et brus- quement s'envole. Sous ses deux formes, la Cigale, malgré son tempérament sec, est un irrigateur émérite. 254 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Tout hydropique qu'elle est, la larve ne peut avoir assez de liquide pour humecter et convertir en boue aisément compressible la longue colonne de terre qui doit s'évider en canal. Le réservoir s'épuise, et la provision doit se renouveler. Où et comment? Je crois l'entrevoir. Les quelques puits mis à découvert dans toute leur longueur, avec les soins minutieux que pareille fouille exige, me montrent au fond, incrustée dans la paroi de la loge terminale, une racine vivante, parfois de la grosseur d'un crayon, parfois du calibre d'une paille. La partie visible de cette racine est de faible étendue, quelques millimètres à peine. Le reste s'engage dans la terre environnante. Est-ce rencontre fortuite que cette source de sève? Est-ce recherche spéciale de la part de la larve? J'incline vers la seconde alternative, tant se répète la présence d'une radicelle, au moins lorsque ma fouille est bien conduite. Oui : la Cigale creusant sa loge, amorce de la future cheminée, recherche le voisinage immédiat d'une petite racine fraîche ; elle en met à nu une certaine portion, qui continue la paroi sans faire saillie. Ce point vivant de la muraille, voilà, je le pense, la fontaine où se renouvelle, à mesure qu'il en est besoin, la provision de l'outre urineuse. Son réservoir est-il tari par la conversion d'une aride poussière en boue, le mineur descend dans sa loge, il implante son suçoir, et copieusement s'abreuve à la tonne encastrée dans le mur. Le bidon bien garni, il remonte. Il reprend l'ouvrage, humectant le dur pour mieux l'abattre de la griffe, réduisant les décombres en LA CIGALE. — LA SORTIE DU TERRIER 255 boue pour les tasser autour de lui et obtenir passage libre. Ainsi doivent se passer les choses. En l'absence de l'observation directe, ici impraticable, la logique et les circonstances l'affirment. Si le baril de la racine fait défaut, si, de plus, le réservoir de l'intestin est épuisé, qu'adviendra-t-il? L'expérience suivante va nous le dire. — Une larve est prise sortant du sol. Je la mets au fond d'une éprouvette et la couvre d'une colonne de terre aride, médiocrement tassée. Cette colonne a un décimètre et demi de hauteur. La larve vient d'abandonner une excavation trois fois plus longue, dans un sol de même nature, mais de résistance bien supérieure. Maintenant ensevelie sous ma courte colonne poudreuse, sera-t-elle capable de remonter à la surface? Si la vigueur suffisait, l'issue serait certaine. Pour qui vient de trouer un terrain dur, que peut être un obstacle sans consistance? Des doutes cependant me prennent. Pour abattre l'écran qui la séparait encore du dehors, la larve a dépensé ses dernières réserves en liquide. L'outre est à sec, et nul moyen de la remplir en l'absence d'une racine vivante. Mes soupçons de l'insuccès sont fondés. Pendant trois jours, en effet, je vois l'ensevelie s'exténuer en efforts sans parvenir à remonter d'un pouce. Les matériaux remués, impossibles à maintenir en place faute de liant, aussitôt écartés, s'éboulent et reviennent sous les pattes. Travail sans résultat sensible, toujours à recommencer. Le quatrième jour, la bête périt. Avec le bidon plein, le résultat est tout autre. Je soumets à la même épreuve une larve dont les travaux de libé- 256 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES ration commencent. Elle est toute gonflée d'humeur urineuse qui suinte et lui humecte le corps. Pour elle, la besogne est aisée. Les matériaux n'offrent presque pas de résistance. Un peu d'humidité, fournie par l'outre du mineur, les convertit en boue, les agglutine et les main- tient à distance. Le canal s'ouvre, très irrégulier, il est vrai, et presque comblé en arrière à mesure que l'ascension progresse. On dirait que l'animal, reconnaissant l'impos- sibilité de renouveler sa provision de liquide, économise le peu qu'il possède et n'en dépense que le strict nécessaire pour sortir au plus vite d'un milieu étranger à ses habi- tudes. La parcimonie est si bien conduite, que l'insecte gagne la surface au bout d'une dizaine de jours. XV LA CIGALE. — LA TRANSFORMATION La porte de sortie est franchie, abandonnée toute béante, semblable au trou pratiqué par une grosse vrille. Quelque temps la larve erre dans le voisinage, à la recherche d'un appui aérien, menue broussaille, touffe de thym, chaume de graminée, brindille d'arbuste. C'est trouvé. Elle y grimpe et s'y cramponne solidement, la tête en haut, avec les harpons des pattes antérieures qui se ferment et ne lâchent plus. Les autres pattes, si les dispositions du rameau le permettent, prennent part à la sustentation ;. dans le cas contraire, les deux crocs suffisent. Suit un moment de repos pour permettre aux bras suspenseurs de se raidir en appuis inébranlables. Le mésothorax se fend le premier sur la ligne médiane du dos. Les bords de la fente lentement s'écartent et laissent voir la couleur vert tendre de l'insecte. Presque aussitôt, le prothorax se fend aussi. La scissure longitu- dinale gagne en haut l'arrière de la tête, et en bas le métathorax, sans se propager plus loin. En travers et v. 17 = 53 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES ■ au-devant des yeux, l'enveloppe crânienne se rompt, et apparaissent les stemmates rouges. La partie verte mise à découvert par ces ruptures se gonfle et fait hernie surtout sur le mésothorax. Il y a là de lentes palpitations, des gonflements et dégonflements alternatifs dus à l'afflux et au reflux du sang. Cette hernie, travaillant d'abord invisible, voilà le coin qui a fait éclater la cuirasse suivant deux lignes cruciales de moindre résistance. La décortication fait de rapides progrès. Maintenant la tête est libre. Le rostre, les pattes antérieures sortent peu à peu de leurs fourreaux. Le corps est horizontal, avec la face ventrale en haut. Sous la carapace, largement bâillante, apparaissent les pattes postérieures, les dernières dégagées. Les ailes se gonflent d'humeur. Chiffonnées encore, elles ressemblent à des moignons courbés en arc. Dix minutes ont suffi pour cette première phase de la transformation. Reste la seconde, de plus longue durée. L'insecte est en entier libre, moins le bout de l'abdomen, toujours engagé dans son étui. La dépouille continue d'enlacer solidement le rameau. Devenue rigide par une prompte dessiccation, elle conserve, invariable, l'attitude prise au début. C'est la base d'appui pour ce qui va suivre. Retenue à la défroque par le bout de l'abdomen non encore extrait, la Cigale se renverse suivant la verticale, la tête en bas. Elle est d'un vert pâle, nuancé de jaune. Les ailes, jusqu'ici condensées en épais moignons, se redressent, se déploient, s'étalent par l'afflux du liquide qui les gorge. Cette lente et délicate opération terminée, la Cigale, d'un mouvement presque insensible, se redresse à LA CIGALE. — LA TRANSFORMATION 259 la force des reins et reprend la station normale, la tête en haut. Les pattes antérieures s'accrochent à la dépouille vide, et finalement le bout du ventre est extrait de son étui. L'arrachement est terminé. En tout, le travail a exigé une demi-heure. Voilà l'insecte en plein hors de son masque, mais combien différent de ce qu'il sera tout à l'heure! Les ailes sont lourdes, humides, hyalines, avec les nervures d'un vert tendre. Le prothorax et le mésothorax sont à peine nuages de brun. Tout le reste du corps est d'un vert pâle, blanchâtre par places. Un bain prolongé d'air et de chaleur est nécessaire pour raffermir et colorer la frêle créature. Deux heures se passent environ sans amener de changement sensible. Appendue à sa dépouille par les seules griffes d'avant, la Cigale oscille au moindre souffle, toujours débile, toujours verte. Enfin le rembru- nissement se déclare, s'accentue et rapidement s'achève. Une demi-heure a suffi. Hissée au rameau de suspension à neuf heures du matin, la Cigale s'envole, sous mes yeux, à midi et demi. La défroque reste, intacte moins sa fissure, et si soli- dement accrochée que les intempéries de l'arrière-saison ne parviennent pas toujours à la faire choir. Pendant des mois encore, même pendant l'hiver, très fréquemment se rencontrent de vieilles dépouilles, appendues aux broussailles dans l'exacte pose qu'avait prise la larve au moment de se transformer. Une nature coriace, rappe- lant le parchemin sec, en fait des reliques de longue durée. Revenons un moment sur la gymnastique qui permet à s6o SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la Cigale de sortir de son fourreau. D'abord, retenue par le bout du ventre, qui reste engagé le dernier dans son étui, la Cigale se renverse suivant la verticale, la tête en bas. Cette culbute lui permet de libérer les ailes et les pattes quand déjà la tête et la poitrine ont apparu au dehors en crevant la cuirasse sous la poussée d'une hernie. Vient le moment de libérer l'extrémité du ventre, pivot de ce renversement. A cet effet, l'insecte, par un laborieux effort d'échiné, se redresse, ramène la tête en haut, et de ses griffes antérieures s'accroche à la dépouille. Un nouvel appui est obtenu, qui permet de sortir de sa gaine le bout de l'abdomen. Ainsi deux moyens de sustentation : d'abord l'extrémité du ventre, et puis les griffettes d'avant; deux mouvements principaux : en premier lieu la culbute en bas, en second lieu le retour à la station normale. Cette gymnastique exige que la larve se fixe sur un rameau, la tête en haut, et qu'elle ait au-dessous espace libre. Si, par mes arti- fices, ces conditions manquent, qu'adviendra-t-il? C'était à voir. Avec un fil noué à l'extrémité de l'une des pattes posté- rieures, je suspens la larve dans l'atmosphère tranquille d'une éprouvette. C'est un fil à plomb dont rien ne viendra troubler la verticale. Dans cette position insolite qui lui met la tête en bas alors que l'approche de la transformation l'exige en haut, la malheureuse bête longtemps gigote, se démène, s'efforçant de se retourner et de saisir avec les crocs antérieurs soit le fil de suspension, soit l'une de ses pattes d'arrière. Quelques- unes y parviennent, se redressent tant bien que mal, se i u/ale <•/ dépouille.*' ,/u elle abandonne ii. Cigale commune femelle - j. Cigale pygme'e ,. L tgale rouge - (t. Cigale noire - ;. Cigale commune mâle, rue eu dessous - plit en entier sur le même support. A dix minutes par loge, les séries de quarante que j'ai parfois rencontrées représentent un laps de temps de six à sept heures. Le soleil peut donc se déplacer considérablement avant que la Cigale ait terminé son œuvre. Dans ce cas la direction rectiligne s'infléchit en un arc hélicoïdal. La pondeuse s94 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ' tourne autour de sa tige à mesure que le soleil tourne aussi, et sa ligne de piqûres fait songer au trajet de l'ombre du style sur un cadran solaire cylindrique. Bien des fois, pendant que la Cigale est absorbée dans son œuvre maternelle, un moucheron de rien, porteur lui aussi d'une sonde, travaille à l'extermination des œufs à mesure qu'ils sont mis en place. Réaumur l'a connu. Dans presque tous les brins de bois examinés, il rencontra son ver, cause d'une méprise au début des recherches. Mais il n'a pas vu, il ne pouvait voir en action l'auda- cieux ravageur. C'est un Chalcidite de quatre à cinq milli- mètres de longueur, tout noir, avec les antennes noueuses, grossissant un peu vers l'extrémité. La tarière dégainée est implantée à la partie inférieure de l'abdomen, vers le milieu, et se dirige perpendiculairement à l'axe du corps, comme cela a lieu pour les Leucospis, fléau de quelques apiaires. Ayant négligé de le prendre, j'ignore de quelle dénomination les nomenclateurs l'ont gratifié, si toutefois le nain exterminateur de Cigales est déjà catalogué. Ce que je sais mieux, c'est sa tranquille témérité, son imprudente audace tout près du colosse qui l'écraserait rien qu'en lui mettant la patte dessus. J'en ai vu jusqu'à trois exploiter en même temps la misérable pondeuse. Ils se tiennent en arrière, aux talons de l'insecte, où ils travaillent de la sonde, ou bien attendent la minute propice. La Cigale vient de peupler une loge et monte un peu plus haut pour forer la suivante. L'un des bandits accourt au point abandonné; et là, presque sous la griffe de la géante, sans la moindre «^inte, comme s'il était chez lui LA CIGALE. — LA PO NTL. — L'ECLOSION 295 et accomplissait œuvre méritoire, il dégaine sa sonde et l'introduit dans la colonne d'œufs, non par l'entaille, hérissée de fibres rompues, mais par quelque fissure laté- rale. L'outil est lent à fonctionner, à cause de la résis- tance du bois presque intact. La cigale a le temps de peupler l'étage supérieur. Dès qu'elle a fini, l'un des moucherons, celui d'arrière attardé dans sa besogne, la remplace et vient inoculer son germe exterminateur. Quand la mère s'envole, les ovaires épuisés, la plupart de ses loges ont ainsi reçu l'œuf étranger qui sera la ruine de leur contenu. Un petit ver, d'éclosion hâtive, remplacera la famille de la Cigale, grassement nourri, un seul par chambre, d'une douzaine d'œufs à la coque. L'expérience des siècles ne t'a donc rien appris, ô lamentable pondeuse! Avec tes yeux excellents, tu ne peux manquer de les apercevoir, ces terribles sondeurs, lorsqu'ils voltigent autour de toi, préparant leur'mauvais coup; tu les vois, tu les sais à tes talons, et tu restes impassible, tu te laisses faire. Retourne-toi donc, débon- naire colosse ; écrase ces pygmées ! Tu n'en feras jamais rien, incapable de modifier tes instincts, même pour alléger ton lot de misères maternelles. Les œufs de la Cigale commune ont le blanc luisant de l'ivoire. Coniques aux deux bouts et de forme allongée, ils pourraient être comparés à de minuscules navettes de tisserand. Ils mesurent deux millimètres et demi de lon- gueur sur un demi-millimètre de largeur. Ils sont rangés en file et chevauchent un peu l'un sur l'autre. Ceux de la Cigale de l'orne, légèrement plus petits, sont assemblés 99* SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES en groupes réguliers qui simulent de microscopiques paquets de cigares. Occupons-nous exclusivement des premiers; leur histoire nous donnera celle des autres. Septembre n'est pas fini que le blanc luisant de l'ivoire fait place à la couleur blonde du froment. Dans les pre- miers jours d'octobre se montrent, en avant, deux petits points d'un brun marron, arrondis, bien nets, qui sont les taches oculaires de l'animalcule en formation. Ces deux yeux brillants, qui regardent presque, et l'extrémité antérieure conoïde, donnent aux œufs l'aspect de poissons sans nageoires, poissons minuscules à qui conviendrait pour bassin une demi-coquille de noix. Vers la même époque, je vois fréquemment sur les Asphodèles de l'enclos et sur celles des collines voisines des indices d'une récente éclosion. Ce sont certaines défroques, certaines guenilles laissées sur le seuil de la porte par les nouveau-nés déménageant et pressés de gagner un autre logis. Nous allons voir dans un instant ce que signifient ces dépouilles. Cependant, malgré mes visites, dignes par leur assi- duité d'un meilleur résultat, je ne parviens jamais à voir les jeunes Cigales émerger de leurs loges. Mes éducations en domesticité n'aboutissent pas mieux. Deux années de suite, en temps opportun, je collectionne en boîtes, en tubes, en bocaux, une centaine de brindilles de toute nature peuplées d'œufs de Cigale; aucune ne me montre ce que je désire tant voir : la sortie des Cigales naissantes. Réaumur a éprouvé les mêmes déceptions. 11 raconte comment ont échoué tous les envois faits par ses amis, même en tenant la nichée dans un tube de verre au LA CIGALE. — LA PONTE. - L'ECLOSION 297 fond de son gousset pour lui donner douce température. Oh! vénéré maître! Ici ne suffisent ni l'abri tempéré de nos cabinets de travail, ni le mesquin calorifère de nos chausses; il faut le suprême stimulant, le baiser du soleil; il faut, après les fraîcheurs matinales qui déjà font fris- sonner, le coup de feu subit d'une superbe journée d'automne, derniers adieux de la belle saison. C'est dans des circonstances semblables, par un soleil vif, opposition violente d'une nuit froide, que je trouvais des signes d'éclosion; mais j'arrivais toujours trop tard : les jeunes Cigales étaient parties. Tout au plus m'arrivait- il parfois d'en rencontrer une appendue par un fil à sa tige natale et se démenant en l'air. Je la croyais empêtrée dans quelque lambeau de toile d'araignée. Enfin, le 27 octobre, désespérant du succès, je fis récolte des Asphodèles de l'enclos, et la brassée de tiges sèches où la Cigale avait pondu fut montée dans mon cabinet. Avant de tout abandonner, je me proposais d'examiner encore une fois les loges et leur contenu. La matinée était froide. Le premier feu de la saison était allumé. Je mis mon petit fagot sur une chaise, devant le foyer, sans aucune intention d'essayer l'effet que produirait sur les nichées la chaleur d'une flambée. Les broussailles que j'allais fendre une à une étaient mieux là à la portée de la main. Rien autre n'avait décidé de l'emplacement choisi. Or, tandis que je promène ma loupe sur une tige fendue, l'éclosion, que je n'espérais plus obtenir, brusquement se fait à mes côtés. Mon fagot se peuple; les jeunes larves, par douzaines et douzaines, émergent de leurs loges. 298 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES Leur nombre est tel, que mon ambition d'observateur a largement de quoi se satisfaire. Les œufs étaient mûrs à point, et la flambée du foyer, vive, pénétrante, a réalisé ce qu'aurait produit un coup de soleil en plein champ. Profitons vite de l'aubaine inattendue. A l'orifice de la loge aux œufs, parmi les fibres dé- chirées, se montre un corpuscule conoïde, avec deux gros points noirs oculaires. C'est absolument, pour l'aspect, la partie antérieure de l'œuf, semblable, je viens de le dire, à l'avant d'un poisson d'extrême exiguïté. On dirait que l'œuf s'est déplacé, en remontant des profondeurs de la cuvette à l'orifice de la petite galerie. Un œuf se mouvoir dans un étroit canal! Un germe cheminer! Mais c'est impossible, cela ne s'est jamais vu. Quelque chose m'illu- sionne. La tige est fendue, et le mystère se dévoile. Les œufs véritables, un peu troublés dans leur coordination, n'ont pas changé de place. Ils sont vides, réduits à un sac diaphane, largement fendu au pôle antérieur. Il en est sorti le singulier organisme dont voici les .traits les plus marquants. Par la forme générale, la configuration de la tête et les gros yeux noirs, l'animalcule, encore mieux que l'œuf, a l'aspect d'un poisson extrêmement petit. Un simulacre de nageoire ventrale accentue la ressemblance. Cette espèce d'aviron provient des pattes antérieures qui, logées ensemble dans un fourreau spécial, se couchent en arrière, tendues en ligne droite l'une contre l'autre. Sa faible mobilité doit servir à la sortie du sac ovulaire et à la sortie plus difficultueuse du canal ligneux. S'éloi- gnant un peu du corps, puis s'en rapprochant, ce levier LA CIGALE. — LA PONTE. — L'ÉCLOSION 299 donne appui pour la progression au moyen des crocs terminaux déjà vigoureux. Les quatre autres pattes sont engagées, absolument inertes, sous l'enveloppe commune. Il en est de même des antennes, que la loupe peut à peine entrevoir. En somme, l'organisme issu de l'œuf est un corpuscule naviculaire avec un aviron impair dirigé en arrière, à la face ventrale, et formé par l'ensemble des deux pattes d'avant. La segmentation est très nette, en particulier sur l'abdomen. Enfin le tout est parfaitement lisse, sans le moindre cil. Quel nom donner à cet état initial des Cigales, état si étrange, si imprévu, jusqu'ici non soupçonné? Dois- je amalgamer du grec et forger quelque expression rébarbative? Je n'en ferai rien, persuadé que des termes barbares sont pour la science broussailles encombrantes. Je dirai tout simplement larve primaire, comme je l'ai fait au sujet des Méloïdes, des Leucospis et des Anthrax. La forme de la larve primaire chez les Cigales est éminemment propice à la sortie. Le canal où se fait l'éclosion est très étroit et laisse tout juste place pour un sortant. D'ailleurs les œufs sont disposés en file, non bout à bout, mais partiellement superposés. L'animalcule venu des rangs reculés doit s'insinuer à travers les dépouilles restées en place des œufs antérieurs déjà éclos. A l'étroitesse du couloir s'ajoute l'encombrement des coques vides. Dans ces conditions, la larve, telle qu'elle sera tantôt, quand elle aura déchiré son fourreau provisoire, ne pour- rait franchir le difficultueux défilé. Antennes gênantes, longues pattes étalées loin de l'axe du corps, pioches à ?oo SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES pointe courbe s'accrochant en chemin, tout s'opposerait à la manœuvre d'une prompte libération. Les œufs d'une loge éclosent à peu près à la fois. Il faut que les nouveau- nés d'avant déménagent au plus vite et laissent passage libre à ceux d'arrière. Il faut la forme naviculaire, lisse, dépourvue de saillies, qui s'insinue, se faufile à la façon d'un coin. La larve primaire, avec ses divers appendices étroitement appliquées contre le corps sous une gaine commune, avec sa forme de navette et son aviron impair doué de quelque mobilité, a donc pour rôle la venue au jour à travers un difficile passage. Ce rôle est de courte durée. Voici qu'en effet l'un des émigrants montre sa tête aux gros yeux et soulève les fibres rompues de l'entaille. Il fait de plus en plus saillie par un mouvement de progression très lent que la loupe a de la peine à constater. Au bout d'une demi-heure au moins, l'objet naviculaire apparaît en entier, mais retenu par l'extrémité postérieure à l'orifice de sortie. Sans retard, la casaque d'évasion se fend, et l'animal- cule se dépouille d'avant en arrière. C'est alors la larve normale, la seule connue de Réaumur. La défroque rejetée forme un filament suspenseur, épanoui en godet à son extrémité libre. Dans ce godet est enchâssé le bout de l'abdomen de la larve qui, avant de se laisser choir à terre, prend un bain de soleil, se raffermit, gigote, fait essai de ses forces, mollement balancée au bout de son cordon de sûreté. La petite puce, comme dit Réaumur, d'abord blanche, puis ambrée, est l'exacte larve qui fouira la terre. Les antennes, assez longues, sont libres et s'agitent; les pattes ^v u <3 Xi <^ Ju p>- * M "*N> 55 £ m „. -S 5~ ^ q 85 ■^î 55 ~ j; 'J * ~-»i "5 S ^* . nJ -S -£ $ 5 •u <5 ~* y ^ ■<4 ■ — i Vj 5 ■ Vi h> •£ 55 ■-J ^. %j a 5; 2 1 ^ :S «0 < n> « »~j 4i • K» <3 M » ventre bourré d'ceufs, réduit ses ailes à des moignons et porte veston à courtes basques comme les fromagers de l'Auvergne 320 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES et de la Savoie. Pour qui ne doit pas quitter les gazons secs et les pierrailles, ce costume écourté sied mieux que d'inutiles falbalas de gaze. La Mante décolorée a raison de ne garder que simple vestige de l'encombrante voilure. L'autre a-t-elle tort de conserver des ailes, de les exagérer quoique d'essor nul ? Pas du tout : la Mante religieuse chasse le gros gibier. Parfois, en son affût, se présente une pièce périlleuse à dompter. L'attaque directe pourrait être fatale. Il convient d'abord d'inti- mider le survenant, de mater sa résistance par la terreur. Dans ce but, elle déploie soudain ses ailes en suaire de fantôme. Les vastes voiles inhabiles au vol sont des engins de chasse. Ce stratagème n'est pas nécessaire à la petite Mante décolorée, qui capture débile proie, Moucherons et Criquets naissants. De mœurs pareilles et ne pouvant ni l'une ni l'autre voler pour cause d'obé- sité, les deux chasseresses ont des costumes en rapport avec les difficultés de l'embuscade. La première, violente amazone, amplifie ses ailes en menaçant étendard; la seconde, modeste oiseleur, les réduit à des basques exiguës. En un moment de fringale, après un jeûne de quelques jours, le Criquet cendré, pièce de volume égal ou même supérieur à celui de la Mante religieuse, est intégralement consommé, moins les ailes, trop arides. Pour ronger la monstrueuse venaison, deux heures suffisent. Semblable orgie est rare. J'y ai assisté une ou deux fois, me deman- dant toujours comment la gloutonne bête trouvait place pour tant de nourriture, et comment se renversait en sa LA MANTE. — LA CHAS SB 31 1, faveur l'axiome du contenu moindre que le contenant. J'admire ces hautes prérogatives d'un estomac où la matière ne fait que passer : aussitôt digérée, fondue, disparue. L'habituel menu sous mes cloches est le Criquet, de taille et d'espèce fort variables. Il n'est pas sans intérêt de voir la Mante grignoter son acridien, que maintiennent à la fois les deux étaux des pattes ravisseuses. Malgré le fin museau pointu, qui semble peu fait pour cette ripaille, la pièce entière disparaît, à l'exception des ailes, dont la base seule, un peu charnue, est mise à profit. Les pattes, les téguments coriaces, tout y passe. Parfois le gigot, l'une des grosses cuisses postérieures, est saisi par le manche. La Mante le porte à la bouche, le déguste, le gruge avec un petit air de satisfaction. La cuisse renflée du Criquet pourrait bien être pour elle un morceau de choix, comme est pour nous le gigot du mouton. L'attaque de la proie commence par la nuque. Tandis que l'une des pattes ravisseuses tient le patient harponné par le milieu du corps, l'autre presse la tête et fait bâiller le cou en dessus. En ce défaut de la cuirasse fouille et mordille le museau de la Mante, avec une certaine persis- tance. Une large plaie cervicale s'ouvre. Les ruades de l'acridien se calment, la proie se fait cadavre inerte; et désormais, plus libre de mouvements, la carnassière bête choisit à sa guise les morceaux. Ce fait de la nuque rongée la première est trop con- stant pour ne pas avoir sa raison d'être. Permettons-nous une digression qui nous renseignera. En juin, je rencontre v. 21 3 = 2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES fréquemment sur les lavandes de l'encios deux petites araignées crabes {Tliomisus onustus Walck., et Tho- misus rotiindatus Wack.). L'une, d'un blanc satiné, a les pattes annelces de vert et de rose; l'autre, d'un noir intense, a l'abdomen cerclé de rouge avec tache centrale foliacée. Ce sont deux gra- cieuses aranéides, marchant de côté à la façon des crabes. Elles ne savent pas se tisser un filet de chasse; le peu de soie qu'elles possèdent est exclusi- vement réservé pour le sachet Thomisus onustus, grossi 2 fois. 2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES l'extermination, un seul fait race, puisque le nombre se maintient à peu près le même d'une année à l'autre. Ici se pose grave question. La Mante aurait-elle acquis par degrés son actuelle fécondité? A mesure que l'érnon- dage par la Fourmi et les autres réduisait sa descendance, aurait-elle gonflé ses ovaires de germes plus nombreux, afin de balancer l'excès de destruction par un excès de production? L'énorme ponte d'aujourd'hui serait-elle la conséquence des ruines d'autrefois? Ainsi le pensent quelques-uns, enclins, sans preuves convaincantes, à voir dans l'animal des modifications encore plus profondes amenées par les circonstances. Devant ma fenêtre se dresse, sur le talus du bassin, un superbe cerisier. Il est venu là par hasard, robuste sauvageon, indifférent à mes prédécesseurs, respecté aujourd'hui pour son ample branchage bien plus que pour ses fruits, de qualité fort médiocre. En avril, c'est une splendide coupole de satin blanc. Il neige sous sa ramée ; les pétales tombés font tapis. Bientôt, à profusion, rougissent les cerises. O mon bel arbre, que tu es prodigue ! que de corbeilles tu remplirais ! Aussi, quelle fête là-haut ! Informé le premier des cerises mûres, le Moineau, matin et soir, y vient, par bandes, picorer et piailler; il avertit les amis du voisi- nage, le Verdier, la Fauvette, qui accourent et font régal des semaines durant. Des Papillons volent d'une cerise entamée à l'autre et puisent de délicieuses lampées. Des Cétoines mordent sur les fruits à pleines bouchées, puis s'endorment repues. Des Guêpes, des Frelons crèvent les outres sucrées où viennent après eux s'enivrer les LA MANTE. — L'ÊCLOSION 363 Moucherons. Un asticot dodu, établi au sein même de la pulpe, béatement fait ventre de sa demeure juteuse, devient gros et s'engraisse. Il se lèvera de table pour se changer en une élégante Mouche. A terre, le banquet a d'autres convives. Des cerises tombées, tout un monde de piétons fait liesse. De nuit, les Mulots viennent cueillir les noyaux dépouillés par les Cloportes, les Forficules, les Fourmis, les Limaces; ils les thésaurisent au fond de leurs terriers. Dans les loisirs de l'hiver, ils les perceront d'un trou pour en gruger l'amande. Un peuple sans nombre vit du généreux cerisier. Que faudrait-il à l'arbre pour le remplacer un jour et maintenir sa race dans un état de prospérité harmonieu- sement équilibrée? Une seule semence suffirait, et chaque année il en donne des boisseaux et des boisseaux. Pour- quoi, s'il vous plaît? Dirons-nous que le cerisier, très économe de fruits au début, est par degrés devenu prodigue afin d'échapper ainsi à la multitude de ses exploiteurs? Dirons-nous de lui comme de la Mante : « La destruction excessive a petit à petit provoqué l'excessive production ? » Qui oserait s'aventurer dans ces témérités-là? Ne saute-t-il pas aux yeux que le cerisier est une de ces usines où se tra- vaillent les éléments changés en matières organiques, un de ces laboratoires où se fait la transmutation de la chose morte en la chose apte à la vie? Sans doute, il mûrit des cerises pour se perpétuer; mais c'est le petit nombre, le très petit nombre. Si toutes ses semences devaient germer et se développer en plein, depuis long- 364 SOUVENIRS ENTOMOLOG1QUES temps il n'y aurait pas place sur la terre pour le seul cerisier. A l'immense majorité de ses fruits revient un autre rôle. Ils servent de nourriture à une foule de vivants, non habiles, comme le végétal, dans la chimie transcen- dante qui de l'immangeable fait le mangeable. La matière, pour être appelée aux suprêmes manifes- tations de la vie, exige de lentes et très délicates élabo- rations. Cela débute dans l'officine de l'infiniment petit, chez le microbe par exemple, dont l'un, plus puissant que les violences de la foudre, associe l'oxygène à l'azote et prépare les nitrates, aliment primordial des végétaux. Cela commence sur les confins du néant, se perfec- tionne dans la plante, s'affine encore dans l'animal, et de progrès en progrès peut monter jusqu'à la substance du cerveau. Que d'ouvriers occultes, que d'ignorés manipulateurs ont travaillé, des siècles durant peut-être, à l'extraction minérale, puis à l'affinage de cette pulpe qui devient le cerveau, le plus merveilleux des outils de l'âme, ne serait- il capable que de nous faire dire : « Deux et deux font quatre! » La fusée qui monte réserve pour le point culminant de son ascension l'éblouissant jet de ses feux multico- lores. Puis tout rentre dans le noir. De ses fumées, de ses gaz, de ses oxydes, d'autres explosifs pourront à la longue se reconstituer par la voie de la végétation. Ainsi fait la matière dans ses métamorphoses. D'une étape à l'autre, d'un affinage délicat à un autre plus délicat, il lui arrive d'atteindre les hauteurs où éclatent, par son intermédiaire, les magnificences de la pensée; puis, LA MANTE. — VÉCLOSION 365 brisée par l'effort, elle revient à cette chose sans nom d'où elle était partie, à ces ruines moléculaires, origine commune des vivants. En tête des assembleurs de matière organique est la plante, l'aînée de l'animal. De façon directe ou de façon indirecte, elle est aujourd'hui, comme dans les temps géologiques, le premier fournisseur des êtres mieux doués en vie. Dans l'officine de sa cellule se prépare, se dégrossit au moins l'universel manger. L'animal vient, qui retouche la préparation, l'améliore et la transmet à d'autres d'ordre plus élevé. Du gazon brouté se fait chair de mouton, et de celle-ci se fait chair d'homme ou chair de loup, suivant le consommateur. Parmi les arrangeurs d'atomes nourriciers qui ne créent pas la matière organique de toutes pièces, en partant du minéral comme le fait la plante, les plus prolifiques sont les poissons, premiers-nés des animaux à charpente osseuse. Demandez à la morue ce qu'elle fait de ses millions d'œufs. Sa réponse sera celle du hêtre avec ses myriades de faînes, celle du chêne avec ses myriades de glands. Elle est immensément féconde afin de nourrir une immensité d'affamés. Elle continue l'œuvre de ses prédé- cesseurs dans les anciens âges, alors que la nature, peu riche encore de matière organique, se hâtait d'augmenter ses réserves vitales en donnant prodigieuse exubérance à ses ouvriers de la première heure. La Mante, comme le poisson, remonte à ces lointaines époques. Sa forme étrange, ses rudes mœurs nous l'ont appris. La richesse de ses ovaires nous le répète. Elle 366 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES garde dans ses flancs un reste affaibli de la fougue pro- créatrice d'autrefois sous l'ombrage humide des fougères en arbre; elle contribue pour une part, très modeste il est vrai, mais enfin réelle, à la sublime alchimie des choses vivantes. Serrons de près son travail. Du gazon verdoie, nourri par la terre. Le Criquet le broute. La Mante fait repas du Criquet et se gonfle d'œufs, pondus, en trois paquets, au nombre d'un millier. A l'éclosion survient la Fourmi, qui prélève tribut énorme sur la nichée. Nous rétro- gradons, ce semble. En importance de volume, oui; en instinct raffiné, certes non. Sous ce rapport, combien la Fourmi est supérieure à la Mante ! D'ailleurs le cycle des événements possibles n'est pas clos. Avec de jeunes fourmis encore closes dans leur cocon — vulgairement œufs de fourmi — s'élève la couvée du faisan, volaille domestique aux mêmes titres que la pou- larde et le chapon, mais coûteuse de soins et d'entretien. Devenue forte, cette volaille est lâchée à travers bois, et des gens, se disant civilisés, prennent un plaisir extrême à cribler de coups de fusil les pauvres bêtes qui ont perdu dans les faisanderies, disons tout bonnement dans le poulailler, l'instinct de se sauver. On coupe la gorge au poulet réclamé par la broche; on fusille, avec tout l'apparat des grandes chasses, cet autre poulet, le faisan. Je ne comprends pas ces massacres insensés. Tartarin de Tarascon, le gibier manquant, tirait sur sa casquette. J'aime mieux cela. J'aime mieux surtout la chasse, la véritable chasse à un autre passionné consom- mateur de fourmis, le Torcol, le Tiro-lengo des Proven- LA MANTE. — L'ÉCLOSION 367 çaux, ainsi dénommé de son art consistant à étendre en travers d'une procession de fourmis sa langue visqueuse et démesurée, puis à la retirer brusquement, lorsqu'elle est toute noire d'insectes englués. Avec telles bouchées, l'oiseau devient en automne scandaleusement gras; il se plaque de beurre le croupion, le dessous de l'aile, les flancs ; il s'en fait un chapelet tout le long du cou ; il s'en matelasse le crâne jusqu'à la base du bec. C'est alors délicieux rôti, petit, j'en conviens, de la taille au plus d'une alouette, mais, dans sa petitesse, à nul autre pareil. Combien lui est inférieur le faisan, qui, pour acquérir goût relevé, exige un commencement de pourriture ! Que je puisse au moins une fois rendre justice au mérite des plus humbles ! Lorsque, la table levée après le repas du soir, la tranquillité faite, le corps affranchi momentanément des misères physiologiques, il m'arrive de cueillir par-ci par-là quelques bonnes idées, il peut se faire que la Mante, le Criquet, la Fourmi, de moindres encore, contribuent à ces éclaircies soudaines surgies dans l'esprit on ne sait ni pourquoi ni comment. Par d'inextricables détours, ils ont fourni, chacun à sa manière, la goutte d'huile où s'alimente le lumignon de la pensée. Leurs énergies, lentement ébauchées, écono- misées et transmises par des prédécesseurs, s'infusent dans nos veines et soutiennent nos défaillances. Nous vivons de leur mort. Concluons. La Mante, prolifique à l'excès, fait à son tour de la matière organique, dont héritera la Fourmi, dont héritera le Torcol, dont héritera peut-être l'Homme. 5^8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Elle procrée mille, un peu pour se perpétuer, beaucoup pour contribuer, suivant ses moyens, au pique-nique général des vivants. Elle nous ramène à l'antique sym- bole du serpent qui se mord la queue. Le monde est un cercle revenant sur lui-même : tout finit afin que tout recommence; tout meurt afin que tout vive. XXII L'EMPUSE La mer, première nourrice de la vie, conserve encore, dans ses abîmes, beaucoup de ces formes singulières, discordantes, qui furent les essais de l'animalité; la terre ferme, moins féconde, mais plus apte au progrès, a presque totalement perdu ses étrangetés d'autrefois. Le peu qui persiste appartient surtout à la série des insectes primitifs, insectes d'industrie très bornée, de métamor- phoses très sommaires, presque nulles. Dans nos régions, au premier rang de ces anomalies entomologiques qui font songer aux populations des forêts houillères, se trouvent les Man tiens, dont fait partie la Mante religieuse, si curieuse de mœurs et de structure. Là prend place aussi l'Empuse (Enipusa pauperata Latr.), sujet de ce chapitre. Sa larve est bien la créature la plus étrange de la faune terrestre provençale, fluette, dandinante et d'aspect si fantastique que les doigts novices n'osent la saisir. Les enfants de mon voisinage, frappés de sa tournure insolite, v. 24 37° SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES l'appellent le diablotin. Dans leur imagination, la bizarre bestiole confine à la sorcellerie. On la rencontre, toujours clairsemée, au printemps jusqu'en mai, en automne, en hiver parfois si le soleil est vif. Les gazons coriaces des terrains arides, les menues broussailles abritées de quelques tas de pierres en chaude exposition, sont la demeure favorite de la fri- leuse. Donnons-en un rapide cro- quis. Toujours relevé jusqu'à toucher le dos, le ventre s'é- largit en spatule et se convo- lute en crosse. Des lamelles pointues, sortes d'expansions foliacées, disposées sur trois rangs, hérissent la face infé- rieure, devenue supérieure par le retournement. Cette crosse écailleuse est hissée sur quatre longues et fines échasses, sur quatre pattes armées de genouillères, c'est- à-dire portant vers le bout de la cuisse, au point de jonction avec la jambe, une lame saillante et courbe semblable à celle d'un couperet. Au-dessus de cette base, escabeau à quatre pieds, s'élève, par un coude brusque, le corselet rigide, démesurément long et rapproché de la verticale. L'extrémité de ce corsage, rond et fluet comme un fétu de paille, porte le traquenard de chasse, les pattes ravisseuses, imitées de celles de la Mante. Il y a là harpon terminal, mieux acéré qu'une aiguille, étau féroce, à mâchoires dentées en scie. La mâchoire formée par le bras est creusée d'un Empusa pauperata, grossie i fois 1/2. L'EMPUSE 371 sillon et porte de chaque côté cinq longues épines, accompagnées dans les intervalles de dentelures moindres. La mâchoire formée par l'avant-bras est canaliculée pareillement, mais sa double scie, que reçoit au repos la gouttière du bras, est formée de dents plus fines, plus serrées, plus régulières. La loupe y compte une vingtaine de pointes égales pour chaque rangée. Il ne manque à la machine que d'amples dimensions pour être effroyable engin de tortionnaire. La tête s'accorde avec cet arsenal. Oh! la bizarre tête! Frimousse pointue, avec moustaches en croc fournies par les palpes; gros yeux saillants; entre les deux une dague, un fer de hallebarde; et sur le front quelque chose d'inouï, d'insensé : une sorte de haute mitre, de coiffure extravagante qui se dresse en promontoire, se dilate à droite et à gauche en aileron pointu et se creuse au sommet en gouttière bifide. Que peut faire le diablotin de ce monstrueux bonnet pointu, comme ni les mages de l'Orient ni les adeptes de l'art trismégiste n'en ont jamais porté de plus mirobolant? Nous l'apprenons en le vo}rant en chasse. Le costume est vulgaire; le grisâtre y domine. Sur la fin de la période larvaire, après quelques mues, il com- mence à laisser entrevoir la livrée plus riche de l'adulte et se zone, de façon très indécise encore, de verdâtre, de blanc, de rose. Aux antennes déjà se distinguent les deux sexes. Les futures mères les ont filiformes; les futurs mâles les renflent en fuseau dans la moitié inférieure et s'en font un étui d'où émergeront plus tard d'élégants panaches. 373 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Voilà la bête, digne du crayon fantastique d'un Callot. Si vous la rencontrez parmi les broussailles, cela se dandine sur ses quatre échasses, cela dodeline de la tête, cela vous regarde d'un air entendu, cela fait pivoter la mitre sur le col et s'informe par-dessus l'épaule. On croit lire la malice sur son visage pointu. Vous voulez la saisir. Aussitôt cesse la pose d'apparat. Le corselet dressé s'abaisse, et la bête détale par longues enjambées en s'aidant des pattes ravisseuses, qui happent les brin- dilles. La fuite n'est pas longue, pour peu que l'on ait coup d'œil exercé. L'Empuse est capturée, mise dans un cornet de papier qui épargnera des entorses à ses frêles membres, et finalement parquée sous une cloche en toile métallique. En octobre, j'obtiens ainsi un troupeau suffisant. Comment le nourrir? Mes Empuses sont bien petites; elles datent d'un mois ou deux au plus. Je leur sers des Criquets proportionnés à leur taille, les moindres que je puisse trouver. Elles n'en veulent pas. Bien mieux, elles en sont effrayées. Si quelque étourdi se rapproche paci- fiquement de l'une d'elles, appendue par les quatre pattes d'arrière à la coupole treillissée, l'importun est mal accueilli. La mitre pointue s'abaisse, et d'un coup de boutoir le culbute au loin. Nous y sommes : le bonnet magique est une arme défensive, un éperon protecteur. Le bélier heurte de son front, l'Empuse bouscule de sa mitre. Mais cela ne fait pas dîner. Je sers, vivante, la mouche domestique. Sans hésitation, elle est acceptée. Dès que le diptère passe à sa portée, le diablotin aux aguets vire L'EMPUSE m la tête, incline la tige du corselet suivant l'oblique, et, lançant la patte, harponne, serre entre ses doubles scies. Le chat n'est pas plus leste à griffer la souris. Si petit qu'il soit, le gibier suffit pour un repas. Il suffit pour la journée entière, souvent pour plusieurs jours. Première désillusion : sobriété extrême chez ces insectes si férocement outillés. Je m'attendais à des ogres : je trouve des jeûneurs que satisfait de loin en loin une maigre collation. Une mouche leur remplit le ventre pour au moins vingt-quatre heures. Ainsi se passe l'arrière-saison, les Empuses de jour en jour plus sobres, et accrochées immobiles à la toile métallique. Leur abstinence naturelle me vient en aide. Les mouches se font rares, et un moment vient où mon embarras serait extrême s'il me fallait fournir des vivres à la ménagerie. Pendant les trois mois de l'hiver, rien ne bouge. S'il fait beau, j'expose de temps en temps la cloche sur la fenêtre aux rayons du soleil. En ce bain de chaleur, les captives s'étirent un peu les membres, se dandinent, se décident à se déplacer, mais sans aucun éveil d'appétit. Les rares moucherons que la bonne fortune offre à mon assiduité ne paraissent pas les tenter. Il est de règle pour elles de passer la froide saison dans une abstinence complète. Mes cloches m'apprennent ce qui doit se passer dehors pendant l'hiver. Réfugiées dans les anfractuosités des rocailles, aux meilleures expositions, les jeunes Empuses attendent, engourdies, que la chaleur revienne. Malgré l'abri d'un tas de pierres, il doit y avoir de pénibles 574 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES moments à passer quand la gelée se prolonge, quand la neige imbibe, de ses indéfinis suintements, le recoin le mieux protégé. N'importe : plus robustes qu'elles n'en ont l'air, les recluses échappent aux périls de l'hivernage. Parfois, lorsque le soleil est vif, elles se hasardent hors de leur cachette et viennent s'informer si le printemps s'avance. Il vient en effet. Nous sommes en mars. Mes prison- nières se remuent, changent de peau. Il leur faut des vivres. Mes soucis d'approvisionnement recommencent. La mouche domestique, facile capture, manque aujour- d'hui. Je me rabats sur des diptères plus précoces, des Éristales. L'Empuse n'en veut pas. C'est trop gros pour elle, de trop vive résistance. A coups de mitre, elle se défend de leur approche. Quelques locustiens très jeunes, tendres morceaux, sont acceptés à merveille. Malheureusement, pareille aubaine est rare au fond de mon filet faucheur. L'absti- nence s'impose jusqu'à l'arrivée des premiers papil- lons. C'est le blanc papillon du chou, la Piéride, qui fera désormais, pour la majeure part, les frais des vic- tuailles. Lâchée, telle quelle, sous cloche, la Piéride est jugée gibier excellent. L'Empuse la guette, la saisit, mais aussitôt l'abandonne, impuissante à la maîtriser. Les grandes ailes du papillon, fouettant l'air, lui impriment des secousses qui la forcent à lâcher prise. Je viens en aide à sa faiblesse. D'un coup de ciseaux je tronque les ailes de la proie. Les manchots, toujours pleins de vie, grimpent au treillage, aussitôt saisis par les Empuses, L'EMPUSE 373 qui les grugent, non effrayées de leurs protestations. Le mets est de leur goût, tout autant que la mouche, et, de plus, copieux, tellement qu'il y a toujours des reliefs dédaignés. La tête seule et le haut de la poitrine sont dévorés ; le reste, abdomen grassouillet, majorité du thorax, pattes et enfin — cela va sans dire — moignons des ailes, sont rejetés intacts. Est-ce là un choix de morceaux plus tendres, plus sapides? Non, car le ventre est à coup sûr plus juteux, et l'Empuse n'en veut pas, elle qui utilise sa mouche jusqu'à la dernière parcelle. C'est tactique de guerre. Je me retrouve en présence d'un opérateur par la nuque, aussi expert que la Mante dans l'art de tuer rapidement la proie qui se débat et trouble les bouchées. Une fois averti, je constate, en effet, que le gibier, n'importe lequel, mouche, criquet, locustien, papillon, est toujours frappé par le col, en arrière. La première morsure porte sur le point qui recèle les ganglions cervicaux; d'où mort, immobilité soudaines. L'inertie complète laissera en paix le consommateur, condition essentielle de tout bon repas. Donc le diablotin, si frêle, possède, lui aussi, le secret d'annihiler sur-le-champ la résistance d'une proie. Il mord à la nuque tout d'abord afin de donner le coup de grâce. Il continue de ronger autour du point de première attaque. Ainsi disparaissent le haut du thorax et la tête du papillon. Mais alors le chasseur est repu. Il lui en faut si peu! Le reste choit à terre, dédaigné, non par défaut de saveur, mais par surabondance. Une Piéride 576 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES excède de beaucoup ses facultés stomacales. Les fourmis profiteront de la desserte. Encore un point à mettre en lumière avant d'assister à la métamorphose. Le mode de station des jeunes Empuses sous la cloche en toile métallique est invaria- blement le même du début à la fin. Accroché au réseau par les griffettes des quatre pattes postérieures, l'insecte occupe le haut du dôme et pend, immobile, le dos en bas, tout le poids du corps supporté par les quatre points de suspension. S'il veut se déplacer, les harpons d'avant s'ouvrent, s'allongent, saisissent une maille et tirent à eux. La courte promenade finie, les pattes ravisseuses se replient contre la poitrine. En somme, ce sont les quatre échasses d'arrière qui soutiennent presque toujours à elles seules l'animal suspendu. Et cette station renversée, si pénible, nous semble-t-il, n'est pas de courte durée; dans mes volières, elle se prolonge une dizaine de mois sans interruption. La mouche, suspendue au plafond, est dans une position pareille, il est vrai ; mais elle a des moments de repos : elle vole, elle marche dans la posture normale, elle s'étale à plat ventre au soleil, Et puis, ses exercices d'acrobate sont de courte saison. Sans relâche, dix mois durant, l'Empuse réalise ce singulier équilibre. Suspendue au treillis le dos en bas, elle chasse, mange, digère, somnole, se dépouille, se transforme, s'accouple, pond et meurt. Elle a grimpé là-haut toute jeune; elle en tombe rassasiée de jours et devenue cadavre. A l'état libre, les choses ne se passent pas tout à fait L'EMPUSE 377 ainsi. L'insecte stationne sur les broussailles le dos en haut; il s'équilibre suivant la pose réglementaire et ne se renverse qu'en des circonstances de loin en loin répétées. Non habituelle à leur race, la longue suspension de mes incarcérées n'est que plus remarquable. Gela fait songer aux chauves-souris, appendues, la tête en bas, par les pattes d'arrière, au plafond de leurs cavernes. Une structure spéciale des doigts permet à l'oiseau de dormir sur une patte, qui serre automatique- ment, sans fatigue, le rameau balancé. L'Empuse ne me montre rien d'analogue à ce mécanisme. L'extrémité de ses pattes ambulatoires a la conformation ordinaire : au bout double griffe, double croc de romaine, et voilà tout. Je souhaiterais que l'anatomie me montrât en jeu, dans ces tarses, dans ces jambes moindres que des fils, les muscles, les nerfs, les tendons qui commandent les griffettes et les maintiennent dix mois fermées sans lassi- tude pendant la veille et pendant le sommeil. Si quelque subtil scalpel s'occupe de ce problème, je lui en recom- manderai un autre, plus singulier encore que celui de TEmpuse, de la chauve-souris et de l'oiseau. C'est l'attitude de certains hyménoptères pendant le repos nocturne. Une Ammophile à pattes antérieures rouges (Ammo- phila holosericea) est fréquente dans mon enclos sur la fin d'août, et choisit pour dortoir certaine bordure de lavande. Au crépuscule, surtout lorsque la journée a été étouffante et qu'un orage couve, je suis certain d'y trouver établie l'étrange dormeuse. Ah! l'originale atti- 378 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES tude pour se reposer la nuit! La tige de lavande est saisie à pleines mandibules. Sa forme carrée donne base plus ferme que ne le ferait la forme ronde. Avec cet unique appui, le corps de l'insecte longuement se projette en l'air, rigide, les pattes repliées. Il fait un angle droit avec l'axe de sustentation, de manière que le poids total de la bête, devenue bras de levier, a pour antagoniste le seul effort des man- dibules. L'Ammophile dort tendue dans l'espace à la force des mâchoires. Il n'y a que les bêtes pour avoir de ces idées-là, qui bouleversent nos Ammophila holosericea, .. , <->,. ., grossi i fois 1/4. conceptions du repos. Si 1 orage qui menaçait éclate, si le vent agite la tige, l'endormie n'a souci de son branlant hamac; tout au plus vient-elle pour un moment appuyer un peu les pattes antérieures sur le mât secoué. L'équilibre rétabli, la pose favorite de levier horizontal est reprise. Peut-être les mandibules ont-elles, comme les doigts de l'oiseau, la faculté de mieux serrer à mesure que le vent berce. L'Ammophile n'est pas la seule à dormir dans cette singulière position; bien d'autres l'imitent, Anthidies, Odynères, Eucères, et principalement les mâles. Tous happent une tige avec les mandibules et sommeillent, le corps tendu, les pattes repliées. Quelques-uns, les plus corpulents, se permettent d'appuyer sur le mât le bout du ventre courbé en arc. Cette visite au dortoir de certains hyménoptères n'explique pas le problème de l'Empuse; elle en suscite L'EMPUSE 379 un autre, non moins difficile. Elle nous dit combien nous sommes peu clairvoyants encore lorsqu'il s'agit d'inter- préter ce qui est fatigue et ce qui est repos dans les rouages de la machine animale. L'Ammophile, avec son paradoxe de statique mandibulaire ; l'Empuse, avec ses crocs de romaine non lassés par une suspension de dix mois, laissent perplexe le physiologiste, qui se demande en quoi consiste vraiment le repos. En réalité, de repos il n'y en a point, hors celui qui met fin à la vie. La lutte ne cesse pas; toujours quelque muscle peine, quelque tendon tiraille. Le sommeil, qui semble un retour au calme du néant, est, comme la veille, un effort, ici par la patte, le bout de la queue roulé; là par la griffe, la mâchoire. Vers le milieu de mai s'accomplit la transformation et apparaît l'Empuse adulte, remarquable de forme et de costume encore plus que la Mante religieuse. Des extravagances larvaires, elle garde la mitre pointue, les brassards en scie, le long corsage, les genouillères, la triple rangée de lamelles à la face inférieure du ventre; mais actuellement l'abdomen ne se recourbe plus en crosse, et l'animal possède tournure plus correcte. De grandes ailes d'un ver tendre, roses à l'épaule et promptes d'essor dans l'un comme dans l'autre sexe, font toit au ventre, zone en dessous de blanc et de vert. Le mâle, sexe coquet, s'empanache d'antennes plumeuses, sem- blables à celles de certains papillons crépusculaires, les Bombyx. Pour la taille, il est presque l'équivalent de sa compagne. Quelques menus détails de structure à part, l'Empuse est 38o SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la Mante religieuse. Le paysan s'y méprend. Lorsque, au printemps, il rencontre l'insecte mitre, il croit voir le vul- gaire Prègo-Diéu, fils de l'automne. Des formes pareilles sembleraient signe de parité de mœurs. Séduit par l'ar- mure hétéroclite, on serait même tenté d'attribuer à l'Em- puse un genre de vie plus atroce encore que celui de la Mante. Je le pensais ainsi d'abord, et chacun pense- rait de même, confiant en de fallacieuses analogies. Nouvelle erreur à dissi- per : malgré son aspect belliqueux, l'Empuse est une bête pacifique, qui Empusa paupcrata. ne dédommage guère des frais d'éducation. Installée sous cloche, soit par assemblées d'une demi- douzaine, soit par couples séparés, à aucun moment elle ne se départit de sa placidité. Comme la larve, elle est très sobre, satisfaite d'une mouche ou deux pour ration quotidienne. Les forts mangeurs sont turbulents. Gonflée de criquets, la Mante aisément s'irrite et pose pour la boxe. L'Empuse, à frugale collation, ne connaît pas les démons- trations hostiles. Jamais, entre voisines, de noise; jamais de ces brusques déploiements d'ailes chers à la Mante pour prendre l'attitude spectrale avec souffle de couleuvre surprise; jamais la moindre velléité de ces festins de cannibale où se dévore la sœur vaincue au pugilat. Ces horreurs sont ici totalement inconnues. VEMPUSE 381 Sont inconnues aussi les tragiques amours. Le mâle est assidu, entreprenant, et soumis à longue épreuve avant le succès. Des jours et des jours, il harcèle sa compagne, qui finit par céder. Tout est correct après la noce. L'empanaché se retire, respecté de la femelle, et vaque à ses petites affaires de chasse sans danger aucun d'être appréhendé et dévoré. Les deux sexes cohabitent en paix, indifférents l'un à l'autre, jusque vers le milieu de juillet. Alors le mâle, usé par l'âge, se recueille, ne chasse plus, titube, peu à peu descend des hauteurs du dôme treillissé et s'affale enfin sur le sol. Il finit de sa belle mort. L'autre, celui de la Mante religieuse, finit, ne l'oublions pas, dans l'estomac de la goulue. La ponte suit de près la disparition des mâles. Sur le point de nidifier, l'Empuse n'a pas la ventripotence de la Mante religieuse, alourdie par sa fécondité. Toujours svelte et apte à l'essor, elle annonce lignée peu nom- breuse. Son nid, en effet, fixé sur un chaume, une brin- dille, un éclat de pierre, est petite construction tout autant que celui de la Mante naine, VAmeles decolor, et mesure un centimètre de longueur au plus. La forme générale est celle d'un trapèze dont les moindres côtés seraient, l'un faiblement convexe, et l'autre incliné en talus. D'habitude, au sommet de ce talus se dresse un appendice filiforme rappelant, sous un aspect plus délié, l'éperon final des nids de la Mante et de VAmeles. Là s'est figée, étirée en fil, la dernière goutte des matériaux visqueux. Leur édifice terminé, les maçons plantent à la cime un rameau de verdure enrubanné. 3 Sa SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES De même, les Mantiens dressent un mât sur le nid parachevé. Un badigeon grisâtre, très mince, formé d'écume desséchée, couvre l'œuf de l'Empuse, surtout à la face supérieure. Sous ce délicat enduit, aisément disparu, se montre la substance fondamentale, homogène, cornée et d'un roux pâle. Six ou sept sillons, peu sensibles, découpent les flancs en tranches courbes. Après l'éclosion, sur la crête de l'édifice, s'ouvrent une douzaine d'orifices ronds, en deux rangées qui. alternent. Ce sont les portes de sortie des jeunes larves. La margelle, un peu saillante, se continue d'une ouverture à l'autre en une sorte de ruban à double série d'anses alternées. Il est visible que les ondulations de ce ruban sont le résultat d'un mouvement oscillatoire de l'oviducte en travail. Ces trous de sortie, si réguliers de forme et d'arrangement, complétés par les côtes latérales du nid, donnent l'image de deux mignonnes flûtes de Pan juxta- posées. A chacun correspond une loge où se dressent deux œufs. Le total de la ponte est donc de deux douzaines environ. Je n'ai pas assisté à l'éclosion. J'ignore si la larve est précédée, comme celle de la Mante religieuse, d'un état transitoire propre à faciliter la délivrance. Il pourrait bien se faire qu'il n'y eût ici rien de pareil, tant les choses sont bien préparées pour la sortie. Au-dessus des loges bâille un vestibule très court, libre de tout obstacle. Il est bouché uniquement par un peu de matière spumeuse, très friable, qui doit aisément céder aux mandibules des L'EMPUSE 383 nouveau-nés. Avec cet ample couloir conduisant au dehors, longues pattes et fines antennes cessent d'être appendices embarrassants; et l'animalcule peut fort bien les avoir libres dès la sortie de l'œuf, sans passer par l'état de larve primaire. N'ayant pas vu, je me borne à mentionner la probabilité de la chose. Encore un mot sur les mœurs comparées. A la Mante la bataille, le cannibalisme; à l'Empuse l'humeur paci- fique, le respect entre pareilles. D'où peuvent provenir des différences morales aussi profondes lorsque l'organi- sation est la même? Du régime peut-être. La frugalité effectivement adoucit le caractère, chez la bête comme chez l'homme; la ripaille l'abrutit. Le goinfre gorgé de viandes et d'alcool, ferment des bestiales colères, ne saurait avoir l'aménité du frugal qui trempe son pain dans un peu de lait. La Mante est ce goinfre, l'Empuse est ce frugal. Accordé. Mais d'où proviennent à l'une la boulimie, à l'autre la sobriété, lorsque l'organisation presque identique semble- rait devoir amener l'identité des besoins? Les Mantiens nous répètent, à leur manière, ce que bien d'autres nous ont déjà dit : les propensions, les aptitudes ne sont pas sous la dépendance exclusive de l'anatomie; bien au- dessus des lois physiques qui régissent la matière, planent d'autres lois régissant les instincts. TABLE DES MATIERES Vr: s. AVAXT-PROPOS I I. Le Scarabée sacré. — La pilule 15 II. Le Scarabée sacré. — La poire 29 III. Le Scarabée sacré. — Le modelage 47 IV. Le Scarabée sacré. — La larve ^9 V. Le Scarabée sacré. — La nymphe, la libération .... 73 VI. Le Scarabée à large cou. — Les Gymnopleures. ... 91 VII. Le Copris espagnol. — La ponte 109 VIII. Le Copris espagnol. — Mœurs de la mère 133 IX. Les Onthophages. — Les Oniticelles 159 X. Les Géotrupes. — L'hygiène générale 177 XI. Les Géotrupes. — La nidification 193 XII. Les Géotrupes. — La larve 213 XIII. La fable de la Cigale et la Fourmi 229 XIV. La Cigale. — La sortie du terrier 245 XV. La Cigale. — La transformation 2S7 XVI. La Cigale. — Le chant 209 XVII. La Cigale. — La ponte. — L'éclosion 2S7 XVIII. La Mante. — Lâchasse ^09 XIX. La Mante. — Les amours ^27 XX. La Mante. — Le nid 355 XXI. La Mante. — L'éclosion 353 XXII. L'Lmpuse 369 Coulontmiers. — Imp. Paul BRODARD. — 2650-9-23. SMITHSONIAN INSTITUTION LIBRARIES