-W mm WM M i. J.-H. Fabre Souvenirs Entomologiques SIXIEME SERIE ETUDES sur l'Instinct et les Mœurs des Insectes PARIS LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE l5, RUE SOUFFLOT, l5 m'i: SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES (sixième série) SOCIETE ANONYME D IMPRIMERIE DE VILLEFRANCHE-DE-RODERGUB Jules Bardoux , Directeur. J.-H. FABRE J.-H. FABRE SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ^SIXIÈME série) ETUDES SUR 1/ INSTINCT ET LES MŒURS DES INSECTES PARIS LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE 15, RUE SOUFFLOT, 15 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES (sixième série) LE SISYPHE. l'instinct DE LA PATERNITÉ Les devoirs de la paternité ne sont guère imposés qu'aux animaux supérieurs. L'oiseau y excelle; le vêtu de poils s'en acquitte honorablement. Plus bas, indif- férence générale du père à l'égard de la famille. Bien peu d'insectes font exception à cette règle. Si tous sont d'une ardeur frénétique à procréer, presque tous aussi, la passion d'un instant satisfaite, rompent sur-le-champ les relations de ménage et se retirent insoucieux de la nitée, qui se tirera d'affaire comme elle pourra. Cette froideur paternelle, odieuse dans les rangs éle- vés de l'animalité où la faiblesse des jeunes demande assistance prolongée, a ici pour excuse la robusticité dunouveau-né, qui, sans aide, sait cueillir ses bouchées, pourvu qu'il se trouve en lieu propice. Lorsqu'il suffit à la Piéride, pour la prospérité de sa race, de déposer ses œufs sur les feuilles d'un chou, à quoi bon la solli- citude d'un père? L'instinct botanique de la mère n'a pas besoin d'aide. A l'époque de la ponte, l'autre serait un 1 2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES importun. Qu'il s'en aille coqueter ailleurs ; il trouble- rait la grave affaire. La plupart des insectes pratiquent pareille éducation sommaire. Ils n'ont qu'à faire choix du réfectoire oii s'établira la famille, aussitôt éclose, ou bien de l'em- placement qui permettra aux jeunes de trouver d'eux- mêmes les vivres à leur convenance. Nul besoin du père en ces divers cas. Après la noce, le désœuvré, désormais inutile, traîne donc quelques jours encore vie languissante et périt enfin sans avoir donné le moindre concours à l'installation des siens. Les choses ne se passent pas toujours avec cette rudesse. Il est des tribus qui assurent une dot à leur famille, qui lui préparent d'avance le vivre et le cou- vert. L'hyménoptère, notamment, est maître dans l'in- dustrie des celliers, des jarres, des outres oi!i s'amasse la pâtée de miel destinée aux jeunes; il connaît à la perfection l'art des terriers où s'empile la venaison, nourriture des vermisseaux. Or à cette œuvre énorme, tout à la fois de construc- tion et d'approvisionnement, à ce labeur où se dépense la vie entière, la mère seule travaille, excédée de beso- gne, exténuée. Le père, grisé de soleil aux abords du chantier, regarde faire la vaillante, et se tient quitte de toute corvée lorsqu'il a quelque peu lutine les voisines. Que ne lui vient-il en aide? Ce serait le cas ou jamais. Que ne prend-il exemple sur le ménage des hirondel- les, apportant l'une et l'autre sa paille, sa motte de mortier à l'édifice, son moucheron à la couvée? Il n'en fera rien, alléguant peut-être pour excuse sa faiblesse relative. Mauvaise raison : découper une rondelle de feuille, ratisser du coton sur une plante veloutée, cueil- LE SISYPHE. — INSTINCT DE LA PATERNITE 3 lir une parcelle de ciment aux lieux fangeux, ce n'est pas là travail au-dessus de ses forces. Il pourrait très bien collaborer, au moins comme manœuvre, bon à cueillir ce que la mère, mieux entendue, mettrait en place. Le véritable motif de son inaction c'est l'ineptie. Chose étrange : l'hyménoptère, le mieux doué des insectes industrieux, ne connaît pas le travail paternel. Lui, en qui les exigences des jeunes sembleraient de- voir développer de hautes aptitudes, il reste aussi borné ([u'un papillon, dont la famille coûte si peu à établir. Le don de l'instinct échappe à nos prévisions les mieux fondées. 11 nous échappe si bien, qu'à notre extrême surprise se trouve, chez le manipulateur de Rente, la noble préro- gative dont le mellifôre est privé. Divers bousiers pra- tiquent les allégements du ménage et connaissent la puissance du travail à deux. Rappelons-nous le couple Géotrupe préparant de concert le patrimoine de la larve; remettons-nous en mémoire le père qui prête à sa com- pagne le concours de sa robuste presse dans la fabrica- tion des boudins comprimés. Mœurs familiales super- bes, bien étonnantes au milieu de l'isolement général. A cet exemple, unique jusqu'ici, des recherches con- tinuées dans cette voie me permettent aujourd'hui d'en adjoindre trois autres, d'intérêt non moindre; et tous les trois nous sont encore fournis par la corporation des bousiers. Je vais les exposer, mais en abrégeant, car bien des points répéteraient l'histoire du Scarabée sacré, du Gopris espagnol et des autres. Le premier nous vient du Sisyphe [Sisyphus Schœ/feri, Lin.), le plus petit et le plus zélé de nos routeurs de pilules. Nul ne l'égale en vive prestesse, gauches cul- 4 SOUVENIRS ENÏOMOLOGIQUES butes et soudaines dégringolades sur des voies impos- sibles où son entêtement le ramène toujours. En sou- venir de cette gymnastique effrénée, Latreille a donné à l'insecte le nom de Sisyphe, célébrité des antiques enfers. Le malheureux terriblement peine, ahane pour hisser au sommet d'une montagne un rocher énorme qui chaque fois lui échappe au moment d'atteindre la cime et revient au bas de la pente. Recommence, pau- vre Sisyphe, recommence encore, recommence tou- jours : ton supplice ne se terminera que lorsque le bloc sera là-haut, solidement assis. Ce mythe me plaît. C'est un peu l'histoire de beau- coup d'entre nous, non odieux scélérats, dignes d'é- ternels tourments, mais gens de bien, laborieux, utiles, au prochain. Un seul crime leur est à expier : la pau- vreté. Un demi-siècle et plus, pour mon compte, j'ai laissé des lambeaux saignants aux angles de l'âpre montée; j'ai sué toutes mes moelles, tari mes veines, dépensé sans compter mes réserves d'énergie pour hisser là-haut, en lieu sûr, mon écrasant fardeau, le pain de chaque jour ; et la miche à peine équilibrée, la voilà qui glisse, se précipite, s'abîme. Recommence, pauvre Sisyphe, recommence jusqu'à ce que le bloc, retombant une dernière fois, te fracasse la tcte et te délivre enfin. Le Sisyphe des naturalistes ignore ces amertumes- Allègre, insoucieux des rampes escarpées, il trimbale son bloc, tantôt pain à lui, tantôt pain de ses fils. Il est très rare ici ; je ne serais jamais parvenu à me procurer le nombre de sujets convenable âmes desseins, sans un auxiliaire qu'il est opportun de présenter au lecteur, car il interviendra plus d'une fois dans ces récits. C'est mon lils, petit Paul, garçonnet de sept ans. LE SISYPHE. — INSTINCT DE LA PATERNITÉ 5 Assidu compagnon de mes chasses, il connaît comme pas un de son âge les secrets de la Cigale, du Criquet, du Grillon et surtout du Bousier, sa grande joie. A vingt pas de distance, son clair regard distingue, des amas fortuits, le vrai monceau des terriers ; son oreille fine entend la subtile stridulation de la Sauterelle qui pour moi est silence. Il me prête sa vue, il me prête son ouïe ; en échange, je lui livre l'idée, qu'il accueille attentif, en levant vers moi ses grands yeux bleus interrogateurs. Oh ! l'adorable chose que la première floraison intel- lectuelle ; le bel âge que celui oii la candide curiosité s'éveille, s'informant de tout! Donc petit Paul a sa volière où le Scarabée lui confectionne des poires ; son jardinet, grand comme un mouchoir, où germent des haricots, déterrés souvent pour voir si la radicule s'al- longe ; sa plantation forestière où se dressent quatre chênes hauts d'un pan, munis encore sur le côté du gland nourricier à double mamelle. Cela fait diversion à l'aride grammaire, qui n'en marche pas plus mal. Que de belles et bonnes choses l'histoire naturelle pourrait loger dans les têtes enfantines, si la science daignait se faire aimable avec les petits ; si nos casernes universitaires s'avisaient d'adjoindre à l'étude morte des livres l'étude vivante des champs ; si le lacet des programmes, chers aux bureaucrates, n'étranglait toute initiative de bonne volonté! Petit Paul, mon ami, étudions autant que possible à la campagne, parmi les romarins et les arbousiers. Nous y gagnerons vigueur du corps et vigueur de l'esprit ; nous y trouverons le beau et le vrai mieux que dans les bouquins. Aujourd'hui le tableau noir chôme ; c'est fête. On 6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES s'est levé matin en vue de l'expédition projetée, si matin qu'il te faut partir à jeun. Sois tranquille : l'ap- pétit venu, on fera halte à l'ombre, et tu trouveras dans mon sac le viatique habituel, pomme et morceau de pain. Le mois de mai s'approche; le Sisyphe doit avoir paru. Il s'agit maintenant d'explorer, aux pieds de la montagne, les maigres pelouses oii les troupeaux ont passé ; nous aurons à casser entre les doigts, une à une, les brioches du mouton cuites par le soleil et conser- vant encore un noyau de mie sous leur croûte. Nous y trouverons le Sisyphe, blotti et attendant là aubaine plus fraîche que fournira le pacage du soir. Endoctriné sur ce secret que m'avaient révélé les trouvailles fortuites d'antan, petit Paul passe aussitôt maître dans l'art d'énucléer le crottin. Il y met tant de zèle, tant de flair des bons morceaux, qu'en un petit nombre de séances je suis approvisionné au delà de mes ambitions. Me voici possesseur de six couples de Sisyphes, richesse inouïe, sur laquelle j'étais bien loin de compter. Leur éducation n'exige pas la volière. La cloche en toile métallique suffit, avec lit de sable et vivres de leur goût. Ils sont si petits, à peine un noyau de cerise 1 Cu- rieux de forme malgré tout. Corps trapu, atténuant son arrière en ogive; pattes très longues, imitant, étalées, celles de l'araignée ; les postérieures démesurées et courbes, excellentes pour enlacer, enserrer la pilule. La pariade se fait vers le commencement de mai, à la surface du sol, parmi les reliefs du gâteau dont on vient de festoyer. Bientôt vient le moment d'établir la famille. D'un zèle égal, les deux conjoints prennent part à la fois au pétrissage, au charroi, à l'enfournement LE SISYPHE. — INSTINCT DE LA PATERNITÉ 7 (lu pain des fils. Avecle couperet des pattes antérieures, un lopin de grosseur convenable est taillé dans le bloc mis à leur disposition. Père et mère, de concert, mani- pulent le morceau, le tapent à petits coups, le compri- ment, le façonnent en une bille du volume d'un gros pois. Ainsi que cela se passe dans les ateliers du Scarabée, la configuration exactement ronde est obtenue sans l'intervention mécanique du roulis. Avant de changer de place, avant même d'être ébranlé sur son point d'appui, le lopin est modelé en sphère. Encore un géo- Le Sisyphe de Schœffer. mètre versé dans la forme la mieux appropriée à la longue durée des conserves alimentaires. La boule est bientôt prête. Il faut maintenant lui faire acquérir, par un véhément roulage, la croûte qui proté- gera la mie d'une évaporation trop prompte. La mère, reconnaissable à sa taille un peu plus forte, s'attelle à la place d'honneur, en avant. Les longues pattes posté- rieures sur le sol, les antérieures sur la bille, elle tire à elle en reculant. Le père pousse à l'arrière dans une position inverse, la tête en bas. C'est exactement la méthode du Scarabée, travaillant à deux, mais dans un autre but. L'attelage du Sisyphe véhicule la dot d'une larve; celui du grand pilulaire fait charroi pour un gueuleton que consommeront sous terre les deux asso- ciés de rencontre. 8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Voilà le couple parti, sans but déterminé, à travers les accidents quelconques du terrain, impossibles à éviter dans cette marche à reculons. Du reste, ces obsta- cles seraient-ils aperçus que le Sisyphe ne chercherait pas à les contourner, témoin son opiniâtreté à vouloir gravir le treillage de la cloche. Entreprise rude, impraticable. S'agriffant des pattes postérieui'es aux mailles de la toile métallique, la mère tire à elle, entraîne le faix; puis elle enlace le globe, le tient suspendu. Le père, manquant d'appui, se cram- ponne à la pilule, s'y incruste pour ainsi dire, ajoute son poids à celui de la masse et laisse faire. L'effort est trop grand pour durer. La bille et l'incrusté, bloc uni- que, tombent. D'en haut, la mère regarde un instant, surprise, et tout aussitôt se laisse choir pour reprendre la pilule et recommencer l'essai de l'impossible escalade Après chutes et rechutes, l'ascension est abandonnée. Le charroi en plaine ne se fait pas non plus sans encombre. A tout instant, sur le monticule d'un gravier, la charge verse, et l'attelage culbute, gigote, le ventre en l'air. Ce n'est rien, moins que rien. On se relève, on se remet en posture, toujours allègre. Ces dégringola- des qui projettent si souvent le Sisyphe sur l'échiné ne donnent pas souci ; on dirait même qu'elles sont recherchées. Ne faut-il pas mûrir la pilule, lui donner consistance? Et dans ces conditions heurts, chocs, chu- tes, cahots, entrent dans le programme. Ce fol trimba- lement dure des heures et des heures. Enfin la mère, jugeant la chose bonifiée à point, s'é- carte un peu à la recherche d'un emplacement favora- ble. Le père garde, accroupi sur le trésor. Si l'absence de sa compagne se prolonge, il se distrait de ses ennuis en LE SISYPHE. — INSTINCT DE LA PATERNITÉ 9 faisant rapidement tourner sa pilule entre ses jambes postérieures, dressées en l'air. Il jongle en quelque sorte avec la chère bille ; il en éprouve la perfection sous les branches courbes de son compas. A le voir se tré- mousser dans cette joyeuse pose, qui mettrait en doute sa vive satisfaction du père de famille assuré de l'ave- nir des siens? C'est moi, semble-t-il dire, c'est moi qui l'ai pétri, ce pain mollet si rond ; c'est moi qui l'ai bou- langé pour mes fils. Et il exhausse, en vue de tous, ce magnifique certificat de laborieux. Cependant la mère a fait choix de l'emplacement. Une dépression est creusée, simple amorce du terrier €n projet. La pilule est amenée à proximité. Le père, gardien vigilant, ne s'en dessaisit pas, tandis que la mère fouille des pattes et du chaperon. Bientôt la fos- sette est suffisante pour recevoir la bille, chose sacrée dont le contact immédiat s'impose : l'insecte doit la sen- tir osciller en arrière, sur son dos, à l'abri des para- sites, pour se décider à creuser plus avant. Il redoute ce qui pourrait arriver au petit pain abandonné sur le seuil du terrier jusqu'à l'achèvement de la demeure. Aphodies et moucherons ne manquent pas, qui s'en empareraient. Surveiller et se méfier est prudent. La pilule est donc introduite, à demi incluse dans l'ébauche de cuvette. La mère, en dessous, enlace et tire; le père, en dessus, modère les secousses et prévient les éboulements. Tout va bien. La fouille est reprise, <3t la descente se continue, toujours avec la même pru- dence, l'un des Sisyphes entraînant la pièce, l'autre réglant la chute et déblayant ce qui pourrait gêner la manœuvre. Encore quelques efforts, et la pilule dispa- rait sous terre avec les deux mineurs. Ce qui suit ne 10 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES peut être, un certain temps encore, que la répétition de ce que nous venons de voir. Attendons une demi- journée environ. Si notre surveillance ne s'est pas lassée, nous ver- rons le père reparaître seul à la surface et se blottir dans le sable non loin du terrier. Retenue là-bas par des soins oii son compagnon ne lui serait d'aucun secours, la mère retarde habituellement sa sortie jus- qu'au lendemain. Enfin elle se montre. Le père sort de la cachette où il somnolait, et la rejoint. Le couple, de nouveau réuni, va au monceau de vivres, s'y res- taure, puis y taille un second lopin, auquel tous les deux collaborent encore, tant pour le modelage que pour le charroi et la mise en silo. Cette fidélité conjugale m'agrée. Est-elle bien la règle? Je n'oserais l'affirmer. Il doit y avoir là des volages qui, dans la mêlée sous un large gâteau, oublient la première boulangère dont ils ont été les mitrons, et se vouent au service d'une autre, rencontrée par hasard; il doit y avoir des ménages temporaires, divorçant après une simple pilule. N'importe : le peu que j'ai vu me donne haute estime des mœurs familiales du Sisyphe. Résumons ces mœurs avant d'en venir au contenu du terrier. Tout autant que la mère, le père travaille à l'extraction et au modelage de la pièce qui sera la dot d'une larve; il prend part au charroi, avec un rôle secondaire il est vrai; il veille sur le pain lorsque la mère s'absente à la recherche du point où se creusera le caveau; il prête assistance aux travaux de fouille; il voiture au dehors les déblais de la crypte ; enfin, pour couronner ces qualités, il est, dans une large mesure, fidèle à son épousée. LE SISYPHE. — INSTINCT DE LA PATERNITÉ 11 Le Scarabée nous montre quelques-uns de ces traits. Il pratique assez volontiers la manipulation de la pi- lule à deux, il connaît le charroi par double attelage en sens inverse. Mais, répétons-le, cette mutualité de services a pour mobile l'égoïsme : les deux collabora- teurs travaillent et véhiculent la pièce à leur seule in- tention. C'est pour eux tourte de festin et rien autre. En son ouvrage concernant la famille, la mère Scara- bée n'a pas d'auxiliaire. Seule elle conglobe sa sphère, l'extrait du tas, la roule à reculons, dans la posture renversée qu'adopte le mâle du couple Sisyphe; seule Pilule de Sisyphe de Schœffer. elle creuse le terrier, seule elle emmagasine. Oublieux de la pondeuse et de la nitée, l'autre sexe ne concourt en rien à l'exténuante besogne. Quelle différence avec le pilulaire nain ! L'heure est venue de visiter le terrier. C'est, à une médiocre profondeur, une niche étroite, juste suffisante aux évolutions de la mère autour de son ouvrage. Par son exiguïté, le logis nous apprend que le père ne peut y prolonger son séjour. L'atelier prêt, il doit se retirer pour laisser à la modeleuse liberté de mouvements. Nous l'avons vu, en effet, remonter à la surface bien avant la mère. Le contenu de la crypte consiste en une seule pièce, chef-d'œuvre de plastique. C'est une mignonne réduc- 12 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES lion de la poire du Scarabée , réduction qui , par sa petitesse, fait mieux valoir le poli des surfaces et la gracieuseté des courbures. Son grand diamètre oscille entre douze et dix-huit millimètres. L'art des bousiers a là son produit le plus élégant. Mais cette perfection est de brève durée. Bientôt la gentille poire se couvre d'excroissances noueuses , noi- res, contournées, qui la déparent de leurs verrues. Une partie de la surface, intacte du reste, disparaît voilée par un amas informe. L'origine de ces disgracieuses nodosités m'a tout d'abord dérouté. Je soupçonnais quelque végétation cryptogamique, quelque sphériacée, par exemple , reconnaissable à son encroûtement noir et mamelonné. La larve m'a tiré d'erreur. C'est, comme de règle, un ver courbé en crochet, porteur sur le dos d'une ample poche ou gibbosité, signe d'un prompt fienteur. Comme celui du Scarabée, il excelle, en effet, à boucher les pertuis accidentels de sa coque avec un jet instantané de ciment stercoral, toujours en réserve dans la besace. 11 pratique, en outre, un art de vermicellerie inconnu des pilulaires, sauf le Scarabée à large cou , qui d'ailleurs en fait rare- ment usage. Les larves des divers bousiers utilisent les résidus digestifs à crépir de stuc leur loge, qui, par son ampleur, se prête à ce mode de débarras, sans qu'il soit néces- saire d'ouvrir des fenêtres momentanées par où s'ex- pulsera l'ordure. Soit pour cause de large insuffisant, soit pour d'autres motifs qui m'échappent, la larve du Sisyphe, la part faite à l'enduit réglementaire de l'inté- rieur, évacue au dehors l'excédent de ses produits. Suivons de près une poire lorsque la recluse est déjà LE SISYPHE. — INSTINCT DE LA PATERNITÉ 13 grandelette. Un moment ou l'autre, il nous arrivera de voir un point quelconque de la surface s'humecter, se ramollir, s'amincir; puis, à travers l'écran sans consis- tance, un jet d'un vert sombre s'élèvera, s'affaissant sur lui-môme, se tirebouchonnant. Une verrue de plus est formée. Elle deviendra noire par la dessiccation. Que s'est-il donc passé ? Dans la paroi de sa coque, la larve a ouvert une brèche temporaire ; et, par le sou- pirail où reste encore un mince voile, elle a expulsé l'excès de ciment dont elle ne pouvait faire emploi chez La même pilule avec déjections de la larve h travers la paroi. elle. Elle a fienté à travers la muraille. La lucarne volontairement pratiquée ne trouble en rien la sécurité du ver, car elle est aussitôt bouchée , et de façon her- métique, avec la base du jet, que comprime un coup de truelle. Avec un bouchon si prestement mis en place, les vivres se conserveront frais malgré de fréquentes trouées à la panse de la poire. Nul risque de l'aftlux de l'air sec. Le Sisyphe paraît aussi au courant du péril auquel s'exposerait plus tard , en temps de canicule , sa poire si petite et si peu profondément enterrée. Il est très précoce. Il travaille en avril et mai, alors que l'atmos- phère est clémente. Dès la première quinzaine de juillet, avant que soient venus les terribles jours caniculaires, 14 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES sa famille rompt les coques et se met en recherche du monceau qui lui fournira le vivre et le couvert pendant la brûlante saison. Viendront après les courtes liesses de l'automne, la retraite sous terre pour la torpeur de l'hiver, le réveil printanier, et enfin, pour clore le cycle, la fête des pilules roulées. Une observation encore sur le compte du Sisyphe. Mes six couples sous cloche métallique m'ont fourni cinquante-sept pilules peuplées. Ce recensement fait foi de neui aaissances en moyenne par ménage , nom- bre que le Scarabée sacré est loin d'atteindre. A quelle cause rapporter la florissante nitée ? Je n'en vois qu'une : le père travaillant à l'égal de la mère. Des charges de famille qui excéderaient les forces d'un seul ne sont pas trop lourdes, supportées à deux. II LE COPRIS LUNAIB.il- L OPflTIS BISON Inférieur de taille au Copris espagnol et moins exi- geant que lui en douceur de climat, le Copris lunaire {Copris lunaris, Lin.) va nous confirmer le dire du Sisyphe sur le rôle du concours du père dans la pros- périté de la famille. Nos pays n'ont pas son égal en bizar- rerie des atours masculins. Corne sur le front ainsi que l'autre ; au milieu du corselet, promontoire à double crénelure; aux épaules, pointe de hallebarde et pro- fonde entaille en croissant. Le climat de la Provence et la parcimonie des vivres dans les garrigues du thym ne lui conviennent pas. Il lui faut des régions moins arides, à pâturages où les galettes bovines lui fournis- sent copieuse pro vende. Ne pouvant compter sur les rares sujets que l'on rencontre ici de loin en loin, j'ai peuplé ma volière avec des étrangers envoyés de Tournon par ma fille Aglaé. Le mois d'avril venu, elle se livra, sur ma demande, à d'infatigables recherches. Rarement tant de bouses de vache ont été soulevées du bout de l'ombrelle; rare- ment, avec telle affection, doigts délicats ont rompu les tourtes des pacages. Au nom de la science, merci à la vaillante ! Le succès répondit au zèle déployé. J'étais possesseur 16 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de six couples, immédiatement installés dans la volière oii l'année précédente avait travaillé le Copris espagnol. Je sers le mets national, l'opulente fouace fournie par la vache de ma voisine. Aucun signe de nostalgie parmi les dépaysés, qui bravement se mettent à l'ouvrage sous le mystérieux couvert du gâteau. Au milieu de juin, première fouille. Je suis ravi de ce que met à nu, petit à petit, ma lame de couteau, abattant la terre par tranches verticales. Dans le sable, chaque couple s'est creusé une salle superbe, comme jamais le Scarabée sacré ni le Copris espagnol ne m'en ont montré d'aussi spacieuse et d'aussi hardie en por- tée de voûte. Le grand axe mesure un décimètre et demi et au delà; mais le plafond, très surbaissé, n'a guère que cinq à six centimètres de flèche. Le contenu répond à l'exagération du logis. C'est une pièce digne des noces de Gamache, une tourte de l'ampleur de la main, d'épaisseur médiocre et de contour variable. J'en trouve d'ovalaires, de courbées en rein, d'étoilées en courtes digitations, d'allongées en langue de chat. Caprices de mitron que ces menus détails. L'essentiel, l'immuable, c'est ceci : dans les six boulangeries de ma volière, les deux sexes sont toujours présents à coté du monceau de pâte qui, ma- laxée suivant les règles, maintenant fermente et mûrit. Que prouve cette longue durée de la vie en ménage? Elle prouve que le père a pris part à l'excavation de la crypte, à l'emmagasinement des victuailles cueillies sur le seuil de la porte brassée par brassée , au pétris- sage de tous les lopins en un bloc unique, mieux apte à se bonifier. Un encombrant désœuvré, un inutile, ne resterait pas là; il remonterait à la surface. Le père est LE COPRIS LUNAIRE. — L'OMTIS BISON 17 donc un collaborateur assidu. Son concours semble môme devoir se prolonger encore. Nous verrons. Bonnes bètes, ma curiosité vient de troubler votre ménage; mais vous en étiez aux débuts, vous appen- diez, comme on dit, la crémaillère. Peut-être est-il dans vos moyens de refaire ce que je viens de saccager. Essayons. L'établissement est remis en état avec des vivres frais. C'est à vous maintenant d'excaver de nouveaux terriers, d'y descendre de quoi remplacer le gâteau que je vous ai dérobé, et de subdiviser après le bloc, amélioré par le repos, en rations conve- Le Copris lunaire. nables aux besoins des larves. Le ferez-vous? Je l'es- père. Ma foi dans la persévérance des ménages éprouvés n'a pas été déçue. Un mois plus tard, au milieu de juil- let, je me permets une seconde visite. Les celliers sont renouvelés, aussi spacieux qu'au début. En outre, ils sont à l'heure actuelle capitonnés d'un molleton de bouse sur le plancher et une partie des parois latérales. Les deux sexes sont encore présents ; ils ne se quitte- ront qu'à la fm de l'éducation. Le père, moins bien doué en tendresse familiale, ou peut-être plus craintif, cher- che à se dérober par le couloir de service à mesure que la lumière pénètre dans la demeure etïractionnée ; la mère ne bouge pas, accroupie sur ses chères pilules, 2 18 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pruneaux ovoïdes semblables à ceux du Copris espa- gnol, mais un peu moindres. Connaissant la modeste collection de ce dernier, je suis tout surpris de ce que j'ai maintenant sous les yeux. Dans la même loge, je compte jusqu'à sept et huit ovoï- des, rangés l'un contre l'autre et dressant en haut leur bout mamelonné, à chambre d'éclosion. Malgré son am- pleur, la salle est encombrée ; à peine le large reste pour le service des deux surveillants. On dirait le nid d'un oiseau garni de ses œufs, sans place vide. La comparaison s'impose. Que sont, en effet, les pilu- les du Copris? Ce sont des œufs d'un autre genre, où l'amas nutritif de l'albumen et du vitellus est rem- placé par une boite de conserves alimentaires. Ici le bousier rivalise avec l'oiseau, le dépasse niême. Au lieu de puiser en lui, par le seul travail occulte de l'or- ganisation, de quoi fournir au développement avancé du jeune, il fait acte d'industrie et alimente par arti- fice le vermisseau qui, sans autre secours, atteindra la forme adulte. 11 ne connaît pas les longues fatigues de l'incubation ; le soleil couve pour lui. Il n'a pas les con- tinuels soucis de la becquée, qu'il prépare à l'avance et distribue en une seule fois. Il ne quitte jamais le nid. Sa surveillance est de tous les instants. Père et mère, vigilants gardiens, n'abandonnent la demeure que lors- que la famille est apte à sortir. L'utilité du père est manifeste tant qu'il faut creuser un logis et amasser du bien ; elle est moins évidente lorsque la mère taille sa miche en rations, façonne ses ovoïdes, les polit, les surveille. Est-ce que le galant participerait, lui aussi, à ce délicat travail, qui semble réservé aux tendresses féminines? LE COPRIS LUNAIRE. — L'ONITIS BISON 19 Sait-il, du tranchoir de la patte, détailler la fouace, en détacher le volume requis pour la subsistance d'une larve et arrondir la pièce en une sphère, ce qui abré- gerait d'autant l'ouvrage, repris et perfectionné par la mère? Gonnait-il l'art de calfeutrer les fissures, de répa- rer les brèches, de souder les crevasses, de ratisser les pilules et d'en extirper les végétations compromettantes ? A-t-il pour là nitée les soins que prodigue la mère isolée dans les terriers du Copris espagnol? Ici les deux sexes sont ensemble. S'occupent-ils l'un et l'autre de l'éducation de la famille? J'ai essayé d'obtenir la réponse en logeant un couple de Copris lunaire dans un bocal voilé d'un étui de car- ton, qui me permettait à volonté et rapidement le jour ou les ténèbres. Surpris à l'improviste, le mâle était juché sur les pilules presque aussi souvent que la femelle; mais, tandis que la mère bien des fois persis- tait dans ses méticuleuses occupations de nourricerie, polissage avec le plat de la patte et auscultation des pilules, lui, plus poltron et moins absorbé, se laissait choir, aussitôt le jour fait, et courait se blottir dans un recoin de l'amas. Nul moyen de le voir à l'ouvrage, tant il est prompt à fuir la lumière importune. S'il a refusé de me montrer ses talents, sa présence sur le pinacle des ovoïdes à elle seule les trahit. Il n'é- tait pas pour rien dans cette posture incommode, peu propice aux somnolences d'un désœuvré. Il surveillait donc comme sa compagne, il retouchait les points ava- riés, il écoutait à travers les parois des coques les progrès des nourrissons. Le peu que j'ai vu m'affirme que le père rivalise presque avec la mère dans les soins du ménage jusqu'à la finale émancipation de la famille. 20 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES A ce dévouement paternel, la race gagne en nombre. Dans le manoir du Copris espagnol, où la mère seule séjourne, se trouvent quatre nourrissons tout au plus, souvent deux ou trois, parfois un seul. Dans celui du Copris lunaire, oii les deux sexes cohabitent et se vien- nent en aide, on en compte jusqu'à huit, le double de la plus forte population de l'autre. Le père laborieux a là magnifique témoignage de son influence sur le sort de la maisonnée. Outre le travail à deux, cette prospérité exige une condition sans laquelle le zèle du couple ne saurait suf- fire. Avant tout, pour se donner famille nombreuse, il faut avoir de quoi la nourrir. Rappelons le mode d'ap- provisionnement des Copris en général. Ils ne vont pas, à l'exemple des pilulaires, cueillir çà et là un butin qui se conglobe en sphère et se roule ensuite au terrier; ils s'établissent directement sous le mon- ceau rencontré, et s'y taillent, sans quitter le seuil de la demeure , des brassées emmagasinées une par une jusqu'à suffisante récolte. Le Copris espagnol exploite, du moins dans mon voi- sinage, le produit du mouton. C'est de qualité supé- rieure, mais peu copieux, môme lorsque le fournisseur est dans les meilleures dispositions intestinales. Aussi le tout est-il enfourné dans l'antre de l'insecte, qui désormais ne sort plus, retenu sous terre parles soins du ménage, n'y eùt-il à surveiller qu'un seul nourrisson. Le chiche morceau ne peut habituellement fournir de la matière que pour deux ou trois larves. La famille est donc réduite, faute de vivres disponibles. Le Copris lunaire travaille dans d'autres conditions. Son pays lui permet la tourte bovine, grenier d'abon- LE COPRIS LUNAIRE. — L'ONITIS BISON 21 dance où l'insecte trouve, sans l'épuiser, de quoi subvenir aux besoins de lignée florissante. A cette prospérité concourt l'ampleur du logis, dont la voûte, exceptionnelle de hardiesse, peut abriter un nombre de pilules incompatible avec le terrier moins spacieux du Gopris espagnol. Faute de large à la maison et de huche bien garnie, ce dernier se modère dans le nombre des fils, parfois réduit à un seul. Serait-ce pauvreté des ovaires? Non. Dans une étude antérieure, j'ai montré qu'avec de la place libre et du pain sur la planche, la mère peut dou- bler, et au delà, l'habituelle nitée. J'ai dit comment aux trois ou quatre ovoïdes je substituais une miche pétrie de ma spatule. Par cet artifice, qui donnait du large dans l'étroite enceinte du bocal et fournissait nouvelle matière à modelage, j'ai obtenu de la pon- deuse une famille totale de sept. Résultat superbe, mais bien inférieur à celui que me vaut l'expérimentation suivante, mieux conduite. Cette fois, je soustrais les pilules à mesure, moins une, afin de ne pas trop décourager la mère par mes rapts. Ne trouvant sous la patte rien des produits anté- rieurs, elle se lasserait peut-être d'un travail sans résul- tat. Lorsque la miche, son ouvrage, a reçu emploi, je la remplace par une autre de ma façon. Je continue de la sorte, enlevant l'ovoïde qui vient de se parachever, et renouvelant, jusqu'à refus de l'insecte, le bloc alimen- taire épuisé. Cinq à six semaines, avec une patience inaltérable, l'éprouvée recommence et persiste à peupler sa loge toujours vide. Enfin arrivent les jours caniculaires, rude période qui suspend la vie par son excès de chaleur et 22 SOUVENIRS ENTOM OL OGIQ UES d'aridité. Mes miches sont dédaignées, si scrupuleuse qu'en soit la confection. La mère, que la torpeur gagne, se refuse au travail. Elle s'ensevelit dans le sable, à la base de la dernière pilule, et attend là, immobile,, l'ondée libératrice de septembre. La persévérante m'a légué treize ovoïdes, tous modelés à perfection, tous munis d'un œuf; treize, nombre inouï dans les fastes du Gopris; treize, dix de plus que la ponte normale. La preuve est faite : si le bousier cornu restreint sa famille dans des limites étroites, ce n'est nullement par misère ovarienne, mais par crainte de famine. N'est-ce pas ainsi que les choses se passent en notre pays, menacé de la dépopulation, à ce que dit la statis- tique? L'employé, l'artisan, le fonctionnaire, l'ouvrier, le teneur de boutique à modeste négoce, sont chez nous multitude, chaque jour s'accroissant; et tous, ayant à peine de quoi vivre, se gardent, autant que faire se peut, d'appeler autour de la table si mal garnie un surcroît de convives. Lorsque la miche fait défaut, le Gopris n'a pas tort d'en venir presque au célibat. De quel droit jetterions -nous la pierre à ses imitateurs? De part et d'autre, c'est prudence. Mieux vaut l'isolement qu'un entourage de bouches affamées. Qui se sent l'épaule assez forte pour lutter contre sa misère personnelle, recule effrayé devant la misère d'un foyer populeux. Au bon vieux temps, le remueur de glèbe, le paysan, assise fondamentale de la nation, trouvait accroisse- ment de richesse dans une famille nombreuse. Tous travaillaient et apportaient leur morceau de pain an frugal repas. Tandis que l'aîné guidait l'attelage de labour, le plus jeune, étrennant sa première culotte, conduisait à la mare la couvée de canetons. LE COPRIS LUNAIRE. — L'OMTIS BISON 23 Ces mœurs patriarcales se font rares. Ainsi le veut le progrès. Certes oui, c'est un sort digne d'envie que de gigoter sur une double roue avec des gestes d'araignée au désespoir; mais le progrès a son revers de médaille : il amène le luxe, il crée des besoins dispendieux. Dans mon village, la moindre fille de fabrique, ga- gnant ses vingt sous par jour, se met, le dimanche, des vessies bouffantes aux épaules et des aigrettes à la coiffure comme les grandes dames ; elle a ombrelle à poignée d'ivoire, chignon rembourré, souliers vernis ornés de rosaces à jour ainsi que des dentelles. Ah! gardeuses de dindons, je n'ose, avec ma veste de toile, vous regarder passer devant ma porte, sur la grande route, qui est votre promenade de Longchamps. Vous m'humiliez de votre pimpante toilette. De leur côté, les jeunes gens sont assidus au café, autrement luxueux que l'antique cabaret. Ils y trouvent vermouth, bitter, absinthe, amer Picon, enfin la collec- tion entière des drogues abrutissantes. De tels goûts rendent la terre trop basse, la motte trop dure. Les recettes n'étant pas proportionnelles aux dépenses, on quitte les champs pour la ville, mieux favorable, s'imagine-t-on, au pécule. Hélas! ici pas plus que là- bas l'épargne n'est possible. L'atelier, que guettent en foule les occasions de dépense, enrichit moins encore que la charrue. Mais il est trop tard : le pli est pris, et l'on reste miséreux citadin, redoutant la famille. Magnifique de climat, de fertilité, de position géogra- phique, le pays cependant est envahi par une avalanche de cosmopolites, aigrefins, exploiteurs de tout acabit. Autrefois il tenta le Sidonien, coureur des mers ; le Grec pacifique, nous apportant l'alphabet, la vigne, l'olivier; 24 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES le Romain, rude dominateur qui nous a légué des bru- talités bien difficiles à extirper. Sur cette riche proie se sont rués le Cimbre, le Teuton, le Vandale, le Goth, le Hun, le Burgonde, le Suève, l'Alain, le Franck, le Sarra- sin, hordes venues des quatre vents du ciel. Et ce mélange hétéroclite se fondit absorbé par la nation gauloise. Aujourd'hui l'étranger lentement s'infiltre parmi nous. Une seconde invasion de barbares nous menace, pacifique il est vrai, troublante toutefois. iNotre en- gage, fait de clarté et d'harmonie, deviendra-t-il jargon nébuleux, à raucités exotiques? notre caractère géné- reux sera-t-il déshonoré par de rapaces mercantis? le pays des pères cessera-t-il d'être une patrie pour deve- nir un caravansérail? C'est à craindre, si le vieux sang gaulois n'est plus de force à submerger encore une fois cette invasion. Espérons qu'il en sera ainsi. Ecoutons ce que nous enseigne le bousier cornu. Famille nombreuse exige des vivres. Mais le progrès amène de nouveaux be- soins, coûteux à satisfaire ; et nos revenus sont loin de suivre la môme progression. N'ayant pas assez pour six, ni cinq, ni quatre, on vit à trois, à deux, ou môme on reste seul. Avec de tels principes, une nation, de progrès en progrès, s'achemine au suicide. Revenons donc en arrière, élaguons nos besoins arti- ficiels, fruits malsains d'une civilisation surchauffée; remettons en honneur la rustique sobriété de nos pè- res; restons aux champs, oii nous trouverons, dans la glèbe, nourrice suffisante si nos désirs sont modérés. Alors, et seulement alors, refleurira la famille; alors, atfranchi de la ville et de ses tentations, le paysan nous sauvera. LE COPRIS LUNAIRE. — L'OMTIS BISON 25 Le troisième bousier qui m'a révélé le don de l'ins- tinct paternel est encore un étranger. Il me vient des environs de Montpellier. Cest V Oui tis Bisoîi ou, suivant d'autres, le Biibas Bison. Entre les deux noms généri- ques je ne choisirai pas, les subtilités de la nomen- clature m'étant indifférentes. Je garderai le terme spé- cifique de Bison, qui sonne bien comme le voulait Linné. Je fis autrefois sa connaissance dans la banlieue d'A- jaccio, parmi les safrans et les cyclamens, gracieuse floraison printanicre sous le couvert des myrtes. Viens L'Ouitis Bisou. ici, que je t'admire vivant encore une fois, bel inse qui me rappelles mes enthousiasmes des jeunes années, sur les bords du magnifique golfe, si riche en coquil- lages. J'étais loin de soupçonner alors que j'aurais un jour à te glorifier. Depuis, je ne t'avais plus revu : sois le bienvenu dans ma volière et apprends-nous quel- que chose. Tu es râblot, court de jambes, ramassé en un rec- tangle massif, signe de vigueur. Tu portes sur la tête deux brèves cornicules pareilles au croissant d'un bou- villon; tu prolonges ton corselet en une proue émous- sée qu'accompagnent, l'une à droite, l'autre à gauche, deux élégantes fossettes. Ton aspect d'ensemble, tes atours masculins, te rapprochent de la série coprinaire. 26 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Les entomologistes, en effet, te classent immédiate- ment après les Copris, bien loin des Géotrupes. Ton métier est-il d'accord avec la place que te donne la systématique? Que sais-tu faire? Autant qu'un autre, j'admire le classificateur qui^ étudiant sur le mort la bouche, la patte, l'antenne, arrive parfois à des rapprochements heureux et sait, par exemple, assembler en un môme groupe le Sca- rabée et le Sisyphe, si différents d'aspect, si ressem- blants de mœurs. Mais cette méthode, qui néglige les hautes manifestations de la vie pour scruter de minu- tieux détails cadavériques , trop souvent nous égare sur le réel talent de l'insecte, caractère de bien autre valeur qu'un article de plus ou de moins aux antennes. Le Jîison, après bien d'autres, nous crie casse-cou. Voi- sin des Copris par sa structure, il est bien plus voisin des Géotrupes par son industrie. Gomme ces derniers, il comprime des saucissons dans un moule cylindrique ; comme ces derniers, il est doué de l'instinct paternel. Vers le milieu de juin, je visite mon unique couple. Sous un copieux amas fourni par le mouton, bâille,, librement ouverte dans toute son étendue, une galerie verticale du calibre du doigt et plongeant à un pan de profondeur. Le fond de ce puits se ramifie en cinq branches divergentes, occupées chacune par un bou- din semblable à celui des Géotrupes, mais moins long, moins volumineux. La victuaille, à surface noueuse, grossièrement arrondie, est excavée d'une chambre d'éclosion au bout inférieur. C'est une petite loge ronde, enduite d'un suintement demi-tluide . L'œuf est ovalaire, blanc et relativement gros, ainsi qu'il est de règle parmi les bousiers. LE COPRIS LUNAIRE. — L'ONITIS BISON 27 Bref, le rustique ouvrage du Bison est à peu près la reproduction de celui du Géotrupe. Je suis déçu : je m'attendais à mieux. L'élégance de l'insecte semblait faire foi d'un art plus avancé, expert dans le modelage Le terrier de l'Ouitis Bisou, partie inférieure. des poires, gourdes, billes, ovoïdes. Encore une fois, gardons-nous de juger des botes, pas plus que des gens, sur les apparences. La structure n'instruit pas du savoir-faire. Je surprends le couple dans le carrefour oîi s'ouvrent les cinq culs-de-sac à boudin. L'accès de la lumière l'a immobilisé. Avant le trouble de mes fouilles, que faisaient-ils en ce point, les deux fidèles associés? Ils 28 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES surveillaient les cinq logis, ils tassaient la dernière colonne de vivres, ils la complétaient en longueur par de nouveaux apports de matière, descendue de là-haut et puisée dans le monceau qui fait couverture au puits. Ils se préparaient peut-être à en creuser une sixième chambre, si ce n'est davantage, et à la meubler comme les autres. Du moins je reconnais que les ascensions doivent être fréquentes du fond du puits au riche entrepôt de la surface, d'où se descendent, entre les pattes de l'un, les trousses de matière méthodiquement comprimées par l'autre au-dessus de l'œuf. Le puits, en effet, est libre dans toute sa longueur. En outre, pour prévenir les éboulements que ne man- querait pas d'amener la fréquence des voyages, la paroi est revêtue de stuc d'un bout à l'autre. Cet enduit est fait de la même matière que les boudins et dépasse un millimètre d'épaisseur. Il est continu et assez régu- lier, sans avoir un fini trop dispendieux en soins. Il maintient en place la terre environnante, et si bien qu'on peut enlever, sans les déformer, de larges frag- ments du canal. Les hameaux alpestres crépissent la face méridionale des habitations avec de la bouse de vache qui, dessé- chée au soleil d'été, deviendra le combustible d'hiver. Le Bison connaît cette méthode pastorale, mais il la pratique dans un autre but : il tapisse de bouse sa demeure pour l'empêcher de crouler. Le père pourrait bien être chargé de ce travail dans les intervalles de repos que lui laisse la mère, occupée à la délicate confection de son boudin, assise par assise. Le Géotrupe, nouveau trait de ressemblance industrielle. LE COPRIS LUNAIRE. — L'OMTIS BISON 29 nous a déjà montré pareil revêtement de consolidation, moins régulier, il est vrai, et moins complet. Dépossédé par ma curiosité, le couple Bison s'est remis à l'ouvrage et m'a fourni, au milieu de juillet, trois autres boudins. Total : huit. Cette fois, je trouve mes deux captifs morts, l'un à la surface, l'autre dans Cellule de TOuitis Bison, pour la transformation. le sol. Serait-ce un accident? Ou plutôt le Bison ferait- il exception à la longévité des Scarabées, des Copris et autres, qui voient leur descendance et convolent môme en secondes noces le printemps d'après? J'incline pour le retour à la loi générale des insectes, pour la vie courte à qui est refusé de voir la famille, car dans la volière, rien, que je sache, n'est survenu de fâcheux. Si mon soupçon est juste, pourquoi le Bison, voisin cependant du Copris à verte vieillesse, périt-il 30 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES promptement comme la vulgaire majorité, mie fois la famille établie? Encore une énigme sans réponse. Aux longues descriptions de mâchoires et de palpes, fastidieuse lecture, est préférable ici le rapide croquis. Je pense donc en dire assez sur le compte de la larve si je mentionne sa courbure en crochet, sa besace dorsale, sa prestesse à fienter et son aptitude à tamponner les brèches du logis, caractères et talents dérègle générale parmi les bousiers. En août, lorsque le boudin con- sommé dans sa partie centrale est devenu une sorte d'étui délabré, elle fait retraite vers le bout inférieur, et là s'isole du reste de la cavité par une enceinte sphérique dont la besace à mortier fournit les maté- riaux. L'ouvrage, gracieuse bille équivalant en volume à une grosse cerise, est un chef-d'œuvre d'architecture stercorale, comparable à celui que nous a montré autre- fois rOnthophage taureau. De légères nodosités, dis- posées en séries concentriques et alternant ainsi que les tuiles d'une toiture, agrémentent l'objet d'un pôle à l'autre. Chacune d'elles doit correspondre à un coup de truelle mettant en place sa charge de mortier. Dans l'ignorance de son origine, on prendrait la chose pour le noyau ciselé de quelque fruit exotique. Une sorte de grossier péricarpe complète l'illusion. C'est l'écorce du boudin qui cerne le bijou central, mais sans difficulté s'enlève ainsi que le brou se sépare de la noix. L'énucléation faite, on est tout surpris de trouver ce magnifique noyau sous la rustique enveloppe. Telle est la chambre édifiée en vue de la métamor- phose. La larve y passe Fhiver dans la torpeur. J'espé- rais obtenir l'insecte adulte dès le printemps. A mon LE COPRIS LUNAIRE. — L'OlMTIS BISON 31 extrême surprise, l'élat larvaire s'est maintenu jus- qu'en fin juillet. Une année environ est donc nécessaire à l'apparition de la nymphe. Cette lente maturité m'étonne. Serait-ce la règ-le dans la liberté des champs? Je le pense, car dans la captivité de la volière, rien, que je sache, n'est survenu de nature à provoquer pareil retard. J'enregistre donc le résultat de mes artifices sans appréhension d'erreur : inerte dans son élégant et solide coffret, la larve de l'Onitis Bison met douze mois à se mûrir en nymphe, lorsque celle des autres bousiers se transforme en quelques semaines. Quant à dire, à soupçonner môme la cause de cette étrange longévité, c'est détail à laisser dans les limbes de l'inexplicable. Ramollie par les ondées de septembre, la coque ster- corale, jusque-là dure ainsi qu'un noyau, cède sous la poussée du reclus, et l'insecte adulte monte à la lumière pour y vivre en liesse tant que le permet l'atmosphère tiède de l'arrière-saison. Aux premières fraîcheurs, il prend ses quartiers d'hiver en terre , puis reparait au printemps et recommence le cycle de la vie. /: m L ATAV I S M E De cet exposé des faits il résulte que certains bou- siers font exception à l'indifférence paternelle, loi générale dans le monde de l'insecte, et connaissent la collaboration du ménage. Le père, presque avec le même zèle que la mère, travaille à l'établissement de la famille. D'où vient à ces privilégiés un don qui tou- che presque à la morale? On pourrait invoquer la coûteuse installation des jeunes. Du moment qu'il faut leur préparer un gîte et leur laisser de quoi vivre, n'est-il pas avantageux, dans l'intérêt de la race, que le père vienne en aide à la mère? Le travail à deux donnera le bien-être que refu- serait le travail isolé, excédé dans ses forces. Raison excellente, mais contredite par les faits bien plus sou- vent qu'elle n'est affirmée. Pourquoi le Sisyphe est-il père de famille laborieux lorsque le Scarabée vagabonde, oisif? Les deux pihi- laires ont même industrie néanmoins, même méthode d'éducation. Pourquoi le Copris lunaire sait-il ce qu'ignore son proche allié le Copris espagnol? Le pre- mier assiste sa compagne, jamais ne l'abandonne. Le second divorce de bonne heure et quitte le foyer nup- tial avant que soient amassés et boulangés les vivres L'ATAVISME 33 de la nitée. De part et d'autre cependant mêmes fortes dépenses en pilules ovoïdes qui, rangées dans le cel- lier, exigent longue surveillance. La parité des produits ferait croire à la parité des mœurs, et c'est une erreur. Adressons-nous d'ailleurs à l'Iiyménoptôre , le pre- mier, sans contredit, des amasseurs d'héritage légué à la descendance. Que le bien thésaurisé à l'intention des fils soit un pot de miel ou une bourriche de gibier, au grand jamais le père n'y prend part. Il no donne pas même un simple coup de balai s'il faut nettoyer le de- vant du logis. Ne rien faire est sa règle absolue. L'édu- cation de la famille, en certain cas très dispendieuse, n'a donc pas inspiré l'instinct de la paternité. La ré- ponse, oij la trouverons-nous? Donnons plus d'ampleur à la question. Laissons la bête et occupons-nous un moment de l'homme. Nous avons nos instincts, dont quelques-uns prennent le nom de génie quand ils atteignent un degré de puis- sance qui fait cime dans la plaine des médiocrités. L'extraordinaire nous émerveille, surgissant des plates vulgarités; le point lumineux nous fascine, brillant dans les habituelles ténèbres. Nous admirons, et, ne comprenant pas d'où proviennent chez tel ou tel ces splendides floraisons, nous disons d'eux : « Ils ont la bosse. » Un gardeur de chèvres se distrait en combinant des amas de petits cailloux. Il devient un calculateur ef- frayant de promptitude et de précision sans autre se- cours qu'un bref recueillement. Il nous épouvante du conflit des nombres énormes qui s'amalgament avec ordre dans son esprit, mais nous accablent nous-mêmes de leur seul énoncé, mêlée inextricable. Ce merveil- 3 34 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES leux jongleur arithmétique aFinstinct, le génie, la bosse du nombre. Un second, à l'âge où la bille et la toupie font nos délices, oublie le jeu, se retire à l'écart des bruyants et écoute chanter en lui comme un écho de harpes céles- tes. Sa tête est une cathédrale pleine des résonances d'un orgue imaginaire. De riches sonorités , intime concert entendu de lui seul, le plongent dans le ra- vissement. Paix à ce prédestiné qui, un jour, avec ses combinaisons musicales, suscitera en nous de nobles émotions. Il a l'instinct, le génie, la bosse des sons. Un troisième, bambin qui ne sait pas encore manger sa tartine sans se barbouiller de confitures, se complaît à façonner la glaise en figurines étonnantes de vérité en leur naïve gaucherie. De la pointe du couteau, il fait grimacer la racine de bruyère sous forme de masques plaisants; il travaille le buis à la ressemblance du mou- ton et du cheval; il burine sur la pierre tendre l'effigie de son chien. Laissons-le faire, et si le Ciel le seconde, il deviendra peut-être sculpteur renommé. Il a l'instinct, la bosse, le génie des formes. Ainsi des autres dans chaque branche de l'activité humaine, arts et sciences, industrie et commerce, lit- térature et philosophie. Nous avons en nous, dès le début, le germe de ce qui nous distinguera de la vulgaire mêlée. Or cette caractéristique, d'où vient-elle? D'un ricochet d'atavisme, nous affirme-t-on. Une hérédité, tantôt directe, tantôt lointaine, nous la transmet, accrue, modifiée par le temps. Fouillez dans les archives de la famille, et vous remonterez à la source du génie, humble suintement d'abord, puis rivière et fleuve. Quelles ténèbres derrière ce vocable, l'hérédité! La L"ATAVISME 35 science transcendante a essayé d'y projeter quelque lumière. Elle n'a réussi qu'à se créer un jargon bar- bare, laissant l'obscur encore plus obscur. Pour nous, avides de clarté, abandonnons à qui s'y complaît l'abs- truse théorie, et bornons notre ambition aux faits observables , sans prétendre expliquer les arcanes du plasma. Notre méthode ne nous dévoilera certes pas l'origine des instincts ; elle nous apprendra du moins oii il est inutile d'aller la chercher. En ce genre de recherches est indispensable un sujet ■ •»► • iU SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUI'^S gramens, parmi lesquels le panic glauque, la Miaiico du paysan provençal, le Setaria glaiica des botanistes, mauvaise herbe qui infeste les champs après la mois- son. Le panic est accepté, mais ce n'est pas sur le feuil- lage que se jettent les aftamés : ils s'attaquent unique- ment aux épis, dont ils grugent, avec une visible satisfaction, les semences encore tendres. L'alimenta- tion est trouvée, provisoire du moins. On verra plus tard. Le matin, quand les rayons du soleil visitent la vo- lière établie sur la fenêtre de mon cabinet, je sers hx ration de la journée, une gerbe d'épis verts du trivial gramen cueillie devant ma porte. Les Dectiqiies accou- rent à la javelle, s'y groupent; et là, très paisibles, sans noise aucune entre eux, ils fouillent des mandibules entre les soies des épis, pour extraire et grignoter les semences non mûres. On dirait, à cause de leur cos- tume, un troupeau de pintades picorant le grain distri- bué par la fermière. Les épis dépouillés de leurs ten- dres granules, le reste est dédaigné, si pressante que soit la faim. Pour rompre autant que possible la monotonie des victuailles en ce temps de canicule qui a tout brûlé, je fais récolte d'une plante à feuillage épais, charnu, peu sensible aux ardeurs estivales. C'est le vulgaire pourpier, autre envahisseur des cultures dans les jar- dins. Le nouvel herbage est bien accueilli; et, cette fois encore, ce n'est pas sur les feuilles et les tiges juteuses que les Dectiques portent la dent; c'est uniquement sur les capsules gonflées de graines à demi formées. Ce goût pour les tendres semences me surprend. Ar,/.T'./.ô;, qui mord, qui aime à mordre, nous dit le grec. LE DECTIQUE A FROiNT BLANC. — LES MOEURS 155 Un nom ne disant rien, simple numéro d'ordre, peut suffire au nomenclateur; à mou avis, s'il a signification caractéristique, tout en sonnant bien, il est encore meil- leur. C'est ici le cas. Le Dectique est, par excellence, un insecte enclin à mordre. Gare au doigt saisi par le robuste locustien : il est pincé jusqu'au sang. Et cette forte mâchoire, dont je dois me méfier quand je manie la bête, n'aurait d'autre rôle que de mâcher des granules sans consistance! Pareil moulin n'aurait à triturer que de petites semences non mûres ! Quelque chose m'échappe. Si bien armé en tenailles mandibu- laires, si bien doué en muscles masticateurs gonflant les joues, le Dectique doit dépecer quelque proie co- riace. Cette fois j'ai trouvé le vrai régime, sinon exclusif, du moins fondamental. Des acridiens de belle taille sont lâchés dans la volière. Au hasard de mes coups de filet sont introduites, tantôt l'une, tantôt l'autre, les espèces que je mentionne en note'. Sont acceptés aussi, mais moins bien, quelques locustiens". Il est à croire que, si les chances de la capture m'avaient servi, toute la série acridienne et toute la série locustienne y auraient passé, à la condition que la taille fût un peu avantageuse. Toute chair fraîche à saveur de sauterelle ou de criquet est bonne pour mes ogres. La victime la plus fréquente est le Criquet à ailes bleues. 11 s'en fait, dans 1. (Mdipoda cœrulescens, Lin. — Œdipoda miniata, Palfas. — Sphingonotus cœndans, Lin. — Culopteniis Italiens, Lin. — Pachij- tilus nigrofasciatus, de Géer. — Tnixalis nasilla, Lin. 2. Coiiocephalus mandibularis, Cliarp. — Platijcleis intermedia, Serv. — Ephlppigci' avitlmn, Serv. 136 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la volière, consommation lamentable. Yoici comment les choses se passent. Aussitôt le gibier introduit, tumulte clans la cham- brée, surtout si les Dectiques jeûnent depuis quelque temps. Trépignements de ceux-ci qui, embarrassés de leurs longues échasses, gauchement se précipitent; bonds désespérés des Criquets qui s'élancent au dôme de la cloche et s'y maintiennent accrochés, à l'abri du locustien, trop corpulent pour grimper là-haut. Quel- ques-uns sont saisis sur-le-champ, dès leur entrée. Les autres, réfugiés sur les hauteurs de la coupole, ne font que retarder un peu le sort qui les attend. Leur tour viendra, et bientôt. Soit lassitude, soit tentation par la verdure qui est en bas, ils descendront, et les Dectiques seront aussitôt à leurs trousses. Harponné par les pattes d'avant du vénateur, le gi- bier est blessé tout d'abord à la nuque. C'est toujours là, en arrière de la tête, que craque en premier lieu la carapace de l'acridien; c'est toujours là qu'avec insis- tance fouille le Dectique avant de lâcher prise et de consommer après à sa fantaisie. Coup de dent fort judicieux. Le Criquet a la vie dure. Décapité, il bondit encore. J'en ai vu qui, ron- gés à demi, désespérément ruaient et parvenaient, d'un suprême effort, à se dégager, à se jeter à distance. Au milieu des broussailles, ce serait pièce perdue. Le Dectique paraît au courant de l'affaire. Pour immobiliser au plus vite sa proie, si prompte à la fuite au moyen de ses deux puissants leviers, il mâche, il extirpe d'abord les ganglions cervicaux, foyer princi- pal de l'innervation. Est-ce là rencontre fortuite où n'intervient pas le LE DECTIQUE A FRONT BLANC. — LES MOEURS 157 choix de l'égorgeiir? Non, car je vois le meurtre s'ac- complir invariablement de la même façon quand la pièce possède sa pleine vigueur. Non, car si l'acridien est présenté à l'état de cadavre frais, ou bien s'il est affaibli, mourant, incapable de défense, l'attaque se fait par un point quelconque, le premier qui se pré- sente sous les crocs de l'assaillant. C'est alors tantôt par un cuissot, morceau de choix, tantôt par le ventre, le dos, la poitrine, que le Dectique débute. La morsure préalable à la nuque est réservée pour les cas difficiles. Il y a donc chez ce locustien, si obtus d'intellect, un art du meurtre comme nous en avons vu ailleurs tant d'exemples; mais c'est un art grossier, domaine de l'équarrisseur plutôt que de l'anatomiste. Deux, trois Criquets à ailes bleues ne sont pas de trop pour la ration quotidienne d'un Dectique. Tout y passe, moins les ailes et les élytres, dédaignées comme trop coriaces. En outre, la picorée des graines tendres du panic alterne avec la ripaille de gibier. Ce sont de gros mangeurs que mes pensionnaires; ils m'étonnent par leur goinfrerie, et encore plus par leur facile pas- sage du régime animal au régime végétal. D'estomac complaisant, non spécialisé, ils pourraient rendre à l'agriculture quelques menus services s'ils étaient plus nombreux. Ils détruisent les acridiens, dont divers, môme dans nos champs, sont malfamés; ils grugent, dans l'épi non mûr, les semences de quelques plantes odieuses au cultivateur. Pour mériter les honneurs delà volière, le Dectique a bien mieux que son faible concours à la conservation des biens de la terre ; dans son chant, ses noces, ses mœurs, il nous garde un souvenir des âges les plus reculés. 158 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQL'ES Comment vivaient les aînés de l'insecte, aux temps géologiques? On soupçonne des rudesses, des étrange- tés bannies de la faune actuelle, mieux pondérée; va- guement on entrevoit des usages à peu près inusités aujourd'hui. Il est fâcheux pour notre curiosité que les feuillets fossilifères soient muets sur ce magnifique sujet. Heureusement une ressource nous reste : c'est de consulter les successeurs des insectes houillers. Il est à croire que les locustiens de notre époque ont gardé un écho des mœurs antiques et peuvent nous rensei- gner sur les mœurs d'autrefois. Interrogeons d'abord le Dectique. Dans la volière, le troupeau repu se couche sur le ventre au soleil et béatement digère, sans autre signe d'animation qu'un doux balancement d'antennes. C'est l'heure de la sieste, l'heure de la chaleur énervante. De loin en loin, un mâle se lève, gravement déambule à l'aventure, soulève un peu les élytres et lance de rares tik-tik. Il s'anime, précipite son couplet; il stridule le plus beau morceau de son répertoire. Célèbre-t-il ses noces? Son chant est-il épithalame? Je n'affirmerai rien, car le succès est maigre s'il s'agit, en effet, d'un appel aux voisines. Dans le groupe des auditrices, nul indice d'attention. Pas une ne bouge, pas une ne se dérange de sa bonne place au soleil. Par- fois le solo devient concert à deux ou trois choristes. La multiple invitation ne réussit pas mieux. Sur ces impassibles faces d'ivoire, il est vrai, rien ne peut se lire des sentiments intimes. S'il v a réellement séduc- tion par le couplet des prétendants, aucun signe exté- rieur ne l'indique. LE DECTIQUE A FRONT BLANC. — LES MOEURS 139 D'après les apparences, le cliquetis s'adresse à des indifférentes. Il s'élève en un crescendo passionné jus- qu'à devenir bruit continu de rouet. Il cesse quand le soleil disparaît derrière un nuage ; il reprend quand le soleil se montre de nouveau; mais les voisines ne s'en préoccupent. Qui reposait, les échasses étirées sur le sable brûlant, ne se dérange de sa pose, sans une oscillation de plus ou de moins dans les fils antennaires ; qui rongeait les reliefs d'un Criquet, ne lâche le morceau, ne perd une bouchée. A voir ces insensibles, on dirait en vérité que le chanteur bruit pour le seul plaisir de se sentir vivre. Rien autre quand, sur la fin d'aoCit, j'assiste aux débuts des épousailles. Fortuitement, sans le moindre prélude lyrique, le couple se trouve face à face. Immo- biles, comme pétrifiés, presque front contre front, mu- tuellement ils se caressent de leurs longues antennes aussi fines que des cheveux. Le mâle paraît assez entre- pris. Il se lave les tarses; du bout des mandibules il se chatouille la plante des pieds. De temps à autre, il donne un coup d'archet, tik, pas plus. Ce serait néanmoins, semble-t-il, le meilleur moment pour faire valoir ses mérites. Que ne déclare- t-il sa flamme en un tendre couplet, au lieu de se gratter les pieds ! Il n'en fait rien. Il reste muet devant la convoi- tée, elle-même impassible. L'entrevue, simple échange de salutations entre pas- sant et passante, est de courte durée. Que se disent-ils l'un à l'autre, front contre front? Pas grand'chose apparemment, car bientôt ils se quittent sans plus, et chacun va de son côté, où bon lui semble. Le lendemain, autre rencontre du môme couple. Cette IGO SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES fois le chant, toujours très bref d'ailleurs, est plus accentué que la veille, sans acquérir, tant sans faut, l'éclat que lui donne le Dectique bien avant la pariade. Pour le reste, c'est la répétition de ce que j"ai vu hier : caresses mutuelles avec les antennes qui mollement tapotent les flancs pansus. Le mâle ne parait pas bien enthousiasmé. Il se mor- dille encore la patte et semble réfléchir. Si l'entreprise est alléchante, peut-être n'est-elle pas sans péril. Y aurait-il ici tragédie nuptiale analogue à ce que nous a montré la Mante religieuse? L'affaire serait-elle d'ex- ceptionnelle gravité? Patience, et nous verrons. Pour ]p moment, rien de plus. Quelques jours après, un peu de lumière se fait. Le mâle est en dessous, terrassé sur le sable et dominé par sa puissante épousée, qui, le sabre en l'air, les échas- ses postérieures hautement dressées, l'accable de son étreinte. Certes non : en cette posture, le pauvre Dec- tique n'a pas la mine d'un vainqueur! L'autre brutale- ment, sans respect de la boite àmusique, lui fait bâiller Û les élytres et lui mordille les chairs à la naissance du | ventre. A qui des deux ici l'initiative? Les rôles ne sont-ils pas renversés? L'habituelle provoquée maintenant pro- voque avec de rudes caresses capables d'emporter le mor- ceau. Elle n'a pas cédé; elle s'est imposée, troublante, impérieuse. Le terrassé trépigne, semble vouloir résis- ter. Que va-t-il se passer d'insolite? Pour aujourd'hui, je ne le saurai pas encore. Le vaincu se dégage et fuit. Enfin cette fois nous y sommes. Maître Dectique gît à terre, culbuté sur le dos. Hissée de toute la hauteur de ses échasses, l'autre, le sabre presque vertical, cou- I LE DECTIQUE A FRONT BLANC. — LES MOEURS 1(11 vre à distance le gisant. Les deux extrémités ventrales se courbent en crochet, se recherchent, se joignent, et bien- tôt des flancs convulsionnés du mâle se voit sourdre, en un labeur pénible, quelque chose d'énorme, d'inouï, comme si la bête expulsait en bloc ses entrailles. C'est une outre opaline, semblable de 'grosseur et de coloration à une baie de gui, outre à quatre poches déli- mitées par de faibles sillons, deux plus grandes en bas et deux moindres en haut. En certains cas le nombre des loges augmente, et le tout prend l'aspect d'un paquet d'œufs, comme en dépose dans la terre rilélice chagri- née, le vulgaire escargot. L'étrange machine reste appendue sous la base du sabre de la future pondeuse, qui gravement se retire avec l'extraordinaire besace, le spermatophore, comme disent les physiologistes, source de vie pour les ovules : en d'autres termes, la burette qui maintenant, de son propre jeu, transmettra en lieu requis le complément nécessaire à l'évolution des germes. Semblable ampoule est chose rare, infiniment rare dans le monde actuel. A ma connaissance, les Céphalo- podes et les Scolopendres sont, de notre temps, les seuls animaux qui fassent usage du bizarre appareil. Or poulpes et mille-pattes datent des premiers âges. Le Dectique, autre représentant du vieux monde, semble nous dire que l'étrange exception d'aujourd'hui pour- rait bien avoir été règle assez générale au début, d'au- tant plus que nous allons retrouver des faits pareils chez les autres locustiens. Remis de son foudroiement, le mâle s'époussette et bientôt recommence son joyeux cliquetis. Laissons-le, pour le moment, à ses allégresses, et suivons la future il 162 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES mère errant d'un pas grave avec son fardeau, que fixe un tampon de gelée aussi transparente que verre. De temps à autre, elle se hausse sur ses échasses, se boucle en anneau et saisit des mandibules son faix opalin, qu'elle mordille doucement, qu'elle comprime, mais sans déchirer l'enveloppe, sans amemer la moin- dre perte du contenu. Chaque fois, elle détache de la surface une parcelle, qu'elle mâche, remâche avec len- teur et finit par avaler. Pendant une vingtaine de minutes, les mêmes faits se répètent, puis l'ampoule, maintenant tarie, est arra- chée d'une seule pièce, moins la base, le tampon de gelée. L'énorme morceau, tenace et giutineux, non dessaisi un instant, est mâchonné, pétri, malaxé par les mandibules, et finalement dégluti sans résidu. Je n'ai vu d'abord dans l'horrible festin qu'une aber- ration individuelle, un accident, tant la conduite du Dectique était extraordinaire, sans exemple connu ailleurs. Il a fallu me rendre à l'évidence. Quatre fois, l'une après l'autre, j'ai surpris mes captives traînant leur sacoche, et quatre fois je les ai vues l'arracher bientôt, la travailler gravement des mandibules des heures entières, et enfin l'ingurgiter. C'est donc la rè- gle : son contenu parvenu à destination, l'ampoule fécon- dante, peut-être énergique stimulant, friandise inouïe, est mâchée, savourée, avalée. Si c'est là, comme il est permis de le croire, un reste des antiques mœurs, avouons que l'insecte d'autrefois avait de singuliers usages. Réaumur nous décrit les insolites manœuvres des Libellules en rut. Encore une excentricité nuptiale des temps primitifs. L'étrange régal du Dectique fini, il reste encore en LE DECTIQUE A FRONT BLANC. — LES MOEURS 1C3 place la base de l'appareil, base dont la partie la plus visible consiste en deux mamelons cristallins de la gros- seur d'un grain de poivre. Pour se débarrasser de ce tampon, l'insecte prend une curieuse attitude. L'ovis- capte est à demi implanté en terre, verticalement. Ce sera le bâton d'appui. Les longes pattes postérieures, éloignant les tibias des cuisses, élèvent la bete autant que possible et forment trépied avec le sabre. Alors l'insecte se recourbe en anneau complet et vient, du bout des mandibules, extirper par miettes la base de l'appareil, consistant en un tampon de gelée byaline. Toutes ces ruines sont scrupuleusement déglu- ties. Pas un atome n'en doit se perdre. Enfin l'oviscapte est lavé, nettoyé, lissé du bout des palpes. Tout est re- mis en ordre; rien ne reste de l'encombrant fardeau. La pose normale est reprise, et l'insecte se remet à pi- corer les épillets du panic. Revenons au mâle. Flasque et tari, comme foudroyé par son exploit, il reste en place, -tout recroquevillé. Son immobilité est telle que je le crois mort. Il n'en est rien. Le gaillard reprend ses esprits, se relève, se lustre et s'en va. Un quart d'heure après, quelques bouchées prises, le voici de nouveau stridulant. La chanson certes manque d'enthousiasme. Elle est loin d'avoir l'éclat et la durée en usage avant les noces; mais, après tout, l'épuisé fait de son mieux. Aurait-il d'autres prétentions amoureuses? Ce n'est guère probable. Ces choses-là, exigeant ruineuses dé- penses, ne doivent pas se répéter : l'usine de l'organi- sation ne saurait y suffire. Cependant, le lendemain et les jours d'après, les forces revenues grâce au régime de Criquets, le Dectique racle de son archet aussi 164 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES bruyamment que jamais. On dirait un novice, et non un vétéran assouvi. Son insistance m'étonne. S'il chante vraiment pour attirer l'attention des voi- sines, que fera-t-il d'une seconde épousée, lui qui vient de s'extraire de la panse une monstrueuse besace où s'étaient amassées toutes les économies de la vie? Il est usé à fond. Non, encore une fois, chez le gros locus- tien ces événements-là sont trop dispendieux pour re- commencer. Non, le chant d'aujourd'hui, malgré ses allégresses, n'est certainement pas un épithalame. Et en elTet, surveillé de près, le chanteur ne répond plus aux agaceries antennaires des passantes. De jour en jour les couplets faiblissent, se font rares. Au bout d'une quinzaine, l'insecte est muet. Le tympanon ne sonne plus, faute de vigueur dans le coup d'archet. Enfin le Dectique ruiné, touchant à peine aux vivres, cherche retraite paisible, s'affale de lassitude, étire les échasses en une dernière convulsion et meurt. De for- tune, la veuve pas^e par là, voit le défunt et — regrets éternels — lui ronge un cuissot. Ainsi se comporte la Sauterelle verte. Un couple isolé sous cloche est soumis à une surveillance spéciale. J'assiste à la fin de la pariade, lorsque la future mère porte, fixée sous la base du sabre, l'élégante framboise dont nous aurons bientôt à nous occuper. Débilité par les événements, le mâle est alors muet. Le lendemain, les forces lui reviennent, et le voilà qui chante aussi zélé que jamais. Il stridule, tandis que la pondeuse sème ses œufs en terre ; il continue de bruire lorsque la ponte est depuis longtemps terminée et que la con- servation de la race ne réclame plus rien. Cette persistance du chant n'a pas pour but, la chose LE DECTIQUE A FRONT BLANC. — LES MOEURS 163 est évidente, un appel amoureux : à cette heure, tout est fini et bien fini. Un jour ou l'autre enfin, la vie dé- faille, et le tympanon se tait. Le passionné chanteur est mort. La survivante lui fait des funérailles imitées de celles du Dectique : elle lui dévore les meilleurs mor- ceaux. Elle l'aimait jusqu'à le manger. Ces mœurs de cannibale se retrouvent dans la majo- rité des locustiens, sans atteindre toutefois les atrocités de la Mante religieuse, qui traite en gibier ses amants encore pleins de vie. Lanière Dectique, la Sauterelle et les autres attendent du moins que les misérables soient morts. J'en excepterai l'Ephippigère, si débonnaire en apparence. Dans mes volières, aux approches de la ponte, elle porte volontiers la dent sur ses compagnons sans avoir Texcuse de la famine. La plupart des mâles finissent de cette façon lamentable, à demi dévorés. Le dépecé proteste; il voudrait, il pourrait vivre en- core. Sans autre défense, il tire de son archet quelques grincements qui, cette fois, à coup sûr, ne sont pas chanson nuptiale. Le moribond, largement troué au ventre, se plaint de la même façon qu'il se réjouissait au soleil. Son instrument donne la môme note pour traduire soit la douleur, soit la félicité. le dectioue a front blanc. — la ponte. l'éclosion Le Dectiqiie à front blanc est un insecte africain qui, chez nous, ne s'aventure guère hors de la Provence et du Languedoc. Il lui faut le soleil qui fait mûrir l'o- live. Une température élevée serait-elle le stimulant de ses excentricités matrimoniales, ou bien faut-il y voir des usages de famille, indépendants du climat? Sous un ciel glacé, les choses se passent-elles comme sous un ciel de feu? Je m'adresse à un autre Dectique, FAnalote des Alpes [Analota alpina, Yersin), qui habite les hautes croupes du mont Ventoux, neigeuses une moitié de l'année. Bien des fois, en mes vieilles courses botani- ques, j'avais remarqué linsecte pansu, sautillant parmi les pierrailles d'un coussinet de verdure à l'autre. Cette fois, je ne vais pas le trouver : il m'arrive par la poste. Sur mes indications, un garde forestier de bonne vo- lonté ' monte là-haut deux fois dans la première quin- zaine du mois d'août et me procure de quoi peupler largement une volière. C'est un curieux locustien pour la coloration et pour 1. M. Bellot, garde forestier domanial à Beaumont (Vaucluse). LE DECTIQUE A FROMT BLANC. - LA PONTE 167 la forme. D'un blanc satiné en dessous, il a le dessus tantôt d'un noir olivâtre, tantôt d'un vert gai ou d'un marron clair. Les organes du vol se réduisent à des ves- tiges. La femelle a pour clytres deux courtes lamelles blanches, distantes l'une de l'autre; le mâle abrite sous le rebord du corselet deux petites écailles concaves, également blanches, mais superposées, la gauche sur la droite. Ces deux minimes calottes, avec archet et tympanon, rappellent assez bien, sous des dimensions moindres, l'appareil sonore de l'Éphippigère, avec laquelle d'ail- leurs l'insecte montagnard a certaine ressemblance pour l'aspect général. J'ignore le chant que peuvent donner des cymbales aussi réduites. Je n'ai pas souvenir de l'avoir entendu sur les lieux, et trois mois d'éducation ne me donnent à cet égard aucun renseignement. Quoique menant joyeuse vie, mes captifs sont toujours muets. Les dépaysés ne semblent pas avoir grand regret de leurs froides cimes, parmi les pavots orangés et les saxifrages des terres arctiques. Que broutaient-ils là- haut? Le pâturin des Alpes, la violette du mont Cenis, la campanule d'Allioni? Je ne sais. Faute d'herbages alpestres, je leur sers la vulgaire endive, produit de mon jardin. C'est accepté sans hésitation. Sont acceptés aussi les Criquets de faible résistance, et le régime alterne du végétal à l'animal. Le canniba- lisme est môme pratiqué. Si quelqu'un de mes alpins se traîne, éclopé, les autres le dévorent. Jusque-là, rien desaillant : ce sont les habituelles mœurs des locustiens. Le spectacle intéressant, c'est celui de la pariade, qui brusquement se fait, sans nul prélude. La rencontre a d68 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES lieu tantôt à terre et tantôt sur le grillage de la cloche. Dans ce dernier cas, la porteuse de sabre, solidement agriffée au treillis, supporte tout le poids du couple. L'autre, le dos en bas, est bout à bout en sens inverse. De ses longues pattes postérieures, à gigues carnées, il prend appui sur les lianes de l'épousée; de ses quatre pattes antérieures, souvent aussi des mandibules, il empoigne, il serre le sabre obliquement dressé. Ainsi suspendu à cette espèce de mât de cocagne, il opère dans l'espace. Si la rencontre a lieu sur le sol, la disposition du couple est la môme, seulement le mâle gît alors à terre, couché sur le dos. Dans les deux cas, le résultat est un grain d'opale qui, dans sa partie visible, rappelle pour la forme et la grosseur le bout renflé d'un pépin de raisin. Aussitôt la machine en place, le mâle très prestement décampe. Y aurait-il danger pour lui? Peut-être oui, d'après ce que j'ai vu, une seule fois, il est vrai. La belle dans ce cas était aux prises avec deux ri- vaux. L'un, appendu au sabre , travaillait en arrière suivant les rites; l'autre, en avant, maintenu des griffes et le ventre ouvert, gesticulait et protestait vainement contre la mégère qui, impassible, le rongeait à petites bouchées. J'avais sous les yeux, dans des conditions m encore plus atroces, les horreurs que m'avaient jadis ■ montrées la Mante religieuse. Rut effréné, carnage et luxure à la fois, réminiscence peut-être des sauvage- ries antiques. M Dans les cas habituels, le mâle, relativement un nain, I s'empresse de fuir, son œuvre consommée. L'abandon- née ne bouge. Puis, après une vingtaine de minutes 1 LE DECTIQUE A FRONT BLANC. — LA PONTE 169 (l'attente, elle se boucle et procède au festin final. Elle extirpe le pépin glutineux par lambeaux, que gravement elle mâche, savoure, ingurgite. Il lui faut plus d'une heure pour avaler le morceau. Quand plus une miette ne reste, elle descend du grillage et se mêle au troupeau. Dans une paire de jours viendra la ponte. La preuve est faite. Les mœurs matrimoniales du Dectique à front blanc ne sont pas une exception pro- voquée par les ardeurs du climat; le locustien des froi- des cimes les partage et les aggrave. Revenons au gros Dectique à face d'ivoire. La ponte suit de près les étrangetés que nous venons de raconter. Elle se fait par fractions, à mesure que les ovules mû- rissent. Bien campée sur les six pattes, la mère intlé- chit le ventre en demi-cercle, puis implante verticale- ment le sabre dans le sol, qui, composé sous mes cloches de terre tamisée, ne présente pas sérieuse résistance. L'oviscapte descend donc sans hésitation et s'enfonce jusqu'à la base, ce qui correspond à la profondeur d'un pouce environ. Pendant près d'un quart d'heure, immobilité. C'est le moment du dépôt des œufs. Enfin le sabre remonte un peu, et le ventre assez vivement oscille de droite et de gauche, ce qui communique à l'outil un mouvement transversal alternatif. Ainsi se racle et s'agrandit un peu le trou de sonde; ainsi se détachent de la paroi des matériaux terreux qui comblent le fond de la cavité. Alors l'oviscapte, à demi émergé, tasse cette pous- sière. Il remonte un peu, puis replonge à nombreuses reprises, d'un mouvement brusque, saccadé. Pour tas- ser la terre avec un bâton dans un trou vertical, nous 170 SOUVENIRS ENTOMO LO GIQUES ne ferions pas autrement. Alternant ainsi Toscillation transversale du sabre et les coups de refouloir, la pon- deuse couvre assez prestement le puits. Il reste à faire disparaître les traces extérieures du travail. Les pattes, que je m'attendais à voir agir ici, restent inactives et gardent la position adoptée pour la ponte. Le sabre seul, de sa pointe, fort gauchement il est vrai, gratte, balaye, égalise. Tout est en ordre. Le ventre et l'oviscapte sont ra- menés dans la position normale. La mère s'accorde un moment de repos et va faire une tournée dans le voisinage. Bientôt elle revient sur l'emplacement où elle a déjà pondu; très près du point primitif, qu'elle reconnaît fort bien, elle implante de nouveau son outil. Les mêmes faits se répètent. Puis autre repos, autre reconnaissance à la ronde, autre retour aux lieux déjà ensemencés. Pour la troi- sième fois, le pal descend à très faible distance des silos antérieurs. Cinq fois, en une séance d'une heure à peine, j et toujours en des points fort rapprochés l'un de l'au- i tre, je vois ainsi reprendre la ponte après une courte " promenade dans le voisinage. Les jours suivants, à des intervalles variables, le semis recommence un certain nombre de fois que je ne peux préciser. Pour chacune de ces pontes partielles, l'emplacement change, tantôt ici et tantôt là, au ha- sard des lieux reconnus propices. Quand tout est lini, je foaille les silos du Dectique. Pas de paquets à gaine écumeuse comme en Iburnit l'acridien, pas de loges non plus. Les œufs sont isolés, sans protection aucune. J'en cueille une soixantaine pour le total d'une seule mère. Ils sont dun gris pâle, LE DECTIQUE A FRONT BLANC. — LA PONTE 171 lilacé, et s'allongent eu navette, en étroit ellipsoïde de cinq à six millimètres de longueur. Même isolement pour ceux du Dectique gris, colorés de noir; pour ceux de l'Éphippigère des vignes, teintés de cendré; pour ceux de l'Analote des Alpes, d'un pâle lilas. Ceux de la Sauterelle verte, d'un brun olivâtre très foncé et au nombre d'une soixantaine encore comme pour le Dectique à front blanc, sont tantôt isolés et tantôt agglutinés par petits groupes. Ces divers exemples nous montrent que les locustiens sont des semeurs au plantoir. Au lieu d'encaquer leurs semences dans des barillets en écume durcie, à l'exemple des acridiens, ils les mettent en terre une par une ou par faibles groupes. L'éclosion méritait examen; j'en dirai le motif tout à l'heure. Les œufs du gros Dectique sont donc recueil- lis en abondance vers la fin d'août et mis dans un petit bocal avec couche de sable. Sans aucune moditication apparente, ils y passent huit mois au sec, à l'abri des gelées, des averses et des violents coups de soleil qui les attendaient dans les conditions naturelles. Juin venu, je fais dans la campagne fréquente ren- contre de jeunes Dectiques. Quelques-uns sont déjà môme en grosseur la moitié de l'adulte, preuve d'une apparition précoce, remontant aux premières belles journées de l'année. Dans mon bocal néanmoins au- cun indice de prochaine éclosion. Tels j'ai cueilli les œufs il y a huit mois, tels je les retrouve, ni ridés ni brunis, d'aspect excellent. Pourquoi ce retard qui indé- finiment se prolonge? Un soupçon me vient. Les œufs des locustiens sont implantés en terre ainsi que des semences. Ils y su- 172 SOUVENIRS ElNTOMOLOGIQUE S Lissent, sans protection aucune, les influences hygro- métriques.des neiges et des pluies. Ceux de mon bocal ont passé les deux tiers de l'année dans une aridité re- lative. Peut-être leur manque-t-il pour éclore ce qu'il faut absolument à la graine pour germer. Semences animales, ils réclament sous terre la moiteur néces- saire aux semences végétales. Essayons. Au fond de quelques tubes de verre, qui me permet- tront certaines observations en projet, je mets une pincée d'œufs pris dans mes réserves arriérées, et par- dessus je tasse légèrement une couche de sable très fm et humecté. L'appareil est bouché avec un tampon de coton mouillé, qui maintiendra moiteur constante à l'intérieur. La colonne de sable mesure un pouce environ, c'est à peu près la profondeur où l'oviscapte dépose la ponte. Qui verrait mes préparatifs et ne serait pas averti ne soupçonnerait guère des engins d'incuba- tion; il croirait plutôt à un outillage de botaniste expé- rimentant sur des graines. Ma prévision était juste. Favorisée par la haute tem- pérature du solstice d'été, la germination de la semence locustienne ne tarde pas. Les œufs se gonflent ; au pôle antérieur font tache deux gros points sombres, ébauche des yeux. La rupture de la coque s'annonce comme prochaine. Quinze jours se passent dans une fastidieuse surveil- lance de tous les instants : il me faut surprendre le jeune Dectique au sortir de l'œuf, si je veux résoudre une question qui, depuis longtemps, me hante l'esprit. Cette question, la voici. L'œuf du locustien est mis en terre à une profondeur variable, suivant la dimension de l'oviscapte ou plan- LE DEGTIQCE A FRONT BLANC. - L'ÉCLOSION 173 toir. Un pouce pour les semences des mieux outillés de nos pays, c'est à peu près tout. Or le nouveau-né, qui gauchement sautille dans les azons à l'approche de l'été, est, comme l'adulte, en- g'^ corné de très longs tentacules, rivalisant de finesse avec un cheveu; il est doué, à l'arrière-train, de deux pattes insolites, énormes leviers coudés, échasses de bond fort incommodes en marche ordinaire. Comment fait le débile animalcule, avec cet attirail encombrant, pour émerger de terre? Par quel artifice réussit-il à se frayer un passage à travers les rudesses du sol? Avec son panache antennaire, qu'un atome de sable peut rompre, avec ses gigues démesurées, qu'un elfort de rien suffit à désarticuler, la bestiole, tout l'affirme, est incapable de gagner la surface et de se libérer. Pour descendre en terre, le mineur revêt un costume protecteur. Le petit locustien, lui aussi, trouant le sol en sens inverse, doit s'affubler d'une casaque d'émer- sion; il doit posséder une forme transitoire, plus sim- ple, plus ramassée, qui lui permette la venue au dehors à travers le sable, une forme de délivrance analogue à celle que la Cigale et la Mante religieuse utilisent au moment de sortir, la première de sa ramille, la seconde du labyrinthe de son nid. La réalité et la logique sont ici d'accord. Le Decti- que, en effet, ne sort pas de l'œuf tel que je le vois, né de la veille, sautiller sur les pelouses; il possède une structure temporaire, mieux appropriée aux difficultés de l'émersion. D'un tendre blanc carné, l'animalcule est engainé dans un fourreau qui tient les six pattes ap- pliquées contre le ventre, tendues en arrière, inertes. i74 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Pour mieux glisser sous terre, il a ses échasses empa- quetées suivant la direction de Taxe du corps. Les an- tennes, autres appendices gênants, sont immobiles, serrées contre ce paquet. La tête est fortement infléchie contre la poitrine. Avec ses gros points noirs oculaires, son masque indé- cis, un peu boursouflé, elle fait songer aux casques des scaphandriers. Le col amplement bâille à la nuque, et d'une lente palpitation se gonfle et se dégonfle tour à tour. Voilà le moteur. Le nouveau-né chemine à l'aide de son hernie occipitale. Dégonflé, l'avant refoule un peu le sable humide, s'y insinue en creusant une fossette; puis, bal- lonné, il devient bouton, qui se moule et prend appui dans la dépression obtenue. Alors l'arrière se contracte, et c'est un pas de fait. Pour chaque coup de la vessie locomotrice, la voie s'allonge de près d'un millimètre. C'est pitié de voir cette chair naissante, à peine rosée, cogner de sa nuque hydropique et tasser les rudesses du sol. La glaire animale, non encore bien figée, lutte, endolorie, contre le caillou; et ses efforts sont si bien ménagés qu'en une matinée s'ouvre, sur la longueur d'un pouce, une galerie droite ou sinueuse, du diamètre d'une médiocre paille. L'insecte harassé parvient ainsi à la surface. A demi engagé dans son puits de sortie, le déterré fait halte, laisse les forces revenir, puis gonfle une dernière fois son hernie occipitale, jusqu'aux limites du possible, et fait éclater le fourreau qui l'a défendu jusqu'ici. L'animalcule se dépouille de sa casaque d'émersion. Voici finalement le Dectique avec sa forme juvénile. LE DECTIQUE A FRONT BLANC. — L"ECI,OSION 175 iout pâle encore, mais le lendemain bruni et vrai mo- ricaud en comparaison de l'adulte. Comme teinte pré- lude de la face éburnéenne de l'âge mûr, il a sous les cuisses postérieures un étroit galon blanc. Dectique mignon, éclos sous mes yeux, pour toi la vie débute bien dure. Avant d'être libres, beaucoup de tes pareils doivent périr épuisés. Dans mes tubes, j'en vois de nombreux qui, arrêtés par un grain de sable, succombent à mi-chemin et se hérissent d'un byssus cryptogamique. La moisissure reprend en sous- œuvre leurs tendres déchets. Hors de mes soins, la ve- nue au grand jour doit être plus périlleuse encore. Le sol habituel est grossier et cuit par le soleil. A moins d'une ondée, comment font-ils, ces incarcérés sous la brique? Plus heureux dans mes tubes à terreau tamisé et moite, te voilà dehors, petit négrillon galonné de blanc ; tu mordilles la feuille de laitue que je t'ai offerte, tu bondis joyeusement sous la cloche où je t'ai logé. Ton éducation serait aisée, je le vois, mais peu riche en documents nouveaux. Quittons-nous donc ici. Je te rends à la liberté. En dédommagement de ce que tu viens de m'apprendre, je te livre la verdure et les Cri- quets du jardin. Grâce à toi, je sais que les locustiens ont, pour sortir du sol où la ponte est déposée, une configuration pro- visoire, un état de larve jwhnaire, qui tient emmaillo- tées dans une gaine commune antennes et longues pat- tes, pièces trop encombrantes; je sais que cette espèce de momie, apte seulement à s'allonger et à se raccourcir un peu, possède comme organe locomoteur une hernie à la nuque, une ampoule palpitante, original mécanisme dont je n'ai jamais vu la progression faire usage ailleurs. XI LE DECTIQUE A FRONT BLANC. — L APPAREIL SONORE L'art a trois champs d'exploitation dans le domaine des choses : la forme, la couleur, le son. Le sculpteur travaille la forme, dont il imite les perfections autant que le ciseau peut imiter la vie. Le dessinateur, autre copiste, c-herche, avec du blanc et du noir, à donner rillusion du relief sui- une surface plane. A la difficulté du dessin, le peintre ajoute celle de la couleur, non moins grande. Devant l'un et l'autre pose un modèle inépuisable. Si riche que soit la palette du peintre, elle sera toujours inférieure à celle des réalités. Jamais non plus le ci- seau du sculpteur n'épuisera les trésors de la plastique naturelle. Forme et couleur, beautés des contours et jeux de lumière s'enseignent par le spectacle des choses. Cela s'imite, se combine suivant nos goûts, mais ne s'invente pas. Au contraire, dans la symphonie des êtres, notre mu- sique manque de prototype. Certes, les sons ne man- quent pas, faibles ou puissants, doux ou solennels. La tempête qui mugit à travers les bois échevelés, la vague qui déroule sa volute sur la plage, le tonnerre qui gronde dans l'écho des nuées, nous émeuvent par leurs notes majestueuses; la brise tamisée par le menu feuillage LE DEGTIQUE. — L'APPAREIL SONORE 177 des pins, le susurrement des abeilles sur les floraisons printanières, charment toute oreille douée de quelque délicatesse; mais ce sont là des sonorités monotones, sans liaison entre elles. La nature a de superbes sons; elle n'a pas de musique. Hurler, braire, grogner, hennir, beugler, bêler, gla- pir, là se borne la phonétique de nos proches voisins en organisation. Composée de ces éléments, une parti- tion s'appellerait charivari. Par une exception frap- pante, l'homme, au sommet de la série de ces grossiers bruyants, s'avisa de chanter. Un attribut que nul ne partage avec lui, l'attribut des sons coordonnés d'où dérive l'incomparable don de la parole, l'incita aux correctes vocalises. Le modèle manquant, l'apprentis- sage dut être laborieux. Lorsque notre ancêtre d'avant l'histoire, festoyant son retour de la chasse au mammouth, se grisait avec une piquette de framboises et de prunelles, que pouvait-il sortir de son âpre larynx? Une mélodie suivant les règles? Certes non, mais bien des raucités capables de faire trembler la voûte de l'abri sous roche. La violence faisait le mérite du cri. Dans les tavernes pour caver- nes, quand les gosiers sont allumés, se retrouve au- jourd'hui la chanson primitive. Et ce ténor aux frustes coups de voix savait déjà très bien conduire sa pointe de silex pour graver sur ivoire l'effigie de la monstrueuse bête qu'il venait de captu- rer; il savait enjoliver de sanguine les joues de son manitou; il savait se peindre lui-même de graisses colorées. La forme et la couleur abondaient en mo- dèles; le son mesuré n'en avait pas. Aux essais gutturaux, le progrès enjoignit l'instru- 12 i78 SOUVENIRS ENTOMOLOG IQ UES ment musical. On souflla clans des tuyaux enlevés d'une pièce sur les rameaux en sève ; on fit résonner le chaume de l'orge et sifller le cylindre du roseau. La coquille du colimaçon maintenue entre deux doigts du poing fermé imita le cri d'appel de la perdrix; la trompe formée d'un large ruban d'écorce roulé en cornet donna le beuglement du taureau ; quelques ficelles de boyau ten- dues sur la panse vide d'une calebasse grincèrent les premières notes des instruments à cordes; une vessie de bouquetin, fixée sur un cadre solide, fut le début des membranes sonores; deux galets plats s'entre- choquant par secousses cadencées initièrent au clique- tis des castagnettes. Tel dut être le matériel musical primitif, matériel conservé par l'enfant, qui dans ses naïvetés artistiques est la réminiscence du grand enfant d'autrefois. L'antiquité classique n'en a guère connu d'autre, comme le témoignent les bergers de ïhéocrite et de Virgile. Sylvesti^em teniii musam nieditaris avena, dit Mélibée à Tityre. Qu'attendre de ce brin d'avoine, de ce léger chalumeau, comme on nous faisait traduire en mon jeune temps? Le poète aurait-il mis avena tenui par figure de rhétorique, ou bien rappellerait-il une réa- lité? Je suis pour la réalité, ayant entendu moi-même un concert à chalumeaux. C'était en Corse, à Ajaccio. En reconnaissance d'une poignée de dragées, quelques bambins du voisinage vinrent un jour me donner une sérénade. A l'impro- viste, par bouffées d'une sauvage harmonie, m'arrivè- rent des sons étranges, d'une rare douceur. J'accourus à la fenêtre. Les orphéonistes étaient là-bas, hauts comme des bottes, sérieusement groupés en rond, le LE DECTIQUE. — L'APPAREIL SONORE 179 coryphée au centre. La plupart avaient aux lèvres une hampe verte d'oignon, reiïtlée en ventre de fuseau; d'autres un chaume, un bout de roseau non encore durci par la maturité. Ils souftlaient là dedans, ou plutôt ils chantaient un vocero, sur un mode grave, relique peut-être des Grecs. Certes, ce n'était pas de la musique telle que nous l'en- tendons, encore moins du bruit informe ; mais bien une mélopée indécise, ondulante, à naïves incorrections; un mélange de belles sonorités où les sibilations de la paille donnaient relief au chevrotement de la hampe ventrue. Je fus émerveillé de la symphonie aux queues d'oignon. A peu près ainsi devaient procéder les ber- gers de l'églogue, avena tenui; à peu près ainsi devait se chanter l'épithalame de la mariée à l'époque du renne. Oui, la cantilène de mes bambins corses, vrai bour- donnement d'abeilles sur les romarins, a laissé trace durable dans mes souvenirs. J'en ai encore l'oreille pleine. Elle m'apprit la valeur des pipeaux champêtres, tant célébrés par une littérature aujourd'hui démodée. Que nous sommes loin de ces naïvetés ! Pour charmer le populaire, il faut de notre temps ophicléide, saxhorn, trombone, piston, tous les cuivres imaginables, avec tambour, grosse caisse, et pour point d'orgue un coup de canon. Voilà le progrès. Il y a vingt-trois siècles, la Grèce s'assemblait à Delphes pour les fêtes du soleil, Phoïbos aux crins dorés. Elle écoutait, saisie d'un rehgieux émoi, l'hymne d'Apollon, mélodie de quelques lignes, à peine soutenue çà et là par de maigres accords de flûte et de cithare. Acclamée chef-d'œuvre, la chanson sacrée fut gravée 180 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES sur des tables de marbre que les archéologues ont ré- cemment exhumées. Les vénérables couplets, les plus vieux des archives musicales, se sont fait entendre au théâtre antique d'O- range, ruines de pierres dignes de ces ruines de sons. Je n'assistais pas à la solennité, retenu par mon habi- tude d'accourir à l'occident lorsque le feu d'artifice se tire à l'orient. Un de mes amis s'y trouvait, bien doué en finesse d'oreille. <( Parmi les dix mille auditeurs que pouvait contenir l'énorme hémicycle, il est fort dou- teux, me disait-il, qu'un seul ait compris cette musi- que d'un autre âge. Pour ma part, cela m'a produit l'effet d'une complainte d'aveugle, et malgré moi je cherchais, du regard, le caniche tenant la sébile. » Ah! le barbare, qui du chef-d'ouivre hellène fait complainte slupide ! Etait-ce de sa part irrévérence? Non, mais inaptitude. Son oreille, élevée d'après d'au- tres règles, ne pouvait se complaire à des naïvetés de- venues étranges, choquantes môme par leur vieillesse. Il manquait à mon ami, il nous manque à tous le sens des délicatesses primitives, étouffées par les siècles. Pour goûter l'hymne d'Apollon, il faudrait rétrogra- der jusqu'à cette simplicité d'âme qui me fit un jour trouver délicieux les susurrements des tiges d'oignon. Nous n'en viendrons pas là. Mais si notre musique n'a pas à s'inspirer des mar- bres delphiens, notre statuaire et notre architecture trouveront toujours dans l'œuvre grecque des modèles d'incomparable perfection. Sans prototype imposé par les faits naturels, l'art des sons est changeant; avec nos goûts mobiles, le parfait d'aujourd'hui y devient le tri- vial de demain. L'art des formes, au contraire, fondé LE DECTIQUE. — L'APPAREIL SONORE 181 sur Fimmuable base des réalités, voit toujours le beau où l'ont vu les siècles antérieurs. De type musical nulle part, pas même dans le chant du rossignol, célébré par Bulîon en grandioses périodes. Sans vouloir scandaliser personne, pourquoi ne dirais- je pas mon avis? Style de Bufïon et chant du rossignol, Tun et l'autre me laissent froid. Le premier sent trop la rhétorique et pas assez la sincère émotion. Le second, superbe écrin de perles sonores mal assorties, parle si peu à Tàme qu'une petite cruche d'un sou, pleine d'eau et munie d'un siftlet, donne, entre les lèvres d'un enfant, les plus belles roulades du célèbre lyrique. Une machinette de potier, gazouillant à l'aventure, rivalise avec le rossignol. Au-dessus de l'oiseau, superbe essai d'une colonne d'air vibrante, on hurle, on brait, on grogne, jusqu'à ce que vienne l'homme, qui seul parle et vraiment chante. Au-dessous, on coasse, on se tait. Le soufflet des poumons a deux floraisons que séparent d'immen- ses lacunes à bruits informes. Plus bas encore, voici l'insecte, bien antérieur. Ce premier-né des popula- tions terrestres est aussi le premier lyrique. Dépourvu de souffle propre à faire vibrer des cordes vocales, il invente l'archet et la friction, dont l'homme doit tirer plus tard si merveilleux parti. Divers coléoptères bruissent en faisant glisser l'une sur l'autre deux âpres surfaces. Le Capricorne meut l'anneau du corselet sur l'articulation avec le reste du thorax; le Hanneton du pin, à grands panaches feuille- tés, râpe du rebord des élytres le dernier arceau dor- sal; les Copris et bien d'autres ne connaissent pas d'autre méthode. A vrai dire, ces frictionneurs ne ren- i82 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES dent pas un son musical, mais plutôt un grincement de girouette sur son axe rouillé : c'est maigre, écourté, sans résonance. Parmi ces inexperts grinceurs, je distinguerai le Bolbocère [Dolboceras GaUicus, Muls), qui mérite men- tion honorable. Rond comme une bille, doué d'une corne sur le front, comme le Copris espagnol, dont il ne partage pas les goûts stercoraires, le gracieux in- secte affectionne les bois de pins de mon voisinage et s'y creuse dans le sable un terrier, d'oîi il sort au cré- puscule du soir avec un doux pépiement d'oisillon repu, blotti sous l'aile de sa mère. Silencieux d'habitude, il bruit au moindre trouble. Avec une douzaine de captifs dans une boite s'obtient délicieuse symphonie, très fai- ble, exigeant très grande proximité de l'oreille pour être perçue. En comparaison, Capricorne, Copris, Han- neton du pin et les autres sont de grossiers racleurs. Chez tous, après tout, ce n'est pas là du chant, mais bien une expression de frayeur; je dirai presque un cri d'angoisse, un gémissement. L'insecte ne le fait entendre qu'au moment du péril ; jamais, que je sache, en temps de noces. Le vrai musicien, exprimant ses allégresses à coups d'archet et de cymbales, remonte bien plus loin. Il a pré- cédé l'insecte d'organisation supérieure, le Scarabée, l'Abeille, la Mouche, le Papillon, qui affirment leur grade élevé par des transformations complètes ; il se rattache aux rudes ébauches des temps géologiques. L'insecte chanteur, en effet, appartient exclusivement soit à la série de l'hémiptère (Cigale), soit à celle de l'orthoptère (Sauterelle et Grillon); par ses métamor- phoses incomplètes, il est apparenté avec ces races LE DECTIQUE. — L'APPAREIL SONORE 183 primitives dont les archives sont inscrites dans les feuil- lets des schistes houillers. Il est des premiers qui aux values rumeurs des choses inertes aient mêlé les bruis- sements de la vie. Il chantait avant que le reptile sût exhaler son souffle. Ici se montre, au simple point de vue des sonorités, l'impuissance de nos théories qui veulent expliquer le monde par l'évolution fatale du progrès en germe dans la cellule primitive. Tout est muet encore, et l'insecte déjà stridule avec autant de correction qu'il le fait au- jourd'hui. La phonétique débute par un appareil que les âges se transmettront sans rien y changer d'essentiel. Puis, bien que le poumon ait paru, silence, sauf des ronflements de narines. Voici qu'un jour le batracien coasse, et bientôt, sans préparation, viennent se mêler à cet odieux concert les trilles de la caille, les couplets siffles du merle et les accents de la fauvette. Le larynx par excellence est né. Qu'en feront les tard venus? L'âne et le marcassin nous donnent la réponse. C'est pire que halte; c'est rétrogradation énorme, jusqu'à ce qu'un suprême bond conduise au larynx de l'homme. Dans cette genèse des sons, impossible d'affirmer une marche progressive, qui fait succéder le médiocre au mauvais, l'excellent au médiocre. On n'y reconnaît qu'essors brusques, intermittences, reculs, soudains épanouissements non annoncés par ce qui précède, non continués par ce qui suit; on n'y trouve qu'une énigme indéchiffrable par les seules virtualités de la cellule, ce commode oreiller de qui n'a pas le courage de scru- ter plus à fond. Mais laissons les origines, domaine inaccessible, et des- cendons aux faits : interrogeons quelques représentants 184 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de ces vieilles races qui débutèrent dans l'art des sons et s'avisèrent de chanter alors que durcissaient les pre- mière boues des continents; demandons-leur la struc- ture de leur instrument et le but de leur ariette. Au locustien, si remarquable par ses longues et gros- ses cuisses postérieures, ainsi que par son oviscapte, le sabre ou plantoir destiné au semis des œufs, revient la majeure part du concert entomologique, toutefois après la Cigale, souvent confondue avec lui. Un seul orthoptère le dépasse : le Grillon, son proche voisin. Ecoutons d'abord le Dectique à front blanc. Cela débute par un bruit sec, aigu, presque métalli- que, fort semblable à celui que fait entendre le tourde sur le qui-vive quand il se gorge d'olives. C'est une suite de coups isolés, l'ik-tik, longuement espacés. Puis, par crescendo graduel, le chant devient un cliquetis rapide oii le tik-tik fondamental s'accompagne d'une sourde basse continue. En finale, le crescendo devient tel que la note métallique s'éteint et que le son se trans- forme en un simple bruit de frôlement, en un frrr-frrr- frvr de grande rapidité. Le virtuose continue ainsi des heures durant, avec alternance de strophes et de silences. Par un temps calme, le chant, dans sa plénitude, peut se percevoir à une vingtaine de pas de distance. C'est bien peu. Le Grillon et la Cigale ont tout autre portée sonore. De quelle façon se produit le couplet? Les livres que je peux consulter à cet égard me laissent perplexe. Ils me parlent bien du miroir, fine membrane vibrante qui reluit ainsi qu'une lamelle de mica; mais comment cette membrane est-elle mise en vibration? C'est ce qu'ils ne disent pas, ou disent d'une façon fort vague, incorrecte. LE DECTIQUE. — L'APPAREIL SONORE 185 Friction des élytres, frottement mutuel des nervures, et voilà tout. Je désirerais explication plus lucide, car la boîte à musique d'une Sauterelle, j'en suis persuadé d'avance, doit avoir, elle aussi, mécanisme précis. Informons- nous donc, quitte à répéter des observations déjà fai- tes peut-être, mais ignorées d'un solitaire dont toute la bibliothèque consiste en quelques bouquins dépa- reillés. Les élytres du Dectique se dilatent à la base et forment sur le dos une dépression plane en triangle allongé. Yoilà le champ sonore. L'élytre gauche y che- vauche sur l'élytre droite et masque en plein, au repos, l'appareil musical de celle-ci. De cet appareil, la par- tie la mieux distincte, la mieux connue de temps immémorial, est le iniroir, ainsi dénommé à cause du brillant de sa fine membrane ovalaire, enchâssée dans le cadre d'une nervure. C'est la peau d'un tambour, d'un tympanon d'exquise délicatesse, avec cette diffé- rence qu'elle résonne sans être percutée. Rien n'est ■en contact avec le miroir quand le Dectique chante. Les vibrations lui sont communiquées, parties d'ailleurs. Et comment? Le voici. Sa bordure se prolonge à l'angle interne de la base par une obtuse et large dent, munie à l'extrémité d'un ipli plus saillant, plus robuste que les autres nervures, <5à et là réparties. Je nommerai ce pli nervure de fric- tion. C'est là le point de départ de l'ébranlement qui fait résonner le miroir. L'évidence se fera quand le reste de l'appareil sera connu. Ce reste, mécanisme moteur, est sur l'élytre gauche, recouvrant l'autre de son rebord plan. Au dehors, rien 186 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de remarquable, si ce n'est, et encore quand on est averti, une sorte de bourrelet transversal, un peu obli- que, que l'on prendrait tout simplement pour une ner- vure plus forte que les autres. Mais soumettons à l'examen de la loupe la face infé- Élytre gauche du Decti- que à front blanc. — a, archet vu par la lace dorsale. Élytre droite du Dectique à frout blanc. — în, mi- roir; n, nervure de friction. rieure. Le bourrelet est bien mieux qu'une vulgaire nervure. C'est un instrument de haute précision, un superbe archet à crémaillère, merveilleux de régularité dans sa petitesse. Jamais l'industrie humaine entail- lant le métal pour les plus fines pièces d'horlogerie n'est arrivée à cette perfection. Sa forme est celle d'un fuseau courbe. D'une extrémité à l'autre il est gravé en travers LE DECTIQUE. — L'APPAREIL SONORE 187 d'environ quatre-vingts dents triangulaires, bien égales, en matière dure, inusable, d'un brun marron foncé. L'usage de ce bijou mécanique saute aux yeux. Si l'on soulève un peu sur le Dectique mort le rebord plan des deux élytres pour mettre celles-ci dans la po-' sition qu'elles prennent en résonnant, on voit l'archet engrener sa crémaillère sur la nervure terminale que je viens de nommer nervure de friction; on suit le passage des dents qui, d'un bout à l'autre de la série, ne s'écar- tent jamais des points à ébranler; et si la manœuvre est Archet du Dectique à front blanc. conduite avec quelque dextérité, le mort chante, c'est- à-dire fait entendre quelques notes de son cliquetis. La production du son chez le Dectique n'a plus rien de caché. L'archet denté de l'élytre gauche est le mo- teur; la nervure de friction de l'élytre droite est le point d'ébranlement; la pellicule tendue du miroir est l'or- gane résonnateur, qui vibre par l'intermédiaire de son cadre ébranlé. Notre musique a bien des membranes vibrantes, mais toujours par percussion directe. Plus hardi que nos luthiers, le Dectique associe l'archet avec le tympanon. La môme association se retrouve chez les autres locus- tiens. Le plus célèbre d'entre eux est la Sauterelle verte [Locusta viridissima, Lin.), qui au mérite d'une taille avantageuse et d'une belle coloration verte joint l'hon- neur de la renommée classique. Pour La Fontaine c'était 188 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la Cigale qui vient quémander auprès de la Fourmi, lors- que la Lise est venue, La mouche et le vermisseau man- quant, l'emprunteuse demande quelques grains pour subsister jusqu'à la saison nouvelle. Le double régime, animal et végétal, est très heureuse inspiration du fabu- liste. La Sauterelle, en effet, a les goûts du Dectique. Dans mes volières, elle se sustente de la feuille de laitue lorsqu'il n'y a pas mieux; mais ses préférences sont pour le Criquet, qu'elle grignote sans autres reliefs que les élytres et les ailes. En liberté, sa chasse au famé- lique brouteur, l'acridien, doit nous dédommager lar- gement des quelques bouchées qu'elle prélève sur la verdure agricole. A quelques détails près, son instrument musical est celui du Dectique. Il occupe, à la base des élytres, une ample dépression en triangle courbe et brunâtre cerné de jaune obscur. C'est une sorte d'écusson nobiliaire, chargé d'hiéroglyphes héraldiques. L'élylre gauche, superposée à la droite, est gravée en dessous de deux sillons transverses et parallèles dont l'intervalle fait saillie en dessous et constitue l'archet. Celui-ci, fuseau de couleur brune, a les dents fines, très régulières et très nombreuses. Le miroir de l'élytre droite est pres- que circulaire, bien encadré, avec forte nervure de friction. L'insecte stridule en juillet et août, au crépuscule du soir, jusque vers les dix heures. C'est un rapide bruit de rouet, accompagné d'un subtil cliquetis métallique, sur la limite des sons perceptibles. Le ventre, ample- ment rabaissé, palpite et bat la mesure. Cela dure des périodes non réglées et brusquement cesse; cela s'en- LK DECTIQUE. — L'APPAREIL SONORE 18c> tremôle de fausses reprises réduites à quelques coups d'archet, iiésite, recommence en plein. En somme, bien maigre musique, très inférieure en sonorité à celle du Dectique, non comparable au chant du Grillon, et encore moins aux bruyantes raucités de la Cigale. Dans le calme du soir, à quelques pas de dis- tance, il me faut l'oreille fine du petit Paul pour en être averti. Elle est plus pauvre encore chez les deux Dectiques nains de mon voisinage, le Platycleis intermedia, Serv., et le Platycleis gi'isea, Fab., fréquents l'un et l'autre dans les longs gazons, aux chaudes expositions rocail- leuses, et prompts à disparaître dans les broussailles quand on cherche à les prendre. Les deux lyriques pan- sus ont, chacun à part, les honneurs et les ennuis de la volière. Par UR soleil ardent qui donne en plein sur la fenê- tre, voici mes petits Dectiques repus de semences vertes de panic et aussi de gibier. La plupart se couchent aux meilleures expositions, sur le ventre, sur le tlanc, les pattes postérieures étirées. Des heures entières ils digèrent, immobiles; ils sommeillent dans leur pose voluptueuse. Quelques-uns chantent. Ah! la maigre chanson! Celle du Dectique intermédiaire, alternant par égales périodes les strophes et les silences, a comme couplet wnfrrr rapide semblable à celui de la Mésange charbon- nière; celle du Dectique gris se compose de coups d'ar- chet distincts et imite un peu la mélopée du Grillon, avec note plus rauque et surtout plus voilée. De part et d'autre, la faiblesse des sons me permet à peine d'en- tendre le chanteur à une paire de mètres de distance. 190 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES Et pour cette musique-là, ce couplet de rien, tout juste perceptible, les deux nains ont tout ce que pos- sède leur gros collèg^ue : archet dentelé, tambour de basque, nervure de friction. Sur l'archet du Dectique gris, je dénombre à peu près iiae quarantaine de dente- lures, et quatre-vingts sur celle du Dectique intermé- diaire. En outre, de part et d'autre l'élytrQ droite mon- tre, autour du miroir, quelques espaces diaphanes, destinés sans doute à augmenter l'étendue de la partie vibrante. N'importe, si l'instrument est superbe, le ré- sultat sonore est de très médiocre valeur. Avec ce même mécanisme d'un tympanon ébranlé par une crémaillère, qui réalisera le progrès? Aucun des locustiens à grandes ailes n'y parvient. Tous, des plus gros, Sauterelles, Dectiques et Conocéphales, jus- qu'aux moindres, Platycleis, Xiphidion, Phanérop- tère, ébranlent par les dents d'un archet le cadre d'un miroir vibrant; tous sont gauchers, c'est-à-dire por- tent l'archet à la face inférieure de l'élytre gauche , chevauchant sur l'élytre droite, munie du tympanon; tous enfin ont le chant maigre, voilé, parfois à peine perceptible. Un seul, modifiant les détails de l'appareil sans rien innover dans la structure générale, parvient à quelque puissance de son. C'est l'Ephippigère des vignes, qui se prive d'ailes et réduit les élytres à deux écailles con- caves, élégamment gaufrées et emboîtées l'une dans l'autre. Ces deux calottes sont les restes des organes du vol, devenus exclusifs organes du chant. Pour mieux striduler, l'insecte renonce à l'essor. Il abrite son instrument sous une sorte de voûte que forme le corselet courbé en manière de selle. Gomme LE DECTIQUE. — L'APPAREIL SONORE 191 de règle, Técaille de gauche occupe le dessus et porte à la face inférieure une crémaillère où la loupe recon- naît quatre-vingts denticulations transversales comme nul autre locustien n'en possède d'aussi vigoureuses, d'aussi nettement sculptées. L'écaillé de droite occupe le dessous. Au sommet de son dôme un peu déprimé, reluit le miroir, encadré d'une forte nervure. En élégance de structure, cet instrument est supé- rieur à celui de la Cigale, qui déforme puis relâche tour à tour, par la contraction de deux colonnes mus- Fragment de l'archet de l'Éphippigère. — Très grossi. culaires, la convexité de deux arides cymbales. Il lui manque des chambres sonores, des résonnateurs, pour devenir bruyant appareil. En l'état, il fait entendre un traînant et plaintif tchni-tchiii-tchiii en mode mineur, perçu plus loin encore que le coup d'archet allègre du Dectique à front blanc. Troublés dans leur quiétude, le Dectique et les au- tres locustiens aussitôt se taisent, muets de frayeur. Chez eux le chant est toujours expression d'allégresse. L'Éphippigère, elle aussi, appréhende le trouble et déroute par un silence subit qui la recherche. Mais prenous-la entre les doigts. Souvent elle reprend sa stridulation à coups d'archet désordonnés. Alors le 102 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES chant ne dit certes pas le bien-être, mais bien la crainte^ l'angoisse du péril. De même la Cigale bruit, plus criarde que jamais, lorsque l'enfant sans pitié lui disloque le ventre et lui fait bâiller les chapelles. De part et d'autre, le joyeux couplet de la bote en liesse devient lamentation de la bote tracassée. Une seconde particularité, inconnue des autres in- sectes chanteurs, mérite d'être signalée chez l'Ephip- pigère. Les deux sexes sont doués de l'appareil sonore. La femelle, toujours muette, sans vestiges même d'ar- chet et de miroir chez les autres locustiens, acquiert ici un engin à musique, imitation approchée de celui du mâle. L'écaillé de gauche couvre celle de droite. Les bords en sont gaufrés de grosses nervures pâles, formant réseau à petites mailles; le centre est au contraire lisse et se gontle en une calotte d'un roux pelure d'oignon. En dessous, cette calotte est munie de deux nervures concourantes, dont la principale est légèrement rugu- leuse sur son arête. L'écaillé de droite a semblable structure, sauf ce détail : la calotte centrale, elle aussi pelure d'oignon, est traversée par une nervure qui des- sine une sorte d'équateur sinueux et montre à la loupe, dans la majeure partie de sa longueur, de très fines dents transversales. A ce caractère se reconnaît l'archet, situé dans une position inverse de celle qui nous est connue. Le mâle est gaucher et opère de l'élytre supérieure; la femelle est droitière et racle de l'élytre inférieure. Chez elle, d'ailleurs, nulle part de miroir, c'est-à-dire de pellicule luisante, semblable à une lamelle de mica. L'archet LE DEGTIQUE. — L'APPAREIL SONORE 193 frictionne en travers la nervure rugueuse de l'écailIe opposée, et de la sorte se produit à la fois l'ébranlement des deux calottes sphériqaes emboîtées. La pièce vibrante est ainsi double, mais trop rigide, trop grossière pour donner son nourri. Le cbant, assez maigre d'ailleurs, est plus plaintif encore que celui du mâle. L'insecte ne le prodigue pas. Si je n'interviens, mes captives n'ajoutent jamais leur note au concert de leurs compagnons de volière; en revanche, saisies, tra- cassées, aussitôt elles gémissent. Il est à croire qu'en liberté les choses se passent d'autre façon. Les muettes de mes cloches ne sont pas douées pour rien de la double cymbale et de l'archet. L'instrument qui gémit de frayeur doit aussi résonner en joyeuse occurrence. A quoi bon l'appareil sonore du locustien? Je n'irai pas jusqu'à lui refuser un rôle dans la formation des couples, jusqu'à lui nier un murmure persuasif, doux pour celle qui l'écoute; ce serait m'insurger contre l'évidence. Mais sa fonction fondamentale n'est pas là. Avant tout, l'insecte l'utilise pour dire sa joie de vivre, pour chanter les délices de l'existence, le ventre plein et l'échiné au soleil. Témoins le gros Dectique et le mâle de la Sauterelle, qui, à l'issue des noces, épuisés pour toujours et désormais dédaigneux de la pariade, continuent de striduler gaiement jusqu'à ce que les for- ces manquent. Le locustien a ses élans d'allégresse; il a de plus l'avantage de pouvoir les traduire par un son, simple satisfaction d'artiste. Le petit manœuvre que je vois le soir revenir du chantier et gagner sa maison où la soupe l'attend, siffle et chante pour lui seul, sans intention 13 194 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de se faire entendre, sans désir d'être écouté. En sa naïve expansion, presque inconsciente, il dit la joie de la rude journée finie, de l'assiettée aux choux fumants. Ainsi le plus souvent stridule l'insecte chanteur : il célèbre la vie. Quelques-uns vont plus loin. Si l'existence a des douceurs, elle ne manque pas non plus de misères. Le locustien porte-selle des vignes sait exprimer les unes et les autres. D'une mélopée traînante, il dit aux buis- sons ses félicités; de pareille mélopée, altérée à peine, il épanche ses douleurs, ses effrois. Sa compagne, ins- trumentiste elle aussi, partage ce privilège. Elle exulte, elle se plaint avec deux cymbales d'un autre modèle. Somme toute, le tympanon à crémaillère n'est pas à dédaigner. Il anime ie gazon, il susurre les réjouissan- I ces et les tribulations de la vie, il sonne aux alentours 1 le rappel amoureux, il charme les longues attentes des solitaires, il dit la suprême tloraison de la bête. Son coup d'archet est presque une voix. * ■ Et ce magnifique don, plein de promesses, n'est ac- " cordé qu'aux races inférieures, grossières natures, ap- parentées aux rudes essais des âges de la houille. Pour- quoi l'insecte supérieur, s'il descend, comme on le dit, d'ancêtres graduellement transformés, n'a-t-il pas con- servé le bel héritage de la voix sonnant dès les débuts? Est-ce que la théorie des acquisitions progressives ne serait qu'un grandiose leurre? Faut-il renoncer aux sauvageries de l'écrasement du plus faible par le plus fort, du moins bien doué par son supérieur en dons? Convient-il de douter quand l'évolutionnisme nous parle de la survivance des mieux avantagés? Oh! oui, et beaucoup. LE DECTIQUE. — L'APPAREIL SONORE 195 Ainsi nous le conseille certaine Libellule de la pé- riode houillère {Mega?ieu)'aMo?if/i, Brong.) mesurant au delà de six décimètres d'envergure. A disparu la Demoi- selle géante qui terrorisait de sa mandibule en scie le petit peuple ailé ; et le faible Agrion, à ventre de bronze ou d'azur, voltige toujours sur les joncs de nos ruis- seaux. Ont disparu ses contemporains, les monstrueux pois- sons sauroïdes, plaqués d'émail et férocement armés. Leurs rares successeurs sont des avortons. Lasplendide série des Céphalopodes à coquille cloisonnée, parmi lesquels certaines Ammonites de l'ampleur d'une roue de voiture, n'a, dans les mers actuelles, d'autre repré- sentant que le Nautile, modeste casque de pompier. Le Mégalosaure, saurien de vingt-cinq mètres de lon- gueur, faisait dans nos pays une autre ligure que le Lézard gris des murailles. Un contemporain de l'homme, le Mammouth, bête monumentale, n'est connu que par ses restes; et son proche voisin, l'Eléphant, à côté de lui humble mouton, prospère toujours. Quelles entor- ses à la loi de la survivance du plus fort ! Les puissants ont péri, les faibles les remplacent. XII LA SAUTERELLE VERTE Nous voici au milieu de juillet. La canicule astrono- mique débute; mais en réalité la saison torride a mar- ché plus vite que le calendrier, et depuis quelques semaines la température est accablante. On célèbre ce soir, au village, la fête nationale. Tan- dis que la gaminaille gambade autour d'un feu de joie dont j'entrevois la réverbération sur le clocher de l'église et que le tambour solennise de quelques fla-fla l'ascension de chaque fusée, solitaire en un coin obs- cur, dans la fraîcheur relative des neuf heures, j'écoute le concert de la fête des champs, de la fête des mois- sons, bien supérieure en majesté à celle que célèbrent en ce moment, sur la place du village, la poudre, les fagots allumés, les lanternes de papier et surtout le rogomme. C'est simple comme le beau, c'est calme comme le puissant. Il est tard, et les Cigales se taisent. Assouvies de lumière et de chaleur, elles se sont prodiguées ensym- phonie tout le jour. La nuit venue, repos pour elles, mais repos fréquemment troublé. Dans l'épaisse ramée des platanes, bruit soudain comme un cri d'angoisse, strident et court. C'est la désespérée lamentation de la Cigale surprise en sa quiétude par la Sauterelle verte, LA SAUTERELLE VERTE 197 ardente chasseresse nocturne, qui bondit sur elle, l'ap- préhende au flanc, lui ouvre et lui fouille le ventre. Après l'orgie musicale, la tuerie. Sans grand regret, je n'ai jamais vu et je ne verrai jamais la suprême expression de nos réjouissances na- tionales, la revue militaire de Longchamps. Les jour- naux m'en apprennent assez. Ils me donnent un croquis des lieux. J'y vois, installée çà et là dans le bocage, la sinistre €roix rouge, avec la mention : « Ambulance militaire, ambulance civile. » Il y aura donc des os cassés à rac- commoder, des insolations à calmer, des morts peut- être à déplorer. C'est prévu, c'est dans le programme. Ici même, dans mon village, habituellement si paisi- ble, la fête ne se terminera pas, j'en mettrais la main sur le feu, sans l'échange de quelques horions, assaison- nement obligé d'une journée de liesse. Au plaisir, pour être bien goûté, il faut, parait-il, le piment de la dou- leur. Ecoutons et méditons loin du tumulte. Tandis que la Cigale éventrée proteste, la fête se poursuit là-haut sur les platanes avec changement d'orchestre. C'est maintenant le tour des artistes nocturnes. Aux alen- tours du point de carnage, dans le fouillis de verdure, une oreille fine perçoit le susurrement des Sauterelles. C'est une sorte de bruit de rouet, très discret, vague frôlement de pellicules arides froissées. Sur cette sourde basse continue éclate, par intervalles, un cliquetis pré- cipité, très aigu, presque métallique. Voilà le chant et la strophe entrecoupée de silences. Le reste est l'ac- compagnement. Malgré ce renfort d'une basse, maigre, très maigre 198 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES concert après tout, bien qu'il y ait clans mon étroit voi- sinage une dizaine environ d'exécutants. Le son man- que d'intensité. Mon vieux tympan n'est pas toujours capable de saisir ces subtilités sonores. Le peu que j'en recueille est d'extrême douceur, on ne peut mieux approprié au calme des lueurs crépusculaires. Un peu plus d'ampleur encore dans ton coup d'archet. Locuste verte ma mie, et tu serais un virtuose préférable à la rauque Cigale, dont on t'a fait usurper le nom et la réputation dans les pays du Nord. Tu n'égalerais cependant jamais ton voisin, le gentil Crapaud sonneur de clochettes, qui tintinnabule à la ronde, au pied des platanes, tandis que tu cliquettes là-haut. C'est le plus petit de ma population batracienne, le plus aventureux aussi en expéditions. Que de fois, aux dernières lueurs du soir, ne m'ar- rive-t-il pas de le rencontrer lorsque, faisant la chasse aux idées, j'erre au hasard dans le jardin! Quelque chose fuit, roule en culbutes devant mes pas. Est-ce une feuille morte déplacée par le vent ! Non, c'est le mignon Crapaud que je viens de troubler dans son pè- lerinage. Il se gare à la hâte sous une pierre, une motte de terre, une touffe de gazon, se remet de son émotion et ne tarde pas à reprendre sa limpide note. En cette soirée d'allégresse nationale, ils sont bien près d'une douzaine sonnant à qui mieux mieux autour de moi. La plupart sont blottis parmi les pots à fleurs qui, disposés en rangs pressés, forment un vestibule devant ma demeure. Chacun a sa note, toujours la môme, plus grave pour les uns, plus aiguë pour les autres, note brève, nette, remplissant bien l'oreille et d'une exquise pureté. LA SAUTERELLE VERTE 199 D'un rythme lent, cadencé, ils semblent psalmodier des litanies. Chick, fait celui-ci; click, répond cet autre à gosier plus fin; dock, ajoute ce troisième, ténor de la bande. Et cela se répète indéfiniment, comme le caril- lon du village en un jour férié : duck, didt, dock; — duck, dick, dock. L'orphéon batracien me remet en mémoire certain harmonica, ma convoitise lorsque, pour mon oreille de six ans, commençait à devenir sensible la magie des sons. C'était une série de lames de verre d'inégale lon- gueur, fixées sur deux rubans tendus. Un bouchon de liège au bout d'un fil de fer servait de percuteur. Ima- ginez une main novice frappant au hasard sur ce cla- vier, avec la brusquerie la plus désordonnée d'octaves, de dissonances, d'accords renversés, et vous aurez une image assez nette de la litanie des Crapauds. Comme chant, cette litanie n'a ni queue ni tète ; comme sons purs, c'est délicieux. 11 en est ainsi de toute musique dans les concerts de la nature. Notre oreille y trouve de superbes sons, puis s'affine et acquiert, en dehors des réalités sonores, le sentiment de l'ordre, pre- mière condition du beau. Or cette douce sonnerie d'une cachette à l'autre est l'oratorio matrimonial , la convocation discrète de chacun à sa chacune. Les suites du concert sans autre informé se devinent; mais ce qu'il serait impossible de prévoir, c'est l'étrange finale des noces. Voici, en effet, que le père , en ce cas le vrai 'pater-familim dans la noble acception du mot, quitte un jour ou l'autre sa retraite dans un état méconnaissable. Il porte l'avenir empaqueté autour des pattes posté- rieures ; il déménage avec le faix d'une grappe d'œufs 200 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pareils de grosseur à des grains de poivre. La volumi- neuse charge lui cerne les mollets, lui engaine les cuis- ses, lui remonte en besace sur le dos. Il en est tout dif- forme. Où va-t-il, se traînant, incapable de bondir, tant il est accablé? Il va, dans sa tendresse, oii la mère se refuse d'aller ; il se rend à la mare voisine, dont les eaux tièdes sont indispensables à l'éclosion et à la vie des têtards. La ponte mûrie à point autour de ses jambes sous le moite couvert d'une pierre , il affronte l'humide et le plein jour, lui passionne du sec ténébreux; par petites étapes il va de l'avant, les poumons congestionnés de fatigae.La mare est loin peut-être; n'importe : le tenace pèlerin la trouvera. Il y est. Sans retard il plonge, malgré sa profonde aversion du bain, et à l'instant la grappe d'ccufs est détachée par la mutuelle friction des jambes. Yoilà les œufs dans leur élément. Le reste se fera tout seul. Son devoir d'immersion accompli , le père se hâte de ren- trer chez lui, au sec, A peine a-t-il tourné le dos que les petits têtards noirs sont éclos et frétillent. Pour rompre leur coque, ils n'attendaient que le contacl de l'eau. Parmi les chanteurs des crépuscules de juillet, un seul, s'il avait note variée , pourrait rivaliser avec les clochettes harmoniques du Crapaud. C'est le Scops ou petit-duc, gracieux rapace nocturne, aux yeux ronds dorés. Il dresse sur le front deux cornicules de plumes qui lui ont valu dans le pays le nom de Machoto bana- rudo, chouette cornue. Son chant, assez nourri pour remplir à lui seul le silence des nuits, est d'une mono- tonie énervante. Avec une imperturbable régularité de I LA SAUTERELLE VERTE 201 mesure, ichà... tchô... fait l'oiseau quand il expectore ' arnica silentia lunœ, me suis-je couché à terre, contre un abri de romarins, pour écouter le délicieux concert de l'Harmas ! Le Grillon nocturne pullule dans l'enclos. Chaque touffe de ciste à tleurs rouges a son orphéoniste ; cha- que bouquet de lavande possède le sien. Les arbou- siers touffus, les térébinthes, deviennent des orchestres. Et de sa gentille voix claire, tout ce petit monde s'in- terroge, se répond d'un arbuste à l'autre; ou plutôt, indifférent aux cantilènes d'autrui, célèbre pour lui seul ses allégresses. Là-haut, juste au-dessus de ma tête, la constellation du Cygne allonge sa grande croix dans la voie lactée; en bas, tout à mon entour, ondule la symphonie de l'insecte. L'atome qui dit ses joies me fait oublier le spectacle des étoiles. Nous ne savons rien de ces yeux célestes qui nous regardent, placides et froids, avec des scintillations semblables à des clignements de pau- pière. La science nous parle de leurs distances, de leurs vitesses, de leurs masses, de leurs volumes; elle nous accable de nombres énormes, elle nous stupéfie d'im- mensités, mais elle ne parvient pas à émouvoir en LE GRILLON. — LE CHANT. — LA PARIADE 247 nous une fibre. Pourquoi? Parce qu'il lui manque le grand secret, celui de la vie. Qu'y a-t-il là-haut? Que réchauffent ces soleils? Des mondes analogues aux nô- tres, nous affirme la raison; des terres oi^i la vie évolue dans une variété sans fin. Superbe conception de l'uni- vers, mais en somme pure conception, non étayée sur des faits patents, témoins suprêmes, à la portée de tous. Le probable, le très probable, n'est pas l'évident, qui s'impose irrésistible, ne laisse aucune prise au doute. En votre compagnie, ô mes Grillons, je sens au con- traire tressaillir la vie, àme de notre motte de boue; et voilà pourquoi, contre la haie de romarins, je n'ac- corde qu'un regard distrait à la constellation du Cygne, et je donne toute mon attention à votre sérénade. Un peu de glaire animée, apte au plaisir et à la douleur, dépasse en intérêt l'immense matière brute. XV les acridiens. — leur role l'appareil sonore « Demain, avant que le soleil soit trop chaud, soyez prêts, enfants; nous allons aux Criquets. » Cet avis met la maisonnée en émoi à Theure du coucher. Que voient-ils en rôve, mes petits collaborateurs? Des ailes bleues, des ailes rouges, déployées soudain en éventail; de longues pattes dentelées en scie, azurées ou roses, qui ruent entre nos doigts; de grosses gigues, ressort qui fait bondir l'insecte ainsi qu'un projectile lancé par quelque catapulte de nains embusqués dans les gazons. Ce qu'ils voient dans la douce lanterne magique du sommeil, il m'arrive aussi de le voir. En ses étapes extrêmes, la vie nous berce avec les mêmes naïvetés. S'il est une chasse pacifique, peu compromettante, à la portée du vieil âge et de la prime jeunesse, c'est bien celle des Criquets. Ah! les délicieuses matinées que nous lui devons! Quels bons moments lorsque les mûres sont noires et permettent à mes aides de grap- piller un peu dans les buissons! quelles mémorables excursions sur les pentes à gazon rare, dur, roussi par le soleil! J'en garde, mes enfants en garderont tenace souvenir. LES ACRIDIENS. — LEUR ROLE 249 Petit Paul a les jarrets souples, la main leste, le regard perçant. Il inspecte les toufles d'immortelles où gravement médite la tête en pain de sucre du Truxale; il scrute les broussailles d'où tout à coup, avec un es- sor d'oisillon surpris, s'envole le gros Criquet cendré. Profonde déception du chasseur qui, d'abord lancé à toutes jambes, s'arrête ébahi et regarde fuir au loin ce semblant d'alouette. Une autre fois il sera plus heu- reux. Nous ne rentrerons pas sans quelques-unes de ces magnifiques captures. Plus jeune que son frère, Marie-Pauline épie patiem- ment le Criquet d'Italie, à ailes roses et pattes d'arrière carminées; mais ses préférences sont pour un autre sauteur, le plus élégant en costume. A la naissance du dos, ce préféré se décore d'une croix de Saint-André que dessinent quatre traits blancs, obliques. Sa livrée a des plaques vert-de-gris, imitant la patine des mé- dailles antiques. La main en l'air, prête à s'abattre, tout doucement elle se rapproche, s'abaisse. Pan! ça y est. Vite un cornet pour recevoir la trouvaille, qui, pré- sentée tête première à l'embouchure, s'engouffre d'un bond au fond de l'entonnoir. Ainsi se gonflent, un à un, les cornets; ainsi se peu- plent les boites. Avant que la chaleur soit intolérable, nous voilà riches de sujets variés qui, élevés en vo- lière, nous apprendront peut-être quelque chose si nous savons les interroger. On rentre, i^ peu de frais, le Criquet vient de faire trois heureux. La première question que j'adresse âmes pensionnai- res est celle-ci : « Quel est votre rôle dans les champs? » Vous êtes en général malfamés, je le sais; les livres vous traitent de nuisibles. Ce reproche, le méritez- 2oO SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES VOUS? Je me permettrai d'en douter, exception faite, bien entendu, des terribles dévastateurs, tléau de l'O- rient et de l'Afrique. La mauvaise réputation de ces gros mangeurs a dé- teint sur vous tous, que j'entrevois, au contraire, bien plus utiles que malfaisants. Jamais, que je sache, le paysan de ces contrées-ci ne s'est plaint de vous. De quels dégâts pourrait-il vous accuser? Vous épointez les gramens coriaces, refusés du mou- ton; vous préférez les maigres pelouses aux gras her- bages des cultures; vous pâturez le stérile oii nul autre que vous ne trouverait à se nourrir; vous vivez de ce qui serait inutilisable sans le concours de votre robuste estomac. D'ailleurs, lorsque vous fréquentez les champs, la seule chose qui pourrait vous tenter, le blé en herbe, a depuis longtemps fourni son grain et disparu. S'il vous arrive de pénétrer dans les jardins et de les exploiter un peu, le méfait n'est pas abominable. On peut se consoler de quelques feuilles de salade ébré- chées. Mesurer l'importance des choses à la toise de son carré de navets est odieuse méthode, qui oublie l'es- sentiel en faveur d'un détail de rien. L'homme à cour- tes vues troublerait l'ordre de l'univers pour la con- servation d'une douzaine de pruneaux. S'il s'occupe de l'insecte, il ne parle que d'extermination. Heureusement ce n'est pas, ce ne sera jamais en son pouvoir. Voyez, en effet, à quelles conséquences nous amènerait, par exemple, la disparition du Criquet, ac- cusé de dérober quelques miettes aux biens de la terre. En septembre et octobre, sous la conduite d'un LES ACRIDIENS. — LEUR ROLE 251 enfant armé de deux longs roseaux, les troupeaux de dindons viennent dans les chaumes. L'étendue où la bande lentement divague en expectorant ses glou-glou est aride, nue, calcinée par le soleil. Tout au plus quel- ques chardons dépenaillés y dressent leurs derniers pompons. Que font ces oiseaux en semblable désert, suant la famine? Ils s'y engraissent pour glorifier la table patriarcale de la Noël, ils y prennent chair ferme et savoureuse. Avec quoi, s'il vous plaît? Avec les Criquets, dont le jabot délicieusement se gonlle, happés de-ci, de-là. De cette manne automnale, ne coûtant rien et de haut goût, s'élabore en partie, se perfectionne le succulent rôti de la soirée où il se mange tant. Quand elle vagabonde dans les alentours de la ferme, avec des grincements de scie limée, que recherche si assidûment la pintade, ce gibier domestiqué? Du grain sans doute, mais avant tout des Criquets, qui lui plas- tronnent le dessous de l'aisselle d'un coussinet de graisse et rendent sa chair plus sapide. La poule, à notre grand profit, n'en est pas moins friande. Elle connaît à merveille ce fin morceau qui lui stimule le tempérament et la rend plus apte à la ponte. Laissée en liberté, elle ne manque guère de conduire sa famille dans les chaumes pour lui appren- dre de quelle manière prestement se gobe la délicieuse bouchée. En somme, la basse-cour, si elle peut errer à sa guise, doit à l'acridien un supplément de vivres de haute valeur. C'est bien une autre affaire en dehors de notre vo- laille. Si vous êtes chasseur, si vous savez apprécier les mérites de la perdrix rouge, gloire des coteaux du Midi, 2o2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ouvrez le jabot de la pièce que vous venez d'abattre. Vous ytrouverez un magnifique certificat des services rendus par l'insecte calomnié. Neuf fois sur dix, vous le verrez plus ou moins bourré de Criquets. La perdrix en raffole, les préfère à la semence tant qu'elle peut en saisir. Cette nourriture épicée, substantielle, échauffante, lui ferait presque oublier la graine s'il y en avait toute l'année. Consultons maintenant Tillustre tribu des pieds-noirs, tant célébrée par ïoussenel. Le chef de file est le mot- teux, le cul-blanc des Provençaux, qui devient en sep- tembre scandaleusement gras et fournit délicieuses brochettes. Au temps de mes chasses ornithologiques, je relevais le contenu des jabots et des gésiers pour m'instruire du régime. Voici le menu du motteux : des Criquets d'abord ; puis des coléoptères très variés, comme cha- rançons, opatres, chrysomètes, cassides, harpales ; en troisième lieu des araignées, des iules, des cloportes, de petites hélices; enfin et rarement des baies du cor- nouiller sanguin et de la ronce. Un peu de tout menu gibier, on le voit, au hasard des trouvailles. L'insectivore ne s'adresse aux baies que faute de mieux, en des moments de disette. Sur qua- rante-huit cas mentionnés dans mes notes, le végétal n'intervient que trois fois, avec un maigre appoint. Ce qui domine en fréquence et en quantité, c'est le Criquet, choisi parmi les moindres et n'excédant pas les forces dégkitives de l'oiseau. Ainsi des autres petits migrateurs qui, l'automne venu, font une halte en Provence et se préparent au grand pèlerinage en s'amassant sur le croupion un viatique de graisse. Tous font régal du Criquet, riche LES ACRIDIENS. — LEUR ROLE 253 provende; tous, dans les friches et les guérets, cueillent à qui mieux mieux la sautillante becquée, source de vigueur pour l'essor. L'acridien est la manne des pe- tits oiseaux en voyage d'automne. L'homme, de son côté, ne le dédaigne pas. Un auteur arabe cité par le général Daumas, dans son livre le Grand Désert, nous dit : « La Sauterelle' est une bonne nourriture pour les hommes et pour les chameaux. Fraîches ou conservées, on les mange, après leur avoir enlevé les pattes, les ailes et la tête, grillées ou bouillies et préparées sur le couscoussou. u Séchées au soleil, on les réduit en poudre que l'on mélange avec du lait ou que l'on pétrit avec de la fa- rine et que l'on fait cuire avec de la graisse ou du beurre et du sel. « Les chameaux en sont très friands. On leur en donne desséchées ou cuites, empilées dans un grand trou entre deux couches de charbon. C'est ainsi que les nègres les mangent. « Merieni" ayant demandé à Dieu la faveur de man- ger une chair dépourvue de sang, Dieu lui envoya des Sauterelles. « Les femmes du prophète, lorsqu'on leur envoyait des Sauterelles en présent, en envoyaient aux autres femmes dans des corbeilles. « Le calife Omar, un jour qu'on lui demandait si l'usage des Sauterelles était permis, répondit : « Je « voudrais en avoir un panier plein pour les manger. » 1. Plus exactement le Criquet, qu'il ne faut pas confondre avec la vraie Sauterelle, porteuse de sabre. 2. La sainte Vierge Marie. 254 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES u De tous ces témoignages il résulte, à n'en pas dou- ter, que, par la grâce de Dieu, les Sauterelles ont été données à l'homme pour qu'il en fît sa nourriture. » Sans aller aussi loin que le naturaliste arabe, ce qui supposerait une robusticité d'estomac non dévolue à tous, je me crois autorisé à dire que le Criquet est un don du Ciel pour une foule d'oiseaux. Ma longue série de gésiers consultés en témoigne. Bien d'autres le tiennent en estime, notamment le reptile. La Rassado, terreur des fillettes provençales, c'est-à-dire le lézard ocellé, ami des abris rocailleux convertis en étuve par un soleil torride, m'en a montré dans sa panse. J'ai surpris bien des fois le petit lézard gris des murailles emportant, au bout de son fin museau, la dépouille opime d'un acridien longuement guetté. Le poisson môme s'en délecte lorsque la bonne for- tune le lui présente. Le bond du Criquet n'a pas de but déterminé. Projectile lancé sans calcul, l'insecte l'etombe oii l'a poussé l'aveugle détente de ses ressorts. Si le point de chute est l'eau, le poisson est aussitôt là pour gober le noyé. Friandise parfois funeste, car pour amorcer son hameçon d'une pièce alléchante, le pê- cheur à la ligne fait usage du Criquet. Sans m'étendre davantage sur les consommateurs de cette petite proie, je vois très nettement la haute utilité de l'acridien qui, d'un ricochet à l'autre, trans- met à l'homme, le plus dépensier des mangeurs, le maigre gramen converti en mets exquis. Volontiers je dirais donc comme l'écrivain arabe : « Par la grâce de Dieu, les Sauterelles ont été données à l'homme pour qu'il en fit sa nourriture. » Un seul point me fait hésiter : la consommation 1 LES ACRIDIENS. — LEUR ROLE 255 directe. Quant à la consommation détournée, sous forme de perdrix, de dindonneau et de tant d'autres, nul ne s'avisera de lui refuser des éloges. Est-elle donc si déplaisante, cette consommation directe? Tel n'était pas l'avis d'Omar, le puissant calife, le farouche brûleur de la bibliothèque d'Alexandrie. Auss rustique d'estomac que d'intellect, il eût fait régal, di- sait-il, d'un panier de Sauterelles. Bien avant lui, mais alors par sage frugalité, d'autres s'en trouvaient satisfaits. Saint Jean-Baptiste, vêtu de bure en poil de chameau, Johannès le plongeur, pré- curseur de bonne nouvelle et grand remueur du popu- laire au temps d'IIérode, vivait, dans le désert, de Sau- terelles et de miel sauvage. Esca aulem ejiis erat locustes et mel sylvestre, nous dit l'Évangile de saint Mathieu. Le miel sauvage m'est connu, ne serait-ce que par les pots du Chalicodome. C'est très acceptable. Reste la locuste du désert, autrement dit le Criquet. En mon jeune âge, comme tout gamin, j'ai apprécié, mâchonné cru, le cuissot de la locuste. Cela ne manque pas de saveur. Aujourd'hui, élevons-nous d'un cran; essayons le mets d'Omar et de saint Jean-Baptiste. Je fais capture de gros Criquets, qui se cuisinent très sommairement, frits au beurre et au sel, ainsi que l'en- seigne Fauteur arabe. Au dîner, l'étrange friture est partagée entre nous tous, grands et petits. Le régal du calife n'est pas jugé défavorablement. C'est bien supé- rieur aux Cigales vantées par Aristote. Il s'y trouve certaine saveur d'écrevisse, certain fumet de crabe grillé ; et n'était un étui bien coriace pour si peu de contenu mangeable, j'irais jusqu'à dire que c'est bon, du reste sans désir aucun de recommencer. 2b6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Voilà deux fois que ma curiosité de naturaliste se laisse tenter par des mets antiques, celui des Cigales et celui des Criquets. Ni l'un ni l'autre ne m'a enthou- siasmé. Il faut laisser cela aux robustes mâchoires des nègres, aux larges appétits dont faisait preuve le célè- bre calife. Nos délicatesses stomacales ne diminuent en rien d'ailleurs le mérite des Criquets. Ces petits ruminants des pelouses ont un rôle considérable dans l'usine où se prépare le manger. Ils pullulent par immenses lé- gions qui picorent la lande stérile, et font, de l'inutili- sable, substance alimentaire, transmise à une foule de consommateurs, parmi lesquels, en première ligne, l'oiseau, dont l'homme bien souvent hérite. Implacablement aiguillonné par les besoins du ven- tre, le monde des vivants n'a rien de plus impérieux que l'acquisition du manger. Pour avoir place au réfec- toire, chaque animal dépense sa plus grande somme d'activité, d'industrie, de fatigues, de ruses, de luttes ; et le banquet général, qui devrait être une joie, est pour beaucoup un tourment. L'homme est loin d'échapper aux misères de la famélique mêlée. Au contraire, trop souvent, hélas! il les savoure dans toute leur horreur. Ingénieux comme il est, parviendra-t-il à s'en affran- chir? Oui, nous dit la science. La chimie nous promet, dans un avenir peu éloigné, la solution du problème des vivres. La physique, sa sœur, lui prépare les voies. Déjà elle médite de faire travailler plus efficacement le soleil, ce grand paresseux qui se croit quitte envers nous en sucrant la grappe et dorant l'épi. Elle mettra sa chaleur en futailles, elle encaquera ses rayons pour les canaliser et les mettre en action où bon nous semblera. LES ACRIDIENS. — LEUR ROLE 257 Avec ces provisions d'énergie chaufferont les foyers, tourneront les rouages, malaxeront les pilons, émiet- teront les râpes, porphyriseront les cylindres; et le tra- vail de l'agriculture, si dispendieux, contrarié par l'in- clémence des saisons, deviendra travail d'usine, d'un rendement peu coûteux et assuré. Alors interviendra la chimie, riche de savantes réac- tions. Elle nous fabriquera de toutes pièces la matière alimentaire, concentrée en sa quintessence, en entier assimilable, presque sans immondes résidus. Le pain sera une pilule, le bifteck une goutte de gelée. Des tra- vaux des champs, géhenne des temps barbares, il ne restera qu'un souvenir, dont parleront seuls les histo- riens. Empaillés et relégués dans les musées, le dernier mouton et le dernier bœuf figureront comme curiosités aux mômes titres que le mammouth exhumé des gla- ces sibériennes. Toutes ces vieilleries, troupeau, grains, fruits, légu- mes, doivent im jour disparaître. Ainsi le veut, dit-on, le progrès; ainsi l'affirme la cornue, qui, dans sa pré- somption, ne reconnaît rien d'impossible. Cet âge d'or de la mangeaille me laisse profondément incrédule. S'il s'agit d'obtenir quelque nouveau toxi- que, la science est d'une effrayante ingéniosité. Nos collections de laboratoire sont des arsenaux de poisons. S'il faut inventer un alambic et faire couler, aux dépens de la pomme de terre, des torrents d'alcool aptes à nous convertir en peuple d'abrutis, l'industrie ne con- naît pas de bornes à ses moyens d'action. Mais obtenir, par artifice, une simple bouchée de matière vraiment nourrissante, c'est une tout autre affaire. Au grand jamais tel produit n'a mijoté dans les 17 238 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQ UES cornues. L'avenir, à n'en pas clouter, n'obtiendra pas mieux. La matière organisée, seul véritable aliment, échappe aux combinaisons de laboratoire. La vie est son chimiste. Nous ferons donc sagement de conserver l'agriculture et le troupeau. Laissons notre nourriture se préparer par le patient travail de la plante et de l'animal; mé- fions-nous de la brutale usine; gardons notre confiance pour les délicats moyens, et en particulier pour la panse du Criquet, qui collabore au dindonneau de la Noël. Cette panse a des recettes culinaires que la cornue jalousera toujours sans parvenir à les imiter. Cet amasseur d'atomes nutritifs, destinés à sustenter une fouie d'indigents, possède une musique pour tra- duire ses joies. Considérons un Criquet au repos, dans la béatitude de la digestion et du plein soleil. A brus- ques coups d'archet, trois et quatre fois répétés et espa- cés de repos, il chante son couplet. De ses grosses cuisses postérieures, tantôt Tune, tantôt l'autre, tantôt les deux à la fois, il se racle les lianes. Bien maigre résultat, si ténu que je suis obligé de recourir à l'oreille de petit Paul pour m'assurer qu'en effet il y a bruit. Cela ressemble au cri d'une pointe d'aiguille promenée sur une feuille de papier. Yoilà toute la chanson, si voisine du silence. On ne peut attendre mieux d'un instrument aussi rudimentaire. Ici rien de pareil à ce que nous ont mon- tré les Locustiens : pas d'archet dentelé, pas de mem- brane vibrante, tendue en tympanon. Portons, par exemple, notre attention sur le Criquet d'Italie [Calopteniis Italiens, Lin.), dont les autres stri- dulateurs acridiens répètent l'appareil sonore. Les cuis- LES ACRIDIENS. — L'APPAREIL SONORE 259 ses postérieures sont configurées en carène en dessus et en dessous. Chaque face porte de plus deux fortes ner- vures longitudinales. Entre ces maîtresses pièces s'éche- lonnent, de part et d'autre, une série de petites nervures en chevron, et le tout est aussi saillant, aussi nette- tement accentué de ce côté-ci, la face externe, que de ce côté-là, la face interne. Et, chose qui m'étonne encore plus que cette parité des deux faces, toutes ces nervu- res sont lisses. Enfin le bord inférieur des élytres, bord que frictionnent les cuisses faisant office d'archet, n'a rien de spécial non plus. On y voit, comme d'ailleurs sur le reste de la nappe élytrale, des nervures robustes, mais sans aspérité de râpes, sans denticulation aucune. Que peut produire ce naïf essai d'appareil sonore? Tout juste ce que donne une membrane aride frôlée. Et pour ce rien, en vives saccades, l'insecte hausse et baisse ses gigues, satisfait du résultat. Il se frotte les tlancs à peu près comme nous nous frictionnons les mains l'une sur l'autre en un moment de satisfaction, sans dessein d'obtenir un son. C'est sa manière à lui d'exprimer sa joie de vivre. Examinons-le lorsque le ciel est à demi nuageux et le soleil intermittent. Une éclaircie se fait. Aussitôt les cuisses raclent, plus activement à mesure que le soleil est plus chaud. Les couplets sont très courts, mais ils se renouvellent tant que l'insolation persiste. L'ombre revient. A l'instant le chant cesse, pour reprendre à la prochaine éclaircie, toujours par brèves saccades. Il n'y a pas à s'y méprendre : c'est ici, chez ces pas- sionnés de lumière, simple expression de bien-être. Quand le jabot est plein et le soleil caressant, le Cri- quet a ses allégresses. 260 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Tous les acridiens n'usent pas de la joyeuse friction. Le Truxale [Truxalis nasuta, Lin.), doué de leviers postérieurs démesurément allongés, se tient morne et silencieux même sous les plus actifs chatouillements du soleil. Je ne l'ai jamais vu mouvoir ses cuisses en archet, incapable d'en user autrement que pour bondir, tant elles sont longues. Muet lui aussi, par suite apparemment de la trop grande longueur des pattes d'arrière, le gros Criquet cendré [Pachytilus cinerascens, Fab.) a une façon par- ticulière de se réjouir. Le géant me rend fréquentes visites dans l'enclos, même au cœur de l'hiver. Si le temps est calme et le soleil chaud, je le surprends sur les romarins, les ailes déployées et rapidement agitées des quarts d'heure durant, comme pour l'essor. Son moulinet est si doux, malgré une extrême prestesse, qu'il donne à peine bruissement perceptible. D'autres encore sont bien moins avantagés. Tel est le Criquet pédestre [Pezotettix pedestris. Lin.), compa- gnon de l'Analote des Alpes sur les cimes du Yentoux. Ce piéton déambulant parmi les paronyches' qui s'é- talent en nappes argentées dans la région alpine; ce sauteur à courte jaquette, hôte des androsaces^ dont les fleurettes, aussi blanches que les neiges voisines, sourient de leur œil rose, a le frais coloris des plantes de son parterre. La lumière, moins voilée de brumes dans les hautes régions, lui a fait un costume aussi gracieux que sim- ple. Dos satiné, d'un brun clair; ventre jaune; grosses cuisses d'un rouge corail en dessous; jambes posté- 1. Paronychia serpylUfoUu, D. G. 2. Androsace viUosa, Lin. LES ACRIDIENS. — L'APPAREIL SONORE 261 rieures d'un superbe bleu azuré, avec bracelet d'ivoire sur le devant. Mais, inhabile à dépasser la conforma- tion larvaire, cet élégant reste très court vêtu. Il a pour élytres deux basques ruguleuses, distantes, qui ne dépassent guère le premier anneau de l'abdo- men ; il a pour ailes deux moignons encore plus réduits. Tout cela lui couvre à peine la nudité du haut des reins. Qui le voit pour la première fois le prend pour une larve. Il se trompe. C'est bien l'insecte adulte, mûr pour la pariado. L'insecte restera jusqu'à la fin en ce désha- billé. Est-il nécessaire de dire qu'avec ce veston si parcimo- nieusement rogné, la stridulation est impossible? Il y a bien les archets, les grosses cuisses d'arrière; mais il manque, sous leur friction, la surface grinçante, le rebord des élytres. Si les autres acridiens sont peu bruyants, celui-ci est d'un mutisme complet. En vain l'oreille la plus subtile de mon entourage s'est prodi- guée, attentive; jamais le moindre bruissement en trois mois d'éducation. Ce silencieux doit avoir d'autres moyens pour traduire ses joies et se convoquer aux épousailles. Lesquelles? Je ne sais. J'ignore aussi pour quel motif l'insecte se prive des organes du vol et reste lourd piéton lorsque ses proches associés, sur les mêmes pelouses alpines, sont excel- lemment doués en essor. Il a les germes de l'élytre et de l'aile, don que l'œuf fait à la larve; et ces germes, il ne s'avise pas de les utiliser en les développant. Il persiste à sautiller sans plus d'ambition; il est satisfait d'aller à pied, de rester Criquet pédestre, comme ledit la nomen- clature, alors qu'il pourrait, semble-t-il, acquérir l'aile, ce mécanisme supérieur de la locomotion. 262 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUE S Les rapides envolées d'une crête à l'autre, par-dessus les combes engorgées de neige; l'essor aisé d'un pâtu- rage tondu à un autre non encore exploité, seraient-ils pour lui des avantages de valeur négligeable? Évidem- ment non. Les autres acridiens, en particulier ses com- patriotes des cimes, possèdent des ailes et s'en trouvent très bien. Pour quelle raison ne les imite-t-il pas? Il y aurait grand profit à extraire de ses étuis la voilure qu'il garde empaquetée dans des moignons sans usage, et il n'en fait rien. Pourquoi? On me répond: « Il y a arrêt de développement. » Soit. La vie s'arrête à mi-chemin de son ouvrage ; l'insecte n'atteint pas l'ultime forme dont il porte en lui le devis. Avec sa tournure savante, la réponse, au fond, n'en est pas une. La question reparaît sous une autre forme. . D'oij provient cet arrêt? La larve naît avec l'espoir de l'essor quand arrivera l'âge adulte. Gomme gage de ce bel avenir, elle porte sur le dos quatre étuis où sommeillent les précieux ger- mes. Tout est disposé suivant les règles de l'évolution normale. Puis, voici que l'organisme ne remplit pas ses promesses; il fait faillite à ses engagements; il laisse l'adulte sans voilure, réduit à d'inutiles nippes. Faut-il mettre cette nudité sur le compte des âpres conditions de la vie alpine? Nullement, car les autres sauteurs, habitants des mômes pelouses, arrivent très bien à l'appareil alaire, annoncé par les bourgeons de la larve. On nous affirme que d'essai en essai, d'un progrès à l'autre, sous le stimulant delà nécessité, l'animal a fini par acquérir tel et tel autre organe. On n'admet d'autre intervention créatrice que celle du besoin. Ainsi au- LES ACRIDIENS. — L'APPAREIL SONORE 2G3 raient, par exemple, procédé les Criquets, en particulier ceux que je vois voleter sur les croupes duVentoux. De leurs parcimonieuses basques larvaires, ils auraient extrait l'élytre et Faile au moyen d'un sourd travail, fécondé par les siècles. Très bien, illustres maîtres. Dites-moi alors, je vous prie, quels motifs ont décidé le Criquet pédestre à ne pas dépasser l'ébauche fruste de son appareil volant. Lui aussi, certes, a ressenti pendant des siècles et des siècles l'aiguillon du besoin; dans ses pénibles culbutes parmi les rocailles, il a éprouvé de quel avantage serait pour lui l'affranchissement de la pesanteur au moyen de l'essor; et toutes les tentatives de son organisme, s'efforçant vers un lot meilleur, n'ont encore pu étaler en lames le germe des ailes. A écouter vos théories, dans les mêmes conditions d'urgente nécessité, de régime, de climat, d'habitudes, les uns réussissent et parviennent à voler, les autres échouent et restent lourds piétons. A moins de me payer de mots et de prendre des vessies pour des lanternes, je renonce aux explications données. L'ignorance toute simple est préférable, ne préjugeant rien. Mais laissons cet arriéré qui, parmi ses congénères, est en retard d'une étape, on ne sait pour quel motif. Il y a dans l'organisme des reculs, des haltes, des élans inaccessibles à notre curiosité. Devant l'insondable pro- blème des origines, le mieux est de s'incliner humble- ment et de passer outre. • R XVI LES ACRIDIENS. — LA PONTE Que savent faire nos Criquets? Comme industrie, peu de chose. Ils sont au monde en qualité d'alchimistes qui, dans la cucurbite de leur panse, élaborent, affinent la matière destinée à des ouvrages supérieurs. En crayon- nant au coin du feu, aux heures méditatives de la veil- lée, ces notes sur leur rôle, je n'affirmerais pas que, de près ou de loin, ils n'aient contribué à l'éveil de l'idée, magique miroir des choses. Ils sont au monde pour prospérer de leur mieux et se multiplier, suprême loi de la bête préposée à la fabrication des matières ali- mentaires. Sous le premier aspect, sauf les races dévora.ites qui mettent parfois l'Afrique en péril, les Criquets n'atti- rent guère l'attention. Ce sont des grignoteurs de rien, que je comble de largesses avec une feuille de laitue pour toute la chambrée de mes cloches. Quant à la multiplication, c'est une autre affaire, digne de nous arrêter un instant. Ne nous attendons pas néanmoins aux excentricités nuptiales des Locustiens. Malgré l'étroite similitude de structure, nous sommes dans un monde tout, nouveau de mœurs, de caractère. Chez l'acridien, gent pacifique, tout ce qui concerne la pariade est correct, sans scan- LES ACRIDIENS. — LA PONTE 263 dale, et ne s'écarte pas des rites usités dans le monde entomologique. Qui le fréquente au moment de l'ivresse génésique reconnaît que le Criquet est venu après la Locuste, lorsque l'orthoptère primitif eut jeté la gourme de son rut elîréné. Donc rien à dire de saillant sur ce sujet, toujours scabreux. J'en suis bien aise. Passons et arrivons à la ponte. Vers la fin d'août, un peu avant midi, surveillons de près le Criquet d'Italie [Caloptenus Italiens,, Lin.), le plus fougueux sauteur de mon voisinage. 11 est râblot, brutal en ruades, brièvement vêtu d'élytres qui attei- gnent à peine le bout du ventre. Pour la plupart, le costume est roussâtre avec des taches brunes. Quelques- uns, plus élégants, bordent le corselet d'un liséré blan- châtre qui se prolonge sur la tète et sur les élytres. Les ailes sont roses à la base, incolores dans le reste; les tibias postérieurs sont d'un rouge vineux. Sous les caresses du soleil et toujours sur les bords de la cloche, dont le treillis lui fournit au besoin un point d'appui, la mère se choisit lieu convenable à sa ponte. D'un lent effort, elle plonge verticalement dans le sable sa sonde obtuse, le ventre, qui disparaît en en- tier. Faute d'outillage perforateur, la descente en terre est pénible, hésitante, mais enfin, avec de la persévé- rance, ce puissant levier des faibles, elle s'accomplit. Voici la mère installée, à demi ensevelie. Elle a de légers haut-le-corps, qui se succèdent par intervalles réguliers et correspondent apparemment aux efforts de l'oviducte expulsant les œufs. La nuque éprouve une pulsation qui soulève, puis abaisse la tête par faibles soubresauts. Ces oscillations céphaliques à part, le corps, dans sa moitié antérieure seule visible, est d'une 266 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES complète immobilité, tant la pondeuse est absorbée dans son œuvre. Il n'est pas rare qu'un mâle, relativement un nain, survienne à proximité et longtemps regarde, curieux, la mère en gésine. Parfois encore quelques femelles font g'alerie, leur grosse face tournée vers la camarade en travail. Elles semblent s'intéresser aux événements, se disant peut-être : « A bientôt mon tour. » Au bout d'une quarantaine de minutes d'immobilité, la mère brusquement se dégage et bondit au loin. Nul regard à la ponte, nul coup de balai pour masquer l'o- rifice du puits. L'occlusion se fait d'elle-même, tant bien que mal, par l'éboulement naturel du sable. C'est on ne peut plus sommaire, on ne peut plus exempt de mater- nelles sollicitudes. La mère Criquet n'est pas un mo- dèle de tendresse. D'autres n'abandonnent pas leur ponte avec pareille insouciance. Tel est le trivial Criquet à ailes bleues barrées de noir [OEdipoda cœrulescens, Lin.); tel est encore le Pachi/tiliis nigrofmciatus , De Géer. , dont le prénom manque de relief alors qu'il devrait rappeler soit les taches vert-malachite du costume, soit la croix blanche du corselet. Au moment de la ponte, l'un et l'autre répètent la pose du Criquet d'Italie. Le ventre est plongé verticale- ment dans le sol; le reste du corps disparaît en partie sous les éboulis. Longue immobilité encore, dépassant la demi-heure; légers soubresauts de la tête, indice des efforts souterrains. Les deux pondeuses se dégagent enfin. De leurs pattes d'arrière, hautement relevées, elles balayent un peu de sable sur l'orifice du puits, sable qu'elles tassent d'un trépignement rapide. C'est spectacle non dépourvu LES ACRIDIENS. — LA PONTE 267 de grâce que la manœuvre précipitée de leurs grêles tibias, azurés ou roses, alternant leurs coups de talon sur rembouchure qu'il faut tamponner. Ainsi se clôt et se dissimule, d'un piétinement allègre, l'entrée du logis. La fosse aux œufs disparaît, si bien effacée que nul malintentionné ne pourrait la découvrir avec le secours seul de la vue. Ce n'est pas tout. Les moteurs des deux refouloirs sont les grosses cuisses qui, s'élevant et s'abaissant, raclent un peu le bord des élytres. De ce jeu des archets résulte une subtile stridulation, pareille à celle dont l'insecte charme ses placides siestes au soleil. La poule célèbre par un chant d'allégresse l'œuf qui vient d'être pondu; elle annonce à la ronde ses joies de la maternité. Ainsi, dans bien des cas, fait le Criquet. De son maigre racloir, il solennise l'avènement de la famille. Il dit : « Non omnis 7noriar;y3d mis sous terre le trésor de l'avenir; j'ai confié à l'incubation de la grande couveuse un barillet de germes qui me remplaceront, » En une brève séance, tout est en ordre sur l'empla- cement du nid. La mère quitte alors les lieux, se remet de son labeur avec quelques bouchées de verdure et se prépare à recommencer. Le plus gros des acridiens de nos pays, le Criquet cendré [Pachytilus cinerascens, Fab.), rivalise de taille avec ceux de l'Afrique sans en avoir les mœurs cala- miteuses. C'est un pacifique, un sobre, irréprochable au sujet des biens de la terre. Il nous fournit quelques renseignements d'observation aisée en captivité. La ponte a lieu vers la fin d'avril, peu de jours après la pariade , d'assez longue durée. La mère, comme d'ailleurs, à des degrés divers, les autres pondeuses 268 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES acridiennes, est armée au bout du ventre de quatre brefs excavateurs, disposés par paires et façonnés en manière d'ongle crochu. La paire supérieure, plus forte, dirige ces crochets en haut; la paire inférieure, moindre, les dirige en bas. Ces crochets, sortes de grifTettes, sont durs et noirs à la pointe; ils sont en outre un peu excavés en cuiller sur leur face concave. Yoilà les pics, les trépans, l'outillage pour forer. La pondeuse infléchit son long ventre perpendiculai- rement à l'axe du corps. De ses quatre trépans, elle mord sur le sol, soulève un peu la terre aride; puis, d'un mouvement très lent, elle enfonce le ventre, sans effort apparent, sans agitation qui trahisse la rude besogne. La bête est immobile, recueillie. La machine à forer plongerait-elle dans un souple terreau qu'elle ne tra- vaillerait pas de façon plus discrète. Gela semble se passer dans du beurre, et c'est cependant un sol résis- tant, tassé, que la sonde traverse. Il serait intéressant, si la chose était possible, de voir fonctionner l'outil perforateur, la vrille à quatre mè- ches; malheureusement les choses se passent dans les mystères du sol. Aucun déblai remontant au dehors, rien qui dénote le travail souterrain. Petit à petit le ventre s'enfonce avec douceur, ainsi que s'enfoncerait notre doigt dans une motte de molle argile. Les quatre trépans doivent ouvrir le passage, réduire la terre en miettes, que le ventre refoule latéralement et tasse comme le ferait le plantoir d'un jardinier. Le milieu propice au dépôt des œufs n'est pas tou- jours rencontré du premier coup. J'ai vu la pondeuse plonger en entier le ventre et pratiquer coup sur coup LES ACRIDIENS. — LA PONTE 269 cinq puits avant de trouver endroit convenable. Les puits reconnus défectueux sont abandonnés tels que les a pratiqués le forag-e. Ce sont des trous verticaux, cylindriques, du calibre d'un fort crayon, et d'une net- teté étonnante. Un vilebrequin ne ferait pas mieux. Poute du Criquet cendré {Pachytiliis cinerascens). Leur longueur est celle du ventre de la bète, aussi dis- tendu que le permet l'extension des anneaux. Au sixième essai, le lieu est reconnu propice. La ponte alors se fait; mais rien au dehors ne la trahit, tant la mère est immobile, le ventre enfoncé jusqu'à sa ra- cine, ce qui fait chiffonner et bâiller les longues ailes appliquées sur le sol. L'opération dure une grosse heure. Enfin le ventre petit à petit remonte. Le voici près 270 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de la surface et se prêtant à l'observation. Les valves sont agitées d'un mouvement continuel et font mousser une muscosité, qui se prend en écume d'un blanc do lait. C'est à peu près le travail de la Mante enveloppant ses œufs d'écume. La matière spumeuse forme à l'entrée du puits un mamelon, un boulon qui fait amplement saillie et par sa couleur blanclie s'impose aux regards sur le fond gris du sol. C'est mou, visqueux, mais assez vite dur- cit. Ce bouton de clôture parachevé, la mère s'écarte, sans plus se préoccuper de sa ponte, qu'elle renouvel- lera ailleurs à peu de jours d'intervalle. D'autres fois, enfin, l'empâtement écumeux terminal n'atteint pas la surface; il s'arrête à médiocre profon- deur et se couvre bientôt des éboulis de la margelle. Alors rien au dehors n'indique l'emplacement de la ponte. Même en dissimulant l'embouchure du puits sous une couche de sable balayé, mes divers captifs, gros ou petits, assidûment surveillés, n'ont pu mettre en défaut ma curiosité. Je sais, pour chacun, l'endroit précis où gît le tonnelet aux œufs. Le moment est venu de le visiter. A trois ou quatre centimètres de profondeur, la pointe du couteau découvre aisément l'objet. La forme en est assez variable d'une espèce à l'autre, mais la structure fondamentale se maintient la même. C'est toujours un étui en écume solidifiée, écume pareille à celle des nids de la Mante religieuse. Des grains de sable agglutinés lui forment écorce raboteuse. A ce grossier revêtement, muraille défensive, la pon- deuse n'a pas travaillé de façon directe. L'enveloppe LES ACRIDIENS. — LA PONTE. 271 minérale résulle de la simple infillialion du produit, d'abord à demi fluide et visqueux, accompagnant l'é- mission des œufs. La paroi de la fossette s'en imprè- gne et devient, par un rapide durcissement, fourreau cimenté, sans l'intervention d'une industrie spéciale. Au dedans, aucune matière étrangère ; rien que de 1 Pontes du Pachytilus nigrofasciatus. — A, coupe longitudinale. l'écume et des œufs. Ceux-ci occupent seulement la partie inférieure ; ils y sont noyés dans une gangue spu- meuse et encaqués avec ordre, obliquement. La partie supérieure, tantôt plus, tantôt moins déve- loppée, est composée uniquement d'écume, lâche et de faible résistance. A cause du rôle qu'elle remplit au moment de la venue au jour des jeunes larves, je lui donnerai le nom de cheminée d'ascension. Remarquons enfin que toutes les coques sont implantées à peu près 272 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES verticalement dans le sol et se terminent en haut pres- que à fleur de terre. Spécifions maintenant les pontes obtenues en volière. Celle du Pachijùlus, ciiierascens est un cylindre long de 6 centimètres et large de 8 millimètres. Le bout supérieur, quand il émerge hors de terre, se renfle en un bouton. Tout le reste est de grosseur uniforme. Les Pontes du Criquet à ailes bleues {.Edipoda cœrulescens). A, coupe longitudinale. œufs, d'un gris fauve, s'allongent en fuseau. Noyés dans l'écume et obliquement rangés, ils n'occupent guère que le sixième environ de la longueur totale. Le reste de l'ouvrage est une fine écume blanche, très friable, souillée au dehors de grains de terre. Le nombre des œufs n'est pas considérable, une trentaine environ ; mais la mère a plusieurs pontes. Celle du Pachijtilus nigrofasciatus a la forme d'un cylindre légèrement courbe, arrondi au bout inférieur, tronqué carrément au bout supérieur. Ses dimensions LES ACRIDIENS. LA PONTE 273 atteignent de trois à quatre centimètres de longueur sur cinq millimètres de largeur. Les œufs, au nombre d'une vingtaine, sont d'un roux orangé et ornés d'un gracieux réseau de fines ponctuations. La gangue spu- meuse qui les enveloppe est en faible quantité; mais au-dessus de leur amas s'élève une longue colonne d'écume, très fine, hyaline, aisément perméable. Criquet pédestre ( Pezotettix pedestris). — Fragment de la ponte, très grossi. Ponte du Criquet pé- destre (Pezotettix pedestris). — Coupe longitudinale. Le Criquet à ailes bleues dispose sa ponte en une sorte de grosse virgule dont le bout renflé est en bas, et le bout effilé au haut. En sa panse de cucurbite, la partie inférieure loge les œufs, peu nombreux également, une trentaine au plus, d'un roux orangé assez vif, mais sans ponctuations. Un chapiteau conique et courbe d'écume fait suite à ce récipient. L'ami des hautes cimes, le Criquet pédestre, adopte la méthode de l'habitant des plaines, le Criquet à ailes 18 274 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES bleues. Son ouvrage est encore un semblant de virgule incorrecte dont la pointe regarde le haut. Les œufs, une paire de douzaines environ, sont d'un brun roux foncé et remarquables d'ornementation, avec leur sub- tile dentelle de points enfoncés. On est tout surpris quand on promène la loupe sur ces élégances inatten- dues. Le beau laisse partout son empreinte, jusque dans l'humble coque d'un acridien disgracié, incapable d'ac- quérir l'essor. Le Criquet d'Italie enferme d'abord ses œufs dans un tonnelet, puis, sur le point de clore son récipient, il se ravise : quelque chose d'essentiel manque, la cheminée d'ascension. Au bout supérieur, au point où semblait devoir se terminer et se clore le barillet, un étrangle- ment brusque change la marche du travail, et l'ouvrage se prolonge par l'appendice écumeux réglementaire. Ainsi s'obtient logis à deux étages, nettement délimi- tés au dehors par une profonde rainure. L'inférieur, de configuration ovalaire, contient l'amas de germes; le supérieur, effilé en queue de virgule, n'est composé que d'écume. Les deux communiquent par un pertuis à peu près libre. L'art du Criquet connaît assurément d'autres coffrets protecteurs de la ponte; il sait défendre les œufs par des édifices variés, ici plus simples, là plus savants, tous dignes de notre attention. Le connu est bien peu par rapport à l'inconnu. N'importe : ce que nous révè- lent les volières suffit à nous renseigner sur la struc- ture générale. Resterait à savoir comment se construit l'ouvrage, magasin aux œufs dans le bas, tourelle spumeuse dans le haut. L'observation directe est ici impraticable. Si l'on LES ACRIDIENS. — LA PONTE 27o s'avisait de fouiller et de mettre à découvert le ventre en travail, la pondeuse, harcelée de trop près par notre indiscrétion, bondirait au loin sans rien nous appren- dre. Heureusement, un acridien, le plus étrange de ma région, nous livre son secret. C'est le Truxale [Ti'iixalis nasuta, Lin.), le plus gros de la famille après le Criquet cendré. S'il est inférieur à ce dernier en volume, combien il Ponte du Criquet d'Italie {Caloptenus italiens). Coupe longitudinale. le dépasse en sveltesse de taille et surtout en origina- lité de forme! Sur nos pelouses brûlées, nul ne bondit avec des ressorts comparables aux siens. Quelles pat- tes à l'arrière, quelles gigues extravagantes , quelles échasses! Cela dépasse en longueur le corps entier de la bête. Le résultat obtenu ne répond guère à cette exagé- ration. L'insecte gauchement déambule à l'orée des vignes, sur les sables un peu gazonnés; il semble embarrassé de ses échasses, tardives à la manœuvre. Avec tel outillage, alFaibli par l'excès de longueur, le 276 SOUVEiMRS ENTOMOLOGIQUES bond est maladroit, de brève parabole. Seul Tessor, une fois pris, est de quelque portée, grâce à une excellente voilure. Et puis, quelle étrange tête! C'est un cône allongé, un pain de sucre, dont la pointe, tournée en l'air, a valu à l'insecte le bizarre qualificatif de nasuta, le long nez. Au sommet de ce promontoire crânien luisent deux gros yeux ovalaires et se dressent deux antennes apla- ties et pointues, semblables à des lames de dague. Ces llamberges sont des organes d'information. D'un coude brusque, le Truxale les rabat pour explorer de leur pointe l'objet qui le préoccupe, le morceau qu'il va gri- gnoter. A la tournure hétéroclite, un autre caractère s'adjoint qui fait du long échassier un acridien exceptionnel. Les vulgaires Criquets, tribu pacifique, vivent entre eux sans noise, même pressés par la faim. Le Truxale s'a- donne un peu au cannibalisme des Locustiens. Sous mes cloches, au sein de l'abondance, il varie son régime et passe aisément de la salade à la venaison. Lassé de ver- dure, il ronge sans scrupule ses camarades affaiblis. Voilà le sujet apte à nous renseigner sur la méthode de ponte. Dans mes volières, par une aberration due sans doute aux ennuis de la captivité, il n'a jamais dé- posé ses œufs en terre. Je l'ai toujours vu opérant à l'air libre et même haut perché'. Dans les premiers jours d'octobre, agriffé au treillis de la cloche, l'insecte très lentement éjacule sa ponte, que l'on voit sourdre en un flux finement écumeux, aussitôt figé en un gros cordon cylindrique, noduleux et fiéchi au hasard. Près 1 . Le gros Criquet cendré est sujet parfois à la même aberration. LES ACRIDIENS. — LA PONTE 277 (rune heure est nécessaire à rachèvcmenl du jet. Alors la chose tombe sur le sol, n'importe où, indifférente à la pondeuse, qui jamais plus ne s'en occupe. Le difforme objet, très variable d'une ponte à l'autre, est d'abord d'un jaune paille, puis se rembrunit et tourne au ferrugineux le lendemain. La partie antérieure, la première émise , habituellement ne se compose que d'écume; seule, la partie finale est fertile et contient, Poutes anormales du Truxale. ensevelis dans une gangue spumeuse, les œufs, d'un jaune ambré, au nombre d'une vingtaine. Ce sont des fuseaux obtus, de huit à neuf millimètres de longueur. Le bout stérile, pour le moins égal à l'autre en di- mension, nous apprend que l'appareil producteur de l'écume fonctionne avant Toviducte , puis accompagne le travail de ce dernier. Par quel mécanisme le Truxale fait-il mousser son produit visqueux d'abord en colonne poreuse, puis en matelas des œufs? 11 doit certainement connaître la mé- thode de la Mante rehgieuse, qui, à l'aide de valves en 278 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES cuiller, fouette, bat sa glaire et la convertit en omelette soufflée; mais pour l'acridien le travail do moussage se fait à Tintérieur, et rien au dehors n'en témoigne. Dès son apparition à l'air libre, la gki est écumeuse. Dans l'édifice de la Mante, chef-d'œuvre si complexe, n'intervient pas un talent spécial, aux ordres de la mère. Déterminé par le seul jeu de l'outillage, le merveilleux coffret aux œufs est le simple résultat de l'organisation. A plus forte raison, en éjaculant son grossier boudin, le Truxale est pure machine. Cela se fait tout seul. Autant faut-il en dire des Criquets. Nulle industrie chez eux pour stratifier les œufs dans un tonnelet d'é- cume et prolonger celui-ci en une cheminée d'ascen- sion. La mère, son ventre plongé dans le sable, expulse à la fois des germes et de la glaire mousseuse. Le tout se coordonne de lui-même par le seul mécanisme des organes : au dehors la matière spumeuse, qui se fige et s'encroûte d'un rempart de terre; au centre et en bas, les œufs régulièrement stratifiés; au bout supérieur, une colonne d'écume sans résistance. Le Truxale et le Criquet cendré ont l'éclosion pré- coce. En août, sur les gazons jaunis sautille déjà la famille de ce dernier, et octobre n'est pas fini que l'on rencontre fréquemment sur les pelouses déjeunes larves au crâne conique. Mais pour la plupart des autres acri- diens les coques ovigères passent l'hiver et n'éclosent qu'au retour de la belle saison. Elles sont peu profon- dément enterrées dans un sol d'abord poudreux et mo- bile qui n'entraverait guère l'émersion des jeunes larves s'il se conservait tel quel ; mais les pluies de l'hiver le tassent et le convertissent en un dur plafond. Pour peu que l'éclosion se fasse à une paire de pouces de profon- LES ACRIDIENS. — LA PONTE 279 deur, comment percer celte croûte, comment remonter de là-dessous? L'art aveugle de la mère y a pourvu. A sa naissance, l'acridien trouve au-dessus de lui, non les rudesses du sable et de la terre durcie, mais un tun- nel vertical dont le solide parement maintient à distance toute difiicullé; une voie défendue par un peu d'écume de faible texture; enfin une cheminée d'ascension qui conduit le nouveau-né tout près de la surface. Là, reste à franchir un travers de doigt de sérieux obstacle. La majeure partie de l'émersion s'accomplit donc sans effort, grâce à l'appendice terminal du barillet aux œufs. Si, dans mon désir de suivre le travail souterrain de l'exode, j'expérimente en des tubes de verre, presque tous les nouveau-nés périssent, épuisés de fatigue, sous un pouce de terre, lorsque je supprime dans les coques l'appendice libérateur. Ils viennent au jour si je laisse le nid dans son état intégral, avec sa cheminée d'ascen- sion tournée vers le haut. Quoique produit machinal de l'organisme, sans intervention de l'intellect de la bête, l'édifice du Criquet est singulièrement bien conçu, il faut en convenir. Parvenu tout près de la surface du sol à l'aide de sa cheminée d'ascension, comment fait le jeune acridien pour achever de se libérer? Il lui reste à traverser une couche terreuse d'un travers de doigt d'épaisseur à peu près, travail bien dur pour des chairs naissantes. L'éducation des coques en tubes de verre, à l'époque favorable, la fm du printemps, donne la réponse si l'on est doué de la patience requise. C'est le Criquet à ailes bleues qui se prête le mieux à ma curiosité. En fin juin, j'en surprends au fort du travail de la libération. L'animalcule, au sortir de sa coque, est blanchâtre, 280 ■ SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES avec des nébulosités d'un roux clair. Afin de gêner le moins possible la progression, qui se fait par des mou- vements vermiculaires, il éclôt à l'état de momie, c'est- à-dire vêtu, comme les jeunes Locustiens, d'une casaque temporaire, qui maintient étroitement appliquées con- tre la poitrine et le ventre, les antennes, les palpes, les pattes. La tête elle-même est fortement infléchie. Les grosses cuisses postérieures sont rangées cote à côte avec les jambes repliées, informes encore, courtes et comme torses. En route, les pattes se dégagent un peu; celles d'arrière se tendent en ligne droite et fournissent un point d'appui pour le travail de sape. L'outil de forage, répétition de celui des Locustiens, se trouve à la nuque. Il y a là une hernie qui se gonfle, se dégonfle, palpite et cogne l'obstacle avec la régula- rité du piston d'une machine. Une petite vessie cervicale, infiniment tendre, entre en lutte avec le silex. A voir cette ampoule de glaire s'exténuant contre les rudesses du minéral, la pitié me prend. Je viens en aide au mi- sérable en humectant un peu la couche à traverser. Malgré mon intervention, la besogne est si pénible qu'à peine dans une heure je vois l'infatigable progresser d'un millimètre. Quel labeur, pauvre petit, quelle persé- vérance dans les coups de nuque et la torsion des reins, avant de l'ouvrir un passage à travers la mince couche que ma goutte d'eau charitable vient de ramollir! Les efforts si peu efficaces de la bestiole le disent assez : la venue à la lumière est travail énorme où sans le secours du tunnel d'émersion, ouvrage de la mère, la majorité succomberait. Les Locustiens, il est vrai, avec un outillage pareil, ont l'exhumation encore plus difficultueuse. Leurs œufs LES ACRIDIENS. — LA PONTE 28t sont déposés à nu dans la terre, sans voie de sortie pré- parée à l'avance. Aussi, chez ces imp'i'évoyants, la mor- talité doit être très grande ; au moment de l'exode, des légions doivent périr. Ainsi l'affirment la rareté relative des Locustiens et l'extrême abondance des Acridiens. De part et d'autre, cependant, la ponte n'est pas loin de s'équivaloir en nombre. Le Criquet ne se borne pas, en effet, à une seule coque d'une vingtaine d'œufs ; il en met en terre deux, trois et davantage, ce qui donne un total de population approché de celui du Dectique, de la Sauterelle et des autres. Si, pour la plus grande joie des consommateurs de menu gibier, il prospère si bien alors que décline la Locuste, tout aussi féconde, mais moins ingénieuse, ne le doit-il pas à sa tourelle de sortie, invention superbe? Encore un mot sur l'animalcule qui, des journées du- rant, s'escrime de son refouloir cervical. Enfin le voici dehors. Repos d'un moment pour se refaire de tant de fatigue. Puis soudain, sous la poussée de la vésicule palpitante, la casaque temporaire se rompt. La guenille est refoulée en arrière par les pattes postérieures, qui se dépouillent les dernières. C'est fait : la bestiole est libre, de tendre coloration encore, mais avec la forme larvaire définitive. Aussitôt les pattes postérieures, jusque-là tendues en ligne droite, prennent la position réglementaire; les jambes se replient sous les grosses cuisses, et le ressort est prêt à fonctionner. Le voilà qui fonctionne. Criquet, petit Criquet, fait son entrée dans le monde et bondit pour la première fois. Je lui offre un morceau de laitue grand comme l'ongle. Il refuse. Avant de se sustenter, il lui faut quelque temps se mûrir au soleil. XVII LES ACRIDIENS. — LA DERNIÈRE 3IUE Je viens de voir |une chose émouvante : la dernière mue d'un Criquet, l'extraction de l'adulte de sa gaine larvaire. C'est magnifique. Mon sujet est le Criquet cen- dré, le colosse de nos Acridiens, fréquent sur les vignes en septembre, au moment des vendanges. Par sa taille, qui atteint la longueur du doigt, il se prête mieux qu'un autre à l'observation. Disgracieuse en sa corpulence, la larve, rustique ébauche de l'insecte parfait, est habituellement d'un vert tendre ; mais il s'en trouve aussi d'un vert bleuâtre, d'un jaune sale, d'un brun roux, et même d'un gris cen- dré pareil à celui du costume de l'adulte. Le corselet est fortement caréné et crénelé, avec semis de fines ponc- tuations blanches, verruqueuses. Puissantes, comme celles de l'âge mur, les pattes postérieures ont volumi- neux cuissot galonné de rouge, et longue jambe façon- née en double scie. Les élytres, qui dans peu de jours dépasseront lar- gement le bout du ventre, sont, en l'état actuel, deux mesquins ailerons triangulaires, adossés par leur bord supérieur et continuant la carène du corselet. Leurs bouts libres se relèvent en manière d'auvent pointu. Basques dont l'étoffe semble avoir été chichement et LES ACRIDIENS. — LA DERNIERE MUE 283 ridiculement rognée, elles couvrent tout juste la nudité de la bête à la base du dos. Sous leur couvert s'abritent deux maigres lanières, germes des ailes, plus réduites encore. Bref, les somptueuses, les sveltes voilures prochaines sont des loques d'une parcimonie outrée jusqu'au gro- tesque. Que sortira-t-il de ces misérables étuis? Une merveille d'élégance et d'ampleur. Observons en détail comment les choses se passent. Se sentant mûre pour la transformation, la bète s'agrifTe au treillis de la cloche avec les pattes postérieures et les intermédiaires. Celles d'avant se replient, se croisent sur la poitrine et restent sans emploi comme soutien de l'insecte renversé, le dos en bas. Les ailerons triangu- laires, fourreaux des élytres, ouvrent leur toiture aiguë et s'écartent latéralement; les deux étroites lames, ori- gine des ailes, se dressent au centre de l'intervalle mis à découvert et divergent un peu. Voilà prise, avec toute la stabilité nécessaire, la pose de l'écorchement. Il s'agit d'abord de faire éclater la vieille tunique. En arrière du corselet, sous la toiture en pointe du protho- rax, des pulsations se produisent par gonflements et dégonflements alternatifs. Semblable travail s'accom- plit en avant à la nuque, et probablement aussi sous le couvert entier de la carapace à rompre. La finesse des membranes aux jointures permet de le reconnaître en ces points nus, mais la cuirasse du corselet nous le cache dans la partie centrale. Là donc affluent par ondées les réserves sanguines de la bète. Leur marée montante se traduit en coups de bélier hydraulique. Distondue par cette poussée des hu- meurs, par cette injection où l'organisme concentre ses 284 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES énergies, l'écorce enfin se rompt suivant une ligne do moindre résistance qu'ont préparée les délicates prévi- sions de la vie. La déchirure bâille tout le long du cor- selet et s'ouvre précisément sur la carène, sorte do soudure des deux moitiés S3'métriques. Indomptable partout ailleurs, l'enveloppe a cédé à ce point médian, conservé plus faible que le reste. La fente se prolonge un peu en arrière et descend entre les attaches des ailes; elle remonte sur la tête jusqu'à la base des an- tennes, où elle envoie, à droite et à gauche, une courto ramification. Par cette brèche, le dos se montre, tout mol, pâle, à peine teinté de cendré. Lentement il se gonfle et fait de plus en plus gibbosité. Le voilà dégagé en plein. La tête suit, extirpée de son masque, qui reste en place, intact dans ses moindres détails, mais d'aspect étrange avec ses gros yeux de verre ne regardant plus. Les étuis des antennes, sans une ride, sans dérange- ment aucun et dans leur position naturelle, pendent sur cette face morte, devenue translucide. Pour émerger de leur gaine si étroite, les enserrant avec une rigoureuse précision, les fils antennaires n'ont donc éprouvé aucune résistance capable de retourner H Tenvers leurs fourreaux, de les déformer, de les rider au moins. Sans violenter le contenant noueux, le con- tenu, d'égal volume et noueux lui aussi, est parvenu à sortir tout aussi aisément que le ferait un objet lisse et droit glissant dans un étui d'ampleur non gênante. Ce mécanisme d'extraction deviendra plus frappant cncoro au sujet des pattes postérieures. C'est le tour des pattes d'avant et puis des intermé- diaires de dépouiller brassards et gantelets, toujours LES ACRIDIENS. — LA DEllNIERE MUE 285 sans déchirure aucune, si petite soit-ello, sans pli d'é- (olTo frippée, sans trace de dérangement dans la posi- tion naturelle. L'insecte est alors fixé au dôme de la cloche uniquement par les grilTettes des longues pattes d'arrière. Il pend suivant la verticale, la tète en bas, oscillant ainsi qu'un pendule si je touche au treiUis. Quatre minimes crocs de romaine sont ses appuis de suspension. S'ils cèdent, s'ils se décrochent, l'insecte est perdu, incapable de déployer son énorme voilure ailleurs que dans l'espace. Mais ils tiendront ferme : la vie, avant de se retirer, les a laissés raidis et consolidés de façon à supporter, inébranlables, les arrachements qui vont suivre. Maintenant émergent les élytres et les ailes. Ce sont quatre loques étroites, vaguement rayées de sillons et semblables à des bouts de cordelettes en papier mâché. Elles n'atteig-nent guère que le quart de la longueur finale. Leur mollesse est telle qu'elles fléchissent sous le poids et retombent le long des flancs de la bête en sens inverse de la normale direction. Leur extrémité libre, qui doit se tourner vers l'arrière, est dirigée mainte- nant vers la tête de l'animal suspendu renversé. Quatre folioles d'un herbage charnu, meurtries et courbées par une pluie d'orage , représenteraient assez bien le pitoyable bouquet des futurs organes du vol. Un profond travail doit se faire pour amener les cho- ses à la perfection requise. L'œuvre intime est même largement ébauchée, solidifiant de liquides glaires, met- tant de l'ordre dans l'informe ; mais rien au dehors ne trahit encore ce qui se passe dans ce mystérieux labo- ratoire. Tout y semble inerte. 286 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES En attendant, les pattes postérieures se dégag-ent. Les g-rosses cuisses se montrent, teintées à leur face interne d'un rose pâle, qui deviendra rapidement galon d'un carmin vif. L'émersion est aisée, la volumineuse base, le gigot, frayant la voie au manche rétréci. C'est autre chose pour la jambe. Celle-ci, quand l'in- secte est adulte, se hérisse, dans toute sa longueur, d'une double série d'épines acérées et dures. En outre, quatre forts éperons la terminent au bout inférieur. C'est une vérita.ble scie, mais à deux rangées de dents parallèles, et tellement robuste qu'on pourrait, petitesse à part, la comparer à la grossière scie d'un carrier. La jambe de la larve a même structure, de sorte que l'objet à extraire est logé dans un étui d'aussi farouche arrangement. Chaque éperon est inclus dans un éperon pareil, chaque dent est engagée dans le creux d'une dent semblable, et le moulage est si rigoureux qu'on n'obtiendrait pas contact plus intime en remplaçant l'en- veloppe à dépouiller par une couche de vernis étendue au pinceau. Néanmoins la scie tibiale sort de là sans amener le moindre accroc en un point quelconque de son étroite et longue gaine. Si je ne l'avais vu et revu, je n'oserais le croire : la jambière rejetée est entièrement intacte dans toute son étendue. Ni les éperons terminaux ni les épines à double rang n'ont mordu sur le subtil moule. La scie a respecté partout le fourreau délicat que mon souffle suffît à lacérer; le féroce râteau a glissé là de- dans sans produire la moindre égratignure. J'étais loin de m'attendre à pareil résultat. En con- sidération de l'armure épineuse, je me figurais que la jambe se dépouillerait par écailles se détachant d'elles- LES ACRIDIENS. — LA DERNIERE MUE 287 mômes ou cédant à la friction ainsi qu'un épiderme mort. La réalité dépasse mes prévisions. Et combien! Des éperons et des épines du moule en subtile bau- druche sortent sans violence, sans gêne aucune, les épe- rons et les épines qui font de la jambe une scie capable d'entamer le bois tendre; et la guenille dépouillée reste en place, toujours accrochée par ses g'riffettes au dôme de la cloche, n'ayant subi aucun pli, aucune rupture. La loupe n'y constate aucune trace d'effort brutal. Telle elle était avant l'excoriation, telle elle reste après. La jambière, pellicule morte, demeure, dans ses plus menus détails, l'exacte répétition de la jambe vivante. A qui nous proposerait d'extraire une scie de quelque étui en baudruche rigoureusement moulé sur son acier, et de conduire l'opération sans la moindre déchirure, nous répondrions par un éclat de rire, tant l'impossibi- lité est IfagTante. La vie se joue de ces impossibilités; elle a des méthodes pour réaliser au besoin l'absurde. La patte du Criquet nous l'enseig-ne. Dure comme elle est une fois hors de sa gaine, la scie tibiale se refuserait invinciblement à sortir tant que ne serait pas mis en pièces le fourreau qui si étroi- tement l'enserre. La difficulté est alors tournée, car il est indispensable que les jambières, uniques cordons de suspension, restent intactes afm de fournir solide appui jusqu'à délivrance complète. La patte en travail de libération n'est pas le membre propre à la marche; elle n'a pas encore la rigidité qu'elle possédera tantôt. Elle est molle, éminemment ilexible. Dans la partie que le dépouillement expose au regard, je la vois s'infléchir, se courber à ma guise sous la seule influence de la pesanteur quand j'incline la 288 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES cloche. La gomme élastique , en fine lanière , n'a pas plus de souplesse. La consolidation y fait cependant de rapides progrès, car en quelques minutes sera acquise la rigidité convenable. Plus avant, dans la partie que la gaine me cache, la jambe est certainement plus molle et dans un élat d'exquise plasticité, je dirais presque de fluidité, qui lui permet de franchir les passages difficiles à peu près comme s'écoulerait un liquide. Les denticulations de la scie s'y trouvent déjà, mais n'ont rien de leur âpreté prochaine. De la pointe du canif je peux, en effet, décortiquer partiellement une jambe et extraire les aiguillons de leur moule corné. Ce sont des germes d'épines, des bourgeons de consistance molle, qui fléchissent sous la moindre pression et repren- nent leur relief dès que cesse la gène de l'obstacle. Ces aiguillons se couchent en arrière pour la sortie : ils se redressent, ils se solidifient à mesure que la jambe émerge. J'assiste, non au simple rejet de guêtres voilant des tibias parachevés dans leur armure, mais à une sorte de naissance qui nous déconcerte par sa prompti- tude. A peu près ainsi, mais avec bien moins de délicate précision, les pinces de l'écrevisse, à l'époque de la mue, dégagent du vieux fourreau de pierre les chairs molles de leur double doigt. Enfin voici les échasses libres. Elles se replient mol- lement dans la rainure de la cuisse pour y mûrir immo- biles. Le ventre se dépouille. Sa fine tunique se ride, se chiffonne et remonte vers l'extrémité qui, seule, quel- que temps encore, reste engagée dans la défroque. Ce point excepté, tout le Criquet est à nu. LES ACRIDIENS. — LA DERNIERE MUE 289 Il pend d'aplomb, la tête en bas, retenu par les grif- fetles des jambières maintenant vides. Pendant tout ce travail, si minutieux et si long, les quatre crochets n'ont pas cédé, tant l'extraction a été conduite avec délicatesse et prudence. L'insecte ne bouge, fixé par l'arrière à sa guenille. Il a le ventre rebondi outre mesure, distendu apparem- ment par la réserve d'humeurs organisables que l'ex- pansion des ailes et des élytres va bientôt mettre en œuvre. Le Criquet se repose; il se remet de ses fatigues- Vingt minutes d'attente se passent. Puis, d'un effort de l'échiné, le pendu se redresse et de ses tarses antérieurs harponne la dépouille accro- chée au-dessus de lui. Jamais acrobate, suspendu par les pieds à la barre du trapèze, n'a déployé, pour se redresser, telle vigueur de reins. Ce tour de force ac- compli, le reste n'est plus rien. Avec l'appui qu'il vient de griffer, l'insecte remonte un peu et rencontre le treillis de la cloche, l'équivalent de la broussaille usitée dans les champs pour la trans- formation. Il s'y fixe avec les quatre pattes antérieures. Alors le bout du ventre achève de se libérer ; et du coup, ébranlée par une dernière secousse, la dépouille tombe à terre. Cette chute m'intéresse, me rappelant avec quelle te- nace persistance la défroque de la Cigale brave les venls de l'hiver sans choir de sa brindille d'appui. La transfi- guration du Criquet est conduite à peu près de la même façon que celle de la Cigale. Comment se fait-il alors que l'acridien se donne des points de suspension si peu solides? Les crochets tiennent bon tant que n'est pas fini le 19 290 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES travail d'arrachement qui semblerait devoir tout ébran- ler ; ils cèdent pour une secousse de rien dès que ce travail est terminé. Il y a donc là un équilibre très ins- table, démontrant encore une fois avec quelle délicate précision l'insecte sort de sa gaine. Faute d'un meilleur terme, je viens de dire arrache- ment. Ce n'est pas tout à fait cela. Ce mot implique violence; et de violence il ne saurait y en avoir, à cause de l'instabilité de l'équilibre. Que, troublé par un effort, l'insecte vienne à choir, et c'est fait de lui. Il séchera sur place, ou tout au moins, ne pouvant s'étaler, ses organes du vol resteront misérables chiffons. Le Criquet ne s'arrache pas : il coule délicatement hors de son fourreau. On dirait qu'un doux ressort l'en expulse. Revenons aux élytres et aux ailes, qui n'ont fait au- cun progrès apparent depuis leur sortie des étuis. Ce sont toujours des moig'nons à fines rayures longitudi- nales, presque dès bouts de cordelette. Leur déploie- ment, qui durera au delà de trois heures, est réservé pour la fin, alors que l'insecte est au complet à nu et dans sa station normale. Nous venons de voir le Criquet se retourner la tête en haut. Ce redressement suffit pour ramener les élytres et les ailes dans leur naturelle disposition. D'une extrême souplesse et courbées par le poids, elles pendaient, diri- geant leur bout libre vers la tête de l'animal renversé. En ce moment, toujours par l'effet de leur poids, elles sont rectifiées et dans l'orientation normale. Plus de courbure en pétales de fleurette, plus de direction inter- vertie, ce qui ne change rien à leur mesquine apparence. En son état de perfection, l'aile est en éventail. Un faisceau rayonnant de robustes nervures la parcourt LES ACRIDIENS. — LA DERNIÈRE MUE 291 dans le sens de la longueur et fournit la charpente de la voilure, apte à s'étaler et à se replier. Dans les inter- valles, s'étagent, innombrables, de menus croisillons qui font du tout un réseau à mailles rectangulaires. L'élytre, grossière et bien moins étendue, répète cette structure par carreaux. Ni dans l'une ni dans l'autre, sous forme de bout de cordelette, rien ne se voit de ce tissu à mailles. Tout se borne à quelques rides, quelques sillons llexueux annon- çant que les moignons sont des paquets d'une étoffe savamment pliée et réduite au moindre volume. L'étalage de la pièce commence vers l'épaule. Oi^i ne se distinguait d'abord rien de précis se voit bientôt une aire diaphane subdivisée en mailles d'élégante net- teté. Petit à petit, avec une lenteur qui défie la loupe, cette aire augmente d'étendue aux dépens du bourrelet informe terminal. Sur les confins des deux parties, le bourrelet qui se développe et la gaze déjà développée, en vain mon regard persiste : je ne vois rien, pas plus que je ne verrais dans une lame d'eau. Mais attendons un moment, et le tissu k carreaux se montre avec une parfaite netteté. A s'en tenir à ce premier examen, on dirait vraiment qu'un fluide organisable brusquement se fige en réseau de nervures; on croirait se trouver en présence d'une cristallisation semblable, par sa soudaineté, à celle d'une dissolution saline sur le porte-objet du microscope. Eh bien, non : ce n'est pas ainsi que les choses doivent se passer. La vie, dans ses ouvrages, n'a pas cette brus- querie. Je détache une aile à demi développée, et je braque sur elle l'œil puissant du microscope. Cette fois, je suis 292 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES satisfait. Sur les confins où semblait se tisser à mesure le réseau, réellement ce réseau préexiste. J'y reconnais très bien les nervures longitudinales déjà fortes ; j'y vois, pâles il est vrai, et sans relief, les croisillons trans- verses. Je retrouve le tout dans le bourrelet terminal, dont je parviens à déployer quelques lambeaux. C'est reconnu. L'aile n'est pas en ce moment un tissu sur le métier, où l'énergie procréatrice promènerait sa navette ; c'est un tissu déjà complet. Il ne manque à sa perfection que l'étalage et la rigidité, l'équivalent dn coup de fer à l'empois donné à notre lingerie. En trois heures et davantage, l'explanation est para- chevée. Les ailes et les élytres se dressent sur le dos du Criquet en une énorme voilure, tantôt incolore, tantôt d'un vert tendre, comme le sont, en leur début, les ailes de la Cigale. On est émerveillé de leur ampleur quand on songe aux mesquins paquets qui les représentaient d'abord. Comment tant d'étoffe a-t-elle pu y trouver place ! Les contes nous parlent d'un g-rain de chènevis qui contenait la lingerie d'une princesse. Yoici un autre grain plus étonnant encore. Celui du conte, pour ger- mer, se multiplier et donner enfin la quantité de chanvre nécessaire au trousseau, mettait de longues années; ce- lui du Criquet fournit à bref délai somptueuse voilure. Lentement, ce superbe cimier qui se dresse en quatre lames planes prend consistance et coloration. Le len- demain, la coloration est au degré requis. Pour la pre- mière fois les ailes se plissent en éventail et se couchent à leur place ; les élytres intléchissent leur bord externe en une gouttière qui se rabat sur les flancs. La transfor- mation est terminée. Il ne reste plus au gros Criquet LES ACRIDIENS. — LA DERNIÈRE MUE 293 qu'à durcir davantage et à rembrunir le gris de son costume au milieu des joies du soleil. Laissons-le à ses félicités et revenons un peu en arrière. Les quatre moignons, issus de leurs fourreaux peu après la rupture du corselet suivant sa carène médiane, contiennent, nous venons de le voir, les élytres et les ailes avec leur réseau de nervures, sinon parfait, du moins déterminé dans le plan général de ses innom- brables détails. Pour déployer ces pauvres paquets et les convertir en opulente voilure, il suffit que l'organisme, fonctionnant ici comme pompe foulante, lance dans leurs canalicules, déjà préparés, un flot d'humeurs tenues en réserve pour ce moment, le plus laborieux de tous. Avec cette canalisation tracée à l'avance, une fine injection explique l'étalage. Mais, encore renfermées dans leurs étuis, qu'étaient donc les quatre lames de gaze? Les spatules alaires, les ailerons triangulaires de la larve sont-ils des moules dont les plis, replis et sinuosités façonnent leur contenu à leur image et tissent le réseau de l'élytre et de l'aile futures? Si nous sommes en présence d'un réel moulage, l'es- prit a le repos d'une halte. Nous nous disons : Il est tout simple que la chose moulée soit conforme à la cavité du moule. Mais ce repos n'est qu'apparent, car le moule à son tour réclamerait l'origine de l'inextricable compli- cation exigée. Ne remontons pas aussi haut. Pour nous tout y serait ténèbres. Bornons -nous aux faits obser- vables. Je soumets à l'examen de la loupe un aileron de la larve, mûre pour la transformation. J'y vois un faisceau d'assez fortes nervures rayonnant en éventail. Dans les 294 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES intervalles, d'autres nervures, pâles et fines, sont inter- calées. Enfin, plus délicates encore et coudées en che- vrons, de nombreuses lignes transversales, très courtes, complètent le tissu. C'est bien là une ébauche sommaire de l'élytre future; mais quelle différence avec l'org-ane mûr! La disposition rayonnante des nervures, charpentes de l'édifice, n'est pas da tout la même; le réseau formé par les nervures transversales n'annonce en rien la prochaine complica- tion. Au rudimentaire va succéder l'infiniment complexe, au grossier l'excellent en perfection. Même remarque au sujet de la languette alaire et de son résultat, l'aile finale. C'est de pleine évidence quand on a sous les yeux à la fois l'état préparatoire et l'état définitif; l'aileron do la larve n'est pas un simple moule élaborant la matière à son image et façonnant l'élytre sur le modèle de sa cavité. Non, la membrane attendue n'est pas encore là dedans sous forme d'un paquet qui, déployé, nous étonnera par l'ampleur et l'extrême complication de son tissu. Ou, pour mieux dire, elle s'y trouve, mais à l'état potentiel. Avant d'être chose réelle, elle est chose virtuelle qui, néant encore, est capable de devenir. Elle s'y trouve comme le chêne se trouve dans son gland. Un fin bourrelet diaphane cerne le bord libre tant de de la spatule alaire que de l'aileron élytral. Sous un fort grossissement, on y voit quelques douteux linéaments de la future dentelle. Cela pourrait bien être le chantier où la vie va mettre ses matériaux en mouvement. Plus rien de visible, plus rien qui fasse pressentir le prodigieux réseau dont chaque maille doit avoir prochainement sa LES ACRIDIENS. — LA DERNIÈRE MUE 295 forme et sa place déterminées avec une précision géo- métrique. Pour que la matière organisable se configure en lame de gaze et décrive l'inextricable labyrinthe de la ner- vation, il y a donc mieux et plus haut qu'un moule. 11 y a un plan prototype, un devis idéal qui impose à cha- que atome emplacement précis. Avant que la matière se mette en branle, la configuration est déjà virtuelle- ment tracée, les voies des courants plastiques sont déjà réglées. Les moellons de nos édifices se coordonnent d'après le devis médité par l'architecte; ils sont assem- blage idéal avant d'être assemblage réel. De même, l'aile d'un Criquet, somptueuse dentelle émergeant d'un étui mesquin, nous parle d'un autre Ar- chitecte, auteur des plans sur lesquels travaille la vie. Sous une infinité de manières, la genèse des êtres soumet à nos méditations des merveilles bien supérieu- res à celles de l'Acridien; mais, en général, elles pas- sent inaperçues, obombrées qu'elles sont par le voile du temps. La durée, en de lents mystères, nous dérobe les plus étonnants spectacles si l'esprit n'est pas doué d'une tenace patience. Ici, par extraordinaire, les faits s'accomplissent avec une promptitude qui s'impose à l'attention, même hésitante. Qui veut voir un peu, sans fastidieux délais, avec quelle inconcevable dextérité travaille la vie, n'a qu'à s'adresser au gros Criquet des vignes. L'insecte lui mon- trera ce que, par une extrême lenteur, cachent à notre curiosité la semence qui germe, la feuille qui s'étale, la Heur qui s'organise. On ne peut voir pousser le brin d'herbe; on voit très bien pousser l'élytre et l'aile du Criquet. 296 SOUVENIRS EiXTOMOLOGIQUES Le stupeur vous saisit devant cette sublime fantas- mag-orie du grain de chènevis devenu en quelques heu- res superbe toile. Ah! c'est une fière artiste que la vie promenant sa navette pour tisser la voilure d'un Cri- quet, de l'un de ces insectes de rien dont Pline disait déjà : In lus tampm^vis, fere nullis, qiisevis, qiise sajnen- iia, quam inextricahilu perfectio! Comme le vieux naturaliste a été bien inspiré cette fois! Répétons avec lui : « Quelle puissance, quelle sa- gesse, quelle inextricable perfection dans l'infime recoin que vient de nous montrer l'Acridien des vignes ! » J'ai ouï dire qu'un savant chercheur, pour qui la vie n'est qu'un conflit de forces physiques et chimiques, ne désespérait pas d'obtenir un jour artificiellement la ma- tière organisable, \q protoplmme, comme dit le jargon officiel. Si c'était en mon pouvoir, je m'empresserais de donner satisfaction à l'ambitieux. Eh bien, soit : vous avez préparé de toutes pièces le protoplasme. A force de méditations, d'études profon- des, de soins minutieux, de patience inaltérable, vos vœux sont exaucés; vous avez extrait de vos appareils une glaire albuminoïde, aisément corruptible et puant en diable au bout de quelques jours; bref, une saleté. Que ferez-vous de votre produit? L'organiserez- vous? Lui donnerez -vous structure d'édifice vivant? Avec une seringue Pravaz, l'injecterez- vous entre deux lamelles impalpables pour obtenir ne serait-ce que l'aile d'un moucheron? Le Criquet agit à peu près de cette façon-là. Il injecte son protoplasme entre les deux feuillets de l'aileron, et la matière y devient élylre parce qu'elle y trouve, comme guide, l'archétype idéal que j'invoquais tantôt. Elle est LES ACRIDIENS. — LA DERNIERE MUE 297 régie, dans le labyrinthe de son cours, par un devis -antérieur à la mise en place, antérieur à la matière même. Cet archétype coordonnateur des formes, ce primor- dial régulateur, Tavez-vous au bout de voire seringue? — Non. — Eh bien, alors jetez votre produit. Jamais la vie ne jaillira de cette ordure chimique. XVIII la processionnaire du pin. la ponte l'éclosion Celte chenille a déjà son histoire, écrite par Réaiimiir, mais histoire à lacunes inévitables dans les conditions où travaillait le maître. Les matériaux lui arrivaient parle coche, de fort loin, des landes de Bordeaux. L'in- secte dépaysé ne pouvait fournir à l'historien que des documents tronqués, avares de détails biologiques, attrait principal de l'entomologie. Les études de mœurs exigent longues observations sur les lieux mêmes où, dans la plénitude des circonstances propices à ses ins- tincts, vit le sujet dont on surveille les actes. Avec des chenilles étrangères au climat de Paris et venues de l'autre extrémité de la France, Réaumur s'exposait donc à ignorer bien des faits, et des plus intéressants. C'est ce qui lui est arrivé, ainsi que plus tard au sujet d'une autre étrangère, la Cigale, Le parti qu'il a su tirer des quelques nids reçus des Landes n'est pas moins de haute valeur. Mieux servi que lui par les circonstances, je reprends l'histoire de la Processionnaire du pin. Si le sujet ne répond pas à mes espérances, ce ne sera certes pas faute de matériaux. Dans mon laboratoire de VHarmas, maintenant peuplé de quelques arbres et surtout de LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA PONTE 299 broussailles, se dressent des pins vigoureux, le pin d'Alcp et le pin noir d'Autriche, l'équivalent de celui des Landes. Toutes les années, la chenille en prend pos- session et y file de grandes bourses. Dans l'intérêt da feuillage, odieusement ravagé comme si le feu avait passé par là, je suis obligé, chaque hiver, de passer revue sévère et d'extirper les nids avec une longue latte four- chue. Voraces bêtes, si je vous laissais faire, je serais bien- tôt privé du murmure des pins devenus chauves. Je veux aujourd'hui me dédommager de mes ennuis. Fai- sons un pacte; vous avez une histoire à raconter; racontez-la moi, et pour un an, pour deux et davantage, jusqu'à ce que je sois à pou près au courant de tout, je vous laisse tranquilles, dussent les pins lamentablement en souffrir. Le 'pacte conclu, les chenilles laissées en paix, j'ai bientôt de quoi largement suffire à mes observations. Ma tolérance me vaut une trentaine de nids à quelques pas de ma porte. Si la collection ne suffisait pas, les pins du voisinage me fourniraient tel supplément qui serait nécessaire. Mais je préfère, et de beaucoup, la population de l'enclos, d'observation plus aisée dans ses habitudes nocturnes, à la clarté d'une lanterne. Avec telles richesses, journellement sous mes yeux, à telle heure que je voudrai et dans les conditions naturelles, l'histoire de la Processionnaire ne peut manquer de se dérouler en plein. Essayons. Et d'abord l'œuf, que Réaumur n'a pas vu. Dans la première quinzaine d'août, inspectons les branches infé- rieures des pins à hauteur du regard. Avec la moindre attention, on ne tarde pas à découvrir, d'ici, de là, sur 300 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ]e feuillage, certains petits cylindres blanchâtres , qui font tache sur la sombre verdure. Voilà la ponte du Bombyx ; chaque cylindre est le groupe d'œufs d'une mère. Les feuilles du pin sont assemblées deux par deux. Leur couple est enveloppé à la base d'un manchon cylin- drique qui mesure environ 3 centimètres de longueur sur 4-5 millimètres de largeur. Ce manchon, d'aspect soyeux et d'un blanc légèrement teinté de roussâtre, est revêtu d'écaillés qui se recouvrent à la manière des tuiles d'un toit, et dont l'arrangement, quoique assez régulier, n'a rien cependant d'un ordre géométrique. L'aspect général est à peu près celui d'un chaton de noisetier non épanoui. De forme à peu près ovalaire, translucides, blanches, avec un peu de brun à la base et de roux à l'autre extré- mité, ces écailles sont libres au bout inférieur un peu atténué et mucroné ; mais elles sont fixées solidement par le bout supérieur, plus large et comme tronqué. Ni le souftle ni le frottement répété d'un pinceau ne peu- vent les détacher. Elles se redressent, ainsi qu'une toi- son frictionnée à rebrousse-poil, si le manchon est dou- cement balavé de bas en haut, et restent indéfiniment dans cette position hérissée; elles reprennent par une friction inverse leur primitif arrangement. C'est d'ail- leurs aussi doux au loucher qu'un velours. Exactement appliquées l'une sur l'autre, elles forment une toiture protégeant les œufs. Sous ce couvert de moelleuses tui- les, impossible qu'une goutte de pluie, qu'une larme de rosée pénètre. L'origine de ce revêtement défensif est évidente : la mère s'est déplumé une partie du corps pour protéger LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. LA PONTE 301 sa ponte. A rexomple de TEider, le canard qui nous fournit l'édredon, elle a fait de ses dépouilles une chaude houppelande à ses œufs. D'après une particularité fort curieuse du papillon, Réaumur avait déjà soupçonné la chose. Citons le passage. La Processionnaire du pin. — La poute. « Les femelles, dit-il, ont à la partie supérieure du corps, près du derrière, une plaque luisante. La forme et le luisant de cette espèce de plaque arrêtèrent mon attention la première fois que je la vis. Je tenais une épingle à la main, avec laquelle je la touchai, pour exa- miner sa structure. Le frottement de l'éping-le produi- sit un petit spectacte qui me surprit : sur-le-champ, je 302 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUËS vis une nuée de petites paillettes qui se détacha. Ces paillettes s'éparpillèrent de toutes parts ; quelques-unes furent comme dardées en haut, d'autres sur les côtés; mais le fort de la nuée fut de celles qui tombèrent dou- cement par terre. « Chacun de ces corps que j'appelle paillettes sont des lames extrêmement minces, qui ont quelque ressem- blance avec les poussières des ailes des papillons, mais qui sont bien autrement g-randcs... La plaque qui se fait remarquer sur le derrière de ces papillons est donc un amas, et un amas prodigieux, de ces espèces d'écail- lés... Les femelles ont bien l'air de faire usage de ces écailles pour envelopper leurs œufs; mais les papillons des chenilles du pin n'ont pas voulu pondre chez moi, et par conséquent ils ne m'ont pas appris s'ils emploient ces écailles pour couvrir leurs œufs, ni ce qu'ils font de tant d'écaillés rassemblées autour de leur derrière, qui ne leur ont pas été données et placées là pour être inu- tiles. » Oui, vous aviez raison, maître : cette moisson de paillettes, si drue, si régulière, n'a pas poussé sur le croupion pour rien. Est-il quelque chose sans but? Vous ne le pensiez pas; je ne le pense pas non plus. Tout a sa raison d'être. Oui, vous avez été bien inspiré en pré- voyant que la nuée d'écaillés envolée sous la pointe de votre épingle devait servir à protéger les œufs. Du bout des pinces, j'enlève, en effet, la toison écail- leuse. Les œufs apparaissent, semblables à de petites perles d'émail blanc. Etroitement g-roupés l'un contre l'autre, ils forment neuf files longitudinales. Dans l'une de ces files, je compte trente-cinq œufs. Les neuf rangées étant à très peu de chose près pareilles, le total du cylin- LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA PONTE 303 flre est de trois cents œufs environ. Belle famille pour une seule mère! Les œufs d'une file alternent exactement avec ceux des deux files voisines, si bien qu'il n'y a aucun inter- valle vide. On dirait un ouvrage de perles, travail de doigts patients et d'exquise dextérité. La comparaison est plus exacte encore avec un fuseau de maïs, à grains si élégamment distribués en files, mais fuseau minus- cule rehaussant son bel ordre géométrique par l'exi- guïté de ses dimensions. Les grains de l'épi du papillon tournent un peu à l'hexagone, effet de leur pression mutuelle; ils sont fortement agglutinés entre eux, à tel point qu'on ne peut les isoler. Violentée, leur couche se détache de la feuille de pin par fragments, par petites plaques composées toujours de plusieurs œufs. Un ver- nis agglutinatif relie donc entre elles les perles de la ponte, et c'est sur ce vernis qu'est fixée la base large des écailles défensives. En temps propice, il serait intéressant de voir com- ment la mère obtient cette coordination si belle de régu- larité, et comment encore, aussitôt un œuf pondu, tout visqueux de vernis, elle lui fait toiture de quelques écail- les, détachées du croupion une à une. Pour le moment, la structure seule de l'ouvrage nous dit la marche géné- rale du travail. Il est visible que les œufs ne sont pas pondus par files longitudinales, mais bien par rangées circulaires, par anneaux, qui se superposent on alter- nant leurs grains. C'est en bas, vers l'extrémité inférieure de la double feuille de pin, que la ponte commence; c'est en haut qu'elle huit. Les œufs les premiers en date sont ceux de l'anneau inférieur; les derniers sont ceux de l'anneau supérieur. La disposition des écailles, toutes 304 SOUVENIRS EiNTOMOLOGIQUES orientées dans le sens long-itudinal et fixées par le bout qui regarde le sommet de la feuille, ne comporte pas progression différente. Considérons aux lueurs de la réflexion l'élégant édi- fice que nous avons sous les yeux. Jeunes ou mûris par l'âge, incultes ou d'esprit élevé, nous dirons tous, en voyant le mignon épi du Bombyx : « C'est beau. » Et ce qui nous frappera le plus ce sera, non les jolies perles en émail, mais bien leur assemblage, si régulier, si géo- métrique. Jugement bien grave : un ordre exquis régit l'œuvre d'un inconscient, d'un humble parmi les plus humbles. Un chétif papillon suit les lois harmonieuses de l'ordre. Si l'idée lui venait de quitter encore une fois le monde de Sirius et de visiter notre planète, Micromégas trou- verait-il du beau parmi nous? Voltaire nous le montre se faisant une loupe avec un diamant de son collier afin de voir un peu le vaisseau à trois ponts échoué sur l'ongle de son pouce. La conversation s'engage avec l'équipage. Une rognure d'ongle, courbée en pavillon, enveloppe le navire et sert de cornet acoustique ; un petit cure-dents qui, de sa pointe effilée, touche le vais- seau, et de l'autre bout les lèvres du géant, à quelque mille toises d'élévation, sort de téléphone. De ce célè- bre dialogue, il résulte que, pour juger sainement des choses et les voir sous de nouveaux aspects, il n'est rien de tel que de changer de soleil. Il est alors probable que le Sirien aurait assez pauvre idée de notre beau artistique. Pour lui, les chefs-d'œuvre de notre statuaire, issus même du ciseau d'un Phidias, seraient des poupées de marbre ou de bronze guère plus dignes d'intérêt que ne le sont pour nous les pou- LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA PONTE 305 pées en caoïilchouc des enfants; nos loiles à paysages seraient jugées plats d'épinards d'odeur déplaisante; nos partitions d"opéra seraient qualifiées de bruits très dis- pendieux. Ces choses-là, domaine des sens, ont une valeur es- thétique relative, subordonnée à l'organisation de qui les juge. Certes, la Yénus de Milo et l'Apollon du Belvédère sont des morceaux superbes; mais encore faut-il pour les apprécier un œil spécial. Micromégas les voyant y prendrait en pitié la gracilité des formes humaines. Le beau, pour lui, exige autre chose que notre mesquine musculature de grenouilles. Montrons-lui, au contraire, cette espèce de moulin à vent manqué au moyen duquel Pythagore, écho des sa- ges de l'Egypte, nous enseigne la propriété fondamen- tale du triangle rectangle. Si de fortune, contre toute apparence, le bon géant n'est pas au courant de la chose, expliquons-lui la signification du moulin. La lumière faite en son esprit, il trouvera, tout comme nous, qu'il y a là du beau, du vraiment beau, non certes dans la figure, odieux grimoire, mais dans la relation immua- ble entre les trois longueurs; il admirera, tout autant que nous, l'éternelle géométrie qui pondère l'étendue. Il y a donc un beau sévère, domaine de la raison, le même en tous les mondes, le même sous tous les so- leils, qu'ils soient simples ou multiples, blancs ou rou- ges, jaunes ou bleus. Ce beau universel, c'est l'ordre. Tout est fait avec poids et mesure, grande parole dont la vérité éclate davantage à mesure que se sonde plus avant le mystère des choses. Cet ordre, base de l'équi- libre universel, est-il le résultat fatal d'un mécanisme aveugle? Entre-t-il dans les plans d'un Éternel géomè- 20 306 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Ire, comme le disait Platon? Est-il le beau d'un Esthète souverain, raison de tout? Pourquoi tant de régularité dans la courbure des pétales d'une fleur, tant d'élégance dans les ciselures des élytres d'un scarabée? Telle grâce, jusque dans les détails les plus infimes, est- elle compatible avec les brutalités des forces livrées à leurs propres violences? Autant vaudrait rapporter l'exquis médaillon buriné par un artiste an marteau pilon qui fait suer à la fonte ses scories. Voilà bien des considérations élevées au sujet d'un misérable rouleau d'oii doivent naître des chenilles. C'est inévitable. Dès qu'on veut creuser un peu le moin- dre détail des choses, se dresse un pourquoi auquel ne peut répondre l'investigation scientifique. L'énigme du monde a certainement son explication ailleurs que dans les petites vérités de nos laboratoires. Mais laissons Micromégas philosopher, et revenons au terre-à-terre de l'observation. Le Bombyx du pin a des émules dans lart de grou- per élégamment les perles de sa ponte. De ce nombre est le Bombyx neustrien, dont la chenille est connue sous le nom de Livrée, à cause de son costume. Ses œufs sont assemblés en bracelets autour de menus rameaux de nature très diverse, rameaux de pommier et de poi- rier surtout. Qui voit pour la première fois ce gracieux ouvrage l'attribuerait volontiers aux doigts d'une habile enfileuse de perles. Mon fils petit Paul écarquille des yeux étonnés et jette un oh! de surprise toutes les fois qu'il fait rencontre du mignon bracelet. Le beau de Tordre s'impose aux premières lueurs de ses idées. Avec une longueur moindre et surtout l'absence de LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — L'ÉCLOSION 307 toute enveloppe, la bague du Bombyx neustrieii rap- pelle le cylindre de l'autre, dépouillé de son revêtement écailleux. Il serait aisé de multiplier ces exemples de g-racieuse coordination, tantôt d'une manière et tantôt d'une autre, mais toujours avec un art consommé. Le temps manque. Occupons-nous du Bombyx du pin. En septembre, l'éclosion a lieu, un peu plus tôt pour tel cylindre, un peu plus tard pour tel autre. Dans le but de suivre aisément les nouveau-nés en leur pre- mier travail, j'ai installé sur la fenêtre de mon cabinet quelques rameaux porteurs de ponte. La base en est immergée dans un verre d'eau qui leur conservera quelque temps la fraîcheur nécessaire. C'est dans la matinée, vers les huit heures, avant que le soleil donne sur la fenêtre, que les petites chenilles abandonnent l'œuf. Si je relève un peu les écailles du cylindre en travail d'éclosion, je vois surgir des têtes noires cjui mordillent, crèvent, repoussent les plafonds dilacérés. Les bestioles lentement émergent, qui d'ici, qui de là, sur toute la superficie. Après l'éclosion, le cylindre écailleux est aussi régu- lier, aussi frais d'aspect que s'il était encore peuplé. Ce n'est qu'en soulevant les paillettes qu'on reconnaît qu'il est désert. Les œufs, toujours régulièrement rangés, sont alors des tasses bâillantes, d'un blanc un peu trans- lucide ; il leur manque le couvercle en forme de calotte, couvercle détruit, déchiré par les nouveau-nés. Les cliétives créatures mesurent un millimèlre de longueur à peine. Privées encore du roux vif qui les ornera bientôt, elles sont d'un jaune pâle, hérissées de cils, les uns plus courts, noirs, les autres plus longs, blancs. La tête, d'un noir luisant, est proportionnellement 308 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES volumineuse. Son diamètre égale deux fois celui du corps. A celte exagération céphalique doit correspon- dre une vigueur de mâchoires capable d'attaquer dès le début une coriace nourriture. Tète énorme, robuste ment cuirassée de corne, voilà le trait dominant de la bestiole naissante. Ces macrocéphales sont, on le voit, bien prémunis contre la dureté des aiguilles du pin ; si bien prémunis que le repas presque immédiatement commence. Après avoir erré quelques instants à l'aventure parmi les écail- les du berceau commun, les jeunes chenilles se rendent pour la plupart sur la double feuille qui sert d'axe au cylindre natal et se prolonge longuement au-dessus. D'autres s'acheminent vers les feuilles voisines. Ici comme là on s'attable, et la feuille rongée se creuse de Hns sillons linéaires limités par les nervures laissées intactes. De temps à autre, trois ou quatre des repues se ran- gent à la file, cheminent de concert, mais promptement se séparent, allant chacune à sa guise. C'est le noviciat des futures processions. Pour peu que je les trouble, elles branlent la moitié antérieure du corps, elles dode- linent de la tête par un mouvement saccadé compara- ble aux détentes d'un ressort intermittent. Mais le soleil gagne le coin de la fenêtre où se fait la tendre éducation. Mors suffisamment réconfortée, la petite famille recule vers la base de la double feuille natale, s'y groupe sans ordre et commence à filer. Son travail est un globule de gaze d'extrême finesse, pre- nant appui sur quelques feuilles voisines. Sous cette tente, réseau à très claire voie, se fait la sieste au fort de la chaleur et de l'illumination. L'après-midi, lorsque LA PUOGESSIONNAIRE DU PIN. — L'ÉGLOSION 309 le soleil a disparu de la fenèLre, le troupeau quitte son abri, se disperse à la ronde en processionnant un peu dans un rayon d'un pouce, et se remet à brouter. Ainsi s'affirment, dès Téclosion, des talents que l'àg-o développera sans rien y ajouter. Une heure à peine après la rupture de l'œuf, la chenille est processionnaire et filandière. Elle est aussi lucifuge au moment de pren- dre réfection. Nous la retrouverons bientôt n'allant que ■de nuit au pâturage. La filandière est bien débile, mais si active qu'en vingt-quatre heures le globe de soie acquiert le volume d'une noisette, et celui d'une pomme en une paire do semaines. Ce n'est pas là néanmoins le noyau du grand établissement où doit se passer l'hiver. C'est un abri provisoire, très léger, peu coûteux en matériaux. La douceur de la saison n'exige pas davantage; Les jeunes chenilles en rongent sans réserve aucune les solives, les mâts entre lesquels sont tendus les fils, c'est-à-dire les feuilles comprises dans l'enceinte de soie. Leur édi- fice fournit à la fois le vivre et le couvert, condition excellente qui alTranchit des sorties, périlleuses à cet âge. Pour ces chétives, le hamac est aussi le garde- manger. Grignotées jusqu'aux nervures, les feuilles d'appui se dessèchent, aisément se détachent des rameaux, et le globe de soie devient masure qui croule sous un coup de vent. La famille alors déménage et va dresser ailleurs nouvelle tente, de peu de durée comme la première. Ainsi déménage l'Arabe à mesure que sont épuisés les pacages autour de sa demeure en poil de chameau. Ces établissements temporaires se renouvellent à diverses reprises, toujours à des hauteurs plus grandes, si bien 310 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES que le troupeau, éclos sur les branches inférieures, tramant à terre, arrive enfin sur les ramifications éle- vées, et parfois jusqu'à la cime du pin. Au bout de quelques semaines, une première mue remplace l'humble toison du début, pâle, hérissée, dis- gracieuse, par une autre qui ne manque ni de richesse ni d'élégance. A la face dorsale, les divers seg-ments, sauf les trois premiers, sont ornés d'une mosaïque de six petites plaques nues, d'un rouge groseille, faisant un peu saillie sur le fond noir de la peau. Deux, les plus grandes, sont en avant, deux en arrière, et une, presque punctiforme, de chaque côté du quadrilatère. Leur ensemble est circonscrit par une palissade de poils d'un roux vif, divergents, presque couchés. Les autres poils, ceux du ventre et des flancs, sont plus longs et blanchâtres. Au centre de cette marqueterie cramoisie se dressent deux faisceaux de cils très courts, assemblés en aigret- tes planes qui reluisent au soleil ainsi que des points d'or La longueur de la chenille est alors d'environ deux centimètres, sur trois à quatre millimètres de largeur. Tel est le costume de l'âge moyen, inconnu de Réau- mur ainsi que le premier. XÎX LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LE NID LA SOCIÉTÉ Cependant les froids de novembre arrivent; l'heure est venue de construire le solide habitacle d'hiver. Dans les hauteurs du pin l'extrémité d'un rameau est choisie, à feuilles convenablement serrées et converg-entes. Les filandières l'enveloppent d'un réseau diffus, qui incurve un peu les feuilles voisines, les rapproche de l'axe et finit par les noyer dans le tissu. Ainsi s'obtient une enceinte moitié soie, moitié feuilles, capable de résister aux intempéries. Au commencement de décembre, l'ouvrage a la gros- seur de deux poings et au delà. En son ultime perfec- tion, vers la fin de l'hiver, il atteint le volume d'une paire de litres. C'est un grossier ovoïde qui longuement s'atténue en bas et se prolonge en une gaine envelop- pant le rameau support. L'origine de ce prolongement soyeux est celle-ci. Tous les soirs, entre sept et neuf heures, si le temps le permet, les chenilles quittent le nid et descendent sur la partie dénudée du rameau, axe de la demeure. La voie est large, car cette base a parfois la grosseur d'un col de bouteille. La descente s'accomplit sans or- dre et toujours de façon lente, si bien que les premières 312 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES sorties ne se sont pas encore dispersées lorsque les der- nières les rejoignent. Le rameau se couvre de la sorte d'une écorce continue de chenilles, total do la com- munauté, qui peu à peu se disjoint en escouade et se dissémine de côté et d'autre sur les rameaux les plus voisins pour en brouter le feuillage. Or nulle ne marche sans travailler de la filière. L'ample voie de descente, qui sera au retour voie d'ascension, se couvre donc, à la suite d'allées et de venues indéfiniment répétées, d'une multitude de fils formant gaine continue. Il saute aux yeux que ce fourreau où chaque chenille, passant et repassant les nuits de sortie, laisse son dou- ble fil, n'est pas un indicateur déposé dans le seul but de retrouver aisément le nid au retour, car un simple ruban suffirait. Son utilité pourrait bien être d'alTermir l'édifice, de lui donner fondations profondes et de le relier par une multitude de câbles à l'inébranlable rameau. L'ensemble comprend ainsi, dans le haut, la demeure renllée en ovoïde ; dans le bas, le pédicule, la gaine cernant le support et ajoutant sa résistance à celle des autres liens déjà si nombreux. Tout nid que ne déforme pas encore le séjour pro- longé des chenilles montre au centre une volumineuse coque d'un blanc opaque, et autour une enveloppe de gaze diaphane. La masse centrale, formée de fils ser- rés, a pour paroi un molleton épais où sont noyées, comme soutien, de nombreuses feuilles intactes et ver- tes. L'épaisseur de cette muraille peut atteindre une paire de centimètres. Au sommet du dôme bâillent, très variables de nom- bre et de distribution, des ouvertures rondes, du calibre ^■^v\ Le aid de la Processiouuaire du pio. — Figure très réduite. 314 SOUVEMRS ENTOMOLOGIQUES d'un crayon ordinaire. Ce sont les portes du logis : par là sortent, par là rentrent les chenilles. Tout autour de la coque émergent et se dressent des feuilles respectées de la dent. Du sommet de chacune rayonnent, en gra- cieuses courbes d'escarpolette, des fils qui, lâchement entrelacés, forment une légère tenture, une véranda soignée de travail et d'ampleur, surtout à la partie su- périeure. Là se trouve spacieuse terrasse oii pendant le jour les chenilles viennent sommeiller au soleil, amoncelées l'une sur l'autre et l'échiné courbée en rond. Le réseau tendu au-dessus fait office de ciel de lit : il modère l'insolation ; il préserve les dormeuses d'une chute lorsque le vent balance le rameau. Avec des ciseaux, éventrons le nid d'un bout à l'autre suivant un méridien. Une large fenêtre s'ouvre qui per- met de voir la disposition de l'intérieur. Tout d'abord, un fait nous frappe : les feuilles encloses dans l'enceinte sont intactes et en pleine vigueur. Lesjeunes chenilles, dans leurs établissements temporaires, rongent jusqu'à les tuer les feuilles cernées par l'enveloppe de soie; sans quitter leur abri, lorsque le temps est mauvais, elles ont ainsi pour quelques jours le garde-manger garni, condition réclamée par leur faiblesse. Devenues fortes et travaillant à leur demeure d'hiver, elles se gardent bien d'y toucher. Pourquoi maintenant ce scrupule? La raison en est évidente. Meurtries, ces feuilles, char- pente de l'habitation, ne tarderaient pas à se dessécher, puis à se détacher sous le souflle de la bise. La bourse de soie s'effondrerait, arrachée de sa base. Respectées, au contraire, toujours robustes, elles fournissent solide appui contre les assauts de l'hiver. A la tente d'un jour. LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LE NID 315 dans la belle saison, solide attache est inutile; elle est indispensable au couvert de longue durée, que charge- ront les neiges, que battront les vents glacés. Très au courant de ces périls, la filandière du pin se fait donc obligation, si pressante que soit la faim, de ne pas scier les solives de sa maison. A l'intérieur du nid ouvert par mes ciseaux, je vois donc une dense colonnade de feuilles vertes, plus ou moins enveloppées d'un fourreau soyeux où pendillent les loques de peaux dépouillées et les chapelets de crottins secs. A la fois dépotoir et friperie, cet intérieur est fort déplaisant, en somme, et ne répond en rien à la superbe enceinte. Tout autour, épaisse muraille de molleton et de feuilles emmêlées. Pas de chambres, pas de compartiments limités par des cloisons. La pièce est unique, rendue labyrinthe par la colonnade de feuilles vertes étagées à toutes les hauteurs de l'ovoïde. Là se tiennent les chenilles au repos, assemblées sur les pi- liers, groupées en amas confus. L'inextricable fouillis du sommet enlevé, on voit fd- trer la lumière en certains points de la calotte. A ces points lumineux correspondent les pertuis de commu- nication avec le dehors. Le réseau qui fait enveloppe autour du nid n'a pas d'ouvertures spéciales. Pour le traverser dans un sens comme dans l'autre , il suffit aux chenilles d'en écarter un peu les fils clairsemés. L'enceinte intérieure, rempart compact, a ses portes; le léger voile extérieur n'en a pas. C'est dans la matinée, vers les dix heures, que les che- nilles quittent leur appartement de nuit et viennent au beau soleil de leur terrasse, sous la véranda que les pointes des feuilles soutiennent à distance. Tout le jour, 3i6 SOUVENIRS EMTOMOLOGIQUES elles y font la sieste. Immobiles, amoncelées les unes sur les autres, elles s'imprègnent délicieusement de cha- leur et trahissent de loin en loin leur béatitude par de saccadés branlements de tête. Entre six et sept heures, à la nuit noire, les endormies s'éveillent, se trémous- sent, se séparent et se répandent, chacune à sa guise, sur toute la surface du nid. C'est alors, en vérité, ravissant spectacle. Des zébru- res d'un roux vif ondulent en tout sens sur la blanche nappe de soie. Qui monte, qui descend, qui déambule en travers, qui processionne par courtes files. Et tout en cheminant avec gravité dans un magnifique désor- dre, chacune colle sur le parcours le fil constamment appendu à la lèvre. Ainsi s'augmente l'épaisseur du couvert par une fine couche juxtaposée au travail antérieur; ainsi se con- solide la demeure par de nouveaux appuis. Les feuilles vertes voisines sont saisies par le réseau et noyées dans la construction. Si leur extrémité seule est libre, de ce point s'irradient des courbes qui amplifient le voile, le rattachent plus loin. Tous les soirs, pendant une paire d'heures, l'animation est donc grande à la surface du nid si le temps le permet; d'un zèle jamais lassé se pour- suivent la consolidation et l'épaississement de la de- meure. Prévoient-elles l'avenir, elles si précautionnées contre les rudesses de l'hiver? Évidemment non. Leur expé- rience de quelques mois, si toutefois l'expérience est du domaine d'une chenille, leur parle de savoureuses ventrées de feuillage, de douce somnolence au soleil sur la terrasse du nid; mais rien jusqu'ici ne leur a fait con- naître les pluies froides et tenaces, la gelée, la neige, LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LE NID 317 les coups de vent furieux. Et ces ignorantes des misères hivernales se précautionnent comuie versées à fond dans ce que leur réserve l'hiver. Elles travaillent à leur de- meure avec une ardeur qui semble dire : « Ah! qu'il fera bon dormir ici, serrées l'une contre l'autre, lorsque le pin balancera ses candélabres de givre! Travaillons vaillamment, laboremusl » Oui, chenilles mes amies, travaillons vaillamment, grands et petits, hommes et vers, afin que nous puis- sions nous endormir tranquilles, vous de cette torpeur qui prépare la transformation en papillon, nous de ce suprême sommeil qui brise la vie pour la renouveler. Laboremus! Désireux de suivre dans leurs détails les mœurs de mes chenilles sans être obligé d'aller, à la lueur d'une lanterne et par des temps souvent bien mauvais, m'in- former de ce qui se passse sur les pins au fond de l'en- elos, j'ai installé une demi-douzaine de nids dans une serre, modeste abri vitré qui, guère plus chaud que le dehors, met du moins à couvert du vent et de la pluie. Fixé dans le sable, à une paire de pans de hauteur, par la base du rameau qui lui sert d'axe et de charpente, chaque nid reçoit comme ration un faisceau de ramus- cules de pin renouvelés à mesure qu'ils sont broutés. Tous les soirs, je prends la lanterne et fais visite à mes pensionnaires. Ainsi sont obtenues la plupart de mes données. Après le travail, la réfection. Les chenilles descen- dent du nid, augmentent de quelques fils la gaine ar- gentée du support et gagnent le bouquet de verdure fraîche disposée tout à côté. Coup d'œil superbe que le troupeau à toison rousse, aligné par deux, par trois, sur 318 SOUVENIRS EN TOMOLOGIQU E S chaque aiguille, et à rangs si pressés que les ramuscules du bouquet de verdure ploient sous le faix. Les convives, tous immobiles, tous la tète en avant, en silence rongent, paisibles. Leur large crâne noir scintille aux lueurs de la lanterne. Au-dessous, sur le sable, choit une pluie de granules. Ce sont les résidus de ventres faciles, très prompts à digérer. Demain ma- tin le sol disparaîtra sous une couche verdâtre de cette grêle intestinale. Vraiment oui, spectacle à voir, bien supérieur à celui des triviales chambrées do vers à soie. Jeunes et vieux nous y prenons tant d'intérêt que la veillée se termine habituellement par une visite aux chenilles de la serre. Le repas se prolonge bien avant dans la nuit. Enfin repues, un peu plus tôt, un peu plus tard, elles revien- nent au nid, où quelque temps encore, se sentant les ampoules à soie garnies, elles filent à la surface. Ces laborieuses se feraient scrupule de traverser la blanche nappe sans y ajouter quelques fils. Il n'est pas loin d'une heure, deux heures du matin, quand tout le troupeau est rentré. Ma fonction de nourricier est de renouveler chaque jour le faisceau de ramuscules, tondus jusqu'à la der- nière feuille; d'autre part, mon devoir d'historien est de m'informer jusqu'à quel point peut varier le régime. La campagne m'offre des nids de Processionnaires indiffé- remment sur le pin sylvestre, le pin maritime et le pin d'Alep, jamais sur les autres conifères. Il semblerait pourtant que toute feuille aromatisée de résine devrait convenir. Ainsi le disent les analyses de la chimie. Méfions-nous de la cornue quand elle se mêle de cui- sine ; laissons-la préparer du beurre avec du suif à chan- LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LE NID 319 delJes, du cognac avec des pommes de terre, et quand elle nous affirme que les produits sont identiques, re- fusons ses horreurs. La science, étonnamment riche en poison, ne nous donnera jamais chose mangeable, parce que si la substance brute est , dans une large mesure, de son domaine, la même substance échappe à ses moyens du moment qu'il la faut organisée, divisée, subdivisée à l'infini par le travail de la vie, ainsi que le réclament les exigences de l'estomac, non dosables avec nos réactifs, La matière de la cellule et de la fibre s'obtiendra peut-être artificiellement un jour ; la cel- lule et la fibre elle-même, jamais. Là est le nœud de l'alimentation par la cornue. Les chenilles hautement nous affirment l'insurmon- table difficulté du problème. Sur la foi des données chimiques, je leur ofi"re les divers succédanés du pin croissant dans mon enclos : le sapin, l'if, le thuya, le genévrier, le cyprès. Mordre à cela, elles, chenilles du pin! Elles s'en garderont bien, malgré l'appât du fumet résineux. Plutôt que d'y loucher, elles se laisseraient périr de faim. Un seul conifère fait exception, le cèdre. Mes pensionnaires le broutent sans répugnance appré- ciable. Pourquoi le cèdre et pas les autres? Je ne sais. Aussi méticuleux que le nôtre, l'estomac de la chenille a ses secrets. Passons à d'autres épreuves. Je viens d'ouvrir d'une longue fente en méridien le nid dont je veux reconnaî- tre la structure interne. Par le retrait naturel du mol- leton fendu, la fissure bâille de deux travers de doigt en son milieu; haut et bas, elle s'atténue en fuseau. Que vont faire les filandièrcs en présence de pareil désastre? L'opération est pratiquée de jour, lorsque les 320 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES chenilles sommeillent en tas sur le dôme. La chambre étant alors déserte, je peux hardiment tailler avec les ciseaux sans risque de meurtrir une partie de la popu- lation. Mes ravages ne réveillent pas les endormies : de toute la journée, nulle n'apparaît sur la brèche. Cette indifférence provient, semble- t-il, de ce que le péril n'est pas encore connu. Ce sera autre chose ce soir, à la reprise de l'animation. Si bornées qu'elles soient, les chenilles s'apercevront certainement de cette énorme fenêtre qui laisse libre entrée aux mortels vents coulis de l'hiver; possédant en abondance de quoi calfeutrer, elles s'empresseront autour de la dangereuse fente et la boucheront en une séance ou deux. Ainsi nous rai- sonnons, oublieux de l'enténëbrement de la bête. Voici qu'en effet, la nuit arrivée, l'indifférence reste aussi profonde. La brèche de la tente ne provoque au- cun sig-ne d'émoi. Les chenilles vont et viennent à la surface du nid; elles travaillent, elles filent comme d'habitude. Rien, absolument rien n'est changé à leur façon d'ag-ir. Les hasards du parcours en amènent quel- ques-unes sur les bords du gouffre. Là, nul empres- sement de leur part, nul signe d'anxiété, nul essai de rapprocher les deux lèvres de la déchirure. Elles cher- chent simplement à franchir le difficile passage et à continuer leur promenade comme si elles marchaient sur un tissu intact. Tant bien que mal, elles y parvien- nent en fixant le fil aussi loin que le permet la lon- gueur du corps. L'abîme franchi, elles poursuivent, imperturbables, leur chemin, sans autre arrêt sur la brèche. D'autres surviennent qui utilisent comme passerelles les fils déjà LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LE NID 321 jelés, traversent la déchirure et passent outre en y lais- sant leur propre fil. Ainsi s'oJîtient, dans la première séance, au-dessus de la fente, une subtile gaze, à peine perceptible, tout juste suffisante à la circulation de la colonie. Pareils faits se répètent les nuits suivantes, et la crevasse finit par se clore d'une maigre toile d'arai- gnée. C'est tout. A la fin de l'hiver, rien de plus. La fenêtre ouverte par mes ciseaux bâille toujours, voilée parcimonieuse- ment; elle dessine son fuseau noir de la base au som- met du nid. Aucune reprise au tissu fendu, aucune pièce de molleton intercalée entre les deux lèvres et rétablis- sant la toiture dans son intégrité. Si l'accident était sur- venu en plein air et non sous l'abri d'un vitrage, les ineptes filandières auraient probablement péri de froid dans leur maison lézardée. Renouvelée deux fois avec les mêmes résultats, cette épreuve établit que les chenilles du pin ne reconnais- sent pas le péril de leur demeure éventrée. Elles, les habiles filandières, semblent aussi inconscientes de la ruine de leur ouvrage que le sont de la rupture de leur fil les bobines d'une manufacture. En employant à réparer le dégât la soie qui se prodigue ailleurs sans urgente nécessité, elles pourraient clore facilement la demeure ; elles pourraient y tisser une étolfe aussi épaisse, aussi solide que le reste de la paroi. Mais non : elles continuent paisiblement l'habituelle besogne; elles filent comme elles filaient hier, comme elles fileront demain. Elles ratïermissent les points déjà fermes, elles épaississent ce qui est déjà convenablement épais, et nulle ne songe à boucher la calamiteuse fente. Mettre une pièce sur ce vide, ce serait recommencer le 21 322 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES tissu de la fente, et l'industrie de l'insecte ne revient pas sur ce qu'il a déjà fait. A diverses reprises, j'ai mis en lumière ce point de la psychologie des bêtes; j'ai raconté notamment l'inep- tie de la chenille du Grand-Paon. Lorsque l'expérimen- tateur tronque la nasse multiple qui forme le bout pointu du cocon, cette chenille dépense la soie restante en des travaux d'utilité secondaire, au lieu de remettre en bon état la série de cônes emboîtés si nécessaires à la pro- tection de la recluse; elle continue imperturbablement sa besogne normale comme si rien d'extraordinaire n'était survenu. Ainsi fait la hlandière du pin au sujet de sa tente crevée. Encore une tracasserie de ton éleveur, ô ma proces- sionnaire, mais cette fois ce sera à ton avantage. Je ne tarde pas à m'apercevoir que les nids destinés à passer l'hiver ont souvent une population bien supérieure à celle des abris provisoires tissé.s par les très jeunes chenilles; je constate aussi qu'arrivés à la fin de leur extension, ces nids présentent des différences de vo- lume très considérables. Les plus gros équivalent à cinq ou six des moindres. D'où proviennent ces variations? Certes, si tous les œufs venaient à bien, le cylindre écailleux où se trouve condensée la ponte d'une mère suffirait à peupler une belle bourse : il y a là trois cents perles d'émail destinées à l'éclosion. Mais dans les fa- milles pullulant à outrance, il se fait toujours un déchet énorme qui rétablit l'équilibre; si les appelés sont lé- gion, les élus sont troupeau larg-ement émondé, comme le témoignent la Cigale, la Mante religieuse, le Grillon. La Processionnaire du pin, autre usine de matière organique dont profilent divers dévorants, est donc, elle LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA SOCIÉTÉ 323 aussi, réduite en nombre dès l'éclosion. La tendre bou- chée laisse quelques douzaines de survivants autour des légers réseaux globuleux où la famille passe les beaux jours de l'automne. Bientôt il faut songer à la solide tente de l'hiver. Il serait alors avantageux d'être multitude, car de l'association naît la force. Je soupçonne un moyen aisé de fusion entre quelques familles. Comme guide dans leurs pérégrinations sur l'arbre, les chenilles ont leur ruban de soie, qu'elles sui- vent au retour en décrivant un crochet. Elles peuvent aussi le manquer et en rencontrer un autre ne différant en rien du leur. Ce ruban est la voie d'un nid quelcon- que situé dans le voisinage. Les égarées fidèlement le suivent, ne le distinguant pas de leur propre ruban, et de la sorte arrivent dans une demeure étrangère. Sup- posons-les pacifiquement accueillies. Qu'adviendra-t-il? Fusionnés, les divers groupes que le hasard des voies suivies rassemble formeront cité puissante, apte à de grands travaux; des faiblesses concertées naîtra forte corporation. Ainsi s'expliqueraient les nids si peuplés, si volumineux, non loin d'autres restés misérables. Les premiers seraient l'ouvrage d'un syndicat mettant en commun les intérêts de filateurs rassemblés de divers points; les seconds appartiendraient à des familles lais- sées dans l'isolement par les mauvaises chances de la voirie. Reste à savoir si les survenantes, guidées par un ruban étranger, sont bien reçues dans la nouvelle de- meure. L'expérience est aisée sur les nids de la serre. Le soir, aux heures du pâturage, je détache avec un sécateur les divers ramuscules couverts de la popula- tion d'un nid, et je les dépose sur les vivres du nid voi- 324 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES sin, vivres ég-alement surchargés de chenilles. En abré- geant, je peux encore enlever en bloc, bien peuplé du troupeau, le faisceau de verdure do la première bourse et rimplanter tout à côté du faisceau de la seconde, de façon que le feuillage des deux s'emmêle un peu sur les bords. Pas la mo-indre noise entre les réelles propriétaires et les déménagées. Les unes et les autres continuent pacifiquement de brouter comme si de rien n'était. Toutes aussi, sans hésitation aucune, l'heure de la retraite venue, s'acheminent vers le nid, pareilles à des sœurs ayant toujours vécu ensemble; toutes filent avant de se coucher, épaississent un peu la couverture, puis s'engouffrent dans le dortoir. En répétant le lendemain et le surlendemain au besoin la même opération pour cueillir les retardataires, je parviens le plus aisément du monde à dépeupler à fond le premier nid et à trans- vaser ses chenilles dans le second. J'ose faire mieux. La même méthode de transporta- tion me permet de quadrupler une filature en lui adjoi- gnant les ouvrières de trois établissements pareils. Et si je me borne à cet accroissement, ce n'est pas qu'il se manifeste quelque trouble dans tout ce remue-ménage ; c'est que je ne vois pas de limites à mon expérience, tant les chenilles acceptent débonnairement tout sur- croît de population. Plus on est de fileuses, plus on file : fort judicieuse règle de conduite. Ajoutons que les transportées n'ont aucun regret de leur premier domicile. Elles sont chez les autres comme chez elles; nulle tentative n'est faite pour regagner le nid d'où mes artifices les ont expatriées. Ce n'est pas la distance qui les décourage : la demeure vacante est à LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA SOCIETE 323 une paire de pans au plus. Si, pour les besoins de mes études, je veux repeupler le nid désert, je suis obligé de recourir encore à la transportation, toujours suivie de succès. Plus tard, en février, lorsque de temps à autre une belle journée permet de longues processions sur la banquette de sable et les murailles de la serre, il m'est loisible d'assister à la fusion de deux groupes sans aucune intervention de ma part. Il me suffit de suivre avec patience les évolutions d'une file en marclie. Sortie de tel nid, je la vois parfois rentrer dans un autre, gui- dée par quelque fortuit changement de voie. Désormais les étrangères font partie de la société aux mêmes titres que les autres. De la même façon, lorsque les chenilles déambulent la nuit sur le pin, les faibles groupes du début doivent s'accroître et acquérir le nombre de filan- dières que réclame une vaste construction. Tout à tous. Ainsi dit la Processionnaire du pin, brou- tant le feuillage sans la moindre noise au sujet des bou- chées des voisines, ou bien pénétrant, toujours accueillie en paix, dans le domicile d'autrui comme elle pénétre- rait dans sa*iiropre demeure. Etrangère ou membre de la tribu, elle a place au dortoir et place au réfectoire. Le nid des autres est son nid ; le pâturage des autres est son pâturage, pour sa juste part, ni plus ni moins que la part de ses compagnes habituelles ou de rencontre. Chacun pour tous et tous pour chacun. Ainsi dit la Processionnaire, qui chaque soir dépense son petit capital de soie à l'agrandissement d'un refuge parfois nouveau pour elle. Seule, que ferait-elle de son maigre écheveau? Presque rien. Mais dans la filature elles sont des cents et des cents ; et de leurs riens tissés en étoffe commune 326 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES résulte épaisse couverture capable de tenir tète à l'hiver. Travaillant pour soi, chacune travaille pour les autres; et celles-ci, d'un zèle égal, travaillent de leur côté pour chacune. Oh ! les fortunées bêtes qui ne connaissent pas la propriété, mère de la bataille! oh! les enviables cé- nobites qui pratiquent, dans sa rigueur, un parfait com- munisme ! Ces mœurs de la chenille appellent quelques ré- flexions. Des esprits généreux, plus riches d'illusions que de logique, nous proposent le communisme comme remède souverain des misères humaines. Est-il prati- cable chez l'homme? De tout temps il s'est trouvé, il se trouve encore et il se trouvera toujours, heureusement, des associations où il soit possible d'oublier un peu en commun les rudesses de la vie ; mais est-il possible de généraliser? Les chenilles du pin peuvent nous donner à cet égard de précieux renseignements. N'en rougissons pas : nos besoins matériels, la bête les partage; elle lutte comme nous pour avoir sa part au banquet général des vivants ; et la manière dont elle résout le problème de l'existence n'est pas étude à dédaigner. Demandons-iTous donc les motifs qui rendent le cénobitisme florissant chez la pro- cessionnaire. Une première réponse s'impose : le problème des vi- vres, terrible perturbateur du monde, est ici supprimé. La paix règne du moment que le ventre est assuré de se remplir sans lutte. Une aiguille de pin, pas même, suffit au repas de la chenille; et cette aiguille est toujours, ici, sous la dent, en nombre inépuisable, presque sur le seuil du logis. A l'heure de l'appétit venu, on sort, on prend l'air, on processionne un peu ; puis, sans recher- LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA SOCIÉTÉ 327 ches pénibles, sans rivalités jalouses, on prend place au banquet. Le réfectoire copieusement servi ne fera jamais défaut, tant le pin est vaste et généreux ; il suffira, d'une soirée à l'autre, d'aller s'attabler un peu plus loin. Donc nul souci du présent, nul souci de l'avenir au sujet des vivres : la chenille trouve à manger presque aussi aisé- ment qu'elle trouve à respirer. L'atmosphère alimente d'air toute créature avec une largesse qu'il n'est pas nécessaire de solliciter. A son insu, sans l'intervention d'un effort, d'une industrie, l'animal reçoit sa part de l'élément vital par excellence. La terre avare, au contraire, ne cède ses biens que pé- niblement forcée. Trop peu féconde pour suffire à tous les besoins, elle livre la répartition du manger aux âpretés de la concurrence. La bouchée qui doit s'acquérir engendre la guerre entre consommateurs. Voyez deux Carabes faisant ren- contre à la fois d'un tronçon de lombric. A qui des deux le morceau? La bataille va décider, acharnée, féroce. Entre ces affamés, mangeant de loin en loin et pas tou- jours à leur faim, la vie commune est impossible. La chenille du pin est affranchie de ces misères. Pour elle, la terre est aussi généreuse que l'atmosphère; l'ali- mentation ne lui coûte pas plus que la respiration. D'au- tres exemples de parfait communisme pourraient être cités. Tous se rencontrent parmi les espèces à régime végétal, avec la condition expresse que les vivres sura- bondent sans le travail d'une recherche. Le régime ani- mal, au contraire, la proie, toujours d'acquisition assez difficultueuse, bannit le cénobitisme. Oi^i la part est trop petite pour un seul, que viendraient faire des con- vives ? 328 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES La Processionnaire du pin ignore la disette. Elle ignore tout aussi profondément la famille, autre source d'im- placable concurrence. Se faire une place au soleil n'est que la moitié des luttes imposées par la vie : il faut aussi, dans la mesure du possible, préparer la place de ses successeurs ; et comme la conservation de l'espèce est de plus grave intérêt que celle de l'individu, la lutte pour l'avenir est encore plus âpre que la lutte pour le présent. Toute mère a pour loi primordiale la prospérité des siens. Périsse tout le reste, pourvu que la nitée soit florissante! Chacun pour soi, tel est son code, imposé par les rudesses du conflit général; telle est sa règle, sauvegarde de l'avenir. Avec la maternité et ses impérieux devoirs, le com- munisme cesse d'être praticable. Au premier aspect, certains hyménoptères semblent afflrmer le contraire. Tel est, par exemple, le Chalicodome des hangars, qui nidifie par myriades sur les mêmes tuiles et y construit un monumental édifice où toutes les mères travaillent. Est-ce là vraiment une communauté? En aucune ma- nière. C'est une cité, oii l'on a des voisins, et non des colla- borateurs. Chaque mère y pétrit ses pots à miel : chacune y amasse la dot des siens, et rien que la dot des siens; chacune s'y exténue pour sa famille, et rien que pour sa famille. iVh! ce serait grave affaire si quelqu'une ve- nait simplement se poser sur la margelle d'une cellule ne lui appartenant pas : la maîtresse de céans lui ferait comprendre, par de chaudes bourrades, que de telles manières ne sont pas tolérables. Il faudrait déguerpir au plus vite, sinon bataille. La propriété est ici chose sacrée. LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA SOCIÉTÉ 329 Plus profondément sociale, l'abeille domestique ne fait pas même exception à l'ég-oïsme maternel. Pour chaque ruche, une seule mère. S'il y en a deux, la guerre civile éclate; l'une d'elles périt sous le poignard de l'autre, ou s'expatrie, suivie d'une partie de l'essaim. Quoique virtuellement aptes à pondre, les autres abeil- les, au nombre d'une vingtaine de milliers, renoncent à la maternité et se vouent au célibat pour élever la prodigieuse famille de l'unique mère. Ici le communisme règ'ue sous certains aspects ; mais du coup, pour l'im- mense majorité, la maternité se supprime. Ainsi des Guêpes, des Fourmis, des Termites et des divers insectes sociaux. La vie en commun leur coûte cher. Des mille et des mille restent incomplets et devien- nent les humbles auxiliaires de quelques-uns sexuelle- ment doués. Mais du moment que la maternité est l'apa- nage général, l'individualisme reparaît, comme chez les Chalicodomes, malgré leur semblant de commu- nisme. La chenille du pin est exemptée du maintien de la race. Elle n'a pas de sexe, ou plutôt obscurément elle le prépare, indécis, rudimentaire comme tout ce qui, n'é- tant pas encore, doit être un jour. Lorsque la maternité, floraison de l'âg-e adulte, s'épanouira, la propriété indi- viduelle ne manquera pas d'apparaître avec ses rivali- tés. L'insecte, si pacifique maintenant, aura, comme les autres, ses intolérances égoïstes. Les mères s'isoleront, jalouses de la double aiguille où doit se fixer le cylindre de la ponte ; les mâles, trémoussant les ailes, se provo- queront pour la possession de la convoitée, lutte sans gravité chez ces débonnaires, mais enfin image affaiblie des rixes mortelles que fait si fréquemment éclater la 330 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pariade. L'amour régit le monde par la bataille ; il est, lui aussi, ardent foyer de concurrence. A peu près de sexe nul, la chenille est indifférente aux instincts amoureux, condition majeure pour vivre pacifiquement en commun. Ce n'est pas encore assez. La concorde parfaite de la communauté exige entre tous les membres égale répartition de forces et de ta- lents, de goûts et d'aptitudes au travail. Cette condition, qui domine peut-être les autres, est supérieurement remplie. Seraient-elles des cents, seraient-elles des mille dans le même nid, aucune différence entre elles. Toutes ont même taille, même force, même costume ; toutes ont même talent de filandière, et toutes, d'un zèle pareil, dépensent au bien-être de l'ensemble le contenu de leurs burettes à soie. Aucune ne chôme, ne traîne nonchalante lorsqu'il faut travailler. Sans autre stimu- lant que la satisfaction du devoir accompli, chaque soir, en saison favorable, elles filent aussi actives l'une que l'autre et tarissant jusqu'à la dernière goutte leurs ré- servoirs soyeux gonflés pendant le jour. Dans leur tribu, pas d'habiles et d'ineptes, de forts et de faibles, de sobres et de gloutons, de vaillants et de paresseux, d'économes et de dissipateurs. Ce que l'une fait, les autres le font, d'un zèle pareil, ni mieux ni moins bien. Superbe monde d'égalité, vraiment, mais, hélas! monde de chenilles! S'il nous cohvenait de prendre leçon chez elle, la Pro- cessionnaire du pin nous montrerait l'inanité de nos théories égalitaires et communistes. Egalité, magnifique étiquette politique, mais guère plus! Où est-elle, cette égalité? Dans nos sociétés trouverions-nous seulement deux personnes exactement pareilles de vigueur, de santé, d'intelligence, d'aptitude au travail, de prévoyance LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA SOCIÉTÉ 331 et de tant d'autres dons qui sont les grands facteurs de la prospérité ? Où verrions-nous l'analogue de l'exacte parité entre chenilles? Nulle part. L'inégalité est notre lot. Et c'est fort heureux. Un son, toujours le même, si multiplié qu'il soit, ne constitue pas une harmonie. Il en faut de dissemblables, de faibles et de forts, de graves et d'aigus; il faut même des discordances qui par leur rudesse font valoir la dou- ceur des accords. Les sociétés humaines ne sont pareil- lement harmonieuses que par le concours des dissem- blances. Si les rêves égalitaires pouvaient se réaliser, nous descendrions à la monotonie des sociétés de che- nilles; arts, sciences, progrès, hautes envolées, sommeil- leraient indéfiniment dans le calme plat du médiocre. D'ailleurs, ce nivellement général effectué, nous se- rions encore fort loin du communisme. Pour y parvenir, il faudrait supprimer la famille, ainsi que nous l'ensei- gnent les chenilles et Platon ; il faudrait pâtée abondante, obtenue sans effort aucun. Tant qu'une bouchée de pain sera acquisition difficultueuse, exigeant industrie, tra- vail dont nous ne sommes pas tous également capables; tant que la famille sera le mobile sacré de notre pré- voyance, la généreuse théorie de tous pour chacun et de chacun pour tous est absolument impraticable. Et puis, gagnerions-nous à supprimer l'effort du pain quotidien pour nous et pour les nôtres? C'est fort dou- teux. Nous abolirions les deux grandes joies de ce monde, le travail et la famille, les seules joies qui donnent quel- que valeur à la vie; nous étoufferions ce qui fait préci- sément notre grandeur. Et le résultat de ce sacrilège bestial serait un phalanstère de chenilles humaines. Ainsi nous parle, par son exemple, la Processionnaire du pin. XX LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA PROCESSION Les moutons du marchand Dindenaut suivaient celui que Panurge avait malicieusement jeté à la mer, et l'un après l'autre se précipitaient, car, dit Rabelais, « le na- turel du mouton, le plus sot et inepte animal du monde, estre tousiours suyvre le premier, quelque part qu'il aille ». La chenille du pin, non par ineptie, mais par nécessité, est plus moutonnière encore : oii la première a passé, toutes les autres passent, en file régulière, sans intervalle vide. Elles cheminent sur un seul rang-, en cordon continu, chacune touchant de la tête l'arrière de la précédente. Les sinuosités complexes que décrit, en ses vagabonds caprices, la chenille ouvrant la marche, toutes les au- tres scrupuleusement les décrivent. Jamais théorie anti- que se rendant aux fêtes d'Eleusis ne fut mieux coor- donnée. D'où le nom de processionnaire donné à la rongeuse du pin. Son caractère se complète en disant qu'elle est funam- bule sa vie durant ; elle ne marche que sur la corde ten- due , sur un rail de soie mis en place à mesure qu'elle avance. La chenille en tête de la procession par le ha- sard des événements, bave son fil sans discontinuer et le fixe sur la voie que lui font prendre ses mobiles velléi- LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA PROCESSION 333 tés. C'est si menu que le regard armé d'une loupe le soupçonne plutôt qu'il ne le voit. Mais la seconde arrive sur la subtile passerelle et la double de son fil; la suivante la triple; toutes les autres, tant qu'il y en a, engluent le jet de leurs filières, si bien que, lorsque la procession a défilé, il reste, comme trace de son passage, un étroit ruban dont l'éclatante blan- cheur miroite au soleil. Bien plus somptueux que le nôtre, leur système de voirie consiste à tapisser de soie au lieu de macadamiser. Nous cailloutons nos routes, nous leur donnons surface ég-ale sous la pression d'un pesant rouleau; elles déposent sur leurs voies un doux rail de satin, ouvrage d'intérêt général où chacune ap- porte sa contribution d'un fil. A quoi bon tant de luxe? Ne pourraient-elles, comme les autres chenilles, cheminer sans coûteux dispositifs? A leur mode de progression, je vois deux raisons. C'est la nuit que les processionnaires vont pâturer le feuillage du pin. Dans une profonde obscurité, elles sortent du nid situé au sommet d'une branche; elles descendent suivant l'axe dénudé jusqu'à la prochaine ramification non encore broutée et de plus en plus basse à mesure que les consommateurs ont tondu les étages d'en haut; elles remontent le long- de ce rameau intact et s'y dissé- minent sur les aiguilles vertes. La réfection prise et la trop vive fraîcheur nocturne venue, il s'agit de regagner l'abri du domicile. En ligne droite, la distance n'est pas grande, une brassée à peine, mais des piétons ne peuvent la franchir. Il faut redes- cendre d'un carrefour à l'autre, de l'aiguille au ramus- cule, du ramuscule au rameau, du rameau à la bran- che, et de celle-ci, par un sentier non moins anguleux, 334 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES remonter au gîte. Comme guide dans ce trajet si long et si changeant, inutile d'invoquer la vue. La Procession- naire a bien de chaque côté de la tête cinq points ocu- laires, mais si minimes, si difficiles à reconnaître sous le verre de la loupe, qu'on ne peut leur accorder vision do quelque portée. D'ailleurs, à quoi peuvent servir ces len- tilles de myope en l'absence de la lumière, dans la nuit noire? Inutile aussi de songer à l'odorat. La Processionnaire a-t-elle, n'a-t-elle pas d'aptitude olfactive? Je l'ignore. Sans rien décider à cet égard, je peux du moins affirmer que son odorat est des plus obtus et nullement propre à l'orienter. Ainsi le témoignent, dans mes expériences, quelques affamées qui, après un long jeune, passent tout à côté d'un rameau de pin sans indice aucun de convoitise et d'arrêt. C'est le tact qui les informe. Tant que le pacage n'est pas fortuitement touché du bord des lèvres, pas une ne s'y installe malgré la fringale. Elles n'accourent pas à la nourriture flairée; elles stationnent sur le rameau rencontré en travers de leur route. La vue et l'odorat exclus, que reste -t -il pour guider le retour au nid? Il reste le cordon filé en chemin. Dans le labyrinthe de Crète, Thésée se serait perdu sans le peloton de fil dont le munit Ariane. L'immense fouillis des aiguilles du pin est, de nuit surtout, labyrinthe aussi inextricable que celui de Minos. La Procession- naire s'y dirige, sans erreur possible, avec le secours de son brin de soie. A l'heure de faire retraite, chacune aisément retrouve soit son propre fil, soit l'un quelcon- que des fils voisins, étalés en éventail par le troupeau divergent; de proche en proche la tribu dispersée se rassemble en une file sur le ruban commun, dont l'ori- LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA PROCESSION 33o gino est au nid, et de façon certaine la caravane repue remonte en son manoir. De jour, même en hiver lorsque le temps est beau, se font parfois des expéditions lointaines. On descend de l'arbre, on s'aventure à terre, on processionne à des cinquante pas de distance. Ces sorties n'ont pas pour but la recherche de la nourriture, car le pin natal est fort loin d'être épuisé : les rameaux broutés comptent à peine dans l'énorme frondaison. D'ailleurs tant que la nuit n'est pas close, abstinence complète, Les excur- sionnistes n'ont d'autre but qu'une promonade hygié- nique, un pèlerinage de reconnaissance aux environs, peut-être un examen des lieux où se fera plus tard l'ensevelissement dans le sable pour la métamorphose. Il est bien entendu qu'en ces grandes évolutions la cordelette conductrice n'est pas négligée. Elle est main- tenant plus nécessaire que jamais. Toutes y contribuent du produit de leurs fdières, ainsi qu'il est de règle inva- riable chaque fois qu'il y a progression. Nulle ne fait un pas en avant sans fixer sur la voie son fil appendu à la lèvre. Si la série processionnante est de quelque longueur, le ruban se dilate assez pour devenir de recherche facile; néanmoins au retour il ne se retrouve pas sans hésita- tion. Remarquons en effet que les chenilles en marche jamais ne se retournent de bout en bout; faire volte- face sur leur cordelette leur est moyen absolument inconnu. Pour regagner la voie déjà parcourue, il leur faut donc décrire un lacet dont les caprices du chef de file déterminent les sinuosités et l'ampleur. De là des tâton- nements, des vagabondages qui parfois se prolongent 336 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES jusqu'à faire découcher le troupeau. L'affaire est sans gravité. On se rassemble, on se pelotonne, immobiles l'une contre l'autre. Demain la recherche recommen- cera, heureuse tôt ou tard. Plus fréquemment encore le sinueux lacet rencontre du premier coup le ruban con- ducteur. Aussitôt le rail entre les pattes de la première chenille, toute hésitation cesse : la bande à pas pressés vers le nid s'achemine. Sous un second aspect est évidente l'utilité de cette voirie tendue de soie. Pour se garantir des rudesses de Ihiver qu'elle doit affronter en travaillant, la chenille du pin se tisse un abri où se passent les heures mau- vaises, les journées de chômage forcé. Seule, avec les maigres ressources de ses tubes à soie, difficilement elle se protégerait à la cime d'un rameau battu par les autans. Une demeure solide, à l'épreuve de la neige, de la bise, des brouillards glacés, exige le concours d'un grand nombre. Des riens superposés de l'individu, la société fait établissement spacieux et durable. L'entreprise est de longue durée. Chaque soir, lorsque le temps le permet, il faut consolider, amplilier. Il est donc indispensable que la corporation des travailleurs ne se dissolve pas tant que durent la mauvaise saison et l'état de chenille. Mais, sans dispositions spéciales, chaque sortie nocturne, à l'heure du pâturage, serait une cause de dissociation. En ce moment des appétits du ventre, il y a retour à l'individualisme. Les chenilles plus ou moins se dispersent, s'isolent sur les rameaux des alentours; chacune broute à part son aiguille de pin. Comment après se retrouver les unes les autres et redevenir société? Les fils individuels laissés en chemin aisément le per- LA PROCESSIOiNNAIHE DU PIN. — LA PROCESSION 337 mettent. Avec ce guide, toute chenille, si éloignée qu'elle soit, revient auprès de ses compag-nes sans jamais faire fausse route. Il en accourt d'une foule de brindil- les, d'ici, de là, d'en bas, d'en haut; et bientôt la lég-ion disséminée se reconstitue en groupe. Le fil de soie est mieux qu"un expédient de voirie : c'est le lien social, le réseau qui maintient les membres de la communauté indissolublement unis. En tète de toute procession, longue ou courte, che- mine une première chenille que j'appellerai chef de marche, chef de fde, bien que le terme de chef, em- ployé faute de meilleur, soit ici un peu déplacé. Rien ne la distingue, en effet, des autres; les hasards de l'arrangement l'ont mise au premier rang-, et c'est tout. Chez les processionnaires, tout capitaine est officier de fortune. Le chef actuel dirig'e; tout à l'heure il sera dirigé, si la file se disloque à la suite d'un accident quelconque et se refait dans un ordre différent. Ses fonctions temporaires lui donnent une attitude à part. Tandis que les autres passivement suivent bien alig-nées, lui, capitaine, s'ag^ite, et d'un mouvement brus- que projette l'avant du corps tantôt d'ici et tantôt de là. Tout en progressant, il semble s'informer. Explore- t-il en effet le terrain? choisit-il les points les mieux praticables? ou bien ses hésitations ne sont-elles que le simple résultat de l'absence d'un fil conducteur en des lieux non encore parcourus? Les subordonnées sui- vent, fort tranquilles, rassurées par le cordon qu'elles tiennent entre les pattes; lui s'inquiète, privé de cet appui. Que ne puis-je lire ce qui se passe sous son crâne noir et luisant, pareil aune goutte deg'oudron ! D'après 22 338 SOUVENIRS ENTOMOLOG IQUE S les actes, il y a là une petite dose de discernement qui sait reconnaître, après épreuve, les aspérités trop rudes, les surfaces trop glissantes, les points poudreux sans résistance, et surtout les fils laissés par d'autres excursionnistes. Là se borne, ou peu s'en faut, ce que ma longue fréquentation des processionnaires m'a ap- pris sur leur psychique. Pauvres cervelles en vérité ; pau- vres bètes dont la république a pour sauvegarde un fil! Les processions sont de longueur très variable. La plus belle que j'aie vu manœuvrer sur le terrain mesu- rait une douzaine de mètres et comptait environ trois cents chenilles, correctement alignées en cordon ondu- leux. La série ne serait-elle que de deux, l'ordre est parfait : la seconde touche et suit la première. A partir de février, j'en ai dans la serre de toutes les dimensions. Quelles embûches pourrai-je leur tendre? Je n'en vois que deux : supprimer le guide et rompre le fil. La suppression du chef de marche n'amène rien de saillant. Si la chose est faite sans trouble, la proces- sion ne modifie nullement son allure. La seconde che- nille, devenue capitaine, connaît d'emblée les devoirs de son grade : elle choisit et dirig-e, ou plutôt elle hésite, elle tâtonne. La rupture du ruban de soie n'a guère d'importance non plus. J'enlève une chenille vers le milieu de la file. Avec des ciseaux, afin de ne pas ébranler la série, je coupe le tronçon de ruban qu'elle occupait et j'en efface jusqu'au moindre fil. Par cette rupture, la procession acquiert deux chefs de marche, indépendants l'un de l'autre. Il est possible que celui d'arrière rejoigne la file d'avant, dont il n'est séparé que par un faible intervalle; alors les choses reviennent à l'état primitif. LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA PROCESSION 339 Il est plus fréquent encore que Iles deux parties ne se ressoudent pas. Dans ce cas, il y a deux processions dis- tinctes, qui errent chacune à sa guise et vont s'éloignant. Malg-ré tout, l'une et l'autre sauront revenir au nid en retrouvant tôt ou tard, à force de vagabonder, le ruban directeur, en deçà de la rupture. Ces deux expériences sont d'intérêt médiocre. .J'en ai médité une autre fertile en aperçus. Je me propose do faire décrire aux chenilles un circuit fermé, après avoir détruit les rubans qui s'y rattachent et peuvent amener un changement de voie. La locomotive poursuit son invariable ligne tant que n'intervient pas un aiguillage qui l'amène sur un autre embranchement. Les proces- sionnaires trouvant toujours libre devant elles le rail soyeux, sans aiguillage nulle part, se maintiendront- elles sur la même piste, persisteront-elles à parcourir une voie qui n'aboutit jamais? Il s'agit de réaliser ar- tificiellement ce circuit, inconnu dans les habituelles conditions. La première idée qui se présente, c'est de saisir avec des pinces le ruban de soie à l'arrière du train, de l'in- fléchir sans secousses et d'en porter le bout en tête de îa file. Si la chenille ouvrant la marche s'y engage, l'af- faire est faite : les autres fidèlement suivront. La ma- nœuvre est très simple en théorie; elle est fort difficul- tueuse en pratique et ne donne rien qui vaille. D'une ténuité extrême, le ruban se rompt sous la charge des grains de sable qu'il soulève accolés. S'il ne se rompt pas, les chenilles d'arrière, quelque ménagement qu'on y mette, éprouvent une commotion qui les fait se recro- queviller ou même lâcher prise. Difficulté plus grande : le chef de file refuse le cordon 340 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES disposé devant lui ; le bout tronqué lui inspire méfiance. Ne reconnaissant la voie réglementaire, sans rupture, il oblique à droite, à gauche, il s'échappe par la tangente. Si j'essaye d'intervenir et de le ramener sur le sentier de mon choix, il s'obstine dans son refus, se contracte, ne bouge, et le désarroi gagne bientôt la procession entière. N'insistons pas davantage : la méthode est mau- vaise, très dispendieuse en tentatives pour un succès douteux. Il faudrait intervenir le moins possible et obtenir un circuit fermé naturel. Est-ce possible? Oui. On peut, sans se mêler en rien de la chose, voir défiler une pro- cession sur une piste circulaire parfaite. Ce résultat, digne à un haut degré de notre attention, je le dois à des circonstances fortuites. Sur la banquette à couche de sable où sont implantés les nids se trouvent quelques gros vases à palmiers mesurant près d'un mètre et demi de circonférence à l'embouchure. Les chenilles fréquemment escaladent la paroi et montent jusqu'au bourrelet qui fait corniche autour de l'ouverture. Cet emplacement leur convient pour leurs processions, peut-être à cause de la surface inébranlable où ne sont pas à craindre les éboulis du sol d'en bas, formé d'un sable mobile ; peut-être aussi à cause de la position horizontale, favorable au repos après les fatigues de l'ascension. Voilà toute trouvée la piste circulaire. Il ne me reste qu'à épier l'occasioiii propice à mes desseins. Elle ne se fait guère attendre. L'avant-dernier jour de janvier 1896, un peu avant midi, je surprends une troupe nombreuse qui s'ache- mine là-haut et commence à gagner la corniche favo- rite. Lentement, à la file Tune de l'autre, les chenilles LA PUOCESSION.XAIRE DU PIN. — LA PROCESSION 341 escaladent le gros vase, en atteignent le rebord et s'y avancent en procession régulière, tandis que d'autres eontinuellement arrivent et prolongent la série. J'at- tends que le cordon se referme, c'est-à-dire que le chef de file, suivant toujours le bourrelet circulaire, soit revenu au point d'entrée. En un quart d'heure c'est fait. Voilà mag-nifiquement réalisé le circuit fermé, très voisin d'un cercle. Il convient maintenant d'écarter le reste de la colonne ascendante, qui troublerait le bel ordre de la théorie par un excès d'arrivants; il importe aussi de supprimer tous les sentiers de soie, récents ou vieux, qui peuvent met- tre la corniche en communication avec le sol. Un g-ros pinceau balaye le surplus des ascensionnistes; une brosse rude, ne laissant après elle aucune trace odorante qui pourrait devenir plus tard peut-être une cause d'erreur, frotte avec soin les flancs du vase et fait disparaître tout fil tendu en route par les chenilles. Ces préparatifs ter- minés, un curieux spectacle nous attend. Dans la procession circulaire non interrompue, il n'y a plus de chef défile. Chaque chenille est précédée d'une autre, qu'elle suit, qu'elle talonne exactement, guidée par la trace de soie, ouvrag'c de l'ensemble; elle est suivie d'une compagne qui la serre de près avec la même précision. Et cela se répète invariable dans toute l'étendue de la chaîne. Nulle ne commande, ou plutôt ne modifie la piste au g-ré de ses caprices ; toutes obéis- sent, confiantes dans le guide qui devrait normalement ouvrir la marche, et qui, par mon artifice, se trouve en réalité supprimé. Dès le premier tour sur le bord du vase, le rail de soie a été mis en place, bientôt converti en étroit ruban par 342 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la procession qui ne cesse de baver son fil en chemin." Ce rail revient sur lui-même et n'a nulle part d'embran- chement, ma brosse les ayant tous détruits. Que vont faire les chenilles sur ce fallacieux sentier fermé? Vont- elles, sans fin, déambuler en rond jusqu'à épuisement des forces? La vieille scolastique nous parle de l'âne de Buridan, le fameux baudet qui, mis entre deux picotins d'avoine, se laissait mourir de faim, incapable de se décider pour l'un ou pour l'autre en rompant l'équilibre de deux con- voitises égales et de direction opposée. On a calomnié la digne bête. Pas'plus sot qu'un autre, l'âne répondrait au [traquenard de la logique en faisant régal des deux picotins. Mes chenilles auront-elles un peu de son es- prit? Après des épreuves répétées, sauront-elles rompre l'équilibre de leur circuit fermé qui les maintient sur une voie sans issue? se décideront-elles à dévier de ce côté-ci ou de ce côté-là, seule manière d'atteindre leur picolin, le rameau vert qui est là, tout près, à un pas de distance? Je le croyais, et j'avais tort. Je me disais : Quelque temps, une heure, deux peut-être, la procession va tour- ner, puis on s'apercevra de la méprise. La voie trom- peuse sera abandonnée, et la descente s'effectuera quel- que part, n'importe où. Rester là-haut, aux prises avec la faim et le défaut d'abri, lorsque rien n'empêche de s'en aller, me semblait ineptie inadmissible. Les faits m'imposèrent l'incroyable. Racontons-les en détail. Le 30 janvier, vers midi, par un temps magnifique, la procession circulaire commence. Elles vont d'un pas réglé, chacune contiguè à l'arrière de celle qui précède. La chaîne non interrompue exclut le guide à direction LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. - LA PROCESSION 343 changeanle, et toutes macliinalement suivent, aussi fidèles à leur circonférence que le sont les aiguilles d'un cadran. La série sans tête n'a plus de liberté, plus de volonté; elle est devenue rouage. Et cela dure des heu- res, puis des heures encore. Le succès dépasse et de beaucoup la hardiesse de mes soupçons. J'en suis émer- veillé. Disons mieux : j'en suis stupéfait. Cependant les circuits multipliés changent le rail pri- mitif en un superbe ruban d'une paire de millimètres de largeur. Il m'est aisé de le voir miroiter sur le fond rou- geâtre du pot. La journée touche à sa fin, et nulle modi- fication ne s'est produite encore dans l'emplacement de la piste. Une preuve frappante l'affirme. La trajectoire n'est pas une courbe plane, mais bien une courbe gauche qui, à certain point, s'infléchit et descend un peu à la face inférieure de la corniche pour revenir en dessus une paire de décimètres plus loin. Dès le début, ces deux points d'inflexion sont marqués au crayon sur le vase. Eh bien, tout l'après-midi, rai- son plus concluante encore, les jours suivants, jusqu'à la fin de celte farandole insensée, je vois le cordon de chenilles plonger sous le rebord au premier point et reprendre le dessus au second. Une fois le premier fil déposé, la voie à suivre est invariablement déterminée. Si la voie est constante, la vitesse ne l'est pas. Comme trajet parcouru, je mesure neuf centimètres par minute en moyenne. Mais il y a des haltes plus ou moins pro- longées, il y a des ralentissements, surtout lorsque la température décroît. A dix heures du soir, la marche n'est plus qu'une paresseuse ondulation de croupe. Un arrêt prochain est à prévoir, par suite du froid, de la fatigue et de la faim aussi sans doute. /- 344 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES L'heure du pâturage est venue. De tous les nids de la serre, les chenilles sont sorties en foule; elles sont ve- nues brouter les rameaux de pins implantés par mes soins à côté des bourses de soie. Celles du jardin en ont fait autant, car la température est douce. Les autres, alignées sur la corniche de brique, bien volontiers pren- draient part aux agapes; après une promenade de dix heures, l'appétit ne saurait manquer. L'exquis rameau verdoie à un pan de distance à peine. Pour l'atteindre, il suffit de descendre ; et les misérables ne peuvent s'y décider, stupidement esclaves de leur ruban. Je quitte les affamées à dix heures et demie, persuadé que la nuit portera conseil et que le lendemain tout sera rentré dans l'ordre. Erreur de ma part. Je comptais trop sur elles en leur attribuant cette louche éclaircie que devraient susciter, ce semble, les tribulations d'un estomac en détresse. Dès l'aube, je leur fais visite. Elles sont alignées comme la veille, mais immobiles. La chaleur un peu revenue, elles secouent leur torpeur, se raniment, se remettent en marche. La procession circulaire recommence, pa- reille à celle que j'ai déjà vue. Rien de plus, rien de moins à noter dans leur entêtement de machine. Cette fois la nuit est rude. Un froid brusque est sur- venu, annoncé la veille au soir par les chenilles du jar- din, qui ont refusé de sortir malgré des apparences où mes sens obtus croyaient reconnaître la prolongation du beau temps. A la pointe du jour, les allées de romarins miroitent de givre, et pour la seconde fois de l'année la forte gelée apparaît. Le grand bassin du jardin est pris dans toute son étendue. Que doivent faire les chenilles de la serre? Allons voir. LA PROCESSIONNAIRE DU PL\. — LA PROCESSIOiN 345 Toutes sont encloses dans leurs nids, moins les opi- niâtres processionnaires du bord du vase, qui, dépour- vues d'abri, semblent avoir passé une bien mauvaise nuit. Je les trouve groupées en deux tas, sans ordre aucun. Ainsi amoncelées, serrées Tune contre l'autre, elles ont moins souffert du froid. A quelque chose malheur est bon. Les rudesses de la nuit ont fait rompre l'anneau en deux segments d'oi^i naî- tra peut-être une chance de salut. Pour chaque groupe ranimé et remis en marche, il va tantôt se trouver un chef de file qui, n'ayant pas à suivre une chenille le précédant, aura quelque liberté d'allure et pourra faire dévier la série. Rappelons, en effet, que dans les pro- cessions habituelles la chenille cheminant la première fait office d'éclaireur. Tandis que les autres, si aucune cause d'émoi ne survient, se maintiennent dans l'ali- gnement général, elle, attentive à ses fonctions de chef, incline continuellement la tète dans un sens et dans l'autre, s'informe, cherche, tâte, choisit. Et il est fait ainsi qu'elle décide : la bande fidèlement suit. Rappe- lons encore que, même sur une voie déjà parcourue et enrubannée, la chenille dirigeante continue d'explorer. Il est à croire que les égarées de la corniche trouve- ront là chance de salut. Surveillons-les. Remis de leur engourdissement, les deux groupes s'alignent de proche en proche en deux files distinctes. Il y a ainsi deux chefs de marche, libres d'allures, indépendants. Parviendront- ils à sortir du cercle ensorcelé ? A voir leur grosse tête noire qui oscille, inquiète, un moment je le crois. Bien- tôt je suis détrompé. En dilatant les rangs, les deux tronçons de la chaîne se rejoignent, le cercle se recons- titue. Les chefs d'un moment redeviennent simples 346 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES subordonnés, et tout le jour encore les chenilles défilent en rond. Encore une fois, la nuit, très calme et superbement étoilée, amène gelée forte. Au jour, les processionnai- res du vase, les seules ayant campé sans abri, sont ras- semblées en un amas qui déborde largement des deux côtés le fatal ruban. J'assiste au réveil des engourdies. La première qui chemine est, de fortune, en dehors de la voie tracée. Avec hésitation, elle s'aventure en pays nouveau. Elle atteint la crête du rebord et descend de l'autre côté sur la terre du vase. Six autres la suivent, pas davantage. Peut-être le reste de la troupe, non bien revenu de sa torpeur nocturne, a paresse de s'ébranler. Ce faible relard a pour conséquence le retour aux errements antérieurs. On s'engage sur la piste de soie, et la marche en rond reprend, cette fois, sous forme d'anneau ébréché. D'ailleurs aucun essai d'innovation de la part du guide que cette brèche a mis en tête. Une chance se présente de sortir enfin du cercle magique, et il ne sait pas en profiter. Quand aux chenilles qui ont pénétré à l'intérieur du vase, leur sort n'est guère amélioré. Elles grimpent au sommet du palmier, en proie à la fringale et cherchant pâture. N'y trouvant rien à leur goût, elles reviennent sur leurs pas en suivant le fil laissé en route, gravissent le rebord du pot, retrouvent la procession, où, sans plus s'inquiéter, elles s'intercalent. Voilà de nouveau l'an- neau complet, voilà de nouveau le cercle tournoyant. Quand viendra donc la délivrance? Certaine légende parle de pauvres âmes entraînées dans une ronde sans fin jusqu'à ce que le charme infernal soit rompu par une goutte d'eau bénite. Quelle goutte la bonne fortune LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA PROCESSION 347 jeltera-t-elle sur mes processionnaires pour dissoudre leur cercle et les ramener au nid? Je ne vois que deux moyens de conjurer le sort et de s'affranchir du circuit. Ces deux moyens sont deux pénibles épreuves. Etrange enchaînement des effets et des causes : de la douleur, de la misère, doit résulter le bien. Et d'abord le recroquevillement par le froid. Alors les chenilles se rassemblent sans ordre, s'amoncellent les unes sur la voie, les autres, plus nombreuses, en dehors. Parmi celles-ci tôt ou tard peut se trouver quelque révo- lutionnaire, dédaigneuse des chemins battus, qui tra- cera voie nouvelle et ramènera la troupe au log-is. Nous venons d'en voir un exemple. Sept ont pénétré à l'inté- rieur du pot, escaladé le palmier. Tentative sans résul- tat, il est vrai, mais enfin tentative. Pour réussir plei- nement, il suffirait de prendre la pente opposée. Une chance sur deux, c'est beaucoup. Une autre fois on réussira mieux. En second lieu, l'éreintemcnt par la fatig'ue de la marche, l'épuisement par la faim. Alors une éclopée s'arrête, n'en pouvant plus. En avant de la défaillante, la procession continue encore un peu de cheminer. Les rangs se serrent, et un vide se fait. Revenue à elle et reprenant la marche , la chenille cause de la rupture devient chef, n'ayant rien devant elle. Il lui suffit d'une velléité d'émancipation pour lancer la bande sur un nouveau sentier qui sera peut-être le sentier sauveur. Bref, pour tirer d'affaire le train en détresse des processionnaires, il lui faut, à l'inverse des nôtres, un déraillement. La mise hors la voie est soumise aux caprices d'un chef de marche, seul capable de dévier à droite ou à gauche, et ce chef manque absolument tant 348 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES que l'anneau n'est pas rompu. Enfin la rupture du cer- cle, unique chance heureuse, est le résultat d'un arrêt confus, dont la cause est principalement un excès de fatigue ou de froid. L'accident libérateur, celui de la fatigue surtout, assez souvent se répète. Dans la même journée, la circonfé- rence mouvante se sectionne à plusieurs reprises en deux ou trois arcs; mais bientôt la continuité revient, et rien n'est changé à l'état des choses. Le hardi novateur qui doit les tirer de là n'est pas encore inspiré. Rien de nouveau le quatrième jour, après une nuit glacée pareille aux précédentes; rien autre à signaler que le détail suivant. Hier, je n'avais pas effacé la trace laissée par les quelques chenilles qui avaient pénétré à l'intérieur du vase. Cette trace, avec un raccordement sur la voie circulaire, a été retrouvée dans la matinée. Une moitié du troupeau en a profité pour visiter la terre du pot et grimper sur le palmier; l'autre est restée sur la corniche, déambulant sur l'ancien rail. Dans l'après- midi, la bande émigrante rejoint l'autre, le circuit se complète, et les choses reviennent à l'état primitif. Nous en sommes à la cinquième journée. La gelée nocturne se fait plus rude, sans toutefois gagner encore la serre. Un beau soleil lui succède dans un ciel calme et limpide. Dès que ses rayons ont un peu réchauffé le vitrage, les chenilles, rassemblées en tas, s'éveillent et reprennent leur évolution sur la corniche du vase. Cette fois, la belle ordonnance du début se trouble, certain désordre se manifeste, présage apparemment d'une prochaine libération. La voie de recherche à l'intérieur du vase, tapissée de soie hier et avant-hier, est suivie aujourd'hui à son origine par une partie du troupeau, LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA PROCESSION 34» puis abandonnée après un court lacet. Les autres che- nilles suivent Thabituel ruban. De cette bifurcation résultent deux files à peu près égales, cheminant sur la corniche dans le même sens, à une faible distance l'un de l'autre, se rejoignant parfois, se séparant plus loin, toujours avec quelque désordre. La lassitude augmente la confusion. Sont nombreu- ses les éclopées qui refusent d'avancer. Les ruptures se multiplient; les séries se fragmentent en tronçons ayant chacun son chef de marche qui projette d'ici, de là, l'avant du corps pour explorer le terrain. Tout semble annoncer la désagrégation d'où naîtra le salut. Mon espoir est encore trompé. Avant la nuit, la file uni- que est reconstituée, et l'invincible g-iration reprend. Tout aussi brusquement que le froid, la chaleur est venue. Aujourd'hui, 4 février, journée superbe et douce. L'animation est grande dans la serre. De nombreuses g-uirlandes de chenilles, sorties des nids, ondulent sur le sable de la banquette. Là-haut, à tout instant, l'an- neau se fragmente, se ressoude sur la corniche du vase. Pour la première fois, je vois d'audacieux chefs de file, qui, enivrés de chaleur et retenus par la dernière paire de fausses pattes à l'extrême bord du bourrelet de brique, projettent le corps dans l'espace, se contorsionnent, sondent l'étendue. Bien des fois l'essai se répète avec arrêt de la bande. Les têtes branlent par brusques oscil- lations, les croupes se trémoussent. L'un des innovateurs se décide à faire le plongeon. Il se g-lisse soiis la corniche. Quatre le suivent. Les autres, toujours confiantes dans la perfide trajectoire de soie, n'osent les imiter et continuent d'avancer par le chemin de la veille. 330 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Le court chapelet détaché de |la chaîne générale tâ- tonne beaucoup, longtemps hésite sur le flanc du pot; il descend à mi- hauteur, puis remonte obliquement, rejoint la procession et s'y intercale. Pour cette fois, la tentative a échoué, bien qu'il y eût au pied du vase, à une paire de travers de main, un bouquet de ramus- cules de pin que je venais de déposer là dans l'intention d'allécher les affamées. Le flair, la vue, ne leur ont rien appris. Déjà si voisines du bat, elles sont remontées. N'importe, l'essai ne sera pas inutile. En route, des fils ont été posés qui serviront d'amorce à de nouvelles entreprises. La voie de délivrance a ses premiers jalons. Le surlendemain, en effet, huitième jour de l'épreuve, tantôt isolées, tantôt par petits groupes, tantôt encore par chapelets de quelque longueur, les chenilles des- cendent de la corniche en suivant le sentier jalonné. Au coucher du soleil, les derniers traînards ont regagné le nid. Maintenant un peu de calcul. Sept fois vingt-quatre heures, les chenilles sont restées sur la margelle du vase. Pour les arrêts dus à la fatigue de l'une ou de l'autre, et surtout pour le repos aux heures les plus froides de la nuit, défalquons, en faisant bonne mesure, la moitié de cette durée. Il reste 84 heures de marche. Avec une vitesse moyenne, le trajet est de 9 centimè- tres par minute. Le parcours total représente donc 433 mètres, presque un demi-kilomètre, belle prome- nade pour ces trotte-menu. La circonférence du vase, périmètre de la piste, est exactement de l™,3o. Alors le cercle parcouru, toujours dans le même sens et toujours sans résultat, a été décrit trois cent trente-cinq fois. Ces chiffres m'étonnent, bien que déjà versé dans la LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LA PROCESSION 351 profonde ineptie de l'insecte en général lorsque sur- vient le moindre accident. Je rae demande si les pro- cessionnaires n'ont pas été arrêtées si longtemps là-liauL plutôt par les difficultés, les périls de la descente, que par le défaut d'une éclaircie dans leur pauvre intellect. Les faits répondent : « La descente est aussi facile que l'ascension. » La chenille a l'écliine très souple, apte à contourner les saillies, à se glisser dessous. Elle chemine avec la même aisance suivant la verticale ou suivant l'horizon- tale, le dos en bas ou bien le dos en haut. D'ailleurs elle n'avance qu'après avoir fixé son fil sur le terrain. Avec un tel appui serré entre les pattes, nulle chute à craindre dans n'importe quelle position. Pendant huit jours, j'en ai la preuve sous les yeux. La piste, redisons-le, au Heu de se maintenir dans un même plan, s'infléchit à deux reprises, plonge en un point sous la corniche du pot et reparaît au-dessus un peu plus loin. Dans une partie du circuit, la procession chemine donc à la face inférieure du rebord; et cette position renversée est si peu incommode, si peu péril- leuse, qu'elle se renouvelle à chaque tour pour toutes les chenilles du commencement à la fin. Impossible alors d'invoquer la crainte d'un faux pas sur le bord de la corniche si prestement contourné à chaque point d'inflexion. Les chenilles en détresse, atTa- mées, sans abri, transies de froid la nuit, persistent obstinément sur le ruban de soie cent et cent fois par- couru, parce qu'il leur manque le rudiment de lueur rationnelle qui leur conseillerait de l'abandonner. L'expérience et la réflexion ne sont pas de leur domaine. L'épreuve d'un trajet d'un demi-kilomètre et 3o2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de trois à quatre cents tours ne leur apprend rien; et il faut des circonstances fortuites pour les ramener au nid. Elles périraient sur leur insidieux ruban si le désordre des campements nocturnes et des haltes dues à la fatigue ne jetait quelques fils en dehors de la voie circulaire. Sur ces amorces, déposées sans but, quel- ques-unes s'éloignent, s'égarent un peu, et de leurs errements préparent la descente, qui s'accomplit enfin par courts chapelets favorisés du hasard. A l'école en honneur aujourd'hui, si désireuse de trouver l'origine de la raison dans les bas-fonds de l'animalité, je pro- pose la Processionnaire du pin. XXI LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. LA MÉTÉOROLOGIE En janvier se fait une seconde mue qui donne à la chenille un aspect moins riche, tout en la gratifiant d'or- ganes bien étranges. Le moment venu de se dépouiller, les processionnaires s'amoncellent confusément sur le dôme du nid, et s'y maintiennent jour et nuit immo- biles si le temps est doux. Il semblerait que de leur contact, de leur gène mutuelle en pareil entassement, résultent pour elles des résistances, des points d'appui favorables à l'excoriation. Après cette seconde mue, les poils du milieu du dos sont d'un roux terne, pâli encore par de nombreux et longs poils blancs interposés. Mais à ce costume fané s'adjoignent des appareils singuliers qui avaient frappé l'attention de Réaumur, fort perplexe sur leur rôle. A la place occupée d'abord par la mosaïque groseille, huit segments de la chenille sont maintenant fendus d'une ample boutonnière transversale, d'une sorte de bouche à grosses lèvres, qui s'ouvre et bâille à la volonté de l'animal, ou bien se referme sans laisser trace visible. De chacune de ces bouches épanouies s'élève une gibbosité à peau fine, incolore, comme si la bête expo- sait au dehors et distendait à l'air son tendre contenu. A peu près ainsi feraient hernie les viscères à travers la 23 3o4 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQ UES peau fendue par le scalpel. Deux gros points d'un brun noir occupent la face antérieure de la protubérance. En arrière se dressent deux courtes aigrettes planes de cils roux, qui brillent d'un riche éclat au soleil. Tout au- tour rayonnent de longs poils blancs, étalés presque à plat. Cette hernie est très sensible. A la moindre irritation, elle rentre et disparaît sous le tégument noir. .\ sa place se creuse un cratère ovale, une sorte d'énorme stomate, qui rapidement rapproche ses lèvres, se clôt, s'efface en plein. Les longs cils blancs qui forment barbiche et moustaches autour de cette bouche suivent les mouve- ments des lèvres contractées. D'abord irradiés et cou- chés, ils se redressent comme une moisson que le vent prendrait en dessous, et se rassemblent en un cimier transversal, perpendiculaire au dos de la bète. Ce redressement pileux amène brusque modification dans l'aspect de la chenille. Les cils roux et brillants ont disparu, enfouis sous la peau noire ; les poils blancs relevés forment crinière hirsute ; la couleur générale du costume est devenue plus cendrée. Le calme revenu, et c'est bientôt fait, les boutonniè- res de nouveau s'ouvrent, bâillent; les gibbosités sen- sibles émergent, promptes à disparaître encore s'il survient une cause d'émoi. Ces alternatives d'épanouis- sement et d'éclosion rapidement se répètent. Je les provoque à volonté de diverses manières. Une lég-ère bouffée de tabac fait aussitôt bâiller les stomates et saillir les gibbosités. L'insecte, dirait-on, se met sur ses gardes et déploie des appareils spéciaux d'informa- tion. Bientôt les hernies rentrent. Une seconde bouf- fée les ramène dehors. Mais si la fumée est trop abon- LÀ PROCESSIONNAIRE DU PIN. — METEOROLOGIE 3)5 dante, trop acre, la chenille se contorsionne sans ouvrir ses appareils. Ou bien, je touche de façon très délicate, avec un fétu de pailie, l'une quelconque des protubérances à décou- vert. Le mamelon atteint aussitôt se contracte, rentre en lui-même ainsi que le font les cornes du colimaçon, et se trouve remplacé par une bouche béante, qui se clôt à son tour. D'habitude, mais non toujours, le seg- ment ému par le contact de ma paille est imité par les autres, soit d'avant soit d'arrière, qui de proche en pro- che ferment leurs appareils. Tranquille et en repos, la chenille a généralement ses boutonnières dorsales épanouies; en marche, tantôt elle les ouvre et tantôt elle les ferme. Dans tons les cas, épanouissement et clôture sont de répétition fréquente. En se rapprochant et rentrant sous peau, les lèvres de l'embouchure finissent donc par détacher, par rompre leurs fragiles moustaches de cils roux. Ainsi s'amasse au fond du cratère une poussière de poils brisés, bien- tôt g-roupés en petits flocons grâce à leurs barbelures. Si l'épanouissement de la boutonnière se fait de façon un peu brusque, la saillie centrale projette au dehors, sur les flancs de la bêle, sa charge de ruines pileuses, que le moindre souffle soulève en atomes dorés, fort déplaisants pour l'observateur. Je reviendrai plus loin sur le prurit auquel alors on est exposé. Ces stomates singuliers ont-ils simplement pour rôle de moissonner la pilosité voisine et de la triturer? Ces mamelons à peau fine qui se gonflent et montent du fond de leur cachette, sont-ils chargés de projeter au dehors l'amas des poils brisés? Enfm l'étrange appareil a-t-il uniquement pour fonction de préparer, aux dépens 3o6 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES de la toison, une poudre à gratter, moyen de défense? Rien ne le dit. Certes, l'animal ne s'est pas prémuni contre le curieux qui, de loin en loin, s'aviserait de venir l'examiner à la loupe. Il est de même fort douteux qu'il se mette en souci des amateurs passionnés de chenilles, du Calosome sycophante parmi les insectes, du Coucou parmi les oiseaux. Les consommateurs de pareille nourriture ont un estomac fait exprès, qui se rit des poils urticants et trouve peut-être dans leur piqûre le stimulant d'un apéritif. Non, je ne vois pas les motifs qui ont décidé la Processionnaire à se pourfendre l'échiné do tant de boutonnières, si tout se borne à s'épiler pour nous jeter aux yeux une poudre irritante. Quelque autre chose est ici en jeu certainement. Réaumur parle de ces ouvertures, sommairement étudiées. 11 les nomme stigmates, enclin à les prendre pour des orifices respiratoires exceptionnels. Ce n'est pas cela, maître : aucun insecte ne se pratique sur le dos des entrées aériennes. D'ailleurs la loupe n'y décou- vre aucun pertuis de communication avec l'intérieur. La respiration n'est ici pour rien, et la réponse de l'é- nigme doit se trouver ailleurs. La gibbosité qui s'élève de ces fossettes épanouies est formée d'une membrane molle, pAle, nue, et donne l'idée d'une hernie viscérale, comme si la chenille expo- sait à l'air, par des blessures, ses délicates entrailles. La sensibilité y est grande. Le léger attouchement de la pointe d'un pinceau fait aussitôt rentrer les protubé- rances et refermer leur enceinte. La titillation d'un objet solide est même inutile. Je Ciicille de la pointe d'une épingle une gouttelette d'eau,. LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — METEOROLOGIE 357 et, sans la déposer, je présente cette gouttelette à la gibbosité sensible. Pour peu que le contact ait lieu, l'appareil se contracte, se referme. Ne se retirent pas avec plus de promptitude les tentacules de l'escargot, rengainant dans leurs étuis les organes visuels et ol- factifs. Tout semble l'affirmer : ces hernies facultatives, ap- paraissant, disparaissant au gré de l'animal, sont des instruments de perception sensorielle. La chenille les étale pour s'informer; elle les abrite sous la peau pour conserver leurs délicates aptitudes. Or que perçoivent- elles? Question difficile où, seules, peuvent nous guider un peu les mœurs de la Processionnaire. Tout l'hiver, les chenilles du pin sont nocturnes. De jour, lorsque le temps est beau, elles viennent volon- tiers sur le dôme du nid et s'y tiennent immobiles, amoncelées en tas. C'est l'heure de la sieste en plein air, sous le pâle soleil de décembre et de janvier. Au- cune encore n'abandonne le domicile. C'est bien avant dans la nuit, vers les neuf heures, qu'elles se mettent «n marche et vont en procession confuse brouter les feuilles des rameaux voisins. La station au pâturage est de longue durée. Le troupeau rentre tard, après minuit, alors que la température devient trop froide. En second lieu, c'est au cœur de l'hiver, pendant les mois les plus rudes, que la Processionnaire déploie toute son activité. Alors infatigablement elle file , ajoutant chaque nuit une toile nouvelle à sa tente de soie ; alors, toutes les fois que le temps le permet, elle se répand sur les rameaux à proximité pour s'alimenter, grossir, re- nouveler son écheveau de filandière. Par une exception bien remarquable, l'àpre saison 338 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de l'inactivité, du repos léthargique des autres insectes, est pour elle la saison de l'animation, du travail, à la condition, bien entendu, que les intempéries ne dépas- sent pas certaines limites. Si la bise souffle trop violente, capable de balayer le troupeau ; si le froid sévit piquant, avec menace de congélation; s'il neige, s'il pleut, si quelque brouillard s'épaissit en bruine glacée, prudem- ment on reste chez soi, à l'abri sous l'imperméable ten- ture. Ces intempéries, il conviendrait de les prévoir un peu. La chenille les redoute. Une g-outte de pluie la met en émoi, un flocon de neige l'exaspère. Aller au pâtu- rage dans la nuit noire, par un temps incertain, serait entreprise périlleuse, car la procession s'éloigne assez et lentement chemine. Avant d'avoir regagné le gîte, le troupeau serait mis à mal s'il survenait quelque brus- que trouble dans l'air, fait de quelque fréquence dans la mauvaise saison. Pour être renseignée à cet égard, dans ses pérégrinations hivernales et nocturnes, la chenille du pin serait-elle douée de quelques aptitudes météorologiques? Disons comment tel soupçon me vint. Divulguées je ne sais comment, mes éducations en serre acquirent quelque renommée. On en parla dans le village. Le garde forestier, ennemi juré des insectes ravageurs, désira voir pâturer les fameuses chenilles dont il avait gardé cuisant souvenir depuis certain jour de récolte et de destruction de leurs nids dans un bois de pins confié à sa surveillance. Rendez-vous fut pris pour le soir même. A l'heure dite, il arrive, accompagné d'un ami. Un moment on cause devant le feu; enfin, neuf heures son- nant, la lanterne est allumée, et nous voilà tous les trois LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — MÉTÉOROLOGIE 3o9 dans la serre, eux désireux du spectacle dont ils ont entendu dire merveille, moi certain de satisfaire leur curiosité. Mais, mais... qu'est donc ceci? Aucune chenille sur les nids, aucune sur la fraîche ration de rameaux. Hier et les soirées précédentes, elles étaient sorties innom- brables; aujourd'hui pas une ne se montre. Y aurait-il simple retard dans l'arrivée au réfectoire? Leur habi- tuelle ponctualité serait-elle en défaut parce que l'appé- tit n'est pas encore bien venu ? Patientons. . . Dix heures. Rien. Onze heures. Rien toujours. Minuit s'approchait quand on abandonna le poste, convaincu que la séance se prolongerait en vain. Qui fut sot? Moi tout le premier, fort confus de renvoyer ainsi mes invités. Le lendemain, je crus entrevoir l'explication de l'é- chec. Il plut dans la nuit et dans la matinée. La neige, non la première de l'année, mais jusqu'ici la plus abon- dante, blanchit la croupe du Ventoux. Les chenilles, plus sensibles qu'aucun de nous aux revirements atmos- phériques, auraient-elles refusé de sortir en prévision de ce qui allait se passer? Auraient-elles pressenti la pluie, la neige, que rien ne semblait annoncer, du moins pour nous? Pourquoi pas après tout? Continuons d'ob- server, et l'on verra si c'est là concordance fortuite. A partir de ce jour mémorable, 13 décembre 1895, l'observatoire météorolog-ique à chenilles est donc ins- titué. Je ne dispose absolument d'aucun dos appareils chers à la science, pas même d'un modeste thermomè- tre, car la mauvaise étoile continue à me poursuivre, aussi revêche aujourd'hui que lorsque j'apprenais la chimie avec des fourneaux de pipe pour creusets et des fioles à granules d'anis pour cornues. Tout se borne à 360 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES visiter chaque nuit les processionnaires de la serre et celles du jardin. Dure corvée, celle du fond de l'enclos surtout, par des temps parfois à ne pas mettre un chien dehors. J'inscris les actes des chenilles, leur sortie ou leur réclusion ; je note l'état du ciel pendant la journée et au moment de mon examen nocturne. A ce registre, j'adjoins la carte météorologique que le journal le Temps donne quotidiennement pour l'en- semble de l'Europe. Si je désire données plus précises, je prie l'école normale d'Avignon de m'adresser, lors des fortes perturbations, le relevé barométrique de son observatoire. Voilà les seuls documents dont je dispose. Avant d'en venir aux résultats obtenus, disons encore une fois que mon institut météorologique cà chenilles a double station : celle de la serre et celle du plein air sur les pins de l'enclos. La première, garantie du vent et de la pluie, a mes préférences : elle donne des indications plus régulières, mieux suivies. En effet, les chenilles en plein air assez souvent refusent de sortir bien que les conditions générales soient favorables. Pour les main- tenir au logis, il sufht d'un vent trop fort secouant les rameaux, ou même d'un peu d'humidité perlant sur la toile des nids. Affranchies de ces deux périls, les che- nilles de la serre n'ont à tenir compte que des circons- tances atmosphériques d'ordre plus élevé. Les petites vicissitudes leur échappent, les grandes seules les im- pressionnent, excellente condition pour mettre l'obser- vateur sur la bonne voie du problème. Les colonies sous vitrage fournissent donc à mes notes l'appoint princi- pal; les colonies en plein air y ajoutent leur témoignage, non toujours exempt de troubles. Or que disaient-elles, les chenilles de la serre qui, le LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — MÉTÉOROLOGIE 361 13 décembre, refusaient leur spectacle au garde fores- tier convié? La pluie qui devait tomber la nuit ne pou- vait guère les mettre en émoi, elles si bien abritées. La neige qui allait blanchir le Ventoux leur était fort indif- férente : cela se passait si loin. Et puis d'ailleurs ni la pluie ni la neige ne tombaient encore. II devait se pas- ser quelque fait atmosphérique extraordinaire, profond, immense d'étendue. Les cartes du Temps et le bulletin de l'école normale me l'apprirent. Ma région se trouvait sous une dépression énorme. Venu des îles Britanniques, un efTondrement aérien, •comme la saison n'en avait pas encore connu de pareil, se propageait vers nous, nous atteignait le 13 et persis- tait, plus ou moins accentué, jusqu'au 22. A Avignon, le baromètre descendait brusquement de 761 millimè- tres à 748 millimètres le 13; plus bas encore, à 744 mil- limètres, le 19. Pendant cette période d'une dizaine de jours, aucune sortie des chenilles sur les pins du jardin. Il est vrai que le temps est variable. Il y a quelques ondées d'une pluie fine, des coups violents de mistral; mais il y a plus fré- quemment des journées et des nuits à ciel superbe, à température modérée. Les prudentes recluses ne s'y laissent prendre. La faible pression persiste, menaçante; donc on reste chez soi. Dans la serre, les choses se passent de façon un peu différente. Des sorties ont lieu, alternant avec des réclu- sions plus nombreuses encore. On dirait que les chenil- les, émues d'abord parles choses insolites qui se passent là-haut, se rassurent et reprennent le travail, n'éprou- vant rien sous leur couvert de ce qui les aurait atteintes dehors, pluie, neige, furieux assauts du mistral, puis 362 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES de nouveau suspendent leurs occupations si les menaces de mauvais temps s'aggravent. Il y a, en effet, concordance assez exacte entre les oscillations barométriques et les décisions du troupeau. La colonne mercurielle remonte-t-elle un peu, on sort ; baisse-t-elle davantage, on reste au logis. Ainsi le 19, soirée de la moindre pression, 744 millimètres, aucune ne se risque dehors. Comme la pluie et le vent sont hors de cause pour mes colonies sous vitrage, on arrive à supposer que la pression, avec ses conséquences physiologiques, si dif- ficiles à préciser, est ici le principal facteur. Quant à la température, dans des limites modérées , inutile d'en parler. Les processionnaires ont le tempérament ro- buste, comme il convient à des filandières travaillant à la belle étoile au cœur de l'hiver. Si piquant que soit le froid, pourvu qu'il ne gèle pas, l'heure du travail ou du repas venue, elles fdent à la surface du nid ou pâturent sur les rameaux voisins. Autre exemple. D'après la carte météorologique du journal le Temps, une dépression dont le centre est au voisinage des îles Sanguinaires, à l'entrée du golfe d'Ajaccio, se propage vers ma région le 9 janvier avec un minimum de 7o0 millimètres. Il se lève une bise tem- pétueuse. Pour la première fois de l'année, la glace fait sérieuse apparition. Le grand bassin du jardin est pris dans toute son étendue sur une épaisseur do quelques travers de doigt. Ce temps sauvage dure cinq jours. Il est bien entendu que sur les pins battus par telle bour- rasque les chenilles du jardin ne sortent pas. Le remarquable de l'affaire, c'est que les chenilles de la serre ne s'aventurent non plu?s hors des nids. Pour LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — MÉTÉOROLOGIE 363 elles néanmoins pas de rameaux dangereusement se- coués, pas de froid trop piquant, car il ne gèle pas sous le vitrage. Ce qui les relient ne peut être que le passage de l'onde déprimée. Le 15, la tourmente cesse, et le baromètre se maintient entre 760 millimètres et 770 mil- limètres le reste du mois et une bonne partie de février. Pendant cette longue période, sorties magnifiques tous les soirs, surtout dans la serre. Le 23 et le 24 février, autre brusque réclusion sans motif apparent. Des six nids à l'abri du vitrage, deux seulement ont en dehors quelques rares chenilles sur les rameaux de pin, tandis que pour les six je voyais avant, chaque nuit, le feuillage ployer sous l'innombrable multitude. Averti par ce pronostic, j'inscris dans mes notes : « Quelque forte dépression va nous atteindre. » Et je rencontre juste. Une paire de jours après, en effet, le bulletin météorologique du Temps me renseigne ainsi : un minimum de 750 millimètres, venu du golfe de Gascogne le 22, descend sur l'Algérie le 23 et se propage sur les côtes de la Provence le 24. La neige tombe à gros flocons à Marseille le 25. « Les navires, dit le journal, présentent un aspect curieux avec leurs ver- gues blanches ainsi que les haubans. C'est ainsi que la population marseillaise, peu habituée à ce spectacle, se représente le Spitzberg et le pôle nord. » Voilà certainement la bourrasque que pressentaient mes bêtes quand elles refusaient de sortir la veille et Tavant-veille; voilà le centre de perturbation qui se tra- duit à Sérignan par une bise violente et glaciale le 25 et jours suivants. Je constate de nouveau que les chenilles de la serre ne s'émeuvent qu'à l'approche de l'onde dé- primée. Une fois calmée la première inquiétude causée 364 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES par la dépression, elles sortent |le 23 et les jours sui- vants au milieu de la tourmente, comme si rien d'ex- traordinaire ne se passait. De l'ensemble de mes observations, il se dégage que la Processionnaire du pin est éminemment impression- nable par les vicissitudes atmosphériques, aptitude ex- cellente avec son genre de vie dans les âpres nuits de l'hiver. Elle pressent la tourmente, périlleuse aux sor- ties. Son flair du mauvais temps eut bientôt gagné la con- fiance de la maisonnée. S'il fallait se rendre à Orange pour renouveler les victuailles, il était de règle de la consulter la veille; et, suivant son dire, on partait ou l'on s'abstenait. Son oracle ne nous a jamais trompés. Dans le même but, gens naïfs, nous interrogions autre- fois le Géotrupe, autre vaillant travailleur nocturne. Mais, un peu démoralisé par la captivité en volière, dé- pourvu, à ce qu'il semble, d'appareils sensitifs spéciaux, et d'ailleurs évoluant dans les douces soirées d'automne, le célèbre bousier ne saurait rivaliser avec la chenille du pin, active dans la plus rude période de l'année, et douée, tout parait l'affirmer, d'organes aptes apercevoir les grandes fluctuations atmosphériques. La sagesse rurale abonde en pronostics tirés des ani- maux. Le chat qui, devant l'àtre, se passe, se repasse derrière l'oreille la patte pommadée de salive, présage recrudescence du froid; le coq qui chante à des heures indues annonce le retour du beau temps; la pintade opiniâtre dans son grincement de scie limée signifie la pluie; la poule dressée sur une patte, le plumage ébou- riffé, la tête rentrée dans le col, sent venir rude gelée; la grenouille verte des arbres, la gentille rainette, se LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — MÉTÉOROLOGIE 365 gonfle la gorge en vessie à l'approche d'un orage et dit, d'après le paysan provençal : ploùra, ploih'a, il pleu- vra, il pleuvra. Legs de l'expérience des siècles, cette météorologie rustique ne fait pas trop mauvaise mine à côté de la météorologie savante. Ne sommes-nous pas nous-mêmes des baromètres vivants? Tout vétéran se plaint de ses glorieux horions lorsque le temps veut changer. Tel, quoique sans bles- sures, a des insomnies, des rêves noirs; tel autre, ou- vrier cependant de la pensée, ne peut tirer une idée de son cerveau perclus. Chacun, à sa manière, est éprouvé par le passage de ces immenses entonnoirs qui se creu- sent dans l'atmosphère et couvent la bourrasque. L'insecte, organisation délicate entre toutes, échap- perait-il à ce genre d'impression? Ce n'est pas à croire. Lui aussi, et mieux qu'un autre, doit être un instru- ment météorologique animé, aussi véridique dans ses pronostics, si nous savions les déchiffrer, que peuvent l'être les instruments inertes de nos observatoires, colonnes de mercure et ficelles de boyau. Tous, à des degrés divers, possèdent une impressionnabilité géné- rale, analogue à la nôtre et s'exerçant sans le concours d'organes déterminés. Quelques-uns, mieux doués à cause de leur genre de vie, pourraient bien être munis d'appareils météorologiques spéciaux. De ce nombre parait être la Processionnaire du pin. En son deuxième costume, alors que les anneaux pos- sèdent à la face dorsale une élégante mosaïque gro- seille, elle ne diffère apparemment des autres chenilles que par une impressionnabilité générale plus délicate, à moins que cette mosaïque ne soit douée d'aptitu- des inconnues ailleurs. Si la nocturne filandière est 366 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES encore médiocrement oulillée, d'autre part est presque toujours clémente la saison à passer en cet état. Les nuits vraiment redoutables ne commencent guère qu'en janvier. Mais alors, comme sauvegarde dans ses péré- grinations, la Processionnaire se fend l'échiné d'une série de bouches qui bâillent pour humer l'air de temps en temps et avertir de la bourrasque. Jusqu'à nouvel ordre, les boutonnières dorsales sont donc, à mon sens, des appareils de météorologie, des baromètres influencés par les grandes fluctuations de l'atmosphère. Aller plus loin que des soupçons, large- ment fondés d'ailleurs, ne m'est pas possible. Je man- que de l'outillage indispensable pour creuser plus avant la question. L'éveil est donné. A d'autres mieux favo- risés en ressources de résoudre à fond le curieux pro- blème. XXII LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LE PAPILLON Mars venu, les chenilles élevées en domesticité ne cessent de processionner. Beaucoup quittent la serre, laissée ouverte; elles vont à la recherche de l'emplace- ment réclamé par la prochaine métamorphose. C'est Tultime exode, l'abandon définitif du nid et du pin. Les pèlerines sont bien fanées, blanchâtres avec un peu de poils roux sur le dos. Le 20 mars, je suis toute une matinée les évolutions d'une série qui, sur une longueur de trois mètres, compte une centaine d'émigrantes. La procession âpre- ment chemine, ondule sur le sol poudreux, où elle laisse un sillon. Puis la série se scinde en un petit nombre de groupes qui s'amoncellent et se reposent avec de brus- ques oscillations de croupe. Après une halte de durée variable, ces groupes se remettent en marche et forment désormais des processions indépendantes. Nulle orientation déterminée. Qui avance et qui re- cule, qui se dirige k droite et qui se dirige à g-auche. Aucune règle de marche, aucun but précis. Après avoir décrit un crochet, telle série revient sur ses pas. Il y a cependant tendance générale vers le mur de la serre qui, exposé au midi, reflète, plus chauds, les rayons du 368 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES soleil. Le seul guide est, paraîl-il, l'insolation; les points d'où vient le plus de chaleur sont les préférés. Après une paire d'heures de marches et de contre- marches, les processions fragmentaires, comprenant une vingtaine de chenilles, atteignent le pied du mur. Le sol y est poudreux, très sec, de fouille facile, quoique un peu consolidé par des touffes de gramen. La chenille en tête de la série sonde des mandibules, laboure un peu, s'informe du terrain. Les autres, confiantes dans leur chef de file, docilement suivent, sans aucune ten- tative de leur part. Ce que décidera la première sera adopté par toutes. Ici, dans le choix si grave du point où se fera la transformation, pas d'initiative individuelle. Il n'y a qu'une volonté, celle du chef de file. Il n'y a qu'une seule tète, pour ainsi dire; la procession est com- parable à la chaîne de segments d'un énorme annélide. Enfin un point est reconnu propice. La première chenille s'arrête, pousse du front, pioche des mandi- bules. Les autres, toujours en cordon continu, arrivent sur le chantier une à une et s'y arrêtent aussi. Alors la série se disloque et forme un amas grouillant où cha- cune reprend sa liberté. Toutes les échines se trémous- sent pêle-mêle, toutes les têtes plongent dans la pous- sière, toutes les pattes ratissent, toutes les mandibules piochent. L'annélide s'est tronçonné en une escouade de travailleurs indépendants. Une excavation se creuse où, petit à petit, les che- nilles s'ensevelissent. Quelque temps encore, le sol miné se fendille, se soulève, se couvre de taupinées; puis le repos se fait. Les chenilles sont descendues à la profon- deur de trois pouces. C'est tout ce que leur a permis la grossièreté du terrain. En sol meuble, la fouille gagne LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LE PAPILLON 369 bien plus avant. La banquette de la serre, garnie de sable fln, m'a fourni des cocons situés à deux et trois décimètres de profondeur. Je n'affirmerais pas que l'inhumation ne puisse descendre encore davantage. En somme, l'ensevelissement se fait en commun, par grou- pes plus ou moins nombreux et à des profondeurs fort variables suivant la nature du sol. Quinze jours après, fouillons au point de la descente sous terre. Nous y trouverons les cocons rassemblés en groupes, cocons de pauvre aspect, souillés qu'ils sont de parcelles terreuses retenues par des fils de soie. Dé- pouillés de leur grossière écorce, ils ne manquent pas d'une certaine élégance. Ce sont des ellipsoïdes étroits, pointus aux deux bouts, mesurant vingt-cinq millimètres de longueur sur neuf millimètres de largeur. La soie en est très fine et d'un blanc terne. La faible consistance de la paroi est frappante quand on a vu l'énorme quan- tité de soie dépensée à la construction du nid. Prodigue filandière pour son habitacle d'hiver, la chenille du pin a les burettes taries et se trouve ré- duite au strict nécessaire quand vient le moment du cocon. Trop pauvre de soie, elle consolide sa mince loge avec un revêtement de terre. Ce n'est pas, chez elle, industrie du Bembex, qui interpose des grains de sable dans sa trame soyeuse et fait du tout solide coffret; c'est art sommaire, sans délicatesse, qui lâchement agglutine les débris terreux environnants. Si les circonstances l'exigent, la chenille sait, du reste, se passer de terre. A l'intérieur même du nid, il m'est arrivé, fort rarement il est vrai, de trouver des cocons d'une netteté parfaite. Nulle parcelle étrangère et dis- gracieuse sur leur fin taffetas blanc. J'en ai obtenu de 24 370 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pareils en mettant des chenilles sous cloche dans une terrine garnie seulement de quelques ramuscules de pin. Mieux que cela : une procession entière, fort popu- leuse, cueillie en temps opportun et enfermée dans une ample hoile non meublée ni de sable ni de matériaux quelconques, a filé ses cocons sur le simple appuides pa- rois nues. Ces exceptions, provoquées par des circons- tances où la chenille n'a pas la liberté d'agir à sa guise, n'infirment en rien la régie. Pour se transformer, la Processionnaire s'ensevelit, à la profondeur d'un pan et davantage, si le solle permet. Alors un curieux problème s'impose à l'esprit de l'ob- servateur. Comment fait le papillon pour remonter des catacombes où la chenille est descendue? Ce n'est pas avec les falbalas de l'état parfait, grandes ailes délica- tement écailleuses, amples panaches des antennes, que peuvent se braver les rudesses du sol, à moins de sortir delà tout fripé, dépenaillé, méconnaissable, ce qui n'est pas le cas, tant s'en faut. En outre, de quelle façon s'y prend-il, lui si débile, pour crever la croûte de terre en laquelle la moindre averse a converti la poussière du début ? Le papillon parait en fin juillet et août. L'ensevelis- sement a eu lieu en mars. Des pluies ne peuvent man- quer de survenir pendant ce laps de temps, pluies qui tassent le terrain, le cimentent et le laissent durcir une fois l'évaporation faite. Jamais papillon, s'il n'est expres- sément outillé et costumé, ne pourra se frayer une issue à travers tel obstacle. Il lui faut, la force des choses l'impose, outil perforateur et costume d'extrême sim- plicité. Guidé par ces considérations, j'ai institué quel- ques expériences qui me donneront le mot de l'énigme. LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LE PAPILLON 371 En avril, copieuse récolte de cocons est faite. J'en mets de dix à douze au fond de quelques éprouvettes de calibre différent, et j'achève de remplir l'appareil avec de la terre sablonneuse, tamisée, très légèrement humide. Le contenu est tassé, mais avec modération, crainte de compromettre les cocons de la base. Quand vient le mois d'août, la colonne, moite au début, a fait prise par l'évaporation au point que de l'éprouvette renversée rien ne ruisselle. D'autre part, des cocons sont conser- vés à nu sous cloche métallique. Ils m'apprendront ce que les ensevelis ne seraient en état de me montrer. Ils me fournissent, en effet, des documents de haut in- térêt. Au sortir du cocon, le Bombyx du pin a ses atours empaquetés et se présente sous l'aspect d'un cylindroïde. Les ailes, principal obstacle au travail souterrain, sont appliquées contre la poitrine en écharpes étroites ; les antennes, autre grave embarras, n'épanouissent pas encore leurs panaches et se rabattent le long des flancs. Les poils, plus tard toison touffue, sont couchés d'avant en arrière. Seules, les pattes sont libres, assez actives et douées de quelque vigueur. Avec cette disposition, qui supprime les surfaces gênantes, est rendue possible l'ascension à travers la terre. Tout papillon, il est vrai, au moment où il quitte sa coque, a cet arrangement de momie étriquée; mais le Bombyx du pin possède en plus une aptitude exception- nelle, imposée par son éclosion souterraine. Tandis que les autres, une fois hors du cocon, se hâtent d'étaler leurs ailes et ne sont pas maîtres d'en différer l'évolu- tion, lui, par un privilège indispensable, se maintient, autant que les circonstances l'exigent, dans son empa- quettement ramassé. Sous mes cloches j'en vois qui, 372 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES nés à la surface, se traînent vingt-quatre heures sur le sable, ou s'accrochent aux ramuscules de pin, avant de dénouer leurs écharpes et de les déployer en ailes. Ce retard est d'évidente nécessité. Pour monter de dessous terre et venir à l'air libre, le papillon doit pra- tiquer longue trouée, dispendieuse en temps. Il se gar- dera bien, avant d'être émergé, d'étaler ses atours, qui le gêneraient, se friperaient, prendraient de mauvais plis. Donc la momie cylindroïde persiste jusqu'à parfaite délivrance ; et si fortuitement la liberté est acquise avant l'heure, l'évolution finale ne s'accomplit encore qu'a- près un laps de temps conforme aux usages. Nous connaissons l'accoutrement de sortie, le jus- taucorps indispensable dans une galerie étroite. Main- tenant où se trouve l'outil perforateur? Les pattes, quoi- que libres, seraient ici insuffisantes: elles gratteraient latéralement, agrandiraient le diamètre du puits, mais ne parviendraient pas à prolonger l'issue suivant la verticale, au-dessus de l'insecte. Cet outil doit être en avant. Promenons, en effet, le bout du doigt sur la tête du papillon. Quelques rugosités très âpres sont reconnues parle toucher. La loupe nous instruit mieux. Elle nous montre, entre les yeux et plus haut, quatre ou cinq lamelles transversales, étagées en échelons, dures et noires, taillées en lunule à l'extrémité. La plus longue et la plus forte est la supérieure, au milieu du front. Yoilà l'armature du trépan. Pour creuser nos tunnels dans les roches granitiques, nous armons nos forets de pointes de diamant. Pour un travail similaire, le Bombyx, foret vivant, s'implante sur le front une rangée de croissants acérés, inusables, LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LE PAPILLON 373 vraies mèches de vilebrequin. Sans en soupçonner Tu- sage, Réaumur a très bien vu les merveilleux outils, qu'il nomme gradins écailleux. « A quoi sert à ce papil- lon, dit-il, d'avoir ainsi le devant de la tête en gradins écailleux? C'est ce que j'ignore. » Mes éprouvettes vont nous l'apprendre, maître. La bonne fortune fait que, sur le nombre des papillons s'élevant du fond des appareils à travers une colonne de sable devenu bloc par l'évaporation de la moiteur primitive, quelques-uns longent la paroi et me permet- tent de suivre leur manœuvre. Je les vois dressant leur corps cylindrique, cognant du front, se trémoussant en oscillations dans un sens, puis dans l'autre. La besogne est évidente. Les vilebrequins, d'un jeu alternatif, fo- rent dans le sable agglutiné. Les débris poudreux ruis- sellent d'en haut, aussitôt refoulés en arrière par les pattes. Un peu de large se fait à la voûte, et le papillon progresse d'autant vers la surface. Le lendemain, toute la colonne, longue de deux décimètres et demi, sera percée d'une galerie droite et verticale. Voulons-nous maintenant nous rendre compte de la totalité du travail? Renversons l'éprouvette. Le con- tenu, je l'ai dit tantôt, ne se déverse pas, pris qu'il est en un bloc; mais de la galerie forée par le papillon ruis- selle tout le sable qu'ont émietté les lunules du trépan. Le résultat est une galerie cylindrique, de la grosseur d'un crayon, fort nette et plongeant jusqu'au fond de la masse fixe. Êtes- vous satisfait, maître? voyez-vous maintenant la haute utilité des gradins écailleux? Ne seriez-vous pas d'avis qu'il y a là un magnifique exemple d'un outillage supérieurement agencé en vue d'un travail déterminé? 374 SOUVENIRS E.XTOMO LOGIQ UES Cet avis, je le partage, car je pense comme vous qu'une Raison souveraine a coordonné en toutes choses les buts et les moyens. Mais laissez-moi vous le dire : on nous qualifie d'ar- riérés; avec notre conception d'un monde régi par une Intelligence, nous ne sommes plus dans le train. Ordre, pondération, harmonie, billevesées que tout cela. L'univers est un arrang-ement fortuit dans le chaos du possible. Le blanc pourrait être le noir, le rond l'an- g-uleux, le rég-ulier l'informe, l'harmonieux le discor- dant. Le hasard a décidé de tout. Oui, nous sommes de vieilles perruques lorsque nous nous arrêtons avec quelque complaisance sur des mer- veilles de perfection. Qui s'occupe aujourd'hui de ces futilités? La science dite sérieuse, celle qui vaut hon- neurs, profit, renom, consiste à tailler sa bête en menues rondelles avec des instruments très coûteux. Ma ména- gère en fait autant d'un paquet de carottes, sans autre prétention qu'un modeste plat, non toujours réussi Dans le problème de la vie, réussit-on mieux quand on a fendu la fibre en quatre et débité la cellule par tran- ches? On ne s'en aperçoit guère. Autant que jamais l'énig-me est ténébreuse. Ah! que votre méthode est préférable, cher maître; que votre philosophie surtout est plus élevée, plus vivifiante, plus salutaire! Voici finalement le papillon à la surface. Avec la len- teur qu'exige si délicate opération, il étale ses paquets alaires, il épanouit ses panaches, il gonfle sa toison. Le costume est modeste : ailes supérieures grises, zébrées de quelques traits anguleux bruns; ailes inférieures blanches; thorax à fourrure grise et toulïue, abdomen à velours d'un roux vif. Le dernier segment a l'éclat de LA. PROCESSIONNAIRE DU PIN. - LE PAPILLON 37o l'or pâle. Au premier aspect, il paraît nu. Il ne l'est pas cependant, mais, au lieu de poils pareils à ceux des autres segments, il a, sur la face dorsale, des écailles si bien assemblées et tellement serrées que tout semble faire un bloc continu, ainsi qu'une pépite. Portons la pointe d'une aiguille sur ce bijou. Pour peu que l'on frotte, il se détache une multitude d'écail- lés, qui voltigent au moindre souffle et miroitent ainsi que des paillettes de mica. Leur forme concave, en ovale allongé, leur coloration blanche dans la moitié inférieure, d'un roux doré dans la moitié supérieure, leur donnent, dimensions moindres à part, quelque res- semblance avec les écailles enveloppant les capitules de certaines centaurées. Telle est la toison d'or dont la mère se dépouillera pour couvrir le cylindre de sa ponte. La pépite du croupion, exfoliée paillette à pail- lette, fera toiture aux œufs rangés en épi de maïs. Je désirais voir la mise en place de ces gracieuses tuiles, fixées au bout pâle avec un atome de gomme et libres au bout coloré. Les circonstances ne m'ont pas servi. Inactif tout le jour, immobile sur quelque feuille des branches inférieures, le papillon, d'existence très courte, ne se met en mouvement qu'à la nuit noire. Ac- couplement et ponte sont nocturnes. Le lendemain tout est fini : le Bombyx a vécu. En de telles conditions, aux louches clartés d'une lanterne, impossible de suivre, de façon satisfaisante, le travail de la mère sur les pins du jardin. Je n'ai pas été plus heureux avec les captives de mes cloches. Quelques-unes ont pondu, mais toujours à des heures très avancées de la nuit, heures qui mettaient ma vigilance en défaut. La lueur d'une bougie et des yeux 376 SOUVENIRS EMOMOLOGIQUES gonflés de sommeil ne convenaient guère pour bien se rendre compte des subtiles manœuvres de la mère met- tant en place ses écailles. Passons sous silence le peu qui a été mal vu. Terminons par quelques mots de pratique sylvicole. La Processionnaire du pin est une chenille vorace qui, tout en respectant le bourg-eon terminal, protégé par ses écailles et son vernis résineux, dénude en plein le rameau et compromet l'arbre en le rendant chauve. Les vertes aiguilles, chevelure où résidela vigueur végétale, sont tondues jusqu'à la base. Gomment y remédier? Consulté sur ce sujet, le garde forestier de ma com- mune me dit que l'usage est d'aller d'un pin à l'autre avec un sécateur emmanché d'une longue perche, et d'abattre les nids pour les brûler après. La méthode est pénible, car les bourses de soie se trouvent souvent à des hauteurs considérables. De plus, elle n'est pas sans danger. Atteints par la poussière pileuse, les émondeurs ne tardent pas à éprouver d'intolérables démangeaisons, agaçant supplice qui fait refuser la continuation du tra- vail. A mon avis, il serait mieux d'opérer avant l'appa- rition des bourses. Le Bombyx du pin vole fort mal. Incapable d'essor, à peu près comme le papillon du ver à soie, il se tré- mousse, tournoie à terre, et ne parvient guère, dans son meilleur élan, qu'à gagner les branches inférieures, traînant presque sur le sol. Là sont déposés les cylin- dres de la ponte, à deux mètres au plus d'élévation. Ce sont les jeunes chenilles qui, d'un campement provi- soire à l'autre, montent plus haut et atteignent, d'étage en étage, les cimes où se tissent les demeures défmiti- ves. Cette particularité connue, le reste va de soi. LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — LE PAPILLON 377 En août, on inspecte le feuillage inférieur de l'arbre, examen facile, car il se fait à hauteur d'homme. Vers l'extrémité des ramuscules aisément se voient, sembla- bles à des chatons écailleux, les pontes du Bombyx. Leur oTosseur et leur coloration blanchâtre les mettent en évidence au milieu de la sombre verdure. Cueillis avec la double aiguille qui les porte, ces cylindres sont écra- sés sous le pied, sommaire façon de couper court au mal avant qu'il éclate. Ainsi je fais pour les quelques pins de mon enclos. Ainsi pourrait-on faire pour les étendues forestières, et surtout dans les jardins, les parcs où la frondaison cor- recte est un des grands mérites de l'arbre. J'ajoute qu'il est prudent d'élaguer toute branche traînant à terre et de tenir le pied du conifère nu jusqu'à une paire de mè- tres d'élévation. En l'absence de ces gradins inférieurs, les seuls accessibles à sa lourde envolée, le Bombyx ne pourra peupler l'arbre. XXIII LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — l'uRTICATION La Processionnaire du pin a trois costumes : celui du premier âge, maigre toison hirsurte, mélangée de blanc et de noir ; celui de l'âge moyen, le plus riche des trois, alors que les segments se parent en dessus d'aigrettes dorées et d'une mosaïque de plaques nues , couleur groseille; celui de l'âge mûr, où les anneaux se fen- dent de boutonnières qui, tour à tour, ouvrant et fermant leurs grosses lèvres, mâchent, triturent leurs barbiches de cils roux et les convertissent en fines pelotes rejetées sur les flancs de la bête quand se gonfle et fait hernie le fond de la poche. Sous ce dernier costume, la chenille est fort désagréa- ble à manier, et même à observer tout simplement de près. A rimproviste, je l'ai appris au delà de mes dé- sirs. Penché toute une matinée, sans méfiance, avec une loupe, sur mes bêtes, afin de me rendre compte du jeu de leurs boutonnières, j'eus, pendant vingt-quatre heu- res, les paupières et le front rubéfiés, endoloris par un prurit encore plus cuisant et plus tenace que celui de la piqûre de l'ortie. En me voyant descendre, pour le dîner, en ce piteux état, les yeux gonflés et rougis, le visage méconnaissable, on s'inquiétait autour de moi LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. - L'URTICATION 379 me demandant ce qui m'était arrivé. Il fallut le récit de ma mésaventure pour rassurer la maisonnée. .Je rapporte sans hésitation ma cuisante épreuve aux cils roux, triturés et amassés en flocons. Le souffle de la respiration allait les chercher dans les pochettes ou- vertes et les soulevait jusqu'à mon visage, très rappro- ché. L'intervention irréfléchie des mains qui, d'ici, de là, essayaient de soulager la démangeaison, ne faisait qu'aggraver le mal en disséminant la poussière urti- cante. Non, tout n'est pas rose dans la recherche de la vérité sur le dos de la Processionnaire. 11 me fallut le repos de la nuit pour être à peu près remis de cet acci- dent, d'ailleurs sans autre gravité. Continuons cepen- dant. Il convient de substituer à des faits accidentels des expérimentations préméditées. Les pochettes dont les boutonnières dorsales repré- sentent l'entrée sont encombrées, ai-je dit, de ruines pileuses, éparses ou groupées en flocons. De la pointe d'un pinceau, j'y cueille, quand elles bâillent, un peu de leur contenu, que j'étale, par friction, soit au poignet, soit à la face interne de l'avant-bras. Le résultat ne se fait pas attendre. Bientôt la peau rougit et se couvre de pâles boursouflures lenticulaires comme en produit la piqûre de l'ortie. Sans être bien vive, la douleur s'afflrme agaçante. Le lendemain, pru- rit, rougeur et gonflements lenticulaires, tout a disparu. Telle est en général la marche des choses ; mais n'ou- blions pas de dire que l'essai ne réussit pas toujours. L'efficacité de la poussière pileuse parait sujette à de grandes variations. Parfois il m'est arrivé de me frotter soit avec la che- 380 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES nille entière ou sa dépouille, soit avec les poils brisés cueillis de la pointe d'un pinceau, sans amener résultat déplaisant. La poudre à gratter est, semble-t-il, de qua- lité variable suivant certaines circonstances qu'il ne m'a pas été possible de démêler. De mes divers essais il appert que la démangeaison a pour cause la subtile pilosité que les lèvres des bou- ches dorsales, baillant et se refermant, ne cessent de moudre aux dépens de leurs barbiches. Les bords de ces boutonnières fournissent, en s'épilant, la poussière urticante. Ce fait reconnu, passons à de plus g-raves épreuves. . Vers le milieu de mars, alors que pour la majeure part les processionnaires ont émigré sous terre, je m'avise d'ouvrir quelques nids, désireux d'en recueillir, en vue de mes études, les derniers habitants. Sans précaution, les doigts tiraillent la demeure de soie, solide étoffe; ils la dilacèrent par loques, la fouillant, l'éventrant, la retournant. Me voici encore une fois, et de façon plus sérieuse, dupe de mon insoucieux entrain, A peine l'opération terminée, le bout des doigts s'endolorit pour tout de bon, surtout dans la partie plus délicate qu'abrite le bord de l'ongle. J'y ressens comme le travail lancinant d'une suppuration en ses débuts. Tout le reste de la journée et toute la nuit, la douleur persiste, agaçante au point de m'enlever le dormir. Elle ne se calme que le lendemain, après vingt-quatre heures d'un petit sup- plice. D'où me venait la nouvelle mésaventure? Je n'avais pas manié les processionnaires, qui du reste étaient rares en ce moment dans le nid. Je n'avais pas rencon- LA PROCESSIOiNNAIRE DU PIN. — L'URÏICATION 381 tré de vieilles dépouilles, car les mues ne se font pas à l'intérieur de la bourse de soie. Quand vient le moment de quitter le deuxième costume, celui à mosaïques, les processionnaires s'amoncellent au dehors sur le dôme de la demeure et laissent là, en un seul tas, leurs dé- froques enchevêtrées de brins de soie. Que reste-t-il pour expliquer le désagrément auquel nous exposent les nids maniés? Il reste les poils brisés, les cils roux caducs, pous- sière invisible sans un examen très attentif. Pendant une longue période, les processionnaires grouillent dans Cils barbelés de la Processionnaire du pin. le nid; elles vont et viennent; elles traversent l'épais- seur de la paroi en se rendant au pâturage, en rega- gnant leur dortoir. Immobiles ou cheminant, elles ne cessent d'ouvrir et de fermer leurs bouches dorsales, appareils d'information. Au moment de la clôture, les lèvres de ces boutonnières, roulant l'une sur l'autre ainsi que des laminoirs, happent la pilosité voisine, l'ar- rachent, la brisent en atomes que le fond de la poche, bientôt remontant, rejette au dehors. Ainsi sont disséminées, insinuées dans toute l'épais- seur du nid, des myriades de parcelles cuisantes. La robe de Nessus brûlait les veines de qui la portait; la soierie de la Processionnaire, autre tissu empoisonné, met le feu aux doigts qui la manient. 382 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Les détestables cils conservent longtemps leur mali- gnité. J'avais à faire le triage de quelques poignées de cocons, dont beaucoup se trouvaient muscardinés. La dureté du contenu étant indice probable d'un mauvais état, je déchirais donc avec les doigts et j'ouvrais les cocons suspects afin de sauver les chrysalides non con- taminées. Ce triage me valut, surtout sous l'abri du bord de l'ong-le, des douleurs pareilles à celles que j'a- vais éprouvées en déchirant des nids. La cause du prurit est cette fois tantôt la dépouille aride rejetée par la Processionnaire en devenant chry- salide, et tantôt la chenille ratatinée en une sorte de cylindre gypseux par l'invasion du cryptogame. Six mois plus tard, pareils cocons mal venus provoquaient encore démangeaison et rougeur. Examinés au microscope, les cils roux, agents du prurit, sont des baguettes rigides, très acérées à l'un et l'autre bout et armées de barbelures sur leur moitié antérieure. Ils n'ont absolument rien de la structure des poils de l'ortie, ampoule effilée dont la pointe siliceuse se casse et verse un liquide irritant dans la petite plaie. La plante dont le nom latin a fourni le terme d'urtica- tion emprunte le modèle de ses armes aux crochets des serpents venimeux; elle agit, non par la blessure, mais par le venin introduit. La Processionnaire fait usage d'une autre méthode. Les cils, n'ayant rien d'analogue au réservoir ampuUaire des poils de l'ortie, doivent être empoisonnés à la surface comme les sagaies des Gafres et des Zoulous. Pénètrent-ils réellement dans l'épiderme? Sont-ils lo javelot barbare qui ne peut s'extraire une fois entré? Avec leurs barbelures, plongent-ils plus avant à mesure LA PROCESSIO^NAmE DU PIN. - L'URTICATION 383 que frémissent les chairs exaspérées? Rien de pareil n'est admissible. En vain je scrute de la loupe le point endolori, je ne parviens pas à voir le dard implanté. Lorsqu'il se grattait, éprouvé par la Processionnaire du chêne, Réaumur n'y est pas non plus parvenu. 11 soup- çonnait sans pouvoir rien affirmer. Non, malgré leur pointe acérée et leurs barbelures qui en font, sous le microscope, des épieux redoutables, les cils roux de la Processionnaire du pin ne sont pas des dards aptes à s'implanter et à provoquer le prurit par leur piqûre. Beaucoup de chenilles, toutes fort inoffensives, sont hérissées d'une toison qui, vue au microscope, se résout en javelots barbelés, très bénins sous un aspect mena- çant. Citons une paire d'exemples de ces pacifiques hal- lebardières. Au début du printemps, à travers les sentiers, se voit cheminer âprement une chenille qui inspire répu- gnance par sa farouche pilosité, onduleuse ainsi qu"une moisson. Les anciens naturalistes, dans leur nomencla- ture naïve et imagée, l'ont appelée la Hérissojine. Déno- mination digne de la bête, qui, au moment du danger, s'enroule sur elle-même et fait le hérisson, présentant de tous côtés à l'ennemi son armure épineuse. Sur le dos, épais mélange de poils noirs et d'autres cendrés; sur les flancs et en avant, hispide crinière d'un roux vif. Noire, cendrée ou rousse, toute cette sauvage che- velure est fortement barbelée. On hésite à toucher cette horreur du bout des doigts. Et cependant, encouragé par mon exemple, petit Paul, avec son tendre épiderme de sept ans, récolte à pleines mains la répugnante chenille sans plus d'appréhension 10 '. 84 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES que s'il cueillait un bouquet de violettes. 11 en remplit ses boîtes; ill'élève avec le feuillage de l'orme, journelle- ment la manie, car il sait que l'affreuse bête d'aujourd'hui lui donnera un papillon superbe [Chelonia Caja, Lin.), habillé de velours écarlate, avec les ailes inférieures rou- ges, les supérieures blanches, semées de taches marron. Que résulte-t-il de cette intimité de l'enfant avec la bête velue? Pas même un semblant de démangeaison sur le délicat épidémie. Je ne parle pas du mien, tanné par les ans. Dans les oseraies du torrent voisin, l'Aygues, abonde un arbuste épineux qui, Tarrière-saison venue, se cou- vre d'une inhnité de baies rouges, très acides. Ses re- vèches rameaux, pauvres de verdure, disparaissent sous des paquets de billes de cinabre. C'est l'Argousier ou llippophaé. En avril, aux dépens de ses feuilles naissantes, vit une chenille assez gracieuse dans son hérissement. Elle a sur le dos cinq fortes houppes de poils, côte à côte rangés et dressés ainsi que les crins d'une brosse, houp- pes d'un noir intense au centre et blanches sur les bords. Elle agite en avant deux aigrettes divergentes ; elle en porte une troisième sur le croupion en manière de pa- nache caudal. Les trois sont des pinceaux noirs d'ex- trême délicatesse. Son papillon grisâtre, tapi immobile sur les écorces, projette en avant, l'une contre l'autre, ses longues pat- tes antérieures, que l'on prendrait, au premier coup d'œil, pour des antennes démesurées. Cette pose des bras tendus lui a valu le nom scientifique d'Orgyie, la brassée, ainsi que la dénomination vulgaire, plus ex- pressive, de la patte étendue. LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — L'URTICATION 385 Petit Paul, ma collaboration aidant, n'a pas manqué d'élever la gentille porteuse de brosses et de plumets. Que de fois, de son doigt si impressionnable, n'a-t-il pas caressé la fourrure de la bêtel II la trouvait plus douce que velours. Et cependant, grossis au microscope, les poils de la chenille sont d'horribles épieux barbelés, non moins menaçants que ceux de la Processionnaire. La similitude ne va pas plus loin. Maniée sans réserve, la chenille à brosses ne provoque pas même une simple rougeur. Rien de plus inoffensif que sa toison. Il est alors évident que la cause de l'urtication se trouve ailleurs que dans les barbelures. S'il suffisait de cils barbelés pour endolorir les doigts, la plupart des chenilles velues seraient dangereuses, car presque tou- tes ont les poils épineux. Il se trouve, au contraire, que la malignité est dévolue à un bien petit nombre, non distinct des autres par une structure spéciale de la pilosité. Que les barbelures aient un rôle , celui de fixer l'a- tome urticant sur notre épiderme, de le retenir ancré sur place, c'est, après tout, possible; mais la douleur lancinante no saurait, en aucune manière, provenir i\e la simple piqûre d'un pareil harpon, si subtil. Bien moins menus, les cils groupés par coussinets sur les figues de Barbarie sont férocement barbelés. Gare aux doigts trop confiants en cette espèce de ve- lours! Au moindre contact, ils sont lardés de harpons qui défient notre patience à les extraire. D'ailleurs souf- france nulle ou à peu près, car l'action du dard est ici purement mécanique. En supposant, chose fort douteuse, qu'ils puissent pénétrer dans l'épidcrme, ainsi agiraient, mais avec 386 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES moins de puissance, les cils de la Processionnaire, s'ils n'avaient que leur pointe acérée et leurs barbelures. Qu'ont-ils donc de plus? Ils doivent avoir, non à l'intérieur comme les poils de l'ortie, mais à la surface, un agent d'irritation; ils doivent être enduits d'une mixture empoisonnée qui les fait agir par simple contact. Au moyen d'un dissolvant, enlevons ce virus; et le& dards de la Processionnaire, réduits à leur insianifiante action mécanique, seront inoffensifs. Le dissolvant, au contraire, expurgé de toute pilosité après filtration, sera chargé du principe urticant, que nous pourrons expéri- menter sans l'intervention des poils. Isolé et concentré, le principe du prurit, loin de perdre à ce traitement, doit y gagner en violence. Ainsi prévoit la réflexion. Les dissolvants essavés se bornent à trois : l'eau, l'alcool et l'éther sulfurique. J'emploie ce dernier de préférence, bien que les deux autres, l'alcool surtout, m'aient donné des résultats satisfaisants. Pour simpli- fier la recherche, au lieu de soumettre au dissolvant la chenille entière, qui compliquerait l'extrait avec ses graisses et sa bouillie nutritive, je préfère employer la dépouille seule. Je recueille donc d'une part l'amas de peaux arides que la mue du second âge a laissées sur le dôme de la demeure de soie, d'autre parties dépouilles que les che- nilles ont rejetées dans les cocons avant de se chrysali- der, et je mets les deux lots infuser isolément dans de l'éther sulfurique pendant vingt-quatre heures. L'infu- sion est incolore. Le liquide, soigneusement fdtré, est abandonné à l'évaporation spontanée, et les peaux sont lavées à l'éther sur le filtre, à plusieurs reprises. LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. — L'URTICATION 387 Deux épreuves sont maintenant à faire : celle des dépouilles et celle du produit de la macération. La pre- mière est on ne peut plus concluante. Hirsutes comme à l'état normal et desséchées à point, les peaux de l'un et l'autre lot, épuisées par l'éther, ne produisent le moindre effet, bien que je m'en frictionne sans ménage- ment à la commissure des doigts, point très sensible au prurit de l'urtication. La pilosité est la même qu'avant l'action du dissol- vant; elle n'a rien perdu de ses barbelures, de sa pointe de javelot, et néanmoins elle est inefficace. De douleur, point. Privés de leur toxique enduit, ces milliers de dards sont devenus velours bénin, La Hérissonne et la Chenille à brosses ne sont pas plus inolFensives. La seconde épreuve est plus affirmative, et si con- cluante dans ses douloureux effets, qu'on n'a guère envie de recommencer. Quand l'infusion étliérée, évapo- rée spontanément, se trouve réduite à quelques gouttes, j'en imbibe un lambeau de papier buvard plié en quatre et formant un carré qui mesure au delà d'un pouce. Trop peu méfiant de mon produit, je fais largement les choses en superficie de mon pauvre épiderme et en quantité de virus. A qui désirerait reprendre cette étude, je conseillerais d'être moins généreux. Enfin le carré de papier, emplâtre d'un nouveau genre, est appliqué à la face interne de l'avant-bras. Une feuille de caoutchouc le recouvre, pour éviter trop prompte dessiccation; un bandage le maintient en place. D'abord rien pendant une dizaine d'heures, puis dé- mangeaison croissante et sensation de brûlure assez vive pour me valoir l'insomnie la majeure partie de la nuit. Le lendemain, après vingt-quatre heures de con- 388 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES tact, l'appareil est levé. Un sligmale rouge, un peu tuméfié et très nettement circonscrit, occupe le carré que recouvrait le papier vireux. Endolorie comme par un caustique, la peau s'y mon- tre rug-uleuse ainsi qu'un lambeau de peau de cha- grin. Chacune de ses menues pustules pleure une larme de sérosité qui se concrète en une matière semblable de coloration à la gomme arabique. Ce suintement se maintient une paire de jours et au delà. Puis l'inflam- mation se calme ; la douleur, jusqu'ici fort agaçante, s'apaise ; l'épiderme se dessèche et se détache par pel- licules. Tout est fini, moins le stig-mate roug-e qui se maintient longtemps encore, tant est tenace en ses effets l'extrait de la Processionnaire. Trois semaines après l'épreuve, le petit carré de l'avant-bras soumis au virus est encore d'un pâle violacé. En se marquant ainsi au fer rouge, est-on au moins un peu dédommagé? Oui. Un peu de vrai est le baume mis sur la blessure, et c'est un baume souverain que celui de la vérité. Il viendra tout à l'heure nous soula- g-er de misères bien autrement g-raves. Pour le moment, le douloureux essai nous démontre que l'urticalion n'a nullement pour cause première la pilosité de la Processionnaire. Ici aucun poil, aucun cil, aucun dard. Tout cela a été retenu par le filtre. Nous n'avons plus qu'un agent vireux extrait par le dissol- vant, l'éther. Ce principe irritant rappelle, dans certaine mesure, celui des cantharides, qui agit par simple con- tact. Mon carré de papier buvard empoisonné était une sorte de vésicatoire qui, au lieu de soulever l'épiderme en larges ampoules, le hérisse de minimes pustules. Le rôle des cils barbelés, atomes que la moindre ag-i- LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. - L'URÏICATION 389 talion de l'air dissémine à la ronde, se borne h trans- porter sur nos mains et notre visage le produit urlicant dont ils sont imprégnés. Leurs dentelures les maintien- nent en place et permettent ainsi au virus d'agir. Pro- bablement même, en de subtiles éraflures, qui passe- raient autrement inaperçues, favorisent-ils l'action de la cuisante drogue. Peu après avoir manié les processionnaires, un épi- derme délicat se tuméfie, rougit, devient douloureux. Sans être soudaine, l'action de la chenille est prompte. Au contraire, l'extrait par l'éther n'amène rubéfaction et douleur qu'après une attente assez longue. Que lui manque-t-il pour ulcérer avec plus de promptitude? Sui- vant toute apparence, l'intervention des poils. L'urtication directe causée par la chenille est loin d'a- voir la gravité de celle que produit l'extrait éthéré con- centré en quelques gouttes. Jamais, en mes plus cui- santes mésaventures, soit avec les bourses de soie, soit avec leurs habitants, je n'avais vu l'épiderme se couvrir de boutons séreux et s'exfolier par écailles. Maintenant c'est une véritable plaie, d'assez vilain aspect. L'aggravation aisément s'explique. J'ai mis macérer dans l'éther une cinquantaine de dépouilles environ. Les quelques gouttes que me laisse l'évaporalion et que je fais absorber par le carré de papier buvard repré- sentent donc la virulence individuelle cinquante fois répétée. Mon petit vésicatoire équivaut au contact de cinquante chenilles sur le même point. Il est hors de doute que si la macération portait sur des quantités con- sidérables, on arriverait à des extraits d'une redoutable énergie. Rien ne dit que la médecine ne tire un jour parti de ce puissant révulsif, tout différent de la cantharidine. 390 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Yictimes volontaires de notre curiosité, qui, sans antre satisfaction que celle de savoir, nous expose. à d'agaçantes démangeaisons, ou bien accidentels éprou- vés, que faire pour soulager un peu les prurits que nous vaut la Processionnaire du pin? S'il est bon de connaître l'origine du mal, il serait mieux d"y porter remède. Un jour, les deux mains endolories par la fouille pro- longée d'un nid, j'essaye sans aucun succès des lotions à l'alcool, à la glycérine, à l'huile, à l'eau de savon. Rien n'y fait. Le souvenir me vient alors d'un palliatif employé par Réaumur contre Furtication par la Proces- sionnaire du chêne. Sans nous dire comment il a connu l'étrange spécifique, le maître se frictionne avec du per- sil, et il s'en trouve assez bien. Il ajoute que tout autre feuillage probablement soulagerait de même. L'occasion est belle de reprendre ce sujet. En ce coin du jardin, voici du persil, ample et vert à souhait. Quelle autre plante lui comparer? Je fais choix du pourpier, hôte spontané de mes carrés de légumes. Mucilagineux et charnu comme il est, aisément il s'é- crasera et donnera liant enduit. Je me frictionne donc une main avec du persil, et l'autre avec du pourpier, en appuyant assez pour réduire le feuillage en pâte. Le résultat mérite mention. Avec le persil, le feu du prurit se calme un peu, il est vrai; mais, bien qu'affaibli, il persiste longtemps en- core, toujours incommode. Avec le pourpier, le petit supplice presque aussitôt cesse, et de façon si complète que je n'y accorde plus attention. Mon orviétan au pour- pier a d'incontestables vertus. Je le recommande, sans bruyante réclame d'ailleurs, à qui serait persécuté par LA PROCESSIONNAIRE DU PIN. - L'URTICATION 391 la Processionnaire. Les forestiers, clans leur guerre aux nids des chenilles, y trouveraient large soulagement. J'ai obtenu aussi de bons résultats avec les feuilles de la tomate, de la laitue; et, sans poursuivre plus loin cette expertise botanique, je reste convaincu, à l'exem- ple de Réaumur, que tout feuillage tendre et juteux aurait certaine efficacité. Quant au mode d'action de ce spécifique, j'avoue n'y rien comprendre, pas plus que je ne vois clair dans le mode d'action du virus de la chenille. Le candidat mé- decin de MoUère expliquait les propriétés soporifiques de l'opium en disant : Quia est in eo virtus dormitiva cujus est proprietas sensus assoiipire. Disons de même : l'herbe écrasée calme l'urtication parce qu'il y a en elle une vertu calmante dont la propriété est d'assoupir le prurit. La boutade est plus philosophique qu'elle n'en a l'air. Que savons-nous de nos remèdes et de toutes choses? Nous connaissons des effets et ne pouvons remonter aux causes. Dans mon village et bien loin à la ronde, il est de croyance populaire que pour calmer la douleur d'une piqûre d'abeille ou de guêpe, il suffit de frictionner le point atteint avec trois sortes d'herbes. Prenez, dit-on, trois espèces d'herbes, les premières venues, faites-en un bouquet et vivement frottez avec. La recette est infaillible, à ce qu'on assure. J'ai cru d'abord à une de ces extravagances thérapeu- tiques comme il en éclôt dans les imaginations rurales. Après essai, je reconnais qu'une médication insensée en apparence a parfois du vrai. La friction aux trois sortes d'herbes apaise effectivement la piqûre de l'a- beille et de la guêpe. 392 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES Je me hâte crajouler qu'avec un seul herbage le succès est le même; et alors le résultat concorde avec ce que viennent de nous apprendre le persil et le pourpier au sujet de l'urtication par la Processionnaire. Pourquoi trois herbes lorsqu'une seule suffit? Trois est le nombre fatidique par excellence; il sentie sorti- lèg"e, ce qui est loin de nuire aux vertus de l'onguent. Toute thérapeutique rurale touche quelque peu à la sor- cellerie et gagne à procéder par trois. Peut-être même le spécifique de trois herbes remonte- t-il à l'antique matière médicale. Dioscoride vante le TpiciJÀÀov; il le dit bon contre la morsure des serpents venimeux. Déterminer exactement la célèbre plante à trois folioles ne serait pas aisé. Est-ce le vulgaire trèfle? le psoralier, à d'odeur de bitume? le ményanthe, hôte des froides tourbières? l'oxalis, l'alléluia des campagnes? Rien de certain à cet égard. La botanique d'alors n'a- vait pas les scrupules descriptifs de la nôtre. La plante, antidote des venins, groupait par trois ses folioles. Tel est le caractère essentiel. Encore le nombre cabalistique, nécessaire aux vertus médicales comme les concevaient les premiers guéris- seurs. Le paysan, conservateur tenace, nous a gardé l'antique remède; mais, par une heureuse inspiration, il a changé les trois feuilles originales en trois herbes différentes; il a fait du Toî'fjÀXov le triple feuillage qui s'écrase sur la piqûre d'une abeille. Il me semble en- trevoir certaine filiation entre ces naïvetés et l'écrase- ment du persil dont parle Réaumur. XXIV LA CHENILLE DE l'aRBOUSIER Les chenilles urlicantes ne sont pas nombreuses en espèces dans l'étroit recoin de mes explorations. Je n'en connais que deux : la chenille du pin et celle de l'ar- bousier. Celle-ci appartient au genre Liparis. Son papil- lon, d'un superbe blanc neigeux avec les derniers an- neaux du ventre d'un roux vif, ressemble beaucoup au Liparis auriflua, Fab., dont il diiïère par sa taille moin- dre, et surtout par le domaine qu'exploite sa chenille. L'espèce est-elle classée dans nos catalogues? Je ne sais, et vraiment il ne vaut guère la peine d'aller aux mfor- mations. Qu'importe un nom latin, du moment qu'il est impossible de se méprendre? Je serai sobre de détails sur la chenille de l'arbousier, bien moins intéressante par ses mœurs que la processionnaire du pin. Seuls ses ravages et son virus méritent sérieuse attention. Sur les collines de Sérignan, croupes ensoleillées où se termine la végétation méditerranéenne, abonde l'ar- bousier, arbuste superbe, à feuillage lustré, toujours vert, à fruits d'un rouge vermillon, globuleux et char- nus ainsi que des fraises, à grappes pendantes de petits grelots blancs semblables à ceux du muguet. Quand viennent les froids, à l'approche de décembre, rien de gracieux comme l'arbousier, ornant sa gaie verdure à 394 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES la fois de fruits et de fleurs, billes de corail et clochettes ventrues. Seul de nos végétaux, il associe la floraison du présent avec la maturation du passé. Alors se ramollissent et prennent saveur douce les framboises de cinabre chères au merle, les darbouses, comme on dit ici. Les bonnes femmes les cueillent et en préparent des confitures non dépourvues de mérite. Quant à l'arbuste lui-même, l'époque des coupes ve- nues, il n'est pas respecté du bùclieron malgré son élé- gance. Ainsi qu'une triviale broussaille, il entre dans la confection des fagots pour le chauffage des fours. Fréquemment aussi le bel arbousier a pour ravageur une chenille encore plus à craindre que le bûcheron. Grillé par l'incendie, il ne prendrait pas aspect plus désolé que sous la dent de la gloutonne. Mignon Bombyx d'un blanc de neige , à superbes panaches antennaires et pèlerine d'ouate sur le thorax, le papillon origine du mal établit sa ponte sur une feuille d'arbousier. C'est un coussinet lancéolé, de deux à trois centi- mètres de longueur; un édredon blanc lavé de roux, épais et très doux, formé de poils qu'un peu de gomme fixe par le bout regardant l'extrémité antérieure de la feuille. Les œufs sont noyés dans l'épaisseur de ce moel- leux abri. Ils sont doués de l'éclat métallique et res- semblent à des granules de nickel. L'éclosion a lieu en septembre. Les premiers repas se font aux dépens de la feuille natale, puis à la ronde, aux dépens des feuilles voisines. Une face seule est brou- tée, la supérieure généralement; l'autre reste intacte, treillissée du réseau des nervures, trop coriaces pour les nouveau-nés. LA CHENILLE DE L'ARBOUSIER 395 La consommation se fait avec une scrupuleuse éco- nomie. Au lieu de paître au hasard et d'exploiter le pâ- turage au gré des individuels caprices, le troupeau pro- gresse petit à petit de la base au sommet de la feuille, Retraite d'hiver et ponte du Liparis de l'arbousier. toutes les tètes rangées sur le front d'attaque en ligne presque droite. Nul coup de dent n'est donné au delà de ce talus tant que n'est pas épuisé à fond ce qui est en deçà. A mesure qu'il avance, le troupeau jette quelques fds sur la partie dénudée, où ne restent plus que les ner- vures et l'épiderme de la face opposée. Ainsi se tisse 396 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES un voile subtil, abri contre l'insolation trop vive et pa- rachute indispensable à ces débiles, qu'emporterait un souffle d'air. Par suite d'une dessiccation plus rapide sur la face ravagée, la feuille ne tarde pas à se courber d'elle- même, à se recroqueviller en une gondole que recouvre un voile continu, tendu d'un bout à l'autre. Le pacage est alors épuisé. On l'abandonne pour recommencer ailleurs, dans un étroit voisinage. Après divers parquements temporaires de ce genre, lorsque la mauvaise saison menace, en novembre, les chenilles s'établissent de façon définitive au bout d'un rameau. Rongées une par une à leur face supérieure, les feuilles du bouquet terminal se rapprochent des voisines, qui, excoriées à leur tour, se comportent de même ; et le tout forme un faisceau d'apparence brûlée, que cimente une magnifique soie blanche. C'est l'habi- tation d'hiver, d'où la famille, bien débile encore, ne sortira plus jusqu'au retour du beau temps. Le rapprochement de la charpente foliacée n'est pas dû à une industrie spéciale des chenilles, qui tendraient des fds d'une feuille à l'autre, puis, faisant effort sur ces liens, amèneraient au contact les diverses pièces de l'édifice. C'est le simple résultat de la dessiccation sur la face rongée. Des amarres fixes, il est vrai, solidement assemblent les feuilles rapprochées par le jeu de leur aridité; mais elles n'interviennent en rien comme mé- canisme moteur dans le travail d'assemblage. Ici pas de câbles de traction, pas de cabestans pour mettre en branle la charpente. Les chétives seraient incapables de tel effort. La chose se fait toute seule. Par- fois un fil flottant, jouet de l'air, enlace quelque feuille LA CHENILLE DE L'ARBOUSIER 397 voisine. Cette passerelle de hasard tente les exploratri- ces, qui accourent excorier la prise accidentelle ; et, sans auti-e travail, une pièce de plus s'infléchit d'elle-même etvient s'adjoindre à l'enclos. Pour la majeure part, la maison se bâtit en mangeant ; on se loge en faisant festin. Maison confortable, bien close et calfeutrée, à l'é- preuve des pluies et des neiges. Pour nous garantir des vents coulis, nous mettons des bourrelets aux jointures des portes et des fenêtres; la petite chenille de l'arbou- sier, la prodigue, met à ses volets des bandelettes en velours de soie. On doit être bien là dedans, si humide que soit le brouillard. En mauvaise saison, il pleut dans ma demeure. L'ha- bitacle de feuilles ne connaît pas ces misères, tant la bête a parfois des avantages qui relèguent au second rang l'industrie humaine. En ce gîte de feuillage et de soie, les trois à quatre mois les plus rudes se passent dans une abstinence absolue. Nulle sortie, nulle bouchée de nourriture. En mars, la torpeur cesse, et les recluses, ventres faméli- ques, déménagent. Alors la société se résout en escouades qui se répan- dent sans ordre sur la verdure voisine. C'est le moment de la sérieuse dévastation. Les chenilles ne se bornent plus à ronger une face de la feuille ; il faut à leur appé- tit dévorant la feuille entière, jusqu'à la queue. De pro- che en proche, de station en station, l'arbousier est alors tondu en plein. Les vagabondes ne rentrent plus dans la demeure d'hiver, maintenant trop étroite. Elles se rassemblent par groupes et se tissent, qui d'ici, qui de là, des tentes informes, des baraquements temporaires, abandonnés 398 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES pour d'autres à mesure que le pâturage s'épuise à la ronde. Les rameaux dénudés, consumés par l'incendie, dirait-on, prennent ainsi l'aspect de misérables séchoirs où pendraient des g-uenilles. En juin, toute la croissance acquise, les chenilles quittent l'arbousier, descendent à terre et se filent, parmi les feuilles mortes, un parcimonieux cocon où les poils de la bète suppléent en partie la soie. Un mois plus tard paraît le Bombyx. En sa grosseur finale, la chenille mesure près de trois centimètres. Son costume ne manque pas de richesse et d'originalité : peau noire avec double chapelet de taches orangées sur le dos ; longs poils gris, disposés- par bouquets; courtes houppes d'un blanc neigeux sur les flancs ; double gibbosilé à velours marron sur les deux premiers anneaux du ventre ainsi que sur l'anté- pénultième. Mais le trait le plus remarquable consiste en deux minuscules cratères, toujours béants, en deux subtiles coupes qui semblent taillées dans une gouttelette de cire d'Espagne rouge. Les segments six et sept de l'abdo- men sont les seuls à porter, au milieu de la face dor- sale, ces godets de vermillon. J'ignore l'office de ces étranges cupules. Peut-être faut-il y voir des appareils d'information, analogues aux bouches dorsales de la processionnaire du pin. Cette chenille est très redoutée dans le village. Bû- cherons, Heurs de fagots, ramasseuses de broussailles, sont unanimes pour la maudire. Ils me parlent de leurs démangeaisons avec une telle expression de cuisants souvenirs, qu'en les entendant je ne peux réprimer un mouvement d'épaules pour soulager le prurit imaginaire LA CHENILLE DE L'ARBOUSIER 399 ressenti dans le creux de l'échiné. Je sens frôler sur ma peau nue le fagot d'arbousier, chargé de ses brûlantes guenilles. C'est, paraît-il, mauvaise besogne que d'abattre, au fort de la chaleur du jour, l'arbuste peuplé de chenilles, et de secouer, sous les coups de la cognée, cette espèce de mancenillier qui verse du poison dans son ombre. Quant à moi, je n'ai pas à me plaindre de mes relations avec la ravageuse de l'arbousier. Bien souvent je l'ai maniée; j'ai appliqué sa toison sur les points les plus sensibles de mes doigts, sur le cou, sur la ligure même ; des heures durant j'ai éventré des nids pour en extraire la population en vue de mes recherches : je n'ai jamais été incommodé. A moins de circonstances exception- nelles, l'approche de la mue peut-être, il faudrait un épidémie moins tanné que le mien. La peau fine de l'enfant n'a pas cette immunité, té- moin petit Paul qui, m'ayant aidé à dévaliser quelques nids et à cueillir les habitants avec des pinces, long- temps se gratta le cou, tigré de boursouflures rouges. Mon naïf auxiliaire était fier de son bobo scientifique, gagné par étourderie et peut-être aussi par bravade. En vingt-quatre heures, cela se dissipa sans autre gravité. Tout cela n'est guère d'accord avec les cuisantes épreuves dont me parlent les bûcherons. Exagéreraient- ils? Ce n'est pas à croire, tant ils sont unanimes. Alors dans mes essais quelque chose a fait défaut : l'instant propice apparemment, le convenable degré de maturité de la bête, la température élevée qui exaspère le virus. Pour se produire dans sa pleine ardeur, l'urtication exige le concours de certaines circonstances mal défi- nies, et ce concours n'est pas venu. Le hasard me le à; 400 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQU ES vaudra peut-être un jour au delà de ce que je désire; atteint à la façon connue des bûcherons, je passerai la nuit affolé, tournant et retournant comme sur un lit de braise. Ce que la fréquentation directe de la chenille ne m'a pas appris, les artifices de la chimie vont me le démon- trer avec une brutalité que j'étais loin d'attendre. Je traite par Féther sulfurique la chenille de Tarbousior ainsi que je l'ai fait des dépouilles de celle du pin. La vermine mise infuser, assez petite encore et n'ayant guère que la moitié de la taille qu'atteindra l'âge mûr, est au nombre d'une centaine. Après une paire de jours de macération, je filtre et abandonne le liquide à l'é- vaporation spontanée. Des quelques gouttes restantes, j'imbibe un carré de papier buvard plié en quatre et je l'applique à la face interne de l'avant-bras, avec lame de caoutchouc et bandage. C'est l'exacte répétition de ce que j'ai fait avec la processionnaire du pin. Appliqué dans la matinée, ce vésicatoire n'agit guère que la nuit suivante. Alors par degrés le prurit devient irrésistible, et la sensation de briilure est si vive qu'à tout moment le désir me harcèle d'enlever l'appareil. Je tiens bon néanmoins, mais au prix d'une insomnie fiévreuse. Comme je comprends bien maintenant ce que me disent les bûcherons I J'ai à peine quatre centimètres carrés de la peau soumis à la torture. Que serait-ce si j'avais le dos, les épaules, le cou, la figure, les bras endoloris de cette façon-là? Je vous plains de tout mon cœur, travailleurs éprouvés par l'odieuse bète. Le lendemain, l'infernal papier est levé. La peau est gontlée, rouge, semée de fines pustules d'où suintent des LA CHEiMLLE DE L'ARBOUSIER 401 g-outlelettes séreuses. Cinq jours durant persistent dé- mangeaisons, lancinante sensation de brûlure et pleurs de sérosité. Puis l'épiderme mortifié se dessèche et tombe par écailles. Tout est fini, moins la rougeur, encore sen- sible un mois après. La démonstration est faite : la chenille de Farbousier, capable de produire en certaines circonstances les effets que j'obtiens par mes artifices, mérite de tous points son abominable réputation. 26 XXV UN VIRUS DES INSECTES Un pas est fait, tout petit encore, dans le problème des chenilles urticantes. Les lavages à l'éther nous en- seignent que la pilosité n'a ici qu'un rùle fort secon- daire. Avec sa poussière de poils brisés, que le moindre souffle fait flotter à la ronde, elle nous incommode en déposant et fixant sur nous son enduit irritant; mais ce virus ne prend pas origine dans la toison de la bête, il provient d'ailleurs. Quelle en est la source? J'entrerai dans quelques détails. Ce faisant, peut-être serai-je utile aux novices. Très simple et bien délimité, le sujet nous montrera comment une question en sus- cite une autre, comment l'épreuve expérimentale con- firme ou renverse l'hypothèse, échafaudage provisoire; comment enfin la logique, sévère questionneuse, nous conduit par degrés à des généralités qui dépassent de beaucoup en importance ce que semblait promettre le point de départ. Et tout d'abord la processionnaire du pin possède- l-elle un appareil glandulaire spécial qui élabore le virus, comme le font, par exemple, les glandes venimeuses de rhyménoptère?En aucune manière. L'anatomie constate la parité de structure interne dans la chenille urticante et dans la chenille bénigne. Rien de plus, rien de moins. UN VIRUS DES INSECTES 403 Le produit vireux, d'origine non localisée, résulte alors d'un travail général, qui intéresse l'organisation entière. Il doit, par conséquent, se trouver dans le sang-, à la manière de l'urée chez les animaux supérieurs. Soupçon grave, mais après tout soupçon sans valeur tant que l'expérimentation n'aura pas dit son mot sans réplique. Cinq ou six processionnaires, piquées de la pointe d'une aig-uille, me fournissent quelques gouttes de sang- dont j'imbibe un petit carré de papier buvard, appliqué après sur l'avant-bras avec bandage imperméable. Ce n'est pas sans une certaine anxiété que j'attends le résultat de l'épreuve. Suivant la réponse, les combi- naisons que je médite déjà recevront base solide ou s'évanouiront dans l'inanité des rêveries. A une heure avancée de la nuit, la douleur me réveille, douleur cette fois jouissance intellectuelle. J'avais bien prévu. Le sang- contient, en effet, la matière virulente. Il provoque prurit, g-onflement, sensation de brûlure, suintement de sérosité et enfin modification de l'épi- derme. Me voilà renseigné au delà de mes souhaits. L'épreuve dépasse ce que m'aurait valu le simple con- tact des chenilles. Au lieu de m'endolorir avec le peu de virus dont les poils sont enduits, je suis remonté à la source de la cuisante matière et j'y gagne un surcroît de malaise. Très heureux de ma misère, qui me lance dans une voie sûre, je continue mon information en raisonnant ainsi : le virus du sang ne saurait être substance vi- vant'e, qui prenne part au fonctionnement de l'orga- nisme; c'est plutôt, ainsi que l'urée, une ruine, une scorie du travail vital, un déchet qui s'expulse à mesure 404 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES qu'il se forme. En ce cas, je dois le retrouver dans les crottins de la chenille, masse commune des résidus di- gestifs et des résidus urinaires. Exposons la nouvelle expérience, non moins fonda- mentale que la précédente. Je mets infuser, une paire de jours, dans de l'éther sulfurique, quelques pincées de crottins très secs, tels qu'on les trouve on abondance dans les vieux nids. Le liquide devient d'un vert sale, coloré qu'il est par la chlorophylle des aliments. Alors se répèle exactement la manipulation dont j'ai déjà parlé lorsqu'il fallait établir l'innocuité des poils pri- vés de leur enduit vireux. J'y reviens une seconde fois pour bien préciser la méthode suivie et m'épargner des redites dans les diverses expérimentations qui vont intervenir. L'infusion est filtrée, évaporée spontanément et ré- duite à quelques gouttes, dont j'imbibe mon urticaire. Celui-ci consiste en un feuillet de papier buvard, plié en quatre pour augmenter l'épaisseur du coussinet et lui donner plus grande puissance d'absorption. Deux ou trois centimètres carrés de superficie suffisent. C'est même trop en certains cas. Ma prodigalité de novice en pareille recherche m'a valu de si mauvais moments, que je me fais scrupule d'avertir le lecteur désireux de recommencer sur lui-même. Imbibé à point, le carré de papier est appliqué sur l'avant-bras, à la face interne, de peau plus délicate. Une lame de caoutchouc le recouvre et le garantit, par son imperméabilité, de la déperdition du virus. Enfin un bandage de toile maintient le tout en place. Dans l'après-midi, le 4 juin 1897, date pour moi mé- morable, j'essaye, comme il vient d'être dit, l'extrait UN VIRUS DES INSECTES 405 éthéré des crottins de la processionnaire. Toute la nuit, forte démangeaison, sensation de brûlure et douleur lancinante. Le lendemain, après une vingtaine d'heu- res de contact, j'enlève l'appareil. Le liquide vireux, trop prodigué dans mon incerti- tude du succès, s'est largement extravasé au delà du carré de papier. Les parties atteintes, et encore plus celle que recouvrait l'urticaire, sont tuméfiées et for- tement rougies ; en outre, cette dernière a l'épiderme ruguleux, ridé, mortifié. Cela cuit un peu, cela dé- mange, et c'est tout. Le surlendemain, le gonflement devient plus fort et iiagne les profondeurs de la masse musculaire, qui, sous le choc du doigt, tremblote ainsi qu'une joue tluxionnée. La' coloration est d'un rouge-carmin vif et s'étend à la ronde autour du point que recouvrait le papier. L'extravasement du liquide en est cause. Une abondante sérosité transpire en gouttelettes. Le cuisant prurit augmente et devient tel, pendant la nuit surtout, que, pour dormir un peu, je dois recourir à un pallia- tif, vaseline au borax et charpie. En cinq jours, c'est devenu odieux ulcère, d'ailleurs plus inquiétant d'aspect que de réelle douleur. Ces chairs gonflées, rouges, tremblotantes, dénudées de leur épidémie, inspirent pitié. La personne qui, matin et soir, renouvelle mon coussinet de charpie et de vase- line, en a presque mal au cœur. « On croirait, me dit- elle, que les chiens vous ont rongé le bras. J'espère bien que désormais vous renoncerez à vos abominables drogues. » Je laisse dire la compatissante infirmière et je médite d'autres épreuves, dont quelques-unes me seront aussi 406 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQL ES coûteuses. Sainte vérité, quelle n'est pas ta puissance sur nous! Tu me convertis ma petite torture en satis- faction, tu me fais réjouir de mon bras écorclié. Qu'y g-agnerai-je? Je saurai pourquoi une misérable chenille nous fait gratter. Rien de plus, et cela me suffit. Trois semaines passent, et l'épiderme se refait, mais chagriné de pustules cuisantes. Le gonflement dimi- nue; la rougeur persiste, toujours très forte. L'effet de l'infernal papier est de longue durée. Au bout d'un mois, je ressens encore des démangeaisons, des irrita- tions de brûlure exacerbées par la chaleur du lit. Enfin, une quinzaine après, tout a disparu, moins la rougeur, dont je garderai longtemps encore le stigmate, de plus en plus affaibli. 11 faudra un trimestre et davantage pour en amener l'effacement complet. Le jour se fait dans le problème : le virus de la pro- cessionnaire est bien une scorie de l'usine organique, un décombre de l'édifice vivant. La chenille s'en débar- rasse avec ses excréments. Mais la matière du crottin a double origine : la majeure part représente les résidus digestifs; l'autre, en faible proportion, se compose des produits urinaires. A laquelle des deux rapporter le vi- rus? Avant de poursuivre, permettons-nous une digres- sion qui facilitera la suite des recherches. Demandons- nous quels avantages la processionnaire retire de son produit urticant. J'entends déjà la réponse. — C'est pour elle un moyen de protection, de défense. Avec sa crinière empoison- née, elle rebute l'ennemi. Je ne vois pas bien la portée de l'explication. Je songe aux ennemis attitrés, à la larve du Calosome sycophante qui vit dans les nids de la processionnaire du chêne et UN VIRUS DES INSECTES 407 en gobe les habitants sans nul souci de leur brûlante toison; je songe au Coucou, grand consommateur, lui aussi, dit-on, des mêmes chenilles, et qui s'en gorge au point de s'implanter dans le gésier un hérissement de leurs poils. J'ignore si la processionnaire du pin paye semblable tribut. Je lui connais du moins un exploiteur. C'est un Dermeste qui s'établit dans la cité de soie et s'y nour- rit des reliques des chenilles défuntes. Ce croque-mort nous affirme d'autres dévorants, tous doués d'un esto- mac fait exprès pour pareilles épices. A toute moisson de vivants, jamais le moissonneur ne manque. Non, un virus spécial, expressément élaboré pour défendre la processionnaire et ses émules en urlica- tion, ne dit pas le dernier mot de l'affaire. Difficilement j'accorderais créance à telle prérog-ative. En quoi ces chenilles ont-elles, plus que les autres, besoin de pro- tection? Quels motifs en feraient une caste à part, douée d'exceptionnelles virosités défensives? Leur rôle, dans le monde entomologique, ne diffère pas de celui des autres, hérissées ou nues. Ce sont les dénudées qui, à défaut de crinière capable d'en imposer à l'assaillant, devraient, ce semble, se prémunir contre le péril et s'imprégner de corrosif, au lieu de rester proie facile et bénigne. L'horripilée s'oindrait la toison d'un cos- métique redoutable, et la lisse serait étrangère à la chi- mie du virus sous sa peau de satin ! Ces contradictions m'inspirent méfiance. Ne serait-ce pas plutôt ici propriété commune à tou- tes les chenilles, aux lisses comme aux vêtues de poils? Parmi ces dernières, quelques-unes, en petit nombre, soumises à des conditions spéciales qu'il s'agira de 408 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES déterminer, seraient aptes à révéler par l'urtication la virosité de leurs déchets organiques ; les autres, l'immense majorité, vivant en dehors de ces condilions- là, seraient inhahiles aux irritants contacts, bien que douées du produit nécessaire. Dans toutes, le même virus doit se trouver, résultat d'un travail vital identi- que. Tantôt il est mis en évidence par le prurit, tantôt, et le plus souvent, il reste latent, méconnu, si nos arti- fices n'interviennent pas. Quels seront ces artifices? Des plus simples. Je m'a- dresse au ver à soie. S'il est une chenille inotTensive au monde, c'est bien celle-là. Des femmes, des enfants, la manient par poignées dans nos magnaneries, et rien de fâcheux n'en résulte pour leurs doigts délicats. Le ver satiné est d'une innocuité parfaite sur un épidémie presque aussi doux que le sien. Mais ce défaut de virus caustique n'est qu'apparence. Je traite par l'éther les crottins secs du ver à soie, et l'infusion, concentrée en quelques g-outtes, est expé- rimentée suivant l'habituelle méthode. Le résultat est merveilleux de netteté. Un cuisant ulcère au bras, pa- reil dans son mode d'apparition et dans ses eiTets à celui que m'ont valu les déjections de la procession- naire, m'affirme que la logique avait raison. Oui, le virus qui fait tant gratter, qui gonfle et cor- rode la peau, n'est pas un produit défensif dévolu seu- lement à quelques chenilles. Je le reconnais, avec ses invariables propriétés, jusque dans la chenille qui, tout d'abord, semblait ne devoir rien posséder de pareil. Le virus du ver à soie n'est d'ailleurs pas inconnu dans mon villag'e. La vague observation de la paysanne a devancé l'observation précise du savant. Les person- UN VIRUS DES INSECTES 409 nés chargées de l'éducation, femmes et jeunes filles, les magnanarelles enfin, se plaignent de certaines tribula- tions dont la cause serait, disent-elles, lou vérin di ma- (/nan, le venin des vers à soie. Cela consiste en une vive démangeaison aux paupières rougies et gonflées. Les plus impressionnables ont des exfoliations d'appa- rence dartreuse sur l'avant-bras, que ne protègent plus pendant le travail les manches retroussées. La cause de vos petites misères, je la sais maintenant, vaillantes magnanarelles. Ce n'est pas le ver qui, par son contact, vous endolorit ; son maniement n'est en rien à craindre. C'est de la litière seule qu'il faut se méfier. Il y a là, pêle-mêle avec les débris du feuillage, copieux amas de crottins, imprégnés de la matière qui vient si douloureusement de me ronger la peau ; il y a là, et seulement là, lou vérin, comme vous l'appelez. C'est déjà une consolation que de savoir la cause de son mal. J'en ajouterai une autre. Quand on enlève la litière et qu'on renouvelle la feuille, il convient de sou- lever le moins possible la poussière irritante ; il faut éviter de porter les mains à la figure, aux yeux surtout ; il est prudent de rabattre les manches pour protéger les bras. Ces précautions prises, rien de fcàcheux n'ad- viendra. Le succès obtenu avec le ver à soie me prédisait réus- site pareille avec la première chenille venue. Les faits ont en plein confirmé ces prévisions. J'ai essayé les granules stercoraux de diverses chenilles, non choisies, mais comme me les fournissaient les chances de mes récoltes : Yanesse grande tortue, Mélitée Athalie, Pié- ride du chou. Sphinx de l'euphorbe, Grand-Paon, Aché- rontie Atropos, Dicranure fourchue, Arctie marte, Li- 410 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES paris de l'arbousier. Tous mes essais, sans en excepter un seul, ont amené l'urlicalion, à des degrés divers de violence, il est vrai. Ces variations des eiïels, je les rap- porte aux quantités de virus plus fortes ou plus faibles, impossibles à doser. L'excrétion urticante est donc commune à toutes les chenilles. Par un revirement bien inattendu, la répu- gnance populaire est fondée, le préjugé devient la vé- rité; toutes les chenilles sont vireuses. Distineuons cependant : avec la même virosité, les unes sont inof- fensives, et les autres, bien moins nombreuses, sont à craindre. D'où provient cette différence? Je remarque que les chenilles signalées comme urti- cantes vivent en sociétés et se fdent des habitacles de soie où longtemps elles stationnent. De plus, elles sont velues. De ce nombre sont la processionnaire du pin, la processionnaire du chêne et les chenilles de divers Liparis. Considérons en particulier la première. Son nid, vo- lumineuse bourse filée à la cime d'un rameau, est su- perbe de soyeuse blancheur au dehors ; au dedans, c'est un odieux dépotoir. La colonie s'y tient toute la journée et la majeure partie de la nuit. Elle n'en sort, en pro- cession, aux heures avancées du crépuscule, que pour aller brouter le feuillage voisin. Ce long internement a pour conséquence un amas considérable de crottins au sein de la demeure. A tous les fils de ce labyrinthe, il en pend des chape- lets ; dans tous les couloirs, les parois en sont tapissées; les chambrettes, si étroites, en sont encombrées. D'un nid, du volume de la tête, il m'est arrivé de retirer, avec un crible, un demi-litre de grenaille stercorale. UN VIRUS DES INSECTES 411 Or c'est au milieu de cette ordure que les chenilles vont et viennent, circulent, grouillent, sommeillent. Les suites de ce profond mépris des soins de propreté sont évidentes. Certes, la processionnaire ne souille pas sa toison au contact de ces granules arides ; elle sort de chez elle avec un costume correctement lustré, ne lais- sant rien soupçonner des immondices. N'importe : frô- lant sans cesse le crottin, les poils inévitablement s'en- duisent de virus et empoisonnent leurs barbelures. La chenille devient urticante, parce que son genre de vie la soumet au contact prolongé de son ordure. Voyez, en effet, la Hérissonne. Pourquoi est-elle béni- gne malgré sa farouche pilosité? Parce qu'elle vit isolée et vagabonde. Jamais sa crinière, très apte à recueillir et garder les particules irritantes, ne nous causera pru- rit, par la raison toute simple que la chenille ne stationne pas sur ses déjections. Disséminés à travers champs et peu nombreux d'ailleurs à cause de l'isolement de la bêle, les crottins, vireux cependant, ne peuvent trans- mettre leurs énergies à une toison sans rapport avec eux. Si la Hérissonne vivait en société dans un nid dé- potoir, elle serait en tête de nos chenilles urticantes. Au premier aspect, les chambrées des magnaneries paraissent remplir les conditions nécessaires à la viro- sité superficielle des vers à soie. Chaque changement de litière élimine des claies du crottin par corbeilles. Sur cet amas d'ordures grouillaient les vers amoncelés. Com- ment se fait-il qu'ils ne contractent pas la virosité de leurs déjections? J'y vois deux motifs. D'abord ils sont nus, et la brosse d'une toison pourrait bien être indispensable à la collecte du virus. En second lieu, loin de stationner parmi les 412 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES immondices, ils sont au-dessus de la couche souillée, largement séparés d'elle par le lit de feuilles renouvelé chaque jour à plusieurs reprises. Malgré son entasse- ment, la population d'une claie n'a rien de comparable aux ordinaires habitudes de la processionnaire ; aussi se maintient-elle inofTensive en dépit de sa toxine ster- corale. Ces premières études nous amènent à des conséquen- ces déjà bien remarquables. Toutes les chenilles excrè- tent une matière urticante, identique dans la série en- tière. Mais pour que la virosité se manifeste et nous cause le prurit caractéristique, est indispensable le sé- jour en commun, longtemps prolongé, dans des bourses de soie encombrées de crottins. Ceux-ci fournissent le virus ; la pilosité le recueille et nous le transmet. Le moment est venu d'attaquer le problème sous un autre point de vue. La redoutable matière qui accom- pagne toujours les déjections est-elle un résidu digestif? N'est-elle pas plutôt un de ces décombres que l'orga- nisme engendre en fonctionnant, décombres désignés par l'appellation générale de produits urinaires ? Isoler ces produits, les recueillir à part, ne serait guère praticable, si l'on n'avait recours aux suites de la méta- morphose. Tout papillon , au sortir de sa chrysalide, rejette une copieuse bouillie d'acide urique et de diver- ses humeurs encore bien mal connues. Comparable aux plâtras d'un édifice reconstruit sur de nouveaux plans, cela représente les déchets du profond travail accompli dans l'animal transfiguré. Ces ruines-là sont par excel- lence des produits urinaires, où n'interviennent en rien des aliments digérés. A qui m'adresser pour les obtenir? La chance fait UN VIRUS DES INSECTES 413 bien des choses. Je fais récolte, sur le vieil orme de l'enclos, d'une centaine de curieuses chenilles. Elles ont sept rangées de piquants d'un jaune ambré, sorte de buisson à quatre ou cinq branches. Le papillon m'ap- prendra qu'elles appartiennent à la Vanesse grande tortue {Vanessa polychloros, Lin.). Élevées sous cloche métallique avec des feuilles d'orme, mes bêtes se transforment vers la fin du mois de mai. Leurs chrysalides, pointillées de brun sur fond blanchâtre, ont en dessous six superbes taches argen- tées, quincaillerie décorative, semblable à des miroirs. Fixées par la queue au moyen d'un coussinet de soie, elles pendent au sommet du dôme, oscillent au moin- dre ébranlement et projettent avec leurs rétlecteurs de vifs éclairs de lumière. Mes enfants sont émerveillés de la vivante girandole. C'est fête pour eux quand je leur permets de venir l'admirer dans mon atelier aux bêtes. Une autre surprise les attend, mais tragique cette fois. Quinze jours plus tard, les papillons éclosent. J'ai dé- posé sous la cloche une grande feuille de papier blanc qui recevra les produits attendus. J'appelle les enfants. Que voient-ils sur le papier? De larges taches de sang. Sous leurs yeux même, de ià-haut, du sommet du dôme, un papillon laisse tomber sa grosse goutte rouge, flac ! Ce n'est plus de la joie aujourd'hui; c'est de l'anxiété, presque de la frayeur. Je les congédie, non sans leur dire : « Retenez bien ce que vous venez de voir, petits; et si jamais on vous parle de pluies de sang, gardez-vous d'une folle crainte. Un gracieux papillon est la cause des taches sanguino- lentes qui parfois ont jeté la terreur dans les campagnes. Aussitôt né, il rejette en une bouillie rouge les ruines 414 SOUVENIRS EiNTOMOLOGIQUES de son vieux corps de chenille, corps refondu et renais- sant sous forme glorieuse. Tout le secret est là. n Les naïfs visiteurs partis, je reprends l'étude de la pluie de sang- sous cloche. Encore accrochée à la dé- pouille de sa chrysalide, chaque Vanesse expulse et laisse choir sur le papier une grosse goutte rouge qui, par le repos, dépose un sédiment poudreux teinté de rose et composé d'urates. Le liquide surnageant est alors d'un carmin intense. Lorsque le tout est parfaitement sec, je découpe dans le papier maculé quelques-unes des taches les plus ri- ches, et je metsmacérer dans l'éther ma pincée de petits chiffons. Les taches persistent sur le papier aussi rou- ges qu'au début, et le liquide prend une teinte jaune- citron clair. Evaporé jusqu'à réduction à quelques gout- tes, ce liquide me fournit de quoi imbiber mon carré de papier buvard. Que dirai-je, si je ne veux me répéter? Les effets du nouveau cautère sont exactement ceux que j'avais re- connus en faisant usage des crottins de la procession- naire. Même démangeaison, môme chaleur, même tumé- faction des chairs tremblotantes et lluxionnées, même suintement séreux, même excoriation épidermique , même rougeur tenace, qui persiste des trois et quatre mois, alors que depuis longtemps l'ulcère a disparu. Sans être bien douloureuse, la plaie est si incommode et surtout de si vilain aspect que je me jure bien de ne plus m'y laisser prendre. Désormais, sans attendre la corrosion , j'enlèverai l'appareil dès que je ressentirai un prurit concluant. Au cours de ces pénibles expériences, des amis me reprochèrent de ne pas recourir à l'auxiliaire de l'ani- UN VIRUS DES INSECTES 415 mal, du cobaye, par exemple, ce souffre-doulear des physiologistes. Je ne lins compte de leur reproche. L'a- nimal est un stoïque. Il ne dit rien de ses douleurs. Si, torturé trop au vif, il se plaint, je ne suis pas en mesure de traduire exactement ses cris et de les rapporter à une impression déterminée. La bête ne dira pas : « Cela cuit, cela démange, cela brûle; » elle dira tout simplement : « Gela fait mal. » Comme je désire savoir par le détail les sensations éprouvées, le mieux est de recourir à ma peau, seul témoin en qui je puisse avoir pleine contiance. Au risque de faire sourire, je me permettrai une au- tre confession. A mesure que je commence à y voir plus clair, je me fais scrupule de torturer, de détruire une bête dans la grande cité de Dieu. La vie du moindre est chose respectable. Nous pouvons l'enlever, et non la donner. Paix à ces innocents, si désintéressés dans nos recherches! Qu'importe notre inquiète curiosité à leur sainte et tranquille ig-norance! Si nous désirons con- naître, payons de notre personne, dans la mesure du possible. L'acquisition d'une idée vaut bien le sacrifice d'un peu de sa peau. La Vanesse de l'orme, avec sa pluie sanglante, peut laisser quelques doutes. Cet étrange produit rouge, si exceptionnel d'aspect, ne contiendrait-il pas un virus exceptionnel lui aussi? Je m'adresse donc au Bombyx du mûrier, au Bombyx du pin, au Grand-Paon. Je recueille les déjections uriques rejetées par les papillons frais éclos. Maintenant la chose est blanchâtre, salie çà et là de teintes indécises. Rien de la coloration sanguine. Le résultat n'est pas changé. L'énergie virulente se mani- 416 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES feste de la façon la plus nette. Donc le virus de la pro- cessionnaire se retrouve dans toutes les chenilles, dans tous les papillons au sortir de la chrysalide ; et ce virus est un décombre de Torg-anisme, un produit urinaire. La curiosité de notre esprit est insatiable. Une réponse acquise appelle ausitôt nouvelle demande. Pourquoi les Lépidoptères seraient-ils seuls doués de la sorte ? Le travail organique qui s'accomplit en eux ne doit pas beaucoup dilTérer, quant à la nature des matériaux, de celui qui régit l'entretien de la vie chez les autres insectes. Alors ces autres élaborent, eux aussi, des déchets urticants. C'est à vérifier, et tout de suite, avec les éléments dont je dispose. La première réponse m'est fournie par la Cétoine floricole, dont je recueille une demi-douzaine de coques dans un tas de feuilles à demi converties en terreau. Une boîte reçoit ma trouvaille sur une feuille de papier blanc, où tombera la bouillie urinaire de l'insecte parfait aussitôt les collrets rompus. La saison est favorable, et l'attente n'est pas longue. C'est fait. La matière rejetée est blanche, coloration ha- bituelle des mêmes résidus pour la grande majorité des insectes à métamorphoses. Peu abondante, elle provo- que néanmoins sur mon avant-bras prurit et mortih- cation de l'épiderme, qui tombe par écailles. S'il ne se montre d'ulcère mieux accentué, c'est que j'ai jugé prudent de mettre fin à l'expérience. La chaude déman- geaison me renseigne assez sur les conséquences d'un contact trop prolongé. A l'hyménoptère maintenant. Je n'ai rien, et je le regrette, de ce que m'ont valu autrefois mes éducations, soit d'apiaires, soit de prédateurs. Je dispose seulement UN VIRUS DES INSECTES 4{7 d'une Tenthrède verte dont la larve vit en nombreuses familles sur le feuillage de l'aulne. Élevée sous cloche, cette larve m'approvisionne en menus crottins noirs, de quoi remplir un dé à coudre. Cela sufit. L'urticatioi; est très nette. Je poursuis avec des insectes à transformations in- complètes. Mes récents élevages m'ont valu toute une collection de crottins d'orthoptères. Je consulte ceux de l'Éphippigère des vignes et du gros Criquet cendré. Les uns et les autres s'affirment urticants à un degré qui me fait regretter une dernière fois ma prodigalité. Tenons-nous-en là; ainsi l'exigent mes bras, qui, tatoués de carrés rouges, se refusent à recevoir de nou- veaux stigmates. Les exemples sont assez variés pour dicter la conclusion que voici : le virus de la proces- sionnaire se retrouve dans une foule d'autres insectes, apparemment même dans la série entière. C'est un pro- duit urinaire inhérent à l'organisme entomologique. Les déjections des insectes, surtout celles qui sont évacuées à la fin de la métamorphose, contiennent des urates, ou même en sont presque entièrement compo- sées. La matière urticante serait-elle l'inévitable asso- ciée de l'acide urique ? Elle devrait alors faire partie de l'excrément de l'oiseau et du reptile, si abondant en urates. Encore un soupçon digne du contrôle de l'ex- périence. Pour le moment, il m'est impossible d'interroger le reptile ; il m'est facile, au contraire, d'interroger l'oi- seau, dont la réponse suffira. J'accepte ce que m'offre le hasard : un insectivore, l'hirondelle, et un granivore, le chardonneret. Eh bien, leurs déjections urinaires, dé- barrassées avec soin des résidus digestifs, n'ont pas le 27 418 SOUVENIRS EN TOMOLOGIQUES moindre effet urticant. Le virus à prurit est donc indé- pendant de l'acide urique. Il l'accompagne dans la classe des insectes, sans en être partout ailleurs l'inévitable associé. Un dernier pas resterait à faire ; isoler la matière ur- ticante et l'obtenir en quantité qui permît des études précises sur sa nature et ses propriétés. Il me semble que la thérapeutique tirerait parti d'une substance dont les énergies rivalisent avec celle de la cantharidine, si elles ne les dépassent. Cette recherche me sourit. Volontiers je reviendrais à ma chère chimie; mais il faut des réac- tifs, un outillage, un laboratoire, arsenal coûteux auquel je ne peux songer, affligé que je suis d'un mal terrible : l'impécuniosité, lot habituel des chercheurs. I- 1 N TABLE DES MATIÈRES Pages. I. — Le Sisyphe. — L'instmct de la paternité 1 II. - Le Copris lunaire. - L'Oaitis Bison ^^^ 111. — L'atavisme "l W. — Mou école g V — Les Bousiers des pampas y» VI. — La coloration VII. - Les Nécrophores. - L'enterrement " Vin. - Les Nécrophores. - Expériences IX - Le Dectique à front blanc. - Les mœurs la X - Le Dectique à front blanc. - La ponte. - L'éclosion . . 66 XL - Le Dectique à front blanc. - L'appareil sonore l^5 XII. — La Sauterelle verte ^ XIII. - Le Grillon. — Le terrier. — L'œuf.... - XIV — Le Grillon. - Le chant. - La pariade ^'J XV. - Les Acridiens. - Leur rôle. - L'appareil sonore -^b XVI. — Les Acridiens. — La ponte -^^ XVII - Les Acridiens. — La dernière mue -- XVllI - La Processionnaire du pin. - La ponte. - L'éclosion . . ^J» XIX - La Processionnaire du pin. - Le nid. - La société .... 311 La Processionnaire du pin. - La procession à'^^ La Processionnaire du pin. - La météorologie àb6 XXII. — La Processionnaire du pin. — Le papillon XXIII. — La Processionnaire du pin. — L'urtication XXIV. — La chenille de l'arbousier XXV. — Un virus des insectes XX. XXI. 361 378 393 40-2 SOCIÉTÉ ANONYME d'IMPRIMERIE DE VILLEFRANCHE-DE-ROUERGUE Jules Bardoux, Directeur. A LA MÊME LIBRAIRIE Ouvrages de J.-H. FABRE (Extrait du Catalogue général). Souvenirs Entomologiques : \'^ série. In-8°, broché 2 25 2* — In-i2, — 3 50 3e _ In-8^ — 5 » 4e _ in_8% — 2 25 5e _ in-go, — 2 50 6e _ in-8°, — 2 50 Simples Notions sur la Chimie. In-12. figures, broché 3 50 Lectures Scientifiques sur la Botanique In-8^ broché 2 25 Lectures, Instructions Scientifiques sur la Zoologie. In-8% broché 2 60 Les Auxiliaires. (Animaux utiles à l'agricul- ture). In-8°, broché 2 » Histoire Naturelle. (Animaux). In-12, cart. 1 25 (Végétaux). In-i2,cart 1 25 (Terrains et Pierres). In- 12, cart 2 » Arithmétique agricole In-12, cart 1 25 Chimie agricole. In-12, cart 1 25 Les Serviteurs. (Animaux domestiques). In-i2, cart 2 » Physique. (Livre de lecture courante) 2 » La Chimie de l'oncle Paul. (Lectures cou- rantes). In- 12, cart 2 » Le Ciel. Notions de cosmographie). In-8", br. 2 25 La Terre. (Physique du Globe. In-8%br. ... 2 25 La Plante. (Leçons sur la botanique). In-8", br. 2 25 Les Ravageurs. (Insectes nuisibles à l'agri- cultureU In-8°, broché » 90 Lectures Scientifique^, de Zoologie. In- 12, cart 2 » Inip. A. Uauthcrin, i'3i rue de VauRirard, Pans.