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TABLEAU

HISTORIQUKSTCRITIQCE

POÉSIE FRANÇAISE

ET DU THÉÂTRE FRANÇAIS

AU XVI' SIÈCI.K

PAR SAIIVTE-BErVE

BE L ACADEMIE FnA>C*ISE

KniTION REVUE ET TR ES -A UGM E NTE K

fiiivieiie porlrails parliculiots des principaux poi'Ios.

PARIS

CIlAUP.'ÙMIi:!! ET C«, LIER AIR KS-É DITEURS

28, QUAI DU L 0 U Y 11 E 18(19

TABLEAU

Historique et Critique

POESIE FRANÇAISE

ET DU TIIÉA.TRE FRANÇAIS

M' XVI' SIECLE

OUVRAGES DU MEME AUTEUR

PUBLIÉS DANS LA Bl BLIOT H È QUE - CH ARPENTI ER à 5 fr. 50 le volume

Poésies complètes (Josepli Delorme. Consolalions. Pciiscîes d'août). Edition revue et augmentée 1 vol.

Volupté. Sixième édition, revue et corrigée, avec un appendice conte- nant les témoignages et jugements contemporains 1 vol.

l'.\niS. IMP. "-IMON IIAÇOX ET COUP., P.UE D'eP.FI liTIl, 1.

TABLEAU

HlSIORIQl'F. ET CRITIQtE

POÉSIE FRANÇAISE

ET DU THÉÂTRE FRANÇAIS

AU XVI"^ SIÈCLE

SAINTE-BEUVE

DE l'académie française

îsOUYELLE EDITION

SUIVIE DE PORTRAITS PARTICLLIERS PES PRINCIPAUX POETES

PARIS

CHARPENTIER ET C's LIBRAIRES-ÉDITEUUS

28, QUAI DU LOUVRE, 28

1869

MONSIEUR P. DUBOIS

SON DÉVOUÉ ET liECONNAISSANT ÉLÈVE

SAINTE-BEUVE

Ce livre a été mon début en littérature ; quand je l'ai com- mencé, j'étais étudiant en médecine, et j'avais vingt-trois ans; voilà mon excuse pour les incertitudes et les ignorances des premières pages. Ce que je savais le moins, c'était mon com- mencement. J'avais bien en général l'instinct et le goût de l'exactitude ; je n'en avais ni la méthode, ni surtout ces scru- pules continuels qui en sont la garantie, et qui ne viennent qu'avec le temps, après les fautes commises. Il ne faudrait donc pas chercher en cet ouvrage une considération de notre poésie avant le xvi* siècle ; je débute avec celui-ci, et ne sais guère d'antérieur que ce qu'il en savait lui-même et ce qu'il m'en apprend.

Quelque chose finit au xvi° siècle en poésie, et quelque chose commence ou tente de commencer. Je constate ce qui finit ; j'épie et dénote avec intérêt et curiosité ce qui commence.

Pour la première fois, un point, ce me semble, a été bien posé et éclairci : le moment et le caractère de la tentative de la Pléiade, c'est-à-dire de notre première poésie classique avortée.

Elle débute sous et avec Henri 11, et non auparavant; elle se })rolonge plus qu'on n'avait cru.

Des Portes et Berlaut, sous Henri III, s'y rattachent sans rompre. Les troubles de la Ligue préparent l'interruption.

1

Mallierbe vient et coupe court, aussi bien à Des Portes qu'à Ronsard.

Le terme final et le point de départ de toute cette école ne se trouvaient nulle part encore déterminés et étudiés d'aussi près qu'ici. On y saisit au net : le passage de l'école de Jlarot à celle de Ronsard ; le passage de celle-ci à rétablissement de Malherbe.

Ronsard, qui formait vraiment le centre de mon travail, n'y est pas trop surfait selon moi , et je crois qu'il a obtenu de- puis et qu'il gardera à peu prés la place que j'avais désirée pour lui.

Je n'ai voulu faire dans cet Essai qu'une sorte d'introduc- tion à riiistoire de notre poésie classiciue proprement dite, en ressaisir un premier âge dans sa fleur, et connue un premier printemps trop tôt intercepté. Malgré la réputation outrée que quelques-uns ont daigné laire à ma tentative, je n'ai prétendu qu'à très-peu de chose. Y ai-je réussi ?

Jeune et confiant toutefois, j'y multipliais les rapprochements avec le temps présent, avec des noms aimés, avec tout cet âge d'abord si fervent de nos espérances. Je n'en retranche rien ou à peu prés rien aujourd'hui, même il semblerait qu'il y eût mécompte. La poésie française du xix° siècle et celle du \\f ont peut-être en cela un rapport de plus pour la destinée : l'espérance y domine ; il y eut plus de fleur que de moisson.

Et tout bien considéré, on n'a pas encore trop à se dédire; on n'a pas à rougir d'une poésie lyrique qui, dans le jeu alternatif de ses saisons, va s'encadrer de V Avril de BelK'au aux Feuilles d'Automne de Hugo.

J'ai beaucoup revu, beaucoup vérifié, quant aux faits de détail et aux particularités dont ce genre d'ouvrage abonde; j'ai m'arrêter. Une correction plus minutieuse et poussée plus avant serait, j'ose dire, dans l'intérêt de mon amour-propre plu- tôt cjue dans celui de la question littéraire elle-même. Le peu d'utilité que ce livre peut avoir, le petit nombre de vues nou- velles qu'il met en lumière, il les porte suffisamment ainsi. Qu'on en profite donc, et qu'on fasse mieux.

Mai ia42.

PRÉFACE

DE LA PREMIERE EDITION

En août 1826, l'Académie Irançaiso annonça qu'elle propose- rait l'année suivante i)our sujet du prix d'éloquence un Discours sur Vhistoire de la langue elde lalitléralure françaises deptiis le commencement du \yi^ siècle jusqu'en 1010. C'est ce qui donna naissance à l'ouvrage qu'on va lire. Le savant et respec- table M. Daunou voulut bien ni'encourager à l'entreprendre, en nie promettant les secours de son érudition. Je me mis donc à l'œuvre, et d'abord je ne songeais qu'à remplir le programme de l'Académie. Mais avant de faire un Discours sur l'histoire de notre littérature à cette époque, je sentis le b'.'soin de connaî- tre cette littérature; je commençai naturellement par la poésie, et le sujet me parut si intéressant et si fécond, que je n'en sor- tis pas. Il me fallut dès lors renoncer au concours, et je m'y résignai sans trop de peine, d'autant plus que les résultats nouveaux auxquels je tenais tout particulièrement, présentés sans leurs développements et leurs preuves, eussent pu sembler bien hasardés et téméraires. Quelques parties de ce travail ont déjà été insérées dans le Globe partir du 7 juillet 18'27 et du- rant les mois suivants); je les ai revue.-, développées et refon- dues avec le reste du livre. Surtout je n'ai perdu aucune occa- sion de rattacher ces études du .xvi" siècle aux questions litté- raires et poétiques qui s'agitent dans le nôtre. C'est sur ce point que je réclame en particulier l'attention et l'indulgence du \m-

4 PliEFACE.

blic : car j'ai parlé avec conviction et francliise, sans reculer jamais devant ma pensée. Un autre point pour lequel j'ai besoin encore d'un mot d'explication, sinon d'excuse, c'est le choix et Tespèce de quelques citations que je me suis hardiment per- mises. La faute en est. si l'aute il y a, aux auteurs du temps et à la nature même de mon sujet. D'ailleurs, j'ai le malheur de croire que la pruderie est une chose funeste en littérature, et que, jusqu'à l'obscénité exclusivement, l'art consacre et puri- fie tout ce qu'il touche.

Juin I8-2S.

Cet ouvrage, au moment de sa première publication, essuya assez de critiques pour qu'il nous soit permis de rappeler et d'indiquer ici qu'il fut honoré de quatre articles au Globe, le premier de M. Dubois (19 juillet ■1828), et les trois autres (5 et 27 septembre, et îi novembre) de M. de Ué- mui-at, qui le jugea digne d'un examen aussi atlentit que liienveillant, et aussi de quelques oljections sérieuses. Il nous a été dou.v, après des années, de retrouver ces encouragements et ces conseils au point de dé- part, et de les rapportera des noms amis.

TABLEAU

IIISTOrriQUE ET CRITIQUE

DE LA

POÉSIE FRANÇAISE

ET DU

THÉÂTRE FRANÇAIS

AU XVI« SIÈCLE

Lorsque les races gauloise, romaine et franke, longtemps froissées et pressées entre la Seine et la Loire, se furent inti- mement confondues, et qu'il en sortit, vers le règne de Hugues Capet, une nation nouvelle, lorte, homogène, avec ses mœurs, ses intérêts et sa destinée à part, on ne tarda pas à voir se for- mer au sein de cette nation un idiome à la fois commun et pro- pre, qui n'était ni tudesque, ni latin, ni même roman, bien qu'il renfermât, en portions inégales, ce triple élément. La langue véritablement française prit naissance. Dès le xii^et le xni° siècle, on aperçoit les premiers essais littéraires et poétiques qui appartiennent à cette langue au berceau; une double géné- ration, et même très-nombreuse, de poètes et de rimeurs se dessine déjà, les Anglo-Normands et les Français proprement dits : à la tête des premiers, Robert Wace; parmi les seconds, Chrestien de Troyes. Le Britt de Wace ouvre la série des ro- mans de la Table-Ronde, que prolongent et varient avec intérêt les Tristan et les Lancelot; parmi ceux du cycle deCharlemagne, on nommera comme mieux sonnante, la Chanson de Roland. Ogier le Danois, Beynaiid de Mantaiiban, lés Quatre fils Ay-

1.

6 POESIE FRANÇAISE

moti, vêtus de bleu, et tant d'autres, clievauchent dans les mêmes traces. 11 se rédigeait de plus toutes sortes de romans en vers, tels que Godefroi de Bouillon et le poëme souvent cité d'Alexandre: c'étaient de longs récits platement rimes. La prose, par Villeliardouin et Joinville, arrivait plus légitimement et comme de plain pied, à la prédominance naturelle qu'elle n'a plus guère perdue depuis. Les érudits qui se sont occupés des productions de ces temps difficiles croient remarquer qu'il y eut, littérairement parlant, quelque chose comme un siècle de Philippe Auguste et de saint Louis, ou du moins que, vers la première partie du xni° siècle, la romane française'Tixait ac- quis un commencement de perlèction qu'on ne retrouve plus aux abords du xvi°. Le genre lyrique rendit, dès l'origine, d'as- sez doux et légers accords sur la guitare de Thibaut de Cham- pagne, de Quènes de Béthune et du châtelain de Coucy. On trouve encore aujourd'hui en les lisant de quoi s'y complaire à travers les obscurités, ainsi qu'aux Luis gracieux de Marie de France. Les Fables de celle-ci touchent déjà au genre satiiique, le plus riche sans contredit d'alors. Les faliliaux for- ment pour nous un butin piquant ; ils viennent assez bien, quant à l'esprit et au jeu qui les anime, aboutir et s'enchaîner dans la trame du Hotnan du Renurt, qui en représente comme l'Odyssée. Par malheur, le genre allégorique l'emporta, et le Roman de la Rose, plus récent, eut tous les honneurs. Cette production célèbre, commencée par Guillaume de Lorris, mais surtout continuée et couronnée par Jean de Meun, qui en agran- dit le cadre et en modifia le caractère, demeura jusqu'au mi- lieu du xvi'' siècle, c'est-à-dire jusqu'à la réforme classique de Ronsard, l'épopée en vogue et la source banale chaque ri- meur allait puiser; durant cette longue période, elle exerça sur notre poésie l'autorité suprême d'une Iliade ou d'une Divina Commedia. Ce singulier poëme national, si souvent imité dans sa forme et dans sa mythologie, n'élait-il lui-même qu'une imi- tation'? L'idée de l'amant qui s'endort, a une vision, puis se réveille à l'instant la vision finit, était-elle empruntée sim- plement au Songe de Scipion conservé par Macrobe, ainsi que l'auteur en fait parade en commençant ; ou déjà, plus proba- blement, n'était-cUe qu'un lieu comnmn en circulation ; et les chantres provençaux, les premiers, avaient-ils donné l'exem- ple des fictions de ce genre'? A l'origine, en effet, il y eut.

AU XYI^- SIÈCLE. 7

comme on sait. d'iHroits rapports entre la littérature française et la poésie romane, qnï fut, sinon la niéro, du moins la sœur ainée de la nôtre. La croisade des .\lbigeois en particulier, qui précipita le Nord de la France contre le Midi, tout en ruinant la brillante patrie des troubadours, dut contribuer, ce semble, à enrichir les trouvères de quelque portion de leur héritage. Dans tous les cas, si cette invasion brutale et de pure destruction ne concourut pas à servir directement la poésie des vainqueurs, elle lui laissa au moins la place libre et le dernier mot. Lors- que, après le xui" siècle, la littérature du Midi lut tombée en pleine décadence, la nôtre continua de cheminer dans la voie elle était engagée. Plus les progrès réels avaient de lenteur, plus les variations de la langue elle-même étaient rapides. Malgré la grande réputation dont elle jouissait déjà en Europe, malgré l'honorable éloge que lui décernait Brunetto Latini, et la stabilité que semblait lui promettre, à dater d'un certain moment, l'autorité du Roman de la Rose, elle allait se modi- fiant et changeant de cinquante en cinquante ans environ, et, à chaque phase nouvelle, les écrivains étaient réduits à trans- later leurs devanciers pour les entendre. Une langue ainsi dé- nuée (le bonne et solide littérature est comme un vaisseau sans lest, qui dérive incessamment. Les implacables guerres de ri- valité entre la France et l'Angleterre, qui remplirent une grande partie du xiv° siècle, puis la première moitié du xv", et se perdirent les bénélices du règne tout réparateur de Charles V, furent sans doute pour beaucoup dans cette lenteur ou plutôt cette interruption des progrès littéraires; mais elles ne suftisent pas pour l'expliquer. On conçoit même que, loin d'étouffer tout à fait la poésie, elles auraient maintes fois la provoquer en lui prêtant une noble matière. Les faits d'ar- mes chevaleresques et les luttes valeureuses s'étaient reflétées en deux ou Iruis remarquables fragments épiques: on se demande si, aux approches de Jeanne d'Arc, l'inspiration de patrie ne s'y joi- gnit pas. On est tenté de chercher sur cette fin du mv" siècle un Béranger, un chantre sympathique, avec quelque chose de cette énergie et de cette rudesse qu'on aime dans le Combat des Trente. Le brillant et léger Froissart, toujours amusé, n'offre rien de tel parmi les jolies pièces galantes qu'il brode complai- samment dans les intervalles de ses histoires. On se prend à regretter que, sentiments et forme, tout soit liction dans les

8 POESIE FRANÇAISE

poésies do Clolilde de Surville. Christine de Pisan, plus docte que poëte, a fait entendre du moins de patriotiques Lamenta- Zfftt'o?!.s. Olivier Basselin*, le chansonnier normand, le créateur des Vaux-de-Vire, dut quelquefois mêler à l'éloge du vin et du cidre quelques accents de plainle pour cette helle France si ravagée, quelques imprécations généreuses contre ces Anglais qui le mirent lui-même afin, selon la chronique, c'est-à-dire le tuèrent. Si le souvenir de ces autres poëmes s'est perdu avec celui des événements, comme il arrive trop souvent dans notre oublieuse France, ce serait pour l'antiquaire une belle tâche de les exhumer et de les produire au jour-. Quoi qu'il en soit de ces conjectures ou de ces désirs, et sans remonter plus haut que le milieu du xv" siècle, époque linit cette rivalité cruelle et la découverte de l'imprmierie vient assurer aux travaux de la pensée une notoriété authentique, si l'on se demande quel était alors l'état de la poésie en France, et qu'on en veuille, pour ainsi dire, dresser l'inventaire, on est à la fois surpris et du nombre prodigieux des ouvrages écrits en vers, et de la pau- vreté réelle qui se cache sous cette stérile abondance. Une sorte de décadence pédantesque semble régner et s'étendre, avant

1. Les Vmi.v-dc-Yire d'Olivier Ilasselin, qui ont été réimprimés en 18tl et en 18"il, ne sont pas les pièces originales telles que les a composées le poëte, mais telles que les éditeurs les ont remaniées et rajeunies au sei- zième siècle. On peut lire dans les Mémoires de l'Académie de Caen (1856) un mémoire sur lui par M. Yaultier, qui cite de la partie authen- tique des œuvres de lîasselin la seule pièce ayant trait à un événement d'intérêt public; elle est de bon cru. Les Anglais assiègent Vire (1417) ; le poëte s'écrie :

Tout à l'entour de nos remparts

Les ennemis sont en furie;

Sauvez nos tonneaux, je vous prit!

Prenez plustost de nous, sonldars.

Tout ce dont vous :iurez cnvic :

Sauvez nos tonneaux, je vous prie ! >

Nous pourrons après, en beuvant, Chasser nostre mérencolie: Sauvez nos tonneaux, je vous prie ! L'ennemi, qui est ey-devant. Ne nous veult faire courtoizie: Vuidons nos tonneaux, je vous prie !

Au moins, s'il prend nostre cilè, Qu'il n'y treuve plus que la lie : Vuidons nos tonneaux, je vous prie ! Deussions-nous marcher de coslé. Ce bon sildi e n'espaignons mie : Vuidons nos tonneaux, je vous prie!

2. Guillaume de Macheau est encore inédit. Voir le choix des Poésies d'Eustache Deschamps iniblié par M.i^rapelet, et ce qu'en dit M. Yaultier Mémoires de l'Académie de Caen, 1840).

AU XVI» SIKCLE. 9

qn'nncunp malnrité frurtnoiise nit eu son jour. Les romans de chi'valeiie sont sortis désormais du domaine de la poésie et des rimes, pour circuler de plus en plus terre à terre en prose; on peut dire, sans trop de plaisanterie, que les clievaliers sont mis à pied. Onaiitaux vers, le genre allégorique domino : c"esl en- core le Roman de ta Rose et sa menue monnaie, retournée et distribuée en cent façons ; c'est toujours Dancjier, Malehouche, Franc-vouloir, ou Faux- rapport, et, à côté de ces éternelles visions de morale galante, ce sont les devis grivois, les propos naïfs d'amour et de table, les plaisanteries malignes contre le sexe et l'Eglise. Ceux-mêmes qui, comme Martin Franc', ont l'air de vouloir protester, ne font qu'imiter et affadir. Trop heureux le lecteur en peine à traversées rangées de rimes, si, dans l'agréable entrelacement d'un triolet, dans la chute bien amenée d'un rondeau, dans le refrain naturel et facile d'une ballade, il trouve par instants de quoi rompre l'uniformité de son ennui! Toutefois, au temps même dont nous parlons, ces humbles essais d'un tour subtil, dont la vogue se prolongeait depuis le xn'= siècle, durent quelques grâces nouvelles à Charles d'Orléans et à Villon; le père de Louis XII et l'auteur chéri de Marot méritent bien de nous arrêter un peu : ils nous intiodui- ront tout naturellement à la poésie du xvi° siècle.

Les œuvres de Charles d'Orléans, découvertes par l'abbé Sal- lier il y a une centaine d'années, et dont on attend encore une édition correcte et complète -, tombèrent dans l'oubli presque en naissant, malgré le nom illustre de l'auteur et le mérite exquis des vers. Elles n'eurent donc à peu près aucune influence

1. Auteur du (champion des Dames.

2. L'édition de 1803 (Grenoble) n'est en effet ni correcte ni complète. Un des Manuscrits de Charles d'Orléans (Bibliothèque royale) ne renferme pas moins de 155 ballades, 7 complaintes, 131 chansons, 400 rondeaux, un discours à l'occasion du procès du duc d'Alençon, et deux rondeaux an- fjlais. L'éditeur de 1803 s'est guidé dans son choix sur un manuscrit d'An- toine Astezan, secrétaire de Charles d'Orléans, qui a mis en vers latins un giand nombre des poésies françaises de son maître. L'éditeur a pensé que, le secrétaire ayant traduire les meilleures pièces, il suffisait de se borner sans plus d'examen à celles-là. Il parait que les poésies du prince furent aussi tiaduites en anglais par un contemporain; on a récemment retrouvé et imprimé en Angleterre cette traduction curieuse que M. VVat- !-on Taylor, l'éditeur, attribue à Charles d'Orléans lui-même : Poeina

irrilten in english ht) Charles duke of Orléans (London, 1827). -- Au

monieiit cette noie s'imprime, on annonce tout d'un coup à la fois df'\i\ éditions nouvelles des l'oésies de Charles d'Orléans, Tune d'apiès les nianusciits, tant de Grenoble que de l'aris, par M. A. ChampoUion, et l'autre ^ur les manuscrits de Paris, par M. Guichard (1842).

M) POESIE FRANÇAISE

sur le goût de l'époque, et ne font qu'en donner un échantillon brillant. C'est même un des traits principaux par lesquels Charles d'Orléans, successeur paisible et presque ignoré de Thi- baut de Champagne, de Jean Froissart, et plus récemment rival inaperçu d'Alain Chartier, se distingue, comme poëte, de Fran- çois Villon, qui fut à certains égards novateur et chef d'école. Il existe d'ailleurs entre eux bien d'autres différences. Le prince, comme on peut croire, a plus d'urbanité que l'écolier de Paris. Le fils de Valentine de Milan a retenu des accents de cette langue maternelle, déjà Pétrarque avait passé. Prisomiier d'Azincourt, vingt-cinq ans retenu en ferre étrangère, a-t-il encore, comme Froissart, à cette patrie de Chaucer d'ouïr en effet des tons plus choisis, des échos plus épurés? Il y a du moins contracté tout naturellement l'habitude de la plainte : ses ballades respirent une monotonie douce et une tristesse qui plait. Quand il s'adresse à sa dame, c'est avec une galanterie dé- cente qui trahit le chevalier dans le trouvère. Sensible comme un captif aux beautés de la nature, il peint \e renouveau* avec une gentillesse d'imagination et une fraîcheur de pmceau qui n'a pas vieilli encore. Souvent, quand il y songe, un sentiment dé- licat d'harmonie lui suggère cet enchahiement régulier de rimes féminines et masculines qui a été une élégance de style avant d'être une règle de versification. On en pourra juger parles trois petites pièces suivantes, qui justifient tous nos éloges, et au-dessus desquelles il n'y a rien dans leur genre :

Rafraischissez le chastel de mon Cueur D'aucuns vi\Tes de joyeuse plaisance; Car fauk Dangier, avecq' son alliance, L'a assiégié eu la tour de douleur.

Se ne voulez le siège sans longueur Tantost lever ou rompre par puissance, Rafraischissez le chastel de mon Cueur D'aucuns vivres de joyeuse plaisance.

1. Rien de plus gracieux et de plus frais que les deux rondeaux sur le printemps, l'un commençant par ces vers : Les fourriei's d'Eté sont ve- nus; et l'autre par ce vers : Le Temps a laissié son manteau, etc. Ils sont trop connus pourêlre cités. Jaloux de suppléer à ce que je ne dis pas, je renvoie à deux ou trois pages sémillantes de M. Wichelel sur Charles d'Orléans [Histoire de France, tome IV, p.5"21)et à M. Villeniain {Cours de L itlérature).

AU XVP SIECLE. H

Ne souffrez pas que Dangier soit seigneur, tu conquestant soubs son obéissance Ce que tenez en voslrc gouvernance; Avancez-vous et gardez vostre boiinour. Rafraischissez le ciiastel de «mon Cueur.

Prenez tost ce baisier, mon Cueur, Que ma maistresse vous présente, La belle, bonne, jeune et gente, Par sa trés-grant grâce et doulceur.

Bon guet feray, sur mon honneur, Afin que Dangier riens n'en sente. Prenez tost ce baisier, mon Cueur, Que ma maistresse vous présente.

Dangier, toute nuit en labeur, A fait guet; or gist en sa tente. Accomplissez brief vostre entente, Tandis qu'il dort ; c'est le meilleur. Prenez lost ce baisier, mou Cueur.

Fuyez le trait du doulx regard, Cueur, qui ne vous savez deffendre : Veu qu'estes désarme et tendre, Nul ne vous doit tenir couard.

Vous serez pris ou tost ou fard, S'Amour le veult bien entreprendre. Fuyez le trait de doulx regard, Cueur qui ne vous savez deffendre.

Retraiez-vous sons l'eslendard De nonchaloir sans plus attendre; S'a plaisance vous Inissiez rendre. Vous estes mort, Dieu vous en gard ! Fuyez le trait de doulx regard.

C'est encore de Charles d'Oiiéans que sont ces quatre vers, dont seraient fiers et heureux nos plus cliannants poêles :

Comment se peut ung poure cueur deffendre. Quand deulx beaulx yeulx le viennent assaillir ? Le cueur est seul, désarmé, nu et tendre. Et les yeulx sont bien armés de plaisir.

12 l'OÉSIE FRANÇAISE

La première et la plus longue pièce de vers que prèseiile le recueil de 1805, celle qui louimencepar ce vers :

Au temps passé, (juand Nature me list, etc.

est tout à fait dans le goût des fictions allégoriques à la mode. Dame Salure confie le nouveau-né aux mains de Dame En- fance ; bientôt yiai7(?, messager de Dame Nature, apporte à Dame Enfance une lettre de créance pour qu'elle ait à remettre son pupdle aux soins de Dame Jeunesse, qui à son tour le présente à Vénus et à Cupido. La description de la demeure et de la cour de Cupido ressemble fort au temple du même dieu décrit plus tard par Marot, et alout autant de délicatesse.

Si nous passons de Charles d'Orléans à Villon *, le contraste a lieu de nous surprendre. Ce dernier, écolier libertin et fripon, véritable enfant de Paris, élevé dans quelque boutique de la Cité ou delà place Maubert, a un ton qui, pour le moins autant que celui de Régnier, se sent des lieuxque fréquentait l'auteur. Ses plus lolérables espiègleries consistent à voler le vin du cabare- tier, la marée des halles, ou le chapon du rôtisseur -. Les beautés qu'il célèbre, j'en rougis pour lui, ne sont rien autres que la blanche savaliére ou la génie saulcissière du coin. Comme Charles d'Orléans, il a connu la prison, mais cette prison est le Châtelet, et il pourra bien n'en sortir que pour Montfaucon ; déjà même l'épitaphe est prête ^, la complainte patibulaire est rimée. S'il échappe, c'est grâce à Louis XI, le bon roi, comme il l'appelle, dont il connaissait peut-être quelque compère, et qui était bien capable d'avoir ri du récit d'un des tours pendables. En voilà pourtant plus qu'il n'en faut, ce semble, pour dégoûter les honnêtes gens; mais, avec un peu d'indulgence et de pa- tience, on se radoucit envers Villon; en renmant son fumier, on y trouve plus d'une perle enfouie. Lui aussi, au milieu du jargon de la canaille, il a des mets pour les plus délicats *. La

1. Charles d'Orléans en 1391, mort en 146o; Villon vers 1-irvl.

2. Voir -les Rc>i)ues franches, dont Villon est le héros, quoiqu'il n'en soil lias l'auteur. Voir aussi resfiiL'ylcrie un peu cruelle que raconte de lui Ra- belais. Les apostrophes à la savetiére et à la saulcissière sont dans la pièce intitulée : Ballade et Doctrine de la belle Hcaulmière aux Filles de joie, laquelle est insinée au Grand TesUinient.

3. L'épitaphe de Villon est connue : Je suis tVançais dont ce me poise. etc..,. La complainte patibulaire est intitulée : Éjntajihe en forme de ballade, que fit Villon pour lui et pour ses compagnons, s'aitenaantà être pendu avec eux.

4. .Mût de La Bruvére sur Rabelais.

AU XVI« SIECLE. 13

ballade clans laquelle il se félicite d'avoir fort à propos interjeté appel de sa condamnation, celle qu'il adresse à Momeigneur de Bourbon ponr lui demander de l'argent, et que Marot n'a eu garde d'oublier en faisant sa charmante Épître au roi ; celle enfin des Dames du Temps jadis, insérée dans le Grand Testament, sont autant de petites pièces ingénieuses la grâce perce en- core sous les rides : on devine aisément que la poésie a passé par là. Villon excelle surtout dans les refrains, qui font la diffi- culté et l'ornement de la ballade. Les trois morceaux que nous venons de nommer en reçoivent un tour très-piquant '. De toutes

1. Malgré les dilTicuUos ot les obscurités Jli texte, nous nous hasardons à citer ces trois ballades, en priant le lecteur de ne les juger qu'après les avoir bien comprises, ou du moins à peu près bien.

BALLADE

IlE L'aITEL de VILLON.

Qvie vous semble de mon appel, Garnier, feis-je sens ou follie? Toute beste ^arde sa pel. Qui la coiilrainct, efforce ou lie. Se elle pcull, elle se deslie. Quand donc, par plaisir volontaire, Chanté me lut ceste homélie, Estoit-il lors temps de me taire?

Se fusse des hoirs Hue Capel, Qui fut extraicl de bouclierie. On ne me eust pnrmy ce drapel Faii t boire à celle escorcherie*; Vous entendez bien jonchei ic ? Mais, quand ceslr peine arbitraire On m'adjuj;ea par tricherie, Estoit-il lors temps de me taire?

Cuidez-vous que smibs mon cappol N'y eus! tant de philosophie Comme de dire : J'en apjicl? Si avoit, je vous certifie : Combien que point trop ne m'y lie. Quand on inédit, présent notaire, Pendu snrez, je vous affie, Estoit-il lors temps de me taire?

Prince, si j'eusse eu In pépie, Pieya je fusse nii est Clolaire, Aux champs debout comme une cspie. Estoil-il alors temps de ine taire ?

LA r.EQUESTE

QUE VILLON EMLLA A MONSEIGNEUR DE BOUIIBON.

Le mien seigi:eur et prince redoublé. Fleuron de lys, royale géniture, François Villon, que travail a dompté,

* On ne m'eiit pas mis à la question.

14 POESIE FRANÇAISE

les pièces qu'il a enchâssées dans son Grand Testament, et qu'il lègue à ses amis et parents, faute de mieux, celle qu'il ainlilulèe les Contredicts de Franc Gantier est assurément la plus remar- quable par l'expression ; surtout elle donne beaucoup à penser pour ridée. Je ne s;\is quel poète s'était avisé de célébrer la vie pastorale, et avait pris pour son héros un berger du nom de Franc Gonlier. Villon, qui, pour n"êlre qu'un pauvre petit éco- lier, comme il s'appelle lui-même, n'avait pas moins les inclina- tions passablement splendides, et qui ne sentait que mieux la nécessité du superflu, pour avoir souvent manqué du nécessaire, trouva le poète pastoral fort impertinent, et se plut à le railler dans cette pièce qui rappelle naturellement celle du Mondain. Ici l'on n'a pas seulement à louer en Villon un refrain heureux,

A coups orbes*, par force de hatture, Vous supplie par ceste humble escriture, Que lui laciez quelque gracieux presl. De s'obliger en toutes cours est prest. Si ne doublez, que bien ne vous contente, Sans y avoir dommage ne intérest : Vous n'y perdrez seulement que l'attente.

A prince n'a ung denier emprunté,

Fors à vous seul, vosire humble créature :

De six cscuz que luy :ivez preste,

Cela pieça il mist ennourrilun-.

Tout se payera ensemb e: c'est droiture ;

Mais ce sera légiérement et prest ;

Car si du ^'land rencontre la forest

D'entour Patiy, et chastaiL,nesont vente"*,

P.iyé vous tieiis, sans délay ny arrcst :

Vous n'y perdrez seulement que l'attente.

Si je peusse vendre de ma santé A ung Lombard usurier par nature, Faulie d'argent m'a si fort enchanté, Que j'en prendrois (ce croy-je) l'adventure. Argent ne pend à gippon'** ne ceincture ; Beau sire Dieux, je me esbahyz que c'est. Car devant nioy Croix ne se comparoist. Si non de boys ou pierre (que ne mente). Mais se une fois la vraye me apparoisi, Vous n'y perdrez seulement que l'attente.

Prince du lys, qui à tout bien complaist. Que cuydez-vous comment il me desplaist, Quand je ne puis venir à mon entente? Bien entendez. Aidez-moy, s'il vous plnist, Vous n'y perdrez seulement que l'attenta.

BALLADE DES DAMES DU TEMPS JADIS.

Dictes-raoy où, ne en quel pays, Est Flora la belle P.ornaine, Arcliipiada, ne Thaïs, Qui fut sa cousine germaine ?

A coups aveugles, cachés.

' Il n'y a aucune forèl, et l'on n'y vend pas de châlaigr

'* Jupon.

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comme pom^ d'autres ballades; presque chaque vers fait image, presque chaque mol est un trail. Le malicieux poëte, avec un air de houhoiuie, avoue que depuis certain jour qu'il aperçut par le trou de la serrure,

Sur mol duvet assis un gras chanoine,

Lez [près] ung brazicr, en chambre Ijieu nattée

A son costé gisant dame Sydoine,

Clanclie, tendre, poUie et alteintée,

il ne prise plus guère la vie champêtre de Franc Gontier et de sa compagne Hélène, ni leurs ébats sous le bel églantier et sur la dure :

S'ils se vantent coucher soubs le rosier, Ne vault pas mieux lict costoyc de chaise? Qu'en dictes-vous^?

Il juge plus commode de boire hypocras jour et nuit que de boire de l'eau froide tout au long de Vannée, et de s'écorcher le gosier d'une croûte de gros pain bis frotté d'ail. Bref, il s'en tient ingénument, pour son compte, à ce vieux dicton qu'il a ouï répéter dans sa petite enfance :

Qu'il n'est trésor que de vivre à son aise.

Des idées si mondaines, et je dirais presque si profanes, dans la poésie, au milieu d'un siècle si peu avancé, méritent quelque

Echo parlant quand ijruyt on niaine Dessus rivière ou sus eslan, Qui beaulté eut trop plus que humaine? Mais ou sont les neiyes d'autan * ?

est la très-sage Héloïs, Pour qui fut chastré (et puis movne) Pierre Esljaillarl à Saiiict-Denys, ' Pour sou amour cul ocst essoyne? Seniblablunient, ou est la lioyne Qui commanda que liuridan Fust jette en ung sac eu Seine: Mais sont les neiges d'antan?

La Ticyne lilanche comme ung lys, Qui chantoil à la voix de Sereine ; Berthe au grand pied, isiétris, AUys, Hareuibouges qui linl l^Mayiie? Et Jehanne. la bonne Lorraine, Que Angloys bruslerent à Kouen ? sont-ils, Vierge souveraine? Mais sont les neiges d'antan ?

* C'esl-à-diie d'avant l'an, des années passées.

1. Ceci rappelle l'apostrophe de Voltaire à notre père Adam et à notre mère Eve. Voir la Mondain.

1() POESIE FRANÇAISE

alleiilion; elles se rattachent aux caractères qui distinguent les liLlératures sorties du moyen âge, et la nôtre en particulier, d'avec celles de l'antiquité. Ce n'est pas enGrèce assurément que la poésie au berceau eût tenu ce langage. Sous un climat heu- reux, parmi un peuple enfant, elle commença par avoir elle- même lasuperstition sacrée et la candeur de l'enfance ; elle crut longtemps à l'âge d"or; toujours elle crut aux charmes d'un beau ciel, aux délices d'une belle nature. Chez nous, au con- traire, voilà Villon qui mène tout d'abord les Muses au cabaret et presque à la potence ' ; le voilà qui les désenchante en naissant de leurs chères illusions, les endoctrine de sa morale commode, et les façonne à des manières tant soit peu lestes, qu'elles ne perdront plus désormais. Quelque pudeur naîtra peut-être avec l'âge, une pudeur acquise; mais la familiarité, la malice, et le penchant au badinage, reviendront toujours par instants, j'en réponds par Clément Marot et Jean La Fontaine. La dignité, la noblesse de ton, aura son tour; mais la vieille gaîté française aura ses rechutes. Le sentiment n'étoul'fera pas la moquerie. Nous rencontrerons l'auteur du /l/o?irfam dans l'auteur de Zaïre, et, si de Villon à Voltaire - il y a loin à tous égards, le seul trait qu'ils auront de commun n'en sera que plus saillant ; le fonds original de la poésie française n'en ressortira que mieux. Villon ebt raïeul d'une nombreuse famille littéraire dont on reconnaît encore, après des siècles, la postérité à une certaine physiono- mie gauloise et française. Cette extraction, moins que bour- geoise, n'a rien qui doive faire rougir; elle a depuis été cou-

1. Si l'on remonte encore plus haut que Villon, on trouve la remarque (le ]»Ius en plus confirmée. Jean de Mcun, dans sa continuation du Roman de la Rose, dit ces mots ou à peu près : Toutes vous autres fcuinws êtes

ou fûtes, (le fait ou volonté, p « De quoi, raconte Brantôme, il encou-

« rut une telle inimitié des dames de la c iur, qu'elles, par une conjura- « tion, et de l'avis de la reine, entreprirent un jour de le fouetter, et elles " le dépouillèrent tout nu, et étant prêtes à donner leurs coups, il les « pria qu'au moins celle qui étoit la plus grandi; p. ... de toutes com- " mençât la première. ( liacune, de honte, n'osa commencer, et par ainsi « il évita le fouet. J'en ai vu l'histoire rei)résentèc dans une vieille tapis- série des vieux meuhles du Louvre. » (Brantôme, Dames galantes.) Le Roman de la Rose est tout plein de ces railleries graveleuses. La Bible Gutjot, composée par un moine, Hugues de Bercy (ou Bersil), est une satire scandaleuse du temps.

2. Malgré toute la disproportion, et, pour ainsi dire, Vétrangeté de ce rapiirochement, je le crois très-fondé. Sans revenirsurla compaiaison du Mondain avec les Contredicls de Franc Gantier, il y a dans la petite pièce de Voltaire intitulée /a Bastille, qu'il composa sous les verrous, des idées et des vers presque semblables à des vers et des idées de Villon sur sa prison, d'ailleurs un peu mieux méritée. Le dépit de Villon s'exhale sur- tout contre un certain Thibault d'Aussigny, dont on a voulu faire un juge

DU xvi= SIÈCLE. n

verte d'assez de gloire. Tel d'ailleurs qui, pour avoir dressé un guet-apens au quinzième siècle, fut logé au Chàlelet et rima sur Montl'aucon, aurait bien pu, en des jours plus polis, mériter tout simplement par quelque co\iplet les honneurs d'un logement royal, et rimer sur la Bastille ou Sainlc-Pclugie^ .

Les cinquante-quatre années qui séparent le Grand Testa- ment de Villon des premières productions de Clément Marot (1401-1515) semblent avoir été aussi fertiles en faiseurs de vers que pauvres en véritables talents. Les imitateurs se parta- geaient désormais entre le genre du Boman de la Rose et celui des Repues franches. De jour en jour plus répandue et plus fa- milière, sans devenir plus vigoureuse, la versification se prêtait à tout. Faute d'idées, on l'appliquait aux faits, conane dans l'en- fance des nations : Guillaume Crétin chantait les chronijites de France; Martial d'Auvergne psalmodiait le règne de Char- les VII année par année ; George Chastelain et Jean Molinet ri- maient les choses merveilleuses arrivées de leur temps. Pour relever des vers que la pensée ne soutenait pas, on s'imposait des entraves nouvelles qui, loin d'être commandées par la na- ture de notre prosodie, en retardaient la réforme et ne lais-

de Melun, mais qui parait avoir été cerlninement un cvêque d'Orléans et l'aulcurde l'emprisonnement du poète; il lui reproche amèrement l'eau froide à laquelle il a été rc'duit tout un été,

Et il ajoute :

Et ailleurs

Dieu mercy et Jacques Thibault

Qui laiit d'eau froide m'a faict boire.

Quant j'en ay mémoire,

Je pry pour kiy (et reli(pia)

Que Dieu luy doint (et voire voire)

Ce que je pense, et caetera.

Tel luy soit Dieu qu'il m'a esté !

Ce ton ne rappelle-t-il pas Voltaire s'en prenant à Marc-Hcnc d'avoir si longtemps bu chaud et mange froid? L'exclamation n'est-ellc pas la même?

Que quelque jour le bon Dieu vous le rende !

Dans une épître de Chaulieu à Voltaire, le bon abbé apostrophe le jeune poète en ces termes :

Pour vons, successeur de Villnn, Dont la muse toujours aimable, etc.

El Chaulieu disait vrai, quoique Voltaire n"eùt peut-être jamais lu Villon.

1. Voir sur Villon un article de M. Daunou {Journal des Savants, sep- tembre 1802', qui fixe et résume très au complet l'état des documents et des discussions à son sujet.

2.

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saienl place à nul autrement. Jean Mescliinot écrivait en tète d'un huitain : « Les huit vers ci-dessous écrits se peuvent lire « et retourner en trente-huit manières. » Si la rime avait long- temps été l'unique condition des vers, du moins nos anciens poètes l'avaient assez soignée ; dans Villon surtout elle est fort riche. On ne s'en tint pas : Molinet imagina de finir chaque vers par la même syllabe deux fois répétée, et de rimer en son S071, en 1071 ton, en bon bon ; c'était proprement ramener la poésie à balbutier. Crétin, d'un bout à l'autre de ses œuvres, se tourmente à faire rimer ensemble, non pas une et même deux syllabes de chaque vers, mais un ou plusieurs mots tout entiers*. Chez lui, ce qui devrait n'être qu'une agréable cadence devient un tintamarre étourdissant ; la pensée disparait au milieu du bruit, et il faut convenir cjue la perte n'est pas grande pour le lecteur. Dans le mauvais goût général, quelques auteurs con- servaient encore assez de naturel et de simplicité pour que la tradition n'en fût pas interrompue jusqu'à Marot. iNous citerons le bon moine Guillaume Alexis, sur lequel un reflet du siècle do Louis XIV est venu tomber : La Fontaine l'a honoré d'une imitation-. Martial d'Auvergne lui-même, dans les Vigiles de Charles Vil, a plus d'une fois rendu avec un accent vrai l'amour d'un peuple pour un roi qui avait chassé l'étranger. D'ailleurs son livre en prose des Arrêts d" Amour lui a valu aussi un sou- venir de La Fontaine. C'est à lui encore, procureur au parle- ment de Paris, qu'on attribue l'Amant rendu Cordelier à l'ob- servance d'Amour, joli petit poëme cp-ii, sous la forme ordinaire de la vision, contient tous les secrets du code galant, toutes les finesses de la chicane erotique. On ignore à quel spirituel au- teur est due la Confession de la belle Fille, qui est comme le pendant de l'Amant Cordelier. Pierre Michault, dans la Danse aux Aveugles, voit en songe tout le pauvre genre humain qui danse devant Cupidon, la Fortune et la Mort. Au lieu de la Mort,

1. C'est ce qu'on nommait des vers équivoques. Cl. Slarot, qui appelle Crétin le bon Crcihiau vers équivoque. Va imité quelquefois; mais c'était par manière d'escrime. Thomas Sébilet, en son Art poétique jloiS), re- garde encore cette rime comme la plus élégante et la plus poignant l'ouie. hu Bellay et lionsard ont purgé notre poésie des vers équivoques, aussi bien que des vers courouués, faits à l'instar de Molinet.

2. I.a Fontaine {Œuvres diverses) a fait une petite pièce, Janot et Catin, dans laquelle il imite, par la forme des stances et du style, le Blason des fausses Amours, de Guillauiue Alexis. A colé de cette pièce, il en est une autre imitée des Arrêts d'Amour.

AU XVI» SIÈCLE. 19

mettez Plutus, et vous aurez pour épigraplie f]e celte production piquante du quinzième siècle les vers connus de Voltaire :

Plutus. la Fortune et 1 Amour, Sont trois aveuyles-nés qui gouvernent le monde.

Vers ce temps, Guillaume Coquillart, prêtre de Reims, se distingue par l'abondance de son style et le jeu facile de ses rimes redoublées, autant que par le cynisme naïf de ses ta- bleaux. Jean Marot , grâce à quelques rondeaux et à deux ou trois cbansons qu'on lit dans ses Voyages de Gênes et de Venise, ne semble pas indigne de son fiis*. Jean Le Maire, historien érudit pour |son temps [et rimeur d'un ton assez soutenu, a mérité aussi d'avoir Clément Marot pour élève, ou du moins de lui donner des conseils utiles de versification. L'évèque d'Angoulême enfin, Octavien de Saint-Gelais , tournait assez galamment les compliments d'amour, en amendant que son fils Mellin fût d'âge à faire mieux que lui. C'est de la sorte que la poésie atteignit, en se traînant, la fin du règne de Louis XII.

François l" venait de monter sur le trône (1515) ; de tous côtés arrivaient les félicitations poétiques, les ballades et chants royaux, quand le fils d'un poète et valet de chambre de la cour, jeune page de vingt ans, présenta au monarque de même âge un petit traité d'amourettes sous le titre de Temple de Cu- pide. Depuis le Roman de la Rose, si l'on excepte quelques piè- ces de Charles d'Orléans et l'amant Cordelier, nulle part les propos de galanterie n'avaient été aussi agréablement tournés, ni les objets symbolisés aussi vivement ; c'était d'ailleurs le même fonds d'idées, la même mythologie. Bel-accueil, à la robe verte, sert de portier au temple; Beau-parler, Bien-aimer,

1. On lit en tête d'un recueil des œuvres de Jean Marot ce luiitain, qui est, je crois, de La Jlonnoye ;

En ce recueil, qui n'est pas des moins vieux, De 3ean 5'arot les œuvres pourrez lire: Pas toulefois, je veux bii'ii vous le dire, K'y trouverez te au'il a fait de mieux- Ailleurs pourrez trouver ce ('igné ouvrage Si plein de senç. d'esprit et d'ayrément, n'est besoin s'explii(uer d.ivantage : Bien entendez que c'est maître Clément.

on pourrait de même appliquer ce Iniitain à Octavien de Saint-Gelais, dont le (ils Mi'Uin fut nssuréineut le meilleur ouvrage. Etienne l'asquicr dit, à ce propos, de Clément Marot et de Mellin de Saint-Gelais, qu'Us scmbloieiil avoir apporté la poésie du ventre de leur mère.

20 POÉSIE FRANÇAISE

Eien-servir, en sont les joyeux et très-glorieux patrons. Le pèlerin amoureux esquive adroitement Refus, qui se promène dans la nef, et se glisse à la faveur de Bel-accueil, jusque dans le cœur repose Ferme-amour. Mais toute cette allégorie, déjà antique, était rajeunie par la fraîche imagination et les saillies piquantes du poète. Déjà il avait reconnu les deux car- quois de l'Amour, ou du moins il avait remarqué que le joli dieu, sur son écusson, porte de gueules à deux traits ; de ces traits, Tun a une pointe d'or et enflamme les cœurs, l'autre a une pointe de plomb et les glace :

De l'un ApoUo fut touché,

De l'autre Daphné fut atteinte."

Parmi les reliques précieusement suspendues aux autels, il n'oublie ni escus ni ducats.

Grands chaisnes d'or dont maint beau corps est ceint, Qui en amour Ibnt trop plus de miracles Que Beau-parler, ce très-gloi'i eux saint.

Pour missel, bréviaire et psautier, on lit dans le temple Ovide, maître Alain Chartier, Pétrarque et le Roman de la Rose ,

Et les saints mots que l'ou dit pour lésâmes,

Comme PcUcr ou Ave Maria,

C'est le babil et le caquet des Dames.

(Juiconque pénètre en ce lieu est fait incontinent moine de Tordre, sans pour cela qu'on le tonde ; et le sot, comme le sage, y devient du premier coup passé-maître ;

Car d'amourettes les services

Sont faits en termes si très-clairs,

Que les apprenlifs et novices

En sçavent plus que les grands clercs.

Dans le chœur du temple enfin, à côté de Ferme-amour, qui n'a d'ailleurs, comme on peut bien penser, qu'une fort petite suite de vrais et loyaux sujets, le pèlerin est assez adroit pour décou- vrir au fond d'un bosquet, sous la ramée et sur les lis, le bon lèu Louis XII avec sa bien aimée Anne de Bretagne. Cette façon déiicUe d'adoucir, en le rappelant, le deuil récent delà France,

AU XVI" SIÈCLE. 2i

était hion propre à charmer un jeune prince galant et chevalier. Marot ne s'en tint pas : en courtisan liabile, il lui conseillait, dans un rondeau joint à la dédicace, de suivre, par manière de passe-temps royal, le noble clal des armes et le beau train d'a- mour. L'âge du poëte prêtait à ce conseil une convenance et une grâce déplus; ajoutez qu'on était à la veille de Marignan. Qu'on me pardonne ces détails sur le premier ouvrage de Marot : c'est à la fois le plus long de ses poèmes et celui il a fait la plus grande dépense d'imagination. Avec celte tournure facile qui ne l'a jamais abandonné, on sent, plus qu'ailleurs, ce be- soin de peindre, qui est surtout un besoin de jeunesse.

Gardons-nous pourtant d'exagérer. Maitre Clément n'était pas un poëte de génie ; il n'avait pas un de ces talents vigoureux qui devancent les âges et se créent des ailes pour les franchir. Une causerie facile, semée par intervalles de mots vifs et fins', est presque le seul mérite qui le distingue, le seul auquel il faille attribuer sa longue gloire, et demander compte de son immortalité. Avec un esprit d'une portée plus ambitieuse, il est à croire qu'il n'eût fait que s'élancer, un peu plus tôt que Ron- sard, vers ces hauteurs poétiques, inaccessibles encore, aux- quelles Malherbe le premier eut l'honneur d'atteindre et de se maintenir. Heureusement pour lui, son esprit était mieux accom- modé à la médiocrité des temps. En poésie comme dans le reste, facile à vivre et prompt à jouir, Marot tire parti de tout ce qu'il trouve, sans rien regretter ni deviner de ce qui manque. On aime à le voir jouer si à l'aise au milieu de tant de gênes; et, à cette parfaite harmonie entre l'homme et les choses, on reconnaît le poëte du siècle par excellence. >'é d'un valet de chambre auteur, il annonce de bonne heure lui-même cette double inclination d'auteur et de courtisan. La chicane à laquelle on le destine l'ennuie; et, secouant la poudre du greffe, il monte à quinze ans sur les tréteaux des Enfants sans souci. bientôt après devenu page, il puise dans le commerce des grands

1. « Clément Marot, dit Etienne Pastjuier, avoit une veine S'an^ement :c lluide, un vers non affecté, un sens fort bon, et encore qu'il ne fût accom- K pagné de bonnes lettres, ainsi que ceux qui vinient après lui, si n'eu « étoit-il si dégarni qu'il ne les mit souvent en œuvre fort à propos. » (Rcclierclies de la France, livre vu.)

o Clément Marot, dit le bon DuVerdierde Vauprivas en sa Bibliutlièqua « franroisf, a si doucement écrit, et si gracieusement entassé les mots do « sa comjiosition, yssanle uu de son propre esprit ou de l'esprit d'autrni, « que jamais on ne verra son nom éteint, ni ses écrits abolis. »

22 POESIE FRAiSÇAlSE

cette délicatesse que l'écolier Villon ne connut jamais. Valet do chambre à sou tour', et mêlé à tous les plaisirs des cours de Navarre et do France, sa galanterie, aventureuse comme celle d'Ovide ot du Tasse, se prend aux plus nobles conquêtes, et le voilà rival de deux rois. La science, du reste, de l'occupe guère, fai leu, nous dit-il quelque part avec une satisfaction ingénue,

J'ai Icu des Saints la Légende dorée; J'ai leu Alain, le très-noble orateur, Et Lancelot, le ti'ès-plaisanl menteur; J'ai leu aussi le Romantde la Rose. Maistre en amours, et Yalère et Orose, Contans les faits des antiques Romains.

Le choix de ces lectures, comme on le voit, est aussi curieux que borné. Pour être juste cependant, il faut ajouter au cata- logue Virgile, Ovide, Catulle, Martial, Pétrarque et Villon, dans lesquels le poëte n'avait pas moins profiter que dans Orose et Valère Maxime. Les disgrâces qui suivirent les premiers débuts de Marot ne font qu'achever son portrait, et donnera sa physionomie je ne sais quelle teinte plus nationale encore.

1. Jean Marot avait été poëte et secrétaire de la reine Anne de Bretagne, et ensuite valet de chambre de François I". Clément fut attaché en cette qualité à la duchesse d'Alençon, sœur du roi, depuis reine de Navarre, et ensuite au roi lui-même. On a prétendu qu'il aima successivement, et non sans quelque retour, Diane de Poitiers et la reine Marguerite. Remarquons ici que les princes du seizième siècle payèrent d'ordinaire les poètes et gens de lettres avec deux monnaies principales. Ils les prenaient pour valets de chambre, et c'est ainsi que la domesticité de François 1" et de sa sœur Marguerite de Navarre était presque toute littéraire. On y voyait Jean et Clément Marot; Bonaventure Des Periers, auteur des Coules et du Cijinhnlum Muiidi; Hugues Salel, traducteur d'Uoinére ; Victor Brodeau, qui fit le fameux huitain des Frères mineurs; Claude C.happuy, qui bla- sonna la main et le ventre ; Antoine Du Moulin, dont on a la Dépluraiion de Vénus sur le bel Adonis. Plus tard, Malherbe, lîacine et Voltaire, turent bien gentilshommes de la chambre. 2" On dotait les auteurs, même les poètes galants, d'abbayes, de bénéfices ou d'évêchés, et c'était la monnaie le plus en usage. Octavien de Saint-Gelais dut son évéché d'.\ngoulême à une ballade dont il fit hommage à Charles VIII. Mellin obtint au même titre de François 1" l'abbaye de JNotre-Dame-de-Reclus, ordre de Citeaux. Les livres de Rabelais ne lurent pas inutiles à lui procurer la cure de Meudon. La traduction de Théaqène et Chariclée, par .\myot, fut récompensée de Pabbaye de Bellozane, tandis qu'lléliodore avait i)erdu, dit-on, son évéché pour avoir composé le roman. Ronsard fut successivement militaire, et prieur d'abbayes qu'il tenait de la munificence de Charles IX. Joachim Du Bellay, l'ontus de Thiard, profilèreni des mêmes faveurs. Philippe Des Portes fut le plus riche abbé de son temps, grâce à ses sonnets. Sans re- monter si haut, on a vu les petits vers galants ne pas nuire aux bénéfices de l'abbé de Chaulieu , ni à la fortune ecclésiastique de l'abbé de Demis.

AU XVI» SIÈCLE. 23

A l'exemple de Villon, il fit connaissance avec le Châtelet, et même à deux fois différentes : la première, pour avoir prêté à des soupçons d'hérésie (1525) ; la seconde, pour avoir enlevé un prisonnier aux gens du guet (1527). Toujours il s'en tira en poète, et rima sur ses infortunes avec raillerie et gaité. Cette lâcheuse accusation d'hérésie pourtant, une fois soulevée contre lui, demeura suspendue sur sa tête; tout favori du prince qu'il était, elle l'exposa à des tracasseries journalières, à des fuites fréquentes, et l'envoya finalement mourir à qua- rante-neuf ans sur une terre étrangère. Au milieu d'un grand nombre d'admirateurs, Marot avait eu quelques envieux de sa fortune et de son talent. Dans ses démêlés avec Sagon et La Hueterie, dont il traîne les noms comme à la suite du sien devant la postérité, il a le premier aiguisé ces armes du dédain el du ridicule dont on s'est tant servi après lui dans la polémique littéraire*. Ce ne sont pas d'ailleurs les seules armes qu'il ait connues : François I" faisait des vers auprès de Marot, Marot fit la guerre à côté de François I" : il com- battit à Pavie (1525), y reçut une blessure, et partagea quelque temps la captivité de son maître. C'est même à son retour de que cette autre prison moins honorable le saisit ; ses en- nemis profitèrent contre lui de l'absence du prmce. Telle fut l'existence passablement agitée du gentil maître Clément, qu'invoquaient plus tard si à loisir La Fontaine et Chaulieu. Elle réunit tout ce qu'il y a de piquant à cette époque : valeur guerrière, politesse de cour, galanteries éclatantes, querelles littéraires, brouilleries avec la Sorbonne- et visites au Châte-

1. Quand Sagon attaqua Marot, celui-ci était absent, et ses amis Charles Fontaine et Donaveuture Des Periers prirent sa délense. A son retour, Marot ne daigna répondre à Sagon que sous le nom de son valet Fripelipes.il y a du Voltaire dans cette idée-là. 11 est vrai que le valet Frii)elipes ne se montre guère délicat dans ses expressions : de Sanon il fait sans difficulté Sadouiit, comme Sagon à son tour fait Maraud de Marot. Mais, en un siècle poli, n'a-t-on pas vu aussi Frelon, Sabotier et Votaterrc-?

Au leste, l'attaque de Sagon fut celle d'un dévot hypocrite et jaloux. Marot exilé avait lâché quelques railleries contre la Sorbonne dans une épilre au roi. Sagon cria à l'Itérétique, et dénonça Marot pour avoir sa place à la cour.

2. C'est à la Sorlionne que Marot dut son dernier exil, pendant lequel il mourut. 11 s'était mis à la traduction des l'saumespar le conseil de Valable, et avec l'agrément de François 1". Dés que cette traduction parut, la cour en lut charmée; le roi fredonnait tout le long du jour quelque psaume, et c'était à (jui en accompagnerait les airs parmi les dames et les courtisans. Mais la Sorbonne découvrit dans les mauvais vers de Marot tout autre chose riu'une hérésie littéraire, et, nonobstant son succès de cour, le poète jugea à propos de voyager. 11 se retira d'abord à Genève, d'où le libertin

2i POÉSIE FRANÇAISE

let ; peut-on imaginer pour lors une vie de poëte qui soit plus véritablement française? *

Cette vie se réfléchit tout entière dans les ouvrages de Ma- rot ; ses poésies en ont recueilli et consacré les moindres sou- venirs. De naît le plus souvent une heureuse convenance entre les sujets qu'il traite et la nature de son esprit ; delà encore la convenance merveilleuse de ces sujets avec l'esprit de notre nation et les ressources du langage contemporain. Il n'a guère dérogé en el'fet au génie de ce langage et à sa pro- pre vocation que lorsqu'il a voulu traduire les Psaumes, et accompagner sur son flageolet la harpe du Prophète. C'était bien assurément l'esprit le moins biblique, et l'humeur la moins calviniste ; une chose légère. La plupart des menus genres de poésie qu'embrasse notre littérature se trouvent éclos chez lui sans effort d'invention, et avec tout l'attrait de leur simplicité primitive. L'épitre familière, l'épigramme, le conte et la chanson y étincellent souvent de grâces originales qui n'ont pas été elfacées. Et qu'on ne s'y trompe pas : tout secondaires qu'ils sont depuis devenus , ces genres ont fait longtemps la principale ou même l'unique substance de notre poésie ; longtemps ils ont formé la trame du tissu dont ils ne semblent aujourd'hui qu'une broderie élégante ; et sous ces

trouva bientôt moyen de se faire chasser. 11 mourut l'année suivante (lo-ii), à Turin. Deux ans'a|irés (l.'iiGi, un de ses amis, Etienne Dolet, était brûlé comme hérétique en place Maubert. Ce pauvre Dolet, qui avait été mis deux fois en prison, s'était délassé, comme iMarot, en composant à chaque fois un Enfer; il n'était pas d'ailleurs inconnu à François 1", dont on est même allé, quoiquesans raison, à le dire fils naturel. Marot avait pu aussi être témoin de la tin tragique de son camarade Bonaventuie des Periers, valet de chambre de la reine de Navarre. Ce malheureux se perça de son épée, sans doute pour mettre lin aux persécutions que lui suscita son Ci/m- baliim Miindi. Les craintes de notre poète n'avaient donc rien de panique. Durant l'un de ses exils, Marot écrivait au roi :

Anlont comme eux {les juges\ sans cause qvii soit bonne,

Me veut du mal l'ignorante Sorboone :

Bien ignorante elle est d'èire ennemie

De latiilingue et noiilc Acailéniie {le Collège de France),

Qu'as'éiigée. Il est tout manifisle

Que là-df"dans. contie Ion vueil céleste,

Est défendu qu'on ne voyse alléguant

Hébi'ieu, ni grec, ni latin élégant;

Disant que c'est lang.ige d'hérétiques.

0 pauvres gens, de savoir tout éthiques,

Bien faites vrai ce proverbe courant :

Science n'a haineux que fignorant.

Ce sont ces paroles qui donnèrent lieu à l'attaque de Sagon, espèce de poêle de congrégation et défenseur de la Sorboui.e.

I

AU XVI' SIECLE. 25

minces enveloppes que l'âge n'a pas flétries encore était recelé le germe de presque tout notre avenir littéraire.

Parmi les épîtres de Marot, il en est deux qu'on a souvent citées, et qu'on ne se lassera jamais de relire. Datées égale- ment du Cliàtelet, et adressées, pour la délivrance du captif. Tune à son ami Lyon Jamet, et l'autre au roi lui-même, elles rendent mémorables, dans Thisloire de notre poésie, les deux emprisonnements dont nous avons parlé. La première n'est que la fable du Lion et du Rai, heureusement appliquée à la situation du pauvre reclus. Le nom de son ami (Lyon) donne à Marot l'idée de re.\horter à faire le lion et à délivrer le rat prisonnier : ce rôle du rat convient d'aulanl mieux au patient, qu'il parait être accusé, pour tout méfait, d'avoir mangé du lard, probablement en carême. A part ces calem- bours assez futiles, qui d'ailleurs rentrent tout à fait dans le goût du temps et même dans le goût français, rien de plus spirituel que cette petite pièce. Le mouvement du début a souvent été reproduit :

Je ne t'escri de l'amour vaine et folle. Tu vois assez s'elle sert ou affoUe; Je ne t'escri, etc..

Je ne l'escri de Dieu ne sa puissance, C'est à luy seul t'en donner connoissance; Je ne t'escri des Dames de Paris, Tu en sçais plus que leurs propres maris.

Mais je te veux dire une belle fable.

Cette fable, que La Fontaine a depuis resserrée en douze vers, est développée par Marot avec une supériorité contre laquelle notre grand fabuliste, en disciple respectueux, s'est évidemment abstenu de lutter. Marot, en effet, lui avait dérobé par avance les traits les plus charmants du récit. Le lion, par exemple, trouve-t-il moyen pai' ongles et dents de rompre la ratière,

IjOrs maistre Rat eschappe vilement. Puis met à terre un genouil gcntement, Et en estant son bonnet de la teste A mercié mille fois la grand'beste, Jurant le Dieu des Souris et des liais Qu'il lui rendroit

26 POESIE FRANÇAISE

Quand le lion est pris à son tour, et que le rat reconnaissant va lui faire ses offres de service, la grancrbète ouvre ses grands yeux, et, les tournant un petit vers son chétif allié, lui dit avec pitié :

Va te cacher, que le chat ne te voye !

Mais le fiis de souris ne tient compte de ces propres :

Lors sh-e Rat va commencer à mordre Ce gros lien. Vrai est qu'il y songea Assez long-temps; mais il vous le rongea Souvent et tant, qu'à la parliu tout rompt.

La Fontaine, avec tout son génie, aurait-il fait, je le de- mande, un rat plus sensé que celui duquel Marot a pu dire : Vrai est quil y songea asscx, long-temps ?

L'épître au roi, pour le deslivrer de prison (c'est de la se- conde prison qu'il s'agit ici), est d'un bout à l'autre un chef- d'œuvre de familiarité décente et d'exquis badinage :

Trois grands pendards vinrent à l'estourdic, En ce palais, me dire en désarroy : Nous vous faisons prisonnier par le Roy... Sur mes deux bras ils ont la main posée, Et m'ont mené ainsi qu'une espousée, Non pas ainsi, mais plus roide un petit...

Voltaire, quand il nous raconte son départ pour la Bastille, a bien dit :

Tons ces messieurs, d'un air doux et bénin, . 0])ligeamment me prirent par la main : Allons, mon fils, marchons...

Cela est insinuant, plein de tendresse et d'onction sans doute; mais franchement Vcpousée ne vaut-elle pas encore mieux? A la lin de sa pièce, le poète s'excuse auprès du monarque de l'audacieuse épître qu'il lui envoie sans façon; peut-être eût- il été plus convenable d'aller en personne parler 'de l'affaire à Sa Majesté, mais ajoute-t-il en se ravisant,

Je n'ay pas eu le loisir d'y aller.

AU XVI" SIECLE. '27

Si l'on songe que Marot abonde en traits semblables, on concevra et l'on partagera presque le culte d'amour qu'ont rendu nos plus beaux génies à ses écrits et à sa mémoire; on concevra aussi que cet amour ait pu aller parfois jusqu'à l'en- gouement, que le moins dogmatique des poètes ait fait école jusque dans le dix-huitième siècle, et que J.-B. Rousseau ait pris pour son livre de pupitre l'auteur que prenait volontiers le grand Turenne pour son livre de chevet ' .

Que dire encore de cette autre épîlre au roi, pour avoir esté desrobé; de ce portrait tant cité du valet de Gascogne, gourmand, ivrogne, larron et menteur,

Sentant la hartde cent pas à la ronde, Au demeurant le meilleur fils du monde ?

Que dire de cette demande d'argent, presque libérale à force d'être ingénieuse, et de cette promesse, digne à la fois d'un poëte, d'un courtisan et d'un Gascon (Marot était tout cela), par laquelle le créancier royal est assuré du paiement de sa créance, sans intérêt s entend,

Lorsque son les et renom cessera ?

Ce mot-là n'était pas venu à Villon quand il fit une requête toute pareille à monseigneur de Bourbon. Boileau, parmi les traits si variés de louanges qu'il a tournés pour Louis XIV, n'en a pas inventé de plus pénétrant, de plus soudain et en apparence de plus négligemment jeté.

1. Il semble que J.-B. Rou?seau se soit proposé en tout Marot pour mo- dèle : dans l'épigramme et l'épitre il a lâché de copier jusqu'à son style; il a traduit, comme lui, des Psaumes, quoique sur ce point la ressem- blance finisse ; enfin, les persécutions et les voyages forcés ne lui ont pas manqué. S'il n'a pas prodigué la sensibilité dans ses poésies, une ou deux petites pièces montrent qu'il n'en était pas dépourvu. On cite aussi quelques vers de Marot qui respirent une vraie tendresse. Quant à Turenne, il aimait fort à lire Marot, et, un jour quïl était en route pour prendre le commandemenl de l'armée, il récila à son compagnon de voyage, La Fon- taine, une épigramme et une ballade du vieux poëte. La Fontaine, dans une épitre adressée au héros, lui rappelle cette circonstance piquante :

Car on vous aime autant qu'on vous estime.

Qui n'aimeioil un Mars plein de bonté?

Car en tels gens ce n'est pas qunliié

Trop ordinaire. Ils savent décoiilire.

Brûler, raser, exterminer, détruire.

Mais qu'on m'en montre un qui sache Marot?

Vous souvient-il. Seigneur, que, mot pour mot,

Mes créanciers, qui de dizains n'ont cvre,

Frère Luliii, et inainlc autre écriture.

Me fut par vous récitée en chemin?

28 POESIE FRANÇAISE

C'est dans cette même pièce que Marot lance, à propos des trois docteurs appelés en consultation sur sa maladie, ce vers plaisant trop peu remarqué au milieu des autres :

Tout consulté, ont remis au printemps îia o-Liérison

A ces trois épitres, vraiment délicieuses, on peut joindre celle qu'il adresse au roi en faveur du poëte Papillon, et dans laquelle, au calembour près du papillon, on croirait entendre La Fontaine '. Une autre épitre pour succéder en Vestat de son père, quoique inférieure aux précédentes, ne manque ni d'adresse ni de facilité -.

Marot a fait des satires en forme, sous le titre de coq-à- rasne. « On les nommoit ainsi, dit un contemporain (Th. Sebilet), « pour la variété inconstante des non cohérents propos que les « François expriment par le proverbe du sault du coq à « l'asne. i> Mais nulle part il n'aborde la satire avec plus de franchise et de sérieux que dans son Enfer, qu'il composa durant son premier emprisonnement. Cet enfer n'est autre que le Chàtelet lui-même, et l'on devine aisément que les diables ne sont pas les prisonniers. L'indi,i:;nation se mêle ici à la plai- santerie, et il y a un moment l'horreur échappe par un cri au sensible poëte :

0 chers amis, j'en ai veu martyrer Tant, que pitié me mettoit en émoy !

Scarron n'avajt pas oublié cet Enfer lorsqu'il travestissait celui de Virgile, ni Despréaux lorsqu'il creusait l'antre de la Cin'cane. Les juges du temps ne l'oublièrent pas non plus, et

1. Ce jugement sur VÈpitre au Roi pour Papillon est de Marmontel. Voici le début de la pièce :

Me pourmenant dedans le parc ries Muses (Prince sans qui elles seroient confuses) Je rencontrai sus un pré abattu Ton Papillon, sans force ne vertu, Je l'ai trouvé encor avec ses ailes, Mais sans voler, etc.

Nous avons déjà vu le jeu de mot sur Lyon Jamet et sur Sar/on.

2. On y remarque ces vers faciles (le poëte regrette de n'avoir pas im- médialeinent succédé à son père dans la {)lace de valet de chambre du roi) :

Certes mon cas pendoit à peu de chose, Et ne ialloit. Sire, tant seulement Qu'effacer Jean et escrire Clément.

AU \\l" SIÈCLE. 29

s'en vengèrent. Exilé dans la suite et réfugié à Ferrare, Marot se plaint qu'ils lui veuillent grand mal pour petit œuvre.

Après l'épltre, l'épigramme a été le trioinplie de Marot; il semble l'avoir inventée, tant il la tourne avec aisance, la manie dans tous les sens, la rapproche à son gré du conte, du madrigal et de la chanson, ou, la laissant à elle-même, l'ai- guise avec finesse et la lance au but en se jouant. Il égale plus d'une fois Anacréon, Catulle et Martial ' ; il traduit même ce dernier. Mais le talent de l'imitation est bien mince dans l'c- pigramme, et Marot pouvait s'en passer. Poëte de son époque et de sa nation avant tout, il emprunte de préférence à la gaîté contemporaine les objets qu'il voue à la raillerie. Le Frère Thibault, magister Lourdis, docteur en Sorbonne, le lieutenant criminel Maillard, quelque époux infortuné ou quel- que dame intraitable, sont les textes favoris sur lesquels il glose, et (jue l'esprit français a commentés longtemps après lui. Réprouver ces plaisanteries du vieux temps contre les gens d'église, les gens de lois, les dames et les maris, serait d'aussi mauvais goût que de prétendre les éterniser. Elles ont fait le charme de nos aïeux, et notre littérature naissante n'a pas eu d'autre sève pour se nourrir. Qui voudrait les sup- primer ou les omettre retrancherait stoïquement au xvi° siècle tout le côté qui nous touche le plus, et le frapperait non-seu- lement dans quelques agréables poésies, dans quelques ro- mans ingénieux, mais jusqu'en ses productions les plus fortes et les plus généreuses. On peut l'affirmer en effet, sans cet esprit qui dicta telle épigramme gaillarde de Marot, ou telle bouffonnerie graveleuse de Rabelais, la Satire Mémppée se-

1 . L'épigranime qui commence par ce vers :

Aniourlrouva celle qui m'est amère, etc.

esl iligno d'Anacréon : le Passereau (te In jeune Matipas a la gentillesse de celui de Lesbie. Le Oui et le Nenni exprime au naturel ce qu'il y a de plus iiicxinimable. Le gros l'riciir est un conte achevé, en nu'ino kinps qu'une cxcclU'ute raillerie. On peut regarder comme une jolie ihiinsun la pièce l'iiiaiw suis ce quej'a été, et comme une exquise ('■li-gie celle Un jour la Ddiiir en gui si fort j'espère, etc.. Voltaire se plaisait à citer Monsieur l'atihé cl monsieur son Valet, etc.; et il a fait aussi à magister Lourdis l'honneur de se rappeler son nom.

Sans doute Marot n'est point jiartout également de cette délicatesse, el, .si j'ose le dire, de cette friandise. Il a t'ait le laid Télin, et il s'encanaille aussi quelquefois avec de» cordeliers. Mais Horace el Catulle ne sont pas toujours eux-mêmes aux pieds de Ly<lic ou de Lesbie, et Marot u de plus qu'eux l'excuse de son siècle.

3.

30 POESIE FRA>'ÇAISE

rait encore à naître ; et qui sait si plus tard, avec tout son jansénisme, Pascal eût écrit ses petites Lettres immortelles ? iNons ne suivrons pas Marot dans ses chansons, ballades, chants royaux et rondeaux, non plus que dans l'élégie, qu'il essaya avec quelque succès. Remarquons pourtant , après La Harpe, que l'aimable railleur n'est pas dépourvu de ten- dresse, et qu'autre part même que dans l'élégie, jusque dans la chanson et l'épigramme, il a laissé échapper quelques vers d'une mélancolie voluptueuse ^ ; mais la sensibilité chez lui n'a qu'un éclair, et une larme est à peine venue que déjà le badinage recommence. En décernant avec justice à Marot le prix du rondeau et de la ballade-, Boileau semble d'ailleurs oublier que la ballade florissait bien auparavant , et que le rondeau était depuis longtemps asservi aux refrains réglés, qui le distinguent parmi les autres petits poëmes. Marot, en- core une fois, n'a rien inventé, mais il s'est habilement servi de tout. Loin de montrer pour rimer des chemins tout nou- veaux, il s'en est tenu aux traces de ses devanciers , et a même laissé à un assez mauvais poëte de sa connaissance, appelé Jean Bouchet ', l'honneur par trop incommode d'entre- lacer régulièrement pour la première fois les rimes féminines et masculines. Le seul perfectionnement de versidcation qu'on lui puisse attribuer, c'est ce qu'il appelle la coupe féminine,

1. Témoin le vers qui termine la chanson Puisque de vous je n'ai autre visaye :

Adieu, amour; adieu, gentil corsage; Adieu ce teint, adieu ces (riaiis yeux. Je n'ai pas eu de vous grand avantage: Un moins uimaiit aura peut-être mieux.

Témoin encore le vers qui termine l'épigramme Un jour la Dameeii qui si fort j'espère. Le poëte supplie sa Dame de ne pas lui avouer qu'elle aime :

...... N'ai garde qu'il m'advienne

Un si grand bien; et si j'ose affnmer

Que je devrois craindre que cela vienne;

Car J'aime trufi quand on me veut aimer.

D'ailleurs, on peut citer, paimi les élégies, la quatrième, la sixième et la seizième. Dans la quatrième, en passant au poëte l'allégorie du cœur, si usitée dansce temps-là, on lui saura gré du sentiment naïf qui règne dans le style. Dans la sixième, il raconte à sa maitiesseun songe qu'il a l'ail, et dans la seizième il lui peint la douleur qu'il éprouva e . brûlant un billet qu'elle lui avait envoyé à cette condition. Cette dernière surtout est remarquable.

■2. Le meilleur rondeau qu'on ait fait est peut-être celui de Marot in- titulé De l'Amour du siècle antique :

Au bon vieux temps, un train d'amour légnoit, etc.

3. Ce Jean Bouchet, dont la naissance est de 1476, et le dernier ou-

AU Wl' SIÈCLE. 31

et encore Jean Le Maire la lui avait enseignée. Elle consiste simplement à ne pas terminer le premier hémistiche d'un vers de dix syllabes par uu e muet sans Télider : ainsi Marot n'aurait pas dit, comme Villou eu parlant de dame Sidoine :

Elanche, tendre, pollic et atteintéo;

mais il dit fort bien :

Dès que m'amie est un jour sans me voir.

Cette élision, qu'il juge nécessaire à la fin du premier hémisti- che, ne lui semble plus telle dans le courant du vers lorsque Ve muet est précédé d'une voyelle, et dans ce dernier cas il s'en abstient toujours.

Si la versification n'a à Marot aucune réforme matérielle d'importance, personne mieux que lui alors n'en a possédé l'es- prit et entendu le mécanisme. 11 s'est voué de prédilection au vers de dix syllabes ; vers heureux et naïf, qui, sur ses deux hémistiches inégaux, unit dans son allure tant de laisser-aller avec tant de prestesse *, et duquel on pourrait dire, comme du distique latin, que cette irrégularité même est une espièglerie de l'Amour :

Risisse Cupido

Dicitur, atque unum siibripuissc pedetn.

(Ovide.)

Ce vers déjà si familier à Villon, et depuis si cher à La Fontaine, à Voltaire et à Parny, Marot ne le fait pas, il le trouve et le

vrage de 1535, versificateur aussi fécond que médiocre, a dit dans une épitre de 1557 :

Je trouve beau mettre deux féminins En rime plalle avec deux masculins, Seniblableiiient quand on les entrelasse En vers cruisés...

Il faut remarquer cependant que, dans un grand nombre de ses psaumes., Marot a observé cette règle fort exactement. Selon Du Bellay, c'était » afin que plus facilement on les pût chanter, sans varier la musique pour la diveisilé des mesures qui se trouveroient à la fin des vers.»/ (Illustrât, de la lanijue fraiHûise.) 1. I»ans le conte des Trois Manières, Voltaire a dit:

Apniriis raconta ses mallieureux amours

En métr'S qui n'ét.iiejit ni tiop longs, m trop courts :

Dix syllabes par vers, molleniLMit arr^myées,

Se suivaient avec ail, et senililaient négligées,

Le ihytlime en est facile, il est harmonieux;

L'he.\ânièlre est plus beau, mais parfois ennuyeux.

32 POESIE FRANÇAISE

parle; c'est son langage de conversation, de correspondance; on conco\Tait à peine qu'il pvit s'en passer. En lui reprochant la fréquence des enjambements, il laut reconnaître qu'il en a sou- vent rencontré les bons elTels. Après le vers de dix syllabes, c'est celui de huit qu'il prélère. Quant à l'alexandrin, l'idée ne lui vient presque jamais d'y recourir : qu'en faire en des sujets si peu solennels? 11 le voit du même œil qu'il verrait la Joyeuse de Charlemagne ou une vieille armure trop pesante, et ne se sent pas de force à le porter. L'honneur d'avoir soulevé et com- mencé à dérouiller le vers héroïque appartient en entier à Ronsard et à son école.

Nous nous sommes arrêté sur Marot avec soin et même com- plaisance, parce qu'il représente la vieille poésie française dans sa plus grande puieté, et qu'on trouve en lui le descendant na- turel et direct de Guillaume de Lorris,de Jean de Meun, d'Alain Ghartier et de Villon. Leur manière, leurs idées, sont commu- nément les siennes, et plus d'une fois il les avoue pour maîtres. Il se fait l'éditeur du Roman de la Rose, dont il corrigea le style, et des poésies de Villon, qu'il recueillit, déchiffra et res- taura de son mieux -. On rencontre dans ses œuvres desexem- ples et en quelque sorte des échantillons complets de toutes les surannées élégances poétiques, telles que rimes équivoquées,con- sonnées, concatenées, annexées, frolrisées, autant d'hommages rendus aux coutumes gauloises. lia poussé son respect pour les anciens jusqu'à prochmer souvej'ain Poète /Va»f02S Crétin, qu'il avait connu dans sa jeunesse. C'était à lui-même que ce titre convenait à tous égards, et l'admiration de ses contemperains n'a pas hésité à le lui décerner. Marot, en effet, au milieu des troubles de son existence, jouit constamment delà gloire lapins entière et la moins contestée. Sagon et la Ilueterie n'excitèrent qu'une clameur d'indignation quand ils l'osèrent attaquer du-

1. Remarquez qu'on appelait alors héroïque, non pas l'alexandrin, mais le vers de dix syllabes, tant l'alexandrin était liors d'usaire; on le jugeait plus qu'héroïque. Une foisMarol s'avisa de taire des alexandrins pour cé- lébrer le Roi e: ses perfeetioriif: mais il est aisé de voir, à la solennité si peu habituelle de sa louange, quelle haute idée il avait conçue de ce vers majestueux. « Celle espèce, dit Thomas Sebilet en sonA/V poeliqne, ne se peut proprement appliquer qu'à choses fort graves, comme aussi au pois de l'oreille se trouve pesante. «L'alexandrin avait été employé auirefois dés l'origine de notre poésie, et son nom lui était venu du'pocine d'A- Icramlre. écrit au treizième siècle en vers de cette mesure.

"2. L'édition de Villon parut en VàTy'2; celle du Roman de la Rose en lo27; Marot avait préparé celle-ci dorant sa première captivité pour s'y dis- traire.

AU XVI» SIECLE. 33

rant son exil à Ferrare, et tons les illnstres d'alors * se croi- sèrent enlrc enx pour la défense d'ini ami et d'ini maître ab- sent. Cette sym[ialhie si vive qui unit Marot aux poètes de son âge s'explique par la merveilleuse opportunité de son talent, non moins que par Texellence de son humeur : il était trop naïve- ment de son siècle pour n'en être pas goûté.

Un trait encore au portrait de Marot. En restant le disciple de nos vieux poètes français, il l'était peu à peu devenu des an- ciens grecs et latins, et il les traduisait quelquefois. Mais jamais ces nouveaux maîtres ne lui inspirèrent de dédain pour les premiers; parce qu'une églogue était belle, il ne jugea pas qu'une ballade dût être sans agrément; et, en présence de Virgile, il ne songea pas à rougir des rondeaux de son père. Cette ingénuité fait honneur à son naturel et profita à sentaient. Plus tard nous aurons occasion de la relever '.

Au nom de 31arot s'associe naturellement celui de Marguerite de Navarre, qui fut la protectrice de sa vie, le sujet fréquent de ses vers, et peut-être plus encore. Nous ne parlons pas ici des

1. Marot met les vers suivants dans la bouche de son valet Friprlipes;

Venez, ses disciples gentils, Combattre celte luiii'derie; Venez son mignon Boriterie, Grand espoir des Muses haut.nines. Rocher, faites saillir Fontaines; Lavez tous deux aux veaux les lestes, Lyon, qui n'est pas roi des bestts, Car Sagon l'est, sus, haut la pâte; Que du premier coup on l'abatle.

.... Nous aurons Bonavenhire,

A mon advis, assez s(,avant

Pour le faire tirer avant.

Viens Brodeau le puisné, son fils,

Qui si très bien le contrelis

Au huictain des Fières mineurs.

Que plus de cent beaux divineurs.

Dirent que l'étuit Marot mesine, etc.

On trouve dans la même épilre l'énumération suivante:

Je ne vois point qu'un Saint-Gelais Un Heroet, un IUbehis, Un Brodeun. un Scêve. un Chappuy, VoysenI escrivant contre hiy. Ne Papillon pas ne le poin. I, etc.

La plupart des poètes ci-dessns nommés travaillèrent au Blason du , Corps liiimain, dont Marot leur avait donné l'idée par son o''])if,ramme du benu Tétiii : c'étaient comme les disciple^ glorieux d'achever l'ouvrage du maître. 11 est assez curieux que Sagon, qui n'était pas alors en que- relle avec Marot, se soit choisi le blason du pied. Sa pièce, d'ailleurs, n'a pas étéinséiée avec les autres.

2. Voir au Dictionnaire de Bayle l'article Clément Marot, un de ces articles excellents, écrits con «more par ce calviniste libertin, des mieux fajls pour goûter l'autre.

U l'OÉSlE FRANÇAISE

contes de cette spirituelle princesse, ni de ses mystères ou comé- dies pieuses. Plusieurs chansons assez faciles montrent qu'elle sut profiter des exemples et des services de son valet de cliam- bie favori *. Elle est la première des trois Marguerites du sang royal dont les talents et les noms poétiques inspirèrent aux ri- nieurs de ce siècle tant do compliments et de dédicaces fleuries. La seconde, Marguerite de Savoie, était sœur de Henri II ; et la troisième, sœur des trois derniers Valois, épousa Henri IV, qui finit par la répudier. La reine de Navarre transmit ses goûts littéraires à Jeanne d'Albret, sa fille dont il reste des sonnets adressés à Joacliim Du Bellay, et Henri IV dut sans doute. à quelque saillie de cette verve héréditaire les couplets de Char- vmnle Gabrielle. Pour en finir tout de suite avec les petits vers des grands personnages, disons que François l"en a écrit quatre sur le portrait d'Agnès Sorel, huit sur le tombeau de Laure, que Henri H en a rimé dix pour Diane de Poitiers, et que Char- les IX en a adressé une vingtaine à Ronsard, ou même davan- tage. Les adieux de Marie Stuarl à la France sont connus. Au reste, en réunissant d'avance ces litres légers, qui n'auraient pas mérité d'être rappelés à part, et qu'il ne faudrait pas trop discuter, nous n'entendons nullement leur reconnaître un droit de préséance en faveur de leur haute origine. C'est seulement d'un bon aui;ure aux muses quand les rois prennent le devant.

1. Nous devons en avertir, ce sont les badins qui disent cela; d'esti- mables biographes l'ont pris plus au sérieux et s'en sont fùchés. Margue- rite a trouvé des champions déclarés de sa vertu, l'abbé Goujet d'abord, un peu l'iœderer, et surtout récemment M. Génin, éditeur instruit des Lettres de la reine de .Navarre. M. Charles .\odier, dans un très-spirituel article (Heviie des Deux ilo/ides, novembre 1S39), a taché de retirer à la princesse \' lleptaméron pour en reporter l'honneur à Bonaventure Des Periers. Les écrivains protestants surviennent là-dessus, et, comme ils revendiquent le plus qu'ils peuvent .Marguerite, ils ne seraient pas fâchés de lui voir enlever ses Contes; mais ils tiennent bon pour sa vertu de tout temps Contre les insinuations de Brantôme et les h-gérttés de Len- glet Du Frcïnoy, copiées par M. Auguis. Chacun est dans son rôle; restons dans le nôtre. Que croire à cette di.-tance, et même de plus près! Les hautes qualités de ^ aiguerite sont hors de cause; mais il y a de certains moments dans la jeunesse. Et puis, quand une femme écrit, ou es! tenté toujours de demander, en souriant, qui est derrière. Le poète Motin disait à une femme auteur :

Ce tieau sonnet est si parfait Que je crois que ne rayez fait. Mais je crois, Pauline, au contraire, Que vous vous 1 êtes laissé laire.

Voir pourtant sur les relations de Marot et de la reine de Navarre la judicieuse notice de .M. Génin, page iO, en tète des Lettres de Margxie- rite(\U\).

AU XYI'' SIÈCLE. 55

L'on a vu que Marot, tant qu'il vécut, n'eut pas de rival en poésie. Celui qui aurait eu le plus de titres pour le devenir est sans contredit Mellin de Saint-Gelais , fils de Tévêque Octa- vien. Son éducation avait été plus soignée que celle de son ami ; et l'état ecclésiastique, qu'il avait embrassé, lui donnait avec plus de tranquillité d'esprit, plus d'occasions d'études. A une connaissance assez profonde de l'antiquité, il joignit le goût de la littérature italienne, que Catherine de Médicis natu- ralisa à la cour, et, en sa qualité d'aumônier du dauphin, depuis roi Henri II, il ne put se dispenser, pour plaire à la fu- ture reine, de laisser quelquefois le rondeau pour le sonnet ', Aussi, avec plus de correction peut-être et plus d'éclat que Marot, Saint-Gelais est bien loin de la franche naïveté gauloise. Les pièces qu'il a laissées, fort courtes pour la plupart, étin- cellent de traits soit gracieux, soit caustiqnes ; mais elles n'ont presque jamais le laisser-aller d'un conte ou d'une causerie Quand MaroL est excellent, il y a chez lui quelque chose de La Fontaine ; quand Saint-Gelais invente le plus ingénieusement, c'est dans le tour de Voiture et de Sarrasin. Ces beaux- esprits lui auraient envié le dizain que voici :

Près du cercueil d'une morte gisante, Mort et Amour vinrent devant mes yeux. Amour me dit : La mort t'est {)lus duisante, Car, en mourant, tu auras beaucoup mieux. Alors la Mort, qui rcgiioit en maints Ueux, Pour me navrer, son fort arc enfonça ; Mais, de malheur, sa flèclie m'offensa Au propre lieu Amour mit la sienne; Et, sans entrer, seulement avança Le trait d'Amour en la playe ancienne.

Après une rupture, il écrit à sa maîtresse qu'on peut raccom- moder la ftèche brisée de l'Amour :

L'acier, au lieu de sa soudure,

Est plus fort qu'ailleurs et plus ferme.

1. C'est à Mellin de Saint-Gelais et à'Joacliira Du Bellay qu'on doit l'introduction du sonnet en Fiance. Bu Bellay reconnaît que Mellin est le premier des poètes français qui en ait composé. Celui-ci a de plus tra- duit en prose la Suphotiisbe du Trissin, et en vers quelques morceaux de l'Arioste.

Ô6 POESIE FRANÇAISE

11 dit ailleurs :

îs'e tardez pas à consentir Et à tel ami satisfaire : Mieux vaut faire et se repentir Que se repentir et rien faire.

Entre deux beautés qui l'agaçaient, il choisit la plus petite :

La grande en fut, ce crois-je, bien despite; Jlais de deux maux le moindre on doit choisir.

Pnrmalheur, cette gentillessede Saint-Gelais va souvent jusqu'à la mignardise, suivant l'expression d'Etienne Pasquier ' ; et si son mauvais goût n"e;t pas celui auquel nos vieux poètes et Marot lui-même sont quelquefois sujets, s'il ne lait pas coigncr Cognac et remémorer Romorantin -, il joue sur les idées aussi puérilement que d'autres sur les mots, et n'évite le défaut na- tional que pour tomber dans l'afféterie italienne ; témoin le sonnet suivant, qui n'est peut-être pas encore le plus maniéré de tous :

Voyant ces monts de veue ainsi lointaine. Je les compare à mon long déplaisir: Haut est leur chef, et haut est mon désir ; Leur pied est ferme, et ma foy est certaine ;

D'eux maint ruisseau coule et mainte fontaine, De mes deux yeux sortent pleurs à loisir; De forts soupirs ne me puis dessaisir, Et de grands vents leur cime est toute pleine.

Mille troupeaux s'y promènent et paissent, Autant d'amours se couvent et l'enaissenl Dedans mon cœur, qui seul est ma pasture.

i. Pasquier dit en ses Recherches sur la France : « Or, se rendirent Clément et Mellin recommandablespar diverses voies : celui-là pour beau- coup et fluidement, et cettui-ci pour peu et gratieusement écrire. » (Ju- gement d'une grande sagacité.) Il ajoule : « Ce dernier produisoit de petites Heurs, et non fruits d'aucune durée : c'étoient des mignardises qui couroient de fois à autres par les mains des couitisans el dames de cour, et qui lui étoit une grande prudence, parce qu'après sa mort on Ot imprimer un recueil de ses œuvres, qui mourut aussitôt qu'il vit le jour. » Selon lui, Mellin n'aurait brigué et obtenu qu'un succès de société, ce qui peut bien être vrai. Remarquons pourtant que, lorsqu'on publia les pièces de Mellin, l'école de Ronsard était en pleine vogue, et que l'ami de Marot tomba aux mains de juges un peu sévères.

"i. Jeux de mots qu'on trouve dans la complainte de Marot sur la mort de la duchesse d'Angoulème.

AU XVI" SIÈCLE. 37

Ils sont sans fruit, mon Mon n'est qu'apparence; El d'eux à moi n'a qu'une différence, Qu'en eux la neige, en moi la ilanune dure.

Melliii de Saint-Gelais semble n'avoir négligé aucun des contrastes que la poésie pouvait oflrir avec sa profession, et il fait souvent servir sa science ecclésiasti(iue à des allusions assez- jirofanes. Tantôt il inscrit un compliment d'amour sur le livre d'Heures d'une pénitente, il lui es(iuisse, pour ainsi dire, la Confession de Zulmé; tantôt, un jour de l'àques lleuries, il l'ait remarquer à sa dame qu'elle doit bien lui alléger ses peines de cœur, puisque Dieu délivre en ce moment les âmes languissantes des limbes. Les portraits de saint Jacques, de saint Michel, de saint George, et même de saint Antoine, lui inspirent plus de quatrains erotiques que d'oraisons, et il ne respecte ni Made- leine, ni les Onze mille Vierges.

Que dire du sonnet suivant :

Je suis jaloux, je le veux confesser.

Non d'autre amour qui mon co;ur mette en crainte,

Mais des amis de la parole sainte,

Pour qui j'ai vu ma Dame me laisser.

Je commençois à propos luy dresser Du jeune Archer dont mon âme est atteinte, Quand, s'éloignant de moy et de ma plainte, A un prescheur elle alla s'adresser :

Qu'eussé-je fait, fors souffrir et me taire? Il devisa du céleste mystère, De trois en un, et de la Passion ;

Mais je ne croy qu'elle y sut rien comprendre, Quand l'union de deux ne sait apprendre. Ni de ma Croix avoir compassion* I

Sacrilège pour sacrilège, j'aime encore mieux cette autre pièce dans laquelle il catéchise une dame nouvellement arrivée à la cour :

Si du parti de celles voulez être Par qui Vénus de la cour est bannie;

1. On lit à la suite de cet étrange sonnet, de pour qu'on n'en ignore ; Vatl après le sermon du jour de la Trinité à Esclairon, 1;)48.

4

58 l'OESIE FHANÇAISE

Moy, de son fils ambassadeur et prêtre,

Savoir vous fais qu'il vous excommunie.

Mais, si voulez à leur foy être unie.

Mettre vous faut le cœur en leur puissance,

Pour répondant de votre obéissance :

V.av on leur dit qu'en vous, mes Damoiselles,

Sans gage sûr y a peu de fiance

Et que d'Amour n'avez rien ijue les ailes.

Tout consommé qu'était Mellin dans la galanterie du sonnet et du madrigal, robscéuité de Téitigramme ne l'a pas rebuté. On doit convenir pourtant qu'il a très-bien réussi en ce dernier genre *, et que plus il s'y rapproche de la gailé un peu grossière de l'époque, plus il en trouve aussi les saillies et le naturel. La douceur de son style et l'indolence de son humeur n'émoussaient point chez lui le piquant de la causticité ; et Ronsard, avec le- quel il eut quelques démêlés littéraires, s'est plaint douloureu- sement de la tenaille de Mellin -.

Apràs Saint-Gelais et iMarot, nous n'essaierons pas d'exami- ner ni même d'énumérer tous les versificateurs qui appartien- nent à la première moitié du seizième siècle. Aux causes ordi- naires qui, dans presque tous les temps, l'ont naître à foison les mauvais poètes, il s'en joignit ici de particulières, telles que l'imperieclion du langage, la faveur peu éclairée des princes; mais nous en indiquerons surtout une qui s'étend sur l'époque entière. Durant celte grande renaissance des lettres, les esprits studieux embrassaient tout ; la vocation de créer n'était pas distincte du besoin de savoir ; et, dans ce vaste champ de con- quête, au milieu de cette communauté de connaissances, on ne

1. Qu'on lise les épisrammes -.Un jour que M/uInnir dormait, etc.; Notre vicaire, un jour de fête, etc.; Un m/iistre es arts mut chdiixséet rètu, etc.; Un mari se voulant coucher, etc.; Une jeune et licite épousée, etc. Je ne citerai que celle ci ;

Tu demandes, nmi, çomnirnl. Le bon s;uiU Fr:inçois, qui fui. prêtre, Tant de moines grisa fait naître Au monde successivement ? L'effet se montre évidemment : Car, ces jours passés, l'un de ceux Qui portent ce ^ris vêtement D'uu seid coup en engendra deux.

2, Ces démêlés se lient, comme on le verra bientôt, h une grande que- lelle d'école. Ce que je dis de l'indolence de Mellin est iirouvé par tous les témoignages; lui-même il développe sa doctrine épicurienne dans tme épitre à Diane sa nièce ou sa fille, selon Du Verdicr. Il était vers 1491, et mourut en 1558.

AU XVI= SIECI.E. 39

songeait pas encore à l'apanage du talent. On faisait des vers comme on faisait de la médecine , de la Jurisprudence, de la théologie ou de l'histoire ; et tout lettré d'alors, pourrait à la rigueur, être rangé parmi les poètes. La langue française, dont l'usage se popularisait, ou, pour parler plus exactement, s'ennoblissait de jour en jour, partagea bien- tôt avec la langue latine les frais de cette poésie sans inspiration, et, sur la fin du siècle, elle en était presque surchargée. Que tiouver aujourd'hui dans les rimes de l'imprimeur Etienne Dolet, de l'avocat Thomas Sebilet, du mathématicienjcliimiste Jacques Gohorry ' ? Ne suffisait-ii pas à Pelletier du Mans d'être à la fois médecin, grammairien et géomètre? Osons dire d'avance la même chose du savant et judicieux Pasquier. Non pas qu'ou- bliant les exemples des L'Hospital et des deThou, nous préten- dions qu'une instruction profonde soit incompatible avec la poésie; mais, si elle ne l'exclut pas, du moins elle n'y supplée jamais. Au reste, cette espèce de confusion de limites entre le talent et la science n'a cessé, même pour nos bons esprits, qu'au dix-septième siècle, à l'apparition de nos chefs-d'œuvre littéraires On a compris dès lors tout ce que vaut le génie en lui-même, et combien profondément il se distingue de cette facilité commune l'habitude peut atteindre. Le goût, qui n'est après tout que l'art de discerner et de choisir, a désormais interdit aux hommes d'un vrai mérite en d'autres genres l'envie de devenir versificateurs médiocres, et la ressource d'être répu- tés poètes excellents.

A considérer le talent plutôt que le nombre des ouvrages, nous devons un souvenir à Victor Brodeau, le plus cher favori de Marot, qui le surnomma son fils, et qui nous a conservé de

1. Pour êtrp juste, disons que Jacques Gohorry a fait une jolie imi- tation du célèbre passage de Catulle : Ut fins in si'ptis sécrétas itascitiir hoi'tis, que l'Arioste avait déjà imité : La rcrijinella è simile alla rosa, etc.

La jeune fille est semblable à la rose, Au beau jardin, sur IVpine naïve, Tandis que sûre et seuietle repose, Sans que Iroupeau ni berger y arrive. L'air doux l'écliauffe. et raurore l'arrose; La terre, l'eau, par sa faveur l'avive. ^ Mais jeunes gens et dames amoureuses De la cueillir ont les mains envieuses. La terre et l'air, qui la souloient nciurrir, La quittent lors et la laissent tlélrir.

Celui qui a trouvé cet heureux couplet a été pourtant, au dire de Gabriel Naudé, lu premier fauteur du Paracelsisme en France.

40 POESIE FRANÇAISE

lui le Imitnin à deux Frères vuneurs. Celte pelile pièce avait été attribuée par les meilleurs connaisseurs du temps à Marot lui-même, et elle égale en effet ce qu'il a fait de mieux en ce genre :

Mes beaux pères Religieux , Vous disnez pour un grand merci. 0 gens heureux! ù demi-dioux! Pleusl à Dieu que je fusse ainsi ! Comme aous, Yivrois sans souci : Car le vœu qui l'argent vous oste, Il est clair qu'il détend aussi Que ne payez jamais votre hoste.

On trouve encore dans les œuvres de Warot une jolie réponse au rondeau du bon vieux temps, faite parBrodeau, et, dans les œuvres de Sainl-Gelais, le quatrain suivant, adressé par le même à une dame qu'il aimait :

Si la beauté se perd en si peu d'heure, Failcs-m'en don tandis que vous l'avoz; Ou s'elle dure, hélas, vous ne devez Craindre à donner un bien qui vous demeure.

Saint-Gelais répondit non moins agréablement au nom de la dame :

Si ma beauté doit périr en peu d'heure, Aussi fera le désir ([u'en avez ; Ou s'elle dure, hélas ! vous ne devez Estimer bien si le mieux me demeure.

Brodeau, mort jeune, a laissé un fils qui s'est distingué dans l'érudition. Quant à lui, tout légers que puissent paraître ses titres auprès de la postérité, son nom s'est conservé avec celui de son maître ; et Voiture s'en est souvenu encore cent ans après, un jour qu'il cherchait une rime ixrondeau.

Un démêlé poétique qui agita assez vivement les amis et disciples de Marot nous donnera occasion de mentionner quel- ques autres personnages célèbres du temps, et à la lois de si- gnaler un nouvel exemple de l'influence sociale sur la littéra- ture. La chevalerie avait depuis longtemps perdu l'esprit de son origine, et d'institution utile qu'elle était d'abord, elle avait dégénéré en pure cérémonie de parade. François P% en la recevant de Bayard, en lit une mode tle cour, et celui à qui

AU XYI» SIECLE. 41

en prtmdrait les couleurs. Les poètes ne furent pas les derniers : (iiaruii avait dit sa devise, formée de son nom par anai^ramme ou empruntée au blason de Tantique chevalerie. C'étaient l'es- clave fortuné, Vhinnble espérant, le dépourvu, le banni de liesse, le travcrseur des voies périlleuses ; tous paladins fa- des et langoureux que Joachim Du Bellay, dans son Illustration de la Langue françoise, renvoie avec colère à la Tahlc-llonde. Vers ce temps Antoine Héroet , (jui fut plus tard évêque de Digne, composa un poëme intitulé la parfaite Amye, et couronna son héroïne de toutes les perfections platoniques. La Borderie, le même que Marot appelait son mignon, opposa à la Dulcinée d'Eéroet une Ajnye de CoîO' moins métaphysique et plus pro- fane; il la proclama néanmoins la plus parfaite des belles. Cette témérité, qui semblait incivile envers le beau sexe, mit en émoi Charles Fontaine, qui entra en lice, et se déclara, dans la ContfAmye, le champion de l'amour honnête et légitime. Paul Angier vint alors briser une lance pour la dame de cour, et la venger par une apologie en vers. On voit que le tournoi poétique se pratiqua dans toutes les règles de l'étiquette. C'est sans doute à celte réminiscence de chevalerie que certaines poésies doi- vent une teinte sentimentale qui, à tous autres égards, contraste si fort avec les mœurs du temps. La lecture plus répandue des livres italiens et espagnols y contribua atissi ; et d'ailleurs il con- venait assez qu'à une époque de renaissance littéraire il y eût quelque vif sentiment des jouissances de l'âme. On peut citer pour l'élégance du style et la chasteté de la pensée le conte du iîosszgfno/,par l'imprimeur Gilles Corrozet, si c'est à lui qu'on le doit. Ce n'était pas chose vulgaire alors de concevoir deux amants qui plaçassf^nt le bonheur dans le sacrifice. Quoi qu'on en ait dit, ce conle n'a de commun que le nom avec celui, d'un ton bien différent, qu'on lit dans certaines éditions de La Fontaine. Le tuteur d'Amour, par Gilles d'Aurigny, est un poëme tout classi- que par la décence et la composition. Ici, la mythologie du Ro- man de la Rose semble avoir fait place à celle d'Anacréon ; seu- lement Anacréon eût resserré en douze vers plutôt que délayé en quatre chants l'agréable idée de ce tuteur d'ainour qw'i finit par devenir le pupille, comme tant de tuteurs de comédie*. J'en

1. Quoique /(' Tuteur (l'Ainoiir soit peut-être postérieur ;i In mort de François 1", je le place ici, parce qu'il appartient par le ton à IVcole de Marot plutôt qu'à celle qui suivit. Il en est de même de Louise Labé, née

4.

42 POESIE FRANÇAISE

dirai autant de ringénienx Débat de la Folie et de r Amour, par Louise Lalié de Lyon, surnommée la belle Cordière. La Fon- taine, dans sa fable de /'i?HOH/' et la Folie, a trouvé moyen de rassembler et d'embellir encore ce cju'il y a de jolis traits épars dans les cent pages de prose de l'original. Surtout il nous a fait grâce de ces longs plaidoyers qu'Apollon et Mercure, avocats d'of- fice des parties plaignantes, débitent par devant Jupiter et l'O- lympe comme par devant un parlement, et dans lesquels, pour fortilier leur cause, ils remontent de citations en citations jus- qu'à Salomon , David et Jonathas. Louise Labé a laissé peu devers; mais, quoiqu'ils paraissent aujourd'hui assez insigni- liants, on y reconnait sans peine, à la douceur et à la pureté des sentiments et de l'expression, que la belle cordière soupirait non loin de la patrie de Laure. Lyon, vers le même temps, Maurice Scève célébrait en dizains une maîtresse du nom de Délie, avec une érudition profonde dont nos vieux poètes ne se doutaient pas, et une constance exemplaire dont ils se picpiaient encore moins '.

Mais ce n'étaient que des fleurs artificielles, et la France n'était pas à beaucoup prés purgée du fumier de Villon. On a vu Marot, tout en restant fidèle à la bonne vieille gaité, la tempérer et la relever à la fois i)ar une délicatesse de meilleur goût. La cour avait été sa maîtresse d'école, suivant son beureuse ex- pression. Autre part qu'à la cour, au fond des provinces, surtout dans ces provinces étrangères par leur situation à tout rapport avec l'Italie, telles que l'Anjou et le Poitou, la jovialité la plus effrénée perpétuait ses traditions et prolongeait ses repues fran- ches. Maison peut dire qu'elle s'est surpassée elle-même dans la Légende deMaïtre Pierre Faifeu, et qu'elle y afaildes miracles. Ce Pierre Faifeu, écolier d'Angers, avait laissé dans le pays la réputation du plus joyeux compagnon et du gaudisseur le plus insigne qu'on eût vu depuis Villon. 11 parait en effet que Villon, après avoir manqué le gibet à Mont faucon, s'était retiré sur ses vieux jours à Saint-Maixent, entre Poitiers et Angers, et, à en juger par le récit de Rabelais, il y donnait passe-temps au peu-

en 152C, et morte en lodfi. Le Débat de la Folie et de l'Amour ressemble tout à fait aux A/vv?,s d'Aiiioiir de Martial d'Auvergne, etdilles d'Aurigny a composé lui-même un Arrêt qu'il a joint aux autres, et qui est le cin- quante-deuxième du recueil. 1. Comme Maurice Scève est peu connu, et sa Délie à peu près illisible,

Ali XVI^ SIECLE. 43

pie, en célébrant des mystères et jouant fies diableries. Faifëu avait [in recueillir les souvenirs tout récents de maître François ; et, si la légende est véridique, il a bien égalé son patron, du moins en tours pendables. Comparés à lui, Villon, Patelin, le va- let de Gascogne et Panurge sont presque des honnêtes gens et delà bonne compagnie. Ce qui ajoute encore à l'effet de cette chronique scandaleuse , c'est qu'elle est dédiée à maître Jean Alain, prêtre, et mise en vers par son hrs-luimble serf, petit disciple et obéissant chapelain, Charles de liourdigné, lequel, selon La Croix du Maine, florissoit à Angers en 1531. J'ignore si le chapelain n'a pas renchéri sur les hauts faits de son héros ; du moins il n'a pu les atténuer, car, en matière d'escroquerie et de débauche, on ne connaît rien au delà. Le bonhomme d'ailleurs, disons-le pour sa justification, nous a l'air de trou-

j'en citerai ici deux ou trois dizains, qui m'ont semblé les meilleurs du livre.

Dans son jardin Vénus se reposoit Avec Amour, sa douce nourriture. Lequel je vis, lorsqu'il se déduisoil. Et I aperçus semblable à ma figure ; Car il esloit de très-basse stature, Moi très-petit; lui pasle, moi transi. Puisque pareils nous sommes donc ainsi, Pourquoi ne suis second Dieu d'amitié? Las ! je n'ay pas l'arc ni les tiaits aussi, Pour esmouvoir ma maistresse à pitié

Le jeune Arcliier veut chatouiller Délie, Et se jouant d'une épin;,'le se poincl. Lors tout soudain de ses mains sedeslie, Et puis la clier^ he et voii de point en point ; La visilant. lui dit : Aurois-tu point Traits ccniiue moi, poignans tant asprement ? Je lui réponds : Elle en a voirement D'autres assez dont elle est mieux servie; Car par ceux-ci le sang bien maigrement. Et par les siens tire l'àmc et la vie.

Le peintre peut de la neige dépeindre

La blancheur telle à peu pré? qu'on peut voir ;

Mais il ne sait à la froideur atteindre,

Et moins la faireà l'œil apercevoir.

Ce me seroit moi-mcsme décevoir.

Et grandement me pourroil-on reprendre,

Si je taschoi- à te faire comprendre

Ce mal qui peut voire l'ame opprimer,

Que d'un objet comme pote ou voit prendre,

Qui mieux se sent qu'on ne peut exprimer.

Délie aux champs troussée etaccoustrée, Conime un veneur, s'en alloit esbatant. Sur le chemin, d'Amour fui rencontrée, Qui partout va leunes amans guettant, EL lui a dit, près d'elle voletant : Comment vas- lu sans armes à la chasse"? N'ay-je mes yeux, dit-elle, dont je chasse Et par lesquels j'ay maint gibier surpris ? Que sert ton arc qui rien ne te pourchasse, Vu mesmemenl que par eux je t'ay pris '.'

/4 POESIE FR.\>T,ÂISE

ver tout cela fort innocent, et qui plus est, fort plaisant; au besoin même, il y glisse son proverbe ou un petit bout d'orenms. Le seul trait toÊrable de la facétie est d'avoir fait mourir Faifeu de mcrancolie aussitôt après son entrée en ménage*. Ce serait ici le lieu de parler de Rabelais, si nous le rangions parmi les poëtes connne Marot Fa lait sans bésiter. Mais en reconnaissant qu'il y a plus de iioésie, c'est-à-dire d'invention réelle, dans son inconcevable et monstrueuse épopée qu'en auiun ouvrage du temps, nous le réservons à part pour lui consacrer l'examen détaillé qu'il mérite et qui dans ce moment nous éloignerait trop de notre sujet.

Jusqu'à la mort de François I" (1547), la poésie ne présente aucune autre production digne de remarque ; et, si nous jetons les regards en arrière, nous verrons que, même en se polissant par degrés, elle était restée constamment fidèle à l'esprit de son origine. Quelque diflérence de ton qu'il y ait entre le Tem- ple de Ciipido et la Légende de Faifeu, entre la parfaite Amije d'IIéroot et l'épigramme contre Magister Lourdis, on y saisit toujours plus ou moins l'accent de Charles d'Orléans ou de Vil- lon, de Thibaut de Champagne ou du Eowan de la Rose. Mais subitement tout change. Henri II monte sur le trône; comme son père il aime les lettres, et même il les cultive. Son aumônier, c'est l'ami de Marot, Mellin de Saint-Gelais ; son poëte en titre, c'est François Ilabert, disciple des deux précédents. Thomas Sebilet publie un Art poétique en 1548. Cet art poétique, nourri d'ailleurs des préceptes de l'antiquité et des remarques les plus

■1. Nous ne citerons qu'une espièglerie de maître Faifeu. Un boulanger avait séduit une cliaraiuière, sous promesse de mariage. Pierre Faifeu. qui pour lors était de la basoche, s'avisa de jouer le boulanger séducteur en public, à caréme-prenant :

Four mieulx jouer à la vraye vérité Le cas qui est cy-dessus récité, En une charte ou un tombereau n lit nietue un cuvier toi.t plein d'e.nu. lit s'y pousu tout nud o (ai'tc) une iille, Et charier se til parmi la ville : Pour mieulx donner entendre le bagaige, Le alloit taisant par nom de mariage.

Cette mascarade cynique choqua quelques suppôts d'église, qui lui firent une affaire à ce sujet. Mais le chroniqueur lui-même s'arrête ici brusque- ment, comme effrayé :

Plus n'en dii ay, car pas n'en sei ois cru ! ! I

Qu'oit lapproclie ae ce trait cebii que Rabelais l'aconte de Villon, comme une gentillesse, mais qui n'est rien moins qu'un assassinat, et l'on aura peine à concevoir cette simplicité des mœurs antiques.

Ali XVI« SII^CLE. 45

jiKlirionses,rendsolennolI('menthommage«no.'î^n??.';c<r/r/.ss77?/f.s pocte^ français, comme so)U, entre les vieux, Alain Char lier et Jean de Meun^ ; et, entre les jeunes , Marot, Saint-Gelais , Sa- lel, Héroët, Scève, et tant (Vautres bons esprits. Marot surtout y obtient d'un bout à l'autre les honneurs de la citation, et l'ouvrage, à le bien prendre, n'est qu'un inventaire, un com- nieiilaire de ses poésies, une perpétuelle invocalion d'un texte consacré. Tout enfin semble promettre à Marot une postérité d'admirateurs encore plus que de rivaux, et à la poésie un perlcclionnement paisible et continu , lorsqu'à l'improviste la génération nouvelle réclame contre une admiration jusque-là unanime, et, se détachant brusquement du passé, déclare qu'il est temps de s'ouvrir par d'autres voies un avenir de gloire. Vlllustration de la Langue française 'par Joachim Du Bellay est comme le manifeste de cette insurrection soudaine, qu'on peut dater de 1549 ou 1550-, qui se prolonge, telle qu'une autre ligne, durant la dernière moitié du siècle, et dont Malherbe, sous Henri IV, a été le pacificateur.

Cet éclat, si mémorable en lui-même et par ses suites, a eu des causes qu'il importe d'expliquer. Depuis la renaissance des lettres, les savants proprement dits ne s'étaient pas occupés de prose ni à plus forte raison de poésie française; et, lorsqu'au milieu de leurs doctes commentaires, une velléité poétique, provoquée le plus souvent par le génie de l'imitation, venait distraire leur esprit, c'était en grec ou pour le moins en latin qu'ils avaient coutume d'y satisfaire. Les poètes français étaient pour la plupart des ignorants assez spirituels, élevés dans les maisons des grands ou dans les loisirs de quelque monastère ; et, s'ils laissaient par moments les sujets oiseux d'amour et de facétie, c'était moins pour étudier l'antiquité que pour écrire en rime ou en prose la chronique du temps. Quelques-uns, il est vrai, comme Jean Le Maire de Belges, étaient allés loin dans cette espèce d'érudition moderne; mais elle ne pouvait exercer au- cune influence heureuse sur leur veine poétique. Cependant la langue française gagnait du terrain chaque jour. François I"' la consacra dans les tribunaux par son ordonnance de 1559,

1. L'érudition nationale du seizième siècle ne remontait pas au delà de ces iioètfis du second ou même du troisième àpe.

i. J'ai discuté et déterminé avec précision cette date dans l'article par- ticulièrement consacré à Du Bellay, et inséré dans la seconde partie de ce volume.

40 POESIE FRANÇAISE

riniposa dans renseignement à ses professeurs du Collège de Fronce, et lui prêta en toute occasion la sanction de sa faveur. On vit Guillaume Budée se mettre, déjà vieux, à écrire en fran- çais Vinstiiulion du Prince, Louis Le Roy se préparait à deve- nir célèbre par ses traductions. Mais ces savants, malgré leur volonté de plaire au monarque, ne purent jamais vaincre leurs premières habitudes au point de s'abaisser à notre poésie', et elle resta, dui-ant le règne de François I". à la disposition de Clément Marot et de ses amis, fpii,sans mériter du tout le nom d'ignorants, étaient néanmoins la plupart, sauf quelques excep- tions, des courtisans assez dissipés et paresseux, plus versés dans Alain Chartier et Jean de Meun que dans les textes d'Euri- pide ou d'Homère. On avait donc, si je puis ainsi la définir, une sorte de reflorescence un peu mixte et semi-gothique encore en poésie. Le contre-coup de la vraie renaissance grecque-latine retardait sensiblement sur notre Parnasse. Voilà pourtant que, sous lesérudits de l'époque, et soumise à leur forte discipline, s'elevail en silence une génération studieuse et ardente, qui se prenait à la fois d'une admiration jalouse pour les chefs-d'œuvre antiques et dune vive compassion pour cette langue maternelle jusque-là si délaissée. Les lauriers d'Athènes et de Rome enle- vaient ces jeunes cœurs; et, autour d'eux, quelques rondeaux naïfs, quelques joyeuses épigrammes, n'avaient pas de quelles remplir. Ils allaient même jusqu'à mépriser ces humbles mais piquantes productions du terroir gaulois, et l'on aurait dit cpi'elles eussent perdu toute leur saveur pour des palais ainsi abreuvés de vieux falerne. La frivolité des poètes français ne leur inspirait aussi qu'une fort médiocre estime ; ils la jugeaient du haut de leur érudition, et ne se souvenaient pas assez que cette frivolité diminuait de jour en jour, el que la poésie n'était déjà plus une simple affaire de cabaret ou de salon. Clément Marot, en effet, dont le père rimait, sans savoir ni grec ni latin, avait acquis de lui-même une instruction assez étendue, si l'on a égard à sa vie bien courte, sans cesse partagée entre les plai- sirs de la cour et les soins de l'exil. Saint-Gelais unissait à Fé- tude de l'antiquité et de la littérature italienne, au talent du chant et de la musique, les connaissances qu'on avait alors en médecine, géométrie, astronomie et théologie. Hugues Salel

1. Budée alla pourtant jusqu'à composer en vers français un Chant royal, qu'il présenta à François I", lors du relourde Madrid.

AU XVP SIÈCLE. 47

Iraduisait V Iliade, Antoine Iléroët V Aîidrogyne del'lalon, Fran- çois Uaborl les Métamorphoses d'Ovide. Ciiarles Fontaine pos- srdail la didactique de son art beaucoup mieux qu'il ne le pra- licpiait. La réi'orme en un mot s'introduisait peu à peu dans la piiésie, et les hommes qui la cultivaient ne restaient aucune- ment clrangers au mouvement inlellectut'l de celte mémorable (■'[loque. C'est ce qu'oublièrent trop les jeunes disciples de l'an- li(|uité. Colorant leurs préjugés d'érudits de toutes les illusions de la jeunesse et du patriotisme, ils prononcèrent qu'il n'existait vmi en France, et se promirent de créer tout. Sur la foi d'un si beau vœu, ils rêvaient déjà pour leur pays une gloire litté- raire pareille à celle dont resplendissait pour la seconde fois l'Italie. Du premier jour de sa majorité, cette jeunesse s'émancipa impétueusement, et , .selon l'énergique expression d'un con- temporain (Du Verdier), on vit nue troupe de poètes s'élancer de l'école de Jean Dorât* comme du cheval troyen. Joachim Du Bellay les harangua pour ainsi dire avant Faction. Résumons ici les principales idées de son livre remarquable, et justifions par nos assertions , qui pourraient sembler exagérées et ne sont pourtant que rigoureuses.

« Les langues, disait Du Bellay 2, ne naissent pas, comme les plantes, les unes infirmes et débiles, les autres saines et robustes : toute leur vertu gît au vouloir et arbitre des mor- tels. Condamner une langue comme frappée d'impuissance , c'est prononcer avec arrogance et témérité, comme font au- jourd'hui certains de notre nation, qui, n'étant rien moins que Grecs ou Latins, déprisent et rejettent d'un sourcil plus que stoïque toutes choses écrites en Iran vois. Si notre langue est plus pauvre que la grecque ou la latine, ce n'est pas à son impuissance qu'il faut l'imputer, mais à l'ignorance de nos de- vanciers, qui nous l'ont laissée si chétive et si nue qu'elle a besoin des ornements et pour ainsi dire des plumes d'autrui. Qu'on ne perde pourtant pas courage : les langues grecque et latine n'ont pas toujours été ce qu'on les vit du temps de Dé-

1. JeanDorat(ou Damai, en latin Aufatiis) fut d'abord précepteur par- ticulier de Jean-Antoine de Baïf, fils naturel ûr Lazare de Baïf. Devenu l)rincipal du Collège de Coqueret, il eut pour élèves, avec le même Baïf, Ronsard, I.ancelot de Caries, Uemi Belleau, Antoine Muret. Du Bellay, ayant rencontré lionsard dans un voyage, se lia avec lui et avec Baïf, et ils se mil ent dès lors à vivre et à étudier tous trois ensemble, sous Dorât.

2. Ce qui suit est une analyse de \'lliiislrnlinn de la Laiii/tie /'raiiçdisc, faite autant que possible avec les propres expressions de Dii Bellay.

48 POESIE FRANÇAISE

niosthèues et de Cicéron, et d'ailleurs le règne du grand roi François a montré, par toutes sortes de traductions, que notre langue françoise n'avoit pas eu à sa naissance les astres et les Dieux si ennemis, l'iiilosophes, historiens, médecins, poètes, orateurs grecs et latins, ont appris à parier françois *. Les Hé- breux même ont été mis au langage vulgaire, au grand regret de ces druides vénérables, qui ne craignent rien tant que la découverte de leurs mystères. Cependant les traductions ne suffisent pas pour illustrer la langue. Elles peuvent bien repro- duire cette partie des anciens qu"on nomme invention, mais non pas celle qu'on nomme élocution. Or, sans Féloculion, toutes choses restent comme inutiles et semblables à un glaive encore couvert de sa gaine ; sans métaphores, allégories, com- paraisons et tant d'autres figures et ornements, toute oraison et poème sont nus et débiles. D'où il arrive que, si dans la lecture d'un Homère, d'un Démosthènes, d'un Cicéron ou d'un Virgile, vous passez du texte à la traduction, il vous semble passer de Tardente montagne de TEtna sur le froid sommet du Caucase. Pour ces raisons, qu'on se garde bien, entre autres choses, d'oser jamais traduire les poètes; car ce seroit les tralnr et les profaner, h moins pourtant qu'on n'y soit forcé par le commandement exprès des princes et grands seigneurs, et par l'obéissance qu'on doit à de tels personnages. Les Ro- mains ont bien su enrichir leur langue sans vaquer h ce labeur de traduction; mais ils imitoient les meilleurs auteurs grecs, se transformant en eux, les dévorant, et, après les avoir bien di- gérés, les convertissant en sang et en nourriture. C'est en cette manière qu'il nous faut imiter les Grecs et les Latins. Autant néanmoins que ces emprunts sont louables à l'égard des sen- tences et des mots d'une langue étrangère, autant ils sont odieux et sordides à l'égard des auteurs d'une même langue,

1. On lit dans Tliomas Seljilet, dont V Art imétiquc résume l'Iiistoire de la poésie sous François!" : « Des poèmes qui tombent sous l'appellation « de grand o^uvie, comme sont en Homère Vltiailc, en V rgile l'Enéide, « tu trouveras peu ou point entrepris ou mis à lin par les poètes de notre « temps. Te faudra recourir au Ruman de la Huse. qui esL un des plus « grands œuvres que nous lisons aujourd'hui en notre poésie françoise, « et croy que cette défaillance d'œuvres grands et héroïques part de faute « de matière, ou de ce que chacun des iioëles lamés savants aime mieux, « en traduisant, suivre la trace approuvée de tant d'âges et de bons « esprits, etc. Pourtant l'averty-je que la version ou traduction est au- « jourd'liui le poème le plus fréquent et le mieux reçu des estimés poêles « et des doctes lecteurs.... »

AU XYI" SIÈCLE. 49

comme on voit laire à certains savants qui s'estiment meil- leurs à proportion qu'ils ressemblent davantage à Iléroët ou à Marot.

« Tout ce qui précède s'adresse également à l'orateur et au poète, qui sont comme les deux piliers de l'édilice de chaque langue. Mais, comme Etienne Dolet a formé l'orateur français, je ne m'occuperai qu'à ébaucher le poète. U faut lui recom- mander avant tout l'imitation des Grecs et des Latins. Que Marot plaise aux uns parce qu'il est facile et ne s'éloigne point de la commune manière de parler ; qu'lléroët plaise aux autres parce que tous ses vers sont doctes, graves et élaborés : pour moi, de telles superstitions ne m'empêchent point d'estimer notre poésie françoise, capable de quelque plus haut et meil- leur style que celui dont nous nous sommes si longuement con- tentés. De tous nos anciens poètes, il n'est presque que Guil- laume de borris et Jean de Meun qui méritent d'être lus, et encore pour curiosité bien plus que pour profit. Les plus ré- cents sont assez connus par leurs œuvres, et j'y renvoie les lecteurs pour en faire jugement. Je dirai pourtant que Jean Le Maire de Belges nie semble, avoir le premier illustré et les Gaules et la langue françoise, en lui donnant beaucoup de mots et de manières de parler poétiques, qui ont bien servi même aux plus excellents de notre temps. Ceux-ci ne sont pas en bien grand nombre; hors cinq ou six, qui servent au reste comme de porte-enseignes, la tourbe des imitateurs est si ignorante en toutes choses, que notre langue n'aura garde de s'étendre parleur moyen. Toi donc qui le destines au service des Muses, tourne-toi aux auteurs grecs et latins, même ita- liens et espagnols, d'où tu pourras tirer une form^ de poésie plus exquise que de nos auteurs françois. iNe te fie point aux exem- ples de ceux des nôtres qui ont acquis grande renommée avec point ou peu de science, et ne m'allègue point que les poètes naissent; ce seroit chose trop facile que d'atteindre ainsi à l'im- mortalité. Qui veut voler par les bouches des honmies doit lon- guement demeurer en sa chambre ; et qui désire vivre en la mé- moire de la postérité doit, comme mort en soi-même, suer et treaibler maintes fois ; et autant que nos poètes courtisans boi- vent, mangent et dorment à leur aise, il doit endurer la faim, la soif et de longues veilles : ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. Lis donc, et relis jour et nuit les exem-

50 POÉSIE FRANÇAISE

plaires grecs et latins ; et laisse-moi aux Jeux Floraux de Tou- louse et au Puy de Rouen toutes ces vieilles poésies françoises, comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons, et telles autres épiceries, qui corrompent le goût de notre lan- gue et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance. Jette-toi à ces plaisantes épigramnies, à rimitation d'unMartial; distille d'un style coulant ces lamentables élégies, à l'exemple d"un Ovide, d'un Tibulle et d'un Properce ; fredonne sur la mu- sette ces églogues rustiques dont Marot a montré Tusnge dans réglogue sur la naissance d'un enl'ant royal ; sonne-moi aussi ces beaux sonnets de savante et agréable invention italienne; rem- place-moi les chansons par les odes, les coq-à-l'àne par la sa- tire, les farces et moralités par les comédies et tragédies. Choi- sis-moi, à la façon de l'Arioste, quelqu'un de ces beaux vieux romans françois, comme un Lancelot, un Tristan, ou autres, et fais-en renaître au monde une admirable Iliade ou une labo- rieuse Enéide. Sur toute chose, observe que ton poëme soit éloi- gné du vulgaire. Je voudrois bien dire ici, en passant, à ceux qui écrivent nos romans en beau langage pour les demoiselles, d'employer cette grande éloquence à recueillir les fragments de vieilles chroniques françoises, et, comme a fait Tite-Live des annales et autres anciennes chroniques des Romains, d'en bâtir le corps entier d'une belle histoire. »

Suivent plusieurs conseils de versification, la plupart fort ju- dicieux; puis, venant à parler des mauvais poètes français. Du Bellay leur lance cette invective : « 0 combien je désire voir sécher ces pri7itemps (Jean Le Blond, ami de Sagon, avait inti- tulé un poëme, de 1536, le Printemps de l'humble Espératit), rabattre ces coups d'essay (Sagon avait intitulé son attaque contre Marot Coups d'Essay), tarir ces fontaines (Charles Fontaine in- titulait ses poésies Ruisseaux de Fontaine)! Je ne souhaite pas moins que ces dépourvus, ces humbles espérants, ces bannis de lyesse (François Habert, poëte de Henri II, prenait ce nom), ces esclaves j'orlunés (Michel d'Amboise), ces traverseiirs (Jean Bou- chet, traverscur des voies périlleuses), soient renvoyés h la Table-Ronde, et ces belles petites devises aux gentilshommes et demoiselles dont on les a empruntées! Je supplie Phébus-Apollon que la France, après avoir été si longuement stérile, enfante bientôt un poëte dont le luth bien résonnant fasse taire ces en- rouées cornemuses. »

AU XVI« SIECLE. 51

Après avoir, dans une dernière et chalcnronse allocnlion, ex- horté nos auteurs à se convertir à la Iani,aie maternelle, après les avoir, pour ainsi dire, enivrés d'un dithyrambe en Thonneur de la France, et s'être écrié, à la manière de César, qu'il vaut mieux être un Achille chez soi qu'un Diomède ailleurs. Du Bel- lav poursuit dans son style de poète, et passe en ces termes le Rubicon :

(( doncques, François, marchez courageusiMoent vers cette superbe Cité romaine, et des serves dépouilles d'elle (comme vous avez fait plus d'une fois) ornez vos temples et vos autels. Ne craignez plus ces oies criardes, ce fier Manlie, et ce traître Camille, qui, sous ombre de bonne foi, vous surprenne tout nuds, comptant la rançon du Capitole; donnez en cette Grèce menteresse, et y semez encore un coup la fameuse nation des Gallo-Grecs. Pillez-moi, sans conscience, les sacrés trésors de ce temple delphique, ainsi que vous avez fait autrefois, et ne crai- gnez plus ce muet Apollon, ses faux oracles, ni ses flèches re- bouchées. Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Athènes, et de votre Hercule gallique, tirant les peuples après lui par leurs oreilles, avec une chaîne attachée à sa langue *. » Quoi qu'on puisse aujourd'hui penser de ces éblouissantes promesses, l'augure en est sur l'heure accepté, et la croisade commence. « Ce fut une belle guerre que l'on entreprit lors contre Tignorance, » nous dit en ses Beckerches Pasquier, dont le vieux cœur se réchauffe après quarante ans à ces souvenirs de jeunesse. Son imagination s'anime pour les peindre, et il se plaît à nous montrer Pierre de Ronsard, Ponlus deThiard, Rémi Belleau, Etienne Jodelle, Jean-Antoine de Baïf -, s'avançant en brigade, et formant ce qu'il appelle le gros de la bataille. « Cha- cun d'eux avoit sa maîtresse qu'il magnifioit, et chacun se pro-

1. D'Alfimbcrl a dit des Tntprx do Dumarsais que tout y (''tait à lire, même le post-scriptUHi. Op peut en diie autant du livre de Du Uellay. Son ponl-scriptum. comme celui de Dumarsais, se rapporte à l'orthographe. Du bellay s'e.xcuse de n'avoir pas suivi le nouveau système d'orthographe, in- trodiut alors par Meygiet, et ([iii consistait à écrire comme on prononce. Il juge cette innovation grammaticale très-légitime; mais il parait craindre de compromettre, en l'iidoplant, le succès de son innovation poétique. Toutes ces réformes d'ailleurs se liaient entre elles, et avaient en général les mêmes partisans elles mêmes adversaires.

2. Pasquier ajoute encore à cette br'Kjndc .lacques Tahureau, Guillaume Des Autels, Nicolas Denisot, dit le. Conte (Comte) d'Ahinois par anagramme, Louis Le Carond, Olivier de Magny, Jean de La Péruse, Marc-Claude de Buttet, Jean Passerai, Louis Des Masures, et cnlin lui-même, qui l'aisail alors ses premières armes.

o'2 POESIE FRANÇAISE

mottoif une immortalité de nom par ses vers : vous eussiez dit que ce temps-là éfoit du tout consacré aux Muses. » Le siècle entier est désormais gagné à cette génération ardente ; tous les nouveaux poètes s'enrôlent sous leurs bannières, et quelques- uns même des anciens, tels que Maurice Scève de Lyon ', Jac- ques Pelletier du Mans, Thomas Sebilet et Théodore de Bèze, se rallient à eux. Vainement le bon Gaulois Rabelais prodigue-t-il ses bouffées de railleries à un style qui rappelle le jargon de son écolier limousin : on ne prend pas son rire au sérieux, et, quand il meurt, ceux même dont il s'est moqué lui font à l'envi de belles épitaphes -. Vainement Saint-Gelais, avec son goût raffiné et sa plaisanterie caustique, essaie-t-il de parodier devant le mo- narque les odes enflées de Ronsard : il est réduit, dans l'inté- rêt de sa propre renommée, à en passer par une réconciliation, à subir les éloges du jeune vainqueur, et, lui laissant désormais libre carrière, il se réfugie tristement dans les vers latins. Charles Fontaine pourtant voulut répliquer : il était personnel- lement attaqué par Du Bellay, et, comme celui-ci avait joint au livre de r///?<s/?'rt?/o^i plusieurs sonnets il célébrait une maî- tresse du nom d'Olive, Fontaine tenait à prouver que l'eau de sa Fontaine durerait autant que le feu de riiuile d'Olive. Sa réponse intitulée Quinlil Horatian (1551) est une critique de détail quelquefois ingénieuse, mais le plus souvent futile. Le poëte grammairien reproche à Du Bellay, ici d'avoir écrit df'/(?».sc avec deux ff et un c ; d'avoir appelé Horace le Piudare latin; plus loin d'avoir hasardé la métaphore du sourcil stoïque ou celle du glaive etigainé. 11 lui fait même un crime d'avoir em- ployé, au lieu de pays, le mot de patrie, qui n'avait pas encore apparemment droit de cité en France. S'il en vient à l'examen des poésies, les remarques sont toujours de la même force. Du Bellay avait appelé le Parnasse le mont deux fois cornu, et

1. Maurice Scève trouva grâce auprès des novateurs. Du P.ellay le loue d'avoir, l'un des premiers, retiré la poésie du peuple et de l'i^'iiorance. l'asquier le range à côté de Bèze et dePelletier, dnifs l'avaiit-tiarde de Won- sard. Sehilel, au contraire, regarde ses vers comme si obscurs, qu'il juge souvent impossible de les entendre. .Nous avons précédemment cité de lui quelques dizains. Il avait dans sa jeunesse mérité les éloges de Marot, et avait travaillé au Blason du Corps Fcminin.

i. Bayle rapporte, il est vrai, que Uonsard, qui ménageait Rabelais vi- vant, lui fit à sa mort une épitaphe mordante. On peut voir dans mon rhois des poésies de Ronsard cette pièce bachique plutôt que satirique. Mais on a une autre épitaplie par liait, qui célèbre l'illustre rieur, et Joachim Du Bellay a dit l'utile-doux Rabelais.

AU XVI« SIECLE. 53

Fontaine lui ol)serve très-judiciensement qne c'est assez d'une fois : « Car, dil-il, il n'y a que deux croupes, et s'il étoit deux fois cornu, il y en auroit quatre. » Quant aux critiques plus im- portantes et réellement décisives, Fontaine les touche bien en passant, mais il les fait trop peu ressortir. ÎNous y insisterons davantage.

Dans le noble dessein d'illustrer la langue et en parliculier la poésie Irançaise, il ne fallait pas injustement flétrir tout ce que la France avait produit jusque-là de naît et d'indigène. Du Bel- lay se fâche hors de propos contre les rondeaux et ballades, dont la vogue était déjà passée ; il oublie que Saint-Gelais, Scéve, Salel et Iléroet faisaient fort peu de rondeaux, et que ceux de Marot n'avaient guère été que des exercices de jeunesse, des ré- miniscences de la muse paternelle. Ces innocents poëmes, quoi- qu'un peu vieillis, méritaient de sa part moins de mauvaise hu- meur ; ils ne corrompaient aucunement la langue, et, en l'ait d'épiceries, les sonnets à l'italienne et les épigrammes à la Martial pouvaient compter pour bien davantage. Ces sonnets n'é- taient pas d'ailleurs exclusivement propres à la nouvelle école, puisque Saint-Gelais en composait d'excellents ' ; et les épi- grammes de Martial n'avaient pas de quoi faire oublier les épi- grammes toutes récentes de Marot. Les élégies de celui-ci, puis- qu'on voulait absolument des élégies, avaient droit à quelque mention; son églogue en avait bien moins, et c'était montrer peu de discernement que de proposer en modèle cette froide allégorie. Le coq-à-Vûne, en devenant satire , changeait de nom plutôt que de nature, et l'on ne faisait que récuser, comme parrain du genre, Marot, qui, pour des Français, était aussi compétent que Thespis. A quel propos encore repousser la chanson - et lui défendre de fleurir à distance respectueuse de l'ode? La tragédie nous manquait, sans doute ; mais la farce

1. Marot hii-inême avait drjà compost'' qnolqnps snnnnts.

'2. l'asquier dit en ses iSi-chc relies : « On loliiit de l'ancienne pocsie l'c- « légie. l'églogue, l'épitaphe, et encore la ckansnn, nonobstant ravis de " Du Bellay. » Du Bellay parle avec dédain de la chanson de Sainl-('ielai>, Dcphiratkm de Vénus à la mort d'Adoiiia, qui commence par ces vers :

L.'iissi'z la vorte Cdidciir, 0 l'riiicesse Cylliérée. clc.

Cependant elle était jusque-là regardée comme la meilleure de Mellin, (|ui avait la palme du genre. Charles Fontaine, qui gourmande à ce propos Du Dellay, nous apprend que, non content de composer des chansons, Saint-Gelais les mettait en musique, et les chantait en s'accompagnant sur une lyre.

5.

5i POESIE FRAÎN'ÇAISE

était par moments de la bonne et franche comédie : comme étude dramatique, Patelin et quelques cliapitres de Rabelais valaient bien VAndricnnc. A tout prendre, la rélorme proclamée par Du Bellay comme une découverte de la veille se réduisait à deux parts, dont l'une n'était pas aussi neuve ni l'autre aussi praticable qu'il le prétendait. L'épigramme, l'élégie, Téglogue, le sonnet, la satire et l'étude des chefs-d'œuvre anciens appar- tenaient déjà à Marot, à Saint-Geiais, et à leur école : restait à Du Bellay l'honneur de proposer l'ode pindarique, la comédie et la tragédie grecques, aussi bien que le poëme épique. Mais l'exécution a montré que lui et ses amis ont en cela méconnu et forcé le génie de leur époque. Ne trouvant point en France de vocabulaire poétique tout fait, ni même assez d'éléments dont on pût le composer à leur guise, ils se sont mis à exploi- ter en grammairiens le grec, le latin et l'italien ; manœuvres avant d'être architectes, ce n'est qu'après la fatigue de ces doctes préliminaires qu'ils ont abordé la poésie. Surtout ils ont évité d'en faire une chose accessible et populaire ' : Odi profa- nmn vulgiis était leur devise, et elle contrastait d'une manière presque ridicule avec la prétention qu'ils afiichaient de fonder une littérature nationale; alors qu'on se moquait des vénéra- bles druides et des receleurs de mystères, il convenait mal de les imiter. Qu'est-il donc advenu, que devait-il advenir de celte langue savante, construite sur la langue populaire? La langue populaire a fait un pas, et tout l'échafaudage de la langue sa- vante a croulé. L'accident était soudain ; et, comme le sublime désappointé touche au grotesque, un long rire a éclaté comme à une chute de tréteaux.

Poumons, qui venons plus tard, une disposition plus sérieuse et plus é(jnitable dirigera notre examen, et, la part une fois faite à la sévérité, nous reconnaîtrons que l'erreur de Du Bellay et de Ronsard n'a pas été une erreur vulgaire ; qu'elle suppose une rare vigueur de talent, de longues veilles, un dévouement pro- fond, une pure et sainte conception de la poésie. Nous compa- tirons à ces nobles cœurs qui se débattaient contre une langue rel)elle à leur pensée; et les victimes enchaînées sous l'écorce des arbres dans la forêt enchantée du Tasse nous donneront li- dée du supplice qu'ils durent subir. Tant d'efforts, après tout

1. Du Bellay pousse celle aversion théorique contre le familier et le populaire jus'qu'ù rejeter X'épitre. dans laquelle Marot avait si l'urt excellé.

AU XVI» SIECLE. 55

n'ont pu rester sans effets. La langue y a gagné une foule de mots et de tours dont jusque-là elle n'avait pas ressenti le be- soin, et dont plus tard elle s'est heureusement prévalu. Si l'im- portation a été parfois violente et capricieuse, comme dans une sorte de seconde invasion romaine, elle a laissé du moins de ces traces récentes et vives, telles qu'on en retrouve encore tout à nu dans le grand Corneille. De plus il faut songer que les innovations même les plus légitimes ne s'accomplissent, ja- mais à l'amiable ; en toute réforme on n'obtient que peu quoi- qu'on réclame beaucoup ; ce qui semble un appareil superflu d'efforts n'est souvent que l'instrument nécessaire du moindre sucrés; et peut-être, pour reprendre une image déjà employée, peut-être l'échafaudage fastueux dressé par Ronsaard et abattu par Malherbe n'avait-il rien que de strictement indispensable à la construction de l'édifice régulier qui l'a remplacé.

Mais avant d'aborder Ronsard, qui fut le grand artisan de la réforme poétique, arrêtons-nous encore à Du Bellay, qui l'avait prèchée avec tant de zèle et qui la pratiqua avec un vrai succès. Il tint en partie les promesses de son Illustration de la Lanxjue Françoise, et se garda de la plupart des excès tombèrent ses contemporains. Des images, de l'énergie, de la dignité, du sen- timent, telles senties qualités jusque-là inconnues (ju'on distin- gue eu lui quelquefois et dont les vestiges révèlent un poëte. Son mauvais goût n'est guère pire que celui de Saint-Gelais ; s'il lui arrive souvent de pétrarqiiiser, comme on le disait alors, dumoms il ne pindarise pas; sa facilité le sauve de l'enflure pédantesque. Lui-même nous apprend que ses amis mettent ses chansons à côté de celles de Ronsard, et qu'ils en donnent pour raison

Que l'an est plus facile et l'autre plus savant'.

Malherbe a eu tort de le reprendre de cette facilité : elle valait mieux que le cerveau rélif qu'il reprochait à Ronsard. Les poè- mes principaux de Du Bellay sont VOlive, les Regrets et les Antiquités de Rome ; il les a composés en sonnets qui se suc- cèdent sans beaucoup de liaison. Dans rOlive, il célèbre sa maî- tresse, et, parcourant en détail toutes ses beautés, il les com-

1. Pasquici' a dit : « Chacun donne à Ronsard la gravité, à Du Bellay la « douceur. »

56 POESIE FRANÇAISE

pare successivement aux beautés analogues de la nature, sa voix au souille du zéphyre, ses yeux a;i soleil, etc., etc. Fontaine critique ce luxe de comparaisons dans le Quintil Horatian : « Tu es trop bottologie, qui, en quatre leuilles de papier répètes « plus de cinquante fois ciel et deux, tellement que tu peux « sembler tout célestin. Semblablement tu redis souvent même « choses et paroles, comme armées, ramces, oiseaux, des « eaux , fontaines vives el leurs rives, bois, abois. Orient, a Arabie, perles, vignes, ormes, et telles paroles et choses par « trop souvent redites en même el petit œuvre, et quasi en « même forme, qui témoignent ou affectation ou pauvreté. » Cependant on avait trop ignoré jusque-là en France cette poésie de sentiments et d'images; bien ménagée, elle pouvait tempé- rer à propos la gaieté de cabaret, et répandre sur la langue un peu de décence et d'éclat. C'est dans l'Olive qu'on trouve ce vers pittoresque, dont ilarot ne se fut jamais avisé :

Du cep lascif les longs eiiibrassenicnls.

Les Begrets sont des espèces de Tristes, composées par Du Bellay durant le séjour de trois ou quatre ans qu'il fit à Rome avec le cardinal Du Bellay son parent. Les dégoûts d'un office subalterne, le spectacle des mœurs italiennes et de la cour pontificale, les souvenirs de l'antiquité déchue, et plus encore ceux de la patrie absente, tout abreuva le poète d'un ennui qui n'a que trop passé dans ses vers. Mais c'est déjà quelque chose de remarquable que ce sérieux et parfois amer senti- ment d'une âme qui s'ennuie et qui souffre *. Le gentil

1. Il se reproche en un endroit d'avoir sacrifié ses études et sa gloire aux soins de sa fortune :

Las ! est maintenant ce mépris de rortune ? On est ce cœiii- wiinqueur de toute adversité. Cet honnête dé>ir de l'immortalité. Et cette belle flamme au peuple non commune?

sont ces doux plaisirs qu'au soir, sons la nuit brune,

Les Muses me donnoient, alors qu'en liberté,

Dessus le veid tapis d'un rivage écarté.

Je les nienois danser aux rayons delà lune ?

Jaiiitenant laFortune est maltresse de moi, El mon cœur, qui souloit être maître de soi, Est serf de mille maux et regrets qui m'ennuient ;

De la postérité je n'ai plus de souci ;

Cette divine ardeur, je ne l'ai plus aussi.

Et les Muses de moi, comme étranges, s'enfuyent.

(A partir de io50, je n'observerai en général que l'indispensable dans la vieille orthographe des citations. La poésie tnoderne en effet commence.)

AU XVI" SIKCLE. 57

mnîtrc Cl(''mniit, emprisonné et persécuté, ne savait que hinlinrr avec ses maux; et Rabelais, qui, vingt ans avant Du liellay, faisait le voyage d'Italie, comme médecin du même cardinal, Rabelais disciple ou compère de Marot, de Villon et de la bonne vieille école l'acélieuse, ne paraît \>as s'être consumé en regrets mélancoliques dans le pays des Papimanes.

Les ruines de la ville éternelle inspirèrent à Du Bellay ses .'!;(- tiqidtés de Rome, qui nous semblent, après les Hegrets, son meilleur poëme. 11 s'y élève par moments jusqu'à l'énergie, et dans sa manière d'évoquer ce vieil honneur 'poudreux il y a déjà des expressions qui appartiendront plus tard à la langue de Corneille *. A la vue de ces débris éloquents, le poète se replie sur lui-même, et dit à son âme de se consoler, parce que les désirs meurent aussi bien que les empires ; interrogeant brus- quement ses vers, il leur demande s'ils espèrent encore l'im- mortalité.

Du Bellay a composé des poésies lyriques se rencontrent beaucoup de stropbes d'un ton élevé et soutenu. Dans une ode sur l'immortalité, il s'écrie avec un dédain de conviction :

L'un aux clameurs du palais s'étudie ; L'autre le vent de la faveur mendie :

Mais moi, que les grâces chérissent,

Je liais les biens que l'on adore ;

Je hais les honneurs qui périssent

Et le soin qui les cœurs dévore : Rien no me plaît, fors ce qui peut déplaire Au jugemeul du rude populaire.

Ailleurs il s'excite à cbanter dans sa langue maternelle, plutôt que de se traîner à la suite des anciens. La pièce est adressée i à Marguerite, sœur de Henri 11 et protectrice des novateurs contre la cabale de cour :

Quiconque soit qui s'étudie En leur langue imiter les vieux D'une entreprise trop hardie Il tente la voie des cieux,

1. Il dit, en parlant des guerres civiles des lîomains :

Qii.ind, si eiupllement l"un siu' l'.'rulre animés, \niis tlélieiiiijii'z le fer en vos propres entrailles-

11 dit qu'on n'aperçoit plus Rome en Rome.

58 POÉSIE FRANÇAISE

Croyant en des ailes de cire Dont Pliœbiis le peut déplumer; Et semble à le voir qu'il désire Nouveaux noms donner à In mer.

Princesse, jo ne veux point suivre D'une telle mer les dang:ers, Aimant mieux entre les miens vivre Que mourir chez les étrangers.

Mieux vaut que les siens on précède Le nom d'Acliille poursuivant, Que d'être ailleurs un Diomède, Voire un Thersite bien souvent.'!

Quel siècle éteindra ta mémoire, 0 Boccacel et quels durs hivers Pourront jamais sécher la gloire, Pétrarque, de tes lauriers verds?

I

Et moi, si la douce folie Ne me déçoit, je te promets, Loire, que ta lyre abolie. Si je vis, ne sera jamais.

Mais c'est surtout par la grâce et la douceur qu'il paraît ex- celler, ainsi que l'avaient bien senti ses contemporains en le surnommant l'Ovide français. L'éloge qu'il donne quoique part à un poëte de ses amis s'applique tout à fait à lui-même :

L'amour se nourrit de pleurs. Et les abeilles de Heurs ; Les prés aiment la rosée, Phœbus aime les neuf Sœurs, Et nous aimons les douceurs Dont ta muse est arrousée.

Dans l'ode à deux Damoiselles, lorsque, après avoir célébré leurs beautés, il les engage à fuir les façons cruelles et à laisser conduire leur nef au port de l'hyménée, on croit entendre le poëte moderne qui montre à sa bien-aimée le golfe chéri :

Ces petites ondes enflées,

Des plus doux zéphyrs souftïées.

Sans fin vont disant à leur bord :"|

Heureuse la nef arrêtée

Par le mors de l'ancre jetée

Dedans le sein d'un si beau port !

AU XYI"^ SIÈCLE. o9

Viclor llugu n"a pu trouver, pour la charmante liallade de Trilby, de plus sémillante épigraphe que cette chansuii de Du r.cllay adressée aux vents par un vanneur de blé :

A vous, troupe légère. Qui d'aile passagère Par le monde volez, Et d'un sifflant murmure L'ombrageuse verdure Doucement ébranlez,

•l'offre ces violettes, Ces lis et ces fleurettes. Et ces roses ici, Ces vermeillettes roses. Tout fraîcliement écloses, Et ces œillets aussi.

De votre douce haleine Éventez celte j)laine Éventez ce séjour, Ce pendant (pie j'alianne', A mou bled que je vanne A la chaleur du jour !

Du Bellay, en effet, qui proscrivait les chansons, en faisait de fort jolies, et Marmontel en cite une qu'il compare aux meil- leures d'Anacréon et de Marot. On y est frappé, entre autres mérites, de la libre allure, et en quelque sorte de la fluidité courante de la phrase poétique, qui se déroule et serpente sans effort à travers les sinuosités de la rime :

Ayant, après long- désir, I^ris de ma douce ennemie Quelques arrhes du [ilaisir Que sa rigueur me dénie,

.le l'offre ces beauK œillets, Vénus, je t'olfre ces roses, Dont les boutons vermeillels Imitent les lèvres closes

Que j'ai baisé par trois fois, Marchant tout beau dessous l'ombre De ce buisson que tu vois, Et n*ai su passer ce nondjre,

1. Ahavner, travailler, fatiguer.

60 POÉSIE FRANÇAISE

Pour ce que la mère étoit Auprès de là, ce me semble, Laquelle nous agucttoit ; De peur encore j"eu tremble.

Or, je te donne ces fleurs; Mais, si tu fais ma rebelle Autant piteuse à mes pleurs Comme à mes yeux elle est belle,

Un myrte je dédierai Dessus les rives de Loire, Et sur l'écorce écrirai Ces quatre vers à ta gloire :

« Tbenot, sur ce bord ici,

« A Vénus sacre et ordonne

« Ce myrte et lui donne aussi

« Ses troupeaux et sa personne '. »

Dans |>lusieurs épîtres de Du Bellay, dans VHymne àla Sur- dité- et le Pocle Courtisan, l'alexandrin est manié avec la gra- vité el surtout l'aisance qu'il avait durant ces premiers temps de rénovation. Malherbe ne lui avait pas encore imposé, comme loi de sa marche, le double repos invariable du milieu et de la fin du vers. Si le mouvement de la pensée était plus fort, la césure, obéissante et mobile, se déplaçait ; et, bien qu'elle ne disparvit jamais complètement après le premier hémistiche, elle ne faisait dans ce cas qu'y glisser en courant, y laisser un ves- tige d'elleniême, et s'en allait tomber et peser ailleurs, selon les inflexions du sens et du sentiment. La rime aussi, au lieu d'être un signal d'arrêt et de sonner la balte, intervenait sou- vent dans le cours d'un sens à peine commencé, et alors, loin de l'interrompre, l'accélérait plutôt en l'accompagnant d'un son large et plein. Cet alexandrin primitif, à la césure variable, au libre enjambement, à la rime riche, qui fut d'habitude celui de Du lieilay, de Ronsard, de D'Aubigné, de Régnier, celui de Mo- lière dans ses comédies en vers, et de Racine en ses Plaideurs, que Malherbe et Boileau eurent le tort de mal comprendre et de toujours conibatlre, qu'André Chènier, à la fin du dernier

1. Cette pièce et la précédente sont imitées du latin de ÎSaugcrius.

2. Dans VHymne l'i ta Surdité, le poète se félicite d'être devenu sourd corame lîonsaid. Celte surdité de lionsaid avait alors quelque chose d'aussi vénérable que la cécité d'Homère.

AU XYI-= SIÈCLE. 61

siècle, recréa avec une incroyable audace et un bonheur inouï ; cet alexandrin esl le même que la jeune école de poésie affec- tionne cl cultive, et que tout récenunent Victor Hugo par son Crotnivell, Emile Deschamps et Alfred de Vigny par leur traduc- tion en vers de Roméo et Juliette, ont visé à réintroduire dans le style dramatique*. Nos vieux poètes ne s'en sont guère servis que pour Tépître et la satire, mais ils en ont connu les ressources infinies et saisi toutes les beautés franches. On est heureux, en les lisant, de voir à cluupie passe contirmer victo- rieusement une tentative d'hier et de la trouver si évidemment confornu; à l'esprit et au.x origines de notre versification -.

Le Poêle Courtisan de Du Bellay est remarquable encore à d'autres égards; on peut considérer cette pièce comme une de nos premières et de nos meilleures satires régulières ou clas- siques. Elle est dirigée contre les poètes de cour, qui en vou- laient à rérudition de leurs jeunes rivaux et les traitaient de pédants. Du Brllay raille la fatuité et l'ignorance de ces beaux esprits qui ne savent que fiatter les grands seigneurs et les grandes dames ; il les représente avec leur léger bagage poé- tique, un sonnet, un dizain, un rondeau bien troussé, ou bien une ballade [du temps qu'elle courrait), débitant mystérieuse- ment leurs petits vers de ruelle en ruelle, déchirant sans pitié toute œuvre étrangère à leur coterie, et se gardant de rien pu- blier eux-mêmes, de peur de représailles. Je ne puis croire que le trait suivant ne soit pas un peu adressé à Mellin de Saint-Ge- lais, ch(!f Je la cabale :

Tel éloit de son temps le premier eslimé, Duquel, si on eût la quelque ouvrage imprimé, Il eùl renouvelé peut-être la risée De la montagne enceinte; et sa muse, prisée Si haut auparavant, eût perdu, comme ou dit, La réputation qu'on lui donne à crédit.

Si cette conjecture est exacte. Du Bellay ne tarda pas à se

1. Jo iiiaiiili(îns, comme on voit, la trace dos promesses, Jft celles même qui n'ont pas également tenu. Un lorl des poêles du Cénacle a été de ne point publier une bonne lois toutes ces traductions vraiment distinguées qu'ils avaient faites en commun des plus belles pièces de Sliakspeare. Chacun a gardé jalousement sa tpiotc-patt, et ils ont manqué le moment.

2. N'est-ce pas cet irrévérent M. de Stemilial qui a dit : « Le vers l'ran- « fais (l'alexandrin) ressemble assez à une paire de pincettes brillantes « et dorées, mais droites et roides : il ne iiciit t'ouilb'r dans les recoins. »

Gl POESIE FRANÇAISE

rétracter. Injuste envers Técole do Marol au moment de la rup- ture, il se radoucit aussitôt aiirès la victoire. Ou trouve dans ses œuvres une épitapiie en Thonneur de Clément. C'est, il est vrai, le seul et unique hommage qu'il ait rendu à cette muse bourgeoise, et il y a même lieu de penser qu'il fit cette épitaphe de très-bonne heure, avant ses relations avec Ronsard. Du moins il a l'indulgence et l'équité de proclamer Héroet etSaint- Gelais, dans des odes qu'il leur adresse, les favoris des Grâces et ihonneur du Parnasse français *. Jusqu'ici peut-être on ne l'avait pas lui-inême sultisaniment apprécié. Kovateur en poésie, il le fut avec autant de talent et plus de mesure qu'aucun de ses contemporains. Mais, comme il mourut jeune, sa réputation s'est de bonne heure allée perdre dans la gloire de Ronsard avant d'être enveloppée dans la même chute 2.

Ce fameux Ronsard, en effet, dont nous avons à parler main- tenant, exerça sur la litérature et la poésie, du moment qu'il

1. Du Bellay, clans son Illustratinn, avait défendu de traduire les poêles ; pourtant il a traduit plus d'une fois les poêles anciens, et en particulier les quatrième et sixième livres de l'Enéide. 11 l'ait dans la préface de celle dernière traduction un aveu reinarquablt", qui prouve son retour à la modérai ion, après le premier feu de la querelle : « Je n'ai pas oublié « ce qu'autrefois j'ai dit des translations poétiques; mais je ne suis si « jalousement amoureux de mes premières appréhensions que j'aie honte « de les chang;er (|uelqnefois, à l'exeinple de tant d'excellents auteurs, « donl l'autorité nous doit ôter celte opiniâtre opinion de vouloir toujours « persister en ses avis, princiiialement en matière de lettres ; quant à « moi, je ne suis pas sloïque jusque là, etc., etc. »

12. Viclime dessoucis et de Tétude, Du liellay mourut d'apoplexie à trente- cinq ans (1560). 11 était chauoinede Pans, et allait être nommé archevêque de Bordeaux. eu Anjou (lin de 1524), il y avait passé son enfance et sa lacmièrc jeunesse; son éducation avait été trés-négligée, et il nous dit lui-mêuie qu'il ne se livra que bien tard aux lettres. Tous les biographes ont commis sur son compte une erreur assez grave. Us nous le montrent déjà en faveur auprès de François 1" et de sa so:!ur Marguerite. Mais Fran- çois 1" élait mort en 15-i', avant les prcmieis essais de Du Bellay. 11 est vrai que celui-ci adresse un grand nombre de ses pièces à Marguerite sœur unique du lioi, mais cette Marguerile est la sœur de Henri II, pour laquelle il lit plus tard un épithalame lorsqu'elle épousa le duc de Savoie. 11 est vrai aussi qu'il adresse des sonnets à la reine de Navarre, qui lui répond également en vers; mais cette reine est Jeanne d'Albret, liUe de Marguerile et mère de Henri IV. Quand Du Bellay parle de Marguerile de Navarre, c'est pour déplorer sa mort, qui élait arrivée en 1549. Celle mé- prise, qui semble insignifiante en elle-même, devient ])lus grave en ce qu'elle assigne une date fausse aux premiers essais de la réforme poétique. Celle réforme en elfet commença sous Henri 11, et non sous François 1". Henri 11 s'y montra d'ahoid peu favorable, et ce ne fut qu'à la sollicita- tion de sa sreur Marguerite, conseillée elle-même par Michel L'Hospilal, qu'il accorda faveur cl proleclion à la nouvelle école. Malgré des patro- nages si puissants. Du Bellay ne fut pas à l'abri desperséculions. Quelques souuels de ses Bcgrcls le firent accuser d'impiété, et on le desservit au- près du cardinal son parent, dont il perdit pour un temps la faveur; il la regagna loutefois, puisque le cardinal devait se déineltre pour lui de l'archevêché de Bordeaux.

AU XVI= SIECLE. 65

parut, une souveraineté immense qui, durant cinquante années, ne souCIVit ni adversaires ni rivaux. Si nous voulions chercher dans notre iustoire un autre exemple d'un ascendant pareil, nous n'aurions à opposer que celui de Voltaire : il l'aut bien se rési- gner au ridicule et presque au scandale d'un tel rapprochement. Au reste, pour mieux en apprécier toute la justesse, suspendons un instant la critique, oublions les œuvres de Ronsard, et, avant déporter un jugement sur l'écrivain, donnons-nous le spectacle impartial de son étonnante destinée littéraire : ce drame, mêlé d'héroïque et de grotesque, aura bien sa moralité, son intérêt, et même aussi son genre d'émotions sérieuses.

L'enfance et la première jeunesse de Ronsard furent singuliè- rement actives : dégoûté à neuf ans du collège, il devint page de cour, passa près de trois ans en Ecosse au service du roi Jacques, puis, de retour en France, suivit Lazare de Baïf à la diète de Spire, et le célèbre capitaine Langey en Piémont. Des naufrages, des guerres, des aventures galantes, une connais- sance des hommes et des langues, voilà ce qu'il y gagna : nous verrons plus tard s'il en aura profité en poète. Du moins il ne versifiait pas encore; et, parfois seulement, on le surprenait dans les écuries du roi un Marot ou un Jean Le Maire à la main. Cette vie dura jusqu'à dix -huit ans, et aurait continué sans doute, si tout à coup le jeune courtisan n'était devenu sourd. Cette surdité, que les contemporains ont proclamée bienheureuse, valut Ronsard à la France. 11 avait connu chez Lazare de Baïf le savant Dorât, précepteur du fils : il se fait aussitôt son élève, et même s'enferme avec le jeune Baïf au collège de Coqueret, lors- que Dorât en est nommé principal. Là, il rencontre Rémi Belleau, futur poëte, Antoine Muret, déjà érudit, ses condisciples alors, et bientôt ses commentateurs. Tous sont frappés et remués de ses progrès et de son audace d'esprit; en l'entendant, le labo- rieux mais pesant Baïf s'èlectrise et ne rêve plus qu'innovations. Du Bellay, que Ronsard a rencontré un jour en voyage, est du premier abord séduit à ses idées, et s'associe avec transport aux études communes. Dorât et Turnèbc eux-mêmes s'étonnent de leur propre admiration pour un disciple, pour un poète fran- çais né d'hier, et ne savent que le saluer, dès ses premiers es- sais, du surnom d'Homère et de Virgile. Cette forte discipline de collège* se prolonge sept ans entiers ; et, quand ensuite l'ancien 1. « Ronsard, dit Claude Dinet, son ami et son biographe, ayant été

61 POESIE FRANÇAISE

pn^t"" roparnît à la cour, sa renommée Vy a déjà jirécédé. Une fois Mellin de Saint-Gelais réduit au silence, le succès est rapide, unanime, et ressemble à un triomphe. Proclamé par les Jeux Floraux le prince défi poètes, Ronsard, comme on Tavait déjà dit de Marot. devient le poète de^^ princes. Marguerite de Savoie, sœur de Henri II, est pour lui sa Marguerite de Navarre •. Marie Stuart Taccueille durant le règne si court de son époux ; plus lard elle se souviendra de lui sur le trône d'Ecosse, et plus tard encore elle le lira dans sa captivité. Charles IX, qui eut des talents et aurait pu avoir des vertus, Charles IX, meilleur poëte et moins jaloux émule que Néron, chérissait Ronsard, le comblait d'ab- bayes, de bénéfices; et un jour de belle humeur il lui adressa des vers pleins d'élégance, il abjurait gaîment devant lui son titre de roi : plût au ciel qu'il ne l'eût jamais autrement abjuré! A ces faveurs royales se joignaient les hommages non moins enivrants d'un peuple d'admirateurs : « Nul alors, nous dit Pas- « quier, ne mettoit la main à la plume qui ne le célébrât par « ses vers. Sitôt que les jeunes gens s'étoient frottés à sa robe, ils « se faisoient accroire d'être devenus poètes. « C'était un hymne continuel, un véritable culte. Par une sorte d'apothéose, Ronsard imagina une Pléiade poétique, à l'imitation des poètes grecs qui vivaient sous les Ptolémées; il y plaça auprès de lui Dorât son maître, Amadis Jamyn son élève, Joachim Du Bellay et Rémi Delleau ses anciens condisciples, enfin Etienne Jodelle etPontus deThiard, ou par variante Scévole de Sainte-Marthe et Muret. La vénération du siècle s'empressa de consacrer cette constellation nouvelle. Tous les choix sans doute n'emportaient pas égale fa-

« nourri jeune à la cour et dans lliabitude de veiller tard, denieuroit à « l'éludi- sur les livres jusqu'à deux ou trois heures après minuit, et en se « couchant il réveilloît le jeune Bail', qui, se levant et prenant la chandelle, « ne laissoii pas refroidir la place. » Bail' était plus fort en grec, et lion- sard en poésie française, et il se donnaient l'un à l'autre des conseils et des secours.

1. Il ne faut pas oublier non plus Diane de Poitiers, qui joua un grand rôle pour l'introduction de la nouvelle école. Vers la lin du régne de François I", il y eut un moment la littérature et la poésie, sous l'in- fluence de Marguerite de .Navarre, semblèrent prendre une teinte calvi- niste prononcée. L'ne partie de celte cour badine et légère s'en effraya comme d'une menace, et il éclata sur l'heure une réaction vive, dont le jeune règne s'empara. Diane de Poitiers surtout, et le cardinal de Lor- raine, nouvellement produit par elle, en furent les moteurs. .\u\ Psaumes de David on subs itua vite Horace et le goût païen. Quand les poètes de la Pléiade parurent, ils devinrent, sans bien le savoir, les organes de ce goûl auli-puritain, et ils trouvèrent des prolecteurs tout préparés. Ce point de vue, en ne le lorçant pas trop, doit être exact. Le succès de Ronsard acquiert ainsi une sorte de sens politique et social.

AU XVI" SIKCI.E. (35

veiir, ol même certains sulTrag('sc«''lèbr(.'s se m nn lièrent dès lors sévères contre (luelqucs-uns : Pnsqnier faisait assez peu de cas de Bail", et liii l'crroii méprisait Jodelle et Belleau. Mais sur Ron- sard l'accord était universel; les plus illustres, sans nulle ex- ception, s'agenouillaient devant lui : el De Thou, qui, rappor- tant la naissance du poëte ;i l'année du désastre de Pavie; y voyait pour la patrie une compensation sullisante ' ; et L'IIospital, qui protégea si hautement ses débuts conti'e la cabale de la cour - ; et Du Perron, qui prononça si pompeusement son oraison funè- bre, et qui le citait toujours, lui, Cujas et Fernel, conjme les trois merveilles du siècle; et Pasquier, qui ne faisait nul triage dans ses œuvres, «car, disait-il, tout est admirable en lui; » et Muret, qui écrivit une fois en français pour commenter ses son- nets d'amour; et Passerai, qui préférait je ne sais plus laquelle de ses odes au duché si prisé de Milan '■; et Jules-César Scaliger, et Lambin, et Galland, et Sainte-Marthe, et en particulier ce bon Montaigne, si indépendant et si sensé, qui d'une seule ligne déclare la poésie française arrivée à sa perfection et Ronsard égal aux anciens. Hors de France, et dans toute l'iùirope civilisée, le nom de Ronsard était connu et révéré comme un de ces noms désormais inséparables de celui de la nation qu'ils honorent. La reine Elisabeth envoya un diamant de grand prix à celui qui avait célébré sa belle rivale sur le trône, et qui la charmait en- core dans les fers. Le Tasse, venu à Paris en 4571 , s'estima heu- reux de lui être présenté et d'obtenir son approbation pour quel- ques chants du Godefroy dont il lui lit lecture*. Il y eut un poème italien composé par Sperone Speroni à la louange de Ron- sard, et ses œuvres étaient publiquement lues et expliquées aux écoles françaises de Flandres, d'Ani^leterre, de Pologne, et jus- qu'à Dantzick. Ce concert de louanges dura, comme je l'ai dit,

I. Cria ne suffit pas à Clainlp PiiiuH qui, pour mirnx fiiire cadrer la clinse, le l'ait naître, non-scuk'ment l'iiniiée do la drljule tie Pavie, mais ]c jniir m ('•me.

-1. On m duns les œuvres île Ronsard iiiieéU'f;ie ou satire latine adressée roMiiru' p;ir lui à ses déiracicurs, et qui est de L'IIospital :

ilagnificis nulœ ciiltoriliiis nt(iiii' portis Hœc Loria xcrihit vnllc iioela nnriis....

5. On attribue le même mot à Galland, luincipal du colN'^'c deTîoncoui , .).-(',. Scali^rcr disait qu'il aimerai! mieux av(ur lail l'ode d Horaie llonec firaliis i-riiiii que devenir rni de Perse, d'autres disent roi d'Aragon; et Kieolas lîourhnu i)r('d'érait les Psaumes de iinclianau à l'évi'ché de Paris.

A. Voir, dans les Cnriosilt-s el Aiiccdolea italiennes de M. Valerv (\Wi), le tliapitre intitulé le Tasse eu France.

(16 POESIE FRA>'ÇAISE

(iurnnt cinqiianto années pleines; et, loin de s'affaiblir, il allait croissant avec le temps. Il est vrai qu'à la mort de Charles IX, Ronsard, vieillissant et malade, s'était retiré dans une de ses abbayes, et que le poëte Des Portes jouissait de toute la faveur de Henri III ; mais, quoi qu'en ait dit Boileau, Des Portes, aussi bien queBertaut et tous ceux de son âge, admirateur, élève, et non pas rival du vieux poëte, s'était produit sous son patro- nage et formé sur son exemple. Lorsque Ronsard mourut (1585), la France entière le pleura ; des oraisons funèbres, des statues de marbre lui furent décernées, et sa mémoire, revêtue de toutes les sortes de consécrations, semblait entrer dans la pos- térité comme dans un temple *.

Quinze ans à peine s'étaient depuis écoulés, cpi'un jour Henri IV, amateur de poésie, ayant demandé à Du Perron pour- quoi il ne faisait plus de vers, le prélat répondit qu'il y avait renoncé depuis qu'un gentilliomme de Normandie, établi en Provence, en faisait de si bons , qu'il imposait silence aux plus vieux. Ce gentilhomme normand était Malherbe. 11 réforma tout. Grammairien autant que poète, sévère pour lui, rigoureux pour les autres, il lui arriva, dans un instant de mauvaise humeur, sa veine était à sec, de rencontrer sous sa main un exem- plaire de Ronsard : il se mit à le biffer vers pas vers. Comme on lui fit remarquer depuis qu'il en avait oublié quelques-uns, il reprit la plume et biffa tout. C'était l'arrêt de la postérité qu'il venait d'écrire. Depuis lors, il devint peu à peu de bon goût et de bon ton de ne parler de Ronsard que comme d'une grande renommée déchue, et les plus bienveillants crurent lui faire honneur en le comparant à Ennius ou à Lucile. Décrédité à la cour et auprès des générations nouvelles, il ne garda plus de partisans que dans l'université, dans les parlements, surtout ceux de province, et parmi les gentilhommes campagnards. L'Académie française et Boileau l'achevèrent. N'oublions pas qiie, par l'effet d'une bien naturelle sympathie, il eut pour der- niers admirateurs les Théophile, les Scudéri, les Chapelam et les Colletet.

A notre tour, avant d'aller au delà, il nous semble que cette condamnation portée jpar Malherbe, Buileau et la postérité, fût-

1. Pour de plus ^'rands détails, nous renvoyons le lecteur à la Vie de Ronsard placée eu tète de ses Œuvres choisies: nous la reproduisons ci- aprés.

AU XVI' SIECLE. 67

elle au fond légitime, n'a pas été exempte d'aigreur ni de colère. Toute grande célébrité dans les lettres a sa raison, bonne ou mauvaise, qui la motive, l'explique et la justifie du moins de l'absurdité: c'est un devoir d'en tenir compte et de conii)i'endre avant de sévir; dans les sentences de ce genre, biiïer ne vaut pas mieux que brûler. Ce poète , qu'on flétrit de ridicule pour avoir cru trop aisément à son immortalité, n'y a cru que sur la foi de tout son siècle ; et un siècle qui unissait tant de bon sens à tant de science n'a pas pécher par pur engouement. Son erreur n'a pas été une duperie niaise : elle mérite bien qu'on l'éclaircisse et qu'on en trouve, s'il est possible, une in- terjirétation moins anière.

Que si, dans ces dispositions dont la bienveillance est encore de l'équité, on aborde la lecture des ouvrages de Ronsard, on en viendra, après un peu d'ennui et de dé.'-appointement, sinon à faire grâce à sa renommée, du moins à la concevoir. Lorsqu'il parut, l'étude de l'antiquité, affranchie des premiers obstacles, était dans toute sa ferveur et son éclat. D'abord le seul labeur avait été de déchiffrer les manuscrits, de rétablir les textes et de publier des éditions avec commentaires. La mode des tra- ductions s'était peu à peu introduite et avait surtout fris un grand développement sous François I". Mais les traductions sa- tisfaisaient peu les goûts littéraires des érudits, c'est-à-dire de tous les lettrés du temps, et, s'ils daignaient songer quelquefois à la langue maternelle, c'était pour regretter qu'elle ne fît pas d'elle-même quelque tentative plus libre dans les voies antiques. Ronsard sentit ce besoin et y réiiondit merveilleusement. Admi- rateur des anciens avec une certaine indépendance d'esprit, au lieu de les traduire, il les imita; toute son originalité, toute son audace, est d'avoir innové cette imitation. Ordonnant ses sonnets sur ceux de rétrar(|ue, ses odes sur celles de Pindare et d'Horace, ses chansons sur Anacréon, ses élégies sur Tibulle, sa. Fran- ciade sur ÏÉneïde, il déploya dans ces cadres d'emprunt une verve assez animée pour qu'on lui en sût alors un gré infini. C'était la première fois que la physionomie du passé semblait revivre dans notre idiome vulgaire, et le monde des lettrés accueillit le poète avec cette sorte de complaisance et de faible qu'on ressent pour qui nous reproduit ou nous rappelle des traits révérés.

Le grand but que Ronsard ne perdit jamais de vue dans ses

68 POESIE FRANÇAISE

poésies, et qu'il atteignit si bien au gré de ses contemporains, fut la noblesse, la gravité et l'éclat du langage; c'est par ce mérite qu'on l'égalait mianimement aux anciens , et il en reste encore chez lui de vives traces pour le lecteur de nos jours : bien des fois sa période nous parait arrondie , harmonieuse, et sa pensée revêt de Hères ou brillantes images. Trop souvent, il est vrai, dans ses morceaux épiques et lyriques les iilus soute- nus, une métaphore triviale ou burlesque, l'ait grimacer ce style qui veut être sérieux, et, comme une note criarde au milieu d'un ton grave, nous avertit que Honsard forçait son instrument. Une pompeuse description du dieu vaniquear de l'Inde, par exemple, se terminera par ce trait :

Ses yeux étiiiceloient tout ainsi que c/unuleUcx.

Au lieu de remuer l'Olympe d'un froncement de sourcil, Ju- piter n'aura qu'à secouer sa perruque. Le soleil lui-même, à la crinière d'or, sera l'astre perni(j(?/d de lumière. L'hiver enfari- nern lex champs, et un héros menacera son rival de lui cscar- houiller la tête. Voilà ce qui nous choque à tout instant, mais ce qui ne clioquail point sans doute les contemporains de Ronsard ; et il faut convenir qu'en semblable matière chaque siècle est un juge aussi compétent de ses prejnes goûts que la postérité*. La noblesse des mots dans le style, comme celle des

1. Pour Illettré à couvert notre responsabilité sur ce chapitre un peu paraLloxal, on nous permettra d'alléguer deux témoignages, as^ez divers, qui s'accordent tout à l'ail avec notre oi)inion. Suard (lequel pcul-ètro ici n'est autre que maclenioiselle de Meulan) dit en son Hisiniri' du Théâtre Frniiçais :

c Garnier se sert quelquefois d'expressions qui peuvent nous paraître singulières. Par exemple, il appelle le soleil Le Dieu iicmiiiiiicr, c'est-à- dire le Dieu jMirti'-pcrritqiiCy ce qui signifie ^iniplemeiit, dans le langage du temps, le Dieu chevelu, le mot ;)t'rr«qHe s'employaul toujours alors poui chevelure, et les poètes de ces premiers âges pailant aussi souvent de la perruque d'Apollon que les nôtres de sa chevelure durée. Hécube dit aussi en parlant de la manière dont Pyirlius ina l'riam :

Le bonliomnie il tira par sa perruque grise ;

et perruque grise équivaut in^wsicheveux blancs, expression aussi noble qu'usitée; mais qui s'en douterait? il est fort simple aussi qu'on soit assez peu touché de celte image que jnésente Phèdre lorsque, dans les trans- ports de sa passion, elle se peint Hippolyte

Dégoûtant de sueur et d'une honnête crasse.

Mais crasse était alors synonyme de poussière; et l'honnêle crasse n'est autre chose que la noble ])oussière de Uacine.

« In personnage de Hardy, une femme, ense plaignant de

l'insensibilité de celuiqu'elle aime, lui dit qu'il a l'ait un fourneau de son

Ar XVI' SILCLi:. G9

noms propres dons la socirlé, est fille de l'opinion : il suffit qu'on y cruie pour (pfelle existe. Si, au xvi" siècle, chandelle n'avait rien de plus vulgaire qua lumière ou flambeau ; ii enfariîwr ne présentait pas une idée plus ignoble que balayer, dont la haute poésie se sert encore; si perruque en ces temps respectables ne signifiait qu'une majestueuse chevelure , et, à l'anaclironisme près, ne compromettait pas plus la divinité de Jupiter et du soleil qu'elle n'a compris plus tard celle de Louis XiV*, sommes-nous en droit de nier, je le demande, que

cœur, un égoul de ses yeux. C'est encore la Mai-iaiiiie de Hardy qui dé- clare qu'elle est pressée de mourir, pour se trouver bourgeoise de l'éter- nel empire, llavdy emploie quelquefois aussi le mot d't'x/owac au lieu de cœur, ce qui fait un plaisant el'l'et dans ce vers que prononce, dans sa Chariclée, un chœur d'Ethiopiens pleurants:

Sa prière fendroit l'estomac d'une roche.

Mais c'est i)eut-è(re encore ici l'occasion de remarquer que tel mot, qui a pris pour nous une nuance île riilicule en raison des idées et des images accessoires dont nous l'avons environné, pouvait tort bien, il y a deux siècles, se présenter d'une toute autre manière à des espiits moins avancés dans la civilisation, et moins accoutumés par conséquent à joindre à la signification naturelle des mots et à l'image des choses en elles-mêmes ces attributs étrangers qu'elles doivent toujours aux combinaisons de la société. C'est nécessairement par l'etfetde quelques-unes de ces combi- naisons qu'on dii le cœur d' une roche, au lieu de l'estomac d'une roche, ce qui serait bien aussi naturel, et l'on ne voit pas pourquoi l'estomac de la cheminée ne vaudrait pas autant que le cœur de la cheminée. Si le mot d'éf/oul, qui s'applique également à tout écoulement d'eaux, ne nous olTre plus, dans le langage ordinaire, que l'image dégoûtante d'un réservoir destiné à délivrer les villes de leurs plus sales immondices, ce n'est pas la faute de Hardy, qui, écrivant dans un temps la signification de ce mot était moins restreinte, pouvait l'employer comme nous employons liabituellemenl celui de ruisseau, qui jiourra passer d'usage à son tour : car. si on vient à le borner, comme on a fait de celui d'éijuut,à signifier exclusivement les écoulements des rues de Paris, il ne sera pas plus per- mis de verser des ruisseau.r de larmes que de faire de ses yeux un égout. C'est peut-être pour cela que les torrents de larmes commencent à rem- placer les /•uis.ieau.r, dont on se servait beaucoup plus autrefois. »

On lit dans une lettre de l'abbé Galiani à madame d'Épinay le passage suivant, dont la tournure peut paraître irrévérente, mais dont la justesse me semble incontestal>le (il s'agit de commentaires sur Corneille) :

« Du mérite d'un homme, il n'y a que son siècle qui aitdroit d'eu juger ; mais un siècle a droit de juger d'un autre siècle. Si Voltaire a jugé l'homme Corneille, il est absurdemeut envieux; s'il a jugé le siècle de Corneille, et le degré de l'ai t dramatique d'alors, il le peut, et notre siècle a le droit d'examiner le goût des siècles précédents. Je n'ai jamais lu les notes de Voltaire sur Corneille, ni voulu les lire, malgré (/«'elles me cre- vassent les yeux sur toutes les cheminées ;le Paris lorsqu'elles parurent ; mais il m'a fallu ouvrir le livre deux o.i trois fois, au moins par distrac- tion, et toutes les fois je l'ai jeté avec indignation, parce que je suis lomljé sur des notes grammaticales qui m'apprenaient qu'un mot ou une phrase de Corneille n'était pas en bon français. Ceci m'a paru aussi absurde que si on m'apprenait que Cicéron et Virgile, quoique Italiens, n'écriviienf pas en aussi bon italien que le Boccace et l'.Vrioste. Quelle impertinence ! Tous les siècles et tous les ))ays ont leur langue vivante, et toutes sont également bonnes. Chacun écrit" la sienne. »

1. Il fauten dire autant deces noms vulgaires.de Tninon, Margot, Cas-

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Rnnsavfl ait été de son temps réellement sérieux et sublime, et, tout en cessant de le t;oûter et de le lire, pouvons-nous lui re- procher autre chose que le malheur d"être venu trop tôt et le tort d'avoir marché trop vite? Un vocabulaire de choix n'existait pas en France : Ronsard en eut besoin et se mit à l'improviser. Il créa des mots nouveaux, en rajeunit d'anciens; aux Latins, auxtrrecs, il emprunta quelques expressions composées, quoi- cju'il le tu avec plus de discrétion qu'on ne semble le croire*. Aux vieux romans français, aux patois picard, wallon, manceau, lyonnais, limousin, ainsi qu'à divers arts et métiers, tels que la vénerie, la fauconnerie, la marine, l'orfèvrerie, etc., etc., il prit sans hésiter les termes qui lui parurent de bon aloi; et quant à ceux déjà en usage parmi le peuple, il tâcha de les relever par des alliances nouvelles. Le système était conçu en grand, et le succès qu'il obtint nous prouve qu'il fut habilement exécuté. Tout ce qu'il y avait de gens éclairés l'accueillirent, l'exaltèrent ; il semblait que la langue française eût retrouvé ses titres, et qu'elle ne cédât plus à aucune autre le droit de préséance. Il se glissait dans la joie du triomphe quelque chose de reiiivremonl d'un parvenu et de la morgue d'un anobli. Par malheur, ce faste dura peu, parce qu'il mancpiait d'appui solide dans la nation. Non pas, selon moi, que, pour se maintenir, la

satidre, Madelon, dont Ronsard et ses amis se servent dans leurs poésies bucoliques ou erotiques. On peut affirmer que, si ces noms avaient paru alors du même ridicule qu'aujourd'hui, des hommes d"esprit et de sens n'auraient pas même songé à les employer. 11 est si vrai d'ailleurs que Ronsard était regardé comme un modèle de style, qu'on disait proverbia- lement : Donner un soufflet à Ronsard, pour indiquer une faute contre la pureté du langage.

1. On lit dans l'avertissement placé en tète des Tragiques de D'Aubigiié : «Il (D'Aubignél racontoit que le bonhomme Ronsard, lequel il estimoit par-Hessus son siècle en sa profession, disoit quelquefois à lui et à d'au- tres : Mes enfants, défendez votre mère de ceux qui veulent faire ser- vante une damoiselle de bonne maison. Il y a des vocables qtli sont fran- çois naturels, qui sentent le vieux, mais le libre et le françois (et il en cite quelques-uns, par exemple bouger). Je vous recommande par testa- ment que vous ne laissiez point perdre ces vieux termes, que vous les employiez et défendiez hardiment contre des marauds qui ne tiennent pas élégant ce qui n'est point écorché du latin et de l'italien, et qui aiment mieux dire collauder, contemner. hiasonner, que louer, mépriser, blâmer : tout cela est pour l'écolier limousin. Voilà les propres termes de Ron- sard. >■ Henri Estienne dans sa l'réceUence du Langage françois, dans ses Dialogues du nouveau Langage françois italianisé, il s'élève contre cette mauie d'innovation, ne l'impute jamais il Ronsard, non plus qu'à Des Portes ni aux excellents poètes du temps; il les piopose au contraire en exemple, et les loueiie leur modération. Quand Molière se moquait des Précieuses ridicules, il ne songeait pas à s'attaquer aux vraies précieuses, madame de La Favette ou madame de Séviené.

Ali XVI» SIECLE. 71

langue do Ronsard eût nécessairement être adoptée par le peuple: dés ce moment, au contraire, elle eût cessé d'être une langue d'élite. Mais, prénialurée connne elle était, et pour ainsi dire née avant terme, il lui aui'ait fallu , pour survivi'c, une assistance plus elïicace que des louanges et des compliments. Qu'on la suppose en effet vantée un peu moins et pratiquée un peu davantage par les savants de l'époque; que L'IIospital, De Thou et tous les hommes de cette trempe lui confient leurs pen- sées et la consacrent par leur adoption ; qu'elle soit établie et parlée à la cour; que cette cour, surtout, moins misérable et moins agitée, ne souille plus, par des complots et des crimes, les délassements de Fesprit, auxquels d'abord elle semblait se complaire; qu'à la place de ces atroces attentats conunis tour à tour sur les rois et sur les peuples, les règnes des derniers Valois se succèdent paisibles, honorés, pleins de loisirs et de fêtes, au sein des plaisirs et des arts : qui pourrait dire alors que le siècle de Louis XIV n'eût pas été prévenu, et que, parmi nos ancêtres littéraires, Ronsard, quoique avec moins de génie, n'eût pas tenu la place qu'occupe aujourd'hui le grand Cor- neille'?

Mais sans rechercher ce qui aurait pu arriver, en des conjonc- tures plus opportunes , de cette langue savante inventée par Ronsard, et si l'on n'envisage de sa réforme que la portion plus humble et plus durable, il a bien assez fait de ce côté pour que son nom soit entouré de quelque estime et de quelque recon- naissance. A ne le prendre que dans des genres de moyenne hauteur, dans l'élégie, dans l'ode épicurienne, dans la chanson, il y excelle; et le charme, mêlé de surprise, qu'il nous fait éprouver, n'y est presque plus, comme ailleurs, gâté de regrets. Ici, point de prétention ni d'enflure ; une mélodii' soutenue, des idées voluptueuses et de fraîches couleurs. La langue de Marot est retrouvée, mais avec plus d'éclat ; elle a déjà revêtu ces beautés vives qui, plus tard , n'appartiendront qu'à La Fon- taine :

Mignonne, allons voir si la Rose, Qui ce matin avoit déclose

1. Il est évident que les troubles civils et religieux furent une des grandes causes qui empêchèrent la littérature française de s'établir sur les hases posées par lionsard. Il semblait le pressentir lui-même. Peu après le commencement des troubles (1560), il adressa à Catherine deJIé-

POÉSIE FRANÇAISE

Sa rohc de pourpre au soleil, A point perdu celle vesprée Les plis de sa robe pourprée, Et son tL'int au vùlrc pareil.

Las ! voyez comme en peu d'espace, Mignonne, elle a dessus la place. Las, las, sesLcaulés laissé cheoir! 0 vraiment marâtre Nature, Puisqu'une telle Heur ne dure Que du matin jusquesau soir!

Donc, si vous me croyez. Mignonne, Tandis que votre âge fleuronne Eu sa plus verte nouveauté, Cueillez, cueillez votre jeunesse ; Connue à cette Heur, la vieillesse Fera ternir votre beauté.

Esf-il besoin de faire remarquer le vif et naturel mouvement de ce début : Mignonne, allons voir ? Et pour le style, quel pro- grès depuis Marot ! que d'images, la robe de pourpre, laisse cheoir ses beautés, cet âge qui fleui-on7}e en sa verle nouveauté, cueillir sa jeunesse ! Maliierbe a-t-il bien osé biffer de tels vers, et Despréaux les avait-ils lus? Son gotjt le plus sévère n'eùl-il pas encore été iléelii par la petite pièce suivante :

La belle Vénus un jour M'amena sou lils Amour; Et l'emmenant me vint dire ; Écoute, mon cher Ronsard, Enseigne à mon entant l'art De bien jouer de la l_\re.

Incontinent je le pris. Et soigneux je lui appris Comme Mercure eut la peine De premier la façonner, Et de premier en sonner Dessus le mont de Cyllènc;

(licis des Discoiirx on vers sur les Misères du Temiis. Plusieurs ministres calvinislos répondirent à Ronsard avec ainertunie, et Kldienl, Clireslien lui-mi'inesc.ioiynil à l'attaque. C'esile sfuléeliec qu'ait reçu la lenoniinée de Uonsaid depuis la défaite de Saint-Gelais jusqu'à la venue de Malherbe.

AU XVl- SIECLE. 75

Comme Minerve inventa Le haulijois, qu'elle jeta Dedans l'eau toute marrie; Comme Pan le chalumeau, Qu'il pertuisa du roseau Formé du corps de s'amie.

Ainsi, pauvre que j'étois, Tout mon prt je recordois A cet enfant pour ra[iprcndre : Mais lui, comme un faux garçon, Se moquoit de ma chanson Et nelavouloit entendre.

Pauvre sot, ce me dit-il. Tu te penses bien subtil ! Mais tu as la tète folle D'oser l'égaler à moi. Qui jeune en sais plus que toi, Ni que ceux de ton école.

Et alors il me sourit, Et en me flattant m'apprit Toutes les œuvres de sa mère, Et comme pour trop aimer Il avoit fait transformer En cent figures son père.

Il me dit tous ses attraits, Tous ses jeux, et de quels traits 11 blesse les fantaisies Et des hommes et des Dieux, Tous ses tourmens gracieux ; Et toutes ses jalousies.

Et me les disant, alors J'oubliai tous les accords Et ma Lyre dédaignée. Pour retenir en leur lieu L'autre chanson que ce Dieu M'avoit par cœur enseignée *.

C'est ainsi qu'il falhit toujours rt-proditire la grâce antique et nous pénétrer de son parfum. La Fontaine, encore une Ibis, ne faisait pas mieux. On a ce nom de La Fontaine sans cesse à ht

_ 1. On peut comiiarer celte, imilalion exquise de Bion avec la seconde éléiric d'.4ndré (lliénier.

74 POÉSIE FRANÇAISE

liouche quand on parlo de nos vieux poètes, dont il fut, en quel- que sorte, le dernier et le plus parfait. Lui, qui traduisait VA- moiir mouille avec la délicatesse d'Anacréon et sa propre bon- homie, n"eùt pas rougi d'avouer cette autre imitation, la môme bonhomie se fond diins la même délicatesse :

Les Muses lièrent un jour, De chaînes de roses Amour, Et, pour le garder, le donnèrent Aux Grâces et à la Beauté Qui, voyant sa déloyauté. Sur Parnasse l'eniprisoinièrent.

Sitôt ([ue Vénus l'entendit , Son beau ceston ^ elle vendit A Vulcan, pour la tlélivrance De son enfant, et tout soudain, Ayant l'argent dedans la main , Fit aux Muses la révérence :

« Muses, Déesses des cliansons, Quand il faudroit quatre rançons Pour mon entant, je les apporte; Délivrez mon fils prisonnier. » Mais les Muses l'ont fait lier D'une chaîne encore plus forte.

Courage donques. Amoureux, Vous ne serez plus langoureux ; Amour est au bout de ses ruses ; Plus n'oseroit ce faux garçon Vous refuser quelque chanson. Puisqu'il est prisonnier des Muses.

Chaulieu, dans un accès de goutte, aurait pu joindre à l'un de ses billets doux rimes ce couplet spirituel, qui termine une chanson de Ronsard, car Ronsard était goutteux aussi :

Chanson, va-l'en je t'adresse. Dans la chambre de ma maîtresse ; Dis-lui, baisant sa blanche main. Que, pour en sauté me remettre, Il ne lui faut sinon permettre Que tu te caches dans son sein.

1. Sa ceinture.

AU XY^ SIECLE. 75

Que conclure de ces citations, qu'on pourrait aisément mul- tiplier'? On dirait vraiment qu'il y eût deux poètes en Ron- sard ; l'un asservi à une métliode, préoccupé de combinaisons et d'elTorls, qui se i;uinda jusqu'à l'ode pindarique, ei trébucha fréquemment ; l'autre encore naïf et déjà brillant, qui continua, perfectionna Marot, devança et surpassa de bien loin Malherbe dans l'ode légère -.

Ce n'est point toutefois à dire que Ronsard n'était pas fait pour la haute poésie lyrique, qu"il n"avait pas une âme capable d"on concevoir les beautés profondes, et qu'en des temps meilleurs il n'aurait pas réussi à les exprimer. Sous les entraves qui le resserrent, il sent lui-même l'impuissance de s'élancer une voix secrète l'appelle, et plus d'une fois il en gémit avec une sincérité de tristesse qui n'appartient qu'au vrai talent. Dans une élégie adressée à Jacques Grévin. nous le voyons s'accuser de n'être qu'un demi-puëte et envier le sort des cinq ou six privilégiés qui, jusque-là, sont apparus au monde. Aux nobles- traits dont il les signale, on comprend assez Cju'il n'était pas indigne de marcher sur leurs traces :

Dieu les tient agités, et jamais ne les laisse; D'un aiguillon ardent il les pique et les presse. Ils ont les pieds à terre et l'esprit dans les cieux; Le peuple les estime enragés, furieux; Ils errent par les bois, par les monts, par les prées. Et jouissent tous seuls des Nymphes et des Fées.

1. Et cette fin d'un sonnet encore, le poëte, après avoir énumérc tous ses ressouvenirs et ses rêves légers de bonheur amoureux, achève en disant :

Sur le métier d'un si vague penser

Amour ourdit la trame de ma vie ;

et ce vers d'une physionomie toute moderne, pour signifier une mort pré- maturée :

Avant le soir se clora la journée.

Voyez au plus tôt, dans les Poésies choisies de Ronsard, l'élégie contre les Bûcherons de la Forêt deGastinc; V amourette. Or' que Vhiver roidit lu glace épaisse... ; le sonnet, Quand vous serez bien vieille...; Je vous envoie tin bouquet que ma main, se trouve^xprimé ce retour si plein à la fois de tristesse et d'insouciance :

Le temps s'en va, le temps s'en va, ma Dame; Las ! le temps, non; mais nous nous en allons...

et tant d'autres petits chefs-d'œuvre.

■■2. La Bruyère a dit : « Marot, iiar son tour et par son style, semble « avoir écrit depuis Honsard. >■ Oui, si l'on compare Jlarot avec Ronsard le pind(iri(iup; non, si on le compare avec Ronsard ï'anacréontique.. \\nsi du mol de liayle sur Marot : « Les poètes de la Pléiade sont de fer on com- paraison de celui-là. » Oui, si on les parcourt à livre ouvert ef légère- ment ; nnn, si on en Ijiise l'écorce et qu'on les ètinlif.

76 POESIE FRANÇAISE

Lui-même, osons le dire, il n'a pas toujours élô malheureux dans ses hardiesses généreuses. le peiiple des lecteurs se- rait tenté de Vestimer enragé, furieux et inintelligible, il suffit quelquefois de pardonner une expression basse, de comprendre un tour obscur, de pénétrer une allusion érudite, en un mot de soulever un léger voile pour le trouver éblouissant ot inspiré. Ses beautés ont souvent besoin d'èlre démontrées avant d'être senties. C'est ce lôle délicat d'interprète que nous avons tâché de remplir dans le volume consacré en entier à Ronsard el à ses œuvres : heureux si nous avons réussi à venger sans fana- tisme et à relever sans superstition une grande mémoire dé- chue ' !

La versification dut à Ronsard de notables progrès. Et d'abord, il imagina une grande variété de rhythmes lyriques et construi- sit huit ou dix formes diverses de strophes, dont on chercherait vainement les modèles, dont on trouverait au plus des vestiges chez les poètes ses prédécesseurs. Plusieurs de ces rhythmes ont été supprimés par Malherbe, qui les jugea probablement trop compliqués et trop savants pour être joués sur sa lyre à quatre cordes. C'est seulement de nos lours que l'école nouvelle en a reproduit quelques-uns. Le premier, après Jean Rouchet, Ron- sard adopta l'entrelacement régulier des rimes masculines et fé- minines, et en tlt incontinent un précepte d'obligation par son exemple. Du Bellay, qui d'abord avait négligé cette régie, et même l'avait qualiliée de superstitieuse dans son livre de lllhts- tration, s'empressa depuis, ainsi que tous les autres poètes, de se conformer à ce qu'on appelait Vordonnance de Ronsard -. Ce- lui-ci, de concert avec le même Du Bellay, réhabilita le vers alexandrin, tombé dans l'oubli en naissant; il en fit souvent usage dans ses premières poésies, dans ses hymnes en particu- lier, et il l'avait jugé propre aux sujets graves. Mais dans sa préface de la Franciade, il se rétracte et déclare que « les « alexandrins sentent trop la prose très-facile, sont trop éner- « vés et flasques, si ce n'est pom* les traductions, auxquelles,

1. ÎI.Ampère, dans ses doctes et ingénieuses leçons du Collège deFrance, m'a reproché d'être plutôt resté en deçà du vrai dans ma réparation en- vers lionsai'd à titre de poète épique ou héroïque. Aucun reproche, à coup sûr, ne pouvait ni'aller plus ajrréablenipnt au cœur.

2. Ce qui décida surtout Ronsard à l'entrelacement régulier des rimes féminines et masculines, ce fut l'idée de rendre ses vers « plus propres « à la musique et accord des instruments, en faveur desquels la poésie « est née. »

AU XVP SIÈCLE. 77

« à cause de leur longueur, ils servent de beaucoup pour inler- « prêter le sens de Fauteur. » Il leur reprocluî aussi « d'avoir « trop de caquet, s'ils ne sont bâtis de la rnain d'un bon arti- « san, » et les exclut de sa Franciade, qu'il compose en vers de dix syllabes : c'était reculer devant ses propres innovations*» Ronsard nous avoue aussi qu'il condamnait dans sa jeunesse les enjambements d'un vers sur un autre, mais que l'exemple des Grecs et des Latins l'a fait changer d'avis. Ces variations témoignent de sa part moins d'assurance que de bonne foi. 11 n'a pas été, en effet, si orgueilleux et conliant qu'on l'a bien voulu dire *. On raconte même que, devenu vieux, il douta de lui et de sa gloire, au point de vouloir corriger ou supprimer, au grand scandale de ses contemporains, plusieurs de ses œu- vres les plus admirées. La grande réforme de l'orthographe, que tentèrent à cette époque Meyret, Ramus et Pelletier du Mans, et qui se liait jusqu'à un certain point avec la grande réforme poé- tique, ne pouvait être indifférente à Ronsard; mais, à l'exem- ple de son ami Du Bellay, il se contenta d'y ajtplandir sans la pratiquer. Seulement il réclama dés lors quelques changenienls de détail, que le temps a depuis coniirmés : « Tu éviteras, dit-il, « toute orthographe superflue, et ne mettras aucunes lettres en « tel mot si tu ne les préfères ; au moins tu en useras le plus « sobrement que tu pourras, en attendant meilleure réfor- « mation. Tu écriras écrire et non escrire, cieus et non pas « cieulx. » 11 conseillait d'ajouter une s aux imparMis f aimcroy , falloy, quand le mot suivant commençait par une voyelle, et de dire f allais à Tours, faimerois une dame. C'est ainsi que Vol- taire (qu'on me passe encore une fois ce rapprochement) parvint

1. Ronsard tenait avant tout à marquer, à ('tablir la délimitation entre la /)0(\s((' et \a,pr(ii>e française; il les appelle quelque part deux mortelles ennemies. C'est le contraire de la théorie de Voltaire, laquelle a prévalu : '< Voulez-vous savoir si des vers français sont bons? mettez-les cn))rose. Voulez-vous savoir si un cavalier est bon cavalier? mettez-le à pied. » lionsard voulait faire de la poésie quelque chose de supérieur à la prose et de tout diflérent : il n'a pas réussi. La langue poétique française n'a jamais pu,])ar rapport à la prose, devenir un balcon; chez Malherbe, chez lioileau, elle n'est tout au plus qu'un trolloir. En jiarlant ainsi, je suis tenté à chaque mot de demander pardon de la liberté grande.

2. Pionsaid, dans la viepiivée, était le plus doux et le plus modeste des hommes. Il ne gaida jamais rancune à ses ennemis, et se réconcilia de bonne grâce avec Sainl-Gelais et Florent Chrestien. Etranger à toute idée d'envie, il protégeait les jeunes poètes et combla d'encouragements Des Portes et tiertaut. L'un des préceptes de son Art poétique est-cehii-ci : « Tu « converseras doucement et honnêtement avecles poètes de ton temps, tu •1 honoreras les plus vieux comme tes pères, tes pareils comme tes frères, « les moindres comme les enfant-^, et leur communiqueras tes écrits. »

7.

78 POÉSIE FRANÇAISE

à introduire quelques changements dans l'orthographe sans être à beaucoup près aussi exigeant que l'abbé de Saint-Pierre, Du- marsais et Duclos. Ronsard entln ne fut pas un ennemi de cette autre espèce d'innovation dont Baïf se montrait alors le plus ardent promoteur, et qui avait pour objet une versification fran- çaise métrique, à l'instar des anciens. Il a même composé deux odes saphiques dans lesquelles il observe la quantité, sans pour- tant négliger la rime.

A l'envisager d'après les règles établies, la tentative d'une versification française métrique peut sembler ridicule, et c'est ainsi que l'ont qualifiée la plupart des critiques qui en ont fait mention. Le dix-huitième siècle pourtant, dont les idées de ré- forme en tout genre se rattachent si souvent à celles du seizième, nous offre deux hommes célèbres qui en ont jugé dif- féremment. Marmontel pense qu'une prosodie française, notam- ment celte partie de la prosodie appelée quantité, serait prati- cable; et, par les études profondes auxquelles il s'est livré sur l'harmonie de la langue, sa décision a quelque poids en cette matière. Turgot est allé plus loin encore : cet homme éminent, dont la pensée fut encyclopédique comme son époque, au milieu de tant d'autres vues originales et neuves qui l'occupaient, a songé aux vers français métriques et s'est exercé à en com- poser. On comprend déjà qu'une idée qui a eu faveur auprès de tels esprits à la fin de notre troisième siècle littéraire peut bien n'avoir pas été si déraisonnable du temps de Ronsard, c'est- à-dire à l'origine de notre littérature : on nous permettra donc d'y insister un peu.

Durant les derniers âges de la basse latinité , la quantité prosodique s'était presque entièrement perdue et oubliée ; mais comme on avait toujours besoin de vers ou de quelque chose qui y ressemblât, ne fût-ce que pour les chants d'église, on imagina de ranger les unes sous les autres des lignes composées chacune d'un même nombre de syllabes et relevées fmalement par la rime : l'oreille était ainsi dispensée de l'appréciation dé- licate des longues et des brèves ; elle n'avait à régler qu'une espèce de compte numérique fort court; et, de peur qu'elle s'y méprît, le retour du même son ou, si l'on veut, le coup de cloche était pour l'avertir qu'un vers étant fini, un autre vers allait commencer *. La rime d'ailleurs par elle-même n'est pas

1. En adoptant cette origine de la rime, je ne prétends nullement

AU XYI» SIECLE, 79

à beaucoup près dénuée d'agrément, comme l'atteste l'u- sage instinctif qu'en l'ont dans leur langage l(!s enfants et les gens du peuple ; et, bien qu'un peu superficiel et vulgaire, cet agrément alors tenait lieu de tous les autres. Les innovations apportées par la barbarie dans la langue latine dégénérée s'ap- pliquèrent naturellement aux divers jargons qui en naquirent; la langue française s'y trouva sujette à mesure qu'elle se forma, et l'on était arrivé au milieu du seizième siècle avant d'avoir même songé qu'il y aurait eu pommelle un autre système possible de versification. Lors cependant qu'à cette époque la génération laborieuse et ardente dont nous avons déjà parlé vint à étudier les anciens avec la noble vue de les reproduire dans la littérature maternelle; lorsque, épris de ces langues antiques la poésie est un chant, l'oreille encore retentissante de l'harmonie d'Ho- mère et de la mélodie de Virgile, les élèves de Dorât retombè- rent sur le patois national, sur des vers sans mesure, terminées CH rimes plates, redoublées, ou équivoqnces, couronnces, fra- trhées, le mécompte fut grand sans doute ; ils durent ne pas comprendre d'abord, même en lisant Marot, ce qui pouvait un jour sortir d'harmonieux de ce chaos apparent; et leur pre- mière idée, à tous, dut être de le débrouiller au plus vite avec la prosodie des anciens. Malheureusement leur courage se dé- mentit à l'épreuve, et ils manquèrent surtout de concert entre eux. Du Bellay écrivait dans son livre de T Illustration, enir>50, « Quant aux pieds et nombres qui nous manquent, de telles choses ne se font pas par la nature des langues. Qui eût empêché nos ancêtres d'allonger une syllabe et accourcir l'autre, et en faire des pieds et des mains? et qui empêchera nos successeurs d'observer telles choses, si quelques savants et non moins in- génieux de cet âge entreprennent de les léduire en art? » On lit dans une Ahrcviation de V Art poétique qui parut quelques années plus tard : « les François commencent à monstrer aux Grecs et aux Latins comme ils peuvent bien mesurer un carme, et à adapter en leur langue les pieds et mesures des Grecs et Latins. Nous avons des carmes mesurés à la forme des élégiaques grecs et latins, que deux excellents poètes de notre âge, Jodelle et le comte d'Alsinois (nom anagrammatisé cjue

exclure rinfluencc de l;i poésie arabe, qui a rertainemcnt contribué par son exemple à propayer l'usage des vers rimes 'laiislemuli de l'Europe, et particulièrement en Provence.

80 POÉSIE FRANÇAISE

prenait Nicolas Denisol), ont escrits. Celui de Jodelle est un dis- tique tel .

« Phœbus, Amour, Cypris veut sauver, nourrir et orner « Ton vers, cœur et chef, d'ombre, de flamme, de fleurs.

« Tel est celui du comte :

« Vois de rechef, ô aime Venus, Venus aime, rechanter « Ton los immortel par ce poëte sacré.

« Toutefois en élégiesle seigneur de Ronsard n'use de tels car- mes... Il faut attendre la souveraine main de quelque grand poëte, lequel marchant d'un plus grand style passe les traces communes de la vulgaire rimaillerie, et que de plus longue haleine il chante un Juste poëme, lequel étant reçu et approuvé, sera l'exemplaire pour façonner les règles des pieds, mesures et syllabes. » Or, ce qui a manqué, c'est précisément ce poëme dans lequel une main souveraine devait graver comme sur le marbre les mesures désormais fixes et éternelles de notre poésie. Si Ronsard avait pris la peine d'en écrire un dans cette vue, peut-être ses contemporains s'y seraient conformés comme à un décret. Du moins les plus savants d'alors semblaient favorables à ces idées de réforme. Ramus, causant un jour avec Pasquier en- core jeune, l'engagea à composer en distiques français une élégie qui a été consignée par l'auteur en ses Recherches. Claude de Buttel, le premier, s'avisa de conserver la rime, tout en observant la mesure, et cet exem])le eut bientôt pour imitateurs Nicolas Rapin et Jean Passerai, deux hommes érudils et spirituels qu'on retrouve parmi les auteurs de la Satire Me'nippée. Jacques de la Taille, poëte dramatique, publia un traité sur la Manière de faire des vers en français, comme en grec et en latin, et d'Aubigné soutint avec Rapin une gageure à ce sujet'. Mais de

i. A'oir Petites Œuvres mêlées du sieur d'Aubigné (Genève, IGôO).— Henri Estienne, tout en approuvant ces tentatives métriques, pense judicieuse- ment '< qu'il vaut beaucoup mieux pour nous et notre postérité que les « excelleiiis poètes de ce temps se soient voulus rendre dignes du laurier « par l'autre sorte de composition de vers qu'on appelle rime, et que, si « quelqu'un d'entre eux s est voulu amuser à cette autre, elle ait été <c comme son parergon, mais cesle-là enjon. » (Vrccellence du Latig. Iran p.)

I

AU XVI» SIECLE. 81

tous ceux qui s'essayèrent dans cette voie, le plus persévérant, sinon le plus habile, fut Jean-Antoine de Baïf, condisciple de Ronsard et l'un des poètes de la Pléiade. Il avait commencé, selon la mode du temps, par chanter ses amours en sonnets; et comme sa Mêline et sa Franchie (c'étaient les noms de ses maîtresses) n'avaient pas obtenu grande faveur après Y Olive de Du Bellay, la Cassandre et V Hélène de Ronsard, il lit ser- ment, dit-on, de ne plus versifier dorénavant qu'en vers mesu- rés ' . Le mauvais succès de ses nouvelles œuvres en ce genre ne le découragea pas. Comprenant quelle relation intime unit la poésie mesurée et la musique vocale , il avait établi dans sa maison de plaisance au faubourg Saint-Marceau une académie de beau.'c esprits et de musiciens, dont l'objet principal était de mesurer les sons élémentaires de la langue. A ce travail se rapportaient naturellement les plus intéressantes questions de grammaire et de poésie. En 1570, Charles IX octroya à TAca- démie des lettres patentes dans lesquelles il déclare que, «pour que ladite Académie soit suivie et honorée des plus grands, il accepte le surnom de Protecteur et de premier Auditeur d'icelle. » Ces lettres, envoyées au Parlement pour y être véri- fiées et enregistrées, y rencontrèrent les difficultés d'usage. L'Université par esprit de monopole, l'évêque de Paris par scru- pules religieux, intervinrent dans la querelle; pour en finir, il fallut presque un lit de justice -. A la mort de Charles IX, la compagnie naissante se mit sous la protection de Henri ÏII, qui lui prodigua des marques de faveur ; mais bientôt les troubles civils, et finalement la mort du fondateur Baïf, la dispersèrent. C'était un véritable essai d'Académie française , comme on le voit à l'importance qu'y attache La Croix du Maine. « Lorsqu'il plaira au roi, écrivait-il en 1584, de favoriser cette sienne et louable entreprise, les étrangers n'auront point occasion de se vanter d'avoir en leurs pays choses rares qui surpassent les nôtres. » Par ces choses rares, le bon écrivain ne peut entendre que les académies d'Italie^. Ce nouveau fait nous semble ap-

1. C'est du moins la version de Pasquier, (lui n'estimait point Baïf. Il parait toutefois de reste que liaif n'abandonna jamais entièrement les vers non mesurés.

2. Voir sur ces détails l'exact et excellent Goujet (Bibliothèque fran- çoiac, tome XIII, p. 518). J'en profite sans cesse'pour le courant cl le positif des faits.

3. Dans un manuscrit des Vies des Poêles françois, par Guillaume Col- letet, qui se trouve à la bibliothèque du Louvre, et dont nous devons com-

82 rOÉSIE FUANÇAISE

puyer ce que déjà nous avons jeté en avant, que peut-être, avec plus de loisir et de paix dans l'État, la fin du xvi' siècle eût prévenu en littérature le siècle de Louis XIV.

En lisant le petit nombre de pièces composées en vers mé- triques par Baïf. Jodelle, Pasquier, Ropin, d'Aubigné, Sainte- Martbe, Passerai, et en dernier lieu parTurgot, on ne peut guère se former une idée juste de ce qu'aurait été Tbarmoniede notre poésie si le système prosodique avait prévalu. D'abord, nous qui lisons ces vers, nous ne savons pas la quantité de notre lan- gue, puisqu'elle n'a pas été fixée ; et de plus, ceux qui les ont écrits, tout occupés de leur recherche inusitée , ont négligé le naturel et l'élégance, assez semblables à ces écoliers qui pour la première fois mettent sur leurs pieds des vers latins. Mais qu'on suppose la quantité française solidement établie, ce qui, semble à la rigueur possible, puisqu'il n'y a jamais dans une langue que des syllabes brèves , longues et douteuses, et que les syllabes douteuses, en quelque proportion qu'elles soient,

raunicalion à la bienveillance de M. Valeri, on lit le passage suivant, qui ne laisse aucun doute sur la destination et l'importance de cette Acadé- mie : il s'agit de discours philosophiques d'.\madis Jamyn, « lesquels, se- « Ion toute apparence, dit Colleiet, furent prononcés en présence du roi « Henri 111 dans l'Académie de Jean-.\ntoine de Baïf, établie dans le voi- « sinage du faubourg Saint-Marcel. Car je sais par tradition qu'.\niadis K Jamyn étoit de cette célèbre compagnie, de laquelle étoient aussi Guy « de Pibrac, Pierre de Ronsard, Philippe Des Portes, Jacques Davy Du Il Perron et plusieurs autres excellents esprits du siècle. A propos de quoi « je dirai que j'ai vu autrefois quelques feuilles du livre manuscrit de « l'Institution de cette noble et fameuse Académie entre les mains de u Guillaume de Daîf, lils d'Antoine de Baïf, qui les avoit retirées de la bou- tique d'un pâtissier, le lils naturel de Philipiie Des Perles, qui ne « suivoit pas les glorieuses traces de son père, les avoit vendues avec .1 plusieurs autres livres manuscrits doctes et curieux; perle irréparable « et qui me fut sensible au dernier point, et ce d'autant plus que dans le a livre de cette Institution, qui éloit un beau vélin, on voyoit ce que le « roi Henri III, ce que le duc de Joyeuse, ce que le duc de Retz, et la plu- « part des seigneurs et des dames de la cour, avoient promis de donner « pour l'établissement et pour l'entretien de l'Académie, qui prit fin avec « le roi Henri III et dans les troubles et les confusions des guerres ci\iles .< du royaume. Le roi, les princes, les seigneurs, et tous les savants qui « composoient ce célèbre corps, avoient tous signé dans ce livre, qui 1. n'étoit après tout que le preinier plan de cette noble Institution, et qui « promettoit des choses merveilleuses, soit pour les sciences, soit pour « notre langue. Veuille le bonheur de la France que celte Académie l'ran- « çoise qui fleurit à présent, et de laquelle j'ai l'honneur d'être, répare le « défaut de l'autre, et que l'on recueille de celte noble compagnie les

« fruits que l'on se promettoit de celle du dernier siècle! etc.. etc. »

Enfin, s'il fallait une dernière preuve que l'Académie de Baïf était, comme celle de Conrart, une ébauche d'.\cadémie française, nous cite- rions les épigrammes qui ne lui manquèrent pas non plus dès sa nais- sance. Le spirituel et mordant Passerai en fit une; Henri 111 en fut cour- roucé, manda Passerai, et lui fit des reproches amers, voire même, dit la chronique, des menaces sanglantes. Mais Passerai répondit prudemment

AU XV^ SIÈCLE. 83

finissent toujours par se résoudre en longues et en ijrèves ; qu'on suppose un grand poëte disposant de cette quantité avec aisance, et des lecteurs éclairés la suivant sans effort : n'au- rait-on pas le droit de présumer d'une telle versification qu'elle serait autant qu'aucune autre un instrument docile au génie, et qu'au besoin il en saurait tirer des accords puissants? Au reste ce n'est pas un regret , encore moins un vœu , que j'ex- prime: depuis que l'harmonie de la langue est définitivement écrite et notée dans les admirables pages de Racine et de nos grands poètes, toute idée de pratiquer les vers métriques ne peut plus être qu'un caprice, un jeu de l'esprit, et il est même probable que Turgot ne l'entendait pas autrement, quand, jeune encore, il se mit à construire des mètres français durant ses loisirs de séminaire*.

Outre les vers métriques avec ou sans rime, il y eut au xv!"" siè- cle quelques essais de vers blancs. Bonaventure Des Périers, ami de Marot , traduisit la première satire d'Horace : Qui fit,

qu'il n'avait pas entendu attaquei" l'Académie en corps, qu'il n'avait eu en vue qu'un seul académicien , et après quelques explications tout s'apaisa.

J'ajouterai de nouveaux détails sur cette fondation de Baïf dans l'ar- ticle séparément consacré à Des Portes. Le Recueil des Œuvres poétiques de Passerai (1606) fournit quelque chose d'assez précis à l'appui de la dernière particularité. On y lit (page loi) la traduction des vers de Vir- gile (7'!/ regere imperio,..) adressée à Henri 111; cela veut dire que le roi de France a de plus graves affaires à régler que ces vétilles littéraires. -Mais, un peu plus loin (page 198), on voit que ces vers avaient déplu, et ((u'on les avait dénoncés au roi comme une irrévérence; Passerai répond :

Ma muse n'est point ennemie

De la nouvelle .\cadémie,

Ni ne veut tiéplaire à son Roi...

Et il conclut assez joliment :

Mais si cela seulement pique Quelque petit .Vcadémique, L.iissez aller Its combattans. Qui me voudraJivrer bataille. Que hardiment sa plume il taille : Vous er. aurez du passe-temps.

1. Nous avions terminé ces pages lorsque nous lûmes un mémoire sur ces deux questions : Quelles sont les rlif/iriillrs qui s'opposent à l'introduction du rlii/tlnne des ancieus dans la poésie française 'f Pourquoi ne peut-un faire des rers frnuraissans rime'/ par le savant et modeste M. Jlablin. (le méinnirp, plein d'idées neuves et profondes, it d'une érudiiion aussi forlo qu'ingénieuse, nous a prouvé, ce qu'au restenous savions déjà, com- bien les questions dont il s'agit sont délicates, et quelle témérité il y au- rait eu do notre paît à prétendre les trancher en passant, ^ous ne pou vons mieux faire que de renvoyer les lecteurs curieux de ces maliércs à l'opusciile même de M. Mahlin. La distinction capitale entre Vaccent cl la qvanlilé y est solidement établie, et c'est à quoi les partisans du sysléinc métrique, n'avaient pas ju'is garde.

8i POESIE FRANÇAISE

Msecenas, etc., en vers de huit syllabes non rimes, « ce qui est « aussi étrange en noire poésie françoise, dit Sebilet dans son

I Arljmciiqiie, comme le seroit en la grecque et latine lire des

II vers sans observations de syllabes longues et brèves, c'est-à- « dire sans la quantité des temps qui soutiennent la modulation « et musique du carme en ces deux langues, tout ainsi que fait « en la nôtre la rime. » Cette innovation de Des Périers n'eut pas de suite. Du Bellay dans V Illustration engage ceux qui se- raient tentés de s'en prévaloir à compenser par la force du sens l'absence de la rime, « tout ainsi, ajoute-t-il, que les peintres « et les statuaires mettent plus grande industrie à faire beaux (' et proportionnés les corps qui sont nus. » Mais une si plate invention ne méritait pas un si bon conseil. En d'autres langues, en anglais, en italien, par exemple, elle peut avoir son mérite ; dans la nôtre, elle n'est bonne qu'à parodier la poésie ; et Vol- taire le savait bien, lorsqu'il l'appelait à son aide pour mieux travestir Gilles Shakspeare'.

Malgi'é le jugement un peu sévère que j'ai paru adopter sur Baïf, on aurait tort de croire que le lecteur de nos jours décou- vre tout d'abord une différence bien sensible entre ses œuvres et celles des poêles de son temps les plus estimés, tels que Du Bellay et Ronsard. 11 faut l'avouer, à notre honte, sauf un certain nombre de jolies pièces qui frappent au premier coup d'œil, tous ces recueils de poésies, toutes ces centaines d'odes et de sonnets nous semblent d'un caractère assez uniforme ; et si l'on n'y revenait à diverses reprises, si surtout l'on n'était soutenu et redressé par les témoignages qu'ont laissés les con- temporains , on aurait peine à départir à chaque auteur avec quelque précision et quelque justesse les traits qui le distinguent entre tous. L'invention, en effet, sur laquelle il est toujours aisé de prononcer, même à travers la distance des temps et la différence des langues, n'a presque rien d'original chez Ronsard et ses amis ; ce n'est d'ordinaire qu'une copie plus ou moins vive ou pâle des Grecs, des Latins, des Italiens. Reste l'élocu- tion, le style. Mais la langue dans laquelle écrivaient ces nova- teurs est devenue pour nous une espèce de langue morte, et nous ne sommes guère bons juges de ce que pouvaient être, par

1. Kous n'ignorons pas que do pareils essais ont été renouvelés avec bonne foi et talent par M. de Sorsuni, mais nous persistons à les juger contraires à la nature mi''nie de notre versification.

AU XV1« SIECLE. 85

rapporta elle, rincorrection ou réiégance. Nous l'avons dit, en elTet, depuis Marot jusqu'à nous, le tronc commun n'est pas allé grandissant et croissant d'une force lente et continue. Ronsard y a voulu greffer un dialecte qui, trop différent dénature, s'est bientôt flétri et détaché. Toutes les fois pourtant que les poètes de cette école ont adopté la langue de Marot, nous nous enten- dons avec eux, et le plus souvent ils nous charment. Jamais ils ne réussissent mieux que quand ils empruntent à Bion, Mos- chus, Anacréon et Théocrite, ou encore à Martial et Catulle, quelque pièce courte et légère, dont la simplicité n'exige point l'appareil de leur lexique artificiel. C'est aussi le cas de Baïf, et ces agréables exceptions sont même assez nombreuses chez lui pour nous permettre d'adoucir un peu sur son compte les juge- ments rigoureux de Pasquier et de Du Perron. De plus.leméca- nisme de sa versification, soit dans l'alexandrin, soit dans les vers de moindre mesure, ses rejets fréquents, ses coupes variées et la marche toute prosodique de sa phrase , nous présentent, avec la manière d'André Chénier , des analogies frappantes qui tournent à l'honnenr du vieux poêle; on s'aperçoit que l'un comme l'autre avait étudié l'accent des syllabes et savait scan- der son vers. Quelques citations décisives nous absoudront du reproche qu'on nous fait déjà, peut-èlre, de chercher et de voir partout des ressemblances.

AMOUR OISEAU

(imité de rioN.)

Un enfant oiseleur, jadis en un bocag'e

Giboyant aux oiseaux, vit, dessus le branchage

D'un houx, Amour assis; et, l'ayant aperçu,

11 a dedans son cœur un grand plaisir conçu :

Car l'oiseau sembloit grand. Ses gluaux il ajiprêtc,

L'attend et le chovale, et, guêtant à sa quûte,

Tâche de l'assurer ainsi qu'il sauteloit.

iinfin il s'ennuya de quoi si mal alloit

Toute sa cliasse vaine, et ses gluaux il rue.

Et va vers un vieillard étant à la charrue,

Qui lui avoit appris le métier d'oiseleur ;

Se plaint et parle à lui, lui conte son maliietu',

Lui montre Amour branché. Le vieillard lui va dire,

Hochant son chef grison et se ridant de rire :

« Laisse, laisse, garçon, cesse de pourchasser

La chasse que tu lais; garde-toi de chasser

86 POÉSIE FRANÇAISE

Après un tel oiseau : telle proye (>st mauvaise. Tant que tu la hirras, tu seras à ton aise; Mais si à l'âge d'homme une fois tu atteins. Cet oiseau qui te fuit, et de qui tu te plains Comme trop sautclant, de son motif s'apprête, Venant à i'impourvu, se planter sur ta tète *. »

La requête suivante, adressée à MM. les Prévost et Échevins de Paris, en offrant un nouvel exemple de cette facture du vers alexandrin, nous apprend sur la vie de Daïf quelques particularités curieuses. Il parait que d'officieux voisins avaient voulu l'enrôler, un peu malgré lui, dans la garde nationale du temps :

Messieurs, Baïf, qui n'a ni rente ni office

En votre prévôté, ne pas un bénéfice

En votre diocèse, et qui n'est point lié ;

Mais, s'il veut, vagabond , ni veuf, ni marié,

Ni prêtre, seulement clerc à simple tonsure.

Qu'il a pris à Taris avec sa nourriture.

Pour laquelle il s'y aime et y tient sa maison,

En faisant son pays, non pour autre raison

Queponr libre jouir d'un honnête repos;

Ce Daïf fait sa plainte et dit que sans propos.

Et sans avoir égard à son peu de chevance,

A sa profession et à sa remontrance.

Son voisinage veut le contraindre d'aller

A la garde et au guet, le voulant égaler

De tous points par cela au simple populaire.

Et contre son dessein l'attacher au vulgaire,

Duquel, tant qu'il a pu, il n'a eu plus grand soin.

En toutes actions, que s'en tirer bien loin ;

Et pour ce il a choisi aux faubourgs sa retraite,

Loin du bruit de la ville, en demeure secrète.

Ainsi dans vos maisons loge paix et santé,

Baïf, comme d'emprunt, soit du guet exempté I

11 nous serait aisé de choisir entre plusieurs chansons, pleines de gentillesse et de lasciveté, que Baif a mêlées à ses sonnets de Mcllne et de Francine. Dans un éloge du Printemps, on lit ces stances d'une facilité vive et brillante :

La froidure paresseuse

De l'hiver a fait son temps.

i. Au sccoml \i\re des Passclcmps (1570).

AU XVI-^ SIÈCLE. 87

Voici la saison joyeuse Du délicieux printemps.

Do grand matin la pucelle Va devancer la chaleur. Pour de la rose nouvelle Cueillir l'odorante ileur,

Pour avoir meilleure grâce, Soit qu'elle en pare son sein, Soit que présent elle en fasse A son ann de sa main,

Qui, de sa main l'ayanl eue Pour souvenance d'amour, Ne la perdra point de vue, La baisant cent fois le jour.

Mais oyez dans le bocage Le flageolet du berger, Qui agace le ramage Du rossignol bocager,

Voyez l'onde claire et pure Se cresper dans les ruisseaux, Dedans voyez la verdure De ces voisins arbrisseaux '...

Baïf a fort habilement manié le vers de dix syllabes. 11 nous raconte sur ce rhythme ses habitudes et ses goûts en fait d'a- mour, avec un accent de bonhomie parfaite et un ton charmant de causerie :

Quand je connois que l'amour que je porte Est déplaisant, je lui ouvre la porte ; L'amour s'envole; et je n'en sois blâmé : Aimer ne puis, si je ne suis aimé. Sortant ainsi de telle servitude. Libre je vis, fuyant l'ingratitude Tant que je puis. Sans désir mutuel, Quel amour peut être perpétuel? Voilà pourquoi les poètes du vieil âge Feignent qu'Amour, le petit dieu volage,

1. Au premier livre des Passetemps.

88 POESIE FRANÇAISE

Tant qu'il fut seul, sans frère, que jamais Ne se lit grand, no pouvant croître; mais Que, demeurant toujours en son enfance, Avec les ans no prenoit accroissance Comme faisoient les fils des autres Dieux. Sur quoi se tint un conseil dans les cieux, fut conclu que Vénus irnit prendre L'avis certain de Tliémis, pour apprendre A quoi tenoit que son tils ne croissoit, Et que toujours enfant apparoissoit. « Donne à ton lils Amour (répond l'Oracle) Un frère Amour, et tu verras miracle. Lui que tu vois seul demourer enfant, Tu le verras, Vénus, devenir grand. » Ainsi, qui veut qu'un bon amour prospère De mieux en mieux, lui faut donner un frère, Son contr'amour. Qui m'en demandera. S'il n'est aimé, d'aimer se gardera *.

C'est d'un ton plus gaillard, mais non moins piquant, qu'il dit ailleurs (car, à l'exemple de ses contemporains, il se dé- lecte parfois aux gaietés et gaillardises) :

Je n'aime ni la pucelle

(Elle est trop verte), ni celle

Qui est par trop vieille aussi.

Celle qui est mon souci,

C'est la femme déjà meure Imuix) - :

La meure est toujours meilleure.

Le raisin que je clioisi

Ne soit ni verd ni moisi.

Il a imité, ou, si l'on veut, traduit librement et décemment de Théocrite V Amour Vangeur'\ et pour peu que l'on compare sa pièce avec la fable de La Fontaine, Daphnis et Alcimadure, dont le sujet est le même, on verra que l'avantage de la naï- veté, sinon de l'originalité, reste tout à fait à Baïf. En voilà plus qu'il n'est besoin pour faire concevoir que Pelletier du Mans, caractérisant les poètes de l'époque, ait pu louer Baïf de sa veine fluide*.

1. Dédicace des Amours (lo7-2).

2. Milia pomn (Virgile).

5. Au troisième livre des Pocmes (1375).

4. Baïf était vers 1,S52, et mourut vers 1590. Je reparlerai de lui dans rarticle à part sur Des Portes.

AU XVI" SIÈCLE. 89

Rémi Bolloau a oto moins iieureux quo sos amis, quand il a essayé de traduire en entier Anacréon, que Henri Estienne avait retrouvé et publié en 1554. Peut-être faut-il attribuer sa sé- cheresse à l'exactitude dont il s'est piqué, à moins qu'on ne dise comme Ronsard, par un assez mauvais jeu de mots, que Beileau (belle eau) était trop sobre pour se mesurer avec l'ivrogne de Téos. On trouverait, au reste, de jolis passages à citer dans sa traduction. Ce poëte eut et mérita, une grande ré- putation en son temps. On l'appelait le gentil Bellemi, et Ron- sard le surnommait le Peintre de la nature. Dans ses vers, en effet , les descriptions abondent. Il décrivit en détail les Pierres précieuses, telles que le diamant, la topaze, le ru- bis, etc., etc., avec leurs propriétés physiques et leurs vertus occultes : et cet ouvrage, fort goûté lorsqu'il parut, fit dire que l'auteur « s'étoit taillé un glorieux tombeau dans ses pierres précieuses. » Les Be7'geries de Beileau présentent quel- quefois des scènes champêtres vivement retracées; surtout il y a une profusion de couleurs et d'images bien contraire à l'idée qu'on se fait de la simplicité de la vieille langue. Brillant et suranné à la fois, vieilli et non pas antique, ce style ne res- semble pas mal à ces étoffes que portaient les petits-maîtres du temps passé, et dont le lustre terni éclate encore par places. La pièce du mois d'Avril est celle qui a le mieux conservé sa fraîcheur * :

Avril, l'honneur et des hois

Et des mois ; Avril, la douce espérance Des fruits qui, sous le coton

Du bouton, Nourrissent leur jeune enfance;

1. Le rhythme délicat (1.T11S lequel est jetée celle clianson d'.'li'?'//, ot dont lîonsaid lit également usage dans sa chanson connue :

Quand ce beau printemps je voy,

J'aperçoy Rajeunir la terre et l'onde, Et me semble que le jour

Et l'Aniuur, Comme eiifans, naissent .nu monde ..;

ce cuiioux rliylhnie n'est pas tout à l'ait de l'invenlion dos portes de la IHéiddc, comme je l'avais cru d'abord (OF.iirrcs clinisicsilc liaiistu-d, 18'2S, page A'.}). M. Vallct de ViriviUc, dans la Bibliiillu'qiu' tic l'Eculc dcx CJunirs (tome III,. p. 4(18), en cite un exemple approchant, tiré d'nn mystère du quinzième siècle. J'aurais du me souvenir moi-même que Marot l'a cm-

9tt POESIE FRANÇAISE

Avril, l'honneur des prez verds

Jaunes, pars. Qui, d'une humeur bigarrée, Émaillent de mille fleurs

De couleurs Leur parure diaprée ;

Avril, riionneurdes soupirs

Des Zéphirs, Qui, sous le vent de leur aile, Dressent encore es forêts

De doux rets, Pour ravir Flore la belle ;

Avril, c'est ta douce main

Qui, du seiu De la >'ature, desserre Une moisson de senteurs

Et de fleurs Embasmant l'air et la terre.

Avril, l'honneur verdissant.

Florissant, Sur les tresses blondelettes De ma Dame, et de son sein

Toujours plein De mille et mille fleurettes;

Avril, la grâce et le ris

De Cypris, Le flair et la douce haleine; Avril, le parfum des Dieux,

Qui, des cieux. Sentent l'odeur de la plaine ;

C'est toi, courtois et gentil,

Qui d'exil Retires ces passagères, Ces arondelles qui vont,

Et qui sont Du printemps les messagères.

ployé une fois dans la traduction du xxxviii" psaume. Mais ce n'est que chez les poètes de la J'iéindc que ce rhyllime du moins jirend toute sa vogue; ce n'est que chez eux que, grâce à l'entrelacement, pour la pre- mière fois oliligé, des rimes masculines et féminines, il acquiert sa vraie légèreté et son tour délinitif. Celte remarque peut s'appliquer aux autres rhythmes dont on retrouverait des échantillons antérieurs, et que cette confusion des rimes laissait toujours plus ou moins à l'état d'ébauclie.

AU XVI» SIECLE. 91

L'aubépine, et réglantin,

Et le thym, L'œillet, le lys, et les roses, En cette belle saison,

A foison. Montrent leurs robes écloses.

Le prentil rossig-nolet,

Doucelet, Découpe, dessous l'ombrage, Mille fredons babillards,

Frétillards, Au doux chant de son ramage.

C'est à ton heureux retour

Que l'Amour Souffle, à doucettes baleines. Un feu croupi et couvert

Que l'hiver Recéloit dedans nos veines.

Tu vois en ce temps nouveau

L'essaim beau De ces pillardes avettes VoUcter de fleur en flenr

Pour l'odeur Qu'ils mussent en leurs cuissettes.

Mai vantera ses fraîcheurs.

Ses fruits meurs , Et sa féconde rosée, La manne , et le sucre doux ,

Le miel roux Dont sa grâce est arrosée.

Mais moi je donne ma voix

A ce mois Qui prend le surnom de celle Qui de l'écumeuse mer

Vit gei'mer Sa naissance maternelle.

Il suffit de jeter les yeux sur ce petit tableau élincelant pour sentir quel vernis neuf et moderne la réforme de Ronsard avait répandu stir la langue poétique '.

1. Rémi Belleau était en WdS, et mourut en1o77..)'en redirai quel- que chose dans l'article sur Anacréua dit seiiièmc siècle, il lut allaclié

92 POESIE FRANÇAISE

Il nous reste peu à dire des autres poètes de la Pléiade. Do- rat n'y était que par dtMërence, car il ne lui airivait pas souvent de versifier en française Fontus de Thiard avait dans sa jeu- nesse, et dés les premiers temps de la réforme poétique, publié, sous le titre d'Erreurs amoureuses, des sonnets dans lesquels il célébrait une maîtresse du nom de Pasithée; mais il s'était depuis livré sans partage aux malbématiques et à la théologie, et avait abjuré ses errciirs de jeunesse pour Tévèché de Chà- lons-. Le plus beau titre d'Amadis Jamyn était la prédilection toute particulière dont l'honorait Ronsard : il l'avait servi comme page en sa jeunesse, et resta toujours son page en poésie. Moins savant que Ronsard, mais doué d'une prodigieuse facilité, Etienne Jodelle avait acquis l'admiration de la plupart de ses contemporains; mais le plus grand nombre de ses poésies légères s'est perdu par sa propre négligence ; et d'ail-

aux d'Elbeuf, suivit l'un d'eux en Italie pour l'expédition de Naples (loo"). et, au retour de là, il passa et finit paisiblement ses jours dans la maison de Lorraine. Il lui l'ut l'ait, à Paris, il niourul, de très-honorables funérailles : on l'enterra dans la nef des Grands-Augustins, il l'ut porté .sî/r les pieuses épaules de ses doctes et illustres amis, Pierre de lionsard, Jean-Antoine de Bail', Philippe Des Portes, et Amadis Jamyn.

1. Dorât, le maître des poètes delà Pléiade, vécut assez (jusqu'en no- vembre 1588) pour les voir à peu prés tous (inir. 11 les avait tous comme bénis et baptisés au départ : il contresignait leurs livres de ses éloges. Il en est pende ce bord qui n'aient paru tant avec privilège du lloi qu'avec distiques grecs de Dorât. 11 était l'approbateur universel (Voir Diction— naire de havle, article Dorât).

"î. Var ce lilre d'Erreurs amoureuses l'auteur faisait allusion à son nom de l'ontus (Pontns était l'un des chevaliers errants de la Tahle-Uonde). G. rolletet, dans sa vie de Pontus, parlant de l'universalité de connais- sances qui distinguait ce poète, lui applique le mot d'Uvide : Oinnia Puntus erat. Le premier livre de ces Erreurs date de lii-iS. Pontus est, à proprement parler, un disciple de son voisin Maurice Scéve, de Lyon; et il s'adresse à celui-ci tout d'abord. C'est, parmi nos doctes poètes, un des plus hérissés. On le pourrait qualilier l'Astrologue de la Pléiade ; dans une pièce latine à Honsardrfe Ccelestibus Asterismis, il tire l'horoscope de son ami et lui assigne une place pamii les étoiles. Il semble dans sa vie avoir pris pour devise les vers de Virgile sur les Muses... : Cœliquc vias et sidéra monstrent ; ou plutôt encore ces autres beaux vers de Properce:

Mo juvat iu prima coluisse Helicona jiiventa,

Musaiiuui|ue choiis implicuisse ni.inus... Ali(iie iibi jam Vpiierem gravis interceptrit œtas,

Sparserit et nigras alba senet ta comas, Tum mihi naturœ libeat perdiscere mores,

Qiiis Di'us liane mundi tempérai arle domum: Qua venit exoriens, qua delicit, uiide coactis

Coniibus in plénum menstrua luna redit...

Je pourrais continuer; Pontus a comme voulu remplir tout le programme. Ce fut au reste le dernier survivant des sept de la Pléiade : il ne mourut qu'en ItiOo, âgé de quatre-vingt-trois ans; il avait débuté en poésie cin- quante-sept ans auparavant. Le général Thiard, qui a marqué dans les chambres sous la restauration, est de sa descendance.

I

AU XV1= SIECLE. {<3

leurs nous aurons occasion de le retrouver parmi les drama- tiques, dont il fut le premier, du moins en date. Alors aussi nous reviendrons sur Baif et Belleaa, qui donnèrent des pièces de llièâtre.

Si nous avions l'ambition d'être roniplct, et si c'était l'être que de tout dire, il nous faudrait maintenant dénombrer cette milice de poètes qui combattirent sous' les sept chefs, et mar- chèrent, comme s'en vantait Ronsard, à la conquête de Thèbes. Mais, pour ce dénombrement, non plus que pour celui de toutes les épopées, cent poitrines de fer et cent voix infatigables ne suffiraient point. Mieux vaut donc nous taire, en avertissant bien que notre silence n'est pas du pur dédain. Parmi ces hommes dont les noms à peine sont connus des érudits en cette matière, plusieurs jouirent de la célébrité durant leur vie, plusieurs espérèrent la gloire, et peut-être n'en furent pas in- dignes. Nous n'en prendrons que trois presque au hasard, Jac- ques Tahureau, Olivier de Magny et Jean de La Taille. Le pre- mier mourut en 1555 à l'âge de vingt-huit ans, comme un soldat frappé dans le premier choc de la mêlée ; Magny ne passa point 1560. Voici deux excellents sonnets de celui-ci :

Je faime bien, pource qu'elle a les yeux Et les sourcils de couleur toute noire , F.e teint de rose et l'estomac d'ivoire , L'iialeine douce et le ris gracieux;

Je l'aime bien pour son front spacieux l'Amour tient le siège de sa gloire. Pour sa faconde et sa riche mémoire. Et son esprit plus qu'autre industrieux ;

Je l'aime bien pource qu'elle est humaine, Pour ce qu'elle est de savoir toute pleine, Et que son cœur d'avarice n'est poingt.

Mais qui me fait l'aimer d'une amour telle, C'est pour autant qu'ell' me tient bien en point Et que je dors quand je veux avec elle.

Ce que j'aime au printemps, je te veux dire, Mesme : J'aime à fleurer la rose, et l'œillet, et le Ihym ; J'aime à faire des vers, et me lever matin. Pour, au chant des oiseaux, chanter celle quej'aimo

94 POÉSIE FRANÇAISE

^n été, dans lin val, quand le chaud est extrême. J'aime à baiser sa bouche et toucher son tétin, Et, sans faire autre effet, faire un petit festin, Non de chair, mais de fruit, de fraises et de crème.

Quand l'automme s'approche et le froid vient vers nous, J'aime avec la châtaigne avoir de bon vin doux, Et, assis près du feu, faire une chère lye.

En hiver, je ne puis sortir de la maison,

Si n'est au soir, masqué; mais, en cette saison,

J'aime fort à coucher dans les bras de m'amie '.

Lequel, entre nos poètes erotiques, y compris les chevaliers de Berlin et de Parny, a jamais rendu la chaleur âpre et le dé- lire cuisant de la jouissance en traits plus saisissants que Jacques Tahureau du Mans, dans ce baiser tout de flamme?

Qui a lu comme Vénus , Croisant ses beaux membres nus Sur son Adonis qu'ell' baise, Et lui pressant le doux flanc, Son cou douillettement blanc Mordille de trop grand" aise ;

1. Sotijyirs d'Olivier de Mapny {Paris, 1oo7). Il y a encore de lui les Amours (IhaZ). les Gayetés {llX'd), et cinq livres d'Orft's (loo9) : ce dernier recueil, le plus remarquable, est postérieur au voyage de Rome qu'il fit comme attaché à l'ambassadeur d'Avanson, et if rencontia Du Bellay. Je dis le bien, je dois indiquer aussi le mauvais en ce qui marque le goût de l'époque. Le sonnet suivant des Soupirs d'Olivier de Maguy fit long- temps, nous dit Colletet, l'entretien de la cour et des curieux; les plus habiles musiciens, comme Orlande le jeune, et plusieurs autres, le mi- rent en musique àl'envi; c'est le dialogue d'un amant et du vieux nocher Caron :

L'Amant : Holà ! Caron, Caron, nautonnier infernal !

Caron : Quel est cet importun qui, si pressé, m'appelle ?

L'Amant : C'est l'esprit éploré d'un amoureux fidèle.

Qui, pour toujours aimer, n'eut jamais que du mal.

Caron : Que cherches-tu, dis-moi ? L'AMA^T : Le passage fatal.

Caron : Que! est ton homicide ? L'Amant : 0 demande cruelle ! Amour m'a fait mourir. Caron : Jamais dans ma nacelle Nul sujet à l'Amour je ne conduis à val.

L'Amant : Mais de grâce, Caron, reçois-moi dans ta barque.

Caron : Cherche un autre nocher; car ni moi. ni la Parque, N'entreprenons jamais sur ce maître des Dieux !

L'Amant : J'irai donc mal^é toi ; car j'ai dedans mon ame Tant de traits amoureux, tant de larmes aux yeux. Que je serai le fleuve, cl la barque, et la rame!

AU XVI= SIÈCLE. 95

Qui a lu comme TibuUe Et le chatouillant Catulle Se Laipnent eu leurs chaleurs; Comme l'amoureux Ovide, Sacrant un baiser humide, En tire les douces fleurs ;

Qui a vu le passereau,

Dessus le printemps nouveau,

Pipier, battre de l'aile,

Quand d'un inlini retour

Il mignarde sans séjour

Sa lascive passerelle ;

La colombe roucoulante , Enilar.t sa plume tremblante , Et liant d'un bec mignard Mille baisers dont la grâce Celle du cygne surpasse Sus sa Lœde i'rétillard;

Les chèvres qui vont broutant Et d'un pied léger sautant Sur la molle verte rive, Lorsque d'un trait amoureux Dedans leur flanc chaleureux EU' brûlent d'amour lascive;

Celui qui aura pris garde A cette façon gaillarde De tels folâtres ébats, Que par eux il imagine L'heur de mon amour divine, Quand je meurs entre tes bras ^ !

Jean de La Taille avait eu un jeune frère, Jacques, qui mourut aussi dans Tardeur première, victime de Tétude et de la science. 11 lui survécut longtemps ; fit, comme lui, plusieurs ou- vrpges dramatiques ; et, de bonne heure, dégoûté du monde et delà cour, se retira aux champs, il continua de cultiver la poésie. Lui-même a célébré ses vœux et son bonheur dans sa

1. Jacques Taluuenn est le Parny du seizième siècle. an Mans, il parait qii il descendait à quelque degré, par sou père, de Bertrand Du Guesclin. Il relève vertement, en un endroit, ceux qui lui reproiliaient d'user ses ans à des écritures paresseuses et de ne pointsuivre la (race de ses nohles aïeux. Il étudia d'abord à Angeis, voyagea ensuite en Italie, et porta les armes, très-jeune, dans les dernières guerres de François 1". Le peu qu'on sait de sa vie et tous ses écrits dénoncent une vive exalta-

% l'OÉSIE FRAiNÇAISE

liièce du Courtisan relire, qui est une fort bonne satire, quoi- qu'elle ne porte yas ce titre :

II [le courtimn] doit négocier pour parents imporluas, Demander pour autrui, entretenir les uns; II doit, étant gêné, n'en faire aucun murmure, Prêter des charités et forcer sa nature; Jeûner, s'il faut manger; s'il faut s'asseoir, aller; , S'il faut parler, se taire; et, si, dormir, veiller.

0 1 combien plus heureux celui qui, solitaire, Ne va point mendiant de ce sot populaire L'appui ni la faveur; qui, paisible, s'étant Retire de la cour et du monde inconstant. Ne s'cntremèlant point des affaires pu])liqucs Ne s'assujettissant aux plaisirs tyranniques D'un seigneur ignorant, et ne vivant qu'à soi. Est lui-même sa cour, son seigneur et son roi ' !

CoMinie tous ses contemporains, La Taille a chanté rameur. En parlant d'une jeune iille qui passe sa jeunesse sans aimer, il lui est échappé cette strophe ravissante dans le rhytlune si cher à Lamartine :

Elle est comme la rose franche Qu'un jeune pasteur, par oubli, Laisse flétrir dessus la branche. Sans se parer d'elle au dimanche, Sans jouir du bouton cueilli.

tion. 11 avait rei;u en iilein le coup de soleil de Ronsard ; il rêvait la gloire avec ivresse :

Pendant qu'Amour, d'une flèche dorée, De la jeunt'sse eiillammera les cœurs, Des amoureux la plume énamourée Vivra toujours entre cent mille honneurs I

Il mourut, je l'ai dit, en tooo, seulement peu de jours après son mariage, funeste mariage qui fui cause de sa morl, dit Collelet sans s'expliquer autrement. L'édition de ses Poésies (1574), bien qu'iissez fautive, est très recherchée.

1. Les (Euvres poétiques de Jean de La Taille de Bondaroy, avec celles de son l'rére Jacques, parurent en 1572-1574 (deux volumes). On y voit Jean, guerrier à la fois et poète, qui est pourti-ail tout cuirassé, avec cette devise : In utrinnque paraius. Il avait reçu une honorable blessure en combattant pour le roi dans les premières guerres civiles. Les de La Taille, très-ancienne lamille, subsistent encore : on les considère comme les Montmorency de la lieauce. Une remarque devient évidente : ces poêles de la Pléiade étaient, somme toute, une pure école aristocratique; à ce titre, ils n'ont jamais cherché ni gagné le populaire.

AU XVI« SIECLE. 97

Graciciisii imiige qu'on serait tenté (r;ii)pliquer à la poésie de ce temps-là ! Elle aussi, on l'a laissée flétrir dessus la branche par oubli, et nous venons bien tard aujourd'hui pour la cueillir. Avec un peu de patience toutefois, on est pres(|ue sûr de re- trouver de ces beautés encore jeunes et fraîches jusque chez les poêles d'alors les moins connus *.

Cela même ne laisse pas d'être un inconvénient quand on y pénètre, que cette quantité de traits plus ou moins agréables auxquels peuvent atteindre les talents d'alentour, même secon- daires ; il y aurait un autre écueil à s'y trop amuser. Sous le coup du premier succès de Ronsard et de ses amis, une étonnante émulation, en effet, s'était emparée de toutes les jeunes têtes. Du Mans et d'Angers, de Poitiers et de Cahors, à la suite des Tahureau et des Magny, les nouveaux venus af- tluaienl sans relâche; chaque province, chaque ville fournis- sait sa levée poétique et doublait en quelque sorte son con- tingent. Les vrais chefs, si l'on n'y prenait garde, finiraient [»ar disparaître au milieu de ces folles recrues. De graves con- temporains, Pasquier et DeTliou, ont signalé énergiquement le danger et n'ont point parlé de cette tourbe sans colère. Pasquier, écrivant à Ronsard, dès 1555, s'écrie : (( En bonne foi, on ne vit « jamais en la France telle foison de poètes ; je crains qu'à la « longue le peuple ne s'en lasse. Mais c'est un vice qui nous est « propre que, soudain que voyons quelque chose succéder lieu- « reusement à quelqu'un, chacun veut être de sa partie... » Et il en cite maint exemple, l'héroïque Pucelle, qui eut incontinent pour imitatrices deux ou trois affronteuses qui tirent les inspi- rées, et, aux choses de l'esprit, Rabelais, lequel, avec son Gar- gantua et son Pantagruel, s'attira aussitôt pour singes deux imi- tateurs et plats copistes, auteurs de Propos rustiques et de Fanfreluches. Ainsi encore le roman d'Amadis, traduit en fran- çais par le seigneur des Essars, avait engendré sur l'heure toute une postérité de fades chevaliers ; un Palmerin d'Olive, un Pal- ladien, un Primaléon : « Autant en est-il arrivé, continue Pas- « quier, à notrepoésie françoise... Chacun s'est fait accroire à part

1. Il faut tout (lire : le iiiallieur et la vérité, c'est que ces charmants passages ne se soutiennent i)as,et que ce qui suit g:ile presque loujoui's. Croirait-on bien, par exemple, qu'après cette jolie strophe de La Taille, il y ail tout inunéiliatement :

Uref, il faut f|uo je m'en dépcln!

98 POÉSIE FRANÇAISE

« soi qu'il auroit môme pari au gâteau. » Et sur la fin de sa let- tre, il rappelle assez vertement Ronsard à la discrétion dans les louanges en présence des nouveaux écrivasseurs, et il ose le pré- munir'contre la banalité'. De Thou va plus loin encore; il touche à fond le côté moral ; exposant au livre XXII de son Hh- loire, à l'endroit delà mort de Henri II, les diversjugements qui couraient : « On n'ouhlioit pas, dit-il, les actions particulières M de ce prince qui, étant marié, avoit pris une maîtresse, la- « quelle l'avoil comme enchanté par ses maléfices et avoit seule « régné. On disoit que de étoient nés un luxe prodigieux, la M dissipation des finances, des débauches honteuses, et la cupidité si insatiable des courtisans. En parlant de ce siècle corrompu, il « ne faut pas oublier les poètes françois qu'il enfanta en grand « nombre. Ces poètes, abusant de leurs talents, fiattoient par « des éloges honteux une femme vaine, détournoient les jeunes « gens des études sérieuses et utiles, pour lire des vers obscènes, « et gàtoient l'esprit et le cœur des jeunes personnes du sexe « le plus foible par des chansons licencieuses'^. » Toujours est-il, pour nous en tenir à la simple considération littéraire, que le succès même de Ronsard et de Du Bellay nuisit dans un certain sens à leur gloire, en leur suscitant trop de disciples et trop proches d'eux. Le fond des défauts, surtout les bornes des qua- lités, ressortirent davantage, et, alors comme depuis, ce mot

i. Ronsard semble avoir tenu compte du conseil, à en juger par son élégie ou épitre à Jules Gassol au sujet de Rémi Belleau; il y compare ses propres imitateurs à des grciioiiitlcs, et lUi Bellay, en uneépigrammc latine, les comparait encore plus crûment aux ^«'///s chiens, dont on noie presque toute la portée pour n'en garder qu'un ou deux :

Hi bene curati tecto asservaiiUir herili ! A corvis illi vel rapiuntur aquis.

2. « Non inter postrenia corrupti sœculi testimonia recen^eliantur poet.-c Galli, quorum proventu rcgnum Henrici abundavit, qui, ingénie suo abiisi.... >> -Nous retrouvons ici Diane de Poitiers et son inlluencc déjà indiquée. On conçoit mieux les vives paroles de De Thou, quand on lit ces incroyables vers d'Olivier de Magny adressée à Diane (et c'est un échan- tillon que je prends sous ma niam au hasard) :

Partout vous allez, et de jour, et de nuit,

La piété, la foi, et la verlu vous suit,

La c)iastcli', l'honneur, et l'aliue lempi'ranco !

(Odes, livre lil, p. Si.)

Et quelques pages plus loin, dans les Loiiaïu^cs du Jardin d'Anct, le poëte monli e l'écusson de Diane allant de pair avec celui de la Reine :

Comme les deux grandes clartés Des deux astres au ciel plantés...

11 est fort heureux que Diane soit nécessairement la lime, ce qui permet du moins à la Reine d'être le soleil.

I

AU W'h SIÈCLE. 99

assez piquant fut vérifié : « Les plus cruels critiques des poètes sont encore les imitateurs : ils se mettent, comme les mouches, sur Tendroit gâté et le dessinent. »

Cependant, hors de la Pléiade, loin de la capitale, et au plus fort de la célébrité de Ronsard (vers 1Î)7S), s'en élevait une au- tre, qui, toute provinciale qu'elle était, se plaça très-vite au pre- mier rang dans l'opinion. Guillaume de Salluste, seigneur Du Bartas, capitaine au service du jeune roi de Navarre, composa sur divers sujets sacrés des vers pleins de gravité et de pompe, qu'on accueillit avec transport. Une certaine idée de réaction reli- gieuse et morale dut s'y rattacher dans l'esprit du public comme dans la pensée de l'écrivain. Le plus admiré de ses poèmes l'ut celui de la Création du Motule, aussi appelé la Semaine. L'auteur l'avait dnisé en sept journées ; il y commentait amplement l'œuvre de chaque jour et jusqu'au repos du septième. Des comparaisons sans fin, tour à tour magnifiques et triviales, des explications savantes empruntées à la physique deSénèque et de Pline, des allégories païennes mêlées aux miracles de l'Ecriture, enfin un style hérissé de métaphores bizarres et de mots forgés, voilà les défauts que rachetaient à peine çà et quelques vers nobles et pittoresques. C'était, pour tout dire, la création du monde ra- contée par un Gascon. Le poème fit fureur et eut près de vingt éditions en dix ans. Il fut traduit en latin, en italien, en espa- gnol, en allemand, et en anglais K Pasquier et De Thou se laissè- rent prendre à l'engouement général. Ronsard en jugea mieux et protesta contre ce succès usurpé. Quoique dans sa longue cai=- rière la jalousie n'ait jamais approché de son âme, on peut croire sans injure quel'amour-propre piqué ne nuisit pas en lui à ce ré- veil imprévu du bon goût. Reconnaissons toutefois que, même Ronsard estmauvais, il ne Test pas avecl'exagération de Du Bartas ; c'est bien celui-ci qui parle grec et latin en français, et qui étale le faste pédanlesqiie de ses grand mots; c'est bien à sa manière plutôt qu'à celle de son rival qu'il faut rapporter tous les am- poulés poèmes épiques du temps de Louis Xlll. Le cardinal Du Perron, contemporain de tous deux, avait déjà fait la distinction-.

i. 11 est très-vraisemblable, comnie le pense Ginguené, que l'ouvrage de Du i'.artas donna au Tasse l'idée du poëme que ce grand poPle eom- jinsa précisément sur ce sujet, vers 1592; et il parait que Du liartas lui- iiiémr avait emprunté l'idée du sien à un auteur du Bas-Empire, George l'isidés, qui avait célébré l'œuvre des six jours.

i. Ihi l'erron était tort à portée de bien juger en pareille matière. Plein

100 POESIE FRANÇAISE

Il condamne Du Barlas avec une sévérité pleine de sens, tandis que, pénétré d'estime pour Ronsard, il lui reproclie seulement des rudesses qu'il eût été facile de corriger. On aurait tort pour- tant de croire que l'auteur de la Semaine manquait de talent. Il y a plus : le caractère même de ce talent, celte recherche constante du grand, du chaste et du sérieux, l'élévation de senti- ments et la fierté d'âme qui percent souvent dans ses vers, ses vertus privées auxquelles De Thou rend un éclatant hommage, tout le rapproche, selon nous, de l'auteur de la Pclréide, qui, s'il était venu du temps de Du Bartas, n'aurait guère fait autre- ment ni mieux que lui '.

de sagacité iialurelle, poète lui-même aulanl qu'il le fallait pour avoir l'intelligence du métier sans en prendre la jalousie, il vit les dernières années de Ronsard et assista aux réformes de Malherbe. Il introduisit celui-ci à la cour, et il avait prononcé l'oraison funèbre sur la tombe de l'autre. On l'a appelé le Colonel général de la littérature ; il en était plu- tôt le frrand mailre des cérémonies. Les styles et les auteurs du temps lui passaient tous par les mains et, autant qu'il nous en semble aujour- d'hui, il lui arrivait rarement de s'y méprendre. Sorel, dans ses remar- ques sur le treizième livre du Berger extravagant, confume par son jugement la distinction qu'avait déjà établie Du Perron entre I)u liartas et Ronsard; il trouve le style de celui-ci bien plus beau que celui de l'autre. 1. Gabriel Naudé, grâce à sa méthode digressive, a trouvé moyen de raconter dans ses Coups d'Etat l'anecdote suivante, qui, vraie ou fausse, est trop caractéristique iiour être omise ; « L'on dit en France que Du « Bartas, auparavant que de faire cette belle description du cheval il « a si bien rencontré, s'enferinoit quelquefois dans une chambre, et, se « mettant à quatre pattes, souffloit, hennissoit, gambadoit, liroit des « ruades, alloit l'amble, le trot, le galop, à courbette, et tâchoit par « toutes sortes de moyens à bien contrefaire le cheval. » Que si mainte- nant le lecteur est curieux de cette description laborieuse pour laquelle sua et souffla tant le pauvre Du Rartas, la voici; elle est tirée du chant intitulé les Artifices, au premier jour de la Seconde Semaine, laquelle parut peu d'années après la Première; je laisse exprés la citation dans tout le suranné et, pour ainsi dire, le provincial de son orthographe :

Caïn de ceste peur, comme on dit, transporté,

Donne le premier frein au cheual indontè;

Afin qu'allant aux champs, d'vne poudreuse fuite,

Sur les ïambes d'autruy son Lamech il éuite.

Car, entre cenl chenaux brusquement furieux.

Dont les fortes beautez il mesui e des yeux.

Il en prend vn pour soy, dont la corne est lissée,

Retirant sur le noir, h.iute, ronde et creusée.

Ses paturons sont courts, ni trop droits, ni limez ;

Ses bras secs et nerueux, ses genoux descharne/.

Il a iambe de cerf, ouuerte la poitrine,

Large croupe, grand corps, llans vnis, double eschine.

Col mollement vousté comme vn arc mi-tendu.

Sur qui tlotte un long poil crespemenl espandu ;

Queue qui touche à terre, et ferme, longue, espesse.

Enfonce son gros tronc dans vne grasse fesse ;

Oreille qui, noiniue, a si peu de repos

Que son pied grale-chnmp; front qui n'a rien que l'os ;

Yeux gros, pronls, relevez; bouche grande, escumeuse ;

Nareau qui ronfle, ouvert, vne cjialeur fumeuse;

Poil chastain ; astre au front; aux iainbes deux balzans.

Romaine espée au col ; de lïige de sept ans.

AU XVI" SIECLE. 101

Le succès prodigieux de la Semaine ne lira pas pour le mo- ment à conséquence : c'était un succès isolé et qui ne se ratla- cliait qu'indirectement à l'école de Ronsard. Cette école était déjà entrée dans ce ([u'on pourrait appeler sa seconde période. Comme, avec des gens d'esprit et de talent pour fondateurs, elle n'avait pas un seul homme de génie, et que le génie seul donne la durée aux choses nouvelles, elle ne pouvait vivre

Caïn d'vn bras flutleur ce beau jenet caresse,

Luy saute sur le dos d'une gaillarde adresse.

Se tient coy, iuste et ferme, ayant le nez tourné

Vers le loupel du front. Le chenal forcené

De se voir fait esclaue, et llécliir sous la charge,

.Se cabre, saule, rue, et ne tieuve assez large

La campaigne d'IIéiioc ; bref, rend ce peletron ,

.Semblable au jouvenceau qui, sans art et patron,

Tnnte l'ire du tint. Le Ilot la nef emporle,

Kt la nef le nocher, ijui ihancelle en la sorte

Qu'vne vieille tliyade. Il a glacé le sein.

Et panlliois se repeut d'vn tant hardi dessein.

L'escuyer, reponrprant vn peu sa face blesme, U'asseure accortement et sa bestc et soy-niesnie; La nieine oies au pas, du pas au Irot, du trot Au galop furieux. l\ lui donne lantùt Vne longue carrière; il rit de son audace. El s'estonne qu'as-is tant de chemin il face.

Son pas est libre et grand ; son Irot semble égaler Le tigre ou la campagne el l'arondelle en l'er ; El son braue galop ne semble pas moins visic Que le dard biscaïen ouïe trait moschouite. Mais le fumeux canon, de son gosier bi'uiant, Si roiile ne voudst le lioulel foudroianl. Qui va d'vn rang entier esclaircir vne armée. Ou percer le rejupari d'vne ville sommée. Que ce fougueux cheual, sentant lascher son frein, Et piquer ses deux lianes, part visle de la main. Desbaiide tous ses nerfs, à soy-niesmes eschappe. Le champ plat bat, abat; destrape, grape, attrape Le vent qui va deuant ; couuert de tourbillons, Escroule sous ses jiieds les bluétai.s seillous ; Fait décroisire la plaine; et ne pouuantpliis eslre Suivi de l'oeil, se perd dans la nue champestre.

.\donques le piqueur qui. docte, ne veut

De son braue cheual tirer tout ce qu'il peut,

Aiieste sa fureur, d'vne docte baguelte

Luy enseigne au parer vue triiile courbette,

Le loue d'vn accent arlislement humain.

Luy passe sur le cou sa llatteresse main.

Le tient et iusle et coy, lui fait reprendre haleine,

Et par la luesine pisie à lent pas le rameine.

Mais l'escliaulé destrier s'embride fièrement. Fait sauter les cailloux, d'un clair bannissement Demande le comb.at; pennade, lonfle, braue. Blanchit tout le chtmin de sa neigeuse baue; Vse son frein luisant ; superbement joyeux. Touche des pieds au ventre, allume ses deux yeux, Ne va que decosté, se quarre, se lourinonte, Hérisse de son cou la perruque tremblanle; Et tant de spectalcurs. qui sont aux deux costez. L'un sur l'autre toinbans, font largue à ses lieriez.

Lors Caïn l'amadoue, el, cousu dans la selle, Heclierc lie, aiiibilieux. quelque f.i(,'on nouuelle l'nur se f.iire admirer. Or' il le mené eu rond, Tautost à reculons, lanlost de bond en bond ; Le fait baiser, nager, luy monstre la iambete, La gaye capriole, et la lUSle courbele.

i02 POESIE FRA^'ÇAISE

longtemps, et devait acquérir vite sa plus grande perfection [iossible, puis finir. Comparable à ces fruits avortés qui ne niù- i-issent qu'en se corrompant, et ne perdent leur âpre crudité que pour une saveur fade et douceâtre', il n'y eut pas de milieu pour elle entre la vigueur souvent rude de Ronsard, de Belleau et de Baïf, et l'afféterie presque constante de Des Portes et de Bertaut. Le passage fut assez brusque, et, à la différence de ton, on ne se douterait pas d'abord que ces derniers aient pu être les disciples chéris et dociles des réformateurs de lôoO. Despréaux lui-même s'y est trompé- et son erreur a fait loi. Rien de mieux établi pourtant que cette filiation littéraire, rien en même temps de plus facile à expliquer. Tout en effet n'était point barbare et scolastique dans la première manière de Ron- sard et de ses amis : nous l'avons suffisamment prouvé. L'imi- tation italienne y entrait déjà pour bi^aucoup ; elle gagna de plus en plus, et, dès que la fièvre pindarique fut tombée, elle prit décidément le dessus sur l'imitation grecque et latine. Pour une école peu originale, changer d'imitation, c'est en quelque sorte, se perfectionner.

Quoi qu'il en soit, ne nous montrons pas trop rigoureux en- vers Des Portes. Malgré le vernis uniforme d'affectation qui remplace chez lui l'obscurité et le pédantisme de ses maîtres, il ne laisse pas d'être fréquemment un très-agréable poêle. Dès 1570 environ, il commença;! se rendre célèbre. Tout jeune en-

n semble que tous deux n'ont qu'vn corps et qu'vn sens.

Tout se fait auec ordre, auec grâce, auec temps.

L'un se fait adorer pour son rare arlilice.

Et l'autre acquiert, bien né. par vn long e.<ercice,

Leger'té sur l'arrest, au pas agilité.

Gaillardise au galop, au maniement seurté,

Appui doux à la bouche, au saut forces nouuelles,

Asseurance à la teste, à la course des ailes.

Du Barlas, en 15U, mourut vers 1590. J'insiste plus loin, dans un article à part, sur son rûle, et sur ce retour d'influence et d'inspiration calviniste.

i. Nous avons encore ici le témoignage de Du Perron : « Je crois, dit-il, i que la langue Irançoise est parvenue à sa pcrlection, parce qu'elle « commence à décliner, et tous ceux qui écrivent aujourd'hui ne l'ont nen « qui vaille; ils sont tous ou niais ou fanatiques. Il en a été de notre <i langue ainsi que des fruits qui se corrompent par les vers, avant de « venir à maturité. »

2. Ce poète orgueilleux IBonsfird; trébuclié de si haut

Rendit plus retenus Des Portes et Bertjmt.

Quelques vers auparavant, Boileau fait honneur à Marot de l'invention du rondeau, et leloued'avoir trouvé, pour rimer, des chemins tout noiiveuiix. Pour le poète du juste et du vrai, c'est commettre hien des erreurs en peu de lignes.

AU XVI° SIECLE. 10".

core, il avait voyagé on Italie, à la suite d'un évoque, et y avait approfondi cette littérature qu'il devait imiter un jour. La mode des sonnets était très-répandue en France depuis Joachim Du Bellay et Ronsard; mais Des Portes y mit une délicatesse et une grâce nouvelles. Il chanta suGcessivement trois maîtresses sous les noms de Diane, û'Hippolyle et de Clconice, sans préjudice des autres poésies intitulées Diverses Amours, et de deux livres d'élégies dans le goût deTihulle. Aussi mademoiselle de Scudéri lui a-t-elle rendu celte justice, qiCil était passionné pour son temps, et qu'il aspiroit à être le plus amoureux des poètes fran- çois. Les fleurs de ses mignardises et sa veine doux-coulante, ainsi qu'on s'exprimait alors, répondaient à merveille aux beaux et tendres sentiments dont il se piquait. Personne jusqu'à lui n'avait si mélodieusement soupiré un martyre :

Si la pitié trouve en vous quelque place, Si votre cœur n'est en roche endurci D'un doux regard qui respire merci De vos courroux tempérez la menace*.

1 . On savait qu'il existait un exemplaire de Des Portes tout surcliargé (le notes marginales écrites par Mallierlie. On lit dans une lettre de Dalzac à Conrart, datée du 20 novembre 1652 : « Je vous dirai seulement pour « nouvelles de mon cabinet que j'ai ici un exemplaire de ses œuvres {de « Dex Paries), marqué de la main de Malherbe, et corrigé d'une terriljle « manière. Toutes les marges sont bordées de ses observations critiques. » Le volume passa dans la bibliothèque du président Toubier. Saint-Marc l'emprunta du président de Bourbonue, gendre et héritier de lîouhier, et s'en servit pour composer son Diacoiirs sur les obligations que la laïujue ci la pocsie fvançoisc ont à Mallicrbe, dans l'édition qu'il publia de ce poète en n57. Le précieux exemplaire doit être aujourd'hui à la Bibliothèque du roi. Mais il en existe un second, sur lequel un possesseur inconnu, qui peut-être n'est aulre que Saint-Marc lui-même, eut la pa- tience de copier fidèlement en 1752 toutes les notes du premier. Or cet exemplaire se trouve dans la riche et belle collection de M. Chailes No- dier, qui nous l'a confié avec son obligeance bien connue. Nous aurions peine à rendre la fâcheuse impression qu'ont produite sur notre esprit le rigorisme, la malveillance et la mauvaise foi de ces notes critiques. Malherbe n'était certainement pas de sang-troid en les écrivant. Hormis le jour il raya lionsard, jamais le démon de la grammaire ne lepos- séda si violemment, l'onr mettre le lecteur à même d'en juger, nous donnerons les notes et les soulignures relatives aux passages cités de Des Portes.

« Si la pitii' trouve en vous qiiclfiiie place, etc.

« Si vous avez quelqiie pitié, ne soyez plus en colère. Voilà bien ima- X giné! 11 devoit dire : Récompensez-, ou quelque autre chose.

« D'un iloiix regard qui respire merci.

« .le ne trouve pas gi'and goùl à faire ir'spirer les reiinrds. » (Note de Malherbe.) i .) ^

104 POÉSIE FRANÇAISE

Lors même que sa cruelle persévère dans les dédains, il se résigne aux rigueurs du servage, et s'écrie, heureux de la souf- Irance :

Douce est la mort qui vient en bien aimant.

Sa métaphysique galante a des images aussi variées que vives. Rien de plus frais que le petit tableau suivant :

Les premiers jours qu'Amour ranjre sous sa puissance

Un cœur qui clièremenl garde sa liberté,

Dans des filets de soie il le tient arrêté,

Et l'émeut doucement d'un feu sans violence.

Mille petits Amours lui font la révérence;

Il se baigne en liesse et en félicite;

Les Jeux, la mignardise et la douce Beauté

Volent toujours devant, quelque part qu'il s'avance.

Mais las! presqu'aussitùt cet heur va se perdant ; La prison s'étrécit, le feu devient ardent ; Les lilets sont changés en rigoureux cordage;

Vénus est une rose épanie au soleil,

Qui contente les yeux de son beau teint vermeil,

Mais qui cache un aspic sous uu plaisant feuillage'.

S'il peint la nature, il l'anime en s'y mêlant lui-même, et en répandant sur les choses le sentiment dont il est plein :

La terre naguère glacée

Est ores de verd tapissée ;

Son sein est embelli de Heurs;

L'air est encore amoureux d'elle ;

Le ciel rit de la voir si belle,

Et moi j'en augmente mes pleurs-.

1. K Les premiers jours qu'Amnur rnnge sous sa piiiss.nnce. etc. « Mauvaise césure.

« Les Jeux, la Mignardise, et la douce Beniilt'. « Hors dopio}His. (.Note de Malherbe.)

2. « L'air est encore anioiireux d'elle, etc.

« Que veut dire cet encoi'e? Est ce ciueso»; amour dure riican', ou n'est « ))rtii encore passé; ou bien s'il veut dire, il ij a thiraiihu/c ([iic lunl cela, « qui est qui- l'air est encore amonren.c de la terre Y » (Noie de Malherbe.)

AC XVI» SIKGLE. 105

Pour l'élégance, rharmonie de Texpression, et, surfont la mol- lesse achevée de la rêverie, il y a quelque chose de moderne dans les stances qu'on va lire :

Si je ne loge en ces maisons dorées, Au front superbe, aux voûtes peinturées D'azur, d'émail et de mille couleurs, Mon œil se paît des trésors de la plaine Riche d'œillets, de lis, de marjolaine. Et du beau teint des printanières fleurs...

Ainsi vivant, rien n'est qui ne m'agrée ; J'oy des oiseaux la musique sacrée, Quand au matin ils bénissent les deux, Et le doux son des bruyantes fontaines Qui vont coulant de ces roches hautaines Pour arrousernos prés délicieux.

Que de plaisir de voir deux colombelle?. Bec contre bec, en trémoussant des ailes, Mille baisers se donner touc à tour; Puis t'jut ravi de leur grâce naïve, Dormir au frais d'une source d'eau vive. Dont le doux bruit semble parler d'amour * !

A la lecture de semblables vers, on conçoit comment Ronsard grisonnant s'avouait vaincu et proclamait Des Portes le premier poète français, comment aussi les plus éclairés des contempo- rains affirmaient de la langue poétique créée par l'un et polie par l'autre qu'elle était arrivée à son plus haut degré de perfection. On se fait même une question ici : pourquoi cette langue n'a- t-elle pas donné dés lors tous les fruits que vit mûrir l'âge sui- vant? Pourquoi Des Portes et ses amis, gens de talent, sinon de génie, qui égalent au moins Racan et Segrais en beautés, et ne surpassent pas Benserade et Voiture en mauvais goût, n'ont- ils pas été immédiatement suivis d'une génération comme celle de Corneille, de Racine, do Boileau et de La Fontaine? Sont-ce J,es hommes qui ont alors manqué à la langue? était-ce la lan- fgue qui manquait encore aux hommes? Pour moi, je ne puis croire que Corneille, paraissant du temps de Des Portes, n'eiit

Riche d'œillets, de lis, de marjolaine, El (lu beau teint des printanières fleurs.

« Que sont les œillets, les lis, les marjolaines, que fleurs ilu prinlemps? « Au reste, je n'aime poiul priitiank-r. » (Note de Malherbe.)

lOG . l'OESIE FRANÇAISE

pu enfanter ses miracles, même avant d'avoir eu poiu" précur- seur Malherbe, et que Racine, à la même époque, n'eût égale- ment Uni par des chefs-d'œuvre, eût-il les payer par deux ou trois Alexandre et Bérénice de plus. Ce qu'aurait fait Boi- leau, Malherbe et Régnier l'ont assez montré ; et quant au bon La Fontaine, lui qui se trouvait partout à l'aise, ne l'eûl-il pas été plus qu'ailleurs en cette vieille France dont il garda les ma- nières et le ton jusque sous Louis XIV? Il faut tout dire : peut- être en ces jouis déplorables, au milieu des tempêtes civiles, vivaient et mouraient obscurs quelques-uns de ces hommes de génie, qui, par le poids de leurs œuvres, auraient pu fixer la langue, et, en quelque sorte, jeter l'ancre de notre littérature. Toujours est-il certain que, des disciples de Ronsard sous Henri III aux poètes du règne de Louis XllI, la lenteur du pro- grés a de quoi surprendre, et que cet intervalle de quarante ans n'a pas été rempli comme les débuts le semblaient pro- mettre.

Jusqu'ici l'on a vu la chanson rester fidèle à tous nos vieux poëtes comme pour les consoler d'avoir failli en matière plus grave. Des Portes n'y a pas moins réussi que ses devanciers. 11 est difficile d'entendre mieux que lui la marche du couplet, la gaieté ou la malice du refrain. Aussi toute la France * savait par cœur ses jolies chansons ; et, grâce à une plume non moins fidèle que pittoresque -, nous sommes informés maintenant, à n'en plus douter, qu'au château de Blois, le 22 décembre 1588, en cette nuit de terreurs et de voluptés qui fut pour lui la der- nière, le duc de Cuise fredonnait à sa maîtr(>sso èplorée cette villanclle alors célèbre du bon abbé de Tiron :

Rozette, pour un peu d'absence , Votre cœur vous avez changé; Et moi, sachant cette inconstance, Le mien autre part j'ai rangé, .lamaisphis beauté si légère Sur moi tant de pouvoir n'aura. Nous verrons, volage lîergère, Qui premier s'en repentira.

1. Dans les Contens, comédie d'Odct Turnèbe, une mère reproche à fille do lire Des Porica plutôt que de songer au ménage.

2. Celle de M. Vitcr.

ti

AU XVP SIÈCLE. 107

Tandis qu'en pleurs je nie consume, Maudissant cet cloignemont, Vous, ([ui n'aimez que i)ar coutume, (lai'cssie/ un nouvel amant. Jamais léj^ère girouetle Au vent si tôt ne se vira. Nous verrons, Bergère Rozette, Qui premier s'en repentira.

sont tant de promesses saintes, Tant de pleurs versés en partant? Esl-il vrai que ces tristes plaintes Sortissent d'un coîur inconstant? Dieux, que vous êtes mensongère ! Maudit soit qui plus vous croira ! Nous verrons, volage Bergère, Qui premier s'en repentira.

Celui qui a gagné ma place

Ne vous peut aimer tant que moi ;

Et celle que j'aime vous passe

De beauté, d'amour et de foi.

Gardez bien voire amitié neuve :

La mienne plus ne variera ;

Et puis nous verrons à l'épreuve

Qui premier s'en repentira '.

La chanson suivante est remarquable par une singulière vi- vacité tle tournure el, pour ainsi dire, un jeu niuliile de physio- nomie ; la prière, rallente, le dépit, s'y peignent rapidement. Le tu et le vous y sont entremêlés ; il écliappe même à l'amant de dire elle, mais il rétracte à l'instant sa bouderie. Malherbe, comme on va le voir, n'a rien compris à tout cela :

Un doux trail de vos yeux, ù ma fière Déesse!

Beaux yeux, mon seul confort, Peut me remettre en vie et m'ùter la tristesse

Qui me tient à la mort. Tournez ces clairs soleils, et, par leur vive llamme,

Belardez mon trépas. Un regard me suffit le voulez-vous, ma Dame ?

Non, vous ne voulez pas.

1. « CeUii qui a gngné ma place

« Ne vous peut (limer taiil que moi.

« Kqiiivnquo, ou ce moi, que l'on ne sait s'il est accusatif ou uoniiuatif. « Il faut, lant que l'on peut, éviter les ambiguilés. Je dirois : Ne ooiis .< [iciil aiiiu-r tant que je vous aime. » (.\ole de Maliierljc.)

108 rOESIE FRANÇAISE

Un mot de votre bouche à mon dam trop aimable,

Mais qu'il soit sans courroux, l'eut changer le destin dun amant misérable,

Qui n'adore que vous. Il ne faut qu'un Oiiy mêlé d'un doux sourire

Plein d'amours et d';ippas. Mon Dieu, que de longueurs ! le voulez-vous point dire?

ISon, vous ne voulez pas.

Roche sourde à mes cris, de glaçons toute pleine ;

Ame sans amitié, Quand j'étois moins brûlant, tu m'étois plus humaine

Et plus prompte à pitié. Cessons donc de 1 aimer, et, pour nous en distraire,

Tournons ailleurs nos pas. Mais peut-il être vrai que je le veuille faire?

Kon, je ne le veux pas*.

Le mouvement de celte chanson se reproduit dans un sonnet adressé à Pliylli^. On y remarque, comme dans hi pièce précé- dente, un exemple de cet entrelacement ùastu et dtisvous que, plus tard, une autre Phyliis a rendu célèbre :

Ah ! mon Dieu, je me meurs! il ne faut plus attendre De remède à ma mort, si, tout soudainement, Phyliis, je ne te vole un baiser seulement, Un baiser qui pourra de la mort i::e défendre.

Certes, je n'en puis plus, mon cœur, je le vais prendre, îson ferai, car je crains ton courroux véliémenl. Quoi ! me faudra-t-il donc mourir cruellement Près de ma guérison qu'un baiser me peut rendre?

Mais, las! je crains mon mal en pourchassant mon bien. Le dois-je prendre ou non? pour vrai, je n'en sais rien; Mille débats confus agitent ma pensée.

1. « Beaux yeuï, mon seul confort.

' Ce mot est fncheux. On se sert de ses composés, reconfort, dcconfort.o

« Quand j'étois moinsjbrùlant, Ui m'étois plus humaine.

« J'eusse dit : Vous m'étiez plus luimaiiw, puisque partout il avoil parlé « par vous. Au flernier couplet, il parle à elle en tierce personne, qui « ne me plait pas non plus. » (Note de Malherbe.)

AU XV[' SI te LE. 109

Si je retarde plus, j'avance mon trépas.

Je le prendrai ; mais non, je ne le prendrai pas!

Car j'aime mieux mourir que vous voir courroucée *.

Une courte, une dernière citation encore, avant de prendre congé de Des Portes. C'est une épigramme, dans le sens et le goîlt de ['Anthologie, dont elle est empruntée pt.'ut-être. L'Aris- tarque, tout vir cmuitctx naris qu il était, a eu le malheur de n'en pas saisir le parluiii.

Je fapporle! o Sommeil, du vin de quatre années, i'u lait, des pavots noirs aux tètes couronnées : Vucilles tes ailerons en ce lieu déployer. Tant qu'Alizon la vieille, accroupie au foyer (Qui. d"un pouce retors et d'une dent mouillée, Sa quenouille charfrée a quasi dépouillée), Laisse cheoir le fuseau, cesse de babiller. Et de toute la nuit ne se puisse éveiller, A(m qu'à mon plaisir j'euibrasse ma rebelle, L'amoureuse Isabeau, qui soupire auprès d'elle -.

On attribue à Des Portes Tintroduction du mol pudeur dans notre langue, comme plus tard l'abbé de Sainl-Pierre (qui fut aussi abbé de Tiron) naturalisa le mot de bienfaisance, comme déjà l'on a vu Joachini Du Bellay employer l'un des premiers celui de patrie. Pudeur remplaça heureusement vergogne. In- nover de la sorte, c'est créer plus que des mots : c'est donner de la précision à des idées nobles et pures.

Par son genre de talent aussi bien que par son existence lit- téraire, Des Portes nous offre des rapports frappants avec Mcllin de Saint-Gelais. Mêmes compositions dans le goût italien, même

1. « Ah, mon Dieu, je me meurs ! elc.

« Belle imagination 1 Je suis mort si je ne le vole un baiser, qui me « gardera de mourir.

« Quoi? me faudra-l-il donc mourir cruellement.

« Mauvaise césure. » (Note de Malherbe.)

2- " Tant t|u"Alizon l.i vieille, accroupie au foyer,

« Qui d'un pouce retors et d'une dent mouillée, etc.

« Je ne sais pourquoi il dit un pouce relors.

« Et de toule la nuit ne se puisse éveiller.

« Froid. » (Note de Mallicrbc. »

10

110 POESIE FR.WÇAISE

contraste entre la profession et les vers, même état brillant à la cour '. Pour dernier trait de ressemblance, ils survécurent Tun et l'autre à leur gloire. Des Portes, devenu vieux et dévot, traduisait des psaumes à peu près comme Sainl-Gelais fiusait des vers latins. Mais, plus implacable que Ronsard, 3Ialherbe n'accorda pas même à son rival vaincu une réconciliation et des excuses.

Bertaut suivit de près Des Portes, et, comme lui, obtint de bonne heure les encouragements de Ronsard, qui ne trouvait rien à reprendre dans les essais de son jeune disciple, sinon qu il était un poëte trop sage. La verve, en effet, est ce qui a man- qué surtout à Bertaut. Poli, mais iroid, amoureux de sens rassis et bel esprit compassé, il n'a réussi que dans la complainte, dont la langueiu" allait bien à sa nonchalance. On a fort vanté la pièce se trouvent ces vers :

rûlicité passée Qui ne peux revenir, Tourment de ma pensée, Que n'ai-je, en le perdant, perdu le souvenir !

Il dit ailleurs sur le même ton :

Mes plaisirs s'en sont envoles. Cédant au malheur qui m'outrage; Mes beaux jours se sont écoulés. Comme l'eau qu enfante un orage. Et, s'écoulant, ne m'ont laissé Rien que le regret du passé.

Hors de là, Bertaut nous semble d'une fadeur extrême, que les éloges de mademoiselle de Scudéri expriment mieux que toutes les critiques. Elle le met au-dessus de Des Portes, et le dé-

1. Des l'oitcs avait de bonne heure été attaché au duc d'Anjou, avec lequel il lit, à son grand déplaisir, le voyage de Pologne Quand ce [irince fut devenu roi de France sous le nom de Henri 111, Des fortes rc(,'ut de lui en bénéfices et abbayes jusqu'à dix mille écus de rente. Helte for- tune, prodigieuse alors, était passée en proverbe, et dans les auteurs du temps il n'est question que de ces trente mille livres de M. l'abbé de Tiron. <t Ce lut un dangereux exemple, dit Balzac, qui fit faire bien des « sonnets, desélégies à taux; un écueil contre lequel dix mille poètes se « sont brisés, » Le même écrivain a remarqué que, dans cette cour le duc de Joyeuse donna à Des Portes une abbaye pour un sonnet, Le Tasse eut besoin d'un écu, et le demanda par aumône à uni; dame de sa connaissance. Quelque riche au reste que fût Des Portes, il ne tint qu'à

AU XVP SIECLE. 111

claro entre tons les poètes contemporains celui qui donnr. In plus grande et lapins belle idée des Daines qu'il aimoitA)\\\\\M\ il fut devenu évèque de Séez, ou même dès qu'il se vit ;il)hé d'Aulnay, lîertaut renonça aux poésies galantes et s'appUijua à paraphraser des cantiques sacrés, et à célébrer les grands événements du temps, tels que ]a conversion , Vassassinat de Henri IV, la soumission de Paris. Mais, aux prises avec ces sujets solennels, il se montre bien plus faible que dans lastance amoureuse. Son style, prosaïque et sans images, a l'air de se traîner pas comptés pour atteindre quelques antithèses ; sa période, composée à l'ordinaire de vingt à trente vers alexan- drins, se déroule avec une lenteur processionnelle : on pourrait dire qu'elle se prélasse. Conjonctions, adverbes, parenthèses, tout y trouve place, tout fait nombre : les phrases du Père Maimbourg, que Montesquieu conseille aux asthmatiques, ne sont rien auprès des phrases de M. de Séez *.

Un caractère tout à fait propre à Bertaut, c'est que, par la platitude et les pointes de son style, il ressemble bien plus aux Coiletet, aux Scudéri, aux Des Yvetaux, et autres pareils rimeurs de rage suivant, cjuà Belleau, Baïf, et même Des Portes. Ceux-ci relevaient du moins leur mauvais goût par de l'énergie, de l'éclat, et quelques traits épars du poète. Bertaut ouvrit, en quel- que sorte, carrière à cette innombrable cohue de beaux esprits qui ne firent jamais que des vers détestables ^. Comme il sur- vécut à Henri IV et mourut seulement dans la première année de Louis XIII^ , on voit comment a pu s'établir par lui ce rappro-

lui, dit-on, de l'être encore davantage. On raconte qu'il refusa un jour un des premiers archevêchés du royaume, et que, le roi s'étonnant du refus et en demandant la raison, l'abbé allégua qu'il ne voulait point avoir charge d'àmes : « Voire, dit le roi, et vous êtes abbél N'avez-vous pas « charge des âmes de vos moines? Non, répondit Des Portes, car « ils n'en ont point. » Malgré les bienfaits de Henri 111, Des Portes se laissa entraîner dans le parti de la Ligue par l'amiral de Villars, un de Ses patrons; aussi son nom n'est-il pas ménagé dans la Sahjre Mcnipjx'-e. Ses bénéfices même furent saisis par les royalistes, et il n'en reprit possession qu'à l'avénemeiit de Henri IV. Il mourut à son abbaye de Bonport, en ICOG, âgé de soixante et un ans. Sa bibliothèque était cé- lèbre ; c'est même à l'aide d'un manuscrit qui en provenait, qu'on a donné la meilleure et la plus compb'te édition des Poésies de Mellin de Saint-Gelais. (Voir plus loin mon article développé sur Des Portes.)

1. Je laisse subsister ici ce jugement un peu trop sévère, que je me suis appliqué à modifier ensuite et, à la fois, à motiver dans un article détaché sur Bertaut.

2. Scarron parle de ces poètes qui font passablement bien de mauvais vers.

3. Bertaut mourut en lf>ll,à cinquante-neuf ans. Madame de Motteville était sa nièce.

112 POESIE FRANÇAISE

chement, ou, pour mieux dire, celte continuation véritable, entre récole dégénérée de Ronsard et les mauvais poêles du temps de Riclielieu. Vainement Malherbe essaya de s'interposer au nom duyoùt : hii présent, et malgré ses efforts, les exemples de l'école en décadence, grâce à Bertaut surtout, se transmi- rent à cette pitoyable génération poétique, si raffinée et si niaise à la fois, que Sarrasin et Voiture ne ranimèrent qu'un instant, et qui, après avoir embarrassé les pas du grand Cor- neille, est venue mourir sous les traits de Boileau. Il y a plus ; Malherbe Uii-méme, par les habitudes de correction et de sa- gesse qu'il introduisit, contribua à précipiter un grand nom- bre de ces disciples énervés de Bertaut dans le prosaïsme et la platitude. Tout ceci peut mener, selon nous, à expliquer d'une manière neuve autant que vraie un point assez important de notre histoire littéraire. Quand on lit Scudéri, Ben- serade, et les auteurs de l'hôtel de Rambouillet, on croit assister à la chute plutôt qu'à la formation d'une littérature; et les défauts qui nous choquent en eux, symptômes de décrépi- tude, et non pas d'inexpérience, rappellent la manière du ca- valier Marin, en Italie, et celle des poètes anglais sous Charles 11. Or maintenant l'on aperçoit sans peine l'origine première de cette école épuisée, et de quelle littérature antérieure elle est sortie. Si nous osions la caractériser par un mot d'une précision triviale, nous l'appellerions la queue de Ronsard, en ajoutant toutefois qu'elle avait été tant soit peu écourtée et peignée sous la main do Malherbe. Du Perron S De Lingendes, D'Urfé, par les

1. Nous nous bornerons, pour faire connaître la maniùre de ce Demis du svi° siècle, à la citation suivante :

LE TEMPLE DE L'INCOKSTANCE.

Je veux bàlir un temple à l'Ineonslance : Tous amoureux y viendroiil adnier. Et de leurs vœux jour et nuit l'honorer. Ayant le cœur touché de repenlance.

De plume molle en sera rédifice. En Vair fondé sur les ailes du vent; L'autel, de paille, je viendiai souvent Offrir mon cœur par un feint sacrifice.

Tout à leniour je peindrai mainte image D'erreur, d'oubli et d'inlidèlilé, De fol désir, d'espoir, de vanité. De fiction 1 1 de penser volage.

Pour le sacrer, ma légère Maîtresse Invoquera les ondes de la mer. Les vents, la lune, et nous fera nommer Moi le templier, et elle la prêtresse.

AU XVI« SIÈCLE. 113

qualités et les défauts de leurs vers, se placent à côté de Ber- taut, et appartiennent, comme lui, à cette époque de transition qui unit la poésie du régne de Louis XIII avec celle du régne de Henri III '.

Un écrivain qu'on doit encore rapporter à la même époque est Vauquelin de La Fresnaye. INé en lô56, mort dans les pre- mières années du dix-septième siècle, disciple de Ronsard, de Du Bellay et de Tahureau, compatriote et ami de Bertaut et de Malliei be, père de Des Yveteaux, il a, par le genre varié de son talent, de quoi justifier tous ces titres. Son début poétique date de 1555 : ce l'ut, non pas un recueil d'Amours en sonnets, mais, ce qui était presque autant à la mode, un recueil de Fo- resteries ou bergeries, qu'il publia. Depuis, des études plus graves, d'importantes fonctions de magistrature, le détournèrent souvent de la poésie, à laquelle il revint toujours en ses loisirs.

Elle séant, ainsi qu'une Sibylle. Sur un tiépied toul pur de \il-argenl, Nous prédira ce qu'elle ira songeant D'une pensée inconstante et mobile.

Elle écrira sur des feuilles légères Les vers qu'alors sa lui eur chantera ; Puis, à son gré, le vent emportera. Deyà delà, ses chansons mensongères.

Elle envoyra jusqu'au i ici la fumée Et les odeurs de mille faux serniens : La Dèitè qu'adorent les amans De tels encens veut être parfumée.

Et moi, gardant du saint temple la porte, Je chiisserai tous ceux-là i(Mi n'auront En lettre d'or engiavé sur le front Le sacré nom de léger, que je porte.

De faux soupirs, de firmes uilidèles,

J'y nourrirai le muable Prothé,

Et le serpent qui, de veni allaité.

Dévoit nos yeux de cent couleurs nouvelles.

Fille de l'air. Déesse secourahle, De qui le corps est de pluincs couvert. Fais que toujours ton temple soit ou\ei t A toul amant comme moi variable.

J'appelle Du Perron le Bernis de son temps pour les vers, mais de plus il en fui un peu le l'ontnnes pour le goiU.

1. Celle manière déjuger cl de classer Berlaul et Du Perron est con- firiuée par le témoignage e.xplicite de mademoiselle de r.ournay, dans son traité sur la façon d'écrire de ces deux prélats. Elle s'efforce de prouver qu'ils siiivoii-nt la briijadc de Ronsard , ce qui prouve qu'ils s'en étaient écartés en quelques l'oints. .Mettant sur la niémc li;;iie Koii- sard, Du ISellay et Des Portes, elle nommr ni(jnsieur le cardinal Du Perron et nionxieur de Séez premiers réforninleurs de l'art depuis ces trois fondateurs : Iteureu.c art s'il se fût tenu à leur prudente mesure de réformalion! Elle nous apprend encore que la noucellc l/aiide icellc de Malherbe) aijant feint d'approuver ces deux jtrelats, pendant qu'ils vivaient, se mit à les réprouver <i son de troniiw dés qu'ils furent morts,

10.

114 POÉSIE FRANÇAISE

Il écrivit sons Henri III un Art poétique en vers, fort judicieux par les préceptes et curieux encore aujourd'hui par beaucoup de détails d'histoire littéraire ^ Boileau en a profité habilement comme il savait profiter de tout. Les vers suivants prouveront que le disciple de Ronsard se ressentait déjà du voisinage de Malherbe :

. . . Notre poésie en sa simplesse utile,

Étant comme une prose en nombres infertile,

Sans avoir tant de pieds comme les Grecs avoient

Ou comme les Romains, qui leurs pasensuivoient.

Ains seulement la rime, il faut, comme en la prose,

Poëte, n'oublier aux vers aucune chose

De la grande douceur et de la pureté

Que notre langue veut sans nulle obscurité;

Et ne recevoir plus la jeunesse hardie

A faire ainsi des mots nouveaux à rétourdie.

Amenant de Gascogne ou de Languedouy,

D'Albigeois, de Provence, un langage inouï ;

Ou, comme un Du Monin, faire une parlerie.

Qui, nouvelle, ne sert que d'une moquerie.

L"un des premiers en France, et probablement avant Régnier lui-même, Vauquelin composa , à l'imitation d'Horace et de rArioste,des satires ou épîtres morales, qui pourtant ne furent imprimées qu'en 1612. Le ton en est tempéré, la raillerie assez fine et la diction assez pure. Mais nulle part il ne nous semble avoir aussi bien réussi qu'aux Idillics ou pastorales, poésies de

1. VArt poétique de Vauquelin nous représente celui de la Pléiade à proprement parler ; c'en est le code officiel, qui lui l'ut commandé par le roi ; le poète y exprime les opinions et l'état de la chose littéraire au beau moment de Des Portes, vers lo'6, lorsque Henri 111, au retour de Pologne, montait sur le trône de France et soignait le plus son Académie:

Je composai cet Art pour donner aux François, Quand vous, Sire, quiltant le parler polonois, Voulûtes, reposant dessous le bel ombrage De vos lauriers ^'agnés, polir votre langage, Ouïr parler des vers parmi le doux loisir De ces cloîtres dévots vous prenez plaisir. Ayant auprijs de vous, comme Auguste, Mécène, Joyeuse

Joyeuse, le patron de Des Portes. Mais, dés lors composé, cet Art poétique ne fut publié pour la première fois qu'eu 1605, à Caen. On lit dans la préface du recueil : « Lecteur, ce sont ici des vieilles et des « nouvelles poésies : vieilles, car la plupart sont composées, il y a long- « temps ; nouvelles, car on n'écrit point à cette heure comme on faisoit « quand elles furent écrites... «On était déjà sous le régime de Malherbe.

AU XVI» SIECLE. 115

sa première jeunesse, qu'il reloucha sans doute en les réimpri- mant dans le recueil complet de ses œuvres. Plus délicat que Du Bellay, Ronsard et Belleau, il préfère, ainsi que Des Portes, aux noms un peu vulgaires de Guillot, Perrot et Marion, ceux de Galatée, Philanon et Philis :

Entre les fleurs, cnlrc les lis, Doucement dormoit ma Philis, Et tout autour de son visage, Les petits Amours, comme enfants, Jouoient, folâtroient, triomphants , Voyant descieux la belle image.

J'admirois toutes ses beautés, Égales à mes loyautés. Quand l'esprit me dit en l'oreille : Fol, que fais-tu? Le temps perdu Souvent est chèrement vendu ; S'on le recouvre, c'est merveille.

Alors, je m'abaisse tout bas ; Sans bruit je marche pas à pas, Et baisai ses lèvres pourprines : Savourant un tel bien, je dis Que tel est dans le paradis Le plaisir des âmes divines.

Le sonnet qu'on va lire est du pelit nombre de ceux le sentiment triomphe du bel esprit, la forme donne du relief au sentiment, et desquels on serait tenté de dire sans épi- granune qu'ils valent un long poëme :

0 Vent plaisant, qui d'haleine odorante. Embaumes l'air du baume de ces fleurs; 0 Pré joyeux, versèrent leurs pleurs Le bon Damète et la belle Amarante !

0 Bois ombreux, ô liivière courante. Qui vis en bien échanger leurs malheurs. Qui vis en joie échanger leurs douleurs, Et l'une en l'autre une âme respirante !

L'âge or' leur fait quitter l'humain plaisir; Mais, bien qu'ils soient touchés d'un saint désir De rejeter toute amour en arrière.

H G POÉSIE FRANÇAISE

Toujours pourtant un remords gracieux Leur fait aimer, en voyant ces beaux lieux, Ce Vent, ce l'ré, ce Bois, cette rivière ^

Nous offrirons encore de Vauquelin trois des plus courtes et des plus jolies pièces qu'on trouve dans ses Idillies ; elles ont chacune leur couleur à part et leur accent propre :

0 Galatée (ainsi toujours la Grâce Te lasse avoir jeunesse et belle face!), Avec ta mère, après souper, chez nous, Viens t'en passer celle longue serée : Près d'un beau feu, de nos gens séparée,. Ma mère et moi veillerons comme vous.

Plus que le jour la nuit nous sera belle. Et nos bergers, à la claire chandelle. Des contes vieux, en teillant, conteront. Lise tandis nous cuira des châtaignes; Et, si lébat des jeux tu ne dédaignes. De nous dormir les jeux nous garderont.

Sitôt qu'on mettra les troupeaux Hors de l'étable en ces hameaux.

1. Tibulle a dit dans un sentiment tout semblable:

Nos, Délia, aiiioris

Exeinplum cana siinus uten|ue coma ;

Et La Fontaine dans Philéinon et Beauds :

Ils s'aiment jusqu'au bout malgré l'effort des ans.

Un moderne s'est souvenu d'eux tous dans le sonnet suivant ;

Si quelijiie blâme, liélas ! se glisse à l'origine En ces animiis trop chers deux cœurs ont failli, deux êtres, perdus par un baiser cueilli, Sur le sein 1 un de l'auire ont béni la ruine ;

Si le monde, raillant tout bonheur qu'il devine, N'y voit que sens émus et que Iragile oubli ; Si r.Vnge, tout d'abord se vuilanl d un long pli, llefuse li'écouler le couple qui s'inclme;

Approche, û ma Délie! approche encor ton frnnt. Serrons plus fort nos mains pour les ans qui viLMidront La taule disparaît dans sa constance même.

Quand la fidélité, triomphant jusqu'au ijout,

l.uit sur des cheveux bl.uics et des rides qu'on aime,

Le Temps, vieillard divin, honore et blanchit tout!

AU XVI= SIECLE. 117

J'irai dcinnin, belle Fiaiiceltc, Au irinrché vendre un bouvillon : ,l 'achèterai de la sergette Pour vous cil l'aire un cotillon.

J'achèterai de beaux couteaux , Une ceinture et des ciseaux, Un peloton, une boursette, l'our vous donner; mais cependant Baisez-moi donc, belle l'rancette, Deux ou trois fois en attendant.

Venez quérir, demain au soir.

Quand la nuit prend sou manteau noir

Mes beaux présents, belle Francette,

Dans ce taillis, ce sera

Que votre mère, qui nous guette,

Jamais ne nous trouvera.

L'hiver ridé n'a point gâtée / ' ^ jy t /^9- / V ^''^^^

La lleurdété de lemothéc-J 3 f i ^^ ^^ ^p-:iftot<- Ses rides n'ont si fort ôté 5^ r»^^^ ^ S ' F ^

Les premiers traits de sa beauté Qu'entre les rides de sa face Amour caché ne nous menace. De ses rides les petits plis De feux cachés sont tous remplis : Ainsi nous montre son visage Le beau soleil dans un nuage; Ainsi Daphnis cache aux rameaux La glu pour prendre les oiseaux '.

L'absence des noms vulgaires et des «létails communs, Télé- gance presque continue, et aussi la galanterie assez fade du langage rapprochent les Idillies de Vauquelin, plus peut-être qu'aucun autre recueil pastoi^al d'alors, des idilles,c(jlocjues et bergeries sans nombre que le roman de VAstrée fit éclore de- puis, et qui fleurirent si longtemps en serre-chaude dans les salons de l'hôtel Rambouillet. Nicohu DesYveteaiix, ranié des fils de Vauquelin, ne dégénéra point, comme on sait, et poussa même

1. Cette pièce rappelle naturellementles stances deMaynard à la Belle Vieille, et aussi l'épiyi-amme attriluiée à Platon : « J aime Arcliéanasse « de Coloplion. Dans ses rides repose le cruel .\mour. Ali! malheureux « qui reçûtes ses premières caresses lorsqu'elle (Hail jeune, quel incendie « vous avez traversé ! »

118 POESIE FRATJÇAISE

un peu loin les inclinations bucoliques que son père lui avait transmises. Fatigué de la cour, et persuadé que la vie champêtre est la plus heureuse de toutes les vies, il se retira dans une maison du faubourg Snint-Germain, et , dit la chronique, « prenant l'air d'un pnslor fido avec sa dame, la houlelte à la main, la panetière au côté, le chapeau de paille doublé de satin couleur de rose sur la tête, il conduisoit paisiblement le long des allées de son jardin ses troupeaux imaginaires, leur disoit des chansonnettes et les gardoit du loup. » (Vigneul- Marville.) C'était une répétition, une sorte de variante affadie de la vie de Baïf à Saint-Victor ' .

Qu'on se console pourtant : l'originalité française n'était pas éteinte en France; l'esprit naïf et malin de nos trouvères, celui de Villon, de Rabelais et de Marot, ne pouvait mourir. Un ami de Ronsard, de Muret et de Baïf, un savant en grec et en latin, un successeur de Ramus au Collège de France, Jean Passerat, fut le premier poète, depuis la réforme de 1550, qui revint à la gaieté naturelle et à la bonne plaisanterie du vieux temps. C'é- tait un de ces hommes comme il y en avait plus d'un au \\V siè- cle, unissant les études fortes , les mœurs bourgeoises et les joyeux propos ; travaillant quatorze heures par jour à des lexi- ques, à des commentaires; et, le soir, à un souper frugal, sa- chant rire avec ses amis ; une de ces figures à physionomie antique qui rappellent Varron et Lucien tout ensemble. Ainsi que l'Hospital et de Thou, il composa des poésies latines ; mais c'est par ses poésies françaises, bien que peu nombreuses, qu'il mérite ici notre attention et notre reconnaissance. La plupart des vers de la Satyre Menippée sont de lui, entre autres ce char- mant quatrain, si fait pour être populaire :

Mais, dites-moi. que signifie Que les ligueurs ont double Croix? C'est qu'en la Ligue on crucifle Jesus-Christ encore une fois.

1. Baïf aurait à se plaindre peut-être de la comparaison. Des Yveteaux prétendait SPi'ieusenient que, dans cette vie romancière pratique, il ne faisait que suivre le conseil des Pères : Seniini est sttidere hurlis et quœrere viridarin : mais, d'un long démêlé qu'il eut avec un de ses frères, et des factums contradictoires qui furent échangés de part et d'autre, il résulte clairement que le déshabillé de cette vie pastorale était un linge très-sale, que le vieillard épicurien aurait tacher de laver en famille.

AU XVI= SIECLE. 119

Bon et courageux citoyen, témoin contrislé des horreurs du temps, il les prend rarement au sérieux dans ses vers. Un mot bouffon, une épigramme sur le nez camus du duc de Guise, un calembourg obscène ou trivial, lui plaisent bien mieux qu'une invective de colère; et du même ton qu'il médit du beau sexe et qu'il nargue les maris, il venge la religion et la France. 11 y aurait de la pruderie à lui en vouloir et de la mauvaise honte à en rougir : ce n'était pas un crime de défendre le trùne de Henri IV avec cet esprit national que Marguerite de Navarre avait transmis à Henri IV lui-même. Et d'ailleurs, qu'on y prenne garde, ces railleries-là viennent du cœur et cachent bien de l'amertume sous leur badinage. Elles reparaissent à tout moment chez Passerai, et se mêlent jusqu'en ses élégies d'a- mour. Les images de la guerre civile l'obsèdent. Il avait vu la Champagne, il était né, mise au pillage par ces Allemands mercenaires auxquels la fureur des factions avait ouvert la pa- trie. Aussi prie-t-il le ciel de le délivrer des reitres, comme au ix" siècle on priait pour être délivré des Normands, comme au xv" pour l'être des Anglais. Je ne sais si les souvenirs douloureux que plus de dix ans n'ont pas encore effacés associent leurs impressions à celles qui naissent seulement des vers, mais il semble que dans la pièce suivante l'accent de la gaieté laisse percer l'attendrissement, et que plus d'une fois, pendant qu'il la composait, de nobles larmes aient venir aux yeux du poëte :

SAUVEGARDE POUR LA JIAISO.N DE BAGKOLET C0]N'TRE LES REITRES.

Eiiipislolés au visage noirci,

Diables du Rhin, n'ap|irochez point d'ici :

C'est le séjour des Filles de Mémoire.

Je vous conjure en lisant le grimoire,

De par Bacchus, dont suivez les guidons ,

Qu'alliez ailleurs combattre les pardons.

Volez ailleurs, messieurs les hérétiques :

Ici n'y a ni chapes ni reliques.

Les oiseaux peints vous disent en leurs chants

Retirez-vous, ne touchez à ces champs.

A Mars n'est point cette terre sacrée,

Ains à l'hd'bus, qui souvent s'y récrée.

120 POÉSIE F^,A^(;A1SE

iSy gâtez rien, et ne vous y jouez : Tous vos chevaux doviendroient enclouc's; "Vos chariots sans esseuils et sans roues Demeureroient versés parmi les boues ; Encore un coup, sans espoir de retour, "Vous trouveriez le roi à Montcontour, Ou maudiriez votre folle entreprise, Rassiégeant Metz, gardé du duc de Guise; Et en fuyant, battus et désarmés, Boiriez de l'eau, que si peu vous aimez. Gardez-vous donc d'entrer en cette terre. Ainsi jamais ne vous faille la guerre; Ainsi jamais ne laissiez en repos Le porc salé, les verres et les pots;

Ainsi toujours p -vous sous la table:

Ainsi toujours couchiez-vous à l'étable. Vainqueurs de soif et vaincus de sounneil, Ensevelis en vin blanc et vermeil ; Sales et nus, vautrés dedans quebiue auge. Comme un sanglier qui se souille en sa bauge ! Bref, tous souhaits vous puissent advenir, Fors seulement d'en France revenir. Qui n'a besoin, ô étourneaux étranges, De votre main à faire ses vendanges ' !

Les sujets les plus cheis à la muse moqueuse de Passerai sont les femmes, les jaloux, les procureurs. Victime lui-même de la chicane, il disait qu'on devrait dresser des autels aux pro- cès, puisqu'ils sont immorlels comme les Dieux. Un trait de plus qui le rapproche de îlarot et de Villon est de manquer souvent d'argent, et d'en demander avec beaucoup d'esprit. S'adresse-t-il, pour une rescription, au trésorier de l'Epargne :

Mes vers, monsieur, c'est peu de chose; Et, Dieu merci, je le sais bien ; Mais vous ferez bea\icoup de rien Si les changez en votre prose.

1. On était telle;iipnt habitué, au ïvi' siècle, à mêler la raillerie, la bouffonnerie même, aux sujets les plus giaves ol les plus tiistes, que,, sans parler des niaearonées ilu célèbre Antniiiim rie Arcna, Rcmi Belleau en composa une, de licllo huguenniico et Pigliaiiiine Reistrorum ; et j'ai vu, à la suite d'un exemplaire des llinnrritres, une pièce macaronique intitulée Cagasaiif/a Reistro-suysao- lansqiietlorum, qui parait être d'Etienne Tabouroi. C'e>t au reste le même esprit qui a fait naître de nos jours tant de caricatures contre les Cosaques.

AU XV^ SIÈCLE. 121

Le trésorier lui répond : « Je ne vous oublierai pas ; »

Je crois qu'avez honne mémoire; Mais si je puis argent tenir, Monsieur, vous pouvez aussi croire Que j'en aurai bon souvenir.

De toutes les pièces de Passerat, la plus jolie et la plus connue est la Mclamorphose cVun Homme en Oiseau, petit chef-d'œuvre de grâce et d'enjouement qui fait époque dans l'histoire de notre poésie, et honore le xvi" siècle. Sans doute cela ne vaut pas tout à fait les conceptions contemporaines de Romeo et Juliette, d'/lr»!i(/c et cVIIermiiiie; mais nos aïeux n'en étaient pas là, et il ne nous conviendrait pas, à nous autres gens riches par hé- ritage, de faire les exigeants envers les premiers auteurs de notre fortune littéraire : c'est assez de retrouver chez eux quelque vieux titre authentique qui nous les montre dignes aïeux de Fontaine et de Voltaire. L'homme métamorphosé est un bour- geois de Corinthe, viellard riclie et quinteux , qui s'avise de prendre une jeune l'emme accorle et subtile,

Dont Cupidon le sut tant enflammer, Qu'il l'aima trop, si l'on peut trop aimer.

Mais le bonhomme, après les premiers jours d'iiymen, change de ton, et, de mari devenu sermoneur, se met à prêcher à sa mie le calendrier des vieillards :

. Il l'eût pu convertir, A ce qu'on dit, si l'Archerot qui vole Se conlenloit seuiemcnl de parole; Ce qu'il ne fait.

Bi'ef, les sermons et la jalousie amènent les infidélités; et la fennne, un beau jour,

l'art au matin avec un jeune ami.

Sans dire adi( u au bonliommc endormi.

A son réveil qu'il se trouve sans elle,

Saule du lit; ses valets il appelle,

i'uis SCS voisins; leur conte son malheur;

S'écrie au feu, au meurtre, et au voleur.

1-22 POÉSIE FRANÇAISE

Chacun y court. La nouvelle entendue

Que ce n'étoit qu'une femme perdue ,

Quelque gausseur, de rire s'éclatant,

Va dire : « 0 Dieux, qu'il m'en advienne autant! »

Le puivre mari perd la tète, et le voilà qui court les rues et les chemins, s'arrachant la barbe et les cheveux, et demandant à tous venants :

Savez-vous point elle est allée?

Ma femme, hélas ! ma femme on m'a volée.

Il sort de la ville, s'égare dans les bois, et, après sept jours de courses ot de jeûnes, le ciel, qui a pitié de lui, le change en coucou. Or, l'oiseau, quina pas oublié sa mésaventure,

S'envole au bois, au bois se tient caché, Honteux d'avoir sa femme tant cherché, Et néanmoins, quand le Printemps renflamme Kos cœurs d'amour, il cherche encor sa femme. Parle aux passants et ne peut dire qu'Où...

Se souvenant qu'on vint pondre chez lui. Venge ce tort, et pond au nid d'autrui : Voilà comment sa douleur il allège.

Et, par vœu fort innocent en poésie, Fauteur ajoute:

Heureux ceux-là qui ont ce privilège !

Passerat ne pouvait manquer de réussir dans la chanson. Les couplets sur la Journée de Senlis, le duc d'Aumale prit la fuite, nous montrent qu'on chansonnait sous la Ligue tout aussi gaiement que plus tard sous la Fronde. Dans le genre amou- reu.\, je citerai le Premier Jour de }hi, qui est comme le pendant de la petite pièce d'Avril par Belleau, et Ton re^ trouve les idées voluptueuses si bien exprimées déjà par Ron- sard. Nos premiers chansonniers, Thibaut et Gaces Bruslé, étaient de Champagne; on dirait, mie fois ou deux, que Pas- serai s'en est ressouvenu.

Laissons le lit et le sommeil,

Cette journée : Pour nous l'aurore au front vermeil

Est déjà née.

AU XYI' SIECLE. 123

Or' que le ciel est le plus y;a\, En ce grncicux mois de Mni,

Aimons, mipriionne, Contentons notre ardent désir : En ce monde n'a du plaisir

Qui ne s'en donne.

Viens, Belle, viens te pourmener

Dans ce bocage ; Entends les oiseaux jargonner

De leur ramage. Mais écoute comme sur tous Le rossignol est le plus doux,

Sans qu'il se lasse. Oublions tout deuil, tOut ennui, Pour nous réjouir comme lui :

Le temps se passe.

Ce vieillard, contraire aux amans.

Des ailes porte Et, en fuyant, nos meilleurs ans

Bien loin emporte. Quand ridée un jour tu seras, Mélancolique, tu diras :

J'étais peu sage : Qui n'usois point de la beauté Que si tôt le temps a oté

De mon visage.

Laissons ce regret et ce pleur

A la vieillesse; Jeunes, il faut cueillir la fleur

De la jeunesse. Or' que le ciel est le plus gai, De ce gracieux mois de Mai,

Aimons, Mignonne, Contentons notre ardent désir : En ce monde n'a du plaisir

Qui ne s'en donne*.

1. Dans un savant article sur Passerai, inséré au tome VU de la Biblio- thèque ancienne et moderne par Jean l.e Clerc, il est dit assez infréiui- ment au sujet des vers ainoiireux de Passerai : « Son ponrait qui est au- « devant de ses Poésies ne le représente pas comme un liomine qui pût « plaire et prévenir par sa bonne mine. 11 avoit les yeux très-petits, et il « lui en manquoit un (il l'avait perdu de bonne heure en jouant :i la « paume) ; il avoit le nez fort Rros, et il éloit tort i'oi;j;e de visafje. Cela « me fait croire (ju'il ne faisoit des vers fjalanls que pour badiner, aans « qu'il y eût iiucnn (unuur en son fait; ou jicut-ètre pour d'autres. »

124 POESIE FRANÇAISE

Comme Rnbolnis, qu'il aimait beaucoup, et dont il avait com- menté le Pantagruel^, Passerai mourut le bon mot à la bouche. Devenu aveugle et paralytique, il recommandait à ses amis dejeler des fleurs sur sa tombe, mais surtout de n'y pas mettre de mauvais vers, qui pèseraient ii sa cendre.

Tant d'agréables traits ont frapper tous ceux qui se sont occupés de l'histoire de notre littérature à cette époque : aussi Passerat a-l-il été, en général, remarqué et apprécié. On est même allé jusiiu'à lui faire honneur d'une prétendue réforme à laquelle Des Portes et liertaut auraient pris part avec lui, et qui aurait préparé celle de Maliierbe. Mais on sent combien cette vue est peu exacte. Des Portes et Bertaut ne firent point de ré- volution, mais continué: ent celle de Ronsard; et à les prendre à la rigueur, ils sont des écrivains de décadence bien plus que de régénération. Quant à Passerat, il n'eut aucune influence à part sur la poésie du temps. Les poêles de la Pléiade le goûtè- rent fort et le louèrent comme un des leurs; Malherbe le con-

Voilà de bien gratuites conjectures, comme si tout savant avait toujours eu son visage de s-oixante ans. Celte chanson de Mai rappelle directe- ment des stances assez ressemblantes d'Ange l'dlitien, qui était bien laid aussi, qui avait, dit-on, un nez énorme et un oeil assez endommagé, ce (lui ne l'empêchait pas de dire à sa dame dans une galante pièce intitulée Sert' Il a ta :

Il tempo fugge, e Ir. fui,';;ir lo lassi ; Clie non à il inondo la più caia cosa ; E se tu aspeth che '1 iiiaggio trapassi, Invan cerchei ai poi di cor la rosa, etc.

2. On lit dans les Vies des Poètes français parCoUetct, cette anecdote curieuse au sujet de Passerat : « La lecture des œuvres de Rabelais lui Il avoit autrefois plu si fort, et il en avoit tellement approfondi les « mystères cachés, que. sur cet ouvrage folâtre, il avoit dressé de doctes Il commenlaires qu'il conservoit curieusement dans son cabinet, et Il qu'il ne communiquoit qu'à se-, plus intimes amis. Mais, comme il i< vint à examiner sa conscience, et à considérer le peu d'édification ou ■1 plutôt le scandale que pouvoit causer cet ouvrage s'il advenoit qu'il « fût un jour publié, il se résolut de le supprimer, d'autant plus que « son dévot confesseur faisoil difficulté de lui donner l'absolntinn. Dans n cette pieuse réllexion, il fit brûler eu sa présence cet illégitime enfant « de son bel esprit, et voulut prouver par celte action, véritablement « chrétienne, qu'il préféroil la qualité d'homme de bien à celle de docte Il interprète. 0 vous que j'ai vus souhaiter de lire et de posséder cet « ouvrage, au préjudice du salut de Passerat, et qui, dans votre senti- II ment impie, désiriez plutôt la damnation de l'auleur que la condam- II nation de l'ouvrage, rougissez de honte, etc., etc. » Au lisque d'en- courir l'anatlième de Colletel, nous nous hasarderons aussi à regretter la perle duii commentaire pour le(iucl Passerat semblait avoir, par la nature de son espril et l'opportunité des circonstances, une vocation si particulière. Un mol de L'Estuile {ilcnwires, année 1602) nous indique même une convenance de plus : il passait pour cultiver volontiers la dive bouteille.

AU XVI» SIECLE. 425

fondit avec eux dans son dédain, ou pliitùl ne son^^ea pas à lui; et, si les vers du spirituel auteur produisirent quelque chose de plus que de ragrément, ce fut en politique, ils contribuèrent au retour de Tordre et à raffermissement du trône'.

A côté de Passerai il faut citer, pour avoir mis aussi quelques vers dans la Satyre Mcnippée, ÎSicoias Rapin et Gilles Durant, le dernier surtout, que sa charmante raillerie de rAne ligueur annonce comme un héritier de Marot et un précurseur de Voi- ture. Durant a laissé en outre des imitations françaises de la PanchariS'de Bonnefons, et des poésies originales qui respirent une volupté tour à tour folâtre et mélancolique. Sa muse adopte l'amoureux A"Oî/ri pour Heur de prédilection et en quelque sorte pour emblème :

J'aime la belle violette. L'œillet et la pensée aussi ,

t. Jean Passerai, à Tioyes en •15Ô4, mourut à l'aris en 1602. Voir sur lui, et sur Gilles Durant qui va suivre, la notice de M. Charles Labitte en lête delà Satyre M(-H//;pn' (édition Charpentier, 18-il). Voir surtout, dans les Epliéincrides Iroiicniies, iioui- l'année llfi^, l'arlielp que Grosley a consacré à son compatriote, et qu'il a complété dans ses Mé- i/Kiircs xiir Ics'Troiicns célèbres (Œuvres inédites de Grosley, tome II, paye '29a). On y trouve de ces particularités qui achèvent une physiono- mie. Passerai vécut les vingt-neuf dernières années de sa vie chez les De Mesnie, dans cette lamille de Mécènes qui depuis logea et pensionna Voiture à titre d'hôte ègalenierit délicieux. Passerai avait, on l'a déjà dit, perdu un œil dans sa jeunesse en jouant à la paume ; c'est en 1597 qu'une attaque de paralysie le priva entn''rement de la vue : « Ce malheur, « dit Grosley, put à peine l'arracher à sa chaire et à ses leçons; il lui « fournit matière à un discours qu'il prononça et qui se trouve parmi « ses Harangues. L'enjoué professeur s'y console delà perte de ses yeux « par les exemples assez singulièrement assortis de l'Amour, de la For- « lune, du Dieu des richesses, et des grands hommes en tout génie qui, « inalgié un semblable malheur, vivent encore dans leurs ouvrages ou « dans l'histoire. Il s'applique ingénieusement le mot de Léonidas qui, « sur la menace d'un général des Perses d'obscurcir le soleil par une « nuée de llèches, rèjiondit: Tout itneu.r, nous cumhultrons â V ombre ! « Kniin, la perte de ses yeux l'avertit ab nrtintis inaniuvi quœstionnm « nnijis. quibiis miserœ seholœ personnnt, ad rectum aninn cullum « sapieniiœ prœcepta traducere... H dédia cette harangue à M. d'Incar- « ville, trésorier de l'Ipargne : « Je suis aveugle, lui dit-il, ainsi que « vous l'apprendrez par ce discours; j'ai besoin d'un secrétaire, et par « conséquent île ce qui m'est sur mes appointements : }ioc impetralo, « tihi siun ocnlos debitnriis. » Telle est la forme singulière de cette « épître dédicatoire, ou j)lulôt de cette lettre à vue, » ajoute le malin Grosley, qui ne perd pas non plus l'occasion démettre son grain, liais il cite comme d'une beauté si'iieuse et d'un sentiment luofond celle épi- laphe pour le cœur de Henri III, déposé dans l'église de Saint-Cloud ; elle est toute empreinte, en effet, de grandeur funèbre :

Adstn, Vi.-ilor, cl dote Repum vicem : Cor Régis islo ri>ii(iiluin est suh niarmore. Qui jura Gallis, jura Sannalis dédit. Teetiis cncullo Iniiic sustiilit sicaiiiis. Abi, Vialor, et dole Keg\ini viteiii I

11.

126 POÉSIE FRANÇAISE

J'aimo la rose vermeillettc , Mais surtout j'aime le Souci.

Belle fleur, jadis amoureuse Du Dieu qui uous donne le jour, Te dois-je nommer malheureuse , Ou trop constante en ton amour?

Ce Dieu qui en fleur t'a changée

N'a point changé ta volonté ;

Encor, belle fleur orangée,

Sens-tu l'effort de sa beauté. '

Toujours ta face languissante Aux raiz de son œil s'épanit. Et, dès que sa clairté s'absente , Soudain ta beauté se fanit.

Je t'aime, Souci misérable, Je t'aime, malheureuse fleur. D'autant plus que tu m'es semblable Et en constance et en malheur.

J'aime la belle violette, L'œillet et la pensée aussi J'aime la rose vermeillettc. Mais surtout j'aime le Souci.

Ni Pnsserat, ni Ronsard, ni aucun autre poète du siècle, n'a rendu mieux que lui cette sensation de tristesse qui naît du sein même delà jouissance, et ces pensées de mort éternellement enchaînées aux images du plaisir :

Cliarlotte, si ton âme Se sent or' allumer De cette douce flamme Qui nous force d'aimer.

Allons, contents , Allons sur la verdure. Allons tandis qvic dure Notre jeune printemps.

^ .\vant que la journée

De notre âge, qui fuit. Se trouve environnée Des ombres de la nuit.

AU XVI" SIÈCLE. 127

Prenons loisir Do vivi'e notre vie, Et, sans craindre l'onvie, Donnons-nous du plaisir'.

Du soleil la lumière Vers le soir se déteint, Puis à l'aube première Elle reprend son teint ;

Mais notre jour. Quand une fois il tombe, Demeure sous la tombe , Sans espoir de retour.

Et puis les Ombres saintes, Hôtesses de là-bas, Ne démènent qu'en feintes Les amoureux ébats;

Entre elles, plus Amour n'a de puissance, Et plus n'ont connoissance Des plaisirs de Vénus.

Mais, lâchement couchées Sous les myrtes pressés , Elles pleurent, fâchées, Leurs âges mal passés ;

Se lamentant , Que, n'ayant plus de vie. Encore cette envie Les aille tourmentant.

En vain elles désifent De quitter leur séjour. En vain elles soupirent De revoir notre jour :

Jamais un mort Ayant passé le fleuve, Qui les Ombres abreuve Ne revoit notre bord.

1. Dans un Choix de Chansons attribué au duc de La Vallière ou à Moncrir, et qui contient cette chanson de Gilles Durant, celle de l'asserat et bien d'autres encore avec musique, on lit les deux derniers vers de ce couplet altérés à la moderne, mais assez délicatement :

Et malheur à l'envie Qu'offense le plaisir I

128 POÉSIE FRANÇAISE

Aimons donc à notre aise ; Baisons-nous bien et beau, Pnisiiue plus on ne baise Là-bas sous le tombeau.

Siiitons-nous pas Comme la jeunesse, Des plaisirs larronnesse, Fuit de nous à grands pas?

Çà, finette affinée, (jà, trompons le destin, Qui clôt notre journée Souvent dès le matin ;

Allons, contents, Fouler celte verdure, Allons, tandis que dure Notre jeune printemps.

Par l'épicuréisme de sentiment qu'il a répandu sur ses diver- ses poésies, par une sorte de rêverie philosophique qui chez lui n'exclut pas l'enjouement, et aussi par les grâces élégantes et quelquefois un peu raffinées de son style, Gilles Durant nous semhle assez comparable à Fauteur de la Cliarlrcuse. LAne ligueur est son Verl-Vert, et qui fait contraste, comme il le doit, en bon naturel et en l'rancliise, avec le favori coquet et musqué des visitandines. Connue la Satyre Ménippée est dans toutes les mains, nous y renvoyons le lecteur. Tant de distrac- tions n'empêchaient pas Durant d'être un savant et renonmié jurisconsulte*.

Il est presque incroyable, en elfet, jusqu'où allait dans ce grave xvi' siècle le penchant naturel à la folàtrerie et au ba- dinage. Nous en trouvons des preuves singulières en deux cir- constances solennelles. Pendant la tenue des Grands-Jours à Poitiers, en 1579, les plus considérables personnages de la ma- gistrature se réunissaient chez les dames Des Roches mère et fille, la fleur et l'ornement du pays poitevin, toutes deux re- commandables par leurs vertus, leurs talents et leur beaulé. Ln soir qu'on y causait poésie et galanterie, comme à l'ordi- naire, Ktienne Pasquier, alors avocat au parlement, aperçut une puce sur le sein de mademoiselle Des Roches, et la fit re-

1. Gilles Dm-ant, vers io-ïi, niounil en Mil ou l(il5.— Je mn Iroiivn, en me relisant, sintin tnip flatteur pour burant, trop dur au moins pour Gresset, dont If cliaiinant perruqttct garde bien ses avanlayes.

AU XVI° SIECLE. 129

marquer à la jeune dame qui en rit beaucoup. Le lendemain, elle et Pasquier apportèrent cliacun une petite pièce de vers sur l'accident de la veille. Dès ce moment, ce qui fut à qui célé- brerait la puce de mademoiselle Des Rotbes. Ces savants élèves de Cujas, ces vertueux sénateurs, Acbille de llarlay et Barnabe Brisson à leur tête, se mirent en Irais de gentillesse, et placè- rent à Tenvi le puceron bienheureux au-dessus de la colombe de Bathylle et du moineau de Lesbie. Rapin, Passerai, Pierre Pithou, Scévole de Sainte-Marthe, Joseph Scaliger, Odet Tur- nébe, prirent part au divertissement ; je ne sais par quel ha- sard le président Pibracn'en fut pas; quelques-uns pour varier la fête, joignirent aux vers français et latins des vers espagnols, italiens et grecs^ Quatre années plus lard, en 1585, durant la tenue des Grands-Jours à Troyes en Champagne, Etienne Pas- quier, ayant rencontré un excellent peintre flamand, lui com- manda son portrait. Le peintre fit le portrait, mais sans y repré- senter les mains. Un avocat sans mains ! Là-dessus Pasquier et tout le parlement trouvèrent à s'égayer, comme à propos de la puce, et il y eut environ cent pièces composées sur cette main qui n'existait pas. Malherbe jeune, qu'on ne s'attend guère à

1. On retrouve encore les restes de ces mœurs du xvi" siècle au com- mencement du xvin', dans la société du cliancelier d Aguesseau. 11 y a une ode grecque de Boivin xiir madame d' Agucuseau , pmciirciisc (jénc- ralc au jjarlemeni de l'aris, laquelle, peu après avoir eu la petite vérole, était accouchée d'un fils: et La Monnoye adresse à Uoivin, ou, comme il dit, OtvoTTt'&ivt, un distique grec à propos de cette ode.

Je citerai pour échantillon dans le dossier de la Puce, et comme moyen terme enlie le Iranvais et le grec, la pièce latine de .Nicolas Kapin. L'idée en est ingénieuse : on assigne la puce téméraire devant le tribunal d'Amour; l'Amant i-emplit contre elle l'oflice d'avocat général. La puce saule et fait dèlaut; mais elle trouve des avocats, l'nsquier, Cliopin, Loisel, Maiiqot, qui plaident les circonstances atténuantes, et qui la sauvent. Voici les vers:

Dicta (lies pulici, qiiod erat ternenirius ausus

Viiginis iiitactos dilacerare sinus. Slnb.1t ;iiiians nclor hes p pi n jure puellae ;

JiiJex de lepidn lile sedebat Amor. At reiis, ut caubie riillidens, luic modo et illiic

Dissilit, et modo adest, et modo ruisus abest. Tandem, desertis vadibus, bisleique vocatus

Defuit, et tota jam stutione latet. niuni seu lerret gravitas augusta Senalus,

Seu mage brumali friiïore teirel byems. Enitat inleiea palrojios undique, et illos

Quos Scit siipremi lumina prima fori. Hinc Pascuiis et liinc Chopinvs, Osi'Ilius. et tu

Hangn, palris doclas nate ^ecutl■ vias. Abscnli piiliii lai-undo carminé adi'slis.

Et vestra ci-imen diminiiistis ope. Dulce patrocinium, sinequ» reus ille misellus

Inter proicriptos adinunerandus erat 1

150 POÉSIE FRANÇAISE

rencontrer en pareille affaire, contribua par un quatrain ; sin- gulier début' i Etienne Tabourot, surnommé le Seigneur des Accords, procureur du roi au bailliage de Dijon, qui n'avait pas célébré la puce, mais qui en revanche avait entrepris la Dé- fense et Louange du Pou ensemble et du Ciron, retourna en plusieurs façons la main absente de son ami. Sans doute le bon goût pourrait demander à ces plaisanteries plus de légèreté et de sobriété. Mais, venant de tels hommes, elles ont quelque chose de simple, d'innocent et d'antique, qui charme et va au cœur : on dirait Lélius et Scipion jouant après avoir dénoué leur ceinture.

Bien plus jeune d'âge et encore plus original de talent que Passerai, s'élevait alors, au sein de l'école de Ronsard, un vé- ritable poëte, et même le premier poëte de génie qui eût jus- que-là paru en France, si l'on excepte Rabelais. C'était le neveu de Des Portes, Mathurin Régnier, de Chartres. Nourri dans la pleine jovialité des mœurs bourgeoises, élevé, pour ainsi dire, dans le jeu de paume et le t7'ipot de son père, qui aimait fort la table et le plaisir, il prit de bonne heure les habitudes de débauche et de moquerie, de licence morale et satirique, qui se sont mêlées et confondues dans sa vie comme dans ses vers. Encore enfant, on le tonsura, et, engagé dans les ordres, il dut à la faveur de son oncle quelques bénéfices, pas assez toutefois pour s'enrichir; car il se plaint fréquemment de la pauvreté des poètes, de son mauvais manteau et de son vieil habit par- tout cicatrisé. Onn'élsiil déih plus au règne de Henri III, cet âge d'or des sonnets, et l'économie de Sully avait remplacé la pro- digalité des mignons. D'ailleurs il eût été bien difficile à Régnier de devenir ou du moins de rester riche. D'une incurie profonde, et, selon Taveu qu'il en fait, vivant sans nul pensement, il se laissoit doucement aller à la bonne loi naturelle. Son insou- ciance le suivait en toutes choses, et il faut lui rendre ici ce témoignage, qu'épicurien encore plus que cynique, il fut déré- glé dans ses mœurs, obscène dans ses propos, comme il était

1. Jlallierbe pourtant, il est bon de l'expliquer, ne se mêla au jeu qu'in- directement et par ricochet. Il était alors attaché à Henri, due d'Angou- lême, grand prieur de France et gouverneur de Provence. Celui-ci, écri- vant d'Aix en l.'i8j, annonce à Pasquier. qui était fort de ses amis, qu'ayant vu le livre de la Main, lui et quelques autres de sa suite ont voulu y contribuer à leur manière, et il transcrit là-dessus un quatrain de sa propie comiiosition, puis un autre de Malherbe ; c'est comme un dernier appoint et post-scriptum à cette plaisanterie prolongée.

AU XYI" SIÈCLE. 131

malpropre dans sa mise, pur abanrlon, et non par impudence. Sa bonliomie perçait jusque dans la satire; il taisait sans mé- chanceté ses jtlus grandes malices, et il va même quelque part jusqu'à prétendre qu'zY n'a pas fespriL d'être méchant. Sans le prendre au mot, on peut en croire ses contemporains, qui l'a- vaient surnommé le bon Régnier avec une sorte d'amour.

Tel fut le fondateur de la satire régulière en France. Sans doute la satire française existait longtemps avant lui* ; elle res- pirait dans nos fabliaux et nos romans, dans nos soties et nos farces, dans nos chansons et nos épigrammes; naturelle, instinc- tive, innée au génie national ; se mêlant à tout, prenant tous les tons, légère ou bouffonne, délicate ou grossière, espèce de lutin familier de notre poésie, échappé aux ruines du moyen âge. Marot, avec son imagination riante et facile, avait déjà tenté de la circonscrire dans le cercle fantastique du coq-à-fânc. Mais l'é- cole de Ronsard avait renversé cette création fragile, pour y substituer le plan tout tracé de la satire des Latins Le Pocte courtisan de Joachim Du Bellay et le Courtisan retiré de Jean de La Taille sont deux excellentes satires, quoiqu'elles ne portent pas ce titre. On en trouverait plus d'une dans les œuvres de Ron- sard. Cependant il ne parut point d'essais un peu suivis en ce genre de poème, jusqu'à Vauquelin de La Fresnaye, qui florissait sous Henri 111. Cet écrivain instruit et laborieux, doué d'un goût sain et d'une verve tempérée, prit à tâche de suivre Horace pas à pas, et, après avoir rimé, on l'a dit. un Art poétique qui est curieux encore aujourd'hui par plusieurs détails d'histoire litté- raire, il composa, à l'instar de son modèle, un assez grand nom- bre de satires ou épîtres morales, dont il adressa la plupart aux illustres du temps, àScévole de Sainte-Marthe, à Bertaut, à Des Portes, même à sou compatriote Malherbe-. Celui-ci devait en estimer la pureté. Oh en jugera par ce commencement d'une sa-

1. On ne fait que rappeler le Roman du Rénarl, et indiquer aussi un autre curieux poëme (manuscrit) intitulé Fauvcl, dont le héros ou plutôt l'iiéroïne est l'ànesse ou la mule de ce nom, en laquelle se personnilient tous les vices. Pour de plus amples détails, nous devons renvoyer nos lecteurs à l'excellente lliatoire de la Satire française qu'a tracée en tète de son édition de Uégnier l'érudit et spirituel M. Viollet-le-Duc. Elle nous a été d'un bien grand secours pour l'intelligence de la poésie française à cette époque; et, si quelque chose nous a aidé davantage, ce sont les com- munications bienveillantes et instructives de l'auteur.

2. Mais à Malherbe lorsqu'il était encore à Caen ou en Trovenee, et avant qu'il se fût posé en réformateur.

132 POÉSIE FRANÇAISE

tire dans laquelle Vauqueliii conseille Tétude à l'un de ses fils, qui n'est pas Des Yveteaux :

Mon 111s, plus je ne chante ainsi comme autrefois ;

Je suis plein de chagrin, je ne suis plus courtois.

Seulement, tout hargneux, je vais suivre la trace

De Juvénal, de Perse, et par sus tous, Horace;

Et, si j'étends ma faux en la moisson d'autrui.

J'y suis comme forcé par les mœurs d'aujourd'hui.

Les Muscs ne sont plus eu cet âge écoutées.

Et les vertus au loin de tous sont rejetées.

Les jeunes de ce temps sont tous achalandés

Aux boutiques des jeux de cartes et de dés ;

Beaux danseurs, escrimeurs, (jui, mignons comme femmes.

Couvrent sous leurs habits les amoureuses flammes;

La plupart tout frisés, d'un visage poupin.

Suivent dès le berceau les Daines et le vin.

Et vont par les maisons muguettant aux familles.

Au hasard de riionuenr des femmes et des filles.

Te voilà de retour : sous le ciel de Poitiers

Tu n'a pas cheminé par de plus beaux sentiers ;

Car, à juger ton port, à regarder ta face,

Tu as de ces mignons la façon et la grâce.

Mais, tout mis sous le pied, il est temps de penser

En quel rang tu te veux maintenant avancer.

Le temps à tous moments notre âge nous dérobe.

Je te juge aussi propre aux armes qn'à la robe.

La malice du siècle, et Mars tout débauché

T'a, comme l'un des siens, en son élat couché;

Mais ce seroit ton heur, si, d'une âme prudenle

Tu suivois la Déesse et guerrière et savante.

C'est le meilleur d'avoir, en la jeune saison.

Des armes pour les champs, de l'art pour la maison.

Au reste, ces satires de Vauquelin, composées la plupart sons Henri 111, ne furent imprimées pour la première fois qu'en KM '2, et l'on ne voit pas que ses contemporains aient le moins du monde songé à l'opposer ni à le comparer à Régnier; il y avait entre ces deux honnnes de trop frappantes dilTérences. Vauquelin, en adoptant les formes latines, a tout au plus sur son successeur la priorité d'iniilalion ; la priorité d'invention demeure à celui-ci tout entière. Régnier, en effet, aussi bien que Malherbe, et même à un plus haut degré que lui, a le mérite d'avoir régénéré en France l'imitation des anciens, et d'en avoir fait enfin, de servile et de stérile qu'elle était, une émulation de génie, une

AU XV[-= SIÈCLE. 133

lutte d'honneur, je dirai presque une fécondation légitime. 11 ne transplanta pas brusquement, au hasard, comme ses devanciers, l'arbre antique sur un toi moderne, pour l'y laisser ensuite dé- périr et mourir; mais, l'abreuvant de sources toutes nouvelles, il le rajeunit, il le transforma, et le premier il aurait eu le droit d'y inscrire cette devise glorieuse qui s'applique si naturellement à une grande et belle moitié de notre littérature :

Exiit ad cœlinn ramis fclicibtis arboa, Mlraluvquc novas frondes et non sua poma.

Il serait toutefois injuste de ne pas reconnaître que, dans ses imitations originales, Régnier mit à contribution les Italiens pour le moins autant que les Latins. Les capitoli du Berni, du Mauro, du Caporali, de l'Arétin, de monsignor Délia Casa, et en général des poètes bernesques, furent pour lui ce qu'avaient été pour Des Portes les sonnets de Pétrarque, du Bembe, d'Annibal Caro et des pétrarquistes, ce qu'avaient été pour Rabelais les ou- vrages de Boccace, du Pogge, d'Arlotto, de Meriùi Coccaie, et tant d'auteurs italiens de nouvelles, de macaronées et de fa- céties.

Nous ne parcourrons ici qu'en passant la galerie d'originaux dont les portraits ont pris sous la touche de Régnier tant de cou- leur et de saillie. 11 sont aussi nombreux que plaisants. Cet homme ', à la mine chélive, à la chausse rompue, au rabat sale, dont les guêtres vont aux genoux et le pouri)oint au coude,

Sans demander son nom, on le peut rcconnollre : Si ce n'est un poëte, au moins il le veut être.

On le rencontre par les rues, le nez dans le manteau, prenant ses versa la pipée. L'œil farouche et troublé, il accoste les pas- sants, et leur dit pour bonjour : « Monsieur, je lais des livres, on les « vend au Palais. » S'il est à cheval, il se croit déjà un abbé sur sa nuUe. L'exemple de Ronsard, de Des Portes et de Bertaut, lui revient par la tête, et, tout méditant un sonnet, il médite un bé- néfice ou un évèché. Cet autre Rodomant, aux bottes sonnantes, au feutre empanaché, qui frise ses cheveux, relève sa moustache, et serre la main aux gens qu'il n'a jamais vus, je le devine à son

1. Dans tout ce (nii suit on a eu le soin de n'employer qui^ les expres- sions dont Régnier s'est servi lui-même pour caractériser ses personuayes.

loi POESIE FRANÇAISE

accent baragouin : c'est un de ces hobereaux de Gascogne, ac- courus en toute hâte de leur donjon délabré, pour se poussera la cour duBéarnais ; rimailleur autant que ferrailleur, il tranche du bel esprit l'épée à la main : peut-être même a-t-il servi au- trefois dans la compagnie du capitaine Du Bartas. Mais, silence! voici venir à pas comptés le docteur vers le lit de son palienl; il lui lâte le pouls, le ventre et la poitrine; le nez bouché, il contem- ple longuement l'urine et le bassin. On lui donne un teston pour sa peine ; il se fâche, et, serrant le teston dans sa main, s'écrie : «Hé! ! monsieur, il ne fallait rien. » Ce petit manège ne me trompepas, car j'aidéjà connu le docteur chez Rabelais ; plus tard, je le retrouverai chez Molière, et, en vérité, j"ai toujours assez de plaisir à le revoir, pourvu que ce ne soit ni chez moi ni pour moi. Plus lentement encore que le docteur, d'un air plus révè- rent et plus recueilli, s'avance à son tour la dévote Macelte. Ma- deleine repentie, elle expie dans d'austères pratiques les tendres péchés de sa jeunesse. Sa prunelle blanche prêche l'amour de Dieu, et son œil tout pénitent ne pleure qu'eau bénite. Je la laisse en tête-à-tète avec la jeune fille qu'elle vient visiter, et, pour écouter l'entretien, je me tapis, comme le poêle, dans le recoin d'une porte. L'hypocrite, fronçant les lèvres, commence par Y Ave Maria, et la formule de charité

Ma lille. Dieu vous garde et vous veuille bénir !

et, de transitions en transitions, elle tinit par proposer à sa jeune écolière le libertinage pourvu qu'il soit discret, la débau- che pourvu qu'elle soit mystérieuse :

Le péché que Ion cache est demi pardonné.

L'indignation me saisit. Patelin me faisait rire, mais ce Pate- lin femelle et dévot me fait horreur. Pour moi, iMacette est déjà Tartufe. Chez Ovide et Properce, à qui le poëte a pris l'idée de cette satire, Macette n'est qu'une Canidie vulgaire contre la- quelle les amants accumulent toutes les invectives d'usage. Cette différence suflil pour montrer comment Piégnier entendait l'iini- lalion des anciens, et avec quelle aisance, en leur empruntant un caractère ridicule ou vicieux, il le dépouillait des habitudes an- tiques et, pour ainsi dire, de la tunique romaine, pour le revêtir des niûîurs et du pourpoint de son temps. Par un singulier con-

AU XVI" SIÈCLE. 135

traste qui ne doit pas sembler une contradiction, co satirique, dont le nom seul rappelle l'énergie effrontée de Juvénal, a parlé souvent de l'amour avec une décence exquise, et il a laissé des élégies Ton ressent par instants la mollesse voluptueuse de Tibulle. C'est qu'à vrai dire Régnier n'est jamais un Juvénal, même par l'effronterie ; semblable au bon La Fontaine, il porte dans la luxure de ses tableaux plus d'oubli que de calcul. On croirait qu'il brave l'honnêteté, et seulement il l'ignore.

La môme audace insouciante, la môme abondance de vie, circule et déborde dans le style de Régnier. Par ce côté, on a comparé le poëte à Montaigne, et il est en effet le Montaigne de noire poésie. Lui aussi, en n'ayant pas l'air d'y songer, s'est créé une langue propre , toute de sens et de génie, qui, sans règle fi.xe, sans évocationsavante, sort comme de terre à chaque pas nouveau de la pensée, et se tient debout, soutenue du seul souffle qui l'anime. Les mouvements de cette langue inspirée n'ontrien de solennel ni de réfléchi: dans leur irrégularité na- turelle, dans leur brusquerie piquante, ils ressemblent aux éclats de voix, aux gestes rapides d'un homme franc et passionné qui s'échauffe en causant. Les images du discours étincellent de couleurs plus vives que fines, plus saillantes que nuancées. Elles se pressent, se heurtent entre elles. L'auteur peint tou- jours, et quelquefois, faute de mieux, il peint avec de la lie et de la boue. D'une trivialité souvent heureuse, il prend au peuple les proverbes pour en faire de la poésie, et lui renvoie en échange ces vers nés proverbes, médailles de bon aloi, se re- connaît encore après deux siècles l'empreinte de celui qui les a frappées. Je m'abstiens de citations, parce qu'elles seraient trop nombreuses, et que d'ailleurs tout le monde veut lire Régnier. Qu'il me suffise de rappeler de lui deux expressions bien simples, et, selon moi, bien belles, qui rentrent tout à fait dans le goût de Montaigne, et confirment le rapprochement établi entre les deux écrivains. Parlant des changements que le temps apporte à nos humeurs, le poëte dit:

Et comme notre poil bloncliissent nos désirs.

Plus loin il nous retrace le vieillard découragé, laudator lem- poris acti :

De léger il n'espère, et croit au souvenir.

1Ô6 POÉSIE FRA^■ÇAISE

Ces désirs qui blanchissent avec les années, ce vieillard qui croit au souvenir, me semblent de ces beautés de style soudaines et naïves, délicieuses à sentir, impossibles à analyser, comme la lecture des Essais en offre presque àcliaque page et comme on n'en retrouve guère autre part que '.

Indépendant de touteécole parla tournure de songénie, Régnier se trouva engagé fort avant dans celle de Ronsard par l'effet des circonstances, et, chose remarquable, les r(Mes ayant changé avec les temps, l'héritier de Rabelais lutta contre Malherbe pour défendre de la décadence ces mêmes réputations littéraires qu'autrefois Rabelais avait combattues ou du moins raillées à leur berceau. Selon les biographes, un jour que Malherbe était allé diner chez Des Portes, celui-ci voulut, avant de se mettre à table, régaler son hôte de quelques-unes de ses poésies sa- crées : « Laissez, laissez, dit brutalement Malherbe au bonhomme; votre potage vaut mieux que vos Psaumes. « Celte insulte faite à l'oncle de Régnier fut l'occasion d'une rupture qui tôt ou tard ne pouvait, ce semble, manquer d'éclater. Dans ces habitudes d'éducation et son humeur paresseuse, le satirique n'avait rien d'un novateur et devait plutôt se complaire aux us et coutumes du bon vieux temps. Il s'enivrait volontiers au fameux cabaret classique de la Pomme du Pin , le héros des Repues fran- ches s'était enivré avant lui. Neveu de Des Portes, ami de Ber- taut, de Rapin et de Passerai, il confondait dans ses affections et ses louanges Du Bellay, Ronsard, Baif etBelleau, qu'il admi- rait un peu sur parole, avec Rabelais, Marot et Villon, dont il jugeait mieux et qu'il aimait en pleine connaissance de cause. Comme poëte, ses qualités et ses défauts étaient en tout l'opposé des défauts et des qualités de Malherbe. Hardi dans ses images, négligé dans sa diction, cynique au besoin dans ses rimes, il goûtait médiocrement la raison sévère, la netteté scrupuleuse et la froide chasteté du réformateur. Le ton despotique et pédantesque que s'arrogeait celui-ci prêtait assez au ridicule pour que son jeune rival en tirât vengeance. Régnier lança donc son admirable satire neuvième, étincelante à la fois de colère et de poésie. 11 y défend la cause des anciens et y relève amèrement

Ces rêveurs dont la muse insolente,

Censurant les plus vieux, arrogamment se vante

I, Je suis revenu avec plus de détail, e( au risque de quelques rcpé-

AU XYI° SIÉCLK. 137

De réformer les vers

(Q/a veulent déterrer les Grecs du monuiiient,

Les Latins, les Hébreux et toute l'anliciuaille,

Et leur dire à leur nez (lu'ils n'ont rien l'ait (]ui vaille.

Uonsard en son métier néioit qu'un aiiinontil';

11 avoit le cerveau fantastique et rétit ;

Des Portes n'est pas net, Du Uellay trop l'acile ;

Delleau ne parle pas comme on parie à la ville;

11 a des mots hargneux, boullis et relevés,

Qui du peuple aujourd'hui ne sont pas approuvés.

Comment! il nous faut doncq', pour faire une œuvre grande,

Qui de la calomnie et du temps se défende.

Qui trouve quelque place entre les bons auteurs.

Parler comme à Saint-Jean parlent les crociieteurs' 1

Mais quels sont-ils ces réformateurs superbes qui rafftneid le vers, comme les Gascons ont fait le point d'honneur? De quel droit viennent-ils tout changer? Ont-ils du moins pour eux l'ori- ginalité et le génie ? Non :

Leur savoir ne s'étend seulement

Qu'à regratter un mot douteux au jugement ,

Prendre garde qu'un qui ne heurte une diphthongue,

Épier si des vers la rime est brève ou longue,

Ou bien si la voyelle, à l'autre s'unissant ,

INe rend pointa l'oreille un vers trop languissant ;

Et laissent sur le verd le noble de l'ouvrage.

Kul aiguillon divin n'élève leur courage;

Ils rampent bassement, faibles d'inventions,

Et n'osent, peu hardis, tenter les fictions,

Froids à l'imaginer : car, s'ils font quelque chose,

C'est proser de la rime et rimer de la prose'...

il compare leurs muses à ces coquettes dont la beauté ne (fit qu'en Cartel l'ornement ; et, leur opposant le portrait d'un gé-

titiiins, pur les caractères si poéti(|iios de ce talent, dans l'article nilitulé Malliiiriii ISi'uinler et André Chénier.

I. (Jiiaiid iiii demandait à Malherlie son avis sur quelques mots français, il rcnvoyail (udimirement aux crocheteurs du l\nt-au-Foin, et disait ipii' (•'i''t;n('nl ses mailrcs po\n' le langage.

"l. l'ii'i'lheliit, ciinleniporain et arni de Kégnier, s'amusa à paimlier une rhanson de Malherlie adiessée à la duchesse de Bellegarde. Voici l'un des couplets de celte pièce satirique :

Elle six ans à faire une ode, Kt (aire des lois à sa mode, Cela se peiil facilenienl ; Mais de nous charmer les oreilles Par sa meiveillc des merveilles, ' Cela ne se peut nullement.

1-2

158 POÉSIE FRANÇAISE

nie véritable qui ne doit ses grâces qu'à la naliiro. il se peint tout entier dans ces vers d'inspiration :

Les iionclialancGs sont S' s plus grands artiOces.

Déjà il avait dit :

La verve quelquefois s'égaye en la licence.

Malherbe ne répondit pas '. Malgré tout le respect qui lui est dû, on ne peut disconvenir qu'il s'était attiré la leçon par une in- justice souvent poussée jusqu'à la mauvaise foi. C'était lui, poëte lyrique, lui qui reprochait à Régnier d'avoir représenté, dans une épître au roi, la France sous les traits d'une nymphe éplo- rée embrassant les îienoux de Henri : « Depuis cinquante ans « qu"il demeuroit en France, il ne s'étoit jamais aperçu, disait- « il, qu'elle eût bougé de place. » Qu'aurait-il répondu si, plus tard, on eût fait le même reproche à saprosopopée de la Victoire dans la belle ode à Louis XIII? Quoique plus jeune que Malherbe, Régnier mourut longtemps avant lui (1015)', sans laisser de- cole ni de postérité littéraire digne de son haut talent. Du Lo- rens et Courval-Sonnet l'imitèrent souvent, et ce dernier même le pilla quelquefois. Mais ses véritables disciples, il faut bien le dire à sa honte , sont les auteurs licencieux dont les pièces composent /e Parnasse satyrique, le Cabinet satyriqiie, r Espa- don satyrique : cesontSigognes et Berthelot, joyeux compagnons, d'égale force dans le coq-à-l'àne, la parodie et Lèpigramme gaillarde ; Pierre Motin, de qui Boileau a dit qiCil se morfond et 710US glace, probablement parce qu'il ne l'avait pas lu tout entier: François Maynard lui-même, disciple de Malherbe à d'autres titres, et qui écrivait si purement ses priapées impu- res ; le sieur d'Esternod, qui se cachait sous le nom de Fran- chcre, et dont on a voulu faire un prête-nom du sieur de Four- quevaux^ ; Auvray, accusé d'avoir un faible pour les suivantes ;

\. Est-ce qu'à défaut de Malherbe, quelqu'un de ses disciples répondit? On voit dans les Historiettes de Tallemaiit (tome V, page ô8"2) que Ré- gnier, mécontent de Maynard, le vint uu jour provoquer en duel ; l'anec- dote est assez comique; peul-i"tre Maynard avait-il voulu prendre fait et cause pour son maitre Malherbe.

2. 11 était en 1573, et n'avait que quarante ans.

3. Ils furent probablement collaborateurs. Voir, dans la Biographie universelle, l'article D'Esternod par M. AVeiss.

AU XLP SIÈCLE. 13'J

Snint-Ainniit, qui depuis essaya de laisser les propos de cabaret pour i(! ton de l'épopée ; Théophile Viaud enfin, non pas le plus coupable, mais le plus puni de tous, forcé de fuir et brûlé en effigie, comme auteur de ce Parnasse satyrique auquel tant de contemporains avaient pris part*. Jusqu'alors on s'était montré fort coulant sur h- compte des mœurs, et la licence même la plus ordurière avait presque été un droit pour les poètes. Nous en avons eu assez d'exemples depuis Yillon, Pierre Faifeu, et Rabelais , jusqu'à Régnier. Avec le xvn" siècle com- mencent des mœurs sociales, sinon meilleures au fond, du moins plus sévères en apparence ; le mot de pudeur inventé par Des Portes, représente désormais quelque chose, elle sentiment de la bienséance va naître et se développer. 11 n'est plus permis de tout nommer avec une sorte d'effronterie naïve, et l'ob- scénité, qui a conscience d'elle-même, devient clandestine en même temps que coupable. On suivrait pourtant, si on l'osait, et l'on retrouverait sans peine cette école de Régnier et du Par- nasse satyrique dans les chansons manuscrites du régne de Louis XIV, dans les couplets et les épigrammes de J.-B. Rous- seau et de l'iron, et jusque dans les amphigouris de CoWé. Par une conséquence bien remarquable, ces derniers héritiers de la licence et du cynisme de nos pères restèrent la plupart fidè- les au vieux vers, à la rime riche, à l'excellente facture de Marot et surtout de Régnier, et seuls, au milieu du xv!!!*" siècle, ils pro- testèrent contre cette dégradation de la forme poétique dont Voltaire donnait hautement le précepte et l'exemple. Ce n'est point parmi les disciples de Régnier qu'on peut ranger Molière et Boileau, malgré les obligations incontestables qu'ils eurent à cet illustre devancier. Boileau, qui lui fit un si bon nombre d'emprunts, n'avait qu'un coin de talent commun avec lui ; son

I esprit sage, délicat et fin, appartenait à une tout autre famille ;

II et, comme satirique, nous le plaçons fort au-dessous du poète f duquel il a parlé lui-même en des termes si honorables pour il tous deux: « Le célèbre Régnier, dit en effet Boileau (Réflexion il

i 1. Il y a dans cos recueils quelques pièces signées de noms de poètes

î. plus anciens. On rencontre dans L; Cabinet saUjriquc une eft'rovable

il satire de lîonsard intitulée lu liouquinade, qui passe tout. iMais'il se

i pourrait bien aussi que liégnier et ses disciples eussent prêté en cela à

( leurs devanciers, à peu près comme au xvni« siècle (je le dis en tout

f respect) l'école de D'Holbach lit courir ses plus grosses impiétés sous le

ï couvert de Fréret, de Dumarsais et autres défunts qu'elle se donna iiour

! complices.

140 POÉSIE FRANÇAISE

« \' sur Longin). est le poêle fraiicois qui. du consentement de « tout le monde, a le mieux connu avant Molière les mœurs et « le caractère des hommes. » Déjà Rènnier nous a olfert des traits de ressemblance avec La Fontaine. Certes il est grand aussi, celui qui peut rappeler tant de grands noms sans en être éclipsé*.

Nous avons dit que Régnier n'était point un Juvénal ; il y en eut un pourtant au xvi' siècle, âpre, austère, ine.vorable, hérissé d"h\ perboles, étincelant de beautés , rachetant une rudesse grossière par une sublime énergie, esprit vigoureux, admira- ble caractère, grand citoyen : tel fut Théodore Agrippa d"Au- bi^né, gentilhomme huguenot. Si jamais Fon pouvait en idée personnifier un siècle dans un individu, d'Aubigné serait, à lui seul, le type vivant, limage abrégée du sien. Études, passions, vertus, croyances, préjugés, tournure d'esprit d'alors, il réunit tout à un éminent degré; et il nous apparaît aujourd'hui comme l'une des plus expressives figures de cette race d'autrefois ;

Graiidiaquc effossix m'uabitur ossa scjuilc/n-is

en 15jO, il est mis dés Fàge de quatre ans aux lettres grecques, latines et hébraïques à la fois, et à six ans il sait lire en quatre langues. A huit ans et demi, passant par Âmboise avec son père, celui-ci lui montre les tètes des conjurés encore reconnaissables sur un bout de potence, et, lui imposant la main droite sur la tête, il lui commande, sous peine de malé- diction, de vouer sa vie à la cause sainte qu'ont défendue ces martyrs. Les jours d'épreuve ne tardent pas à venir pour le jeune d'Aubigné : orphelhi de bonne heure, et déjà futigif, tour à tour à Orléans, à Genève, à Lyon, il continue de faire des vers latins et des mathématiques; de lire les rabbins et Pindare, et, dans son ardeur de science, il apprend jusqu'aux éléments de la magie : car, ainsi que les plus savants hommes de Tépoque, les l'ostel, les De Thou, les Agrippi, lesBodin, D'Aubigné croit à la magie, et lui-même nous atteste avoir vu de ses yeux plus d'un revenant. Enfm les guerres civiles reprennent et le dégoûtent des livres. Retenu en prison chez son tuteur, il s'échappe, de nuit,

I. M. Alfred de Musset a lancé une belle satire adressée à Régnier, ou du moins dont Uégnier l'ail les Irais [Revue des lieux Mondes du 1" jan- vier i^i'î) : on la pourrait joindre désormais aux éditions de Ué^'niei', de même que certaine pièce « Julie serait digne du l'amasse satyrique.

AU XYP SIECLE. 141

par une fenêtre, en diemise, s'arme ou premier champ de ba- taille, et commence dès lors une longue et rud(! carrière, mêlée de combats, de galanteries, de controverses. L'élude et la poésie trouvent leur place encore au milieu des camps, et durant la convalescence des fréquentes blessures qu'il reçoit. Chevalier loyal comme Grillon, calviniste fervent comme Du Plessis-Mor- nay, républicain éclairé comme Hubert Languet ou La Boétie, il n'épargne pas au roi de Navarre les vérités, les remontrances, les refus, et par ses scrupules d'hoimête homme et de chrétien il mérite constamment la haine des maîtresses et quelquefois la colère du maître. Sans faveur après la conversion de Henri IV, il se cantonne en Poitou après sa mort, et Unit, pour plus de sûreté, par quitter la France. Retiré alors à Genève, au sein du parti huguenot, environné d'une postérité nombreuse» il négocie des traités au nom de la république, écrit des livres pour l'instruction de ses fils, et rend à Dieu une vie de quatre- vingts ans (IGôO), aussi remplie d'œuvres que de jours, qu'une seule et même pensée a dirigée depuis le berceau jusqu'à la tombe * .

On a de d'Aubigné une Histoire n7iiverselle réputée indigeste et confuse, mais à coup sûr parsemée de curieux détails et relevée de hautes fiertés de style ; des Mémoires particuliers très-piquants; la Confession de Sancy et les Aventures de Fœ- neste, opuscules pleins de malice et de moquerie, qu'anime l'esprit de Rabelais et de la Satyre Mcnippée; enfin, des poésies de diverses espèces, dont nous avons ici à parler. On sait qu'il débuta, suivant la mode, par célébrer ses amours; luais il n'y réussit guère mieux apparemment que beaucoup de talents de sa trempe, et ses vers tendres durent ressembler à ceux d'E- tienne de La Béotie, que Montaigne, dans l'illusion de son ami- tié, a pris le soin malencontreux de nous transmettre. Ce n'est point la langue douce et polie de Des Portes que parle et qu'é- crit d'Aubigné ; on dirait qu'il l'ignore , et que, du sein des provinces il chevauche nuit et jour, il n'a pas eu le loisir de s'informer de ces progrès paisibles. Déjà suranné pour son temps, il s'en tient à la langue des commencements de Ron-

1. Cette vin ot ce caractùre de D'Aubigné sont présentés ici un peu trop en beau. Je n'ai pas assez tenu compte do la mauvaise liumeurct des haines, dont la paît i ourlant est grande chez le rude et brillant aïeul de madame de Maintcnon.

ii'i POÉSIE FRANÇAISE

sar-i, à celle de Maurice Scève, de Poiitiis de Thiard, do Théo- dore de Bèze, obscure, rude, inégale, et pour ainsi dire encore toute froissée de renclume. Sans doute son éducation gene- voise sous Bèze, son calvinisme ardent, sa vie guerrière, son humeur sloïque décidèrent cette préférence. Quoi qu'il en soit, l'énergie un peu brutale, qui n'allait pas à un livre d'amour, triomphe dans l'anathème et l'invective. Grièvement blessé en 1577, et se croyant au lit de mort, d'Aubigné dicta comme par testament les premières de ses Tragiques, qu'il continua plus tard à loisir, et qui ne furent données au public qu'en 1 Gl 0 ' , Ces Tragiques, espèce de contre-partie du Discours sur les Mi- sères du temps, par Ronsard, se composent de sept satires as- sez bizarrement intitulées : Misères , Princes, la Chambre do- rée, les Feux, les Fers, Vengeances et Jugeme7it, dans lesquelles le poêle passe successivement en revue les malheurs du temps, les débordements de la cour, les lâchetés du Parlement, les sup- plices par le feu, les massacres par le fer exercés contre les fidè- les, enfin les vengeances célestes et les jugements du Très-Haut sur les persécuteurs. Que ce soit, si l'on veut, un long sermon puritain, divisé en sept points, incohérent mélange de mytho- logie grecque, d'allégories morales et de théologie biblique, sont entassés pêle-mêle des lambeaux de texte sacré, des propos de mauvais lieu et d'éternelles répétitions des mêmes horreurs; du moins, on ne pourrait le nier, à travers ce fatras obscur, on sent toujours percer une indignation puissante, et reluire je ne sais quelle verve sombre. L'esprit hébraïque y respire, pa- reil à cet esprit de Dieu qui flottait sur le chaos. Le charbon d'Isaïe a purifié ces lèvres qui racontent hautement les abomi- nations d'une race assassine, adultère, incestueuse, et pire encore; quelquefois en vérité, à entendre ces malédictions re- doublées, ces avertissements solennels lancés par le poète au nom du ciel et justifiés par l'avenir-, on croirait qu'il prophé-

•1. 11 semble résiiller pourtant d'un passage de D'.\ubigné {Histoire iniirerscllc. livre 111, cliap. xxiii) que les Tragiques (au moins quelques- unes) iiarurent et coururent anonymes vers 1595. C'est un problème que je propose aux bibliographes.

•2. S'adressant à Henri IV, D'Aubigné dit :

Quand la boiiclie renoncera Ton nieu, ton Dieu la percera, l'unissant le membre coupable; Quand ton cœur, déloyal moqueur, Comme elle sera (junissable. Alors Dieu percera ton cœurl

AU XVP SIÈCLE. 143

lise. Que si à la vue des forfaits dont il amasse les récils on éprouve la même satiété d'horreurs que dans V Enfer du Dante, qu'y faire? La faute en est aux choses, non à lui; il en souffre lui-même avant vous et plus que vous :

Ces exemples m'ennuyoïit;

Ils poursuivent mes vers, et mes yeux qui les fuycnt.

Et ailleurs :

Si quelqu'un me reprend que mes vers échauffés

Ne sont rien que de meurtre et de sang- étoffés .

Qu'on n'y lit que fureur, que massacre et que rage ,

Qu'horreur, malheur, poison, trahison et carnage,

Je lui réponds : Ami, ces mots que tu reprends

Sont les vocahles d'art de ce que j'entreprends.

Les llattcurs de l'amour ne chantent que leurs vices.

Que vocables choisis à peindre les délices,

Que miel, que ris, que jeux, amours et posse-tenqis,

Une heureuse folie à consumer son temps...

Je flcurissois comme eux de ces mèuics propos.

Quand par l'oisiveté je perdois mon repos.

Ce siècle, autre en ses mœurs, demande un autre style ;

Cueillons des fruits amers, desquels il est fertile...

Bien que d'Aubigné, par le son hardi de ses rimes cyniques, ne permette guère les citations, nous en hasarderons une ou deux comme échantillon de sa manière. Il parle de Catherine de Médicis et de ses deux fils Charles I\ et Henri III.

Une mère étrangère, apiès avoir été

M à ses fils, en a lun arrêté

Sauvage dans les bois, et, pour belle conquête, Le laisoit triompher du sang de (juclque bête :

Comme la première édition connue des Tragiques ne fut publiée qu'en 1616, six ans après la mort de Henri iV, on pourrait croire que cette ]iv&- dicdon, comme tant d'autres, a été faite après coup, si l'on ne savait d'ailleurs que D'Aubigné, revoyant Henri IV pour la première fois après Fattentat de Jean Châtel.dit, en présence de témoins, au roi qui lui mon- tiait sa lèvre : « Sire, vous n'avez encore rcnonc(' Dieu que des lèvres, et « d s'est contenté de les percer; mais, si vous le renoncez un jour du « cœur, alors il percera le cœur. <• Parlant des Jésuites, D'Aubigné s'écrie :

Si lu pouvois connoilre ainsi que je connois Coiiiliieri je vois lier de princes el de rois Parles venins subtils delà bande hypocrite, Far l'arsenic qu'èpand l'engeance loyolite : 0 Suéde, ô Moscow, l'ologue, Aulriclie, hélas I Quels chiinyenients, premier que vous en soyez las

14 i POESIE rUANÇAISE

Elle en fit un Esau, de qui les ris, les jeux *, Sentoient bien un tyran, un traître, un furieux; Pour se faire cruel, sa jeunesse égarée N'ainioit rien que le sang-, et prenoit sa curée A tuer sans pitié les cerfs qui g^éinissoient, A transpercer les daims et les faons qui naissoieut ; Si qu'aux plus avisés cette sauvag;e vie A fait prévoir de lui massacre et tyrannie.

L'autre fut mieux instruit à juger des atours

Des p de sa cour, et plus propre aux amours .

Avoir ras le menton, garder la face pâle,

Le geste efféminé, l'œil d'un Sardanapalc;

Si bien qu'un jour dos Rois, ce douteux animal,

Sans cervelle, sans front, parut tel en son bal :

De cordons emperlés sa chevelure pleine,

Sous un bonnet sans bord, lait à l'italienne,

Faisoit deux arcs voûtés; son menton pinccté,

Son visage de blanc et de rouge empâté,

Son chef tout empoudré, nous firent voir Pidée,

En la place d'un roi, d'une p.... fardée.

Pensez quel beau spectacle, et comme il fit bon voir

Ce prince avec un buse, ini corps de satin noir

Coupé à l'espagnole, où, des déchiquetures,

Sortoient des passements et des blanches tirures;

Et, afin que l'habit s'entresuivît de rang,

Il moutroit des manchons gauffrés de satin blanc;

D'autres manches encor ([ui s'étendoient fendues.

Et puis jusques aux pieds d'autres manches perdues.

Pour nouveau parement, il porta tout ce jour

Cet habit monstrueux, pareil à sou amour;

Si qu'au premier abord ch:icun étoil en peine

S'il voyait un roi-fiMumc ou bien un homme-reine.

Au milieu des hautes beautés que tout lecteur aura remar- quées eu ce morceau, qu'il me soit permis de sigualer uu mer- veilleux détail teclmique : je veux parler de cette toilette de Henri lll, si scrupuleusement décrite en termes propres, ce corps de satin noir coupé à l'espagnole, ces déchiquelures d'où, sortent des ■passements, ces manchons gauffrés de satin blanc et ces manches perdues. Il n'y a qu'un alexandrin qui puisse

1. Les ,/('i(.r ou les yeux. Avec D'Aubigné et ses œuvres incorrectes, si grossièrement inipriinées, on est à tout moment dans l'embarras de la juste leçon.

AU XVI» SIÈCLE. 145

et ose dire de telles choses; c'est ralexandriii frmic et loyal, comme rappelle Victor Hugo.

Dans une antre satire, après avoir énuméré les bi'icliers les plus célèbres dressés depuis ceux de Jean lluss et de Jérôme de l'rague, d'Auhigné ajoute :

Les ceiiJi'cs des brûlés sont précieuses graines , Qui, après les hyvers noirs d'orage et de pleurs, Ouvrent, au doux printemps, d'un million de Heurs Le baume salutaire, et sont nouvelles plantes Au milieu des jiarvis de Sion llorissantcs. Tant de sang que les rois épancbent à ruisseaux S'exhale en douce pluie et en fontaines d'eaux, Qui, coulantes aux pieds de ces plantes divines, Donnent de prendre vie et de croître aux racines..., etc.

D'Aubigné, tout à la lin de sa vie, pidjlia des psaumes en vers métriques, d'après le système de A'icoias Rapin , et avec aussi peu de succès que lui. Quoique toutes ces poésies n'aient paru que sous Louis Xill, on ne peut les rejeter à celte date, sans un vé- ritable anachronisme, et c'est à l'âge précédent qu'elles appar- tiennent de droit, ainsi que leur auteur'.

On entrait dans la première année du xvn° siècle; l'école de Ronsard était encore en pleine vogue ; Des Fortes et Passerat vivaient; Rertaut n'avait que quarante-huit ans et Régnier que vingt-sept, ([uand on commença à jiarler sérieusement dans Paris et ii la cour du talent poétique d'un gentilhomme normand qui, depuis longtemps, habitait en Provence, et ne venait dans la cap taie que quand des alTaires l'y obligeaient. Ce gentilhomme, nommé François Malherbe, n'était déjà plus de la première jeunesse; il avait quarante-cinq ans, d'ailleurs plein de feu et de virilité. On citait de lui des mots heureux , des reparties originales, mais assez peu de vers. Du Perron le vanta tort à Henri IV, qui se promit de l'appeler à la cour. Par malheur les finances ne permettaient plus de récompenser des sonnets, comme sous Henri 111, par dix mille éeus de renie; et le rigide

I. M. r.ôrusez, dans ses Essais d'Iiislnirc lilli'raire , a coiisacié à L'Aii- liiSiié un arlicte étendu et spiiituelleiiienl judicieux, qui dispense d'y revenir. D'.\id)ij;né aurait eu peu à l'aire pour être un faraud écrivani en prose: en des temps plus rangés, c'eût été tout naluiellenient un Saint-Simon.

15

iiû POESIE FRANCUSE

Sully, ((ui ainiiiil mieux la bnro et la laine qnt'lesl)eniix lajiis et la suie, pensait sans doute, comme Malherbe lui-même, qu'un poète )i'est pas pliix utile à l Éto qu'un joueur de quilles. Ce fut donc seulement quelques années après 1805 que, informé par desYveteaux d'un voyage de Malherbe a Taris, Henri IV le fit venir, l'en.^agea à rester, et, n'osant fronder toutefois Téco- iioiiiie lie son iiiiiiistre, ciiargeaM. de Bellegarde de donner au poêle le Ht, la table et les appointements. Vu de plus près, Malherbe n(^ perdit pas dans Tcstime. On reconnut que, s'il fai- sait peu de vers, il les faisait bons ; mais on ne put shaliituer si vite il sa manière de juger les autres. Il ne parlait des renom- mées les mieux établies qu'avec un dédain profond. Le seul poète qu'il estimât était Régnier, et encore il Tavait pour en- nemi. Berlaul, selon lui, était tolèrable quelquefois; mais Roii- sard, mais Des Portes, il les traitait en toute occasion sans pitié: il chargeait leurs exemplaires de critiques et même d'injures, au grand scandale des hommes élevés dans l'étude et l'admira- tion de la vieille poésie *. Nous aussi, avouons-le, nous qui ve- nons de parcourir ces âges trop ouliliès et d'y trouver çà et d'utiles et agréables dédommagements, nous nepouvons nous em- pêcher d'en vouloir à Malherbe pour son extrême rigueur. Déjà plus d'une fois des mots amers, d'irrévérenles paroles nous sont échappés sur son compte. A force de vivre avec ses devan- ciers, nous les avons aimés, et leur cause est presque devenue la nôtre. Il faut bien nous en détacher pourtant; voici le mo- ment de la séparation venu ; car, si l'arrêt est dur dans les formes, et si l'on peut en casser quelques articles, il n'est que trop juste parle fond. Malherbe, comme Boileau, a encore plus de bon sens que de mauvaise humeur -, et, de gré ou de force.

1. Le vi(>ii.\ l'asquier, qui écrivait le livre VII do ses Rechercltea après 160t), coinnif; ou le voit par son chapitre x, n'a pas nommé Mallierhe et semlile à son tour, malf;ré cet ancien quatrain sur In iiiaiu, l'avoir tout à fait if^iioré ou dédaigné.

'I. « .le sais l)ien que votre jugement e^t si généralement approuvé que 'i c'est lenoncer au sens commun que d'avoir des opinions contraires « aux vôtres. » {Lettre de Rncan à Mallierhe.)

« 11 (.Mallierl>e) ne paroitra pas avoir jdus d'esprit qu'un antre, mais la « beauté de ses expressions le mettra :iu-dessus de tous. I! n'aura pour- « tant pas liiiiie délicate pour l'amour, (pioiqu'il ait une délicatesse I' d'esprit admiralile dans ses vers. Mais enlin il sera universellemeul " reconnu pour un homme di;;nc de toutes les lonanues que la belle « i-oésie peut l'aire : aussi sera-t-il loué généralement de tout le monde, " quoiqu'il soit destiné à ne louer presque jamais les ouvrages de per^ « sonne. » (Mademoiselle de Scudéri, Clélie, songe d'Hésiode.)

AU XV]' SIÈCLE. m

on est souvent, ramené à son avis. Suivons donc ce fiiiiile fidrlc, quoique un peu grondeur : lui seul peut nous inlioduire e( nous initier à la pensée de Racine.

Comment Malherbe en élnit-il venu à concevoir des idées di; réforme si soudaines et si absolues? C'est la première question qu'on s'adresse, et Ton a quelque peine à y répondre. Tout le temps de sa vie qu'il passa en Provence, depuis dix-neuf ans jusqu'à cinquante ans environ, est aussi stérile en renseigne- ments qu'en productions : il ne reste que cinq ou six pièces de vers d'une date antérieure à 1000. Le petit poème des Larmes de saint Pierre, imité du Tansille et publié en 1587, atteste qu'à cette époque le poète en était encore, comme ses contem- porains, aux imitations de Tllalie. A part toutefois laffectation et l'enflure , il y avait déjà dans cette œuvre de jeunesse un éclat d'images, une fermeté de style et une gravité de ton qui ne pouvaient appartenir qu'à la jeunesse de Malherbe. Il est vraisemblable c|u'nprès :\\o\r r on sar dise quelque temps, comme il en est convenu plus tard, Malherbe, livré loin des beaux esprits de la capit;de à des éludes recueillies et solitaires, finit par rompre de lui-même avec ses premiers modèles et revint, à force de bon sens, à un goût meilleur. Mais en cette louable réforme, dont tout l'honneur lui appartient, il ne s'est pas ar- rêté à temps et n"a pas assez porté de ménagement ni de me- sure. Arrivé de Provence à Paris comme un censeur en colère, on le voit d'emblée outrer les choses et brusquer les hommes ; son acharnement contre Ronsard et Des Portes, et même contre les Italiens et Pétrarque ', ressemble quelquefois à du fanatisme; surtout sa ferveur pour la pureté de la langue dégénèi e sou- vent en superstition. Voici le portrait qu'a tracé de lui l'un de ses élèves, de ses amis et de ses admirateurs, le fondateur officiel de la prose française, comme Malherbe l'a été de la poésie : « Vous vous souvenez, dit Balzac dans le Socrate chrétien, du

1. Il ilisMil ([Uf les Sdiiiiots de Pétrarque étaient ;'i la i/rfciiiic, aussi liieii que les (■pi^raninies de mademoiselle de Guurnay. l'oiir entemire C(^ mot, il faut savoir que mademoiselle de Gournay répondait aux cri- liqiu's qu'on faisait de ses mauvaises épiijrammes, en disant qu'elles étaient à la grecque. Ainsi Mallierhe Iroiivail Pétrarque détestable. Passe encore s'il s'en était tenu anx. pclntr(iiiislcs. \i\ reste, les poètes italiens du temps lui rendaient bien mépris pour mépris, et un jour le cav:dier -Marin, an sortir d'une lecture Jlallierbe, à son ordinaire, avait hean- (■onp nninché et craché, assura n'avoir jamais ru d'Iioinnw plus liuinitlc ni (le pui-ta i)lus set'.

1 iS l'OÈSIfc; FUANÇAISE

vieux pédagogue de la cour, et qu'on appeloit .lulrefuis le tyran des mots et des syllabes, et qui s'appeloit lui-même, lorsqu'il éloit en belle humeur, le grammairien en lunettes et en cheveux giis... J'ai pitié d'un lionnne qui lait de si grandes difierences entre pas et point, qui traite FalTaire des (jérondifs et des par- ticipes comme si c'éloit celle de deux peuples voisins l'un de l'autre et jaloux de leurs frontières. Ce docteur en langue vul- gaire avoit accoutumé de dire que depuis tant d'années il tra- vailloit à dégasconner la cour, et qu'il n'en pouvoit venir à bout. La mort l'attrapa sur l'arrondissement u'une période, et l"an climactérique l'avoit surpris délibérant si erreur et doute étoient masculins ou féminins. Avec quelle attention vouloit-il qu'on l'écoutàt, (juand il dogmalisoit de l'usage et de la vertu des particules' ! » Ce soin de la langue était devenu pour Mal- herbe une véritable religion : si bien qu'au lit de mort, à l'heure de l'agonie, il s'irritait des solécismes de sa garde-malade, et l'en gourmandait vivement, malgré les exhortations chrétien- nes du confesseur.

Les changements matériels introduits par Malherbe dans la langue et la versification sont nombreux et importants ; rien n'en donne une idée plus nette que la lecture des notes sur Des Portes, ou, à leur défaut, l'excellent discours de Saint- Marc, composé d'après ces notes. C'est, à vrai dire, un art poétique complet écrit sous la dictée du poète. Nous allons en examiner et en discuter les articles principaux ;

Malherbe proscrit les rencontres de voyelles ou hiatus. S. côté de ce vers de Des Portes :

Mon mortel eniieini^;«r eux a eu jiassaç/r,

il écrit : « A par eux eu passage. » A côté de cet autre vers :

A clieval etùy^/«Z, en bataille raiiyée,

1. {Discours di.riàmc). Quoique Balzac n'ait pas écrit le nom de Malherbe au bas du portrait, on ne saurait se méprendre à sou intention : le signalement ne va qu'à Jlalhetbe; c'est bien lui qui se vantait d'avoir di'(josf(iiuu' Ut cour. Mais comment Balzac s'esl-il ainsi permis de tourner en caricature son ancien maître, dont il i)arle en vingt autres endioits avec tant île louanges et de respect? liayle et Saint-Marc trouvent le Irait inexpliquable, et on ne le couçoil bien qu'eu pensant que l'auteur est allé ici fort au delà de son intention, entraîné par l'amour de la phrase et par sa méthode de redoublement. Il ne faut pas oublier non plus que c'est le Socrate chrétien qui paile, c'esL-à-dire un homme d'une religion austère et assez peu soucieux des lettres profanes.

AU XVI« SIECLE. 149

on lit : « Cacoplionie pied en bataille, car de dire fiet en comme les Gascons, il n"y a pas d'apparence. » Bien que nous approuvions en général cette réforme de Malherbe, nous re- marquerons toulel'ois avec Marrnontel que le réformateur est allé un peu loin, et qu'on a le droit de lui reprocher nn scru- pule excessif. S'il est en effet des concours de voyelles qui cho- quent et qu'il importait d'interdire, il en est aussi qui plaisent et qu'il convenait d'épargner. Les anciens trouvaient une singu- lière mollesse dans les noms propres de Chloë, Danaë, Lais, Leueothoë ; quoi déplus doux à prononcer que noire verbe im- personnel il y a ' ? Les élisions d'ailleurs ne font-elles pas sou- vent un plus mauvais effet que les hiatus? et pourtant on les tolère. La Fontanie et Molière se sont donc avec raison permis d'oublier par moments la règle trop exclusive de Malherbe.

2" Celui-ci est allé bien plus loin encore dans son aversion contre les enjambements ou suspensions. Des Portes a dit :

0 grand démon volant, arrête la meurtrière Qui fuit devant mes pas : car pour moi je ne puis, Ma course est trop tardive, et plus je la ponrsuis, Et plus elle s'avance en me laissant derrière.

Or, Malheibe : « Le premiers vers achève son sens à la moitié du second, et le second à la moitié du troisième. » Pour nous, il n'y a rien dedans qui nous scandalise ; et, bien au con- traire, nous aimons mieux celte cadence souple et brisée des alexandrins que de les von* marcher au pas, alignés sur deux raugs, comme des fanlassins eu parade-.

1. « Après tout, si nous observons ces belles instructions d'aujourd'hui « sur les lipurls d-^ voyelles, nous ne dirons plus j'fu à peu, çù et là, «entre ci/ et là, étant néanmoins a concinie en passant que tous les « adverbes ne sont qu'un mot encore qu'ils soient en diverses pièces; « plus aussi tnari et femme, pcre et enfants, toi et elle, toi et moi, tu as, « tu es, il ij a, qui est-ce, en terre et aux deux... Kon-seulenient il ne « nous faut plus finir et commencer deux vers de suite par voyelles ou « vocales, si ce bâillement est crime, la fin de l'un étant t'oit liée au « commencement de l'autre ; mais, si nous ne disons cet entre cij et là, « il ne faut plus dire lici-la; si nous ne disons oii êtes, il ne faut plus « dire moiiettes et poêles; si nous ne disons et elle, il ne faut plus oiie 1 moelle ou ruelle; si nous ne disons qui est-ce, il ne faut plus dire « déesse ou liesse, etc. » ( Mademoiselle de Gournay, de la Façon d'écrire de Me.isicurs Du Perron et Bertaut.)

2. Mademoiselle de Gournay [toc. vit.) revendique pour le vers cette « coupure qu'on rejette aujourd'hui, bien qu'à tort, pourvu qu'on en « use avec mesure, puisque l'ftme de la poésie, surtout héroïque, con- « siste en une brusque et généreuse vigueur, qui ne va guère ou point « du tout sans brièveté. » Et à son gré rien n'est plus contraire à la brièveté que cette obligation de finir toujours le sens avec le vers.

15.

150 POESIE FRANÇAISE

r>° Autnnt en dirons-nous an sujet de la césure, à laquelle Mallierbe donne force de loi. Déjà l'on a vu combien sa critique était méticuleuse sur ce point. Encore un exemple:

« Mais celui qui vouiolt pousser ton nom aux cieux, » etc.

« Foible. C'est un vice quand, en un vers alexandrin, comme est celui-ci, le verbe gouvernant est à la fin de la moitié du vers, et le verbe gouverné commence l'autre moitié, comme ici vouloit est gouvernant, et pousser gouverné. » A quoi peuvent- elles être bonnes, de telles formules, sinon à aider la médiocrité et à entraver le talent?

i" Malherbe a été un strict observateur de la rime ; on sait qu'il reprochait à Racan de rimer les simples et les composés, comme lems et printcms, jour et séjour, mettre et permet- tre, etc., etc. « Il lui défendait encore de rimer les mots qui ont quelque convenance, comme montagne et campagne. Il ne pouvùit souffrir que Ton rimât les noms propres les uns après les autres, comme Thessalie et Italie, Castille et Bastille; et sur la fin il éloit devenu si rigide en ses vers qu'il avoil même peine à souffrir qu'on rimât des mots qui eussent tant soit peu de convenance, parce que, disoit-il, on trouve de plus beaux vers en rapprochant des mots éloignés quen joignant ceux qui n'ont quasi qu'une même signification. 11 s'étudioit encore à chercher des rimes rares et stériles, dans la créance qu'il avoit qu'elles le conduisoient à de nouvelles pensées, outre qu'il disoit que rien ne senloit davantage son grand poëteque de tenter des rimes difficiles. » (Mémoires pour servir à la vie de Malherbe.) Nous ne saurions trop applaudir à la finesse et à la sagacité de ces remarques ; elles avaient d'autant plus de mérite, que Ron- sard et son école avaient porté quelques atteintes à la rime au- trefois si riche dans Villon et dans Marot. Il faut reconnaître pourtant que sur ce point, non plus que sur tant d'autres, Malherlie ne s'est pas abstenu de l'excès. Oubliant que la rime relève de Toreille plutôt que des yeux, et qu'il est même piquant quelquefois de rencontrer deux sons parfaitement semblables sous une orthographe différente, il blâmait les rimes de puis- sance et innocence, de conquérant et apparent, de grand et prend, de progrès et attraits ; il croyait saisir entre ces teinii- naisons pareilles des nuances délicates. Et qu'on ne dise pas

AU XVI" Sll'CLK. l.M

pour son oxcuse qu'alors sansilouto ces nuances do prononciation existaient et pouvaient aisément se percevoii'. Mademniscile de Gournay, qui a écrit un traité des Rimes, contredit positivement Maliierbe et réfute ses subtilités avec beaucoup de sens et une grande intelligence de la matière ^ Le bon Hégnier, tout né- gligé et incorrect qu'on a voulu le dire, demeure encore supé- rieur à son rival par la richesse, l'abondance et la nouveauté de si's rimes.

De temps immémorial, les poètes français s'étaient arrogé quelques licences de langage, quelques pi'iviléges d'élision que Malin rbe a cru devoir abolir. On se rapjielle que Tabureau nous a montré Vénus

Croisant ses beaux membres nus. Sur son .\doiii.s tju'eW baise, etc., etc.

Des Portes a dit :

La grâce, quand ;u iiuirc/ir, oi loujuui's au-devant.

1. " Veiit-im savoir si j'.'ii inenti f|u;ind je iiiMiiUiens i\\ic. l'un et l'autro ■' (le ces poêles {Bnlaiil et Du I crnin) suivent la liri;;a(lc de Honsaid, « Du Bellay et Des Portes, partant toutrebutlent L(>lle qui s'est élevée en « n,)s jours ; en sorte ([ue, si e le est l'ondée de laison, ils lestent ties « îjuflies avfC tous leurs (irécurseurs...? Ils riment ])arlout (/;(;//• et vhcr, « sans faire dilTérence de cet a à cet c. ni de diplitlionfjue à voyelle. Ils « eniployent sous même considération, non point une fois ni deux fois, « mais i>arlnut et toujours ces couples et leurs pareille^, iinpiilicnrc et » piiitinaiiif, seriients et raniiiants. nmants et seniicnts, etrinient enfin « tout ce que la jirononc ialion de l'aris et de la cour lait loinhei' en « cadence uniliu me, sans s'inforiuer, à la façon des nouveaux poètes, ou « jujur le moins de la plupart d'entre eux, si les externes savent bien « prononcer ou non ces accouplages de in contre l'c. ils ont aussi « i|ui'l(pu!S rimes liaidies..., conmie Jnjiitcr et ngiti-r, frùn- et coiilrnirr, « jiiliiiu- et cailloux, d'une inégalité merveilleuse poui' yens qiii font « leur idole des menues pédagoyies de la grammaire, vu qu'en chacune 0 de ces rimes il f.jut défigurer un mot en le prononçant, et vu que d'ailleurs une partie de ces mêmes écrivains est si sucrée jusques ici Il que il'avoir leluséà rimer dctioii contre poixioii, passion et liiir suite, « à rimer encore \'ànic et le blasmi: contic la flainitii-... Veul-ou rien de Il iilus plaisant? Veut-on inieu\ détendre de poélisei'en commandant de « limer? Car comment seroit-il possible que la poésie volât au ciel, s(ui « but, avec telle rognure d'aile^ et qui ]j1us est éclo|q)einent t-t lirise- II nient...? laut-il pas dire aussi qu'ils ont, non bonne oreille, mais I' biinue vue. pour rimer, dont il arrive qu'il nous faille un de ces ma- « lins à notre tour écrire des talons et danser des ongles?... » {Loi. cil.) On ccinçoit d'ailleurs la lactiqi e de mademoiselle de (iouruay et poui- qiHii l'Ile tient à démontrer que tierlaut et Du l'erron sitircnt la hriijadf (te Hmisard: c'est que, cela prouvé, coiniT e les deux prélats ont encore une réputation presque intacte d'élégance et de piditessc, il s'ensuivra que lioiisard. Du lîellay et Des Portes ne doivent pas être répulés si rudes et SI barbares. 11 est a remarquer qu'elle ne songe prescpie jamais ,i Du narta>, et ([u'elli' ne l'assimile pas volontiers aux poètes d ; la Pléiade.

152 POESIE FRANÇAISE

Les pootes des autres nations modernes ont conservé quelques licences analogues, compensation bien légère de tant de gênes; les nôtres en ont été dépossédés en vertu de l'arrêt porté par Malherbe, et visé depuis par F Académie *. Puisque le réformateur était en si bon train, il a eu raison d'ordonner Télision de Ve muet final précédé d'une voyelle, comme dans les mots vie, joie, qu'on pouvait faire avant lui de deux syllabes. Il a égale- ment bien été conseillé de son oreille lorsqu'il a réduit à une syllabe les mots voient, croient, aient.

Nous ne suivrons pas Malherl)e dans tout ce qu'il a dit contre les inv.'rsions dures et forcées, les cacophonies, les con- sonnances de rhémistiche avec la fin du vers et de la tin d'un

vers avec l'hémislichedu précédent ou du suivant, etc., etc

Ces conseils fort judicieux et fort utiles n'ont d'inconvénient qu'autant qu'on les érige en régies générales et obligatoires. Mais ce qu'il éciif contre les chevilles ou bourres nous parait tenir à une conception du vers trop mesquine et trop fausse pour ne pas exiger réfutation. 11 a l'air de croire, comme l'ex- pression l'indique assez clairement, que le poète, dés qu'il ne peut assouplir sa pensée aux conditions de la mesure et de la rime, prend hors de cette pensée quelque détail insignifiant dont

1. •< Quant au nianquenient des articles ou particules ;)o/«/ et ^^rts, et « autres merceries de cette espèce, que seroit-il besoin de l'evtraire ni « marquer :rux écrits de ces deux poètes (Bertaul et Du Perron), y étant « SI vulgaire, ou ne le justifier, étant si naturel :' Avec l'usage supersti- « tieux d'une nuée de particules, ces nouveaux veulent allonger le caquet « sur le papier lautant qu'ils écourtent la langue partout ailleurs, excoin- « muniant le quart de ses mots), au lieu qu'il le fandroit accourcir au « possible; car l'excellence et la vigueur d'un dialecte consiste, enti'e « autres choses, en la breveté, et le nôtre l'iani^-ois est des plus babillards. 11 Joint qu'entre tous le» genres d'écrire, la poésie s'habille court :

Verborunuiue simiil vitat dispendia, parca ;

« retranchant de tout lemps je ne sais quoi de la quantité des mots, et « même parfois de leur longueur, autant que l'oreille le ])eut souffrir. 11 Horace s'en mêle des premiers, notamment en son vntdius pour « vnlidiiis de r.4;"/ pocti que..., sans oublier que Vida, cet autre excellent Il ouvrier, commande par règle expresse de tronquer les mots trainas- II siers, et les tronque ici :

Delerere interdiim licet atque abstraie seconda Exigiiam parlem. et strinxisse fluentia verlia.

« La Muse procède en cette manière, afin de ramasser beaucoup de sub- « stance en peu d'espace, pour ce qu'elle sait qu'une des plus belles « parties de son triomphe consiste à frapper brusquement un lecteur, et i qu'elle ne le peut frapper brusquement sans le fraiiper brévemeut. » .Madeinoisello de Gournay, loc. cit.)

i-

AU XV1= SIECLE. 157.

il l)oiiclie el (■alfato tant bien que mal son vors. l'ar le pro- cédé de facture du vers est lout à fait assimilé ii celui des arts mécaniques; le poète, sauf la diiférence de la matière élaborée, n'est qu'un menuisier, un ébéniste plus ou moins habile, qui rabote, tourne et polit. Cette explication sunple et nette a fiiit fortune ; tout le monde en France, depuis Maliierbe, a compris conunent on fabrique le vers, et, de nos jours encore, il est loisible à un chacun de souligner des chevilles dans les Médi- tations ou dans C Aveugle^, l'our nous, c'est d'une tout autre manière que nous expliquons ies parties faibles et nianquées dans les vers des grands et vrais poètes. Le vers, en effet, selon l'idée que nous en avons, ne se fabrique pas di^ pièces plus ou moins étroitement adaptées entre elles, mais il s'engendre au sein du génie par une création intime et ob.scure. Inséparable de la pensée, il nait et croit avec elle ; elle est comme l'esprit vital, qui le façonne par le dedans et l'organise. Or, maintenant, si l'on suppose qu'elle n'agisse pas sur tout les points avec une force suftisante, et que, soit défaillance, soit distraction , soit manque de temps, elle ne pousse pas tous les membres du vers au terme possible de leur développement, il arrivera qu'à côté de parties complètes et achevées s'en trouveront d'autres ébau- chées à peine, et encore voilées de leurs membranes. C'est précisémenlce que le critiquesuperticiel nommera deschevilleii, tout heureux et glorieux d'avoir surpris le poète dans l'embarras de rimer. Mais cet embarras et cet expédient ne sont réels que pour une certanie classe de poètes qui, sans être jamais des gé- nies supérieurs, peuvent, il est vrai, ne pas manquer de talent. Ceux-ci ne créent pas, mais fabriquent, et toute leur main- d'œuvre se dépense à l'extérieur. Malherbe est de droit leur chef; véritable Condillac du vers, le premier il a professé la doctrine du mc'rmiisme en poésie.

7* On attribue communément à Malherbe l'invention de plu- sieurs rhythmes lyriques; c'est une erreur : il n'a inventé aucune strophe nouvelle de l'ode, et a emprunté toutes les siennes à loHvard et aux autres poètes delà Pléiade. Parmi celles qu'il i: a pas daigné consacrer de son adoption on s'étonne de trouver II' I liythnie pétillant de Relleau : Avril, l' honneur etdcs bois, etc., fl le rhylhnie non moins charmant de Jean de La Taille: Elle

i. Le poi'mo d'Iloincn: jiar André Cliéiiier.

154 POÉSIE F1{A.\Ç.\1SE

exl comme la rose franche, etc. Ces jolies formes, grâce à l'oii- bli de Malherbe, ne tardèrent pas à tomber en désuétude. Le sonnet lui-même n'échappa qu'à grand' peine à la réforme. S'irritant contre celle rime entrelacée qui avec deux sohs frappoil hiiil fois Voreille, Malherbe voulait que désormais les deu.\ quatrains ne fussent plus sur les mêmes rimes*. Mais Racan etCoulomby, ses disciples, tinrent bon, et, malgré Texemple du maître, conservèrent au sonnet ses piquantes prérogatives. Un jour que Malherbe lisait des stances de six vers à un antre de ses disci- ples, au pur et spirituel Maynai'd, celui-ci remarqua qu'il serait bon de mettre un repos après le troisième vers; et de même dans les stances de dix, outre le repos du quatrième, d'en mettre un au septième. Un conseil si juste et si délicat fut à l'instant approuvé de Malherbe, qui s'y confirma depuis, et sans doute en regretta l'honneur.

Mais c'est assez et trop discuter des titres incontestables : le mérite propre, la gloire immortelle de notre poète, est d'avoir eu le premier en France le sentiment et la théorie du style en poésie; d'avoir compris que le choix des termes et des pensées est, sinon le principe, du moins la condition de toute véritable éloquence, et que la disposition heureuse des choses et des mots l'emporte le plus souvent sur les mots et les choses mêmes. Ce seul pas était immense. De tous les écrivains français du xvi' siècle, depuis Amyot et ses grâces négligentes, je ne sache que Montaigne et Régnier qui, à proprement parler, aient fait du style, et encore était-ce de verve et d'instinct plutôt que sciemment et par principes raisonnes. Malherbe n'avait pas reçu une facilité si heureuse, un génie si rapide, et il n'atteignit les hauteurs de l'art d'écrire qu'après un long et laborieux ache- minement. Nous nous en référons encore aux notes ifiarginales de l'exemplaire tant cité. A coup siir, l'abbé d'Olivet soulignant Racine, l'abbé de Conddlac chicanant Boileau, et l'abbé Morellet épluchant Atala, n'ont rien trouvé de plus exact, de plus ana- lytique, ni parfois de plus subtil. Seulement ici, vu l'époque, l'escés même du purisme tourne à Ihoiuieur de Malherbe. Jusqu'à lui, les rimeurs étaient d'une fécondité égale à leur caprice. 11 offrit avec eux un contra;le frappant, dont la plupart

1. On ne trouve pourtant que quatre de ces sonnets irréguliers dans les poésies de Malherbe, ce qui sert encore à prouver que toutes les pièces du poète n'ont pas été recueillies.

AU XVI' SIÈCLE. i55

se iiioquèrent, mais dont ils aurnieiit pliilùL rougir et profiter. On lo vil ùiUer une demi-rame de papier à faire et rclaire une seule slance : c'était un de ses dictons favoris, qu'après avoir écrit un poëme de cent vers ou un discours de trois feuilles, il fallait se reposer dix ans. Ses ennemis lui reprochaient d'rn nicltresix à faire une ode, et il parait avoir mérité lereprociie à la lettre : car, en supposant qu'il n'ait commencé de rimer qu'à vingt ans, on trouve que jusqu'à l'âge de quarante-cinq, c'e>t-à-dire pendant les vingt-cinq années les plus fécondes de la vie, il n'a composé que trente-trois vers par an, terme moyen ' . Une fois il lui arriva d'en achever trente-six en un seul jour, et Racan ne manque pas de noter la |chose comme un événement. Une autre fois, il entreprit des stances sur la mort de la prési- dente de Verdun; mais il y passa trois ans environ, et, lorsqu'il les présenta au mari pour le consoler, celui-ci était remarié en secondes noces: contre-temps fâcheux, qui, selon la remarque très-sensée de Ménage, leur ôta beaucoup de leur grâce*. En poëte économe, il s'entendait à faire servir les mêmes vers en plusieurs occasions, et il présenta un jour à Richelieu une pièce composée vingt ans auparavant , ce qui ne flatta guère le goût du cardinal. Si tous ces faits ne prouvent pas dans Malherbe une grande fluidité de veine, on aurait bien tort de s'en prévaloir pour le mépriser : car ils prouvent au moins quelle pure idée il avait conçue du style poétique, et avec quelle constance exemplaire il tâchait de la reproduire. Isocrate, en un siècle poli, n'était pas plus esclave de la perfection et n'y sacrifiait pas plus de veilles. Pour la postérité, qui ne voit et ne juge que

1. On est forcé cependanl d'admellie qu'un grand nombre de vers com- posés dans la premii're manière de Malherbe ont été pcrtius; sans doute il les aura supprimés lui-même. Il ne voulut jamais publier de soji vivant le recueil complet de ses poésies, tant il les jugeait encore imparlaites, et elles n'ont été réunies pour la première fois que deux ans après sa mort.

2. Vaugelas.qui était en prose de l'école de .Malherbe, passa trente ans sur sa traduclion de Quinte-C.urce, et Voiture le raillait fort sur ce soin excessif, le conjurant de se hâter, de peur (|ne, si la lan;;ue venait à -changer dans l'intervalle, il ne se vit oldigé de tout leprendre :

l'ulrapeltis tnnmr diim cireuit nro Lvperci Eximngilque gênas, altéra barba subit.

L'Académie française était un peu plus expédilive que Vaugelas et Mal- heibc. Eu l'année I6ô8, "'«//fl»/ ricii à faire, suivant rellisson. elle s'oc- cupa d'examiner les stances du poule ^)o»r Ir liai allant en Limnusiii, et elle n'y employa guère que trois mois (depuis leO avril jus([u'au ti juillet). 11 est vrai qu'elle n'acheva pas l'examen, et laissa les (juatre dernières stances, pnrcc i/tie les vacationx :<iirri)ircjit tirinit la fin ihi Irarail.

156 POESIE FRANÇAISE

l'œuvre , tant de dévouement et de labeurs ont porté d'assez beaux fruits. Grâce à quelques pages de Malherbe, la langue, qui, malgré la tentativ(> avortée de Ronsard, était retombée au conte et à la chanson, put atteindre et se soutenii' au ton héroïque et grave; elle l'ut affranchie surtout de cette imitation servile des langues étrangères dans laquelle se perpétuait son intirmité, elle commença de marcher d'un pas libre et ferme en ses propres voies. Sans doute il est à regretter que Malherbe n'ait pas fait davantage. La conception chez lui s'efface tout entière devant l'exécution ; il n'aperçoit dans la poésie que du style, il se pro- clame arrangeur de syllabes, et jamais sa voix ne réveille la moindre des pensées les plus intimes et les plus chères à l'àtne humaine. Mais, d'autre part, il n'est pas non plus si sec ni si froid qu'on l'a voulu dire. Voyez sa belle ode adressée à Louis XllI partant pour la Rochelle , et composée à l'âge de soixante-douze ans. Mouvement, éclat, élévation , sensiliiiité même, rien n'y manque: c'est la vieillesse du talent dans toute sa verdeur. On n'y peut reprendre que l'impitoyable conseil donné au monarque de sévir contre ses sujets; et ceci encore se rattache aune pensée dominante du poète, pensée honorable et la seule peut-être qui l'ait réellement inspiré dans sa carrière lyrique. A l'exemple d'Horace, qu'il appelait son patron, et dont le livre, disait-il, était son bréviaire, Malherbe, jeté au milieu des guerres civiles, en avait contracté une horreur profonde. Rallié de cœur à Henri IV, coinme tous les bons citoyens, il sut, dans la plupart des pièces de circonstance, ranimer la louange par les éclats de cette haine généreuse et sincère qu'il poitait aux Espagnols et aux factieux'. Sa flatterie même eut l'accent de la conviction. Sans le bienfait du calme et du loisir, que serait devenu ce paisible achèvement de la langue, qu'il esti- mait la grande affaire et en quelque sorte la mission de sa vie ? Hors de l'ode, Malherbe n'a réussi ni dans la chanson ni dans les stances amoureuses, et, s'il n'avait pas fait la Com- plainte A Du Perrier, on aurait droit à lui refuser absolument le mérile de celte grâce touchante dont Boileau et J.-B. Rous-

1. 11 avait couliinie de diie. à propo* des nombreux pamplilets poii- ticiLics du temps, qu'on ne devait point se mêler d'èlrc pilote dans levais- seau l'on n'était que passager. Sa loiiesjiondance avec l'eiresc, que le libraire Biaise a publiée récemment, respiie d'un bout à l'autre ces sen- limi'nts de fidélité et de loi/niiié.

I

AU XVI" SIECLE. 157

seau n'ont guère donné plus de preuves. Au resti', il pouvait se passer mieux qu'eux d'une variété féconde. Grainmairien- [loéte, sa tâche avant tout était de réparer et de monter, en ar- tiste lialjile, rinstrunienl dont Corneille devait tirer des accords sublimes et Racine des accords mélodieux; il lui suffisait, à lui, d'en oblenir d'avance el par essai (juelques sons justes et purs '.

Malherbe n'a pas moins tenté pour la prose que pour la poésie. En traduisant le TraiLé des Bienfaits, de Sénèque, et le trente-troisième livre deTile Live, retrouvé alors en Alleuia^iic, il sonj^eait bien moins à la fidélité qu'au style, el voulait pro- poser ini modèle de diction aux écrivains du temps. 11 laissa derrière lui, en effet, Pibrac, Du Perron, Du Vair et Coeffeteau. J'excepte toujours Montaigne, homme unique, qui passa, comme un phénomène à part, au milieu de son siècle. Dans cette se- conde parliiule sa mission littéraire, ce que Malherbe n'acheva point par lui-même, il le poursuivit par ses disciples. C'est lui qui devina Balzac, le forma de ses conseils, et lui enseigna à faire difficilement de la prose, sinon facile, du moins élégante et nombreuse. Depuis ce moment, sorties d'une même origine,

i. Puisque nous avons cilé Balzac il s'égaie sur le rompte du lioiihomnie Malherbe, il est rquitable de le citer encore il lui lend nu éclalanl el légitime lioniniage. Voici sa fameuse leltre latine à U. de Sillion :

■I Devernaculis noslris versibus in ea sum opinione, Silhoni, qua emi- « nenlissimus Valela, bardos fuisse et gallicos faunes et insanos vates, et « quidvis ])ûtius quam veros et legitinios poetas, qui apud nos poeticen « attigere, jani tuni cum in Ualia tloreret ; adeo incomposito pede curre- « liant eorura versus, et asperitaleni ]dns quam gotliicam redolelianl. « Venere non ita mnlto po>l, qui rudem et incondiium sonum, quantum « patiebantur ea tompora, moUivere ; liomines varia et multiplici lec- <i tione, ingenio secundo el alacri indole |ira;diti, sed qui non noverant « ac ne suspicabanlnr ([uidein qu;e esset sinccra illa recle scribendi « ralio, quiqiie naluiaî bouilaleni cl robustissimas vires prorniscua « Latinorura Graecorunuiue inutatione corrumpereul. lUe, quem paren- « tiun aelas uuicum patriœ linguœ instauiatorem nuncupavit, hoc nioibo « pi'œcipue laborabat. In eo sunt aliqua quœ laudes, sed pluia longe ad « qua; fastidias. Vei'borum infelicissimus novator, negligens juxla atque « :indax, et torreiitis inslar, magims aliquando, sed lululenlus semper « fuit. .Nefas pnlabat vir oiUimus, el secinus de judicio posterorum, " super ambiguo verbo et suspecta scnteulia vel mli\imuMi dclibeiarc '( burenlos versus ante ciluini et totideni cmnatus siriiisis>e amiibai. '. liarbara et nostra, insolentia el in usu po^ila iliscninmc lialiebal nulbi. « iNeqne tamen ignoro poetam non venustissimuni invenire etiain nunc « amatùies, qui sciani Salioruni versus, vix sacerdolihiis suis intel- <i lectos.adiilta repnblica, nec amplius balbutienle populo roniano, fuissi' « .qind quosdani in deliciis. Fuit. Sillmui, Knnianus populns stculo Vir- II giliano, et posthabueie quidam prasenics opes antiqna^ paupeilati; Il sed desinant tandem, inibuli superslitione animi. s.itros sola vrtustale i( lucos el sepulta noniina ad(uare. Si is ipse, de qno agilur, lato :ili-

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158 POESIE FRANÇAISE

cl, en quelque sorte, nées d'un même père, noire prose et notre poésie ont contracté de grandes ressemblances, et se sont prêté leurs qualités mutuelles. L"une a pris de la solennité et de 1.1 pompe, l'autre de la correction et de la netteté. Elles n'ont plus gardé trace de cette diversité profonde que Técole de Ron- sard tendait à établir et qui nous frappe dans la prose et la poésie de plusieurs langues. Certes, il ne fallait p;is moins qu'un semblable rapprochement pour que plus tard La Motte pût sou- tenir sans trop d'invraisemblance la théorie de son OEdipe,el jiour que BulTon, louant de la poésie, s'écriât : Cela est beau comme de la belle prose.

L'on prendrait, au reste, une fort mauvaise idée des réformes que Malherbe méditait en ce genre, si l'on n'en jugeait que d'a- près le style de ses lettres. Excepté la fameuse Consolation à la princesse de Conti sur la mort du chevalier de Guise, déclama- tion d'apparat à la manière de Sénèque, et que l'évèqueGodeau proclamait un chef-d'œuvre, toutes les lettres qu'il a écrites sont d'un négligé et d'un trivial qui passent les bornes de la li- cence épistolaire. Celles qu'il adresse au savant Peiresc, et qu'on a pour la première fois imprimées en 1(S22, deviennent

n quo in lioc noslrum a'vnm delatus foret, prncul diibio admonitus nie- « liorilius exeniplis sibi pluiima detereret ; et, ut erat facili et iracta- ■( liili iiigcnio, in suis non paiica antique nimis, dure pleiaque, innu- '1 iiii^ra ignave dicta t'atoretur.

K Primus tVanciscus llalherba, ant inpriniis. viam vidit qua iretnr ad « carmcn, atqne, hanc inter erroiis et inscitiae caliginem, ad verani In- « cem respe\it primus, superbissiraoque aurium jndicio satisfecit. « Non tulit iiostros homincs, invenlis frugibiis, amplins Ba/.Kv/;5>ayîiv. « Docuit quid esset pure et cinn religione scribere. Docuil in vocibus et •< sententiis delectum eloquenti;e esse originom, atque adeo rerum ver- <i boriimque collocationeni aptam ipsis rébus et verl)is potiorem ple- « rumque esse. Non negaverim in quibusdani Philippi Porta-i conalum « ali([U('ni appaterc et primas quasi lineas Malherbiana; artis. Quamvis it eniin in iis tolor oralionis anliquaî sit, nunierus tamen videlur novas, " cullusque inter nostram ac priorem jptaleni médius, ut illum possit ■■' sibi utraque rindicare. Vprain bona non multa. qna^ ei alind forte '■ agenti excidere, olîruuntur multituiline deteriorum ; et injuria arti " lieret, si eam inter incerta ponerenius. Nosler seniper sibi constans « et sui ubique similis, non potiiit, quod fecit, id ratione non fecisse. " Perspicaci maxime et castigalo judicio. pbirima in se, in alios nimium « pêne multa inquirens, finxit et emendavit civiuni suoriun inp^rnia tani " i'elici ^ucce^su, ut oiegantiornm anclorum luibam. ipia nunc Gallia « celebralui', una ipsius disciplina Gallia? dederil. llaud alins igitui' luit, n si modo non nnnieres verba, sed jcstimes, ciii pins deheant littcra' lia' '• iiostra' popnlares ; cnmque snmnii olim viri in unn tanlum summi « fuerinf, Maronemque genii félicitas in oratione solula reliquerit et « fullinm eloquentia sua destituerit, cnin agressus est carnien ; bic et « cultissimi puet:e famam pcrcgregie tulit, et in pedeslri lacundia cura « lande qnoque versatus est ; (juod nobis quidem, inlirniitatis nostrfe « consciis, perdifficile et miiiim etiani videtnr... etc., etc. »

AU XVI» SIÈCLE. 159

ciirieusos même à force de façon ingrate et de séclieresse. Quand Buffon, après avoir sué tout le jour sur une période, se mettait à table, les manchettes chiffonnées et la frisure rabat- tue, on rapporte que récrivain si grave et si majestueux était dans ses propos d'une platitude à révolter les gens de goût et d'un cynisme à faire sauver les dames. Mallierbc lui ressemblait un peu sur ce point, et, s'd a l'ait des lettres détestables, c'est qu'il ne s'est pas donné la peine de les composer, comme Bal- zac depuis composa les siennes '.

Les principaux élèves et sectateurs de Malherbe étaient Ra- can, Maynard, Touvant, Coulomby, Yvande et Du Moutier. Ils se réunissaient chaque soir dans sa petite chambre, il n'y avait juste que six chaises pour les recevoir, et là, tous ensem- ble, devisaient familièrement de la langue et de la poésie. Si aucun des élèves ne vakit le maître, ils conservèrent du moins ses traditions. Après Racan et Maynard, Godeau, Segrais, Pel- lisson et quelques autres de l'Académie, s'en montrèrent les meilleurs soutiens, jusqu'à Boileau. Cependant l'école de Ron- sard ne céda point sans lutte. Déjà l'on a vu le bon Régnier et ses amis se courroucer contre le purisme de la nouvelle poésie, et ils ne furent point les seuls. En lO^o, c'est-à-duT cinq an- nées seulement avant la mort de Malherbe -, parut sous les auspices de Nicolas Richelet la magnifique édition in-folio de Ronsard. Ce fut comme autour de ce monument sacré que se rallièrent pour une dernière fois les défenseurs du poëte ; ils voulaient, ainsi qu'un d'entre eux l'a dit, arracher du tombeau de leur maître cette mauvaise herbe (mala kerba) ' qui étouf- fait son laurier. Claude Garnier, D'Urfé, Des Yveteaux, Hardy, Guillaume Colletet, Porchères, La Mothe-Le-Vayer, figurent au premier rang parmi ces champions de la vieille cause; mais aucun d'eux n'apporta dans la querelle autant d'aideur et moins de ménagement que la fille adoptive de Montaigne, la

I. Les lettres de JLillierhf à Peii'esc ont d'ailleurs beaucoup de prix coiiirao renseiijnemciit liistorinne ; elles seul pleines d'observations justes et de bonnes informations. L'historien de Louis Xlll, M. Bazin, les a remises en valeur.

"2. Malherbe mourut en H>2.S.

5. Hichelet, dans son Tonihcnii de Sdiiilc-Maiilic, a dit:

Hoc lumen. Iinc nnnm est sunctis quoi mnnihvs optem Aiigeiilmsiiiie Inh. ul l'crints semper inumbret Fins iviniiiniii, iiiiliiuique illum diadema curone!, Liiurus(iue ; cl inala te imnquam premat hcrba sepuHnm.

IDO POESIE FRANÇAISE

digne et respectable iiiadenioiselle de Gournay. Cette savante de- moiselle rendait à la mémoire de Ronsard le même culte de vénération qu'à celle de son père d'alliance, et elle avait en quelque sorte consacré le reste de sa vie au service et à l'entre- tien de leurs deux autels. Lorsqu'elle vit la critique grammati- cale qui n'épargnait pas Montaigne * s'acharner sur Ronsard, et relever dans ses œuvres les tours inéh'ganis et les mots suran- nés, elle eut un moment l'idée de retoucher et de polir à sa façon les poésies du Chantre vendômois, puis de les donner au public comme un texle nouvellement découvert. On savait en effet que, durant les dernières années de sa vie, Ronsard avait tenté de remanier ses premiers ouvrages. Mais Colletet, qu'elle consulta au sujet de cette fraude pieuse, l'en détourna comme d'un sacrilège. Elle se borna donc à guerroyer pour Ronsard et les vieux en chaque occasion, toujours sans succès, souvent avec raison et justice. Nous citerons, de ses divers opuscules trop peu connus, quelques passages non moins remarquables par l'audace des doctrines que par la virilité de l'expression : « 0 Dieu ! dit- « elle en son Traité des Métapltores, quelle maladie d'esprit « est celle de certains poètes et censeurs de ce temps, sur le « langage et sur la poésie spécialement héroïque, plus émanci- « pée ! Voyez-les éclairer et tonner sur la correction de ces

l. Du vivant de Monlaigne, Pasquier lui reprocliait déj.i VtHrangeté du style et l'emploi de certains mots, de certaines locutions qui n'étaient pas d'usage dans le beau inonde. Au ivn' sièc.e ce fut bien autre chose: Balzac, qui d'ailleurs juge l'.iutrur des Essais avec indulgence, ne peut lui passer le décousu et le peu de liaison dans le discours. Mais il se hâte d'ajouter, en manière d'excuse : « 11 vivoit sous le règne des Valois, « et de plus il étoit i.ascon, » deux raisons assurément suttisantes pour ne pas bien écrire. « Alors en elTet, nous dit fort ingéniiement Dalzac, •i -Malherbe n'ètoit pas encore venu dégasconner la cour, faire la leçon « aux courtisans et ans princes, dire : Cela est bon et cela ne l'est pas; « il ne se parloit ni de Vaugelas ni de l'Académie, et cette compagnie, •< qui juge souverainement des compositions Irançoises, étoit encore « dans l'idée des choses. » En voilà sans doute plus qu'il n'en fatit pour rendre excusable ce pauvre Montaigne. Mais la demoiselle de fiouruay ne se (payait pas de ces tempéraments: « Dieu sait, dU-elle avec colère en n l'un de ses traités, Dieu sait si ce chétif ouvrage des Essais, ce sot « discoureur et sot parleur, s'il vous plait, est cancelé de leur main, « non-seulement sur l'usage de la langue entière dont ils ne reçoivent « que la moitié, comme chacun sait, mais encore sur trois gasconismes « ou solécismes, bien que vi>iblement volonlnnes et non échappés, sur » autant d'autres mots liardis ou vieux, sur quelque petit latinisme, ou « ([uelque terme fort commun au palais, tel que peut être un ledit, un « //(-//;. un icetii!/... ijuel supplice n'aimeroieiit-ils mieux que d'être en " la place d'un si inhabile auteur que .Montaigne ! " Aux yeux de ma- demoiselle de Gournay, la cause de Monlaigne et celle de Uonsard n'en faisaient qu'une seule."

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« deux matières : est-il rien de plus iiiorveilleux? Et coinhien « est-il merveilleux encore qu'un des points capitaux de leur « règle soit l'inteniiction absolue des niétapluires, hors celles « qui coiu'ent les ruesl... Eclats et censures, s'il vous plaît, M non-seulement pour dégrader les Muses de leur majesté su- ■' perbe, quand ils ne les dégraderoient que du seul droit des M métaphores, mais aussi pourles embabouiner de sornettes et <i pour les parer de bijoux de verre comme épousées de village. (( au lieu de les orner et les orienter de perles et de diamants, « à l'exemple des grandes princesses... Regardons, je vous « supplie, si les Arts poétiques d'Aristole, de Ouintilien, d'IIo- « race, de Vida, de Scaliger et de plusieurs autres, se fondent, « comme celui des gens dont il est question, sur la grammaire, « mais encore une grammaire de rebut et de desiruclion, non « de culture, d'accroissement et d'édification... Vous diriez, à « voir faire ces messieurs, que c'est ce qu'on retranche du « vers, et non pas ce qu'on y met, qui lui donne jirix; et, « par les degrés de cette conséquence, celui qui n'en leroit « point du tout seroit le meilleur poêle. . Certes, aimerois-je « autant voir jouer de Tépinettc sur un ais i;ue d'ouïr ou de « pailer le langage que la nouvelle bande appelle maintenant « pur et poli... Belle chose vraiment pour tant de personnes qui « ne savent que les mots, s'ils savent persuader au public « qu'en leur distribution gise l'essence et la qi alité d'un écri- « vain!... Que ces correcteurs au reste ne se vantent point « d'avoir accpiis et de régenter une assez longue suite de parti' « sans. L'ignorance de ce temps et l'amour des nouveautés en Il sont cause d'une part, et de l'autre part, ceci, que lorce gens « affectent de faire des vers, et les entendtmenis communs Il trouvent celte nouvelle méthode beaucoup plus à leur portée Il que l'ancienne ; celle-là dépendant de cabale et de sollicitude Il pointilleuse, qui se trouvent Ton veut, bien qu'avec quel- <i que peine; celle-ci, des riches dons de natuie et de l'étude Il profonde, choses de rencontre fort rare. Eux et leurs iniila- II teurs ressemblent le renard, qui, voyant qu'on lui avoit coupé « la queue, conseilloit à tous ses compagnons qu'ils s'en fissent « faire autant, jiour s'embellir, disoit-il, et se mettre à Taise. « Certes, tu devois, Ésope, couper encore les dents, après la Il queue, à celte lausse bête, qui diesse ainsi de tous côtés em- II bûche à nos poules. Ils ont vraiment trouvé la fève au gâteau,

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« d'avoir su faire de leur l'oiblesse une règle, el rencontrer des « gens qui les en crussent. Au surplus, ce qui grossit de rechef « leur troupe, c'est que, comme ils ont l'assurance de condam- '< ner pour bil'ferie tous les poèmes qui manquent de leurs >' exceptions, ils concluent, à l'envers de médaille, ou peu s'en « faut, que tous ceux qui les ont observées sont bons, sans « éplucher le reste. Et partant, cette observation étant en leurs « mains, la couronne de poésie s'y trouve toujours infaillible- « ment aussi ; ce qu'elle ne ieroit pas en la troupe ou mode an- « tique, de laquelle ils se sont débandés, schismatiques des « Muses. Outre que tout le monde est capable dégoûter et de K louer leur poésie l'amilière, suffragante et précaire: et fort « peu de gens le sont d'en faire autant de cette antique poésie, « spéculative, haute, impérieuse, mon second père ajouteroit « céleste et divine :

hjneiis est iilli viyor et cœlcslis ovkjo.

« Est-il rien plus monstrueux que d'attacher la gloire et

« le triomphe de la poésie, je ne dis pas encore à l'élocution, « qui certes est de grand poids en un poème (et de laquelle « ils ne savent pas connoitre ni mesurer l'importance en sa « vraie étendue, vu ce qu'ils rejettent et ce qu''iis acceptent en (( malière de mots ou de |ihrases), mais l'attacher, dis-je, en i( la rime, en la polissure, en certaine curiosité de parler à « pointe de fourchette, el en la syntaxe toute simple, vulgaire (I et crue, de lenr langage natal.... (Ji'oi donc? l'excellence d'un " livre consiste en choses que toutes sortes d'esprits peuvent « suivre et fuir quand ils voudront ? Bienheureuse simplesse, « qui peut égaler et devancer la sulïisance, quand il lui plaira, « de se rendre seulement plus esclave qu'elle d'une routine si « commune qu'elle traîne par les rues, raccompagnant sans « plus d'un artifice que ces docteurs ici peuvent enseigner à <i tous en six leçons ! Bienheureuse qui peut luire et trioni- « plier sans le génie, non lui sans elle ! 0 qu'un poète doit être « lier de ^on mérite, dans lequel rabstinence de quelques dic- « tions à fantaisie tient lieu de haute éminence? Que ne sert-on « en la faim de ces messieurs, partisans si passionnés de telles « visions, une belle nappe blanche, lissée, polie, semée de fleu- « relies, couverte de beaux vases clairs et luisants, mais pleins

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« au partir cIo d'une oan pure et line à l'envi de Targent de « coupelle, et rien plus? Que nous profite aussi d'èlre riches en « polissure, si nous polissons une crotte de chèvre'/... » Dans une sorte de pamphlet apologéticpie adressé à madame Des Loges et intitulé Défense de la Pocuie et du langage r/e.s Poêles, niade- nioiselle de Gournay attaque la question encore plus au \if, s'il est possible : « Je sors, s'écrie-t-elle en son exorde ab iruLo, je « sors d'un lieu j'ai vu Jeter au vent les vénérables cendres « de Ronsard et des poètes ses contemporains, autant qu'une » impudence d'ignorants le peut l'aire, brossant en leurs fan- (' taisies, comme le sanglier échaulfé dans une l'orêt... » C'est qu'il faut l'entendre niagniliquement parler des « œuvres si " plantureuses de cette compagnie de Pionsard, leuvres relui- « santés d'hypotypose ou peinture, d'invention, de hardiesse, " de générosité, et dont la vive, floride et poétique richesse n aiitoriseroient trois lois autant de licences, s'ils les avoient » usurpées. Cette troupe, ajoute-t-elle, est plus excusable de « telles libertés que n'eussent été les deu.\ prélats (Berlaut et « Du Perron), ayant rompu la glace de la langue, ilélriché le « terroir de la poésie Irancoise, et composé les plus amples vo- « lûmes de cet art. Oui; mais, disent ces gens-ci, tous ces « poëmes seroient plus parfaits si les manquements que vous « excusez n'y étoient point. Je le nie. Le jugement de tels poêles « a voulu montrer qu'il savoit meltre peu de choses à peu de « prix. Un danseur est-il moins excellent pour faire une capriole « fausse, après trente justes et galantes? Au rebours, il veut « montrer que, s'il a bonne grâce à danser, il n'en a pas moins « à se jouer quand il lui plail. Oli! que le.s écrivains qui pos- « sèdent les grandes vertus sont assurés d'avoir de quoi couvrir « les petits vices, si vices y a! Vainqueurs et triomphants qu'ils « sont des hautes entreprises, daigneroient-iis chercher quel- « que gloire à montrer qu'ils savent recoudre leurs chausses?... » Ainsi disait mademoiselle de Gournay ; mais de si éloquentes ^lamentations furent généralement mal comprises, et ne servirent qu'à lui donner, parmi les lettrés à la mode, la ridicule réputa- tion d'une sibylle octogénaire, gardienne d'un tombeau. Ce fui donc au milieu des rires et des quolibets qu'elle chanla l'hymne funéraire de cette école expirante, dont, quatre-vingts années auparavant, Du liellay avait entonné Thymne de départ et de conquête, au milieu de tant d'applaudissements et de tant d'es-

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pérances*. Il est vrai que Ronsard conservait oncore un bon nombre de partisans : Scudéry, Saint-Amant, La Calprenède, Chapelain, Brébeul', Cyrano de Bergerac, celte postérité de Tiiéophile, n'en parlaient jamais qu'avec honneur et respect. Mais le nom et Tautorité de Maliierbe gagnaient de jour en jour, bien qu'en vérité l'on ne s'empressât guère de mettre à profit Ses préceptes ni ses exemples. Lui mort, en effet, personne de longtemps n'éleva la voix pour réclamer au nom du sens et du goût; il y avait confusion sans lutte, et la nouvelle littérature, étouffée sous les ruines de l'ancienne, avait peine à s'en déga- ger. Mademoiselle de Scudéry admirait à la fois Ronsard et Malherbe ; Segrais admirait à la fois Malherbe et mademoiselle de Scudéri^. On applaudissait le C/(/, mais on se pâmait à l'Amour lyrannique. Le régne des imitations durait toujours ; seulement aux Italiens et aux Latins riiôtel de Rambouillet avait ajouté les Espagnols , et Voiture remettait en vogue, avec les rondeaux gaulois, le style de Marot et de nos vieu.x romanciers. De tous côtés pourtant on aspirait sourdement à l'original et au nouveau, et quelques esprits aussi impuissants que bizarres, coujme Des Marests et autres, s'égaraient en le cherchant. C'est alors que le siècle de Louis XIV se leva sur ce chaos littéraire, le vivilia de ses feux, et l'inonda de ses clartés. A l'instant les dernières ombres s'effacèrent, et, suivant l'expression de Pindare, le ciel fut désert d'étoiles. Au milieu de ses contemporains éclipsés,

1. Il faut voir les intéressants petits traités recueillis dans le volume iuiilulé : li's Advh uu les Pri'sciis de la Demoixclle de Gintniaij (troisième édition, KUl) ; il se trouve au reste de trés-notahles changements de texte aux diverses éditions. J'indiquerai, comme particulièrement curieux sur la question qui nous louche, les chapities du Laniia/ic fnnifois, dfs Mi'lnphorcs, dis Rimes, des Diminutifs, Défense de lu l'oesie (tn trois parties), de la Fnçun d'écrire de Messieurs Du l'erntn et Berluut. Made- moiselle de Gournay l'ait de la critique littéraire en style de Saint-Simon. Son volume devrait être, comme correclil', le bréviaire île chaque acadé- micien. C'est le dernier bouquet de la vieille langue. La noble tille pro- teste par ses imprécations contre l'immense abalis qu'on en fit alois, comme d'une antique forêt sacrée. In siècle après environ, une nouvelle coupe recommença; des plaintes analogues mais bien moins éloquentes, s'essayèrent: l'Académie de Soissons, en \'-l(\. dans un discours adressé à r.Académie française, dont elle était la lille aînée, pioicslait encoi'e d'une voix atfaiblie contre ce dernier et moderne étriquement du style, qui devenait une grâce.

2. Pellisson met sur la même ligne les grands génies de Uonsard, Du Bellay, liellean, Du Perron, Des Portes, Bèrtaut et Malherbe. Sarrasin, dans la Pompe fnnèl/re de Voiture, fait tenir les quatie coins du drap .i Honsaid. Des Portes, Bertaut et Malherbe. L'histoire, le débrouillement de la littérature sous Louis XIII et sous Mazaiin, serait un bien joli sujet à étudier de très-prés.

AU XVI» SIÈCLE. 165

Malherbe brilla d'une gloire plus vive : dans un lointain obscur on continua d'apercevoir l'astre de Clément Jlarot.

Cependant les littératures voisines avaient mis moins de temps à naitre. Nous en étions au premier pas, et déjà l'Italie touchait au terme de la carrière. L'Angleterre avait son Shakspeare; en Espagne, Cervantes et Lope de Véga florissaieid. biitérentes et inégales à beaucoup d'égards, ces trois grandes littératures italienne, espagnole et anglaise, portaient alors des signes frappants d'une origine commune, et à travers leurs ma- nières plus ou moins polies, leurs parures plus ou moins bril- lantes, on reconnaissait en elles les fdies du moyen âge. Chez nous, ou l'a vu, presque aucun trait semblable n'attestait la même descendance. Nation mobile et railleuse, aussi incapable de longue mémoire que d'enthousiasme sérieux, nous n'avions gardé de l'héritage des trouvères que les contes pour rire et le ton malin des fabliaux. Tout en sentant ce qu'avait de maigre et de chétif un pareil fonds poétique, Honsard s'y était mal pris pour le féconder. Au lieu de rentrer franchement au sein des traditions nationales et de réinstaller notre littérature dans sa portion légitime du patrimoine légué par le moyen âge, il avait imaginé follement d'envahir l'antiquité; son vœu le plus ardent, il le proclamait lui-même, était de saccager la Poiiille et de mettre Thèbes en cendres , xj compris la maison de Pin- dare.

Mais, par malheur, durant ces longues et ingrates excursions, qui ressemblaient bien moins à des conquêtes qu'à des brigan- dages, nous laissions échapper derrière nous nos trésors domes- tiques, et le Tasse relevait la croix sainte de Bouillon, comme l'Arioste avait relevé avant lui Tépée enchantée de Roland. En un mot, la poésie du seizième siècle eut le sort d'une impru- dente échanffourée d'avaut-garde; un instant on surprit la vic- toire, mais on la perdit presque aussitôt : ce fut un vrai désastre littéraire. Quand .Malherbe vint, il trouva beaucoup à détruire et beaucoup à réparer; chez lui la critique raisonnée ne laissa nulle place aux inspirations naïves, et la première leçon qu'il donna à noi re muse au berceau consista prescpie dans ce seul mot : Abstiens-toi, dont elle s'e&t longtemps souvenue. Dès lors il n'y eut plus à espérer pour elle de retour spontané vers ces croyan- ces simples et profondes, mélancoliques ou liantes, si chères à l'enfance des nations modernes; une éducation régulière et po-

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sitivo lui interdit, en naissant, les ébats et la rêverie*. Mais asse? d'avantages sont résultés de cette discipline pour qu'on ne sache, après tout, s'il faut s'en réjouir ou s'en plaindre. On vit, chose inouïe jusque-là, une littérature moderne appliquer le goût le plus exquis à ses plus nobles chefs-d'œuvre, la raison prévenir, assister le génie, et, comme une mère vigilanle, lui enseigner l'élévation et la chasteté des sentiments, la grâce et la mélodie du langage*. On vit l'imitation des anciens, devenue originale et créatrice, réfléchir, en l'embellissant encore, la civilisation la plus splendide de notre monarchie, et de cette fusion harmo- nieuse entre la peinture de l'antiquité et celle de l'âge présent sortir un idéal ravissant et pur, objet de délices et d'enchante- ment pour toutes les âmes délicates et cultivées^. Enfin, si l'on n'eut pas en France la poésie du Dante, de l'Ariosteet du Tasse, ni surtout la poésie de Shakspeare, ni celle de Véga et de Calde- ron, l'on eut Kacine, et pour la première fois la perfection de Virgile fut égalée. D'autre part, la source vive de malice et de gaieté d'où longtemps notre littérature avait tiré sa véritable sève, et qui des vieux fabliaux s'était épanchée, trouble et bour- beuse, dans Villon, Rabelais et Régnier, n'avait fait que s'épurer, se clarifier, en quelque soite, et non point se tarir, en passant par l'école de Malherbe, et tout à côté deRacuie on eut Molière, c'est-à-dire la sublimité du rire et de la moquerie, non moins merveilleuse que cette autre sublimité de la grâce et de l'élé-

1. En appliquant ici un mot spirituel de M. de Stendhal, on peut dire que la naïveté de notre poésie sous Slalherbe est celle d'une jeune fille de dix-h\iit ans sans fortune, qui a déjà manqué trois riches mariages. Dix-huit ans toutefois est un peu jeune, j'aimerais mieux vingt-huit.

11 m'est revenu à l'esprit, ces jours derniers, tout un accès violent de regrets et doléances à la Gournay. Entendant le poêle gascon Jasmin, en i)Ossession d'un patois et presque d'une langue qu'il refait si vive, si sémillante, si colorée, hélas ! pensais-je, au xvi» siècle, la langue fran- çaise, la langue d'Amyot et de Montaigne, avait encore pour les vers, aurait eu toutes les richesses, toutes les facilités reurettées, ces mots pittoresques, ces jolis diminutifs, cette brillante et gaie foison. Mais on n'en lit pas un bon, im siiflisant usage; on laissa perdre le trésor à des puérilités ingénieuses, à des riens gracieux: il n'y eut point de monu- ment. Jeunesse se passa. Alors Malherbe vint, et d'une mine sévère, conmie à des écoliers qui ont dissipé le temps, il retira le congé. 11 fit main basse sur les grâces permises.

2. « Depuis l'établissement de l'Académie franioise, notre langue n'est » pas seulement la plus belle et la plus riche de toutes les langues vi- « vantes, elle est encore la plus sage et la plus modeste. « (Ménage.)

3. Voir dans les Nouveaux Méliinges littéraires de M. Villemain, le discours éloquent prononcé à l'ouverture du cours de 18-2i-lS''2."i. Le siècle littéraire de Louis XIV y est célébré avec une ingénieuse nouveauté d'éloges.

AU XVI» SIECLE. i67

gance. Aurions-nous, comme Boileau, l'injustice d'oublier La Fontaine, le plus naïf, le plus fin, et, avec Molière, le plus gau- lois de nos poètes? Mais, pour achever de comprendre cette grande et belle gloire littéraire de notre patrie et les circon- stances qui, en la retardant, l'ont rnûrie et préparée, ik)Us n'avons pas tout fait encore, et il nous resie à retracer rapide- ment l'histoire du théâtre au seizième siècle.

HISTOini:

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THEATRE FRANÇAIS

AU \Vr SIÈCLE

Dés r;iiiiice 1508, plusieurs bourgeois de Paris, maîtres ma- çons, menuisiers, serruriers, marécliaux ferrants et autres', gens de piété plutôt que de plaisir, avaient imaginé de se réu- nir régulièrement les jours de fête dans le village de Saint- ftlaur, près Vincennes, pour y représenter les traits les plus intéressants du Nouveau Testament, la conception, la passion, la rèsuriection de Notre-Seigneur, ou les miracles et martyres des saints et saintes les plus connus. Mais le prévôt de Paris, itilormé de cette nouveauté, y avait mis opposition. Il s'en était suivi un procès, et, après quatre ans d'instances, en 1402, les bourgeois avaient obtenu du roi Charles VI, moins difficile que ses officiers, des lettres patentes qui érigeaient leur société en confrérie de la Passion et lui concédaient le privilège exclusif de jouer à Paris Dieu, la Vierge et les saints. Ils s'installèrent

I. lioileaii s'est trompé quand il a allribiu'' la Idiidatioii de ce premier lliéàlre à des pèlerins :

De pèlerins, dil-mi, une tnjnpe grossière Eu public ù Paris y nionl.i la première, Kt, sotlenient zélée en sa simplicité, Joua les saints, la Vierge et Pieu par piété.

11 a conl'ondu les bourgeois de Paris qui l'ormèreiit la Confrérie de la Passion, avec les religieux, qui taisaient de merveilleux récits et quel- quefois des siniulacres de représentations sur les places publiques, à leur relour de la Terre-Sainte. Au l'esle, on se trompe jnesque inévitablement en ces matières selon ia dale oi'i l'on écrit; car les recherches et trou- vailles qui se foui chaque jour déplacent incessamment le point de dé- part ; ce sont de ce> terrains qui sont encore en train de changer >ous le pied tandis qu'on y marche.

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170 POÉSIE FRANÇAISE

(loue dans riiùpilal de la Trinilê, situé vers la porte SaiiiL-Dcnis, et ouvrirent le premier théâtre régulier qu'on eût vu jus- qu'alors en France, ou du moins à Paris. Sans doute il y avait depuis longtemps des spectacles plus ou moins analogues aux mystères, et qui même n'en difléraient pas essentiellement. Les entrées solennelles des princes étaient marquée.s par des jeux allégoriques, par des scènes composées moitié en tableau, moitié en action, et d'ordinaire empruntées aux Ecritures. Les pèlerins qui revenaient de la Palestine, le bourdon à la main et le chapeau orné de pétoncles, donnaient probablement à leurs complaintes et à leurs écrits la forme natin-elle d'un petit drame, pour émouvoir plus de pitié et recueillir plus d'aumô- nes dans les lieux ils passaient. La célébration des fêtes de VAue, des Fous, des //î;u)c^»/.s, avait habitué le bas peuple des églises à porter sans scrupule dans les lieux saints et au milieu ties plus vénérables objets de son culte tout autre chose que du recueillement et des prières. Même avant les croisades, des es- sais de drames pieux introduits et acclimatés dans les églises intéressaient à la fois les laïques et les clercs'. Dans les collèges à de grands jours, au sein des abbayes lors des funérailles des abbés ou abbesses, des espèces d'églogues sacrées se jouaient en latin et offraient comme un dernier anneau classique. Enfin les foires, les marchés, et particulièrement les réunions bruyan- tes qui avaient lieu dans les couvents vers la saison des vendan- ges, étaient d'autres occasions qui provoquaient des essais de spectacles tout populaires. Les bons moines, pour mieux as- surer la vente de leurs vins, ne manquaient pas d'attirer et d'attendrir les acheteurs par quelque représentation religieuse^. Quoi qu'il en soit de ces origines assez obscures et lointaines"',

1. Voir Jiiiininl tJcx Snrniiis, juin 1830, articln de M. rinynounrd.

'2. 11 dul aussi arriver en Franco co que NVarlon rapiiorle de l'Angle- lorre. Les abbayes voisines des châteaux procnraienl souvent aux sei- gneurs châtelains des récréations pieuses en retour de l'hospitalité splendide qu'ils exerçaient envers les moines. Les rejfislres du prieuré de Maxtoke, près Coventry, aimée 1-450, marquent que les entants de chœur du monastère jouèrent une pièce, le jour de la l'urification, dans la grande salle dn château voisin, appartenant à lord Clinton; et il est expresséuient noté que le cellerier de mylord ne reçut d'eux aucun ar* gent pour les rafraichissemenls qu'il leur distribua, jiarce que. durant cette année, les jongleurs et musiciens de Sa Seigneurie avaient l'tc foi t souvent eux-mêmes hébergés gratis au réfectoire du couvent.

ô. Voltaiie a mis en avant sur l'origine des mystères et moralités pieuses une opinion particulière qu'il doiuie comme incontestable avec sa décision trop ordinaire : « L'art des Sophocle n'existait point, dit-il

.\r XVI' SIÈCLE 171

qiio (Ippiiis qii(l(|iie temps d'est iiiiables tiiivailliMirs s'occiipoiit en tous sens à déliroiiiller et ;i reculer, il demeure corlaiii, jusqu'à nouvel ordre, que noire premier tliéàtre à la fois per- manent et régulier ne s'ouvrit à Paris qu'en 1402 ; seulement commence l'histoire de l'art, si encore le n)Ot d'arl est applica- ble à de pareils essais.

Et l'on voit que sui' ce point d'abord Je me suis emi)ressé de restreindre, autant que je le puis, la limite remontante et ré- trospective de mon sujet; c'est au xvi» siècle surtout que je vise. Les mystères y Unissent, et, en général, tout l'ancien train dramatique s'y inlerrom|)t et s'y transforme. A quelle époque précise ce système avait-il comn^iencé? Dans quelles conditions s'était-il lentement et grossièrement formé? La seule méthode légitime pour résoudre une semblable question consiste à ras- sembler le plus qu'on peut de matériaux de toutes sortes, tirés de diverses provinces, et même de diverses nations, cette vieille forme dramatique étant commune et solidaire à presque toute l'Europe occidentale du moyen âge. En attendant les ré- sultats de cette vaste enquête, de cet inventaire très-poudreux, et sans prétendre porter atteinte à une question antérieure et, en quelque sorte, réservée, je me tiens à un seul fait le plus en vue, et qui a servi jusqu'ici de point de repère pour s'orienter à l'horizon. Il en est un peu de ce théâtre de la Trinité de 1402 comme du Roman de la liose : ni l'un ni l'autre ne sont en leur genre un vrai point de départ, quoiqu'on l'ait (;ru longtemps. Ce serait plutôt, dans 'es deux cas, le commencement de la lin ; et les confrères ou acteurs de pièces saintes n'eurent besoin d'une autorisation si régulière que parce que déjà ils étaient contestés. Qu'importe I l'accident est essentiel sur cette pente

« chapitre lxxxii dp l'Exsai sur les Mœurs). On ne connut d'abord en « Italie que des lepiésentalLons naïves de quelques liisloiies de l'Ancien « et du -Nouveau Testament, et c'est de que la cuutuine de jouer les « mystèies passa en France. Ces spectacles étaient originaires de Con- « stantinople. Le poète saint Grégoire de .\aziaiice les avait introduits 1 pour les opposer aux ouvrages dramatiques des anciens Grecs et des 1. aiiiiiMis lioniains ; et comme les chœurs des tragédies grecques étaient « lies hymnes religieusi'S, et leur théâtre une chose sacrée, Grégoire de « .N,i/i:ni(0 et ses successeurs llrent des tragédies saintes, etc. » Grégoire do Naziance composa, il est vrai, plusieurs pièces de celte sorte, des- ([uelles nous est resté le Clirislus jHitiens, que du moins on lui attribue. Mai-; ces pièces étaient modelées sur Kuripide, et elles ne ressemblent pas plus auv mystères que les tragédies latines classiques composées plus tard pur Uin lianan, Muret, lieinsius.

17-2 POESIE FliANÇAISE

dt'diiiaiite du moyen âge j'ai d'abord à mettre le pied, el, faute de mieux, avec tous mes devanciers, je m'y attache'.

Quand les choses sont près de finir, elles ont souvent une dernière saison toute florissante; c'est leur automne et leur vendange, c'est le bouquet. Il parait que tel fut le .\v« siècle pour les mystères. De toutes parts alors ils foisonnent et s'épa- nouissent comme Tarcliilecture même des églises auxquelles ils sont liés. Ils semblent vouloir profiter des derniers soleils et se grouper sous chaque clocher avec une émulation, un luxe, et dans des dimensions qu'ils n'avaient certes jamais déployées encore. Cette émulation paraît s'être étendue, vers le même temps, aux autres genres dramatiques collatéraux.

D'après l'esprit de leur fondation, les Confrères ne jouèrent d'abord que de saints mystères. L'hôtel de la Trinité n'était, en quelque sorte, qu'une succursale des paroisses de Paris, et, les jours de spectacle, on avançait dans les églises l'heure des vê- pres pour permettre aux fidèles, et sans doute aussi au clergé, de se rendre à temps au théâtre. Cependant on ne s'en tint pas à ces plaisirs sérieux qui faisaient suite aux offices et étaient reconuuandés au prône comme de bonnes œuvres*. Les Con- frères, pour accroître encore la vogue dont ils jouissaient, ne

1. Lorsque J'ai commencé ce Iravail (en 1S27), j'avais pour devanciers et pour guides les frères Parlait, lieaucliamps, La Vallière, en ce qui était documents et leclierciies ; en lait d'appréciations et d'idées, je n'avais guèi'e (jue Kontenelle et Suard. Je profitais aussi de l'excellent Warton. .Mais, depuis une dizaine d'années, tout ce canton de la littérature a changé de l'ace, grâce à de jeunes et actifs défricheurs. MM. Francisque -Michel, Achille Juhinal, Chabailles, et d'autres encore, ont remué et publié force pièces noiivelles. M. Magnin, dans son cours sur les Origines du TliMIrc moderne, a ouvert des vues. C'est sur lui et sur sa docte pro- messe qu'on aime à compter, lorsque le moment sera venu de mettre le sceau et la loi dans toutes ces veines d'investigations un peu confuses. 11 y a une heure, en histoire littéraire aussi, il faut dire : Claudiie juin rii'os. puer a

2. On aurait tort de ne voir dans ces paroles strictement exactes que des plaisanteries assurément foi t déplacées. Je ne sais plus quel pajie accorda mille jours d'indulgence à lous ceux (jui assisteraient conve- nablement aux pièces saintes représentées à Chester durant la semaine de la Pentecôte. L'évéque du diocèse ajouta en son n nn une indulgence secondaire de quarante jours; elle pape, dans la même bulle, fulminait condamnations contre les incorrigililes pécheurs qui troubleraient et inteirompraient la célébration de ces pieux mystères. (Warton, Histoire de la Poéxie auç/laise, section xxvii, tome III, page 44.) Si j'avais à définir le genre par une image, je dirais : Un mystère, dans ce bon temps lirimitif, joué quelquefois devant l'église même, était comme une dépen- dance et, à la lettre, une mise en action de la façade, un complément historié et mouvant du portail ou de la rosace. Coloriés, sculptés, ou sur le tréteau, c'étaient les mêmes iiersonai<jesi.

AU \V1« SFECLE. 475

tardèri'iit pas à joindre aux tragédies d'église (|iiil(iiies laives plus capables d'égayer l'assemblée. Comme leurs scrupules re- ligieux, et peut-être déjà un certain amour-propre d'ncteur, ne leur permettaient pas de jouer dans ces petites pièces, ils priè- rent la troupe des Enfanta sans souci de les remplacer, e ceux-ci embrassèrent avec plaisir cette occasion de se produire sur un théâtre aussi respectable.

Tandis , en etVet , qu'une pensée toute sérieuse et pieuse avait donné naissance à la confrérie de la Passion, d'autres con- fréries s'étaient formées dans des vues plus profanes et plus badines. Sous le titre d'Enfants sans souci, des jeunes gens de famille, spirituels et dissipés, avaient conçu l'idée peu édifiante de tirer parti pour leur aniusemenl des défauts et ridicules du genre humain. Comme s'ils avaient su que les sots depuis Adam sont en majorité, ils désignaient la pauvre humanité du nom de Sottise; et, comme s'ils n'avaient pas moins su qu'on la gouveine souvent en se moquant, ils s'arrogeaient sur elle une sorte de puissance et de principauté ingénieuse : leur chef s'appelait Prince de la Sottise ou des Sots. Ils obtim^ent aisément de Charles VI la permission de représenter leurs sotties sur des échafauds en place publique la Ihilie), car le privilège exclu- sif des Confrères de la Passion ne s'étendait (|u"aux mystères. D'un autre côté, les clercs de procureurs, Ibrniant, sous le nom de Baxûclie, un petit royaume de Cocagne avec ^a jniidiction, sa hiéiarchie, ses coutumes et ses fêtes', prirent l'habitude de jouer, à certains jours solennels, des moralités, et des farces dont la raillerie et la satire faisaient d'ordinaire le fond*. Les

1. On peut voir dnns Vllktoire du Ttiénire fraiiçtiis par les frères Par- fait (tome II, page 71) Torigine et la constitiilioii de la liazoche. Le loi de la Bazoche avait son chancelier, ses inaiti es de requêtes, son procureur général, etc. Warton (Hutoire de la Pf)t''sic (inqlnhe, section xxxiv, t. lit, page 250) rapporte de cuiieux détails sur les associations seniblaliles que les étidianls en droit d'Angleterre formèrent pour jouer la comédie. Le savant historien cite les représentations qui eurent lieu en Itin;'), duiani les fêtes de Noël, dans la grande snlle (hait) de Miiklle-Teiiiple. Le l'riiicf (if Ihe Temple y était assisté de son Uivd Kee])er,t\e son turd Treamirrr. 11 avait huit huissiers à verge blanche, un capitaine des gardes et deux chapelains.

i. Il ne faudrait jias croire au reste que ces mots désignassent des genres bien déteiniinès. Thomas Sebilet en son Art poétique, distingue deux sortes de moialités : l'une qui représente, dit-il, la tragédie grecques et latine, l'autre qui n'est qu'une leçon allégorique. Celte dernière espèce était la plus commune, et je ne me fais guère même d'idée de la pre- mière. On trouve dans les écrits de la reine de INavai re la farce de Trop, prou, peu et moins, qui n'est, à vrai dne, qu'une ///orr/Z/Vè, etder.com:''

ir..

174 poÉsiK im;am;.\isk

moralités, pourlaut, avaiciil (luelqueCois une intention plus re- levée, et il semblerait alors que les auteurs n'eussent adopté le genre allégorique que pour ne pas empiéter sur le privilège (les Confrères. Mais (;'cst avec les Enfants sans souci que les Uaxochievs avaient le plus do raiiportp,et pouvaient avoir le plus de démêlés. Ils prévinrent lout sujet de querelles en négociant avec eux de ))uis^ance à puissance, de royaume à principauté. Le Roi de la Bazoche permit au Prince des Sots de l'aire jouer des farces; le Prince des Sols permit au Ptoi de la Bazoche de faire représenter des sotties, et la paix resta sur les tréteaux durant les sanglants débats des Bourguignons et des Arma- gnacs.

Cependant, dès le milieu du quinzième siècle, les farces, les moralités, n'échappèrent pas à des querelles et à des périls d'une autre nature , auxquels on serait tenté d'assigner une date plus récente, si l'on ne savait que le pouvoir est de tout temps à peu près le même, et que ceux qui l'exercent ont d'or- dinaire, sinon la même science, du moins les mêmes instincts. Un des premiers actes du parlement, après la restauration de Charles VII, fut une défense aux Baxochiens de rien jouer qu'avec une autorisation expresse. Mais, à voir les arrêts nom- breux et parfois contradictoires qui se succèdeni, on conclut aisément que les dispositions en furent sans cesse enfreintes ou éludées. D'abord les punitions inlligées aux acteurs purent pas- ser pour légères; quelques jours de prison, au pain et à l'eau, faisaient justice de leurs espiègleries. Sous Louis XI, les prohi- bitions devinrent plus sévères et les peines plus graves : ce tyran, qui avait si peur d'entendre redire à ses oreilles le nom de Péronne, ht meiuicer par son parlement de la confiscation, des verges et du bannissemeni, tous clercs, tant du Palais que du Cliàtelet, qui joueraient des farces et sotties; il y avait peine de radiation du Palais contre ceux même qui demande- raient la permission d en jouer . Le silence forcé de la Bazoche ne fut levé que par le bon roi Louis MI, car il aimait la vérité ; et, connue dit lui vieil auteur (Guillaume Bouchet en saxni'-' Se-

dies lie la Ntitiritc de Jésus-Christ, tic IWdornIidii. des Irois liais, qui no sont autre iliose que îles nn/slères, el qui poui-raient niènie s'appeliT ra(jédies aussi jnsleniont que le Sticrlfiee d'Ahrnliuiii, par Tliéoddi'e lie liéze. Le mystère i\e Bieii-Aeisi !■! .]ltil-.\risé n'esl évidcrnnieut ([u'une moraliti.

AU XVI" SIÈCLE. 175

rée), pour qu'elle arrivât jusqu'à lui, « il permit les théà- « très libres, et voulut que sur iceux on jouât librement les « abus qui se commeltoient tant en sa cour comme en tout son « royaume ; pensant jtar apprendre et savoir beaucoup de « choses, lesquelles aulremenl il lui étoit impossible d enten- « dre. » 11 rendit aux Bazochiens les privilèges accoutumés, et, par une insigne faveur, leur permit de fixer leur théâtre, jus- que-là ambulant, sur la grande table de marbre qui existait alors dans la grande salle du Palais ^ Un jour que les courti- sans se plaignaient devant lui d'un trait lancé dans une sottie contre ses réformes économiques : « Laissons-les faire, dît ce « bon prince, j'aime mieux les voir rire de mon économie que « pleurer de mes profusions. « « Je leur donne toute liberté, « disait-il encore, pourvu qu'ils respectent Fhonneur des M dames ; » et même il ne paraît guère qu'on ait été fort rigou- reux sur ce dernier point. Le parlement, devenu paternel sous un monarque père du peuple, accorda souvent à ses clercs des gratifications pour subvenir aux frais de leurs montres el jeux. C'est sous de si favorables auspices que nos auteurs et acteurs satiriques et comiques virent commencer le xvi" siècle.

Dans le même temps, les mystères avaient joui de destinées moins variées et moins orageuses. Farcis de détails ignobles, de scènes ordurières, de plai:^anteries obscènes et quelquefois hardies, ils avaient à leur caractère sacré une faveur écla- tante, une protection universelle. A Metz, à Lyon, à Rouen, à Bourges, à Poitiers, àSaumur, à Grenoble, dans toutes les villes un peu considérables du royaume, s'étaient formées des confré- ries d'écoliers et d'artisans qui rivalisaient de zèle et de talent avec la troupe de Paris. Bien souvent c'était en plein air, sur les places publiques^, à la face de toute une population rassemblée, qu'ils dressaient leurs nombreux échafauds et qu'ils e-vécutaient leurs drames.interminables, durant plusieurs jours consécutifs'-, du matin au soir, avec un vaste appareil de machines et une inconcevable somptuosité de décorations, de tapisseries et de

■1. Elle lïitd.'lruilo a.ais l'iarondif- de l(;iS.

'1. I.c iriyslrro de niiciiniiilidii cl SitllVili' de yolrc-S<-i(jiicnr Jcsiis- Clirisl lui reprt'SeiiU'' iiuiutl Iritniipluinteincnl sur lu place ilu iNeul'-Mai'i'lu' de lioiicii, aux l'êtes de iSoi'l de I année Wt'i,.

ô. Le iiiy.slère des Aclcs (/es Ajmlves, joué à Bourges en 1500, dans l'aïuien am|dulliràlre îles Arènes, dura <(uaranle jours.

170 POÉSIE FHANÇAISE

peintures'. La nouveauté, la bigarrure de cet entourage el de {■Me mon tri', on le conçoit , devenait aisément le principal, et le texte de la pièce elle-même, le registre comme on rappelait, ne faisait souvent que fonction de libretlo. La plupart des costumes étaient empruntés à la sacristie, et, surtout lorsqu'il s'agissait de jouer Dieu le Père, nulle chape et nulle étole ne paraissaient assez niagniOques dans la garde-robe épiscopale. Aux divers instants de pause, ou pendant les scènes de paradis, les chantres, les entants de chœur et les assistants entonnaient les hymnes et psaumes indiqués, et, si la pièce se repi'ésentait dans la cathédrale, les grandes orgues, parleur accompagnement faisaient l'effet de l'harmonie céleste. Les psaumes et les proses de l'église étaient à la lettre les opéras de ces temps-là, a très- bien dit le père Ménestrier-. Le nombre des auteurs de mystères augmentait chaque jour : c'étaient fréquemment des prêtres, et l'on cite parmi eux des évêques^. Ces prêtres ne rougissaient même pas de prendre rang entre les acteurs et de remplir au besoin quelque rôle important et grave, tel, par exemple, que le rôle d'une des trois persoimes de la Sainte Trinité. 11 est vrai que, la ferveur des premiers temps un peu passée, les mystères s'éloignèrent par degrés de l'esprit de leur origine, et tendirent de plus en plus à se confondre avec les autres amusements profanes. Mêlés aux sotties et aux farces, ils durent partager la défaveur dont le clergé poursuivait ces bouffomieries moqueuses,

1. On lit dans la vingt-luiitième Serée de Guillaume Douchet : « Quel- « qu'un de la compagnie (il y a un auli'e mot que je ne transcris pas) B nous va conter qu'il avoit vu jouer la Passion à Saumur, il y a >■ encore quelque re>le de théâtre ancien, et qu'entre autres choses fort " singulières qu'il avoit remarquées en ces jeux, c'étoit que le paradis « étoit si beau à cause de l'excellence de la peinture, que celui qui l'avoit « fait, se vantant de son ouvrage, disoit à tous ceux qui admiroient ce « paradis: Voilà bien le plus lieau paradis que vous vîtes jamais, ne que « vous verrez. » On attachait beaucoup d'importance à cette partie du spectacle, et dans le Vicl Tesiaiiwnl. quand Dieu crée le ciel, il est dit en notes : " Adonques se doit tirei' un ciel de couleur de feu, auquel sera écrit Cœliim empyrciim. »

2. Des Représentations en musique anciennes et modernes, p. l.'il.

ô. Nous nommerons quelques-uns dr ces auteurs, dont la [ilupait sont restés inconnus: Arnouîd et Simon C.reban frères, l'un chan(dne du .Mans, l'autre, moine de Saint-Riclier et docteur en théologie, tous deux auteurs des Actes des Apôtres; Jaques .Milet, auteur de la Destruction de Troie la tjrant; deux Jean Michel, l'un ilocleur en médecine, l'autre évèque d'Angers, qu'on a tour à tour confondus ou opposés, et qui priienl part, à ce qu'on croit communément, aux mystères de ht l'assion. de la lié- surrection. Tous ces auteurs appartiennent au quinzième siècle. Louis Chocqnet, qui composa le mystère de l Apocalypse, est du seizième.

AU \V1" SILICI.K. 177

et loii conçoit s;in> peine que le sacristiiin Tappiroiie* ;iil reCusé une diiipe du couvent à la diablerie tie Sainl-Maixent, oii'igée par François Villon. Les lumières , d'ailleurs, qui croissaient rapidement, éveillaient déjà l'attention sur les ridicules et les Itérils attachés à ce travestissement des Écritures. Toutefois, malgré ces causes inévitables d'une prochaine décadence, les nivstères, jusqu'au temps de Louis XII, n'avaient rien perdu de leur inuTiense succès populaire. Avant d'en venir aux analhèmes (les prédicateurs et aux réquisitoires des procureurs généraux qui les frappèrent sous le règne suivant, il importe de donner ici une notion générale et précise de ces singulières composilions. On peut diviser les mystères en trois classes, d'après la naluie des sujets qu'ils traitent, plutôt que d'après la manière dont ces sujets y sont traités : les mystères qui traduisent par pcrsonaiges les diverses parties de l'Ancien et du IS'ouveau- Teslament, les histoires de Joséphe et d'Ilégésippe, et dont l'ensemble forme, en quelque s^orte, une épopée dramatique continue depuis le jour de la Création jusqu'à la ruine de Jérusalem, ou même jusqu'au Jugement dernier; 2" ceux qui montrent en scène, isolément, les lègindes et miracles des saints cl saintes, sainte Barbe, saint Christophe, saint Martin-, etc. , etc. ; ceux qui roulent sur desévénemenis tout profanes, l'Histoire dr Troie la granl, le mystère de Grisélidis, etc. , etc. A part ces diflérences, qui ne sont que dans le choix des sujets, la forme nous srmble partout la même. Etranger à toute idée de plan et de composition*, lauteur, quel qu'il soit, suit d'ordinaire son

1. Voir liabelais, livre IV, cliapitie xiii, Pt Ciiiillaume Doucliet, Scrce viniil-neiivième.

"2. In (les jilus curieux dociimenl.s qui concernent les mystères est assurément un procès-verbi I iiublié par .M. Juhinal (piélace en tète des Sli/stères inédits du xv siècli', page xuu\ et relatant les circonslances d'une représentation de la Vie de Monseigiii'iir Saint Martin, qui eut lieu à Seurre en Bourgogne, octobre li96.

3. Du moins comme nous l'entendons; car, pour eux, ils avaient de certaines règles ou s'el'forçaienl d'en avoir, comme l'attestent de plates stances tirées des traiiès el jardins de rbélûri<ine du temps, sous cette rubrique Prn niistcriis conipilandis :

Pour taire croniques nolaljlcs. Ou liystoires, ou beaulx Musléns, Qui soient aux gens déliilaljli-s, Après que l'on a des matières Vrayes Irauslacions entières Selon les laiz, sans rime ou |)ro«e, L'on doit par ornées manières En brief traicter une granl chose...

On voit de reste ce qu'un tel début d'Art yuétique promet.

178 POÉSIE FIîA.Nr.AiSE

texte, histoire ou légende, livre par livre, chapitre par chapitre, arii|)lituiiit outre mesure les jilus minces détails, et s'abandon- nant, cliemin faisant, aux distractions les plus puériles. Il con- tinue de la sorte, jusqu'à ce que la tene lui manque et que le livre entier soit ystorié par personuiges. Le plus souvent il ne s'inquiète pas de la division en journées : le mystère est hvré tout d'une pièce aux acteurs, qui en jouent le plus qu'ils peuvent chaque jour, et poursuivent, sans désemparer, jusqu'à ex- tinction. D"après cette première expérience, les divisions s'éta- blissent pour Favenir : et peu importe, en elTet, tombent les coupures, puisqu'il n'y a pas d'action à interrompre. En géné- ral, la scène se passe tour à tour dans trois régions principa- les, le paradis, la terre et l'enfer ; et de plus, sur la terre, on voyage fréquemment d'une maison, d'une ville, d'une contrée à une autre, de Troie à Corinlhe, de Rome à Jérusalem. Ici, l'art des acteurs et du décorateur aidait merveilleusement aux conceptions du poète. Le paradis, représenté par l'échafaud le plus élevé, était fait en manière de trône. Dieu le Père y sié- geait sur une chaise d"or, entouré de la Paix, de la Miséricorde, de la Justice, de la Vérité et des neuf chœurs d'anges rangés en ordre par étages. L'enfer apparaissait à la partie inférieure du théâtre, sous la l'orme d'une grande gueule de dragon qui s'ou- vrait selon que les diables voulaient entrer ou sortir. Ainsi, lorsque Jésus descendait pour en briser les portes (mystère de la Résurrection), on voyait les diables accourir en foule à l'en- trée, en mettant coulevrines, arbalètes et canons par manière de défense K Le pur,i;atoire, quand on avait besoin d'un purga- toire, était placé au-(ie?sus de l'enfer et construit en manière de chartre; et, un peu plus haut encore, une grosse tour carrée à jour laissait apercevoir les âmes des justes qui soupiraient dans les hmbes. La terre, située au rez-de-chaussée, entre l'enfer et

1. De toutes ces belles machines, on le conçoit, il s'ensuivait une fois ou l'autre maint niéniomble accident, .\insi, à la représentation du my- stère de saint ilarlin à Seui're, dès le début, au moment Satan sortait de ce trou internai, le feu prit à son habit et à ses chausses (je parle plus honnêtement que le procés-verbal) ; ce Satan tout en feu et trop au na- turel faillit tout conii)romeUre ; mais sa présence d'esprit répara. A Metz, dans les représentations de la l'assion qui eurent lieu en la plaine de Veximiel (juillet 1457), le curé qui faisait Jésus crucilié allait tout de bon expirer en croi.i, si on ne s'était hâté de l'en descendre ; et un autre prêtre qui faisait Judas se pendit si bien qu'on eut également à le faire revenir. C'étaient les anecdotes de coulisses du vieux siècle.

AU \VI- SIÈCLE. 179

le ciel, coiitprinil, un grand iiDiuhrc d'éclial'iinds figurant diverses maisons, villes eL contrées, avec des écriteanx, de peur de mé- prise. Une telle précaution devenait sourtout indispensable quand les écliafauds, faute d'espace, étaient entassés les uns sur les antres, ce qui arrivait souvent à l'hôtel de la Trinité. Dans la Destruction de Troye la grande, Anténor, chargé de redemander aux Grecs Exione (Hcsione), sœur de Priam, que Télanion re- tient captive, s'embarque au port de la ville, et aborde suc- cessivement à Manise, cité de Pellevs, à Salamine, cité de Téla- mon, à Thaye, cité de Castor et Polhix, en Pille, oii régne Nestor, etc. , etc. ; tous lieux qui sont représentés sur le théâtre par deséchafauds séparés. Duiant ces trajets divers, il y apatise deméneUriers. Cette pause est quelquefois éludée avec une sorte d'art. Dans le mystère de V Apocalypse, par exemple, les agents de Domitien s'embarquent à Rome pour Épbèse, saint Jean prêche le peuple, et, pendant qu'ils passeront, parlera F Enfer, c'est-à-dire Lucifer, Astarotli, Satan, Burgibus, que l'approche d'une persécution met en gaieté. Dès qu'ils ont pris l'apôtre, les tirans se rembarquent avec lui pour Rome : Ici entrent en la nef, et pendant leur navigation parlera Paradis, c'est-à-dire Marie, Jésus et Dieu le Père. Nonobstant ces petits artifices, il y avait, de temps à autre, des pauses très-courtes, dans l'inter- valle desquelles on voyageait grand train à travers l'espace et la durée. Après une pause qui suit le meurtre d'Abel [Vieil Testa- ment), Adam reprend en ces termes :

Or' y a-t-il cent ans contables Que Gain me destitua De toutes joyes di'liclables, Quand uiou diier liis Abel tua.

Cent ans, comme on le voit, se sont écoidés en quelques minutes. Les acteurs n'aliandoiinaienl jamais la scène avant d'avoir entiè- rement achevé leur rôle, et, en attendant leur tour de parler, ils s'asseyaient sur des gradins de côté, en vue des spectateurs. Pourtant, comme les personnages vieillissaient assez vite, dès ipie l'âge exigé par le rôle ne s'accordait plus avec le leur, ils étaient relevés jiar d'autres. Dans le mystère de la Conception et Nativité de la glorieuse Marie, saint Anne, sa mère, accouclie d'elle sur un lit placé au fond du théâtre; bientôt elle se lèv

180 POÉSIE Fl'.ANÇAISE

jtour allniter «on cii'';in(, et, la cliose laite, il est tlil en note : Ici sainte Anne se recouche, el sont tirées les custodes; puis, peu de lenips après, s'en ira secrètement vers Joachim, et sera Marie en l'nge de ti'ûis ans, avec eux. La pelite Marie, récitant déjà fort couramment son catécliisme, est mise au couvent sous la direction du hon prêtre Ruben. On la voit qui prie dans son oratoire et quand elle y a été un dernij quart d'heure elle se ahente et [ait fin ju.^ijues à ce que Vautre Marie de treize ans s'ajmresse. Ailleurs, lorsque son fils a déjà une douzaine d'an- nées et qu'elle doit être elle-même une l'emme d'un certain âge, on lit ces mots : Ici commence la rjranl Soli-c Dame.

Sous le point de vue littéraire et diamatique, ce qui caracté- rise essentiellement les mystères, c'est la vulgarité la plus basse, la trivialité la plus minutieuse. Un seul soin a préoccupé les auteurs : ils n'ont visé qu'à retracer dans les hommes et les choses d'autrefois les scènes de la vie connnune qu'ils avaient sous les yeux : pour eux tout Fart se réduisait à celle copie, ou plutôt à ce fac simile fidèle. S'ils nous montrent une populace, on la reconnaît à première vue pour celle dos Halles ou de la Cité. Tout tribunal est à l'instar du Cliàlelet ou du Parlement. Les bourreaux de Néron el de Domilien, Daru, Pe- sarl, Torneau, Mollestin, semblent pris sur la place du l'alais- de-Justice ou à Monlfaucon ; Flacjel, Sorbin, patrons de bateaux à Rome ou à Troie, sous les régnes de Néron ou de Priam,sont des bateliers du Port-au-Vin; et Casse-Tuileau, Pille-Mortier, GasteBois. raaions et manœuvres que Nemrod fait travailler à la tour de Babel, ont l'air de loger rue de la Mortellerie. Dans le mystère de l'Apocalypse, composé au seizième siècle par Louis Chocquet, et l'on passe alternativement, jusqu'à qua- torze fois, des persèculions de Domilien à Rome aux visions de saint Jean à l'atmos, l'une des persécutions du tyran est diri- gée contre un certain llermogène, auteur d'un cerlain livre. Domilien s'imagine que ce livre contient des passages injurieux à sa personne'. H fait donc mander llermogène avec le libraire el l'enlumineur, et ces trois pauvres diables sont l'un après l'autre mis à mort par Torneau et Pesart, bourreaux de lem-

1. Ce point au rosle est slrirlcnieiU liisloiiquf. et on lil dans le Domi- tien de Suétone : « Item (ocrirliti llermoj;enem Taisen^ein propter qnas- X dain in historia figuras. Iib)-nriis etiam, qui eam de!>cripscraiit, cnici « fi.ris. » (Chap. s.)

AU XVI« SIECLE. 181

percur. Le libraire el reiiluiniinMir siirtoul, (ju'oii crucilie, ont des figures d'honnêtes clu'éliens, et ils me l'ont l'effet des frères les Angeliers, de M" Antoine Vcrarcl, ou de tout autre libraire dcmourant à Paris sur le pont Notre-Dame, A l'image deSainl Jean l'évamjéliste, ou au premier iniicr du Palais, devant la chapelle oie on ckanle la messe de Messeigueurs les Présidents. La pièce de Cliocquet se jouait pour la première fois en 1541 ; et en 1546 le malheureux Etienne Dolet, imprimeur, était brûlé comme hérétique en place Maubeit par les bourreaux du persécuteur François I" '. On comprend quel genre d'intérêt, de charme el d'émotion, des speclacles d'une vérilé si présente devaient avoir pour un public d'ailleurs ignorant et peu délicat. Ce qu'il admirait surtout, c'était la conformité parfaite du lan- gage et du jeu théâtral avec la réalité de tous les jours. Ces bons bourgeois ne se lassaient pas de voir et d'entendre une si naturelle imitation de leurs habitudes domestiques et de leurs tracasseries de ménage-. Tous les éloges contemporains portent sur cette exacte ressemblance. C'est qu'en effet les àmcscommu- nes et sans culture, étrangères aux intimes et profondes jouis- sances de l'art, prennent aisément le change, et se payent

1. En apiielant François 1" perséciileur, titre que lant de cruautés exercées en son nom ne lui ont que trop mérité, nous sommes loin pour- tant de partager à tous égards la sévét ité evcessive avec laquelle on le liaite depuis quelques années (voir surtout Rœderer, le grand adversaire, dans son ouvrage iulitulé Lomi's A7/ r/ François [", tome 11). Nous ne lui contesterons pas son amour éclairé des arts, et l'influence heureuse qu'il exerça sur son époque. Il accueillit el combla de faveurs Jean Lascaris, Léonard de Vinci, Benvenuto Cellini, Alamanni, et beaucoup d autres ré- fugiés grecs et italiens. Il fonda le Collège de France, la bibliothèque de Fontainebleau et l'Imprimerie royale. Un jour, étant allé voir lîobeit Estienne, on lui dit que celui-ci était occupé à corriger une épreuve : le prince aitendit pour parler à l'imprimeur que l'épreuve fut corrigée. M. de Stendhal, dans Sun Ilisloirc de la l'cliiliire en llullc, a spirituelle- ment vengé François 1" de la mauvaise humeur philosopliique et puri- taine qui lui a tenu trop peu de compte de ses qualités aimables. Octave avant d'èlre Auguste et le grand-duc Côme de Mèdicis n'ont pas moins persécuté que lui, ce qui ne les a pas empêchés de protéger et de servir les arts et les lettres. Le plus fâcheux pour François I", c'est qu'il a mal fini.

■2. Dans le mystère des Actes des Apùlres (premier livre), quand on amène saint l'ierre et saint Jean devant Anne le prince de la loi, celui-ci les reconnaît el dit :

Je Us .iy veiiz très l)onn(;< (^ens Loyaux et de Lotine lasson El m'onl apporté du poisson ( ent luis à vendre en mon liostel.

Cela encore devait semlder beau, au moins dans le qu.Titier de la |iOis- sonnerie.

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182 l'UKSlE FIIANÇAISE

volontiers de ces plaisirs à bas |)iix. Qu'on nie passe un exem- ple trivial, puisqu'il s'agit de tiivialité. Dans nos expositions de tableaux, devant lesquels une bonne et digne ménagère s'arrê- t-elle de préférence? l\'esl-ce pas devant un intérieur de cuisine, à contempler la peri'eclion nilinic des carottes et des clioux, et l'assiette fêlée ou ébréchée, et la table de bois aux pieds égaux, non le clair-obscur, non le style et l'art plus ou moins flamand, mais le matériel même de la chose? Et voilà précisément ce qui touchait le plus les spectateurs des mystères, avec cette diffé- rence que le public d'alors était plus facile à contenter que la cuisinière d'aujourd'hui.

Il faut aussi compter pour beaucoup la nature religieuse de la plupart des sujets et la satislaction mgénumenl dévote qu'é- prouvailTauditoire en écoulant deviser au long et en touchant, pour ainsi dire, au doigt et à l'œil, les personnages les plus sacrés et les plus chers à ses croyances. Ouant aux beautés dra- matiques, qui pourraient en grande partie expli([uer l'impression produite par les mystères, nous avouerons, que, dans tout ce qui nous a passé sous les yeux, nous n'en avons découvert aucune de quelque genre que ce fût*. Seulement, comme l'arrangeur ou metteur en ryme travaille sur des ouvrages semés de touchants récits, il emprunte souvent avec les faits quelque chose de l'intérêt qui s'y attache. L'histoire d'Isaac et celle de Joseph devaient toujours intéresser et arracher des larmes. De plus, comme il copie avec un soin particulier et jusque dans les moindres circonstances la nature vulgaire, il arrive nécessai- rement de prendre les contrastes et les accidents heureux qu'elle présente de loin en loin ; mais il les prend à l'aveugle et sans les dégager ; il laisse à l'état brut celte matière première des beautés de l'art, et semble en ignorer complètement la valeur et l'usage. Nous en trouvons un exemple dans le mystère de l'Apo- calypse, dont il a été parlé plus haut. Au commencement de la pièce, les sénateurs romains sont assemblés pour élire un succes- seur à Titus; leur choix tombe sur Domitien : ils Tinstallent

1. Ceà soil dit des myslùres connus à la date j'éciivais d'abord, (U sans préjudice des pulilications uliérieures dans lesquelles on signale, me dit-on, toutes sortes de beautés. Je renvoie très-volontiers, par exemple, aux Etudes de M. Ùnésynie Le Roy snr les Miislcrcs (1857), ou- vrage utile et i|ui le serait plus agréablenn ni, si l'auteur ne s'était pas donné tant de peine pour admirer. On y trouve de curieuses particula- rités snr les représentations de mystères dans la Flandre et le llainaut, elles eurent plus de vogue el de persistance qu'en aucune province.

AU XVI= SIÈCLE. 185

aussitôt et le courtisent déjà avec une adulation servile. Polipi- son, Parthemius. Patroclus, excitent sa colère contre les chré- tiens, et iuiarrachentun édit de persécution. Longinus, en loyal et féal sujet dit :

Un chacun de nous doit complaire A ce que voudrez cominender;

et il se charge d'aller arrêter saint Jean, qui prêche dans Éphèse. Mais, vers la fin de la pièce, Domitien est tué par des conspirateurs; les sénateurs s'assemblent de nouveau et choisis- sent Nerva. Alors les mêmes Polipison, Parthemius. Patroclus, qui conseillaient à Domitien des cruautés parce qu'ils le savaient cruel, parlent à Nerva de clémence parce qu'ils le savent clément. Longinus est le premier à se plaindre de Domitien, qui a persé- cuté trcs-inhumainement le commun peuple, et à proposer le rappel de Jean, exilé à Patmos. Ses principes d'ailleurs n'ont changé qu'en apparence, et ce cju'il a dit à Domitien, il le répète à Nerva :

Tout ce que voudrez proposer S'accoiiiplira par vos soumis.

11 n'est pas jusqu'à Torneau et Pesart, boiu'reaux familiers de Domitien, qui ne décorent avec grande allégresse la salle du prétoire pour le couronnement du nouvel empereur, à condition toutefois qu'on les payera. Sans doute cette scène de versatilité politique est profonde à force d'être naïve ; mais certainement l'auditoire ne la remarquait pas, et très-probablement le bon dramaturge qui l'a écrite ne songeait point à malice; il ne se souvenait plus lui-même du langage différent qu'il avait autrefois prêté aux mêmes hommes, et sa mémoire n'était guère plus longue que celle de Polipison et de Longinus. Dans un autre mystère, la Vengeance et. Destruction de Jérusalem, l'armée de Titus prend la ville d'assaut; Rouge-Museau, Esitenté, Grappart, Trotchart, soldats romains, se jettent au milieu de l'embiase- ment et des ruines pour ravir les filles et les femmes juives, et le théâtre est souillé de désordres encore plus atroces qu'obscè- nes. Plusieurs jeunes filles, dont l'une n'a que dix ans, devien- nent la proie du vainqueur à la vue de leurs parents captifs; l'un de ces forcenés met la main sur Delbora, femme de Savary;

184 POESIE FRANÇAISE

Savary, quoique présent, ne peut la d(''f(Mi(lpe, et s'écrie en san- glotant:

« 0 grans et divers accideiis ! « Hélas ! nia mye Delbora, (v Las! seras-tu connue Flora « Violée cy en ma présence ! « Trop nie seroit forant patience « De soiistcnir douleur si forte. »

(t J'aimerois plus cher csire morte, >^ lui répond Delbora, et nota quelle se tue cCiin couteau. Parmi ces dégoûtantes hor- reurs, peut-on soupçonner que l'auteur ait mis une intention morale à faire poignarder l'épouse, tandis qu'il a laissé flétrir les vierges? Quoiqu'il en soit, à part quelques autres beautés du même ordre, on en chercherait vainement dans les mys- tères.

Tous les critiques qui ont parlé de ce genre de composition, depuis Antoine Du Verdier jusqu'à M. Suard, se sont particulié- ment attachés aux passages équivoques ou risibles dans lesquels l'imperturbable simplicité de nos ancêtres n'apercevait rien ([ue de naturel et de sérieux. liayie, avec un étonnement d'érudit(|ui joue la naïveté et couvre la malice ', assure qu'il se trouve dans les Actes des Apôtres des scènes bien étranges et bien surpre- nantes; et il cite l'endroit l'on a supposé bassement que les apôtres, réunis pour nommer un successeur à Judas, indécis entre Mathias et Joseph le Juste dit Barsabas, s'avisent de les faire tirer entre eux au doigt mouillé ou à la plus courte paille. Jacques le Majeur approuve fort l'expédient ;

Vraienient c'est très-bien devisé, Et faisons pour estre phis scurs Comme nos bons prédécesseurs Au Vieil Testament le faisoient.

1. Artiflp Chocqiicl du Dicliounaire. Ces plaisanteries de liayie ont loit piqué les énutits spéciaux et les collecteurs en pareille matière, .i commencer par les l'rères l'ai l'ail. On lui a reproché l'inexactitude de quelques citations, comme si, plus exactes, elles n'eussent pas été aussi burlesques. J'ai peine à croire, pour mon compte, que la lin du jeu, la conclusion de toutes ces fouilles prolongées à l'endroit des inystcres ne donne pas raison à Uayle, rontenelle, SnanI, et aux gens d'esprit, qui, dés le début, se sont permis de sourire. Décidément, chez nous, le genre hicratique, pour parler avec M. Magnin, a pu avoir son Jean Michel, mais il n'a ru à aucun degré son Eschyle.

AU XVI= SIECLE. 185

Quand de deux choses ils doubtoient,

Et qu'ils n'avûient couleur aucune

De prendre l'autre plus que l'une,

Leur volunti' estdit submise

A Dieu, par sa grâce requise,

Jetant le sort (|u'il allast, »

Affin que Dieu en disposas!

Ainsi que bon lui sembleroit ;

Et qui par ce poinct on feroit,

Je croy qu'il n'y auroit que bien

On prend donc deux fétus, l'un avec un signe, l'autre tout uni, et l'on tire. Mathias tombe sur le létu marqué du signe, et il est proclamé apôlrt'. On pourrait multiplier sans lin les cita'ions de cette force, et si nous en ajoutons encore deux ou trois, c'est qu'elles nous aideront à expliquer plus tard la violente proscrij»- tion des mystères en 1548. Dans la pièce déjà citée, delà concep- tion et Nativité de la glorieuse Marie, Ruben, prêtre du temple, en attendant la venue des paroissiens, conte au public le secret du métier sacerdotal en ces termes :

Si [je] n'estoye bien en langage. Le temple ne vauldroit pas tant Qu'il vauit aujourd'hui; et pourtant Il faut qu'il y ait prestres sages Qui pourchassent leurs avantages : Car les gens sont de dures testes, Et, si ce n'est au jour des festes, A peine viennent en ce temple. Par quoi force est que je contemple A faire valoir ce saint lieu, Édifié au nom de Dieu. Supposé que je aie acquêt Et que j'y fasse mon pacquet, Chascun vit île ce qu'il sçait laire, Dont requis est et nécessaire De blasuuncr aucunes fois.

Ces aveux sans conséquence n'empêchent pas Ruben d'être un excellent israélite, et de jouer jusqu'au bout un rôle hono- rable. Mais, après Luther et Calvin, sa vieille franchise ressem- blait fort à une mauvaise plaisanterie, et sa bonne foi surannée devenait coupable d'arrière-pensée hérétique. Théodore de Bèze n'eût pas prêté un autre langage à tout moine vendeur de

10.

i8G POESIE FRANÇAISE

reliques et d'indulgences. Dans le même mystère, lorsque Marie et Joseph sont mnriés ensemble, ils se trouvent tort embarras- sées vis-à-vis Tun lie Taulre : car ils ont. cbacini en particulier, fait vœu de virginité, et ne savent comment se l'avouer. Marie dit à Dieu.

Sire, lu cognois bien mon cas, Et qu'ay virginité vouée; Or, sais-tu que suis mariée, Et qu'on se met en mariage Pour accroislre l'humain lignage : Ce que jamais je ne feroye. Car plus cher mourir aimeroye, Que de perdre mon p

Ils finissent poia^tant par une confidence réciproque, et s'enten- dent pour vivre en réclusion et chasteté. Sur ces entrefaites, TAnge apparaît, la conception s'opère et Marie va faire Aisite à Elisabeth. A son retour, Joseph s'aperçoit pour la première fois du miracle, et comme il n'est pas encore dans le secret de Dieu, il laisse échapper, d'un air mortifié, ces paroles bien excu- sables :

Je n'avoye point aperçu

Un grand cas que je voy en vous.

Comment. Marie, mon cœur doux.

Votre ventre est fort engrossy !

Je ne puis entendre cecy.

Vous monstrez-vous ainsi par feinte,

Ou si de fait estes enceincle?

Marie proteste qu'elle a gardé son vuu de virginité. Joseph lui répond :

Hélas ! vostre ventre me livre, Marie, à croire le contraire. Il est saison de nous retraire. Allez-vous en coucher, Marie : J'ay espoir que demain vous die Tout ce qui sur le cueur me gist.

Mais, durant la imit, l'Ange vient lui conter tout le mystère, et dés le matin, le bon époux s'empresse de faire réparation d'hon- neur à sa femme. L'iimoceiice de send)lables in"éiunlés ne dnt

AU XV I" SIÈCLE. 1S7

lenir qu'à grand'peiiie contre les parodies des libertins, qui déjà n'étaient pas si rares du temps de Villon et de Faifeii, et elle aciieva d'être compromise par les hardiesses des réformateurs et les plaisanteries d'Érasme sur les vierges-mères ^. Moins scabreuse en des sujets profanes, la naïveté des auteui's de mys- tères est quelquefois aussi piquante. Priam [Destruction de Troye la grande) a rassemblé ses fils; il leur raconte le meurtre de leur grand-pére Laomédon, Fenlèvement de leur tante Hésione, et les exhorte à délivrer celle-ci de l'esclavage la retient Télamon. Mais Hector, qui est prudent autant que brave, con- seille de garder la paix, avec les Grecs en leur laissant Hésione, et il appuie son opinion de raisonnements à coup sûr fort sur- prenantf. et fort étranges (pour parler comme iJayle) dans la bouche d'un neveu et d'un héros :

Je dis qu'Exionne n'est pas Pour le présent de si grand prix, Qu'il nous faille pour un tel cas, Pour elle, mettre en tels périls. Elle a cinquante ans accomplis, Et est près de son Ihieincnt; Pourquoi nous serions bien repris D'avoir pour elle tel tonnent. Si elle fust jeune pucelle, Et qu'on la peust remarier. Bien fusse d'accord que pour elle Nous allissions tous guerroyer; Mais il n'est nui qui pour loyer La voulsist avoir, tant fust grant. Si est meilleur de l'oLlier Que de morir en combattant.

1. On a eu (lopuis lors un notable exemple de ce genre mi-parti de naïveté et de nialiynilé dans les l'anieux Noëls bourguignons de La Mon- noye, ces inênies scènes de iNalivité sont l'etonrnées en cent tarons ([nelqne peu goguenardes : aussi la Sorbonne s'en mêla. En voici un cou- |ilet, traduit mot à mot sur le thème de tout à l'heure:

N'élrinl (jue finncée Déj.i leiiiuoit l'Enfant

Dans ses flancs ; Joseph eut la poussée, El Su grattant le front,

Adonc Vouloit tirer de long.

Os Noi'ls, (lu spirituel Gui Bnrûzai, figurent à mes yeux une espèce de débris tijfiqiic des vieux mystères; mais ils ne sont si lins que parce ((u'ils ont (Hé laits après coup (voir dans la seconde partie de ce voliune la petite disscrtMtion sur t'Kspril de Malice nu Ixiii ricitr Tcinpsi.

188 POESIE FRANÇAISE

Cette même naïveté est répandue sur les nombreuses bévues historiques, chronologiques etgéograpliiques dont fourmillent les mystères. On n'y remarque, en général, aucune prétention sa- vante, aucun effort pédantesque. Si llérode invoque Mahomet en ses blasphèmes, c'est toujours de la meilleure foi du monde. " Jésus-Christ, sachanl l'Iièbreu, parait à chacun aussi admira- « ble en science qu'en sainteté; si bien que, dans un endroit, « Satan lui-même déclare qu'il est impossible de le tenter, /««/ « il scet (Vhébrieu et latin. Pilate, ailleurs, s'étonne beaucoup « de ce qu'un soldat romain lui cite un passage latin *. » Il est arrivé pourtant à l'un de ces pieux dramaturges, qui avaient lu les églogues de Virgile, d'en faire p;irade dans la Nativité de la Vierge. A la nouvelle qu'Anne est enceinte, deux bergers de Joachim se promettent grandes réjouissances :

MELCIIY.

Les pastourelles chanteront.

ACHIN.

Pastoureaulx jetteront œillades.

HELCHT.

Les nymphes les escouteronf, Et les driades danseront Avec les gentes oréades.

ACHIN.

Pan viendra faire les gambades; Revenant des Champs-Elysées. Orphéus fera ses sonnades; Lors Mercure dira ballades Et chansons bien auctorisées-.

Mais ces distractions classiques sont rares et courtes chez les auteurs de mystères. A leurs yeux, les rites grecs ou romains disparaissent devant les cérémonies de paroisses et les coutumes de Bourges, de Poitiers ou de Limoges. Ce sera tout le contraire

1. Suard, Histoire du Théâtre français.

'2. On a l'idée et l'avant-goût de la strophe en cinq vers chère à La- martine et pratiquée par llonsard. l'e n'est pourtant qu'une ébauche et un faux-semblant ; car, si l'on regarde de près et dans l'original, on verra qu'il y a complication, enchevèlreraenl, selon l'usage de cette versifica- tion du XV" siècle, et que la rime double d'une stance devient la rime triple de la stance suivante: il en résulte dans le rhythme un caractère tout diflérent. Ceci se peut ajouter à une remarque que nous avons faite précédemment à propos de la pièce A' Avril de Belleau.

AU XVI-= SIECLE. 189

dans l'école érudite de Jodelle et de Garnier, ainsi (|in' ikiiis Io verrons plus lard.

Quoique François I", en montant sur le trône, eût confirmé leurs privilèges, les conlrères purent bientôt s'apercevoir, au.x réclamations de plus en plus fréquentes lancées contre eux du haut des chaires, et surtout au sein du parlement, que leur crédit s'ébranlait, et que la faveur populaire ni même l'autorisation royale ne suffiraient pour le soutenir. Dépossédés, vers 1539, de l'hôpital de la Trinité *, qui fut rendu à son ancienne destina- tion, ils passèrent à l'hôtel de Flandres - et y jouirent de leurs derniers triomphes. Les Actes des Apôtres, représentés durant l'hiver de 1540-1541, avec une pompe tant soit peu calculée et affectée, attirèrent une foule immense et rappelèrent les plus beaux jours du tiiéàtre au xv° siècle. 11 est évident que la Con- frérie, menacée dans ses privilèges, cherchait à montrer bonne contenance et à répondre aux mauvais bruits par des succès d'éclat. On s'en convaincra, ce me semble, par la lecture de la pièce suivante, qui déjà serait assez curieuse, quand elle ne nous apprendrait que cette singulière façon de recr-uter les ac- teurs à son de trompe.

Le cry et 'proclamation pitblicqiie pour jouer le mystère des Actes des Apostres, en la ville de Paris ; faicl le jeudi seizième jour de décembre, l'an 1540, par le commandement du Rin/ nostre Sire, François premier de ce nom, et Monsieur le Prévost de Paris, afin devenir prendre les roollespoiir jouer ledict mystère.

« Le jour dessusdict : environ huict heures du matin, fut « faicte l'assemblée, en l'hostel de Flandres, lieu estably pour « jouer ledict mystère, assavoir tant des maislres entrepreneurs « dudict mystère que gens de justice, plebeyens et aultres gens « ayans charge de la conduicte d'icelui ; rhetoriciens et aultres " gens de longue rohbe et de courte.

« Et premièrement niarchoyent six trompettes ayant bave- « rolles ' à leurs tubes et buccines, armoyez des armes du iloi

1. Grande ruti Sainl-Doiiis.

2. Vers la nie Coquilliùre.

3. Banerullex?

190 POESIE FRANÇAISE

« nostre Sire. Entre lesquelles estoit pour conduicte la trom- '< pette ordinaire de la ville : accompaignez du crieur-juré, es- « tably à i;iire les crys de justice en ladicte ville : tous bien i> montez selon leur estât.

« Après niarchoil ung grand nonilire de sertienset archers du M Prévost de Paris, vestuz de leurs hocquetous paillez d'argent, « aux livrées et armes tant du Roy que dudict Seigneur Prévost, « pour donner ordre et condiiicle, et empesclier Toppression du « peuple, et lesdictz archers bien montez comme au cas e^t « requis.

« Puis après marchoyent ung grand nombre d'officiers et ser- « gens de la ville, tant du nombre de la marchandise que du " parloir aux bourgeois, vestuz de leurs robbes my-parties de « couleurs de ladicte ville, avec leurs enseignes, qui sont les « navires d'argent : iceuix tous bien montez comme dessus.

« En après marcho\ent deux hommes establiz pour faire « ladicte proclamation, vestuz de sayes de velours noir, portans « manches perdues de troys couleurs, assavoir jaulne, gris et « bleu, qui sont les livrées desdictz entrepreneurs : et bien « montez sin- bons cbevaulx.

« Après marchoyent les deux directeurs dudict mystère , « rhetoriciens, assavoir ung homme ecclésiastique, et l'autre « lay, vestuz honnestement et bien montez selon leur estât.

« Item, alloyent après les quatre entrepreneurs (Hamelin, « Potrain, Louvel, Chollet) dudit mystère, vestuz de chamarres « de taffetas armoysi, et pourpoinctz de velours, le tout noir; « bien montez, et leurs chevaulx garniz de housses.

« Item, après ce train marchoyent quatre commissaires exa- « minateurs ' au Chastelet de l'aris, moulez sur nmlles garnies « de housses, pour accompaigner lesdictz entrepreneurs.

« En semblable ordre marchoyent ung grand nombre des « bourgeois, marchans et aultres gens de la ville, tant de longue « robbe que de courte : tous bien montez selon leur estât et « capacité.

« Et fault noter qu'en chascun carrefour, se faisoit ladicte « publication, deux desdictz entrepreneurs se joignoient avec « les deux establys cy-devant nommez, et après le son desdictz

1. Ces commissaires craminah'iirs n"étaient-ils pas les censeurs dra- maUques chargés à ["avance d' examiner les pit'ces?

AU XVl" SIÈCLE. 191

« six trompetlps sonné par troys fois, et l'exliortalion de la « troinpelle ordinaire de la ville, l'aicle de par le lloy nustrediet « Seigneur et Monsieur le Prévost de Paris, leirent lesdiclz « quatre dessus nommez ladicte proclamation en la toruie et (( manière qui s'ensuyt :

Le cry cl proclamation de Vcnircprinse dudict mystère des Actes des Apostres, adressant aux citoyens de ladicte ville de Paris.

Pour ne lumber en daniuable docours, Eu nos jours cours, aux bihliens discours Avoir recours, le temps nous admoneste : Pendant que Paix estant notre secours, Nous dict, je cours es royaulmes, es cours. En plaisant cours, taisons qu'elle s'arreste; La saison pre^le a souvent cliaulve teste. Et, pour ce lionncsle œuvre de calliolicques, On faict sçavoir à son et crys publicques, Que dans l'aris ung mystère s'apprcsie, Représentant Actes apostolicques.

Noslre bon lîoi, que Dieu garde puissant,

Bien le consent, au faict impartissant

Pouvoir récent de son auctorité,

Dont chacun doibt vouloir que llorissant

Son noble sang- des Heurs de lys yssant

Soit, et croissant en sa félicité :

Venez, Cité, Ville, Université,

Tout est cité ; venez, gens liéroïcques.

Graves censeurs, magistrats, puliticques.

Exercez vous an jeu de vérité,

liepresentant Actes apostolicques.

L'on y semond poètes, orateurs, Vrays précepteurs, d'éloquence amateurs, Pour directeurs dr si sainte entreprinse ; MercuricMs, et aussi chroniqueurs, Iliches rimeurs, des barbares vaincqueurs. El des erreurs de langue mal apprinsc. L'heure est lu'écise, se tiendra l'assise, sera prise au rapport des tragicques L'élection des plus experts scenicqucs En geste et voix au teatre requise, Representans Actes apostolicques.

192 POÉSIE FRANÇAISE

Vouloir n'avons en ce commencement

D'esLatement, fors prendre enseignement

Et jugement sur cliascun personnage,

Pour les roolletz bailler entièrement,

Et veoir comment l'on jouera proprement;

Si lault conient, ou teste davantage' :

Mys ce partage à vostre conseil sage,

Doibt tout courage, hors les cueurs paganicques,

Luthériens, esprits diabolicques,

Auctoriser ce mystère et image.

Représentant Actes apostolicques.

Prince puissant, sans toy toute rencontre Est mal encontre, et nostre œuvre imparfaicl; Nous te prions, que par grâce se monstre Le jeu, la monstre, et tout le reste faict; Puis le meifaict de noz chemins oblicques Pardonnez-nous, après ce jeu parfaict, Représentant Actes apostolicques-.

« Et pour Tassignation du jour et du lieu estably à venir « prendre roolies dudict mystère, fut signifié à tous, de soy « trouver le jour et festo Sainct-Etienue, première ferle de Noë] (I ensuivant, en la salle de la Passion, lieu accoustumé à faire i( les recordz et répétitions des mystères jouez en ladicte ville de « Paris, lequel lieu bien tendu de riche tapisserie, sièges et '< bancs, pour recepvoir toutes personnes honnestes, et de ver- « tueuses qualitez, assistèrent grand nombre de bourgeois et « marchans, et aultres gens, tant clercs que laycs, en la ])ré- « sence des commissaires, et gens de justice establiz et députez n pour ouïr les voix de cliascun personnage, et iceulx retenir,

1. Si fouit cornent, ou teste dnrantnge;

cet endroit des plus ainiiliiyouriques a été Iranscrit de diverses manières; on a essayé de rente au lieu de <este; j'ai suivi la leçon de l'exemplaire unique sur lequel on a copier. Voici un sens que je proposerais: •' .\ous n'avons voulu en ce commencement, pour tout chat, que prendre renseignement et jnjjement sur chaque personnage, afin de distrihner tous les rotes et de voir comment l'un jouera exactement. se horne noire coinnienlaire et notre tcxie (en d'autres termes, voilà tout ce que nous voulons aujourd'hui, ni plus ni moins). Ce partage remis à voire sage conseil, toni esprit doit autoriser ce mystère, etc. » l'aiill dans le sens de déficit. Ou hien encore, en iionctuant dil't'éremment : « ...afin de... voir comment l'on jouera exactement, et s'il faut iilns de texte ou de conniienlaire (c'est-à-dire, s'il tant expliquer les rôles plus au long)?»

■2. Celle ballade, presque inintelligible, est un exemple des ditflcultés bizarres et puériles que s'étaient créées dans la versification les Molinel, les Crétin et tes Meschinot.

DU XVI» SIÈCLE. 193

« compter, selon la valeur de leur bien faicl en tel eas requis; « qui fut une réception lionneste ; et depuis lesdictes journées « se continuent, et continueront chascun jour audict lieu, jus- « qu'à la i)erIection dudict mystère.»

Malgré un si brillant début, les représentations ne s'achève-" rent pas sans tracasseries. Dés celte année 1541, le parlement rendit un arrêt qui intimait défense aux maîtres et entrepre- neurs du mystère des Actes des Apôtres d'ouvrir leur théâtre à certains jours de fêtes solennelles, et même le jeudi de certai- nes semaines. Vers le commencement de décembre, comme les Confrères se disposaient à monter et à jouer, pour l'année 1542, le mystère du Vieil Testament, avec la permission du roi et du prévôt de Paris, le procureur général s'y opposa par une vio- lente invective dont nous citerons quelques traits. Il s'élève amèrement contre « ces gens non letlrcz ni entenduz en telles « affaires, de condition infâme*, comme un menuisier, un ser- « gent à verge, un tapissier, un vendeur de poisson, qui ont « fait jouer les Actes des Apostrcs, et qui, ajoutant, pour les al- « longer, plusieurs- choses apocryphes, et entremettant à la fin « ou au commencement du jeu larces lascives et momeries, ont « fait durer leur jeu l'espace de six à sept mois, d'où sont ad- « venues et adviennent cessation de service divin, refroidisse- « ment de charitez et d'aumônes, adultères et fornications in- « Unies, scandales, dérisions et mocqueries. » Selon le respec- table magistrat, « tant que lesdicls jeux ont duré, le commun « peuple dès huit à neuf heures du matin, es jours de festes, « dèlaissoit sa messe paroissiale, sermons et vespres, pour aller « es dictzjeux garder sa place, et y estre jusqu'à cinq heures « du soir : ont cessé les prédications, car n'eussent eu les pré- « dicateurs qui les eussent escoutez. Et retournant desdicts jeux « se mocquoyenl hautement et publicquement par les rues des- « dictzjeux des joueurs, contrefaisant quelque langage impro- « pre qu'ils avoyent desdictz jeux ou autre chose mal faite, « criant par dérision que le Saiuct-Esprit navoil ■point voulu « descendre, et autres mocqueries. Et le plus souvent les pres- « très des paroisses, pour avoir leur passe-temps d'aller es dictz « jeux, ont délaissé dire vespres, ou les ont dictes tout seuls Il dès l'heure de uiidy, heure non accoustuméc; et mesme les

I. Infime?

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•1<J4 POÉSIE FRANÇAISE

i( chantres ou chapelains de la saincte chapelle de ce palais, tant » que lesdictz jeux ont duré, ont dict vespres les jours de festc « à riieure de niidy, et encore les disoyent en poste et à la Ic- « gère pour aller es dictz jeux '. » Rien toutefois n'était propre « à justifier ce prodigieux empressement : « Car, disait-il, tant « les entrepreneurs que les joueurs sont gens ignares, artisans « mécaniques, ne sachant ni A ni B, qui oncques ne furent " instruicts ni exercez en théâtres et lieux publics à faire tels

1. U lie pai'ait pas que le procureur géuéral ait exagéré les faits. Voici une anecilote quonlit dans les Contes de Bonaventure Des Periers ; les héros sont niailre Jean du Pontalais, célèbre entrepreneur de mystères sous Louis XII, et le curé de Saint-Euslaclie :

« C'étoit un monsieur le curé, lequel un jour de bonne feste estoit « monté en chaire pour sermonner, il estuit lort empesché à ne « dire guéres bien, car quand il se trouvoit hors propos (qui estoit assez « souvent), il l'aisoit les plus belles digressions du monde. Et que pen- « sez-vous, disoil-il, que ce soit de nioy? On en trouve peu qui soyent « dignes de monter en chaire, car encore qu'ils soyent savants, si n'ont- « ils pas la manière de presclier ; mais à moy, Dieu m'a fait la grâce « d'avoir tous les deux ; et si sçay de toutes scierues ce qu'il en est. Et '< en portant le doigt au front, il disoil : Mon amy, si tu veux de la gram- « maire, il y en a icy dedans; si tu veux de la rhétorique, il y en a icy « dedans; si tu veux de la philosophie, je n'en craijis docteur qui soit en « la Sorhonne ; et si n'y a que trois ans que je n'y sçavois rien, et toutes « fois vous voyez comment je presche : mais Dieu fait ses grâces à qui il « luyplaist. Or est-il que maistre Jean du Ponlalais, qui avoit à jouer « ceste après disnèe-là quelque chise de bon, et qui cognoissoit assez ce « ])rescheur pour tel qu'il estoit, faisoit ses monstres par la ville. Et de " forlune luy falloit passer (lar devant l'église estoit ce prescheur. « Maistre Jean du Pontalais, selon sa coustume, list sonner le tahourin « au carrefour qui estoit tout viz à viz de l'église ; et le faisoit sonner « bien fort et longuement, tout e-vprés pour faire taire ce prescheur, a(in 1 que le monde vinst à ses jeux. Mais c'estoil bien au rebours, car tant •1 i)lus il faisoit de bruit, et plus le prescheur crioit haut, et se battoyent « i'ontalais et luy, ouluy et Pontalais (pour ne faillir pas), à qui auroit le " dernier. Le prescheur se mit en colère et va dire tout liant, par nne au- « torité de prédicant : Qu'on aille faire taire ce tahourin. Mais pour cela '< personne n'y alloit, sinon que, s'ilsortoit du monde, c'estoit pour aller n voir maistre Jean du Pontalais, qui faisoit toujours battre plus fort •■ son tahourin. ijuand le prescheur veid qu'il ne se taisoit point, et que « personne ne lui en venoit rendre response : Vraiment, dit-il, j'irai moy- •' niesme ; que personne ne se bouge ; je reviendrai à ceste heure. Quand « il fut au carrefour tout eschauffé, il va dire à Pontalais : lié 1 qui vous n fait si hardy déjouer du tahourin tandis que je presche? Pontalais le " regarde, et luy dit : lié ! qui \ous fait si hardy de prescher tandis que je « joue du tahourin? Alors le prescheur, plus lasché que devant, print le '■ Cousteau de son famulus qui estoit auprès de luy, et lit une grand' ba- '< laffre à ce tabourin, avec ce Cousteau, et s'en retournoit à l'église pour « achever son sermon. Pontalais jjrint son tabourin, et courut après ce « prescheur, et s'en va le coiffer comme d'un chapeau d'Alhannis, le luy " affublant du costè qu'il estoit rompu, et lors le prescheur, tout eu Testât 'I que il estoit, vouloit remonter en chaire, pour remonstrer l'injure qui '• luy avoit esté laide, et comment la parole de Dieu estoit vilipendée. .Mais <i le monde rioit si fort, luy voyant ce tabourin sur la teste, qu'il ne S(,'cut ■> meshuy avoir audience, et fut contraint de se retiier, et de s'en taire, « car il lui fut renionstré que ce n'estoit pas le fait d'un sage homme de ■■ se prendre à un fol. » (^Soiivelle xxxii.)

AU XVI» SIECLE. 1P5

« actes, et davantage n'ont langue diserte, ni langage propre, ni « les accens de prononciation décente, ni aulcunc intelligence « de ce qu'ils dient; tellement que le plus souvent advient que « d'un mot ils en lent trois ; font point ou pause au milieu d'une « proposition, sens ou oraison imparlaite; font d'un interrogant « un admirant, ou autre geste, prolation ou accent contraires à « ce qu'ils dient, dont souvent advient dérision et clameur pu- <c blicqiie dedans le théâtre même, tellement qu'au lieu de tourner à édification leur jeu tourne à scandale et dérision. » Concluant de tous ces désordres à l'abolition des mystères en gé- néral, il remarquait, sur celui du Vieil Testament en particu- lier, a qu'il y a plusieurs choses au Vieil Testament qu'il n'e^t « expédient de déclarer au peuple , comme gens ignorans et « imbécilles qui pourroycnt prendre occasion de judaïsme à « faute d'intelligence. »

Nous ignorons quel l'ut le succès immédiat de ce réquisitoire, quoique la suite indique assez qu'il porta coup. Un incident ajourna la catastrophe. François 1", ayant ordonné, en '1545, la vente et la démolition de l'hôtel de Flandres, aussi bien que de ceux d'Arras, d'Étampes et de Bourgogne, les Confrères, encore une fois expulsés de leur local, prirent le parti d'acheter une portion de l'hôtel de Bourgogne*, et de bâtir, à leurs frais, un théâtre. Mais ces dispositions demandèrent du temps; le contrat ne fut passé qu'en 1548, et il est à crou'e que, pendant l'inter- valle du déplacement, les représentations de mystères cessèrent par le fait, ou, du moins, n'eurent lieu que très-irrégulièrement dans des salles provisoires. Quoi qu'il en soit, lorsque les Con- frères présentèrent, en 1548, leur requête au Parlement pour obtenir la confirmation de leurs privilèges, la cour, par arrêt du 17 novembre, les maintint à représenter seuls des pièces sur ce nouveau théâtre, avec défense à tous joueurs et en- trepreneurs d'en représenter dans Paris et la banlieue au- trement que sous le nom, de l'aveu et au profit de la confrérie. Mais, en vei tu du même arrêt, elle ne permit aux Confrères que les sujets profanes, honnêtes et licites, et leur interdit expres- sément les mystères tirés des saintes Écritures. L'école drama- tique de Jodelle, qui s'éleva quatre ans après, acheva de décré- diter ce genre de composition, sans pourtant l'abolir, et nous en

1. Qui doniiail rue Maucoiiseil.

196 l'OESlE l'HANÇAISE

relrouverons longtemps encore des restes, principalement dans les provinces.

L'arrêt de 15iS s'explique suffisainment par l'état religieux (le la France et les progrès menaçants de la Réforme. Ce qui peut sembler singulier, c'est qu'en Angleterre, vers cette épo- que, Henri VIU interdisait les mêmes représentations comme /it- vorables au culte catholique, et que la reine Marie les rétablit plus tard à ce titre. Chez nous, le péril était précisément con- traire. Les risées dont on accueillait la Nativilé de la Vierge ou les Actes des Apôtres, rejaillissaient sur les dogmes et les pratiques de la religion dominante. H était trop facile, en outre, à tout dramaturge calviniste de glisser en ces sortes de pièces des satires pertldes et des insinuations hérétiques, à peu près comme Théodore de Bèze l'a fait dans le Sacrifice d' Abraham , véritable mystère, publié en 1554, sous le titre de tragédie, et dont la lecture arrachait au bon Pasquierde si grosses larmes. En Espagne et en Italie, rien de pareil n'était à craindre, et les catholiques, vivant en famille, pouvaient s'accorder bien des liceiices, les drames pieux, tolérés et même honorés, conti- nuèrent paisiblement, et ne moururent, conmie on dit, que de leur belle mort.

Avant de suivre Fhistoire de la Bazoche et des Enfants sans souci, durant la première moitié du xvi" siècle, nous caractéri- serons en peu de traits leur répertoire, ainsi que nous venons de l'essayer i>our celui des Confrères. Les moralités, qui tenaient le premier rang sur la scène après les mystères, s'en rappro- chaient souvent par leur intention religieuse et la qualité des personnages. Dieu, les anges et les diables y intervenaient quel- quefois encore; mais, ici, ils n'étaient plus seulement escortés de la Justice, de la Charité, de la Miséricorde, du Péché et des autres allégories chrétiennes. Le système mythologique du Ho- Vian de la Rose, de plus en plus rafOné par une scolastiqne barbare et subtile, s'associait à la théologie, et de cet accouple- ment bizarre naissaienl mille monstres indélinissables, mille fantaisies d'une mysticité déhrante, qui transformaient ces com- positions étranges en espèces d'Apocalypses. Je ne parle pas de Hien-Advisé et Mal-Advisé, de Bonne-Fin el de Malle-Fin, de Jeûne elcVOrais'Vi sœur (Y Aumône, ni même iVEspérance-de- longne-vie, de Uontc-de-dire-ses péchés, de Désespérancc-de-

AU XVI" SIÈCLE. 197

pardon^. La manie des personifications ne s'en tint pas à ces bagatelles. On vit bientôt figurer, en chair et en os, le Limon de la terre, le Sang dWhel, la C/(rti> elle-même et rE^pril; les Vigiles des morts, au nombre de quatre , savoir : Creator om- nium, Vir fortissimns, Homo natns de muliere et Puticitas diernm ; les quntre États de I a vie, sous l'apparence de quatre hommes, dant les quatre noms réunis font un vers hexamètre :

Regnabo, Kegno. Regnavi. Sion-sine-regno.

Ces tours de force continuaient d'être à la mode au commen- cement du xvi" siècle. La reine de Navarre, auteur de préten- dues comédies qui ne sont que des mystères, composa aussi de prétendues farces qui ne sont que des moralités, et elle prit pour sujet de l'une la querelle de Peu et de Moins contre Trop et Prou. Jean Molinet avait déjà mis aux mains le Bond et le Carré. Il y avait pourtant des moralités sans personnages allé- goriques, paraboles assez simples, destinées à montrer en action un précepte moral : ainsi l'histoire duMauvais Rietie et du Ladre, celle de l'Enfant p7'odigue,ce\\e d'une Pauvre Villageoise laquelle aima mieux avoir la tête coupée par son père que d'être violée par son seigneur, etc., etc. Les moralités n'excédaient presque jamais la longueur de mille à douze cents vers. L(>s Ibrceset les sotties n'en avaientguère plusde cinq cents, quoique l'on trouve à ces nombres des exceptions fréquentes. C'est dans ces petites pièces qu'il faut surtout étudier l'esprit satirique et railleur de nos pères, et leur penchant inné à plaisanter les ridicules et à fronder le pouvoir.

Au seul nom de farce on s'est déjà rappelé Patelin, chef- d'œuvre du genre, admirable éclair de génie comique, qui, à deux siècles d'intervalle, présage à la France Tartufe et la gloire de Molière. La date précise de cette farce immortelle e>t incertaine, quoiqu'elle ne paraisse pas remonter au delà de 1450, et l'auteur n'en est pas connu, quoique l'on ait désigné, sans preuve, Pierre Blanchet. de Poitiers, mort en 1519. Cette obscurité même ajoute une sorte de consécration à l'o'uvre. Vieux titre littéraire, d'origine douteuse, mais, avant tout, gaii-

1. Ceci rappelle ces puritains du temps de Cromwell qui pieiiaiciil pour surnoms des versets presque entiers de l'Ecriture.

17.

198 POÉSIE FRANÇAISE

loise, appartenant à une nation et à une époque plutôt qu'à un individu, Patelin vaut pour nous une rapsodie d'Homère, une romance du Cid, une chanson d'Ossian. En vérité, admirateurs d'autrui et dédaigneux de nous-mêmes, nous sommes trop peu tiers de ces ébauches originales, de ces masques à caractère, par lesquels, depuis Patelin, Panurge et les innombrables grotes- ques de Rabelais, jusqu'aux Ragotin, aux Dandin (Tartufe est hors de ligne), aux Bridoyson et aux Pangloss, notre littérature, autant qu'aucune autred'Europe, se rattache, sans interruption, aux plus tranches traditions du moyen âge. Les Falstafl", les San- cho, les Lazarille, si vantés, n'ont pas une physionomie meil- leure que ces types de race picarde, champenoise ou normande. Si nous n'avons à citer parmi nos souvenirs du vieux temps ni àe Juliette, ni de Françoise de Rimini, ni à' Inès de Castro, ni de Macias Vamoureux, ni aucun de ces tendres et ravissants sujets des poésies romantiques; si l'on nous a pris coup sur coup notre Roland et notre GodetVoy, et si, pendant que nous insultions Jeanne d'Arc, un poëte anglais du xvni'' siècle ravissait du cloître notre Héloïse oubliée, ce sont sans contredit des pertes irré- parables ; c'est une fotale et sacrilège incurie qu'on ne saurait assez déplorer. Toutefois, gardons bien de pousser le regret jusqu'à l'injustice, et de fermer les yeux sur ce qui nous est resté de richesses; ne rougissons pas de nous consoler par in- stants avec ces gaudisseurs malins, matois, au rire inextinguible, et qui à leur manière font aussi verser tant de larmes. 11 serait trop long d'analyser ici la farce de PateUn.et on n'en prendrait chez Brueys qu'une idée insuffisante. Mais qui ne l'a déjà lue, qui ne voudra la lire dans la naïveté du texte? On se tromperait fort d'ailleurs si l'on s'imaginait que les autres farces ressem- blent à celle-là, sinon par un certain fonds commun de finesse et de jovialité. Quelque ruse de cocuage ou de friponnerie, un avare, un mari, un père dupés, en sont les thèmes les plus ordi- naires. De presque toutes les nouvelles de la cour de Bourgo- gne et de YHéptameron, on lerait aisément des farces, et celles- ci fourniraient presque toutes des sujets de nouvelles. Le caractère de ces petites pièces s'est assez bien conservé, tout en se compliquant, dans les comédies de Jodelle, Grevin et Larivey.

Plus légère, plus délicate, et d'une raillerie plus directe que la farce, la sottie parait, dès l'origine, animée de cet esprit

\U XVI= SIÈCLE. 499

vif et mordant qui plus tard inspira chez nous le conte philoso- pliique et le pamphlet politique. L'on dirait tour à tour le hadinage de Marot et l'audace d'Aristophane. Selon Marmontel, bon juge et assez éclairé en ces matières, la plus ingénieuse des sotties est celle V Ancien Mo)ide, déjà vieux, s'étant endormi de fatigue, Abus, comme un écolier en l'absence du maître, donne carrière à ses espiègleries. 11 va délivrer, l'un après l'au- tre, de l'arbre chacun est em|)risonné, So/ dissolu, habillé en homme d'Église, Sot glorieux, habillé en gendarme, Sot trom- peur, habillé en marchand. Sot ignorant. Sot corrompu. Sotte folle, eAc, etc., qui s'élancent en bondissant sur le théâtre el commencent leur sabat drolatique. Gens d'Église, de robe et d'épée, n'y sont pas épargnés, on le croira sans peine, et le bon Louis XII y attrape sa chiquenaude comme les autres :

Libéralité interdicte

Est aux nobles avarice;

Le chief mesme y est propice, etc., etc.

Remarquons pourtant que ce trait de satire est mis dans la bouche de Sot corrompu, et pourrait à la rigueur être interprété en éloge indirect, du genre de celui que la Mollesse irritée adresse à Louis XIV au second chant du Lutrin. Quoi qu'il en soit, la troupe joyeuse aperçoit le Vieux Monde, qui dort dans un coin, et l'idée burlesque leur vient aussitôt de le tondre par amusement. Mais, une fois tondu, ils le trouvent si laid, qu'ils se mettent avec Abus à en fabriquer un autre. Leur gau- cherie, leur inexpérience, leurs méprises sont une scène de confusion trés-piquante. Bref, l'échafaudage croule sur les ouvriers de Babel et les disperse. Le Vieux Monde, réveillé, moralise un instant à la façon des vieillards, et puis reprend son train de Gros-Jean comme devant'.

Durant ses querelles et ses guerres avec le pape Jules IKLouisXlI se servit fréquemment des sotties comme d'une arme poli- tique; il permit et peut-être ordonna aux auteurs et acteurs

1. On trouve encore l'analyse d'une sottie assez semlilable et très-spi- rituelle, au tome I, page 1)0, de la bibliothèque du Théâtre français de La Vallirre. U'Isiaéli (Curiusiiies of Lilerature) prend plaisir à la citer, et moi je jirends plaisir aussi à rappeler ces noms un peu airiérés de gens d'esprit et de goût, iJ'lsraéli , Marmontel; il ne tant pas que les modei- nes invcslit;:ilions eu vieille liltéiature dispensent d'avoir de l'esprit : cela sert toujours.

200 rOÉSIE FRANÇAISE

de parodier sur les tréteaux les prétentions delà cour roniaine et d'accréditer parmi le peuple les doctrines gallicanes. Dans les pièces Dame Pragmatique est aux prises avec le légat, l'inté- rêt s'attache toujours à la pauvie opprimée, et à ses cris de détresse Droit et Raison ne manquent pas de lui apporter secours. Le nwrdi gras de Tannée 15H est surtout mémorable dans l'his- toire du théâtre parla représentation du Prince des Sots et de Mère- Sotte, cjui se donna aux Halles de Paris, sous la direction de Jean Marchant, charpentier, et de Pierre Gringoire, composi- teur'. Le spectacle était composé d'une sottie, d'une moralité et d'une farce, et la sottie elle-même précédée <ïun cry, espèce de prologue en style d'argot. A l'appel qui leur est fait, les sots de toute espèce s'assemblent : on voit arriver les grands de la cour, le Seigneur de Joye, le Seigneur du Plal, le Seigneur de la Lune, le Général d^Enfunce; on cause de l'excellent prince :

UN DES SOTS.

On lui a joué de fins tours.

LN ACTRE SOT.

II en a bien la congnoissance, Mais il est si humain tousjours, Quant on a devers luy recours, Jamais il ne use de vengeance.

Les abbés et les prélats font défaut; on cherche V abbé de la Courtille, autrement dit de Plate- Bourse :

Je euyde qu'il est au Concile.

11 arrive pourtant tout essoufllé. l^n jase très-librement des absents :

Vos prélats sont ung tas de moynes,

Ainsi que moynes réguliers;

Mais souvent dessoubs les courtines

Ont créatures fémynines

En lieu d'Heures et de Psautiers.

1. Il me semble, quoiqu'on ne l'ait pas remarqué, que, piiisque le liviet de cettt pit'-ce imprimée porte la date du mardi gras 1.">II, on h\ ilevi:iit tixeien ellel à 15r2, car alors on ne comptait l'aniiée nouvelle qu'a pai In- de Pâques. Mais il y avaitpeut-ètre des exceptions dans l'usage courant.

AU XVI» SIECIK. 2il

Dans la scèiif suivante arn\e Mère-Sol le, « linliilli'e par-dessous « en Mt're-Sotte et par-dessus son liabit ainsi cunirne rÉj:;lise; * elle déclare à SoUe-Ocaision et à Sotte-Fiaiice, ses deux conli- dentes, qu'elle veut usurper le temporel des rois, et, à la faveur de son déguisement, elle s'applique à séduire les prélats et abbés du Prince des Sots, IHale- Bourse el les autres courent au piéue. Ces prélats révoltés et les seigneurs fidèles engagent un combat pendant lequel le prince découvre la robe de Mére-Sotte, et lui arraclie son vêtement emprunté. Les combattants alors recon- naissent leur erreur et s'entendent pour déposer la fausse papesse. iXotez que Sotte-Commune, c'est-à-dire le bon peuple qui paye, n'a cessé de faire entendre ses doléances à travers tout ce jeu... Plectuntur Achivi. L'allusion personnelle au pape paraît encore plus à nu, s'il est possible, dans la moralité de r Homme obstiné, ([ui fut jouée après la sottie. D'une part Peuple- Françiiis ei Peuplc-Ilatique déplorent leurs maux; de l'autre Simonie et Hypocrisie célèbrent leurs propres vices ' , et r Homme obstine', en miles gloriosus, énumère les siens dans une ballade : comment il aime à faire et à défaire les rois ; à braver ciel, terre et enfer: à boire, soir et matin, du vin de Candie [riant et gaillard, etc. Mais à l'arrivée de Pugnition-Divine , qui menace les endurcis des flammes éternelles, et à la vue des Démérites- Communes, en qui chacun peut reconnaître ses péchés comme en un miroir, tout le monde se convertit, excepté rHommc obstiné, qui persévère dans rimpéniteuce, et qui reste piqué du ver coquin, comme il dit. Le même jour du mardi gras 151 1 , la sottie et la moralité furent suivies d'une farce joyeuse, tout à fait étrangère aux affaires publiques, et qui n'avait de hardi que son obscénité. Mais tout un souvenir historique s'attache à celle représentation des Halles qui faisait ainsi comme la petite pièce et les violons à la veille du concile de Pise et de la bataille de

1. Il y a un refrain très-piquant dans ce que dit Uijimcriaii', dont voici un couplet :

Pour briiii;! avoir je fais I.i cliateniitle,

Et taiiu manger ung tas d'herbes saiivasts ;

Il semble, i reoir mes jjesles, d'un;,' heinjite ;

Devant les gens prier Dieu me acquite.

Mais en senet Je fais plusieurs oiiltrages.

Faignant manger erui ilix et ymages.

Pense à mon cas, trompant rnaint homme et femme :

Tout suis (i Dieu fors que le corps et Viime.

Certes : ce dernier vers ijoiiriait être de Ilégnier nu de Molière.

202 , POÉSIE FRANÇAISE

Ravenne. Nous avons nos franches A tellanes gauloises; c'est déjà notre vaudeville*.

Louis XII à peine mort, les Bazocliiens et les Enfants sans souci rf-tombérent sous le régime d'une police ombrageuse et tracassiére. Le jeune Clément Marot, qui avait figuré dans leur troupe, eut beau adresser au nouveau monarque d'agréables suppliques en leur nom^, on trouva plus d'un prétexte pour les atteindre, comme de leur côté aussi ils inventèrent plus d'une ruse pour échapper. C'était la même tactique et les mêmes actes de répression et de subterfuge que dans la querelle de la police athénienne contre les auteurs et l'ancienne et de la

1. Les autres ouvrages imprimés qu'on a de Pierre Gringoiie sous le nom de Mère sotte ne sont que grossiers et sales. 11 parait qu'il finit par se convertir et s appliquer à des ouvrages de piété, ce qui lui aurait mérité d'être enterré a Notre-Dame. On a de lui une paraphrase des Psaumes que lui commanda la duchesse de Lorraine. M. Onésyme Le Roy [Etudes sur les Mijstères, ch. u) croit avoir découvert un chef-d'œuvre inéiiit du l'arteur devenu plus sérieux; c'est un mystère sur la Vie de saint Louis, divisé en neuf livres. Rien de plus convenable que l'oubli cette pièce est restée. Composée à la requête d'une confrérie particulière dite de Saint-Louis, elle n'eut pas même les honneurs de l'hospice de la Trinité ou de l'hôtel de Flandres, et elle arriva dans un temps le genre allait s'éclipser sans retour.

2. Voici l'épitre adressée par Marot à François 1" au nom de la Bazoche :

Pour implorer voire digne puissance, Devers vous, Syre, en louie obéissance, BaiOrhiens à ce coup sont venuz Vous supplier d'ouïr par le menuz Les poincis et traits de nostre coniêiiie; Et, s'il y a rien qui pique ou mesdie, A vostre gré l'aigi eur adoucirons. Mais à quel juge est-ce que nous irons. Si n'est à Vous, qui de toute science Avez certaine et vraye expérience, El qui tout seul d'autorité pouvez Nous dire : Enfants, je veux que vous jouez ? 0 Syre, donc, plaise Vous nous pernieilre Sur'le théâtre, à ce coup-cy, nous meltre, En conservant nos libériez et droits. Comme j.idis liieni les autres l;ois. Si vous tiendra pour pie la Bazoclie, Qui ose bien vous dire, sans reproche. Que de tant plus son régne fleurira, Voslre Paris lant plus resplendira.

Marot était lié avec les Enfants sans souci, et composa en leur nom une ballade, dont nous ne citerons qu'un douzain :

Bon cueur, bon corps, bonne phizionomie ; Boire uiaiin; fuïr noise et lauson ; Dessus le soir, pour 1 amour de sa mie. Devant son buis la petite chanson ; Trancher du brave et du mauvais garçon ; Aller de nuict sans faire aucun outrage, Se retirer, voilà le tiipolage. Le lendemain recommencer la presse. Conclusion, nous demandons liesse : De la tenir jamais ne fusmes las. Et maintenons que cela est noblesse. Car noble cueur ne cherche que soûlas.

AU XVP SIUCLE. 203

moyenne comédie. On défendait aux Bazochiews tantôt (1510) de jouer farces et sotties il serait parlé des princes et princesses de la cour, tantôt (1556) « de faire monstrations de spectacle « ni écritaux taxans ou notans quelques personnes que ce soit, « sous peine de prison et de bariissement à perpétuité du Palais. » Enfin le parlement, lassé de renouveler sans cesse des ordon- nances toujours éludées, s'avisa d'un moyen plus commode et plus sûr, dont on reconnut apparemment les bons effets, puis- qu'on n'a pas dédaigné depuis d'y revenir. Il fut signifié aux comédiens (1538) de remettre désormais à la cour le manu- scrit des pièces quinze jours avant la représentation, et de retrancher, en jouant, les passages rayés, « sous peine de pri- « son et de punition corporelle. » En 15i0, il y eut un redou- blement de rigueur, et la peine dont on menaça les délinquants n'était pas moindre que celle de la liarl. Parmi tant de gènes et de périls, les sociétés de la Bazoche el des Enfants sans souci survécurent encore avec leurs cérémonies et leurs statuts jus- qu'au commencement du dix -septième siècle, elles finirent par se perdre et disparaître obscurément dans les orgies du mardi-gras. Banni de la scène, l'esprit d'opposition politique ne se tint pas pour vaincu : il s'empara du roman, du pamphlet, de la clinn«on, dicta Pantagruel, la Confession de Sancy, la Satyre Me'nippe'c, et plus lard MazarinadesolPhilippiqiies. Puis il reparut au théâtre avec Figaro, et veisa ses Ilots de saillies sur les Actes des Apôtres, le Vieux Cordelier et les vaudevilles révolutionnaires.

Cependant l'élude du théâtre antique commençait depuis quelques temps à soulever des idées nouvelles et préparait insen- siblement les esprits distingués à un système régulier de com- position dramatique. En ce genre, comme dans les autres, les Iratluctious précédèrent les imitations et les provoquèrent. Uctavicn Sainl-Gelais avait traduit d'abord les six comédies de Térence ' ; depuis, Bonaventure Des Periers et Charles Estienne avaient retraduit chacun l'Andrienne, l'un en vers, l'autre en prose. Lazare de Baif, père de Jean-Antoine, avait translaté, ligne pour ligne, vers pour vers, VFÀeelre de Sophocle, VHéciihe d'Euripide. Thomas Sebilel rimait en français VIphigénie de ce dernier, el Guillaume Bouchelel faisait connaître quelipies autres

1. C'esl à lui (iu inuiuh que liu Venlici altiiljue cette i/ieiiiière liaduc- tiuii aiioiiyiiR'.

204 POÉSIE FRANÇAISE

tragédies du iiuTiie poëto. l'iusieurs comédies italiennes veniiient de passer dans notre langue ; mais ici encore le premier essai remarquable et décisif appartient au fameux Ronsard. Il aclie- vail ses études au collège de Coqueret, sous Dorai, en 1549, lorsqu'il s'avisa de mettre en vers français le ï'iutm d'Ari 'o- phane, et de le représenter avec ses condisciples devant leur maître commun. Ce fut la première représentation classique qui eut lieu en France; elle fit fureur. L'exemple une lois donné par Ronsard, d'autres que lui [toursuivirent cette réforme dramatique dont Joachim Du Bellay proclamait alors Topiiortunité et la gloire. Animés par ces deux voix puissantes, Etienne Jodelle dèsl5o2, et presque en même temps Jean de La Péruse, Charles Toulain, Jean et Jacques de La Taille, Jacques Grévin, Melliude Saint-Gelais, Jean-Antoine de Baïf, Rémi BelleauS s'élancèrent sur la scène, et un nouveau théâtre fut fondé.

Je n'examinerai pas en détail toutes les productions de ces poètes, quoique leur répertoire soit assez peu considérable et que chaque auteur n'ait guère donné que trois ou quatre pièces au plus. Mais comme ellei manquent comiiléternent d'originalité, et que le fond et la forme en sont toujours empruntés aux an- ciens, il rne faudrait en venir aussitôt aux critiques de style, et refaire par conséquent à mes risques et périls, ce qu'a fait, avec autant d'élégance que de malice, W. Suard dans ea spiri- tuelle Histoire du Thcâtre français. Je m'attacherai donc à montrer surtout le caractère général de cette réi'orme, l'étendue et la durée de ses effets, linlluence qu'elle eut sur le vieux système théâtral, et celle qu'd est naturel de lui supposer sur le système depuis dominant ; tous points de vue littéraires aussi féconds en aperçus que peu éclaircis jusqu'à ce jour.

C'est dans la tragédie que l'école de Jodelle innova davantage et se sépara avec le plus d'éclat des confrères de la Passion.

1. On a de Jodelle, Eugène, conit'die; Cliopdlre et Diilaii, Iragédies; de La IV'Tu.se, Médée , tia^riMiie; de Jean de La Taille, Haid le l-'uricii.r, la l'n- miiie, (ni les Gabéiinilen, tiag^i'dies ; tes Corriraiix, le Séijrumnnt, coiiicdics en prose, dont la detniéie est une liiiduction de l'Arioste Les pièces de Jaci|ues de La Taille, excejjté Ihiire et Ale.anidre, sont restée.-, manuscrites, ainsi que i)lusieurs de Jean-Aiiloine de Kaif. Un a pourtant de ce deinier j4/(/i|/()/((', tragédie en vers, traduite de Sophocle ; lu Ur<ive,ou le Tnillehriis, indte de l'Iante, et /'£»»»f/Ht', traduit de Térence. drévin a laissé In Tré- surière et /es Ehnkix , comédies, cl la Mort de César, tragédie. Uenii Bel- eau Cbt auteur lie /'J Heionniie , comédie. Mellin de Saint-fielais tiaduisii la Soplionisbe du Trissin en prose, les chœurs seulement en vers, cl on la représenta devant Henri 11 à Blois en Ibol*.

AL' \V1' SIÈCLE. 205

Bien qu'elle ail eu la même prétention iioiir la comédie, et que Jodclie, dans \e \)vo\oguc à.' Eugène, Gréviii dans celui de la Trc- soricre, Jean de La Taille dans celui des Corrivnuœ, s'attaquent aux farces et aux farceurs avec un Ion de grand mépris, se vantant d'écrire jiour les princes, et non pour la populace en sabots, la diflérence qu'on trouvait alors entre les farces et les comédies nouvelles nous est peu sensible aujourd'hui; la transi- tion des unes aux autres n'a rien de brusque, et pourrait à la rigueur passer pour un progrès naturel. Mais, dans le genre pa- thétique et sérieux, le saut qu'on fil paraît immense. Aux mys- tères, ([ui étaient des tragédies de couvent et d'église, succè- dent tout à coup des tragédies de collège, toutes mythologiques et païennes. Au lieu d'être représentées dans un ancien hôpital, par des artisans obscurs, devant des habitués de paroisse, ces pièces se jouent au collège de Boncour, à celui d'Ilarcourf, à celui de Beauvais, ou bien à celui de lîeinis, devant Henri II et ses courtisans, devant le grand Tnrncbe, le grand Dorai, et autres personnages de science et d'honneur. Les entreparleurs, nous dit Pasquier, sont tous hommes de nom; les Jodelle, les Renii Belleau, les Jean de La Péruse y prennent eux-mêmes les rôles principaux ' ; et quand le dernier acte s'est terminé au milieu des applaudissements, auteurs et acteurs parient gaiement pour Arcueil ; un bouc se rencontre; on l'orne de fleurs et de

I. l'iireillus reprébcntatiuiis classiques avaient lien vers la inriue é|iiiqiie clans les universités d'AngIcleire , et de jeunes genlilslionimcs ne oédai- ynaient pas d'y prendre des rôles. On se rappelle qu'ilanilct dit à l'olonins en le raillant :"

MylonI, vous avez joué autrefois à l'Université, diles-vous?

POLOXIUS.

Oui, MylonI, j'y ai joué, et je passais pour bon acteur.

HVMI.ET.

Et iiiel rôle faisiez-vous ?

POLOMUS.

Le rôle de Jules César; je fus tué au Caiiitole: liiulus me tua, etc.

d'Alli'inagiie, grâce aux ciimédics latines de lii'uchlin et de Conrad Celtes (l'i'dilciiidi' llriiswilai. ll(inh,Mi d, pendant ses voyages en Allemagne, avait im assisli'r à iinebpH's-unf's de ces soleimi|i'>s de cnllrge. Mais de toiUes les représentations analognes, la preinièic ipii ronipil en visiére au vieux genre religieux avait été l'Or/^/ide de l'cditieii, improvisé en deux jours et joué à la cour des Gonzagues de Manluue, en 117-2 disent les uns, au plus tard en 1483. Toujours l'Italie.

206 POESIE ITuV^ÇAISE

lierre, on le liaiiie dans la salle du l'estiii, on l'offre en prix au poëte vainqueur, et Baïf, en un langage français-grec, entonne pour Bacchus et Jodelle le Paeaji triomphal'. Que si maintenant l'on dégage la tragédie de tout cet appareil poétique, ou si l'on veut, de tout cet attirail pédantesque; si on l'estime en elle- même et à sa propre valeur, que ce soit une Cléopâtre, une Didon, une Mcdée, un Agamemmn, un César, voici ce que Ton y remarque constamment : nulle invention dans les caractères, les situations et la conduite de la pièce; une reproduction scru- puleuse, une contrefaçon parfaite des foi'mes grecques; l'action simple, les personnages peu nombreux, des actes lort courts, composés d'une ou de deux scènes et entremêlés de chœurs ; la poésie lyrique de ces chœurs bien supérieure à celle (lu dialogue-;

1. On peut voir au iV livre des Poënies de Baïf son étrange dithyrambe et le refrain bizarre à Evuë. Cette orgie du bouc fit une grande affaire et se grossit à mesure qu'on s'éloigna. C'était une plaisanterie déjeunes gens, un pastiche du rit antique; cela taisait de piquantes représailles aux psaumes des vieux^ mystères. Les honnêtes Conlréres évincés en prirent occasion de crier au païen, au sarrasin, et les huguenots aussi.

•2. Cette supériorité deschœns sur le dialogue rae semble remarquable depuis Jodelle, chef de cette école, jusqu'à .\ntoine de Montchrétien, qui en fut l'un des derniers disciples. On conçoit en effet qu'il était plus dif- ficile de faire parler convenablement des personnages que de mettre en chansons des sentences morales. Je citerai un fragment de chœui' tiré de la Didon de Jodelle (acte iv).Le chœur déplore le malheur de la reine, et accuse la perfidie d'Enée :

Ua seul h.isîird domine Dessus tout l'univers, la faveur divine Est due au plus pervers.

Songeons aux trois qu'on prise Pour plus .ivitnturcus. El (jueii toute entreprise Les Dieux ont fait heureux :

Jason. Thésée. Hercule ; Les Dieux leur ont preste GrandTaveur. crainte nulle, Toute desloyaulé.

Tous trois, ainsi qu'Enée, En trompant leurs amours, Ont fait mainte journée Marquer d'horribles tours.

Tous trois trompeurs des hosles^ Tous trois, ô inliuiiL.iins! Ont veu, soit par leurs fuites, Soit mesme de leurs mains,

Leurs maisons effroyées D'avoir rei,u les cris De leurs femmes tuées, De leurs enfants meurdiis.

Mais la f iveur supresme Les poussoit touiesfois, Et croy que la mort liiesme Les a fait Dieux tous trois.

AU XVI" SIECLE. 207

li's unités de temps el de lieu observées moins en vue de l'art (|iu! par un eiïet de l'imitation ; un style qui vise à la noblesse, à la gravité, et qui ne la manque guère que parce que la langue lui lait faute ; jamais ou rarement de ces bévues *, de ces inad- vertances géographiques et historitjues, si communes chez les lircmiers autenrs dramatiques des nations modernes. Telle est la tragédie dans Jodellc et ses contemporains. Ils ne méritent pas le moins du monde l'honneur ni l'indignité d'être comparés aux Sliakspeare et aux Lope de Véga. .\vec moins d'inhabileté et une langue mieux laite, ils seraient exactement comparables aux Trissino, aux Rucellai, aux Martelli, aux Dolce et aux autres fondateurs de la tragédie italienne. Mais, sans aller si loin, c'é- taient simplement des écoliers jeunes, studieux, enthousiastes, pareils à certains écoliers de nos jours :

Mon fils en rhétorique a fait sa tragédie. i

(La Harpe.)

Et en etfet, Jodelle avait composé ses pièces à vingt ans, Jac- ques de La Taille à dix-huit*, firévin à vingt-deux. De sembla- bles essais promettaient sans doute ; mais, comme ces auteurs précoces n'avaient auQun génie, ils s'en tinrent à promettre, et se dirent l'un à l'autre qu'ils avaient tout créé. Tels d'entre eux qui, au xviii" siècle, auraient pu sans peine égaler le mérite se-

1. Jodfillfl, dans un chœur de Uidim, parle de nos ^;('c/((;.s; Montchrétien, dans un chœur de David, cite Hercule vaincu par l'Amour, et, dans les Juives de Garnier, Naijuchodonosnr invoque Jiipiii

t. Un vei= ridicule est resté attaché à la mémoire de ce pauvre Jacques de La Taille : " 11 trouvait plus simple, dit Suard, de raccourcir ses mots « que d'allonger ses vers. Ainsi, par exemple, comme le mot recomman- « daiion lui paraissait un peu long pour entier couimodément dans un « vers de douze pieds, il l'avait employé de la manière suivante dans sa « tragédie de Ikiire, antrement dit Darius :

Ma mère et mes enfants aye en recommanda (tion);

« et ces deux syllabes tion, placées ainsi entre parenthèses, étaient pro- « bahlement laissées à l'intelligence cks spectateurs ou à la discrétion de « l'acteur. >. Pourtant le vers de Jacques de La Taille est un peu moins ridicule qu'il ne semblerait par là. C'est dans la dernière scène de sa pièce; on vient raconter à Alexandre la mort de Darius et les suprêmes paroles qu'en expirant il adressait de loin à son vainqueur :

Ma mère et mes enfants aye en recommanda...

Il ne put achever, car la mort l'engarda (l'empêcha).

Ce n'est donc point par une licence commode, c'est dans une intention rormt-lle et par une fausse idée d'expression imitative quel'auteur a ima- giné dans ce cas-là son vers malencontreux.

/Ux

208 POESIE FRANÇAISE

condaire d'un Destouches ou d'un Ln Harpe, et fleurir à l'ombre des grands noms, restèrent, au xvi% novateurs médiocres en même temps que copistes serviles. Succombant à des études plus fortes qu'eux, ils saisirent la lettre et non l'esprit de ces tragiques immortels qu'ils voulaient en vain ressusciter parmi nous, et ils ne parvinrent qu'à parodier puérilement les solen- nités olympiques dans des classes et des réfectoires de collège. Ce n'est pas de la sorte que l'ont depuis entendu Racine et même Voltaire.

Un savant de nos jours, qui semble du xvi' siècle par son éru- dition, et qui est du nôtre par ses lumières (M. J.-V. Leclerc), lorsqu'il achevait, jeune encore, de brillantes et fortes études, conçut et exécuta la pensée de reproduire en vers français l'Œdipe roi de Sophocle, et d'excellents connaisseurs assurent qu'en cette imitation fidèle a passé quelque chose du souffle et du parfum de 1 antiquité'. C'est sous une inspiration pareille, tenant, en partie de celle du commentateur, en partie de celle du poète, qu'ont écrit Jodelle et ses contemporains. Mais, soit impuissance d'esprit, soit plutôt impuissance de langage et inex- périence de goût, ils ont été inhabiles à rien conserver de ces beautés primitives dont ils n'avaient qu'un obscur sentiment . Écoliers robustes, ils n'ont pas entendu le premier mot à cet art ingénieux et profond qui de la lecture des anciens sut tirer plus tard des tragédies comme Iphigc'nic et Agamemnon, des comédies comme Amphitryon et l'iaule.

Loin de moi pourtant l'injustice de méconnaître ce qu'il y avait d'excusable et de noble dans leurs illusions, d'estimable et d'utile dans leurs travaux! La plupart des jeunes hommes qui ouvrirent la nouvelle carrière dramatique y défaillirent dés l'entrée, victimes d'un zèle immense et dévorés par la science avant l'âge : La Péruse, Jacques de La Taille, Grévin, Jodelle hii-mêine, eiu'ent des morts prématurées. Ce dernier, dont les brillants débuts avaient balancé ceux de Ronsard, et qui, par sa facilité prodigieuse, par sa verve intarissable *, semblait à Pas-

1. .\près bien des années, M. Le Clerc vient de laisser échapper quelque écliantillon de son travail de jeunesse ilans un article du Journal des Dé- bats sur les Tragiques grecs de M. l'aiin ("25 juillet 18-l"2).

'2. On demandera a quoi Jodelle dépensait cette facilité et celte verve, puisqu'il écrivit si peu de piécts. Mais, avant sadispràce. il était fréqueni- nienl chargé par Henri 11 des divertissements, mascarades, devises et in- scriptions qui amusaient les loisirs de la cour. On sait d'ailleurs qu'il ne

AU XYI= SIECLE. 200

quier bien moins un liomme qu'un démon, ne tiud.i pas à per- dre la faveur de Henri II, à l'occasion d'un diverlisssement de cour qu'il ne sut |)oint ordonner au gré du monarque *; ef, tombé dans une extrême pauvreté, il mourut, dit-on, de faim, ou plutôt de douleur. Une disgrâce royale tua le premier en date de nos poêles tragiques, comme elle tua plus tard le pre- mier en génie. On rapporte qu'au moment d'e.vjjirer, l'infortuné Jodelle s'écria : « Mes amis, ouvrez-moi les fenêtres, que je voie encore ce beau soleil- !

La réputation de Jodelle reçut quelque écliec au temps de sa mort. Vers 1575, en effet, Robert Garnier commença de faire représenter dans certains collèges de la capitale des tragédies qui obtinrent aussitôt, auprès de Ronsard, de Dorât et des au- tres savants, une préférence marquée sur celles de ses prédé- passa pasiiliis de dix iiialinées à faire cliacime tie ses lra;,'édies, el que la comédie d'Eiujènc fut achevée en quatre séances. Son éditeur et ami, Cliarles de La .Motlie, parle de toutes sortes d'ouvrages de lui, qui n'ont jamais été publiés.

1. C'était le 17 février loîiS. Il s'agissait de recevoir à l'Hôtel de Ville de Paris Henri 11, qui venait y souper et voulait y faire fête au duc deGuiî-e airivédela veille après la reprise de Calais. Jodelle s'était chargé de tout préparer, de tout improviser en quatre jours, vers, musique et architec- ture; il n'en i)ut venir à hout : i Pour surcroit d'infortune, ses innscani- « des préparées pour la fête réussirent fort mal. La première était une re- « présentation du Navire des Argonautes (par allusion au navire de Paris), « avec personnages parlants, lui-même jouoit le rôle de Jason. Son des- « sein étoit (|ue le vaisseau (fit porté sur les épaules ; que Minerve accom- « pagnàt les porteurs; qu'Orphée, l'un des Argonautes, marchât devant « eux, sonnant et chantant à la louange du Roi une petite chanson en « vers f'rançois, et que, comme Orphée attirait à lui tes rochers, deux ro- « cliers te suivissent en effet, avec musique au dedans. Mais l'exécution ne « réiioiidit point à ses vues. Les acteurs récitèrent mal Ips vers qu'ils « aMiipiU appiis; le trouble le saisit lui-même, et le déconcerta. » (Goujet, Bil/liothèque française, lome Xli.) Ce que Goujet ne dit pas, et ce qui n'est pas le moins plaisant de l'aventure, c'est que les décorateurs, au lieu d'a- mener des rochers à la suite d'Orphée, entendirent de tiavers, et amenè- rent des clochers, (.'étoit presque le casdemiuirir comme Vatel. Jodelle, furieux, faillit suffoquer et resta court dans sou rôle de Jason. Il a pris soin de consigner au long tout le détail de son désastre, comme il l'appelle, dans une espèce de brochure apologétique le Hecneil des Inscriptions. Fi- gures, Devises et Mascarades, ordonnées en l'Hôtel de Mlle de Paris loo8).

2. Tout ce récit est un peu poétisé en faveur de Jodelle; celui-ci ne va- lait pas tant. Il ne mourut qu'en juillet l,o73, c'est-à-dire quinze ans après cette mésaventure de l'iiotel de Ville. Il mourut donc de cette disgrâce et de bien autre chose encore, d'inconduite, par exemple, et d'ivrognerie. H parait que Charles IX l'employait, et à un vilain œuvre, lequel demeura imparfait: c'était peut-être .i célébrer la Saint-Barthèlcmi. On lit dans le Journal del'Ksioile, à cette date de 1575, une Iristi^ orai-ou funèbre de lui : ... Il étoit d'un esprit pronijd et inventif, mais paillard, ivrogne, et sans « aucune crainte de bieu qu'il ne croyoil que par bénélice d'inventaire.... « Ronsard a dit souvent qu'il eut désiré pour la mémoire de Jodelle que « ses ouvrages eussent été jetés au feu. » Ce jugement de Itonsard. bieu que contraire aux vers officiels el an fameux anagramme {lo te Détien est né) qu'il trouvait dans le mtmà'Estienne Jodelle, me parait très-vraisem-

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POÉSIE FRANÇAISE

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condaire d'un Destoudies ou d'un Ln Harpe, otilourii- à l'onibre des grands noms, restèrent, au x\i', novateurs médiocres en même temps (|ue copistes srrviios. Succombant à des études plus fortes qu'eux, ils saisirent la lettre et non l'esprit de ces tragiques immortels qu'ils voulaient en vain ressusciter paimi nous, et ils ne parvinrent qu'à parodier puérilement les solen- nités olympiques dans des classes et des rélecloires de collège. Ce n'est pas de la sorte que l'ont depuis entendu Racine et même Voltaire.

Un savant de nos jours, qui semble du xvi' siècle par son éru- dition, et qui est du nôtre par ses lumières (M. J.-V. Leclerc), lorsqu'il achevait, jeune encore, de brillantes et fortes études, conçut et exécuta la pensée de reproduire en vers français l'Œdipe roi de Sopliocle, et d'excellents connaisseurs assurent qu'en cette imitation lidèle a passé quelque chose du souffle et du parfum de lantiquité'. C'est sous une inspiration pareille, tenant, en partie de celle du commentateur, en partie de celle du poète, qu'ont écrit Jodelle et ses contemporains. Mais, soit impuissance d'esprit, soit plutôt im|)uissance de langage et inex- périence de goût, ils ont été inhabiles à rien conserver de ces beautés primitives dont ils n'avaient cju'un obscur sentiment . Écoliers robustes, ils n'ont pas entendu le premier mot à cet art ingénieux et profond qui de la lecture des anciens sut tirer plus tard des tragédies comme Iphigenic el Agamemnon, des comédies connne Amphitrijon et Plante.

Loin de moi pourtant l'injustice de méconnaître ce qu'il y avait d'excusable et de noble dans leurs illusions, d'estimable et d'utile dans leurs travaux! La plupart des jeunes hommes qui ouvrirent la nouvelle carrière dramatique y défaillirent dés l'entrée, victimes d'un zèle immense et dévorés par la science avant l'âge : La Péruse, Jacques de La Taille, Grévin, Jodelle lui-même, eurent des morts prématurées. Ce dernier, dont les brillants débuts avaient balancé ceux de Ronsard, et qui, par sa facilité prodigieuse, par sa verve intarissable -, semblait à Pas-

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•1. Après bien des années, M. Le Clerc vient Je laisser échapper queli|ue écliantiUon de son travail de jeunesse dans un article du Journal des Dé- bats sur les Tragiques grecs de M. t'atin ("25 juillet 18-42).

■2. On demandera â quoi Jodelle dépensait cette facilité et. celte verve, puisqu'il écrivit si peu de pièces. Mais, avant sa disgrâce, il était fréquem- ment chargé par Henri 11 des divertissements, mascarades, devises et in- scriptions qui amusaient les loisirs de la cour. On sait d'ailleurs qu'il ne

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AU XYI" SIECLE.

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quier bien moins un liomnie qu'un dnnon, ne l;'.id.i pas à per- dre la laveur de Henri II, à l'occasion d'un diverlisssement de cour qu'il ne sut point ordonner au gré du monarque *; el, toiribé dans une extrême pauvreté, il mourut, dit-on, de faim, ou plutôt de douleur. Une disgrâce royale tua le premier en date de nos poêles tragiques, comme elle tua plus tard le pre- mier en génie. On rapporte qu'au moment d'expirer, l'infortuné Jodelle s'écria : « Mes amis, ouvrez-moi les fenêtres, que je voie encore ce beau soleil- ! «

La réputation de Jodelle reçut quelque échec au temps de sa mort. Vers 1575, en effet, Robert Garnier commença de faire représenter dans certains collèges de la capitale des tragédies qui obtinrent aussitôt, auprès de Ronsard, de Dorât et des au- tres savants, une préférence marquée sur celles de ses prédé- passa pas plus de dix matinées à faire chacune de ses lrai,'édles, el quo la comédie d'Eugène fut achevée en quatre séances. Son éditeur el ami, Charles de La Mothe, parle de toutes sortes d'ouvrages de lui, qui n'ont jamais été puhliés.

1. C'était le 17 février 1358. 11 s'agissait de recevoir à l'Ilôtel de Ville de Paris Henri 11. qui venait y souper el voulait y faire fête au duc deGuiî-e ai rivé de la veille après la reprise de Calais. Jodelle s'était chargé de tout préparer, de tout improviser en quatre jours, vers, musique et architec- ture; il n'en put venir à bout : « Pour surcroit d'infortune, ses iiuiscani- « dcx préparées pour la fête réussirent fort mal. La première était une re- « présentation du yarirr des Argonnutes (par allusion au navire de Paris), « avec peisonnages parlants, lui-même jouoit le rôle deJason.Son des- « sein ètoit que le vaisseau fût porté sur lesêpaules ; que Minerve accom- « pagnàt les porteurs; qu'Orphée, l'un des .Argonautes, marchât devant « eux, sonnant et chantant à la louange du Roi une petite chanson en « vers françois, et que, comme Orphée attirait à lui les rochers, deux rô- ti chers le snirisseul en effet, avec musique au dedans. .Mais l'exécution ne « rèiiondil point à ses vues. Les acteurs récitèi'ent mal Ips vers qu'ils « avoienl appris; le trouble le saisit lui-même, et le déconcerta. » (Goujet, Bibliothèque française, tome Xll.) Ce que Goujet ne dit pas, et ce qui n'est pas le moins plaisant de l'aventuie, c'est que les décorateurs, au lieu d'a- mener des rochers à la suite d'Orphée, entendirent de travers, el amenè- rent des clochers, (.'étoit presque le cas de mourir comme Vatel. Jodelle, furieu.x, faillit suffoquer et resta courldans sou rôle de Jasou. Il a pris soin de consigner au long tout le détail de son désastre, comme il l'appelle, dans une espèce de brochure apologétique le Recueil des Inscriptions. Fi- gures, Devises et Mascarades, ordonnées en l' Hôtel de 1 ille de l'aris 1558).

2. Tout ce récit est un peu poétisé en faveur de Jodelle; celui-ci ne va- lait pas tant. 11 ne mourut qu'en juillet 1.575, c'est-à-dire quinze ans après cette mésaventure del'llotel de Ville. Il mourut donc de cette disgrâce et de bien autre chose encore, d'inconduile, par exemple, el d'ivrognerie. H ])arait que Charles IX l'employait, et à un vilain œuvre, lequel demeura imparfait : c'était peut-être à célébrer la Sainl-Barthèlemi. Un lit dans le Journal de l'Esioile, à celte date de 1575, une triste orai-ou funèbre de lui : « ... Il étoit d'un esprit prompt et inventif, mais paillard, ivrogne, et sans « aucune crainte de Dieu qu'il ne croyoit que par bénélice d'inventaire.... « Ronsard a dit souvent qu'il eût désiré pour la mémoire de Jodelle que « ses ouvrages eussent été jetés au feu. » Ce jugement de Honsard. bien que contraiie aux vers (dïkielset au fameux anagramme '/o le liétioi est né) qu'il trouvait dans le nom d'Estieune Jodelle me parait très-vraisein-

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210 POÉSIE FRANÇAISE

cesseurs. Elles sont au nombre de sept, taillées sur le patron f^rec, mais composées plus immédiatement d'après Sénèque, et surtout remarquables, connue on le jugea dès lors par la pompe des discours et la beauté des sentences. Ce goût pour Sénéque, si prononcé cliez Garnier, et qu'on retrouve également, à l'ori- gine de notre littérature, dans Montaigne, Malherbe, Balzac et Corneille, conduisit l'auleur à donner à la tragédie des formes encore plus régulières qu'auparavant, et un ton plus tranché, plus sonore, plus emphatique, qui dut singulièrement frapjier son siècle, et qui se soutient, même après deux cent cinquante ans, pour les lecteurs de nos jours. Aussi tous les historiens du théàire français s'accordent-ils à lui attriiuier le premier pas qu'ait fait l'art dramatique depuis .lodt'lle jusqu'à Corneille. Sans prétendre ici lui contester cet honneur assez mince, nous obser- verons que ces éloges portent presque exclusivement sur son style, et qu'en écrivant plus noblement que Jodelle, de même que Des Portes écrivait plus purement que Ronsard, Garnier n'a fait que suivre les progrès naturels de la langue et obéir à une sorte de perfectibilité chronologique. 11 a sans doute une prééminence bien réelle dans la construction et la conduite de ses pièces; mais il n'en est rien sorti d'heuieux pour l'avenir de notre théâtre, et l'on aurait pu taire b(^aucoup de pas sem- blables sans hâter d'un instant l'apparition du Cid ou û'Andro- maque. Le système de Jodelle et de Garnier se distingue essen- tiellement, en effet, de celui qui prévalut dans la suite, et qui n'en fut pas du tout laconthuiation. Il me suflira, pour démon- trer cette profonde différence, d'exposer aux yeux un plan de Garnier, celui de Porc.ic, par exemple :

ACTE PREMIER.

Mégère. Elle appelle sur Rome les discordes civiles, et se raconte à elle-même, avec un plaisir infernal, les horreurs qu'elle a consonmiées et celles qu'elle prépare.

blalile; on n'est jamais mieux jiigr que par ses amis littéraires; mais cela s'en va souvent en petits mots, tandis que les éloges écrits restent, el la pos- térité se méprend. Pasquier, après le pipniierengoiiement passé, ne jugeait guère de Joilelle plus avantageusement. En elTel, les poésies de cet improvi- sateur dramatique n'ontrien, absolument rien qui se retrouve à la lecture. Colletet, si favorable aux poètes de ce temps, est forcé de convenir que, 'le toutes les œuvres sorties de la Pléiade, il n'en est pas qui hii plaisent nuiins que celles de Jodelle, sans excepter même celles de Bnif et de Ponliisde Tliiard. Voilà un cruel aveu. M. fiérusez a écrit sur Jodelle une spiri- tuelle el agréable notice, pas assez sévère(£.s-.srt(rf7/).s7ti/re littéraire, 1859).

AU XV^ SIECLE. 211

Chœur. Il déplore celte éternelle instabilité des choses humaines, qui plonge d;nis les larmes et dans le sang la reine des cités, la maîtresse du monde.

ACTE SECOND.

Porcie. Elle se lamente sur Rome, sur elle-même, et con- jure les Parques de couper le fd de ses ans; elle envie le sort de Caton et ignore encore celui de Brutus.

Chœur. Éloges delà vie champêtre et de la paix.

Nourrice. Plaintes, lamentations sur Rome; elle paraît craindre que Porcie ne soit résolue de mourir.

Nourrice, Porcie. La nourrice cherche à donner à sa maî- tresse quelques espérances sur Fiss^ue des événements.

Chœur. 11 prie les Dieux que le bruit de la défaite de Brutus ne se confirme pas, et il moralise.

ACTE TROISIÈME.

Aree, philosophe. 11 déclame sur la perversité des temps et regrette l'âge d'or.

Arée, Octave. Le philosophe veut inspirer la clémence au triumvir, qui la repousse, au nom de la vengeance due à César.

Chœur. Pourquoi Jupiter s'occupe-t-il du cours des astres, de Tordre des saisons, et ne prend-il pas pitié des pauvres humains?

Marc Antoine, Ventidieson licutenafU. Antoine énumère longuement ses exploits, et Ventidie l'y aide avec emphase.

Octave, Le'pide, Antoine. Ils délibèrent s'ils achèveront de proscrire les pompéiens et les républicains. Antoine s'y oppose, et ils tlmsseiit par décider qu'ils s'en iront chacun dans leurs provinces pour pacifier l'empire au dedans, et le faire au dehors respecter des barbares.

Chœur de soudards. Ils demandent un salaire de leurs pé- rils et de leurs fatigues.

ACTE QUATRIÈME.

Le Messager, Porcie, la Nourrice, le Chœur. Le messager raconte la bataille de Philippes et les derniers moments de Brutus. Porcie s'écrie qu'elle veut le suivre, et le chœur accuse les Dieux.

212 POÉSIE FRANÇAISE

ACTE CINQUIÈME.

La Nourrice, Chœur de Romaines. La nourrice raconte de quelle manière Porcie vient d'avaler des charbons ardents; et, comme le chœur se met à liéniir, elle lui dit que c'est assez, pUis d'un coup de poignard elle rejoint sa maîtresse.

Les autres plans de Garnier ressemblent exactement à celui-là. Excepté une seule fois, dans sa tragi-comédie de Bradanianle il n'a jamais tenté de dépasser le cadre dramatique des Latins et des Grecs. S'il a été utile à notre théâtre, c'est donc à peu prés de la même manière que l'aurait été un traducteur en vers de Sénèque.

M. Suard. qui a fort bien apprécié Garnier, relève un peu sévèrement chez lui certains anachronismes et certaines incon- venances qui me semblent bien moins des méprises d'ignorant que des maladresses d'érudit. .\insi, lorsque dans la Troade le messager qui rend compte à Ilécube de la mort de Polyxène com- pare le mouvement qui se fait au milieu de l'armée, après un discours de Pyrrhus, au murmure qu'on entend

Dans les grandes cités le peuple commande Par cantons assemblé poar quelque cliose grande, .\près (jue le tribun a cessé de parler,

ôtez les expressions trop modernes de cantons, de tribun et rinipropriété de la comparaison disparait. C'est delà sorte qu'on voit dans sa tragédie des Juives u;i prévôt de riiôtel du roi Nabu- chodonosor et une invocation à Jupin. .Mais n'a-t-on pas longtemps traduit Patres conscripti par messieurs, et Racine ne donne- t-il pas du monseigneur aux héros d'Homère? Ce qui est plus décisif encore, George Buchanan et Daniel lleinsius, dans leurs tragédies latines, si semblables à celles de Garnier, n'évoquent- ils pas auprès de personnages juifs ou chrétiens les Eunié- nides et tout le Tartare mythologique ? Garnier pèche donc à la manière d'Heinsius, et non pas à celle de Shakspeare'. Au reste, le plus énorme, le moins excusable de ces anachro-

1 . Je suis assez porté, je l'avouerai, à n attacher qu'une importance fort secondaire à ces violations de la vérité tiistorique dans les anciens ou- vrage* de l'art. L'essentiel, c'est qu'il y ait du génie. Qu'imporie que Shaks- peare mette des ports de mer en Bohême; que P.ml Véionése donne des costumes et des ligures du wi* siècle ans convives des Xoces de Cnna; que dans la Cèin' de Léonard de Vinci, le Christ et les apôtres soient assis à une table et non couchés sur des lits à l'antique, etc.? leur siècle n'e.i demandait pas davantage. Il y a plus : « Si les usages que vous prenez

AU XVh SIECLE. 215

nismes, c'est la portique même à laquelle on se conformait alors en tous points sans intelligence ni discernement. On ne discutait pas encore à perle de vue, comme depuis on a fait du temps du Ménage et de OWubiguac, sur les règles d'Arislote et le degré de conliance qu'elles méritairut ' ; mais ce qui était pis, on les pratiquait à raveugle, copiant tout de peur de rien en- freindre, prenant gauchement le cérémonial athénien pour la loi suprême de l'art, s'asservissant avec idolâtrie à des rites mythologiques dont le sens n'était pas entendu, et immolant Coligny, Guise ou Marie Stiiard, au milieu des chœurs de gar- çons et de damoiselles, aussi bien qu'Agamenuion, Priam ou l'ulyxène. Ces reproches pourtant s'adressent moins à Garnier ipi'à ses imilateurs et à ses disciples, aux François de Chante- louve, aux Jean (iodard, aux Jean Heudon, aux Pierre Mathieu, aux Claude billard, aux Antoine de Montchrestien. Pour lui, il ne traita que des sujets grecs, latins ou hébreux; et quand, par exception finale, il emprunta à l'Arioste les aventures de Bra- damante pour les mettre en tragi-comédie, il eut le bon sens de laisser les chœurs et la simplicité trop nue de la tragédie ancienne, préludant déjà, sans s'en douter peut-être, à la révo- lution qui eut lieu sur la scène après lui -.

i< dans l'iiistoire, dit JI. de Stendhal, passent la science du commun des » spectateurs, ils s'en étonnent, ils s'y arrêtent; les moyens de l'art ne « traversent plus rapidement l'esprit pour ai river à l'àme. Une fçlace ne « doit pas faire remarquer sa couleur, mais laisser voir pai-faitement « l'image qu'elle reproduit. Les professeurs d'Atliénée ne manquent ja- « mais la petite remarque ii oniqne sur la bonhemie de nos ancêtres qui se « laissaient émouvoii' par des Achille et des tanna à demi cachés sous de « vastes peiruqnes. Si ce défaut n'avait ))asété remarqué, iln'e.vistait pas. »

1. On s'en occupriit pourtant, Jean de La Taille, dans la préface de son Saillie furieux {\oli), expli(|ue et démontre au long les régies données par ce grand Arislole, et après lui Horace, en leurs poétiquex, .lacques Grévin, dans la préface de son César (1561), parle des tragédies nouvelle; composées seloti les préceptes qu'en ont donnés Aristote et Horace. La principale faule qu'il trouve a reprendre aux jeux de l'Université de Paris, « c'est que, contre le commandement du bon précepteur Horace, ils '< font à la manière des bateleurs un massacre sur un échafaud, ou un « discours de deux ou trois mois, etc.. »

2. Robert Garniei, en loôi à La Ferté-Bernard, mourut au Man.s en lo9il, la même année que Du bartas; il avait été conseiller au Présidial du Mans, puis lieutenant criminel au même siège, et en dernier lieu con- seiller au Grand Gonseil à Paris. Il >e trouva, en cette qualité, plus mêlé à l'entraînement de la Ligue qu'il n'aurait voulu. Il eut aussi des malheurs et presque des tragédies domestiques; durant unepe>te ses gens essayéi'ent de l'empoisonner, lui, sa femme et ses enfants. Sa femme avait déjà pris le poison quanil lessymplnmes dénoncèrent le crime ; on la sauva à grand'- peine. Il s'en relouina dans son pays natal où, selon De fhnu, il mourut de tristesse et d'ennui, âgé de cinquanle-six ans. Nul auteur d'alors n'a lu un plus grand nombre d'éditions; de l.'iSOà 1019 on se jieril n lescoinplrr

214 POESIE l'nAXÇAISE

Lp th(''àtro (lo riiûle! do IJournogne sub^isUiit toujours, malgré l"es])oce de discrédit il était tombé depuis les règlements de 1548, et surtout depuis la réfornïe littéiaire de Ronsard. Échap- pant aux censures des magistrats el aux anathèmes des érudils, les farces, les moralités et les sotties, les mystères mêmes, l)Ourvu cju'ils se déguisassent sous le nom profane de bergerie ou d'églogite, y avaient accès et faveur comme par le passé. L'au- ditoire n'y était pas devenu plus délicat et n'avait guère parti- cipé au mouvement d'études cjui emportait alors les esprits supérieurs. C'étaient encore les respectables paroissiens de la capitale (jui y couraient, après vêpres, pour achever gaie- ment leur journée du dimanche. Le spectacle nuisait toujours à Toflice, depuis ([u'il n'en était i)lus une dé[)endance, et sur la requête du curé de Saint-Eustaciie, le (ihàtelet dut intervenir de nouveau, vers 1570, pour forcer les confrères de relarder l'heure des représentations; un demi-siècle auparavant, c'était l'heure des vêpres qu'on aurait avancée*. Mais, si l'autorité se montrait moins bienveillante, l'ordonnance prouve que la vogue populaire ne s'était pas ralentie. ÎNous connaissons fort peu de ces pièces subalternes, quoique La Croix du Maine et Antoine Du Verdier, dans leurs Bibliothèques, en cûeui un assez grand nombre. Le dédain des érudils en faisait une sévère justice; les triomphes de Jodelle et Garnier les éclipsaient, et il est probable que la plu- part n'ont jamais reçu les honneurs de l'impression. Aucun écrivain de marque ne se rabaissait à un genre suranné et dé- crié : l'on voit seulement François Habert, disciple de Marot, protégé de Saint-Gelais et sectateur de la vieille école, donner, en 1558, sa comédie du Monarque, composée dans legoi'it de la reine de Navarre; et Louis Des Mazures, traducteur de Virgile, donner, en 15t3(), sous le nom de bergerie spirituelle, une véritable moralité, et, sous celui de tragédies saintes, des pièces équivoques qui rappellent Y Abraham de Théodore de Bèze, et tiennent le milieu entre les mystères et la nouvelle tragédie. Quant à Jacques Bienvenu, à M'' Jean Breton ou Bietog, au frère Samsun Baudouin ou Bédouin, à Antoine Tyron, tous auteurs qui suivaient l'ancienne routine, ils sont parfaitement inconnus,

1. Le grauft persécuteur des pauvres Confrères durant celte période se trouve être tout naturellement le curé de Suint-Eustaclie, à qui ils tai- saient concurrence. Ce curé, depuis 1568, était Uené Benoit, qui tint .^a paroisie quarante ans, le même qui ne put jamais se taire paidonner d'avoir traduit la liible en Iran^'ais.

AU XVI" SIECLE. 215

même dans lour siècle. Jamais les Irai^^édies on comédies régu- lières n'allaient à Thôlel de Bourgogne; et comme, à cause du privilège exclusif des Confrères, il n'y avait pas moyen d'élever à Paris un autre tliéàlre, les poètes qui ne voulaient pas garder leurs pièces en portefeuille, ou se contenter de l'impression, les adressaient à quelque principal de collège, qui, faisant obli- geamment rofdce de directeur, se chargeait des répétitions et de la mise en scène. Ainsi, en tête d'un Adonis de Guillaume Le Breton, on lit un sonnet d'envoi à Galand, jn-mcipal de Boncoui- :

Maintenant à Boncour mon Adonis j'envoie, Afin que sur la scène on l'écoute, on le voie.

On doit pourtant convenir (jue les comédies même les plus classiques d'alors, VEugéne de Jodelle, les Esbahis et la Tré&o- rière de Gré vin, la Reconnue de Belleau, le Brave, autrement dit le Taillebras, de J.-.\. de Baïf, eussent été bien moins dé- placées à riiôlel de Bourgogne qu'au sein de l'université. J'em- prunte à M. Suard l'analyse piquante qu'il fait iVEiigcne : m La « pièce roule tout entière sur l'iulrigue d'Iiugène, riche abbé, « avec une certaine Alix qu'il a mariiîe à un imbécile nommé « Guillaume. Un ancien amant d'Alix revient, furieux de son « infidélité, il lui reprend tout ce qu'il lui avait donne, et, « comme il est homme de guerre, il fait grand'peur à l'abbé, « (jui ne voit d'autre moyen de salut que d'engager sa sœur « Hélène à recevoir dans ses bonnes grâces l'ancien amant « d'AHx, lequel avait été amoureux d'Hélène, et ne s'était éloi- « gné d'elle qu'à cause de ses rigueurs. Hélène, qui appa- « remmenl s'était plus d'une fois repentie d'avoir été si rigou- « reuse, promet de la meilleure grâce du monde de faire tout » ce que son frère Florimond (c'est le nom de l'amant) voudront « exiger. Le calme est rétabli par ce moyen, et par l'adresse de « messire Jean, chapelain de l'abbé, qui a conduit toute celte « affaire. Eugène ne songe plus qu'à vendre une cure pour satis- « faire un créancier qui était venu ajouter à l'embarras d'Alix et « de Guillaume, et profite du moment celui-ci lui exprime Il sa reconnaissance pour lui expliquer on ne saurait plus claire- >( ment à quel point il en est avec sa femme, et pour le prier de « ne pas les gêner; ce que Guillaume promet sur-le-champ, en « assurant qu'il n'est point jaloux, i»rincipalement de l'abbé. »

216 POESIE FKANÇAISE

Dans lis nulles comédies que j'ai citées, riiilrij^ue diit'ére plus ou moins de celle d'iÎHgféiHe par les détails, mais y ressemble toujours par le ton. A part cette immoralité grossière qui leur est commune, elles ne manquent pas de mérite ni d'agrément. Un vers de huit syllabes coulant el rapide, un dialogue vif et facile, des mots plaisants, des malices parfois heureuses contre les moines, les maris et les femmes, y rachètent pour le lecteur Tuniforniité des plans, la confusion des scènes, la trivialité des personnages, et les rendent infiniment supérieures aux tragédies, de même et par les mêmes raisons que chez Ronsard et Du Bellay la chan- son est souvent supérieure à l'ode. II ne faut pas s'étonner, après cela, si l'Universilé en corps se déridait sans scrupule à ces représentations facétieuses, tout en ayant l'air de mépriser et de réprouver les farces populaires. Il n'y avait pas longtemps que Marguerite de INavarre avail publié ses Conlcs à l'usage de [abonne compagnie ; un cardinal venait d'accepter la dédicace d'un livre de PunUujrucl, et quarante ans s'étaient passés à peine depuis que la Calandra et la Mandragore avaient été jouées en cour de Rome, et que le pape y avait ri avec tout le sacre collège.

Les pièces italiennes commençaient à èlre connues en France. A Lyon, en 1548, les Florentins établis dans cette riche cité voulurent donner pour lète à la nouvelle reine Catherine de Médicis une représentation de la Calatidra elle-même; on avait lait venir tout expiés des comédiens d'Italie. Vers le temps Mellin de Saint-Gelais traduisait en prose, d'après les vers du Trissin, la tragédie de So/^/WH/sèc, qu'on représenta ensuite à Rlois devant Henri II, Charles Estienne traduisait la comédie des Abusés, de l'Académie siennoise; les Supposés et le Négromant de l'Arioste étaient mis en notre langue par Jean-Pierre de Me-mes et Jean de La Taille. Ce dernier auteur ne s'en tint pas là, et dans ses Corrivaux, la iiremière de nos comédies régu- lières en prose, il essaya, non sans quelque succès, de suivre à son tour les traces de l'Ariosle, de Machiavel et de Dibbiena. Mais l'honneur de cette entreprise, appartient surtout à Pierre de Larivey, Champenois, auteur de douze comédies, desquelles neuf seulement ont été imprimées, les six premières en 1o7l' et les trois autres en Ilill. Il avoue formellemenl, dans sa pré- face de lo79, le dessein qu'il a d'imiter les Italiens modernes aussi bien que les anciens Latins, et il s'y justilie de ne pas

AU XVI'^ SIÈCLE. 217

faire usage des vers pour des raisons (outes semblables à celles ((irallègue Bibbiena dans son prologue de la Calandra. Celle opinion, avancée déjà en 1376 par Louis Le Jars, auteur de la tragi-comédie de Lucelle, fui soutenue plus vivement par Lari- vey : « Le commun peui)Ie, dit-il, qui est le principal person- « nage de la scène, ne s'éludie tant à agencer ses paroles qu'à « publier son alTeclion, qu'il a plutôt dite que pensée. 11 est bien « vrai que Piaule, Cécil, Térence, et tous les anciens, ont eni- « brassé, sinon le vrai corps, à tout le moins l'ombre de la « poésie, usant de quelques vers ïambiques, mais avec telle Il liberté, licence et dissolution, que les orateurs mêmes sentie " plus souvent mieux serrés en leurs périodes et cadences. Et, « comme vous savez, c'est l'opinion des meilleurs antiquaires « que le Qiierolus de Piaule, et plusieurs autres comédies qui « sont péries par l'injure de? temps, ne furent jamais qu'en « pure prose. Joint aussi que le cardinal Bibbiena, le Piccolo- « mini et l'Ârétin, tous les plus excellents de leur siècle, n'ont " jamais en leurs œuvres comiques voulu employer la rithme.» Ces raisons sont fort légitimes sans doule, et elles prouvent que la comédie en prose est permise ; mais on aurait tort d'en conclure, comme font tous les jours certains partisans trop scrupuleux de la réalité dramatique, que la comédie en vers doit être délaissée. « Les meilleurs poêles français, dit « (linguené en répondant à Bibbiena, ont, il e^l vrai, souvent « employé la prose dans leurs comédies, et ils ont bien fait « quand elle est bonne ; mais quand ils ont eu le talent et le f temps de les écrire en bons vers comiques, tels que ceux du " Tartufe, du Muanthrope, des Femmes savantes , ou du i( Joueur, des Ménechmes, du Légataire; ou même du Men- « teur, des Plaideurs, du Méchant, de la Métromanie et de « tant d'autres, ils ont fait encore mieux '. » Au reste, l'exem- ple donné par Larivey ne prospéra guère jusqu'à Molière, qui l'autorisa par son génie. Avant l'avènement de ce grand homme, et malgré les essais heureux de son devancier, on semblait igno- rer la difticultè et le mérite du dialogue en prose, et il serait aisé de compter le très-petit nombre de comédies en ce genre qui furent mises au théâtre durant cet intervalle de quatre- vingts ans.

1. Ilistdire lillérairc d'Italie, tome VI, pari. II, cluip. xxii.

1l>

218 POESIE FP.AÎNÇAISE

Ce n'est point par ce seul endroit que Larivey eut l'iionneur de ressembler d'avance à Molière. 11 rappelle encore l'auteur de Pourceatignac et de Scapin par la lécondilé de ses plans, la complication de ses imbroglios, ses saillies vives et francbes, et une certaine verve rapide, abondante, parfois épaisse, qui tient à la l'ois de Piaule et de Rabelais. Ces qualités se rencontrent particulièrement dans les six premières pièces, bien supérieures aux trois qui les ont suivies. Avec l'abus des scènes de nuit, des travestissements, des surprises, des reconnaissances, Tobscénité en est le principal et habituel défaut. Pour s'en convaincre, il sulfit de parcourir la liste des personnages qu'il emploie. L'agent essentiel de la pièce, le Figaro de l'intrigue, qu'il soit homme ou lenmie, trouverait difficilement un nom dans le dictionnaire des lionnèles gens, et l'auteur s'inquiète fort peu de lui chercher ce nom moins cynique. Si l'on pouvait après cela douter de la qualité du personnage, ses paroles et ses actions ne laisseraient rien déquivoque : c'est lui ou elle qui reçoit les plaintes des amants, les console, négocie les mariages, et trouve d'ordinaire moyen de les conclure une nuit au moins avant le sacrement. Lorsque la nuit semble trop éloignée, le jour en tient lieu, et le spectateur est averti à propos que le couple auquel il s'intéresse vient de se mettre au lit dans la maison voisine. On n'a pas trop encore à se scandaliser cjuand les amants ne font par qu'anti- ciper de quelques heures sur leurs devoirs d'époux. 11 peut ar- river en effet que l'un d'eux ne soit déjà plus libre, et que le mariage reçoive, au su et connu des spectateurs, un affront plus sanglant et plus authentique que les malignes plaisanteries d'u- sage. A de pareilles mœurs il n'y avait qu'une sorte de langage qui convint, et Larivey, tout en l'employant, est du moins assez délicat pour en demander pardon aux belles dames et aux nobles gentilslionnues qui cumposaient son parterre de société. « S'il « est advis à aucun, dit-il dans un de ses prologues, que quel- « quefois on sorte des termes de riionnèteté, je le prie penser « que pour bien exprimer les laçons et affections du jourdhui, « il faudroit que les actes et paroles lussent entièrement la même « lascivité '. » Ouoi qu'il en soit pourtant de ces taches rebu-

1. C'esl-:'i-ilire fiixaciit ciitiùvcniciil la liiscirilr iiiOine. Ainsi jusque dans ie Ciil :

S;iis-lii ijiie Cl' vieillnr.l lut lu mi'me nrlu'!

AU XVI» SIECLE. 219

tantes dont nul écrivain du xyi" siècle n'est entièrement pur, Larivey mérite, après l'auteur de Patelin, d'être regardé comme le plus comique et le plus facétieux df noire vieux tliéàlre. Sans donner ici de ses pièces une analyse détaillée, que la complica- tion et la nature des sujets rendraient aussi longue que péril- leuse, je ne puis me dispenser d'insister avec M. Suard sur la comédie des Esprits, dans laquelle, en empruntant tour à tour à Plante et à Térence, l'imitateur a su mettre assez du sien pour être imité lui-même par Regnard et Molière. « Le fonds de la « pièce, dit Suard, roule sur cette idée prise de Y Andricime de « Térence, et que Molière a depuis employée dans l'École des « Maris, de deux vieillards, dont l'un, sévère et grondeur, ne « parvient qu'à faire de son fils un mauvais sujet, tandis que « l'autre, frère du premier, n'a qu'à se louer de la conduite de « son neveu, qu'il a élevé avec douceur et qu'il s'est attaché par « son indulgence. Le commencement de la comédie présente « absolument le sujet du Retour imprévu de Regnard. C'est « Urbain, fils de Séverin, le vieillard grondeur, qui profite de « l'absence de son père pour donner à souper à sa maîtresse « Féliciane dans la maison du bonhomme. Séverin revient au « moment on l'attendait le moins. Frontin, son valet, pour « l'empêcher d'entrer dans sa maison, lui persuade qu'il y re- « vient des esprits, et qu'un certain Ruffin, de sa connaissance, « qui pourrait le désabuser, est un extravagant. Pendant ce « temps on vole à Séverin une bourse qu'il avait enterrée, et on « ne la lui rend qu'à condition qu'il laissera son fils Urbain « épouser Féliciane, et sa fille Laurence épouser Désiré. Féli- « ciane, qu'on avait crue d'abord sans fortune, se trouve être « la fille d un riche marchand protestant, Gérard, qui avait eu le « bonheur d'échapper au massacre de la Saint- Barthélemi. Mais. « comme Séverin ne veut pas entendre parler des noces de son « fils ni de celles de sa fille, c'est llilaire, le frère indulgent, « qui se charge de tout. Ce dénoûment rentre tout à fait dans « celui de r Avare. Il y a encore bien d'autres ressemblances « entre ces deux pièces. Et d'abord le caractère principal, Sé- « vérin, est un avare, et tellement semblable à Harpagon, qu'il « est impossible de croire qu'il n'ait pas été connu de Molière. « Il f;mt penser aussi que tous deux ont pris Plante pour modèle ; « mais dans la comédie de Larivey, ainsi que dans celle de Molière « l'avare est un homme riche, et connu pour tel, ce qui rend

220 POESIE FRANÇAISE

« la position bien plus comique et l'expose à bien plus d'ennbar- « ras que celui de Plaute, qui e^l regardé comme pauvre. » jNous donnerons q\ielques extraits. Au second acte, Séverin arrive des champs avec sa bourse sous son manteau, et, ne pouvant la ilé- poser à la maison, à cause des diables, profite, pour la cacluM', d'un moment son valet Frontin est éloigné :

« .le me veux retirer deçà, puisque je suis seul; mon Dieu que « je suis misérable ! m"eut-il peu jamais advenir plus graud mal- ce heur qu'avoir des diables pour mes hostes? qui sont cause que je a ne me puis descliarger de ma bourse. Qu'en feray-je? Si je la « porte avecques moi, et que mon frère la voye, je suis perdu! « la pourray-je donc laisser en senreté?

« Mais, puisque je ne suis veu de personne, il sera meilleur que je « la mette icy, en ce trou, je l'ay mise autrefois, sans que jamais « j'y aye trouvé faute. 0 petit trou, combien je te suis redevable !

« Mais si ou la trouvait, une fois paye pour tousjom's; je la por- « teray encores avec moy. Je lay apportée de plus loing. Ou ne me « la prendra pas, non; personne ne me void-il? J'y regarde, pour « ce que quand on sçait qu'un qui me ressemble a de l'argent, on « luy desrobe incontinent

« Que maudits soient les diables qui ne me laissent mettre ma « bourse en ma maison! Tubieu que dis-je? Que ferois-je s'ils « m'escoutoieiit? Je suis en granule peine, il vaut mieux que je la « cache, car puisque la fortune me l'a autresfois gardée, elle voudra « bien me faire encores ce plaisir. Hélas ! ma bourse, hélas, mon âme, « hélas, toute mon espérance, ne te laisse pas trouver, je te prie!

« Que feray-je? l'y mettray-je? Oui, nenny; si feray, je l'y vay « mettre; mais devant que me descharger, je veus veoirsi quelqu'un 0 me regarde. Mon Dieu, il me stnible que je suis veu d'un chacun, « mesmes que les pierres et le bois me regardent, lié, mon petit « trou, mon mignon, je me recommande à loy; or sus au nnm de « Dieu et de sainct Anthoiue de l'adoué in nuinits tuas, Domine, « comtncndo spirltiiin iiieuiii

« Cest à ceste heure qu'il faut que je regarde si quelqu'im m'a « veu; ma foy personne; mais si quelqu'un marche dessus, il luy (1 prendra peut-Cî-tre envie de voir que c'est ; il faut que souvent j'y « preime garde et n'y laisse fouiller personne. Si faut-il que j'aide « j':ii dit, alin de trouver quelque expédient pour chasser ces diables « de mon logis; je vay par delà, car je ne veus passer auprès d'eux. s

Mais à peine a-l-il fait quelques pas que Désiré, amoureux de Laurence, qui! ne peut épouser faute de dot, sort d'un coin

AU XVI» SIÈCLE. 224

d'oi'i il a tout entendu, et vide la bourse, qu'il remet en place après l'avoir remplie de cailloux. Le vieillard revient au plus vite pour surveiller sou cher trésor. Les regards l'urtifs qu'il lui lance, sa sollicitude intempestive à rôder alentour, sa mala- droite atl'ectation à éconduire ceux qui en approchent de trop près, sa manie d'interpréter en un sens fâcheux les propos et les gestes des autres personnages, les quiproquos fréquents qui en résultent, et dans lun desquels il lui échappe de crier : Au voleur! tant de soins et de transes pour une bourse déjà dérobée, ce sont là, il faut le reconnaître, les effets d'un grand comique et d'un excellent ridicule, que Piaule n'a pas connus, et que Molière lui-même s'est interdits en rapprochant et en confondant presque l'instant du vol et celui de la dé- couverte. Enfin cette fatale découverte se fait. Laissons parler Séverin :

« Mon Dieu, qu'il me tardoit que je fusse despesché de cestuy-cy, a afin de reprendre ma bourse! J'ay faim, mais je veux encor « csparg-ner ce morceau de pain que j'avois api)orté : il me servira « bien pour mon soupper. ou pour demain mon disner avec un ou « deux navets cuits entre les cendres. Mais à quoy despends-jc le « temps, que je ne prens ma bourse, puisque je ne voy personne « (}ui me regarde? 0 m'amour, l'es-tu bien portée? Jé.-us, qu'elle « est léy:ère ! Vierge Marie, (ju'eit cecy qu'on a mis dedans? Hûlas, « je suis destruict, je suis perdu, je suis ruyné ! Au volleur, aular- a ron, au larron, prenez-le, arrestez tous ceux qui passent, fermez « les portes, les buys, les fenestres! Misérable que je suis, cours- « je? à qui le dis-je? je ne sçay je suis, que je fais, ny je a vas ! Hélas, mes amis, je me recommande à vous tous, secourez- a mo , je vous prie, je suis mort, je suis perdu. Enseignez-moy a qui m'a desrobbé mon ame, ma vie, mon cœur," et toute mon « espérance. Que n'ay-je un licol pour me pendre? car j'ayme ( mieux mourir que vivre ainsi : bêlas, elle est toute vuyde. Vray « Dieu, qui est ce cruel qui tout à un coup m'a ravy mes biens, a mon honneur et ma vie? Ali! cbétif que je suis, que ce jour m'a « esté malencontreux ! A quoy veus-je plus vivre, puisque j'ay perdu « mes (scus que j'avois si soigneusement amassez, et que j'aymois a et tenois plus cliers que mes propres yeux? mes escus que j'avois « espargnez. retirant le pain de ma bouche, n'osant mander mon « saoul ? et (pruii autre joyl maintenant de mon mal et de mon Il dommage ' ? »

1. Voir dans l'AîiZu/a/'/a de Plaute la scène de désespoir d'Euclion, que Séverin ne l'ait guère que traduire, mais avec bien du naturel et de l'ai- sance.

19.

222 POÉSIE FRANÇAISE

FRONTIX.

Quelle? lamentations enten-je là?

SKVEr.IN.

Que ne suis-je auprez de la rivière, afin de me noyer !

FKONTIN.

Je me doute que c'est.

SÉVERIV.

Si j'avois un cousteau, je me le planterois en l'estomac.

rnoN'TiN.

Je veux vcoir s'il dict à bon escient ; que voulez-vous faire d'un Cousteau, seigneur Séverin ? Tenez, en voilà un.

SÉVERIX.

Qui es-tu ?

FRONTIX.

Je suis Frontin, me voyez-vous pas?

SÉVERIX.

Tu m'as desrobbé mes escus, larron que tu es ; ça ren-les-moy, ren-les-moy ou je t'estrangleray.

FROXTIX.

Je ne sçay que vous voulez dire.

SÉVERIX.

Tu ne les as pas donc ?

FROXTIX.

Je vous dis que je ne sçay que c'est.

SÉVERIX.

Je sçay bien qu'on me les a desrobbez.

FROXTIX .

Et qui les a prins ?

SÉVERIN.

Si je ne les trouve, je délibère me tuer moy-mesme.

FROXTIX.

Hé, seigneur Séverin, ne soyez pas si colère.

SÉVERIX.

Comment, colère ? j'ai perdu deux mille escus.

FROXTIX.

Peul-estre que les retrouverez ; mais vous disiez toujours que n'aviez pas un lyard, et maintenant vous dictes que vous avez perdu deux mille escu;:.

AU \YI» SIECLE. 225

SÉVERIN.

Tu te gabbes encor de inoy, meschant que tu es.

FI'.ONTIN.

Pardonnez-moy.

SÉVEEIN.

Pourquoy donc ne pleures-tu?

FP.OSTIN.

Pour ce que j'espère que les retrouverez.

SKVERIX.

Dieu le veuille, à la charge de te donner cinq bons sols.

FRONTiy.

Venez disner ; dimanche vous les ferez publier au prosne, quelcnn vous les rapportera.

SÉVERIN.

Je ne veux plus boire ne manger ; je veux mourir ou les trouver.

FRfiNTIX.

.\llons, vous ne les trouvez pas pourtant, et si ne disnez pas.

SÉVERIN.

veux-tu que j'allo, au lieutenant criminel?

FROXTIN".

Bon.

SÉTERIV.

.\fin li'avûir commission de faire emprisonner tout le monde?

FRONTIX.

Encor meilleur, vous les retrouverez, allons, aussi bien ne faisons- nous rien icy.

SÉVERIN.

Il est vray ; car, encor que quelqu'un de ceux-là [moidrant le parterre) les eust, il ne les rendroit jamais. Jésus, qu'il y a de larrons eu Paris!

FRONTIV.

N'ayez pœur de ceux qui sont icy, j'en respon, je les cognois tous.

SÉVERIN.

Hélas! je ne puis mettre un pied devant l'autre. 0 ma bourse!

FRONTIN.

Hoo ! vous l'avez; je voy bien que vous vous mocquez de inoy.

SÉVERIN.

Je l'ay voirement, mais hélas, elle est vuyde, e\ elle estoit plaine.

22i POESIE FRANÇAISE

FRONTIX.

Si ne voulez faire autre cliose, nous serons icy jusques ii demain.

SÉVERIX.

Fronlin, ayde-moy. je n'en puis plus ; ô ma bourse, ma bourse, bclas ! ma pauvre bourse !

Le désespoir et les lamentations du vieillard sont habilement traités. Il ne parle que de ses écus, en demande des nouvelles à tous ceux qui le visitent, et, dès qu'ils ne peuvent lui en donner,

leur ferme la porto au nez en jurant.

SÉVEKIN, RUIFIN, GÉRARD '

SÉVERIX.

Qui est là?

RUFFIX.

Amys.

SÉVERIN.

Qui me vient deslourner de mes lamentations?

RtTFIN.

Seigneur Séverin, bonnes nouvelles.

SÉVERIX.

Quoy, est-elle trouvée?

RDFFIX.

Oy.

SÉVERIX.

Dieu soit loué, le cœur me saute dejoye.

BDFFix à Gérard. Voyez, il fera ce que vous voudrez.

SÉVERIX.

Pense si ces nouvelles me sont agréables : qui l'a^oit?

RUFFIX.

Le savez-vous pas bien? c'estoit moi.

SÉVERIX.

Et i[uc faisois-tu de ce qui m'appartient?

RCFFIX.

Devant que je la livrasse à Urbain, je l'ay ouqaelqi:e pou e:i ma maison.

1. Voir dans l'Anhiluriti la sc'ne cone^pondanle entre Eiiclioii cl I.vconide.

AU XVI« SIÈaE. 225

SÉVERIN.

Tu l'as donc baillée à Urbain? Or fay te la rendre, et me la rap- porte, ou tu la payeras.

nUFFlN'.

Comment voulez-vous que je me la fasse rendre, s'il ne la veut pas quitter?

SÉVERIN.

Ce m'est tout un, je n'en ai que faire; tu as trouvé deux mille escus qui m'apinirliennent, il faut que tu me les rende, ou par amour ou par force.

RCFFIV.

Je ne sçay que vous voulez dire.

SÉVERIN-.

Et je le sçay bien, moy. (A Gérard.) Monsieur, vous me serez tesmoin comme il me doibt bailler deux mille escus.

GÉRARD.

Je ne puis tesmoigner de cecy, si je ne voy autre chose.

RUFFIN.

J'ay pœur que cestuy soil devenu fol.

SÉVERIN.

0 effronté, tu me disois à ceste heure que tu avois trouvé les deux mille escus que tu sçais que j'ay perdus, puis tu dis ((ue tu les as baillez à Urbain atin de ne me les rendre; mais il n'en ira pas ain^i. Urbain est émancippé, je n'ay que faire avecques luy.

R0FFIN.

Seigneur Séverin, je vous enten, nous sommes en équivoque ; car, quant aux deux milb' escus que dictes avoir perdus, je n'en avoy encore oy parler jusques icy, et ne dis que je les ay trouvez, mais bien que j'ay trouvé le père de Feliciane, qui est cest homme de bien que voicy.

GÉRARD.

Je le pense ainsi.

SÉVERI.V.

Qu'ay-je afaire de Feliciane ? Yostre maie peste, que Dieu vous envoyé à tous deux, de me venir rompre la teste avec vos bonnes nouvelles, puis que n'avez trouvé mes escus.

RUFFm.

Nous disions que seriez bien ayse que vostre fils doit estre gendre de cest homme de bien.

SÉVERIN.

.\llez au diable qui vous emporte, et me laisse? icy.

RDFFIN.

Escoutez, seigneur Séverin, escoutez; il a fermé l'huys!

226 POÉSIE FRANÇAISE

Simple et méfiant tour à tour, et toujours à contre-temps, Séverin croit fermement avoir trouvé sa bourse, quand on lui parle d'autre chose ; mais, qu'on lui affirme positivement qu'elle est retrouvée, Use gardera bien d"y croire.

SÉVERIN, HILAIRE, FUUTUNE.

SÉVERIN.

Qui est ?

HILAIRE.

Mon frère, ouvrez.

SÉVERIN.

On me vient icy apporter quelques meschantes nouvelles.

HILAIRE.

Mais bonnes, vos escus sont retrouvez.

SÉVERIN.

Dictes-vous que mes escus sont retrouvez ?

HILAIRE.

Oy, je le dy.

SKVERIX.

Je crain d'ostre tromp;'' comme auparavant.

HILAIRE.

Ils sont icy près, et, devant qu'il soit long-temps, vous les aurez entre vos mains.

SÉVERIN.

Je ne le puis croire, si je ne les voy et les touche.

HILAIRE.

D'avant que vous les ayez, il faut que me promettiez deux choses, l'une de donner Laurence à Désiré, l'autre de consentir qu'Urbain prenne une femme avec quinze mil livres.

SÉVERIN.

Je ne sçay que vous dictes; je ne pense à rien qu'à mes escus, et ne pensez pas que je vous puisse entendre, si je ne les ay entre mes mains; je dy bien que, si me les faictes rendre, je feray ce que vous voudrez.

HILAIRE.

Je le vous promefz.

SÉVERIN.

Et je le vous prometz aussi.

HILAIRE.

Si ne tenez vostre promesse, nous les vous esterons. Tenez, les voilà.

AU XV[» SIECLE. 227

SÉVEIilX.

0 Dieu, ce sont les mesmes. Hélas, mon frère, que je vousayme; je ne vous pourray jamais récompenser le Lien que vous me liiictes, deussé-je viwe mille ans.

HILAIRE.

Vous me récompenserez assez, si vous faictes ce dont je vous prie.

StVERIN.

Vous nr avez rendu la vie, l'honneur elles biens que j'avoisperduz avec cecy.

UILAIRE.

Voilà pourquoy vous me devez faire ce plaisir.

SÉVERI.V.

Et qui me les avoit desrobbez?

Hn,AlRE,

Vous le sçaurez après, respondez à ce que je demande.

SÉVEIIIX.

Je veux premièrement les compter.

HILAIHE.

Qu'en est-il besoin ?

SÉVEHIN.

Ho, lio, s'il s'en falloit quelcun ?

HILAIRE.

11 n'y a point de faute, je vous en respond.

VERIN.

Baillez-le-moy donc par cscrit.

FOIITUNK.

0 quel avaricieux !

HILAIRE.

Voyez, il ne me croira pas^

SÉVERIS.

Or sus, c'est assez, vostre parolle vous oblige ; mais que ilictes- vous de quinze mille francs ?

FORTL.NÉ.

Regardez s'il s'en souvient.

HILAIRE.

Jedyque nous voulons en premier lieu que baillez vostre fille à Désiré.

SÉVEHIN.

Je le veux bien.

'228 PUÉSIE FRANÇAISE

Aprè^, que consentiez qu'Urbain cspouse une lille avec quinze mille francs.

SÉVEHIX.

Quant à cela, je vous en prie ; quinze mille francs! il sera plus riche que nioy.

Dans ces seuls mots: « // sera plus riche que moi! » « 0 Dieu, ce sont les mêmes! » il y a un accent d'avnrice, une naïveté de passion, une science de la nature humaine, qui suffi- raient pour déceler en Larivey un auteur comique d'un ordre éminent. Mais, tout supérieur qu'il était pour son siècle, il ne poussa pas le talent jusqu'au génie : et, comme aucun génie n'a- vait encore frayé la route, ce talent eut peine à se faire jour, et défaillit fréquenmient. Venu après Molière, Larivey aurait sans doute égalé Regnard, et il ne fut que le premier des bouffons*.

1. La plupart des biograplies ont dit peu de chose de Larivey, et les flores Parlait regrettent <iue ses contemporains aient ('té si sobres de docu- ments sur son compte, J'ai le iilaisir de reiicoiitier chez Grosley, compa- triote de Larivey, des parlicularilés qu'on ne rencontre que là. Il en avait parlé une première fois dans ses Mémoires pour l'Hixioirc de Troijes (tome 1, page 41!)); mais je citerai de préférence un aiticle as^ez dillé- reni qu'on lit dans ses Mémoires sur les Troyens célèbres [Œuvres inédi- tes, ISI'2, tome 1, page 19). Supposant que cet article tout spécial contient son dernier mot rectitié : « Pierre de L'.\rr:vev, dit-il, chanoine deSaint- « Etienne de Troyes, était fils d'un des Giunti (de cette famille tl'iinpri- « meurs établie à Florence et à Venise). Florentin venu à Troyes, soit en « la compagnie des artistes florentins qui nous ont laissé tant de inonu- « inents de leurs études sous Michel-Ange, soit pour y suivre, à l'exemple 'I de plusieurs de ses compatriotes, des affaires de commerce et de « banque. L'Arrivey était versé dans la langue italienne et dans les con- « naissances astrologiques, dont Catherine de Médicis avait apporté le « goût en France. 11 a traduit plusieurs ouvrages de l'italien (entre autres « le second volume des facétieuses Nuits de Straparolc); il tirait en même " temps des horoscopes et remplissait les fonclinns de greffier de son « chapitre (Des Guerrois, le dévot chroniqueur, dans ses Sa!«^sf7t' Troncs, « page 4-2 i, mentionne en effet, à la date du dimanche '20 novembre li'Oo, " la translation d'une cote du corps de saint Avoitin, de laquelle côte « l'église de Saint-Etienne voulut bien se dessaisir en faveur d'une autre 1' paroisse; et en fut fait un procès- verbal signé par Larivey, chanoine « du dit Saint-Elienne)... A juger de toutes ses comédies par celles des « Tromperies, la dernière des trois publiées en 1611, ce seraient de sim- « pies traductions de l'italien. Ces 7'ro/«;)(,'r/<;'s offrent une traduction lit- « térale des gV Inganni de Nicolo Secchi, imprimés en 1562 par les Giunti. « L'Arrivey a rendu cette pièce avec toutes ses longueurs el ses obscéni- « tés, se contentant, pour dépayser ses lecteurs, de transporter à Troyes

« le lieu de la scène Pierre L'Arrivey le jeune, son neveu, se borna

« aux prédictions et horoscopes, et fit des Almanachs; Troyes lui a en « partie la vogue des siens. » Ainsi tout s'explique; ce facétieux chanoine, La Rivey ou L'Arrivey (sans aucun iloute l'Arrivé, Advena, Giunto), sous sous son faux air charnpenois, était simplement un enfant italien, comme Charles d'Orléans, en sou temps, était fils d'une Milanaise; cela, d'un trait, arrange bien des choses. Il n'eut qu'à puiser pour ses gaietés dans

Ali XVP SIÈCLE. 2-29

Les NéapoIUams de François d'Amboise, cl /es Contents d'Odet Turiiùl)e, qui p;irurent en 15.S4, ont les caractères des pièces de Larivey, et doivent être compris dans !(> nièine jngemcnt. On peut encore rapporter à celte i'amille le Muet insensé Ae Pierre Le Loyer, mais non pas sa Nephélococugie, qui est une imita- tion indirecte des Oiseaux d'Aristophane. Ce Pierre Le Loyer, Angevin, d'ailleurs fort savant dans les langues, et grand vision- naire, y raille ironiquement les Hommes-Oiseaux, dont Passe- rai, vers le même temps, célébrait la métamorphose. Il suppose, dans sa pièce, que ce peuple ailé, menacé de f;uerre par Priape, se bâtit en Pair* une ville t'oiinidable. Le chemin du ciel est intercepté, et l'Olympe, les vivres ne peuvent plus parvenir, demande à capituler. On entre en négociations, et tout se ter- mine par le mariage du dieu Coquard, patron de la cité, avec dame Zélotypie, fdle naturelle de Jupiter'^.

Nous touchons à une crise importante qui a eu sur notre théà-

la littérature paternelle et dans la librairie en quelqvie sorte domestique ; celle source commoile le renUt à l'instant supérieur en son genre à ses contemporains. Il le faut confesser humblement, nous retrouvons partout l'imitation à nosoiigines: ici, à cliaque pas, c'est l'Italie; plus tard, ce sera l'Espagne pour le Menteur , pour la Cid, imités eux-mêmes et quasi tra- duits .

Je ne puis m'empêcher de noter encore une singularité sur Larivey, ce plaisant i lianoine de Saint-Etienne, comme Béroalde de Verville l'était dr Saiiii(;,ilicM (le Tours. Eu 1604, on publia de lui tes trois Livres de l'Hiiiiuiiiitr de Jésus Christ tiaduitsde l'italien ; il se faisait déjà vieux; c'était un ouvrage d'édilicalion ; on le crut revenu de Straparole au pied delà Croix. Les distiques et sonnets d'éloges en tète du volume le pren- nent sur ce ton :

Macle, 0 macte piis, Rivey doctissime, Musis ;

En felix genio vivis el ingenio... Hinc procul, iiinc ftiam atque etiam procul este, Profani ;

Hic Amor, hic Pietas, Lexque Putlorque maneiit.

Mais peu d'années après, retrouvant dans son tiroir ses dernières comé- dies, il n'y tint pas et les expédia à Paris à son ami François d'Amboise, pour que celui-ci s'en fit le parrain ; « car c'étoient, disait-il, de pauvres enfans abandonnés et presque orphelins; et il n'auroit eu la puissance, dans le pays même, de les défendre des brocards des médisans. » ("es mé- disants m'ont l'air, en effet, d'avoir été gens très-susceptibles. Trois de ses dernières comédies parurent donc en 1611.

1. Ronsard adressa à Le Loyer le quatrain suivant :

Loyer, ta docle muse n'erre De liàtir une ville en l'air. Ou les c... puissent voler; Pour eux trop pelile est la terre.

2. Les visions cornues de Pierre Le Loyer en toutes choses ont été célè- bres, et les savants de son siècle et du suivant s'en sont fort égayés. Bayle l'a niché comme un docte grotesque en son Dictionnaire. J'ai sous les yeux une notice sur Le Loyer par notre ami Victor Pavie {Annales de In So- ciété d' Agriculture, Sciences et Arts d'Angers, 1841).

20

230 POÉSIE FRA^ÇAlSE

Ire presque autant diutluence que la réforme de 1549, mais qui a été bien moins remarquée. On a vu les Confrères de la Passion, décrédités auprès des dévots, des savants et de la bonne société, continuer pourtant leurs représentations si chères à la populace. 3Iais, avec le temps, le contraste entre leur profession de comédiens et leur caractère demi-religieux se lit sentir de tout le monde, et ils finirent par s'en apercevoir eux-mêmes. L'obscénité grossière de leur répertoire provoquait des réclama- tions graves et fréquentes. D'ailleurs, gens de commerce ou de métier, pour la plupart, manquant de la pratique spéciale du théâtre, et ne jouant que les jours de dimanche ou de fête, ils satisfaisaient médiocrement cette portion du public devenue par degrés plus difficile et plus curieuse. Déjà, à diverses reprises, des troupes régulières de comédiens avaient tenté de s'établir dans la capitale, el, chaque fois, les Conlréres, elfrayés de la coneuirence, s'étaient armés, pour les repousser, du privilège exclusif dont le titre suranné eonunençait à s'user. Par toutes ces raisons, ils résolurent, vers 1588, de louer le privilège et la salle à Tune de ces troupes, jusque-là ambulantes, se réservant toutefois une couple de loges à perpétuité et un certam bénéfice pour chaque représentation'. Or c'était précisément à cette époque que, dans le monde distingué et érudit, sur le théâtre de la cour et de l'universilé, Garnier achevait sa carrière tragique, et (jue les guerres civiles, renaissant avec une furie nouvelle, interrompaient, au sein de Paris, les études de l'antiquité et les exercices httéraires. De continuelles relations avec l'Espagne en propageaient la langue, et les drames alors récents de Michel Cervantes et de Lope de Véga obtinrent bientôt la préférence sur ceux des anciens. De 1588 à 1594, on manque presque en- tièrement de détails, et tout porte à croire que l'interrègne ou du moins l'anarchie se fit sentit sur la scène comme dans l'État. Les tragédies le plus en vogue à Paris et au sein même de l'Uni, versilè étaient de véritables manifestes politiques, comme la Guisiade de Pierre Mathieu, ou Chilpcric second du nom, par Louis Léger, régent des Capettes. Mais avec le retour de Henri IV

1. Voir dans l'Histoire du Théâtre français des frèies Parfait, tome 111, p. "2-20 ft suiv., les vicissituties, déinemlJi l'iueiits et réunions de cette troupe il des autres qui survinient, et aiibM licanchamps en ies Recher- cher, part. I, page 95.11 y a bien des obsuirités dans ces premières races de no^ cumèdiens du Roi, et c'est le cas de dire avec Fontenelle : « Après cela débrouille qui voudra la chronologie des rois assyriens ou les dynas- ties d'Egypte. »

AU XYI" SIÈCLE. 231

et le rt'tablissement rie Tordre apparaît une nouvelle école dra- matique qui ne ressemble presque en rien à celle de Garnier, et qui se continue plutôt avec notre vieux théâtre national en même temps qu'elle se rattache au théâtre espagnol. Alexandre Hardy en fut le fondateur, et en demeura vingt ans le principal soutien; plus tard Mairet, Rotrou et Corneille en sortirent , la réformèrent et la firent telle qu'on Fa vue depuis Cependant récole artificielle et savante de Garnier et de Jodelle cessa aussi brusquement qu'elle avait commencé, ou du moins elle alla se perdre dans les imitations maladroites, obscures et tardives des Jean Bchourf , des Claude Billard et des Antoine de Montchrestien.

Ce qui caractérise surtout la période de Hardy, à défaut d'ori- ginalité et détalent véritable, c'estla confusion detous les genres et l'absence complète des régies dites classiques, à partir de 1584, et dnrant les trente années environ qui suivent, on ne rencontre au répertoire que tragédies morales, allégoriques, tragi-comédies pastorales ou tragi-pastorales, fables bocagères, bergeries, histoires tragiques, journées en tragédie ou histoire, tragédies sans distinction d'actes ni de scènes^, martyres de saints et saintes, etc., parce qu'en effet on composait alors ces sortes de pièces en bien plus grand nombre qu'auparavant, et parce qu'aussi elles tenaient le premier rang, n'étant plus mas- (juées et offusquées par des pièces régulières. Citons quelques exemples.

En 15<S4, Jean-Edouard Du Mouiu -, médecin et théologien, jeune savant ténébreux et mystique, donne une tragédie intitulée la Peste de la Peste ou le Jugement divin, par allusion à une épidémie qui venait de désoler la capitale. Voici les entreparleurs qui fignrent dans cette moralité religieuse digne du xV siècle.

TiiiïomcE, empereur. Jugement divin. Pr.oN'ŒE, impératrice. Providence. Ijmonamt, ambassadeur. Famine, Guerre. Dagan, secrétaire. Fortification. Igixe, fille de Théodice. La Santé.

1. Tel était à cette même époque l'état du répertoire anglais. Polonius dit à llamlet, en parlant des acteurs qui viennent d'arriver : « The l)est « actors in tlieworld, either for tragedy, comcdy, history, pastoral, pas- « toral-comical, historical-pastoral, tiagical-historical, tragical-comical- « liistoi'ical-pastoral, scene-individable, oi- poein uniimited, etc. »

2. Ce bu Monin est le même dont Nauquidiu de La hresnaye s'est mo- qué dans son Art poétique comme d'un forijcur de mois bizarres. Le lec- teur va juger si c'est à tort.

252 POÉSIE FRANÇAISE

Le Celte, vassal de Théodice. Le Peuple français.

La Peste, princesse sous Théodice.

Les AiiisTES, les Contrits, sujets de Théodice. Les Gens de bien.

Pénitence, ambassadrice des Contrits.

AuT.\N, lieulenanl de la Peste. Vent du midi.

ErcHiN, serviteur de Pénitence. Prière ou Vœu.

Aqcilon, capitaine de Théodice. Vent de santé.

Le Celte, vassal de Tempereur Théodice, lui a demandé la fa- veur de recevoir une visite de la princesse Is;ine. Théodice a envoyé sa tlile en Goule ; mais le Celle la retient prisonnière, et ne consent à la relâcher qu'à condition d'être afi'ranchi du vasse- lage. L'empereur irrité charge Limomart de délivrer Igine, et, comme cette première mission est sans succès, il expédie la prin- cesse Peste, amazone valeureuse, accompagnée d'Autan en qua- lité de lieutenant, avec ordre de châtier le Celte, mais de res- pecter toutefois le canton des Aristes et des Contrits. La Peste ne respecte rien, et Autan essaye même de faire violence à Igine. Les Aristes et les Contrits dépèchent donc Pénitence en ambassade vers Théodice, qui commande aussitôt à son capitaine Aquilon d'aller mettre à la raison les deux rebelles. Igine est sauvée; mais, en reparaissant aux yeux de son père, elle lui cause une si vive impression par sa pâleur, que le bon Théodice se pâme et n'a que la force de s'écrier :

Je tumbe à cœur failli : au vinaigre ! au vinaigre !

Cependant Aquilon a tué Autan sur la place: la Peste finit par avoir la tètetrancliée ; et toute cette allégorie est rimée en cinq actes, sans oublier les chœurs d'écoliers et d'artisans : car il y a des chœurs dans Sophocle et dans Euripidie, et Du Monin, en poëte érudit, n'a su sur ce point échapper à limitation clas- sique*. Un Benoit Voron -, maître es arts et recteur aux écoles

1. Cette pi'^ce de Du Monin se trouve dans un recueil de lui intitulé le Quarème (1584), qui l'ail déjà le /omeci'H(/i/à'«it' de ses œuvres. Il a beau- coup écrit en toute langue, et toujours d'une façon à peu près inin- telligible. Gabriel Naudé (.4;;o/o3(c;;oHr ions les grands personnages....) le range parmi ceux nui ont a|.pi ocbé de Pic de la Miraiidole, ei en parle comme s'il n'avait été composé que de feu et d'esprit ; nos yeux plus dé- biles n'y Ont vu que la fumée. bison> mieux: ce Du Monin est bien le produit le plus monstre qu'ait enfanté le cmisenient des écoles de Ron- sard et de Du Bai t-is. Il péril assassiné en 1586, âgé seulement de vingt-six <nns. On est allé jusqu'à nommer Du l'erron dans cette aftaire. Certes, Du Perron, alors jeune, devait être vif contre ce fatras emphatique et hé- rissé, mais on ne s'assassine pas pour cela.

2. Et non Vozon, comme il est inscrit dans La Vallière; j'ai peur qu'on ne m'accuse d'estropier ces noms illustres.

AU XVI» SIÈCLE. 233

(le Saint-Chaumont, fait en 1585 la Comédie françoise inlilu- lée L'Enfer poétique, espèce de dialogue des morts, en cinq actes et en vers, dans lequel discutent ensemble, d'une part Alexan- dre le (jrand, Mahomet, Néron, Épicure, Crésus, Héliogabale et Sardan.qile, représentant les sept péchés capitaux ; et d'autre partDiogène, Codrus, Socrate, Solon, Pertinax, Pytiiagore et Hippolyte, représentants les sept vertus contraires. Un Philippe Bosquier de Mons, religieux frnnciscain, publie en 1588, sous le titre de Tragédie nouvelle dite le Petit Bazoir des Ornements mondains, une espèce de mystère en cinq actes et en vers, toutes les unités sont violées. Le bon moine y attribue les maux qui affligent les Pays-Bas au luxe et à la galanterie des hragards pompeux et des dames pompeuses. Dans sa pièce, les trois per- sonnes de la Trinité, sainte Elisabeth de Hongrie, le prince Alexandre de Parme, le bragard et sa maîtresse, plusieurs colo- nels des hérétiques, un bourgeois et sa femme, comparaissent successivement, et tiennent à peu près le même langage. Un frère mineur y prêche sur un texte d'isaïe, en digne successeur des Menot et des Maillard :

Le Seigneur, ce dit-il [haïe), estera de vos filles

Les coiffes, couvre-chofs, les miroirs, les aiguilles,

Perruques et carcans, les demi-niantelets,

Les anneaux, les rubis, etc., etc.

Le Seigneur, ce dit-il, estera vos odeurs.

Vos habits inusquetés, vos pommes de senteurs,

Les souliers et colliers, et lu line chemise, etc., etc.

L'auteur se pique pourtant d'avoir varié ses tons suivant les personnages divins ou humains, religieux ou profanes , qu'il introduit, et, à ce propos, il cile assez plaisamment en post- scriptiim le vers d'Horace :

Intererit multum Bavusne loqucdur an héros *.

Puisque nousen sommes aux sujets sacrés, signalons encore une singulière tragédie de la Mackabée, composée par Jean de

1. J'ai sous lesypux un livre de ce même frère Philippe Bosquier, inti- tulé le Fouet de V Académie des Vécheiirs (1597), qui n'est autre cluise qu'une suite (le leçons siu- le texte de TEnlant prodif,'ue. Je ne saurais dire tout ce que l'yuleur voit et ne voit pas dans un seul verset, el les applications merveileu^es qu'il en lait aux ciiconstnnces d'alors. C'est érudil à tort et à Iravers, c'est même ingénieux, si Ton y entre, et d'un mystique fleuri qui sent d'abord sa Flandre espagnole,

20.

23 i POÉSIE FRANÇAISE

Virey, sieur du Gravier, eu 1590. Il u"y a qu'un acte. La scène passe tour à tour de la maison ou du château des Maciiabées au palais (rAntiochus, et du palais à la prison. Les septniaityrs sont étalés aux yeux des spectateurs avec tout le détail des tortures. En veut-on un léger échantillon?

Le roi dit à son prévôt Sosander, qui dirige le supplice ;

Or sus, sus, compng'nons ; cliacun de vous reg'arde A l'étriller si hiien qu'il ne s'en moque point.

SOSANDER, à ses soldats ou valets de boiirrcniix. Pour êtie mieux dispos, nieltez-vous en pourjioinl; Vous eu frapperez tous beaucoup plus à votre aise.

VN SOLDAT.

Prévost, j'en suis content, je suis chaud counne braise, Tant, je suis travaillé.

Ils le fouettnnt.

U\ AUTRE SOLDAT.

Et un, et deux, et trois.

UN AUTRE.

Et t'abuses-tu là? Pour rien je ne voudrois

Compter autant de coups comme il faut que j'en donne.

UN AUTRE.

Il ne plaint ni ne deult.

UN AUTRE.

C'est de quoi je m'élonne. On diroit à le voir qu'il ne sent point les coups.

UN AUTRE.

Si est-il bien frotté el dessus et dessous.

LE ROY.

Ouvrez-lui l'estomac, car je veux qu'on lui voye l.e poumon, intestins et les lobes du loye; Et puiscjue chaciui prenne à sa main un couteau, Du col jus(iues aux pieds pour lui ôter la pe;m.

Ils le font à la manière prédite.

Cette mode des sujets chrétiens n'excluait nullement le goiàt des farces; et, en 1597, Marc Papillon, autrement dit le eapi- luine Laspkrise, donnait la Ncntvellc Tragi-comique, boulïon- nerie assez piquante, qui conserve une physionomie singulière parmi les innombrables bizarreries du temps, et mérite une rapide analyse. Le seigneur Dominicq, dont le trésor a été dérobé par

AU XVr" SIÈCLE. 235

le \o\enr Furrifei', Hiit venir Griffon, son avocat, et l'envoie à clieval consulter M agis , sorcier du voisinage, snr les movens d'attraper le voleur. Griflbn, chemin faisant, plaisante de la science du sorcier, qui en est informé (car il sait tout), et qui s'en venge. Celui-ci en effet lui déclare qu'an momeni il parle le voleur est à Paris, couché en une mai.son suspecte dite le Plat d'élnin, tenue par le sieur Ifospes. Griffon y court joyeux avec une bande de recors ou chicanoux, et surprend à son arrivée Furcifer, couché., avec qui? Avec sa propre femme, h lui Griflon. Le pauvre époux, décontenancé, dit au voleur, la larme à l'œil et d'un ton sentimental :

Pourquoi ravissez-vous le clier honneur des dames ? Le galant répond effrontément :

Griffon, pour mon arp:ent je fais l'amour aux femmes; Je ne les prends à force, et si ne m'enquiers pas Si sont l'emmes d'huissiers ou femmes d'advocats.

Sans plus de compliments il vide la place, trouve à la porte le cheval de Griffon, monte dessus, et va en passant avertir la jus- tice qu'un rufficn lui a ravi sa femme et l'a emmenée chez Hospes. La justice arrive et s'empare de niaiire Griffon, qui ne dit mot de peur de se diffamer. Il est jeté en prison, au Four- fÉvesqve, et n'en sort qu'après avoir demandé pardon à sa femme de Vavoir battue : car, en mari prudent, il aime encore mieux se reconnaître coupable d'un méfait imaginaire qu'affligé d'un affront trop réel. Ce petit drame satirique, dont le sujet rappelle les Noces de Basche on les mauvais tours de Villon, pour- rait appartenir aussi bien à l'épocpie de Rabelais qu'à celle de Hardy. 11 n'est point divisé en actes : la scène y change de lieu aussi souvent que Griffon, et elle est successivemeni au château de Dominicq, chezMagis, à la porte de Paris, à la maison d'Hos- peset à la prison de Griffon. Pendant l'intervalle du trajet, un acteur raconte en quelques vers ce qui se passe et vous tient au courant de l'itinéraire. M. Suard parle de je ne sais quelle pièce du même temps dans laquelle la scène est placée aux en- virons du pôle arctique, et dont les absurdités choquantes égayent vivement son persiflage '. Même parmi le petit nombie d'auteurs

1. « Il est ditTicile, dit-il avec sa fine et froide ironie, de concevoir ce « qui a pu engafjer l'auteur à clioisir un pareil local ; on ne comprend

236 POÉSIE FRANÇAISE

qui connaissaient et étudiaient encore les anciens , tous ne dé- féraient plus à leur autorité avec une aveugle soumission. Jean delLiystirc le sujet de Cnmmate des Morales de Plutarque, Tenjolive de chœurs à l'antique, et y met sept actes, probable- ment parce qu'il n'a pas liui au bout du cinquième. Rien ne montre au reste qu'il se soit inquiété de juslitier cette innova- tion. Pierre de Laudun d'Aigaliers, que ses deux tragédies de Dioclétien et d'Hornce trigémine classent parmi les élèves de Garnier, dans une PoéLique publiée en 1597, argumente fonnel- lement contre la règle des vingt-quatre heures. Il ne l'observe pas toujours dans la pratique, et son Dioclétien, qu''on a vu pen- dant quatre actes empereur :i Rome, nous apparaît au cinquième en habit de jardinier, cultivant son verger de Salone. Pans Horace, le combat a lieu sur la scène, ainsi qu''on le voyait dans les anciens mystères. Enfin, à la même époque, Nicolas de Mon- treux, autrement dit par anagramme Ollenix du Mont-sacré , qui, grâce à son Isabelle et à sa Cléopâtre, pourrait passer pour classique, se dément sans réserve en sa comédie de Joseph le Chaste ; les contrastes n'y sont pas ménagés ; de la chambre à coucher de Putipliar et de la salle du trône de Pharaon, on est transporté au cacliol de Joseph, l'on entend un certain Robil- Inrd, geôlier du Chàtelet plutôt que de Memphis, parler des Anglais, des Écossais et des reîtres. Robillard a pour valet un nommé Fribour, qui a Pair fort altéré de vin de Gascogne; et le panetier du roi^ quand on le mène à la potence, demande au bourreau le temps de dire encore un Pater.

Si Hardy avait eu du génie, venant en des circonstances si opportunes, il trouvait un rôle magnifique à lemplir, et pouvait

« pas mieux comment il se trouve là, tout près du pôle, un Français a dont l'héroïne de la pièce est éperdument amoureuse. Le roi son père « (car c'est une princesse) n'entend pas raison là-dessus, et s'écrie ;

Non, non, je ne veux point approuver cette farce ^ Je serois un veau d'Inde.

« Cela n'empêche pas la princesse d'aller se promener avec son amant « dans un bois, toujours aux environs du pôle; ce qui fait supposer que K le bois doit être beau, et la pioinenade IVirt commode pour parler « d'amour. Pendant qu'ils sont là, on vieiU avertir le Français que son « vaisseau est prêt dans le port, parce que, comme chacun sait, il n'est « rien de plus facile que de l'aire aiiiver un vaisseau dans un port de « mer tout près des pôles; mais, lorsqu'il veut partir, arrive son rival: « il se bat avec lui, le tue, en est tué; sa maîtresse se tue, et le père, <t pendmt ce temps-là, meurt subitement. On voit bien que c'est une « tragédie. L'auteur déclare qu'il l'a l'a te en trois jours, et on n'a pas « de peine à le croire. »[Uisloire du théâtre français.)

AU XVI» SIÈCLE. 27.7

tout créer. Aucuns préceptes dogmatiques , aucuns scrupules mal entendus, n'enchaînaient son essor, et un champ immense se déployait devant lui. Dans noti'e vieux théâtre, dans celui de raiiticjuilé, dans la littérature espagnole, d;ins ces longues histoires fabuleuses et ces nombreux romans de chevalerie que Béroalde de Verville et Bellelbrest n'avaient cessé de publier du- rant le siècle, et que lisait avec pi'ofit le grand tragique ani^lais de cet âge, partout Hardy n'avait qu'à puiser et à choisir, sans autre loi que l'instinct d'une imagination dramatique, sans autre condition que celle d'émouvoir et de plaire. Son public était bas et grossier, sans doute ; mais quelques fortes et belles repré- sentations l'eussent aisément saisi et enlevé. Ces hommes de la Ligue, nourris dans les querelles religieuses, les guerres civiles etles émeutes populaires, avaient des cœurs faits pour battre aux passions de la scène, des âmes capables d'entendre les pein- tures de la vie. Qu'à la place de Hardy, aussi bien, l'on se fi- gure le grand Corneille, affranchi des censures de l'.^cadémie, des tracasseries du Cardinal, des règlements de D'Aubignac , qu'au lieu de se repentir et d'implorer pardon d'un chef-d'œu- vre comme d'une hérésie, il se lût abandonné sans remords à ses puissantes facultés et à ses penchants sublimes ; que, sans se renfermer dans la lecture des nouvelles espagnoles et dans cette conception absolue du Romain, trop semblable à un lieu commun de rhéteur, il y eût mêlé des études plus présentes, plus nationales, et se fut échauffé des souvenirs récents ; qu'en un mot, témoin et peut-être acteur de la Ligue, il eût innové avec son seul génie, loin des coteries de l'hôtel Rambouillet, et sans l'assistance importune des érudits, des grands seigneurs et des poètes pensionnés, il est à croire alors que, par lui, les destinées denolie théâtre eussent changé à jamais, el qile des voies tra- giques bien autrpuient larges et non moins glorieuses que celles du Cid et d'Horace eussent été ouvertes aux hommes détalent et aux grands hommes qui suivirent. Malheureusement Hardy n'était rien (le tout cela. Doué d'une facilité prodigieuse pour rimer et dialoguer, il s'engagea jeune encore, en qualité de poète, dans la troupe de comédiens que nous avons vue s'éta- blir à Paris, et pendant trente ans il défraya , par ses huit cents pièces, la curiosité publique. Cette longue fécondité, qui donna à de meilleurs qne lui le temps de naître et de croître, fut à peu prés son unique mérite. Sans prétention comme ré-

238 POESIE FRANÇAISE

formateur, il s'inquiéla, avant tout, de gagner ses gages en rem- plissant sa tâche (le chaiiue jour, et l'on ne peut guère aujour- d'hui le louer d'autre chose que d'avoir été un manœuvre labo- rieux et utile.

Ainsi que nos vieux dramaturges, des halles Pierre Gringoire et Jean duPontalais, ainsi que ses illustres conleniporains Lope deVega et Shakespeare. Hardy travaillait pour être représenté, et non pour être lu. Plus d'une fois il eut à se plaindre de cer- tains lihrnirex qui imprimaient furtivement les grossières ébau- ches, improvisées, au besoin, en deux ou trois matinées. Ce n'est que dans sa vieillesse qu'il se mit lui-même à faire un choix parmi ses innombrables productions, et à publier, en les corri- geant, les quarante et une pièces, tragédies, tragi-comédies et pastorales dont se compose son théâtre. Ses pastorales sont toujours par la forme et souvent par le fond empruntées de celles qui, à cette époque, infectaient l'Italie, et les copies plu- tôt rustiques que champêtres de l'imitateur ont de moins encore que les originaux le charme continu d'une langue naturelle- ment pittoresque et mélodieuse. En ce genre idéal, qui n'a pour objet que les scènes de l'âge d'or et les mœurs de la bien- heureuse Arcadie, en ce drame innocent et léger, dont toute l'ac- tion consiste à fléchir une maîtresse insensible, à la délivrer des fureurs d'un monstre ou des entreprises d'un satyre, il n'y avait rien à tenter même pour les Italiens après le délicieux Aminla. La perfection était atteinte, le type était réalisé, et, sous peine d'ôter au tableau sa Iraicheur en le remaniant, on nr pouvait ressaisir les pinceaux du Tasse. Aussi que firent le Guarini et ses successeurs"? Désespérant de rendre avec d'au- tres couleurs et d'autres traits la simplicité primitive du monde bucolique, ils l'altérèrent, y introduisirent des passions moins naïves, un langage moins ingénu, et ne llrent rien qu'un genre bâtard, plein de catastrophes et de beaux sentiments, d'obscé- nités et de fadaises. Hardy ne manqua pas de s'en emparer, et le corrompit encore davantage par un style diffus, trivial, in- correct, qu'à ses inveisions Iréquentes on serait tenté parfois de rapporter aux premiers temps de Ronsard. Ses pastorales*,

1. Hardy, dans une de ses préfaces, se fâche contre les courtisans qui àïiAitni pastorcUe on pastourelle : cai iiastoretle, iiit-i\, est le léiiiiiiin du bon vieux mottrançais ^fls/oM/Vrti< ,- et il adopte la dénomination de pastorale, que réprouve au contraire, avec beaucoup d'aigreur et de nié-

AU XVI» SIliCLE. 239

si Ton n'y voyait intervenir les Salyres, Pan et Cupidon, pour- raient aussi bien se nommer des tragi-comédies. Quant à celles- ci, la plupart imitées des Espagnols, ce sont des espèces de tragédies bourgeoises, terminées d'ordinaire à la satisfaction du héros et de rhéroïne, ou des héros et des héroïnes, lor^qu'il y en a plusieurs, et dans lesquelles le poète, sur la foi de ses modè- les, se permet plus qu'ailleurs de graves infractions aux précep- tes des unités. Qu'on ne s'imagine pas au reste que de sa part une intention profonde dirige ces perpétuels déplacements et que le temps et le lieu soient pour lui des éléments secondaires dont il dispose avec habileté au profit de l'action. Quand Cer- vantes ou Vega franchissent de longs intervalles d'années ou de pays, ils ont un but et visent à quelque effet d'art ; ces irrégu- larités apparentes se rattachent dans leur esprit à un système tragique aussi complet et aussi imposant que celui de Grecs, bien que différemment constitué ^ Mais, tout en pratiquant ce système en détail, Hardy n'en a jamais saisi l'ensemble, et c'est comme à l'aventure qu'il voyage dans l'espace et la durée. Bien souvent, si l'on avait permission de lui demander il est, dans une chambre ou dans une rue, à la ville ou à la campagne, et à quel instant de l'action, il serait fort embarrassé de répondre. Nous insisterons peu sur des pièces dont la monotonie n'est ja- mais relevée par la moindre beauté, et dont les licences même, effroyables naguère, ont perdu aujourd'hui le piquant du scan- dale. 11 pouvait être encore plaisant, il y a une quinzaine d'an- nées, que, dans la tragi-comédie de la Force du Sang, Léocadie, enlevée et déshonorée au premier acte, se trouvât au troisième près d'accoucher, et qu'au quatrième son tlls parût sur la scène âgé de sept ans. M. Suard observe judicieusement que c'est aller vite en besogne, et il serait aisé d'accumuler sur chacune des tragi-comédies un bon nombre de remarques de la même force. Qu'il nous suffise de donner une analyse pure et simple

pris, Pierre (le Lauduii en son Art poétique. Cette boutade de colère donne à conjecturer que Hardy et de Laudiin étaient d'ailleurs opposés de doctrines, et appartenaient à des écoles dramatiques différentes. De Laudun. en effet, avait en partie conservé les traditions de Garnier et des anciens, mais, il faut le dire, bien platement.

1. Je vais peut-être un pou lom en accordant à ces illustres Espagnols un tel système; à l'époque ces pages furent écrites, on cherchait en France à coordonner la théorie romantique, à lui trouver de grands pré- cédents à l'étianger; et aux superstitions des La Harpe on eût substitué volontiers les oracles des Schlegel.

240 POÉSIE FRANÇAISE

de la Félismène, dont le sujet, tiré de la Diane de Montemayor, ne doit rien, suivant Hardy aux plm excellents.

Acte premier. La scène est à Tolède, d'abord dans la maison de Don Antoine, qu"un ami vient avertir des amours de son fils Don Félix avec une jeune lille belle, honnête, mais pauvre, ap- pelée Félismène. Cet ami raconte assez en détail les privautés et caresses mignardes dont il a été témoin, probablement par sa fenêtre, car il est voisin de la demoiselle et il a pris goût à ce qu'il a vu :

Mille humides baisers, mille folâtres jeux, Couler une main libre autour d'un col neigeux...

Don Félix survient ', et son père lui signifie qu'il ait à partir aussitôt pour la cour d'Allemagne. La scène passe ensuite dans la maison de Félismène : on la voit qui attend son amant, et qui se désole lorsqu'elle apprend de sa bouche le fatal voyage.

Acte second. On est en Allemagne, à la cour de l'empereur. Don Félix, infidèle, oublie Félismène pour la belle Célie, prin- cesse du sang impérial. Dans une première scène, Adolphe, sei- gneur allemand et rival de Don Félix, s'exhale contre lui en injures et en menaces. Dans une seconde. Don Félix déclare sa passion à Célie , qui le l'eçoit assez mal et ne reçoit guère mieux les offres de service et de vengeance faites par Adolphe. Dans une troisième scène entin, Félismène, déguisée en homme et venue d'Espagne à la recherche de Don Félix, s'abouche avec un des pages de l'infidèle et trouve moyen d'entrer à son ser- vice -.

1. Hardy, comme les romantiques en général, ne compte pas les scènes par le départ ou l'arrivée d'un personnage, mais par le cliangement de lieu. Ainsi dans celte première scj'hc du premier acte, il y en aurait trois pour nous : un monologue de Don Antoine; "t la scène entre Don An- toine et son ami; celle entre Don Antoine et Don Félix.

2. C'est dans cette scène que le page, au moment de prébenter Félismène déguisée, est interrogé par son maître sur un liillet qu'ila remettre à Célie et qu'il n'a remis qu'à une suivante. Et pourquoi ne l'as-tu pas vue elle-même? lui ditDon Félix ;quelleen peut être la raison •.' Le page répond :

Si la princesse a pris médecine aujourd'hui ?

DON FÉLIX.

Purge, Amour, la rigueur qui cause mon ennui!

Et de telles bassesses font place tout à côté aux plus ridicules lieux com- muns d'enflure.

AU XVI'' SIÈCLE. 241

Acte troisième. (Scène première.) Félismène reçoit un mes- sage amoureux pour Cèlie des mains de Don Félix, qui ne re- connaît pas sous les habits de page son ancienne maîtresse. (Scène seconde.) l'e la maison de Don Félix on liasse dans celle de Cèlie. Cette beauté orgueilleuse, qui repousse Don Félix et dédaigne Adolphe, s'éprend subitement du joli mes- sager, et en sa considération accorde un rendez --vous au maître.

Acte quatrième. Don Félix est enchanté du premier ren- dez-vous, et envoie le joli paiic en demander un second. C est à celte seconde entrevue que Célie annonce à sa rivale déguisée des intentions que la conformité du sexe ne permet pas à cel- le-ci de satisfaire (ce sont les propres expressions dont Hardy se sert dans Fargumenl de la pièce) ; et, sur le refus obstiné qu'on lui oppose, sa fureur est si grande qu'elle fait chasser Félismène par ses valets et tombe elle-même en syncope. Félis- mène va retrouver Don Félix ; et, pendant qu'elle lui raconte le mauvais succès du message, un autre page accourt, annonçant que Célie est morte à la suite de sa syncope. Don Félix déses- péré congédie ses domestiques et se prépare à quitter la cour. Il y a eu trois changements de scène dans cet acte.

Acte cinquième. La scène est d'abord à la ville. Le sei- gneur Adolphe réunit plusieurs compagnons pour venger la mort de Célie par celle de Don Félix. De on est tout à coup transporté au milieu dune vallée riante, espèce d'Arcadie, si- tuée à quelques milles de la capitale. Félismène, devenue ber- gère, y préside aux travaux et aux jeux des bergers. Mais on entend un bruit de combat dans le bois voisin. C'est Don Félix qui se défend seul contre Adolphe et deux autres assaillants. Félismène, en amazone intrépide, vole à son secours, tue de sa main deux adversaires et se fait reconnaître de son amant, que ce nouveau déguisement abusait encore. Accourez, crie- t-elle aux bergers qui s'étaient prudemment enfuis pendant le péril.

Accourez, venez voir le geôlier de mon ùme. Le principe el la lin de ma pudique flamme.

0 ma vie !

21

2.2 POÉSIE FRAiSÇ.VISE

FÉUSMÈNE.

0 mon mieux !

DON FÉLIX.

0 ma reine !

FÉLISMÊNE.

0 mon tout!

La pièce se termine dans ces enibrassements.

Quoique Hardy ne s'asservisse point rigoureusement à la di- vision des genres, la plupart de ses tragédies offrent un certain nombre de caractères tranchés qui les distinguent de ses autres pièces, surtout de ses tragi-comédies. Les sujets en etiet en sont d'ordinaire historiques, la Mort deDaire, Alexandre, Coriolan, Marianne. La durée n'y dépasse pas les bornes d'un ou de deux jours, et l'action s'y poursuit sans relâche et, pour ainsi dire, séance tenante. Enfin la scène n'y change que dans un rayon très -limité, du camp des F'erses à celui des Macédoniens, par e.xemple, ou bien d'un appartement à un autre, sans sortir du palais d'Hérode. Ce ne sont point des tragédies romantiques : l'ombre infernale quidébute par un monologue, la nourriceqiii sert de confidente, et le messager qui termine par un récit, le disent suflisamment. Ce n'est plus pourtant la tragédie de Garnier ; on le sent aussitôt à l'absence des chœurs lyriques *, au nombre plus grand des per.>onnages, au développement plus prolongé des situations. Quand un ou deux traités aristotéliques auront passé dessus, que l'horloge sera mieux réglée et la scène mieux toi- sée, on aura précisément cette forme tragique dans laquelle Corneille parait si à l'étroit et Racine si à Taise. Le bon Hardy Ta introduite le premier, comme au hasard. L'idée ne lui est pas venue de traiter les sujets historiques de la même manière qu'il faisait les sujets romanesques, et il n'a pas eu dessein non plus de les traiter autrement. 11 avait lu Garnier et peut-être les Grecs; il s'était nourri du théâtre des Espagnols. En conservant

1. Quelques pir>ces de Hardy conservent, il est vrai, des chœurs, mais c'est le Irés-petil nombre; et le poète nous avertit dans la préface de sa Bidon que ces chœurs étaient superllus à la représentation. Trotterel, sieur d'Aves, dit en tète de sa tragédie de Sainte Agnès (I6I0) : « Je t'aver- « tis, lecteur, que je n'y ai point fait de chœurs, non pas que je ne <t l'eusse bien pu. mais d'autant que ce m'eût été un travail inutile, n ayant vu représenter plus de mille Irarjédies en divers lieux auxquelles « je n'ai jamais vu déclamer les chœurs. »

AU XV^ SIECLE. 243

à peu prAs le cadre ries promiers et l'adaptant à notre scène, il y a porté quelques-unes des habitudes contractées avec les se- conds, mais de telle sorta et si superficiellement que plus tard on put supprimer le» licences sans toucher au fond, et que le corps de rédifice dramatique, repris en sous-œuvre, eut Tair d'avoir été bâti d'après un plan unique et simple. On vérifiera ces considérations en lisant sa tra;4édie de Marianne, la meil- leure de toutes, et qui est déjà dans le système français de Ra- cine. Elle présente d'ailleurs, au milieu d'inconvenances et d'incorrections saiis nombre, unt' verve de style assez Tranche et par moments corneillicnne .

Un écrivain d'une érudition vaste et d'un sens critique trés- éclairé, M. Ginguené, pense que le succès de Jodelle et de Garnier imposa au public et contint leurs successeurs dans les limites de Cunité etde la vraisemblance; que ceux-ci, moins simples que les fondateurs, s'efforcèrent du moins d'être régu- liers, et que de ce reste dégoût antique combiné avec le rotna- nesque espagnol naquit la première ébauche de notre art dra- vialique ynoderneK Celte fusion ou plutôt cette confusion des deux systèmes opposés est incontestable, et on ne Taperçoit (|ue Iropdans Rotrou, Mairet, Du Hyer et Corneille. Seulement je doute qu'on doive faire honneur à Jodelle et à Garnier du retour aux règles classiques. Hardy, comme on l'a vu, sans briser le moule tragique de Garnier, l'avait étrangement déformé et rendu mé- connaissable. En tète des chastes et loyales amours de Théaqène et Chnriclée, réduites du grec dHéliodore en huit journées ou tragi-comédies de cinq actes chacune, on lit ces paroles malsonnantes : « Je sçay bien que beaucoup de ces frelons « qui ne servent qu'à manger le miel , incapables d'en faire, « trouveront à censurer sur ce que d'autres devant moy n'ont « enchaîné tels poëmes à une suite directement contraire aux « lois qu'Horace prescrit en son Art poétique ; mais que ceux-là « se représentent que tout ce qu'approuve l'usage et qui plaît « au public devient plus que légitime. » Les succès de ses de- vanciers n'impo^aient donc point à Hardy ni à son public, et lorsque, vers la fin de sa carrière -, il eut à se défendre contre ces critiques érudits qu'il appelle des frelons, et que Corneille

1. Histoire littéraire d'Ilrilie, tome VI, paii. ii, cliap. 21.

2. Hardy mourut vers 1(150.

244 POÉSIE FRANÇAISE

appela depuis les spéculatifs, l'autorité de Jodelle et de Garnier avait complètement disp;iru, même aux yeux de ses adversaires, qui ne daignèrent pas s'en appuyer. Daniel Heiusius. dans son traité de Tragœdise consliiutione, ne fait d'eux aucune mention. D'Aubignac, en sa Pratique du Théâtre, a besoin d'un effort de mémoire pour se les rappeler; Scudéry, Sarasin et les au- tres écrivains de cette époque, toutes les fois qu'ils parlent du proiirès de l'art dramatique, les passent sous silence comme non avenus. Mais, bien qu'ils reconnaissent tous Hardy pour le vrai fondateur de la scène française, ils lui reprochent plus ou moins sévèrement, Aristote en main, les énormités dont il s'est rendu coupable; et une telle réaction, dirigée parles doctes et les beaux esprits, devait triompher sans peine de l'exemple donné par un poète de troupe sans génie et sans originalité.

Si l'autorité de Garnier était à peu près nulle pour Hardy et la plupart de ses contemporains, il ne s'ensuit piS qu'on ne fai- sait plus du tout alors de tragédies dans le goût suranné de cette première école classique. Une école qui finit, même brus- quement, laisse toujours quelques traîneurs après elle. Fiefmelin imitait en français le Jephlé, tant de fois traduit, de Buchanan ; Jean Behourt compo.-ait Hypsicratée elÉsaii, qu'on représentait au collège des Bons-Enfants de Rouen. Nous pensons pourtant que ces sortes de pièces étaient surtout des amusements de ca- binet, et que Montchrestien et Billard, par exemple, destinaient les leurs à i"im >ression plutôt qu'à la représentation. Ces deux auteurs, les derniers et les plus remarquables assurément des disciples de Garnier, intéressent encore aujourd'hui, Montchres- tien par une certaine éié-;ance et douceur de style qui lui est particulière', et Billard par l'incohérence grotesque qui souvent

t. Montclirestien vivait sous Louis XIII. On trouve dans les chœurs de ses tragédies des stances pleines d'élégance et d'harmonie, témoin la suivante :

Après l.T feuille la fleur.

Après l'épine la rose,

El llieur après le malheur ;

Le jour on esl en l.ibeur,

Et le soii- on se repose.

.\ussi mauvais tragique pour le moins que Jodelle et Garnier, il se distin- gue d'eu.K par plus de iJoucfur et de politesse; il y a du Les Portes et du Bertaut dans sa poésie. .Ainsi après avoir, en son Ecossaise, représenté Marie Siuart énumérant tous les malheurs qui l'assaillirent au berceau, il lui lait ajouter ces deu.K vers channanls :

Comme si, dès ce temps, la fortune inhumaine Eût voulu m'allaiter de tristesse et de peine.

AU XVI» SIECLE. 245

(Vlato entre la forme et le fond de ses compositions. Sa tragédie de la Mart d'Ueriry IV, écrite dès l'année même qui suivit la ca- tastrophe, peut donner une idée de la Coligniade, do/a Guùiade, et de toutes ces tragédies politiques dans lesquelles les événe- ments du jour étaient taillés en drame sur le patron de Sopho- cle et d'Euripide. C'est un plaisant spectacle d'y voir figurer pêle-mêle MM. de Sully, d'Épernon et de Saint-Géran, madame de Guercheville, l'Ermite deSuréne, un chœur de Seigneurs, un chœur du Parlement, un cJiœiir de MM. les Maréchaux et Oltlciers, le Chancelier en tète. Monseigneur le Dauphin, (jui paraît avoir des inclinations plus guerrières que studieuses, s'écrie quelque part :

Je ne suis jamais las

De courir tout un jour; mais, si je prends un livre, La lettre me lait mal, et m'enlêle, et m'enivre; La migraine me tient. N'en sçais-je pas assez Pour l'aîné d'un ffrand Roy? Tous ces Roys trépassés It y a si long- temps ne savoient rien que lire, Parler fort hon françois, et faire bien le Sire : Qu'en désire-t-on plus?. .

Et là-dessus ses petits compagnons répondent en chorus ;

.Te ne puis mettre dans ma tête Ce méchant latin étranger Qui met mes fesses en danger.

Auprès de ces dernières et rares productions d'une école épuisée, renaissaient en foule, comme on l'a déjà fait voir, les pièces saintes ou grivoises, qui ne rappelaient pas malles mys- tères, les moralités et les farces du vieux théâtre. Dans la pre- mière année de xvn° siècle, on rencontre une tragi-comédie de IWmour-Divin par Jean Gaulché de Troyes. Amour-Divin est le fils d'un roi puissant et magnifique. Il a pour sœurs Astrée, Vérité, Thémis Éléone, et Physique. Celle-ci, qui avait obtenu en apanage un beau palais poury habiter, a eu le malheur de se laisser séduire par Lucérin, un de ses serviteurs, et s'est attiré la colère de son père, qui l'a exilée à perpétuité. Éléone supplie Amour-Divin d'intercéder pour la pauvre Physique, leur sœur. D'un autre côté, Astrée leur représente qu'il faut que justice se fasse, et Vérité leur démontre que Physique ne peut rentrer en son premier état, si quelqu'un ne paye la rançon du péché commis.

21.

UG POÉSIE FRANÇAISE

Amour-Diviii, ému de ces raisons, se dévoue au châtiment pour sa sœui-, quil ramène ensuite en triomphe. A coup sûr, on croirait lire une moralité du temps de Louis XII, sans le titre de tragi-comédie qui est en tète, sans la division régulière en cinq actes, et surtout sans le messager indispensable, qui, je ne sais trop comment, a trouvé moyen de s'y glisser. Mais rien ne man- que à l'illusion dans un poëme dramatique intitulé l'Election divine de Saint Nicolas à l' Archevêché de Myre, et composé par Nicolas Soret, Remois, prêtre et maître de grammaire des en- fants de chœur de Paris. Les évêques sont assemblés en conclave et cherchent vainement sur qui lixer leur choix. Un ange des- cend, qui les avertit, par ordre de Dieu, de clioisu' le premier homme du nom de Nicolas qui entrera le lendemain matin dans l'église : cet homme est notre saint. Un le consacre malgré son refus, et il donne en finissant sa bénédiction à tous les assis- tants, n Ce Synode épiscopal, est-il dit au bas de la pièce, a été « publiquement représenté dans l'église Samt-Antoine de Reims, « le neuvième jour du mois de may 1624*. » Cependant la Principauté de la Sottie subsistait encore, au moins en quel- ques-uns de ses statuts, et l'on retrouve en 1008 le Prince des Sols jouissant du droit d'entrer par la grande porte à THôtel de Bourgogne et d'y prendre une copieuse collation le jour du mardi gras. Cet éternel esprit de gaieté, quelqueibis profonde et fuie, le plus souvent épaisse et obscène, revivait tout entier dans les discours facétieux et très-récréatifs, dans les prologues drolatiques des Turlupin, Bruscambille, Gros-Guillaume, Gaul- tier-Garguille, Guillot-Gorju, comédiens célèbres du temps. Ils avaient pour usage de venir avant la pièce, tragi-comédie ou tragédie, soutenir en présence du public quelque paradoxe bur- lesque, quelque proposition graveleuse: faire l'éloge du cocuage, de la pauvreté, du galimatias, de la laideur, du silence, du crachat; railler les pédants et les censeurs, prouver que toutes les femmes aiment ou peuvent aimer, etc.; inépuisables lieux communs, qu'exploitait avec un égal succès le fameux Tabarin sur ses tréteaux du pont >'euf.

1. .Nicolas Soret.dans cette pièce en vers, se montre esactement de l'école de Du Baitas pour le style, lui einpruntant la manière de forger des mots, de redoubler les syllalle^ par onomatopée {flo-flotter pour flotter, par exemple), enfin pratiquant avec exagération et renchérissement tout ce qui sera noté de singulier en ce genre dans l'article particulit'rement consacré à Du Bartas.

AU XVI" SIECLE. 247

Mais c'étaient des jeux de populace, qui sentaient par Irop la grossièreté d'un autre âge. La nouvelle génération littéraire, née avec le siècle, et nourrie après la Ligue, s'élançait de pré- férence sur les traces du vieux Hardy et ne tarda pas à le dépas- ser. Dès l(i18, Théophile, par sa trai;édie de Pyrnine et Tktsbc, Racan par sa pastorale d'Arlenice, avaient commencé d'éclipser la gloire jusque-là unique du fécond dramaturge; la Si7medeMairel, V Amarante de Gombaidd, qui suivirent de près, continuèrent de l'alTaiblir, et elle acheva de disparaître entière- ment devant les premières productions de Rotrou, Scudéry et Corneille'. Toutes ces pièces, en effet, quelque misérables qu'elles nous semblent aujourd'hui, el'lacenl sans comparaison, ne fût-ce que par leur style et l'espèce même de leur mauvais goût, les drames incorrects et rocailleux de Hardy. Celui-ci le sentait bien, et à l'amertume de ses préfaces, aux fréquentes sorties qu'il se permet contre ces mauvais avocats qui pensent devenir bons poètes en moins de temps que les champignons croissent, contre ces novateurs imberbes qui cherchent la per- fection de la poésie en je ne sais quelle douceur superficielle, et châtrent le parterre des Muses de ses plus belles fleurs., il est aisé d'apercevoir le vil déplaisir que lui causait la concurrence. Quand on lui présenta la Mélitc du jeune avocat Corneille, il daigna prononcer que c'était mie assez j(die farce; et, s'il avait assez vécu pour voir le Cid, il lui aurait peut-être aussi fait la grâce de \elrovi\er joli quelquefois ; mais il mourut en 1629 ou 1630, et sa renommée avec lui. Son exemple ne cessa pour- tant pas tout à coup de prévaloir; on ne passa pas sans secousse de la licence à la régularité et du régime de Véga à celui d'Aristote. Si la lutte fut courte, elle fui un peu vive, et le nom de Hardy y revient souvent; il appartient par conséquent à notre sujet de la décrire.

L'ouvrage latin de Daniel Ileinsius, sur la Constitution de la Tragédie, avait paru en 1611 ; mais l'auteur n'y appliquait ses critiques qu'aux tragédies latines modernes, el il se taisait dé- daigneuseuient sur les essais en langue vulgaire. Vers 1625, les prétentions des réguliers (on les appelait de ce nom) étaient encore modestes, à en juger par l'espèce de poétique que Mairet

I. I.n iliitfi pn'ciso de ces premières pièces est foit diffieile ,i assigner, car elles ne turenl imprimées que plusieurs années après la reprèsenlalion.

248 POÉSIE FRANÇAISE

pinça en tête de sa Silvanire. 11 y plaide avec beaucoup de cir- coiispectioii pour les unitt's de temps et de lieu, et réclame en leur faveur la tolérance plutôt que Tautorité. Il s'étonne « que « des écrivains dramatiques, dont la foule est si grande, les « uns ne se soient pas encore avisés de les observer, et que les « autres n'aient pas assez de discrétion pour s'empêcher au « raoms de les blâmer, s'ils ne sont pas assez raisonnables pour « les suivre. Ce n'est pas, au reste, qu'il veuille condamner ou « qu'il n'estime beaucoup quantité de belles pièces de théâtre, « dont les sujets ne rentrent pas dans les bornes des règles : à « cela près, leurs auteurs et lui ne seront jamais que très-bien « ensemble. Mais il aime mieux que la régularité se joigne aux « autres mérites, et, en dépit de l'Hôtel de Bourgogne, il es- « tirae l'ordonnance dramatique des anciens la plus propre à « la vraisemblance des choses et la plus commode pour l'ima- « gination. Sans doute très- peu de sujets se prêtent à être en- « fermés en un cadre si étroit, et sur cent il ne s'en trouve « peut-être pas un avec cette circonstance. Mais qu'importe le » temps et la peine, pourvu que la rencontre s'en puisse faire ? « II est ici question du mieux, et non pas du plus ou du moins. « Et qu'on n'allègue pas que les anciens, pour éviter la confu- e sion des temps, sont tombés dans une plus grande incom- « modité, savoir, la stérilité des effets, qui sont si rares et si « chétifs en toutes leurs pièces, que la représentation n'en seroit « aujourd'hui que fort ennuyeuse. Car encore qu'il soit vérita- « ble que les tragédies ou comédies des anciens soient extrè- « mement nues, et par conséquent en quelque façon ennuyeu- « ses, ce vice tient à d'autres causes, et la liifilcultéde la même « règle n"a pas empêché les Italiens modernes d'imaginer des « sujets parfaitement beaux et agréables. » Malgré ce com- mencement de réforme, les vieilles habitudes per^istèrent quel- ques années encore. Mairet ne suivait pas toujours les conseils qu'il donnait aux autres ; Rotrou, aussi pauvre que Hardy, épuisait à la solde des comédiens un heureux et facile talent qne le travail eût richement fécondé ; le rodomont Scudéry, à peine sorti du régiment des Gardes, laissait couler pastorales et tragi-comédies de cette fertile plume, qui, selon l'expression d'un contemporain, n'avait jamais été taillée qu'à coups dé- pée; disciple de Ibwdy, il s'excusait cavalièrement de ses rudesses et de ses ignorances de soldat, en attendant qu'il se déclarât

AU XVI° SIÈCLE. 249

non moins cavalièrement lecliampion d'Aristote. Corneille en- fin, quand il faisait Mélite, ignorait qu'il existât une règle des vingt-quatre heures, et il avait besoin de venir en poste de Rouen à Paris pour l'apprendre. Le plus grand obstacle au triomphe des unités était à l'Hôtel de Bourgogne. Le public, il est vrai, s'en inquiétait peu; mais les comédiens s'effrayaient beaucoup d'une innovation qui ruinait leur vieux répertoire, et leur interdisait à l'avenir tant de sujets commodes i. Us étaient alors divisés en deux troupes. Celle du Marais, qui avait depuis longtemps obtenu des Confrères delà Passion le droit déjouer aux mêmes conditions que les comédiens de l'Hùtel de Bourgo- gne, mais qui n'avait pu d'abord soutenir avec eux la concur- rence, venait de rouvrir son théâtre à l'Hôtel d'.\rgent2, encou- ragée par le succès fou de Mélite{Hj2{)). Les premiers toutefois restèrent les plus considérables, et doivent être regardés comme les ancêtres directs de la Comédie française. Déjà qualifiés du titre de comédiens du fioy , ils travaillaient à s'aflrancliir du tribut humiliant qu'ils payaient à la confrérie. Elle subsistait toujours, en effet, sinécure joyeuse, réunion d'artisans débau- chés, qui s'enivraient et s'engraissaient aux frais du théâtre». Un arrêt du Conseil (novembre 1629) mit fin au scandale. .Mais, en échappant à un si méprisable vasselage, les comédiens tom- bèrent sous un joug plus noble et plus pesant. Le cardinal de Riciielieu, qui, grâce à ses cinq faiseurs, se piquait d'être le premier auteur dramatique du royaume, s'installa le patron, c'est-à-dire le maitre de la comédie comm£ de l'-Vcadémie. Un jour que Chapelain se plaignait en sa présence des difficultés qu'éprouvait la règle des vingt-quatre heures, il fut décidé que la règle deviendrait loi. En conséquence, le comte de Fiesque,

1. Mademoiselle Beaupré, comédienne, disait en parlant de Corneille: « M. Corneille nous a l'ail un giand tort. Nous avions ci-devant despièces « de théâtre pour trois écus, que l'on nous faisoit en une nuit; on y « étoit accoutumé, el nous gagnions beaucoup. Présentement les piécesde « M. Corneille nous coûtent bien de l'argent, et nous gagnons peu de « chose. »

2. Est-ce bien à l'hôtel d'Argent, n'est-ce pas plutôt dans le Jeu de Paume situé au haut delà Vieille-Hue du Temple que ce théâtre du Ma- rais se rouvrit ? J'indique et laisse cette grave question aux historiens Inturs du théâtre. Il n'est pas de petit scrupule en liisloire littér^iire.

3. M parait q eles alius avaient grossi avec les ressources, le n'étaient plus seulement deuK loges que les Coril'rères retenaient pour eux, mais la meilleure pnrlie, es\.-i\ d\t, des loges et galeries ; et déplus ils s'arro- geaient le droit de préposer leurs receveurs particuliers les jours de repiésentatioii.

250 POÉSIE FRANÇAISE

grand seigneur bel-esprit, qui tranchait du Mécène et pratiquait volontiers les coulisses, signifia Tédit au parlement comique, et. ainsi qu'on peut le croire, il ne fallut pas recourir au lit de justice. Avec la Sophonishe de Mairet, qui parut la même année que Me'lite (1G29), commença l'ère des pièces régulières. On remarquera pourtant que l'auteur ne s'est pas fait scrupule de laisser fréquemment la scène vide, ou de la changer d'une chambre à lautre pendant la durée des actes. L'inexpérience était grande encore en matière de régularité, et avant d'ex- traire le système de Racine du fratras de Hardy, qui le conte- nait au fond, on eut besoin de multiplier les épreuves. C'est à cette époque de transition et sous l'empire de cette poétique un peu équivoque que furent composés la Marianne de Tristan, la Ck'opâtre de IJenserade, le Mithridate de La Calprenède, et avant tout cet admirable Cid (1050), dans lequel le génie triom- pha si puissamment de la forme, et, ce qui était encore inouï au théâtre, se montra si original en imitant. L'on sait que Riche- lieu se ligua contre le Cid, et que F Académie en corps le cen- sura. Mais ce qu'on sait moms , ce sont les détails et les conséquences de cette querelle littéraire, qui occupa la ville et la cour durant toute Tannée 1057, et qui décida sur la scène française le règne absolu des unités. La jalousie sans doute et la vanité blessée * furent pour beau-

1. Avant la querelle du Cid, Soudery avait composé sur la Veuve de Corneille la pièce de vers que voici :

AUX DAMES, r.e soleil est levé ; relirez vous, étoiles ; Remariiuez son éclat a travers de ses vuiles ; l'etits feux de la nuit, qui luisez en ces lieux, Soufirez le même aflronl que les astres descieux! Orgueilleuses beautés, que tout le monde estime, Qui prenez iiii pouvoir qui n'est pas légitime, CUiriCt' vient au jour, votre lustre s'éteint; Il tant céder la place à celui de son teint, Et voir dedans ces vers une double merveille, La beauté de la Veuve et l'esprit de Corneille.

Passe pour Vexprif : mais, quand vint le (icnie de Corneille, Scudery y re- garda à deux lois. iMaiiel availloué aussi ia Veuve ; son éloge est adiessé à M. Corneille, jjoë^e comique:

Rare écrivain de notre France, Qui le premier des beaux esprits As fait revivre eii tes écrits L'esprit de Plante et de Térence, Sans rien dérober des douceurs De Mélile, ni de ses sœurs, 0 Dieux! que ta Clarice est belle, Et que de veuves d ins Pans Souliaiteroient d'être comme elle, Pour ne pas manquer de maris!

AU XVI" SIÈCLE. 2:)l

coup dans cette première critique, en forme de cartel, (ju'a- iiressa Scudery à Corneille. Mais parmi tant de personnalités, de forfanteries, de coups de fleuret et de boites portées à faux. Tassaillant souleva les questions générales et les mêla dans la (juerelle. Pour prouver que le Cid péchait contre Tunilé d'ac- tion, contre la vraisemblance et les bonnes mœurs; que l'au- teur avait eu tort de resserrer en vingt-quatre heures des évé- nements qui tiennent quatre années dans l'histoire; que Rodri- j^ue devait toutes ses beautés à l'acteur Mondory ; que Chiinéne était une impudique., une prostituée, une parricide, et le comte de Gormas un capilati ; que cinq cents gentilshommes lont plus qu'une brùjade, et qu'il y a des régiments entiers qui n'en ont pas davantage, etc., il se crut obligé de s'armer des poétiques tant anciennes que modernes, et, suivant le mot de Corneille, il se fit tout blanc d'Aristote, d'IIeinsius et d'Ho- race. Aussi le gouverneur de Notre-Dame de la Garde put-il ensuite se vanter bien haut d'avoir donné à ce pauvre Cid vingt fois de Vépée dans le corps jusques à la garde, sans compter un nombre infini de blessures en tous lesmembres. Mairet, qui fut comme le second de Scudery dans cette affaire d'honneur, prit à témoin les mêmes autorités classiques. L'auteur du Cid n'osa en déchner la compétence, et plus tard l'Académie en appuya sa décision. Il arriva cependant qu'un assez mauvais poète dra- matique appelé Claveret, duquel Corneille avait dit, en répon- dant à Scudery : « Il n'a pas tenu à vous que du premier rang, « beaucoup d'honnêtes gens me placent, je ne sois des- ic cendu au-dessous de Claveret, » se trouva très-vivement for- malisé du souftlet tombé sur sa joue, et, à l'exemple de Rodri- gue, en demanda raison à l'offenseur. L'honnête Claveret avait conservé les traditions de Hardy, et, après qu'il eut parlé pour sa défense personnelle, il prolita de l'occasion pour protester une dernière fois contre les prétendues régies des beaux esprits novateurs. Les raisons qu'on alléguait alors de part et d'autre ne diffèrent pas essentiellement de celles qu'on a renouvelées de nos jours : et si Mairet, Des Marests et compagnie, parlent souvent comme nos critiques arriérés, Claveret quelquefois se rapproche de MM. Schlegel, Visconti et Manzoni. « Je veux ré-

Tanl que ('orneille ne réunit en lui que Plniilc pt Téreiicc, Mairet fut to- It'iant; mais dés que le môme Corneille abnnla l'iiéroïque et le tragique, l'auteur de Suphunisbc prit la chose au sérieux.

252 POESIE FRANÇAISE

« pondre, écrit-il en son Traité du Poëme dramatique , à ceux « qui ont voulu rendre générale et obligatoire la règle des « vingt-quatre heures, pour ce, discMit-ils, qu'on ne peut con- « cevoir que ce qui est discouru et représenté sur le théâtre en « deux ou trois heures ait été fait en un plus long temps que i< d'un jour civil ou naturel. Je leur dis premièrement qu'ils « veulent passer pour petits esprits, de priver leur entendement « de la faculté d'opérer en beaucoup de façons qui lui sont pos- « sibles, et qui sont ordinaires aux bons cerveaux. Car, en B voyant représenter une pièce de théâtre, suppléer les temps, t( supposer les actions et s'imaginer les lieux, sont des opéra- « lions d'esprit qui de vérité ne peuvent être bien faites que « par des habiles, mais que les plus grossiers peuvent faire en « quelque façon, et selon qu'ils ont le sens commun plus ou « moins subtil. Sans telles opérations de la part des auditeurs, « il est impossible au poëte de faire discourir et représenter tt une histoire, pour succincte qu'elle soit, à cause du peu de « temps et de lieu qui lui est prescrit pour conclure et confiner « sa pièce ; et ceux-là même qui ne veulent représenter que des « choses arrivées en vingt-quatre heures ne peuvent nier que, « les faisant passer sur le théâtre on deux heures, ils n'obli- « genl les spectateurs à suppléer le reste du temps quils veu- « lent être si scrupuleusement réglé et limité ; de façon que, « s'ils ne veulent pas qu'on supplée rien aux choses représen- « tées, ils pèchent eux-mêmes contre leur règle. Je sais bien « qu'ils nie diionl que les supplémenis qu'on fait en leurs pié- « ces ne sont pas si grands que ceux que Ion fait aux poëmes « plus composés; mais je leur réponds que, si l'imagination « n'est pas violentée par une légère supposition , elle ne l'est « point par une plus grande, et qu'en voyant représenter une « pièce de théâtre, il ne coûtera pas plus au spectateur de sup- « pléer un an de temps qu'une journée ou une semaine, ni de « s'imaginer tout un royaume comme une province ou une île.» Durval, auteur dramatique aussi médiocre que Claveret, soutenait la même cause par les mêmes raisonnements, et dans la préface de sa Panthêe, il accuse les réguliers de dépenser en une journée de viuijL-qualre heures toutes leurs provisions, sans avoir souci du lendemain. On lit dans une autre de ces préfaces :

Adieu, lecteur, et pour comprendre La règle des pièces du tems,

II

AU XYI« SIÈCLE. 2Ô3

Ne te lasse point de l'apprendre Pour le moins encore cent ans. L'effet de cette loi nouvelle Est de comprimer la cervelle, De rétrécir l'enlendenient, D'affoiblir l'imaginative : Par ce moyen juj^e comment L'âme se rend plus attentive.

Ces vives ripostes n'empêchèrent pas que, Tannée même de la querelle du Cid (1057), Des Marets ne traduisît sur la scène, dans sa comédie des Visionnaires, un poète grand partisan de Hardy, de L)u Bartas et de Ronsard, un romantique, comme on dirait aujourd'hui, et qu'il ne lui lît jouer un rôle d'extrava- gant'.A partir de cette époque, on ne remarque plus de résis- tance l'ormeile aux unités ; et, si quelque auteur se permet de les violer encore, il a toujours soin de s'en excuser auprès du public. Scudcry nous avei'til que sa Bidon est un peu hors des règles, bien qu'il ne les ignore pas; mais qu après avoir satis- fait les savants, il veut satisfaire le peuple. Chappoton n^jette les irrégularités de son Corî'o/an sur la dillicultédu sujet, qui est tel, qu'à moins de prendre les plus beaux endroits de la vie du héros, Von ne s attrait raccommoder agréablement au théâtre. Claveret lui-même, dans le petit nombre de pièces qu'il fit par la suite imprimer, semble s'être beaucoup radouci ; il se flatte, en tète de son Esprit-Fort, d'avoir pratiqué avec soin toutes les règles; et quant au Ravissement de Proserpine, la scène est tour à tsur au ciel, en Sicile et aux enfers, il imagine pour sortir d'embarras que le lecteur peut se représenter une cer- taine unité de lieu, la concevant comme une ligne perpendicu- laire du Ciel aux Enfers ; bien entendu que la verticale doit pas- ser par la Sicile. Faut-il rappeler que cette influence qui agis- sait si efficacement sur Claveret n'épargnait point Corneille, et qull ne parla bientôt plus qu'avec une sorte d'effroi supersti- tieux de l'horrible dcréglement et du libertinage effréné de ses premières pièces ; mais, lui, du moins, par le privilège du génie, et à l'exemple de ces âmes romaines qu'il nous retrace, il resta grand et presque libre au milieu des fers.

Nous ne savons qu'une exception à l'asservissement universel, et c'est à Rotrou qu'en appartient l'honneur. Soumis par sa

1. Voy. suiloul la disserlalion entre Amiclor, le poète extravagant, et Sestiane, jeune précieuse enticlire de la comédie (acte II, scène iv).

'2'i

'25 i POÉSIE FRANÇAISE

pauvreté aux caprices des comédiens, il fit d'abord, dans le goût de Hardy, une foufe de pièces qui se distinguent de celles de Mairet, Scudery, et Du Ryer, par l'intérêt romanesque, et sur- tout par la supériorité du style. Les théories dramatiques le touchaient aussi peu que les basses jalousies de métier, et il ne prit aucune part à la polémique dénigrante et pédantesque du jour. Admirateur généreux de Curneille, il proclamait en toute occasion sa gloire ; il l'avait même aidé de ses conseils, et, quoique plus jeune d'âge, avait reçu de lui le nom touchant de p('r<^. l'ar une sorte de reconnaissance spleudide, le génie de Corneille rendit ensuite an talent de Rotrou bien plus qu'il n'en avait emprunté d abord, et, le fécondant, pour ainsi dire, de ses rayons, l'échauffant d'une émulation sympathique, il en fit jail- lir une ardeur nouvelle et un éclat inconnu. Venceslas et Cos- roé's lurent comme l'écho du Cid, de Pompée et de Cinna. Le martyre île Polyeucte inspira celui de Saint Genesl. Mais dans celte dernière pièce(1646) Rolrou porta une originalité de con- ceplion, un oubli des règles conventionnelles, un mélange de naïf et de profond, de comique et de sublime, qui la rendent une œuvre unique en notre littérature, même auprès de Nicomède. Je ne puis m'empècher de citer encore l'étonnante tragi-comé- die de Don Bernard de Cabrère (1647), dans laquelle un héros, aux prises avec un sort malin , voit ses espérances les plus magnifiques s'évanouir devant les plus misérables contre-temps, et excite à la fois par son air piteux et noble une compassion triste et un fou rire. Rolrou, on le sait, mourut à quarante et un ans (1650), victime de son dévouement civique, et en lui disparut le seul écrivain de mérite que puisse revendiquer avec honneur l'école de Hardy.

Ce que Rotrou pensait sans doute de la querelle du Cid, d'autres le pensèrent aussi, et quelques-uns le dirent. Balzac, répondant à Scudery , qui lui avait envoyé ses Observations, essaya de faire entendre à ce chatouilleux ami que les irrégula- rités et les invraisemblances de la pièce inqiortaient peu aux spectateurs, et qu'au théâtre un succès denthousiasme a toujours raison. Mais, parmi les. indifférents qui s'entremirent, aucun ne montra plus de sens et de finesse qu'un auteur ano- nyme du Jugement du i,Cid, lequel s'intitule beourgeois de Paris et marguillier de sa paroisse. En ce temps-là, les mar- guilliers appaiemment allaient aux pièces nouvelles. Et pour-

AU XVI" SIÈCLE. 2r.5

quoi pas? Un cardinal-ministre en faisait. Ce marguillier donc, homme d'esprit, qui se vante d'être du peuple et a un faux air du Paul-Louis de nos jours, proteste qu'il na jamais lu Aris- lote, etqiCil ne sait point les régies du théâtre; ce qui ne Tcm- pêclie point de railler très-agréablemeni les criliiiues de Scu- dery, tout en relevant lesljeaulésel même les fautes de Corneille. Sou unique secret pour cela, nous dit-il, est de juger du vu- rite des pièces par le plaisir qu'il y reçoit. Guidé par ce sen- timent infaillible, il pense qu'aux objections subtiles par les- quelles on voulait réfuter son triomphe, Corneille aurait pu se dispenser de répondre, et qu'il lui suffisait de dire, comme ce Romain victorieux et accusé : « Peuple, ou joue encore aujour- « dhui le Cid; allons l'ouïr représenter ! « C'est vraiment plai- sir de retrouver exprimées, il y a deux cents ans. sous une forme piquante, ces simples vérités de bon sens que les préjugés des doctes ont presque toujours réussi à obscurcir *.

Nous ne pousserons pas plus loin ces recherches sur les pre- miers temps de notre théâtre; mais on aurait tort de croire que le dédain avec lequel nous avons parlé des Scudery , des Chape- lain, des Mairet, et autres rédacteurs de notre code dramatique, s'étende le moins du monde aux grands poètes qui ont suivi, et aux nobles chefs-d'œuvre qu'ils ont créés. Dans la comédie, Molière nous semble avoir été tout ce qu'on peut être en aucun pays et en aucun siècle; notre admiration pour lui ne conçoit ni un désir ni un regret. S'il n'en est pas tout à fait ainsi de Racine ni deVoliaire, s'ils sont loin de satisfaire aux vastes et profonds besoins d'émotions que l'humanité éprouva dans ses âges de jeunesse et de vigueur , aux époques d'Iischyle et de Shakspeare, et qu'elle sent se ranimer en elle à mesure qu'elle se blase et vieillit, il faut songer que le pédantisme littéraire de Richelieu fit place à la poVûosse cour lisanesque de l'âge suivant ; que le théâtre se rattacha plus que jamais aux Menus-Plaisirs,

i. Dans notre première édition nous avions pris soin de reproduiie en entier, à la lin du volume, ce pamphlet spirituel et peu connu, auquel les questions débattues en 1828 rendaient une sorte d'à-propos. En géné- ral, ces dernières payes et ces conclusions de notre Histoire du théâtre au xvi" siècle se ressentent bien naturellement des ciiconstances litté- raires d'alors. Les Barricades elles Etats de Blois, le Théâtre de Clara Gazul, les Soirées de Neuilly, les drames inédits et lus de M. de Rémusat, le Cromwcll lie M. Huso, et les tentatives de traductions shakspearleniies en vers, loul nous poussait à croire qu'une certaine liberté seule man- quait pour ouvrir le théâtre à la foule des jeunes talenls empressés. L'ex- périeuce a depuis prouvé qu'il manquait autre chose encore.

'250 POÉSIE FRANÇAISE

et qu'une tragédie forlement historique et nationale n'aurait pu s'acclimater à huis clos dans les petits appartements de Versailles ou sous les grilles de Saint-Cyr. Qu'on se figure en effet un beau salon rempli de beau monde, une scène rétrécie par des banquettes , sur ces banquettes des mar- quis et des vicomtes lorgnant et jasant ; puis, entre ces deux haies de l'ats beaux esprits, qu'on se figure encore entrant cérémonieusement sur la scène Œdipe avec pon- dre, ou Iphigc'nie en paniers; qu'on relise alors ces pièces brillantes d'iphigénie et d'Œdipe, si peu semblables à celles d'Euripide et de Sopliocle, et qui devaient si peu l'être ; qu'on les revoie, pour ainsi dire, sur place, parmi ces lustres et ces toilettes, dans celte amosphère factice de lumières et de par- fums, et qu'on se demande de bonne foi si la perfection du genre n'est pas atteinte, et s'il était donné au poète de déployer plus de génie, surtout plus d'art , en de tels sujets, avec un pareil encadrement. Ainsi, au miheu des pompes de la cour galante de Ferrare, le Tasse composa la pastorale d'Arninta, et assortit merveilleusement les manières de son Arcadie au ton d'Alphonse et d'Éléonore. Ainsi A'irgile lui-même adoucit au bon plaisir de PoUion l'agreste simplicité de Thèocrile.et rendit les forêts dignes d'un consul. Mais, comme nous l'avons remar- qué ailleurs, en des genres si artiticiels il n'est permis que d'ex- celler, et même que d'exceller une seule fois. L'uniformité de l'étiquette, qui s'applique sans exception à tous les sujets, n'ad- met pour tous qu'un idéal commun, dont le plus habile talent s'empare le premier, laissant à ceux qui suivent les périls et les dégoûts de l'imitation. C'est ce qu'on a vu chez nous après l'in- comparable Racine; et, quoique ses successeurs aient souvent essayé d'agrandir et de diversifier son système tragique, tout en s'y conformant pour l'ensemble ; quoique plusieurs depuis aient insisté davantage sur la vérité des caractères, du langage et des costumes, ils n'ont pas su avec ces efforts partiels varier suffi- samment les jouissances, ni soutenir la curiosité du pubhc, et on ne les accueille de nos jours que par l'indifférence et l'ennui. Une réforme absolue est devenue nécessaire, et ne peut manquer de s'accomplir, dès l'instant que le régime de la liberté com- mencera franchement pour le drame, et que la scène ne sera plus régentée par des grands seigneurs aides de camp du roi. Verrons-nous bienlùt ce triomphe de l'art, qui se lie si étroite-

AU XVI' SIECLE. 257

ment au triomphe de notre cause publique? Je n'ose y croire, et ne cesse pourtant de l'espérer. Quoi qu'il arrive, pour ne pas être injustes envers les cliels-d'œuvre de nos péi es, ne les sépa- rons pas, quand nous les jugeons, de la société choisie dont ils furent les plus nobles décorations ; admirons-les sans les dépla- cer, comme des Iresques à la voûte d'un palais ou d'un temple.

DU ROMAN

AU XVI' SIÈCLE

ET DE RABELAIS

Nous n'aurions donné qu une idée incomplète de la poésie au xvi' siècle si nous ne disions un mot des romans, qui en sont une branche importante ', et surtout si nous n'insis- tions un peu, avant de Unir, sur le plus grand des romanciers et des poètes du temps, le bouffon et sublime Rabelais. Le genre il excella est tout à fait propre à son époque, et répond ad- mirablement à tout ce qu'il y avait alors de plus original et de plus indigène dans les mœurs. On n'en était déjà plus en effet au règne des fabliaux naïfs et de la chevalerie errante. Cette ignorance de demi-savant, crédule, aimable et conteuse, qui faisait son bréviaire du livre Gesta Romanorinn -, et qui mêlait ensemble, dans ses rêves d'âge d'or, Charlemagne, Alexandre et le saint ciboire, se dissipait par degré, depuis l'invention de l'imprimerie, devant les lumières de la Renaissance. Sans doute on lisait encore, on traduisait toujours les romans de cheva- lerie ; mais on n'en composait plus de nouveaux ou du moins ces nouveautés prétendues n'étaient que de plates copies ^.

1. « Tout écrivain capable d'écrire un bon roman est plus ou moins « poëte, même quand il n'auraitjamais écrit un vers de sa vie. »(Walter ScoU.)

2. Ce livre singulier, recueil de légendes laliuleuses et de traits d'his- toire altérés, parut dés rori(,'ini> de rin:ii)riinerie. Les romanciers Pt les aiitenis dp myytércs y puiséreni largement. Voy. la troisième dissertation placée en téti' de V Histoire ch-hi poi'-sic niKjlaiie. par Warton.

ô. La (p^iantilé des rumnns proprcinenl dits (iuljliés an xvi" siècle est, en quelque sorte, innombrable, juiisqu'on y iniiainia presque tous ceux

260 POÉSIE Fr.ANn.ViSE

Lorsque François 1°' voulut rendre un lustre aux vieux souve- nirs et régner en roi chevalier, les lecUires favorites des daines et des seigneurs de la cour lurent la traduction du Philocope de Bnccace par Adrien Sevin, et surtout celle de VAmadis espa- gnol par Herberay des Essars ; mais on nr voit pas que cette mode ait donné naissance à d'autres productions célèbres du même genre, et, s'il est permis d'y rapporter la Franciade de Ronsard, il faut convenir que la tentative ne fut pas heureuse- Nul exemple ne peut iémontrer plus cliiireinent combien Téru- dilion sérieuse et profonde jette de froideur et d'ennui sur les traditions fabuleuses. Ronsard le premier rendit tacitement jus- tice à son œuvre en ne lachevant pas. Si le xvi^ siècle avait pu produire quelque roman original de chevalerie, c'eût été pro- bablement sur un ton moins solennel, et avec une pointe de gaieté, une saillie de libertinage, qu'il est aisé de concevoir en lisant les Vies de Brantôme ou les Mémoires de la reine -Margue- rite. On se figure volontiers à la cour de Catherine de Mèdicis quelque chose de pareil à celte gaillarde histoire du Petit Jehan de Snintré, dont la scène se place du temps de Charles VI, et peut-être parmi les dames d'honneur d'Isabeau de Bavière '. Le Décameron de Bo cace, ce répertoire de contes moult plai- sants, avait fait fortune en France presque autant que le Phi- locope, et bien avant lui. Les Cent Nouvelles nouvelles, com- posées et racontées par les plus illustres seigneurs de la cour de Bourgogne, durant la seconde moitié du xv° ^iècle, en étaient des imitations fort gaies et fort naïves ; la licence y allait au delà de ce qu'avait osé Boccace lui-même. Marguerite de Navarre, pour se désennuyer peut-être de ses poésies chrétiennes, écrivit le piquant Heptaméron, et son valet de chambre Bonaventure Des Pcriers suivit un si auguste exemple dans ses Contes et joyeux Devis. Celui-ci d'ailleurs, par son Cymbalum Mundi-, débuta

f(iii circulaient nianusciils dans les siètles précédents, en les rajeunis- s.\rit de style et en les remaniant en prose, et puisque en outre on tradui- sit Jout ce qu'on put des littératuies anciennes et inodernes, depuis .Apulée pisqu'à .Moutemayor. Les exiraits de ces romans remplissent neuf volumes entiers des Mélanges tirés d'une yrande Bibliothèque. Je ne m'at- tache ici qu'à saisir ce qui a eu iniluence et originalité, ce qui a formé la vraie veine du siècle.

I. l,e ruina 11 iJailleurs ne fut composé que plus tard : l'auleur, .Antoine deLaS.iUe, l'écrivait enUo9.

■•2. Ce livre imprimé pour la première fois à la date de mars 1557 (c'esl- à-dire 1338), par Jean Jlcrin, et donné comme une traduction du latin faite par Thomas duCleuier, était réellement écrit en français par Bona-

AU XVI» SIÈCLE. 201

l'un des premiers en un genre de diaIoo[ue ou roman satirique imité de Lucien, et dont nous allons retrouver plus d'un exemple. Les deux grands faits de la réformation et de la Renaissance avaient introduit parmi les hommes érudits et spirituels une satire à la fois philosophique par le fond et pi'danlesque par la forme, une sorte de lucimmme collégial, qui dictait à Érasme ses mordants dialogues et son Morix Encomium: à Reuchlin ses Litterae obsciirorum Virorum; à Corneille Agrippa sa décla- mation de Vanilate scientiarum, il célèbre en précurseur de Jean-Jacques le bonheur d'ignorer et la suprême félicité des ânes ; à Théodore de Bèze, enfin, cette épîlre, presque macaro- nique, adressée à Tex-président Liset sous le nom Passa- vantiîis.Le style macaronique, qui passait pour avoir été sé- rieusement employé en change par les prédicateurs duxv' siècle, par Olivier Maillard, Michel Menot, Robert Messier S que Gabriel Barlette avait illustré en Italie, et que le moine vagabond Teo- filo Folengo avait élevé jusqu'à l'art dans sa burlesque épopée de Baldus, était devenu un véritable instrument d'opposition religieuse ; c'était déjà porter coup aux moines et à tout le bas clergé catholique que de parodier leur latin barbare. Sans faire directement usage de cet élément de bouffonnerie érudite, Ra- belais ne le perdit jamais de vue, et le transporta, pour ainsi

ventureDes Periers, et fit mettre en prison l'imprimeur et l'auteur. II pa- rait même, d'après un passage de \ Apulngic pour HOrodnle, que Des Pe- riers, poussé à bout par les persécutions du parlement et du président Liset, s'enferra de son épée dans le cachot. On s'étonne d'abord de cette persécution à la lecture du livre, qui, bien que rempli de traits satiriques, ne semble pas sortir des bornes d'une honnête et légitime plaisanterie. Il contient quatie dialogues. On voit, dans le premier, Mercure qui des- cend du ciel en terre, chargé de toutes les commissions des dieux et déesses. Entre autres commissions, Jiipiler lui a dit de porter au relieur son Livre des Deslinées, qui est tout délabré de vieillesse. Deux bons compagnons, qui ont reconnu Mercure, l'emmènent au cahatet, l'enivrent devin de Beaune, et finissent par lui faire une querelle d'.\llemand après lui avoir dérobé son livre, dont ils comptent bien tirer profit. Les dia- logues suivants sont sur le même ton. On crut y découvrir une satire dé- tournée du christianisme elde la révèlalion. M. Charles Nodier, qui en donne une clef, a fait voir qu'on ne s'était pas tant mépris {Revue des Deux Mon- des, novem bre 185'J) ; seulement n'admire-l-il pas un peu trop le talent et l'œuvre?

i. Dm moins Henri Estieune, par les citations dont il égaleson Apologie pour llérodi/tc, semblait autoriser celte idée. Maintenant qu'on sait de cer- taines choses du xv° siècle mieux queue les savaient les éru<lits du xvi', on s'accorde à reconnaître que ces burlesques sermons dont ou a les traduc- tions latines entrelardées de mots gaulois, ont été réellement débités, non pas eu latin, mais dans le français du temps; ils n'en éiaienl qu'un peu moins ridiciUes. Pour être juste, il faut loute!oi> lire là-dessus deux leçons de ^1. Gérusez (if ts^ow'e de i Eloquence politique et reliqieuie eu France, 18r>7).

262 POÉSIE FRANÇAISE

dire, dans la langue vulgaire. Il y joignit la manière non moins franche et plus légère d'un causeur facétieux, d'un diseur de contes et nouvelles. Ce fut tout à la fois Érasme et Boccace, Reuchlin et Marguerite de Navarre; ou plutôt, de tous ces sou- venirs, confondus, digérés et vivifiés au sein d'un génie ori- ginal, sortit une œuvre inouïe, mêlée de science, d'obscénité, de comique, d'éloquence et de fantaisie, qui rappelle tout sans être companible à rien, qui vous saisit et vous déconcerte, vous enivre et vous dégoûte, et dont on peut, après s'y être beau- coup plu et l'avoir beaucoup admirée, se demander sérieuse- sement si on Ta comprise.

La vie et le caractère de celui qui la composa ne sont pas une moindre énigme que l'œuvre elle-même . à Chinon en Touraine, vers 14S3 ou 1487, d'un père cabaretier ou apothi- thicaire *, il s'instruit de bonne heure aux lettres latines, grec- ques, hébraïques; apprend l'italien, l'espagnol, l'allemand, même l'arabe ; compose successivement des almanacbs, des I commentaires sur Hippocrate, des romans ; et court sans cesse le monde, d'abord cordelier, puis bénédictin, grâce à une bulle de Clément VII. puis défroqué et médecin de Montpellier ; puis une seconde l'ois bénédictin, grâce à une bulle de Paul III ; puis enfin chanoine séculier et curé de Meudon. Dans un voyage à Paris, en I55Ô. il meurt saintement selon les uns, la moquerie et l'impiété à la bouche selon d'autres ; et ces jugements con- tradictoires, qu'on retrouve jusque chez les contemporains, embarrassent encore la postérité. Au premier coup d'œil, sa vie vagabonde et la nature de son roman semblent d'accord pour nous faire voir en Rabelais, malgré sa double robe, un homme de principes relâchés, d'humeur aventurière, de mœurs libres, aussi jovial que savant, au propos cynique et satirique; et la tradition commune se représente assez volontiers l'Ana- créon tourangeau sous la treille, le verre en main, gourmand, ivrogne et joulflu. Les poètes d'alors. Ronsard, Baïf, Jodelle, célébrèrent sur ce ton l'illustre rieur, et donnèrent crédit à l'opinion populaire. L'e.vcellent Du Verdier comme bien d'autres, prit tout cela au sérieux, et, poussé par un accès de ferveur chrétienne, lança contre Rabelais, dans sa Bibliothèque fran- çaise, de furieux anathèmes, qu'il s'empressa de rétracter plus

1. Du moins, la maison il naquit devint depuis une auberge ou caba- ret. etHuet, qui y logea, admire 1 à-propos (Mémoires de Huet).

AU XV[= SIÈCLE. 265

tard dans sa Prosopogrnphie. Il faut bien y faire attention en effet; ce Rabelais grotesquement idéal et poétique pourrait bien n'être pas plus le vrai Rabelais que nos Homère et nos Ésope de convention ne sont véritablement Ésope et Homère. La plu- part des traits et des mots qu'on raconte de lui n'offrent aucun caractère d'authenticité, et doivent êlre mis sur le compte de frère Jean ou de Panurge, dont ils sont de gaillardes réminis- cences. Sans faire précisément de Rabelais un personnage grave et austère, comme Ta tenté son apologiste le révérend père Niceron, il est permis au moins de douter des inclinations et des habitudes bachiques qu'on lui prêle, et de voir dans les gaietés de son livre une débauche de cabinet encore plus que de cabaret. Autrement, si l'auteur avait vécu comme ses héros, il sérail difficile de s'expliquer, même eu égard aux mœurs du temps, son crédit puissant auprès des cardinaux et des papes, qui le sauvèrent des tracasseries monacales; auprès des rois Fiançois I" et Henri II, qui le soutinrent contre le parlement et la Sorbonne '.

Mais, quel qu'ait été Rabelais dans sa vie, nous ne devons l'envisager ici que dans son œuvre, et dés lors le curé de Meu- don reparait à nos yeux sous ce masque enluminé ([ui lui donne tant de ressemblance avec le petit roi à'Ivetot. Si l'on veut le bien connaître, il faut l'aller surprendre un soir de dimanche, à table, entre les pots, comme on surprendrait Voltaire après le café, et l'écouter pantagruélisant à tue-tête, buvant et riant à plein ventre. Le livre de Rabelais est un grand festin; non pas de ces nobles et délicats festins de l'antiquité, circulaient, au son d'une lyre, les coupes d'or couronnées de fleurs, les in- génieuses railleries et les propos philosophiques ; non pas de ces délicieux banquets de Xènophon ou de Platon , célébrés sous des portiques de marbre dans les jardins de Scillonte ou d'Athè- nes : c'est une orgie enfumée, une ripaille bourgeoise, un ré- veillon de Noël; c'est encore, si l'on veut, une longue chanson à lioire, dont les couplets piquants sont fréquemment entrecou- pés de faridondaines et de flonflons. En ces sortes de refrains, la verve supplée au sens ; essayer de comprendre, c'est déjà n'avoir pas compris. Cette manière générale d'envisager le ro- man de Rabelais, dût-elle paraître aux éruJits bien superficielle

t. M. l)elécliize, dans iiii l'Ciit récent sur (labelais, a fait valoir les parties sérieuses e* studieuses de ce caractér»^ (hrançois Rabelais, 1841).

264 1>UÉS1E FRANgVISE

et bien l'atilo, peut seule, à notre gré, en donner une facile in- telligence el amener le lecteur à s'y plaire. Les Le Duchat et autres commentateurs, dont personne d'ailleurs ne respecte plus que nous le savoir et les travaux, sont parvenus, à force de subtilités et d'inventions, à dégoûter par ennui beaucoup d'hon- nêtes gens de la lecture d'un ouvrage que Montaigne, avec son goût exquis, rangeait parmi les livres simplement plaisants. Sans doute, et Rabelais lui-même nous en avertit, on aurait tort de s'en tenir aux apparences grotesques, et, selon ses propres expressions, de ne pas ouvrir la boîte pour en tirer la drogue, de ne pas briser l'os pour en sucer la moelle. Mais d'autre part, et c'est encore lui qui nous le dit, on court risque d'extravaguer en raffinant sur le sens. Là-dessus il va jusqu'à tourner en ri- dicule les commentateurs de Ylliade et de VOdyssée, et je ne sais quel moine visionnaire qui s'était avisé de reconnaître dans les Métamorphoses d'Ovide les sacrements de l'Évangile. Lui- même pourtant n'a pas échappé à celte torture des interpréta- lions forcées. On a voulu voir dans Gargantua el Pantagruel, comme plus tard dans le Tclcmaque et le Gil Dlas, comme au- trefois chez Pétrone, non pas seulement l'esprit philosophique qui anime l'ensemble el les innombrables personnalités de dé- tail qui disparaissent la plupart à cette distance, mais de plus un système complet, régulier el conséquent, de satire morale, religieuse et politique ; une représentation exacte et fidèle, sous des noms supposés, des hommes el des choses d'alors; en un mol, une chronique scandaleuse du temps écrite avec un chiffre particulier qu'il s'agissait de découvrir. Or, ce chiffre une fois découvert, il en est résulté que Grandgousier, Gargan- tua, Pantagruel, frère Jean, Panurge, Bringuenarilles, le grand dompteur de Gimbres, Gargamelle, Badebec, etc., etc., sont évidemment Louis XII, François I", Henri II, le cardinal Du Bel- lay, le cardinal de Lorraine, Charles-Quint, Jules H, Anne de Bretagne, Claude de France, que sais-je encore? Comme si en vérité, selon la judicieuse remarque de Niceron, il fallait cher- cher en Rabelais rien de suivi ; comme s'il ne fallait pas, dans cette œuvre d'imagination, faire une large part au caprice et à la fantaisie du poète , le suivre docilement et sans arrière-pen- sée dans les divagations et les inconséquences auxquelles il s'a- bandonne; grandir et rapetisser, en quelque sorte, avec ses élastiques géants, qui tour à tour s'assoient sur les tours de

AU XVI» SIECLE. 265

Notre-Dame, grimpent au laite des maisons on s'embarquent à bord d'un IVêle navire. Swilt, dans ses voyages à Brobdingnag et à Lilliput, n'a négUgé aucune des proportions géométriques de son sujet et a soigneusement léduit tout son monde sur la même échelle. Jamais non plus il ne s'est départi de son sys- tème général d'allusions; chaque mot a une portée, chaque trait a un but. C'est qu'avant tout Swift était philosophe et pamphlétaire, tandis que Rabelais, avant tout, est artiste, poète, et qu'il !^oni,e d'abord à s'amuser. Souvent même, aux instants VHoviére bouffon ' sommeille, il lui arrive de prolonger ma- chinalement et connue en rêve cette hilarité sans motil', et de la pousser jusqu'à la salitté et au dégoût; c'est comme un chantre aviné qui continue de ronller sur un seul ton, sur une seule rime, ses litanies jubilatoires. Si l'on n'est pas très-en verve ce jour-là, on se lasse bientôt devant son rire inextingui- ble, et l'on sort, pour ainsi dire, tout repu de sa lecture-.

Prétendre analyser Rabelais serait un travail aussi fastidieux que chimérique. En nous bornant toutefois au premier livrer qui a pour titre Gargantua, et qu'on sépare aisément des qua- tre autres, connus sous le nom de Pa7Hagruei, nous essayerons d'iniiiquer rapidement la manière dont nous entendons et dont nous admirons cet étonnant génie. En ce livre, le plus complet en lui-même et peut-être le plus satisfaisant du roman, on trouve à la fois de la farce épaisse, du haut comique et de l'élo- quence attendrissante. Au royaume d'Utopie, situé devers Chinon, régnait, durant la première moitié du xv'- siècle, le bonhomme Grandgousier, prince de dynastie antique, bon gaillard en son temps, aimant à boire sec et à manger salé. Il avait épousé en "son âge viril Gargamelle, fille du roi des Parpaillos, belle gouge et de bonne trogne, et en avait eu un lils, Gargantua, dont sa mère était accouchée par l'oreille, après onze mois de gestation. Gomment s'opéra l'accouchement miraculeux, pourquoi l'en- fant eut nom Gargantua, de quoi se composait sa layette, quels furent ses premiers tours et ses espiègleries d'enfance, c'est ce

1. Expression de M. Charles Nodier.

2. « Le genre oiiginal lie lîalielais, ai-jeeu l'occasion d'écrire ailleurs, c'est un mélange et une sorte de composé et'fervescenl entre le genre de nos conteurs, élevé à des dimensions presque épiques, et le genre des roiiKiiiîi de clievaleric ramené à la plaisanterie et au houlTon; letout en- trelardé d'un certain lyrique copieux, bachique et macaronique. » La pensée n'a pas trop de toutes ses variantes pour délinir le i'rotée.

23

266 POÉSIE FRANÇAISE

que nous ne déduirons pas ici, et pour plusieurs raisons. Arrivé à Tàge des études, on le mit aux mains des sophistes, qui le re- tinrent de longues années sans rien lui apprendre. Mais un beau jour, en entendant interroger un jeune page, Eudémon, qui n'avait que deux ans d'études et qu'on avait voulu confronter avec lui, Gargantua fut si confus de le voir grandement éloquent qu'il se mit à plorer comme une vache et à se cacher le visage de son bonnet. Son digne père, profitant de si heureuses dispo- sitions, le confia au précepteur d'Eudémon et l'envoya à Paris achever son éducation de prince. Les premiers jours de son ar- livée , Gargantua paya sa bienvenue au peuple badaud en le

comp du haut des tours de Notre-Dame et en prenant les

grosses cloches pour en faire des sonnettes à sa jument : de sédition parmi le peuple, retraite au pays de Nesle, députation et discours de maitre Janotus deBragmardo, qui redemande les cloches en baroco et baralipton. Cette petite affaire terminée, Gargantua se mit sérieusement aux éludes, sous la direction du sage Panocrates; et il était en beau train de profiter en toutes sortes de doctrines (comme un véritable Emile), lorsqu'une lettre de Grandgousier le rappela au secours de son royaume. Un soir, en effet, que le vieux bonhomme Grandgousier se chauffait, après souper, à un clair et grand feu, et qu'il écrivait au foyer avec un bâton brûlé d'un bout, faisant griller des châ- taignes et contant à sa famille de beaux contes du temps jadis, on vint lui dire que ses bergers s'étaient pris de querelle avec les fouaciers de Lerné et leur avaient enlevé leurs fouaces ; sur quoi le roi Picrochole avait mis soudain une armée en campagne et allait par le pays, brûlant et ruinant bourgs et monastères. A cette nouvelle, le bon et sage roi, économe du sang de ses su- jets, avait convoqué son conseil, envoyé un député à Picrochole, une missive à Gargantua, et il cherchait à maintenir la paix, tout en se préparant à la guerre. Mais Picrochole n'était pas homme à entendre raison. Le discours plein de sens et de modération que lui adressa l'ambassadeur ne fit qu'exciter son insolence, et elle passa toutes les bornes, quand, pour tâcher de le satisfaire, Grandgousier lui eut renvoyé les fouaces.

C'est alors que se lient, entre Picrochole et ses trois lieute- nants, le conseil dans lequel ceux-ci lui proposent la conquête du monde. On croit assister à une scène de Molière. « Sire, lui « disent-ils, nous vous rendons aujourd'hui le plus heureux,

AU XVh SIÈCLE. '2fi7

« \o plus chevaleureux prince qui l'ut oncques depuis la mort u d'Alexandre. » Et Picrochole, à ces tlatleuses paroles, de s'é- crier : « Couvrez-vous, couvrez-vous ! » « Grand merci, répon- « dent-ils; Sire, nous sommes à notre devoir. » Et ils se mettent à lui exposer leur plan de campagne. Il laissera une petite troupe en garnison dans sa caiàtale, et partagera son armée en deux bandes. La première bande ira tomber sur Grandgousier et ses gens ; et on trouvera de l'argent à tas, « car le vilain en a du comptant. Vilain, disons-nous, parce a qu'un noble prince n'a jamais un sou. Thésauriser est l'ait de « vilain. » L'autre bande traversera la Saintongeel la Gascogne, s'emparera des navires de Bayonne et de Fontarabie, et, pillant toute la côte jusqu'à Lisbonne, s'y ravitaillera, pour entrer en- suite dans la Méditerranée par les Colonnes d'Hercule, qui porteront désormais le nom de Picrochole. « Passée la mer picro- « choline, voici Barberousse qui se rend votre esclave. » « Je, dit Picrochole, le prendrai à merci. » « Voire, disent- « ils, pourvu qu'il se fasse baptiser. » Et ils soumettent, chemin faisant, Tunis, Ilippone, .Mger, la Corse, la Sardaigne, Gènes, Florence, Lucques. « Le pauvre monsieur du pape meurt déjà « de peur. » « Par ma foi, dit Picrochole, je ne lui baiserai « sa pantoufle. » L'Italie est prise, la Sicile est domptée. « J'irois volontiers à Lorette, dit Picrochole. » « Rien, rien, •( répondent-ils, ce sera au retour. » Et les voilà qui emportent Malte, Candie, Chypre, Rhodes, et qui touchent aux murs de Jérusalem. « Je ferai doncques bâtir le temple de Salomon? dit « Picrochole. » « Non, disent-ils encore; attendez un peu. « Ne soyez jamais tant soudain à vos entreprises. Savez-vous que « disait Octavian Auguste? Festinalente. Il vous convient, pre- « miérement, avoir l'Asie Mineure, la Carie, la Lycie, etc., etc. » Le dialogue se prolonge sur ce ton. Il y a même un moment où, dans la chaleur croissante de l'illusion, Picrochole se plaint de n'avoir pas bu frais en traversant les sables de Libye*. On a peine à lui faire comprendre qu'un conquérant ne saurait avoir toutes ses aises. Un vieux gentilhomme, vrai routier de guerre,

1. C'est le même temps grammatical que dans la fable de ta Lniticve et le Pot au lait : Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable. La FoiU;iine a emprunté à Rabelais plus d'un sujet de fable et plus d'une ex- pression pittoresque. Rodilnrdus, Ramimujrobis, Grippeminaud, sont des personnages de Rabelais.

268 POÉSIE FRANÇAISE

qui se trouvait présent à ces propos, se hasarda à rappeler la farce du Pot, (m lait, mais on ne Técouta point.

Cependant arrive bientôt, sur sa grande jument, Gargantua, suivi de ses compagnons. 11 déconfit en plus d'une rencontre les gens de Picroclioie, et trouve un excellent auxiliaire dans le joyeux frère Jean des Entouuneures. Ce morne, jeune, galant, aventureux, « bien fendu de gueule, bien avantagé en nez, beau « dépêcheur d'heures, beau liébrideur de messes, beau décro- « teur de vigiles, » avait commencé par défendre seul son cou- vent contre l'attaque des ennemis, et durant le reste delà guerre il s'illustra par maint haut fait. Gargantua se lia avec lui d'une étroite et tendre amitié, et bien souvent, à table, à la veillée, ils devisaient longuement ensemble de la gent monacale et de ses ignobles vices, pourquoi les moines sont refitys du monde, pourquoi les uns ont le nez plus long que les autres; et toujours, et partout, soit qu'il fallût parler, soit cpi'il fallût agir, frère Jean s'en lirait en bon compagnon.

Un jour, étant sorti à la découverte, il rencontre sur sa route cinq pèlerins (les mêmes qui avaient failli être mangés en salade par Gargantua), et il les amène tout pâles et tremblants devant le roi Grandgousier. On les rassure, on les fait boire, et Grand gousier leur demande d'où ils viennent, ils vont. L'un d'eux alors explique au bon roi comment ils reviennent d'un pèlerinage à Saint-Sébastien de Nantes, qu'ils ont entrepris pour se préser- ver de la peste : « 0, dit Grandgousier, pauvres gens! esli- « mez-vous que la peste vienne de saint Sébastien? » « Oui « vraiment, répond le pèlerin, nos prêcheurs nous l'affirment » « Oui, dit Grandgousier, les faux prophètes vous annoncent- « ils tels abus? blasphèoient-ils en cette façon les justes et « saints de Dieu, qu'ils les font semblables aux diables qui nefont « que mal entre les humains?... Ainsi prèchoit à Sinays un « cafard que saint Antoine mettoit le l'eu es jambes, saint « Eutrope faisoit les hydropiques, saint Gildas les fols, saint « Genou les goutteux. Mais je le punis en tel exemple, quoi- « qu'il m'appelât hérétique, que depuis ce temps caford quicon- (( que n'est osé entrer en mes terres. Et m'ébahis si votre roi « les laisse prêcher par son royaume tels scandales. Car plus « sont à punir que ceux qui, par art magique ou autre engin, « auroient mis la peste par le pays. La peste ne tue que le « corps, mais tels imposteurs empoisonnent les âmes. » En les

Ai; XVF" SIECLE. 269

coniïpdiant, le bon prince leur adresse cctti' ;t!lociition lou- chante : « Allez-voiis-en, pauvres gens, au nom do Dit^u, le « créateur, lequel vous soit en guide perpétuelle. Et doréna- « vant ne soyez facile à ces orieuxet inutiles voyages. Entretenez « vos familles, travaillez chacun en sa vacation, instruez vos « enfants, et vivez comme vous enseigne le bon apôtre saint « Paul. Ce faisant, vous aurez la garde de Dieu, des anges et des « saints avec vous, et n'y aura peste ni mal qui vous porte « nuisance. » Puis les mena Gargantua prendre leur réfection « en la salle. Mais les pèlerins ne faisoient que soupirer- et « dirent à Gargantua : « 0 qu'heureux est le pays qui a pour sei- « gneur un tel homme 1 Nous sommes plus édifiés et instruits « en ces propos qu'il nous a tenus qu'en tous les sermons qui M jamais nous furent prêches en notre ville. « « C'est, dit « Gargantua, ce que dit Platon, liv, v. de Républ., que lors les « républiques seroient heureuses quand les rois philosophe- « roient, ou les philosophes régneroient. » Puis leur fit emplir (( leurs besaces de vivres, leurs bouteilles devin, et à chacun « donna cheval pour soi soulager au reste du chemin, et quel- « ques carolus pour vivre. »

Une bataille décisive eut lieu enfin entre l'armée de Grand- gousier et celle de Picrochole. Celui-ci prit la fuite après ses trois conseillers, sans qu'on sût jamais depuis ce qu'il était de- venu. Gr;mdgoiisier exigea des vaincus pour tout cbàtimentqirils livrassent quelques séditieux, et Gargantua ne leur fit d'autre mal que de les occuper aux presses de Timprimerie qu'il avait nouvellement instituée. Les plus braves des Gargantuistes furent royalement récompensés, et le prince fonda pour son ami le frère Jean la riche abbaye de Thélème, vrai paradis terrestre, d'où les cafards et bigots furent bannis, l'on n'enseignait que le pur Evangile, et dont la règle n'avait qu'une clause : Fais ce que lu voudras.

Tel est en substance cet amusant premier livre, dont il se vendit (Rabelais nous l'assure) plus d'exemplaires en deux mois qu'il ne sera acheté de Bibles en neuf ans ^ Dans les quatre au-

1. Il résulterait d'une .Voitce très-essentielle de M. Urunet sur deî<.TrtH- cicns Romans intitulés les Chroniques de Gargantua (1854), qu'en s'ex- priinaiit ainsi dans son prologue du Pantagruel, Ralielais n'entendait point parler de son propre Gargantua, mais d'une certaine Chronique Gargantuine impninée à Lyon en 1532. 11 est vrai qu'on veut maintenant que celle Chronique, \iroiolype du Gargantua, si)it de lui. Jene puisqu'in-

23.

270 POÉSIE FRANÇAISE

très livres, le vieux Grandgoiisier a disparu du monde. C'est Gargantua qui règne, et Pantagruel son fds qui remplit le rôle de héros; ou plutôt, dès l'instant que Panurge entre en scène, c'est bien lui réellement qui occupe toute l'attention, comme frère Jean faisait sous Gargantua, l'anurge se mariera-t-il, ne se mariera-t-il pas? voilà le nœud du roman, si tant est qu'd faille y chercher un nœud, car ici l'accessoire est le principal, et les épisodes l'emportent sur le fond. Nous nous garderons bien d'esquisser de profil cette vive et mobile figure de Panurge, type original des Ragotin et des Pangloss, du moins pour les mésa- ventures, mais surtout image bien complète de la nature humaine non héroïque en toutes ses vicissitudes. Rien ne pourrait donner idée du personnage à qui ne Tapas vu face à face et sous toutes ses formes sémillantes ou piteuses chez Rabelais. Déjà d'ailleurs nous avons rangé Panurge dans une sorte de galerie flamande', à côté de Patehn, de Lazarille, de Falstaif, de Sancho Pança, de Perrin Dandin, de Bridoison, de Sganarelle, et, pourquoi ne pas le répéter? non loin de Tartufe, auquel il fait, par sa naïveté de vice, plus d'un contraste; non loin surtout de Gil Blas et de Figaro, qui ne viennent qu'à sa suite en savoir-faire. Mais les amateurs de vieille peinture sauront bien l'aller reconnaître et admirer sans nous.

11 y aurait trop à dire sur Rabelais. Il est notre Shakspeare dans le comique. De son temps il a été un lArioste à la portée des races prosaïques de Brie, de Champagne, de Picardie, de Beauce, de ïourame et de Poitou. Nos noms de provinces, de bourgs, de monastères, nos habitudes de couvent, de paroisse, d'uni\ersité, nos mœurs d'écoliers, déjuges, demarguilliers, de marchands, il a reproduittuut cela, le plus souvent pour en rire. 11 a compris et satisfait à la fois les penchants communs, le bon sens droit et les inclinations matoises du tiers état au x\r siècle. Savant qu'il était par goût et par profession, il s'est fait homme du peuple, et a trouvé moyen de charmer peuple et savants, ou du moins de se recruter des compères de tout bord. Qu'eùt-ce été s'il fût venu en plein Louis Xll, à une époque de liberté dramatique, et si la pensée lui eût piis de dérouler sur un théâtre national les scènes de son roman?

Jiqiier ces points chers aux curieux, mais dont Rabelais se gausse parmi les ombres.

1. Voir noire précédent chapitre sur le théâtre, à l'article des farces.

AU XVI» SIÈCLE. 274

Son stylf mériterait une étude profonde. Dien des connais- seurs le préfèrent à aucun autre du temps, et lui attribuent, pour l'ampleur du tour et l'exquis de Félocution, certaines qua- lités d'atticisme primitif qui feraient de lui, en vérité, le plus étrange des Xénophon. Ce qui est certain, c'est qu'il abonde en comparaisons uniques et charmantes. Il a précédé d'environ quinze années l'excellent Amyot * bien plus cité, bien plus au- torisé à titre de prosateur, et incomparablement moins original. Mais il faut tout dire : le choix des sujets auxquels le talent s'applique est bien pour quelque chose dans la nature du suc- cès. Rabelais a nui à sa fortune comme écrivain et comme clas- sique par les autres genres d'attraits dont il a environné son œuvre, et par ces imaginations même si récréatives, mais qui ont paru à plus d'un des énorrnités rebutantes : il n'a pas pré- tendu enduire les bords du vase avec du miel précisément. On ne s'est pas accoutumé à l'idée d'aller puiser chez lui par au- cun côté comme à une source pure -.

A d'autres égards, l'influence d'un livre comme celui de Ra- belais fut immense ; elle remplit tout le reste du xvi' siècle. Les imitateurs pullulèrent, et, quoique en général ils ne se soient ultachés qu'aux parties basses et grossières du modèle, plusieurs réussirent assez dans ce genre facile pour mériter quelque mention. L'un des premiers fut Guillaume Des Autels, gram- mairien et pûëte alors célèbre, le même qui intervint en conci- liateur dans la querelle de Ronsard et de Saint-Gelais. Il com-

1. Amyot débuta dans ses publications en15i9 au plus tard, par sa tra- duction du roman d'Héliodore ; Rabelais était censé jusqu'à ces derniers temps avoir débuté comme romancipr, en 1353, pai' son Gargantua; on parait croire depuis les inti-ressantes recherches tie M. Brunel qu'il dé- buta par son l'antagruel en lo3ô, et même dés 1352. Dans tous les cas son romau n'a p is été un ouvrage de jeunesse, et l'auteur dut l'entre- prendre trés-mùr, entre quaranle-ciuq et cmquante ans.

2. " En étudiant les compositions de liabelais, écrit M. Delécluze, on devient chagrin comme lorsque l'on voit une belle personne i.'ont le vi- sage commence à être envahi par une dartre vive. " Pour moi, la dartre ne me trappe pas; j'y verrais plutôt une belle femme très-bien portantp, trop bien portante, qui s'enivre et qui, dans l'ivresse, dit et l'ait toutes choses. Le caractère uatur 1 et trop naturel ilomiue par tout le livre, même dans les pailies cyniques. « l.e tmmeau de liabelais, a dit je ne sais qui (Lemontey peut-être), est comme celui deDio;;éne hormis q l'il n'est jamais a sec. » C'est p us spiiitnel que juste. Rabelais, en ses pires mo- ments, ne vise pas au Diogène. Galiani l'a o>é exprimer en style assorti : « L'obscéni'é de Rabelais est naïve, elle ressemble au c d'un pauvre homme. » ,\prés cela est-il besoin d'indiquer encore une des grandes cau- ses qui ont limité smi succès d'écrivain? Aucune femme, pas même Ninon, ne peut le lire.

272 POESIE FRANÇAISE

posa la Miiisloire baragouine de Fanfreluche et Gandirhon, dont nous n'avons pu reirouver un seul exemplaire. Les Bali- verneries ou Contes d'Eutrapel, i\\ec les Huses et Finesses de Bagot, Capitaine des (;»r».r. par Noël liu Fail, seigneur de La llérissaye, sont des opuscides en prose, de la l'orce de Villon, de Faifeu ou des Cent Nouvelles, et dont la lecture peut procurer plaisir, sinon profit, aux amateurs de littérature facétieuse qui pèchent volontiers en eau trouble. Le Moyen de Parvenir, le seul des nombreux ouvrai^es de Béroalde de Verville dont on se souvienne aujourd'hui, est un salmigondis ' véritable, un sale lendemain de mardi-gras, les convives lâchent de temps en temps quelques mots heureux à travers des bouffées d'ivresse. Comme Ta fort bien remarqué Sorel -, l'auteur a pris plaisir à tout brouiller: on dirait un coq-à-Tànc perpétuel ; et si, à force de prêter attention, l'on y entend quelque chose, ce sont des con\ es croustillants qui roulent la plupart sur des chambrières de chanoine -'. \)u Moyen de Parvenir on a extrait la substance de presque tous les livrets qui portent le nom de Tabarin et de Bruscambille ; l'on pourrait dire que ces deux valets ont vécu de la desserte du maitre. Les ApoplUhegmes dtt Sieur Gaillard, et les Escraignes dijonnoises, par Tabourot, sieur des Accords, appartiennent au même genre. On prendra une idée suffisante de ces vieilleries orduriéres dans les Écosseuses du comte de Cay- lus, qui ont le propos, sinon plus décent, du moins plus spiri- tuel. Si les Serées de Guillaume Bouchet ne valent guère mieux littérairement que les précédents ouvrages, on trouve chez ce Macrobe ou cet Athénée du xvi'= siècle une foule de détails de

i. Quelques éditions du livre de Béroalde portaient ce titre de Sfilmi gondis, qui lui convenait si liien.

2. Remarques sur le xiv livre du llerger extravagant. Il est d'ail- leurs fâcheux pour legoùl de Sorel qu'il trouve ilans le Moyen de Parve- nir, plus de contes agréables que dans tout Rabelais.

5. Voici une anecdote qui vaut mieux, ^auniaise étant à Stockholm, et au lit, malade de la goutte, lisait pour se déspnnnyei le Moi/en de parve- nir ; la reine '.hristine entre brusquement chez lui sans se l'aire annoncer : il n'a que le temfis de cacher sons sa couverture le petit livre honteux {perfacetiun quidcin, al sublurpiculum libelluin). Mais Chris-tiiie qui voit tout l'a vu; elle va prendre hardiment le livre jusque sous le drap, et, l'ouvrant, se met à le parcourir de l'œil avec smirire ; puis, appelant la belle de Sparre, sa (ille d'honneur favorite, elle la force de lui lire tout haut certains endroits qu'elle lui indique, et qui couvrent ce noble et jeune front d'embarras et de rougeur, aux grands éclaii de rire de tons les as- sistants. Huet tenait l'histoire de la bouche de Saumaise, et il la raconte en ses mémoire».

AU XVI' SIÈCLE. 275

mœurs et d'usages, qui le rendent utile ou précieux à d'autres titres ' .

Heureusement pour Rabelais et pour son siècle , il eut des admirateurs, des imitateurs plus dignes de lui, qui, sans singer ses vilains côtés, se pénétrèrent de son esprit, et furent ori- ginaux à son exemple. De ce nombre il faut compter Henri Es- tienne, qui, dans son Apologie pour Hérodote, sous prétexte de défendre l'historien contre l'accusation d'invraisemblance et de mensonge, attaque, chemin faisant, les ridicules, les préjugés et les horreurs du temps -; Théodore-Agrippa d'Aubigné, auteur de la Confession de Saucy, et de ce plaisant dialogue entre Éncnj et Fœnesle, il met si hnement aux prises les gascon- nades et le bon sens, Vestre et le parestre. N'oublions pas les éloquents et loyaux auteurs de la Satyre Ménippée, surtout cet excellent Passerai, qui avait commenté chapitre par chapitre Gargantua et Pantagruel ^. L'illustre satirique Mathurin Ré- gnier ne fit bien souvent qu'enclore dans la forme stricte de son vers la poésie surabondante de maître François, et, si l'on peut ainsi dire avec une justesse triviale, il mit en bouteille le vin du tonneau pantagruélique. Le cardinal Du Perron lui-même, ce grand distributeur des renommées littéraires, avait coutume, toutes les fois qu'on lui présentait un jeune poëte, de lui de- mander : Avez-vous lu l'auteur ? et cet auteur était Rabelais.

1. Cette série de petits livres plus ou moins pantagruéliques est fort re- cherchée des bibliophiles, et se trouve suriin rayon particulier de chaque bibliothèque un peu précieuse, elle brille dans le maroquin et l'or. Cela lue l'ait l'effet d'une collection de taliatiéres rares et bizarres ; mais la drogue première de maître François n'y est plus.

-1. Henri tstienne eut encore cela de commun «vec Rabelais, qu'étant prodigieusement versé dans les langues anciennes et modernes, il n'en lut pas moins partisan de notre bonne vieille langue, admirateur de Pa- leliii, défenseur de Mariil, el, comme il le dit en ses Dialogues du Nou- veau langage f'raiiçoix italiniihé, Celtophile au milieu des écoliers limou- sins el dei courtisa IIS jiliilausones.

5. J'en ai parlé ailleurs. Voici ce qu'en dit Giosley, d'après Antoine Le Roy, digne prêtre, le plus dévot des dévots à Rabelais et son premier biographe : « Passerai avait puisé à la source se sont depuis abreuvés Molière, La Fontaine. Chapelle, Dufresny, Rousseau, Piron : cette source était le Pantagruel, dont il avait fait uneétude paiticuliére ; étude qui avait produit un Commentaire suivi, in quo Habelœsi rnentem, quain probe noverat. et res sérias in jocosis sermonibus inclusas, tanquani in vagiiia reconditas, aperiebat. Sur des scrupules qu'on lui fit naître à l'article de la mort, il permit que le manuscrit fût jeté au feu. » (Mé- moires sur les Troi/ens célèbres.) J'ai saisi en passant celte occasion de mentionner ici Grosby, qui s'est montré à son tour l'un des francs dis- ciples de l'anlagruel en plus d'une gaieté, et notamment dans ses facé- tieux Mraioirrs de l'Académie de Troyes. Ces Pantagruélistes sont toute une ligiié<'. lialiclais est le grand fondateur chez nous d'une philosophie entre la poire et le fromage.

274 POÉSIE FRANÇAISE

Mal£;ré ces autorités imposantes, le genre de Rabelais ne pouvait subsister dans le roman. En attendant qu'une œuvre nouvelle, plus d'accord avec le progrès des mœurs, lit époque, on vivaitsur les traductions italiennes et espagnoles. L'influence espagnole à laquelle François I" avait prêté un moment de fa- veur de retour de Madrid, et qui s'était essayée avec éclat par les traductions d'Herberay des Essars, ne prévalut pas contre l'influence italienne tant que dura ce siècle, et elle ne prit le dessus qu'avec le suivant. On puisait d'ailleurs pêle-mêle dans l'une et dans l'autre littérature. Jean Louveau d'Orléans et Pierre Larivey le comicjue traduisaient les Nuits de Strapnrole. L'infatigable Belleforest faisait passer en notre langue les His- toires du Bandello, en les enrichissant de sa propre invention ; et Gabriel Chapuis, son successeur, rendait le même service à l'Arioste, à Monlemayor et à vmgt autres. La Diane de Monte- mayor enfin inspira r:4.sim' d'Honoré dUrfé (1610), et dès lors le genre du roman pastoral fut créé en France. Les Bergeries de Juliette i et autres insipides productions qui couraient depuis la fin du siècle rentrèrent dans l'ombre; VAstrée seule fit loi et imprima le goût nouveau. On sait quelle vogue prolongée s'en- suivit, et quelle innombrable quantité de volumes en découlè- rent, durant p!us de trente ans, sous la plume des Gomberville, des La Calprenéde, des Puget de La Serre, des Scudéry. Il sem- blerait que tous les chevaliers errants des Espagnes, battus et pourchassés par le don Quichotte de Cervantes, eussent cherché refuge en France el y fussent devenus bergers. A cette époque passa de mode le genre rabelaisien, si cher au xvi* siècle-. En

1. Parcp même Nicolas de Uonlrenx (01 le ni i du Mont-Sacré), gentil- homme du Maine, dont nous avons précédemment indiqué quelques pièces de théâtre.

'i. le Rabelais elle D'Urfé , ce sont les deux antipathiques, et dont l'un aussitôt exclut l'autre. Un moderne a rendu assez bien cela dans une petite cpigramme que j'appellerais de la bonne époque, tant elle est exactement fabriquée :

La lune régne, et sa clai divine D'un flot paisib e emplit le lirmament; L'heure est propice, el je sors doucement : Pour mieux rêver j'emporte un Lamarline, C'est le D'Urfé d.- tout poëte-aniant. Et vers le ciel je roulais la prunelle, Et j'essay.u's de ina veine rebelle : Jlème j'avais sous mes doigts t.iut froissé Le beau vélm du Ladvucat glacé : Kien ne venait. Or savez -vous la cause'? Tout au réveil, j'avais pris sans dessein. Le mâtin même, une petite dose De Rabelais, le curé-médecin.

AU XVI' SIÈCLE. '27o

vain Sorel essaya de protester, à ia manière de Cervantes, con- tre ÏAstrée et les autres romans de bergerie. Son Berger extra- vagant, Lysis, est le fils d'un marchand de soie de la rue Saint- Denis, qui a perdu la tète à l'or e de lire ces sortes de livres et d'entendre les tragi-comédies de Ihôtel de Bourgogne. Sa fa- mille et le bonhomme Adrien, son curateur, ont beau lui con- seiller d'apprendre plutôt par cœur les Quatrains de Pibrac ou les Tablettes de Mathieu, pour les venir dire quelquefois au bout de la table, quand il y aurait compagnie^, il n'en tient nul compte, s'échappe un beau jour et va courir les champs, déguisé en berger. Après un lion nombre d'aventures plus ou moins divertissantes, il tombe aux mains de gens pieux et sen- sés qui le guérissent et le marient. Par malheur, au lieu de prendre en main la cause de la vieille et franche gaieté, Sorel met en avant la morale chrétienne, et dans son livre, Homère, l'Arioste et Rabelais ne sont pas mieux traités queMonleniayor, D'Urie, Barclay, auteur de YArgénis, Sidney, auteur de 1' Ar- cadie. Son roman de Francion, assez semblable par le ton au Roman comique, malgré les heureux traits dont il est semé, n'était guère plus propre à réhabiliter l'ancien genre que le Berger extravagant à ruiner le nouveau. Zayde, l'élégante Zayde essaya d"une réforme plus réelle dans la rt'gion du ten- dre ; surtout la Princesse de Clévcs brilla comme le plus délicat des joyaux. Mais il faut désormais attendre jusqu'à Gii Blas pour retrouver la grande et large manière du roman.

Quant à Rabelais lui-même, sa gloire persomielle résista à ces variations de goût, et, si elle fut contestée quelquefois, ce fut pour reparaître bientôt triomphante. Il partagea avec Montaigne l'honneur de plaire au petit comité philosophique de La Mothe- Le-Vayer, Gassendi, Gabriel Naudé, Gui Patin et Dernier. Il est

El, en effet, il suffit d'une seule pilule nibelaisienne pour paralyser long- temps le D'Urfé et le Lamartine. Vous savez cette poudre de Panurye, elle guérit du Werther et du Grandisson.

1. Molière, qui i éprenait sou bien partout il le trouvait, se souvenait de ce passage de Sorel loisqu'il a fait dire au bnurgeoi.s Gorgibus, par- lant à sa fille Célie :

Jetez-moi dans le l'eu tous ces méchants écrits Qui calent tous les jours tant de jeunes esprits, Lisez-moi comme il tant, au lieu de < es soi neUes, Les Quatrains de Pibrac. et les docles Tablettes Du conseiller i\lathieu : l'ouvrage est de valeur, Et plein de beaux dictons à réciter par cœur.

Sganarelle, acte 1, scène i.

276 POÉSIE FRANÇAISE AU XVI' SIÈCLE.

vrai que, tandis que Turenrie savait et récitait Marot, le grand Coudé ne put soutenir Rabelais, que lui lisait Saint-Évremond. Mais Molière, Racine et La Fonlaine , qui le lisaient de leurs yeux, en firent leurs délices et souvent leur profit. C'était le bréviaire du Temple et du Caveau ; et quoique le xvni^ siècle ne l'ait pas apprécié à sa valeur, quoiqu'en particulier l'auteur de Panglossse soit montré aussi injuste qu'ingrat envers l'auteur de Panurge, le joyeux curé ne cessa pas d'avoir sa place au club indévot et cynique de Duclos, Diderot, Morellet et Galiani. Dès l'aurore de notre Révolution , Ginguené le vengea hautement dans une spirituelle l)rochure, tandis que Reaumarchais ressus- citait sur la scène plusieurs de ses personnages; et, depuis lors, lUibelais n'a pu que gagner en estime auprès d'une géné- ration impartiale et studu^use, qui s'efforce de tout compren- dre dans le passé, et qui ose admirer le génie sous toutes ses formes.

CONCLUSION

Un coup d'œil jeté en arrière suffira pour résumer dans l'esprit du lecteur les principaux traits du tableau que nous avons essayé de tracer. Sur le point de vue littéraire, le xvi* siè- cle en France est tout à fait une époque de transition. Une grande et profonde rénovation s'y agite e( s'y essaye, mais rien ne s'y achève. Dans ses premières années, il nous offre l'an- tique litlèrature gauloise en décadence ; dans ses dernières, la littérature française monarcliique qui commence avec Malherbe. Durant l'intervalle, et sous les quatre derniers Valois, on voit naître, régner et dépérir l'école précoce et avortée de Ronsard. Cinq grandes générations poétiques remplissent cette période de cent années : la vieille génération de Crétin, Coquillard, Le Maire, Blanchet, Oclavien de Saint-Gelais, Jean Marot : reste du xv° siècle, elle se prolonge assez avant dans le nouveau par Bourdigné, Jean Bouchet, etc., etc.; la génération fille de la précédente, et qui née avec le siècle, règne jusqu'à la mort de François I''"' : elle conqirend Clément Marot, Mellin de Saint- Gelais, Brodeau, Hèroèl; elle a pour vétéran retardataire le plus opiniâtre Charles Fontaine ; la génération enthousiaste, qui rompt en visière à ses deux aînées : ce sont les poètes de la Pléiade, les premiers disciples et compagnons de Ronsard; d'Au- bigné en garde la manière jusques après Henri IV : 4" la géné- ration respectueuse et soumise de Des Portes, Bertaut, Du Per- ron ; elle se continue sous Louis XllI, par Des Yveteaux, Colletet, mademoiselle de Gournay ; entin la génération rélbrmatrice de Malherbe, qui fonde la poésie française du grand siècle, et qui, avant d'en voir commencer les beaux jours, devient elle- même invalide et surannée en la personne de Maynard. Sur le théâtre se sont succédé des variations à peu près correspon- dantes. On a pu y saisir quatre périodes ; IMa période gauloise

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-lis POÉSIE FRANÇAISE

des mystères, des moralités, des larces et sotties; elle brille de sou plus vif éclat sous Louis XII avec Pierre Gringoire, et finit vers 1552, à la venue de Jodelle ; la période grecque-latine, c'est-à-dire celle des imitations serviles d"Euripide et de Sénè- que ; Jodelle en est le fondateur, Garnier le héros ; elle ne va guère au delà de 1588, et se perd d;ins l'interruption des étu- des, causée par les troubles civils ; la période grecque-espa- gnole, durant laquelle la manière de Garnier et des anciens se mêle et se combine avec celle de Lope de Véga et de Cervantes : c'est le règne de Hardy, Glaveret, Scudery, etc., etc.; 4'' enfin, la période française proprement dite, française au moins d'abord par la coupe et le style, celle dont Tère date de la Sophonisbe et du Cid, et dans laquelle prendront place un jour Racine et Voltaire. Quant au genre du roman, le résumé en est court : il n'y eut de marquant que Rabelais et D'Lrfé. Sur ces classifica- tions un peu arides, mais exactes autant que des formules peu- vent l'être, si le lecteur, maintenant riche en souvenirs, consent à répandre cet intérêt qui s'attache aux hommes et aux œuvres, ce mouvement qui anime la naissance, la lutte et la décadence des écoles, en un mot, cette couleur et cette vie sans lesquelles il n'est pas d'intelligence du passé, il concevra de la poésie du XVI* siècle une idée assez complète et fidèle. Peut-être alors, reportant ses regards sur des époques déjà connues, il décou- vrira des aperçus nouveaux dans des parties jusque-là obscures ; peut-être l'âge littéraire de Louis XIV gagnera à être de la sorte éclairé par derrière, et toute cette scène variée, toute cette représentation pompeuse, se dessinera plus nettement sur un fond plus lumineux. Peut-être aussi pourra-t-il de jaillir quelque clarté inattendue sur notre âge poétique actuel et sur l'aveinr probable qui lui est réservé. Nous-mème, en termi- nant, nous hasarderons, à ce sujet, quelques façons de voir, quelques conjectures générales, avec la défiance qui sied lors- qu'on s'aventure si loin.

A envisager les choses de haut, il est aisé de discerner dans l'histoire d Europe, depuis les temps anciens jusqu'à nos jours, deux grands ordres sociaux, savoir : l'antiquité grecque et romaine, d'une part, et le moyen âge, de l'autre. Entre ces deux mondes il y a un prodigieux abîme, creusé et comblé par le christianisme et par les barbares. Le second état de la société, le moyen âge, peut être considéré curainefini. Voici trois siècle?

AU XVI= SIECLE. 279

environ que rimmanité est en voie de recommencer une troi- sième ère. Jusqu'ici, pourtant, elle a été plus occupée à dé- truire qu'à fonder, et les ruines du croulant édifice n'ont point encore cessé partout de peser sur elle. Selon qu'on la prend par l'une ou l'autre de ces deux cimes sociales, la poésie présente, comme on peut croire, des aspects bien différents et bien con- traires. Dans l'antiquité grecque, qui lut la mère de toute l'anti- quité poétique, dans cette terre de splendeur et de liberté, rien ne manqua à l'embellissement et au triomphe de sa jeunesse; elle fut dou('e, dès sa naissance, comme par l'Olympe assemblé, de tous les dons les plus charmants : elle eut un idiome reten- tissant et sonore, une musique mélodieuse, la magie du pinceau, les miracles de la statuaire, Homère et Pindare, Timante et Pln'dias. Il y avait dans ce premier souffle si pur tant de séduc- tion et de puissance, que, plus tard. Alexandrie etRomenefh'ent que s'en inspirer et le répéter ; qu'une lois entendu par une oreille humaine, il ne peut jamais en être oublié, et qu'il s'est mêlé depuis, comme un écho lointain, à tout ce qui s'est fait d'harn)onieux sur la tene. Mais si de là, si du théàtred'Athènes et des solennités olympiques, nous nous transportons brusque- ment au sein de l'autre monde, parmi les barons, les moines et les serfs, sur ce sol agreste, tout hérissé de clochers et de cré- neaux, la poésie nous y apparaît encore, quoique sous un aspect bien autrement sérieux et sévère. Ici point de liberté, partout l'oppression et la force, des jargons disgracieux et rebelles, nulle science du pinceau ou de la lyre : ce qui manque alors, ce sont des moyens d'expression et des organes. Les âmes ont peine à se faire jour à travers les cilices et les armures. Non pas qu'il n'en sorte encore par instants des accents généreux ou tendres, héroïques ou plaintifs. La littérature provençale en abonde; elle est teinte de fines et de fraîches nuances, fleur brillante et passagère qui naquit au soleil, sur un champ de bataille, dans l'intervalle de deux combats. Mais, en somme, toutes ces productions littéraires sont de beaucoup inférieures à la poésie intime d'un âge si énergique, et ne la représentent qu'imparfaitement. Cette poésie éclate ailleurs et déborde par d'autres voies. Elle est dans les tournois galants, dans les lances brisées, dans les luttes corps à corps ; elle est dans les saintes croisades et dans les pèlerinages au Calvaire; elle est surtout, avec sa foi religieuse et son génie catholique, dans ces innom-

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hrables et magnifiques églises, dans ces sublimes cathédrales, devant lesquelles se confond et s'nbîme notre misérable petitesse. Quand il se mettait une fois en frais de poésie, le colosse au gantelet d'acier écrivait ses épopées sur la pierre.

Cependant le moyen à^e ne tarda pas à décliner. Les langues se polirent; Tétude de l'antiquité donna à certams esprits la pensée et les moyens d'en égaler les chefs-d'œuvre. 11 y eut alors pour les nations modernes un instant décisif. Les traditions religieuses, féeriques et chevaleresques, subsistaient encore dans toute leur force et leur éclat ; et de plus la parole, tra- vaillée et assouplie par le temps, l'usage et l'étude, se prêtait à consacrer ces souvenirs récents et chers. Dante, le grand devan- cier, l'Arioste et le Tasse; Spencer, Shakspeare et Milton, appartiennent plus ou moins à cette époque opportune de la Renaissance. Dante, de son haut sommet, n'y touche guère que par son guide Virgile ; les autres s'y rapportent tout entiers. Leurs admirables poëmes, placés au confluent de l'antiquité et du moyen âge, s'élèvent comme des palais magiques sur des îles enchantées, et semblent avoir été doués à l'envi de toutes leurs merveilles par les lées, les génies et les Muses. En France malheureusement rien de pareil n'arriva. Ce confluent, ailleurs si pittoresque et si majestueux, ne présente cheznous qu'écume à la surface, eaux bourbeuses et fracas bientôt apaisé.

En vérité plus j'y réfléchis, et moins je puis croire qu'un homme de génieapparaissantdu temps de Ronsard n'eût pas tout changé. Mais, puisqu'il n'est pas venu, sans doute il ne devait pas venir. Les circonstances d'ailleurs n'avaient rien de fort propice. Comme je l'ai dit précédemment, et comme la dit bien mieux que moi un émment écrivain de nos jours', nous nous étions nous-mêmes dépouillés pardi^grésde noire propre héritage; nous avions déj<à perdu le souvenir de nos âges fabuleux, et les tom- beaux de nos ancêtres ne nous avaient rien appris. Quand arriva l'antiquité à flots tumultueux, charriant dans son cours quelques trésors à demi gâtés de la moderne Italie, elle ne trouva rien qui h contint et brisât son choc; elle lit irruption et nous jnonda. Jusqu'à Malherbe, ce ne fut que débordement et ravage. Le premier il posa des digues et fit rentrer le tleuve en son lit.

1. M. lîallanclie (Essai sur les iiisliliitioiis sociales, chap. \i, seconde partie).

AU X\'I- SIÈCLE. 281

Cette révolution litléiaire reçut un j^rand appui et un dévelop- pement prodij^ieux des coujoucturcs i)oliliques (|ui suivnircnt et dominèrent au xvii" siècle. Quelques mots sulliroiit à iiotie pensée.

Dés l'instant que les ressorts du régime théocratique et lëodal en vigueur au moyen âge s'étaient détendus , la société avait aspiré sourdement à une organisation nouvelle. Mais, avant d'en venir à se reconstiluer sur d'autres bases, elle avait à franchir bien des siècles, et à redescendre de ce haut donjon elle était assise, par autant de degrés qu'elle y était montée. Or il y avait plus d'une voie pour en redescendre, et la marche n'a pas été la même dans les différents pays. On conçoit une monarchie, forte, tutélaire, munie d'obstacles et de garanties, à demi féodale et déjà représentative, qui donne refuge à la société en péril sur une pente trop rapide, lui sauve les se- cousses, les écarts, les chules, et lui permette de croître sous son abri pour les destinées de l'avenir. C'est ce qui s'est réalisé en Angleterre; en France, il en a été autrement. Malgré plu- sieurs tentatives infructueuses, une semblable monarciiie n'a pu être fondée. Après les bouleversements delà Ligue, Henri IV et Sully parurent en comprendre le besoin et en nourrir le projet. Mais Richelieu, trop confiant eu son génie, se dirigea sur d'autres principes, et Louis XIV reçut de ses mains un sceptre absolu, une monarchie brillante, éphémère, artificielle et superficielle, sans liaison profonde avec le passé et l'avenir de la France, ni même avec les mœurs du temps. Cette fêle monarchique de Louis MV, célébrée à Versailles entre la Ligue et la révolution de 89, nous fait l'effet de ces courts et capri- cieux intermèdes qui ne se rattachent point à l'action du drame; ou, si l'on veut encore, c'est un pont élégant et fragile jeté sur l'abîme. Sur ce pont tapissé d'or et de soie s'élèvent d'ad- mirables statues : voilà l'image des beaux génies du grand siècle. Ils sont tous, debout, autour d'un trône de parade, comme un accident immortel.

Mais tout se tient : le sublime accident devint un fait grave et eut d'immenses résultats. L'Europe alors avait jeté son pre- mier feu poétique, et n'enfanlait plus rien de vraiment grand. Epuisée par de longues querelles religieuses et guerrières, elle se recueillait en silence pour des luttes prochaines, et som- meillait, comme Alexandre, à la veille d'un combat. Pendant

24.

282 POESIE FRANÇAISE

ce tratail lent et sourd qui s'accomplissait au cœur même de la société, et au milieu des débats philosophiques qui en agi- taient la surface, quelques esprits d'élite, quelques oisifs de distinction, cultivaient la poésie. Dans leurs habitudes raffi- nées d'éducation et de vie, ils durent adopter le ton et le lan- gage de notre belle littérature. Elle était en quelque sorte le dernier mot de la civilisation monarchique. L'Allemagne, l'An- gleterre, l'Italie, l'Espagne, le Portugal, c'est-à-dire les beaux esprits et les grands seigneurs de ces contrées, s'y conformèrent à l'envi.

Notre révolution éclata : elle coni|uit l'Europe parles armes comme la vieille monarchie avait fait par les lettres. Mais l'Eu- rope était lasse, et une double réaction commença et contre nos lettres et contre nos armes. On en sait l'issue. Les jeunes écoles poétiques insurgées renièrent le xvui" siècle, et, remontant plus h;uit dans leurs fastes, tendirent la main aux vrais pères de l'art : Byron, Scott, se rallièrent à Spenser et à Shakspeare, les Italiens à Dante ; et si, en d'autres pays, le même mouve- ment ne s'est pas décidé encore, c'est que des causes funestes l'arrêtent et l'enchaînent. Mais nulle part plus vile ni plus vi- vement qu'en France la réaction poétique ne s'est fait sentir : elle y présente certains traits qui la distinguent et lui donnent un caractère propre.

En secouant le joug des deux derniers siècles, la nouvelle école française a s'inquiéter de ce qui s'était fait aupara- vant et chercher dans nos origines quelque chose de national à quoi se rattacher. A défaut de vieux monuments et d'œuvres imposantes, il lui a fallu se contenter d'essais hicomplets, rares, tombés dans le mépris ; elle n'a pas rougi de cette mi- sère domestique et a tiré de son chétif patrimoine tout le parti possible avec un tact et un goût qu'on ne saurait trop louer. André Cbénier, de qui date la réforme, parait avoir lu quel- ques-uns de nos anciens poètes', et avoir compris du premier coup que ce qu'il y avait d'original en eux, c'était l'instrument. En le reprenant sans façon, par droit d'héritage, il l'a dérouillé, retrempé et assoupli. Dés lors une nouvelle forme de vers a été créée, et ses successeurs ont été affranchis du moule étroit et symétrique de Malherbe et de Boileau.

I. Je me suis arrêté depiiisà l'opinion qu'il les a peu connus; mais il a t'ait niieu.\, il les a retrouvés.

AU XVi'= SIECLE. 283

Dfpuis André Chénier, un autre perl'eclionnement eut lieu. Toute sa réforme avait porté sur les vers pris isolément ; il res- tait encore à en essayer les diverses combinaisons possibles, et, sur les débris de la vieille stance, à reconstruire la strophe d'a- près un plus large plan. Déjà Ronsard et ses amis avaient tenté beaucoup en ce point ; mais leurs efforts n'avaient pas toujours réussi, ou bien Malherbe n'en avait pas assez teim compte. L'honneur de recommencer et de poursuivre ce savant travail de mécanisme était réservé à Victor Hugo. Ce qu'André Chénier avait rénové et innové dans le vers, notre jeune contemporain l'a rénové et innové dans la strophe ; il a été et il est harmo- niste et architecte en poésie. Grâce à lui, il semble, en quelque sorte, que l'orchestre de Mozart et de Rossini remplace celui de Grétry dans l'ode ; ou encore l'ode, ainsi construite, avec ses voûtes et ses piliers, ses festons et ses découpures sans nom- bre, ressuscite aux yeux le style des catiiédralesç;othiques ou de l'Alhambra. Sans insister plus lon;.;uemeiit ici sur un résultat qu'il nous suffit de proclamer, l'on peut donc dire que, partie in- stinct, partie étude, l'école nouvelle en France a continué l'école du xvi° siècle sous le rapport de la facture et du rhylhme. Quant aux formes du discours et du langage, il y avait bien moins à profiter chez nos vieux poètes. Les Anglais et les Ita- liens, pour rajeunir leur langue, n'ont eu qu'à la replonger aux sources primitives de Shakspeare et de Dante; mais nous man- quions, nous autres, de ces immenses lacs sacrés en réserve pour les jours de régénération, et nous avons surtoul puiser dans le présent et en nous-mêmes. Si l'on se rappelle pourtant quelques pages de Vlllustration par Joachim Du Bellay, certains passages saillants de mademoiselle de Gournay, de D'Aubigné ou de Régnier; si l'on se ligure cette audacieuse et insouciante façon de style, sans règles et sans scrupules, qui marche à l'a- venture comme la pousse la pensée, on lui trouvera quelques points généraux de ressemblance avec la manière qui tend à S'introduire et à prévaloir de nos jours. Un homme de beaucoup d'esprit et d'érudition ' s'est plaint malicieusement que depuis quelques années on avait distendu notre pauvre langue jus- qu'à la faire craquer. Le mot est d'une parfaite justesse. Le moule de slyle en usage depuis Balzac jusqu'à Jean-Jacques a

1. M. Delécliize {Préface de Hoiiu-o et Jtilielle, nouvelle traduite de Lui^i da l'orto).

284 POÉSIE FRANÇAISK

siuité en éclats, aussi bien que le moule du vers. Le dernier, le plusliabile et le plus séduisant soutien du pur et classique langage, M. Villemain, a beau lui prêter l'autorité de sa parole, en dissimuler les entraves, en rajeunir les beautés, et vouloir le réconcilier avec les franchises nouvelles : sans doute il y réussit à force de talent; mais ce triomphe est tout individuel. A tort ou à raison, ceux même qui admirent le plus ce bel art ne s'y conforment guère. La manière de notre siècle, on peut l'aifirmer à coup sûr, sera moins correcte et moins savante, plus libre et plus hasardée, et sans revenir aux licences du xvi^ siècle, il en reprendra et il en a déjà repris quelque chose d'insonciant et d'imprévu qui s'était trop effacé dans l'étiquette monarchique de l'âge suivant. Mailla doit tînir toute la ressem- blance. A part une certaine allure commune de slyle et la forme du vers, on ne voit pas en quoi notre époque littéraire pour- rait se rapprocher de celle dont on vient de parcourir le tableau. Je ne sais même s'il fiut regretter que ces liens ne soient pas plus nombreux ni plus intimes, et qu'à l'ouverture dune ère nouvelle, en nous lançant sur une mer sans rivages, nous n'ayons pas de point fixe tourner la boussole et nous orien- ter dans le passé. Si aucun fanal ne nous éclaire au départ, du moins aucun monument ne nous domine à Thorizon et ne pro- jette son ombre sur notre avenir. Kn poésie comme en politique, peuple jeune émancipé d'hier, qui sait n'ira pas notre essor? A voiries premiers pas, qui oserait assigner le terme? La nation qui a doimé le dernier mot d'ordre littéraire à la vieille société pourrait bien donner le premier à la nouvelle. Itéjà, dans nos rêves magnifiques, nous avons plus que des présages. La lyre perdue a été retrouvée, et des préludes encore inouïs ont été entendus. L'un, prêtant à l'âme humaine une voix pleine d'a- mour, a chanté, en cet instant de crise et de passage, l'élégie du Doute et de l'Anxiété, l'hymne de l'Espérance et de la Foi*. L'autre, plus humble et parlant de plus bas à la foule d'où il est sorti, a ému les fds en leur disant les exploits et les malheurs des pères; Anacréon-Tyrtée, Horace d'un siècle libre, il a célé- bré la France, et Néris, et la gloire-. Un autre, jeune et fort, a remonté les âges ; il a revêtu l'armure des barons, et, soule- vant sans efforts les grandes lances et les longues épées, il a

1. Lamartine.

2. Béranger.

AU X\T SltCI.E. 2>5

jeté, comme par défi, dans rarèiie lyrique, im gant de fer dont récho retentira longtemps '. Blanciie, pudique, à demi voilée, une muse plus timide interroge aussi les fastes antiques de no- tre histoire; elle aussi palpite noblement au bruit des armes et au nom de la France; mais, alors même qu elle est sous le cas- que, un seul de ses gestes, de ses regards, de ses accents, nous révèle le tendre cœur d'une femme, comme chez Clorinde ou Ilerminie-. Rappellerai-je au siècle ingrat ce poëme trop peu compris, ce mystère d'une élévation si pure, dans lequel no- tre langue a pour la première fois appris à redire, sans les pro- faner, les secrets des ciiérubins = ? Mais c'est assez et trop parler de l'époque présente, de ses richesses et de nos espérances. L'enthousiasme qui a pour objet les contemporains importune ou fait sourire, et ressemble toujours à une illusion ou à une flatterie. D'ailleurs, faible et peu clairvoyant que nous sommes, il nous sied moins qu'à tout autre d'oser prédire. Notre foi en l'avenir a trop souvent ses éclipses et ses défaillances : l'exem- ple de Joachim Du Bellay semble fait exprès pour nous uuérir des beaux songes. Qu'on nous pardonne toutefois d'y avoir cédé un instant. Au bout de la carrière, nous avons cru entrevoir un grand, un glorieux'siècle, et nous n'avons pu résister au bonheur d'en saluer l'aurore.

1. Victor Hugo.

2. Madame Taslu.

5. Le poëme d'Eloa par M. de Vigny.

Avril IS-^S.

APPENDICE

Dans l'édition in-8° de 18"28, iepremiei- volume, qui conlenaitle Ta- bleau (le la l'oésie française et. du Théâtre français au xvr siècle était suivi et complété d'un second qui leiilermail les Œuvres citoisies de Ronsard avec notes et coinmentaires. Je reproduis ici de ce second vo- lume la notice biograpliique qui élait en tite, et qui peut servir d'appen- dice à ce quia été dit précédemment sur le poëte.

VIE DE RONSARD

C'est Ronsard lui-même qui va nous donner, sur sa famille, sa naissance, son éducation et ses premières aventures, des no- tions détaillées et incontestables, grâce à l'épitre suivante t|u'il adresse à Belleau :

A REMI BELI.EAU

EXCELLENT PO'ÈTE FKANÇOIS.

Je veux, mon cher Belleai', que tu n'ignores point D'où, ne qui est celuy que les Muses ont joint D'un nœud si ferme à toy, à tin que des années A nos neveux futurs les courses retournées Ne cèlent ijuc Belleau et Ronsard n'estoieiU qu'un, Et que tous deux avoienl un mesme cœur connnuu.

Or quant à mon ancesire, il a tiré sa race D'où le glacé Danube est voisin de la Thrace : Plus bas que la Hongrie, en une froide part, Est un Seigneur nommé le Marquis de Ronsaut, Riche d'or et de gens, de villes et de terre. Un de ses fils puisnez, ardant de voir la guerre.

POESIE FRANÇAISE

Un camp d'austres puisnez assembla liazardeux, Et quittant son pays, fait Capitaine d'eux, Traversa la Honjrrie et la basse Allemaigne, Traversa la l!ourg:on^ne et la jrrasse Chanipaigne, Et hardy vint servir Philippes de Valois, Qui pour lors avoit guerre encontre les Anglois.

11 s'emploja si bien au service de France, Que le Roy luy donna des biens à suffisance Sur les rives du L 'ir : puis du tout oubliant Frères, père et pays, François se mariant, Engendra les aveux dont est sorty le père Par qui premier je vy cesle belle lumière.

Mon père de Henry gouverna la Maison,

Fils du grand Roy Fr\xçois, lorsqu'il fut en prison

Servant de seur hostage à son père en Espagne :

Faut-il pas qu"nn servant son Seigneur accompagne

Fidèle à sa fortune, et qu'en adversité

Luy soit autant loyal qu'en la félicité' ?

Du costé maternel jay tiré mon lignage De ceux de la Trimopille et de ceux du Bouchage, Et de ceux de Roiapx, et de ceux de Ciiaddriers Qui furent en leur temps si vertueux guerriers, Que leur noble vertu, que Mars rend éternelle, Reprint sur les Anglais les murs de la Rochelle, l'un de mes ayeux l'ut si preux, qu'aujourd'huy Une rue à son los porte le nom de luy.

Mais, s'il te plaist avoir autant de cognoissance ^Comme de mes ayeux du jour de ma naissance, Mon Belleau, sans mentir je diray vérité Et de l'an et du jour de ma nativité.

L'an que le Roy François fut pris devant Pavie, Le jour d'un Samedy Diec me presta la vie L'onziesnie de Septembre, et presque je m'y vy Tout aussi tost que de la Parque ravy. Je no fus le premier des enfants de mon père ; Cinq devant ma naissance en enfanta ma mère . Deux sont morts au berceau, aux trois vivans en rien Semblable je ne suis ny de mœurs ny de bien.'

1. On lit dans l'édition des Lettres de Marguerite de Navarre publiées par

l.l ....

à V,

M. ('•éiiin (page 469), une lettre du père de lionsard qui annonce l'arrivée l'édraze des princes François et Henri, dont il est maître d'hôtel.

AU XVI= SIECLE. 589

Si tost que j'en neuf ans, au collège oi' nie mcine : Je mis tant seulement un demy-an de peine J)'apprendre les leçons du réf;ent de Vailly, Puis sans rien proliter du collège sailly, Je vins en Avignon, la puissante armée Du Roy FitAxçois estoit fièremenl animée Contre Chaki-es d'Aistiuche, et je fus donné Page au Duc d'Oki.éans : après je fus mené Suivant le Hoy d'Escosse en Escossoise terre. (rente mois je fus et six en .Vugleterre.

A mon retour ce Drc pour page me reprint,

Long temps à l'Escurie en repos ne me tint

Qu'il ne me renvoyast en l'iandres et Zèlande,

Et depuis en Escosse, la tempcste grande

.\vccques Lassigxi cuida faire toucher,

Poussée aux bords Anglois, ma nef contre un rocher.

Plus de trois jours entiers dura ceste tempeste, D'eau, de gresle et d'esclairs nous menaçant la teste : A la lin arrivez sans nul danger au port, La nef en cent morceaux se rompt contre le hoid, Nous laissant sur la raile, et point n'y eut de perte Sinon elle qui fut des flots salez couverte, Et le bagage espars que le vent sccouoit, Et qui servoit flottant aux ondes de jouet. D'Escosse retourné je fus mis hors de page, Et à peine seize ans avoient borné mon âge. Que l'an cinq cens quarante avec Baïf je vins En la haute AUemaigne, dessous luy j'apprins Combien peut la Vertu : après la maladie Par ne sçay ([uel Destin me vint boucher l'ouïe, Et dure m'accabla d'assominement si lourd, Qu'encores aujourd'huy j'en reste demy-sourd. L'an d'après, en Aviil, Amour me lit surprendre, Suivant la Cour à Blois, des beaux yeux de Cassandre; Soit le nom faux ou vray, jamais le Temps vainqueur N'effacera ce nom du marbre de mon cœur.

Convoiteux de savoir, disciple je vins eslre De Dal'uat à Paris qui sept ans fut mon Maistre En Grec et en Latin : chez luy premièrement Nostre ferme amitié print son commencement, Laquelle dans mou ame à tnut jamais et celle De nostre amy Daïf sera perpétuelle '.

i. Œuvres de Ilousard, élégie xx.

25

■290 POÉSIE FRANÇAISE

Si tous les biographes de Ronsard avaient lu attentivement cette pièce, ils auraient été plus d'accord sur quelques faits vi- vement débattus. Pierre de Ronsard naquit donc le 11 septem- bre 1524» (au château de la Poissonnière), dans le Vendomois, d'une famille noble, originaire de Hongrie. Mis à neuf ans au collège de Navarre, sous un régent nommé de Vailly , il se dé- goûta des éludes, et entra au service du duc d'Orléans, fils de François 1"', puis à celui de Jacques d'Ecosse ; de un séjour de trois années en Grande-Bretagne. Il revint de nouveau au duc d'Orléans, qui l'envoya en divers lieux et l'adjoignit à diver- ses ambassades. C'est dans un second voyage en Ecosse, entre- pris vers cette époque, qu'il fit un naufrage avec le sieur de Lassigny, et qu'il dut son salut à un coup de la fortune. 11 avait seize ans alors (1540): il suivit Lazare de Bail en Allemagne, à la diète de Spire et aussitôt après, quoiqu'il n'en dise rien dans l'épître, le célèbre Langey Du Bellay en Piémont. Mais il venait d'être atteint d'une surdité, qui le dégoûta de la cour et du monde : l'amour , qui s'empara de son cœur à Blois , en avril 1541, ajouta peut-être encore à ce dégoût des plaisirs, à celte passion soudaine pour la retraite et l'étude. Il se mit donc, vers 1541 ou 1542 au plus tard, au collège de Coqueret, sous les soins de Jean Dorât ouDaurat, qu'il avait connu chez Lazare deBaif Jean-Antoine de Baïf, fils naturel de Lazare, et Remy Belleau, devinrent ses condisciples les plus hilimes; il faut leur joindre Lancelot de Caries et Marc-Antoine Muret , qui depuis s'illustrèrent dans la poésie et l'éloquence latines. Là, durant sept années d'études, au milieu des veilles laborieuses et des discussions familières, au sein de celte École iiormaledn temps, si l'on peut ainsi dire, Ronsard jeta les fondements de la révo- lution liltérairequi changea l'avenir de notre langue et de notre poésie. Nous en avons assez parlé ailleurs pour n'avoir pas à y

i. Non pas, comme on l'a avancé, le Jour du-iiiv de la balaillc de l'avie, mais durant Tannée. La bataille de l'avie eut lieu le 2 i lévrier 1523; comme lannée alors ne commençait qu'a l'àques, on rapportait celte ba- taille à la date de 152i, et j'y rapporte aussi la naissance de Uonsard. Goujet i)Ourtant le faire naître en Ibi."!. Il s'af^irait de savoir si, dans son épitre à Belloau, lionsard compte l'année à la nouvelle ou à l'ancienne nianirie. H était sous l'ancienne chronologie, mais peut-être qu'au moniiiit il lit l'épitiej il suivait la nouvelle (voii- au Diclionnaire de lîaylc l'arlicle Ronsard sur ces incertitudes). Ce qui fixerait tout, ce se- rait de vérilier si c'était en 152i ou en 1525 que le 11 septembre tombait un samedi, puisqu'il dit être un tel jour de la semaine. J'en laisse le soin à quelque bénédictin futur.

AU XVP SIÈCLE. 291

revenir ici. Cette retraite de sept années nous mène jusqu'en 1548 ou 1549, époque les essais de Ronsard et de ses amis commencèrent à franchir les murailles du coliège et à se ré- pandre dans le public des érudits et des courtisans. C'est vers la fin de ces sept années, peut-être dans la dernière, comme on pourrait le croire d"a|irès Claude Binet*, que Ronsard, reve- nant de Poitiers à Paris, fit la rencontre de Joacliim Du Bellay, jeune genliiliomme angevin ; ils se convinrent aussitôt, et se prirent d'une vive auiitié l'un pour l'autre. Ronsard emmena Du Bellay à Paris, et l'associa aux études communes sous Dorât. Peu après (1550), Du Bellay publia son Illustration de la Lan- gue françoise, il développa si éloquemmentses idées et celles de ses amis. 11 ne paraît pas que Ronsard eût rien publié encore de considérable quand Du Bellay porta ce premier coup à la vieille école; on ne saurait douter pourtant que ce coup ne partît de lui au moins autant que de Du Bellay , et ce serait à la fois une erreur et une injustice d'attribuer à celui-ci une priorité qui appartient évidemment à l'autre. Sans Ronsard il est douteux que Du Bellay se fût jamais livré à la poésie, surtout au genre alors moderne de haute et brillante poésie ; sans Du Bellay, Ronsard n'eût rien perdu de ses idées, et la réforme se serait accomplie également. Dans une pièce il évoque l'ombre de Du Bellay, Ronsard met à la bouche de son ami les paroles suivantes, que tant de contemporains auraient pu dé- mentir, s'il y avait eu lieu :

Amy, que sans tache d'envie

J'aimay quand je vivois comme ma propre vie. Qui premier me poussas et me formas la vois A célébrer l'honneur du langage françois, Et compagnon d'un art tu me montras l'adresse De me laver la bouche es ondes de Permesse-, etc.

V Illustration de Du Bellay irrita bien des amours-propres et souleva bien des inimitiés. Les premières poésies de Ronsard, imprimées vers 1 551 , furent violemment attaquées à la cour par Mellinde Saint-Gelais et sa coterie '. Du Bellay, dans la sa-

1. Claude Binet, quoique amiel disciple de Ronsard, paraît assez inexac- tement informé des premières années de ce poëte, et les dates qu'il donne me semblent souvent suspectes.

2. Dixcoiim à Loi/s l)cx Masures.

ô. Le dernierbioyraphe de Honsard {Biographie iiuircrsellf) a commis

292 POESIE FRANÇAISE

lire du Poëte courtisan, Ronsard en plusieurs endroits de ses odes, ripostèrent avec amertume ; on a beaucoup cité celte strophe du dernier (il s'adresse au Ciel) :

Escarte loin de mon chct Tout malheur et tout meschef ; Préserve-moy d'infamie De tonte langue ennemie Et de tout acte malin, Et lay que devant mon Prince Désormais plus ne me pince La tenaille de Mcllin !

Le docte L'Hospital, qui était alors chancelier de madame Mar- guerite, sœur de Henri II, prit en main la cause des novateurs, el alla même jusqu'à composer, sous le nom de Ronsard, une satire latine dont nous donnerons quelques passages :

Mapnificis aulœ cultoribus atque poetis

Hfec Loria scribit valle pneta novus, Excusare voleiis vestras quod Iteserit anres,

Obsessos aditus jam nisi livor habet ; Excusare volens quod sit novitalis amalor,

Verborum cum vos omnia prisca juvent. Atque ntinam antiqui vcsiris ita cordibus alte

Insitus officii cultus amorque foret I Kon ego, conscissus furiali dente, laborem

Spicula de tergo vellere sœva meo ; Kon ego, qui tanti mihi causa fuere doloris,

Auxilium a nostris versibus ipse pelam ; Kon ego nunc Musas supplex orare latinas.

Rébus et atflictis poscere cogar opem...

II s'attaque ê\iJemment à Saint-Gelais sans le nommer :

.îtas est œtate regenda, senisque maligni est

Consiiio juveiiem noUe juvore suc. Extremre sed nequiti;e maledicere surdo,

Crescere et alterius posse put are malis, Diceris ut nostris excerpere carmina libris,

Verbaque judicio pcssima quœqne tuo Trnnca palam Régi recitare et Régis amicis ;

Quo nihil improbius gignere terra potest.

une erreur en disan. que Mellin de Saint-Gelais se décliaina souvent con- tre Honsavd devant François I", el en ajoutant: La cour était partag^i'^e « entre lionsard et Saint-Gelais; Joachini Du l'eilay avait aussi ses parli- fi sans. » François 1" était mort depuis plusieurs années, et Joacliim Uu Dellay n'avait d'autres partisans que ceux de lîonsard.

AU XVI« SIÈCLE. 293

Après avoir excité les nouveaux poètes à secouer cette tyrannie insolente de quelques vieillards jaloux, Ronsard, par la bouche de Lllospital, se justifie victorieusement des innovations aux- quelles l'oblige l'indigence de la langue maternelle, et il revient encore une fois en finissant contre les procédés perlides de SaintGelais :

Qui mos, quam sacre Christi sit prœsiile dignus,

Videris id lute, Gallia tota videt. At tibi cuin fuerit factum salis, ip?e vicissim

Oris pone tui spicula, pone faces. Non mihi semper erit circuni paticntia pectus,

Non tua perpétue dicta salesque ferain. Invitus, jure, trisles accingar ïambes,

Lîesus et expediairi carinina mille tibi, Quœ miserum subigant Jaquenm vel nectere colle,

Francica vel turpi linquere régna fuga ; Ut discant homines, linguîe sers ultima et oris

Exitus effreni quam miser esse solet.

Ouelques hommes modérés essayèrent de finir une querelle qui séparait des poètes faits pour s'estimer. Guillaume Des Autels surtout, ami des deux rivaux, se distingua dans ce rôle honora- ble de conciliateur ; il les exhorte en l'une de ses pièces à faire leur paix, comme autrefois Apollon et Mercure ; voici sa der- nière strophe :

Comment pourroit ce mortel fiel Abreuver ta gracieuse ame 0 Mellin, Mellin tout de miel, Melliu tousjours loin de tel blasme ? Et loi, divin Honsard, comment Pourroit ton baut entendement S'abaisser à ce vil courage ? Le champ des Muses est bien grand; Autre que vous encore prend Son droit en si bel héritage ; Mais vous avez la meilleur' part ; Si maintenant je l'aveis telle, Je ferois la paix immortelle De Saint-Gelais et de Ronsard.

Grâce à cette entremise officieuse et au hou esprit des deux ad- versaires, la paix ne tarda pas à se conclure. Mellin adressa à Ronsaid un sonnet flatteur, qui fut inséré par le jeune poète en

25.

.'04 POESIE FRANÇAISE

lôte de la seconde édition de ses sonnets, en 1555', comnfie un gage public de réconciliation ; il adressa à son tour au vieux Mellin une ode d'amnistie, qui commence par ces vers :

Tovijours ne tenipeste enragée

Contre ses bords la mer Egée, etc., etc.

A l'exemple de Ronsard, Du Bellay ne perdit pas désormais une occasion de mentionner honorablement dans ses vers le nom de Mellin.

L'année 1552 fut célèbre par le triomphe tragique de Jodelle, l'un des plus chers et fervents disciples de Ronsard-. Celui-ci nous a transmis le détail de la fête d'Arcueil, Ton accusa les convives d'avoir immolé en païens un bouc àBacchus.Ce furent d'abord les ennemis du théâtre classique et les partisans des mystères qui firent courir ce bruit; plus tard, les calvinistes le relevèrent, quand Ronsard les eut offensés par ses satires catho- liques. Voici le récit du poëte :

Jodelle ayant gaigné par une voix hardie L'honneur que l'homme Grec donne à la Tragédie, Pour avoir, en haussant le bas style François, Contenté doctement les oreilles des Rois, La brigade qui lors au Ciel levoit la leste (Quand le temps permettoit une licence honneste), Honorant son esprit gaillard et l)ien appris, Luy fit présent d'un Bouc, des Tragiques le prix.

la nappe estoit mise, et la table garnie

Se bordoit d'une saincte et docte compagnie.

Quand deux ou trois ensemble en riant ont poussé

Le père du troupeau à long poil hérissé :

Il venoit à grands pas ayant la barbe peinte.

D'un chapelet de fieurs la teste il avoit ceinte,

i. Je ne donne cesdates qu'avec méfiancf. Un travail lùbliographiqiie sur les preniièies pul)licatiuns elles élitioiis originales successives des diverses poésies de lîonsard est à faire, et je n'en ai pas recueilli les élé- ments, mon objet ayant été purement l'appréciation et la critique litté- raire. Je saisque des amatenis éclairés se sont iiluà rassembler ces pre- mières éditions fort rares; il est à souhaiter que l'un d'eux supplée à cette lacune, qui ne peut se combler qu'avec toutes les pièces en main. Ronsard avait beaucoup changé, corri;:é, quelquefois gâté dans les édi- tions dernières faites sous ses yeux. 11 pourrait ressortir de cet examen des vues nouvelles.

2. Baïf, au livre IV de ses Poëmes. assigne la date de 1333. !1 y a tou- jours quelque dilTicullé à la précision de ces dates, à cause de la loa- niére alors ambiguë de comincncer l'année.

AU \\V SIECLE. 295

Le bouquet sur l'oreille, et bien fier se senloit Dequoy telle jeunesse ainsi le présentoit : l'uis il fut rejeté pour chose méprisée A|irès qu'il eut sorvy d'une longue risée. Et non sacrifié, comme tu dis, menteur, De telle faulse bourde imi)udent inventeur '.

La nouvelle école une fois niailresse sur la scène et dans tous les genres de poésie, la gloire du chef l'ut immense et ne souffrit plus de contestation. Ce ne fut qu'à l'uccasion du Dis- cours sur les misères du temps que quelques voix amères et discor- dantes vinrent se mêler au concert unanime de louanges qui environnait Ronsard. On peut rapporter celte querelle à l'an- née 15(35 environ. Les calvinistes, adversaires de Ronsard, n'o- sant nier son génie, lui reprochèrent d'être prêtre, d'être athée et de mener une vie licencieuse'^. En répondant à leurs attaques, le poète a donné de curieux renseignements sur lui-même.

Ronsard a-t-il été prêtre ? De Thou paraît trancher la question ; il donne à son ami je ne sais quelle cure (rEvailles, et l'auto- rité de De Thou serait décisive si celle de Ronsard ne l'était davantage encore. On lit au deuxième livre des Poèmes, dans une épître au cardinal de Chàtillon , les vers suivants, qui sembleraient d'abord confirmer le témoignage de De Thou :

Dès le commencement que je fus donné Page Pour user la pluspart de la fleur de mon âge Au Pioyaumc Escossois de vagues emmuré ; Qui m'eust, en m'embarqnant sur la poupe, juré (Jue, changeant mon espée aux armes bien apprise. J'eusse pris le bonnet des Paslours de l'Eglise, Je ne l'eusse pas creu : et me l'eust dit Phœbus, J'eusse dit son Trépied et luy n'estre qu'abus : Car j'avois tout le cœur enflé d'aimer les armes, Je voulois me braver au nombre des gendarmes ; Et de mon naturel je cherchois les débats. Moins désireux de paix, qu'amoureux de combats.

1 . Tti'imnse à qiichjuc Ministre.

'2. La cniidiiile de llonsanl à l'égard des huguenots lui fil bien des en- nemis, elil eut à ce propos toute une émeute littéraire à réprimer: ce l'ut la seule durant son huig régne. Dans ropuscule intitulé de l'Etat réel de 1(1 Presse et des Pamphlets depuis François ["jusqu'à Louis XIV, par M. Leber (Techner, 1854), on lit (page 89) une pièce virulente eii style de prose d'église contre notre poëte : /To.sa ilntiistri itoslri Mcolldi Mallii- rii gomorrhœi sorbonici, ad M. Peirum Ritnsardum Poetam papulem

■im POESIE FRÂISÇAISE

Mais ce passnge prouve seulement que Roiisanl portait le bon- net des pasteurs de l'Eglise; et en elfet, quand les ministres genevois raccusèrenl (V('\ve prêtre, il leur répondit :

Or sus, mon frère eu Clirist, lu dis que je suis Pi-eslre ;

J'atteste rÈternel que je le voudroisestrc.

Et avoir tout le cliet' et le dos empesché

Dessous la pesanteur d'une bor.ne Evt sclié :

Lors j'auroy la couronne à bon droict sur la teste,

Qu'un rasoir blanchiroit le soir d'une grrand'feste,

Ouverte, large, longue, allant jusques au Iront,

Eu forme d'un Croissant qui tout se courbe en rond.

Et comme pour démontrer qu"il n'y avait point contradiction entre ce second passage et le premier, Ronsard plus loin ajoute :

Mais quand je suis aux lieux il faut faire voir D'un cœur dévotieux l'oftice et le devoir. Lors je suis de l'Eglise une colonne ferme : D'un surpelis onde les espaules je m'arme. D'une liaumusse le bi'as, d'une chappe le dos. Et non comme tu dis faite de Croix et d'os :

sor/wH/c)(w, IoIm. Ce sont des strophes rimées d'un latin macaronique, en VOICI une ou d<îux :

Valde siim adniiraUis Quod cilo fsses lactus De poêla presbyter. 0 piesbyler nohilis, Poêla nisibilis, Vivas immorlaliter !

Huguenotti amplitis l'iciiiU mioii tumeliiis Tractares ludibria, Spiiica, sales eljocos, Oscilla, val elegos. Quniii sacra vel séria.

Plus diciint quod Ronsardus Certo sit fart us surdus A lue hi^pnnica, El, iniamvis sudaverit, Non tanien receperit .\udiluni t'( reUqiia.

Ce ?'eZ«/itrt est assez .joli, le p;enre admis. Sur le lue hispniiicn Ronsard a répliqué éneigiquement en nommant en français la chose ;

m'accuses, Cafard

lin chaste prédicant de fait el df parole Ne devroit jamais dire un propos si vilain : Mais que sort-il du sac? cela dimt il est plein.

[Réponse à quelque Ministre.]

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AU XVI» SIECLE. 297

C'est pour un Capelan ' ; la mienne est honorée iJc grandes boucles d'or et de frange don'e : Et sans toy, sacrilège, encore je Taurois Couverte des présents qui viennent des Indois : Mais ta main de Ilarpye et tes griffes trop hâves Nous gardent bien d'avoir les espaules si braves, Riblanl^, comme larrons des bons Saincls immortels Chasses et corporaulx, calices et autels. Je ne perds un moment des prières divines : Dès la poincte du .jour je m'en vais à Matines, Jay mon bréviaire au poing; jechanle quelquefois. Mais c'est bien rarement, car j'ay mauvaise vois : Le devoir du service en rien je n'abandonne, Je suis à Prime, à Sexte, et à Tierce, et à Nonne ; J'oy dire la grand'Messe, et avecques l'encent (Qui par l'Église espars comme parfum se sent) J'honore mon Prélat des autres l'outrepasse. Qui a pris d'.Agénor ^ son surnom et sa race. Après le tour liny je viens pour me r'assoir : Bref, depuis le malin jusqu'au retour du soir Nous chantons au Seigneur louanges et cantiques. Et prions Dieu pour vous qui estes hérétiques.

11 est donc bien prouvé que Pionsard ne fut pas prêtre, bien qu'il portât chape, qu'il chantât vêpres et qu'il touchât les revenus de mainte abbaye. 11 aurait pu dire, comme son am J.-A. de Baif, en parlant de lui-même :

. , . ni veuf, ni marié,

Ni prêtre, seulement clerc à simple tonsure.

t. Capelan, qui vit du revenu d'une cliapelle. llest à croire pourtant que lionsard, sans être prAtre ni curé, vécut des revenus d'une cure, ce qui concilierait le récit de De Thou avec les assertions du poète. De Tliou, en effet, ne peut su<'re s'être mépris à ce point sur les circonstances d'une vie qui lui était si chère; il va même jusqu'à raconter qu'un jour que les huguenots couraient la campagne, Ronsard, tout curé qu'il était, se mit à la tète des gentilshommes du pays, et chassa les pillards f livre XXX des Histoires, année lb6'2); voici les tenues mêmes: " Hua ex « re commola nobilitas arma suniit, duce sibi deleclo Petro lionsardo, « qui curionatum F.vallia; lenebat : neque enini is eral qui libeitatiïm » poeticam sacerdotalis muneris necessitate tanquam compede ad gra- « vitalem eafunctione dignani vellet astringere; sed home geneiosus et « a teneris annis. etc., etc.. » Il n'est pas dit nettement que Ronsard (ùl prêtre comme nous l'entendons, mais seulement qu'il était plus ou moins engagé dan> le-; devoirs elles fonctions sacerdotales. A l'occasion de sa mort (année 1385^ De 'Ihou revient sur lui en détail sans plus re- parler de cette prêtrise.

2. liiblanl, brigandant, pillant.

ô. b'Aycnor. L'évêque du Mans était de la Maison d'Angennes, que Ron- sard fait descendre d'Agenor.

298 rOÉSlE FRANÇAISE

Quant à son genre de vie, il a pris soin de le décrire en détail

M'cveillant nu malin, devant que faire rien J'invoque l'Élernel le Père de tout Ijien, Le priant liumtilcmont de me donner sa grâce, Et que le jour naissant sans l'offenser se passe: Qu'il chasse toute secte et toute erreur de moy, Qu'il me veuille garder en ma première foy, Sans entreprendre rien qui blesse ma province, Très-humble observateur des loix et de mon Pi'ince.

Après je sors du lict, et quand je suis vestu Je me range à l'estude et apprens la vertu, Composant et lisant, suivant ma destinée. Qui s'est dès mon enfance aux Muses enclinée : Quatre ou cinq heures seul je m'arreste enfermé : Puis sentant mon esprit de trop lire assommé, J'abandonne le livre et m'en vais à l'Eglise : Au retour pour plaisir une heure je devise : De je viens disner faisant sobre repas. Je rends grâces à Dieu : au reste je m'esbas.

Car si l'après-disnée est plaisante et sereine. Je m'en vais pourmener tantost parmy la plaine, Tantost en un village, et tantost en un bois, Et tantost par les lieux solitaires et cois. J'aime fort les jaixlins qui sentent le sauvage. J'aime le ilôt de l'eau qui gazouille au rivage.

Là, devisant sur l'herbe avec un mien amy, Je me suis par les fleurs bien souvent endormy A l'ombrage d'un Saule, ou lisant dans un livre, J'ay cherché le moyen de me faire revivre. Tout pur d'ambition et des soucis cuisans. Misérables bourreaux d'un tas demesdisans, Qui font (comme ravis) les Prophètes en France, Pippans les grands Seigneurs d'une belle apparence.

Mais quand le Ciel est triste et tout noir d'espesseur, Et qu'il ne fait aux champs ny plaisant ny bien seur, Je cherche compagnie, ou je joue à la Prime; Je voltige, ou je saute, ou je lutte, ou j'escrime. Je dy le mot pour rire, et à la vérité Je ne loge chez moy trop de sévérité.

Puis, quand la nuict brunette a rangé les estoilles, Encourtinain le Ciel et la Terre de voiles.

AU XVP SIECLE. '299

Sans soucy je me coutlie, et levant les yeux Et la bouclie et le cœur vers la voûte des (lieux, Je fais mon oraison, priant la bonté haute De vouloir pardonner doucement à ma faute : Au reste je ne suis ny mutin ny mescliaiit, Qui fay croire ma loy par le glaive trencliant : Voilà comme je vy; si ta vie est meilleure, Je n'en suis envieux, et soit à la bonne heure'.

Sous Charles IX, Ronsard quittait peu la cour, parce que le prince ne pouvait se passer de sa compagnie ; mais, après la mort de Charles, le poêle déjà vieux, très-aftligé de goutte et un peu négligé par Henri III, se retira en son abbaye de Croi.\- Val en Vendùmois, sous l'ombrage de la forêt de Gasline et aux bords de la fontaine de Bellerie. qu'il a tant célébrées. Il venait encore de temps en temps à Paris visiter Galland, Baïf et ses au- tres bons amis du faubourg Saint-Marcel; leur plaisir était d'aller ensemble s'ébattre dans les bois de Meudon, Cependant les voyages de Ronsard devinrent de moins en moins fréquents. Le 22 octobre 1585, il écrivait à Galland ses pressentiments d'une fin prochaine, et n'espérait déjà plus survivre aux feuilles d'automne. La maladie en effet se joignit à ses infirmités habi- tuelles, et il expira dans des sentiments de grande piété, le ven- dredi '27 décembre 1585, en son prieuré de Saint-Cosme, près de Tours, il s'était fait transporter. 11 fut enterré dans le chœur de l'église du prieuré sans aucune pompe ; mais vingt-quatre ans après sa mort, Joachim de LaChétardie, conseiller-clerc au parlement de Paris et prieur-commendataire deSaint-Cosnie.lui fit dresserun tombeau de marbre surmonté d'unestatue. Galland, entre les bras duquel lîonsard avait expiré, attendit moins long- temps pour rendre à son ami les hommages solennels qui lui étaient dus, et le lundi 24 février 158G, en la chapelle du collège de Roncour, fut célébrée une messe en musique, assistèrent les princes du sang, les cardinaux, le parlement de Paris et l'Uni- versité. L'oraison funèbre, prononcée par Du Perron, depuis évèqued'Lvi'oux et cardinal, arracha des larmes à tous les assis- tants. On ferait un volume des pièces de vers , églogues, élé- gies, épitaphes, qui furent composées sur le trépas de l'illustre poète. Nous n'en citerons rien ; seulement nous donnerons,

i. Rcpiinsc à ijiit'l(iiic Miiiislrc.

300 POÉSIE FRANÇAISE

comme plus curieux, deux ou trois jugements sur Kousard portés à une époque sa gloire était déjà i'ort ébranlée.

Balzac a dit en son 51" entretien : « Dans noire dernière con- « férence, il lut parlé de celui que M. le président De Tliou et « Scévole de Sainte-Marthe ont mis à côté d'Homère, vis-à-vis « de Virgile, et je ne sais combien de toises au-dessus de tous « les autres poètes grecs, latins et italiens. Encore aujourd'hui « il est admiré par les trois quarts du Parlement de Pai'is, et gé- « néralement par les autres parlements de France. L'Universilé « et les Jésuites tiennent encore son parti contre la cour et « contre l'Académie. Pourquoi voulez-vous donc que je me dé- « clare contre un homme si bien appuyé, et que ce que nous « en avons dit en notre particulier devienne public? Il le faut « pourtant, Monseigneur {M. de Péricard, évêque d^Angou- « lême), puisque vous m'en priez et que les prières des supé- « rieurs sont des commandements; mais je me garderai bien '< de le nommer, de peur de me l'aire lapider par les comnuines " mêmesde notre province. Je me brouilleroisavec mes parents M et avec mes amis, si je leur disois qu'ils sont en erreur de ce « côté-là, et que le dieu qu'ils adorent est un faux dieu. Abste- « nons-nous donc, poiu' la sûreté de notre personne, de ce nom « si cher au peuple, et qui révolleroit tout le monde contre « nous.

« Ce |io('te si célèbre et si admiré a ses défauts et ceux de son (( temps comme j'ai dit autrefois d'un grand personnage (pro- « bablemoU de Montaigne). Ce n'est pas un poëlo bien enliei', « c'est le commencement et la matière d'un poète. On voit dans « ses œuvres des [)arties naissantes et à demi animées d'un « corps qui se forme et qui se fait, mais qui n'a garde d'être M achevé. C'est une grande source, il le faut avouer, mais c'est « une source trouble et boueuse ; une source non-seule- « ment il y a moms d'eau que d(^ limon, mais l'ordure cm- « pèciie de couler l'eau... »

Ailleurs, dans une des Lettres familières à Chapelain, qui est la 17" du livre VI, on lit ces mots de Balzac : « Est-ce « tuut de bon ((ue vous parlez de Ronsard, et que vous le trai- « tez de grand ; ou si c'est seulement par modestie et pour op- « poser sa grandeur à notre ténuité? Pour moi, je ne l'estime « grand que dans le sens de ce vieux proverbe : Mngnus liber, « magnum malu)n...\\ laudroit queM. de Malherbe, M. de Grasse

AU XVI^ SIECLE. 501 .

« {Godcau, évêqiie de Grasse) et vous, fussiez de petits poêles, si K celui-là peut passer pour grand. »

Chapelain, en 1595, était lils de Jeanne Corbière, fille elle- même d'un Miciiel Corbière, ami particulier de Ronsard, et avait été nourri par sa mère dans Tadmiratiou du grand poêle.

Mademoiselle de Scudery, nu tome VIU de sa CU'iie, parle en ces termes de Ronsard (c'est Calliope qui le montre dans l'ave- nir à Hésiode endormi) :

« Regarde le Prince des pcëtes francois : il sera beau, bien « fait et de bonne mine ; il s'appellera Ronsard ; sa naissance « sera noble ; il sera extraordinairement estimé, et méritera de « l'être en son temps. 11 sera même assez savant : mais, comme « il sera le premier en France qui entreprendra de vouloir faire « de beaux vers, il ne pourra donner à ses ouvrages la perfec- « tion nécessaire pour être loué long-temps. On connoitra pour- « tant bien toujours par (jnelques-unes de ses liynmes que la « nature lui aura beaucoup donné, et qu'il aura mérité sa répu- « tation. Sa fortune ne sera pas mauvaise, et il mourra s;ins « être pauvre. »

^'ous renvoyons le lecteur aux nombreuses citations emprun- tées des ouvrages de mademoiselle de Gournay, et consignées dans notre précédent Tableau. Guillaume Colletet en son temps adressa aux mânes de Ronsard le sonnet (|ue voici :

Afin de témoigner à la Postérité Que je tus en mon temps partisan de ta gloire, Malgré ces ignorans de (jui la bouclic noire niasplièmc impudemment contre ta Déité,

Je viens rendre à ton nom ce qu'il a mérité, Belle Ame de Roxsaiu), dont la sainte mémoire Oblcnant sur le temps une heureuse victoire Ne bornera son cours que de l'Éternité.

Attendant que le Ciel mes desseins favorise, Que je te puisse voir dans les plaines d'iilyse, Ne t'ayant jamais vu qu'en tes doctes écrits :

Celle Ame, (piApollon ses faveurs me rel'nse. Si, marchant sur les pas des plus rares Esprits Je n'adoïc toujours les fureurs de ta Muse I

La réputation de Ronsard parait s'être soutenue plus long- temps chez les étrangers qu'eu France. Le savant Scipion Maifei

26

302 l'OESIE FRANÇAISE

a loué ce poêle à une époque Ton avait cessé de le lire chez nous* ; et Ton assure que, de nos jours encore, l'illustre Gœthe ne parle de lui qu'avec estime. Nous avons à ce propos entendu des gens d'esprit et de goût soutenir, avec quelque apparence de raison, que ce qui nuit le plus à Ronsard en France, c'est d'avoir écrit en français, et que, s"il avait composé en italien, nous ne le distinguerions guère de Pétrarque, du Bembe, de Laurent de Médicis et de tant d'autres poètes estimés -. Sans doute, les mots surannés dont Ronsard abonde viennent trop souvent gâter l'impression de ses pièces. Disons toutefois que, l'invention chez lui étant à peu près nulle, c'est parle style en- core qu'il se rachète le plus à notre jugement, et qu'il est véri- tablement créateur, c'est-à-dire poêle. Et, par exemple, qu'en nous peignant sa maîtresse, il nous retrace le doux languir de ses yeux; que, dans un naufrage, lorsque le vaisseau s'est en- glouti, il nous montre

Les mariniers pendus aux vagues de Neptune;

qu'en un transport d'amour platonique et sérapliique, il s'écrie:

Je veux brûler, pour m'élever aux Cieux, Tout l'imparfait de mou écorce humaine, M"éternisaiit comme le tils d'Alcmène Qui tout en feu s'assit entre les Dieux ;

dans tous ces cas et dans la plupart des autres, les beautés ap- partiennent au style, et nous avons à nous féliciter que Ron- sard ait écrit en français. C'est cette considération particulière qui a surtout déterminé le présent éditeur et commentateur de Ronsard à en appeler en dernier ressort auprès du public d'un procès qui semblait jugé à fond, et à venir se placer, en toute humilité, comme défenseur et partisan du vieux poêle, immé-

1. La Monnoye a dit dans son édition du Mennijiana, au sujet des œuvres de Ronsard Je crois qu'il serait très-dil(icile de rencontrer .. une personne qui osât se vanter de les avoir et de les lire. >• On lit dans les Rvtlexioiis critiques siir In l'oésie et sur la Peinture, par l'ahbé Dubos (seconde partie, sect. xsxi), d'assez ingénieuse"; considérations sur les jugements qu'avaient portés de Ronsard ses contemporains, en quoi ils se trompaient et en quoi ils avaient i-aison.

2. Si l'on est sincère, on conviendra que ces difficultés de distinguer sont l'réquentos lorsqu'oil juge des poètes dans une autre langue. Le cardinal l'assiunnci. s ciilrclenant avec Grosley de nos auteurs, lui avoua qu'il ne distinguait pas la poésie de Des Portes d'avec celle de Voltaire.

AU XVP SIECLE. 303

diatement au-dessous de mesdemoiselles de Gournay et Scudory, de Cli:ipelaiii et deCoUetet :

A toi, Ronsard, à toi, qu'un sort injurieux Depuis deux sièdos livre aux mépris de l'Iiistnire, J'élève <ic mes mains l'autel expiatoire Oui te purifiera d'un arrêt odieux.

Non que j'espère encore, au trône radieux D'où jadis tu régnais, replacer ta mémoire. Tu ne peux de si bas remonter à la gloire : Vulcain impunément ne tomba point des Cieux.

Mais qu'un peu de pitié console enfin tes mânes;

Que, déchiré longtemps par des rires profanes,

Ton nom, d'abord fameux, recouvre un peu d'honneui ,

Qu'on dise : Il osa trop, mais l'audace était belle;

Il lassa sans la vaincre une langue rebelle,

Et de moins grands depuis eurent plus de Ijonbcui'.

Juillet 1828.

PIÈCES i:t notes

Dans tout ce qui précède, on l'aura pu remarquer, je me suis attaché particulièrement aux choses précises et au point de vue français. 11 ne m'est pas échappé pourtant que le rôle de Ronsard en France, comme miportateur de rhythme et de for- mes poéticjues nouvelles, était à beaucoup d'égards le même que celui de Garcilasso de la Vega et de Boscan pour l'Espagne, de Sade Miranda pour le Portugal, de Spencer en Angleterre; il régne un ton plus ou moins analogue entre ces poètes de la Renaissance, l'initiative venant toujours de l'Italie. Ces diverses destinées si peu en rapport de prés, envisagées de loin, pren- nent alors connue un caractère de fatalité et de connexion en- tre elles ; elles se rangent bon gré mal gré dans une même

304 POÉSIE FRANÇAISE

zone littéraire et ne paraissent plus différer que par des nuan- ces. Mais j'ai toujours laissé ces vastes comparaisons à qui de droit ; c'est assez de parler de ce que j'ai vu de prés.

On serait tenté encore (et le goût du jour y porte) de com- parer nos poètes de la Renaissance venus du temps de Henri II aux architectes et sculpteurs contemporains, qui con- struisirent et ciselèrent la pierre comme les autres firent la strophe etTode. Mais, même en cela, il faudrait prendre garde de trop pousser l'aperçu. 11 y aurait danger d'ailleurs de cour- roucer Ronsard et ses mânes. 11 n'acceptait pas cet ordre de comparaison. 11 eut de grands démêlés avec Philibert Delorme, l'architecte célèbre de Fontainebleau, des Tuileries, du château d'Anet, et qui avait, comme lui. abbayes et bénéfices. Le poète fit une satire 'a ce sujet, la Truelle crossée, et l'on en raconte toutes sortes d'anecdotes.

Nous bornant donc aux détails positifs que nous avons à peu prés épuisés, nous ne demandons plus qu'une grâce. Comme il ne nous est pas donné dans cette réimpression de dérouler de nouveau toutes nos preuves, c'est-à-dire les propres pièces du poète, on nous accordera d'en choisir deux ou trois encore avec échantillon de notre commentaire.

Une des plus gracieuses est assurément ce sonnet, dans lequel une idée mélancolique, souvent exprimée par les an- ciens et par Ronsard lui-même, se trouve si heureusement re- nouvelée :

Je vous envoie un bouquet que ma main VicnL de trier de ces fleurs épanies : Qui ne les eiist à ce vespro cueillies, Cheutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain Que vos beautez, bien qu'elles soient fleuries, En peu de temps clierront toutes flaitries, Et comme fleurs périront tout soudain.

Le temps s'en va, le temps s'en va, ma Dame, Las! le temps non, mais nous nous en allons, Et tost serons estendus sous la lame :

Et des amours desquelles nous parlons. Quand serons morts, n'eu sera plus nouvelle : Pour ce aymez-moy, ce pendant qu'estes belle.

AU XVI'= STKCLE. 7.05

Maruelle avait dit :

lias violas atque hœc tibi candida lilia mitlo ;

lcy:i hodio violas, candida lilia lieri : Lilia, ut insiantis monearis, virg-o, senectfe,

Tarn cito qu:o lapsis marcida snnt foliis ; Ille ut vere sue doceant ver carpero vit;r,

Invida quod miseris tam brève Parca dédit.

Souvent aussi, au lieu d'un l)ouquet, les anciens envoyaient à leur maîtresse une pomme {mnlum) conmie gage et symbole d'amour. On sait l'épigramme de Platon à Xantliippe : « Je suis une Pomme : quelqu'un qui t'aime me jette à toi. Consens, Xantliippe : et moi et toi aussi nous nous flétrirons. »

Ronsard, de bonne heure, avait beaucoup [lensé à la mort, et aussi aux diverses chances hasardeuses de sa tentative littéraire : tous ceux qui aiment la gloire sont ainsi. Dès ses poésies premiè- res, on voit qu'il avait conçu un pressentiment grandiose et sombre de son avenir. Voici un admirable sonnet dans lequel il identifie sa maîtresse Cassandre avec l'antique prophétesse de ce nom ; il se fait prédire par elle ses destinées, qui se sont accomplies jusqu'à la lettre :

« Avant le temps tes tempes fleuriront, « De peu de jours ta fin sera bornée, « Avant le soir se clorra ta journée, « Trahis d'espoir tes pensers périront :

« Sans me fleschir tes escrits flétriront,

« En ton désastre ira ma destinée,

« Pour abuser les Poètes je suis née,

a De tes soupirs nos neveux se riront :

« Tu seras fait du vulgaire la fable,

« Tu bastiras sur l'incertain du sable,

0 Et vainement tu peindras dans les Cieux. »

Ainsi disoil la Nymplie qui m'affoUe, Lorsque le Ciel, tesmoin de sa parolle, D'un dextre éclair fut présage à mes yeux.

On pensait chez les anciens Latins que les foudres et les éclairs du côté gauche étaient signes et présages de bonheur; et ceux du côté droit, de malheur. Avant le soir..., ce vers

2C.

506 POÉSIE FRANÇAISE

tout modorne a Pair d'être (rAudré ^Chénier. Et vainemenl tu peindras dans les deux. Peindre dans les deux est une expression pleine de splendeur et de magnilicence. Et puis fout ne s'est-il pas vérifié? Le poète n'a-t-il pas été fait la fable du vulgaire, et ses neveux n'' ont-ils pas ri de ses soupirs?

Enfin cette même idée de la mort entrevue en un jour de meilleure espérance lui a inspiré une ode aussi élevée que tou- chante, et qui a su trouver grâce auprès de ses plus moroses censeurs ' :

DE L'ÉLECTIO>i DE SON SÉPULCRE.

Antres, et vous fontaines, De ces roches Iiautaines Qui tombez contre-bas D'un glissant pas;

Et vous, forests et ondes Par ces prez vagabondes. Et vous, rives et bois, Oyez ma vois.

Quand le Ciel et mon heure Jugeront que je meure, Ravi du beau séjour Du commun jour;

Je défens qu'on me rompe Le marbre, pour la pompe De vouloir mon tombeau Bastir plus beau.

Mais bien je. veux qu'un arbre M'ombrage en lieu d'un marbif. Arbre qui soit couvert Tousjours (le vcrd.

i. ,Ie (loinainle liien pardon à M. Viiultier de le disisncr ainsi poiu- son travail sur lionsard inséré dans les Mémoires de l'Académie de Cacti ( 185G). J'ai souvent eu l'occasion de consuUer avec profit et de mentionner d'es- timables reclierclies de lui sur les époques anlérie ires de noire poésie ly- rique. Mais en abordant llon-ard, il me semble ne s'être pas assez pré- servé d'une sorte de mauvaise humeur et presque d'aigreur, ce qui est une disposition toujours peu favorable pour extraire la lleur des Muses. Nous persistons à croire, malgré son édit, que le nombre des pièces et morceaux remarquables de lîonsard n'est pas si boriK' qu'il le fait, et qu'il y a lie\i d'en composer avec clioix tout un volume agréable à lire.

AU XVI» SIECLE. ."^OT

Do moy puisse la Terrn Engendrer un lierre M'enibrassant en main tour Tdiit à l'entour :

Et la vigne tortissc * Mon sépiilclire embellisse, Faisant de toutes parts Un ombre espars !

viendront chaque année A ma feste ordonnée Avecques leurs taureaux Les pastoureaux :

Puis ayans fait l'office Du dévot sacrifice, l'arlans à l'Isle ainsi, Diront ceci- :

« Que tu es renommée

D'est re tombe nommée

D'un de qui l'Univers

Chante les vei^s!

« Qui oncques en sa vie ISe fut brûlé d'envie D'acquérir les honneurs Des grands Seigneurs;

« Ny n'enseigna l'usage De l'amoiu'eux breuvage, ISy l'art des anciens Magiciens ;

« Mais bien à nos campagne? Fit voir les Sœurs compagnes Foulantes l'herbe aux sons De ses chansons.

« Car il fit à sa lyre Si bons accords eslire, Qu'il orna de ses chants Nous et nos champs.

t. Torlisse, flexiiouse.

2. 11 songeait sans doiUt', on faisant choix de ce Hou, à son prieuré de Saint-Cosme-e«-^/.ste' duquel Du l'orron en son Oraison funèlire du poôte a dit : « Ce piieuré est situé en un heu l'oit (ilaisanl, assis sur la rivière do la Loiro, accompagné de l)ocages, do ruisseaux, et de tous les oriie- monts naturels qui embollisscril la Touraine, de laquelle il est comme l'œil et les délices... » liousard, en elTet,y revint mourir.

508 POESIE FRANÇAISE

« La douce Wannc tombe A jamais sur sa tombe, Et riuimeiir qno produit En May la nuit.

« Tout à l'eiitour remmuro L'bcrbe et l'eau qui murmure, L'un tousjours verdoyant, L'autre ondoyant.

« Et nous, ayans mémoire De sa fameuse gloire, Luy ferons comme à Pan Honneur chaque an. »

Ainsi dira la troupe, Versant de mainte coupe Le sang- d'un agnelet Avec du lait

Dessur moy, qui à l'heure Seray par la demeure les heureux Esprits Ont leur pourpris.

La gresle ne la nége N'ont tels lieux pour leur siège, Ne la foudre oncques Ne dévala.

Mais bien constante y dure L'immortelle verdure. Et constant en tout temps Le beau Printemps.

Le soin, qui sollicite Les Rois, ne les incite Leurs voisins ruiner Pour dominer ;

Ains comme frères vivent, El morts encore suivent Les mestiers qu'ils avoient Quand ils vivoient.

Là, là, j'oirray d'Alcée La Lyre courroucée, Et Sapplion qui sur tous Sonne plus dous.

AU XYI" SIECLE. 309

Combien ceux qui entendent Les chansons qu'ils respiin'ient Se doivent resjoûir De les oiiir;

Quand la peine recouë

Du rocher est deceuë,

Et, quand le vieil Tantal

N'endure mal ' !

La seule Lyre douce L'onnuy des cœurs repousse, Et va l'esprit flatant De l'escoutant.

Celle pièce délicieuse, disais-je dans le commentaire, réunit tous les mérites. Les idées en sont simples, douces et tristes; la couleur pastorale n'y a rien de fade ; rexécution surtout y est parfaite. Ce petit vers masculin de quatre syllabes qui tombe à la fin de chaque stance produit à la longue une impression mélancolique : c'est comme un son de cloche funèbre. On sait avec quel bonheur madame Tastu a employé ce même vers de quatre syllabes dans sa touchante pièce des Feuilles du saule :

L'air était pur ; un dernier jour d'automne En nous quittant arrachait la couronne

Au front des bois ; Et je voyais, d'une marche suivie, Fuir le soleil, la saison et la vie

Tout à la fois.

En rapprochant le petit vers de celui de six syllabes avec lequel il rime, Ronsard a été plus simple encore. Au reste, il a très-bien compris qu'à une si courte distance une grande richesse de l'ime était indispensable, et il s'est montré ici plus rigoureux sur ce point qu'à son ordinaire. C'est en effet une loi de notre versifi- cation que, plus les rimes correspondantes se rapprochent, plus elles doivent être riches et complètes.

Mais il faut se borner. Une seule bagatelle encore, ineptiola; on les passe aux commentateurs. Et puis, c'est mon posL-scrip- tum, et j'y tiens. Qmnd un navigateur antique avait fini sa course, il tirait le vaisseau sur le rivage etledédiaità la divinité

1. Puisque Sysiphe lui-même en oublie son rocher et Tantale sa soif.

">10 POESIE FIUNÇAISE

du lieu, à Neptune sauveur ; et chez Théocrite, nous voyons Daphnis dédier à Pan ses chalumeaux, sa houlelle et la besace il avait coutume de porter ses pommes. C'est ainsi qu'en 182"2, mon choix de Ronsard terminé, j'avais dit adieu au vieux poète, et le bel exemphiire in-lolio sur lequel avaient été pris les extraits était resté déposé aux mains de Victor Hugo, à qui je le dédiai par cette épigraphe : Au plus gra?ul Inventeur de rhijthmes lyriques qu ait eu la Poésie française depuis Ronsard. Or cet exemplaire à grandes marges était bientôt devenu une sov\e du Album chaque poëte de 1828 et des années qui sui- virent laissait en passant quelque strophe, quelque marque de souvenir. Mais voilà qu'un écrivain de nos amis et qui dit être de nos confidents, publiant deux gros volumes sur le Travailin- tellectuel en France au xix- siècle, a jugé ce fait capital digne de mention. Jusque-là tout est bien, et de telles mentions cha- touillent; mais l'honorable écrivain, en général très-préoccupé de trouver partout le christianisme, s'est avisé par inadvertance de transformer le Ronsard en une Bible dont les poètes de la moderne Pléiade auraient fait leur Album. Oh ! pour le coup ceci est trop fort, et il importe de se mettre à tout hasard en garde contre ceux qui seraient tentés de crier à Timpiété, bien à meilleur droit qu'on ne fit contre le fameux bouc de Jodeile. Que la postérité le sache donc et ne l'oublie pas, cette prétendue Bible in-folio enregistrée par M. Amédée Duquesnel, était tout simplement le Ronsard émérite. Il renferme, il enserre, hélas! bien des noms qui ne sont plus que rapprochés et réunis : hic lacent.

FIN DE LAPPENDICE.

Ici commence à proprement parler une seconde par- lie de celle publication, et coninie la seconde moitié (|in ne se rattache que librement à la première. Elle se compose de divers poitrails et appréciations littéraires qui n'ont paru (jue pins ou moins longtemps après notre premier travail, et qui sont nés de l'occasion ou du désir de compléter et de ré[)arer. A un certain moment, en effet, m'étant aperçu que cel an(;ien travail, faute de se réimprimer, restait à découvert avec tontes sortes de petites brèches comme une place mal entretenue, j'ai eu l'idée de jeter en avant un ensemble de morceaux supplémentaires comme des espèces de petits forts déta- chés qui seraient ma garantie contre la critique, au cas qu'elle se mit en campagne. Pourtant, des huit mor- ceaux qui suivent, le premier, qui établit un rapproche- ment entre Régnier et Chénier et qui parut dés IS'iO, ne rentre pas dans ce plan subsidiaire. Quant au derniei' portrait, qui a pour objet Clotilde de Surville, j'ai cru devoir le joindre aux autres, quoiqu'il n'y ait pas de poète du seizième siècle, ni nuMue du (luinzième; mais j'y ai touché bien des points qui tiennent à ces mêmes études.

MATIIURIN It KG NI El!

ANDRÉ CIIËNIER

Hâtons- nous de le dire, ce n'est jws ici un rapprochement à antithèse, un parallèle académique que nous prétendons faire. En accouplant deux hommes si éloignés par le temps ils ont vécu, si diflérenls par le genre et la nature de leurs œu- vres, nous ne nous soucions pas de tirer quelques étincelles plus ou moins vives, de faire jouer à r(ril quelques reflets de surface plus ou moins capricieux. C'est une vue essentiellement logique qui nous mène à joindre ces noms, et parce que, des deux idées poétiques dont ils sont les types admirables, lune, sitôt qu'on l'approfondit, appelle l'autre et en est le complé- ment. Une voix pure, mélodieuse et savante, un front noble et triste, le génie rayonnant de jeunesse, et, parfois, l'œil voilé de pleurs; la volupté dans toute sa fraîcheur et sa décence; la nature dans ses fontaines et ses ombrages ; une llùte de buis, un archet d'or, une lyre d'ivoire; le beau pur, en un mot, voilà André Chénier. Une conversation brusque, franche et à saillies ; nulle préoccupation d'art, nul quant à soi ; une bouche de satyre aimant encore mieux rire que mordre ; de la ron- deur, du bon sens ; une malice exquise, par instants une amére éloquence; des récits enfumés de cuisine, de taverne et de mauvais lieux; aux mains, en guise de lyre, quelque instru- ment bouffon, mais non criard ; en un mot, du laid et du gro- t('S(iue à foison, c'est ainsi qu'on peut se figurer en gros Ma- Ihurin Régnier. Placé à rentrée de nos deux principaux siècles littéraires, il leur tourne le dos et regarde le xvr ; il y tend

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la inaiii aux aïeux gaulois, à Montaigne, à Ronsard, à Ilabe- lais ; (le même qu'André Chénier, jeté à Tissue de ces deux mêmes siècles classiques, tend déjà les bras au nôtre , et semble le frère aîné des poëtes nouveaux. Depuis 1015, année Régnier mourut , jusqu'en 1782, année commencèrent les premiers chants d'André Chénier, je ne vois, en exceptant les dramatiques, de poêle parent de ces deux grands hommes que La Fontaine, qui en est comme un mélange agréablement tempéré. Rien donc de plus piquant et de plus instructif que d'étudier dans leurs rapports ces deux figures originales, à physionomie presque contraire, qui se tiennent debout en sens inverse, chacune à un isthme de notre littérature centrale ; et, comblant Tespace et la durée qui les séparent, de les adosser l'une à l'autre, de les joindre ensemble par la pensée, comme le Janus de notre poésie. Ce n'est pas d'ailleurs en différences et en contrastes que se passera toute cette comparaison : Ré- gnier et Chénier ont cela de commun, qu'ils sont un yieu en dehors de leurs époques chronologiques, le premier plus en airiére, le second plus en avant, et qu'ils échappent par indé- pendance aux règles artilicielles qu'on subit autour d'eux. Le caractère de leur style et l'allure de leur vers sont les mêmes, el abondent en qualités pareilles ; Chénier a retrouvé par ni-stinct et étude ce que Régnier faisait de tradition et sans des- sein ; ils sont uniques en ce mérite, et notre jeune école cher- cherait vainement deux niaitres plus consommés dans l'art d'écrire en vers.

Mathurin était à Chartres, en Beauce, André à Byzance, en Grèce ; tous deux se montrèrent poëtes dès l'enfance. Ton- suré de bonne heure, élevé dans le jeu de paume et le tripot de son père, qui aimait la table et le plaisir, Itégnier dut au célèbre abbé de Tiron , son oncle, les premiers préceptes de versification, et dès qu'il fut en âge, quelques bénéfices qui ne l'enrichirent pas. Puis il fut attaché en qualité de chapelain a l'ambassade de Rome, ne s'y amusa que médiocrement; mais, comme Rabelais avait (ait, il attaqua de préférence les choses par le côté de la raillerie. A son retour, il reprit, plus que ja- mais, son train de vie, qu'il n'avait guère interrompu en terre jiapale, et mourut de débauche avant quarante ans. d'un savant ingénieux et d'une (îrecque brillante, André quitta très- jeune Byzance, sa patrie; mais il y rêva souvent dans les dé-

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licieuses vallées du Languedoc, il fut élevé ; et, lorsque plus tard, entré au collège de Navarre, il apprit la plus belle des langues, il semblait, comme a dit M. Villemain , se souvenir des jeux de son enfance et des chants de sa mère. Sous-lieu- tenant dans Angoumois, puis attaché à Tanibassade de Londres, il regretta amèrement sa chère indépendance, et n'eut pas de repos (ju'il ne l'eût reconquise. Après plusieurs voyages, retiré aux environs de Paris, il commençait une vie heureuse dans la- quelle l'étude et l'amitié empiétaient de plus en plus sur les plaisirs, quand la Révolution éclata. Il s'y lança avec candeur, s'y arrêta à propos, y fit la part équitable au peuple et au prince, et mourut sur l'échafaud en citoyen , se frappant le front en poète. L'excellent Régnier, et grandi pendant les guerres ci- viles, s'était endormi en bon bourgeois et en joyeux compagnon au sein de l'ordre rétabli par Henri IV.

Prenant successivement les quatre ou cinq grandes idées aux- quelles d'ordinaire puisent les poètes. Dieu, la nature, le génie, l'art, l'amour, la vie proprement dite, nous verrons comme elles se sont révélées aux deux honuïies que nous étudions en ce moment et sous quelle face ils ont tenté de les reproduire. Et d'abord, à commencer par Dieu, ab Jovc prùicipium, nous trouvons, et avec regret, que cette magniiique et féconde idée est trop absente de leur poésie et qu'elle la laisse déserte du côté du ciel. Chez eux elle n'apparait même pas pour être contestée; ils n'y pensent jamais et s'en passent, voilà tout. Ils n'ont assez longtemps' vécu l'un ni l'autre pour arriver, au sortir des plaisirs, à cette philosopbie supérieure qui relève et console. La corde de Lamartine ne vibrait pas en eux. Épi- curiens et sensuels, ils me font l'effet, Régnier, d'un abbé ro- main ; Chénier, d'un Grec d'autrefois. Chénier était un païen aimable, croyant à Paies, à Vénus, aux Muses ; un Alcibiade candide et modeste, nourri de poésie, d'amitié et d'amour. Sa sensibilité est vive et tendre; mais, tout en s'attristant à l'as- pect de la mort, il ne s'élève pas au-dessus des croyances de TibuUe et d'Horace :

Aujourd'hui qu'au lombeaii je suis ju'êt à descendre, Mes amis, dans vos mains je dépose ma cendre. Je ne veux point, couvert d'im funèbre liiucul, Que les pontife s saints autour de mon cercueil,

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Appelés aux accents de l'airain lent et sombre,

De leur chant lamentable accompagnent mon ombre,

Et sous des murs sacrés aillent ensevelir

Ma vie et ma dépouille, et tout mon souvenir.

Il aime la nature, il l'adore, et non-seulement dans ses variétés riantes, dans ses sentiers et ses buissons, mais dans sa majesté éternelle et sublime, aux Alpes , au Pdiône, aux grèves de rOcéan. Pourtant l'émotion religieuse que ces grands specta- cles excitent dans son âme ne la fait jamais se fondre en prière sous le poids de Vin fini. C'est une émotion religieuse et philo- sophique à la fois, comme Lucrèce et Bulfon pouvaient en avoir, comme son ami Le Brun était capable d'en ressentir. Ce qu'il admire le plus au ciel, c'est tout ce qu'une physique sa- vante lui en a dévoilé; ce sont les inondes roulant dans les fleuves d'éther, les aslres et leurs poids, leurs formes, leurs dis- tances :

Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses; Comme eux, astre, soudain je m'entoure de feux, Dans l'éternel concert je me place avec eux ; En moi leurs doubles lois agissent et respirent ; Je sens tendre vers eux mon globe qu'ils attirent : Sur moi qui les attire ils pèsent à leur tour.

On dirait, chose singulière! que l'esprit du poète se condense et se matérialise à mesure qu'il s'agrandit et s'élève. 11 ne lui arrive jamais, aux heures de rêverie, de voir dans les étoiles des fleurs divines qui jonehentles parvis du saint lieu, des âmes heureuses qui respirent un air plus pur et qui parlent, durant les nuits, un mystérieux langage aux âmes humaines. Je lis, à ce propos, dans un ouvrage inédit, le passage suivant, qui re- vient à ma pensée et la complète :

« Lamartine, assure-t-on, aime peu et n'estime guère André 0 Ghéuier : cela se conçoit. André Ghénier, s'il vivait, devrait « comprendre bien mieux Lamartine qu'il n'est compris de lui. « La poésie d'André Chénier n'a point de religion ni de mysti- « cisme; c'est, en quelque sorte, le paysage dont Lamartine a « fait le ciel, paysage d'une infinie variété et d'une immortelle « jeunesse, avec ses forêts verdoyantes, ses blés, ses vignes, « ses monts, ses prairies et ses fleuves ; mais le ciel est au- « dessus, avec son azur qui change à chaque heure du jour, « avec ses horizons indécis, ses ondoyantes lueurs du matin et

Al' XVI- SIECLE. 517

« du .so/r.'ot la nuit, avec ses fleurs d'or, dont le lis est jn- <t lou.r. Il est vrai que du milieu du paysage, tout en s'y pro- « menant ou couché à la renverse sur le gazon, on jouit du ciel « et de ses merveilleuses beautés, tandis que Toeil humain, du « haut des nuages, rœildÉhe sur son char, ne verrait en bas « la terre que comme une masse un peu confuse. 11 est vrai « encore que le paysage réOéchit le ciel dans ses eaux, dans la « goutte de rosée aussi bien que dans le lac immense, tandis « que le dôme du ciel ne rélléchit pas les images projetées de « la terre. Mais, après tout, le ciel est toujours le ciel, et rien « n'en peut abaisser la hauteur. » Ajoutez, pour être juste, que le ciel qu'on voit du milieu du paysage d'André Chénier, ou qui s'y rétlécliit, est un ciel pur, serein, étoile, mais physique; et que la terre aperçue par le poëte sacré, de dessus son char de feu, toute confuse qu'elle parait, est déjà une terre plus que terrestre pour ainsi dire, harmonieuse, ondoyante, baignée de vapeurs et idéalisée par la distance.

Au premier abord, Régnier semble encore moins religieux que Chénier. Sa profession ecclésiastique donne aux écaris de sa conduite un caractère plus sérieux et en apparence plus si- gnificatif. On peut se demander si son libertinage ne s'appuyait pas d'une impiété systématique, et s'il n'avait pas appris de quelque abbé romain l'athéisme, assez en vogue en Italie vers ce temps-là. De plus, Régnier, qui avait vu dans ses voyages de grands spectacles naturels, ne paraît guère s'en être ému. La campagne, le silence, la solitude et tout ce qui ramène plus aisément l'àme à elle-même et à Dieu, font place, en ses vers, au fracas des rues de Paris, à l'odeur des tavernes et des cui- sines, aux allées infectes des plus misérables taudis. Pourtant Régnier, tout épicurien et débauché qu'on le connaît, est re- venu, vers la lui et par accès, à des sentiments pieux et à des repentirs pleins de larmes. Quelques sonnets, un fragment de poème sacré et des stances en font témoignage. Il est vrai que c'est par ses douleurs physiques et par les aiguillons de ses maux qu'il semble surtout amené à la contrition morale. Ré- gnier, dans le cours de sa vie, n'eut qu'une grande et seule af- faire : ce fut d'aimer les femmes, toutes et sans choix. Ses aveux là-dessus ne laissent rien à désirer.

Or nioy qui suis tout flamc et de nuict et de jour, Qui n'iialeine que feu, ne respire qu'amour,

27.

ÔIS POESIE l-HA>aiSE

.In ino Inisse emporter à mes fiâmes communes, El cours souz divers vents de diverses fortunes. Unvy de tous objects, j'aynie si vivement ()uojcn'ay pour l'amour uy clioix ny jug-ement. De toute esk'clion mon ànie est despourveuc, Et nul ohject certain ne limite ma veue. Toute femme m'agrée

Ennemi déclaré de ce (ju il appelle Vhonncar, c'est-à-dire de In délicatesse, préférant comme d'Aubigné Vcslre au ptirestre, il se contente d'un amour facile et, de peu de défense :

Aymer en trop liant lieu une Dame hautaine, C'est aymer en souci le travail et la peine, C'est nourrir son amour de res[)ect et de soin.

La Fontaine était du même avis (ju;uid il préférait ingénument \t^sJeannetons aux Cliinènef;. Régnier pense que le même feu qui anime le grand poëte échauffe au-si lardeur amoureuse, et il ne serait nullement fâché que, chez lui, la poésie laissât tout à Tamour. On dirait qu'il ne fait des vers qu'à son corps défen- dant ; sa verve l'importune, et il ne cède au génie qu'à la der- nière extrémité. Si c'était en hiver du moins, en décembre, au coin du feu, que ce maudit génie vînt le Intiner! On n'a rien de mieux à faire alors que de lui donner audience ;

Mais aux joui's les plus beaux de la saison nouvelle, Que Zéphire en ses rets surprend Flore la belle, Oue dans l'air les oiseaux, les poissons en la mer, Se plaignent doucL'mcat du mal qui vient d'aymer, Ou liien lors(iue Cérès do tourment se couronne, Ou (juc Dacchus soupire amoureux de l'omone, Ou lorsque le safran, la dernière des fleurs, Dore le Scorpion de ses belles couleurs ; C'est alors que la verve insolemment m'outrage, Que la raison forcée obéit à la rage, Et que, sans nul respect des hommes ou du lieu. Il faut que j'obéisse aux fureurs de ce Dieu.

Oh ! (pi'il aimerait bien mieux , en honnête compagnon qu'il est,

S'égayer au repos que la campagne donne. Et, sans parler curé, doyen, chantre ou Sorbonne, D'un bon mot faire rire, en si belle saison, Vous, vos chiens et vos ciiats, et toute la maison!

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On le voit, Tart, à le jirendre isoliMiuMit, tenait peu de place dans les idées de Régnier; il le pratiquait pourtant, et, si quel- que grammairien cliicaneur le poussait sur ce terrain, il savait s'y détendre en maître : témoin sa belle satire neuvième contre Malherbe et les puristes. 11 y flétrit avec une colère étincelante de poésie ces réformateurs mesquins, ces regratteurs de mots, qui prisent un style plutôt pour ce qui lui manque que pour ce qu'il a. et, leur opposant le portrait d'un génie véritable qui ne doit ses grâces qu'à la nature, il se peint tout entier dans ce vers d'inspiration :

Les nonchalances sont ses plus grands artifices.

Déjà il avait dit :

La verve quelquefois s'égaye en la licence.

Mais Régnier surtout excelle, c'est dans la connaissance de la vie , dans l'expression des mœurs et des personnages, dans la peinture des intérieurs ; ses satires sont une galerie d'ad- mirables portraits llamands. Son poète, son pédant, son fat, son docteur, ont trop de saillie pour s'oublier jamais, une fois connus. Sa fameuse Macelte, qui est la petite-fiUe de Patelin et l'aïeulede Tartufe, montre jusqu'où le génie de Régnier eût pu atteindre sans sa fin prématurée. Dans ce chef-d'œuvre, une ironie amère, une vertueuse indignation, les plus hautes qualités de poésie, ressortcnt du cadre étroit et des circonslances les plus minutieusement décrites de la vie réelle. Et comme si l'aspect de l'hypocrisie libertine avait rendu Régnier à déplus chastes délicatesses d'amour, il nous y parle, en vers dignes de Chénier, de

la Itelle en qui j'ai la pensée

D'un doux imaginer si doucement blessée, Un'aymants et bien aymés, en nos doux passe-temps, Nous rendons en amour jaloux les plus contents.

Régnier avait le cœur honnête et bien placé ; à part ce que Ché- nier appelle les douces faiblesses, il ne composait pas avec les vices Indépendant de caractère et de parler franc, il vécut à la cour et avec les grands seigneurs, sans ramper ni flatter. André Chénier aima les fenmies non moins vivement (pie

320 POÉSIE FRANÇAISE

Régnier, et d'un amour non moins sensuel, mais avec les diffé- rences qui tiennent à son siècle et à sa nature. Ce sont des Phrynés sans doute, du moins pour la plupart, mais galantes et de haut ton; non plus des Alizo7}s ou des Jeannes vulgaires en de fétides réduits. Il nous introduit au boudoir de Glycère ; et la belle Amélie et Rose à la danse nonchalante, et Julie au rire étincelant , arrivent à la fêle ; l'orgie est complète et durera jusqu'au matin. 0 dieux! si Camille le savait! Qu'est-ce donc que cette Camille si sévère? Mais, dans l'une des nuits précé- dentes, son amant ne l'a-t-il pas surprise elle-même aux bras d'un rival? Telles sont les femmes d'André Chénier, des Ionien- nes deMilet, de belles courtisanes grecques, et rien de plus. Il le sentait bien, et ne se livrait à elles que par instants, pour re- venir ensuite avec plus d'ardeur à l'étude, à la poésie, à l'ami- tié. « Ciioqué, dit-il quelque part dans une prose énergique « trop peu connue', choqué de voir les lettres si prosternées et « le genre humain ne pas songer à relever sa tête, je me livrai « souvent aux distractions et aux égarements d'une jeunesse « forte et fougueuse ; mais, toujours dominé par Tamour de la « poésie, des lettres et de létude, souvent chagrin et découragé « par la fortune ou par moi-même, toujours soutenu par mes « amis, je sentis que mes vers et ma prose, goûtés ou non , se- « raient mis au i-ang du petit nombre d'ouvrages qu'aucune « bassesse n"a flétris. Ainsi, même dans les chaleurs de l'.àge et « des passions, et même dans les instants la dure nécessité « a interrompu mon indépendance, toujours occupé de ces idées « favorites, et chez moi. en voyage, le long des rues, dans les « promenades, méditant toujours sur l'espoir, peut-être insensé, « de voir renaître les boimes disciplines, et cherchant à la fois « dans les histoires et dans la nature des choses les causes et les « effets de la perfection et de la décadence des lettres, j'ai « cru qu'il serait bien de resserrer en un livre simple et per- « suasif ce que nombre d'années m'ont fait mûrir de réflexions « sur ces matières. » André Chénier nous a dit le secret de son âme : sa vie ne fut pas une vie de plaisir, mais d'art, et tendait à se purifier de plus en plus. Il avait bien pu , dans un moment d'amoureuse ivresse et de découragement moral, écrire à De Pange :

1. Premier chapitre d'un ouvrage sur les causes et les effets de la per- fection et de la décadence des lettres. {Edit. de M. Robeiit.)

AU XVI" SIECLE. 521

Sans les dons de Vénus quelle serait la vie ?|

Dès l'instant Vénus me doit être ravie,

Que je meure ! sans elle ici-bas rien n'est doux '.

Mais bientôt, il pensait sérieusement [au temps procliain fui- raient loin de lui les jours couronnés de rose; il rêvait, aux bords de la Marne, quelqiie retraite indépendante et pure, quel- que sami loisir, les beaux-arts, la poésie, la peiiilure (car il peignait volontiers), le consoleraient des voluptés perdues , et Tentoureraient un petit nombre d'amis de son choix. André Chénier avait beaucoup réfléclii sur Tamitié, et y portait des idées sages, des principes sûrs, applicables en tous les temps de dissidences littéraires : « Jai évité, dit-il, de me lier avec quan- « tité de gens de bien et de mérite, dont il est honorable « d'être l'ami, et utile d'être l'auditeur, mais que d'autres cir- « constances ou d'autres idées ont fait agir et penser autrement « que moi. L'amitié etla conversation familière exigent aumoins « une conformité de principes : sans cela, les disputes intermi- « nables dégénèrent en queielles , et produisent l'aigreur et « l'antipathie. De plus, prévoir que mes amis auraient lu avec « déplaisir ce que j'ai toujours eu dessein d'écrire m'eût été « amer... »

Suivant André Chénier, Vart ne fait que des vers, le cœur seul est poète , mais cette pensée si vraie ne le détournait pas, aux heures de calme et de paresse , d'amasser par des études exquises ror et la soie qui devaient passer en ses vers. Lui-même nous a dévoilé tous les ingénieux secrets de sa manière dans sou poëme de rinvenlion, et dans la seconde de ses épîtres, qui est, à la bien prendre, une admirable satire. L'analyse la plus fine, les préceptes de composition les plus intimes, s'y trans- forment sous ses doigts, s'y couronnent de grâce, y reluisent d'images, et s'y modulent comme un chant. Sur ce terrain cri- tique et didactique, il laisse bien loin derrière lui Uoileau et le prosaïsme ordinaire de ses axiomes. Nous n'insisterons ici que sur im point. Chénier se rattache de prélérence aux Crées, de même que Régnier aux Latins et aux satiriques italiens moder- nes. Or, chez les Grecs, on le sait, la division des genres existait,

1. Ces vers et toute la fin de l'élégie XXXlll sont une imitation et une traduction des fragments divers qui nous restent de l'éléyia(|ue Mimnerme : Chénier les a enciiàssés dans une sorte de trame.

522 l'OESIt; rUANÇAISE

bien qu'avec moins di' rigueur r|u"on ne l'n voulu établ-i depuis :

I.a n;itiu'o diL'Ia vinpt genres opposés, D'un lil léi^er entre eux, cliez les Grecs, divisés. ÎNul g-enre, s'écliappnnl de ses bornes prescrites, ÎN'aurait osé d'un autre envaiiir les limites; El: Pindare à sa lyre, en un couplet boulfon, >''aurait point de Marot associé le ton.

Chénier tenait donc pour la division des genres et pour rintégrité de leurs limites : il trouvait dans Sliakspeare de belles scènes, non pas une belle pièce. 11 ne croyait point, par exemple, c}u'on pût, dans une même élégie , débuler dans le ton de Régnier, monter par degrés, passer par nuances à l'accent de la douleur plaintive ou de la méditation amére, pour se reprendre ensuite il la vie réelle et aux choses d'alentour. Son talent , il est vrai, ne réclamait pas d'ordinaire, dans la durée d"une même rêve- rie, plus d'une corde et plus d"un ton. Ses émotions rapides, qui toutes sont diverses et toutes furent vraies un moment rident tour à tour la surface de son àme, mais sans la boide- verser, sans lancer les vagues au ciel et montrera nu le sable du fond. Il compare sa muse jeune et légère à, l'harmonieuse cigale, amanlc dea bitUsoiis, qui.

De rameaux en rameaux tour à tour reposée, D'un peu de Heur nourine et d'un peu de rosée, S'ég-aie

et, s'il est triste, sisa main wwrndentc a trahi sou trésor, si sa maîtresse lui a fermé, ce soir-là, le seuil inexorable, une visite d'ami, un sourire de blaiîche voisine, un livre entr'ouvert, un rien le distrait, l'arrache à sa jieine, et. comme il Ta dit avec une légèreté négligente,

On pleure ; mais bientôt la tri:^tessc s'envole.

Oh ! quand viendront les jours de massacre, d'ingratitude et de délaissement, qu'il n'en sera plus ainsi! Comme la douleur alors percera avant dans son àme et en armera toutes les puis- sances ! comme son ïambe vengeur nous montrera d'un vers à l'autre les enfant'^, lesvieriies aux belles couleurs qui venaient

AU \V1= SIECLE. 525

de parer et de baiser Tiigneau, le mangeant fi'il est tendre, et passera des (leurs et des l'ubans de la l'èle aux croes sanglants du charnier populaire! Coiame alors surtout il aurait besoin de lie et de Fange, pour y pétrir tous ces bourreaux barbouilleurs de lois ! Mais avant cette Ibrinidable époque ', Cliénier ne sentit guère tout le parti qu'on peut tirer du laid dans lart, ou du moins û répugnait à s'en salir. Nous citerons un remarquable exemple évidemment ce scrupule nuisit à son génie, et la touche de Régnier lui fit faute. Notre poëte, cédant à des con- sidérations de fortune et de famille, s'était laissé attacher à l'am- bassade de Londres, et il passa dans cette ville l'hiver de 1782. iMille ennuis, mille dégoûts l'y assaillirent; seul, à vingt ans, sans amis, peidu au milieu d'une société aristocratique, il re- grettait la France, et les coeurs qu'il y avait laissés, et sa pau- vreté honnête et indépendante -. C'est alors qu'un soir, après avoir assez mal diné à Covent-Garden, dans Hood's Tavern, comme il était de trop bonne heure pour se présenter en au- cune société , il se mit, au milieu du fracas, à écrire, dans une prose forte et simple, tout ce qui se passait en son âme: qu'il s'ennuyait, qu'il soutirait, et d'une souffrance pleine d'amer- tume et d'humiliation; que la solitude, si chère aux malheu- reux, est pour eux un grand mal encore plus qu'un grand plaisir, car ils s'y exaspèrent, ils y ruminent leur fiel, ou, s'ils finis- sent par se résigner, c'est découragement et faiblesse, c'est impuissance d'en appeler des injustes institutions humaines à la sainte nature primitive; c'est, en un mot, à la façon des morts, qui s'accoutument à porter la pierre de leur tombe, parce qu'ils ne peuvent la soulever; que celte fatale rési- gnation rend dur, farouche, sourd aux consolations des amis, et qu'il prie le cii'l de l'en préserver. Puis il en vient aux ridicules et aux politesses hautaines delà noble société qui daigne l'ad- mettre, à la dureté de ces grands pour leurs intérieurs, à leur

1. Pour jufîcr AndriW.hénier comme homme politique, il faut parcou- rir \c ,1(111 riitil lie l'aria dp. 'M) et 91; sa si^Mialurn s'y relrouse IVéquein- ment, et d'ailleurs sa marque est assez SfU>ililc. Relire aussi comme lé- iiioiguage de ses pensées iutimes et combattues, vers le même temps, l'admirahle ode: 0 Versailles, ô bois, ù portiques, etc., etc.

i. La fierté délicate d'André Cliénier était telle que, durant ce séjour Lnnilres, comme les fonctions d'alldclir n'avaient rien de bien actif et ([ue le premier seciétaire faisait tout, il s'abslint d'abord de toucher ses aiipointements, et qu'il fallut qu'un jour M. de La Luzerne trouvât cela mauvais et le dit un peu haut pour l'y décider.

32i POESIE FRANÇAISE

excessif attendrissement pour leurs pareils ; il raille en eux cette sensibilité dislinctive que Gilbert avait déjà flétrie , et il ter- mine en ces mots celte confidence de lui-même à lui-même : « Allons, voilà une heure et demie de tuée ; je m'en vais. Je ne « sais plus ce que j"ai écrit, mais je ne l'ai écrit que pour moi. « Il n'y a ni apprêt m élégance. Cela ne sera vu que de moi, et « je suis sûr que j'aurai un jour quelque plaisir à relire ce mor- « ceau de ma triste et pensive jeunesse. » Oui, certes, Chénier relut plus d'une fois ces pages touchantes, et, lui qui refeuille- tail sans cesse et son âme et, sa vie, il dut, à des heures plus heureuses, se reporter avec larmes aux ennuis passés de son exil. Or, j'ai soigneusement recherché dans ses œuvres les traces de ces premières et profondes souffrances ; je n'y ai trouvé d'abord que dix vers datés également de Londres, et du même temps que le morceau de prose ; puis, en regardant de plus prés, l'idylle intitulée Liberté m'est revenue à la pensée, et j'ai compris que ce berger, aux noirs cheveux épars, à l'œil fa- rouclie, sous d'épais sourcils, qui Iraine après lui, dans les âpres sentiers et aux bords des torrents pierreux, ses brebis maigres et affamées, qui brise sa flûte, abhorre les chants, les danses et les sacrilices ; qui repousse la plainte du blond chevrier et maudit toute consolation, parce qu'il est esclave; j'ai compris que ce berger-là n'était autre que la poétique et idéale person- nilication du souvenir de Londres et de l'espèce de servitude qu'y avait subie André ; et je me suis demandé alors, tout en admirant du profond de mon cœur cette idylle énergique et su- blime, s'il n'eût pas encore mieux valu que le poëte se fût mis franchement on scène ; qu'il eût osé en vers ce qui ne l'avait pas effrayé dans sa prose naïve; qu'il se lût montré à nous dans cette taverne enlumée, entouré de mangeurs et d'indifférents, accoudé sur sa table et rêvant; rêvant à la patrie absente, aux parents, aux amis, aux amantes, à ce qu'il y a de plus jeune et de plus frais dans les sentiments humains ; rêvant aux maux de la solitude, à l'aigreur qu'elle engendre, à rabattement elle nous prosterne, à toute cette haute métaphysique de la souf- france; — pourquoi non? puis, revenu à terre et rentré dans la vie réelle, qu'il eût buriné en traits d'une empreinte ineffa- çable ces grands qui l'écrasaient et croyaient 1 honorer de leurs insolentes faveurs; et, cela fait, l'heure de sortir arrivée, qu'il eût lini par son coup d'œil d'espoir vers l'avenir, et son forsan

Al) XVi"- SIECLE. 523

et hsûc olim. Ou, s'il lui déplaisiiit de remnnier en vers ce ([ui élait jeté en prose, il avait en son souvenir dix autres journées plus ou moins pareilles à celles-là, dix autres scènes du même genre qu'il pouvait, choisir et retracer.

Les styles d'André Cliénier et de Régnier, avons-nous déjà dit, sont un parlait modèle de ce que notre langue permet au génie s'exprimant en vers, et ici nous, n'avons plus besoin de séparer nos éloges. Chez l'un comme chez l'autre, même ])ro- cédé chaud, vigoureux et libre; même luxe et même aisance de pensée, qui pousse en tous sens et se développe en pleine vé- gétation, avec tous ses embranchements de relalifs et d'inci- dences entre-croisées ou pendantes ; même profusion d'irréi^u- larités heureuses et familières, d'idiotismes qui sentent leur fruit, grâces et ornements inexplicables qu'ont sottement émondés les grammairiens, les rhéteurs et les analystrs; même promptitude et sagacité du coup d'oeil à suivre Fidée courante sous la transparence des images, et à ne pas la laisser fuir, dans son court trajet de telle ligure à telle autre; même art prodigieux enfin à mener à extrémité une métaphore, à la pousser de tranchée en tranchée, et à la forcer de rendre, sans capitulation, tout ce qu'elle conlieul ; à la prendre à l'état de filet d'eau, à l'épandre, à la chasser devant soi, à la grossir de toutes les affluences d'alentour, jusqu'à ce qu'elle s'enHe et roule comme un grand fleuve. Quant à la forme, à lallure du vers dans Régnier et dans Chénier, elle nous semble, à peu de chose prés, la meilleure possible, à savoir, curieuse sans re- cherche, et facile sans relâchement, tour à tour oublieuse et attentive, et tempérant les agréments sévères par les grâces négligentes Sur ce point, ils sont l'un et l'autre bien supérieurs à La Fontaine, chez qui la forme rhythmique manque presque entièrement, et qui n'a pour charme, de ce côté-là, que sa né- gligence.

Ouesi l'on nous demande maintenant ce que nous prétendons conclure de ce long parallèle (pie nous aurions pu prolonger encore : lequel d'André (Jhénier ou de Régnier nous pré ferons; lequel mérite la palme, à notre gré; nous laissei'ons au lecteur le som.de décider ces questions et autres pareilles, si bon lui semble. Voici seulement une réflexion pratique qm di''- coule naturellement de ce qui précède, et que nous lui sou- mettons : Régnier clôt une époque ; (Ihénier en ou\re une au-

'2S

326 POÉSIE FRANÇAISE

tre. Régnier résume en lui bon nombre de nos trouvères, Villon, Marot, Rabelais; il y a dans son génie toute une partie d'épaisse gaieté et de bouffonnerie joviale, qui lient aux mœurs de ces temps, et qui ne saurait être reproduite de nos jours. Chénier est le révélateur d'une poésie d'avenir, et il apporte au monde une lyre nouvelle ; mais il y a chez lui des cordes qui manquent encore, et que ses successeurs ont ajoutées ou ajouteront. Tous deux, complets en eux-mêmes et en leur lieu, nous laissent au- jourd'hui quelque chose à désirer. Or il arrive que chacun d'eux possède précisément une des principales quahtés qu'on regrette chez l'autre : celui-ci, la tournure d'esprit rêveuse et les extases choisies ; celui-là, le sentiment profond et l'ex- pression vivante de la réalité ; comparés avec intelligence, rap- prochés avec art, ils tendent ainsi à se compléter réciproque- ment. Sans doute, s'il fallait se décider entre leurs deux points de vue prisa part, et opter pour l'un à l'exclnsiOH de l'autre, le type d'André Chénier pur se concevrait encore mieux mainte- nant que le type pur de Régnier ; il est même tel esprit noble et délicat auquel tout accommodement , l'iit-il le mieux ménagé, entre les deux genres, répugnerait comme une mésalliance, et qui aurait difficilement bonne grâce à le tenter. Pourtant, et sans vouloir ériger notre opinion en précepte, il nous semble que, comme en ce bas monde, même pour les rêveries les plus idéales, les plus fraîches et les plus dorées, toujours le point de départ est sur terre, comme, quoi qu'on lasse et qu'on aille, la vie réelle est toujours là, avec ses entraves et ses misères, qui nous enveloppe, nous importune, nous excite à mieux, nous ramène à elle, ou nous refoule ailleurs, il est bon de ne pas l'omettre tout à fait, et de lui donner quelque trace en nos œuvres comme elle a trace en nos âmes. 11 nous semble, en un mot, et pour revenir à l'objet de cet article, que la touche de Régnier, par exemple, ne serait point, en beaucoup de cas, inutile pour accompagner, encadrer et faire sailhr certaines analyses de cœur ou certains poèmes de sentiment, à la manière d'André Chénier.

Août 1829.

AU XVP SIÈCLE. 327

JOACIIIM DLl J]ELLAY

Il y a bien des années déjà qa':i mon début littéraire je me suis occupé des poètes du xvi" siècle, et que je me suis aven- turé avec Ronsard. J'ai souvent regretté depuis qu'il ne m'ait pas été donné de perfectionner, dans des éditions successives, ce premier travail, et d"y joindre ce qu'en pareille matière de nouvelles révisions apportent toujours. Pourtant anjourd'iiui, une circonstance favorable m'y ramène assez directement. Un de nos amis, imprimeur;! Angers, M. Victor Pavie, frère de l'o- rientaliste voyageur, prépare à ses frais et avec un culte singu- lier une édition des vers ciioisis du poëte Du Bellay, son com- patriote. Déjà, il y a un an environ, on avait reproduit ici la Défense et l'Illiislrtition de la Langue française^. Cf. retour dattention accordé au vieux poëte angevin m'encourage moi- même à y revenir et à compléter sur Un d'anciennes études beaucoup trop abrégées. Puis aussi, le dirai-je? les loisirs, pour moi tout nouveaux, d'une docle bibliollièque une bienveil- lance honorable- m'a placé, viennent en aide à ce retour, et me remettent en goût aisément de l'érudition du xvi'= siècle. Ces poètes italiens latins que Gabriel Naudé a rapportés de son voyage d'Italie, et que Du Bellay a si bien connus et imités, sont sous ma main : c'est un attrait de plus dans ce sujet, plus neuf encore que vieilli, ils vont me servir.

11 est bon, je le crois, de revenir ainsi à une certaine dis- tance sur les premiers ouvrages qui nous occupèrent, et de revoir les mêmes objets sous deux inclinaisons de soleil. On ne l'a plus dans les yeux, ce soleil, comme au brillant matin . on

1. Publiée par M. Ackermann, cliez Crozol (1S">9).

2. Celle de M. Cousin, alois minisire de l'instiuclion publique.

328 POESIE Fl'.ANÇAISE

Ta derrière soi, et il rclaire plus lucidement l'après-midi de nos pensées. Mon opinion an fond, sur nos vieux poêles, ne sera "uère différente de celle d'aulrefois; mais je l'exprimerai un peu différemment peut-èlre. Le i>remier coup d'œii que la jeu- nesse lance en entrant sur les choses (\st décisif d'ordinaire, et le peu d'originidité qu'on est destiné à avoir dans sa vie infel- lectuelle s'y trouve d'emblée tout empreint. Jlais ce coup d'ceil rapide a aussi du tranchant. En se jetant d'un bond sur ses armes, comme Achille, on s'y blesse quelquefois. Il y a à reve- nir ensuite sur les limites et la saillie exagérée des aperçus. Ainsi, dans ce sujet du xvi° siècle, si j'ai paru sonner d'abord de la trompette héroïque, je n'aurai pas maintenant de peine à passer au ton plus rapaisé du sermo pedestris. J'ai traité Ron- sard plus au grave, je prendrai plus familiéiement le doux- coulant Du Bellay.

Cela nous sera d'autant plus facile avec lui que son genre de talent et son caractère y prêtent. Son rôle, qui le fait venir le premier après Ronsard, fut beaucoup moins tendu et moins ambitieux. Au second rang dans une entreprise hasardée, il se trouva par même moins compromis dans la déroute. Le Mélanchthon, le Nicole, le Gerbet, dans cet essai de réforme et cette controverse poétique de la Pléiade, ce fut Joochim Du Bellay.

Le bon Guillaume Colletet, dans sa Yie manuscrite de Du Bel- lay, a très-bien senti cette situation particulière du poète an- gevin, qui lui faisait trouver grâce auprès d'une postérité déjà sévère. Il le compare en commençant à Janus, dont un visage regardait le siècle passé et l'autre le siècle à venir, « c'est- à-dire, ajoute-t-il, qu'après avoir fait l'un des plus grands orne- ments de son siècle, il fait encore les délices du nôtre. Et c'est une chose étrange que de toute cette fameuse pléiade d'excel- lents esprits qui parurent sous le règne du roi Henri second, je ne vois que celui-ci qui ait conservé sa réputation toute pure et tout entière : car ceux-là même qui, parun certain dégoût des bonnes choses et par un excès de délicatesse, ne sauraient souflrir les nobles hardiesses de Ronsard , témoignent que celles de Du Bellay leur sont beaucoup plus supportables, et qu'il revient mieux à leur façon d'écrire et à celle de notre tem[)s. » Sans aller si loin, notre impression est la même. Et non-seulement par ses œuvres, mais aussi par sa destinée, Du

AIî XVI» SIECLR. 32i)

Bellay nous semble offrir et résumer dans sa modération Timn^e parfaite et en quelque sorte douloureus(^ d'une école qui a si peu vécu.

^ 11 naquit au l)0urg de Lire, dans les Mauges, à douze lieues d'Angers, vers 1525. Cette date a été discutée, Ronsard était le 11 septembre 1524, et Du Bellay a dit dans un sonnet des Regrets :

Tu me croiras, Ronsard, bien que tu sois plus sage, Et quelque peu encor, ce crols-je, plus âgé.

En supposant doncJoacbim après septembre 1524, comme d'ailleurs on sait positivement qu'il mourut le 1" janvier 15G0, il n'a vécu que trente-cinq ans*. La famille de Du Bellay était ancienne, et surtout d'une grande illustration bistorique ré- cente, grâce à la brandie d"où sortaient ses deux frères, M. de Langey et le cardinal Du Bellay, si célèbres par les armes, les négociations et les lettres sous François I"'^. M. de Langey mourut en 1545, avant que Joachim entrât dans le monde, et le cardinal, qui était souvent à Rome et qui y séjourna même habituellement depuis la mort de François I", ne paraît avoir connu que plus tard son jeune cousin. Celui-ci passa une enfance et une jeunesse pénibles; malgré son illustre pa- rentage, il eut à souffrir avant de se faire jour. simple gentilhomme, on se tromperait en le faisant quelque chose de plus :

Si ne suis-jo seigneur, prince, marquis ou comte,

a-t-il pu dire dans un sonnet à un ami. Lui-même, dans une belle élégie latine adressée à Jean de Morel d'Embrun , son

1. Pourtant, au recueil li tin intitulé ; Joachiini Bt'IIaii andiiii l'ornin- tiim Liliri qiintiior (l'arisiis), 1558, dans une épigranime à son ami Gnr- (ies (t. -li), Du Bellay, déplorant ses clieveu.'c déjà blancs et sa vieillesse anticipée, a dit :

Kt faciunt septem l^l^tra peract.T seiiejn.

Il aurait eu donc trente-cinq ans accomplis en Io.jS. Mais la nécessité du vers Taura ici emporté sur l'exacte chronologie, et Du liellay, aura fait comme lîéranger, qui, dans sa dianson du Tailleur et la Fée, s'est vieilli d'un an ou deux |)Our la rime.

-2. Martin Du liellay, frérc de M. de Langey et du cardinal, personnage distingué aussi, mais alors moins considérable qu'eux, est aujourd'hui leurégalen nom pour avoir continué et suppléé les Mémoires de M. de Langey.

28.

350 l'OÉSIE FRANÇAISE

Pylade, et écrite dans les derniers temps de sa vie (1559), il nous récapitule toutes ses vicissitudes de fortune et ses mal- heurs : cette élégie, d'un ton élevé et intime, représente comme son testament*. On Ty voit dès l'enfance animé d'une noble ému- lation par ces grands exemples domestiques, mais un peu loin- tains, la gloire de M. de Lnngey et le lustre poétique et politi- que du cardinal; c'étaient pour lui des trophées de Miltiade et qui l'empêchaient de dormir. Mais si jeune, orphelin de père et de mère, tombé sous la tutelle assez ingrate d'un frère aîné, il fut longtemps à manquer de cette culture, de cette rosée fé- condante que son génie implorait. Son frère mourut ; lui-même atteignait l'âge d'homme ; mais de nouveaux soins l'assaillirent. De pupille, le voilà à son tour devenu tuteur de son neveu, du fils de son frère ; le fardeau de la maison, la gestion d'affaires embrouillées, des procès à soutenir, l'enchaînèrent encore et achevèrent de l'éprouver :

Hoc ludo, his studiis primos transeg-imus annos : Haec sunt militire pulchra eleaienta meae.

A ce propos de procès et de tutelle, de tout ce souci positif si malséant à un poëte, le bon CoUetet ne peut s'empêcher d'ob- server combien le grand cardinal de Pûchelieu fut sage d'avoir, en établissant l'Académie française, obtenu du roi Louis XIII des lettres d'exemption de tutelle et de curatelle pour tant de beaux esprits présents et futurs, afin qu'ils ne courussent risque, par des soins si bas, d'être détournés de la vie con- templative du Dictionnaire et de leur fauteuil au Parnasse. Le fait est que le pauvre Du Bellay faillit y succomber. Sa santé s'y altéra pour ne jamais s'en relever complètement; deux années entières la maladie le retint dans la chambre : c'est alors que l'étude le consola. Il lut pour la première lois, il déchiffra comme il put les poètes latins et grecs ; il comprit qu'il les pouvait imiter. .Mais les imiter dans leur idiome même, comme tâchaient de faire les érudils, lui parut chose impossible ; la partie de son âge la plus propre à l'élude était déjà écoulée. Pourquoi ne pas

1. On la trouve dans le recueil qui a pour titre : Joachinii Bellaii an- dini Poetœ clarissimi Xeniaxcu illuslriiiin quoruindam Suminum allu- sioiies iParisiis), 1569, iii-i°. Je ne sais pourquoi elle a été omise dans le recueil, d'ailleurs complet, des vers latins de Du lirllay qui lait partie du Leliciœ Pueiarum Gdllorum (1609), publié par Gruter sous le pseudo- njme de Ranutius Glierus.

AU XVI" SIÈCLE. 331

les imiter en français? se dit-il. La hécessitr et Tinslinct nature] s'accordèrent à l'y pousser.

C'est' ici que se place sa première relation avec Ronsard : ils étaient un peu parents ou alliés; Ronsard avait même été, un moment, attaché à M. de Langey dans le Piémont. Du Rellay à ce qu'on raconte, était allé, sur le conseil de ses amis, étudier le droit à Poitiers « pour parvenir dans les endroits publics, à l'exemple de ses ancêtres, qui s'étoient avancés à la cour par les armes ou les saints canons. « Il est à croire que le car- dinal, qui venait de se retirer à Rome depuis la mort de Fran- çois I" (1547), était pour quelque chose dans cette détermi- nation de son jeune parent, et qu'il lui avait fait dire de se mettre en état de le rejoindre. Du Rellay avait alors l'épée, mais n'y tenait guère, et le droit menait à l'Église. Quoi qu'il en soit. Du Rellay était en train, assure-t-on, de devenir un grand jurisconsiiUe, lorsqu'un jour, vers 1548, s'en revenant de Poitiers, il rencontra dans une hôtellerie Ronsard, qui re- tournait de son côté à Paris. Ils se connurent et se lièrent à f instant. Ronsard n'était pas encore célèbre ; il achevait alors ce rude et docte noviciat de sept années auquel il s'était sou- mis sous la conduite de Jean Dorât, de concert avec Jean-An- toine de Daïf, Remy Belleau et quelques autres. Du Rellay, ar- rivé un peu plus tard, voulut en être; les idées de poésie, qu'il nourrissait en solitaire depuis deux ou trois années, mûrirent vite, grâce à cette rencontre. 11 était ardent, il était relardé et pressé, il devança même Ronsard.

fhe premier recued des poésies de Du Rellay, dédié à la prin- cesse Marguerite, sœur de Henri II, est daté d'octobre 1541). Sa Défense et Illustration de la Langue françoise, dédiée au car- dinal Du Bellay, est datée de février 1549 ; mais, comme l'an- née ne commençait alors qu'à Pâques, il faut lire février 1550. Enfin son Olive parut vers la (in de cette même année 1550 ou au commencement de la suivante, à peu près en même temps que les premières poésies de Ronsard, lequel pourtant demeura le promoteur el le chef reconnu de l'entreprise : Du Rellay n'en fut que le premier lieutenant.

Le premier recueil de Du Rellay, si précipitamment publié en 1549, fadlil ruiner son amitié avec Ronsard, et l'a fait ac- cuser d'avoir dérobé son ami. Le détail de cette petite querelle intestine est resté assez obscur. Bayle, d'après Claude Binet,

.■■>ô2 POÉSIE FRANÇAISE

nous dil dnns son article Ronsard du Dictiomiairc : « Il plaida contre Joachim Du Beliny pour recouvrer quelques odes qu'on lui délenoit el qu'on lui avoil. dérobées adroitement. » El le mo- queur ajoute en noie, se donnant plus libre carrière •. « Yoilà un procès fort singulier; je ne doute pas que Ronbard ne s'y échauffât autant que d'autres feroient pour recouvrer l'héri- tage de leur père. Son historien manie cela doucement, il craint de blesser le demandeur et le défendeur : ce dernier soutenoit devant les juges le personnage le plus odieux, mais l'autre ne laissoit pas de leur apprêter un peu à rire. » Collelet nous ra* conte la même historiette plus au sérieux, en reproduisant à peu près les termes de Claude Binet et en homme qui marche sur des charbons ardents : « Comme le bruit s'épandoit déjà partout de quatre livres d'odes que Ronsard promettoit à la façon de Pindare et d'Horace,... l)u Bellay, mu d'émulation ja- louse, voulut s'essayer à en composer quelques-unes sur le mo- dèle de celles-là, et, trouvant moyen de les tirer du cabinet de l'auteur à son insu et de les voir, il en composa de pareilles et les fit courir pour prévenir la réputation de Ronsard ; et y ajou- tant quelques sonnets, il les mit en lumière l'an 1549, sous le titre de Recueil de poésies : ce qui fit naitre dans l'esprit de notre Ronsard, sinon une envie noire, à tout le moins une ja- lousie raisonnable contre Du Bellay, jusques à intenter une ac- tion pour le recouvrement de ses papiers ; et, les ayant ainsi retirés par la voie de la justice, comme il étoit généreux au possible el comme il avoit de tendres sentiments d'amitié pour Du Bellay,... il oublia toutes les choses passées, et ils vécurent toujours depuis en parfaite intelligence : Ronsard fut le premier à exhorter Du Bellay à continuer dans l'Ode. »

Pourtant cette action en justice est un peu forte : qu'en faut-il croire? Voisenon se trouvait un jour avec Racine fils chez Voltaire, qui lisait sa tragédie d'Alxire. Racine, qui était peu gracieux, crut reconnaître au passage un de ses vers, et il répétait toujours entre ses dents et d'un air de grimace: « Ce vers-là est à moi. » Cela impatienta Voisenon, qui s'approcha de M. de Voltaire en lui disant : « Rendez-lui son vers et (pi'il s'en aille. » Mais ici ce n'était pas d'un vers qu'il s'agissait, c'était d'une ode, de plusieurs odes tout entières : quelle énor- mité ! Comment toutefois s'expliquer que Du Bellay les ait prises, ou qu'il ne les ait rendues que contraint ?

AU XVI'= SIECLE. 555

Cette anecdote m'a toujours paru su?pecte:ce serait un vilain trait au début de carrière de DuDellay, qui n'en eut jamais paria suite à se reproclier ; ce serait la seule taclie de sa vie. Je sens le besoin de m'en rendre compte, et voici comment je m'imagine simplement rafl'aire. Du Bellay et Ronsard venaient de se ren- contrer, ils s'étaient pris d'amitié vive; Du Bellay surtout, daus sa première ferveur, voulait réparer les années perdues ; il brû- lait d'ennoblir la langue, la poé.sie française, et d'y marquer son nom. Ronsard, plus grave, mieux préparé et au terme de sa longue étude, se montrait aussi moins pressé. A ce collège de Coqueret, Du Bellay n'était peut-être pas tout à fait d'abord sur le même pied d'intimité que les autres, on parlait des pro- jets futurs, des procbaines audaces ; Du Bellay lisait se? pre- miers sonnets; mais, dès qu'il s'agissait de l'ode, Ronsard, dont c'était le domaine propre, ne s'expliquait qu'avec mystère et ne se déboutonnait pas ; il avait ses plans d'ode pindariqne, ses secrets à lui, il élaborait l'œuvre, il disait à ses amis avides : Attendez et vous verrez. Or, comme je le suppose. Du Bellay, impatienté de cette réserve d'oracle, et voulant rompre au plus vite la glace prés du public, n'y put tenir, et il déroba un jour du tiroir le précieux cabier sibyllin, non pas |tour copier et s'ap- proprier aucune ode (rien de pareil), mais pour en surprendre la forme, le patron; et, une fois informé, il alla de l'avant. Pure espièglerie, on le voit, d'écolier et de camarade. Ronsard s'en fàcba d'abord; il prit la cliose au solennel, dans le style du genre, et voulut plaider ; puis il en rit. Ils restèrent tous deux trop étroitement, trop tendrement unis depuis, la mort de l'un inspira à l'autre de trop vrais accents, et cette mémoire pleurée lui imprima avec les années une vénération trop cbére, pour qu'on puisse supposer qu'il y ait jamais eu une mauvaise action entre eux ' .

Ceci bien expliqué, il y a pour nous à apprécier ces pre- mières œuvres de Du Bellay publiées en si peu de temps, pres- que dans le seul espace d'une année, et qui marquèrent avec

1. Et, si cela avait été, Du Bellay aurait-il pu, dans \'I{i/))nie de la Sur- dité, adressée à Iionsai<l, s'écrier en parlant au cœur de son ami :

Tout re que j'ai de bon, tout ce qu'en moi je prise, C'est d'être, cotnine toi, siin$ fraude, et aaris feintise. D'êlre bon compagnon, d'être à la bonne toi- Et d'elle, mon Ronsard, demi-sourd connnc toi ?

Nous reviendrons ailletirs sur cette surdité-là.

534 POÉSIE FRANÇAISE

éclat son entrép rlans la carrière, l'n assez long intervalle de si- lence suivit, durant lequel sa seconde manière se prépara: car, dès l'année 1550, ou 1551 au plus tard, et probablement pen- dant que ses amis de Paris vaquaient à Timpression de son Olive, il partait pour Rome et s"y attachait au cardinal son pa- rent , pour n'en plus revenir que quatre ans après, en 1555 •. Sa carrière littéraire fut comme coupée en deux par ce voyage et par cette longue absence ; sa santé s'y usa ; mais nous ver- rons peut-être, malgré les plaintes qu'il exhale, et dans la dou- ceur de ces plaintes mêmes, que son talent et son esprit y gagnèrent.

Le premier recueil, de 1549, se ressent de la rudesse du premier effort, et me semble, en quelque sorte, encore tout récent de l'enclume. Jean Proust, Angevin, crut devoir y joindre une explication des passages poétiques les plus difficiles, et ce n'était pas superflu. La première pièce y a pour titre : Prosplto- nématique au roi très-chrétien Henri II. Du Bellay, d'ailleurs, s'est sagement gardé du pindarique à proprement parler, et. malgré le patron dérobé à son ami, la forme lyrique qu'il affecte n'est que l'horatienne. Dans un Chanl triomphnl sur le voyage du roi à Boulogne en août 1549, il trouvait moyen d'in- troduire et de préconiser le nom de Ronsard; preuve qu'il ne voulait en luen le déprimer. Une ode flatteuse au vieux poète Mellin de Saint-Gelais témoignait d'avance de la modération de Du Bellay et tendait à fléchir le chef de l'ancienne école en fa- veur des survenants. Je ne remarque dans ce premier recueil que deux odes véritablement belles. L'une à Madame Marguerite sur ce qu'il faut écrire en sa langue exprime dèjii les idées que Du Bellay reprendra et développera dans son Illnslration ; il y dénombre les quatre grands poètes anciens. Homère et Pindare, Virgile et Horace, et désespère d'imiter les vieux en leur langue .

Princesse, je ne veux point suiwe D'une telle mer les dangers, Aimant mieux entre les miens vivre Que mourir chez les étrangers.

1. Les biographes de Du Belllay ont en général fait son séjour en Italie un |)eu plus court qu'il ne le tut réellement : on lit dans le CLXVl' son- net de ses fic^rf/s que son absence, son enfer, a duré quatre aux et da- vantage.

AU XVI' SIÈCLE. 335

Mieux vaut que les siens on précède, Le nom d'Acliille poursuivant, Que d'être ailleurs un Dioinède, Voire un Tlicrsite bien souvent

Quel siècle ûtcindra ta mémoire, 0 Boccace? el quels durs hivers Pourront jamais sécher la gloire, I'é(rarquc, de tes lauriers verts?...

Voilà, ce me semble, des accents qui montent et auxquels ou n'était pas jusqu'alors accoutumé. L'autre ode, éj;alenient belle pour le temps , est adressée au seigneur l'ouju et s'inspire du Quem lu, Melpornene, semel d'Horace : ce sont les con- ditions et les goûts du vrai poëte, qui ne suit ni l'ambitieuse faveur des cours ni la tourbe insensée des villes, qui ne re- cbercbe ni les riches contrées d'outrc-mer ni les colisées su- perbes,

Mais bien les fontaines vives Mères des petits ruisseaux Autour de leurs vertes rives Encourtinés d'arbrisseaux...

Et encore, toujours parlant du poëte :

Il tarde le cours des ondes, 11 donne oreilles aux bois, Et les cavernes profondes Fait rechanter sous sa voix.

Du Bellay, on le sent, se ressaisit de ces antiques douceurs en esprit pénétré, et, revenant vers la fin à Madame Marguerite, >1 dit volontiers de cette princesse ce qu'Horace appliquait à la nuse :

Quod spiro et placeo (si placée) tuum est.

Celte vénération, ce culte de Du Bellay pour Madame Margue- rite sort des termes de convention et prit avec les années un touchant caractère. Dans les derniers sonnets de ses Regrets, publiés à la lin de sa vie (1559), il dédie à cette princesse, avec une émotion sincère, le [ilus pur de ses pensées et de ses alTec- lions. 11 convient que d'abord il n'avait lait que l'admirer sans

J50 POÉSIE FRANÇAISE

assez l'apprécier el la connaître, mais que depuis qu'il a vu de près ritalie, le Tibre et tous ces grands dieux que l'ignorance adore, et qu'il les a vus

Ignorans, vicieux et médians à l'envi,

sa princesse lui est apparue, nu retour, dans tout son prix et dans sa vertu :

Alors je m'aperçus qu'ignorant son mérite, J'avois, sans la connoitre, admiré Marguerite, Comme, sans les connoitre, on admire les cieux.

Et ce sentiment, il l'a mieux exprimé que dans des rimes. Eu une lettre datée de trois mois avant sa mort (5 octobre 1550), déplorant le trépas de Henri II, il ne déplore pas moins le pro - ciiain département de sa Dame qui, devenue duchesse de Sa- voie, s'en allait dans les Etats de son mari ; « Je ne puis, écrit-il, continuer plus longuement ce propos sans larmes, je dis les plus vraies larmes que je pleurai jamais... » En cela encore. Du Bel- lay me semble accomplir l'image parfaite , le juste emblème d'une école qui a si peu vécu et qui n'eut qu'un instant. 11 brille avec lleinili, le voit mourir et meurt. Il chante sous un regard de Madame Marguerite, et, quand elle part pour la Savoie, il meurt. A cette heure-là. en effet, l'astre avait rempli son éclat; l'école véritable, en ce qu'elle avait d'original et de vit, était finie.

La Défense et Illustration de la Langue françoise, qui sui- vit de peu de mois son premier recueil, peut se dire encore la plus sûre gloire de Du Bellay et son titre le plus durable au- jourd'hui. Ce ne devait être d'abord qu'une épilre ou avertisse- ment au lecteur, en tète de poésie; mais la pensée prit du dé- veloppement, et l'essor s'en mêla : l'avertissement devint un petit volume. J'ai parlé trop longuement autrefois de cette ha- rangue chaleureuse, pour avoir à y revenir ici : elle est d'ail- f3 hurs à relire tout entière. La prose (chose remarquable et à --! l'inverse des autres langues) a toujours eu le pas, chez nous, sur notre poésie. A côté de Viliehardouin et de ses pages déjà épi- ques , nos poèmes chevaleresques rimes font mince figure; Philippe de Comines est d'un autre ordre que Villon. De nos

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jours même, quand le souffle poétique moderne s'est réveillé, Ciuiteaubriand, dans sa prose nombreuse, a pu précéder de vingt ans les premiers essais en vers de l'école qui se ralladie à lui. Au xvi' siècle, le même signe s'est rencontré. L)u Bellay, le plus empressé, le plus vaillant des jeunes poètes et U- porte- enseigne de la bande , veut planter sur la tour gauloise de Francus la bannière de l'ode, les flammes et les banderoles du sonnet ; que fait-il? il essaye auparavant deux simples mots d'explication pour prévenir de son dessein et de celui de ses jeunes amis ; et ces deux mots deviennent une harangue, et cette harangue devient le plus beau et le plus clair de l'œu- vre. Comme dans bien des entreprises qu'on a vues depuis, ou, pour mieux dire, comme dans presque toutes les entre- prises humaines, c'est l'acculent, c'est la préface qui vaut le mieux.

Honneur à lui pourtant d'avoir le premier, chez nous, compris et proclamé que le naturel facile n'est pas suftîsant en poésie, qu'il y a le labeur cl l'art, qu'il y a l'agonie sacrée! Le pre- mier il donna l'exemple, si rarement suivi, de l'élévation et de l'éloquence dans la critique. Son manifeste fit grand éclat et scandale : un poêle de l'ancienne école, Charles Fontaine, v ré- pondit par le Qinntil horatian, dans lequel il prit à parlie Du Bellay sur ses vers, et souligna des négligences, des répé- titions, des métaphores : tout cela terre à terre, mais non sans justesse. La critique qui échauffe et la critique qui souligne élaient dès lors en présence et en armes autant qu'elles le fu- rent depuis à aucun moment.

Du Bellay, dans une Epitre au lecteur placée en tèle de V Olive, revient sur ses desseins en poésie; en répondant à quelques-unes des objections qu'on lui faisait, il les constate et nous en informe. 11 n'espérait pas trouver grâce auprès des rlic- toriqueurs françois; il ne se dissimulait nullement que « telle nouveauté de poésie, pour le commencement, seroit ti-ouvi'e fort étrange et rude. » On lui reprochait de réserver la bdure de ses écrits à une affectée demi-donxaine des plus renom- més poètes qu'il avait cités dans son Illustration; mais il n'a- vait pas prétendu faire, répondait-il, le catalogue de tous les aulies. Il disait de fort bonnes choses sur l'imitation des an- ciens, et qui rappellent notablement les idées du poème de l' In- vention par André Cliéiher. Ce qu'il voulait, c'était enrichir

■i'.t

338 POESIE FnANÇAISE

notre vulgaire d'une nouvelle ou plutôt ancienne renouvelée poésie :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

Et nous-même ajoutons ici sur ces analogies d'André Chénier et de Du Bellay, et sur celles de ce dernier et d'Horace, que c'est en vain qu'on a dit des deux écoles poéti.jues françaises du xvi" siècle et du nôtre, qu'elles étaient des écoles de la forme, et que les poètes n'y visaient qu'à l'art. Ceux qui font ces grandes critiques philosophiques aux poètes n'y entendent rien et sont des hommes d'un autre métier, d'une vocation supé- rieure probablement, mais là-dessus incompétente. C'est pres- que toujours par la forme, en effet, que se détermine le poète. On voit dans une Vie d'Horace, publiée pour la premiéie fois par Vanderbourg, (|ue Mécènes pria le poète son ami de transporter dans la langue latine les différentes variétés de mètres inventées chez les (irecs, en partie par Archiloque, en partie par Alcée et Sappho, et que personne n'avait encore fait connaître aux Ro- mains. Ainsi sont nées les odes d'Horace *. C'est en voulant re- produire une lorme qu'il a saisi et fixé ses propres sentiments; c'est, à la lettre, pour avoir serré les mailles du filet qu'il a pris le poisson. Ainsi à leur tour l'ont tenté avec plus ou moins de bonheur Du Bellay, Ronsard et ensuite André Chénier. Ce n'est pas la méthode qu'd faut inculper ; il n'y a en cause que l'exé- cution et le degré de réussite de l'œuvre.

Quelques mots encore de cette préface de YOlive sont à rele- ver, en ce qu'ils dénotent chez Du Bellay une dignité peu com- mune aux gens de lettres et aux poètes de son temps et de tous les temps. Aux moqueurs et aux mauvais plaisants qui espé- raient engager la partie avec lui, il répond qu'ils doivent cher- cher autre badin pour jouer ce rollc avecqeux: il se garde bien de leur prêter collet. Quant à ceux qui le détournent charita- blement de la poésie comme futile, il les remercie, et d'un ton de gentilhomme qui ne sent en rien son rimeur entiché, je vous assure. Il ne s'exagère pas son rôle de poète; il aime la muse par passe-temps, pour elle seule et pour les fruits secrets

1. Dans VE.veiii moniuncntum (ode XXX, liv.Ill), ildil kii-môiiie :

Pri'iceps .Eoliuin canncn ail Italos Dediixisse modos

AU XVI" SIECLE. :59

qu'elle lui procure ; sa petite muse, comme il dit, n'est aux gages de personne : elle est serve tant seidevienl de mon plai- sir. Il fait donc des vers parce qu'il a la veine, et que cela lui plaît et le console; mais il ^ait mettre chaque cliose à sa place ; dans son élégie latine à Jean deMorelil le redira : la médecine, l'art de gouverner les hommes, la guerre, il sait au Iiesoin cé- der le pas à ces grands emplois; si la fortune les ouvrait devant lui, il y réussirait peut-être ; il est poëte faute de mieux ; il est vrai que ce pis-aller le charme, et que, si l'on vient imperlinem- ment l'y relancer, il ne se laissera pas faire. A messieurs les courtisans qui disent que les poètes sont fous, il avoue de bonne grâce que c'est vérité :

Nous sommes fous en vers, et vous l'êtes en prose : C'est le seul différent qu'est entre vous et nous*.

Les cent quinze sonnets qui composent V Olive laissent beau- coup à désirer tout en épuisant à satiété les mêmes images. Olive est une beauté que Du Bellay célèbre comme Pétrarque célébra Laure ; après le laurier d'Apollon, c'est le lourde Volivicr de Pallas :

l'hœlius amat lauruin, glaucam sua Pallas olivam : nie suum vatem, nec minus isla suum,

lui disait Dorât. Ce jeu de mots sur l'olive et l'olivier se repro- duit perpétuellement dans cette suite de sonnets; à côté de Pallas, l'arche même et Noé ne sont oubliés :

Sacré rameau de céleste présage, Rameau par qui la colombe envoyée Au demeuraul de la terre noyée Porta jadis xm si joyeux message...

Colletet nous apprend le vrai nom de la demoiselle ainsi célé- brée; il le lient de bonne tradition, assure-t-il : elle était Pari- sienne (et non d'Angers, comme Goujet l'a dit), et de la noble famille des Violes; d'où par anagramme Olive. Mais cet amour n'était, on le pense bien, qu'un prétexte, un argument à

1. JlcgreU, sonnet CXLI. Cette réponse de Du Bellay nux courtisnns (Uniiitniio espèce de proverbe; JeiindeLa Titille, dans nue préface en tête do son Siiïtl le fiiriciir, \;\ leur jette an nez en passant, comme, nnsiècle pins lard, on ont l'ait d'un vers de lîoileau.

540 POESIE FRANÇAISE

sonnets. Du Bellay ne paraît avoir aimé sérieusement qu'une fois, à Rome; et il a célébré Tubjel, en vers latins bien autre- ment ardents, sous le nom de Faustine.

Avant VOlive, on n'avait guère fait en France qu'une douzaine do sonnets; je ne parle pas de la langue romane et des trouba- dours; mais en français on en citait à peine cinq ou six de Marot, les autres de Mellin de Saint-Gelais. Du Bellay est incontestable- ment le premier qui fit fleurir le genre et qui grefl'a la bouture florentine sur le chêne gaulois *.

Dans votive, Fenl relacement des rimes masculines et fémi- nines n'est pas encore régulièrement observé connue il va l'être quelques années plus tard dans les sonnets des Regrets. Les vers mâles et vigoureux véritablement, au dire de Collelet, n'ont pas encore, il en convient, toute la douceur et toute la politesse de ceux que le poète composa depuis. On ne parlait pourtant alors parmi les doctes et les curieux que des amours de Du Bellay pour Olive et de ceux de Ronsard pour Cas- sandre ; on les récitait, ou les commentait; on a la glose im- primée d'Antoine Muret sur les amours de Ronsard; celle que le savant jurisconsulte lyonnais André de Rossant avait com- posée sin^ l'Olive de Du Bellay s'est perdue. Il semblait, di- sait-on, que l'amour eût quitté rilalie pour venir habiter la France.

Du Bellay, au milieu de ce premier triomphe, part pour l'I- talie, ce berceau de son désir, pour Rome, il va s'attacher au cardinal son parent. 11 lui avait dédié V Illuslration et adressé une ode de son premier recueil : il résulte même de celle-ci que le cardinal aurait faire un voyage en France vers 1550, auquel cas il aurait naturellement connu et emmené avec lui son jeune cousin. Que Du Bellay n'ait fait que le sui- vre au retour, ou qu'il soit allé le rejoindre-, une nouvelle vie pour lui commence. 11 accomplissait ses vingt-cinq ans

1. Vauquelin de La Fiesiiaie a dit dans un sonnet à Du Bellay lui- même :

Ce fut toi, Du Bi^llay, qui des piL-miers eu Fronce D'IUilic attiras les soinietsamoiiiL'ux : Depuis y séjournant, d'un yoût plus savoureux, Le premier lu les as mis hors de leur culance.

2. Il parait bien qu'en effet il l'accompagna; dans l'élégie à Morel, o\i lit :

mitilur interea Roniam Bcllaius ille.... Alpibus et duris ille sequendus erat.

AU XYl" SIECLE. 341

ot était à co point un seul rayon i\o plus arhr'Vft de nous mûrir.

Le cardinal aiiquel Du Bellay s'attachait était un personnage érninent pnr l'esprit, par les lumières, le doyen du Parnasse comme du sacré Collège. Il avait été autrefois le patron de Ra- belais, qu'il avait eu pour médecin dans ses anciens voyages de Home, pour nioine ou chanoine séculier à sa trés-commode ab- baye de Saint-Maur, et à qui il avait procuré finalement la cure de Meudon. On peut s'étonner, libéral et généreux comme il était, qu'il n'ait pas plus fait pour notre poëte dont il put ap- précier de ses yeux le dévouement et les services durant des années. Le cardinal avait à Rome le plus grand étal de maison ; il s'était fait bâtir un magnifique palais près des Thermes de Dioclétien. Joachim devint son intendant, son homme d'affaires et de confiance :

Panjas, veux-tu savoir quels sont mes passe-temps? Je songe au lendemain, j'oi soin de la dépense Qui se l'ait chaque jour, et si lanl que je pense A rendre sans argent cent créditeui's contens...

J'ai le corps maladif, et me faut voyager;

Je suis pour la nmse, on me lait ménager...

Jamais d'ailleurs, dans les plaintes qu'il nous a laissées, jamais un mot ne lui échappe contre son patron. Ce n'est ni l'ambition ni l'avarice qui l'ont poussé près de lui et qui l'y enchaînent un sentiment plus noble le soutient :

L'iionnète servitude mon devoir me lie 51'a fait passer les monts de France en Italie.

Toute la série des souffrances et des affections de Du Bellay du- rant ce séjour à Rome nous est exprimée fidèlement dans deux recueils intimes, dans ses vers latins d'abord, puis dans ses Regrets ou Trisles à la manière d'Ovide.

Il y eut évidemment interruption du premier coup et comme solution de continuité dans son existence morale et poétique. Il arrivait avec de l'enthousiasme, avec des espérances ; il se heurta contre la vie positive, contre le spectacle de l'ambition et des vices sur la jibis libre scène qui fut jamais. La Rome des

29.

542 POÉSIE FRANÇAISE

Borgia, des Médicis et des Farnèse avait accumulé toutes sortes d'ingrédients qui ne Taisaient que continuer leur jeu avec moins (le grandeur. Du Bellay arriva sous le pontificat égoïste et inaclif de Jules 111; il dut assister, et en plus d'un sonnet il fait allu- sion aux circonstances du doui)le conclave qui eut lieu à la mort de ce pape, puis à la mort de Marcel II, lequel ne régna que vingt-deux jours. Il put voir le début du pontilicat belliqueux et violeiil de Paul IV. Son moment eût été bien mieux trouvé qnelques années plus tôt sous Paul 111, ce spirituel Farnése qui décorait tie la pourpre les muses latines dans la personne des Bembe et des Sadolet. Mais cet âge d'or finissait pour l'Italie lorsque Du Bellay y arriva ; il n'en put recueillir que le souffle tiède encore, et il le respira avec délices : son goût bientôt l'exlialera. Il lut ces vers latins modernes, et souvent si antiques, qu'il avait dédaignés ; il fut gagné à leur charme, et lui, le cham- pion de sa langue nationale, il ne put résister à prendre rang parmi les étrangers. Dans sa touchante pièce intitulée Pati'iœ Dcsidcrium, il sent le besoin de s'excuser :

Hoc Latiuin poscit, romana.' liœc débita ling-uœ Est opéra; hue genius conipulU ipse loci.

C'est donc un hommage, un tribut payé à la grande cité latine ; il faut bien parler lalin à Rome. Ainsi Ovide, à qui il se compare, dut parler géte parmi les Sarmates, ainsi Horace fit des vers grecs à Athènes. Et puis des vers français n'avaient pas leur public, et les vers, si intimes qu'ils soient et si détachés du monde, ont toujours besoin d'un peu d'air et de soleil, d'un auditeur enfin :

Carniina principibiis gaudont plau.^ucjue thcatri, Qiiique placet panels displieet ipse sibi.

J'aime assez, je l'avouerai, cette sorte de contradiction à la- quelle Du Bellay se laisse naturellement aller et dont il nous offre encore quelques exemples. Amsi, dans ses Regrets, il se contente d'être l'amiiier et natiu'el, après avoir ailleurs prêché l'art. Ainsi, lui qui avait parlé contre les tradiictions des poètes, un jour qu'il se sent en moindre veine et à court d'invention, il traduit en vers deux chants de VÊnéide, et, si on le lui re- proche, il répondra : « Je n'ai pas oublié ce que autrefois j'ai

AU XVI'' SIÈCLE. 5Î5

dit (les translations poétiques ; mais je ne suis si jalousement amoureux de mes premières appréhensions que j'aie honte de les changer quelquefois, à l'exemple de tant d'excellents auteurs dont l'autorité nous doit ôter cette opiniâtre opinion de vouloir toujours persister en ses avis, principalement en matière)^ de lettres. Ouant à moi, je ne suis pas stoïque jus(|ue-là. » En gé- néral, on sent chez lui, en avançant, un homme qui a profité de la vie et qui, s'il a payé cher l'expérience, ne la rebute pas. Il a dit quelque part de ses dernières œuvres, de ses derniers fruits, en les offrant au lecteur, qu'ils ne sont du tout si savoureux que les premiers, mais qu'ils sont peut-être de meilleure garde. Du Perron goûtait beaucoup ce mot-là.

Il conviendrait peu d'insister en détail sur la suite des poésies latines de Du Bellay; il eu a lui-même reproduit plusieurs en vers français. De Thou, en louant ses Regrets, ajoute que Joa- chim avait moins réussi aux vers latins composés à Rome dans le même temps. Coiletet est d'un autre avis et estime qu'au gré des connaisseurs, ces vers latins se ressentent du doux air du Tibre que l'auteur alors respirait'. S'il m'était peimis d'avoir un avis moi-même en une telle question, j'avouerai que, s'ils ne peuvent sans doute se comparer à ceux d'un Bembe, d'un Nau- gerius, ou de ce divin Politien, ds ne me paraissent aucunement inférieurs à ceux de Dorât, de L'IIùiiital ou de tout autre Fran- çais de ce temps-là. La seule partie qui reste pour nous vérita- blement piquante dans les vers latins de Du Bellay, ce sont ses amours de Faiistine. Le ton y prend une vivacité qui ne permet pas de croire cette fois que la flamme se soit contenue dans la sphère pétrarquesque. Il ne vit et n'aima cette Faustine que le

1. On lit dans le ValPsiana ou Pensées de M. de Valois : « Joachim Du Bellay faisoil l'orl bleuies vers latins. Dans le petit recueil d'Epiyrauunes qu'il nous a laissées, il y eh a uneentie autres que j'aime pour sa naïveté; c'est contreun mauvais poëte qui avoit intitulé ses poésies latines Niigœ :

Paule, tuuiii inscribU Nugaruiii nomine llbrum : Iii toto libro iiil melius liliilu. »

Et Dreux du Piadier, après Ménage, cite cet autre joli distique sur un chien :

Lalr.itu lures excepi, niutiis amantes : Sic placui domino, sic placiii dominie.

C'est déjà le couplet de Figaro :

Le chien court, tout est mordu, Hors l'amant qui l'a vendu.

ôU PUESIE KKANÇ.\ISE

(jiiatrièmo été de son séjour ii Rome; il avait l)ravé fièrpmpnt jusque-là le coup d'œil des beautés romaines ;

Et jam quiirla Ceros cnpiti nova sorla paialml, iV'ec de.lcrani sano colla supciiia jui;o.

Il n'est nullement (jueslion de cet amour dans ses Bcgrels, dont presque tous les soimets ont été composés vers la troisième année de son séjour : à peine, vers la fin, pourrait-on entrevoir une vague allusion'. Si Du Bellay avait aimé Faustine durant ces trois premières années, il n'aurait pas tant parlé de ses eimuis; ou du moins c'eût été pour lui de beaux ennuis, et non pas si insipides. A peine commençait-il à connaître et peut-être à posséder- cette Faustine, que le mari, vieu.v et jaloux (comme ils sont toujours dans les élégies i, et qui d'abord apparemment était absent, la retira de cbez sa mère elle vivait libie, pour la loger dans un cloître. Le belliqueux Paul IV venait de monter sur le siège pontifical ; il passait des revues du haut de ses balcons ; il appelait les sobiats français à son secour pour mar- cher contre les Espagnols de Naples et pi-endre leur revanche des vieilles vêpres siciliennes. Mais Du Bellay, lui, soldat de Vénus, ne pense alors qu'à une autre conquête et à d'autres repré- sailles ; il veut déiivr(n^ sa maîtresse captive sous la grille; c'est pour lui sa Naples et sa sirène :

Hfec repetenda inilii tollus est vindice dextra, Hoc l)cllum, lucc vjrtus, luec mea Partlienope.

11 est curieux de voir comme le secrétaire du doyen du sacré Collège, le prochain chanoine de Paris ', celui qui, quatre ans plus lard, moiuM'a désigné à rarchcvêché de Bordeaux, parle ouvertement du cloître, des Vestales, l'on a logé sa bien- aimée. Toutes les vestales brûlent, dit-il; c'est un reste de l'ancien feu perpétuel de Vesta : puisse sa Faustine y redoubler d'étincelles ! Eu pur païen anacrèonlique, il désire être renfermé

1. Peut-être dans le sonnet LXXXVIi, il se moiitic enchaîna' et comme enraciné par quelque amour caché.

2. H:uk1 prius illa tamen noliis erepla fiiil, r|u.im

Viiiit maiiiplexiis ten)ue qualerquc ineos.

3. Il ie fut des cette année même de ses amours (l.ïîio), par la faveur d'un autie de ses parents du même nom, Eustache Du Bellay, alors évê- que de Paris.

AU XYI" SIECLE. 345

avec elle ; Je jour, il serait comme Jupiter qui se métamorphosa une lois eu chaste Diaue ; nulle vestale ne paraîtrait plus voilée et plus sévère, n'ofhirait plus religieusement aux dieux les sa- crifices et ne chanteiait rruii cœur mieux pénétré les prières qui se répondent. Mais de nuit, oh ! de nuit, il rcdi'vicudrait Jupiter :

Sic gratis vicihiis, Vestœ Venerisquc saccrdos, Noctc paruin castus, luce pudica forem.

iNotez que ces poésies latines furent publiées à Paris deux ou trois ans après, en 1558, par Du Bellay lui-même, sans doute alors engagé dans les ordres. Elles sont dédiées à Madame Mar- guerite, et portent en tête un extrait de lettre du chancelier Olivier qui recommande l'auteur à la France. Etienne Pasquier, en une de ses épigrammes latines *, ne craignait pas de rap- procher sa maîtresse poétique Sabine de cette Faustine romaine qui était si peu une Iris en l'air.

Il paraît bien, au reste, sans que Du Bellay explique com- ment, que sa Faustine en personne sortit du cloître et lui Ait rendue; les délires poétiques qui terminent l'annoncent assez ; il la célèbre plus volontiers dans cette lune heureuse sous le nom expressif de Columba :

Sus, ma petite Coloifibelle, Ma petite belle rebelle,

ainsi qu'il l'a traduit en vers français depuis. On s'étonne de voir au milieu de tels transports, qu'il ne semble pas avoir en- core obtenu d'elle le dernier don, mais seulement, dit-il, stim- mis bona proœima. Est-ce bien elle-même, en effet, qu'il alla voir une nuit chez elle en rendez-vous, et qui demeurait tout près de l'église Saint-Louis^? Il dut quitter Rome peu après, et peut-être aussi cette aventure contiibua-t-elle au départ.

Mais, avant de faire partir Du Bellay de Pionie, nous avons

1. Lai-'du liv. VI.

2. Nox erat, et pacta! properabam :ii( (cela puell;i\

Juiigunliir fano quie, Loiloice, luo.

L'église dite Saint-Louis des Fiançais est d'une date postérieure. Quelle était celte église Saint-Louis de 1555? Je laisse ce point de topographie à M. Nibby et aux antiquaires.

346 POÉSIE FRANÇAISE

à le suivre dans toute sa poésie mélancolique des Regrets. Et voici comment je me figure la succession des poésies et des pensées de Du Bellay durant son séjour de Rome. Arrivé dans le premier enthousiasme, il tint bon quelque temps ; il paya sa bienvenue à la ville éternelle par des chants graves, par des vers latins {Romse Descriplio); il admira et tenta de célébrer les antiques ruines, les colisées superbes,

Les théâtres en rond ouverts de tous côtés ;

il évoqua dans ce premier livre d'Antiquités le génie héroïque des lieux, et lui dut quelques vrais accents :

Pâles Esprits, et vous, Ombres poudreuses!...

puis le tous les jours des affaires, les soins positifs de sa charge, le spectacle diminuant des intrigues, le gagnèrent bientôt et le plongèrent dans le dégoût. Quelqu'un a dit que la rêverie des poètes, c'est proprement Cenniii enchanté; mais Du Bellay à Borne eut surtout Tennui tracassé, ce qui est tout diflérent'. Il regretta donc sa Loire, ses amis de Paris, son humble vie d'études, sa gloire interceptée au départ, et il eut, en ne croyant écrire que pour lui, des soupirs qui nous touchent encore. Depuis trois ans cloué comme un Prométhée sur L'Aventin, il ne prévoit pas de terme à son exil : que faire? que chanter? Il ne vise plus à la grande faveur publique et n'aspire, comme devant, au temple de l'art ; il fait de ses vers français ses papiers joiirnmix et ses plus humbles secrétaires;

l. Un élégiaque modenip, iinitaleur de Du Bellay dans le sonnet, a cu- rieusement niar(|ué la ditl'éreiico de ces deux ennuis, mais dans un temps il avait lui-même une l-'austine pour se consoler :

Moi qui révais la vie en une vfrte enceinte, Des liiisirs de l'iistt'ur, et sous les bois sacrés Des vers heureux de naiire et longtemps ununiurés; Moi dont les chaslcs nuiis, avant la lampe éteinte,

Ourdiraient des tissus oii l'àme serait peinte, Ou dont les jeux errants, par la hine éclairés, S'en iraient taire un cliaiine avec les lleurs des prés ; Woi dont le coeur suilotit garde une image sainte !

Au tracas des journaux perdu matin et soir,

Je suis à le métier comme un Juif an comptoir,

Mais comme un Juif du moins (jui garde en sa demeure,

Dans l'arriére-boutique ne vient nul chaland.

Sa Kebecca divine, un ange c onsolant,

Dont il rentre baiser le Iront dix lois par heure.

AU XVI« SIÈCLE. 347

il se plaint à eux et leur demande seulement de gémir avec lui et de se consoler ensemble :

Je ne chante, Maf^ny, je pleure mes ennuis,

Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante.

Si bien qu'en les chantant souvent je les enchante.

Et encore :

Si les vers ont été l'abus de ma jeunesse. Les vers seront aussi l'appui de ma vieillesse ; S'ils furent ma l'olie, lisseront ma raison.

Dans ses belles stances de dédicaces à M. d'Avanson, ambas- sadeur de France à Rome, il e.vpriine admirablemenl, par toutes sortes de gracieuses images, cette disposition plaintive et dé- couragée de son âme : il chante, comme le laboureur, au ha- sard pour s'évertuer au sillon; il chante, comme le rameur en cadence, afin de se rendre, s'il se peut, la rame plus légère. Il avertit toutefois que, pour ne fâcher le monde de ses pleurs (car, poêle, on pense toujours un peu à ce monde pourqni l'on n'écrit pas), il entremêlera une douce satire à ses tableau.\, et il a tenu parole : la Rome des satires de l'Arioste revit chez Du Bellay à travers des accents élégiaquos pénétrés.

Littérairement, ces Regrets de Du Bellay ont encore du charme, à les lire d'une manière continue, k partir du son- net xxxn% il est vrai, ils languissent beaucoup ; mais ils se re- lèvent, vers la fin, par de piquants portraits de la vie romaine. Le style en est pur et coulant :

Toujours le style te démange,

a-t-il dit très-spirituellement du poëte-écrivain, dans une bou- tade plaisante imitée de Buchanan; ici, dans les Regrets, évi- demment le style le dnnnitge moins ; sa plume va au sentiment, au naturel, niènie au risque d'un peu de prose. Dans un des sonnets àRonsard, il lui dit d'un air d'abandon ;

Je suivrai, SI je puis,

Les plus luunlilcs cliaiisons tie la muse lassée.

Bien lui en a pris; cette lyre un peu déteiuluc n'a jamais mieux sonné; les habitudes de l'art s'y retrouvent d'ailleurs à propos,

548 POESIE FRANÇAISE

au milieu dos lenteurs et des négligences. Ainsi quelle plus poé- li(iue conclusion que celle qui couronne le sonnet xvi% dans le- quel il nous représente à Rome trois poêles, trois amis tristes et exilés, lui-même, Magiiy attaché à M. d'Avanson, et Panjas qui suit (|uel(iue cardinal français (celui de Chàlillon ou de Lor- raine)? Heureux, dit-il à llonsard , lu courtises là-bas notre Henri, et ta docte clianson, en le célébrant, t'honore :

Las ! et nous cepeiidaiU nous consumons notre âg:e

Sur le Lord inconnu d'un étrange rivage.

le malheur nous liiit ces trisles vers chanter :

Comme on voit quelquefois, quand la mort les appelle, Arrangés flanc à flanc parmi l'herbe nouvelle, Bien loin sur un étang trois cygnes lamenter.

Quand Du Bellay fit ce sonnet-U\, il avait respiré cet air subiil dont il parle en un endroit, et que la Gaule n'aurait pu lui donner, cette divute llamme attiqiie et romaine tout ensemble. Je suivrais plus longuement Du Bellay à B.mie, si, en quel- ques pages d'un érudit et ingénieux travail ', M. Ampère ne. m'en avait dispensé. Je ne me permettrai d'ajouter qu'une seule remarque aux siennes, et (pii rentre tout à fait dans ses vues: c'est que Du Bellay, tout en maudissant Rome et en ayant l'air de l'avoir prise en grippe, s'y attachait, s'y enracinait insensi- blement, selon riiabitude de ceux qui n'y veulent que passer eî, qui s'y trouvent retenus. Le charme opérait auïsi, et, ce qui est [ilus pupumt, malgré lui. 11 faut l'entrudre :

D'où vient cela, Mouuy, que tant jikis on s'efforce D'échapper hors d'ici, plus le L'émon du lieu (Et que seroit-ce donc, si ce n'est quehpie dieu?) Nous y tient attachés par une douce force?

Seroit-ce point d'amour cette alléchanlc amorce. Ou quelque autre venin, dont après avoir beu Nous sentons nos esprits nous laisser peu à peu. Connue un cor])s qui se perd sous une neuve écorcc?

J'ai voulu milk' lois de ce lieu m'étrangcr.

Mais je sens mes cheveux en feuilles se changer,

Mes bras en longs rameaux, et mes pieds en racine.

1. l'tiiintits de Home à diffr renia djcs, licfuc des Deux Mondes de juin ISôj.

AU XVI» SIÈCLE. 349

Bref, je ne suis plus rien qu'un vieil tronc animé, Qui se plaint de se voir à ce bord transformé, Comme le myrte au{;lois au rivage d'Alciiie.

Voiià bien, ce me semble, ce magique enchantement de Rome qui fait oublier la patrie ; à moins qu'on ne veuille croire que ce charme secret pour Du Bellay, c'était déjà Faustine.

Un bon nombre des sonnets de la dernière moitié des Regrets ont la pointe spirituelle, dans le sens Irançais et malindu mot; aussi Fontenelle ne les a-t-il manques dans son joli recueil choisi de nos poètes'. Comme, par les places et les rues de Rome, la dame romaine à démarche grave ne se promène point, remarque Du Bellay, et qu'on n"y voit vaguer de femmes (c'était vrai alors) que celles qui se sont donné l'honnête nom de la cour, il craint fort à son retour en France

Qu'autant que j'en voirai ne me ressemblent telles.

Il se moque en passant de ces magnifiques doges de Venise, de ces vieux Sganarelles (le mot est approchant), surtout quand ils vont en cérémonie é[iouser la mer,

Dont ils sont les maris et le Turc l'adultère,

Alarot en gaieté n'eût pas mieux trouvé, ni le bon Rabelais, que Du Bellay cite aussi. 11 y a de ces sonnets qui, sous un air pu- rement spirituel, sont poignants de satire, comme celui dans lequel on voit ces puissants prélats et seigneurs romains qui tout à l'heure se prélassaient pareils à des dieux, se troubler, pâlir tout d'un coup, si Sa Sainteté, de qui ils tiennent tout, a craché dans le bassin un petit lilet de sang,

l'uis d'un petit souris iiiiidre la sûreté!

l'armi le butin que Du Bellay rapporta de Rome, il m" est im- possible de ne pas compter les plus agréables vers qu'on cite de lui, bien qu'ils ne fassent point partie des Regrels ; mais ils ont été publiés vers le même temps, peu avant sa mort ; je

1. VaiKiuelin de La Fresnaifi, eu son .4(7 ixiéliiiue, a Irùs-bieii apen.u co qu'il y avait île nouveau à ('ctle faron :

Et llu Bellay, ijuillaiil celle amonreiisc llanmii', l'icciiier lit le suniiel sentir son epiijramme.

50

550 POESIE FRANÇAISE

veux parler de ses hux rustiques. C'est naturellement le voyage d'Italie qui mit Du Bellay à la source de tous ces ])oëtes latins de la renaissance italienne ; et de Naugerius en particulier, l'un des plus charmants, qu'il a reproduit avec prédilection et, en l'imitant, surpassé. Naugerius, ou Navagero, était ce noble Vé- nitien qui offrit à Vulcain , c'est-à-dire qui brûla ses pre- mières Sylves imitées de Stace, quand il se convertit à Virgile, et qui sacrifiait tous les ans un exemplaire de Martial en l'hon- neur de Catulle. Il ne vivait plus depuis déjà longtemps quand Du Bellay lit le voyage d'Italie ; mais ses Lusus couraient dans toutes les mains. Or, on sait la jolie chanson de Du Bellay :

UN VANNEUR DE DLÉ AUX VENTS,

A vous, troupe légère,

Qui d'aile passagère

Par le momie volez,

Et d'uu silllaiU murmure

L'ouibrageuso verdure

Doucement ébranlez', etc., etc.

L'original est de Naugerius; il faut le citer pour faire com- prendre de quelle manière Du Bellay a pu être inventeur en traduisant :

VOTA AD AURAS.

Aurœ quîc Icvibus percurritis acra pennis,

Et strcpilis biando per nomora alla sono, Serta dat lucc vobis, vobis li;cc rusticus Idmon

Spargit odorato plena canistra croco. Vos lenite œstum, et paleas sejungitc inanes,

Dum medio fruges ventilât ille die.

L'invention seule du rhythme a conduit Du Bellay à sortir de la monotonie du distique latin, si parfait qu'il fùl, et à faire une villanelle toute chantante et ailes déployées, qui sent la gaieté naturelle des campagnes au lendemain de la moisson, et qui nous arrive dans l'écho.

A simple vue, je ne saurais mieux comparer les deux pièces

1. Voir dans ce volume, page ,59; je prie qu'on veuille bien avoir réel- lenienl la i)ièce sous les yeux, car, |pour la cuuiparaison, celte vue est nécessaire.

AU XVI» SIECLE. 351

qu'à un escadron d'abeilles qui, chez Naugerius, est un peu ramassé , mais qui soudainement s'allonge et défile à travers l'air à la voix de Du Bellay. L'impression est tout autre, l'ordre seul de bataille a cliangé*.

Mais voici qui est peut-être mieux. Le même Naugerius avait fait cette autre épigrannne :

THYRSIDIS VOTA VENERI.

Quod tulit optata tandem de Leucyde Thyrsis

Fnictum aliquem, lias violas dattibi, sancta Venus. Post sepem liane sensim obrepens, tria basia sumpsi .

Nil ultra potui : nam prope mater erat. Nunc violas, sed, plcna ferain si vota, dicabo

Inscriptam lioc myrtum carminé, Diva, tibi : « Ilanc Veneri myrtum Thyrsis, quod amore politus

Dedicat, atque una seque suosque grèges. »

Ce que Du Bellay a reproduit et déployé encore de la sorte, dans une des plus gracieuses pièces de notre langue :

A VÉNUS.

Ayant, après long désir,

Pris de ma douce ennemie

Quelques arrhes du plaisir

Que sa rigueur me dénie'-', etc., etc.

N'a l'on pas remarqué, en li.sant, à cet endroit:

Imitant les lèvres closes Que j'ai baisé par trois fois,

comme le sens enjambe sur la strophe , comme la phrase se

1„ Celte image des vanneurs me rappelle la belle comparaison d'Homère, le père et comme l'océan de toute grâce; c'est dans l'Iliade (chant V), au moment lesTroyens qui fuyaient s'arrêtent, se retournentà la voix d'Hector, et les Grecs ei eux s'entre-choquent dans la poussière: « Comme quand les vents emportent çà et les pailles à travers les aires sacrées vannent les vanneurs, tandis que la blonde Gérés sépare, à leur souffle empressé, le grain d'avec sa dépouille légère, on voit tout alen- tour les paillers blanchir : de même en ce moment les Grecs deviennent tout blancs de la poussière que soulèvent du sol les pieds des chevaux et qui monte au dùme d'airain du ciel immense. » Telle est la grandeur première; combien au-dessus des jeux de la grâce!

2. Voir dans ce volume, page 60 ; je prie, comme précédemment, qu'on veuille bien relire en ' ffet.

552 POÉSIE FRANÇAISE

continue à travers, s'allonc;o {.tensim ohrepit), et semble imiter l'amant Ini-mèmo glmani tout beau dessous l'ombre?

De peur encore j'en tremble,

ce vers-là, après le long et sinueux chemin le poëte Hirtit semble n'avoir osé respirer , repose à propos , fait arrêt et image. Tout dans cette petite action s'enchaine, s"anime, se fleurit à chaque pas. Du Bellay, en imitant ainsi, crée dans le détail et dans la diction, tout à fait comme La Fontaine'.

Que si maintenant on joint à ces deux pièces exquises de Du Bellay son admirable sonnet du petit Lire, on aura, à côté des pages de /'///»s(ra//o« et comme autour d'elles, une simple couronne poétique tressée de trois fleurs, mais de ces fleurs qui suffisent, tant que vit une littérature, à sauver et à ho- norer un nom. Le sonnet du petit Lire est également imité du latin, mais du latin de Du Bellay lui-même, et le poëte a fait ici pour lui comme pour les autres, il s'est embelli en se tra- duisant. Dans son élégie intitulée Patrise Desiderinm, il s'était écrié, par allusion à Ulysse:

Félix tpii mores niiiltorum vidit et urbes, Sedibus et poluit consenuisse suis;

et il continuait sur ce ton. Mais voici, sous sa plume rede- venue française, ce que cette pensée, d'abord un peu générale, et qui gardait , malgré tout, quelque chose d'un écho et d'un centon des anciens , a produit de tout à fait indigène et de natal :

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, Ou comme cetlni-là qui conquit la toison. Et puis est retourné, plein d"usage et raison, Vivre entre ses parents le resie de son âge !

Quand reverrai-je, hélas! de mon petit village Fumer la cheminée, et en quelle saison Reverrai-je le clos de ma pauvre maison. Qui m'est une province, et beaucoup davantage !

1. 11 était si plein de son IN'augerius, qu'il s'est encore souvenu de lui dans un passage de ses stances à M . d'Avanson, en tête des Regrets : Quelqu'un diia : De quoi servent ces plaintes"?...

C'est inspiré d'un fragment délicieux de Philémon sur les larmes que ^"augerius avait traduit, et Du Bellay sans doute l'avait pris là.

AU xvi" siEcr-E. 5rr.

Plus mo plaît le séjour qu'ont bùti nios aïeux Que des palais romaius le fi ont audacieux ; rius que le marbre dur nie plaît l'ardoise fine;

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin, Plus mon petit Lire que le mont Palatin, Et plus que l'air marin la douceur angevine '.

Celle douceur angevine, qu'on y veuille penser, est mêlée ici de la romaine, de la vénitienne, de toute celle que Du Bellay a respirée là-bas. Seule et primitive, avant de passer par l'exil romain, elle n'eût jamais eu cette finesse, cette saveur poé- tique consommée. C'est bien toujours le vin du pays, mais qui a voyagé, et qui revient avec l'arome. Combien n'entre-t-il pas d'éléments divers , ainsi combinés et pétris , dans le goût mûri qui a l'air simple ! Combien de fleurs dans le miel parfait ! Combien de sortes de nectars dans le baiser de Vénus 1

Il est dans Y Anthologie deux vers que le sonnet de Du Bellay rappelle; les avait-il lus? Ils expriment le même sentiment dans une larme intraduisible: « La maison et la patrie sont la grâce de la vie: tous autres soins pour les mortels, ce n'est pas vivre, c'est souffrir. »

Enfin Du Bellay quitte Rome et l'Italie; le cardinal a besoin de lui en France et l'y renvoie pour y soigner des affaires im- portantes. Il repasse les monts, mais non plus comme il les avait passés la première fois, en conquérant et en vainqueur. Quatre années accomplies ont cbangé pour lui bien des perspec- tives. Usé par les ennuis, par les cbagrins sa sensibilité se consume, tout récemment encore vieilli par les tourments de l'amour et par ses trop vives consolations peut-être, il est

i. Lire, redisons-le avec plus de détail, est un petit bourg au bord de la Loire, au-dessous de Sainl-Florent-le-Vieil ; il l'ait partie de l'arrondis- sement de lieaupréau. On s'y souvient d'un griiinl liomnic qui y vécut jadis; voilà tout. Il n'y a point de restes authentiques du manoir qu'il habita. La locution de douceur angevine, qui termine le mémorable sonnet, l)Rut paraître réclamer un petit commentaii'e quant à l'acception précise. .riRtcrrof!edans le pays, et on me répond: Ce n'est point une locution proverbiale, ou du moins ce n'en est plus une; mais, indépendamment de l'idée naturelle et générale {clulces Argos) qu'un lecteur pur et simple ])ourrait se contenter d'y trouver, celte expression n'est pas tout à fait •(léi\uée d'une valeur ri'lativeet locale. Il existe en cllet, sur le compte des Angevins une tradition de facilité puisée dans l'ahondance de tous les l)iens de cette vie, dans la suavité ae l'air et du sol. Le caractère du bon roi René en donne ViAee.Andcgabi molles, disait le Romain.

50.

354 POÉSIE FRANÇAISE

presque blanc de cheveux". An seuil de ce foyer tant désiré, d'autres tracas l'attendent ; les ronces ont poussé ; les procès foisonnent. Il lui faudrait, pour chasser je ne sais quels enne- mis qu'il y retrouve, Tare d'Ulysse ou celui d'Apollon.

Adieu donques, Dorât, je suis cncor Romain,

sY'crie-t-il. Ainsi Horace regrette Tibur à Rome et Rome à Tibur ; ainsi Martial, à peine retourné dans sa Bilbilis, qui fai- sait depuis des années l'objet de ses vœux, s'en dégoûte et re- demande les Esquilles. (Juand Tibulle a décrit si amoureuse- ment la vie champêtre, il était à la guerre près de Messala.

l'our Du Bellay, quelques consolatiouï^ se mêlèrent sans doute aux nouvelles amertumes, et tous ses espoirs ne furent pas trompés. Ses amis célébrèrent avec transport son retour ; Dorât fit une pièce latine ; ce fut une fête cordiale des muses chez Ronsard, Baif et Belleau. Au bout d'un ou de deux ans, et sa santé n'y suffisant plus. Du Bellay se déchargea de la gestion des affaires du cardinal; il sortit pauvre et pur de ce long et considérable service. 11 revint à la muse, et fit ses Jeux rustirjues ; il mit ordre à ses vers de Rome et les compléta ; il publia ses poésies latines (Épigrammes, Amours, Élégies) eu 1558, et l'année suivante ses sonnets des Regrets. Mais une calomnie à ce propos vint l'affliger : on le desservit près du cardinal à Rome, bes vers étaient le prétexte; Du Bellay ne s'en explique pas davantage, et cette accusation est demeurée ob- scure comme celle cjui pesa sur Ovide'-. Que put-on dire? La licence de quelques pièces à Faustine lui fut-elle reprochée ? Supposa-t-on malignement que quelques sonnets des Regrets, qui couraient avant la publication, atteignaient le cardinal lui- même ■/ Dans ce cas Du Bellay, en les publiant, détruisait l'ob- jeition. Toujours est-il qu'il devenait criant qu'un honmie de ce mérite et de ce parentage demeurât aussi maltraité de la

Jam mea cycneis sparguntur lempora plumis,

dit-!l à l'imitatinn d'Ovide; c'est d'avance comme Lamartine :

Ces cheveux dont la neige, hélas I argenté à peine In Irjnt la douleur a gravé le passé.

2. Dans l'élégie à Morel on lit :

Iralum insonti noslrae feeere Canienae,

Iratum maliin qui vel habere Jovem. Hei inibi l'eligni crudelia lala poetx

Hic ïtiam fatissuni renovata mais...

AU XV!« SIECLE. -)55

fortuno. Le cliancelier François Olivier, Michel de rilôpitai, tous S(S amis s'en plaignaient hantement pour lui. On as- sure que , lorsqu'il mourut, il était rentré dans les bonnes grâces du cardinal, qui allait se démettre en sa faveur de rarclievéclié de Rordcaux. Et certes, qui avait fait de lîabelais un curé de Meudon pouvait bien, sans scrupule, faire Du Bel- lay archevêque. Quelques sonnets de celui-ci à Madami; Margue- rite, quelques autres de VHonnête Amour, qui sentent leu"" fin, des stances étrangement douloureuses et poignantes in- titulées la Complainle du Désespéré, semblent dénoter vrai- ment qu'il s'occupait à corriger les impressions trop vives de ses premières ardeurs , et à méditer de plus graves afleclions, sacralo homine digniora, dit Sainte-Marthe'.

Au milieu de son dépérissement de santé, il était devenu demi-sourd, et pendant les derniers mois de sa vie cette surdité augmenta considérablement, jusqu'à le condamner à garder tout à l'ait la chambre. Dans son Hy7n7je de la Surdité à Ron- sard, dans son élégie à Morel, il parle agréablement de cet ac- cident. Jacques Veilliard de Chartres, en son oraison funèbre de Ronsard, dit que Du Bellay chéiissait tellement ce grand poète, qu'il tâchait de l'imiter en tout, jusques à vouloir passer pour sourdaud aussi bien que lui, quoiqu'il ne le fût pas en effet « Ainsi les meilleurs disciples de Platon prenoient plaisir à marcher voûtés et courbés comme lui, et ceux d'Aristote tcâ- choient, en parlant, de hésiter et bégayer à son exemple. » Mais cette explication est plus ingénieuse que vraie. La surdité de Du Bellay, trop réelle, précéda seulement l'apoplexie qui l'em- porta, et dont elle était un symptôme. Si l'on voulait pourtant plaisanter à son exemple là-dessus, on [lourrait dire que Ron- sard et lui étaient demi-sourds en effet, et qu'on le voit hier, dans leurs vers : ils en ont fait une bonne moitié du côté de leur mauvaise oreille. Et pius, comme certains sourds qui entendent plus juste lorsqu'on parle à demi-voix, ils se sont mieux en- tendus dans les chants de ton moyen que lorsqu'ils ont embou- ché la trompette épique ou pindarique.

1. Du Bellay fut clcfc; mais t'ul-ilprétie? ou seulement était-il en voie de le devenir? il dut quitter l'c'iiée et prendre l'hahitde clerc durant son séjour de Kome; car, dans la ville ponliticale, on prend cet habit pour plus de commodité, comme ailleurs celui de cavalier. Vers le temps de son retour à Paris, il fui un instant chanoine lie Notre-Dame, mais non f as archidiacre, comme on l'a dit. lUen ne m'assure que Du Bellay ait jamais dit la messe.

556 POÉSIE FRANÇAISE

Du Bellay fut erilové le 1" janvier "1500. à Paris, six semaines seulement avant que son parent le cardinal mourût à Rome, et moins d'un an après que Martin Du Bellay, frère de ce dernier, était mort à sa maison de Glaligny dans le Maine : inégaux de fortune, mais tous les trois d'une race et d'un nom qu'ils ho- norent. De Thon les a pu joindre avec éloge dans son histoire. J'ai dit que Joachim mourut à temps : Scévole de Sainte-JIarthe a déjà remarqué que ce lut l'année même de la conjuration d'Amboise, et quand les dissensions civiles allaient mettre le feu à la patrie. Ronsard a trop vécu d'avoir vu Charles IX et la Saint-Barthélemi, et d'avoir dianler alentour. Du Bellay, d'ailleurs, mourut sans illusion ; au moral aussi, il avait blanchi vite. Il avait eu le temps de voir les méchants imitateurs poéti- ques foisonner et corrompre, comme toujours, les premières traces. 11 ne pense pas là-dessus autrement que Pasquier et De Thou ; une sanglante épigramme latine de lui en fait foi, et en français même il n'hésite pas à dire :

Hélicon est tari', Parnasse est une plaine, Les lauriers sont séchés

Quand on en est là, il vaut mieux sortir. Lui donc, le plus pressé dfs novateurs et en lèle de la génération poétique par son appel de r Illustration, il tomba aussi le premier. Quelques autres peut-être, dans les secondaires, avaient disparu déjà. Un inté- ressant poëte, Jacques Tabureau, était mort dès Iô55, ainsi que Jean de La Péruse, auteur d'une Médée. Olivier de Magny, ami de Du Bellay et que nous avons vu son compagnon à Rome, mourait au retour vers le même temps que lui (15(50). Mais Du Bellay, parmi les importants, fit le premier vide; ce fut, des sept chefs de la Pléiade, le premier qui quitta la bande et sonna le départ. A l'autre extrémité du groupe, au contraire, Etienne Pasquier, avec Pontus de Thiard et Louis Le Caron, survécut plus de quarante ans encore, et il rassemblait, après 1600, les souvenirs parfaitement lointains de cette époque, quand déjà Malherbe était venu et régnait , Malherbe qu'il ne nommait même pas.

1. Ilclicnii rat tari! On pourrait voir une inaJvertence, mais elle serait trop invraisenililalile chez Du Bellay; je n'y puis voir qu'une har- diesse: il aura mis l'Hélicon uionlagne pour le Permessequi y prend sa source.

AU XVI» SIÈCLE. 357

Les œuvres françaises de Du Bellay ont ('tô rtHinios mu cnm-- plet par les soins de ses amis dans rédition de 1569, mainte fois. reproduite. Ses reliques mortelles avaient été déposées dans l'église de Notre-Dame, au côté droit du chœur, à la chapelle de Saint-Crépin et Saint-Crépinieii. Il y avait eu à Noire-Dame assez d'évêques et de chanoines du nom de Du Bellay pour que ce lui fût comme une sépulture domestique.

Tous les poètes du temps le pleurèrent à Tenvi. Ronsard, en maint endroit solennel ou affectueux, évoqua son ombre ; Rémi Belleau lui consacra un Chcuit pastoral. CoUelet, dans sa Vie (manuscrite) de notre poëte, épuise tous ces témoignages funé- raires ; mais il va un peu loin lorsque, entraîné par la chaleur de rénumération, il y met une pièce latine du Bembe, lequel était mort avant que Du Bellay visitât Rome. Le livre des Anti- quités, eut Thonneur d'être traduit en anglais par Spencer. Au xvii" siècle, le nom de Du Bellay s'est encore soutenu et a sur- nagé sans trop d'injure dans le naufrage du passé. .Ménage, son compatriote d'Anjou, parle, en une églogue, de

Bellay, ce pasteur d'éternelle mémoire.

Colletet, dans son Art poétique imprimé, remarque que, de cette multitude d'anciens sonnets, il n'y a guère que ceux de Du ^è\h\^ qui aient forcé les tevips. Sorel, Godeau, tiennent compte de sa gravité et de sa douceur. Boileau ne le lisait pas, mais Fontenelle Ta connu et extrait avec goût. Au xvni" siècle, Mar- monlel l'a cité et loué: les auteurs des Annales poétiques, Sau- treau de Marsy et Imbert, l'ont présenté au public avec faveur'. En un mot, cette sorte de modestie qu'il a su garder dans les espérances et dans le talent, a été comprise et a obtenu grâce. Lorsque nous-même nous eûmes, il y a quelques années, à nous occuper de lui, il nous a sufti à son égard de développer et de préciser les vestiges de bon renom qu'il avait laissés; nous n'avons pas eu à le réhabiliter comme Ronsard. Mais ce nous a été aujourd'hui une tâche très-douce pourtant que de revenir en détail sur lui, et d'en parler plus longuement, plus complai- samment (pie personne n'avait fait encore. Bien des réllexionsà

1. 1)11 Bellay a trouvé pl;ice, comme poule lalin erotique, en compagnie (Je Théodore de liéze, d'Antoine Muret, de Jean Second et de lionnelons, dans le joli volume de la collection Barhou intitulé : Amœiiitates poeticœ, édit. de 1770.

358 i'OÉSIE FRANÇAISE

demi philosophiquos nous ont été, chemin faisant, suggérées. Les écoles poétiques passent \ite ; les grands poètes seuls de- meurent ; les poètes qui n'ont été qu'agréables s'en vont. Il en est un peu de ce que nous appelons les beaux vers comme des bi'aux vii-ages que nous avons vus dans notre jeunesse. D'autres viendront qui, à leur tour, en aimeront d'autres ; et ils sont déjà venus.

Octobre 1840.

AU XVI" SIÈCLE. 5ô0

JEAN BERTAUT

M. de Saci, le traducteur de la Bible et le saint confesseur, avait coutume de dire que les anges, quand ils sont une fois en- trés dans un sentiment et qu'ils ont proféré une parole, la ré- pètent durant l'éternité; elle devient à l'instant leur fonction, leur œuvre et leur pensée immuable. Les saints ici -bas sont un peu de même. Chez la plupart des hommes, au contraire, les paroles passent et les mouvements varient. Etitendons-nous bien pourtant ; c'est au moral qu'il est difficile et rare de rester fixe et de se répéter; dans l'ordre des idées, c'est trop com- mun. Le monde se trouve tout rempli, à défaut d'anges, d'hon- nêtes gens qui se répètent ; une fois arrivé à un certain point, on tourne dans son cercle, on vit sur son fonds, pour ne pas dire sur son fumier.

Ainsi ai-je tout l'air de faire à propos du .wi" siècle ; je n'en sortirai pas. J'en prends donc mon parti, c'est le mieux, et j'enfonce , heureux si je retrouve quelque nouveauté en creu- sant.

Plus d'une circonstance incidemment, et presque involontai- rement, m"y ramène. Ayant reparlé par occasion de Du Bellay, il est naturel de suivre. Or, Bertaut a été le second de Des Portes, comme Du Bellay l'avait été de Ronsard : voilà un pendant tout trouvé. Du Bartas aura son tour. Dans le Tableau de la Poésie française au xvi° siècle, je les avais laissés au second plan, le tout étant suhordoimé à Ronsard; je tiens à compléter bur eux ma pensée et à faiie sortir mes l'aisons à l'appui, avant que M. Ampère, qui s'avance avec toutes ses forces, soit venu régler définitivement ces points de débats et qu'il y ait clôture. On au- rait tort d'ailleurs de croire que ces sujets ne sont pas aussit actuels aujourd'hui que jamais. J'ai dit combien Du Bellay, e

360 ruÉSIH TRANÇAIbE

dans sa patrie d'Anjou, el à Paris même, avait occupé de stu- dieux amateurs en ces derniers temps. Il y a quelques mois, M. Pliilarète Cliasles écrivait de bien judicieuses et spirituelles pages sur Des Portes '. L'autre jour, je tombai au travers d'une discussion très-intéressante sur Bertaut entre deux interlocu- teurs érudits, dont l'un, M. Ampère lui-même, avait abordé ce vieux poëte à son cours du Collège de France, et dont l'autre, M. Henri Martin, en avait traité non moins ex professa dans un mémoire inséré parmi ceux de l'Académie de Caen-. Je sur- vins in médias l'es, en plein Bertaut ; j'étais tout préparé, ayant justement, et par une singulière conjonction d'étoiles, passé ma matinée à le lire. Il m'a semblé, en écoutant, qu'il y avait à dire sur Bertaut, à me défendre même à son sujet, et que c'était une question flagrante

Bertaut, qui n'avait que quatre ou cinq ans de plus que son compatriote Malherbe, mais qui appartient au mouvement poé- tique antérieur, a-l-il été, en effet, une espèce de Malherbe an- ticipé, un réformateur pacitkjue et doux? A-t-il eu en douceur, en harmonie, en sensibilité, de quoi présager à l'avance le ton de lUicine lui-même? Berlaut était-il un commencement ou une fin? Lut-il une poésie littéraire, et laquelle? Doil-il nous paraî- tre supérieur, comme poëte, à Bes Portes, son aine, et qu'on est habitué à lui préférer? A-t-il fait preuve dune telle valeur propre, d'une qualité' originale et active entre ses contempo- rains les plus distingués? Ce sont des points sur quelques-uns desquels je regretterais de voir l'historien littéraire plier. J'ai été autrefois un peu sévère sur Bertaut ; je voudrais, s'il se peut, maintenir et moditîer tout ensemble ce premier jugement, le maintenir en y introduisant de bon gré des circonstances at- ténuantes. Ce à quoi je tiens sur ces vieux poètes, ce n'est pas à justifier tel ou tel détail de jugement particulier trop court, trop absolu, mais la ligne même, la courbe générale de mon ancienne opinion, les proportions relatives des talents. Dans la marche et le départ des écoles littéraires, l'essentiel pour la critique qui observe, ou qui retrouve, est de battre la mesure à temps.

Ronsard, au milieu du xvi" siècle, avait eu beau hausser le ton, viser au grand et écrire pour les doctes , la poésie fran-

1. Revue (le Pnris, numéro du 20 décemljre liilO.

'2. Année 1840. M. H. Martin est le savant commentateur du Ttinec.

AU XVI'' SIECLE. S61

çaise était vite revenue avec Des Portes à iTèfre qu'une poésie de dames, comme disait assez dédaigneusement Antoine Muret de celle d'avant Ronsard *. Des Portes passa de l'imitation grecque à l'italienne pure; il sema les tendresses brillantes et jolies. Je me le représente comme l'Ovide, l'Euripide, la décadence fleurie et harmonieuse du mouvement de Ron- sard. Bertaut en est l'extrême queue traînante , et non sans grâce.

Que de petits touts ainsi, que de décadences après une courte floraison, depuis les commencements de notre langue! Sous Philippe Auguste, je suppose, un je ne sais quoi de rude et d'énergique s'ébauche, qui se décore plus vivement sous saint Louis, pour s'alourdir et se délayer sous Philippe le Bel et les Valois. On recommence à grands efforts sous Charles V le sage, le savant; on retombe avec Charles VI ; on est détruit, ou peu s'en faut, sous Charles Vil. Sous Louis XII, on se ressaye; on fleurit sous François I"; Henri II coupe court et perce d'un au- tre. Et ce qui s'entame sous Henri II, ce qui se prolonge et s'assoit sur le trône avec Charles IX, va s'affadir et se rtiignon- ner sous Henri III. Ainsi d'essais en chutes, de montées en dé- clins, avant d'arriver à la vraie hauteur principale et domi- nante, au sommet naturel du pays, au plateau. Traversant un jour les Ardennes en automne, parti de Fumay, j'allais de mon- tées en descentes et de ravins en montées encore, par des on- dulations sans fin et que couvraient au regard les bois à demi dépouillés; et pourtant, somme toute, on montait toujours, jusqu'à ce qu'on eût atteint le plateau de Ilocroy, le point le plus élevé. Ce Bocroy (le nom y prête), c'est notre époque de Louis XIV.

A travers cette succession et ces plis de terrain dont M. Ain- père aura le premier donné la loi, on peut suivre la langue française actuelle se dégageant, montant, se formant. On n'a longtemps connu d'elle, en poésie, qu'un bout de lisière et un lointain le plus en vue, par Marot, Villon, le Roman de la Rose. Il ne faudrait pas trop mépriser cet ancien chemin battu, maintenant qu'on en a découvert une foule d'autres plus cou- verts. Il suflit qu'on l'ait longtemps cru l'unique, pour qu'il

1. « Qi;i se vernaculo nostro scimone pnetas perliiheri volebant, per- diu ea scripsere, qute delect.'ie modo oliosas mulierculns, non eliain erudiloi-iini hoininuni sludia lenere po -si ni. Prinms ut iirhilror, l'etius lîonsai dus.... » l'iélace en tôle des Juvenilia de -Murel (ISS'i).

-.1

562 POÉSIE FRANÇAISE

reste le principal. Quoi qu'il en soit, la langue française res- semble assez bien, en effet , à ce vénérable noyer auquel la comparait récemment M. Delécluze*. Elle a eu quatre siècles de racines ; elle n'a guère encore que trois siècles de tronc et d'ombrage.

Ici, pour me tenir aux alentours de Malherbe et à Bertaut, je voudrais simplement deux choses :

Montrer que Bertaut n'a rien innové d'essentiel, rien ré- paré ni réformé, et qu'il n'a fait que suivre;

Laisser voir qu'à part cette question d'originalité et d'in- vention dans le rôle, il est effectivement en plus d'un endroit un agréable et très-doux poëte.

Jean Bertaut était de Caen; il y naissait vers 1552, comme Malherbe vers 1556, de sorte que dans le conflit qu'on voudrait élever entre eux deux, la Normandie ne saurait en être cause, pas même la basse Normandie ; ce n'est qu'un débat de pré- séance entre deux natifs, une querelle de ménage et d'intérieur. Son article latin dans le Gallia christiuna ^ le fait condisciple de Du Perron, qui fut un poëte de la même nuance. Il n'avait que seize ans (lui-même nous le raconte dans sa pièce sur le trépas de Ronsard) lorsqu'il commença de rêver et de rimer. Les vers de Des Portes, qui ne parurent en recueil pour la pre- mière fois qu'en 1075, n'étaient pas publiés encore. Dès que le jeune homme les vit, déçu, nous dit-il, par cette apparente fa- cilité qui en fait le charme, il essaya de les imiter. Des Portes n'avait que six ans plus que lui ; jeune homme lui-même, il servit de patron à son nouveau rival et disciple en poésie; il fut son introducteur près de Ronsard. Mathurin Régnier, neveu de Des Portes, dans cette admirable satire V, sur les humeurs diverses d'un chacun, qu'il adresse à Bertaut, a dit :

Mon oncle m'a conté que, montrant à Ronsard Tes vers étincelanis et de lumière et d'art, Il ne sut que reprendre en ton apprentissage. Sinon qu'il te jugeoit pour un poëte trop sage^.

Et dans le courant de la satire qui a un air d'apologie person- nelle, il oppose plus d'une fois son tempérament de feu, et

1. François Rabelais, imprimerie de Fournier, 184t.

2. Tome .XI, Eccteda Sagiensis,Johannes VI, parmi les évêques deScez,

3. Poëte ne taisait alors'que deux syllabes.

AU XVP SIECLE. 363

tout ce qiù s'ensuit de risqué, à Vesprit rassis de l'honnête Bertaut. Celui-ci, d;ins une élégie de sa première jeunesse, a pris soin de nous exprimer ses impressions sur les œuvres de Des Portes lorsqu'il les lut d'abord; c'est un sentiment doux et triste, humble et découragé, une admiration soumise qui ne laisse place à aucune révolte de novateur. Ainsi pensait-il de l'es Portes :

Ainsi soupii'eroit au fort de son martyre Le dieu même Apollon se pLiignant à sa lyre, Si la flèche d'Amour, avec sa pointe d'or, Pour une autre Daphné le reblessoit encor.

La pièce est pour dire qu'une fois le poëte avait prônais à celle qu'il adore d'immortaliser par l'univers sa beauté; mais, depuis qu'il a lu Des Portes, la lyre lui tombe des mains, et il désespère :

Quant à moi, dépouillé d'espérance et d'envie. Je pends ici mon luth, et, jurant, je promets, Par celui d'Apollon, de n'en jouer jamais.

Puis il trouve que ce désespoir lui-même renferme trop d'or- gueil, que c'est vouloir toiit ou rien, et il se résigne à chanter à son rang, bien loin, après tant de divins esprits :

Donc adore leurs pas, et, content de les suivre. Fais que ce vin d'orgueil jamais plus ne t'enivre. Connois-toi désormais, ô mon Entendement, Et, comme étant humain, espère humainement'..

Cependant la beauté de son esprit et l'aide de ses bons pa- trons attirèrent et fixèrent le jeune poëte à la cour. Il suivit Des Portes dans la chanson et dans l'élégie plutôt que dans le sonnet ; il se fit une manière assez à part, et, à côté des te7i- dresses de l'autre, il eut une poésie polie qu'il sut rendre sur- prenante par ses pointes-. On le goûta fort sous le règne de Henri III ; il dessinait très-agréablement, dit-on ; on peut croire qu'il s'accompagnait du luth en chantant lui-même ses

1. Voir cette élégie au tome I" des Délices de la Poésie française, par F. de liosset, IGIS.

2. Cliap. X de la Bibliothèque françoise, par Sorel, qui touche assez bien d'un mot ra])ide le carartéic de chacun des poètes d'alors.

56 i POÉSIE FRANÇAISE

chansons. Il fut pendant treize ans secrétaire du cabinet ; on le trouve qualifié, dans quelques actes de l'année 1585, se- crétaire et lecteur ordinaire du roi. A la mort de ce prince, il tenait de la cour une charge de conseiller au parlement de Grenoble, dont il se délit. Il passa le mauvais temps de la Ligue, plus sage que Des Portes et plus fidèle, abrité chez le cardinal de Bourbon, à l'abbaye de Bourgueil, en .^njou. Ce lieu resta exempt des horreurs de la guerre. Faisant parler en un sonnet la reconnaissance des habitants, qui offraient au cardinal un présent de fruits, Bertaut disait que c'était rendre bien peu à qui l'on devait tout, que c'était payer d'une humble offrande une dette infinie :

Vous qui savez qu'ainsi l'on sert les Immortels, Pensez que c'est encor au pied de leurs autels Présenter une biclie au lieu d'Iphigénie.

Les paysans de Bourgueil s'en tiraient, comme on voit, très- élégamment.

Bertaut sortit de ces tristes déchirements civils avec une considération intacte. Il échappa aux dénigreinenls des pam- phlets calvinistes ou royalistes, et on ne lui lança point, comme à Des Portes, comme à Du Perron, comme à Ronsard en son temps, toutes sortes d'imputations odieuses qui se résumaient vite en une seule trés-grossière , très-connue de Pangloss , l'injure à la mode pour le siècle. Ses poésies même amoureuses avaient été décentes : il avait passé de bonne heure à la com- . plainte religieuse et à la paraphrase des Psaumes. Il contribua à la conversion d'Henri IV , qui lui donna l'abbaye d'.\ulnay en 1594, et plus lard févéché de Séez en 1000. Il fut de plus premier aumônier de la reine Marie de Médicis. On doit la plupart de ces renseignements à Huet ', qui, à Caen aussi, fut abbé d'Aulnay comme Bertaut, et, comme lui encore, évê- que, après avoir sinon fait des poésies galantes, du moins aimé et loué les romans. L'évèque de Séez assista, en 1007, au baptême du dauphin (Louis XIII) à Fontainebleau, et, en 1610, il mena le corps de Henii IV à Saint-Denis. On a l'oraison funèbre qu'il prononça en prose oratoire, moins polie pourtant que ses vers-. Il survécut de peu à son bienfaiteur, et mourut

1. Origines de Caen. Tfage 358.

2. « Donc la misérable poiiicte d'un vil et mescliant couteau remué

AU XVI= SIECLE. j65

dans sa ville épiscopale, le 8 juin 1611, après cinq ans à peine de prélature; il n'avait que cinquante-sept ans, suivant le Gallia chrisLiana, et au plus cinquante-neuf.

Ses poésies, qui circulaient çà et là, n'avaient pas été re- cueillies avant 1601 ; cette édition, qui porte en tête le nom de Bertant, ne contenait que des Crm tiques, des Complaintes , des Hymnes, des Discours funèbres, enlin des pièces graves, très-peu de sonnets , point d'élégies ni de stances amoureuses. Ces dernières productions, les vraies œuvres de jeunesse, ne parurent que l'année suivante, 1602, sous le titre de Recueil de quelques vers amoureux, sans nom aucun, et avec un simple avertissement du frère de l'auteur ; il y est parlé de la violence que les amis ont faire au poëte pour le décider à laisser imprimer par les siens ce qui aussi bien s'imprimait d'autre part sans lui: Marie ta fille ou elle se ynariera, dit le pro- verbe.

Ce sont ces deux recueils, accrus de quelques autres pièces, qui ont finalement composé les Œuvres 'poétiques de Bertaut, dont la dernière édition est de 1623, de l'année même de la crande et suprême édition de Ronsard. Il vient une heure les livres meurent comme les hommes, même les livres qui ont l'air de vivre le mieux. Le mouvement d'édition et de réim- pression des œuvres qui constituent l'école et la postérité de Ronsard est curieux à suivre ; cette statistique exprime une pensée. Joachim Du Bellay, le plus précoce, ne franchit pas le xvi" siècle, et ne se réimprime plus au complet à partir de 1597 ; les œuvres de Des Portes, de Du Bartas, expirent ou du moins épuisent leur feu en 1611 ; Bertaut, le dernier venu, va jusqu'en 1625, c'est-à-dire presque aussi loin que Ronsard, le plus fort et le plus vivace de la bande ; le dernier fils meurt en même temps que le père; c'est tout ce qu'il peut faire de plus vaillant. N'admirez-vous pas comme tout cela s'éche- lonne par une secrète loi, comme les générations naturelles se séparent? A suivre les dates de ces éditions complètes finales, on dirait voir des coureurs essoufflés qui perdent haleine, l'un un peu plus tôt, l'autre un peu plus tard, mais tous dans des li- mites posées. A ceux qui nieraient que Bertaut soit du mouve-

par la main d'une cliarongne enragée et plustot animée d'un démon que d'une iime raisonnable, etc.... » C'est le début: il est vrai que le reste va mieux.

51.

366 POESIE FRANÇAISE

menl de Ronsard et en fernne la marche , voilà une preuve déjà'.

Bertaut n'a rien innové, ai-je dit ; jusqu'à présent, dans tous les détails de sa vie, dans les traits de son caractère qui en ressortant , on n'a pas vu germe de novateur en effet. Et d'a- bord, quand on innove, quand on réforme, on sait ce qu'on fait, quelquefois on se l'exagère. Bertaut ne paraît pas se douter qu'il fasse autre chose que suivre ses devanciers. Dans un ré- formateur qui réussit, il y a toujouis plus qu'on n'est tenté de voir à distance, même dans un réformateur littéraire ; les ré- formes les plus simples coûtent énormément à obtenir. Souvent l'esprit y sert encore moins que le caractère. Malherbe, Boileau, avaient du caractère ; Racine, qui avait plus de talent à propre- ment parler, plus de génie que Boileau, n'aurait peut-être rien réformé. Nous avons sous les yeux un bel exemple de cette dose de qualités sobres et fortes dans M. Royer-Collard, qui restaura le spiritualisme dans la philosophie. Eh bien , Malherbe, en poésie, avait de ces qualités de fermeté, d'au- torité, d'exclusion; Bertaut, aucune-- Quatre ou cinq doux vers noyés dans des centaines ne suffisent pas pour tirer une langue de la décadence; il ne faut que peu de bons vers peut-être pour remettre en voie, mais il les faut appuyés d'un perpétuel commentaire oral ; tels encore im coup, Malherbe et Boileau.

Un autre signe que Bertaut n'aurait pas du tout suppléé Mal- herbe et ne saurait dans l'essentiel lui être comparé, c'est qu'il s'est trouvé surtout apprécié des Scudery et de ceux qui se sont comportés en bel esprit comme si Malherbe était très-peu venu. L'oncle de madame de Motteville eût été ave(r<jodeau, et mieux que Godeau, un fort aimable poëte de l'hôtel de Rambouillet, se cliantaient ses chansons encore sur luth et théorbe. Et n'eût-il pas très-justement fait pâmer d'aise Thôtel de Rambouillet, le jour étant malade, et recevant d'une dame une lettre elle

1. Tout ceci est trrs-vrai, je le crois; les bibliographes pourraient pourtant épiloguer sur quelques points. Je possède une édilion de Des Portes à la date de 1613, mais elle n'est autre que celle de 1611. J'ai vu une édition de Du Bartas à la date de 1625, mais détestable et de paco- tille, sans les commentaires. De plus, les Psaumes de Des Portes, nés plus tard, survécurent par excepiion à ses premières Poésies et eurent encore une édition de hixe, avec musique, en 16''24.

■•2. Faire de liertaut un Malherbe en poésie, c'est un peu comme si en philosophie l'on faisait de M. de Gérando un Roier-Collard. Je cherche à éclaircir, à ennoblir mon sujet par d'illustres comparaisons.

AU XVI= SIÈGLK. 367

lui disait de ne pas trop lire et que son mal venait de l'étude, il lui répondait :

Incrédule beauté, votre seule ignorance,

Non une si louable et noble intempérance,

Par faute de secours me conduit au trépas;

Ou bien si la douleur qui m'abat sans remède

Procède de trop lire, hélas ! elle procède

De lire en vos beaux yeux que vous ne m'aimez pas.

L'opinion des contemporains, bien prise, guide plus que tout pour avoir la vraie clef dun honnae, d'un talent, pour ne pas la forger après coup. Or, sous forme de critique ou d'éloge, ils semblent unanimes sur Bertaut, sens rassis, bel esprii sage, honnête bomme et retenu : « M. Bertaut, évêque de Séez, et moi, dit Du Perron, fîmes des vers sur la prise de Laon ; les siens furent trouvés ingénieux ; les miens avoient un peu plus de nerf, un peu plus de vigueur. Il étoit fort poli*. »

Mais l'opinion de Malherbe doit nous être plus piquante; on lit dans sa Vie par Racan : « 11 n'estimoit aucun des anciens poètes françois qu'un peu Bertaut : encore disoit-il que ses stances étoient nichil-au-dos, et que, pour mettre une pointe à la fm, il faisoit les trois premiers vers insupportables. » Ce nichil-au-dos s'explique par un passage de ï Apologie pour Hérodote d'Henri Estienne : on appelait de la sorte un pour- point dont le devant avait environ deux doigts de velours et rien sur le dos, nihil ou nichil-au-dos ; et ce mot s'appliquait de à toutes les choses qui ont plus de montre que d'intérieur. Le caustique Malherbe trouvait ainsi à la journée de ces bons mois redoutables, et qui emportaient la pièce : c'est un rude accroc qu'il a fait en passant aux deux doigts de velours du bon Bertaut-.

1. El dans les Mémoires de L'Estoile, à la date de mars 1607 : « Le « vendredi 2, L'Angelier m'a vendu six sols le Panarète àa l'.ertaut sur le « baptême de M. le Dauphin, imprimé nouvellement par lui in-8°, qui « esl un poëme de quinze cents vers et plus, dont on fait cas. et non « sans cause, mais toutefois trop triste et mélancolique pour le sujet.» On le voit, les nuances seules d'expression diltèrent.

"2. Si Mailierbe, en causant, aimait ces sortes de mots crus et de souche vulgaire, je liouve en revanche, dans une lettre de Mosant de Brieux, son compatriote, lequel (par parenthèse) jugeait aussi lîertaut assez sévère- ment, la petite particularité suivante, que le prochain Dictionnaire de l'Académie ne devra pas oublier, et qui peut servir de correctif agréable : « Entr'autres mots, Malherbe en avoit fait un, qui étoit ses plus chère.'î amours, qu'il avoit perpétuellement en la bouche, ainsi que M. de Grente-

3G8 POÉSIE FRANÇAISE

Ce qu'en retour Bertaul pensait de Malherbe, je l'ignore ; mais il a éprouver à son endroit quelque chose de pareil à ce que Segrais éprouvait pour Boileau, tout ménagé par lui qu'il était. Il devait sentir, même sous la caresse, que l'accroc n'était pas loin.

Malherbe n'a lâché qu'un mot sur Bertaut, et à demi in- dulgent si l'on veut, taudis qu'il a biffé de sa main tout Ron- sard, et qu'il a commenté injurieusement en marge tout Des Portes. Tout cela est proportionné au rôle et à l'importance. Plus on se sent sévère contre Ronsard, plus on doit se trouver indulgent pour Bertaut, qui est un affaiblissement, et qui, à ce titre, peut sembler faire une sorte de fausse transition à une autre école.

Je dis fausse transition, et d'école à école, même en litté- rature, je n'en sais guère de vraie. Le moment venu, on ne succède avec el'ficacité qu'en brisant. Bertaut ne faisait ([ue tirer et prolonger l'étoffe de Des Purtes ; il n'en pouvait rien sortir. Malherbe commença par découdre, et trop rudemont : c'était pourtant le seul moyen.

Que si de ces preuves, pour ainsi dire extérieures et envi- ronnantes, nous allions au fond et prenions corps à corps le style de Bertaut. il nous serait trop aisé, et trop insipide aussi, d'y démontrer l'absence continue de fermeté, d'imagination na- turelle, de lliiine, le prosaïsme fondamental, aiguisé pourtant çà et de pointes ou traversé de sensibilité, et iiabiluellement voilé d'une certaine molle et lente harmonie. Mais, mon rôle et mon Jeu n'étant pas le moins du monde de déprécier Bertaut, et tout au contraire tenant à le faire valoir comme aimable dans les limites du vrai, je ne le combattrai qu'en choisissant chez ses autres devanciers des preuves de l'énergie, de la touche vraiment poétique ou de la forme de composition qu'il n'avait pas, qu'il n'avait plus, et j'en viendrai ensuite à ses propres qualités et nuances.

Ronsard, le maître, avait le premier en France reirouvé les

mesnil me l'a dit, et qui, en effet, est doux à l'oreille et ne se présente pas mal ; ce fils de sa dilection, ce favori, c'est le mol de fleuraison, par lequel il vouloil qu'on d('sii;nat le temps qu'on voit fleurir les arbres, de même (|ue, par celui de moisson, l'on désigne le temps qu'on voit mûrir les blés. » (A la suitp des poésies latines de Mosant de Lrieux, édition de 1669.) On ne s'attendait guère sans doute à trouver Malherliesi printanier, si habituellement en fleuraison; mais le mot e/racieux n'a-t-il pas eu pour champion le plus déclaré Ménage'/

AU XVI» SIÈCLE. 369

muses égarées; il a dans son Bocage royal de I)ien beaux vers enfouis et qui n'ont jamais été cités : ils expriment ce sen- timent de grandeur et de haute visée qui fait son caractère. Le poëte feint qu'il rencontre une troupe errante, sans foyer, avec des marques pourtant de race royale et généreuse ; c'est la ïieuvaine des doctes pucelles. Il leur demande quel est leur pays, leur nom; la plus habile de la troupe répond au nom de toutes :

MUSES.

Si tu as jamais veu

Ce Dieu qui de son char lout rayonnant de feu Brise l'air en grondant, tu as veu nostrepère: Grèce est nostre pays, Mémoire est nostre mère.

Au temps que les mortels craigiioient les Déités, Ils bastirent pour nous et temples et cités; Montagnes et rochers et fontaines et précs Et grottes et forests nous furent consacrées. Nostre mestier estoit d'honorer les grands rois, De rendre vénérable et le peuple et les lois, Faire que la vertu du monde fust aimée. Et forcer le trespas par longue renommée; D'une flamme divine allumer les esprits, Avoir d'un cœur hautain le vulgaire à mespris, Ne priser que l'honneur et la gloire cherchée, Et tousjours dans le Ciel avoir l'ame attachée*.

Quelle plus haute idée des Muses ! Ce sont bien celles-là qu'a courtisées Ronsard. Marot et les Gaulois d'auparavant s'en se- raient gaussés, comme on dit.

Bertaut, esprit noble et sérieux, sentait cette poésie, mais il n'y atteignait pas. Dans des stances de jeunesse, à son mo- ment le plus vif, s'enhardissant à aimer, il s'écrie :

Arrière ces désirs rampans dessus la terre ! J'aime mieux en soucis et pensers élevés Être un aigle abattu d'un grand coup do tonnerre, Qu'un cygne vieillissant es jardins cultivés.

Cel aigle abattu (Tun grand coup de tonnerre, ce fut Ronsard. Lui, il ne fut que le cygne vieillissant dans le jardin aligné, près du bassin paisible.

1. Didlmjue entre les Muses deslogées el Ronsard.

370 POESIE FRANÇAISE

Des Portes Uii-même, dans le gracieux et dans le tendre, a bien autrement de vivacité, de saillie, de prestesse : Bertaut je le maintiens, n'est que son second. La vie seule de Des Portes, ses courses d'Italie et de Pologne, ses dissipations de jeunesse, ses erreurs de la Ligue, ses bons mots nombreux et transmis, ses bonnes fortunes voisines des rois', accuseraient une nature de poêle plus forte, plus active. Mais, en m'en te- nant aux œuvres de l'abbé de Tiron, le brillant et le nerf m'y frappent. Par exemple, il décocbe à ravir le sonnet, cette flèche d'or, que Bertaut ne manie plus qu'à peine, rarement, et dont l'arc toujours se détend sous sa main. Bertaut, jeune, amou- reux, ne s'élève guère au-dessus de la startce de quatre vers alexandrins, laquelle plus tard, lorsqu'il devient abbé et prélat, s'allonge jusqu'à six longs vers cérémoniellement. On a dit que Des Portes est moins bon que Bertaut dans ses psaumes. Mais on me permettra de compter pour peu dans l'appréciation di- recte des talents ces éternelles traductions de psaumes, œu- vres de poêles vieillissants et repentants. Une fois arrivés sur le retour, devenus abbés ou évèques, très-cousidérés , ces tendres poètes amoureux ne savaient véritablement que faire : Plus d'amour, fartant plus de joie, se seraient-ils écriés, s'ils avaient osé, avec La Fonlaine ^ ; et encore ils auraient dit vo- lontiers comme dans la ballade :

A qui mettoit tout dans l'amour, Quand l'amour lui-même décline. Il est une lente ruine, Un deuil amer et sans retour. L'automne ti^aînant s'achemine ; Chaque hiver s'allonge d'un tour; En vain le printemps s'ilhimine : Sa lumière n'est plus divine A qui mettoit tout dans l'amour!

1. Tallemant des Réaux, tome I"; et aussi Teissier dans ses Éloges tirés de M. de Thou, tome IV.

2. Ou avec l'antique Mimnerme en cette mélancolique élégie : « Le n fruit de la jeunes^fi ne dure qu'un moment, le temps qu'un soleil se a disperse sur la terre; et, sitôt qu'est passée cette fin de saison, mieux « vaut à l'instant mourir que survivre. »

Sans les dons île Vénus quelle serait la vie ?

a dit Chéuier également, d'après Mimnerme et Simonide.

AU XVI» STÈCLg. 371

Eli vain la beauté sur sa tour,

fleurit en bus l'aubépine,

Monte dans l'aurore et lascino

Le regard qui rôde à l'entour.

En vain sur l'écume marine

De jour encor sourit Cyprino :

Ab! quand ce n'est plus que de jour,

Sa grâce elle-même est cbagrine

A qui metloit tout dans l'amour !

Et puis Bertaut, dans ce genre non original des paraphrases, a tout simplement sur Des Portes cet avantage d'être plus jeune en style et d'écrire une langue qui est déjà plus la nôtre. L'onction réelle qu'il y développe paraît mieux *.

Dans ses poésies du bon temps, Des Portes a plusieurs petits chefs-d'œuvre complets (ce qui est essentiel chez tout poêle), de ces petites pièces, chansons ou épigrammes, à l'italienn et à la grecque, comme Malherbe les méprisait, et comme nous les aimons*. Je ne sais pas une seule pièce complète et com- posée à citer chez Bertaut, splement çà et des couplets. La plus célèbre chanson de Des Portes est, avec Rozette, sa jolie boutade contre une nuit trop claire ; tout le monde durant près d'un siècle la chantait. Ce n'est qu'une imitation de l'Arioste, dit Tallemant, mais en tout cas bien prise, bien coupée, et mariée à point aux malices gauloises. L'amant en veut à la lune qui l'empêche d'entrer chez sa maîtresse, comme Béranger en veut au printemps qui ramène le voile de feuillage devant la fenêtre d'en face, comme Roméo sur le balcon en veut à l'a. jouelte qui ramène l'aurore. Il y a un motif plein de gen- l^illesse et de contraste :

0 nuict, jalouse nuict contre moy conjurée, Qui renflammes le ciel de nouvelle clairté, T'ay-je donc aujourd'huy tant de fois désirée, Pour estre si contraire à ma félicité !

1. Je disl'onction réelle, il faut la reconnaître en effet dans plusieurs strophes, notamment dans celles de sa paraphrase du Psaume premier

Cet homniP-U'i ressemble à ces belles olives.

Qui du lïimeux Jourdain bordent les vertes rives, elc., etc.

2. Il en a nirme à la gauloise, à laMellin de Saint-Gelais : témoin L'épi- L'ramme sur' une Philis trop chère {Délices de la poésie françoise, de itosset, tome I). Elle pourrait être du neveu Régnier aussi bien que de l'oïicle.

POESIE FRANÇAISE

Pauvre moy, jepensoy qu'à la brune rencontre Les cieux d'un noir bandeau deussent estre voilez ; îlais, comme un jour d'esté, claire, tu fais ta monstre, Semant parmy le ciel mille feux cstoilez.

Et toy, sœur d'Apollon, vagabonde courrière, Qui, pour me descouvrir, Uammes si clairement. Allumes-tu la nuict d'aussi grande lumière. Quand sans bruit tu descens pour baiser ton amant?

Hélas! s'il te souvient, amoureuse Déesse, Et si quelque douceur se cueille en le baisant, Maintenant (jueje sors pour baiser ma maîtresse. Que l'argent de ton front ne soit pas si luisant 1

Ab 1 la fable a menty, les amoureuses flammes IN'escliauffèrent jamais ta froide bumidité : Mais Pan, qui te conneut du naturel des femmes, T'offrant une toison, vainquit la chasteté *.

Si tu avois aimé, comme on nous fait entendre, Les beaux yeux d'un berger de long sommeil touche/,. Durant tes chauds désirs tu aurois peu apprendre Que les larcins d'Amour veulent être cachez.

Mais flambloye à ton gré ; que ta corne argentée Fasse de plus en plus ses rais estinceler : Tu as beau descouvrir ta lumière empruntée, Mes amoureux secrets ne pourras déceler.

Que de fascheuses gens ! mon Dieu ! quelle coustumo De demeurer si tard en la rue à causer ! Oslez-vous du serein; craignez-vous point la reume? I.a nuict s'en va passée, allez vous reposer.

Je vay, je vien, je fuy, j'écoule et me promeine. Tournant toujours mes yeux vers le lieu désiré. Mais je n'avance rien ; toute la rue est pleine De jaloux importuns dont je suis csclairé.

Je voudrois estre P»oy, pour faire une ordonnance Que chacun deust la nuict au logis se tenir; Sans plus les amoureux auroient toute licence : Si quelque autre failloit, je le feroy punir.

Munere sic niveo lanac (si credere digniim eslj

Pan, deiis Arcad:aE, captam le, Lmia, tefeilit,

In neraora alla vocans : in-c tu spernala vocantem.

(ViiiGiLE, Géorgiq., III.)

AU XVI« SIECl.E. 373

Je ne crains pas pour moy : j'ouvrirois une armée, Pour entrer au séjour qui recclle mon bien ; Mais je crains que ma Dame en peusl cstre blasmée ; Son repos mille fois m'est plus cher que le mien...

Et le va-et-vient continue; le poète pousse le guignon jus- qu'au bout ; j'abrège. Je ne relèverai de cette jolie pièce que ce vers, selon moi délicieux,

Les beaux yeux d'un berger de long sommeil touchez.

Gomment mieux peindre d'une seule touche courante la beauté, la mollesse et la fleur amoureuse d'un Endymion couché ? Voilà un vers essentiellement poétique ; le tissu du style poé- tique se compose à chaque instant de traits pareils. Ce qui constitue le vraiment beau vers, c'est un mélange, un assem- blage facile et comme sacré de sons et de mots qui peignent hainionieusement leur objet, une tempête, un onibrage flot- tant, la douceur du sommeil, le vent qui enfle la voile, un cri de nature. Homère en est plein, de ces vers tout d'une venue, et qui rendent directement la nature ; il les verse à Ilots, comme d'une source perpétuelle. En français , hélas ! qu'il y en a peu ! On les compte. Ronsard les introduisit ; André Chénier et les modernes avec honneur les ont ravivés. Hors de là, j'ose le dire, et dans l'intervalle, si l'on excepte La Fontaine et Mo- lière, il y en a bien peu, comme je l'entends ; le bel espi^t et la prose reviennent partout.

Bertaut n'en a déjà plus de ces vers tout de poétique trame et de vraie peinture; il n'a que bel esprit, raisonnement, déduction subtile : heureux quand il se rachète par du sen- timent !

Tout cela dit, et ayant indiqué préférablement par d'autres ce qu'il ne possède pas lui-même, venons-en à ses beautés et mérites propres. Il a de la tendresse dans le bel esprit. L'es- pèce de petit roman qu'il déroule en ses stances , élégies et chansons, ne parie pas aux yeux, il est vrai, et n'offre ni cadre, ni tableau qui se fixe; mais on en garde dans l'oreille iilus d'un écho mélodieux :

Devant que de te voir, j'aimois le changement, Courant les mers d'Amour de rivage en rivage, Désireux de ine perdre, et cherchant seulement Un roc qui me semblât digne de mon naufrage.

52

574 POÉSIE FRANÇAISE

On en détacherait des vers assez fréquents qui serviraient de galantes devises :

Esclave de ces mains dont la beauté me prit... Le sort n'a point d'empire à l'endroit de ma foi... Si c'est péchô qu'aimer, c'est malheur qu'être belle... J'ai beaucoup de douleur, mais j'ai bien plus d'amour... Ou si je suis forcé, je le suis comme Hélène, Mon destin est suivi de mon consentement...

Et ceux-ci encore, sur un embrassement de sa dame à un départ :

Si le premier baiser fut donné par coutume, Le second, pour le moins, fut donné par amour.

Cette espèce de douceur et de sensibilité dans le bel esprit n'est pas rare. Racine l'eut d'abord; ses stances à Parthénisse (qu'on les relise) semblent dériver de l'école directe de Ber- taut. L'un finissait presque du ton dont l'autre recommence*. Mais une qualité que je crois surtout propre à notre auteur, c'est une certaine note plaintive dans laquelle l'amour et la re- ligion se rejoignent et peuvent trouver tour à tour leur vague expression touchante. Je cite, en les abrégeant comme il con- vient, les quelques couplets, dont le dernier fait sa gloire :

Les Cieus inexoiables Me sont si rigoureux, Que les plus misérables, Se comparans à moy, se trouveroient heureux.

1. Voiture lui-mèine a des éclairs de sensibilité dans le brillant. Un très-bon juge en si délicate matière, M. Guttinguer, a fait ce sonnet, qui vaut mieux qu'un commentaire critique, et qui complète en un point le nôtre :

A UNE DAME KN RENTOYAST LES OEUVRES DE VOITURE.

Voici votre Voiture et son salant Permesse ; Quoique guindé parfois, il est noble toujours. On voit tant de mauvais naturel de nos jours, Que ce brillant monté m'a plu, je le confesse.

On voit (c'est un beau tort) que le commun le blesse Et qu'il veut une langue à part pour ses amours ; Qu'il croit les houdrer par d'étranges discours; C'est de ces défauts le cœur s'intéresse.

C'était le vrai pour lui ([U" ce Taux tant blànié ; Je sens que volontiers, femme je l'eusse aimé. Il a d'ailleurs des vers pleins d'un tendre génie ;

Tel celui-ci, charmant, qui jaillit de son cœur : n /( faut finir mes jours en l'amour d'Uranie.» Saurez-vous comme moi comprendre sa douceur?

AU XYI" SIECLE. 57J

Mon lict est de mes larmes Trempé toutes les nuicls; Et ne peuvent ses charmes, Lors mesme que je dors, endormir mes ennuys.

Si je fay quelque songe, J'en suis espouvanté ; Car mesme son mensonge Exprime de mes maux la triste vérité.

La pitié, la justice, La constance et la foy, Cédant à l'artifice, Dedans les cœurs humains sont esteintes pour moy.

En un cruel orage On me laisse périr. Et courant au naufrage, Je voy chacun me plaindre et nul me secourir.

Félicité passée Qui ne peux revenir, Tourment de ma pensée. Que n'ay-jc, en te perdant, perdu le souvenir I

De ces couplets, le dernier surtout (fortune singulière!) a sur- vécu durant deux siècles ; nos mères le savent encore et l'ont chanté. Léonard et La Harpe à Tenvi l'avaient rajeuni en ro- mance. Fontenelle a remarqué que les solitaires de Port-Royal le trouvèrent si beau qu'ils le voulurent consacrer en le citant. Dans le commentaire de Job en effet (chap. xvn), à ce verset : Dies mei transieriint, cogilationes mex dimpatse sunt tor- quentes cor meum, on pourroit, peut-être pour expliquer cet endroit, dit M. deSaci, qui aimait les vers, bien qu'il eût rimé les Racines grecques, on pourroit se servir ici de ces petits vers qui en renferment le sens ; Félicité passée... » Madame Guyon, dans ses Lettres spirituelles {h XXX"), s'est plu également à ap- pliquer ce même couplet à l'amour de Dieu, dont elle croit voir qu'il n'y a plus trace autour d'elle. Les dévots tant soit peu tendres ont de la sorte adopté et répété, sans en trop presser le sens, ce refrain mélancolique, que les cœurs sensibles pour- raient passer la moitié de leur vie à redire, après avoir passé la première moitié à goûter ces autres vers non moins délectables du même Bertaut :

Et constamment aimer une rare beauté

C'est la plus douce erreur des vanités du monde.

376 POESIE FRANÇAISE

Le bon évoque a ainsi rencontré la double expression ch;ir- manle de l'amour durable et de j'éternel regret. 11 a dit quel- que part encore en une complainte :

Mes plaisirs s'en sont envolez, Cédans au malheur qui m'outrage, Mes beaux jours se sont escoulez Comme l'eau qu'enfante un orage, Et s'escoulans ne m'ont laissé Rien que le regret du passé.

Bertaut, tout nous le prouve, était une de ces natures dont la vivacité tiure très-peu et n'atleint pas, et qui commencent de très-bonne beure à regretter. Mais dans ces langueurs conti- nuelles, sous celte mélancolie monotone, il est impossible de méconnaître un certain progrès d'élégance, un certain accent racinien, lamartinien, comme on voudra l'appeler. Fclicité passée semble d'avance une note (ÏEslher ' ,

On a fort loué la pièce de vers sur la mort de Caleryme; sous ce nom, le poëte évoque et fait parler Gabrielle d'Estrées ; il suppose que, six jours après sa mort, cette Caleryme appa- raît en songe à son amant, le royal Anaxandre, et qu'elle lui donne d'excellents, de cbastes conseils, entre aulres celui de ne plus s'engager à aucune maîtresse et d'être fidèle à l'épouse que les dieux lui ont destinée. L'idée, on le voit, est pure et le conseil délicat. Dans cet ingénieux plaidoyer, Gabrielle devient une espèce de La Vallière ; le prochain aumônier de Marie de Médicis, et qui l'était probablement déjà lorsqu'il recourait à cette évocation, se sert, à bon droit ici, de son talent éiégiaque comme d'un pieux moyeu. Mais le premier Bourbon se laissa moins persuader aux mânes après coup sanctifiés de sa chère maîtresse que son dernier successeur, qu'on a vu jusqu'au bout demeurer fidèle au souvenir de mort de madame de Polas- tron. Quanl à la pièce même de Bertaut, elle eut sans doute de l'élégance pour son temps; je ne saurais toutefois, dans Texé-

1. Cp qui ne veut pas dire le moins du monde (ceci une dernière fois pour réserve) que Racine soit de la postérité Utléraire de Bertaut, que Bertaut ait trouvé, ait deviné d'avance la manicre ,\e. faire du maitre. Je ne parle plus du Racine d s stances à l'arthénisse, mais du Racine véri- table, de celui d'après Boileau. Ils eurent certains traits en commun dans leur sensibilité, voilà tout. Si Bertaut fit un reste d'école, c'est du coté direct de l'hôtel Rambouillet. Racine, en un ou deux hasards, lui ressemble un peu : mais madame de La Suze, dans le tous les jours de ses élégies, lui ressemble encore plus.

AU XVI» SIECLE. rm

cution, la distinsuer expressément des styles poétiques con- temporains de D'Urféet de Du Perron. J'aime bien mieux, pour faire entier honneur au poëte, rapporter les vers les plus sou- tenus qu'il ait certainement composés, une image naturelle et rare, développée dans une heureuse plénitude. C'est tiré d'une élégie il exprime ses ennuis quand il perd de vue sa dame, et il se plaint de leurs lourments inégaux dans l'absence :

Mais las I pourquoy faut-il que les arbres sauvages Qui vestent les costeaux ou bordent les rivages, Oui n'ont veines ni sang qu'Amour puisse allumer, Observent mieux que nous les loix de bien aimer?

On dit qu'en Idumée, es confins de Syrie, bien souvent la palme au palmier se marie, ,11 semble, à regarder ces arbres bienheureux, Qu'ils vivent animez d'un esprit amoureux ; Car le masle, courbé vers sa chère femelle, Jlonstre de ressentir le bien d'estre auprès d'elle : Elle fait le semblable, et pour s'entr'embrasser On les voit leurs rameaux l'un vers l'autre avancer. De ces embrassements leurs branches reverdissent. Le ciel y prend plaisir, les astres les bénissent, El l'haleine des vents soupirans à l'entour Loue en son doux miu'mure une si sainte amour. Que si l'impiété de quelque main barbare Par le tranchant du fer ce beau couple sépare, Ou transplante autre part leurs tiges désolez. Les rendant pour jamais l'un de l'autre exilez; Jaunissans de l'ennuy que chacun d'eux endure. Ils font mourir le teint de leur belle vcrdui^e, Ont en haine la vie, et pour leur aliment N'attirent plus l'humeur du terrestre élément.

Si vous m'aimiez, hélas! autant que je vous aime, Quand nous serions absens, nous en ferions de mesme; Et chacun de nous deux regrettant sa moitié, Nous serions surnommez les palmes d'amitié K

1. « Cette comparaison, dit M. H. Martin en son nu'inoire, avait déjà été exprimée avec une heureuse simplicité dans le Lai du Chevrcfoil, par Marie de France, poëte français du xni' siècle. Elle a été développée avec une admirable p<i('sip dans l'éléu'ie do Gœthe intitulée Aniyntas. » Je la retrouve toute iuncillc d.ins l'idillie 76" (livre I) de Vau(|uelni de l.a Fies- uaie, contemporain de l'ei tant, l'ontanus, au livre 1" de ses Eridiniiciini')!, a tait aussi une jolie éléyic latine sur l'amour de deux palmiers. l>a source première de tout cela est dans Pline et dans Théopluaste. Ces

52.

578 POÉSIE FRANÇAISE

Nous tenons la plus belle page, et même la seule vraiment belle page de Bertaul. Ailleurs il n'a que des odeséparses; ici il prend de Ihaleine ; la force de la sensibilité a fait miracle et Ta ramené à la poésie continue de l'expression :

Loue en son doux murmure une si sainte amour.

On croit entendre le bruit des palmiers. Théocrite, en son charmant dialogue entre Daphnis et une bergère, a un vers se joue, un peu moins saintement, une image semblable. J'entends du bruit; fuir? s'écrie la bergère. Et Daphnis répond :

C'est le bruit des cyprès qui parlent d'iiyménée *.

divers passages des anciens sur les amours des palmiers ont été ramassés par .\iclas dans son édition des Géoponiqucs, livre X, chapitre -i (Leip- sick, 1781). 1. .\insi l'a traduit Le Brun. .\ndré Chénier a dit : '

C'est ce bois qui de joie et s'agite et murmure.

Le vers grec a bien plus de légèreté, de liquides, et celui de Dertaut en douceur le rendrait mieux. Je trouve encore, dans des vers de notre ami Fontaney, une image toute pareille sur les arbres aux murmures parlans. C'est au milieu d'une pièce que, comme souvenir, je prendrai la liberté de citer au long. Elle s'adresse à un objet ijui n'était pas celui de la passion linale dans laquelle nous l'avons vu mourir.

Quand votre père octogénaire Apprend que vous viendrez visiter le manoir,

Ce front tout blanchi qu'on vénère De plaisir a rougi, comme d'un jeune espoir.

Ses yeux, pâlit la lumière. Ont ressaisi lejjur .lans un éclair vermeil,

Et d'une larme à sa paupière L'étincelle allumée a doublé le soleil.

n TOUS attend : triomphe et joie I Des rameaux sous vos pas I chaque marbre a sa llcur.

Le parvis luit, le toit flamboie, Et rien ne dit assez la fête de son cœur.

Moi qui suis sans (lambeaux de fête ; Moi qui n'ai point de tleurs, qui n'ai point de manoir,

Et qui (lu seuil jusques au faite N'ornerai jamais rien pour vous y recevoir;

Qui n'ai point d'arbres pour leur dire Ce qu'il faut agiter dans leurs tremblants sommets,

Ce qu'il faut taire ou qu'il fa it bruire; Chez qui, même en passant, vous ne viendrez jamais;

Dans mon néant, ô ma Princesse, Ohl du moins j'ai mon cœur, la plus haute des tours

Votre idée y hante sans cesse; Vous entrez, vous restez, vous y montez toujours.

Là, dans l'étroit et sûr espace. Vous monterez gans lin par l'inlini degré ;

Amie, et si vous êtes lasso. Plus haut, montant toujours, je vous y porterait

AU XVI« SIÈCLE. 379

Ayant atteint ce sommet des deux palmiers, cette couronne subsistante de Bertaut, je ne saurais qu'affaiblir en continuant. Je crois n'avoir rien omis de lui qui puisse donner du regret. Il n'y aurait pas, après le naufrage des temps, de quoi former de ses débris un volume, si mince qu'il fût; c'est assez du moins qu'on y trouve de quoi orner un éloge et rattacher avec honneur son nom dans la mémoire des hommes. A cette fin, deux ou trois clous d'or suffisent. J'ai quelquefois admiré, et peut-être en me l'exagérant, la différence de destin entre les critiques et les poètes, j'entends ceux qui ont été vraiment poètes et rien que cela. Des critiques, me disais-je, on ne se rappelle guère après leur mort que les fautes ; elles se rattachent plus fixement à leur nom, tandis que la partie vraie, c'est-à-dire qui a triom- phé, se perd dans son succès même. Qui donc parle aujourd'hui de La Harpe, de Marmonlel, que pour les tancer d'abord, pour les prendre en faute, ces hommes qui avaient pourtant un sen- timent littéraire si vif, et qui savaient tout ce qu'on exigeait de leur temps? Ainsi avons-nous fait nous-même en commençanl, ainsi à notre tour on nous fera. De simples poètes , au con- traire, quand tout est refroidi, on se rappelle à dislance et l'on retient plutôt les beautés.

L'histoire littéraire, quand on l'a prise surtout en vue du goût, en vue de la critique active du moment, est vite renou- velée. Il en est d'elle comme d'un fonds commun, elle appartient à tous et n'est à personne ; ou du moins les héritiers s'y pres- sent. Le procès à peine vidé recommence. Aussi, les jours de printemps et de rêve, on payerait plus cher un buisson, un coin de poésie, une stance à Bertaut , l'on se croirait roi (roi d'Yvetot), que ces étendues littéraires contestées, d'où 'e dernier venu vous chasse.

Mai 1841.

380 POÉSIE FRANÇAISE

DU BARTAS

La fin du xvi° siècle est en littérature, comme en plusieurs autres choses, un moment décisif et curieux à étudier de près. En poésie, c'est comme un défilé et un détroit que plus d'un nom et d'une gloire ont peine à francliir. Une flottille de poètes arrivait et se pressait à pleines voiles du côté de l'entrée; mais, à la sortie, le seul Malherbe lient haut son pavillon et a sauvé sa nef toute neuve. Des autres, il ne reste guère que des corps désemparés ou des débris.

A quel endroit du détroit, sur quel rocher, chacun a-t-il eu son temps d'arrêt ou son naufrage? Quelle est la position res- pective et précise des divers points que signalent ces noms de Bertaut, Des Portes, Régnier, d'Aubigné, Du Bartas? C'est une sorte de géographie assez délicate à relever ; à moins d'extrême attention, on court risque de confondre. Le détroit est en effet prolongé, fort sinueux et tournant ; il y a de faux aspects de perspective. Bertaut peut sembler plus voisin de Malherbe qu'il ne l'est réellement. Du Bartas se peut rapprocher de la suite de Ronsard plus qu'il ne conviendrait.

Je parlerai aujourd'hui de Du Bartas. Il ne m'a jamais paru un bon poète, et je ne viens pas lui faire réparation à ce titre. Il ne faudrait pas croire, en vertu de l'iinpartialilè et de l'in- telligence historique appliquées à la littérature, que la poésie est quelque chose de relatif, que ce qui a été véritablement bien et beau dans un temps cesse de l'être, et que, dans les réhabilitations à faire des poètes, il n'y ait pas quelques règles fixes et toujours présentes à observer. Un poète qui n'a atteint au beau ou au gracieux cpie par momeifts, a pu s'égarer et céder au mauvais goût de son temps dans le gros de ses œuvres ;

AU XVI" SIECLE. 381

on retrouve du moins en lui des traces brillantes de ce que son talent, mieux entouré, aurait su produire. Mais, s'il ne se dé- couvre pas de telles traces bien nettes, bien détacliées et bien distinctes chez le poète, je commence à craindre qu'il n'eût jamais été véritablement fin et distingué. Or, Du Bartas, le père Le Moyne et Thomas me paraissent tous trois dans ce cas. L'élé- vation et d'assez hautes qualités ne manquent certes pas à leur veine ; mais ils sont pesants et auraient de tout temps mérité de commander dans la grosse cavalerie des pégases.

Nul poëte pourtant n'a peut-être eu, de son vivant et après sa mort, plus de renom, en son pays et à l'étranger, que Du Bartas. 11 a été le chantre et le représentant d'un grand mou- vement des esprits à la date il est venu. Il s'agit de bien établir et d'expliquer son importance.

Guillaume de Saluste, seigneur Du Bartas, d'une famille noble, fils d'un trésorier de France, naquit vers 1544, non pas tout à fait au Bartas, mais, comme Goujet l'a montré, à quelques lieues de là, en la petite ville de Montf'oit, non loin d'Auch, au cœur de la Gascogne. Rien d'étonnant si ses phrases sentirent toujours un peu ce que lui-même appelle son naturel ramage. Ses premières années se passèrent dans les lieux de sa nais- sance et furent employées à l'étude, aux lettres, à la poésie. 11 composa des vers presque au sortir de l'enfance. Son premier recueil, intitulé la Mme chrétienne, parut à Bordeaux en 1574 ; dans une édition de 1579, que j'ai sous les yeux*, on lit en tête une dédicace à Madame Marguerite, reine de Navarre, qu'il s'est donnée, dit-il, pour viarraine ; choix très-naturel de la part d'un sujet, mais qui ne laisse pas d'être piquant chez un poëte si religieux : on croirait, s'il était malin, qu'il fait une épigramme. Le poëme de Judith, ajoute-t-il, lui fut commandé, il y a environ quatorze ans, par la feue reine Jeanne, et il prend à témoin plusieurs gens d'honneur qui lui ont entendu réciter de ces vers il y a plus de douze ans. Tout ceci tend à nous le représenter en pleine verve dès 1565, et il déclare d'ailleurs, dans sa pièce d'Uranie, que l'amour du docte laurier n'attendit pas en lui l'avril de son fige.

Le caractère propre de sa vocation ne fut pas douteux un instant : Du Bartas, du premier jour, se posa comme un poëte religieux. Ronsard et son école toute païenne régnaient alors.

■1. Paris, chez Gabriel Buon, in-4°.

582 POESIE FRANÇAISE

Notre nouveau venu, au moins par le fond de l'inspiration, s'en détache : il évoque Uranie, la muse des célestes et graves ac- cords; elle lui apparaît et l'endoctrine. Au moment Des Portes (1755) efféminé la lyre et toutes les jeunes voix ré- pètent ses chansons , Du Bartas renfle Taccent et proteste contre les mignardises. C'est à la Bible qu'il se prend, c'est aux sujets sacrés qu'il demande une moralité élevée et salutaire. Il mérita en effet cet éloge qu'on lui décerna depuis dans une épitaphe latine : « Qui Musas ei'eptas profanse lasciviae sacris montibus reddidit; mcris foniibm aspevsit; sacris cantibus intonuit. Il fut le premier qui, délivrant les Muses de ces profanes folàtreries dont elles étaient comme perdues, les rendit à leurs saintes montagnes, les replongea en leurs saintes fontaines, et ne leur fit ouïr que de pures et divines chansons. »

Par malheur, les vers ne répondent pas tout à fait à l'inten- tion. Les stances de son Vrarne manquent tout d'abord à la loi de l'entrelacement des rimes féminines et mascuhnes. On y sent je ne sais quoi d'incorrect et d'arriéré en rudesse, si on la com- pare aux jolis couplets de la même date qui se modulaient à la cour des Valois. Nous sommes à Nérac, à Montfort en Armagnac. La Judith est une narration assez soutenue, en six chants, et se remue par accès un certain soulfle héroïque, sans aucun idéal pourtant. Du Bartas gagna beaucoup avec les années ; mais, en obtenant le mérite, il n'aura jamais la grâce , la grâce, ce don qui est comme l'amour, qui vient on ne sait pour- quoi, qui se pose il lui plaît, qui va combler le libertin ou le volage, et qui fuit l'honnête et le laborieux dont l'effort con- stant le pourchasse. C'est ui?e capricieuse et une femme que la muse.

La Semaine ou Création du Monde, qui répandit avec éclat la renommée de Du Bartas, parut en 1579 * ou plutôt en 1578. Les guerres de religion s'étaient ranimées, mais avec intermit- tences, de 1576 à 1580. Henri de Navarre, se dérobant de la cour de France on le gardait presque à vue, avait regagné sa Gascogne et convié aux armôs ses fidèles serviteurs. Du Bartas

1. A Paris, chez Jean Février, in-i". Le privilège du roi est de février 1378, ce qui semble indiquer que c'est bien réellement dans le courant de l'année que le livre parut. CoUetet, dans sa Vie manuscrite de Du Bartas (15ibliothèque du Louvre^ donne celle date ine.^iaclement, et Gou- jel l'élude. Je ne le fais remarquer que pour demander griice moi-même de tant de petites inadvertances en pareille matière, il a pu m'arriver de tomber.

AU XVI» SIÈCLE. 583

fut un de ceux-là. Lui qui, plus jeune, en 1574, se vantait par un sonnet de ne suivre le barreau ni le train guerrier, et de passer oisivement sa vie en son manoir de Bartas, il avait à son tour endosser la cuirasse et ceindre le baudrier. On le voit, dans une préface de 1579, se plaindre de sa destinée et de la calamité de son siècle, qui Tont appelé à une autre profession que celle des lettres. Calviniste comme D'Aubigné, mais moins satirique et moins amer, il se contenta, sans se prendre aux personnes, de travailler et de l'aire valoir un fonds sérieux. Tandis que des abbés , bons catholiques, ne chantaient qu'a- mourettes et agréables lascivetés, tandis que la cour et les mi- gnons fredonnaient sur tous lestons : 0 Nuit., jalouse Nuit ! on bien : Bozetie, pour un peu d'absence, voilà un séculier et un soudard qui entonne là-bas le les divin, et qui se fait, en vers sonores, prédicateur des choses saintes. De nos jours, nous avons vu M. de Lamartine se trouver au début le poëte de ce qu'on appelait la réaction catholique et religieuse, comme Dé- ranger était celui de Topinion frondeuse et libérale. Eh bien , talent à part, le succès de la Semaine de Du Bartas s'explique de même : il se trouva par en un instant le poète, non pas seulement de l'opinion calviniste (il n"a rien qui sente particu- lièrement le sectaire), mais de l'opinion religieuse grave, de la croyance chrétienne, si fervente alors dans toute une classe de société. Son œuvre, à peine lancée, fut portée dans le grand cou- rant. Les quatre ou cinq années de trêve dont on jouit depuis ce qu'on ap[)elait la conférence de Fleix jusqu'à la grande guerre de la Ligue (1580-1585) tirent suffisamment d'espace pour une publicité immense. On peut dire qu'indépendamment presque du mérite poétique plus ou moins distingué, la Semaine, venue à point, réussit par son sujet comme l'eût fait la Bible traduite en français, comme plus tard on vit réussir, même parmi les dames, le iNouveau Testament de Mons.

C'est à peu près le moment D'Aubigné, forcé de garder le lit pour quelque blessure (1577) dictait les premières stances de ses Tragiques. Si elles avaient paru alors, Du Bartas eu partie était devancé, ou du moins il y avait balance dans le même camp ; mais la publication n'en eut lieu que bien plus fard. C'é- tait le moment encore paraissait (coïncidence singulière!) la première édition des Essais de Montaigne , ce compatriote et voisin bien différent. La Semaine de l'un, les Essais de l'autre

38i POÉSIE FRAÎNÇAISE

ne pouvaient se faire concurrence ; ces deux produits de Gas- cogne se suivirent à un an d'intervalle (1579-1580), et obtinrent, chacun à leur manière, un succès de vogue. 11 y a eu de tout temps des mets à la fois pour tous les goûts.

On ne peut nier que la Semaine ne justifiât ce premier en- thousiasme par un certain air de grandeur, par des tirades élo- quentes, et aussi par h nouveauté bien réelle du genre. La poésie dévote du moyen âge était dès longtemps oubliée ; la Renais- sance avait tout envahi ; les seuls protestants en étaient encore aux maigres Psaumes de Marot. Voici venir un poète ardent et docte, qui célèbre l'œuvre de Dieu , qui raconte la sagesse de I l'Éternel, et qui déroule d'après Moïse la suite et les beautés de la cosmogonie hébraïque et chrétienne. Ce que Parménide, Em- pédocle, Lucrèce et Ovide lui-même ont tenté chez les anciens, il l'ose à son tour, et en des détails scientituiues non moindres; mais toute cette physique se relève d'un sentiment moral animé, d'une teinte biblique et parfois prophétique qui passe comme réclair à travers les éléments. J'en pourrais citer plus d'un exemple, la menace de la fin du monde dans la première jour- née, ou, à la fin de la quatrième, cette image vraiment belle et artistement exprimée de Josué arrêtant le soleil. Le malheur de Du Bartas est qu'il gâte cette élévation naturelle de ses pen- sées, cette noblesse de ses descriptions, par des traits burles- ques, par des expressions déplacées et de mauvais goût (même pour sou temps), dont il ne sentait pas le léger ridicule; nous verrons des railleurs le relever. 11 nous parle tout d'un coup, à propos de sa Gascogne, des mo?its enfarinés d'une neige éter- nelle. Dans sa physique des éléments, au second jour, il met en jeu VAnlipérislase pour expliquer le duel du chaud et du froid '. Sa noblesse eu un mot pèche tour à tour et déroge soit par le trivial, soit par le pédantesque. Au moment de la création de l'homme, quand, le monde étant formé et d'ailleurs peuplé, il ne s'agit plus que d'introduire l'hôte principal , il dit asso? agréablement :

Le sage ne conduit la personne invitée

Dans le lieu du festin, que la salle apprêtée

Ne brille de flambeaux, et que les plats cliargés

Sur le linge flamand ne soient presque rangés : I

i. Antipirisinse , en ))on français, ne veut dire autre chose que concen- tration.

AU XVI= SIECLE. 385

Ainsi notre grand Dieu, ce grand Dieu qui sans cesse

Tient ici cour ouverle

Ne voulut convier notre aïeul à sa table Sans tapisser plus tôt sa maison délectable, Et ranger, libéral, sous les pôles astres La friande douceur de mille mets sucrés.

Eh bien, ce linge flamand dont il parle en ce premier Éden, on le retrouve chez lui en plus d'un endroit, et moins joliment. Mais je me reprocherais, avant d'en venir plus en détail à Texamen de Du Barlas, de ne pas laisser parler sur lui tout au long un juge, un avocat bienveillant et le plus inattendu; on ne le devinerait jamais, si je ne disais que c'est Gœllie lui- même.

« La juste appréciation de ce qui doit plaire en tel pays ou à telle époque, d'après l'état moral des esprits, voilà, écrit Goethe, ce qui constitue le goût. Cet état moral varie tellement d'un siècle et d'un pays à un autre, qu'il en résulte les vicissitudes les plus étonnantes dans le sort des productions du génie. Je vais citer un exemple remarquable.

« Les Français ont eu, au xvi^ siècle, un poète nommé Du Bartas, qui fut alors l'objet de leur admiration. Sa gloire se répandit même en Europe, et on le traduisit en plusieurs lan- gues. Il a composé beaucoup d'ouvrages en vers héroïques. C'était un homme d'une naissance illustre, de bonne société, distingué par son courage, plus instruit qu'il n'apparlenail alors à un guerrier. Toutes ces qualités n'ont pu le garantir de Fin stabilité du goût et des outrages du temps. Il y a bien des an- nées qu'on ne le lit plus en France, et, si quelquefois on pro- nonce encore son nom, ce n'est guère que pour s'en moquer. Eh bien, ce même auteur maintenant proscrit et dédaigné parmi les siens, et tombé du mépris dans l'oubli, conserve en Alle- magne son antique renommée ; nous lui continuons notre estime, nous lui gardons une admiration fidèle, et plusieurs de nos cri- tiques lui ont décerné le titre de roi des poètes français. Nous trouvons ses sujets vastes, ses descriptions riches, ses pensées majestueuses. Son principal ouvrage est un poème en sept chants sur les sept jours de la Création. Il y étale successivement les merveilles de la nature ; il décrit tous les êtres et tous les objets de l'univers , à mesure qu'ils sortent des mains de leur céleste Auteur. Nous sommes frappés de la grandeur et de la variété

33

386 POÉSIE FRANÇAISE

des images que ses vers font passer sous nos yeux ; nous rendons justice à la force et à la vivacité de ses peintures, à retendue de ses connaissances en physique, en histoire naturelle. En un mot, notre opinion est que les Français sont injustes de méconnaître son mérite, et qu'à l'exemple de cet électeur de Mayence, qui lit graver autour de la roue de ses armes sept dessins représentant les œuvres de Dieu pendant les sept jours de la Création, les poètes français devraient aussi rendre des hommages à leur an- cien et illustre prédécesseur, attacher à leur cou son portrait, et graver le chiffre de son nom dans leurs armes. Pour prouver à mes lecteurs que je ne me joue pohit avec des idées para- doxales, pour les mettre à même d'apprécier mon opinion et celle de nos littérateurs les plus recomraandables sur ce poète, je les invite à relire, entre autres passages, le commencement du septième chant de sa Semaine. Je leur demande s'ils ne trou- vent pas ces veis dignes de iigurer dans les bibliothèques à côté de ceux qui ibnt le plus d'honneur aux muses françaises, et su- périeurs à des productions plus récentes et bien autrement van- tées. Je suis persuadé qu'ils joindront leurs éloges à ceux que je me plais ici à donner à cet auteur, l'un des premiers qui aient fait de beaux vers dans sa langue, et je suis également convaincu que les lecteurs français persisteront dans leur dédain pour ces poésies si chères à leurs ancêtres, tant le goût est local et in- stantané ! tant il est vrai que ce qu'on admire en deçà du Rhin souvent on le méprise au-delà, et que les chefs-d'œuvre d'un siècle sont les rapsodies d'un autre'? »

Gœthe n'a pas iini ; il continue et explique en général ce changement par le progrès exclusivement classique qui s'est accompli sous Louis XIV, qui s'est même poursuivi au delà, et dont l'effet a été d'épurer de plus en plus, de tamiser la langue. Mais c'est assez pour notre objet. Il faut citer ces vers qu'il trouve si beaux, et qui sont en effet remarquables. Une réserve pourtant avant tout ; en fait de poètes et d'écrivains, chaque nation est, ce semble, le premier juge des siens; si grand que soit Goethe, cela ne le rend pas un arbitre plus sûr des vers français. On m'en a montré de singuliers de lui qu'il écrivait à son ami Mùller dans sa jeunesse. Je le dirai en tout respect, la vendeuse d'herbes d'Athènes, ou, pour parler

1. Des Hommes célèbres de France au sviii' siècle, traduit de Gœthe par ^IM. de Saur et de Saint-Génies (Paris, Kenouard, 18-2Ô), page 102.

AU XVI^ SIECLE, 387

comme Paul-Louis Courier, la moindre femmelette de la rue Chauchat en sait plus Ions sur de certaines fautes indigènes que l'homme de génie étranger. Faites tous vos vers à Paris, dit l'adage; or Du Bartas n'en fit aucun à Paris. Ce que je crois entrevoir, ce que j'espère prouver, c'est que, même de son temps , malgré toute sa vogue et sa gloire, il fut toujours un peu le poëte des provinces et celui des réfugiés ; qu'il n'agréa jamais complètement à la cour ; qu'il choqua ce goût fin des derniers Valois , et que, n'en déplaise à l'électeur de Mayence ou au roi Jacques d'Ecosse , le spirituel Du Perron lui refusa toujours son brevet.

Et même à lire le morceau cité par Goethe, nous allons avoir la preuve que tout n'est pas caprice dans ce goût. Il s'agit de Dieu qui, ayant fini son oeuvre, s'y complaît et la contemple * .

Le peintre qui, tirant un divers paysage, A mis en œuvre l'art, la nature et l'usage. Et qui, d'un las pinceau, sur son docte pourtrait, A, pour s'éterniser, donné le dernier trait. Oublie ses travaux, rit d'aise en son courage, Et tient toujours les yeux collés sur son ou''/rage.

Il regarde tantôt par un pré sauteler Un agneau qui toujours, muet, semble bêler ; Il contemple tantôt les arbres d'un bocage, Ore ie ventre creux d'une roche sauvage, Ore un petit sentier, ore un chemin battu, Ore un pin baise-nue, ore un chêne abattu.

Ici, par le pendant d'une roche couverte D'un tapis damassé moitié de mousse verte, Moitié de verd lierre, un argenté ruisseau A flots entrecoupés précipite son eau ; Et qui, courant après, or' sus, or' sous la terre. Humecte, divisé, les carreaux d'un parterre.

Ici l'arquebusier, de derrière un buis vert, Affûté, vise droit contre un chêne couvert De bisets passagers. Le rouet se débande ; L'amorce vole en haut : d'une vitesse grande,

1. Entre le texte primitif de l'édition de 1579 et celui des éditions sm- vantes, je remarque dans ce morceau d'assez notables différences. L'au- teur y a lait des corrections, et en général heureuses. Sur un ou deux points, je me tiens pourtant au premier texte.

388 POÉSIE FRANÇAISE

Un plomb environné de fumée et de feu,

Comme un foudre éclatant, court par le bois touffu*.

Ici deux bergerots sur l'émaillé rivage Font à qui mieux courir- pour le prix d'une cage. Un nuage poudreux s'émeut dessous leurs pas ; Ils marchent et de tête, et de pieds, et de bras; Ils fondent tout en eau : une suivante presse Semble rendre, en criant, plus vite leur vitesse.

Ici deux bœufs suans, de leurs cols harassés. Le coutre fend-guêret traînent à pas forcés.

Ici la pastourelle, à travers une plaine,

A l'ombre, d'un pas lent, son gras troupeau ramène^ ;

Cheminant elle iile, et, à voir sa façon,

On diroit qu'elle entonne une douce chanson.

Un fleuve coule ici, naît une fontaine, Ici s'élève un mont, s'abaisse une plaine. Ici fume un château, fume une cité, Et flotte une nef sur Neptune irrité.

Bref, l'art si vivement exprime la nature, Que le peintre se perd en sa propre peinture. N'en pouvant tirer l'œil, d'autant que, plus avant Il contemple son œuvre, il se voit plus savant.

On trouvera pourtant que Goethe n'avait pas si mal choisi, et qu'il n'avait pas eu d'abord la main trop malheureuse. Cette première partie est assurément riche, gracieuse même, riante ; mais si l'on arrive à l'autre terme de la comparai- son, au grand Ouvrier qui au jour du repos, s'admire dans le grand Tout, outre que c'est le rapetisser sans doute qne d'en faire un paysagiste si flamand, la noblesse d'expression

1. On se rappelle les vers de Delilledans l'Homme des Cliamps :

Aux habitants de Tair faut-il livrer la guerre? Le chasseur prend son tube, imaje du tonnerre; il l'élève au niveau de l'œil qui le conduit: Le coup part, l'éclair brille, et la foudre le suit.

Au temps de Du Bartas, le coup parlait un peu moins vile, à cause du rouet; mais son descriptif ne le cédo en rien.

2. Foni (i qui mieux courra: dans tes dernières éditions.

3. Dans l'édition de lo'tt, il y avait :

Chi'z soi, d'un pié gaillard, son gras troupeau ramène. C'était plus rustique; la correclion est plus jolie.

AU XYP SIECLE. 589

qui pouvait dissimuler lait défaut à chaquo pas ; rélévation du ton a de singulières chutes. Croirail-on Lieu que dans les vers suivants il s'agisse de l'Éternel ?

Il œillade tantôt les champs passementés Du cours entortillé des fleuves argentés.

Or' S071 ne; à longs traits odore une grand' plaine commence à flairer l'encens, la marjolaine.

Son oreille or' se paît de la mignarde noise Que le peuple volant par les forêts dégoise...

Et bref l'oreille, l'œil, le nez du Tout-Puissant, En son œuvre n'oit rien, rien ne voit, rien ne sent, Qui ne prêche son los

Uoreillc, le nez du Tout-Puissant n'ont paru bons en aucun temps, qu'on le sache bien. L'œil suffisait à tout rendre, mais l'œillade gâte tout. On lit dans le Perroniana ces paroles, d'ailleurs beaucoup trop sévères : « Du Bartas est un fort mé- chant poëte, et a toutes les conditions qu'un très-mauvais poëte doit avoir en Vinvention, la disposition et Vclocution. Pour Vinvention, chacun sait qu'il ne l'a pas et qu'il n'a rien à lui, et qu'il ne fait que raconter une histoire: ce qui est contre la poésie, qui doit envelopper les histoires de fables , et dire toutes choses que l'on n'attend ot n'espère point. Pour la disposition, il ne l'a pas non plus, car il va son grand chemin et ne suit aucune règle établie par ceux des anciens qui en ont écrit. Pour ïélocution elle est très-mauvaise, impropre en ses façons de parler, impertinente en ses métaphores qui, pour la plupart, ne se doivent prendre que des choses universelles, ou si communes qu'elles aient passé comme de l'espèce au genre; mais lui, pour le soleil par exemple, au lieu de dire le Roi des lumières, il dira le Duc des Chandelles ; pour les vents, au lieu de dire les Courriers d'Éole, il dira ses Postillons, et se servira de la plus sale et vilaine métaphore que l'on se puisse imaginer, et descend toujours du genre à l'espèce, qui est une chose fort vicieuse... »

Nous avons déjà de ce défaut assez de preuves dans le peu que j'ai cité. En rabattant ce qu'on voudra de la sévérité de Du Perron qui, en sa double qualité de catholique et de poëte galant, pouvait èlre un peu piqué au jeu dans le succès de Du

55.

390 POESIE FRA>'ÇAISE

Bartas, on ne saurait refuser à Télégant et à l'éloquent cardinal, au disciple le plus poli de Ronsard et à l'introducteur de Mal- herbe, d"ètre un juge très-compétent de la bonne élocution en usage alors. J'ouvre le premier chant, le premier jour de la Semaine : qu'y vois-je, dès le début, et un peu après les Postillons d'Èole ? Il s'agit de répondre aux profanes qui de- mandent ce que faisait Dieu en son éternité avant d'avoir créé le monde :

Quoi ? le preux Scipion pourra dire à bon droit Qu'il n'est jamais moins seul que quand seul il se voit; Et Dieu ne pourra point ciel, quelle manie! ) Vivre qu'en loup-garou, s'il vit sans compagnie !

Un peu plus loin, Moïse est un grand Duc. A propos du dés- ordre et du chaos des quatre éléments, l'Archer du tonnerre, gra?id maréchal de camp, c'est-à-dire Dieu, ne leur avait pas encore donné quartier à chacun; le monde serait resté à jamais confus, si la parole souveraine

N'eût comme siringué dedans ces membres morts Je ne sais quel esprit qui meut tout ce grand corps.

Voilà, ce me semble, Du Perron justifié quand il parle de ces vilaines et sales métaphores qu'affectionne Du Bartas. Celui-ci n'eut jamais ce tact, ce sentiment du ridicule qu'il faut avoir en français, même quand on écrit dans le genre sérieux ; il ne l'avait pas plus que ce que j'appelle le léger de la muse.

On a raconté qu'un essaim d'abeilles, s'étant venu loger dans un endroit de la muraille à son château du Bartas, n'en sortit jamais, et ne cessa point tous les ans de produire du miel. On y vit un présage, et on ne manqua pas d'en faire des vers fran- çais et latins sur tous les tons

Non etenim sine mente deuni, sine numine quodam Hue yestrum, aligera?, casus adegit iter...

Rien pourtant de plus mal placé que ces abeilles ; Du Bartas, en tes vers, n'en a pas une, tandis que bien d'autres de son temps, et même des secondaires, en pourraient offrir ; Gilles Durant, Passerat, Yauquelin de la Fresnaie, que sais -je encore? mais non pas lui. Il a du souffle, de l'haleine, des poussées de grandeur, une certaine fertilité grasse , tout ce qui se peut à toute force rencontrer en Béotie , jamais l'abeille.

AU XVI* SIÈCLE. 391

D'autres encore que Du Perron le savaient bien. A la suite de la Vie (le Du Bartas, par Guillaume Colletet *, on lit une note ln''s-curieuse de Collelet fils, le poëte crotté: « Jean Baudouin, écrit-il, dont le nom a été si connu dans l'empire des lettres, et duquel nous avons de si fidèles traductions, ma dit autrefois que Konsard, qui étoit fort adroit à jouer à la paume, et qui ne passoit guère de semaine sans gagner partie aux plus grands de la cour, étant un jour au jeu de l'Aigle dans notre faubourg Saint- Marcel, quelqu'un apporta la Semaine de Du Bartas, etqu'oyant dire que c'étoit un livre nouveau, il fut curieux, bien qu'engagé dans un jeu d'importance, de le voir et de l'ouvrir, et qu'aussitôt qu'il eut lu les vingt ou trente premiers vers, ravi de ce début si noble et si pompeux, il laissa tomber sa raquette, et oubliant sa partie, il s'écria : « Oh ! que n'ai-je fait ce poëme ! Il est temps « que Ronsard descende du Parnasse et cède la place à Du Bartas, « que le Ciel a fait naître un si grand poëte. » Guillaume Col- letet, mon père, m'a souvent assuré de la même chose ; cepen- dant je m'étonne qu'il ait omis cette particularité dans la vie

qu'il a écrite » Guillaume Colletet raconte en effet deux ou

trois autres particularités plutôt contraires. Mais rien de plus naturel à concilier. Au moment la Semaine parut, Ronsard, âgé de cinquante-cinq ans, et généreux comme un monarque établi, put tenir, dans le jeu de paume de l'Aigle, le propos mémorable que les témoins n'oublièrent pas. J'aimerais même à croire que les vers qu'il lut ainsi à livre ouvert et qu'il ad- mira ne furent point ceux du début, du premier chant, assez peu nobles en effet, mais bien plutôt ce commencement dusep- ttème jour, les mêmes que Gœthe admira depuis. Quoi qu'il en soit, son second mouvement ne tarda pas à corriger, à rétrac- ter le premier ; quand il vit que cette gloire de Du Bartas deve- nait sérieuse, il y regarda à deux fois et proclama ses réserves. Comrn^ son propos courait, qu'on lui prêtait même encore d'a- voir envoyé à son rival une plume d'or en s'avouant vaincu, et d'avoir dit que Du Bartas avait plus fait en une semaine que Ronsard en toute sa vie, il lança un sonnet plein de fierté pour y répondre :

Ils ont menti, Dorât, ceux qui le veulent dire, Que Ronsard, dont la Muse a contenté les Rois,

1. Déjà citée (Bibliothèque du Louvre). J'en use perpétuellement.

392 POESIE FRANÇAISE

Soit moins que Le Bartas, et qu'il ait, par sa voix, Rendu ce témoijrna're ennemi de sa Lvre.

Us ont menti, Dorât; c'est une invention Qui part, à mon avis, de trop d'ambition ; Jaurois menti moi-même en le faisant paroîtrc.

Francus en rougiroit ; et les neuf belles Soeurs,

Qui trempèrent mes vers dans leurs graves douceurs,

Pour un de leurs enfants ne me voudroient connoître.

Et à la suite de ce sonnet, dont Guillaume Colletel possédait le manuscrit original, Ronsard avait ajouté de sa main ces six vers, qui exprimaient visiblement son opinion littéraire, assez con- forme à celle de Du Perron :

Je n'aime point ces vers qui rampent sur la terre, Ni ces vers ampoulés dont le rude tonnerre S'en\ole outre les airs : les uns font mal au cœur Des liseurs dégoûtés, les autres leur font peur : Ni trop haut, ni trop bas, c'est le souverain style ; Tel fut celui d'Homère et celui de Virgile.

Que vous en semble? voilà du bon goût exemplaire. Rien n'est capable d'en donner aux poètes novateurs déjà sur le retour, comme de voir des rivaux survenants outrer leurs défauts et réussir. Ce n'est qu'en littérature qu'on ne dit pas : Mes petitu sont mignons.

Mais ceci répond toutefois à ceux qui n'ont jamais daigné dis- tinguer Du Bartas de Ronsard, et qui continuent de les accoler. Du Bartas, venu le dernier, et le plus en vue à certains égards, a fait payer à toute l'école de son devancier les frais de sa pe- santeur et de ses mots forgés ; on a imputé à tous ce qui reve- nait principalement à lui. Je lui en veux de cette disgrâce. Il a obstrué longtemps le retour de la critique à cette jolie poésie des règnes de Henri II et de Wmv'i III, à cette poésie qui naquit et fleurit sous l'invocation des deux gracieuses princesses, Mar- guerite de Savoie, l'idéal platonique de Du Bellay, et Margue- rite de Navarre, aimée plus au sérieux de Des Portes ; car c'était bien de celui-ci, et non du puritain, qu'elle était la vraie mar- raine *.

\. Les trois Marguerites àvt xvr siècle se pourraient ainsi désigner et distinguer lilltraiiemeiit par les noms de leurs poêles, la Marguerite de Marot, la Marguerite de Du Dellay, et la Marguerite de Des Portes.

AU XYI» SIÈCLE. 393

Quoique la Semaine de Du Bartas n'eût rien de particulière- ment calviniste, et que les docteurs de la Faculté de théologie de Paris l'eussent visitée avant l'impression, le parti calviniste s'en empara, la commenta, la traduisit, la répandit et la fit réimprimer à foison par toutes les villes de France et d'Alle- magne où la Réforme était maîtresse ; ce poëme en parut comme le trophée. Du Bartas, grâce à cette circonstance, devint peut- être l'exemple, le type le plus curieux, en aucun temps, de la gloire poétique immense en province et à l'étranger.

En moins de quatre ou cinq années, cette Semaine fut im- primée plus de vingt fois, dit Golletet, en toutes sortes de marges et de caractères. Le fameux ministre de Genève, Simon Goulart, de Senlis, s'en fit aussitôt le commentateur, comme pour un Lycophron : c'est son travail qui est demeuré attaché aux éditions ordinaires. Pantaléon Thévenin, de Lorraine, ren- chérissant sur Goulart, composa d'autres commentaires très- scientifiques publiés en 1584; la Création servait aisément de prétexte à encyclopédie. Dés 1579, Jean Edouard Du Monin, poëte philosophe, espèce de savant allégorique et burlesque, avait traduit le poëme en vers latins*. Gabriel de Lerm, en 1585, en donnait une autre traduction latine, et, dans la dédicace adressée à la reine d'Angleterre, il disait de l'auteur original, au milieu d'éloges fabuleux : « Les pilastres et frontispices des boutiques allemandes, polaqiies, espagnoles, se sont enorgueillis de son nom joint avec ces divins héros, Platon, Homère, Virgile... « Le succès de la Semaine remettait en mémoire aux savants VOEuvre des six Jours, poëme grec sur le même sujet, par Georges Pi- sides, diacre byzantin du vu° siècle : Frédéric Morel le traduisit en vers latin ïambiques, et le publia à la fin de 1584. Comme lecture analogue, je me permettrai d'indiquer encore une ma- nière de commentaire indirect, qui serait assurément le plus cher aux gens de goût, VExplication de rOuvrage des six Jours de Duguet : ce sont là-dessus nos Homélies de saint Basile ^.

1. Sous ce titre : Joannin Edoardi Du Monin Biirgundionis Gijani (de Gy en Franche-Conili';) /A-rcs/V/nas (c'est le mol, \\v\nt'M) sivi' Muudi Crea- tto... Ce bizarre Du Monin a dn faire cette Iradnetion en (iiicliines mois, on dit même en cinquante jours. Henri IV l'appelait, pai' plaisanterie, le poiite des chevau-légers; on ne pouvait dire la même chose de Du Baitas.

2. il semble que le succès chrétien de Du Bartas ait piqué d'honneur les catholiques, et qu'ils aient voulu ])rouver qu'eux aussi ils avaient nom-

394 POÉSIE FRA>'ÇAISE

Cependant, au lieu de prolonger son septième jour et de s'endormir dans sa gloire, Du Bartas profitait du loisir de ces années un peu moins troublées pour aborder sa seconde Se- maine, c'est-à-dire VEden et la suite. S"il y avait réussi autant qu'il y \isa, ce serait notre Milton, comme Du Bellay, pour une certaine grâce et fraîcheur savante, est un peu notre Spencer. Mais ces comparaisons pèchent trop et nous font tort.

On lit dans les Mémoires de Du Plessis-Mornay la lettre sui- vante, qu'il écrivait à Du Bartas, à la veille de cette publication. On y voit bien Tattente du parti, l'estime qu'on faisait du poëte à l'égal d'un théologien, et les relations mutuelles de ces dignes hommes. Du Plessis-Mornay avait environ trente-cinq ans à cette date, et Du Bartas quarante.

Du 15 janvier 1584. « Monsieur, je loue Dieu que vous soyez arrivé à la fin de votre seconde Semaine. C'est un œuvre aussi avidement attendu que l'autre a été joyeusement reçu. De moi je ne fais rien que plaindre ma vie détournée des choses hautes aux basses ; et crains que mon esprit enfin n'en dégénère, en- core qu'en cette espérance je lutte toujours vivement de ma nature contre la nature des affaires dont il faut me mêler *. Vous verrez ma traduction latine de mon livre de la Vérité, et en jugerez, s'il vous plaît : j'ai des conceptions et presque m'en déplais, parce que je ne me vois ni le loisir ni la saison de les éclore. Faisons état que je suis à tirer une galère pour quelques ans ; au sortir de peut-être aurai-je durci mes nerfs et mes muscles pour quelque exercice plus agréable. Je me sens honoré d'avoir eu quelque place en votre livre-. La perle que j'ai mis en œuvre m'a acquis ce bien, et non l'œuvre même. C'est le contentement que doivent attendre même les mauvais ouvriers,

bre de pièces devers religieuses et morales. J'ai sous les yeux un volume intitule la Muse chrétienne, ou recueil des poésies chrétiennes tirées des principaux poètes français, publié à Paris en ISS'J. L'éditeur dit en son avant-piopos qu'il n'a tire son choix que des œuvres des sw- premiers et plus e.rcellents poètes que la France ait encore portés, trois desquels, ajouie-t-il, sont encore vivants (Ronsard, Baïf et Des Portes), et trois inorls (Du Bellay, .lodelle et Belleaii); il n'est pas question de Du Bartas, dont /(/ Semaine était pourtant alors en pleine vogue. Preuve encore que le roi e en première ligne ne lui était pas incontestablement accordé. En l.')88, dans le Dictionnaire des rimes de Tabourot, il est cité de pair à la suite des autres : il a pris son rang.

1. Éternelle plainte de tous les gens de lettres mêlés aux affaires poli- tiques, ce qui ne les empêche pas\le faire tout au monde pour y arriver ; et, une fois entré, on n'ai sort plus.

2. Du Bai tas le lui avait dit à l'avance; en effet, au second jour de cette seconde Semaine, dans le livre intitulé Babylone, le poëte voit en songe,

AU XV^ SIÈCLE. 395

en maniant une bonne étoffe. Un faux monnoyeur y ajiporte plus d'art et d'industrie, et toutefois sa monnoie n'a point grand'- mise. Je vous prie que je voie des premiers votre Semaine; car, entre ci et là, les semaines me seront ans, et les jours semaines. Dés que j'aurai reçu quelques exemplaires de ma ver;-ion, vous les verrez aussi. Monsieur... (Du Mont-de-Marsan.) »

Ainsi le livre de la Vérité chrétienne de Mornay et l'œuvre de Du Bartas allaient de pair dans l'attente et dans l'estime; c'é- taient des livres de même ordre, servant la même cause sainte. Et à ce propos, dans les Aventures du Baron de Fœneste, vers la fin, (juand D'Aubigné imagine ces burlesques triomphes allé- gori(jues àlmpiété, dlgtiorance, de Poltronnerie et de Gueu- serie, il figure le chariot d'Ignorance, ayant poi<r pavé force livres polémiques, à commencer par V Institution de Calvin, et il ajoute : « De ce rang sont la Semaine de Du Bartas, les livres de Du Moulin et l'Histoire de D'Aubigné. »

La seconde Semaine dut paraître dans les premiers mois de 1584. Les critiques autant que les admirateurs étaient à l'affût, et il ne semble pas que le succès fut aussi incontesté cette fois que la première. Rien de plus bizarre en effet et de plus compliqué que lordonnance du poème, s'il mérite ce nom. L'auteur ne publie que deux jours de cette seconde Se- maine, division toute symbolique qui commence par Adam (premier jour), qui continue par Noé (second jour), et va ainsi par époques jusqu'à la fin du monde ; à quoi il devait ajouter pour couronnement et pour septième jour celui du Sabbat éternel. Les deux premiers jours, les seuls que donne d'abord l'auteur, se subdivisent eux-mêmes en quatre parties chacun: je fais grâce des titres ; on se perd dans ces compartiments. C'eût été la Bible tout entière paraphrasée ; il aurait fini par l'Apocalypse. On retrouva après sa mort des portions inédites, et on publia successivement ces suites de Du Bartas, qu'd est même assez diflicile de se procurer complètes. Rien n'est moins

après Clément Marot, qu'il compare un peu démesuréraent à un colisée, après Vigenère, qu'il place beaucoup trop près d'Amyot, et enfin après Ronsard l'inévitable, qu'il n"a garde certainement d'omettre, il voit parmi les gloires de la France le controversisle Mornay :

Cet autre est De Mornay, qui combat l'Athéisme, Lp l'a;;,-inis lie vain, l'obsliné Judaïsme, Avec leur propre fî'ai^o ; et pris-é, grave-saint, Roidil si bieu son style ensemble simple et peint, Que ses vives raisons, île beaux mots empennées, S'entoncent comme traits dans les âmes bien nées.

39G POÉSIE FRANÇAISE

à regretter. Le dernier morceau, et qui a pour titre la Déca- dence, va jusqu'à la prise de Jérusalem sous Sédécias, et forme la quatrième Partie du quatrième Jour de la seconde Semaine ; tirez-vous de la supputation, si vous pouvez.

Du Bartas, en se fourvoyant de la sorte, donnait sa mesure et sa limite comme poète. 11 se flattait de faire une grande composition non-seulement épique ou héroïque, mais, comme il disait, en partie panc'gyriqiie, en partie prophétique, en partie didascalique : il ne faisait qu'une grosse compilation rimée. Ronsard, qui ne mourut qu'en 1585, et qui vécut assez pour en avoir connaissance, dut se sentir rassuré. Sans doute il était facile, et il le serait encore, de détacher d'assez heaux fragments de cette Babel disproportionnée. La fameuse des- cription du cheval semble faire assaut à celle de Job, et faire appel à celle de M., de Bulfon. Pourtant, le plus sûr avec Du Bartas est de se rabattre à des rapprochements moins ambi- tieux, et de ne lui opposer par moments que Racine lils dans le poëme de la Religion, ou Delille dans les Trois Règnes. Comme ce dernier, mais avec plus de chaleur de cœur, il a été le poëte d'un parti : comme lui aussi, mais avec plus de sérieux, il a visé à rimer tous les arts et toutes les sciences. Au xvi° siècle comme au xvm°, rEncyclopédie était la ma- rotte; on retrouve le mot et la chose en Du Bartas. Regrettant le concert heureux qui précédait la confusion des langues, il dit;

Et, moiitaiU d'art en art,

Nous parvenions bientôt au sommet du rempart, rEncyclopéaie en signe de victoire Couronne ses mignons d'une éternelle gloire*.

Les critiques qui accueillirent la seconde Semaine furent assez vives d'abord pour que Du Bartas jugeât à propos d'y répondre. On a de lui un Brief Advertisscment imprimé à Paris

1. Dans le livre intilulé Bahi/lone. Cette idée d'Encyclopédie se rat- tachait SI naturellemenl à l'œuvre de lUi Bartas et aux cummentaires qu'on en avait laits, qu'au nombre des traduclions assez noinljreuses pu- bliées à son sujet en Angleterre et dont je parlerai, je note celle-ci : .1 Icarti' ed Siimntarij upon the faiiioux Poeiii of Williinii af Sains/ tard iif Itarlas, wherein are dlscovered ail the excellent secrets in melapltisicnl, phisical, moral and historical knowledye (Londres, 16'21) ; le tout pour ralraichir, est-il dit, la mémoire des savants, et pour aider à abréger les études des jeunes gentilshommes : un vrai manuel pour le baccalauréat du temps,

AU XVP SIECLE. 597

dans Tannée même (décembre 1584): le libraire L'Huillier prend sur lui de le publier, dit-il, bien que l'auteur n'ait songé qu'à écrire à un ami. Du Bartas cherche à se justifier en pre- mier lieu sur le titre el l'argument de son œuvre; il s'appuie et renvoie pour autorité au dernier chapitre de la Cite de Dieu de saint Augustin, d'où il a pris celte idée de journées mys- tiques et de semaines prophétiques. Quant à la disproportion des parties et à l'énormité des dimensions cela Fentraîne, il oppose qu'on ne voit encore que le frontispice du palais, et qu'on ne peut juger de l'ensemble : « Qui vous eût montré la tête du grand Colosse de Rhodes séparée du corps, n'eussiez- vous pas dit ([u'elle éloit épouvantable, monstrueuse et déme- surée? » *• Mais quoi! eût pu lui répliquer un plaisant, son voisin Montaigne ou tout autre, quoi ! ce n'est que la tête que nous voyons ; que sera-ce donc quand viendront les épaules, la poitrine de cet Hercule et tous ses membres? » Mais c'est surtout en ce qu'il allègue pour la défense de son élocution que l'honnête poète nous intéresse : « La grandeur de mon sujet, dit-il, désire une diction magnifique, une phrase haut levée, un vers qui marche d'un pas grave et plein de ma- jesté ; non erréné (ereiute), lâche, efféminé, et qui coule lasci- vement, ainsi qu'un vaudeville ou une chansonnelte amou- reuse. » Ne sent-on pas le petit coup donné en passant à l'école de Des Portes? Et arrivant aux critiques de détail -qu'on lui avait faites, il indique ces vers tirés de la description du cheval; il s'agit d'exprimer le galop :

Le champ plat bat, abat, détrappe, grappe, attrappe Le vent qui va devant

On avait trouvé cela ridicule '. « Mais, ô bon Dieu! s'écrie le poëte, ne voient-ils pas que je les ai faits ainsi de propos dé- libéré, et que ce sont des hijpotijposc.s ? » Et il continue de se défendre, comme il peut, sur l'affectation des mots nouveaux, sur l'abus des épithéles composées : « Je ne suis point de l'opinion de ceux ([ui estiment que notre langue soit, il y a déjà vingt ans, parvenue au comble de sa perfection; ains, au

1 . .l'ai cilé aillpui's tout en entier ce morceau fin clieval, et ce qu'en ra- conte Gabriel iN'aiidé, que Du Bartas s'eniermait rpielquelbis dans une chambre, se tnellail, dil-on, à quatre pa: tes, et soufllail. snniliadait, f;a- lopait, pour être l'ius plein de son sujet ; ni un k'-'^ i| je récilait pas

34

398 POESIE Fli.\N(;\ISE

contraire, je crois qu elle ne fait que sortir presque de son en- fance » Il a donc tâché de parer, par voie d'emprunt ou de fabrication,;! la disette'; il paraît s'applaudir beaucoup d'avoir aiguisé la signiticalion de certains mots et représenté la chose plus au vif, en répétant la première syllabe, par exemple : pé-péliller, ba-battre, au lieu de pétiller tout simplement, et de battre. Ce sont des mots à entrechats. Ainsi encore le flo- flottant Nére'e, au lieu de flottajit; et dans son épisode très- admiré d'Arion, au moment celui-ci tombe à la mer :

Il gagne du dauphin la ha-bvanlante échine- 1

sa description, il la jouait. Si l'anecdote n'est pas vraie, elle mérite de l'être. Tout ce procédé ou ce manège part d'une fausse vue de l'imita- tion poétique, qui ne doit cire ni une singerie, ni un langage de perro- quet. C'est encore ce malheureux travers de poésie imitative qui a fait dire à Du [fartas, en parlant de l'alouette et de son gazouillement :

La gentille Alouette avec son tii e-lire Tire l'ire aux lâchés ; et d'une tire tire Vers le pôle brillant

On rougit de ces billevesées du talent. Au reste, pour revenir au galop

du cheval, le vers de Virgile: Quadriipedanie piitrem a porté malheur

à ceux qui s'en sont souvenus. Le singulier personnage, Des Marets de Saihl-Sorlin, qui a voulu, en son temps, restaurer aussi la poésie chré- tienne, et qui, avec son poëme héroïque de Clovis, est, plus qu'il ne s'en doute, de la postérité de Du Bartas, a cru faire merveille d'exprimer en ces termes le galop de la princesse Yoland et de ses deux compa- gnes :

Elle part aussitôt, le cheval talonnant.

Qui du 1er, pas à pas, bat le champ résonnant:

Les deux autres suivans en ardeur le secondent :

Les échos des vallons en cadence répondent.

Des Marests (dans sa Comparaison de la Langue et de la Poésie françoise avec la qrecqiie et la latine) préfère de beaucoup ces quatre vers de lui au vers unique de Virgile; il blâme les mots quadrupedante putrem comme forcés et faux ; il traduit putreni par pourri, au lieu de ;;o«- drcHo;,- dans sa propre version au contraire, il trouve, dit-il, tout en- semble et le bon son et le bon sens. Il est joli, le bon son!

1. Ceci va direclement contre la prétention de l'école de Ronsard ; l'un des jeunes adeptes, Jacques Tahureau, dans le premier feu de l'enlhou- siasme, s'est écrié : « Jamais langue n'exprima mieux les concep- tions de l'esprit que fait la nôtre; jamais langue n'eut les termes plus propres que nous en avons en françois, et dirai davantage que jamais la langue grecque n' latine ne furent si riches ni si abondâmes en mots qu'est la nôtre, ce qui se pourroit piouver par dix millle choses inven- tées... » {Oraison de Jacques Tahureau au Roi {Henri 11) sur grandeur de son Règne et l'excellence de la langue françoise, Paris, Ijoj). Sans s'exprimeisi merveilleusement que leur jeune ami, qui ne voyaitau dé- but par toute la France (\u une infuiitc d'ilomères, de Virgiles et de Mé- nandres, les poètes de la l'iéiade étaient intéressés à être d'un avis si flatteui'.

2. Toujours une fausse induction tirée de la langue grecque, ce genre ce redoublement de la première syllabe est fréquent en poésie et donne à certains mots plus de force. On peut citer au XXU' chant de \ Iliade (vers 221) le Ttpo-npOAxjhvoopîvoi-

AU xvr» SIECLE. noo

Quant à la composition des épithêtos,ranteur invoque l'exemple de la langue grecque et de Tallemande : « Ah! s'écrie-t-il, que les Italiens, qui plaident avec nous le prix de l'éloquence, vou- droient que notre langue se passât de ce riche parement du- quel la leur ne se peut accommoder avec grâce. Quoi! voulons- nous céder aux Allemands*?... !\lais, il les faut, diras-tu, semer (ces mots) avec la main, non avec le sac ou la corbeille. Je confesse qu'en ma première Semaine ils sont fort épais, et que bien souvent on en lit sept ou huit à la file... « Après ces aveux candides, je n'ai guère rien à ajouter. Ainsi, de son temps, on doit en être maintenant convaincu, toutes les critiques à peu près lui furent faites. Du Perron et bien d'autres avaient dit de lui ce que nous dirions. Ceci montre qu'il faut être très- circonspect avant d'accuser tous les contemporains de duperie à propos de quelque renommée usurpée ou surfaite. Seulement il arrive qu'il se rédige par écrit une sorte d'histoire littéraire fardée, qu'il se transmet des apparences de réputations offi- cielles et factices. On croit de loin que tous les contemporains y étaient pris, et ce n'est pas. Je commence à le craindre, les vivants (je parle de ceux qui comptent) n'ont guère jamais été complètement dupes les uns des autres. Ceux même qui con- tribueront peut-être, forcés par les égards, par les convenances, à accréditer le plus une gloire écrite, faisaient, en causant, bien des fines critiques. C'est pour nous un léger travail de palimpsentes de retrouver sous ce qu'ils ont dit ce qu'ils pen- saient '.

La renommée de Du Bartas, à la prendre en gros, ne cessa point pourtant de croître. Il y eut également émulation de oom-

1. Cette tendance de Du Bartas vers l'Allemagne par opposition à l'Ita- lie est curieuse; l'Allemagne le lui a payé en admiration et en long souvenir.

2. Ainsi encore pour Amyot, dont on a reparlé récemment. M. Ampère, bon juge, a cru pouvoir lui contester plusieurs points de sa renommée par des raisons sérieuses et qui seraient souveraines si Amyot n'était pas avant tout aimable, et si cette amabilité de l'écrivain ne devait pas prévaloir finalement. Eh bien, dans le temps même, tout cela s'est dit à peu prés pour et contre Amyot. On lui a contesté l'exactitude du sens, onlui a reproché la mollesse des tours. Uraiilôme rapporte divers bruits que faisaient courir les envieux (voir Mélanges de Vigneul-Marville, tome 11). Montaigne, dans son Journal de voyage en Ilalie, raconte une intéressante conversation qui eut lieu à Home à la table de l'ambassa- deur de France, et il essaya de tenir tête pour Amyot à Muret et au- tres savants qui n'étaient pas de son avis à beaucoup prés sur la tra- duction de Plutarque. Mais Amyot s'est tiré de ces chicanes comme il se tirera des nôtres : il a la grâce.

40O POESIK FRANÇAISE

mentaleurs pour son second ouvrage. Simon Goularl continua. Je trouve de plus que VÉden, c'est-à-dire le premier livre seu- lement du second jour, parut avec cûmmeutaires et nnnola- tions contenant phi&ieurs descriptions et déductions d'arbres, arbustes, plantes cl herbes (Lyon, 1594); Fauteur, Claude Duret, Bourbonnois, n'est probablement pas autre que l'ano- nyme mentionné par Colletet. Il y eut aussi des traductions la- tines ' ; enfin, tout le train prolongé d'une gloire de poëte ou de rabbin.

La guerre de la Ligue éclata; Du Bartas fui arraché aux lettres, à la paix qu'il aimait véritablement, et à ce manoir champêtre qu'il avait sincèrement chanté :

Puissé-je, ô Tout-Puissant ! inconnu des grands Rois.

.Mes solitaires ans achever par les bois !

Mon étang soit ma nier, mon bosquet mon Ârdène,

La Gimone mon Nil, le SaiTampin ma Seine,

Mes chantres et mes luths les mignards oiselets,

Mon cher Bartas mon Louvre, et ma Cour mes valets^ !...

11 dut servir les rois et les approcher. 11 parait qu'il fut fort employé par Henri IV en diverses ambassades; sa grande illus- tration littéraire à l'étranger devenait une heureuse condition pour ces rôles de diplomatie. Il fut peut-être au nombre des envoyés que le roi de Navarre dépêcha en Allemagne, en 1580, pour hâter la marche des secours qui lui étaient promis, et pour dissiper les bruits de trêve qu'on avait fait courir. Goujet dit Cju'il alla jusqu'en Danemaïk. Ce qui est certain, c'est qu'il figura en Ecosse à la cour de Jacques VI; ce prince théo- logien et poëte reçut le chantre biblique avec toute sorte de distinction, et le voulut même retenir. II paraît qu'il poussa la galanterie envers son hôte jusqu'à traduire en anglais quel- que chose de la seconde Semaine , et Du Bartas le lui rendit en traduisant à son tour en français le cantique du roi sur la bataille de Lépante. Bonsard, docte et galant, av;iit été le poète de Marie Sluart ; Du Bartas se trouva naturellement celui de

1. En voici une : Domiiii Guillelmi Salliistii Barlnsii Hcbdomas se- ciinda, a Sniiiiicle lieiiedicto ;Saniuel Benoit) latittiliite dunata iLyon, 1609) et non p is 1619, comme on le lit lauliveinenl au litre; le privilège du roi est de 1609».

2. Prcmicre Semaine, fin dn troisième jour.

AU XVP SIÈCLE. 401

Jacques, comme il Tétait du Navarrais ; un poëte loyal, géné- reux et assez pédant '.

Il n'y avait pas longtemps qu'il était de retour de sa mis- sion d'Ecosse lorsque De Thou , voyageant dans le Midi , le visita (1589). C'est en quittant Montaigne, qu'il était allé cher- cher en son château de Montaigne en Périgord, que l'illustre historien, avec ceux de ses amis ([ui l'accompagnaient, s'en vint par Bergerac, à Monfort, dans l'Armagnac, séjournait notre auteur. Écoutons ce qu'il en dit en ses Mémoires : « tiuil- laume Du Bartas, encore fort jeune {ii avait quarante-cinq ans), et auteur des deux Semaines, les y vint trouver en armes avec ses vassaux, et leur offrit ses services. Il étoit surprenant qu'à son âge [il semble vraiment qu'il sortit de Venfance) et dans son pays, sans autre secours que celui de la nature..., il eût composé un si bel ouvrage. Aussi il souhaitait avec pas- sion de voir la fin de nos guerres civiles pour le corriger, et pour venir à Paris le faire réimprimer, principalement sa 'première Semaine, qui avoit été reçue avec tant d'applaudis- sement -. Ce fut ce qu'il confirma plusieurs fois à De Thou pendant les trois jours qu'il les accompagna ; ce qu'on re- marque exprès, afin que les critiques, comme il s'en trouve toujours, sachent qu'il n'ignoroit pas qu'il y eût des fautes dans son poëme, mais qu'il étoit dans le dessein de les corriger par l'avis de ses amis. Sa mort ne lui permit ni de voir la fin de nos malheureuses guerres, ni de mettre la dernière main à ce mer- veilleux ouvrage. »

Je tire de ces paroles de De Thou la confirmation de plu- sieurs de nos inductions précédentes. On voit combien ce ju- dicieux ami tient à l'excuser, mais en sent le besoin à quel- ques égards; il est sur la défensive. Du Bartas lui-même, qui lui exprima plusieurs fois son regret durant ces trois jours, savait était le côté faible, le côté provincial et le plus at- taqué de son œuvre; dans sa candeur, il ne craignait pas de le laisser voir ; ce qui lui avait manqué , même de son temps, c'était Paris.

1. Avi nombre des traductions en veis latins de In première Semaine, ie relève celle-LÏ, publiée à Eilimbourg en ItidO, pai' un Flamand, et dé- diée au roi d'Ecosse, à qui en cela on savait bien complaire : Hadriani Itammanis a Bijsterveld de Fair-HilL Bartasias. Ce Uysterveldt, d'abord député belge, était devenu professeur en Ecosse.

"i. Ceci dénote incidemment que la seconde avait moins réussi.

34.

402 POÉSIE FRANÇAISE

De Thon au livre XCIX de son Histoire, à l'année 1390, époque de la mort do Du Bartas, revient avec détail sur lui, et complète son éloge, en réitérant toutefois les mêmes ex- cuses : «... Il mérita , dit-il , d'être regardé par bien des gens comme tenant en ce genre la première place après Ronsard. Je sais que quelques critiques trouvent son style trop figuré, ampoulé et rempli de gasconnades [Styliim ejus lanquam nimis crebro fïrjiiratum, tiimidiim et vasconice am- pullntum, crilici quidam reprehendunt). Pour moi qui ai connu sa candeur, et qui l'ai souvent entretenu familièrement, tandis que, du temps des guerres civiles, je voyageois en Guyenne avec lui, je puis affirmer que je n'ai jamais rien remarqué de semblable dans ses manières. » Ainsi, par une sorte de con- tradiction qui n'est pas rare, ce poète, peu simple dans ses vers, redevenait très-naturel dans la vie. Il avait des goûts purs, honnêtes, débonnaires ; je fai comparé ailleurs à fauteur delà Pétréide, à Thomas. Bon père de famille, resté veuf avec deux garçons, il trouve moyen de nous informer de ses affaires et de ses embarras de ménage en quelque prologue de sa ne- coude Semaine, entre son Adam, et son Noe'. Ce fameux ca- pitaine Du Bartas, avec sa sainte muse en bottes à fécuyère, était de près bonhomme, sans éperons, sans panache, et tont à fait modeste.

11 mourut un an après la visite de De Thou : « Comme il servoit actuellement, continue celui-ci, à la tète d'une cornette de cavalerie, sous le maréchal de Matignon, gouverneur de la province, les chaleurs, les fatigues de la guerre, et outre cela quelques blessures qui n'avoient pas été bien pensées, l'enlevè- rent à la fleur de son âge, au mois de juillet (1790), âgé de qua- rante-six ans. » C'était mourir plus jeune que Thomas, et envi- ron à l'âge de Schiller. Il avait eu le temps du moins, homme de cœur, de voir les premiers succès d'Henri IV, roi de France, et de célébrer la victoire d'Ivry, remportée en mars ; il en a laissé un Cantique qui est son cliant de cygne. La description qu'il donne de la bataille offre assez de détails jtrécis pour compter et faire foi parmi les récits historiques. Un des conti- nuateurs de .lean de Mùller, M. VuUiemin, en son Histoire de la Confédération suisse, s'appuie de l'autorité de Du Bartas pour établir la belle conduite des régiments helvétiques dans

AU XVI" SIÈCLE. 400

le combat. Palnia Cayet le cite également pour assigner à Henri IV et à son armée leur vraie couleur :

Bravache, il ne se pare

D'un clinquant enrichi de mainte perle rare ; II s'arme tout à cru, et le fer seulement De sa forte valeur est le riche ornement. Son berceau fut de fer ; sous le fer il colonne Son menton généreux; sous le fer il grisonne, Et par le fer trancliant il reconqueste encor Les sceptres, les Landeaux, et les perles et l'or*.

Du Bartns n'a garde non plus d'oublier le panache blanc qui ombrage la salade du roi; mais cette salade manque, par mal- heur, son effet, et l'accent détonne. Assez de détails. Qu'il nous suffise, en tout ceci, d'achever de bien définir le r-ôle et la destinée du poêle : Du Bartas est le représentant du mou- vement religieux calviniste et monarchique, comme Ronsard avait été celui de la renaissance païenne, comme Malherbe fut celui du régime d'ordre et de restauration. Ronsard représen- tait la poésie en cour sous les Valois ; Du Bartas la représenta en province, sous Henri de Navarre aspirant au trône et guer- royant, en ces années le Béarnais arpentait son royaume et usait, disait-on, plus de bottes que de souliers Malherbe arrive après la paix faite et après la messe entendue : c'est le poète d'Henri IV installé en sa bonne ville de Paris et sur son pont Neuf.

Entre Malherbe et Du Bartas, il y a le succès de la Satyre Ménippée, c'est-à-dire l'œuvre de ces bons citoyens', bour-

1. Petitot, dans son édition de Palma Cayet, rappelle à ce sujet les beanx vers Voltaire, décrivant la bataille de Coutras, semble s'être inspiré de ces souvenirs du chantre d'ivry :

AccouUimés an sang et couverts de blessures, Leur fer et leurs mousquets composaient leurs parures, Comme eux vêtu sans pompe, armé de fer <omme eux, Je conduisais aux coups leurs escadrons poudreux...

Mais l'usaf;e redoublé que Du Bartas fait du mot fer oblige surtout de se souvenir de ce passage de la Chronique de Saint-Gall, qu'il n'avait cer- tainement pas lue. C'est au moment Cliarlemagne et son armée dé- bouchent sous les murs de Pavie : « .... L'empereur s'approcliant un peu davantage, le .jour devint plus noir f|ue la nuit. Alors parut Cliarle- magne lui-même, iout de fer, avec un casque de fer et des bracelets de fer. Une cuirasse de ter prolégeail sa poitrine de for et ses épaules ; sa main gauche tenoil une lance de 1er... Son visage intrépide jetait l'éclat du fer... » (Voir tout le passage traduit dans V Histoire littéraire de M. .Ampère, tome 111, livre m, chap, 8.) Les mêmes situations ont produit les mêmes images : rien ne se ressemble comme les batailles.

404 POÉSIE FRANÇAISE

Seois de Paris, royalistes et assez peu dévots. Si du Barlas avait vécu, il se serait trouvé comme un poêle de l'émigration, c'est-à-dire dépassé et primé par les derniers venus et par ceux du dedans.

Ce l'ut le cas de d'Aubigné qui, longtemps grondeur en son Poitou, linitpar aller porter à Genève ses haines et ses rancunes, et dont les œuvres poétiques et autres éclatèrent tardivement au lendemain de la mort d'Henri IV, comme des représailles plus ou moins piquantes, mais déjà surannées.

Des Portes était trop vieux, et il avait été trop récemment compromis dans la Ligue, pour retrouver à la nouvelle cour le crédit dont il avait joui sous Henri III, mais Bertaut, plus jeune, surtout plus prudent, se trouva préci>ément en mesure pour profiter avec honneur des dernières années de répit que Malherbe accordait à l'ancienne école. Berlaud, sage, tiède, élégant, me semble le modèle des poètes ralliés; et il a une certame teinte monarchique et religieuse qui en fait un par- fait ornement de restauration. Il semble qu'à voir de loin la plume calviniste de Du Barlas se consacrer aux choses morales et saintes, Bertaut se soit dit de bonne heure qu'il était peu séant à des abbés catholiques de rester si profanes, et qu'il ait travaillé dès lors à ranger doucement sa muse au pas de la conversion nouvelle. Du Bartas a bien pu avoir cette action m- directe sur lui.

Mais, chose remarquable ! on ne voit pas que, durant les dernières années du régne d'Henri IV, l'influence et l'autorité de Du Barlas soient le moins du monde présentes au centre. Cette espèce de démembremeut, ou d'embranchement imprévu qu'il avait fait à l'école de Ronsard, n'a guère de suite ; il peut encore partager les provinces, mais la cour et le Louvre conti- nuent de lui échapper. Malherbe, qui rudoie Des Portes, qui . biffe Ronsard et se chamaille avec Régnier, peut négliger Du Lîaitas; il ne le trouve pas sur son chemin.

Si, il l'intérieur et à y regarder de près, la gloire de Du Barlas véritablement diminue et ne s'enregistre pas définiti- vement, une certaine somme bruyante et imposante de renom continue toujours. Je crois pouvoir noter sur une triple ligne l'espèce de postérité qui se rattache à lui. Poète scientifique et tliéologique, il trouve des sectateurs ou des contradicteurs ; un écrivain bizarre, Chrisluphe de Gamon, publie, en IGÛO, sa

AU XVI« SIECLE. 405

Semaine ou Création du monde contre celle du sieur Du bar- las ; au milieu de beaucoup de marques d'eslime, il relève son prédécesseur sur divers points de cosmogonie ou de théo- logie. 11 se pi(|ue même d'être plus exact que lui en physique, en histoire naturelle. En vient-il, par exemple, à cette célèbre description du Phénix, dont la mort et la résurrection, selon du Bartas,

Nous montrent qu'il nous faut et de corps et d'esprit Mourir tous en Adam, pour puis renaître en Christ;

Gamon la reprend en sous-œuvre et en réfute en trois points toutes les bourdes, comme il dit très-élégamment'. Mais un ami de Guillaume Colletât, Alexandre de Fîivière, conseiller au parlement de Rennes, examine à son tour quelques opi- nions de Gamon, et les réfute en vers également, dans son Zodiaque poétique et philosophiqtie de la Vie humaine (Kil'J). C'est une triste et bien lourde postérité pour un poëte que cette suite pédantesque et presque cabalistique qu'il traîne après lui. Chantre moral et chrétien. Du Bartas contribue à pro- voquer, à mettre en honneur le genre des paraphrases bibli- ques et des poèmes sacrés : ainsi on rencontre Chassignet de Besançon, qui paraphrase les douze petits Prophètes en vers français (1601) -; plus tard on a Godeau d'.\ndilly, et les poèmes épiques sacrés à la Des Marests. Je louerais très- volontiers Du Bartas de cette influence morale, si cela faisait quelcjue chose à la poésie. On a dit que lenfer est pavé de bonnes intentions; je ne sais trop ce qui en est pour l'enfer, et

I. Ce Gamon a fait peut-être les vers les plus ridicules qu'on ait écrits en français ; j'en cite (d'après Colletet) cet écliaiitillon de son Printemps qui jiarut en 1600, dans ses premiers essais poétiques :

La nympliéle Prinliène, en ce temps perruque!, MiPgi'ielle p:ir les lleiiis l'ri.i|ie .Tirije-bouquet, Qui, pour iiiidlii)lier , libéral, rccoiiuiiciice Aux jordius ménagers il'iuipar tii' sa clémence ; Aussi, qui cà, qui là, les coiiibes jardiniers ^i Vont semant les choux blancs, les humides pourpiers...

C'est de l'argot. Il n'y a plus, après cela, que les Petites-Maisons.

'i. liallliasar Granyier, le traducteur de Danle, avec annotations et com- mentaires (l,n9l)), se pourrait également ranger ici sous Du Bartas : son travail appartient à celle poésie pleme de giavilé, religieuse et docte, dil'licile et abstruse, encyclopédique enlin, qui n'est pas (c'est Grangier lui-niènie qui le dit) de celles que l'IaloiicomparoU aux parterres et jar- dins niKjnards dn tjcl Adonis. Cette traduction de Dante, à ne voir que sa pliysnnioune et la forme du commentaire, parait taillée sur le patron de ta Scinnine. Elle est en style duiel;^/'.'j,(y»e ferré, dit Colletet.

406 POÉSIE FRANÇAISE

le mot me paraît dur; car, moralement, les bonnes intentions méritent peut-être d'être comptées; ce qui est plus sûr du moins, Tenfer des mauvais poètes, le temple du mauvais goût reste ainsi pavé. C'est surtout à titre littéraire et pour le goût que je crois saisir une famille très-réelle de Du Bartas, et qui, bien qu'elle ne l'avoue pas toujours, relève de lui plus que d'aucun parmi les précédents. Si à Bertaut se rapportent plutôt les affadis, à Du Bartas reviennent de droit les am- poulés. Il est bien le père ou le grand-père de cette mauvaise lignée de poètes plus ou moins gascons et pesants, tant mo- qués par Boileau, Des Marets déjà cité et son Clovis, Saint- .\mant et son Uoijse, Scudery et son Alaric, Chapelain et sa Pitcelle, Brébeuf et sa Pharsale mix provinces si chère ; le plus tolérablement estimable serait encore le père Le Moyne avec son Saint Louis. Boileau a fait justice de tous sans aller jus- qu'à Du Bartas, qu'il n'apercevait plus directement et qui était dès longtemps de côté. Sorel, f.olletet, eux-mêmes, ces cri- tiques retardataires, louent surtout l'auteur de la Semaine pour la gravité de son sujet ; et ce n'est qu'avec une certaine réserve qu'ils parlent de la vigueur de ses vers. La grande édition in-folio de Du Bartas, en IGH, peut être considérée comme son vrai tombeau *.

Au dehors il n'en fut pas ainsi ; sa renommée faisait son che- min ou même continuait de grandir. Les plus honorables for- tunes lui arrivaient. Traduit en vers italiens [versi .scj'o//?") par Ferrante Guisone en 1592, il suggérait celte année même au Tasse l'idée du poëme des Sept Journées que le noble infortuné commençait à Naples et travaillait encore à Bome dans les der- niers temps de sa vie. Les œuvres complètes de Du Bartas par- raissaient à Londres, en 1G21, traduites en vers anglais par Jo- sué Sylvester. Quelques années plus tard, William L'Isle publiait, traduits de nouveau en vers, quatre livres de la seconde Se- maine; il avait choisi ceux qui célèbrent, par anticipation, l'An- gleterre et le règne d'Elisabeth, Bacon, Morus, Sydney, et aussi- les grandeurs de la France. C'était, de la part du traducteur, = une manière de galanterie de circonstance pour l'union de Ma- dame Henriette et de Charles I" et pour l'alliance des deux na-

1. On en découvrirait bien encore des éditions postérieures; il m'en passe une entre les mains, de Rouen, 1625, mais mauvaise et sans les commentaires.

AU XV^ SIECLE. 407

lions. On peut donc à peu près alïiraier, d'après ces antécédents, que Du Bartas lut lu de Milton, comme il l'avait été du Tasse. M. iAIarmier la trouvé traduit ou imité en danois par Arreboe, qui florissait au commencement du dix-septième siècle, et en sué- dois par Spegel, vers le même temps Rosenhane imitait Ron- sard. La gloire à l'étranger est un écho qui souvent retarde. Du Bartas, déjà oublié et éliminé en France, faisait ainsi le tour de l'Europe, et poursuivait, renouvelait en quelque sorte ses succès de province. On retrouve encore aujourd'hui sa ré- putation assez i'raichement conservée là-bas, comme ces élé- phants du Midi échoués on ne sait comment et conservés dans les neiges du Nord. Mais la parole proférée par Gœthe sur lui et sur ses mérites, si inexacte même qu'elle puisse sembler, est bien certainement son dernier coup de fortune, le dernier reflet inattendu après que le soleil est couché, et comme sa suprême gloire. N'y a-t-il pas, dites-moi, dans toute cette destinée d'un poëte qui fut si célèbre, un utile enseignement de goût et une profonde leçon d'humilité?

Février 1842.

408 POÉSIE FRANÇAISE

niILlPPE DES PORTES

Je n'ai pas fini avec ces poêles du seizième siècle ; plus on considère un sujet, pour peu qu'il ait quelque valeur, et plus on y découvre une diversité de points de vue et de ressources ; bien loin de s'épuiser, il se féconde. J'ai montré en Du Diirtas le plus j;r;uid exemple peut-être de la célébrité viagère ou même posthume, hors du centre et à l'étranger ; je montrerai aujour- d'iiui en Iles Portes le plus grand exemple de la fortune et de la condition, même politique, d'un poète à la cour.

On a beaucoup écrit de Des Portes, et j'en ai souvent parlé moi-même : je tâcherai ici de ne pas me répéter et de ne pas trop copier les autres, du moins les récents. Mais il m'a semblé curieux de le Iraiter à part, sous un certain aspect. On a bientôt dit (|u"il avait M), 000 écus de bénéfices et que c'était le mieux rente des beaux esprits de son temps; mais rien ne saurait rendre l'idée exacte de cette grande existence, si on n'en ras- semble tous les détails el si on ne la déroule dans son entier.

Philippe Des Portes naquit à Chartres, en 1540, de Philippe Des Portes, bourgeois de cette ville, et de Marie lideline. Dreux du Kadier, dans un intéressant article que je citerai souvent', s'attaclie fort à prouver que Des Portes ne fut pas enfant natu- rel comme les savants auteurs du Gallia clnistana l'avaient dit en un endroit par mégarde (tome Mil, p. 1268), et comme le furent très-iiouorablement d'ailleurs, en leur temps, Baif et Mellin de Saint-Gelais. Il démontre la légitimité de naissance du poëte avec un grand surcroit de preuves et en lui rendant tout le cortège nombreux de sa parenté authentique. Thibaut Des

1. 11 faut l'aller iheiclier ilans le Coiiscrroieur, ou Collection de mur- ceaux rnres.... (septeiiilire 175"). 11 vi ni un moment ces morceaux enterrés ainsi en d'anciens recueils sont presque introuvables.

AU XVh SIECLE. 409

Portes, sieur de Bevilliers, grand audiencier de France, était son frère et devint son héritier. Mathurin Régnier était son ne- veu avéré du côté maternel, et il ressemblait à son oncle, dit-on, non-seulement d'esprit, mais aussi de visage. Dans une assez belle élégie latine de Micolas Rapin, celui-ci contemple en songe et nous représente les funérailles idéales de Des Portes, on voit ce frère et ce neveu menant le deuil et fondant en lar- mes à la tète des proches qui suivent à pas lents :

Tum procedebant agnati et sanguine juncti.

Il n'y a rien en tout cela qui sente le bâtard. Des Portes en eu!, mais il ne Tétait pas '.

Tallemant des Réaux, dans un ature curieux article (Histo- riettes, tome 1), et qu'il faut croiser avec celui de Du Radier, donne quelques détails, trop peu certains, sur les premières an- nées et les aventures du jeune Philippe. D'abord clerc de pro- cureur, puis secrétaire dévêque, il va de Paris en .\vignon, il voyage en Italie : il rapporta de ce pays, à coup sûr, toute sorte de butin poétique et de matière à imitations gracieuses. On l'a- perçoit en pied à la cour de France vers 1570 ; il débute, il est amoureux et célèbre ses martyres avec une douceur qui pa- rait nouvelle, même après tant d'amours de Du Bellay, de Ron- sard et de Baïf. Ces deux derniers, vivants et régnants, l'ac- cueillent et le célèbrent à leur tour dans des pièces de vers pleines de louanges. Des Portes n'a que vingt-cinq ans, et déjà son heureuse étoile a chassé tous les nuages. Sa fortune marche devant, il n'a plus qu'à la suivre.

La situation n'avait jamais été meilleure en haut lieu pour les poètes; Charles IX régnait, et il portait dans la protection des arts, dans le goût des vers en particulier, cette même im- pétuosité qu'il mettait à tout. L'habitude des poètes est de se plaindre des choses, et il n'est que trop vrai que de tout temps

1. Dreux ilii lîadior, ;iu moment il redresse l'inadverlaïKe des auteurs du (',(1111(1 clirlsIidiKi, en a Loniiiiis lui-même une assez piquante et sin- gulière, bans l'éléyie latine de Hapin, le frère de Des Portes est ainsi dé- signé :

Pi'imus ibi fialor lente Beulerius ibat...

Du Uadier découvre un second frère de Des Portes, qu'il appelle M. de Beutiére. Mais iNiceron et Goujet disent positivement que Des Portes, n'eut qu'un frèie unique, M. df Bevilliers; et si en effet, au lii»u de Beu- lerius, on lit Beulerius, on trouve ce Bevilliers en personne. Une faute d'impression avait déguisé l'identité.

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plusieurs, et des plus dignes, ont encouru d'amères rigueurs de la destinée. Pourtant l'âge des Mécènes ou de ceux qui y visent ne se trouve pas non plus si rare qu'on voudrait bien le dire, et, à prendre les diverses époques de notre histoire, les règnes fa. vorablos aux lettres et aux rimeurs n'ont pas manqué. Sans re- monter beaucoup plus haut que le moment nous sommes, il y avait eu de belles fortunes littéraires à la cour : le renom d'A- lain Char tier résonnait encore; les abbayes et les prélatures de Mellinde Saint-Gelais et de Hugues Salel. étaient d'hier, et le bon Aniyot cumulait toutes sortes d'honneurs à son corps dé- fendant. Je crois pourtant qu'il faut distinguer entre la première laveur dont François I^' environna les poètes et savants, et celle dont ses successeurs continuèrent de les couvrir : celle-ci fut, à certains égards, beaucoup moins importante pour l'objet, mais, pour l'eiïet, beaucoup plus réelle et plus libérale que l'autre. François 1" avait bien commencé, mais la fin se soutint mal, et, la dernière moitié de son règne coupa court au gracieux et libre essor du début. Ceux qu'il avait tant excités et favorisés d'a- bord, il se crut obligé de les réprimer ou du moins de les lais- ser poursuivre. Une assez grande obscurité entoure la plupart de ces vies de Marot, de Des Periers, de Dolet * ; mais il parait trop bien que sur la fin de François I" tout se gâta. C'est qu'aussi, dans ce premier mouvement de nouveauté qu'avait si fort aidé l'enthousiasme du roi chevaleresque et qui fut toute une révo- lution, de grandes questions étaient enjeu, et que les idées, une fois lancées, ne s'arrêtèrent pas sur la pente; ces gracieux et plaisants esprits de Marot, de Marguerite de Navarre, de Rabe- lais, étaient aisément suspects d'hérésie ou de pis encore. Plus tard on se le tint pour dit et on prit ses précautions : le bel es- prit et le sérieux se séparèrent.

L'école de Ronsard n'eut pas même grand effort de calcul à faire pour ne pas se compromettre dans les graves questions du jour, dans ces disputes de politique, de théologie et de libre examen. Naturellement païens de forme et d'images, les poètes de cette génération restèrent bons catholiques en pratique et purement courtisans. On n'en trouverait que deux ou trois au plus (|ui firent exception, comme Théodore de Bèze ou Florent

1. La biographie de nos poètes fran(,:ais ne devient guère possible au (complet et avec une entière précisiun qu'à dater du milieu du xvi» siècle, et à partir de l'école de Ronsard.

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Chrestien. Quant à D'Aubigné et à Du Bartas, ils appartiennent déjà à une troisième génération, et ils essayèrent précisément à leur manière de se lever en opposants contre ce genre de poé- sie mythologique, artificielle et courtisanesque, qui les offen- sait.

Elle atteignit à son plus grand éclat et à sa perfection la plus polie avec Des Portes, et c'est vers 1572 qu'elle se produisit dans cette seconde fleur. [Je suis bien fâché de le dire, mais cette année 4572, celle même de la Saint Barthélemi, fut une assez belle année poétique et littéraire. En '1572, dans un re- cueil intitulé : Imitations de quelques Chants de L'Arioste par divers Poètes français, le libraire Lucas Breyer offrait au public la primeur des poésies inédites de Des Portes, qui paraissaient plus au complet l'année suivante *. Dans le même temps, les œuvres revues de Bonsard étaient recueillies chez Gabriel Buon. Frédéric Morel mettait en vente celles de Jacques et Jean de La Taille (1572-1574). Abel L'Angelier préparait une réimpression de Jacques Tahureau ; et enfin le même Lucas Breyer donnait une édition entière d'Antoine de Baïf, Amours, Jeux, Passe- temps et Poèmes (1572-157-4). Or, dans le volume des Passe- temps, on lisait cet exécrable sonnet sur le corps de Gaspard de Coligny gisant sur le pave :

Gaspar, tu dors ici, qui soulois en ta vie Veiller pour endormir de les ruses mon Roy; Mais lui, non endormi, t'a pris en désarroy, Prévenant Ion dessein et ta maudite envie. Ton arae misérable au dépourvu ravie...

Je fais grâce du reste de cette horreur. Et voilà ce qu'un hon-

nêtepoëte écrivait en manière de passetems, tout à côté d'agréa- bles idylles traduites de Bion ou de Moschus -. Ce Baïf, l'aîné

1. Les premières Œuvres de Philippe Des Parles, dédiées au Roi de Pologne. Paris, lîobert le Manguier, l.")"5, in-d".

2. Il convient, en jugeant à froid, demodérer sa propre rigueur et de faire la part de la fièvre du temps. Le Tasse, jeune, qui était à Paris en lo'l, à la veille de la Saint-Barlhélemi, ne paraît pas avoir pensé autre- ment que Baïf; l'excès de son zèle catholique dépassait celui du cardinal d'Esté , et un mémoire de lui sur les troubles de France, retrouvé en 1817, le doit faire regaider, on rougit de le dire, comme un approbateur et un apologiste de la Sainl-BarUiélemi. On peut lire là-dessus l'intéressant chapitre intitulé le Tasse en France, que M. Valéry vient de donner dans ses Curiosités et Ariecilutes italiennes ; on y Irouvera rassemblées de pi- quantes particularités sur les mœurs et le ton de cette cour. Ces fer- veurs fanatiques ont valu aux 1 poètes de la Pléiade le fâcheux honneur

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de Des Portes, était devenu son infime ami et, avec bien moins d'esprit mais un goût passionné pour les lettres, il s'était fait une grande et singulière existence : il nous la faut bien con- naître pour mieuv apprécier ensuite celle de Des Portes, la plus considérable de toutes.

-Nul parmi les condisciples et les émules de Ronsard n'avait poussé SI loin l'ardeur de l'élude et de l'imitalion antique que Jean-Antoine de B.iïf. en Italie, à Venise, vers 1552 ou même 1550, fils naturel de l'ambassadeur français Lazare de Baif, et d'une jeune demoiselle du pays, il semblait avoir apporté de cette patrie de la renaissance la superstition et l'idolâtrie d'un néophyte'. Après avoir chanté ses amours comme tous les poètes du temps, il s'était mis sans trêve à traduire les petites et moyennes pièces des anciens, et, au milieu du fatras laborieux qu'il entassait, il rencontrait parfois de charmants hasards et dignes d'une muse plus choisie. On en aura bientôt la preuve, ilais, riche et prodigue, c'était avant tout un patron littéraire et un centre. Écoutons le bon CoUeteten parler avec abondance de cœur et comme si, à remémorer cet âge d'or des rimes, l'eau vraiment lui en venait à la bouche : « Le roi Charles IX, dit-il.

d'i'tre lout'S par le père fiarasse. Ou lit. dans sa Doctrine curieuse des beau.!' esprits de ce leinj)s (p. l'24 et suiv.), une triste anecdote, malheu- reusement trop circonstanciée. Le poète lîapin, mourant à'Poitiers (dé- cembre 1608,1 entre les mains de quatre pères jésuites, avec le regret, as- sure Garasse, d'avoir méconnu et persécuté leur coinpapnie, adressa aux assistants sa confession générale, et leur raconta comment il n'avait fait qu'une seule bonne action dans sa jeunesse : c'était lorsqu'un cer- tain maraud, venant à se glisser dans la familiarité des poètes de la Pléiade et dans la sienne, s'était mis à y insinuer des maximes alhéisleg; mais Ronsard fut le premier qui, suivant l'ardeur de son courage, cria au loup, et Ht ce beau poème contre les athées, qui commence :

0 ciel, 6 terre, ù mer, 6 Dieu, père commun, etc., etc.

Turnèbe et Sainte-Marthe vinrent ensuite et poussèrent en vers et en prose contre c- Mézence {in ifezentium) ; « et nous ne nous désistâmes point, ajouta llapin, jusques à ce que nous eûmes fait condamner cet infâme par arrêt de la Cour .i perdre la vie, comme il lit étant pendu et puis hrûlé publiquement en la place de Grève... « Telles furent les dei- iiiéres paroles de Rapin, selon le témoignage de Garasse, qui se trouvait pour lors à l'oitiers. On peut ^ans douie récuser un témoin si folâtre; mais ici il croit louer, et le sonnet de Baîf est pour montrer que tout est possible.

1. Lazare de Baîf, père de Jean-Anloine, avait essayé lui-même d'être auteur en français; mais il se montra aussi rude en sa langue qu'il pa- raiss:iit élégant dans la latine. Il avait traduit en vers Irançais et publié {'Electre de Sophocle dès 1557. Son Hécube, traduite d'Euripide, ne vint qu'après. Joichim Du Bellay lui attribue d'avuir le premier introduit quelques mots qui sont re^tés, par exemple, celui d'Epigramme et d'£/é- yie, et d'avoir trouvé aussi « ce beau mot composé, aigre-doux.

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qui aimoit Baïf comme un excellfnt homme de lettres, parmi d'autres gratifications (ju'il lui fit, l'iionora de la qualilé de se- crétaire ordinaire de sa chambre. Le roi Henri III voulut qu'à son exemple toute sa cour Teùten vénération, et souvent même Sa Majesté ne dédaignoit pas de l'honorer de ses visites jusques en sa maison du faubourg Saint-Marcel, il le trouvoit toujours en la compagnie des Muses, et parmi les doux concerts des en- fants de la musique qu'il aimoit et qu'il entendoit à merveille *. Et comme ce prince libéral et magnifique lui donnoit de bons gages, il lui octroya encore de temps en temps quelques offices de nouvelle création et de certaines confiscations qui procu- roient à Baïf le moyen d'entretenir aux études quelques gens de lettres, de régaler chez lui tous les savants de son siècle et de tem'r bonne table. Dans cette faveur insigne, celui-ci s'avisa d'é- tablir en sa maison une Académie des bons poètes et des meil- leurs esprits d'alors, avec lesquels il en dressa les loix, qui furent approuvées du roi jusques au point qu'il en voulut être et obli- ger ses principaux favoris d'en augmenter le nombre. J'en ai vu autrefois l'Institution écrite sur un beau vélin signé de la main propre du roi Henri 111, de Catherine de Médicis sa mère, du duc de Joyeuse et de quelques autres, qui tous s'obligeoient par le même acte de donner une certaine pension annuelle pour l'en- tretien de cette fameuse Académie. Mais hélas !'"...»

Et Colletet arrive aux circonstances funestes (|ui la ruinèrent. J'ai moi-même parlé ailleurs avec quelque détail de ce projet d'Académie, et j'en ai indiqué les analogies anticipées avec l'Aca- démie française. Lorsque la reine Christine fit visite à celle-ci, en i658, l'illustre compagnie, surprise à l'improviste, n'avait pas résolu la question de savoir si on resterait assis ou debout devant la reine. Un académicien présent, M. de La Mesnardière, rappela à ce sujet que, « du tenqis de Ronsard, il se tint une as- semblée de gens de lettres et de beaux esjirits à Saint-Victor,

1. Oi] cite, eu elTel, de fameux musiciens de ce siècle qui meUaientdes airs aux paroles des poètes : Orlande le jeune avait noté en musique un certain sonnet d'Olivier de Magny, un peiit dialogue entre un amant et le nocherCaron, qui avait leru longtemps en émoi toute la cour. Thibault de Courville et Jacques Manduit conduisaient les concerts de Piail;Gue- dron et Du Cauroy faisaient les aiis des chansons de Du l'erron. L'école de Marot et de Saïut-Gelais avait eu aussi ses musiciens, dont on sait les noms. J'ai sous les yeux Bibhothéque Mazarine) un recueil nnprimé de Cliansous avec musiijue, de lu.SÔ.

2. Vie de Baïf, manuscrit de Colletet.

35,

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Charles IX alla plusieurs fois, et que tout le monde étoit assis devant lui. » Ce précédent lit loi*.

Sur ce chapitre des libéralités des Valois, nous apprenons en- core qu'en 1581 le roi donna à Ronsard et à liaïf la somme de doiixe viille livres comptant- pour les vers (mascarades, com- bats et tournois) qu'ils avaient composés aux noces du duc de Joyeuse, outre les livrées et les étoffes de soie dont cet illustre seigneur leur avait fait présent à chacun. Cet argent comptant avait alors un très-grand prix ; car trop souvent, à ces époques de comptabilité irrégulière, les autres libéralités octroyées de- meuraient un peu sur le papier. On cite l'exemple d'Henri Es- tienneà qui le roi (1585) avait donné mille écus pour son traité de la Précellence du Langage françois; mais le trésorier ne lui voulut délivrer sur son brevet que six cents écus comptant. Et connne Henri refusait, le trésorier lui dit en se moquant : « Je vois bien que vous ne savez ce que c'est que finances ; vous re- viendrez à FolTre et ne la retrouverez pas. « Ce qui se vérifia en effet ; aucun autre trésorier n'offrit mieux ; un édit contre les protestants survint à la traverse, et Henri Estienne dut s'en re- tourner à Genève en toute hcàte, le brevet en poche et les mains vides.

Sous Louis XIV même, sous Colbert, on sait l'éclat que firent à un certain moment ces fastueuses pensions accordées à tous les hommes de lettres et savants illustres en France et à l'étran- ger. 11 alla de ces pensions, dit Perrault [Mémoires), en Italie, en Allemagne, en Danemark et jusqu'en Suéde; elles y arri- vaient par lettres de change. Quanta celles de Paris, on les dis- tribua la première année à domicile, dans des bourses de soie d'or; la seconde année, dans des bourses de cuir. Puis il fallut

1. L'Académie des Valois ne tenait pas toujours ses séances à Saint- Victor. D'Aubigné, qui dut à son talent de bel esprit agréable d'y être ad- mis par le roi, dans le temps il était attachi' au Kéarnais captif et à la veille de l'évasion de lS7t), D'Aubigné nous apprend {Histoire universelle, livre il, cbap. xx) qu'alors celte Académie s'assemblait dans le cabi- net jnème du roi, deux fois par semaine, et qu'on y entendait toutes sor- tes d'hommes ductes, et même des dames qui avaient étudié; on y po- sait des problèmes de bel esprit et de métapliysi(|ue. Le problème était chaque t'ois proposé ;>ar celui qui aroil le inieii.r fait à In (lernière dis- puie. Enliu la musique jouait un assez grand lole dans ces réunions de Saint-Victor pour que le père MéuestrieV y ait vu un commencement d'opéra ((Us Représentations en Musique anciennes et modernes, pagelfiG); et, en ce sens, la tondation de Baïf était en effet une tentative anticipée, sinon d'Académie royale de Musique, du moins de f-onservaloire.

2. Deux mille écus à chacun.

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les aller toucher soi-même ; puis les années eurent quinze et seize mois, et, quand vint la guerre avec l'Espagne, on ne les toucha plus du tout. Aujourd'hui, il faut tout dire, si on est par trop rogné au budget, on est très-sûrement payé ati trésor.

Les poètes favoris et bons catholiques savaient sans doute pro- fiter des créations d'oftices et des petites confuailions en leur faveur, mieux que le calviniste Henri Estienne ne faisait de son brevet. On voit pourtant, à de certaines plaintes de Bail', que lui aussi il eut un jour bien de la peine à se défaire de deux offices de nouvelle création dont Charles IX l'avait gratifié, et l'honnête donataire s'en prend tout haut à la prodigieuse malice d'un petit secrétaire fripon. Quoi qu'il en soit, dans sa retraite de Saint-Victor, tous les illustres du temps vinrent s'asseoir, et nous verrons Des Portes en un moment de douleur se re- tirer. Baif continua de vivre heureux et fredonnant, menant musiques et aubades, même au bruit des arquebusades du Lou- vre, et chamarrant sa façade de toutes sortes d'inscriptions grecques bucoliques et pindariques , jusqu'à l'heure les guerres civiles prirent décidément le dessus et tout s'y abîma. Ses dernières années furent gênées et chagrines ; il mourut du moins assez à propos (1589) pour ne pas voir sa maison chérie mise au pillage *.

Mais revenons ; nous ne sommes guère qu'au début de Des Portes, à ce lendemain de la Saint-Barthélemi Béze et les

1. Moréri et Gouget retardent cette mort jusqu'en lo91. Ce badin de Mûncrif, dans sori Choix d'anciennes Chansons, après en avoir cité une de l'Iionnête Baif, a eu le front d'écrire : « Peut-être est-ce le premier poète quia imaginé d'avoir une;je<i7e maison dans un faubourg de Paris. Une Académie, qu'il y établit dans de certains jours, n'étoit peut-être qu'un prétexte. >■■ 11 faut bien être de son xvni' siècle pour avoir de ces idées-là. Colletet lils, qui ne badinait pas, a ajouté la note suivante au manuscrit de son père : « Il me souvient, étant jeune entant, d'avoir vu la maison de cet excellent homme que l'on montroit comme une marque précieuse de l'antiquité; elle étoit située (sur la paroisse de Saint-Nicolas du Char- donnet) à l'endroit même l'on a depuis bâti la maison des religieuses _ angloises de l'ordre de saint Augustin, et sous chaque fenêtre de chambre on lisoit de belles inscriptions grecques en gros caractères, tu'ées du poète Anacréon, de l'indare, d'Homère et de plusieurs aulres, qui atli- roient agréablement les yeux des doctes passants.» Une de ces inscrip- tions, j'imagine, et non certes la moins appropriée, aurait été celle-ci, tirée de ïhéocrite : « La cigale est chère à la cigale, la fourmi à la fourmi, et l'épervier aux éperviers ; mais à moi la Muse et léchant. Que ma mai- son tout eniière en soit pleine 1 car ni le sommeil, ni l'éclat premier du renouveau n'est aussi doux, ni les Heurs ne plaisent aux abeilles autant qu'à njoi les Muses me sont chères... »

t;'est dans ce même couvent des Anglaises, bâti en 1654 sur l'empla- cement de la maison de Liaïf, que par la suite (voh'entibus cmnis) a été élevée madame Sand.

H6 POÉSIE FRANÇAISE

autres poètes huguenots comparent Charles IX à Hérode, et notre nouveau venu hii dédie son Roland furieux imité de l'Arioste. Son Rodomont, autre imitation , qui n'a guère que sept cents vers, lui était payé huit cents écus d'or, de ces écus dits à la couronne ; plus dun écu par vers. Demandez à D'Au- bigné et même à Malherbe : le Béarnais, avant ou après la messe, et ne fût-ce que d'intention, fit-il mine jamais d'être si généreux ?

Dreux du Radier a très-hien remarqué le tact de Des Portes au début dans les moindres choses : à Charles IX, prince bouillant et impétueux, il s'adresse avec les l'ureurs de Ro- land en main et avec les fiertés de Rodomonl ; au duc d'Anjou, plutôt galant et tendre, il dédie dans le même temps les beautés d'Angélique et les douleurs de ses amants. Courtisan délicat, il savait avant tout consulter les goûts de ses patrons et as- sortir ses offrandes.

Mais je ne suivrai pas Du Radier dans sa discussion des amours et des maîtresses de Des Portes. Celui-ci a successive- ment célébré trois dames, sans préjudice des amours diverses. La première, Diane, était- elle en effet cette Diane de Cossé- Brissac qui devint comtesse de Mansfeld et eut une fin tra- gique, surprise et tuée par son mari dans un adultère? La seconde maîtresse , Hippolyte , et la troisième , Cléonice , étaient-elles d'autres dames que nous puissions nommer de cette cour? Du Radier s'y perd, et Tallenumt le contredit. Ce qui paraît certain, c'est que Des Portes aimait en effet très- haut, et que son noble courage, comme on disait, aspirait aux plus belles fortunes ; si ses sonnets furent très-platoni- ques, sa pratique passait outre et allait plus efléctivement au réel. Un jour qu'il était vieux. Henri IV lui dit en riant, de- vant la princesse de Conti : « Monsieur de Tiron, il faut que vous aimiez ma nièce; cela vous réchauffera et vous fera faire encore de belles choses. » La princesse répondit assez vive- ment : « Je n'en serois pas fâchée, il en a aimé de meilleure maison que moi » Elle faisait allusion à la reine Margue- rite, femme de Henri IV ; on avait jasé d'elle autrefois et du poète.

Des Portes ne célébrait pas moins les amours de ses patrons que les siens, et on peut deviner que cela l'avançait encore mieux. On a des stances do lui pour le roi Charles IX à Cal-

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Urée : était-ce la belle Marie Touchet d'Orléans, la seule maî- tresse connue de Charles IX ? Il y a dans la pièce un assez beau portrait de ce jeune et sauvoge chasseur, qui eut le malheur de tourner au féroce :

J'ai mille jours entiers, au cliaiid, à la gelée, Erré, la trompe au col, par mont et par vallée, Ardent, impatient

Dans d'autres stances pour le duc d'Anjou allnnt assiéger la Rochelle (1572), on entend des accents plus doux; le guerrier élégiaque se lamente pour la demoiselle de Chàteauneuf, la plus belle blonde de la cour, qu'il laissa bientôt pour la prin- cesse de Condé, et à laquelle il revmt après la mort de celle- ci. Le ton est tout différent pour les deux frères : Charles IX résistait et se cabrait contre l'amour ; le duc d'Anjou y cède et s'y abandonne languissammcnt.

La pièce qui suit, ou Complainte pour M. le duc cC Anjou élu roi de Pologne (1575), et l'autre Complainte pour le même étant en Pologne (1574), regardent la princesse de Condé', à ce que Du Radier assure. Nous assistons aux moyens et aux progrés de la faveur de Des Portes. Il accompagna le prince dans son royaume lointain, et après neuf mois de séjour mau- dit, il quitta cette contrée pour lui trop barbare avec un Adieu de colère. Dans le siècle suivant, Marie de Gonzague appelait à elle en Pologne le poète Saint-Amant, qui ne s'y tint pas da- vantage. Bernardin de Saint-Pierre, plus tard, a réparé ces in- jures, et, tout comblé d'une faveur charmante, il a laissé à ces forêts du Nord des adieux attendris.

Mais rien n'explique mieux le degré de familiarité et l'insi- nuation intime de Des Portes que deux élégies sur lesquelles Du Radier a fixé son attention, et dont nous lui devons la clef. V Aventure première a pour sujet le premier rendez-vous heu- reux d'Eurylas (Henri III, encore duc d'Anjou) avec la belle fOlympe (la princesse de Condé). Olympe était d'abord toute cruelle et rigoureuse, ignorant les effets de l'amour, et son amie la jeune Fleur-de-Lys (Marguerite de Valois) l'en repre- nait et lui disait d'une voix flatteuse :

•1. Marie de Clèves, fille du duc de Nevers, morte en couches le 30 octo- bre 1574.

418 POÉSIE FRANÇAISE

Que faites-vous, mon cœur? quelle erreur vous transporte

De fermer aux Amours de vos pensers la porte?

Quel plaisir aurcz-vous vivant toujours ainsi ?

Amour rend de nos jours le malheur adouci;

Il nous élève au ciel, il chasse nos tristesses,

Et, au lieu de servir, nous fait êti'e maîtresses.

L'air, la terre et les eaux révèrent son pouvoir ;

Il sait, comme il lui plaît, les étoiles mouvoir ;

Tout le reconnaît Dieu. Que pensez-vous donc faire

D'irriter contre vous un si fort adversaire ?

Par lui votre jeunesse en honneur fleurira;

Sans lui cette beauté rien ne vous servira.

Non plus que le trésor qu'un usurier enserre.

Ou qu'un beau diamant caché dessous la terre.

On ne doit sans Amour une Dame estimer ;

Car nous naissons ici seulement pour aimer !

A ces doux propos, pareils à ceux d'Anna à sa sœur l)idon, la sévère Olympe résiste encore ; mais son heure a sonné ; elle a vu le bel et indifférent Eurylas ; leurs yeux se rencontrent,

Et, sans savoir comment.

Leurs deux cœurs i^ont navrés par un trait seulement.

Le mari jaloux s'en mêle et enferme Olympe! L'imprudent! rien ne mûrit une ardeur amoureuse comme de se sentir sous les verrous. Olympe ne pense plus à autre chose qu'à en sortir et qu'à oser. Le sommeil et Vénus en songe lui viennent en aide. Au fond du vieux palais (de Fontainebleau peut-être) est un lieu propice, un sanctuaire réservé aux amants fortunés : Vénus le lui indique dans le songe, en y joignant l'iieure de midi et tous les renseignements désirables :

Vénus, ce lui sembloit, à ces mots l'a baisée,

Laissant d'un chaud désir sa poitrine embrasée.

Puis disparut légère. Ainsi qu'elle partoit.

Le Ciel tout réjoui ses louanges chantoit;

Les Vents à son regard tenoient leurs bouches closes,

Et les petits Amours faisoient pleuvoir des roses.

Olympe s'éveille et n'a plus qu'à obéir. Vénus lui a également permis de conduire avec elle Camille, sa compagne, qui doit combler les vœux d'un certain Floridant; mais Olympe va plus loin, elle songe, de son propre conseil, à mettre la jeune

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Fleur-de-Lys de la partie, et sans le lui dire; car Fleur-de- Lys est éprise du gracieux Nirée, et Olympe, en ce jour de fête, veut faire le bonheur de son amie comme le sien.

Tout se passe à ravir, et au gré de la déesse ; les couples heureux se rencontrent ; mais seule la jeune Fleur-de-Lys s'étonne et résiste; elle blâme la téméraire Olympe, laquelle sait bien alors lui rappeler les anciens conseils, et lui rendre malicieusement la leçon à son tour :

quoi, hii disoit-elle, est votre assurance ? sont tous ces propos si pleins de véhémence Que vous me soûliez dire afin de m'enflanimer, Avant que deux beaux yeux m'eussent forcé d'aimer ?

Connue un soldat craintif, qui, bien loin du danger, Ne bruit que de combats, de forcer, d'assiéger, Parle haut des couards, leur làclieté reproclie, Puis fuit lionteusement lorsque l'ennemi s'approche; Vous fuyez tout ainsi, d'un cœur lâche et peureux, Bien que votre ennemi ne soit pas rigoureux.

Si l'on n'était en matière si profane, j'allais dire que c'est en petit la situation de Polyeucte et de Néarque, quand celui-ci, après avoir poussé son ami, recule. Mais la sage Fleur-de-Lys tient bon jusqu'à la fin. On se demande, à voir cette discrétion extrême et ce demi-voile jeté sur un coin du tableau, quel peut être ce gracieux et timide Niréc, compagnon d'Eurylas. Est-ce le duc de Guise? se dit Du Radier; est-ce Du Guast? est-ce Chanvalon? Et moi je demande bien bas : Ne serait-ce pas Des Portes lui-même, le discret poëte, qui fait ici le mo- deste et n'a garde de trahir l'honneur de sa dame ?

Cette élégie finit par quelques traits charmants pour peindre les délices mutuelles dans cette rencontre.

U jeune enfant, Amour, le seul dieu des liesses. Toi seul pourrois conter leurs mignardes caresses...;

et après une énumération assez vive :

Tu les peux bien conter^ car tu y fus toujours !

Il me semble que l'on comprend mieilx maintenant letaleilt, le t'oie amolli et la grâce chatouilleuse de Des Portes*.

1. u y a Une soUc histoire sur son compte, et qui le ferait poète beau-

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La seconde élégie ou Aventure, intitulée Ctéophon, nous fait pénétrer encore plus curieusement dans ces mœurs d'alors et dans cette fonction aussi séduisante que peu grandiose du poète. Il s'agit en cette pièce de déplorer l'issue funeste du duel qui eut lieu le 27 avril 1578, prés de la Bastille (là est aujour- d'hui la place Royale), entre Quelus, Maugiron et Livarot d'une part, d'Aiitragues, Riberac et Schomberg de l'autre. Des six combattants quatre finalement périrent, dont surtout les deux mignons d'Henri 111, Quelus et Maugiron. Celui-ci fut tué sur la place ; Qiielus, auteur de la querelle, ne mourut de ses blessu- res que trente-trois jours après. Le poëte raconte donc le malheur, le dévouement des deux amis, Damon (Quelus) et LyciJas (Maugiron), et l'inconsolable douleur de l'autre ami Clc'o- phon, c'est-à-dire d'Henri ni,qui ne quitte pas le chevet du sur- vivant tant qu'il respire.

Et do sa blanche main le fait boire et inangcr.

Les souvenirs de Nisus et d'Euryale animent et épurent assez heureusement cette complamte. O.i y retrouve un écho de ces accents étrangement sensibles que Théocrite a presque consa- crés dans l'idyle intitulée Ailés ; et le poëte français ne fait guère que retourner et paraphraser en tous sens ces vers de Bion : «Heureux ceux qui aiment, quand ils sont payés d'un égid amour ! Heureux était Thésée dans la pré.sence de Piri- tboiis, même quand il fut descendu dans l'affreux Ténare ! Heu- reux était Oreste parmi les durs Axéniens, puisque Pylade avait entrepris le voyage de moitié avec lui ! Bienheureux était TÉacide Achille tant que son compagnon Palrocle vivait! heureux il était en mourant, parce qu'il avait vengé sa mort*

couji plus naïf vraiment qu'il n'élail ; nous en savons déjà assez pour la dénienlir. On raconte iju'il pai'Ut un jour en liahit négligé devant Henri III, tant, ajoute-t-on, il était homme d'cludc et aduntié à su poésie! et Henri lll lui aurait dit: « J'augmente voire pension de tant, pour que vous vous présentiez désormais devant moi avec un habit jilus propre.» De telles distractions seraient lionnes chez La Fontaine ; mais Des Portes avait à la cour l'esprit un peu plus présent. S'il parut un jour en tel né- gligé, après quelque élégie, ce ne fut de la pari du galant rimeur qu'une manière adroite et muette de postuler un bénéfice de plus.

1. Il faudrait ici, en contiasle immédiat el pour représailles sanglan- tes, opposer des passages de D'Aubigné en ses Traquiues ; style sauvage, inculte, hérissé, indignation morale qui ne se contient plus, injure ar- dente, conliiuielle, forcenée, rien n'y manque comme châtiment de l'élé- gie; mais la plupart du temps aussi, celle trop grossière éloquence ne se saurait citer, et, des deux poètes, le inoins moral est encore le.plus facile

AU XVI' SIÈCLE. 421

Nous sommes tout préparés maintenant à bien admettre la fa veur de Des Ferles, le crédit immense dont il disposa, et sa part active dans les affaires. Prenons-le donc de ce côté et voyons-le à l'œuvre.

11 ne faut que plus savoir encore que notre abbé, si chargé de bé- néfices et de litres ecclésiastiques, n'en omettait pourtant pas tout à fait les fonctions. On lit dans \e Journal cC Henri III, la date de 1585, et parmi les anecdotes burlesques de ces années de puérilité et de scandale : « Le dernier jour du mois (octobre), le Roi s'en alla à Vincenne pour passer les fêtes de la Toussaint et faire les pénitences et prières accoutumées avec ses confrères les lliéronyniites, auxquels, ledit jour du mois de septembre précédent, il avoit fait lui-même, et de sa bouche, le prêche ou exhortation; et, quelques jours auparavant, il leur avait fait faire pareille exhortation par l'hilippe Des Portes, abbé de Ti- ron, de Josaphat et d'Aurillac*, son bien-aimé et favori poète. » Ainsi tour à tour, ce roi à bilboquets et à cliapelels employait le bel esprit accommodant à prêcher ses confrères, comme à pleurer ses mignons-.

Si bien qu'il se sentit de longue main auprès d'Henri 111, Des Portes avait cru devoir s'attacher au duc de Joyeuse, le plus brillant et le plus actif des i'avoris d'alors ; il était son

à transcrire Dans la satire intitulrc les Princes, on sent à tout iiionient l'allusion à Des l'ortes :

Des ortiiires des grands le poêle se rend sale, yunnd il peint en César un oïd Sai danapale...

Leurs poêles volages

Nous clianlenl ces douceurs comme ani mreuses rages... Qu'ils recherchent le les des aliétés poêles..., etc.

1. Des l'ortes eut bien encore d'autres tilres et qualités : il lut cha- noine (Je la Sainte-Chapelle abbé de bompoit, de Vaux-de Cernai; cette dernière abbaye ne lui vint pourtant qu'en écliange de celle d'.\urillac, qu'il peiiiiuta. Le Callia clirisliana esi tout marqué, à chaque volume, de son nom et de ses louanges. Nous lui découvrirons en avani,'ant d'autres abhaye sencore ; c'a été sa vocation d'être le mieux f/'ossé des élégiaques.

"2. D'Aubigné y pensait évidemment quand il s'écriait:

Si, depuis quelque temps, vos rimeurs hypocrites,

Déguisés, ont changé tant de |)hrases écrites

Aux prolanes anjours, et de inênies couleurs

Dont ils sei'voient Satan, infâmes bateleurs,

S'ils colorent encor leurs pompeuses prières

De tleurs des vieux païens et f'.bles mensongères,

Ces écoliers d'erreur n'ont pas le style appris,

Que l'Iisprit de lumière apprend à nos esprits.

De quelle oreille Dieu prend les phrases Uatresses

Desipielles ces pipeurs tlèchissoient leurs mailresses ?

(Satire des Princes.)

422 POESIE FRA^"ÇAISE

conseil en louL et comme son premier ministre. On en a un piquant exemple raconté pai' l)e Thou en ses Mémoires. Celui-ci, âgé de trente -trois ans, n'était encore que maître des requêtes ; il avait passé sa jeunesse aux voyages. Le président De Thou, son oncle, le voulait pourvoir de sa survivance, et il se plaignait de la négligence de son neveu à s'y pousser. Il en parlait un jour sur ce ton à François Choesne, lieutenant géné- ral de Chartres, qui courut raconter à l'autre De Thou les re- grets du vieil oncle, et le presser de se mettre en mesure. Mais le l'utur historien allégua que le moment n'était pas venu, que les sollicitations n'allaient pas à son humeur, qu'il en faudrait d'infinies dans l'affaire en question ; enfin toutes sortes de dé- faites et d'excuses comme en sait trouver le mérite indépendant et peu ambitieux. Mais Choesne l'arrêta court : « Rien de plus simple, lui dit-il; si vous croyez voire dignité intéressée, abste- nez-vous : laissez-moi faire ; je me charge de tout. Vous con- naissez Philippe Des Portes, et vous n'ignorez pas qu'il est de mes parents et de mes amis. Il peut tout prés du duc de Joyeuse, lequel fait tout près du roi. Ce sera, j"en réponds, leur faire plaisir, à Des Portes et au duc, que de les employer pour vous. »

Et tout d'un trait, Choesne court chez Des Portes, qu'il trouve près de sortir et le portefeuille sous le bras, un portefeuille rouge de ministre : oui, en vérité, notre gracieux poète en était là. Des Portes allait chez le duc de Joyeuse travailler, comme on dit. En deux mots Choesne le met au fait ; c'était le matin : « Revenez dùaer aujourd'hui, lui dit Des Portes, et je vous ren- drai bon compte * . » A l'heure du diner, Choesne trouve l'affaire faite et De Thou président à mortier en survivance; il court l'annoncer à celui-ci qui, tout surpris d'une telle facilité et d'une telle diligence, est confondu de se voir si en retard de civilité, et qui se rend lui-même au plus vite chez Des Dortes, entamant dès l'entrée toutes sortes d"excuses. Mais Des Portes ne souffrit pas qu'il lui en dit davantage, et lui répondit noblement : « Je sais que vous êtes de ceux à qui il convient mieux de témoigner leur reconnaissance des bons offices, que de prendre la peine

i . A propos de dîner, ceuxde Des Portes étaient célèbres et lui faisaient grrand hotinenr: <t yullusenim eum vel hospitalis mensœ liberalibus epu- lis.... lel oinni deiiique ch'ilis viiœ splendore superavit, » a dit Scévole de Sainte-Marttie.

AU XVI» SIECLE. 423

de les solliciter. Quand vous m'avez employé pour vous auprès du duc de Joyeuse, comptez que vous nous avez obligés l'un et l'autre ; c'est en pareille occasion qu'on peut dite qu'on se fait honneur quand on rend service à un homme de mérite. »

Certes Des Portes, on le sait trop, n'avait pas un sentiment moral très-profond ni très-rigide ; ce qu'on appelle dignité de conscience et principes ne doit guère se chercher en lui; mais, tout l'atteste, il avait une certaine libéralité et générosité de cœur, un charme et une séduction sociale qui font beaucoup pardonner*, un toin% une représentation aisée, pleine de ma- gnificence et d'honneur, enfin ce qu'on peut appeler du moins des parties de l'honnête homme.

De Thou reconnaissant le priait de l'introduire sur-le-champ chez le duc de Joyeuse pour offrir ses remercîments confus. Mais Des Portes, qui savait combien les grands sont légers et peu soucieux, même de la reconnaissance pour le bien qu'ils ont fait sans y songer autrement, éluda cette louable effusion, et lui dit qu'ils ne trouveraient pas le duc à cette heure ; qu'un re- merciment si précipité le pourrait même importuner dans l'embarras d'affaires l'on était, et qu'il se chargeait du com- pliment et des excuses. Cependant Joyeuse partit pour son com- mandement de Normandie; la visite fut remise au retour. Quel- que temps après (1587), survint la défaite de Coutras, périt ce jeune seigneur, et le long enchaînement des calamités civiles recommença.

Ce fut un coup affreux pour Des Portes, et qui semblait bri- ser sa fortune au moment elle touchait au faîte. L'affection pourtant, on aime à le penser, eut une grande part en ses re- grets. Dans l'accablement il tomba à la première nouvelle de cette mort, fuyant la société des hommes, il se retira chez Baïf à Saint-Victor, en ce monastère même des muses que nous avons décrit précédemment. C'est De Thou encore qui nous apprend cela, et qui alla l'y voir pour le consoler.

La poésie dut alors lui revenir en aide; tout en suivant l'am- bition, il en avait maudit souvent les conditions et les gênes. Il aimait la nature, il la sentait avec une sorte de vivacité tendre ; il put, durant ces quelques mois de retraite, se reprendre avec

1. Ingenii moinimiiuc suavitas, répète-t-ou de lui à l'envi dansions les éloges du temps.

424 POESIE FRANÇAISE

regret aux beaux jours envolés, el se redire ce sonnet de lui, déjà ancien, qu'il adressait au vieux Dorât :

Quel destin favorable, ennuyé de mes peines, Rompra les forts liens dont mon col est pressé? Par quel vent reviendrai-je au port que j'ai laissé, Suivant trop follement des espérances vaines?

Verrai-je plus le temps qu'au doux bruit des fontaines, Dans un bocage épais mollement tapissé, Nous récitions nos vers, moi d'amour offensé, Toi bruyant de nos Rois les victoires liautaines?

Si j'échappe d'ici. Dorât, je te promets Qu'Apollon et Gypris je suivrai désormais. Sans que l'ambition mon repos importune.

Les venteuses faveurs ne me pourront tenter, Et de peu je saurai mes désirs contenter, Prenant congé de vous, Espérance et Fortune.

C'était également, si Ton s'en souvient, le vœu final de Gil Blas, mais qui, plus sage, paraît s'y être réellement tenu.

Convient-il de placer déjà à ce moment plusieurs des retours chrétiens de Des Portes, de ces sonnets spirituels et de ces priè- res qui, dans une âme mobile, ne semblent pas avoir été sans émotion et sans sincérité? Les Psaumes ne vinrent que plus lard, et furent l'œuvre de sa vieillesse. Mais, dès l'époque nous sommes, il avait composé des pièces contrites, dont plu- sieurs datent certainement d'une grande maladie qu'il avait faite en 1570. On a souvent cité ce sonnet, assez pathétique, qui pa- raît bien avoir été l'original dont s'est inspiré Des Barreaux pour le sien devenu làmeux :

Hélas ! si lu prends garde aux erreurs que j'ai faites. Je l'avoue, ô Seigneur ! mon martyre est bien doux ; Mais, si le sang de Christ a sati>fait pour nous. Tu décoches sur moi trop d'ardentes sagelles.

Que me demamles-tu ? Mes œuvres imparfaites, Au lieu de l'adoucir, aigriront ton courroux ; Sois-moi donc pitoyable, ô Dieu ! père de tous ; Car pourrai-je aller, si plus lu me rejettes?

D'esprit triste et confus, de misère accablé, En horreur à moi-même, angoisseux et troublé. Je me jette à tes pieds, sois-moi doux et projiice !

AU XVI" SIÈCLE, 425

Ne tourne point les yeux sur mes actes jtervers, Ou, si tu les veux voir, vois-les teints et couverts Uii beau sang de ton Fils, ma g-râce et ma justice '.

Il est probable que, durant les semaines d'affliction, ces pen- sées graves lui repassèrent au moins par l'esprit, de même que plus tard, après la Ligue, et vieillissant, il fut peut-être plus sincèrement repentant par accès qu'on ne Ta cru. Ces natures sensibles, mêmes raffinées, sont ainsi.

Dans tous les cas, cette variation, pour le moment, dura peu, et l'ambition le reprit de plus belle. Henri III mort (ce qu'il faut noter pour sa décliarge), on retrouve Des Portes ligueur, bien que sentant un peu le fagot, et attacbè à l'amiral de Villars, cousin de Joyeuse : il l'avait probablement connu dans cette mai- son. Du Havre-dé-Grâce, l'avait placé Joyeuse, Villars s'était jeté dans Rouen et y concentraiten lui tous les pouvoirs. C'était un caractère violent et fougueux, un capitaine plein d'ambition et d'ailleurs capable. Des Portes s'est insinué près de lui ; il le con- duit et le domine ; il se fait Tàme de son conseil et le bras droit de ses négociations ; il devient le véritable premier minisli\\ enfin, de ce roi d'Yvctot : la Satyre Métiippce appelle ainsi Vil- lars, qui était mieux que cela, et ime espèce de roi en effet dans cette aiiarcbie delà France. Quanta Des Portes, le poète ingrat de V Amirauté, comme la Ménippee dit encore, sa fortune en ces années désastreuses (1591-1594) se trouve autant réparée qu'elle peut l'être ; ses bénéfices sont saisis, il est vrai ; mais il a en main de quoi se les faire rendre, et avec usure. Dans toutes les négociations il figure, il ne s'oublie pas.

Palma Cayet raconte que, dans le temps même Villars se

1. Le dernier tercet a (Hé ainsi reproduit et agrandi par Des Barreaux :

J'adore en périssant la raison qui t'aigrit :

Mais dessus auel endroit toiiilier;i ton lonnerre,

Qui ne soit loul couvert du sang de Jésus-Clirisf?

Dans les dernières éditions de Des Portes, au lieu du l)eau sniiijde Ion Fils, on lit du clair sanq. quej'ainie moins. Ce qui dénote, à coup sûr, que Des Barreaux connaissait le sonnet de Des Portes, c'est moins la ressem- blance du sentiment, et même du dernier Irait, que quelques mots insignilianls, comme propice, aiijrir. qui se Ironveni avoir passé dans son sonnet. Du Badier fut le premier, ilans l'arliclf du Conservateur, à dénoncer celle imitation, et il en re\endique la découverte avec une cei'laine vivac lé, au tome 1" de ses Récréations hisioricjnes et critiques. Dans l'inlervalle, en ellet, un M. de La Blaquièie avait écrit de Vei'dun une letlre à Frcron [Année littéraire, trnvs, HSSjpour annoncer la même trouvaille. On pourrait soutenu- également que Des Portes a inspiré à Racan sa belle pièce de la retraite ; il l'y a du moins aidé.

426 POESIE FRANÇAISE

cantonnait à Rouen et préparait son indépendance, ce capitaine, très-prudent et avisé à travers ses fougues, négociait secrètement avec le cardinal de Bourbon, qui présidait alors le Conseil du roi, tantôt à Chartres, tantôt à Mantes, « et ce par le moyen de Desportes, et qu'en furent les paroles si avant qu'il fût parlé audit Conseil de donner main levée des abbayes et bénéfices dudit sieur Des Portes occupés par les l'oyaux. » L'affaire rompit par je refus des détenteurs, et le poëte-diplomate se vengea, mon- trant bientôt ce que peut un homme de conseil quand il ren- contre un homme d' exécuiion^ .

Mais Sully, en ses Économies royales, est celui qui nous en apprend le plus sur la situation et Timportance du conseiller de Villars. Après des pourparlers préliminaires et des tentatives avortées qui avaient eu lieu durant le siège même de Rouen, le principal serviteur d'Henri IV y revient en titre, muni de pleins pouvoirs pour traiter (1594). Les affaires de la Ligue allaient fort mal ; Paris était à la veille de se rendre à son roi; mais Rouen tenait bon, et c'était un embarras considérable. Sully, à peine arrivé dans la ville rebelle, y trouve La Font, son ancien maître d'hôtel, et qui Tétait de M. de Villars ; ce La Font servait d'entremetteur secondaire. Dés le premier moment, Sully en- voie Du Perat, un de ses officiers, visiter de sa part M. de Vil- lars, madame de Simiers et M. de Tiron, les trois grands per- sonnages. Qu'était-ce que madame de Simiers ? Demandez à Tallemant : madame de Simiers (mademoiselle de Vitry), an- cienne fille d'honneur de Catherine de Médicis, avait passé comme maîtresse de Des Portes à Villars, et dans ce moment elle s'ar- rangeait comme elle l'entendait entre tous deux-. M. de Tiron et elle font aussitôt répondre à Sully, qui leur demandait com- ment il avait à se conduire, de se reposer ce jour-là, et que le lendemain matin ils lui feraient savoir de leurs nouvelles. Mais M. de Tiron ne s'en tient pas à ce message, et, dès que la nuit

\. Et notez comme Des Portes sait l)ieii choisir ceuxàqui il s'attaclie; d'abord, c'était Joyeuse, le plus politique des favoris, et qui tendait même à se substituer à Guise en tète de la Ligue; aujourd'hui, c'est Villars, le plus valeureux et le plus capable du parti.

2. « Madame de Simiers prioit souvent Des Portes de lui rimer des élégies qu'elle avoit faites eu prose: elle appeloit cela envoyer ses pen- sées au rimeur. (Costar, suite de la Défence de M. de Voiture). Le poëte La lioiue, en ses Mélanqes, adresse un sonnet à madame de Simiers, non loin d'un autre sonnet à Des Portes ; il parle du bel esprit de cette dame: Votre beautc des Muses le séjour. Elle avait être de l'Aca- démie d'Henri III.

AU XVP SIECLE. 427

est venue, il arrive en personne ; c'est ici que toute sa diploma- tie se déploie.

Après les compliments ordinaires et extraordinaires, il com- mence par regretter le retard de l'arrivée de M. de Rosny ; il explique au long, en les exagérant peut-être, quelques incidents qui ont passé à la traverse, et les changements d'humeur de lliomme (M. deVillars). Deux envoyés en effet, l'un, don Simon Antoine, de la part du roi d'Espagne, l'autre, La Chapelle-Mar- teau, de la part de la Ligue, venaient d'apporter des proposi- tions au gouverneur. Des Fortes développe tout cela; il étale les difficultés : il n'est pas fâché de se rendre nécessaire. Plusieurs catholiques des principaux de la cour du roi avaient, de plus, écrit à M. de Villars de se méfier, de ne pas trop accorder sa confiance à un négociateur hérétique comme M. de Rosny. Des Portes a eu soin de se munir de ces lettres, mais il ne les montre qu'avec discrétion. Puis il montre sans aucune réserve trois au- tres lettres d'un ton différent : l'une du cardinal de Bourbon à M. de Villars pour l'enhardir à traiter; l'autre de M. de Vitry à madame de Simiers sa sœur, dans le même sens; et la troi- sième enfin de l'évéque d'Évreux, Du Perron, à Des Portes lui-mêuie. Celle-ci nous est très-curieuse en ce qu'elle té- moigne du singulier respect et de la déférence avec laquelle ce prélat éminent s'adresse à son ancien patron, se dit son obligé, et confesse ne devoir qu'à lui d'avoir pu connaître la cour. Après avoir communiqué ces pièces, Des Portes donna son avis sur la marche à suivre, sur les écueils à tourner ; il promit son assistance : « Mais qu'on laisse seulement passer à M. de Villars toutes ses fougues... Et peu à peu nous le rangerons, dit-il, à ce qui sera juste et raisonnable. » Sully, bien qu'il ju- geât qu'îZ •pouvait bien y avoir de l'artifice en tout ce langage, ne laissa pas d'en demeurer d'accord, et, sur cette première conversation, on se donna le bonsoir.

Je ne dirai pas la suite avec détail ; on peut recourir à Sully lui-même : il suffit qu'on ait le ton. Dans les conditions sine qua non que posait Villars, et à côté de Vamirautc exigée pour lui, il se trouvait les abbayes de Jumiéges, Tiron, Bonport, Vallasse et Saint-Taurin, stipulées comme appartenant à de ses serviteurs. Nous savons quel serviteur, du moins le principal : il ne se perd pas de vue*. L'abbé de Tiron d'ailleurs aida bien

1. Toutes ces abbayes furent-elles stipulées pour lui seul ? Ce serait plus

428 POESIE FRANÇAISE

réellement et efficacement à la solution ; il s'employa avec toute sa finesse à adoucir Villars et à le déterminer. Il taisait son pont à lui-même près d'Henri IV, et ce prince pouvait répondre à ceux des fidèles et ultra cjui auraient trouvé à redire ensuite sur l'ahbè ligueur ; « M. de Jiron a rendu des services \ »

Ceci obtenu, Des Portes n'eut plus qu'à vieillir riche et ho- noré. Il traduisit les Psaumes, sans doute pour réparer un peu et satistaire enfin aux convenances de sa situation ecclésiastique. Le succès, à le bien voir, fut contesté (IGOô) ; Malherbe lui en dit grossièrement en face ce que Du Perron pensait et disait plus bas. Mais ces sortes de vérités se voilent toujours d'assez d'éloges aux oreilles des vivants puissants, et Des Portes put se faire illusion sur sa décadence-. 11 se continuait avec harmonie par Bertaul ; il rajeunissait surtout avec éclat et bonheur dans son neveu, l'illustre Mathurin Régnier. Tout comblé de biens d'église qu'il était, ayant refusé vers la fin rarchevèché de Bor- deaux, il sut encore passer pour modeste, et son épitaphe en l'abbaye de Bonport célébra son désintéressement. C'est dans cette dernière abbaye qu'il coula le plus volontiers ses dernières années, au sein d'une magnifique bibliothèque dont il faisait les honneurs aux curieux avec une obligeance infinie, et qu'après lui son fils naturel laissa presque dilapider^. On parle aussi d'une belle maison de lui à Vanves, il allait recueillir ses rêves, et dont le poète La Roque a célébré la fontaine. Il mourut à Bonport en octobre 1606, âgé d'environ soixante et un ans. L'Estoile lui a prêté d'être mort assez impénitent et de n'avoir

qu'on ne lui en connaît. Quand on regarde le ciel par une belle nuit, on y découvre étoiles sur étoiles; plus on regarde dans la vie de Des Portes et plus on y découvre d'abbayes.

1. A propos de cette reddition de Rouen, VXub'igné [Histoire iniiver-, st'/Zf, livre IV, chap.iv)dit de Villars Il fut lécompensé de l'Etat d'Amiral de France; et encore jxir ta menée de PIntippe Des fortes, on lui remit entre les mains Fécamp, que Bois-Croizé (ou Bois-Rozé) qui l'avoit pris, comme nous l'avons dit, quitta à son grand regret avec d'étranges remontrances et mécontentements. » Ainsi Des Portes obtient à son maître les meilleures conditions en même temps que de très-bonnes pour lui, et du même tram aussi qu'il a l'air de rendre service au roi : lien n'y manque.

'2. Ses Psaumes survécurent même, dans la circulation, à ses Premières Œuvres, lesquelles ne passent guère en réimpression l'année 1611. Dom Liron {Bil/liotlièqitecliartraine\ nous apprend que îhibautDes l'ortes, sieur de Itevilliers, t'rére du nôtre, lit l'aire, en 16-4, une très-belle édition de ces Psaumes avec des chants de musique.

5. Une portion l'ut sauvée pourtant, et passa, on ne dit pas comment, aux Jésuites (le la rue saint-Jacques (voir le père Jacob, Traité des plus bettes Bibliothèques, page 524).

AU XV1« SIÈCLE. 429

cru au purgatoire non plus que M. de Bourges (Renaud de Beaune) ; on allègue comme preuve qu'il aurait enjoint expres- sément, à sa fin, de chanter seulement les deux Psaumes : 0 quam dilecla tahernacu'a, et Lselatus siim. Peu avant de mou- rir, il aurait dit en soupirant : « J'ai trente mille livres de rente, et je meurs ! »

Mais tout cela m"a l'air de propos sans conséquence, et tels qu'il en dut circuler : on a prêté à Rabelais le rieur d'être mort en l'iant ; on a supposé que le riche abbé de Tiron ne pouvait faire autrement que de regretter ses richesses *.

Ce qu'il faut redire, après les contemporains, à la louange de Des Portes, c'est qu'il n'eut pas d'ennemis, et que, dans sa haute fortune, il fit constamment le plus de bien qu'il put aux per- sonnes -. D'Aubigné seul paraît l'avoir détesté dans ses écrits, et la Confession de Sancy est envenimée d'injures à ce nom de Tiron. Mais les auteurs de la Mniippée eux-mêmes ne gardèrent pas rancune à Des Portes, ni lui à eux; Passerat, Giliot, Rapin, on les retrouve tout à fait réconciliés, et ce dernier a célébré la mort de son ami dans une pompeuse et affectueuse élégie latine.

Malherbe, à sa manière, fut cruel ; on sait l'exemplaire de Des Portes annoté par lui. M. Chasles en a rendu un compte judicieux et piquant^; moi-même j'y ai appelé l'attention au- trefois, et j'en ai signalé les chicanes. 11 y a de ces hommes prépondérants qui ont de singuliers privilèges : ils prennent le droit de se faire injustes ou du moins justes à l'excès envers les autres, et ils imposent leurs rigueurs, tandis qu'avec eux, quoi qu'ils fassent, on reste juste et délérent : ainsi de Mallierbe. Censeur impitoyable et brutal pour Ronsard, pour Des Portes, il se maintient lui-même respecté : dans quelquesjours, il paraîtra une édition de lui annotée par André Chénier, et qui est tout à sa gloire *.

1. On cite encore de lui ce mot assez vif et plus vralseinblable, quand il refusa l'archevêché de Uordeaux, ne voulant pas, disait-il, avoir charge

y d'âmes: « Mais vos moines? lui répondit-on. Oh! bien, eux, ils n'en ont pas. »

2. A chaque pas qu'on fait dans la lecture des livres du temps, on dé- couvre df nouveaux lions olfices de l'es Portes: c'est à lui encore que Vau- qiielin de La Fresnaie avait du la bienveillance de Joyeuse, ei pai' suite la lieutenance générale de Càen (voir la dernière salira, livre 1, de Vau- quelini.

n. Revue de Paris, 20 décembre 18 iO.

4. Dans la Uibliotlièiiue-Chai pcntier, et par les bons soins de M. Antoine de La Tour, dont le père possède l'exemplaire original. André Chénier

iôO POÉSIE FRANÇAISE

Je ne voulais ici que développer rexistence sociale de Des Portes, son influence prolongée et cette sinijularité de fortune qui en a fait alors le plus grand seigneur et comme le D'Éper- non des poètes. Il serait fastidieux d"en venir, après tant de pages, à apprécier des œuvres et un talent suffisamment jugés. Un mot seulement, avant de clore, sur sa célèbre chanson : 0 7iuit! jalouse nuit! qui se chantait encore sous la minorité de Louis XIV. Elle est imitée de TArioste, du Capitolo VU des poé- sies diverses : 0 ne" viiei damni... Dans le Capitolo précédent, l'aimable poëte adressait un hymne de félicitation à la nuit et à tout ce qu'elle lui avait amené de furtif et d'enivré * ; ici, au contraire, il lui lance l'invective pour sa malencontreuse lumière. Il faut dire à l'honneur de Des Portes que plusieurs des traits les plus lieureux de sa chanson ne se rencontrent pas dans l'ita- lien, et que, s'il n'est pas original, il est peut-être plus délicat :

Je ne ci'ains pas pour moi, j'ouvrirois une armée Pour entrer au séjour qui recèle mon bien,

n'appartient qu'à lui, aussi bien que ce délicieux vers :

Les beaux yeux d'un berger de long sommeil touchés.

Cette jolie chanson de Des Portes rappelle aussi une invocation antique attribuée à Bion, et qu'un amoureux adresse à l'étoile du soir, à Yesper. Je m'étais donné le plaisir de la traduire, lorsque je me suis aperçu qu'elle était traduite déjà ou imitée par nos vieux poètes, par Ronsard, au IV' livre de ses Odes, et surtout par le bon Baïf en ses Amours. Voici la charmante ver- sion de celui-ci, je n'y ai changé qu'un petit mol ;

De l'aimable Cypris ô lumière dorée ! Uesper, de la nuit noire ô la gloire sacrée. Qui excelles d'autant sur les astres des cieux Que moindre que la lune est ton feu radieux, Je te salue. Ami. Conduis-moi par la brune Droit sont mes amours, au défaut de la lune Qui cache sa clarté. Je ne vas dérober, >'i pour d'un pèlerin le voyage troubler ;

naturellement, ce semble, aurait s'appliquer de préférence à Ré- gnier, ou même à lionsard, non pas à Malherbe: c'est ainsi que les prévi- sions et les analogies sont en dciaut.

1. C'est d'après ce C'a;>itoZô 17 qu'Olivier de Magny, en ses Orfes (13o9), a fait sa Description d'une nuit amoureuse; et Gilles Durant, ses stances: 0 nuit, tieiireuse nuit!...

AU XV1<= SIÈGLIÎ. 431

Muis je suis amoureux ! Vraiment c'est chose belle Aider au doux désir d'un amoureux fidèle.

Oserai-je ajouter à côté ma propre imitation comme variante?

Chère Étoile du soir, belle lumièi'e d'or

De l'aimable Aphrodite, ornement et trésor

Du noir manteau des nuits, et qui, dans ses longs voiles,

Luit moins que le croissant et plus que les étoiles,

0 cher Astre, salut ! Et comme, de ce pas,

Jo vais chanter ma plainte au balcon de là-bas,

Prête-moi ton rayon ; car la lune nouvelle

S'est trop vite couchée. Ah ! lorsque je t'appelle,

Ce n'est pas un larron, pour guetter méchamment:

Mais j'aime, et c'est honneur d'être en aide à l'amant !

Et dans des vers à celte même étoile, un poëte moderne, M. Alfred de Musset, a dit, comme s'il eût mêlé au pur ressou- venir de Bion un sentiment ému de Byron :

Pâle Étoile du soir, messagère lointaine,

Dont le front sort brillant des voiles du couchant,

De ton palais d'azur, au sein du lirmament,

Que regardes-tu dans la plaine? La tempête s'éloigne, et les vents sont calmés,..

et dans tout ce qui suit, une teinte d'Ossian continue de voiler légèrement la sérénité antique :

Tu fuis en souriant, mélancohque amie... Triste larme d'argent du manteau de la nuit...

Ce n'est plus simplement lastre d'or ; et le dernier trait enlin, le dernier cri s'élance et se prolonge dans l'intini comme une plainte du cœur.

Étoile de l'amour, ne descends pas des cieux I

Je renvoie au volume, que chacun a lu ; mais j'avais besoin, en terminant, de ramener un parlum de vraie poésie après ces anecdotes des Valois et cette vie diiilomatique du plus courtisan et du plus abbé des poètes.

Mats 1842é

432 POESIE FRANÇAISE

ANACREON

AU SEIZIÈME SIÈCLE

La première édition d"Anacréon, donnée à Paris par Henri Estienne, est de 1554. Le grand mouvement d'innovation poétique de l'école de la Pléiade datait de 1550, c'est-à-dire était en plein développement, quand ce recueil de jolies odes parut. Henri Estienue, trés-jenne, appartenait , par le zèle, par les études, par tous les genres de fraternité, à la généra- tion qui se levait et qui se proclamait elle-même gallo-grec- que : il s'en dislini^ua avec quelque originalité en avançant et sut être plus particulièrement gréco-gaulois. Il n'était pas poète français ; mais on peut dire qu'en publiant les chansons de s, il contribua, pour sa part, autant que personne, au trésor que les nouveaux venus trouvèrent sons leur main et qu'ils ne réussirent qu incomplètement à ravir. 11 leur en fournit même la portion la plus transpurtable, pour ainsi parler, et comme la monnaie la mieux courante. Presque tout ce qu'ils prirent de ce côté, ils l'emportèrent plus aisément et la gardèrent.

Les premiers essais de 1550 à 1555 sont extrêmement in- cultes, incorrects, et sentent l'effort à travers leur tierté. L'Anacréon est venu à point comme pour amollir et adoucir la verve férocement pindarique de Ronsard et consorts, pour les ramener au ton de la grâce. Dans le dithyrambe pour la fête du bouc, célébrée en l'honneur de Jodelle, après le succès de sa Cléopâtre (1555), Baïf et tous les autres à tue-tête répé- taient en chœur ce refrain de chanson à Bacchus ; je copie textuellement :

lach iacli ia ha Evoe iach ia ha !

AL' XVI- SIÈCLE. 135

L'Anacréoii d'Henri Eslieiiiie rompit un peu ce chorus bizarre, et, couuTie un doux cliaiit dans un festin, tempéra l'ivresse.

Je n"ai pas à discaler ici la question de raulhenticilê des poésies de l'Anacréon grec, et j'y serais itarfaitemont insul'ti- sant. On était allé d'abord jusqu'à soupçonner Henri Estienne de les avoir fabriquées. Depuis qu'on a retrouvé d'autres nia- nuscrils que ceu\ auxquels il avait eu recours et qu'il n'avait jamais produits, cette supposition excessive est tombée. 11 restait à examiner toujours si ces poésies remontent bien réel- lement au lyrique de Tliéos, au contemporain de Candiyse et de l'olycrate, à l'antique Ionien qui, sous sa couronne llottante, prêta les plus aimables accents à l'orgie sacrée. L'opinion de la critique paraît aujourd'hui être lixée sur ce point, et les érudits, m'assure-t-on, s'accordent en général à ne consi- dérer les pièces du recueil publié par Henri Estienne deux ou trois exceptions près) que comme étant très-postérieures au père du genre, comme de simples imitations, et seulement anacr don tiques au même sens que tant d'autres jolies pièces légères de nos littératures modernes. Oui donc les a pu faire, ces cliarmantes odes pleines d élégance et de délicatesse, et auxquelles tant de gens de goi.t ont cru avant que la critique et la grammaire y eu-sent appliqué leur loupe sévère ? Y a-t-il eu aussi, à l'endroit d'Anacréon, des Macpherson et des Surville de Tantiquilé ? Je me figure très-bien que, même sans fraude, et d'imitation en imitation, les choses se soient ainsi transformées et transmises, que des contemporains de Bion et de Moschus aient commencé à ral'liner le genre, que tant d'auteurs agréables de Y Anthologie, tels qu'un Mèléagre, y aient contribué, et que, sous les empereurs et même aupa- ravant, les riches voluptueux, à la lin des banquets, aient dit aux Grecs chanteurs : Faites-nous de CAnacréonl Cicéron nous parle de ce Grec d'Asie, épicurien et poète, ami de Pi- son, et qui tournait si élégamment l'épigramme, qui célébrait si délicatement les orgies et les festins de son disciple débau- ché. On a une invitation à dîner qu'il lui adresse. Certes, si ce l'hiloilème (c'était son nom) a voulu faire de l'aiiacréontique, il n'a tenu qu'à lui d'y réussir'.

Le goiil pourtant, une fois averti par la science, se rend

\. Voir la dissertation i\ son sujet, tome I, pa;,'e 19tj, Mclan/jc-s de Critique et de Pkiloioyie, par Chardon de La Hochette.

434 l'OÉSIE FRANÇAISE

compte à son tour de la différence de ton entre les imitations et rorigin;\l, même quand ce dernier terme de comparaison manque ; et il arrive ici précisément ce qui s'est vu pour plusieurs morceaux très-adaiirés de la statuaire antique : on les avait pris au premier coup d'œil, et sous la séduction de la découverte, pour les chefs-d'œuvre de l'art, dont ils n'étaient que la perléclion déjà déclinante et amollie. Quel- ques bas-reliefs augustes, quelques magnifiques torses re- trouvés, sont venus replacer le grand art sur ses bases divi- nes. Ainsi on se représente que, même dans sa grâce, le pre- mier et véritable Anacréon devait avoir une largeur et un grandiose de ton, un désordre sublime et hardi, quelque chose, si j'ose le dire , de ce qu'a noire Rabelais dans sa grossièreté, mais que revêlait amplement en cette lonie la pourpre et la rose, un libre faire en un mot, que le dix-hui- tième siècle de la Grèce, si élégant et si prolongé qu'il fût, n'a plus élé capable d'atteindre et qu'il n'a su que polir. L'A- nacréon primitif avait V enthousiasme proprement dit. Bien des pièces au contraire de l'Anacréon qu'on lit, de cet Ana- créon qui semble refait souvent à l'instar de l'épigramme de Platon sur Timour endormi, ne sont guère que le pen- dant de ces petites figurines d'ivoire, de ces petits joyaux précieux qu'au temps de l'empire les belles dames romaines ou les patriciens à la mode avaient sur leurs tables : V Amour prisonnier, l'Amour mouillé, l'Amour noyé, l'Amour oiseau, ''Amour laboui'eur, l'Amour voleur de miel, toute la race enfin des Amours roses et des Cupidons de l'antiquité. Henri Estienne, en sa préface d'éditeur, ne sortait pas de cet ordre de comparaisons, quand il rappelait par rapport à son sujet ce joujou délicat de la sculpture anticfue, ce petit navire d'ivoire que recouvraient tout entier les ailes d'une abeille.

Mais celte circonstance même d'être d'une date postérieure et de l'époque du joli plutôt que du beau ne faisait que rendre tes légers poëmes plus propres à l'imitalion et mieux assortis au goût du moment. L'agréable et le fin se gagnent encore plus aisément que le grand ; on commence surtout très-volon- tiers par le mignard et le subtil. Le Sanglier "pénilenl de Théocrite (si une telle pièce est de Théocrite) agréera bien mieux tout d'emblée que ces admirables pièces des Thalysien ou de la Pharmaceutrie. On s'en prendra d'abord à Bembe,

AU XVI" SIECLE. 455

et non à Dante. Les littératures étrangères s'inoculent plutôt par ces pointes.

L'Anacréon d'Eslienne, s'il ne rentrait pas tout à l'ait clans la classe des grands et premiers modèles, était du moins le plus pur et le plus achevé des moindres [minores), et il arrivait à propos pour les coi riger : intervenant entre Jean Second et Marulle, il remettait en idée l'exquis et le simple. Dans cette fei'veur, dans celle avidité dévorante de rériidilion et de l'imi- tation, il n'y avait guère place au choix; on en était à la glou- tonnerie première ; Anacréon commença à rapprendre la frian- dise. Il eut à la fois pour effet de tempérer, je l'ai dit, le pin- darique, et de clariiicr le Rabelais. Au milieu de la jeune bande en plein départ, et par la plus belle matinée d'avril, que fit Henri Estienne ? 11 jeta brusquement un essaim et comme une poignée d'abeilles, d'abeilles blondes et dorées dans le rayon, et plus d'un en fut hein^eusement piqué ; il s'en attacha presque à chacun du moins une ou deux, qu'ils emportèrent dans leurs habits et qui se retrouvent dans leurs vers.

Ce que je dis d'Anacréon se doit un peu appliquer aussi, je le sais, à VAnlhologie tout entière, publiée à Paris en lool, et dont Henri Estienne donna une édition à son tour; mais Anacréon, qui forme comme la partie la plus développée et le bouquet le mieux assemblé de ï Anthologie, qui en est en quel- que sorte le grand poêle et l'Homère (un llomére aviné), Ana- créon, par la justesse de son entrée et la fraîcheur de son chant, eut le principal effet, et mérita l'honneur.

Quand les Analecta de Brunck parurent en 177G, ils vinrent précisément offrir à l'adolescence d'André Ghénier sa nourriture la plus appropriée et la plus maternelle: ainsi, pour nos vieux poètes, l'ancienne Anthologie de Planudes, et surtout l'Ana- créon d'Estienne : il fut un contemporain exact de leur jeu- nesse.

Du jour il se verse dans la poésie du seizième siècle, on y peut suivre à la trace sa veine d'argent. A partir du second livre, les Odes de Ronsard en sont toutes traversées et embel- lies ; et chez la plupart des aulres, on marquerait également liiifluence. L'esprit français se trouvait assez naturellement prédisposé à celle grâce insouciante et légère; l'Anacréon, chez nous, était comme préexistant; Villon dans sa ballade des Neiges (Tanlan, Mellin de Saint-Gelais dans une quantité de ma-

430 POÉSIE FRAISÇAISE

flrigaux rai fines, avaient prévenu le genre : Voltnire, au défaut d'Anacréou lui-même, l'aurait retrouvé.

La veine aiiacréonlique, directement introduite en 1554, et qui se prononce dés les seconds essais lyriques de Ronsard, de Du Bellay et des autres, fit véritablement transition entre la vi- gueur assez rude des déLaits et la douceur un peu niif;iiarde et polie des seconds disciples, Des Portes et Berlaut; cette veine servit comme de canal entre les deux. Mais ce n'est pas ici de Tanatomie queje prétends faire, et une fois la ligne principale indiquée, je courrai plus librement.

Rémi Belleau, épris de celte naïveté toute neuve et de cette mignardise [t'éiail a\ors nn éloge), s'empressa de traduire le charmant modèle en vers français. Sa traduction, qui parut en 1556, ne sembla peut-être pas aux contemporains eux-mêmes tout à fait suffisante :

Tu es un trop sec biborou Pour un tourneur d'Anacréon, Belleau,

lui disait Ronsard. Belleau, comme qui dirait Boilenu, par op- position au chantre du vin, ce n'est qu'un jeu de mots; mais, à la manière dont Ronsard refit plus d'une de ces petites traduc- tions, on peut croire qu'il ne jugeait pas celles de son ami défi- nitives. Deux ou trois morceaux pourtant ont bien réussi au bon Belleau, et Saint-Victor, dans sa traduction en vers d'Anacréon, a désigné avec goût deux agréables passages : Tun est dans le dialogue entre la Colombe et le Passant: la colombe dit qu'elle ne voudrait plus de sa liberté :

Que me vaudroit désormais De voler par les montagnes, Par les bois, par les campagnes, Et sans cesse me brancher Sur les arbres pour chercher Je ne sais quoi de champêtre Pour sauvagement me paître. Vu que je mange du pain Becqueté dedans la main D'Anacréon, qui me donne Du même vin qu'il ordonne Pour sa bouche ; ot, quand j'ai bu Et mignonnement repu,

AU XVI" SIECLE. 437

Sur sa tète je saiilelle ; Puis de Tune et de l'autre aile Je le couvre, et sur les bords De sa lyre je m'endors !

L'autre endroit est tiré de cette ode : Qiiil se voudrait voir transforme en tout ce qui touche sa maîtresse :

Un! que plût aux Dieux que je fusse Ton miroir, atin que je pusse, Te mirant dedans moi, te voir; Ou robe, atin que ine portasses ; Ou l'onde en qui tu te lavasses. Pour mieux les beautés concevoir!

Ou le parfum et la civette

Pour enimusquer ta peau douillette,

Ou le voile de ton totin,

Ou de ton col la perle fine

Qui pend sur ta blanclie poitrine,

Ou bien, Maîtresse, ton patin !

Ce dernier vers, dans sa ciiaiissureboiu^geoise, a je ne sais quoi de court et d'imprévu, de tout i\ l'ait bien monté.

Mais il était plus facile, en général, aux vi\Tis poètes d'imiter Anacréon que de le traduire. Belleau gagna surtout, on peut le croire, à ce commerce avec le plus délicat des anciens d'empor- ter quelque chose de ce léger esprit de la muse grecque qui se retrouva dans l'une au moins de ses propres poésies. Il est dou- teux pour moi qu'il eût jamais fait son adoiahle pièce d'/l?.ir/7 tant de fois citée, sans cette gracieuse familiarité avec son pre- mier modèle ; car, si (juelque chose ressemble en français pour le piu' souille, jiour le léger poe tique désintéressé, à la Cigale d'Anacréon, c'est VAvril de Belleau. Il arriva ici à nos poètes ce qu'un anonyme ancien a si bien exprimé dans une ode que nous a conservée l'un des manuscrits de V Anthologie; je n'en V- puis offrir qu'une imitation :

Je donnais : voilà qu'en songe (Et ce n'était point mensonge). Un vieillard me vit passer', Beau vieillard sortant de table; Il m'appelle, ô voix aimabb^ ! Et moi je cours l'embrasser.

438 POÉSIE FRANÇAISE

Anacréon, c'est lui-mt'me,

Front brillant, sans rien de blême :

Sa lèvre sentait le vin ;

Et dans sa marche sacrée,

Légèrement égarée.

Amour lui tenait la main.

Faisant glisser de sa tète Lis et roses de la fête, Sa couronne de renom, 11 se Tôle et me la donne : Je la prends, et la couronne Sentait son Anacréon.

Le cadeau riant m'invite. Et sans songer à la suite. Joyeux de m'en parfumer, Dans mes cheveux je l'enlace : Depuis lors, quoi que je fasse, Je n'ai plus cessé d'aimer.

Eh bien ! ce que le poëte grec dit pour les amours était un peu vrai pour la poésie ; nos amis de la l'iéiade, apiès avoir em- brassé le vieillard et avoir essayé un moment sur leur têle cette couronne qui f^e niait son Anacréon, en gardèrent quelque bon parfum, et depuis ce temps il leur arriva quelquefois d"fl«rt- créonliser sans trop y songer.

Belleau, pour son compte, n'a guère eu ce hasard heureux que dans son Avril; d'autres petites inventions qui semblaient prêter à pareille grâce, telles que le Papillon, lui ont moins réussi*.

1. Au défaut du Papillon de Belleau, j'en citerai ici un autre, une des plus jolies chaulons de ce gai patoi du Midi, et qui montre combien vrai- ment l'esprit poétique et auacréontique couit le monde et sailéclore sous le soleil partout il y a des abeilles, des cigales et des papillons. Le refrain est celui-ci :

Piclio couquiii de paijiayoun. Vole, vole, te prendr.ii proun !...

' Petit coquin de papillon, vole, vole, je te prendrai bien! De poudre d'or sur ses ailettes, de mill couleurs bigarré, un papillon sur la violette ! et puis sur la marguerite, voltigeait dans un pré. Un enfant joli comme un ange, joue ronde comme une orange, deini-nu, volait après lui. Et pan ! il le manquait, et puis la bise qui soufflait dans sa chemise faisait voir son petit dos (son picho quieii). l'etit coquin de papillon, vole, vole, je te prendrai bien ! Enlin le papillon s'arrête sur ini boulon d'or printanier, et le bel enfant, par derrière, vient doucement, et ))uis, leste 1 dans sa main, il le fait pri^onllier. Vite alors, vite à sa cabanelte il le porte avec mille baisers ; et puis, quand il rouvre la prison, ne trouve plus dans sa menote que la poudre ii'orde ses ailes..., petit coquin de papillon ! »

AU XVP SIÈCLE. 439

Celui de tous assurément qui se ressentit et profila le mieux de la couronne odorante est Ronsard. Ce que j'ai pu conjeclurer de V Avril, ne peut-on pas aussi le penser sans trop d'invraisem- blance de ces délicieux couplets : Mignonne, allons voir si la rose..., une fraîcheur matinale respire? Après deux ou trois journées d'Anacréon, cela doit venir tout naturellement, ce semble, au réveil. On composerait le plus irréprochable bouquet avec ces imilations anacréontiques (et je n'en sépare pas ici Bion niMoschus), avec un choix de ces j)iéces qui ont occupé tour à tour nos vieux rimeurs et notre jeune Chénier. Ne pouvant tout citer, et l'ayant fait très-fréquemment ailleurs, j'en pré- senterai du moins un petit tableau pour les curieux qui se plai- sent à ces collections ; eux-mêmes compléteront le cadre :

U Amour endormi, de Platon, a été traduit par André ;

LAmoiir oiseau, de Bion, l'a été par Baif {Faase-lems, liv. Il) ;

L Amour mouille, d'Anacréon, par La Fontaine, qui ne fait pas tout à fait oublier Ronsard (Odes, liv. n, 19) ;

V Amour laboureur, de Moschus, par André encore :

L'Amour prisonnier des Muses, d'Anacréon , el l'Amour écolier, de Bion, par Ronsard [Odes, liv. iv, 25, et liv. v, 21);

L'Amour voleur de »iie^, d'Anacréon à la fois et de Théocrite, après avoir été traduit assez sèchement par Baïf [l'asse-tems, liv. i), et prolixemenl limité par Olivier de Magny [Odes, liv. iv), a été ensuite reproduit avec tant de supérioi'ité par Ronsard (toujours lui, ne vous en déplaise), que je mettrai ici le morceau, ne lùt-ce que pour couper la nomenclature :

Le petit enfant Amour (lueilloit des fleurs à l'entour D'une luclie, les avettes Font leurs petites logettes.

Comme il les alioit cueillant, Une avette sommeillnnl Dans le fond d'anc llcurette Lui piqua la ninin douillette.

Si lot que piqué se vit, Ah ! je suis perdu (ce dit) ; El s'en-courant vers sa mèi-e Lui montra sa playe amère :

440 POÉSIE FRANÇAISE

Ma inèri^ \oyez ma main, Ce disoit Amour tout plein De pleurs, voyez quelle enflure M'a fait une égratignure !

Alors Vénus se sourit, Et en le baisant le prit, Puis sa main lui a soufflée Pour guarir sa playe enflée :

Qui t'a, dis-moy, faux garçon, Blessé de telle façon? Sont-ce mes Grâces riantes De leurs aiguilles poignantes ?

Nenni, c'est un serpenteau, Qui vole au printemps nouveau Avecque deux ailerettes

Çà et sur les fleurettes.

Ah ! vraiment je le cognnis (Dit Vénus); les villageois

De la montagne d'Hymetle Le surnomment Melissette.

Si doncques un animal Si petit fait tant de mal, Quand son alêne époinconne La main de quelque persoinie,

Cornliien fais-tu de douleur Au prix de lui, dans le cœur De celui en qui lu jettes Tes venimeuses sagettes ?

Ce sont de ces imitations à la manière de La Fontaine ; une sorte de naïveté gauloise y rachète ce qu'on perd d'ailleurs en précision et en simplicité de contour. Vénus, comme une bonne mère, souffle sur la main de son méchant garçon pour le guérir ; elle lui demande qui l'a ainsi blessé, et si ce ne sont pas ses Grâces riantes avec leurs aiguilles. Arrêtée à temps, cette façon familière est un agrément de plus*. Bien souvent. toutefois, ce côté bourgeois se prolonge, et tranche avec l'élé-

l. En cette imitation, Ronsard a combiné intrénieusement quelques traits de la scène de Vénus blessée parDiomêde {Iliade, chant V). Véims. piquée d'un coup de lance à l'i;xtréinilé de la ;>fl«me, vers la naissance du poifrnet, s'euliiil, remonte au ciel, et se jette en criant auv pieds de Dionée sa mère, qui la caresse de la main pour l'apaiser. Et Minerve dit nfialicieusemenl à Jupiter que c'est en voulant sans doute engager quel-

AU XV1« SIECLE. 441

gance, avec la sensibilité épicurienne. On se retrouve accoudé parmi les pots ; on fourre les marrons sous la cendre ; Bacchus, l'été, boit en chemise sous les treilles : heureux le lecteur quand d'autres mots plus crus et des images désobligeantes n'arrivent pas. La nappe enfin, quiiiid nappe il y a, est lïvquennnent salie, par places, de grosses gouttes de cette vieille lie rabelaisienne. Mieux vaudrait, mieux vaut alors que tout déborde, que le jus fermente : l'image bachique a aussi sa grandeur. Ronsard, en p; ne sais plus quel endroit, s'écrie :

Comme on voit en septemlire, aux tonneaux angevins, Bouihir en écumaut la jeunesse des vins...

Cela est chaud, cela est poétique, et nous rend Anacréon encore, lequel, en sa Vendange, a parlé du jeune Bacchus bouillonnant et cher aux tonneaux.

Mais, d'ordinaire, on reconnaît bien plutôt le coin d'Anacréon en eux à quelque chose de léger, à je ne sais quel petit signe, comme celui auquel il dit qu'on reconnaît les amants .

Baïf, l'un des plus inégaux parmi les imitateurs des anciens, et qui a outrageusement gâté l'Oaristys ei la Pharmaceutrie^, a eu de singuliers éclairs de talent, et, si l'on ne peut dire pré- cisément que c'est à Anacréon qu'il les doit, puisque c'est plutôt ave(; Tliéocrite et Bion qu'il les rencontre, il se ressent du moins alors du voisinage et ne sort pas de Tanacréonlique. On sait les gracieux vers de son Amour vengeur ; l'amant malheureux, prés de se tuer, y parle à l'inhumaine :

Je vas mourir : par la mort désirée, Ma bouclie ira bientôt être serrée ;

que femme grecque à suivre les Troyens qu'elle aime tant, et en la flat- tant à dessein, que Vénus s'est liéchiré sa main douillette à l'agrafe d'or de la luniqne. lionsard a mis quelque chose de celte plaisanterie dans la bouche de la mère :

Sont-ce mes r.iàces riantes De leurs aiguilles poignanles?

1. Voici l'endroit et la pièce entière; mais comment réussira calquer des lignes si fines, une touche si simple?

Le fier coursiei' porte à sa croupe

Du fer brûlant le noir alfroiit ;

Le Partlie or^'ueilleux, diiiis un groupe,

.Se dét, elle, tliiare an front; Et moi, je sais d'abord celui qu'Amour enflamme: Il porte un petit signe an dedans de son âme.

ii. Dans les Jeux de Baïf, les églogues XVI et XVIU.

442 POÉSIE FRANÇAISE

Mais ce pendant qu'encor je puis parler, Je te dirai devant que m'en aller : I.a rose est belle, et soudain elle passe ; Le lis est blam; et dure peu d'espace ; La violette est liien belle au printemps. Et se vieillit en un petit de temps ; La neige est blanche, et d'une douce pluie En un moment s'écoule évanouie, Et ta beauté, belle parfaitement. Ne pourra pas te durer longuement.

Des Portes, qui n'allait plus emprunter si loin ses modèles et s'en tenait habituelleinent aux Italiens, a ressaisi et continué le plus lin du genre au sonnet suivant :

Vénus cherche son tîls, Vénus tout en colère Cherche l'aveugle Amour par le monde égaré ; Mais ta recherche est vaine, o dolente Cythère! Il s'est cduvertement d;ins mon cœur retiré.

Que sera-ce de moi ? que me faudra-t-il faire? Je me vois d'un des deux le courroux préparé; Égale obéissance à tous deux j'ai juré : Le fils est dangereux, dangereuse est la mère.

Si je recèle Amour, son feu bri'de mon co^ur ; Si je décèle Amour, il est plein de rigueur, Et trouvera pour moi quelque peine nouvelle.

Amour, demeure donc en mon cœur sûrement ; Mais fais que ton ardeur ne soit pas si cruelle, Et je te cacherai beaucoup plus aisément*.

On ne peut faire un pas dans ces poêles sans retrouver la trace et comme l'infusion d'Anacréon. Jacques Taliureau, qui en était digne, n'a pas assez vécu pour en profiter. Olivier de Magny, en ses derniers recueils, y a puisé plusieurs de ses meil- leures inspirations. En voici une qui n'est qu'une imitation lointaine, mais qui me paraît d'mi tour franc, et non sans une certaine saveur de terroir qui en fait l'originalité. Le poëte s'a- dresse à un de ses amis appelé Jean Castin, et déplore la condi- tion précaire des hommes ;

Mon Castin, quand j'aperçois Ces grands arbres dans ces bois,

1. Voir, pour le début, celui de l'Amour fugitif de Moscbus, puis l'ode

AU XVl'^ SIÈCLE. 443

Dépouillés de leur parure, Je ravasse à la verdure Qui ne dure que six mois.

Puis je pense à notre vie Si inaleinoiit asservie, Qu'cl' n'a iircsqiie le loisir De choisir quelque; plaisir, Quelle ne nous soil ravie.

Nous seniblous à i'arlire verd Qui demeure un temps couvert De mainte feuille naïve, l'uis, dès que l'hiver arrive. Toutes ses feuilles il perd.

Ce pendant que la jeunesse Nous répand de sa richesse, Toujours ^^ais nous llorissons ; Mais soudain nous flétrissons Assaillis de la vieillesse.

Car ce vieil faucheur, ce Tems, Qui dévore ses enfans, Ayant ailé nos années. Les fait voler empennées Plus tôt que les mêmes vents'.

Doncques tandis que nous soiilmes, Mon Castin, entre les hommes, N'ayons que notre aise cher, Sans aller là-haut chercher Tant de feux et tant d'atomes.

Quelque fois il faut mourir. Et, si quel<iu'un peut guérir Quelque fois de quelque peine, EnlJn son attente vaine Ne sait plus recourir.

L'espérance est trop mauvaise. Allons doncques sous la braise Cacher ces marrons si beaux, Et de ces bons vins nouveaux Appaisons notre mésaise.

d'Anacréon, dans larnielle l'amour, après avoir épuisé contre lui tousses traits, se lance lui-iiièine en guise de (lèche dans son cœur, et, une lois ioxé là, n'en sort plus.

1. Plus vile que lesveuts mêmes.

444 POESIE FRANÇAISE

Aisaiit ainsi notre cœur, Le petit Arclier viiinqueur Nous viendra dans la mémoii'e ; Car. sans le manger et boire, Son trait n'a point de vigueur.

Puis avecq' nos nymphes gayes Nous irons guérir les playes Qu'il nous lit dedans le flanc. Lorsqu'au hord de cet élang Nous dansions en ces saulayes *.

Je n'aurais qu'à ouvrir les recueïls poétiquesde Jean Passerai et de Nicolas Rapin pour y ramasser à plaisir de nouveaux exemples. Gilles Durant, surtout, foisonne en cas raffinés : Amour pris au las, Amour jouant aux échecs; Jean Dorai, dans ses imitations grecques, avait déjà fait, d'un goût tout pa- reil, Amour se soleillant-. Mais j'aime mieux citer de Durant quelques stances, un ton de sentiment rachète la manière :

Serein je voudiois être, et sous un vert plunuii^e,

Çà et voletant, Solitaire, passer mes ans dans ce bocage.

Ma sereine chantant.

Oiseau, je volerois à toute heure autour d'elle ;

Puis sur ses beaux cheveux J'arrèterois mon vol, et brùierois mon aile

Aux rayons de ses yeux.

Et après avoir continué quelque temps, et avec vivacité, sur ce genre d'ébals :

Parfois époinçonné d'une plus belle envie,

Je voudrois becqueter Sur ses lèvres le miel et la douce ambroisie

Dont se paît Jupiter.

Sous mon plumage vert, à ces beaux exercices

Je passerois le jour, Tout conlit en douceurs, tout confit en délices.

Tout contit en amour.

l.Au troisième livre des Odes d'Olivier deMagiiy (laa'J).

% Aux Graiids-Jûuis de Poiliers de l'an I37U, à propos de celle puce cé- lèbre qu'Etienne Pusquiei aperçut it dénonça sur le sein de inadeuioiselle Des lioclies, on ne manqua pas de chanter l'Amour puce, et l'avocat Claude Binel, parodiant /'.■lHJ6iH/-^;(5iU' par une abeille, imagina de le l'aire piquer par cette puce.

i

AU XVI- SIECLE. 445

Puis, le soir arrivé, je ferois ma retraite

Dans ce bois entassé, Racontant à la ^iiit, mère d'amour secrète,

Tout le plaisir passé.

Toujours le même sujet, on le voit, ce même loiid renaissant qui présente, a dit Moncrif, certaines délicatesses, certaines simplicités, certaines contradictions, dont le cœur humain abonde. Le détail seul, à y regarder de très-près, dilTère, et l'ingénieux s'y retrouve pour qui s'y complaît ' .

Vauquelin de la Fre^naie, en plus d'une épigramme ou d'une idylle, contribuerait aussi pour sa part au léger butin, si on le voulait complet -.C'est lui qui donne cette exacte et jolie définition de l'idylle, telle que les anciens l'entendaient : « Ce nom d'Idil- lie m'a semblé se rapporter mieux à mes desseins, d'autant qu il ne signifie et ne représente que diverses petites images et gra- vures en la semblance de celles qu'on grave aux lapis, aux

I. Olivier (le Magny, quf nous citions tout à l'heure, avait dit déjà assez j;eiUiment, dans une ode à s'ainie, belon une idée analogue de mctamor- phose amoureuse :

yuand je te vois le matin Amasser en ce jaidin Les Heurs que l'aube nous donne, l'our l'en faire une couronne, Je désire aussi soudani Etre, en l'orme d une abeille. Dans quelque rose vcimeille Qui doit choir dedans ta main.

Car tout coi je me tiendrois (Alors que tu t'en viendrois La cueillir sur les épuiesj Entre ses leuillcs pourpiines, Sans murmurer nullenjent. Ne battre l'une ou l'autre l'aile, De peur qu'une emprise telle Finit au commencement.

Puis, quand je me sentirois En ta main, je sortirois, Et m'en irois prendre place, Sans le poir.dre, sur la face; Et là, baisant mille fleurs Qui sont auloiu' de ta bouche, imiterois cette mouche Y suçant mille senteurs.

Et si lors tu te fâchois, Jle chassant de tes beaux d u'gts, Je m'en irois aussi vile Pour ne te voir plus dé|iite ; Mais premier, autour de toi. .le dirois. d'un doux murmure, Ce i|ue pour t'aimer j'endure Et de peines et d'émoi.

i. Les Mémoires Ae. la Société académique dei.Falaise (1841) contiennent nue bonne notiic sur Vauquelin, par M. Victor ( lioisy : recominandatile exemple pour chaque ville ou chaque province d'étudierjainsi son vieux poêle.

38

446 POESIE FRAINÇAISE

gemmes et calcédoines, pour servir quelquelois de cachet. Les miennes en la sorte, pleines d'amoui- enfantine, ne sont qu'i- magettes et petites tablettes de fantaisies d'xVmuur. » Une idylle, une odelette anacréontique ou une pierre gravée, c'est bien cela; et, à la grâce précise de sa délinition, le bon Vauquelin montre assez qu'il a souvent atteindre dans le détail à la juslilier. Son volume de poésies est peut-être celui d'où l'on tirerait le plus de traits dans le goût de ceux que nous cherchons :

Amour, lais-loi ! mais prends ton arc, Car ma ])iche belle et sauvage, Soir et matin sortant, du parc. Passe toujours par ce passage.

Voici sa piste : oh ! la voilà ! Droit à son cœur dresse ta vire'. Et ne faux point ce beau coup-là, Afin qu'elle n'eu puisse rire.

Hélas ! qu'aveugle tu es bien ! Cruel, tu m'as frappé pour elle : Libre, elle fuit, elle n'a rien ; Mais las ! ma blessure est mortelle.

Mais il faut craindre pourtant d'entasser par trop ces riens agréables et d'affadir à force de sucreries. Je n'ai voulu ici que dégager un dernier point de vue en cette poésie du xvi" siècle et diriger un aperçu dont l'idée est plus souriante que le détail prolongé n'en serait piquant. L'Anacréon, chez nous, ne cessa de vivre et de courir sous toutes les formes durant le siècle sui- vant et depuis jusqu'à nos jours. L'abbé de Rancé, <àgé de douze ans, en donnait une très -bonne édition grecque ; La Fontaine le pratiquait à la gauloise toute sa vie. Chauheu, plus qu'aucun^ se peut dire notre Anacréon véritable, et c'est donnnage que sa poésie trop négligemment jetée ne nous rende pas tout son feu naturel et son génie. Moncrif, avec bien moins de largeur, et plusieurs du xvni° siècle après lui, ont eu des parties, des traits aiguisés du genre. Voltaire, en quelques pièces légères, l'a saisi et comme fixé à ce point parfait de bel-esprit, de sensibilité et de goût, qui sied à notre nation. André Chénier n'a eu que peu d'anacréontique, à proprement parler, dans le sens final; il est

1. Vire, espèce de trait iraibaitte, lequel, lorsqu'on le lire, vole comme entournaiii (Ménage).

AU XVI« SIECLE. W

remonté plus liaut, et, si j'écris quelque jour sur Tliéocrite. comme j'en ai le désir, je marquerai avec soin ces différences. Le plus vraiment anacréontique des modernes a peut-être été le Sicilien Meli. Déranger pourrait sembler tel encore, mais par quelques imitations habiles et de savantes gaietés, plutôt que par riiuMieur et le fond : lui aussi, je le qualifierai un poëte de 1 art. Quoi qu'il en soit, c'est bien certainement au xvi" siècle et au début que l'iniitalion immédiate et naive d'Anacréon se fait le mieux, sentir. Le second lemi)s, le second pas des essais de la riéiade en demeure tout marqué. Ayant insisté précédem- ment sur l'issue et les phases dernières de cette école, sur ce que j'ai appelé son détroit de sortie, j'ai tenu à bien fixer aussi les divers points du détroit d'entrée ; c'est entre les deux qu'elle a eu comme son lac fermé et sa mer intérieure. En 1550, irrup- tion brusque, rivage inégal; en 1554, continuation plus ornée, ))lus polie, jusqu'à ce qu'en 1572 on arrive tout en plein au golfe de mollesse. A partir de 1554, la colline, la tour d'Ana- créon est signalée : la flottille des poètes prend le vieillard à bord, et il devient comme l'un des leurs.

Et maintenant, de ma paît, c'est pour longtemps; c'en est fait, une bonne Ibis, de venir parler de ces poètes du xvi" siècle et de li'urs fleureltes : j'ai donné le fond du panier.

Mil 18'c2.

448 rOÉSIK FRANÇAISE

DE L'KSPRIT DE MALICE

AU BO>i YIETX TEMPS

LA MONNOIE GROSI.EY

I

Pourquoi pas aujourd'hui une de ces petites dissertations comme on n'en fait plus, comme Ad<lisou les esquissa en mo- rale, comme d'Israéli les crayonna eu liltérature, qui ne soient ni des traités ni des odes, et ne prétendent qu"à être de simples essais? Essayons.

On se demande souvent, lor>qu"on lit des livres du vieux temps et qu'on les trouve à la fois assaisonnés d'une certaine malice et de beaucoup de naïveté, ce qu'il faut croire de leurs auteurs et de l'esprit qui lésa inspirés. C'est surtout lors(|u'on les voit se jouer autour des objets de leur vénération et de leur culte, y porter toutes sortes de familiarités et même des har- diesses, puis reprendre tout aussitôt ou paraître n'avoir pas quitté le ton révérencieux, c'est alors qu'on s'étonne et qu'on cherche à l'aire la double part dans ce mélange, la part d'une bonhomie qui serait pourtant bien excessive, et celle d'une ruse qu'on ne peut admettre non plus si raffinée.

Nos anciens Mystères ou représentations dramatiques de choses saintes sont le genre qui provoque le plus naturelle- ment ces questions. Nos bons a'ieux n'y éludaient aucun des côtés scabreux du sujet; bien loin de là, ils étalaient au long

AU XVI» SIECLE. 449

ces endroits et les paraplirasaient avec complaisance'. Qu'il s'agisse, par exemple, de Conception immaculée et d'Incarna- tion, ils vont tout déduire par le menu, mettre tout en scène, les tenants et aboutissants. Joachim et Anne, les parents de la Vierge, et qui ne l'eurent qu'après vingt ans de ménage, commencent par se plaindre longuement de leur stérilité. Joa- chim surtout, dont l'offrande a été refusée au temple, ne peut digérer son affront ;

Quant j'ay bien en mon cas regard, Je suis réputé pour inlàmo ; Tient-il à moy ou à ma femme Que ne pouvons enfans avoir, Ou se le divin présçavoir De Dieu l'a ordonné ainsi ? J'en suis en si très granl soucy Que je ne sçay quelle part aller.

Et il s'en va aux champs parmi ses bergers qui ne peuvent lui arracher que des demi-mots et ne parviennent pas à le dis- traire :

ACHiN', l'un (les bergers.

Passez le temps avecques nous

Pour vous ester de coste peine.

JOACIUM.

Je vueil aller sur ceste plaine Contempler ung petit mon cas.

1. La première partie de ce volume étant déjà imprimée, je profite d'une dernière occasion pour meiilioiuier une publication três-impoi- lanle sui- les anciens mystères que doinie en ce moment M843) M.Louis i'ai'is, bibliothécaire de Reims. Il y traite plus particulièiement du mys- téie de la l'nssion, et cela en vue des Toiles peintes de l'Hôtel-Dieu "de Heims, (|ui lu sont comme une mise en scène illustrée et une commé- nioration. iM. L. Paris, en voulant bieu citer et contredire avec toute sorte de courtoisie gracieuse notre opinion peu favorable à ce vieux théâtre, tait appel à notre goùl mieux inlonné. 11 nous signale et nous re- commande, entre autres, une scène de quelque intérêt, lorsque .liulas découvre, comme Œdipe, qu'il a tué sou père et épousé sa mère (tome 1, page 58); on tiouve en elfet la matière, sinon la forme, de l'horreur tra- gique. iN('US distinguerions plus voloutieis, et comme s'acheminant vers le pathétique, le dialojiue entre ,Iésus et sa sainte mère (tome I, page 517), lorsque celle-ci, à la veille de la l'assion, le supplie eu vain d'être un peu clément envers lui-même. Ces situations naturelles avaient encore de quoi émouvoir indépendamment de i|u ou ap|ielle talent, et il semblerait en vérité qu'ici veis la tiu de celte derniêr-e scène il y ait eu un éclairde talent. Mais ce que nous pouvons dire eu toute assurance, c'est (|ue des publications comme celle ce M. L. Pans, en déroulant les pièces avec ampleur et fidélité, aident beaucoup au règlement déllnitif de la question.

38.

450 POÉSIE FRANÇAISE

Enfin Dieu prend pitié creux, et un Ange est envoyé à sainte Anne pour lui annoncer quelle sera mère. Marie, aussitôt née, croît chaque jour en piété et en sagesse ; dès-lors nul détail n'est épargné : son vœu de virginité, celui de Joseph, leur embarras à tous deux quand on les marie, et l'aveu mutuel qu'ils se font, les doutes de Joseph ensuite, quand il voit ce qu'il ne peut croire, et la façon dont il les exprime, tout cela est exposé, développé bout à bout avec une naïveté incontes- table, avec une naïveté telle qu'il est presque impossible au- jonrd'lmi d'extraire seulement les passages et de les isoler de leur lieu sans avoir l'air déjà de narguer et de profaner. Or, un tel effet ne se peut admettre à la date ces représentations eurent plein crédit. Force est donc de se rejeter sur la naïveté profonde des auteurs et des spectateurs. Et pourtant je me pose tout à côté la question que voici : Quelques-unes de ces scènes singulièrement familières n'ont-elles pas excité assez vite, chez un bon nombre des acteurs et spectateurs, quelque chose de ce sourire et de ces plaisanteries sans conséquence qui circulent ou qui, du moins, naguère circulaient volontiers parmi les bons chrétiens de campagne, les soirs Ton chan- tait certains gais noëls?

Les Noëls bourguignons de La Monnoie peuvent nous être comme une limite extrême à cet égard. On ne saurait nier qu'il ne s'y soit glissé, avec intention de l'auteur, une assez sensible dose de raillerie et de malice ; pourtant la gaieté surtout do- mine et fait les frais. Je ne dis pas qu'on soit trés-édifié en les chantant, mais je ne crois pas non plus qu'on en ait été très-scandalisé d'emblée ils circulèrent, chez les bour- geois et les vignerons. La Monnoie semble avoir voulu faire après coup comme les chœurs lyriques de ces vieux mystères de la rs'ativité et de la Conception qui étaient fort de sa con- naissance, et il les a faits avec un talent et un sel dont il n'y a pas vestige dans les anciennes pièces. Pourtant, je n'aper- çois pas de solution de continuité ni de rupture entre l'esprit premier qui se réjouissait aux scènes naïves et celui qui ac- cueillit ses lins couplets. On est avec lui à l'extrême limite, j'en conviens; mais en deçà on trouve place pour bien des degrés de cette plaisanterie indécise et de cette malice peu détînie qui me parait précisément un ingrédient essentiel dans la naïveté de nos bons aïeux, et que je voudrais caractériser.

AU XVI» SiE'.Ln. 451

Cet esprit du vieux temps, tel que je le conçois et tel qu'on l'aime, avant tontes les philosophies et les réformes, était quelque chose de très-franc, de trés-nalurel et aussi d'assez compliqué. On se tromperait fort si on le croyait toujours aussi simple (|u'il le parait, et de même si on leslimait toujours aussi nialin qu'à la rigueur il pourrait être. L'esprit du bon vieux temps, avant qu'on l'eût éveillé et gâté, avant qu'on lui eût appris tout ce qu'il recelait, et qu'on lui eût donné, sui- vant le langage des philosophes, conscience et clef de lui-même, cet esprit allait son train sans tant de façons, se conduisant comme un brave manant chez lui : il doute, il gausse, il croit, tout cela se mêle. Mais c'est parce que la foi, ce qu'on ap- pelle la foi du charbonnier, s'y trouve avant et après tout, c'est pour cela qu»; le reste a si bien ses coudées franches. Le xvm" siècle, ne l'oublions pas, et déjà la Réforme en son temps, sont venus tout changer; ils sont venus donner un sens grave et presque rétroactif à bien des choses qui se passaient en famille à l'amiable ; pures espiègleries et gaietés que se per- mettaient les aines de la maison entre soi. Ces peccadilles, une fois dénoncées, et quand on a su ce qu'on faisait, ont pris une importance énorme. Pour se les expliquer chez nos dignes aïeux, et pour en absoudre leur religion, on a pris le parti de les faire en masse plus naïfs encore qu'ils n étaient, c'est-à- dire trop bêles. Non pas. Notre indulgence plénière à leur égard n'est qu'une vanité de plus. Nos aïeux soupçonnaient plus d"une chose, ils en riaient, ils s'en tenaient là. Les fdles avaient la beauté du diable ; chacun avait, je l'ai dit, la foi du charbonnier; et plus d'un laissait percer le bon sens du ma- raud : le gros du monde roulait ainsi , sans aller plus mal. L'esprit du bon vieux temps en soi n'eût jamais fait de révo- lution, n'eût jamais passé à l'état de xvni" siècle : il a fallu à certains moments deux ou trois hommes ou démons, les Luther et les Voltaire, pour le tirer chacun en leur sens et pour jeter le pont. Mais le propre du vieil esprit, même gaillard et nar- quois, était de ne pas franchir un certain cercle, de ne point passer le pont : il joue devant la maison et y rentre à peu près à l'heure; il tape aux vitres, mais sans les casser. 11 a le dos rond. L'esprit que j'appelle de xvm" siècle au contraire a pour caractère le prosélytisme, le dogmalisnie , beaucoup de morgue; il pousse au Naigeon et au Dulaure. Il n'y en a pas

452 POÉSIE FRANÇAISE

Tombre chez nos bons aïeux, en leurs phis libres moments; rien de cet esprit prédicant, agressif, qui tire parti de tout: ils n'en liraient que plaisir.

On a remarqué dès longtemps cette gaielé particulière aux pays catholiques ; ce sont des enfants qui sur le giron de leur mère lui l'ont toutes sortes de niches et prennent leurs aises. Le catholicisme chez lui permet bien des choses, quand on ne Fattaque pas de front. N'avez-vous jamais remarqué dans la foule, un jour de fête, ces bons grands chevaux de gardes mu- nicipaux entre les jambes desquels se pressent les passants, filles et garçons, et qui ne mettent le sabot sur personne ? Tels sont les bons chevaux de garde du pape en pays catho- liques *. Chez nous, le gallicanisme compliqua un peu : il per- mit d'être plus logique, il empèclia aussi de l'être trop. La gaieté se trempa davantage d'un certain bon sens pratique, sans toutefois passer outre. 11 y eut toujours la paroisse et le curé. Entre deux Pâques pourtant, l'espace était long, la marge était large, et le malin, sans avoir Tair d'y songer; s'ac- cordait bien des choses.

La race de ces esprits du vieux temps, très-secouée et un peu modifiée par le xvi" siècle, mais encore lidèle, a survécu jusque dans le xvni% et il est curieux de la retrouver plus distincte dans quelques individus à part, dans quelques échan- tillons tranchés. Nous verrons tout à l'heure jusqu'à quel point La iMonnoie en était. Quelqu'un aussi qui certainement en te- nait fort, l'un de ces derniers Gaulois, c'était Grosley, l'illustre Troyen. 11 raconte en sa Vie (écrite par lui-même) une histo- riette qui revient droit à mon propos. Tout enfant, les soirs, il lisait beaucoup ; il lisait les ligures de la Bible, les vies des saints, et adressait, chemin faisant, toutes sortes de questions auxquelles le plus souvent répondait d'autorité la bonne vieille servante installée dans la famdle depuis trois générations, et qu'on appelait simplement Marie Gro4ey : « Là, là, disiiil

1. On lit dans les Œuvres choisies de I.a Monnoie(tome II, page2"21): « Le PogKe vivoit dans un siècle de bonne loi et d'in;,'énuité il éloit « penni^ à labouclie d'exprimer ce que le caHiipensoit. Lui, avec quelques- « uns de ses confrères et autres i;alans hommes de ce temps-là, s'assem- « bloienl à certains. jours en une chambre si'crète du palais du Pape, et « se diveitissoieiitàlaire ce> jolis (ouïes, dont nous avons encore le recueil, « traduit en toutes sortes de hmgues... C'est ainsi qu'on en nsoit alors en « Italie, et cène lut jîuère qu'après le concile de Tre, le qu'on devint plus " réservé. Avec quelle liberté n'ont pas écrit les Bernin, les Mauro, les « Molza, sans ((u'on leuraitfait d'alïaire? »

AU XVI" SIECLE. 453

celle-ci, il n'y a (jue les prêtres qui saclient cela et encore, les prêtres eux-mêmes doivent y croire sans y aller voir ; ça ne regarde que les niédtndiis. « Telles étaient les réponses que l'cnfiint obtenait d'ordinaire sui' les (juestions relatives à la religion, à la physique ; et à ces solutions de la servante-gou- vernante, sa bonne et vénérable aïeule, d'une voix plus douce, ajoutait quelquefois : «Va, va, mon entant, quand tu seras grand, lu verras qu'il y a bien des choses dans un ckoaier, » Et (îrosley nous dit qu'en avançant dans la vie il eut mainte fois occasion de renvoyer bien des choses et des pensées au choder de sa grand'mère.

Et bien! même en ces vieux âges d'auparavant, à maint spectacle, à maint prône, en mainte occasion profane ou sa- crée, il y avait (en doutez-vous ?) plus d'une servante Marie, plus d'une aïeule de Grosley, plus d'un Grosley enfant qui faisait des questions; il naissait plus d'une pensée, et cette pensée trouvait son mot, et les honnêtes paroissiens souriaient en se signant; puis on renvoyait, ou mieux on faisait finalement retomber le tout au grand chosier d'à côté ; c'était question close ; au moindre rappel, au premier coup de cloche, tout au plus tard au second, on baissait la tète, on pliait les deux genoux devant la croyance subsistante et vénérée, on faisait acte sincère de cette humilité et de cette reconnaissance du néant humain, qui n'est pas la moindre fin de toute sagesse.

Entre l'esprit du pur bon vieux temps, tel que j'essaye ici de le saisir, non pas à telle ou telle époque déterminée, (car il nous fuirait peut-être), mais dans son ensemble et comme dans son émanation même, entre cet esprit et celui du xvm" siècle que nous connaissons de prés, il y eut pourtant un intermé- diaire, un conducteur un peu ambigu et couvert, (pie j'appel- lerai tout de suite par son nom, rKiasme,le Bayle, le Montaigne, le Fontenelle. Ici l'auteur sait ce qu'il fait, mais il le dissimule autant qu'il le veut. Le lecteur est partout chatouillé d'une pointe discrète qui vient on ne sait d'où, et s'arrête à fleur r de peau; il ne tient guère qu'à lui de se l'enfoncer davan- tage ou de se l'épargner. Mais ces ménagements et ces calculs n'ont qu'un temps. Au xvi" siècle, l'esprit protestant fit à sa manière ce qu'a fait plus tard l'esprit philnsopliiqiie au xvnr siècle. H attaqua brutalement les choses dans une fin chrétienne et démasqua les habiles. Le xvm* siècle les tira à lui

454 POÉSIE FRANÇAISE

et les salua ses complices. En eux dès-lors la pointe parut à nu et devint aiguillon.

Malgré tout, même depuis Erasme, même durant Montaigne, même à travers Bayle, quelque ciiose de cet esprit d'autrefois, mi-parti de malice et de soumission sincère, s'est conservé chez quelques individus de marque, la malice dominant, il est vrai, mais la .soumission aussi retrouvant son jour. Parmi nos poètes, jusque parmi les plus émancipés, la race se suit très-distincte. Je laisse bien vile Rabelais de côté ; c'est un trop gros morceau pour que je m'en incommode. Mais Pas- serai, mais Uègnier, qui pourtant ont passé par lui. retrouvent des conversions sî»(?àrs (j'insiste sur le mol), de vraies larmes. Le bon Gringoire, auteiu" de railleuses sotties et le type de ce vieux genre, finit pieusement et mérite d'être enterré à Notre- Dame. La Fontaine, Piron lui-même, sont de grands exemples. Chez tous ces hommes, qu'y avait-il eu à leurs plus vifs mo- ments et à leurs heures les plus buissonnières ? Écoutons Grosley encore nous parlant d'un de ses amis, le joyeux abbé Courtois : « Il m'admettoit, dit-il, à partager ses plaisirs, dont la gaieté, qui lui ctoiL commune avec toutes les belles âmes, fai- soit le fond et formoit Fassaisonnement. » Voilà bien le vrai fonds antique de nos pères, fonds de gaieté sans malignité et sans fiel, ou bien gaieté aiguisée de malice, mais sans rien d'ambitieux, d'orgueilleux et de subversif. Ces derniers points nous reviennent en propre et à tous les vrais modernes.

II

Ceci posé, et par manière de libre éclaircissemenl, je m'é- tendrai un peu sur deux échanlilions du vieux genre, et d'a- bord sur La Monnoie, qu'une nouvelle édition de ses Noëls a remis récemment sur le tapis '. Un écrivain estimable, M. Viar- dot, en a parlé à son tour assez au long et avec connaissance de cause, étant, je crois, du pays ; pourtant, comme il lui est arrivé d'en parler dans un Recueil qui, en se proclamant i)i- dépendant, est plus qu'aucun assujetti à de certains systèmes, le critique trop docile a mêlé à son analyse d'étranges préoc-

i. Les Noëls Bourgnignons de Bernard de La Monnoie {Gni-Barozai), publiés, avec une U-aduction- littérale en regard, par M. Fertiault. (Paris, Cil. Gûsselin.)

AU XVI" SIECLE. 455

cupations, et dans le choix que le bon La Monnoie avait l'ait, cette fois, du patois natal, il a plu à son admirateur de dé- couvrir je ne sais quelles iierspectives toutes merveilleuses : « On peut dire, écril-il de La iMonnoie, qu'il scnlail le besoin de tourner le dos au passé îiu lieu de le regarder toujours en face, de se laisser aller au courant des siècles, au lieu d'en re- monter la pente, et d'avancer sur le flot du présent vers les mers inconnues de l'avenir. Il avait entrevu, comme Charles Per- rault, la loi du progrès, ou, si l'on veut, de la proçjression qui réyit la vie delhumaniié ; il était du parti de Perrault * !...» Assez d'apocalypse ; je m'arrête. On se demande comment des esprits honnêtes et dont, en d'autres moments et en d'autres matières, le caractère serait plutôt le bon sens, se peuvent laisser aller à de tels -dadas, que le philosophe du logis leur fournit tout bridés. Je suis fâché pour ce philosophe s'il ne lui arrive jamais de rire, à part lui, de ce qu'il inspire ; je commence vraiment à craindre qu'il ne garde tout son sérieux. Notre point de vue sur le bon vieu.v temps ne serait pas assez complet si nous n'avions à lui opposer de tels vis-à-^vis. 11 y a d'ailleurs dans le travail de M. Viardot des parties mieux vues et dont il faut savoir gré à l'auteur : il lui eût suffi peut- être de les indiquer du doigt ; cédant à l'esprit de système, il y a mis le pouce. Mais d'autres tout à côté y auraient employé le poing.

Revenons à nos moutons et à La Monnoie qui en tient forti Il était de la race directe du vieux temps ; mais le xvi= siècle y avait passé, c'est-à-dire Rabelais et Montaigne , c'est-à-dire encore tous les Grecs et les Latins. à Dijon en 1041, élevé au collège des jésuites de cette ville, il marqua de bonne heure sa vocation pour le bon mot, pour répigfamme; pour l'agréable rien ; Martial surtout était soh fait. Après des études de droit à Orléans, il s'en retourna vivre dans son pays, au sein de la société fort agréable et lettrée qu'offrait cet illustre parlement de Bourgogne. Remarquez pourtant que ce séjour prolongé loin de Paris il ne vint habiter qu'en 1707, âgé de jtlus de soixante ans, le lit toujours un peu moins contemporain de son siècle qu'il ne devait l'être, au moius pour la liltéi'ature fran- çaise. Il a du rapport avec Bayle sur ce point comme sur plu-

1. Revue imlcpciulniilc, jiiillel ISi2.

456 POÉSIE FRANÇAISE

sieurs autres. Malgré ses prix coup sur coup à l'Académie fran- çaise, La Monnoie est très- peu un poëte du siècle de Louis XIV. Boileau devait juger de tels vers détestables et comme non ave- nus ; mais la moyenne des académiciens du temps y trouvait une expression prosaï([ue châtiée et suffisamment élégante, qui lui rappelait la manière des bons vers Louis XIII ou Mazarin ; la moyenne de TAcadémie était sujette alors à retarder un peu. La Monnoie, avant 1671, année de son premier prix, avait bien plus cultivé la poésie latine que la française. Le madrigal, il nous l'a dit, était à sa portée ordinaire, et le sonnet son nec plus ullra. Il se dépensait en quatrains, en menus distiques, en hendécasyllabes latins, même en traductions du latin en grec; il retournait et remàcliail, en s'amusant, son plat de dessert et de qualre-mendianls du xvi" siècle. Plus d'une fois il lui arriva de pousser la gaudriole jusqu'à la priapée. Ses soi-disant poè- mes couronnés n'interrompent qu'à peine ce train d'habitude ; le Ménagiana nous donne tout à fait sa mesure. Lorsque La Monnoie mourut Irés-àgé, à quatre-vingt-sept ans (I7'2(S), au mi- lieu du concert d'éloges qui s'éleva de toutes parts, il échappa à un journaliste de dire que iM. de La Monnoie n était que mé- diocrement versé dans La moderne littérature française. Plus d'un biographe s'est récrié sur ce jugement, et l'abbé l'apillon* déclare avoir peine à le comprendre. Rien de plus facile toute- fois, si l'on entend par littérature moderne Racine dans Athalie, par exemple, Fénelon, La Bruyère, déjà Montesquieu naissant-. Le siècle de Louis XIV a modilié pour nous et entièrement re- nouvelé le fonds classique moderne. En quoi consistait ce fonds auparavant? On avait les Italiens, quelques Espagnols, toute la littérature latine, et si délaissée aujourd'hui, du xvi" et même du xvn° siècle. C'est vivait d'habitude et correspon- dait La Monnoie. A travers la gloire de son époque, gloire qui se ramasse à nos yeux dans une sorte de nuage éblouissant, il savait distinguer et même préférer, pour son usage propre, une foule d'illustres antérieurs ou contemporains à la veille d'être ignorés, et auxquels il trouvait je ne sais quel sel qui le ragoù-

1. iiibliollièqHC des Auteurs de Buunjo<ine.

2. M. VianJot a cru voir une |)reuve in écusable du caractère tout tiio- dernc de La Monnoie dans vin Tloye qu'il tilde \'(Mdipe de Voltaire, lequel cloye est en distiques latins; b.lle manière de se montrer moderne! (^e qu'il serait vrai de due, c'est que, tout en possédant et admirant les an- ciens, La Monnoie les jugeait avec liberté d'esprit.

AU XVP SIÈCLE. 457

tait dans quelque coin du'. cornet. Mais surtout il puisait sans cesse à nos vieilles sources gauloises; il savait nos francs aïeux à dater de la lin du xV' siècle, et lirait de leurs écrits un suc qui commençait à devenir chose rare autour de lui. La dose de malice et de iinesse salée qu'il leur demandait était sans doute pour le moins égale à celle qu'ils y avaient mise. En sectateur de Martial, il sentait tort son Mellin de Saiut-Gelais. Pourtant une modestie naturelle, cette espèce de candeur si com- patible, nous l'avons vu, avec une gaieté native, et l'absence de toute arrière-pensée, le remettaient aisément au niveau des Brodeau, des Marol et autres fins naïfs qu'il savourait sans cesse, qu'il commentait avec délices, et qu'il allait à sa manière reproduire et égaler. C'est du mélange, en effet, et comme du croisement exact de son érudition gauloise et de son art clas- sique que naqun^nt un jour ses Noëls bourguignons.

Les noëls n'avaient jamais cessé en Bourgogne; c'était un débris de mystère, une ou deux scènes de la Nativité qui avaient continué de se jouer et de se chanter au réveillon, mais en de- venant de plus en plus profanes en même temps que populaires. Souvent niènie le refrain de Noël n'était plus qu'un prétexte et un cadre s'interposaient les événements du jour: le chanteur courait et s'ébattait à sa guise, sauf à revenu- toucher barre au divin berceau. Les gens d'esprit du crû se mêlaient volontiers à ces jeux en patois, et payaient leur écot à ce qu'on peut ap- peler les alellanes de la Crèche. Le bonhomme Aimé Piron, père du célèbre Alexis, et apothicaire de son état, avait fait nombre de ces petites pièces qui couraient la province. Un jour qu'il en récitait une à La Monnoie, celui-ci lui dit : « C'est plein d'esprit, mais c'est négligé; vous faites cela trop vite. Vrà, lui répond l'apothicaire en le regardant ironiquement du coin de lœil. Vrà, lui réplique La Monnoie en appuyant plus ibrt sur son mot. E bel répond l'autre en continliant de parler patois, i vorô Civoi. Parguienne, reprend aussitôt le poète dijonnais, tu mi voirai. » Et peu de temps après il tenait sa gageure et don- nait ses premiers Noël ' .

Les ISoëi circulèrent plusieurs années, chantés çà et et non imprimés; ils ne se uublièrent décidément qu'en 1700. Leur succès fut grand, et trop giand ; ils allèrent, dil-on, jusqu'à la

1. Notice dc'S]. Feitiaull.

39

458 l'OESIE FIUNÇ.VISE

cour. Une telle lumière uieltait leurs plaisanteries trop à nu ; c'était dos badineries de famille; la rue du Tillot ou de la Rou- lotte leur Convenait mieux. L'éveil une fois donné, un vicaire de Dijon prêcha contre, et l'alfaire se grossit : la Sorbonne eut à juger de la culpabilité, et peu s'en fallut qu'elle ne condamnât. Les modernes biogiaphes ont comparé cette quasi-condamna- tion aux procès de Déranger. Un doit rappeler aussi que les an- ciens mystères avaient été, sous François l", déférés au parle- ment et interdits comme prêtant au scandale. On ne trouverait rien, en effet, dans les malins couplets de Gui-Uaroxai, de plus chatouilleux au dogme que ce qu'on lit dans ces vieux mystères de la Conception, écrits, je le crois, en toute simplesse, mais bientôt récités et entendus avec un demi-sourire *.

Ainsi, une différence piquante entre ces mystères et les Noël, c'est que pour les premiers l'auteur était plus snnple, plus con- trit, plus humblement dévot, que ne le furent bientôt acteurs et auditeurs, et qu'au contrau'e ici, pour les cantiques bourgui- gnons, Baroxdi avait certes le nez plus fin que le joyeux public qui en fit tout d'abord ^on régal sans songer au péché.

Mais bien d'autres différences s'y marquent, dont la princi- pale, à mon gré, consiste dans la façon et dans le talent. La Monnoie s'y prit avec ce patois comme avec une langue encore flottante, qui n'avait pas eu jusque-là ses auteurs classiques, et dont il s"agis<ait, en quelque sorte, de trouver la distinction et de déterminer l'atticisme. Cet atticisnie existait plus ou moins sensible pour les francs Bourguignons, et au xvi'= siècle déjà Ta- bourot avait dit du jargon dijonnais que c'était le Tiiscan de Bourgogne, donnant à entendre par que le bourguignon le plus fin se parlait à Dijon, de même que l'italien réputé le plus fin était celui de Toscane. Pour nous qui, par rapport à cet attique bourguignon, ne sommes pas même des Béotiens, mais des Scythes, nous nous hasarderons toutefois à le deviner, aie déguster chez La Monnoie, comme précédemment nous avons fait ailleurs pour les vers du poêle Jasmin : les procédés, de part et d'autre, ne sont pas Irès-diflerents et demeurent classi- ques. Ceux qui parlent tant de poésie populaire devraient bien

1. Si l'on me jiressail, j'cMi saurais iloniipr trop de preuves. Mais ces ci- tations ainsi détattiées acqnirrenl une gravité que les passages n'ont pas sur place. J'y renvoie ceux (|ui savent. (Voir pourtant, au précédent Ta- bleau, chapitre du Théâtre français).

AU XVI» SIECLE. 459

s'apercfivoir un pou de cela , dans les admirations confuses qu'ils prodiguent et dans les mauvais vers qu'ils vont provoquer. La Monnoie appliqua en petit la méthode d'Horace, lorsque celui-ci voulut créer le genre et la langue lyrique cliez les Latins ; ou bien, pour prendre un exemple plus proportionné, il fit ce que plus tard M. de Surville essaya de réaliser pour la langue du xv" siècle. Mais ce que M. de Surville recherchait après coup et artificiellement, La Monnoie rappllipia à quelque chose de vi- vant et de réel'. D'ailleurs, son soin dut être le même; il n'avait pas reproché pour rien à Aimé Piron d'aller trop vite et d'être négligé ; lui, il sut, sans le paraître, se rendre châtié, scrupu- leux, concis ; il fut le Malherbe pratique du genre.

D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir !

de sorte que, par une singularité très-curieuse, il se trouve être du siècle de Louis XIV en patois, et en patois seulement; car là, véritable disciple de Roileau, il corrige, il resserre, il choisit, tandis que, dans ses vers français, il n'a que prosaïsme et lan- gueur. Le Glosmire qu'il a joint à ses I^och constitiie, à bâtons rompus, toute une poélique raffinée et charmante, chaque mot a son histoire et ses autorités. Dans un joli apologue latin, il se compare ù Ennius, lequel, un jour, se serait anuisé à ex- [irimer en langage osqiie l'enfance de Jupiter et le berceau de Crète ; les flamines se fâchèrent et firent tapage ; mais Jupiter, qui voulut en juger par lui-même, se mit à pouffer de rire dès le second couplet. Ennius ici est de la modestie; pour que la corrélation fût exacte, il faudrait Varrou, ou même quelque docte Italiote, contemporain d'Horace et de Virgile. On épuise- rait ces comparaisons qui éclaircissent la pensée, en disant en- core que pour cette habileté à introduire, à insinuer l'art dans le dicton populaire, La Monnoie fut le Déranger du genre, ou un Paul- Louis Courier, mais qui ne laissa point du tout percer le bout de l'oreille. Uaroxai était bien, des deux, le vrai vi' gneron .

Heureuse rencontre ! sans cette idée d'écrire en son patois, La Monnoie ne léguait aucune preuve de son très-franc talent de poëte. En français, c'était un versificateur académique, dénué

1. Il (lut liien aussi songer, l'^ruLlil comme il était, aux gracieuses poi'^ics que lui otfait la littératiue italienne dans la litmua contiiclinesca, et dont Laurent lie Médicis donna le premier des modèles ex<juis.

460 POESIE FRAISÇAISE

d'imnginalion et de vigueur ; dans les petites pièces il se mon- trait un pur bel-esprit ; en latin, il ne faisait que retourner les anciens, le Catulle et le Martial, et sans chance d'avenir, il le savait bien'. Mais voilà que le patois lui sourit, et, du coup, son étincelle poétique, qui allait se perdre sans emploi, trouve se loger; elle prend forme et figure-, elle anime un petit corps d'insecte ailé et bourdonnant, qu'elle a comme saisi au passage. trouvent place, tout à point, son esprit naïf et son Irait; il y décèle aussi son imagination, ou plutôt le patois de lui-même la fournit à son goût, et, en quelque sorte, la défraie : deux ou trois de ces jolis mots, sveltes, chantants, intraduisibles, dans une petite pièce, cela fait les ailes de l'abeille.

La Monuoie avait un grain de sel, ou, pour parler le langage du crû. un grain de moutarde. Ce grain n'était pas assez, quand il le dépaysait, pour assaisonner ou mieux (que la chimie me le permette) pour faire lever cette pâte toujours un peu froide et blanche de la noble langue française, surtout allongée et alignée en alexandrins. En opérant de près, au contraire, sur les mots du pays, et dans toutes les conditions d'ari]uité,lo grain fit mer- veille.

L'humeur qui domine dans les Noci est libre et sent légère- ment la parodie. Mais il est une parodie naturelle et presque iné- vitable qui nait du travestissement même delà Nativiléen bour- guignon et de ce rapprochement de Liibine, Bobine et Bénigne avec les Rois-Mages. C'est connue dans un tableau de la Nativité, de l'ancienne école flamande, la Vierge se trouve, de toute nécessité, coiffée à l'anversoise. Nous en sourions, mais les Flamands plutôt s'en édifiaient. La Monnoie s'est très-bien rendu compte de cet effet; à propos des traductions ou imitations que Marot faisait de Martial, on lit : « 11 y a encore une remarque à « foire sur la manière de traduire de Marot, c'est qu'il ajuste à « la mode de son temps la plupart des sujets de son auteur ; « M. deBussy en use à peu prés de même, ce qui donne à la (( traduction un air d'original qui ne déplaît point. C'est une «( espèce de parodie d'une langue à une autre ^... » Ainsi fit-il

1. Voir au tome 11, page 276, des Œiivi-es (•Itoixic:^ de l.a Monnoie (édit- in-4°), ce qu'il dit de la poésie latine moderne et de Sanleuil. Ces frag- ments de critique, qui paraissent tirés le pins souvent des lettres de La Monnoie, sont en général pleins de vivacité et de sens: on y retrouve l'homme lamilier et causant.

2. Œuvres choisies, tome 11, page 574. En matière sacrée, l'exemple de

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en ses Noëls, et ses figures y prennent un air de connaissance et de voisinage qui récrée la scène. Le bonhomme Joseph a la mine ébahie durant l'accouchement et regarde sans parler sa compa- gne transie; l'archange Gabriel, en robe cramoisie, descend au secours; les bœufs et les ânes de la crèche sont en joie et font leur partie sur toutes sortes de tons, en personnes bien api)rises. A entendre cette mélodie étrange, à laquelle ils sont peu faits, les Mages, effrayés, ont pensé (jâtcr la cérémonie; <;es Rois- Mages, surtout le noir, étaient un continuel sujet de gaieté :

Joseph, plein de respect. Dit : Messieurs, je vous prie, Excusez, s'il vous plaît. C'est un âne qui crie.

Ou a comme le premier fond de plaisanterie obligée. L'in- génieux auteur n'a pas manqué d'y ajouter sa dose, et ne s'est pas épargné les licences du gai bon sens. On est sous une mino- rité, avec le divin Enfant et la Vierge -mère toute clémente; on se permet le mot pour rire, sans prétendre le moins du monde secouer le joug ; trop heureux d'adorer, on payera, on paye à l'avance son tribut en alléluias et en chansons. Que si le sens humain trouve par moments que ce mystère, cette rédemption tant attendue, est le chemin le plus long, le chemin de Cécole, et que le maître a pris le grand tour pour nous sauver, n'est- ce pas aussi qu'il nous montre mieux par tout son amour ?Et puis le plus sûr est de baisser la tète, car, en définitive, on a af- faire, tout francs vignerons qu'on est, au Maître du pressoir. Les libertés de ce genre sont fréquentes chez La Monnoie. Le Frrt?i/;/i«, c'est-à-dire le bon sens malin, a eu sa réclame de tout temps. Ici on assiste tant soit peu, je l'ai déjà dit, aux atel. lanes, ou, si l'on veut, aux saturnales de la Crèche. Quand les soldats romains accompagnaient, un jour de triomphe, le char de leur Imperator, ils chantaient des vers fescennins ; et nous- mème nous avons pu entendre les grognements des fidèles sur lepetit Caporal, qui certes était bien leur Dieu. L'essentiel es de savoir s'il y a esprit de révolte ou non , et cet esprit ne paraît pas dans les Noé'i. Nous y voyons le grain de plaisanterie s'ap- pliquer même à de plus chatouilleux que le divin Enfant, je

Menol et de Maillard, ces parodisles naïfs, et qu'il savait sur leboutdeses doigts, (lui lui icvenir aassi et lui fom nir plus d'un trait.

39

4C2 POÉSIE FRANÇAISE

veux dire à un petil-fils de Louis XIV. Dans une clianson et dialogue sur lo passage du duc de Bourgogne à Dijon, après outes sortes de descriptions de la lète et du festin, il est dit (j'use de la traduction de M. Fertiault) :

Au reste, une chose élrange,

Le Prince Bourbon, Tout comme nous, (juand il mange.

Branle le menton, Branle le menton, Brouette,

Branle le menton.

Il but non pas des rasades,

Mais des jolis coups, Et tant qu'il but je pris garde

Qu'il ne disait mot, Qu'il ne disait mot, Brunette,

Qu'il ne disait mot.

Est-ce une bêtise de paysan à la La Palisse *'? Est-ce un rap- pel nidirect que le héros, l'enlant des Dieux est pourlaut un homme? Prenez-le comme vous voudrez.

La plus jolie pièce à choisir, si l'on voulait citer, serait sans doute le XIV" des Noëls delà Roulotte, sur la conversion de Blaizotle et de Gui, son ami, c'est-à-dire de madame de La Monnoie etderauleur lui-même. On retrouve ici encore une de ces modes du vieux temps. La femme restait plus dévote que le mari, qui faisait le brave et le rieur durant deux ou trois sai- sons, mais elle finissait doucement par le ramener. Vers un certain noël donc, Blaizotte, jadis si jolie, se sent prise, un peu tard, cVim saint désir de rejeter toute amour en arrière, et de renoncer à la bagatelle. Elle en fait part à son ami Gui, au cœur tendre et encore attaché. Le bon Gui d'abord se laisse un bout de temps tirer Toreille; mais, voyant qu'il le faut et que l'heure a sonné, il Huit à son tour par faire de nécessité vertu et par suivre son modèle chéri. Il règne dans cette chan- son, à demi railleuse et à demi émue, un reste de parfum de l'âge d'or, un accent de Phih')iion et Beaucis, du bo)i Dawéle et de la belle Amarante :

Ils s'aiment jusqu'au bout, malgré l'effort des ans.

. L,i Moni'ûie se trouve être liuitciir ûc cette fameuse chanson ilc La filissi', qui ;i eu une sinçulièi'e toituue.

AU XVI" SIÈCLE. 4G3

On lit à ce propos, dans les Œuvres choisies^, une agréable anecdote qui l'ait comme le commentaire de la chanson : « Mardi « dernier, jour de sainte Geneviève, patrone de Paris, ma « femme, dit La Monnoie, s'étant levée plus rnatin qu'à Tordi- « naire, mit son bel liabit de satin à fleurs, et me vint dire en « conséquence qu'elle s'alloit mettre sous la protection de la « sainte... » Et il raconte alors comment, dans la chapelle sou- terraine oii elle s'agenouille en toute l'erveur, quelqu'un ou quel- qu'une trouve moyen de lui couper, sans qu'elle le sente, la queue de son manteau. De une plaisante aventure qui émous- tille le ménage, et il fait à la dame un petit dizain de consola- lion, dans cette idée que, loin que ce soit fripon ou friponne, qui ait donné ce coup de ciseau, ce doit être assurément quel- que honnête personne qui, à voir l uit de ferveur, se sera dit tout bas :

Vraiment c'est une sainte,

Je veux avoir un lioiU ilo >ou manteau.

Je ne donnerai pas ici de plus ample échantillon des iVoéï; j'aime mieux, pour toutes sortes de raisons, renvoyer les cu- rieux à l'édition Irès-accessible de M. Fertiault*. M. Viardot, qui a d'ailleurs fort bien traité ce chapitre des extraits, a beau- coup insisté sur les rapprochements avec Voltaire et Déranger,

I.Tome II, page 278.

2. Amateur des anciens comme il était, La Monnoie me pardonnera de préférer à une citation de lui, toujours scalireuse en présence des f/zY/z/rfcs dames et des beaux messieurs, la traduction suivante d'une des'plus jo- lies pièces des anciens, qui avaient aussi leur manière de «ot'/s. A une certaine époque de l'année, chez les Rhodiens surtout, les enfantsallaient faire la quête de l'hirondelle ; ils chantaient aux portes: « Elle est venue, « elle est venue, l'hirondelle, amenant les belles saisons et la belle année; « blanche sur le ventre, et sur le dos noire. Ne tiieras-tu pas hors de « la grasse maison un painer de figues, et un gobelet de vin, et une « éclisse de fromage, et du froment? L'hirondelle ne refuse pas mémeun '< pelit gâteau. Est-ce que nous nous en irons? ou bien aurons-nous quel- « que chose"? Si lu nous donnes, nous nous en irons ; sinon, nous ne lais- « serons pas la ])lac(î; ou nous einporlerons la porte, ou le dessus delà « porte ou bien la femme qui est assise là-dedans. Klle est )ietite, la i< iemme, et nous l'emporterons aisément. Allons, donne; si pe\i que tu « nous donnes, ce sera beaucoup. Ouvre, ouvre la porte à l'hirondelle, car « nous ne sommes pas des vieillards, nous sommes de petils enfants. » Ainsi, même dans ces chants et ces plaisanteries populaires, la Grèce savait mettre de la discrétion et une louche gracieuse de légèreté ; nos bons Bourguignons, que La Monnoie dut contenter, y voulaient d'abord jdus de lardons et de langue salée. M. liossignol, nous le savons, a re- cueilli beaucoup de détails érudits sur ces jolis chants et ces noels de l'antiquité; il rendrait service en les publiant.

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POESIE FRANÇAISE

veux i\f à un petit-fils de Louis XIV. Dans une cli.inson et diaiomisur le passage du duc de Bourgogne à Iiijon, après oulos iTles de descriptions de la fêle et du festin, il est dit (j'use dia traduction de M. Ferliault) :

Au resle. une cho<e élranpe,

Le Prince Bourbon, Tout comme nou.<. quand il mango.

Branle le menton, Branle le menton, Bninette,

Branle le menton.

Il but non pas des r.'

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lure a sonné, il finit à son tour par f.iire de ni'cessité

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On lit à ce propos, dans les Œuvres choisies*, une ;rt'';ible anecdote qui fait comme le commentaire de la chanson : Mardi « dernier, jour de sainte Geneviève, palrone de l'ai, ma a femme, dit La Monnoie, s'élant levée plus matin qu'iJ'ordi- « naire, mit son bel habit de satin à lleurs, et me vintlire en * conséquence qu'elle s'alloit mettre sous la proteclic de la a sainte... » Et il raconte alors comment, dans la chapes sou- terraine où elle s'agenouille en toute ferveur, quelqu'un i quel- qu'une trouve moyen de lui couper, sans qu'elle le nte, la queue de son manteau. De l;i une plaisante aventure quimous- liiie le ménage, et il fait à la dame un petit dizain de «jisola- tion, dans celle idée que, loin que ce soit fripon ou fponne. qui ait donné ce coup de ci>eau, ce doit être assurémei quel- que honnête personne qui, à voir tant de ferveur, se ra dit tout bas ;

Vraiment c'est une sainte.

Je veux avoir un bout de son manteau.

Je ne donnerai pas iii de plus ample échantillon deAVcl; j'aime mieux, pour toutes sortes de raison^, renvoyer s cu- rieux à lédilion Irés-accessible de M. Ferliaull*. .M. aniol, qui a d'ailleurs fort bien traité ce chapitre des extraits, beau- coup insisté sur les rapprochements avec Voltaip' ' " n

1. Tome II, pn^re -278.

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464 POÉSIE FRANÇAISE

rapprochements qui nous frappent surtout aujourd'hui, mais qu'il ne faudrait pas rendre trop exclusifs. Lu Monnoie peut pa- raître à quelques égards un précurseur de Voltaire, mais en ce sens que Voltaire est un successeur de Villon ; il a l'air de jeter à la cantonade plus d'une réplique à Béranger, mais à condition que Béranger et lui se soient rencontrés auparavant dans quel- que corridor de l'abbaye de Thélème.

Pour conclusion dernière de tout ceci : nos contes et fa- bliaux du moyen âge, qui avaient eu tant de développement et de richesse originale , aboutissent à La Fontaine, lequel couronne admirablement le genre; nos miracles et mystères, qui n'avaient eu que bien peu d'œuvres qu'on puisse citer (si même il en est de telles), ont un ricochet bizarre, et viennent aboutir et se relever, par une parodie graduée et insensible, dans les ISoëls de La Monnoie.

Celui-ci, enfin, qui courait grand risque de se perdre dans le cortège nombreux des érudits ou des faiseurs de madrigaux, aura laissé du moins deux choses qui resteront, le Ménagiana elles ^vè'i; c'est-à-dire un plat de noisettes pour le dessert des doctes, et un bouquet de muguet et de violettes à em- baumer le jambon du milieu dans le souper du Bourguignon.

III

Quant à Grosley, second échantillon d'autrefois que j'ai promis et auquel il me tarde de venir, il n'avait rien de poé- tique ; il goûtait peu le madrigal, et. bien loin de là, il est allé un jour jusqu'à écrire tout brutalement : « Les recueils que « chaque année nous donne sous le titre à'Éli'ennes d'Apol- « lo)t, des Muses, etc., etc., peuvent être comparés à ces cor- ci nets de vermine qu'au Pérou les gueux payoient pour im- « pot. » Voilà de ces crudités un peu fortes, du Caton l'ancien tout pur. Grosley avait d'autres parties plus avenantes ; il tenait de la bonne vieille roche et prose antique. à Troyes le 18 novembre 1718, et ainsi égaré en plein xvm^ siècle, il nous a laissé sur lui, sur son enfance et sa jeunesse, une por- tion de volume malheureusement inachevée, mais empreinte d'une saveur qui sent son fruit. Celle Vie incomplète est tombée, par un second accident, aux mains d'un éditeur et continuateur des moins capables de l'entindre. Grosley a eu

AU XVI» SIECLE. 465

son Brossette, et dix fois pis, dans l'abbé Maydieu. Cet abbé était, autant qu'on le peut juger à l'œuvre, un maître sot qui a entouré à plaisir les jolies pages de son auteur d'un i'alras d'apostrophes et d'ampoules, en un mot de tout ce qui leur ressemble le moins. Elles n'en ressortent que mieux'. Ce quart de volume est un de ces livres comme je les aime, comme on devrait, ce me semble, en avoir toujours un sur sa table pour se débarbouiller du grand style. Quand j'ai lu quelque chose de bien lyrique, que j'ai ouï et applaudi quel- que chose de bien académique, quand j'ai assisté à l'un de ces triomphes parlementaires l'orateur factieux a mis la main sur son cœur, le politique intéressé et versatile a prodigué les mots de loyauté et de patrie, chacun est venu tirer tour à tour sa magnifique révérence aux hautes lumières de l'époque et à la conscience du genre humain, j'ouvre, en rentrant, mon Grosley ou quelque livre de ce coin-là, mon Journal de Collé, ma Margrave de Bareilh, et, après quelques pages lues, je retrouve pied dans le terre-à-terre de notre humble nature, en disant tout bas à l'honorable, à l'éloquent, à l'illustre : Tu mens.

On a vu, par une citation précédente, comment Grosley dut ses premières leçons de philosophie à sa vénérable aïeule et à sa vieille servante Marie. On ne se bornait pas toutefois à le faire taire, quand il questionnait trop, et à le renvoyer au chosier : « Chaque soir, écrit-il, à la commémoration du saint « du lendemain se joignoit celle des parents et amis. 11 y aura « demain dix, vingt, quarante ans qu'est mort un tel ou une « telle, disoit Marie, dont la mémoire étoit inépuisable, et à « qui ces événements étoient d'autant plus présents que, de- « puis soixante ans, tous les gens de la famille ou du voisi- K nage avoient rendu l'âme entre ses mains. Si un chef de « famille ou quelque proche parent étoit l'objet de la commé- « moration, après lui avoir renouvelé le tribut de larmes, on « s'étendoit sur son mérite, sur les bonnes qualités qui l'a- « voient principalement distingué, sur sa dernière maladie et « sur sa mort. S'il s'agissuit d'un moindre parent, d'un ami,

1. Les exigences de la censure se sont jointes aux scrupules de l'abbé Maydieu pour supprimer ou affaiblir plus d'un endroit, (juelques per- soiuies à Troyes possèdent des copies Je ces morceaux retranchés ; .l'en dois une à l'obligeance de M. Harmand, bibliolhécaire de la ville.

4G0 POESIE FRANÇAISE

(I d'un voisin, qui se fût mal comporté, sa conduite étoit exa- <i ininée, presque toujours excusée par mon aïeule et carac- « térisée dans la bouche de la vieille Marie par quelque trait « malin, qui débutoit presque toujours par là, là. L'éloge ou « le blâme, à l'égard de la conduite d'autrui, avoient pour B base les principes suivants : qu'il faut savoir vivre de peu, u désirer peu, ne rien devoir, ne faire tort, dans aucun genre, u à qui que ce soit, ne se point faire tort à soi-même, soit en a décousant ou négligeant ses affaires, soit par des excès rui- (i neux pour la santé. La mort de tous ceux qui avoient vécu d conformément à ces principes avoit été douce, paisible, « tranquille; celle des gens qui s'en étoient éloignés, avoit « été comme leur vie. Imbu dans l'enfance de ces leçons u en action, elles ont, pour ainsi dire, passé dans mon « tempérament, et beaucoup influé sur le système de vie « que j'ai suivi imperturbablement et sans regrets. Dans u la suite de mes études, elles se trouvèrent fortifiées par a celles d'Horace, de Plutarque et de Montaigne. J'étois d'au- a tant plus disposé à prendre ces dernières à la lettre, qu'elles « n'étoient que la répétition de celles de mon aïeule et de « Marie. »

L'exemple vivant de son père aida puissamment aussi à former le jeune enfant: avocat instruit et intègre, homme an- tique et modeste, usant de toutes les ressources que lui per- mettait une condition quelque peu étroite et gênée, il nous offre, sous la plume de son lils qui le perdit trop tôt et qui le regretta toujours, une physionomie à la fois grave et atten- drissante. Amoureux de l'élude, avec un sentiment naturel pour les productions des arts et un esprit curieux des pays étrangers, il n'avait pu se livrer à cette diversité de vocation; son fils en hérita et fut plus heureux : « Ce goût, dit-il, que « je me suis trouvé à portée de satisfaire, étoit une continuité « du sien; c étoit un vœu que facquittois. A la vue de toutes « les belles choses que m'ont offertes les pays étrangers, ma « première réflexion se portoit sur le plaisir qu'auroit eu mon « père en la partageant. » C'est ainsi que dans ces mœurs se. véres et sous cette écorce peu polie, la délicatesse et la plus pré- cieuse de toutes, celle du moral, se retrouve*.

1. Ajoutez que, pour la gaieté également, Grosley trouvait en son père de qui tenir. Ce digne père avait un goût si décidé pour Aristophane, que,

AU XVI« SIÈCLE. 467

Il ne faudrait pas croire pourtant que les études surcliar- geassenl outre mesure cette première et libre enl'ance de Gros- ley. Son devoir fait, il jouissait d'une f,Tande latitude, et il nous décrit avec complaisance ses assiduités aux exercices, même aux tracasseries de la paroisse, surtout auprès d'un vieux sacristain goutteux qui le chassait quelquefois, et ne man- quait jamais dédire, lorsqu'il rencontrait son père: «Monsieur Crosley, je vous avertis que vous avez un garçon qui sera un ^M'and niusard. » Prenant ce mot de ))ntsard au sens que lui donne La Mothe-Le-Vayer, par opposition à celui de guerrier ou soudard, Grosley s'en félicite, et trouve que la prophétie en lui s'est vérifiée; car cest le propre des muses de nous amuser inutilement, et de nous payer avec leur seule douceur : « Mon « père, dit-il, miisard lui-même en ce sens, ne devoit ni ne '( pouvoit improuver des musarderies qui, entretenant le jeune « âge dans la niaiserie qui est son apanage, laissent à l'àme la « souplesse qui est le premier principe de la douceur du carac- « tère et de la disposition à la gaieté ; princi[»e que détruit né- « cessairemenl la morgue qu'établit une éducation pédantesque « et continuellement soignée. » J'aime à citer ces pensées sai* nés, même dans leur expression négligée. La phrase de Grosley est longue; il profila peu du goût moderne; il pensait, comme Bayle, « que le style coupé est, contre l'apparence, plus pro- lixe que le style lié ; que, par exemple, Sénéque est un verbia-- geur, et que ce qu'd redouble en six phrases, Cicéron Fauroit dit en une. » Il est vrai qu'avec lui on n'a souvent affaire qu'à un reste de façon d'écrire i)rovenant du xvi' siècle, et qu'en renonçant au SénécjUe on ne retrouve pas le Cicéron.

Élevé dans sa ville natale au collège de lOratoire, en un temps les passions jansénistes y régnaient et le fanatisme des convulsions bouleversait bien des tètes, il resta dégagé de toute influence, jugeant et moqueur, ingeniosus, sed dolos me- dt^rtHS, disait la note du maître. Cette hanchise gaie et causti- que, qui fait le fond de son humeur, se décelait déjà par mainte espièglerie, et il n'agréa les hypocrites à cols tors d'aucun côté. Témoin d'un charivari en toute forme que les violents et tiltra du parti donnèrent au vénérable abbé Du Guet, retiré alors à Troyes, et qui venait de se déclarer contre lesconvulsionnaires,

ne sachant pas le grec, il passa les loisirs de ses dernifires années à liie 6t à commenter le yrand comique sur une traduction latine.

i68 POESIE FRANÇAISE

il en put conclure que les fous et les niécliaiits sont de tous les partis. Dans les années qu'il passa ensuite à Paris en clerc de procureur, pour y suivre ses cours de droit, il vit beaucoup et familièrement le savant et excellent Père Tournemine, et apprit à y goûter les honnêtes gens de tous bords, même jésuites, ce qui ne laissait pas de lui demander un petit elTort; car il était et demeura toujours à cet endroit dans ce qu'il appelle la reli- gion de MM. Piihou.

Peu tenté d'un grand Ihécàtre, s'étant dit de bonne heure en vertu de sa morale première : Paix et peu, c'est ma devise ; décidé, malgré toutes les sollicitations, à revenir se fixer dans sa patrie et à rester un franc Troyen, il s'accorda pourtant les voyages. Celui d'Italie, qu'il fit une première fois en 1745 et 1746, bien moins en caissier qu'en amateur, au sein de l'état- majordu maréchal de Maillebois, lui ouvrit de plus en plus le monde et mit eu saillie ses heureux dons spirituels, alors adou- cis et rendus aimables par la jeunesse. 11 relit plus tard, et tout littérairement, un second voyage d'Italie, aussi bien qu'un au- tre en Angleterre et un aussi en Hollande ; il visita même Vol- taire aux De'/ îCtîs. Ces déplacements multipliés, les estimables ou piquants écrits qu'il publiait dans l'intervalle sur divers points do droit, d'histoire, ou sur ses voyages mêmes, mirent Grosley en relation et le maintinrent en correspondance avec les gens de lettres et les savants de son temps, surtout les étran- gers, desquels il était fort apprécié ; il se fonda de la sorte une vie d'érudit de province, pas trop cantonné, et tout à fait dans le genre du xvi' siècle. Au retour de chaque voyage , il se ressaisit de son gîte natal et de la tranquillité du chez soi avec un nouveau bonheur : « Cette tranquillité recouvrée, dit- ce il *, est pour le voyageur qui la sait goûter ce qu'est la terre « pour les marins fatigués d'une longue navigation, l'ombre et <( la fraîcheur pour des moissonneurs qui ont porté le poids du « jour, la coudraie sous laquelle le compère Étieime

A roiroavé Tienneltc plus jolie Qu'ello ne lui oiic eu jour de sa vie. »

Et il ajoute aussitôt d'un ton plus sérieux : « Je joindrois à cet 0 avantage la lumière, l'intérêt et l'espèce de vie que jette sur

1. Voyage en Hollande.

AU XVI" SIÈCLE. 460

« les faits historiques la vue des lieux ces laits se sont pas- « ses : cette lumière est à la géographie, qirelle semble ani- « mer, ce que la géographie elle-inème est à Thisloire. »

Les ouvrages de Grosiey ont peu de lecteurs aujourd'hui ; en y regardant bien, on trouverait dans presque tous, si je ne me trompe, quelque chose de particulier, d'original, de non vul- oairepour l'idée et à la fois de populaire de ton et de tour*; mais pourtant il faut convenir qu'en prolongeant le Bayle au- delà des limites possibles, en s'abandonnant à tout propos au sans-gène de la note, de la digression et de la rapsodie locale, en ne tenant nul compte enfin des façons littéraires exigées par le goût d'alentour, Grosiey, vieillissant, s'est de plus en plus perdu dans le (arra'jo. On ne cite plus guère de lui et on ne recherche désormais que deux productions d'ini genre bien différent : son ouvrage sérieux et solide, la Vie de Pierre Pi- tkou, et son premier essai tout badin et burlesque, les Mémoi- res de l' Académie de Troyes.

Si La Monnoie, dans ses Noëi, n'a fait autre chose que ressai- sir et publier la phis fine poésie posthume du seizième siècle, Grosiey, à son tour, nous en a rendu la prose très-verte et par- fois très-crue dans ses Mémoires de ladite Académie. On ne pourrait indiquer convenablement ici les titres exacts de tou- tes les dissertations qui en font partie, et pour lesquelles la bonne servante Marie, tandis qu'on les préparait à la ronde au- tour de son fende cuisine, suggéra au passage plus d'un joyeux trait. La plus citée de ces dissertations est celle qui traite de f usage de balLre sa >/(al<?'e.s.se. L'auteur y démontre par toutes sortes d'exemples historiques tirés des Grecs et des Romains, l'anliquité, la légitimité et la bienséance de cet usage, le(iuel, inconnu, dit-il, des barbares, n'a jamais eu cours que chez les

1. Ayiint été reçu, en l"o4, associé de l'Académie de ( iiàlons eu Cliam- payne, il y lut, par exemple pour sa bienvenue, une spirituelle disserta- tion historique et crilique sur la fameuse Conjuration de Venise. Il y met enqnestion l'authenticité du récit consacré, et après nombre d'induc- tions sagaces, il conclut, en disant agréiblement « que ceUe manœuvre, bien considér'e sous toutes ses faces, n'est sans doute antre chose qu'un coup de maître qui termine une paitie tl'échecs enlie le Frère l'aul Saipi et le marquis de Bcdeiuar. » Il ajuule qu'on la doit reli'tiuer dans le nia- <l(isin des décofii lions dont la polilique s'est seri'ie de tout temps pour ca- clier au petiple les ressorts des machines qu'elle fait jouer. Ainsi, nou- veauté de vue et mordant d'e.\piu5.siun, c'est U'. coin qui mirqiie le Grosiey aux bons eiiUroils. Dans le cas )iiésent d'ailleurs, les découvertes et con.iectiii es subséquentes sont venues plutôt vérilier son aperçu. (Daru, Histoire de Venise, livre XX.\I).

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470 l'OÉSlE Fi'.ANr.AlSE

nations et dans les époques polies. Je remarque aussi une dis- SLTtation en laveur des idiomes provinciaux ou paluis, (|ueslion qui a été reprise depuis |)ar de spirituels érudits, mais dont la première ébauche se trouve dans l'opuscule champenois *.

Troyes était depuis longtemps célèbre par ses AUnanachs, non moins que par sa Bibliothcqtie bleue : Grosley, en bon citoyen et patriote, connue on disait alors dans racception véridique du mot, essaya de rajeunir, de relever ce genre des almanachs et dVn faire un véhicule d'insiruction loca'e et populaire. Il donna donc durant plusieurs années (1757-1768) ses Éphémérides troyennes, assaisonnées chaque l'ois de mé- moires historiques sur le pays, de biographies des compa- triotes illustres ; celte pubiicatiun était conçue dans un es- prit assez analogue à celui div Bonhomme Richard de Franklin. Mais Grosley avait compté sans ses hôtes ; les inconvénients d'une petite ville et des petites passions qui y pullulent se firent bientôt sentir à lui par mille tracasseries et misères. Jeune, du temps qu'il habitait Paris, quand il y avait ren- contré dans la chambre du père Tournemine Voltaire, l'iron, Le Franc, tous ensemble, et qu'il avait vu poindre entre eux les rivalités et les colères, il s'était dit d'éviter ce pavé brû- lant, théâtre des entremangerics littéraires. La province tou- tefois le lui rendit, et il trouva dans sa rue même plus d'un caillou. Oh n'élude jamais l'expérience humaine. « J'ai vécu « dans le monde, écrit-il, jusqu'à trente-cinq ans, m'imagi- " liant que tout ce qu'Ovide et les poètes disent de l'envie t< étoit pure lirtion. J'ai découvert depuis que l'envie est un « des principaux mobiles des actions et des jugements des « hommes. » J'ai assez répété que Grosley était peu de son siècle ; il s'en montra pourtant sur un point, et mal lui en prit. Un héritage imprévu l'ayant mis en fonds, il s'imagina

1. A en lire le Jéjjul, on ne sait trop véritalfleinenl si Grosley plaisante, ou si enefl'elil regrette un ppu : « Quand pUisieurs iii'oviiices, dit-il, toi- ■( ment un même corps de nation, on doit réunir les divers idiomes qui '( y sont eu usage pour en formel' une langue polie. C'est parce moyeu « que les Grecs "ont porté leur langue au plus haut point de perfection. « Chez les nations modernei, quelques génies supérieurs ont suivi leui- « exemple avec succès, entre autres, le Tassoni chez les italiens, et « parmi nous Ronsard et Rabelais. Pourquoi donc Vaugelas restreint-il le » bon usage de la langue l'rançoise à la manière de parler des meilleurs « écrivains et des personnes polies de la ville et de la cour? l'.omment la " capitale a-t-elle adopté ce principe injurieux pour les |)rovinces? et « comment celles-ci l'ont-elles souffert sans réclamation ? »

Al! XY[^ SlhXI.E. 471

Irop solonnelleniinit, eL à la Jeiin-Jacqitex, d'iillpr faire ca- (Ifaii à la ville de huit bustes en innrliro représentant les plus illustres conipat ilotes (l'ithou, l'asserat, Milliard, Girar- don, etc. ) : Vassé, sculpteur du roi, fut chargé de l'exécution. Une telle munificence de la part d'un bourgeois et d'un voisin lit bien jaser ; on débita mille sottises ;, ce fut bien pis lors- qu'une banqueroute dont il se trouva victime obligea Grosley de laisser ?a donation incomplète et d'en rester à cinq bustes, plus le piédestal nu du sixième. Les quolibets s'en mêlèrent : on pré- tendit que ce piédestal d'attente n'était pas destiné dans sa pen- sée à lin autre que lui. La ville, pour compléter, ayant acheté chez un marbrier de Paris un buste de pacotille qu'on baptisa du nom de chancelier Boucherat, Grosley eut la faiblesse de se pi(|uer et de se plaindre dans le Journal encyclopédique. Une autre l'ois, ce fut à propos d'un concert donné à l'hôtel de ville, et les bustes se trouvaient perdus jusqu'au cou dans une es- trade, qu'il écrivit non moins vivement pour réclamer contre ce qu'il appelait une avanie. Ces malheureux bustes eurent toutes sortes de mésaventures. Un jour qu'on reblanchissait la salle, les ouvriers crurent que les marbres étaient compris dans le badigeonnage, et ils les barbouillèrent si bien que, malgré tout ce qu'on put faire, la teinte leur en resta, seni- l)lableà des langes (V enfants mal blanchis. On peut dire que celte bizarre donation des bustes, par toutes ses conséquences, aigrit et gâta la vie de Grosley; elle lui créa comme un lie, multiplia sous sa plume les petites notes et parenthèses caus- tiques, et lui inculqua toute la misanthropie dont cette franche et gaie nature était susceptible.

Aussi pourquoi se l'ai^ail-il du xviii" siècle ce jour-là ? ou si c'était chez lui une réminiscence encore du xvi% pour- quoi le prennit-il cette fois par le côté sénatorial et romain plutôt qu'à l'ordinaire par le côté ciiampenois et gaulois ?

Je préfère, pour mon compte, à l'emphase de ces bustes un autre usage généreux à la fois et malin que fit Grosley d'une part de cette succession dans laquelle il avait été avantagé. Liquidation faite, il mit en réserve quaranle mille livres qu'il abandonna à sa sœur en présent par acte notarié, et, comme cette sœur et aussi son mari tenaient du vilain, il déclara dans l'acte authentique qu'il leur faisait celte galanterie proprio motv, et nniqnemtnl pour lui-même, dispensant même de re-

472 POÉSIE FRANÇAISE

connoissance en tant que besoin seroit. De pareils traits d'hu- meur el de caractère étaient décidéuieiit trop forts pour la routine du quartier, et Texcellent Grosley avait fini par passer dans le Bourg-Neuf pour un emporte-pièce et un homme à redouter. 11 fait énergiquemont justice de ces b;is-propos dans ce petit apologue : « Six malins, dit-il, accroupis autour « d'une ch..., (il a la manie antique de nommer toutes choses " par leur nom) s'en gorgeoient depuis trois lieures. Un « aigle passe, s'abat et en enlève une becquée. Les matins « rassasiés s'entretiennent de l'aigle, de sa voracité, de sa « méchanceté. C'est le tableau des sots dont l'univers est « rempli. Après avoir grossièrement déchiré le prochain, si « quelqu'un jette une plaisanterie à la tiiiesse de laquelle ils « ne pt^uvent atteindre : Oh ! le méchant ! sécrieiit-ils en n chœur. »

Grosley, jeune, eut des amours; il n'en eut qu'une fois dans le vrai sens et à l'état de passion ; ce fut à l'âge de vingt-six ans, durant de rieuses vendanges, et pour une mademoiselle Louison qu'on peut voir d'ici, « grande, longue, avec un corps de baleine qui l'allongeoit encore, et réunissant toute la ni- gauderie de la Champagne à celle du couvent qu'elle (|uit- toit. )) Il y avait à choisir entre elle et une sœur charmante, et encore une demoiselle de Navarre, éblouissante de beauté et d'esprit, qu'avait distinguée déjà le maréchal de Saxe ; la na- ture, à première vue, se déclara pour mademoiselle Louison. Cela fait une des plus jolies et des plus ironiques pages des Mémoires, une page digne de La Fontaine, un peu trop irré- vérente toutefois pour être citée ; nous n'osons plus, depuis Werther, plaisanter de la sorte du sentiment. « L'amour, Dieu merci, ne m'a pas tenu que cette fois, conclut Grosley, en manière de maladie. » Au retour de son premier voyage d'Italie, il forma une espèce de liaison tendre qui dura douze ans et qui se brisa par l'intervention assez imprévue d'un rival ; mais il ne parait pas qu'elle lui ait laissé de bien émouvants souvenirs. Le roman n'est pas son fait. Assez de ce jeu-là, se dit-il ; il est trop glissant. La gaieté, la curiosité, qui lui avaient d'abord servi d'antidote, devinrent plus que jamais le dédommagement. 11 vieillit ainsi, accoquiné aux vieilles mœurs, le dernier et le mieux conservé des malins anciens, allant chaque jour en robe de chambre et en bonnet

AU XVI' SIECLE. 475

(le nuil l'aire son lourde ville et causer au soleil avec les tisse- rands de sa chère rue du Bois, tirant d'eux ou leur Taisant à plaisir quelque bon conte, connue au meilleur temps des t'craignes et des coleries. Un peu de temps avant sa mort, lui si amusable, il ressentit connue un espèce de dégoût qui lui semblait indiquer que cette i'acétie de la sottise liumame n'a- vait plus rien de nouveau à lui offrir : « Le dégoût, écrivait- « il, augmentant à mesure que l'on approche clu but, on fait « comme le pilote qui, en vue du port, resserre et abaisse les « voiles : portui propinqnans, conlrahn vêla. Heureux ceux <c cpii, en cet état, peuvent encore aller à la rame, c'est-à-dire à qui il reste quelque ressource, ou en eux-mêmes, ou dans « des goûts indépendants des secouis d'autrui ! » Il mourut le 4 novembre 1785.

Son testament exprima celte diversité d'humeur, de qua- lités et de défauts, et, si j'ose le dire, ses malices, sa prud'ho- mie et ses rides. Ses legs furent à la fois humains et cau^ti- ques, ironiques et généreux. 11 s'occupait de l'avenir de ses deux cliats, ses coinuienfuaw, et il léguait une somme pour contribuer à l'érection d'un monument en llionneur du grand Arnaidi, soit à Paris, soit à Bruxelles. « L'étude suivie, di- « sait-il, que j'ai faite de ses écrits m'a offert un homme, au » milieu d'une persécution continue, supérieur aux deux grands « mobiles des déterminations humaines, la crainte et l'espé- « rance, un homme détaché, comme le plus parfait anacho- « réte, de toutes vues d'intérêt, d'ambition, de bien-être, de « sensualité, qui dans tous les temps ont formé les recrues '( des partis. Ses écrits sont l'expression de l'éloquence du « cœur, qui n'appartient qu'aux âmes fortes et libres. H n'a (I pas joui de son triomphe. Clément XIII lui en eût procuré H les honneurs, en faisant déposer sur son tombeau les clés du « Grand-Jésus, comme celles du Château-Neuf de Randon « furent déposées sur le cercueil de Du Guesclin. » Voilà bien, certes, de la grandeur ; Grosley, à ce moment, se ressouvenait du testament de Pitiiou.

De tels accents soudains nous montrent combien ces natures d'autrelois savaient conciherde choses, en allier presque de con- traires, et je le prouverai par un dernier trait, tiré de Grosley en- core, purement bizarre, mais qui se rattache plus directement à ud- tre premier sujet. 11 avait un oncle prieur qui mourut. Un autre de

40.

A

474 POESIE FRANÇAISE

ses oncles, frère du mort, est |irévonu du décès à l'instant même, et arrive dans la chambre niuiluaire. Il se fait ouvrir armoires et (olfres, et ne trouve rien ; il soupçonne la servante, maîtresse du logis, d'avoir tout pris. Aux premiers mots énergiques qu'il profère, celle-ci s'enfuit dans un cabinet et s'y barricade. L'on- cle Barolet (c'était son nom) tire l'épée, la passe par les fentes et le dessous de la porte, et fait tant qu'après bien des cris la fille capitule et rend environ deux cents louis en or bien trébu- chant. Cependant les cris avaient jeté l'alarme dans le cloître; on avait couru au syndic, lequel arrive enlin pour mettre le hulàet pour imposer au violent héritier par sa mine magistrale et ses représentations : mais que trouve-t-il en en+rant? il le voit à genoux dans la ruelle du lit gisait le corps, pleurant ;\ chaudes larmes et récitant, avec les kmeltes sur le nez et les louis dans sa poche, les sept Psaumes pour le repos de la pau- vre âme. Le pi'emier instant l'avait rendu à l'épanchement de sa douleur. Ainsi sur les âmes franches, dit Grosley, la nature conserve et exerce ses droits.

Le bon vieux temps était comme cet oncle Barolet : l'instant d'auparavant en gaieté ou en colère, l'instant d'après en prière, et le tout sincèrement.

Mais qu'ai-je fail? Je ne voulais qu'esquisser une légère dis- sertation, et voilà un développement en forme, deux portraits avec théorie, et, chemin faisant, des accrocs à la majesté con- temporaine, des irrévérences de droite et de gauche, pres([ue de la polémique. Allons, on est toujours de son temps.

Oclobre ISi-i.

AU WI» SIECLE. 47>

CLOTILDE DE SURVILLE

M. Rnynouard ayant à parler, dans le Journal dea Savante de jnillet 1824, de la publication des Poêles Français depuis le douzième siècle jusqu'à Malherbe, par M. Augiiis, reprochait à réditeur d'avoir rangé dans sa collection Clotilde de Surville, sans avertir expressément, que, si on radmetlait,ce ne pouvait être à titre de poëte du quinzième siècle. Le juge si compétent n'hésitait pas à déclarer l'ingénieuse fraude, quelque temps pro- tégée du nom de Vanderhourg, comme tout à fait décelée par sa perfection même, et il croyait peine perdue de s'arrêter à la discuter. « Ces poésies, disait-il, méritent sans doute d'obtenir un rang dans notre histoire littéraire ; mais il n'est plus permis aujourd'hui de les donner pour authentiques. Leur ((ualité re- connue de pseudonymes n'empêchera pas de les rechercher comme on recueille ces fausses médailles que les curieux s'empressent de mettre à côté des vérilables, et dont le rap- prochement est utile à l'étude même de l'art. » Et il citait l'exemple fameux de Chatterton, faliriquant, sous le nom du vieux Rowley, des poésies remart;uables, qui, parle suranné de la diction etdutour, purent faire illusion un moment. Comme exemple plus récent encore de pareille supercherie assez pi- quante, il rappelait les Poésies occi tuniques, publiées vers le même temps que Clotilde, et que Fabre d'Olivet donna comme traduites de l'ancienne langue des troubadours. Elles étaient, en grande partie, de sa propre composition ; mais, en insérant dans ses notes des IVagments prétendus originaux, Fabre avait eu l'artitice d'y entremêler quelques fragments véritables, dont il avait légèrement fondu le ton avec celui de ses pastiches ; de sorte que la confusion devenait plus facile et que l'écheveau était mieux brouillé.

476 POÉSIE FRANÇAISE

Si doncClûtilde de Surville, au jugement des philologues con- naisseurs, n'est évidemment pas un poëte du quinzième siècle, ce ne peut être qu'un poëte de la fin du dix-huitième, qui a paru au commencement du nôtre. Nous avons alTaire en elle, sous son déguisement, à un recueil proche piu'eiil d'André (!tié- nier, et nous le revendiquons.

M. Villemain, dans ses charmantes leçons, avec cette aisance de bon goût qui touchait à tant de choses, ne s'y est pas trompé, et il nous a tracé notre programme. « Encore une remarque, disait-il après quelques citations et quelques observations gram- malicoles et litlèraires. M. de Surville était un fidèle serviteur de la cause royale. Il s'est plu, je crois, dans la solitude de l'exil, à cacher ses douleuis sous ce vieux langage. Quelques vers de ce morceau sur les malheurs du règne de Charles VII sont des allusions visibles aux troubles de la France à la lin du dix-hui- tième siècle. C'est encore une explication du grand succès de ces poésies. Elles répondaient à de touchanis souvenirs ; comme l'ouvrage le plus célèbre du temps, le Génie du Christianisme, elles réveillaient la pitié et flattaient l'opposition '. »

.Mais, avant de chercher à s'expliquer d'un peu près com- ment M. de Surville a pu être amené à concevoir et à exécuter son poétique dessein, on rencontre l'opinion de ceux qui font honneur de finvention, dans sa meilleure part du moins, à l'é- diteur lui-même, à l'estimable Vanderbourg. Celte idée se pro- duit assez ouvertement dans l'Eloge de cet académicien, pro- noncé en août 1839 par M. Daunou, et je la lis résumée en trois lignes dans une lettre que le vénérable maître, interrogé à ce sujet, me répondit : « Il me parait impossible que les poésies de Clotilde soient du quinzième siècle, et j'ai peine à croire qu'E- tienne de Surville ail été' capable de les composer au dix-hui- tième. Vanderbourg doit y avoir eu la principale part en ISO"».»

Sans nier que Vanderbourg n'ait eu une très-heureuse coo- pération dans le recueil dont il s'est fait le parrain, sans lui re- fuser d'y avoir mis son cadeau, d'y avoir pu piquer, si j'ose dire, çà et plus d"un point d'érudition ornée, peut-être même en lui accordant, à lui qui a le goût des traductions, celle de l'ode de Sapho qu'il prend soin de ne donner en effet que dans sa préface, comme la seule traduction qu'on connaisse de Clo-

1. Tableau de Littérature au moyen âge, tome II.

AU XVI° SIÈCLE. 477

iilile, et avec Tavou qu'il nVn a que sa propre copie, je ne puis toutefois aller plus loin, et, eiilrnnl dans l'idée particulière de -ou favorable biographe, lui rien attribuer du fond général ni (le la trame. Vanderboiu-g a laissé beaucoup de vers ; il en a in- séré notauuncut dans les di.v-sept volinnes des Archives litté- raires, dont il était le principal rédacteur. Mais, sans sortir de sa traduction en vers des Odes d'Horace, qu'y trouvons-nous? J"ai lu cette traduction avec grand soin. Excellente pour les notes ('t les commentaires, combien d'ailleurs elle répond peu à l'idée du talent poétique que, tout plein deClotilde encore, j'y épiais ! Ce ne sont que vers prosaïques, abstraits, sans richesse et sans curiosité de l'orme ; à peine quelques-uns de bons et coulants coninie ceux-ci, que, détachés, on ne trouvera guère peut-être (|ue passables. Dans l'ode à l'oslliumus (il, xiv), linquenda tel- lits :

La terre, et ta demeure, et l'épouse qui l'aime, 11 faudra quitter tout, possesseur passager ! Kt des ai'bres chéris, cultivés par toi-même, Le cyprès, sous la tombe, ira seul l'ombrager.

I']f ceux-ci à Virgile : Jiim veris comités... (IV, xu) :

Messagers du printemps, déjà les vcnls de Thracc Sur les Ilots aplanis font voguer les vaisseaux; La terre s'amollit, et des lleuves sans glace On n'entend plus gronder les eaux.

Ou encore à Lydie (I, xxv) :

Bientôt, sous un portique à ton tour égarée. Tu vas de ces amans essuyer les mépris, Et voir les nuits sans lune aux fureurs de Borée Livrer tes cheveux gris !

Mais ce mieux, ce passable poétique est rare, et j'ai pu à peine glaner ces deux ou trois strophes. Ainsi, jusqu'à nouvel ordre, jT et à moins que des vers originaux de Vanderbonrg ne viennent démentir ceux de ses traductions, c'est bien lui qui, à titre de A'ersificateur, me semble parfaitement incapable et innocent de Clotiide'.

t. Si on ine demande comment j'accorde celle opinion avec l'idée que la tiaihii'lion, Irès-adniirée, de l'ode de Sapho pourrait l)ien être de lui, je

478 POÉSIE FRANÇAISE

,1'avais songé d'abord à découvrir dans les recueils du dix- huitième siècle quelques vers signés de Surville, avant qu'il se l'ùl virilli, à les mettre en parallèle, comme mérite de forme et comme manière, avec les vers que nous avons de Vander- bourg, et à instruire ainsi quant au fond le débat entre eux. Mais ma recherche a été vaine; je n'ai pu rien trouver de M. de Surville, et il m'a l'allu renoncer à ce petit iiaralléle qui m'avait souri.

En était-il sérieusement besoin ? Je ne me pose pas la ques- tion ; car, le dirai-je? ce sont les préventions mêmes qui pou- vaient s'élever dans l'esprit de M. Uaunou, héritier surtout de l'école philosophique, contre le marquis de Surville émigré, un peu chouan et fusillé connue tel, ce sont ces impressions juste- ment qui me paraissent devoir se tourner plutôt en sa faveur, et qui nie le contlrment comme le trouvère bien plus probable d'une poésie chevaleresque, monarchique, toute consacrée aux reurets, à l'honneur des dames et au culte delà courtoisie.

Sans donc plus m'embarrasser, au début, de celte double discussion que, chemin faisant, plus d'un détail éclaircira, je suppose et tiens pour résolu :

1" Que les poésies de lllolilde ne sont pas du quinzième siè- cle, mais qu'elles datent des dernières années du dix-huitième';

'i" Que M. de Surville en est l'auteur, le rédacteur principal. Et si je parviens à montrer qu'il est tout naturel, en effet, qu'il ait conçu cette idée dans les conditions de société il vivait, et à reproduire (pielques-unes des mille circonstances qui, autour de lui, poussaient et concouraient à une inspiration pareille, la part exagérée qu'on serait tenté de faire à l'éditeur posthume se trouvera par même évanouie.

Le marquis de Surville était en 1755, selon Vanderbourg, ou seulement vers 1760, selon M. Du l'etit-Thouars {Biographie universelle) qui l'a personellement connu; ce fui en 1782 qu'il

réponds qu'il aurait été soutenu dans cot unique essai par i'criginal, par les souvenirs très-présents de CatuHe et de Boilean, par les lioeiues elles facilites que se donne le vieux laiiirage, par la couleur enlin de (Molildc, dont il était tout imbu. L'n hoinnie de goût, longtemp- en contact avec Fon poète, peut rendre amsi l'étincelle une fois, >ans que cela tire à con- séquence.

1. Pour ceux à qui les conclusions de M. Raynouard et la rapidilé si juste de M. Villemain ne sulliraieut pas, .l'indiquerai une discussion à Tond qui se leiu-uulie dans un Ikhi travail de M. Vaultier sur la poésie ly- lique en France durant ces preniiers ■■,\i'c\esi {Mi'-mnirca di' l'Aciiflrinir (li> Carii, ISiO).

AU XV1° SIÈCLE. 479

découvrit, dil-oii, les iiiaiiuscrils de son aieiilc, en ruuiilanl dans des archives de famille pour de vieux litres ; ce fui du moins à dater de ce moment qu il trouva sa veine et creusa sa mine. Il avait vingt-deux ou vingl-sept ans alors, Irès-peu d'an- nées de plus qu'André Chénier. Or, quel était, en ce temps-là, l'état de bien des esprits distingués, de bien des imaginations vives, et leur disposition à l'égard de notre vieille littérature? On a parlé souvent de nos trois siècles littcraires ; cette division reste juste ; la littérature française se tranche très- bien en deux moitiés de trois siècles, trois siècles et demi chacune. Celle qui est nôtre proprement , et qui commence au XVI" siècle, ne cesse plus dès-lors, et se poursuit sans in- terruption, et, à certains égards, de progrès en progrés, jus- qu'à la fin du xvni°. Avant le xvi% c'est à une autre littérature véritablement, même à une autre langue, qu'on a affaire, à une languequi aspire à une espèce de formation dés le xn" siècle, qui a tes variations, ses accidents perpétuels, et, sous un as- pect, sa décadence jusqu'à la fin du xv°. La nôtre se dégage péniblement à travers et de dessous. On cite en physiologie des organes qui, très-considérables dans l'enfant, sont des- tinés ensuite à disparaître ; ainsi de cette littérature antérieure et comme provisoire. Telle qu'elle est, elle a son ensemble, sou esprit, ses lois ; elle demande à être étudiée dans son propre centre; tant qu'on a voulu la prendre à reculons, par bouts et fragments, par ses extrémités aux xv° et xiv" siècles, on y a peu compris.

On en était encore avant ces dix deiniéres années. Certes les notices , les extraits , les échantillons de toutes sortes, les matériaux en un mot, ne manquaient pas; mais on s'y perdait. Une seule vue d'ensemble et de suite, l'ordre et la marche, ï organisa lion, personne ne l'avait bien conçue. L'abbé de La Hue et Méon, ces derniers de l'ancienne école, et si esti- mables comme fouilleurs, ne pouvaient, je le crois, s*appeler des guides. Ce n'est que depuis peu que, les publications se ^ multipliant à linlini, et la grammaire en même temps s'étanL déchiffrée, quelques esprits philosophiques ont jeté le regard dans cette élude, et y ont porté la vraie méthode. Tout cela a pris une tournure, une certaine suite, et on peut se taire une idée assez satisfaisante aujourd'hui de ces trois siècles lilté- raires précurseurs, si on ose lesquaiilier ainsi.

480 POÉSIE I UANÇAISE

Dans rincerlitude des origines, le xvi° siècle et rextrémité du xv° lestèrent longtemps le bout du monde pour la majo- rité même des littérateurs instruits. On n"avait Jamais perdu de vue le xvi=; l'école de Ronsard, il est vrai, s'était comi)létement éclipsée; mais, au-delà, on voyait Marot, et on continuait de le lire, de Timiter. Le genre marolique. cliez Voiture, chez La Fontaine, chez J.-B. Rousseau, avait retrouvé des occasions de fleurir. Refaire après eux du Marot eût été chose commune. L'originalité de M. de Surville, c'est précisément d'avoir passé la frontière de Marot, et de s'être aventuré un peu au-delà, à la lisière du moyen âge. De ce pays, neuf alors, il rapporta la branche verte et le bouton d'or humide de rosée : dans la re- naissance romantique moderne, voilà son lleurou.

Il se figura et transporta avant Marot cette élévation de ton, cette poésie ennoblie, qu'après Marot seulement, l'école de Ron- sard s'était efiorcée d'atteindre, et que Du Bellay, le premier, avait prèchée. Anachronisme piquant, qui mit son (aient au déli, et d'où vint sa gloire !

Cette étude, pourtant, de notre moyen âge poétique avait commencé au moment juste l'on s'en détachait, c'est-à-dire à Marot même. C était presque en antiquaire déjà que celui-ci avait donné sou édition de Villon qu'il n'entendait pas tou- jours bien, et celle du liuwan de la Rose qu'il arrangeait un peu trop. Vers la seconde moitié du siècle, les Bibliothèques françaises d'Antoine Du Verdier et de La Croix Du Maine, sur- tout les doctes Hecherches d'Etienne Pasquier, et les Origines du président Fauchet qui précédèrent, établirent régulièrement cette branche de critique et d'érudition nationale, laquelle resta longtemps interrompue après eux, du moins quant à la partie poétique. Beaucoup de pêle-mêle dans les faits et dans les noms, des idées générales contestables lorsqu'il s'en pré- sente, une singulière inexactitude matérielle dans la reproduc- tion des textes, étonnent de lai part de ces érudits, au milieu de la reconnaissance qu'on leur doit. Ceux qui étaient plus voisins des choses les embrassaient donc d'un moins juste coup d'œil, et même, pour le détail, ils les savaient moins que n'ont fait leurs descendants'. C'est qu'être plus voisin des choses

1. En 159i, l'avocat Loisel fit imprimerie poëme rfe /a Mo/'^ attriliué à Hélimand, qu'il déeiia au président Fauchet, comme aupère et restaurateur des anciens poêles. Cette petite pulilication, une des premières et la pre- mière peut-être qui ait été tentée d'un très-vieux texte non rajeuni, est

AU XVI' SIÈCLE. 481

et des hommes, une fois qu'on vient à plus de cinqu;inte ans de dislance, cela ne sit^nifie trop rien, et que tout est é^'alenient a rapprendre, à recommencer. Et puis il arrivait, au sortir du moyen âge, ce qu'on éprouve en redescendant des montagnes : d'abord on ne voit derrière soi à l'horizon que les dernières pentes qui vous cachent les autres ; ce n'est qu'en s'éloignant qu'on retrouve peu à peu les diverses cimes, et quelles s'éche- lonnent à mesure dans leur vraie proportion. Ainsi le xiu° siècle littéraire, dans sa chaîne princijiale, a été long à se bien dé- lacher et à réapparaître.

Au xvn'' siècle, il se fait une grande lacune dans l'étude de notre ancienne poésie, j'entends celle qui précède le xvI^ La préoccupation de l'éclat présent et de la gloire contemporaine remplit tout. De profonds érudits, des juristes, des feudistes, explorent sans doute dans tous les sens les sources de l'his- toire: mais la poésie n'a point de part à leurs recherches : ils en rougiraient. Un jour, Chapelain, homme instruit, sinon poète, fut surpris par Ménage et Sarazin sur le roman de Lan- celot, qu'il était en Irain de lire. 11 n'eut pas le temps de le cacher, et Ménage, le classique érudit, lui en lit une belle querelle. Sarazin, qui avait trempé, comme Voiture, à ce vieux style, se montra plus acconmiodant. Il faut voir, dans un Irés-agrèable récit de ce dialogue, que Cliapelain adresse au cardinal de Retz, et qui vaut mieux que toute sa Pucelle, avec quelle précaution il cherche à justifier sa lecture, et à prouver à M. Ménage qu'après tout il ne sied pas d'être si dé- daigneux, quand on s'occupe comme lui des origines de la langue*. Lu autre jour, en plein beau siècle, Louis XIV

l)leiiie (le fautes, d'endroits corrompus et non compris. De Loisel à Méoii inclusivement, quand on avait atïaire même à de bons mannscrils, on pa- raissait croire que tous ces vieux poètes éciivaient au liasard, et qu'il suflisait de les entendre en gros. Un tel à-peu-près, depuis quelques années seulement, n'est plus permis.

1. Continunliou des Mémoires deSallengre, par le P. Desmolets, t. VI, seconde parlie. Chapelain montie très-liien le prufit philolo;^'iqufi qu'il y avait, presque à chaque ligne, à tirer de ces vieilles lectures; mais il se trompe élrangenienl lui-même quand il croit que son roman de Laiicelot en prose (édition \éi ard inobablement), qui était pour la réilaclion de la lin du sv siècle ou du \vi°, remonte à plus de quatre cents fins, et va re- joindie le français de Villehardouin. H est d'ailleurs aussi judicieux qu'in- gén eux lorsque, sortant de la pure considéralion du langage et en veuant au fond, il dit que, « comme les poésies d'Homère étuient les fahles des Grecs et des Romains, iios vieux romans soni aussi les fables des Fran- çois et des Anglois; » et quand il ajoute par une vue assez profunde " Uaicelot, qui a été composé dans les ténèbres de notre antiquité mo- derne, et sans autre lecture que celle du livre du monde, est une relation

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48-2 POÉSIE FRANÇAISE

était iiidi^posô et s'ennuyait; il ordonna à liacine, qui li^ait fort bien, de lui lire quelque chose. Celui-ci proposa les Vies de Pliilarque par Aniyot : « Mais c'est du gaulois, » répondit le roi. Racine promit de substituer, en lisant, des mots plus modernes aux termes trop vieillis, et s'en tira couramment sans choquer Toreille superbe. Cette petite anecdote est toute une image et donne la mesure. Il fallait désormais que, dans cette langue polie, pas un vieux mot ne dépassât '.

Fonlenelle, qui est si peu de son siècle, et qui passa la première moitié de sa vie à le narguer et à attendre le sui- vant, marqua son opposition encore en publiant chez Barbin son Recueil des plus belles pièces des vieux poètes depuis Villon ; mais ce qui remontait au-delà ne paraissait pas soup- çonné.

L'Académie des inscriptions, in-tituée d'abord, comme son nom l'indique, pour de simples médailles et inscriptions en l'honneur du roi, et qui ne reçut son véritable règlement qu'au commencement du xvm* siècle, ouvre une ère nouvelle à ces études à peine jusqu'alors ébauchées. Les vieux manuscrits français, surtout de poésies, avaient tenu fort peu de place dans les grandes collections et les cabinets des Pithou, Du Puy, Baluze, Huet. M. Foucault, dans son intendance de Normandie, en avait recueilli un plus grand nombre : Galland, le traduc- teur des Contes arabes, en donna le premier un extrait ; mais avec quelle inexpérience ! Il s'y joue moms à Taise qu'aux Mille et une Suits. L'histoire seule ramenait de force à ces investigations, pour lesquelles les érudils eux-mêmes sem- blaient daniander grâce. Saint e-Palaye, en commençant à rendre compte de VHistoire des trois Maries, confesse ce dé- goût et cet ennui qu'il ne tardera pas à secouer. Dans la série

lidèle, sinon de ce (\u'\ arnvoit entre les rois et les chevaliers de ce temps- là, au moins de ce qu'on éloit persuadé ([ni pouvoit arriver... Comme les médecins jugent de l'humeur peccanle des malades pai' leurs songes, on peut parla même raison juger des mœurs et des actions de ce vieux siè- cle par les rêveries de ces écrits. » Le bonhomme Chapelain enlendaif donc déjà très-bien en quel sens la littérature, même la phis romanesque et la plus fantastique, peut être dite l'expression de la société. Allons .' nous n'avons pas tout inventé.

1. « Pourquoi employer une autre langue que celle de son siècle* itisait le sévère bon sens de boileau à propos de la l'able du Bûcheron, par La Fontaine. Mais La Fontaine, dans ce ton demi-gaulois, parle sa vraie lan- gue; il n'a fait expressément du |iastichc que dans ses stances de JflHo/ 1-/ Câlin. Madame be.^ lloulières et La Faïc, s'il m'en soivient, en ont lait aussi en deux ou trois endroits.

AU XVI" SIECLE. 48Ô

des noml)roiix ménioiros qu'il lil à FAcadérnie, on peut saisir le progrès de sa propre inclination : il entre dans i'amorir <le cette vieille poésie par B'roissart ([u'il apprécie à merveille comme esprit littéraire fleuri, d'une iniagiiialion à la lois mo- bile et fidèle. I/al)bé Sallier lit, vers le même temps ^1704), ses observations sur un recueil manuscrit des Poésies de Charles d'Orléans. Sans guère revemr au-delà des idées de Boileauet de l'.lr^ poétique qu'il cherche seulement à rectifier, et sans prétendre à plus qu'à transférer sur son prince poëte l'éloge décerné à Villon, le docte abbé insiste avec justesse sur le règne de Charles V et sur tout ce qu"il a produit ; il fai' de ce roi sage, c'est-à-dire savant, le précurseur de Fran- çois b". L'époque de Charles V, en effet, après les longs dé- sastres qui avaient tout compromis , s'offrait comme une restauration, même littéraire, une restauration méditée et voulue. En bien ressaisir le caractère et l'effort, c'était re- monter avec précision et s'asseoir sur une des terrasses les mieux établies du moyen âge déclinant. Comme première étape, en quelque sorte, dans cette exploration rétrospective, il y avait un résullat.

Charles d'Orléans et Froissart, ces deux fieurs de grâce et de courtoisie, appelaient déjà vers les vieux temps Firnagina- tion et le sourire. Hors de l'Académie, dans l'érudition plus libre et dans !e public, par un mouvement parallèle, le même courant d'études el le même retour de goût se prononçaient. La première tentative en laveur des poêles d'avant Marot, et qui les remit en lumière, fut le joli recueil de Coustelier(17'2")) dirigé par La Monnoie, l'un des plus empressés rénovateurs. Les éditions de Marot par Lenglel-Dufresiioy (1751), divul- gaient les sources l'on pouvait retremper les rimes faciles et les envieillir. La réaction chevaleresque à proprement parler put dater des éditions du petit Jehan de Saintre' [112 i) et de Gérard de iVcw/'.s (1725), rendues dans le texte original par Cuellelle : Tressan ne fera que suivre et hâter la mode en les modernisant. On voit se créer dès-lors toute une école de che- valerie et de poésie moyen âge, de trouvères et de trouba- dours plus ou moins factices ; ils pavoisent la liflérature courante par la quantité de leurs couleurs. Tandis qu'au sein de l'Académie les purs érudits continuaient leur lent sillon, ce qui s'en échappait au dehors éveillait les imaginations ra-

'.Ri POESIE FHANÇAISE

pides. Le savant Lévesque de La Uavalière flonnnit, on 1712, son édition des Poésies de Thibaut de Champagne, roi de Na- varre, une renommée romanesque encore et faite pour séduire. Sainte-Palaye en recueillant ses Mcmoirex sur la Chevalerie, le marquis de Paulmy en exécutant sa Bibliothèque des Ro- mans et plus lard ses Mélanges tirés dune grande Bibliothè- ^«e', jetaientcommc un pont de rérudition au iiujjlic : Tressan, en maître de cérémonies, donnait à chacun la main pour y passer. L'avocat La Combe foiunissait le Vocabulaire. Qu'on y veuille songer, entre Tressan rajeunissant le vieux style, et Surville envieillissant le moderne, il n'y a qu'un pas : ils se rejoignent.

Ce n'est pas tout, et l'on serre de plus près la (race. Par l'entremise de ces académiciens amateurs auxquels il laut ad- joindre Caylus, il s'établit dans un certain public une notion provisoire sur le moyen âge, et un lieu commun qu'on se mit à orner. Moncrif arrange son Choix d'anciennes chansons, et rime, pour son compte, ses deux célèbres romances dans le ton du bon vieux temps, les constantes amours d'Alix et d'Alexis, et les Infortunes inouïes de la tant belle comtesse de Saulx. Saint-Marc compose pour le mariage du comte de Provence (1771) son opéra d'Adèle de Ponthien, dans lequel les létes de la chevalerie remplacent pour la première l'ois les ingrédients de la magie mythologique ; c'est un Château d'Otrante à la l'rançaise ; la pièce obtient un prodigieux succès et l'honneur de deux musiques. On raliole de chevaliers courtois, de gentes dames et de donjons. Du r)elloy évoque Gabrielle de Vergij, Se- daine (Grétry aidant) s'empare du fabliau d'Aucassin et Nieo- lette. Legrand d'Aussy s'empresse de rendre plus accessibles à tons lecteurs les Contes pur gaulois de Barl)azan. Sautreau de Marsy avait lancé, en 17(i5, son Almanaeh des Mases; plus tard, avec Imbert, il compile les Annales poétiques, par nos anciens échantillons quelque peu blanchis s'en vont dans tontes les mains. Dans le premier de ces recueils, c'est-à-dire YAlmanach, les rondeaux, triolets et fabliaux à la moderne foisonnent; le jargon puérilement vieillot gazouille: les vers pastiches ne manquent pas : c'est l'exact pendant des fausses ruines d'alors dans les jardins. Dans l'un des volumes (17G9),

1. Il y fut fort aidé par Contant d'Oiviile et par M. Magnin, de Salins, père du nôtie.

AU X\il« SIKCLE. 485

sous le titre de Clumson rustique de Barinel, je lis par excep- tion une charmante petite pièce gauloise communiquée peut- être par Sainte-Palaye *. Enfin La Borde, éditeur des Chansons du châtelain de Coucy, ne ménage, pour reproduire nos vieilles romances avec musique, ni ses loisirs ni sa l'ortune, et il ne résiste pas non plus à un certain attrait d'imitation. On arrive ainsi tout droit à la romance drôlette du page dans Figaro : Mon coursier hors d'haleine !

Je n'ai jioint parlé encore d'un petit roman pastiche qui parut dans ces années (1765), et qui eut un instant de vogue, y Histoire amoureuse de Pierre Le Long et de Blanche Bazu, par Sauvigny. Ce littérateur assez médiocre, mais spirituel, d'a- bord militaire, et qui avait servi à la cour de Lunéville, il avait certainement connu Tressan, composa, rédigea dans le même goût, et d'après quelque manuscrit peut-être, cette gracieuse nouvelle un peu simplette, d'assez jolies chanson- nettes mi-vieillies et mi-rajeunies sont entremêlées. Tout cela doit suftire, je le crois, pour constater l'espèce d'engouement et de fureur qui, durant plus de trente ans, et jusqu'en 89, s'attachait à la renaissance de notre vieille poésie sous sa forme naïve ou chevaleresque. Rien ne manquait dans l'air, en quel- que sorte, pour susciter ici ou un Surville.

Ce que tant d'autres essayaient au hasard, sans i-uite, sans études, il le fit, lui, avec art, avec concentration et passion. Ce qui n'était qu'une boutade, un symptôme de chétive littérature qui s'évertuait, il le fixa dans l'ordre sévère. La source indi- quée, mais vague, s'éparpillait en mille filets: il en resserra le j'et, et y dressa, y consacra sa fontaine.

On ne sait rien de sa vie, de ses études et de son humeur, sinon que, sorti du Vivarais, il entra au service dans le régi- ment de Colonel-Général, qu'il lit les campagnes de Corse et d'Amérique, il se distingua par son intrépidité, et qu'é- tant en garnison à Strasbourg il eut querelle avec un Anglais sur la bravoure des deux nations. L'Anglais piqué, mais ne pouvant ou ne voulant jeter le gant lui-même, en chargea un de ses compatriotes qui était en Allemagne : d'où il résulta entre M. de Surville et ce nouvel adversaire un cartel et une

1. M. Paul Laciùix, à qui je suis redevable de plus d'une indication en tout ceci, nie signale encore d'Arnaud-Baculard comme un des auteurs les plus probal)les de vieux vers pastiches. En sujets lidèles, on prêtait siti- toul des chansons à nos rois.

41.

4SG POESIE FMANÇAISE

rencontre sur la frontière du duché des Deux-Ponts. Les deux champions légèrement blessés se séparèrent. M. de Surville, on le voit, avant de chanter la chevalerie, sut la pratiquer. A partir (le 178-2, il dut employer tous ses loisirs à la confection de sa Clolihlc, dont quelque trouvaille particulière put, si on le veut absolument, lui suggérer la première idée. Sept ou huit ans lui suflîrent. M. Du Petit-Thouars, qui le vit à Paris en 1790, un moment avant l'émigration, assure avoir eu commu- nication du manuscrit, et lavoir trouvé complet dèsTlorset tel qu'il a été imprimé en 1805. Si, en effet, on examine la na- ture des principaux sujets traités dans ces poésies, et si on les déshabille de leur toilette brillamment surannée, on ne voit rien que le xvni" siècle à cette date, à cette veille juste de Clo- tilde, n'ait pu naturellement inspirer, et qui (forme et sur- face à part) ne cadre très-bien avec le fond, avec les genres d'alentour. Énumérons un peu :

Une Héroïde à son époux Bérenger; Colardeau en avait fait'. De plus, le nom d'Hcloïse revient souvent, et c'est d'elle que Clotilde aime à dater la renaissance des muses françaises.

Des Chants dWnwiir pour les quatre saisons ; c'est une re- prise, une variante de ces poèmes des Saisons et des Mois si à la mode depuis Boucher et Saint-Lambert.

Une ébauche d'un poëme de In •Satura et de l'Univers : c'é- tait la marote du xvjii'= siècle depuis Bulîon. Le Brun et Fon^ tanes l'ont tenté; André Cliénier faisait Hermès.

Un poëme de la Phélyppéide ; voyez la Pétrcide.

Les Trois Plaids d'or, c'est-à-dire les Trois Manières de Voltaire; une autre pièce qui rappelle les Tu et les Vous, et la Philis est simplement retournée en Conjdon -. Des stan- ces et couplets dans les motifs de Berquin.

Et ces noms pleins d'à-propos qui reviennent parmi les pa- rents ou parmi les trouvères favoris. Vergy, Richard Cœnr- de-Lion ! 11 y a telle ébauche grecque d'André Chénier qui me

I. Colardeau et lùen d'autres. J'ai sous les yeux un petit lecueil en dix volumes, intitulé Collection d'Hcroidex et de "pièces tni;itivps de Doiat, Colardeau, l'ezay, Blin de Sainuiore, Poinsinet, etc. (1771). Je note e.xprès ces dates ])r('cises et cette menue statistique littéraire (|ui ccitoie les an- nées d'adolescence ou de jeunesse de Surville. On est lou,jours inspiré d'ahord par ses contemporains immédiats, par le poêle de la veille ou du matin, inéme quand c'est un mauvais poète et qu'on vaut mieux. 11 faut du temps avant de s'allier aux anciens.

1. Ici la réminiscence est manifeste et le co/i/re-crt/^/Hc flagrant. Surville a été obligé, dans son roman-commentaiie, de supposer que Voltaire avait

AT WI" SIÈCLE. i87

p;uaîl avoir pu iiaitn» au soilir d'une représentation de Nina on la Folle 'par amour ; il me semble entendre encore, der- rière certains noms cher.s à Clotilde, l'écho de la tragédie de Du Helloy ou de l'opéra de Sedaine •, Clotilde, à Ijien des égards,

connu le manusciit. Ainsi, une pauvre clinnUTcsse appelée Rosalinde cliaiile devant son ancien amant, Corydon, devenu l'oi de Crimée, et qui n'a pas l'air de la reconnaître:

Viens là. l'ami ! N'attends demain !. Ah I pardim. scii^'ncnr !... Je m'égare. Tant conirue ici, l'iril ni la main N'nntvii ni tiun lié rien de rare. Qu'un baiser doit avoir d'appas Cueilli dans ce pa ais snpe he!... Mais il ne le souvient dojic pas De ceux-lii que prenions sur l'iiorbe ?

Ce sont les derniers vers des Tu et des Vaux:

Non, madame, tous ces tapis Qu'a tissus la Savonnerie,

Ces riches carcans, ces colliers, El cette pompe enchanleresse, Ne valent pis un des haisers Que lu donnais dans ta jeunesse.

Mais, chez Voltaire, le ton est badin ; che/. Suiville, pour variante, la clian- teresse chanic nrec plriti-s. Et dans les Troix Plaids d'or, tout correspond avec les Trois Miinièrcs, soit à l'inverse, soit directement. et jusipie dans le moindre détail. Ouand l'un des conteurs, Tylphis, se met à raconter son aventure en vers de huit syllabes :

S'approcha leste et gai, l'œil vif et gracieux ; Uéjûiiil lont chicuii son air solacieux, Kt, dés qu'eut Ly^damon son affaire tlédiiile, Cy conte en v"iselel., sans tour ainliitieus ;

on a un contre-coup ralenti du Ion de Voltaire :

I.es Grecs en la voj.uit se senlaicnt égayés. Téone souriant conta son aventure En vers moins allongés et d'une autre mesure, Qui courent avec grâce et vont à ijUatre pieds. Comme en lit llarnillon, comme en l'ail la nature.

El surtout quand on en vient au troisième amoureux cliez Surville, à la troisième amante dans Voltaire, et au vers de dix syllabes si délicieuse- ment défini par celui-ci :

Apamis raconta ses malheureux amours

En métrés qui n'étaient ni trop longs ni Irop courts

Dix syllahes, par vers mollement arrangées

Se suivaient avec art et semblaient négligées;

Le rhythme en est facile, il est méludieux;

L'hexaméire est plus beau, mais parfois ennuyeux ;

on a de l'autre coté cette imitation qui, lue en son lien, parait jolie, mais qui, en regard du premier jet, accuse la siircliarge ingénieuse:

Là, contant sans détour, ces métrés employa l'ar qui dniice Eléme autrefois larmoya, Et qu'en France' dc|niis, sur les rives "du Rhùne, A l'iiylfiidi !■ Apollu pour Justine octioy.-i.

Géographie, généalogie, comme on sent le chemin à reculons et le besoin de dépayser!

1. l'ans le Dialogue d'Apollon et de Clotilde :

Adonc, par celtnije coinmcnco

Qui fut ensemble ornement de la France

488 POÉSIE FRAÎS'CATSE

n'est qu'un Blondd, mais qui viso au ton oxact et à la vraie couleur.

Et Hlondel lui-même, à sa manière, y visait ; rien ne montre mieux combien alors ces mêmes idées, sous diverses formes, occupaient les esprits distingués, qu'un pas«age des intéressants Essais ou mémoires de Grétry. Le célèbre musicien raconte par quelles réflexions il fut conduit à faire cet air passionné de Richaid : Une fièvre brûlante... dans le vieux style : a Y ai-je réussi? dit-il. il faut le croire, puisque cent fois on m'a de- mandé si j'avais trouvé cet air dans le fabliau qui a procuré le sujet. La musique de Richard, ajoute-t-il, sans avoir à la rigueur 'e coloris ancien d'Aneassin et Nicolette, en conserve des rémi- niscences. L'ouverture indique, je crois, assez bien, que l'action n'est pas moderne. Lespersonnages nobles prennent à leur tour un ton moins suranné, parce que les mœurs des villes n'arri- vent que plus tard dans les campagnes. L'air 0 Richard ! ô 7non roi! est dans le style moderne, parce qu'il est aisé de croire que le poêle Blondel anticipait sur son siècle par le goût et les connaissances. » Transposez l'idée de la musique à la poésie, vous avez Clotilde.

Je reviens. De tous ces vieux trouvères récemment remis en lionneur par l'érudition ou par l'imagination du xvui" siècle, Surville, remarquez-le bien, n'en omet aucun, et compose ainsi à son aïeule une llatteuse généalogie poétique tout à souhait : Richard donc, Lorris, Thibaut, Froissart, Charles d'Orléans, et je ne sais quelle postérité de dames sous la bannière d'Héloïse, voilà l'école directe. De plus, dans les autres trouvères non remis en lumière alors, mais dignes de l'être et qu'on a re- trouvés depuis, tels que Guillaume de Macliau et Eustache Deschamps, il n'en devine aucun. Son procédé, de tout point, se circonscrit.

Surville, lisant les observations de l'abbé Sallier sur les poésies de Charles d'Orléans, a méditer ce passage : « Pour ce qu'il

Et son flagel {fléau); c'est le roi d'Albion, Richard qu'on dit prince au cœur de lion ; Bouche d rtlieilli'.à iidji moins digne titre Dut s'appeler. Comme il se dit d'un phiUre Qui fait courir en veines feux d'amour, Tels, quand lisez le roijal trouhadour. Sentez que flue es son ardente plume A flots brûlons le feu qui le consume...

Je crois senlir piicoie plus sûrement qiis Surville a entendu chanter d'hier soir: Une fièvre brûlante... La première représentation est d'oc- tobre 178"i.

Al' WI'' SIf'.CIF. 489

y auroità ropionrirp dnns la versilirnlioii du pnëto, il suffira de dire que la plupart de ses défauts ne tiennent qu'à l'iniperfec- tion du goût de ces premiers temps : l'idée des beaux vers n\'toil pas encore venue à l'esprit, et elle étoit réservée à un siècle plus poli. » Mais supposons que celle idée fût, en effet, venue à quelqu'un, pensa Surville. Et comme il avait lui-même le vif sentiment des vers, il ne s'occupa plus que du moyen, à cette distance, de le réaliser.

Faisons, se dit-il encore, faisons un poëte tout d'exception, un pendant de Charles d'Orléans en femme, mais un pendant ac- compli'.

Une lois la pensée venue, qui l'empêcha de se lier avec quel- qu'un des érudits ou des amateurs en vieux langage, sinon avec Sainte -Palaye, mort en 1781, du moins avec son utile collabo- rateur Mouchet,avec La Borde? 11 avait composé des pièces de vers dans le goût de son temps; il essaya, La Comhe ou Borel en main, d'en envieillir légèrement quelqu'une, et il en fit s.nns doute l'épreuve sur l'un ou l'autre de ses doctes amis-. Sûr alors de sa veine, il n'eut plus qu'à la pousser. Il comhina,il carressa son roman ; il créa son aïeule, l'embellit de tous les dons, l'éleva, et la dota comme on fait d'une enfant chérie. Il fmit par croire à sa statue connue Pygmalion et par l'adorer. Que ce serait mal connaître le cœur humain, et même d'un poëte, que d'argumenter de ce qu'à Iheure de sa mort, écri- vant à sa femme, il lui recommandait encore ces poésies comme de son aïeule, et sans se déceler! Il n'aimait donc pas la gloire ? 11 l'aimait passionnément, mais sous cette forme, comme un père aime son enfant et s'y confond. Celte aïeule refaite immortelle, pour lui gentilhomme et poëte, c'était encore le nom.

■\. Un Chnrlex (l'Orléans femme, ce ç;enre de substitution de sexe est un des déguisements les plus familiers à Siirville dans ses emprunts et imitations. Ainsi (juaiid il imite les Tu et lex Vous, on a vu que c'est adressé à Corydon et non jilus à l'iiilis ; ainsi, quand il s'inspire des Trois Manières, au lieu de l'arihonte Eudanias pour président, il ins- titue la reine Zulinde, et nn a, pur icintrc, les chanteurs et conteur<; Lygdamon, Tylphis et (Jolamor, au lieu des trois belles, Eglé, Téone et Aparnis.

•2. L'épreuve ne pouvait êtie que relative, et elle se marque aux cou- naissances imparfaites d'alors. Des personnes familières avec les vieux textes noteraient aujourd'hui dans Clulilde les erreui's de mots dues iié- cessairenieiit à cette manière de teinture. Quand La Combe ou Borel se trompent dans leurs vocabuliires, Suiville les suit. Uoquefort, en son Glossaire, remarque que le mol voidie, voisdie, ne signifie pas vue, mais

iUO l'OESlE FRANÇAISE

Il l'aul le louer (riine grande sagacité mtique sur un poinl. Il comprit que cette réforme, cette restauration littéraire de Charles V, avait été surtout pédantesciue de caractère et de conséquences, et que ce n'était ni dans maître Alain (malgré le baiser d'une reine), ni dans Christine de Pisan, qu'il lallait chercher des appuis à sa muse de choix. Il fut homme de goût, en ce qu'allant au cœur de cet âge, il déclara ingénieusement la guerre aux gloires régnantes, animant ainsi la scène et sau- vant surtout renniii.

Mais M. de Surville inontre-t-il du goût dans les fragments de prose qu'il a laissés et qu'on cite? Vanderbourg y accuse de la roideur, de l'emphase. Cela ne prouverait rien néces- sairement contre ses vers. Surville avait Tétincelle : quelque temps il ne sut qu'en faire; elle aurait pu se dissiper; une fois qu'il eut trouvé sa forme, elle s'y logea tout entière. Qu'on ne cherche pas Tabeille hors de sa ruche, elle n'en sortit plus.

Et puis il ne faut rien s'exagérer : ce qui fait vivre Clolilde, ce qui la fait survivre à l'intérêt mystérieux de son appari- tion, ce sont quelques vers touchants et passionnés, ces cou- plets surtout de la mère à Tenlant. Le reste doit sa grâce à cette manière vieillie, à une pure surprise. Tel vers, telle pensée qu'on eût remarquée à peine en style ordinaire, frap|ie et sourit sous le léger déguisement. Tel minois qui, en dame et dans la toilette du jour, ne se distingue pas du commun des beautés, redevient piquant en villageoise. Rien ne rajeunit les idées comme de vieillir les mots ; car vieillir ici, c'est précisé- ment ramener à l'enfance de la langue. Comme dans un joli enfant, on se met donc à noter tous les mots et une foule de petits traits que, hors de cet âge, on ne discernerait pas. Quoi? se peut-il que nos pères enfants en aient tant su? C'est un peu encore connue lorsqu'on lit dans une langue étrangère : il y a le plaisir de la petite reconnaissance ; on est tout flatté de com- prendre , on est tenté de goûter les choses plus qu'elles ne va- lent, et de leur savoir gré de ressembler à ce qu'on sent. Mais ce genre d'intérêt n'a que le premier instant et s'use aussitôt. Je croirais volontiers qu'une des habiletés du rédacteur ou de l'éditeur de Clotilde a été de perdre, de déclarer perdus les

péiu'lciitiiin , priiilfiirc /iiii\ rii>i('. Snrville lil dans [îon^l fine roH/Zcsigiii- lie aussi riii', ut il l'ciniiloie eu eu sens i tVaiiniont 111, vers 17).

AU XV1= SIÈCLE. 491

liop loiisj;s morceaux, les poèmes épiciues ou didacUques : c'eût fié Irop mortel. Déjà le voltune renteniie des pièces un peu pro- longées; car dans Clolildc, connue presque partout ailleurs en poésie française, ce sont les toutes petites choses qui restent les plus jolies, les rondeaux à la Marot, à la Froissart :

Seul -ce rondels, l'ails à la vieille po.sle Du beau Froissart? Contre lui nul ne joste*, N'c joslera, m'est avis, de long-temps; Grâces, esprit et fraiclieur du prinlems L'ont accueilli jusqu'à sa derrainc heure ; Le vieux rondel habite sa demeure A n'en sortir

Est-il donc permis de le confesser tout haut? en général, qvu\nd on fait de la poésie française ,on dirait toujours que c'est une difticulté vaincue. Il semble qu'on marche sur des charbons ardents ; il n'est pas prudent que cela dure, ni de recom- mencer quand on a réussi : trop heureux de s'en être bien tiré ! Lamartine est le seul de nos poètes (après La Fontaine), le seul de nos contemporains, qui m'ait doimé l'idée qu'on y soit à l'aise et qu'on s'y joue en abondance.

Pour en revenir à la méthode d'envieillissement et au pre- mier effet quelle produit, je me suis amusé à l'essayer sur une toute petite pièce, très-peu digne d'être citée dans sa forme simple. Je n'ai fait qu'y changer l'orthographe à la Surville, et n'y ai remplacé qu'une couple de mots. Eh bien, par ce seul changement à l'œil, elle a déjà l'air de quelque chose. Si on supprimait les articles, si on y glissait quelques inversions, deux ou trois vocables bien accentués, quelques rides souriantes enfin, elle aurait chance d'être remarquée. 11 faut suppose'' qu'une femme, Natalie ou Clotilde, oui, Clotilde elle-même, SI l'on veut, remercie une jeune lille peintre pour le bienlait qu'elle lui doit. Revenant de Florence elle a étudié sous les maîtres d'avant Pérugin, cette jeune fille aura fait un ressem- blant et gracieux portrait de Clotilde à ce moment les fem- mes commencent à être reconnaissantes de ce qui les fait durer C'est donc Clotilde qui parle :

De vos doits blancs, effilés et légiers, Vous avez tracé mon ymaige

1. Joute.

4^2 POÉSIE FRANÇAISE

Jle voylà belle, à l'abry des dangiers

Dont chasque hyvert nous endominaige!

Por ce doiilx soing, vos pinceaulx, vos couleurs, Auroyent, seulz, esté sans puissance,

Et de mes traicts n'aui-oyeiU seu les meilleurs Sans vostre amour et sa présence.

Ainz de vostre ame à mon ame en secret

ligne lumière s'est meslée; Elle a senty soubs la flour qui mouroit

Ugne beaultc plus recelée.

Vostre doulx cueur de jeune fille au mien A mieulx leu qu'au niirouër (jui passe ;

Vous m'avez vcue au bonheur ancien Et m'avez paincte soubs sa grâce.

Vous vous diziez : « Ce cueur sensible et prout

Esclayre encore sa pronelle. Li mal fuyra : levons ce voyle au front ;

Metons-y l'estoile éternelle. »

Et je revys; et dans mes plus biaulx ans

Je me recognois, non la seule; De mes enfans, (jnelque jour, les enians

Soubriront à leur jeune aïeule.

U jeune lille, en qui le ciel mit l'art

D'embelir à nos fronts le resve, Que le bonheur vous doingt * un long regarl,

Et qu'ugnc estoile aussy se lesve !

El. remarquez que je n'y ai mis absolument que la première couche. Mais, je le répète, dès que la poésie se présente avec quelque adresse sous cet air du bon vieux temps, on lui accorde involontairement quelque chose de ce sentiment composé qu'on aurait à la fois pour la vieillesse et pour l'enfance ; on est dou- blement indulgent.

Dans Clolilde pourtant, il y a plus, il y a l'arl, la forme véritable, non pas seulement la première couche, mais le vernis qui fixe et retient : ainsi ces rondeau.x d'un si bon tour, ces flèches des distiques très- vivement maniées. Le style pos- sède sa façon propre, son nerf, limage fréquente, heureuse, presque continue. De nombreux passages exposent une poé- tique concise et savante, qui me rappelle le poème de l'inven-

1 . Donne.

AU XVI» SIECLE. 405

tion d'André Chénier et sa seconde Epîlre si éloquemment di- dactique. Dans \eDialof)iie d'Apollon et de Clotilde, celle-ci, ra- menée -par la parole du dieu aux pures sources de l'antiquité classique qui ont toujours été, à elle, ses secrètes amours, exhale ainsi son transport':

Qu'est-ce qu'entends ? donc n'élois si fallotlo

Quand proscrivis ces atours maigrelets,

Et qu'au despris* de la tourbe oslrogottc

Desrevenans, démons et farfadets.

Dressai mon vol aux monts de Tliessalie,

Bords de Lesbos et plaines d'Italie I

vous connus, Homère, Anacréon,

Cygne en Tibur, doux amant, de Corinne!

m'enseigna les secrets de C\ prine

Cette Sapho qui brûla pour l'iiaon.

Dès ce moment m'écriai dans l'ivresse :

« Suis toute à vous. Dieux cliarmans de la Grèce !

0 du génie invincibles appuis,

Bandeaux heureux de l'Amour et des nuits,

Chars de Vénus, de Pliébé, de l'Aurore,

Ailes du Temps et des tyrans des airs,

Trident sacré qui soulèves les mers.

Bien plus que vous mou délire n'implore I... »

El Apollon, lui répondant, la tempère toutefois et l'avertit du danger :

Trop ne le lie à d'étranges secours ; Ne quiers d'autrui matière à tes discours; l'our guide auras, telle soit ta peinture, Deux livres seurs, ton cœur et la nature !

Or que dit Chénier (Élégie xvni) :

Les poètes vantés

Sans cesse avec transport lus, relus, médités; Les dieux, l'homme, le ciel, la nature sacrée Sans cesse étudiée, admirée, adorée, Voilà nos maîtres saints, nos guides éclatants.

1. Je cite en ue l'aisaul (|iie rajciuLir l'iiillio;4ra]ili(' ; c'est une opéra- tion inverse ;i ccUc de luut à l'iieure, cl i[iii siUlil puur tout rendre clair.

2. En dépit.

42

494 POÉSIE FRA?yr..\lSE

La poétique esl la nièine, et ne diffère que par la distance des temps elle est transplantée. Mais on pourrait soutenir qu'il y a bien du grec lin à travers l'accent gaulois de Surville, de même qu'd se retrouve beaucoup de la vieille IVancliise française et de l'énergie du \\V siècle sous la pbysionomie grecque de Cliénier : ce sont deux frères en re- naissance.

On sait l'admirable comparaison que celui-ci encore l'ait de lui-même et de son œuvre avec le travail du fondeur :

De mes écrits en foule

Je prépare long-temps et la forme et le moule ; l'uis sur tous à la fois je lais couler l'airain : Rien n'est lait aujourd'hui, tout sera fait demain.

Clotilde, dans un beau fragment d'épitre, rencontrera quelque image analogue pour exprimer le travail de refonte auquel il faut soumettre les vers mal venus :

Se v::'yons, s'épurant, la cire au feu mollir,

si nous voyons la cire s'épurer par la chaleur, dit-elle, les rimes au contraire ne s'épurent, ne se fourbissent * qu'à froid. Elle a commencé par citer agréablement Calysto, c'est-à-dire rourse qui a besoin de lécher longtemps ses petits,

Ses oursins, de tout point, naissants disgraciés ;

elle ajoute :

l'oint d'ouvrage parfait n'éclot du plus habile; Guidez qu'en parle à fond : quand loisir m'est donné, Reprends de mon jeune âge un fruit abandonné; Le revois, le polis ; s'est gentil, le caresse ; Ainz, vois-je qu'est manqué) la llamme le redresse.

Mainte page ingénieuse nous offre ainsi, en détail, du Boileau refait et du Malherbe anticipé. Ou reconnaît qu'on a affaire à l'homme qui est surtout un poète réfléchi, et qui s'est fait sa poétique avant l'œuvre.

1. Au lieu de forbir, Vanderbnurg a lu forcir, qu'il ur sait cominenl expliquer ; mais jp croirais presque qu'il a mal lu son lexle, te qui sérail piquant et prouverait qu'il n'y est pour rien.

AU XYI" SIECLE. 495

Lorsque Téli-gant volume parut en 1803 ', avec son noble frontispice d'un gothique fleuri et ses vignettes de trophées, il ne se présenta point sous ce côté critique qu'aiijourdluii nous y recherchons. Il séduisit par le roman même de l'aïeule, par cette absence trop vraie de l'éditeur naturel qui y jetait comme une tache de sang, par la grâce neuve de celte poésie exhumée, et par la [)assion portée çà et dans quelques sentiments doux et purs. Ces regrets d'abord marqués sur les insultes d' Albion, sur les malheurs et les infortuues des Lys, devinrent un à- propos de circonstance, auquel l'auteur n'avait guère pu songer si, comme on l'assure, son manuscrit était antérieur à l'émi- gration *. Mais toutes les femmes et les mères surent bientôt et chantèrent les Verselets à mon premier-né sur la musique de Berton :

0 clier enfantolet, vrai pourtraict de ton père, Dors sur le sein que ta bouche a pressé !

Dors, petiot ; clos, ami, sur le st in de ta mère, Tien doux œillet par le somme oppressé !

Ce ne sera pas faire tort à cette aduraJjle pièce de rappeler que le motif, qu'on a rapproché souvent de celui de la Danaë de Simonide, parait emprunté plus immédiatement à deux ro- mances de lîerquin, nées en elTet de la veille : Tune (177(]) dont le refrain est bien connu :

Dors, mon cotant, clos ta paupière, Tes cris me décliirenl io cœur.... ;

et l'autre (n??), qui n"est plus dans la bouche d'une mère, mais dans celle du poëte lui-même auprès du berceau d'un enfant endormi :

1. L'année même parurent à Grenoble les Poésies île Ch.TrIos d'Or- léans, mais qui, bien moins heureuses que Clotilde, attendent encoie un éditeur digne d'elles. Elles viennent tout d'un coup d'en trouver deux (1842).

2. Dans le séjour pourtant qu'il fit à Lausanne en 179"., et pondant le- quel il préludait à sa pid)licalion par des morceaux insérés dans le jour- nal de madame do l'olier, JI. de Surville put retoucher assez la pre- mièi'e pièce, VHéroide à Bérenger, pour lui donner cet aii- de pro|)liélie linale :

Peiiplfi égaré, quel sera ton réveil? Ne m'entend, se Ldinpliiil à s'alireuver tic humes,

Tise les feux qui le vont dévorants. Slienx ne vandniit, liélas! repos que tant d'alarmes,

Kt roi si preux que cent làclics tvrans?...

496 POÉSIE FRANÇAISE

Heureux enfant, que je t'envie Ton innocence et ion bonlieur ! Ali ! gai\le bien toule ta vie La paix qui règ^ne dans ton cœur.

Que ne peut l'image louchante Du seul àpc heureux parmi nous ! Ce jour peut-être je léchante De mes jours esl-il le plus doux....

Voil;i le meilleur du Berquin ; on y retrouve un accord avec cette staiice de Clotilde :

Tretous avons été, comme ez toi, dans cotte lieure ;

Triste raison (|ue trop tôt n'adviendra ! En la paix dont jouis, s' est possible, ah ! demeure !

A tes beaux jours même il en souviendra.

Mais l'art et la supériorité de Surville ne m'ont jamais mieux paru qu'en comparant de près la source et l'usaLie. La première romance de Berquin a pour sujet une lemme abandonnée par son amant ; ce qui peut être pathétique, mais qui touche au banal et gâte la pureté maternelle. Chez Surville, c'est une mère heureuse. Et pour le détail de l'expression et la nuance des pensées, ici tout est neuf, délicat, distingué, naturel et cvêê à la t'ois :

Étend ses brasselets; s'étend sur lui le somme ;

Se clôt son œil; plus ne boug:e.... il s'endort.. N'étoit ce teint flouri des couleurs de la pomme*,

Ne le diriez dans les bras de la mort?

Arrête, ciier enfant !.. j'ai frémi tout entière.... Réveille-toi : chasse un fatal propos. ..

Et tout ce qui suit. Chez l'autre, on va au romanesque commun, il la sensiblerie philanthropique du jour. En pressant Surville

I. « 0 vous, polits Amours, pareils à des pomnies rouges , » a dit TIk'o- ciile dans l'idylle inlilulép Tlialijxies. On se croit dans le gaulois naïl', oti reiKonlre li> yracieux antique : ces jolies veines s'ciiirecroisenl.

AU XVI" SIÈCLE. 497

dans ce drtail, on est tout étonné, à l'art qu'on lui reconnaît de trouver en lui un maître, un poëte comme Chénier, de cett école des habiles studieux, et, à un certain degré, de la postérité de Virgile.

I.e propre de cette grande école seconde, à laquelle noire Racine appartient, et dont Virgile est le roi, consiste précisé- ment dans une originalité compatible avec une imitation com- posite. On citerait tel couplet des Bucoliques le génie éclec- tique de Virgile se prend ainsi sur le fait*. Pour ce trait si enchanteur de Galatée, on pourrait soutenir sans rêverie qu'il s'est ressouvenu à la fois de trois endroits de Théocrite. De même encore se comporte-t-il sans cesse à l'égard d'Homère. Ce sont des croisements sans fin de réminiscences, des greffes doubles, et ties combinaisons consommées : très imbris torti radios. J'en demande bien pardon à nos Scaligers, mais le procédé ici n'est pas autre, quoiqu'il n'ait lieu que de Surville à Berquin. Simo- nitie en tiers est dans le fond.

Le premier succès de Clotilde fut grand, la discussion animée, et il en resta un long attrait de curiosité aux esprits poéliqvies piqués d'érudition. Charles Nodier, dont la riche et docte fan- taisie triomphe en arabesques sur ces questions douteuses, ne pouvait manquer celle-ci, contemporaine de sa jeunesse. Dans ses Questions de Littcraturc /('^«/f, publiées pour la première fois en IcSjl. il résumait très-bien le débat, et en dégageait les conclusions toutes négatives à la prétendue Clotilde, toutes en faveur de la paternité réelle de M. de Surville. Après quelques- uns des aperçus que nous avons tâché à notre tour de développer: « Comment expliquer, ajoutait-il, dans ce poëme de la Nature cl de rUnivers que Clotilde avait, dit-on, commencé à dix-sept ans, la citation de Lucrèce, dont les œuvres n'étaient pas encore découvertes par le Pogge et ne pénétrèrent probablement en France qu'après être sorties, vers 1475, des presses de Thomas Ferrand de Bresse? Comment comprendre qu'elle ait pu parler à cette époque des sept satellites de Saturne, dont le premier fut observé pour la première fois par Iluygens en 1055, et le der-

1 . Dans l'Églosuo VIII, par exemple, au couplet : Talis <imnr Daphiiim..., pour l'ensemble, Virgiie s'inspire de la génisse de l.utrèee: At mater vi- rides saltus ; de Lucrèce encore pour un détail, jiropter aquœrivum, et (le Varius pour nn aulre. Il compose de tous ces emprunts, et dans le se.nliment qui lui est propre, un [)etit tableau original :

Tous ces métaux unis dont j'ai formé le mien I

498 POESIE FRANÇAISE

nier par Ilerschell en 1789'. » M. deRoujoux, clans son Essai sur les Révolutions des Seiences, publié vers \o. même temis que les Questions de Charles Nodier, avait déjà produit quelques, unes de ces raisons, et elles avaient d'autant plus de si-nilica- tion sous sa plume qu'il se trouvait alors avoir entre les mains, par une rencontre sinj^uliére, un nouveau manuscrit inédit de M. de Surville. Si ingénieux que soit le second volume attribué à Clûtilde encore et publié en 1826 par les deux amis, je ne puis consentir à y reconnaître cet ancien manuscrit pur et simple; j'ai un certain regret que les deux éditeurs, entrant ici avec trop d'esprit et de verve dans le jeu poétique de leur rôle, n'aient plus voulu se donner pour point de départ cette opinion critique de 1811 , qu'ils ont, du reste, partout ailleurs soutenue depuis.

Il n'y avait déjà que trop de jeu dans la première Clofilde, et de telles surprises ne se prolongent pas. Les Verselets à v}on prenùer-né seront lus toujours; le reste ensemble ne suffirait pas contre l'oubli. Quant à l'auteur qui a réussi trop bien, en un sens, et qui s'est lait oublier dans sa fiction gracieuse, un nuage a continué de le couvrir, lui et sa catastrophe funeste. Émigré en 91, il fit, dans l'armée des princes, les premières campagnes de la Révolution. Rentré en France, vers octobre 1798, avec une mission de Louis XVIII, il lut arrêté, les uns disent à La Flèche, d'autres à Montpellier (tant l'incertitude est grande !), mais, d'après ce qui parait plus positif, dans le département de la Haute-Loire, et on le traduisit devant une commission militaire au Puy. Il tenta d'abord de déguiser son nom ; puis, se voyant reconnu, il s'avoua hautement com- missaire du roi, et marcha à la mort la tête haute. L'arrêt du tribunal (ironie sanglante!) portait au considérant : condamné ■pour vols de diligence . André Chénier à l'échafaud fut plus heu- reux.

Ni l'un ni Faulre n'ont vu sortir du tombeau leurs œuvres. L'un se frappait le front en parlant au ciel; l'autre, d'un geste, désignait de loin à sa veuve la cassette sacrée.

Surville n'a pas eu et ne pouvait avoir d'école. On se plaira

1. Ton v.islf .Uipilor, et Ion Idint.iiii S;ilurne,

Dont sept globules nains traînent le char nocturne.

Os vers toutefois ne se trouvent qne dans le volume de CUitildc pulilié en 18-2i;.

AU XVh SIÈCLE. 409

pourtant â noter, dans la liynée de renaissance que nous avons vu se dérouler depuis, deux noms qui ne sont pas sans quelque éclair de parenté avec le sien : mademoiselle de Fauveau (si che- valeresque aussi) pour la reproduction lleurie de la sculpture de ces vieuxâges, et dans des rangs tout oi)posés, pour la prose habilement refaite, Paul- Louis Courier.

Novembre 1841.

Au mois d'avril 18i"2, j'eus l'iioniieur dt! recevoir de M. Lavialle de Mas- morel, président du Iribmial civil de Drives et ancien député de la Cor- réze, une letlre dont l'extrait, si flatteur qu'il soit, ne m'intéresse pas seul; « Monsieur, en iiatcourant la Revue fies Deux Mondes ... je lis avec i< plaisir un article de vous sur les poésies deClotilde de Surville. Vousavez « rencontré parfaitement juste lorsque vous avez attribué ces poésies au « marquis de Surville. Ce fait est pour moi de la plus grande certitude; « car il m'a été certifié par mon |)ére, qui, ayant été le compagnon d'in- « foitune (lu malheureux Surville et son ami intime, avait fini parlui « arracher l'aveu qu'il était réellement l'auteur des prétendues œuvres de

« sou aïeule Vous pouvez compter entièrement sur la certitude de mes

» renseignements, et j'ai pensé qu'il vous serait agréable de les recueil-

le liN.

TABLE DES MATIÈRES

Avertissement 1

Préface de la première édition 5

Tableau de la poésie Irançaise au >vi° siècle 5

Histoire du théâtre français au xvi= siècle 109

Du roman au ivr siècle et de R bêlais 259

Conclusion 277

Appendice, vie de Ronsard 287

pièces et notes 305

Avertissement de la seconde partie 511

Mathurin Régnier et André Chénicr 515

Joachim Du Rellay 327

Jean Bertaut 559

Du Bartas 580

Philippe Des Portes 408

Anacréon au xvi" siècle , 452

De l'esprit de malice au bon vieux temps 448

aotilde de Surville 475

IMr. SIMON RAÇON El COMP., KIE 1i'e1;FLHTH, 1.

(:a(:ilojg:nc de la BlItLI<>TEI£:Qi;i: CnARPDlKTBER

ïltllOTIlKQi K FUANÇMSE

h itfératur« aai

vol.

^ei.oisESt AoiL.Lcttres t

Moveu depjnenlr. I

R»lil:I./lS.

CKuvrts ,

B. fiES l tHiRiis. Contes t M

K^jÉ i. H) Fail. l'ropos rustiques. . 1 Mi ÊATiiiB Mé.mip. Du Catliolicru , . . 1

KONTAItiNB. K5?3i5 *

HascaL. lin-crs. Les Proï. s >?

l OK.M rLl.K>P..lT.)(n;l\ieS î M

N;oLii;ick. Œuvres . i

Raci.-e (J.). Tlioilre... Œuvres . ,

Fables., I

Contes 1

Caractères. . . «. . I

Gil Blas

Discours

S. de Louis XIY

).CnMfH<-io05. . .

M.ioiiu Lc.'oct.

^UlltCHÊNIEU.l'uCS'.eS

vol.i

Causeries pîris. , . î Vibgilb.

Julien TApostat . . 1 TÉiitscR.

ilisloire des Papes. 1 Anisioi-nÀNB.

Portraits pollliques 1 AiiisioiB. v»LLÉE(Tii.)-Il!sl. des l'iauçais. k Ut!;osTiiÈKB.

(i^opiapble I Euiiii-iog.

DEi .fN!(De!a)liri(:itie 1 IC-cmLC.

Lir,Ai\niE,

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Sn ak^.I'Kahb

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B. nién:oir4-»el Corrrsp

D A(ii!ir,,sÉ(A.). Mémm-es 1

MùNii-K.NSitu. iMeii.c:ri-.s

Mgti iviLLE. Mémoire!

M. iiK Valois. RHitc.îres 1

\ o M y II K . Œ ivres »

Cl: .<si»iii;»(P.). Les Larmss. . . . . i

Oi'i t ANS (D>").Letues î

KùL'ijijET. Mi.T.oIrei «

Ëussv-RABUTiN.Uiniclres . . .. i

Ccrresponlit . . '

BAiiitiEH. Journal B

MAmiENOîifM"'«;Laitres,Enlret 6». J

Lettres éiiiaïoi *. . î

'^onseili «'Ji 2. es. t

Jortesp.géDt..'a.e. 1'^

MémoUes il

Retz (Caïd. de}. Mémoires »

Qamilioh. Mém.deGramnicst 1

0 UiiBiiKiiicii. Jléir.oires s

0'i;nNAY(M"'e). Mémoires î

lis. ! cri«aiii* coutemporaSa*

AiwÉ M ïBTiN. Jlèrej de famille. . s Bahihéi.kut. Ph. en vojage. . . . 1

Bo.sj.l^ONSTAST. Adolphe !

Bn.-SAVilii!(. PhjsiologleaagoC! 1

CoTTB. Le Maroc i

DelIclusb. Romacs I

Les Beaui-Arl» . . 1

QAMr.L Stehn. Révoivilioo de ISkg. S Uah'.aud. Lllcrté religieuse, k

Dc'fpuis. LdiLetlreunlallù. 1

f'h£MY. Lii Cousine Julie. . 1

Fh!ihy. Vojage sa Meilqoe 1

tuHi'UF». Reaut EsprUr . . . f

i"Jfilson 1

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231 Augustin

S3 Tableau historique et

1869 critique de la poésie

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