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Souvenirs littéraires

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Souvenirs littéraires

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Souvenirs littéraires

ToA'RJS

ALPHONSE LEMERRE, EDITEUR

23-p, PASSAGE CHOISEUL, 23-31

M DCCC XCIV

oA qA\VÈT>E 'Bvi'RJZMiE

Uous me les ave\ souvent demandes, ces Souvenirs littéraires : les voici enfin, et je vous les dédie. Seu- lement, il aurait fallu avoir votre plume pour les écrire.

É. G.

Souvenirs littéraires

i^jmovucrio^Ni

)p\wf^{ es hasards de ma vie, mon goût et une @ ^kêyl étoile heureuse, m'ont permis d'ap- âîâ^S/l procher de bien des hommes célèbres de mon temps. Plusieurs même m'ont aimé. Je crois donc acquitter une dette de reconnaissance en racontant ce qu'ils m'ont révélé de leur carac- tère et de leur vie. Chacun de nous, d'ailleurs, est le témoin et le juge de son siècle; cheun a le droit de dire ce qu'il a vu près de lui, dans son horizon, si limité qu'il soit. Pour quelques-uns,

SOUVENIRS LITTERAIRES

c'est même un devoir; car c'est avec ces témoi- gnages que se fait l'histoire d'une époque.

Je remplis ce devoir à cette heure, en recueil- lant, à la fin de ma carrière, les souvenirs que m'ont laissés quelques-uns de mes contemporains les plus en vue dans les lettres et les arts. Leur fortune a été diverse, leur gloire inégale. La mort ne les a pas encore mis tous à leur place : les uns ont été déifiés, les autres calomniés ; l'oubli même menace d'effacer quelques traits de leur physio- nomie véritable. Je tâcherai de rester dans la jus- tice en les appréciant, et d'éviter le boswellisme en les racontant. Je me bornerai, du reste, aux rapports personnels que j'ai eus avec eux. Mes amis seront les garants de ma sincérité. Ils savent que je n'ai jamais cherché que la justice, ou du moins ce que j'ai cru tel, et que mon seul but est la vérité.

Avant de parler des hommes célèbres que j'ai fréquentés, au risque de me vieillir encore plus, je dirai quelques mots de ceux que j'ai pu entre- voir dans ma prime jeunesse, Chateaubriand, Béranger, Lamennais.

Je n'ai vu Chateaubriand que deux fois : la première à Notre-Dame, lors des conférences du P. Lacordaire, vers 1840. A la sortie de l'église, un groupe d'étudiants, dont je faisais partie, le reconnut; nous le suivîmes en silence et respec- tueusement. Mais arrivés au pont Neuf, des accla-

INTRODU CTION

mations s'élevèrent peu à peu; on cria : « Vive Chateaubriand! » Les passants s'arrêtèrent. Cha- teaubriand monta dans un des cabriolets qui sta- tionnaient sur le quai, et échappa lentement à cette ovation improvisée, en nous saluant avec une grâce émue.

Quelques années après, je regardais des gra- vures sur le quai Voltaire, quand je vis passer près de moi un vieillard que je reconnus bien vite : c'était lui. Petit, grêle, la tête forte, trop forte même pour sa taille, une badine à la main, serré dans une redingote noire, d'une tenue très soignée, élégante, il marchait allègrement. Il vit à mon regard que je le reconnaissais, et il ébaucha un salut que je m'empressai de lui rendre. Son regard était beau et plein de feu ; celui de Cousin me l'a rappelé. allait-il ainsi?

C'était un jour de printemps. Plus tard, en li- sant les Enchantements de Trudence, je me suis fi- guré qu'il allait à un de ces rendez-vous, près du Jardin des Plantes, que Sainte-Beuve a été le premier à nous révéler.

J'espérais toujours le revoir et lui être pré- senté. A cette époque, je méditais un roman, que je n'ai jamais écrit, comme il advient trop souvent de tant de projets de la vingtième année. Mais j'en avais composé d'avance la dédicace : c'était toujours cela. Sur l'exemplaire qui lui était destiné, je devais écrire ces vers :

SOUVENIRS LITTÉRAIRES

Acceptez cet humble présent, Le disciple l'offre au grand maître. De René c'est un fils peut-être... Que l'aïeul bénisse l'enfant !

L'aïeul n'a rien eu à bénir; le roman ne vint pas à terme, et Chateaubriand mourut en 1848.

Quant à Béranger, je ne l'ai aperçu qu'une seule fois, au Salon Carré du musée du Louvre. Je le reconnus tout de suite, quoique je ne l'eusse jamais vu. Mais il ressemblait tellement à ses in- nombrables portraits que l'on ne pouvait s'y mé- prendre. Je le suivis quelque temps sans affecta- tion, jusqu'à ce qu'il remarquât mon insistance, pourtant discrète, à le suivre de mes regards. Je ne le voyais pas sans émotion. Il avait été un des poètes favoris de mon enfance : mon père chan- tait ses chansons, et les imitait même, sous la Restauration, s'il vous plait. J'avais tou- jours rêvé de l'approcher et de lui apporter mes premières poésies. Je savais qu'il aimait la jeu- nesse et qu'il l'accueillait avec bonté. Je ne lui avais pas préparé un quatrain comme à Chateau- briand, mais je devais lui adresser une belle lettre qui commencerait ainsi : « Monsieur, je suis poète, j'ai dix-huit ans, et je ne veux pas mourir sans vous connaître, etc. »

Je n'eus pas plus l'occasion de lui écrire cette lettre que je n'eus celle d'envoyer mes vers-dédi-

INTRODUCTION

cace à Chateaubriand ; me? poèmes restèrent dans les limbes dormait mon roman. Mais, plus tard, quand je racontai à Mme Tastu, dont Bé- ranger était l'ami, mon intention et le début de cette épître projetée, elle en rit beaucoup et re- grettait fort que je ne la lui eusse pas adressée. Elle prétendait que rien au monde n'aurait plus amusé Béranger, et qu'il eût accueilli certaine- ment avec la plus grande bienveillance l'auteur de la lettre, et le jeune poète de dix-huit ans, qui ne voulait pas mourir sans le voir.

Il mourut lui-même pendant que j'étais en Orient, et au moment j'aurais pu enfin lui faire hommage de mon premier poème. Mais je n'avais plus dix-huit ans, et j'aurais manqué mon effet.

C'est en 1843 ou J^44 9ue J'eus l'honneur d'être présenté à Lamennais, chez le général Bau- drand, ancien gouverneur du duc d'Orléans. Le général était l'allié de ma famille : un de mes grands-oncles avait épousé sa sœur. Lui-même avait épousé, sur le tard, une ravissante jeune femme, Mlle de Charlus, dont la mère était An- glaise, et qui réunissait la grâce française au sé- rieux de la race anglo-saxonne. Elle s'était plu à rassembler dans son salon les hommes célèbres les plus divers, et même les plus disparates d'opi- nions et de génie : Guizot, Arago, Humboldt, Lamennais, Liszt, l'abbé de Guerry, Ary Scheffer.

SOUVEN'IRS LITTÉRAIRES

Ce dernier avait fait d'elle un portrait charmant; il l'épousa quand elle devint veuve du général Baudrand.

La réunion était grave, comme on le pense bien : une table de whist ou de trictrac pour le général et ses vieux compagnons d'armes, un jeu d'échecs pour l'abbé de Lamennais. Cependant Liszt se mettait quelquefois au piano, ou bien l'on essayait un timide quadrille pour amuser les deux jeunes filles de M. Guizot, sous l'œil de leur grand'mère. J'eus l'honneur de faire de temps en temps la partie d'échecs de Lamennais. Il n'était pas de première force, mais il n'aimait pas perdre; j'étais bien le partner qu'il lui fallait. Souvent, après la partie, il s'esquivait sans bruit, et Mme Baudrand me priait de l'accompagner sans en avoir l'air; elle craignait de le voir s'aven- turer seul dans la rue, à cette heure avancée du soir, et surtout ayant à traverser le boulevard à la hauteur de la Madeleine. Il fallait agir de ruse; car l'abbé, soit par discrétion, pour ne déranger personne, soit par cet amour-propre qu'ont presque tous les vieillards, qui n'aiment pas qu'on leur rappelle leur âge par trop de prévenances, préférait partir sans qu'on s'occupât de lui. Je partais donc aussi, mais non avec lui; je le rejoi- gnais dans l'escalier ou dans la cour; nous sor- tions ensemble et je finissais par lui faire accepter mon bras de la rue Saint-Florentin, demeu-

INTRODUCTION

rait le général, jusqu'à la rue Tronchet, il occupait un modeste quatrième. Il craignait les visites et les importuns. Pour arriver jusqu'à lui, il fallait être armé d'un laisser-passer.

J'ai gardé longtemps un petit carré de papier il avait écrit de sa nette et ferme écriture cette recommandation à son concierge : zM. Vincent est prié de laisser monter £M. Edouard Grenier, por- teur de ce billet. Un amateur d'autographes me l'a pris. Je n'ai plus de ce grand écrivain que le souvenir des heures passées avec lui et l'image vivante de cette figure si originale. Les ans n'ont pu l'effacer de ma mémoire. Il était petit, lui aussi, exigu, si l'on peut dire, mince d'épaules et maigre; une redingote brune, qui rappelait va- guement la soutane, enveloppait ses membres grêles; de longs cheveux gris rejetés en arrière semblaient alourdir sa tête mélancolique, habi- tuellement penchée sur sa poitrine; un double sillon se creusait entre ses sourcils épais au-dessus de ses yeux qu'il tenait baissés, comme tous les méditatifs. Il parlait peu d'ordinaire; mais quand il s'animait, sa parole devenait éloquente et forte. Il travaillait alors à son Esquisse d'une philo- sophie.

En marchant à côté de cet homme illustre, je ne pouvais m'empêcher de songer à sa destinée étrange, de l'admirer et de le plaindre. La dou- leur était empreinte sur toute sa personne. Il était

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entré dans les ordres sans la vocation, sans la discipline d'esprit préparatoire. L'imagination l'entraînait, et elle a sa logique, comme la raison. Il cherchait la vérité, et, quoi qu'on en ait dit, il fut le martyr de sa sincérité. Après avoir possédé la foi la plus entière, il avait quitté l'Église et abjuré son hautain dogmatisme pour suivre la raison, sa raison à lui, et elle lui avait fait faire du chemin. De la légitimité et de la théo- cratie, il avait passé à la démocratie et à la répu- blique, accomplissant ainsi cette courbe qui semble fatale à notre époque, et que tant d'au- tres génies contemporains ont parcourir comme lui dans le ciel de la pensée, Chateau- briand, Lamartine, Victor Hugo. Parti du sanc- tuaire, il avait écrit les "Paroles d'un croyant; prêtre, il était devenu l'ami de George Sand et de Bé- ranger. On a dit qu'il avait été égaré par son orgueil blessé, que Rome l'avait humilié, que son ambition avait été déçue. Je n'en crois rien. Il ne fut que logique. Il est vrai que dans la Divine Comédie, Dante fait dire au diable : ce Tu ne sa- vais donc pas que j'étais logicien? » Mais Dieu seul voit le fond des cœurs. Celui dont je parle fut malheureux, inquiet, tourmenté par son génie et toujours de bonne foi; il chercha la justice et la vérité, il fut pauvre, charitable et vraiment humble; car il a voulu dormir dans la fosse com- mune, tandis que son compatriote Chateaubriand

INTRODUCTION

repose à part dans l'orgueilleuse solitude du Grand-Bé. Paix à sa cendre ignorée!

Ceci dit en forme de prologue, je passe aux écrivains que j'ai plus particulièrement connus, et je commence par le plus grand de tous : La- martine.

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e n'ai connu Lamartine que tard, en 1848. Ii avait été le charme et l'idole de ma jeunesse, comme il le fut de tous mes contemporains, nés en même temps que les éMcditations. Je l'admirais en silence et de loin, n'étant pas de ceux qui forcent la porte des grands hommes, sous prétexte d'admiration. Une fois, cependant, j'avais été tenté de lui ré- véler mon existence et mon cuite. C'était à l'oc- casion de la mort de sa fille. J'avais seize ans, et je venais de lire son Voyage en Orient. Cer- taines pages m'avaient profondément ému; je les avais mouillées de mes larmes. J'essayai de traduire en vers les sentiments que m'inspirait

LAMARTINE II

cette mort si touchante de Julia. Mais une crainte pieuse m'arrêta : j'eus peur de réveiller une telle douleur au cœur du père, et je n'osai adresser à un si grand poète des vers de commençant, si peu dignes de lui et du sujet. Je me tus donc et je gardai pour moi mon effusion lyrique ina- chevée.

Plus tard, à la Chambre des députés, j'eus la bonne fortune de voir enfin Lamartine à la tri- bune et de l'entendre dans les luttes oratoires de la coalition, en 1859. Son éloquence me ravit à l'égal de sa poésie. Mais il fallait une révolution pour qu'il me fût permis de l'approcher. Cette révolution arriva en 1848; et voici comment j'eus enfin le bonheur de le voir de plus près et de lui parler.

J'avais été chargé d'une mission en Allemagne par le ministère des Finances, en 1847. A la nou- velle des journées de Février, qui me surprit à Vienne, je m'étais hâté de rentrer à Paris. J'y ar- rivais à peine, que je reçus une visite bien inat- tendue. Un inconnu, d'âge mûr, de tenue fort correcte, la figure fraîche et rasée, le regard fin, le chef orné d'une perruque blonde, se présenta lui-même, sous le prétexte de me demander des renseignements sur cette Allemagne d'où j'arri- vais et dont on lui avait dit que j'avais une con- naissance toute spéciale. Je me prêtai à son désir, tout en me demandant quel était ce personnage.

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Il m'interrogea assez longuement; je lui répondis de mon mieux. Il paraît que l'examen tourna en ma faveur, car, après une causerie de plus d'une heure, il se leva en me disant qu'il était le baron d'Eckstein, l'ami de M. de Lamartine, qui l'avait prié de l'aider à reconstituer ses légations d'outre- Rhin, en lui trouvant des jeunes gens sachant l'allemand et connaissant l'Allemagne : « Je viens de sa part, ajouta-t-il, vous demander si vous voulez bien faire partie de cette nouvelle diplo- matie républicaine. On lui a parlé de vous avec éloge, et je vois qu'on ne l'a pas trompé. Allez le voir demain au ministère; je le préviendrai de votre visite; il sera heureux de vous voir. »

Je dis au baron d'Eckstein combien cette ou- verture me faisait plaisir, puisqu'elle réalisait un de mes vœux les plus chers, et le lendemain je me rendis au boulevard des Capucines : on de- vine avec quelle émotion et dans quels senti- ments.

On se ferait difficilement une idée de l'aspect de Paris à cette époque. Tout était en ébullition. Le Gouvernement provisoire siégeait en perma- nence à l'Hôtel de Ville, et Lamartine, qui en était l'orateur acclamé et sans cesse réclamé, avait à peine le temps dans la journée de passer une heure ou deux à son ministère, situé alors boule- vard des Capucines. Je le trouvai dans un de ces moments de répit. Il me reçut sur-le-champ, me

LAMARTINE I]

fit asseoir en face de lui, et je pus contempler enfin cette noble figure de tout près. Grand, maigre, élancé, portant la tête haute, le regard droit, la voix sonore, le geste large, il semblait fait pour le gouvernement des hommes et pour le porter légèrement : rien d'agité ni de compassé ; une sorte d'allégresse héroïque l'animait. Il m'ac- cueillit avec une affabilité charmante et par des paroles trop flatteuses. J'ai su depuis que c'était son habitude : il voyait tout en beau et en grand. Je lui exprimai mon émotion, mon bonheur de le voir enfin, à cette heure il était l'espoir et le salut de la France, après en avoir été l'enchan- teur poétique; j'ajoutai que je n'avais pas besoin de lui dire avec quelle joie je servirais sous ses ordres une politique inaugurée avec tant d'éclat par le manifeste à l'Europe qu'il venait à peine de publier. Il me fit quelques questions sur les pays que je venais de visiter et me congédia en me promettant de me rappeler très prochainement pour m'annoncer la place qu'il me destinait dans sa diplomatie.

Cette nomination ne fut pas aussi prompte qu'il l'avait pensé et que je l'espérais. Elle tarda plus d'un mois.

En attendant, j'avais de quoi m'occuper et me distraire : Paris offrait le plus curieux et le plus étrange des spectacles. Je l'ai dit, rien ne peut en donner une idée. L'Hôtel de Ville était comme le

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cratère d'un volcan. Tous les éléments révolution- naires encore en fusion y bouillonnaient au grand jour, prêts à déborder sur la France et l'Europe.

Le Gouvernement provisoire était la seule et frêle digue qui contînt encore les partis. Tantôt il avait la force de s'opposer à leurs efforts, tantôt il avait la faiblesse d'y céder pour donner à l'anar- chie une apparence de légalité. Ouverte ou ca- chée, la lutte était partout, même au sein du pouvoir.

L'Hôtel de Ville avait l'air d'une ruche; la place regorgeait de monde, et c'était un va-et- vient perpétuel sur les escaliers du vieux palais, témoin de tant de révolutions. Pourtant on n'y entrait qu'en vertu d'une mission expresse ou muni d'un laisser-passer. J'en avais un qui m'avait été donné par un de mes amis, fort avant dans le mouvement ; Bixio, homme rare, dont j'aurai à parler plus tard. Je m'en servais presque tous les jours; je m'asseyais dans un coin de la grande salle, et j'assistais aux manifestations. On appe- lait ainsi l'irruption d'une bande quelconque de citoyens qui venaient poser une question et sou- vent même un ultimatum aux détenteurs du pou- voir. Il y en avait de tout genre, de ces manifes- tations. Le comique s'y mêlait au tragique, et la niaiserie y coudoyait l'héroïsme. Le flot popu- laire venait battre à chaque instant la salle se tenait le Gouvernement provisoire. Vacillant,

LAMARTINE If

sans défense, il avait l'air d'un navire en perdition destiné à disparaître dans la tempête. Il ne résis- tait qu'en se laissant aller à la dérive et aux coups de vent des factions déchaînées.

Lamartine seul gardait tout son sang-froid, son bon sens, bien plus admirable qu'on ne croit, et surtout le courage de ses opinions. Il avait à lutter à la fois contre le jacobinisme de Ledru- Rollin et le socialisme de Louis Blanc, sans compter les utopies ardentes de la multitude, et son héroïsme faisait face à tous les dangers, comme son éloquence répondait à tous les so- phismes. Je ne l'ai pas vu le jour du « drapeau rouge » . Mais que de fois ne i'ai-je pas vu répondre aux différentes députations qui se succédaient à l'Hôtel de Ville presque sans interruption ! Arago, Marie, le vieux Dupont de l'Eure, Pagnerre même, prenaient bien la parole. Mais la foule deman- dait, exigeait Lamartine; on eût dit qu'elle n'était venue vraiment que pour le voir et l'entendre. On allait donc le chercher. Il venait, calme, noble, la tête haute; il demandait à ses collègues quelle était la question du moment et l'objet des réclamations populaires.

Le silence se faisait tout à coup dans la foule. Alors, tout de suite, presque sans se recueillir, il prenait la parole, et de sa belle voix sonore, avec le geste de l'autorité et de la conviction, il impro- visait une réponse toujours admirable d' éleva-

l6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

tion et de justesse, et la foule l'acclamait et s'en retournait contente et calmée. Il y a ici-bas peu de spectacle aussi grand, aussi rare, que de voir ainsi l'éloquence du génie unie à l'héroïsme du caractère, et je remercie le ciel de m'avoir permis de le-contempler.

Je me rappelle surtout la journée du 17 mars,- quand le parti populaire donna la réplique à la manifestation de la veille, dite des ce bonnets à poil ». Plus de cent mille ouvriers défilèrent de- vant le Gouvernement provisoire. Les chefs de clubs avaient pris la tête et porté la parole, en essayant d'intimider le Gouvernement ou du moins de le diviser, faussant ainsi les intentions du peuple, qui venait au contraire apporter son adhésion et affirmer sa confiance dans le Gou- vernement, en le remerciant de sa résistance de la veille aux demandes de la bourgeoisie.

Quand l'immense procession eut fini de s'é- couler, les membres du Gouvernement restés seuls dans la grande salle s'interrogèrent, avec une anxiété bien naturelle, sur le sens véritable et les conséquences possibles de cette journée confuse. De temps en temps des ouvriers ren- traient un à un, en demandant avec indignation s'il était vrai que les porte-paroles eussent menacé le Gouvernement, et affirmaient avec chaleur que le peuple était venu au contraire pour l'appuyer et l'encourager.

LAMARTINE 17

Je vois encore Lamartine, calme, grave, im- passible, les bras croisés, disant : ce Quel que soit le sens de cette manifestation, nous n'en sommes pas moins à la merci des conspirateurs et des fac- tieux, ils peuvent nous jeter par les fenêtres, si bon leur semble. Quant à moi, je suis bien dé- cidé : je ne sortirai d'ici que les pieds en avant. » Et, dans sa bouche, ce n'étaient pas de vaines paroles.

Ici-bas, rien ne dure : cette dictature de l'élo- quence, cette popularité du génie ne pouvaient avoir qu'un temps. Il fut court. Les conserva- teurs, remis de leur frayeur, ne pardonnèrent pas à Lamartine de n'avoir pas voulu se séparer de Ledru-Rollin ; et le peuple, égaré par les sophismes de Louis Blanc et les excitations des chefs de clubs, se lassa d'attendre et de l'entendre. On a blâmé Lamartine de cette ligne de conduite, et on a eu tort. Certes, s'il eût été un vulgaire am- bitieux, la partie était belle : il n'avait qu'un mot à dire et à répudier son collègue, et toute la France l'acclamait. Oui, mais à Paris, c'était le signal de la guerre civile, c'étaient les journées de Juin, trois mois plus tôt. L'idée d'acheter le pou- voir au prix du sang de ses concitoyens l'eût fait frémir d'horreur. Il y sacrifia sa popularité, et il dut le prévoir. Cependant, qui sait? peut-être eut-il aussi sa part d'illusion. Il put se dire qu'il reconquerrait facilement cette faveur populaire

l8 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

en dominant par l'ascendant de son génie cette assemblée qu'on allait élire. S'il en est ainsi, il se trompait. Dans la vie, et surtout en révolution, la même vague ne vous reprend jamais.

Avant de partir pour Constantinople, il m'avait nommé secrétaire d'ambassade, j'allai le remercier chez lui; il demeurait alors rue de l'Uni- versité. Il me présenta à Mme de Lamartine. Une jeune femme était là, dans l'ombre, timide et simplement vêtue. J'ai oublié son nom. On m'a dit depuis que c'était l'original de Geneviève, l'un des récits du poète. C'est le seul souvenir que j'aie gardé de cette première visite.

Les années passèrent. La République tomba, l'Empire s'éleva. Je ne voulus pas le servir. J'allai en Orient, et je n'entrai réellement dans un com- merce suivi avec ce grand homme qu'en 18^7, à mon retour de Moldavie, et au moment j'allais publier mon premier poème. Que de changements depuis ma dernière entrevue! La République était morte, la liberté aussi, l'Empire régnait et semblait établi pour de longs jours. Lamartine avait connu toutes les amertumes : l'ingratitude, l'abandon, la ruine, une double ruine, celle de sa fortune et celle de ses idées. La vieillesse aussi était venue. Mais il ne pliait pas. Je le trouvai debout, faisant face à tous les coups du sort, et aussi calme dans l'adversité que je l'avais vu au temps de ses triomphes. Pour ra-

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cheter la fortune des siens compromise par le désordre de ses affaires, il s'était mis à la tâche, et avait attelé son génie à un travail surhumain. Il habitait alors rue Vilie-l'Evêque le rez-de- chaussée d'une maison occupée à présent par une des annexes du ministère de l'Intérieur. On fran- chissait la cour et l'on entrait dans un salon oblong assez étroit. Là, tous les soirs, on était sûr de trouverM.de Lamartine jusqu'à dix heures, se reposant de son travail du jour dans la cau- serie de quelques amis fidèles ou d'étrangers de distinction qui ne voulaient pas traverser Paris sans le voir. Il publiait alors ses Entreliens llrré- raires, il a enfoui tant de pages merveilleuses et trop oubliées. Il se faisait réveiller à cinq heures en toute saison, prenait une tasse de thé, et se mettait à l'ouvrage jusqu'à midi sans désemparer. La table de sa petite chambre et même le parquet se jonchaient bientôt de feuilles couvertes de son élégante et rapide écriture : jamais de rature. Ce qu'il produisait ainsi dans ces six ou sept heures matinales tient du prodige. Il improvisait la plume à la main avec la même facilité qu'à la tribune, et Dieu me pardonne si j'ajoute que le poète lui-même jouissait du même don. J'ai vu le carnet chaque matin, en se promenant dans les bois de Saint-Point, il écrivit au crayon son poème de Jocelyn. Tout est du premier jet, pas de repentir ou de correction; c'est la netteté

20 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

même, tout coule de source avec cette grâce heureuse et légère, et cette abondance magnifique qui est le caractère de son génie.

A midi, sa journée de travail était finie; il dé- jeunait alors, vaquait à ses affaires, se promenait, lisait. Le soir, il ne sortait jamais, même pour aller au théâtre, qu'il adorait, disait-il. Il était d'une rare sobriété, presque végétarienne, buvait à peine de vin. Comme j'admirais un jour la constance de ses habitudes de travail matinal, et que je lui demandais s'il s'était accoutumé à ce lever de cinq heures en toute saison : « Jamais, me répondit-il; cela me coûte autant que le pre- mier jour. » Quelle leçon pour les paresseux !

Le soir, l'étroit salon était toujours ouvert. Mme de Lamartine naturellement en faisait les honneurs, mais avec une discrétion qui ressem- blait presque à de la timidité. Elle semblait s'ef- facer devant le maître de la maison, comme si elle ne portait pas aussi ce grand nom, comme si elle n'était pas la moitié de cette illustre des- tinée, la compagne des jours heureux et le bon génie, le bon conseil, la consolation des jours mauvais. Retirée dans un coin, d'une mise tou- jours simple, comme en deuil, grave, triste même, elle prenait peu de part à la conversation. Mais ses moindres paroles témoignaient de son cuire pour M. de Lamartine. Le malheur et l'ingra- titude des hommes n'avaient fait qu'agrandir

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cette religion; et pourtant à certains mots on pouvait soupçonner que la prêtresse jugeait le dieu. Elle avait souffert avec lui, et peut-être par lui. Si elle n'approuvait peut-être pas tout, elle ne blâmait jamais. Il y avait quelque chose de maternel dans son indulgence attristée et ma- gnanime. Avait-elle été jolie? Il eût été difficile de répondre. On ne voyait plus, à cette époque, sous des cheveux noirs, qu'une toute petite figure sillonnée de rides, si pâle, si mince, si atténuée qu'elle me faisait penser malgré moi à ces fleurs desséchées qu'on a oubliées entre les pages d'un livre. A ses côtés, les deux nièces de Lamartine, Mme de Pierreclos et Mlle Valentine de Cessia, la suppléaient comme maîtresse de maison avec toute la grâce de la jeunesse. Mme de Pierreclos, vive, spirituelle, exubérante, avait quelque chose de l'abondance géniale de la race; Mlle Valentine, plus jeune, grande, élancée, pleine de grâce et d'amabilité, offrait le type achevé de la distinc- tion aristocratique. Quant au maître de la maison, s'il n'était pas accaparé par un de ses admira- teurs et surtout une de ses admiratrices, il causait peu ordinairement. Assis sur le canapé entre ses deux levrettes, il semblait à peine suivre la con- versation et s'y intéresser. Souvent aussi il se promenait dans la longueur du salon, évitant le petit lustre qu'il touchait presque du front, les mains dans les poches de son large pantalon à

2 2 SOU V EN 1RS LITTÉRAIRES

blouse, sans rien dire, absorbé dans ses pen- sées. Puis tout à coup, sans interrompre sa pro- menade, il lançait en passant un mot, une phrase qui résumait ou éclairait la conversation. Par exemple, je causais un soir de Marseille avec Autran. Lamartine nous entendit et, sans s'ar- rêter, de sa belle voix sonore il nous dit : « Mar- seille, c'est le quai de la France. » Je lui répondis en citant ses vers, ceux qui terminent cette admi- rable pièce qu'il adressait à l'Académie de Mar- seille, la veille de son départ pour l'Orient :

Et toi, Marseille, assise aux portes de la France, etc.

Parmi les plus fidèles visiteurs de ces dernières années, je me rappelle son grand ami Dargaud, Vallette le philosophe, Préault le sculpteur, les peintres Huet et Rudder, Hubert Saladin, le gé- néral Caillé et sa charmante femme, Mme Dam- rémont, la sœur du maréchal Baraguay-d'Hilliers, avec Mme de Chamailles, sa Elle, Ronchaud, Emile Ollivier, Laguéronnière, Mme de Peyronnct et ses ravissantes jeunes filles, le ministre protes- tant Martin Paschoud, M.. Chamboran, M. de Mareste, d'autres encore que j'oublie. Nadaud et Vivier venaient aussi parfois égayer cette gran- deur déchue et ses rares courtisans.

Le plus fidèle et le plus fréquent était Dargaud. Je l'y ai toujours rencontré. Je suis sûr qu'il écri-

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vait ou pour le moins notait ses entretiens de chaque jour avec Lamartine. On a en retrouver des fragments dans ses papiers, et il serait bien à désirer qu'on les publiât. Il était bien plus jeune que son grand ami. Il avait l'air de se regarder d'avance comme l'exécuteur testamentaire, l'hé- ritier présomptif des intentions littéraires et des causeries de Lamartine. Peut-être avait-il eu la maladresse de lui laisser voir cette ambition. En tout cas, il eut la maladresse de mourir avant lui. J'entends encore Lamartine, quelques années après, s'écrier avec un demi-sourire : « Ce pauvre Dargaud! il espérait bien m'enterrer. »

Quand il écrivit son Entretien littéraire sur Machiavel, il n'avait pas ses œuvres sous la main. J'en avais un exemplaire d'une édition compacte en un seul volume; je le lui apportai, et il le lut comme il lisait presque tout, à coup de pouce, en parcourant les pages d'un regard rapide; il marquait seulement en marge d'un grand trait de crayon les passages qu'il voulait citer. Rien n'était plus caractéristique. Devant un homme, un paysage, une question, il ne s'astreignait pas à l'étude, à un examen approfondi. Il jetait un regard, se fiait à son instinct, reconstruisait tout dans son imagination et concluait. Il n'étudiait pas, il devinait, et cet instinct divinateur était vraiment prodigieux. S'il l'a égaré quelquefois, en d'autres moments il l'a fait toucher à la pro-

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phétie. Qu'on se rappelle son discours sur les fortifications de Paris, il a peint d'avance la Commune, et celui sur la rentrée des cendres de Napoléon, il prévoit et prédit le retour de l'Empire, et cela en 1840.

A propos de Machiavel, je lui demandai ce qu'il pensait du buste du secrétaire Florentin qui est aux Offices. Il n'en avait pas gardé souvenir. Je me rappelai que Lanfrey en avait une photo- graphie. J'allai la chercher et la lui apportai. Il la regarda un instant : « Ça, s'écria-t-il avec mé- pris, un portrait de Machiavel! Jamais!» Et, dans sa colère, je vis le moment il allait jeter à terre et briser le cadre et la photographie, comme s'ils lui appartenaient. Je me hâtai de la reprendre de ses mains pour pouvoir la rendre à Lanfrey. Si j'ai cité ce mouvement et si j'en ai été frappé, c'est qu'il me prouva une fois de plus la rapidité et la sûreté de son jugement dans cer- tains cas. Il avait, comme je l'ai dit, des intuitions étonnantes et souvent infaillibles. Je ne sais si le buste de Florence porte encore aux Offices la même attribution; mais Lamartine avait raison: ce n'est pas le portrait de Machiavel, c'est celui d'un duc de Bourgogne. J'en ai acquis la certi- tude plus tard, à l'une de nos expositions rétro- spectives.

A part ces jugements d'instinct et ces éclairs d'intuition, il ne possédait pas le vrai sens cri-

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tique, celui qui nous fait voir la réalité sous son vrai jour, qui la reçoit sans prévention, l'étudié, l'analyse et l'accepte telle qu'elle est, la pénètre et s'en pénètre surtout, sans y mettre du sien, en cherchant la vérité qui se cache sous ses mobiles apparences. Son imagination s'interposait entre son regard et les choses, et ne lui en permet- tait pas toujours la claire vision. Ses paysages d'Orient ne ressemblent en rien à ceux qu'a si bien vus et si bien décrits Chateaubriand. C'est que Chateaubriand les voyait en artiste et Lamar- tine en poète. Il en était de même pour les évé- nements et les hommes, et leurs œuvres d'histoire s'en ressentent : on comprend très bien l'excla- mation de Chateaubriand à la lecture des Giron- dins. « Le malheureux! il a doré la guillotine! » Cette impossibilité de s'en tenir à la nature, cette faculté d'embellissement involontaire se retrou- vent dans presque toutes ses descriptions et ses portraits. Nous pouvons en juger par ceux de nos contemporains que nous avons connus et qu'il a dépeints. Il a fait, par exemple, dans son cours de littérature, un portrait de Louis de Ron- chaud au physique qui est aussi loin de la réalité que possible; au moral, il n'a rien dit de trop : l'homme, l'ami, l'écrivain méritaient les éloges charmants qu'il lui prodigue à juste titre, et du poète il eût pu dire encore davantage.

Ce prisme qui lui faisait jeter ainsi sur toutes

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choses un arc-en-ciel de bienveillance et de beauté ne provenait pas seulement de son ima- gination : il l'avait aussi dans le cœur. Le fond de sa nature, sa qualité maîtresse, comme on dit à présent, était la magnificence et la générosité. C'est ce qui fit de lui le héros de 1848, l'impro- visateur inspiré de tant de beaux discours, de si admirables poésies que tout le monde connaît, et l'auteur ignoré de tant de bienfaits inconnus, et aussi, hélas! pourquoi ne pas le dire? le vieil- lard indigent des dernières années qui tendait la main à la France oublieuse.

Puisque j'ai fait allusion à cette triste et su- prême période de sa vie, qu'il me soit permis de donner ici les explications les plus plausibles de cette ruine, telles du moins que je me les suis données dans le temps à moi-même, ou que je les ai recueillies dans son entourage. La première at- teinte portée à sa fortune fut peut-être ce fastueux voyage en Orient, quoiqu'il ait prétendu qu'il ne lui avait coûté en tout que deux cent mille francs. La politique, qui le prit à son retour, n'était pas faite pour réparer cette première brèche; la révo- lution de 1848, qui ruinait tout le inonde, ne pouvait qu'aggraver cet arriéré. On le voyait au pouvoir, on croyait à sa richesse, on savait, en tout cas, son inépuisable charité, et toutes les misères, vrais ou fausses, s'adressaient à lui, comme toutes les espérances. Ce qu'il donna

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durant le court règne de sa popularité est in- croyable : Mme de Lamartine m'avoua un jour que leurs aumônes de quelques mois, en 1848, avaient dépassé cent mille francs. Peut-être, en liquidant sa situation après le coup d'État, n'eût- elle eu rien d'irréparable. Mais la confiance en son génie et son travail, et, il faut le dire aussi, son infatuation étrange à l'endroit de sa science financière, l'emportèrent et le précipitèrent dans l'abîme. Il voyait les Girardin, les Mirés, les Pe- reire, élever de rapides et colossales fortunes. Il se croyait de force à les imiter et à les dépasser. Ne m'a-t-il pas dit à moi-même et sérieusement : ce Je n'ai jamais étudié que deux choses, l'éco- nomie politique et les finances?» Je n'ai pu m'empêcher de sourire en entendant ces paroles et j'ai fait sourire en les citant parfois. Mais, qui sait? peut-être étaient-elles vraies, autant qu'elles étaient sincères. Je l'ai déjà dit : il se fiait presque toujours à son intuition, et s'il a étudier quelque chose par exception, ce devaient être les questions relevant de la science et de l'expé- rience, où cet instinct divinatoire devait s'appuyer au moins sur des connaissances acquises. Cette illusion à l'endroit de sa capacité financière et de son génie spéculateur n'était pas le seul danger de cette noble nature: sa bonté de cœur, jointe à ses habitudes de patronage et de grand sei- gneur, lui faisait acheter autour de Saint-Point

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ou de Mâcon toutes les vignes que leurs proprié- taires obérés venaient lui offrir; et il les payait sans voir et sans compter. Il alla plus loin même : il vint un moment il achetait en bloc, dans le Maçonnais, des récoltes sur pied, convaincu qu'il faisait une spéculation magnifique et qu'il en revendrait le produit avec un grand bénéfice. Il n'en fallait pas tant pour tarir sa fortune et celle des siens.

Il lutta longtemps avec un courage qu'on n'a pas assez connu et admiré. Comme Walter Scott, il voulut combler ce déficit avec sa plume. C'est alors qu'il écrivit le Conseiller du peuple et ses Entretiens littéraires, sans compter ses différentes histoires, ses souvenirs et ses romans. Quand ses amis virent qu'il allait succomber à la tâche, ils lui suggérèrent l'idée d'une souscription. Il s'y refusa. Plus tard, il consentit enfin. Mais l'heure était passée. La France était lasse d'entendre les plaintes du grand homme déchu. Son nom lui était devenu un remords. Serait-ce calomnier l'Empire, le gouvernement d'alors, que de sup- poser qu'il voyait cette déchéance sans trop de peine? Les ouvriers avaient eu la généreuse et grande pensée de donner au Lamartine de 1848 une journée de travail. C'eût été la plus noble des souscriptions. L'empereur ou ses mi- nistres ne permirent pas cette manifestation tou- chante. Napoléon s'inscrivit pour dix mille francs,

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assez pour humilier et pas assez pour sauver. Comme on l'espérait peut-être, ce patronage impérial arrêta net le bon vouloir des républi- cains et la souscription ouverte. Plus tard, mais trop tard, les Chambres votèrent une pension viagère et la Ville offrit le chalet de la Muette. Lamartine put donc se reposer un peu et attendre la mort.

Saint-Point lui restait encore cependant. Il n'avait pu se résoudre à vendre le tombeau de sa fille et de sa mère. Il allait s'y retremper les mois d'été et d'automne. Il m'y avait invité souvent. Je tenais à voir le poète dans son cadre naturel. J'y allai en octobre 1867. f>arti de Mâcon de bonne heure, j'arrivai à Saint-Point avant le dé- jeuner. Le site est charmant. C'est bien le nid d'un poète. On aperçoit de loin la tourelle du château. Je ne pus la voir sans émotion, et je me récitai les premiers vers de son épître à Victor Hugo, écrits aux jours heureux de sa jeunesse :

Je sais sur la colline Une blanche maison. Un rocher la domine; Un buisson d'aubépine Est tout son horizon.

A gauche du château, sur le même mamelon, s'élève la jolie église du village qui touche le parc; des vergers descendent en pente vcr-

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"JO SOUVENIRS LITTÉRAIRES

doyante vers la plaine, dont le fond est tapissé de pâturages et coupé par un ruisseau que bor- dent des chênes entremêlés de saules libres, d'une élégance de forme admirable. C'est à travers ce rideau de beaux arbres qu'on aperçoit Saint- Point au détour de la route.

Le maître de la maison était souffrant et même encore retenu au lit par ses rhumatismes. Il voulut bien me voir néanmoins et me fit l'ac- cueil le plus cordial. Je lui remis une branche de buis cueillie la veille dans le Jura, à Prat, un vieux château désert qui avait appartenu à son grand-père; j'osai même y joindre quelques vers que m'avaient inspirés ces ruines il avait joué dans sa jeunesse. Il me remercia de cette atten- tion et me parla de ses projets littéraires. Il avait en tête, me dit-il, de faire un poème ou plutôt un roman dans le genre d'Hermann et Vororhée. La cloche du déjeuner interrompit notre entre- tien, et il me remit aux bons soins et à l'aimable hospitalité de ses deux nièces, Mme de Coppens et Mlle Valentine de Cessia, qui l'entouraient de leurs attentions et de leur tendresse. Trois beaux enfants égayaient la table. C'étaient ceux d'une autre nièce, Mme de Sennevier, dont le mari était consul général à Palerme. Après le déjeuner, Mlle Valentine, accompagnée des enfants, me fit voir les appartements, le cabinet de travail de Lamartine, le joli balcon circulaire dont la balus-

LAMARTINE } I

trade était envahie par une troupe de paons d'une blancheur éclatante; puis le parc, le bois et le chêne isolé sous lequel il composa Jocelyn, et qui est peut-être celui de sa première zMédita- lion :

Souvent sur la montagne, à l'ombre d'un vieux chêne, Au coucher du soleil, tristement je m'assieds, etc.

Notre excursion se termina par une visite à la jolie église byzantine, qui n'est séparée du parc que par le mur du cimetière. Ce mur est percé d'une arcade à jour sous laquelle on a creusé le caveau de la famille, de manière que les tom- beaux reposent à la fois dans le cimetière du vil- lage et dans le parc du château. La devise du poète est gravée sur Parcade : Speravit anima mea. La statue de Mme de Lamartine, par Adam Salo- mon, orne le caveau qui contenait déjà les restes de sa fille adorée. C'est que doit reposer aussi son père. Et ce sera bientôt, me dis-je tristement à moi-même, en regardant ce terrain funèbre.

Je n'avais que trop raison. Moins de dix-huit mois après, on l'y ramenait à son tour.

A quatre heures, je prenais congé de Saint- Point et de ses hôtes, et je revins à Mâcon par un ciel pur d'automne et le premier croissant de la lune, emportant un triste et doux souvenir et la plus poétique impression de mon court pèleri-

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nage. En partant, l'on m'avait dit : « Au revoir, à Paris »; et naturellement l'hiver suivant, après cette visite, je fus plus assidu et encore mieux accueilli au chalet. Je retrouvai Lamartine affaibli et plus silencieux. Ce silence qui m'avait déjà frappé à Saint-Point et cette répugnance à parler, que j'avais mise alors sur le compte de la maladie, s'étaient encore aggravés. Était-ce parti pris, las- situde ou affaiblissement des organes? Qui le dira? Voici ce que j'écrivais à mon frère à la date du mois de mars 1868. Qu'on me permette cette citation; ces quelques lignes rendent bien mon impression d'alors, mon attendrissement et mon culte :

J'ai vu souvent M. de Lamartine, cet hiver. J'y vais par piété, une piété attendrie; il faut savoir être fidèle. Cela m'est facile, d'ailleurs : j'ai toujours eu le culte des ruines, et, hélas! ce n'est plus qu'une ruine désormais. Au lieu de parler avec une abondance souvent amère de sa situation et de revenir toujours sur ses affaires, comme il y a deux ans, il a pris maintenant l'attitude du silence, ou plutôt le silence s'est établi de lui-même dans cette belle intelligence, comme il se fait dans toutes les solitudes et parmi les débris des temples abandonnés. Il vous accueille, vous reconnaît, vous le prouve par un geste, plus rarement par un mot, vous écoute, suit la conversation sans rien dire et ne témoigne l'intérêt qu'il y prend que par un rire franc et intelligent. Il rit toujours juste, comme je le disais hier soir à Ollivier et à Dupont-White en sortant du chalet. Evidemment, ce noble et rare esprit est encore ; il est seulement à l'état latent, ce n'est qu'une éclipse. Son intelligence, comme ces feux en- dormis sous la cendre, ne fait que sommeiller sous le poids des années et l'amas de douleurs, de calomnies et de gloire

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que la vie a amoncelés sur elle. Mais que de tristesse quand on pense quel orateur, quel poète est enseveli dans ce morne silence! Pauvre cher grand homme! pourquoi n'est-il pas mort sous les sabots d'un cheval le jour nous avons manqué être écrasés tous les deux par un équipage au tour- nant du pont Royal; ou plutôt pourquoi n'est-il pas tombé sous les balles des factieux en 1848? Il serait resté une des plus grandes figures de l'histoire. Quelle que soit sa fin, l'avenir lui gardera toujours sa place au premier rang parmi les plus beaux génies de notre âge.

Cette taciturnité mystérieuse ne fit que s'ac- croître jusqu'à sa mort. Quels étaient les rêves, les images, les souvenirs qui hantaient durant ces longues heures muettes cette tête naguère si belle et si puissante, et maintenant affaissée? Nul ne le sait. Ce silence avait, du reste, sa grandeur. Un soir, Mlle Valentine s'était mise à lire à haute voix, devant lui, quelques pages de Jocelyn. Quand elle eut fini et qu'elle leva les yeux sur son oncle, quelle ne fut pas sa surprise et son émotion : la figure du poète était inondée des larmes qu'il avait versées en silence à la lecture de ses vers. D'où pouvaient venir ces larmes? Était-ce le regret de ses dons évanouis, l'évoca- tion de sa jeunesse et de sa force désormais épui- sées? C'est un secret qui est resté entre lui et Dieu. Mais quel tableau touchant!

Les dernières paroles que j'entendis de cette bouche jadis si éloquente furent des mots chers aux poètes. J'étais venu prendre congé de lui en

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quittant Paris, au mois de mai 1868. Je le trouvai dans sa chambre à coucher, assis au coin de la cheminée, morne et la tête penchée, près de sa nièce, fidèle et admirable compagne, tristes et silencieux tous les deux. En m'informant de sa santé, je lui dis que les beaux jours allaient re- venir et que j'espérais pour lui l'influence bien- faisante du printemps. « Oui, bégaya-t-il, le printemps, les hirondelles... » Et il ne put achever sa pensée; et cette tête, jadis si belle, retomba sur sa poitrine après cet effort. Les larmes me vinrent aux yeux, et je me hâtai de reprendre la parole pour jeter bien vite un voile sur cette dé- chéance et cet état plus douloureux pour les autres que pour le malade lui-même. J'abrégeai ma visite, et, comme Mlle Valentine m'accompa- gnait quelques pas, j'osai lui dire que ce n'était plus lui, qu'elle n'avait devant les yeux qu'une lente agonie et que la mort serait un bienfait. « Oh! non, me répondit la noble femme avec élan, non ! le garder toujours ! même ainsi ! »

Elle n'eut pas longtemps à le garder : Lamar- tine s'éteignit, le 28 février de l'année suivante, au milieu de ses soins et de ses larmes. La mort fit pour lui ce qu'elle n'accorde pas à tout le monde : elle lui rendit sa beauté; et ce noble visage, défiguré par l'âge et la maladie, reprit à l'instant, avec la majesté de la mort, sa physiono- mie primitive et le sceau que lui avait imprimé le

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génie. Tout le monde fut admis à le voir. Adam Salomon en fit une photographie et de Rudder un dessin. On oublia de prendre son masque et je le regrette. Je l'eusse mis à côté de celui de Mira- beau et de celui de Gœthe, qu'Ary Scheffer m'a donné. Le 3 mars, le cercueil partit pour Saint- Point, sous la conduite pieuse de Louis de Ron- chaud et d'un petit-neveu du poète, M. de Mon- therot. Un groupe d'amis ou d'anciens collègues, parmi lesquels je reconnus Garnier-Pagès, Henri Martin et Arnaud de l'Ariège, Emile Augier en académicien, étaient réunis sur le quai avec quel- ques chroniqueurs de journaux. On se découvrit quand le convoi s'ébranla. Et ce fut tout. Nul discours, nul adieu. Lamartine avait voulu que le silence qui s'était fait autour de ses dernières années l'accompagnât dans la mort. C'était bien, c'était mieux. Et c'est ainsi qu'il quitta ce Paris, qui avait été pour lui si oublieux, si ingrat, on pourrait même dire si dur et si outrageux par mo- ments. Mais la justice se lève tôt ou tard, et elle a commencé pour Lamartine. La postérité remet tout à sa vraie place, et son centenaire l'a bien prouvé : il a été un triomphe.

Telles ont été la fin et les dernières années de cet homme extraordinaire. Si j'écrivais ici un por- trait littéraire ou une biographie, j'aurais à mon- trer en détail le grand rôle qu'il a joué dans la poésie et la politique de notre siècle. J'aurais à

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examiner ses œuvres une à une et à développer ses opinions politiques dans leur suite, qui est bien plus logique qu'on ne le pense, comme l'a si bien prouvé L. de Ronchaud dans la préface de ses discours. Mais je dois me borner. Je n'ai voulu retracer en ces quelques pages que mes souvenirs personnels, les impressions laissées par ce grand homme dans ma mémoire et dans mon cœur. D'autres ont déjà dit, d'autres diront encore mieux son génie et son influence et la place qu'il a tenue dans notre histoire. Ma tâche est plus facile et plus humble : elle suffit à mes forces.

Je ne voudrais pas quitter cependant cette noble figure sans rassembler encore au hasard quelques traits que je n'ai pas su faire entrer dans cette esquisse rapide. Je voudrais signaler surtout certaines disparates apparentes du caractère de Lamartine, qui ont pu donner le change quelque- fois aux étrangers et même à ceux qui ont eu le bonheur de l'approcher. On l'a taxé par exemple de vanité, d'infatuation littéraire ou personnelle. Je dois avouer qu'il y prêtait parfois, mais avec une candeur qui désarmait. Souvent, en me pro- menant avec lui dans le petit jardin du chalet, je le voyais s'approcher de la grille sous prétexte de voir le mont Valérien ou les cimes du bois de Boulogne; il ne lui déplaisait pas et c'était visible de s'exposer à la curiosité et à l'admi- ration des promeneurs qui passaient sur le bou-

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levard. Il humait ainsi encore quelque bouffée de cette popularité qu'il avait respirée jadis à pleins poumons. Autre exemple : en montrant son buste par le comte d'Orsay, qui ornait l'extrémité du petit salon de la rue Ville-TÊvêque, il lui échap- pait de dire naïvement: « Regardez! Oui, voilà ce beau front, ces traits purs; comme ils sont bien rendus! » Mais il ne faut pas s'y méprendre : ce n'était pas la fatuité d'un snob, il ne pensait pas qu'il était question de lui, il en parlait comme s'il s'était agi d'un autre et comme il eût parlé d'un autre. Il s'oubliait, j'en suis sûr, comme il le faisait avec tant d'ingénuité pour ses vers. Le soir de la première représentation de son drame de Toussaint-Louverture, il rentra de bonne heure chez lui. ce Mais ce n'est pas fini, lui dit-on. Com- ment la pièce a-t-elle marché? C'est ennuyeux comme la pluie ! » répond-il tranquillement. Et il s'assied sans plus de détail, et avec la plus par- faite et sincère indifférence. Un autre soir, et ceci est la contre-partie, il était question d'un nouveau recueil de ses poésies. Ponsard était présent. « J'espère bien, lui dit-il, que vous n'avez pas oublié telle pièce de vers? Laquelle? demanda Lamartine, je ne m'en souviens plus. » Alors Ponsard se meta la réciter. Lamartine l'écoute et l'interrompt de temps en temps par des exclama- tions admiratives, des bravos, comme si la pièce eût été de Ponsard. Voilà les deux côtés de la

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médaille. Il était aussi sincère dans l'applaudis- sement que dans le blâme.

Il avait l'âme trop grande pour ne pas être modeste. A moi ne m'a-t-il pas dit un jour triste- ment : « Je n'ai pas la grande imagination ! » Et comme je répliquais par Jocelyn et la Chute d'un cAnge : « Non, insista-t-il, je le sens bien, ce n'est pas la grande imagination ! » Il voulait dire sans doute qu'il n'était qu'un lyrique, qu'il n'avait pas, comme Shakespeare et Molière, la faculté supé- rieure de l'imagination, ce don suprême du génie créateur, qui lègue à la postérité des types com- plets et immortels.

Il aimait les jeunes talents et il les accueillait avec une bonté magnifique et sincère. Ses éloges, cependant, dépassaient quelquefois la mesure et pouvaient égarer. J'étais quand l'auteur delà éMort du Juif errant lui dit que ce qui l'avait le plus touché dans les articles qu'on avait consa- crés à son poème, c'était d'avoir été regardé comme un écho lointain de Jocelyn. « Oh! dit tranquillement Lamartine, c'est bien plus beau que Jocelyn. » Le jeune auteur rougit de honte et d'indignation, comme s'il entendait un blas- phème, et répliqua vivement : « Vous me feriez croire que vous ne m'avez pas lu, monsieur de Lamartine, ou que vous me prenez pour un sot. » Le grand poète le calma, et l'on parla d'autre chose.

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Un matin, je le trouvai lisant Un été dans le Sahara, de Fromentin. « Eh bien, qu'en dites- vous? lui dis-je. C'est un écrivain accompli, » me répondit-il avec son grand geste et sa belle voix d'orateur. Je me hâtai d'aller le redire à Fro- mentin, comme on le pense bien.

De Saint- Victor, il prétendait qu'on ne pouvait le lire qu'avec des lunettes bleues.

Il n'aimait pas La Fontaine, ni André Chénier, ni même Musset, peut-être, je le crains. Il admi- rait cependant Voltaire, dans ses vers légers sur- tout. Je ne sais ce qu'il pensait de Molière. Je doute qu'il l'appréciât. Le coté gaulois de l'esprit français lui échappait complètement. Son goût était plein de contrastes et d'inattendu.

Sa conversation était sérieuse, forte, éloquente, ou d'une simplicité charmante. Nulle phraséolo- gie sentimentale ou poétique. Il employait même parfois des expressions et que mes lectrices me le pardonnent, des jurons populaires. Cela me frappa en 1848. Était-ce une simple habi- tude de gentilhomme campagnard rapportée de Saint-Point ou une affectation de l'homme poli- tique qui voulait échapper au cliché du Lamartine élégiaque et éthéré des premières années de la Restauration? Je ne décide pas. On a dit qu'il n'était pas spirituel; dans le sens étroit et parisien du mot, c'est possible. Mais il avait plus et mieux que de l'esprit, ou du moins il avait celui qu'ont

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tous les hommes de génie, des vues perçantes, des mots profonds et éclatants, des idées origi- nales venues de haut, des idées rapides qui illu- minaient tout à coup l'horizon de la pensée. Quand on a la flamme, on a aussi les étincelles. Qu'on se rappelle cette jolie réponse à ceux qui lui demandaient il siégerait à la Chambre des députés : ce Au plafond! » Et à ceux qui lui reprochaient d'user de la réclame : « Dieu lui- même a besoin qu'on le sonne ! » Musset, qui avait tant d'esprit, aurait-il mieux trouvé?

En somme, peu d'hommes reçurent du ciel des dons plus magnifiques; peu d'hommes ont eu une destinée plus glorieuse. Sans doute la fin en a été assombrie par l'infortune et l'abandon. Mais quelle fin n'est pas triste? Quel coucher de soleil n'est pas mélancolique? Et puis n'est-ce pas le sceau de toute vraie gloire? Lamartine lui- même ne dit-il pas quelque part qu'il y a une harmonie sublime entre ces trois mots : gloire, génie, infortune? Ne l'avait-il pas prédite dès sa jeunesse, cette loi fatale de tout grand poète? Qu'on se rappelle l'ode à Manoël des Tremières zMcditations :

On dirait que le ciel aux cœurs plus magnanimes Réserve plus de maux.

Il semble, du reste, qu'il a toujours eu l'intuition de son avenir, même politique. A Athènes, en

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1832, un soir qu'il rêvait sur l'Acropole, à l'ombre du Parthénon, il eut comme une révélation de ce que lui gardait la vie : Être orateur et poète! s'écriait-il, le beau serait de réunir les deux destinées. V^iil homme ne l'a fait. Il réalisa ce rêve et il y ajouta une autre gloire, plus rare encore, celle de gouverner une nation comme la France et de la sauver d'elle-même dans une heure de péril. Mais, encore, n'a-t-il pas été prophète et n'a-t-il pas dépeint sa brève dictature de 1848 dans les deux vers de son épître à Walter Scott écrits en 1 83 1 :

Et le pouvoir, rapide et brûlant météore,

En tombant sur nos fronts nous juge et nous dévore.

Et, puisque j'ai cité ces vers, je finirai par ceux qu'il adressait il y a trois quarts de siècle à un poète malheureux :

Ceux qui l'ont méconnu pleureront le grand homme. Dans la même pièce, il lui disait encore:

Quand nous ne sommes plus, notre ombre a des autels.

Le centenaire qu'on vient de célébrer avec tant d'éclat en est la preuve et le glorieux commen- taire.

L'avenir ne le démentira pas. La gloire du poète aura peut-être des éclipses; le nom n'en

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aura pas. Il rayonnera toujours dans l'histoire, au milieu de ses émules, et son génie gardera tou- jours sa place. Musset fut un esprit charmant et un grand poète. Hugo fut un grand poète et un grand artiste. Lamartine fut un grand poète, un grand orateur, un grand citoyen; je pourrais ajouter : lui seul donne l'idée d'une grande âme. De quel homme peut-on en dire autant?

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II

HEC^d^I HEI^E

E fis sa connaissance d'une façon sin- gulière. J'entends encore le rire jeune et frais de sa vieille et charmante amie, Mme Jaubert, quand je lui contai cette histoire qui l'amusait fort et qu'elle se plaisait à me faire répéter.

En revenant d'Allemagne, à la fin de l'année 1 838, un de mes premiers soins avait été de cher- cher, à Paris, un cabinet de lecture qui reçût des journaux allemands, et je pusse continuer à suivre, même de loin, le mouvement politique et littéraire du pays que je venais de quitter avec tant de regrets. J'en avais trouvé un, place Lou- vois. J'y allais fréquemment. Un jour je m'assis à

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la table verte recouverte de journaux, entre deux lecteurs que je ne regardai pas tout d'abord. Mais l'un attira bientôt mon attention par une toux obstinée, presque aussi fatigante pour les autres que pour lui. Mon autre voisin finit par s'en im- patienter et, à une quinte plus forte que les pré- cédentes, se mit à faire un chut! très distinct. La quinte passée, le calme se rétablit, mais pas long- temps; la toux ne tarda pas à recommencer; elle fut suivie d'un chut! plus impératif. Le pauvre cacochyme, irrité, se tourna vers le chuteur et lui demanda assez vivement : « Est-ce à moi, mon- sieur, que s'adresse ce chut? » Mon second voisin, ainsi interpellé, baissant le journal qu'il tenait tout près de ses yeux, comme un myope, regarda son interpellateur avec une surprise vraie ou feinte très comique, et lui répondit de l'air du monde le plus étonné : « Oh ! monsieur, je croyais que c'était un chien. » Je partis d'un éclat de rire et regardai avec curiosité l'auteur de cette repartie inattendue. C'était un homme frisant la quaran- taine, de taille moyenne, assez replet, sans barbe, avec de longs cheveux blonds, le front haut, des yeux clignotants à demi fermés, surtout quand il lisait, sans vraie distinction; rien qui trahît le poète ou l'artiste, ou même l'homme du monde; un bon bourgeois du Nord, avec un léger accent tudesque. C'était Henri Heine. En entendant mon éclat de rire, il rit aussi, et, m'adressant la

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parole en français, se mit à me donner quelques explications sur son erreur, sans doute pour con- vaincre mon autre voisin de sa bonne foi à l'égard du chien supposé. Puis la conversation continua entre nous à voix basse, et, comme je tenais la Ga\ene d'oAugsbourg, il écrivait, il me demanda ce que je pensais de la correspondance de Paris marquée d'un certain signe. Je lui en fis l'éloge naïvement, ne me doutant guère que je parlais à l'auteur même. Je m'apprêtais à sortir et je venais de le saluer, quand il se leva aussi et sortit avec moi. Dans la rue, la conversation reprit de plus belle. Il avait l'air aussi étonné que ravi de voir un jeune Français au courant de l'Allemagne et familiarisé avec sa langue ; il me demanda mon nom, me dit le sien et me pria de l'aller voir. Je répondis à sa politesse par quelques mots d'éloge bien sincères et mon admiration pour ses Lieder, et j'allai le voir. Lui aussi vint chez moi, et bien plus souvent. Il ne se passait guère de semaine qu'il ne grimpât dans ma mansarde d'étudiant. Et voilà comment j'entrai en commerce régulier et je puis dire très intime avec Henri Heine.

Je l'ai dit : rien dans son extérieur ne révélait le poétique et charmant esprit que ce nom évoque désormais. Sa conversation était vive, spirituelle, aisée, quoiqu'il parlât le français avec accent et parfois même avec incorrection. Je vais sans doute étonner bien du monde, en Allemagne et en

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France, en ajoutant que, tout en étant un causeur alerte et possédant bien des finesses de notre langue, il n'était pas capable de l'écrire tout seul avec sûreté et de manière à présenter son œuvre sans retouches devant le public français. J'ai reçu bien des billets de lui : pas un qui ne portât, par quelque faute ou négligence, la marque de son origine étrangère. Et, quant à ses articles écrits et parus dans la T{evue des Veux-zMondes, je sais par expérience que, bien que signés de son nom, ils avaient toujours été traduits de l'al- lemand en français par un autre, ou que, s'il avait voulu se charger lui-même de ce travail, cette traduction avait forcément être toujours revue et corrigée par un écrivain français. Avant moi, il avait eu recours à Lœwe-Weimar, Gérard de Nerval; plus tard, après moi, ce fut Saint-René Taillandier et sans doute d'autres encore que je n'ai pas connus. Il mettait beaucoup d'art et de coquetterie à dissimuler cette insuffisance et à faire croire au public des deux côtés du Rhin qu'il écrivait aussi bien en français qu'en allemand. Il y a réussi, et j'aurai sans doute grand'peine à détruire cette légende en rétablissant ici la pure et simple vérité. Mais ma remarque n'en subsiste pas moins, comme disait je ne sais plus quel savant obstiné.

Henri Heine avait du reste l'art de se draper et de se peindre dans ses écrits, prose ou vers, un

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peu trop à son avantage, et il s'y donnait parfois une attitude qui jurait avec la réalité. C'est ainsi qu'il laissait croire qu'il était en 1801, pour pouvoir dire en plaisantant qu'il était le premier homme du siècle, tandis qu'en réalité il datait de 1797; c'est ainsi que, d'après ses confidences écrites, les Allemands pouvaient le croire un don Juan parisien, un Byron de notre grand monde. Sans doute il était reçu dans des salons très dis- tingués, comme tout étranger marquant l'est tou- jours à Paris. Mais, malgré tout son esprit, il n'y fit pas de conquêtes : il n'était pas taillé en Ado- nis, quoi qu'en dise Théophile Gautier, ni même vêtu en dandy, comme on vient de le voir. D'ail- leurs, ses goûts en amour ne le portaient pas dans ces régions. Il se gardait bien de dire avec Bé- ranger :

Je suis du peuple ainsi que mes amours,

mais il mettait le second hémistiche en pratique. Sa fameuse Mathilde, Frau Mathilde, qu'il venait d'épouser et qu'il peignait aux Allemands comme un type de parisienne élégante et spirituelle, était simplement une bonne fille, à plantureuse beauté, dont il s'était amouraché et qu'il avait trouvée, je ne sais où, sur le pavé de Paris ou dans le fond de quelque boutique interlope de nos pas- sages. Il avait fini par l'installer chez lui; il en

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était très épris et fort jaloux, la laissait peu voir, et naturellement il finit par l'épouser. Elle était sans esprit et sans instruction, belle et indolente comme une odalisque. Je trouve dans une de mes lettres de 1839 ce paragraphe irrévérencieux : « Je viens de me promener aux Champs-Elysées avec H. Heine. Le grand homme a été assom- mant et sa femme bête comme une oie. » Je de- mande pardon de ce document réaliste, mais je prie le lecteur de ne pas oublier que je n'avais pas vingt ans, que l'adolescence avec ses jugements sans appel et son intolérance superbe mérite qu'on lui applique aussi le mot de La Fontaine : « Cet âge est sans pitié. »

Pour en revenir à Mme Mathilde, j'ajouterai qu'elle ne put jamais apprendre un mot d'alle- mand. Elle savait vaguement que M. Heine, comme elle l'appelait toujours, était un grand poète. Mais je doute fort qu'elle sût ce que c'était qu'un poète. Ils vivaient très simplement, dans un appartement du faubourg Poissonnière : les Allemands ont rarement le besoin du confortable et le goût de l'élégance.

Heine ne les avait pas. L'intérieur était très bourgeois. Près de la porte d'entrée il y avait un portrait du poète gravé en Allemagne, qui le représentait à l'âge de vingt-cinq ans, probable- ment après la publication de son cBuch der Lieder. Une grande figure oblongue, le cou nu, inondé

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de longues tresses. Il était sans doute exagéré; en tout cas il ne ressemblait plus, si toutefois il avait jamais ressemblé; l'artiste y avait mis une forte dose de convention, il s'était trop rap- pelé le portrait d'Albert Diirer. Le reste de l'ap- partement ne m'a laissé aucun souvenir particu- lier, si ce n'est celui de son apparence bourgeoise et du perroquet de Frau Mathilde. J'y allai peu du reste. Je vis tout de suite que Henri Heine préfé- rait me voir chez moi. J'ai dit qu'il était fort jaloux. Il avait presque l'âge d'Arnolphe, et quoique Frau Mathilde ne fût plus une Agnès, il pouvait craindre de rencontrer un Horace dans tout jeune étudiant de mon âge.

Il grimpait donc l'escalier étroit de ma man- sarde sur le pont Neuf, et il y venait fréquem- ment. Dans les premiers temps de notre connais- sance, j'avais été et je devais l'être très flatté de cet empressement d'un homme de son âge et de sa valeur. J'avais pu croire que c'était pour les charmes de ma conversation qu'il pre- nait cette peine; mon amour-propre avait facile- ment accepté cette interprétation. Mais je dus en rabattre. Je m'aperçus bientôt du vrai motif de ses visites. Tantôt c'était une poésie qu'il me priait de lui traduire, tantôt des articles de la Ga\eue d'oiugsbourg, pour les montrer, me disait- il, à son amie la princesse Belgiojoso que j'avais vue un jour de courses au Champ de Mars et qui

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m'avait inspiré la plus vive admiration. Il le savait et m'avait promis de me présenter à la princesse. Grâce à cette amorce, j'avalais l'hameçon, c'est- à-dire que je me mettais à traduire articles et poésies, complaisamment, par amitié, pour le roi de Prusse, comme on dit. Plus tard, bien long- temps après, j'ai découvert pour qui je traduisais ces articles de la Gajette et pourquoi leur auteur tenait tant à les voir tournés en français : ce n'était pas pour les beaux yeux de la princesse, ces grands yeux cruels, comme les appelait Musset; non, c'était pour ceux de M. Guizot. Henri Heine touchait quatre mille francs par an sur les fonds secrets, et il fallait de temps en temps montrer au ministre qu'il avait mérité cette haute paye. Il me faisait donc probablement tra- duire les articles qui étaient surtout favorables à la France. Les papiers trouvés aux Tuileries en 1848 m'expliquèrent tout le mystère. J'en fus du reste pour mes frais de traduction : jamais Heine ne me présenta à la princesse.

Malgré la distance que l'âge, la célébrité et le talent mettaient naturellement entre nous, nos relations s'établirent sur un pied de parfaite éga- lité. Cela pourra paraître singulier, je le confesse. Cependant rien ne s'explique plus facilement.

H. Heine d'abord n'était pas alors le Henri Heine qu'il est maintenant à nos yeux. Il venait de publier à Hambourg la cinquième édition de

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son Livre des Chants et la première des Toesies nouvelles, qui n'étaient pas encore traduites ni l'une ni l'autre en français. Il achevait son livre sur l'Allemagne. Quoique célèbre, il était encore très discuté en Allemagne, il avait force en- nemis politiques et littéraires. En France, il avait à lutter contre la critique acerbe et puissante de son compatriote Bœrne, il n'était connu que d'une élite, grâce à ses T{eisebilder, traduits par Lœwe-Weimar, et à ses articles publiés dans la T{evue des Veux-zMondes. Quant à sa personne, on l'a vu, elle n'avait rien de bien imposant, et quoiqu'il fût très préoccupé de lui et fort suscep- tible, il était bon enfant et sans façon dans le commerce habituel de la vie. On se trouvait donc porté à le traiter familièrement, hélas! pasfami- lionnairement, comme il l'a écrit si plaisamment de son compatriote et coreligionnaire Roth- schild. Puis son scepticisme, sa raillerie n'avaient pas de prise sur moi : j'étais alors tout imbu de mes lectures de la Bible de Luther, et ardemment préoccupé de la recherche de la vérité religieuse : Heine ne me paraissait pas assez sérieux sur ce chapitre, et je me permettais de le lui reprocher. De plus, à tort ou à raison, son caractère, son rôle politique, ses opinions flottantes, ne m'inspi- raient pas le respect que je ressentais pour son talent. Enfin, il était mon obligé, il avait besoin de moi. Je lui rendais un grand service en le tra-

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duisant ainsi, et gratuitement; car, dans ce temps- là, c'était une rareté de rencontrer un Français lettré sachant l'allemand. De plus, tout en ayant pour ses poésies une très grande et légitime ad- miration, j'en avais une bien plus grande encore pour celles de Gœthe, et je le lui disais avec preuves à l'appui. Cela me donnait barre sur lui. Même quand je louais ses Lieder, je me servais de Gœthe comme point de départ et de comparai- son, et je n'y mettais nulle malice : « Ce que j'admire le plus en vous, lui disais-je, c'est qu'a- près Gœthe, le plus clair, le plus limpide de vos poètes, vous avez su donner à la poésie allemande cette même clarté, avec un air de négligence et de laisser-aller spirituel qu'elle ne connaissait pas encore. Vous avez fait en Allemagne à cet égard ce que Byron a fait en Angleterre et Musset en France. » Je crois encore maintenant que cet éloge est dans la stricte vérité. Mais cette justice ne lui plaisait guère; il ne voulait pas du second rang, et quoique moningénuité et ma jeunesse eus- sent dû le désarmer, il ne dédaignait pas de cher- cher à ébranler ma conviction: il attaquait Gœthe, sans doute pour voir comment je le défendrais; puis, impatienté de cette admiration et du rang suprême que j'accordais à ce grand génie, il avait fini par se moquer de ma préférence et, pour se venger de Gœthe et de moi, il m'avait décoché un sarcasme comme il aimait à le faire; il avait

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trouvé bon de m'aflfubler d'un sobriquet : il m'ap- pelait — j'en demande pardon à Goethe et au lecteur le périr Gœrhe français. Je lui répondis d'abord que, petit ou grand, il n'y avait pas de Goethe en France et que probablement, hélas! il n'y en aurait jamais. Mais qu'en revanche nous avions un Henri Heine dans la personne d'Alfred de Musset. On comprend que cette réplique du périt Gœrhe français n'était pas faite pour l'apai- ser. Quant à cette appellation si malicieuse, je n'ai pas besoin de montrer ce que cette ironie avait d'écrasant pour moi. Mais comme je n'avais encore rien écrit, rien publié, je la portais plus légèrement alors que je ne le ferais à présent que j'ai montré mes prétentions et mon insuffisance. Je l'ai toujours sentie, cette insuffisance, et dès le début même; ne disais-je pas dans mon pre- mier poème :

Je n'ai pas cet orgueil de me croire poète.

Le monde a dévoré ma jeunesse, et puis Dieu

Ne m'avait pas au front marqué d'un doigt de feu.

De la gloire en naissant il m'a donné la fièvre,

Mais le charbon divin n'a pas touché ma lèvre :

Comme un aiglon blessé que tente l'infini,

J'ouvre en vain l'aile au vent, je mourrai près du nid.

Henri Heine n'avait jamais vu de mes vers; il ignorait même si j'en faisais. Cela me laissait ma liberté entière vis-à-vis de lui, et j'en usais lar-

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gement, comme on vient de le voir. Souvent dans nos promenades, ou dans nos causeries au coin du feu chez moi, excité par la contradiction ou emporté par la jeunesse et des rêves d'ambition sans issue, je me laissais aller à la fougue de mes dix-neuf ans; je lui montrais l'état de l'Alle- magne, le malaise politique de ce grand peuple inerte et morcelé, et tous les éléments de révolu- tion, d'incendie qui n'attendaient qu'un mot, un rayon de soleil, une flèche enflammée pour écla- ter et changer la face de l'Europe. « Oh! si j'étais vous! lui disais-je. Vous avez le levier en main et vous ne savez pas soulever ce monde! » Heine m'écoutait. Ce langage le flattait et l'irritait à la fois; car il eût, certes, aimé jouer ce rôle. Mais il sentait comme moi qu'il n'avait ni le caractère, ni la force d'esprit nécessaires. Les sceptiques et les railleurs ne sont pas des chefs de peuples, ni des initiateurs; ils ne sont pas même des révolutionnaires. La foi seule transporte les mon- tagnes.

En effet, c'est par qu'il péchait, par le ca- ractère, et, à ce propos, le dernier vers de l'épi- taphe si comique d'cArta Troll me revient à l'esprit :

Pas de talent, mais un caractère. En retournant le vers et la pensée, on aurait le

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jugement qu'on pourrait porter sur l'auteur lui- même : un grand talent, mais peu de caractère. Le vers allemand qui précède celui-là, et qui est une parodie si drôle du style du roi Louis de Ba- vière, est malheureusement intraduisible; il pour- rait également s'appliquer à Henri Heine, avec une légère variante toutefois : manchmal auch gesmnken habend. Il suffirait de lire geschunden. Ceux qu'il a blessés et écorchés tout vifs me comprendront à merveille. Mais j'oublie que j'ai affaire à des lecteurs français.

En revanche, du coté de l'esprit et de l'imagi- nation, outre le don poétique, il était merveil- leusement doué. C'était un archer redoutable; son carquois était plein de flèches, souvent em- poisonnées ; il atteignait l'ennemi en plein amour- propre et souvent en plein cœur. Il n'a que trop dépensé son temps, sa verve et son génie à des luttes personnelles et inutiles. Et pourtant c'est le même homme qui s'écriait dans ses T{eisebil- der : « Hélas ! on ne devrait, au fond, écrire contre personne en ce monde. » Que n'a-t-il suivi cette maxime! En politique, en philosophie et en his- toire, il a voulu marquer sa trace; elle est déjà disparue. Mais l'humoriste et le poète en ont laissé une, et celle-là est immortelle.

Un jour, j'étais au café Foy avec Ch. Brenot, l'aimable bibliothécaire du Palais-Royal, et nous causions bien tranquillement dans un coin, quand

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des voix s'élevèrent tout à coup d'une autre par- tie de la salle; c'était une dispute et assez vive. Je levai les yeux et je reconnus Henri Heine, de- bout, un journal à la main, aux prises avec deux messieurs à tenue militaire dont l'un était man- chot. Brenot me dit que c'était le général Le- sourd, je crois, avec un colonel de ses amis; je me levai bien vite et j'accourus au secours du poète. Il était furieux, et il y avait de quoi. En quête d'un journal, il avait quitté sa place, et quand il avait voulu y revenir, il l'avait trouvée occupée par les deux vieux officiers. Sans doute il s'y était mal pris pour la réclamer : on l'avait envoyé promener. Il s'était fâché, et le général, le regardant du haut en bas, l'avait tout bonnement appelé imbécile. De fureur et tumulte : « Moi, imbécile! criait Henri Heine avec autant de sur- prise que d'indignation. Savez-vous à qui vous le dites? » Il était hors de lui. J'arrivai à ce mo- ment-là; je le pris par le bras, l'entraînai de notre côté et tâchai de le calmer en lui disant à qui il avait affaire, qu'il ne seyait pas à un homme comme lui de se colleter avec un vieux grognard qui avait perdu un bras à Waterloo, une vieille culotte de peau qui n'entendait sans doute rien à la poésie ni à la politesse, et qui certes n'avait pas lu son chant immortel des Veux Grenadiers, etc. Je le ramenai à notre table, je le présentai à Brenot comme le premier poète vivant de l'Ai-

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lemagne. Il se calma enfin. Nous sortîmes, et il ne fut plus question de rien.

Ce n'est pas qu'il manquât de courage. Il avait celui de tous les hommes d'imagination. D'ail- leurs, il se battait au besoin. Un an ou deux aupa- ravant, il avait eu un duel avec un Allemand qu'il avait insulté dans son honneur et qui passa le Rhin pour le provoquer. Un de mes amis fut son témoin; il me raconta l'affaire. Henri Heine fit très bonne contenance, et fut gai et spirituel, chemin faisant. Comme il avait plu et qu'il y avait de la boue sur le terrain, Henri Heine dit plaisamment : ce Le chemin de l'honneur est bien sale. » On échangea deux balles, et l'on en resta là. Pourquoi n'en a-t-il pas été de même avec Pouschkine, hélas!

Outre les articles de la Galette d'cAugsbourg, que je traduisais si bien, soi-disant pour la princesse Belgiojoso, et qui ont contribué à former dans l'édition française les volumes de Lutèce et ses Lettres de Taris, j'ai encore traduit pour Henri Heine un choix de ses premières poésies lyriques, le début d'un roman juif, le T{abbi de 'Baccarach, et deux de ses poèmes pu- bliés en allemand vers 1844: l'un s'appelle Ger- mania, conte d'hiver, et l'autre cAtta Troll. Ce dernier seul fut accepté et parut dans la T^evue des Veux-zMondes en mars 1847, sous le nom d'Henri Heine naturellement. Il eut un grand

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succès, et il le conserve à juste titre. C'est une fleur de malice et de fantaisie poétique qui tranche sur les articles ordinaires de la grave revue. J'eus des luttes à supporter avec l'auteur pour cette traduction comme pour les autres. Il s'obstinait à vouloir faire passer dans le français des audaces de mots, des accouplements étranges que l'allemand peut se permettre, car cette langue molle, souple et riche, se plie à tout sous la main d'un grand artiste, mais que la langue française, cette gueuse fier e, comme on l'a dit, ne peut ac- cepter à aucun prix. Je ne pouvais faire entendre raison à Henri Heine sur ce chapitre-là. Il s'en était fait un système, qu'il a exposé dans la pré- face de ses %eisehilier. Il prétend que c'est un moyen de rajeunir notre langue et d'étendre nos idées; mais, systématique ou naturel, ce goût des alliances des mots bizarres et incompatibles le rendait intraitable. Il tenait à ses mots et s'y cramponnait en désespéré. Bcerne, je crois, l'avait appelé worikrœmer, et il l'était en effet, du moins comme un joaillier littéraire. Les mots l'attiraient et le fascinaient. Il ne lisait les journaux, je crois, qu'avec deux préoccupations : voir si l'on parlait de lui et y trouver des mots, même des bons mots. Il avait certes assez d'esprit pour en tirer de son propre fonds, mais il ne dédaignait pas de recueillir les mots des autres pour les monter et les sertir mieux. Je lui disais qu'il était trop

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bijoutier, trop ciseleur parfois, que le goût fran- çais ne tolérait pas certaines audaces comme le goût allemand, que notre langue n'aimait pas à être malmenée et brutalisée. Il cédait quelquefois, mais rarement. En fin de compte, comme c'était son affaire et qu'il signait de son nom, après avoir soulagé ma conscience littéraire par mes obser- vations, je cédais aussi et le laissais libre d'ajou- ter à mon texte ses incongruités et ses audaces germaniques. Et qui sait? il avait peut-être raison. Il montrait ainsi ou laissait deviner son origine étrangère; c'était une coquetterie de plus et la meilleure manière d'accréditer la légende qu'il était son propre traducteur.

En 1847, après la publication à'&ttta Troll, j'allai prendre congé d'Henri Heine; je partais avec une mission pour l'Allemagne. Il me donna des lettres de recommandation, une pour sa sœur, mariée à Hambourg, une pour son frère, journaliste à Vienne, une autre pour H. Laube, à Leipzig; enfin une dernière pour son ami Varn- hagen d'Ense, le mari de la célèbre Rahel. Comme je n'écris pas ici mes Mémoires, je n'ai pas à racon- ter l'accueil que je trouvai chez ses amis et dans sa famille. Il fut très cordial. Du reste, je ne passai qu'une soirée à Hambourg, chez sa sœur, et je ne vis son frère de Vienne qu'une seule fois : il ne m'a pas laissé de souvenir bien distinct. Il ré- digeait alors le Fremdenblan, une feuille gouver-

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nementale. Mais il n'y en avait pas d'autre en Autriche, à cette époque. Depuis, on l'a fait baron. Son frère en eût bien ri.

H. Laube non plus n'a pas laissé de trace dans ma mémoire, quoiqu'il fût un littérateur intéres- sant. Varnhagen seul, avec qui j'eus des relations suivies pendant près de deux ans, devint un ami pour moi, malgré la différence de nos âges. Je parlerai plus tard avec détail de cet homme si ai- mable et si distingué, quand je raconterai mes relations avec la célèbre Bettina d'Arnim.

La révolution de 1848 me ramena en France. Je ne fis qu'entrevoir Henri Heine, à mon retour, durant les quelques semaines que je passai à Pa- ris avant d'aller rejoindre le poste diplomatique Lamartine venait de m'appeier. Je restai deux ans à l'étranger. Le coup d'État et l'Empire, que mes opinions ne me permettaient pas de servir, me firent des loisirs que je pus consacrer aux lettres. Je revis donc Henri Heine à Paris. Il était déjà bien souffrant et atteint de cette cruelle ma- ladie qui devait l'emporter après l'avoir martyrisé plus de six ans. La paralysie faciale lui avait pres- que entièrement fermé les deux yeux; mais son humeur n'était pas changée, sa gaieté même n'était pas entamée. Je le retrouvai aussi mordant, aussi sarcastique, aussi vivant par l'esprit qu'au- paravant. La souffrance ne l'avait pas abattu et encore moins attendri sur lui-même ou sur les

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autres. Il supporta jusqu'à la fin son martyre avec une vaillance admirable, sans pose, sans phrase et sans faiblesse, et cet homme, qui avait si peu de caractère dans la vie, sut en avoir devant la mort. Son esprit garda dans cette épreuve toute sa finesse et sa lucidité, toute sa gaieté même, mais une gaieté qui avait quelque chose de démo- niaque. Elle ne respectait ni les hommes ni les dieux, et son sarcasme atteignait tous les Olympes et les Sinaïs. Il ne s'arrêtait devant rien. La flèche partait; peu lui importait si elle devait ricocher jusqu'à lui et revenir le blesser : l'archer avait atteint son but, il était content et il riait de son adresse, même quand il avait frappé un ami au cœur.

J'avais été épargné jusque-là, ou du moins je n'avais eu à subir que ces railleries qu'on accepte d'un ami et surtout d'un malade; mais mon tour était venu, il ne devait pas plus m'épargner que tant d'autres, et, comme tant d'autres, je fus obligé, malgré son état misérable, de l'abandon- ner à son esprit d'injustice et de violence outra- geuse. Voici à quelle occasion :

Depuis longtemps, Henri Heine me tourmen- tait pour me faire promettre de lui traduire son Livre des Chants et ses Nouvelles Toésies. J'avais résisté, trouvant bien difficile, sinon impossible, de rendre en français ces jolis diminutifs du lan- gage de l'amour, Ueb liebchen, etc.; puis, cette

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délicieuse simplicité de la poésie allemande ne devenait-elle pas quelquefois un peu plate et sans grâce dans notre prose sèche et nue, surtout sans la musique du rythme et de la rime? J'eus beau lui répéter que notre langue était rebelle à la traduc- tion des poètes, surtout des poètes lyriques; que nous ne pouvions les rendre ni en vers ni en prose, en vers, à cause du boulet de la rime que le vers français traîne fatalement à son der- nier pied; que la France était, sous ce rapport-là, déshéritée et inférieure à ses voisins, qui tous se passent, au besoin, de la rime; que nous étions réduits, par conséquent, à nous contenter d'imi- tations sans posséder jamais de vraies traductions poétiques, n'en déplaise à nos innombrables tra- ducteurs d'Horace; que pour la prose, elle ne donnait jamais et dans toutes les langues qu'un calque pâle, une gravure terne de l'œuvre lyrique sans sa couleur, son mouvement, sa forme, sa vie enfin. Je lui citai le mot des Italiens, si vrai : Traduttore, rraditore. Ce fut en vain. Je ne pus le convaincre, même en m'armant de son joli mot sur les traductions des poètes en prose, qu'il avait appelées lui-même: un clair de lune empaillé. Rien n'y fit : il eut réponse à tout. De guerre las, je finis par consentir et je lui promis de traduire ses poésies, à mon temps et à mes heures. Je m'y attelai donc, mais trop lentement au gré de l'au- teur, car un beau jour l'impatience le prit; il

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m'écrivit une letxre il me rappelait ma pro- messe, mais d'une façon si blessante, si injurieuse, qu'il ne m'était plus possible de la tenir, ni même de continuer mes relations avec lui sans manquer tout à fait de dignité.

Je lui répondis simplement qu'il abusait de son état et que je pardonnais au malade, mais que, puisqu'il aimait mieux perdre un ami et un ami utile qu'un bon mot, il ne serait pas sur- pris si je m'éloignais de lui, à regret, pour ne plus m'exposer à ses sarcasmes outrageants; et, pour lui prouver son injustice et ma bonne foi, je lui renvoyai en même temps ce que je lui avais déjà traduit de ses poésies.

J'espérais qu'il reviendrait sur sa vivacité. J'at- tendis en vain; il ne me répondit pas; et nos rela- tions furent brisées. Je ne devais plus le revoir. A quelque temps de je partis pour l'Orient, et c'est en Moldavie que j'appris sa mort (février 18^6). Elle me fut amère. J'espérais toujours le revoir et être à même de lui prouver que mon amitié survivait à son injustice; la mort a cela de cruel, entre autres cruautés, qu'elle ne permet plus de réparer le mal ni à celui qui l'a fait ni à celui qui en a souffert.

Pauvre Henri Heine ! je n'ai jamais pu lire sans attendrissement certain passage des %eisebilder, écrit dans toute la force et l'éclat de sa jeunesse. Les poètes ont parfois d'étranges intuitions de

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l'avenir. Voyait-il celui qui lui était destiné? On le croirait vraiment en lisant ces lignes écrites en 1828:

Les malades sont plus distingués que les gens bien por- tants. Car il n'y a que le malade qui soit un homme. Ses membres racontent une histoire de souffrances. Ils en sont spiritualisés. Je crois même que par la souffrance et ses luttes douloureuses les animaux pourraient parvenir à l'état d'homme.

Telles furent mes relations avec ce poète de premier ordre, étrange figure composée de tant de traits divers et opposés. Tous les contrastes, en effet, se trouvaient réunis dans l'homme comme dans le poète : héroïque contre la dou- leur physique, faible et irritable comme un en- fant devant la moindre critique littéraire, ironique et moqueur envers ses ennemis, ses amis et lui-même, amoureux de la reine de Saba et pas- sionnément épris d'une grisette parisienne; ne croyant à rien et partant en guerre contre les institutions et les idoles; n'épargnant personne et voulant être épargné; vindicatif et amer avec des retours de bonhomie; riant du mal fait par lui comme s'il était méchant; sacrifiant tout à un bon mot; s'élevant à la plus haute poésie et des- cendant aux plaisanteries les plus vulgaires ; esprit d'Ariel dans un corps de Philistin; enfin, comme il disait de lui-même, choucroute arrosée d' ambrai-

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sic. Si Préault a pu spirituellement appeler Mus- set Mlle Byron, on pourrait dire avec autant de raison qu'Henri Heine était aussi de la famille du noble lord. Les esprits s'enchaînent et s'en- gendrent plus qu'on ne croit. Henri Heine serait-il tout Henri Heine sans les Volkslieder et sans le Von Juan de Byron? Il y est contenu tout entier, esprit, poésie, sarcasme; Mais Byron a de plus le haut vol et la grandeur. L'un est un ar- change, l'autre un lutin; il y a la proportion de Méphisto à Satan.

Je me suis interdit, et avec raison, dans ces notes légères et ces souvenirs, d'entrer dans l'exa- men approfondi des œuvres de ces hommes cé- lèbres que j'ai connus. Ces appréciations critiques me mèneraient trop loin; elles demanderaient des volumes. Je veux me borner à donner ici une idée de leur personne, de l'impression qu'elle m'a laissée dans les rapports que j'ai eus avec eux. On me trouvera sévère, peut-être, dans ce que je viens d'écrire sur Henri Heine. Mais je n'ai dit que ce que ma mémoire et ma conscience me permettaient, me commandaient même de dire. Quoique nous nous soyons mal quittés, le sou- venir de ses longues souffrances, de nos vieilles relations amicales, mon admiration pour le poète et ma pitié pour le malade m'obligeraient à la justice, si je n'y étais pas enclin par nature. Et, à ce propos, qu'il me soit permis de faire une

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profession de foi qui s'applique à toutes les pages qui suivront. Après Heine j'aurai à peindre, de face ou de profil, bien d'autres figures remar- quables : George Sand, Musset, Nodier, Méri- mée, Victor Hugo, Alfred de Vigny, Barbier, d'autres encore. Eh bien, je parlerai d'eux avec une entière sincérité, comme je viens de le faire du poète allemand. Le sine ira et studio de Tacite sera ma devise. Je pourrai me tromper, sans doute, dans mes appréciations, mais ce sera sans le vouloir. Je ne dirai que la vérité ou ce que j'ai cru la vérité. Si je verse d'un côté, ce sera plutôt du côté de la charité et de l'affection ; mais la jus- tice, je l'espère, n'aura pas à en pâtir. Par bon- heur, — ou par malheur, comme on voudra, mon cœur respecte la liberté de mon jugement, et mon esprit garde ce qu'il a de clairvoyance à l'égard des objets de mes tendresses. Je vois les défauts de ceux que j'aime, et, Dieu merci, cela ne m'empêche pas de les aimer. Au contraire.

Un dernier mot encore.

D'où nous vient cette ardente curiosité pour tout ce qui touche les hommes de génie ou même de talent? ce désir passionné de pénétrer dans leur intimité; de connaître leur figure, leurs habi- tudes, de les voir enfin, même par les yeux d'un autre? Sans doute c'est dans l'espérance de mieux comprendre leurs œuvres, de surprendre le mo- bile secret de leur pensée et de leur inspiration,

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en un mot de toucher le fond même de leur na- ture, et surtout d'arriver jusqu'à la source cachée d'où jaillit pour eux cette chose étrange, qui s'ap- pelle le don et qui fait leur génie? Mais, hélas! j'en ai fait l'expérience, cette poursuite est vaine. Nous ne voyons que les dehors, les apparences, ce qui les rend semblables aux autres hommes. Eux-mêmes n'ont pas la claire vision de l'étincelle divine qu'ils ont reçue d'en haut et qui les met au-dessus de l'humanité; humble ou superbe, nul de nous ne se connaît : l'âme est un hôte voilé, un prisonnier sublime qui s'agite en nous et cherche à briser les barreaux de sa geôle. Dans la foule, il est résigné, et ne se trahit obscurément que par des habitudes; dans l'élite il se révèle de deux façons au grand jour : par des actes avec les héros, par des œuvres avec les poètes et les artistes. Mais l'hôte divin reste toujours invisible ; le monde n'entend que sa voix; souvent même il n'en a que l'écho affaibli et défiguré.

III

CHcAT{LES CNIOVIET^ ET MUSSET

'ai eu de bonne heure le désir de faire la connaissance de Charles Nodier : j'en trouve la preuve dans une lettre datée du mois de janvier 1840, je lui deman- dais la faveur d'être reçu par lui, à titre de com- patriote et d'apprenti poète. Cette lettre était accompagnée d'un choix de mes poésies d'alors, en guise de passeport et de pièces à l'appui. J'avais vingt ans, des visées littéraires très ambi- tieuses, comme il est naturel à cet âge, mais en même temps, ce qui est plus rare, une grande défiance de mes forces. Soit modestie, soit crainte de ne pas recevoir une réponse favorable, je gardai la lettre et ses annexes dans mon tiroir,

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avec d'autres paperasses de la vingtième année. Oh! ces tiroirs de la première jeunesse! Quels trésors ne contiennent-ils pas? Que de joyaux et de fleurs on y renferme! Et quand plus tard on les rouvre, on n'y trouve plus que des petits cailloux et des bouquets fanés!... Passons.

Je gardai donc ma lettre et mes poésies, et j'attendis une circonstance heureuse qui pût me rapprocher du célèbre écrivain. Ces hasards se rencontrent plus facilement à Paris qu'ailleurs. En effet, ce même hiver de 1840, notre député, M. Clément, du Doubs, m'ayant introduit auprès de son ami et compatriote M. Droz, c'est grâce à ce digne académicien, l'auteur de YcArt d'être heureux, que je pus connaître enfin Charles Nodier.

J'avais trouvé dans la maison de M. Droz l'ac- cueil le plus cordial. On y dansait quelquefois le dimanche; on se serait cru en province. Rien de plus patriarcal que cette famille. L'excellent aca- démicien était le sérieux, la gravité même. Sa maigreur, son crâne chauve, ses yeux profonds, son nez aquilin lui donnaient une vague ressem- blance avec certains oiseaux méditatifs des grands lacs. Il parlait peu. Peut-être était-il timide. Je me rappelle qu'un jour, étant en visite chez lui, on annonça M. Berryer. Le grand orateur était candidat à l'Académie française. Je voulus me retirer, naturellement. M. Droz me retint. M. Ber-

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ryer entra et me parut aussi embarrassé que son hôte, et l'embarras se fût prolongé jusqu'à la gêne, si je n'avais été là. Je revenais de l'Alle- magne, et M. Droz, après m'avoir présenté, me mit sur le chapitre de mes voyages d'outre-Rhin. Cela rompit la glace; la conversation s'établit, et M. Berryer partit sans qu'il eût été question de l'Académie, ou même des ouvrages de l'aca- démicien, dont il venait solliciter la voix. Il est vrai qu'il n'avait pas encore publié son Histoire de Louis XVI, sur laquelle Berryer aurait pu s'étendre. Je ne me rappelle qu'un détail de cette conversation, c'est l'aveu fait par le grand ora- teur légitimiste, qu'il n'était jamais monté à la tribune sans être intimidé et mal à son aise pendant les cinq premières minutes de son dis- cours.

Comme M. Droz était à Besançon et qu'il était membre de l'Académie, il avait eu le bonheur ou le malheur, comme on voudra d'être préféré à Lamartine en 1824, je crus pouvoir, à ce double titre, lui demander un jour de vouloir bien me donner un mot d'introduction auprès de son compatriote et confrère Charles Nodier. Je ne sais dans quels termes ils vivaient tous les deux. Peut-être étaient-ils brouillés, ou au moins en froid, comme j'eus lieu de le sup- poser plus tard; en tout cas, il me sembla que ma demande embarrassait un peu M. Droz. Il ne

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me refusa pas cependant ce me donna la lettre désirée. J'ignore quel en était le contenu; mais l'accueil qu'elle me procura à l'Arsenal fut char- mant. Je trouvai un vieillard plein de grâce et d'esprit; sa haute taille légèrement courbée, ses traits amaigris, sa pâleur, son regard fatigué qu'animait parfois un éclair malicieux, son sou- rire attristé, la lenteur de son accent resté franc- comtois, faisaient à Nodier une physionomie ori- ginale et très attachante. Je fus enchanté de son accueil. Mais pour donner une idée plus vive de cet accueil et de l'impression qu'il me laissa, je ferai mieux de copier ici un fragment de la lettre que j'écrivis à mon frère à cette occasion; elle est datée du 3 1 mars 1840 :

Le lendemain de ma visite- à M. Mignet, je me dirigeai vers l'Arsenal avec la lettre de M. Droz. Là, je fus plus heureux : l'accueil que je reçus n'eut rien de froid et de diplomatique comme celui de la veille. Je trouvai un excel- lent homme qui aime et qui sait accueillir les jeunes gens. Charles Nodier me reçut avec une simplicité et une affabilité qui me touchèrent. Sous une figure triste et déjà vieillie, il cache un esprit et un cœur toujours jeunes, l'on pressent des trésors de sensibilité et d'imagination. La conversation fut rapide, ailée, entraînante. Des nouveaux poids et me- sures elle passa au grec, du grec aux littératures du Nord, de au protestantisme et à la Bible, que sais-je encore? Je ne saurais te donner une idée de la grâce pittoresque, de l'élégance continue de sa parole, comme de la fraîcheur, de l'imprévu de ses idées. Je n'ai jamais entendu causer ainsi; j'étais ravi. Un contraste inattendu qui ajoute encore du piquant et du singulier à ce charme, c'est que toutes ces

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choses si fines, si spirituelles, revêtues d'un langage si lim- pide, vous sont dites avec l'accent traînard le plur pur de la Franche-Comté. L'œil éprouve la même surprise que l'oreille. Si vous considérez votre interlocuteur, ce causeur qui vous entraîne par l'élan et la jeunesse de ses idées, vous vous trouvez en face d'une physionomie terne et endormie, et n'était son œil bleu qui se réveille de temps en temps sous un large sourcil gris, vous vous croiriez devant un somnam- bule et le jouet d'une illusion...

Je suis retourné à l'Arsenal. Il m'a invité à ses réunions du dimanche ; je me garde bien d'y manquer. Rien de plus simple et de plus cordial. On y joue, on chante, on fait de la musique, on danse même aussi parfois. On y cause sur- tout et d'une façon charmante. V. Hugo, Lamartine, Musset ont passé par et y ont laissé un parfum de génie et de poésie.

Mais pourquoi chercher si loin, et dans le passé? Elle est là, la poésie. C'est la fille de Nodier, Mme Mennessier, qui réalise pour le plaisir des yeux et des oreilles toute la grâce et l'esprit de son père. Amaury Duval vient de faire son portrait; mais le charme n'y est pas : la peinture toute seule ne peut le rendre; il y faudrait encore la poésie et la mu- sique qu'elle comprend si bien elle-même ; car elle compose et fait des vers charmants. En outre, elle a une voix de contralto magnifique. Il faut l'entendre chanter la Captive, de V. Hugo, mise en musique par Reber! Je n'ai pas encore osé l'aborder et causer avec elle : elle est toujours si entou- rée ! et ils sont un groupe de jeunes femmes et d'habitués si gais, si rieurs, qu'ils effarouchent ma timidité susceptible. Je ne cause qu'avec Nodier et Mmc Nodier, laquelle a beau- coup d'esprit aussi. J'ai montré de mes vers à Ch. Nodier, l'autre jour. Il a paru content. Mais je le trouve trop indul- gent, et je lui ai fait moi-même la critique de ma poésie, en lui détaillant les imperfections que j'y voyais et qu'il y avait mieux vues que moi sans doute.

C'est ainsi qu'il me fut donné d'assister aux

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dernières de ces réunions si célèbres et si char- mantes de l'Arsenal.

Elles n'étaient plus sans doute à cette époque ce qu'elles avaient été dix et quinze ans plus tôt, quand l'Arsenal était le rendez-vous de l'école romantique naissante. La bataille était gagnée désormais. Les grands chefs s'étaient dispersés. Sans doute Lamartine, Hugo, Sainte-Beuve, Du- mas, Musset, de Vigny, dont quelques-uns retrouvèrent du reste Nodier à l'Académie, étaient restés dans les meilleurs rapports d'amitié avec lui, mais ils ne venaient plus guère aux réunions du dimanche. Sauf les jours de bal, ces réunions gardaient un grand caractère d'intimité. On y retrouvait toujours les mêmes figures de vieux et de jeunes amis. Les vieux se groupaient autour de la table de jeu de Nodier : c'étaient M. deCailleux, le directeur des musées; le baron Taylor, le fameux fondateur de la Société des artistes; Jal, l'historiographe; Soulier, le père d'Eudore; Vieillard, un autre bibliothécaire de l'Arsenal; l'abbé Receveur, professeur à la Sor- bonne; d'autres encore que j'ai oubliés. Les jeunes formaient un cercle plus animé et se groupaient autour de Mme Nodier et de sa charmante fille, escortées d'un état-major de jeunes amies, rieuses et spirituelles comme elles, Mmcs Bixio, Jal, Tous- senel, Gaume, Rossigneux, Mlles Pelletier, qui m'avaient d'abord intimidé, comme on l'a vu.

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Mais je finis par m'apprivoiser, et par me mêler au groupe des jeunes causeurs qui papillonnaient autour des dames : c'étaient Dauzats, Amaury- Duvai, Reber, Hetzel, Laverdant, Bixio et les Francs-Comtois Wey, Marmier et Gigoux. Voilà, pour le fond et l'ordinaire, les habitués et les plus fidèles. Mais presque toujours il survenait des visiteurs irréguliers, erratiques, des astres provinciaux dont on ne pouvait pas calculer le passage ou le retour à l'Arsenal, comme Weiss, le bibliothécaire de Besançon, et Jasmin, le poète d'Agen; ou bien des Parisiens comme Arvers, à qui on faisait réciter son fameux sonnet écrit sur l'album de la fille de la maison et composé pour elle, disait-il; Dumas, le premier du nom, qui apportait sa gaieté étincelante et son inépuisable esprit; Sainte-Beuve, Hugo, Musset, de Vigny, qui faisaient de rares et courtes apparitions. Sur la fin de la soirée, on se groupait autour du piano, dans un enfoncement en face de la cheminée, qui avait peut-être servi d'alcôve à Sully. Reber se mettait à jouer quelques-unes de ses compo- sitions ou improvisait, à moins qu'il n'accompa- gnât Mme Mennessier chantant une de ses mélo- dies à lui, ou ses compositions à elle, car la fille de Nodier avait reçu tous les dons en naissant.

Outre sa beauté si originale et l'esprit le plus rare, elle était musicienne accomplie, et poète comme son père; on en verra la preuve tout à

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l'heure. Elle avait mis en musique plusieurs poé- sies de Victor Hugo et de Musset; et c'est à cette occasion que Musset, pour la remercier, lui avait adressé dès 1833 ces beaux vers qui commencent ainsi :

Madame, il est heureux celui dont la pensée A pu servir de sœur à la vôtre un seul jour.

Quant à Hugo, il avait subi le même charme, témoin ces vers faits pour elle et sans doute à la même époque :

Madame, autour de vous tant de grâce étincelle, etc.

En carnaval, le grand salon se transformait : on y dansait en costumes le mardi gras. Rien de plus charmant et de plus gai. Je vois encore le grand Dumas faisant vis-à-vis à son jeune fils, déjà étincelant d'esprit. Je fis la connaissance du père d'une façon originale : je venais de danser avec l'aînée des filles du général baron Pelletier, celle qui devint plus tard Mme de Villers, et je la reconduisais à sa place quand, se tournant vers moi, elle me dit : « Oh! monsieur, voulez-vous me rendre un grand service et m'aider à avoir un vrai bonheur? Ce serait de me faire danser avec Alexandre Dumas ! » J'aurais pu lui répondre que j'étais un inconnu pour lui; mais confiant dans ma bonne étoile et surtout dans la galan-

j6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

terie et la bonhomie du grand romancier, sans prendre le temps d'une présentation en règle, j'allai droit à lui, je lui exprimai l'admiration et le désir de ma jolie danseuse, et le bon géant, qui était costumé en Mascariile, ce soir-là, alla l'inviter tout de suite avec une bonne grâce par- faite. Puisque je viens de parler de Dumas et que je ne l'ai pas connu assez pour lui consacrer un chapitre particulier, je saisis cette occasion pour dire que, le 3 1 décembre de chaque année, j'avais le bonheur de le voir à souper chez Alexandre Bixio, qui réunissait toujours ses amis ce jour-là. On se mettait à table à minuit pour saluer la nouvelle année. Alexandre Dumas n'y manquait jamais, et y était toujours d'un entrain, d'une verve et d'un esprit merveilleux. Je n'ai jamais vu feu d'artifice pareil, même chez son fils, et c'est beaucoup dire.

J'ai dit que Nodier aimait la jeunesse, et qu'il avait bien voulu écouter et encourager mes rê- veries poétiques. Je lui confiai donc mes travaux et mes projets. Il y en avait de bien ambitieux et que je craignais moi-même de ne pas pouvoir réaliser, entre autres un certain grand drame fan- tastique que je n'ai jamais achevé, ce Puisque vous l'avez conçu, me disait-il, vous pouvez l'exé- cuter : courage! » Au printemps de 1843, parmi les vers que je lui apportais un jour, figu- rait un sonnet à l'adresse de Musset. « Laissez-

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le-moi, me dit Nodier, il peut nous rendre un vrai service : depuis quelque temps Musset nous néglige et semble nous oublier; votre sonnet pourra le ramener. Ma fille va le lui envoyer, et il faudra bien que l'ingrat revienne, ou dise pour- quoi il nous boude. » Je laissai naturellement le sonnet entre les mains de Nodier, enchanté qu'il voulût bien se charger de le faire parvenir à son adresse. Mme Mennessier, en effet, l'envoya sur l'heure à Musset avec une lettre d'elle, comme elle savait les écrire, et le lendemain j'en recevais une de Musset me remerciant de ma poésie et s'excusant de ne pas me répondre dans cette langue des vers, que je parlais si bien, ajoutait-il gracieusement. A quoi tient la gloire? S'il m'avait répondu en vers, je serais célèbre. Quoi qu'il en soit, mon sonnet l'avait réveillé; il était accouru à l'Arsenal, avait revu ses deux amis, et, le jour suivant, c'est par un sonnet qu'il remerciait Mmc Mennessier de son appel amical. Mmc Men- nessier lui répondit sur le même ton. Musset ré- pliqua bien vite, le jour même. Bref, trois jours de suite il y eut un rapide échange entre les deux poètes, amis d'enfance. Tout le monde connaît les trois sonnets de Musset; peut-être me saura- t-on gré de publier ici les réponses inédites de sa correspondante et de donner ce dialogue poé- tique en son entier.

Voici le premier sonnet de Musset :

78 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

« Je vous ai vue enfant, maintenant que j'y pense, Fraîche comme une rose et le cœur dans les yeux. Je vous ai vu bambin, boudeur et paresseux, Vous aimiez lord Byron, les grands vers et la danse. »

Ainsi nous revenaient les jours de notre enfance, Et nous parlions déjà le langage des vieux. Ce jeune souvenir riait entre nous deux, Léger comme un écho, gai comme l'espérance.

Le lâche craint le temps parce qu'il fait mourir ; Il croit son mur gâté lorsqu'une fleur y pousse. O voyageur ami, père du souvenir!

C'est ta main consolante et si sage et si douce Qui consacre à jamais un pas fait sur la mousse, Le hochet d'un enfant, un regard, un soupir.

Mme Mennessier répondit par le sonnet suivant

La fleur de la jeunesse est-elle refleurie Sous les rayons dorés du soleil d'autrefois ? Mon beau passé perdu connaît-il votre voix, Et vient-il, l'étourdi, railler ma rêverie ?

Par la chute des jours mon âme endolorie A laissé ses chansons aux épines des bois. Du fardeau maternel j'ai soulevé le poids, J'ai vécu, j'ai souffert, et je me suis guérie.

Hélas ! qu'il est donc loin le printemps écoulé ! Que d'étés ont séché son vert gazon foulé ! Que de rudes hivers ont refroidi sa sève !

Mais de votre amitié le doux germe envolé

A retouvé sa place, et mon cœur consolé

En recueille les fleurs au chemin que j'achève.

CHARLES NODIER ET MUSSET 79

A quoi Musset répliqua le jour même :

Quand, par un jour de pluie, un oiseau de passage Jette au hasard un cri dans un chemin perdu, Au bord des bois fleuris, dans son nid de feuillage Le rossignol pensif a parfois répondu.

Ainsi fut mon appel par le vôtre entendu,

Et vous me répondez dans notre cher langage ;

Ce charme triste et doux, tant aimé d'un autre âge,

Ce pur toucher du cœur, vous me l'avez rendu.

Etait-ce donc bien vous? si bonne et si jolie.

Vous parlez de regrets et de mélancolie?

Et moi peut-être aussi, j'avais un cœur blessé.

Aimer n'importe quoi, c'est un peu de folie... Qui nous rapportera le bouquet d'Ophélie De la rive inconnue les flots l'ont laissé?

Réponse de Mme Mennessier :

Ce doux bouquet mouillé qui s'effeuille à nos yeux Et que jamais la main n'a pu reprendre ou suivre, Ne le regrettons pas ! J'ai lu dans un vieux livre Que son nœud détaché voulait parler d'adieux.

Du foyer paternel, vous, l'esprit radieux, Dans l'ardente mêlée le triomphe enivre, Vous vous souvenez donc qu'en essayant de vivre Ensemble nous étions partis d'un vol joyeux ?

Nous avons traversé la merveilleuse plaine la fleur du jeune âge, amicale et sereine, Dit : « La vie est charmante et l'avenir béni. »

Puis je vous vis monter quand je perdis haleine. A la cime des monts votre aile souveraine Allait chercher son aire, et je gardais mon nid.

80 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

La correspondance finit par ce dernier sonnet de Musset, reçu le soir même à l'Arsenal:

Vous les regrettiez presque en me les envoyant

Ces vers, beaux comme un rêve et purs comme l'aurore.

« Ce malheureux garçon, disiez-vous en riant,

Va se croire obligé de me répondre encore. »

Bonjour, ami sonnet, si doux, si bienveillant, Poésie, amitié que le vulgaire ignore, Gentil bouquet de fleurs de larmes tout brillant Que dans un noble cœur un soupir fait éclore !

Oui, nous avons ensemble, à peu près, commencé A songer ce grand songe le monde est bercé. J'ai perdu des procès bien chers, et j'en appelle.

Mais en vous écoutant tout regret a cessé.

Meure mon triste cœur, quand ma pauvre cervelle

Ne saura plus sentir le charme du passé !

Les admirateurs de Musset ne m'en voudront pas, je l'espère, de leur avoir fait relire une fois de plus ces trois sonnets, en les mettant dans le cadre naturel ils ont pris naissance; MmcMen- nessier-Nodier me pardonnera sans doute aussi d'avoir publié ses vers à elle dans ce glorieux et redoutable voisinage, et tout le monde com- prendra que j'aie tenu à revendiquer l'honneur d'avoir été la cause obscure de ce dialogue poé- tique.

Après cet échange si affectueux et si rapide, Musset naturellement revint souvent à l'Arsenal visiter son vieil ami et sa fille. C'est alors que je

CHARLES NODIER ET MUSSET 8l

lui fus présente et que je fis sa connaissance. J'eus enfin l'occasion de lui exprimer de vive voix, et mieux que par mon sonnet, toute l'admiration que m'inspiraient ses poésies. Je lui racontai qu'elles avaient fait mes délices dès l'âge de douze ans, sur les bancs de l'école, à Fontenay-aux- Roses, nous nous arrachions les cahiers ma- nuscrits qui les contenaient pour les copier à tour de rôle. Je lui disais comment depuis quel- ques années je m'étais fait à Paris et surtout en province le commis voyageur de sa gloire. Il m'en parut touché. Il n'était pas encore gâté sous ce rapport-là; il n'était connu et aimé que d'une élite. Nous sommes en 1845, ne l'oublions pas. La T{evue des Tfeux-éMondes, il publiait ses vers et ses proverbes en prose, n'avait pas alors son énorme public d'aujourd'hui. Dix ans plus tard, M. de iMontalembert, quoique l'un des fondateurs du Correspondant, me disait un jour : « N'est-ce pas une honte pour la France qu'une Revue comme celle des T)eux-zMondes n'ait pas plus de six mille abonnés? » De plus, il y avait trois ans à peine que les poésies de Musset ve- naient d'être réunies pour la première fois dans la Bibliothèque Charpentier.

La vogue et la grande réputation du poète ne datent que du succès du Caprice au Théâtre- Français, quand il y fut joué et révélé au public par Mme Allan, à son retour de Russie. Que de

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CHARLES NODIER ET MUSSET 8]

et d'une démarche sinon aisée, du moins toujours assurée. Le portrait qui le rend le plus fidèle- ment à cette époque (1843) est une lithogra- phie de Gavarni. Il est en pied, debout, s'ap- puyant sur une canne, un manteau sur l'épaule. L'attitude et la figure sont d'une ressemblance parfaite; ce simple coup de crayon rappelle infi- niment mieux le Musset de cette époque que le pastel de Landelle fait quelques années plus tard et dans un parti pris regrettable d'idéalisation. L'aimable peintre y a mis un peu trop du sien.

J'ai dit qu'il parlait peu et sans phrases. Une seule fois je le vis s'animer dans la conversation; c'était à propos de la Lucrèce de Ponsard, alors dans toute la vivacité de son succès. Je retrouvai le vieux romantique. Cette réaction semi-clas- sique l'irritait: « C'est un défi, disait-il; est-ce que nous ne le relèverons pas? Il faut y répon- dre. » Peut-être y avait-il dans ce dépit, il n'entrait d'ailleurs nulle jalousie de poète, autre chose en jeu qu'une doctrine d'art ou une affaire de goût. Dans son discours de réception à l'Aca- démie, Musset, il me semble, fit assez bon mar- ché du romantisme de sa jeunesse. Il y avait donc d'autres raisons. Il faudrait chercher la femme, selon le précepte connu, et Rachel, alors dans tout l'éclat de sa gloire, que les deux poètes poursuivaient de la même admiration, nous don- nerait peut-être le mot de cette énigme.

84 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

Revenons à Nodier.

Malgré sa santé déjà gravement atteinte, il se sentit réveillé par cet échange de sonnets, et il écrivit alors ces jolies stances, imprimées dans les œuvres de Musset, que tout le monde a lues, ainsi que l'exquise réponse du jeune poète. Mais ce que tout le monde ignore, c'est le sens exact des deux premiers vers de la pièce de Nodier. Je vais en donner l'explication :

J'ai lu ta vive odyssée

Cadencée. J'ai lu tes sonnets aussi,

Dieu merci!

Les sonnets, on vient de les lire et de voir à quelle occasion ils ont été écrits. Mais la vive Odyssée, est-elle? Il n'en est pas trace dans l'œuvre de Musset. Je vais dire ce qu'il en est :

A cette époque (mai 1843), Musset avait fait avec son frère, Hetzel et un autre ami, une excursion dans les environs de Paris, à Pontchar- train, je crois. Il paraît qu'elle avait été fort gaie et semée d'incidents comiques que le poète, mis en verve par le voyage et l'entrain de ses com- pagnons, eut la fantaisie de célébrer en petits vers rapides et familiers. J'ai lu la pièce entière dans le temps, et elle avait amusé tout le monde à l'Arsenal. Je comprends toutefois que l'auteur n'ait pas tenu à lui faire les honneurs de la pu-

CHARLES NODIER ET MUSSET 8f

blicité dans le second recueil de ses Toésies nou- velles, qu'il fit paraître en 18^0 chez Charpen- tier, pas plus qu'il n'a publié ses vers d'enfant terrible sur Mélanie Waldor et Paul Foucher val- sant ensemble, qui étaient dans toutes nos mé- moires à cette époque. Du voyage à Pontchar- train il ne m'est resté que des lambeaux, le début par exemple :

Paul, un soir, par la grande rive

Arrive, Croyant voir madame Aubernon,

Mais non.

faut-il, en quittant Versaille,

Qu'on aille? Retrouver Hetzel à Meudon?

Va donc !

Et ils partent dans la carriole d'Obeuf, l'ami d'Hetzel, soupent et couchent à l'auberge :

Alors arrivent des punaises

Bien aises De pouvoir d'un jeune étranger

Manger !

En voilà assez pour donner une idée du ton et du rythme de Y Odyssée à laquelle Nodier faisait allusion*. On voit qu'en écrivant à Musset, il

* Cette pièce a été retrouvée depuis et publié en entier, chez Fischbacher, dans l'Année des Poètes de Ch. Fuster.

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Bien ai De pouvoir d'un jeun étranger

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En voilà assez p< du rythme de l'i allusion*. On

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86 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

avait pris la même allure et presque le même mètre que son jeune ami.

Je ne demande pas pardon de cette digression un peu longue sur Musset : on me saura gré de cet éclaircissement, qui épargnera des veilles aux commentateurs futurs de ses œuvres. On com- prendra, du reste, que j'eusse à cœur de reven- diquer l'honneur insigne et inattendu, que m'a donné le hasard, d'avoir été la cause très humble des trois sonnets et de la %éponse à Nodier. Sans moi ils ne fussent pas venus au monde.

Cette réponse de Musset, écrite dans ce joli rythme inégal, à vive allure qu'il aimait tant, renferme le tableau le plus vrai et le plus piquant de l'Arsenal de 1830, avec le portrait le plus délicieux du vieux Nodier :

Si jamais ta tête qui penche

Devient blanche, Ce sera comme l'amandier,

Cher Nodier.

Ce qui le blanchit n'est pas l'âge

Ni l'orage, C'est la fraîche rosée en pleurs

Dans ses fleurs.

Hélas! oui, sa tête penchait: sa santé, depuis longtemps ébranlée, commençait à donner de vives inquiétudes. Il gardait la chambre et quel- quefois le lit. Quand il pouvait se lever, il faisait

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porter son fauteuil sur le balcon de l'Arsenal qui regarde la Seine. L'île Louviers d'alors, avec ses maigres peupliers, formait le premier plan; à l'horizon, en face, le dôme du Panthéon s'en- levait sur le ciel et dominait toute la ville du haut de sa montagne. C'est que je le trouvai, une après-midi, se réchauffant aux pâles rayons d'un soleil d'automne. Je m'assis près de lui. Une petite fleur rose avait poussé entre deux dalles disjointes du vieux balcon. Il me la fit re- marquer. « Elle durera plus que moi, sans doute, me dit-il doucement. En tout cas, nous ne pas- serons pas l'hiver. » Je voudrais pouvoir redire toutes les choses charmantes et poétiques que la petite fleur inspira au vieux malade, qui pres- sentait sa fin si nettement et qui l'envisageait avec une si touchante, résignation. Si je n'ai pu retenir les paroles mêmes, j'ai gardé jusqu'à ce jour l'impression attendrie et charmée que me causa cette dernière entrevue. Car la conversa- tion de Nodier avait un charme à part, et c'est le cas d'employer ce mot de charme dans tout son sens; celui de sa plume si souple, si enla- çante, était certes bien grand, mais sa causerie le dépassait. Il y avait de tout, dans cette parole : de la finesse et de la naïveté, de l'esprit et de la bonhomie, quelque chose de désabusé et cepen- dant de jeune encore. Il contait à ravir, et c'était un délice de l'entendre.

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Cette conversation devait être la dernière. Le pauvre malade avait raison. En janvier 1844, ^ s'alita pour ne plus se relever. Un jour que j'al- lais prendre de ses nouvelles, je rencontrai F. Wey dans l'escalier. Nous entrâmes dans le grand salon. Les portes de la chambre à coucher de Nodier étaient ouvertes. Un prêtre était là, près du lit; le malade recevait l'extrême-onction. Je m'agenouillai dans un coin du salon, j'avais dansé et ri tant de fois, et je ne devais plus revenir. Trois jours après, je suivais son convoi. J'allai jusqu'au cimetière. Hetzel me fit monter avec lui dans une des voitures de deuil, il y avait déjà deux de ses amis. L'un était Tony Johannot, l'autre Balzac.

C'était la première fois que je voyais de près le grand romancier. Il était replet et assez lourd de tournure; rien de remarquable dans sa figure, encadrée de longs cheveux noirs, si ce n'étaient deux yeux magnifiques, pleins de lumière et d'in- telligence. Il prit la parole, et, tout le long du chemin jusqu'au Père-Lachaise, il nous parla de Nodier en excellents termes, appréciant l'homme et l'écrivain avec une rare sagacité et une par- faite justice. Il nous exposa sa fameuse théorie des maréchaux de France littéraires, au rang des- quels il n'hésitait pas à mettre celui dont nous suivions le cercueil. Il parlait avec verve et abon- dance. On sentait la conviction profonde qu'il

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avait de la grandeur de l'esprit, comme de la place que l'artiste et l'écrivain doivent occuper dans notre société moderne. Par moments, dans la chaleur qu'il mettait à défendre cette idée, on sentait l'accent d'une plaidoirie intéressée, et il s'y mêlait une pointe d'amertume, qui trahissait le sentiment naïf de sa valeur personnelle et de son propre génie méconnu.

On a beaucoup écrit sur Nodier; on a essayé souvent de le peindre en pied, comme écrivain et comme homme; on le tentera encore: rien n'est plus difficile. Comment caractériser ce ta- lent et son influence dans sa fuyante complexité et la variété déconcertante de ses œuvres? Il a touché à tout, à la poésie, à l'histoire, au roman, à la philologie, à la critique, à la politique, à la lexicologie, à l'entomologie, au fantastique, que sais-je encore? « Il y avait dix hommes dans Nodier, » a écrit Lamartine. On croit le saisir, il vous échappe. S'il est l'Arioste de la phrase, comme l'a dit Sainte-Beuve, il est encore plus sûrement le Protée de la littérature. Il réunit tous les contrastes : il a tous les doutes et toutes les croyances; il allie l'exaltation à la nonchalance, l'enthousiasme au désenchantement, la poésie au bon sens moqueur, la rêverie aux saillies de l'es- prit le plus vif, les naïvetés de l'enfant à l'ironie désabusée du vieillard. Il est classique et roman- tique, werthérien et catholique, royaliste et révo-

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lutionnaire, érudit et poète : il est Nodier, enfin, et ce mot seul peut le définir. Sa plume a laissé des œuvres exquises, sans doute, et quelques pages qui ne périront pas ; mais pas un livre qui le contienne en entier. Excursif, curieux, papil- lonnant, il s'est dispersé et volatilisé, pour ainsi dire. Il n'a pas su se condenser et se traduire lui-même dans une création unique, souveraine. Sa conversation seule l'a exprimé, seule elle don- nait l'idée de cette nature si originale et si mer- veilleusement douée. C'est à lui surtout qu'il faut appliquer le mot de Marmontelsur Diderot: « Qui ne l'a connu que par ses livres, ne l'a pas connu. »

IV

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'étais encore un enfant quand j'enten- dis pour la première fois prononcer le nom de George Sand; c'était sous les tilleuls du préau de la pension Morin, à Fontenay- aux-Roses, laquelle est maintenant Sainte-Barbe- des-Champs. Une pension bien curieuse, qui ne ressemblait à nulle autre, et dont j'aimerais bien parler plus en détail. Mais ce n'est pas mon thème aujourd'hui, et il faut savoir se borner. Un jour donc, vers Tannée 1853, si je ne me trompe, un grand, qui revenait de passer son congé du dimanche à Paris, nous raconta qu'on y parlait beaucoup d'un roman nommé Indiana; que l'auteur était une jeune femme, qu'elle fumait

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des cigares et s'habillait en homme. Il n'en fallait pas tant pour éveiller notre curiosité et exciter notre imagination. Plus tard on nous la dit liée avec Alfred de Musset, qui n'était pas un inconnu pour nous, car nous avions lu en cachette, naturellement ses Contes d'Espagne et d'Italie, et Hippolyte Monpou, notre professeur de mu- sique, avait composé plusieurs de ses romances, qu'il nous faisait chanter. Ce pauvre Monpou! Je ne puis m'empêcher d'ouvrir ici une parenthèse. Je le vois encore avec ses longs cheveux, sa figure colorée, ses yeux bleus et son air enthousiaste. Il était pour nous le type achevé du romantisme qui rayonnait alors. Il venait deux fois par semaine de Paris pour nous donner des leçons de chant et de solfège. Le solfège était un peu négligé, et quant au chant, après nous avoir seriné quelques chœurs de Gliïck ou de Spontini, il ne manquait pas de nous dicter des romances du jour, et surtout les siennes. Souvent même nous en avions la pri- meur : il les essayait sur nous avant de les livrer au public. Il a en composer plus d'une dans la patache Rabourdin, qui seule alors faisait le trajet de Fontenay-aux-Roses à Paris. Comme il n'avait pas eu le temps de les noter en chemin, il les écrivait, en arrivant, à la craie sur le tableau noir qui servait à nos exercices scolaires.

Les paroles étaient toujours empruntées aux poètes du jour, comme les Veux (Archers, la 'Ronde

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du Sabar, de Victor Hugo; le Lever, l'oAndalouse, de Musset. Je me hâte d'ajouter que le texte était légèrement modifié et mis à la portée de notre âge, quand il le fallait. Ainsi le jeune professeur nous dictait : Une oAndalouse au teint bruni, c'est la maîtresse qu'on me donne. Mais nous rétablissions le texte en chantant. Nous le connaissions parfai- tement, non par le volume, que le rigide censeur n'eût pas toléré entre nos mains, cette institu- tion sanitaire ne nous permettait que Casimir Delavigne et Lamartine, mais par des copies manuscrites des poètes contemporains, qui circu- laient parmi nous, à l'insu de nos pions. Les élèves de la classe de rhétorique, les grands, avaient des cahiers remplis de poésies choisies de Victor Hugo, Vigny, A. Barbier, Mme Tastu et Alfred de Musset; ces cahiers circulaient mysté- rieusement, et les petits les recopiaient à leur tour. Je me rappelle encore l'impression que me firent la Curée et l'Idole, Von Tae\ et Tortia. Il y avait certains vers qui me ravissaient et me don- naient un frisson de plaisir singulier. Pourquoi ceux-là plutôt que d'autres ? Mystère. Par exemple, je raffolais de ce passage de Von Tae\:

Et le bruit De ses éperons d'or se perdit dans la nuit.

Je ne me lassais pas de me le répéter. C'était

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un enchantement. Quelle belle chose que la jeu- nesse!

Quelques années plus tard, j'avais fini mes études; j'étais revenu d'Allemagne et j'essayais de faire mon droit à Paris, avec peine, je l'avoue. Je ne rêvais qu'à mes projets littéraires, et entre autres à ce fameux roman, qui n'a jamais été achevé, et que je devais envoyer à Chateau- briand et à Béranger avec de si belles dédicaces. J'ai dit que j'y rêvais, et c'est le vrai mot. Je n'en avais pas écrit une seule ligne : je le portais dans ma tête avec beaucoup d'autres projets plus ou moins ambitieux. Un jour j'en parlai à un de mes bons amis de Fontenay-aux-Roses, Achille Fou- quier, qui a publié de si jolis récits de chasse et de voyage. Je lui racontai mon plan, mes per- sonnages, mes idées, ou du moins ce que j'appelais ainsi. Il y prit intérêt.

« Tu devrais en parler à George Sand, me dit-il.

Mais je ne la connais pas.

Moi, je l'ai vue quelquefois chez Mme Mar- liani, qui est une amie de ma mère, répliqua-t-il. Si tu veux, je parlerai de toi à Mme Marliani, et elle te présentera à Mme Sand. »

J'acceptai avec enthousiasme, comme on le pense bien, et nous allâmes rue Grange-Batelière, Mmc Marliani occupait un très bel apparte- ment. C'était une femme aimable, qui avait

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être belle. Son mari était consul général d'Es- pagne à Paris. Italien de naissance, comme le général Cialdini, il avait fait comme lui, et pris du service en Espagne après 1830. Plus tard, sous l'Empire, l'Italie délivrée, il rentra dans son pays natal, s'y remaria et y mourut sénateur. J'ai même connu sa seconde femme à Florence. Mais revenons à la première.

Elle m'accueillit avec une grande bonté, me fit causer de mes ouvrages futurs, de mon roman surtout. Je ne m'en tirai pas trop mal à son gré, paraît-il, car à quelques jours de j'appris par Henri Heine que chez Mme Sand il avait entendu parler de moi très gracieusement par cette bonne et aimable « consulesse ». J'allai la remercier.

« J'ai parlé de vous à Mme Sand, en effet, me dit-elle. Elle dîne chez moi après-demain. Venez de bonne heure, avant que le monde arrive; je vous présenterai, et vous aurez ainsi le temps de causer avec elle. »

Je la quittai la joie dans l'âme, une joie tumul- tueuse, pleine de trouble et d'espoir.

Voir George Sand! approcher de cette femme célèbre, dont les romans, et surtout les Lettres d'un voyageur, avaient fasciné notre imagination et enivré notre cœur! Voir de près cette grande Lélia mystérieuse, dont les amours nous préoc- cupaient autant que le génie, et qui n'apparais- sait à nos yeux qu'entourée d'hommes célèbres,

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comme Sandeau, Musset, Mérimée, Lamennais, Chopin! Quelle émotion pour une tête et un cœur de vingt ans! Puis comment retenir l'ima- gination sur la pente des rêves ardents? Si en me voyant, en m'écoutant, ses grands yeux noirs s'abaissaient sur moi avec curiosité, avec sympa- thie, peut-être ! Qui sait? Après tous les orages de sa jeunesse, qu'attend-elle? Que cherche-t-elle à présent? Qui peut la toucher? Peut-être une ad- miration passionnée, un premier amour, la fraî- cheur d'âme d'un adolescent... On voit le thème, et ma pauvre tête exaltée le brodait d'arabesques sans nombre. J'avais vingt ans, qu'on ne l'oublie pas!

Cette agitation ne fit que s'accroître jusqu'au soir, quand je vis s'approcher l'heure fixée pour ma présentation. Je me vois encore arpentant à grands pas l'allée du Luxembourg, devant la Pé- pinière, et cherchant en vain à m'apaiser. C'était le 2 février 1840. Le soleil était doux comme au printemps, pas de nuages au ciel; les cygnes vo- guaient sur les bassins; des bandes d'enfants bariolés jouaient sous les arbres effeuillés. ce C'est donc pour ce soir, me disais-je ; je la verrai, enfin! Je lui parlerai de mon roman... Non! je l'entretiendrai plutôt de son Essai sur le drame fantastique, qui vient de paraître, 011 elle compare Faust, éManfred et les oAieux de Mickiewicz. J'es- sayerai de lui prouver combien elle est sévère et

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même injuste pour Gœthe. Je lui dirai combien, malgré tour, cet article m'a enthousiasmé, puisque après l'avoir lu je n'ai eu rien de plus pressé que de lui exposer mes réserves dans une longue lettre que je n'ai pas osé lui envoyer. Je lui dirai surtout combien je suis heureux de la voir, de lui être enfin présenté, et tant d'autres choses qui pourront l'intéresser, la toucher. » Puis faisant un retour sur moi-même et sur ma vie présente, si vide, si inquiète, j'ajoutais tout bas : « Allons, de- main, tout cela sera peut-être changé. Qui sait? Voici peut-être mon dernier jour de liberté, d'isolement et d'obscurité. Ce sera ma délivrance et mon hégire. »

La génération actuelle, si peu enthousiaste, si railleuse et si sceptique même, aura peine à com- prendre ce qui précède; elle accueillera sans doute d'un sourire moqueur cette confidence arriérée d'un vieillard. Mais ce qui. reste de mes contemporains, happy few! ceux qui ont pu applaudir Rachel, Pauline Garcia et George Sand, me la pardonneront sans doute, et peut- être m'en sauront-ils gré. On aime toujours à se retrouver jeune, même dans le miroir du voisin.

Le soir venu, après un rapide et frugal dîner, au moment de rentrer chez moi, je rencontrai un de mes bons amis de Fontenay, Edmond La- fayette, que je forçai d'assister à ma toilette. Nous restâmes longtemps à causer, trop long-

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temps, car après m'être fait friser par l'illustre Galabert, je n'arrivai chez Mme Marliani que vers dix heures, ce Comme vous venez tard! » me dit- elle. Effectivement, dans ce temps-là, c'était tard, et le salon était déjà rempli de monde. Je distin- guai trois groupes en entrant. Un seul attira sur- tout mon attention : ce fut celui qui s'était formé autour du sopha. Une femme pâle, vêtue de noir, une cigarette aux lèvres, en occupait le centre. Je la reconnus : c'était elle.

Le cœur me battait bien fort quand la maî- tresse de la maison me prit par la main et me présenta à son amie. Je m'inclinai sans oser lever les yeux et sans rien dire, heureusement, car c'est ce qu'il y avait de mieux à faire, si je ne me trompe. Que dire, en effet, qui n'eût été une ba- nalité déplorable? MmeSand se souleva lentement du fond des coussins elle était blottie, ôta gra- vement la cigarette de ses lèvres, et, sans me rien dire non plus, regarda ma tête frisée, me fit un petit salut et reprit sa place. Adieu les beaux rêves et les beaux discours que j'avais si bien préparés!

Je m'assis non loin d'elle, et je la dévorai des yeux. Je la trouvai à la fois moins belle et plus jeune que je ne m'y attendais. N'était-elle pas déjà célèbre quand j'étais encore sur les bancs de l'école, à Fontenay? et il me semblait en être sorti depuis si longtemps! Le fait est qu'elle avait

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trente-six ans à peine. Courte et replète de taille, vêtue simplement d'une robe noire montante, la tête attirait toute l'attention, et dans la tête les yeux. Ils étaient magnifiques, peut-être un peu rapprochés, grands, à larges paupières et noirs, mais nullement brillants: on eût dit du marbre dépoli ou plutôt du velours; ce qui donnait au regard quelque chose d'étrange, de terne et même de froid. Ce ton mat de la prunelle était-il natu- rel, ou devait-on l'attribuer à son habitude d'écrire longtemps, la nuit, à la lumière? Je l'ignore, mais ce fut ce qui me frappa tout d'a- bord. Le front haut, encadré de cheveux noirs qui se divisaient en deux simples bandeaux, ces beaux yeux calmes, surmontés de fins sourcils, donnaient à sa physionomie un grand caractère de force et de noblesse que le bas de la figure ne soutenait pas assez. En effet, le nez était un peu charnu, le dessin en était mou, sans belle ligne, vu de face surtout; la bouche manquait de finesse aussi; le menton petit, mais appuyé déjà sur un sous-menton trop apparent, ce qui donne de la lourdeur au bas du visage. Du reste, une extrême simplicité de parole, d'atti- tude et de geste. Telle m'apparut Mme Sand, ce soir-là.

Du cercle qui l'entourait je ne pus me faire nommer que deux personnes, Chopin, son ami d'alors, et Emmanuel Arago, qui devait être mon

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chef, huit ans plus tard, à l'ambassade de Berlin. A ses pieds, sur un tabouret, était assise une pe- tite fille de onze à douze ans, aux cheveux noirs, à la figure un peu forte, sans autre grâce qu'une expression de naïveté enfantine : c'était Solange, sa fille. Maurice était absent.

Après ma courte et muette présentation, la causerie qu'elle avait interrompue reprit dans le groupe de Mme Sand; on parlait des coiffures masculines, et on en était arrivé aux queues de la fin du dernier siècle; l'on faisait naturellement force plaisanteries sur ces saucissons ficelés qu'on s'était ingénié à porter sur le dos. J'avais bien envie de prendre la défense de ces queues de rat si grotesques, en disant que les vieux paysans de mon pays en portaient encore, et qu'aux enterre- ments ils les dénouaient en signe de deuil, et qu'alors leurs longs cheveux blancs se déroulaient en ondes sur leurs épaules, et non sans grâce. Mme Sand m'eût peut-être regardé et approuvé d'un mot. Mais je n'osai pas élever la voix; les grands yeux noirs et le cercle m'avaient trop intimidé.

Le monde était venu peu à peu, et le salon s'était rempli. Le groupe du canapé dut se dis- perser. Comme je ne connaissais personne, je ne fus pas dérangé dans mon rôle d'observateur; j'observai donc et je fis la revue du salon. Tout d'abord je remarquai une femme jeune encore,

GEORGE SAND IOI

avec de longues boucles blondes retombant le long des joues, ce qu'on appelait autrefois des repentirs, une douce et jolie figure de fille d'Albion. Du moins je le croyais. Mais je me trompais, elle n'était Anglaise que par alliance; c'était une Italienne, et je fus bien surpris quand on me dit son nom : la comtesse Guiccioli, la maîtresse de Byron! Je n'en croyais pas mes yeux: la Guiccioli, qui était célèbre en 1817, deux ans avant ma naissance? était-ce possible?

Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable,

a dit Boileau, et jamais ce vers du vieux poète classique ne s'est mieux vérifié, à mes yeux, qu'en l'appliquant à la maîtresse du grand poète roman- tique. Oui, c'était elle, belle, souriante et jeune encore malgré ses quarante ans bien sonnés. L'idée que Byron, le grand Byron, une de mes idoles, avait reposé sa belle tête sur ces blanches épaules, car elle était décolletée, et elle n'avait pas tort, l'idée que la main qui a écrit tant de chefs-d'œuvre impérissables avait joué avec ces boucles blondes me rendait cette apparition à la fois odieuse et sacrée. « Quand on est veuve d'un pareil amour, me disais-je, on devrait disparaître du monde; il ne reste plus d'autre asile que la soli- tude et la mort. » On reconnaît l'intolérance et l'imagination de la jeunesse. En tout cas, ce n'était

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pas sa façon de penser, à elle, car elle vécut et se re- maria même. Elle épousa plus tard, comme on le sait, le marquis de Boissy, le pair de France à la fois ridicule et spirituel, dont les boutades déses- péraient le chancelier Pasquier. Quand de mau- vais plaisants ou des maladroits lui demandaient si sa femme était parente de la célèbre comtesse Guiccioli de Ravenne, il ne manquait pas de répondre : « C'est elle-même, monsieur, l'an- cienne maîtresse de Byron. »

Tous les moindres incidents de cette soirée, pour moi si mémorable, sont restés gravés dans mon souvenir. On servait le thé quand un grand bel homme entra avec un joli adolescent de seize ans, svelte, aux cheveux noirs séparés sur le mi- lieu de la tête et retombant en boucles sur les épaules : c'était Maurice Dudevant, conduit par Bocage, le célèbre acteur. Un autre retardataire arriva encore après eux : un petit homme pâle, à longue barbe noire, avec une expression de dou- ceur et de bonhomie bien rare dans notre monde civilisé, ce Ah! voilà le voyageur! » s'écria-t-on. On l'entoura; on lui serrait les mains; George Sand lui sauta au cou et lui donna un bon gros baiser sur les deux joues. C'était Calamatta, le graveur. Quand il fut un peu seul, je m'approchai et je lui parlai de mon camarade Achille Menotti, le fils du pendu de Modène, son compatriote et son ami. Chopin vint nous rejoindre, et nous

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causâmes quelque temps. La nuit s'avançait; peu à peu le salon devenait clairsemé. Minuit sonnait quand je sortis avec Caiamatta, la tête encore en feu de tout ce que j'avais vu dans cette soirée si pleine d'émotions.

Sans doute elle m'avait apporté une grande déception. Je n'avais rien su dire à Mme Sand, et elle m'avait à peine remarqué. Il n'y aurait pas d'hégire. Mon beau rêve retombait platement à terre, après un essor si ardent, si ambitieux. Mais si j'en ressentais quelque chagrin, il était du moins sans amertume. Je n'avais pas le sot or- gueil d'en vouloir à la destinée ou à George Sand de cette déconvenue.

Il est des natures heureuses qui ont le don de faire de beaux rêves, et, en même temps, le don plus rare encore d'accepter sans trop souffrir les démentis que la vie ne manque pas de leur infli- ger. Sous la douche d'eau froide de la réalité, leur raison se réveille et les ramène bien vite au sen- timent du vrai et du possible. Tout échec a sa raison d'être et provient de causes qui l'expli- quent. Il faut savoir les chercher et les voir; et comprendre, n'est-ce pas pardonner? Je me rendis compte tout de suite de l'effet que j'avais pro- duire sur Mme Sand : elle n'avait vu, et n'avait pu voir en moi, qu'un petit jeune homme frisé fort insignifiant, et quelle que fût la protestation secrète de mon orgueil, je devais lui pardonner

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d'avoir méconnu un mérite que je n'avais pas eu l'esprit de lui montrer.

Je revins naturellement chez Mme Marliani et j'y revis souvent Mme Sand avec ses deux enfants. Nous jouions quelquefois au billard dans une pe- tite pièce, derrière le salon. Rien de plus simple que toute sa manière d'être. Nulle coquetterie, nulle prétention, nulle pose; elle était le naturel et la modestie mêmes. En pensant à son amour du théâtre, à ses amitiés d'artistes et d'acteurs, on eût pu s'attendre chez elle à un peu d'attitude et de manières étudiées. Il n'y en avait pas trace. En outre, rien dans toute sa personne ne trahis- sait la fièvre et l'exaltation poétique de Lélia et des Lettres d'un voyageur. Tout se passait à l'in- térieur; le feu couvait sous ce front si calme et ces beaux yeux froids, si tranquilles, qui n'en laissaient rien paraître. Elle causait peu, sans éclat, sans esprit même, et elle le savait. D'ordi- naire elle était silencieuse, et parfois au point de gêner ses hôtes ou ses visiteurs. On connaît son histoire avec Th. Gautier, qui était venu la voir à Nohant et à qui elle ne souffla mot. Il crut lui avoir déplu et se disposait à partir; quand elle l'apprit, elle en fut désolée, l'envoya bien vite chercher : « Vous ne lui avez donc pas dit que j'étais une bête! » répétait-elle au messager qui était, je crois, Alexandre Dumas fils. Le trait do- minant de sa nature était évidemment le senti-

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ment maternel. Il formait le fond de son caractère pour qui sait lire; il est visible dans ses œuvres, et même dans ses amours.

Deux souvenirs me restent encore d'elle, datant de la même année et toujours du même salon. Un soir, on était en petit comité. Solange était couchée, Maurice était resté avec sa mère; il était vraiment joli garçon avec ses seize ans et ses longs cheveux. Quelqu'un dit que M. de Bonne- chose allait venir. L'idée vint à Mme Sand, qui a toujours aimé les déguisements et la mascarade, d'improviser une petite scène comique au détri- ment du visiteur annoncé, lequel était myope et de plus fort distrait. Vite, on affuble Maurice d'une robe noire quelconque et d'une résille; on lui pique une rose rouge dans les cheveux. Le voilà transformé en une jeune Espagnole fort jolie, ma foi. M. de Bonnechose entre parmi les rires étouffés; il vient s'asseoir près de la fausse Clara Gazul, qui est censée ne pas savoir un mot de français, et aussitôt il s'escrime dans un castillan douteux auprès de la belle étrangère. Maurice garda un moment son sérieux, mais finit par éclater de rire au nez de son assidu. Tout le monde en fit autant, et M. de Bonne- chose lui-même se mêla de bonne grâce à la gaieté générale, quand il reconnut enfin son erreur.

L'autre souvenir se rattache à Chopin. Oserai-

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je l'avouer? Je ne connaissais alors que bien imparfaitement les compositions de ce génie mé- lancolique et si profond. Mais sa célébrité, sa liaison avec Mrae Sand, et le charme de sa per- sonne me le faisaient rechercher, et je causais de préférence avec lui. Il était déjà souffrant de la maladie qui devait l'emporter. On connaît sa figure pâle, tourmentée, sans barbe, ombragée de cheveux bruns.

Nous causions donc un soir chez Mme Marliani dans un coin du salon, de l'Allemagne que je ve- nais de quitter, de ses grands musiciens et de ses poètes. Mme Sand, son éternelle cigarette aux lèvres, se promenait dans la diagonale du salon, en passant et repassant près de nous. Tout à coup, laporte s'ouvre à deux battants. On annonce Mmela baronne X... et une grosse, lourde femme, empanachée, entre à grand froufrou. Mme Sand était devant nous à cet instant : elle se retourne et dit à demi-voix ces simples mots : « Oh! la femme! » Il m'est impossible de rendre le mé- pris, le dépit concentré contenu dans cette brève exclamation, et l'accent avec lequel elle fut pro- noncée. Chopin ne put s'empêcher de sourire tristement. Que voulait-elle dire? Parlait-elle en général, ou s'adressait-elle au cas particulier? Cette sortie s'appliquait-elle à la baronne? ou bien cette vieille femme ridicule était-elle à ses yeux le type et le résumé des travers de son sexe?

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Je n'ai pu le deviner. Mais je n'ai jamais oublié l'expression qu'elle y avait mise. Elle ne s'occupa plus de la baronne, er, comme si elle ne soup- çonnait pas même sa présence, elle reprit sa pro- menade solitaire. A un certain moment, arrivée devant nous, elle vit que Chopin s'animait un peu en causant avec moi ; sa sollicitude s'en émut ; elle s'arrêta, et sans rien dire, d'un geste presque maternel, elle vint poser sa fine et blanche main sur les cheveux de son ami, comme pour le cal- mer ou le rappeler à la prudence. J'en fus atten- dri, et je m'empressai de reprendre la conversation sur un ton plus tranquille. O George! combien j'aurais donné pour que cette même main se posât sur mon front!

Les années passèrent : la révolution de 1848 arriva, je quittai Paris; à mon retour, Mnic Mar- liani était morte, et ce fut chez nos amis com- muns Hetzel et Bixio que je revis quelquefois MmeSand. Elle était toujours simple, calme, mais déjà visiblement vieillie. En 18^7, à mon retour de Moldavie, je pus enfin lui faire hommage de mon premier poème : La éMort du Juif errant. Elle me répondit par une lettre, dont je suis bien fâché de ne pouvoir donner le texte. Je la gar- dais précieusement dans une cassette arabe que Mme Tastu m'avait rapportée de Bagdad et qui a été brûlée par la Commune, en 1S71, avec tous les autographes qu'elle contenait. Sa cendre s'est

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mêlée à celle de la lettre que j'avais reçue de Musset, sans compter tant d'autres signées de noms illustres. De celle-ci, je ne me rappelle que cette phrase : ce Votre poème réunit deux qua- lités qui vont rarement ensemble : la grandeur et la fraîcheur. Je n'aurais pas compris ainsi cette légende, ajoutait-elle, mais je reconnais à l'ar- tiste le droit absolu de traiter son sujet en toute liberté. »

J'allai la remercier de cette appréciation si flatteuse. Elle demeurait alors rue Racine, sans doute afin d'être plus proche de l'Odéon, elle faisait jouer une de ses pièces rustiques sous la direction de Bocage, je crois. On n'arrivait pas facilement jusqu'à elle : sa porte était barricadée et ses visiteurs étaient passés au crible. On fil- trait, pour ainsi dire, le flot des admirations qu'elle inspirait. Elle n'y était pour rien sans doute. Son entourage seul avait organiser ce système de douanes, qui est, d'ailleurs, absolu- ment nécessaire à la porte de tout travailleur cé- lèbre; et il avait bien raison : le temps de George Sand était précieux; il fallait le ménager. En en- trant, je fus donc reçu et interrogé par un homme dont la physionomie n'avait rien de remarquable et qui touchait à l'âge mûr. C'était Manceau, le graveur, devenu son secrétaire, son factotum et son ami. Après quelques mots d'explication, il me laissa passer et m'introduisit auprès de

GEORGE SA ND I OO

Mmc Sand; je pus enfin lui dire combien j'étais touché de sa lettre et reconnaissant.

Depuis, je lui envoyai tous mes ouvrages à mesure qu'ils paraissaient. Elle me répondit tou- jours : ses éloges comme ses critiques portaient la marque d'une entière sincérité et d'un point de vue tout personnel. Ces lettres, si intéressantes pour moi, ont péri comme la première dans la même catastrophe et avec celles de Lamartine, de Nodier, de Heine, de Mérimée, de Montalem- bert, d'Augier, de Ponsard, de Mme d'Agoult et d'autres encore. Je ne m'en suis jamais consolé.

Il me reste cependant un autographe de Mme Sand. C'est une lettre que j'ai trouvée dans les papiers de mon frère. J'ignore comment elle était tombée dans ses mains. J'ignore même à qui elle est adressée; elle date sans doute de la fin de i86f, et doit avoir été écrite peu de temps après la mort de Manceau. Comme elle ne figure pas dans sa correspondance publiée, je la donne ici; elle est si simple, si belle, si touchante, qu'il serait dommage d'en priver ses admirateurs et sa mémoire :

Excellente amie, je vous embrasse et je vous remercie. Je suis à Noliant. Maurice est venu me chercher à Palaiseau. depuis quatre mois j'assistais sans espoir à une agonie. Je suis tellement fatiguée, maintenant, que je suis comme abrutie. J'ai fermé les yeux de mon pauvre cher ami, j'ai croisé ses mains, je l'ai mis dans sa tombe, après l'avoir gardé

IIO SOUVENIRS LITTÉRAIRES

seule pendant deux nuits et trois jours, endormi pour jamais. Je crois à l'immortalité, au bonheur et au renouvellement après cette triste vie déchirante.

Je vous aime.

G. Sand.

Les photographies qui restent de Mme Sand ont été faites dans les dernières années de sa vie et ne donnent d'elle qu'une image imparfaite, je dirai même pénible pour ceux qui, comme moi, l'ont vue encore dans tout l'éclat de sa beauté mûrissante. Elle avait changé sa coiffure, ses ban- deaux étaient plus relevés, et le fer frisait ses cheveux à petites ondes; les yeux s'étaient rape- tisses; le bas de la figure ne s'était pas ennobli et la photographie traduit tout cela platement; ce n'est pas le vrai George Sand. Il faut le cher- cher dans ses portraits gravés : il a été représenté fidèlement à trois époques successives et par trois maîtres différents. Le premier de ces portraits, et le meilleur à bien des égards, est une fine gra- vure de Calamatta, d'après une esquisse de De- lacroix. George Sand est représentée en homme, en redingote 1850, une cravate lâche au cou, les yeux superbes, exagérés peut-être, avec de larges paupières. L'expression en est lourde et triste. Il date de 1857. L'autre est la reproduction à la manière noire du grand portrait de Charpentier, et non Champmartin, comme l'écrit Maxime Du Camp, qui a figuré à l'Exposition de 1839

GEORGE SA ND III

ou 1840. Elle est presque en pied, debout, vêtue de noir, une fleur rouge dans les cheveux. Evi- demment idéalisée, c'est Lélia. Le troisième est un dessin de grandeur naturelle de Couture. C'est le George Sand de la maturité; celui-là est très réel, très vrai et dans la juste mesure de l'idéalisation. L'impression en est forte et grande : on y sent l'ampleur et la puissance de l'écrivain.

Il y a bien encore un autre portrait au burin de Calamatta et dessiné par lui seul cette fois-ci. La coiffure est formée de bandelettes qui enca- drent le visage et le costume est une espèce de robe à l'antique. Très beau de gravure assuré- ment, il est lourd de dessin et d'expression. Quant à la statue qu'on lui a élevée au foyer du Théâtre- Français, et qui est de Clésinger, cette femme aux pieds nus, ni antique ni moderne, ni idéale ni réelle, à la face inerte, sans caractère ni flamme, ne donne qu'une idée fausse du beau génie dont elle doit transmettre les traits à la postérité. Et pourtant, dira-t-on plus tard, cette statue a été faite de son temps, presque de son vivant et par son gendre enfin! Que de présomptions de vérité et de sincérité! Eh bien, malgré tout cela, la vé- rité n'est pas là. Du reste, j'en dirai autant de deux autres bustes qui figurent dans la même galerie : je ne retrouve ni Ponsard ni Musset dans leur effigie de marbre. Alors que penser de la res-

112 souvenirs littèra:

semblance des bustes de Molière et de Rotrou, si beaux d'ailleurs, et qui ont été sculptés cent ans après leur mort?... Pour moi, je m'en tiens aux emprei: ites prises se: nature après décès, et encore tout le monde n'y garde pas sa ressem- blance avec l'expression de calme et de grandeur .a mort y ajoute parfois, comme on peut l'ad- mirer dans les masques de Mirabeau, de Napo- léon et de Goethe.

En relisantles pages qui précèdent, je les tic bien longues et insignifiantes et j'aurais peut- é::e les épargner au public. Elles ne contiennent en somme que la description de George Sand vers : 840 e: L'impression qu'elle fit sur mes vingt ans. Comme tous les faiseurs de mémoires, je m'y raconte surtout. Encore si j'avais vu M^Sand ailleurs qu'à Paris et loin de la vie factice et ba- nale ces s; ions! C'est un de mes regrets de n'avoir pas eu la bonne fortune de la contempler à hant. dans sa Vallée Noire, son vrai cadre naturel, était tout elle-:::. tu milieu de sa

vie de campagne, de famille, de bienfaisance et de travail!

G E O R G E S A 113

* *

Pour retenir l'attention du lecteur, je parlerai encore de deux de ses amis, les plus célèbres, ce qui me permettra d'être un peu plus intéressant, je l'espère, avant de finir cette causerie.

Un des traits les plus frappants de cette femme extraordinaire, c'est l'impression si forte qu'elle a laissée sur tous ceux qui l'ont approchée, et l'empreinte ineffaçable qu'en ont gardée ceux qui l'ont aimée. J'en ai connu plusieurs : Musset, Sandeau, Chopin. Mallefille. Je laisse de côté Mérimée qui ne l'a pas aimée et qui n'a eu avec elle pour ainsi dire qu'une brève rencontre, un choc rapide et passager. Je ne parlerai que de Musset et Sandeau.

Tous deux ne purent l'oublier, et leur blessure fut toujours à vif. Je n'ai jamais entendu Musset prononcer son nom. Mais Sandeau n'avait pas la même réserve. Tantôt il la portait aux nues. tantôt il la foulait aux pieds; une muse ou une gourgandine : il n'y avait pas de milieu. Je me rappelle qu'un jour à Bellevue, sur le balcon de

114 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

sa jolie maison, devant cette vue admirable de la vallée de la Seine, nous causions de Mme Sand. Elle vivait encore. Je venais de lire un de ses der- niers romans dans la T{evue des Deux-zMondes ; je lui parlais avec admiration de cette source iné- puisable d'invention et de style : « C'est l'honneur de votre génération, lui dis-je tranquillement. C'est l'honneur de l'esprit humain ! » reprit impé- tueusement Sandeau, d'un air et d'un accent en- flammés, en faisant un grand geste qui ressem- blait à un serment solennel. On le voit, tout en gardant rancune à la femme il était pénétré de la supériorité de son génie. Il avait été le premier à en saluer l'éclosion. On sait qu'à leur arrivée à Paris, après avoir écrit ensemble le pâle et faible roman de T{ose et 'Blanche, Mme Sand fit à elle seule Indiana, qu'elle rapporta de Nohant elle allait toujours passer quelques mois. Sandeau devait revoir le roman et le corriger. Quand il en eut fini la lecture, il fut stupéfait de la perfec- tion de l'œuvre et du talent de l'ouvrier. Il n'y avait rien à ajouter, rien à retrancher. Il le lui dit loyalement, et sans nulle jalousie ; il voulut qu'elle y mît son nom à elle, à elle seule. Ils avaient signé leur premier roman Jules Sand. Indiana fut signée George Sand, et voilà comment naquit ce nom désormais immortalisé. Quant à Jules Sandeau, il reprit le sien tout entier en publiant zMariana et {Madame de Sommerville. Leur collaboration

GEORGE SAND I If

avait fini; désormais séparés de cœur comme de talent, ils coururent la même carrière sans jamais plus se rencontrer.

Jules Sandeau, que je n'ai vraiment connu que dans ses dernières années, avait beaucoup d'es- prit, beaucoup plus que ses romans n'en mon- trent assurément. Il y mettait plutôt son cœur et ses rêves. Dans la conversation, il était calme, simple, aimable. Son commerce était d'une grande douceur. Il ne se dépensait pas en monologues brillants et verveux, comme tant de ses confrères ; mais des remarques fines, des saillies profondes lui échappaient tout à coup. Le fond était assez amer et découragé, surtout vers la fin, mais la forme était toujours gracieuse et spirituelle. Qu'on se rappelle ce passage de son discours à l'Académie en réponse à C. Doucet, succédant à A. de Vigny : « Vous regrettez, monsieur, de n'avoir pas vécu dans l'intimité de M. de Vigny; mais personne n'y a jamais vécu, pas même lui. »

Il avait une tête fine; ses yeux étaient beaux et bons, je veux dire pleins de bonté. Lehmann en a fait un joli crayon. L'âge l'avait empâté pourtant et déchevelé; il fumait continuellement; la paresse et le découragement l'avaient alourdi. Mais on devinait qu'il avait être charmant dans sa jeunesse. Un petit portrait fait d'après lui au crayon en 1 85 1 ou 1832 par Mme Sand,

Il6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

oui, Mme Sand, vous avez bien lu, était pendu près de la glace, à gauche, dans le joli salon du pavillon Mazarin qu'il occupait en qua- lité de bibliothécaire. Je le vois encore, une ma- gnifique touffe de cheveux en forme de toupet à la Louis-Philippe couronnait son front et sa fi- gure imberbe. « Il n'y a que nous autres chauves, me disait-il, pour avoir eu autant de cheveux. » Qu'est devenu ce petit portrait? Sandeau est mort, Mme Sandeau est morte, leur fils aussi est mort; d'autres hôtes habitent le pavillon Mazarin, et sans doute d'autres portraits figurent autour de la même glace.

Cette mort de ce fils, un fils unique, jeune officier de marine plein d'espérances, brisa tout à fait Sandeau; il ne fit plus que végéter. Les jours de réception de sa femme, il fuyait le salon. Re- tiré dans un étroit petit cabinet, couché sur un divan, enveloppé d'un nuage de fumée, il n'était accessible qu'à quelques amis intimes comme Ê. Augier, Hetzel et quelques autres. Il ne tra- vailla plus ou du moins que rarement et pénible- ment. Le jeudi il sortait de sa torpeur pour as- sister aux séances de l'Académie. Il s'y plaisait : « C'est une douce chose que d'être de l'Académie dans sa vieillesse, » me disait-il. Son élection l'avait ravi. Je dînai avec lui ce jour-là chez Alexandre Bixio. Il était rayonnant et ne cachait pas son bonheur. Le cas est général du reste. Je n'ai pas

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vu un seul des élus qui n'exuhâr. Il paraît que c'est bien bon, et voilà pourquoi l'Académie ne chômera jamais de candidats. Être parfaite- ment heureux tout un jour, songez donc!

Après déjeuner, il allait jusqu'au Palais-Royal prendre son café et lire les journaux. Je l'y ac- compagnais quelquefois. Un jour il voulut s'as- seoir sur un banc du jardin au milieu des enfants qui jouaient. En le quittant je me retournai : il était affaissé, lourd, un vieillard, une ruine. J'eus le cœur serré en pensant à ce qu'il avait été et à ce qu'il allait devenir : l'isolement, le dégoût de tout, la vieillesse du corps et de l'âme, est-ce donc ainsi qu'il faut finir? Il mourut quelque temps après, et sans peine, je suppose, il ne tenait plus à la vie. J'essayais parfois de le relever, de le ranimer, de l'encourager à quelques travaux; il secouait la tête et me répondait tristement : « Non, c'est fini; je n'ai pas l'âme remontante, comme vous. »

Il travaillait lentement, difficilement; il était trop méticuleux; les scrupules l'embroussail- laient; il ne pouvait avancer : il était de ces ti- morés littéraires dont Flaubert est le type. Ceux-là ne sont pas les amants de la muse, ils en sont les victimes. Sandeau restait une heure sur une phrase. Un soir, à Bellevue, je cau- sais avec Mme Sandeau et deux ou trois amis, dans un coin de leur vaste salon. Sandeau fumait dans l'autre coin, tout seul à ruminer en silence :

I 1 8 SOUVENIRS LITTÉRAIRbS

tout à coup il m'interpelle pour me demander si on pouvait dire : « Son bonheur lui souriait dans tous les yeux. » Je lui répondis par levers de Ché- nier dans la jeune Captive :

Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux,

et je le grondai doucement de ses timorités super- flues. Je n'osai pas lui donner Mme Sand pour modèle, naturellement : c'eût été cruel. Mais j'in- sistai sur les avantages d'un travail plus libre, plus confiant, plus rapide, sauf à y revenir par des retouches. En effet, pendant qu'on cisèle une phrase, la pensée se refroidit, s'impatiente; elle a trop attendu son tour et souvent on ne la retrouve plus quand on revient à elle. La pensée est femme. Ce travail compassé et timide n'est plus de la peinture, c'est de la mosaïque. Les grands maî- tres ont la main déliée et plus large; ils laissent couler la source, à moins qu'ils ne la captent et ne la rétrécissent, pour la faire jaillir plus haut et retomber en jet d'eau lumineux, comme on le voit chez certains grands artistes, La Bruyère en tête. De nos jours, entre la facilité et l'abondance magnifique de Lamartine et de George Sand, par exemple, et le labeur méticuleux et inquiet de Flaubert et de Sandeau, il y a eu des génies heureux, comme Mérimée et Musset, qui ont touché à la perfection du premier coup et sans

GEORGE SAND I IO.

efforts. Mme Sand, puisqu'il est question d'elle, est, en effet, le contraire de ces écrivains transis. Jules Lemaître a célébré en paroles charmantes ce ruissellement copieux et bienfaisant, cette Lactea ubertas, Caro a admirablement défini cette faci- lité abondante de son style, tout en ajoutant avec finesse qu'elle était aussi un piège et un danger. Sa phrase court limpide et tranquille, sûre de sa route et ne s'en préoccupant pas. De même pour la composition; je doute qu'elle prît la peine de faire un plan d'avance; du moins, pour certains de ses romans, ce n'est que trop visible. Chemin faisant, elle battait les buissons pour en faire sortir les idées et les images, et elles sortaient en foule. Quant au but du voyage, elle s'en inquié- tait peu; on arrive toujours quelque part. Cette méthode est bien dangereuse, et je ne la conseil- lerais à personne. Mais si elle est pleine de périls, elle a un immense avantage : on garde la fraîcheur du style, car l'auteur s'amuse d'abord lui-même en amusant les autres.

J'ai promis de parler encore de Musset, j'y arrive : il est difficile d'écrire sur Mme Sand sans qu'il soit question de ce grand poète. Le siècle a retenti du bruit de leurs amours, et leurs griefs ont laissé une trace ineffaçable dans notre litté- rature contemporaine. Chacun d'eux a eu ses partisans qui ont envenimé et prolongé la que- relle. Qui ne se rappelle parmi les lettrés le tu-

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multe soulevé, il y a plus de trente ans, par le roman de Mme Sand, Elle et Lui? Nous sommes plus calmes à présent. La jeune génération a d'autres soucis : elle enveloppe les deux amants et les deux écrivains dans la même indifférence, quelques-uns osent dire le même dédain... Pau- vres petits! Continuons.

Il y a deux versions sur Mme Sand, Tune qui la représente comme la Pulchérie de Lclia, l'autre comme Lélia elle-même, froide, insensible, im- matérielle. La vérité est, sans doute, entre les deux. Je ne déciderai pas. Je l'ai appelée un jour la fille de Rousseau et de Mme de Warens. Caro, qui a bien voulu recueillir le mot et le citer dans sa belle étude sur George Sand, n'en a désigné l'auteur que par ce mot vague et flatteur : un homme d'esprit. Or, comme ce signalement ne suffit pas pour me faire reconnaître, même par mes amis, je revendique ici la paternité de ce mot qui me paraît très juste, et je dirais même profond, si je n'en étais l'auteur. En effet, ne tient-elle pas de Rousseau la magie du style, l'amour de la nature et le penchant aux rêveries sociales et humanitaires ? et la Lclia de la réalité ne fut-elle pas, ainsi que Mme de Warens, bonne, aimante, charitable, maternelle, et, par nature comme par son éducation, trop indifférente aux jugements de l'opinion? Je pourrais aller plus loin, mais c'est inutile. Contentons-nous d'in-

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sister sur le côté maternel dont j'ai déjà indiqué la prédominance dans son caractère. Maternelle, elle le fut déjà avec Sandeau qui avait sept ans de moins qu'elle. Elle le fut avec Musset qui n'avait que vingt ans, et également avec Chopin, plus âgé, mais toujours souffrant. Elle les aima et les traita comme des malades. Lucrei^ia Floriani et Elle et Lui en disent long sur ce chapitre. Mais à vingt ans, on demande autre chose que des ma- ternités et des soins chez une maîtresse; rien que la différence d'âge et de caractère expliquerait déjà bien des choses. Mme Sand avait sur ces jeunes hommes une double supériorité : celle des années et celle d'une raison plus froide. Ajoutez-y le charme féminin et l'ascendant d'un génie au moins égal, et l'on comprendra la lassitude d'un côté, et de l'autre le déchirement, l'exaspération de la rupture. Si la correspondance de Mme Sand avec Musset, et de Musset avec elle, existe encore en entier, et si elle était jamais publiée, et elle devrait l'être, je suis sûr que tous les deux au- raient à la fois raison et tort, comme il advient presque toujours en pareille aventure. En tout cas, elle ne pourrait que leur faire honneur à l'un et à l'autre. Déjà de leur vivant ils s'étaient par- donné. Il en reste des témoignages immortels : les Lettres d'un voyageur et le Souvenir, et même la 5\uit d'Octobre. Pourquoi ne pas achever de tout nous dire? Nous sommes la postérité pour

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eux à cette heure. Le nom de Musset ne paraît pas même dans la volumineuse correspondance qu'on a publiée de Mme Sand avec ses amis. Est- ce admissible? Pourquoi ne pas combler cette la- cune inacceptable ? Ces lettres n'ont pas périr. En tout cas, pour celles de Musset, nous en avons eu un avant-goût dans Elle et Lui : les fragments des lettres de Laurent de Fauvel que cite Mme Sand trahissent leur origine; si elles ne donnent pas le texte même, elles en ont tout l'esprit : le passage il est question du gilet est évidemment du Musset le plus pur. Le hasard, d'ailleurs, a remis entre mes mains la copie de quelques lettres de Musset à Mme Sand, écrites à l'époque de leur rupture, copie prise sur les originaux par une amie de Mme Sand et avec son autorisation. Je crois rendre service à la mémoire du poète en prenant la liberté d'en donner quelques extraits. Ils portent bien l'empreinte de son génie, et le font revivre dans ce qu'il avait de plus humain, de plus sincère et de plus éloquent.

rOn a reproché amèrement à Mme Sand la pu- blication de son roman Elle et Lui. Mais, dès le début de leur séparation, Musset avait l'idée d'un pareil ouvrage. Il en parle à plusieurs reprises dans ses lettres datées de 1833 :

Je m'en vais faire un roman. J'ai bien envie d'écrire notre histoire. Il me semble que cela me guérirait et m'élèverait le cœur. Je voudrais te bâtir un autel, fût-ce avec mes os.

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Et plus tard :

Mais je ne mourrai pas sans avoir fait un livre sur moi, sur toi surtout. Non, ma belle fiancée, tu ne te coucheras pas dans cette froide terre sans qu'elle sache qui elle a porté. Je te le jure par ma jeunesse et par mon génie!...

Ce qui serait plus curieux encore dans cette correspondance, si on la publiait en entier, ce se- rait d'y voir, comme dans ces ruches de cristal l'on peut suivre le travail des abeilles, les mou- vements désordonnés et contraires de sa passion. Nulle part on ne trouverait un plus bel exem- plaire de cette façon forcenée d'aimer, comme le dit M. Brunetière, qui distingue la génération ro- mantique. Musset reconnaît d'abord ses torts, il les confesse ingénument, il se résigne à en subir les conséquences, il va même jusqu'à aimer son rival, du moins il le croit :

Lorsque j'ai vu le pauvre Pagello, j'y ai reconnu la bonne partie de moi-môme, mais pure et exempte des souillures irréparables qui l'ont empoisonnée en moi. C'est pourquoi j'ai compris qu'il fallait partir...

Il quitte Paris, il va à Baden. Là, dans la soli- tude, les souvenirs ardents reviennent, sa tête s'exalte, il est dévoré de regrets, il la désire, il l'aime plus que jamais. Mirabeau, dans sa prison, n'a rien écrit de plus enflammé :

Jamais homme n'a aimé comme je t'aime; je suis perdu, vois-tu, je suis noyé, inondé d'amour... Je t'aime, ô ma chair

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et mes os et mon sang! Je meurs d'amour, d'un amour sans fin, sans nom, insensé, désespéré, perdu. Tu es aimée, ido- lâtrée, jusqu'à mourir. Non, je ne guérirai pas, non, je n'essayerai pas de vivre. Je me soucie bien de ce qu'ils di- sent! Ils diront que tu as un autre amant. Je le sais bien. J'en meurs. Mais j'aime, j'aime. Qu'ils ne m'empêchent pas de t'aimer! etc.

Et plus loin :

Il ne fallait pas nous revoir, maintenant c'est fini. Je m'étais dit qu'il fallait prendre un autre amour, oublier le tien, avoir du courage. J'essayais, mais tu le sais bien, n'est-ce pas? ces belles créatures, je les hais, elles me dégoûtent avec leurs diamants et leurs velours. Je les embrasse, après je me rince la bouche et je deviens furieux. Je n'aime pas .les Vénus, ô mon amour! Ce que j'aime, c'est la petite robe noire, le nœud de ton soulier, ton col, tes yeux. Tiens, je suis fou, mais tu m'as permis de t'aimer...

Il revient à son idée de roman à faire avec leur histoire; mais il ne connaît pas assez sa vie en détail. Alors il lui propose d'aller la retrouver dans le Berry, caché aux environs de Moulins ou de Châteauroux; elle y viendrait le voir, seule, à cheval; on le croirait bien loin, en Allemagne, et il y aurait eu quelques beaux moments. Ce qui est caractéristique, c'est que la lettre est signée Franck, le héros de la Coupe et les lèvres.

Il rentre à Paris; il est plus calme, à en juger par ce fragment :

« Dites-moi, monsieur, est-ce vrai que Mme Sand soit une femme adorable ? » Telle est l'honnête question qu'une belle bête m'adressait l'autre soir. La chère créature ne l'a pas ré-

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pétée moins de trois fois, pour voir apparemment si je varierais ma réponse. « Chante, mon brave coq, me disais-je tout bas, tu ne me feras pas renier, comme saint Pierre. »

Il part pour la campagne, et de il demande, il espère un rendez-vous d'ami. Il lui est refusé, on ne lui permet pas de revenir à Paris : il y a une promesse fatale :

Que je revienne à Paris, cela te choquera, et lui aussi! J'avoue que je n'en suis plus à ménager personne. Qu'il souffre, qu'il souffre, qu'il souffre, lui qui m'a appris à souffrir!

Puis l'apaisement se fait : ils se sont revus. Le pauvre Musset a enfin obtenu une dernière en- trevue, — d'ami toujours, un rendez-vous d'adieux. Il remercie George Sand par une der- nière lettre, calme, attendrie, presque fraternelle. Elle commence par la note adoucie, pardonnante, du Souvenir et de la C^Çuit d'Octobre :

Je t'envoie ce dernier adieu, ma bien-aimée, et je te l'en- voie avec confiance, non sans douleur, mais sans désespoir. Les angoisses cruelles, les luttes poignantes, les larmes amères ont fait place en moi à une compagne bien chère, la pâle et douce mélancolie. Ce matin, après une nuit tranquille, je l'ai trouvée au chevet de mon lit, avec un doux sourire sur les lèvres. C'est l'amie qui part avec moi ; elle porte au front ton dernier baiser.

La lettre continue ainsi sur ce ton de résigna- tion, de rassérénement et de tendresse. Il est ré- concilié avec elle et avec lui-même. Il accepte la

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destinée; puis le ton s'élève; il devient plus ly- rique, plus grandiloquent. La lettre se termine par une prosopopée pleine de fierté et de con- fiance dans l'immortalité de leur amour; il tres- saille d'orgueil à la pensée que la postérité répé- tera leurs noms avec ceux des amants immortels qui n'en ont quun à eux deux, comme l{pméo et Juliette, comme Héloïse et oAbeilard.

Et il en sera ainsi, son espoir ne sera pas déçu. Laissons les récriminations, les vaines recher- ches sur les griefs vrais ou faux et leur origine probable. A quoi bon prendre parti entre ces cœurs déchirés? Ils ont aimé, ils ont souffert l'un par l'autre, puis ils se sont pardonné. Faisons comme eux.

Ceux qui ont vécu savent que dans ces crises de la passion les torts engendrent les torts, qu'ils sont fatalement mutuels, même quand le combat est inégal et la culpabilité incertaine. Le tort su- prême, d'ailleurs, le crime inexpiable, inévi- table même, hélas! n'est-il pas de n'être plus aimé quand on aime encore, et réciproque- ment? Y a-t-il des juges du procès, et sont-ils? Je n'en vois que deux : le temps qui apaise tout, en faisant tout oublier, et la calme postérité qui doit tout comprendre.

V

m£%imî:E ScAIV^JTE-'BEUVE

y\^G u moment de parler de Mérimée avec la sincérité que j'ai montrée vis-à-vis de H. Heine, je ne puis m'empêcher de sourire, et d'aller au-devant d'une objection que je prévois. Le Mérimée que je vais dépeindre ne ressemble guère à celui de la légende qui s'est faite autour de son nom, et ici, comme pour H. Heine, j'irai à l'encontre de l'opinion com- mune. On pourra donc croire de ma part à un parti pris de paradoxe, à un besoin de dire coûte que coûte du nouveau dans ces Souvenirs, afin de leur donner plus de piquant. Rien ne serait plus injuste. Je dis mes impressions, je raconte ce que j'ai vu, avec une entière franchise. Libre de toute

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attache, dégagé par mon âge de toute prétention, je ne dépends que de ma mémoire et je n'aspire qu'à la vérité: si je me trompe, c'est avec une entière bonne foi. Le paradoxe ne m'a jamais plu, surtout écrit; c'est un procédé d'esprit trop facile. Passe encore dans la conversation, il réveille les idées, en appelant la contradic- tion. Il fait alors l'office du brochet dans les étangs. Encore ne faut-il pas en abuser; laissons-le aux gens d'esprit secondaire qui n'ont que ce moyen de briller, ou aux virtuoses de la causerie en humeur de tirer leur feu d'artifice.

Il est souvent difficile de remonter aux origines de ses plus chères affections, à plus forte raison de ses simples connaissances. Je ne sais pas bien et quand je vis Mérimée pour la première fois. C'est sans doute dans le salon d'Alexandre Bixio, vers 1843. Mérimée demeurait alors rue Jacob, 18, dans la maison occupée depuis par la librairie Hetzel. Plus tard, il vint habiter, rue de Lille, au coin de la rue du Bac, le )"2 actuel, ou je demeurais moi-même. Notre propriétaire était son cousin, M. Fresnel, le frère du célèbre ingé- nieur. Ce voisinage facilita nos relations. J'allais le voir de temps en temps : on le trouvait d'ordi- naire lisant, une cigarette aux lèvres, ou fumant une longue pipe en merisier, les pieds dans des babouches turques, et drapé dans une magni- fique robe de chambre japonaise ou chinoise à

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grands ramages. On traversait d'abord la salle à manger qui était fort simple, quoique ornée de tableaux remarquables, presque tous espagnols, et Ton entrait dans un grand salon transformé en cabinet de travail, se tenait Mérimée, tel que je viens de le décrire. Les parois de ce salon très élevé étaient tapissées jusqu'au plafond de rayons en vieux chêne, garnis de livres les plus rares; peu ou point de bibelots, sauf quelques souvenirs de voyages, et deux cornets du Japon superbes sur la cheminée ; de vastes sièges, tou t capitonnés, sans bois apparent, un divan dans le fond d'une espèce d'alcôve, une foule de coussins brodés dans tous les coins; au milieu, un bureau en bois de rose, style Louis XV, orné de cuivres fins et couvert de brochures, avec quelques presse- papiers, presque tous d'exquis objets d'art ou de curiosité, entre autres un bronze antique admi- rable, représentant un jeune Faune se retournant à demi pour jouer avec sa queue. Il est là, sur ma table, à demi calciné par l'incendie qui a brûlé notre maison le 23 mai 1 871 ; je le regarde en écrivant ces lignes, et je voudrais bien qu'il pût me donner le secret du style de son premier propriétaire.

Mérimée était grand, maigre et svelte; sa fi- gure, toujours soigneusement rasée, n'avait rien de remarquable, si ce n'est un vaste front et deux yeux gris, enfoncés sous l'arcade sourcilière, qui

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était surmontée de sourcils épais et déjà grison- nants. Cette tête osseuse, aux pommettes sail- lantes, au nez un peu gros du bout, n'était rien moins qu'aristocratique; mais une tenue toujours très soignée lui donnait, malgré tout, un air de distinction mondaine. Son accueil était d'une courtoisie parfaite, quoiqu'un peu froide : on se trouvait devant un gentleman accompli. Il avait en effet dans son abord quelque chose de légè- rement anglaisé; sa parole était lente, le ton égal, le débit presque hésitant; rien de vif, d'ac- centué; il riait à peine, même quand il contait les histoires les plus drolatiques ou les plus crous- tilleuses. Un vernis de réserve et de froide dis- tinction ne le quittait jamais, même entre hommes et avec des intimes. Le contraste de sa tenue avec sa parole, surtout quand il abordait les su- jets les plus scabreux, donnait un piquant singu- lier à ce qu'il racontait. On a dit qu'il affectait d'être cynique; non, il n'affectait rien : il avait trop de goût pour cela. Seulement, il ne craignait pas de l'être, et il ne reculait pas devant le mot propre, ou malpropre, comme on voudra. Il pensait sans doute là-dessus comme Montaigne, qui, au moment de lâcher quelque crudité, dit simplement : « Il faut laisser aux femmes cette vaine superstition de paroles. »

J'ignore ce qu'il était avec les femmes dans l'intimité; Y Inconnue aurait pu nous le dire. Mais,

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au fond, j'ai toujours soupçonné qu'une grande timidité se cachait sous ce masque de froideur et d'impassibilité. Les hommes, sous ce rapport-là, sont en général beaucoup plus timides qu'on ne le croit. Mérimée poussait à l'excès cette étrange hypocrisie parisienne, qui, de peur du ridicule, évite à tout prix l'expression, même voilée, d'une sensibilité vraie ou d'un bon sentiment. Le Pari- sien a tellement horreur de tout ce qui peut res- sembler à une pose vertueuse qu'il préfère donner le change, en affectant la moquerie, l'indifférence ou même le cynisme. Au fond, le diable n'y gagne rien. Le Français de Paris est bien meilleur qu'il ne veut le paraître. Les étrangers sont tou- jours dupes de cette hypocrisie à rebours; ils nous prennent au mot, nous condamnent sur nos propres aveux, sans soupçonner le vrai dessous des cartes : de viennent tant de jugements étranges sur le caractère français étudié à Paris. Chez Mérimée, cette ironie n'avait rien d'agres- sif et d'étalé; elle s'alliait avec le respect de l'opi- nion des autres. On se sentait toujours en face d'un homme bien élevé, même au milieu de ses plus grandes crudités de langage. Il pouvait cho- quer, il ne blessait pas. J'avais vingt-quatre ans, j'étais idéaliste et républicain, épris de poésie et préoccupé de religion : il le savait ou l'avait de- viné; jamais il ne me fit subir la moindre mo- querie ou même une de ces légères taquineries

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qui eussent été permises à un homme de son âge, de son talent, de sa renommée, et si supérieur de toute façon. De son scepticisme en politique et en religion, il était facile de retrouver les ori- gines et les causes : sa mère, qui ne l'avait pas fait baptiser, lui avait légué son incroyance, et l'amitié de Stendhal n'avait pu que l'affermir dans cette voie. Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que la Restauration, par son intolérance, avait fait re- fluer vers Voltaire toute cette partie de la jeu- nesse que Chateaubriand n'avait pas ramenée à l'Église, ou que Lamartine ne berçait plus de ses harmonies religieuses. Quant à la politique, il était trop artiste, trop aristocrate d'esprit, pour l'aimer. On a fait de lui un type de courtisan; bien à tort. S'il devint sénateur de l'Empire et fa- milier des Tuileries, il le dut à l'attachement de la jeune souveraine, qu'il avait connue enfant. Sa courtisanerie ne fut qu'une fidélité d'amitié et de dévouement. Sa tenue vis-à-vis de l'empereur et ses jugements sur sa politique en sont la preuve; il ne fut jamais aveuglé comme tant d'autres. On n'est pas sceptique pour rien, et il faut bien avoir les qualités de ses défauts.

Il contait fort bien, comme on le pense, sans geste et lentement. Rien de plus intéressant que ses souvenirs et anecdotes de voyage; la Corse et l'Espagne y figuraient au premier plan. J'ai re- tenu plus d'un de ces récits qu'il nous faisait sous

MÉRIMÉE SAINTE-BEUVE I "}]

Louis-Philippe, et qu'il n'eût pas fait dix ans plus tard, assurément; mais qui peut prévoir l'avenir, surtout en France?

Il était vraiment bon et obligeant, et c'est ici que commence le Mérimée nouveau, ou trop peu connu, que j'ai promis. Ses amis, et il en eut beau- coup, connaissaient bien cette exquise bonté. Est-ce à ce propos que Renan a écrit sur lui cette phrase, qui fait rêver : « Mérimée eût été un homme de premier ordre, s'il n'eût pas eu d'amis ; ses amis se l'approprièrent»? Est-ce une allusion à ses amis des Tuileries, de l'Institut ou du monde, ou bien à sa conduite si courageuse, trop coura- geuse même, dans l'affaire Libri? Renan ne s'est pas expliqué, et il est trop tard pour lui demander les motifs de ce jugement singulier. En tout cas il contient un bien grand éloge. Oui, ce sceptique aimait obliger, et sa bonté était sérieuse, efficace et sans bruit; j'en ai eu plusieurs fois la preuve. Je ne citerai qu'un exemple. Il y avait dans notre maison, à l'étage supérieur, sous une mansarde voisine de la mienne, un pauvre diable dont j'ai oublié le nom, lequel possédait un triptyque qu'il attribuait à Alonso Cano : c'était tout ce qu'il possédait, sans doute. Il désirait le vendre, mais très cher, naturellement, soit à l'État, soit aux Rothschild. J'en parlai à Mérimée; il vint le voir, lui donna des lettres pour Walewski, et finalement le recommanda si bien qu'il le tira

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de la misère; et tout cela sans fanfare, sans espoir de réclame. Je fus le seul confident de cette bonne action; et il savait bien que je n'écrivais pas dans les journaux, mon pauvre diable de voisin non plus.

En janvier 18^4, pendant la guerre de Crimée, j'acceptai d'être le secrétaire de l'hospodar de Moldavie, la même place que j'avais refusée auprès du roi Jérôme, deux ans auparavant, après le coup d'Etat. J'allai dire adieu à Mérimée, la veille de mon départ, ce Puisque vous allez en Molda- vie, me dit-il, rendez-moi donc un service. Il y a beaucoup de tziganes dans ce pays-là. Tâchez de me rapporter le Tarer en roumain ou dans le dia- lecte des bohémiens de Moldavie. » Je le lui pro- mis de grand cœur, en ajoutant toutefois que je craignais fort de ne pas trouver de tziganes sa- chant le Tarer et l'alphabet. Et, de fait, je n'ai pas pu faire sa commission.

Le soir du même jour, j'étais en train de fer- mer ma malle, j'entends sonner; je vais ouvrir. C'était Mérimée, revêtu de sa belle robe de chambre japonaise, qui venait m'offrir une lettre pour un de ses amis de Moldavie, Basile Alecsan- dri, un homme charmant, me dit-il, le premier poète de son pays, et avec qui il avait voyagé en Espagne. N'était-ce pas charmant d'attention? Je le remerciai avec effusion. Je ne pouvais qu'être très sensible à cette marque d'intérêt et d'amitié

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qu'il me donnait ainsi presque à la dernière heure.

Il devait m'en donner une autre plus méritoire et plus difficile, quelque dix ans après, en 1864, si je ne me trompe. Il était sénateur alors, mais il n'avait rien changé à ses habitudes et à son installation. De temps en temps, des gens bien mis, envoyés par la police, venaient demander à parler au cocher de M. le sénateur; d'autres, plus francs, allaient droit au but et s'enquéraient si M. Mérimée avait un équipage; le concierge, qui avait le mot, invariablement répondait oui. Et on en restait là. Si j'ai introduit ici notre concierge, c'est qu'il joue un rôle important et déplorable dans l'histoire que j'ai à raconter maintenant. Mérimée venait de faire imprimer, sans la publier toutefois, une plaquette tirée à très petit nombre d'exemplaires, et portant sur la couverture, pour seul titre, les lettres H. B. C'était une étude bio- graphique assez libre sur son ami Stendhal. Elle est bien connue, et elle a même été réimprimée, en partie, dans les derniers volumes de Mérimée.

Un de mes amis de province, grand admira- teur de Mérimée et de Stendhal, m'écrivit en me priant instamment de lui procurer cette brochure, ou du moins de lui en faciliter la lecture. Je ne trouvai rien de plus simple que de recourir à la source et d'en parler à Mérimée. Il m'exprima ses regrets de ne pouvoir m'en donner un exem-

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plaire, vu qu'il ne lui en restait plus qu'un seul. Mais il ajouta gracieusement qu'il me le prêterait volontiers. Il me permit même, sur ma demande, d'en prendre copie, et je sortis de chez lui avec le précieux et unique exemplaire. N'ayant pas le temps de faire cette copie moi-même, j'eus la malencontreuse idée d'en confier l'exécution à notre concierge, l'honnête Barrau, qui avait une assez belle écriture. Barrau se mit à l'ouvrage et achevait cette copie, quand il lui arriva le même accident qu'à Paul-Louis Courier avec le manu- scrit de Longus. Seulement ce ne fut pas l'encrier qu'il renversa sur le texte, ce fut sa lampe avec tous ses godets pleins d'huile épaisse, et une huile de portier, horreur! Qu'on juge de ma contrariété et de ma colère, quand il m'avoua ce malheur, en me remettant la brochure ainsi déshonorée! Elle était complètement méconnais- sable. Je crus d'abord que tout pouvait encore se réparer. Je courus bien vite à la Bibliothèque impériale, l'on m'indiqua une détacheuse qui remédiait à ces sortes d'accidents. A la vue de la tache graisseuse, elle m'avoua l'impuissance, de son art : l'huile, avec toutes ses impuretés, avait pénétré de part en part le papier, les caractères de toutes les pages et jusqu'à la couverture; car Barrau, pour cacher les suites de sa faute, s'était mis à frotter si bien la tache primitive que le texte même était devenu illisible. Ne voulant à

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aucun prix rendre à Mérimée la brochure dans un aussi horrible état,

Et que méconnaîtrait l'œil même de son père,

je ne vis qu'un moyen : c'était de la faire réim- primer, à un seul exemplaire naturellement. J'allai chez les Didot. Là, M. Hyacinthe, à qui je contai ma mésaventure, me prouva que mon idée n'était pas si bonne ni si praticable que je le pensais, et qu'il serait bien difficile, par exemple, de procé- der si vite à cette réimpression, et surtout de la maintenir à l'état d'exemplaire unique; que du reste il y aurait pour la maion Didot matière à scrupule dans cette réimpression clandestine d'un opuscule, faite à l'insu de l'auteur, même avec les intentions les plus délicates, comme dans la cir- constance présente. L'excellent homme me con- seilla paternellement d'aller tout bonnement trouver Mérimée et de lui conter mon malheur, en me confiant à sa courtoisie et à ma bonne foi. Je vis qu'il n'y avait pas d'autre parti à prendre et je le pris.

Il était bien plus grand qu'on ne peut se le fi- gurer, ce malheur: une circonstance imprévue et cruelle l'avait agrandi, à mon désespoir, et l'avait en quelque sorte envenimé. Il s'agissait de bien autre chose que d'un exemplaire unique dété- rioré! Au moment Barrau finissait ma copie,

8.

1^8 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

et laissait sur l'original la marque indélébile de sa maladresse, la brochure H. B. avait circulé et fait scandale. La presse s'en était emparée, surtout la presse républicaine, heureuse de tirer à boulets rouges sur le sénateur de l'Empire, en dénonçant son immoralité, son cynisme, etc. Eugène Pelle- tan en particulier venait de fulminer un article terrible, paru le jour même je cherchais avec tant de peines et si peu de succès à réparer la faute de mon copiste. Mérimée, qui connaissait mes opinions et mes relations républicaines, ne pouvait-il pas croire que c'était grâce à une ma- ladresse, ou même à une indiscrétion de ma part, que le dernier exemplaire de H. B. avait filtré jusque dans les journaux de l'opposition? Tout autre soupçon plus grave était impossible; mais n'était-ce pas déjà assez, trop même, que de ris- quer de passer pour la cause involontaire de la tempête d'indignation, vraie ou fausse, qui venait d'éclater sur la tête du sénateur? Au sortir de la maison Didot, je pris mon courage à deux mains et je montai chez Mérimée avec la malheureuse brochure. Il fut parfait, reçut mes excuses et mes explications en souriant, et après quelques sobres paroles de dédain à l'endroit des journalistes si vertueux, il m'assura qu'il n'avait jamais songé un seul instant à m'incriminer; il remit l'exem- plaire dans le tiroir d'où il était sorti pour mon malheur, me tendit la main, et tout fut dit.

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Il y a de cela bientôt trente ans. Chose cu- rieuse, et qui prouve bien que la vertu est toujours récompensée : on a élevé une statue à E. Peiletan, et Mérimée n'en a pas encore.

Nos relations ne souffrirent nullement de cet incident désagréable; au contraire, elles n'en de- vinrent que plus amicales. J'en trouve la preuve dans un billet qu'il écrivit pour moi et dont j'ai gardé la copie. Voici à quelle occasion : en 1867, à la fin de l'automne, je reçus, un beau jour, à ma grande surprise, les cinq volumes du Tort- 'Hpyal de Sainte-Beuve, avec la mention : de la part de l'auteur. Comme je n'avais pas l'honneur d'être connu du célèbre critique, il y avait erreur évidemment; son intention sans aucun doute était d'adresser son ouvrage à un de mes nom- breux homonymes, A. Grenier, ancien élève de l'École Normale, professeur en province, puis appelé à Paris par le coup d'État, et présentement rédacteur en chef d'un journal gouvernemental. Cet homonyme qui ne donnait pas son adresse à Paris, et pour cause apparemment, m'avait été révélé déjà par plusieurs lettres de province, contenant des réclamations et des notes arriérées qu'on ne manquait pas de m'envoyer rue de Lille, parce que mon nom figurait dans le Bottin avec la mention : homme de lettres. Il n'y a pas jus- qu'au brevet de la Légion d'honneur, qui lui était destiné, que je ne fusse obligé de renvoyer un

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jour, et de reporter moi-même à la grande-chan- cellerie, vu qu'il était libellé avec mes nom, pré- nom et qualités, et que je me trouvais ainsi bien et dûment décoré, à mon insu. Les bureaux de la Légion d'honneur avaient fait comme la poste : ils avaient consulté le Bottin. Rien ne peut rendre la stupéfaction du chef de bureau quand je lui prouvai son erreur. Bref, on le voit, il n'est sorte de désagréments que mon homonyme de jour- naliste ne m'eût attirés jusqu'alors. En recevant les cinq volumes de Sainte-Beuve à sa place, je les regardai comme une compensation qui m'était due par le sort, puisqu'ils m'offraient une occa- sion de voir enfin Sainte-Beuve de plus près, en lui reportant ses volumes égarés dans mes mains. Je descendis chez Mérimée et lui racontai cette erreur de son confrère et collègue, ce Voulez-vous un mot pour lui? » me dit Mérimée. Comme on le pense bien, je m'empressai d'accepter. Il s'assit à son joli bureau Louis XV, et voici la lettre qu'il me remit à l'instant même, tout ouverte; je la trouvai si aimable qu'avant de la remettre à Sainte-Beuve, je la copiai. En voici le texte :

Mon cher ami,

M. Éd. Grenier, qui vous remettra cette lettre, craint d'avoir intercepté un présent de vous qui ne lui est pas des- tiné. Il vient s'en expliquer avec vous. Il en est tout à fait digne pourtant, et vous ne pourriez mieux placer vos œuvres.

MÉRIMÉE SAINTE-BEUVE I4I

Je vous prie de vouloir bien l'accueillir comme vous recevez les gens d'esprit et mes amis.

Mille compliments et amitiés.

Prosper Mérimée.

Armé de cette aimable lettre d'introduction, je me rendis rue Montparnasse, chez Sainte- Beuve. A cette époque (novembre 1867), il était au pinacle de son talent et de sa réputation. Chose inattendue! il était même devenu popu- laire, au point de vue politique. Son discours au Sénat, il avait pris la défense des idées libé- rales et parlé du diocèse de la raison, lui avait rallié l'opinion de la jeunesse et toute la presse opposante. Sa santé, qui déclinait visiblement, son labeur littéraire continu, et le talent sans cesse agrandi qu'il montrait tous les lundis, avaient eu enfin raison de toutes les hostilités. Il était en pleine gloire, et il en eût joui sans mélange, si la maladie et la vieillesse n'avaient pas été pour l'avertir de sa fin prochaine. En effet, il n'avait plus que deux ans à vivre.

En traversant le jardin du Luxembourg, je re- voyais en pensée la vaste carrière et la marche si longtemps vagabonde de cet esprit chercheur et inquiet, ses débuts de poète et de romancier, ses amours et la légende de ses déguisements étranges, son labeur obstiné et fixé enfin dans la critique, il s'était fait une place à part, unique

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et incontestablement supérieure. Je me rappelais son progrès incessant vers la perfection: com- ment, du style maniéré et précieux des débu il avait fini par arriver à l'aisance et à la simpli- cité des maîtres : et, chose étrange! ce qui l'avait amené était ce qui en a tué tant d'autres : la production forcée ; cette obligation de remplir à jour fixe, chaque lundi, un feuilleton de journal, avait rendu son style plus fluide, plus net. plus naturel: la source plus abondante coulait plus claire et plus rapide: ou bien encore je le com- parais à ces arbres fruitiers que la taille annuelle a contournés et gênés, et qui, rendus à e_ mêmes et délivrés du sécateur, poussent libre- ment leurs branches et finissent par se couvrir de fleurs et de fruits avec l'âge. L'esprit de Sair. Beuve avait fait de même : l'espalier était devenu plein-vent, et sa verte vieillesse nous forçait d'ad- mirer l'abondance de ses fruits de plus en plus savoureux.

Cet esprit de Sainte-Beuve, me disais-je, si ondoyant, si divers, n'est peut-être pas un esprit foncièrement libéral: il est plus et moins : c'est un esprit libre. Avec une rare clairvoyance, il s'est jugé à la fin comme il jugeait les autres: il a eu l'art de connaître ses limites et de s'y en- fermer. Il n'aborde pas tous les sujets: au fond, il n'est grand qu'avec les petits ou les secondaires. C'est un critique de genre, mais accompli. Les

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grandes lignes lui font peur, et les grandes figures aussi. Il évite les génies; aussi ne les prend-il que de biais, jamais de face, excepté Chateaubriand cependant. Comme les anciens navigateurs grecs et romains, il côtoya toujours le rivage et ne s'a- ventura jamais en pleine mer. Mais quel compa- gnon de route délicieux, sûr, varié, fin et profond ! On ne se lasse pas de lire ses Lundis, et on les re- lira toujours : « Un causeur irrésistible, » me disait un jour Mme d'Agoult, en parlant de sa per- sonne et de sa conversation.

Tout en rêvant ainsi, j'étais arrivé au 1 1 de la rue Montparnasse. Je sonnai: une élégante sou- brette à l'œil noir, une fleur dans les cheveux, vint m'ouvrir. Je dis l'objet de ma visite. Le secré- taire de Sainte-Beuve, M. Troubat, descendit. Je lui remis la lettre de Mérimée, et je fus introduit dans le cabinet de travail du grand critique, une pièce au premier, basse de plafond, et remplie de livres et de cartons. Le maître était assis à une table couverte de papiers. Je l'avais rencontré une fois ou deux déjà, il y avait longtemps, plus de vingt-cinq ans, et je ne l'avais pas revu depuis. Je le trouvai changé, ce qui est naturel, mais changé en mieux, ce qui Test moins. Ses cheveux roux avaient blanchi, sa tête pointue était dissimulée sous une calotte noire, d'épais sourcils ombrageaient ses yeux, son visage, d'une laideur ingrate autrefois, avait pris plus d'am-

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pleur par le développement des joues, et s'était revêtu, avec les années, d'un air de bonhomie et de finesse qu'il était loin de posséder jadis. La vieillesse lui avait réussi; elle lui avait fait une physionomie plus aimable et plus puissante. Sa figure comme son talent y avaient gagné.

Il me reçut avec une grande bienveillance. J'avais préparé mon entrée par un mot. J'ai dit que A. Grenier, le normalien, était directeur d'un journal; or cette feuille s'appelait la Situation. Le mot était tout trouvé : ce Je ne suis pas le Gre- nier de la Situation, lui dis-je, je suis Edouard Grenier, le poète que vous avez couronné à l'Académie, et je rapporte ce qui ne m'appartient pas. Voici votre Tort-T{pyal qui s'est trompé d'a- dresse, et, pour récompense honnête, je vous de- manderai d'échanger les cinq volumes de prose contre votre volume de poésies, quoique je l'aie déjà depuis longtemps. Vous aurez les deux, me répondit-il. Gardez la prose et j'y ajouterai les vers. Le hasard a eu plus d'esprit que moi, ce qui lui arrive souvent, et je lui sais gré de vous avoir envoyé mon Tort-T{pyal. »

Je le remerciai, naturellement, et je lui racontai en souriant comment, à l'âge de douze ans, j'avais pleuré sur Joseph Delorme, à la pension de Fontenay-aux-Roses, quand je me relevais la nuit, en cachette, pour lire ses poésies, à la pâle clarté de la veilleuse du dortoir. « Mais je connais Fon-

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tenay, s'écria- t-il, j'y ai été aussi; j'allais voir George Farcy, qui était votre professeur. » Ec nous voilà échangeant nos souvenirs de ces temps lointains et de ce pauvre Farcy, tué dans les jour- nées de Juillet 1830, et dont la tombe resta si longtemps à l'angle de l'hôtel de Nantes, au mi- lieu de la place du Carrousel. Puis je lui de- mandai des nouvelles de sa santé, en lui disant combien la jeunesse et tous les lettrés s'y intéres- saient : « Je ne vais pas bien, me répondit-il; pour préciser et parler en bon français, je vous avouerai que je pisse du sang. » Je cherchai à le rassurer sur ce cas d'hématurie assez fréquent et souvent sans danger, et je pris congé de lui. Je ne devais plus le revoir : il mourut deux ans après.

On va me trouver d'un optimisme bien banal et d'une indulgence aveugle et pleine de fadeur pour Mérimée et Sainte-Beuve. Quoi! dira-t-on, pas une ombre au tableau? Je laisse de côté l'homme, chez Sainte-Beuve, je l'ai trop peu connu. J'avouerai pourtant qu'il m'inspire peu de sympathie. Même dans ses écrits, il laisse percer trop de faiblesses et de passions; il a des haines, ce qui est permis, mais il a aussi des perfidies, ce qui ne l'est pas. Il a fait plusieurs éditions de ses amitiés, des éditions revues et surtout corrigées; il tire plusieurs épreuves de ses portraits, et il y en a qui vont jusqu'à la manière noire. Il ne se

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console pas de ne pas être un grand poète; il saisit toutes les occasions de citer ses propres vers, même à côté de ceux de Lamartine ou de Musset (voir les articles sur Mmes Tastu et Valmore). Lui qui a un tact si fin, un goût si sûr, si aiguisé, il ne voit pas le ridicule il s'expose de gaieté de cœur, en se donnant ce redoutable voisinage. Il a des notes et des notules où, sans avoir l'air d'y toucher, il dépose un pétard de dynamite, de quoi faire sauter toute une réputation, et même une gloire. Balzac, de Vigny, Barbier et La- prade en savent quelque chose. On peut donc aimer, savourer l'écrivain; quant à l'homme, c'est autre chose. Aussi, je me permettrai de dire de lui, en particularisant le vers de Shakespeare et en m'arrêtant au premier hémistiche :

Man delights me not, sir.

Mais, quoi? tout le monde ne peut avoir une grande âme, et n'est-ce pas déjà beaucoup que d'être un grand esprit?

Je reviens à Mérimée.

Il ne devait guère survivre à Sainte-Beuve. Sa santé était bien altérée aussi, la poitrine était prise, il toussait, et, malgré ses séjours à Cannes, chaque hiver, il déclinait visiblement. Au mois d'août 1869, ie Partais pour la campagne, j'allai lui dire adieu. Il revenait de Saint-Cloud, il

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avait été quelque temps au château l'hôte de l'empereur et de l'impératrice, et il s'était trouvé assez bien de ce séjour. Mais le retour à Paris lui avait été fatal. Il venait de passer une nuit ter- rible à lutter contre l'étouffement, quand je me présentai chez lui. Malgré cela, il se montra char- mant, et sa conversation fut on ne peut plus inté- ressante. J'admirais en silence ce stoïcisme si aimable, cette force d'âme si bien dissimulée, et une tendre compassion se mêlait à mon admira- tion muette. Il me prêta un numéro du Journal des Savants, ou il avait écrit un article sur un pré- tendu fils d'Elisabeth de Russie, et il me raconta le sujet d'une nouvelle qu'il venait de composer sur une étrange donnée, et à la suite d'une ga- geure faite avec l'impératrice. C'est celle qui porte le nom de Lokis'. La souveraine d'alors ve- nait de lire des nouvelles écrites par un officier de marine, et qui toutes roulaient sur des situa- tions très risquées. Elle avait défié Mérimée de faire plus et mieux dans ce genre. Il s'était mis à l'œuvre, et je ne doute pas qu'il ait gagné le pari avec Lokis. La Chambre bleue a peut-être la même origine, et elle s'en ressent.

J'ai oublié de dire que j'avais eu le bonheur de faire un grand plaisir à Mérimée en lui révé- lant l'opinion que Gœthe avait exprimée sur ses premiers ouvrages, et que j'avais trouvée dans ses Entretiens avec Eckermann. Cet ouvrage n'était

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pas encore traduit en français, et, quoique Mé- rimée fût familiarisé avec presque toutes les lan- gues de l'Europe, y compris le russe, il savait peu l'allemand, et personne ne lui avait encore parlé de ce jugement porté sur lui par le plus grand génie de notre époque. J'ai eu du reste la même bonne fortune avec Eugène Delacroix, comme je le conterai plus tard. Mérimée, on le comprend, m'avait su le meilleur gré de cette révélation; quoique en pleine réputation, en pleine gloire dans son pays, on n'est pas fâché de recevoir, même tardivement, de semblables témoignages et d'apprendre une pareille confirmation de son talent. De tels échos, venant de si loin et de si haut, sont toujours les bienvenus; et les messa- gers de ces bonnes nouvelles ne le sont pas moins. Je vis donc Mérimée plus souvent; j'eus même l'honneur de l'aider dans quelques-uns de ses travaux d'ordre inférieur.

Le voyant si malade, je lui avais offert mes ser- vices, au moins pour corriger des épreuves; il accepta. Il surveillait alors une édition du 'Baron de Fœnesre et des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné. Mon métier de versificateur et mon instinct de poète me fournirent facilement quelques correc- tions ou variantes dans ce texte si négligé des Tragiques; il suffisait parfois d'un simple change- ment de mots et de ponctuation pour éclaircir tout à coup le sens de ces vers obscurs et parfois

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superbes. Je pris goût à ce travail, heureux d'obliger un si galant homme et un si grand écrivain.

La guerre de 1870 arriva; avant d'aller rejoin- dre ma mère en Franche-Comté, la veille de mon départ, je descendis prendre congé de Mérimée, et lui rendre un exemplaire du "Baron de Fœnesre qu'il m'avait prié d'annoter; c'était le 27 juillet. Je le trouvai assis près de la fenêtre ouverte, occupé à finir une aquarelle d'après une esquisse de son père. Il était très adroit à ce genre de pein- tures dont il donnait des leçons à l'impératrice, après en avoir reçu lui-même de mon frère. Il admirait beaucoup le talent d'aquarelliste de mon frère et se plaisait à se dire son élève. Je possède encore deux de ces aquarelles à lui, Mérimée, re- présentant les pins-parasols de la Provence; l'une d'elles est signée avec cette dédicace : oA zM. Jules Grenier, son élève indigne T. cMérimée. Je le priai de ne pas interrompre son travail; je m'assis près de lui, et nous causâmes de choses et d'autres, de l'Académie, et surtout enfin de cette guerre qu'on venait de déclarer si follement. Je ne lui cachai pas ma douleur et mon anxiété. Je connaissais l'Allemagne, sa force et sa haine invétérée, et j'étais plein de noirs pressentiments. A ma grande surprise, je vis que Mérimée les parta- geait. Il envisageait aussi cette guerre avec une tristesse profonde et sans illusions. Peut-être

IfO SOUVENIRS LITTÉRAIRES

avait-il pu constater mieux que moi, et de plus près, sinon la force de la Prusse, du moins la fai- blesse de la France, et surtout celle de son gou- vernement. En tout cas, il me parla en patriote et non en courtisan. Peut-être aussi, se sentant si sûr et si proche de sa fin, ne s'intéressait-il plus aux personnes, et les grandes questions seules le touchaient encore. Tout en parlant ainsi, il con- tinuait à peindre. Je regardais cette tête osseuse, ce front puissant, ces rares cheveux gris, ces yeux plus enfoncés, ces pommettes plus saillantes, toute cette figure amaigrie que la souffrance avait encore creusée, et je me demandais si je le reverrais à mon retour. Je ne sais s'il devina ma pensée; mais quand je me levai, et qu'en lui ser- rant la main je lui dis : « Au revoir! » il me re- garda d'un air doux et souriant, et me tenant encore la main, il dit tranquillement : « Non, c'est adieu qu'il faut dire; vous ne me retrouverez pas. » Je me récriai, comme on fait, et comme on doit faire en pareille occurrence. Il haussa les épaules : « Non, répliqua-t-il, c'est bien fini : je vois venir la mort et j'y suis préparé. Adieu! »

Il avait raison : je ne devais plus le revoir. Quelques jours après cette entrevue qu'il pré- voyait si bien devoir être la dernière, il partit pour Cannes avec ses deux fidèles compagnes, les vieilles misses Lagden, qu'on disait ses soeurs de lait, et avec qui, en tout cas, il avait été élevé.

MÉRIMÉE SAINTE-BEUVE Ifl

Elles ne le quittaient pas; à Paris, on les voyait glisser sans bruit comme des ombres dans l'ap- partement que j'ai décrit; elles allaient et venaient sans que personne eût l'air de remarquer leur présence; à Cannes, elles habitaient la même maison que leur vieil ami; elles l'escortaient à la promenade, l'une portant l'arc, l'autre les flèches caraïbes avec lesquelles Mérimée s'exerçait à abattre les pommes de pins-parasols. Ce trio si original est resté légendaire à Cannes.

C'est dans cette ville, comme il l'avait prévu, qu'il mourut, un ou deux mois après avoir quitté Paris, et non sans avoir connu les premiers désas- tres de cette guerre qu'il déplorait. Il repose au cimetière des protestants, ses amies anglaises l'ont déposé; l'une d'elles est même enterrée à ses pieds. Un nom seul et deux dates gravées sur une simple stèle marquent la place dort le grand écrivain.

Je n'hésite pas à lui donner cette épithète qu'il ne faut pas prodiguer; il la mérite. Son style est le plus pur, le plus net et le plus simple de notre siècle; la jeune génération actuelle ne pourrait pas choisir un meilleur modèle. Sa prose avec celle de Musset, de Fromentin et de Renan est, à mon sens, la plus belle prose moderne de notre langue. Comme les grands classiques du xvne siècle, il n'a jamais fait une phrase pour le plaisir des yeux ou des oreilles; il ne se préoccupait que de la

If2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

pensée, et son coloris si net, si vrai, est toujours d'une rare sobriété; il ne vise jamais à l'effet, et il l'atteint toujours. Chose étrange! ce prosateur, qu'on dit si sec de style et de cœur, a le sens poé- tique le plus exquis, témoin la GuiJlcl et la Vénus d'Ille. Il goûtait peu les vers, surtout les vers fran- çais : aussi reprochait-il à Augier de ne pas écrire toutes ses comédies en prose. Un de mes succès les plus chers a été de lui faire lire et de lui avoir vu aimer mon poème de Séméia que l'Académie venait de couronner. Il en appréciait surtout la fin parce qu'elle rentrait dans cet artifice poé- tique qu'il aimait et par lequel la pensée flotte indécise entre deux mondes, le réel et le fantas- tique.

Mérimée écrivait toujours la nuit, comme Mme Sand, et souvent assez tard. Aussi ne se levait-il guère qu'à midi. Je ne suis jamais rentré chez moi passé minuit sans voir sa fenêtre éclairée par sa lampe de travail. Quand je revins à Paris, après la guerre et la Commune, je ne devais plus le revoir, ni lui, ni sa lampe, ni même la maison : tout avait péri. Mérimée était mort, et la maison n'était qu'un monceau de ruines calcinées. Les tableaux de Mérimée, sa belle bibliothèque qu'il léguait à l'Institut, nos meubles, nos manuscrits, nos souvenirs avaient disparu. Je l'estimais heu- reux de n'être pas comme moi le témoin de ce désastre stupide dont nous étions victimes tous

MÉRIMÉE SAINTE-BEUVE If}

les deux. En errant dans ces décombres, je cherchais à retrouver quelques débris de ce petit appartement que j'avais habité trente ans, j'espé- rais toujours revoir une cassette arabe en bois de fer que Mme Tastu m'avait rapportée de Bagdad, et qui contenait les lettres que m'avaient écrites tant d'illustres contemporains, chères reliques, l'honneur de ma vie. Le pétrole en avait eu raison comme de tout le reste. Je ne trouvai dans les cendres que le bronze antique du petit Faune que j'avais souvent admiré sur le bureau de Mérimée; les flammes l'avaient respecté à demi : l'épidémie était bien entamé, mais, tout exfolié qu'il fût, il gardait encore son joli galbe et la grâce de son mouvement si naturel*. Je le pris non sans émo- tion, et je l'ai gardé précieusement; j'ai, du reste, avoué mon pieux larcin aux héritiers de Mérimée, qui m'ont absous. Je le léguerai au musée de Besançon, qui a déjà recueilli l'œuvre de mon frère, et j'y joindrai l'aquarelle qui porte la dédi- cace et le nom de l'illustre écrivain.

* Il est gravé dans l'étude si intéressante et si consciencieuse sur Mérimée que Maurice Tourneux a publiée chez Charavay.

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VI

LE VI5^E\ "BT^IZEUX

ans ces légères esquisses, tracées au courant de la plume, je n'aurai pas toujours à dire des choses neuves, à révéler des lettres ou des poésies inédites, comme je l'ai fait à propos de Nodier, de George Sand et de Musset, ou bien à contredire les légendes pareilles à celles qui étaient accréditées sur Henri Heine et Mérimée. Cette bonne fortune, qui ré- veille et pique l'attention, me fera souvent défaut dans la suite de ces souvenirs. Je n'en espère pas moins que le lecteur voudra encore me suivre dans le cours de ces notes rétrospectives, grâce aux noms célèbres ou connus que je vais lui rap- peler.

LE DINER BRIZEUX Iff

Le dîner Brizeux! mais personne n'en a parlé, ni entendu parler; quel journal en a jamais fait mention? Est-ce qu'il y a eu un dîner Brizeux? Il a existé pourtant, il existe même encore, mais ses beaux jours sont passés : la mort a fait son œuvre parmi les convives, comme partout ail- leurs. Et ces convives, bien que peu nombreux, n'étaient pas les premiers venus : il y avait de bons et grands cœurs, des hommes de talent, deux illustres poètes, et de fidèles amants de la poésie, qui tenaient à se réunir, au moins une fois par an, pour réveiller et célébrer, le verre en main, la mémoire du poète breton dont ils avaient été les amis.

C'était d'abord Auguste Barbier, le contem- porain et l'émule de Brizeux dont le poème de éMarie avait suivi de si près les ïambes; c'était Victor de Laprade, le poète panthéiste d'instinct et catholique d'éducation; c'était Saint-René Tail- landier, le critique éminent de la %evue des Veux- zMondes, qui avait débuté par un poème, avant d'être professeur de littérature à Aix, il re- cueillit Brizeux mourant, et qui, après lui avoir fermé les yeux, s'était fait un pieux devoir de ra- conter la vie et de célébrer les œuvres de son ami; c'était encore Auguste Lacaussade, le pur et délicat poète des Épaves, l'admirable traducteur en vers de Léopardi ; enfin le dernier, ihe last and rhe least, c'était moi, qui avais connu et aimé

If6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

Brizeux, dans le monde, bien avant d'avoir rien publié, et même composé quoi que ce soit qui ressemblât à une tentative poétique. Voilà tout; car nous n'étions que cinq. Encore fallait-il at- tendre que Laprade fût à Paris, et qu'il eût quitté Lyon ou sa chère Provence, pour nous asseoir à ces agapes fraternelles.

Presque toujours nous commandions notre dîner au café Caron; car nous habitions tous les cinq la rive gauche, et nous tenions à y rester : nous n'en rougissions pas. Le café Desmares n'existant plus, et le café d'Orsay étant trop loin de la rue Jacob qu'habitaient Barbier et Laprade, le café Caron était tout indiqué comme le seul local possible de notre dîner d'amis. Nous nous instal- lions donc dans notre réduit habituel : un petit salon de l'entresol bas et étouffant, nous res- tions jusqu'à minuit à causer de toutes choses et surtout de littérature. Chacun avait une anec- dote, un souvenir sur Brizeux. On se quittait, en se donnant rendez-vous à l'année prochaine, avec la pieuse pensée que les mânes de Brizeux de- vaient tressaillir d'aise à cette commémoration intime de braves gens et de bons esprits, qui ne l'oubliaient pas, au milieu du tourbillon parisien et des mille soucis de la vie.

C'est dans le monde, en effet, chez A. Bixio, que j'avais rencontré Brizeux. Pour lui du moins je puis remonter avec certitude aux origines de

LE DINER BRIZEUX If7

notre connaissance. Vers 1845, dans cet hospita- lier salon du quai Malaquais, que Mme Bixio pré- sidait avec une grâce si charmante, je vis entrer un soir un petit homme mince, inélégant, aux cheveux jaunes, aux moustaches rousses, au teint brouillé, sans autre physionomie qu'un air gauche et sauvage. On l'accueillit chaleureusement : c'était Brizeux qui revenait d'Italie. Il adorait ce pays : il en aimait le soleil, les ruines poétiques, le petit vin toscan, la vie facile et libre; pauvre et fier, il y vivait à sa guise, et, chose qui n'éton- nera que les personnes peu au courant des cer- velles poétiques, il y composait ses poèmes bre- tons, comme sans doute, en revanche, il devait rimer en Bretagne ses impressions et ses regrets d'Italie.

Je connaissais depuis plus de dix ans ses poé- sies; elles figuraient dans ces cahiers d'anthologie dont j'ai parlé, et que nous copiions avec tant de ferveur à la pension de Fontenay-aux-Roses. J'ai- mais surtout son poème de éMarie qui est resté son chef-d'œuvre, comme il est advenu des ïambes pour Barbier. Je pus donc lui en parler avec cha- leur et sincérité. Il n'était pas gâté par les éloges, quoique son début eût été accueilli très favora- blement. Mais le succès de ses autres poèmes avait été décroissant. Sainte-Beuve, qui l'avait loué dans le principe, s'était refroidi à son égard ; on eût dit qu'un vent de jalousie avait soufflé sur

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1^8 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

le poète des Consolations, quand il parlait de cMarie. Même dans ses éloges, il perçait une pointe d'aigreur, comme s'il ne pouvait pardonner à Brizeux d'avoir trouvé du premier coup ce ton familier et naturel que lui, Sainte-Beuve, avait rêvé d'inaugurer dans la poésie française, à côté des grands lyriques. Quelquefois, dans le salon de Bixio, au milieu des causeries et des danses, nous nous isolions dans un coin pour parler d'art, de poésie, de cette Italie que je ne connaissais pas encore, ou bien de l'Allemagne d'où je reve- nais, et que Brizeux ignorait complètement. Je ne lui avais jamais fait la confidence de mes essais ou de mes ambitions poétiques; il croyait n'avoir affaire qu'à un jeune mondain, curieux des choses de l'esprit. Aussi rien n'égala sa surprise, sa stu- péfaction même, quand, à mon retour d'Orient, en 1 8^7, il put lire mon premier poème, La zMort au Juif errant. Il en fut transporté. Sans doute il dut faire bien des réserves sur la forme; lui qui était si châtié, si pur, si artiste dans ses vers, il dut trouver que les miens étaient parfois trop négligés et trahissaient l'inexpérience du débu- tant. Mais la pensée première du poème, les dé- veloppements philosophiques, la scène du Coly- sée et la peinture de Rome l'avaient vivement frappé : « Quoi! disait-il à Bixio, c'est Grenier qui a fait cela! le petit Grenier qui dansait! » Il n'en revenait pas. Il me le dit avec sa fougue or-

LE DINLR BRIZEUX 1^9

dinaire et sa vivacité un peu sauvage. Je reçus à cette époque bien des encouragements, bien des éloges parlés ou écrits; je n'ai pas oublié ceux de Brizeux. Lamartine et Laprade, comme s'ils s'étaient donné le mot, me pressaient tous deux de reprendre ce même thème et de le développer en vingt-quatre chants : ce sera le plus beau poème moderne, me disaient-ils. Je me suis bien gardé de suivre leur conseil, et j'ai eu raison. D'abord y a-t-il un poème moderne possible? Puis l'unique originalité de ma composition est dans sa brièveté idyllique. Brizeux, qui méditait les 'Bretons dans ce temps-là, ne m'eût pas donné ce conseil. Il était à même de savoir ce qu'il en coûtait de vouloir faire un poème épique à notre époque. Voltaire lui-même l'a appris à ses dépens et nous l'a enseigné; il faut bien que la Henriade serve à quelque chose.

Et à propos de cette Henriade, si acclamée d'abord, si méprisée ensuite, il me survient une réflexion que je ne puis retenir : à quelle illusion l'homme le plus spirituel ne peut-il pas se livrer quand il s'agit de lui-même! Voltaire n'a-t-il pas écrit dans sa correspondance, en propres lettres, ces mots étonnants : Je me trompe fort, ou je suis pour l'épique? Comment ne pas rire, cette fois, du grand moqueur et de son aveuglement sur lui-même? Les choses et le temps se permettent avec nous d'étranges ironies dont le comique dé-

IÔO SOUVENIRS LITTÉRAIRES

passe de beaucoup toutes nos petites inventions humaines.

Pour montrer à quel point Brizeux était vrai- ment artiste et combien sa conscience littéraire était grande et naïve, j'ajouterai encore un détail personnel : Je le rencontrai un jour sur le quai Voltaire, du côté de la Seine, les mains dans les poches, la tête enfoncée dans le col de son paletot, qu'il avait relevé suivant sa coutume, et plongé dans une profonde rêverie. Je l'abordai : ce Ah! me dit-il, je pensais à vous; je cherchais à mettre en un seul vers ce qui vous en a coûté deux :

... Je ne veux pas, et surtout aujourd'hui, Me faire le bourreau des jugements d'autrui.

C'est une belle pensée, continua-t-il, qui mérite- rait d'être enfermée dans un seul vers et frappée comme une médaille; je m'y essayais. » Je le remerciai et je lui dis combien j'étais étonné et touché de voir un poète comme lui s'occuper ainsi d'un de mes vers. En effet, dans ma longue carrière de versificateur, c'est une des choses qui m'ont le plus flatté, et tout artiste le com- prendra.

Pauvre cher Brizeux ! Je n'avais plus guère de temps à le voir; ses jours étaient comptés. Depuis longtemps sa santé était chancelante. Il ne sortait

LE DINER BRIZEUX l6l

plus. Inquiet de son absence prolongée, j'allai le voir, un jour de l'hiver 1 8^8, avec un de nos amis communs, E. de Séligny. Il demeurait alors à l'hôtel Sainte-Marie, rue de Rivoli. Nous le trouvâmes au lit; sa table de nuit couverte de fioles et de drogues; il était seul, sans garde- malade, dans une chambre nue du dernier étage! J'eus le cœur serré en voyant cet abandon. Le pauvre malade eut un rayon de joie à notre arri- vée : ses traits amaigris se ranimèrent un mo- ment. Il voulut causer, malgré une toux fréquente qui faisait mal à entendre. De peur de le fatiguer, nous abrégeâmes cette triste visite, en nous pro- mettant — et à lui aussi de la renouveler bien- tôt, et nous lui dîmes : Au revoir ! Que de fois dans la vie on prononce ce mot-là sans pouvoir le réaliser! Il en fut ainsi avec Brizeux. Je ne le revis plus. Deux jours après notre visite, son demi-frère, Boyer, venait le chercher, et il alla mourir à Montpellier dans les bras de Saint-René Taillandier.

Sur ces cinq convives que rassemblait la mé- moire d'un poète qui n'avait pas été académicien, il y en avait trois qui l'étaient, ou qui le de- vinrent, — Laprade, Barbier et Saint René Tail- landier. C'était comme la revanche de Brizeux et une protestation posthume contre l'oubli de la docte assemblée (vieux style). Pourquoi ne pas le dire? Cet oubli, cet injuste dédain avait laissé

IÔ2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

une blessure au cœur du poète breton. Il se disait que s'il eût été duc et pair, non seulement on l'eût accueilli avec joie, on fût même allé au- devant de ses vœux. Mais Brizeux était pauvre et lier, il n'était que poète, et l'Académie se con- tenta de le couronner; elle se crut quitte envers lui. Plus tard, après sa mort, elle parut regretter sa rigueur; ce regret tardif l'honore, je le veux bien : elle se fût honorée encore plus en admet- tant parmi ses élus le talent si pur, si élevé, si français de Brizeux; elle le ferait à présent, j'en suis sûr.

L'avenir lui réservait d'ailleurs un honneur plus grand, que sa modestie n'eût jamais rêvé et qui a faire tressaillir ses os : trente ans après sa mort, le 9 septembre 1888, sa ville natale, Lo- rient, inaugurait sa statue, et le plus illustre de ses compatriotes vivants, un académicien, M. Re- nan, prononçait son éloge et félicitait la Bretagne « de reconnaître par des honneurs publics cette vie si désintéressée, si haute et si pure ».

Ces Souvenirs intimes, je l'ai dit, ne sont ni des biographies ni des portraits littéraires en pied. Ce sont des notes légères, ou je donne mes impressions personnelles sur les hommes distin- gués ou célèbres que j'ai connus; je n'ai donc pas la tâche, encore moins la prétention de ra- conter la vie et d'apprécier les œuvres des trois immortels qui faisaient partie de notre groupe

LE DINER BRIZEUX l6]

amical du dîner Brizeux. Je me bornerai à tracer d'eux un simple crayon.

Ce qui distinguait et caractérisait ce groupe, c'était la cordialité, l'estime et le respect mutuels, l'absence totale d'envie ou de préoccupation in- téressée. Rien de la coterie ou de la petite cha- pelle littéraire. On se réunissait pour se revoir, se parler et parler d'un ami défunt. Il n'y avait pas ce qui se trouve, hélas! trop souvent dans ces sortes de réunions, des médiocrités qui cher- chent un tremplin pour bondir plus haut, ou des premiers sujets heureux de se faire un piédestal avec les hommages intéressés d'inférieurs ambi- tieux. Nous ne formions pas davantage un cé- nacle; il n'y avait que des amis, et la droiture, la sincérité, la candeur même y présidaient. Quelle nature, en effet, fut jamais plus candide que Bar- bier ou Saint-René Taillandier? Ce dernier en portait le caractère écrit sur sa belle et douce figure. Il était le seul des cinq qui ne fût pas poète, quoiqu'il eût tenté de l'être au début, à ce qu'il paraît, car je n'ai jamais pu mettre la main sur son poème de 'Béatrix, et c'est aussi bien, me dit un bon juge. Mais Saint-René aimait la poésie autant que nous, plus que nous, peut-être : le re- gret n'avive-t-ii pas la passion? L'absence et l'exil n'augmentent-ils pas souvent l'amour de la patrie, de l'ingrate patrie? Il s'était retiré et confiné dans la critique et l'histoire littéraire; il semblait

164 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

même l'avoir fait afin de pouvoir mieux rendre justice aux poètes. Il savait l'allemand et s'appli- quait à révéler à la France la littérature d'outre- Rhin dans des études pleines de conscience et de science, je n'avais à regretter parfois qu'un manque de mesure ou de proportion. La distance lui grossissait les objets. Le temps seul remet les choses au point.

Comme il m'avait succédé, en qualité de tra- ducteur, auprès d'Henri Heine, nous échangions nos souvenirs sur ce grand poète et ce grand iro- nique. Il nous en conta un jour un trait bien ca- ractéristique. Henri Heine venait de publier chez Lévy ses œuvres traduites en français, non pas par lui, et pour cause, comme je l'ai dit. Il y avait mis une préface, il ne citait que Gérard de Nerval parmi ceux qui l'avaient aidé dans cette transposition d'une langue à l'autre. Le bon Saint-René, qui avait été son dernier traducteur, lui reprocha doucement de ne l'avoir pas cité après Gérard de Nerval : « Oh! lui répondit Henri Heine, cher monsieur Taillandier, comment voulez-vous que je misse votre nom si digne, si honorable, le nom d'un futur académicien, à côté de celui d'un pendu? » Que répondre à une pa- reille défaite? Rien, et c'est ce que fit Saint-René. Il nous contait aussi qu'ayant écrit plusieurs ar- ticles pour la T{evue des Veux-zMondes, il deman- dait un jour le règlement de son compte au

LE DINER BRIZEUX l6f

directeur. Ceci se passait sous Louis-Philippe; la "Revue n'avait alors que cinq ou six mille abon- nés. M. Buloz lui offrit de le payer avec une ac- tion de la Revue. Saint-René, qui venait de se marier, eût préféré quelque argent comptant; il n'osa refuser le terrible directeur, c'eût été douter de l'avenir de la Revue; il accepta tristement l'ac- tion offerte, ne se doutant guère qu'on lui mettait une fortune dans la main. Quelques années après, l'action de cinq mille francs rapportait six ou sept mille francs par an, et la Revue avait plus de vingt-cinq mille abonnés. Chose singulière! la "Revue dut sa prospérité à l'Empire, qui fit refluer tout l'intérêt du public et tous les écrivains vers la littérature. Je me rappelle que M. Buloz, après le coup d'État, furieux des entraves imposées à la presse, me disait un jour qu'il voulait transporter sa Revue à Genève, et faire de la guerre à Napoléon, ne se doutant pas, malgré la sûreté et la finesse de son flair habituel, que la Revue allait prochainement devoir son succès agrandi à ce régime abhorré. « Ne déménagez pas, lui dis-je, on ne vous suivra pas à Genève; au lieu de la Revue des Veux-zMondes, vous n'y feriez plus qu'une seconde Revue suisse. » Comme j'avais raison !

Auguste Barbier était notre doyen; il avait été le plus ancien, le plus fidèle ami de Brizeux; la présidence lui revenait de droit. Mais avec sa

l66 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

simplicité d'âme et sa modestie habituelle, il pa- raissait vouloir s'effacer devant Laprade, plus jeune que lui, et qui l'avait précédé à l'Académie. Du reste, pourquoi parler de présidence? Il n'y avait rien de solennel dans notre petite réunion; la plus franche cordialité y régnait, et, chose assez singulière, la plus entière égalité, malgré la différence de talent et de réputation des convives. Chose plus singulière encore, on y avait peu d'esprit, et l'on en faisait encore moins. On cau- sait simplement, à la bonne franquette. Barbier, Laprade, et Saint-René même, plus mêlé à la lit- térature courante, n'étaient pas des causeurs bril- lants, à facettes et à paradoxes. Quelquefois, si un trait leur échappait, ce n'était pas un mot à effet, c'était une pensée. Du reste, sauf Musset et surtout H. Heine, tous les poètes que j'ai con- nus n'étaient pas ce que le monde appelle des hommes spirituels; Lamartine, Hugo et de Vigny ne font pas exception à cette remarque. Brizeux avait des boutades, des bizarreries, de l'humour, plutôt que de l'esprit à la parisienne. Les grandes flammes souvent ne donnent pas d'étincelles; l'esprit de société n'est que la petite monnaie de l'intelligence, et les millionnaires peuvent se passer de billon.

C'est chez Laurent Pichat que je vis Barbier pour la première fois. Pauvre Pichat! il était mil- lionnaire, lui, de fait et en réalité, et il faisait le

LE DINER BRIZEUX 1 67

meilleur emploi de sa fortune. Comme poète, il n'a pas eu la renommée qu'il méritait, et je suis heureux de pouvoir le dire ici en passant. Le po- litique finit par dévorer le poète; il fut un des plus honorables combattants et précurseurs de la République; il paya de son argent, et même de sa personne, car je me rappelle être allé le voir à Sainte-Pélagie sous l'Empire. La République acclamée, il entra au Sénat; mais la maladie attrista ses derniers jours et obscurcit son esprit pétillant; elle finit même par atteindre plus que ses facultés, elle gagna son cœur; malgré les ad- mirables dévouements qui l'entouraient, l'aigreur l'avait envahi. Dans les derniers temps, l'âme était morte avant le corps : je ne connais rien de plus triste.

Auguste Barbier, lui, garda jusqu'à la fin son bon cœur et sa belle âme. Une seule chose faiblit en lui avec l'âge, ce fut le talent. Après l'écla- tante aurore des Limbes et la lumière d'Italie qui brille encore dans le Tianto, son ciel poétique se voila, et son déclin fut obscurci de nuages. Toute proportion gardée, il eut, en petit, le même sort que le grand Corneille. En 1830, il avait reçu comme un coup de soleil de Juillet, et cet accès de fièvre poétique passé, il était redevenu le bon, l'excellent homme que nous avons connu, aimant le beau, le grand, le bien, surtout le bien. Sa na- ture si morale, si honnête, qui lui avait dicté de

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168

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LE DINER BRIZEUX

169

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dans sa jeunesse; et je lui disais en riant

:s croquis me rappelaient ceux de Gœthe

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. lus large de la nouvelle école ; et il m'en

m une preuve qui me fut bien chère, quand

ifis voir les dessins et les aquarelles de mon

? La beauté de la lumière, la sincérité de

mpession, la poésie des soleils couchants qu'il

y reonnut, l'avaient tellement charmé que, pour

exprner son admiration, il n'avait trouvé rien de

: que de surnommer Claude-Jules Grenier

le 7^( du ciel.

rait principal de son caractère était la bon-

e, la modestie, la simplicité. Je cherchais

luefois dans cette physionomie placide, sur

cfigure soigneusement rasée et respirant la

dans ces yeux, qu'il avait beaux du reste,

renuver un peu de cette flamme qui rappelât

3 pcte ardent de l'Idole et de la Curée. Elle avait

ispru. Il ne s'animait que lorsqu'il s'agissait de

i un acte malhonnête en politique ou un

frelaté en littérature. Le reste du temps il

t î type du bon bourgeois de Paris : il eût

' toute sa vie dans le notariat, auquel sa

l'avait destiné, qu'il n'eût pas été diffé-

ien n'indiquait que l'enthousiasme, le feu

1 vait passé par là. Ce n'est pas une critique

fais : Dieu m'en garde ! Je ne trouve rien

10

l68 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

si beaux accents d'indignation vertueuse dans sa jeunesse, avait pris le dessus avec l'âge. Le côté artiste, déjà faible en commençant, n'avait pas progressé. La grande inspiration disparue, la verve printanière épuisée, il n'était plus resté, oserai-jeledire? qu'une sorte de poète en retraite, un amant fidèle des Muses, presque un amateur, se délassant dans de petits vers légers, ou s'es- sayant encore sans succès aux grands élans de la poésie lyrique. Mais quelle âme droite, pleine des meilleurs sentiments, incapable de compro- missions et de défaillance! Une âme d'hermine, sévère, implacable envers toutes les lâchetés de la politique ou les sophismes qui offensaient son idéal de pureté et de justice! Un type touchant et rare de la probité intellectuelle et de la con- science en toute chose.

Malgré la différence d'âge, notre connaissance s'était vite transformée en sympathie et en ami- tié. Nous avions tant de points de contact et de goûts communs! l'horreur de l'Empire, l'amour de la Pologne, la même admiration pour deux poètes favoris : Shakespeare et André Chénier. Puis nous étions voisins et nous voisinions, chose difficile à Paris. J'allais donc souvent m'asseoir au coin de sa cheminée, et il me montrait ses croquis de paysages qui remontaient à son voyage d'Italie avec Brizeux; car il dessinait agréable- ment, d'un crayon un peu sec et méticuleux, dans

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le genre trop minutieux et étriqué qui était de mode dans sa jeunesse; et je lui disais en riant que ses croquis me rappelaient ceux de Gœthe et de Gessner. Il n'en comprenait pas moins le faire plus large de la nouvelle école ; et il m'en donna une preuve qui me fut bien chère, quand je lui fis voir les dessins et les aquarelles de mon frère. La beauté de la lumière, la sincérité de l'impression, la poésie des soleils couchants qu'il y reconnut, l'avaient tellement charmé que, pour exprimer son admiration, il n'avait trouvé rien de mieux que de surnommer Claude-Jules Grenier le l^o i du ciel.

Le trait principal de son caractère était la bon- homie, la modestie, la simplicité. Je cherchais quelquefois dans cette physionomie placide, sur cette figure soigneusement rasée et respirant la bonté, dans ces yeux, qu'il avait beaux du reste, à retrouver un peu de cette flamme qui rappelât le poète ardent de l'Idole et de la Curée. Elle avait disparu. Il ne s'animait que lorsqu'il s'agissait de flétrir un acte malhonnête en politique ou un succès frelaté en littérature. Le reste du temps il était le type du bon bourgeois de Paris : il eût passé toute sa vie dans le notariat, auquel sa famille l'avait destiné, qu'il n'eût pas été diffé- rent. Rien n'indiquait que l'enthousiasme, le feu sacré avait passé par là. Ce n'est pas une critique que je fais : Dieu m'en garde ! Je ne trouve rien

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de plus désagréable, de plus mesquin qu'un ar- tiste, un poète affichant au dehors ses dons inté- rieurs, et se faisant par son costume et ses ma- nières le Barnum de sa réputation. J'ai eu bien delà peine à pardonner ce travers à Barbey d'Au- revilly, et je ne le pardonne pas à Baudelaire que je n'ai pas connu. Il faut le laisser à ceux qui n'ont pas de talent.

La modestie de Barbier était extrême et tou- chante. Il semblait avoir oublié le grand cri qu'il avait poussé en 1850, et les échos retentissants qui l'avaient accueilli et répété. Il fallait le presser, le forcer pour le mettre sur ce chapitre, comme il fallut le presser pour le décidera figurer parmi les candidats à l'Académie, et même plus tard à accepter la croix d'honneur qu'il n'avait pas de- mandée. Les deux histoires sont curieuses.

Pour celle qui regarde son élection à l'Acadé- mie, personne, pas même lui, ne la sait mieux que moi; car je fus cause en grande partie de cette élection. Je prie le lecteur d'attendre l'ex- plication que je vais donner de cette dernière phrase, et je le supplie de me faire assez de crédit pour ne pas croire un instant que j'aie la ridi- cule prétention de jouer ici le rôle de Warwick littéraire. Mais je dois dire ici la vérité, et la voici :

A la fin de l'hiver 1 869, j'étais un jour chez M.deMontalembert, déjà bien malade. Je le vois

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encore couché sur le simple lit de sangles dressé dans un coin de sa bibliothèque, ou il recevait ses amis. On causa de l'Académie : un fauteuil était vacant, celui de J.-J. Ampère. On discu- tait les titres des candidats. Je pris la défense de Th. Gautier qui était sur les rangs, mais je le fis sans succès : on le trouvait trop bonapartiste; à cette époque, la majorité de l'Académie était dans l'opposition.

ce Eh bien, repris-je, prenez un autre poète; j'en sais un qui ne sera pas agréable aux Tui- leries.

Et lequel? fit Montalembert.

L'auteur des ïambes, Auguste Barbier.

Mais il est mort!

Nullement, répondis-je, il n'est qu'oublié; je l'ai vu hier et en parfaite santé.

Mais alors, s'écria Montalembert, c'est bien l'homme qu'il nous faut, celui qui a dit : Sois maudit, à V^apolcon! Voilà le vrai candidat et le digne successeur d'Ampère! »

Et tout de suite les meneurs de l'Académie, tous hostiles à l'Empire, Guizot, Thiers et Mon- talembert, se déclarèrent pour -Barbier, qui ne se douta jamais de la part que j'avais eue à sa candidature, et par conséquent à son élec- tion. Je ne pouvais lui raconter ce dialogue sans lui montrer à quelle profondeur d'oubli il était descendu, même parmi les lettrés, et combien

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l'éclipsé de sa gloire était complète, puisqu'elle avait été jusqu'à faire croire à sa mort. Averti de ces bonnes dispositions, Barbier se mit en cam- pagne, posa sa candidature et fit ses visites. Dans sa naïveté de poète, il alla trouver d'abord Sainte- Beuve, son ami et son critique des premiers jours, mais alors sénateur et dévoué à l'Empire. Sainte- Beuve le reçut assez mai, le découragea fort, lui prouva qu'il allait au-devant d'un échec assuré; bref, le bon Barbier, très perplexe et à demi con- vaincu, se retirait presque décidé à suivre ses conseils et à quitter la partie, quand au moment de sortir, et tenant la porte entr'ouverte, le grand critique, touché de la candeur du poète, ou peut- être même pris d'un remords, se mit à lui dire : « Après tout, présentez-vous tout de même; on n'est jamais sûr de rien en fait d'élection. »

Et voilà comment Barbier devint académi- cien.

Je doute que Sainte-Beuve fût heureux de l'avoir pour confrère; il le lui fit sentir, et il orna d'une de ces petites notes aigres-douces, qu'il ai- mait à coudre aux nouvelles éditions de ses pre- mières critiques, l'article sur Barbier qu'on peut lire au tome II de ses Tortraits contemporains. Cette note est curieuse à plus d'un titre. Je vais la citer en entier : « Musset, dans une bambo- chade inédite (le Songe du T{eviewer), donne l'idée de Barbier comme d'un petit homme qui

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marche entre quatre grandes diablesses de méta- phores qui le tiennent au collet et ne le lâchent pas.

Et quatre métaphores Ont étouffé Barbier. »

Telle est la note de Sainte-Beuve. Je n'ai ja- mais pu mettre la main sur ces vers de Musset, cette bambochade est encore inédite, je crois, comme le dit Sainte-Beuve. Il aurait bien nous la donner en entier, ou du moins citer tout le quatrain relatif à Barbier. Peut-être avait-il ses raisons de nous en priver : il y figurait lui-même avec Barbier et tant d'autres rédacteurs de la T{evue des Tïeux-zMondes et de la %evue de Taris d'alors. Musset lui-même ne s'y ménageait pas, Il y avait un vers qui nous montrait

Sainte-Beuve au lutrin.

Malheureusement, le reste du quatrain me manque. Grâce à la mémoire d'un de mes spiri- tuels contemporains, M. Champin, je puis ajouter ici quelques bribes éparses du Songe du T{eviewer. Les voici à tout hasard et s. g. d. g. :

Fontaney sert la messe A Saint-Thomas d'Aquin; George Sand est abbesse Dans un pays lointain.

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174 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

Chez les filles de joie Musset s'est abruti ; Ampère en bas de soie Pour l'Afrique est parti.

Planche est gendarme en Chine, Magnin vend de l'onguent; Le monde est en ruine, Buloz n'a plus d'argent.

Maintenant je cède la parole à Y Intermédiaire; à ses correspondants bénévoles de compléter, de rectifier, s'il y a lieu, ces rimes folles de Mus- set que Sainte-Beuve nous a signalées, et que je suis heureux de remettre en lumière.

L'autre histoire de la décoration, que j'oublie de raconter, est plus brève. En 1878, un aimable ministre de l'Instruction publique, M. Bardoux, s'aperçut que Barbier manquait à la Légion d'hon- neur. Sans prévenir ou faire pressentir le poète, il signa le décret de sa nomination, et, un beau matin, Barbier apprit qu'il était décoré d'office. Il prit mal la chose; il était très vif, il s'emporta, et ne parlait pas moins que de protester publi- quement en renvoyant au ministre son cadeau inattendu. Mézières s'entremit en bon confrère, et chercha à le calmer. Nous vînmes à la res- cousse; pour ma part, je lui fis peur surtout du bruit que ferait l'affaire, s'il persistait dans son refus : je lui fis valoir que la chose au fond n'avait pas d'importance, que son puritanisme paraîtrait

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exagéré, et qu'il ne pouvait guère répondre par une rudesse à la bonne intention du ministre; enfin, qu'après tout, il n'était pas forcé de porter sa décoration, s'il n'en voulait pas. Il me répon- dait que la Légion d'honneur était une institu- tion monarchique, une invention de Bonaparte, une fausse noblesse contraire à toute notion vrai- ment républicaine; que, si le ruban rouge devait exister, il devait être seulement le signe du sang versé pour la patrie et remplacer les sabres d'honneur de la République; qu'il ne voyait, d'ailleurs, aucune corrélation entre une belle œuvre d'art et la récompense d'une belle action; que Balzac n'avait pas été décoré, et que per- sonne ne s'avisait de demander si Musset était chevalier ou Lamartine officier. Il n'avait peut- être pas tort. Mais, comme il était très sincère et très modeste, il finit par se rendre à nos raisons et il garda le silence et la croix.

A la fin de l'année 1881, sa santé déclinait vi- siblement. Quand j'allais le voir, je le trouvais au coin du feu, toussant péniblement. On songea à l'envoyer dans le Midi, à Nice. Il quitta Paris avec peine, quoiqu'il fût accompagné par une filleule bien-aimée qui l'aimait comme un père. Je lui avais promis de l'aller voir là-bas, et je tins ma promesse. Le 12 février 1882, je le re- voyais à Nice. Il était temps : ses jours, ses heures mêmes étaient comptés. Il savait son état, et il

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m'en parla avec la simplicité et la sérénité d'un vrai sage. Il parut tout heureux de me revoir, me demanda si j'avais des nouvelles de Laprade, qui était à Cannes et malade comme lui. ce II n'a pas pu venir me voir, me dit-il, et je ne puis aller à lui. Dites-lui que jusqu'au dernier moment je l'ai aimé, et ce dernier moment est venu. »

Ai-je besoin de dire combien je fus ému de revoir ainsi ce cher et excellent ami, et combien ces paroles me touchèrent? Je le quittai pouvant à peine cacher mes larmes. Je fus sans doute le dernier ami qu'il reçut : il mourut le lendemain. Mais, comme je l'ai dit, ses derniers jours, les souffrances de la maladie, les affres mêmes de l'agonie, lui furent adoucis par la tendresse et le dévouement de sa filleule, Mme Hons-Olivier, qui avait quitté, pour le suivre et le soigner, Paris, sa maison, son mari et ses enfants. Comme Lamartine, comme Barbey d'Aurevilly, Auguste Barbier eut à son chevet de mort un ange de pitié et de tendresse qui lui ferma les yeux. Que Dieu bénisse ces âmes charmantes de femmes dé- vouées qui aiment les poètes, qui les entourent jusqu'à leur dernière heure de soins, de prières et de larmes, et les aident à franchir ainsi le seuil de l'autre vie! Et puissent tous les poètes avoir cette consolation suprême!

Le jour même de l'enterrement, je me hâtai d'aller porter à Cannes le message pieux dont

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Barbier m'avait charge pour Laprade. Je craignais d'arriver trop tard et d'être devancé auprès du malade par la funèbre nouvelle, qui ne pouvait que lui être funeste. Je voulais le préparer et je tremblais d'avoir à lui annoncer la mort de son ami. Mais Laprade était si dangereusement ma- lade qu'il ne recevait personne; ses enfants, accourus près de lui, ne laissaient pénétrer jusqu'à leur père ni amis ni nouvelles; il ne savait donc rien. Averti cependant de mon arrivée, il fit une exception pour moi et voulut me voir. Je le trou- vai au lit, comme Barbier, et les traits aussi alté- rés; je le crus perdu comme lui. Sa belle tête, aux traits fins, amaigris par la souffrance, se tourna vers moi affectueusement; il me prit la main et, après m'avoir exprimé tout le plaisir que lui causait ma visite, croyant que j'arrivais direc- tement de Paris, il me dit ces propres paroles : « Vous irez voir bientôt Barbier à Nice, j'espère qu'il va mieux que moi. Nous ne nous verrons plus, sans doute, car je suis condamné. Faites-lui toutes mes tendresses et dites-lui que je l'ai aimé jusqu'au dernier moment. »

Ces paroles, les mêmes que j'avais entendues deux jours auparavant de la bouche de Barbier mourant, cet adieu d'un mourant à un mort qu'il croyait encore vivant, ce double écho si tendre qui traversait deux tombes, l'une entrouverte, l'autre déjà fermée, ce double message d'amitié

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posthume ou agonisante m'émurent jusqu'au fond de l'âme. On le comprendra.

Je ne pus rien lui répondre : je l'embrassai et je le quittai, croyant bien que je l'avais vu, lui aussi, pour la dernière fois. Je ne me trompais que de peu. Laprade ne survécut à Barbier que d'une année.

Auguste Barbier devait me laisser un témoi- gnage touchant de sa confiance et de son amitié : outre qu'il me léguait son portrait et la petite gravure des ^Moissonneurs de Mercuri, il me nom- mait son exécuteur testamentaire littéraire avec Lacaussade. Il nous confiait le soin de publier tous ses manuscrits, sans nous donner la liberté d'y faire un choix ou des coupures. La tâche était difficile, et notre piété affectueuse fut quelquefois en conflit avec notre goût personnel, comme le respect que nous portions à la mémoire du poète le fut avec le devoir qu'il nous avait imposé. En effet, pourquoi ne pas le dire? Barbier était en- core moins artiste dans sa prose que dans ses vers, l'inspiration l'emportait d'un coup d'aile vigoureux au-dessus des petites règles qui gou- vernent la langue et même la grammaire. Dans la prose, il en va autrement, et la négligence du vieux poète était extrême et sans compensa- tion. Les poésies mêmes qu'il nous priait, ou plu- tôt qu'il nous enjoignait de publier, se ressen- taient de ce laisser-aller; elles n'avaient rien qui

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pût ajourer à la gloire de l'auteur des Limbes et du Tianto. Un cas de conscience littéraire se po- sait ainsi devant nous, ses exécuteurs testamen- taires. Pouvions-nous faire un choix? Non, le testament était formel; nous n'étions pas libres; il fallait donc tout publier, même l'inutile et le dangereux. Que faire en pareil cas? est la vraie piété? Nous avons pensé, Lacaussade et moi, qu'elle était dans l'obéissance au vœu du testateur, non une obéissance aveugle qui eût touché à la trahison, mais une obéissance rai- sonnée, laissant place au discernement. Nous obéîmes donc, avec le ferme propos de reprendre en détail la liberté qu'on nous avait déniée en bloc. Et c'est ainsi que nous avons compris notre tâche : corriger les petites fautes sans toucher aux grandes lignes, respecter l'arbre en l'échenillant de notre mieux. Je ne vois pas ce que gagnerait la vérité ou, s'il y a lieu, la postérité, à laisser voir des fautes de grammaire ou de prosodie dans le nachlass d'un auteur, tandis que je vois très bien ce que l'auteur pourrait y perdre. On nous a re- proché, Monselet entre autres, d'avoir ainsi tout publié sans faire un choix dans les œuvres pos- thumes de Barbier. Je lui ai répondu que notre liberté n'était pas libre, puisque Barbier lui-même nous avait lié les mains, et que nous étions, Lacaussade et moi, les premiers à le regretter. Chose singulière! dans un siècle tous nos

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grands poètes, Lamartine, Hugo, de Vigny, Mus- set, ont été aussi de grands prosateurs, parmi les quatre poètes et demi qui formaient le diner Bri- zeux (ce demi s'appliquera à moi ou à Saint-René, comme on voudra), il n'y en avait qu'un sachant manier la prose aussi bien que les vers : c'était Lacaussade. Saint-René Taillandier, dont c'était l'instrument habituel, s'en servait agréablement, utilement, mais sans éclat. Sainte-Beuve disait de lui : « Il fait mou et rond. » C'est trop sévère. Mais Sainte-Beuve ne craignait pas d'être dur. C'est son moindre défaut. Il en eût dit autant de Laprade qu'il n'aimait pas, et avec qui il eut maille à partir. N'oublions pas que Saint-René et Laprade avaient longuement professé. Or, l'ha- bitude de l'enseignement, comme du reste toute action oratoire, donne à la pensée, et surtout à l'expression de la pensée, un tour particulier, le tour éloquent ou disert, en tout cas démonstratif, avec un besoin de développements, qui n'est pas toujours compatible avec la précision, la fermeté, l'éclat et la couleur de la grande prose écrite. Cela explique pourquoi il y a si peu d'orateurs, sans parler des avocats, qui soient de remarquables écrivains. La prose de Laprade n'est intéressante et originale que dans sa correspondance. On en jugera quand elle sera publiée : rien ne ressemble moins à ses vers. Pour Barbier, son style en prose est aussi loin que possible de la vigueur de ses

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premiers vers; il esc d'une mollesse et souvent d'une négligence singulières. Je l'ai dit : il n'était pas artiste, même en vers; et la prose ne peut se passer d'art; c'est une masse informe qui a plus besoin de lumière que la poésie, un océan de mots les idées risquent de se noyer : il faut leur frayer la route en droite ligne, les enchaîner sans les confondre, les tenir en rangs serrés et les surveiller sans cesse, si on veut arriver à bon port. Le poète lyrique bondit, voie et franchit l'espace d'un trait, comme les dieux d'Homère. Pour achever toute ma pensée, et puisque je suis dans les images, je dirai que la prose est tout un or- chestre à conduire, tandis que la poésie, qu'elle soit trompette héroïque, harpe éolienne, haut- bois idyllique, ou tout ce qu'on voudra, n'a be- soin que d'un instrument pour faire vibrer les oreilles et le cœur : l'Apollon Musagète n'a qu'une lyre à la main.

Si H. Heine m'avait présenté à la princesse Belgiojoso, comme il me l'avait promis vers 1 840, j'aurais fait la connaissance de Laprade quinze ou seize ans plus tôt. A cette époque, il était déjà admis et bien vu dans ce milieu aussi aristocra- tique que littéraire. Grand, élancé, joli brun, poète, homme du monde, il devait y faire bonne figure. Il rencontra, sans doute, dans ces parages Alfred de Musset, déjà sur le déclin, quoiqu'ils fussent à peu près du même âge, et je ne sais si

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je me trompe beaucoup en pensant qu'ils durent peu sympathiser. Plus d'une rivalité les séparait: leur esprit et leur talent divergeaient trop. Au fond, Laprade n'aimait pas Musset, même comme poète, et Musset devait bien le lui rendre. Le sort, qui est le plus grand des ironistes, avait dé- cidé, cependant, que Laprade remplacerait Mus- set à l'Académie, et qu'il ferait son éloge urbi et orbi. A vrai dire, cet éloge s'en ressent un peu.

La première fois que je vis Laprade, et encore de loin, ce fut à une soirée donnée par Considé- rant à la 'Démocratie pacifique, rue de Tournon. Il y récita des vers sur la éMort d'un Chêne, je crois, qui furent très applaudis. Je lui fis compli- ment comme tout le monde, mais nos relations ne devinrent amicales et intimes que lorsque je me révélai à mon tour comme poète par la pu- blication, en 18^7, de La £\îort du Juif errant. J'ai dit ce qu'il m'écrivit alors, et le conseil bien- veillant, mais dangereux, qu'il me donnait, ainsi que Lamartine. Depuis ce moment, une étroite amitié nous unit. Quand l'hiver nous ramenait tous deux à Paris, nous passions peu de jours sans nous voir. Presque tous les matins, nous dé- jeunions ensemble au café Caron; de date la fondation de notre dîner Brizeux. Plus tard, aux mois rigoureux, nous nous retrouvions sur la cote d'azur, à Cannes, ou à Monte-Carlo, avec Hetzel, Chenavard et Pontmartin. Et c'étaient alors des

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déjeuners et de causeries sans fin. C'est dans une de ces rencontres, aux bords ensoleillés de la Méditerranée, qu'il me présenta à la belle et poé- tique duchesse de La Roche-Guyon, qui est res- tée une de mes plus chères amitiés. Elle venait alors demander au soleil de Provence la guérison d'un fils adoré...

J'eus lieu de le présenter à mon tour à une belle étrangère qui a laissé un ouvrage dans notre langue, et un souvenir charmé à plusieurs de nos hommes d'État ou de lettres : je veux par- ler de Mmc Hollond, qui fut l'amie des Rémusat et des d'Haussonville, des Ary Scheffer et des Mohl, et qui nous a donné une traduction de Channing. Mariée à M. Robert Hollond, fort in- signifiant mais fort riche, qui savait à peine deux mots de français, et qui s'en consolait en culti- vant assidûment le claret et le whisky, elle s'était faite Parisienne, et avait réussi à se créer un salon, rue d'Astorg, son mari jouait un rôle très effacé, et même muet, à moins qu'il ne ronflât, mais elle aimait à réunir tout ce qui avait un nom par la naissance ou le talent. Elle était atteinte de cette manie, de ce goût anglais pour tout ce qui fait ie bruit du moment et devient l'objet de la curiosité du monde, en un mot pour ce qu'on appelait alors un lion. En février iS^S, Laprade, venant d'être élu académicien à la place de Musset, était naturellement le lion de la se-

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maine. Mme Hollond, sachant que nous étions très liés, me pria instamment de lui amener le nouvel académicien. Je m'empressai de lui obéir : je lui présentai Laprade; elle l'accueillit avec force démonstrations admiratives, et l'invita sur- le-champ à dîner devant moi. Mais sa joie de le posséder et de le produire fut si grande qu'elle en oublia de m'inviter aussi. En sortant, Laprade, fort choqué de cette invitation unique, me fit presque des excuses de m'avoir attiré cette im- pertinence plus que britannique. Je lui répondis, en riant, que cet oubli était la preuve la plus flatteuse pour lui de l'effet produit par sa visite, puisqu'il faisait perdre ainsi du premier coup le sentiment des convenances aune belle étrangère; et je ne remis plus les pieds chez Mme Hollond, naturellement.

J'y avais pourtant passé quelques soirées très agréables : le monde qu'elle recevait était des plus intéressants et des plus distingués. La verve de Mme Mohl, l'esprit charmant de M. de Rémusat auraient suffi pour faire de son salon un salon à part. Je me rappelle, entre autres soirées, celle Henri Martin nous lut une tragédie de sa façon, oui, une tragédie en cinq actes et en vers, Vercingétorix. Il y avait peu d'élus, six ou sept personnes, tout au plus. J'étais assis à côté de Mme d'Haussonville, fort vive et fort distraite, comme on sait. Henri Martin lisait mal; l'intérêt

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languissait parfois; ma belle voisine s'agitair, se tournait vers moi, me regardait en face, en ayant l'air de me dire : « Y comprenez-vous quelque chose? Cela vous intéresse-t-il? » J'avoue qu'il me fallut une grande force d'âme pour garder mon sérieux. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que les vers du bon et honnête historien n'étaient pas plus mauvais que bien d'autres, et ne trahis- saient nullement l'inexpérience et la gaucherie auxquelles je m'attendais. Ils valaient bien sa prose.

En voilà assez. Retournons au café Caron.

Peut-être, en parlant des poètes qui formaient notre petit groupe du dîner Brizeux, aurais-je essayer de caractériser leur talent. Cela m'eût entraîné trop loin. Je me bornerai à une simple remarque : c'est que tous, y compris Brizeux lui- même, nous relevions d'un jeune ancêtre com- mun dont l'influence, à partir de 1820, domine toute la poésie moderne. Je veux parler d'André Chénier. Invisible dans Lamartine, dont les zMéditations sont presque contemporaines de l'apparition des poésies posthumes d'André, ca- chée avec un art infini chez Victor Hugo, cette influence est déjà plus sensible chez Alfred de Vigny; elle éclate au grand jour avec Barbier et Brizeux. zMavie procède des Idylles et des Élégies, comme les Ïambes de Barbier des derniers vers du prisonnier de Saint-Lazare.

1 86 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

Ce cher dîner Brizeux! il n'aura pas duré longtemps, quoiqu'il existe encore. Il est bien menacé : il va avoir le sort de toutes les choses d'ici-bas; ses instants sont comptés. Barbier, La- prade, Saint-René Taillandier ne sont plus; leur place est vide. Des cinq convives du début, deux seuls restent encore, Lacaussade et moi. L'âge a blanchi nos cheveux : il nous avertit. Nous n'en continuons pas moins chaque année notre dîner commémoratif. Puis ce tête-à-tête cessera aussi, et le dernier survivant lèvera seul son verre, le 16 avril, en portant un toast silencieux et soli- taire à la mémoire de l'auteur de zMarie, jusqu'à l'heure il ira à son tour rejoindre les autres convives disparus du dîner Brizeux.

VII

qAUTOU\VE UcACcAVÊiMIE

Njîy i je parlais de l'Académie aujourd'hui *ij et des souvenirs qu'elle m'a laissés? §£P*§ J'espère que mes lecteurs voudront bien faire avec moi, sans trop de fatigue, ce petit voyage autour de l'Académie. On côtoyé souvent les îles sans y aborder; cela n'empêche pas d'en parler, au contraire. On n'en voit que les grands aspects: de loin les petitesses disparais- sent. Côtoyons donc l'Académie.

Je n'y suis pas entré, mais j'en ai fait un peu le tour à diverses reprises. Cette circumnaviga- tion, d'ailleurs, me permettra d'esquisser encore quelques grandes figures, et de parler en passant de divers écrivains qui ne méritent pas une étude

1 88 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

particulière, ou que je n'ai fait qu'entrevoir. J'ai eu des prix, et même des voix, à l'Aca- démie : l'occasion m'a donc été donnée de voir de près beaucoup d'immortels, en qualité de juges ou de patrons. Si je n'ai pas pénétré dans le temple, j'ai été admis dans l'atrium, je connais le vestibule; la porte du sanctuaire s'est même entr'ouverte un instant devant moi, et j'ai pu jeter un coup d'oeil sur ses mystères. J'en garde un souvenir reconnaissant et amusé. Je suis donc en bonne posture pour parler de l'Académie, comme il convient.

Le premier contact que j'eus avec la docte assemblée eut lieu en 1860, à l'occasion des prix Monthyon. Mes amis avaient décidé que je devais présenter mon premier recueil des Têtus poèmes au choix de l'Académie. Ils avaient eu raison. La commission, dont M. Guizot était le rapporteur, avait conclu en ma faveur, et mon volume devait représenter la poésie parmi les œuvres couron- nées, suivant les termes du testament de M. de Monthyon, comme étant les plus utiles aux mœurs ! On m'avertit de cette décision favorable, et je m'en réjouissais, quand un second avis me par- vint de la même main amie; elle m'écrivait de me tenir sur mes gardes, de ne pas m'endormir sur ce premier succès, vu que j'avais des concur- rents redoutables, entre autres M. de Beauchêne, auteur d'une Vie de Louis XVII, lequel s'agitait

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beaucoup pour faire invalider à son profit, par un vote de l'Académie plénière, les conclusions du rapporteur de la commission. « Allez voir vos juges, me disait-on, défendez-vous, sinon vous risquez de perdre votre procès gagné en première instance. » Je ne me le fis pas dire deux fois : cette idée d'aller voir de près les immortels me souriait trop pour que j'eusse la moindre hésita- tion; je me mis donc en campagne, et je com- mençai naturellement par M. Guizotdont le rap- port était ainsi menacé d'un échec, suivant l'avis bienveillant qui m'était parvenu.

Je trouvai M. Guizot dans sa petite maison de la rue Ville-l'Évêque, assis à son bureau, travail- lant devant le buste en bronze de Washington qui le dominait, entouré de livres et de papiers. Je reconnus cette belle tête, aux grands yeux in- telligents et dominateurs, que j'avais admirée à la tribune, vingt ans auparavant, dans les luttes de la coalition. Le temps l'avait respectée, comme il arrive aux figures dont la beauté repose sur une ossature harmonieuse et des traits réguliers. Cet homme célèbre, cet orateur accompli, cet historien, ce penseur, qui avait tous les dehors et presque tous les dons de l'homme d'État, et dont la raideur officielle et la hauteur apparente étaient légendaires, vu de près et chez lui, était le plus affable et le plus aimable des hommes. Ce contraste est plus fréquent qu'on ne pense.

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IQO SOUVENIRS LITTÉRAIRES

Il y a forcément du théâtral dans l'orateur et dans l'homme politique; il lui faut un masque rigide sur la figure pour la cacher, et un cothurne d'airain aux pieds pour le grandir; ne doit-il pas se faire voir et se faire entendre de loin?

Il me reçut avec une aménité charmante, me rassura, me dit que nous faisions cause commune et qu'il me défendrait en défendant son rapport; il ajouta même, avec une nuance de fierté visible, qu'il ne croirait jamais que l'Académie se permît d'invalider un de ses rapports. Il avait raison : j'eus le prix.

En attendant, je continuai mes visites. Je ne ferai mention que de deux ou trois, avant de parler de la visite qui m'intéressait le plus, je veux dire celle à Alfred de Vigny.

J'allai d'abord chez M. Lebrun, l'auteur de {Marie Smart, un grand vieillard au teint coupe- rosé, aux manières de cour, visiblement sur son déclin. Je lui parlai de ses vers, et particulière- ment de son Voyage en Grèce, dont j'avais heureu- sement lu quelques fragments : cela fait toujours tant de plaisir aux poètes ! Je sortis, convaincu qu'il voterait pour le jeune confrère qui connais- sait si bien les œuvres de ses devanciers. De là, je me rendis chez M. Biot, l'illustre savant. J'y reçus l'accueil le plus bienveillant. Il m'assura qu'il avait lu mes Terits poèmes avec un grand plaisir, ajoutant avec grâce que l'Académie n'avait

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pas souvent la bonne fortune de couronner de si bons vers. Je trouvai charmant, comme on le pense bien, cet aimable savant dont la tête belle et puissante me frappa par sa ressemblance avec celle du grand Goethe, qui m'était si familière : car je possédais un des rares exemplaires du masque pris sur sa figure, le jour de sa mort; ce plâtre m'avait été donné par Ary Scheffer, qui le tenait de la grande-duchesse de Weimar.

Je ne fus pas aussi heureux dans ma troisième visite, chez M. Viennet. La gouvernante fit quel- ques difficultés pour m'annoncer, prétendant que son maître ne pouvait me recevoir, qu'il était in- disposé, malade, quand tout à coup une voix s'éleva de la chambre voisine, une forte voix irritée qui clamait : « Non, non, je ne suis pas malade! laissez entrer! qu'est-ce qu'on me veut?» Et je fus introduit auprès de l'ancien pair de France. Je vis un vieillard en robe de chambre, rude et sec, aux traits creusés, au geste raide, qui me demanda brusquement l'objet de ma visite. Je le lui dis : « Ah ! c'est vous, s'exclama-t-il, qui avez écrit La zMort du Juif errant! Je ne voterai pas pour vous; vous êtes un romantique! » J'es- sayai de l'adoucir; sa colère m'amusait : je me rabattis sur le style et mon respect de la langue. Mais je plaidai en vain les circonstances atté- nuantes. Malheureusement, je ne pouvais pas lui citer un vers de ses fables ou de sa Frcmciade ; je

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ne les avais pas lues. Je dus battte en retraite et je regagnais la porte que l'irascible vieillard me criait encore d'une voix forte, comme si j'étais un candidat attendant sa succession : « Adieu, monsieur, sachez que je ne suis pas malade; je ne suis jamais malade ! » Le bonhomme avait cepen- dant une maladie étrange, une cécité morale in- curable : il se croyait aussi spirituel que Voltaire et s'estimait le premier poète de l'époque.

En me rendant rue des Écuries-d'Artois, chez Alfred de Vigny, je me rappelais avoir déjà vu ce poète exquis, vingt ans auparavant, chez de jeunes et aimables Américaines de Boston, Mlles de Prêt. Il était alors dans tout l'éclat de sa force et de son talent. Je me demandais si l'âge, et le silence il s'était enseveli, n'avaient pas fait de lui aussi un vieillard comme ceux de ses confrères que je venais de visiter avec des for- tunes diverses. En 1840, il avait déjà dépassé la quarantaine, mais on ne lui aurait donné que trente ans. Une tournure et une tenue élégantes, de beaux cheveux blonds retombant sur le cou, de courts favoris, le nez aristocratique, la bouche fine et les yeux pleins de douceur, tel était le souvenir qui m'était resté de l'homme du monde. Mllcs de Prêt m'avaient forcé à écrire quelques vers sur leur album, c'était la grande mode alors que ces albums. Je m'étais exécuté; mais mes rimes avaient eu pour voisine de page une

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poésie d'Alfred de Vigny, et j'en étais à la fois honteux et flatté. C'est sans doute à cette circon- stance, comme à ma grande jeunesse, que j'at- tribue la maladresse que j'eus alors de ne pas profiter de l'occasion qui m'était offerte d'appro- cher de plus près le poète de zMoïse et d'Eloa. Il est vrai que son attitude froide et réservée n'était pas très encourageante et ne facilitait guère une connaissance plus intime. Malgré ma grande ad- miration et mon désir secret, je ne fis donc alors qu'entrevoir Alfred de Vigny.

Puis, comme la pensée a d'involontaires sou- bresauts, tout en cheminant, un autre souvenir de ma jeunesse se mit à rire dans ma mémoire en songeant à la femme du poète. Je ne l'avais aperçue qu'une ou deux fois; elle sortait peu; elle était sans beauté, commune même, il me semble. Mais il y avait sur elle une légende qui nous avait bien amusés; la voici : elle était la fille d'un colonel anglais qui avait servi dans l'Inde, et elle devait être fort riche quand Alfred de Vigny demanda sa main. Le mariage accompli, l'héritière se trouva pauvre et la réalité fut loin de répondre aux espérances que la jeune femme avait laissé entrevoir, ou fait concevoir. Le noble poète, à coup sûr, ne lui fit pas de re- proches; mais elle, la pauvre femme, s'en fit de cruels, et, pour expliquer ce mécompte, on pré- tendait qu'elle s'était jetée au cou de son mari

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en lui disant dans son jargon : « Oh! je avé trompé vo, parce que je aimé vo ! » Vrai ou faux, ce mot si drôle et d'un comique si profond était passé en proverbe dans le monde spirituel et moqueur de l'Arsenal, et il m'était revenu à la pensée au moment je sonnais à la porte du grand poète.

Le domestique m'introduisit dans un salon et j'attendis avec une certaine émotion la venue du maître. Ce salon m'eût paru meublé de la façon la plus simple, je dirais même la plus bourgeoise, si le regard n'avait pas été invinciblement attiré et retenu par un magnifique portrait du temps de Louis XIV qui surmontait le canapé. C'était le portrait de Regnard dans toute sa beauté, peint par Rigaud : on eût dit un Byron en per- ruque. Sur le mur, en face, s'étalait une carte de l'Italie supérieure couverte d'épingles multico- lores avec drapeaux, indiquant la position des armées française et autrichienne dans la guerre de l'année précédente. Je ne pus m'empêcher de sourire de cette exhibition inusitée dans un salon et chez un poète; l'intention en était trop évi- dente : on voulait rappeler aux visiteurs le capi- taine de la garde royale et les aspirations mili- taires de la jeunesse du maître de céans. Sur un guéridon dormaient quelques livres épars, parmi lesquels j'eus l'agréable surprise de reconnaître le volume de mes Terirs poèmes; il était même

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ouvert, et il avait été lu, car je remarquai des coups de crayon en marge de plusieurs passages : était-ce une critique ou une approbation que ces signes muets ? Je me promis bien de le demander au noble académicien.

11 vint enfin et me surprit dans cette lecture et cette méditation. Je lui fis mes excuses de cette indiscrétion et j'osai lui demander le sens qu'il avait attaché à ces coups de crayon : « Ces marques ne sont nullement improbatives, me dit-il, au contraire. Voyez ce vers de l'Elkovan :

L'implacable soleil penche son front pâli.

J'ai souligné implacable; l'épithète est heureuse; c'est celle qui convenait. » Puis il me parla de mes poésies avec éloge et m'assura de son vote le plus gracieusement du monde.

Sa voix était douce, insinuante ; sa physionomie avait gardé sa noblesse et son caractère; il por- tait toujours ses cheveux longs, enroulés sur le cou; ils étaient devenus gris de blonds qu'ils étaient jadis, ce qui ne changeait presque pas la nuance. Il penchait légèrement la tête en par- lant. Bref, je le retrouvai presque tel que je l'avais vu autrefois, mais avec l'attristement obligé et la lassitude que les années amènent forcément avec elles, même chez les plus récalcitrants. Au cours de la conversation, je lui fis part d'un de mes

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projets poétiques, un poème sur Jeanne d'Arc, non pas en alexandrins et à la façon épique et solennelle, mais bien sous une forme plus mo- derne, plus souple, une suite de petits tableaux, d'idylles, en vers de huit pieds, comme le Ro- mancero du Cid. Il m'en détourna avec une cer- taine vivacité. Je me laissai convaincre. Je le regrette à présent. Je persiste à croire que c'est sous cette forme seule qu'il y aurait moyen de traduire en poésie cette adorable figure de Jeanne d'Arc que tous les arts se sont efforcés de repré- senter, sans avoir pu jamais la rendre dans sa beauté naïve, unique et souveraine. Si j'étais plus jeune, je risquerais l'aventure. Il y a des tenta- tives si nobles que même les failures, comme dit le poète d'Endymion, honorent l'artiste qui s'y est exposé. Et cependant en dehors des objections techniques ou philosophiques, comme celles que de Vigny pouvait avoir, il y en a une plus pro- fonde, plus intime, que je n'ai jamais pu réfuter ou refouler victorieusement et qui persiste en dépit de moi-même : c'est l'idée que Jeanne d'Arc partage avec l'Évangile le privilège d'ha- biter une région supérieure à la poésie. Elle dé- passe l'art. l'art n'a plus sa liberté, 011 il ne peut et ne doit rien ajouter, il ne trans- forme pas à sa guise, il perd son droit et ses fa- cultés. Il est vaincu d'avance par la grandeur et la divine simplicité de la réalité. C'est ce que

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j'ai répondre un jour à Msr Dupanloup qui me demandait, par une lettre aussi flatteuse que brève, de chanter Jeanne d'Arc, comme j'avais chanté la liberté. Mais revenons à Vigny; ma visite n'est pas terminée.

A propos du poème épique, il amena la con- versation sur le Ramayana et les livres sanscrits; il se déploya avec une visible complaisance sur ce sujet peu banal alors, et peut-être aussi avec le désir d'étonner son jeune visiteur par sa con- naissance de cette poésie lointaine et peu ex- plorée. Je le laissai aller, sans lui marquer, comme j'en étais tenté d'abord, que je n'étais pas tout à fait novice en pareille matière, et que l'Allemagne et l'Angleterre m'avaient déjà mis au courant de cette littérature exotique. Il y avait longtemps que j'avais lu et que je possédais la Sakontala d'Hirzel et le résumé du Ramayana des Indische Sagen d'Holtzmann. Cependant, à à la fin, je ne pus m'empêcher de lui montrer par un mot que je l'avais compris et suivi avec l'intérêt d'un initié. L'amour-propre est toujours bavard, et il faut une longue étude, une longue pratique des hommes et des choses pour lui ap- prendre à vivre et à savoir se taire.

En me reconduisant, Alfred de Vigny me montra, dans une armoire vitrée formant biblio- thèque, une série de petits cahiers, de calepins, remplis de notes qu'il écrivait au jour le jour.

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C'est de sans doute qu'est tiré le volume si précieux que nous a donné son jeune ami et léga- taire L. Ratisbonne, sous le titre de Journal d'un poète.

Telle fut ma visite à Alfred de Vigny. Je sortis enchanté, croyant bien fermement que ce ne se- rait pas la dernière. Je me trompais. Il mourut deux ou trois ans après, et comme j'attendais tou- jours que j'eusse un nouvel ouvrage à lui offrir, je laissai passer les jours j'aurais pu le revoir.

Je l'ai amèrement regretté; il me semblait qu'il aurait pu m'aimer, que ma jeune admira- tion lui aurait fait du bien, car il portait visible dans toute sa personne l'empreinte de la tristesse, du découragement, d'une sorte d'amertume hau- taine envers la destinée. On sentait en lui plu- sieurs ambitions trompées. Il portait sans doute ces déceptions avec une grande noblesse, avec une fierté de gentilhomme pauvre et de génie méconnu, mais qui n'était pas sans raideur d'at- titude.

Il avait conscience qu'il n'était pas à sa vraie place dans la vie et dans la gloire; il s'était fait du silence dans sa vieillesse une seconde tour d'ivoire, et il s'y préparait par la solitude et l'abandon au grand nirvana dont il était l'adepte. Quoiqu'il eût adopté pour devise son beau vers :

Seul, le silence est grand, et le reste est faiblesse,

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il n'en écrivait pas moins pour la postérité. Son dernier volume contient peut-être ses plus belles poésies : elles sont immortelles. Il lui arrive maintenant, comme à Shelley, une gloire pos- thume, qu'il prévoyait peut-être, qu'il espérait à coup sûr. La jeune génération s'est chargée de lui payer, et lui payera largement de plus en plus, la dette que ses contemporains ont incomplète- ment acquittée.

Ajoutons que malgré quelques légères fai- blesses, le caractère, chez lui, est à la hauteur du talent, et c'est un éloge que l'on ne peut pas adresser à tous les poètes, malheureusement. Je garde de cette noble et touchante figure un sou- venir attendri, heureux de l'avoir fait revivre un moment aux yeux de ses nombreux admirateurs.

Voilà mes premiers pas autour de l'Académie; ma seconde étape eut lieu sept ans plus tard, en 1867, à l'occasion du prix de poésie. L'Académie, qui de tout temps et sous tous les régimes se complaît dans une opposition légère et inno- cente — au gouvernement, quel qu'il soit, avait trouvé bon de faire une niche à l'Empire en pro- posant pour sujet du concours de poésie la zMort de Lincoln. Un républicain et un président de ré- publique, quelle bonne aubaine ! Quelle mine d'allusions désagréables et de satire indirecte! Je suppose que c'étaient Montalembert et Ville-

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main qui, dans leur haine de Napoléon III, avaient soufflé cette idée à l'Académie.

Cette idée me sourit aussi parce que j'avais l'Empire en horreur et que le coup d'État avait été une des grandes douleurs de ma vie. Les généra- tions actuelles, qui vivent sous un régime de liberté et même de licence, ne peuvent se faire une idée de la compression qui pesait sur nous à cette époque; toutes les issues étaient fermées, on étouffait. Ceci dit pour expliquer, ou excuser, si l'on veut, le sentiment de l'Académie, et le mien. Je concourus donc, et j'eus le prix. Mais avant d'entrer dans les détails, au risque de scandaliser l'Académie et les poètes, je dirai en toute sincérité ce que je pense de ces concours de poésie et de cette institution académique.

Je la trouve détestable, parfaitement antilitté- raire, et surtout antipoétique. Elle n'est bonne qu'à encourager, à susciter des versificateurs, et nullement des poètes. Qui dit poésie, dit liberté, liberté dans le choix du sujet, liberté dans la forme et les idées; puis à qui appartient-il, sinon au poète, au créateur, de trouver, de dé- cider si telle idée est poétique ou non? Or, une assemblée même de quarante immortels il y a trois ou quatre poètes tout au plus, comment peut-elle trouver des sujets propres à la poésie? Fût-elle inventée par les trois ou quatre poètes académiciens, l'idée choisie n'en est pas

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moins imposée aux concurrents, et par consé- quent étrangère à leur propre inspiration. Aussi les trois quarts du temps le sujet proposé n'est-il qu'oratoire, et nullement poétique. La éMort de Lincoln, par exemple, en est la preuve. Qu'y a-t-il de poétique, je vous le demande? C'est ma- tière à un prix d'histoire ou d'éloquence, rien de plus. On n'en peut tirer qu'un panégyrique en vers, une sorte d'oraison funèbre en alexandrins. C'est de cette façon que j'essayai de sortir de ce mauvais pas. En face d'un pareil sujet, la muse se voile et s'envole; tout poète en conviendra.

Cela ne m'empêcha pas de concourir, comme je l'ai dit, et pour des raisons qui n'avaient nul rapport avec la vraie poésie. Moi aussi, je voulais faire pièce à l'Empire et lui dire des vérités désa- gréables; en outre, l'avouerai-je? j'étais curieux de voir si l'Académie aurait le courage de les couronner et de leur donner sa consécration. Toute ma composition n'avait pour but que de faire résonner sous la coupole de l'Institut malgré la méchanceté des rimes les derniers vers de mon poème :

Et l'avenir mettra ton Image et ton nom

Plus haut que les Césars, auprès de Washington.

J'y réussis, mais ce ne fut pas sans peine, comme on va le voir.

M. Villemain, le secrétaire perpétuel de l'Aca-

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demie française, avait infiniment d'esprit; mais cette vive et belle intelligence avait des éclipses : elle s'obscurcissait par moments. Je ne sais quels nuages passèrent devant ses yeux quand la com- mission eut décerné le prix à ma composition, comme on dit au collège, et que l'on eut décacheté le pli qui contenait ma devise et mon nom. Il fut pris de scrupules à certains passages, et me demanda de les retrancher ou d'y faire quelque changement... J'y consentis sans peine. Il avait vu quelque chose de malséant pour la Russie dans deux ou trois vers, je disais que la libre Amérique semblait avoir été inventée pour servir de contrepoids à l'énorme empire des- potique des tsars,

Qui sur trois continents pose ses pieds glacés.

Nous étions loin de l'alliance russe alors; mais Villemain se rappelait sans doute qu'il avait mé- rité les bonnes grâces d'Alexandre en 181 f. Inde irœ. Il fut donc convenu que je comparaîtrais de- vant la commission du prix de poésie, afin de procéder aux changements désirés par lui et ac- ceptés par moi. Le lendemain, l'excellent M. Pin- gard père me conduisit, malgré sa goutte, dans un vestibule donnant sur une petite salle se tenaient les membres de la commission, et me pria d'attendre. J'entendais le murmure confus

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d'une discussion à travers les murs. Enfin je fus introduit dans le sein de l'aréopage; il ne se com- posait que de cinq ou six juges assis autour d'une table à tapis vert : M. Villemain présidait. Il exposa l'affaire et conclut en me demandant de retrancher deux vers. Je répondis que je change- rais tout ce qu'on voudrait, que je supprimerais quatre, huit, ou même douze vers au besoin, mais que je ne pouvais pas biffer deux vers sans blesser les lois de la prosodie française. On ne compre- nait pas mon objection : une discussion s'éleva; elle devenait confuse, quand une voix s'éleva disant : ce Mais monsieur a raison; on ne peut pas retrancher deux vers seuls sans commettre la faute d'accumuler quatre rimes du même sexe dans les alexandrins restants. Il faut donc suppri- mer quatre vers et les multiples de quatre. » Je bénis mon défenseur inconnu, un confrère en poésie sans doute, j'appris en sortant que c'était M. de Pongerville, le traducteur de Lucrèce. Bref, on maintint mon texte, malgré M. Ville- main, et ma pièce n'en fut pas moins lue en en- tier, et fort bien lue, par M. Legouvé.

Deux ans après, en 1869, je concourus encore, et j'eus encore le prix de poésie. Quelle inconsé- quence! dira-t-on, et quelle entorse à ma théorie subversive sur ces sortes de concours, telle que je viens de l'exposer! Mais non, l'inconséquence n'est qu'apparente. Cette année-là, sous je ne sais

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quelle influence intelligente et heureuse, l'Aca- démie n'avait pas donné de sujet; elle laissait les poètes libres de lui adresser leur œuvre sans étiquette officielle. Je venais d'achever un petit poème, Sémeia, qui m'avait tenté autant par l'extrême difficulté de son exécution que par sa poésie orientale et son allure fantastique. Méri- mée, qui prisait peu les vers, en fut très frappé, sans doute précisément à cause de ce fantastique et de la difficulté vaincue. Il m'en fit compliment, et le bon Sandeau s'empressa de m'écrire séance tenante que j'avais remporté le prix. Seméia m'at- tira bien d'autres témoignages; mais je me rap- pelle surtout ces deux-là avec plaisir.

Cette fois-là, je n'eus pas le moindre démêlé avec M. Villemain. Il me tendit seulement un petit piège que j'évitai facilement. Comme il était chargé, en qualité de secrétaire perpétuel, de donner le résultat des concours et de proclamer les gagnants de cette loterie, il me demanda, pour m'éprouver sans doute, de lui réciter les vers que je trouvais les meilleurs dans mon petit poème. Je lui répondis que je ne savais pas un seul de mes vers par cœur, ce qui était la vé- rité. « Et pourquoi cela? dit-il. Pour ne pas m'encombrer inutilement, » répondis-je. Il parut satisfait de ma réplique et n'insista pas.

C'était une figure singulière que ce M. Ville- main, et je ne devrais pas le quitter sans en faire

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un loger crayon. On saie combien il était difforme

et laid; un teint cadavérique et des traits incohé- rents; mais la flamme de l'intelligence brillait dans ses yeux, et une certaine dignité dans ies manières rappelait l'ancien grand-maître de l'Uni- versité et l'ami de M. de Narbonne. A côté de cela, nul goût et nul besoin d'élégance; son ap- partement au palais Mazarin était un vrai bouge: des livres et des liasses de papier éparpillés par- tout, pas de tapis, l'ignoble carrelage rouge à demi usé, des murs nus et sales au badigeon dé- fraîchi; une vraie tanière de savant. Son succes- seur, M. Patin, eut toutes les peines à nettoyer cette écurie d'Augias et à l'embellir. Le très aimable secrétaire perpétuel d'à présent en a fait un des plus élégants appartements de Paris. Il voulait faire de ce salon le point de réunion des candidats et des immortels, me disait-il un jour. A-t-il réussi? Les candidats viennent bien sans doute, mais la difficulté est d'amener les acadé- miciens. Il n'y a pas, parmi ces soi-disant con- frères, l'union, la cohésion que le vulgaire sup- pose; on se voit aux séances et cela suffit; au sortir de là, chacun rentre dans son monde et y reste. Il en était du moins ainsi, il y a quelques années. Je me souviens de l'amertume avec laquelle Laprade s'en ouvrit un jour avec moi; il avait cru, en étant élu à l'Académie, qu'il entrait dans un salon tout le monde était sur un pied

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d'égalité et d'intimité au moins apparente. « C'est à peine, me disait-il, si certains de mes confrères, même ceux qui ont voté pour moi, ont l'air de me reconnaître. » Et je lui répondais : « Mon ami, tous les Olympes se ressemblent et les dieux sont ainsi; chacun a son atmosphère et son empire qui lui suffisent. Les hommes seuls ont des frères et des amis. »

Outre les relations académiques qui m'avaient mis en contact avec M. Villemain, j'avais l'hon- neur de le rencontrer dans sa famille, chez Mme Desmousseaux de Givré et sa fille la mar- quise de Boispéan. Je ne l'ai pas entendu dans sa chaire ou à la tribune; mais dans un salon ou chez lui, il était un causeur merveilleux, et j'ai pu juger de ce que j'appellerai son éloquence de table ou de cabinet. Il fallait l'entendre sur les Turcs et les Grecs! et quelquefois aussi sur ses confrères! il avait des mots terribles ; je ne veux pas les re- dire. Je me rappelle surtout un dîner chez Mme de Boispéan, il fut étincelant de verve, de mé- chanceté et d'esprit. Malgré sa laideur, il vous laissait l'impression d'un grand seigneur de l'in- telligence; on pensait à Caliban qui aurait volé l'esprit d'Ariel.

Après ces deux succès au concours de l'Aca- démie, des amis trop bienveillants et trop pressés me poussaient à poser ma candidature. Je fis la sourde oreille, trouvant mes titres trop légers,

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quoique académiques, et j'étais en train de composer mon poème de éMarcel, quand la guerre, la funeste guerre de 1870, fut déclarée. Je n'ai pas à dire ici mes sentiments ; j'étais navré, je connaissais trop bien la force et la haine de l'Allemagne, comme je l'ai dit en parlant de Mérimée. J'achevai brusquement mon poème. Aussitôt qu'un peu de calme rentra dans ma vie, à la conclusion de la paix, et que les Prussiens eurent quitté la vallée du Doubs, je revins à Paris pour voir les ruines de ma demeure; je ne son- geais guère à l'Académie, quand une circonstance imprévue me fit tourner les yeux de ce côté. J'étais allé voir A. Cochin à la préfecture de Ver- sailles, ou l'amitié de M. Thiers venait de l'ap- peler. Cochin, que j'avais connu en Allemagne et retrouvé chez M. de Montalembert, avait lu et très apprécié mes Tetits poèmes. J'eus l'agréable surprise de trouver mon volume sur le bureau du jeune préfet. « Quelle bonne note pour tous les deux! lui dis-je en riant. Vous avez plus de succès que vous ne le supposez, me répondit-il. Msr Dupanloup est venu me voir hier ; il a trouvé votre volume sur ma table, il l'a ouvert, s'est mis à le lire en commençant par La zMori du Juif errant, il l'a lu jusqu'au bout, et savez-vous ce qu'il m'a dit en refermant le volume? « Pourquoi « M. Edouard Grenier n'est-il pas de l'Aca- « demie? »

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Je remerciai Cochin de cet aimable reportage, comme on dit à présent, et je lui dis que je m'en autoriserais pour aller voir l'évêque d'Orléans et faire connaissance avec lui. J'y allai, en effet : il demeurait alors dans un couvent du faubourg Saint-Germain, dont j'ai oublié le nom. Je fus reçu par un grand vieillard à bec d'aigle, au teint animé et couperosé, qui voulut bien me confirmer le dire de Cochin et me répéter son exclamation à lui: a Je vous l'avouerai franchement, continua- t-il, je n'avais rien lu de vous : je cédai à un simple mouvement de curiosité en prenant en main votre volume, et j'ai été entraîné. Oui, monsieur, vous devriez être des nôtres; présentez- vous, je vous donne ma voix d'avance. »

A quelque temps de là, il y eut un fauteuil va- cant. Malheureusement j'avais perdu mon meil- leur, mon plus zélé et actif patron à l'Académie: M. de Montalembert. Que de fois, en 1869, ne m'avait-il pas dit : « Dans un an ou deux vous serez notre confrère! » Il comptait sans la mort: on peut être un grand orateur et un mauvais pro- phète. — Avant d'écrire ma lettre de candida- ture, j'allai voir l'évêque d'Orléans qui m'encou- ragea fort, puis M. de Rémusat, alors ministre des Affaires étrangères à Versailles, sous la prési- dence de M. Thiers. On le sait, c'est dans cette ville, et dans le palais de Louis XIV, que s'était réfugié presque tout le gouvernement de la nais-

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santc Republique. Après avoir fait antichambre quelque temps, à coté de M. de Noailles qui allait partir pour Rome comme ambassadeur, je fus introduit auprès du ministre. Je le trouvai accoudé tristement dans un coin de son bureau, la tête dans ses deux mains, plongé dans une profonde et sans doute amère méditation. J'aimais et j'ad- mirais M. de Rémusat; je l'avais rencontré dans le monde, je l'avais vu brillant, spirituel, profond même avec grâce : un esprit vraiment français et charmant. Je me souviens surtout d'un déjeuner que je fis à côté de lui, un jour, au café d'Orsay; il est impossible d'être plus intéressant, plus varié, plus fin qu'il ne se montra dans cette heure de libre causerie. Il goûtait fort la poésie, et me prouva, à diverses reprises, qu'il connaissait et appréciait mes œuvres. Avec M. Vitet et M. de Montalembert, il était un de mes meilleurs sou- tiens à l'Académie.

Il m'accueillit donc avec une aimable familia- rité. En me reconnaissant, il avait cru d'abord voir venir à lui l'ancien secrétaire d'ambassade de 1848, qui n'avait pas voulu servir l'Empire, et qui venait, sans doute, redemander un poste au ministre des Affaires étrangères de la troisième République. Je me hâtai de le détromper : ce II s'agit de l'Académie, lui dis-je. Ah! l'Acadé- mie! » me répondit-il, avec un ton singulier il entrait autant de surprise que de douce ironie,

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comme s'il s'éveillait d'un rêve et se disait à lui- même : Est-ce qu'il y a encore une Académie? et il y a donc des gens qui songent à y entrer? Il ne m'en promit pas moins sa voix et le con- cours le plus amical. Après avoir causé quelque temps des difficultés de l'heure présente et des blessures de la France, je le quittai attristé, ému et reconnaissant.

Je n'eus pas à lui rappeler sa promesse, au contraire; je lui écrivis, trois jours après, ainsi qu'à l'évêque d'Orléans, pour les dégager de leur parole. Je ne me présentai pas, et peut-être eus-je tort ; mais j'ai toujours été plus docile aux conseils de mes amis qu'à ceux de mon amour-propre ou de ma raison. En revenant de Versailles, j'étais allé voir Hetzel à qui je fis part de mon projet de candidature. « Ne fais rien, me dit-il, avant que je n'aie consulté là-dessus M. Legouvé; nul ne connaît mieux que lui ce pays-là. » M. Legouvé répondit que je n'avais nulle chance, et que je n'aurais pas deux voix. Il se trompait, puisque j'étais assuré déjà de celles de Msr Dupanloup et de M. de Rémusat, et que je pouvais espérer celles de MM. Guizot, Vitet, Sandeau, John Le- moinne, Augier, Barbier, et peut-être d'autres encore. Mais je m'inclinai, je m'abstins, et je n'y pensai plus.

Je n'y pensais pas davantage, cinq ou six ans après, quand un beau jour je reçus en Franche-

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Comté une lettre signée d'un de mes bons amis de l'Académie, qui, au nom de plusieurs de ses confrères, me conviait à poser ma candidature au fauteuil de M. Patin, non pas dans l'espérance de lui succéder, me disaient-ils, mais pour poser un jalon, recueillir quelques voix et forcer ainsi l'Académie à songer à moi dans l'avenir.

J'obéis encore, comme toujours, à cette voix amie; je me rendis à cet appel; je revins à Paris, l'élection devant avoir lieu dans une quinzaine de jours, je me hâtai de faire mes visites, et sans la moindre illusion, car les engagements étaient pris et l'élu désigné d'avance et sûr de son succès. Mais j'étais enchanté de faire encore une fois et plus complètement le tour de l'Académie en toute liberté.

Ces visites obligatoires doivent être très pé- nibles pour un candidat sérieux qui croit toucher au fauteuil et le mériter; mais il en est tout autre- ment quand ce n'est qu'un galop d'essai et que l'on n'a pas plus d'illusion que je n'en avais sur le résultat final de la course. Alors ce n'est plus une corvée, c'est une promenade dans le pays de l'intelligence, une interview permise, une curio- sité honnête qui se satisfait honnêtement.

Ma première visite, avant de rentrer à Paris, avait été pour le duc d'Aumale, qui commandait à Besançon le 7e corps d'armée : son accueil fut charmant et du meilleur augure. Quoique

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M§r Dupanloup crût devoir bouder l'Académie depuis l'élection de Littré, et n'y vînt plus le jeudi, j'allai le voir à Chaville, il était en villégiature. Il me dit, et il le répéta aux autres candidats, qu'il m'eût donné sa voix, s'il n'eût pas rompu avec l'Académie. A Paris, je vis mes amis John Lemoinne, Augier, Sandeau, Laprade, Barbier, C. Rousset, Méztères et Saint-René Tail- landier, qui, en effet, votèrent pour moi, sauf Au- gier et Sandeau, engagés envers A. Houssaye, qui avait été directeur du Théâtre-Français, et qui, à ce titre, pouvait compter sur les voix nombreuses du clan des auteurs dramatiques. Le candidat sé- rieux était M. Boissier, dont l'élection était assu- rée et qui fut élu finalement. E. Manuel représen- tait avec moi la poésie dans ce tournoi littéraire peu émouvant, puisque l'issue en était connue d'a- vance. Cette élection eut une singularité qui ne s'est pas renouvelée depuis, si je ne me trompe : un des immortels, M. Legouvé, je crois, avait fait adopter une nouvelle procédure à l'Académie française; il l'avait décidée à faire précéder l'élec- tion de la discussion des titres candidataires, comme cela a lieu à l'Académie des sciences. Le jeudi avant l'élection, je fus donc discuté, comme tous les autres concurrents, mais je le fus dans les conditions les plus favorable. Saint-René Tail- landier était directeur et présidait la séance. Quand mon tour fut venu, Laprade énuméra mes titres,

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le bon Auguste Barbier l'appuya avec chaleur, et, pour conclure, Saint-René cita quelques-unes de mes meilleures pièces, entre autres les stances sur le drapeau tricolore tirées de zMarcel. Cette lec- ture, très bien faite, fit sensation, et le duc d'Au- male ne craignit pas de s'écrier : « C'est de la grande poésie! » (M'accusera-t-on encore d'être trop modeste?) A la séance d'élection, le jeudi suivant, j'allai attendre le résultat des votes à la bibliothèque de l'Institut, auprès de mon vieil ami Ludovic Lalanne, et John Lemoinne vint nous l'annoncer : M. Boissier était élu. A. Houssaye avait eu 1 1 voix, Éd. Grenier 7 et Manuel 1, au premier tour.

Il y a de cela bien des années. On me deman- dera peut-être pourquoi je n'ai pas continué à me présenter. Les occasions ne m'ont certes pas manqué. Ce qui m'a manqué, je vais le dire : c'est un second appel de mes amis. Je l'attendais tou- jours, à chaque fauteuil vacant, convaincu qu'ils m'avertiraient encore à la première bonne occa- sion, comme ils venaient de le faire à la mort de M. Patin. Ils laissèrent échapper cette occasion. J'étais trop fier pour réveiller leur négligence et leur reprocher cet oubli. Les années passèrent; la mort me prit un à un tous les académiciens qui pouvaient songer à moi. Des immortels qui me donnèrent leurs voix en 1877, en y compre- nant Msr Dupanloup, il n'en reste plus à cette

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heure que deux, M. le duc d'Aumale et Mézières. Maintenant il est trop tard : on ne passe pas à l'ancienneté dans cette compagnie-là. Je rencon- trai, ces jours derniers, un académicien de ma connaissance qui n'avait pas voté pour moi; il me dit banalement, ou peut-être avec malice : ce Eh bien, vous ne songez plus à nous?

Non, lui répondis-je, je vise plus haut.

Comment? répliqua-t-il, à demi suffoqué, plus haut que l'Académie?

Oui, je vise à m'en passer. »

Et je le laissai stupéfait et scandalisé; il était de ceux qui ne peuvent se passer de distinctions et d'honneurs officiels.

Je reviens sur les visites que je fis lors de cette première et unique candidature. Il en est trois ou quatre qui m'ont laissé un vif et amusant souve- nir, et je demande la permission de les raconter en détail. Commençons par M. de Loménie. Je m'étais présenté deux fois et inutilement chez lui; la troisième fois je demandai au concierge à quelle heure je pourrais rencontrer son locataire invisible. Il m'indiqua une heure pour le lende- main, et je fus exact, sans être plus heureux que les trois fois précédentes. Je laissai échapper un mouvement de désappointement et d'impatience. Le lendemain je revenais à la charge, et, cette fois-là, j'étais enfin introduit. L'accueil que je reçus fut des plus inattendus. Je trouvai un petit

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homme très animé, en colère même, qui me dit à brûle-pourpoint : « Vous vous êtes plaint, mon- sieur, de ne pas me trouver chez moi hier; mais, sachez-le, nous ne sommes pas aux ordres des candidats; j'ai autre chose à faire qu'à les rece- voir : je suis professeur au Collège de France, ré- pétiteur à l'École polytechnique, etc. » Je le laissai achever son énumération et lui répondis froide- ment que si j'avais insisté de la sorte et redoublé mes tentatives de visites, c'est que je croyais rem- plir un devoir et non exercer un droit, que je m'é- tais figuré que, nous autres candidats, nous étions obligés de nous présenter devant nos juges; mais que s'il en était autrement, je ne pousserais pas plus loin l'importunité et que j'avais l'honneur de le saluer, en lui faisant mes excuses. Le petit homme se calma subitement; il sentit sans doute l'inconvenance de sa sortie, et me pria de m'as- seoir. Je ne voulus pas être dur à mon tour, j'y consentis, et, sans parler de l'Académie, je le priai, puisque j'avais l'honneur de le voir, de vouloir bien me dire oii il en était de son travail sur Mirabeau, dont nous attendions la publica- tion avec tant d'impatience, moi le premier qui avais un culte pour ce grand homme; et la con- versation s'engagea dans cette direction. Le petit homme était tout à fait radouci et semblait avoir oublié sa vivacité première quand je me levai; il me reconduisit jusque sur l'escalier, et là, à ma

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grande stupéfaction, je l'entendis me dire en bais- sant la voix : « Ne dites rien au concierge, je vous en prie. » Je le rassurai bien vite, en lui répon- dant que je ne parlais à la loge que suivant la consigne écrite, en montant, jamais en descen- dant, et j'allai rire à mon aise de cette singulière visite sous les arbres voisins du Luxembourg.

Quelle différence avec l'accueil que je trouvai rue d'Aumale, chez M. Mignet! Je me rappelais, en montant l'escalier, celui qu'il m'avait fait au ministère du boulevard des Capucines, trente- six ans auparavant, et dont j'avais été si peu sa- tisfait, comme je l'ai raconté dans mon article sur Nodier. Je craignais de retrouver chez l'illustre historien vieilli la même froideur diplomatique que m'avait montrée le jeune et beau directeur des Archives, dans ma jeunesse. Il n'y eut rien de pareil; au contraire. Rien de plus aimable, de plus encourageant que la façon dont je fus reçu par M. Mignet. Il était à travailler; sa tête, belle encore, était ombragée d'une visière verte qui ne la défigurait même pas; il s'en désaffubla pour causer avec moi, et je reconnus que l'âge avait pu atteindre et creuser ses traits sans en détruire la beauté native. Je lui rappelai ma visite de 1841, et nous causâmes, en riant mélancolique- ment, de ces temps lointains. Je sortis enchanté; je le revis quelquefois encore chez M. Thiers; et ceci m'amène à parler de l'hôtel de la place Saint-

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Georges j'avais aussi à faire ma visite offi- cielle.

Je n'avais jamais approché M. Thiers, er, comme on le pense bien, c'était un des hommes que j'avais le plus à cœur de voir enfin de près. L'illustre homme d'État n'était plus président à cette époque (1877). Après avoir fondé et gou- verné la République, il n'avait plus que son siège à la Chambre et son fauteuil à l'Académie. Il m'avait fait dire qu'il me verrait avec plaisir le dimanche soir, jour il recevait particulière- ment ses amis. Lanfrey me présenta; je retrouvai quelques figures de connaissance, M. Barthé- lémy Saint-Hilaire, M. Mignet, E. Bersot et É. de Girardin. M. Thiers me reprocha de m'y prendre si tard pour cette élection : « Vous nous trouvez tous engagés, » me dit-il. Il m'invita à revenir le dimanche, et je me fis un plaisir de me rendre à cette aimable invitation. Je revins en effet toutes les semaines. Ce salon était bien intéressant : outre la douzaine d'amis qui faisaient le fond de ces réunions dominicales, on y voyait passer tout ce que Paris et l'étranger avaient d'illustre ou de connu. De tous les points de l'horizon politique européen on venait voir M. Thiers, M. le pré- sident, — comme chacun l'appelait. On se grou- pait d'ordinaire autour de lui, en restant debout pour l'écouter dans son inépuisable et charmante causerie. Au premier rang, je vois encore les trois

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jeunes Charmes qu'il aimait particulièrement, Bersotet Lanfrey, quelquefois Emile de Girardin. Sur un canapé près de la cheminée, Mme Thiers essayait de tenir tête à la princesse Troubetskoy, dont la jolie et très jeune fille ne paraissait guère s'amuser dans ce grand salon sérieux. Mlle Dosne, assise sous la grande glace, causait avec de vieux amis comme Barthélémy Saint-Hilaire et Mignet. Le soir de ma présentation, je la vis se pencher vers son voisin Bersot en me regardant; je devinai qu'elle lui demandait qui était cette nouvelle figure, et j'entendis mon très cher et très spiri- tuel ami lui répondre simplement : « C'est Edouard Grenier; il a fait de jolis vers. » Or, je ne sais si tous mes confrères sont comme moi, mais je ne sais rien de plus exaspérant que ce soi- disant éloge, pis à mes yeux que tous les dénigre- ments : Faire des vers, même jolis, n'est-ce pas un métier, un passe-temps, un ridicule parfois? Le mot poète dit tout autre chose, et c'est une di- gnité, même quand on ne figure pas au premier rang. Voilà ce que je me promis bien de dire à Bersot en sortant, et je le fis. Il rit de ma suscep- tibilité, cita Yirritabile genus d'Horace, me serra la main en m'appelant : Poète! et il m'appela ainsi jusqu'à son dernier jour. Cher et héroïque Bersot! n'aurai-je pas l'occasion de parler de vous plus au long et de dire toute l'admiration et l'amitié que je vous ai vouées par delà la mort?

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Ce soir-là, comme je sortais avec Bersor, M. Thiers nous accompagna, ou plutôt l'accom- pagna jusqu'à la porte du vestibule; il fut char- mant pour le directeur de l'École normale, et fai- sant allusion à son passage au ministère de l'Instruction publique : « Moi aussi, lui disait-il, je suis des vôtres, j'ai l'honneur d'être ou d'avoir été un universitaire comme vous. »

J'ai réservé pour la fin le récit de ma visite à Victor Hugo; elle vaut la peine d'être contée, et elle me fournira l'occasion de parler de cet étrange et merveilleux génie.

J'avais entrevu à peine une fois ou deux Victor Hugo, dans ma jeunesse, à l'Arsenal. Il avait alors quarante ans, la figure rasée comme un ac- teur, ou plutôt comme un prêtre, et de fait il en avait assez l'air : de longs cheveux noirs plats, un teint pâle, les traits manquant de décision et de noblesse, rien de remarquable et de beau, si ce n'est le front haut et large, signe certain du génie, dit-il lui-même quelque part. Sous le rap- port physique, il était visiblement inférieur à Lamartine, de Vigny et Musset. Plus tard, la barbe blanche et la vieillesse le mirent en meil- leure apparence et lui firent une physionomie d'Homère moderne et clairvoyant. C'est sous cet aspect ennobli que je le retrouvai rue de Clichy, il demeurait alors, quand je lui fis ma visite de candidat. On m'avait indiqué comme heure

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d'audience huit heures et demie du soir; je fus exact, comme on le pense bien. On m'introduisit dans un salon sombre contigu à la salle à manger, et d'où je pus, sans distinguer les voix et les pa- roles, reconnaître à l'animation de la causerie et au bruit des fourchettes que les convives étaient nombreux et que l'on touchait au dessert. Je m'assis sur un sopha, en face d'un fauteuil go- thique exhaussé et recouvert d'un dais, avec de vagues allures de trône. J'eus le loisir de le con- templer; la porte de la salle à manger s'ouvrit enfin, et Victor Hugo parut. Je me levai et m'ex- cusai en quelques mots de lui imposer ce déran- gement. Le maître me fit asseoir à côté de lui et me dit ces propres paroles d'une voix profonde, lente, bien accentuée, et sur un ton légèrement emphatique : « Monsieur Grenier, je suis bien aise de vous voir : Vacquerie m'a parlé de vous, Vacquerie vous a lu. Je voterai néanmoins pour Arsène Houssaye : il a de grands titres littéraires. Sans doute il a trempé dans cette orgie de l'Em- pire; mais je ne lui en veux pas : j'ai de l'indul- gence pour les autres, je n'en ai pas pour moi. » Il fit une pause; j'en profitai pour lui dire qu'il n'aurait pas besoin d'indulgence à mon égard, vu que je n'avais jamais changé d'opinion. Ce qui était un peu dur pour mon interlocuteur, j'en conviens; mais il y avait dans la petite harangue du maître certains mots que j'avais trouvés mal-

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sonnants, et j'étais un peu crête, je l'avoue, et mal disposé aussi bien par le ton que par les pa- roles. Il reprit : « Je vais rarement à l'Académie; quelques amis veulent bien encore me consulter, mais j'y vais sans plaisir. L'Académie n'est pas ce qu'elle devrait être; M. Guizot l'a pervertie et il l'a perdue, comme il a perverti et perdu la mo- narchie. » Il continua quelque temps sur ce thème en enflant la voix. Quand il se tut, je crus devoir lui répondre que si j'avais eu la présomption de me présenter, c'était sur la pressante invitation de quelques-uns de ses confrères, et que j'avais vu dans cette candidature improvisée l'occasion rêvée depuis mon enfance d'avoir l'honneur de l'approcher. Il s'inclina, et, comme il ne repre- nait pas la parole, je me levai; il se leva aussi et voulut me reconduire non seulement à la porte du salon, mais même jusqu'à celle du vestibule, malgré mes supplications. Arrivé sur le seuil, je ne pus m'empêcher de lui dire : « Je suis désolé de ne pouvoir compter sur l'honneur que m'au- rait fait votre suffrage; je n'ai qu'une consolation, c'est que les autres poètes de l'Académie m'ont promis leurs voix et, ajoutai-je en accentuant ma phrase, non sans malice, Lamartine eût voté pour moi. » Je saluai profondément, sans voir l'effet de ces dernières paroles, et je redescendis tout attristé d'avoir vu un homme d'un si rare génie ignorer que la simplicité est la seule attitude

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digne des grands de ce monde, et que la vieil- lesse n'a de grâce et de refuge que dans l'aménité et la bonhomie.

Je n'ai jamais revu Victor Hugo; mais j'ai as- sisté à ses funérailles, une vraie apothéose digne de lui, car elle était à la fois grandiose et ridicule; le grotesque s'y mêlait aux plus nobles sentiments, comme dans ses œuvres. Cette halte du cercueil sous l'Arc de Triomphe, ce long convoi que suivait tout un peuple, ce tombeau confié au Panthéon, tout cela avait de la grandeur dans l'idée, mais dans l'exécution que de lacunes, de surcharges, de puérilités, de besoin de pa- raître, — disons le mot, que de mascarade et de parade! Rien du sentiment religieux et du re- cueillement que commande la mort. C'était une fête, un spectacle qu'un peuple entier se donnait à lui-même, en divinisant une de ses idoles. Si le sérieux et l'émotion réelle dominaient dans ces solennités funéraires de la démocratie, elles au- raient une grandeur que les cérémonies officielles de la royauté n'ont jamais possédée, parce qu'il n'y a rien de plus grand sous le ciel que l'âme de tout un peuple se manifestant librement dans un seul et héroïque sentiment de gratitude et d'amour.

Je n'ai pas la prétention de juger un homme et surtout un tel homme sur une seule en- trevue. J'ai dit simplement mon impression. Des

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amis à moi, qui le fréquentaient à Paris et dans l'exil, m'ont affirmé qu'il savait être simple et par- faitement aimable. Je le veux bien. Peut-être même l'aurais-je aimé comme j'ai aimé Lamartine, si je l'avais vu de plus près; j'en doute cependant. A le juger de loin, et dans sa longue carrière d'homme public, il me semble que l'âme n'était pas à la hauteur du génie, et l'homme me paraît inférieur à sa gloire. Quant au poète, personne ne l'admire plus que moi; non pas à sa façon, quand il dit de Shakespeare qu'il l'admire comme une brute : je l'admire avec discernement; l'amour n'est pas forcément aveugle et la brute ne peut s'élever à l'admiration. On se fait une fausse idée de ce sen- timent si noble, si fécond. L'admiration est le dé- ploiement des plus rares facultés de l'homme; c'est l'exaltation de la raison, le sursum corda vers le sublime, qu'il nous soit révélé par un acte d'héroïsme ou une œuvre de génie, par une image de l'art ou un aspect de la nature; c'est l'épa- nouissement de l'esprit dans la lumière et l'amour; c'est une communion des âmes qui rapproche les plus humbles des plus grands en les faisant boire à la même coupe; c'est le ravissement de la pensée devant la beauté apparue; c'est le buisson ardent derrière lequel on entrevoit le Dieu; en un mot et plus simplement, l'admiration est un acte de foi et d'amour qui élève l'homme au- dessus de lui-même, en le mettant face à face avec

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la perfection réalisée. Or, Hugo la réalise sou- vent : je parle ici seulement de ses poèmes lyri- ques; car sa grandeur est et non ailleurs. Là, il règne en maître et par droit de naissance; dans ses autres œuvres, la volonté a trop de part. Là, dans le lyrisme, ce plus grand des assembleurs de mots, cet étonnant remueur d'images, ce prodi- gieux dompteur de la langue, est dans son élé- ment et sa véritable nature. Artiste accompli et maître souverain de la forme, quand il a à exprimer un sentiment vrai, il arrive à la beauté suprême. La postérité pourra faire avec ses vers un volume unique, à part, qui vivra autant que la langue française. Peut-on dire davantage? Mais le proclamer, comme on Ta fait, le plus grand poète de tous les temps, c'est pousser le patrio- tisme jusqu'à l'aveuglement et le culte jusqu'au blasphème; il ne l'est pas même de notre siècle : il faudrait d'abord en exiler Goethe, Byron et Lamartine.

Victor Hugo m'a entraîné trop loin; ce puis- sant génie vous fascine; on a peine à le quitter des yeux. Revenons, s'il en est temps encore, à l'Académie, et finissons ce voyage au long cours, au trop long cours.

Ma candidature eut un épilogue qui m'a laissé le meilleur souvenir. Quelques jours après l'élec- tion, j'étais un soir au Théâtre-Français, à l'or- chestre; en sortant durant l'entr'acte, je longeais

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les baignoires les plus rapprochées de la scène, quand, dans la pénombre de l'une d'elles, je vis une main qui me faisait un geste de salut et d'appel. Je m'approchai, et je reconnus la mâle et noble figure du duc d'Aumale qui me souriait : « Venez donc, me dit-il, que je vous fasse com- pliment! Sept voix! mais c'est très beau, c'est une superbe entrée de jeu. Voyons, quels sont donc les six autres? car je suis des sept et au premier rang. » Je remerciai de mon mieux et j'essayai le dénombrement des six complices de mon aimable et auguste interlocuteur. Au nom de Cuvelier- Fleury, le prince m'arrêta : « Croyez-vous? » me dit-il d'un air de doute un peu narquois. Il avait raison ; son ex-précepteur n'avait pas voté comme lui, en effet; mais je l'ignorais alors. J'essayai de défendre mon opinion en disant que M. Cuvelier- Fleury avait reçu mes remerciements et Mme Cu- velier-Fleury aussi. « Bah! dit le prince, on reçoit toujours des remerciements, et les femmes ne savent pas toujours ce que font leurs maris. » Et nous nous mîmes à parler des élections, et, Dieu me pardonne, de la perfidie académique. Je lui contai le plus bel exemple que je connusse, l'a- venture d'Eugène Delacroix, dont j'avais entendu le récit de la bouche même du héros, ou plutôt de la victime, comme on voudra. La première fois qu'Eugène Delacroix se présenta à l'Académie des beaux-arts, il n'obtint qu'une seule voix, et

2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

cinq des votants vinrent lui serrer la main, chacun d'eux lui disant ou lui faisant entendre qu'il avait voté pour lui. Or il y avait au moins quatre faux frères. Mais ce n'est pas tout, et voici le plus beau de l'histoire : Un jour que Delacroix racon- tait cette anecdote peu édifiante dans un salon, un petit homme se leva indigné en s'écriant : « Ah! c'est trop fort! Sur vos cinq amis, il y avait cinq menteurs; car c'est moi seul, moi, Auber, qui ai voté pour vous! » Le duc connaissait-il l'histoire? ou bien eut-il la bonne grâce d'avoir l'air de l'ignorer? En tout cas, il en rit franche- ment. L'entr'acte allait finir; je m'inclinai et pris congé, très touché et très enchanté, comme on le pense bien, de la bonne fortune de cette entrevue inattendue. Mais mon épilogue ne s'arrête pas là. Voici qui est plus extraordinaire. L'année der- nière, passant un soir devant la même baignoire, je fus encore arrêté par le même geste bienveil- lant et la même aimable causerie. Le prince m'avait encore reconnu ; et pourtant il m'avait vu seulement deux fois dans sa vie, en 1877, et il y avait quinze ans de cela! Je fus confondu. En vé- rité, cette mémoire des princes tient du prodige. Un dernier mot. Il ne faudrait pas prendre au pied de la lettre la phrase un peu vive que j'ai écrite tout à l'heure sur le peu de bonne foi des académiciens : il serait injuste de généraliser. Il y a des hommes trop polis, trop bienveillants.

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des amis même, qui vous disent sincèrement de temps à autre : « Vous devez être des nôtres; votre moment viendra : patientez! nous pensons à vous. » On remercie, on patiente, et le moment ne vient jamais. Il ne faut pas leur en vouloir : ils ont pensé à autre chose, ou à un autre candidat qui faisait mieux l'affaire du moment. Peut-être sur- tout ont-ils craint d'engager un ami dans une ten- tative aventureuse dont nul ne peut prévoir l'issue et qui peut être un échec. Car il y a une for- tune académique qui plane invisible sous la cou- pole du palais Mazarin (elle vient peut-être de ce grand politique ou de l'autre cardinal, le fonda- teur). Parfois on la croirait aveugle, et elle semble distribuer ses faveurs un peu au hasard. Elle a ses caprices; tout dépend du jour avec elle. Règle générale, à part quelques grandes individualités qui s'imposent, on ne vote pas pour quelqu'un, on vote contre quelqu'un; l'important pour le candidat est donc d'avoir un concurrent que l'on veut écarter. Voilà le secret de bien des élections. Ce jour-là, si l'on entre dans le détail, quelle agitation plus ou moins déguisée! que de ma- nœuvres sourdes ou visibles! que de mines et de contre-mines! C'est pis qu'à la Chambre des dé- putés. Là le virus de la passion est dilué dans la masse et noyé dans le nombre. Ici, à l'Académie, il se concentre dans quarante têtes, moins une, et il y a plus de partis qu'au Parlement :

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monarchiques et républicains, athées et cléricaux, critiques et dramaturges, hommes d'Etat et jour- nalistes, évêques et universitaires, orateurs et philosophes, érudits et poètes, ducs et plébéiens, vieux et jeunes, que sais-je encore? Maintenant mêlez tout cela et cherchez à calculer les mille combinaisons qui peuvent résulter suivant l'occa- sion de tous ces éléments divers et hostiles; car un seul et même individu peut appartenir à la fois à dix de ces catégories. N'est-ce pas à jeter sa langue aux chiens? C'est ce que je fais, en de- mandant pardon au lecteur et à l'Académie de ce long bavardage sur cet intéressant et inépui- sable sujet.

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ou s allons sortir aujourd'hui des salons et des relations plus ou moins factices de la société et du monde, comme aussi des admirations que l'âge et un passé glo- rieux rendent forcément respectueuses; nous en- trons dans la bonne et franche camaraderie, dans les amitiés d'égal à égal, sinon par le talent, du moins par l'âge et par le goût, ces amitiés de la vingtième année, de plain-pied et de plein cœur, qui ont peut-être encore plus de saveur que celles du collège, parce qu'elles sont nées d'un attrait et d'un choix mutuels, et contractées dans la li- berté, puis aussi parce qu'ayant déjà la solidité

2^0 SOJVENIRS LITTÉRAIRES

des amitiés viriles, elles gardent encore toute la fraîcheur et la vivacité de l'adolescence.

Je cherche dans ces pages légères à ne pas tomber dans le sentimental et l'élégiaque; cepen- dant ces retours sur le passé ne peuvent être qu'une revue funèbre et un défilé de morts. C'est en vain que j'essaye d'égayer ces Souvenirs par des anecdotes, des joyeusetés de mots ou de faits, par des malices même : la réalité est toujours là. Cela n'empêche pas la mort d'avoir accompli son œuvre implacable; et la solitude vous rap- pelle forcément les vides que le temps a faits autour de vous. On peut rire et causer le long de la voie Appienne : elle n'en est pas moins bordée de tombeaux.

On me pardonnera ces réflexions moroses; elles sont bien de mise, hélas! au début de ce chapitre, je vais parler des compagnons de ma jeunesse, Ponsard, Augier, Reynaud, Henry Thénard, Couture, Meissonier, Hetzel, John Le- moinne, tous disparus. Je reste seul, rhe lasr and the leasr, pour raconter nos joyeuses réunions d'autrefois... Eh bien, racontons!... Turpureos spargam flores !

Nous étions, vers 1843, un grouPe de jeunes aspirants à la gloire, quelques-uns même l'avaient déjà atteinte, et en plein, qui nous réunissions tous les vendredis pour dîner modes- tement chez la mère Morel, place de l'Opéra-

PONSÀRD ET AUCIEF 2]l

Comique. Après le dîner, on allait finir la soirée chez Henry Thénard, le seul riche de la bande, rue de Tournon, il habitait un très bel appar- tement, et qui se faisait avec une bonne grâce parfaite le Mécène de toutes ces jeunes célébrités, présentes ou futures. Ces dîners et ces soirées étaient d'une cordialité, d'une gaieté charmantes ; on y était sérieux, on y était fou, on y était élo- quent, spirituel, et même, ô bonheur! on pouvait y être bête! Il y avait alors à Paris comme toujours une mode ou une maladie de l'esprit régnante : le calembour approximatif. Dieu sait les inepties, les insanités que les gens les plus spirituels sacrifiaient aux pieds de ce Moloch stu- pide! C'était à qui serait le plus idiot dans ce genre, et de rire! Je l'ai déjà dit : c'est une belle chose que la jeunesse! Du reste, Gœthe ne raconte-t-il pas que de son temps le même tra- vers sévissait chez ses jeunes contemporains, qui venaient de découvrir Shakespeare et s'étudiaient à parler en concetd comme Horatio et Mercutio? Il y avait cependant aussi des jours l'on était sérieux : je me souviens du dîner Ponsard nous lut son cAgnès de zAféranie, que nous atten- dions avec une impatience un peu inquiète : après l'immense succès de Lucrèce, tout était à craindre. Le second succès est toujours plus difficile : l'envie est éveillée, l'attente du public est surexcitée et plus exigeante. De fait, oAgnès paya pour Lucrèce.

2^2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

La seconde pièce d'Augier eut la même fortune. Quoique Ponsard fût un lecteur médiocre, nous trouvâmes les vers très beaux. Pour moi, ce que je trouvai plus beau que les vers, et j'en garde un souvenir attendri, ce fut l'attitude, à cette lec- ture, d'un de nos invités. Il avait la tête dans ses mains pour mieux écouter. La pièce finie, il écarta ses mains pour applaudir avec nous, et je vis son visage inondé de larmes d'admiration. C'était Latour Saint-Ybars, un émule de Ponsard en tra- gédie, qui se voyait ainsi couper le laurier sous le pied, ou du moins qui le croyait, et n'en admi- rait qu'avec plus de sincérité l'œuvre de son rival. Quel brave cœur! et ce trait-là ne vaut-il pas mieux qu'une tragédie, bonne ou mauvaise? Du reste, il n'y avait là, autour de cette table, que de braves gens. Au lendemain de Lucrèce et de son triomphe, on en avait fait une arme de guerre contre Hugo, et l'on avait baptisé la nou- velle tentative : V école du bon sens. Mon frère pré- tendait avec raison qu'on aurait l'appeler V école du bon cœur. Nulle rivalité, nulle jalousie : on vient de le voir. Il est vrai que les aptitudes étaient diverses et divergentes. Ponsard et Augier s'étaient partagé la scène; Ponsard n'avait pas encore déchaussé le cothurne tragique et glissé vers la comédie. D'ailleurs, Augier, plus jeune, s'inclinait alors devant Ponsard, témoin la belle pièce de vers qu'il avait dédiée à son ami, qu'il

PONSARD ET AUGIER 2^

nous dit un jour au dessert, et qui commence ainsi :

Jeune homme fortuné, pour qui la Muse antique N'a de charmes secrets ni de voile pudique, etc.

On le voit, le stupide approximatif ne régnait pas seul en maître à nos dîners, et il n'étouffait ni les mouvements du cœur ni les œuvres de l'esprit.

Je me suis demandé souvent à quel titre j'avais été admis à ce que j'appellerai ce cénacle, faute d'un meilleur mot, et le lecteur se fait sans doute la même question. C'est Hetzel qui m'y avait introduit, et cela me fournit l'occasion, ardem- ment désirée, de parler en détail de ce vif et charmant esprit, de cet homme distingué et excellent, qui fut une de mes meilleures et plus tendres amitiés.

L'amour n'a pas seul le privilège des coups de foudre : l'amitié les connaît aussi. Pourquoi le cœur, même en dehors de l'amour, n'aurait-il pas ses inspirations comme l'esprit? Les sympathies subites en sont la preuve. Il s'en établit une très vive entre Hetzel et moi, dès la première ren- contre; elle devint vite de l'amitié, une amitié in- time, qui a duré toute sa vie, et qui durera encore toute la mienne.

C'est à l'Arsenal, chez Nodier, que je le vis pour la première fois; nous sortîmes ensemble, et,

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comme nous demeurions tous deux au faubourg Saint-Germain, nous revînmes à pied, le long des quais, en causant. J'avais vingt-quatre ans, lui près de trente ans, ce qui fait une grande diffé- rence à cette époque de la vie. Je subis tout de suite l'ascendant de son âge et de son esprit, qui était très fin, très insinuant et charmeur. Il m'en- gagea à l'aller voir, j'y allai dès le lendemain, et nous voilà liés pour la vie.

Tout le monde l'a connu à Paris : c'était à cette époque un grand garçon qui donnait l'idée de la beauté et de l'élégance, sans être régulièrement beau et réellement élégant dans l'acception ordi- naire du mot. Sa tenue était un peu trop person- nelle et risquait de friser la singularité : il affec- tait, par exemple, de porter des cravates et un chapeau d'une forme inusitée : que de peines nous avons eues pour le guérir de ce chapeau! Il tenait alors beaucoup à échapper aux conven- tions mondaines. Pourtant il avait trop dégoût et d'esprit pour ne pas finir par s'y plier et s'ha- biller comme tout le monde. Sa figure avait de la noblesse et de la finesse à la fois; il portait toute sa barbe, une jolie barbe légère d'une nuance vénitienne, et ce qui l'encadrait encore mieux et achevait de lui donner un caractère de jeunesse et de fierté, c'était une forêt de cheveux qu'il rejetait en arrière. Mais son charme et sa séduction n'étaient pas : ils venaient plutôt du

P ' .) N S A R D l T A U G I E R 2 ] f

moral, de la grâce de ses paroles, de la finesse de ses aperçus, de la délicatesse presque féminine de ses sentiments. Il avait su mettre du cœur dans son esprit, ce qui est une rareté à Paris, et, de plus, il apportait dans sa conversation une certaine vaillance à secouer les préjugés, qui donnait à ses idées un tour d'agréable paradoxe. Serviable, généreux, toujours prêt à payer de sa personne et de son argent, très ardent en politique, répu- blicain de naissance, ami de vieux carbonari, il avait le pied dans plusieurs mondes différents. Par son état d'éditeur qui le mettait en rapport d'affaires et d'amitié avec les premiers écrivains de l'époque, Balzac, Gavarni, Nodier, Musset, Mmc Sand, et plus tard Victor Hugo et Lamar- tine, son esprit naturel s'était affiné et affermi au contact de ces divers génies, tandis que son goût littéraire s'était développé dans un large éclec- tisme. Il écrivait aussi, quoique éditeur, sous le pseudonyme de P.-J. Stahl, et avec une grande facilité et beaucoup de talent; il eût fait un excellent journaliste, et, malgré les œuvres exquises qu'il a laissées, il n'a pas donné toute sa mesure; il y avait en Jui du Sterne et du No- dier, et l'on sent qu'il était le contemporain et l'ami de Gavarni et de Musset. Comme tant d'autres, il n'a pas rempli toute sa destinée ni montré toute sa valeur; elle dépasse son renom et ses œuvres. On en aurait une idée plus corn-

2^6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

plète, si on publiait jamais sa correspondance; on serait surpris de voir la diversité et l'étendue de son influence, même en politique. Il était l'ami de Gambetta et son trait d'union avec les vieux républicains, et certains conservateurs qu'il attirait à la république. L'élection des sénateurs inamovibles s'est faite en partie dans un coin de son cabinet. On le verra peut-être un jour. Bref, Hetzel était une figure originale et un esprit char- mant. Tel il m'était apparu dès le premier jour. On comprend la sympathie qu'il m'inspira. Nous avions en outre des ressemblances de nature, des concordances inattendues : le même son de voix, les mêmes yeux bleus fatigués, le même teint, les mêmes sentiments, les mêmes goûts, soit en po- litique, soit en littérature. Mais comme il était plus âgé, qu'il avait une plus grande expérience de la vie, il me domina naturellement tout de suite : il aimait à dominer, d'ailleurs. Il ne se subal- ternisait jamais et ne s'inclinait devant personne : il ne fit qu'une exception : seul, le général Cavai- gnac lui révéla et sut lui inspirer le sentiment du respect auquel sa nature était invinciblement re- belle. Devant tous les autres, et même les plus grands, il gardait son franc-parler et son libre arbitre. Il agissait ainsi comme éditeur et ne se gênait pas pour imposer des corrections à tout le monde. Il publiait alors (1843) ^ 'Diable à Taris, avec le concours des premiers écrivains de

PONSARD ET AUGIER 1^~]

l'époque; je suis sûr qu'il a corriger Balzac, et je ne répondrais pas qu'il n'eût traité de même Mme Sand et Musset. Cette franchise lui fit bien des ennemis, surtout parmi les petits. Il avait un autre tort à leurs yeux. Il m'avoua un jour avoir payé plus de dix mille francs de copie à ces mêmes petits écrivains pour des articles qu'il acceptait et qu'il n'imprimait pas. « C'est autant d'ennemis que tu te payes, lui disais-je; ton argent ne les console pas de voir leur prose dédaignée et remplacée par la tienne ; leur amour- propre ne te le pardonnera jamais. » Et j'avais raison, autant du moins qu'on pouvait avoir raison avec lui, moi surtout qu'il traitait en enfant. Il m'appelait même son petit-fils dans le monde; cela dura quelques années, mais un jour il s'aperçut que ma barbe grisonnait, et que par conséquent, cette filiation le vieillirait trop, et il cessa tout à coup cette adoption devenue dange- reuse. Pauvre cher Hetzel! il vit avec peine la jeunesse le quitter; dans les dernières années, il me disait avec une mélancolie naïve et une con- viction dont je ne pouvais m'empêcher de sou- rire : « Je n'étais pas fait pour vieillir, moi! » Comme s'il y avait des gens faits pour cela! on n'en trouve pas, même parmi ceux qui n'ont pas eu de jeunesse.

La révolution de 1848 qu'il salua avec bonheur mit ses amis au pouvoir; il fut quelque temps aux

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Affaires étrangères avec Lamartine, et même secré- taire du général Cavaignac à la présidence. Il eut le bon esprit de refuser un poste diplomatique qu'on lui offrait. Quoique très souple d'esprit et très fin, sa nature n'était pas faite pour la diplo- matie et pour le séjour à l'étranger. Il dut pour- tant le connaître et le subir, ce séjour à l'étranger, quand Napoléon, porté au pouvoir par le suffrage universel, crut qu'il avait besoin d'un parjure et d'un coup d'Etat pour s'y perpétuer. Hetzel fut exilé, comme tant d'autres. Il alla aussi peu loin de Paris que possible, à Bruxelles, et jusqu'à l'amnistie je l'y allai voir chaque année, surtout pendant ses villégiatures de Spa. Il avait fini par aimer ce joli coin de terre, et ses ouvrages le prouvent surabondamment. Mais il ne pouvait vivre loin de Paris, et il y revenait en permission le plus qu'il pouvait. Il se précipitait alors dans tous les plaisirs parisiens dont il était sevré là-bas; il allait même régulièrement au bal de l'Opéra, et comme il ne savait pas être seul nulle part, il m'y traînait tous les samedis soirs. Nous n'y ren- contrions plus comme autrefois Balzac au fond du foyer, en habit bleu à boutons d'or, entouré d'un essaim de dominos de tout âge, la femme de trente ans, et même de quarante, ne manquait pas. Le grand romancier était mort en iSj'o. Plus tard, revenu de l'exil, Hetzel fut obligé d'aller passer les hivers dans le Midi; il allait de prcfé-

PONSARD F. TAUGIER. 2 "} O,

renccà Monaco, de chères amitiés rappelaient et le retenaient. Nous nous y retrouvions avec Chenavard, Laprade, Pontmartin et d'autres cé- lébrités de passage, et nous y faisions de gais dîners qui nous rappelaient ceux de la mère Morel. Seulement le meilleur des convives d'alors nous manquait : la jeunesse.

Revenons à ce point de départ.

Naturellement Ponsard était le centre de ces réunions d'antan, avec Augier et Meissonier, bien entendu, tous les trois déjà en pleine cé- lébrité. J'aurais donc commencer par lui. Mais je me suis laissé aller au plaisir de parler d'abord d'Hetzel, qui m'avait introduit dans ce milieu d'élite. Tous ceux qui l'ont connu me le pardon- neront. Quant à Ponsard, tout le monde connaît son aventure, et comment il fut bombardé dans la gloire par ses amis et ses inventeurs : je ne vais donc pas redire ici l'histoire de Lucrèce, de sa dé- couverte à Vienne par Ch. Reynaud et de son succès à Paris. Mais je puis raconter un détail qui précéda l'arrivée de Ponsard, et que je crois iné- dit. On sait l'admirable propagande d'amis en- thousiastes à laquelle Achille Ricourt, et surtout Charles Reynaud, se livrèrent à Paris pour y fiire connaître l'œuvre de leur ami de province. Un jour de l'hiver 1843, ^ Y eut un grand dîner chez Ch. Ledru en l'honneur de la trouvaille lit- téraire importée à Paris par Reynaud, son descu-

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brador, et de laquelle on commençait à parler beaucoup. Ch. Ledru avait réuni un public d'élite : Jules Janin, Alexandre Dumas, Considérant, d'au- tres encore dont le nom m'échappe, et naturelle- ment Reynaud, Ricourt et quelques-uns de leurs jeunes amis, parmi lesquels F. Champin, de qui je tiens ces détails. Au dessert, Reynaud se leva et récita en entier et de mémoire toute la Lucrèce. Quand on l'interrompait pour l'applaudir en di- sant : « Beau, très beau! » il répondait : « Non, c'est admirable, divin, sublime! » Alexandre Dumas, qui le croyait l'auteur de la pièce, disait à son voisin : « Nous autres, poètes, nous sommes tous bien vaniteux, mais celui-ci passe tout, c'est monstrueux : je n'ai rien vu de pareil en fait d'or- gueil! — Eh! ce n'est pas l'auteur, lui fut-il répondu, c'est seulement un ami de l'auteur. Un ami! reprenait Dumas stupéfait, un ami! C'est impossible! Un ami qui sait par cœur, un ami qui récite, qui s'exalte ainsi, qui se fait le clairon, le commis voyageur de la gloire d'un autre, c'est plus grand et plus beau que nature! Je n'ai jamais vu cela. »

Ch. Reynaud avait la figure de son âme, une belle et bonne figure, de beaux yeux, le teint coloré, la physionomie ouverte et heureuse. Il est mort jeune encore, en laissant un volume de poésies et un autre de voyages; il a laissé aussi à tous ceux qui l'ont connu l'image d'un noble et

PONSARD ET AUGIER 24I

charmant caractère, de ceux qui font honneur à la nature humaine.

Achille Ricourt était tout autre. Bien plus âgé d'abord, puisqu'il avait été garde du corps sous la Restauration, nous disait-il, mais est-ce une raison pour le croire? il avait tant d'imagination! Il était notre doyen à tous; la plupart dataient de 18 14 ou des environs, sauf Augier et moi qui étions les plus jeunes. Ricourt, avec ses cheveux abondants et bouclés, encore noirs, sa figure ravagée, vif et toujours monté au ton de l'enthou- siasme, familier avec tout le monde, et débutant presque par le tutoiement, me rappelait le neveu de T{ameau. Il en était peut-être le petit-fils. Il était alors le directeur du journal VoAriiste. Après avoir découvert et proné Ponsard, il se mit en tête et en quête de découvrir une rivale à Rachel. Il s'était improvisé professeur de déclamation, je crois, et on ne le rencontrait pas sans qu'il vous dît avec emphase : « Avez-vous vu Agar? Il faut aller voir Agar! Agar est sublime! » Plus tard, j'ai perdu sa trace.

Avant nos réunions chez Henri Thénard et le dîner de la mère Morel, je connaissais déjà Meis- sonier, John Lemoinne et Augier pour les avoir rencontrés chez Hetzel ou ailleurs. Mais ce fut à ce dîner que je fis la connaissance de. Ponsard et que j'y ébauchai l'amitié qui nous lia jusqu'à la fin de sa vie.

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242 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

Comme elle fut singulière et tragique, cette vie, si cachée à l'aurore, si radieuse à midi, si triste, si tourmentée au déclin! Et il semblait si peu fait pour cette destinée orageuse! Timide, un peu gauche de tournure, comme tous les timides, la figure sans distinction ni beauté, sauf les yeux qui annonçaient l'intelligence et la bonté, il avait été visité par la muse, ou le démon des vers, si Ton veut, dans un coin de la France il devait avocasser obscurément ou bien végéter dans les ténèbres d'une étude d'avoué, comme son père. Arraché, malgré sa famille, à cet avenir et à sa province par l'enthousiasme d'un ami dévoué, acclamé à Paris comme chef d'école, et porté par le succès jusqu'à la gloire, quel début! et quel bonheur ce début ne promettait-il pas! Je me rappelle ces commencements radieux : j'assistai à la première représentation de Lucrèce. Ce fut un triomphe. Victor Hugo, dont les 'Bur graves ve- naient d'échouer, sentit très bien que ce succès était dirigé contre lui : il formula son jugement par une brève sentence dite à un de mes amis : « Ce n'est pas un accroissement littéraire. » Il avait peut-être raison. Lucrèce, le romantisme pouvait réclamer sa part autant que le classicisme, André Chénier aussi bien que Corneille, n'en fut pas moins un événement littéraire, et l'on put espérer un instant que ce serait le signal et le dé- but d'un renouvellement dramatique. La réaction

PONSARD ET AUGIER 24]

se fie vite, et dès sa seconde pièce, oAgnès de zMcranie. Le succès revint à Ponsard avec ses comédies bourgeoises et ses tragédies modernes, Charlotte Corday et le Lion amoureux. Mais le drame était entré dans sa vie de poète; les pas- sions s'étaient emparées de cette nature si hon- nête, si naïve, mais faible et ardente. L'amour, puis l'entraînement du jeu s'ajoutèrent aux émo- tions de la scène et aux angoisses de ces pre- mières représentations l'on risque en une soirée le travail de toute une année, et souvent même la gloire déjà acquise. Sans pénétrer dans la vie privée et déchirer tous les voiles, on me permettra de faire allusion à une liaison que tout le monde a connue. Je ne parle pas de Rachel, qui n'a été qu'un épisode fort court, et peut-être l'objet d'un culte malheureux, mais d'une femme d'une rare beauté et d'un sang illustre, petite-nièce et cou- sine d'empereurs. Inutile de dire son nom, n'est-ce pas? ou plutôt ses noms, car par droit de nais- sance et par droit de conquête, je veux dire de mariage, elle a porté presque tous les noms des différentes nations de l'Europe : par ses parents elle unissait ceux de France et d'Angleterre, et par ses alliances successives ceux d'Allemagne, d'Italie et d'Espagne. La Russie manque; mais l'avenir est là, et il ne faut désespérer et jurer de rien. Cette princesse attacha donc Ponsard à son char, avec d'autres encore qui lui faisaient une

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SOUVENIRS LITT IRA IRES

sorte de cour, figuraient des peintres, des hommes politiques et des romanciers comme Eu- gène Sue. Ponsard en fut le poète. Que de tenta- tives il fit pour m'y introduire! Je refusai obsti- nément : mon amitié pressentait trop bien que cette influence serait funeste à son talent et à son caractère. Paris l'entourait d'ailleurs d'autres pé- rils : il jouait, et naturellement il perdait. Un jour, ce fut de si fortes sommes qu'il fut poussé au désespoir. L'empereur averti vint à son se- cours. Et je me rappelais tristement un mot d'un de nos dîners qui nous avait fait tant rire. C'était en 1848. Ponsard avait voté pour Cavaignac comme nous tous; il était exaspéré du succès du prétendant dont il ne connaissait pas encore la cousine, et un jour, chez la mère Morel, il s'ex- prima vertement, plus que vertement, sur le compte du prince-président, en l'appelant une mouche à... fiente (ombre de Cambronne! pardon, j'ai faibli!). Augier, de sa belle voix grave, lui riposta vivement : « Est-ce qu'il s'est posé sur toi? » Et les rires éclatèrent, comme on le pense bien. Hélas! Augier était prophète: la mouche d'or devait se poser un jour sur le pauvre Pon- sard.

L'humiliation de ce bienfait ne le corrigea pas : il recommença à jouer; il perdit encore, et cette fois-ci ce furent des amis qui lui tendirent la main et le dégagèrent. Mais il eut des jours

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PONSARD ET AUGIER

d'angoisses et de remords terribles, avant qu'il eût avoué la triste vérité et que ses amis se fus- sent concertés pour le tirer de la peine. Je le vois encore rue du Pré-aux-Clercs, les rideaux tirés, dans une complète obscurité, ayant horreur du jour et parlant de se jeter à la Seine. J'allai trouver Bixio, qui avec cinq autres amis, à dix mille francs par tête, réunit la somme nécessaire, que Ponsard, d'ailleurs, leur remboursa ponc- tuellement : car il était l'honnêteté même, et à la moindre rentrée il ne songeait qu'à s'acquitter envers ses amis. Que de fois ne l'ai-je pas accom- pagné le soir au Théâtre- Français il allait s'in- former du chiffre de la recette, quand on jouait une de ses pièces ! Le hasard me fit le témoin d'un de ces remboursements. C'était la dernière année de sa vie; il succombait à la terrible maladie qui devait l'emporter, un cancer intestinal. Il ne quit- tait plus le lit. J'étais allé le voir dans sa petite maison de Passy quelques jours après la représen- tation de Galilée (mars 1 867). Je m'assis près de son chevet. Le pauvre malade prit un portefeuille contenant quelques billets de banque : ce Dix mille francs, me dit-il. avec lesquels je pourrai éteindre la moitié de ma dette envers deux amis. » Il me pria en conséquence de vouloir prévenir les en- fants de Bixio qu'il tenait cinq mille francs à leur disposition, destinant le restant à un autre de ses créanciers sauveurs. Je lui répondis que je con-

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244 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

sorte de cour, figuraient des peintres, des hommes politiques et des romanciers comme Eu- gène Sue. Ponsard en fut le poète. Que de tenta- tives il fit pour m'y introduire! Je refusai obsti- nément : mon amitié pressentait trop bien que cette influence serait funeste à son talent et à son caractère. Paris l'entourait d'ailleurs d'autres pé- rils : il jouait, et naturellement il perdait. Un jour, ce fut de si fortes sommes qu'il fut poussé au désespoir. L'empereur averti vint à son se- cours. Et je me rappelais tristement un mot d'un de nos dîners qui nous avait fait tant rire. C'était en 1848. Ponsard avait voté pour Cavaignac comme nous tous; il était exaspéré du succès du prétendant dont il ne connaissait pas encore la cousine, et un jour, chez la mère Morel, il s'ex- prima vertement, plus que vertement, sur le compte du prince-président, en l'appelant une moucheà...fiente(ombredeCambronne! pardon, j'ai faibli!). Augier, de sa belle voix grave, lui riposta vivement : ce Est-ce qu'il s'est posé sur tôt? » Et les rires éclatèrent, comme on le pense bien. Hélas! Augier était prophète: la mouche d'or devait se poser un jour sur le pauvre Pon- sard.

L'humiliation de ce bienfait ne le corrigea pas : il recommença à jouer; il perdit encore, et cette fois-ci ce furent des amis qui lui tendirent la main et le dégagèrent. Mais il eut des jours

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d'angoisses et de remords terribles, avant qu'il eût avoué la triste vérité et que ses amis se fus- sent concertés pour le tirer de la peine. Je le vois encore rue du Pré-aux-Clercs, les rideaux tirés, dans une complète obscurité, ayant horreur du jour et parlant de se jeter à la Seine. J'allai trouver Bixio, qui avec cinq autres amis, à dix mille francs par tête, réunit la somme nécessaire, que Ponsard, d'ailleurs, leur remboursa ponc- tuellement : car il était l'honnêteté même, et à la moindre rentrée il ne songeait qu'à s'acquitter envers ses amis. Que de fois ne l'ai- je pas accom- pagné le soir au Théâtre-Français il allait s'in- former du chiffre de la recette, quand on jouait une de ses pièces ! Le hasard me fit le témoin d'un de ces remboursements. C'était la dernière année de sa vie; il succombait à la terrible maladie qui devait l'emporter, un cancer intestinal. Il ne quit- tait plus le lit. J'étais allé le voir dans sa petite maison de Passy quelques jours après la représen- tation de Galilée (mars 1 867). Je m'assis près de son chevet. Le pauvre malade prit un portefeuille contenant quelques billets de banque : « Dix mille francs, me dit-il, avec lesquels je pourrai éteindre la moitié de ma dette envers deux amis. » Il me pria en conséquence de vouloir prévenir les en- fants de Bixio qu'il tenait cinq mille francs à leur disposition, destinant le restant à un autre de ses créanciers sauveurs. Je lui répondis que je con-

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naissais trop les sentiments des Bixio pour ne pas prendre sur moi l'assurance qu'ils tiendraient à honneur de passer les derniers. J'achevais à peine de parler quand le prince Jérôme-Napoléon entra. Comme il faisait partie du syndicat amical des six sauveurs, Ponsard dit à Son Altesse combien il était heureux de pouvoir rembourser à moitié deux de ses créances, le priant d'accepter les cinq mille francs que je venais de refuser; le prince ne refusa pas, lui; il prit les billets et les mit tran- quillement dans sa poche. Je restai stupéfait et je sortis indigné. Comment n'avait-il pas eu le même sentiment et les mêmes paroles que moi dans une pareille occurrence? N'était-ce donc pas à lui de passer le dernier? A quoi lui servait- il d'être altesse et sur les marches du trône?

Mais j'ai anticipé : revenons en arrière. Cette vie d'émotions extrêmes, de passions et d'orages, n'était pas faite pour la nature foncièrement droite et honnête de Ponsard. Ses amis le senti- rent et lui aussi. Comment le sortir de ces écueils et l'empêcher de s'y briser tout à fait? Une jeune femme, à l'âme tendre et généreuse, se rencontra qui voulut entreprendre ce sauvetage en tendant la main au pauvre naufragé. Ponsard fut touché de cette grâce et de cette vaillance; il se reprit à la vie, à l'espérance, au travail. Le mariage eut lieu à une petite chapelle de la rue de Clichy. Le poète en frac bleu et pantalon gris, suivant

TONSARD ET AUGHR 247

la mode d'alors, conduisit sa jeune femme à l'autel, entouré de ses vieux amis. Une existence nouvelle recommença pour lui, dans la paix, le travail, la tendresse mutuelle, le bonheur enfin.

Ce bonheur fut court, hélas! comme tous les bonheurs humains : on eût dit que la destinée l'attendait là, et ne lui avait permis de refaire sa vie que pour la briser plus cruellement : une affreuse, une implacable maladie, le cancer, se déclara. Il ne put pas même assister à son der- nier succès, Galilée, et la mort le prit tout vivant, en pleines forces, en plein talent, en plein bon- heur.

Il fut très regretté, car il était sincèrement et tendrement aimé, et il le méritait. Notre connais- sance, inaugurée à notre dîner Morel, s'était vite transformée en amitié. Je le rencontrais d'ailleurs souvent dans le monde, chez des amis communs : Bixio, Lamartine, Mme d'Agoult. C'est dans le salon de celle-ci qu'il fit sa dernière lecture, Ga- lilée, malgré son état de souffrance déjà bien visible. J'avais de son amitié un témoignage qui m'était infiniment précieux. Il m'avait donné toutes ses pièces, au fur et à mesure de leur publi- cation, chaque fois avec une dédicace amicale, et chaque fois la dédicace prenait une nuance plus affectueuse; la dernière était d'une tendresse et d'une estime vraiment touchantes. J'avais fait relier toutes ces brochures en un beau volume,

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je pouvais relire et montrer avec joie ce cres- cendo d'amitié. Je ne l'ai plus : la Commune l'a brûlé en 1871, avec tant d'autres trésors du cœur ou de l'art, ainsi que je l'ai déjà dit et dé- ploré.

Ce qui nous avait rapprochés, outre une sym- pathie naturelle, c'était sans doute aussi et sur- tout la confidence que je lui avais faite de mes essais poétiques. Je crois l'avoir dit ailleurs, j'avais commencé un grand diable de poème fantas- tique, dans le genre de Faust et de éManfred. intitulé Stéphen, dont je n'ai publié que le pro- logue, et qui est resté inachevé. Avant de me hasarder plus avant, je voulus savoir si les mor- ceaux en étaient bons, et je m'en ouvris un jour à Ponsard. Sans doute l'auteur de Lucrèce et de l'Honneur et l'cArgent n'était pas le juge indiqué pour se prononcer sur une œuvre d'un genre si différent, si exotique, dirai-je même. Je le choisis précisément à cause de cette incompétence appa- rente. Je désirais surtout savoir ce qu'il penserait de la forme, des vers, et j'étais curieux de voir l'effet que lui produirait le fond. Cet effet fut meilleur que je ne pouvais le prévoir. Ponsard m'encouragea fort, me fit quelques remarques de détail au crayon, et, en me rendant le manuscrit, me dit : « Avant tout, mon cher ami, il y a un poète. » Puis il me fit quelques critiques dont je reconnus la justesse, mais dont je ne sus pas pro-

: E R

fiter, puisque l'œuvre resta inach i . . i aussi bien.

Je consultai aussi Augier une autre fois, mais pour un autre . une r :i trois

actes et en vers, dont le sujet malh

lit antique. Augier me rendit le : me disant rondement : « Tu la scène, et le fond n'est p nent con-

struit. » Il avait raison et je le sentis. Cependant je voulus tenter L'aventure air rer.

nié ma pièce et l'avoir rédv uivanc

le conseil de M. Legouvé, je la présentai au Théâtre-Français. Je fus admis î i'honr s la

lire devant le Comité, m. a mal que

sonfl ta :ce pour les auditeurs comme pour le lecteur, qui e nscience. Ré-

gnier était un de mes patiemment

les premières scène : tout à coup il se

chauffer Les pieds à la cheminée Tout en continuant de lire, je compris que que ma pièce ne pu; je me déu

d'en finir, en lisant encore plus vite et plus n:

Je fus refusé, en effet : la - . on

me fit pa- ins un petit cabinet attenant au

salon du Comité. La délibe bt pas

longue. Le directeur Thierry vint me déhvrei me dire do : ">mplimer.:5.

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mais que la science de la scène y : trop d I -

2fO SOUVEN'IRS LITTÉRAIRES

faut : « Laissez-moi venir à l'école chez vous, lui répondis-je, en me donnant mes entrées. » Il me les accorda sur-le-champ; c'est plus que ma pièce ne méritait.

Je ne sais si j'ai bien donné une juste idée de Ponsard, de cette nature attachante et modeste, de cette destinée touchante. Peut-être aurais-je ne pas rappeler ses faiblesses ; mais elles n'en- tachent en rien son caractère, ni son honneur : elles ne font que préciser l'image qui doit nous rester de l'homme et du poète. Je ne crois pas que la sincérité soit incompatible avec l'amitié et la piété que l'on doit aux morts. Quant au juge- ment sévère, au discrédit que la jeunesse actuelle inflige à ses œuvres, elle fait pour lui ce que nous avons fait pour Casimir Delavigne, et peut-être les fils ont-ils tort, comme leurs pères. D'où vien- nent ces ingratitudes, qui se succèdent comme les générations et les flots changeants de la mer? L'esprit a-t-il donc des modes comme la toilette? L'injustice est-elle le ferment indispensable de toute production nouvelle? La méconnaissance du passé est-elle la condition nécessaire de l'avè- nement de l'avenir? Il y aurait bien des choses à dire là-dessus, et cela nous entraînerait trop loin. Pour ce qui regarde Ponsard, je crois que la cause principale de cette défaveur remonte à la forme choisie par lui dans ses comédies. L'alexandrin, malgré l'exemple de Molière et quelques brii-

RONSARD F. TAU G 1ER 2 ) I

lants succès de nos jours, est désormais complè- tement inapte à être la langue de notre comédie contemporaine. Depuis Marivaux et Beaumar- chais, la cause est gagnée. Le vers, au théâtre, n'est plus possible que pour le drame et les grands sentiments. C'est le cothurne moderne de la haute poésie dramatique. Augier l'a com- pris après ses trois premières comédies, et, sauf deux brillantes exceptions, il n'écrivit plus que des comédies en prose, et l'on sait avec quel succès.

Une profonde et inaltérable amitié unit ces deux poètes jusqu'au dernier jour, sans que ja- mais le moindre nuage, la plus légère ombre de jalousie se mêlât à leur rivalité. Ces amitiés-là sont l'honneur des lettres. Ils vécurent ainsi côte à côte, la main dans la main; mais quelle diffé- rence dans leur destinée! Autant l'existence de Ponsard fut agitée, orageuse, douloureuse, au- tant celle d' Augier fut calme, heureuse et ca- chée, consacrée tout entière à la vie intime, et surtout au travail et à son art. Sans doute, il ne traversa pas le théâtre et la célébrité en Elia- cin. Il fut jeune, et il ne ressemblait pas pour rien à Henri IV. M. Villemain, qui n'était pas toujours indulgent, me dit un jour avec un cer- tain accent dépréciateur et dédaigneux : « M. Au- gier est un homme de plaisir. Oui, lui répon- disse, comme Molière. » L'irascible secrétaire

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perpétuel me lança un regard terrible et me tourna le dos, oubliant qu'il était bossu. Je ne sais au juste ce qui s'était passé entre eux; mais M. Vil- lemain n'aimait pas Augier, et celui-ci le lui ren- dait bien. « Je ne remettrai plus les pieds à l'Aca- démie tant que ce vieux singe y sera, » m'avait-il dit un jour. On raconte qu'à je ne sais quelle réception Augier présidait comme directeur, et avait par conséquent à ses côtés le secrétaire perpétuel, M. Villemain se plaignit de sa santé, et eut l'imprudence de faire entendre à son voisin qu'il aurait bientôt à faire son éloge, vu qu'il ne tarderait pas à mourir : « Je ne vous le conseille pas ! » lui répondit Augier. J'aurais voulu voir la figure de M. Villemain à cette boutade. Et c'est peut-être l'origine de leur brouille.

Le fond du caractère d'Augier fut la modéra- tion, le scepticisme souriant et la droiture; comme la raison, la mesure et le bon sens formaient la base de son intelligence et de son esprit étin- celant et robuste. Il fut toujours un excellent camarade, un ami sûr, mais sans expansion, sans tendresse, du moins apparente, mais non sans dévouement. En politique, son scepticisme se dé- ployait à l'aise, et on le comprend. Camarade de classe du duc d'Aumale, il devint l'ami du prince Napoléon-Jérôme, et le protégé de Napoléon 1 1 1 et de l'impératrice. C'est même à la représenta- tion d'une de ses pièces à l'Odéon que se mani-

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festèrent les premiers symptômes d'opposition publique aux deux époux couronnés. Sauf une brochure sur le suffrage universel et une candida- ture au Conseil général, il s'abstint d'entrer dans la mêlée politique. Il se contenta d'y toucher dans ses pièces par la création de personnages qui resteront, au moins comme types de certains caractères modernes.

Nous ne nous sommes jamais perdus de vue : l'hiver, je le retrouvais à Paris; l'été, nous nous rencontrions parfois au bord des lacs delà Suisse, et le printemps, j'allais le voir à sa jolie maison de Croissy. C'est qu'il finit, il y a trois ans, déjà! cette vie heureuse et glorieuse, entouré des soins et de la tendresse de sa famille et de sa digne et charmante femme, qui l'adoraient. Il eut deux convois, l'un à Croissy, intime, avec quel- ques amis et parents, et l'autre à Paris, avec toute la pompe due à un homme célèbre. J'assistai à tous les deux. Il repose dans le petit cimetière de La Ceile-Saint-Cloud, qui est caché au milieu de ces collines et de ces bois charmants.

Des amis de 1843, tro*s seulement restaient encore et assistaient à ce convoi; ils se serrèrent silencieusement et tristement la main au sortir du cimetière : c'étaient Meissonier, John Lemoinne et moi. Au moment j'écris ces lignes, Meisso- nier a suivi Augier et John vient de les rejoindre : il n'en reste plus qu'un.

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Je dirai peu de choses sur Meissonier, et pour deux raisons : la première, c'est que si je parlais de l'artiste, il y aurait trop à dire, et l'on pourrait contester ma compétence; la seconde, c'est que, tout en me bornant à l'homme, je n'au- rais rien à révéler de nouveau, rien de particulier et d'intéressant à signaler. Du reste, sur ce sujet, Alexandre Dumas a tout dit et d'une façon supé- rieure. Je l'avouerai d'ailleurs, avec ou sans humilité, comme on voudra, ce grand peintre ne fut jamais pour moi qu'un camarade : il était seulement l'ami de mes amis, mais, à proprement parler, il ne fut pas le mien. Nos natures sympa- thisaient peu; nous n'avions pas le même carac- tère, ni la même éducation, ni les mêmes idées. Par exemple, je n'ai jamais pu lui faire com- prendre, à la dernière Exposition, que lui, pré- sident du jury des récompenses, ne pouvait pas se décerner des prix à lui-même; que la France, qui recevait l'Europe et ses artistes, devait s'effacer et se mettre hors concours; que c'était une règle de savoir-vivre et d'hospitalité; enfin qu'on ne devait jamais être juge et partie. Il ne voulut rien entendre, il se fâcha, prétendit qu'il était meilleur patriote que moi, et que la France devait affirmer toujours et partout sa supériorité, etc. Il ne voulut jamais en démordre, se mit en colère, et comme nous déjeunions ensemble au café Caron avec Camille Depret, il jeta sa serviette

PONSARD ET AUGIER 2 f f

sur la table, prit son chapeau et sortit en mau- gréant. Je dirai plus : outre cette différence dans la manière de voir, j'ai cru toujours distinguer chez Meissonier un sentiment particulier à mon égard qu'il avait peine à dissimuler, je veux dire une certaine surprise et un mécontentement se- cret de me voir, moi inconnu, sans titre et sans gloire, accueilli et traité d'égal à égal dans cette intimité de jeunes gens célèbres, qui sans doute, à son sens, devaient former une espèce d'Olympe ouvert seulement à des dieux. Il n'en fit pas moins mon portrait, non par amitié, mais à la suite d'un pari qu'il perditcontre John Lemoinneetmoi. Il s'exécuta galamment. Je n'ai qu'un regret, c'est qu'il ne se soit pas contenté d'un simple crayon, au lieu d'un petit portrait à l'huile. Car je trouve qu'il affligeait ses portraits à l'huile d'une teinte un peu trop brique. John et moi, nous nous en sommes ressentis. Dans ce portrait, j'ai l'air d'un jeune ivrogne et John d'un vieux juif. A cette date (1846) j'avais vingt-sept ans et John trente et un. Il y a deux ans, en 1891, c'est-à-dire qua- rante-cinq ans après, comme j'étais un jour chez John Lemoinne et que je regardais son portrait, il me dit avec son ironie tranquille : « Il com- mence à me ressembler, ne trouves-tu pas? »

Je ne voudrais pas laisser le lecteur sur ces derniers détails, qui pourraient prendre à ses yeux l'apparence très fausse de mesquinerie et

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de rancune à l'égard de Meissonier. J'aime mieux finir en racontant qu'ayant été voir chez Petit l'exposition qu'il y fit de son œuvre presque com- plète, peu d'années avant sa fin, j'en sortais ébloui et transporté de tant de labeur, de volonté, de talent et de chefs-d'œuvre accumulés, quand je rencontrai le maître. Je lui dis mon impression avec chaleur en lui serrant la main : « Ce n'est pas seulement l'honneur de votre vie qui est là, lui dis-je, c'est l'honneur et la gloire de notre école moderne. » Le dieu parut content.

Il était le plus petit par la taille de notre réunion. John Lemoinne même était plus grand; mais Meissonier avait la carrure d'un athlète et John la gracilité d'un éphèbe. C'est avec Lamen- nais le plus mince, le plus frêle exemplaire de notre humanité que j'aie connu: je parle de John Lemoinne. Il avait le front superbe, de beaux yeux où, par moments, le regard trahissait la sen- sibilité de son cœur que toute sa tenue cherchait à démentir; une tenue de jeune Anglais réservé et froid qui lui venait de son origine maternelle sans doute. Il tenait de cette même origine le trait d'humour et d'ironie un peu âpre parfois qui traversait son esprit, très français du reste. Son style est un modèle de clarté, d'élégance et de force incisive. Nous avons eu beaucoup de peine à lui faire réunir quelques-uns de ses articles de Revue pour les publier. Ils ont paru sous le titre

PONSARD ET AUOIER l')']

d'Essais de critique et d'histoire. Ces deux volumes renferment de petits chefs-d'œuvre. Qui les con- naît dans le grand public? Mais il était de L'élite et ne s'adressait qu'à l'élite. Cependant sa voix dans les grandes circonstances perçait le bruit de la mêlée et portait la vérité au loin, quelque pé- rilleuse qu'elle fut. Nul ne connaissait mieux que lui l'Angleterre, l'Italie et l'Espagne; car dans ce temps-là on ne s'improvisait pas journaliste. Comme l'a dit si bien, au lendemain de sa mort, un de ses plus dignes successeurs, Francis Char- mes, a il a été l'exemple et l'honneur du journa- lisme autant par son talentque par son caractère. » Sa conversation était simple, enjouée, pleine de traits incisifs et rapides. Il ne cherchait jamais à produire de l'effet, à éblouir par une voix ou une verve éclatante, comme tant d'autres causeurs renommés, encore moins à poser en oracle avec quelques profondes maximes. Il était naturel et naturellement spirituel. Combien de ses mots ont fait leur chemin dans le monde, et souvent sous des noms d'emprunt! La fameuse phrase : « La France est assez riche pour payer sa gloire, » est de lui et non de M. Guizot, à qui on continuera de l'attribuer encore et toujours.

Il avait le cœur grand et bon, qui s'exprimait par des actes et non par des paroles. J'en citerai une preuve qui m'est personnelle. Quelqu'un qui le touchait de très près, son frère ou son neveu,

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se mariait le jour même et à l'heure avait lieu une élection à l'Académie; c'était celle j'étais candidat. Il savait bien que je ne serais pas élu ; mais il m'avait promis sa voix, et il voulut tenir sa parole, en venant à l'Académie, et il renonça à être le témoin du futur pour ne pas manquer à un ami. Ce même jour, un autre ami, Mézières, frappé parla plus cruelle des douleurs, eut le cou- rage de quitter son foyer désolé pour m'apporter aussi sa voix et la preuve de son attachement. De pareils témoignages ne valent-ils pas une élection heureuse?

Que de fois n'ai-je pas été voir John au Journal des Débats, dans la petite chambre de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois, il compo- sait ses articles! Cette entrée sordide de la vieille maison, cet escalier carrelé deux siècles ont amassé leur poussière humide, cette odeur d'im- primerie et de bureaux obscurs me faisaient pé- nétrer comme dans un autre monde. Nous sor- tions ensemble, et je respirais avec délices, dès le seuil, l'air et la lumière qui caressaient la co- lonnade du Louvre. Nous allions au jardin des Tuileries voir les enfants jouer, ou aux Champs- Elysées passer les belles dames dans leurs frin- gants équipages ; nous parlions de liberté, de la France, de l'avenir. Nous étions jeunes alors.

Cher John! c'est par toi que je veux clore ces pages consacrées à nos réunions d'autrefois, toi

PONSARD ET AUGIER 2 f 9

(jue j'ai aimé pendant plus de quarante ans, toi qui m'aimais avec cette sensibilité que tu t'effor- çais en vain de cacher; car tu avais cette pudeur des âmes fières que le monde croit hautaines et froides, et qui ne se révèlent que dans l'intimité et par le dévouement. Le monde a connu ton rare esprit, tes connaissances variées, ton talent exquis d'écrivain, ton sentiment de l'honneur, ton courage devant l'opinion et devant l'émeute triomphante. Mais moi, j'ai connu ton cœur, et il était à la hauteur de ton esprit et de ton carac- tère. Enfin, cher et tendre ami, tu es mort pau- vre! Et le temps présent n'a-t-il pas fait de cette simple phrase le plus magnifique des éloges? Dors en paix! Ta cendre est à peine refroidie. Si je n'ai pas pu te rendre les devoirs suprêmes et t'accompagner à ta dernière demeure, comme je l'ai fait pour Ponsard, Augier, Hetzel, mes re- grets et mes larmes t'ont suivi de loin. J'étais avec ta digne femme et tes chères enfants, au premier rang de ceux qui te pleuraient. Ma pen- sée reste agenouillée sur ta tombe et la visitera souvent... Turpureos spargam flores!

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IX

QUcATUO\ FÉéMIU^l^

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o i l a bien des chapitres, tous ou presque tous consacrés à des hommes plus ou moins célèbres; ne serait-ce pas une honte pour moi, et pour notre génération, si j'étais forcé de m'en tenir à cette seule moitié de l'espèce humaine, et si, après Mme Sand, je ne pouvais pas faire une place dans ces Souvenirs à des femmes célèbres ou illustres? Grâce à Dieu, j'ai eu le bonheur d'en connaître quelques-unes, sans parler des vivantes, de les voir de près, de les aimer, et même d'en être aimé. Et pour que ce dernier mot ne fasse pas sou- rire et ne prête pas à l'équivoque, je commen-

QUATUOR FÉMININ 26 l

ccrai cette série par le portrait de la plus honnête et la plus vaillante des femmes, Mme Tastu.

Elle était déjà âgée, infirme et bien lasse quand je l'ai connue; mais l'intelligence, la droiture et la bonne conscience rayonnaient dans ses grands beaux yeux, qui devaient, hélas ! se voiler bientôt. Il y avait déjà longtemps qu'elle ne publiait plus rien : mais le poète survivait en elle à toutes les vicissitudes de sa vie errante et aux atteintes de la vieillesse. La source divine qui avait enivre sa jeunesse coulait toujours sous les glaces de l'âge et continuait à charmer ses heures; mais elle cou- lait silencieuse. Le monde ne l'entendait plus et ne connaissait plus sa voix; son fils seul et ses amis en recueillaient les échos. Chose rare et peut-être sans exemple, jamais elle n'avait été plus poète. Son talent n'avait fait que grandir et se développer dans l'ombre le sort avait ense- veli sa vie. J'espère en fournir la preuve tout à l'heure.

C'est à Paris que je vis, pour la première fois, Mme Tastu, et le milieu dans lequel je la rencon- trai est si curieux, si éloigné de toutes les idées qu'éveille ce mot de Taris, que je crois devoir m'arrêterici pour le dépeindre. Cette parenthèse pourra servir à l'instruction de la province et de l'étranger; elle pourra même rectifier l'opinion de quelques Parisiens endurcis, et trop exclusifs, qui ignorent de combien de mondes différents

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se compose cet univers étrange qui a nom Paris.

IL y a de tout à Paris, même de la province, si l'on veut entendre par province la vie hon- nête, l'amour de la famille, les vertus patriarcales et le tranquille bonheur de la vieille bourgeoisie française, mais, bien entendu, sans y joindre les étroitesses de la petite ville; on n'habite pas im- punément la grande, et rien n'empêche à Paris d'être à la fois très intelligent et très honnête, heureusement pour la France. Ma bonne étoile m'avait fait rencontrer cette province parisienne dans la famille d'un de mes camarades du mi- nistère. Léon Chazal, surnuméraire comme moi vers l'an 1842, m'avait présenté à ses parents. Son père était un peintre de fleurs fort distingué, très estimé, à figure fine et recueillie : le profil d'Érasme par Holbein le rappelle étonnamment. Sa mère était l'amie intime de Mme Tastu et de Mme Saint-Saëns. Ces trois dames, veuves toutes trois de bonne heure, unies depuis longtemps par la plus tendre intimité, consacrèrent leur vie entière à l'éducation de leurs enfants. Leur pensée unique et journalière fut de leur former le cœur et l'esprit, et d'en faire des hommes; elles y réus- sirent pleinement. Des deux fils de Mme Chazal, l'un devint un peintre distingué comme son père, et l'autre un de ces directeurs de ministère qui sont la force et l'honneur de l'administration

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française. Le fils unique de Minc Tastu devint consul général et ministre plénipotentiaire. Celui de Mme Saint-Saëns est ce que Ton sait, le plus original et le plus savant de nos compositeurs : il est Camille Saint-Saëns.

Ces trois familles se réunissaient souvent à l'atelier des Chazal, rue Carnot; on jouait la co- médie, on dansait. Il n'y a pas de plus charmant salon qu'un atelier, quand on sait le transformer en salle de bal ou de théâtre. Rue du Jardinet, chez Mme Saint-Saëns, on faisait de la musique, naturellement, on exécutait les œuvres du jeune Camille, qui préludait alors, par des con- certos et même des symphonies mélodiques dans le genre de Mozart, à la magnifique symphonie en ut mineur de sa maturité et à Samson et T>alila. Mme Tastu nous invitait à dîner pour célébrer la Saint-Eugène, la fête de son fils, et nous récitait au dessert quelques vers inédits ou composés pour la circonstance. Rien de simple, de bon et de charmant comme ces réunions. Les jeunes femmes des deux frères Chazal vinrent plus tard y apporter un renouveau de gaieté, de charme et d'esprit. Rue Carnot, à l'atelier, les jeunes amis amenaient leurs soeurs : peu d'apprêt, nulle pré- tention, nulle rivalité; la simplicité de la pro- vince relevée par l'élégance de Paris et le goût de l'art. Quelles bonnes soirées j'ai passées ! Quels déguisements fantastiques, soit pour les

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bals costumés de la mi-carême, soit pour les charades ou les bouffonneries théâtrales impro- visées ! On s'amusait pour s'amuser, pour se dé- lasser des travaux du jour; on était jeune, on était gai, heureux; et les trois mères ravies assis- taient avec joie et orgueil aux gaietés bruyantes de leurs enfants.

Toutes les trois avaient la même élévation morale, le même bon sens si rare, ce sens qu'on appelle commun et qui l'est si peu; Mnie Chazal avec plus de bonhomie dans la finesse, Mme Saint- Saëns avec plus d'inattendu et une allure plus primesautière, Mme Tastu avec plus d'ampleur d'intelligence, plus de culture et de dons natu- rels. Sa vie errante à la suite de son fils, jeté aux quatre coins de l'horizon par les exigences de sa carrière diplomatique, avait encore élargi son horizon intellectuel. D'une nature pondérée, rai- sonnable, elle n'était pas calme : elle ressentait tout fortement; on n'est poète qu'à ce prix; vive, très vive, passionnée pour ses idées et la justice, elle apportait dans la discussion une franchise ardente, pour ainsi dire, et j'ajouterai même quelque chose de dominateur qui eût semblé toucher presque à l'intolérance si elle n'eût été la modestie et l'équité en personne. Son esprit était viril, et sa conversation pleine, forte, nour- rie, dépassait de beaucoup l'idée qu'on pouvait se faire d'elle d'après ses premières poésies. C'était,

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il est vrai, des poésies de jeune fille, et l'histoire en est curieuse. Je ne sais si Sainte-Beuve l'a contée : je n'ai pas ses Tortraits sous la main. En tout cas, la voici.

Son père, M. Voïart, fier du talent de sa fille, avait publié, sans la prévenir, quelques-uns de ses premiers vers. La jeune poétesse tout étonnée, et sans doute fâchée de cette indiscrétion pater- nelle, écrivit une fort belle lettre à son père, elle lui posait nettement le dilemme suivant : Veut-il une fille qui se marie un jour? alors, qu'il s'abstienne d'appeler le jugement du public sur des essais incomplets. Ou bien veut-il une fille qui devienne célèbre? alors, elle ne se ma- riera pas, elle travaillera : « Et j'aurai du talent, je te le promets,» ajoutait-elle vaillamment. M. Voïart ne put s'empêcher de montrer cette lettre à l'éditeur du journal qui avait imprimé les vers de sa fille. Citait M. Tastu; il fut si frappé de la ferme et droite raison contenue dans cette lettre, qu'il demanda à être présenté à Mlle Voïart, \et qu'il l'épousa. \

Le mariage n'empêcha pas Mme Tastu de pro- dume^encore des œuvres poétiques : mais, femme et mèreTeHe^ne put consacrer à la muse que de rares instants et unç/faible part de son âme. Elle traversa dès lors la publicité, modestement, pu- diquement voilée, ne donnant au monde que ce qu'une~hônnête femme peut lui donner, et gar-

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dant pour les siens et ses amis tout ce qu'une fière et tendre nature possède de trésors réservés. Il y eut sans doute un sacrifice: mais il fut bravement accepté et fidèlement accompli. La noble femme ne le regrettait même pas; elle di- sait avec une candeur touchante : « Mon talent eût été peut-être plus grand, si je n'avais pas été épouse et mère : car ce que Molière a dit de la peinture s'applique encore mieux à la poésie :

Et les emplois de feu demandent tout un homme. »

J'ai fait allusion à sa vie errante; elle com- mença de bonne heure. Son fils étant consul de France à Saint-Sébastien, quelque temps avant les mariages espagnols en 1847, elle alla le voir, et elle assista aux fêtes données à l'innocente Isabelle qui était venue prendre les bains de mer à Saint-Sébastien avec sa mère et sa sœur, la fu- ture duchesse de Montpensier. Mme Tastu eut l'occasion de vérifier la définition de Voltaire : « Les Basques sont un petit peuple qui danse au haut des Pyrénées. » Elle aimait à raconter les impressions de ce premier voyage : des villages entiers descendant des montagnes en dansant et en chantant, les bœufs blancs aux cornes dorées traînant les matériaux des pavillons destinés aux princesses; les corbeilles de fleurs, les vols de colombes venant se poser sur les genoux de la

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jeune reine, les acclamations de ce peuple en- joué, et tout cela au milieu des danses et des rires. Une lettre de son mari la rappela à Paris : M. Tastu était tombé malade; il mourut deux ans après.

En 18^0, elle allait rejoindre son fils, consul à Larnaca, dans l'île de Chypre. Cet Orient si cher aux poètes modernes, visité et chanté par les plus grands d'entre eux, cet Orient qui fut le rêve de notre jeune génération, la charma à son tour dès le début. Cette vie si nouvelle, plus libre dé- sormais, surtout le bonheur de la passer tout en- tière avec son fils, la ramenèrent aux inspirations et aux goûts poétiques de sa jeunesse. Elle se remit à chanter, mais avec un art plus savant et un accent plus ferme. On en jugera quand ses Toésies posthumes seront publiées. Je ne doute pas qu'il n'en soit de Mme Tastu comme d'Alfred de Vigny, et que ses derniers vers ne paraissent les meilleurs.

Mais tout n'est pas rose, même en Orient; elle eut à souffrir des fièvres qui régnent tou- jours à Chypre, et elle en fut presque terrassée. Par bonheur son fils fut nommé à Jassy, et ils purent rentrer en France avant d'aller en Mol- davie. C'était l'époque de la guerre de Crimée ; les provinces danubiennes étaient envahies par les Russes; les agents politiques de France et d'Angleterre durent se retirer devant eux, ou

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plutôt devant leurs injonctions formelles. Eugène Tastu, obéissant aux ordres de son ministre, s'ar- rêta à Lemberg en Galicie, pour attendre les évé- nements. Le voyage de Jassy à Lemberg par Czernowitz, dans une mauvaise calèche juive, traînée par trois chevaux, fut extrêmement pé- nible. Il dura vingt-quatre heures, et il faisait vingt degrés de froid. Je me souviens aussi de cet hiver; car un mois plus tard, en janvier 18^4, je faisais le même voyage en sens inverse et par trente-deux degrés de froid. Je comprends mieux que personne ce que souffrit la pauvre Mme Tastu ; elle ne cessait de répéter à son fils : « Que j'ai froid aux yeux! » Ni l'un ni l'autre ne pouvait comprendre alors le sérieux de cette plainte et quelle gravité l'avenir lui donnerait. Ce voyage devait lui coûter la vue.

Je n'eus pas le bonheur de la rencontrera cette époque; elle quittait la Moldavie au moment même j'y arrivais pour remplacer le prince Soutzo, comme secrétaire intime de l'hospodar de Moldavie, S. A. Grégoire Ghyka. Elle passa l'hiver à Paris, tandis que son fils regagnait seul son poste à Jassy, les Russes ayant enfin évacué les Principautés durant le siège de Sébastopol. Les jours que j'ai passés à Jassy avec Eugène Tastu m'ont laissé de bien chers souvenirs; j'ai cherché à les rendre dans un livre qui est écrit, mais qui ne paraîtra qu'après moi. Quoique ces jours-là

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soient déjà bien lointains, j'y parle en toute liberté de plusieurs personnes dont les enfants vivent encore. J'y parle aussi trop de moi-même sans doute, mais j'ai mes raisons pour cela, comme on le comprendra en me lisant. On verra la tendre amitié qui réunissait alors au consulat de France Basile Alecsandri, Jean Cantacuzène, Tastu et moi. La France régnait alors en Moldavie sans conteste, d'abord par cette intelligente jeu- nesse moldave, toute française de cœur, que diri- geait le consul, et puis surtout par le prince que je maintenais avec Tastu dans la ferveur de ses aspirations libérales et de son dévouement à la France. Que les temps sont changés depuis que Napoléon III a eu l'étrange idée de mettre sur le trône de ces beaux pays un Hohenzollern! Il était dit que, même à cette époque et en petit, cette grande incapacité serait déjà fatale à notre influence, en Orient comme partout. Cette douce intimité fut brusquement interrompue par la no- mination de Tastu à Bagdad comme consul gé- nérai : l'hospodar de Moldavie m'ayant chargé d'une mission près de la Sublime Porte, j'eus le bonheur de pouvoir accompagner mon ami jus- qu'à Constantinople. Ce voyage fut fort acci- denté; il nous fallut traverser la Dobroudja et côtoyer le Danube dont les deux rives opposées étaient occupées par les armées turque et russe; nous pûmes enfin gagner la Sulina, nous embar-

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quer et arriver à Stamboul, M. Thouvenel nous fit le meilleur accueil; mais ce ne sont pas mes voyages que j'ai à raconter ici; c'est celui de Mme Tastu. Elle s'embarqua à Marseille pour rejoindre son fils à Smyrne, et de tous les deux s'acheminèrent pendant un mois par terre, et pendant dix jours en kellek sur le Tigre, pour gagner enfin Bagdad. De nouvelles épreuves attendaient nos pauvres amis. Ces longs voyages, ces fatigues excessives au pays du soleil, avaient achevé ce que le froid de la Bukovine avait si tristement commencé : la vue de Mme Tastu baissa de jour en jour; bientôt elle ne vit plus qu'une partie des objets, puis une ombre grise les enveloppa, enfin une heure vint, une heure lamen- table! où la pauvre mère dit doucement à son fils, et le cœur déchiré : « Je ne te vois plus, mon enfant. »

Ils passèrent ainsi trois ans à Bagdad, seuls, parqués loin du monde, n'ayant pour société que le chancelier du consulat qui était Français; un détail dira tout : Mme Tastu était la seule femme européenne de la ville. La pauvre aveugle n'avait donc personne à recevoir; nulle distraction à at- tendre. Cette double solitude, faite à la fois par la cécité et par l'éloignement, ne pouvait être supportée que par une âme forte et profonde comme la sienne, habituée à la vie intérieure et heureusement visitée par les rêves de la poésie.

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La délivrance arriva enfin, du moins la déli- vrance d'une partie de ces misères : E. Tastu reçut la nouvelle de son changement; il était nommé à Belgrade. Il revenait en Europe, sa mère et lui rentraient dans le monde civilisé. Quelle joie! oui, mais que de peines encore les attendaient avant de toucher au but! C'était l'époque des massacres de Damas, et la route de terre était interdite. Nos deux exilés partirent pour l'Europe en s'embarquant sur le bateau du consulat anglais qui descendait le Tigre et qui les déposa à Bassorah, de à Bouschir, sur la frégate anglaise en station dans le golfe Persi- que; puis, après un mois d'attente, il leur fallut descendre jusqu'à Bombay, remonter jusqu'à Suez dont l'isthme n'était pas encore percé, y prendre le chemin de fer jusqu'à Alexandrie, ils purent enfin s'embarquer pour Marseille, et, comme me le disait un jour Lamartine, « Mar- seille, c'est le quai de la France! »

A Paris, à peine reposée de ces longs voyages, à travers tant de peuples étrangers dont elle igno- rait la langue et ne voyait pas les visages, Mme Tastu eut à subir l'opération de la cataracte sur les deux yeux, qui ne réussit qu'à moitié : elle ne recouvra qu'un œil, et encore par quelles souf- frances continues ce succès fut-il acheté! Son fils avait regagner son poste en la confiant aux soins de ses amis. Je la vis souvent durant cette

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cruelle période; je lui servais parfois de lecteur. C'est par moi qu'elle connut ainsi les dernières poésies de Mme Desbordes-Valmore, pour qui elle avait la plus grande admiration; une tendre amitié avait uni ces deux poètes dont les âmes étaient aussi différentes que les talents. Il y aurait un beau parallèle à faire de ces deux natures si diversement exquises : l'une toute à la raison, au devoir; l'autre vibrant comme une harpe éolienne à tous les vents de la passion et de l'inquiétude. Un autre le fera. Achevons la vie de Mme Tastu et son odyssée : qui le croirait? celle-ci n'est pas encore finie.

En 1861, elle repartit avec son fils pour Bel- grade. Là, à la suite d'une émeute, les Turcs bom- bardèrent la ville; il fallut déménager, et au mi- lieu d'un bombardement la chose est encore plus difficile, plus désagréable que d'habitude; à tra- vers mille dangers, son fils parvint à l'établir à Semlin, sur la rive gauche du Danube, elle resta jusqu'à la pacification qui délivra Belgrade de sa garnison turque. En 1863, Eugène Tastu étant nommé agent politique en Egypte, sa mère l'y suivit. Là, à Alexandrie, elle eut des jours calmes, et elle eut le plaisir de voir et d'accueillir sous le drapeau de la France tous les voyageurs de distinction qui venaient visiter l'Egypte, et qui tous gardèrent d'elle et de son hospitalité les meil- leurs souvenirs. Je citerai entre autres le prince

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Napoléon, le prince Murât, le duc de Luynes, MM. de Vogiié et de Saulcy. L'Egypte fut la der- nière étape de Mme Tastu : elle revint à Paris, en 186^, avec son fils nommé ministre plénipo- tentiaire et mis en disponibilité; elle y subit le siège, puis ils se retirèrent à Palaiseau où, entourée jusqu'au dernier jour de l'amour de son fils et de la tendresse de ses amis, elle finit, dans le calme des champs et la paix du cœur, cette vie si agitée, si errante, le 1 1 janvier 188^.

J'ai promis de donner une idée et comme un avant-goût de ses Toésies posthumes. Je ne puis mieux faire, il me semble, qu'en transcrivant ici une pièce qu'elle nous récita à l'un de ces dîners de famille les amis avaient aussi leur place. Elle porte la date du Ier janvier 1869, une ann^e avant la date terrible, avant le siège de Paris et la Commune, et je la copie en janvier 1893, au moment la France piétine dans la boue et les ténèbres, sans voir le droit chemin et l'issue. Che la diritta via era smarrina, dit Dante. Elle a plus que jamais besoin d'entendre de fermes et nobles accents comme ceux que je vais lui révéler :

XEMEWBEIU

kAux amis, le Ier janvier iSùg.

Heure dernière de l'année, Tu n'es plus celle que ma voix,

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Aujourd'hui faible et surannée, Se plut à chanter autrefois ! Hélas! chaque jour nous enlève Quelque parcelle du beau rêve Que garde l'avenir jaloux. Après eux l'espoir et le doute Ne laissent qu'un mot sur la route : Souvenez-vous !

Oui, des leçons trop tôt venues, Des nœuds trop souvent déliés, Des vérités trop tard connues, Des devoirs trop vite oubliés, De tout ce qui passe sur terre, De tout ce qui dort au-dessous, De tout ce qu'il faut dire ou taire, Souvenez-vous !

Car voici le mois de colère, Le sombre, le terrible mois Qui, sous le glaive populaire, Voit tomber les têtes des rois ! Ici, la pieuse victime Nous jette un pardon magnanime; Là-bas, deux mots trop faits pour nous L'un, Ne touche^ pas à la hache! L'autre, le mystère se cache : Souvenez-vous !

Ah ! ne touchez pas à la hache ! Malheur à qui lève le bras ! Car le sang nous lègue une tache Qui creuse et ne s'efface pas. Loyaux enfants d'une patrie Moins souvent frappée et flétrie Par des traîtres que par des fous, De peur que cette tache noire Ne salisse encor notre histoire, Souvenez-vous !

QUATUOR FÉMININ 27^

Jeunes femmes, dans vos familles, tant d'espoirs vous sont commis, Faites des mères de vos filles, Faites des Français de vos fils ! Vous qui m'écoutez, jeunes hommes, Songez que le temps nous sommes Du bien fait la tâche de tous; Haines, regrets, vaine espérance, Oubliez tout! mais de la France Souvenez-vous !

Qui sait si dans son cours rapide L'année, à son prochain retour, Ne verra pas ma place vide Au banquet qui marque ce jour? Alors, si du cœur à l'oreille Quelque chose monte et réveille Comme un écho lointain et doux, Amis, de cette vieille mère, Qui vous aima, qui vous fut chère, Souvenez-vous !

Mme Tastu n'était pas républicaine; elle tenait avant tout au principe d'autorité, qu'il s'appelât Bourbon ou Napoléon; nous avons eu bien des discussions là-dessus, et de fort vives parfois, mais l'amour de la France nous réunissait, et je n'oubliais pas qu'elle avait été la première, dans sa jeunesse, à chanter la Liberté et la Patrie (voir les Oiseaux du sacre et le Serment des Suisses), quand des poètes qui sont devenus depuis les coryphées de la démocratie triomphante chantaient encore les lys et la royauté reconquise. Cette pièce de T^emember, avec sa fin si touchante, nous émut

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profondément : je me rappelle encore que lors- qu'elle eut fini de nous la dire avec sa voix trem- blante, à la fois grave et attristée, tout le monde se leva pour aller l'embrasser. Elle fut aussi sur- prise que touchée de son succès, et je veux la quitter enfin sur ce souvenir qui, je l'espère, don- nera d'elle à la jeune génération une image moins effacée, plus virile et plus digne de cette noble et généreuse nature.

Mme Tastu était de taille moyenne, assez re- plète, elle avait un front superbe, de beaux yeux trop saillants, le nez aquilin : Mlle Meyer a fait d'elle, jeune encore, un beau portrait l'on re- trouve la touche et le charme de Prud'hon.

En passant maintenant à Mme d'Agoult, j'ai l'air d'avoir cherché un contraste. Rien de plus dissemblable, en effet, que ces deux figures et ces deux destinées; mais ce n'est pas ma faute si je les rapproche ainsi; les oppositions sont données par la vie avant d'être recherchées par l'art.

Je n'ai connu Mme d'Agoult que dans sa vieil- lesse : elle avait de beaux cheveux blancs relevés à la Marie Stuart, des yeux bleus restés très jeunes, un grand air qui lui prêtait une taille plus élevée que sa taille réelle. Le trait dominant de toute sa personne était une distinction apprise, soi- gneusement entretenue, ajoutée à celle qu'elle tenait de la nature. Tout dans sa manière d'être et de paraître trahissait l'art; et, en effet, l'art

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joua un grand rôle dans sa vie comme dans ses écrits. Il en résultait au premier abord une cer- taine impression qui refroidissait l'atmosphère autour d'elle, du moins pour les personnes qui prisent avant tout le naturel. Mais l'accueil était si flatteur, si nuancé, que le charme opérait quand même. Puis on se sentait immédiatement en pré- sence d'une vaste culture et d'une intelligence supérieure. En quelques mots ailés, rapides, on arrivait vite aux sommets avec elle. Rien de char- mant comme un tel entretien : ce mélange de grande dame et de penseur, cette grâce mondaine et féminine jointe à la profondeur du philosophe et à la sagacité de l'historien, donnait un im- prévu, un piquant, un intérêt singulier à sa con- versation. Elle le savait et en jouait, en jouissait elle-même visiblement, comme le fait tout grand artiste qui excelle dans son art. Je ne sais ce qui avait attiré son attention sur moi, peut-être la publication de ÏElkovan dans la T{evue des Veux- zMondes; en tout cas, vers iS<8, un de ses amis, qui était aussi le mien, Edmond Adam, m'invita de sa part à venir la voir le dimanche, dans l'après-midi, elle recevait le tout-Paris d'alors, du moins celui de l'opposition à l'Empire. Elle habitait, à cette époque, un petit hôtel près de l'Arc de Triomphe, qu'on appelait la ^Maison T{ose. Je fus si bien accueilli que je devins bientôt un de ses plus assidus visiteurs du dimanche.

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278 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

Le monde qu'on y rencontrait était, en effet, bien intéressant; il réunissait ce qui est rare dans nos salons le choix, la variété et la va- leur personnelle. Peu de femmes, mais toutes re- marquables par leur beauté ou leur intelligence, comme Mmes de Brimont, de Pierreclos, Adam, Coignet, de Gérando, Gagneur, Ponsard. Quant aux hommes, ils étaient légion; je ne pourrais suffire à ce dénombrement : son frère le comte de Flavigny, le prince Napoléon, Grévy, Mi- chelet, Ollivier, Dupont- White, Mézières, Renan, H. Martin, H. Carnot; puis les rédacteurs en chef de journaux ou de revues, Nefftzer, E. Scherer, Guéroult, Peyrat, Ch. Dolifus; des étrangers de passage à Paris, comme lord Houghton, ou des amis de Mazzini; des poètes comme A. de Vigny et Ponsard; des compositeurs comme Massenet à son aurore; que sais-je encore? J'en oublie. Et derrière ce groupe de visiteurs dominicaux, deux ou trois dévouements de tous les jours, de toutes les heures, comme E. Ollivier et surtout comme Tribert et Ronchaud, qui plus tard vinrent de- meurer dans la même maison que Mme d'Agoult et former autour de sa vieillesse une façon de phalanstère de l'intelligence et de l'amitié. Louis de Ronchaud et je suis heureux d'avoir l'oc- casion de parler de cet homme si modeste, si distingué, qui n'a pas déballé, lui aussi avait connu Mme d'Agoult quand il avait vingt ans et

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qu'elle habitait Genève avec Liszt, et depuis cette époque il lui avait voué un culte désintéressé qui ne s'est jamais démenti. Sous des dehors ingrats, il cachait un esprit très fin, très cultivé, et surtout un cœur très tendre, avide de dévoue- ment. Il se partageait en ce moment entre La- martine et Mme d'Agoult. Celle-ci acceptait ce culte, dont elle était trop sûre, avec l'indifférence, je dirais presque avec l'ingratitude d'une Olym- pienne. Je me permettais un jour de le lui repro- cher : « Bah ! il est encore trop heureux, » me répondit-elle avec cette cruauté qui n'appartient qu'aux femmes et aux dieux. Une autre fois que je lui dépeignais son fidèle et trop modeste ami emporté dans l'immortalité malgré lui, entre elle et Lamartine, elle se mit à rire de l'image : « Voilà sa récompense, » dit-elle, très flattée au fond d'être ainsi mise dans l'empyrée à côté du grand poète. Elle sentait cependant tout le prix de cet admirable dévouement; car elle dédia à Ronchaud ses Souvenirs dans une préface tou- chante où, chose rare chez elle, il y a même de l'émotion.

J'ai mêlé ici, dans cette énumération des élus de ces réunions dominicales, ceux de la Maison Rose et ceux de la rue Circulaire qui suivirent, et enfin ceux de la rue du Général-Foy, Mme d'A- goult transporta son salon, et ce que j'appelais ses Vêpres laïques, qui durèrent jusqu'à sa mort.

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A la Maison Rose, ses deux filles, Mmes de Char- nacé et Blandine, qui devint bientôt Mme É. Olli- vier, faisaient les honneurs avec elle et offraient la tasse de thé sacramentelle aux habitués. Peu de conversations générales; on se fragmentait en petits apartés; rien ne ressemblait moins aux conférences ou aux conciliabules politiques, quoique la politique y jouât le premier rôle. Sous l'Empire, il fallait bien parler à huis clos, puis- qu'il n'y avait pas de tribune et que la presse était muselée. Je l'ai dit, rien ne peut donner à la gé- nération présente, grandie dans la licence, l'idée de la compression d'alors. On ne se séparait qu'à l'heure du diner; on redescendait les Champs- Elysées par petits groupes, deux à deux ou à trois. Que de fois ne suis-je pas revenu avec Dupont-White, Nefftzer, Ch. Dollfus ou H. Car- not! Ce dernier me frappait par sa modestie tou- chante : on eût dit qu'il ployait sous le poids du grand nom qu'il portait; il me rappelait par son attitude celle des petits-fils de Lafayette qui avaient été mes camarades de classe, et celle des petits-fils de Gœthe que j'avais connus à Rome. Ni Carnot, ni Dupont-White, quand nous pas- sions devant le palais de l'Elysée, ne se doutaient que leurs enfants, à tous deux, y seraient un jour à la place d'un Bonaparte. Quelle chose éton- nante que la vie!

La conversion vraie ou fausse de l'Empire

QUATUOR FÉMININ 28 I

aux idées libérales, qui amena (;. Ollivier au pouvoir, redonna un lustre et une animation nouvelle au salon de Mme d'Agoult. Le jeune ministre qui avait été son gendre, et qui s'était remarié avec une jeune femme d'une rare dis- tinction, ne fut que plus assidu à ces réunions: et s'il y eut quelques désertions de républicains intraitables, il y eut aussi des recrues parmi les adorateurs du soleil levant; ce fut l'apogée de ce salon; puis vint la guerre, et Mme d'Agoult mourut.

Je n'ai pas à raconter sa vie; elle est connue, et elle-même a pris soin de la raconter au public, du moins en partie, jusqu'à son mariage. Les Souvenirs sont peut-être son meilleur ouvrage avec son histoire de la T^evolurion de 184.8. La femme y apparaît davantage; elle y laisse percer un peu de son cœur, en parlant de sa famille et de son enfance. On est heureux de trouver dans ces pages un être humain au lieu de froides abstractions, et une personne vivante au lieu d'une pure intelligence. Mais la confidence s'ar- rête au moment le plus intéressant et le plus dif- ficile, j'en conviens, quand la jeune femme rompit d'une manière si éclatante avec la société et sa famille, en quittant tout pour suivre un ar- tiste célèbre. En un mot, l'histoire cesse à l'heure le roman commence; et c'est le roman que nous voulons connaître. Elle me lut la préface de

16.

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ces Souvenirs à Saint-Lupicin, chez Ronchaud, et me demanda même conseil à ce sujet : com- ment les finir? car il n'y avait qu'un seul volume d'écrit. La réponse était délicate. « Tout dire ou ne rien dire, » lui répondis-je. Elle hésita long- temps, et la mort vint qui trancha la question en lui imposant le silence. La mort est coutu- mière du fait : elle est la grande donneuse de so- lutions.

Sous le nom de Daniel Stem, Mme d'Agoult s'est essayée dans presque tous les genres litté- raires : histoire, drame, roman, dialogues philo- sophiques, maximes, poésie même, ici à tort : elle n'avait ni le talent appris, ni le talent inné; la technique était trop faible et l'élan lyrique manquait. Elle n'est vraiment supérieure que dans l'histoire, surtout celle de 1848, elle s'échauffe au feu des événements récents ou aux confi- dences des acteurs principaux dont elle a re- cueilli les informations. En somme, elle formait un contraste absolu avec son ex-amie George Sand, qui était tout sentiment, imagination et don naturel. Chez Daniel Stern, l'intelligence dominait tout et l'art remplaçait la nature; de sa froideur. Sa devise était : In altà solitudine, si je ne me trompe; c'est un aveu.

Cet esprit si ferme, cette belle et vaste intelli- gence étaient intermittents : ils avaient leurs éclipses comme les phares tournants; et, chose

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étrange, au sortir de ces crises, ils n'avaient rien perdu de leur force et de leur lumière. Chaque printemps, dans les dernières années surtout, Mme d'Agoult tombait malade, sa raison s'obs- curcissait, et elle devenait invisible à ses amis. Le délire de la persécution s'emparait d'elle, et elle vivait dans une terreur secrète et sans cause. Puis, une fois guérie, elle reparaissait chez elle, rouvrait sa porte et son salon, et on la retrouvait telle qu'on Pavait quittée, comme si elle revenait d'un voyage. Voyage étrange et terrible en effet dans ces pays inconnus notre pauvre raison s'égare, le plus souvent pour n'en pas revenir.

Elle aimait la vie, et pourtant elle la jugeait sévèrement et avec amertume. Elle avait des ad- mirateurs et, ce qui est plus rare, des amis. Mais je doute qu'elle éprouvât elle-même les sentiments qu'elle savait inspirer; le cœur ne se voyait jamais à découvert chez elle, et ce qu'elle montrait d'a- mabilité et de sympathie à ses admirateurs avait une contre-partie et comme une rançon obligée quand elle parlait d'eux en leur absence avec d'autres amis. Je sais par expérience à quoi m'en tenir moi-même à cet égard. Elle m'accueillait avec distinction, elle paraissait avoir beaucoup de goût pour moi. L'Allemagne, que je connaissais et à qui elle devait sa mère, était notre trait d'u- nion intellectuel. Un jour que je quittais Paris et que je lui faisais mes adieux, elle me dit : « Il me

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semble que vous partez bien plus souvent que vous n'arrivez? » Une autre fois, elle m'écrivait: « Depuis votre départ, mon salon a perdu de son électricité. » Tout cela était fort aimable, et peut- être sincère sur le moment; mon amour-propre aime à le croire. Mais il fut obligé d'admettre aussi que je n'étais pas à l'abri de sa verve mo- queuse et qu'elle l'exerçait sur certains de mes défauts d'homme ou de poète. Une de mes meil- leures amies, la plus droite et la plus sincère na- ture qui ait traversé le monde, ne me laissa aucun doute à cet égard. Comme mon cœur n'était pas en jeu et que cela n'atteignait que mon amour- propre, ces petites trahisons féminines de Mme d'Agoult ne pouvaient pas gâter le plaisir que mon esprit trouvait dans cette relation pure- ment intellectuelle, dont je continuai à savourer le charme, tout en connaissant bien son insé- curité.

Quoique sa fortune eût subi bien des vicissi- tudes et bien des atteintes, surtout dans ses der- nières années, elle aimait à recevoir ses amis à sa table, tout au plus trois ou quatre à la fois, et elle apportait à ces réunions intimes et culinaires la même coquetterie raffinée que dans sa conversa- tion : la cuisine était excellente et le service d'une rare distinction. On était dans le plus parfait sé- lect. J'ai gardé de ces petits dîners le meilleur souvenir, comme aussi du séjour que je fis près

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d'elle, à Saim-Lupicin, chez Ronchaud, en sep- tembre 1867. Quelques jours passés ensemble à la campagne, aux eaux ou en voyage, vous en apprennent plus, même sur vos amis, que des an- nées de visites ou de soirées à Paris. Mme d'A- goult était déjà depuis un mois chez son ami quand il m'invita à venir le rejoindre; je dus constater que ma présence apportait une diver- sion désirée à ce long tête-à-tête. Mmc d'Agoult avait cette ignorance absolue des nécessités de la vie, cet oubli des forces et des besoins des autres, qui caractérise les princes et leur fait une atmos- phère à part. Rien de singulier et de détestable comme cet égoïsme naïf qui fait table rase de l'entourage et prend tranquillement pour soi seul tout l'air respirable. Sans se rendre compte du peu de ressources d'un manoir perdu dans les montagnes du Jura, et même de l'exiguïté delà fortune de son hôte, elle avait à Saint-Lupicin les mêmes exigences de grande dame que dans sa vie de Paris, ou plutôt elle n'exigeait rien, mais elle se laissait traiter comme une princesse, n'ayant pas l'air de soupçonner quelles difficultés sa présence imposait à son dévoué patho. Le pauvre garçon ne songeait qu'à lui servir le gibier le plus exquis, les vins les plus recherchés; il me rappelait le gentilhomme amoureux des Contes de La Fontaine avec son faucon. Je passai huit jours près d'eux, et malgré la secrète irritation

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que me causait la vue de cette insouciance égoïste et la pensée de ses conséquences, ces huit jours furent charmants. J'en ai fixé l'impres- sion dans de petits vers adressés à Mme d'Agouit qui font partie de mon volume de Toèmes épars. Le manoir de Saint-Lupicin, entouré d'un côté par des vergers en pente, et de l'autre par un vieux jardin français, avec charmilles, est un type com- plet de ces gentilhommières d'autrefois. De plus, la situation est superbe : à mi-côte des grandes montagnes, il domine un ravin profond creusé par un torrent. L'air y est pur et limpide, le si- lence complet, un vrai nid de poète, et Ronchaud l'était, poète, et bien plus qu'il ne l'a montré et que le public, même lettré, ne l'a su. Il l'avait été de bonne heure et il avait même publié ses vers de la vingtième année; puis il s'était tu, ou plu- tôt il n'en appelait plus au public. Je connais de lui un petit chef-d'œuvre : c'est une poésie sur le buis, l'arbuste qui tapisse ses montagnes natales. Malheureusement, je ne l'ai pas. Je voudrais ce- pendant donner une idée de son talent si pur à ceux qui ne le connaissent pas encore. Voici des vers qu'il m'adressa à l'occasion de mon volume d'cAmicis et qui sont inédits; cela reposera de ma prose :

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Par la brise printanière Un hôte m'est apporté. Un oiseau dans la lumière A mon oreille a chanté.

D'où viens-tu sur ma fenêtre Te poser, oiseau léger? Du printemps qui vient de naître Es-tu le doux messager?

Viens-tu, comme l'hirondelle, De quelque climat béni, le printemps est fidèle, l'amour t'a fait un nid?

Viens-tu d'une île inconnue Où, sous des soleils meilleurs, Tu planais près de la nue, Tu t'endormais sur des fleurs?

Tu l'as dit ; ma voix enchante Les bords aimés du soleil ; Je suis l'oiseau bleu qui chante Dans les âmes au réveil.

Je viens de l'île lointaine d'un printemps éternel Respirent la fraîche haleine Les poètes, fils du ciel.

J'ai niché sous la ramée Dans un bocage riant, Et mon aile est embaumée Des senteurs de l'Orient.

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De ce ravissant domaine tu passes à l'écart, Le Dieu qui vers toi m'amène N'est point l'aveugle hasard.

Mais en volant à ta porte De la main j'ai dormi, Le salut que je t'apporte Est le salut d'un ami.

Chante donc sur ma fenêtre, Oiseau bleu comme les cieux ; Du printemps qui vient de naître Sois le héraut gracieux!

Au pays de poésie Dont le regret m'a suivi, Jeune aussi, la fantaisie M'égara fier et ravi.

Mais de mon obscur passage Tout vestige est effacé... Plus vieux maintenant, plus sage, J'aime à songer au passé.

Ton doux chant me le rappelle; En rêvant, je le revois, Et la jeunesse éternelle Me rajeunit à ta voix.

L. DE RONCHAUD. Ier avril 1868.

Ces vers me serviront de transition pour passer à un autre et plus grand poète, Mme Ackermann, que j'ai vue et connue moins que iMme d'Agoult, mais assez cependant pour la faire figurer dans

QUATUOR FÉMININ 289

cette galerie de femmes célèbres. Je lui fus pré- senté chez Mme Read. Je ne sais si elle avait lu mes poésies; en tout cas elle n'avait pas grande estime pour les poètes sentimentaux, comme elle les appelait, en parlant même de Lamartine et de Musset. J'avais donc de quoi me résigner. Elle ne me montra pas d'abord beaucoup de sympathie : elle était la franchise en personne, et elle mettait même une certaine rudesse dans l'expression de ses sentiments. Elle ne changea à mon égard que lorsque Sully Prudhomme lui eut récité un jour mes stances, l'Infini. Depuis cet instant, elle me regarda d'un autre œil, et je conquis sa sympathie tout à fait quand elle s'aperçut que je savais l'alle- mand mieux qu'elle : cette sympathie atteignit son plus haut point lorsque je lui fis hommage de mon Tenseroso; elle en fut très frappée, et si bien, que, quand elle publia à son tour sa petite brochure de Tensées d'une Solitaire*, elle me la donna avec une dédicace trop flatteuse à coup sûr : Un maigre épi pour une gerbe superbe, qu'elle voulut bien signer de sa plus belle écriture. Il y a une double exagération en sens contraire; mais elle me prouva le chemin que, grâce à Sully Prudhomme et à mon Tenseroso, j'avais fait dans son estime.

J'allais la voir rue des Feuillantines; on ren- contraitchezelle des excentriques de talent comme

* Publiée chez A. Lemerre, 1883.

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Barbey d'Aurevilly, des savants comme le doc- teur Letourneau, et des femmes du plus grand mérite comme Mme Monnier, Mme Coignet et Mlle Read. Rien de plus simple que son accueil, si ce n'est son installation et sa personne. Ses yeux seuls, fort beaux, trahissaient son génie; on peut en juger par l'admirable portrait que pos- sède Mlle Read. Rien dans sa conversation non plus ne révélait la femme qui savait tant de lan- gues et avait exploré tous les systèmes philoso- phiques de l'Inde et de la Grèce. Elle n'aimait pas qu'on lui parlât de ses vers; elle semblait même repousser le titre de poète : c'est la seule affectation que je lui aie vue.

Sa vie avait été étrange. Je n'ai pas à la ra- conter, pusqu'elle a pris soin de le faire elle-même dans son autobiographie. Je n'ai pas davantage à apprécier le poète : M. Caro, qui l'a révélée au grand public, et tant d'autres après lui, ont montré l'admirable vigueur de ses vers, la fermeté de sa langue, l'éloquence fougueuse de ses invectives à un Dieu dont elle semblait nier l'existence. Quand je les lis, j'entends malgré moi ricaner au fond de ma mémoire le vers célèbre que Voltaire met si drôlement dans la bouche de Spinosa :

Mais je crois entre nous que vous n'existez pas.

Les dernières années de la vie de Mme Ackcr- mann furent attristées par la maladie, et aussi par

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des dissentiments de famille, et même par des obsessions qui l'enlevèrent à ses amis et lui ren- dirent le séjour de Paris impossible. Elle s'évada, pour ainsi dire, et s'en alla mourir dans ce beau pays du soleil, à Nice, elle avait vécu de lon- gues années, éprise de solitude, de recueillement et de poésie.

Je ne veux pas quitter cette excellente femme et ce beau génie sur ces dernières tristesses : j'aime mieux finir sur une note plue gaie et par le dernier souvenir qu'elle m'a laissé. Une de ses admiratrices les plus ferventes m'avait prié de l'introduire chez elle: je l'avais présentée rue des Feuillantines. Quoique portant un des plus beaux noms de la vieille France et vivant en plein faubourg Saint-Germain, le scepticisme n'avait pas d'adepte plus convaincu; en outre elle adorait la poésie. On voit combien de rai- sons elle avait, et moi aussi, de compter sur l'ac- cueil bienveillant de l'auteur des Toésies philo- sophiques. L'accueil ne fut que convenable. A quelque temps de je rencontrai Mme Acker- mann chez Mme Read, et je lui fis quelques reproches enjoués sur la manière dont elle rece- vait les grandes dames et mes amies. Elle me répondit avec humeur qu'elle n'aimait pas ces grandes dames, ces curieuses blasonnées et bla- sées. Je plaidai pour mon amie, elle s'anima, s'emporta même, et allait dire quelque dureté

2C)2 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

plus personnelle sur son admiratrice, quand je l'interrompis en la menaçant de lui fermer la bouche, ce Et comment cela? me dit-elle toujours bourrue et défiante. En vous embrassant! » fut ma réponse. Et comme elle recommençait à dire du mal de mon amie, je n'hésitai pas, j'allai à elle et je l'embrassai sur les deux joues. Rien ne peut rendre la stupéfaction de la bonne vieille; sa figure prit une expression vraiment comique : elle riait et elle était fâchée à la fois. On eût dit qu'elle n'avait jamais été exposée à pareil traite- ment. En tout cas, je puis me vanter, je crois, d'avoir été le dernier homme qui ait embrassé ce grand confrère.

Si nous passions la frontière maintenant?

J'étais en mission à Berlin en 1847. J'avais une lettre pour M. de Humboldt signée de F. Arago, et H. Heine m'en avait donné une pour son vieil ami Varnhagen d'Ense; j'étais en outre accrédité par le ministère auprès de l'ambassadeur de France, et par M. Buloz auprès des correspondants de la %evue. Je fus donc tout de suite lancé en plein courant de la société berlinoise, ou plutôt des éléments qui auraient pu la composer; car à cette époque, autant que j'ai pu le voir, il n'y avait pas de société proprement dite à Berlin. Il y avait bien des soirées officielles glaciales, des raouts diplomatiques guindés, mais rien qui res- semblât aux salons de Paris, à ces assemblées

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d'hommes et de femmes distingués qui se réunis- sent uniquement pour le plaisir de se rencontrer, de se revoir, de causer, de vivre enfin quelques heures de cette vie charmante et artificielle qui s'appelle le monde. L'intelligence, l'esprit, la beauté, la science avaient assez de représentants dans cette capitale du Nord pour former de ces réunions choisies ; il me suffirait de citer des noms comme ceux de Humboldt, Tieck, Raumer, Grimm, Ranke, Mme d'Arnim, la duchesse de Sagan, la comtesse Rossi (Sontag), etc. Les élé- ments ne manquaient donc pas, on le voit; mais le goût, l'habitude et la tradition faisaient défaut. La seule exception, que j'ai pu constater à cette règle générale, était le salon de Mlle Solmar Varnhagen m'avait présenté dès les premiers jours. Mlle Henriette Solmar était israélite, au moins de race, et sa figure le révélait au premier coup d'œil : une forêt de cheveux, noirs encore, malgré son âge, encadrait son visage pâle et allongé, sans vraie beauté, cependant deux beaux yeux noirs souriaient et montraient tour à tour la bonté et l'esprit de cette aimable et excel- lente personne. Outre son intelligence extrême- ment cultivée, elle était douée, paraît-il, d'un admirable contralto. Mais de tous les talents de sa jeunesse, elle n'avait conservé que l'art de causer, et de faire causer, ce qui est plus rare qu'on ne croit, même à Paris.

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Elle avait été l'amie de la célèbre Rahel, la femme de Varnhagen, et depuis son veuvage Varnhagen avait pris l'habitude de venir prendre le thé chez elle tous les soirs. La légende prétendait même qu'il avait voulu l'épouser, et que la spiri- tuelle Juive l'avait refusé et lui avait redit en riant la fameuse phrase : « Mais donc passerez-vous vos soirées?» Quoi qu'il en soit, Mlle Solmar, qui habitait un appartement à l'étage supérieur de la See-Handlung, dont un de ses parents était le directeur, avait su réunir autour d'elle tous les soirs un choix d'hommes distingués que bien des salons lui eussent enviés. On s'y asseyait sous la lampe autour de la théière, ou bien on faisait un aparté, on parlait ou on se taisait, liberté entière. Le français se mêlait à l'allemand, Mlle Solmar parlait toutes les langues de l'Europe. On des- sinait même; il y avait un album M. de Stern- berg avait fait le portrait des visiteurs ou des ha- bitués, où les poètes déposaient leurs vers, et tout le monde sa prose. Outre les étrangers de pas- sage à Berlin, on y rencontrait d'abord et toujours Varnhagen, comme je l'ai dit; OElsner-Mon- merqué, moitié Prussien, moitié Français, et sur- tour Parisien; Alfred de Reumont, l'historien, quand il n'était pas dans sa chère Italie; le baron de Sternberg, le romancier, homme bizarre et grincheux, qui restait des soirées entières dans un coin sans rien dire, sous prétexte de dessiner;

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d'autres encore dont je n'ai pas gardé la mémoire ; enfin, deux femmes : l'une, Mlle Ludmilla Assing, la nièce de Varnhagen, qui accompagnait quel- quefois son oncle; l'autre, Fanny Lewald, qui rê- vait d'être la George Sand de l'Allemagne, suivie de son fidèle Stahr. Mais tout ceci m'éloigne de mon sujet : Mme d'Arnim, la célèbre Bettina, l'en- fant, la correspondante de Goethe et de Beetho- ven; j'y arrive enfin.

J'avais parlé plusieurs fois à Varnhagen de mon désir d'être présenté à cette femme célèbre. Il avait éludé avec l'adresse diplomatique qui dis- tinguait cet homme si aimable, cet écrivain hors ligne, dont j'aimerais à parler plus longuement. Comme je touchais à la fin de mon séjour à Berlin et que je revenais un jour sur le regret que j'avais à partir sans avoir vu Bettina, il me dit en riant : « Je vous aurais depuis longtemps donné un mot pour elle, mais elle est si particulière, si étrange, qu'elle est capable de vous mal recevoir à cause de moi, car je ne sais trop en quels termes nous sommes en ce moment. Je ne voudrais pas vous attirer le désagrément d'un mauvais ac- cueil. Savez-vous? A votre place, je me présen- terais tout bonnement moi-même, comme un voyageur, un Français, qui ne veut pas traverser Berlin sans avoir l'honneur de la voir. Tentez l'aventure, je suis sûr qu'elle vous réussira. » Et elle me réussit en effet.

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Le lendemain donc, car je n'avais pas de temps à perdre, je partais dans deux jours, je sonnais unter den Zelten, chez Mme d'Arnim. J'attendis quelques instants; la porte s'ouvrit enfin, ou plutôt s'entr'ouvrit, une petite vieille aux cheveux ébouriffés était devant moi, me dévisageant avec des yeux bruns interroga- teurs et inquiets et me demandant brusque- ment : « Que désirez-vous? » Sa toilette était des plus simples et assez négligée. Par bonheur, un détail significatif me sauva de l'horrible méprise je pouvais tomber : la petite personne si mo- destement habillée, qui entre-bâillait ainsi la porte, avait une plume passée au travers de sa bouche. Quoique je n'eusse jamais vu de portrait de Bettina, je ne pouvais pas méconnaître ce signe caractéristique.

Je m'inclinai et je dis en mon meilleur fran- çais : « Madame, je suis un jeune Français qui ne veut pas traverser Berlin sans avoir l'honneur, etc. » La petite femme me regarda encore atten- tivement, puis me dit simplement: ce Entrez! je suis la Bettina. » Et la porte s'ouvrit toute grande, et je suivis mon guide jusqu'à un cabinet de travail. on m'offrit une chaise, on m'interrogea sur moi, sur H. Heine, sur Paris, sur la France, sur Goethe; bref, répondant ou écoutant, je restai trois heures à causer avec cette femme étrange, une vraie fée, il n'y a pas d'autre mot pour la peindre.

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Je m'étais excusé naturellement de l'avoir ainsi dérangée dans son travail : « Ce n'est pas un tra- vail, m'avait-elle répondu, c'est une lettre, et sa- vez-vous à qui j'écrivais? au roi. Voici ce que je lui dis; » et elle se mit à me lire la lettre qui était à la fois drôle, spirituelle, éloquente et même par- fois d'une familiarité charmante, en tout cas bien faite pour égayer l'ennui d'une Majesté, et plaire au roi de Prusse d'alors, lequel aimait autant l'es- prit que le vin de Champagne. Cette lettre avait pour but de déterminer le roi à acheter le château du baron de Meusebach qui était mal dans ses affaires. Elle décrivait le castel, les ruines, la cam- pagne, voltigeait comme une elfe, avec une grâce légère, racontait les services rendus par les ancêtres; puis, pour mieux flatter le roi dans ses goûts d'homme d'esprit et de savant, elle peignait la bibliothèque du château avec mille digressions pleines de fantaisie et d'humour. Je ne sais si elle réussit avec sa pétition poétique et si Frédéric- Guillaume acheta le manoir. Cette lettre figure sans doute dans le livre qu'elle a fait paraître plus tard sous le titre étrange : Ce livre appartient au roi. Je n'ai pas le loisir de m'en assurer, et peu importe d'ailleurs.

11 y a un lied allemand qui dit : « Et si beau que soit le soleil, il faut à la fin qu'il se couche. » Si douce, si agréable que soit une causerie, il faut qu'elle se termine. Je m'étais levé plus d'une fois

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et toujours j'avais été retenu par une insistance aussi impérative qu'aimable. Je pris enfin congé en m'excusant de mon départ fixé au lende- main. « Attendez, me dit-elle, je veux que vous emportiez un souvenir de moi. » Elle disparut et revint avec une demi-douzaine de volumes sous le bras : c'étaient de ses livres à elle, de ses ou- vrages; elle en prit un et se mit à écrire quelques mots sur la première page. Je la remerciai de mon mieux, en baisant la petite main qui ve- nait d'écrire ces lignes à mon intention, et je partis. Mon premier soin en descendant fut de les lire sous les arbres du Thiergarten. Je ne pus m'empêcher de rire; les quelques mots écrits lui ressemblaient bien; elle avait mis en allemand : « A un ami pas encore assez connu, donné par moi, la Bettina. » Ce nichi genug gekannten Freund pou- vait aussi bien exprimer un regret qu'une défiance ; la coquetterie de la femme s'en accommodait aussi bien que la prudence de l'écrivain envers un étranger, un inconnu.

Je croyais bien ne la jamais revoir, et j'avais éprouvé, en sortant des Zelten, cette émotion si fréquente, hélas ! dans la vie, quand on quitte une personne ou un lieu, en se disant tristement : « Je ne les reverrai plus jamais! » Il n'en devait pas être ainsi avec Mme d'Arnim. Je comptais sans les révolutions : celle de 1848 me ramena à Berlin comme secrétaire d'ambassade. Je retournai donc

QUATUOR F Ê M 1 N I N 2C}(.)

aux Zelren et j'y présentai mon ministre E. Arago, actuellement ambassadeur en Suisse, pour lequel elle s'éprit tout de suite de la plus tendre amitié et qui devint un de ses visiteurs les plus fidèles et les plus appréciés. Ce Berlin de 1848 offrait le spectacle le plus curieux pour un observateur. Il avait eu aussi sa révolution, et le roi avait sa- luer de sa casquette militaire les cadavres des émeutiers tués par ses soldats. Tout fermentait de bas en haut. Les officiers de la garde parlaient déjà de marcher sur Paris; M. de Bismarck poin- tait; l'empire allemand s'ébauchait à l'assemblée de Francfort; on en offrait la couronne au roi de Prusse qui la refusait. Il y avait donc de quoi causer dans les salons des Zelren; il avait même fallu faire deux salons, l'un républicain, brave- ment présidé par Bettina; l'autre monarchique, tenu par ses trois charmantes filles. La plus ori- ginale était la dernière, Ghisèle, qui est devenue Mme H. Grimm. J'ai essayé de les dépeindre dans un sonnet que je prends ia liberté d'insérer ici, il rendra mieux que ma prose les caractères de ces trois sœurs si différentes de nature et de charme :

A MADEMOISELLE MAX tD'*A%cïlIM

Armgart ne nous veut pas avouer qu'elle est reine; Tout la trahit : le port, le regard et la voix. La nature, en naissant, l'a faite souveraine ; Tout se métamorphose en sceptre sous ses doigts.

300 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

Ghisèle est une fleur de la forêt lointaine Qui grandit étonnée à l'ombre de nos toits, Dieu seul l'a regardée et sa corolle est pleine Du parfum pénétrant qu'exhalent les grands bois.

Mais vous, vous êtes douce et souriante et bonne. Vous prenez par la main celui qu'on abandonne ; Vous volez aux souffrants comme l'abeille aux fleurs.

Vous êtes un bon ange, un tendre et pur génie Qui console et guérit et dont la main bénie Verse aux blessés le miel et l'oubli des douleurs.

Ce qui m'intéressait plus que la politique dans le salon de Mme d'Arnim, c'était la littérature et surtout sa littérature à elle. Je la mis plusieurs fois sur le chapitre de sa fameuse correspondance avec Goethe; elle éludait d'ordinaire mes ques- tions avec l'agilité de son esprit et la grâce fuyante d'une fée. Un beau jour cependant que je la pres- sais un peu plus que de coutume sur l'authenticité et la sincérité absolue de ces lettres, elle finit par me dire : « Eh bien, oui, c'est ce que j'aurais voulu et aimé lui écrire! » Je n'en demandais pas davantage. Cet aveu confirmait mon impression première et résout la question.

Pauvre petite fée de Bettina, si frêle, si vive! Elle avait conservé dans sa vieillesse les allures et l'attitude de l'adolescence; elle était restée jeune; c'était toujours V enfant, das Kind, comme on l'appelait en Allemagne. Un jour que nous cau- sions de la mort, elle me dit : « Moi, je ne mourrai

QUATUOR FÉMININ ^OI

pas, je m'envolerai! » Elle s'est envolée, en effet, comme Mme Tastu, Mme d'Agoult et Mme Acker- mann. Toutes les trois, l'une avec sa foi, l'autre avec ses doutes, celle-ci avec sa croyance au néant, celle-là avec ses ailes légères, ont disparu derrière le rideau qui nous cache les mondes supérieurs, nous nous retrouverons tous, il faut l'espérer.

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ÊTILOGUE

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^Tâgf N relisant les chapitres qui précèdent, rgÇ^ un scrupule me prend et une crainte s^S aussi. N'aurai-je pas fatigué le lecteur ? Ne l'aurai-je pas inquiété, dérouté par le nombre et l'étendue de ces Souvenirs? Tant d'amitiés, d'admirations si diverses, n'est-ce pas assez, trop même? Pour moi ce n'est ni trop, ni assez; à quoi bon avoir tant vécu, si je n'ai pas connu les meil- leurs de mon temps? A quoi bon tenir une plume, si ce n'est pour les faire revivre, et montrer ce qu'il peut y avoir de gemmes et d'or dans le tor- rent troublé des générations? Et encore me suis-je fait une loi de ne parler que des morts! Non, je n'ai pas tout dit. Que de choses intéressantes,

ÉPILOGUE -jO]

que de figures n'ai-je point passées sous silence! Dans la littérature, dans l'art, dans la politique même, que de noms à citer encore, que d'hommes d'élite ai-je vus, approchés, ou connus, et dont j'aimerais à parer ces récits! Lanfrey, Gabriel Charmes, Nadaud, Maupassant, Villemot, Nefft- zer, Renan, Caro, Tieck, Lenau, Massimo d'Aze- glio, d'autres encore. Les souvenirs se pressent; ils m'environnent, et des spectres aux yeux tristes me regardent et semblent me dire : « Et nous! ne parleras-tu pas de nous aussi? Nous as-tu donc oubliés? » Je suis comme Ulysse au pays des Cymmériens, quand il évoquait le divin Tirésias, le glaive étendu sur le fossé du sacrifice, et qu'il écartait la foule des ombres qui voulaient boire le sang des victimes, afin de renaître un instant à la vie.

Et cependant il faut savoir se borner! Boileau est qui m'avertit. Je ne prendrai donc que la fleur de mes derniers souvenirs, et pour mettre un peu plus de variété dans ces pages, je ferai une rapide excursion dans la politique et dans l'art, j'ai laissé aussi des amis, ou bien des hommes dont j'aurais été heureux d'être l'ami. D'ailleurs, la plupart des hommes supérieurs dont je vais parler ont été aussi des écrivains. Ils ren- trent donc, au besoin, dans le cadre élargi de ces Souvenirs spécialement littéraires.

J'ai déjà parlé de Ch. de Rémusat; mais il y a

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trois hommes politiques, d'inégale renommée, qui me sont restés bien chers : l'un que je n'ai vu qu'un seul jour et qui m'a laissé d'éternels re- grets; l'autre, qui m'a aimé et que j'ai aimé pen- dant plus de vingt ans; le troisième enfin, qui m'a honoré d'une sympathie très vive, malgré la différence de nos opinions et de nos caractères, et qui m'a fait le plus beau compliment qu'on puisse adresser à un poète de nos jours. Le pre- mier est M. de Tocqueville; le second est Alexandre Bixio; le troisième est M. de Monta- lembert.

En 184g, au mois de juin, je traversais Paris pour me rendre à mon poste de secrétaire d'am- bassade en Suisse, je venais d'être nommé. M. de Tocqueville était ministre des Affaires étrangères. Il me reçut fort bien et m'invita à dé- jeuner pour le lendemain : « J'ai à causer avec vous, me dit-il, de la Prusse d'où vous venez et de l'Allemagne que vous connaissez, je le sais. Il y a deux ans, vous étiez en mission à Berlin, et je de- vais y aller moi-même, en voyageur; j'avais même une lettre pour vous, car je comptais sur votre connaissance du pays et delà langue pour m'aider dans mes recherches. » Je lui exprimai mon re- gret de n'avoir pas eu l'honneur de l'approcher dès cette époque et de travailler un peu plus tôt sous ses ordres. Je revins donc déjeuner au mi- nistère le lendemain : c'était le 13 juin. Il n'y

ÉPILOGUE ^Of

avait à table que Mme de Tocqueville, le comte de Gobineau, chef du cabinet, et son ami Gas- chon de Molènes. Le déjeuner fut fort gai, jus- qu'au moment l'on remit un pli au ministre. Il l'ouvrit, se leva, dit quelques mots à sa femme et à son secrétaire, puis, se tournant vers moi : « Nous ne causerons pas de l'Allemagne; aujour- d'hui il s'agit de la France et de veiller au salut de la République. Je vais monter à cheval : il y a une manifestation et peut-être une émeute dans les faubourgs. » Ceci dit, il partit suivi de Gobi- neau et de Molènes.

En effet, ce jour-là, il y eut une manifestation au Conservatoire des arts et métiers, Ledru- Rollin en tête. Je restai seul avec Mme de Toc- queville. J'avais compris que mon devoir était de chercher à la distraire, et de l'aider à traverser ces heures d'inquiétude, jusqu'au retour de son mari. J'admirai cette noble femme dans cette grave occurrence; elle était Anglaise, et d'une âme bien trempée. Quoiqu'elle adorât son mari et que les circonstances fussent menaçantes, pleines de périls, elle garda, du moins en apparence, une sérénité admirable, et elle se prêta avec une bonne grâce parfaite à mes efforts de conversa- tion dont elle avait deviné l'intention délicate. Cependant les minutes se traînaient lentes et lourdes, quand on annonça une visite : c'était Gustave de Beaumont, le cousin et l'ami intime

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de M. de Tocqueville, qui venait apporter des nouvelles et rassurer sa cousine. Il nous raconta l'échaufTourée et son insuccès; puis, avec l'en- train et la foi d'un optimiste, il nous fit un ta- bleau très tranquillisant, et trop flatteur, hélas! de l'avenir de la République en France : « Il y aura encore bien des journées et des secousses comme aujourd'hui, disait-il : les volcans ne s'a- paisent pas tout de suite; puis le calme se fera, et la démocratie ayant creusé son lit, elle coulera large et tranquille comme en Amérique. » Il fut éloquent, très intéressant, et ce qu'il fallait surtout à cette heure très rassurant. M. de Tocqueville rentra : je les laissai en famille et je partis le lendemain pour Berne, heureux de cette journée qui devait me mettre à part dans la mé- moire de M. et de Mme de Tocqueville, et con- fiant dans l'avenir qui me permettrait certaine- ment de les revoir : « Nous nous reverrons, » m'avait dit le ministre quand je pris congé de lui. Il n'en fut rien; je ne devais plus le revoir, ni au ministère, ni ailleurs.

Quand vint l'Empire, M. de Tocqueville se re- tira en Normandie et j'allai en Orient. J'avais attendu pour me représenter à lui que j'eusse dé- buté dans les lettres et que je pusse lui faire hom- mage, ainsi qu'à sa femme, de mon premier poème : je ne voulais pas arriver près d'eux les mains vides. J'eus tort; quand je fus prêt, c'était

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trop tard; la maladie le prit et la mort l'emporta, en me laissant au cœur un regret amer de n'avoir pas revu cet homme qui m'avait inspiré autant de sympathie que d'admiration, le seul penseur, le seul historien qui pouvait nous donner une histoire complète et impartiale de la Révolution. Il n'a pu en laisser que les bases dans son ou- vrage de l'vincien 'Régime et la T{cvolution, et quel- ques fragments épars qui montrent quelle eût été la grandeur du monument s'il avait pu l'achever. C'est une perte irréparable, du moins pour notre génération; car on écrira sur la Révolution jus- qu'à la consommation des siècles, et les histo- riens ne lui manqueront pas; mais qui rempla- cera Tocqueville? Au physique, il était petit, mince et fluet, comme John Lemoinne et Lamen- nais, charmant de figure et de jeunesse, malgré la cinquantaine, le visage rasé, des cheveux noirs et des yeux bleus, une grâce enfin dans toute sa personne qui ne se révèle pas chez l'orateur et l'écrivain, et qu'on ne retrouve que dans sa corres- pondance. Ses ^Mémoires viennent de paraître. Je me réjouis de les lire. Quel bonheur ce sera d'en- tendre parler un honnête homme et un penseur! Alexandre Bixio, que 1848 mit en lumière, et qui fut ministre un instant sous la République, comme Tocqueville, avait au suprême degré une qualité politique qui manquait à celui-ci : il était conducteur d'hommes, à la façon de Gam-

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betta; il savait les juger, les prendre et les diriger. Il eût certainement joué un rôle important et utile dans la troisième République, et sa mort a été une grande perte. C'est, avec Hetzel, un des hommes que j'ai le plus aimés, quoique nos na- tures fussent essentiellement différentes ; qui sait! peut-être est-ce cette différence qui nous attira l'un vers l'autre? Je fis sa connaissance de la façon la plus singulière, ou plutôt elle se fit à propos d'une idée singulière. J'étais alors (1842) surnuméraire au ministère des Finances, et très malheureux dy être. Je n'avais qu'un désir, sortir de cette geôle le plus vite possible. Je ne sais qui me suggéra l'idée d'utiliser ma connaissance de l'Allemagne et de l'allemand en fondant une lévite germanique. Peut-être H. Heine. Me voilà en quête des voies et moyens de réaliser ce beau projet, dont le vrai but était de faciliter mon éva- sion du ministère. Un de mes bons amis à qui je m'en ouvris m'offrit de me présenter à Alexandre Bixio, sous le prétexte qu'il avait fondé la l{evue des Veux-éMondes, et que, par conséquent, per- sonne ne pouvait mieux me renseigner. J'ac- ceptai. Il me présenta rue Jacob; j'y retournai, j'y revins assidûment tous les vendredis, et même les autres jours de la semaine. Il y a de cela cin- quante ans, et j'y vais encore embrasser ses en- fants et ses petits-enfants le plus souvent qu'il m'est possible. Ce qu'il y a de plaisant dans l'af-

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faire, c'est que je ne soufflai jamais un mot de mon projet de "Revue germanique à Bixio ; et voilà à quoi tiennent, et comment naissent souvent, nos plus chères amitiés, celles qui ont parfois la plus grande influence sur notre vie!

Bixio avait un salon extrêmement intéressant; il en eut même deux : l'un avant, l'autre après 1848; le premier plutôt littéraire, le second avec une teinte plus politique, mais tous les deux très vivants, pleins d'hommes distingués ou célèbres et de jolies femmes presque toutes intelligentes; tous les deux présidés avec un tact parfait et une grâce exquise par Mme Bixio, qui est restée à mes yeux le modèle de la maîtresse de maison. Com- bien je regrette de ne pouvoir m'étendre sur ce salon! Toute ma jeunesse s'est passée là. Outre le cercle assidu des amis intimes qui formaient une coterie, comme dans tout salon, je citerai seulement les noms des visiteurs que l'on y ren- contrait : le monde de l'Arsenal d'abord, qui y reflua après la mort de Nodier, puis des poètes comme Brizeux, Ponsard, Laurent-Pichat; des sa- vants comme Saulcy, Chabouillet, La Saussaye; des écrivains comme Mérimée, Sandeau, Wey, Hetzel, les deux Dumas, Charton; des peintres comme Delacroix, Huet, Dauzats, Gigoux; des causeurs comme Préault, Villemot; plus tard, les généraux Lamoricière, Bedeau, Trochu, le prince Napoléon, Manin, Cavour, Cialdini, le comman-

3 IO SOUVENIRS LITTÉRAIRES

deur Nigra, que sais-je encore? Je n'en finirais pas. Revenons au maître de la maison. Outre ce tempérament et ce tact politiques, il possédait à un rare degré deux autres qualités : l'une était le don de la serviabilité la plus active et, ce qui est plus rare, la plus clairvoyante; rien de banal dans sa bonté; toujours prêt à obliger, il n'allait que jusqu'à une limite fixe, et fixée d'avance par son jugement et ce qu'il croyait la justice. C'était un prodigue qui savait s'arrêter. Hetzel, qui était très généreux et très serviable aussi, ne pouvait s'em- pêcher d'admirer cette raison qui refrénait ainsi le premier élan du cœur. L'autre qualité maîtresse de Bixio était un courage poussé jusqu'à la témé- rité; il aimait le danger comme d'autres aiment le plaisir; il s'en faisait un jeu. Passe encore quand il s'exposait avec Barrai dans une ascen- sion aérostatique restée célèbre; mais quand il allait au Jardin des Plantes, on ne pouvait l'em- pêcher, lui, père de famille, d'entrer dans la cage des lions ou des panthères. Il tenait cette vail- lance de sa race, qui était génoise. Son frère cadet, Nino, resté Italien, d'abord marin comme Garibaldi, puis général et aide de camp de Victor-Emmanuel, était de la même trempe. Il a pu mettre cette qualité en action et son âme à l'air, dans des aventures de mer et des batailles rangées; aussi sa vie est tout un roman, il y a autant d'Odyssée que d'Iliade : il faisait songer

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aux héros, et de plus il avait ce masque de la beauté italienne que Napoléon a popularisé chez nous. Son frère Alexandre Bixio était moins beau, mais aussi intrépide : aux journées de juin 1848, cette vaillance innée ne trouva que trop son emploi; on sait avec quelle froide bravoure, ceint de son écharpe de représentant du peuple, il se mit à la tête d'une compagnie de fantassins qui pliaient devant une barricade et les ramena au feu, jusqu'à ce qu'il tombât frappé d'une balle qui le traversa de part en part. On le crut perdu : il se rétablit et vécut encore dix-sept ans.

Et si forte était sa vitalité de corps et d'esprit, sa nature était si bien la vaillance même, que sa mort surprit tout le monde et consterna ses amis. Cette mort fut admirable. Je n'étais pas à Paris. Hetzel m'en écrivit les détails. Cette lettre était fort belle, je l'avais gardée précieusement; elle a péri en 1871, avec tant d'autres souvenirs. J'au- rais aimé la citer. Bixio mourut avec la sérénité d'un sage et la fermeté d'un stoïque; il garda sa connaissance jusqu'au dernier moment : lui qui semblait un incroyant, un railleur, il s'endormit avec des paroles de foi et d'espérance ultra- terrestre; un souffle inattendu de spiritualisme passa sur lui, à cette heure suprême : « Nous nous reverrons, disait-il à ses enfants et à ses amis en pleurs; il y a des Champs Élyséens on se retrouve... »

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Alexandre Bixio ressemblait physiquement à Charles de Rémusat : on les confondait quelque- fois. Ils étaient tous les deux très spirituels, et supérieurs dans la conversation. Chose étrange ! Bixio, dont la parole dans un salon ou une com- mission parlementaire était pressante, vive, pré- pondérante, ne put jamais s'habituer à la tribune. Son intrépidité s'arrêtait là. Soit faiblesse d'or- gane, soit timidité, il ne se fit pas, dans les dis- cussions politiques, la place qu'il prenait* d'em- blée dans un bureau de la Chambre ou dans le monde. Son influence n'en souffrit pas : elle fut très grande dans certaines questions, plus grande qu'on ne peut le supposer. Personne, dans une ombre discrète, n'a plus contribué au relèvement de l'Italie, et personne n'eût plus souffert que lui de voir les deux nations, ses deux patries, aussi tristement divisées qu'elles le sont aujourd'hui.

Je passe sans transition d'un fils de Voltaire à un fils des croisés, de Bixio à M. de Montalem- bert. Le contraste est grand, aussi bien dans le talent et les opinions que dans les caractères. Ici, pour moi également, ce n'est plus la même attitude dans les relations et l'amitié. Avec Bixio, malgré la différence d'âge et de position, il y avait ca- maraderie et le tutoiement qui en est le signe et la langue; avec M. de Montalembert, à la vive sympathie et à l'estime dont il voulut bien m'ho- norer, je dus répondre par une réserve, et une

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déférence qui ne s'adressait pas au titre ni au rang, mais à la personne même et à la réputa- tion. Quoiqu'il eût été élu à l'Assemblée consti- tuante par le département du Doubs, et que je fusse par conséquent un de ses électeurs, ce n'est pas à la politique que je dois sa connaissance, mais à la poésie. Mon premier poème, La éMort du Juif errant, lui inspira le désir de me voir, et j'allai chez lui, rue du Bac. Nous étions sous l'Empire, et il le détestait comme moi; comme moi, il aimait la France avec passion, et il ne se consolait pas des malheurs de la Pologne. Au fond, malgré son éclatant cléricalisme, il aimait la liberté, pas de la même manière que moi, assurément, en tout cas il croyait l'aimer, et c'est déjà beaucoup. Je me rappelais ce cri si éloquent qu'il avait jeté dans sa jeunesse au mi- lieu des pairs de France stupéfaits : « Je défie qui que ce soit d'aimer la liberté plus que moi; la liberté a été l'idole de mon âme. » Voilà bien déjà des points de contact : une haine commune et plusieurs mêmes amours; il n'en faut pas tant d'ordinaire pour créer une sympathie. Le fond de sa nature, d'ailleurs, était généreux et cheva- leresque, mais il était passionné; son esprit était large et très cultivé, mais il était emprisonné dans des dogmes étroits; il aimait la liberté, mais il était catholique; de des inconséquences. Je le lui disais un jour : « Vous cherchez à unir deux

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choses inconciliables par essence : vous voulez jeter un pont sur deux mondes opposés. C'est ce qui donne à votre destinée quelque chose de tragique et pour moi de si attachant. » Il est vrai qu'à ce moment-là on était loin de prévoir l'atti- tude de la papauté actuelle, et, l'eussé-je prévue, je n'en aurais pas moins persisté dans mon opi- nion. Je lui disais aussi : « Le sort s'est joué de vous, ludens in orbem : vous êtes un lord anglais et non un pair de France. » Et, ce qu'il y a de plai- sant, je ne savais pas à ce moment combien ma boutade était juste. J'ignorais qu'il était à Londres, qu'il avait passé ses années d'enfance en Angleterre et que son grand-père maternel était un baron écossais. Je lui disais aussi des vé- rités, et comme il était généreux et sincère, il sa- vait les écouter. Un jour, dans mon petit jardin de Baume, nous parlions de l'Empire, et sous l'Empire; il se mit à stigmatiser de ses sar- carmes la platitude de la bourgeoisie, qui accep- tait un pareil joug. Je lui répondis assez vive- ment : « Eh ! qui le lui a forgé ? qui lui a donné le mauvais exemple? N'est-ce pas vous, quand vous avez acclamé le coup d'État avec tout le parti soi- disant conservateur? » Il s'arrêta, et, se frappant la poitrine, il me dit simplement: « C'est vrai; peccavi, frater!y> Une autre fois, je dînais chez lui, à Paris. On parla de liberté, et de la liberté du bien surtout, ce qui m'a paru toujours un non-

ÉPILOGUE 3 If

sens. J'essayai de dire que le mot de liberté im- pliquait nécessairement la faculté du choix, le droit même de l'erreur. Il répliqua en insistant. Je fis un geste de surprise et je secouai la tête. « Qu'avez-vous? dit M. de Montalembert. Je pense, répondis-je, que nous ne pouvons nous entendre : je vois un couteau invisible trancher la nappe entre nous. » Il me regarda, se mit à rire de l'image et, comme j'étais son hôte, il n'in- sista plus. S'il était tolérant de caractère et d'in- tention, il ne l'était pas toujours d'opinion, et sa vivacité passionnée vous le faisait sentir; la ré- sistance le blessait, et il blessait facilement à son tour; il se servait de la parole comme d'une épée, il l'a dit lui-même, je crois. J'en eus la preuve lors de la guerre d'Italie. j'espérais la liberté et l'indépendance d'un peuple, il ne voyait que la religion et la papauté : Rome lui cachait l'Italie. Les lettres que je reçus de lui à cette époque sont certes très éloquentes, mais emportées, violentes même. Il avait une nature d'apôtre, et, comme tous les vrais convaincus, il aimait à convertir, et d'une façon impérieuse et militante, pas assez de Las Casas, trop de duc d'Albe. Il avait vécu si longtemps dans les cathédrales et les couvents avec Sainte Elisabeth de Hongrie et les zMoines d'Occident qu'il lui en était resté quelque chose. Ses longs cheveux qui encadraient sa figure sans barbe, ses mains de

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prélat et ses yeux souvent baissés dans l'attitude du recueillement, lui prêtaient une apparence qui rappelait plus le méditatif que l'homme d'action, le prêtre que le fils des croisés. Nulle morgue nobiliaire, à moins qu'elle ne se cachât dans l'espèce d'embarras et de réserve timide de son abord, l'humilité du chrétien prenait le pas sur la fierté du gentilhomme. Il vint me voir à Baume, et j'eus le plaisir d'apprécier son goût éclairé en voyant l'horreur que lui inspirèrent le clocher moderne si extraordinaire de la vieille église et la statue toute dorée de la Vierge qui domine la ville. Pour le consoler, je lui fis voir le Doubs, les rochers de Châtard, enfin ce qui nous vient de Dieu et ce que l'homme n'a pu gâter. Je lui rendis sa visite à son château de Maiche, je passai plusieurs jours dans sa famille. J'ai gardé le meilleur souvenir de ce séjour: on en trouvera la preuve dans l'ouvrage de l'évêque de Nîmes : zMontalembert en hanche- Comté.

Il était entré de bonne heure à l'Académie, en 18^2, après le coup d'État; il y avait remplacé le bon et pacifique M. Droz, dont j'ai parlé au début de ces Souvenirs. Grâce à sa notoriété, à sa nature vive, impétueuse, il s'y fit vite une place au premier rang, et il y porta la passion qu'il mettait en toute chose. Avec M. Guizot et M. Thiers, il forma un triumvirat souvent divisé qui, réuni, décidait de toutes les élections. Que

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de fois ne m'a-t-il pas dit : « Dans un an ou deux vous serez des nôtres; vous appartenez de droit à l'Académie qui vous a couronné! » Mais il me le disait peu de temps avant sa mort, et, lui dis- paru, sa prophétie ne s'est pas réalisée. Pour que les prophéties se réalisent, il faut que les pro- phètes s'en mêlent un peu. Il aimait, en effet, beaucoup mes poésies, et j'en donnerai la preuve en citant le compliment qu'il me fit et auquel j'ai fait allusion en commençant; il m'avait écrit un jour : « Vous êtes le digne fils d'André Ché- nier. » N'est-ce pas le plus bel éloge que puisse recevoir un poète de nos jours? Et cela vaut bien le fauteuil qu'il me promettait.

Tout ceci regarde le Montalembert des der- nières années de 1 8^8 à 1 870 ; car il y a plusieurs Montalembert en politique, et en religion même; comme l'a dit Scherer, sa mobilité généreuse et passionnée lui fit parcourir plusieurs phases. Il régna sur l'Église en France jusqu'à ce qu'il fût dépossédé par Veuillot : à clérical, clérical et demi. S'il avait vécu, il triompherait à présent. « Il faut vivre longtemps, » disait dernièrement le plus éloquent de nos jeunes écrivains; ce le succès est de durer, » disait Jeanne d'Arc. M. de Montalembert ne devait pas atteindre la vieillesse : une affreuse maladie le fit longuement souffrir. Il mourut au printemps de 1870 et n'eut pas à voir l'écrasement de la France. Mais il eut la dou-

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leur de voir l'Église consacrer l'infaillibilité du pape, et le courage de protester au milieu de ses souffrances contre ce qu'il appelait l'absolutisme de Rome. Je le vois encore couché sur un petit lit de camp, dans sa bibliothèque, il recevait ses amis et dictait ses lettres. L'abbé Besson, qui fut depuis évêque de Nîmes, et l'une des plus fortes têtes de l'Église, était parti pour Rome à l'occasion du Concile, et y avait subi bien vite l'influence irrésistible de la Ville éternelle et du Vatican. « Écrivez donc à l'abbé, me disait-il; dites-lui qu'il dévie, qu'il se perd, et que le Con- cile est en train de perdre l'Église : il va faire du pape une idole. »

Il a laissé de nombreux ouvrages; mais sa vraie valeur n'est pas : il ne fut de premier ordre qu'à la tribune. Chez lui l'écrivain est infé- rieur à l'orateur : le fond de ses idées est souvent contestable, et le style n'est pas empreint d'une marque assez originale. Il ne possède pas la bonne et forte langue de Veuillot, ni le relief, l'éclat et l'esprit étincelant de Joseph de Maistre, pour ne prendre mes points de comparaison que chez les modernes et dans son école. Mais, tel qu'il fut, homme public ou privé, il m'est resté comme une figure originale et attachante : il a sa place marquée dans notre histoire et, puisqu'il m'a aimé, il devait en avoir une dans ces Souve-

nirs.

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J'ai prononcé le nom de l'évêque de Nîmes, et je ne puis passer à côté de lui sans saluer du cœur et de la main cet homme éminent qui fut un de mes meilleurs amis. Nous étions compa- triotes, nos berceaux se touchaient, nos mères étaient amies, et, tout enfants, nous avions joué ensemble. Il a écrit d'innombrables volumes, prêché d'innombrables sermons, et, comme tant d'autres, il est mort sans avoir donné la mesure de toute sa valeur. Doué d'une mémoire prodi- gieuse, d'une vaste intelligence très ornée, grand scholar, comme disent les Anglais, plein de gaieté et d'esprit, sans nulle morgue sacerdotale, très large d'idées, très bon, très charitable, vrai con- naisseur et conducteur d'hommes, comme tous les grands pasteurs, il vécut à Besançon de lon- gues, trop longues années, dans des emplois su- balternes où le cardinal Matthieu le confinait sans profit pour l'Eglise; tout en reconnaissant son rare mérite, le cardinal trouvait commode de s'en servir. Il eût être évêque dix ans plus tôt : mais il était ami de Montalembert, et par consé- quent mal noté à la nonciature, régnait Veuil- lot. J'en sais quelque chose. En 1870, de graves personnages bisontins, sachant que je connaissais le ministre des Cultes Ê. Ollivier, me sollicitèrent vivement de lui parler de l'abbé Besson, comme d'un épiscopable hors ligne. Je ne me fis pas prier. E. Ollivier se prêta à cette ouverture de la meil-

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leure grâce du monde. Mais, quelques jours après, il m'apprit qu'il s'était heurté contre l'hos- tilité de Veuillot et les préventions de la noncia- ture. L'abbé ne fut nommé évêque que sous la présidence du maréchal de Mac-Mahon. Il dé- ploya à Nîmes toutes ses qualités de cœur et d'esprit; les protestants mêmes le pleurent en- core; à Rome, sa situation grandissait d'année en année; il est certain qu'il serait aujourd'hui car- dinal et qu'il jouerait un grand rôle dans l'évolu- tion actuelle de l'Eglise.

Un nouveau groupe, à présent : autre théâtre, autres acteurs. La scène se passe à Versailles, sous l'Empire toujours. Quatre hommes, quatre amis, sont réunis autour d'une table frugale, dans un modeste appartement de la rue de la Chan- cellerie, tous différents de caractère, mais unis d'opinions et de sympathie. L'un est un ancien saint-simonien, un apôtre; l'autre, un théologien; le troisième, un moraliste; le dernier, un poète. A l'exception de celui-ci, tous sont devenus journa- listes : il s'agit de Charton, de Scherer et de Ber- sot. Par suite de l'infinie complexité de la nature humaine et de la destinée, l'apôtre s'est fait vul- garisateur de la science et de l'art, une sorte de maître d'école par la plume; le théologien est devenu critique littéraire, et le moraliste, jour- naliste militant, en attendant qu'il dirigeât l'Ecole normale d'où il était sorti. C'est le poète, c'est

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moi, qui ai eu l'idée de cette réunion mensuelle amicale, et c'est Bersot qui a voulu l'inaugurer.

Sous la lourde compression de l'Empire, dans cette atmosphère étouffante du despotisme toute la vie publique, toute la liberté se réfu- giaient dans le foyer et l'intimité, on se figure faci- lement le plaisir et le besoin de ces réunions, l'on peut mettre à l'air ses opinions, ses idées, ses sentiments, son âme enfin. Et quand une table réunit trois ou quatre causeurs pareils, on s'ima- gine facilement le charme et l'entrain de ces con- versations. Quels propos de table on écrirait, en France surtout, si Asmodée voulait se don- ner la peine de les recueillir, un seul soir seule- ment, en se promenant au-dessus de Paris, et j'ajouterai de Versailles, puisque c'est de Ver- sailles qu'il s'agit en ce moment!

Je ne sais j'avais fait la connaissance de Scherer, chez Mme d'Agoult, probablement. En tout cas, c'est avec lui que je fus le moins lié; il n'était guère liant, d'ailleurs. Il y avait dans son accueil et dans toute son apparence une froi- deur qu'il avait gardée sans doute du temps il était ministre protestant. Peut-être aussi lui venait-elle de ses luttes théologiques et de ses va- riations dans la foi. Je n'ai pas à écrire sa vie, même en sommaire; elle a été racontée par M. Gréard dans une admirable monographie. Je tiens seulement à marquer ici quelques traits de

•}22 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

cette figure originale, plus attachante qu'on ne le suppose. Rien de plus recommandable d'abord, de plus touchant et de plus rare à notre époque que les esprits qui cherchent la vérité avant tout, et qui tiennent à mettre leur vie d'accord avec leurs opinions; pour moi, il n'y a rien de plus tragique que les drames de la conscience; et Sche- rer en est un type dans le protestantisme, comme Lamennais dans l'Église catholique.

Le sort lui infligea d'autres épreuves plus cruelles encore : il perdit un fils plein d'espé- rance et d'avenir. Je lui témoignai toute ma sympathie à cette funèbre occasion. Il n'a jamais su combien elle était sincère et profonde; peut- être au moins l'avait-il deviné. La lettre suivante me donne le droit de le penser :

2<) novembre 1SS2.

Cher poète,

Votre volume et votre lettre m'ont attristé. Oh ! sans qu'il y ait de votre faute assurément, mais vous m'avez fait sentir toutes les limites qui m'entourent et m'emprisonnent. Voila un ami, sympathique entre tous, et auquel j'aimerais témoi- gner les sentiments qu'il m'inspire ; voici un recueil de poésies que je connais assez pour être sûr qu'elles me plairaient, eh bien, quand verrai-je l'un, quand lirai-je les autres? Je suis si peu maître de mon temps! Les devoirs, les engagements me laissent l'esprit si peu libre! Je ne me plains pas, mais j'ai le sentiment d'être débordé, l'amertume d'être obligé de ne point faire les choses qui me seraient le plus douces. Je n'en sais guère parmi celles-là qui me charmeraient plus que

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des journées de vrai loisir passées à vous lire et a me livrer aux pensées que vous éveilleriez en moi. C'est égal, vous dites : « Pourtant, si le cœur vous en disait... » Et je ré- ponds : Pourtant, si le moment s'en trouvait, là-bas, à Men- ton, par exemple, je vais aller passer six semaines! Mais. hélas! j'ai appris à ne pas compter sur mes rêves...

A vous bien affectueusement.

Ed. Scherer.

Edmond Scherer avait une figure distinguée, un peu en coup de vent, de beaux yeux bleus, le nez fort, des cheveux blancs sur un teint frais qui lui donnaient l'air d'un marquis légèrement poudré; rien du prédicant, si ce n'est un peu de raideur, comme je l'ai dit.

Celui que j'ai le plus connu, le plus longue- ment vu et le plus aimé de ces trois hommes émi- nents, c'est Charton. Notre connaissance remon- tait très haut, à 1845. ^e l'avais rencontré chez Bixio, et j'avais été charmé par cette parole chaude, émue, qui portait la conviction parce qu'elle en était pleine, par cette modestie, cette variété de connaissances, cette haute raison l'on sentait que le cœur tenait autant de place que l'intelligence. Je l'ai appelé un jour le meil- leur et le plus charmant des hommes, et je n'avais pas tort. Notre sympathie, d'ailleurs, fut mu- tuelle et instantanée, et les années ne firent que l'accentuer. Quand il se retira à Versailles, j'allai le voir souvent. Je ne pouvais oublier qu'il

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avait été le premier à m'encourager, à applaudir mes essais poétiques, au risque de dépasser la mesure et de me faire trop illusion sur moi-même. Après avoir lu La zMort au Juif errant, il m'écrivit son contentement, son admiration même : ce Je ne vois pas, osait-il me dire, ce qui vous sépare des plus grands! » Heureusement que je le voyais très bien, moi. Cette hyperbole ne me prouva que l'excès de son amitié, puisqu'elle allait ainsi jusqu'à l'aveuglement, et mon cœur profita du moins de tout ce que perdait ma vanité.

Si c'est Charton que j'ai le plus aimé, Bersot fut à coup sûr celui que j'ai le plus admiré. Et comment en eût-il été autrement? Qui de mes contemporains s'il en reste encore ne se rappelle cette noble et triste figure de martyr? Qui ne le revoit, la tête inclinée, le doigt posé sur la cicatrice de sa joue, l'affreux cancer couvait toujours et le rongeait tout vivant? Et il était là, causant et jouant avec vous, et toujours souriant malgré la torture! Quel héroïsme! Et cette torture dura des années, et l'illusion, cette providence des malades, ne lui était pas permise! Il se savait condamné à mort, et il attendait son heure, simplement, stoïquement, travaillant sans cesse. Y a-t-il un plus bel exemple de force d'âme et de grandeur morale? J'ai assisté à son convoi. Je l'avais vu trois jours auparavant, toujours le même; il se savait perdu et à bref délai; on pou-

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vaic calculer la marche de l'horrible maladie; il a pu prévoir l'heure fatale... C'est bien lui qui a regardé la mort en face! Pauvre et admirable Bersot! Il a légué à Scherer le soin de rassembler et de publier le meilleur de ses œuvres. Scherer Ta fait. Sous le titre de Un moraliste, on a la quin- tessence de cet esprit exquis. C'est un trésor qu'il a légué à tous les lecteurs intelligents, comme sa vie est un exemple, un sursum corda pour tous ceux qui savent encore reconnaître et admirer la vraie grandeur morale.

J'avais encore d'autres amis à Versailles, et je ne devrais pas quitter cette ville sans les saluer au moins d'un mot. Je ne citerai que Mme de Villers et Emile Deschamps : il ne faut pas oublier les poètes, ce serait d'un mauvais exemple. J'ai parlé tout au long de Mme de Villers dans une revue de province. Quant à É. Deschamps, lui aussi, hélas! était devenu un objet de pitié et d'admi- ration : il était aveugle! Il n'en restait pas moins aimable, trop aimable même; il dépassait la me- sure; et sa politesse, son désir de plaire allaient jusqu'à l'hyperbole et l'outrance. Il n'écrivait pas au plus petit poète sans l'encenser et l'exalter, comme le faisait Victor Hugo. Mais chez lui, nul calcul; c'était le besoin de plaire et de faire plaisir. Sa formule ordinaire dans ses lettres à ses confrères, de quelque degré qu'ils fussent, n'était pas moins que : « Mon cher grand poète! » J'en

«9

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pourrais donner des preuves. Cela me contristait pour lui et pour moi. Mais je pris le parti d'en rire, en me rappelant le mot du Régent à Dubois, au bal masqué : « L'abbé, tu me déguises trop! »

Je n'ai pas connu son frère Antony, et je le regrette; il avait un talent élevé, plus sérieux, et il eût pris une belle place dans la pléiade roman- tique, si sa santé n'avait pas arrêté son essor. Le voile qui obscurcit peu à peu les yeux de son frère s'étendit sur lui aussi, et plus tristement en- core ; il fut atteint dans la source même de la lu- mière, — dans la raison.

Il faudrait finir, et j'ai peine à le faire, tant d'autres figures m'attirent encore! Puisque j'ai fait une excursion dans la politique, pourquoi n'en tenterais-je pas une dans l'art? 11 touche de plus près la littérature. Je vais donc, avant de terminer, parler de quatre peintres que j'ai eu le bonheur de connaître; j'aurais pu dire l'hon- neur, car rien n'honore plus que certaines ami- tiés.

En pensant à ces hommes célèbres dont je vais évoquer la mémoire, j'éprouve un sentiment de sérénité, de joie intime que l'esprit ne connaît que bien rarement, mais qu'il éprouve toutes les fois qu'il est en présence du bon, du beau et du grand. Je vais parler de nobles natures qui ont su vivre dans les hautes et pures régions de l'idéal, et montrer aux philistins du monde, comme aux

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bohèmes de l'atelier, ce qu'il peut y avoir de grandeur dans le culte et la pratique de l'art, quand il est exercé par des hommes tels que Fro- mentin, Gleyre, Ary Scheffer et Delacroix. Je ne raconterai pas leur vie : elle est connue, elle a été écrite. Je dirai seulement l'impression person- nelle qu'ils m'ont laissée; je n'apprendrai rien de nouveau sur eux, mais j'aurai le plaisir de les rappeler, de les évoquer, de les revoir et de leur apporter encore une fois l'hommage de mon ad- miration et de mes regrets.

Fromentin est le premier dont j'aie fait la con- naissance, et cela bien avant qu'il ne fût peintre, et même à une époque il ne se doutait guère qu'il le serait un jour. Je le rencontrai vers 1842, à une table d'hôte de la rue de Seine qui mérite- rait d'avoir une histoire, tant elle eut d'hôtes cé- lèbres dans ses diverses transformations. Cette popotte, comme nous l'appelions, dirigée par la famille Balèche, avait été fondée par d'anciens élèves d'Henri IV, comme É. Augier, Barbaroux et G. Gay-Lussac. Ce dernier, mon camarade de prison au ministère, m'y avait introduit. La nour- riture y était très simple et très bonne; la pen- sion d'un prix très modique; les convives très jeunes. Aussi quel entrain! quelle gaieté! Parmi eux je ne citerai que Bataillard, un excellent garçon, admirateur et ami de Michelet, qui tra- vaillait toujours à une histoire des Tziganes qui

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est encore à paraître; Pron, fils du général baron Pron, futur préfet du futur Empire, et déjà bona- partiste; puis Albert Aubert, ancien normalien, rédacteur au National, le premier en date de ces transfuges de la rue d'Ulm dans la politique et la littérature, bien avant le glorieux exode des Prévost-Paradoi et des About : voix perçante, mé- tallique, esprit vif et paradoxal, il était terrible dans la discussion; enfin Fromentin, déjà réservé, fin et distingué. Il faisait son droit alors et n'avait pas encore découvert le Sahara et le Sahel, d'où il devait revenir avec un double talent. Nous nous liâmes très vite. Je ne sais s'il avait déjà vécu son roman àeD ominique, mus sa distinction native, l'incertitude de sa vocation, la finesse de son esprit m'avaient attiré vers lui dès le premier jour. Plus tard, il partit pour l'Afrique, moi pour l'Allemagne et l'Orient; la vie nous sépara. Mais j'avais gardé de lui le plus sympathique des sou- venirs, et quand nous nous retrouvâmes, quand j'allai lui porter le grand témoignage de Lamar- tine, comme je l'ai raconté dans les premières pages de ces récits, quand nous allions renouer et resserrer les liens d'amitié de notre jeunesse, la mort le prit avant l'âge et l'enleva à l'admira- tion de tous et à l'affection de ceux qui l'avaient connu. Plus tard encore, quand j'allai en Afrique à mon tour, ce merveilleux pays le rappela si vivement à ma mémoire, que je lui consacrai les

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vers suivants; ils diront mieux que ma prose les sentiments qu'il m'avait inspirés :

O Fromentin! ami de mes jeunes années!

La vie a pu disjoindre un jour nos destinées,

lu longtemps, trop longtemps, écartant nos chemin.,

Sans diviser nos cœurs, séparer nos deux mains.

Mais plus tard, mûrs tous deux, quand nous nous rencontrante ;,

Quel élan mutuel a rapproché nos âmes !

Hélas! le sort jaloux avait compté tes jours!

N'importe! je t'ahnai, je t'aimerai toujours;

Toujours le souvenir de ta tête pensive,

Et l'admiration que le regret avive

Pour ton œuvre charmante et tes nobles efforts,

Te feront une place à part parmi mes morts.

Et ce n'est pas ici, dans ce Sahel d'Afrique

Qu'illustra ta palette et ta plume magique,

O peintre deux fois peintre, ô poète accompli!

Que pour toi dans mon cœur peut commencer l'oubli.

Charles Gleyre est un des plus nobles exem- plaires de dignité et d'élévation morales que j'aie rencontrés, un des rares hommes, à ma con- naissance, qui n'ait jamais fait de compromis avec sa conscience. Quel éloge! Pauvre, stoïque, fier, indépendant, républicain de nais- sance et de conviction, sacrifiant tout à la vérité et à son culte de l'art, sévère pour lui-même, il avait le droit de l'être pour les autres, et sa mi- santhropie en usait parfois. Mais si un vieux levain de protestantisme aigrissait à son insu certains de ses jugements, il était de bonne foi et cher- chait toujours la justice. Mon frère a dit un jour

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sur lui un mot qui renferme la plus belle des louanges : « On ne le quitte jamais sans se sentir meilleur ou sans vouloir le devenir. »

Il fuyait le monde; ses seules récréations étaient la causerie de quelques rares amis en dé- jeunant au café d'Orsay, le matin, ou une partie d'échecs, le soir. Il parlait peu, écrivait encore moins : je n'ai qu'une lettre de lui. J'allais le voir à son atelier de la rue du Bac, surtout quand il avait un portrait de femme à peindre et qu'il fallait tenir son modèle éveillé par un bout de conversation. Il travaillait lentement, à petites touches; rien de la fougue de Delacroix. Dirai-je ici toute ma pensée? Je ne suis qu'un profane, et on la prendra pour ce qu'elle vaut : mais je me suis demandé parfois s'il était peintre, et si la nature n'avait pas plutôt fait de lui un penseur, un méditatif, qu'un artiste. Il paraissait subir son métier et l'aimer peu; il n'avait pas un tempéra- ment de coloriste, et son crayon était bien supé- rieur à sa palette. N'en peut-on pas dire autant de M. Ingres? et il aimait son art, celui-là, et avec passion, avec jalousie! Gleyre en sait quelque chose; on connaît l'histoire du panneau de Dam- pierre peint par Gleyre et dont Ingres exigea la destruction. Pour moi, je donnerais toutes les peintures d'Ingres pour ses petits portraits au crayon. Il n'a de génie que là. Avec Gleyre, il en allait un peu de même, ses esquisses valent mieux

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que ses peintures achevées. Il restait des mois entiers sur la même figure, et quand on furetait dans son atelier, on trouvait, tournées vers la mu- raille, d'admirables esquisses, la plupart au fusain, qui attendaient leur tour pour passer sur le che- valet du peintre. On peut les voir dans la très précieuse collection qu'il a léguée à son digne ami, Charles Clément. Il y avait des trésors d'idées, d'impressions et de poésie, qui ne de- mandaient qu'un peu de travail pour recevoir leur expression définitive, et qui attestaient à la fois la fécondité de l'esprit et la paresse de la main chez le maître qui les avait créés. Que de fois ne l'ai- je pas gourmande de cette paresse, ou plutôt de sa lenteur ! Il s'était attaché à moi, malgré la différence de nos caractères, et me raillait à son tour doucement de mon optimisme en tout, et particulièrement à l'égard de la femme. Sur ce chapitre-là, il était d'une inexorable sévé- rité : était-ce l'implacable ressentiment d'une expérience malheureuse, le parti pris d'un stoïque insensible, ou l'austérité d'un puritain? Je n'ai pu le deviner. Un jour qu'il trahissait ainsi par quel- ques mots sceptiques son mépris de la femme, je ne pus m'empêcher de lui dire : « Mais que vous ont-elles donc fait, pour que vous les jugiez ainsi? » Il se mit à sourire tristement, et ce fut toute sa réponse.

Je le répète, je n'écris pas sa vie, je ne décris

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pas ses œuvres : Charles Clément l'a fait, et il n'y a pas à y revenir. Mais que je voudrais donc pouvoir, en ces quelques lignes, laisser un crayon durable de cette noble et triste figure qui me rappelait, par son amour de la solitude et son austérité un peu farouche, et surtout par sa gran- deur morale, quelques traits du caractère de son grand ancêtre, Michel-Ange !

J'étais encore enfant quand je vis Ary SchefTer pour la première fois. Mon grand-père était venu nous voir à la pension de Fontenay-aux-Roses, et nous avait emmenés à Paris pour assister aux fêtes en l'honneur des trois glorieuses journées.

C'était en 1 831 ou 1832. Louis-Philippe venait de rétablir Napoléon sur la colonne Vendôme. Le jour de l'inauguration, on nous offrit des places sur le balcon de l'appartement du général Baudrand, qui demeurait alors rue Castiglione. Ce qui me frappa le plus dans cet appartement, ce fut le portrait d'une jeune femme, Mme Bau- drand, toute vêtue de blanc, une figure idéale, poétique, pareille à celles qu'on voit dans les keepsakes anglais. Mes douze ans en furent très impressionnés. Je ne vis pas le modèle ce jour-là. On me montra seulement le peintre, causant avec le général dans le salon. Mon attention fut bientôt attirée par le spectacle du dehors : la place Vendôme, les boulevards et les rues adja- centes étaient noirs de têtes; un peuple entier

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était qui attendait qu'on enlevât le voile qui recouvrait la statue. Quand il tomba et qu'on aperçut la figure impériale se dessinant sur le ciel, une acclamation immense, prolongée, s'éleva de partout. Un cri de : « Vive l'Empereur! » jaillit de la ville entière. Cette clameur de millions de voix semblait sortir des pavés. Jamais je n'en en- tendis de pareille. Moi-même, pauvre innocent, je sentis bondir mon cœur dans ma poitrine, et je criai aussi : « Vive l'Empereur! » comme les autres. Que Dieu me pardonne ! ce fut la première et la dernière fois. Je n'avais pas encore l'âge de raison.

Plus tard, dix ans plus tard, je revis SchefTer, toujours chez le général Baudrand, dans ce salon de la rue Saint-Florentin, dont j'ai parlé à propos de Lamennais. A la mort du général, il épousa sa veuve, et j'allai les voir rue Chaptal. Mme Ary SchefTer ne ressemblait plus guère au beau por- trait de la rue Castiglione; la maladie plus que l'âge avait creusé sa fine et noble figure. Elle se mourait lentement, et elle ne se résignait pas. Je l'entends encore me dire : « Me voici sous son toit, je puis l'aimer enfin, et je vais mourir ! » Elle mourut en effet peu de temps après, et Ary SchefTer resta seul avec sa fille, Mme Marjolin, qui ne quitta jamais son père qu'elle adorait. Il méritait ce culte aussi bien par son caractère que par son talent. Chose singulière, et que nous re-

i9.

^34 SOUVENIRS LITTÉRAIRtS

trouvons chez Delacroix, ce caractère et ce talent ne concordaient point, et ils avaient tous deux une physionomie, une apparence qui n'auraient jamais révélé leur génie propre et intime d'artiste, même à l'observateur le plus pénétrant. Avec sa figure énergique et en coup de vent, son regard froid, même un peu dur, on n'eût jamais soup- çonné dans A. ScheflFer le peintre sentimental des zMar guérites et des {Mignons. Il avait d'abord cherché la couleur avec Delacroix, puis le dessin avec Ingres; enfin, il s'était fait une manière à lui qui traduisait suffisamment ses aspirations idéalistes, la poésie jouait un plus grand rôle que la peinture, au dire de certains critiques. Je n'ai pas à juger le peintre : l'homme me suffit, et il y en eut peu de plus généreux, de plus ou- verts à toutes les nobles causes, à toutes les grandes idées. On rencontrait chez lui les exilés, les proscrits de tous les pays, depuis Krasinski, le poète anonyme de la Pologne, jusqu'à Manin, le dictateur de Venise. C'est dans son atelier, peuplé de chefs-d'œuvre et dont les parois étaient tapissées des portraits de tous les grands hommes modernes peints par lui, que j'ai entendu Liszt, Franchomme et Mme Viardot. J'y vois encore, au piano, Gounod, débutant, qui nous chantait dé- licieusement avec une voix cassée ses premières mélodies sur les vers de Musset. C'est égale- ment que je rencontrai Renan. Lui aussi débu-

ÉPILOGUE 33f

tait : c'était un jeune homme mince, timide, d'une conversation charmante où, sous un voile de ré- serve et de modestie, on sentait circuler une fouie d'idées originales. Quand il sortit, resté seul avec A. ScherTer qui continuait de peindre, je lui demandai qui était ce jeune homme. « Il s'appelle Renan, me répondit-il; retenez bien son nom ; vous l'entendrez souvent : c'est le sceptique. » Plus tard, ScherTer eût a'jouté : « C'est le remueur d'idées, c'est le poète et l'artiste ac- compli. »

La veille de mon départ pour la Moldavie, à la fin de l'année 18^4, je dînai chez lui en belle et même illustre compagnie. J'y causai longue- ment avec Manin, et surtout avec ma jolie voi- sine, la fille d'Henri ScherTer, étincelante de fraî- cheur et de grâce, que je devais retrouver à mon retour mariée avec M. Renan, qui était aussi un des convives. Ce retour n'eut lieu que deux ans après. Je n'avais pas pu voir la grande Exposition universelle de 18 j'y, et j'en demandai des nou- velles à Ary ScherTer, lors de ma première visite; naturellement, il ne s'agissait entre nous que de l'exposition de peinture, chaque maître était représenté par l'ensemble de ses œuvres réunies à cette occasion. « Un seul y a gagné, me ré- pondit-il, c'est Delacroix; il a écrasé tout le monde. » De la part d'un rival et d'un admira- teur d'Ingres, l'aveu était tout ce qu'il y avait de

3)6 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

plus flatteur, et je m'empressai d'aller redire ces bonnes paroles à Delacroix.

Elles me serviront de transition pour passer à ce grand peintre. Je le rencontrais souvent chez Bixio. En voyant un homme du monde parfaite- ment correct, au teint pâle, à la chevelure noire bien peignée, à la parole douce, fine et mesurée, à l'attitude modeste et distinguée, en l'entendant surtout exprimer son admiration pour de purs et beaux génies, comme Virgile, Racine et le Tasse, on n'eût jamais soupçonné qu'on était en face du plus romantique des peintres, du plus fou- gueux des coloristes, du traducteur par le crayon ou le pinceau de Dante, de Goethe et de Sha- kespeare. Sa littérature, car il écrivit aussi, pré- sente le même contraste : son style est classique; forme et idée, tout y est correct et plein de me- sure, même quand il expose et défend des idées nouvelles. J'ai compris plus tard, en le voyant travailler, d'où venait cette opposition singulière : c'est qu'il causait et écrivait avec son esprit et qu'il peignait avec son tempérament. Or ce tem- pérament était bilieux et fiévreux. Il se mettait devant sa toile dès l'aurore et à jeun; il ne pre- nait de nourriture que quand il avait fini sa tâche, ou que le jour tombait. Son esprit voyait et ai- mait le beau, même le beau classique; mais sa main nerveuse et agitée ne lui permettait pas toujours de le rendre, et elle l'emportait dans sa

ÉPILOGUE 337

fougue vers le bizarre et même parfois le laid. Ce qu'il cherchait à rendre surtout, c'était le drame, le mouvement, la passion dans les figures, et dans le paysage la vérité de l'impression. Per- sonne n'a peint la mer comme lui. Je me rappelle une barque de naufragés, peut-être une esquisse de sa barque de Von Juan, que j'admirais parti- culièrement, et que j'aurais bien voulu pouvoir acheter; mais une bonne raison m'arrêtait : j'étais étudiant et pauvre. Quelques années après, cau- sant un jour avec lui, je lui demandai ce qu'elle était devenue : « C'est un Russe qui l'a achetée, me dit-il. Oserai-je vous demander combien? Quatre cents francs, » fut la réponse. Voilà comment on payait la peinture dans ce temps-là, et la peinture d'un maître! Aussi les peintres d'alors, même ceux qui avaient du génie, ne bâ- tissaient ni hôtels ni palais.

J'eus le bonheur de causer deux grands plaisirs à Delacroix : le premier, en lui redisant l'opinion d'Ary Scheffer sur l'Exposition de i8yy, ainsi que je viens de le raconter; le second, en lui ap- prenant l'éloge que Gœthe avait fait de ses litho- graphies composées sur le Faust, traduit par Stapffer, éloge que Delacroix ignorait complète- ment, quoiqu'il remontât à une quinzaine d'an- nées. Mais il ne figurait pas dans les œuvres de Gœthe; il nous a été transmis seulement parles soins d'Eckermann. Or, les Entretiens avec Gœthe

3^8 SOUVENIRS LITTÉRAIRES

n'étaient pas encore traduits en français, et j'eus la joie de lui révéler la page le grand poète parle du jeune peintre français avec tant de sym- pathie et de satisfaction. On se rappellera peut- être que j'avais eu la même bonne fortune avec Mérimée. Il n'est pas mal de savoir les langues étrangères; cela fait toujours plaisir à soi, et quel- quefois aux autres.

Delacroix aimait à écrire. J'ai vu des esquisses de lui où, sur les marges, avec le crayon ou la plume, il avait noté non seulement les couleurs et les teintes, mais encore des incidents de sa vie ou de sa pensée. Il m'a même dit un jour, en dé- jeunant près de moi au café d'Orsay, qu'il écri- vait tous les soirs ce qui l'avait frappé dans la journée. Ces carnets ou registres si précieux n'ont pas périr. Espérons que la postérité n'en sera pas privée. Tout ce qui vient d'un homme de génie est le patrimoine de l'humanité*.

Mon frère avait la plus grande admiration pour Delacroix; il avait été son élève. Et lui aussi, il a été un peintre! et j'oserais même ajouter un artiste accompli, s'il avait mis en tableaux les rares qualités de ses études. Cher frère, c'est par toi que je veux terminer ces trop longs Souvenirs. Personne de nos jours n'a rendu avec plus de poésie la beauté du ciel, n'a mieux saisi les

* Ce journal a été conservé. Il vient même de paraître chez Pion, depuis que ces lignes sont écrites.

ÉPILOGUE 339

nuances de la lumière et les aspects changeants de ces scènes aériennes. Je ne puis voir un soleil couchant sans penser à toi. Puisque j'ai parlé de Fromentin, de Gleyre, d'Ary SchefTeret de Dela- croix, qui tous t'ont estimé ou aimé, qu'il me soit permis de joindre ton nom à ces noms célèbres! Peut-être même, qui sait? n'ai-je évoqué ce groupe de peintres que pour avoir l'occasion de parler encore de mon frère. Il n'a pas été connu ; le monde n'a pu apprécier son talent exquis qu'après sa mort, et le monde oublie si vite! De nouvelles générations s'élèvent avec d'autres besoins, d'autres visées. La gloire a passé à coté de Claude-Jules Grenier. Peut-être l'a-t-il trop dédaignée; elle se venge alors et vous condamne à l'oubli. Mais si le monde a ses lois, l'amour n'est pas forcé de les subir; l'affection fraternelle a ses droits et ses devoirs; le cœur peut et doit protester toujours, et contre l'injustice du sort la revendication est éternelle.

HyèreSj iS<j2-yj,

Sr+A

TABLE

DES NOMS DE PERSONNES CITES DANS CE VOLUME

Abeilard. 126. About (Edm.). 328. Ackermann (Mmc). 288-292. Adam (Edm.). 277.

(M,,,e J.). 278. Agar (M"'e). 241 .

Agoult (Ctesse d'). 109, 143,

247, 276-286. Allan-Despréaux (Mme). 81. Alecsandri (B.). 134, 269. Ampère (J.-J.). 171, 174. Arago (Fr.). 5, 15, 298.

(Emm.). 99, 298. Arc (Jeanne d'). 196. Arnaud de l'Ariège. 35.

Arnim (M",e Beltina d'). 160.

232-303. Arnim (Mlles d'). 299. Arvers. 74. Augier (Emile). 3 s, 109, 152,

229-259, 327. Auber. 226.

Aubigné (Agrippa d'). 148. Aumale (duc d'). 211, 213,

214, 225. Autran (J.). 22. Azeglio (Massimo d'). 303.

B

Balzac (H. de). 88, 175, 235, 237.

342

TABLE DES NOMS DE PERSONNES

Baraguay-d'Hilliers. 327.

Barbaroux. 327.

Barbey d'Aurevilly. 176.

Barbier (Aug.). 66, 93, 155, 163, 165, 167, 170, 172, 177, 178, 185, 186.

Bardoux. 174.

Barrai. 3 10.

Barthélémy Sf-Hilaire. 217.

Baudrand (Gal). 56.

Baudrand (Mme). 6.

Bataillard. 317.

Beauchêne (de). 188.

Bedeau (Gal). 309.

Belgiojoso (Pesse). 49, 57, 181.

Béranger. 2, 4, 8, 47, 94.

Berryer. 69.

Bersot (E.). 217, 320-324.

Besson (évêque). 318, 319.

Biot. 190.

Bixio (Al.). 74, 76, 128, 156,

M7, 3°4, 3°7-312- Bixio (Mme). 73. Bœrne. 51, 58. Boileau. 303. Boispéan (M,se de). 206. Boissier. 213. Boissy (M,s de). 102. Bonnechose (de). 10^. Brenot (Ch.). <$ 5. Brimont (Mme de). 278. Brizeux. 154-186, 309. Buloz. 165, 292. Byron (lord). 47, 65, 101,

194, 224.

Caillé (Gal). 22.

Cailleux (de). 73. Calamatta. 102, 103. Cantacuzène (Jean). 269. Carnot (Hipp.). 278, 280. Caro (E.). 120, 292, 309. Cavaignac (Gal). 236, 238,

244. Cavour (Cte de). 309. Cessia (Mlle de). 21, 30, 34. Chabouillet (A.). 309. Chamboran. 22. Champin (F.). 173. Champmartin. 1 10. Channing. 183. Charlus (Mlle de). 5. Charmes (G. X. F.). 218. Charmes (G.) 303 . Charmes (F's). 257. Charnacé (Mme de). 280. Chamailles (Mme de) 22. Charpentier. 1 10. Charton. 309, 320, 323, 234. Chateaubriand. 2, 3, 8, 25,

94, M2-

Chazal (Mme). 262, 264. Chazal (Léon). 262. Chenavard. 182. Chénier (André). 39, 11S,

162, .85, 242, 317. Chopin. 90, 99, 105, 107,

1 13, 121. Cialdini (Gal). 95, 309. Clément (du Doubs). 331. Clésinger. 1 1 1 . Coignet (Mme). 278, 292. Considérant (Vor). 182. Corneille (Pierre). 167, 242. Coppens (Mme de). 30. Courier (P.-L ). 1 34.

CITÉS DANS CE VOLUML

Coulure. 1 1 1 . Cuvilier-Fleury. 225.

D

Damrémont (Mme de). 22.

Dante. 3 36.

Dargaud. 22, 23 .

Dauzats. 74.

Delacroix (E.). 216, 225, 309,

Delavigne (C,r). 93, 250. Depret (C,Ic). 354. Desbordes- Valmore (Mme).

146. Deschamps (E.). 32 5. Desmousseaux de Givré. 206. Diderot. 90. Didot (H.). 137. Dollfus (C). 278, 280. Dosne (M,le). 320. Doucet (C). 218. Droz (J.). 69, 70, 3 16. Du Camp (M.). 1 10. Dudevant (Mce). 102, 105. Dudevant (Solange). 100. Dumas (Al.). 74 à 76, 240,

309. Dumas (fils). 104, 309. Dupanloup (évêq.). 197, 2 1 c,

213. Dupont de l'Eure. 1 5. Dupont-White. 32, 278, 280. Duval (A.). 72.

Eckermann. 147, 327. Eckstein (B°" d'). 12.

Farcy (G.). 145. Flaubert (G.). 117, 118. Flavigny (Cte de). 278. Fontaney. 173. Foucher (P1). 85. Fouquier (Ach.). 94. Franchomme. 3 34. Fresnel. 128.

Fromentin. 39, 151, 327 à 329.

Gagneur (Mme). 278. Gambetta. 236, 309. Garcia (Pauline). 73 . Garibaldi. 309. Gautier (Th.). 47, 104, 171, Gay-Lussac (G.). 327. Gavarni. 83 , 235. Gerando (Mme de). 278. Gérard de Nerval. 46, 164. Ghyka (Pce). 268. Gigoux (F.). 74, 309. Girardin (É. de). 247. Gessner. 169. Gleyre. 329 a 332. Gluck (Ch.). 92. Gobineau (Cte de). 305. Goethe (W.). 55, 52, 53, 97, 1 12, 147, 169, 224, 23 !. Gounod. 334. Gréard. 321.

Grenier (Cl.-J.). 149, 169. Grévy (J.). 278. Guéroult. 278.

344

TABLE DES NOMS DE PERSONNES

Guerry (abbé de). $. Guiccioli (C'^"). 101. Guizot (F.). 5, 6, s°, »7S 188, 189, 257, 281.

H

Haussonville (Cle d'). 183. Heine (H.). 43 à 67, 109.

127, 154, i64> '88. Héloïse. 127. Hetzel (J.)- 74, 84, 88, 182,

2*°> 233, 237 à 259. Hollond (Mme). 183, 184. Holtzmann. 197. Homère. 181.

Hons-Olivier (Mme). 176.

Horace. 61.

Houghton (lord). 273.

Houssaye (H.). 21;.

Huet (P ). 22.

Hugo (Vor). 8, 42, 66, 72 à

75, 82, 83, 166, .80, 185,

219, 222, 224. Humboldt (A. de). 5, 298,

292.

Ingres. 324.

Jal. 73.

Janin (J.). 240. Jasmin. 74. Johannot (Tony) 88.

K Krasinski. 334.

La Bruyère. 1 1 8. Lacordaire. 2. Lafayette (Edm.). 97. Lacaussade (A.). 178, 179,

186. Lagden (misses). 1 <,o. Laguéronnière. 22. Lamartine. 8 à 42, 72, 73,

92, 109, 132, 146, 160,

166, 180, i8<i, 219, 223,

271 . Lamartine (Mme de). 18, 20,

27. Lamoricière (Gal). 309. Laprade (Vor de). 159, l6,>

176, 180, 185, 205, 238. La Roche -Guyon (Desse de).

183. Lamennais (F.). 2, s, 6- Lanfrey (P.). 24, 303. La Saussaye (de). 309. Laube (H.). 59, 60. Laurent Pichat. 166. Laverdant. 74« Lebrun (P.). 190- Ledru (Ch.). 239. Ledru-Rollin. 30^. Legouvé (E.). 203, 210, 249. Lemoinne (John). 230, 255

à 258. Lenau. 303. Lesourd (Gal). $6. Lewald (Fanny). 294. Liszt, s, 6, 279, 334. Lceve-Weimar. 46. Loménie (de). 2 14-

CITÉS DANS CE VOLUME

34f

Luther. 51.

Luynes ('lue de). 273.

M

Machiavel. 24.

Maistre (J. de). 21, 318.

Mallefille. 113.

M anceau. 108, 109.

Manin. 309.

Manoël. 40.

Manuel (E.). 213.

Mareste. 22.

Marie. 15.

Marjolin (Mme). 333.

Marliani (M",e). 94, 98, 106,

1 14. Marmier (X.). 74. Marmontel. 90. Martin (Henri). 2^, i°4, 278. Massenet. 278. Maupassant (G. de). 303. Mazzini. 2^8. Meissonier. 230, 254. Mennessier- Nodier (Mme).

72, 77, 80. Menotte (Ach.). 1 02. Mézières (A.). 1 74, 2 14, 278. Michel-Ange. 332. Michelet. 278, 327. Mickiewicz. 96. Mignet. 71, 216, 217. Mirabeau. 35, 112, 123, 215. Mirés. 27. Mohl (Mme). 184. Molènes (G. de). 305. Molière. 39, 1 1 2. Monpou (H.). 92. Montalembert (Cte de). 81,

109, 199, 208, 304, 3 12

à 318. Montherot (de). 3 5. Murât (prince). 273. Musset (Alf. de). 39, 42, 53,

6 6 , 6 8 à 9 o , iii, 113, 119,

131, 145, 154, M8, 172,

I 80, 181, 219.

N

Nadaud (G.). 303. Napoléon Ier. 1 1 2. Napoléon III. 200, 252. Napoléon (Jme). 205, 246,

278. Narbonne (C,e de). 3C5. Nefftzer. 278, 280, 303. Nigra. 309. Noailles (duc de) 209. Nodier (Ch.). 66, 68 à 90,

109, 154, 333-

O

OElsner-Monmerqué. 294. Ollivier (É.). 22, 32, 278,

281, 319. Orsay (Cte d'). 37.

Paguerre. 1 5. Paschoud (Martin). 22. Pasquier (chancelier). 101 Patin. 205.

Pelletan (E.). 138, 139. Pelletier (M,les). 73- Pereire (E.). 27.

H6

TABLE DES NOMS DE PERSONNES

Peyrat. 278.

Peyronnet (M,ne de). 22. Pierreclos M,ne de), ai, 278. Pingard. 202. Planche (G.). 174- Pongerville (de). 205. Ponsard (Fis). 27, 83, 109, m, 229 à 259.

Ponsard (Mme). 278.

Pontmartin (de). 182.

Pouschkine. 57.

Préault (A.). 22, 65.

Prévost-Paradol. 328.

Pron (Bon). 328.

R

Rachel. 85, 97, 241, 243.

Rahel. $9, 293.

Ratisbonne. 198.

Read (Mmes). 291.

Reber. 73, 74.

Receveur (abbé). 73.

Regnard. 194-

Rémusat (Ch. de). 183, 208,

209, 303. Renan (E.). 133, M1* IÔ2'

278, 3°3> 334- Reumont (A.). 294.

Reynaud (Ch.). 230, 239, 240.

Ricourt (Ach.). 239, 241.

Rigault (H.). 194-

Ronchaud(L. de). 22,25, 36,

278. Rossi (Clessc). 293. Rossigneux. 73. Rothschild. 51, 133- Rotrou. 112.

Rousset (C). 212, Rudder (de). 22.

Sagan (Desse de). 293. Sainte-Beuve. 3, 89, 127-153,

157-158, 172, 180. Saint-René Taillandier. 46, 155, 161, 163, 180, 182, 212. Saint-Saëns (Mme). 262. Saint-Saëns (Ci,le). 263. Saint-Victor. 39. Saladin (Hubert). 22. Sand (G.). 8, 66, 82, 93"126'

154, 173, 260. Sandeau (J.). 96> M3> l f4- Sandeau (Mme). 116, 1.17. Saulcy (de). 273, 309.

Scheffer (Ary). $, 3 5> 9«- Scherer(Edm.). 278, 320-3 28,

325. Seligny (E. de). 161. Sennevier (Mme de). 30. Shakespeare. 146, 168, 336. Shelley. 199- Spontini. 92.

Solmar (Hiette). 293, 294- Stahr (A.). 294. Sterne. 23 5. Sternberg (Bon de). 294.

Sully. 74.

Sully Prudhomme. 389.

Tacite. 66.

TaMu (Mme.A.). 9î, 107, '46, 261-276.

CITÉS DANS CE VOLUME

347

Tastu (père). 265. Tastu (fils). 269, 271-272. Taylor (Bon). 73. Thénard (H.). 230. Thierry (Ed.). 249. Thiers (Ad.). 171, 207, 208,

217, 219. Tieek (L.). 295, 303. Tocqueville(Ctede). 304-307. Tocqueville (Mn,ede). 305. Tourneux (M.). 153. Toussenel (Mme). 73 . Tribert. 278. Trochu (Gal). 309. Troubat. 143. Troubetskoï (Pcssc). 218.

V

Vacquerie. 220.

Vallette. 22.

Varnhagen d'Ense. 59-60,

293, 295. Veuillot (L.). 3 18. Viardot (M,,,e). 334.

Vieillard. 73 . Viennet. 191. Vigny (Cte Alf. de). 66, 74,

93, 115, 166, 185, 190,

192- 193 , 196- 197, 319,

267, 278. Villemain. 199, 201, 203,

204, 251. Villers (Mme de). 75, 325. Vitet. 209. Vivier. 22.

Vogué (Mis de). 273. Voïart. 265 . Voltaire. 39, 132, 159, 192,

267.

W

Waldor (Mie). 85. Walewski (Cte), 33. Warens (Mme de). 120. Warwick. 170. Washington. 189, 201. Weiss. 74. Wey (Fis). 74, 307, 309.

TABLE

Introduction. Chateaubriand, Béranger, Lamennais. . i

I. Lamartine 10

II. Henri Heine. 43

III. Charles Nodier et Musset 68

IV. George Sand 91

V. Mérimée Sainte-Beuve 137

VI. Le Dîner Brizeux 154

VII. Autour de l'Académie 187

VIII. Ponsard et Augier 229

IX. Quatuor féminin 260

X. Epilogue 30a

Table des noms de personnes cités dans ce volume. . . . 341

G^^3^rs

oAchevê d'imprimer le six décembre mil huit cent quatre-vingt-treize

PAR

ALPHONSE LEMERRE

25, RLE DES GRANDS-AUGUSTINS

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2.-4. 2050.

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Le P. Luis Coloma. . Bagatelles (trad. C. Vergniol). . . 1 vol.

Léon Cléry De Paris à Lahore 1 vol.

François Coppée. . . Mon Franc parler 1 vol.

Ferdinand Fabre. . . Ma Vocation 1 vol.

Aristide Fremine. . . Une Demoiselle de Campagne .... 1 vol.

Ed. & J.deGoncouht. Sœur Philomène. (Éd. Guillaume). 1 vol.

Edouard Grenier. . . Souvenirs littéraires 1 vol.

Paul Hervieu .... Peints par eux-mêmes r vol.

Michel Jacquemin . . Le gros Chat gris 1 vol.

Janine La Chambre nuptiale 1 vol.

George Japy Mademoiselle Baukanart 1 vol.

A. de Lamartine. . . Philosophie et Littérature 1 vol.

Bernard Lazare. . . Le Miroir des Légendes 1 vol.

Daniel Lesueur . . . Justice de Femme 1 vol.

Lord Lytton L'Anneau d'Amasis 1 vol.

Masson-Forestier . . Pour une Signature 1 vol.

François de Mahy. . L'Ile Bourbon et Madagascar .... 1 vol.

André Mellerio . . . La Vie stérile 1 vol.

Mme Stanislas Meunier M. de Prévannes 1 vol.

Pierre de Nolhac. . La Reine Marie-Antoinette 1 vol.

Ossit A quoi bon? 1 vol.

Francis Poictevin . . Tout bas 1 vol.

Pouvillon Petites Ames 1 vol.

Marcel Prévost . . . L'Automne d'une Femme 1 vol.

William Ritter . . . Ames Blanches 1 vol.

Jules Rolland. . . . Le Saut du Loup 1 vol.

J.-H. Rosny Daniel Valgraive 1 vol.

Carmen Sylva . ... La Servitude de Pélesch 1 vol.

Mary Summer Les Aventures de la Princesse Soundari. 1 vol.

André Theuriet . . . Mademoiselle Roche 1 vol.

Eugène Vermersch. . L'Infamie humaine 1 vol.

Vigne d'Octon. . . . Les Amours de Ninc 1 vol.

Paris. Imp. A. Lemerre, 25, rue des Grands-Augustins. 4.-2050.