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J.-H. Fabire
Souvenirs
Entomologiques
Études sur
riNSTINCT et les MŒURS des INSECTES
(NEUVIÈME SÉRIE)
Avec Illustrations
PARIS
LIBRAIRIE CH. DELAGRAVj:
I s, RUE SOUFFLOT, I 5
SOUVENIRS
ENTOiAIOLOGIQUES
J.-H. FABRE
SOUVENIRS
ENTOMOLOGIQUES
(dixième série)
ETUDES SUR L'INSTINCT ET LES MŒURS DES INSECTES
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PARIS
LIBRAIRIE GH. DELAGRAVE
15, RUE SOUFFLOT. lo
SOUVENIRS
ENTOMOLOGIQUES
( D I X I È M K S É H I [•: )
LE MINOTAUnE TYPIIÉE LE TERRIER
Pour désigner Tinsecte objet de ce chapitre, la no-
menclature savante associe deux noms redoutables :
celui de Minotaure, le taureau de Minos nourri de chair
humaine dans les cryptes du labyrinthe de Crète, et
celui de Typbée, l'un des géants, fils de la Terre, qui
tentèrent d'escalader le ciel. A la faveur de la pelote
de fil que lui donna Ariadne, fille de Minos, l'Athénien
Thésée parvint au Minotaure, le tua et sortit sain et
sauf, ayant délivré pour toujours sa patrie de l'hor-
rible tribut destiné à la nourriture du monstre. Typhée,
foudroyé sur son entassement de montagnes, fut préci-
pité dans les flancs de l'Etna.
Il y est encore. Son haleine est la fumée du volcan.
S'il tousse, il expectore des coulées de lave; s'il change
d'épaule pour se reposer sur l'autre, il met en émoi la
Sicile : il la secoue d'un tremblement de terre.
Il ne déplaît pas de trouver un souvenir de ces vieux
contes dans l'histoire des bètes. Sonores, respectueuses
6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
de l'oreille, les dénominations mythologiques n'entraî-
nent pas de contradictions avec le réel, défaut que
n'évitent pas toujours des termes fabriqués de toutes
pièces avec les données du lexique. Si de vagues ana-
logies relient en outre le fabuleux et l'historique, noms
et prénoms sont des plus heureux. Tel est le cas de
Minotaure Typhée [Minotaiirus Typhgeiis, Lin.).
On appelle de la sorte un coléoptère noir, de taille
assez avantageuse, étroitement apparenté avec les
troueurs de terre, les Géotrupes. C'est un pacifique, un
inoffensif, mais il est encorné mieux que le taureau de
Minos. Nul, parmi nos insectes amateurs de panoplies,
ne porte armure aussi menaçante. Le mâle a sur le
corselet un faisceau de trois épieux acérés, parallèles et
dirigés en avant. Supposons-lui la taille d'un taureau,
et Thésée lui-même, le rencontrant dans la campagne,
n'oserait affronter son terrible trident.
Le Typhée de la Fable eut l'ambition de saccager la
demeure des dieux en dressant une pile de montagnes
arrachées de leur base; le Typhée des naturalistes ne
monte pas, il descend; il perfore le sol à des profon-
deurs énormes. Le premier, d'un coup d'épaule, met
une province en trépidation; le second, d'une poussée
de Féchine, fait trembler sa taupinée, comme tremble
l'Etna lorsque son enseveli remue.
Tel est l'insecte que je me propose d'étudier aujour-
d'hui, en pénétrant dans l'intimité de ses actes autant
que faire se peut. Les quelques données acquises déjà,
depuis si longtemps que je le fréquente, me font soup-
çonner des mœurs dignes d'une histoire développée.
Mais à quoi bon cette histoire, à quoi bon ces minu-
tieuses recherches? Cela, je le sais bien, n'amènera pas
LE xMLNOTAURE TYPHÉE 7
un rabais sur le poivre, un renchérissement sur les ba-
rils de choux pourris et autres graves événements de
ce genre, qui font équiper des flottes et mettent en pré-
sence des gens résolus à s'exterminer. L'insecte n'as-
pire pas à tant de gloire. Il se borne à nous montrer la
vie dans l'inépuisable variété de ses manifestations; il
nous aide à déchiffrer un peu le livre le plus obscur de
tous, le livre de nous-mêmes.
D'acquisition facile, d'entretien non onéreux, d'exa-
Le Miuotaure Typhée. — Mâle et femelle.
men organique non répugnant, il se prête bien mieux
que les animaux supérieurs aux investigations de notre
curiosité. D'ailleurs, ces derniers, nos proches voisins,
ne font que répéter un thème assez monotone. Lui,
d'une richesse inouïe en instincts, mœurs et structure,
nous révèle un monde nouveau, comme si nous avions
colloque avec les naturels d'une autre planète. Tel est
le motif qui me fait tenir l'insecte en haute estime et
renouveler avec lui des relations jamais lassées.
Le Minotaure Typhée affectionne les lieux découverts,
sablonneux, où, se rendant au pâturage, les troupeaux
de moutons sèment leurs traînées de noires pilules.
8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
C'est là, pour lui, réglementaire provende. A leur dé-
faut, il accepte aussi les menus produits du lapin, de
cueillette aisée, car le timide rongeur, crainte peut-être
de se trahir par des témoins trop répandus , vient
toujours crotter au point accoutumé, entre quelques
touffes de thym.
Ce sont là, -pour le Minotaure, des vivres de qualité
inférieure, utilisés faute de mieux en sa propre réfec-
tion, mais non servis à sa famille; il leur préfère ceux
que fournit le troupeau. S'il fallait le dénommer d'a-
près ses goûts, il faudrait l'appeler le fervent collecteur
de crottins de mouton. Cette prédilection pastorale
n'avait pas échappé aux anciens observateurs. L'un
d'eux appelle l'insecte le Scarabée des moutons, Sca-
rabœus ovimis.
Les terriers, reconnaissables à la taupinée qui les
surmonte, commencent à se montrer fréquents en au-
tomne, lorsque des pluies sont enfin venues humecter
le sol calciné par les torridités estivales. Alors, de
dessous terre, les jeunes de l'année doucement émer-
gent et viennent pour la première fois aux réjouissances
de la lumière; alors, en des chalets provisoires, on fes-
toie quelques semaines; puis on thésaurise en vue de
l'hiver.
Visitons la demeure, maintenant travail aisé auquel
suffit une simple houlette de poche. Le manoir de l'ar-
rière-saison est un puits du calibre du doigt et de la
profondeur d'un empan environ. Pas de chambre spé-
ciale, mais un trou de sonde, vertical autant que le
permettent les accidents du terrain. Tantôt d'un sexe,
tantôt de l'autre, le propriétaire est au fond, toujours
isolé. L'heure de se mettre en ménage et d'établir la
LE MINOTAURE TYPHEH i)
famille n'étant pas encore venue, chacun vit en ermite
et ne s'occupe que de son bien-être. Au-dessus du
reclus, une colonne de crottins de mouton encombre
le logis. Il y en a parfois de quoi remplir le creux de la
main.
Comment le Minotaure a-t-il acquis tant de richesses?
Il amasse aisément, alTranchi qu'il est du tracas des
recherches, car il a toujours soin de s'établir à proxi-
mité d'une copieuse émission. Il fait cueillette sur le
seuil même de sa porte. Lorsque bon lui semble, de
nuit surtout, il choisit dans l'amas de pilules une
pièce à sa convenance. De son chaperon comme levier,
il l'ébranlé en dessous ; d'un doux roulis, il l'amène à
l'orifice du puits, oii le butin s'engouffre. Suivent d'au-
tres olives, une par une, toutes de manœuvre aisée à
cause de leur forme. Ainsi roulent des fûts sous la
poussée du tonnelier.
Lorsqu'il se propose d'aller festoyer sous terre, loin
de la mêlée, le Scarabée sacré conglobe en boule sa
part de victuailles; il lui donne la configuration sphé-
rique, la mieux apte au charroi. Le Minotaure, versé
lui aussi dans la mécanique du roulage, est afi'ranchi
de ces préparatifs : le mouton lui moule gratuitement
des pièces à déplacement aisé. Satisfait de sa récolte,
l'amasseur rentre enfin chez lui.
Que va-t-il faire de son trésor? S'en nourrir, cela va
de soi, tant que le froid et sa conséquence l'engourdis-
sement ne suspendront pas l'appétit. Mais la consom-
mation n'est pas tout. En hiver, certaines précautions
s'imposent dans une retraite de médiocre profondeur.
Aux approches de décembre, déjà se rencontrent quel-
ques taupinées aussi volumineuses que celles du prin-
10 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
temps. Elles correspondent à des terriers descendant à
un mètre et davantage. En ces profondes cryptes se
trouve invariablement une femelle qui, garantie des
sévices du dehors, grignote sobrement de maigres pro-
visions.
Pareilles demeures, à température constante, sont
encore rares. Les plus fréquentes, toujours occupées
par un seul habitant, soit un mâle, soit une femelle,
n'ont guère qu'un empan de profondeur. Elles sont
d'habitude capitonnées d'un épais molleton, provenant
de pilules arides, émiettées et réduites en charpie. Il
est à croire que cet amas filamenteux, éminemment
favorable à la conservation de la chaleur, n'est pas
étranger au bien-être de l'ermite en des temps rigou-
reux. Dans l'arrière-saison, le Minotaure thésaurise
pour s'entourer d'un matelas de feutre lorsque vien-
dront les froids sérieux.
Vers les premiers jours de mars, commencent à se
rencontrer des couples adonnés de concert à la nidifi-
cation. Les deux sexes, jusque-là isolés en des terriers
superficiels, se trouvent maintenant associés pour une
longue période. En quel lieu se fait la rencontre et se
conclut le pacte de collaboration? Un fait tout d'abord
attire mon attention. Dans l'arrière-saison, ainsi qu'en
hiver, les femelles abondaient, aussi nombreuses que
les mâles. Quand arrive mars, je n'en trouve presque
plus, à tel point que 'je désespère de peupler convena-
blement la volière où je me propose de suivre les mœurs
de rinsecte. Pour une quinzaine de mâles, j'exhume
trois femelles au plus. Que sont devenues ces dernières,
si fréquentes au début?
Je fouille, il est vrai, les terriers les mieux accessi-
LE MLNOÏAURE TYPHÉE 11
bles à ma houlette de poche. Peut-être le secret des
absentes est-il au fond de gîtes plus pénibles à visiter.
Faisons appel à des bras plus souples et plus vigoureux
que les miens; armons-nous d'une bêche, et profondé-
ment creusons. Je suis dédommagé de ma persévérance.
Des femelles enfin se trouvent, aussi nombreuses que
je peux le désirer. Elles sont seules, sans vivres, au
fond d'une galerie verticale dont la profondeur décou-
ragerait quiconque n'est pas doué d'une belle patience.
Maintenant tout s'explique. Dès l'éveil printanier,
et même parfois à la fin de l'automne, avant d'avoir
connu leurs collaborateurs, les vaillantes futures mères
se mettent à l'ouvrage, choisissent bonne place et
forent un puits qui, s'il n'atteint pas encore la profon-
deur requise, sera du moins l'amorce de travaux plus
considérables. Aux heures discrètes du crépuscule,
c'est dans ces galeries plus ou moins avancées que
les prétendants viennent trouver les travailleuses. Ils
sont parfois plusieurs. Il n'est pas rare d'en rencon-
trer deux ou trois auprès de la même nubile. Comme
un seul suffit, les autres vident les lieux et vont cher-
cher ailleurs, lorsque le choix de la sollicitée et peut-
être un brin de bataille ont donné conclusion aux
affaires.
Entre ces pacifiques, les rixes doivent être sans gra-
vité. Quelques enlacements de pattes, dont les bras-
sards dentelés grincent sur l'armure rigide; quelques
culbutes sous les coups du trident, à cela sans doute
se réduit la querelle. Les surnuméraires partis, la
pariade se fait, le ménage se fonde, et dès lors sont
contractés des liens de remarquable durée.
•Ces liens sont-ils indissolubles? Les deux conjoints
12 SOUVENIRS EMOMOLOGIQUES
se reconnaissent-ils parmi leurs pareils? Y a-t-il entre
eux mutuelle fidélité? Si les occasions de rupture ma-
trimoniale sont très rares, nulles même à l'égard de
la mère, qui, de longtemps, ne quitte plus le fond de la
demeure, elles sont fréquentes, au contraire, à l'égard
du père, obligé, par ses fonctions, de venir souvent
au dehors. Ainsi qu'on le verra bientôt, il est, sa vie
durant, le pourvoyeur de vivres, le préposé au charroi
des déblais. Seul, à différentes heures de la journée,
il expulse au dehors les terres provenant des fouilles
de la mère; seul, il explore de nuit les alentours du
domicile, en quête des pilules dont se pétriront les
pains des fils.
Parfois des terriers sont voisins. Le collecteur de
victuailles ne peut-il, en rentrant, se tromper de porte
et pénétrer chez autrui? En ses tournées, ne lui arrive-
t-il pas de rencontrer des promeneuses non encore
établies, et alors, oublieux de sa première compagne,
n'est-il pas sujet à divorcer? La question méritait exa-
men. J'ai cherché à la résoudre de la manière sui-
vante.
Deux couples sont extraits de terre en pleine période
d'excavation. Des marques indélébiles, pratiquées de
la pointe d'une aiguille au bord inférieur des élytres,
me permettront de les distinguer l'un de l'autre. Les
quatre sujets sont distribués au hasard, un par un, à
la surface d'une aire sablonneuse d'une paire de pans
d'épaisseur. Pareil sol sera suffisant aux fouilles d'une
nuit. Dans le cas oii des vivres seraient nécessaires,
une poignée de crottins de mouton est servie. Une ample
terrine renversée couvre l'arène, met obstacle à l'éva-
sion et fait l'obscurité, favorable au recueillement.
LE MINOTAURE TYPHÉE 13
Le lendemain, réponse superbe. Il y a deux terriers
dans l'établissement, pas davantage; les couples se
sont reformés tels qu'ils étaient avant, chaque parti-
culier a retrouvé sa particulière. Une seconde épreuve
faite le jour d'après, ensuite une troisième, ont le môme
succès : les marqués d'un point sont ensemble, les
non marqués sont ensemble au fond de la galerie.
Cincj fois encore je fais, chaque jour, recommencer
la mise en ménage. Les choses maintenant se gâtent.
Tantôt chacun des quatre éprouvés s'établit à part;
tantôt dans le môme terrier sont inclus les deux mâles
ou les deux femelles; tantôt la môme crypte reçoit les
deux sexes, mais associés autrement qu'ils ne l'étaient
au début. J'ai abusé de la répétition. Désormais c'est
le désordre. Mes bouleversements quotidiens ont démo-
ralisé les fouisseurs; une demeure croulante, toujours
à recommencer, a mis fin aux associations légitimes.
Le ménage correct n'est plus possible du moment que
la maison s'effondre chaque jour.
N'importe : les trois premières épreuves, alors que
des apeurements coup sur coup répétés n'avaient pas
encore brouillé le délicat fil d'attache, semblent affir-
mer certaine constance dans le ménage du Minotaure.
Elle et lui se reconnaissent, se retrouvent dans le tu-
multe des événements que mes malices leur imposent;
ils se gardent mutuellement fidélité, qualité bien extra-
ordinaire dans la classe des insectes, si vite oublieux
des obligations matrimoniales.
Comment se reconnaissent- ils? Nous nous recon-
naissons aux traits du visage, si variables de l'un à
l'autre en leur commune uniformité. Eux, à vrai dire,
n'ont pas de visage; ils sont dépourvus de physionomie
14 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
SOUS leur masque rigide. D'ailleurs les faits se passent
dans une obscurité profonde. La vue n'est donc ici pour
rien.
Nous nous reconnaissons à la parole, au timbre,
aux inflexions de la voix. Eux sont des muets, privés
de tout moyen d'appel. Reste le flair. Le Minotaure
retrouvant sa compagne me fait songer à l'ami Tom,
le cbien de la maison, qui, à l'époque de ses lunes,
lève le nez en l'air, hume l'air du vent et saute par-
dessus les murs de l'enclos, empressé d'obéir à la ma-
gique et lointaine convocation ; il me remet en mémoire
le Grand-Paon, accouru de plusieurs kilomètres pour
présenter ses hommages à la nubile récemment éclose.
La comparaison cependant laisse beaucoup à désirer.
Chien et gros papillon sont avertis de la noce sans con-
naître encore la mariée. Au contraire, le Minotaure,
inexpert dans les grands pèlerinages, se dirige, en une
brève ronde, vers celle qu'il a déjà fréquentée; il la
reconnaît, il la distingue des autres à certaines émana-
tions, certaines senteurs individuelles inappréciables
pour tout autre que l'énamouré. En quoi consistent ces
effluves? L'insecte ne me l'a pas dit. C'est dommage.
Il nous eût appris de belles choses sur les prouesses
de son flair.
Or, comment, dans ce ménage, se répartit le travail?
Le savoir n'est pas entreprise commode, à laquelle
suffira la pointe d'un couteau. Qui se propose de visiter
l'insecte fouisseur chez lui, doit recourir à des sapes
exténuantes. Ce n'est pas ici la chambre du Scarabée,
du Copris et des autres, mise à découvert sans fatigue
avec une simple houlette de poche; c'est un puits dont
on n'atteindra le fond qu'avec une solide bêche, vail-
LE MINOTAURE TYPHÉE lo
lamment manœuvrée des heures entières. Pour peu que
le soleil soit vif, on reviendra de la corvée tout perclus.
Ahl mes pauvres articulations rouillées par l'âge!
Soupçonner un beau problème sous terre, et ne pou-
voir fouiller ! L'ardeur persiste, aussi chaleureuse qu'au
temps oi^i j'abattais les talus spongieux aimés des An-
thophores ; l'amour des recherches n'a pas défailli,
mais les forces manquent. Heureusement j'ai un aide.
C'est mon fils Paul, qui me prête la vigueur de ses
poignets et la souplesse de ses reins. Je suis la tète, il
est le bras.
Le reste de la famille, la mère comprise et non de
moindre zèle, d'habitude nous accompagne. Les yeux
ne sont pas de trop lorsque, la fosse devenue profonde,
il faut surveiller à distance les menus documents
exhumés par la bêche. Ce que l'un ne voit pas, un
autre l'aperçoit. Iluber, devenu aveugle, étudiait les
abeilles par l'intermédiaire d'un serviteur clairvoyant
et dévoué. Je suis mieux avantagé que le grand natu-
raliste de la Suisse. A ma vue, assez bonne encore
quoique bien fatiguée, vient en aide la perspicace
prunelle de tous les miens. Si je suis en état de
poursuivre mes recherches, c'est à eux que je le dois :
grâces lear en soient rendues.
De bon matin, nous voici sur les lieux. Un terrier
est trouvé avec taupinée volumineuse, formée de tam-
pons cylindriques, expulsés tout d'une pièce à coups de
refouloir. Sous le monticule déblayé s'ouvre un puits.
Un beau jonc, cueilli en chemin, est introduit dans le
gouffre. Engagé plus avant à mesure que le haut se
dénude, il nous servira de guide.
Le sol est très meuble, sans mélange de cailloux,
16 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
odieux à l'insecte fouisseur ami de la direction verti-
cale, odieux surtout au tranchant de la Lèche explora-
trice. Il se compose uniquement de sable cimenté par
un peu d'argile. La fouille serait donc aisée s'il ne fal-
lait atteindre des profondeurs où le maniement des
outils devient fort difficile, à moins de bouleverser le
terrain. La méthode que voici donne de bons résultats,
sans exagérer les masses remuées, ce que le propriétaire
des lieux pourrait trouver mauvais.
Une aire d'un mètre environ de rayon est attaquée
autour du puits. A mesure que le jonc conducteur se
dénude, on l'enfonce davantage. Il plongeait d'abord
d'un empan, il plonge maintenant d'une coudée. Bien-
tôt l'extraction des terres devient impraticable avec la
pelle, que gêne le manque de large. Il faut se mettre
à genoux, rassembler des deux mains les déblais et les
rejeter à belles poignées. La cuve s'approfondit d'au-
tant, ce qui augmente la difficulté déjà si grande. Un
moment arrive oii, pour continuer, il est nécessaire de
se coucher à plat ventre et de plonger l'avant du corps
dans le trou, autant que le permet la souplesse des
reins. Chaque plongeon amène au dehors le plein creux
d'une main. Et le jonc descend toujours, sans indica-
tion d'un prochain arrêt.
Impossible à mon fils de continuer de la sorte, mal-
gré son élasticité juvénile. Pour se rapprocher du fond
de la désespérante cuve, il abaisse le niveau de la base
d'appui. Al'extrémité de la ronde fosse une entaille est
faite, où il y a tout juste place pour les deux genoux.
C'est un degré, un gradin que l'on approfondira à me-
sure. Le travail reprend, plus actif cette fois; mais le
jonc consulté descend encore, et de beaucoup.
LE MLNOTAURE TVIMIÉE 17
Nouvel abaissement de l'escalier d'appui et nouveaux
coups de bêche. Les déblais enlevés, l'excavation me-
sure au delà d'un mètre. Y sommes-nous enfin? Point :
le terrible jonc continue de plong-er. Approfondissons
l'escalier et continuons. Le succès est aux persévérants.
A un mètre et demi de profondeur, le jonc rencontre
un obstacle; il cesse de glisser. Victoire! C'est fini;
nous venons d'atteindre la chambre du Minotaure.
La houlette de poche dénude avec prudence, et l'on
voit apparaître les maîtres de céans, le mâle d'abord,
un peu plus bas la femelle. Le couple enlevé, se montre
une tache circulaire et sombre : c'est la terminaison
de la colonne de victuailles. Attention maintenant, et
fouillons en douceur. Il s'agit de cerner au fond de
la cuve la motte centrale, de l'isoler, des terres envi-
ronnantes, puis, faisant levier de la houlette insinuée
dessous, d'extraire le bloc tout d'une pièce. Crac! c'est
fait. Nous voici possesseurs du couple et de son nid.
Une matinée d'exténuantes fouilles nous a valu ces
richesses. Le dos fumant de Paul pourrait nous dire
au prix de quels efforts.
Cette profondeur d'un mètre et demi n'est pas et ne
saurait être constante; bien des causes la font varier,
telles que le degré de fraîcheur et de consistance du
milieu traversé, la fougue au travail de l'insecte et le
loisir disponible, suivant l'époque plus ou moins rap-
prochée de la ponte. J'ai vu des terriers descendre un
peu plus bas; j'en ai vu d'autres n'atteignant pas tout à
fait un mètre. Dans tous les cas, pour établir sa famille,
il faut au Minotaure un logis de profondeur outrée,
comme n'en excave de pareils aucun fouisseur à ma
connaissance. Nous aurons tantôt à nous demander
18 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
quels impérieux besoins obligent le collecteur de crot-
tins de mouton à se domicilier si bas.
Avant de quitter les lieux, notons un fait dont le
témoignage aura plus tard sa valeur. La femelle s'est
trouvée tout au fond du terrier; au-dessus, à quelque
distance, était le mâle, l'un et Fautre immobilisés par
la frayeur dans une occupation qu'il n'est guère pos-
sible de préciser encore. Ce détail, vu et revu dans les
divers terriers fouillés, semble dire que les deux colla-
borateurs ont chacun une place déterminée.
La mère, mieux entendue aux choses d'éducation,
occupe l'étage inférieur. Seule elle fouille, versée
qu'elle est dans les propriétés de la verticale qui éco-
nomise le travail en donnant la plus grande profon-
deur. Elle est l'ingénieur, toujours en rapport avec le
front d'attaque de la galerie. L'autre est son manœu-
vre. Il stationne à l'arrière, prêt à charger les déblais
sur sa hotte cornue. Plus tard, Fexcavatrice se fait
boulangère ; elle pétrit en cylindres les gâteaux des fils ;
le père est alors son mitron. 11 lui amène du dehors
de quoi faire farine. Comme dans tout bon ménage, la
mère est le ministre de l'intérieur; le père est celui de
l'extérieur. Ainsi s'expliquerait leur invariable situa-
tion dans le logis tubulaire. L'avenir nous dira si ces
prévisions traduisent bien les réalités.
Pour le moment, examinons à loisir, avec les aises
du chez soi, la motte centrale, d'acquisition si pénible.
Elle contient une conserve alimentaire en forme de sau-
cisse, à peu près de la longueur et de la grosseur du
doigt. C'est composé d'une matière sombre, compacte,
stratifiée par couches, où se reconnaissent les pilules
du moufon réduites en miettes. Parfois la pâle est fine,
LE MLN'OTAIIIE TYPllÉE
20 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
presque homogène d'un bout à l'autre du cylindre;
plus souvent la pièce est une sorte de nougat oii de
gros débris sont noyés dans un ciment d'amalgame.
Suivant ses loisirs, la boulangère varie apparemment
la confection, plus ou moins soignée, de sa pâtisserie.
La chose est étroitement moulée dans le cul-de-sac
du terrier, où la paroi est plus lisse et mieux travaillée
que dans le reste du puits. De la pointe du canif, aisé-
ment cela se dénude de la terre environnante, qui se
détache à la façon d'une écorce. J'obtiens ainsi le cy-
lindre alimentaire net de toute souillure terreuse.
Cela fait, informons-nous de l'œuf, car cette pâtisse-
rie a été certainement manipulée en vue d'une larve.
Guidé par ce que m'avaient appris jadis les Géotrupes,
qui logent l'œuf au bout inférieur de leur boudin, dans
une niche spéciale ménagée au sein même des vivres,
je m'attends à trouver celui du Minotaure, leur proche
allié, dans une chambre d'éclosion, tout au bas de la
saucisse. Je suis mal renseigné. L'œuf cherché n'est
pas à l'endroit prévu, ni à l'autre bout, ni en uq point
quelconque des victuailles.
Des recherches hors des vivres me le montrent enfin.
Il est au-dessous des provisions, dans le sable même,
tout dépourvu des soins méticuleux oii les mères excel-
lent. Il y a là, non une cellule à parois lisses, comme
semblerait en réclamer le délicat épidémie du nouveau-
né, mais une anfractuosité rustique, résultat d'un sim-
ple éboulis plutôt que de l'industrie maternelle. En
cette rude couchette, à quelque distance des vivres, le
ver doit éclore. Pour atteindre le manger, il lui faudra
faire crouler et traverser un plafond de sable de quel-
ques millimètres d'épaisseur. En vue de ses fils, la
LE MLNOTAURE TYPHEE 21
mère Minotaiire est experte dans l'art des saucisses,
mais elle ignore à fond les tendresses du berceau.
Désireux d'assister à Téclosion et de suivre la crois-
sance du ver, j'installe ma trouvaille en des loges oii
sont reproduites du mieux possible les conditions na-
turelles. Un tube de verre fermé d'un bout et du cali-
bre du terrier reçoit d'abord une coucbe de sable frais
qui représentera le sol d'origine. A la surface de ce lit
est déposé l'œuf. Un peu du même sable forme le pla-
fond que le nouveau-né doit traverser pour atteindre
les vivres. Ceux-ci ne sont autres que la saucisse régle-
mentaire, expurgée de son écorce terreuse. Quelques
coups de refouloir ménagés lui font occuper l'espace
disponible. Enfin un tampon d'ouate humectée, mais
non ruisselante, achève de remplir le logis. Ce sera la
source d'une humidité permanente, conforme à celle
des profondeurs où la mère établit sa famille. Les vi-
vres seront de la sorte maintenus souples, tels que les
exige le jeune consommateur.
Cette souplesse du manger et la sapidité qu'amène
la fermentation à la faveur de l'humide ne sont pro-
bablement pas étrangères à l'instinct des fouilles pro-
fondes lors de la nidification. Que veulent en réalité
les parents? Creusent-ils dans le but de leur propre
bien-être? Descendent-ils si bas afin d'y trouver tem-
pérature et fraîcheur agréables lorque sévissent les
torridités estivales?
En aucune manière. Robustes de tempérament et
amis des caresses du soleil comme les autres insectes,
ils ont pour demeure l'un et l'autre, tant que le ménage
n'est pas fondé, un chalet médiocre en bonne exposi-
tion. Les rudesses de l'hiver ne leur imposent pas
22 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
que Tàge des fouilles persévérantes est passé et que
ton pauvre intellect ne peut remonter le cours des
choses. Faire une seconde fois ce qui a été déjà fait
dépasse ton savoir. Avec ton aspect si profondément
méditatif, tu ne peux résoudre le problème du disparu
à reconstruire.
Adressons-nous maintenant à des Lycosos plus
jeunes et dans la période d'excavation. Vers la fin de
février, j'en exhume une demi-douzaine. Elles sont de
taille moitié moindre que celle des vieilles; leurs ter-
riers ont le calibre du petit doigt. Des déblais, tout frais
encore et répandus autour du puits, certifient des fouil-
les récentes.
Internées sous cloche, ces jeunes Lycoses se com-
portent de façon différente suivant que le sol mis à leur
disposition est ou n'est pas déjà muni d'un terrier,
mon ouvrage. Un terrier, c'est trop dire; je ne leur
donne qu'un commencement de puits, qu'une amorce
profonde environ d'un pouce. En possession de ce gîte
rudimentaire, l'Araignée n'hésite pas à poursuivre le
travail que je viens d'interrompre dans les champs. De
nuit, vaillamment elle creuse. Je le reconnais à la
masse des déblais rejetés. Enfin elle obtient une habi-
tation suivant ses goûts, habitation surmontée d'une
tourelle, comme de règle.
Au contraire, les autres, à qui l'empreinte de mon
crayon n'a pas ménagé un vestibule représentant par à
peu près la galerie naturelle d'oii je les ai délogées,
se refusent absolument au travail et périssent malgré
fabondance des vivres.
Les premières poursuivent la besogne qui est de sai-
son. Elles creusaient quand je les ai prises, et, entrai-
LA LVCOSE UE NARBONNE 2:î
nées par le courant de leur activité, elles creusent
encore dans mes appareils. Trompées par une amorce
de puits, elles approfondissent l'empreinte du crayon
comme elles auraient approfondi leur réel vestibule.
Elles ne recommencent pas le travail; elles le conti-
nuent.
Les secondes, dépourvues de ce leurre, de ce sem-
blant de terrier pris pour leur ouvrage, renoncent aux
fouilles et se laissent mourir, parce qu'il faudrait rétro-
grader dans la série des actes et reprendre les coups de
pioche du début. Recommencer demande réflexion,
aptitude qui leur est étrangère.
Pour l'insecte, — en bien des cas déjà nous l'avons
reconnu, — ce qui est fait est fait, et plus ne se reprend.
Les aiguilles d'une montre ne rétrogradent pas. A peu
près ainsi se comporte l'insecte. Son activité l'entraîne
dans un sens, toujours en avant, sans lui permettre le
recul, même lorsqu'un accident le rend nécessaire.
Ce que nous ont appris jadis les Chalicodpmes et les
autres, voici que maintenant la Lycose le confirme à
sa manière. Incapable de se créer à frais nouveaux une
seconde demeure lorsque la première est ruinée, elle
vagabondera, elle pénétrera chez quelque voisine, au
risque d'être mangée si elle n'est pas la plus forte, mais
elle ne s'avisera pas de se domicilier en recommençant.
Ah ! le singulier intellect que celui de la hôte, mé-
lange de rigidité mécanique et de souplesse cérébrale I
Y a-t-il là des éclaircies qui combinent et des vouloirs
qui poursuivent un but? Après tant d'autres, la Lycose
nous permet d'en douter.
II
le min'otaure typhée. — premier appareil
d'orservation
Jadis les Géotrupes, cousins du Minotatire, me va-
laient une délicieuse rareté : la longue association à
deux, le vrai ménage, travaillant de concert au bien-
être des fils. D'un même zèle, Philémon et Baucis,
comme je les appelais alors, préparaient le logis et les
vivres. Philémon, plus vigoureux, comprimait les con-
serves sous la poussée de ses brassards; Baucis exploi-
tait le monceau de la surface, choisissait le meilleur
et descendait, par brassées, de quoi confectionner l'é-
norme saucisson. C'était superbe, la mère épluchant,
le père comprimant.
Un nuage jetait de l'ombre sur l'exquis tableau. Mes
sujets occupaient une volière où toute visite exigeait,
de ma part, une fouille, discrète, il est vrai, mais suffi-
sante pour effrayer les travailleurs et les immobiliser.
Prodigue de patience, j'obtenais de la sorte une série
d'instantanés que la logique des choses, délicat ciné-
matographe, assemblait après en scène vivante. Je dé-
sirais mieux; j'aurais voulu suivre le couple en action
continue, du commencement à la fin de l'ouvrage. Je
dus y renoncer, tant il me parut impossible d'assister,
sans fouilles perturbatrices, aux mystères du sous-sol.
LE MIiNOTAURE TVPHÉE 25
Aujourd'hui revient l'ambition de l'impossible. Le
Minotaure s'annonce comme un émule des Géotrupes;
il paraît môme lui être supérieur. Je me propose d'en
suivre les actes sous terre, à la profondeur d'un mètre
et davantage, tout à mon aise, sans distraire en rien
l'insecte de ses occupations. Il me faudrait ici le regard
du lynx, capable, dit-on, de sonder l'opaque, et je n'ai
que l'ingéniosité pour essayer de voir clair dans le
ténébreux. Consultons-la.
La direction du terrier me fait déjà entrevoir que
mon projet n'est pas tout à fait insensé. En ses fouilles
de nidification, le Minotaure descend suivant la verti-
cale. S'il opérait à l'aventure, en des voies désordon-
nées, l'excavation exigerait un sol illimité, hors de
proportion avec les moyens dont je dispose. Eh bien,
son invariable verticale m'avertit que je n'ai pas à me
préoccuper de la masse sablonneuse disponible, mais
uniquement de la profondeur de la couche. Dans ces
conditions, l'entreprise n'est pas déraisonnable.
J'ai, de fortune, un tube de verre depuis longtemps
détourné de la chimie et mis au service de l'entomo-
logie. La longueur en est d'un mètre environ, et le
calibre de trois centimètres. S'il est tenu vertical, il
suffira, ce me semble, au terrier du Minotaure. Je le
ferme d'un bout avec un bouchon, je le remplis d'un
mélange de sable fin et de terre argileuse fraîche, mé-
lange que je tasse par couches avec une baguette de
fusil. Cette colonne sera le terrain livré au travail du
fouisseur.
Mais il faut la tenir d'aplomb et la compléter avec
divers accessoires nécessaires au bon fonctionnement.
A cet effet, trois bambous sont implantés dans la terre
26 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQ UES
d'un grand pot à fleurs. Assemblés au sommet, ils for-
ment un trépied, charpente de soutien pour tout l'édi-
fice. Au centre de la base triangulaire, le tube est
dressé. Une petite terrine dont j'ai percé le fond reçoit
en haut l'embouchure, qui déborde un peu et permet
une couche de terre s'élevant au niveau de la margelle.
Ainsi, autour de l'orifice du puits, sera représentée
l'aire où l'insecte pourra vaquer à ses affaires, soit pour
rejeter les déblais de la galerie, soit pour cueillir les
vivres environnants. Enfin, une cloche de verre, enchâs-
sée dans la terrine, met obstacle à l'évasion et conserve
le peu d'humidité nécessaire. Des cordons suspenseurs
et quelques fils de fer assujettissent le tout de façon
inébranlable.
N'oublions pas un détail de haute importance. Le
diamètre du tube est environ le double de celui du
terrier naturel. S'il creuse suivant l'axe et dans une
direction exactement verticale, l'insecte a donc au delà
du large voulu. Il obtiendra un canal revêtu de par-
tout d'une paroi de sable de quelques millimètres d'é-
paisseur. Il est à présumer cependant que le fouisseur,
étranger aux précisions géométriques et ignorant les
conditions qui lui sont faites, ne tiendra compte de
l'axe, s'en détournera soit d'un côté, soit de l'autre. En
outre, le moindre surcroît de résistance dans le milieu
traversé le fera dévier un peu, tantôt par ici et tantôt:
par là. De la sorte, en divers points, la paroi de verre
sera totalement dénudée; il s'y formera des fenêtres,
des jours sur lesquels je compte pour me rendre l'ob-
servation possible, mais qui seront odieux aux travail-
leurs, amis de l'obscur.
Pour me réserver ces fenêtres et les épargner à Tin-
LE MINOTAURE TYPHÉE 27
secte, j'enveloppe le tube de quelques étuis de carton,
qui peuvent glisser à frottement doux et rentrer l'un
dans l'autre. Avec ce dispositif, aux moments requis et
sans distraire l'insecte de son ouvrage, je ferai tour à
tour, d'un simple coup de pouce, un peu de clarté pour
moi, et de l'obscurité pour lui. La disposition des étuis
mobiles, s'élevant ou s'abaissant, permettra l'examen
du tube d'un bout à l'autre à mesure que les accidents
du forage ouvriront des fenêtres nouvelles.
Une dernière précaution est à prendre. Si je dépose
le couple tout simplement dans la terrine surmontée de
la cloche, il est probable que l'orbe si réduit du terrain
exploitable n'attirera pas l'attention des reclus. Il con-
vient de leur enseigner le bon endroit, au centre d'une
aire inattaquable. A cet effet, je laisse le haut du tube
vide sur une longueur de quelques travers de doigt; et
comme l'escalade d'une paroi de verre serait impos-
sible, je garnis cette partie d'un ascenseur, c'est-à-dire
que je la tapisse d'une fine toile métallique. Cela fait,
les deux insectes, mâle et femelle, exhumés ensemble
de leur terrier naturel, sont introduits dans ce vesti-
bule : ils y trouveront leur milieu familier, la terre
sablonneuse. Avec quelques vivres semés dans le voi-
sinage, ce sera suffisant, je l'espère, pour leur faire
agréer l'étrange logement.
Qu'obtiendrai-je avec mon rustique appareil, long-
temps médité au coin du feu pendant les veillées de
l'hiver? Certes, il ne paye pas de mine; il serait mal
reçu dans les laboratoires qui tant raffinent l'outillage.
C'est œuvre de paysan, grossière combinaison de choses
triviales. D'accord, mais n'oublions pas que l'indigent
et le simple ne le cèdent en rien au somptueux dans
28 SOUVENIRS EMOMOLOGIQL'ES
la poursuite de la vérité. Mon édifice à trois bambous
m'a valu des moments délicieux; il m'a fourni d'inté-
ressants aperçus que je vais essayer d'exposer.
En mars, au moment des grandes fouilles de nidifi-
cation, j'exhume un couple à la campagne. Je l'établis
dans mon appareil. Au cas où des vivres seraient néces-
saires comme réconfort pendant le laborieux forage du
puits, quelques crottins de mouton sont déposés sous
la cloche à proximité de l'embouchure du tube. Le
stratagème du vestibule vide, apte à mettre immédia-
tement les prisonniers en rapport avec la colonne exploi-
table, réussit à souhait. Peu après leur installation,
les captifs, remis de leur émoi, assidûment travaillent.
Extraits de chez eux en pleine ferveur d'excavation,
ils continuent chez moi l'ouvrage dont je viens de les
détourner. Il est vrai que j'ai mis au changement de
chantier toute la hâte que me permettait le retour des
lieux d'origine, non bien éloignés. Leur zèle n'a pas
eu le temps de se refroidir. Ils creusaient tantôt, ils se
remettent à creuser. Les choses pressent, et le couple
ne veut de chômage, même après un bouleversement
qui semblerait devoir les démoraliser.
Comme je le prévoyais, la fouille est excentrique,
ce qui amène dans la paroi sablonneuse quelques vides
où le verre est à nu. Ces lucarnes ne sont pas des plus
satisfaisantes à l'égard de mes projets; si quelques-
unes se prêtent à une nette vision, la plupart sont
obnubilées d'un voile terreux. En outre, elles ne sont
pas fixes. Journellement il s'en ouvre de nouvelles,
tandis que d'autres se ferment. Ces variations conti-
nuelles sont dues aux déblais qui, péniblement hissés
au dehors, frottent contre la paroi, badigeonnent ou
LE MINOTAUIIE TVPHÉE
29
Le .Miuotaurc. — Premier uppaiTil d'observation.
30 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
dénudent tels et tels autres points. Je profite de ces
éclaircies fortuites pour examiner un peu, sous une
incidence favorable de la lumière, les curieuses choses
qui se passent à l'intérieur du tube.
Je revois à loisir, aussi souvent que je le désire et
d'une façon durable, ce que Texténuante visite des
terriers naturels m'avait appris par rares et brèves
apparitions. La mère est toujours en avant, à la place
d'honneur, dans la cuvette d'attaque. Seule, de son
chaperon elle laboure ; seule, de la herse de ses bras
dentés, elle gratte et fouit, non relayée par son compa-
gnon. Le père, est toujours en arrière, fort occupé lui
aussi, mais d'une autre besogne. Sa fonction est de
véhiculer au dehors les terres abattues et de faire place
nette à mesure que la pionnière approfondit.
Son travail de manœuvre n'est pas petite affaire.
Nous pouvons en juger par la taupinée qu'il élève,
dans l'exercice de son métier aux champs. C'est un
volumineux monceau de bouchons de terre, de cylin-
dres mesurant la plupart un pouce de longueur. Gela
se voit au seul examen des pièces ; le déblayeur opère
par blocs cyclopéens. Il ne transporte pas miette par
miette les produits de l'excavation; il les expulse par
agglomérés énormes.
Que dirions-nous d'un mineur obligé de hisser à la
surface, à quelques cents mètres d'élévation, une acca-
blante benne de houille par la voie verticale d'un puits
étroit où l'ascension se pratiquerait sur le seul appui
des genoux et des coudes? Le père Minotaure a pour
besogne courante l'équivalent de ce tour de force. Très
dextrement, il y réussit. Gomment fait-il? L'appareil
à trois bambous va nous le dire.
LE MINOTAURE TVPHÉE 31
De temps à autre, les points dénudés du tube me
permettent de l'entrevoir en ses fonctions. Il se tient
aux talons de la fouisseuse, ramenant par brassées
devers lui les terres remuées. Il les pétrit, ce que per-
met leur fraîcheur; il les amalgame en un tampon qu'il
refoule dans le canal. Puis cela chemine, le faix en
avant, lui en arrière et poussant de sa fourche à trois
pointes. Le spectacle du charroi serait superbe si les
lucarnes accidentelles de la galerie se prêtaient mieux
à notre curiosité. Malheureusement, elles sont rares,
étroites et de médiocre netteté.
Tâchons de trouver mieux. Dans mon cabinet, en un
recoin d'éclairage discret, je suspends suivant la verti-
cale un tube de verre de moindre calibre que le pre-
mier. Je le laisse tel quel, non pourvu d'une gaine
opaque. Au fond est une colonne de terre haute d'un
pan. Tout le reste est vide et d'observation aisée, si
l'insecte consent à travailler dans des conditions si
mauvaises pour lui. Pourvu que l'épreuve ne se pro-,
longe pas trop, il y consent très bien, tant se fait
impérieux le besoin d'un terrier aux approches de la
ponte.
Un couple occupé des fouilles dans sa naturelle gale-
rie est extrait du sol et logé dans le canal de verre.
Le lendemain, en plein jour, il continue ses affaires
interrompues. Assis à côté, dans la pénombre du re-
coin oi!i l'appareil est appendu, j'assiste à l'opération,
émerveillé de ce qui se passe. La mère fouille. Le
père, à quelque distance, attend que le monceau de gra-
vats commence à gêner la travailleuse. Il s'approche
alors. Par petites brassées, il attire devers lui et se fait
glisser sous le ventre les terres remuées qui, plastiques.
32 SOUVENIRS ENTOMOLO GIQUES
s'agglomèrent en pelote sous le foulage des pattes d'ar-
rière.
L'insecte maintenant se retourne au-dessous de la
charge. Le trident enfoncé dans le paquet, ainsi qu'une
fourche dans la botte de foin que l'on met en grenier,
les pattes antérieures, à larges bras dentelés, retenant
le fardeau, l'empêchant de s'émietter, il pousse de
toute son énergie. Et hardi! cela s'ébranle, cela monte,
très lentement il est vrai, mais enfin cela monte. De
quelle façon, puisque le verre, surface trop lisse, s'op-
pose absolument à l'ascension?
L'insurmontable difficulté a été prévue. J'ai faiL
choix d'une terre argileuse apte à laisser trace sur son
passage. En tète de l'attelage, la charge elle-même
empierre le chemin et le rend praticable ; en frottant
de partout contre la paroi, elle y abandonne des par-
celles terreuses qui sont autant de points d'appui. A
mesure qu'il le refoule plus haut, l'insecte trouve donc,
en arrière de son faix, des aspérités oi!i prendre pied
pour l'escalade.
Cela .lui suffit à la rigueur, non sans des glissades
et des efforts d'équilibre inconnus dans la naturelle
galerie. Parvenu à quelque distance de l'orifice, il laisse
là sa motte, qui, moulée dans le canal, reste en place,
immobile. Il revient au fond, non en se laissant pré-
cipiter d'une chute brutale, mais peu à peu, de façon
prudente, à l'aide des échelons qui lui ont servi pour
monter. Une seconde pelote est hissée, qui s'adjoint à
la première et fait corps avec elle. Une troisième suit.
Enfin, d'un dernier alian il expulse le tout en un
bouchon.
Ce fractionnement est judicieuse méthode. A cause
LE MINOTAURE TVPHÉE 33
(la frottement énorme dans l'étroit et rugueux canal
naturel, jamais l'insecte ne parviendrait à hisser d'une
seule pièce les gros cylindres de sa taupinée ; il les
monte par charges non accablantes, plus tard juxta-
posées, soudées.
Je soupçonne que ce travail d'assemblage s'opère
dans le vestibule à faible pente qui, d'habitude, précède
le puits vertical. Là, sans doute, les mottes successives
se compriment en un cylindre unique fort lourd, mais
encore d'un charroi facile sur une voie presque hori-
zontale. Alors le Minotaure, d'une dernière poussée
de son trident, expulse le bloc, qui va rejoindre les
autres sur les flancs de la taupinée. Ce sont autant do
pierres de taille, d'agglomérés, qui défendent l'accès
du domicile. Avec ces déblais convenablement moulés,
s'obtient, de la sorte, un système de fortification cyclo-
péenne.
L'escalade est trop difficultueuse dans le tube de
verre pour que l'insecte ne soit pas bientôt découragé.
Les fragiles échelons laissés par la charge s'effritent,
se détachent, balayés par les tarses qui vainement cher-
chent des appuis; en de larges étendues le canal rede-
vient lisse. Le grimpeur finit par renoncer à la lutte
contre l'impossible; il abandonne son paquet et se laisse
choir. Désormais les travaux cessent; le couple a
reconnu les perfidies de l'étrange demeure. L'un et
l'autre veulent s'en aller. Leur inquiétude se trahit par
de continuels essais d'évasion. Je les mets en liberté.
Ils m'ont appris tout ce qu'ils pouvaient m'apprendre
en des conditions si avantageuses pour moi et si mau-
vaises pour eux.
Revenons au grand appareil, oia le travail marche
3
34 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQ UES
(le façon correcte. Le forage, commencé en mars, se
termine vers le milieu d'avril. A partir de cette époque,
mes visites quotidiennes ne voient plus à la cime de
la taupinée un tampon de terre fraîche, signe d'une
récente expulsion de déblais. Il faudrait donc de deux
à trois semaines au moins pour creuser la demeure.
Mes observations à la campagne me portent môme
à croire qu'un mois et plus n'est pas de trop. Mes deux
séquestrés, dérangés de leur premier ouvrage et pres-
sés par la saison tardive, ont abrégé la besogne, qu'ils
étaient d'ailleurs dans l'impossibilité de continuer
lorsque, au fond du tube, s'est présenté le bouchon de
liège, obstacle infranchissable. Les autres, opérant en
liberté, disposent dans le sable d'une profondeur sans
limite. Ils ont pour eux le loisir en s'y prenant de
bonne heure. Février n'est pas fini que s'élèvent déjà
des taupinées copieuses, auxquelles correspondent plus
tard des trous de sonde profonds d'un mètre et demi
et davantage. De tels puits exigent labeur se prolon-
geant le mois entier, si ce n'est plus.
Or, pour se restaurer, que mangent les deux puisa-
tiers en cette longue période? Rien, absolument rien,
nous disent les hùtes de mon appareil. Ni l'un ni
l'autre ne se montre au dehors, à la recherche de vic-
tuailles, dans l'aire de la terrine. La mère ne quitte
pas un instant le fond ; le père seul monte et redes-
cend. Quand il monte, c'est toujours avec une charge
de déblais. Je suis averti de son arrivée par la tau-
pinée qui tremble et s'éboule en partie sous la poussée
du déblayeur et de son fardeau; mais l'insecte lui-
même ne se montre pas, car l'embouchure du cône
éruptif reste close par le tampon expulsé. Tout se passe
LE MINOTAURE TYPHÉE 35
en secret, à l'abri des indiscré lions de la lumière. De
même, à la campagne, tout terrier en construction est
fermé jusqu'à parfait achèvement.
Cela ne prouve pas, il est vrai, l'absence absolue de
vivres, car, de nuit, le père pourrait sortir, cueillir
aux environs quelques pilules, les introduire, rentrer,
puis refermer le logis. Le ménage aurait ainsi du pain
sur la planche pour quelques jours. Il faut renoncer à
cette explication; ainsi nous l'ordonnent, de la façon
la plus formelle, les événements de mon engin édu-
cateur.
En prévision d'un besoin de nourriture, j'avais garni
la terrine de quelques crottins. Les travaux de fouille
terminés, je retrouve ces pilules intactes et en même
nombre. Le père, en lai supposant des rondes noc-
turnes dans le voisinage, ne pouvait manquer de les
voir. Il ne leur avait donné aucune attention.
Les paysans mes voisins, rudes gratteurs de terre,
font quatre repas par jour. Dès l'aube, au saut du lit,
morceau de pain et figues sèches, pour tuer le ver,
disent-ils. Au champ, vers les neuf heures, la femme
apporte la soupe et le complément, anchois, olives, qui
font boire sec. Sur les deux heures, à l'ombre d'une
haie, se retire de la besace le goûter, amandes et fro-
mage. Suit un somme au fort de la chaleur. Quand
vient la nuit, rentrée à la maison, où la ménagère a
préparé salade de laitue et friture de pommes de terre
assaisonnées d'oignon. Au total, beaucoup de man-
geaille pour un travail modéré.
Ah! que le Minotaure nous est supérieur! Un mois
durant et plus, sans nourriture aucune, il accomplit
besogne forcenée, toujours vigoureux, toujours dispos.
36 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Si je disais à mes voisins, les remueurs de glèbe, qu'en
un certain monde le travailleur trime dur et le mois
entier sans prendre réfection, ils me répondraient par
un large rire d'incrédulité. Si je l'affirme aux remueurs
de l'idée, peut-être les scandaliserai-je.
N'importe, répétons ce que m'a dit le Minotaure.
L'énergie chimique issue des aliments n'est pas l'uni-
que origine de l'activité animale. Comme stimulant de
la vie, il y a quelque chose de supérieur aux bouchées
digérées. Quoi donc? Que sais-je! Apparemment les
effluves, connus ou inconnus, émanés du soleil et per-
mutés par l'organisation en équivalent mécanique.
Ainsi nous parlaient autrefois le Scorpion et l'Arai-
gnée; ainsi nous parle aujourd'hui le Minotaure, plus
persuasif en son rude métier. Il ne mange pas, et véhé-
mentement il travaille.
Le monde de l'insecte est fécond en surprises. Le
Bousier à trident, jeûneur accompli et néanmoins
travailleur insigne, éveille superbe question. En des
planètes lointaines, régies par un autre soleil, vert,
bleu, jaune ou rouge, la vie ne pourrait-elle s'exemp-
ter des ignominies du ventre, lamentables sources d'a-
trocités, et s'entretenir active avec les seules radia-
tions de ce coin de l'univers? Le saurons-nous jamais?
J'espère bien que si, la Terre n'étant qu'une étape vers
un monde meilleur où la vraie félicité pourrait bien
être de sonder de plus en plus avant l'insondable pro-
blème des choses.
De ces hauteurs nébuleuses, rentrons, de plain-
pied, dans les affaires du Minotaure. Le terrier est
prêt; l'heure est venue d'y établir la famille. J'en
suis averti par la sortie du père, que, pour la première
LE MINOTAURE TYPHÉE 37
fois, je vois se risquer au grand jour. Il explore, très
affairé, l'aire de la terrine. Que cherclie-t-il? Apparem-
ment des vivres pour la nitée prochaine. C'est le mo-
ment d'intervenir.
Afin de rendre l'observation aisée, je fais place nette.
Je déblaye le local de sa taupinée sous laquelle sont
ensevelies les victuailles jugées nécessaires au début,
mais restées complètement inutiles. Ces vieilles pilules,
souillées de terre, sont rejetées et remplacées par d'au-
tres, au nombre d'une douzaine, réparties autour de
l'embouchure du puits. Je dis douze exactement, grou-
pées trois par trois, ce qui me rendra plus facile et
plus rapide le quotidien dénombrement à travers la
buée dont se couvre la cloche. Des arrosages modérés,
effectués de temps à autre sur le bourrelet de terre qui
cerne la cloche et la maintient enchâssée, provoquent,
en effet, au sein de l'appareil une atmosphère humide
pareille à celle des profondeurs affectionnées du Mino-
taure. C'est un élément de succès non à négliger. Enfin,
un compte courant est ouvert où s'inscrivent jour par
jour les pièces emmagasinées. 11 y en a douze servies
au début. Si elles s'épuisent, on les remplacera aussi
souvent qu'il sera nécessaire.
Le résultat de ces préparatifs ne se fait pas attendre.
Le soir même, me tenant au guet à distance, je sur-
prends le père qui sort de chez lui. Il va aux pilules,
en choisit une à sa convenance , et à petits coups de
boutoir la fait rouler ainsi qu'un tonnelet. Je m'appro-
che doucement pour suivre la manœuvre. Aussitôt l'in-
secte, craintif à l'excès, abandonne sa pièce et plonge
dans le puits. Il m'a vu, le méfiant; il s'est aperçu de
quelque chose d'énorme et de suspect se mouvant à
38 SOUVENIRS ENÏOMOLOGIQUES
proximité. C'est plus qu'il n'en faut pour l'inquiéter et
lui faire suspendre sa récolte. Il ne reparaîtra que lors-
que sera revenue tranquillité parfaite.
Me voilà averti : patience et discrétion extrêmes sont
imposées à qui veut assistera la collecte des vivres. Je
me le tiens pour dit: je serai discret et patient. Les
jours suivants, à des heures diverses, je recommence
ma tentative, silencieux, en tapinois, si bien que le
succès me dédommage de mes guets assidus.
Je vois et je revois le Minotaure en tournée de
récolte. C'est toujours le mâle, et le mâle seul, qui
sort et vient aux vivres; la mère, au grand jamais, ne
se montre, absorbée qu'elle est en d'autres occupa-
tions au fond du terrier. Les apports se font avec par-
cimonie. Là-bas dessous, parait-il, les apprêts culi-
naires sont de minutieuse lenteur; il faut donner à la
ménagère le temps d'élaborer les pièces descendues
avant d'en amener d'autres qui encombreraient l'of-
ficine et gêneraient la manipulation. En dix jours, à
partir du 13 avril, date de la première sortie du mâle,
je relève l'emmagasinement de vingt-trois pilules, soit
en moyenne deux dans les vingt-quatre heures. Au
total, dix journées de récolte et deux douzaines de
pièces pour la confection de la saucisse qui sera la
ration d'un ver.
Essayons d'entrevoir dans l'intimité les actes du mé-
nage. A ce sujet, j'ai deux ressources qui, consultées
tour à tour avec persévérance, peuvent donner, par
fragments, le spectacle tant désiré. En premier lieu, le
grand appareil à trépied. Dans son étroite colonne de
terre s'ouvrent, nous le savons, des lucarnes acciden-
telles, situées à des hauteurs diverses. J'en profite
LE MINOTAURE TYPHEE 39
pour donner un coup d'œil aux événements de l'inté-
rieur. En second lieu, un tube vertical et nu, le même
qui m'a servi pour l'examen de l'escalade, reçoit un
couple extrait de terre quelques heures avant, en plein
travail de préparatifs alimentaires.
Mon artifice, je m'y attends, n'aura pas succès du-
rable. Bientôt démoralisés par l'étrangeté du nouveau
domicile, les deux insectes se refuseront à l'ouvrage,
inquiets et désireux de s'en aller. N'importe, avant que
soit éteinte la fougue de nidification, ils peuvent me
fournir de précieuses données. En rassemblant les faits
recueillis par l'une et par l'autre méthode, j'obtiens
l'exposé que voici.
Le père sort, choisit une pilule dont la longueur est
supérieure au diamètre du puits. Il l'achemine vers
l'embouchure, soit à reculons en l'entraînant avec les
pattes antérieures , soit de façon directe en la faisant
rouler à légers coups de chaperon. Arrivé au bord de
l'orifice, va-t-il, d'une dernière poussée, précipiter la
pièce dans le gouffre? Nullement, il a des projets non
compatibles avec une brutale chute.
Il entre, enlaçant des pattes la pilule, qu'il a soin
d'introduire par un bout. Parvenu à une certaine dis-
tance du fond, il lui suffit d'obliquer légèrement la
pièce pour que celle-ci, en raison de l'excès d'ampleur
de son grand axe, trouve appui par ses deux extrémités
contre la paroi du canal. Ainsi s'obtient une sorte de
plancher temporaire apte à recevoir la charge de deux
ou trois pilules. Le tout est l'atelier oii va travailler
le père, sans dérangement pour la mère, occupée elle-
même en dessous. C'est le moulin d'où va descendre
la semoule destinée à la confection des gâteaux.
40 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Le meunier est bien outillé. Voyez son trident. Sur
le corselet, base solide, se dressent trois épieux acérés,
les deux latéraux longs, et le médian court, tous les
trois dirigés en avant. A quoi bon cette machine? On
n'y verrait d'abord qu'une parure masculine, comme
la corporation des bousiers en porte tant d'autres, de
forme très variée. Or, c'est ici mieux qu'un ornement;
de son atour le Minotaure fait outil.
Les trois pointes inégales décrivent un arc concave,
dans lequel peut s'engager la rotondité d'un crottin.
Sur son incomplet et branlant plancher, oij la station
exige l'emploi des quatre pattes d'arrière, arc-boutées
contre la paroi du canal, comment fera l'insecte pour
maintenir fixe la glissante olive et la fragmenter?
Yoyons-le à l'œuvre.
Se baissant un peu, il implante sa fourche dans la
pièce, dès lors immobilisée, prise qu'elle est dans la
lunule de l'outil. Les pattes antérieures sont libres;
de leurs brassards à dentelures, elles peuvent scier le
morceau, le dilacérer, le réduire en parcelles, qui tom-
bent à mesure par les vides du plancher et arrivent là-
bas, à la mère.
Ce qui descend de chez le meunier n'est pas une
farine passée au blutoir, mais bien une grossière se-
moule, mélange de débris poudreux et de morceaux
à peine broyés. Si incomplète qu'elle soit, cette tri-
turation préalable sera d'un grand secours pour
la mère, en méticuleux travail de panification ; elle
abrégera l'ouvrage, elle permettra d'emblée la sépa-
ration du médiocre et de l'excellent. Lorsque, à l'é-
tage d'en haut, tout est trituré, même le plancher, le
meunier cornu remonte à l'air libre, fait récolte nou-
!
LE MINOTAURE TYPHÉE 41
velle et recommence, tout à loisir, sa besogne d'émiet-
tement.
La boulangère, de son côté, n'est pas inactive en son
officine. Elle cueille les débris pleuvant autour d'elle,
les subdivise davantage, les affine, en fait triage, ceci,
plus tendre, pour la mie centrale, cela, plus coriace,
pour la croûte de la miche. Yirant d'ici, virant de là,
elle tapote la matière avec le battoir de ses bras aplatis;
elle la dispose par couches, comprimées après à l'aide
d'un piétinement sur place, pareil à celui du vigneron
foulant sa vendange. Rendue ferme et compacte, la
masse deviendra de meilleure conservation. En dix
jours environ de soins combinés, le ménage obtient
enfin le long pain cylindrique. Le père a fourni la mou-
ture, et la mère a pétri.
Le 24 avril, tout étant bien en ordre, le mâle sort du
tube de l'appareil. Il erre sous la cloche, insoucieux de
ma présence, lui si craintif d'abord et plongeant dans
le puits dès qu'il m'apercevait. Le manger lui est indif-
férent. Quelques pilules restent à la surface. A tout
instant il les rencontre; il passe outre, dédaigneux. Il
n'a qu'un désir, s'en aller au plus vite. Cela se voit à
ses inquiètes marches et contremarches, à ses conti-
nuels essais d'escalade contre la muraille de verre. Il
culbute, se remet sur pied, indéfiniment recommence,
oublieux du terrier où jamais plus il ne rentrera.
Je laisse le désespéré s'exténuer vingt-quatre heures
en vaines tentatives d'évasion. Venons à son aide main-
tenant, donnons-lui la liberté. Mais non : ce serait le
perdre de vue et ignorer le but de son agitation. J'ai
une volière très vaste, non occupée. J'y loge le Mino-
taure. Il y trouvera ampleur d'espace pour l'essor,
42 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
victuailles choisies et rayon de soleil. Le lendemain,
malgré tout ce bien-être, je le trouve affalé sur l'é-
cliine, les pattes raidies. Il est mort. Le vaillant, ses
devoirs de père de famille remplis, se sentait défaillir,
et telle était la cause de son agitation. Il voulait aller
mourir à l'écart, bien loin, pour ne pas souiller la de-
meure d'un cadavre et troubler la veuve dans la suite
des affaires. J'admire cette stoïque résignation de la
bête.
Si c'était là fait isolé, fortuit, conséquence peut-être
d'une installation défectueuse, il n'y aurait pas lieu
d'insister sur le trépassé de mon appareil. Mais voici
qui aggrave la chose. Dans la campagne, aux appro-
ches du mois de mai, il m'arrive fréquemment de
rencontrer des Minotaures desséchés au soleil, et ces
défunts sont des mâles, toujours des mâles, à de bien
rares exceptions près.
Une autre donnée, très significative, m'est fournie
par une volière oiî j'ai essayé d'élever l'insecte à bien
des reprises. La couche de terre, d'une paire d'empans
d'épaisseur, n'étant pas assez profonde, les internés ont
absolument refusé d'y nidifier. Les autres travaux,
d'usage courant, s'y accomplissaient d'ailleurs suivant
les règles. Or voici qu'à partir de la fin d'avril, les
mâles remontent à la surface, maintenant l'un, main-
tenant l'autre. Une paire de jours, ils errent sur le
treillis, désireux de s'en aller. Enfin ils tombent, se
couchent sur le dos et doucement se laissent mourir.
Ils sont tués par l'âge.
Dans la première semaine de juin, je fouille de fond
en comble le sol de la volière. Des quinze mâles que
j'avais au début, à peine m'en rcste-t-il un. Tous ont
LE MINOTAUUE TYPHÉE
43
Le Miuotaure. — Le couple en travail de meunerie et de boulangerie.
44 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
péri; toutes les femelles persistent. La dure loi est donc
formelle. Après avoir collaboré de sa hotte au long
forage du puits, après avoir amassé convenable pro-
vision et trituré la semoule, le laborieux encorné va
trépasser au loin, hors du logis.
III
le minotaure typhée. second appareil
d'observation
La demeure à trois bambous, d'aménagement si
étranger aux usages du Minotaure, pourrait bien être
en partie la cause de la fin prématurée du père. Dans le
tube de verre, tout au fond, un seul gâteau cylindrique
a été préparé. Ce n'est pas assez évidemment. Il en faut
deux au moins pour le maintien de l'espèce en l'état
actuel; il en faut davantage et le plus possible pour la
prospérité croissante. Mais dans mon appareil la place
manque, à moins de superposer les cylindres nourri-
ciers et de les empiler en colonnes, faute que ne com-
mettra pas la mère.
Des étages superposés rendraient plus tard la sortie
des fils difficultueuse. Dans leur empressement de venir
à la lumière, les aînés, mûris au point voulu et occu-
pant le bas de la colonne, bouleverseraient, écharpe-
raient les tard venus, non encore prêts et occupant le
haut. Pour la tranquille exode, il importe que le puits
soit libre d'un bout à l'autre. Les niches individuelles
doivent être par conséquent groupées à côté les unes
des autres et communiquer, chacune par un couloir
latéral, avec la commune cheminée d'ascension.
Autrefois, l'Onitis Bison nous a montré ses conser-
46 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQ UES
ves, rations d'autant de vers, disposées à proximité du
fond du terrier. Un court vestibule mettait chacune des
chambres en rapport avec la galerie verticale. C'était
un groupement de cellules sur le môme palier. Proba-
blement le Minotaure adopte semblable système.
Dans les fouilles aux champs, en saison un peu
tardive, lorsque le père est déjà défunt, ma houlette
exhume, en effet, une seconde loge, avec œuf et pro-
vende, à quelque distance delà loge centrale, elle-même
peuplée d'un œuf et dûment approvisionnée. Une autre
fouille me fournit deux loges excentriques. De part et
d'autre, dans le cul-de-sac du terrier et dans ses an-
nexes, les dispositions sont pareilles : à la base, dans
le sable, un œuf; par-dessus, les vivres disposés en
colonne.
11 est à croire que, si les difficultés de la manœuvre
au fond d'un entonnoir n'eussent excédé la patience et
la souplesse des reins de mon coadjuteur, de pareilles
fouilles, répétées toute la bonne saison, auraient aug-
menté le nombre des chambres desservies par le
môme puits. Combien y en a-t-il en tout? Quatre, cinq,
six? Je ne sais au juste. Un nombre modéré dans tous
les cas. Et cela doit ôtre. Les amasseurs de provende
familiale sont d'une modeste fécondité. Le temps leur
manque pour léguer le manger à nitée populeuse.
L'appareil éducateur à trépied de bambous me vaut
une surprise. Je le visite après le départ et le décès du
père. Il y a bien une colonne de vivres pareille à celles
que j'exhume aux champs; mais ces provisions ne sont
pas accompagnées d'un œuf, ni à la base ni ailleurs. La
table est servie, et le consommateur manque. Serait-ce
répugnance de la mère à peupler la demeure incom-
LE MINOTAURE TYPHÉE 47
mode que je lui ai imposée? Non apparemment, car
elle n'aurait pas au préalable pétri le long pain, si ce
pain devait être d'utilité nulle. Renonçant à la ponte
pour cause d'un logis défectueux, elle se serait abste-
nue de boulanger un gâteau sans emploi.
D'ailleurs, dans les conditions normales, le même
fait se reproduit. En ma douzaine de fouilles aux
champs, — et si le nombre n'en est pas plus grand,
c'est à la difliculté de l'opération qu'il faut l'attribuer,
— en ma douzaine de fouilles, le cas de l'œuf absent
s'est présenté trois fois. Le garde-manger était désert.
La ponte n'avait pas eu lieu, et les provisions étaient
là, manipulées comme d'habitude.
Je soupçonne ceci. Ne se sentant pas dans les ovaires
des germes mûris au degré requis, la mère n'en tra-
vaille pas moins aux provisions avec son collaborateur.
Elle sait que le beau cornu, l'auxiliaire si fervent, ne
tardera pas à disparaître, usé par les jours et le travail.
Avant d'en être privée, elle met à profit son zèle et ses
forces. Ainsi sont manipulées en cellier des conserves
utilisées plus tard par la mère restée veuve. Ces pro-
visions, d'autant meilleures que la fermentation les a
perfectionnées, seront reprises par la pondeuse, qui les
déplacera et les empilera dans une loge latérale, mais
cette fois avec un œuf placé sous l'amas. Pourvue de
la sorte et mise en état de continuer seule, la prochaine
veuve fera le reste. Le père maintenant peut trépasser,
la maison n'en souffrira pas trop.
La fin prématurée du père pourrait bien avoir pour
cause la nostalgie de l'inaction. C'est un laborieux que
met à mal l'ennui de ne rien faire. Dans mon appa-
reil, il se laisse mourir après la confection du premier
48 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
gâteau, parce que Tatelier forcément chôme, le reste
de la galerie en verre ne devant pas admettre des loges
superposées qui gêneraient plus tard la sortie de la
famille. Faute de place, la mère cesse de pondre, et le
père, n'ayant plus rien à faire, s'en va trépasser au de-
hors. Le désœuvrement l'a tué.
Aux champs, le large dans le sol estindétini; il per-
met au fond du puits tel groupe de loges qu'exige la
fécondité maternelle, mais une autre difficulté surgit,
et des plus graves. Lorsque je suis moi-même le pour-
voyeur, la disette n'est pas à craindre. Journellement
je m'informe des descentes en magasin, et je renou-
velle à mesure les vivres disponibles, disséminés à la
surface. Sans être encombrés, mes prisonniers sont
toujours dans l'abondance.
Avec la liberté des champs, c'est une autre affaire.
Le mouton n'est pas tellement prodigue qu'il dépose
toujours en un même point la quantité de pilules néces-
saire au Minotaure, deux cents et davantage, comme
en feront foi mes observations ultérieures. Une émis-
sion de trois ou quatre douzaines, c'est déjà beaucoup.
Le ruminant chemine et continue ailleurs son semis.
Or l'amasseur de pilules n'a pas l'humeur vagabonde.
Je ne peux me le figurer allant quérir au loin de quoi
doter ses fils. Comment, après une longue expédition,
retrouverait -il son chemin et rentrerait -il chez lui,
poussant de la patte, une par une, les olives rencon-
trées? Que l'essor et le flair lui permettent, pour sa
propre réfection, des trouvailles à grande distance, rien
de mieux ; il faut peu de nourriture au sobre consom-
mateur, et puis l'affaire n'est pas urgente.
S'il s'agit de nidification, au contraire, le besoin s'im-
LE MINOTAURE TYPHEE 49
pose de pilules fort nombreuses et de plus rapidement
acquises. L'insecte a pris soin, il est vrai, de s'établir
à proximité d'un amas aussi copieux que possible. De
nuit, il fait la ronde aux alentours de sa demeure; il
cueille presque sur sa porte; il poursuit môme ses
recherches à quelques empans de distance, en des lieux
familiers, où s'égarer est impossible. Mais tôt ou tard
plus rien ne reste dans le voisinage, tout est récolté.
L'amasseur, à qui répugnent des expéditions loin-
taines, dépérit alors d'inaction; il fuit le logis oii dé-
sormais le travail manque. N'ayant plus rien à faire
faute de matériaux, le routeur, le concasseur de pilules
trépasse hors de chez lui, à la belle étoile. Ainsi je
m'explique les mâles trouvés morts en plein air lors-
que vient le mois de mai. Ce sont des désolés, victi-
mes de leur passion du travail. Ils quittent la vie du
moment qu'elle devient inutile.
Si ma conjecture est fondée, il doit m'être possible
de prolonger l'existence de ces désespérés en mettant
graduellement à la disposition des travailleurs autant
de pilules qu'ils peuvent en désirer. Je songe alors à
combler de faveurs le Minotaure; je me propose de lui
faire un paradis où les crottins abondent, où les dra-
gées se renouvellent à mesure que les précédentes sont
descendues en cellier. De plus, ce lieu de délices aura
terre sablonneuse, maintenue fraîche au degré requis,
profondeur égale à celle des terriers habituels, enfin
largeur d'espace qui permette de grouper au fond plu-
sieurs cabines à coté l'une de l'autre.
Mes combinaisons aboutissent à l'édifice que voici.
Avec des planchettes d'un gros travers de doigt d'é-
paisseur, ce qui plus tard modérera l'évaporation, le
4
50 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
menuisier me construit un prisme creux et carré, me-
surant 1",40 de hauteur. Trois faces sont invariable-
ment assemblées avec des clous ; la quatrième est for-
mée de trois volets égaux que des vis maintiennent
en place. Cette disposition me permettra de visiter, à
ma guise, le haut, le bas et la région moyenne de l'ap-
pareil sans ébranlement du contenu. La cavité du
prisme mesure un décimètre de côté. Le bout inférieur
est fermé; le bout supérieur est libre et porte une
corniche sur laquelle repose un large plateau à rebord,
représentant les alentours du terrier naturel. Une clo-
che en toile métallique fait dôme sur ce plateau. La
colonne creuse se remplit de terre sablonneuse fraîche,
convenablement tassée. Le plateau lui-même en reçoit
une couche d'un travers de doigt.
Une condition indispensable est à remplir : c'est
que le contenu terreux de l'appareil ne se dessèche
pas. L'épaisseur des planches y pare en partie; mais
ce n'est pas assez, pendant les ardeurs de l'été surtout.
A cet effet, le tiers inférieur du long prisme plonge
dans un grand pot à fleurs, plein de terre, que je main-
tiens moite par des arrosages modérés. Une légère
transsudation de l'humidité environnante à travers le
bois empêchera le contenu de devenir aride. Du même
coup s'obtient aussi la stabilité verticale de l'appa-
reil, qui, solidement implanté dans une lourde base,
tiendra bon contre les assauts du vent, toute l'année
s'il le faut.
Le tiers moyen est enveloppé d'une épaisse gaine do
chiffons que l'arrosoir humecte presque chaque jour.
Enfin, le tiers supérieur est nu, mais la couche de terre
du plateau, soumise de ma part à des pluies artificielles
LE MINOTAURE TYPHÉE 51
assez fréquentes, lui transmet un peu de fraîcheur. A
l'aide de ces divers artifices, j'obtiens une colonne ter-
reuse, ni noyée ni aride, telle que l'exige la nidifica-
tion du Minotaure.
Si j'avais écouté l'ambition de mes projets, j'aurais
fait construire une dizaine de semblables appareils,
tant il surgissait de questions à résoudre ; mais c'est
coûteux, en dehors des moyens de ma personnelle
industrie, et l'impécuniosité, ce terrible mal dont se
plaignait Panurge, met un frein à mes souhaits d'ou-
tillage. Je m'en suis octroyé deux, pas davantage.
Une fois peuplés, je les ai tenus l'hiver dans une petite
serre, crainte de la gelée au sein d'une masse terreuse
de trop peu de volume. Au fond de sa galerie naturelle,
le Minotaure n'a pas à craindre les froids rigoureux :
une enceinte sans limites le défend. Dans la mesquine
demeure de mon invention, il aurait subi de rudes
épreuves.
Les beaux jours venus, j'ai dressé mes deux colonnes
en plein air, à quelques pas de ma porte. Elles for-
ment, à côté l'une de l'autre, une sorte de pylône d'ar-
chitecture étrange. Nul de la maisonnée ne passe sans
y donner un coup d'œil. De ma part les visites sont
assidues, le soir et le matin surtout, lorsque les tra-
vaux nocturnes commencent et lorsqu'ils sont termi-
nés. Aux aguets, dans le voisinage de mon pylône,
que de bons moments j'ai passés, surveillant et médi-
tant!
Racontons les faits. Vers le milieu de décembre, dans
chacun de mes deux appareils je loge' une femelle,
choisie parmi celles qui se prêtent le mieux à mes
desseins. A cette époque, les sexes restent à l'écart
52 SOUVEMHS ENTO MO LOGIQUES
Tun de l'autre. Les mâles habitent des terriers médio-
cres ; les femelles descendent plus ou moins bas. Il y
a de ces vaillantes qui, sans l'aide d'un collaborateur,
ont déjà parachevé, ou de bien peu s'en faut, le puits
nécessaire à la ponte. Le 10 décembre, j'exhume l'une
d'elles à l'",20 de profondeur. Ces précoces fouisseuses
ne font pas mon affaire. Désireux d'assister à la pléni-
tude des travaux, je fais choix de sujets médiocrement
enfouis dans la campagne.
Au centre de la colonne terreuse des deux appareils,
je pratique une brève cavité, qui sera l'amorce du ter-
rier. J'y plonge la prisonnière, et c'est assez pour la
familiariser avec les lieux. Un nombre connu de crot-
tins de mouton est réparti autour de l'orifice. Désor-
mais les choses marchent toutes seules; il me suffira de
renouveler les vivres lorsqu'il en sera besoin. La saison
froide se passe dans la clémente atmosphère d'une
serre, et rien de notable ne se produit. Une modeste
taupinée s'élève, à peine de quoi remplir le creux de
la main. L'heure n'est pas venue des grands travaux.
Au milieu de février, la floraison des amandiers
commençant, le temps est très doux. Ce n'est plus
l'hiver et ce n'est pas encore le printemps; le soleil
est bon le jour, la flambée de quelques bûches dans
l'àtre a ses charmes le soir. Sur les romarins de l'en-
clos, riches déjà de fleurs liliacées, butinent les abeilles,
bourdonnent les osmies à ventre rouge, stationnent
de gros criquets cendrés, qui, faisant moulinet de leurs
grandes ailes, disent leur joie de vivre. Cette délicieuse
saison de renouveau en éveil doit convenir aux Mino-
taures.
Je marie mes captives : je leur donne à chacune un
LK MLNOTAl RE TVIMIEE
Le Jliiiotaare. — Secuud appareil d'observatioii.
S4 SOUVENIRS EMOMOLOGIQUES
compagnon, un superbe cornu apporté de la campa-
gne. Dans la nuit le ménage se fonde, et sans tarder
le couple se met activement à l'ouvrage. L'association
vient d'animer l'atelier. Avant, les mâles, solitaires
en de brèves retraites, sommeillaient d'habitude, indif-
férents à la cueillette des pilules, insoucieux des gale-
ries profondes; les femelles, pour la majeure part, n'é-
taient guère plus laborieuses; les terriers restaient
superficiels, les taupinées sans relief, les récoltes sans
rendement. Le ménage fondé, profondément on creuse,
copieusement on thésaurise. En deux fois vingt-quatre
heures, l'expulsion des déblais a surmonté le manoir
d'un amas de bouchons terreux formant dôme d'un
empan de largeur; de plus, une douzaine de crottins
est descendue en cave.
Trois mois et plus cette activité se maintient, entre-
coupée de repos de durée variable, nécessités appa-
remment par les travaux de meunerie et de boulange-
rie. La femelle n'apparaît jamais hors du terrier; c'est
toujours le mâle qui sort et se met en quête, parfois
à la tombée du crépuscule, plus souvent à une heure
avancée de la nuit.
La récolte varie beaucoup, bien que je veille à tenir
convenablement garnis les alentours du terrier. Tantôt
deux ou trois pilules suffisent; tantôt, en une seule
nuit, la vingtaine est cueillie. L'amasseur semble
influencé par les conditions météoriques. Si le ciel se
brouille, se met en préparatifs d'un orage manqué, si
je fais pleuvoir moi-même en arrosant le plateau de
l'appareil, c'est alors d'habitude que la cueillette est
le plus active. En temps sec, au contraire, des semaines
entières se passent sans le moindre emmagasinement.
LE MINOTAURE TYPHÉE 55
Aux approches de juin, sentant sa fin venir, le
valeureux redouble de zèle; il veut, avant de périr,
léguer aux siens l'abondance. D'une fougue non tou-
jours bien calculée, le prodigue entasse pilule sur
pilule, au point d'encombrer le terrier et de rendre
malaisées les occupations de la mère. Trop de riches-
ses sont un embarras. L'étourdi le reconnaît enfin; il
refoule l'excès au dehors.
Le premier jour de juin, dans l'un de mes appareils,
le total des pièces descendues est de 239, nombre bien
éloquent en faveur du laborieux cornu. Ma comptabi-
lité de crottins, tenue avec non moins de scrupule
que celle d'une banque, affirme ce résultat énorme.
Je suis ravi du trésor du Minotaure; mais, à quelques
jours de Jà, un résultat des plus inattendus me met en
inquiétude. Je trouve, un matin, la mère morte. Elle
est venue trépasser à la surface. Il est de règle, paraît-
il, que nul du couple ne doit mourir dans la demeure
des fils. C'est au loin, en plein air, que père et mère
finissent.
Ce renversement dans l'ordre normal des décès, la
mère trépassant avant le père, demande information.
Je visite l'intérieur de l'appareil en dévissant les trois
volets mobiles. Mes précautions contre l'aridité ont
pleinement réussi. Le tiers supérieur de la colonne
sablonneuse a gardé certaine fraîcheur qui donne con-
sistance, empoche les éboulements. Le tiers moyen,
avec sa gaine de chiffons mouillés, est plus frais encore.
Là, dans un grenier d'abondance, se sont amoncelées
les victuailles; le mâle s'y trouve, alerte et vigoureux.
Au dernier tiers, plongé dans la terre humide d'un
grand vase, la plasticité est pareille à celle que ma
o6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
bêche rencontre dans les profonds terriers naturels.
Tout semble en ordre, et cependant, au bas de la gale-
rie, nulle trace de nidification; pas de saucisses pré-
parées, ni même en préparation. Toutes les pilules
sont intactes.
C'est de pleine évidence : la mère a refusé de pondre,
et par suite le père s'est abstenu de moudre. La farine
devenait inutile du moment que des pains ne se pétris-
saient point, La récolte n'en est pas moins copieuse,
en vue des événements futurs. Les deux cent trente-
neuf pilules dont mes notes font foi se retrouvent, telles
quelles et réparties en plusieurs amas. La galerie n'est
pas rectiligne; elle a des pentes en spirales, des paliers
en communication avec de petits entrepôts. Là sont
tenues en réserve, à toutes les hauteurs du puits, des
richesses dont la mère pourra faire emploi, même après
le décès du thésauriseur. En attendant que les œufs
viennent et que des gâteaux soient préparés à l'inten-
tion des fils, le père, en sa ferveur, collectionne tou-
jours, un peu au fond de la demeure, beaucoup en des
chambres latérales, distribuées en divers étages.
Mais les œufs manquent. Pour quels motifs? Je cons-
tate d'abord que la galerie descend jusqu'au fond de
l'appareil, haut de 1°,40. Elle s'arrête brusquement à
la planchette fermant en bas le prisme. Sur cet obstacle
infranchissable se distinguent des essais d'érosion, La
mère a donc creusé tant que la fouille était possible;
puis , rencontrant une barrière où tous ses efforts
échouaient, elle est remontée à la surface, exténuée,
découragée, n'ayant plus qu'à périr, faute d'un établis-
sement à sa convenance.
Ne pouvait-elle loger sa ponte au fond du prisme, où
LE MINOTAUIIE TYPHÉE 57
la fraîcheur s'est maintenue pareille à celle des terriers
naturels? Peut-être non. Dans ma région, nous avons
eu cette année 1906 un printemps bien singulier. Le
22 et le 23 mars, il a fortement neigé. Jamais, en ce
pays, je n'avais vu chute de neige si abondante et sur-
tout si tardive. Après est survenue une interminable
sécheresse, transformant la campagne en cendrier.
Dans l'appareil oii ma vigilance entretenait la fraî-
cheur requise, la mère Minotaure semblait à l'abri de
cette calamité. Rien ne dit cependant qu'à travers
l'épaisseur des planches elle n'eût connaissance de ce
qui se passait dehors, ou plutôt allait se passer. Douée
d'une exquise sensibilité météorique, elle pressentait
la terrible sécheresse, fatale aux vers non établis assez
bas. Dans l'impuissance d'atteindre les lieux profonds
conseillés par l'instinct, elle est morte sans pondre.
Pour me rendre compte des faits, je n'entrevois pas
d'autre raison que cette météorologie soupçonneuse.
Le second appareil, deux jours après l'installation du
couple, me vaut une fâcheuse surprise. La mère, sans
cause apparente, quitte le domicile, se terre dans le
sable du plateau et plus ne bouge, insoucieuse de la
loge oii son cornu l'attend. Sept fois, par intervalles
d'un jour, je la ramène chez elle, je la plonge tête pre-
mière dans le puits. Rien n'y fait : obstinément elle
remonte pendant la nuit, elle décampe et se terre
aussi loin que possible. Si le treillis de la cloche n'ar-
rêtait son essor, elle fuirait, cherchant ailleurs un autre
compagnon. Le premier serait-il mort? Pas du tout.
Dans l'étage supérieur de la galerie, je le trouve vigou-
reux comme avant.
L'opiniâtre escapade de la femelle, si casanière de
58 SOUVENIRS EMOMOLOGIQUES
nature, aurait-elle pour cause une incompatibilité d'hu-
meur? Pourquoi pas? La collaboratrice s'en va parce
que le collaborateur ne lui convient pas. J'ai fait moi-
même l'association au hasard des trouvailles, et le pré-
tendant a déplu. Si les choses s'étaient passées suivant
es règles, la nubile aurait fait un choix, acceptant celui-
ci, refusant celui-là, suivant des mérites dont seule elle
était juge. Quand on doit vivre longtemps ensemble,
on ne s'engage pas à la légère dans des liens indissolu-
bles. C'est du moins Favis de la gent Minotaure.
Que les autres, l'immense majorité, se prennent, se
quittent, se reprennent en des rencontres brusques et
fortuites, cela ne tire pas à conséquence. La vie est
courte; on en jouit de son mieux, sans faire le difficile.
Mais ici c'est le vrai ménage, de durée longue et de
grand labeur. Comment peiner vaillamment à deux
pour le bien-être des siens sans une mutuelle sympa-
thie? Nous avons déjà vu le couple Minotaure se re-
connaissant, et se retrouvant dans le tumulte de deux
terriers voisins bouleversés; le voici maintenant sou-
mis à des répulsions tout aussi délicates. La mal ma-
riée boude; coûte que coûte, elle veut s'en aller.
Comme le divorce semble devoir se prolonger indé-
finiment, malgré mes rappels à l'ordre que je renou-
velle chaque jour pendant une semaine en remettant
la femelle dans le terrier, je finis par changer le mâle;
je le remplace par un autre, d'aspect ni plus ni moins
avantageux que ne l'était le premier. Dès ce moment
les affaires reprennent le cours normal et marchent à
souhait. Le puits s'approfondit, la taupinée s'exhausse,
les vivres s'emmagasinent, la fabrique de conserves est
en pleine activité.
LE MINOTAURE TYPHÉE 59
Le 2 juin, le total des pilules descendues est de deux
cent vingt-cinq. C'est un joli trésor. Peu après le père
meurt, tué par la vieillesse. Je le trouve non loin de
l'embouchure du terrier, convulsé sur sa dernière
pilule, sa chère pilule qu'il n'a pas eu le temps de
descendre. Le mal de l'âge l'a surpris en plein travail,
l'a foudroyé au champ de récolte.
La veuve continue les affaires de la maison. Aux
richesses amassées par le défunt, elle ajoute, de sa
propre activité, dans le courant de juin, une trentaine
de pilules. Total des entrées, depuis la fondation du
ménage : deux cent cinquante -cinq. Puis les fortes
chaleurs arrivent, amies du chômage et de la somno-
lence. La mère ne se montre plus.
Que fait-elle là-bas, dans la fraîcheur de sa crypte?
Comme la mère Copris apparemment, elle surveille sa
nitée, allant d'une loge à l'autre, auscultant les gâteaux,
s'informant de ce qui se passe à l'intérieur. La déran-
ger serait une barbarie. Attendons qu'elle sorte, accom-
pagnée de ses fils.
Mettons à profit ce long repos pour dire le peu que
m'ont appris les éducations en tube de verre, en pré-
sence des vivres réglementaires. La durée de l'œuf est
de quatre semaines environ. Ma récolte la plus pré-
coce, datant du 17 avril, a donné le ver le 15 mai. Cette
lenteur de l'éclosion ne saurait avoir pour cause une
insuffisance de chaleur au début du printemps : sous
terre, à un mètre et demi de profondeur, la tempéra-
ture n'est guère variable.
D'ailleurs nous allons voir la larve prendre son temps
elle aussi et passer toute la période estivale avant de
se transformer. Il fait si bon au sein d'une saucisse,
60 SOUVEMRS EMOMOLOGIQUES
dans une crypte affranchie des variations atmosphéri-
ques, loin des conflits de l'extérieur où les réjouissances
ne sont pas sans péril; il est si doux de ne rien faire,
de somnoler en digérant! Pourquoi se presser? Les
tracas de la vie active ne viendront que trop tôt. Le
Minotaure paraît être de cet avis : il prolonge autant
que possible les béatitudes du premier âge.
Le vermisseau, qui vient de naître dans le sable,
s'escrime des mandibules et des pattes, travaille de la
croupe, s'ouvre un passage et, du jour au lendemain,
parvient aux vivres empilés par-dessus. Dans le tube
de verre où je l'élève, je le vois se hisser, s'insinuer,
choisir autour de lui, déguster capricieusement d'un
côté et de l'autre. Il se boucle et se déboucle, il frétille,
il dodeline. Il est heureux. Je le suis aussi de le voir
satisfait et luisant de santé. Je pourrai, jusqu'à la fin,
suivre ses progrès.
Au bout d'une paire de mois, tantôt montant et tan-
tôt descendant à travers sa colonne de victuailles, pour
stationner aux meilleurs endroits, c'est une belle larve
correcte de forme, non bedonnante, non efflanquée, de
l'aspect à peu près de celles des Cétoines. Ses pattes
d'arrière n'ont rien de la choquante irrégularité qui
tant me surprit autrefois lorsque j'étudiais la famille
du Géotrupe.
Le ver de ce dernier a les pattes postérieures plus
faibles que les autres, torses, impropres à la marche et
déjetées sur l'échiné. Il est estropié de naissance. Le
ver du Minotaure, malgré l'étroite analogie des deux
bousiers, est exempt de cette infirmité. Ses pattes de
troisième paire ne sont pas moins correctes de forme
et d'agencement que celles des deux autres paires.
LE MLNOTAL'UE TVPHÉE 61
Pourquoi le Géotrupe naît-il cagneux, et son proche
allié correct? Ce sont là de ces petits secrets qu'il con-
vient de savoir ignorer.
Dans les derniers jours du mois d'août finit la période
larvaire. Travaillée par la digestion du ver, la colonne
alimentaire, la saucisse, tout en conservant sa forme
et ses dimensions, s'est convertie en une pâte dont il
serait impossible de reconnaître l'origine. Pas une
miette ne reste où la loupe retrouve une fibre. Le mou-
ton avait déjà finement divisé la matière végétale; le
ver, incomparable triturateur, a repris ladite matière
et l'a subdivisée encore davantage, porphyrisée en
quelque sorte. Ainsi sont extraites et utilisées les par-
ticules nutritives dont le quadruple estomac du mouton
n'avait pu tirer parti.
Se creuser une niche dans cette masse onctueuse,
d'après notre logique, conviendrait au ver, désireux
d'un souple matelas où reposera la nymphe. Nos pré-
visions font erreur. Le ver rétrograde au bout inférieur
^vfr>
j48 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
ne sera pas l'Onlhophage parvenu à mûrir l'appendice
tlioracique de la nymphe, mais bien un insecte issu
d'un modèle nouveau. La puissance créatrice met au
rebut les vieux moules et les remplace par d'autres,
pétris à nouveaux frais, d'après des plans de variété
inépuisable. Son officine n'est pas une avare friperie
où le vivant revêt la défroque du mort; c'est un atelier
de médailles où chaque effigie reçoit l'empreinte d'un
coin spécial. Son trésor des formes, de richesse illimi-
tée, exclut la lésinerie, raccommodant le vieux pour en
faire du neuf. Elle brise tout moule usé, elle l'abolit
sans mesquines retouches.
Que signifient alors ces apprêts corniculaires, tou-
jours flétris avant d'aboutir? Sans grande confusion de
mon ignorance, j'avouerai que je n'en sais absolument
rien. A défaut de tournure savante, ma réponse a du
moins un mérite : celui de la pleine sincérité.
IX
LE HANNETON DES PINS
En écrivant Hanneton des pins en tète de ce chapi-
tre, je commets une hérésie volontaire; la dénomi-
nation orthodoxe de 1 insecte est : Hanneton foulon
[Melolontha fullo, Lin.). H ne faut pas être difficile
en matière de nomenclature, je le sais Lien ; faites un
bruit quelconque, soudez-y désinence latine, et vous
aurez, pour l'euphonie, l'équivalent de bien des éti-
quettes alignées dans les boîtes de l'entomologiste. La
raucité serait encore excusable si le terme barbare
ne signifiait autre chose que la bète signifiée, mais
d'habitude, ce nom, fouillé dans ses racines grecques
ou autres, a certains sens où le novice espère trouver
de quoi se renseigner un peu.
Mal lui en prend. Le mot savant lui parle de subti-
lités difficiles à saisir et d'importance très médiocre.
Trop souvent il l'égaré, il l'achemine vers des aperçus
n'ayant rien de commun avec la vérité telle que nous
la fournit l'observation. Ce sont parfois des erreurs
«riantes, parfois des allusions bizarres, insensées.
Pourvu qu'elles sonnent décemment, combien sont
préférables les locutions oii l'étymologie ne trouve rien
à disséquer !
De ce nombre serait fullo, si le mot n'avait pas une
IbO SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
signification première sur laquelle l'esprit se porte
immédiatement. Cette expression latine veut dire le
foulon, celui qui sous un filet d'eau foule Je drap,
l'assouplit et l'expurge des apprêts du tissage. En quoi
le Hanneton objet de ce chapitre a-t-il quelques rap-
ports avec l'ouvrier fouleur? Vainement on se creuse-
rait la cervelle, réponse acceptable ne viendrait pas.
Le terme de fullo appliqué à un insecte se trouve
dans Pline. En un certain chapitre, le grand naturaliste
traite des remèdes contre la jaunisse, les fièvres, Thy-
dropisie. Il y a un peu de tout dans cette antique phar-
macopée : la dent la plus longue d'un chien noir; le
museau d'une souris enveloppé d'un linge rose ; l'œil
droit d'un lézard vert, arraché sur l'animal vivant et
mis dans un sachet en peau de chevreau; le cœur d'un
serpent, extirpé de la main gauche; les quatre articles
de la queue d'un scorpion, le dard compris, serrés dans
un linge noir de façon que, de trois jours, le malade ne
puisse voir ni le remède ni celui qui l'a appliqué; et
tant d'autres extravagances. On ferme le livre, elfrayé
du bourbier de sottises d'oii nous est venu l'art de
guérir.
Au milieu de ces insanités, préludes de la médecine,
figure le foulon. Tertium qui vocatur fullo, albis guttis,
dissectum utrique lacerio adalUgant, dit le texte. Pour
combattre les fièvres, il faut diviser en deux le Scara-
bée foulon, en appliquer une moitié sur le bras droit,
et l'autre moitié sur le bras gauche.
Or, par ce vocable de Scarabée foulon, que désignait
l'antique naturaliste? On ne le sait pas bien au juste.
La qualification albis guttis, taches blanches, convien-
drait assez bien au Hanneton des pins, tiqueté de blanc,
LE HANNETON DES PINS i'6l
mais c'est insuffisant pour donner certitude. Pline lui-
môme ne semble pas bien fixé sur son merveilleux
remède. De son temps, les yeux ne savaient pas encore
voir l'insecte. C'était trop petit, bon à récréer les enfants
qui l'attachaient au bout d'un long fil et le faisaient
tourner en rond, mais indigne d'occuper l'attention
d'un homme qui se respecte.
Le mot lui était apparemment venu des gens de la
campagne, très médiocres observateurs et enclins aux
dénominations extravagantes. Le savant accepta la lo-
cution rurale, œuvre peut-être de l'imagination enfan-
tine, et, sans mieux s'informer, il l'appliqua par à peu
près. Le mot nous est parvenu, tout embaumé d'anti-
quité; les naturalistes modernes l'ont cueilli, et voici
comment l'un de nos plus beaux insectes est devenu
le foulon. La majesté des siècles a consacré l'étrange
appellation.
Malgré tout mon respect pour le vieux langage, le
terme de foulon ne m'agrée, parce que, en la circons-
tance, il est insensé. Le bon sens doit avoir le pas sur
les aberrations de la nomenclature. Pourquoi ne pas
dire Hanneton des pins, en souvenir de l'arbre aimé,
paradis de l'insecte pendant les deux ou trois semaines
de sa vie aérienne? Ce serait très simple, on ne peut
mieux naturel : raison majeure pour venir en dernier
lieu.
Il faut errer longtemps dans la nuit de l'absurde
avant d'atteindre le vrai, rayonnant de lumière. Toutes
nos sciences en témoignent , même celle du nombre.
Essayez d'additionner une colonne de nombres écrits
en chitTres romains; vous y renoncerez, abêti par la
confusion des symboles, et vous reconnaîtrez quelle
i52 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
révolution a faite clans le calcul la trouvaille du zéro.
C'est toujours l'œuf de Colomb, fort peu de chose, en
vérité, mais il faut y songer.
En attendant que l'avenir rejette dans l'oubli le ma-
lencontreux foulon, disons, quant à nous, Hanneton
des pins. Avec cette expression, nul ne peut se mépren-
dre : notre insecte fréquente uniquement les pins. Il
est de belle prestance, rivalisant avec celle de l'Orycte
nasicorne. Son costume, s'il n'a pas les somptuosités
métalliques chères au Carabe, au Bupreste, à la Cé-
toine, est du moins d'une rare élégance. Sur un fond
noir ou marron se distribue un épais semis de taches
capricieuses faites de velours blanc. C'est modeste et
superbe à la fois.
Comme panaches, le mâle porte au bout de ses brèves
antennes sept grands feuillets superposés, qui, s'éta-
lant en éventail ou se refermant, traduisent les émo-
tions éprouvées. On prendrait d'abord ce magnifique
feuillage pour un appareil sensoriel de haute perfec-
tion, apte à percevoir de subtiles odeurs, des ondes
sonores presque muettes et autres avis ignorés de nos
sens ; la femelle nous avertit de ne pas trop nous enga-
ger dans cette voie. Ses devoirs maternels lui impo-
sent une impressionnabilité pour le moins aussi grande
que celle de l'autre sexe, et cependant ses panaches
antennaires sont très petits et se composent de six
maigres feuillets.
A quoi bon alors l'énorme éventail du mâle? L'ap-
pareil à sept feuillets est pour le Hanneton des pins
ce que sont pour le Cérambyx les longues cornes vi-
brantes; pour rOnthophage, la panoplie du front; pour
le Cerf-volant, les andouillers fourchus des mandibules.
LE HANNETON DES PINS 133
Chacun, à sa manière, se pare d'extravagances nup-
tiales.
Le beau Hanneton parait vers le solstice cVété, à peu
près en même temps que les premières Cigales. La
précision de sa venue le range dans le calendrier ento-
mologique, non moins bien réglé que celui des saisons.
Lorsque viennent les plus longs jours, ces jours qui
Le Hauueton dos pins, mâle et femelle.
n'en finissent plus et dorent les moissons, il ne man-
que pas d'accourir à son arbre. Les feux de la Saint-
Jean , réminiscence des fêtes du soleil, allumés par
les enfants dans les rues du village, n'ont pas date
mieux ponctuelle.
A cette époque et aux heures crépusculaires, tous les
soirs, si le temps est calme, l'insecte vient visiter les
pins de l'enclos. Je le suis du regard dans ses évolu-
tions. D'un essor silencieux, non dépourvu de fougue,
les mâles surtout virent et revirent en étalant leurs
grands panaches antennaires; ils vont aux rameaux
154 SOUVENIRS ENTOMO LO GiQ UES
OÙ les femelles les attendent; ils passent, repassent,
se profilent en traits noirs sur les pâleurs du ciel oii
meurent les dernières clartés. Ils se posent, repartent,
recommencent leurs rondes affairées. Que font-ils
là-haut pendant la quinzaine de soirées que dure le
festival?
L'affaire est évidente : ils font un brin de cour aux
belles, ils continuent leurs hommages jusqu'à la nuit
close. Le lendemain matin, mâles et femelles occupent
d'habitude les rameaux inférieurs. Ils s'y trouvent
isolés, immobiles, indifférents à ce qui se passe autour
d'eux. Ils ne fuient pas la main qui va les saisir.
Appendus par les pattes d'arrière, la plupart grigno-
tent une aiguille de pin; doucement ils somnolent,
le morceau à la bouche. Le crépuscule revenu, ils
reprennent leurs ébats.
Yoir ces ébats dans les hauteurs de l'arbre n'est
guère possible; essayons de les voir en captivité.
Quatre paires sont cueillies le matin et mises dans une
ample volière avec des ramilles de pin. Le spectacle
ne répond guère à mon attente; la privation de l'essor
en est cause. Tout au plus, de temps à autre, un mâle
se rapproche de sa convoitée; il étale ses feuillets
antennaires, les agite d'un léger frisson, s'informant
peut-être s'il est agréé; il fait le beau, il met en évi-
dence ses mérites cornus. Étalage inutile : la femelle
ne bouge, comme insensible à ces démonstrations. La
captivité a des tristesses difficiles à surmonter. Je n'ai
pu en voir davantage. La pariade doit se faire, paraît-il,
à des heures avancées de la nuit, si bien que j'ai man-
qué le moment propice.
Un détail surtout m'intéressait. Le Hanneton des
LE HANNETON DES PINS 155
pins possède une musique. La femelle en est douée
pareillement. Gomme moyen do séduction et d'appel,
le prétendant en fait-il usage? Au couplet de l'éna-
mouré, l'autre donne-t-elle réponse par un couplet
semblable? Que cela se passe de la sorte dans les con-
ditions normales, au milieu de la ramée, c'est fort
possible, mais je ne l'affirmerais pas, n'ayant jamais
rien entendu de pareil ni sur les pins ni dans la volière.
Le son est produit par l'extrémité du ventre, qui,
d'un mouvement doux, remonte, s'abaisse tour à tour
en frôlant, de ses derniers segments, le bord postérieur
des élytres maintenues immobiles. Il n'y a pas d'ou-
tillage spécial ni sur la surface frottante ni sur la sur-
face frottée. La loupe y cherche en vain de fines stries
propres à bruire. De part et d'autre, c'est lisse. Com-
ment alors s'engendre le son?
Promenons le bout du doigt mouillé sur une lame
de verre, sur un carreau de vitre; nous obtiendrons un
son assez nourri, non dépourvu d'analogie avec celui
du Hanneton. Mieux encore : pour frictionner le verre,
servons -nous d'un morceau de gomme élastique ;
nous reproduirons assez fidèlement les sonorités de
l'insecte. Si la mesure musicale est bien gardée, on
s'y méprendrait, tant l'imitation réussit.
Eh bien, dans l'appareil du Hanneton, la pulpe du
bout du doigt, le morceau de gomme élastique, sont
représentés par les mollesses du ventre que l'insecte
meut; le carreau de vitre est la lame des élytres, lame
mince, rigide, éminemment apte à vibrer. Le méca-
nisme sonore du Hanneton est donc des plus simples.
D'autres coléoptères, en petit nombre, sont doués
du môme privilège. Tels sont le Copris espagnol et le
lo6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Bolbocère consommateur de truffes. L'un et l'autre
bruissent au moyen de légères oscillations du ventre,
qui frôle doucement le bord postérieur des élytres.
Les Cérambyx ont une autre méthode, également
basée sur la friction. Le grand Capricorne, par exem-
ple, fait mouvoir son corselet sur son articulation avec
la poitrine. Il y a là une puissante saillie cylindrique
qui s'emboîte étroitement dans la cavité du corselet
et forme un joint à la fois robuste et mobile. Cette
saillie porte en dessus une aire convexe, en forme d'é-
cusson héraldique, toute lisse, absolument dépourvue
de stries quelconques. Telle est la machinette à mu-
sique.
Le bord du corselet, lui-même lisse à l'intérieur,
frotte sur cette aire, avance et recule en une oscilla-
tion cadencée, et de la sorte engendre un son assimi-
lable, lui aussi, à celui du carreau de vitre que frotte le
doigt mouillé. Cependant il m'est impossible de faire
sonner l'appareil de l'insecte mort, en mouvant moi-
même le corselet. Si je n'entends rien, je sens du
moins sous les doigts moteurs l'aigre frémissement des
surfaces frictionnées. Encore un peu, le son serait là.
Que manque-t-il? Le coup d'archet que seul l'insecte
vivant peut donner.
Môme mécanisme pour le petit Capricorne, Ceram-
hyx cerdo ; pour l'hôte des saules, l'Aromie à odeur
de rose, Aromia moschata. De leur côté, rj^]gosome et
l'Ergate, puissants longicornes, sont dépourvus de la
saillie emboîtée dans le corselet, ou plutôt n'en possè-
dent que le strict nécessaire à la jonction des pièces.
Du coup, les deux gros nocturnes sont muets.
Si l'instrument du Hanneton nous est connu dans
LE HANNETON DES PINS 157
la simplicité de son mécanisme, il n'en reste pas moins
énigmatique dans ses usages. L'insecte s'en sert-il
comme moyen d'appel nuptial? C'est probable. Sur
les pins néanmoins, malgré toute mon attention aux
heures propices, je n'ai pas entendu le moindre bruisse-
ment. Je n'ai rien entendu non plus dans les volières,
où la distance ne pouvait faire obstacle à l'audition.
Yeut-on faire bruire le Hanneton, il suffît de le
prendre entre les doigts et de le tracasser un peu.
Aussitôt l'appareil sonore fonctionne, ne cessant que
lorsque le repos est venu. Ce n'est pas alors un chant,
mais une plainte, une protestation contre le mauvais
sort. Singulier monde où la peine se traduit par des
couplets, et la joie par du silence.
De façon pareille se comportent les autres râcleurs
de ventre ou de corselet. Surprise sur ses pilules, au
fond du terrier, la mère Copris gémit, un instant se
lamente; le Bolbocère, prisonnier dans la main, pro-
teste par une douce cantilène; le Capricorne saisi
grince éperdument. Tous se taisent dès que le péril
est passé; tous aussi, en parfait repos, persistent dans
le silence. Hors des émois que je leur suscitais, je n'ai
jamais entendu ni l'un ni l'autre faisant sonner son
appareil.
D'autres, pourvus d'instruments de haute perfec-
tion, chantent pour charmer leur solitude, se convier
à la pariade, célébrer les joies de la vie et les fêtes
du soleil. La plupart de ces lyriques se font muets en
un moment de danger. Au moindre trouble, le Dec-
tique ferme sa boite à musique, voile son tympanon
qu'ébranlait un archet; le Grillon rabat les ailes qui
vibraient élevées.
lo8 SOUVENIRS EN TOMOLOGIQUES
Au contraire, la Cigale, entre nos doigts, crie déses-
pérément; l'Ephippigôre se plaint en mode mineur.
Tristesses et félicités ont môme traduction, de sorte
qu'il est bien difficile de dire à quels usages précis est
destiné l'organe stridulateur. Tranquille, l'insecte célè-
hre-t-il, en effet, ses joies? tracassé, déplore-t-il son
infortune? Veut-il en imposer par du bruit à ses enne-
mis? L'appareil sonore serait-il, au moment requis,
un moyen de défense, d'intimidation? Si le Capricorne
et la Cigale bruissent dans le danger, pourquoi le Dec-
tique et le Grillon se taisent-ils?
En somme, la phonétique de l'insecte est loin d'être
connue dans ses causes déterminantes. Elle ne l'est
pas davantage au sujet des sons perçus. L'ouïe de
l'insecte saisit-elle les mûmes sons que la nôtre? est-
elle sensible, en particulier, à ce que nous appelons
sons musicaux? Sans espoir aucun d'ailleurs de résou-
dre l'obscure question, j'ai fait essai d'une expérience
bonne à relater. Un de mes lecteurs, enthousiasmé de
ce que lui apprenaient mes bêtes, m'avait envoyé de
Genève une boîle à musique, espérant qu'elle me serait
utile dan,s mes recherches acoustiques. Elle l'a été en
effet. Racontons la chose. Ce sera pour moi l'occasion
de remercier l'auteur du gracieux envoi.
La machinette musicale a un répertoire assez varié,
toujours avec des sons d'une limpidité cristalline qui
doivent, à mon sens, attirer Tattenlion d'un auditoire
entomologique. L'un des airs agréant le plus à mes
projets est celui des Cloches de Comeville. Avec cet
appât, séduirai-je l'attention d'un Hanneton, d'un Ca-
pricorne,- d'un Grillon?
Je débute par le Capricorne. C'est le petit Ccrambyx
LE HANNETON DES PINS 159
cerdo. Je saisis le moment où il courtise sa compagne
à distance. Ses fines antennes projetées en avant et
immobiles, il semble interroger. C'est alors que son-
nent mélodieusement les Cloches de Corneville, din,
dan, din, doun. Rien ne bouge chez l'insecte en pose
méditative. Pas le moindre tressaillement, pas la moin-
dre intlexion dans les antennes, organes de l'audition.
Je renouvelle la tentative en changeant l'heure et le
jour. Essais inutiles : pas un mouvement antennaire
qui dénote, de la part de l'insecte, la moindre attention
à ma musique.
Même résultat avec le Hanneton des pins, dont les
feuillets antennaires gardent exactement la même dis-
position qu'ils avaient au milieu du silence; même
résultat avec le Grillon, dont les menus filets tendus
doivent aisément vibrer sous le choc des ondes sono-
res. Mes trois expérimentés sont d'une parfaite indiffé-
rence à mes moyens d'émotion; aucun ne donne indice
d'une impression ressentie.
Autrefois, une artillerie tonnant sous le platane où
se tenait l'orchestre ne suspendait un instant, n'alté-
rait en rien le concert des Cigales; plus tard, le brou-
haha d'une foule en fête, la pétarade d'un feu d'artifice
tiré tout à côté, n'embrouillaient pas la géométrie d'une
Épeire travaillant à sa toile; aujourd'hui la limpide
tintinnabulation des Cloches de Corneville laisse l'in-
secte dans une profonde indifférence, autant qu'il nous
est possible d'en juger. En déduirons-nous la surdité?
Ce serait aller beaucoup trop loin.
Ces expériences nous autorisent seulement à penser
que l'acoustique de l'insecte n'est pas la nôtre, de même
que l'optique de ses yeux à facettes n'est pas assimi-
160 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQU ES
lableàcelle de nos yeux. Un joujou de physique, le
microphone, entend — s'il est permis de parler de la
sorte — ce qui pour nous est silence; il n'entendrait
pas un vacarme puissant; il se détraquerait et fonction-
nerait mal, soumis au fracas du tonnerre. Que sera-ce
de l'insecte, autre joujou plus délicat encore! Il est
étranger à nos sons, musicaux ou grossiers. Il a pour
lui ceux de son petit monde, hors desquels le reste des
sonorités n'a pas de valeur.
Dans la première quinzaine de juillet, les mâles du
Hanneton des pins observés en volière se retirent à l'é-
cart, parfois s'ensevelissent et tout doucement se lais-
sent mourir, tués par l'âge. Les mères, d'autre part,
s'occupent de la ponte, ou pour mieux dire de leur se-
mis. Du bout du ventre, taillé en soc obtus, elles fouil-
lent la terre; elles y descendent, tantôt en plein, tantôt
jusqu'aux épaules. Les œufs, au nombre d'une ving-
taine, sont déposés isolés, un par un, dans de petites
cavités rondes du volume d'un pois. Aucun autre soin
ne leur est donné. C'est un véritable semis au plantoir.
Cela rappelle l'Arachide, la légumineuse africaine,
qui recroqueville ses pédoncules floraux et descend en
terre, pour les faire germer, ses graines oléagineuses, à
saveur de noisette. Cela remet en mémoire une plante
de ma région, la \esce à double fruit [Vicia an^M-
carpa, Dorth.), qui produit deux sortes de gousses, les
unes aériennes, à semences nombreuses, les autres sou-
terraines, à semences plus grosses et réduites le plus
souvent à deux. Les deux genres de graines s'équiva-
lent d'ailleurs; ce que les unes donnent, les autres le
donnent aussi.
Que le sol s'humecte, et tout est prêt pour la gcrmi-
LE HANNETON DES PINS 161
nation; le semis préalable a été fait par la Vesce et
l'Arachide mêmes. En soins maternels, ici le végétal
rivalise avec l'animal; le Hanneton des pins ne fait pas
mieux que les deux légumineuses. Il sème dans le sol,
et c'est tout, absolument tout. Que nous sommes loin
du Minotaure, si soigneux de sa famille !
Les œufs, ovoïdes obtus aux deux bouts, mesurent
de quatre à cinq millimètres de longueur. Ils sont d'un
blanc mat, fermes et comme pourvus d'une coquille
crétacée imitant celle des œufs de poule. L'apparence
est trompeuse : ce qui reste après l'éclosion est une
membrane translucide, fine et souple. L'aspect crayeux
provient du contenu vu par transparence. L'éclosion se
fait vers le milieu d'août, un mois après la ponte.
Comment nourrir les vermisseaux et assister aux
premières bouchées? Je me guide sur ce que m'ont
appris les terrains fréquentés par les larves grossies.
Je fais un mélange de sable frais et de menus détritus
de feuilles quelconques brunies par la pourri ure. En
pareil milieu, les nouveau-nés prospèrent, je les vois
qui s'ouvrent, de-çà, de-là, de brèves galeries, happent
des parcelles pourries et les consomment avec tous les
signes de la satisfaction, si bien que, si j'avais le loisir
de continuer cette éducation pendant les trois ou
quatre années nécessaires, j'obtiendrais certainement
des larves mûres pour la transformation.
Mais il est inutile de perdre son temps en pareil éle-
vage, des fouilles à la campagne me donnent le ver en
plein développement. Il est superbe de corpulence, flé-
chi en crochet, d'un blanc beurre en avant, d'un brun
terreux en arrière à cause de la bedaine où s'amasse le
trésor stercoral, destiné plus tard à crépir, à cimenter
11
162 SOUVEiMRS ENTOMOLOGIQUES
la loge où se fera la nymphose. Tous ces bedonnants
à crochet, vers d'Oryctc et de Cétoine, de Hanneton et
d'Anoxie, sont des économes en matière fécale; ils
gardent en réserve dans leur panse brunie de quoi se
maçonner une cellule quand viendra le moment.
Je recueille mes gros vers dans un sol sablonneux,
oii végètent de maigres touffes de graminées, à grande
distance de tout arbre résineux, sauf le cyprès, que ne
fréquente pas l'adulte. Après ses ébats réglementaires
sur les pins, l'insecte est donc venu de loin déposer ici
sa ponte. 11 se nourrit sobrement des aiguilles du pin,
il faut à sa larve débris de feuillage quelconque, ma-
cérés en terre par la pourriture. Ainsi se détermine
l'abandon du paradis nuptial.
Le ver du Hanneton vulgaire, le Man, vorace rongeur
des tendres racines, est un lléau pour nos cultures;
celui du Hanneton des pins ne me semble guère calami-
teux. Des radicelles pourries, des détritus végétaux en
décomposition, lui suffisent. Quanta l'adulte, il broute,
sans en faire abus, les aiguilles vertes des pins. Si j'é-
tais propriétaire, j'aurais médiocre souci de ses dégâts.
Quelques bouchées prélevées sur l'immense feuillage,
quelques aiguilles de pin dépointées, ne sont pas grave
affaire. Laissons-le tranquille. C'est une parure des
chauds crépuscules, un élégant joyau du solstice d'été.
LE CHARANÇON DE LIRIS DES MARAIS
Avec ses fruits, la plante a été et continue d'ôtre la
principale nourrice de l'homme. L'antique paradis,
dont nous parlent les légendes orientales, n'avait pas
d'autre ressource alimentaire. C'était un jardin déli-
cieux avec frais ruisselets et fruits de toutes sortes,
y compris la pomme qui devait nous être si fatale.
D'autre part, nos misères ont, de fort bonne heure,
cherché soulagement dans les vertus des simples, ver-
tus tantôt réelles, tantôt et plus souvent imaginaires.
La connaissance des plantes est donc vieille comme
nos infirmités et nos besoins de nourriture.
Celle des insectes est, au contraire, toute récente.
Les anciens ignoraient la petite bête, ne daignaient lui
donner un coup d'oeil. Ce dédain n'est pas près de finir.
Nous connaissons vaguement le travail de l'Abeille et
du Ver à soie; nous avons entendu parler de l'indus-
trie de la Fourmi; nous savons que la Cigale chante,
sans nous faire une idée précise de la chanteuse, con-
fondue avec d'autres; nous avons peut-être accordé un
regard distrait aux magnificences des Papillons; à cela,
pour l'immense majorité, se réduit l'entomologie. Qui
de nous, s'il n'est pas du métier, se risquerait à dire le
164 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
nom d'un insecte, môme choisi parmi les plus remar-
quables?
Le paysan de la Provence, assez ouvert à l'observa-
tion des choses de la glèbe, a tout au plus une douzaine
de termes pour dénommer confusément le monde
immense des insectes; il possède un vocabulaire très
riche pour désigner les plantes. Tel brin d'herbe que
l'on se figurerait connu des botanistes seuls, lui est
familier et porte dénomination précise.
Or, l'insecte végétarien est, en général, d'une scru-
puleuse fidélité à sa plante nourricière, de telle sorte
que, la botanique et l'entomologie se donnant la main
bien des hésitations sont épargnées au débutant. Le
végétal exploité dit le nom de l'insecte exploiteur. Qui
ne connaît, par exemple, le superbe Iris des marais? Il
mire dans l'eau des ruisseaux les verts coutelas de ses
feuilles et les jaunes bouquets de ses fleurs. La jolie
grenouille verte, la Rainette, se gonflant la gorge en
poche de cornemuse, y coasse aux approches de la
pluie.
Approchons-nous. Sur ses capsules à trois valves,
que les chaleurs de juiu commencent à mûrir, nous y
verrons curieux spectacle. En remuante compagnie,
des Charançons courtauds et roussâtres s'enlacent, se
quittent, se reprennent. Ils travaillent du bec et sont
en affaires de pariade. Voilà notre sujet pour aujour-
d'hui.
Le langage usuel ne leur a pas donné de nom, mais
l'histoire leur a infligé la bizarre appellation de Moiio-
nychus jjseudo-acori, Fab. Littéralement cela veut dire :
ongle unique du privé de pupille. Le scalpel du gram-
mairien, fouillant et disséquant les entrailles des mots,
LE CHARANÇON DE L'IRIS DES MARAIS 165
est sujet, comme le scalpel de l'anatomiste, à de singu-
lières rencontres. Expliquons le savant jargon qui, tout
d'abord, ne présente aucun sens.
La plante secourable aux privés de pupille, c'est-à-
dire aux infirmes de la vue, estl'Acore, dont l'antique
médecine faisait usage dans certaines affections des
yeux. Ses feuilles, en forme de glaive, ont quelque
ressemblance avec celles de l'Iris des marais. Celui-ci
est donc le faux privé de pupille, l'image trompeuse
de la célèbre plante médicinale.
Quant à l'ongle unique, son explication est dans les
tarses, les six doigts de l'insecte, qui sont tous armés
d'une seule griffette, au lieu d'en avoir deux ainsi qu'il
est de règle générale. Celte étrange exception méritait
certes d'être signalée ; c'est égal : h Monow/chus pseudo-
acori chacun préférera Charançon de l'Iris des marais.
Insoucieuse d'imposant apparat, l'appellation vulgaire
ne tourneboule pas l'esprit et mène droit à l'insecte.
En juin, je cueille des tiges de l'Iris des marais sur-
montées de leur bouquet de capsules qui, déjà grosses,
longtemps se maintiennent vertes et fraîches. Le Cha-
rançon exploiteur les accompagne. En captivité sous
le treillis d'une cloche, le travail se poursuit comme
au bord du ruisseau. La plupart, isolés ou par grou-
pes, stationnent en des points en leur convenance. Le
rostre plongé dans l'enveloppe verte, indéfiniment ils
s'abreuvent, sirotent. Quand ils se retirent repus, une
larme gommeuse suinte qui, se desséchant plus tard
sur l'orifice du puits, marque le point tari.
D'autres paissent. Ils attaquent les tendres capsules
et les décortiquent jusqu'aux semences. Malgré leur
minime taille, ce sont de gloutons grignoteurs ; s'ils
166 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
s'attablent plusieurs ensemble, ils rongent sur de lar-
ges étendues ; mais ils ne descendent pas jusqu'aux
semences, nourriture réservée aux larves. Beaucoup
déambulent, insoucieux du manger. Ils se rencontrent,
se lutinent un moment, s'apparient.
Je ne parviens pas à voir la ponte, qui, du reste, ne
doit guère différer de celle des autres Charançons ino-
culateurs. La mère apparemment fore un puits avec
le rostre; alors elle se retourne et met en place l'œuf au
moyen de son oviducte. J'ai vu des larves tout récem-
ment écloses, La vermine occupe l'intérieur d'une
graine, dont la matière s'organise et commence à pren-
dre fermeté.
A la fin de juillet, j'ouvre des capsules apportées le
jour même des bords du ruisseau. Dans la plupart se
trouve l'insecte sous les trois formes de larve, de nym-
phe et d'adulte. Chacune des trois loges du fruit con-
tient une rangée d'une quinzaine de semences, plates
et serrées étroitement l'une contre l'autre. La part d'un
ver est de trois graines contiguës. Celle du milieu est en
entier consommée, moins l'enveloppe, trop coriace; les
deux extrêmes sont simplement entamées. De là résulte
une loge faite de trois pièces, la centrale figurant un
anneau, les deux extrêmes excavées en godet.
Avec sa quinzaine de semences, chaque comparti-
ment du fruit peut donc héberger cinq larves au plus,
leur fournir ration convenable et case isolée, ne gênant
pas les voisines. Cependant sur le dos de la capsule
on compte, pour chaque loge, environ une vingtaine
de perforations, dont la margelle est une petite verrue,
soit de gomme, soit de matière brunie. Ce sont là autant
de sondages faits par le rostre du Charançon.
LE CHARANÇON DE L'IRIS DES MARAIS i67
Les uns se rapportent à ralimentation ; ce sont des
buvettes où les colons de la capsule ont pris réfection.
Les autres concernent la ponte, la mise en place des
œufs, un par un, au sein des vivres. A l'extérieur, rien
ne distingue un point buvette d'un point berceau;
aussi, d'après le seul relevé des sondages, est-il impos-
sible de préciser combien d'œufs ont été confiés à la
capsule. Admettons un nombre moyen. Sur les vingt
piqûres d'une loge, considérons-en dix comme appar-
tenant à la ponte. Ce serait le double de ce que cette
loge peut nourrir. Que sont alors devenus les surnu-
méraires?
Ici revient en mémoire la liruche qui sème sur la
cosse de ses pois un nombre d'œufs exagéré, hors de
proportion avec les vivres contenus. De même, sur
l'Iris, la pondeuse ne tient compte des rations ; elle
peuple le déjà peuplé, elle comble le trop-plein. La
fougue de procréation ne calcule pas l'avenir. Prospé-
rera qui pourra.
On comprend le Verbascum thajjsiis se permettant
quarante-huit mille graines lorsque la germination
d'une seule suffirait au maintien de l'espèce : sa que-
nouille est un trésor de matière comestible dont fera
profit une foule de consommateurs. On cesse de com-
prendre la Bruche, le Charançon de l'Iris et tant
d'autres qui, non exposés à de sévères émondages,
exagèrent néanmoins la famille sans tenir compte
des ressources disponibles.
Faute de place au bouquet de l'Iris, sur les dix con-
vives d'une loge, quatre ou cinq au plus survivront.
Quant à la disparition des autres, n'allons pas en cher-
cher la cause dans le massacre entre rivaux, bien que
168 SOUVEMRS EMOMOLOGIQUES
la concurrence vitale soit féconde en pareilles scéléra-
tesses. Le vermisseau du Charançon est trop pacifique
pour tordre le cou à qui le gène. Je préfère l'explica-
tion donnée au sujet de la Bruche des pois. Les tard
venus, trouvant prises les bonnes places, se laissent
mourir sans lutte pour déloger autrui. Aux premiers
installés, l'abondance et la vie; aux retardataires, la
disette et la mort.
En août commence l'apparition des adultes hors des
fruits de l'Iris. La larve n'a pas le talent de celle de la
Bruche; de sa dent patiente elle ne prépare rien en
vue de l'exode. C'est l'insecte parfait lui-même qui pra-
tique la voie de sortie, consistant en un pertuis rond
foré à travers l'envelope coriace de la graine et l'é-
paisse paroi du fruit. Enfin, en septembre, les capsules
de l'Iris brunissent, dessoudent leurs trois valves; la
demeure menace ruine. Avant qu'elle soit inhabitable,
les derniers occupants se hâtent de déménager, cha-
cun par sa ronde lucarne. On passera la mauvaise sai-
son dans le voisinage, sous un abri quelconque; puis,
le printemps revenu et l'Iris jauni de lleurs, recom-
mencera le peuplement des capsules.
La flore de ma région, non loin des lieux fréquentés
par notre insecte, comprend trois espèces d'Iris, outre
celui des marais. Sur les collines voisines, parmi les
Cistes et les Romarins, abonde l'Iris nain (Iris cha-
mœiris,'QQ,vio\.), à fleurs variables de coloration, tantôt
violacées, tantôt jaunes ou blanches, tantôt parées d'un
mélange des trois teintes. La plante est à peine haute
d'un travers de main, mais ses fleurs ne le cèdent en
rien comme ampleur à celles des autres espèces.
Sur les mômes collines, aux points où les eaux plu-
LE CHARANÇON DE L'IRIS DES MARAIS 169
viales laissent un peu de fraîcheur, pousse, en superbe
tapis, l'Iris bâtard [Iris spuria, Lin.), élancé de taille,
fluet de feuillage et paré de fleurs d'une rare élégance.
Enfin, à proximité du ruisselet où j'observe l'insecte,
se rencontre l'Iris gigot [Iris fœtidmima, Lin.), dont le
feuillage froissé donne un vague relent de gigot à l'ail.
Les semences en sont d'un beau rouge orangé, carac-
tère spécifique ne se retrouvant pas ailleurs.
En somme, sans compter les étrangers que la cul-
tare peut avoir introduits dans les jardins des alen-
tours, voilà quatre espèces d'Iris indigènes à la dispo-
sition du Charançon. De part et d'autre, les fruits sont
pareils, tous également volumineux et riches de semen-
ces dont les propriétés alimentaires ne doivent pas dif-
férer beaucoup. Les quatre plantes d'ailleurs fleurissent
à la même époque. Et sur ce nombre, qui lui permet-
trait large extension de sa race, le Charançon choisit
invariablement l'Iris des marais. Il ne m'est jamais
arrivé de le trouver établi dans les capsules de l'un des
trois autres.
Pour quels motifs à l'abondance variée préfère-t-il
l'uniformité mesquine? Dans ce choix doivent interve-
nir les goûts de l'insecte adulte et ceux de la larve. Le
premier s'alimente de l'enveloppe charnue des cap-
sules; le ver, de son côté, se nourrit uniquement des
semences non encore durcies et toutes juteuses. Les
appétits de l'adulte sont-ils satisfaits avec les fruits
d'un Iris quelconque? C'est à vérifier.
Sous cloche en treillis, je mets le Charançon en pré-
sence de capsules vertes provenant de diverses origines.
Il y a là, pèle-mele avec les fruits de l'Iris des marais,
ceux de l'Iris nain, ceux de l'Iris gigot et ceux de l'Iris
170 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
bâtard. J'y adjoins des capsules étrangères, celles de
l'Iris pâle [Iris pallida, Lam.) et celles de l'Iris xiphi-
oïde [Iris xiphioïdes, Elirh.), si différent des autres par
son bulbe remplaçant l'habituel rhizome.
Eh bien, tous ces fruits sont acceptés avec le même
empressement que ceux de l'Iris des marais. Le Cha-
rançon les crible de piqûres, les dénude, les perfore
de fenêtres. Souvent sont contiguës les capsules de
mon choix et celles des bords du ruisseau, d'usage
normal; le consommateur ne fait entre elles aucune
différence, il va sans hésitation de l'une à l'autre, il
les attaque avec un zèle que n'altère en rien la nou-
veauté du mets. Tout lui est bon, venu d'un Iris quel-
conque.
Et ce n'est pas là, comme il serait permis de le croire,
une aberration amenée par les ennuis de la captivité.
J'ai trouvé dans l'enclos, sur les hautes tiges de l'Iris
pâle, un groupe de notre Charançon attablé aux cap-
sules vertes. D'où venaient- ils en pèlerins observés
pour la première fois entre mes quatre murailles?
Comment avaient-ils appris, ces colons des fraîches
rives, que, dans les aridités de mon arpent de cailloux,
fleurissait un Iris excellent à exploiter? Toujours est-il
que, des capsules commençantes, ils ne laissèrent rien
d'intact. La trouvaille alimentaire leur convenait fort
bien. Aussi me fut-il impossible de mettre à profit
cette aubaine pour savoir si la plante insolite pouvait
convenir à l'établissement de la famille.
En dehors du genre Iris, y a-t-il d'autres plantes
botaniquement très voisines, dont les fruits soient
agréés? J'ai vainement essayé les capsules trigones du
Glaïeul des moissons [Gladiolus segetum, Gawl.) et
LE CHARANÇON DE L'IRIS DES MARAIS 171
les capsules globuleuses de deux Asphodèles, Aspho-
delus liiteus, Lin., et Asphodelus ccnuiferus, Gay. Le
Charançon n'en a pas voulu. Tout au plus a-t-il plongé
le rostre dans les vertes billes de TAsphodèle jaune, le
vulgaire Bâton de Jacob. Il a dégusté, puis s'est retiré.
Le mets ne lui convenait pas, et la faim n'a pu vaincre
l'obstination du dédaigneux. La mort par famine plu-
tôt que de toucher à des vivres non traditionnels.
Il va de soi que sur le Glaïeul et les deux Asphodèles
je n'ai rien obtenu en fait de ponte. Ce que l'insecte
estime mauvais pour sa propre réfection, est à plus
forte raison refusé quand il s'agit du manger des vers.
Je n'ai pas été plus heureux avec les divers Iris essayés,
sauf celui des marais. Faut-il mettre ce refus sur le
compte de la captivité? Non; car se peuplaient assez
bien sous mes cloches les capsules de l'Iris des marais.
C'est, du moment qu'il s'agit d'établir la famille, l'abs-
tention absolue de tout ce qui n'est pas dans les habi-
tudes; c'est l'inébranlable fidélité aux us et coutumes
des anciens. Je n'ai jamais trouvé, en effet, le Charan-
çon établi autre part que dans les capsules de l'Iris des
marais, si affriolantes d'aspect que fussent les autres,
celles de l'Iris nain surtout, bien charnues et très nom-
breuses au printemps.
XI
LES INSECTES VÉGÉTARIENS
Seul des vivants, l'homme civilisé sait manger; en-
tendons par là qu'il met de l'apparat aux affaires de
gueule. Il a cuisine savante, art raffiné des sauces.
Avec un luxe de vaisselle, il solennise ses repas. Il
pontifie à table, il y pratique des rites, des cérémonies.
En ses banquets, il veut de la musique et des fleurs
afin de mastiquer somptueusement sa part de bête
morte. L'animal n'a pas ces travers. Tout simplement
il se repaît, ce qui pourrait bien être après tout le vrai
moyen de ne pas se détériorer. Il prend sa réfection,
et cela lui suffit. Il mange pour vivre, et divers parmi
nous vivent avant tout pour manger.
L'estomac de l'homme est un gouffre où s'engloutit
toute chose mangeable. Celui de l'insecte végétarien
est une officine méticuleuse où ne sont admises que
des bouchées scrupuleusement déterminées. Chaque
convive du banquet végétal a sa plante, son fruit, sa
capsule, sa graine qu'il exploite passionnément, dédai-
gneux des autres vivres, seraient-ils de valeur pareille.
L'insecte carnassier, au contraire, affranchi des
étroites spécialités, se repaît de toute chair. Le Carabe
doré trouve à son goût la Chenille, la Mante, le Han-
LES INSECTES VÉGÉTARIENS 173
neton, le Lombric, la Limace et tout autre gibier. Les
Cerceris amassent, pour leurs vers, des bourriches de
Curculionides et de Buprestes, sans distinction d'es-
pèces. De son côté, la Bruche ne connaît que son pois
et sa fève; le Rhynchite doré, que la prunelle; le Larin
maculé, que le globule azuré de son petit chardon; le
Balanin des noisetiers, que son aveline; le Charançon
dont on vient de lire l'histoire, que la capsule de l'Iris
des marais. Ainsi des autres. Le végétarien est un
spécialiste à courtes vues ; le carnassier, un émancipé
qui généralise.
Jadis, avec un succès qui faisait mes délices d'obser-
vateur, j'ai changé le régime de diverses larves car-
nassières. A qui vivait de Curculionides, j'ai servi des
Criquets; à qui vivait de Criquets, j'ai servi des Dip-
tères. Mes nourrissons acceptaient sans hésiter la vic-
tuaille inconnue de leur race et ne s'en portaient pas
plus mal; mais je ne me chargerais pas d'élever une
chenille avec le premier feuillage venu; plutôt que d'y
toucher, elle se laisserait périr de faim.
Mieux affinée que celle du végétal, la matière ani-
male permet à l'estomac de passer d'un mets à l'autre
sans graduelle accoutumance, tandis que celle de la
plante, relativement fruste, exige apprentissage de la
part du consommateur. Transmuter de la chair de mou-
ton en chair de loup est œuvre aisée, quelques retou-
ches secondaires y suffisent; mais faire de la chair de
mouton avec des herbages est travail de haute chimie
digestive, pour lequel ne sont pas de trop les quatre
estomacs du ruminant. S'il est Carnivore, l'insecte est
donc capable de varier son régime, tous les gibiers
étant équivalents.
174 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
La nourriture végétale amène d'autres conditions.
Avec ses farineux, ses huiles, ses essences, ses épices,
souvent ses toxiques, chaque plante essayée serait
innovation périlleuse que ne se permettra pas l'insecte,
rebuté dès les premières bouchées. A ces dangereuses
nouveautés, combien est préférable l'immuable mets
consacré par les antiques usages! Voilà pourquoi,
sans doute-, l'insecte végétarien est fidèle à sa plante.
Comment s'est faite cette répartition des biens de
la terre entre les consommateurs? N'espérons guère
le savoir; le problème est trop au-dessus de nos moyens
de recherche. Tout au plus, l'expérimentation aidant,
nous est-il permis de sonder un peu ce coin de l'in-
connu, de rechercher à quel point est fixe le manger
de l'insecte, et de noter les variations de régime, s'il
y en a. Ainsi se recueilleront des données que l'avenir
utilisera pour acheminer la question plus loin.
Sur la fin de l'automne, j'avais mis en volière deux
couples de Géotrupe stercoraire, avec abondant mon-
ceau de vivres venus du mulet. Aucun projet de ma
part concernant mes captifs; je les avais logés par
vieille habitude de ne pas laisser perdre une occasion.
Le hasard me les avait mis sous la main, le hasard
fera le reste.
Avec les somptueuses provisions dont je les avais
gratifiés, les Géotrupes avaient largement de quoi va-
quer à leurs affaires de famille. Sans autre intervention
de ma part, tout l'hiver ils furent oubliés. Aux appro-
ches du renouveau, en une heure de loisir, la curiosité
me vint de les visiter. Par les faces latérales du logis,
faces consistant en treillis métallique, il avait plu
comme à la rue; et, les eaux ne trouvant pas à s'écou-
LES INSECTES VÉGÉTARIENS 175
1er à travers le plancher du fond, la terre de la volière
était devenue boue.
Les saucissons alimentaires, ouvrage des parents,
étaient malgré tout nombreux, mais en quel piteux
état! Délavés par les pluies, lessivés jusqu'à l'intérieur
par de continuelles infiltrations, ils tombaient en lo-
ques si je les dérangeais de leur place. Chacun néan-
moins, dans la chambre délabrée du bout inférieur,
contenait un œuf pondu vers la fm de l'automne; et
cet œuf, épargné par les boues glacées de l'hiver, était
si rebondi, si luisant de santé, qu'une prochaine éclo-
sion paraissait évidente.
Que donner aux vermisseaux qui vont sortir de là?
Je n'ose compter sur les ruines des saucissons régle-
mentaires, réduits par les pluies à des paquets de
filasse. Autant vaudrait donner aux nouveau-nés un
bout de vieille corde. Que faire? Usons d'un artifice
insensé, servons un mets de notre invention, absolu-
ment inconnu chez les Géotrupes.
Avec des feuilles pourrissant à terre, feuilles de noi-
setier et de cerisier, de marronnier, d'orme, de cognas-
sier et autres, se prépare la pâtée de mes vers. Je les
mets ramollir dans l'eau, puis les découpe en fines
lanières imitant le tabac à fumer. L'œuf est déposé au
fond d'une éprouvette, et par-dessus je tasse une co-
lonne de mon hachis foliaire. Comme termes de com-
paraison, d'autres œufs sont logés de façon pareille,
mais avec l'ingrate provende des conserves normales
lessivées par les pluies.
L'éclosion se fait dans les premiers jours de mars.
J'ai sous les yeux, au sortir de l'œuf, la larve qui tant
me surprit lorsque, pour la première fois, il y a bien
176 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
des années, je la reconnus estropiée. Ayant à revenir
sur cette étrange aberration, je me bornerai à dire
quelques mots de la tête, remarquablement volumi-
neuse, gonfle qu'elle est des muscles moteurs des ci-
sailles mandibulaires, cisailles façonnées en tailloirs,
avec crénelures à l'extrémité et robuste éperon à la
base. Il suffit de voir cette armure dentaire pour recon-
naître dans le nouveau-né un consommateur que ne
rebuteront pas les fibres ligneuses. Avec pareil engin
d'émiettement, un fétu de paille doit être brioche.
J'assiste aux premières bouchées. Je m'attendais à
des hésitations, à des recherches inquiètes au milieu
de vivres insolites, dont jamais Géotrupe apparem-
ment n'a fait usage. Il n'en est rien. Le consommateur
de saucisses en bouse accepte d'emblée les saucisses
en feuilles mortes, et avec un tel entrain que, dès la
première séance, je suis convaincu du succès de ma
bizarre entreprise.
Comme début, le vermisseau trouve à sa portée le
bâtonnet d'une nervure. Il le happe, le tourne, le
retourne à l'aide des palpes et des pattes antérieures;
doucement il le grignote par un bout. Tout y passe.
Suivent d'autres morceaux, gros ou menus indifférem-
ment. Aucun choix; ce que les mandibules rencontrent
est grugé. Et cela dure indéfiniment, toujours avec un
appétit inaltérable, si bien que l'insecte parvient sans
encombre à l'état parfait. Lorsque le dos a pris le noir
d'ébène et le ventre le violet améthyste, je donne la
liberté à nion Géotrupe. Je suis émerveillé de ce qu'il
vient de m'apprendre.
Une épreuve inverse s'imposait. Un Bousier pros-
père avec des feuilles pourries; obtiendrai-je le même
LES INSECTES VÉGÉTARIENS 177
succès en nourrissant de bouse un consommateur de
détritus foliaires? Dans le monceau de feuilles mortes
que j'entasse dans un coin du jardin pour obtenir du
terreau, sont cueillies douze larves de Cétoine dorée,
parvenues à demi-grosseur. Je les établis dans un bocal,
sans autre nourriture que du crottin de mulet, conve-
nablement rassis par une aération de quelques jours
sur la grand'route. La victuaille stercorale est très
bien acceptée par le futur hôte des roses. Je ne par-
viens pas à reconnaître des signes d'hésitation et de
répugnance. A demi sec, le filandreux rogaton du
mulet est consommé non moins bien que le feuillage
bruni par la pourriture. Un second bocal contient des
larves normalement alimentées. Entre les deux grou-
pes, nulle ditïérence sous le rapport de l'appétit et de
l'apparence de santé. De part et d'autre enfin la trans-
formation régulièrement s'accomplit.
Ce double succès amène une réflexion. Certes, le ver
de la Cétoine n'aurait qu'à perdre s'il s'avisait d'aban-
donner son tas de feuilles mortes pour venir exploiter
sur la grand'route le monceau du mulet; il quitterait
l'abondance inépuisable, la douce moiteur, la sécurité
profonde, et trouverait en échange provende mesquine,
périlleuse, foulée sous les pieds des passants. Il ne com-
mettra pas cette folie, si alléchant que soit l'attrait d'un
mets nouveau.
Pour le ver du Géotrupe c'est une autre affaire.
Sans être rare en pleine campagne, le crottin des bètes
de somme est fort loin de se rencontrer partout. Il se
trouve principalement sur les routes qui, encroûtées
de macadam, opposent au forage des terriers un obs-
tacle invincible. Les feuilles mortes, à demi pourries,
12
178 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
cela s'amoncelle au contraire partout, en quantités iné-
puisables. De plus, elles abondent en terrain meuble,
d'excavation aisée. Si elles sont trop sèches, rien n'em-
pôche de les descendre à telle profondeur où la fraî-
cheur du sol leur donnera la souplesse requise. On
n'est pas Géotrupe, troueur de terre, pour rien. Un
silo descendant à un empan de plus que ne le font les
terriers habituels serait excellente officine de macéra-
tion.
Puisque les larves de Géotrupe prospèrent avec une
colonne de feuilles pourries, comme en témoignent mes
expérimentations, il semble donc que le préparateur
de saucisses en bouse aurait grand avantage à modifier
légèrement son métier, à remplacer la matière sterco-
rale par du feuillage fermenté. La race s'en trouverait
mieux, deviendrait plus nombreuse, parce que les
vivres abonderaient en des points de parfaite sécurité.
Si le Géotrupe n'en fait rien, s'il n'a môme jamais
essayé de le faire en dehors de mes éducations artifi-
cielles, c'est que le régime alin>entaire n'est pas sim-
plement déterminé par les appétits des consomma-
teurs. Des lois économiques réglementent le manger,
et chaque espèce a son lot, afin que rien ne reste sans
emploi dans le trésor de la matière organisable.
Donnons-en quelques exemples. Le Sphinx Atropos
[Acherontia Atropos, Lin.), le curieux papillon qui porte
sur le dos un vague dessin de tête de mort, a pour
lot de sa chenille le feuillage de la Pomme de terre.
G'est un étranger, venu apparemment de l'Amérique
avec sa plante nourricière. J'ai essayé d'élever sa che-
nille avec diverses plantes appartenant, comme la
Pomme de terre, à la famille des Solanées. La Jus-
LES INSECTES VEGETARIENS 17»
quiame, la Stramoine, le Tabac, ont été obstinément
refusés, malgré la fringale témoignée lorsque était ser-
vie la normale pâture.
Les violents alcaloïdes" dont ces végétaux sont satu-
rés expliqueraient peut-être ce refus. Ne sortons pas
alors du vrai genre solanum; aux toxiques trop accen-
tués substituons la solanine, de moindre violence.
Sont refusés les feuillages de la Tomate [Solanum Ii/co-
persicwn), de l'Aubergine {Solanum melongena), de la
Morelle à fruits noirs [Solanum nigrum), de la Morelle
à fruits safranés [Solanum villosum). Sont acceptés, au
contraire, avec le môme appétit que la Pomme de terre,
la Morelle \d.Q,in\ée [Solanum laciniatum), originaire de
la Nouvelle-Zélande, et la triviale Douce-Amère de nos
pays [Solanum dulcamara).
Ces résultats contradictoires me laissent perplexe.
Puisqu'il faut à la chenille de l'Atropos nourriture
épicée de solanine, pourquoi, dans le même genre
solanum, certaines espèces sont-elles gloutonnement
broutées et les autres refusées? Serait-ce pour cause
d'un dosage inégal de solanine, ici plus faible et là plus
abondant? Serait-ce pour d'autres motifs? Je m'y perds.
La superbe chenille du Sphinx des Euphorbes, la
Belle, comme la nomme Réaumur, est étrangère à ces
inexplicables préférences. Toute espèce lui est bonne,
pleurant, de ses blessures, le suc des Tithymales, le
laitage blanc à saveur de feu. Dans mon voisinage, on
la trouve fréquente sur la grande Euphorbe du pays,
YEuphorbia characias; mais elle se complaît pareille-
ment sur les espèces de moindre taille, par exemple sur
VEuphorôia scrrata et sur VEuphorbia Gcrardiana.
Sous mes cloches d'éducation, elle prospère avec la
180 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
première Euphorbe venue. En dehors de ces mets
caustiques, dont nulle autre qu'elle ne voudrait, tout
le reste lui est odieux. De l'insipide Laitue de nos
jardins, de la Menthe poivrée, des crucifères riches
d'essence sulfurée, de la Renoncule caustique et autres
végétaux plus ou moins pimentés, elle se détourne,
dédaigneuse. Elle veut exclusivement l'Euphorbe, dont
le laitage corroderait tout autre gosier que le sien.
Pour se repaître délicieusement de pareilles àcretés.
il faut être prédisposé, la chose est évidente.
Les consommateurs adonnés aux fortes épices ne
sont pas d'ailleurs rares. Le ver, par exemple, du Bra-
chijcerus alginis est passionné de Vaioli comme le
paysan provençal ; il fait ses graisses dans un bulbille
de l'ail, sans autre nourriture.
Il y a mieux. 11 m'est arrivé de trouver les larves de je
ne sais quel insecte dans la noix vomique, le terrible
poison dont s'assaisonnent les saucisses municipales
destinées à la destruction des chiens errants et des
loups. Ces consommateurs de strychnine ne s'étaient
certes pas habitués par degrés à ce mets redoutable ;
ils périraient dès la première bouchée s'ils n'avaient à
leur service un estomac fait exprès.
Ce goût exclusif pour tel ou tel autre végétal, tantôt
bénin et tantôt vénéneux, a de nombreuses exceptions.
11 y a des insectes végétariens omnivores. Le calamiteux
Criquet voyageur broute toute verdure; nos vulgaires
acridiens dépointent tout brin de gazon indistincte-
ment. Captif dans une cage pour la joie des enfants,
le Grillon champêtre fait régal d'une feuille de laitue
ou d'endive, mets nouveaux qui lui font oublier les
coriaces gramens de ses pelouses.
LES INSECTES VÉGÉTARIENS 181
En avril, sur les vertes berges des chemins, se ren-
contre par escouades une disgracieuse créature obèse,
d'un noir bronzé, qui, tracassée, fait la tortue, se con-
tracte en globule. Elle chemine lourdement sur six dé-
biles pattes, tandis que le bout de l'intestin, devenu pied
supplémentaire, fait office de levier et pousse en avant.
C'est la larve d'une grosse Chrysomèle noire [Timarcha
tencbi'icosa, Fab.), trivial insecte qui, pour sa défense,
dégorge un crachat orangé.
J'ai pris plaisir, ce dernier printemps, à suivre au
pâturage un troupeau de ces larves. La plante préférée
était une rubiacée, le Galium verum, à l'état de jeunes
pousses. Chemin faisant étaient broutées non moins
bien des plantes diverses : des chicorées surtout, Pte-
rotheca neniausemis, Cltondrilla juncea, Podospenniim
laci?iiatimi; des légumineuses, 3Iedicar/o falcafa, Trifo-
lium repens. Les acres condiments ne rebutaient point
le troupeau. Une Euphorbe de Gérard est rencontrée,
tramant à terre son inflorescence. Quelques larves s'y
arrêtent et en broutent les tendres sommités, avec le
môme appétit que le trèfle. En somme, la larve cul-de-
jatte et pansue varie beaucoup son ordinaire.
Les exemples de semblables omnivores en matières
herbacées surabondent; il est inutile de s'y arrêter
davantage. Passons aux exploiteurs de matières ligneu-
ses. La larve de VEi-gates faber vit exclusivement dans
les souches pourries du pin; la hideuse chenille du
papillon mal à propos dénommé Cossus exploite les
vieux saules, en compagnie de l'.Egosome. Ce sont des
spécialistes.
Le petit Capricorne, Cerambt/.r cerdo, confie ses vers
à l'Aubépine, au Prunellier, à l'Abricotier, au Laurier-
482 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Cerise, tous arbres et arbustes de la famille des Rosa-
cées. Il varie un peu son domaine, tout en restant fidèle
à la végétation ligneuse caractérisée par un vague re-
lent d'acide prussique.
La Zeuzère, l'élégante et grosse phalène blanche à
taches bleues, généralise davantage. Elle est le lléau
de la plupart des arbres et arbustes de mon enclos. Je
trouve sa chenille dans le lilas surtout, puis dans
l'orme, le platane, le cognassier, la boule-de-neige, le
poirier, le marronnier. Elle s'y creuse, montant tou-
jours, des galeries rectilignes qui, d'une tige de la
grosseur d'un fort col de bouteille, font un fragile
étui bientôt cassé par les assauts de la bise.
Revenons aux spécialistes. La Saperde Charcarias
exploite le peuplier noir et n'accepte autre chose, pas
même le peuplier blanc; la Saperde ponctuée a pour
domaine l'orme; la Saperde scalaire est fidèle au ceri-
sier mort. Le grand Capricorne loge ses vers dans le
chêne, tantôt le rouvre et tantôt l'yeuse. Ce dernier,
d'éducation facile avec des quartiers de poire comme
nourriture et des rondins de bois pour l'établissement
de la famille, s'est prêté à une expérience de quelque
intérêt.
Je cueille les œufs que l'oviducte pointu et tâtonnant
de la pondeuse a insinués dans les anfractuosités de
l'écorce. Ma récolte me permet des essais variés. Dès
l'éclosion, les nouveau-nés accepteront-ils le premier
bois venu? Tel est le problème.
Je fais choix de tronçons fraîchement coupés et me-
surant en diamètre de deux à trois travers de doigt.
Il y a là le Chêne vert, l'Orme, le Tilleul, le Robinier,
le Cerisier, le Saule, le Sureau, le Lilas, le Figuier, le
LES INSECTES VEGETARIENS 183
Laurier, le Pin. Pour éviter des chutes qui trouble-
raient les vermisseaux naissants s'il leur fallait errer
en recherche du point à forer, j'imite de mon mieux les
conditions naturelles. La pondeuse Capricorne loge
ses œufs, un par un, de-çà, de-là, dans les fissures de
l'écorce; elle les y fixe au moyen d'un léger vernis.
Semblable encollage ne m'est pas permis; mon enduit
compromettrait peut-être la vitalité du germe; mais je
peux recourir à l'appui stable d'une ride. De la pointe
du canif je pratique cette ride, c'est-à-dire une menue
fossette où l'œuf plonge à demi. Cette précaution me
réussit à souhait.
En peu de jours, les œufs éclosent sans chute, cha-
cun à l'endroit déterminé par la pointe de mon canif.
J'assiste, émerveillé, aux premiers frétillements de
croupe, aux premiers coups de rabot de la débile bes-
tiole qui, traînant encore à l'arrière la blanche coque
de son œuf, attaque cette ingrate matière, l'écorce et le
bois. Du jour au lendemain, chaque vermisseau dis-
paraît sous le couvert d'une fine vermoulure, résultat
du travail accompli. La taupinée est très petite encore,
en rapport avec la faiblesse de l'excavateur. Laissons
faire. Pendant une paire de semaines, nous la verrons
grossir jusqu'à représenter à peu près le volume d'une
prise de tabac. Puis tout s'arrête. La vermoulure n'aug-
mente plus, sauf sur le chêne.
Cette activité du début, la même partout, à travers
des milieux si différents d'arôme et de saveur, donne-
rait à penser d'abord que le jeune Cérambyx est doué
d'un estomac de haute complaisance et peut s'alimenter
du Figuier pleurant âpre laitage, du Laurier aromatisé
d'essence, du Pin imprégné de résine, aussi bien que
184 SOUVENIRS ENTOMOLOGI QUES
(lu Chêne assaisonné de tanin. La réflexion nous dé-
tourne de cette erreur. Maintenant Tanimalcule ne
mange pas; il travaille à se faire un gîte profond oii il
puisse consommer tranquille.
Examinée à la loupe, la vermoulure l'affirme : cette
poussière n'a pas suivi le canal digestif; elle n'a pris
aucune part à ralimentation. C'est une farine d'émiet-
tement sous le tranchoir des mandibules, et rien autre.
L'appétit venu et la profondeur requise atteinte, le
vermisseau se met enfin à manger. S'il trouve sous la
dent le mets traditionnel, l'aubier du chêne, à saveur
astringente, il se gorge et digère; s'il ne trouve rien
de pareil, il s'abstient. Tel est à coup sûr le motif qUi
fait croître le tas de vermoulure sur le tronçon de chêne
et le laisse indéfiniment stationnaire sur les autres.
Au fond de leurs petites galeries, que font les ver-
misseaux soumis à un jeûne rigoureux faute de vivres
à leur convenance? En mars, six mois après l'éclosion,
je m'en suis informé. J'ai fendu les rondins. Les petits
vers s'y trouvent, non accrus, mais toujours guillerets,
dodelinant si je les tracasse. Cette persistance de la vie
en des chétifs sans nourriture est faite pour surpren-
dre. Elle remet en mémoire les vers de l'Attelabe qui,
éprouvés par la sécheresse estivale dans leurs tonne-
lets faits d'un lambeau de feuilles de chêne, cessent de
manger et somnolent, voisins de la mort, des quatre et
des cinq mois, jusqu'à ce que les pluies d'automne aient
ramolli leur pro vende.
Si je faisais pleuvoir moi-même, chose en mon pou-
voir dans la mesure des nécessités d'un ver, si j'assou-
plissais les rigides tonnelets et les rendais comestibles
par une courte immersion dans l'eau, les reclus repre-
LES INSKCTES VÉGÉTARIENS 185
liaient vie, s'alimentaient et continuaient, sans autre
encombre, leur évolution de larves. De même, après
six mois déjeune au sein de tronçons ligneux inaccep-
tables, les vers du Capricorne auraient repris vigueur
et activité si je les avais déménagés et mis en présence
d'un rondin de chêne tout frais. Je ne l'ai pas fait, tant
le succès me paraissait certain.
J'avais en vue d'autres projets. Je tenais à savoir
combien de temps se prolongerait la halte de la vie. Un
an après l'éclosion, je visite de nouveau mes pièces.
Cette fois, j'ai dépassé la mesure. Toutes les larves
sont mortes, réduites à un granule brun; seules celles
du chêne sont vivantes et déjà grandelettes. L'expé-
rience est concluante : le grand Capricorne a pour
domaine le Chêne; tout autre arbre est fatal à son ver.
Résumons ces détails, qu'il serait aisé d'augmenter
indéfiniment. Parmi les insectes végétariens, il y en a
d'omnivores; entendons par là qu'ils sont aptes à s'a-
limenter de plantes très variées, mais non de toutes
indifféremment, cela va de soi. Ces consommateurs de
victuailles non définies sont les moins nombreux. Les
autres se spécialisent, qui plus et qui moins. A tel con-
vive du grand banquet des bêtes convient une famille
végétale, un groupe, un genre assaisonné de certains
alcaloïdes; à tel autre il faut une plante déterminée,
tantôt fade et tantôt de haute saveur; un troisième exige
une semence hors de laquelle plus rien n'a de valeur;
les suivants réclament qui sa capsule, son bourgeon,
sa fleur, qui son écorce, sa racine, son rameau. Ainsi
de tous, tant qu'ils sont. Chacun a ses goûts exclusifs,
étroitement limités, au point de refuser le proche équi-
valent de la chose acceptée.
186 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Crainte de nous égarer dans l'inextricable cohue du
banquet entomologique, considérons à part nos deux
Capricornes, le Cerambijx héros et le Ceramhyx cerdo.
Rien de plus ressemblant que les deux longuement
encornés ; le petit est l'exacte effigie du grand. Consi-
dérons aussi les trois Saperdes mentionnées plus haut.
Elles ont même configuration , ainsi que des pièces
sorties de moules semblables , à tel point qu'on les
confondrait si des différences de taille et surtout de
coloration n'affirmaient des espèces distinctes.
La théorie nous dit : nos deux Capricornes et leurs
congénères dérivent d'un tronc commun, ramifié en
divers sens par le travail des siècles. De môme nos trois
Saperdes et les autres sont des variations d'un type
primitif. Les ancêtres des Capricornes, des Saperdes
et des Longicornes en général descendent à leur tour
d'un lointain précurseur, qui lui-même descendait
de, etc., etc. Encore un plongeon dans les ténèbres du
passé, et nous touchons aux origines de la série zoo-
logique. Qui débute? Le Protozoon. Avec quoi? Avec
une goutte glaireuse. Toute la suite des vivants pro-
vient, de proche en proche, de ce premier grumeau
coagulé.
En imagination, c'est superbe. Mais les faits obser-
vables, seuls dignes d'être admis dans les sévères ar-
chives de la science, les faits corroborés par l'expéri-
mentation ne vont pas aussi vite que le Protozoon. Ils
nous disent : le manger étant le facteur primordial de
la vie, les aptitudes stomacales devraient se transmettre
par héritage atavique encore mieux que la longueur
des antennes, la coloration des élytres et autres détails
d'ordre très secondaire. Pour amener l'état de choses
LES INSECTES VEGETARIENS 187
actiiel, si varié de régime, les précurseurs se sont
nourris d'un peu de tout. Ils devraient avoir légué à
leur descendance l'alimentation omnivore, cause émi-
nente de prospérité.
La communauté d'origine forcément entraînerait la
communauté du manger. Au lieu de cela, que voyons-
nous? Chaque espèce a ses goûts étroitement limités,
sans rapport avec les goûts des espèces voisines. Avec
une parenté par filiation, il est absolument impossible
de comprendre pourquoi, de nos deux Capricornes,
l'un a pour lot le Chêne, et l'autre l'Aubépine, le Lau-
rier-Cerise; pourquoi de nos trois Saperdes, la première
exige le Peuplier noir, la seconde l'Orme, la troisième
le Cerisier mort. Cette indépendance des estomacs
affirme hautement l'indépendance des origines. Ainsi
dit le simple bon sens, non toujours bien accueilli
des théories aventureuses.
XII
LES NAINS
Un proverbe provençal dit :
Chasque toupin trobo sa cubercello;
Chasque badau, sa badarello.
Eh! oui: chaque pot trouve son couvercle; chaque
particulier, sa particulière. Bossus, borgnes, bancals,
difformes de corps, avariés de morale, tous ont, pour
certains yeux, des attraits qui les font accepter.
Non moins que l'homme et le toupin, l'insecte, lui
aussi, trouve toujours son complément, diit-il associer
l'incorrect et le correct. Le Minotaure Typhéo m'en
fournit un superbe exemple. Le hasard des fouilles
me vaut un étrange couple, en affaires de ménage au
fond d'un terrier. De la femelle, rien à dire : c'est une
belle matrone. Mais le mâle, quel mesquin, quel avor-
ton ! Son trident a la corne médiane réduite à un sim-
ple granule pointu; les latérales arrivent tout juste en
face des yeux, tandis qu'elles atteignent l'extrémité de
la tête dans les sujets normaux. Je mesure le gringalet.
Il a douze millimètres de longueur au lieu de dix-huit,
dimension ordinaire. D'après ces nombres, le nain n'a
guère que le quart du volume réglementaire.
Dans le troisième chapitre du présent volume, men-
LES NAINS 189
lion a été faite d'un magnifique mâle Minotaure obsti-
nément refusé de la compagne que mes expérimenta-
tions lui avaient donnée. Le beau cornu ne quittait pas
le terrier; l'autre, malgré mes fréquentes interventions
pour rétablir la concorde dans le ménage, abandonnait
chaque soir le domicile et cherchait à s'établir ailleurs.
Il me fallut lui donner un autre collaborateur; celui
que je lui avais imposé ne lui convenait pas. Si le bien
doué de taille et de trident est parfois refusé, comment
Favorton d'aujourd'hui a-t-il séduit la puissante? Ces
associations entre dissemblables s'expliquent sans doute
chez les Bousiers comme chez nous : l'amour est aveugle.
Le couple disparate aurait-il fait souche? la famille
aurait-elle, pour une partie, hérité de la taille avan-
tageuse de la mère, et pour l'autre de la taille réduite
du père? N'ayant pas en ce moment un appareil con-
venable, c'est-à-dire une haute colonne de terre entre
quatre planches, j'ai logé mes hôtes dans la plus pro-
fonde éprouvette de ma vaisselle entomologique, avec
sable frais et vivres disponibles.
Les choses se sont passées d'abord d'après les règles,
la mère fouissant, le père déblayant. Quelques crottins
ont été emmagasinés; puis, arrivé au fond de l'éprou-
vette, le couple s'est laissé périr de nostalgie. La cou-
che sablonneuse n'était pas assez profonde. Avant
d'empiler sur un œuf la saucisse alimentaire, il fallait
au ménage un puits d'un mètre au moins de profon-
deur, et il ne disposait, pour le creuser, que d'une
paire d'empans.
Cet insuccès ne met pas tin au questionnaire. D'oîi
provenait ce pygmée? Résultait-il d'une prédisposition
spéciale, transmise par hérédité ? descendait-il d'un
190 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
autre nain, précédé lui-môme de semblable avorton?
Était-ce simplement chez lui un accident dont la filia-
tion ne tient compte? une réduction individuelle non
transmissible de père en fils? J'incline pour l'accident.
Mais lequel? Je n'en vois qu'un propre à diminuer la
taille sans compromettre l'effigie. C'est le manque de
vivres en quantité suffisante.
On se dit : l'animal prend forme ainsi que dans un
moule virtuel, à capacité extensible suivant la quantité
de fonte que le creuset y verse. Si ce moule ne reçoit
en substance que le strict nécessaire, le résultat est un
nain. Au-dessous de ce minimum, c'est la mort par
famine; au-dessus avec des doses croissantes, mais
bientôt limitées, c'est la vie prospère, c'est la taille
normale ou légèrement accrue. Le plus et le moins en
fait d'alimentation décident du volume.
Si la logique n'est pas un vain leurre, il est alors
loisible d'obtenir des nains à volonté. Il suffira de
diminuer les vivres jusqu'aux limites compatibles avec
le maintien de la vie. D'autre part, l'espoir est nul de
faire des géants en forçant la ration, car un moment
arrive où l'estomac refuse tout surcroît de nourriture.
Les besoins sont comparables à une série d'échelons
dont il est impossible de dépasser le plus élevé, tandis
qu'il est praticable de stationner plus haut ou plus bas
sur les inférieurs.
La ration réglementaire est tout d'abord à connaître.
La plupart des insectes n'en ont pas. La larve se déve-
loppe au sein de vivres indéfinis; elle mange à sa guise,
tant qu'elle veut, sans autre frein que son appétit.
D'autres, les mieux doués sous le rapport des qualités
maternelles, le Bousier et l'IIyméuoptère, préparent,
LES NAINS 191
pour chaque œuf, des conserves dosées, ni trop abon-
dantes ni trop mesquines. Le Mellifère amasse en des
récipients d'argile, de pisé, de résine, de cotonnade,
de feuillage, la quantité de miel juste nécessaire au
bien-être d'une larve ; et comme les sexes futurs lui
sont connus, il en met un peu plus au service des vers
qui deviendront des femelles, légèrement supérieures
de taille; un peu moins au service des vers qui devien-
dront des mâles, de moindre dimension. Pareillement
les Hyménoptères prédateurs dosent le gibier d'après
le sexe des nourrissons.
Il y a bien longtemps déjà, je me suis évertué à bou-
leverser les sages prévisions de la mère, à puiser chez
le ver riche pour augmenter l'avoir du ver pauvre.
J'obtenais ainsi de légères modifications de taille où
ne pouvaient s'employer les termes de géant et de nain;
encore moins je n'arrivais à changer le sexe, dont la
détermination n'a rien qui dépende de la quantité de
nourriture. Aujourd'hui, l'Hyménoptère , qu'il soit
mellifère ou prédateur, ne convient pas à mes pro-
jets. Son ver est de constitution trop délicate. Il me
faut des estomacs robustes, capables de résister à de
rudes épreuves. Je les trouverai chez les Bousiers,
notamment chez le Scarabée sacré, qui, par sa pres-
tance, rendra facile l'appréciation du changement sur-
venu au volume.
Le grand routeur de pilules dose exactement le man-
ger de ses larves : à chaque ver son pain, pétri en forme
de poire. Tous ces pains ne sont pas de rigoureuse
parité; il y en a de plus gros, il y en a de plus petits,
mais la différence est minime. Peut-être ces légères
inégalités ont- elles pour motif le sexe du nourrisson.
192 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
comme cela se passe chez les Hyménoptères; aux
femelles reviendraient les fortes rations, et aux mâles
les faibles. Je n'ai rien entrepris de nature à vérifier
ce soupçon. N'importe : toujours est-il que la poire du
Scarabée est la ration individuelle opportune, telle
qu'en a jugé la mère. Il m'est facultatif, quant à moi,
de retoucher le gâteau, de le diminuer ou de l'augmen-
ter à mon gré. Occupons-nous d'abord de la diminution.
En mai, je me procure quatre poires récentes, con-
tenant l'œuf dans la chambre du mamelon terminal.
Par une section suivant l'équateur, je retranche la
moitié d'arrière, sous forme de large calotte sphérique;
je garde la moitié d'avant, surmontée de son col, et je
loge les quatre tronçons ovigères dans autant de petits
bocaux oîi ne soient à craindre ni la dessiccation ni
l'excès d'humidité.
Avec ces vivres diminués de moitié, l'évolution s'ac-
complit comme d'ordinaire ; puis deux vers périssent,
victimes apparemment d'une hygiène défectueuse ; mes
récipients ne valent pas les terriers à douce moiteur.
Les deux autres se maintiennent en bon état, toujours
prêts aboucher d'un tampon de fiente la lucarne que je
pratique à travers la paroi de la cellule lorsque le désir
me vient de les visiter. Sur la fin de la période active,
je les trouve remarquablement petits en comparaison
de leurs confrères à qui serait laissée la poire entière.
L'effet des vivres insuffisants est déjà manifeste. Que
sera-ce avec l'insecte parfait?
E]n septembre, il sort des coques des adultes comme
jamais, à la campagne, mes chasses ne m'en ont valu de
pareils, des nains guère plus grands que l'ongle du pouce
et conformés d'ailleurs en tout de façon très correcte.
LES NAINS 193
Citons des nombres afin de préciser. Du bord du
chaperon à rextrcmité du ventre, ils mesurent l'un
et l'autre dix-neuf millimètres. Le moindre dans mes
boîtes, tel que l'a fait la liberté des champs, en mesure
vingt-six. Les produits de mes artifices, les sujets à
demi-ration, sont donc, en volume, la moitié du Sca-
rabée normal choisi parmi les plus petits. C'est aussi
approximativement le rapport des vivres complets et
des vivres réduits. Le moule extensible de l'organisme
a répété la proportion de la substance disponible.
Mes malices viennent de créer des nains; le traite-
ment par la famine m'a valu des avortons. Je n'en suis
pas fier outre mesure, tout en étant satisfait d'avoir
appris par l'expérience que le nanisme, du moins chez
les insectes, n'est pas une affaire de prédisposition et
d'hérédité, mais un simple accident déterminé par une
alimentation incomplète.
Qu'était-il donc arrivé au petit Minotaure qui m'a
suggéré ces recherches d'affameur? A coup sûr, un
déficit dans les vivres. Quoique experte dans l'art
du dosage, la mère n'avait pu parachever la saucisse
au-dessus de l'œuf, les matériaux peut-être lui man-
quaient, de fâcheux événements avaient arrêté le tra-
vail; et, maigrement nourri, lever, assez robuste pour
résister à une diète non trop rigoureuse, n'avait pas
acquis de quoi munir l'adulte de la somme de subs-
tance nécessaire à la taille normale. Tout le secret du
mignon Minotaure apparemment est là. C'était un fils
de la misère.
Si la privation réduit la taille, ce n'est pas à dire
que l'abondance illimitée puisse l'augmenter Je façon
bien notable. En vain je fournis aux vers du Scarabée
13
194 SOUVENIRS E NTOiM OLOGIO L ES
sacré un supplément de vivres qui double et triple la
ration servie par la mère, mes pensionnaires n'acquiè-
rent pas un accroissement digne d'être mentionné. Tels
ils sortent des poires maternelles, tels ils sortent des
gros pâtés que ma spatule leur a pétris. Et cela doit
être: Tappétit a ses limites qui, une fois atteintes, lais-
sent le consommateur indifférent aux somptuosités de
table. Faire des géants à la faveur d'une surabondance
de victuailles n'est pas dans nos moyens. Quand il s'est
gavé au degré requis, le ver cesse de manger.
Le Scarabée sacré a néanmoins des géants. J'en
possède qui, venus d'Ajaccio et de l'Algérie, mesurent
trente-quatre millimètres de longueur. En rapprochant
ce nombre des précédents, on voit que, le volume des
nains obtenus par le jeune étant représenté par un,
celui du Scarabée de la campagne sérignanaise est for-
mulé par deux, et celui des Scarabées de la Corse et de
l'Afrique par cinq.
Pour donner ces derniers, ces géants, il faut, la
chose est évidente, alimentation plus copieuse. D'où
vient ce surcroît d'appétit? Nous aiguisons le nôtre
avec des épices. L'insecte pourrait bien avoir les sien-
nes, par exemple, en ce qui concerne le Scarabée sacré,
le poivre du voisinage de la mer, la moutarde d'un soleil
généreux. Telles sont, me semble-t-il, les raisons qui
exaltent les dimensions du Scarabée africain et modè-
rent celles de son confrère sérignanais. N'ayant pas à
ma disposition ces deux apéritifs, la mer et le soleil,
je renonce à faire des géants par un excès de vivres.
Essayons maintenant les larves qui, n'étant pas
rationnées par la mère, disposent d'une abondance
illimitée. De ce nombre sont les larves de la Cétoine
LES" NAINS 193
lloricole [Cetonia flor'icola, Ilerbst.), hôtes des amas de
feuilles en décomposition. De celles-là certainement je
n'obtiendrai jamais des géantes par l'artilice d'une
copieuse nourriture. En un recoin de mon jardin, elles
grouillent dans un entassement de feuilles pourries
oii elles trouvent à satiété et sans recherches de quoi
satisfaire leur gloutonnerie; et cependant je ne vois
jamais d'adulte avec des dimensions tant soit peu exa-
gérées. Pour lui faire dépasser la taille habituelle, sont
nécessaires probablement, comme au sujet du Scara-
bée, des conditions climatériques meilleures, condi-
tions que j'ignore ot que je serais d'ailleurs dans l'im-
puissance de réaliser. Un seul essai m'est permis, celui
de la famine.
Au commencement d'avril, je fais trois lots de larves
de Cétoine floricole, choisies parmi les mieux déve-
loppées et de la sorte aptes à se transformer dans le
courant de Tété. A celte époque d'avril commence la
grande fringale qui double le volume du ver et amasse
les économies nécessaires à l'élaboration de l'adulte.
Les trois lots sont établis dans de grandes boîtes en
fer-blanc, bien closes, où ne soit pas à craindre trop
rapide dessiccation.
Le premier lot se compose de douze larves, avec
provendc abondante, renouvelée à mesure que besoin
en est. Dans le tas de terreau, leur lieu de délices, mes
claustrées ne seraient pas mieux.
A coté de ce paradis des ventres, une seconde boite,
famélique enfer, reçoit douze larves privées absolument
de toute nourriture. Elle est meublée, comme les autres
du reste, d'une litière de crottins où les affamées pour-
ront déambuler ou s'enfouir à leur guise.
196 SOL'VElMliS ENTOMOLOGIQU ES
Enfin, le troisième lot, d'une douzaine pareillement^
reçoit, de loin en loin, une maigre pincée de feuilles
pourries, de quoi amuser un moment les mandibules,
tout au plus.
Trois à quatre mois se passent, et quand viennent
les torridités de juillet, la première boite me donne
l'insecte parfait. Très correctement l'évolution s'est
accomplie : aux douze vers ont succédé douze magni-
fiques Cétoines, pareilles de tout point à celles qui,
le printemps venu, sirotent et sommeillent sur les
roses. Ce résultat m'affirme que les défectuosités d'une
éducation en récipients sont bors de cause dans ce
qui me reste à dire.
La seconde boite, à rigoureuse abstinence, me four-
nit deux coques, dont les dimensions amoindries indi-
quent des nains. J'attends le milieu de septembre pour
ouvrir ces coffrets, restés clos alors que, depuis une
paire de mois, ceux de la première boîte sont rompus.
Leur persistante indéhiscence s'explique : ils ne con-
tiennent l'un et l'autre qu'une larve morte. La disette
absolue a dépassé l'endurance des vers. De douze
qu'ils étaient sans nourriture, dix se sont ratatinés et
finalement ont péri; deux seulement sont parvenus à
s'envelopper d'une coque, en agglutinant, suivant l'u-
sage, les crottins d'alentour. Cet effort a été le dernier.
Les deux vers ont succombé à leur tour, incapables
du profond travail de la nymphose.
Eafin, dans la troisième boîte, à vivres très parcimo-
nieusement servis, onze larves sur douze sont mortes,
exténuées de maigreur. Une seule s'est enclose dans
une coque, correcte de structure, mais bien amoindrie.
S'il y a là dedaus insecte en vie, ce ne peut être qu'un
LES NAINS d97
nain. Vers le milieu de septembre, j'ouvre moi-même
la cabine, car rien encore, à cette époque tardive,
n'annonce une effraction naturelle.
Le contenu me comble de joie. C'est une Cétoine bel
et bien en vie, toute ruisselante d'éclat métallique et
rayée de quelques traits blancs, à l'image de celles de
son espèce développées en liberté dans le grand amas
de terreau. La configuration et le costume ne sont en
rien modifiés. Quant à la taille, c'est une autre affaire.
J'ai sous les yeux un pygmée, un mignon bijou comme
jamais collection n'en a trouvé sur les aubépines fleu-
ries. Du bord du chaperon à l'extrémité des élytres, la
créature de mes artifices mesure treize millimètres, pas
davantage. L'insecte en mesurerait vingt si le ver s'était
nourri à sa convenance, hors de mes faméliques boîtes.
De ces nombres, on déduit que le nain est, en volume,
à peu près le quart de ce qu'il serait normalement
devenu sans mon intervention.
De vingt-quatre larves soumises, pendant trois à
quatre mois, les unes au jeûne absolu, les autres au
régime de maigres bouchées servies de loin en loin,
une seule est parvenue à la forme adulte. Le trouble
de l'abstinence est profond, le pygmée s'en ressent
encore. Bien que l'époque de la rupture des coftVets
soit passée depuis longtemps, il n'avait rien entrepris
pour se libérer. Peut-être n'en avait-il pas la force.
J'ai dû moi-même effractionner la cellule.
Maintenant qu'il est libre, aux félicités de la lumière,
il gesticule, il chemine pour peu que je le tracasse;
mais il préfère se reposer. On le dirait accablé d'une
insurmontable lassitude. Je sais avec quelle glouton-
nerie, en cette saison chaude, les Cétoines attaquent
198 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES
les fruits et se gorgent de pulpe sucrée. Je donne à
mon nain un morceau de figue fondante. Il n'y touche
pas, préférant somnoler. L'heure du manger ne serait-
elle pas venue, à la suite d'une libération forcée? Le
reclus était-il destiné à passer l'hiver dans sa coque
avant de venir aux joies, mais aussi aux périls du
dehors? Peut-être bien.
Dans tous les cas, ma curieuse bestiole, la petite
Cétoine réduite au quart de la grosseur réglementaire,
répète ce que le Scarabée sacré nous apprenait tantôt
d'une façon moins probante : chez les insectes, et très
probablement ailleurs, le nanisme est la conséquence
d'une nutrition incomplète, et nullement l'elïet d'une
prédisposition.
Supposons l'impossible, ou du moins le très difficul-
tueux; admettons qu'ayant obtenu par la méthode
famélique quelques couples de Cétoine, nous puissions
les élever dans de bonnes conditions. Feront-ils souche
et que sera la progéniture? La réponse que l'insecte ne
donnerait probablement pas, môme sollicité par une
longue persévérance, la plante aisément nous la donne.
Sur les sentiers de mon arpent de cailloux-, en des
points où persiste un peu de fraîcheur, croît en avril
une plante triviale, la Drave printanière [Draba verna.
Lin.). En ce sol ingrat, piétiné, durci de graviers, la
nourriture manque, et la Drave y devient l'équivalent
de mes Cétoines affamées. D'une rosette de feuilles
souffreteuses monte une tige unique, mince comme un
cheveu, haute à peine d'un pouce, peu ou point rami-
fiée, qui mûrit tout de même ses silicules, réduites
souvent à une seule. J'ai là, en somme, un jardinet
de plantes naines, filles de la misère. Mes expériences
LES NAI.NS 199
d'affamenr étaient fort loin d'obtenir aussi bien avec
le Scarabée et la Cétoine.
Je récolte les semences des pieds les pins malingres
et je fais un semis en terre excellente. Du coup, le
printemps d'après, le nanisme a disparu; la descen-
dance directe des avortons reprend les amples rosettes,
les tiges multiples liantes d'un décimètre et davantage,
les ramifications nombreuses, riches de silicules. L'état
normal est revenu.
S'ils avaient assez de vigueur pour procréer, ainsi
feraient les insectes nains, venus de mes artifices ou
d'un concours fortuit de circonstances débilitantes. Ils
nous répéteraient ce que nous affirme la Drave : le
nanisme est un accident que la filiation ne transmet
pas, de même qu'elle ne transmet la gibbe du bossu,
les jambes fortes du cagneux, le moignon du manchot.
XIII
LES ANOMALIES
Est anomal ce qui fait exception à la règle, formu-
lée d'après l'ensemble des faits concordants. L'insecte
a six pattes, ciiacune terminée par un doigt. Voilà la
règle. Pourquoi six pattes et non un autre nombre;
pourquoi un seul doigt et non plusieurs? De pareilles
questions ne nous viennent même pas à Tesprit, tant
leur inanité nous paraît évidente. La règle est parce
qu'elle est; on la constate, et voilà tout. Sa raison d'être
nous laisse dans une tranquille ignorance.
L'anomalie, au contraire, nous inquiète, nous tour-
neboule la pensée. Pourquoi des exceptions, des irré-
gularités, (les démentis au texte de la loi? La griffe du
désordre laisserait-elle, par-ci, par-là, son empreinte?
De folles discordances hurleraient-elles dans le concert
général? Grave question qu'il est bon de sonder un
peu, sans grand espoi.r de la résoudre.
Citons d'abord quelques-uns de ces accrocs à la
règle. Parmi les plus étranges que la chance des trou-
vailles a soumis à mon examen, prend rang celui de
la larve du Géotrupe. Lorsque, pour la première fois,
j'en fis la connaissance, le ver estropié avait acquis à
peu près toute sa grosseur. On pouvait se demander
si certaines misères subies dans le cours de la vie
LES ANOMALIES 201
n'avaient pas graduellement amené la dobililé et l'a-
nomale direction des pattes postorienres; si des entra-
ves quelconques à l'exercice régulier dans un étroit
€Ouloir au sein des vivres n'expliquaient pas vaille
que vaille la singulière déformation.
Aujourd'hui je suis pleinement renseigné. La larve
du Géotrupo ne devient pas petit à petit boiteuse par
entorse; elle est bel et bien estropiée de naissance. J'as-
siste à son éclosion. Ma loupe surveille le nouveau-né
sortant de l'œuf. Les pattes postérieures, dont l'adulte
fera de robustes pressoirs pour fouler sa récolte et la
comprimer en saucissons, pour le moment se rédui-
sent à de mesquins appendices, contrefaits, d'usage nul.
Elles se recroquevillent et s'appliquent sur l'échiné.
Courbée en croc de romaine, leur délicate extrémité
fuit le sol, se tourne vers le dos, sans fournir le moindre
appui pour la station. Ce ne sont pas des pattes, mais
des projets hésitants, des essais maladroits.
Les antérieures, bien conformées d'ailleurs, sont de
faible dimension. La bestiole les tient retirées sous
l'avant du corps, où elles travaillent à maintenir en
place le morceau grignoté. Celles de la paire moyenne,
longues et puissantes, sont, au contraire, bien en évi-
dence. Dressées en manière de fortes béquilles, elles
stabilisent la panse, qui, replète et courbe, chavire fré-
quemment. Yu de dos, le ver éveille l'idée d'une créa-
ture hétéroclite, comme il n'y en a pas au monde.
C'est une bedaine montée sur deux échasses.
Dans quel but cette organisation étrange? On com-
prend la bosse caricaturale du ver de l'Onthophage,
la besace en pain de sucre, dont le poids fait à tout
instant chavirer la bestiole qui essaye de se déplacer.
202 SOUVENIRS ENÏOMOLOGIQUES
G'csl Tentrepôt à ciment pour la construclion de la
cabine où se fera la nymphose. On cesse de comprendre
les deux pattes atrophiées et contrefaites du ver du
Géotrupe, qui, devenus bons grapins, seraient, semble-
t-il, fort utiles. Le ver chemine; il monte et descend à
l'intérieur de sa longue colonne de vivres; il va et vient,
en quête des morceaux à sa convenance. Les deux
appuis négliges, s'ils étaient en bon état, faciliteraient
l'escalade.
De son côté, le ver du Scarabée sacré, enclos dans
une étroite niche,' n'a guère besoin de locomotion. Un
simple mouvement de croupe lui met sous les mandi-
bules une nouvelle couche de victuailles à consommer.
N'importe, il est doué de six bonnes pattes, excellem-
ment conformées. L'estropié se déplace, le valide ne
bouge; le boiteux exeursionne, l'ingambe ne se meut.
Nulle raison acceptable n'expliquerait ce paradoxe.
Sous la forme adulte, le Scarabée sacré et ses congé-
nères, le Scarabée semi-ponctué, le Scarabée à large
cou, le Scarabée varioleux, les seuls que je connaisse,^
sont pareillement des atrophiés : il leur manque à tous
les tarses des pattes antérieures. Ces quatre témoins
nous affirment que la singulière mutilation est com-
mune au groupe entier.
Les manies d'une nomenclature insensée à force
d'être myope ont trouvé bon de remplacer l'antique
et vénérable terme de Scarabée par celui {VAteiichus,
signifiant sans armes. L'inventeur de la dénomination
n'a pas été des mieux inspirés : d'autres Bousiers ne
manquent pas qui sont dépourvus d'armure cornicu-
laire, par exemple les Gymnopleures, si voisins des
Scarabées. Puisqu'il se proposait de désigner le «enre
LES ANOMALIES 203
en rappelant une parlicnlarité caraclcrisliquc, il devait
forger iin mot signifiant : privé de tarses aux pattes
antérieures. Seuls, dans toute la série entomologique,
le Scarabée sacré et ses congénères auraient droit à
semblable appellation. On n'y a pas songé, apparem-
ment ce grave détail était inconnu. On voyait le grain
de sable, on ne distinguait pas la montagne, travers
fréquent chez les faiseurs de vocables.
Pour quelles raisons les Scarabées sont-ils privés aux
pattes antérieures de ce doigt unique, le tarse à cinq
articles, qui à lui seul représente la main de l'insecte?
Pourquoi un moignon, un membre tronqué, au lieu
d'une extrémité digitée, comme il est de règle partout
ailleurs? Une réponse vient, assez plausible d'abord.
Ces fervents rouleurs de pilules poussent le faix à recu-
lons, la tète en bas, l'arrière en haut; ils prennent
appui sur la terminaison des pattes d'avant. Tout l'ef-
fort du charroi porte sur le bout de ces deux leviers en
continuel contact avec la rudesse du sol.
Un doigt délicat, exposé aux entorses dans de pareil-
les conditions, serait un embarras; aussi le pilulaire
s'est avisé de le supprimer. Quand et comment s'est
faite la mutilation? Est-ce de nos jours, par accident
d'atelier, au cours môme du travail? Non, car on ne
voit jamais de Scarabée muni des tarses antérieurs, si
novice qu'il soit en son métier; non, car la nymphe,
en parfait repos dans sa coque, a des brassards sans
doigt, comme l'adulte.
La mutilation remonte plus haut. Admettons que,
dans le recul des âges, à la suite d'un accident quel-
conque, un Scarabée ait perdu les deux doigts incom-
modes, presque inutiles. Se trouvant bien de la sup-
204 souvi:nirs entomologiques
pression, il a transmis à sa race, par héritage atavique,
l'heureuse troncature. Depuis, les Scarahées font excep-
tion à la règle des pattes antérieures digitées comme
les autres.
L'explication serait séduisante, si de graves difficul-
tés ne survenaient. On se demande par quel singulier
caprice l'organisation aurait jadis façonné des pièces
destinées plus tard à disparaître comme trop incom-
modes. Le devis de la charpente animale serait-il sans
logique, sans prévoyance? Disposerait-il la structure
aveuglément, au hasard du conllit des choses?
Chassons cette sotte idée. Non, le Scarahée n'avait
pas autrefois les tarses qui lui manquent aujourd'hui;
non, il ne les a pas perdus par suite de son attelage
dans une position renversée lorsqu'il roule sa pilule.
Il est maintenant ce qu'il était au début. Qui dit
cela? Des témoins irrécusables, le Gymnopleure et
le Sisyphe, eux aussi passionnés de pilules roulantes.
Comme le Scarabée, ils les poussent à reculons, la tête
en bas; comme le Scarabée, ils prennent appui, en leur
rude labeur, sur l'extrémité des pattes antérieures; et
ces pattes, malgré l'âpre frottement contre le sol, sont
digitées non moins bien que les autres; elles possèdent
le tarse délicat que se refuse le Scarabée. Pour quels
motifs alors à ce dernier l'exception et aux autres la
règle? Comme j'accueillerais volontiers la parole du
clairvoyant capable de donner réponse à mon humble
question!
Ma satisfaction ne serait pas moindre de connaître la
cause qui met un seul ongle au bout du tarse du Cha-
rançon de l'Iris des marais, lorsque les autres insectes
en ont deux, rangés cote à côte et courbés en crocs de
LES ANOMALIES 20*
romaine. Quels motifs ont supprimé l'une des deux
griirettes? Ne lui serait-elle pas utile? Il semble bien
que si. Le petit mutilé est grimpeur; il escalade les
rameaux lisses de l'Iris; il en explore les Heurs, aussi
bien à la face inférieure des pétales qu'à la face supé-
rieure; il chemine dans une position renversée sur les
capsules glissantes. Un harpon de plus lui serait avan-
tageux pour la stabilité, et l'étourdi s'en prive, lorsque
le règlement lui donne droit au double croc, d'usage
invariable partout ailleurs, môme dans sa tribu au
long bec. Où donc est le secret de ton ongle manquant,
petit mutilé de l'Iris?
Une griffette supprimée, grave affaire quant au prin-
cipe, est après tout détail de médiocre valeur matériel-
lement; il faut la loupe pour s'apercevoir de l'incorrec-
tion. Mais voici qui s'impose au regard sans le secours
d'un verre grossissant. Un Criquet des pelouses alpines,
le Pezzotettyx pedestris, hôte des croupes les plus éle-
vées du Ventoux, renonce à l'appareil alaire; il de-
vient adulte tout en conservant la configuration de
larve. L'approche des noces l'embellit un peu, lui met
du rouge corail aux grosses cuisses, et de l'azur aux
tibias, mais là s'arrête le progrès. L'insecte est mûr
pour la pariade et pour la ponte sans avoir acquis l'es-
sor que possèdent, outre le bond, les autres Acridiens.
Au milieu des sauteurs, tous munis d'ailes et d'ély-
tres, il reste gauche piéton, comme le dit son prénom
latin pedestris. L'impotent a néanmoins sur les épaules
de maigres étuis où sont inclus, non aptes à se déve-
lopper, les organes du vol. Par quel singulier caprice
de l'évolution le joli Criquet à jambes azurées est-il
privé des ailes et des élytres dont il a le germe en de
206 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUE S
mesquins paquets? L'essor lui est promis, et il ne l'ob-
tient pas. Sans motifs appréciables, la macbine animale
arrête ses rouages.
Plus étrange encore est le cas des Psychés, dont les
femelles, impuissantes à devenir les papillons promis
par les débuts, restent chenilles ou, pour mieux dire,
se changent en sacoches bourrées de germes. Les ailes
à riches écailles, suprême attribut du lépidoptère, leur
sont refusées. Seuls les mâles parachèvent la forme
annoncée; ils deviennent des élégants empanachés,
vêtus de velours noir et propres à l'essor. Pourquoi
l'un des sexes, le plus important, reste-t-il misérable
andouillette, tandis que l'autre est glorifié par la mé-
tamorphose?
Que dirons-nous maintenant de celui-ci, le Necyda-
lis major, hôte du saule et du peuplier en son état lar-
vaire? C'est un long cornu, d'assez belle taille compa-
rable à celle du Cenimbijx cerdo, le petit Capricorne
de l'aubépine. Quand on est coléoptôre, et il l'est bel
et bien, on se donne des élytres qui, faisant étui, em-
boîtent le corps, protègent la délicatesse des ailes et la
vulnérable mollesse du ventre. Le Necydalis se rit de
la règle. 11 se met aux épaules, comme élytres, deux
brèves pièces, qui lui font une mesquine jaquette. On
dirait vraiment que l'étolfe a manqué pour allonger le
veston et lui faire des basques capables de couvrir ce
qui devrait être couvert.
Au delà s'étendent, sans protection, de vastes ailes
atteignant le bout du ventre. Au premier examen, on
se ligurerait avoir sous les yeux une sorte de grosse
Guêpe extravagante. A quoi bon, chez un réel coléo-
ptère, cette lésinerie élytrale? La matière manquerait-
LES ANOMALIES 207
elle? Etait-il trop coûteux de prolonger l'étui défensif
commencé aux épaules? On est tout surpris de pareille
avarice.
Que dirons-nous aussi de cet autre coléoptcre , le
Myodites sub-dipterus? Son ver s'établit, je ne sais
comment, dans les cellules de l'IIalicte zèbre et se
repaît de la nympbe propriétaire du logis. L'adulte
fréquente en été les capitules épineux du Panicaut.
A première vue, on le prendrait pour un Diptère, pour
une Mouche, à cause de ses deux grandes ailes non
couvertes d'élytres. Examiné de près, il porte aux
épaules deux petites écailles, restes des étuis suppri-
més. Encore un qui n'a pas su ou plutôt n'a pu para-
chever les pièces dont il porte les vestiges dérisoires.
Un groupe entier, et des plus nombreux parmi les
coléoptères, celui des Slaphylins, se tronque les élytres
au tiers, au quart des normales dimensions. Par un
excès d'économie, l'insecte à long ventre frétillant
se fait disgracieux, étriqué.
Ainsi longtemps se poursuivrait Ténumération de
estropiés, des incorrects, des exceptionnels; les pour-
quoi se succéderaient, et la réponse ne viendrait pas.
L'animal est peu comraunicatif ; la plante, adroite-
ment sollicitée, se prête mieux à l'interrogation. Con-
sultons-la sur le problème des anomalies, peut-être
nous renseignera-t-elle.
Le Rosier nous propose cette énigme : nous som-
mes cinq frères, deux barbus, deux sans barbe et le
cinquième à demi barbu.
Cela se dit même en vers latins :
Quiiique sumus fratres : uuus barbatus et aller,
Imberbesque duo; sum semi-berbis ego.
208 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Que sont les cinq frères? Rien autre que les cinq
lobes dn calice de la Rose, les cinq sépales. Exami-
nons-les un par un. Nous en trouverons deux munis,
sur l'un et l'autre bord, de prolongements foliacés ou
barbules, qui parfois reprennent la forme originelle
et s'étalent en folioles pareilles à celles des véritables
feuilles. La botanique nous apprend, en effet, qu'un
sépale est une feuille modifiée. Voilà les deux frères
barbus.
Nous en verrons deux autres dépourvus totalement
d'appendices sur les deux côtés à la fois. Ce sont les
deux frères sans barbe. Enfin le dernier nous montrera
l'un des côtés dénudé et l'autre porteur de barbules. Il
représente le frère à demi barbu.
Ce ne sont pas là des accidents fortuits, variables
d'une fleur à l'autre; toutes les Roses présentent le
même dispositif, toutes ont leurs sépales répartis en
trois catégories de barbiches. C'est une règle fixe,,
conséquence d'une loi qui régit l'architecture. florale,,
de même que l'art d'un Yitruve régit nos édifices.
Cette loi, d'élégante simplicité, la botanique la for-
mule ainsi : dans l'ordre quinaire, le plus important
du monde végétal, la fleur échelonne les cinq pièces
d'un verticille sur une spirale serrée, presque l'équiva-
lent d'une circonférence; et cet arrangement se fait de
telle façon que deux tours de spire reçoivent la série
des cinq pièces.
Cela dit, il est aisé de construire, en ce qui concerne
le calice, le devis de la Rose. Divisons une circonfé-
rence en cinq parties égales. Au premier point de divi-
sion plaçons un sépale. Où mettrons-nous le deuxième?
Ce ne peut être au second point de division, car alors
LES ANOMALIES 209
l'ensemble des cinq pièces occuperait la circonférence
entière en un seul tour au lieu de l'occuper en deux.
Nous le placerons au troisième point, et nous conti-
nuerons de la sorte en franchissant chaque fois une
division. Cette marche est la seule qui revienne au
point de départ après deux tours de spire.
Accordons maintenant aux sépales une base assez
large pour donner une enceinte bien close. Nous ver-
rons que les pièces des divisions 1 et 3 sont en plein
hors de l'enroulement; que les pièces des divisions 2
et 4 engagent leurs deux bords sous les sépales voi-
sins; et qu'enfin la pièce de la division o a l'un des
bords couvert et l'autre découvert. D'autre part, il est
visible que, gênés dans leur expansion par l'obstacle
de ce qui leur est superposé, les bords engagés sous les
autres ne peuvent émettre leurs délicats appendices.
De là résultent aux points 1 et 3 les deux sépales
barbus; aux points 2 et 4, les deux sépales sans barbe;
au point o, le sépale demi-barbu.
Ainsi s'explique l'énigme de la Rose. La disparité
des cinq pièces calieinales, en apparence structure
irrationnelle, capricieuse anomalie, est en réalité le
corollaire d'une loi mathématique, l'affirmation d'une
immanente algèbre. Le désordre parle de l'ordre, l'ir-
régularité témoigne de la règle.
Continuons notre excursion dans le domaine de la
plante. L'ordre quinaire attribue à la Heur cinq pé-
tales disposés en un verticille de parfaite correction.
Or, bien des corolles s'écartent du normal assemblage.
Telles sont les corolles labiées et les corolles person-
nées. Dans les premières, cinq lobes composent le
limbe épanoui à l'extrémité d'une partie tubuleuse et
14
210 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
indiquent les cinq pétales réglementaires. Ils se grou-
pent en deux lèvres largement bâillantes, dirigées
Tune en haut, l'autre en bas. La lèvre supérieure com-
prend deux lobes, l'inférieure en comprend trois.
Comme la précédente, la corolle personnée se divise
en deux lèvres, la supérieure à deux lobes, l'inférieure
à trois, seulement cette dernière se renfle en une voûle
qui ferme l'entrée de la Heur. La pression des doigts
sur les côtés fait bâiller les deux lèvres, qui se refer-
ment dès que la pression cesse. De là une certaine
ressemblance avec le mufle, la gueule d'un animal,
ressemblance qui a fait donner à la plante oi!i cette
forme est le mieux accentuée le nom de Muflier ou
(lueule-de-Loup. On a voulu voir encore quelque ana-
logie d'aspect entre les deux grosses lèvres du Muflier
et les traits exagérés du masque dont les acteurs se
couvraient la tète sur les théâtres antiques pour repré-
senter le personnage dont ils remplissaient le rôle. C'est
de là que provient l'expression de corolle personnée.
L'anomalie de la corolle à deux lèvres entraine des
modifications dans les étamines qui doivent s'accom-
moder aux exigences de l'enceinte, en ce point plus
rétrécie, en cet autre plus spacieuse. Des cinq étamines,
une est supprimée, en laissant bien des fois un vestige
de sa base, comme certificat de la disparue. Les quatre
autres se groupent en deux couples de longueur inégale,
avec tendance à la suppression du couple moindre.
La Sauge accomplit cette suppression. Elle n'a que
deux étamines, celles du couple le plus long. En outre,
à chacun des fllets staminaux elle ne conserve que la
moitié d'une anthère. D'après la règle de l'immense
majorité, une anthère comprend deux loges, adossées
LES ANOMALIES 211
l'une à l'autre et séparées par une mince cloison, dite
connectif. La Sauge exagère ce connectif, elle en fait
un lléau de balance disposé transversalement sur le
filet. Au bout de l'un des bras de ce fléau, elle met la
moitié d'une anthère, c'est-à-dire un sachet pollinique ;
à l'autre bout, elle ne met rien. Sauf le strict néces-
saire, tout le verticille staminal est sacrifié aux élé-
gantes étrangetés de la corolle. ♦
Or pourquoi dans les Labiées, lesPersonnées et autres
familles végétales, ces anomalies qui bouleversent à
fond la structure réglementaire de la Heur? Permet-
tons-nous, à ce sujet, une comparaison architecturale.
Les premiers qui osèrent équilibrer sur le vide de
lourdes pierres de taille et méritèrent le glorieux titre
de pontifes ou faiseurs de ponts, prirent pour norme de
leurs assemblages l'arc de cercle, la demi-circonférence,
enfin le plein cintre, qui appuie sur les reins de vous-
soirs uniformes la poussée de la charge. C'est robuste,
majestueux, mais aussi monotone et dépourvu de svel-
tesse.
Vint après l'ogive, qui oppose l'un à l'autre deux
arcs de centres différents. Avec la nouvelle norme sont
possibles les hautes envolées, les sveltes nervures, les
superbes couronnements. Le varié, inépuisable en
gracieuses combinaisons, remplace le monotone.
Eh bien, la corolle régulière est le plein cintre de
la ileur. Campanulée, rotacée, urcéolée, étoilée ou
d'autre configuration, elle est toujours l'assemblage
de pièces semblables autour d'une circonférence. La
corolle irrégulière est l'ogive, à merveilleuses audaces;
elle donne à la poésie de la fleur le beau désordre de
toute réelle poésie. Le masque à grosses lèvres du
212 SOUVENIRS ENTOMOLOGI OU i:S
Manier, la gorge bâillante de la Sauge, valent bien la
rosette de l'Aubépine et du Prunellier. Ce sont autant
de notes chromatiques ajoutées à la gamme, autant
de variations gracieuses sur un superbe thème, autant
de dissonances qui mettent en relief la valeur des ac-
cords. La symphonie florale est meilleure, entrecoupée
de solos exceptionnels.
Par des raisons du même ordre, le Criquet pédestre,
sautillant parmi les saxifrages des hautes croupes,
explique sa privation de l'essor; le Staphylin, sa ja-
quette; le Necydalis, son court veston; le Myodite, son
aspect de diptère. Chacun, à sa manière, fait diversion
à la monotonie du thème général; chacun apporte une
note spéciale au concert de Fensemble. On voit moins
bien pourquoi le Scarabée renonce aux tarses anté-
rieurs, pourquoi le Charançon de l'Iris des marais ne
met à ses doigts qu'une griffette, pourquoi le ver du
Géotrupe naît estropié. Quels sont les motifs de ces
minuscules aberrations? Avant de répondre, prenons
encore une fois conseil de la plante.
On cultive dans les serres l'Alstrœmère pélégrine
ou Lis des Incas, originaire du Pérou. La curieuse
plante nous soumet énigmalique question. Au premier
coup d'œii, ses feuilles, configurées à peu près comme
celles du Saule, ne présentent rien qui mérite examen
attentif; mais regardons-les de près. Le pétiole, aplati
en ruban de quelque longueur, est fortement tordu
sur lui-môme, et cette torsion se répète sur toutes les
feuilles tant qu'il y en a. D'une extrémité à l'autre de
la plante, c'est un torticolis très nettement accentué.
Délicatement, du bout des doigts, rétablissons l'ordre
des choses; étalons à plat le ruban pétiolaire tordu.
LES ANOMALIES 213
Une surprise nous attend. La feuille détordue, remise
dans la position normale, se trouve renversée; elle
présente en haut ce qui devrait être en bas, c'est-à-dire
la face pâle, riche de stomates et fortement neryée;
elle présente en bas ce qui devrait être en haut, c'est-
à-dire la face verte et lisse, ainsi qu'il est de règle chez
toutes les autres plantes.
En somme, le Lis des Licas, rétabli de force dans la
disposition correcte par relïacement de ses torsions, a
le feuillage placé à l'envers. Ce qui est fait pour l'ombre
se tourne vers la lumière, ce qui est fait pour la lumière
se tourne vers l'ombre. En cette disposition à rebours,
les fonctions des feuilles sont impossibles; aussi la
plante, pour corriger ce vice d'agencement, tord le col
à tout le feuillage au moyen de la déformation spiralée
des pétioles.
Les rayons solaires provoquent ce retournement. Si
nos artifices interviennent, ils peuvent défaire ce qu'ils
ont fait d'abord. A l'aide d'un léger tuteur et de quel-
ques ligatures, je courbe une pousse du Lis et la main-
tiens la tète en bas. Par l'eiïet de l'insolation, les pé-
tioles en peu de. jours se détordent, redeviennent des
rubans plans, ce qui amène du côté de la lumière la
face lisse et verte, et du côté de l'ombre la face pâle
et nervée. Les torticolis ont disparu, l'orientation nor-
male est reprise, mais la plante est renversée.
Avec le Lis des Incas implantant à l'envers ses feuil-
les sur la tige, sommes-nous en présence d'une bévue
que la plante, aidée par le soleil, corrige de son mieux
en se bistournant les pétioles? Y a-t-il des étourderies
organiques, des erreurs, coups de grilTe du désordre?
N'est-ce pas plutôt notre ignorance des etfels et des
214 SOUVENIRS EN TOMOLOGIQUES
causes qui juge mal ce qui réellement est Lien? Si nous
savions mieux, que de notes malsonnantes devien-
draient harmonie ! Le plus sage est alors le doute.
De tous nos signes graphiques, le mieux conforme
à ce qu'il signifie est le point d'interrogation. En bas,
un atome rond. C'est la houle du monde. Au-dessus se
dresse, énorme et roulé en crosse, le lituus antique, le
bâton augurai questionnant l'inconnu. Je verrais volon-
tiers dans ce signe l'emblème de la science, en perpétuel
colloque avec le comment et le pourquoi des choses.
Or, si haut qu'il se dresse pour mieux voir, ce bâton
interrogateur est au centre d'un étroit horizon téné-
breux, que les sondages de l'avenir remplaceront par
d'autres plus reculés et non moins obscurs. Au delà de
tous ces horizons, péniblement déchirés un à un par
le progrès du savoir, au delà de toutes ces obscurités,
qu'y a-t-il? La pleine clarté sans doute, le pourquoi
du pourquoi, la raison des raisons, enfin le grand x de
l'équation du monde. Ainsi nous l'affirme notre ins-
tinct questionneur, jamais satisfait, jamais lassé; et
l'instinct infaillible dans le domaine de la hôte ne peut
l'être moins dans le domaine de l'esprit.
Du mieux qu'il est en mon pouvoir, je viens de re-
chercher le motif essentiel des anomalies de l'insecte.
La réponse est loin d'être toujours venue, entraînant
ferme conviction. Aussi, pour terminer ce chapitre où
tant d'aperçus restent doute, je plante ici, bien en évi-
dence au milieu de la page, le lituus de l'augure, le
point d'interrogation.
9
XIV
LE CARABE DORÉ. l'a LIMEN ï AT I 0 N
En écrivant les premières lignes de ce chapitre, je
songe aux abattoirs de Chicago, les horribles usines à
viande où se dépècent dans Tannée un million quatre-
vingt mille bœufs, un million sept cent cinquante mille
porcs, qui, entrés vivants dans la machine, sortent de
l'autre bout changés en boîtes de conserves, saindoux,
saucisses, jambons roulés; j'y songe parce que le Ca-
rabe va nous montrer, en tuerie, semblable célérité.
Dans une ample volière vitrée, j'ai vingt-cinq Ca-
rabes dorés [Carabus auratus, Lin.). Maintenant ils
sont immobiles, tapis sous une planchette que je leur
ai donnée pour abri. Le ventre au frais dans le sable, le
dos au chaud contre la planchette que visite le soleil,
ils somnolent et digèrent. La bonne fortune me vaut,
à l'improviste, une procession de la chenille du pin qui,
descendue de son arbre, cherche un lieu favorable à
l'ensevelissement, prélude du cocon souterrain. Yoilà
un excellent troupeau pour l'abattoir des Carabes.
Je le cueille et le mets dans la volière. IJientôt la
procession se reforme; les chenilles, au nombre de
cent cinquante environ, cheminent en série onduleuse.
Elles passent à proximité de la planchette, à la queue
leu-leu comme les porcs de Chicago. C'est le bon mo-
216 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
ment. Je lâclie alors mes fauves, c'est-à-dire que j'en-
lève leur abri.
Les dormeurs aussitôt s'éveillent, sentant la riche
proie qui défile à côté. Un accourt ; trois, quatre autres
suivent, mettent rassemblée en émoi; les enterrés
émergent; toute la bande d'égorgeurs se rue sur le
troupeau passant. C'est alors spectacle inoubliable.
Coups de mandibules de-ci, de-là, en avant, en arrière,
au milieu de la procession, sur le dos, sur le ventre,
au hasard. Les peaux hirsutes se déchirent, le contenu
s'épanche en coulées d'entrailles verdies par la nourri-
ture, les aiguilles de pin ; les chenilles se convulsent,
luttent de la croupe brusquement ouverte et refermée,
se cramponnent des pattes, crachent et mordillent. Les
indemnes désespérément piochent pour se réfugier
sous terre. Pas une n'y parvient. A peine sont-elles
descendues à mi-corps que le Carabe accourt, les ex-
tirpe, leur crève le ventre.
Si la tuerie ne s'acomplissait dans un monde muet,
nous aurions ici l'épouvantable vacarme des égorge-
ments de Chicago. Il faut l'oreille de l'imagination
pour entendre les lamentations hurlantes des étripées.
Cette oreille, je l'ai, et le remords me gagne d'avoir
provoqué telles misères.
Or, de partout, dans le tas des mortes et des mou-
rantes, chacun tiraille, chacun déchire, emporte un
morceau qu'il va déglutir à l'écart, loin des envieux.
Après cette bouchée, une autre est taillée à la hâte
sur la pièce, et puis d'autres encore, tant qu'il reste
des éventrées. En quelques minutes, la procession est
réduite en charcuterie de loques pantelantes.
Les chenilles étaient cent cinquante; les tueurs sont
LE CARABE DORÉ 217
vingt-cinq. Cela fait six victimes par Carabe, Si Tin-
secte n'avait qu'à tuer indéfiniment, comme les ouvriers
des usines à viande, et si l'équipe était de cent éven-
treurs, nombre bien modeste par rapport à celui des
manipulateurs de jambons roulés, le total des victimes,
dans une journée de dix heures, serait de trente-six
mille. Jamais atelier de Chicago n'a obtenu pareil ren-
dement.
La célérité de la mise à mort est plus frappante
encore si l'on considère les difficultés de l'attaque. Le
Carabe n'a pas la roue tournante qui saisit le porc par
une patte, le soulève et le présente au coutean de l'é-
gorgeur; il n'a pas le plancher mobile qui met le front
du bœuf sous le maillet de l'assommeur; il doit courir
sus à la bête, la maîtriser, se garer de ses harpons et
de ses crocs. De plus, à mesure qu'il étripe, il con-
somme sur place. Que serait le massacre si l'insecte
n'avait qu'à tuer!
Que nous apprennent les abattoirs de Chicago et les
ripailles du Carabe? Voici. L'homme de haute mora-
lité est, pour le moment, exception assez rare. Sous
l'épiderme du civilisé, presque toujours se trouve l'an-
cêtre, le sauvage contemporain de l'Oars des cavernes.
La véritable humanité n'est pas encore; elle se fait
petit à petit, travaillée par le ferment des siècles et les
leçons de la conscience; elle progresse vers le mieux
avec une désespérante lenteur.
De nos jours presque, a finalement disparu l'escla-
vage, base de l'antique société; on s'est aperçu que
l'homme, fiit-il de couleur noire, est réellement un
homme et mérite comme tel des égards.
Qu'était la femme jadis? Ce qu'elle est encore en
218 SOUVENIRS K NTOMO LO(;iQ UES
Orient : une gentille bête sans âme. Les docteurs ont
longtemps discuté là-dessus. Le grand évèque du dix-
septième siècle, Bossuet lui-même, considérait la femme
comme le diminutif de l'homme. C'était prouvé par
l'origine d'Lve, l'os surnuméraire, la treizième côte
qu'Adam avait au début. On a reconnu enfin que la
femme possède une âme pareille à la nôtre, supérieure
même en tendresse et en dévouement. On lui a permis
de s'instruire, ce qu'elle fait avec un zèle au moins
égal à celui de son concurrent. Mais le Code, caverne
d'où ne sont point encore délogées bien des sauvageries,
continue à la regarder comme une incapable, une mi-
neure. Le Code, à son tour, finira par céder à la poussée
du vrai.
L'abolition de l'esclavage, l'instruction de la femme,
voilà deux pas énormes dans la voie du progrès moral.
Nos arrière-neveux iront plus loin. Ils verront d'une
claire vision, capable de surmonter tout obstacle, que
la guerre est le plus absurde de nos travers; que les
conquérants, entrepreneurs de batailles et détrousseurs
de nations, sont d'exécrables fléaux; que des poignées
de main échangées sont préférables aux coups de fusil;
que le peuple le plus heureux n'est pas celui qui pos-
sède le plus de canons, mais celui qui travaille en paix
et largement produit; que les douceurs de l'existence
ne réclament pas précisément des frontières, au delà
desquelles vous attendent les vexations du douanier,
fouilleur de poches et saccageur de bagages.
Ils verront cela, nos arrière-neveux, et bien d'autres
merveilles, aujourd'hui rêveries insensées. Jusqu'où
montera cette ascension vers le bleu de l'idéal? Pas
bien haut, c'est à craindre. Nous sommes aflligés d'une
LE CARAHE DORÉ 219
lare indélébile, crime sorte de péché originel, si l'on
peut appeler péché un état de choses où notre vouloir
n'intervient pas. Nous sommes ainsi Làtis et nous
n'y pouvons rien. C'est la tare du ventre, inépuisable
source de bestialités.
L'intestin gouverne le monde. Du fond de nos plus
graves affaires se dresse, impérieuse, une question d'é-
cuelle et de pâtée. Tant qu'il y aura des estomacs pour
digérer — et ce n'est pas près de finir — il faudra de
quoi les remplir, et le puissant vivra des misères du
faible. La vie est un gouffre que la mort seule peut
combler. De là des tueries sans fin, où se repaissent
l'homme, le Carabe et les autres; de là ces perpétuels
massacres qui font de la terre un abattoir auprès du-
quel ceux de Chicago comptent à peine.
Mais les convives sont légion de légions, et les vic-
tuailles n'abondent pas dans la même mesure. Le dé-
pourvu jalouse le possesseur, l'affamé montre les crocs
au repu. Suit la bataille qui décidera de la possession.
Alors l'homme lève des armées qui défendront ses ré-
coltes, ses caves, ses greniers; c'est la guerre. En verra-
t-on la fin? Hélas I sept fois hélas! tant qu'il y aura des
loups au monde, il faudra des molosses pour défendre
la bergerie.
Entraînés par le courant des idées, que nous sommes
loin des Carabes! Revenons-y vite. Pour quel motif
ai-je provoqué le massacre des processionnaires qui,
tranquillement, allaient s'enterrer lorsque je les ai
mises en présence des éventrcurs? Etait-ce dans le but
de me donner le spectacle d'une tuerie effrénée? Certes
non; j'ai toujours compati aux souffrances de la bote,
et la vie du moindre est digne de respect. Pour me
220 SOUVENIRS EMOMOLOGIQUES
détourner de cette pitié, il fallait les exigences de la
recherche scientifique, exigences parfois cruelles.
J'avais en vue les mœurs du Carahe doré, petit garde
champêtre des jardins et pour ce motif appelé vulgai-
rement la Jardinière. Ce beau titre d'auxiliaire, à quel
point est-il mérité? Que chasse le Carabe? de quelle
vermine cxpurge-t-il nos plates-bandes? Les débuts
avec la processionnaire des pins promettent beaucoup.
Continuons dans cette voie.
A diverses reprises, en fin avril, l'enclos me vaut des
processions, tantôt plus, tantôt moins nombreuses. Je
les récolte et les mets dans la volière vitrée. Aussitôt
le banquet servi, la ripaille commence. Les chenilles
sont éventrées, chacune par un seul consommateur ou
par plusieurs à la fois. En moins d'un quart d'heure,
l'extermination est complète. Il ne reste du troupeau
que des tronçons informes, emportés de-çà, de-là, pour
être consommés sous l'abri de la planchette. Son butin
aux dents, le bien nanti décampe, désireux de festoyer
tranquille. Des collègues le rencontrent qui, atTriandés
par le morceau pendillant aux crocs du fuyard, se font
audacieux ravisseurs. Ils sont deux, il sont trois cher-
chant à détrousser le légitime propriétaire. Chacun
happe la pièce, tiraille, ingurgite sans grave contesta-
tion. Il n'y a pas de bataille à vrai dire, pas de horions
échangés à la façon des dogues se disputant un os. Tout
se borne à des tentatives de rapt. Si le propriétaire
tient bon, pacifiquement on consomme avec lui, man-
dibules contre mandibules, jusqu'à ce que, la pièce se
déchirant, chacun se retire avec sou lopin.
Assaisonnée de cet urticaire qui, dans mes recher-
ches de jadis, me corrodait si violemment la peau, la
LE CARABE DORE 221
processionnaire des pins doit être un mets bien pi-
menté. Mes Carabes en font régal. Autant de proces-
sions je leur fournis, autant ils en consomment. Le
mets est très apprécié. Cependant, au sein des bourses
de soie du Bombyx, .nul, que je sacbe, n'a rencontré le
Carabe doré et sa larve. Je n'ai pas le moindre espoir
de les y trouver moi-même un jour. Ces bourses ne
sont peuplées qu'en hiver, alors que le Carabe, indiffé-
rent au manger et pris de torpeur, est cantonné sous
terre. Mais en avril, lorsque les chenilles procession-
nent, en quête d'un bon emplacement pour s'ensevelir
et se transformer, s'il a la chance de les rencontrer, le
Carabe doit largement profiter de l'aubaine.
La pilosité de ce gibier ne le rebute point; néanmoins
la plus velue de nos chenilles, la Ilérissonne, avec sa
crinière ondoyante, mi-partie noire et rousse, semble
en imposer au glouton. Des jours entiers, dans la vo-
lière, elle erre en société des éventreuj-s. Les Carabes
paraissent l'ignorer. De temps à autre quelqu'un d'entre
eux s'arrête, vire autour de la bête poilue, l'examine,
puis essaye de fouiller dans la farouche toison. Aussi-
tôt rebuté par l'épaisse et longue palissade poilue, il
se retire sans mordre au vif. Fiôre et indemne, la che-
nille passe outre, ondulant de l'échiné.
Cela ne peut durer. En un moment de fringale,
enhardi d'ailleurs par la collaboration de collègues,
le poltron se décide à sérieuse attaque. Ils sont quatre,
très affairés autour de la Hérissonne, qui, harcelée d'a-
vant et d'arrière, finit par succomber. Elle est étripée
et gloutonnement grugée comme le serait une chenille
sans défense.
Suivant les chances de mes trouvailles, je mets à la
222 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
disposition de ma ménagerie des chenilles variées, nues
ou velues. Toutes sont acceptées avec ferveur extrême,
à la seule condition d'une taille moyenne, en rapport
avec celle de l'égorgeur. Trop petites, elles sont dédai-
gnées, le morceau ne donnerait pas bouchée suffisante.
Trop grosses, elles dépassent les moyens d'action du
Carabe. Celles du Sphinx des Euphorbes et du Grand
Paon, par exemple, conviendraient au Carabe, mais à
la première morsure Fassaillie, d'une contorsion de sa
puissante croupe, projette à distance l'assaillant. Après
quelques assauts, tous suivis d'une culbute à distance,
l'insecte renonce à l'attaque, par impuissance et à re-
gret. La proie est trop vigoureuse. J'ai gardé des quinze
jours les deux fortes chenilles en présence de mes
fauves; rien de bien fâcheux ne leur est survenu.
Les brusqueries d'une croupe soudainement détendue
imposaient respect aux féroces mandibules.
Premier bon point au Carabe doré, exterminateur
de toute chenille non trop puissante. Un défaut dépare
ce mérite. L'insecte n'est pas grimpeur; il chasse à
terre, et non dans les hauteurs du feuillage. .Je ne l'ai
jamais vu explorant la ramée du moindre arbuste.
Dans ma volière, il n'accorde aucune attention à la
proie la plus alléchante fixée sur une touffe de thym,
à un pan d'élévation. C'est grand dommage. Si l'insecte
connaissait l'escalade, l'excursion au-dessus du sol,
avec quelle rapidité une équipe de trois ou quatre expur-
gerait le chou de sa vermine, la chenille de la Piéride I
Toujours par quelque endroit le meilleur est vicieux.
Autre bon point au sujet des limaces. Le Carabe se
repaît de toutes, même de la plus grosse, la Limace
grise, tiquetée de taches brunes. Attaquée par trois
LE CARABE DOUÉ 2:i3
ou quatre éqnarrisseurs, la corpulente bote est rapi-
dement mise à mal. On lui travaille de préférence la
partie dorsale que protège une co(juille interne, sorte
de dalle de nacre qui fait toiture sur la région du cœur
et du poumon. Là, mieux qu'ailleurs, abondent les
atomes pierreux dont se construit la coquille, et ce
condiment minéral paraît agréer au Carabe. De même,
dans l'Escargot, le morceau préféré est le manteau,
tigré de ponctuations calcaires. De capture facile et
de saveur appréciée, la Limace, rampant de nuit vers
les tendres salades, doit être, pour le Carabe, une pro-
vende de fréquente consommation. Avec la chenille,
elle est apparemment son habituelle victuaille.
Il faut y ajouter le ver de terre, le Lombric, ren-
contré hors de son terrier en temps pluvieux. Les plus
gros n'en imposent pas à l'agresseur. Je sers un
Lombric de deux pans de longueur et de la grosseur
du petit doigt. Aussitôt aperçu, l'énorne annélide est
assailli : six Carabes accourent à la fois. Pour toute
défense, le patient se contorsionne, avance et recule,
se tord, se roule sur lui-même. Le monstrueux boa en-
traîne avec lui, tantôt dessus, tantôt dessous, les achar-
nés dépeceurs, qui ne lâchent prise et travaillent tour
à tour en position normale ou bien le ventre en l'air.
Le continuel roulis de la pièce, l'enfouissement dans
le sable, la réapparition à découvert, ne parviennent
pas à les décourager. C'est un acharnement comme il
serait difficile d'en voir de pareils.
Aux points mordus une première fois, ils continuent
de mordre; ils tiennent bon et laissent faire le déses-
péré, si bien que la peau, cuir tenace, cède fmalement.
Le contenu s'épanche en une bouillie sanguinolente oi^i
224 SOUYENIUS ENTOMOLO GIQUES
plongent les têtes des goulus. D'autres accourent pren-
dre part à la curée, et bientôt le puissant annélide est
une ruine odieuse au regard. Je mets fin à l'orgie,
crainte que les goinfres, appesantis de nourriture, se
refusent longtemps aux épreuves que je médite. Leur
frénésie de ripaille dit assez qu'ils achèveraient l'é-
norme andouillette si je n'intervenais.
En dédommagement, je leur jette un Lombric mé-
diocre. Entaillé en divers points et tiraillé, le ver se
partage en segments que chacun emporte à mesure
et va consommer à l'écart. Tant que la pièce n'est pas
fractionnée, les attablés déglutissent très pacifiques
entre eux, souvent front contre front et les mandibules
engagées dans la même blessure; mais du moment
qu'ils se sentent pourvus d'un lopin à leur convenance,
ils se hâtent de déguerpir avec leur butin, loin des
jalouses convoitises. Le bloc est à tous, sans rixes ni
contestations; mais la parcelle extraite est propriété
individuelle qu'il faut prestement soustraire aux entre-
prises des pillards.
Varions les vivres autant que me le permettent mes
ressources. Des Cétoines [Cetonia floricola) restent une
paire de semaines en compagnie des Carabes. Nul ne
les moleste; à peine un coup d'oeil donné en passant.
Est-ce indifférence pour pareil gibier? Est-ce difficulté
d'attaque? Nous allons voir. J'enlève les élytres et les
ailes. La nouvelle des estropiées est bientôt répandue.
Les Carabes accourent et ardemment leur travaillent
le ventre. En une brève séance, les Cétoines sont vidées
à fond. Le mets est donc trouvé excellent, et c'est la
cuirasse des élytres, étroitement assemblées, qui d'a-
bord tenait en respect les carnassiers.
LE CARABE DORÉ 22o
Môme résultat avec la grosse Chrysomcle noire (7V-
marcha tenebricosa). Intact, l'insecte est de'daigné du
Carabe, qui fréquemment le rencontre dans la volière
et passe outre sans essayer d'ouvrir l'hermétique boîte
à vivres. Mais si j'enlève les élytres, il est très bien
grugé, malgré ses crachats d'un jaune orangé. De son
côté, avec sa peau fme et nue, la larve obèse de la
même Chrysomèle est régal pour le Carabe. Sa couleur
presque métallique, d'un noir bronzé, ne fait hésiter
le vénateur. Aussitôt aperçu, le friand morceau est
happé, éventré, consommé. La pilule de bronze est
une pièce de choix; autant je peux en servir, autant
sont dévorées.
Sous le toit de leurs élytres, de robuste assemblage, la
Cétoine et la Chrysomcle noire sont hors des atteintes
du Carabe, inhabile à faire bâiller la cuirasse pour
atteindre les mollesses du ventre. Si, au contraire, la
fermeture de la boîte est moins précise, le carnassier
sait fort bien soulever les étuis défensifs de sa proie
et parvenir à ses fins. Après quelques tentatives, il sou-
lève en arrière les élytres du Hanneton, du Cerambyx
cerdo et de bien d'autres; il ouvre son huître, écarte les
écailles et met à sec les juteuses friandises du ventre.
Tout coléoptère est accepté s'il y a possibilité d'en for-
cer la boîte.
Servi un Grand Paon, éclos la veille. Le Carabe ne
va pas fougueux à la somptueuse pièce. Il se méfie,
parfois s'approche, essayant de mordre sur le ventre.
Mais au premier contact des mandibules, le patient
s'agite, fouette le sol de ses larges ailes, et d'un brusque
battement projette l'agresseur à distance. L'attaque
est impossible avec pareil gibier, à trépidations conti-
22G SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
miellés, accompagnées de vigoureux soubresauts. Je
tronque les ailes du gros papillon. Les assaillants sont
bientôt là. Ils sont sept qui tiraillent, mordent la panse
du manchot. La bourre vole en flocons, la peau cède^
et les sept bêtes, acharnées à la curée, plongent dans
les entrailles. C'est une bande de loups dévorant un
cheval. En une brève séance, le Grand Paon est vidé.
Tant qu'il est intact, l'Escargot {Hélix aspersa) ne
convient guère au Carabe. J'en dépose deux au milieu
de mes bêtes, qu'une paire de jours de jeûne doit avoir
rendues plus entreprenantes. Les mollusques sont reti-
rés dans leurs coquilles, et celles-ci, enchâssées dans
le sable de la volière, ont l'orifice en haut. Les Carabes
y viennent, s'y arrêtent un instant, tantôt l'un, tantôt
l'autre ; ils dégustent la bave et, rebutés, à l'instant s'en
vont sans insister davantage. Légèrement mordillé,
l'Escargot écume en chassant le peu d'air contenu
dans sa poche pulmonaire. Cette mousse glaireuse est
sa défense. Le passant qui en cueille une modique
gorgée aussitôt se retire, non désireux de fouiller da-
vantage.
Le couvert spumeux est d'une haute efficacité. Je
laisse tout le jour les deux Escargots en présence des
affamés. Rien de fâcheux ne leur arrive. Le lendemain,
je les retrouve frais et dispos comme la veille. Pour
éviter cette mousse odieuse au Carabe, je dénude les
deux mollusques sur une étendue de l'ampleur de
l'ongle, j'enlève un fragment de la coquille dans la
région de la poche pulmonaire. Maintenant l'attaque
est prompte et persistante.
Cinq, six Carabes à la fois s'attablent autour de la
brèche qui met à nu des chairs non baveuses. S'il y
LE CARABE DORE 227
avait place pour un plus grand nombre, les convives
augmenteraient, car il arrive des empressés qui cher-
chent à se glisser parmi les occupants. Au-dessus de
la brèche se forme de la sorte une grappe grouillante
où les plus rapprochés fouillent, extirpent, tandis que
les autres regardent faire ou dérobent un morceau aux
lippes du voisin. Dans une après-midi, l'Escargot est
vidé presque jusqu'au fond de sa spire.
Le lendemain, en pleine frénésie du carnage, j'en-
lève la proie et la remplace par un Escargot intact,
enchâssé dans le sable, l'ouverture en haut. Excité
par l'ablution de quelques gouttes d'eau, l'animal sort
de son test, s'épanouit en col de cygne, exhibe longue-
ment ses tubes oculaires, qui semblent regarder sans
émotion la terrible sarabande des carnassiers. L'immi-
nence de l'éventrement ne l'empêche pas d'étaler en
plein ses tendres chairs, proie facile sur laquelle, sem-
ble-t-il, les gloutons, privés de leur charcuterie, vont se
jeter pour continuer leur ripaille interrompue. Qu'est
ceci cependant?
Nul des Carabes n'accorde attention à la magnifique
pièce, qui doucement ondule, sortie de son fort en
majeure partie. Si, plus entreprenant que les autres,
l'un des atTamés s'avise de porter la dent sur le mol-
lusque, celui-ci se contracte, rentre chez lui et se met
à écumer. Cela suffit pour rebuter l'assaillant. Toute
une après-midi et toute la iiuit, le patient reste ainsi
en présence des ving-cinq éventreurs, et rien de grave
ne lui advient.
Répétée à diverses reprises, pareille expérience nous
affirme que le Carabe n'attaque pas l'Escargot intact,
même lorsque ce dernier, après une ondée, exhibe de
228 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
la coquille tout son avant cL rampe sur les herbages
mouillés. Il lui faut des estropiés, des impotents à test
cassé; il lui faut une brèche qui permette de mordre
en un point non apte à mousser. En de telles conditions,
la Jardinière est de médiocre valeur pour refréner les
méfaits de l'Escargot. Compromis par accident, plus
ou moins écrasé, le ravageur de l'hortotaille à bref
délai périrait sans l'intervention du Carabe.
De loin en loin, pour varier le régime, je sers à mes
sujets un morceau de viande de boucherie. Les Cara-
bes volontiers y viennent, assidûment y stationnent,
taillant par miettes et consommant. Ce mets, peu connu
de leur race si ce n'est peut-être à l'état de Taupe
éventrée par la bêche du paysan, leur agrée aussi bien
que la chenille. Toute cbair leur est bonne, hors celle
du poisson. Un jour, le menu consiste en une sardine.
Les goinfres accourent, prélèvent sur la pièce quelques
bouchées, puis n'y touchent plus, se retirent. C'est
trop nouveau pour eux.
N'oublions pas de dire que la volière est munie d'un
abreuvoir, c'est-à-dire d'un godet plein d'eau. Fré-
quemment les Carabes viennent y boire après le repas.
Altérés par une nourriture échauffante, et d'ailleurs
englués de viscosité après le dépècement d'un Escar-
got, ils s'y rafraîchissent, s'y détergent les babines, s'y
lavent les tarses que chaussent des bottines gluantes,
appesanties de sable. Après cette ablution, ils gagnent
leur abri sous la planchette et tranquillement y font
longrue sieste.
XV
LE CARABE DORE. MŒURS NUPTIALES
C'est reconnu : ardent exlerminateur de chenilles et
de limaces, le Carabe doré mérite par excellence son
titre de Jardinière; il est le vigilant garde champêtre
de l'hortolaille et des plates-bandes fleuries. Si mes
recherches n'ajoutent rien sous ce rapport à sa vieille
réputation, elles vont du moins, en ce qui suit, nous
montrer l'insecte sous un aspect non encore soupçonné.
Le féroce mang-eur, l'og're de toute proie n'excédant
pas ses forces, est mangé à son tour. Et par qui? Par
lui-môme et bien d'autres.
Mentionnons d'abord deux de ses ennemis, le Renard
et le Crapaud, qui, en temps de pénurie, ne dédaignent
pas, faute de mieux, les maigres et caustiques bouchées.
Dans l'histoire des Trox, exploiteurs d'ig-nobles résidus,
j'ai (lit comment les déjections du Renard, aisément
reconnaissables à la bourre de Lapin qui les com-
pose en majeure partie, sont parfois plaquées d'ély-
tres de Carabe; l'ordure se pare de lames d'or. Voilà le
certificat du menu. C'est peu nourrissant, de médiocre
abondance et d'acre saveur, mais enfin avec quelques
Carabes se trompe un peu la faim.
Au sujet du Crapaud, j'ai pareil témoig'nage. En été,
dans les allées de l'enclos, je fais rencontre, de temps
230 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
à autre, de curieux objets dont l'origine m'a laissé au
début fort indécis. Ce sont des saucissettes noires, do
l'ampleur du petit doigt et très friables après dessicca-
tion au soleil. On y reconnaît un aggloméré de têtes de
Fourmis. Rien autre de plus si ce n'est dos débris de
Unes pattes. Que peut bien être ce singulier produit,
cet amalgame granuleux dont les éléments sont des
têtes entassées par centaines et centaines?
L'idée vient d'une pelote dégorgée par la Cbouotte
après triage stomacal de la partie nutritive. La réflexion
écarte cette idée : un rapace nocturne, bien que friand
d'insectes, ne se nourrit pas d'un gibier si petit. Il faut
un consommateur riche de temps et de patience pour
engluer du bout de langue et cueillir un par un ce mi-
nime fretin. Ce consommateur, quel est-il? Serait-co
le Crapaud? Je n'en vois pas d'autre dans l'enclos à
qui puisse se rapporter un salmis de fourmis. L'expé-
rience va nous donner le mot de l'énigme.
J'ai dans le jardin une vieille connaissance, et je sais
sa demeure. Aux heures des rondos vespérales, bien
des fois nous nous rencontrons. Il me regarde de ses
yeux dorés, et gravement passe outre pour vaquer à
ses afTairos. C'est un Crapaud de taille à remplir une
soucoupe, un vétéran respecté de la maisonnée. Nous
l'appelons le Philosophe. Je m'adresse à lui pour éluci-
der la question des agglomérés en têtes de Fourmis.
Je l'incarcère, sans nourriture, dans une volière, et
j'attends que le contenu de sa panse replète soit tra-
vaillé par la digestion. Les choses ne traînent pas trop
en longueur. Au bout de quelques jours, le prisonnier
me gratifie d'une ordure noire, moulée en cylindre,
exactement pareille à celles que j'observe dans les
LE CARABE DOUÉ 231
allées do rondos. C'est, comme les autres, un amal-
game cle tètes de Fourmis. Je remets le Philosophe en
liberté, dràce à lui est résolu le probhMne qui tant
m'intriguait; je sais, de façon certaine, que le Crapaud
fait abondante consommation de Fourmis, menue vic-
tuaille il est vrai, mais de cueillette facile et de richesse
inépuisable.
Ce n'est pas d'ailleurs préférence de sa part; des bou-
chées plus volumineuses lui ag-réent mieux s'il en trouve
à sa disposition. Il se sustente principalement de Four-
mis parce qu'elles abondent dans l'enclos, tandis que
les autres insectes courant à terre y sont rares en com-
paraison. Si parfois trouvaille est faite plus somptueuse,
c'est pour le goulu régal des mieux appréciés.
Comme témoignage de ces festins hors ligne, je
citerai certaines déjections rencontrées dans l'enclos et
composées presque en entier d'élytres de Carabes. Le
reste du produit, la pâte reliant les écailles dorées,
consistait en têtes de Fourmis, marque authentique du
consommateur. Ainsi le Crapaud, lorsque l'occasion se
présente, se repaît de Carabes. Lui, notre auxiliaire
horticole, nous prive d'un autre auxiliaire non moins
précieux. L'utile, dans notre intérêt, est détruit par l'u-
tile : petite leçon bonne à modérer notre naïve croyance
que tout est fait en vue de notre service.
Il y a pire. Le Carabe doré, l'agent do police qui,
dans nos jardins, veille sur les méfaits de la chenille et
de la limace, a le travers de s'exterminer entre pareils.
Un jour, à l'ombre des platanes devant ma porte, j'en
vois passer un, très aftairé. Le pèlerin est le bienvenu;
il augmentera d'une unité la population de la volière.
En le prenant, je m'aperçois qu'il a l'extrémité des
232 SOUVENIRS EMOMOLOGIQUES
élylres légèrement endommagée. Est-ce le résultat
d'une lutte entre rivaux? Rien ne me renseigne à cet
égard. L'essentiel est que l'insecte ne soit pas compro-
mis par une grave lésion. Inspecté, reconnu sans bles-
sure et bon pour le service, il est introduit dans la loge
vitrée, en compagnie des vingt-cinq occupants.
Le lendemain , je m'informe du nouveau pension-
naire. Il est mort. Pendant la nuit, les camarades l'ont
attaqué, lui ont curé le ventre, insuffisamment défendu
par les élytres ébrécbées. L'opération s'est faite de façon
très propre, sans aucun démembrement. Pattes, tête,
corselet, tout est correctement en place; seul le ventre
bâille d'une ample ouverture par oii s'est faite l'extir-
pation du contenu. On a sous les yeux une sorte de
conque d'or, formée des deux élytres jointes. Le test
d'une huître vidé de son mollusque n'est pas plus net.
Ce résultat m'étonne, car je veille attentivement à ce
que la volière ne soit jamais dépourvue de vivres. L'Es-
cargot, le Hanneton, la Mante religieuse, le Lombric,
la Chenille et autres mets favoris, alternent dans le
réfectoire en quantité plus que suffisante. En dévorant
un confrère dont l'armure endommagée se prêtait à
facile attaque, mes Carabes n'ont donc pas l'excuse de
la famine.
Chez eux, l'usage serait-il d'achever les blessés et
de curer le ventre au prochain avarié? La pitié est
inconnue chez les insectes. Devant un estropié qui
désespérément se démène, nul de la même race ne
s'arrête, nul n'essaye de lui venir en aide. Entre car-
nassiers, les affaires peuvent même tourner davantage
au tragique. Parfois à l'invalide accourent des passants.
Est-ce pour le soulager? Nullement, mais bien pour
LE CARAlîE DOUE 233
(légTisler l'éclopé et, s'ils le trouvent bon, pour le gué-
rir radicalement de ses infirmités en le dévorant.
Il est alors possible que le Carabe à élytres ébréchées
ait tenté les camarades par son croupion en partie
dénudé. Ils ont vu dans l'impotent confrère une proie
qu'il était permis de disséquer. Mais s'il n'y a pas d'a-
varie préalable, se respectent-ils entre eux? Toutes les
apparences certifient d'abord des relations très pacifi-
ques. Pendant le repas, jamais de bataille entre con-
vives; rien autre que des rapts de bouche à bouche.
Pendant les longues siestes sous l'abri de la planchette,
jamais de rixe non plus. A demi plong-és dans la terre
fraîche, mes vingt-cinq sujets paisiblement digèrent
et somnolent, non loin l'un de l'autre, chacun dans sa
fossette. Si j'enlève l'abri, ils s'éveillent, décampent,
courent de-ci, de-là, à tout instant se rencontrent sans
se molester.
La paix était donc profonde et paraissait devoir durer
indéfiniment lorsque, aux premières chaleurs de juin,
mon inspection constate un Carabe mort. Non démem-
bré et réduit fort proprement à l'état de coquille d'or,
il répèle ce que nous montrait tantôt l'impotent dévoré,
il nous rappelle l'écaillé d'une huître grugée. J'examine
la relique. Sauf l'énorme brèche du ventre, tout est en
ordre. L'insecte était donc en bon état lorsque les
autres l'ont vidé.
A quelques jours de là, encore un Carabe occis et
traité comme les précédents, sans désordre dans les
pièces de l'armure. Mettons le mort sur le ventre, il
semble intact; mettons-le sur le dos, il est creux et n'a
plus rien de charnu dans sa carapace. Un peu plus tard,
autre relique vide, puis une autre, une autre encore,
234 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
tant et tant que la ménagerie rapidement diminue. Si
cette frénésie do massacre continue, je n'aurai bientôt
plus rien dans les volières.
Mes Carabes, usés par l'Age, périraient-ils de mort
naturelle, et les survivants feraient-ils curée des cada-
vres; ou bien est-ce aux dépens de sujets bel et bien
en vie que se fait la dépopulation? Tirer l'affaire au
clair n'est pas commode, car c'est de nuit surtout que
s'opèrent les éventrements. Avec de la vigilance, je
parviens néanmoins par deux fois à surprendre l'au-
topsie en plein jour.
Vers le milieu de juin, sous mes yeux, une femelle
travaille un mâle, reconnaissable à sa taille un peu
moindre. L'opération débute. En soulevant le bout des
élytres, l'assaillante a saisi sa victime par l'extrémité
du ventre, à la face dorsale. Ardemment elle tiraille,
elle màcbonne. Le happé, dans sa pleine vigueur, ne
se défend pas, ne se retourne pas. Il lire de son mieux
en sens inverse pour se dégag-er des terribles crocs; il
avance, il recule, suivant qu'il entraîne ou qu'il est en-
traîné, et là se borne toute sa résistance. La lutte dure
un quart d'heure. Des passants surviennent qui s'arrê-
tent et semblent se dire : « A bientôt mon tour. » Enfin,
redoublant d'efforts, le mâle se délivre et s'enfuit. Il
est à croire que, s'il n'était parvenu à se dégager, il
aurait eu le ventre vidé par la féroce commère.
Quelques jours plus tard, j'assiste à semblable scène,
mais cette fois avec dénouement complet. C'est encore
une femelle qui mordille un mâle à l'arrière. Sans autre
protestation que de vains efforts pour se libérer, le
mordu laisse faire. La peau cède enfin, la plaie s'agran-
dit, les viscères sont extirpés et déglutis parla matrone,
LE CARABE DORÉ 235
qui, la tète plongée dans le ventre cln compagnon, vide
la carapace. Des tremblements de pattes annoncent la
fin du misérable. La cbarcutièrene s'en émeut; elle con-
tinue de fouiller aussi loin que le permettent les défilés
de la poitrine. Rien ne reste du défunt que les élytres
assemblées en nacelle et l'avant du corps non désarti-
culé. La relique tarie est abandonnée sur place.
Ainsi doivent avoir péri les Carabes, toujours des
mâles, dont je trouve les restes de temps à autre dans
la volière ; ainsi doivent périr encore les survivants. Du
milieu de juin au 1" août, la population, de vingt-cinq
sujets au début, se réduit à cinq femelles. Tous les mâ-
les, au nombre de vingt, ont disparu, éventrés et vidés
à fond. Et par qui? Apparemment par les femelles.
C'est d'abord attesté par les deux assauts dont la
chance m'a rendu témoin ; à deux reprises, dans la
pleine clarté du jour, j'ai vu la femelle se repaître du
mâle après lui avoir ouvert le ventre sous les élytres,
ou du moins essayé de le faire. Quant au reste du mas-
sacre, si l'observation directe me fait défaut, j'ai un
témoignage de haute valeur. On vient de le voir : le
saisi ne riposte pas, ne se défend pas; il s'efforce uni-
quement de fuir en tirant de son mieux.
Si c'était là simple bataille, rixe ordinaire comme
peuvent en amener les rivalités de la vie, l'assailli se
retournerait évidemment, puisqu'il est dans la possibi-
lité de le faire ; en une prise de corps, il répondrait à l'a-
gression, il rendrait morsure pour morsure. Sa vigueur
lui permet une lutte qui pourrait tourner à son avan-
tage, et le sot se laisse impunément mâchonner le crou-
pion. Il semble qu'une répugnance invincible l'empêche
de se rebiffer et de manger un peu celle qui le mange.
236 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUE S
Cette tolérance remet en mémoire le Scorpion lan-
i^uedocien, qui, les noces terminées, se laisse dévorer
par sa compagne sans faire usage de son arme, le dard
venimeux capable de mettre à mal la commère ; elle
nous rappelle l'amoureux de la Mante religieuse, qui,
parfois réduit à un tronçon et continuant malgré tout
son œuvre inachevée, est g'rignoté à petites bouchées,
sans révolte aucune de sa part. Ce sont là des rites nup-
tiaux contre lesquels le mâle n'a pas à protester.
Les mâles de ma ménagerie carabique, éventrés du
premier au dernier, nous parlent de mœurs pareilles.
Ils sont les victimes de leurs compagnes, maintenant
assouvies de pariades. Pendant quatre mois, d'avril en
août, des couples journellement se formaient, tantôt
simples essais, tantôt et plus souvent efficaces jonctions.
Pour ces tempéraments de feu, ce n'est jamais fini.
Le Carabe est expéditif en alîaires amoureuses. Au
milieu de la foule, sans agaceries préalables, un pas-
sant se jette sur une passante, la première venue. L'en-
lacée relève un peu la tête en sig-ne d'acquiescement,
tandis que le cavalier lui flagelle la nuque du bout des
antennes. Lajonction terminée, et c'est bientôt fait, brus-
quement on se sépare, on prend réfection à l'Escarg-ot
servi, et des deux parts on convole en d'autres noces,
puis en d'autres encore, tant qu'il y a des mâles dispo-
nibles. Après la ripaille, l'amour brutal; après l'amour,
la ripaille; en cela, pour le Carabe, se résume la vie.
Le gynécée de ma ménagerie n'était pas en rapport
avec le nombre des prétendants, cinq femelles pour
vingt mules. N'importe : nulle rivalité avec échange de
horions; très pacifiquement on use, on abuse des pas-
santes. Avec cette tolérance, un jour plus tôt, un jour
LE CARABE DORÉ 237
plus tard, à multiples reprises et suivant les chances des
rencontres, chacun trouve à satisfaire ses ardeurs.
J'aurais préféré une assemblée mieux proportionnée.
Le hasard, et non le choix, m'avait valu celle dont je
disposais. Au début du printemps j'avais récolté tout
ce que je rencontrais en fait de Carabes sous les pierres
du voisinag'e, sans distinction de sexes, assez difficiles à
reconnaître d'après les seuls caractères extérieurs. Plus
tard, l'éducation en volière m'apprit qu'un léger excès
de taille était le signe distinctif des femelles. Ma ména-
g-erie, si disparate sous le rapport numérique des sexes,
était donc résultat fortuit. Il est à croire que dans les
conditions naturelles ne se retrouve plus cette profu-
sion de mâles.
D'autre part, en liberté, sous l'abri de la même
pierre, ne se voient jamais des groupes aussi nom-
breux. Le Carabe vit à peu près solitaire; il est rare
d'en trouver deux ou trois réunis au même gîte. L'as-
semblée de ma volière est donc exceptionnelle, sans
amener cependant de tumulte. Dans la logo vitrée, il
y a larg-ement place pour les excursions à distance et
pour tous les ébats habituels. Qui veut s'isoler s'isole,
qui veut de la compagnie en a bientôt trouvé.
La captivité d'ailleurs ne paraît guère les importu-
ner, cela se voit à leurs fréquentes ripailles, à leurs
pariades journellement répétées. Libres dans la campa-
gne, ils ne seraient pas mieux dispos; peut-être même le
seraient-ils moins, les vivres n'y abondant pas comme
dans la volière. Sous le rapport du bien-être , les pri-
sonniers sont donc dans un état normal, favorable au
maintien des mœurs habituelles.
Seulement, la rencontre entre pareils est ici de plus
238 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
grande fréquence que dcans les champs. De là, sans
doute, une meilleure occasion pour les femelles de
persécuter les mâles dont elles ne veulent plus, de les
happer par le croupion et de leur vider le ventre. Cette
chasse aux anciens amoureux, le voisinage trop direct
Tag-gTave, mais sans l'innover assurément; de tels usa-
ges ne s'improvisent pas.
Les pariades finies, une femelle rencontrant un mâle
dans la campagne doit alors le traiter en gibier et le
gruger pour clore les rites matrimoniaux. La chance
des pierres retournées ne m'a jamais valu ce spectacle;
n'importe : ce que m'a montré la volière suffit à ma
conviction. Quel monde que celui des Carabes, oii la
matrone mange son coadjuteur lorsque la fertilité des
ovaires n'a plus besoin de lui! En quelle pauvre estime
les lois génésiques tiennent-elles les mâles, pour les
faire charcuter de la sorte !
Ces accès de cannibalisme succédant aux amours
sont-ils bien répandus? Pour le moment, j'en connais
trois exemples des mieux caractérisés : ceux de la Mante
religieuse, du Scorpion languedocien et du Carabe doré.
Avec moins de brutalité, car le dévoré est alors un dé-
funt, et non un vivant, l'horreur de l'amoureux devenu
proie se retrouve dans la tribu des Locustiens. La fe-
melle du Dectique à front blanc grignote volontiers un
cuissot de mâle trépassé. La Sauterelle verte se com-
porte de même.
11 y a là, jusqu'à un certain point, l'excuse du régime :
Dectiques et Sauterelles sont avant tout carnivores.
Rencontrant un mort de leur espèce, les matrones le
consomment plus ou moins, serait-il leur amant de la
veille. Gibier pour gibier, autant vaut celui-là.
LE CARABE DORÉ 239
Mais que dirons-nous des vég-élarions? Aux appro-
ches de la ponle, l'Epliippigère porte la dent sur son
compagnon encore plein de vie, lui troue la panse et
le mang-e autant que le permet son appétit. La débon-
naire Grillonne s'aigrit brusquement le caractère ; elle
bat celui qui naguère lui donnait des sérénades si pas-
sionnées; elle lui déchire les ailes, lui casse le violon, et
va même jusqu'à prélever quelques bouchées sur l'ins-
trumentiste. Il est alors probable que cette mortelle
aversion de la femelle pour le mâle après la pariade est
de quelque fréquence, surtout chez les insectes carnas-
siers. Pour quels motifs ces atroces mœurs? Si les cir-
constances me servent, je ne manquerai pas de m'en
informer.
De toute la population de la volière, cinq femelles me
restent au commencement d'août. Depuis la consom-
mation des mâles, la conduite des recluses a bien
changé. Le manger leur est indifférent. Elles n'accou-
rent plus à l'Escargot, que je leur sers à demi dénudé
de sa coquille; elles dédaignent la Mante pansue et la
chenille, leurs délices naguère; elles sommeillent sous
l'abri de la planchette et rarement se montrent. Serait-
ce le préparalif de la ponte? Journellement je m'en
informe, très désireux de voir les débuts des petites
larves, débuts rustiques, privés de tout soin, comme le
fait prévoir le manque d'industrie de la mère.
Mou attente est vaine; de ponte, il n'y en a pas.
Cependant arrivent les fraîcheurs d'octobre. Quatre
femelles périssent, de mort naturelle cette fois. La sur-
vivante n'y accorde attention. Elle leur refuse la sépul-
ture dans son estomac, sépulture réservée jadis aux
mâles, autopsiés vivants. Elle se tient blottie dans la
240 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
terre aussi profondément que le permet le maigre sol
de la volière. Quand vient novembre et que le Ventoux
se blanchit des premières neiges, elle s'eng-ourdit au
fond de sa cachette. Laissons-la désormais tranquille.
Elle passera l'hiver, tout semble le promettre, et c'est
le printemps prochain qu'elle donnera sa ponte.
XYl
LA iMOUCIIE BLEUE DE LA VIANDE. LA PONTE
Pour expurger la terre des souillures de la mort et
faire rentrer dans les trésors de la vie la matière animale
défunte, il y a des légions d'entrepreneurs charcutiers,
parmi lesquels sont, dans nos régions, la îMouche bleue
de la viande [Calliphora vomitoria, Lin.) et la Mouche
grise [Sarcophaga caniaria, Lin.). Chacun connaît la
première. C'est la grosse mouche d'un hleu sombre qui,
son coup fait dans le garde-manger mal surveillé, sta-
tionne sur nos vitres et gravement y bourdonne, dési-
reuse de s'en aller au soleil mûrir une autre émission
de germes. Comment dépose-t-elle ses œufs, origine
de l'asticot odieux exploiteur de nos vivres, venus de la
chasse ou de la boucherie? Quelles sont ses ruses et
comment pouvons-nous y parer? C'est ce que je me pro-
pose d'examiner.
La Mouche bleue fréquente nos demeures l'automne et
une partie de l'hiver, jusqu'à ce que les froids devien-
nent rigoureux ; mais son apparition dans les champs
remonte bien plus haut. Dès les premières belles journées
de février, on la voit se réchauffer, toute frileuse, contre
les murs ensoleillés. En avril, je l'observe, assez nom-
breuse, sur les tleurs de Laurier-Tin. x'Vpparemment c'est
là que se fait la pariade, tout en sirotant les exsudations
16
242 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES
sucrées des petites fleurs blanches. Toute la belle saison
se
passe au dehors, en courtes volées d'une buvette à
l'autre. Ouand viennent Tautomne et sou gibier, elle pé-
nètre chez nous et ne nous quitte qu'aux fortes gelées.
Voilà bien ce qu'il faut à mes habitudes casanières,
et surtout à mes jambes fléchissant sous le poids des
années. Je n'ai pas à courir après mes sujets d'étude; ils
viennent me trouver. J'ai d'ailleurs des aides vigilants.
La maisonnée est avertie de mes projets. Chacun m'ap-
porte, dans un petit cornet de papier, la turbulente visi-
teuse, capturée à l'instant contre les vitres.
Ainsi se peuple ma volière, consistant en une grande
cloche en toile métallique, qui repose dans une terrine
pleine de sable. Un godet contenant du miel est le ré-
fectoire de l'établissement. Là viennent se sustenter les
captives aux heures de loisir. Pour occuper leurs soins
maternels, je fais emploi d'oisillons. Pinsons, Linottes,
Moineaux, que me vaut, dans l'enclos, le fusil de mon
fils.
Je viens de servir une Linotte tuéeravant-veillo. Alors
est introduite sous la cloche une Mouche bleue, une seule,
pour éviter la confusion. Son ventre replet annonce une
prochaine ponte. Eu effet, une heure après, les émotions
de l'internement apaisées, la captive est en travail de
gésine. D'un pas âpre et saccadé, elle explore le petit
gibier, va de la tête à la queue, revient de la queue à la
tète, plusieurs fois recommence, enhn se fixe au voisi-
nage d'un œil, tout fané, retiré dans son orbite.
L'oviducte se coude à angle droit et plonge dans la
commissure du bec, tout à la base. Alors, près d'une
demi-heure, c'est l'émission des œufs. Immobile, impas-
sible tant elle est absorbée dans ses graves affaires, la
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE 243
ponclcuse se laisse observer au foyer de ma loupe. Un
mouvement de ma part l'eiraroiiclierait; ma traïKiiiillc
présence ne lui donne inquiétude. Je ne suis rien pour
elle.
L'émission n'est pas continue jusqu'à épuisement des
ovaires; elle est intermittente et se fait par paquets. A
diverses reprises, la Mouche quitte le bec de Toiseau
et vient se reposer sur le treillis, en se brossant l'une
contre l'autre les pattes postérieures. Avant de s'en ser-
vir de nouveau, elle nettoie surtout, elle lisse, elle polit
son outil, la sotide conductrice des germes. Puis, se sen-
tant les lianes encore riches, elle revient au même point
de la commissure du bec. La ponte reprend, pour cesser
tout à l'heure et de nouveau recommencer. Une paire
d'heures se passent en ces alternances de station au voi-
sinage de l'œil et de repos sur le treillis.
Enfin c'est fini. La Mouche ne revient plus sur l'oiseau,
preuve de l'épuisement des ovaires. Le lendemain elle
est morte. Les œufs sont plaqués en couche continue, à
l'entrée du gosier, à la base do la langue, sur le voile du
palais. Leur nombre paraît considérable; toute la paroi
gutturale en est blanchie. J'engage un petit pilier de
bois entre les deux mandibules pour les maintenir ou-
vertes et me permettre de voir ce qui se passera.
J'apprends ainsi que l'éclosion se fait en une paire de
jours. Aussitôt née, la jeune vermine, amas grouillant,
abandonne les lieux et disparait dans la profondeur du
gosier. S'informer davantage du travail est pour le mo-
ment inutile. Nous l'apprendrons plus tard en des con-
ditions d'examen plus aisé.
Le bec de l'oiseau envahi était clos au début, autant
que le comporte le rapprochement non forcé des mandi-
244 SOU YEN lus EN TOMULOG lo L' !• S
billes. A la base restait une étroite rainure, suffisante au
plus au passage d'un crin. C'est par là que s'est efîec-
luée la ponte. Etirant son oviducte en tube de lorgnette,
la pondeuse a insinué dans le détroit la pointe de son
outil, pointe légèrement durcie d'une armure de corne.
La finesse de la sonde est en rapport avec la finesse de
rentrée. Mais si le bec était rig-oureusement clos, en quel
point se ferait le dépôt des œufs?
Avec un fil noué, je maintiens les deux mandibules
strictement rapprochées, et je mets une seconde Mouche
bleue en présence de la Linotte déjà peuplée par la voie
du bec. Cette fois la ponte se fait sur un œil, entre la
paupière et le globe oculaire. A l'éclosion, encore une
paire de jours après, les vermisseaux pénètrent dans les
profondeurs charnues de l'orbite. Les. yeux et le bec,
voilà donc les deux principales voies d'accès dans le
gibier à plumes.
Il y en a d'autres. Ce sont les blessures. Je coifTc une
Linotte d'un capuchon de papier qui empêchera l'inva-
sion par le bec et les yeux. Je la sers, sous la cloche, à
une troisième pondeuse. Un plomb a atteint l'oiseau à
la poitrine, mais la plaie n'est pas saignante, aucune
souillure n'indique au dehors le point meurtri. J'ai du
reste soin de remettre en ordre le plumag-e, de le lisser
avec un pinceau, de sorte que la pièce, très correcte
d'aspect, a toutes les apparences de se trouver intacte.
La mouche est bientôt là. J'^lle inspecte attentivement
l'oiseau d'un bout à l'autre; de ses tarses antérieurs elle
tapote la poitrine et le ventre. C'est une sorte d'auscul-
tation par le toucher. A la manière dont réagit le plu-
mage, l'insecte reconnaît ce qu'il y a dessous. Si l'odo-
rat vient en aide, ce ne peut être que dans une faible
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE 2'.»
mesure, car le gibier n'a pas encore rôdeur du faisandé.
Rapidement la blessure est trouvée. Aucune goutte
de sang' ne l'accompagne, fermée qu'elle est par un
tampon de duvet que le plomb a refoulé. Sans la mettre
à découvert en écartant le plumag'e, la moucbe s'y ins-
talle. Là, immobile et le ventre disparu sous les plumes,
d'une paire d'heures elle ne bouge. Mes assiduités de
curieux ne la détournent en rien de ses alTaires.
Quand elle a fini, je la remplace. Rien ni sur l'épi-
derme ni dans l'embouchure de la plaie. Je dois retirer
le tampon de duvet et fouiller à quelque profondeur
pour mettre à nu la ponte. Allongeant son tube exten-
sible, l'oviducte a donc pénétré avant, au delà du bou-
chon de plumes refoulé par le projectile. Les œufs sont
en un seul paquet; leur nombre est de trois cents en-
viron.
Si le bec et les yeux sont rendus inaccessibles, si de
plus la pièce est sans blessures, la ponte se fait aussi,
mais cette fois hésitante et parcimonieuse. Je plume
complètement l'oiseau pour mieux me rendre compte
des faits; en outre, je le coiffe d'un capuchon de papier
qui défendra les habituels accès. Longtemps, à pas sac-
cadés, la pondeuse en tout sens explore le morceau; de
préférence elle stationne sur la tète, qu'elle ausculte en
la tapotant des tarses antérieurs. Elle sait qu'il y a là
les pertuis nécessaires à ses desseins ; elle sait non
moins bien la débilité de ses vermisseaux, incapables
de trouer et de franchir l'étrange obstacle qui l'arrête
elle-même et empêche le jeu de l'oviducte. La cag-oule
de papier lui inspire profonde méfiance. Malgré l'appât
tentateur de la tête voilée, aucun œuf n'est déposé sur
l'enveloppe, si mince soit-elle.
246 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Lasse de vaines tentatives pour contourner cet obs-
tacle, la mouche se décide enfin pour d'autres points,
mais non sur la poitrine, le ventre, le dos, où l'épidermo
est trop coriace, paraît-il, et la lumière trop importune.il
lui faut des cachelles lénébreuses, des recoins où la
peau soit do grande finesse. Les endroits adoptés sont
le creux de l'aisselle et la base de la cuisse en contact
avec le ventre. De part et d'autre, des œufs sont dépo-
sés, mais peu nombreux et démontrant que l'aine et
l'aisselle ne sont adoptées qu'avec répugnance et faute
d'un meilleur emplacement.
Avec un oiseau non plumé et toujours encapuchonné,
la même expérience no m'a pas réussi; le plumage em-
pêche la mouche do se glisser en ces lieux profonds.
Disons enfin que sur un oiseau écorché, ou tout simple-
ment sur un morceau de viande de boucherie, la ponte
se fait en un point quelconque, pourvu qu'il soit obscur.
Les plus ténébreux sont les préférés.
De ces divers faits il résulte que, pour le dépôt de
ses œufs, la Mouche bleue recherche tantôt les plaies
où les chairs sont à nu, tantôt les muqueuses buccales
ou oculaires, non protégées par un épidémie de quelque
résistance. Il lui faut aussi l'obscurité. Nous verrons
plus loin les motifs de sa prédilection.
La parfaite efficacité du capuchon do papier, empê-
chant l'invasion des vers par les voies des orbites et du
bec, m'engage à tenter semblable méthode sur l'oiseau
en entier. 11 s'agit d'envelopper la pièce d'une sorte d'é-
piderme artificiel qui dissuade la pondeuse de son en-
treprise comme le fait l'épidermo naturel. Des Linottes,
les unes atteintes de blessures profondes, les autres
presque intactes, sont introduites isolément dans des
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE 247
sachets de papier pareils à ceux que le jardinier fleuriste,
en vue de conserver ses graines, obtient sans encollage
au moyen de quelques plis. Le papier est très ordinaire
et de médiocre consistance. Des fragments d'un vul-
gaire journal suffisent.
Ces fourreaux à cadavres sont abandonnés à l'air
libre, sur la table de mon cabinet, oi^i les visitent, sui-
vant l'heure du jour, l'ombre opaque et le vif soleil.
Attirées par les émanations de mes charcuteries, les
Mouches bleues fréquentent mon laboratoire, dont les
fenêtres restent toujours ouvertes. Journellement j'en
vois qui se posent sur les sachets et, très alTairées, les
explorent, renseignées par l'odeur de faisandé. A leurs
incessantes allées et venues, se reconnaît ardente con-
voitise, et cependant nulle d'elles ne se décide à pondre
sur les sacoches. Elles n'essayent pas même d'insinuer
l'oviducte dans les rainures des plis. La saison favorable
se passe, et rien n'est déposé sur les sachets tentateurs.
Toutes les mères s'abstiennent, jug-eant infranchissable
pour la vermine le mince obstacle du papier.
Cette circonspection du Diptère n'a rien qui me sur-
prenne : la maternité a partout des éclaircies de grande
lucidité. Ce qui m'étonne, c'est le résultat que voici.
Les sachets à Linottes passent l'année entière à décou-
vert sur la table; ils y passent une seconde année, une
troisième. De temps à autre j'en visite le contenu. Les
oisillons sont intacts, très corrects du plumage, inodo-
res, arides et légers ainsi que des momies. Ils ne se
sont pas décomposés, ils se sont momifiés.
Je m'attendais à les voir tomber en pourriture, à dif-
fluer en sanie comme nous le montrent les cadavres
laissés à l'air libre. Au contraire; sans autre altération.
248 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
les pièces se sont desséchées et durcies. Que leur a-t-il
manqué pour &e résoudre en putrilage? Tout simple-
ment l'intervention du diptère. L'asticot est donc la
cause primordiale de la dissolution cadavérique, il est
par excellence le chimiste putréfacteur.
Une conséquence d'intérêt non négligeable est à tirer
de mes bourriches en papier. Dans nos marchés, ceux
du Midi surtout, le gibier est appendu sans protection
aux crocs de l'étalage. Alouettes assemblées par douzai-
nes avec un fil passé dans les narines, Grives et Tourdes,
Pluviers et Vanneaux, Sarcelles, Perdreaux et Bécas-
ses, enfin toutes ces gloires de la broche que nous
amène la migration d'automne restent des jours et des
semaines exposées aux injures du Diptère. L'acheteur
se laisse tenter par d'irréprochables apparences; il fait
emplette, et, de retour chez lui, au moment des apprêts
culinaires, il s'aperçoit que l'asticot travaille la pièce
dont il se promettait délicieux rôti. Horreur! il faut jeter
l'odieux foyer de vermine.
Le Mouche bleue est ici la coupable; chacun le sait,
et personne ne songe à sérieusement s'en affranchir,
ni le marchand au détail, ni l'expéditeur en gros, ni le
chasseur. Que faudrait-il pour empêcher l'invasion des
vers? Presque rien : glisser chaque pièce dans un four-
reau de papier. Si cette précaution est prise au début,
avant l'arrivée du diptère, tout gibier est inattaquable
et peut indéfiniment attendre le degré de maturité exigé
des gourmets.
Bourrés d'olives et de baies de myrte, les Merles de
la Corse sont un manger exquis. Il nous en arrive
parfois à Orange, stratifiés dans des corbeilles où l'air
aisément circule et contenus chacun dans un sachet de
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE 249
papier. Ils sont dans un état de parfaite conservation,
conforme aux scrupuleuses exigences de la cuisine. Je
félicite l'expéditeur anonyme à qui l'idée lumineuse est
venue d'habiller de papier ses merles. Son exemple
aura-t-il des imitateurs? J'en doute.
Un grave reproche peut s'adresser à ce moyen de
préservation. Dans son suaire de papier, l'objet est invi-
sible; il ne fait pas montre alléchante; il n'avertit pas
le passant de sa nature et de ses qualités. Une ressource
reste, qui laisserait la pièce à découvert, c'est de coiffer
tout simplement l'oiseau d'un bonnet de papier. La tête
étant la partie la plus menacée, à cause des muqueuses
de la gorge et des yeux, il suffirait en général de la pro-
téger pour arrêter le diptère et couper court à ses entre-
prises.
Continuons d'interroger la Mouche bleue en variant
nos moyens d'information. Une boîte en fer-blanc,
d'un décimètre de hauteur environ, contient un morceau
de viande de boucherie. Le couvercle obliquement dis-
posé laisse en un point de son pourtour une étroite
fissure où pourrait au plus s'engager une fine aiguille.
Lorsque l'appât commence à répandre un fumet de fai-
sandé, les pondeuses arrivent, isolées ou plusieurs à la
fois. Elles sont attirées par l'odeur qui, propagée à tra-
vers une subtile fente, affecte à peine mon odorat.
Quelque temps elles explorent le récipient métallique,
cherchent une voie d'entrée. Ne trouvant rien qui leur
permette d'atteindre le morceau convoité, elles se dé-
cident à pondre sur le fer-blanc, tout à côté de la fis-
sure. Parfois, lorsque l'élroitesse du passage le permet,
elles insinuent l'oviducte dans la boîte et pondent à l'in-
térieur, sur les lèvres mêmes de la fente. Au dedans
250 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES
aussi bien qu'an dehors, les œufs sont plaqués en couche
assez régulière d'arrangement et très nelto de blancheur.
C'est là que je puise comme à la pelle, c'est-à-dire avec
une petite spatule de papier. Sans trace aucune des
souillures inévitables si la récolle se faisait sur des
viandes gâtées, j'obtiens ainsi, pour mes recherches,
des germes en tel nombre que je veux.
Nous venons de voir la Moucbe bleue refuser de
pondre sur le sachet de papier, malgré les effluves cada-
vériques de la Linotte inchise; maintenant, sans hésita-
tion, elle dépose ses œufs sur une lame métallique. La
nature du support serait-elle pour quelque chose en
l'affaire? Je remplace le couvercle en fer-blanc de la
boîle par un rideau de papier tendu et collé sur l'orifice.
De la pointe du canif, j'ouvre à travers ce nouvel oper-
cule une étroite fissure linéaire. Cela suffit : la pon-
deuse accepte le papier.
Ce qui la décide, ce n'est donc pas simplement l'odeur,
bien appréciable même à travers le papier non fendu,
c'est avant tout la fissure qui rendra possible l'entrée
de la vermine, éclose au debors, à proximité de l'étroit
passag-e. La mère des asticots a sa logique, ses judi-
cieuses prévisions. Elle sait d'avance la débilité de ses
vermisseaux, incapables de s'ouvrir une voie à travers
un obstacle de quelque résistance; aussi, malgré la ten-
tation de l'odeur, se garde-t-clle de pondre tant qu'elle
n'a pas reconnu une entrée où puissent d'eux-mêmes
s'insinuer les nouveau-nés.
Je tenais à savoir si la coloration, l'éclat, le degré de
dureté et autres qualités de l'obslacle auraient une
influence sur les décisions de la mère obligée de pondre
dans des conditions exceptionnelles. Dans ce but, j"ai
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE 251
fait emploi de petits bocaux, amorcés chacun d'un mor-
ceau de viande de boucherie. L'opercule consistait soit
en papier de coloration diverse, soit en toile cirée, soit
en ces feuilles d'étain qui, parées des rutilances de
l'or et du cuivre, servent au liquoriste pour coiffer les
bouteilles.
Sur aucun de ces couvercles les pondeuses n'ont sta-
tionné, désireuses d'y plaquer leurs œufs ; mais du mo-
ment que le canif les avait éventrés d'une légère fente,
tous, qui plus tôt, qui plus lard, sont visités et reçoi-
vent le blanc semis au voisinage de l'ouverture. L'aspect
de l'obstacle n'est donc ici pour rien; l'obscur et le bril-
lant, le mat et le coloré, sont détails d'importance nulle ;
l'essentiel est un passage qui permette aux vermisseaux
d'entrer.
Éclos au dehors, à distance de la pièce convoitée,
les nouveau-nés savent très bien trouver leur réfec-
toire. A mesure qu'ils se libèrent de l'œuf, sans hési-
tation aucune, tant leur llair est précis, ils se glissent
sous le rebord du couvercle incomplètement joint, ou
bien dans le défilé que le canif a ménagé. Les voici
rentrés dans leur terre promise, leur infect paradis.
Lnpalients d'arriver, se laissent-ils tomber du haut
de la muraille? Nullement. D'une douce reptation ils
s'acheminent sur la paroi du bocal; ils font béquille
et grapin de leur avant pointu, toujours en quête
d'information. Ils atteignent le morceau, aussitôt s'y
installent.
Continuons notre enquête en changeant les dispo-
sitifs. Une large éprouvette, mesurant au delà d'un
empan de hauteur, est amorcée, tout au fond, d'un
morceau de viande de boucherie. Elle est fermée d'une
2o2 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
loile métallique dont les mailles, de deux millimètres
environ de côté, ne peuvent donner passage au dip-
tère. La Mouche bleue vient à mon appareil. L'odorat
est son g-uide, bien mieux que la vue. Elle accourt à
l'éprouvette voilée d'un étui opaque avec la même fer-
veur qu'à l'éprouvette laissée nue. L'invisible l'attire
autant que le visible.
Elle stationne sur le treillis de l'embouchure, atten-
tivement l'inspecte; mais, soit que les circonstances no
m'aient pas bien servi, soit que le réseau de fils métal-
liques lui inspire méfiance, je ne l'ai jamais vue y pla-
quer ses œufs d'une façon évidente. Son témoignage
me restant douteux, j'ai recours à la Mouche grise (Sar-
cop/taga canim^ia).
Celle-ci, peu méticuleuse en ses préparatifs, confiante
d'ailleurs dans la robusticité de ses vers, qui naissent
tout formés et déjà vigoureux, me montre aisément ce
que je désire voir. Elle explore le treillis, choisit une
maille, où elle introduit le bout du ventre, et coup sur
coup, non troublée par ma présence, elle émet un cer-
tain nombre de vermisseaux, une dizaine plus ou moins.
Il est vrai que ses visites se multiplieront, augmentant
la famille dans une proportion qui m'est inconnue.
Les nouveau-nés adhèrent un moment à la toile mé-
tallique par suite d'une légère viscosité; ils grouillent,
se démènent, se dégagent et se précipitent dans le
gouffre. La chute est d'un empan et davantage. Cela
fait, la mère décampe, certaine que ses fils se tireront
d'affaire tout seuls. S'ils tombent sur la viande, c'est
parfait; s'ils tombent ailleurs, ils sauront en rampant
atteindre le morceau.
Cette confiance dans l'inconnu du précipice, avec le
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE 2;i3
seul renseignemenl de l'odeur, mérite plus ample exa-
men. De quelle hauteur la Mouche grise osera-t-elle
laisser choir ses fils? Je surmonte l'éprouvette d'un tube
du calibre d'un col de bouteille. L'embouchure est for-
mée soit avec une toile métallique, soit avec un oper-
cule de pa[)icr que le canif a fendu d'une étroite fissure.
En totalité l'appareil mesure soixante-cinq centimètres
d'élévation. N'importe : la chute est sans gravité pour
la souple échine des jeunes vers, et l'éprouvette se
peuple en quelques jours de larves où il est facile de
reconnaître la famille de la Mouche grise, d'après le
diadème frangé qui, à l'arrière de l'asticot, s'ouvre
et se referme ainsi que les pétales d'une fleurette. Je
n'ai pas vu la mère opérant, je n'étais pas là au moment
requis; mais aucun doute n'est possible sur sa venue
et sur le grand plongeon de la famille; le contenu de
l'éprouvette m'en fournit l'authentique certificat.
J'admire la culbute, et, pour en obtenir do mieux pro-
bantes, je remplace le tube par un second, de façon
que l'appareil a maintenant douze décimètres d'éléva-
tion. La colonne est dressée en un point fréquenté du
diptère, dans un éclairage discret. Son embouchure,
garnie d'une toile métallique, arrive au niveau de divers
autres appareils, éprouvottes et bocaux, déjà peuplés
ou attendant leur population de vermine. Lorsque
l'emplacement est bien connu des mouches, je laisse
la colonne seule, crainte de détourner les visiteuses par
des exploitations plus faciles.
De temps à autre la bleue et la grise se posent sur
le treillis, s'informent un moment, puis décampent.
Toute la bonne saison, trois mois durant, l'appareil
reste en place sans résultat aucun : do vers il n'y en
2o4 SOUVEMIIS ENTOMO LOGIQ UES
a jamais. Pour quel molif? L'infection de la viande ne
se propagerait-elle pas, venue de cette profondeur?
Mais si, elle se propage; mon odorat émoussé le cons-
tate; celui de mes enfants, appelés en témoignage, le
constate encore mieux.
Alors pourquoi la Mouche grise, qui tantôt laissait
choir ses vers d'une belle hauteur, se refuse-t-elle à les
précipiter du haut d'une colonne d'élévation double?
Craindrait-elle pour ses vers les meurtrissures d'une
chute exagérée? Rien ne dénote chez elle des inquié-
tudes éveillées par la longueur du canal. Je ne la vois
jamais explorer le tube, en arpenter la dimension. Elle
stationne sur l'oriFice treillissé, et tout se borne là.
Serait-elle avertie de la profondeur du gouffre par
l'alfaiblissement des puanteurs qui en remontent ?
L'odorat mesurerait-il la distance, acceptable ou non?
Peut-être bien.
Toujours est-il que, malgré l'appât de l'odeur, la
Mouche grise n'expose pas ses vers à des plongeons
exagérés. Saurait-elle d'avance que, lors de la rupture
des pupes, sa famille ailée, heurtant d'un essor brus-
que les parois d'une longue cheminée, ne parvien-
drait pas à sortir? Pareille prévision est conforme aux
règles qui disposent les instincts maternels d'après les
exigences de l'avenir.
Mais si la chute n'excède pas certaine mesure, les
vers naissants de la Mouche grise sont bel et bien pré-
cipités; ainsi l'affirment toutes nos expériences. Cette
donnée nous conduit à une application de quelque
valeur en économie domestique. Il est bon que les
merveilles de l'entomologie nous amènent parfois aux
trivialités de l'utile.
LA MOUGlll^ BLEUE DE LA VIANDE 23:;
L'habituel garde-manger est une sorte de grande
cage dont les qualres faces latérales sont en toile mé-
tallique et les deux autres en menuiserie. Des crocs
fixés à la paroi d'en haut servent à suspendre les pièces
qu'il faut garantir des mouches. Poiu- occuper du mieux
l'espace disponible, souvent ces pièces sont simple-
ment déposées sur le plancher de la cage. Avec ces
dispositifs est-on bien assuré d'éviter le diptère et sa
vermine? Nullement.
On se garantira peut-être de la Mouche bleue, mé-
diocrement sujette à pondre sur un treillis à distance
des viandes, mais il restera la Mouche grise, qui, plus
entreprenante et plus prompte en alTaires, introduira
ses vers par le pertuis d'une maille et les laissera choir
à l'intérieur du garde-manger. Agiles et bien doués en
moyens de reptation, les précipités gagneront aisé-
ment ce qui repose sur le plancher; seules seront hors
de leurs atteintes les pièces suspendues. Il n'entre pas
dans les mœurs des vers de la viande d'explorer les
hauteurs, surtout par la voie d'un cordon.
On fait usage aussi do cloches en toile métallique.
Encore moins bien que le garde-manger le dôme en
treillis protège ce qu'il recouvre. La Mouche grise n'en
tient compte. A travers les mailles, elle peut laisser
tomber ses vers sur le morceau convoité.
Que faire alors? Rien de plus simple. H suffit d'en-
clore, une par une, dans des enveloppes de papier, les
pièces à préserver, Grives, Tourdes, Perdrix, Bécasses
et autres. Mômes soins à l'égard des viandes de bou-
cherie. Avec cette seule armure défensive, qui laisse à
l'air circulation suflisanle, toute invasion des vers est
impossible, même sans cloche et sans garde-manger :
2o6 SOLVENIRS EMOMO LOGIQ L' liS
non que le papier ait des veiius préservatrices spéciales,
mais uniquement parce qu'il forme barrière impéné-
trable. La Mouche bleue se garde bien d'y pondre et
la Mouche grise d'y enfanter, sachant l'une et l'autre
leurs vermisseaux naissants incapables de traverser
cet obstacle.
Môme succès du papier dans la lutte contre les Tei-
gnes, fléau des lainages et des pelleteries. Pour éloigner
ces tondeuses de draps, ces épileuses do fourrures, on
fait généralement usage de camphre, de naphtaline,
de tabac, de bouquets de lavande et autres aromates
d'odeur forte. Sans vouloir médire de ces préservatifs,
il faut reconnaître que le moyen employé est de très
médiocre efficacité. Les émanations odorantes n'arrê-
tent guère les ravages des Teig-nes.
Je conseillerai donc aux ménagères de remplacer
toute cette droguerie par des journaux de format con-
venable. La pièce à protéger, fourrure, flanelle, vête-
ment de drap, etc., est soigneusement pliée dans un
journal dont on assemble les bords par un pli double,
bien épingle. Si l'assemblage est rigoureux, jamais les
teignes ne pénétreront sous l'enveloppe. Depuis que,
sur mes conseils, il est fait emploi de cette. méthode
dans mon ménage, les dégâts d'autrefois ne se renou-
vellent plus.
Revenons au diplère. Au fond d'un bocal, un morceau
do viande est dissimulé sous une couche do sable fin et
sec d'un travers de doigt d'épaisseur. L'appareil, libre-
ment ouvert, est à large goulot. Attiré par Todeur,
viendra (jui voudra sans entrave.
Les mouches bleues ne tardent pas à visiter ma prépa-
ration; elles pénètrent dans le bocal, sortent cl ren
LA MOUCHE BLE LE DE LA VIANDE 25-
trent, s'informent de la chose invisible décelée par son
fumet. Une surveillance assidue me les montre affairées,
explorant la nappe sablonneuse, la piétinant à petits
coups de tarses, l'interrogeant de la trompe. Deux ou
trois semaines, je laisse faire les visiteuses. Aucune ne
dépose des œufs.
C'est la répétition de ce que m'a montré le sachet do
papier contenant un oiseau mort. Les mouches se refu-
sent à pondre sur le sable, apparemment pour les mêmes
motifs. Le papier était jugé obstacle que ne pourrait
franchir la débile vermine. Avec le sable c'est pire. Ses
rudesses blesseraient les tendres nouveau-nés , son
aridité tarirait la moiteur indispensable à leurs mou-
vements. Plus tard, au moment des préparatifs de la
métamorphose, les forces étant venues, les vers pioche-
ront très bien la terre et sauront y descendre; mais au
début, ce serait pour eux grave péril. Au courant de
ces difficultés, les mères, si tentées qu'elles soient par
l'odeur, s'abstiennent de produire. Et en effet, après
une longue attente, crainte que des paquets d'œufs
n'aient échappé à mon attention, je visite de fond en
comble le contenu du bocal. Viande et sable ne con-
tiennent ni larves ni pupes; tout est absolument désert,
La couche de sable étant d'un travers de doigt d'é-
paisseur, cette expérience demande certaines précau-
tions. Il peut se faire que, se gonllant un peu, la viande
gâtée émerge en quelques points. Si petits que soient
les îlots charnus visibles, les mouches y viennent et peu-
plent. Parfois encore les exsudations du morceau cor-
rompu imbibent une petite étendue de la nappe sablon-
neuse. Cela suffit au premier établissement du ver. Ces
causes d'insuccès s'évitent avec une couche de sable
11
2o8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
d'environ un pouce d'épaisseur. Alors Mouche bleue,
Mouche grise et autres diptères exploiteurs de cadavres
sont très bien tenus à l'écart.
En vue de nous édifier sur notre néant, les orateurs
de la chaire ont parfois abusé du ver de la tombe. N'ac-
cordons créance à leur lug-ubre rhétorique. La cbimie
de la dissolution finale parle assez éloquemment de nos
misères sans qu'il soit nécessaire d'y adjoindre d'ima-
ginaires horreurs. Le ver du sépulcre est invention
d'esprits moroses, incapables de voir les choses telles
qu'elles sont. Sous quelques pouces de terre seulement,
les trépassés peuvent dormir leur tranquille sommeil;
jamais le diptère n'y viendra les exploiter.
A la surface du sol, en plein air, oui, l'aiïreuse inva.
sion est possible; elle est même la règle absolue. Dans
la remise en fusion de la matière pour d'autres ouvra-
ges, cadavre pour cadavre l'homme ne vaut pas mieux
que la dernière des brutes. Alors le diptère use de ses
droits; il nous traite comme il le fait à l'égard d'une
vulgaire loque animale. Dans ses ateliers de rénovation,
la Nature est pour nous d'une superbe indifférence ; au
fond de ses creusets, hôtes et gens, gueux et monarques,
sont absolument même chose. Yoilà vraiment l'égalité,
la seule de ce monde, l'égalité devant l'asticot.
XYII
LA MOrcnE BLEUE DE LA VIANDE. — LE VER
Écloses dans l'intervalle de deux jours en saison
chaude, soit à l'intérieur de mes appareils et directe-
ment sur le morceau de viande, soit à l'extérieur au
bord d'une fissure qui permet l'entrée, les larves de la
Mouche bleue se mettent aussitôt à l'ouvrage. Elles ne
mangent pas, au sens rigoureux du mot, c'est-à-diro
qu'elles ne divisent pas leur nourriture, ne la triturent
pas au moyen d'outils masticatoires. Leurs pièces buc-
cales ne se prêtent à ce genre de travail. Ce sont deux
bâtonnets cornés, glissant l'un contre l'autre et non
opposables par leur extrémité crochue, disposition qui
exclut tout office apte à saisir et broyer.
Les deux grapins gutturaux servent à la marche bien
mieux qu'à la nutrition. Le ver les implante tour à tour
sur la voie parcourue, et d'une contraction de croupe
progresse d'autant. H a dans son gosier tubulaire l'équi-
valent de nos bâtons ferrés qui fournissent l'appui et
permettent l'élan.
A la faveur de cette mécanique buccale, l'asticot non
seulement chemine à la surface, mais encore il pénètre
aisément dans la viande; je l'y vois disparaître comme
s'il plongeait dans du beurre. Il y fait sa trouée, mais
sans prélever sur son passage autre chose que des gor-
260 SOUVENIRS ENTOMOLOGIOUES
gées fluides. La moindre parcelle solide n'est détachée
el dég-liilie. Ce n'est pas là son régime. Il lui faut un
brouet, un consommé, une sorte d'extrait Liebig cou-
lant qu'il prépare lui-même. Puisque digérer n'est en
somme que liquéfier, on peut dire, sans paradoxe, que
le ver de la Mouche bleue digère sa nourriture avant
de l'avaler.
En vue de soulager nos défaillances estomacales, les
préparateurs de produits pharmaceutiques raclent l'es-
tomac du porc et celui du mouton; ils obtiennent ainsi
la pepsine, agent digestif qui a la propriété de liquéfier
les matières albuminoïdes, la chair musculaire en parti-
culier. Que ne peuvent-ils gratter l'estomac de l'asticot I
Ils obtiendraient un produit de qualité supérieure,
car le ver Carnivore possède, lui aussi, sa pepsine, de
singulière activité. Les expériences suivantes l'éta-
blissent.
Du blanc d'œuf cuit à l'eau bouillante est divisé en
cubes menus que j'introduis dans une petite éprouvetle.
A la surface du contenu je sème les œufs de la Mouche
bleue, œufs sans la moindre souillure, tels que me les
fournissent les pontes faites à l'extérieur de boîtes
en fer-blanc amorcées de viande et non parfaitement
closes. Lue éprouvette pareille reçoit le blanc d'œuf
cuit, mais non peuplé de germes. Fermées d'un tampon
de coton, les deux préparations sont abandonnées dans
un recoin obscur.
En quelques jours, le tube où grouille la vermine,
nouvellement née, contient un liquide fluide et trans-
parent comme de l'eau. Il n'y resterait rien si je le
renversais. Tout le blanc d'œuf a disparu, liquéfié.
Quant aux vers, déjà grandelets, ils paraissent fort mal
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE 2(H
à leur aise. Sans appui pour atteindre Tair respirable,
la plupart plongent dans le bouillon, leur ouvrage; ils
y périssent noyés. D'autres, plus vigoureux, rampent
sur le verre jusqu'au tampon d'ouate, qu'ils parviennent
à traverser. Leur avant pointu, armé de grapins, est le
clou qui s'enfonce dans la masse filandreuse.
Dans la seconde éprouvette, qui, disposée à cùté de
l'autre, a subi les mêmes influences atmosphériques,
rien de saillant n'est survenu. Le blanc d'œuf cuit à
conservé sa blancheur mate et sa fermeté. Tel je l'a-
vais mis, tel je le retrouve. Tout au plus s'y constatent
des traces de moisissure. La conséquence de cet essai
primordial est de pleine évidence : l'intervention du
ver de la Mouche bleue convertit en liquide l'albumine
cuite.
On titre la valeur de la pepsine pharmaceutique
d'après la quantité de blanc d'œuf cuit qu'un gramme
de cet agent peut liquéfier. Le mélange doit être exposé
dans une étuve à la température de soixante deg-rés, et
en outre fréquemment agité. Ma préparation, oi^i éclosent
les œufs de la Mouche bleue, n'est ni secouée ni soumise
à la chaleur d'une étuve; tout s'y passe en repos et dans
les conditions thermométriques de l'air ambiant; néan-
moins, en peu de jours, l'albumine cuite, travaillée par
la vermine, devient coulante comme de l'eau.
Le réactif cause de cette liquéfaction échappe à mon
examen. Les vers doivent le dégorg-er par doses infini-
tésimales, tandis que leurs bâtonnets gutturaux, en
mouvement continuel, émergent un peu de la bouche,
rentrent, reparaissent. Ces coups de piston, ces sortes
de baisers, s'accompag'nent de l'émission du dissolvant;
du moins je me le figure ainsi. L'asticot crache sur sa
262 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
nourriture, il y dépose de quoi la convertir en bouillon.
Evaluer en quantité cette expectoration n'est pas dans
mes moyens; je constate le résultat, je n'aperçois pas
l'agent provocateur.
Or, ce résultat est en vérité stupéfiant si l'on consi-
dère l'exiguïté des moyens. Nulle pepsine, venue du
porc et du mouton, ne peut rivaliser avec celle du ver.
Je possède un flacon de pepsine venu de l'École de
pharmacie de Montpellier. Avec la savante drogue, je
poudre copieusement des morceaux de blanc d'œuf cuit,
comme je le fais avec la ponte de la Mouche bleue.
Nulle intervention de l'étuve, nulle addition d'eau dis-
tillée ni d'acide chlorhydrique, adjuvants recomman-
dés. L'expérience est conduite exactement de la même
façon que celle des tubes à vermine.
Le résultat n'est pas du tout ce que j'attendais. Le
blanc d'œuf ne se liquéfie pas. Il s'humecte simplement
à la surface, et encore cette humidité peut-elle provenir
de la pepsine, qui est très hygrométrique. Oui, j'avais
raison de le dire : si la chose était praticable, il serait
avantageux pour la pharmaceutique de cueillir sa dro-
gue digestive dans l'estomac de l'asticot. Le ver l'em-
porte ici sur le porc et le mouton.
En ce qui me reste à dire, la même méthode est sui-
vie. Sur le morceau expérimenté, je mets éclore la
ponte de la Mouche bleue, et je laisse les vers travailler
à leur guise. La chair musculaire, venue du mouton, du
bœuf, du porc indifféremment, ne se convertit pas en
liquide; elle devient une purée coulante d'un brun vi-
neux. Le foie, le poumon, la rate, sont mieux attaqués,
sans toutefois dépasser l'état de marmelade demi-fluide,
qui se délaye très bien dans l'eau et paraît même s'y
LA MOUGlIlî BLEUE DE LA VIANDE 2G3
dissoudre. La matière cérébrale ne se liquéfie pas non
plus, elle se résout simplement en fine purée.
D'autre part, les matières grasses, suif de bœuf, lard
frais, beurre, n'éprouvent pas d'altération appréciable.
De plus, les vers rapidement dépérissent, incapables de
grossir un peu. De pareils aliments ne leur conviennent
pas. Pour quels motifs? Apparemment parce qu'ils ne
sont pas liquéfiables au moyen du réactif dégorgé par
les vers. De même la pepsine ordinaire n'attaque pas
les matières grasses; il faut la pancréatine pour les
émulsionner. Ce curieux rapprocbement de propriétés,
positives avec les matières albuminoïdes, négatives avec
les matières grasses, affirme l'analogie et peut-être l'i-
dentité du dissolvant expectoré par les vers et de la pep-
sine des animaux supérieurs.
Une autre preuve est celle-ci. La pepsine classique
ne dissout pas l'épiderme, matière de nature cornée.
Celle des vers du diptère ne le dissout pas non plus. Il
m'est aisé d'élever des larves de la Mouche bleue avec
des Grillons morts dont j'ai ouvert le ventre. Je n'y
parviens pas si la pièce est intacte; les asticots ne sa-
vent pas lui trouer la succulente panse; ils sont arrêtés
par l'épiderme, contre lequel leur réactif est sans action.
Ou bien encore je sers des cuissots de Grenouille dé-
pouillés de leur peau. La chair du batracien devient
bouillon et disparaît jusqu'à l'os. Si je ne les dénude
pas, ils restent intacts au milieu do la vermine. Leur
fine peau suffit à les protéger.
Cette inaction sur l'épiderme nous explique pourquoi
la Mouche bleue se refuse à pondre sur un point quel-
conque de la bête exploitée. Il lui faut les délicates
muqueuses des narines, des yeux, du gosier, ou bien
264 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
des plaies où la chair est à nu. Nul autre emplacement
ne lui convient, serait-il excellent sous le rapport du
fumet et de l'ombre. Tout au plus, ne trouvant pas
mieux lorsque mes artifices s'en mêlent, se décide-t-elle
à plaquer quelques œufs sous l'aisselle d'un oisillon
plumé, ou bien à Faine, points où l'épiderme est de
linesse exceptionnelle.
En sa prescience maternelle, la Mouche bleue con-
naît à merveille les surfaces d'élection, les seules aptes
à se ramollir, à diffluer par l'attaque du réactif que ba-
veront les nouveau-nés. La chimie de l'avenir lui est
familière, quoique sans usage pour sa propre réfection;
la maternité, haute inspiratrice des instincts, lui en
donne leçon.
Si scrupuleuse qu'elle soit dans le choix des points
où doivent se déposer les œufs, la Mouche bleue ne se
préoccupe pas de la qualité des vivres destinés à sa
famille. Tout cadavre lui est bon. Redi, le savant italien
qui, le premier, ruina l'antique et sotte idée des vers
fils de la pourriture, alimentait la vermine de ses appa-
reils avec de la chair d'origine très variée. Afin de
rendre ses preuves plus concluantes, il exagérait les
données du réfectoire. Chair de tigre et de lion, d'ours
et de léopard, de renard et de loup, de mouton et de
bœuf, de cheval et d'âne, et bien d'autres, fournies par
la riche ménagerie de Florence, variaient le régime
imposé. Cette prodigalité n'était pas nécessaire; loup
et mouton sont au fond même chose pour un estomac
sans préjugés.
Lointain disciple de l'historien des~ asticots, je re-
prends le problème sous un aspect non soupçonné de
Redi. Toute chair provenant d'un animal d'ordre supé-
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE 26o
rieur convient à la famille du diplère; en sera-t-il de
même si la pièce est d'organisation moins élevée, et con-
siste en charcuterie de poisson, par exemple, de batra-
cien, de mollusque, d'insecte, de myriapode? Les vers
accepteront-ils ces victuailles, et surtout parviendront-
ils à les liquéfier, condition primordiale?
Je sers un morceau de Merlan cru. La chair est blan-
che, fine, à demi translucide, de digestion aisée pour
notre estomac, et non moins bien pour le dissolvant du
ver. Elle se résout en un lliiide opalin, coulant comme
de l'eau. A peu près ainsi se liquéfie le blanc d'œuf cuit.
En pareil milieu conservant encore des îlots solides,
les vers grossissent d'abord; puis, manquant d'appuis
et menacés de noyade dans un bouillon trop fluide,
ils rampent sur la paroi de verre, inquiets et désireux
de s'en aller. Ils montent jusqu'au tampon d'ouate fer-
mant l'éprouvelte et s'efforcent de déguerpir à travers
le coton. Doués d'une tenace persévérance, presque
tous décampent malgré l'obstacle. L'éprouvette à blanc
d'œuf m'avait montré pareille exode. Bien que le mets
leur convienne, comme en témoigne leur croissance,
les vers cessent de s'alimenter et s'échappent lorsque
la noyade est imminente.
Avec d'autres poissons. Raie et Sardine, avec les
muscles de la Rainette et de la Grenouille, les chairs se
résolvent simplement en purée. Des hachis de Limace,
de Scolopendre, de Mante religieuse, fournissent les
mêmes résultats.
Dans toutes ces préparations, l'action dissolvante
des vers s'affirme non moins bien que lorsau'il est fait
usage de viande de boucherie. De plus, les vers sem-
blent satisfaits de l'étrange régime que ma curiosité
2G6 SOUVENIRS ENTOMO J.OGIQUES
leur impose; ils prospèrent au sein des victuailles; ils
s'y transforment en pupes.
La conclusion est donc beaucoup plus générale que
ne se figurait Redi. Toute chair, d'ordre supérieur ou
d'ordre inférieur n'importe, convient à la Mouche bleue
pour l'établissement de sa famille. Les cadavres de la
bête à poils et de la bête à plumes sont les vivres préfé-
rés, probablement à cause de leur richesse, permettant
de copieuses pontes; mais à l'occasion les autres sont
acceptés aussi, sans inconvénient. Toute loque ayant
vécu de la vie animale rentre dans le domaine de ces
défricheurs de la mort.
Quel est leur nombre pour une seule mère? J'ai déjà
parlé d'une ponte de trois cents, relevée œuf par œuf.
Une circonstance bien fortuite me permet d'aller plus
loin. Dans la première semaine de janvier 1905, il était
survenu, brusque et de peu de durée, un froid bien ex-
ceptionnel pour ma région. Le thermomètre descendait
à douze degrés au-dessous de zéro. Au plus fort de la
sauvage bise qui déjà mettait du roux sur le feuillage
des oliviers, me fnt apportée une ElTraie ou Chouette
des clochers, trouvée morte gisant à terre, en plein
air, non loin de ma demeure. Mon renom d'amateur de
bêtes me valait ce présent, qu'on croyait m'ètre agréable.
Il le fut, en effet, mais pour des motifs auxquels n'a-
vait certes pas songé l'inventeur de la pièce. L'oiseau
était intact, bien correct de plumage, sans la moindre
blessure apparente. Peut-être était-il mort de froid. Ce
qui me le fit accepter avec reconnaissance l'aurait fait
précisément refuser de tout autre. Ses grands yeux,
fanés par la mort, disparaissaient sous un épais amas
d'œufs, où je reconnus la ponte de la Mouche bleue.
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE 267
D'autres amas pareils occupaient le voisinage des na-
rines. Si je veux un semis d'asticots, en voilà certes un
comme je n'en ai pas vu d'aussi riche.
Je dépose le cadavre sur le sable d'une terrine, je le
couvre d'une cloche en toile métallique et je laisse les
événements suivre leur cours. Le laboratoire où j'ins-
talle ma bête n'est autre que mon cabinet do travail. Il
y fait, do peu s'en faut, aussi froid qu'au dehors, à tel
point que l'eau de l'aquarium où j'élevais autrefois
des larves de Phrygano s'est prise toute en un bloc
de glace. ]^n semblable condition de température, les
yeux de la Chouette gardent, invariable, leur blanc
voile de germes. Rien ne bouge, rien ne grouille. Lassé
d'attendre, je n'accorde plus attention au cadavre; je
laisse à l'avenir de décider si le froid n'a pas exterminé
la famille du diptère.
Dans le courant de mars, les paquets d'œufs ont dis-
paru, j'ignore depuis combien de temps. L'oiseau d'ail-
leurs semble intact. A la face ventrale, tournée en l'air,
le plumage garde le correct arrangement et le frais
coloris. Je soulève la pièce. C'est léger, très aride,
sonnant le racorni ainsi qu'une vieille savate tannée
aux champs par le soleil d'été. D'odeur, point. L'ari-
dité a maîtrisé l'infection, qui du reste n'a jamais été
importune en cette glaciale période. Le dos, en contact
avec le sable, est au contraire une odieuse ruine, en par-
tie déplumée. Les pennes de la queue ont les canons à
nu; quelques os se montrent dénudés de muscles et
blanchis. La peau est devenue un cuir noirâtre, percé
de trous ronds pareils à ceux de la membrane d'un
crible. C'est affreux de hideur, mais très instructif.
Le misérable Hibou, si délabré de l'échiné, nous
268 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
apprend d'abord qu'une température de douze degrés
au-dessous de zéro ne compromet pas les germes de
]a Mouche bleue. Les vers sonl nés sans encombre
malgré la rude bourrasque; ils ont copieusement fes-
toyé d'extrait de viande; puis, devenus gros et gras,
ils sont descendus en terre en perçant de trous ronds
la peau de l'oiseau. Leurs pupes doivent maintenant
se trouver dans le sable de la terrine.
Elles y sont effectivement, et si nombreuses que,
pour les recueillir, je suis obligé de recourir au tamis.
Jamais, me servant de pinces, je ne viendrais à bout
de telle multitude par un simple triage. Le sable passe
à travers les mailles du crible, les pupes restent en
dessus. Les compter une à une excéderait ma patience.
Je les mesure au boisseau, c'est-à-dire avec un dé à
coudre dont je connais la contenance, évaluée en pupes.
Le résultat de ma supputation n'est pas loin de neuf
cenls.
Celte famille provient-elle d'une seule mère? Volon-
tiers je l'admettrais, tant il est peu probable que la Mou-
che bleue, fort rare dans nos habitations pendant les
rudesses de l'hiver, soit assez fréquente au dehors pour
se grouper et vaquer en commun à ses affaires tandis
que sévit une glaciale bourrasque. Une attardée, jouet
de la bise, une seule, doit avoir déposé sur les yeux de
la Chouette le faix pressant de ses ovaires. Cette ponte
de neuf centaines, ponte incomplète peut-être, témoi-
gne du haut rùle du diptère liquidateur de cadavres.
Avant de rejeter l'Effraie exploitée par les vers, sur-
montons notre répugnance et donnons un coup d'œil
à rintérieur de l'oiseau. C'est une cavité anfractueuse,
palissadéc de ruines n'ayant plus de nom. Muscles et
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE 2139
viscères ont disparu, coiiverlis en purée et consommés
à mesure par la population. De partout, à l'humide a
succédé le sec, au boueux le solide.
En vain mes pinces fouillent coins et recoins, elles n'y
rencontrent pas une seule pupe. Tous les vers ont émi-
gré, absolument tous. Du premier au dernier, ils ont
abandonné la cabine cadavérique, douce à leur délicat
épidémie; ils ont quitté le velours pour les rudesses
du sol. Le sec leur serait-il maintenant nécessaire?
Us l'avaient au sein de la carcasse, aride, tarie à fond.
Se précautionneraient-ils contre le froid et la pluie?
Nul abri ne pourrait mieux leur convenir que l'épais
édredon du plumage, conservé sans dommage aucun
sur le ventre, la poitrine et tous les points non en con-
tact avec la terre. Us ont fui, semble-t-il, le bien-être
pour un séjour moins clément. L'heure de la transfor-
mation venue, tous ont quitté le Hibou, gîte excellent,
tous ont plongé dans le sable.
La sortie du tabernacle mortuaire s'est faite par des
trous ronds dont la peau est percée. Ces trous sont
l'ouvrage des vers, là-dessus aucun doute; cependant
nous venons de voir les pondeuses refuser pour support
de leurs œufs tout point où les chairs sont défendues
par un épiderme de quelque résistance. Le motif en est
le défaut d'action de la pepsine sur les matières épider-
miques. Faute de liquéfaction en des points pareils, le
brouet alimentaire y serait impossible.
D'autre part, les vermisseaux ne peuvent pas, ou
tout au moins ne savent pas, à l'aide de leur double
harpon guttural, piocher l'enveloppe, la déchirer et
parvenir à la chair lluidifiable. A ces nouveau-nés la
force manque, et surtout l'intention. Mais aux appro-
270 SOUVENIRS ENTOM OLOGIQUES
ches de la descente en terre, vigoureux et brusquement
versés dans l'art requis, les vers savent très bien cor-
roder patiemment et s'ouvrir un passage. Des crocs dj
leurs bâtonnets ambulatoires, ils piochent, ils gratteni,
ils ditacèrent. Les instincts ont des inspirations soudai-
nes. Ce qu'elle ne savait pas faire au début, la bête
le sait sans apprentissage, lorsque l'heure est venue de
pratiquer telle et telle autre industrie. L'asticot mùr
pour l'inhumation perfore un obstacle membraneux
que le ver, occupé de son bouillon, n'aurait pas môme
essayé d'attaquer ni de sa pepsine ni de ses grapins.
Pour quel motif le ver abandonne-t-il la carcasse,
excellent abri? Pourquoi va-t-il se domicilier dans le
sol? Premier assainisseur des choses mortes, il tra-
vaille au plus pressé, le tarissement de l'infection ; mais
il laisse copieux résidu, inattaquable par les réactifs
de sa chimie dissolvante. Ces restes, à leur tour, doi-
vent disparaître. Après le diptère accourent des analo-
mistes qui reprennent l'aride relique, grignotent peau,
tendons, ligaments, et ratissent l'os jusqu'au blanc.
Le mieux expert en ce travail est le Dermeste, pas-
sionné rongeur des reliques animales. Un peu plus tôt,
un peu plus tard, il arrivera sur la pièce déjà exploitée
par le diptère. Or qu'adviendrait-il si les pupes se trou-
vaient là? C'est visible. Amateur d'aliments coriaces,
le Dermeste porterait la dent sur les barillets de corne
et les mettrait à mal d'une simple morsure. S'il ne
touchait pas au contenu, chose vivante qui probable-
ment lui répugne, il dégusterait tout au moins le conte-
nant, matière inerte. La future mouche serait perdue
parce que son étui serait troué. De même, dans les
magasins des filatures, un Dermeste {Dermestes vu/pi-
LA M(3UCHE BLEUK DE LA VIANDE 271
nus, Fab.) perce les cocons pour allaquer la chrysalide
à téguments de corne.
L'aslicot prévoit le danger et déguerpit avant que
Taulre arrive. En quelle mémoire loge-t-il tant de sa-
pience, lui l'indigent, dépourvu de tète, car il faut une
certaine extension de lang-age pour appeler de ce nom
de tête l'avant pointu de l'animal? Comment a-L-il appris
que, pour sauvegarder la pupe, il convient de déserter
le cadavre, et que, pour sauveg^arder la mouche, il con-
vient de ne pas s'enterrer trop profondément?
Pour émerger de dessous terre après l'éclosion de
l'insecte parfait, la méthode do la Mouche bleue con-
siste à se disloquer la tète en deux moitiés mobiles
qui, boursouilées de leur g-ros œil rouge, tour à tour
s'éloignent et se rapprochent. Dans l'intervalle surgit et
disparait, disparaît et surg-it, une volumineuse hernie
hyaline. Lorsque les deux moitiés s'écartent, un œil
refoulé vers la droite et l'autre vers la gauche, on dirait
que l'insecte se fend la boîte crânienne pour en expulser
le contenu. Alors la hernie surgit, obtuse au bout et
renflée en grosse tète de clou. Puis le front se referme,
la liernie rentre, ne laissant de visible qu'une sorte de
vague mufle.
En somme, une poche frontale, à palpitations pro-
fondes d'instant en instant renouvelées, est l'outil de
délivrance, le pilon à l'aide duquel le diptère nouvelle-
ment éclos choque le sable et le fait crouler. A mesure,
les pattes refoulent en arrière les éboulis, et l'insecte
progresse d'autant vers la surface.
Rude besogne que cette exhumation à coups de tête
fendue et palpitante. En outre, l'exténuant efl'ort s'im-
pose au moment de la plus grande faiblesse, lorsque
•272 SOL'VEMIIS E.NTOMOLOGIQ UKS
l'insecte sort de sa pupe, coffret protecteur. Il en sort
pâle, sans consistance, disgracieux, à peine vêtu des
ailes qui, plissées en long et raccourcies par une éclian-
crure sinueuse, couvrent pauvrement le haut de Té-
chine. Hirsute de cils farouches et coloré de cendré,
il a piteux aspect. La grande voilure, apte à l'essor,
s'étalera plus lard. Pour le moment elle serait un em-
barras au milieu des obstacles à traverser. Viendra
plus tard aussi le costume correct où la sévérité du
noir fait ressortir le bleu chatoyant de l'indigo.
La hernie frontale qui fait crouler le sable sous le choc
de ses pulsations est apte à fonctionner quelque temps
après la sortie de terre. Saisissons avec des pinces l'une
des pattes d'arrière de la Mouche récemment libérée.
Aussitôt l'outil céphalique travaille, se gonflant, se dé-
gonflant non moins bien que tantôt, quand il fallait
pratiquer une trouée dans le sable. Entravé dans ses
mouvements comme il Tétait sous la terre, l'insecte lutte
de son mieux contre le seul obstacle à lui connu. De sa
gibbe pulsatoire, il cogne l'air de même qu'auparavant
il cognait la barrière terreuse. En toute circonstance
fâcheuse, son unique ressource est de se fendre la tète et
d'exhiber sa hernie crânienne qui sort et rentre, rentre
et sort. Près de deux heures, entrecoupées d'arrêts dus
à la fatigue, la machinette palpitante fonctionne au bout
de mes pinces.
Cependant la désespérée se durcit l'épiderme; elle
étale sa voilure et revêt son costume de grand deuil,
mélangé de noir et de bleu sombre. Alors les yeux, laté-
ralement déjetés, se rapprochent, prennent la position
normale. La fente du front se reforme; la poche libéra-
trice rentre pour ne se montrer jamais plus. Mais avant
LA MOUCHE BLEUE DE LA VIANDE 27!
une précaution est à prendre. Avec les tarses antérieurs,
la gibbe qui va disparaître est soigneusement brossée,
crainte de se loger du gravier dans le crâne lorsque les
deux moitiés de la tête se rejoindront pour toujours.
L'asticot est au courant des misères qui l'attendent
lorsque, devenu moucbe, il devra remonter de dessous
terre ; il sait par avance combien, avec le faible instru-
ment dont il dispose, l'ascension sera pénible, au point
de devenir mortelle pour peu que le trajet s'allonge. Il
pressent les dangers futurs et les conjure autant que le
permet sa prudence. Doué de deux bâtons ferrés dans
le gosier, il peut aisément descendre à telle profondeur
qu'il voudra. La tranquillité plus grande et la tempéra-
ture moins âpre exigeraient gîte profond autant que
possible; le plus bas sera le meilleur pour le bien-être
du ver et de la pupe, à la condition que la descente soit
praticable.
Elle l'est à merveille, et voici que, libre d'obéir à son
inspiration, le ver s'abstient. Je l'élève dans une terrine
profonde, pleine de sable fin et sec, milieu de fouille aisée.
L'ensevelissement est toujours médiocre. Un travers
de main environ, c'est tout ce que se permet le plongeur
ie plus avancé. La plupart des ensevelis restent même
plus près de la surface. Là, sous une mince couche de
sable, la peau du ver durcit et devient un cercueil, un
coffret où se dort le sommeil delà transformation. Quel-
ques semaines après, l'inhumé se réveille, transfiguré,
mais débile, n'ayant pour se déterrer que la sacoche
pulsatoire de son front ouvert.
Ce que l'asticot s'est défendu de faire, il m'est loisible
de le réaliser si je tiens à savoir de quelle profondeur
peut remonter le diptère. Au fond d'un large tube, fermé
18
274 SOUVENIRS EN TOMOLOGIQUES
(run bout, je dépose quinze pupes de la Mouche bleue
obtenues en hiver. Au-dessus de ces pupes s'élève une
colonne verticale de sable fin et sec, dont je fais varier
la hauteur d'un appareil à l'autre. Avril venu, les éclo-
sions commencent.
Le tube avec six centimètres de sable, la moindre des
colonnes essayées, fournit le meilleur résultat. Des
quinze sujets ensevelis à l'état de pupes, quatorze,
devenus mouches, parviennent aisément à la surface.
Un seul périt, sans même avoir tenté l'ascension. Avec
douze centimètres de sable, quatre sorties. Avec vingt
centimètres, deux sorties, pas davantage. En chemin,
qui plus haut, qui plus bas, les autres mouches sont
mortes, harassées de fatigue.
Enfin avec un dernier tube oii la colonne de sable
mesurait soixante centimètres, je n'ai obtenu qu'une
seule mouche libérée. Pour monter de telle profondeur,
la vaillante a dû rudement s'escrimer, car les quatorze
restantes ne sont pas môme parvenues à faire sauter
le couvercle de leur coffret. Je présume que la mobilité
du sable et la pression en tout sens qui en résulte, ana-
logue à celle des liquides, n'est pas étrangère aux diffi-
cultés de l'exhumation.
Aussi deux autres tubes sont préparés, mais cette fois
garnis de terreau frais qui, légèrement tassé, n'a plus la
mobilité du sable et les inconvénients de la pression.
Six centimètres de terreau me donnent huit sorties
pour quinze pupes ensevelies; vingt centimètres ne
m'en donnent qu'une.
Le succès est moindre qu'avec la colonne sablonneuse.
Mon artifice a diminué la pression, mais il a du même
coup augmenté l'inerte résistance. Le sable croule tout
LA MOUCUE BLEUE DE LA VIANDE 27o
seul sous les chocs du refouloir fronlal ; le terreau, non
mobile, exige l'ouverture d'une galerie. Sur le trajet
suivi, je constate en effet une cheminée d'ascension qui
persiste indéhniment telle quelle. La mouche l'a forée
avec la sacoche temporaire qui lui palpite entre les
yeux.
Dans tout milieu, sable, humus, combinaison terreuse
quelconque, la misère est donc grande quand il faut
s'exhumer à l'état de mouche. Aussi l'asticot s'abstient-
il des profondeurs qu'un surcroît de sécurité semblerait
devoir lui conseiller. Le ver a sa prudence : en prévi-
sion des difficultés de l'avenir, il évite les grands plon-
geons favorables au bien-être du présent. Le futur fait
négliger l'actuel.
XYIII
UN PARASITE DE l'aSTICOT
Les périls de rexlmmalion ne sont pas les seuls; la
Mouche bleue doit en connaître d'autres. Puisque la vie
est, en somme, un atelier d'équarissage où le dévorant
d'aujourd'hui est le dévoré de demain, l'exploiteur des
morts ne peut manquer à son tour d'être exploité. Je lui
connais un exterminateur : c'estle Saprin, pécheur d'an-
douillettes au bord des mares que forment les déliques-
cences cadavériques. Là grouillent en commun les vers
des Lucilies, de la Mouche grise et de la Mouche bleue.
Le Saprin les tire à lui, sur le rivage, et les gruge indis-
tinctement. Ce sont pour lui pièces de même valeur.
Pareille curée n'est observable qu'en pleine campagne,
sous les rayons d'un soleil viL Dans nos habitations Sa-
prins et Lucilies jamais ne pénètrent; la Mouche grise
ne nous visite qu'avec discrétion, elle ne se sent pas
chez elle; seule accourt, empressée, la Mouche bleue,
(jui, de la sorte, s'affranchit du tribut à payer au con-
sommateur d'andouillettes. Mais dans les champs, où
volontiers elle dépose ses œufs sur tout cadavre ren-
contré, elle a, tout aussi bien que les autres, sa vermine
largement émondée par le Saprin glouton.
En outre, des misères plus graves déciment sa famille
si, comme je n'en doute pas, est applicable à la Mouche
LN PARASITE DE L'ASTICOT 277
bleue ce que m'a montré son émule, la Mouche grise.
L'occasion m'a jusqu'ici manqué de constater chez la
première ce que j'ai à dire de la seconde; n'importe, je
n'hésite pas à répéter au sujet de l'une ce que l'obser-
vation m'a appris au sujet de l'autre, tant sont étroites
les analogies larvaires entre les deux diptères.
Yoici le fait. Dans l'un de mes appareils à vermine,
je viens de récolter en abondance des pupes de la Mou-
che grise. Désireux d'en examiner l'extrémité d'arrière
qui se creuse en cratère et se festonne en diadème, je
défonce l'un des tonnelets; de la pointe du canif, j'en
fais sauter les derniers segments. L'outre cornée ne
contient pas ce que je m'attendais à trouver; elle est
pleine de petites larves encaquées l'une sur l'autre avec
la même économie d'espace que le sont les anchois
dans les bocaux du saleur. Sauf la peau, durcie en
coque brune, la matière de l'asticot a disparu, changée
en une remuante population.
11 y a trente-cinq occupants. Je les remets dans leur
coffret. Le reste de ma récolte, où se trouvent, à n'en
pas douter, d'autres pupes peuplées de façon pareille,
est rangé dans des tubes où les événements seront aisés
à suivre. Il importe de savoir à quel genre de parasites
se rapportent les vermisseaux inclus. Mais, sans atten-
dre l'éclosion des adultes, il est déjà facile d'en recon-
naître la nature d'après la seule manière de vivre.
Ils appartiennent à la tribu des Chalcidiens, minus-
cules ravageurs d'entrailles en vie. Dans le courant de
ce volume, nous avons vu l'un de ces pygmées dévo-
rer, en petite famille, la nymphe du Cione, ce curieux
curculionide qui, pour se transformer, s'enclôt dans un
globe de baudruche.
278 SOUVENIRS EMTOMOLOGIQUES
Dernièrement, en hiver, je retire d'une chrysalide de
Grand Paon quatre cent quarante-neuf parasites du
même groupe. Toute la substance du futur papillon
a disparu, moins l'enveloppe chrysalidaire, intacte et
formant une belle sacoche en cuir de Russie. Là sont
amoncelés les vermisseaux, serrés l'un contre l'autre
au point de s'ag-glutiner entre eux. Le pinceau les
extrait par paquets et ne les isole qu'avec certaine diffi-
culté. La capacité en est pleine dans toute son étendue;
la matière du papillon disparu ne la comblerait pas
mieux. Du mort s'est faite égale masse vivante, mais
subdivisée. C'est aux dépens de l'insecte chrysalide et
devenu une sorte de laitage d'organisation indécise,
que s'est effectué le développement de cette population.
L'énorme mamelle a été tarie à fond.
Le frisson vous vient en songeant à ces chairs nais-
santes grignotées miette par miette, par quatre à cinq
cents attablés; l'imagination recule d'horreur devant les
tortures du misérable supplicié. Mais y a-t-il réellement
douleur? Il est permis d'en douter. La douleur est litre
de noblesse; elle s'affirme d'autant mieux que le pa-
tient est d'ordre plus élevé. Dans les rangs inférieurs
de l'animalité, elle doit être bien réduite, nulle même
peut-être, surtout lorsque la vie en travail d'évolution
n'a pas encore acquis équilibre stable. La glaire d"un
œuf est matière vivante, et sans tressaillement aucun
elle endure la piqûre d'une aiguille. N'en serait-il pas de
même pour la chrysalide du Grand Paon disséquée cel-
lule à cellule par des centaines d'infimes anatomistes?
n'en serait-il pas ainsi de la pupe de la Mouche grise,
de la nymphe du Gione? Ce sont là des organismes re-
mis en fusion, revenus à l'état d'œuf pour une seconde
UN PARASITE DE L'ASTICOT 279
naissance. Il y a donc lieu de croire que la ruine par
émiettement leur est clémente.
Vers la fin d'août, le parasite des pupes de la Mouclic
grise apparaît au dehors avec la forme adulte. C'est
bien un Chalcidien, comme je m'y attendais. Il sort du
tonnelet par un ou deux petits trous ronds que les reclus
ont percés de leur dent patiente. J'en compte une tren-
taine environ pour chaque pupe. La place manquerait
dans l'habitacle si la population était plus nombreuse.
Elégante et svelte créature que ce myrmidon, mais
combien polit! Il mesure à peine deux millimètres.
Costume d'un noir bronzé, pattes pâles, abdomen cor-
diforme, pointu, lég-èrement pédicule, sans trace aucune
de sonde apte à l'inoculation des œufs. Tète transver-
sale, plus large que longue.
Le mâle est de moitié moindre que la femelle; il est
aussi bien moins nombreux. Peut-être la pariade est-elle
ici, comme cela se voit ailleurs, affaire accessoire dont
il est possible de s'abstenir en partie sans nuire à la
prospérité de la race. Néanmoins, dans le tube où j'ai
logé l'essaim, les rares mâles perdus dans la foule
courtisent avec ardeur les passantes. Il y a beaucoup à
faire au dehors tant que n'est pas finie la saison de la
Mouche grise; les choses pressent, et le myrmidon se
hâte au plus vite de reprendre son rôle d'exterminateur.
Comment se fait l'invasion du parasite dans les pupes
de la Mouche grise? Toujours un peu d'obscur obnu-
bile le vrai. La bonne fortune qui m'a valu les pupes
ravagées ne m'a rien appris concernant les manœuvres
du ravageur. Je n'ai jamais vu le Chalcidien explorer le
contenu de mes appareils; mon attention n'était pas
là, et rien n'est difficile à voir comme la chose non
280 SOUVENIRS EISTOMOLOGIQUES
encore soupçonnée. Mais si l'observalion directe fait
ici défaut, la logique nous renseigne très approximati-
vement.
Il est clair tout d'abord que l'invasion n'a pu se faire
à travers la robuste cuirasse des pupes. C'est trop dur,
trop inviolable par les moyens dont peut disposer le
pygmée. Seule la peau fine de l'asticot se prête à l'intro-
duction des germes. Une pondeuse survient donc qui
inspecte, à la surfçice, la mare de sanie où grouillent les
vers, choisit la pièce à sa convenance, s'y pose; puis,
de l'extrémité de son ventre pointu d'où émerge mo-
mentanément une brève sonde jusque-là tenue secrète,
elle opère le patient, lui troue la panse d'une subtile
blessure où sont inoculés les germes. La piqûre est
probablement multiple, comme semble l'exiger la tren-
taine de parasites établis.
, En somme, la peau de l'asticot est perforée soit en un
point, soit plutôt en plusieurs; et cela se passe quand le
ver nage dans les déliquescences des chairs corrom-
pues. Cela dit, une question s'impose, de grave intérêt.
Pour la développer est nécessaire une digression qui
semble n'avoir aucun rapport avec le sujet traité, et qui
cependant s'y rattache de la façon la plus étroite. Faute
de certains préliminaires, le reste serait inintelligible.
Voyons ces préliminaires.
Je m'occupais alors du venin du Scorpion languedo-
cien et de son action sur les insectes. Diriger le dard
vers tel ou tel autre point de la victime, régler en outre
l'émission venimeuse, serait absolument impossible et
très dangereux aussi tant qu'on laisserait le Scorpion
agir à sa guise. Je désirais pouvoir choisir moi-même
le point à blesser; je souhaitais, de plus, varier à mon
UN PARASITE DE L'ASTICOT 281
gré la dose du venin. Comment s'y prendre? Le Scor-
pion n'a pas do récipient ampullaire où s'amasse et se
tienne en réserve le venin, comme en possèdent, par
exemple, la Guêpe et l'Abeille. Le dernier anneau de la
queue, façonné en gourde et surmonté du dard, ne
contient qu'une vigoureuse masse de muscles où ram-
pent les fins vaisseaux sécréteurs du venin.
Faute de l'ampoule vénénifique que j'aurais isolée
pour y puiser après à ma convenance, je détache le
dernier anneau, base de l'aiguillon. Il m'est fourni par
un Scorpion mort et déjà desséché. Un verre de montre
me sert de cuvette. Dans quelques gouttes d'eau, j'y
dilacère,j'y écrase la pièce, et je laisse macérer pen-
dant vingt-quatre heures. Le résultat est le liquide que
je me propose d'inoculer. S'il restait du venin dans la
gourde caudale de ma bète, il doit s'en trouver au moins
des traces dans l'infusion du verre de montre.
Mon instrument inoculateur est des plus simples. Il
consiste en un petit tube de verre, finement effilé d'un
bout. Par l'aspiration, je l'amorce du liquide à essayer;
par le souffle, j'en refoule le contenu. Sa pointe, pres-
que capillaire, me permet de g'raduer la dose au point
que je jugerai convenable. Un millimètre cube est la
charg-e habituelle. L'injection doit se faire en des points
généralement vêtus de corne. Pour ne pas casser la
pointe de mon fragile instrument, je prépare la voie au
moyen d'une aiguille avec laquelle je pique la victime
à l'endroit requis. Dans l'ouverture faite j'engage l'ex-
trémité de l'injecteur amorcé, et je souffle. A l'instant
c'est fait, très proprement et de façon régulière, propice
aux recherches de quelque précision. Je suis enchanté
de mon humble appareil.
282 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQL'ES
Je ne le suis pas moins des résultais. Le Scorpion
lui-même, blessant de son dard oi^i le venin n'est pas
atténué comme celui de mon verre de montre, ne pio-
duirait pas des elîets pareils à ceux de mes piqûres.
C'est ici plus brutal, plus fécond en convulsions du
patient. Le virus de mon artifice dépasse celui du
Scorpion.
A nombreuses reprises l'épreuve se répèle, toujours
avec la même mixture qui, desséchée par l'évaporalion
spontanée, puis remise en service au moyen de quel-
ques gouttes d'eau, de nouveau tarie et de nouveau
humectée, me sert indéfiniment. Loin de s'affaiblir, la
virulence gagne. De plus, les cadavres des insectes
opérés s'allèrent d'une façon étrange, inconnue dans
mes observations antérieures. Alors le soupçon me
vient que le réel venin du Scorpion est ici hors de
cause. Ce que j'obtiens avec l'article terminal de la
queue, avec l'ampoule base de l'aiguillon, je dois l'ob-
tenir avec toute autre partie de l'animal.
Un article de la queue pris dans la région antérieure,
loin de l'ampoule venimeuse, est écrasé dans quelques
gouttes d'eau. Après macération durant vingt-quatre
heures, j'obtiens un liquide dont les effets sont abso-
lument les mêmes que les précédents, lorsque je me
servais de l'article porteur du dard.
Je recommence avec les pinces du Scorpion, pinces
dont le contenu consiste uniquement en masse muscu-
laire. Les résultats ne changent pas. Le corps entier de
la bête, n'importe le fragment soumis à la macération,
donne donc le virus qui tant excite ma curiosité.
Toutes les parties de la Canlharide, à l'extérieur
comme à l'intérieur, sont imprégnées du principe vési-
UN PARASITE DE L'ASTICOT 283
cant; mais rien cranaloguc n'est atlribuablc au Scor-
pion, qui localise son venin dans l'ampoule caudale
et s'en trouve dépourvu partout ailleurs. La cause des
effets que j'observe se rattache par conséquent à des
propriétés générales que je dois retrouver dans tout
insecte, serait-il des plus inoiïensifs.
Je consulte à cet égard le pacifique Rhinocéros, l'O-
rycte nasicorne. Ahn de préciser la nature des maté-
riaux, au lieu de faire usage de l'insecte pulvérisé en
bloc dans un mortier, j'emploie uniquement le tissu
musculaire que j'obtiens en raclant à l'intérieur le cor-
selet de rOrycte desséché. Ou bien encore,, j'extrais le
contenu sec des cuisses. J'en fais autant avec les cada-
vres desséchés du Hanneton des pins, du Capricorne, de
la Cétoine. Chacune de mes récoltes, additionnée d'un
peu d'eau, se ramollit dans un verre de montre pendant
une paire de jours et cède au liquide ce que peuvent en
extraire l'écrasement et la solubilité.
Cette fois, un grand pas est fait. Toutes mes prépara-
tions sont indistinctement d'une virulence atroce. Qu'on
en juge. Je choisis comme premier patient le Scarabée
sacré, qui, par sa taille et sa robusticité, se prête on ne
peut mieux à pareille épreuve. J'en opère une dou-
zaine, au corselet, à la poitrine, au ventre, et de pré-
férence à l'une des cuisses d'arrière, loin des centres
nerveux si impressionnables. N'importe le point atteint
par mon injecteur, l'effet produit est, de peu s'en faut,
le même.
L'insecte tombe comme foudroyé. Il gît sur le dos et
remue en désordre les pattes, surtout les antérieures.
Si je le remets sur pieds, c'est une sorte de danse de
Saint-Guy. Le Scarabée baisse la tête, fait le gros dos,
284 SOUVENIRS E.XTOMOLOGIQUES
se guindé sur les pattes convulsées. Il piétine sur place,
avance un peu, recule d'autant, penche à droite, pen-
che à g-auche dans un fol désordre, incapable d'équi-
libre et de progression. Et cela se fait par brusques
secousses, avec une vigueur non inférieure à celle de
l'animal en parfaite santé. C'est un détraquement pro-
fond, une tourmente qui bouleverse la coordination des
forces musculaires.
En mon métier d'interrogateur des bêtes et par con-
séquent de tortionnaire, rarement j'ai vu telles misères.
Je m'en ferais un cas de conscience si je n'entrevoyais
que le grain de sable remué aujourd'hui peut un jour
nous venir en aide en prenant place dans l'édifice du
savoir. La vie est partout la même, dans le corps du
bousier comme dans celui de l'homme. L'interroger
chez l'insecte, c'est l'interroger chez nous, c'est s'ache-
miner vers des aperçus non négligeables. Tel espoir
m'absout de mes cruelles éludes, en apparence pué-
riles, en réalité dignes de sérieuse considération.
De mes suppliciés, au nombre d'une douzaine, les
uns rapidement succombent, les autres persistent quel-
ques heures. Du jour au lendemain, tous sont morts.
Je laisse les cadavres sur la table, à l'air libre. Au lieu
de se dessécher en devenant rigides, comme le feraient
les insectes asphyxiés et destinés à nos collections, mes
opérés se ramollissent au contraire, deviennent flas-
ques aux articulations, malgré l'aridité de l'air ambiant ;
ils se désarticulent, se disloquent en pièces mouvantes
aisément séparables.
Mêmes résultats avec le Capricorne, le Hanneton des
pins, le Procuste, le Carabe. Chez tous détraquement
soudain, mort prompte, relâchement des articulations
UN PARASITE UK L'ASTICOT 285
et pourriture à marche rapide. Sur une victime non
velue de corne, raltéralion hâtive des chairs est encore
plus frappante. Une larve de Cétoine, qui résisterait,
nous l'avons vu, à la piqûre du Scorpion, même répé-
tée plusieurs fois, périt à bref délai si je lui injecte en
un point quelconque une gouttelette de mon terrible
liquide. De plus, elle brunit fortement et devient en une
paire de jours putrilage noir.
Le Grand Paon, le gros papillon peu sensible au
venin du Scorpion, ne résiste pas mieux à mon inocu-
lation que ne le font le Scarabée sacré et les autres. J'en
pique deux au ventre, un mâle et une femelle. Tout
d'abord ils semblent supporter l'opération sans trouble.
Ils s'agrippent au treillis de la cloche et plus ne bou-
gent, comme impassibles. Mais bientôt le mal les tra-
vaille. Ce n'est plus ici la tumultueuse fin du Scarabée ;
c'est la calme invasion de la mort. Avec un mol trem-
blement d'ailes, doucement ils trépassent et se laissent
choir du treillage. Le lendemain, les deux cadavres sont
d'une remarquable flaccidité, les segments du ventre se
disjoignent et bâillent au moindre tiraillement. Epilée,
la peau, qui était blanche, a bruni et tourne au noir. La
pourriture achève rapidement son œuvre.
L'occasion serait belle de parler ici microbes et
bouillons de culture. Je n'en ferai rien. Sur les confins
brumeux de l'invisible et du visible , le microscope
m'inspire méfiance. Aisément il remplace l'oculaire
du réel par celui de l'imaginaire; complaisamment
il montre aux théories ce qu'elles désirent voir. D'ail-
leurs le microbe étant trouvé, s'il y a lieu, la question
serait déplacée, mais non résolue. Au problème de
l'écroulement de l'organisation par le fait d'une piqûre.
286 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
on serait substitué un autre non moins obscur. De
quelle façon ledit microbe amène-t-il cet écroulement?
Comment agit-il? En quoi réside sa puissance?
Quelle explication donnerai-je alors des faits que je
viens d'exposer? Mais aucune, absolument aucune,
parce que je n'en connais pas. Ne pouvant faire mieux,
je me bornerai à une paire de comparaisons ou images,
propres à reposer un peu l'esprit sur les noires vagues
de l'inconnu.
Chacun de nous, en son enfance, a pris plaisir au jeu
des capucins de cartes. Suivant leur long-ueur, des car-
tes, nombreuses autant que possible, sont courbées en
demi-cylindre. On les dresse sur une table, l'une der-
rière l'autre, en série sinueuse dont les intervalles sont
convenablement réglés. L'édifice plaît au reg-ard par
ses inflexions et son correct arrangement. Il y a là de
Tordre, condition de toute matière animée.
On choque tant soit peu la première carte. Elle tombe
et fait choir la seconde, qui provoque de même la cul-
bute de la troisième; ainsi de suite jusqu'à l'autre bout
de la série. En un rien de temps, l'onde culbutante se
propage, et le bel édifice est ruiné. A l'ordre a succédé
le désordre, j'oserai presque dire la mort. Qu*a-t-il fallu
pour renverser ainsi la procession de capucins? Un tout
petit ébranlement initial, hors de proportion avec la
masse culbutée.
Soit encore, dans un ballon de verre, une dissolution
d'alun sursaturée àchaud. Pendant l'ébullition, on ferme
avec un bouchon de liège, puis on laisse refroidir. Indé-
finiment le contenu se conserve fluide et limpide. Comme
mobilité, il y a là vague simulacre de vie. Enlevons le
bouchon et introduisons une parcelle solide d'alun, si
UN PARASITE DE L'ASTICOT 287
minime soit-elle. Soudain le liquide se prend on un bloc
solide et dégage de la chaleur. Qu'est-il advenu? Voici.
Au contact de la parcelle d'alun, centre d'attraction, la
cristallisation a débuté; puis elle a gagné de proche en
proche, chaque parcelle solidifiée provoquant la solidifi-
cation du voisinage, La mise en branle vient d'un atome,
la masse ébranlée est indéfinie. Le très petit a révolu-
tionné l'énorme.
On ne doit voir, cela va de soi, dans le rapprochement
de ces deux exemples et des effets de mes injections
qu'une façon de parler qui, n'expliquant rien, essaye
de faire entrevoir. La longue procession de capucins de
caries est terrassée par le simple attouchement du petit
doigt sur la première pièce; la volumineuse dissolution
d'alun se solidifie brusquement, influencée par une invi-
sible parcelle. De même mes opérés succombent, con-
vulsionnés par une gouttelette de volume insignifiant
et d'apparence inoffensive.
Qu'y a-t-il donc dans ce terrible liquide? Il y a d'abord
de l'eau, inactive par elle-même et simple véhicule de
l'ag-ent actif. S'il fallait une preuve de son innocuité, la
voici. Dans la cuisse de l'une quelconque des six pattes
du Scarabée, j'introduis avec mon injecteur une gout-
telette d'eau pure, g-outtelette supérieure en volume à
celle des inoculations mortelles. Aussitôt libéré, l'insecte
décampe et trottine avec l'habituelle prestesse, bien
ferme sur ses pattes. Remis en présence de sa pilule, il
la roule avec la même ardeur qu'avant l'épreuve. Ma
piq^ûre à l'eau lui est indifférente.
Qu'y a-t-il encore dans la mixture de mes verres de
montre? Il y a des détritus cadavériques, en particulier
des ruines de muscles desséchés. Ces matériaux cèdent-
288 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
ils à l'eau certains principes solubles? sont-ils simple-
ment réduits en fine poussière par l'écrasement? Je ne
déciderai pas, et peu importe au fond. Toujours est-il
que la virulence provient de là, exclusivement de là.
La matière animale qui a cessé de vivre est donc un
agent de démolition dans l'organisme. La cellule morte
tue la cellule vivante; pour la statique si délicate de la
vie, elle est le grain de sable qui, refusant son appui,
entraîne l'écroulement de tout l'édifice.
A ce sujet, rappelons un accident redoutable connu
des médecins sous le nom de piqûre anatomique. Par
maladresse, un étudiant en anatomie se pique de son
scalpel au cours de son travail, ou bien encore, par inad-
vertance, il porte sur la main une égratignure insigni-
fiante. La blessure à laquelle on accorderait à peine
attention, provenant de la pointe d'un canif, l'égrati-
gnure dont on ne tiendrait nul compte, faite par une
épine de buisson ou autrement, sont alors plaies mor-
telles si de puissants antiseptiques n'y portent remède
à bref délai. Le scalpel est souillé par son contact avec
les chairs du cadavre, les mains le sont pareillement.
11 n'en faut pas davantage. Le virus de la corruption
est introduit, et, s'il n'est secouru à temps, le piqué
succombe. Le mort a tué le vif. Cela rappelle aussi les
mouches dites charbonneuses, dont la lancette buccale,
contaminée de sanie cadavérique, provoque de si redou-
tables accidents.
Mes agissements sur les insectes ne sont en somme
que des piqûres anatomiques et des piqûres de mou-
ches charbonneuses.
Outre la gangrène qui rapidement altère et brunit les
chairs, j'obtiens des convulsions pareilles à celles que
UN PARASITE DE L'ASTICOT 280
provoque la piqûre du Scorpion. Var ses eiïets convul-
sifs, l'humeur venimeuse que le dard instille a ressem-
blance étroite avec Tinfusion musculaire dont je charge
mon injecteur. On est en droit alors de se demander si
les venins, de façon g-énérale, ne seraient pas, eux aussi,
des produits de démolition, des plâtras de l'organisme
en perpétuelle rénovation, enfin des ruines qui, au lieu
d'être expulsées à mesure, seraient mises en réserve
pour l'attaque et pour la défense. L'animal s'armerait
de ses décombres de même que parfois il se bâtit un
habitacle avec les scories de l'intestin. Rien ne se perd;
les détritus de la vie sont utilisés pour la défense.
Tout bien considéré, mes préparations sont des extraits
de viande. En remplaçant la chair d'insecte par une
autre, celle du bœuf par exemple, obtiendrai-je les
mêmes résultats? La logique dit oui, et la log-ique a
raison. Je délaye dans quelques gouttes d'eau un peu
d'extrait Liebig-, précieuse ressource des cuisines. J'o-
père avec ce liquide six Cétoines, quatre à l'état de larve,
deux à l'état parfait. D'abord les opérées se meuvent
comme à l'ordinaire. Le lendemain les deux Cétoines
sont mortes. Les larves résistent davantage et ne péris-
sent que le surlendemain. De part et d'autre relâche-
ment des articulations et brunissement des chairs, signe
de pourriture. Il est alors probable qu'injecté dans nos
veines le même liquide serait pareillement mortel. L'ex-
cellent dans les voies digestives serait redoutable dans
les voies de la circulation. Poison par ici, nourriture
par là.
Extrait Liebig d'un autre genre, la purée de viande
où barbote l'asticot liquéfacteur est d'une virulence
égale, sinon supérieure, à celle de mes produits. Tous
19
290 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
les opérés, Capricornes, Scarabées, Carabes, périssent
convulsionnés.
Après un long- détour, nous voici ramenés à notre point
(le départ, Tasticot de la Mouche grise. Lever, constam-
ment plongé dans la sanie cadavérique, serait-il, lui
aussi, compromis par l'inoculation de ce qui le fait gras-
sement vivre? Je n'oserais compter sur des épreuves que
je dirigerais moi-même; mon grossier outillage et ma
main hésitante me feraient craindre, sur des sujets si
petits et si délicats, des blessures profondes qui, à elles
seules, donneraient la mort.
Heureusement j'ai un collaborateur d'incomparable
adresse; c'est le Chalcidien parasite. Adressons-nous
à lui. Pour introduire ses germes, il a troué la panse
de l'asticot, même à plusieurs reprises. Les pertuis sont
d'extrême finesse, mais le virus environnant est d'ex-
cessive subtilité, et de la sorte a pu, dans certains cas,
pénétrer. Or, qu'est-il arrivé?
Les pupes, toutes provenant du même appareil, sont
nombreuses. D'après les résultats fournis, elles se clas-
sent en trois parts non bien inégales. Les unes me
donnent la Mouche grise adulte, d'autres le parasite. Le
restant, près d'un tiers, ne me donne rien, ni cette année
ni la suivante.
Dans les deux premiers cas, les choses se sont pas-
sées de façon normale ; le ver s'est développé en mouche,
ou bien le parasite a dévoré le ver.
Dans le troisième cas, un accident est parvenu. J'ou-
vre les pupes stériles. A l'intérieur elles sont badigeon-
nées d'un enduit noirâtre, résidu de l'asticot mort et
converti en pourriture noire. Le ver a donc subi l'inocu-
lation du virus à travers les fines ouvertures ouvraec du
UN PARASITE DE L'ASTICOT 291
Chalcidien. La peau a eu le temps de se durcir en coque ;
mais c'était trop tard, les chairs étant déjà infectées.
On le voit : dans son brouet de pourriture, le ver est
exposé à de graves périls. Or, il faut des asticots au
monde, très nombreux, très voraces, afin d'expurger au
plus vite le sol des immondices de la mort. Linné nous
dit : Très muscx consumunt cadaver eqiii œque cito ac leo ,
trois mouches consomment le cadavre d'un cheval aussi
vite que le ferait un lion.
L'affirmation n'a rien d'exagéré. Oui, certes, ils sont
expéditifs en besogne, les fils de la Mouche grise et de la
Mouche bleue. Ils grouillent amoncelés, toujours cher-
chant, toujours humant de leur bouche pointue. Dans
ces foules tumultueuses des ératlures mutuelles seraient
inévitables si les vers, à l'exemple dos autres carnassiers,
possédaient mandibules, mâchoires, cisailles propres à
découper, dilacérer, tailler, et ces érallures, intoxiquées
par la redoutable purée environnante, seraient toutes
fatales.
Gomment les vers sont-ils sauvegardés dans leur hor-
rible atelier? Ils ne mangent pas, ils s'abreuvent; au
moyen d'une pepsine dégorgée, ils convertissent d'abord
leurs aliments en bouillon, ils pratiquent un art de con-
sommation étrange, exceptionnel, où sont inutiles les
dangereux outils de dépècement, les scalpels à piqûres
anatomiques. Là se termine, pour aujourd'hui, le peu
que je sais ou que je soupçonne concernant l'asticot,
officier de santé au service de l'hygiène générale.
XIX
SOUVENIRS D ENFANCE
Presque à l'égal de l'insecte, joie de l'enfant, qui se
complaît à élever Hannetons et Cétoines sur un lit d'au-
bépine fleurie, dans une boîte percée de trous; presque
à l'ég-al de l'oiseau, irrésistible tentation avec ses nids,
ses œufs, ses petits ouvrant leur bec jaune, le champi-
g-non m'a de bonne heure séduit par ses formes et ses
colorations si variées. Naïf garçonnet étrennant ses pre-
mières bretelles et commençant à se retrouver dans le
grimoire de la lecture, je me revois en extase devant le
premier nid trouvé et le premier champignon cueilli.
Racontons ces graves événements. La vieillesse aime à
ruminer le passé.
Temps bienheureux où la curiosité s'éveille et nous
dég'age des limbes de l'inconscience, votre lointain sou-
venir me fait revivre mes plus belles années. Surprise
par un passant dans sa sieste au soleil, la jeune couvée
de la perdrix précipitamment se disperse. Chacun, gra-
cieuse boule de duvet, s'enfuit et disparaît dans les
broussailles; mais, la tranquillité revenue, à la pre-
mière note d'appel, tous reviennent sous l'aile mater-
nelle.
Ainsi reviennent, rappelés par l'évocation, mes sou-
venirs d'enfance, autres oisillons tant déplumés par les
SOUVENIRS DENFANCE 293
ronces de la vie. Divers, échappés des buissons, ont la
tête endolorie, le pas chancelant; divers manquent,
étouffés dans quelque recoin des halliers; divers sont
conservés dans leur pleine fraîcheur. Or de ces échap-
pés à la griffe du temps, les plus vivaces sont les pre-
miers nés. La molle cire de la mémoire enfantine s'est
convertie pour eux en bronze inaltérable.
Ce jour-là, riche d'une pomme pour mon goûter et
libre de mon temps, je me proposais de voir la crête de
la colline voisine, jusqu'ici pour moi confins du monde.
Il y a tout là-haut une rangée d'arbres qui, tournant le
dos au vent, s'inclinent et s'agitent comme pour se dé-
raciner et fuir. De la petite fenêtre de ma maison, que
de fois ne les ai-je pas vus saluant de la tête en temps
d'orage; que de fois ne les ai-je pas regardés se tour-
mentant en désespérés au milieu de la fumée des nei-
ges que le coup de balai de la bise soulève et lisse sur
les pentes! Que font-ils là-haut, ces arbres désolés?
Je m'intéresse à leur souple échine, aujourd'hui tran-
quille dans le bleu du ciel, demain secouée quand pas-
sent les nuages. Je me réjouis de leur calme, je m'af-
flige de leurs gestes effarouchés. Ce sont des amis. A
toute heure, je les ai sous les yeux. Le matin, derrière
leur clair rideau, le soleil se lève et monte dans sa
gloire. D'oi^i vient-il? Montons là-haut, et peut-être
l'apprendrai-je.
Je gravis la pente. C'est une maigre pelouse tondue
des moutons. Pas un buisson, fertile en déchirures dont
j'aurais la responsabilité en rentrant à la maison; pas
de rochers non plus, d'escalade compromettante. Rien
autre que de larges pierres plates, cà et là clairsemées.
Il n'y a qu'à cheminer tout droit, en terrain uni. Mais
294 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
la pelouse a rinclinaison d'un toit. Elle est longue, lon-
gue, et mes jambes sont bien courtes. De temps en
temps je regarde là-haut. Mes amis, les arbres de la
cime, ne semblent pas se rapprocher. Hardi, petit!
grimpe toujours.
Que vois-je là, à mes pieds? Un bel oiseau vient de
s'envoler de sa cachette sous l'auvent d'une large pierre,
lîénédiction du Ciel, il y a un nid de crins et de fines
pailles. C'est le premier que je trouve, la première des
joies que me vaudra l'oiseau. Et dans ce nid, il y a six
œufs, joliment groupés à côté Tun de l'autre; et ces
œufs sont d'un bleu magnifique, comme trempés dans
une teinture de céleste azur. Terrassé de bonheur, je
m'étends sur la pelouse et contemple.
Cependant la mère, avec un petit claquement de go-
sier, tack, tack, vole inquiète d'une pierre à l'autre, non
loin de l'indiscret. Mon âge est sans pilié, trop barbare
encore pour comprendre les angoisses maternelles. Un
projet me roule dans la tète, projet de petite bêle de
proie. Je reviendrai dans quinze jours cueillir la nichée
avant qu'elle parte. En attendant, prenons un de ces
jolis œufs bleus, un seul, témoignage triomphal de
ma découverte. Crainte d'écrasement, la fragile pièce
est déposée sur un peu de mousse dans le creux de
la main. Qu'il me jette la pierre celui qui, dans
son enfance, n'a pas connu l'ivresse du premier nid
trouvé.
Ma délicate charge, que mettrait à mal un faux pas,
me fait renoncer au reste de l'ascension. Un autre jour
je verrai les arbres de la crête où se lève le soleil. Je
redescends la pente. Au bas je rencontre M. le vicaire,
qui faisait sa promenade en lisant son bréviaire. Il me
SOUVENIRS D'ENFANCE 295
voit cheminer gravement ainsi qu'un porteur de reli-
ques; il aperçoit ma main qui dissimule quelque chose
derrière le dos.
« Qu'as-tu là, petit? » demande l'abhé.
Tout confus, j'ouvre la main et montre mon œuf bleu
sur un lit de mousse.
« x\h! un œuf de Saxicolc, fait le vicaire. Où donc
as-tu pris cela?
— Là-haut, sous une pierre. »
De question en question, ma peccadille est confessée.
Le hasard m'a fait trouver un nid alors que je n'en cher-
chais pas. Il y avait six œufs. J'en ai pris un, que voilà,
et j'attends l'éclosion des autres. Je reviendrai lever la
nichée lorsque les jeunes auront aux ailes les canons
des grosses plumes.
« Mon petit ami, répond l'abbé, tu ne feras pas cela.
Tu ne déroberas pas à la mère sa couvée; tu respecteras
l'innocente famille; tu laisseras grandir et s'envoler du
nid les oiseaux du bon Dieu. Ils sont la joie des champs,
ils expurgent la terre de sa vermine. Si tu veux être
sage, tu ne toucheras plus au nid. »
Je le promets, et l'abbé continue sa promenade. Je
revins à la maison avec deux bonnes semences jetées
dans les friches de mon intellect d'enfant. Une parole
autorisée venait de m'apprendre que gâter des nids est
une action mauvaise. Je n'avais pas bien compris com-
ment l'oiseau nous vient en aide en détruisant la ver-
mine, lléau des récoltes ; mais, tout au fond de mon cœur,
j'avais senti que c'est mal d'affliger les mères.
Saxicole, avait prononcé l'abbé en voyant ma trou-
vaille. Tiens! me disais-je, tout comme nous les hôtes
ont des noms. Qui les a dénommées? Comment s'appel-
296 SOUVENIRS EMOMO LOGIQUES
lent telle el telle autre de mes connaissances dans les
prairies et les bois? Que veut dire le mot saxicole?
Des années passent, et le latin m'apprend que saxi-
cole signilie habitant des rochers. Mon oiseau, en effet,
tandis que j'étais en extase devant ses œufs, volait d'une
pointe de rocher à l'autre; sa maison, son nid, avait
})Our toiture le rebord d'une large pierre. Un progrès
de plus glané dans les livres m'apprit que l'ami des co-
teaux pierreux se nommait aussi Motteux, parce que, en
saison de labour, il vole d'une motte à l'autre, inspec-
tant les sillons riches de vermisseaux déterrés. Sur la
lin, je connus l'expression provençale de Cul-blanc,
expression bien imagée elle aussi, rappelant la tache du
croupion qui s'étale en papillon blanc lorsque, d'un bref
essor, l'insecte voltig-e dans les guérets.
Ainsi naissait le vocabulaire qui devait un jour me
permettre de saluer de leur vrai nom les mille acteurs
de la scène des champs, les mille fleurettes nous souriant
au bord des sentiers. Le terme que le vicaire' avait pro-
noncé sans y ajouter la moindre importance, me révé-
lait un monde, celui des herbes et des bètes désignées
par leur vrai nom. Laissons à l'avenir le soin de dé-
brouiller un peu l'immense lexique; pour aujourd'hui
souvenons-nous du Saxicole.
Au couchant, mon village croule en cascade de jar-
dinets où mûrissent la prune et la pomme. De petits
murs ventrus, noircis par la lèpre des lichens et des
mousses, soutiennent les terres étagées. Au bas de la
pente est le ruisseau. Presque partout, d'un élan on
peut le franchir. Aux endroits étalés en nappe, des
pierres plates à demi exondées servent de passerelle.
Nulle part de goulIVe, terreur des mères lorsque les
SOUVENIRS D'E>' FANGE 297
oiifaiils s'absonlenl; de l'eau jusqu'aux genoux, pas
plus. Cher ruisselet, si frais, si limpide, si tranquille,
j'ai vu depuis des fleuves majestueux, j'ai vu la mer
immense. Rien dans mes souvenirs ne vaut tes humbles
cascatelles. Ton mérite est la sainte poésie des pre-
mières impressions.
Un meunier s'est avisé de faire travailler le ruisselet,
qui s'en allait si gai à travers les prairies. A mi-hauteur
du coteau, un canal, économisant la pente, dérive une
partie des eaux et les amène dans un grand réservoir,
dispensateur de la force motrice pour les roues du mou-
lin. Situé au bord d'un sentier fréquenté, ce bassin se
termine par le barrage d'un mur.
Un jour, me bissant sur les épaules d'un camarade,
j'ai regardé par-dessus la triste muraille, toute barbue
de fougères. Je vis des eaux mortes sans fond, pleines
de gluantes chevelures vertes. Dans les trouées du
visqueux tapis, paresseusement nageait une sorte de
lézard courtaud, noir et jaune. Aujourd'hui je l'appel-
lerais Salamandre; alors il me parut le fils de l'Aspic
et du Dragon, dont nos contes terrifiants parlaient à la
veillée. Brrr! j'en ai assez vu, redescendons vite.
Plus bas est le ruisseau. Sur chaque rive, des aulnes
et des frênes s'inclinant, emmêlent leurs ramées et for-
ment cintre de verdure. A leur base, derrière un ves-
tibule de grosses racines tordues, s'ouvrent des retrai-
tes aquatiques que prolongent des couloirs ténébreux.
Sur le seuil de ces refuges tremblote un peu de soleil
découpé en ovales par le tamis du feuillage.
Là stationnent les Vairons cravatés de rouge. Avan-
çons bien doucement, couchons-nous à terre et regar-
dons. Qu'ils sont beaux, les petits poissons à gorge
298 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
écarlate! Groupés à côté l'un de l'autre, la tête tournée
à l'inverse du courant, ils se gonflent, ils se dégonflent
les joues, ils se rincent la bouche en des lampées sans
fin. Pour se maintenir immobiles dans l'eau qui fuit,
rien autre qu'un léger frisson de la queue et de la
nageoire du dos. Une feuille tombe de l'arbre. Pstl la
bande a disparu.
Au delà du ruisseau est un bosquet de hêtres, aux
troncs lisses et droits, semblables à des colonnes. Dans
leur majestueuse ramée, pleine d'ombre, jacassent des
Corneilles, en se tirant de l'aile quelques vieilles plumes
remplacées par de nouvelles. Le sol est matelassé de
mousse. Dès les premiers pas sur le moelleux lapis, un
champignon est aperçu, non étalé encore et pareil à
un œuf laissé là par quelque poule vagabonde. C'est le
premier que je cueille, le premier qu'entre mes doigts
je tourne et je retourne, m'informant un peu de sa
structure avec cette vague curiosité qui est l'éveil de
l'observation.
Bientôt d'autres sont trouvés, difl"érents de taille,
de forme, de coloration. C'est vrai régal pour mes
yeux novices. Il y en a de façonnés en clochette, en
éteignoir, en gobelet; il y en a d'étirés en fuseau, de
creusés en entonnoir, d'arrondis en demi-boule. J'en
rencontre qui, cassés, pleurent une sorte de laitage;
j'en écrase qui, à l'instant, se colorent de bleu; j'en
vois de gros qui s'effondrent en pourriture où grouil-
lent des vers.
D'autres, configurés en poires, sont secs et s'ouvrent
au sommet d'un trou rond, sorte de cheminée d'où
s'échappe un jet de fumée lorsque, du bout du doigt,
je leur tapote le ventre. Ce sont les plus curieux. J'en
SOUVENIRS D'ENFANCE 299
remplis ma poche pour les faire fumer à loisir, jusqu'à
épuisement du contenu, qui se réduit enfin en une sorte
d'amadou.
Que de distractions en ce bosquet de délices! Bien
des fois j'y suis revenu depuis ma première trouvaille;
là s'est faite, en compagnie des Corneilles, ma première
éducation en fait de cliampig-nons. Mes récoltes, cela
va de soi, n'étaient pas admises à la maison. Le cham-
pignon, ou le Boutorel, comme nous disions, y avait
mauvaise renommée, il empoisonnait les gens. Sans
plus ample informé, la mère le bannissait de la table
de famille. Je ne comprenais guère comment le Bouto-
rel, si avenant d'aspect, avait telle malice; mais enfin
j'écoutais l'expérience des parents, et jamais rien de
fâcheux ne m'est survenu de mes étourdies relations
avec l'empoisonneur.
Mes visites au bois de hêtres se répétant, je parvins
à répartir mes trouvailles en trois catégories. Dans la
première, la plus nombreuse, le champignon avait le
dessous garni de feuillets rayonnants. Dans la seconde,
la face inférieure était doublée d'un épais coussinet
criblé de trous à peine visibles. Dans la troisième, elle
était hérissée de menues pointes pareilles aux papilles
de la langue du chat. Le besoin d'ordre pour venir en
aide à la mémoire me faisait inventer une classification.
Bien plus tard me tombèrent entre les mains certains
petits livres oii j'appris que mes trois catégories étaient
connues; elles avaient même des noms latins, ce qui
était loin de me déplaire. Ennobli par le latin qui me
fournissait mes premiers thèmes et mes premières ver-
sions, glorifié par l'antique langage dont faisait usage
M. le curé disant sa messe, le champignon grandissait
300 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
en mon cslime. Pour mériler ainsi appellation savante,
il devait avoir réelle importance.
Les mêmes livres me dirent le nom de celui qui m'a-
vait tant amusé avec sa cheminée fumante. Cela s'ap-
pelait Vesse-de-loï(p. Le terme me déplut; il sentait la
mauvaise compagnie. A côté se trouvait une dénomi-
nation plus décente : Lycoperdon; mais ce n'était qu'ap-
parence, car les racines grecques m'apprirent un jour
que Lycoperdon sig-nifie précisément vesse de loup.
L'histoire des plantes abonde en termes qu'il n'est pas
toujours convenable de traduire. Legs des anciens âges
moins réservés que le nôtre, la botanique a bien des
fois gardé la brutale franchise des mots bravant l'hon-
nêteté.
Qu'ils sont loin ces temps bénis où ma curiosité
d'enfant s'exerçait, isolée, à la connaissance des cham-
pignons! Eheu! fugaces labunliir anni, disait Horace.
Oh! oui, ils s'écoulent vite, les ans, alors; surtout qu'ils
sont plus près de s'épuiser. Ils étaient le gai ruisselet
qui s'attarde parmi les osiers sur des pentes insensi-
bles; ils sont aujourd'hui le torrent, qui charrie mille
débris et se précipite vers l'abîme. Si fugaces qu'ils
soient, mettons-les à proht.
A la nuit tombante, le bûcheron se hâte de lier ses
derniers fagots. De même, au déclin de mes jours,
humble bûcheron dans la forêt du savoir, j'ai souci de
mettre en ordre ma falourde. Que restera-t-il de mes
recherches sur les instincts? Apparemment peu de
chose ; tout au plus quelques fenêtres ouvertes sur un
monde non encore exploré avec toute l'attention qu'il
mérite.
Les champignons, mes délices botaniques depuis ma
SOUVE.NIRS D'ENFANCE 301
prime jeunesse, auront destinée pire. Je n'ai cessé de
les fréquenter. Aujourd'hui encore, rien que pour
renouer connaissance avec eux, je vais, d'un pas traî-
nant, les visiter dans les belles après-midi de l'au-
tomne. J'aime toujours à voir émerger du tapis rose
des bruyères les grosses lètes des Bolets, les chapi-
teaux des Agarics, les buissons corallins des Clavaires.
A Sérignan, mon étape finale, ils m'ont prodigué
leurs séductions, tant ils abondent sur les collines voi-
sines, boisées d'yeuses, d'arbousiers et de romarins.
En ces dernières années, telle richesse m'a inspiré un
projet insensé : celui de collectionner en effigies ce
qu'il m'était impossible de conserver en nature dans
un herbier. Je me suis mis à peindre, de grandeur
naturelle, toutes les espèces de mon voisinage, des
plus grosses aux moindres. L'art de l'aquarelle m'est
inconnu. N'importe; ce que je n'ai jamais vu pratiquer,
je l'inventerai, m'y prenant d'abord mal, puis un peu
mieux, puis bien. Le pinceau fera diversion au tracas
de la prose quotidienne.
Me voici finalement en possession do quelques cen-
taines de feuilles où sont représentés, avec leur gran-
deur naturelle et leur coloris, les divers champignons
des alentours. Ma collection a certaine valeur. S'il lui
manque la tournure artistique, elle a du moins le mé-
rite de l'exactitude. Elle me vaut le dimanche des visi-
teurs, gens de la campagne, qui naïvement regardent,
ébahis que ces belles images soient faites à la main,
sans moule et sans compas. Ils reconnaissent tout de
suite le champignon représenté; ils m'en disent le nom
populaire, preuve de la fidélité de mon pinceau.
Or, que deviendra cette haute pile d'aquarelles, objet
302 SOUVENIRS ENT OiMOLOGIQUES
de lanl de travail? Sans doute les miens garderont
quelque temps la relique; mais Lot ou tard, devenue
encombrante, déménagée d'un placard dans un autre
placard, d'un grenier dans un autre grenier, visitée
des rais et souillée de maculatures, elle tombera entre
les mains d'un arrière-neveu qui, enfant, la découpera
en carrés pour faire des cocottes. C'est la règle. Ce
que nos illusions ont caressé avec le plus d'amour,
finit de façon misérable sous les griffes de la réalité.
XX
INSECTES ET CHAMPIGNONS
Il serait hors de propos de rappeler mes longues rela-
tions avec le Bolet de l'Agaric si l'insecte n'intervenait
ici dans une question de grave intérêt. Divers champi-
gnons sont comestibles, il y en a même de haut renom ;
d'autres sont des poisons redoutables. A moins d'étu-
des botaniques non à la portée de tous, comment dis-
tinguer l'inolïensif du vénéneux? Une croyance fort
répandue nous dit : tout champignon qu'acceptent les
insectes, ou plus fréquemment leurs larves, leurs vers,
peut être accepté sans crainte; tout champignon qu'ils
refusent doit être refusé. Ce qui leur est aliment sain
ne 'peut manquer de l'être pour nous; ce qui leur est
poison nous doit être également pernicieux.
Avec une apparence de logique, ainsi raisonne-t-on,
sans réfléchir aux aptitudes si diverses des estomacs
en fait d'alimentation. Après tout, n'y aurait-il rien de
fondé dans cette croyance? C'est ce que je me propose
d'examiner.
L'insecte, à l'état de larve surtout, est l'exploiteur
par excellence des champignons. Deux groupes de
consommateurs sont à distinguer. Les uns mangent
réellement, c'est-à-dire taillent par miettes, mâchent
et réduisent en bouchée avalée telle quelle; les autres
304 SOUVENIRS EN ÏOMOLOGIQUES
s'abreuvent après avoir au préalable converti leur nour-
riture en bouillon, comme le font les vers de la viande.
Les premiers sont les moins nombreux. En me bornant
aux données de mes observations faites dans le voisi-
nage, je compte en tout, dans le groupe des mastica-
teurs, quatre coléoptères et la chenille d'une Teig-ne.
Il s'y adjoint le mollusque, représenté par une limace,
ou plus exactement par un Arion de médiocre taille,
brun et paré d'un liséré rouge sur les bords du man-
teau. Modeste population en somme, mais active et
envahissante, la Teigne surtout.
En tête des coléoptères amateurs de champignons, je
placerai un Staphylin [Oxyporus rufus, Lin.), joliment
costumé de roug-e, de bleu et de noir. En société de sa
larve, cheminant à l'aide d'une béquille dressée sur
l'arrière, il fréquente FAg'aric du peuplier {Pholiota
œrjenta, Fries.). C'est un spécialiste à régime exclusif.
Fréquemment je le rencontre, soit au printemps, soit
en automne, et jamais autre part que sur ce champi-
gnon.
Il a du reste bien choisi sa part, le gourmet. L'Agaric
du peuplier est un de nos meilleurs champignons, mal-
g-ré sa coloration d'un blanc douteux, sa peau fréquem-
ment craquelée, ses lames souillées de brun-roux à
l'émission des spores. Ne jugeons pas des gens sur
l'apparence; des champignons non plus. Tel superbe
de forme et de couleur est vénéneux, tel autre de pauvre
aspect est excellent.
Encore deux coléoptères spécialistes, tous les deux do
petite taille. L'un est le Triplax [Triplax russica. Lin.),
roux sur la tète et le corselet, noir sur les élytres. Sa
larve exploite le Polypore hérissé [Pohjporns /iispidus,
INSECTES ET CHAMPIGNONS 305
lUiU.), volaminGuso et grossière pièce, hérissée en des-
sus de poils raides et fixée par le coté aux vieux troncs
(lu mûrier, parfois aussi du noyer et de l'orme. L'autre
est l'Anisolome [Anisotoma cinnamomea, Panz.), cou-
leur cannelle. Sa larve vit exclusivement dans les
truffes.
Le plus intéressant des coléoptères mangeurs de
champignons est le Bolbocère [Bolhoceras gullicus,
Mul.). J'ai dit ailleurs sa façon de vivre, sa chanson-
nette pépiement d'oisillon, ses puits verticaux, creusés
à la recherche d'un champignon souterrain [Hi/ihio-
cf/sfis areiiaria, Tul.), son habituelle nourriture. Il est
aussi fervent amateur de truffes. Je lui ai pris entre les
pattes, au fond de son manoir, une vraie truffe de la
grosseur d'une noisette, le Tuber Requiemi, Tul. J'ai
essayé de l'élever afin de connaître sa larve; je l'ai
établi dans une ample terrine pleine de sable frais et
surmontée d'une cloche. Les Ilydnocystes et les Truffes
me manquant, je lui ai servi divers champignons de
consistance un peu ferme comme le sont ceux de son
choix. Il a tout refusé : Helvelles et Clavaires, Chante-
relles et Pezizes..
Avec un R/iizopogon, sorte de petite pomme de terre
fungique, fréquente dans les bois de pins à une mé-
diocre profondeur, souvent même à la superficie, le
succès a été complet. J'en avais répandu une poig-née
sur le sable de ma terrine d'éducation. A la nuit close,
bien des fois j'ai surpris le Bolbocère qui sortait de
son puits, explorait la nappe sablonneuse, choisissait
une pièce non trop grosse pour ses forces et doucement
la roulait vers son domicile. Il rentrait chez lui en
laissant sur le seuil de sa porte, en manière de clôture,
20
306 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQ UES
]e Rhizopogon trop gros pour être introduit. Le lende-
main, je retrouvais la pièce rongée, mais seulement à
la face inférieure.
Le Bolbocère n'aime pas à consommer en public, à
Tair libre; il lui faut le discret isolement de sa crypte.
S'il ne trouve pas sa pâture en fouillant sous terre, il
vient chercher à la surface. Un morceau de son goùl
étant rencontré, il le descend chez lui lorsque les di-
mensions le permettent, sinon il le laisse sur le seuil
de son terrier et le grignote par la base sans reparaître
au dehors.
Ilydnocyste, Truffe et Rhizopogon sont jusqu'ici les
seuls aliments que je lui connaisse. Ces trois exemples
nous disent que le Bolbocère n'est plus un spécialiste
comme le'sont l'Oxypore et le Triplax; il sait varier
son régime; peut-èlre se nourrit-il de tous les champi-
gnons hypogés indistinctement.
La Teigne étend davantage son domaine. Sa chenille
est un vermisseau de cinq à six millimètres, blanc avec
la tête noire et luisante. Elle abonde en nombreuses
colonies dans la plupart des champignons. Elle attaque
de préférence le haut du stipe, pour des raisons de
sapidité qui me sont inconnues; de là elle se répand
dans l'épaisseur du chapeau. C'est l'hùte habituel des
Bolets, Agarics, Lactaires, Russules. A part certaines
espèces et. certaines séries, tout lui est bon. Ce débile
vermisseau, qui se filera, sous la pièce ravagée, un
minime cocon de soie blanche et deviendra un insigni-
fiant papillon, est l'exploiteur primordial.
Mentionnons après l'Arion, le mollusque goulu qui
s'attaijue lui aussi à la plupart des champignons de
quelque volume. Il s'y creuse des niches spacieuses où
INSECTES ET CHAMPIGNONS 307
le béat consomme. Peu nombreux en comparaison des
autres exploiteurs, il s'établit ordinairement solitaire.
Il a pour mâchoire un vigoureux rabot qui fait d'am-
ples vides dans la pièce attaquée. C'est lui dont les
dégâts sont les plus apparents.
Or tous ces grignoteurs se reconnaissent à leurs re-
liefs de table, miettes et vermoulures. Ils creusent des
galeries à parois nettes, ils font des entailles, des éro-
sions sans bavures, ils travaillent en découpeurs. Los
autres, les liqnéfacteurs, travaillent en chimistes, ils
dissolvent au moyen de réactifs. Tous sont des larves
de diptères et appartiennent à la plèbe des Muscides.
Ils sont nombreux en espèces. Les distinguer les uns
des autres en les élevant pour obtenir l'état parfait,
amènerait, sans grand profit, longue dépense de temps.
Désignons-les par le terme général d'asticot.
Pour les voir à l'œuvre, je choisis comme pièce
d'exploitation le Bolet Satan [Bolftus Satanas, Lenz.),
l'un des plus gros champignons qu'il m'est loisible de
cueillir dans mon voisinage. Il a le chapeau d'un blanc
sale, l'orifice des tubes d'un rouge orangé vif, le stipe
renflé en bulbe avec élégant réseau de veinules carmi-
nées. J'en divise un, parfaitement sain, en deux parts
égales que je mets dans deux assiettes profondes, dis-
posées côte à côte. L'une des moitiés reste telle quelle;
ce sera un témoin, un terme de comparaison. L'autre
moitié reçoit sur sa couche de tubes une paire de
douzaines d'asticots pris sur un second Bolet en pleine
décomposition.
Le jour même de ces préparatifs s'affirme l'action
dissolvante des vers. D'abord d'un rouge vif à la sur-
face, la couche des tubes brunit et diftlue sur la pente
308 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
en slalacliles noires. Bientôt la chair est attaquée et
devient en peu de jours un brouet semblable à du
bitume liquide. La fluidité est presque celle de l'eau.
Dans ce bouillon barbotent les asticots, ondulant de la
croupe et laissant émerger de temps à autre les orifices
respiratoires de Tarrière. C'est l'exacte répétition de ce
que nous ont montré les liquéfacteurs de la viande,
vers de la Mouche grise et de la Mouche bleue.
Quant à la seconde moitié du lîolet, celle que je n'a-
vais pas peuplée de vermine, elle se conserve compacte,
pareille à ce qu'elle était au début, n'étant tenu compte
de son aspect un peu flétri dû à l'évaporation. La flui-
dité est donc bel et bien l'ouvrage des vers, et d'eux
seuls.
Cette liquéfaction serait-elle changement aisé? On le
croirait d'abord en voyant avec quelle promptitude elle
s'opère par le travail des vers. D'ailleurs certains cham-
pignons, les Coprins, se liquéfient spontanément et se
convertissent en liquide noir. L'un d'eux porte le nom
bien expressif de Coprin atramentaire [Coprinus atra-
mentarius, Bull.), le Coprin qui de lui-même se résout
en encre.
La conversion, dans certains cas, est d'une singulière
rapidité. Un jour, je dessinais un de nos plus élégants
Coprins [Coprinus sterquilinu^, Fries.), issu d'une pe-
tite bourse ou volva. Mon travail à peine fini, une paire
d'heures après la récolte du champignon tout frais, le
modèle avait disparu, ne laissant sur la table qu'une
mare d'encre. Pour peu que j'eusse différé, le temps
me manquait, et je perdais une rare et curieuse trou-
vaille.
Ce n'est pas à dire que les autres champignons, les
INSECTES ET CHAMPIGNONS 309
Bolcls notamment, soient de durée éphémère et privés
de consistance. J'en ai fait Fessai avec le Bolet comes-
tible [Boletus edulis, Bull.), le fameux Cèpe si savou-
reux et si estimé. Je me demandais s'il ne serait pas
possible d'en retirer une sorte d'extrait Liobig- fungique
utilisable dans nos préparations culinaires. A cet effet,
je fis bouillir des Cèpes coupés en petits morceaux,
d'une part dans de l'eau pure, d'autre part dans de l'eau
additionnée de carbonate de soude. Le traitement dura
deux jours entiers. La chair du Bolet fut indomptable.
Il eût fallu pour l'attaquer des drogues violentes, inad-
missibles dans le résultat que j'avais en vue.
Ce que laissent à peu près intact l'ébullition prolon-
gée et le concours du carbonate de soude, les vers du
diptère le convertissent rapidement en fluide, de même
que les vers de la viande fluidifient le blanc d'œuf cuit.
Cela se fait de part et d'autre sans violence, probable-
ment au moyen d'une pepsine spéciale, non la même
dans les deux cas. Le liquéfacteur de la viande a la
sienne; le liquéfacteur du Bolet en a une autre.
L'assiette se remplit donc d'un brouet noir, bien
coulant, semblable d'aspect à du goudron. Si on laisse
l'évaporation suivre son cours, le bouillon se prend en
une plaque dure et friable rappelant l'extrait de réglisse.
Enchâssées dans cette gangue, larves et pupes péris-
sent, incapables de se libérer. La chimie dissolvante
leur a été fatale. Les conditions sont tout autres lors-
que l'attaque se fait à la surface du sol. Absorbé à me-
sure par la terre, le liquide en excès disparaît, laissant
libre la population. Dans mes jattes, indéfiniment il
s'amasse et tue les habitants lorsqu'il se dessèche en
couche solide.
310 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Soumis au travail des asticots, le Bolet pourpre {Bo-
letus purpureus, Fries.) donne les mêmes résultats que
le Bolet Satan, c'est-à-dire un brouet noir. Notons que
les deux champig-nons bleuissent par la rupture et sur-
tout l'écrasement. Avec le Bolet comestible, dont la
chair coupée reste invariablement blanche, le produit
de la liquéfaction par la vermine est d'un marron très
clair. Avec l'Oronge, le résultat est une bouillie que le
reg-ard prendrait pour une fine marmelade d'abricots.
L'essai des divers autres champignons confirme la rè-
g-le : tous, attaqués par l'asticot, se résolvent en purée
plus ou moins coulante, et variable de coloration.
Pourquoi les deux Bolets à tubes rouges, le Bolet
pourpre et le Bolet Satan, se changent-ils en brouet
noir? Il me semble en entrevoir le motif. Tous les deux
bleuissent, avec mélange de verdâtre. Une troisième
espèce, le Bolet cyanescent [Boletus cyanescens, Bull.,
var. lacteus, Léveillé), est d'une extrême sensibilité
chromatique. Meurtrissons-le fort légèrement, n'im-
porte où, sur le chapeau, le stipe, la couche de tubes;
aussitôt la partie froissée, d'abord d'un blanc pur, se
colore en bleu superbe.
Mettons ce Bolet dans une atmosphère de g-az carbo-
nique. Maintenant nous pouvons le contusionner, l'é-
craser, le réduire en pulpe, et le bleu ne se montre plus.
Mais puisons dans la masse écrasée : à l'instant, au
contact de l'air, la matière magnifiquement bleuit. Cela
rappelle certain procédé usité en teinture. De l'indigo
du commerce mis macérer dans de l'eau en présence
de la chaux et du sulfate de fer, couperose verte, perd
une partie de son oxygène ; il se décolore et devient
solublc dans l'eau, tel qu'il l'était dans la plante origi-
INSECTES ET CHAMPIGNONS 311
nelle, rindigotier, avant la préparation que cette plante
a subie. Il surnage un liquide sans couleur. Exposons
à l'air une goutte de ce liquide. Subiternent l'oxydation
travaille le produit; l'indigo se refait, insoluble et co-
loré de bleu.
C'est précisément ce que nous montrent les Bolets
prompts à bleuir. Contiendraient-ils en elTet de l'indigo
soUible et sans couleur? On l'affirmerait si certaines pro-
priétés ne donnaient prise au doute. Par une exposition
prolongée à l'air, les Bolets aptes à bleuir, en particu-
lier le plus remarquable, le liolet cyanescent, se déco-
lorent au lieu de conserver le bleu fixe qui serait le
signe du véritable indigo. Toujours est-il que ces cham-
pignons contiennent un principe colorant très altérable
à l'air. Pourquoi n'y verrait-on pas la cause de la teinte
noire lorsque les asticots ont liquéfié les Bolets bleuis-
sants? Les autres, à chair blanche, le Bolet comestible
par exemple, ne prennent pas cet aspect de bitume une
fois liquéfiés par les vers.
Tous les Bolets qui, fractionnés, virent au bleu ont
mauvaise réputation; les livres les traitent de dange-
reux, tout au moins de suspects. Le nom de Satan
donné à l'un d'eux témoigne assez de nos craintes. La
Teigne et l'Asticot sont d'un autre avis; passionné-
ment ils exploitent ce que nous redoutons. Or, chose
étrange ! ces fanatiques du Bolet Satanas refusent
absolument certains champignons, pour nous mels
délicieux. Tel est le plus célèbre de tous, l'Oronge, que
les Romains de l'empire, passés maîtres es choses de
la gueule, appelaient mets des dieux, cibus deoriim,
Agaric des Césars, Agancus Csesareus,
De nos divers champignons c'est le plus élégant.
312 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQ L'ES
Lorsqu'il prépare sa sortie en soulevant la terre cre-
vassée, c'est un bel ovoïde formé par l'enveloppe géné-
rale, le volva. Puis cette bourse doucement se déchire,
et par l'ouverture étoilée se voit en partie un objet glo-
buleux magnifiquement orangé. Supposons un œuf de
poule cuit à l'eau bouillante. Enlevons la coque. Le
reste sera rOronge dans sa bourse. Enlevons dans le
haut une partie du blanc et mettons le jaune un peu
à découvert. Ce sera l'Oronge naissante. La similitude
est parfaite. Aussi les g-ens du pays, frappés de cette
ressemblance, appellent-ils l'Oronge lou Roussel d'ion,
autrement dit le jaune d'œuf. Bientôt le chapeau se
dégage en plein et s'étale en disque plus doux au tou-
cher que le satin, plus riche au regard que le fruit des
Ilespérides. Au milieu des bruyères roses, c'est objet
ravissant. «
Eh bien, ce superbe Agaric(^4m«m7rt Cscsarea, Scop.),
ce mets des dieux, l'asticot n'en veut absolument pas.
Mes fréquents examens ne m'ont jamais montré dans la
campagne une Oronge exploitée par les vers. Il faut
l'internement dans un bocal et l'absence d'autres vivres
pour décider l'attaque, et encore la marmelade obtenue
ne paraît guère agréer. Après liquéfaction, les vers
cherchent à s'en aller, preuve que la nourriture no leur
est pas agréable. Le mollusque pareillement, l'Arion,
est loin d'être un fervent consommateur. Passant près
d'une Oronge et ne trouvant pas mieux, il s'y arrête
et déguste sans bien insister. Si donc il nous fallait le
témoignage de l'insecte, ou môme celui de la limace,
pour reconnaître les champignons bons à manger, nous
refuserions précisément le meilleur.
Respectée de la vermine, la superbe Oronge est néan-
INSECTES ET CHAMPIGNONS 313
moins ruinée, non par des larves, mais par un para-
site cryplogamique, le Mycogonr rosca, qui s'y étale en
lèpre purpurine et le convertit en putrilage. Je ne lui
connais pas d'autre exploiteur.
Une seconde Amanite [Anianita vaginata, lUill,),
joliment striée sur les bords dn chapeau, est un manger
exquis, presque à l'égal de TOrong-e. On l'appelle ici
lou pichot gris, le petit gris, à cause de sa coloration
ordinairement d'un gris cendré. Ni l'aslicot ni la Tei-
gne, encore plus entreprenante, n'y touchent jamais.
Même refus au sujet de l'Amanite panthère [Amanita
pantheriiia, D. C), de l'Amanite prin tanière [Ainanita
verna, Fries.), de l'Amanite citrine [Amanita citrina,
Schœfî.), toutes trois vénéneuses.
En somme, qu'elle soit pour nous mets délicieux ou
poison, aucune Amanite n'est acceptée des vers. Seul
l'Arion y mord parfois. La cause de ce refus nous
échappe. Vainement, au sujet de l'Amanite panthère,
par exemple, on donnerait pour raison la présence d'un
alcaloïde fatal aux vers, il y aurait à se demander pour-
quoi l'Oronge, l'Amanite des Césars, exempte de tout
poison, est refusée non moins rigoureusement que les
espèces vénéneuses. Serait-ce alors manque de sapidité,
défaut d'assaisonnement propre à stimuler l'appétit?
Mâchées, en effet, à l'état cru, les Amanites n'ont rien
de provoquant comme saveur.
Que nous apprendront les champignons fortement
pimentés? Yoici dans les hois de pins le Lactaire mouton
[Lactarius lorminosus, Schœff.), roulé en volute sur les
hords et vêtu d'une toison crépue. La saveur en est
brûlante, pire que celle du poivre de Cayenne. Tormi-
nosiis veut dire : qui donne des coliques. La dénomina-
314 SOUVENIRS ENTOM OLOGIQUES
lion ne manque pas d'à-propos. A moins d'avoir un
estomac fait exprès, celui-là serait singulièrement tra-
vaillé qui ferait usage de telle nourriture. Or, cet esto-
mac, la vermine le possède; elle fait régal des âcretés
du Lactaire mouton comme la chenille des tithymales
broute délicieusement le feuillage abominable des eu-
phorbes. Quant à nous, dans l'un et l'autre cas, ce serait
mâcher de la braise.
Tel condiment est-il nécessaire aux vers? En aucune
façon. Voici, dans les mêmes bois de pins, le Lactaire
délicieux [Lactarius deliciosus, Lin.), superbe cratère
d'un roux orangé, orné do zones concentriques. Aux
points froissés il prend une coloration vert-dc-gris, va-
riété peut-être de la teinte indigo propre aux Bolets
bleuissants. De sa chair mise à nu par la cassure ou
le couteau, suintent des pleurs d'un rouge de sang,
caractère très net, propre à ce Lactaire. Ici disparaissent
les brutales épices du Lactaire mouton ; mâchée crue,
la chair est d'un goût agréable. N'importe, la vermine
exploite le Lactaire bénin avec la même ferveur qu'elle
exploite le Lactaire atrocement poivré. Pour elle, le doux
et le fort, l'insipide et le pimenté, sont même chose.
Le qualificatif de délicieux donné au champignon
pleurant de sa blessure des larmes de sang est très exa-
géré. Ce Lactaire est comestible, il est vrai, mais c'est
un manger grossier, de digestion pénible. Ma maisonnée
le refuse comme préparation culinaire. On préfère le
mettre macérer dans du vinaigre et l'employer après en
guise de cornichons. La réelle valeur de ce champignon
est largement surfaite par un qualificatif trop élogieux.
Faudrait-il pour convenir aux vers un certain degré
de consistance intermédiaire entre la souplesse des
INSECTES ET CHAMPIf.NONS
315
316 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Amanites et la fermeté dos Lactaires? Interrogeons à ce
sujet l'Agaric de VoWs'iqv [Pleurotus phosphoreus, Batt.),
superbe champignon coloré de roux-jujube. Son nom
vulg-aire n'est pas des mieux mérités. 11 est fréquent, il est
vrai, à la base des vieux oliviers, mais je le cueille aussi
aux pieds du buis, de l'yeuse, du prunellier, du cyprès,
de l'amandier, de la viorne et autres arbres et arbustes.
La nature du support paraît lui être assez indifférente.
Un Irait plus remarquable le distingue de tous les autres
champignons de l'Europe. Il est phosphorescent.
A la face inférieure, et là seulement, il émet une
douce et blanche luminosité semblable à celle du ver
luisant. Il s'illumine pour célébrer ses noces et l'émis-
sion de ses spores. Le phosphore des chimistes n'est
ici pour rien. C'est une combustion lente, une sorte de
respiration plus active qu'à l'état ordinaire. L'émission
lumineuse s'éteint dans les gaz irrespirables, l'azote, le
gaz carbonique; elle persiste dans l'eau aérée; elle cesse
dans l'eau privée d'air par l'ébuUition. Elle est faible
d'ailleurs au point de n'être sensible que dans une obs-
curité profonde. De nuit, et même do jour si les yeux
sont préparés par une station préalable dans les ténè-
bres d'un caveau, c'est spectacle merveilleux que cet
Agaric semblable à un morceau de pleine lune.
Or, que fait la vermine? est-elle attirée par ce fanal?
En aucune manière : asticots, teignes et limaces jamais
no touchent au splendido champig-non. Ne nous empres-
sons pas d'expliquer ce refus par les propriétés nocives
de l'Agaric de l'olivier, que l'on dit très vénéneux.
Voici, en effet, dans les terrains caillouteux des garri-
gues, l'Agaric du panicaut [Pleurotus Eryngn, D. C),
de même consistance que le précédent. C'est la Berigoulo
LNSEGTKS ET CHAMPIGNONS 317
dos Provençaux, un des champignons les plus estimés.
Eh bien, la vermine n'en veut pas; ce qui fait notre ré-
gal lui est odieux.
Inutile de continuer ce genre d'informations; la ré-
ponse serait partout la même; L'insecte, qui se nourrit
de tel champignon et refuse les autres, ne peut en au-
cune manière nous renseigner sur les espèces qui pour
nous sont comestibles ou dangereuses. Son estomac
n'est pas le nôtre. Il afhrme excellent ce que nous trou-
vons poison; il affirme poison ce que nous trouvons
excellent. Alors, si nous manquent les connaissances
botaniques que la plupart n'ont ni le temps ni le goût
d'acquérir, quelle règle de conduite devons-nous suivre?
Cette règle est des plus simples.
Depuis une trentaine d'années que j'habite Sérignan,
je n'ai jamais entendu parler du moindre cas d'empoi-
sonnement par les champignons dans le village, et ce-
pendant il s'en fait ici abondante consommation, en
automne surtout. Il n'est pas de famille qui ne récolte,
dans quelque promenade à la montagne, un précieux
appoint à ses modiques ressources alimentaires. Et que
récolte-t-on? Un peu de tout.
Bien des fois, courant les bois du voisinage, je visite
les paniers des récôlteurs et des récolteuses, qui volon-
tiers me laissent faire. J'y vois de quoi scandaliser les
maîtres en mycologie. J'y trouve fréquemment le Bolet
pourpre, classé parmi les dangereux. J'en faisais un
jour l'observation à un ramasscur. Il me regarda d'un
air étonné. « Lui, le pain de loup', un poison! disait-il
1. Les Bolets sout coumis ici sous le uom général de pan de loup, pain
de loup. Ou les utilise indistiactement en cuisine après avoir enlevé la
couche de tubes, la mousso, aisément séparable.
318 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQL ES
en tapotant de la main le corpulent bolet! Allons donc!
Moelle de bœuf, monsieur, vraie moelle de bœuf. » Il
sourit de mes scrupules et partit avec une pauvre opi-
nion de mes connaissances en fait de champignons.
Dans lesdits paniers je trouve l'Agaric annulaire
[Armillana mellea, Fries.), qualifié de valde venenatus
par Persoon, un maître en la matière. C'est même le
champignon dont l'emploi est le plus fréquent, à cause de
son abondance à la base des mûriers surtout. J'y trouve
le Bolet Satan, dangereux tentateur ; le Lactaire zone
(Lactarius zo?ufrius, Bull.), dont l'ùcreté rivalise avec
le poivre du Lactaire mouton; l'Amanite à tête lisse
[Anianita leiocephala, D. C), magnifique coupole blan-
che, issue d'un ample volva et frangée sur les bords de
ruines farineuses semblables à des flocons de caséine.
L'odeur vireuse et l'arrière-goût de savon devraient
rendre suspecte cette coupole d'ivoire. On n'en tient
compte.
Comment, avec telle insoucieuse récolte, évite-t-on
les accidents? Dans mon village et bien loin à la ronde,
il est de règle de faire blanchir les champignons, c'est-
à-dire de les faire cuire dans l'eau bouillante, légère-
ment salée. Quelques lavages à l'eau froide achèvent le
traitement. Ils sont alors préparés de telle façon que
l'on veut. De la sorte, ce qui pourrait être dangereux
au début devient inoffensif, parce que l'ébullition préa-
lable et les lavages ont éliminé les principes nocifs.
Mon expérience personnelle confirme l'efficacité de
la méthode rurale. Très fréquemment j'ai fait usage,
avec ma famille, de l'Agaric annulaire, réputé très vé-
néneux. Assaini par l'eau bouillante, c'est un mets dont
je n'ai que du bien à dire. Très souvent encore a paru
INSECTES ET CHAMPIGNONS
319
320 SOUVENIRS ENTOMOLO GIQ LES
sur ma table, après ébuUilion, l'Amanite à tète lisse,
qui, non traitée de cette façon, ne serait pas sans dan-
o-er. J'ai essayé les Bolets bleuissants, en particulier le
Bolet pourpre et le Satanas. Us ont très bien répondu à
l'élogieuse appellation de moelle de bœuf que leur don-
nait le ramasseur peu confiant en mes conseils de pru-
dence. J'ai fait parfois emploi de l'Amanite panthère,
si malfamée dans les livres : rien de fâcheux n'en est
résulté. Un de mes amis, médecin, à qui j'avais fait part
de mes idées sur le traitement par l'eau bouillante, vou-
lut essayer de son cùté. Pour le repas du soir, il choisit
l'Amanite citrine, de mauvais renom à l'égal de l'Ama-
nite panthère. Tout se passa sans le moindre encombre.
Un autre de mes amis, précisément l'aveugle en com-
pagnie de qui je devais un jour déguster le Cossus des
gourmets de Rome, s'est permis l'Agaric de l'olivier,
si redoutable, dit-on. Le mets fut, sinon excellent, du
moins inoiïensif.
De ces faits il résulte qu'une bonne ébullition préa-
lable est la meilleure sauvegarde contre les accidents
occasionnés par les champignons. Si l'insecte, exploi-
tant telle espèce et refusant telle autre, ne peut en rien
nous guider, du moins la sagesse rurale, fruit d'une
longue expérience, nous dicte une règle de conduite
efficace autant que simple. Une cueillette de champi-
gnons vous a séduit, et vous êtes incomplètement ren-
seigné sur leurs propriétés bénignes ou malfaisantes.
Alors faites blanchir, et sérieusement blanchir. Sorti
du purgatoire de la marmite, le suspect pourra se con-
sommer sans appréhension.
Mais c'est là, dira-t-on, cuisine de sauvage; le trai-
tement par l'eau bouillante réduira les champignons
INSECTES ET CHAMPIGNONS 321
en purée; elle leur enlèvera tout arôme et toute sapi-
dité. — Erreur profonde. Le champignon supporte très
bien l'épreuve. J'ai dit mon insuccès à dompter les
cèpes lorsque je me proposais d'en obtenir un extrait.
Une ébuUition prolongée et le concours du carbonate
de soude, loin de les réduire en marmelade, les ont
laissés à peu près intacts. Les autres champignons
qui, par leur volume, méritent des considérations culi-
naires, présentent le même degré de résistance.
En second lieu, la sapidité n'y perd rien, et l'arôme
ne s'affaiblit g-uère. De plus, la digestibilité s'améliore
beaucoup, condition de premier ordre dans un mets
en général lourd à l'estomac. Aussi, dans mon ménage,
l'habitude est de soumettre le tout à l'eau bouillante,
même la glorieuse Oronge.
Je suis un profane, il est vrai, un barbare que sédui-
sent peu les raffmements de la cuisine. Je n'ai pas en
vue le gourmet, mais le frugal, le travailleur des champs
surtout. Je me croirais dédommagé de mes persévéran-
tes observations si je parvenais, si peu soit-il, à popu-
lariser la prudente recette provençale concernant les
champignons, nourriture excellente qui fait agréable
diversion à la platée de haricots ou de pommes de
terre, lorsqu'on sait tourner la difficulté de la distinc-
tion entre l'inofTensif et le dangereux.
XXI
MÉMORABLE LEÇON
A regret je quille les champignons : il y aurait, sur
leur compte, tant d'autres questions à résoudre! Pour-
quoi les vers du diptère font-ils consommation du Bolet
Satan et dédaignent-ils l'Oronge? comment le délicieux
pour eux est-il pour nous le malfaisant, et comment l'ex-
quis d'après notre goût leur est-il odieux? Y aurait-il
dans les champig-nons des composés spéciaux, des alca-
loïdes apparemment, variables suivant le g-enre bota-
nique? Pourrait-on isoler ces alcaloïdes, les étudier à
fond dans leurs propriétés? Qui sait si la médecine n'en
trouverait pas l'emploi dans le soulagement do nos
misères, comme elle fait de la quinine, de la morphine
et des autres?
Il y aurait à se demander la cause de la liquéfaction
spontanée des Coprins et de la liquéfaction des Bolets
provoquée par l'intervention des vers. Les deux faits
sont-ils du même ordre? le Coprin se dig-ère-t-il lui-
même à la faveur d'une pepsine analogue à celle de
l'asticot?
On aimerait à connaître la substance oxydable qui
donne à l'Agaric de l'olivier sa blanche et douce lumi-
nosité, pareille à des reflets de pleine lune. On prendrait
intérêt h. savoir si certains Bolets bleuissent par le fait
MÉMORABLE LEÇON 323
d'un indig-0 plus altérable que celui des teinturiers ; si
le verdissement du Lactaire délicieux froissé reconnaît
semblable origine.
Ces recherches de chimie patiente me tenteraient, si
mon rudimentaire outillage, et surtout la fuite irrépa-
rable des longs espoirs me le permettaient. Il n'est plus
temps, la durée manque. N'importe, parlons encore un
peu chimie, et, faute de mieux, réveillons de vieux
souvenirs. Si l'hislorien prend de loin en loin petite
place dans l'histoire de ses bètes, le lecteur voudra bien
l'excuser : le grand âge est sujet à ces réminiscences,
lloraison des vieux jours.
En tout, dans ma vie, j'ai reçu deux leçons d'ordre
scientifique, l'une d'anatomie et l'autre de chimie. Je
dois la première au savant naturaliste Moquin-Tandon,
qui, à notre retour d'une herborisation au Monto-
Renoso, en Corse, me montra, dans une assiette pleine
d'eau, la structure de l'escargot. Ce fut court et fruc-
tueux. J'étais initié. Désormais, sans autre conseil
venu d'un maître, je devais manier le scalpel et fouiller
décemment les entrailles des bêtes. La seconde leçon,
celle de chimie, fut moins heureuse, Yoici l'affaire.
En mon école normale primaire, l'enseignement
scientifique était des plus modestes; l'arithmétique et
quelques bribes de g-éométrie en formaient l'essentiel.
De physique, à peu près rien. On nous enseignait som-
mairement quelques traits de la météorolog-ie, la lune
rousse, la gelée blanche, la rosée, la neige, le vent; et,
quelque peu dégrossis sur ces points de la physique
rurale, nous étions censés en savoir assez long pour
causer pluie et beau temps avec le paysan.
D'histoire naturelle, absolument pas. Jamais il n'était
324 SOUVEiMRS ENTOMOLOGIQUES
question de la plante, cette gracieuse diversion à des
promenades sans but; jamais de l'insecte, si intéressant
par ses mœurs ; jamais de la pierre, si instructive avec
ses archives de fossiles. Ce coup d'œil ravissant aux
fenêtres du monde nous était refusé. La grammaire
étranglait la vie.
De chimie, nulle mention non plus, cela va de soi.
Ce terme cependant m'était connu. Des lectures for-
tuites, mal comprises faute de faits démonstratifs, m'a-
vaient appris que la chimie s'occupe du remue-ménage
de la matière, associant ou séparant les divers corps
simples. Mais quelle étrange idée je me faisais de
pareille étude! Cela, pour moi, sentait la sorcellerie,
le grand œuvre de l'art hermétique. A mon sens, tout
chimiste en travail devait avoir en main la baguette
magique, et sur la tète le bonnet pointu des mages,
semé d'étoiles.
Un haut personnage qui nous rendait parfois visite
en qualité de professeur honoraire de l'école n'était pas
fait pour me détourner de ces sottes idées. Il ensei-
gnait la physique et la chimie au lycée. Deux fois par
semaine, le soir, de huit à neuf heures, il faisait un
cours public et gratuit dans un énorme local contigu
à l'école. C'était l'ancienne église de Saint-Martial,
devenue aujourd'hui le temple protestant.
Yoilà bien l'antre du nécromancien, comme je l'en-
tendais. Au sommet du clocher, une girouette rouillée
grince lamentablement; au crépuscule, de grandes
chauves-souris volent autour de l'édifice ou plongent
dans le ventre des gargouilles ; de nuit, des hiboux
hululent sur le couronnement des terrasses. C'est là
dedans, sous les immensités de la voûte, qu'opère mon
MÉMORABLE LEÇON 325
chiniislo. A quelles satanées mixtures procède-l-il? Ne
le saurai-je jamais?
Aujourd'hui il vient nous voir, sans bonnet pointu.
Il porte costume civil, pas trop hétéroclite. Il entre dans
notre salle en coup de vent. Sa hgure rougeaude est
enchâssée dans la cupule d'un grand col raide sciant
les oreilles. Quelques mèches de cheveux roux lui gar-
nissent les tempes; le haut du crâne reluit comme une
boule de vieil ivoire. D'une parole cassante et d'un
geste anguleux, il interpelle deux ou trois élèves; il
les rudoie quelque peu, vire sur le talon et s'en va en
ouragan comme il était venu. Non, ce n'est pas cet
homme, excellent au fond, qui m'inspirera aimable idée
des choses qu'il enseigne.
A hauteur d'appui, deux fenêtres de son officine don-
nent dans le jardin de l'école. Je viens souvent m'y
accouder et je regarde, cherchant à deviner, en ma
pauvre cervelle, ce que peut bien être la chimie. Mal-
heureusement la pièce où plongent mes regards n'est
pas le sanctuaire, mais un simple réduit où se lave la
vaisselle savante.
Des tuyaux de plomb avec robinets courent contre les
murs; des cuves en bois occupent les angles. Parfois
ces cuves bouillonnent, chauffées par un jet de vapeur.
Il s'y cuit une poudre rougeâtre, semblable à de la bri-
que pilée. J'apprends que là se mijote une racine tinc-
toriale, la garance, pour être convertie en un produit
plus pur, plus concentré. C'est l'objet de prédilection
des études du maitro.
Le spectacle des deux fenêtres ne me suffisait pas.
J'aurais voulu pénétrer plus avant, dans la salle même
des cours. Ce souhait eut satisfaction. C'était la fin de
326 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
l'année scolaire. En avance d'une étape sur les éludes
rég-lementaires, je venais d'obtenir mon brevet supé-
rieur. J'étais libre. Quelques semaines restaient encore
avant la clôture. Irai-je les passer au dehors, dans l'i-
vresse des dix-huit ans? Non, je les passerai à l'école
qui, deux années durant, m'a valu niche paisible et
pâtée assurée. J'y attendrai qu'un poste me soit dési-
gné. Disposez de ma bonne volonté à votre guise, faites
de moi ce que vous voudrez; pourvu que je puisse étu-
dier, le reste m'est indifîérent.
Le directeur de l'école, un co.'ur d'or, a compris mon
besoin d'apprendre. Il m'encourage dans ma résolution;
il se propose de me faire renouer connaissance avec
Horace et Virgile, depuis si longtemps oubliés. Il sait
le latin, le brave homme; il ranimera le feu éteint en
me faisant traduire quelques morceaux.
Il fait mieux : il me prête une Imitation à double
texte, d'une part le latin et de l'autre le grec. Avec le
premier texte qui m'est ù peu près intelligible, je décbif-
frerai le second, ce qui me permettra d'augmenter un
peu mon petit vocabulaire acquis lorsque je traduisais
les fables d'Esope. Ce sera autant de gagné pour mes
études futures. Quelle aubaine ! le gîte, le couvert, la
poésie antique, les langues savantes, toutes les dou-
ceurs à la fois.
J'eus davantage. Notre professeur de sciences, le
vrai et non l'honoraire, celui qui, deux fois par semaine,
venait nous démontrer la règle de trois et les proprié-
tés du triangle, eut la bonne idée do nous faire célé-
brer par une fête savante la fin de l'année. Il promit
de nous montrer l'oxygène. Collègue du cbimiste au
lycée, il obtint do nous conduire dans le fameux labo-
MÉMORABLE LEÇON 327
ratoire et d'y manipuler sous nos yeux l'objet de sa
^eçon. L'oxyg-ène, oui, l'oxygène, le gaz qui brûle tout,
voilà ce que nous allons voir demain. Je n'en dormis
pas de toute la nuit.
C'est jeudi, après le dîner. Aussitôt la leçon de chi-
mie terminée, nous devons partir pour la promenade,
là-bas, vers les Angles, le gentil village perché sur une
falaise. Aussi sommes-nous endimanchés, en costume
de sortie, redingote noire et chapeau haut de forme.
L'école est au complet, une trentaine environ, sous la
surveillance d'un maître d'études, aussi novice que
nous dans les choses qu'on va nous montrer.
Le seuil de l'officine est franchi non sans une cer-
taine émotion. J'entre dans une grande nef à voûte
ogivale, dans une vieille église nue où la voix résonne,
où la lumière pénètre avec discrétion par des vitraux
enguirlandés de nervures et de rosaces de pierre. Au
fond, vastes gradins où, par centaines, les auditeurs
peuvent trouver place; à l'opposé, au point où fut Je
chœur, énorme manteau de cheminée occupant toute
la largeur de la salle; au milieu, grande table massive,
corrodée par les drogues. A l'un des bouts de celte
table, une caisse goudronnée, doublée de plomb à l'in-
térieur et pleine d'eau. C'est, je l'apprends à l'instant,
la cuve pneumatique, la cuve où se recueillent les gaz.
Le professeur commence la manipulation. Il prend
une sorte de longue et volumineuse figue de verre brus-
quement coudée dans la région de la panse. C'est, nous
dit-il, une cornue. Avec un cornet de papier, il y intro-
duit certaine poudre noire, semblable à du charbon
pilé. C'est du bioxyde de manganèse, nous apprend
le maître. Là est contenu en abondance, condensé et
328 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES
roteiiii par la combinaison avec le métal, le gaz qu'il
s'agit d'obtenir. Un liquide d'aspect huileux, l'acide
sulfurique, agent de brutale puissance, va le mettre
en liberté. Ainsi garnie, la cornue se place sur un
fourneau allumé. Un tube de verre la met en commu-
nication avec une cloche pleine d'eau reposant sur la
planchette de la cuve pneumatique. Voilà tous les pré-
paratifs. Que va-t-il en résulter? Attendons que la cha-
leur ait agi.
Mes camarades s'empressent autour de l'appareil,
ne se trouvent jamais assez près. Certains, mouches
du coche, se font gloire de contribuer à la préparation.
Ils remettent d'aplomb la cornue qui penche; ils souf-
flent de la bouche sur les charbons. Je n'aime pas ces
familiarités avec l'inconnu. Débonnaire, le maître ne
s'y oppose. J'ai toujours en aversion la mêlée des cu-
rieux qui jouent des coudes et se font une trouée pour
être au premier rang d'un spectacle, parfois simple
querelle de roquets. Retirons-nous à l'écart, laissons
les empressés. 11 y a tant de chose à voir ici, tandis
que l'oxygène se prépare! Profitons de l'occasion, don-
nons un coup d'oeil à l'arsenal du chimiste.
Sous le spacieux manteau de la cheminée, il y a une
collection de fourneaux bizarres, cerclés de lames de
tôle. Il y en a de longs et de courts, de hauts et de
bas, tous percés de petites fenêtres qui se ferment
avec une rondelle de terre cuite. Celui-ci, sorte de
tourelle, est formé de plusieurs pièces superposées,
armées de larges oreillettes qui servent de poignées
quand on démonte le monument. Un dôme, avec che-
minée de tôle, le termine. Il doit se faire un feu d'enfer
là dedans pour cuire un caillou de rien.
MÉMORABLE LEÇON 329
Cet autre surbaissé s'allonge en courbe échine. Un
orifice rond s'ouvre à l'un et l'autre bout, et par là
déborde, de chaque côté, un gros tube de porcelaine.
Impossible de m'imaginer à quoi peuvent servir de
semblables engins. Les chercheurs de pierre philoso-
phale devaient en avoir de pareils. Ce sont instruments
de tortionnaire, arrachant leurs secrets aux métaux.
Sur des étagères est rangée la verrerie. J'y vois des
cornues de grosseur diverse, toutes avec la panse brus-
quement lléchie. Outre leur long bec, quelques-unes
ont sur le ventre une courte tubulure. Regarde, petit,
et ne cherche pas à deviner l'usage de l'étrange vais-
selle. J'aperçois des verres à pied, coniques et profonds;
j'admire des flacons bizarres, à double et triple goulet;
des fioles gonflées en ballon avec longue tubulure. Ah !
le singulier outillage!
Voici des armoires vitrées avec une foule de flac(^ns,
de bocaux, pleins de mille drogues. Les étiquettes me
disent : molybdate d'ammoniaque, chlorure d'anti-
moine, permanganate de potasse, et tant d'autres ter-
mes qui me déconcertent. Jamais en mes lectures je
n'avais rencontré langage aussi rébarbatif.
Soudain boum!!! Et des trépignements, des excla-
mations, des cris de douleur. Qu'est-il donc arrivé?
J'accours du fond de la salle. La cornue vient d'éclater,
en projetant à la ronde sa bouillie au vitriol. Le mur
d'en face en est tout maculé. Qui plus, qui moins,
presque tous mes condisciples sont atteints. L'un, le
malheureux, a reçu les éclaboussures en plein visage,
jusque dans les yeux. Il crie comme un damné.
Aidé d'un camarade moins compromis que les autres,
je l'entraîne de force au dehors, je le conduis à la fon-
330 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
laine, heureusement très rapprochée, et je lui main-
tiens la face sous le robinet. La rapide ablution est
efficace. L'horrible torture se calme un peu, si bien
que le patient reprend ses sens et continue lui-même
le lavage.
A celui-là certainement mon prompt secours a sauvé
la vue. Une semaine plus tard, les lotions du médecin
aidant, tout danger avait disparu. Comme j'ai été bien
inspiré de me tenir à l'écart! Mon isolement, en face
de la vitrine aux drogues, m'a laissé toute ma présence
d'esprit, toute ma promptitude d'action. Que font les
autres, les éclaboussés, trop rapprochés de la bombe
chimique ?
Je rentre dans la salle. Le spectacle n'est pas gai.
Largement atteint, le maître a le devant de chemise,
le gilet, le haut du pantalon, barbouillés de cirage. Ça
fume, cela se corrode. A la hâte, il se débarrasse en
partie de la dangereuse enveloppe. Les mieux nippés
d'entre nous lui prêtent de quoi se vêtir pour rentrer
décemment chez lui.
Un de ces grands verres coniques que j'admirais
tantôt est sur la table, plein d'alcali volatil. Toussant et
larmoyant, chacun y trempe le bout de son mouchoir;
ou passe et repasse le tampon humecté, qui sur son
chapeau, qui sur sa redingote. Ainsi disparaissent les
taches rouges laissées par l'odieuse bouillie. Un peu
d'encre achèvera de ramener la coloration.
Et l'oxygène? Il n'en fut plus question, bien entendu.
La fête savante était hnie. C'est égal : la désastreuse
leçon fut pour moi événement majeur. J'étais entré
dans Fofficine du chimiste ; j'en avais entrevu le cu-
rieux outillage. Dans l'enseignement, ce qui importe le
MÉMORABLE LEÇON 331
plus, ce n'est pas la chose enseignée, plus ou moins
bien comprise; c'est l'éveil donné aux aptitudes latentes
de l'élève; c'est le grain de fulminate qui met en branle
les explosifs endormis. En mon esprit, ce grain venait
d'éclater. Un jour j'obtiendrai moi-même cet oxygène
que la mauvaise chance me refuse ; un jour, sans maître,
j'apprendrai la chimie.
Cette chimie, à début désastreux, oui, je l'apprendrai.
Et comment cela? En l'enseignant. Je ne conseillerai
jamais cette méthode à personne. Heureux celui que
guident la parole et l'exemple d'un maître ! Il a devant
lui voie de parcours aisé, aplanie, toute droite. L'autre
suit un sentier rocailleux , où fréquemment le pas
bronche : il s'engage à tâtons dans l'inconnu et s'égare.
Pour être remis en bon chemin, si l'insuccès ne le dé-
courage pas, il ne peut compter que sur la persévé-
rance, unique boussole des déshérités. Tel a été mon
lot. Je me suis instruit en instruisant les autres, en
leur transmettant le peu de grain mûri dans la maigre
lande que défrichait, au jour le jour, mon soc persévé-
rant.
Quelques mois après les événements de la bombe
au vitriol, j'étais envoyé à Carpentras, comme chargé
de l'enseignement primaire au collège. La première
année fut pénible, débordé que j'étais par le trop grand
nombre d'écoliers, rebut en général de la latinité et
dégrossis à des degrés bien divers en matière d'ortho-
graphe. L'année suivante mon école se dédouble, j'ai
un aide. Un triage est fait dans la cohue de mes étour-
dis. Je garde les plus âgés, les plus capables; les autres
vont faire un stage dans la division préparatoire.
A partir de ce jour, les choses cbangent d'aspect.
332 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
De programme, il n'y en a pas. En cet heureux temps,
]a bonne volonté du maître comptait pour quelque
chose ; on ignorait le piston scolaire fonctionnant avec
la régularité d'une machine. C'était à moi d'ag-ir comme
je l'entendrais. Or, que faire pour mériter à l'école son
titre de primaire supérieure?
Eh parbleu! entre autres choses, je ferai de la chi-
mie. Mes lectures m'ont appris qu'il n'est pas mauvais
d'en savoir un peu pour fertiliser les sillons. Beaucoup
de mes élèves viennent de la campagne ; ils y retourne-
ront, feront valoir leurs terres. Montrons-leur de quoi
se compose le sol et de quoi se nourrit la plante. D'au-
tres suivront les carrières industrielles. Ils se feront
tanneurs, fondeurs de métaux, distillateurs de trois-
six, débitants |de pains de savon et de barillets d'an-
chois. Montrons-leur la salaison, la savonnerie, l'alam-
bic, le tanin, les métaux.
Ces choses-là, je ne les sais pas, bien entendu; mais
je les apprendrai, et d'autant mieux que je serai obligé
de les apprendre aux autres, malins sans pitié quand
le maître bafouille.
Justement le collège possède un petit laboratoire,
réduit au strict indispensable. Il y a là une cuve pneu-
matique, une douzaine de ballons, quelques tubes et
un maigre assortiment de drogues. Ce sera suffisant si
je peux en disposer. Mais c'est là le saint des saints,
réservé aux élèves de philosophie. Nul n'y pénètre que
le professeur et ses disciples en préparation du bacca-
lauréat es lettres. Entrer dans ce tabernacle, moi pro-
fane, avec ma bande de galopins, ce serait indécent; le
maître de céans ne pourrait le tolérer. Je le sens bien :
le primaire n'oserait songer à de telles familiarités
MÉMORABLE LEÇON 333
avec la liaulo culture. Soit : on ne viendra pas là, pourvu
qu'on me prête l'outillage.
Je fais part de mon projet au principal, souverain
dispensateur de ces richesses. Homme de latin, pres-
que étranger aux sciences, alors en médiocre estime, il
ne comprend pas bien l'objet de ma demande. Humble-
ment j'insiste, je me fais persuasif. Avec discrétion, je
serre de près le nœud de l'affaire. Mon groupe d'élèves
est nombreux. Plus que tout autre de l'établissement,
il consomme beurre et légumes, grande préoccupation
d'un principal. Ce groupe, il faut le satisfaire, l'allé-
cher, l'augmenter si possible. La perspective de quel-
ques assiettées de soupe en plus me vaut un succès; ma
demande est acceptée. Pauvre science, que de diplo-
matie pour t'introduire chez les humbles, non nourris
de la moelle de Cicéron et de Démosthène !
J'ai l'autorisation de déménager une fois par semaine
l'outillage nécessaire à mes projets ambitieux. Du pre-
mier étage, retraite sacrée des choses scientifiques, je
le descendrai dans l'espèce de cave où je donne mes
leçons. Le laborieux, c'est la cuve. Cela doit se vider
pour le transport, cela doit après se remplir de nou-
veau. Un externe, acolyte zélé, dîne à la hâte et vient,
une paire d'heures avant la classe, me prêter main-
forte. A nous deux nous opérons le déménagement. Il
s'agit d'obtenir l'oxygène, le gaz qui me fit autrefois si
brusque faillite.
A loisir, avec le secours d'un livre, j'ai médité mon
plan. Je ferai ceci, je ferai cela; je m'y prendrai de
telle façon et de telle autre. N'allons pas surtout nous
mettre en péril, nous aveugler peut-être, car il s'agit
encore de traiter à chaud le bioxyde de manganèse par
:^34 SOUVENIRS E.M OMOLOGIQUES
l'acide sulfurique. Des craintes me viennent au souve-
nir de mou ancien camarade hurlant comme un damné.
Bah! essayons tout de même : la fortune aime les auda-
cieux. D'ailleurs, prudente condition dont je ne m'écar-
terai jamais, nul que moi ne s'approchera do la tahle.
S'il survient un accident, je serai le seul atteint; et, à
mon avis, connaître l'oxygène vaut bien la brûlure d'un
peu de sa peau.
Deux heures sonnent; les élèves entrent en classe.
J'exagère à dessein les probabilités du danger. Que
chacun gagne son banc et plus ne bouge. On se le tient
pour dit. J'ai mes coudées franches. Personne autour
de moi, sauf mon acolyte, debout à mon côté, prêt à
me seconder, le moment venu; chacun regarde, respec-
tueux de l'inconnu. Profond silence.
Bientôt gloii , gloii, (jlou , font les bulles gazeuses
montant à travers l'eau de la cloche. Serait-ce mon
gaz? Le cœur me bat d'émotion. Aurais-je, du premier
coup, réussi sans encombre? Nous allons voir. Une
bougie éteinte à l'instant et conservant encore un
point rouge à la mèche est descendue au bout d'un fil
de fer dans une éprouve tte pleine de mon produit. Par-
fait! la bougie se rallume avec une petite explosion
et brûle avec un éclat extraordinaire. C'est bien de
l'oxygène.
L'instant est solennel. Mon auditoire est émerveillé.
Je le suis également, mais plus encore de mon succès
que de la bougie rallumée. Il me monte au front une
bouiïée de gloriole, je me sens courir dans les veines
la clialeur de l'enthousiasme. De ces sentiments inti-
mes, je ne divulgue rien. Aux yeux des écoliers, le
maître doit être un habitué des choses qu'il enseigne.
MÉMORAHLE LEÇON 3:J5
Que penscraient-ils do moi, les espiègles, si je laissais
deviner ma surprise, s'ils savaient que je vois moi-
même pour la première fois le merveilleux sujet de ma
démonslration? Je perdrais leur confiance, je descen-
drais au rang- d'élève.
Haut le cœur! Continuons comme si la chimie m'é-
tait familière. C'est le tour du ruban d'acier, vieux
ressort de montre roulé en tire-bouchon et armé d'un
morceau d'amadou. Avec cette simple amorce allumée,
l'acier doit prendre feu dans un bocal plein de mon gaz.
Il y brûle, en effet; il 3^ devient splendide artifice, avec
crépitation , radieuses étincelles et fumée de rouille
poudrant le bocal. Du bout de la spire de feu par mo-
ments se détache une goutte rouge qui traverse, fré-
missante, la couche d'eau laissée au fond du bocal, et
s'incruste dans le verre soudain ramolli.
Ce pleur métallique, d'ardeur indomptable, nous
donne le frisson. On trépigne, on s'exclame, on applau-
dit. Les timides se voilent la face d'une main et n'osent
plus regarder que par l'interstice des doigts étalés.
Mon auditoire exulte, moi-même je triomphe. Hein!
mes amis, est-ce beau, la Chimie !
Pour chacun de nous, il est dans la vie des jours
fortunés, dignes d'être notés d'un petit caillou blanc.
Ceux-ci, les positifs, ont brassé des affaires, ils ont
gagné de l'argent et ils relèvent fièrement le front.
Ceux-là, les méditatifs, ont gagné des idées; ils se
sont ouvert un compte nouveau dans le grand livre
des choses, et ils jouissent en silence des saintes joies
du vrai.
Un de mes jours notables est celui de mes premiers
rapports avec l'oxygène. Ce jour-là, ma classe finie,
336 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
tout le matériel remis en place, je me sentais grandir
d'un empan. Manipulateur sans apprentissage, je venais
de montrer, avec plein succès, ce qui m'était inconnu
une paire d'heures avant. D'accident aucun, pas môme
la moindre tache d'acide. Ce n'est donc pas aussi dif-
ficile, aussi dangereux que pouvait me le faire croire
la piteuse finale de la leçon à Saint-Martial. Avec un
coup d'oeil vigilant et quelque prudence, il me sera
possible de continuer. Cette perspective me ravit.
A son heure vient donc l'hydrogène, bien médité en
mes lectures, vu et revu des yeux de l'esprit avant
d'être vu des yeux du corps. Je mets en joie mes étour-
dis en faisant chanter la tlamme de l'hydrogène dans
un tube de verre, oii ruisselle en gouttelettes l'eau ré-
sultant de la combustion; je les fais sursauter avec les
explosions du mélange tonnant.
Plus tard s'enseignent, toujours avec le même suc-
cès, les magnificences du phosphore, les brutalités du
chlore, les fétidités du soufre, les métamorphoses du
charbon, etc. Bref, d'une leçon à l'autre sont passés
en revue, dans le courant de l'année, les principaux
métalloïdes et leurs composés.
La chose s'ébruita. De nouveaux élèves m'arrivèrent,
attirés par les curiosités de l'école. Au réfectoire, il
fallut mettre quelques couverts de plus, et le principal,
plus soucieux de pois au lard que de chimie, me féli-
cita de ce surcroît de pensionnaires. J'étais lancé. Le
temps et l'indomptable vouloir feront le reste.
XXII
LA CHIMIE INDUSTRIELLE
Tout arrive. Lorsque, par les fenêtres basses donnant
dans le jardin de l'école, je donnais un coup d'œil à
l'officine où fumaient les cuves à garance ; lorsque ,
dans le sanctuaire même, comme première et dernière
leçon de chimie, j'assistais à l'explosion de la bombe
au vitriol qui faillit nous défigurer tous, ah! que j'étais
loin de soupçonner mon futur rôle sous la même voûte!
Elle m'eût laissé bien incrédule la prédiction m'annon-
çant qu'un jour je succéderais au maître. Le temps nous
ménage de ces surprises.
Les pierres auraient les leurs pareillement si quelque
chose pouvait les étonner. En principe, l'édifice de Saint-
Martial fut une église, il est temple aujourd'hui. On y
priait en latin, on y prie maintenant en français. Dans
l'intervalle, pendant quelques années, il a servi à la
science, belle oraison conjurant les ténèbres. Que lui
réserve l'avenir? Comme bien d'autres dans la ville
sonnante, suivant le terme de Rabelais, dcviendra-t-il
magasin à chardons, entrepôt de ferraille, remise de
voituriers? Qui le sait ! Les pierres ont leurs destinées
non moins imprévues que les nôtres.
Lorsque j'en prends possession comme laboratoire
des cours municipaux, la nef est restée ce qu'elle était
338 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES
au moment de ma courte et désastreuse visite d'autre-
fois. A droite, sur les murailles, un semis de taches
noires frappe le regard. On dirait que la main d'un
forcené, se faisant arme d'un pot d'encre, a brisé là
son fragile projectile. Ces taches, je les reconnais tout
de suite. Ce sont les éclaboussures de la bouillie cor-
rosive que nous lança la cornue de jadis. Depuis ce
temps lointaiu, on n'a pas jugé à propos de les faire
disparaître sous une couclie de badigeon. Tant mieux :
elles seront pour moi d'excellentes conseillères. Sous
mes yeux, à chaque leçon, elles me parleront sans
cesse de prudence.
Malgré tous ses attraits, la chimie cependant ne me
faisait pas oublier un projet bien conforme à mes goûts
et caressé depuis longtemps, celui d'enseigner l'histoire
naturelle dans une Faculté. Or, un jour, j'eus au lycée
la visite d'un inspecteur g-énéral non faite pour m'en-
courag-er. Entre eux, mes coUèg-ues l'appelaient le Cro-
codile. Peut-être les avait- il quelque peu houspillés
dans sa tournée. Malgré ses manières bourrues, c'était
au fond un excellent homme. Je lui dois un avis de
haute influence dans la suite de mes études.
Ce jour-là, il parut seul, à l'improviste, dans la salle
où j'exerçais les élèves au dessin géométrique. Disons
qu'à cette époque, pour venir en aide à mon dérisoire
traitement et nouer vaille que vaille, avec ma nom-
breuse famille, les deux bouts de l'année, je cumulais
bien des fonctions tant au lycée qu'au dehors. Au lycée,
en particulier, après les deux heures soit de physique,
soit do chimie, soit d'histoire naturelle, venait, sans
répit, une autre séance de deux heures, où je montrais
comment se trace une épure de géométrie descriptive;
LA CHIMIE INDUSTRIELLE 339
comment se dessinent un plan géodésique, une courbe
quelconque dont on connaît la loi de génération. On
appelait cela les travaux graphiques.
L'irruption soudaine du personnag-e redouté ne me
cause pas grand émoi. Midi sonne, les élèves sortent,
et nous restons seuls. Je le sais g-éomètre. Une courbe
transcendante construite à la perfection est capable
de l'amadouer. J'ai précisément, dans mes cartons, de
quoi le satisfaire. En cette circonstance, la fortune
me sert bien. Parmi mes écoliers, un se trouve qui,
vrai cancre pour tout le reste, manie excellemment
équerre, règle et tire-lig-ne. Cervelle obtuse et doigts
habiles.
A la faveur d'un réseau do tangentes dont je lui ai
montré d'abord la loi et le tracé, mon artiste a obtenu
la cycloïde ordinaire, puis Tépicycloïde, tant intérieure
qu'extérieure; enfm les mômes courbes rallongées ou
raccourcies. Ses dessins sont d'admirables toiles d'a-
raignée, enveloppant dans leur filet la courbe savante.
Le tracé est d'une telle précision qu'on peut en déduire
aisément de beaux théorèmes si pénibles au calcul.
Je soumets les chefs-d'œuvre géométriques à mon
inspecteur général, féru lui-même de géométrie, à ce
que l'on dit. Modestement je dis le mode du tracé,
j'attire son attention sur les belles conséquences que
le dessin permet de déduire. Peine perdue ; mes feuilles
n'obtiennent qu'un regard distrait et sont rejetées sur
la table à mesure que je les présente. « Hélas! me
disais-je, l'orage couve, la cycloïde ne te sauvera pas;
tu vas recevoir à ton tour le coup de dent du Croco-
dile. »
Pas du tout. Voici que le redouté se fait débonnaire.
340 SOUVENIRS ENTOMO LO GIQUES
Il s'assied sur un banc, jambe de-ci, jambe de-là, m'in-
vile à prendre place à côté de lui, et un moment nous
causons travaux graphiques. Puis, avec brusquerie :
« Avez-vous de la fortune? » fait-il.
Abasourdi de la singulière demande, je réponds par
un sourire.
« N'ayez crainte, reprend-il; confiez-voiis à moi.
Ce que je vous demande est dans votre intérêt. Avez-
vous de la fortune?
— Je n'ai pas à rougir de ma pauvreté, monsieur
l'inspecteur général. En toute franchise je vous le con-
fesse : je ne possède rien; mes ressources se réduisent
à mon humble salaire. »
Un froncement de sourcil accueille ma réponse, et
j'entends ceci, dit à demi-voix, comme si mon confes-
, seur se parlait à lui-même :
« C'est fâcheux, vraiment très fâcheux. »
Etonné que ma pénurie fût jugée fâcheuse, je m'in-
forme. Je n'étais pas habitué à pareille sollicitude de
la part de mes chefs.
« Eh oui, c'est grand dommage, continue rhomme
qu'on disait si terrible. J'ai lu vos travaux parus dans
les A^inales des sciences naturelles. Vous avez l'esprit
observateur, le goût des recherches, la parole animée,
et la plume ne pèse pas trop à vos doigts. Vous auriez
fait un excellent professeur de Faculté.
— Mais c'est précisément le but que je poursuis.
— Renoncez-}'.
— Ne remplirais-je pas les conditions de savoir re-
quises?
— Si, vous les remplissez, mais vous n'avez pas de
fortune. »
LA CHIMIE INDUSTRIELLE 341
Le grand obstacle m'est dévoilé : malheur aux pau-
wes! Le haut enseig-nement exige avant tout des rentes
personnelles. Soyez médiocre, plat, mais ayez des écus
qui vous permettent de figurer. L'affaire dominante est
là, le reste est condition secondaire.
Et le digne homme me raconte la misère en habit
noir. Quoique moins déshérité que je le suis, il en a
connu les déboires; il me les expose avec émotion,
dans leur pleine amertume. Le cœur brisé, je l'écoute;
je sens crouler le refuge où je pensais abriter mon
avenir.
« Monsieur, lui dis-je, vous venez de me rendre un
grand service, vous mettez fin à mes hésitations. Pro-
visoirement je renonce à mon projet. Je verrai d'abord
s'il est possible d'acquérir le petit avoir qui m'est néces-
saire afin d'enseigner décemment. »
Là-dessus s'échange une amicale poignée de main,
et nous nous quittons. Je ne l'ai plus revu depuis. Ses
raisons, toutes paternelles, m'avaient vite convaincu :
j'étais mûr pour la rude vérité. Quelques mois avant
m'était arrivée ma nomination de suppléant à la chaire
de zoologie de Poitiers. On m'allouait prébende déri-
soire. Les frais du déménagement soldés, il me restait
à peine trois francs par jour, et je devais, avec ce re-
venu, subvenir aux besoins de ma famille, sept person-
nes. Je m'empressai de décliner l'honneur bien grand.
Non, la science ne devrait pas avoir de ces plaisan-
teries. Si nous lui sommes utiles, nous les humbles,
que du moins elle nous fasse vivre. Ne le pouvant,
qu'elle nous laisse casser des cailloux sur la grand'-
route. Oh! oui, j'étais mûr pour la vérité lorsque le
brave homme me parlait de la misère en habit noir. Je
342 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
raconte l'histoire du passé, non bien lointaine. Depuis,
les choses se sont largement améliorées; mais quand la
poire s'est trouvée faite à point, je n'étais plus d'âge à
la cueillir.
Et maintenant, qu'entreprendre pour franchir le mau-
vais pas signalé par mon inspecteur et confirmé par
mon expérience personnelle? Je ferai de la chimie
industrielle. Les cours publics de Saint-Martial lais-
sent à ma disposition laboratoire spacieux, assez bien
outillé. Pourquoi ne pas en profiter?
La grande industrie d'Avig-non était celle de la ga-
rance, fournie par l'agriculture aux usines, qui les trans-
forment en produits plus purs et plus concentrés. Mon
prédécesseur s'en occupait, et s'en trouvait bien, dit-on.
Suivons ces traces, utilisons cuves et fourneaux, coû-
teux outillage dont j'ai hérité. Donc à l'œuvre.
Le produit que je recherche, quel doit-il être? Je me
propose d'extraire le principe tinctorial, l'alizarine, de
l'isoler des matériaux encombrants qui l'accompagnent
dans la racine, de l'obtenir à l'état de pureté sous une
forme se prêtant à l'impression directe des tissus, mé-
thode bien autrement artistique et rapide que celle de
la vieille teinture.
Rien de simple comme ce problème, une fois résolu;
mais combien nébuleux tant qu'il est à résoudre! Je
n'ose me remémorer la somme d'imagination et de
patience dépensée en d'interminables tentatives que rien
ne rebutait, pas môme l'insensé. Que de méditations
dans la sombre église, que de rêves iîeuris, peu après
quels déboires lorsque l'expérience donnait le dernier
mot et renversait l'échafaudage de mes combinaisons!
Tenace à la manière de l'esclave antique amassant un
LA CHIMIE INDUSTRIELLE 343
pécule pour son affranchissement, je répondais à l'échec
de la veille par l'essai du lendemain, souvent défec-
tueux comme les autres, parfois riche d'une améliora-
tion; et j'allais sans me lasser, car, moi aussi, je nour-
rissais l'indomptable ambition de m'affranchir.
Y parviendrai-je? Peut-être bien. Voici que je pos-
sède enfin réponse satisfaisante. J'obtiens, de façon
pratique et peu coûteuse, la matière colorante pure,
concentrée en un petit volume, excellente pour l'impres-
sion aussi bien que pour la teinture. Un de mes amis
commence, dans son usine, l'exploitation en grand de
mon procédé; quelques ateliers d'indienneric adoptent
le produit, s'en montrent enchantés. Enfin, l'avenir sou-
rit; dans mon ciel gris une trouée se fait enluminée do
rose. Je posséderai le modeste avoir sans lequel je dois
m'interdire l'enseignement supérieur. Affranchi de la
géhenne du pain de chaque jour, je pourrai vivre tran-
quille au milieu de mes bêtes.
En ces joies de la chimie industrielle maîtresse de
son problème, un rayon de soleil m'était par surcroît
réservé, ajoutant ses allégresses à celles de mon succès.
Remontons une paire d'années plus haut.
Il nous vint au lycée les inspecteurs généraux. Ces
messieurs vont par deux, l'un occupé des lettres et
l'autre des sciences. L'inspection finie, les paperasses
administratives vérifiées, le personnel enseignant fut
convoqué dans le salon du proviseur pour entendre
les derniers conseils des deux hauts personnages. Celui
des sciences commença.
Ce qu'il dit, je serais fort embarrassé d'en retrouver
le souvenir. C'était froide prose de métier, paroles sans
àme oubliées de l'auditeur une fois le talon tourné; au
344 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
vrai mot, une simple corvée pour celui qui parle et
pour celui qui écoute. J'en avais auparavant assez en-
tendu, de ces froides homélies; une de plus ne pouvait
laisser trace.
A son tour parla Tinspecteur des lettres. Dès les pre-
miers mots: « Oh! oh! me dis-je, ceci est une autre af-
faire ! » La parole est émue, vibrante, imagée ; insoucieuse
des vulgarités scolaires, l'idée s'élève, doucement plane
dans les régions sereines d'une paternelle philosophie.
Cette fois j'écoute avec plaisir, je me sens même remué.
Ce n'est plus l'homélie administrative; c'est l'élan cha-
leureux, le verbe entraînant; c'est l'homme de bien ha-
bile dans l'art de parler, ainsi que le veut la définition
antique de l'orateur. A pareille fête, jamais l'enseigne-
ment no m'avait convié.
Au sortir de la réunion, le cœur me battait plus vite
que d'habitude. « Quel dommage, me disais-je, que ma
partie, les sciences, ne puisse un jour me mettre en
relations avec cet inspecteur; nous ferions, ce me
semble, une paire d'amis. » Je m'informai de son nom
auprès de mes collègues, toujours mieux renseignés
que moi. Ils m'apprirent qu'il s'appelait Victor Duruy.
Or un jour, une paire d'années plus tard, en surveil-
lance au milieu de la buée de mes cuves, les mains
devenues pattes de homard cuit par la fréquentation
du rouge indélébile de mes teintures, je vois entrer à
l'improviste, dans mon officine de Saint-Martial, un
personnage dont la physionomie me revient aussitôt
en mémoire. Je ne me trompe pas : c'est bien lui, c'est
l'inspecteur général dont la parole m'avait autrefois
ému. M. Duruy est maintenant ministre de l'instruction
publique. On le qualifie d'Excellence, et ce qualificatif.
LA CHIMIE INDUSTRIELLE 345
vaine formule, est aujourd'hui des mieux mérités :
notre ministre excelle dans ses hautes fonctions. Nous
l'avons tous en profonde estime. C'est l'homme des mo-
destes et des laborieux.
« Les derniers quarts d'heure de mon passage à Avi-
gnon, fait tout souriant mon visiteur, je désire les pas-
ser seul avec vous. Cela me distraira des courbettes
officielles. »
Confus de tant d'honneur, je m'excuse de mon cos-
tume en manches de chemise et surtout de mes pattes
de homard que j'avais un moment essayé de dissimuler
derrière le dos.
(( Yous n'avez pas d'excuses à me faire. Je viens voir
le travailleur. L'ouvrier n'est jamais mieux qu'avec sa
blouse et ses stigmates d'atelier. Causons un peu. Que
faites-vous en ce moment? »
En peu de mots, j'expose l'objet de mes recherches;
je montre mon produit; j'exécute sous les yeux du mi-
nistre un petit essai d'impression en rouge de garance.
Le succès de l'expérience et la simplicité de mon appa-
reil, chambre à vapeur remplacée par une capsule en
ébuUition sous un entonnoir de verre, lui causent cer-
taine surprise.
« Je vous viendrai en aide, fait-il. Que désirez-vous
pour votre laboratoire?
— Mais rien, monsieur le ministre, rien. Avec un peu
d'industrie, l'outillage que j'ai me suffit.
— Comment, rien! Vous êtes unique en ce genre. Les
autres m'accablent de demandes; leurs laboratoires ne
sont jamais assez pourvus. Et vous, si pauvre, vous
refusez mes offres!
— Si, j'accepterai quelque chose.
346 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
— Et quoi donc?
— L'insigne honneur d'une poignée de main.
— La voilà, mon ami, la voilà, et des plus cordiales.
Mais ce n'est pas assez. Que faut-il de plus?
— Le Jardin des Plantes de Paris est dans votre
domaine. Si un crocodile meurt, qu'on m'en réserve
la peau. Je la bourrerai de paille et je la suspendrai à
la voûte. Mon officine, avec cet ornement, deviendra la
rivale de l'antre des nécromanciens. »
D'un regard circulaire, le ministre parcourt la nef,
en donnant un coup d'œil à la voûte ogivale. « Cela
ferait très bien en ellot, » dit-il. Et il se met à rire do
ma boutade.
« Je connais maintenant le chimiste, continua-t-il;
je connaissais déjà le naturaliste et l'écrivain. On m'a
parlé de vos petites bêtes. Je m'en vais avec le regret de
ne pas les voir. Ce sera pour une autre fois. L'heure du
départ s'approche. Accompagnez-moi jusqu'à la gare.
Nous serons seuls, et chemin faisant nous causerons
encore un peu. »
Nous allons, non pressés, devisant entomologie et
garance. Ma timidité a disparu. La morgue d'un sot
me laisserait muet; la belle franchise d'un esprit élevé
me met à l'aise. Je dis mes recherches de naturaliste,
mes projets de professeur, mes luttes contre l'âpre des-
tinée, mes espoirs et mes craintes. Lui m'encourage,
me parle d'un avenir meilleur. Ah! le délicieux va-et-
vient sur la grande avenue de la gare!
Une pauvre vieille passe, loqueteuse, le dos noué
par l'ùge et le travail des champs. Discrètement elle tend
la main pour l'aumône. Duruy se fouille, trouve sous
les doigts une pièce de deux francs et la dépose sur la
LA CHIMIE INDUSTRIE[XE 347
main tendue. Je voudrais, de mon côté, y ajouter une
paire de sous. Yide comme d'habitude, mon gousset ne
le pouvait pas. Je vais à la quémandeuse et lui glisse
ces mots dans le tuyau de l'oreille :
<( Savez-vous qui vous a fait cette larg-esse? C'est le
ministre de l'empereur. »
Sursaut de la pauvre femme, dont les regards ébahis
vont du généreux personnage à la pièce blanche, et de
la pièce blanche au généreux personnage. Quelle sur-
prise! quelle aubaine! Que Ion bon Dieu ié clone lonrjo
vido e sauta, pecairel fait-elle de sa voix cassée. Et,
saluant d'une inclinaison de tête, elle se retire, regar-
dant toujours dans le creux de sa main.
« Que disait-elle? me demande Duruy.
— Elle vous souhaitait long-ue vie et santé.
— Et pecaire?
— Pecaire est tout un poème ; il résume les attendris-
sements du cœur. »
Et moi aussi, je répétais mentalement le vœu naïf.
Quand on s'arrête avec pareille bonhomie devant la
main tendue d'un mendiant, on a dans l'âme mieux que
les qualités d'un ministre.
Nous entrons dans la g'are, toujours seuls suivant
la promesse, et je vais confiant. Ah! si j'avais prévu
l'aventure, comme j'aurais hâté mes adieux! Voici que
petit à petit un groupe se forme devant nous. Il est trop
tard pour fuir; faisons de notre mieux bonne conte-
nance. Arrivent le général de division et ses officiers,
le préfet et son secrétaire, le maire et son adjoint, l'ins-
pecteur d'académie et l'élite du personnel enseig-nant. Au
cérémonieux demi-cercle fait face le ministre. Je suis à
son côté. D'une part une foule, et de l'autre nous deux.
348 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES
Comme de règle, suivent les assouplissements d'é-
cliine, les vains salamalecs que le bon Duruy était venu
oublier un moment dans mon laboratoire. Saluant saint
Rocb dans sa niche au coin d'un mur, le fidèle s'incline
du même coup devant riiumble compagnon du person-
nage. J'étais un peu le chien de saint Rocli devant ces
honneurs auxquels je n'avais rien à voir. Je reg-ardais
faire, mes affreuses mains rouges dissimulées derrière
le dos sous les larges bords de mon chapeau de feutre.
Après échange des politesses officielles, la conversa-
tion languissant, le ministre me prend la droite dans
les mystères du chapeau et doucement l'entraîne.
<( Montrez donc vos mains à ces messieurs, fait-il ;
d'autres en seraient fiers. »
En vain je proteste d'un mouvement du coude. Il faut
s'exécuter. J'exhibe au jour mes pattes de homard.
« Mains d'ouvrier, dit le secrétaire de la préfecture;
véritables mains d'ouvrier. »
Presque scandalisé de me voir en si haute compa-
gnie, le général ajoute :
« Mains de teinturier dégraisseur.
— Oui, mains d'ouvrier, riposte le ministre, et je
vous en souhaite beaucoup de pareilles. Elles viendront,
j'aime à le croire, en aide à la principale industrie de
votre ville. Versées dans le travail des réactifs chimiques,
elles manient non moins bien la plume, le crayon, la
loupe et le scalpel. Puisqu'on paraît l'ignorer ici, je suis
enchanté de vous l'apprendre. »
Pour le coup, j'aurais voulu rentrer sous terre. Heu-
reusement la cloche du départ sonne. Mes adieux faits
au ministre, à la hâte je prends la fuite. Lui riait du
bon tour qu'il venait de me jouer.
LA CHIMIE INDUSTRIELLE 349
La chose s'ébruita, et il ne pouvait en être autrement,
le péristyle d'une gare n'ayant pas de secrets. J'appris
alors à quels ennuis nous expose l'ombre des puissants.
On me crut personne intluente, disposant à mon gré de
la faveur des dieux. Les solliciteurs me harcelaient. Ce-
lui-ci désirait un bureau de tabac, cet autre une bourse
pour son fils, ce troisième un supplément de pension.
Je n'avais qu'à demander et j'obtiendrais, disaient-ils.
Naïves gens, quelle illusion était la vôtre ! Vous ne pou-
viez trouver pire intermédiaire. Moi postuler! J'ai bien
des travers, je le confesse, mais certes je suis affranchi
de celui-là. De mon mieux, je congédiais les impor-
tuns, ne comprenant rien à ma réserve. Qu'auraient-
ils dit s'ils avaient connu les otTres du ministre relatives
à mon laboratoire, et ma réponse visant, par plaisan-
terie, une peau de crocodile suspendue à la voûte ! Ils
m'auraient traité d'imbécile.
Six mois se passent, et je reçois une lettre me con-
voquant dans le cabinet du ministre. Je soupçonne une
proposition d'avancement dans un lycée de plus grande
importance, et je supplie de me laisser où je suis, près
de mes cuves et de mes insectes. Une seconde lettre
arrive, plus pressante que la première, et cette fois
signée du ministre lui-même. Cette lettre dit: « Venez
tout de suite, ou je vous fais prendre par mes gen-
darmes. »
Nul moyen de tergiverser. Yingt-quatre heures après,
j'étais dans le cabinet de M. Duruy. Avec une exquise
affabilité, il me tend la main, et, prenant un numéro
du Moniteur : « Lisez là, dit-il; vous avez refusé mes
appareils de chimie, vous ne refuserez pas ceci. »
Je regarde la ligne que son doigt m'indique. Je lis
330 SOUVENIRS ENTOMO LOGIQUES
ma nomination dans la Légion d'honneur. Stupide de
surprise, je balbutie je ne sais quoi pour remercier.
« Ycnez ici, fait-il, que je vous donne l'accolade. Je
serai votre parrain. Se passant en secret entre nous
deux, la cérémonie ne vous agréera que mieux. Je vous
connais. »
Il m'épingle le ruban rouge, il m'embrasse sur les
deux joues, il fait télégraphier à ma famille le glorieux
événement. Quelle matinée , en tôte-à-têle avec cet
excellent homme!
Je comprends très bien l'inanité de la quincaillerie et de
la rubannerie décoratives, surtout quand, comme cela se
voit trop souvent, l'intrig-ue vient déshonorer l'honneur;
mais, tel qu'il m'est venu, ce bout de ruban m'est pré-
cieux. C'est une relique, et non un objet de parade. Je le
g-arde religieusement au fond d'un tiroir de ma commode.
Un paquet de g-ros livres est sur la table. C'est le
recueil des rapports sur les progrès des sciences, recueil
entrepris au sujet de l'Exposition universelle qui venait
de se clore, celle de 1867.
« Ces livres sont pour vous, continue le ministre,
emportez-les. Vous les feuilletterez à loisir. Cela pourra
vous intéresser. Il y est un peu question de vos insectes.
Emportez ég'alement ceci, qui vous dédommagera de
vos frais de voyage. Le déplacement que je vous ai
imposé ne doit pas être à votre charge. S'il y a un
excédent, vous l'utiliserez pour votre laboratoire. »
Et il me remet un rouleau de douze cents francs.
En vain je refuse, je fais observer que mon voyage
ne m'est pas aussi onéreux que cela. D'ailleurs son
accolade et son épingle sont inestimables en comparai-
son de mes frais. Il insiste.
LA CHIMIE INDUSTRIELLE 351
« Prenez, vous dis-je, sinon je me fùche tout rouge.
Ce n'est pas tout : vous viendrez demain avec moi chez
l'empereur, à la réception des sociétés savantes. »
Me voyant très perplexe et comme démoralisé par la
perspective d'une impériale entrevue :
« Ne cherchez pas à m'échapper, ou gare aux gen-
darmes dont vous parlait ma lettre. Vous les avez vus
en entrant ici, mes gens à bonnet d'ourson. Ne tombez
pas entre leurs mains. Du reste, pour vous éviter la
tentation de fuir, nous irons ensemble aux Tuileries,
dans ma voiture. »
Les choses se passèrent comme il le voulait. Le
lendemain, en compagnie du ministre, j'étais introduit
dans un petit salon des Tuileries par des chambellans
à culottes courtes et souliers à boucles d'argent. Ce
sont de curieux personnag-es. Leur costume et leurs
allures compassées en font à mes yeux des scarabées
qui, en guise d'élytres, porteraient grand frac café au
lait, barré de clefs au milieu du dos. Dans la pièce
déjà attendaient une vingtaine de personnes, venues
un peu de partout. Il y avait là des explorateurs, des
géologues, des botanistes, des fouilleurs d'archives,
des archéologues, des collectionneurs de silex préhis-
torique, enfin ce qui d'habitude représente la vie scien-
tifique en province.
Entre l'empereur, tout simple, sans autre apparat
qu'un large ruban de moire rouge en sautoir. Rien de
majestueux. C'est un homme comme les autres, ron-
delet, à grosses moustaches, à paupières demi-closes,
qui semblent toujours sommeiller. Il va de l'un à l'au-
tre, cause un moment avec chacun de nous à mesure
que le ministre lui dit notre nom et le genre de nos
3b2 SOUVENIRS EiNTOMOLO GIQUES
occnpaLions. Il passe, assez bien renseigné, des g-laces
du Spitzberg- aux dunes de la Gascogne, d'une charte
carolingienne à la flore du Sahara, des progrès de la
belterave aux tranchées de César devant Alésia. Mon
tour venu, il me questionne sur l'hypermétamorphose
des Méloïdes, mon dernier travail en entomologie. Je
réponds, m'égarant un peu dans le protocole, mélan-
geant le vulgaire monsieur avec le sire, terme dont
l'usage m'est si nouveau.
Tant bien que mal se francbit le pas redouté. D'au-
tres me succèdent. Cette conversation de cinq minutes
avec une Majesté est, dit-on, insigne honneur. Je veux
bien le croire, mais sans désir aucun de recommencer.
C'est fini, des salutations s'échangent et congé nous est
donné. Un déjeuner nous attend tous chez le ministre.
Je suis à sa droite, bien embarrassé de cette distinc-
tion; à sa gauche est un physiologiste de grand renom.
Comme les autres, je parle un peu de tout, même du
pont d'Avignon. Le fils Duruy, que j'ai en face de moi,
me plaisante amicalement sur le fameux pont oi^i tout
le monde danse; il sourit de mon impatience à revoir
les collines embaumées de thym et les oliviers gris
féconds en cigales.
« Comment! demande le père, vous ne visiterez pas
nos musées, nos collections? Il y a là des choses bien
intéressantes.
— Je le sais, monsieur le ministre, mais je trouverai
mieux là-bas et plus à mon goût, dans l'incomparable
musée des champs.
— Alors que comptez-vous faire?
— Je compte partir demain. »
Je partis effectivement, j'en avais assez de Paris;
LA CHIMIE INDUSTRIELLE 353
jamais je n'avais ressenti les affres de l'isolement
comme dans cet immense tourbillon d'hommes. Allons-
nous-en, allons-nous-en, c'était une idée fixe.
De retour parmi les miens, quel poids de moins et
quelle fête! Au fond de l'âme me tintinnabule un caril-
lon sonnant les joies de l'affranchissement prochain.
Petit à petit l'usine libératrice se monte, pleine de
promesses. Oui, je le posséderai, ce modeste revenu
qui comblera mes ambitions en me permettant de
parler bètes et plantes dans une chaire de Faculté.
Eh bien, non, tu ne pourras l'acquérir, ce pécule
de l'affranchi; tu traîneras toujours la chaîne de l'es-
clave; ton carillon sonne faux. A peine l'usine en pleine
marche, une nouvelle se répand, bruit vague d'abord,
écho de probabilités plutôt que de certitudes, puis affir-
mation ne laissant plus de place au doute. La chimie
vient d'obtenir artificiellement le principe tinctorial de
la g-arance; par une préparation de laboratoire, elle
bouleverse de fond en comble l'agriculture et l'indus-
trie de ma région. S'il met à néant mon travail et mes
espérances, ce résultat du moins ne m'étonne pas outre
mesure. Ayant quelque peu taquiné moi-même le pro-
blème de l'alizarine artificielle, j'en savais assez long-
pour prévoir que, dans un avenir non éloig^né, le travail
de la cornue remplacerait celui des champs.
C'est fini, l'écroulement de mes espérances est com-
plet. Qu'entreprendre maintenant? Changeons de levier
et remettons-nous à rouler le rocher de Sisyphe.
Essayons de puiser dans l'encrier ce que nous refuse
la cuve à garance. Laboremus l
23
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
1. — Le Miuotaure Typhée. — Le terrier 5
n. — Le Minotaure Typhée. — Premier appareil d'observation. 24
III. — Le Minotaure Typhée. — Second appareil d'observation. 4.^
IV. — Le Miuotaure Typhée. — La morale 6.5
V. — Le Cione 78
VI. — L'Ergate. — Le Cossus 1 02
VII. — L'Onthophage taureau. — La cellule H8
VIII. — L'Onthophage tam-eau. — La larve, la nymphe 135
IX. — Le Hanneton des pins 149
X. — Le Charançon de l'iris des marais 163
XI. — Les insectes végétariens 172
XII. — Les nains 188
XIII. — Les anomalies 200
XIV. — Le Carabe doré. — L'alimentation 215
XV. — Le Carabe doré. — Mœurs nuptiales 229
XVI. — La Mouche bleue de la viande. — La ponte 241
XVII. — La Mouche bleue de la viande. — Le ver 259
XVIII. — Un parasite de l'asticot 276
XIX. — Souvenirs d'enfance 292
XX. — Insectes et champignons 303
XXI. — Mémorable leçon 322
XXII. — La chimie industrielle 337
SOCIÉTÉ ANO.NYME D IMPRIMERIE DE VILLEFRANCHE-DE-ROUERGUK
Jules Bardoux, Directeur.
Librairie CH. DELAQRAVE, \o, rue Soufflot, Paris
Ouvrages de J.=^H. FABRE
(Extrait du Catalogue généra/)
Souvenirs Entomologiques
Études sur l'iustinct et les Mœurs des Insectes
Ir*: Série. — Un volume in-S'% broche 3 50
Le Scarabée sacré, le Cerccris, le Spbcx. /es /tiumopbiles, les Beuil>cx.
itii Parasite, les Cbalicodomes, etc.
2" Série. — Un volume in-8", broché 3 50
L'Harmas, l' Awmophile, le l'er gri