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THEATRE

DE

MEILHAC ET HALEVY III

COULOMMIERS Imprimerie Pall BRODARD.

THEATRE

DE

MEILHAG ET HALEVY

DE L ACADEMIE FRANQAISE

in

LA C I G A L E

LOLOTTE

LE PASSAGE DE VENUS

BARBE-BLEUE

LA MI-CAREME

^0\

PARIS

CALMANN LEVY, EDITEUR

3, RUE AUBER, 3

Droils de traduction, de reproduction et de representation refervSs pour tous les fajs, y eompris la Suede, la Norvege et la Uollande.

Pa

LA CIGALE

COMEDIE EN TROIS ACTES

Reprdsenl<5epour la premiere foi3,a. Paris, sur le Theatre des VAniETts, le 6 octobrc IS"/?.

III.

PERSONNAGES

MARICtNAN MM. Dupuis.

LE MARQUIS DE LA IIOUPPE Leonce.

DULCORfi Pradkau.

CARCASSONNE Barox.

EDGARD Lassouche.

MICHU Germain .

FILOCHE HAMBunGER.

TURLOT E. DiDiER.

BIBI I>AMY.

UN DOMESTIQUE Coste.

UN GAMIN Le petit Charles.

LA CIGALE Mmes Celine Chaumont.

LA BARONNE Aline Duval.

ADELE Berthe Leghand.

CATHERINE Juliette Baumaine.

LOLOTTE Rose Mignon.

UNE PAYSANNE Ellen.

DEUXIEME PAYSANNE Marguerite.

TR0ISI£ME PAYSANNE Leona.

De nos jours.

LA CIGALE

ACTE PREMIER

Une auberge k Barbizon, dans la forct do Fontainebleau. Les murs sont couvcrts d'esquisses et d'cbauches. Grande porte au fond, ouvrant sur la cour de I'auberge ct sur le passage. Portes a droite et a gauche, premier plan. Tables k droite et a gauche. Au fonO, a droite, centre le mur, face au public, un buffet; sur ce buffet des bou- teilles, de la vaisselle; au-dessus de ce buffet, une petite lucarne. Au fond, a gauche, en pan coup6, les premieres marches d'un escalier prati- cable qui se perd dans la coulisse.

SCENE PREMIERE

MICHU, TURLOT.

MICHU, en train de boucler son sac sur la table de gauche, et fredonnant le refrain suivant :

La peinlurc a I'luiile, C'est plus difficile, Mais c'est bien plus beau Qu' la peinlure a I'eau !

Turlot parait pendant que Michu fredonne ces quatre vers. II a une lettre dans chaque main et examine atlentivement les adresscs des dcu\ Icttrcs.

TURLOT.

Une lettre pour vous, monsieur Michu...

MICHU.

Donnez.

4 LA CIGALE.

TURLOT.

J'en aiune aussi pour votre ami, M. Marignan. Etje parierais qu'ellos ont, toules les deux, ete ecrites par la meme personne.

MICHU.

Pourquoi ga?...

TURLOT.

Parce que les deux adrcsses sont de la meme ecri- ture. Tenez, regardez.

II fait voir les deux Icttrcs a Micliu. MICHU, prenant Tune ties deux lettres.

Ce n'est pas une raison... il y a des hasards... Mais donnez done...

TURLOT.

C'est dela meme personne, je vous dis!... je parierais que c'est de la meme personne.

II s"cn va au fond et remet les choses en ordre sur lo buffet; mais, en remontant, il entend les mots : « C'est d'Adele », dits par Michu.

MICHU, descendant au milieu de la scene.

C'est d'Adele. (ii lit.) Mon cheri, f avals trap prcmmc de mes forces, je ne pcux pas rester huil jours sans te voir. Jjcmainjeudi, je prendrai le train de neuf heures et je serai a onze heures a la gare de Melun. Viens me chercher avec vne voiture. Je Venvoie tous les haisers de mon cxur. adele. Post-scriptum. J'ecris la meme chose a Marignan; sculc- ment, toi, c'est sincere.

TURLOT, redescendant.

II ne descend done pas, M. Marignan?...

MICHU.

II est en train de se harnacher pour aller peindre dans la for^t... Et ce n'est pas une petite affaire, quand Marignan se harnache pour aller peindre dans la foret!

Entre Marif»nan, haniachcmcnt coniplct ct plus que complet : un sac sur Ic dos, dans les mains uno boitc a couleurs, un parasol, un pliant, etc. II arrive par I'escalier do gauche.

ACTE PREMIER. 5

SCENE II

Les Memes, MARIGNAN; puis UN GAMIN.

MARIGXAN.

Regardez-moi bien... je suis sur qu'il me manque encore quelque chose... je ne sais pas ce qui me man- que... mais je suis sur qu'il me manque encore quel- que chose...

MICHU, tournant autour de Marignan.

Mais non; tu as ton sac, tu as ton parasol, tu as ton pinchard.

MARIGXAN.

Mon pinchard?... est ce que je Fai, mon pinchard?

Ah! Oui... (Montrant le pliant qu'il tient a la main.) le Voila,

mon pinchard.

TURLOT, qui a aussi examine attentivement le harnachement dc Marignan.

II vous manque voire gourde, monsieur Marignan.

II va prendre la gourde dans le buffet. MARIGNAN.

Qu'est-ce que je vous disais?... Je savais bien qu'il me manquait quelque chose... ma gourde.

TURLOT, tout en passant le cordon de la gourde au ecu de Marignan.

La voici... avec une lettre que le facteur vient d'ap- porter pour vous...

MARIGNAN, donnant sa boite a couleurs a Michu, son pinchard a Turlot, et prenant la lettre.

Je reconnais I'ecriture... c'est une lettre d'Adele... Tu entends, Michu?... c'est une lettre d'Adele.:.

6 LA CIGALE.

MICUU, d'un air indillerent.

Ah!...

TURLOT, regardant Michu.

Ah! ah!...

MARIGNAN, a Turlot.

Qu'est-ce que vous avez?...

TURLOT.

Rien, monsieur Marignan, rien du tout.

MARIGNAN. Une lettre d'Adele. (n embrasse la leltre.) Ah!... (II lit. Mon cheri, f avals trop presume de mes forces, je ?ie pcux pai roster huit jours sans te voir. (S'lnterrompant.) Elle m'aime bien, mais, moi aussi,je I'aime bien... (Embrassant la lettre.) Cette chei'e Adele!... (Lisant.) Demain jeudi, je pren- drai le train de neuf heures etje serai a onze heures a la gave de Melun. Viens me chercher avec une voilure. Je t'envoie tons Ics baisers de mon coeur. adele.

MICHU.

II n'y a pas de post-scriptum?

MARIGNAN.

Non! Pourquoi me demandcs-tu ga?

MICHU.

Pour rien... je croyais... les femmes ont tellement I'habitude!...

MARIGNAN.

11 n'y en a pas. « Demain jeudi », c'est aujourd'hui?

TURLOT.

Oui...

MARIGNAN.

II me faudra une voiture pour dix heures et demie...

TURLOT.

Soyez tranquille, monsieur Marignan.

ACTE PREMIER. 7

MARIGNAN, rcprenant sa boite a couleurs et son pinchard.

Et la-dcssus, allons travailler... nous avons encore deux bonnes heures... En route, Michu, en route!...

II remonte vers Ic fond. MICHU.

Je suis tout pret, nioi... mais tu n'emportes pas de toile?... Cette etude que tu avals commencee...

MARIGNAN.

J'avais dit au moucheron de I'apporter... Ou est-il, le moucheron?... He la! moucheron, he!...

Michu va prendre sa bolte a couleurs. UNE VOIX D'ENFANT, dans la coulisse.

Voila, m'sieu... voila, voila!...

Entre par I'escalier un gamin 6bouriff6, tenant un grand tableau. MARIGNAN.

Mets Qa Ik un peu, qu'on puisse juger... (Le gamin met le tableau sur une chaise.) He ! qu'est-ce que vous en ditcs?... La foret de Fontainebleau pendant le brouillard, impression.

II n'y a ricn du tout sur la toile, si ce n'est une teinte grise partout rdpanduo et un grand couteau sur le premier plan.

TURI. OT, se baissant et s"approcliant du tableau; le gamin regardo (5galemcnt le tableau.

Qu'est-ce que vous avez mis la sur le premier plan?... un couteau?...

MARIGNAN.

Oui, c'est pour expliquer mon id6e... pour faire com- prendre que le brouillard est a couper au couteau.

TURLOT et LE GAMIN, abasourdis.

Oh!

MARIGNAN.

C'est ingenieux, n'est-ce pas? II n'y a pas de mal k mettre un peu d'esprit dans la peinture... il n'y a pas

8 LA CIGALE.

de mal. Venez un pen ici, Turlot... Prenez dans ma poche une petite glace qui doit sy trouver... oui, c'est

^a... (Turlot lui presento la glace; il s'y regarde.) C'est bien,

c'est tres bien... remettez-la dons ma poche. Merci. En route, Michu! Passe devant, moucheron.

LE GAMIN, prenant la toile.

Oui, ni'sieu...

II sort lo premier, par la porte du fond. MARIGNAN, revenant a Turlot.

Et n'oubliez pas, Turlot : une voiture a dix heures et demie, une bonne voiture pour alter chercher Adele.

TURLOT.

N'ayez pas peur.

MARIGNAN, a Michu, en sortant.

On ne saura jamais a quel point j'aime Adele!... jamais on ne le saura, jamais, jamais!...

lis sortont par la porte du fond.

SCENE III

TURLOT, dpoussctant les tables avec une serviette. TURLOT.

Un brave garcon, ce M. Marignan, mais il a bien fait de poss6der un pi-rc qui lui a gagne une jolic fortune dans le caoutchouc... Jamais sa peinture ne lui aurait rapporte de quoi avoir une maitrcsse qui le trompe avec son ami intimc et un ami intime qui le trompe avec sa maitresse...

La petite porte de droite s'ouvre doucement et Ton apergoit M. Dulcor^.

ACTE PREMIER. 9

SCENE IV

TURLOT, DULCORfi.

DULCORE.

Monsieur I'aubergiste... Vous etes \k, monsieur Fau- bergiste?...

TURLOT.

Ah! c'est vous, monsieur Dulcor6...

DULCORE.

J'ai fini avec le numero o, monsieur Faubergiste, et je vous serais fort oblige de m'amener le numero 6.

Catherine sort par la portc do droite et so tient pres de la table de droite jusqu'a la sortie de Turlot.

TURLOT.

Le numero 6?...

DULCORE.

Oui. Est-ce qu'il n'est pas la, le numero 6?

TURLOT.

Si fait... il est la, dans ma cuisine, avec les numeros 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 et 14, qui attendent leur tour.

DULCORE.

Eh bien, allez me le chercher...

TURLOT.

Qui, j'y vais... (Revenantsur ses pas.) Mais il faudra que nous ayons una conversation, monsieur Dulcore. Qa. ne peut pas continuer comme ga... il faudra que nous ayons une conversation tous les deux.

II rcntre dans la cuisine a gauche.

1.

10 LA CIGALE.

SCENE V DULCORE, CATHERINE.

CATHERINE, s'approchant de Dulcore.

Comme Qa, monsieur, je ne peux pas faire I'affaire?

DULCORE.

Non, mon pauvre nuraero 5... (se reprenant.) Non, ma pauvre demoiselle.

CATHERINE.

C'est bien dommage!... je vous assure que j'y aurais mis toute la bonne volonte...

DULCORE

^a ne suffit pas.

CATHERINE.

Oh!...

DULCORE.

II y a des fois ou ga sufiit, il y a des fois ou qa ne sufllt pas. Dans notre affaire, h nous, 5a ne suffit pas; il faut autre chose...

CATHERINE.

yu'est-ce qu'ii faut?

DULCORE.

II faut avoir 6t6 elevee, jusqu'i I'age de trois ans et dcmi, dans une fernie du Poitou; avoir, a I'tige de trois ans et demi, ete enlevee par des boh^miens; avoir disparu pendant de longues ann^es; avoir, il y a six mois, reparu dans diverses localit6s et notamment dans les environs de Fontainebleau; avoir, a cette 6poque, fait partie d'une troupe de saltimbanques dirigee par la mere Gendarme... Vous n'avez ricn de tout (;a...

ACTE PREMIER. 11

CATHERINE.

J'ai de la bonne volonte...

DULCORE.

Oui. Mais vous n'avez pas ete elevee jusqu'S I'age de trois ans et demi... vous n'avez pas etc enlevee... vous n'avez pas disparu... vous n'avez pas reparu... done, pas moyen de faire I'alTaire...

CATHERIxN'E.

C'est votre dernier mot?

DULCORE.

Je le regrette.

CATHERINE.

Eh bien... vous avez tort, car j'aurais 6te pleine de bonne vol...

DULCORE.

Oui... oui... je le sais.

CATHERINE.

Vous pouvez consulter tout le monde dans le pays, k Marlotte, a Barbizon... on vous dira qu'il n'y en a pas une qui en ait plus que moi, de la bonne volenti... vous entendez... pas une... pas une...

EUe sort par le fond. Entrent par la gauche Turlot et une paysanne croquant une pomme.

SCENE VI DULCORE, TURLOT, UNE PAYSANNE.

TURLOT.

Voila le numero 6.

DULCORE, regardant la pay.sanne.

Ah! la jolie personnel... decidement c'est une jolie

12 LA CIGALE.

pcrsonne. (ii la fait passer devant lui.) Eiitrez \h, mademoi- selle le numero G.

LA I' AYS ANN E, s'arretant avant d'ontrer dans la chambre de droite

Pour quoi faire?

DULCDRE.

N'ayez pas peur, je vous en prie... Entrez la... et attendez-moi.

La paysanne sort par la droite.

SCENE VII

TURLOT, DULCORfi.

DULCORE.

Vous m'avez dit, monsieur Taubergiste, que vous teniez a avoir avec moi une conversation...

TURLOT.

Oui, monsieur, et une conversation s^rieuse. On jase sur vous dans le pays, je ne peux pas vous le dis- simulcr, on jase sur vous.

DULCORE.

Vraiment?...

TURLOT.

Voila huit jours que vous vous etes installe \k, dans cette chambre... vous faites de la depense et vous payez bicn, je ne dis pas le contraire, mais vous etes myst^rieux... N'essayez pas de vous en d6fendre... vous etes mysterieux... Voil^ huit jours que, tons les jours, vous vous enfermcz avec tout ce qu'il y a de jeuncs (illes dans le pays... sous pretexte de leur faire une communication importante.

DULCORE.

On me soupQonne?...

ACTE PREMIER. 13

TURLOT.

En plein!

DULCORE.

Eh bien, Ton a tort.

TURLOT.

^a m'(§tonnait aussi... il me paraissait impossible qu'avec une physionomie aussi...

DULCORE, vexe.

Plait-il?

TURLOT.

Mais dites-moi quelque chose, au moins... donnez- moi une explication... que je puisse repondre a toutes les commeres qui m'interrogent.

DULCORE.

Et si je ne pouvais pas vous en donner, des explica- tions? si, dans tout cela, je n'etais, moi, qu'un instru- ment, qu'un rouage?... s'il y avait derriere moi une des plus grandes dames de France?...

TURLOT.

Une des plus grandes...?

DULCORE.

Madame la baronne des Allures... rien que ga!...

TURLOT.

Madame la baronne. . . comment que vous I'appelez?...

DULCORE.

Madame la baronne des Allures. Tel que vous me voyez, voila vingt ans que j'ai I'honneur d'etre charge de ses affaires contentieuses... Elle avait un frere, un chenapan qui a disparu...

TURLOT.

Ah!

14 LA CIGALE.

DULCORE. Ce chenapan avail une fille... cette fille aurait aujour- d'hui dix-huit ans... on ne sail ce qu'elle est devenue.

TURLOT.

Oh!

DULCORE.

Certains indices ont fait croire qu'elle pouvait etre dans ce pays. Madame la baronne m'a ordonne d'y venir et d'essayer d'y retrouver la jeune personne. Cela vous suffit-il?

TURLOT.

Parfaitement... Comme ga, au moins, quand on m'interrogera, je pourrai r6pondre. (n remonte de queiques

pas, puis revenant a Dulcore.) Qu'est-Ce que je vais VOUS

faire pour votre dejeuner?

DULCORE.

Qu'est-ce que vous avez ce matin?

TURLOT.

Aimez-vous le veau braise?

DULCORE.

Je ne peux pas le souffrir.

TURLOT.

Alors je ne vous en donnerai pas beaucoup... Vous ne m'en voulez pas de vous avoir demand^ cette expli- cation?

DULCORE.

Je VOUS en veux d'autant moins que I'erreur que vous avez commise est toule nalurelle... Ces jeunes filles que jinterroge... elles sont toutes comme vous : elles se figurent que la communication importante est une frime. Tenez, le numero G qui est la, je suis sure qu'elle aussi va se figurer...

ACTE PREMIER. 15

TURLOT.

Qu'est-ce que vous ferez si elle se figure?...

DULCORE.

Je la d(5tromperai, \oi\k tout.

II entre dans la chambre de droite. Turlot se met i essuyer une table. On entend prosque aussitot le bruit d'un soul'tlet.

TURLOT.

On dirait une gifle!

DULCORE. II reparait en so tenant la joue, tres gai malgre cela.

Qu'est-ce que je vous disais?le numero 6 s'est figure que la communication importante... je vais la d6- Iromper maintenant, je vais la detromper.

II reatre a droite. Michu entre tres vivemont par lo fond.

SCENE VIII

MICHU, TURLOT.

MICHU.

Tout de suite... Turlot... la, sur cette table, quelque chose a manger, quelque chose a boire...

TURLOT.

Qu'est-ce qui vous arrive, mon Dieu?

MICHU.

Une pauvre enfant que nous avons trouvee dans la foret, une pauvre enfant qui n"a pas mange depuis vingt-quatre heures... Allez done... Turlot... allez done...

TURLOT.

J'y vas! j'y vas!...

II sort. Au moment ou il sort, parait la Cigale, a. la porto du fond, dans les bras de Marignan.

16 LA CIGALE.

SCENE IX

LA CIGALE, en saltimbanque, costume fane, eraill6,

rapiece; MARIGNAN, iMICHU; puis TURLOT.

MARIGNAN.

Venez, ma pauvre petite, n'ayez pas peur... appuyez- vous.

LA CIGALE, se laissant aller dans les bras de Marignan.

Ah!

MARIGNAN.

Vraiment... est-ce que vous ne pouvez pas mar- cher?

LA CIGALE.

Oh ! si... je pourrais bien encore, si je voulais... mais e'est que Qa me fait plaisir de me faire porter, c'cst que qa me fait plaisir...

MARIGNAN.

Pauvre petite!... tenez, asseyez-vous la. (ii la fait asseoir.

Entre Turlot apportant deux plats pour le dejeuner de la Cigale.)

Vite, Turlot, vite, mettez ga dcvant elle.

LA CIGALE, en cxtase dcvant les plats, pendant que Marignan, Michu et Turlot arrangent son couvert sur la table.

Tout Qa?... tout Qa?...

MICIIU.

Qui...

LA CIGALE.

Je vais pouvoir manger tout Qa?

Turlot prond dans le buffet un pain do quatro livres et I'apporte h Marignan, qui coupe un gros morceau pour la Cigale.

MICHU.

Oui.

ACTE PREMIER. 17

LA CI GALE, s'emparant du morceau de pain coupe par Marignan. Ah!...

MARIGNAN.

Mais pas trop vite, vous savez... vous vous feriez du mal... il ne faut pas...

LA CIGALE.

N'ayez pas peur... j'irai doucement, toutdoucement...

Pendant que la Cigalo devore, Marignan, Michu, Turlot sont autour d"elle at la rcgardent.

MICHU, apres un temps.

Drole de petite frimousse!

MARIGNAN.

Tres moderne... le nez surtout... as-tu etudie le nez?...

MICHU.

Le nez?...

MARIGNAN.

A la bonne heure! il n'est pas grec celui-la, il n'est

pas vieux jeu... (Xurlot apporte una bouteille.) Est-il assez

parisien! est-il assez moderne!... (A la Cigaie, voyant qu'eiie

s'etouffe et lui versant a Loire.) II faut boire, il faut boire

pour faire passer !

Turlot la regarde attentivement, Michu vient au milieu. LA CIGALE.

Merci I

TURLOT, a, Michu.

Je la reconnais...

MICHU.

Comment?

TURLOT.

Mais oui, je la reconnais... je I'ai vue, I'autre jour, a la fete de Melun, dans une baraque... Elle etait drole comme tout, et elle en faisait, des cabrioles!...

II sort par le fond.

14

LA CIGALE.

DULCORE.

Ce chenapan avail une fille... cette fille aurait aujour- d'hui dix-huit ans... on ne sail ce qu'elle est devenue.

TURLOT,

Oh!

DULCORE.

Certains indices ont fait croire qu'elle pouvait etre dans ce pays. Madame la baronne m'a ordonne d'y venir et d'essayer d'y retrouver la jeune personne, Cela vous suffit-il?

TURLOT.

Parfaitement... Comme qa, au moins, quand on m'interrogera, je pourrai repondre. (ii remonte de quLiiiues

pas, puis revenant a Dulcore.) Qu'CSt-CC quC jC vais VOUS

faire pour votre dejeuner?

DULCORE.

Qu'est-ce que vous avez ce matin?

TURLOT.

Aimez-vous le veau braise?

DULCORE.

Je ne peux pas le souffrir.

TURLOT.

Alors je ne vous en donnerai pas beaucoup... Vous ne m'en voulez pas de vous avoir demand^ cette expli- cation?

DULCORE.

Je vous en vcux d'autant moins que I'erreur que vous avez commisc est toule naturelle... Ces jeunes fillcs que jinterrogc... clles sont toutes comme vous : elles sc figurent que la communication importante est unc frimc. Tenez, le numero G qui est la, je suis sure qu'elle aussi va sc figurer...

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ACTE PREMIER.

15

■5.t3njoor-

nersoDne,

TURLOT.

Qu'est-ce que vous ferez si elle se figure?...

DULCORE.

Je la dctromperai, \oi\k tout.

11 entre daus la chambro de droite. Turlot so met i cssuyer une table. On entend prosque aussitot le bruit d'un soul'flet.

TURLOT.

On dirait une gifle!

DULCORE. II reparait en se tenant la joue, tres gai malgre cela.

Qu'est-ce que je vous disais?le numero 6 s'est figure que la communication importante... je vais la d6- Iromper maintenant, je vais la detromper.

II rentre a droite. Michu entro tres vivement par lo fond.

f

SCENE VIII MICHU, TURLOT.

, Vous

:rrtur que

MICHU.

Tout de suite... Turlot... la, sur cette table, quelque chose a manger, quelque chose a boire...

TURLOT.

Qu'est-ce qui vous arrive, mon Dieu?

MICHU.

Une pauvre enfant que nous avons trouvee dans la foret, une pauvre enfant qui n'a pas mange depuis vingt-quatre heures... Allez done... Turlot... allez done...

TURLOT.

J'y vas! j'y vas!...

II sort. Au moment oil il sort, parait la Cigale, a la porto du fond, dans les bras de Marisnan.

18 LA CIGALE.

SCENE X

LA CIGALE, MARIGNAN, MICHU.

MA RIG NAN, allant prendre une chaise au fond, pros de la porte.

Mais comment se fait-il que vous ayez quitte voire baraque et que nous vous ayons reti'ouvee dans la forct?

LA CIGALE.

Je vais vous raconter Qa...

MARIGNAN.

Buvez un peu, d'abord.

II lui verse h. boiro.

LA CIGALE.

Merci!

MARIGNAN.

Et puis, vous savcz, si §a vous fatigue de nous raconter votre histoire maintenant, vous nous ia raconterez plus tard, voila tout.

II s'assicd. LA CIGALE.

Oh! non, je ne demande pas micux que de vous la raconter tout de suite... seulement, il no faudra pas m'cn vouloir... j'irai doucement d'abord... bicn dou- cement.

MARIGNAN.

Oui, c'est cela, doucement, bicn doucement.

EUo commence son r6cit sans quitter la table, Marignan ct Michu se tenant b. c6t6 d'cUe et la servant.

LA CIGALE.

La cause do tout Qa, c'cst I'amour!... je n'aurnis pas 616 obligee de me sauver si mon directeur, M. Carcas-

ACTE PREMIER. 19

Sonne, premier physicien en tons genres, no s'etait pas avise de devenir amoureux de la Cigale...

MARIGNAN.

La Cigale?...

LA CIGALE.

C'est moi, la Cigale. C'est de moi que mon direc- teur 6lait devenu amoureux... Dans les commence- ments, ga n'etait pas tres clair... je pouvais douter... mais, un jour, j'ai etc obligee de lui casser une bou- teille sur la tete... et il ne m'a pas fait payer la bou- teille.

MICHU.

Oh!

LA CIGALE.

A partir de ce jour-1^, je fus fixee et je ne songeai plus qu'a me debarrasser de M. Carcassonne... Ce n'etait pas facile... Heureusement, il me vint une idee qui, dans le premier moment, me parut assez inge- nieuse.

MARIGNAN, lui versant a boire.

Voyons I'idee !

LA CIGALE.

II y avait dans la troupe un tres bel homme... Bibi... premier hercule en tons genres, un liomme superbe... II ne faisait pas la moindre attention a moi, celui-Ia, mais j'employai un true... En passant pres de lui, un soir, je dis : « Cristi!... c'est beau, un bel homme!... » et je le regardai... comme qa, vous voyez...

MICHU, s'asseyant a gauche.

Oui... oui, nous voyons... Elle est drdlette...

MARIGNAN.

Elle est moderne. .. on ne peut pas etre plus moderne...

20 LA CIGALE.

LA CIGALE.

La-dessus, Bibi devint amoureux de moi... oh! mais amoureux...et jaloux!... Si bien qu'un jour, mon direc- teur s'etant permis de me prendre par la taille, Bibi le prit, lui, par la peau du cou et I'envoya rouler a quinze pas et donner du nez contre la toile de la baraque... J'etais sauvce, quant a mon directeur, mais je n'avais pas songe a une chose, e'est que I'hercule restait...

MARIGNAN.

Bibi!...

LA CIGALE.

Et il etait d^chaine, Bibi!... Je fus obligee de lui casser une bouteille sur la tete, a lui aussi... Cette fois, mon directeur me fit payer la bouteille... mais son intervention se borna la... il n'osait pas me defendre, il se sentait trop faible... J'eus alors une seconde idde qui me parut completer la premiere de la fagon la plus heureuse... II y avait dans la troupe une espece de gringalet nomm6 Filoche, premier paillasse en tous genres... Ah! il faut etre juste, il a bien de I'esprit!... Lui non plus ne faisait pas attention a moi, il nc pen- sait qu'a boire... mais, un soir qu'il venait de dcbiter son boniment, je m'approchai et je lui dis : t C'est beau, les hommes d'esprit!... moi, si jamais je devais faire des betises, ce serait certainement avec un homme d'esprit. » Et je le regardai corame 5a... je vous ai deja montre...

MARIGNAN, riant, ainsi que Michu.

C'est egal, refaites-le... refaites-lc encore.

Ello refait son petit signe dc roeil ; rire gdndral. LA CIGALE.

Et voila mon imbecile d'homme d'esprit qui dcvient plus amoureux a lui tout seul que les deux aulres

ACTE PREMIER. 21

ensemble. C'est bien la-dessus que j'avais compte... A partir de ce moment-la, j'ai v6cu tranquille pendant six semaines... ils m'adoraient tons les trois... mais, quand Fun des petits voulait bouger, I'hercule le regar- dait de travers, et, quand I'hercule devenait trop tendre, les deux petits montraient les dents...

MARIGNAN.

Elle I'avait trouve, ma foi, el!e Favait trouve du pre- mier coup !

MICHU.

Qu'est-ce qu'elle avait trouve?

MARIGNAN.

Ce que FEurope cherche depuis si longtemps sans pouvoir y arriver... Fequilibre.

LA CIGALE.

II ne faut pas s'y tier, a Fequilibre... qa ne dure jamais bien longtemps!... Avant-hier,je m'aioergus que mes trois amoureux, au lieu de passer la journee a se disputer comme ils en avaient I'habitude, avaient Fair d'etre fort bien ensemble. Ils riaient, ils se parlaient tout bas, et, tout en se parlant tout bas, tout en riant, ils me regardaient... Alors, moi, je me dis : « Atten- tion, ma fille, faut prendre garde a ta vertu. » La journee se passe... nous donnons dix-sept representa- tions consecutives et j'ai un succes, un succes enorme... J'y mettais de la coquetterie, vous comprenez... espe- rant que ga les refacherait les uns contre les autres; mais pas du tout... ils continuaient a rire, a se parler bas et a me regarder.. Apres la dix-septieme repre- sentation... il etait onze heures et demie du soir... M. Carcassonne, notre directeur, nous dit : « En voila assez, nous allons souper... ■» Et nous nous mettons a souper... tous les quatre assis par terre derriere la baraque... La nuit etait superbe... au-dessus de nous

22 LA CIGALE.

les etoiles, et tout autour do nous une odeur de fri- ture... Ah! une belle nuit! oh! mais la, vrai, une belle nuit!... Achaque instant, pendant le soupcr, mondirec- teur mc versait du vin, et ga m'etonnait... parce qu'enfin il avait beau etre amoureux, mon directeur, il n'en avait pas moins des principes d'economie... Qa m'etonnait, mais je buvais tout de meme pour ne pas avoir I'air de me mefier, et, tout en buvant; je deve- nais gaie; mais, tout en devenant gaie, je me disais toujours : c Prends garde, ma fille... prends garde... » Et je prenais garde... Vers la fin du souper, mon direc- teur tire de son portefeuille trois morceaux de papier, me les donne et me dit : « Fais-nous le plaisir d'ecrire nos trois noms la-dessus... » Je ne comprends pas, moi, mais ga ne fait rien, j'ecris les trois noms... Bibi, Car- cassonne et Filoche... Quand j'ai ecrit les trois noms sur les trois morceaux de papier, on les plie, on les met dans le chapeau du paillasse, on me tend le cha- peau et on me dit de prendre un billet, au hasard... Je ne comprends toujours pas, mais ga ne fait rien, je prends un billet... au hasard... J'ouvre, je lis; sur ce billet il y avait le nom de Filoche. « Pas de chance ! » dit M. Carcassonne. « Cre nom! » dit rhcrculc. Et ils s'en vont tous les deux... Je reste seulc avec Filoche, et Filoche fait un pas vers moi en clignant de Toeil, les

mains en avant. (Elle s'assied sur un des bras du fautcuil.)

Alors, j'ai compris... ils m'avaient mise en loterie, les gueux... et c'est Filoche qui avait gagnei...

MAR I GN AN, vivement.

AUez done, allez done!

LA CIGALE, debout sur lo fautcuil.

Je ne fais ni une ni deux, je prends mon elan! (rHo

met le pied sur un des genoux do Marignan, passe en I'air dovant lui et, d'un bond, saute au milieu du theatre. Marignan et Michu

ACTE PREMIER. 23

se levent. Dans ce mouvement, la chaise de Marignan tombe

par terre, Michu la ramasse.) Je passe par-dessus la tete de Filoche en faisant le saut perilleux, je retombe dix pas plus loin et je me mets a courir... Filoche crie et court aprfes moi ; aux oris de Filoche, I'hercule et mon direcleur accourent... et se mettent, eux aussi, a me poursuivre... Ah! mes enfants, quelle cavalcade!... Je traverse en courant tout le champ de foire de Melun! je bouscule le decapite parlant, je renverse la som- nambule; d'un coup de tete, j'envoie promener le mon- treur de phoques, qui essayait de me barrer le pas- sage; j'enjambe la femme geante, celle pour laquelle on oITre dix mille francs a la personne qui pourra la rivaliser dans son ensemble!... Tous les monstres se mettent a hurler, les femmes piaillent, les hommes jurent, les chiens aboient. Et je cours, moi, je cours, jecoursl... ceux qui me poursuivent doiventetreloin... Tout a coup, j'entends que Ton galope a c6te de moi, que Ton va m'atteindre... je me retourne... c'etait le veau a deux tetes qui avait casse sa corde et qui mavait suivie... « Veux-tu t'en aller, vilaine bete!... » Mais il ne m'ecoute pas... je cours, il court aussi... mes jambes s'embarrassent dans quelque chose... c'etait le veau qui venait de laisser tomber I'une de ses tetes...

MARIGNAN.

La meilleure, peut-etre!

LA CIGALE.

Justement!... Je donne un coup de pied dedans, le veau court apres et m'abandonne... J'arrive dans la foret... j'etais seule, je n'entendais plus ricn... mon pauvre petit coeur sautait dans ma poitrine, il me sem- blait que j'allais tomber et rester la... mais Qa m'etait bien egal... J'etais sauvee!... Je n'avais plus devant moi

2i LA CIGALE.

cet horrible Filoche, I'oeil allume, les bras ouverts... brrr!... Je suis restee vingt-quatre heures dans la foret, n'osant pas me montrer, tant j'avais peur d'etre reprise... Tout a I'heure vous m'avez aper(^ue, j'ai voulu m'enfuir... mais, quand on n'a pas mange depuis vingt-qiiatre heures, on ne court pas aussi bien que lorsqu'on vient de souper... vous avez couru apres moi, vous m'avez rattrapee tout de suite, etvoila!...

Elle va tomber sur la chaise que Marignan a renvcrsee en se levant. Cette chaise a eto placee par Michu au milieu de la sc6ne.

M.VRIGNAN.

Et nous sommes bien contents de vous avoir ral- trap6e, vous entendcz, petite Cigale, nous sommes bien contents.

11 lui tend les deux mains.

L.\ CIG.VLE, toujours assise, et mettant ses deux mains dans les mains de Marignan.

Et moi aussi, je suis bien contente d'avoir etc rat- trapee par vous... vous entendez, monsieur... com- ment vous appelcz-vous?

MARIGNAN, quittant les mains do la Cigale.

Marignan, moi... Marignan. Lui, il s'appelle Michu.

LA CIGALE, riant. MICHU, vexe.

Michu? Oui... Michu.

MARIGNAN.

Lui Michu, et moi Marignan.

LA CIGALE.

Marignan.

Elle regarde Marignan dcs pieds i la tele et so mot ik rire. MARIGNAN.

Qu'est-ce que vous avez a rire?

ACTE PREMIER. 25

LA CIGALE, riant toujours.

Quelque chose que je me disais, a part moi, en vous regardant...

MARIGNAN.

Quoi done?

LA CIGALE, riant toujours.

Je n'ose pas.

MARIGNAN.

Dites, voyons...

LA CIGALE, meme jeu.

C'est que... Non, decidement je n'ose pas.

MARIGNAN.

Allons done!...

LA CIGALE.

Eh bien, c'est que vous auriez fait un bien beau sal-

timbanque. (Michu et Marignan eclatent de rire.) Voyons,

c'est pas tout Qa... vous avez 6te bien gentils pour moi... qu'est-ce que je m'en vais faire pour vous remercier?... Voulez-vous que je vous dise la bonne a venture?

MARIGNAN.

Si vous voulez.

LA CIGALE.

Donnez-moi votre main.

MARIGNAN, lui donnant la m?.in gauche.

Voila.

LA CIGALE examine la main, tape dedans, rogarde les phalanges des doigts, puis les lignes de la paume

Ah! mon Dieu!

MARIGNAN, inquiet.

Qu'est-ce qu'il y a?

III. 9

26 LA CIGALE.

LA CIGALE.

Voila ce que je craignais.

MARIGNAN, de plus en plus inquiot.

Qu'est-ce qiril y a, voyons, qu'est-ce qu'il y a?

LA CIGALE, etudiant la main de Marignan.

Vous avez une nature genercuse...

MARIGNAN.

Oui...

LA CIGALE.

Votre caractere est noble...

MARIGXAN.

Oui...

LA CIGALE.

Votre ume est belle...

MARIGNAN.

Oui...

LA CIGALE.

Et vous aimez?...

MARIGNAN.

Oui... j'aime Adelc... unc blonde.

LA CIGALE.

Elle est blonde... j"allais Ic dire... (En riant.) Eh bicn, cette personne...

MARIGNAN, tres scrieusement.

Cetle personne?...

LA CIGALE, voyant son air sericux et laissant rctomber sa main.

Ricn... c'est des betiscs, la bonne aventure... etes- vous bctc de croire a ^a!...

MARIG.NAN, tcndant la main et vraiment inquict.

Cependant, puisque vous avez commence...

ACTE PREiMIER. 27

LA CIGALE.

Rien, je vous dis, il n'y a rien. (Bas, a Michu.) Je ne peux vraiment pas lui faire part de ce que j'ai vu... Cettc femme... cette femme... cette femme qu'il adore...

MICHU.

Eh bien?...

LA CIGALE.

Eh bien, clle le trompc...

MICHU, souriant.

Vous croyez?...

LA CIGALE.

Elle le trompe avec un singe.

MICHU, vexe.

Vous croyez?

II remonte vers le fond. LA CIGALE.

J'en suis sure.

La petite porta de droite s'ouvre doucement, parait Dulcore. Marignan va s'asseoir a la table de gauche. La Cigale tire un vieux jeu de cartes de sa poche et Stale des cartes sur la table devant Marignan.

SCENE XI

Les Memes, DULCORE; puis TURLOT.

DULCORE.

Monsieur Taubergiste!... (saiuant.) Madame, mes- sieurs, je vous demande pardon, cst-ce que vous n'au- riez pas apergu monsieur I'aubergiste?

TURLOT, entrant par la porte de gauche.

Qu'est-ce qu'il y a?

28 LA CIGALE.

DULCORE.

Jai fini avec le numero 6, monsieur Taubergiste, et je vous serais oblige de m'amener le numcro 7.

TURLOT.

Je vais vous le chercher.

II disparaSt. Pendant ces dernieres repliques, la paysanne niimero 6 est sortie de la chambre de droite.

MICHU, regardant la paysanne.

Elle est assez grecque, celle-la, he! (A Marignan.) Qu'est-ce que tu en dis?...

II prend la taille de la paysanne, celle-ci lui envoio un soufflet qui manque de le faire tomber et elle s'en va.

MARIGNAN, riant.

Elle est assez grecque!

DULCORE, k Michu encore etourdi du soufflet qu'il a recu.

II ne faut pas en vouloir a mademoiselle... made- moiselle vient d'eprouver une deception. Elle croyait pouvoir faire I'affaire et 11 s'est trouve qu'elle ne pou- vait pas!... II ne faut pas lui en vouloir.

Entre Turlot, amcnant une nouvelle paysanne. lis viennent du fond. TURLOT.

La voila... je ne savais pas ce qu'elle 6tait devcnue. Dcs saltimbanques viennent d'cntrer dans la cour... et alors toutes vos demoiselles se sont pr6cipitecs...

LA CIGALE.

Des saltimbanques!... (Elle traverse la scene en courant,

saute sur un tabouret, de ce tabouret sur le buffet, met le pied sur

une bouteille, et, de la, se tenant en equilibre, regarde par la petite

lucarne placee au-dessus du buffet.) C'est bicn eux! Bibi, Car-

cassonne et Filochel... lis me cherchent. (Eiio saute i bas

d'un seul bond, bouscule Marignan et Michu.) Ne leur dites paS

queje suis ici... Si vous leur disiez que je suis ici, je serais perdue.

Ello sort par Tescalior de gauche; Marignan la suit un pou et resto sur les marches, Michu gagne la gauche.

AGTE PREMIER. 29

DULCORE, a, la nouvelle paysanne, qui a regarde tout ccia avcc stupdfaction.

Vous etes surprise, mademoiselle?

LA PAYSANNE.

Oui, monsieur,

DULCORE.

Eh bien, ce que vous venez de voir n'est rien du tout a cote de ce que je vais vous raconter. Ayez la boiite d'entrer la, mademoiselle le numero 7, ayez la bonte d'entrer la.

II entro dans la chambro do droito avec la paysanne. Parait au fond Carcassonne.

SCENE XII

MARIGNAN, MICHU, TURLOT, CARCASSONNE, RIRI, FILOCHE.

CARCASSONNE, entrant le premier et venant frapper sur la table do droite.

A la boutique!... Trois caf^s, s'il vous plait.

TURLOT.

On va vous les servir, vos trois cafes...

II sort. Micliu et Marignan vont s'asseoir k la table de gauche. CARCASSONNE, a Marignan et a Michu.

Voire serviteur, messieurs. (Aiiant au fond.) Eh bien, monsieur Bibi, que faites-vous la? vous n'entrez pas?

BIBI, entrant avec un grognement et passant devant Carcassonne pour aller s'asseoir a la table do droito.

Hum!

CARCASSONNE.

Cela suffit, Ton ne vous en demande pas davantage. Et M. Filoche, ou done cst-il?

2.

30 LA CIGALE.

FILOCHE.

Voila, patron, voila.

11 va s'asseoir a droite, pres Jc Bibi. CARCASSONNE.

Toujours en retard!

FILOCHE.

Faut pas m'en vouloir... je viens de rencontrer Ik un de mes anciens camarades de lEcole des Charles.

CARCASSONNE.

Qu'est-ce qu'il fait, a present?

FILOCHE, en s'asseyant.

II est retapeur de peaux de lapin en chambre...

CARCASSONNE. Jolie profession ! (Rentrc Xurlot apportant les trois cafes.)

Laissons Ik ces balivernes... nous sommes ici pour

nous OCCUper de Choses SerieUSeS. (Tout en prenant son cafe, il parle bas a Filoche et a, Bibi, puis il se leve et se presente lui-

mcme a Marignan et a Michu.) M. Carcassonne, premier phy- sicien en tous genres, directeur de la troupe connue SOUS le nom de « Troupe de M. Carcassonne »!.., La, maintenant que les presentations sont faites, vous me permettrez, messieurs, dc vous dcmander un rensei- gnement : vous n'auriez pas aperQu par ici une jeune artiste?

MARIGNAN, sans se lover, roulant une cigarette.

Une jeune artiste?...

CARCASSONNE.

Oui, une jeune artiste, une jeune acrobate, seize a dix-huit ans... visage ovale et rempli d'agrcmcnt. Ellc r6pond au nom de la Cigale et se prom^ne vetue dun costume encore somptuoux.

MARIGNAN, do mSme.

Non, nous n'avons pas vu...

AGTE PREMIER. 31

CARCASSONNE. Vor.S etes bien SUrs?... (Mouvement de Marignan.) VOUS

espt'cialemcnt , monsieur I'aubergiste, vous etes bien sur de ne pas avoir vu...?

TURLOT.

Je n'ai rien vu du tout...

II sort par la gauche.

CARCASSONNE, apres un nouveau petit conciliabule avec ses acolytes.

Cast facheux, vraiment, c'est tres facheux! Je donne- rais beaucoup pour la retrouver... car il faut vous dire, messieurs, qu'en se sauvant de chez moi, elle m'a derobe un objet de grande valeur.

MICHU.

Quel objet?

CARCASSONNE.

Une cuiller, messieurs, une cuiller d'argent, pi6ce rare et curieuse a laquelle je tenais especialement... elle faisait partie de ma vieillc argenterie... de mon argen- terie de famille.

Avant memo qu'il ait fini la phrase, la Cigale a sautd Ics trois mar- ches do I'oscalior et vicnt se jeter furieuse, menacante, entro Marignan et Carcassonne.

SCENE XIII

Les Memes, la cigale.

la cigale. Repetez Qa, un peu!... repetez qb, un peu, que je suis une voleuse!... repetez Qa, un peu!...

Elle saisit la bouteille qui est rostee sur la table et veut assommer Carcassonne.

32 LA GIGALE.

MARIGNAN, rarrctant et lui prenant le bras.

Hela!...

CARCASSONNE.

Eh non, c'etait une farce!...

LA CIGALE.

Une farce!...

Elle veut encore frapper Carcassonne.

MARIGNAN, la retenant et lui retirant la bouteille dos mains.

Hela!

CARCASSONNE.

Je savais qu'il n'y en pas une comme toi pour avoir du coeur.

LA CIGALE, k Carcassonne.

Grand brigand!

CARCASSONNE.

Alors, je me suis dit que, si tu etais cachee quelque part, le plus sur moyen de te forcer k te montrer etait de...

LA CIGALE.

La vieille argenterie de monsieur!... savieille argen- terie de famille!...

CARCASSONNE, se levant.

C'etait une farce, je le repute. . Et elle n'etait pas si mauvaise, la farce, puisqu'elle a reussi. Te xo'ilk retrouvee, nous n'avons plus qu'i nous en aller tous les qualre.

LA CIGALE.

M'en aller avec vous?...

CARCASSONNE.

Sans doute!...

LA CIGALE.

Non... non... quant ix ^a! je ne vcux pas! (A Marignan

AGTE PREMIER. 33

et k Michu.) VoLis me dcfendrez, n'est-ce pas?... vous ne me laisserez pas emmener?

MARIGNAN, la faisant passer a gauche.

N'ayez pas peur, petite Cigale...

CARCASSONNE.

Ah! ah! monsieur s'oppose?...

MARIGNAN.

Comme vous voyez.

BIB I, rejotant violemmont Filoche do cote et voulant so precipiter sur Marignan.

Hum!...

MARIGNAN, a Bibi.

Vous dites?

Carcassonne et Filoche contiennent i grand'peine Bibi. CARCASSONNE.

Doucement, monsieur Bibi, doucement... avant de proposer a monsieur d'accepter un caleQon, il y a d'autres moyens a employer. Monsieur me parait etre un homme assez raisonnable, et je suis bien siar qu'il changera d'avis des qu'il aura jete les yeux sur ce papier...

II tire d'un vieux portefeuille un papier jauni et le donne k Marignan.

MARIGNAN.

Qu'est-ce que c'est que ga?

CARCASSONNE.

Lisez, je vous en prie.

II se rassiod. MARIGNAN, lisant.

Engagement: Le nomme Marguerite dit Caoutchouc, pre- mier didoque en tons genres, s'engage a exdcuter tous ses exercices de dislocation, y compris celui qui consiste a mettre sa tete a un metre cinquante du reste de sa per- sonne...

34 LA CIGALE.

CARCASSONNE, se levant et reprenant I'engagement a Marignan.

Ce n'est pas ga... je me suis trompe... La Cigale?

VoyonS done... VOyonS done... (ll cherche dans son portc- feuille et donne un autre papier h. Marignan.) Ah! voila... tenCZ,

monsieur.

MARIGNAN, lisant.

Entre les soiissigtics, mo7isicur Carcassonne, dirccteur, demeurant tantoi dans itn endroit, tantot dans un autre, et la demoiselle Cigale, merne adresse, it a etearrHe et convenu ce qui suit... La demoiselle Cigale declare s'engager dans la troupe de monsieur Carcassonne en qualite de premiere- emporte-piece en tous genres : sauteuse, equilibriste, disease de chansonncttes, etc. La demoiselle Cigale fera partie de la troupe jusqiC au 2o octobre 1878. '

CARCASSONNE.

Vous eomprencz... Je compte sur elle pour faire mon Exposition... vous eomprenez...

LA CIGALE, passant k Carcassonne.

Qu'est-ce que cela prouve?

CARCASSONNE.

Comment! ee que ga prouve?... Qa prouve que jus- qu'au 25 octobre vous etes obligee...

LA CIGALE.

Allons done !... il y a quelque ehose qui est au-dessus de tous les engagements du monde...

CARCASSONNE.

Quoi done? L'honneur! L'honneur!!

LA CIGALE. CARCASSONNE.

ACTE PREMIER. 35

LA CIGALE.

Oui, I'honneur!!! C'est pour garder le mien que jc

me SUis sauvee. (Voyant les regards des trois saltimbanques

fixes avidement sur eiie.) Et j'ai bieii fait de me sauver!.., Tenez, les voyez-vous, tons les trois, les voyez-vous?

CARCASSONNE.

Des betises, toutga!... Ihonneur consiste a respecter SOS engagements... Voila le votre, d'engagement... Je vous en prie, monsieur, article 5... voyez, monsieur, voyez Tarticle 5.

MARIGNAN, lisant.

Le present engagement ne poiirra ^tre rompii par made- moiselle Cigale qu'en payant iin dedit de...

LA CIGALE, I'interrompant.

Y a-t-il sur son papier qu'un directeur a le droit de mettre sa pensionnaire en loterie?... y a-t-il qa, dites?

MARIGNAN.

Non, il n'y a pas qa.

LA CIGALE.

Et VOUS m'y avez mise, en loterie, vous m'y avez mise... il me semble qu'en voila, un cas de rupture... et un fameux !

CARCASSONNE.

Cela est-il stipule?

LA CIGALE, furieuse.

Oh!

CARCASSONNE.

J'en appelle a vous, messieurs, qui me paraissez etre, chacun dans votre genre, des esprits exception- nellement remarquables. Cela est-il stipule?

36 LA CIGALE.

MARIGNAN.

Non,mais il est dit que mademoiselle peutetre libre en payant un dedit do trois cents francs...

FILOCIIE.

Trois cents francs ! ! !

LA CIGALE.

II savait bien ce qu'il faisait, le brigand, il savait bien ce qu'il faisait en mettant une pareille somme!

MARIGNAN.

Eh bien, les voici, vos trois cents francs.

FILOCHE, ebahi.

Oh!

CARCASSONNE, etonn6.

Pas possible!...

MARIGNAN.

Les voici, prenez-Ies.

LA CIGALE.

Par exemplei... je ne veux pas...

MARIGNAN.

Laissez done, ce n'est rien... (a Carcassonne.) Prencz-lcs, je vous dis.

Carcassonne prcnd I'argcnt.

LA CIGALE, aflfolee, pleurant do joie, baisant les mains de Marignan.

Oh! c"esl trop, Qa, c'est trop!

MARIGNAN.

Petite Cigale !

Un silence. tchangc dc regards entro Carcassonne, Filoche ct IJilii.

C A R C A S S 0 N N E , :\ la Cigale.

A la bonne heure!... mais quand, demain, une foule idolatre envahira noire cspcctaclc, quand messieurs

ACTE PREMIER. 37

les c^pectateiirs et mcsdames leurs epouses se feront Ihonneur de nous demander ce que la Cigale est devenue, sais-tu ce que nous leur r6pondrons, dis, le sais-tu?

LA CIGALE.

Non, je ne sais pas.

CARCASSONNE.

Nous leur repondrons que la Cigale n'avait pas Fame d'une vraye artiste et qu'elle nous a quittes pour suivre un gommeux.

MARIGNAN.

Mais pas du tout... vous vous trompez!...

CARCASSONNE.

Nous leur repondrons qu'a la corde raide dela vertu la Cigale a prefere le tremplin du deshonneur. Venez, monsieur Filoche... venez, monsieur Bibi, nous n'avons

plus rien a faire ici. (Bibi sort le premier, puis Filoche. Car- cassonne, en s'en allant, dit a Marignan.) Le tremplin du

deslionneur!...

II sort.

SCENE XIV LA CIGALE, MARIGNAN, MICHU.

MARIGNAN, suivant Carcassonne.

Mais pas du tout, pas du tout!... vous etes dans Terreur... (Revenant a la Cigale.) II est daus I'erreur, je vous assure... je n'ai jamais songe...

LA CIGALE.

Ah!

MARIGNAN,

Le tremplin du deshonneur!... a-t-on jamais vu?... il III. 3

38 LA CIGALE.

n'y a pas de tremplin la dedans... demandez k Michu... Ce que j'cn ai fait, g'a dte par...

LA CIGALE.

Q'a ete par bonte?...

MARIGNAN.

Oui, par bont6, par pure bonte. Je I'ai fait pour vous obliger, pas pour autre chose, croyez-le bien..

LA CIGALE.

Qui, je vous crois !...

MARIGNAN.

Pas pour autre chose...

LA CIGALE.

Je vous dis que je vous crois... ce n'est pas la peine de tant le repeter.

TURLOT, entrant.

Voila la voiture... monsieur Marignan.

MARIGNAN remontant un pcu.

Est-ce qu'il est Fhcurc?...

La Cigalc passe a droito. TURLOT.

Mais oui, monsieur Marignan... mais oui.

II sort.

MARIGNAN.

En route, alors! allons chercher Adele... cette chere Adele...

LA CIGALE, entre ses dents.

La blonde!...

MARIGNAN.

Eh bien, Michu, tu nc viens pas?

M 1 C 11 U .

Est-il bien nccessaire que moi?...

ACTE PREMIER. 39

MARIGNAN, venant a Michu.

Certainement, certainement. .. ga fera plaisir k Ad61e...

MICHU.

Ah! si tu crois que ga lui fera plaisir...

lis remontent. LA CI GALE, entre ses dents, en designant Michu.

Le singe!...

MARIGNAN, revenant a la Gigale.

Et vous, petite Cigale, qu'est-ce que vous allez devenir?

LA CIGALE.

Ne vous inquietez pas de moi, je trouverai un autre engagement.

MARIGNAN.

Soit! mais, en attendant que cet autre engagement soit trouve, faites-moi le plaisir d'accepter...

11 veut lui mettrc daus la main un billet de cent francs. LA CIGALE, tres vivement.

Non, non, je ne veux pas.

MARIGNAN.

H6?

LA CIGALE, s'eloignant.

Je ne veux pas, je vous dis, je ne veux pas.

MARIGNAN.

He la!...

LA CIGALE, se calmant et revenant a Marignan, qui a toujours lo billet dans la main.

Non, j'ai tort, e'est de la mauvaise fierte... j'accepte... et je vous remercie...

EUe prend le billet. MARIGNAN.

A la bonne heure!... Et si nous ne devons plus nous revoir, bonne chance, petite Cigale... bonne chance!

40 LA CIGALE.

LA CIGALE, tros emue.

Je voas remercie.

MARIGNAN, un peu gagne par Temotion do la Cigala.

Allons done... voyons... qu'est-ce que c'est?...

LA CIGALE, de plus en plus emue.

Je vous remercie... je vous remercie...

MARIGNAN, a part.

Pauvre petite!... (AMichu.) En route, Micliu.

II sort par lo fond. M I C H U . Oui, je viens... (Revenant et has i la Cigale.) AttendcZ-moi. LA CIGALE.

Plait-il?

MICIIU.

Attendez-moi, et, si vous etes gcntille... si vous etcs bien gentille, je vous donnerai une Icttre de rccom- mandation pour le cirque Fernando...

II sort; on entcnd au dehors la voix do Marignan. MARIGNAN, dans la coulisse.

Allons, Michu, nous allons etre en retard... Ou est le fouet?... oil est-il, le fouet?... la... c'est bien... lachez tout maintenant... hop \h... hop!...

La Cigale est sculc en scene, appuyeo contrc la table dc droite. Ellc ccouto. Le bruit dcs grelots du choval so pcrd dans lo lointain.

SCENE XV

LA CIGALE. II est parti... et je reste la, moi, je rcste la. (En

essayant de contenir scs sanglots.) Et c'cst maintenant que jc

les comprcnds, ces paroles que me disait, un soir, la femme gcante... celle pour laquelle on offre dix mille

ACTE PREMIER. 41

francs ii la personnc qui pourra la rivaliser... « Toi aussi, me disait-elle, toi aussi tu seras amoureuse... (En san- giotant tout i fait.) et tu verras comme c'est embetant!... » Elie aimait un nain, elle, un affreux petit nain; moi, au nioins, j'aime un bel homme... il ne m'aime pas, il adore Adcle... son Adele!... Oh! mais c'est impossible, 5a ne peut pas durer, cet amour-la... voyons done,

VOyonS done... (Elle prend des cartes, vient tomber a genoux dcvant un tabouret et etale ses cartes sur ce tabouret.) Qu'est-ce

que je disais?... qa ne durera pas. II s'apercevra qu'elle Ic trompe...il cessera de I'aimer... et il en aimera una autre. (.\vec agitation.) Et qui est-elle, cette autre, qui est^

elle"?... (Elle ctale de nouvelles cartes, les regarde... puis, avee

douieur.) Une demoiselle du plus grand monde... qui lui aura jete quelque chose a la tete... Une demoiselle du plus grand monde... ce n'est pas moi... (En repre- nant ses cartes.) Allons, ce que j'ai de mieux a faire, c'est d'essayer de me debarrasser de nion amour... ce ne sera peut-etre pas facile, mais avee le temps... aujour- d'hui j'en oublierai un peu, demain encore un peu... apres-demain la meme chose... jusqu'a ce qu'il n'en reste plus rien... plus rien du tout... et alors... (Duicore

sort de sa chambre avee la paysanne.) En attendant, il faut

prendre un parti... Ah bah! je m'en vais retourner dans mon ancienne troupe, chez la mere Gendarme.

Pendant co temps, Duicore a reconduit la paysanne ; elle sort par la portc du fond au moment ou la Cigale prononce ces mots : u la mere Gendarme I »

SCENE XVI

LA CIGALE, DULCORE.

DULCORE, redescendant avecles signes de laplus violente emotion.

La mere Gendarme!... Je ne me trompe pas, vous venez bien de prononcer le nom de la mere Gendarme?

42 LA CIGALE.

LA CIGALE.

Oui...

DULCORE.

Ah! mon Dieu!... Est-ce qu'apres tant d'efforts je serais enfin sur le point d'arriver?... Vous avez bien dit : « la mere Gendarme >?

LA CIGALE.

Oui !

DULCORE.

Elle dirigeait une troupe de saltimbanques?

LA CIGALE.

Oui.

DULCORE.

Et vous avez, vous, fait partie de cette troupe?

LA CIGALE.

Oui.

DULCORE.

A quelle epoque?... No repondez pas trop vite... Si votrc reponse n'allait pas concorder, cc serait a s'arra- cher... A quelle 6poque?... repondez... (D'une voix faibie,

comme sil allait so trouvcr mal.) Xon, ne rcpondez paS...

II s"appuic sur la table.

LA CIGALE.

Eh bien! voyons, eh bien!...

DULCORE.

Quelques goultes d'eau, je vous en prie... (La Cigaio

court prendre un verre d'eau sur le buffet.) Jetez-moi quclques gouttes d'eau sur la figure. (AprSs que la Clgalelul a jete de

I'eau a la figure.) Rt'pondcz, maintcuant... A quelle Epoque avez-vous fait partie?...

LA CIGALE.

U y a si.x mois...

ACTE PREMIER. 43

DULCORE.

II y a six mois!... C'est ga, c'est Qa meme... Vous avez bien dit : « il y a six mois » ?...

LA CI GALE.

Oui.

DULCORE.

Et depuis quel age?... Mon Dieu! donnez-moi la force... Depuis quel age etes-vous acrobate?

LA CIGALE.

Mais je crois bien que je I'ai toujours ete...

DULCORE.

Toujours?

LA CIGALE,

Toujours.

DULCORE, avec desespoir.

Qn ne va pas.

LA CIGALE.

Qa ne va pas...

Elle se prepare & lui jcter encore de Teau 4 la figure. DULCORE.

Non, non... ce n'est pas ga... Je veux dire : ga ne va plus... Reflechissez... reflechissez...

LA CIGALE.

J'ai beau r^fl^chir, il me semble bien que...

DULCORE.

Reflechissez encore... Je ne veux pas, moi, que vous Fayez toujours ete... je ne veux pas...

LA CIGALE, se dormant du bout des doigts une petite tape sur lo front.

Attendez done!...

DULCORE.

La... Ou'est-ce que je vous disais?...

44 LA CIGALE.

LA CIGALE.

Vous savez... il vous passe par la tete dcs choses... on se demande quelquefois si, par hasard, ce ne seraient pas des souvenirs...

DULCORE.

II faut que ga en soil!... Nous n'aurions plus qu'a nous jcter a Teau lous les deux, si qa n'en etait pas! Continuez...

LA CIGALE.

Eh bien, il y a des moments ou il me semble que je me rappelle... J'etais toute petite alors... toute petite, toute petite.

DULCORE.

Qu"esl-ce que vous vous rappelez?... Dites...

LA CIGALE.

Dcs poules, des canards...

DULCORE.

Une ferme !

LA CIGALE.

Oui, une ferme.

DULCORE.

C'est bien Qa, c'cst bien qa...

LA CIC.ALE.

Et puis, de temps h autre, de grands chiens qui aboient, des cavaliers qui passent ventre a terrc, le son du cor...

DULCORE.

La chasse!

LA CIGALE.

Oui...

DULCORE.

C'est bien qa... Le Poitou, pays des chasseurs... Une ferme dans le Poitou!... C'est bien qa... c'cst bien qa...

ACTE PREMIER. 45

Encore un renseignement, le dernier, le plus impor- tant de tons... Mais je ne peux plus parler... je nepeux plus...

La force lui manque : la Cigale le fait asseoir. II remue les levres sans prononcer aucun mot.

LA CIGALE.

Quoi?

DULCORE.

Je ne peux plus, je vous dis!...

La Cigale met son oreille tout pr6s des I6vres de Dulcorfi : celui-ci lui paric tout has ; la Cigalo sourit ; Dulcore continue do lui parler bas.

LA CIGALE, baissant un peu I'une des epaulettes de son corsage ct montrant a Dulcore un signc qu'elle a sur I'epaule.

Oui, la, sur I'epaule... Vous pouvez le voir.

DULCORE.

C'est elle... il n'y a plus a en douter, e'estbien elle... j'ai relrouve la jeune fille !...

LA CIGALE.

La jeune fille?...

DULCORE.

C'est vous, la jeune fille, c'est vous...

LA CIGALE.

Je ne serais done pas?..,

DULCORE.

Une bohdmienne... Certainement non, vous n'etes pas une bohemienne...

LA CIGALE.

Que suis-je?

DULCORE.

Une demoiselle... une demoiselle du monde...

LA CIGALE.

Du plus grand?

3.

46 LA CIGALE.

DUI.CORE.

Oui...

LA CIGALE.

Ah ! !.., Mais alors, ce que les cartes annongaient tout a riieure...

DULCORE, etonne.

Les cartes?...

LA CIGALE.

C'est vrai, vous ne pouvez pas me coniprendre... niais je me comprends, moi, je me comprcnds, et ga me suffit...

Bruit d'une querelle dans la coulisse. On entcnJ les voix de Marignan, de Micliu, d'Ad61e et de Turlot.

DULCORE, allantvoir au fond.

(Ju'est-ce que c'est que ga?... une dispute?... On vient.

(Allant ouvrir la porto de droite.) Entrons la... LA CIGALE.

Pourquoi faire?

DULCORE.

Quelques instructions a vous donner...

LA CIGALE.

Du plus grand monde!... Je suis une demoiselle du plus grand monde!... Eh bien, mais... je puis I'aimer, alors... rien ne m'empechc de I'aimer!... Je I'aime... je I'aime!

DULCORE.

Mademoiselle!... mademoiselle!

LA CIGALE, changeant de ton.

Voil&... monsieur... voila...

Elle fait k Dulcor6 une reverence do danscuse de cordc, ct sort, moiti6 courant, moitie bondissant, k la facon d'une dcuyorc do cirque qui, SOS cxerciccs terminds, s'esquive rapidcmont de rarOno. Des que la Cigalc est sortie, parait au fond Marignan furieu.\; il ani6ne Adclc, la fait entrcr en sc6ne, puis veut so prdcipiter au dehors. 11 est arreto par Turlot ct par Michu.

ACTE PREMIER. 47

SCENE XVII MARIGNAN, ADELE, MICHU, TURLOT.

TURLOT.

Voyons, monsieur Marignan, voyons...

MARIGNAN.

Je ne tolererai pas, je vous dis... Je ne tolererai pas qu'on soil insolent avec Adele...

Adele, qui parait horriblement agacee, va s'asseoir k gauche pres de la table.

MICHU.

Qui est-ce qui a ete insolent?

MARIGNAN.

Ce monsieur... tu ne I'as pas vu... II s'est permis de regarder Adele d'une manicre... Je lui casserai les reins, a ce monsieur!

TURLOT.

Voyons, monsieur Marignan, voyons...

MARIGNAN.

Oui, je les lui casserai, et pas plus tard que tout de suite encore, et pas plus tard que tout de suite!...

II so debarrasse de Turlot ct sort. TURLOT, courant apres lui.

Eh bien!... eh bien!...

II sort.

SCENE XVIII ADELE, MICHU.

MICHU, voulant suivro Marignan.

Attends, je vais avec toi...

48 LA CIGALE.

ADELE.

Ou vas-tu?

MICHU.

Mais... puisqu'on va se cogner... je vais...

ADELE.

Reste ici.

MICHU.

Ce n'est pas genlil, ce que vous me faites faire Ici...

ADELE.

Reste ici... je le veux...

EUe se I6ve et vient k Michu. MICHU.

Ah!

ADELE, tendrement.

Michu...

MICHU.

Adele...

ADELE.

II m'ennuie, ce Marignan, avec sa manie de me faire respecter... II m'ennuie, tandis que toi...

MICHU.

Tandis que moi?

ADELE.

Je t'aime, toi... tu le sais bien, que je t'aimel..,

MICHU.

Oui.

APELE.

Elloi?

MICHU.

Moi aussi...

ADELE.

Michu...

AGTE PREMIER. 49

MICHU. Adele...

Moment d'extase. Entre la Cigale ; elle regarde et elle ecoute. ADELE.

C'est pour toi que je suis venue... ce n'est pas pour lui... tu entends, c'est pour toi... je t'adore!...

LA CIGALE, laissant eclater un petit rire aigu.

Hi... hi...

ADELE, regardant la Cigale.

Qu'est-ce que c'est que ca?

Dulcor6 entre par la droite. Entrant par le fond Marignan et Turlot.

SCENE XIX

Les Memes, DULGORE, MARIGNAN, TURLOT, puis GARGASSONNE, FILOGHE et BIBI.

MARIGNAN.

Jelui aidonneunbon coup depoing, tout dc meme!... (a Turlot.) N'est-ce pas que je lui ai donne un bon coup de poing, a ce monsieur?... Quand je dis : « a ce mon- sieur », je ne sais pas au juste si c'etait le meme, mais 5a ne fait rien, je lui ai donne un bon... Tiens, vous etes encore la, petite Gigale?...

LA CIGALE, avec importance.

Pas pour longtemps... je pars... Avez-vous une voi- ture, monsieur I'aubergiste?

TURLOT, etonne.

Une voiture?

LA CIGALE.

Mais oui, une voiture...

TURLOT.

J'ai justement celle qui vient de ramener...

50 LA CIGALE.

LA CIGALE.

Jc la prends... mes moyens me permettent de la prendre... (A Duicore.) N'est-ce pas, monsieur?

DULCORE, s'inclinant.

Oui, mademoiselle.

LA CIGALE, a Marignan.

Je pars... mais, avant de partir... (Eiie prend des billets

de banque dans lo portefeuille de Duicore.) Tenez, voici leS

Irois cents francs que vous avez donnes pour mon dedit... et puis ce que vous avez ajoute... Ohin'ayez pas peur... je peux vous rendre tout Qa sans Mre genee... n'est-ce pas, monsieur?

DULCORE.

Oui... mademoiselle.

MARIGNAN, tres 6tonn6.

Mais que vous cst-il done arrive?

LA CIGALE.

Vous saurez ga plus tard... car nous nous reverrons... oui, nous nous reverrons, j'en suis sure... Mais il faut d'abord... il faut d'abord qu'il se passe un tas de

Choses... il faut que vous d6cOUVrieZ... (Regardant Adele

et Michu.) ce que vous decouvrirez t6t ou tard... Et puis il faut que je vous jette quelque chose k la tctc... tout qa ne pent pas se faire en un jour.

MARIGNAN.

Elle est folle...

LA CIGALE.

Croyez-vous?... Jc suis bien sure que non, moi, je suis bien sure que non... Au rcvoir, monsieur Mari- gnan, au rcvoir... (Xendremont.) Au revoir... (A Dulcoro.)

ACTE PREMIER. 51

Allons, monsieur, allons!... (Au moment oii elleva sortir, elle rencontre sur le seuil do la porte Carcassonne, Bibi et Filoche.) Ah!

ah! vous voila, vous autres!...

CARCASSONNE.

Oui, nous voila. Nous voyons ce que tu veux, la Cigala... plus d'engagement, n'est-ce pas?... tu veux ctre payee au cachet?

LA CIGALE.

Qu'est-ce que c'est? banquistes!!... apprenez que je n'ai plus rien de commun avec vous... Je vous quitte, mais je tiens a vous montrer que je n'ai pas de ran- cune... voila vingt francs, faites-moi un groupe...

CARCASSONNE.

Ah Qa! mais...

LA CIGALE, avec autorite.

Pas d'explication! faites-moi un groupe : Hercule hesi- tant entre la Vertu et la Volupte... (A Marignan.) Vous allez voir comme c'est beau... (Aux saitimbanques.) Eh bien!

CARCASSONNE, tapant trois fois dans ses mains.

Allons, messieurs, au travail!...

Bibi et Filoche jettent leurs chapeaux par terre, otent les paletots rapes qu'ils portent par-dessus leurs costumes d'hercule et de pitre. Les trois saitimbanques forment un groupe : Carcassonne, un bras tendu vers la droite; Filoche, un bras tendu vers la gauche; Bibi, les deux mains en avant, regarde fixement Adele avec im sourire.

LA CIGALE.

A la bonne heure I . .. N'est-ce pas que c'est beau ? (a Mari- gnan.) N'est-ce pas, monsieur, que c'est beau? (Mais Mari- gnan ne I'ecoute pas; le regard et le sourire de I'horcule, obstinement fixes sur Adcle, commencent a irriter Marignan. A part, entre ses

dents.) Ah! oui... la blonde!... (Haut, a Duicore.) Allons, monsieur, partons... monsieur...

DULCORE.

Je suis aux ordres de mademoiselle...

La Cigale et Duicore sortent par la porte du fond.

52 LA CIGALE

MARIGNAN, dclatant et voulant sauter sur Bibi.

Et puis vous savez, vous!... si vous regardez Ad^le comme qa... vous aurez affaire k moi!... jamais je ne tolererai qu'on soil insolent avec Adele... (Carcassonne et

Filocho contiennent Bibi qui veut se jeter sur Marignan ; Michu et Turlot maintiennent Marignan qui continue k rep6ter ;) Jamais je

ne le tolererai... jamais... jamais!

ACTE DEUXIEME

Dans un chiteau sur les bords de la Marno, aux environs de Paris. Un salon. Au fond, grande fenetre ouvrant do plain-pied sur une terrasse. Cette terrasse est bordee par une balustrade surmontee de colonnettcs qui supportont une grande banne. La riviere passe au pied de la terrasse. Au loin, de I'autre c6t6 de la riviere, on aper- Coit des cotcaux. Portes A droite et a. gauche. Table au milieu, canape a gauche.

SCENE PREMIERE

LA BARONNE, LA CIGALE; puis LOLOTTE, puis DULCORE.

Au lever du ridcau, la baronne, assise sur le canapd, lit la Revue des Deux Mondes. La Cigale est installee a droite devant un grand metier, et la, gauchement, maladroitement, avec un air d'ennui, die fait de la tapisserie. Quelques instants de silence ;^entre Lolotte, par le fond.

LOLOTTE.

Madame, c'est M, Dulcore...

LA BARONNE.

Qu'il vienne, qu'il vienne tout de suite...

Lolotte introduit Dulcore et sort. Dulcore a un gros portcfeuille sous le bras. II le depose sur la table en entrant.

DULCORE.

Madame la baronne... mademoiselle...

LA BARONNE.

C'est bien, Dulcore... Treve de ceremonies... avez- vous reussi?...

EUo lui fait signc de s'asseoir.

54 LA CIGALE.

DUL CORE, s'assoyant sur unc chaise, pr6s du canape,

Je I'espere...

Pendant la conversation qui suit, la Cigale continue i faire gau- chemont, maladroitcment, de la tapisserie, piquant a toi't ct d, travel's son aiguille dans lo cancvas, cmbrouillant ot cassant ses laines, etc.

LA BARONNE, a demi-voix.

Vous avez vu le vieux marquis de la Houppe, Toncle du jeune comte?...

DULGORE, mome jou.

Je viens de chez lui. Co niariage lui va, au vieux mai-quis, et il a I'intenlion de faire une visite a madame la baronne...

LA BARONNE.

Quand cela?

DULGORE.

Aujourd'hui meme, tout a I'hcure... des que le jeune comte, son neveu, sera arrive de Paris... II lui a ecrit... 11 1'attend...

LA BARONN'E.

Aujourd'hui meme, tout a I'hcure... mais, alors, ce mariage pourrait se faire...

DULGORE.

Dans un mois, si madame la baronne le desire...

LA BARONNE.

Je crois bien que je le desire!... Ah! comprcnez-moi, Dulcore... ce n'est pas que j'aie envie de me debarrasser de ma niice... ohl non, je I'aime trop pour cela. Si je tiens k la marier le plus vite possible, c'est que je crains, a chaque instant, qu'on ne decouvre qu'elle a 6tc saltimbanque... il serait alors beaucoup plus dif- ficile...

DULGORE.

Je comprends...

AGTE DEUXIEME. 55

LA BARONNE.

II y a un mois deja qu'elle estici... et jusqu'^ present nous avons eu le bonheur. .. mais quelqu'un peut

I'avoir VUe et la reconnaitre... (On commence a entendre une chanson de canotiers; las voix sont tres eloignees.) Qu'cst-ce

que c'est que Qa?

DULCORE.

Des canotiers, il me semble...

LA CIGALE, se levant brusquement et faisant un pas pour aller voir.

Des canotiers!...

LA BAROXXE, severement.

Asseyez-vous, mademoiselle, et occupez-vous de votre tapisserie... vous m'entendez?

LA CIGALE.

Oui, ma tante... oui, ma bonne petite tante cherie...

Elle revient tristement a sa tapisserie. Les voix so rapprochent. LA BARONNE.

Monsieur Dulcore, voyez done...

Dulcoro se 16ve et va voir sur la terrasse. DULCORE, revcnant et se rasseyant.

Ce sont, en effet, des canotiers. II en passe souvent devant cette terrasse.

Pendant les repliques suivantes, la chanson des canotiers va dimi- nuant et se perd dans le lointain.

LA BARONNE, a Dulcore.

Vous avez cause avec le marquis, sans doute... qu'est-ce qu'il vous a dit?

DULCORE.

II m'a dit que le jeune comte, son neveu, celui que mademoiselle va epouser, etait un jeune homme irre- prochable...

LA BARONNE.

Ah! ah!

56 LA CIGALE.

DULCORE. Doux, tranquille, de mceurs austcres...

LA BARONNE.

C'est bien Qa, c'est tres bien.., Et sur ma niece, il ne vous a pas demande quelques renseignemeuls?

DULCORE.

II m'a demand^ si elle avail re^u une education severe...

La Cigale s'est levee, elle est all<5e au fond, sur un petit ineuble d'encoignure, prendre dans une corbeille des pclotons de laine * pour sa tapisscrie, et, machinalement, elle se met a joDgler avec les pelotons de laine.

LA BARONNE.

Qu"est-ce que vous avez repondu?

DULCORE.

J'ai repondu oui...

LA BARONNE.

Tres bien.

DULCORE, riant.

Je lui ai racont6 tout ce dont nous etions convenus avec madame la baronne... que la jeune personnc avait recu une education severe, tres severe... qu'elle avait ete elevee en Suisse...

LA BARONNE.

Dans la famille d'un vicux pasteur.

DULCORE.

Oui, dans la famille d'un vieux pasteur... erqu*ctte avait appris 1^ tout ce qu'une jeune fille doit savoir: un pen de geographie, un pen d'histoire, un pen de musique...

LA BARONNE, aporcevant la Cigale qui jongle avec les pclutons.

^VJus n'avez pas ajoute : e un peu de prestidigita- tion »?

ACTE DEUXIEME. 57

DULCORE.

Non...

LA BARONNE.

Eh bien... vous avezeutort, regardez... (Eiieiui montre la Cigaie.) Eh bien! mademoiselle?...

LA CIGALE, cessant de jongler.

Oui, ma petite tante, oui...

Elle replace Ics polotes dans unc petite corbeille accrochee sur le metier, se rassicd et recommence k faire de la tapisserie.

LA BARONNE se leva.

Ce serait gentil si, tout a Theure, quand le marquis et le comte seront la... elle se mettait a...

Elle imite les mouvements de la Cigaie. LOLOTTE entrant par le fond.

Voila une voiture, madame... avec deux messieurs dedans...

LA BARONNE.

Ah! mon Dieu... est-ce que ce serait?...

DULCORE, qui est alle au fond.

Oui... c'est bien eux...

LA BARONNE.

Faites entrer ces messieurs, Lolotte; faites-les entrer tout de suite.

Lolotte, en sortant, rencontre Dulcor^ et lui donne une petite ~^ bourrade. La Cigaie, qui a suivi ce manege, se met k rire. Embarras de Dulcore.

LA CIGALE.

Hil... hi!...

LA BARONNE.

Ou'est-ce que c'est, mademoiselle?...

LA CIGALE.

Rien, ma bonne tantc, rien...

58 LA CIGALE.

LA BARONNE.

Levcz-vous...

LA CIGALE,

Je puis quitter ma tapisserie?

LA BARONNE.

Certainement, puisqueje vous le dis. (LaCigaie se leva

avcc impdtuositc, va reporter son metier au fond du theatre, ct r'edcsccnd

ensautant.) Eh bien!... lie vous remuezpas ainsi... Tenez- vous droite, ies mains croisees, comme ceci... vous voyez...

LA CIGALE.

Oui, ma tante...

Elle prcnd unc attitude raido et guindeo. Entre le marquis de la Houppe.

SCENE II

Les Memes, le marquis, EDGARD.

DULCORE.

C'est moi, monsieur le marquis, c'est moi qui aurai riionneur de vous annoncer... Monsieur le marquis de la Ilouppe...

LE MARQUIS, avec importance.

Allie aux Riquet...

La Cigale, dans son coin, imitc Ic marquis par une petite singerie : regard s6v6re dc la baronne.

DULCORE.

Ah! oui... aux Riquet a la... monsieur le marquis de la Ilouppe, allie aux Riquet.

LE MARQUIS.

Et mon neveu, ou est-il mon neveu?...

Paralt EJgard.

ACTE DEUXIEME. 59

DULCORE. Le VOici ! (Presentant Edgard a la baronne.) Et SOU lieveu, Ic

jeune comte de la Houppe!...

LE MARQUIS.

En effet, c'est mon neveu... mon neveu Edgard... Permettez-moi, madame la baronne, d'avoir I'honneur de vous le presenter...

LA BARONNE, saluant

Monsieur le comte...

EDGARD, saluant.

Madame la baronne.

LE MARQUIS.

J'habite depuis quelque temps le chateau qui est k cote du votre et je suis heureux de vous faire ma visite de bon voisinage... (sas). C"est un pretexte...

LA BARONNE, bas.

J'ai compris. (Haut.) Croyez que, de mon c6t(^... je suis... je suis... Voici ma niece...

LE MARQUIS.

EUe est charmante. N'est-ce pas, Edgard, que made- moiselle est...?

EDGARD.

Certainement. (A part.) Mais pourquoi diable mon oncle m'a-t-il amene ici?

LA BARONNE.

C'est ma niece, monsieur Edgard. (Avec attendiissement.) Vous Youlez bien, n'est-ce pas, me permettre de vous appeler monsieur Edgard?... C'est ma niece, elle etait perdue... mais, il y a un mois, M. Dulcore a eu le bon- heur de la retrouver...

60 LA CIGALE.

EDGARD. Est-il possible?... Croyez bien que je prends part... (Saiuant.) Mademoiselle...

LA CIGALE, avec une granJe reverence tres etudiee.

Monsieur...

LA BARONNE, bas, a la Cigale.

Tres bien, la reverence, tres bien.

LA CIGALE, voulant recommencer.

Faut-il encore?

LA BARONNE.

Non. non... En voil^ assez... (Au marquis.) Je vais donner des ordres pour votre installation!.,.

EDGARD, stupefait.

Comment, notre installation?...

LE MARQUIS.

Oui, madame la baronnc veut bien nous donner riiospilalite pendant quelques jours...

EDGARD.

Pendant quelques jours!!...

LA BARONNE.

Certainement, Edgard, cerlainement!...

Elle parle bas k Dulcor6. EDGARD.

Edgard!.., (Bas, au marquis.) Ou'est-cc qucQa vent dire, tout Qa?... Je vous ecris que j'ai besoin de dix mille francs.,, vous me repondez de venir les cherclier a la campagne... je viens, et, au lieu de me donner les dix mille francs, vous m'amenez ici... pour y passer quel- ques jours!... je ne peux pas, moi, je ne peux pas, on m'attend, je suis attendu,..

ACTE DEUXIEME. CI

LE MARQUIS, bas.

Qu*est-ce qui t'attend"?...

EDGARD.

Adele!!...

LE MARQTIIS.

Et moi qui leur ai dit qu'il etait irreprochable!... Veux-tu bien!... qu'est-ce que c'est que ga, Adele?...

EDGARD.

Adele... c'est une femme... oh! mais, la... une femme... on ne saura jamais h quel point j'aime Adele, jamais on ne le saura, jamais, jamais!

LE MARQUIS.

Eh bien..., c'est bon... nous allons causer de ga... et

d'autres choses encore... (A la baronne, qui s'approche de lui.)

Oil nous mettez-vous, baronne?... Nous ne serions pas faches de...

LA BARONNE.

Lolotte va vous conduire. (Bas, au marquis.) Qu'a done monsieur Edgard? 11 ne parait pas a son aise...

LE MARQUIS, bas.

C'est la timidite... il est timide... tres timide...

LA BARONNE, bas.

Yous lui avez parle de ce mariage?...

LE MARQUIS, bas.

Non... mais je vais lui en parler... et vous, pendant ce temps-la...

LA BARONNE, bas.

Pendant ce temps-la, moi, je vais en parler k ma niece, c'est convenu.

LE MARQUIS, a Edgard.

Allons, viens... 111. 4

62 LA CIGALE.

EDGARD, au marquis.

Mais Adele, mon oncle, Adele...

LE MARQUIS, emmenant Edgard.

Nous allons parler de tout ga, je to dis... Et tu vas taclier de te tenir, ou bien je te llanque des calottes inoi, a la fin!...

Le marquis ct Edgard sortent, conduits par Lolotte, qui, avant de sortir, donne encore une petite bourrade a Dulcord.

SCENE III

LA BARONNE, LA CIGALE, DULGORE.

LA CIGALE, riant en regardant Dulcore.

Hi! hi!...

LA BARONNE, a la Cigale.

Tres bien, la reverence de tout a I'heure, tres bien, tres bien!.,.

LA CIGALE.

N'est-ce pas? Je crois que je la tiens, maintcnant, je crois que je la tiens...

Ellc fait trois ou quatrc pas en sautillant et ferminc par une belle rev6rcnce.

LA BARONNE.

La reverence n'est pas mal... mais quanta la fagon de marcher, qu'est-ce que vous ditcs, monsieur Dulcore, de la faQon de marcher?...

DULCORE.

Puisquc madamc la baronnc me fait I'honncur de m'interroger, je lui avouerai que la fagon de marcher me paralt un pcu ..

ACTE DEUXIEME. 63

LA BARONNE, k la Cigalc, en rimitant.

Tu fais comme qa... commeQa... tu as I'air de danser siir la corde.

LA CI GALE, en riant.

L'liabitude!...

LA BARONNE.

II faut tacher de la perdrc, I'habitude!... cela est de la derniere importance, aujourd'hui surtout.

LA CIGALE.

Pourquoi aujourd'hui plus que les autres jours?

LA BARONNE.

Eh bien, dame!... parce que, aujourd'hui... ce jeune homme que tu as vu tout a I'heure... ce jeune homme...

LA CIGALE.

II n'est pas joli...

DULCORE.

Non... mais il a grand air.

LA BARONNE.

II redescendra tout a Fheure, ce jeune homme... on trouvcra moyen de vous laisser seuls tous les deux...

LA CIGALE.

Tout seuls... tout seuls?...

LA BARONNE.

Non, pas tout seuls, tout seuls... Le marquis et moi, nous irons, nous viendrons... sans avoir I'air... de fagon a ne pas gener votre entretien.

DULCORE.

II est bien entendu... jc demande pardon k madame la baronne... c'est le zele qui m'emporle... il est bien entendu que, dans cet entretien, il ne faudra parler ni de M. Bibi, ni de M. Carcassonne, ni de M. Filoche.

64 LA CIGALE.

LA CIGALE.

Ni du veau k deux tctes?...

LA BARONNE.

Non; si les hasards de la conversation t'amcnent a parler de ton passe, tu raconteras ce qui a 6t6 convenu entre nous... Tu te rappelles ce qui a ete convenu"?...

LA CIGALE.

Parfaitement, ma tante, parfaitement. (Comme recitant une leQon.) Elevee dans une ferme du Poitou, je fus, a Tage de trois ans et demi, volee par des bohemiens. (Changeantde ton.) Qa, c'est la verite.

LA BARONNE,

Oui, Qa, c'est la verite...

LA CIGALE.

Ces bohemiens m'emmenerent en Suisse... C'est ici que commencent les craques...

LA BARONNE etDULCORE.

Les craques!

LA CIGALE.

Non... non... je sais, il nc faut pas dire... (Sereprenant.) C'est ici que commencent les blagues.

LA BARONNE et DULCORE.

Oh!

LA CIGALE.

Non... non... c'est ici que commence... ce que... ce qui... ce qui n'est plus la verite...

LA BARONNE.

A la bonne hcure!

LA CIGALE, reprenantia lecon recitee.

Cos bohemiens m'emmenerent en Suisse, et, Ici, une honncle I'amille...

ACTE DEUXIEME. 65

LA BARONNE.

La famille d'un pasteur...

DULCORE.

Touchee de voire gentillesse...

LA CI GALE.

Me racheta aux bohemiens.

DULCORE.

EUe se chargea de voire educalion, cette famille.

LA CIGALE.

J"y vecus heureuse...

DULCORE.

Vous associant, le malin, aux travaux des onze filles du pasleur...

LA CIGALE.

Dans I'apres-niidi, pariageant leurs etudes.

LA BARONNE.

Et le soir...

LA CIGALE.

El le soir, toujours avec les onze filles du pasteur, je chanlais les airs nationaux du pays...

DULCORE, chante sans paroles la premiere mesure du Ranz des Vaches do Guillaume Tell.

La la la la la la...

LA BARONNE chante la seconde mesure.

La la la la la la...

LA CIGALE chante la troisieme mesure.

La la la la la la... (Puis elle bat le trille qui compose la qua- trieme mesure et, sans s'arrOter, sans rcspiror, elle passe du trille a la

phrase suivante.) Dites-moi, petite tante, cet entretien avec ce jeune homme... il y a quelque chose Ik-dessous... pas vrai?... qu'est-ce qu'il y a?...

66 LA CIGALE.

LA I5AR0NNE.

Tu ne devines pas?...

LA CIGALE.

Ditcs toujours...

LA BARONNE.

Est-ce que cela nc te scrait pas agr6able d'etre com- tesse de la Houppc?...

LA CIGALE, imitant le marquis.

Alliee aux Riquet!...

LA UARONNE, fachee.

Ah!...

LA CIGALE, s'excusant. Caline.

Ce qui me serait agreable, petite tante, ce serait de vous etre agreable, k vous, dans tout ce que vous pouvez desirer... vous etes une si bonne petite tante,

si bonne!... (Elle I'embrasse trois ou quatre fois avec beaucoup de

tendressc.) Mais, quant a ce manage, il ne faut pas y compter, vous savez, il ne se fera pas.

LA BARONNE.

Tu refuses?...

LA CIGALE.

Moi, pasdu tout! je ne refuse rien, moi...je causerai avec votre jeune hommc...

LA BARONNE.

Mon jcunc homme!...

LA CIGALE.

Mais cela n'y fera rien... il arrivera quelque chose qui empechera ce mariagc.

LA BARONNE.

Quelque chose?...

ACTE DEUXIEME. C7

LA CIGALE, tirant de sa poche son vieux jeu do cartes du premier acte.

Oui, j'en suis sure... mes cartes me I'ont dit...

LA BARONNE.

Tes cartes?,..

LA CIGALE. Oui... (Commencant a les etaler sur la table.) Tenez, VOUS

allez voir...

LA BARONNE.

Tes abominables cartes!... je croyais t'avoir ordonne de Ics Jeter au feu...

Elle veut les prendre, mais la Cigale, plus vive, les prond avant elle. LA CIGALE, tres animee.

Jamais... par exemple! Je vous aime bien, petite tante, oh! oui, je vous aime bien! mais jamais vous ne me ferez renoncer a mes cartes... jamais, quant a qa, jamais, jamais!

DULCORE, se jetant antra les deux femmes.

Mademoiselle!... madame la baronne!... je vous en prie...

LA BARONNE.

Eh bien... c'est bien... gardc-les, mais, en attendant que ce qu'elles ont annonce se realise, tu me promets, toi, de ne rien faire qui puisseempecher ce mariage?... Tu seras gentille?...

LA CIGALE.

Je vous le promets.

LA BARONNE.

C'est trd'sbien. Je ne t'en demande pas davantage pour le moment.

Entrant le marquis at Edgard, par la droite. lis descendant lentement, le marquis ayant pass6 sous son bras gauche lo bras droit d'Edgard at lo

8 LA CIGALE.

tenant tr6s serrd. Pendant les r6pliques suivantes, la baronne donne a la Cigale une petite logon do maintien, lui montrant comment il faut se servir de son eventail, etc. Dulcore, lui, s'est assis a la table du milieu et examine des papiers qu'il a tirds de son portefeuille.

SCENE IV

Les Memes, LE MARQUIS, EDGARD.

LE MARQUIS, bas, a Edgard.

Et rappelle-toi ce que je te dis. Je liens k ce mariage... Si tu ne fais pas bien ta cour, non seule- ment je ne te donnerai pas les dix mille francs, mais je ferai reduire ta pension a cinquante francs par mois...

EDGARD, bas.

Cinquante francs par mois... O Adele!...

LE MARQUIS, bas.

Tu m'entends?...

EDGARD, bas.

Suffit, men oncle; du moment que vous le prenez sur ce ton-la... je ferai ma cour... (saiuant la Cigala.) Made- moiselle...

LA CIG.'VLE, saiuant maladroitement.

Monsieur...

LA BARON.NE, avcc intention.

Monsieur Dulcor6?...

DUI.CORE.

J'ai compris, madame la baronne, j'ai compris, et je vais continuer, dans ma chambre, Texamcn dcs affaires conlcnlieuses de madame la baronne... J'ai compris... j'ai compris... ^

II remet sos papiers dans son portefeuille et sort par la gauche.

ACTE DEUXIEME. 69

SCENE V

LE MARQUIS, LA BARONNE, EDGARD, LA CIGALE.

LE MARQUIS, donnant un petit coup de poing dans le dos d'Edgard.

Mais va done! qu'est-ce que tu fais la"? mais vadonc!

EDGARD, saluant, va a la Cigale.

Mademoiselle...

LA CIGALE.

Monsieur...

EUe sevente avec gaucherie, d'un mouvement mecanique. LA BARONNE.

Asseyez-vous la, les enfants... asseyez-vous \k, et

bavardez tout a VOtre aise. (Elle les fait asseoir sur le canape. La Cigale et EJgard restent la, penauds et embarrasses, chacun a Tune des extremites du canape. Bas, au marquis.) Ils SOIlt cliar-

mants... n'est-ce pas?...

LE MARQUIS, bas.

lis sont adorables.

LA BARONNE, bas.

Laissons-les seuls sans en avoir Fair... Allons faire un tour sur la terrasse.

Le marquis et la baronne remontent vers le fond. EDGARD, cherchant quelque chose a dire et ne trouvant rien.

Mademoiselle...

LA CIGALE, meme jeu.

Monsieur...

LE MARQUIS, du fond, bas, a la baronne.

lis sont adorables, mais, s'ils y vont de ce train-lSi, ^a pourra durer longtemps... ils ne se disent pas un mot...

70 LA CIGALE.

LA BARONNE.

L'embarras d'une premiere entrevue... mais ga va s'animer... Venez... venez.

EUo sort. LE MARQUIS.

Oui, je viens... je viens. (Il redescend vivement en scene et dounc un nouveau coup de poing dans Ic dos d'Edgard en lui. disant :)

Mais va done!... mais va done!...

Surpris par cette bourrade, Edgard a fait un bond sur le canap6. Le bond d'Edgard a fait bondir la Cigale, et ils rcstent quelques instants k se remettre, interdits, stupefaits. Lo marquis va rctrouver la baronne.

EDGARD, tres lentement, cherchant ses mots.

On m'a raconte votre liistoire, mademoiselle... elle est on ne pent plus interessante... Vous avez ete enlevee par des bohemiens...

LA CIGALE, se mettant a reciter sa leQOn, comme poussee par un ressort.

Oui, a V&ge de trois ans et demi... ces bohemiens m'emmenerent en Suisse, et, la, une honnete famille, la famille d'un pasteur...

EDGARD, brusquement.

Ecoutez-moi, mademoiselle...

LA CIGALE.

Vous m'avez fait pcur... (Reprenant.) Et, \h, une hon- nete famille, la famille d"un pasteur, touchee de ma...

EDG.VRD, I'interrompant.

Ecoutez-moi... Je suis un bon gargon... on dira de moi tout ce qu'on voudra... mais une chose qu'on ne pourra pas dire, c'est que je ne suis pas un bon gargon...

LA CIGALE.

Je n'en doute pas, monsieur...

ACTE DEUXIEME. 71

EDGARD.

Eh bien, alors, vous ne vous facherez pas, n'est-ce pas, si je vous parle comme un bon gargon?

LA CIGALE.

Certainement non, je ne me facherai pas...

EDGARD.

Mon oncle tieiit a ce que je vous epouse... II y tient parce que vous avez une belle dot... et parce qu"il a envie de se debarrasser de moil...

LA CIGALE.

Oh!...

EDGARD.

II VOUS a dit que j'etais un jeune homme irrepro- chable, mon oncle... eh bien, e'est une craque...

LA CIGALE.

He?...

Elle le regarde avec etonnement. EDGARD, cherchant a se rattraper.

Ce n'est pas la verite... Je ne suis pas irreprochable, et la preuve, c'est que j'ai un conseil judiciaire.

LA CIGALE, s'oubliant.

Mais, alors, monsieur votre oncle a voulu noua fourrer dedans?

EDGARD, stupefait.

He!...

LA CIGALE, se reprenant.

II a voulu nous tromper, monsieur votre oncle.

EDGARD.

En plein!... (se reprenant.) Je veux dire absolumentl... Et ce conseil judiciaire, c'est justement mon oncle... Je suis riche, mais je n'ai pas le droit de toucher a ma

72 LA CIGALE.

fortune sans sa permission... Alors, vous comprenez, quand il m'a ordonne de vous faire la cour, j'ai bien ete oblige d'obeir... sans cela, il aurait refuse d'abou- ler... non... non... de me faire payer ma pension.

LA CIGALE, avec eclat.

C'est epatant!... (Se reprenant.) Oh! non... c'est extraor- dinaire, ce que vous me racontez la. (Xresgaie.) Vous ne m'aimez pas, alors?...

EDGARD.

Si je vous le disais, ce serait une or...

LA CIGALE, riant.

Oui, je sais... Vous ne m'aimez pas!...

EDGARD,

Helas! non.

La baronne et le marquis passent au fond sur la tcrrassc. La Cigale rit (le tout son cceur. Edgard commence a ctrc gagnd par la gaieto de la Cigale.

LA BARONNE.

Vous voycz, ils se parlcnt mainlenant, ^a s'anime...

LE MARQUIS, avec satisfaction.

Oui, je vois... jc vois...

lis disparaissent. LA CIGALE.

C'est bien vrai, au moins, c'est bien vrai?... vous ne voulez pas m'epouser?

EDGARD.

Non... faut pas m'cn vouloir, jc vous paric comme un bon gargon...

LA CIGALE.

Ah! que ga me fait de plaisir, ce que vous me dites li!...

ACTE DEUXIEME. 73

EDGARD.

Comment?...

LA CI GALE.

Moi non plus, je ne vous aime pas...

EDGARD.

Allons done!...

LA CI GALE.

Moi non plus, je n'ai pas envie de vous epouser...

EDGARD.

Pas possible!...

LA CIGALE.

Et cela par rcxcellente raison que j'en aime un autre...

EDGARD.

Un autre?...

LA CIGALE.

Eh! oui...

EDGARD.

Moi aussi, j'en aime une autre, moi aussi... il est bien evident que, sans cela...

LA CIGAI.E.

Parbleul...

EDGARD.

J'aurais ete trop heureux...

II se leve et salue la Cigale.

LA CIGALE, lui prenant la main et lui donnant une bonne poigneo de main.

Je ne vous en veux pas... au contraire! (Eiie fait rasseoir Edgard.) J'avais peur, en refusant, de faire de la peine a ma tante... elle est si gentille, ma petite tante, si gentille, si gentille!... Maintenant ga va aller tout seul, je lui dirai que e'est vous qui ne voulez pas... III. 5

74 LA CIGALE.

EDGARD.

Oui... c'est Qa. (se reprenant.) Ah! mais non...

LA CIGALE.

Commont, noii?...

EDGARD.

Si Yous elites que c'est moi qui ne veux pas, qa fora do la peine a mon oncle, et alors... Non, il vaut micux avoir Tair de consenlir a ce mariagc et attendre...

LA CIGALE.

Attendre quoi?...

EDGARD.

Je ne sais pas, mais peut-etre suniendra-t-il quelque ev6nement.

LA CIGALE, avec conviction.

Vous avez raison, il en surviendra un...

EDGARD.

Je I'cspere...

LA CIGALE.

Et moi, j'en suis sure... J"ai la dans ma pochc...

EDGARD.

Cest convenu, alors, nous attendons.

LA CIGALE.

C'est convenu. Et, dites-moi... I'autre, elle est jolie?

EDGARD.

Elle est superbe. Etvous, celui que vous aimez?...

LA CIGALE.

II est splendide! ! !

EDGARD, se levant et saluant la Cigale.

Mes compliments.

LA CIGALE, se levant egalcment et ilonnant uno nouvelle poignee do main i Edgard.

Enchanlee... enchantee... Et moi qui avals si peur!...

ACTE DEUXIEME. 75

Ah! ma foi, je n'y tiens plus... Vous etes trop gentil, vous aussi!...

EUe lui saute au cou ct I'einbrasse. EDGARD.

Je suis uii bon garQOii...

II embrasse a son tour la Cigale. Le marquis et la baronne reparaissent au fond. La baronne pousse un_grand. cri ct vcut s'elancer.

LA BARONNE.

Eh bien, eh bien, qu'est-cc qui lui prend?

LE MARQUIS, retenant la baronne.

Mais laissez-les done... Qa va tres bien... Laissez-les done...

Edgard embrasse encore une fois la Cigale. Celle-ci, enthousiasmee, fait une petite pirouette et leve legcremcnt la jambe. Edgard imite la Cigale ot 16ve aussi un peu la jambe.

LA BARONNE.

Certainement non, je ne les laisserai pas.

EUe se precipite et vient se placer entro les deux jeunes gens. Edgard se met a salucr cereraonieusement la baronne.

LE MARQUIS, a part.

Je savais bien que la Suisse etait le pays du monde oil Ton elevait le mieux les jeunes personnes... mais je n'aurais jamais suppose...

LA BARONNE, a la Cigale.

Eh bien, il me semble que ga n'allait pas mal, la conversation...

LA CIGALE.

Qa allait tres bien, petite tante... ga allait tres bien...

LE MARQUIS, s'approchant d'Edgard.

Je suis tres content de toi, Edgard, tres content, tres content... et, pour te le prouver...

EDGARD.

Vous me donnez les dix mille francs?

76 LA CIGALE.

LE MARQUIS.

Non, pas encore... mais voici un acompte.

EDGARU, furioux.

Vingt francs!...

Grand brouhaha au dehors. Entree do Dulcor6.

SCENE VI

LeS MeMES, DULCORE, venant du fond. LA BARGNNE.

Qu'est-ce que c'est que ga? qu'est-ce qui arrive?...

DULCORE descend.

Ces canotiers qui ont passe tout a I'heure...

LE MARQUIS.

Eh bien?...

DULCORE.

Eh bien, ils revenaient, ces canotiers... ils revenaient gaiement...

LA DAROXNE.

Allez done, Dulcore, allez done!...

DULCORE.

lis etaient trois... deux canotiers et une canoticre... tout k coup on a vu les deux canotiers tomber k I'eau...

LA BARONNE.

Ah!

DULCORE.

Quant au canot, il s'en va tranquillcment h la derive, emportant la canotierc qui parait cvanouie.

LA BARONNE.

Vite, vite, il faut courir...

ACTE DEUXIE.ME. 77

LA CIGALE.

Je crois bien qu'il faut courir, je crois bien!

Et, passant comrae une fleche dcvant Dulcor6 et la baronne, elle saute par-dessus la balustrade du balcon. La baronne et Dulcore sortent rapidement. Edgard reste sur la terrasse.

SCENE YII

LE MARQUIS, puis EDGARD.

LE MARQUIS, stupefait.

Elle a saut6 sur la berge! C'est prodigieux, decide- ment... c'est prodigieux, ce qu'on leur apprend en Suisse... elle a saute sur la berge!

EDGARD, revenant.

Ah! mon oncle!... cette femme que le canot entrai- nait a la derive... cette femme...

LE MARQUIS.

Elle a chavire?...

EDGARD.

C'est Adele, mon oncle, c'est Adele... c'est la femme que j'aime... c'est la femme que j'adore !...

LE MARQUIS.

Veux-tu bien te taire!...

Entrent Lolotte et un domestique soutenant Adele 6vanouie.

SCENE VIII

Les Memes, lolotte, ADELE, UN DOMESTIQUE.

lolotte, faisant asseoir Adele sur une chaise i droite.

La, doucement...bien doucement, mettez la cette pau- vre dame, en attendant que j'aie prepare une chambre.

78 LA CIGALE.

EDGARD.

Adde!...

LE MARQUIS.

Veux-tu bien!...

LOLOTTE, au domostique.

Courez vite maintenant et lacliez de sauvcr les deux

messieurs. (Le domestique sort par le fond. Au marquis et a

EJgard.) Vous en aurez bien soin, de cette pauvre dame, n'est-ce pas? vous en aurez bien soin... pendant que je vais preparer...

EDGARD.

Oui, oui... n'ayez pas peur...

Lolotte sort par la droite.

SCENE IX LE MARQUIS, EDGARD, ADELE.

AUELE, rovonant un pcu ;\ olio.

Michu!... Micliu!...

LE MARQUIS.

Qu'est-ce qu'elle dit?...

EDGARD.

Je ne sais pas...

ADELE, se trouvant encoro mal.

Ah!

EDGARD.

Ah! men Dieu!... one nouvelle syncope... elle s'en va, mon oncle... elle s'en va...

LE MARQUIS, a Adele, en lui tapant dans los mains.

Eh bien!... ch bien!

ACTE DEUXIEME. 79

EDGARD, tombant aux genoux d'Adele, lui baisant la main avec fureur, puis so mcttant i lui baisor le bras en montant vers I'epaule.

Adele, mon Adele! mon Adele!

LE MARQUIS, tombant egalement aux genoux d'Adele et se mcttant a baiser Tautrc main et I'autre bras.

Voyons done... na!... voyons done... Adele! son Adele ! son Adele !

lis se trouvent face k face, chacun sur uno epaule d'AdSle. EDGARD.

Eh la!... Ditcs done, mon oncle, dites done!

LE MARQUIS, s'arretant.

C'est pour lui faire reprendre eonnaissance.

EDGARD, contemplant Adele.

N'est-ce pas qu'elle est jolie?...

LE MARQUIS, de mgme.

Oh ! oui, quant a ga... oh! oui...

EDGARD.

Eh bien, alors...

LE MARQUIS.

Alors, quoi?

EDGARD.

Donnez-les-moi, les dix mille franes...

LE MARQUIS, se levant et s"eloignant.

Quant a qa, non.

EDGARD.

Montrez-les, au moins... ga la fera peut-etre revenir.

ADELE, revenant decidement a elle, mais toujours faible. Olisuis-je?... (Reconnaissant Edgard.) MonsieUT Edgard?... EDGARD.

Oui... e'est moi... mon Adele... c'est moi...

ADELE.

EtMiehu?

80 LA CIGALE.

EDGARD, interdit, ne comprenant pas.

Michu?...

A DELE, avcc anxiete.

Est-il sauve, Michu?... est-il sauve?...

EDGARD,

Nous I'ignorons...

ADELE, a Edgard.

Allez voir, mon ami, allez vite, je vous en prie.

Eiitre Lolotte, venant de la droiie. LOLOTTE.

La chambre est prcte... Et si maintenant madame a la force de marcher...

ADELE, se levant et prenant lo bras de Lolotte.

Oui, j'aurai la force, (a Edgard.) Mais, je vous eri prie, informez-vous de Michu. (Eiie fait queiques pas.) Donnez-

moi des nouvelles de Michu... (Encore queiques pas.) Je

veux avoir des nouvelles de Michu...

EUe sort avec Lolotte, par la droite.

SCENE X

EDGARD, LE MARQUIS, puis LA BARONNE.

EDGARD, qui est restc a genoux.

Michu?...

LE MARQUIS.

Vous etes un cornichon, mon neveu.

EDGARD, so relevant.

Cost ce que j'ctais en train de me dire, (oagnant un peu la gauche.) 11 faut que j'aie une explication avcc Adele...

II se dirigo vers la porto par ou Adtle est sortie.

ACTE DEUXIEME. 81

LE MARQUIS, I'arretant apres s'etre place devant la porte.

Par exemplc!...

EDGARD.

II faut que je lui demande comment il se fait que je la retrouve ici, en train de canoter.

LE MARQUIS.

Tu sais que je t'ai promis des calottes... Eh bien, si tu fais un pas...

EDGARD, vonlant passer, mais retenu par le marquis.

Adele... mon Adele...

Entre la baronnc, par le fond. LA BARON NE.

Monsieur Edgard, je vous en prie... on vient d"atteler le panier... Voulez-vous courir a la ville chercher un medecin?...

EDGARD.

Un medecin?...

LA BARONNE.

Oui, je vous en prie...

EDGARD.

Un medecin?... un peu, que je vais chercher un mede- cin!... (a part.) et Ton veri-a bien si Ton m'empeche de parler a Adele, on verra bien !

II sort rapidement par lo fond. LE MARQUIS.

Attends-moi, Edgard. (A part.) II est capable de faire quelque betise... Attends-moi... attends-moi...

II sort en courant aprds Edgard.

5.

82 LA CIGALE.

SCENE XI

LA BARONNE, puis MARIGNAN, LA CIGALE, MICHU, LOLOTTE, DULCORE.

LA BARONNE.

Quel evenement!... Ces canotiers... on a fini par les retirer de I'eau... mais ils sont dans un etat qui m'in- quiete... Les voici... on les amene. (Aiiant au fond.) Par

ici!... par ici!... (Entre Marignan, trempe, pouvant a peine mar- cher; la Ciij'ale le soutient; c'est la contro-partic de I'cntr^e de Marignan et do la Cigalo au premier acte. Derricre Marignan et la Cigale, cntro Michu, egalemcnt trcmp^, soutcnu par Dulcoro. La baronne et la Cigale font asseoir Marignan a gauche sur le canape ; Dulcore fait asseoir Michu k droite, sur la cliaiso qu'occupait Adcle. Entre Lolottc, apportant des tasses sur un plateau. La baronne prenant une tassc des mains do

Loioite.) Vitc, vile... C'est bien chaud, n'est-ce pas?...

LOLOTTE.

Je crois bien que c'est chaud! qa bride...

LA CI 0 A I, E .

C'est ce qu'il faut, ga lui fcra du bien. (A part.) C'est lui, mon Dieu! c'est lui!... Ah!

La baronne ct la Cigalo font boiro Marignan; Lolotte ot Dulcoro font boirc Michu. Grimaces, jcux do scene, etc.

MARIGNAN, egare.

Un scaphandre... apportez-moi un scaphandre...

LA BARONNE.

Qu'esl-ce qu'il dit?

MARIGNAN.

Un drame... undrame au fond de la riviere!... Appor- tez-moi un scaj)handre, et que la balaillc continue... (So levant.) Ou est-il, le miserable?

ACTE DEUXIEME. 83

MICHTJ.

Marignan, je t'cn prie...

MARIGNAN.

Le voila, le miserable!

II s'dlanco sur Michu, qui passe a gauche, entratno par Dulcor6 et Lolotto.

MICHU, rcvenant vers Marignan.

Je t'assure quo tu te trompes... Tu crois avoir vu, tu n'as pas vu...

MARIGNAN, voulant toujours s'elancer sur Micliu.

Emmenez-le, si vous ne voulez pas que je lui saute dessus... eramenez-le...

LA CIGALE.

Oui... oui... ne vous fachez pas, on va remmener...

LA BARONNE, a Lolotte et a Dulcore, en leur faisant signe d'emmener Micliu.

Lolotte... monsieur Dulcore...

On chcrchc a emmener Micliu par la gauche. DULCORE.

Venez, monsieur, venez...

MICIILi, revcnant encore une fois vers Marignan.

Voyons, mon ami...

MARIGNAN, furieux, saisissant une chaise avec laquelie il veut frappcr Micliu.

Miserable!

LA BARONNE, avec eclat.

Une bataille chez moi ! une bataille navale !

DULCORE, a Michu.

Yenez, monsieur, venez, je vous en prie.

MICHU, entraine par Lolotte et Dulcore.

Est-ce ma faute, a moi, si j'ai cc qu'il faut pour etre aimc des femmes?...

II sort avec Lolotte ct Dulcore.

LA CIGALE.

SCENE XII

MARIGNAN, LA CIGALE, LA BARONNE, puis LE MARQUIS.

MARIGNAN.

Le miserable!... Non, dcpuis que le monde est monde, jc ne crois pas qu'il y ait eu exemple d'une aussi memorable trahisoii... Le miserable!...

II retombo assis sur la chaise et perd connaissance. LA CIGALE.

Ah! mon Dieu! le voila encore...

LA BARONNE.

Ce ne sera rien... n'aie pas peur. (Eiie fait respirer des seis AMarignan.) Ceut ete dommage, vraiment, qu'il s'en allat au fond de I'eau... c'est un beau gargon...

LA CIGALE.

N'est-ce pas, ma tante?

LA BARONNE.

Oui.

LA CIGALE.

Et encore, maintenant il n'est pas k son avantage... Si vous le voyiez quand il est sec!...

LA BARONNE, severement.

Mademoiselle!...

LA CIGALE.

Ah! c'est que vous ne savcz pas, petite tante... cet artiste qui m'a sauvec, qui m'a defenduc contre Ijibi, Carcassonne et Filoche...

LA BARONNE.

Ehbien?...

AGTE DEUXIEME. 85

LA CIGALE.

Eh bien, c'est lui!

LA BARONNE.

Lui!...

Elle passe, par derricre, entre la Cigale et Marignan. LA CIGALE.

Je savais bicn que je le reverrais!...

LA BARONNE, prenant la Cigale par la main et remmenant comma pour sortir a gauche.

Venez avec moi, ma niece. (Entre le marquis par le fond.)

Marquis, je vous en prie, ayez la complaisance de me remplacer aupres de monsieur. (s'arrGtant au moment de sortir.) All! mon flacon!

Elle revicnt au marquis et lui donno le flacon. La Cigale s'^chappe, court vers Marignan, lui prend la main.

LA CIG.VLE, lui tenant la main.

II est tout mouille, tout mouille.

La baronne revient k la Cigale, la saisit brusqucment par la main, I'en- trainc. La Cigale, qui tenait la main de Marignan, I'ontraine a son tour, ot Marigan manque de tomber avec sa chaise.

LA BARONNE.

Venez, ma niece.

LA CIGALE.

Ou Qa?

LA BARONNE.

Tu verras bien. (a part.) Je m'en vais I'enfermer h

double tour dans la lingerie, et je ne lui rendrai la

liberie que lorsqu'il sera parti... (Haut) AUons, passe devant...

LA CIGALE, lui montrant Marignan.

II est tout mouille, tout mouill6. II va s'enrhumer.

LA BARONNE.

Passe devant, je te dis...

Elle sort avec la Cigale par la gauche.

86 LA CIGALE.

SCENE XIII MARIGNAN, LE MARQUIS.

LE MARQUIS, prenant la main do INIarignan avec intcret, puis so mcttant a respirer lui-m6mc les scls qu'il devrait fairo.rcspirer a Marignan.

J'ai couru apres mon nevcu, je u'ai pas pu le rattra- per... (Rcspirant toujours.) Ccs sels soiit d'line violence!... je ne m'explique i)as comment ce jeune homme ne revient pas a lui.

II S6 rctourne et se trouvo en face do Marignan qui lo regardc avec curiusite.

MARIGNAN, toujours assis.

Vous etes souffranl?

LE MARQUIS.

Non... et vous?

MARIGNAN.

Moi, ga va mieux... Mais il y a un changement, il me semble... Tout a I'heurc, cY-lait une dame qui 6tait pres de moi.

LE MARQUIS.

Oui, tout a riicure, c'ctait madamc la baronne...

M A R I G N A N .

Une baronne!!

LE MARQUIS.

Madame la baronne des Allures... Elle m'a prie dc la remplaccr, moi, le marquis de la Houppc.

MARIGNAN, so lovant.

Un marquis!...

LE MARQUIS.

Allie aux Riquct!...

ACTE DEUXIEME. 87

MARION AX.

Unc baronne!... un marquis!... ce que c'est que Ics hasards de la navigation... Me voila dans le monde, alors... dans le plus grand monde...

LE MARQUIS, gagnant le milieu de la scene.

Naturellement, puisque vous etes chez madame la baronne... vous etes...

MARIGNAN, allant a lui.

Ah! c'est chez madame la baronne?

LE MARQUIS.

Oui...

MARIGNAN.

Eh bien, si c'^tait un effet de votre complaisance, monsieur le marquis, je vous prierais de lui dire quel- que cliose, a madame la baronne...

LE MARQUIS.

Quoi done?

MARIGNAN.

Dites-lui de ne pas nous inviter a diner.

LE MARQUIS. Oh!...

MARIGNAN.

Elle a peut-ctre I'intention de nous inviter a diner... elle aurait tort... nous ne sommes pas une society pour elle... (Entre ses dents.) Ad61e, d'abofd !

LE MARQUIS.

Ah! oui, il y a Adele...

MARIGNAN.

Vous la connaissez?

LE MARQUIS.

De reputation.

88 LA CIGALE.

MARIGNAN.

Vous devcz etre de mon avis, alors. Adcle ct puis Michu, Qa n'est vraiment pas une soci6te... Moi, a la rigucur, je pourrais encore allcr. Je ne suis ni baronne, ni marquis, mais...

LE MARQUIS.

Qu'est-ce que vous etes?

MARIGNAN, rapidement, escamotant un pou le mot.

Moi? je suis luministe...

LE MARQUIS.

Est-il possible?

MARIGNAN, meme jeu.

Oui, je suis luministe...

LE MARQUIS.

De quoi?

MARIGNAN.

Plait-il?

LE MARQUIS.

Vous me dites que vous etes le ministre... je vous demande de quoi... de I'int^rieur, de ragriculturc?...

M A R I G N A N .

Eh! non,jenc vous ai pas dit quej'6taisle ministre.

LE MARQUIS.

^a m'etonnait aussi, a cause d'Ad^le...

MARIGNAN, disant cette fois le mot tr6s nettemont.

Luministe... Je vous ai dit, je suis luministe... je comprcnds la lumicre d'unc certaine fagon, et, alors dans mes tableaux...

LE MARQUIS.

Ah! bon, vous etes peintre?...

ACTE DEUXIEME. 89

MARIGNAN.

Oui, mais jc fais dc la pcinturc qui n'est pas de la peinture...

LE MARQUIS.

J'y suis, vous etes impressionniste.

MARIGNAN.

Pas tout a fait... je suis luministe. Je vois les choses d'une certaine maniere, et je les fais comme je les vois. Ainsi, vous, je vous vois lilas : si je faisais votre por- trait, je vous ferais lilas... Voulez-vous que je fasse votre portrait?

LE MARQUIS.

Je vous remercie.

MARIGNAN.

Je n'insiste pas, d'autant plus qu'en ce moment la colere... au lieu de vous faire lilas, je serais capable de vous faire vert-pomme. Ah! c'est que vous ne savez pas ce qui vient dc m'arriver!... Non... depuis que le monde est monde, je ne crois pas quMl y ait jamais eu...

II pose la main sur le bras du marquis. LE MARQUIS.

Pardon!...

MARIGNAN, s'dloignant un pcu.

C'est vrai, je suis humide... je ne saurais me le dissi- muler, je suis humide...

Entre Lolotte, par la droite.

SCENE XIV

LE MARQUIS, iMARlGNAN, LOLOTTE.

LOLOTTE, a Marignan.

Si monsieur veut venir dans la chambre que Ton a preparee pour lui...

90 LA CIGALE.

MARIGNAN.

Y a-t-il un grand feu?

LOLOTTE.

Un feu cnorme.

M A R I G N A \ .

Je remercie madame la baronne, jela remerciebien, madanie la baronne... (au marquis) et je ne saurais mieux lui prouver ma reconnaissance qu'en insistant pour que vous lui repetiez ce que je vous disais tout h Iheure... qu'elle ne nous invite i)as a diner... Ik, vrai... Elle aurait tort... nous ne sommes pas une societe

pour elle... Adele, SUrtOUt... (Il avance vers le marquis.) VoUS

ne savez pas ce que c'est qu'Adele!

LE MARQUIS, qui recule a mesure que Marignan avance.

Oh! si...

MARIGNAN.

Oh! non... Et si je vous racontais ce qui s'est pass6 tout a I'heure dans le canot... Voulez-vous que je vous raconte..."?

II pose encore la main sur le bras du marquis. LE M.\RQUIS, aj-ant pour d'etre mouille.

Pardon!...

MARIGNAN.

C'est vrai, je suis humide. (A Loiotte.) Montrez-moi le chemin, mademoiselle. (Au marquis.) Ce que j'ai de mieux h fairc est d'allcr me sdcher, j'y vais. Mais ne me dites pas que vous savez ce que c'est qu'Adele!

II sort avec Lolotto, par le premier plan, i droite.

SCENE XV

LE MARQUIS, puis DULCOREet EDGARD.

LE MARQUIS.

Si fait, je le sais... c'est une femme qui m'cmpechera de maricr mon neveu si je ne Irouve pas un moyen de

ACTE DEUXIEME. 91

me d^barrasser d'elle... II faut done, a toute force, que je trouve un moyen...

Enlre par le fond Dulcore, qui amcne Edgard ddguis(5 en vieux medecin : chapcau a larges borJs, perruque, lunettes, houppelande, etc.

DULCORE.

Par ici, monsieur le docteur, par ici!

EDGARD, a part.

Sapristi!... mon oncle!

DULCORE, a Edgard.

Ayez la bonte d'attendre un instant... je vais faire prevenir la jeune malade.

SCENE XYI

LE MARQUIS, EDGARD, en vicux medecin. LE M.\RQUIS, a part.

II a I'air tres respectable, ce vieux docteur!... je vais me confier a lui. (Haut.) Monsieur le docteur, j'ai un grand service b. vous demander...

EDG.VRD, inquiet.

He!

LE M.VRQUIS, bas.

J'ai a vous charger d'une mission de confiance... Savez-vous quelle est la personne a qui vous allez donner des soins... c'est une drolcsse...

EDG.\RD, indigne.

Oh!

LE M.VRQUIS.

II se trouve que cette drolesse peut me nuire en empechant un mien neveu, un imbecile, de faire un

92 LA CIGALE.

mai'iage tres avantageux... un mariage auquel je tiens cnormemcnt... II faut done que j'eloigne I'obstacle, et c'est sur vous que jc complc pour cela... Voici dix mille francs...

EDGARD se Icve et veut sauter sur les dix mille francs

Ah!

LE MARQUIS, se rcculant un peu.

Vous les montrcrez a la demoiselle...

EDGARD, tendant toujours la main.

Bien... Bien...

LE MARQUIS.

Vous les lui montrerez, vous ne les lui donnerez pas...

EDGARD.

Non... Non...

LE MARQUIS.

Vous lui direz seulement que ces dix mille francs scront k elle le lendemain du jour ou mon neveu sera marie.

EDGARD, cherchant toujours a prendre les billets.

Bien... Bien...

LE MARQUIS.

Vous no les lui donnerez i)as, au moins?... vous les lui montrerez, voilu tout... vous les lui montrerez pour qu'ellc ait confiance... C'est bien convenu?

EDGARD.

Qui... Oui...

LE MARQUIS, donnant les billets.

Voici, alors...

EDGARD, sautant sur les billets.

Ah ! ! !

Entrc Dulcord, par la droito.

ACTE DEUXIEME. 93

nULCORE.

La jeune malade attend monsieur le docteur... c'est la... cette porte qui est ouverte... Si monsieur le doc- teur veul se donner la peine...

EDGARD.

Je crois bien, que je veux me donner la peine!...

II s'oublie, se met k courir et sort en faisant un bond 6norme sur Ic seuil do la porta.

SCENE XVII DULCORE, LE MARQUIS.

LE MARQUIS.

Singulier medecin!

DULCORE,

C'est vrai, malgr6 son age, il a encore de temps k autre des mouvements d'une vivacite!...

LE MARiJUIS.

A mon neveu, maintenant. II I'aut que je le trouve et que je I'enferme jusqu'au depart de son Adelc. Ou peut-il etre, mon neveu?

DULCORE.

Sur la terrasse, probablcment... Si monsieur le mar- quis permet que je le conduise...

LE MARQUIS.

Tres volontiers.

DULCORE.

Et ce mariage, monsieur le marquis?

LE MARQUIS.

Ce mariage se fera, monsieur Dulcore, ce mariage se fera...

lis sortent tons deux par le fond. Entre Marignan par la droite.

9i LA CIGALE.

SCENE XVIII

MARIGNAN, puis LA CIGALE.

MARIGXAN.

Cettc Adele depasse tout ce qiron pent imaginer... Tout a I'heure, par une porte cntr'ouvcrte, je viens de la voir... elle etait avec un vieux monsieur... un mede- cin, il parait... ce medecin avait etale des billets de banque sur une table, et tous deux dansaient aulour de cette table une ronde insensee... Men premier mou- vement a ete d'entrer et de les broycr... mais je me suis contenu... je ne veux pas, pour la premiere fois que j'ai I'honneur d'etre regu chez madame la baronne...

(On entend un grand bruit, et la Cigale entre par le fond, violem- mcnt, comme si elle etait lancee en scene.) Qu'est-Ce que c'est

que ga?

LA CIG.VLE, essoufflee, haletanie, relevant ses cheveux epars. Ouf!

MARIGNAN.

Une jeune demoiselle...

LA CIGALE.

Taisez-vous.

MARIGNAN.

Une jeune demoiselle du mondc... En effet, je me souviens... pendant que j'6tais la, tout a Iheure, k moilie evanoui... madame la baronne n"etaitpas seule... il y avail aupres d'clle...

LA CIGALE.

Taisez-vous done... Ma tante m'avait enfcrmee dans la lingerie... Heurcusement, en face dc la lingerie, ily a la balancoire... j'ai monte sur le rebord de la fenetre,

ACTE DEUXIEME. 95

j'ai saute... avec Ics deux mains, comme ga, j'ai altrape les deux cordcs de la balanroire... et, de Telan que le choc m'a donne, je suis presque arrivee jusqu'ici...

MARION AN.

Una pareille clasticite!... Eh! mais, attendez done... je vous reconnais, il me semblc...

LA CIGALE.

Allez done...

MARIGNAN.

La Cigale...

LA CIGALE.

Eh oui!... c'est-a-dire, non, je ne suis phis \a Cigale, maintenant... je suis mademoiselle des Allures...

MARIGNAN.

Est-il possible?

LA CIGALE.

Ernestine des Allures... la propre niece de madame la baronne des...

MARIGNAN.

Ah bien! par exemple, si je m'attendais a vous retrouver...

LA CIGALE.

J'etais bien sure, moi, que je vous rcverrais... Je ne dirai pas que je vous attendais aujourd'hui, mais, aujourd'hui ou un autre jour, j'etais bien sure... (Tirant ses cartes de sa poche.) EUes me ravaiciit promis...

MARIGNAN.

Vos cartes?...

LA CIGALE.

Oui... Tenez, dame de carreau... c'est elle, la dame blonde... huit de pique : trahison... huit de carreau : elle est decouverte... Vous avez fini par vous aper- cevoir qu elle vous trahissait la dame blonde?

96 LA CIGALE.

MARIGNAN.

Oui...

LA CIGALE.

Les cartes le disent...

MARIGNAN.

Et disent-elles aussi comment je m'en suis apergu?

LA CIGALE.

Non...

MARIGNAN.

Eh bien, dies ont tori, car c'est cela surtout qui est curieux...

LA CIGALE.

Vraiment?

MARIGNAN.

Oh! oui...

LA CIGALE.

Racontez-moi doncca...

MARIGNAN.

Je ne peux pas.

LA CIGALE.

Pourquoi?

MARIGNAN.

A una demoiselle... a une demoiselle du monde... non, je ne peux pas...

LA CIGALE.

Est-ce que j'ai fait lant de faQons, moi, pour vous raconter mon aventure avec Bibi, Carcassonne et Filoche?

MARIGNAN.

C"est vrai...

LA CIGALE.

Eh bien, alors"?

M A R I G N .\ N . Eh bien, alors, je veUX bien... (La Cigale s'assicd sur une

ACTE DEUXIEME. 97

chaise pres de la table.) Nous etions tous les trois dans le canot, elle, lui et... (Sintorrompant.) Et il y en aurait une autre a raconter, maintenant, si on voulait... il y aurait I'histoire du vieux medecin... mais, si Qa ne vous fait rien, pour ne pas vous embrouiller, je commencerai par celle du canot...

LA CIGALE.

Allez done... allez done...

MARION AX, s'asseyant de I'autre cote de la table.

Nous etions tous les trois dans le canot... elle, lui et... II faut vous dire que j'ai une manie : je ne sors jamais sans une glace... une petite glace portative... toutes les cinq minutes, je prends cette petite glace et je me regarde...

LA CIGALE.

Vous etes coquet?..,

MARIGNAN.

Oh! non, ce n'est pas coquetterie, c'est tout uniment parce que je trouve du plaisir a me regarder...

LA CIGALE.

Et c'est bien naturel...

MABIGNAN.

Oui... Nous etions done tous les trois dans le canot... jetais sur mon banc, moi, et je nageais...

LA CIGALE.

Vous nagiez?

MARIGNAN.

Je ramais, si vous aimez mieux... Vous neconnaissez pas les expressions... nager, Qa veut dire ramer;je ramais... en face de moi, a I'arriere, il y avait Michu et Adele... Adele tenait la barre...

LA CIGALE.

Et Michu... qu'est-ce qu'il faisait, Michu?... III. 6

98 LA CIGALE.

MARIGXAN, amcr.

A cc momcnt-la, il ne faisait rien... Nous remontions le petit bras, etdamc! ga n'allait pas tout seul... le cou- raut est fort et nous avions vent dcboutte...

LA CIGALE.

He?

MARIGNAN.

Vent dcboutte... vous ne connaissez pas les expres- sions... qsL veut dire vent contraire... mais, nous autres, nous disons vent dehoidtc... Apres avoir tir6 de I'aviron pendant une bonne heure, comme decidetnent ga m'ereintait de remonter Ic courant, je pris le parti de le redesccndre... Ah!... il y eut la un moment de pleni- tude inexprimable... je n'avais plus besoin de me donner du mal... la nature etait belle... je me croyais aime... il y eut vraimentli un moment de plenitude... J'enpro- fitai pour laisser allcr mcs avirons... je me levai, je m'etirai... et je me retournai pour prendre ma petite glace... ellc etait dans un colTre qui se trouve i I'avant du canot... Je la prends, je I'approclie de mon visage, et savez-vous ce que j'y vois, dans ma petite glace?

LA CIGALE.

Non...

MARIGNAN.

Jevois Adelc... elle ne se mefiait pas do moi, puisque je lui tournais le dos... je la vois qui saisit Michu par le cou, comme ca, qui I'attire tout doucement, et qui lui campe un baiscr, oh! mais li, un baiser...

LA CIGALE.

Oh!...

M A n I G N A X .

Lti-dessus, moi, je saute sur Michu, je I'empoigne, il scd6bat... et nous tombons dans I'cau tons les deux pendant que Ic canot s'en va... Vous savez le reste...

ACTE DEUXIEME. 99

LA CIGALE.

Oui, je le sais...

MARIGNAN.

Ou'est-ce que vous en elites, he? J'espere que e'en est une, de trahison, j'espere que e'en est une!...

LA CIGALE.

Oh! oui, e'en est une...

MARIGNAN.

Et une belle!

LA CIGALE.

Et une fameuse!...

MARIGNAN.

Et qu*est-ce qu'elle pourrait dire pour se justifier, Adele? qu'est-ce qu'elle pourrait bicn dire?

LA CIGALE.

Qa, par exemple,je n'en sais rlen...

MARIGNAN.

L'histoire du vieux medecin, a la rigueur, elle pout s'expliquer... Le vieux medecin vient d'etre paye par un riche client... il est joyeux, il montre I'argent qu'il a rccu... Adele, qui est bonne fille, partage la joie du vieux docteur... ils dansent tons les deux autour de la table... ga, a la rigueur, c'est tout naturel.

LA CIGALE, a part.

Qu'est-ce qu'il raconte?...

MARIGNAN.

Mais ce baiser donne a Michu pendant que je me regardais dans la petite glace... Ou'est-ce qu'elle pour- rait bien dire pour expliquer ce baiser?...

LA CIGALE.

Pas grand'chose...

100 LA CIGALE.

MARIGNAN.

Rien du tout... Les femmes ont beau etre malignes... Elle ne pourrait rien dire du tout...

LA CIGALE, riant.

A moins qu'elle ne pretcnde que c'est pour vous gu6rir de cette manic que vous avez de vous regarder dans votre petite glace...

MARIGNAN, apres un temps.

Vous croyez que ca pourrait etre pour Qa?...

LA CIGALE, stupefaito.

He?

MARIGNAN.

En effet, c'est possible...

LA CIGALE, a part.

Comment! il prend au serieux...

MARIGNAN.

Ca changerait bien les choses, si c'^tait pour Qa... Qa changerait bien les choses...

LA CIGALE, indignee.

Oh!.

Entrc la baronne.

SCENE XIX

Les Memes, LA BARONNE.

MARIGNAN, s'inclinant.

Ah!... madame la baronne!...

LA BARONNE, vcnant de droite, tres digne, tres froide.

Jc vlens de voir la jeune dame qui vous accompa- gnait, monsieur, je viens dc la voir avec son medecin.

ACTE DEUXIEME. 101

MARIGNAN.

lis dansaient?...

LA BARONNE.

Non, ils ne dansaient pas, mais j'ai tout lieu de croire qu'elle est remise, parfaitement remise...

MARIGNAN.

Alors... madame la baronne, il ne nous reste plus

qu'a... je vais... (La baronne, sans repondre, fait un petit salut.)

Je crois bien, que ga changerait les choses! Adfele serait innocente, alors, Adelc serait innocente!...

II sort par la droite, premier plan.

SCENE XX

LA BARONNE, LA CIGALE.

LA BARONNE.

Je ne t'adresserai pas de reproches...

LA CIOALE.

Et vous aurez bien raison, petite tante, car mainte- nant je suis decid^e a faire tout ce que vous voudrez...

LA BARONNE.

Comment?...

LA CIGALE.

Ce mariage dont je ne voulais pas...

LA BARONNE.

Eh bien?

LA CIGALE, avec rage.

J'en veux bien, maintenant... j'cpouserai votre jeune homme... Ou est-il, votre jeune homme? je I'epouserai tout de suite, si ^a peut vous faire plaisir...

Entrent le marquis et Edgard, Tun trainant I'autre. Edgard est toujours deguis6 en vicux medecin.

6-

102 LA CIGALE.

SCENE XXI

Les Memes, LE marquis, EDGARD.

le marquis. Mes dix mille francs! rends-moi mes dix mille francs !

EDGARD.

Mon oncle... voyons, mon oncle...

LA BARONNE.

Eh bien!... eh bien!... traitor ainsi monsieur le doc- teur...

LE MARQUIS.

Qui qa, monsieur le docteur? qui ga?... Ote ton cha-

peau, bandit! (Il fait sauter le chapeau d'EJ^ard.) Enlcvc ta

houppelande, sacripant!...

II vQut lui oter sa houppelande. LA BARONNE, reconnaissant Edgard.

Monsieur Edgard!...

LE MARQUIS,

Oui, monsieur Edgard, qui, pour arriverjusqu'a son Adele, a imagine de se deguiser...

EDGARD.

Est-ce ma faute k moi, si j'aime Adtjlei...

LA CIGALE.

Comment? lui aussi!...

EUo s'en va tomber sur le canape, prise d'un acc6s do riro nerveux. LE MARQUIS.

Pendant que, moi, bonhomme, je le cherchais sur la terrasse, monsieur 6tait en train...

ACTE DEUXIEME. 103

LA BARONNE.

Et c'est Ik ce jeune homme que vous me donniez comnie un jeune honime irreprochable... doux, tran- quille, de mceurs austercs...

LE MARQUIS.

L'envie de m'en debarrasser... vous comprenez...

LA RARONNE.

Jusqu'a un certain point...

LE MARQUIS, sautant sur Edgard.

Rends-moi les dix mille francs, coquin!...

EUGARD.

Je ne les ai plus, mon oncle...

LE MARQUIS.

Rends-moi au moins les vingt francs que je fai donnes a part...

EDGARD.

Je ne les ai plus.

Entre Marignan, amenant Adele et Micbu.

SCENE XXII

Les Memes, MARIGNAN, MICHU, ADELE; puis LOLOTTE, DULCORE.

MARIGNAN, du fond.

Venez, Adele... viens, Michu... remercions tons les trois madame la baronne de I'excellente hospitalite...

(Tableau. La baronne froide et pincee. Le marquis retient Edgard, qui veiJt s'elancer vers Adele. La Cigale est sur le canape, la tcte dans scs mains. Marignan s'inclinant devant la baronne.) Madame la

baronne... (Ala cigaie.) C'etait bien ga... c'etait parfaite- ment ga... Adele etait innoccnte.

La Cigalo, sans lui rdpondre, so levc brusquement et va s'asseoir sur uno chaise derricre le canape.

104 LA. CIGALE.

ED GAR I), au marquis.

Adelc etait innocente... Si elle est venue canoter, c'est parce qu'elle savait que j'ctais ici...

MARION AN, s'inclinant encore une fois. Madame la baronne... (Invitant Adele et Mlclm a saluer la baronne.) Adele... Michu... (Tous les trois saluent. Petit salut tres sec de la baronne. A la Cigale.) Mademoiselle... LA CIGALE, se levant

Laissez-moi tranquille, ne me parlez pas. (Mouvement general.) Ne me pai'lez pas... car j'ai beau etre une demoiselle du plus grand monde, j'6claterais, a la fin...

LA BARONNE.

Ma niece!...

LA CIGALE.

Mais regardez-le done! Le voila parti, bras dessus, bras dessous, avec une drolesse qui se moque de lui, qui le trompe...

ADELE.

Une drolesse!...

MARIGNAN.

Mais pas du tout, pas du tout... vous aviez devine... C'elait, en effet, pour me guerir de cette manie que j'ai...

LA CIGALE.

Et il y a un mois, k I'auberge de Marlotte, quand je

Tai surprise... Ullant i Miclm.) avec Michu. (Imitant le bruit

dun baiser.) Pss!... pss!!... « Oh! Michu! tu sais que je t'aime!... » Et tout a I'heure avec le vieux medecin...

MARIGNAN.

J'avais devine pour le vieux medecin... c'etait bien

ea...

LA CIGALE.

C'etait bien ga? (Aiiant a EJgard.) Tenez, le voili, le vieux medecin, le voila!... car il en est aussi lui...

ACTE DEUXIEME. 105

A D E L E .

Ah mais! ah mais!...

LA CIGALE.

Lui et bien d'autrcs, lui ct tout le monde!! En verite, c'est a se demandcr pourqiioi il y en a tant, de CCS femmes-la, une seulc devrait suffirc.

ADELE.

Ah mais! dites done, vous savez que vous com- mencez a m'ennuyer... la saltimbanque!

LE MARQUIS.

La saltimbanque!!...

ADELE. chcrchant a rester digne.

Et que, si je n'6tais pas aussi bien ^levee que je le suis...

LA CIGALE, perdant tout a fait la tete

Ou'est-ce que tu ferais si tu n'etais pas bien elevee?

(Se tapant sur les genoux avec le gestc familiar aux lutteurs.) Qu'cst-

ce qu'elle ferait? qu'est-ce qu'elle ferait done?

ADELE, furieuse.

Ce que je ferais?...

LA CIGALE.

Mais viens-y done!

LA BARONNE.

Ma niece!...

MARIGNAX, empechant les deux femmes de sejeter Tunc sur I'autre.

Adele!... mademoiselle!...

LA CIGALE, voulant s'elancer.

Laissez-moi tranquille, vous!

MAUIGNAN.

Mademoiselle, je vous en prie.

106 LA CIGALE.

LA CIGALE.

Laissez-moi tranquille ! Otez-vous de Ih, il n'est que temps...

MARIGNAN.

Je vous en prie...

LA CIGALE.

Ah ! ma foi, tant pis pour vous, puisque vous ne

VOUlez pas. (Elle lul donne un soufflet si bien applique, que, du choc, Marignan tombe a la renverse. II cherche a so raccrocher au gue- ridon, rontraiDO avee lui. Los porcelaincs qui etaient sur le gueridon tombeut et se brisont. Brouhaha. La Cigale, dpouvant^o do ce qu"ello

vient de faire.) Qu'est-cc que j'ai fait la?

MARIGNAN, so relevant.

II y a unc bosse, n'est-ce pas? ne me cachez rien, il y a une bosse...

LA CIGALE, avec joie.

Ah! mon Dieu!... une bosse!... La prediction est realisee... il est a moi, maintenant, il est k moi!. .

MARIGNAN.

II y a une bosse, je le sens, il y a une bosse!...

La baronne est a moiti6 evanouic dans les bras du marquis. Adcle, sans repondre aux supplications d"Edgard, se dispose k partir avec Michu. La Cigale soigno Marignan.

AGTE TROISIEME

L'atelier de Marignan, u Paris. Les murailles sont couvertes de tableaux etrangrcs. Un tres grand nombro de toiles sont par torre, retournoes et appuyces centre les murs. Sur cinq a. six clievalets s'eta- lent dcs pcinturcs bizarrcs. Porte d'entrce au fond, a gauclio, en pai; coupe. Porte interieure a droite, premier plan. Grand canape a gauclie, premier plan. Au fond, dans I'encoignuro de droite, petit escalicr tournant, praticable, conduisant a uno galerie egalement pra- ticablc, qui fait face au public. Une porte s'ouvrc sur cetto galerie. De^ portieres de tapisserie a toutes les portes. Deux petits bahuts, I'un k droite, I'autre a gauche, contre le mur.

SCENE PREMIERE

MARIGNAN, MICIIU.

bIICHU. installe devant son che valet, en train de travailler.

Qu'est-ce que tu as, Marignan? tu ne travailles pas?

MARIGXAN, etcndu sur le canape.

Si fait... je travaille...

MICHU.

Eh ! non, tu nc travailles pas, et je sais bien pour- quoi... C'est parce que Ton vient do te remeltre une lellre de faire part... une lettre de faire part annon- cant le prochain mariage de la Cigale avec le jeune comte Edgard de la Ilouppe.

MARIGXAN.

Qu'est-ce que qa pout me faire, le mariage de la Cigale?

108 LA CIGALE.

M I C II U .

Qa ne te ferait ricn si tu ne I'aimais pas... mais, comme tu I'aimes...

MARIGNAN.

Moi?

MICHU.

Eh oui!... depuis le jour oil, la-bas, chez la baronne, elle t'a fait au front cctte bosse... il y a trois mois de qa...

MARIGNAN,

II y a trois mois... Eh bien ! justement... si j'aimais la Cigale, est-ce que, depuis trois mois, je n'aurais pas cherche a la revoir?...

MICHU.

Tu m'as dit toi-meme que tu avais pris, envcrs sa tante, I'engagement formel de ne jamais essayer...

MARIGNAN.

Est-ce que j'aurais pris cet engagement, si je I'avais aimee?...

MICIIU.

Je ne dis pas que tu aimais la Cigale le jour ou tu as pris I'engagement de ne pas chercher i la revoir; je te dis que, depuis le jour ou tu as pris cet engage- ment...

MARIGNAN, se levant.

Michu...

MICHU.

Eh la!...

M A R I G N A N .

£coute-moi, Michu, je t"ai d(^j6 pardonnd bien des choses...

MICHU.

^a, c'est vrai...

ACTE TROISIEME. 109

MARIGNAN.

Mais ce que je ne te pardonncrai pas,c'estde repeter ce que tu viens de dire... Je n'aime pas du tout, pas du tout, tu entends! je n'aime pas du tout la personne dont tu paries.

M I C H U .

Bien, bien...

MARIGNAN.

En voila assez, n'cst-ce pas?... Tout le monde salt bien que si je suis amoureux, c'est de cette petite qui, il y a quinze jours, nous est arrivee de Barbizon...

M 1 c II u . La petite Catherine, notre nouveau modele...

MARIGNAN.

Oui, c'est de noire nouveau modele que je suis amoureux... Et si je ne travaille pas, c'est qu'il n'est pas la, notre nouveau modele. Et pourquoi n'est-il pas la?... il devrait etre arrive depuis une dcmi-heure...

Entre Catherine.

SCENE II

LeS MeMES, C at he bine, toilette simple, mais tres gentille. CATHERINE.

Ne vous fachez pas, me voila.

MARIGNAN.

Vous etes en retard...

CATHERINE.

Ce n'est pas ma faute... vous savcz bien que je suis pleine de bonne volonte...

HI. 7

no LA CIGALE.

MICHU.

II y a longtemps qu'elle ne I'avait dit...

CATHEUINE.

Et puis la, vrai, vous clioisissez drolement voire moment pour me grondcr... moi qui venais vous annoncer une bonne nouvelle!...

MARIGNAN.

Ouoi done?

CATHEUIXE.

Tout a riieure, j'ai enlendu un monsieur qui deman- dait au concierge a quel etage vous demeuriez...

MARIGNAN.

Eh bien?

CATHERINE.

Et ce monsieur avait tout I'air d'un riche amateur...

MARIGNAN.

Un riche amateur?...

MICHU. Chez nous?...

MARIGNAN.

Elle doit se tromper.

Entrc un domcstiquo. LE DOMESTIQUE.

Monsieur, il y a Ih un monsieur...

MARIGNAN.

Faites entrer.

Le domestique sort.

CATHERINE, montant lestcmcnt lo petit escaHcr ct disant la phrase suivantc tout en montant.

Vous voycz bien, que je nc me trompe pas !... Vendez- lui-en pour beaucoup d'argent, au riche amateur... moi, pendant ce temps-la, je vais me dcshabillcr.

Ellc sort par la porto qui ouvre sur la galcrio.

AGTE TROISIEME. Ill

SCENE III MARIGNAN, MIGHU, puis CARCASSONNE.

MARIGNAN.

A nous, Michu, a nous le riche amateur!...

Alors tous deux se mcttent a arranger un petit ctalage de leurs tableaux, prenant des toilos appuydes a, I'envers contre le pied des chevalets et les mcltant bien en evidence. Tout en organisant cette exposition, Marignan ct Michu, tres 16gerenient, du bout des 16vres, battent aux champs : Marignan fait le taratata des clairons et Michu le ran plan plan des tambours. Parait Carcassonne en costume bourgeois.

CARCASSONNE.

M. INIarignan, Tillustre maitre...

MARIGNAN.

C'est moi, monsieur...

MICHU.

Et moi, je suis Michu, I'eleve du maitre..

CARCASSONNE.

Votre serviteur, messieurs...

MARIGNAN.

Ah qk\ mais... cette voix...

MICHU.

Cette tournure...

MARIGNAN.

II n'y a pas moyen de s'y tromper...

CARCASONNE.

Aussi vous ne vous y trompez pas... C'est bien moi, Monsieur Carcassonne...

MARIGNAN.

Premier physicien en tous genres?...

112 LA CIGALE.

MICHU.

Directeur de la troupe connue sous le nom de...

CARCASSOXNE.

De la troupe connue sous Ic nom de troupe de Monsieur Carcassonne... oui, messieurs, c'est bien moi...

MICHU, a part.

II est joli, le riche amateur!

MARION AN.

Monsieur Carcassonne!... je suis enchante, vrai- ment, mais je ne devine pas a quoi nous pouvons devoir I'honneur...

CARCASSONNE.

Vous ne devinez pas?

MARIGNAN.

Non...

CARCASSONNE.

C'est pourtant bien simple : vous etes peintre, je viens vous commander un tableau.

MARIGNAN.

Quel tableau?

CARCASSONNE.

Eh bien! un tableau... un tableau, quoi?... un tableau pour mettre a la portc de ma baraque...

MICHU.

Oh!...

CARCASSONNE.

Ce qui m'a decide a m'adrcsser a vous, c'est qu'il m'a sembl6 que votre genre de talent se rapprochait esptcialemcnt...

MICHU, furieux.

Qu'est-ce qu'il dit?

ACTE TROISIEME. il3

MARION. VN, retenant Michu.

Doucement, Michu, il taut savoir respecter la cri- tique... il ne faut pas en tenir compte, mais il faut savoir la respecter... (En riant.) Je ferai voire tableau, monsieur Carcassonne, je ferai votre tableau pour vous prouver que nous ne vous en voulons pas.

CARCASSONNE.

Vous le ferez, bien sur?

MARIGNAN.

Oui, bien sur.

CARCASSONNE, avcc intention.

Eh bien, vous n'aurez pas tort.

MARIGNAN.

Pourquoi Qa?

CARCASSONNE.

Mais... parce que cest un tableau qui vous fera honneur, sans aucun doute... Venez un peu ici que je vous dise deux mots... (A Michu.) Vous voulez bien, monsieur, me permettre de dire deux mots a I'illustre

niaitre?

MICIIU.

Comment done!... (a Marignan.) Pendant ce temps-la, moi, je vais tout preparer pour notre stance de tout a I'heure, pour la seance de la petite Catherine...

MARIGNAN. Oui, C'est Qa, prepare tout. (Pendant les repHques sui- vantes, Micliu est tres occupe : il commence par installer au milieu de la scene unc sorte de petite estrade, puis il tend deux cordcs entre deux chevalcts et sur ces cordes etale du linge ; il apporte ensuitc un baquet de blanchisseuse fixe sur un escabeau ; dans ce baquet une planche, du linge mouille, de I'eau de savon, etc. .\ Carcassonne.) Qu'cst-Ce

que vous avez a me dire, voyons!...

CARCASSONNE.

Je voudrais vous parler de mon tableau...

114 LA CIGALE.

MARIGXAN. Ce n'est pas la peine.

CARCASSONNE.

Ah!

MARIGNAN.

Ce n'est pas la peine, je vois ce qu'il vous faut. Vous voulez une grosse dame...

CARCASSONNE.

Una grosse dame?

MARIGNAN.

Oui, une grosse dame qui sourit en montrant sa jambe...

CARCASSONNE.

Oh!

MARIGNAN.

Une seule jambe ne vous suffit pas, vous voulez qu'elle montre les deux? Elle montrora les deux... Voulez-vous qu'elle en montre trois?... Nous pouvons...

C A R C A S S U N N E .

Je ne voudrais pas de grosse dame...

MARIGNAN.

Vous aimez mieux un horculc?...

CARCASSONNE.

Non, pas d"liercule non plus...

MARIGNAN.

Quoi done, alors?

CARCASSONNE.

G'est un portrait que je voudrais, un portrait de jeune fille...

MARIGNAN.

Allons done!...

ACTE TROISIEME. 115

CARCASSONNE.

Oui, ce que je viens vous demander, c'est de vouloir bien laire le portrait de la jeune personne qui, dans ma troupe, a remplace la Cigale...

MARIGNAN, tres vivement.

La Cigale!...

MICHU, venant li Marignan.

Qu'est-ce qu'il y a?

MARIGNAN.

Rien, Michu, il n'y a rien... (Michu remonte et continue a s'occuper do I'installation de la blanchisseuse. Marignan et Carcassonne sont k gauche, en face Tun de I'autre. Marignan, regardant Carcassonne

dans les yeux.) La jeuiie persoiine qui a remplace la Cigale?

CARCASSONNE.

Dame!... puisque, a cause de vous, je n'avais plus de premier sujet, j'ai bien 616 oblige de chercher...

MARIGNAN.

Yous n'avez jamais eu de scs nouvelles, a la Cigale?

CARCASSONNE.

Non, je n'en ai jamais eu. C'est indecent de sa part... mais je suis bien oblige d'avouer que, depuis qu'elle- est dans les grandeurs, elle a completement neglige...

MARIGNAN.

Ah!

CARCASSONNE.

Si Qa vous etait 6gal, nous laisserions la Cigale, et nous reviendrions a sa remplagante...

MARIGNAN.

Ah! oui, a la jeune personne.

CARCASSONNE.

Oui...

116 LA CIGALE.

MARIGNAN.

Est-elle jolie, la refplacante?...

CARCASSONNE.

Vous la verrez...

MARIGNAN.

Comment?

CARCASSONNE.

Puisque je dois vous I'amener, pour le portrait...

MARIGNAN.

C'cst juste... puisque vous devez!... et a quelle heure mc Tamencrez-vous ?

CARCASSONNE.

A riieure que vous voudrez. Seulemeiit, il faudrait nous promettre qu'a cettc heure-la vous serez seul...

MARIGNAN.

Seul?

CARCASSONNE.

Tout seul. Elle y ticnt.

MARIGNAN.

La remplaganle?

CARCASSONNE.

Oui...

MARIGNAN.

Ah Qa! mais, vous m'intriguez... cher monsieur Car- cassonne...

CARCASSONNE.

Quand faudra-t-il venir?

MARIGNAN.

Veiiez dans une demi-heure.

CARCASSONNE, prenant son chapeau.

Dans une demi-heure?...

ACTE TROISIEME. 117

MARIGNAN.

Oui. Mais, je vous en prie, avant de partir... (Aiiant

au fond du theatre ct prenant un tableau retournd contre le niur. Ce tableau doit etre plus etrange que tous las autres.) prenez Qa!

CARCASSONNE.

Comment"?

MARIGNAN.

Faites-moi le plaisir d'accepter.

CARCASSONNE.

Par exemple!... Un objet d'une telle valeur!

MICHU, qui a termine son petit menage.

Prenez done, puisqu'on vous le dit... vous voyez bien que nous en avons d'autres...

CARCASSONNE.

Si c'est pour vous debarrasser!...

MARIGNAN.

Oui. Et puis je vais vous dire... si vous n'aviez pas ga SOUS le bras, le concierge ne vous laisserait pas sortir...

CARCASSONNE.

Vraiment?... 11 a des ordres.

MARIGNAN.

CARCASSONNE.

C'est different... je ne savais pas... (Saiuant.) Mes- sieurs... (A Marignan.) Dans une demi-heure, n'est-ce pas? c'est convenu.

Fausse sortie MARIGNAN.

C'est convenu.

CARCASSONNE, revenant.

Et vous serez seul?

7.

118 LA CIGALE.

M.VRIGNAN.

Je serai Seul. (Carcassonne s'cn va ct, en s'en allant, renverse un tableau qui ctait sur le chcvalct dc Maric^nan, a gauche, au fond de la scene, pr6s de la porte. La palette de Marignan est sur un petit meuble pr6s du chevalet ct Ic tableau tombe sur la palette.

Desespere.) Ah! mon Dieu... mon Dieu... en plein sur ma

palette ! (Il fait voir le tableau sur lequel les couleurs de la palette se sent etalees a. tort et a travers. Se calmant tout a coup.) Ticns...

c'est mieux qu'avant!

SCENE IV MARIGNAN, MICHU.

MICHU.

^a Va. fait quelque chose de le voir...

MARIGX.VN, tout en installant son chevalet, a gauche, premier plan.

Oui...

MICHU.

Parce que ^a t'a fait penser^i la Cigale...

II va chercher au fond du theairo une toilc sur laquelle est ubauchdo unc blanchissousc.

MARIGN.VN.

Peut-etre bien...

MICIIU.

Voyons, Marignan, voyons... Pourquoi t'obstincs-tu a ne pas vouloir avouer?...

MARIGNAN, avec impatience. Michu!

MICHU. Cost bon!

ACTE TROISIEME. 119

MARION AN', allant prendre, lui aussi, un tableau, une ebaiiclie d'unc blanchisscusc.

Eh bien, tout est pret, il me semble, pour notre seance... Pourquoi ne commengons-nous pas?

MICIIU.

Nous commencerons quand mademoiselle Catherine le voudra Ijien.

TOUS LES DEUX.

Catherine!... he! mamzelle Catherine... h6 la!... he! Catherine!... Ohe ! Catherine...

Ici Catherine passe la tete entre les ridcaux de la portc dc la galcrie. On ne voit que la tete el deux bras nus entrecroises sur deux 6paulos nues.

SCENE V

Les Memes, CATHERINE.

CATHERINE.

La voila, Catherine!...

MARION AN.

Eh bien! Qa y est-il?

CATHERINE.

ga y est.

M A R I G N A N .

Venez, alors...

CATHERINE.

11 n'y a personne, au moins?

MARIO NAN

Non...

CATHERINE.

Vous etes bien sursqu'il n'y a personne?... C'est que, s'il y avail quelqu'un, je ne voudrais pas...

120 LA CIGALE.

MICHU. Eh non, Ton vous dit... il n'y a personne...

CATHERINE.

Alors...

Elle ecarte les rideaux, entre et descend rapidement I'escalier. Elle est en petite blanchisseuse.

M A R I G N A N .

AUons, en pose, Catherine!... je suis en train, aujour- d'hui. Ilfaudraqne Qavienne... il faudraquega vienne. .. En pose, en pose!...

CATHERINE.

M'y voila, en pose! !

Elle monte sur I'cstrade qui a 6t6 preparec par Michu. La main droite en I'air, Catherino tient le battoir et se prepare a battre le linge mouill6 qu'elle ticnt de la main gauche (5tal6 sur la planchette.

MARIGNAN.

Cost ga, ma fille... le bras un pen plus haul... Et du savon, du savon, du savon...

Pendant que Michu et Marignan peignent chacun de leur c6te, Catherine so met sur les bras de la mousse de savon.

CATHERINE.

On en mettra, du savon!

M A R I G N A N .

A la bonne heure!... le bras un peu plus haut... rien

de force. (Catherine reprend la pose, le battoir en I'air.) Bien...

tresbien. Elle est gentille tout de meme, notre petite Catherine, elle est gentille...

C.\THERINE, toujours le bras en I'air.

J'ai de la bonne volontc...

MARIGNAN.

De la bonne volonte, de la bonne volonte... vous n'en fetes pas moins arrivde en retard tout k I'heure...

ACTE TROISIEME. 121

CATHERINE.

Ce n'est pas ma faute... il y avail un motif...

MARIGNAN.

Quel motif?

CATHERINE.

Un parent de province qui ne voulait pas s'en aller de chez moi.

MICHU.

Un parent?

CATHERINE.

Oui.un parent de province quej'ai retrouv6 a Paris...

MARIGNAN.

Qu'est-ce qu'il fait?

CATHERINE.

II est banquier, boulevard Malesherbes,

MARIGNAN et MICHU, riant.

Oh! oh!

CATHERINE.

Et c'est lui qui ne serait pas content, s'il savait que je vais comme ga poser les petites blanchisseuses.

MICHU.

II n'aime pas la peinture?

CATHERINE, laissant retomber son bras.

La peinture, ga irait encore... mais ce qui le chiffon- nerait, c'est les peintres... II se douterait tout de suite que si je viensici, c'est parce que j'adore mon petit M....

(ici Michu a un acces de toux. Catherine, reprenant la pose, le bras,

en I'air.) Mon petit Ma... mon petit ri... mon petit Mari- gnan...

MARIGNAN.

Vraiment, Catherine, vous m'aimez?...

122 LA CIGALE.

CATIIKUINE, sans cunviction.

Ah! je crois bica!...

MARIGNAX.

Eh bien, moi aussi, jc vous aime... (Tapant sur la toiio

a tort et a travers, peignant a tour de bras.) VoUS enteildcz,

petite Catherine?... et Ton anra beau pretendre le con- traire..., c'est vous que jaime, et je n'aime que vous, vous entendez?... Et du savon, du savon... (Catherine fait

mousser le savon. Entre le domestique; il remet deux cartes a

Marignan.) Ah bien! par exeniple, voila qui est encore phis fort que la visite de Monsieur Carcassonne... Ces messieurs sont h"i?

I,E DOMESTIQUE.

Oui, monsieur...

M A U 1 C. N A X .

Faites-les entrer, faites-lcs entrer tout de suite... (Le domestique sort.) M. le marquis de la Houppe cliez moi!... M. le marquis de la Houppe et le jeune comle Edgard!...

Entreat le marquis et Edgard.

SCENE VI

MARIGNAN, MICHU, CATHERINE, EDGARD, LE MARQUIS.

I.E MARQUIS.

No vous derangez pas, je vous en prie... (a Cathorino qui fait toujours mousser son savon.) Mademoiselle, je serais vraimcnt au d^sespoir... vous 6tiez en train de laver le

lingo de ces messieurs... (Catherine so tient immobile, stupij-

faite, sur son estradc) continuez... A Dicu ne plaise que je blame chez les artistes des sentiments de proprete que j'encouragerais chez les gens du monde!...

ACTE TUOISIEME. 123

MARIGNAN.

Mais non, monsieur le marquis, mais nou... made- moiselle n'est pas une blancliisscuse, c'est un modelc...

LE MARQUIS.

Un modele...

CATHERINE.

Oui, monsieur.

EDGARD.

Ah bien! alors, nous regrettons... pas vrai, mon oncle? nous regrettons que mademoiselle ne soit pas en grand costume...

M 1 C H U .

Vous (ites vif !

MARIGNAN.

Monsieur le comte plaisante... En grand costume... Monsieur le comte plaisante de la fagon la plus deli- cate.

LE MARQUIS, bas, a Etlgard. severement.

Comment, monsieur, trois jours avant de vous marier!...

Catherine descend, de I'estrade. EDGARD, bas.

Oh! oh! me marier... Vous oubliez, mon onclc, que ma future a disparu depuis ce matin, et que nous cou- rons apres...

LE MARQUIS, bas. VeUX-tu bien te tairel... IHaut, aMarignan, avec un sourire )

Je suis sur, monsieur Tartiste, que notre visite vous etonne...

MARIGNAN.

Mon Dieu, monsieur le marquis...

EDGARD.

Le motif est pourtant bien simple... nous aimons les

124 LA CIGALE.

arts, mon oncle et moi, et I'idee nous a pris tout d'un coup dc venir voir si vous n'aviez pas quelque chose sur le chanticr...

MARIGNAN.

Vraiment, c'est pour ga?...

EDGARD.

Eh ! oui...

MARIGNAN.

Nous serious bien malhcureux si nous n'avions pas en effet quelque chose a soumcttre h rappreciation eclairee...

II va prendre un tableau au fond. LE MARQUIS, bas, a Edgard.

Je no la vois pas...

EDGARD, bas.

Moi non plus...

LE MARQUIS, bas.

II y a une chambre la... Elle y estcach^e, peut-etrc...

lis so dirigent tous Ics deux vers la porte de droite, en ayant I'air de rcgardor des tableaux.

CATHERINE, a Michu.

Qu'est-ce qu'ils ont done?

MICHU, a C.-itherine.

Je ne sais pas... lis out Tair de chercher quelque chose.

MARIGNAN, revenant avcc un taldeuu. Ce tableau, tout en lon- gueur, entouro d'un cadre blanc, se compose uniquoment do deux bandcs de couleur qui, coucliecs horizontalement, coupcnt lo tableau en deux parties 6gales ; Tunc dc ccs bandes est bleue, I'autre est d'un ton rougeatrc.

Yoici, messieurs, ce que les intentionnistes ont de plus nouvcau a vous offrir...

LE MARQUIS.

Les inten...

MARIGNAN.

... lionnistes. Nousnc sommesplusimpressionnistes

ACTE TROISIEME. 125

maintenant, nous sommes intenlionnistes, nous avons des intentions...

EDGARD.

^a vous suffit...

MARIGNAN, appuyant le tableau sur le baquet.

Regardez, messieurs, regardez... c'est un tableau a deux fins...

EDGARD.

Comment, a deux fins"?...

MARIGNAN. Oui... regardez de Ce cote... (Montrant la bande bleue.) C'est la mer, la mer immense... (Montrant la bande rouge.)

illuminee par un magnifique coucher de soleil... Tour nez maintenant le tableau de I'autre c6te... (Aide par

Michu, il retourne le tableau ; montrant la bande rouge.) G'est le

desert... les sables bridants du desert... et au-dessus,

(Montrant la bande bleue.) un ciel d'azur. LE MARQUIS.

C'est admirable!

MARIGNAN.

C'est original... II n'y a pas de mal k mettre un peu d'originalite dans la peinture...

LE MARQUIS.

C'est admirable, positivement... (changeant de ton.) Vou- lez-vous me permettre, monsieur I'artiste, de vous adresserune question?

MARIGNAN.

Quelle question?

Pendant ce temps, EJgard s'cn va tourner autour de Catherine. LE MARQUIS.

Cet atelier n'est pas tout votre logement?

MARIGNAN.

II y a aussi ma chambre...

126 LA CIGALE,

LE MARQUIS.

Votre chambre!... unc chanibre d'artiste!... Est-ce qu'il serait iiidiscret de vous dcmander a la voir?...

MARIGNAN.

Mais pas du tout, monsieur le marquis, pas du tout, et, si vous voulez...

LE MARQUIS.

Si je veux?... je crois bien, que je veux!... (Aiiant chcr- chcr Edgard.) Viciis aussi, toi, et rcgardo bien partout...

EDGARD.

Oui, mou oncle.

MARIGNAN.

Monsieur le marquis?...

LE MARQUIS.

Nous venous !

MARIGNAN.

C'est 1&...

LF, MARQUIS, en sortant par la droite.

Une chambre d'artiste!...

MARIGNAN.

Que diablc sont-ils venus faire chez moi, tous les deux?... Eh bien, eh bien... qu'est-ce qui leur prend... les voiia qui regardent sous le lit...

II outre dans la cliambro.

SCENE YII

CATHERINE, MICIIU.

MICIIU.

Allons, en pose, Catherine, en pose!... il y a dix minutes que j'ai commence ce tableau-la, il devraitotrc fini...

Catherine rcmonte sur I'cstradc et se couvre les Ijras ct les mains do mousse de savon.

ACTE TROISIEME. 127

CATHERINE, apios un silence.

Michu!...

MICHU.

Eh bien?...

CATHERINE.

Michu!...

MICIIU.

Eh bien, quoi"?... je te dis...

CATHERINE.

Est-ce que je t'ai fait quel<[ue chose?... Est-ce que j'ai manque de bonne volonte?...

MICHU, I'aibloment.

Non...

CATHERINE.

Si jene t'ai rien fait... pourquoi es-tu conime qa avec moi?

MICHU.

Comment est-ce que je suis avec toi?

CATHERINE.

Tu le sais bien...

MICHU.

Non.

CATHERINE.

Tu ne le sais pas?...

MICHU.

Non. je te dis...

CATHERINE.

Tu es froid avec moi, voila ce que tu es... tu es froid.

MICHU.

C'est mon devoir...

CATHERINE.

Comment, ton devoir?...

128 LA CIGALE.

MICIIU.

Oui... Marignan est mon ami... il t'aime et je ne dois pas...

CATHERINE.

D'abord, ce n'est pas vrai... il ne m'aime pas... Et puis, qu'est-ce que qa me fait qu'il m'aime ou qu'il ne m'aime pas?... Je ne sais qu'une chose, c'est que je t'aime, moi!...

Micnu.

Chut done!

CATHERINE.

Cost que je t'adore!...

MICHU.

Je vous on prie...

CATHERINE.

Michu!...

MICHU.

Eh bien"?...

CATHERINE.

Viens nrembrasser...

MICHU.

Tout a I'heure...

CATHERINE.

Non, tout de suite... viens m'embrasser... je le vcux.

MICHU, s'approchant ties lentement.

Eh bien, c'est bon!... on y va.

CATHERINE, pendant que Michu s'approche, tend la joue pour se fairo cmbrasser ; mais, au moment ou Micliu arrive tout pr6s d'eHe, cllc n'y tient plus ct.lui jetant les deux bras autour du cou, cllc I'em- brasse. Paraisscnt prosque en mfime temps, et dans I'ordre suivant, le marquis, Marignan et Edgard.

Ah! Michu!... Michu!...

ACTE TROISIEME. 129

SCENE YIII

Les Memes, MARIGNAN, LE MARQUIS, EDGARD.

LE MARQUIS, entrant le premier et voyant Catherine embrasser Michu.

Ah!

MARIGNAN, entrant a son tour.

Qu'est-ce que c'est?

EDGARD, entrant apres Marignan.

Qu'est-ce qu'il y a?

Les trois entries doivcnt se faire coup sur coup. LE MARQUIS.

Rien... rien du tout. (Michu, tout couvertde savon, sest jcte 4 gauche, a I'autre bout de la scene, et reste la, ahuri; Catherine a repris la pose sur son estrade ; le regard de Marignan va de Catherine a Michu et de Michu a Catherine.) Mainteiiant, moiisicur I'ar-

tiste, il ne nous reste qu'a prendre conge de vous.

MARIGNAN.

Deja!...

EDGARD.

Pour rien au monde nous ne consentirions a vous faire perdre une minute de plus... (Bas, a son oncie.) Deci- dement, mon oncle, elle n'est pas ici...

LE MARQUIS, bas.

Nous allons la chercher a la fete de Noisy-le-Sec, dans les baraques.

EDGARD, bas.

Voyons, mon oncle... Est-ce qu"il ne serait pas plus simple de renoncer a ce mariage et de me laisser aimer Adele?...

130 LA CIGALE.

LE MARQUIS, bas.

Veux-tu bien te lairc!... (iiaut.) A bienlot, monsieur Tartiste...

MARIGNAN, regardant toujours Michu et Catherine.

Monsieur le marquis!...

LE MARQUIS.

Quant a voire tableau a deux fins, comme je n'ai de place que pour un tableau simple, je vous serai fort oblige de ni'en envoyer la moitie...

MARIGNAN.

Comment la moitie?

EDGARD.

Oui, la moitie... celle que vous voudrez, 5a nous est egal...

Lc marquis sort apres avoir fait passer Edgard devant lui.

SCENE IX MARIGNAN, MICHU, CATHERINE.

MARIGNAN, prenant une serviette sur lo meuble de gaucho et la jctant i Michu.

Essuie-toi, Michu...

MICHU. Que je m'essuie?...

MARIGNAN.

Oui... enleve ce savon... ce savon que Catherine t'a mis Ik, tout a I'heure, en t'embrassant.

CATHERINE, descendant de I'estrade.

Par exemple!...

MARIGNAN.

Eh! mon Dieu, petite Catherine, ne vous donncz pas la peine de dire non... si vous saviez comme Qa m'est etral!...

ACTE TROISIEME. 131

CATHERINE, apres un moment de stupefaction.

Je m'en vais... je vais me x'habiller et je partirai... je partirai pour ne jamais revenir... (Tout en remontant le petit escaiier.) et vous me rcgretterez... oui, vous me regretterez. (imitant Marignan qui ricane.) Vous aurez beau faire ha! ha! ha!... vous me regretterez, parce que jamais vous ne trouvercz un modele gentil comme moi

et mignon... (Avec un sanglot etoulTe, du haul do la galerie.) et

qui ait autant de...

MARIGNAN.

De bonne volonte!...

CATHERINE, fuiiouse.

Je m'en vais, vous m'entendez, je m'en vais!...

Ellc sort.

SCENE X

MARIGNAN, MICHU.

MICHU, venant lentement a Marignan.

Tu m'en veux?...

MARIGNAN.

Non... II y a une raison pour que je ne t'en veuille jamais... c'est que tu es, toi, la preuve vivante de noire superiorile, a nous autres intentionnistes... tu demon- tres que la nature est de notre ecole.

MICHU.

Comment ga?...

MARIGNAN.

Va trouver n'importe quel membre de I'lnstitut, et dis-lui de faire le portrait d'un homme aime des femmes... le membre de Tlnstitut n'hesitera pas... il fera un joli gargon... il le fera blond, il le fera brun,

132 LA CIGALE.

mais enfin il essaiera tie fairc un joli gargon... tandis que la nature... ah! la nature!...

MICHU.

Eh bien?...

MARIGNAN.

Vous lui dites : « Faites-moi le portrait d'un homme aime des feinmes », a la nature... (Montrant Michu.) et v'li ce qu'elle fait! !!

MlCHU, trouvant le mot un peu vif.

Oh!

Entrcnt Carcassonne et une jcune personne dont le visage est cach6 par un voile.

SCENE XI Les Memes, CARCASSONNE, LA CIGALE.

CARCASSONNE.

Nous Yoil^.

MARIGNAN.

Ah ! vous venez pour ce portrait?

CARCASSONNE.

Oui!

M A R I G N A N .

Eh bien! qu'est-ce qu'elle fait la, voire petite? Pour- quoi ne se montre-l-elle pas?... Venez un peu ici, petite, que Ton vous voie...

LA CIGALE, olanc son voilo.

Me voilii!

MARIGNAN.

La Cigale!

LA CIGALE.

Et ce n'est pas du tout pour faire faire mon portrait

AGTE TROISIEME. 133

que je viens... je viens pour causer avec vous... II n'y a personne?...

MARIGXAN.

Non... non... (a Michu.) Michu, fais vite filer Catherine par I'autre escalier.

MICHU.

Compris !

II s'en va par I'escalier. LA CIGAI.E.

Tenez-vous la, Carcassonne... tenez-vous la dans I'antichambre, et avertissez-nous s'il vient quelqu'un...

CARCASSONXE, vexe.

Dans rantichambre?...

LA CIGALE.

Obeissez...

CARCASSONNE.

J'obcis. (A Marignan.) Votrc serviteur, monsieur.

II sort au fond, a gauche.

SCENE XII

MARIGNAN, LA CIGALE.

MARIGXAN.

La Cigale!... mademoiselle Ernestine, veux-je dire, mademoiselle Ernestine des Allures!...

LA CIGALE.

Ne m'appelez plus Ernestine.

MARIGNAN.

Pourquoi ga?...

LA CIGALE.

Je ne suis plus mademoiselle des Allures. III. 8

134 LA GIGALE.

MARIGNAX.

Depuis quand?

LA CIGAI.E.

Depuis ce matin... j'ai quilte le inagnifique hotel de ma famille, je lai quitte pour retourner a mon ancienne baiaque.

MARIGNAN.

Chez Monsieur Carcassonne?

LA GIGALE.

Vous I'avez dit, chez Monsieur Carcassonne.

Parait Carcassonne. CARCASSONNE.

Vous m'appelez?

LA GIGALE.

On parle de vous, mais on ne vous appelle pas. Vous pouvez retourner...

CARCASSONNE,

Je retourne...

II disparatt. LA CIGALE.

Je lui ai fait savoir a quelles conditions je consentais a rentrer chez lui; il a accople mcs conditions.

MARIGNAX, ahuri.

II a accepts...

LA CIGALE.

Un costume tout flambant ncuf, mon nom en lettres enormes, et une logo pour moi toute seulc, avcc une grandc malic dans le coin pour faire asseoir les per- sonnes qui me feraient dcs visitcs.

MARIGNAN.

C'est superbe, je nc dis pas le contraire, c'est su- perbe.,.

ACTE TROISIEME. 13o

LA CIGALE.

N'est-ce pas?

MARIGNAN.

Mais qa ne fait rion. Je ne comprendrai jamais qu'etant riche, bien logee, I'idee ait pu vous venir...

LA CIGALE.

Vous ne comprenez pas?

MARIGNAN.

Non...

LA CIGALE.

Ah! c'est que vous ne savcz pas, vous, ce que c'est que cette existence de la saltimbanque en plein vent.

MARIGNAN.

Qa, c'est vrai, je ne le sais pas.

LA CIGALE.

Les tours executes au son de la clarinette, les applau- dissements d'une foule incessamment renouvelee, les cris joycux des bonnes d'enfants, les oeillades enflam- mees de messieurs les militaires... Et les petites places done! ces braves et inlclligentes petites places a deux sous... il s'en echappe bien, par-ci par-la, quelques reflexions un peu salees, mais quel enthousiasme!... Et quel tapage, quand une culbute n'a rien laisse k desirer!... quels rappels! quels bis! Non, voyez-vous, quand on a connu cette joie, quand une fois on a goute a cette ivresse, on ne pent plus s'en passer... on a beau faire, on ne pent plus, on ne peut plus...

MARIGNAN.

Eh bien, non... eh bien, non... vous aurez beau dire, jamais vous ne me ferez croire que c'est pour ga que vous avez quitte...

136 LA GIGALE.

LA CIGALE.

Yous ne voulez pas croire que c'est pour 5a?...

MARIGNAN.

Non...

LA CIGALE.

Eh bien, vous avez raison, car c'est pour autre chose.

MARIGNAN.

Vous voyez bien!...

LA CIGALE.

Si je ne m'etais pas sauvee de chez ma tante, j'allais dans trois jours etre forcec d'epouser quelqu'un queje n'aime pas.

MARIGNAN.

Le jeune Edgard...

LA CIGALE.

Oui...

MARIGNAN.

Vous ne I'aimez pas?

LA CIGALE.

Non, et j'en aime un autre... Comprenez-vous main- tenant, comprencz-vous?...

MARIGNAN.

Je commence... II me semble pourtant qu'i la rigueur on aurait pu trouver un autre moyen...

LA CIGALE, ncttcment.

Je n'avais que deux choses h faire...

MARIGNAN.

All!

LA CIGALE.

Rctourncr h la baraque... ou me refugier chez I'autre, chez cclui que j'aimais...

ACTE TaOISIEME. 137

MARIGiNAN.

Chez celui que voiis aimiez...

LA CIGALE.

Mais comment m'aurait-il rcQue?

MARIGNAN.

Avec egards, sans aucun doute...

LA CIGALE.

Et, d'ailleurs, que serais-je allee faire chez lui'?... Je ne voulais pas etre sa maitresse, et jamais il n'aurait voulu faire de moi sa femme. II a une ame fiere... et un homme qui a une ame fiere ne pent pas m'epouser... n"est-ce pas? On n'epouse pas une jeune personne qui a ele saltimbanque...

MARIGNAN, d'une voix faible.

Ce n'est pas I'usage.

LA CIGALE.

Vous voycz bien que j'ai raison de retourner chez Monsieur Carcassonne... mais, avant de laisser retom- ber entre le monde et moi la porte de la baraque, j'ai tenu a venir chez vous.

MARIGNAN.

Chez moi...

LA CIGALE.

Oui, je voulais vous voir au milieu des ceuvres creees par voire genie.

MARIGNAN.

Les voila...

LA CIGALE.

Tout ca en est?...

MARIGNAN.

II y en a bien une demi-douzaine qui sont de Michu, mais le reste est de moi...

8.

138 LA CIGALE.

LA CIGALE, prcnant un petit tableau.

Qu'est-ce que qa. reprcsciitc, ga?

EUe tourne et retourno Ic tableau dans tous Ics sens. MARIGXAN.

LA CIGALE.

Oui...

>I A R 1 G X A N .

Attendez done un peu... attcndez donc.je ne me rappelle pas bien...

LA CIGALE.

Comment, vous ne vous rappelez pas?...

MARIGNAN.

Non... mais ga doit etre ecrit derriere... vous n'avez qu'a regarder... j'ai I'habitude, quand j'ai fmi un tableau, d'ecrire le sujet...

LA CIGALE, lisant.

Paysage... c'est un pay sage.

MARIGNAN.

Oui, oui, je me souviens maintenant... c'est un pay- sage rustique.

LA CIGALE, avcc sentiment,

C'est dans un paysage comme Qa que j'aurais voulu vivre.

MARIGNAN.

Vraimcnt?

LA CIGALE.

Oui... avec un mari... avec un mari que j'aurais aim6.

MARIGNAN.

Petite Cigale...

LA CIGALE.

Et pourquoi, aprcs tout, ne m'epouserait-on pas?

ACTE TROISIEME. 139

Parce que j'ai etc saltimbanque?... Qu'est-ce que ga fait, puisque jc suis restcc pure!... Vous le savez bien, vous, que je suis restee pure...

MARIGXAN, tres emu.

Oui, je le sais.

LA CIGALE.

Alors, quoi?... Supposons que vous soyez, vous, cet homme chez qui j'aurais pu me refugier... Supposons que je vous aime.

MARIGNAN.

Petite Cigale...

LA CIGALE.

Supposons que vous m'aimiez... ce n'est qu'une sup- position, bien entendu... supposons que ce n'est qu'une supposition... Est-ce que vous refuseriez de m'epouser?

MARIGNAN.

Si je refuserais?...

LA CIGALE.

Oui...

MARIGXAN, a part.

Quelle lutte, mon Dicu! (Montrant son coeur.) C'est \k qu'il y a une lutle... veut-on savoir ou il y a une lutte?... c'est la.

LA CIGALE.

Qu'est-ce que vous dites.^... je n'entends pas...

MARIGNAN, a\-ec enthousiasme.

Ce que je disl...

LA CIGALE.

Oui...

MARIGNAN.

Je dis que vous etes decidement trop gentille, petite Cigale, je dis que je n'y tiens plus, je n'y tiens plus...

l^iO LA CIGALE.

LA CIGALE. Allons done...

MARIGNAN.

Je dis que je sais mainlenant eomment nous vient le genie... je le sais, comment il nous vient... II y a dans le grand salon du Louvre un tableau qui s'appelle la maitresse du Tilien...

LA CIGALE.

C'estjoli?

MARIGNAN.

Oh ! non, Qa ne vaut rien... latete n'est pas envaleur... c'est fige, c'est croutonneux... il n'y a pas la lueur... Vous-meme, si vous le voyiez, vous vous apercevriez tout de suite qu'il n'y a pas la lueur... Mais c'est egal... moi, Marignan, je ferai un pendant a ce tableau... ce sera votre portrait.

LA CIGALE.

Ah!...

MARIGNAN.

Et quand, dans trois, dans quatre, dans cinq cents ans,.les amateurs se bousculeront pour I'admirer, ils ne s'y tromperont pas, les amateurs... « II y a la lueur, diront-ils, la voil^ la lueur... Elle y est, et, si elle y est, nous savons bien pourquoi... c'est que, lorsqu'il fit ce tableau, le peintre etait amoureux de son modcle... »

LA CIGALE.

Amoureux!... vous I'avez dit, amoureux!...

MARIGNAN.

Oui, je Tai dit... et, pourpeu que ga vous fasse plaisir de me I'entendre r^peter...

LA CIGALE.

Si Qa me fera plaisir?... mais il y a six mois que je cours aprcs ce mot-la!... Pourquoi done suis-je venue

ACTE TROISIEME. 141

ici?... (Montrant les tableaux.) Est-ce que vous vous figurez que c'est pour... (Se reprenant). Oui, c'etait bieii uu peu pour Qa, si vous voulez... mais c'etait surtout pour me le fairc dire, ce mot que vous avez dit... Amoureux! amoureux!... Et il me demande si ga me fera plaisir de le lui entendre repeter... je crois bien, que Qa me fera plaisir, je crois bien!...

MARIGNAN.

Eh bien, je vous aime...

LA CI GALE.

Encore...

MARIGNAN.

Je VOUS aime, petite Cigale... La-bas, a Barbizon, je ne vous aimais pas... chez madame votre tante non plus, je ne vous aimais pas... Mais depuis que vous m'avez fait une bosse au front...

LA CIGALE.

Ah! cette bosse... A propos, vous n'avez pas garde Qa longtemps?...

MARIGNAN, toujours dans le meme mouvement passionne.

Non, pas trop... je me suis bassine avec de I'eau sedative mitigee, et, au bout de trois petites semai- nes...

LA CIGALE.

A la bonne heurel...

MARIGNAN.

Depuis ce jour-la, je vous ai aimee... et si vous m'aviez vu quand cette lettre est arrivee, cette lettre qui m"annonQait votre prochain mariage... si vous m'aviez vu...

LA CIGALE.

Calmez-vous, puisqu'il n'aura pas lieu ce mariage... puisque c'est vous qui m'epouserez.

142 LA CIGALE.

MARIGNAN.

Moi?,..

LA CIGALE.

Oui!...

MAPaOXAN, a part.

Voila la lultc qui recommence.

LA CIGALE.

Vous ne repondez pas...

MARIGNAN.

Decid6ment, non... non, je ne peux pas... mais ne vous y trompcz pas, du moins, mes molil's sont hono- rablcs.

LA CIGALE.

Ilonorables?

MARIGNAN.

Tout ce qu'il y a de plus lionorable... II y a des cas oil Ton pent e'pouser une sallimbanque, mais il y en a d'autres ou Ton ne pent pas... Quand cette sallim- banque n'a pas le sou, Ton peut... mais quand elle est riche comme vous I'ctes, on ne peut pas... parce qu'alors, les camarades...

LA CIGALE.

Ah! que je suis heureuse de vous entendre parlcr ainsi!... Vous avez au moins quclque chose de Tar- tiste.

MARIGNAN.

Le talent?

LA CIGALE.

Non... mais la grandeur du caracterel... Ainsi, c'cst parce que je suis riche que vous relusiez?

MARIGNAN.

Pas pour autre chose.

ACTE TROISIEiME. 143

LA CIGALE.

Mais alors rien de plus simple!... Cette fortune...

MARIGNAN.

Eh bien?...

LA CIGALE.

J'y renonce.

MARIGNAN.

Vous renonceriez...

LA CIGALE.

Qu'est-ce que ga me fait a moi, I'argent? Je ne suis pas une demoiselle, moi... je suis une bohemienne, une sauvage... je ne pense qu'a mon amour... Et je t'aime, tu entends?... depuis le jour ou je t'ai vu pour

la premiere fois, je t'aime ! (Elle tombe dans ses bras. La baronne et le marquis sont enties sur les derniers mots.) SaveZ-

vous ce qu'il faut faire, maintenant?

MARIGNAN.

Non.

LA CIGALE.

Aller trouver ma tante et lui dire...

SCENE XIII

Les Memes, LA BARONNE,

LE MARQUIS, CARCASSONNE, MICHU,

puis EDGARD.

LA BARONNE.

Et vous n'aurez pas beaucoup de chemin a faire pour cela.

Michu et Carcassonne paraissent au fond.

144 LA CIGALE.

MARIGNAN.

Madame la baronne... monsieur le marquis!...

LA BARUNNE.

Grace a Theureuse complicite de Monsieur Micliu et de Monsieur Carcassonne, nous etions ici, nous avons tout entendu.

LA CIGALE.

Et vous etes attendris?

LA BARONNE.

Je consens a tout! tu seras sa lemme!

LA CIGALE.

Ah! petite tante! petite tante!...

CARCASSONNE.

Et moi, je declare I'engagement... mais vous n'ou- blierez pas qu'un d6dit avait ete stipule.

MIC 11 U.

Voulez-vous etre paye en tableaux?... prenez ce que vous voudrez.

Carcassonne rcmonte avcc Miclm et sc met a examiner Ics taljlcaux.

ED CARD, entrant rapidement, un paquet de Icttrcs a. la main.

OiJ est ma future? on me dit qu'elle est relrouvec... Ou est-clle?

LE MARQUIS, lui montrant la Cigale dans les bras de Marignan.

La voici, monsieur!...

EDGARD.

Ne soyez pas mdchant, mon oncle, jepousc... je ne demande qu'a 6pouscr!

ACTE TROISIEME. 145

LE MARQUIS.

II est trop tard, monsieur, vous pouvez retoiirncr clicz votre Adele.

EDGARD.

Je viens de chez elle!... ct voici ce que j'ai troave : une Icttrc d'un M. Theodore qui lui reproclie de I'avoir trompe avec M. Alfred... et puis une lettre de M. Alfred qui lui reproche... et puis un tas de lettres... un tas de lettres... Ah! men oncle, en voila une de vous.

LE MARQUIS.

Rends-la-moi, rends-la-moi...

CARCASSONNE, redescendant avec un grand tableau. Ce tableau ropr(5scnte une dame qui, dans un salon, on maillot de saltimbanque, se promene sur les main.s, les picds en I'air.

Yoila ce qu'il me faudrait pour ma Ijaraquc.

LA CIGALE, a Marignan, qui parait preoccupe.

Qu'est-ce que vous avez encore?...

MARIGNAN.

Mon Dieu!... ce qui me chiffonne toujours un peu,

C'est Cette dot... (Mouvement de la baronne.) Je I'aCCepte

cependant, je Tacceptc, mais a une condition, c'est que Ton me permettra de continucr a faire de la pein- ture...

LA CIGALE.

Si Ton vous le permettra?... je crois bien qu'on vous le permettra... Qa va si bien ensemble, nos deux pro- fessions!...

MARIGNAN.

Comment ga?...

LA CIGALE.

Eh! dame, oui... Ouand vous aurez fini un tableau, nous prierons une personne de la society de le tenir III. 9

!46 LA CIGALE.

COmtue ga... (A Carcassonne, qui regarde toujours son tableau.

Monsieur Carcassonne... je vous prie... (Carcassonne monte sur lostrade. A Marignan.) La, maintenant; appelez- moi un peu... dites-moi de venir...

MARIGNAN.

Eh bien! venez...

D'un bond, die passe 4 travors le tableau tenu par Carcassonne et va tomber dans les brw de Marignan.

LA CIGALE.

Voila!

MARIGNAN.

Ah! Cigale! petite Cigale!...

LOLOTTE

COMEDIE EN UN ACTE

Representee pour la premiere fois, a Paris, surleTHEATREnu Vaudeville, le 4 octobre 1879.

PERSONNAGES

LOLOTTE M"" Ckline Chaumont.

LA BARONNE ; POL'F Massin.

JULIE, femmc dc cliambro Sabatiek.

CROISILLES MM. Colomdey.

LE BARON POUF Andre Micheu

UN DOMESTIQUE Moisson.

A Paris, do nos jours.

li

LOLOTTE

Un salon. Porte d'entree au fond. A gauche, premier plan, che- iciD^e; devant la cheminec, un pouf ; un canap^. A droito, premier plan, fen6tre; un gueridon ; d'un c6te du gueridon, un fauteuil, de Tautre, una chaise. Au dcuxienie plan, en pan coupe, deux portes» i'nne ^ droite, I'autre a gauche.

SCENE PREMIERE LE BARON, LA BARONNE.

Au lever du rideau, lo baron est au fond, tenant la porta cntrouYcrtc commc s'il allait sortir.

LE BARON, redesccndant.

Eh bien, non, je ne m'en vais pas.

LA BARONNE, assise sur le canape pres de la cheminee.

Ah!

LE BARON.

Ce que vous me demandez n'est pas raisonnable..,

LA BARONNE.

Mais, cher, si c'etait raisonnal)le, je n'aurais pas besoin de vous le demander, vous le I'eriez tout natu- rellement.

On Sonne.

150 LOLOTTE.

L E BARON. On Sonne... Tencz, quelle que soil la personne qui vient d'entrer, voulez-vous que nous la fassions juge entre vous et moi?

LA BARONNE.

Attendez d'abord que je sache qui c'est...

Entre Croisillcs par la porte du milien.

SCENE II Les Memes, CROISILLES.

LE BARON.

C'est ce clier Croisilles...

CROISILLES.

Madame... Bonjour, baron...

LA BARONNE.

Qui! je veux bien que, lui, soil juge.

LE BARON.

Voici ce qui se passe, mon cher ami. Ma femme me demande de m'en allcr ct de ne pas rentrer avant cinq heures.

LA BARONNE.

Quatre heures et dcmic, si vous voulez... ii quatre heures et demie vous pourrez revenir.

LE B A RON.

Moi, naturcllement, je demande le pourquoi; elle me repond que d'ici a cinq heures... que d'ici h quatre heures et demie, elle a quelque chose k faire... et que ce quelque chose, elle ne veut pas me le dire, parce qu'il nc faut pas que je le sache... L^-dessus, moi, j'liesile a m'en aller.

SCENE DEUXIEME. 151

CROISILLES.

Vous hesitez!

LE BARON.

Enormement. La baronnc me le reproche et soutient que je devrais etre deja parti : nous vous demandons d'etre juge entre nous,

CROISILLES.

Allez-vous-en.

LE BARON.

Vous dites?...

CROISILLES.

Allez-vous-en tout de suite...

LE BARON.

Cast la votre jugement?

CROISILLES.

Sans appel.

LE BARON.

Eh bien, je ne m'attendais pas... je vous croyais mon ami.

CROISILLES.

Certainement, je suis votre ami... mais la justice avant tout... c'est raadame qui a raison.

LE BARON, allant ii la baronne.

II faut que je m'en aille, alors?...

LA BARONNE .

Mais oui, mais oui...

LE BARON.

Dites-moi, au moins...

LA BARONNE.

Non, mon ami, je ne peux pas vous dire...

CROISILLES.

Puisque madame ne pent pas vous dire...

152 LOLOTTE.

LE BARON, allant a Croisilles et lui picnant le bras.

Eh bicn, allons-nous-ca.

CROISILLES.

Comment, allons-nous-en!...

LA BARONNE, les separant d'un geste, sans se lever, et faisant signc a Croisilles de passer a gauche.

Xon, lui, je le garde.

LE BARON.

Ah!

LA BARONNE.

Oui.

LE BARON.

Cost moi tout scul qui dois m'en aller, alors?...

LA BARONNE.

Sans doutc...

LE BARON.

Parce que vous avez k faire quelque chose que vous ne Youlcz pas me dire, parce que je ne dois pas le savoir.

LA BARONNE.

C'est cola meme.

LE BARON.

Et je pourrai rcvenir a quatre heures?

LA BARUNNE.

A quatre heures et demic, pas avant quatre heures et demie.

LE BARON.

Je m'en vais... je m'cn vais...

L A R .\ R 0 N N E .

Ah! c'est bien!... embrasscz-moi...

I

SCENE TROISIEME. 153

LE BARON.

Qa. vaut bien ga.

II I'embrasse sur le front. LA BARONNE.

Et I'evenez k quatre lieures un quart, si vous voulcz.

11 sort.

SCENE III CROISILLES, LA BARONNE.

CROISILLES, tres vivemcnt, venant s'asseoir sur une cliaiso tout pres de la baronne.

Oh!... chere... chere...

LA BARONNE, se levant.

Eh bien, qu'est-ce que c'est?... Ou'est-ce que vous vous etes mis en tete?

Elle se leve et descend en scene. CROISILLES, assis.

Mais... moi?... mais rien du tout...

LA BARONNE.

Si fait... jc suis sure que vous vous etes imagine que si je renvoyais le baron, c'etait pour rester seule avec vous.

CROISILLES, se levant, allant a la baronne tres vivement.

Oh! ce serait...

LA BARONNE.

Ce n'est pas pour qa. du tout vous aussi vous allez partir... mais, avant que vous partiez, je veux bien vous dire, a vous, pourquoi 'ai bcsoin de rester seule pendant deu.x heures... Jamais je n aurais ose le dire au baron... Je le respecte trop pour cela.

9.

154 LOLOTTE.

CROISILLES.

Tandis que moi...

LA BARONNE.

Cela vous fache?

CROISILLES.

Qa. ne me fi\che pas precisement...

LA BARONNE.

Dites-moi que vous m'aimez, je veux bien.

CROISILLES.

Oh! oui, je vous aime.

LA BARONNE.

Dites-moi que vous n'aimez que moi, que ni main- tenant ni jamais vous n'aimerez une autre femme...

CROISILLES.

Je n'aime que vous, ni mainlenant ni jamais je n'ai- merai une autre femme que vous...

LA BARONNE.

Vous dites bien!...

CROISILLES.

C'est que je pense!...

L A BARONNE.

Dites encore que, tout en m'aimant, vous savez par- faitement que vous n'avez rien k esperer, si ce n'est le plaisir de baiser, de temps h autre, le bout de mes doigls...

CROISILLES.

Vous tencz ix ce que je dise cela?...

LA BARONNE.

J'y tiens.

CROISILLES,

Cependant...

SCENE TROISIEME. 155

L A B A R 0 N N E .

Dites tout de suite, ou je vous renvoie...

CROISILLES.

Allons, soil!... Tout en vous aimant, je sais parfai- tement que je n'ai rien a esperer...

LA BARONNE.

Vous dites cette phrase-la moins bien que les deux premieres, et cependant c'est assurement la plus vraie...

Elle gagne la droite. CROISILLES.

Comment!...

LA BARONNE, s'asseyant dans le fauteuil pres du gueridon, et faisant signe a Croisilles de s'asseoir sur la chaise de I'autre c6t6 du gueridon.

Maintenant, je vais vous dire pourquoi j'ai besoin de rester seule. II y a quatre jours, chez madame de Meran, il a ete convenu que nous donnerions, au profit des pauvres, une seconds representation de la piece que le marquis de Samma a fait jouer au cercle... vous savez?...

CROISILLES.

J'y etais. Les rdles d'hommcs etaient joues par des membres du cercle, les r61es de femmes etaient joues par des actrices.

LA BARONNE.

Oui, mais dans la representation qui sera donnee cb.ez madame de Meran les roles de I'emmes seront jui;('s par nous... Madame de Mere a pris celui de Zerline, madame de Lauwcreins cclui de Suzanne; restaient ceux du chevalier et de la paysanne qui doi- vent etre joues par la meme personne : on me les a donnes tous les deux...

156 LOLOTTE.

CROISILLES.

Tous les deux...

LA BARONNE.

En m'assurant que j'y serais charmante. C'etait un piege... Jo suis a Paris depuis un mois, j'y ai fait, quel- que tapage, ces dames n'auraient pas ete Mchces de me rendre un peu ridicule... et je Faurais ete...

CROISILLES.

Oh!

LA BARONNE.

Je I'aurais ete certainement... Vous ne pouvez pas vous fairc une idee de la facon dont je joue le role du chevalier... c'est abominable! Et Ic role de la paysanne, donc!...c'estatroce!... D'un autre c6l6, rendre les rdles, je ne le pouvais pas, je ne le voulais pas... Alors, j'ai eu une id6e, je savais que le r61e du chevalier et celui de la paysanne avaient ete joues au cercle par made- moiselle Lolotte.

CROISILLES.

Lolotte!...

LA BARONNE.

Eh bien, oui, Lolotte... qu'est-ce que vous avez?

CROISILLES.

^Ioi?je n'ai rien.

LA BARONNE.

Quand j'ai prononce le nom de mademoiselle Lolotte, vous avez fait un mouvcment.

CROISILLES.

Moi? pas du tout.

LA BARONNE.

Je savais que mademoiselle Lolotte avait beaucoup, beaucoup de talent... je I'avais vue jouer dans la piece DU elle fait courir tout Paris, La Pellte JS'alumliste; je

SCENE TROISIEME. lo7

me suis dit que si mademoiselle Lolotte me faisait rcpetcr les deux roles qu'ellc avail joues, clle arrive- rait certainement a mc rendre au moius passable... et, la-dessus, j'ai ecrit k mademoiselle Lolotte.

CROISILLES.

Yous avez ecrit a Lolotte?...

LA BARONNE.

Oui, je I'ai priee de venir me faire repeter aujour- d'hui, a deux heures... Et elle m'a repondu, dans una lettre fort bieii tournee, ma foi! elle m'a repondu qu'elle viendrait.

CROISILLES.

Lolotte va venir ici?

LA BARONNE.

Oui; je lui donnerai un billet de cinq cents francs et elle me fcra repeter... Voila ce que je ne pouvais pas dire au baron; jamais il n'aurait consenli.

CROISILLES, se levant et venant a. gauche, tres vivement.

Mais, moi non plus, je ne consens pas!

LA BARONNE, se levant.

Plail-il?...

CROISILLES.

II est impossible que vous receviez...

LA BARONNE, allant a Croisilles.

Pourquoi impossible?...

CROISILLES.

Mais parce que... parce que Lolotte...

LA BARONNE.

On m'a dit qu'elle se tenait fort bien, et puis, d'ail- leurs, quand elle serait un peu... c'est ce qui m'amuse... J'ai une telle envie de la voir!...

158 LOLOTTE.

CROISILLES.

Cependant, une femme comnie vous...

LA BARONNE.

Une honnete femme comme moi peut tres bien se permettre... Ah! c'est que vous ne savez pas encore, vous, combien jc suis honnete femme! vous ne me faites la coui* que depuis quinze jours... mais' plus tard, quand vous m"aurez fait la cour pendant un an ou deux, vous verrez bien...

CROISILLES.

Mauvaisel...

LA BARONNE.

Dites-moi que vous m'aimez...

CROISILLES.

Oui, je vous aime.

LA BARONNE.

Que vous n'aimez que moi...

CROISILLES.

Je n'aime que vous.

LA BARONNE.

Vous le dites bien; cci)endant, c'est un peu moins bien que tout a I'heure.

CROISILLES.

Dccidcment, vous tenez a recevoir...?

LA BARONNE.

Ah! cher, si vous savicz combien c'est inutile de vouloir m'empccher de faire une chose dont j'ai envie... Mademoiselle Lolotte doit venir ici a deux

heures. (Elle passe a gauche pour aller voir llieure a la pendule,

sur la cheminee.) II cst deux heures moins une minute... et, tenez I une voilurc s'arrctc...

SCENE TROISIEME. lo9

CROISILLES, allant regarder a la fenetre.

C'est la sienne...

LA BARONNE, regardant aussi.

Oh! mais ellc est tres bicn, celle voiture... un che- val superbe... des domestiques en noir... c'est tres bien tenn...

CROISILLES, s'oubliant.

Oh! quant a cela...

LA BARONNE, redescemlant en scone.

Vous connaissez mademoiselle Lolotte?

CROISILLES, la suivant.

Moi?... non... c'est-a-dire si... je I'ai rencontree... j'ai cause avec elle...

LA BARONNE.

Eh bien... vous la saluerez, vous me recommanderez h elle pour quelle me fasse bien repeter, et puis vous vous en irez.

Timbre au dehors. CROISILLES.

La voila, on a sonne.

LA BARONNE.

Qa me fait quelque chose, tout de meme!...

CROISILLES, a part.

Et a moi done!... elle est capable de me sauter au cou!...

Entro un domestique par le fond, au milieu. LE DOMESTIQUE.

Madame la baronne, il y a la une dame...

LA BARONNE.

Faites-la entrer, cette dame...

LE DOMESTIQUE, eflfare.

Mais... c'est qu'elle m'a dit d'annoncer mademoiselle Lolotte!

i60 LOLOTTE.

LA BAKUNNE.

Ehbicn, puisqu'elle vons Fa dit, annoncez mademoi- selle Lolottc.

LE DOMESTIQUE.

Mademoiselle Lololtc!...

Entrc Lololte, le domestiquo sort.

SCENE IV Les Memes, LOLOTTE.

LOLOTTE, trcs ceremonicuse, tres distinguee.

Madame...

LA BARONNE.

Mad... (a pait.) Comment!... c'cst la...

CROISILLES, has.

Mais oui.

LA BARONNE, apart.

C'est vrai... je la reconnais. (Haut.) Je vous remercie, mademoiselle, je vous remercie beaucoup d'avoir con- scnli a me rendre le petit service...

LOLOTTE.

L'occasion qui m'ctait offerte d'approcher d'une femine comme vous, madame, m'ctait trop prccieuse pour que je no m'empressasse pas de profiler...

LA BARONNE, a part.

Oil! oh! (Haut.) Je n'ai pas a vous presenter M. do Croisilles... il m'a dit qu'il vous connaissait...

LOLOTTE.

All! il vous a dit?...

LA BARONNE.

Oui!...

SCENE QUATRIEME. 161

LOLOTTE.

Ell effet, j'ai eu plusieurs fois le plaisir dc rencon- trer...

Petites salutations cntre Lolotte et Croisilles. LA BARONNE.

Je vais donner des ordres pour que Ton ne nous derange pas pendant la repetition.

Elle va sonner ^ gauche. Entre Ic domcstique, la baronne lui parle ; Croisilles et Lolotte sc rapproclient.

LOLOTTE, bas.

Comment se fait-il que vous soyez ici?

CROISILLES, bas.

Je savais que vous deviez y venir... alors, je me suis arrange de faQon...

LOLOTTE, bas.

Ah!... c'est gentil, ga... Ditcs-moi que vous m"aiinez...

CROISILLES, montrant la baronne.

Oh!

LOLOTTE, bas.

Tout bas...

CROISILLES, bas.

Je vous aime...

LOLOTTE, bas.

Et moi, done!... On vous vcrra ce soir au theatre?...

CROISILLES, bas.

Oai, ce soir.

LA BARONNE, quittant le domestique qui s'en va.

La... nous sommes sures dene pas etre derangees... et quand M. de Croisilles aura bien voulu nous laisser...

CROISILLES, saluant.

Mademoiselle...

162 LOLOTTE.

LOLOTTE, avec une reverence.

Monsieur...

Croisillcs passe derriere Lolotto, et les repliques suivantes s'dchangent rapidement pendant que Croisilles remonte avec la baronne.

GROISILLES, bas, a la baronne.

Pourquoi me renvoyer tout a fait?... laissez-moi aller attendre dans le fumoir que la repetition soit terminee... comme cela, des qu'elle sera partie...

LA BARONNE.

^a vous ferait bien plaisir?

CROISILLES.

Je vous en prie.

LA BARONNE.

Eh bien, soit... ne vous en allez pas, attendez dans le fumoir...

Croisillcs sort.

SCENE V

LA BARONNE, LOLOTTE.

LA BARONNE.

Asseyez-vous, mademoiselle, je vous en prie. (Loiotto

s'assied sur une chaise pres du guuridon.) VoUS devez avoir

envie de quelque chose... Du vin de Mad^re?... h6? du vin de Madere avec des biscuits?

LOLOTTE.

Je vous rcmercie, madame.

L A » A R O N N E .

Vous aimez mieux du vin de Xivdsl

I.OLOTTE.

Non, madame. . rien...

SCENE CINQUIEME. 163

LA BARONNE.

Du vin de Champagne... je suis folle de ne pas y avoir pense, c'est du via de Champagne que vous voulez.

Ello remonte un peu comme pour sonner. LOLOTTE.

Mais non, madame, je ne veux rien du tout.

LA BARONNE.

Rien du tout?

LOLOTTE.

Rien du tout.

LA BARONNE, redescendant.

Ecoutez, il me vient une idee... c'est qu'avec moi vous vous croyez obligee de... Vous auriez tort... mettez-vous a votre aise, je vous en prie, tout a fait a voire aise.

LOLOTTE.

Mais je suis a mon aise, madame.

LA BARONNE.

Est-ce possible?

LOLOTTE.

Je vous assure.

LA BARONNE.

Alors, vous etes comme ga, naturellement..

LOLOTTE.

Oui, madame.

LA BARONNE.

Et VOUS ne voulez pas de vin de Champagne...

LOLOTTE.

Et je ne veux pas de vin de Champagne.

LA BARONNE, allant chercher le pouf pies de La cheminee et le placant au milieu du theatre.

C'est extraordinaire... (Eiie sassied sur le pouf.) Je vous

164 LOLOTTE.

ai price de venir cliez moi, mademoiselle, pour me faire rcpeter les roles du chevalier et de la paysanuc que vous avez joues dans la representation donnee au cercle.

LOLOTTE.

Oiii. Je vous demande pardon, madame... est-ce que vous avez deja joue la comedie?

LA BARONNE.

Jamais, mademoiselle.

LOLOTTE.

Jamais.

LA BARONNE.

Ce sera plus difficile, alors?

LOLOTTE.

Au contraire, madame, au contraire... Et avec qui devez-vous jouer?

LA BARONNE.

Les hommes seront ceux avec qui vous avez joue vous-meme.

LOLOTTE, faisant la moue.

lieu! heu!

LA BARONNE.

Quant aux roles de Suzanne et de Zcrline, ils seront jou6s par madame de Lauwereins et madame de M6ran... vous connaissez?...

LOLOTTE.

Parfailenient.

LA BARONNE.

Vous avez dit?...

LOLOTTE.

Ou'est-ce quej'aidil?

SCENE CINQUIEME. 165

LA BARONNE.

Je vous ai demande si vous connaissiez madame do Lauwereins et madame de Meran, vous m'avez repondu : « Parfaitement ».

LOLOTTE.

Mais... sans doute!... ces deux dames viennent presque toujours au theatre ensemble et elles font un tapage!... et puis, tapage a part, de la scene a I'avant-scene on se connait parfaitement : on ne s'est jamais parle, cela est vrai, peut-etre meme ne se par- lera-t-on jamais, k moins qu'une circonstance excep- tionnellement heureuse, comme celle a laquellc je dois en ce moment Thonneur... on ne s'est jamais parle, jamais on ne se parlera, mais on se connait. Avant d'entrer en scene, nous ne manquons jamais de regarder par le trou de la toile... afin de voir s'il y a, dans les loges ou a I'orchestre, quelqu'une des personnes que nous sommes habituees a y voir et par qui nous savons que notre faron de jouer est particu- lierement goutee... c'est ce que nous appelons avoir notre salle...

LA BARONNE.

Ecoutez... cette idee me vient encore... c'est que, malgre ce que je vous ai dit, vous ne voulez pas abso- lument vous mettre a votre aise...

LOLOTTE.

Mais je vous assure que je suis...

LA BARONNE.

Ce n'est pas que cela m'^tonne de vous voir si par- faitement distinguee... mais il y a une telle difference entre la personne que j'ai la en face de moi et celle que j'ai vue, avant-hier, au theatre, dans le role de la

Petite Naturalistel...

1C6 LOLOTTE.

LOLOTTE.

Avant-hier...

LA BARONNE.

Vous aviez votre salle, ce jour-la...

LOLOTTE.

Oui... j'ai bien joue, n'est-ce pas?

LA BARONNE.

Admirablement. Mais dites-moi?...

LOLOTTE.

Quoi done?

LA BAROXNE.

C'est bien vous que j'ai vue?

LOLOTTE.

Mais certaincment, c'est moi.

LA BARONNE.

Eh bien, non, pour le croire, il faudrait que je vous

entende... (Se rappelant le : que je ne m'empressasse de la phrase do

Loiotte) non... non... que je vous entendisse, la dcvant moi, dire une des phrases de votre rOle.

LOLOTTE.

Une des phrases de mon role...

LA BARONNE.

Oui... par exemple, celle que vous dites quand vous vous fachez contre votre pere parce qu'il vous a sur- prise avec votre amoureux.

LOLOTTE, se levant.

Si vous y tenez...

LA BARONNE.

Vous voulez bien!...

SCENE CINQUIEME. 167

LOLOTTE.

La phrase que je dis quand je suis surprise par mon pere...

LA BARONNE.

Oui.

LOLOTTE, changeant brusquement de ton et faisant sur ello- meme une pirouette avec un gesto trfes marque de gamin parisien.

« Oh ! mince, alors ! si les billes de billard se mettent a moucharder la jeunesse... il n'en faut plus. »

LA BARONNE, avec enthousiasme. se levant.

Oh! c'est cela... c'est cela... est-ce que je pourrais, moi? Est-ce que vous pourriez m'apprendre?... (Cher-

chant a imiter le geste.) « Oh! mince... »

LOLOTTE, lui faisant signe que ce n'est pas cela et repetant

le geste.

« Oh! mince, alors!... »

LA BARONNE, cherchant a imiter la pirouette. Oh! mince, alors!... » (Elle manque la pirouette et. apres avoir fait un tour sur elle-meme, va tomber sur le pouf.) « MillCe,

alors », qu'est-ce que qa veut dire?

LOLOTTE.

Mais, dame!... qa veut dire : ah! malheuri... c'est facheux... c'est deplorable.

LA BARONNE, se levant.

Et I les billes de billard j, qu'est-ce que ga veut dire?

LOLOTTE.

C"est parce que mon pere est chauve... vous avez vu, il est chauve, mon pere, dans la piece... alors, je le compare a une bille...

LA BARONNE.

Oh! c'est beau... c'est tres beau!... Je suis etrangere,

168 LOLOTTE.

moi, je snis Polonaise... on nous apprend bien le fran- gais, mais on nous Tapprend dans les livres du temps de Louis XIV... Aussi, quand nous arrivons a Paris, nous sommes embarrassces...

LOLOTTE .

Je comprends ga!...

LA BARONNE, cherchant encore a imitcr le geste, mais troa Icgcrcineut cette fois.

a Mince, alors! si les billes... » Jenepourrai jamais... Heurcusement les deux roles que j'ai a jouer nc sont pas si difficiles.

LOLOTTE.

Oh! non... vous avez la brocliure?...

LA BARONNE.

Oui... cllc est la, mais je n'en ai pas besoin, je sais bien par coeur, je sais tres bien.

LOLOTTE, Otant son cliapcan, un chapoau Rcmbramit, ct le posant sur Ic gueridon a. droite.

Commengons, alors... Vous jouez le role du clieva- lier... Ayez la bonte, madame, dc vouloir jjien entrer en scene...

Elle s'assied siir Ic pouf, au milieu du tlK^'alre. L A B A K 0 N N E .

Que j'entre en scene?...

LOLOTTE.

Oui... Zcrline... Qui doit jouer le role de Zerlinc?

LA BARONNE.

Madame de Meran.

LOLOTTE,

Madame de Meran est la, vous enlrez...

LA BARdNNE.

Oui, je sais, madame de Mcran est assise sur un

SCENE CINQUIEME. 1G9

banc de gazon; j'cnlrc, jc tourne autour d'ellc et je lui adi'esse un prol'ond salut.

LOLOTTE.

C'est cela meme.

I. a liaronno rcnionte au fond do la scene. LA BARONNE. La... j'entre... (KUo redescend.) je tourne... (KIIc decrit un rond parfait autour do Lolotte assise sur le pouf) ct jC fais lUl profond salut. (EIIo est revenue se placer a gauche et adresse a Lolotte uno grande reverence tres Icnte, tres prolongee, puis s'arrotc, enchantee, avec un large soupir de satisfaction.) Ah!...

LOLOTTE.

A la bonne heure! voila un chevalier qui salt tres bien faire la reverence...

LA BARONNE, desolee.

C'est vrai, j'aurais du saluer en liomme... vous m'ap- prendrez...

LOLOTTE, se levant.

Certainement; mais, avant de saluer, il faut mar- cher... voyons, marchez un peu.

LA BARONNE.

Que je marche?...

LOLOTTE. Oui... (La baronne rcmonto en biais vers le fond du theatre i

gauche.) Jamais chevalier n'a marche de cette faQon-la, jamais, jamais... vous marchez en lemme.

LA BARONNE.

Dame!...

LOLOTTE, passant de droite a gauche et traversant toute la scene en imitant la ileniarchc de la baronne.

Les coudes au corps, la tete dans les 6paules, les mains en avant comme Qa et les genoux frottant I'un contre I'autre!...

HI. 10

no LOLOTTE.

LA BARONNE.

Oh!

LOLOTTE.

Je ne les vols pas, mais je parierais que, lorsque madame la baronne marche, les genoux de madame la baronne frottent legerement Tun centre I'autre...

LA BARONNE, faisant quelques pas en redescendant de face.

Cast vrai, pourtant!...

LOLOTTE.

C'est tres gentil pour une femme, cette fagon de marcher, parce que ga fait faire a sa robe de jolis plis, mais ce n'est pas comme qa. que marche un liomme. Tenez, regardez-moi.

Elle imite, en lexagerant, la facon de marcher dun homme et traverse encore la scene, de gauche k droite, cette fois.

LA BARONNE.

Oh!

LOLOTTE.

Marchez sur les talons, au lieu de marcher sur la pointe des pieds.

LA BARONNE. Elle essaie et manque de tomber.

Oh! est-ce que je pourrai?...

LOLOTTE.

Certainement! et nous I'erons de vous le plus joli chevalier... mais, d'abord, occupons-nous du costume...

(Elle prend son chapeau qu'elle avait ote.) Avez-VOUS UH cha-

peau dans le genre de celui-ci?

LA BARONNE.

Si j'en ai un?Qu'est-ce que vous me demandez la?... j'en ai vingt, j'cn ai trente...

LOLOTTE.

Faites-vous-cn apporter un...

Lolotto met lo chapeau sur le canapd. La Vjaronne sonne, entre lo domestique.

SCENE CINQUIEME. 171

LA BARONNE. Envoyez-moi Julie... (Le domestique sort. A Lolotte, qui relevo ses jupes ct les agrafe de facon i pouvoir marcher plus

faciiement.) Qu'est-ce que vous faites 1^?...

LOLOTTE.

Ce sera plus commode pour jouer la scene... vous devriez faire comme moi...

LA BARONNE, essayant.

Moi? mais je ne saurai pas.

LOLOTTE, avec un mouvement d'impatience.

Comment! vous ne pouvez pas meme... (Se reprenant.) Oh! pardon, madame...

LA BARONNE.

Non, non, ne vous retenez pas, grondez-moi!...

LOLOTTE releve les jupes de la baronne comme elle a releve les sicnnes; pendant ce jeu do scene, elle tourne autour de la baronne.

La... vous verrez maintenant comme il vous sera facile...

Entre Julie, par la portc de droite, elle parait stupefaite en voyant les robes retroussees de la baronne et de Lolotte.

LA BARONNE.

Julie... Eh bien, qu'est-ce que vous avez, Julie?...

JULIE.

Rien, madame la baronne.

L A B A R 0 N N E .

Apportez-moi mon chapeau Rembrandt... Non, altendez... (A Lolotte.) Je ferais peut-etre mieux de prendre mon chapeau Polichinelle?

LOLOTTE.

Comme vous voudrez, madame.

LA BARONNE.

Ou bien, si j'envoyais chez ma modiste et si j'en faisais faire un expr^s?...

i72 LOLOTTE.

I.OLOTTE.

Qa nous retardcrait.

LA BARONNE, i Julie.

Apportez-moi un chapeau pareil a celui-ci... cclui que vous voudrcz...

Faussc sortie do Julie. LOLOTTE, a Julie.

Attendez encore, mademoiselle, (a la baronne.) Mon- sieur le baron votre niari doit avoir des Cannes...

Julie rcdcsccnd ct se place bicn sur Ic memo plan que la baronne. LA BARONNE.

Sans doute!...

LOLOTTE, a Julie.

Eh bien, mademoiselle, apportez-nous-en deux, les plus petitcs que vous trouverez, les plus minces...

L.\ BARONNE, repetant le gcste et conimcn(.-ant la pirouette de Loluttc.

Mince!... (Mais, au milieu de sa pirouette; elle se trouve en face dc Julie qui, stupefaitc, jctte un petit cri : la Ijaronue s'arrete court. Leger moment d'embarras. A Julie.) Ell bien, qu'est-CC quc

vous IViites la?... apportez-nous deux petites canncs et mon chapeau...

JULIE, .-ihurie.

Oui, madamc la baronne... oui, madame la baronne...

Elle sort ]iar la droite. Petit rire de Lolotte et de la baronne.

LA BAUtJNNE, voyant Icsjambes de Lolotte. Ah!... Uitcs done?...

LOLOTTE.

Eh bien?...

LA BARONNE.

On verra mes jambcs...

SCENE CINQUIEME. 173

LOLOTTE.

II est evident que lorsque vous serez habillee en chevalier...

LA I5ARUN.NE.

Ecoutez, il me vient une idee... c'est que, lorsque tout le monde me regardera, j'aurai une pcur...

LOLOTTE.

II y a un moyen bien simple de ne pas avoir peur... qu'est-ce qu'il y a la, en lace de vous?

LA BARONNE.

En face de nous?...

Elle montre lo public. LOLOTTE.

Oui.

LA BARONNE.

II y a un mur... le mur du salon...

LOLOTTE.

Eh bien, figurez-vous, quand vous jouerez, que ce mur y est encore.

LA BARONNE.

C'est que ce n'est pas facile de se figurer...

Rentre Julie apportaut un chapeau Rembrandt et les deux pctites Cannes.

JULIE.

Voici, madame.

Eile donne le chapeau a la baronne, les deux Cannes a Lolotte, et elle s'en va par la droite.

LOLOTTE.

La... en meme temps que moi... (Eiie met son chapeau

comma si c'etait un chapeau dhonime.) Bien SUr le COin de

Toreille, bien tapageur...

10.

174 LOLOTTE.

LA BARONNE, mcttant son chapoau, elle aussi.

Oh! c"cst amusant.

LOLOTTE. De cote... de cote... (Elle va arranger le chapeau de la baronne.) L'6pee maintenant... la. (Elle place sa canno commo si c'etait une epee. I<a baronne fait de meme.) La lliain SUT la

poignee... marchons toutes les deux et tachons de marcher en chevalier... Morbleu! Palsambleu!..'.

Toutes deux allant de gauche a droite traversent toute la scene, puis, arrivees a I'extrcmito de droite, font volte-face et marchent do droito a gauche jusqu'au milieu du theatre.

LA HARONNE.

A la bonne heure! voila que vous vous mcttez a votre

aise... (S'arretant au milieu du theatre) VoUS nc VOulcZ paS

de vin de Champagne?...

LOLOTTE.

Jamais de la vie!... Marchons... marchons!...

LA BARONNE.

Marchons, marchons...

EUes remoutent alors, en tournant le dos au public, puis, arrivdes au fond du theatre, font volte-face.

LOLOTTE.

La tote haute... jetez le pied en dehors... arron- dissez... arrondissez... Et Zerline est Ik. (Eiie met uno

chaise au milieu do la scene et fait signo 4 la baronne de s'j' asseoir.)

Et vous tournez autour d'elle... non pas comme vous

avez fait tout a Theure... (La baronne est assise sur une chaise et Lolotte recommence autour do cette chaise le rond qui a dt6 fait par

la baronne.) mais, en VOUS rctournant, en la regardant, en faisant entendre que vous la trouvez jolie... Pal- sambleu! voila une petite qui a bien la plus drdle de frimousse... Et vous recommencez a tourner, I'air bien engageant, bien canaille... gentimcnt canaille, mais bien canaille... et vous vous rapprochez... Zerline

SCENE CINQUIEME 173

alors se sauve, vous la retenez... Pourquoi vous sau- vez-vous, la belle?... ne vous sauvez done pas?... venez a moi, au contraire, venez a moi... Et vous chantez le couplet... il est tout a fait dans le style du temps, le couplet; un peu pretentieux, un peu rocaille, il faut le chanter comme il est ecrit.

AIR de : La pipe de tabac.

Venez a moi, jeune bergere, Qui passez I'age de qiiinze ans, SI vous voulez de I'arl de plaire Etudier les elements. Dans cette adorable science, Si vous brulez de parvenir, Approchez avec confiance, Je tiens ecole de plaisir...

L.\ BARONNE.

Ecoutez, il me vient une idee... c'est que personne n'a mieux chante les couplets.

LOLOTTE, avec energie.

Ne dites pas ca!... ga par exemple, madame, je ne vous le laisserai pas dire...

LA BARONNE.

Et qui done?...

LOLOTTE.

Une comedienne, sans parler des autres,une grande comedienne que j'ai eu, quand j'etais petite, occasion d'entendre bien souvent... En voila une, qui jouait bien les chevaliers et les marquis, et les dues!... le due de Richelieu entre autres... Ah! s'il y avait ici quelques- uns de ceux qui Font entendue quand elle chantait dans les Premieres armes de Richelieu...

On m'a predit que je vivrais cent ans : J'y parviendrai pourvu que je vieillisse... Que je serais grand homme avec le temps : J'y parviendrai pourvu que je grandisse...

176 LOLOTTE.

Que je serais le plus faraeux vaurien Jusqu'a la fin, ct j'ai bonne esperance : J'y parvicndrai, morbleu! j'y comple bien Pourvu que Dieu me donne le moyen De finir comme je commence...

Ah! elle chanlait bien... mais il faut dire aussi qu'elle avail de jolies choses a chanter... Maintenant, c'est une autre ecole; Ton n'y met pas tant de farons... On nous apporte des couplets ou il n'y a rien, et c'est a nous d'y mettre des intentions... Tenez, il y a un de mes amis... il n'est pas fort, mais c'est un brave gargon... il y a un de mes amis qui m'a apport6ga...

Ma p'tiL' sanir jou' du trombone, Mon grand frer' jou' du piston; Quant a moi, Ton n' me trouv' bonne Qu'a manger du miroton...

« Qu'est-ce que ga veut dire? lui ai-je demande. Qa nc veut rien dire du tout, mais en y en mettant des intentions... » Et j'y ai mis des intentions, ma foil... j'ai cUgne de Toeil, j'ai baisse les yeux, j'ai pris un temps sur le « miroton »... Et Ton a compris!... Et le vieux marquis dela Rocliebardiere m'adit : « Sapristi! c'est bien joli, ce que vous nous avez chante la, mais c'est un peu vif... »

LA BARONNE.

Le vieux marquis de la Rochebardiere, vous le con- naissez?...

LOLOTTE.

Un peu.

LA BAUONNE.

II est bete, n'est-ce pas?

LOLOTTE, rcprenant le ton de la Petite Natlirall^tc.

S'il est bete?... c'est pas assez de le dire!...

Ellc passe k droito.

SCENE CINQUIEME. 177

L A B A R 0 X N E, enchantee.

Ah! encore uno phrase de la Pctile Natiiralistel... mais je la comprends, celle-la, je la comprends, avec la simple langue de Louis XIV. Qa signifie : « on ne le saurait trop dire... »

L 0 L U T T E .

Parlaitement!... Et maintenant, si vous voulez, nous allons passer a la paysanne...

L A B A BONNE.

Passons a la paysanne.

Toutes deux otcnt Icurs chapeaux ct laisscnt rctomber leurs jupes. Lolotte place son cliapeau sur le canape.

LOLOTTE.

La, par exemple... j'aurai besoin de la brochure... je ne me souviens pas assez...

LA BARONNE. Elle est la, sur la table. (Lolotte prend la brochure, la regarile ct dcvient serieuse.) Eh bien, VOUS ne la trouvez

pas...

La baronne est pros de la chemin^e devant la glace, rajustant un peu sa coiffure, tournant le dos a Lolotte.

LOLOTTE.

Si lait, mais je regardais... ces bonshommes dessines sur la couverture.

LA BARONNE, un peu embarrassee. Ties peu.

Ah! oui... c'est M. de Croisilles qui s'est amuse a dessiner.

LOLOTTE, a part.

Comme chez moi...

LA BARO.NNE.

Eh bien, la paysanne?...

LOLOTTE, troublee.

La paysanne? la paysanne?...

178 LOLOTTE.

LA BARONNE.

Oui.

LOLOTTE, a part.

Je suis absurde... qu'est-ce que cela prouve, des bonshommes"? fiiaut.) Eh bien, mais... je n'en suis pas folle, moi, des rules de paysaniie... J'avions... j'etions... il n'y a pas grand'chose a faire avec ga... (Eiie lit.) « Je sommes arrivee dans not' belle carriole jaune, et je venions de la part de monsieur et de mademoiselle

pour VOUS bailler le bonjour. » (En disant cette phrase, elle

passe a gauche.) II faudrait tacher de donner a ga un peu de piquant en prenant un accent, je suppose!...

LA BARONNE.

Un accent?

LOLOTTE.

Ell oui... VOUS comprenez bien que si, au lieu de... « Je sommes arrivee dans not' belle carriole jaune », vous dites : (Avec I'accent beige.) « Mo, je suis pas venue de pied, saiez-vous'?... no, no, no... je suis venue d'avec une vif/ilantc », et si, au lieu de... monsieur et de mademoiselle, voua bailler le bonjour..., vous dites : (Avec i'accent beigo.) < Mais devine, une fois, de la part de quisque je viens... de la part de monsieur, n'esf-ce pas'^... et de la part de made- moiselle, n'est-ce pas?... qui in a dit : « Tu faux aller pre- senter tes civilites a madume, fisc, et lui dire : Comment va-t-il done? »

LA BARONNE, avec enthousiasme.

Cost beau!... c'est tres beau! (Froidement.) Qu'est-ce que c'est que cet accent-li?...

LOLOTTE.

Eh done, cost I'accent beige... Est-cc que vous pour- riez le prendre?

SCENE CINQUIEME. 179

LA BAROXNE.

Oh! non, je ne poui'rais i)as, mais ecoutez, il me vient encore une idee... Quand j'ai chez moi de grands personnages, j'ai I'habitude de prendre un petit accent anglais... (Avec raccent anglais.) Monseigneur, voulez-vous une tasse de the... je vous en prie, monseigneur, pre- nez une tasse de the...

LOLOTTE,

C'est tres gentil.

LA BARONNE.

N'est-ce pas?

LOLOTTE, en riant-

Oui, pour une paysanne c'est tres gentil.

LA BARONNE.

C'est ce que me disait Raoul!...

LOLOTTE.

Raoul!

LA BARONNE, embarrassee.

Qui, c'est le petit nom de mon mari...

Entre Julie. La baronne remonte. LOLOTTE, k part.

AUons done! il est ne dans les principautes danu- biennes, son mari... on ne s'appelle pas Raoul dans ces pays-la. C'est Croisilles qui s'appelle Raoul! ..

JULIE, a demi-voix.

M. de Croisilles m'a dit de remettre a madame. .

Elle donno une lettre ^ la baronne et s'en va. Lolotte a entendu le nom de Croisilles.

LA BARONNE, lisant, bas.

tt II va etre quatre heures, si vraiment vous ne voulez pas que votre mari... >

180 LOLOTTE.

LOLOTTE^ a part.

II serait restc ici, alors, il attendrait... oh! oh!... oh! oh!

LA BARONNE, rcvenant a Lolotte.

Je vous remercie, mademoiselle, et, le jour ou aura lieu cette fameuse representation, je tacherai de vous faire honneur.

LOLOTTE, a part.

On me renvoie.

Elle remet son chapeau, la baronno va au guendon et prenJ dans un petit coffret un billet dc cinrj cents francs.

LA BARONNE, revenant a Lolotte.

II ne me I'este plus, mainteaant...

LOLOTTE.

II ne vous reste plus?...

LA BARONNE.

On m'a dit que, lorsque vous consenticz a aller chan- ter dans le monde, c'etait cinq cents francs...

LOLOTTE.

Oui, madame.

LA BARONNE, otTiant le billet.

Voici.

LOLOTTE, ne prcnant pas le billet.

II mc semble avoir entendu dire, moi, que cette representation... cette fameuse representation, devait ctro donnce au profit des pauvres?

LA BARONNE.

Oui, mademoiselle.

LOLOTTE, tirant d'un portefeuille un billet de cinq cents francs.

Voulez-vous, madame, mc faire Ihonneur de mettre ce billet avec le v6trc... et de les ajouter tous les deux h la recette?

SCENE SIXIEME. 181

LA BARONNE.

Mademoiselle...

LOLOTTE.

Madame...

LA BARONNE, prenant lo billet de Lolotte.

Oh!je ne suis pas surprise, je ne suis pas surprise du tout; je me rappelle avoir lu dans un livre... ce n'etait pas un livre naturaliste... je me rappelle avoir lu qu'il y a deux sortes de grands seigneurs : les artistes, qui sont les grands seigneurs que Dieu se donne la peine de fabriquer lui-meme, et les grands seigneurs qui sont les grands seigneurs fabriqu6s par les hommes.

^Madame... Mademoiselle.

LOLOTTE.

LA BARONNE.

LOLOTTE.

Madame...

Elle sort. A peine est-elle sortie que CroisiTles entr'ouvre la porte de gauche et passe la tete.

SCENE VI CROISILLES, LA BARONNE.

CROISILLES.

Elle est partie?

LA BARONNE.

Oui.

CROISILLES.

Et... elle ne vous a rien dit? III. 11

182 LOLOTTE.

LA BARONNE.

Comment, elle ne m'a rien dit!... Elle m'a dit une foulc de choses, au contrairc... « Detacliez le pied... arrondissez... morbleu!... palsambleu!... » et je jouerai tres bien, grace a elle...

CROISILLES.

Et vous jouerez pour moi...

LA BARONNE.

Oui... mais je ne vous regarderai pas... il y aura li un mur...

CROISILLES.

Un mur?...

LA BARONNE.

Oui, le jour de la representation, il y aura entre vous et moi...

CROISILLES.

Mais maintenant il n'y en a pas, de mur... il n"y a rien, maintenant, entre vous et moi...

II ticnt la main dc la baronuc. lis sont tout pres I'un dc I'autrc. LOLOTTE, paraissant biusquenient au fund.

Croyez-vous?...

SCENE VII Les Memes, LOLOTTE, puis lo BARON.

CROISILLES.

Lolotte!...

LOLOTTE.

M'est avis, au contraire, qu'il y a quelque chose entre madame et vous... il y a moi.

SCENE SEPTIEME. 1S3

LA BARONNE.

Mademoiselle...

LOLOTTE, furicuse.

Oh! vous...

CROISILLES, bas, a Lolotte.

AUons-nous-en, allons-nous-en.

LA BARONNE.

Ou'est-ce que cela vcut dire? Je ne comprends pas.

LOLOTTE.

II me semble pourtant que c'est bien simple. Mon- sieur est raon amant... oui, monsieur, monsieur qui est la... c'est mon amant, vous etes en train de me le prendre et je me mets en travers.

LA BARONNE.

Oh!

LOLOTTE.

Voila, ma petite chatte!

LA BARONNE.

Oh! mademoiselle!... vous qui etiez si distingu6e tout a I'heure!...

LOLOTTE.

Oui5a,quiQa,qui5a, distinguee?...nioi!... c'etait pour rire... Oi!i en aurais-je pris de la distinction?... Papa etait choriste et maman etait figurante. . . et ils n'avaient qu'une qualite tons les deux, c'est que, lorsqu'ils croyaient avoir a se plaindre I'un de I'autre, ils co- gnaient... voila le sang que j'ai dans les veines. (Entre li baron.) Et jc trouve vraiment que vous avez eu une fichue idee, pour votre debut a Paris, de devenir amou- reuse d'un homnie dont je suis folle.

CROISILLES.

Lolotte!...

184 LOLOTTE.

LOLOTTE, cxasporee.

Laissez-moi tranquille, vous!

CROISILL ES, bas, ;i Lolutto, d'une voix etranglee.

Le mari, malheureuse, le mari!

LOLOTTE.

Le mari?

CROISILLES, bas.

Oui... il est la...

LOLOTTE, de plus en plus exaspereo.

Et qu'est-ce que qa me fait qu'il soit la, le mari?... II n'avait qu'a mioux veiller sur sa femme, le mari! et tout ca ne serait pas arrive... Je m'en moque pas mal, du mari... et de la femme aussi!... je casserai tout, je

d6molirai tout, je... (EHo redescond, t'urieuso, vers la baronne, puis, s'arretant tout court, subitement, par un brusquo et violent effort interieur, rentre en possession d'cUe-meme, et, changcant do

ton, distinguee, caimo, souriante.) Voila, madauie la baroiine, voila a peu pres de quelle fagon il faudi'ait jouer cette scene...

LE B.ARON , effare, n'ayant rien compris a ce qui vient de se passer.

Comment!...

LOLOTTE.

Eh bien, oui... madame la baronne doit jouer la comedie, elle m'avait fait I'honneur de me demander quelques conseils.

LE BARON.

Comment! ce que vous disiez la tout in I'hcure?...

LOLOTTE.

C'6tait une sc6ne de mon repertoire.

LA BARONNE.

Oui, mon ami, c'etait une scene.

SCENE SEPTIEME. 185

CROISILLES.

Oui, baron... c'6tait uiic scene...

Croisilles, qui revenait souriant vers le baron, rencontre le regard furieu.x do Lolotto ct redescend a. gauche.

LE BARON.

Mes compliments, alors, mes compliments, made- moiselle... vous aviez I'air de ressentirveritablement... vous y mettiez une violence!...

LOLOTTE.

C'est le secret de Fart, monsieur le baron... Paraitre violents, emportes, quand, au fond, nous sommes tres calmes... et, reciproquemcnt, quand nous avons la dans le coeur... quand nous sentons que la colere va nous... prendre un air tranquille et meme sourire, si le sourire est en situation...

LE BARON, a la baronne.

Mademoiselle Lolotte chez moi, c'est la ce que vous ne vouliez pas me dire...

CROISILLES.

Oui, baron.

LA BARONNE.

Oui, mon ami...

L E BARON.

Vous auriez du, au contraire... j'aurais ete enchants dassislcr... Enfin, je suis heureux, au moins, de m'etre trouve la pour vous remcrcier d'avoir bien voulu don- ner a la baronne une... legon, u'est-ce pas?... c'est bien le mot...

LOLOTTE.

Oh! vous pouvez le dire... Monsieur de Croisilles, puisque j'ai eu le plaisir de vous rencontrer ici, par

!S6 LOLOTTE.

liasard, vous voudrez bien me donner le bras jusqu'a ma vo it lire.

CROISILLES.

Certainement, certainement!

LOLOTTE.

Madame la baronne, monsieur le baron...

LA BARONNE et LE BARON.

Mademoiselle...

Lolotte a pris Ic bras do CroisiUes ot remonte avec lui vers la porte du fond. Nouvelles salutations.

LE PASSAGE DE VENUS

LECON D'ASTRONOMIE EN UN ACTE

RepriJsent^e pour la premiere fois, i Paris, sur lo Theatre des Varietes, lo 3 mai 1875.

PERSONNAGES

LABORDERIE MM. Dupms.

CHAMPVALLOX Baron.

UN GARQON DE BUREAU Deltombe.

UN COMMISSIONNAIRE Germain.

UN AMERICAIN, 50 ans Coste.

UN JEUNE AMERICAIN Mokty.

TROIS PETITES AMERIGAINES, 1-2 ans, 8 ans ot 5 aus.

LE

PASSAGE DE VENUS

Le theatre reprdsente une salle de cours dans une Faculty. A gau- che, premier plan, contre le mur, la chaire exhaussee de trois marches; derriere la chaire, un tableau noir pour ecrire avec la craie. Porto d'entrcie au fond, un peu a gauche, face au public. A droitc, appuyS contre le mur, un vasto praticable compose de six rangs de gradins ; ce praticable occupe la moitie de la scene, en largeur et en profon- deur. Au premier plan, on haut des gradins, une fenStre pouvant s'ouvrir. Pres de la chairo, a gauche, une porte. Devant la chaire, une chaise. Sur la chaire, de gros livres, papiers, plumes, encre, verre d'eau sucree, etc., etc.

SCENE PREMIERE

LABORDERIE, UNGARgON DE BUREAU,

puis UN AMERICAIN et SA FAMILLE.

Au lever du rideau, Laborderic est en chaire ; le garcjon de bureau endormi au pied de la chaire. Laborderie la tete dans ses mains... attitude d'une hommc desespcre. Au bout de quelques instants, il se rcleve, regarde autour de lui, prcnd sa montre.

LABORDERIE.

Une heure vingt, et mon cours d'astronomie trans- cendante etait annonce pour une heure precise... Ces gradins... ces gradins qui sont vides... il y a vingt minutes qu'ils devraient ctre envahis par une foule empressee et studieuse... H6!... quoi?... j'ai cru qu'on

11.

1 0 LE PASSAGE DE VENUS.

entrait... Qu'est-ce qu'ils font, jc vous le demande, au lieu de venir?... II y a quinze jours, j'en avais qualre... la semaine derniere, j'en avais deux... aujourd'hui, je

n'en ai pas du tout... C'est Vexant... (Regardant sa momro.)

Une heure vingt-trois! Et pcrsonne ne vient! per- sonnel... personnel... (Il prcnd un livre et frappo violcinmcnt sur la chaire, le garoon do bureau se reveille. Laborderie lui montie la sallc vide; le garcon se detire, fait quckjues pas; Laborderie murmuro

entrc scs dents :) personnel personnel...

Le gargon va au fond de la scene. LE GARCON, regardant par la porte.

Monsieur, monsieur!

LABORDERIE.

Qu'est-ce qu'il y a?

LE GARCON.

Je crois qu'en voila un, monsieur 1

LABORDERIE.

Bien vrai?

LE GARCON.

Oui, monsieur, il est la, il approche, il va entrer.

LABORDERIE.

II entre?

LE GARCON.

Non, il s'arrete... il hesite...

LABORDERIE.

Oh! mon Dieu!

LE GARCON.

II lit I'affiche de monsieur.

LABORDERIE.

« Faculte libre, cours d'astronomie transccridanlc. Monsieur Laborderie, profcsscur libre, parlera du pas- sage de Venus. » Eh bien, il a lu?

SCENE PREMIERE. 191

LE G An CON.

Oui, monsieur... mais il laut croire que laniche de monsieur ne lui a pas fait bon effet, car il s'en va...

LABORDERIE.

11 s'en va?

LE GARCON.

Faut-il courir apres?

LABORDERIE, se levant.

Non! ga ne serait pas digne. (Regardant sa montre.) Une heure vingt-sept... Le gout des fortes etudes est perdu en France, perdu, perdu, absolument perdu!

LE GARCON.

A la place de monsieur, je ferais des concessions.

LABORDERIE.

Quelles concessions?

LE GARCON.

Je renoncerais a Fastronomie transcendante... Et pulsque le public ainie les choses amusantes... eh bien, je lui en donnerais des choses amusantes!

LABORDERIE.

II me semble que le passage de Venus...

LE GARCON.

Le passage de Venus... oui, au premier abord... qa. a Fair assez... 11 est clair que ce sujet-la dans les mains d'un malin... mais je suis sur que vous, monsieur, vous trouverez moyen de fourrer la dedans un tas de matlie- niatiques.

LABORDERIE.

11 est evident que pour ddduire la parallaxe du soleil...

LE GARCON.

La para...

192 LE PASSAGE DE VENUS.

LABORDERIE.

La parallaxe... de Tiapa, a cote, et ilXiaazv/, changer... Et n'oublions pas de faire observer qu'il y a plusieurs sortes de parallaxes : la parallaxe de hauteur n'est pas la nieme chose que la parallaxe horizontale, et la paral- laxe horizontale elle-meme ne doit pas etre confondue...

LE GARCON, avec un dedain supreme.

Ah! monsieur, pas a moi!...

LABORDERIE, descendant.

Le gout des fortes etudes est perdu en France, perdu... perdu... completement perdu!...

LE GARCON.

Moi, a la place de monsieur, j'essaierais d'etre badin, et puisque monsieur, en sa qualite de professeur libre, a le droit de parler de tout ce qu'il lui plait... je parle- rais...

LABORDERIE.

De quoi?

LE GARCON.

Est-ce que je sais?... je fcrais comme votre confrere de la salle numcro 6. En voila un qui a du monde k soncours!... 11 parle de Tamour... il parte des femmes...

LABORDERIE, LE GARCON.

Des femmes! Et allez done!

LABORDERIE.

Parler des femmes, moi!

LE GARCON.

Eh ! oui, j'cn parlerais... je raconteraisdeshistoires... Si vous n'en savez pas, je puis vous en dire une... je puis vous dire Thisloire «l«" "»;+ iVmrne, ci moi...

SCENE PitEMlERE. 193

L A U 0 III) E R I E .

Vous etes marie?

LE GARCON.

Je Tai et6.

LABORDERIE.

Vous lie me Taviez jamais dit.

LE GARCON.

II n'y avail pas do quoi se vanter... J'ai 6t6 marie pendant cinq jours... avecVirginie. Elle s'appelait Vir- ginic et ellc etait jolie... ah!... dos cheveux surtout, les plus adorables cheveux noirs... Le cinquicme jour de notre mariage, Virginie se fit attendre; nous devious diner a six heures, et, k huit heures et demie, elle ii'etait pas encore rentree... Enfin, a onze heures trois quarts... le lendemain... je la vis revenir... Je crus avoir le droit dc lui demander d'ou elle venait... Elle me rcpondit que j'etais bien curieux... La-dessus, moi, je lui admi- nistrai une volee, oh! mais une voice... (i.aborderio lui serre la main.) et je la flauquai a la porte, en lui defen- dant dc porter desormais le nom de Rillard... qui est le mien... Je dois ajouter qu'elle y consentit facile- men t.

LABORDERIE.

Et jamais vous ne I'avez revue?

LE GARCON.

Je I'ai rencontree deux ou trois fois... et dans des toilettes!... Elle s'est sauvee des qu'elle m'a aper^u... et elle a bien fait, car si je I'avais attrapce... Voila mon histoire... je vous autorisc a la raconler.

LABORDERIE.

Je vous remercie; mais, si je voulais parler des femmes, je n'aurais pas bcsoiii d'avoir recours...je me contenterais de mes souvenirs personnels...

194 LE PASSAGE DE VENUS.

LE GAR CON.

Aliens done!...

L.VBOliDEUIE.

Car il m'cst arrive unc chose, a moi, avcc les femmes... il m'est arrive une chose... oh! mais la, une chose...

LE GARgON.

Quoi done, monsieur? Raeonlez-moi ga.

LABORDERIE.

Certainement non, jc ne vous raeonterai pas qvl... Voila une idee, par exeniple!... Pourquoi voulez-vous que je vous raeonte?

LE GARCON.

C'etait un moyen comnie un autre de passer le temps... Mais, puisque monsieur ne meeroitpasdigne...

Entre une faiiiillc americaine : d'aborJ unc toute petilc fillc, puis une autre petite lille plus grandc que la prcmi6re, puis une troisi6mc plus grantle que la seconde; ensuite le tils, gros ct gras, et entin le pere, grand et mince.

LE GARCON.

Monsieur!

LABORDERIE.

Qu'est-ec qu"il y a?

LE GARCON.

Monsieur, qu'est-ee quee'esl que ga?

LABORDERIE, montant dans sa chaire.

Laissez-lcs enlrer; ne leur laites pas peur... laissez- les enlrer.

Laborderie parait dans sa chaire; les pctites filles ont peur en le voyant, le pcre les rassure et les fait asscoir sur le premier gradin. Laljorderie boit, tousso ct so rctourno vers le tableau. A ce moment, I'Americain ouvre son guide, le consulte. Laborderie se rctournc et va pour parler. L'Am(5ricain fail signc i ses enfants de so lever; tous so 16vent, ddfi- lent devant la chaire, en saluant Laborderie, et sortent.

SCENE DEUXIEME. 195

LE G ARGON, allant ;1 la porto.

Je parie qu'ils vont a la salle numoro G. Voulez-vous tenir le pari, monsieur?... je parie qu'ils vont a la salle numcro G... Ou'est-ce que je vous disais?... ils y vont.

LAB(JRDERIE.

Eh bien, qu'ils y aillent!... Le gout des fortes (Etudes est perdu en France... absolument perdu! (Regardant sa montre.) Deux heures moins un quart.

LE GAR COX, totijuurs i\ la porte.

Pour Ic coup, monsieur, en voila un!

LABORDERIE, incredule.

Oh ! oh !

LE GARCON.

Mais si, nionsieur, mais si...

LABORDERIE.

Je ne vous crois plus.

LE GARCON.

Parole d'honneur, il n'hesite pas celui-la... II vient tout droit, tout droit... et le voila.

Entro Champvallon, vcnant du fond a gauche. Labordcrie se love. LABORDERIE, avec eclat.

Fermez la porte.

Lc rjargon t'crmo la porte.

SCENE II

Les Memes, champvallon.

champvallon. On m'a assure qu"ici je serais tranquille... que personne ne me d6rangerait...

196 LE PASSAGE DE VENUS.

LE G ARC OX, suppliant.

Asseyez-vous!

CHAMPVALLON.

Ou (ja?

LE GARCON.

Ou vous voudrez.

CHAMPVALLON, s'asseyant sur le premier gradin, au coin

Je vous remercie.

LE GARCON, a Laborderie.

Monsieur le professeur n'a plus bcsoin de moi"?

LABORDERIE, fievreux.

Non, non... plus besoin du tout... Allez-vous-en! allez-vous-en !

Le garnon sort par Ic fond.

SCENE III

LABORDERIE, CHAMPVALLON.

L .\ B 0 R I) E R I E se prepare, range ses papiers, tousse, boit, puis commence.

Messieurs...

CII A .MP V A LLO.N, prenant dans son portefeuillc une feiiille de papier ct un portc-))lume.

J'ai du papier, j'ai une plume... C'est de I'encre que je n'ai pas...

LABORDERIE.

Messieurs, vous savez tous...

en A MI' \' A LLON, venant tremper sa plumo dans I'cncrier lie Laborderie.

Je VOUS demande pardon...

SCENE TROISIEME. 197

LABORDERIE, a part.

II prcnd des notes, c'est un elevc scrieux. (Haut.) Vous savez tous ce que c'est que Venus... Vous riez, mes- sieurs... vous avez tort... Le mot Venus est pris ici dans son acception purement scientifique. Vous savez tous ce que c'est que Venus, mais peut-etre quelques- uns d'entre vous ignorent-ils de quels phcnomenes sont ordinairement accompagnes les voyages de cette capricieuse planete.

CHAMP VALLON, venant prendre una seconde fois de I'encre.

Je vous demande pardon...

II so rassied et se remet a ecrirc. LABORDERIE, k part.

Jamais je n'ai vu prendre des notes avec autant d'ar- deur. (Haut.) II y a deux fagons d'observer le passage de Venus. Ou bien I'observateur est place a la sur- face de la terre... c'est la premiere faQon... Ou bien I'observateur est place, non plus a la surface, mais au centre meme de la terre... Cette seconde methode, bien que presentant au premier abord de serieuses dif- ficultes, nous parait infiniment preferable a la prece- dente...

CHAMP VALLON, prenant de I'encre pour la troisieme fois.

Je vous demande pardon...

LABORDERIE.

Vous feriez mieux d'emporter I'encrier.

CIIAMPVALLON.

Je n"osais pas vous le demander.

LABORDERIE.

Vous aviez tort, emportez-le, je vous en prie.

CHAMPVALLON.

Je vous remercie.

198 LE PASSAGE DE VENUS.

LABORDERIE.

Et aussi ce livre, cela vous sera plus commode pour eci'ire... vous le meltrez sui* vos genoux...

CHAMPVALLON.

On n'est pas plus aimable.

II rclourno a, sa place ct recommence a ecrire. LABORDERIE, a part.

II prend des notes meme quand je ne dis rien... c'cst prodigieux. (iiaut.) Avant d'entreprendre notre demons- tration, messieurs, je dois vous prevenir que, pour ne pasnous embarrasser de dillicultes inutiles, nous nogli- gerons certaines quanlites sans importance... Ainsi, par exemple, nous ne tiendrons pas compte do 1 apla- tissement de la terre...

Pendant la phrase qui precede, Ciiampvallon a fait des signes d'im patience avec la main.

CIIAMPVALLON.

Allons, bien!... allons, bon!

LABORDERIE.

Qu'est-ce que vous avez?

CIIAMPVALLON.

Voila que je viens d'ecrire : « aplatissement... » C'est votrc fautc... j'ai 6crit « aplatissement... »

LABORDERIE.

L'aplalissement de la terre... c'est ce que jai dit.

CIIAMPVALLON.

Mais ce n'est pas ce que jc vonlais mettre... (Lisant ce qu'ii vient decrirc.) « J'csperc quc maiutcnant vous ne refusercz pas de croire a mon aplatissement. » C'est « amour > quc jc voulais mettre... « J'csperc quc maintc- nanl vous ne refusercz pas de croire li mon amour... »

SCENE TROISIEME. 199

a la bonne heure! (Ecrivant.) « J'espere que maintenant vous ne refuserez pas de croire... »

LA BORDER IE, descendant.

A son amour!... (stupefait.) Ah qkl mais, qu'est-ce qu'il ecrit done? Qu'est-ce que vous ecrivez?

CHAMP VALLUN, cachant son pajiier et montant une marche.

Je vous demande pardon...

LABORDERIE, lo poursviivant sur les gradins.

Mais cependant, monsieur, il me semble qu'en ma qualite de professeur, j'ai bien le droit...

CHAMP VALLOX, allant se porcher tout en haiit des gradins.

Je vous demande pardon, vous n'avez pas du tout le droit de voir...

LABORDERIE, le poursuivant.

Ce ne sont pas des notes?

CIIAMPVALLON.

Non, c'est une lettre.

LABORDERIE.

Par exemple!... vous venezici pour...

CIIAMPVALLON.

Tout a I'heure, je me suis presente chez elle... mais sa mere a refuse de me rccevoir... Alors, j'ecris a sa mere pour essayer de la flechir. (Montrant sa lettro.) C'est ma vie qui est la dedans, monsieur... c'est ma vie tout entiere.

LA30RDERIE, redescendant brnsquoment et venant sur le devant do la scene.

Ainsi, je serai monte dans ma chaire a une lieure precise pour commencer mon cours d'astronomietrans- cendante, j'aurai passe une demi-heure a attendre des eleves... a la fin, il en sera venu un, un seul (champvaiion

descend, Laborderie gagne la droito de la scene.) et Cet dleve

200 LE PASSAGE DE VENUS.

unique ne sera vcnu chcz moi que pour y faire sa cor- respondance galante!

CIIAMPVALLON.

-Maintenant, jc vous demanderai une enveloppe.

LABORDERIE. furieux.

Une enveloppe, a present, une enveloppe!

CIIAMPVALLON.

Ne vous derangez pas... j'en ai vu sur votre bureau, la... Je vous en prends une... vous permettcz?

LABORDERIE.

Ccla vous suffit-il?... Vous ne voulez pas un timbre?

GIIA.MI'VALLON. Je n'en ai pas besoin. Ul ecrit I'adresse sur I'enveloppe.) Je

vais donncr malettre a un commissionnaire.

II fait un pas pour sortir. LABORDERIE.

Comment! vous par tez?

CIIAMPVALLON.

Oui, mais avant de partir, je tiens a vous remercier... II est impossible de meltre plus de bonne grace, plus dc... je ne vous en dis pas davantage, parce que je suis un peu presse. C'cst ma vie qui est la dedans... c'est ma vie tout cntiere !

LABORDERIE, essayant de le rctcnir.

Monsieur, vous ne partirez pas...

CIIAMPVALLON.

Je vous demandc partlon...

LABORDERIE.

Non, monsieur, non... vous ne partirez pas.

CIIAMPVALLON.

Je vous demande pardon.

Aprfcs une petite poursuite, Champvallon finit par dchapper i Labor- Jeric. II sort par le fond. Laborderic arrive a la porto. juste au moment oil Champvallon vient do sortir ; il reforme la porte.

SCExN'E QUATRIEME. 201

SCENE IV

LABORDERIE, seui.

II est parti. (Descendant. Decidement, mon gar^on de bureau avait raison. Si je veux attirer la foule, je serai oblige de faire des concessions... Parler de I'amour... parler des femmes... ga ne me serait pas difficile, si je voulais... Oh! non, ga ne me serait pas difficile... je raconterais tout uniment mon aventure... C'etait le soir... Je suis le seul peut-etre a qui une pareille aven- ture soit arrivee... C'etait done le soir, j"allais a la reception du ministre... ce n'est pas que je sois ua de ces intrigants qui passent leur vie dans les ministeres pour attraper de I'avancement... Certainement non, je ne suis pas... mais, n'est-ce pas? un ministre vous invite, il faut bien etre poli... ce n'est pas une raison, parce qu'un homme est ministre... J'allais done a la reception de Son Excellence... je m'apergus que je n'avais pas de gants, j'entrai dans une boutique pour en acheter, dans une boutique du passage de... je n'ai pas besoin de vous dire le nom du passage... Dans cette boutique, il y avait une marchande... jolie... ah! jolie!... des cheveux surtout, les plus adorables che- veux blonds... Je lui dis : « Mademoiselle, je voudrais des gants, des gants blancs pour alter en soiree chez le ministre... ce n'est pas que je sois un de ces intri- gants... T D"abord elle ne me repondit rien et se con- tenta de me regarder en souriant, puis elle se leva, souriant toujours, et elle alia prendre un petit carton. De ce petit carton elle tira plusieurs paires de gants. Elle en choisit une et me pria de tendre la main et d'ouvrir les doigts... Je me sentis emu... cepcndant je fis ce qu'elle desirait, je tendis la main et j'ouvris les

202 LE PASSAGE DE VENUS.

doigts... Ellc me rcgarda encore une fois... en dessous, conimc ca... N'avais-je pas raison de vous dire que j'ctais probablement le seul k qui une pareille avcn- ture?... Elle me rcgarda encore une fois, et tout a coup sa main saisit la mienne... En ce moment, onze heures sonnaient a I'liorloge du passage... ce fut le dernier bruit que j'entendis. . un nuage passa devant mes yeux, il me sembla qu'autour de moi tout se met- tait a danser... Quand jerevins a moi, il etait trop tard pour aller chez le ministre... La jolie marchande ne souriait plus; elle etait triste... Je lui demandai le motif de sa tristesse; elle me repondit qu'elle sc trou- vait trop petitement logee... II y avait de I'autre cote du passage une grande boutique cjui etait a louer... Elle me fit promettre de la louer pour elle, je le lui promis; elle me fit jurer de revenir la voir le lende- main; je le lui jural... Cependant je n'en fis rien, ni le lendemain ni les jours suivants... L'id6e m'est quel- quefois venue qu'elle devait m'en vouloir a cause de ccla...

SCENE V LABORDERIE, CIIAMPVALLON.

CIIAMPVALLON.

Je VOUS dcraande pardon...

L.VBORDERIE.

Comment! c'est encore vous?

CIIAMPVALLON.

Je ne comptais pas revenir... mais je vais vous dire.. il plcut...

LABORDERIE.

II pleut beaucoup?

SCENE CINQUIEME. 203

CIIAMPVALLON.

Oui. Alors, comme j'attends une reponse, je vous demanderai la permission de I'attendre ici... ca me sera plus commode que de I'attendre dans la rue.

LABORDERIE.

En verito, monsieur...

CIIAMPVALLON.

N'ayez pas peur, je ne vous derangerai pas pendant longtemps : mon commissionnaire n'est pas alle bien loin... il est alle en face... Elle demeure en face, de I'autre c6te du boulevard Saint-Michel... etje suis sur qu'en ouvrant cette fenetre...

II nionte tout en liaut des gradins et ouvre la feuetre. LABORDERIE.

Eh bien? eh bien?...

II escalade les gradins a. la suite de Champvallon. CHA.MPVALLON.

Je la vois, monsieur, je la vols; elle a soule. c son rideau et elle regarde tomber la pluie... Ah! elle m"a apei'Qu. (Criant.) Oui, oui... c'est moi, je suis la... Ta mere me croit coupable... mais je viens de lui ecrire, a ta mere... et je lui ai prouve mon innocence... mon innocence... (Decourage.) Elle ne m'entend pas...

LABORDERIE.

Mais tout le monde vous entend ! qa va faire un scan- dale... on va s'ameuter sous la fenetre.

Laborderie lui saisit la jambe pour le fairc desccndre. CHAMPVALLON.

Laissez-moi.

LABORDERIE, le tenant toujours.

Non, je ne vous laisserai pas... Je vous ordonne, monsieur... vous enlendez... je vous ordonne de des- cendre.

204 LE PASSAGE DE VENUS.

C H A M P V A L L 0 N .

L'histoire de nos amours est touchante, et je suis sur que vous seriez emu si je vous la racontais.

L A B 0 R D E R I E .

Je ne suis pas ici pour ecouter des histoires d'amour. Descendez.

II le fait descendre d'unc marcho. C H A M P V A L L 0 N .

J'etais alle au nouvel Opera... J'avais un billet d'au- teur, un de ces billets avec lesquels on a le droit de se promener partout... dans les couloirs, dans les escaliers... partout enfin, excepte dans la salle.

L.\BORDERIE, essayant toujours de le faire descendre.

Allons, voyons, monsieur, je vous en prie...

CIIAMPVALLON.

Je me promenais depuis deux heures, quand j'en- tendis des voix de femmcs qui criaient au secours... je m"elanQai, et je finis par arriver dans une sorte de cavcau orne de tombeaux ^gyptiens. J'y trouvai deux femmes affolees d'epouvante... C'etait elle, monsieur, c'etait elle... et sa mere. EUes aussi ctaient entrees avec des billets d'auteur, elles aussi s'etaient promen^es, et cette promenade les avail conduites dans ce souter-

rain. (Laborderio le fait descendre d'uno marche.) EllcS ne

savaient plus comment en sortir; je leur proposal de les conduire, et, au bout d'une demi-heure, guides par les sons d'une musique lointaine, nous reparumes

tOUS les trois a la lumiere. (Laborderio lo fait descendre de

quatre marches.) C'cst de cette faQon que commeuQa notre roman.

LABORUERIE.

Je vous repete que je ne suis pas ici pour 6couter des histoires d'amour... j'y suis pour vous faire mon

SCENE CliNQUIEME. 205

cours d'astronoinic trariscendanle et pour vous parler du passage de Venus.

C H A M P V A L L 0 N, se levant.

Le passage de Venus!...

LAIiORDERIE,

Vous ne savez pas ce que e'est? Asseyez-vous la et tenez-vous tranquille, vous allez le savoir. (ii le force a

s'asseoir en lui posant les mains sur les 6paules. Puis il remonte dans sa chaire et s'installe devant le tableau.) Soit A INI N B le

cercle trace sur-ce tableau... Ce cercle representc le disque du soleil.

CHAMP VALLON.

En etes-vous bien sur?

LABORDERIE.

Je vous en donne ma parole. A B est le diametre de ce disque place dans le plan de I'ecliptique; M N est la ligne suivie par Venus... La voila, Venus.

Pendant cette dernicre replique, Champvallon s'est lev6. II retourne a la croisoe d"en haut.

CHAMPVALLON.

Et ce commissionnaire qui ne revient pas!...

II redescend lourdement, bruyamment ct court a la porte. Laborderie effraye se retourne.

LABORDERIE.

Je vous avais prie de vous tenir tranquille.

CHAMPVALLON.

Je ne peux pas.

LABORDERIE.

Pourquoi ga?

CHAMPVALLON.

Parce que je bous, parce que j'ecume, parce que j'eclate, parce qu'il me sera impossible de rester en 111. 12

206 LE PASSAGE DE VENUS.

place tant que cette reponse ne sera pas arrivee... Vous n'avez done jamais aime, vous?

II prend Laborderie par Ic bras et le fait descendrc brusqucmcni de sa chaire.

LABORDERIE.

Si fait, uiie fois... C'etait le soir, j'allais a la recep- tion du ministre...

CIIAMPVALLON.

Nous allions nous marier, monsieur... la jeune fille m'adorait, la mere ne pouvait se passer de moi, tout etait convcnu, nous allions nous marier... Eh bien, savez-vous ce qu'on a imagine pour empecher ce mariage?

LABORDERIE, avec calme.

Ecoutez-moi, monsit-ur, je ne crois pas qu'il cxiste une faQon de parler plus absurde que celle qui con- siste a demander aux gens s"ils savent une chose que bien cvidemment ils ne peuvent pas savoir... Je ne con- nais pas la personne que vous allez epouser, je ne vous connais pas, c'est la premiere fois que j'entends parler do voire mariage, et vous venez me demander si je sais cc qu'on a imagine pour rempccher?... Non, monsieur, je ne sais pas ce qu'on a imaging, je ne le sais pas et je ne peux pas le savoir...

CIIA.MPVALLON.

On a envoye une lettre anonyme a ma future belle- mere... et savez-vous ce qu'il y avait dans cette lettre anonyme?

LABORDERIE, k part.

Si c'est comme 5a qu'il profite!... (Haut.)Non, je ne le sais pas... je ne le sais pas et je ne peux pasle savoir.

II passe.

SCENE CINQUIEME. 207

CIIAMPVALLON.

Eh bien, je vais vous le dire.

LAI30RDERIE.

Je n'y tiens pas...

CHAMPVALLON.

Mais moi, j'y tiens... qa me fait du bien de m'^pan- cher, ^a me calme, Qa me soulage...

LABORDERIE.

Si c'est pour des raisons do sante...

CHAMPVALLON,

On racontait dans cette lettre que j'avais une mat- tresse et Ton donnait des details...

LABORDERIE.

Je parie qu'il va me demander si je sais quels details...

CHAMPVALLON.

Oui, monsieur, Ton donnait des details. Et savez- vous...

LABORDERIE.

hkl encore... Non, je ne sais pas...

C II A M P V ALL < ) N .

On disait que cette maitresse s'appelait Mimi Casse- cou... qu'elle etait fleuriste dans une petite boutique, et que j'avais promis de lui en louer une... plus grandc... beaucoup plus grande...

LABORDERIE.

Tiens ! c'est comme moi.

CHAMPVALLON.

Vous dites"?

LABORDERIE.

Senlement, moi, ce n'est pas dans les fleurs, c'est dans la parfumerie... Continuez... continuez.

208 LE PASSAGE DE VENUS.

C H A M P V A L 1, 0 N .

On allait jusqu'a tracer son portrait, k la lleuriste... clle avait le teint mat, les yeux noirs et tres vifs, I'oreille petite, les dents superbes, le plus joli ncz retrousse et les cheveux surtout... les plus adorables cheveux rouges.

LABORDERIE.

Oh!

CIIAMPVALLON.

Oui.

LABORDERIE.

C'est vrai, pourtant, qu'il finit par m'interesser!

CIIAMPVALLON.

On ajoutait qu'elle savait que j"aliais me marier... qu'elle etait decidee a empecher ce mariage, et que, si Ton ne se depechait pas d'y renoncer, il y aurait du chambardement dans la cambuse... Voila ce que disait la lettre anonyme... Eh bien, savez-vous ce qu'elle a lait, ma belle-mere, apres avoir regu cette lettre?

LABORDERIE, avec eclat.

Pour cela, oui, je le sais!... je le sais, parce que vous me I'avez dit... Elle vous a flanque a la porte!

CIIAMPVALLON.

Sans vouloir m'ecouter, monsieur, sans me laisser le temps de protester, de me defendrc... C'est alors que je suis venu ici.

LABORDERIE.

Et que vous m'avez emprunte mon encrier?...

CIIAMPVALLON.

II lallait bien ecrire, puisqu'on ne voulait pas m'en- tendre... il fallait bien prouvcr que j"(^tais innocent...

SCENE SIXIliME. 209

LAB ORD ERIE, i part.

Ce qui m'a le plus frappe la dedans, c'est le portrait de la Heuriste... le teint mat, les yeux noirs, le nez retrousse...

Entre le commissionnaire.

SCENE VI Les Memes, UN COMMISSIONNAIRE.

LE COMMISSIONNAIRE, tenant une lettre.

Salle numero 2... c'est bien ici... Monsieur Champ vallon?

CHAMPVALLON, prenant la lettre.

C'est ma r6ponse... oui, c'est bien I'ecriture de ma belle-mere... pardonnez-moi... I'anxi^te... I'emotion... qu'est-ce qu'il pent y avoir la dedans? Ah !

II se laisse tomber dans les bras de Laborderic. LABORDERIE.

Le cours de chimie est a cote, voulez-vous que j'en- voie chercher quelque chose... quelque chose de fort?

CHAMPVALLON, se redrcssant brusqucment. Je VOUS remercie. (ri ouvre sa lettre, lit et retombe dans les bras de Laborderie.) Ah !

LABORDERIE.

Encore!

CHAMPVALLON.

Cette fois-ci, c'est la joie!

LABORDERIE.

Voulez-vous que j'envoie chercher?...

CHAMPVALLON, se redressant.

Jevous ai dit que je vous remerciais... Elle me croit,

12.

210 LE PASSAGE DE VENUS.

monsieur, cllc ne doute plus de mon innocence... Voila ce que m'ecrit ma belle-mere, et ellc a pcrmis b. sa fdlc d'ajouter une ligne. « On vous ainie et Ton vous attend. » (Baisant la lettre.) EUe m'attcud. (ll fait baiser la lettre :i Labordciio.) Elle m'attcnd, et je ne cours pas... et je ne suis pas encore a ses pieds... (ii s'eiance, ouvre la porte et revient.) Je VOUS demande pardon... (n

monte dans la chaire et prend le parapluie de Laborderie.) il

pleut toujours... je prends votre parapluie.

LABORDERIE.

Mais, monsieur...

CHAMPVALLON.

Je vous le renverrai par le concierge.

II sort.

SCENE VII

LABORDERIE, LE COMMISSIONNAIRE.

LABORDERIE, courant a la porte.

Mais, monsieur... mais, mon.sieur... (Revenant.) Est-ce qu'il ne m'aurait raconte cette longue histoire que pour enarrivera me chiper mon parapluie?... (Aucommis-

sionriaire qui, depuis son entrdc en scene, est rcsto completcment irnmo- bilo : pas un mouvcment, pas un gestc, I'air abruti.j QuCSt-CC

que vous faitcs la, mon ami?

LE COMMISSIONNAIRE.

D;:me! bourgeois...

LABORDERIE.

I h bien?...

LE COMMISSIONNAIRE.

Je sais bien que la course n'a pas etc longue, mais enfin, c'est une course... et une course, c'est vingt sous.

SCENE IlUITIEiME. 211

LABORDERIE.

Allons, bon! II va encore falloir que ce soil moi...

(S'arrutant, frappe d'line idee, et regardant le commissionnaire.) Ell

bien! oui, vous aurez vos vingt sous, mais d'abord asseyez-YOUs 1&.

LE COMMISSIONNAIRE, s'asseyant sur la premiere marche.

Que jc m'asseye?

LABORDERIE. Oui, aSSeyCZ-VOUS. (ll monto dans sa chairc.) iMcSsieurS,

c'est a tort que I'on a rcproche a la science de n'ctre faite que pour un petit nombre de gens. EUe sait, quand il le faut, se mettre a la portee des esprits les plus humbles.

LE COMMISSIONNAIRE.

S'il vous plait.

LABORDERIE, avec bonte.

Vous allez me comprendre... Soit A !\1 N B le ccrcle representant le disque du soleil; soit A B le diamelre de ce disque, soit M N la ligne suivie par Venus. La voila, Venus, je la prends la!...

LE COMMISSIONNAIRE, se levant.

Ah bien! non, par exemple... j'aime encore mieux perdre mes vingt sous.

II sort.

SCENE VIII

LABORDEBIE, descendant do sa chaire.

Qu'est-ce qu'il a dit?... Pauvre astronomic transcen- dante!... personne n'en veut, decidement! ni les hom- ines! ni les femnies! ni les commissionnaires!

212 LE PASSAGE DE VE.NUS.

SCENE IX LABORDERIE, CHAMPVALLON.

CHAMPVALLON, entrant par le fond.

Cachez-moi...

LABORDERIE, repronant son parapluic.

Je vous remercie... Je n'etais pas inquiet, mais ga ne fait rien... je vous remercie de me I'avoir rapporte...

CHAMPVALLON.

Je suis perdu, monsieur...

LABORDERIE, tout en repliant son parapluie

Qu'est-ce qui vous arrive encore?

CHAMPVALLON.

Elle est la...

LABORDERIE.

Qui Qa, elle?

CHAMPVALLON.

Mimi Casse-cou... la fleuriste... a qui j'avais promis... elle est 1^... dans une voiture... Elle est venue se planter juste en face de la maison oii demeure ma fiancee... Imjjossible d'entrer chcz ma fiancee sans que Mimi Casse-cou m'apergoive, ct si elle m'apergoit...

LABORDERIE.

EI1(; voudra monter avec vous chez madame votre belle-m6re.

CHAMPVALLON.

Juste!

LABORDERIE.

Et c'est alors qu'il y aura du chambarde... comment dites-vous ccla?

SCENE NEUVIEME. 213

CHAMPVALLON.

Du chambardement dans la cambuse...

I. ABORDERIE va poser le parapluie a gauche.

Merci.

CHAMPVALLON.

II n'y a que vous qui puissiez me lirer de la... Allez trouver Mimi Casse-cou.

L A B 0 R D E R I E .

Moi?

CHAMPVALLON.

Vous etes un homme respectable, elle vous dcoutera; vous lui direz...

LABORDERIE.

Mimi Casse-cou... c'est la petite qui a le teint mat?...

CHAMPVALLON.

Oui.

LABORDERIE.

L'oreille petite, les dents superbes?..,

CHAMPVALLON.

Oui.

LABORDERIE.

Le nez retrousse?...

CHAMPVALLON.

Oui.

LABORDERIE.

Et les cheveux surtout, les plus adorables cheveux rouges?...

CHAMPVALLON.

Oui. Allez la trouver.

LABORDERIE, remontant.

J'y vais

214 LE PASSAGE DE VENUS.

CHAMPVALLON.

Allendez done!

LABORDERIE.

Pourfjuoi attendre?

CIIAMPVALLON.

Je ne vous ai pas dit ce qu'il fallait lui dire...

LABORDERIE.

^a me viendra...

CHAMPVALLON.

Comment voulcz-vous?...

LABORDERIE.

Qa mc viendra, n'ayez pas peur... Qsl me viendra, quand je serai pres d'ellel

II sort.

SCENE X

CIIAMPVALLON, remontant a la fcnetro.

II va faire quelque betise, c'est impossible autrcment,

11 va faire quelque betise. (Regardant par la fenC-tro.) Ah! le

voila... il traverse le boulevard... il arrive a la voiture dans laquelle est Mimi Casse-cou... Oui... oui... c'est bien celle-li... II parle h Mimi Casse-cou... Ah! mon Dieu! il porte la main a sa joue, comme s'il vcnait d'y eprouver une commotion violente... il prend la fuile... il revieiit... il aura fait quelque betise... j'en etais sur... il aura fait quelque betise.

SCENE ONZIEME. 21d

SCENE XI CHAMPVALLOX, LABORDERIE.

LABORDERIE, entrant, son mouchoir sur la joue.

Ah! mon ami...

CHAMPVALLON, assis sur la derniere raarcho.

Elle vous a llanque une gifle...

LABORDERIE.

C"est elle, mon ami... c'est elle!

CHAMPVALLON.

Qui ca, elle?

LABORDERIE.

La marchande de gants... celle a qui j'avais promis... la boutique d'en face.

CHAMPVALLON.

Je ne comprends pas.

LABORDERIE.

Je n'ai pas le temps de vous expliquer... Voyez d'abord ce qu'elle fait.

CHAMPVALLON, regardant.

Ah! mon Dieul... elle a quitte la porte de nia IjcIIc- mere... Elle est venue s'etablir devant notre porte, k nous.

LABORDERIE.

Nous sommes Ijloques.

CHAMPVALLON, regardant toujours.

Ah! mon Dieu!...

LABORDERIE.

Qu'est-ce qu'il y a encore?

216 LE PASSAGE DE VENUS.

CIIAMPVALLON.

Elle descend de voiture... elle vient ici...

LABORDERIE.

Ici, dans ce sanctuaire!... (se jetant sur la porte.) Je sais bien que c'est une Facullc libre, mals ce n'est pas une raison. (On pousse la porte ) La voik'i I elle pousse la porte.

(Champvallon commence a descendre; on pousse la porte.) Eh Icl!

ell la!... Cette jeune personne est vraiment d'une vigueur surprenante. (on pousse la pone). Venez vite, mon ami, venez vite... Tout seul, je ne peux pas... elle va entrer.

CHAMPVALLON.

11 ne manquerait plus que qa... (ii sadosse contra la porte; on la pousse.) Sapristi ! qu'elle est forte!

LABORDERIE.

La... niaintenant que nous avons un moment de tranquillity (On pousse la porte.) je peuxvous expliquer... Votre fleuriste et ma marchande de gants...

On pousse la porte. CIIAMPVALLON.

C'6tait la meme personne?

LABORDERIE.

Oui.

CIIAMPVALLON.

Et elle me jurait qu'elle n'avait jamais aime que moi!...

On pousse la porto. LABORDERIE.

Je ne peux pas dire precis^ment qu'elle m'ait aim6...

On pousse violcmmcnt la porte, Labordcric tombo dans sa chaire et renverse la chaise ; Chami)vallon est rojoto do cOto, il tombc sur le premier gradin; le gari;on de bureau, qui poussait la porte, va roulcr jiar terro au milieu de la sc6ne.

CIIAMPVALLON.

Sapristi I (lu'ellc est forte!

SCENE DOUZIEME. 211

SCENE XII

Les Memes, LE GARgON DE BUREAU, puis LA FAMILLE AMERICAINE.

LE GARCOX, se relevant.

Qu"est-ce que Qa veut dire?

LAGORDEIUE .

Mon garQon de bureau!...

LE GARCON.

Voila que vous empechez le monde d'entrer, mainte- naiit?...

LABORDERIE.

Eh bien, et elle, la marchande de gants?...

CHAiMPVALLON.

La fleuriste...

LE GARCOX.

Quelle fleuriste? quelle marchande de gants?

L A B 0 R 1) E R I E .

Elle n'etait pas la?... elle ne poussait pas avec vous?...

LE GARCOX.

Non...

C II A M P V A L L 0 X , a la porte

Elle continue a se promener devant la grille... Elle nous attend... elle nous guettc...

LABORDERIE.

Comment fa ire?

C II A M P V .\ L L 0 X , rcdoscendant.

Je ne sais pas.

III. 13

218 LE PASSAGE DE VENUS.

LABORDERIE, au garcon de bureau.

Men ami, il n'y a que vous qui puissicz nous tirer de la... Allez trouver cette dame...

LE GARCON.

Quelle dame?

LABORDERIE.

Vous la reconnaitrez facilemcnt... Elle a des cheveux rouges.

CHAMPVALLON.

Venez, du reste... Je vais vous la montrer... fii monte

sur les graJitis et entraine le garcon avec lui. Laborderic haletaat, essouffle, monte derriere Champvallon et le garcon.) Teiiez, la,

VOUS la voyez...

LE GARCOX.

Je crois bien, que je la vols!...

CHA.MI'VALLO.N.

Eh bien! allez la trouver...

LE G.\RC0N, redescendant vivement.

Je crois bien, que j'y vais!...

LABORDERIE, redescendant, do plus en plus essouffle, ■k la suite du garcon.

Mais attendez done!...

LE GARCON.

Non, non...

L A B 0 R D E R I E .

Mais vous ne savez pas ce qu'il faut lui dire!

LE GARCON.

Je le sais tres bien, au contraire; je vous assure que je le sais parfaitenient!

II sort.

SCENE DOUZIEME. 219

LABORDERIE, remontant.

II va faire quelque betise, c'est inevitable! il va faire qnelque betise!...

CIIAMPVALLON, regardant par la fcnetre.

II s'approche d'elle, il lui parle... Ah! mon Dieu!

LABORDERIE, portant la main a sa jouo.

Je sais ce que c'est...

CIIAMPVALLON.

Elle porte la main a sa joue conime si elle venaitd'y ^prouver une commotion violente...

LABORDERIE.

Pas elle... lui!

CIIAMPVALLON.

Si fait, c'est elle... Elle remonte clans sa voiture... la voiture s'eloigne au grand galop... Elle part, elle est partie...

Entrc lo gargon. LE GARCON.

Et elle ne reviendra pas, je vous en reponds.

LABORDERIE.

Comment! mais cette fleuriste, cctte marchande de gants, c'etait done...

LE GARCON.

C'etait ma femme!

C II A M P V A L L 0 N et L A B 0 R D E R I E , descendant les marches.

Sa femme! (Lui serrant la main.) Ah! mon ami!...

LE GARCON.

Je vous remercie, mais qu'est-cc que vous voulez? ces choses-la peuvent arriver a tout Ic monde.

Rentree de la faniille americaine; elles'assied sur le premier gradin.

220 LE PASSAGE DE VENUS

CHAMPVALLON,

Le chemin est libre, maintenant... Je cours chez ma fiancee... Voulez-vous que je vous presente?

LABORDERIE.

Est-elle jolie, votre fiancee?

CHAMPVALLON.

EUe est ravissante!

LABORDERIE.

Allons-y, alors.

LE GARCOX, qui est monte dans la chairo pour ranger les papiers, designant la famille am6ricaine.

Mais, monsieur, voila des eleves.

LABORDERIE, prenant son chapeau.

Ah! j'ai bien la tete... Faites le cours a ma place... Oh! Venus! Venus!... Allons voir votre Oanc^e...

Le garcon do bureau est debout dans la chaire en face de la famille amcricaine pendant que le rideau tombe sur la sortie de Laborderie et de Champvallon.

BARBE-BLEUE

OPERA-BOUFFE EN TROIS ACTES

Represents pour la premiere fois, a Paris, sur le Theatre des Varietes, le 5 fevrier 1866.

MusiQUE DE Jacques Offenbach.

PERSONNAGES

LE SIRE DE BARBE-BLEUE MM. Dupuis:

LE ROI BOBECHE Kopp.

LE COMTE OSCAR, grand courtisan du roi.. Grenier. POPOLANI, alchimiste au service de Barbe-

Bleue CouDER.

LE PRINCE SAPHIR Hittemans.

ALVAREZ Hambukger

UN GrEFFIER HORTOX.

BOULOTTE M"" Schneider.

LA REINE CLliMENTINE , femmc de

Bobcche Aline Duval.

LA PRINCESSE IIEKMIA, fille du roi, paysannc au 1" acto, sous lo nom de

Fleurettk Vernet.

HfeLOi'SE, \ De Geraudon.

ROSALINDE, / Amelie.

ISAURE, > fcrames de Barbe-BIcuc Gabrielle.

BLANCHE, \ Legrand.

fiLliONORE, J Martin.

Deux Paysannes \ r. '

( Beatrix.

T^ T^ ( Taillefer.

^="^P*"^ } Jenny.

Un Enfant Mathilde.

Paysans et Paysannes. IIommes d'akmes de Barbe-Bleuk, Seigneurs et Dames de la cour, Pages et Gardes du roi Bobeche.

BARBE-BLEUE

ACTE PREMIER

Une place dans un %'illagc. A droito, au premier plan, la cabane de Saphir, avec une fenctre praticable au-dessus de la porte; a, cote dc cctto porte, un petit banc. En face, a gauclie, la cabane de Fleurcttc; a c6t6 de la porte, une fenctre sur le rcbord de laquelle est une grande corbeille oblongue contenant des fleurs. A cette cabane s'appuie une jolie tonnelle. Au fond, une montagne prati- cable, commcnrant au milieu, de droite a gauche, et continuant de gauche a droite. Au haut de la montagne, a I'horizon, on apergoit, perch(5 sur im rocher, le manoir de Barbe-Bleue.

SCENE PREMIERE SAPHIR, puis FLEURETTE.

Au lever du rideau, Saphir, vC-tu en berger elegant, justaucorps do satin, sort de sa cabane, va regarder de tous les c6t6s, et revient au milieu de la scene.

SAPIIIR, seul.

RECITATIF.

Dans la nature tout s'eveiHe, Et le soleil sort de son lit : On entend bourdonner I'abeille, Le coq chante et le brcuf mugit.

C'est le jour qui commence... La bergere que j'aime

n'a pas encore paru... (Montrant la cabane de Fleurette.) Elle

224 BARBE-BLEUE.

est 1^... c'est dans cette cabane qu'elle respire... Fleu- rette!... cherc Heurette!... avertissons-la de ma pre- sence par quelques modulations, (ii s'approche de la porte

do Fleurette et se prepare k jouer d'une fliite qu'il tenait a la main en entrant, pose a la Watteau. II prelude : sa petite flute rend lo son d'un trombone ; il s'arrete, stupofait, puis il en prend son parti :)

Elle ne m"en entendra que mieux...

Et il continue... Entrc Fleurette, attiree par la m61odie; poses gra- cieuses, sorte de pas de deux, le berger s'eloigne, la bergere Ic pour- suit gentiment; puis le berger s'arrcte, la bergere le rojoint, ot tous deux s'avancent sur le devant de la scene.

DUO.

ENSEMBLE.

Or, depiiis la rose nouvelle,

C'est comme ca tous les matins : ( Avec ma flule je rappelle, ( Avec cette flute il m'appelle,

Et nous errons dans ces jardins.

FLEURETTE.

Tous les deux,

Amoureux, Nous tenant un doux langage,

Nous allons,

Nous venons, Nous parcourons ce bocage.

« En avril,

Me dil-il. Tout aime dans la nature!

Le printemps

Donne aux champs Leur verdoyante parurc :

Aimons-nous!

C'est si doux! Aimons-nous bien, je t'en prie!

Ici-bas,

II n'est pas D'autre bonheur dans la vie! »

Un bosquet

Trop diricret

L'enliardit;

II saisit

ACTE PREMIER. 225

Une main... C'est en vain Que jc (lis : « Nop, finis! »

ENSEMBLE

Tous les deux,

Amoureux, Nous tenant un doux langage.

Nous allons,

Nous venons, Nous parcourons ce bocage!

Aimons-nous!

C'est si doux! Aimons-nous bien, je t'en prie!

Ici-bas,

1.' n'est pas, D'autre bonheur dans la vie!

FLEURETTE.

Pauvre cher!

II a Fair

Tout penaud,

Tout nigaud;

Mais souvent,

Le brigand,

II sourit

Et me dit

Sans motifs

Des mots vifs,

Dans le fond,

Qui me font

M'arreter,

Palpilcr

Et rougir

De plaisir.

Quant a moi.

Sans efi"roi,

Je I'entends, Et puis lout bas je reprends : « Oui, c'est bien doux le printemps!

Le printemps!... »

II rougit,

II palit,

13.

226 BARBE-BLEUE.

Et je sens. De nos coeurs les battements!... C'esl la faute du printemps! Dans iin transport supreme, II s"ecrie : « All! jc t'aime! »

11 m'aime!

11 m'aime!

ENSEMBLE.

Tous les deux,

Amoureux, Nous tenant un doux langage,

Nous allons,

Nous venons, Nous parcourons ce bocage!

Aimons-nous!

C"eat si doux! Aimons-nous bien, jc t'en priet

Ici-bas,

II n'est pas D'autre bonheur dans la vie!

FLEURETTE. Qu'il est heureux,

SAPHIR.

Qu'elle est heureuse,

FLEURETTE. Mon amoureux !

SAI'IIIR. Mon amoureuse!

FLEURETTE. Tous les matins,

SAPHIR Dans ces jardins,

FLEURETTE. Nous nous trouvons,

SAPHIR. Et repetons

AGTE PREMIER. 227

EXSE MB I.E.

« Je t'aime!... Nous nous aimons! » FLEURETTE.

Tout q_a, c'est tres joli... nous errons dans les jar- dins, nous chantons... mais il ne serait pas mal de causer un peu!

SAPIIIR.

Causons.

FLEURETTE.

Tu m'avoueras qu'il y a nombi'e de bergcrs qui m'ont couru apres.

SAPIIIR.

Je ne peux pas le nier, et vous etesassezjoliepour...

FLEURETTE.

Fille d'un vieux soldat, qui m'a laisse pour tout heritage son honncur et son commerce de lleurs, j'ai soigneusement cultive Tun et Fautre.

SAPHIR.

J'en conviens.

FLEURETTE.

Quelques-uns, les matins, ont essaye de me seduire par des presents... Tu sais comme je les ai recus... Je me suis dit : « L'homme que je choisirai sera naif et abordera tout de suite la grande question, »

SAPHIR, embarrasse, a. part.

Aie!...

FLEURETTE.

Je t'ai choisi, toi... tu es naif... et cependant tu ne te d6peches pas de I'aborder, la grande question.

SAPHIR.

Je ne comprends pas bien.

228 BARBE-BLEUE.

FLEURETTE.

Cc n'est pourtant pas difficile k comprendre... Tu ne me paries pas mariage.

SAPIIIR.

Mariage!...

FLEURETTE.

Qu'as-tu done suppose ?

SAPHIR.

Certainement... moi, je ne demanderais pas mieux... mais ma famille...

FLEURETTE.

Ta famille? La famille d'un berger?...

SAPHIR.

Ah !...

FLEURETTE.

Que veux-tu dire?... expliquc-toi.

BOULOTTE, au dehors.

H0I&, Noiraut!... attention a la grise!... mords-la, men chien, mords-la!

SAPHIR.

Plus tard!... plus tard!... Vous n'entendez pas?...

FLEURETTE.

Si fait... c'est Boulolle.

SAPHIR.

Elle me fait peur, cette Boulotte !

FLEURETTE.

Et k moi done!...

SAPHIR.

Elle me fait peur, parcc qu'elle m'adore... et que, commc je ne I'adore pas, moi, elle veut toujours me baltrc... (Voulant allcr u la cabane de Fleurette.) Rentrons.

ACTE PREMIER. 229

FLEURETTE, le repoussant.

Rentrez chez vous... mais nous reprendrons cette conversation...

SAPHIR.

Sans doute.

BOULOTTE, au dehors.

A tout a I'heure, Noiraut! veille aux betes... Moi, j'ai affaire par la.

TOUS LES DEUX.

Boulotte!... c'est Boulotte!...

lis rentrent precipitamment chcz eux. Boulotte parait au fond, venant de la gauche.

SCENE II

BOULOTTE, seule.

COUPLETS.

I

Y a p't-etr' des berger's dans 1' village Qui garden t mieux qu' moi leur troupeau,

Y en a p't-etr' qui dans leur laitage Mett'nl moins d'amidon et moins d'eau;

Mais, saperlotte!

Y en a pas un' pour egaler

La p'tit' Boulotte, Quand 11 s'agit d' balifoler!

II Or on sail qu' tout' batifoleuse, A besoin d'un batifoleur : II est la, 1' mien... j' suis amoureuse; Est-il bet' de m' tenir rigueur! Car, saperlotte!

Y en a pas un' pour egaler

La p'tit' Boulotte, Quand il s'agit d' batifoler!

230 BAIUli:-BLEUE.

ToLis les matins, c'est comme ga... je viens chanter qucqu'chosc sous la fenetre du gueux pour qui que j'meurs d'amour!... II I'ait semblant de ne pas m"en- tendre... attends!... attends!...

Ellc ramasse unc picrre ct la jcttc daas la fenetre de Sapliir ; on entend UQ bruit de vitre bris<Se : Saphir parait furieux 4 sa fenetre.

SCENE III BOULOTTE, SAPHIR.

SAPHIR, voyant Boulotte.

C'est encore vous?...

BOULOTTE.

Oui.

SAPHIR.

Et VOUS ne voulez pas me laisser tranquille?

BOULOTTE.

Non !

SAPHIR.

Attendez, alors, je vais "descendre!

B0U1.(JTTI-.

Je ne demande pas autre chose. (La fen&tre so referme.) Vous allcz le voir... et quand vous laurcz vu, vous me direz s'il est possible de ne pas etre amourcuse de ce gargon-l^.

Sapliir sort de sa cabane. SAPHIU.

Eh bicn, qu'est-ce que vous me voulez encore?...

BOULOTTE.

Vous dire que je vous aime!...

ACTE PREMIER. 231

.SAPIIIR.

Vous mc I'avez drja dit, pas plus tard qu'hicr a quatre heures et demie... je vous ai r^pondu que vous perdiez votre temps...

BOULOTTE.

Je le sais, mais ga ne m'empeche pas de t'aimer... Je t'aime pour un tas de raisons... D'abord, il y a un mysterc dans ta vie. Un beau jour, t'as achete cette cabane. D'ou viens-tu?... qui es-tu?... Personne ne le sail... Les autres, je les connais; toi, je ne te connais pas : je voudrais te connaitre... Et puis, tu n'es pas un berger comme les autres... Ou'est-ce qui ta bati un justaucori)S de satin comme ga?... ce n'est pas le tail- leur du village. Tes cheveux sentent bon, et t'as les mains blanches. C'est pour tout ga que je t'aime!

SAPHIR.

11 n'y a rien de blessant dans ce que vous me dites... mais je ne vous aime pas !

BOULOTTE.

Pourquoi ga?

SAPHIR.

Je n'ai pas a m'expliquer.

BOULOTTE.

Ah! je le sais, moi... parce que tu aimes cette mijau- ree qui demeure la...

SAPIIIR.

Fleurette?

BOULOTTE.

Oui, Fleurette... la bergere bien attiff^e; mais sois tranquille, va, la premiere fois que je la rencontrerai, je lui administrerai une de ces danses!,..

SAPHIR.

Vous ne ferez pas ga!

232 BARBE-BLEUE,

UOULOTTE.

Tu verras bien si je ne le fais pas!... Mais ne nous occupons pas d'elle, occupons-nous de nous.

SAPHIR.

One voulez-vous dire?...

BOULOTTE.

Embrasse-moi.

SAPHIR.

Oh!

BOULOTTE.

Embrasse-moi tout de suite.

SAPHIR.

Puisque je vous dis...

BOULOTTE, menacante.

Ne fais pas de manicrcs!... Tu ne veux pas m"em- brasser?... (Retroussant ses manches ) Tu ne veux pas?... Alors, tu ne veux pas?...

Fraycur de Sapliir. Boulotte marcho vers lui avec une resolution froide. Saphir passe i gauche.

SAPHIR.

Ah! mais... si vous approchez... je me defends...

BOULOTTE.

Qa m'est 6gal... Cost dit?... tu ne veux pas?

SAPHIR.

Non!

BOULOTTE.

Unc fois?... deux fois?...

SAPHIR.

Non!...

EUo saute sur lui, il se sauve, elle le poursuit. lis sortent par le fond, 4 droite. Musique 4 I'orchestro.

ACTE PREMIER. 233

SCENE IV POPOLANI, puis LE COMTE.

POPOLANI, entrant par la dioito, tout reveur.

Je viens ici pour trouver une rosierc... c'cst parfait, s'il y en a une... mais s'll n'y en a pas?...

A cc momoiit, le comte, qui vient d'cntrer par le fond a gauche, lui frappo sur I'epaule.

LE COMTE.

Popolani?...

POPOLANI, se retournant.

Son Excellence!...

II s'incline profonderaent. LE COMTE.

Rel6ve-toi, je te le permets.

POPOLANI.

Le comte Oscar ici!... ici le grand courtisan de Sa Majeste le roi Bobeche!

LE COMTE.

Oui... mais silence!

POPOLANI.

Je me tais.

LE COMTE.

^a fait plaisir de se retrouver... deux vieux cama- rades!...

POPOLANI.

Dont Fun est arrive plus haut que I'autre!

LE COMTE,

Ca, c'est vrai. Tu cs reste I'alchimiste de Barbe- Bleue; moi, je suis grand courtisan du roi...

234 BARBE-BLEUE.

P 0 P O L A M .

Comment avez-vous obtenu cettc haute position?

LE COMTE.

Par Ics femmcs.

POPOLANI.

C'est un moycn.

LE COMTE.

Et toi, es-tu content?...

POPOLANI.

Je n'ai pas a me plaindre... mais mon nom ne lais- sera pas de trace dans Tliistoire, tandis que vous...

LE COMTE.

Ne m'envie pas... si tu savais!...

POPOLANI.

On dit toujours ga...

LE COMTE.

Parlons d'autrc chose... Ilfaut avouerque ton maitre est un drdle de corps.

POPOLANI, se troublant.

Comment?...

LE COMTE.

Qu'cst-cequ'ilpeut fairede toutes scs fenimes?...Cinq en trois ans!... car il est vcuf, je crois?

POPOLANI.

Depuis jeudi.

LE COMTE.

C'est bien drole!

POPOLANI.

Diles ({ue c'est triste.

LE COMTE.

Oui, triste, et ga pent inspircr des soupgons.

ACTE PREMIKR. 233

P () P 0 L A N 1 .

Mais... vous vous Irompez... je vous assure...

LE CtiMTE.

Je sais qu'il ne faut pas examiner dc trop pres la conduite des grands... Ah! s'il s'agissait d"un simple charbonnier, 11 y a longtcmps que... enfin, parlous d'autrc chose... Ou'est-ce que tu viens faire ici?

P O P 0 L A X I .

Chercher une rosiere... une fantaisie de mon mailre... il a envie d'en couronner une.

LE COMTE.

Plut au ciel qu'il n'eiit jamais songe a employer son temps d'une autre maniere!

POPULANI.

J'ai lance une petite proclamation. Toutes les jeunes fiUes du village sont averties. Elles viendront ici dans un quart d'hcure...

I.E COMTE, en riant.

Les jeunes fiUes du village... et tu es sur de trouver parmi elles?...

POPOLANI.

Dame! vous savez... sur...

LE COMTE.

Ball !... on est toujours sur... Moi, quand, par hasard, mon maitre, le roi Bobeche, a envie de couronner une rosiere, j'ai un moyen pour en trouver une.

POPOLANI.

Quel moyen?

LE COMTE.

Je rasscmble un certain nombrc de jeunes filles et je les fais tirer au sort.

236 BARBE-BLEUE.

POPOLANI. C'est une idee.

LE COMTE.

Excellente!... car clle repond a tout. S'il n'y a pas de rosiere, on en trouve une tout de meme... s'il y en a plusieurs, on en choisit une sans faire de jalouses.

POPOLANI.

C'est vrai... J'appliquerai votre idee.

LE COMTE.

Tu feras bien... Parlons d'autre chose.

II passe k droito. POPOLANI.

De quoi parlerons-nous?

LE COMTE.

Parlons de ce que je viens faire ici, moi; j'y vicns chorcher une jeune princesse.

POPOLANI.

Quelle princesse?...

LE COMTE.

La fiUe du roi, mon maitre.

POPOLANI.

Je ne comprends pas.

I.R COMTE.

Tu vas comprendre... II y a dix-liuit ans, le roi eut une fillc... Trois ans aprcs, ileut un fils. A peine eut- il cu cc fds (jue Tidcc de laisscr la couronne a une femnie lui devint insupportable. < Je veux que mon fils regne, disait-il, et non ma fille. » Je lui proposai d'etablir ici la loi salique. « Non, medit-il, ne touchons pas aux coutumes de nos peres... mieux vaut nous dcbarrasser de ma fille. » Ce qui fut dit I'ut fait. On

ACTE PREMIER. 237

deposa la jeune fille dans une corbeille; on confia la corbeille au fil du fleuve... et puis...

POPOLANI.

Et puis... va te promener!

LE COMTE.

Tu me comprends tres bien. Malheureusement, le jeune prince tourna mal. A peine I'eut-on fait sorlir des mains des femmes, pour faire de lui un homme, qu'il se hata de s'y refourrer immediatement, ce qui ne tarda pas a iaire de lui un idiot... Impossible de songer k lui confier les destinees de cent vingt mil- lions d'hommes!... Autrefois, je ne dis pas... mais aujourd'hui, avec les idees nouvelles...

POPOLANI.

L'esprit d'examen...

LE COMTE.

Ah! ne m'en parle pas... « Que fairs?... » s'ecria le roi... En ce moment, Clementine...

POPOLANI.

Clementine, seigneur?...

LE COMTE.

J'aurais du dire : la reine... La reine done, la rcine Clementine se rappela qu'elle avail eu une fille... (( C'est vrai, lui dit le roi, je n'y pensais plus... » Et se tournant vers moi : « Comte Oscar, je vous donne vingt-quatre heures pour retrouver la princesse. » La- dessus, je suis parti...

POPOLANI.

Et vous la trouverez, la princesse?

LE COMTE.

Je I'espere.

POPOLANI.

Mais si vous ne la trouvez pas?...

238 BARBE-BLEUE.

LE COMTE.

Je prendrai la premiere paysanne venue et je la deposerai sur les marchesdu trone... mais, encore une Ibis, jespcre trouver la vraie... J'ai rcuni le conscil supcrieur des pontset cliaussees,etje lui ai pose cette question : i Un berceau, confie a un flcuve, va-t-il tout droit a la mer?... Oui, me repondirent les ponts et chaussees, a moins que sur ce lleuve il n'existe un barrage... En existe-t-il un sur notre fleuve, k nous?... Oui... devant Ic chateau du sire de Barbe- Bleue. » Voila pourquoi je suis ici... c'est ici que la corbeille a du s'arrcter... c'est ici que la princesse a du ctre recueillie...

POPOLANI.

Trcs bien raisonne !

LE COMTE.

C'est en raisonnant conime qa que je suis arrive k gouverner les hommes... en raisonnant comme ga, eten proOtant de toutes les circonslances heurcuses qui se presentaient... Or, il s'cn presente une des plus heu- rcuses... cette reunion de jeunes filles pour choisir la rosiere.

POPOLANI.

C'est vrai!

Rentrc, par la gauclie, Sapliir, cssouflle, quo poursuit toujours Bou- loltc; il arrive a sa cabane ct s'cnferme; Boulotte arrive i son tour et trouve la porte fcrinec.

BOULOTTS. Manqu6!

ACTE PREMIER. 233

SCENE V Les Memes, BOULOTTE.

POPOLANr.

Tiens! c'est Boulotte!

BOULOTTE.

Tiens! c'est m'sieur ralchimiste!

POPOLANI.

Qu'est-ce que tu faisaisla?

BOULOTTE.

Un peu d'exercice... avant d' dejeuner.

LE COMTE, lui prenant la taille.

Belle fille!... tres belle fdle !

Ellc passe au milieu. POPOLANI, de meme.

Je crois bien!...

BOULOTTE, passant a gauche.

He la! he la!... vous m' chatouillez!...

POPOLANI, bas, au comte.

Faitcs-en la princesse royale.

LE COMTE, las.

Eh! eh! il ne faudrait pas m'en defier... Fais-en la rosiere.

POPOLANI, has.

Oh! non!... par exemple!... on jase trop sur son compte.

LE COMTE.

^a ne m'etonne pas... belle fille!

240 BARBE-BLEUE.

POPOLANI.

Superbe fille!

lis lui reprennent la taillo. BOULOTTE, passant a droite.

He la! vous me faites rire!...

LE COMTE.

Ecoulez-moi, adorable fiUe... si, par hasard, quelque jour, en chassant, je m'egarais du cdte d"e voire cabane... ce nest qu'une supposition... vous auriez bien, chez vous, quelque chose a olTrir au chasseur affame?

BOULOTTE, faisant la reverence.

Pour dejeuner?... mais je vous oflrirai tout ce que vous voudrez, mon bon seigneur!

POPOLAM.

Je la reconnais bien la... (Ritourneiie.) Voici les jeunes filles, et avec elles tout le village.

Les paysans et paysannes entrent de droite et do gauche. Parmi eux est le greffier, muni de papiers, plume et encre. Boulotte va s'asseoir sur le banc devant la cabane de Saphir. Pendant lo choeur suivant, le comte Oscar examine toutes les jeunes filles.

SCENE VI

Le Greffier, POPOLANI, LE COMTE, BOU LOTTE, Paysans et paysannes.

C H OE L" R .

Sur la place il faut nous rcndre, C'esl I'ordre dc rintcndant; II vienl pour nous fairc enlondre Quelque clios' d'inlercssant.

POPOLANI.

Vous loules et vous tous qui vous trouvez ici, Je vous salue el je vous dis ceci :

ACTE PREMIER. 241

RONDEAU.

J'apporte les volontes Du sire de Barbe-Bleue, Celebre a plus d'une lieue Par sa soif des volnptes! II veut il a dit : « Je veux Qu'on couronne une rosiere! La trouver, c'est une alFaire... Eire et parailre etant deux! Nous allons done aujourd'hui Risquer une espieglerie : Nous metlrons en lolerie, La rose et ce qui s'ensuit. Done, donnez a mon greffier, Afin qu'il les puisse inscrire, Vos noms, qu'il va vite ecrire, Sur un carre de papier.

Telles sont les volontes Du sire de Barbe-Bleue, Celebre a plus d'une lieue Par sa soif des voluptes!

CUOKCB.

Telles sont les volontes... etc. (Pendant cette reprise, on apporte une table ct un escabeau que Ton place pres de la tonnelle. Le greftier s'assoit, dispose ses papiers et se prepare a ecrire.)

POPOLANI.

Allons, poulettes et tendrons, Le greffier va prendre vos noms Et vos prenoms.

CHCEUR DE FEMMES, entourant le greffier.

Ah I prends mon nom, Et mon prenom, Joli greffier, Gentil greffier, Tremp' ta plum' dans ton encrier!

(Le greftier prend les noms des jeunes filles, qu'il inscrit sur de petits papiers).

III. 14

242 BARBE-BLEUE.

BOULOTTE, se levant et venant toute rSveuse au milieu. A part. Faut-y aller? ou faut-y pas y aller? Via c' que j' me d'mande en mon parliculier. Ah bah! qui n' risque rien n'a rien!

(Haut et r6solument au grcfficr.) Eh! rhomme aux noms, prenez le mien!

(Profondo sensation.) CHCEUR D'HOMMES.

Eh quoi! Boulotle, y penses-tu? 11 s'agit (I'un i>rix de verlu!

CHOiUR GENERAL.

Eh quoi! Boulotle, y penses-tu? 11 s'agit d'un prix de vertu! (Pendant le choeur, les femmcs entourcnt Boulotto et renipechent d"approcher du greffier ; Boulotto irritec Ics repousse et se dcgage.)

BOULOTTE.

COUPLETS.

I

Via z'encor de drol's de jeuncsses, ' Qui s'coalis'nt pour m'empecher

D'approchcrl Renlrez vos grilTes, nies princesses, Car si Ton m'poussc a bout, oui-da,

L'on verra! Vous ave/. vos droits, j'ons les n(Mres : C I' honneur que vous d'sirez si fort, Pourquoi qu' j' I'aurions pas comm' les autres, Puisque Qa doit s'tirer au sort?

II

C'csl vrai qu'en fac' d'un' galant'rie Je n' prends pas des airs courrouces

Et pinces; Chez moi, pas ombr' do begueul'rie. Rien que d' la bonne et grosse vertu,

C'cst connu! Ainsi, mes titr's val'nl bien les v6trcs... C I' honneur que vous d'sirez si fort, Pourquoi qu' j' I'aurions pas comm' les autres, Puisque ga doit s' tirer au sort? (EUc va donner son nom au greffier et revient au milieu.)

ACTE PREMIER. 2i3

I'UPOLANI, ati grcflier.

VoLis avez ecrit tons les noms?

LE GREFFIER.

Oui, monsieur.

P 0 P 0 L A N I .

II nous faudrait une corbcille...

UNE PAYS ANNE.

En voici une.

Ello va prendre la corljcillo qui est sur la fenctre do Fleurette, en retire les fleurs et la donno a Popolani.

POPOLANI.

Qui la tiendra?

LE COMTE.

Moi! si vous le voulez...

POPOLANI, allant a, lui et lui donnant la corbeille.

Vous daigneriez, seigneur... (Bas, au comte.) Eh bien, vous ne reconnaissez pas?...

LE COMTE, bas.

Pas jusqu'a present... mais je brule... il y a quelque chose qui me dit que je brule...

POPOLANI, bas. AllonS, tant mieux! (Le comte passe pres du greffier, qui met tous les noms dans la corbeille. Haut.) Le tirage annonce

va avoir lieu, mesdemoiselles. Le premier nom sortant gagnerala rose... le premier nom, vous entendez!... Les ordres de mon maitresont qu"immediatemcnt aprcs le tirage, la rosiere soit conduite chez elle en grande pompe, et revetue d'habits somptueux. Ensuite, elle sera amenee en presence de haut et puissant seigneur de Barbe-Bleue, qui la couronnera de ses propres mains... Attention, mesdemoiselles, ga va commencer... Pour decerner le prix de Tinnocence, il nous faudrait une main innocente.

244 BAUBE-BLEUE,

BOULOTTE, s'avancant. Voila!

TOUTES.

Voila!... voila!... voila!...

POPOLANI.

Je veux dire la main d'un enfant... (En voyant un a droite.) En voici un, justement. Approche, mon enfant... approche! n'aie pas pcnr!

l'enfant. J'ose pas, moi.

UNE FEMME, poussant l'enfant.

Va, mon enfant, va. (Avec emotion.) Et tache de faire gagner ta mere.

POPOLANI, conduisant l'enfant pres du comto.

N'aie pas peur, mon petit ami... et prends un de ces petits papiersdans cette corbeille.

II retourue a droite.

l'enfant. Voila, m'sieur, voila!

II prcnd un papier, le donnc i Popolani et rctourne pros de sa mere. POPOLANI, prcnant le papier ct criant.

Boulotte !

On eiileve la table et I'cscabeau. cncsuR. Saperlolte! C'esl Buuloltc ! 0 ciel ! quelle surprise! Hasard bien fail pour elonner!

Le sort la favorise, Et nous dcvons nous incliner. (Pendant co chceur, le comte Oscar a examine la corbeille qu'il ticnt h la main : il donne les marques d'uno violente emotion.)

LE COMTE.

0 prodige! 6 nierveilie! Je reconnais ceLle corl)eiile! A qui, a qui Cette corbeille?

ACTE PREMIER. 243

LE CHCEUR. Cette corbeille!

I.E GUMTE. A qui?

LE CHCEUR. A qui?

LE COMTE. Oui, oui, oui... oui! 150ULUTTE.

C'cst la corbeille de Fleurette.

LE CHCEUR. Cost la corbeille de Fleuretle, Dont voici la maison coquelte!

LE COMTE. Cela suffil! liloignez-vous ; Laissez-moi lous, oui, tous, tous, lous!

LE CHCEUR. Quoi! tous, tous, lous!

LE COMTE. Oui, tous, tous, tous! LE CHCEUR. Obeissons, eloignons-nous,

Tous, tous, tous, tous! (Pendant la derniero partie de ce morceau, Popolani a cueilli des roses blanches et s'est plu a en parer Boulotto. A la fin du cliosur, il lui donne la main et sort avec elle par la gauche. Toutes Ics pay- sannes les suivent. Les paysans disparaissent par la droite. Le comte Oscar reste scul.)

SCENE VII

LE COMTE, puis FLEURETTE.

LE COMTE, scul, tenant toujours la corbeille.

Etrange! ctrangel... lis out dit : Fleurette...

11 va remettre la corbeille sur le rcbord de la fenetre et frappe a la porte de Fleurette.

14.

246 BARBE-BLEUE.

FLEURETTE, sortant do sa cabane.

Que me voulcz-vous?

LE COMTE.

Deux mots, la belle enfant!

FLEURETTE.

Sont-ce des flours que vous voulez?

LE COMTE.

Pour le prix que je viens t'offrir, jamais tu ne pour- rais trouver assez de fleurs dans ton magasin...

FLEURETTE.

Si vous avez a dire des choses qui soient contre riionneur, vous I'eriez mieux de passer votre chemin.

LE COMTE.

Vous ne me comprenez pas.

FLEURETTE.

Expliquez-vous, alors.

LE COMTE.

Vous etes la fdle...?

FLEURETTE.

Du bon Lyciscas, un digue vieillard...

LE COMTE.

Navez vous jamais cntendu dire que ce digne vieil- lard n'etait pas votre pere?

FLEURETTE.

Si fait, quelquefois!

LE COMTE.

Et ra ne vous a pas fait venir des doutesV

FLEURETTE.

Je n'ai vu lii dedans qu'une do ces mauvaiscs plai- sanleries...

ACTE PREMIER. 247

l.E COMTE.

Vous auriez du y voir autre chose... Souvenez-vous... souvenez-vous...

FLEURETTE.

Que voulez-vous dire?... Wjus me troublez...

LE COMTE.

Remontez par la pensec jusqu'aux premieres annees de votre enfance... Un palais... un grand palais... des gardes avec de Tor sur \euv6 cuirasses, des I'emmcs aux parures etincelantes... de jeunes seigneurs... et, au milieu, avec une couronne sur la tcte, un marl qui se dispute avec sa femme... Luxe et splendeur, misere et vanite, une cour... une cour, enfin!... Souvenez- vous... souvenez-vous!

FLEURETTE, frappeo.

Oui, oui, je me souviens...

LE COMTE,

Et plus tard, sans aucune transition , une grande sensation de fraicheur... de I'eau, de I'eau partout... le fleuve tout autour; a droite et a gauche, les rives du fleuve. Au-dessus du fleuve, le ciel. Au-dessous du ciel, sur le fleuve, une corbeille, qui va, qui vient, qui flotte... dans cette corbeille, une enfant... Souvenez, vous... souvenez-vous!...

FLEURETTE.

Oui, oui, je me souviens...

LE COMTE.

Pas un mot de plus... Vous ctes la princesse Hermia; vous etes la fille du roi, mon maitre.

FLEURETTE, stupdfaite.

La fille?...

248 BARBE-BLEUE.

LE COMTE, s'agenouillant.

Du roi Bobeche!

FLEURETTE.

La fille du roi Bobeche!... (Eiie le fait se reiever.) Mais, si peu que je me sois occupee de politique, je sais qu"il a un fils, le roi Bobeche...

LE COMTE.

Le jeune prince, voire fr6re.

FLEURETTE.

Moins age que moi...

LE COMTE.

Moins age que Voire Allesse.

FLEURETTE.

Alors, c'esl mon Allesse qui doit heriter ?

LE COMTE.

Comme vous dites.

FLEURETTE.

El vous allez me conduire?...

LE COMTE.

A la cour de monsieur voire pere.

FLEURETTE.

Ouand parlons-nous?

LE COMTE.

Toul de suilc. Je n'ai qu'a appeler mes hommes... lis sont a vingl pas d'ici... mais, en partanl, ne d^sirez- vous ricn emporter avoc vous?...

FLEURETTE.

Si fail! vous failes bien de ni'y faire penser, je veux

cmporler quelque chose aVCC moi. (Ellevaila cabanc do

Sapiiii). Saphirl Sapliir!... vcnez, Saphir, ne craignez

rien, c'cst moi qui vous appclle...

Entre Saphir.

ACTE PREMIER. 249

SCENE VIII

Les Memes, SAPHIR.

SAPHIR.

Me voici, chere Fleurette.

LE COMTE, lorgnant Saphir.

Qu'est-ce quo c'est que ga?

I'LEURETTE.

Qa?... mais c'est ce que je veux emporter.

LE COMTE.

Un berger?

FLEURETTE.

Un berger.

LE COMTE.

Y songez-vous, princesse?

SAPHIR, etonnS.

Princesse!...

FLEURETTE.

Qui, piincesse!... Tout a I'heure, j'etais bergfere; maintenant, je suis la fille du roi Bob6che.

SAPHIR.

Bobeche !

FLEURETTE.

Cela te fait peur, n'est-ce pas?... Tu te dis que nous allons etre separes... et que deviendront alors les ser- ments que nous avons echanges ?... N'aie pas peur, je t'emmene avec moi a la cour!

LE CUMTE.

Par exemple !

FLEURETTE, avec autorito.

Je Ternmene... Appelez vos homnies et partons.

2oO BARBE-BLEUE.

LE COMTE.

Encore une fois, princosso...

ri.EUr.ETTE.

Appelez vos hommes.

LE COMTE.

Emporter un bergcr!... Si c'ctait un moiiton. passe encore... un petit mouton avec des faveurs roses, qui va, qui vient, qui trotle...

FLEURETTE.

Vous m'avez dit que j'etais la fiUe du roi...

LE COMTE.

Sans doute.

FLEURETTE.

Alors, il me semble que lorsque je parle, vous n"avcz qu'a obcir.

LE COMTE, s'inclinant.

Princesse!...

II rcnionte ct va faire un signe i gauche : entrent alors quatre pages, suivis de quatre hommes portant un palanquin ; ils le deposent au milieu du theatre.

CHtEUR DES PORTETRS et DES P.VGES. Montez sur ce palanquin, Que surmonle un baldaquin.

Cre coquin! ere coquin! II va fair' chaud 1' long du ch'min!

FLEURETTE, a Saphir. Viens, et suis ce palanquin, Que surmonle un baldaquin.

Doux coquin, gai coquin, L'amour sera du cliemin I (Elle s'installo dans Ic palanquin, les porteurs I'cnldvent; en ce moment, Barbc-Bleue, suivi de ses hommes d'armcs, [arait sur la montagnc. Lcs ridcaux du palanquin sont ouvcrts : Barbe-Blcue apercoit la princesse Hcrmia; il est saisi d'uno violento admiration.)

REPniSE DU CnOECR.

Monlez sur ce palanquin, etc, etc. (Lcs porteurs so mettcnt en marche; ils sorterit par le fond a gauche, pr<5c6des du comic Oscar ct suivis par Saphir.)

ACTE PREMIER. 2ol

SCENE IX

BARBE-BLEUE, Hommes d'armes.

Quand le cortege a disparu, Barbo-Bleuo descend, suivi de ses hommes d'armes.

BARBE-BLEUE. Encor line, soldats, belle parmi les belles! Poiirquoi done le destin les mel-il sur mes pas, Ces femmes qu'aussilol des morls accidenlelles Arrachent de mes brasl

COUPLETS.

I Ma premiere femnie est morte, Et que Ic diable m'emporle Si j'ai jamais su comment! La deuxieme et la Iroisieme, Ainsi que la quatrieme, Je les pleure egalement. La cinquieme m'etait chere, Mais, la semaine derniere, A mon grand etonnement, Sans aucun motif plausible, Les trois Parques, c'cst horrible! L'ont cueillie en un moment... Je suis Barbe-Bleue, 6 guel Jamais veuf ne fut plus gai!

LES SOLDATS. II est Barbe-BIeue, 6 gue! Jamais veuf ne fut plus gai!

BARBE-BLEUE. II Maintenant que j'ai dit comme L'on m'appelle et Ton me nomme, Chacun comprend a I'inslant, Que mon unique pensee, Est de la voir remplacee,

252 BARBE-BLEUE.

Celle que j'adorais tant!

En I re nous, c'est chose faite :

La sixieme est toute prele,

Mais je sais ce qui I'allend..

Je le sais, et je crois meme

Que deja de la septieme

Je m'occupe vaguemenl...

Je suis Barbe-Bleue, 6 gue? etc., etc.

LE CIIOEUR. II est Barbe-Bleue, etc. (Eatre Popolani.par la gauche; Ics homines d'armes se rctirent au foad.)

SCENE X

Les Memes, POPOLANI.

barbe-bleue. Te voilk, Popolani, mon fidele alchimiste...

POPOLANI, s'inclinant.

Monseigneur...

BARBE-BLEUE.

Sais-tu quelle est cettc jeunc fille que je viens de voir pai'tir en palnnquin... et que le comtc Oscar accompagnaitlui-meme, si je ne mc suis trompe?

POPOLANL

Cette jeunc fille, quelle qu'elle soil, est la propre fille du roi Bobcche.

BARBE-BLEUE.

Comme ga se trouve!... je la reverrai a la cour, Ic jour ou je presenterai ma nouvelle cpouse...

POPOLANI.

Votre nouvelle 6pouse, monseigneurl

ACTE PREMIER. 253

BARBE-BLEUE.

Penses-tu qu'& mon age je veuille vivre sans unc petite femnie?

POPOLANI.

Horrible! horrible! tres horrible!...

BARBE-BLEUE.

Tu fremis!... Cette idee de noces nouvelles, qui me fait sourire, moi, te fait frissonner, toi.

POPOLANI.

Et Qa se comprend, car c'est moi qui...

BARBE-BLEUE.

N'acheve pas!... Apr6s que mon amour les a tenues eveillees pendant quelque temps, c'est toi qui te charges de procurer a mes epouses un sommeil bien- faisant qui ne finit jamais, 6 terrible alchimiste!

POPOLANI.

Est-ce que vous ne rougissez pas?...

BARBE-BLEUE.

Non, je ne rougis pas, et je t'avouerai meme que je trouve qu'il y a dans mon caract6re quelque chose de poetique!... Jen'aime pas une femme, j'aime toutes les femmes... c'est gentil, Qa!... En m'altachant exclusive- ment a une d'elles, je croirais faire injure aux autres... Ajoute a cela des scrupules qui ne me permeltent pas de croire qu'il soit permis de prendre une femme autrement qu'en legitime manage : tout te paraitra clair dans ma conduite; tu m'auras tout entier.

POPOLANI.

Enfin!... Et me permettrez-vous de vous demander qui est cette nouvelle epouse ?

BARBE-BLEUE.

Qui pout savoir?... Ne ie sais moi-meme... Tu as exe- cute mes ordres ?

III. 15

254 BARBE-BLEUE.

POPOLANF. Oui , monseigneur ; vous allez couronner votre rosiere.

BARBE-BLEUE,

Et comment est-elle?

POPOLANl.

Mais... c'est une femme...

BARBE-BLEUE.

J'cntcnds, mais quel genre de femme?...

POPOLANl.

Du genre des belles femmes.

BARBE-BLEUE.

Resscmble-t-elle aux femmes que j'ai rencontrces jusqu'ici?

POPOLANl.

Oh! quant a cela, pas du tout! Si vous vous attendez a revoir une nouvelle Isaure de Valbon...

BARBE-BLEUE.

Cctte chere Isaure... Je I'ai bien aim^e!... Ainsi, la rosiere ne lui ressemble pas?

POPOLANl.

Pas le inoins du monde.

BARBE-BLEUE.

Mais parle done!... il faut t'arracher les paroles... Comment est-elle, enfin, cette rosii-re !... Irace-moi son portrait.

Kitourncllc. POPOLANl, allant rcgarder 4 gauche.

C'est inutile, car la voici, on vous I'amene!

Entrc la rosiere avec son cortdgc, par lo fond i gauche; Ic cortdge fait Ic tour du thdatre.

ACTE PREMIER. 255

SCENE XI

LeS MeMES, BOULOTTE, en robo blanche, couverte de fleurs d'oranger, PaYSANS ET PaYSANNES.

Le grcfricr est en tote du cortege, puis vient Boulotte, voilee, cntre deux jeunes fiUes vctues de blanc comme elle; I'uno de ces jcunes fillcs porte une couronue do fleurs d"oranger, et Tautre un de ces pctits coussins appeles macarons. Tous les paysans et paj'sannes ont au cote des fleurs et des rubans. Arrivco au milieu du theatre, Boulotte s'arrcte ; les deux jeunos filles restent derriere oUe, celle qui porte la couronne a sa gauche, et I'autre 4 sa droite.

FINALE.

CHCEUR. Honneur, honnciir A monseigneur, Qui liii-meme a voulu. Gouronner la verlu, Monlrant ainsi que I'innocence, Trouve toujours sa recompense! Honneur! honneur, A monseigneur!

RARBE-BLEUE.

L'innocence, en efTet, je pense,

Va recevoir sa recompense! (Deux jeunes filles cnlcventle voile do Boulotte; celle-ci, tres emue, salue Barbe-Bleue, qui, au milieu du silence general, s'approchc de Boulotte et I'examine attentivement. Apres cet examen, Barbe-Bleue s'avance sur le devant de la scene et dit avec onthousiasme.)

COUPLETS.

I

C'est un Rubens! Ce qu'on appelle une gaillarde, Une robuste campagnarde, Bien elablie en tous les sens! Elle n'a point ces mignardises Qui m'ont fatigue des marquises!

C'est un Rubens!

256 BARBE-BLEUE.

LE CHCEUR. G'est un Rubens!

r.ARBE-BLEUE.

II

G'est un Rubens! Una grosse el forte luronne Qui, lorsqu'un amant la chilTonne, Se defend a grands coups de poings! Elle est robuste, elle est naive, Sa grace est queique peu massive...

G'est un Rubens!

LE CHCEUR. G'est un Rubens! (Lajeune fille qui porle lo macaron le ddpose dovant Boulotte.)

POPOLAM, a Boulotte. El maintenanl, approclioz-vous, Et sur ce macaron vous meltez a gcnoux!

(Boulotte s'agenouille.)

LE CHCEUR.

Pour la rosiere, ah! quel honneur! Vive Boulotte et vivo monseigneur!

POPOLANI. Silence! silence ! De monseigneur admirons {'eloquence!

BARDE-BLEUE, premant la couronno et la posant sur le front do Boulotte.

COUPLETS. I

En recevant ce temoignage Que nous devons a tes verlus, Tu nous promets de resler sage, Ainsi que loujours tu le fus.

BOULOTTE, se levant. Vous promettre Qa?... Je I' veux bien, Altcndu qu' ga n' m'engage a rien !

(EUo se remct 4 gcnoux.)

ACTE PREMIER. 257

BARBE-BLEUE.

II

Si quelque jour, bientot peut-elre, D'un mari je te fais present, Ce jour-la, tu nous promcts d'etre Digne de lui, comme a present.

BOULOTTE, se levant. Vous promettre ^a?... Je 1' veux bien, Attendu qu' ^a n' m'engage a rien!

BARBE-BLEUE.

Ecoutez, manants et vassaux!...

Je vais faire une chose immense!

Grands principcs, je vous devance!

J'inaugure les temps nouveaux! Moi, noble et grand seigneur de race haute et fiere, Sire de Barbe-lileue et de maints autres lieux, J'entends que le palais s'unisse a la chaumiere;

Prince, j'epouse une bergere

A la barbe de mes aieux !

LE CHCEUR, intrigue.

Une bergere ! BARBE-BLEUE, montrant Boulotte.

Celte bergere! POPOLANI, crevant de rire, i part. Ah! quelle bergere !

LE CHGKUK. Prince, il epouse une bergere!

BOULOTTE, saisie. C'est-y ben vrai, mon doux seigneur? BARBE-BLEUE, simple et grand. Ma parole d'lionneur!

BOULOTTE, faisant la reverence. Ah! pour moi quel honneur!

POPOLANI, bas, a Boulotte.

Femme de Barbe-Bleue! et vous n'aurez pas peur?

':58 BARBE-BLEUE.

BOULOTTE.

Qui?... moi, peiir"?... Jamais, manant ou grand seigneur, Jamais homme ne m"a fait peur.

BARBE-BLEUE.

Ca, maintenant, que I'on s'apprete A relourner dans mon manoir! Je veux terminer cette fete Aujourd'liui meme, des ce soir! Les cavaliers, dans ce voyage, Ironta cheval, comme ii sied; Les gens de pied, selon I'usage, Les gens de pied iront a pied.

LE CHCKUR. Les gens de pied, selon I'usage, Les gens de pied iront a pied.

BARBE-BLEUE.

Allons, marchons!

AUons, partons! Gai, gai, marions-nous ! Le mariage est doux!

Allons, marchons !

Allons, partons! Chaud, chaud, partons gaiment ! Je suis impatient!

LE CHCEUR.

AUons, marclions!

Allons partons! Gai, gai, mariez-vous! Le mariage est doux!

Allons, marchons:

Allons, partons! Chaud, chaud, partons gaimeni! 11 est impatient!

BOULOTTE, i part, regardant Barbc-Blcue. Je sais que de I'hommc qui m'aime,

On ne dit pas grand bien; Mais baste!... essayons-en tout d' mumet

Qui n' risque rien n"a ricn!

AGTE PREMIER. 2159

BARBE-BLEUE et LE CHCEUR.

REPRISE

Allons, niarchonst Allons, partons! etc. D'abord au pas, Au petit pas, Sans grand fracas, El puis au trot, Au petit trot, Puis au grand trot, Puis au galop, Au grand galop ! Hop la! hop la! Tra la la la.

POPOLANI. En route, vassaux et nianants! En route, sans perdre de temps! Faisons cortege aux deux amants! (Pendant la reprise du choeur, le cortege so forme et se met en marche : il part de la gauche et traverse la scene sur Ic devant, allaiit vers la montagne. La moiti6 des hommes d'armes ouvre la marcho, puis viennent les paysannes, puis Barbe-Bleue et Boulotte, puis lo rcsto des hommes d'armes et enfin les paysans. Popolani et le greffier dirigent le cortege.)

BARBE-BLEUE, BOULOTTE, POPOLANI et LE CHCEUR. Allons, marchons! Allons, partons! etc. D'abord au pas, Au petit pas, etc.

BARBE-BLEUE, tenant Boulotte par la main et arrive sur le devant de la scene. Je suis Barbe-Bleue, 6 gue! Jamais veuf ne fut plus gai!

LE CHCEUR. II est Barbe-Bleue, 6 gue! Jamais veuf ne fut plus gai! (Arrives au milieu de la montagne, Barbe-Bleue et Boulotte s'arretcnt et salaont les paysans, qui, restes en bas, agitent leurs chapcaux. Tableau.)

ACTE DEUXIEME

PREMIER TABLEAU Le Palais du Roi.

La Salic des Ancetres, garnio de portraits en pied. Au fond, trois grandcs baics ouvrant sur une galcrie. A droite, deuxi^me plan, jiorte de I'appartcment du roi ; i gauche, en face, porto de I'appartemeijt de la reine. De cliaquo cote de la scene, au second plan, dos potiehes posees sur des socles. A droite, sur le devant, un gueridon. Lo fauteuil ro3'al a c6t6 du gueridon ; un autre fauteuil pareil, a gauche ; sidges au fond, a droite et a gauche.

SCENE PREMIERE

ALVAREZ, CouRTisANS, puis LE COMTE, puis UN Page.

Alvarez so tient le premier a gauche parmi les courtisans.

CIKJEVR. Noire niailre Va parailre; Au palais nous accourons. Force graces, Force places, Voila ce que nous voulons. (Entrc, par Ic fond, le comte Oscar; il est rcvcur.)

LE COMTE, k part. Serai-je Richelieu? Serai-je Olivares?

LE CHfF.UR. Le premier minislre! Son air est sinislre !

LE COMTE, saluant. Salut a vous, messieurs!

ACTE DEUXIEME. 201

LE CHOEUR, saluant.

Nous soinmes vos valets. LE COMTE, avec amertume, a part. Mes valets aujourd'huil mes ennemis detnain! Car ils sont courtisans, et tous saiiraient, je pense, Si je les en priais, repeter le refrain Du courtisan par excellence.

(Parl6, aux courtisans.)

Chantons, messieurs.

COUPLETS. 1

C'est un metier difficile Que celui des courtisans, Et tel, qui s'y croit habile, Souvenl se fourre dedans. 11 faut, s'il veut arriver, Qu'un bon courtisan s'incline,

Qu"il s'incline,

Qu'il s'incline. Et qu'il courbe son echine Autant qu'il la peut courber.

LE CH(£UR. II faut, s'il veut arriver, etc. (De profondes salutations accompagnent ea mesure les mots : « qu'il s'incline ».)

LE COMTE.

II Quoi que notre niaitre dise, On doit se pamer d'abord; Et, si c'est une betise, On ne rit plus, on se tord ! II faut, s'il veut arriver, Qu'un bon courlisan s'incline,

Qu'il s"incline,

Qu'il s'incline, Et qu'il courbe son echine Autant qu'il la peut courber.

LE CHCEUR. II faut, s'il veut arriver, etc.

in.

262 BARBE-BLEUE.

LE COMTE, i part, regardant los cotirtisans courb(5s.

Ou'est-ce que je disais?

UN PAGE, entrant par la droitc ct annoncant.

Le roi !

Les courtisans, qui sont en cerclc autour du comte, passcnt a gaucho; tons se raiigent avec emprcssement sur deux lignes, Alvarez toujours le premier. Le roi Bobeche entre par la droite : los courtisans, aiusi que le comto Oscar, s'inclinent prot'ondement.

LE COMTE.

Sa Majeste Bobeche! »

SCENE II

Les iNlEMES, LE ROI BOBECHE, suivi d'un autre page.

11 parcourt les rangs, sa figure cxprime une vivo satisfaction ; les deux pages se tiennent derri6re le gueridon.

BOBECHE.

Deux polices plus bas qu'hier... parfait! (Apercevant

Alvarez qui est moins courbo quo les autrcs.) All! CCpcnclont... (Reconnaissant Alvarez.) Alvarez!... CC dcvait t'trc lui!... Patience, patience!... (Il donno une tape sur la teto d'Alvarez

pour le mcttre au niveau.) Comme les autrcs, monsicur,

COmme les autres!... (Aprds un silence, il frappo dans ses mains.) Pan!... pan!... (Les courtisans se reinvent.) Comte Oscar, lisCZ

Temploi do la journee.

I.E CO'MTE, prenant un papier que lui donne le dcuxicmc page et lisant.

« A deux lieures. recei)iion du prince Sapliir, qui vicnt pour epouser la princesse Hcrniia. Aprcs avoir ele re^u dans les jardins par la foule des courtisans, qui lui chanteront la cantate 5... » Vous la savez :

Chantant. « Ah! quel beau jour! Ah! quel beau jour!... »

ALVAREZ, continuant I'air. « Ah ! quel beau jour!... »

ACTE DEUXIEME. 2G3

BO 13 EC HE, scverement

Assez, monsieur!... Continuez, cqmte Oscar.

LE COMTE, lisant.

« Apres avoir cte regu par la foule des courtisans... le jeune prince sera amcne, par moi, en presence du roi, de la reine et de la jeune princesse... Scene intime... epanchements de famille. »

BO BE CHE, so rctournant vers Alvarez.

Vous causez, seigneur Alvarez!

ALVAREZ.

Ce n'est pas moi, sire.

BOBECHE.

Je vous dis que vous causez...

ALVAREZ.

Foi de gentilhomme !

BURECHE.

Encore, monsieur!... ne savez-vous pas que, quand c'est a moi que Ton parle, on doit garder le silence?... Continuez, comte Oscar.

LE CiJMTE, lisant.

I A trois heures, reception du sire de Barbe-Bleue et de sa nouvelle epouse. Cantata n'^ 9. >

BOBECHE, chantant.

« Void cet Iieureux couple... II vienl a pelits pas... »

Continuez.

LE COMTE, lisant.

« Reception de gala et baise-main, ici meme dans la

Salle des Ancetres... (Tous les courtisans s'lncUnent dcvant les portraits des ancetres; Bobeche frappo deux coups dans sa main, ils so

relevant.) A huit heures, le diner;... a minuit, le mariage du prince et de la princesse. Cantate n^ 22. »

2C,i BARBE-BLEUE.

BOBECHE, chantant.

« Hymenee, hymenee!... 0 la belle journee!... »

LE COMTE, lisant.

A minuit et demi, feu d'artifice, concert et bal. » C'est tout.

II rend le papier au page. " BOBECHE, aux courtisans.

Je n"ai pas besoin do vous rappeler, mes.sieurs, que, pour ces divcrses ceremonies, une mise soignee est de rigueur... Et maintenant, allez, messieurs. Vous, Alvarez, restez...

II donne le signal du depart en frappant deux coups dans ses mains. REPRISE DU CllOEUB.

11 faut, s'il veul arriver, Qu'un bon courlisan s'incllne..., etc. Les courtisans, moins Alvarez, sortcnt par le fond, les deux pages rentrent k droite.

SCENE III

ALVAREZ, BOBECHE, LE COMTE.

BOBECHE, i Alvarez.

A quelle heure vous etes-vous leve ce matin?

ALVAREZ.

A rheure qui plaira a Voire Majeste.

BOBECHE, i part, avcc amcrtume.

Et Ion veut que les rois sachent la verite!... (Haut, k Alvarez.) Alors, vous VOUS etcs lev6 k sept heures du matin, vous etes descendu dans le pare, vous y avcz rencontre une femme.

ACTE DEUXIEME. 205

ALVAREZ.

La reine...

BOBECHE.

Cette femme, monsieur, nous ne la nommerons pas... II convient de ne pas la nommer... £tes-vous marie?

ALVAREZ.

Non, sire.

BOBECHE.

Vous avez desenfants, au moins?

ALVAREZ.

Non, sire.

BOBECHE.

C'est bicn, vos enfants et votre femme trouveront en moi un second pere... Allez ! Je n'avais pas autre chose a vous dire...

ALVAREZ, se prenant la tcte entre ses mains, a part.

Oh! je suis perdu!... je suis bien perdu!

II sort par le fond.

SCENE IV BOBECHE, LE COMTE.

BOBECHE.

Tu m'as compris ?

LE COMTE.

Eh quoi ! sire, encore du sang?

BOBECHE.

II le faut!

LE COMTE.

lis sont quatre deja, qui ont rencontre la reine dans le pare, et qui, deux heures apres...

2G6 BARBE-BLEUE.

B 0 C E C II E , avec liorreur.

Ouatre d6ja!...

LE COMTE.

II faut nous arreter. Sire, vous etes la voix qui com- mande, mais moi, je suis le bras qui execute... et Qa commence a me fatiguer. Et puis, j'ai des remords... e'est la nuit que ga me prend... Pas plus tard qu'avant- hier, j'ai eu une crise... je me suis leve precipitamment. La comtesse Oscar m'a dit : « Qu'avez-vous, mon ami ?... > Je n'ai pas ose lui dire que c'etait le remords... EUe a cru ce qu'elle a vouhi.

BOBECHE.

Je comprends ga.

LE COMTE.

II faut nous arreter.

BOBECHE.

Bah I celui-la encore... apres, nous verrons... (Passant k droito). Et mainlenant, occupons-nous des affaires de

I'Etat. (ll fait tourncr une crccclle dor(5c qui est sur le guoridon; un

page entre par la droite.) Qu'on m'apporte le monde!... (Lo

page apportc un globe terrestrc, qu'il depose sur le gueridon et sort. Au

comtc.) Avez-vous observe Thorizon politique?

LE COMTE.

Oui, sire.

BOBECHE, s'asseyant pr6s du gueridon ct s'amusant 4 faire tournor le globe.

Moi aussi, monsieur, et j'ai une opinion.

LE COMTE, s'approchant.

Je ne la connais pas, sire, mais je la parlage abso- lument.

Bor.ECHE.

Mon opinion, c'est que la conduite du sire de Barbe- Blcuc nest pas claire... Cinq de ses fcmmcs ont dej^

ACTE r3EUXIEME. 26T

disparu... Ne vous avais-je pas charge de lui faire quelques observations ?

LE COMTE.

Apres la disparition de sa troisieme femme, je snis allc le trouver... ct, pour entamer la conversation : « C'etait une bien digne femme que feuc Isaure de Valbon, lui ai-je dit. Oui, m'a-t-il repondu, une bien digne femme, mais c'etait toujours la meme chose... » Je n'ai pas cru devoir aller plus loin.

BOBECHE.

Tu as bien fait... II me senible, cependant, que tant de crimes ne peuvent rester impunis... Cinq femmes!...

LE COMTE.

Oui, sire, il a fait disparaitre cinq femmes... tout comma moi, par votre ordre, j'ai fait disparaitre cinq...

BOBECHE, se levant et passant k gauche .

Oses-tu comparer la conduite d'un roi qui com- mande a cent vingt millions d'hommes a celle d'un mechant petit prince, qui n'a pas trois mille sujets?...

LE COMTE.

Sire!...

BOBECHE.

Tu vols... tu ne Toses... II faut sevir... ct nous sevi- rons!

LE COMTE.

C'est quit a des canons, le sire de Barbe-Bleue!... Tandis que vous... vous n'en avez pas!

BOBECHE.

Comment, je n'en ai pas?...

LE COMTE.

Dame! Tan dernier, vous avez tenu a avoir votre statue equestre... Tons vos canons y ont passe.

268 BARBE-BLEUE.

BOBECIIE. IMais, depuis ma statue, qu'est-ce que le grand-mailre de mon artillerie fait de I'argcnt que je lui donne?

LE COMTE.

II le d^pense avec des femmes.

BOBECHE.

II devrait nous inviter, au moins!

LE COMTE.

INIoi, il m"invite.

BOBECHE.

II vous invite?... Ah!... (changeant de ton.) Donc, votre avis est quil ne faut pas sevir ?

LE COMTE.

Non seulement il ne faut pas sevir, mais il faudra recevoir tres bien le sire de Barbe-Bleue, et lui ol^eir, s'il plait a ce redoutable seigneur d'ordonner quelque chose.

BOBECHE.

Eh bien!... on lui obeira.

LE COMTE.

Est-ce decide, sire?

BOBECHE. C'est decid6!... (Avcc orgueil ct passant k droite.) Un

homme est bien fort, quand il a pris une resolution!

SCENE V

Les Memes, UN Page,

puis LA REINE CLEMENTINE, suivie dun autre pa-o. UN PAGE, entrant par la gaucho ct aniioncant.

La reine!

Clementine parait, un deuxiemo page la suit.

ACTE DEUXIEME. 209

BO BE CHE, regardant cntrer Clementine, a part.

Tout comme Isaure de Valbon, la reine... avec une nuance, cependant... c'est une femme tres desagreable, mais c'est toujours la meme chose. (Au comtc.) Allez, comte Oscar, et n'oubliez pas que vous avez deux mots a dire au seigneur Alvarez.

CLEMENTINE.

Ah! a propos d'Alvarez, comte Oscar?...

LE COMTE, redesccndant vivcment.

Majeste?...

CLEMENTINE.

Dites-lui que j'ai pense a ce qu'il m'a demande et que je crois que qa pourra se faire.

B 0 B E C H E , bar., au comte.

Et tu voulais I'epargner!...

L E COMTE, bas.

C'est bien, sire, j'obeirai.

II sort par !o fond, Bobeche remonto et redescend a gauche; les pages rentrent a gauche.

SCENE VI

BOBECHE, CLEMENTINE.

BOBECHE.

Que me voulez-vous, madame?

CLEMENTINE.

On vicnt de notifier a ma fille et k moi I'emploi de cette journee.

BOBECHE.

Eh bien?

270 , BARBE-BLEUE.

CLEMENTINE.

J'y vols que ce soir, k miauit, elle doit d'pouscr Ic prince Saphir...

BODECHE.

G'est exact.

CLEMENTINE.

Eh bien! monsieur, ce mariage ne pent pas s.e faire.

BOBECHE.

Pourquoi ? Ah! dites-moi pourquoi?

CLEMENTINE.

Je connais le coeur de ma lille... Elle aime quelqu'un.

BOBECHE, ainercmcnt.

Mais on pent aimer une personne et en epouser une autre.

CLEMENTINE, avec energie.

Ah ! je le sais bicn.

BOBECHE.

Madame!...

CLEMENTINE.

Mais je sais, et vous savcz aussi, ce qui d'ordinaire r^sulte dc ces sortes d'unions...

BOBECHE.

Je ne vous parle jamais de ga, vous m'en parlez tou- jours : vous avez tort, ^a n'cst pas un su jet convenable de conversation.

CLEMENTINE,

J'ai le droit d'en parler, moi... car je ne suis jamais allee jusqu'a la faute...

BOBECHE.

Parce que je vous ai arretce h la frontifere.

ACTE DEUXIEME. 2T1

CLEMENTINE.

Jamais, monsieur, et cepcndant... avouez qu'en un cas pareil, I'epouse pourrait plaider les circonstances altt^nuantes.

COUPLETS. I

On prend un ange d'innocence, Tout comme j'etais a seize ans; Un jour, on la met en presence D'un prince des plus deplaisants... Voila comment cela commence. Elle pleure, elle en perd I'csprit, Mais la raison d'Etat cmpeche Qu'on ecoute ce qu'elle dit. Bref, elle epouse un roi Bobeche!... Voila comment cela finit!

II

Un seigneur de haute naissance, Un beau soir, parait a la cour; II ose, voyez I'insolence, A la reine parler d'amour... Voila comment cela commence. De fureur la reine palit; Mais, le lendemain, moins reveche, A I'imprudent elle sourit... Et tu vois d'ici, roi Bobeche, Tu vois comment cela finit!

BOBECHE.

Vous avez une manic dcsagreable, c'est de toujours me parler de ce dont les femmes evitent generalement de parler h leurs maris...

CLEMENTINE.

Je ne vous en parlcrais certes pas, monsieur, s'il ne s'agissait du bonheur de ma fille.

BOBECHE.

Voire fille, madame!... je suis sur qu'elle sera plus

272 BARBE-liLEUE.

raisonnable que vous, votrc fiUe, et qu'elle prendra la chose tros gentiment.

CLEMENTINE.

Tres gentiment?... Eh bien, savez-vous ce qu'elle fait, depuis qu'elle a appris qu'elle serait marine ce soir avec ce prince Saphir"?

BOBECHE.

Qu'est-ce qu'elle fait ?

CLEMENTINE.

Elle l3rise des vases precieux.

BOBECHE, furicux.

Elle brise mes biscuits!... par exemple!...

II veut s'elaiicer, Clfimentino I'arrete. CLEMENTINE.

Oh! soyez tranquille, vous ne tarderez pas a la voir paraitre... quand elle aura casse les potiches qui sont par la, elle viendra casser celles qui sont ici.

Bruit do porcelaine brisce au dehors; la princesse Hermia entro precipitamment par la gauche.

SCENE VII Les Memes, LA PRINCESSE.

LA PRINCESSE.

Ah! vous voulez me marier avec le prince Saphir!

(EUc brise un vase k gauche.) V'lail !

CLEMENTINE, a Bobeche.

Vous voycz !...

BOBECHE, cherchant i arruter sa fille.

Hermia!...

AGTE DEUXIEME. 273

LA PRINCESSE. Ah! c'est pour Ce Soir, a minuit!... (Elle brise un autro vase k droite.) V'lail !

BOBECHE, courant a elle.

Mia-mia!

LA PRINCESSE.

C'est ce que nous verrons!...

Ello veut saisir le globe terrestre. BOBECHE, I'arretant.

Pas qa, ma fille !... Pas le monde!...

CLEMENTINE, a Bobeche.

Quand je vous le disais!...

BOBECHE, ramenant sa fille au milieu de la scene.

Voyons, ma fille, voyons, il faut etre raisonnable.

LA PRINCESSE.

Je ne demande pas mieux que d'etre raisonnable, mais a la condition qu'on fera ce que je voudrai... Je n'epouserai pas votre prince Saphir! J'aime un berger!... Ce berger, je Tavais emmene avec moi; au milieu du chemin, il m'a dit : « Quand vous etiez ber- gere, je n'osais pas parler a ma famille de notre mariage; mais du moment que vous etes princosse, c'est bien different, et je vais parler a ma famille... » La-dessus, il m'a quittee... 11 faut lattendre.

BOBECHE.

II est trop tard, ma fille,

CLEMENTINE.

II n'est jamais trop tard pour empecher un malheur.

BOBECHE.

Madame!...

274 BARBE-BLEUE.

CLEMENTINE, avec intention.

Un nouvcau nialheur.

I50BECHE.

Voil& que vous recommencez..,

LA PRINCESSE.

Tiens bon, maman! (a BoIjccIio.) Maman est pour moi!... (Asa mere.) Tieiis bon, maman!

BOBECHE

Clementine fera ce que je voudrai!... Elle est ma femmc, Clementine!

CLEMENTINE.

Oui, mais, avant d'etre votre femme,j'etais sa mere...

BOBECHE.

Comment?

CLEMENTINE.

Je veux dire qu'avant d'etre votre femme, je suis sa mere !

BOBECHE.

Jaime mieux Qa.

CLEMENTINE.

Et puis... ,

BOBECHE, furieux. Et puis... en VOila assez!... (Musique au dehors.) J'cn-

tends la cantatc... c'est Ic jeune prince !

II rcmonte, Clcuicnliuc ct la princcssc passent k droitc. LA PRINCESSE, brisde.

Oh! maman! maman!...

Kile sc jctto dans Ics bras dc sa mere. CLE.MENT1NE, la soutcnant.

Oh! ma fillc! ma fille!...

BOBECHE, redcsccndant a gaucho.

Attention, ma fille!

ACTE DEUXIEME. 275

LA P RING ESSE, so redressant.

N'ayez pas pcur, vous allez voir comment je vais le rccevoir!

Deux pages entrent par le fond, prccudant le prince Sapliir; apros sen entree, ils restent au fond.

SCENE VIII Les Memes, le prince SAPHIR.

UN PAGE, annonoant du fond.

Le prince Saphir!

SAPHIR, entrant par le fond ct saluant Bobcche et Clementine.

Sire!... Madame!... (n saiueia princessc.) Mademoiselle!...

Celle-ci tourne le dos. CLEMENTINE, bas, a sa fille.

Je t'assure qu'il n'est pas mal.

SAPHIR.

Chere princesse...

La princesse continue a lui tourncr le dos. BO BE CHE, mecontent.

Ma fille!... ma fille!...

LA PRINCESSE, allant i Saphir.

Non!... et je vais lui dire h lui-meme... (Eiie Uvc ics

j-eux, reconnait Saphir ct se prdcipite dans scs bras en jetant un cri de joie.) Ah!...

QCATUOR.

LA PRINCESSE. C'est mon berger!

TO US, etonncs. C'est son berger !

276 15ARBE-BLEUE.

LA PRINCESSE. Pourquoi me faire enrager ? C'est mon berger!

TOUS. C'est son berger!

LA PRINCESSE. C'est bien lui! c'est mon berger! 11 a change de costume, Mais son coeiir n'a pu changer, Et sous celte toque a plume Je reconnais mon berger!

TOUS. C'est son berger!

LA PRINCESSE.

C'est mon berger! Quel plaisir de reconnailre

Ce front charmant! II est mon seigneur et maitre,

Et mon amant! Mariez-nous tout de suite! A m.jn cote raettez vite, Mettez la ileur d'oranger, Quej'epouse mon berger!

C'est mon berger!

TOUS. C'est son berger!

BO BE CHE, ahuri.

C'est mon berger!... c'est son berger!... Ce n'est done pas le prince?

SAPHIR.

Si fait! Ic prince et le berger ne font qu'un...

BOBECHE.

Comment cela ?

SAPHIR.

Je vais vous le dire : une fois, a la chasse, je m'ega- rai... j'aperQus...

ACTE DEUXIEME. 277

BOBECHE.

Ah! vous avez quelque chose a raconter... (ii remonte

et fait un signe : Les deux pages avancent un fauteuil a droite, un fautcuil a gauche, deux tabourets au milieu.) Qa Se trOUVe bien,

car nous avions mis une scene intiine sur le pro- gramme, et je ne sais fichtrc pas avec quoi nous I'au-

rions remplie. Asseyons-nOUS (Tous les quatre s'asseycnt. Les pages se retirent. A Saphir.) Maintenant, VOUS pOUVeZ...

SAPHIR.

Una fois, a la chasse, je m'egarai; j'apergus une ber- gere d'une beaute eclataiile!...

LA PRINCESSE, ing6nument.

C'etait moi, maman!

CLEMENTINE.

Pauvre enfant!

SAPHIR, continuant.

Je vins m'etablir aupres d"ellc, dans le meme vil- lage, sous Tapparence dun berger... On n'aime bien qu"^ la campagne! Dans les villes, le coeur ne bat pas, mais il bat aux champs.

BOBECIIE.

11 bat aux champs!... Battre aux champs!

L se leve, et attaque le quatuor en faisant les gcstcs d'un tambour qui bat aux champs. Stupefaction de Saphir.

QUATLOR.

BOBECHE. Ran, plan, plan, plan, plan!

CLEMENTINE, meme jeu. Ran, plan, plan, plan, plan!

LA PRINCESSE, mcme jeu. Ran, plan, [ilan, plan, plan! III. 16

278 BARBE-BLEUE.

SAPHIR, ahuri, mais prenant son parti ct faisant comme les autrcs.

Ran, plan, plan, plan, plan!

Le roi, la rcine ct la princcsse se rasscyent en memo temps, mccani- qucment, sur la derniore note... Saphir stupefait les rcgarde ct so rassied un peu aprfcs.

BO BE CHE, a Saphir. Parle, trts naturcllcmcnt.

Maintenant, reprenez voire recit...

SAPHIR, parle.

Je disais done que le coeur ne bat pas a la ville, mais qu'il bat aux champs...

BOBECHE, parle.

Alors, je reprends.

Ici reprise du quatuor avec les memos jeux do scene.

BOBECHE, se levant. Ran, plan, plan, plan, plan !

CLE. MEN TINE, se levant., Ran, plan, plan, plan, plan!

LA PRIXCESSE, de meme. Ran, plan, plan, plan, plan!

SAPHIR, de meme. Ran, plan, plan, plan, plan!

lis so rassejent ensemble cctte fois.

SAPHIR, etonnu.

Je no comprends pas...

BOBECHE.

Qa nc fait rien... Vous avez de Fesprit, nous aussi... Qa ne nous empeche pas d'avoir du coeur... Ainsi, je vais pouvoir vous appeler mon fils, vous allez prendre femme. Si j'ai quelque chose a vous souhaiter, e'est d'avoir un inlerieur comparable au mien. Un paradis, un vrai paradis!... Unc fiile douce et obeissante... une femme affectueuse et devoucc .. U y a vingt ans deja

ACTE DEUXIEME. 2-9

que j'ai epouse Clementine, et nous nous aimons encore comma au premier jour... pas vrai, mon ange?

CLEMENTINE, ameremcnt.

Oui, comma au premier jour.

BOBECHE, so levant.

Titine...

CLEMENTINE, se lovant.

Bobi'che!...

BOBECHE.

Viens, pour montrer au monsieur comme nous nous aimons... viens, Titine, viens m'embrasser !

CLEMENTINE, (5nergiquemcnt.

Jamais da la vie!

La piinccssc se leve, inquifete. BOBECHE.

Madame!...

CLEMENTINE.

Si vous vous figurez que j'en ai envie!...

BOBECHE.

Eh bien, et moi done!... Je disais cela, parce qu'il y a du monde.

CLEMENTINE.

Ma fille! ma fille!... on insulte ta mere!...

LA PRINCESSE.

Maman!... maman!...

CLEMENTINE.

Tu me defendras...

BOBECHE, allant a elles. A Cldmcntine.

Vous abusez, madame...

LA PRINCESSE, vouLant larn'ter.

Ne touchez pas a ma mere, monsieur!...

EUc vcut rotenir son p6re.

280 BARUE-BLEUE.

BOBECHE, irapatiente.

Eh! laisse-moi, toil...

II se d(ibarrasse un peu vivcment de sa fille et la fait passer a gauche. LA PRIXCESSE, avec (Sclat.

II m'a baltuc!... il m'a battue!... ah!...

CLEMENTINE, avec fureur.

II a battu moil enfant!... ah!

Toutcs deux jcttcnt des cris percants.

BOBECHE, a Saphir, qui, cloud sur son si6ge, a ecoute toute cette scene avec stupcur.

XoUii notre intericur, monsieur... Un enfer! un veri- table cnfer !... une fille qui casse des vases precieux, et une femme...

SAPHIR.

Une femme?...

Le comtc Oscar entre en s'appuyant sur deux pages qui restent au fond.

SCENE IX

Les Memes, le COMTE.

Le comto Oscar est pale, boulevcrse; il arrive jusqu'au milieu de la scene sans dire un mot.

BOBECHE. Eh bien, COmte Oscar?... (Le conue Oscar veut parler. tomtje assis sur un si6gc, au milieu, et nc pcut pas trouvcr une parole.) Qu'est-

ce que vous avez?

LE COMTE.

Vous me demandez ce que j'ai !...

BOBECHE, comprenant.

Ah!... cV'sl fait?

ACTE DEUXIEME. 281

LE COMTE, d'une voix etouff6e.

Oui.

II se love et remonte.

BO BE CHE, avec 6clat a Saphir, qui continue a ecouter avec stupeur et qui est toujours assis.

Une femme... a cause dc qui j'ai ete oblige de faire tuer un homme, il n'y a pas un quart d'heure!

Saphir se leve. CLEMENTINE, avec anxictc.

Un homme tue a cause dc moi!... Et qui ga?

BOBECHE, terrible.

Alvarez, madame!

CLEMENTINE, avec un grand soupir dc delivrance.

Alvarez! Ah! vous m'avez fait unepeur!...

BOBECHE, apart.

Allons, bon!... Ce n'etait pas lui!... Tout est k recommencer! (Musique a I'orchestre. Haut.) Qu'est-ce ?

LE COMTE, redescendant.

C'est le sire de Barbe-BIeue et sa nouvelle epouse !

BOBECHE.

Alors, fin de la scene intime... (Les pages remettent les si6ges en place et sortent par la droitc, en cmportant le gueridon. Au

comte Oscar.) Je suis satisl'ait de vos services... Je vous nomme gouverneur de nos provinces du sud... celles qui, jusqu'a present, ont refuse de reconnaitre noire autorite.

LE COMTE.

Ah! ma reconnaissance...

II remonte. SAPHIR, a la princesse, bas.

J'ai beaucoup reflechi pendant la scene intime... une fois maries, nous verrons tr6s peu tes parents...

16.

282 BARBE-BLEUE.

nous les inviterons a diner unc lois par mois... pas davantnge.

CLEMENTINE, rCvcuse, a part.

Tuer Alvarez... Pourquoi ? quel quiproquo!...

Saphir ct la princesse passont a droito, pres do Bobecho ct do Clemen- tine. — Les courtisans ct les dames do la cour entrent par le fond.

SCENE X

Les Memes, les Courtis.\ns, Dames de l.v Coup., puis BARBE-BLEUE et BOULOTTE, G.vrdes,

qui restent dans la galerie du fond.

CHCEUIi. Voici cet heureux couple! II vient a pctils pas; L'epou.x est mince et souple, L'epouse a ties appas.

LE COMTE, a Bobecho. II vient vous presenter son epouse, ct desire Vous adresser son compliment.

BOBECHE. C'esl la sixieme fois... Je sais cc qu'il va dire : Toujours le meme boniment!

LE CHCEUR Toujours le meme boniment!

BUBECIIE. Ecoutons cepcndanl.

LE COMTE. Ecoutons...

nOBECHE. Ccpcndant. (Barbe-Blcuo entre par lo fond avcc Boulotte; celle-ci superboment vctuo.)

ACTE DEUXlliME. 28?

BARBE-I3LEUE, 4 BobicLo. COUPLETS. I

J'ai, la derniere semaine, De I'hymen serre la chaine.

LE CHCF.UR. Mais il nous a deja dit Qa!

BARBE-I5LEUE. Done, selon I'anlique usage, Roi, je viens vous rendre hommage...

LE CHCKUR. Mais il nous a dcja dit ga !

BARBE-BLEUE. El VOUS presenter la dame Qui, pour I'inslant, est ma femme.

LE CHCEUR. Halte-la ! Car deja Vous nous avez dit tout cela!

BARBE-BLEUE. Eh bien, si j'ai dit tout cela, Jc le repete... et puis voila!

(Barbe-BIeue fait passer Boulottc pr6s do Bob6che.)

BOULOTTE, i Bobochc. II Le roi Bobech', c'est vous, sire?... Vous m'ailez... j' vous 1' fais pas dire.

LE CIICETJR, etonne. On ne nous a jamais dit ga !

BOULOTTE, montrant Clementine. C'tte gross' mer' qu'a si bonn' mine, Vingt sous qu' c'est mam' Glemontirte!

LE CHCEUR. On ne nous a jamais dit ga!

284 BARBE-BLEUE.

BUULOTTE. On pari' bien, quand on s'applique...

Salut a tout' la boutique I

(Elle fait des reverences.)

LE CHCEUR. Halte-la! Halle-la! On ne nous a jamais dit ga!

BARBE-BLEUE, bas, a Boulotte. Ma chcre, on ne dit pas cela. BOULOTTE. Moi, je le dis... et puis voila ! (Barbe-Bleue s'empresse de faire repasscr Boulotte i. sa droite.)

BOBECHE, i Barbe-Bleuc, on riant sous cape des manieres do Boulotte.

Mes compliments, seigneur, votre femmc est gentille .

BARBE-BLEUE.

Ne parlons pas dega... Parlons de votre fiUe. Quand la mariez-vous?

BOBECHE. Ce soir meme, a minuit!

BARBE-BLEUE. A minuit?

CLEMENTINE. Le conlrat, la chapelle... et tout ce qui s'ensuit!

BARBE-BLEUE. A minuit?

BOBECHE ot CLEMENTINE. A minuit! BARBE-BLEUE, 4 part. J'ai le temps, il suffit.

BOBECHE.

Passons au baise-main!

ACTE DEUXIEME. 285

LE COMTE, aux courtisans.

Messieurs, le baise-main t (II va so placer a la droite de Bobechc. Barbe-Bleue et Bouiotte gagnent la (rauclie ; Clementine s'assied sur le fauteuil de droite; la princesse et Saphir restent debout auprcs d'cllo.)

LE CI1CF.UR. De noire auguste souverain Baisons la main.

LE COMTE, annoncant le premier couple qui s'avancc. —Parle.

Le chevalier et la clievaliere de la Tour-qui-craque!

BOBECHE, parle.

Ma bonne noblesse du midi !

(Tous les seigneurs et dames viennent, a tour de role, baiser la main de Bobechc.)

LE CHCEUR. Baisons la main Du souverain.

BARBE-BLEUE, regardant la princesse, a part. Ah! qu'elle est belle, sur mon ame, Celle qui sera ma seplieme femmel

LE COMTE, quand tous les seigneurs et dames ont defile, annonijant de memo. Parle.

Le sire de Barbe-Bleue et sa sixieme!

(Barbe-Bleue s'avance avec Bouiotte.)

BOULOTTE, a part, voyant Saphir et s'arretant au moment de baiser la main de Bobcche. All Qa! ce jeune homme, Vetu de satin... Mais, nom d'une pommel C'est mon galopin ! (Elle va pour s'elancer vers Saphir, Barbe-Bleue la retient.)

BOBECHE, tendant sa main.

J'ai I'honneur de tendrc Ma royale main... Je ne puis attendre Jusques a demainl

Clementine se 16ve.)

286 BAUBE-BLEUE.

SAPHIR et LA PRIN GESSE, reconnaissant Boulotte, a part. Boulolle!...

BOULOTTE, voyant la princcsse. Fleurelte!

SAPHIR, a part.

Grands Dieux!

LA PRINCESSE, bas, aClementine. Ah ! maman!...

CLEMENTINE. Quoi done?

LA PRINCESSE, bas.

Yoyez celle femnie!

BOULOTTE, a part, regardant Saphir. Ah! le petit gueu.K!

BARBE-BLEUE, bas, i Boulotte. Madame!... niadame!...

BOBECHE, tendant toujours sa main. Parl6.

Ehbien?...

SAPHIR, 4 part, avec crainte, parlo.

C'est elle !

BOBECHE, parle.

Ehbien?

BOULOTTE, apart.

C'est lui!

Ce qui precede s'est dit sur de la musique de sc6ne; le finale n'a pas <5te interrompu ; ici ou recommence a chanter.

BARBE-BLEUE, bas, a Boulotte, lui montrant Bobeche. Le roi tend la main... allez-y, madame!

BOULOTTE.

Eh bien! quoi?... qu'est-c' qu'il faut quej' fasse ?

LE COMTE et LE CHCEUR. Embrassez!

ACTE DEUXIEME. 287

BOULOTTE.

S'il n' s'agit que d'embrasser, j'enibrasse, Et j'embrasse de tout mon cccur! (Au lieu de baiser la main de Bobeche, ello so pr^cipite vers Saphir, quelle embrassc sur les deux joues. Stupefaction gendrale. Cle- menttne ot la princcsso, effraydes du mouvcment de Boulotte, rcmontent et passent a gauche. Saphir les suit apres s'etre dcgag6 dcs mains de Boulotte, qui alors revient au milieu.)

LE CHCEUR.

C'est une horreur!

Hola! hola! D'oii tenez-vous ces fagons-la? Nul baise-main de grand gala Ne s'est passe comme cola!

BOULOTTE, etonncc. Pourquoi qu'ils m' font tous les gros yeux? Pourquoi ces cris, c't air furieu.x? Quoi qu' j'ai done fait d' si scandaleux? Pourquoi celte grimace,

Quand j' I'embrasse? Qu'est-c' qu'ils one done a s' tremousser, A m'agacer, A m' tracasser ?

(Montrant Ic comte Oscar. C'est m'sieur qm m'a dit d'enilirasser!

LE CHa:uR. C'est une horreur! hola! hola! D'oii tenez-vous ces farons-la ?

BARBE-BLEUE, a Boulotte. Taisez-vous, ou, sur ma foi, Vous aurez afTaire a moi!

LE CIICEUR. Nul baise-main de grand gala Ne s'est passe comme cela!

BOULOTTE, regardant Saphir

Qu'il est charmant, le freluquet! Quel ceil fripon! quel air coquet Qu'il est charmant, le freluquet!

2S8 BARBE-BLEUE.

Etpuis quelle tournure! Quelle allure! Qu'il est !,'enlil 1 qu'il est mignon! Ah! le joli petit trognoa!

BOBECHE, a Boulotte. Ce n'etait pas lui... c'etail moi! Moi, le roi!

LE CHOEUR. Lui, le roi!

BOULOTTE, a Bobeche.

Vous aussi ?... je n' demand' pas mieux !

(Elle embrasse Bobeche sur les deux joues.)

LE CHCEUR. Ah! quelle audace!

BOULOTTE,

Pendant qu' j'y suis, faut-y qu' j'embrassc. Tous ces messieurs ? (Elle vaciiibrasscrlo comtc Oscar, puis vcut s'clancer vers les seigneurs,)

BARBE-BLEUE, I'arretant ct la ramenant au milieu. Non, Qa suffit... Partons, partonsi

BOULOTTE. Pourquoi partir !... restons, restons!

ENSEMBLE GENERAL.

BOBECHE, CLEMENTINE, LA PRINCESSE, SAPHIR, LE COMTE et LE CHCEUR. Partez, partez! Emmenez-la! Nous n'aimons pas ces fa(^ons-la! Nul baise-main de grand gala Ne s'est passe comme cela! Sous les lambris de ce palais, Rien depareii n'advint jamais!

BARBE-BLEUE, 4 Boulotte.

Venez, venez! cliez nous rentrons! De lout ceci nous parlerons! Assez cause comme cela! Nous reglerons ce compte-la!

ACTE DEUXIEME, 289

Sortons, sortons de ce palais; Vous le quittez, et pour jamais!

BOULOTTE.

Que qu' c'est qu' tout ca?... Pourquoi partir?

Je commencais a m' divertir.

Mais voila c'est toujours comm' ga...

On voudrait resler... on s'en va!

Pourquoi partir?... Moi, j' commenQais

A m'amuser dans ce palais!

(Pendant cet ensemble, la reine Clementiae tombe a moitie dvanouie dans un fauteuil. Bobcche, furieux, fait signe a Barbe-Blcue et a Boulotte de sortir. Barbe-Bleue cherche a entrainer Boulotte qui resiste, se debat, se demene, envoie des baisers a tout le monde. La cour est au comblo de I'indignation. Le rideau tombe sur un tableau tr6s anim^.)

DEUXIEME TABLEAU Le Caveau de I'Alchimiste.

Une grande piece soutcrraine. Lc laboratoire de Popolani : fourneaux, cornues. Au fond, au milieu de la scene, faisant face au public, un grand mausolee portant une serie d'inscriptions funeraires : « Ci-git H61oise. Ci-git Rosalinde. Ci-git Eleonore. Ci-git Blanche. Ci-git Isaure. » A gauche, un lit de repos; a droite, une table. Forte d'entree au fond, vers la gauche; une autre porte a droite, au premier plan.

SCENE PREMIERE

POPOLANI, seul.

Hier il faisait beau, aujourd'hui il fait un temps de chien; hier, a trois reprises, j"ai observe le ciel... a trois reprises. j"ai pu constater que Mars se rapprochait sen- siblement de Venus... Je ne Ten blame pas, mais tous ceux qui comprennent le langage des astres savent ce III. 17

290 BARBE-BLEUE.

que Qa veut dire. Qa veut dire que si, d'ici a huit jours, je n'ai pas brise mon maitre, le sire de Barbe-Bleue me brisera... et Forage d'aujourd'hui veut dire que je ferais bieu de me dcpechcr... II n'y a pas a hcsiter. . Brisons mon maitre. C'est un sacripant, d'ailleurs, et sa chute me relevera dans Testime des honnctes gens. (On entend le son du cor.) Qu'est-ce que c'est que ga?... On dirait le cor du sire de Barbe-BIeue... Non, c'est le bruit du vent dans le corridor, (ii reprend.) Cinq femmes deja sont entrees ici... Tous ces crimes chargent ma conscience... je ne veux pas en commettrc de nou- vcaux. D'autant plus que, les cinq premiers m'ayant etc bien payes, je ne vois pas la necessite d'en com- mettre un sixieme... j'ai de quoi vivre en honnete homme... Mon Dieu! mon Dieu! qu'est-ce done que la rertu?... ne serait-ce que la satiete?... ce serait atlcr- rant, atterrant, allerrant!... (On cutend de nouveau ic son du cor, plus rapproche, cotte fois.) Mais non, je ne m'etais pas trompe. C'est bien le cor de Barbe-Bleue... 11 vient ici... il est la!... que vient-il encore me demander? Est-ce que dej^ Boulotte, la malheureuse Boulotte?...

On frappe trois coups a la porte du fond ; Popolani va ouvrir : Barbe-Bleue parait. II est pr(5c6d6 par deux hommes d'armes por- tant des torches.

SCENE II

POPOLAM, BARBE-BLEUE.

I'Ul'ULANI, saluant.

Monscigneur...

B AH I'.E-IU.EUE, d'unc voix brcive rju'il garde pendant toute la scene.

Tu es seul ?

I'OPOLAM, sombre.

Toiijours seul!

ACTE DEUXIEME. 291

BARBE-BLEUE, aux liommes d'armos. Allez, gens d'armes! (Les hommes d'ai-mes sortciit par le fond.

A Popoiani.) Va preparer le plus rapide de tes poisons.

POPOLAM.

Pourquoi faire ?

BARBE-BLEUE.

No le devines-tu pas?... Elle vient.

POPOLAN'I, a part.

Quand jc le disais!... (Haut.) Ah! monseigneur...

BARBE-BLEUE.

Des observations!... Je ne les tolererais pas, meme si j'avais le temps de les ecouter... mals ce temps, je ne I'ai pas... II faut qu'a minuit j'aie epouse la fille du roi Bobeche.

POPOLANI.

A minuit ?

BARBE-BLEUE.

Minuit un quart au plus tard... et il est dix heures et demie... Tu vois qu'il n'y a pas de temps a perdre.

POPOLANI.

De plus en plus fort!...

BARBE-BLEUE.

Je ne dis pas le contraire... mais j'ai pour devise : Toujours veuf et jamais veuf!... Et tu sais, quand on a une devise....

POPOLANI, a part.

Les astres ont parte... Si je ne le brise pas... il me brise!

BARBE-BLEUE.

Tu ne m'as pas entendu?

POPOLANI, suppliant.

Encore une fois...

292 BARBE-BLEUE.

BARBE-15LEUE.

Le plus rapide de tes poisons!... obeis... je suis excessivement prcss6.

POPOLANI.

J'obeis, monseigneur.

II sort par la droite.

SCENE III

BARBE-BLEUE, seul, regardant le raausolee.

ROMANCE.

Le voila done le tombeau des cinq femmes, Qui m'ont aime d'un amour sans pareil! Dormez en paix, dormez bien, pauvres ames, Je ne viens pas troubler voire somnieil! Eiles sont cinq !... 0 dcslinee humaine! Quoi! cinq deja!... cinq anges disparust II en manque un pour la demi-douzaine... Dans un instant, il n'en manquera plus! Entre, par le fond, Boulotte, conduite par deux hommes d'armes qui so retirent aprcs I'avoir amenee.

SCENE IV

BARBE-BLEUE, BOULOTTE.

BOULOTTE.

Ah qh, qu'est-ce que ga signifie?... celte partic de cnmpagnc a dix hcures du soir... cette promenade au galop a travcrs la tcmpete, les eclairs et tout le trem- blement... Voire silence quand je vous demande oiis que nous allons... cette tour et cet cscalier dont 70s hommes d'armes m'ont fait descendrc les marches... cet escalier ous qu'il y a un tas de rats... (Mouvoment de

ACTE DEUXIEME. 293

Barbe-Bicuc.) Ne dites pas non!... jc les ai sentis qui me couraient dans les jambcs, pendant que je descendais.

liARBE-BLEUE.

Prenez garde, dame Boulotte... (Appuyant.) ma sixieme fcmme!

BOULOTTE.

Qu'est-ce que ga veut dire, ga?

BARBE-BLEUE, la prenant par la main.

Savez-vous lire, madame?

BOULOTTE.

Dame ! quand les lettres sent grosses...

BARBE-BLEUE.

Lisez, alors.

II la mcne devant le mausol6e. BOULOTTE, lisant les inscriptions.

« Ci-git, Heloise, dc son vivant haute et puissante dame de Barbe-BIcue!... » (Aveceffroi.) Allons-nous-en!

BARBE-BLEUE, la retcnant.

Vous n'avez pas tout lu.

BOULOTTE, lisant,

I Ci-git Rosalinde; ci-git Eleonore; ci-git... » Allons- nous-en!... allons-nous-en!

BARBE-BLEUE, la repronant par la main.

Lisez encore, madame... lisez : « Ci-git Blanche... ci-git Isaure... » et au-dessous de ce dernier nom, que lisez-vous?

BOULOTTE.

II n'y a rien.

BARBE-BLEUE.

II n'y a rien, cela est vrai. Eh bien! demain...

294 BARBE-BLEUE.

BOULOTTE.

Demain?...

BARBE-BLEUE.

Demain, vous pourrez y lire... « Ci-git Boulotte. »

BOULOTTE, effrayoo.

Allons-nous-en !

EIlo veut so sauvcr ot so jcttc sur la porto du fond qu'elle trouvo fi'nu(?e.

BARBE-BLEUE, riant.

Vous en aller !... ah! ah!

BOULOTTE.

Ne riez pas ainsi, vous me faitcs peur!

BARBE-BLEUE.

Ah! vous comprenez, alors... Vous comprenez que vous allez niourir!

BOULOTTE.

Mourir... je ne veux pas!

BARBE-BLEUE, gentimont.

Cost bebete, ce que vous ditcs la! Je le sais bien, que vous ne voulez pas... mais...

DUO.

BARBE-BLEUE, dosifrnant lo maiisol6e.

Vous avcz vu cc moiuiinent, Et 111 les nonis ecrits sur ccs sinislrcs picrrcs! Cinq cliaMil)res sont ilcja, dans cct appartemcnt,

Prises par vos cinq devanciercs... Mais la sixieme est vide!

BOULOTTE.

El VOWS voulez, seigneur, M' fair' passer par la sixiem' clianibre!

BARBE-BLEUE. Vous (ites fine comme I'ambre... Vous avcz devine!

ACTE DEUXIEME. 295

BOULOTTE. Mourir !... c'est une horrcur!... BARBE-BLEUE, faroucho, N'as-tu rien a le reproclier?... Si tu voulais chcrclier, Tu saiirais decoiivrir Pourquoi tu vas mourir!

BOULOTTE. Une jeuness', mem' la plus sage, A loujours la quelqu' repentir. J'en ai deux... moi, pas davantage. Y a-t-il de quoi m'en fair' mourir?

COUPLETS .

I

Pierre, un beau jour, parvint a m' prendre Un p'tit baiser... j' devais crier... J'en conviens, j'aurais du m' defendre... Mais j' savais pas... c'elait 1' premier!

BARBE-BLEUE. He la! Je ne savais pas ga.

BOULOTTE. Ah ! ah ! Vous ne saviez pas ga?... J' croyais, moi, que j' mourais pour ga!

II

Le s'cond, c'elait 1' coq du village, Un enjoleur!... mais croyez bien Qu' s'il n' m'avait pas promis 1' mariage, 11 n'eut oblenu rien de rien !

BARBE-BLEUE. lie la! Je ne savais pas qa.

BOULOTTE. Ah! ah! Vous ne saviez pas ga! J' croyais, moi, que j' mourais pour ga!

236 BARBE-BLEUE.

Ill

Brcf, je I'confcs', faiit pas elr' ficre Qiiaml on esl en fac' dc la mort, 11 I'allail, pour quej' fuss' rosiere, Que la ros' fut tiree au sort!

BARBE-BLEUE. He la! Je ne savais pas ^.a.

BOULOTTE. Ah! ah! Vous ne saviez pas ca? J' croyais, nioi, quej' mourais pour ga.

BARBE-BLEUE. Pour cclle cause, On pour autre chose. II fauL en linir... Et lu vas mourir!

BOULOTTE. Comment, mourir?

BARBE-BLEUE. II faut mourir!

BOULOTTE. Pourquoi mourir?

BARBE-BLEUE. Parcc que j'aime, D'amour extreme, Enfant naive aux blonds chcveux, Dont je pretends et donl je veux Faire ma septieme ! Voila pourquoi.

BOULOTTE.

Comment, mourir

ParW.

Mourir!...

BARBE-BLEUE. Tu vas mourir!

BOULOTTE.

Je n' veux pas, moi! Ello tombo k genoux.

Mourir!...

ACTE DEUXIE.ME 2JT

BARBE-BLEITK, parle.

BOULOTTE, suppliant. Brigand, ma jeunesso, JIcs pleurs, ma faiblesse, Devraienl I'attendrir!...

(Sc relevant.) Entends ma priere, Homme saiiguinaire, Je n' veux pas mourir!

BARBE-BLEUE, sans I'dcoutor.

Amours nouveiles! Changer de belles, Changer tousles luiit Jours t Quoi qu'on en dise, C'est ma devise!

Amours, Courtes amours!

ENSEMBLE.

BOULOTTE. Brigand, ma jeunesse, Mes pleurs, ma faiblesse..., etc.

BARBE-BLEUE. Amours nouveiles! Changer de belles..., etc.

BARBE-BLEUE. Plus savoureuse que la peche, Plus pure qu'un jour de printemps, Dans le palais du roi Bobeche, 11 est une enfant de seize ans!

BOULOTTE. Tu voudrais Fepouser, peut-etre?

BARBE-BLEUE, gaiment. Oui, je vcux me remarier.

BOULOTTE, furieuse.

Sacripant! lache! fourbe! traitre!

17.

298 BARBE-BLEUE.

B A R B E- B L E U E , traniiuilleincnt .

Vous avez le droit de crier.

(Orago tres violent au dehors.)

noULOTTE, remontant. Du ciel redoute la colore!

BARBE-BLEUE. Le ciel... c'est mon afTaire!

BOULUTTE. Entcnds-tu Ic tonncrre ?

BAUBE-BLEUE.

Eh bicn! je chanterai plus haul que le tonnerre!

REPRISE DE L'ENSEMBLE.

BOULOTTE. Brigand, ma jeunesse, Mes pleurs, ma faiblesse..., etc.

BARBE-BLEUE. Amours nouvelles! Changer de belles..., etc. A la fin de rensomble, le tonncrre delate et Popolani parait, venaiit Je la droite. II tient un flacon ct un vcrro d'eau sucr6e qu'il remue.

SCENE V

Les Memes, popolani.

popolani. Voila la chose.

BOULOTTE, jctant un cri et tombanta gcnoiix.

Ah!...

BARBE-BLEUE, i Boulottc.

Tu comprends?... Je vous laisse! Dans cinq minutes, je viendrai voir Teffct.

BOULOTTE, so traSnant k ses pieds else craraponnant k lu'.

Monseigncur!...

ACTE DEUXIEME. 209

B A R B E - B L E L" E , la ropoussarit. Dans cinq minutes ! (Boulotte tombe lourdemcnt sur ses mains ; il se retoarne et dit tranquillement.) YouS VOUS cleS fait mal ?

BOULOTTE, d'uc ton naturel.

Vous etes bien bon.

Barbe-Bleue sort par le fond.

SCENE VI

BOULOTTE, POPOLANI.

BOULOTTE, se relevant.

Toi, tu ne me tueras pas!...

POPOLANI, tenant toujours le verre et la fiolo.

Madame...

BOULOTTE.

Ne m'appelle pas madame... appelle-moi Boulotte, ta petite Boulotte!

POPOLANI, embarrasse.

Ma petite Boulotte...

BOULOTTE.

Ta petite Boulotte ctierie... et rappelle-toi I'episode des grands marronniers...

POPOLANI.

Ne parlons pas de ga!

BOULOTTE.

Parlons-en, au contrairc!

POPOLANI.

Je ne me souviens pas... je ne veux pas me sou- venir... Et puis, d'ailleurs, vous feriez croire des choses... II ne s'est rien passe de decisif...

300 BARBE-BLEUE.

BOULOTTE.

Parcc que je t'ai administre une de ces torguoles... mais si je ne t'avais pas administrc...

I'OI'OLANI.

Ah! Boulotte!...

BOULOTTE.

Tu vois bien que tu ne peux pas me tuer!

P 0 P O L A M .

Si je ne vous tuais pas, il nous tuerait tous les deux... Vous n'y gagneriez rien, et, moi, j'y perdrais beaucoup.

BOULOTTE.

Mais c'est done le demon?

p 0 P 0 L A N I .

Non... ce n'est pas une mauvaise nature... mais c'cst un homme qui a une manic. . Rien a I'aire avec ces gens-l&.

BOULOTTE.

Une manie?... quelle manie?...

P 0 P 0 L A N I .

II a la manie de se remarier... Done, hop-li!... hop-la!... depechons... depcchons...

II lui prdscnte le verro et la Hole. BOULOTTE.

Ainsi, tu auras le coeur...

POPOLANI.

De vous voir mourir?... ma I'oi, non !... aussi, voUh ce que j'ai fait... Ecoutez... et tuchez de bien me com- prendre... (Montrant le vcrre.) Voici un verre d'eau sucree...

BOULOTTE, r(5p6tant machiualement.

Un verre d'eau sucree...

ACTE DEUXIEME. 301

POPOLANI. Pas besoin de remuer... le sucre est fondu... La, dans cette fiole, il y a du poison... Vous comprenez... du poison... Vous prendrez cette fiole... vous-meme... et vous verserez dans le verre...

BOULOTTE, comme hebetde.

Moi?...

P 0 P 0 L A iN I .

Oui, vous-meme...

BOULOTTE, de mSme.

Bien!... bien!...

POPOLANI.

Et puis, vous boirez.

BOULOTTE, do mime.

Oui... oui... je boirai.

POPOLANI.

Moi, pendant ce temps-la, je tournerai le dos... je ne veuxpas me meler de tout ^a... Vous avez compris?...

BOULOTTE.

Oui... oui... mais ga ne fait rien... repetez encore...

POPOLANI.

La, verre d'eau sucree...

BOULOTTE.

Pas besoin de remuer...

POPOLANI.

Sucre fondu...

BOULOTTE.

Ici, fiole...

POPOLANI.

Poison dans fiole...

BOULOTTE.

Dans fiole poison...

302 BARBE-BLEUE.

P 0 P 0 L A N I .

Ca rcvicnt au meme... ^'ous, prendre fiole.

BOULOTTE.

Yerser poison dans verrc...

P 0 P 0 L A N I .

Moi tourner le dos...

BOULOTTE.

Et pas rcgarder.

P 0 P 0 L A N I .

C'est Qa meme.

BOULOTTE, prcnant Ic vcrrc et la fiole,

Compris!... j'ai compris!...

EUe passe k droite. POPOLANI.

Nous y sommes, cette fois?

BOULOTTE. Nous y sommes. (Popolani tourne le dos. Boulotte jette vivcmcnt cc qu'il y a dans la fiole et bolt le verro d'eau sucrde.)

Fait!... Ah! fait!...

Ellc met la fiole sur la table. POPOLANI, se retournant,

Vous avez bu?

BOULOTTE, ravic.

J'ai bu! (Riant.) mais pas fiole!...

Ello lui montrc le verre vide. POPOLANI, riant plus fort.

Ellcs y ont toutcs ete prises!... Becasse!.

BOULOTTE, intcrdito.

Comment ?

POPOLANI.

Vous n'avez pas devin6 que c'elait le verre d'eau qui 6tait le poison ?

AGTE DEUXIEME. 303

BOULOTTE, jetant un cri.

Ah!...

POPOLAM, riant.

La fiole, ce n'etait ricn du lout.

BOULOTTE, jetant un second cri. Ah !... (EUe laisse tomber Ic vorro. Avcc anxiete.) AIOFS, Qa

y est"?

POPOLANI.

Sans doute... Est-ce que vous ne sentez pas ?...

BOULOTTE.

Si fait... ga commence...

(Elle passo a gauche.) BOULOTTE. Hola! holii! Ca me prend la! Quel drol' d'elTet, La mort me fait!

(Elle va tomber sur lo lit de repos.)

POPOLANI. Parfail! parfait!

BOULOTTE.

Ca, la mort? Ca n'est pas possible!... On soufTre quand on doit mourir!

POPOLANI. Je suis un chimiste sensible, Mes poisons ne font pas soufTrir.

BOULOTTE, etenduo sur le lit.

Hola! hola!

Ca me prend la!

Quel drol' d'elfcl,

La mort me fail!

(Elle mourt.)

POPOLANI.

AUons... c'est fail!

(Entre Barbe-Bleue, par le fond.)

304 BARBE-RLEUE.

SCENE VII

BOULOTTE, POPOLANl, BARBE-BLEUE.

BARHE-15LEUE. Ehbien?

POPOLANl.

C'est fail! Elle est morte, la malheureuse.

BARBE-BLEUE, parle.

Morte?...

POPOLANl, de mSme.

Morte !

(Barbe-Blcuo va prendre iBoulotfc son anneau nuptiaL)

BARBE-BLEUE, tranquillcment. Je devrais avoir dcs reniords... Mais je n"en ai pas et je sors, En cliantant ma chanson joyeuse :

(11 reprcnd son rcfraiu.) Amours nouvelles! Changer de belles, Changer Ions les hnil jours! Quoi qu'on en dise, C'csl ma devise!

Amours, Courtes amours! (II sort, par Ic fond, on cliantant <-e rofrain qu'on Tcntend continuer au dehors.)

SCENE VIII

BOULOTTE, POPOLANl.

Popolani regardc Bonlottc ctcnduc sur lo lit; lo refrain de la chanson do Barljc-Blcuo so perd au loin.

POPOLANl.

Une justice a lui rendrc, c'est qu'il prend tout ga gaiment!... Et puis, il a une jolie voix... Le voili parti,

ACTE DEUXIEME. 305

et pour tout de bon, Cette fois... (H revient vers Boulottc et

la rocardo.) Pauvre Boulotte! Avec elle, Qa me fait plus d'cITet qu'avec les autres, parce que je la connais... Maintenant, un peu de physique amusante!... (Tout en

parlant, il va chercher une petite machine clcctrique et la met sur la

table.) C'est tres exact ce qu'elle me rappelait tout a rheure!... I'episode des grands marronniers... Elle etait paysanne alors... moi, j'etais dans un de ces moments... ou I'astrologue le plus endurci donnerait vingt cometes pour un baiser... et il est bien possible que, sans la torgnole qu'elle m'a, en effet, adminis- tree... Pur badinage, d'ailleurs... nous avons ri... nous

n'avons fait que rire... (n prend le til et va le mettre dans la

main de Boulotte.) C'cst de mon invention, Qa... Et d'un

effet sur!... (Regardant la main do Boulotte. Jolie main...

petite... toute petite... et cependant, sous les grands marronniers, grosse... trcs grosse... enorme tor- gnole!... (II embrasse Boulotte.) Lcl... ga va aller tOut Seul!...

(11 retourne a sa machine, tire un grand foulard de sa poche, le deplie, r(Stale sur la machine electrique, puis, la tote sous le foulard, il observe Boulotte comme un photographo observerait un modcle; cela fait, il tourne la manivelle do sa macliino : on entend un air de serinette.)

Elle est a musique... c'est plus gai.

Boulotte commence a s"agitcr sous le fluide. BOULOTTE, s'agitant.

Eh la!...

POPOLANI, tournant toujours.

Ne ISchez pas !

BOULOTTE, s'agitant de plus en plus.

Eh lk\ eh la!...

POPOLANI.

^a marche!... ga marche!

II tourne toujours. BOULOTTE.

C'est bSte!... finissez done!

306 BARBE-BLEUE.

P 0 I> 0 L A N I .

La voyez-vous, retincelle?... la voycz-vous?

BOULOTTE.

Maman!... maman!...

POPOLANI.

Ne lachez pas, on vous dit... (Tournant.) Pil'!... paf!...

BOULOTTE, sautant a terre.

Qu'est-ce que c'est ga ?

POPOLANI.

C'est la vie !

BOULOTTE.

Vousavez dit?...

POPOLANI.

J'ai dit : « C'est la vie! »

BOULOTTE, eperdue.

La vie!...

POPOLANI. Oui!... (Roulotte, qui tenait toujours lo cordon, le lui rend; tous deux dprouvent une violento secousso ^lectriquo.) II en rcslait. II rcmet lo cordon sur la machiuo.

BOULOTTE.

Je ne serais pas morlc?

POPOLANI.

Vous n'ctcs pas morte!

B O U L O T T E , Tcmbrassant.

Popolani !...

POPOLANI, I'embrassant.

Boulottc!...

BOULOTTE, qui a passo idroitc.

Mais ce que vous disiez tout a Thcure... poison dans vcrre...

ACTE DEUXIEME. 307

P 0 P 0 L A N I .

Pas poison... narcotique... vous, pas morte... vous dormir.

BOULOTTE.

Dormir?...

P 0 P 0 L A N I ,

Oui, tout a I'hcure dormir... reveillee mainlenant par petite machine.

BOULOTTE.

C'est serieux, au moins ?

POPOLANI.

IMe croyez-vous homme a vous faire une pareille farce ?

BOULOTTE, avec joie.

Je ne suis pas morte, alors?... je ne suis pas morte?...

POPOLANI.

Pas plus morte que les cinq autres femmes de Barbe-Bleue !

BOULOTTE.

Les autres femmes?...

POPOLANI.

Vous avez cru qu'elles etaient...

BOULOTTE.

Oui... on le croit.

POPOLANI.

On se trompe... Au fond, je suis le meilleur homme du monde... plein de coeur, Popolani, plein de coeur... et d'electricite!... 11 y a trois ans, le sire de Barbe-Bleue m'ordonna de tuer sa premiere femme... Cetait Heloi'se... Je fus humain... je me contentai de lui admi- nistrer une drogue qui ne la tua que pour une demi- heure. Quand ellc revint a elle, je lui tins a peu pres ce

308 BARBE-BLEUE.

langage : « Ma petite chalte, entendons-nous bien... voulez-vous remourir, poui' tout de bon, celto I'ois, on bien consentir a etre gcntille avec Popol... et a fairc son petit besigue, comme Odette avec Charles YI'?... »

nOULOTTE.

Vous lui avez dit ga ?

POPOLANl.

Ce qu'il y a de flatteur, c'est qu'elle n'hesita pas.

BOULOTTE, avec transport.

Yivante!... je suis vivante!.. Ah! que c'cst lion, la vie!... le chant des oiseaux!... le parfuni des flours!... un premier repas le matin!... un dcuxiemc a midi!... un troisieme a deux heures!... un quatrieme Ic soirl... Et apres qa, la danse sous les grands arbres!... Ah! la danse sous les grands arbres... (Eiie fait quoiqups

pas de danse, puis s'arrcte et dit tranquiilement :) Continucz

maintenant.

POPOLANl.

Au bout d'unc annec de... besigue, nouveau mariage de Barbe-Bleue, nouvelle femme a tuer... Les gardcr ici toutes les deux, c'ctait braver la colere de Barbe- Bleue... mais c'etait humain!... ce fut Ihumanite qui I'emporta !... Puis vint une troisieme femme, une qua- trieme... una cinquieme... Et toujours cette diablesse d'humanitc!...

DOULOTTE, souriant.

Ah Qa, mais dites done, vous, vous 6tes encore pas mal farceur!

POPOLANl, innoccmment.

Comment?

BOULOTTE.

Qa. vous fait cinq fcmmos?

POPOLANl.

Je suis humain!

ACTE DEUXIEME. 309

BOULOTTE. Je sais ce qui m'attend, alors... Vous allez me demander d'etre gentille avec...

P O P 0 L A N I .

Si je vous le demandais?...

BOULOTTE

Vous m'embarrasseriez beaucoup.

P 0 P 0 L A N I .

Eh bien! je ne vous le demande pas.

BOULOTTE, avec ua ^tonnement mele d'un peu de depit. Ah bah !

POPOLAM.

Je suis resolu, ce soir memo, a envoyer promoncr toute la boutique... J'irai me jeter aux pieds du roi et je denoncerai la conduite indelicate de mon maitre.

BOULOTTE.

Vous irez seul?

POPOLANI.

Non pas... ses victimes viendront avec moi. Je comptais en emmener cinq, jen emmenerai six, voila tout.

BOULOTTE.

Eh bien ! voulez-vous que je vous dise ?...

POPOLANI.

Dites-moi.

BOULOTTE.

Ce que vous me proposez la me va mieux que ce que vous avez propose a Heloise.

POPOLANI.

Vous avez envie de vous vensrer?

310 BARBE-llLEUE,

liOULOTTE.

Oui... Et puis... peut-on savoir ce qu'il y a au fond du coeurdes femmes?... un autre sentiment, peut-etre... II etait superbo, le brigand!... il etait superbc tout a I'heure, quand il chantail...

(Chantant.) Amours nouvolles!...

POPOLANI, continuant et cliantant horriblement faux. Changer de belles!...

BOULOTTE.

Vous connaissez le motif.

POPOLANI.

Je crois bien!... c'cst la sixieme fois que je le lui entends chanter.

BUULOTTE.

C'est vrai... Et oii sont-clles, ces cinq autres femmes?

POPOLANI, montrant Ic mausolee.

La!

BOULOTTE.

Brrrl... Qa nc doit pas etre gai de vivre \k dedans!... Ou'est-ce qu'elles peuvent faire maintcnant ?

POPOLANI.

Elles vous attendent.

BOULOTTE.

Comment, elles m'atlendent ?

POPOLANI.

Mais oui... Tout a I'heure elles ont entendu le cor de leur... de votre mari, ct elles savcnt bien que, lorsqiie le sire de Barbe-Bleue vienl ici, il faut ajouter un convert.

BOULOTTE.

Et quand les verrai-je?

ACTE DEUXIEME. 311

P 0 P 0 L A N I .

Mais tout de suite, si vous voulez!

II va pousser un bouton plac6 dans le mur du fond, a gauche, puis passe i droite.

SCENE IX.

LES Memes, les cinq Femmes.

La porte du tombeau s'ouvre et cii laisse voir I'intdrieur : c'est un boudoir decoro et meuble avec un grand luxe; flours, candelabrcs, table servie, et, autour de cette table, les cinq femmes, debout, lo verre a la main.

FINALE.

LES CINQ FEMMES. Salut a toi, sixieme femine De rhomme aux rapides amours !

(EUcs descendent en scene.)

BOULOTTE. Et quand on songe que I'infame Avait jure d' m'aimer toujours!

LES FEMMES. Salut a toi, Ires noljle dame, Femme aux harmonieux contours! Salut a toi, sixieme femme, De I'homme aux rapides amours!

BOULOTTE, passant au milieu, ainsi que Popolaui.

Oui, bien rapides, car I'infame Ne m"a donne que mes huit jours!

HELOISE. Huit jours!... c'est peu; sans compliments... Nous avons dure plus longtemps.

COUPLETS .

I

C'est moi, jadis, qui, la premiere, Entrai dans ce boudoir fatal! Et, pendant une annee entiere.

312 BARBE-BLEUE.

II me dorlola, ranimal! Mainlenant, n, i, ni, Fini! 11 me resle Popolani !

POPOLANI. II vous reste Popolani!

H E L 0 I S E . Toiijours, toiijours, Popolani!

TOUTES. Toujours, toujours, Popolani!

ELEONORE. II

J'ai fait ma pari dans cet orchestre, Car la deuxieme, ce fiit moil

IS.VURE. Moi, je n'ai dure qu'un trimcstre, Quatrc-vingt-dix jours... apres quoi...

ELEONORE. Mainlenant, n, i, ni,

Fini!

ISAURE. II nous reste Popolani!

I'OI'OLANI. II vous reste Popolani !

II E L 0 I S E .

Toujours, toujours, Popolani!

TOUTES. Toujours, toujours Popolani !

ROSALINDE.

Ill Je m'elancai dans la carriere, A men lour, de mon pied leger.

n I, A N CUE. Jc n'eus qu'un mois, un scul, ma chere, Et je tumbai sur fevricr.

ACTE DEUXIEME. 313

ROSALINDE. Mainten.mt, n, i, ni,

Fini!

B L A N C II E . 11 nous restc Popolani!

P 0 P 0 L A N I . 11 vous resle Popolani!

IIELOISE. Toujours, toujoLirs, Popolani!

TOUTES. Toujours, toujours, Popolani!

POPOLANI, passant pres d'Hclo'ise. C'esl ainsi, mes pelites chaltes, Que vous traitez Popolani ? AUez, vous il'les des ingrates ! Mais jc suis bon prince aujourd'hui. Pour repondre a celte romance. Oil vous m'avez fort mallraile, Je vous ofTre, moi, la vengeance, Je vous offre la liberie!

TOUTES. La vengeance ?

BOULOTTE. Oui. la vengeance, Avec la liberie !

POPOLANI. La vengeance!

TOUTES. Ah ! la vengeance, Avec la liberie!

BOULOTTE. COUPLETS.

I

Merles, sorlcz de vos tombeaux. Pour revivre !

HI. 18

314 liARBK-BLEUE.

11 faul quitter ces noirs caveaux,

Kt mc suivrel Mortes, sorlez de vos tombeaux, Pour revivre ! Vive la gaile, La liherte! Le cri de guerre sera :

'■ Vengeance! Et le traitrc recevra, Sa danse!

TOUTES.

Mortes, sorlons de nos tombeaux. Pour revivre t Vive la gaile, La liberie!

15 0UL0TTE. Partons! niais toules, Avant de parlir, lan^ons A ces sonibres voutes Kos plus joyeuses chansons!

TOUTES.

Partons! mais toutes, etc. BOULOTTE. II Sortons d'ici, rentrons gaiment

Dans le monde ; Et donnons-nous de I'agrement,

A la ronde! Sortons d'ici, rentrons gaiment Dans le monde I Un joli gar(;on, C'est ga qu'est bon ! Tout ce qu'un cocur de vingt ans

Adore, Nous I'aurons, cheres enfants, Encore!

TOUTES. Sortons d'ici. rentrons gaiment Dans le monde! Vive la gaile, La liberie

ACTE DEUXIEME. 313

I50UL0TTE. Partons! mais toutes, Avant de parlir, lan(;ons

A ces sombres voiites Nos plus joyeuses chansons!

TOUTES.

Parlons! oui, partons! (Sur la ritournellc, Popolani va ouvrir la porto du fond et, du geste, invito les fommos a lo suivre. Celles-ci, folles de joie, se disposent a partir ; le rideau tombe.)

AGTE TROISIEME

Dans le palais du roi Bobeclio, grande sallo tres riche, brillammeat iluminde pour unc fete. Statues portant des girandoles. A droite, sur le devaut, un canape. Au fond, uno large bale laisse apercevoir une chapelle gothique dont le portail ct les vitraux sont eciaires.

SCENE PREMIERE

LE PRINCE, LE COMTE, BOBECHE, CLEMEN- TINE, LA PRIXCESSE, Courtis.vns, D.vmes, P.\GES, puis BARBE-BLEUE.

Le prince ct la princcssc sont en habits de noces. Au lever du ridcau, minuit sonne lentemcut.

CIICEUR, au fur et a mesure quo sonnent les douze coups de minuit. Une, deux, trois, quatre, cinq, si.\, sept, huit,

Neuf, dix, onze, douze!... Suivons I'epou.x, siiivons I'epouse, II est minuit. (Cloches au dehors. Les deux tiances se rapprochent I'un de li-itre.)

S .\ P HI R , a la princesse. Venez, ma belle, a la chapelle; La cloche gaiment nous appelie.

I.E COMTE, consultant son carnet, parl6.

Cantatc numero 22!

CIIOEUR GENERAL.

Hymenee! hymenee! 0 la belle journec! Qu'ils soicnt heurcux longtemps, Cos deux beaux jeunes gens! Hymenee I hymenee I (Lc cortege so dirigo vers le fond, .Sapliir et la princesse en tSto, quaad apparaSt Uarbe-Bleuo.)

ACTE TROISIEME. 317

BARBE-BLEUE.

Arretez! arretez!

(Tout le monde redcscend.)

BOBECIIE et SAPIIIR. Pourquoi done s'arreter?

BARBE-BLEUE.

Vous le saurez, messire... J'ai quelques mots a dire, Que vous ferez bien d'ecouter.

BOBECIIE.

Quoi! sitot de retour?

CLEMENTINE.

Et VOUS reparaissez tout seul a notre cour?

BARBE-BLEUE, avec beaucoup de tristesse. Madame! ah I madame! Plaignez mon lourmentl... J'ai perdu ma femme, Bien subilemenl!

(Mouvement general Sur sa haquenee EUe allait truttant, De sa destimie Point ne se doutant!... La nuit elait belle, Le bois etait noir... « Ah! me disait-elle, Qu'il fait bon, ce soir! » Femme que j'adore, La-bas je tc vols, Et je crois encore Etre dans ce bois, Oil, dune voix forte, Tu poussas un cri, Disant : « Je suis morte!... Et ce fut fini!

(Avec beaucoup moins detristcsse.) C'est un coup bien rude, Rude a recevoir, Malgre I'habilude Qu'on en pcut avoir!

18.

318 BARBE-BLEUE.

Je lui ferai faire, Un beau monument... Mais sur celte alTaire Glissons a present! AUons, soyons homme!... Chacun est niorlel ! La defunte, en somme, Est heureuse au ciel ! IMais moi... moi, je rcstc! Me revoila veuf... Get etal funesle Pour moi n'esL pas neuf ! Ijuand, du fond de Fame, Je cricrais, lielas! A quoi l)on?... ma femme Ne renailrait pas.

(Avec beaucoup de gait6.) Done, cueillons des roses, Un pen de gaite, Et prenons les choses. Par leur bon cute! Foin de la tristcsse! Vive le plaisir! La seule sagesse Est de s'esbaudir! L'amour, c'est la vie! La vie est un bal! Vive la folie, Et le carnaval !

Or, ta fille est belle, Et je viens soudain De mademoiselle Demandcr la main.

(A Bobccho.)

(Stupefaction g(5n6ralo).

BOBECHK. Ne sais si je dors ou Je veille! Comprcnd-on audace pareiilc! Vous, la main de ma fille!...

BARBE-BLEUE.

Oui, tels sont mes souhaits.

BOBECIIE.

Jamais!

ACTE TROISIEME. 319

LA PRINCE SSE.

Jamais!

CLEMENTINE et LE CHCEUR. Jamais!

BARBE-BLEUE.

COUPLETS. I

I

J'ai, pas bien loin dans la montagne, L'n pelit gros de cavaliers, Plus dix obusiers de campagne, Servis par mes Oers canonniers,

Force artilleurs,

Et tirailleurs!

TOUS. Que c'est comme un bouquet de fleurs.

BARBE-BLEUE. II

J'ai des gens porlant hallebardes, J'ai des gens portant mousqnelons, J'ai le regiment de mes gardes, J'ai mes lanciers et mes dragons,

Mes eclaireurs,

Et mes sapeurs!

TOUS. Que c'est comme un bouquet de fleurs ! BARBE-BLEUE.

Bref, mes chers seigneurs, refusez, Et vous serez pulverises!

Je vous liens dans ma main!

LE COMTE, bas, a Bobecho et k Saphir. Ce n'est que trop certain. BO BE CUE.

Helasl Qui nous lirera d'embarras ?

SAPIHR, k Bobfeche. Moi, si vous voulez.

320 BARBE-BLEUE.

BOBECHE.

Je veux bicn. Jeiine homme, quel est Ion moycn ?

S A P in R , allant a Barbe-Bleue. Pour I'arracher ma douce amie, A toi, felon, j'adresse ce cartel, Et sous ses yeux je te defie, Non dans un vain lournoi, mais au combat mortal! (Le comte remonte ct va prendre deux epees de la main d'un page.)

BO BE GUI::, gaimeat. Un duel ! un duel! C'est charmanl! (;a va nous dislraire!

SAPIIIR, i Barbe-Bleuo.

Acceptes-tu ?

BARBE-BLEUE. J'acceple, temeraire. fLc comte Icur remet 4 chacun une epec et retourne k la droit© de Bobechc.)

B 0 B E C II E , toujours galment. Tout est pour le mieux, battez-vous : Le vainquour sera son epoux!

BARBE-BLEUE et SAPIIIR. Le del juge entre nous!

LE CIICEUR.

Le cieljuge entre vous!

BO BE CHE, au comte. Nous, prudemment, eloignons-nous, Pour ne pas atlraper de coups.

(lis so retirent i gauche.)

CLE.MENTINE, a sa fiUe.

Nous, nion enfant, prions pour eux!

(Kilos SB retirent a droite.)

B 0 B E C II E , i Saphir ct a Barbe-Bleuc.

El maintenant, allez, messieurs!

(Lo combat commence.)

ACTE TROISIEME. 321

LE CHCEUR, excitant les combattants. Kiss! kiss! kiss! kiss! En qiiarle, en tierce! Qu'on se transperce! l)e par Tcnfer, Baltcz ce fer! Belle eslocade! Belle parade ! Bien allaque! Bien replique! Kiss! Ivissl kiss! kiss!

LAPRINCESSE et CLEMENTINE, i part.

Le ciel protege \ ^'"*" ( amant! ( mon )

I50BECHE, ravi. Ce spectacle est vraiment charmant!

LE CIICEUR. Kiss! kiss! kiss! kiss I Leurs deux epees Sont bion trempees; Degagenienls Et froissements, Seconde et prime... Vive Tescrimel Qu'ils sont malins, Ces spadassins! Kiss! kiss! kiss! kiss! (Pendant lo duel, les pages font circuler des rafralchissements.

BARBE-BLEUE, avec un grander!. Ah! les gendarmes!

SAPHIR, se retournant vers la droite. Les gendarmes! (II tombe frappe par Barbe-Bloue, on le rel6ve et on I'etcnd sur le canap6 ; la princesse court a lui, s'agenouille pres du canap6.)

BARBE-BLEUE, froidemcnt. C'est un coup que m'apprit jadis mon maitre d'armes!

(II essuie son 6p6o. LE COMTE. Ah! saperlotte! La belle botte !

322 BARBE-BLEUE.

LA PRIXGESSE, dosolcc. Mon amant est mort, ! ah ! mallicur!

(Ellc sc jettc sur le corps du prince Saphir.)

BARBE-BLEUE, a Bobfeche. 0 roi, tu licndras ta promesse!

BOBECHE. Sans doute!.. A toi la princesse! Je te donne sa main, demande-lui son coeur.

LA PRINCESSE, examinant Saphir. Mais oil diable a-t-il done rcgu le coup morlel ?

BARBE-BLEUE, ii la princcsse penchee sur Saphir. Relevez-vous, princesse, et volons a Tautel!

(Les cloches so remcttcnt a sonner; Clementine arrache sa (ille du corps de Saphir ct remmunc dc force vers Barbc-Bloue, qui lui prend la main.)

BOBECHE.

Et vous messieurs les courlisans,

Rcprenez vos rangs

Et vos clianls,

Car, de plus belle, a la chapelle

La cloche gaiment nous appelle!

LE CIIOEUR. La cloche gaiment nous appelle!

LE COMTE, park'.

Reprise de la cantate numcro 22.

LE CIIfJEUR. Hymenee! hymence! 0 la belle journee! etc. (Le cortege sc rel'orme, Barbc-Hlcuo cntraine la princesse a moitid cva- nouie; tout le monde sort par lo fond, exccptd Ic comte Oscar.)

SCENE II

LE COMTE, SAPHIR, dtendu sur lo canape, puis UN PaGE,

puis POPOLANI.

LE COMTE, seul, regardant Saphir.

O prince inrortune!... a quoi cela lui a-t-il servi dclre jouiie, tVctre beau, d'etre niuie?... Mais qu'est-ce

ACTE TROISIEME. 323

que ca me fait apres tout?... Est-cc que, nous autres, hommes politiques, nous avons le temps de pleurcr?...

Un page entrc par la pauche ct lui rcmct un billet. LE COMTE, apr6s avoir lu le billet.

Oil est Ihomme qui t'a remis cc billet?

LE PAGE, montrant la gauche.

II est la.

LE COMTE.

Qnil vienne!

LE P.\GE.

Le voici.

Entre Popolaui; il est deguis^ en bohemien; il traverse la scene en dansant et en agitant frenctiquement uu tamliour do basque. Le pace sort. A partir de cctto entree de Popolani, la scene doit ctre jouce dans le mouvement le plus rapide ; les rdpliqucs sent echang^es d'un ton haletant et precipite.

LE COMTE.

Un bohemien!...

POPOLANI.

Non, un suppliant.

LE COMTE.

Popolani!

POPOLANI.

Monseigneur. ..

LE COMTE.

C'est a rami que tu paries.

P U P 0 L A N I .

Cest a rami que jai besoin de parler.

LE C0.MTE.

Ca se trouve bien.

POPOLANI.

J'en ai assez, j'en ai assezi...

LE COMTE.

Explique-toi plus clairement.

324 BARBE-BLEUE.

P 0 P 0 L A M . Mais cet homme, il pcut nous entendre!

II dcsigne lo prince Sapliir (itcndu sur le canap6. LE COMTE.

Je Ten defie.

P 0 P 0 L A X I .

II est sourd ?

LE COMTE.

Non, il est mort.

P 0 P 0 L A N 1 , trail (|uillement.

Ah! alors... II y a une lieure, il est \cnu a ma tour.

LE COMTE.

Le sire de Barbe-Bleue?

P 0 P 0 L A N I .

Oui.

LE COMTE.

Avcc sa femme ?

P 0 P 0 L A N I .

Avec Bouloltc... Et il m'a dit...

LE COMTE.

« II faut qu'elle meure! »

P O P 0 L A N I .

Vous le saviez ?

LE COMTE.

Je m'en doiitais, car maintenant...

P 0 P O L A N I .

Maintenant?...

LE COMTE.

A I'autel...

POPOLANI.

II en 6pousc ?...

LE COMTE.

Une autre!

ACTE TROISIEME. 32o

POPOLANI.

Horreur! horreur!

II agitc sou tambour do basque. LE COMTE.

Tais-toi done!

POPOLANI.

J'obeis.

LE COMTE.

Et dis-moi pourquoi lu as un tambour de basque?...

POPOLANI.

Tout a I'heure, tout a Theure... Cette femme, je ne I'ai pas tuee!...

LE COMTE.

Que me dis-tu ?

POPOLANI.

Pas plus que je n'avais tue les cinq autres.

LE COMTE.

Alors, les six femmes de Barbe-Bleue...

POPOLANI.

Vivantes... on ne pent plus vivantesi

LE COMTE.

Et lui ?...

POPOLANI.

Polygame... on ne pent plus polygame !...

LE COMTE.

Et tu veux?...

POPOLANI.

Me Jeter aux pieds du roi et lui presenter ccs six infortunees.

LE COMT

Aux pieds du roi ?

III. 19

326 BARBE-BLEUE.

POPOLAXI. Oui... II jugera Barbe-Bleue.

LE COMTE.

Et qui done jugera le roi ?

POPOLANI.

Que dites-vous ? Prenez garde !

LE COMTE. A mon tour!... a mon tour!... (Il s'emparo du tambour do basque, Tagitc violemment et lo rend a Popolani.) Si tu aS tes

remords, moi aussi, j'ai les miens!

POPOI.ANI.

Qui est-ce qui n'en a pas ?

LE COMTE.

Moi aussi, j'ai sur la conscience...

POPOLANI.

Vous me faites peur !

LE COMTE.

II faut en finirl... Prends cette clef.

II lui douae uno petite clef. POPOLANI. Tachec de sang!...

LE COMTE.

Pourquoi Qa ?

POPOLANI.

Jc pcnsais...

LE COMTE.

Tu avais tort... Tu vas entrer dans le cavcau dont ectto clef ouvrc la porte...

POPOLANI.

Oil ^a, ce caveau ?

LE COMTE.

Tu le trouveras.

ACTE TROISIEME. 327

POPOLANI. -

Bien!

LE COMTE.

Dans ce caveau, tu verras cinq hommes...

POPOLANI.

Horreur! hori'eur!

II agite son tambour do basquo. LE COMTE.

Tais-toi done!

POPOLANI.

J'obeis.

LE COMTE.

Et dis-moi pourquoi tu as un tambour de basque?

POPOLANI.

Afin de pouvoir penetrer...

LE COMTE.

Dans ce palais...

POPOLANI.

Sans exciter...

LE COMTE.

De soupQons!...

POPOLANI.

J'ai dit aux six malheureuses de revetir des cos- tumes de boh^miennes...

LE COMTE.

Et tu t'es toi-meme deguis^...

POPOLANI.

En bohemien!...

LE COMTE.

Je comprends... Les cinq hommes...

POPOLANI.

Quels cinq hommes ?...

328 BARBE-BLEUE.

LE COMTE.

Ceux du caveau.

POPOLANI.

Ah! bicn!

LE COMTE.

Tu les crois morts?

POPOLANI.

Mettez-vous a ma place !

LE COMTE. Je le VeUX bien. (lis changent trcs tranquillement de place ot cmtinuent aussitot du meme ton rapide, precipite.) Ils ne le SOnt

pis, morts!

POPOLANI.

Allons! tant mieux!

LE COMTE.

Tu lour diras de te suivre, et tu iras chez le costu- mier du palais.

POPOLANI.

Et je lui demanderai cinq costumes...

LE COMTE.

De boh^miens...

POPOLANI.

J'en ctais sur... Mais consentira-t-il?...

LE COMTE , lui donnant un papier.

Voici I'ordre.

POPOLANI. Oh! avec ce papier... (Il agito son tambour do basque.)

Mais...

LE COMTE.

Qu'as-tu encore?

POPOLANI.

Une chose m'afflige.

LE COMTE.

Laquelle ?

ACTE TROISIEME. 329

POPOLANI.

J'aurai six bohcmiennes et seulement cinq boh6- micns.

LE COMTE, reculant, abim6 dans ses reflexions.

C'est vrai!... c'est vrai!...

II se laissc tombcr sur le canape et s"assied sur le prince Sapliir. SAPHIR, jetant un cri.

Ah!

LE COMTE, bondissant.

Qu'est-ce que c'est que ga ?

SAPHIR, se mettant sur son scant.

C'est moi !

II se leve tout i fait. POPOLANI, au comte.

Pas moi't, il parait?

LE COMTE.

II parait.

POPOLANI.

Vous m'aviez Irompe.

LE COMTE.

Je ne savais pas.

SAPHIR, setatant.

Non, pas mort, decidement!

LE COMTE.

Blesse, au moins ?

SAPHIR, se tatant de nouveau.

Blesse? peut-etre... non, pas blesse!

LE COMTE.

Tombe, pourtant?...

s A P II 1 R . Oui, tombe!

r.O I3ARL5E-BLEUE.

LE CU.MTE.

L'6motion?

SAPHIR.

Pas autre chose!

LE COMTE.

Sauve, alors?...

SAPHIR.

Sauve !

TOUS TROIS.

Sauve!... sauve!...

Popolani agito son tambour de basque avec IrdnC-sio. SAPHIR.

Mais la princesse?...

LE COMTE.

Kn train de se marier...

SAPHIR.

Ah! j'empccherai!...

II veut s'elanccr. LE COMTE, larKtaiit.

J'ai niieux que Qa a vous proposer.

SAPHIR,

Quoi?

LE COMTE, montrant Popolani.

Suivez cet homme.

s A P II I R . Pourquoi faire?

LE COMTE,

Pour vous vcnger !

SAPHIR.

Je le suivrai!

LE COMTE, i Popolani.

Tu in'as compris?

ACTE TROISIEME. 331

P 0 P 0 L A N I .

Parfaitement... le sixicme bohemicn...

I.E COMTE.

Ce sera lui! Tu sais ou tu vas ?...

POPOLANI.

Pas du tout.

LE COMTE.

Dans un instant, j'irai t'y rejoindre, et je te donnerai dcs instructions plus dctaillees.

POPOLANI.

Courons, alors!

11 agite son tambour do basque. SAPHIR.

Courons, courons!

Sortent, par la gauche, Popolaui et le prince Saphir. LE COMTE, seul.

Voila une partie vigoureusement engagce!... Ou tout cela me menera-t-il? je lignore absolument... mais qu'importe?... c'est en ne sachant jamais ou j'allais moi-meme que je suis arrive a conduirc les aulres!

Le cortege du mariage rentre par le fond. Barbe-Blcue donne la main a la princesse.

SCENE III

CLEMENTINE, LA PRINCESSE, BARBE- BLEUE, BOBECHE, LE COMTE, CouR- TisANS, Dames de la cour. Pages.

LE CIICEUR. Hymenee! hymenee! 0 la belle journee!

332 BARBE-BLEUE.

Qu'ils soient heiireux longtemps, Ces deux beaux jciines gens! Hymenee! hymenee! Sur le devant de la scene, la princesse tombe accablee dans les bras de sa mere.

LE COMTE, a Bobeche.

Eh bien! mon roi, c'est fait?...

BOBECIIE.

Mon Dieu, oui! voila unc affaire terminee... mais, il faut en convenir... la ceremonie a manque de gaite, et maintenant encore... rcgarde...

II lui montre Clementine et sa fiUe. LA PRINCESSE, a sa mere.

Perdue! 6 ma mere, perdue!

CLEMENTINE.

Mon enfant!... mon enfant!...

BARBE-I$LEUE.

Dites done, Bobeche?...

BOBECIIE, vcnantalui.

Qu'cst-ce que c'est ?

BARBE-BLEUE.

Regardez un pcu... voire femme et la mienne... Et toute la cour qui voit Qa!... II faudrait tftcher de detourner I'altenlion...

BOBECHE.

Mais comment?

BARBE-BLEUE.

Comme vous voudrez.

LE CoMTE, s'approchant.

II y aurail un moyen, pcut-etre...

BOBECIIE.

Lequel? Parlez.

ACTE TROISIEME. 333

LE COMTE.

II vient d'arriver au palais une troupe de bohe- niiens...

BOBEGHE.

Et qu"est-ce qu'ils font, ces bohemiens ?

LE COMTE.

Que voulez-vous que fassent des bohemiens ? lis dansent, chantent et disent la bonne aventure.

BOBECIIE.

J'aime assez,moi,me faire dire la bonne aventure... je n'y crois pas, mais ga me fait une peur!...

LE COMTE.

Alors, si Votre Majeste daignait permettre?...

BOBECHE.

Certainement; faites-Ies venir.

B.VRBE-BLEUE.

Et depechez-vous.

LE COMTE, avec intention.

Soyez tranquille, monseigneur, je vais ordonner qu'on les amene.

II sort par lo fond.

SCENE IV

CLEMENTINE, LA PRINCESSE, BARBE- BLEUE, BOBECHE, Courtisans, Dames de LA couR, Pages.

CLEMENTINE, i la princesse, la prenant apart.

Ecoute, mon enfant... Tu vas alter trouver ton mari, et tu lui diras ces simples mots : » Jamais, monsieur, jamais!... » II comprendra.

19.

334 BARBE-BLEUE.

LA PRINCESSE, bas,

Mais, raoi, je ne comprends pas.

CLEMENTINE, bas.

Je I'espere bien!... Va, mon enfant.

LA PRINCESSE, allant a Barbe-Bleue.

Seigneur?...

BARI3E-BLEUE, empress^.

Ma douce fiancee?...

LA PRINCESSE.

Jamais! jamais! jamais!...

BARBE-BLEUE, stupefait.

Pardon... vous avez dit?

LA PRINCESSE.

J'ai dit : « Jamais! jamais! »

Elle retourne vers sa mfere. BARBE-BLEUE.

Ah bien! par exemple!... Dites done, Bobeche...

BO BE CUE, s'approchant et avec humeur.

Ne m'appelez done pas Bobeche!..

BARBE-BLEUE.

Puisque c'est voire nom!

BOBECIIE.

Je suis en instance pour en changer.

BARBE-BLEUE.

Eh bien, Bobeche, savez-vous ce que votre fille vient de me dire? Elle m'a dit : « Jamais! jamais! »

BO BE CUE, appelant.

Ma fille ?. Papa?...

LA PRINCESSE.

i

ACTE TROISIEME. 333

B 0 B y. CUE.

Viens Qa. (La princcsse s'approchc.) Qui cst-cc qui t'a dit de dire ca au monsieur ?

LA PKINCESSE.

C'est maman.

BOBECHE, appelant.

Titine?...

CLEMENTINE, s'approcliant.

Bobeche ?...

BOBECHE.

Comment, madame, c"cst vous?...

CLEMENTINE.

Oui, monsieur... et plut a Dieu qu'il fut encore temps de vous le dire, a vous!...

BOBECHE, furieux.

Madame!...

CLEMENTINE.

Eh bien, apres?...

B obi: CHE, menacant.

Ah! si je ne me retenais!...

CLEMENTINE.

Venez-y done, un peu!

BOBECHE.

II ne faudrait pas m'en defier!

CLEMENTINE.

Eh bien, je vous en defie!

BARBE-BLEUE, bas.

Et toute la cour qui vous regarde, Bobeche!... et toute la cour qui vous regarde!...

Pendant cos quelques rcpliques, ils sont groupes tous les quatre, toute la cour faisant cercle autour d"eux.

336 BARBE-BLEUE.

BOBECHE, bas.

Saperlotte!... c'est vrai!... Reservons qa pour la prochaine scene intime.

BARBE-BLEUE, bas.

Oui... plus tard... en I'amille...

Bruit de tambour de basque an dehors. LE GOMTE, rentrant par le fond.

Voici les bohemiens!...

Bobeche, Clementine, Barbe-Bleue , la princosse et le comte Oscar gagnent la droite. Entrcnt par le fond, amencs par Popolani masque, six bohemiens et six bohemiennes dgalemcnt masques. Les six bohemiens sont : Saphir, Alvarez ct quatre seigneurs de la cour. Les bohemiennes sont : Boulotte et les cinq premieres femmes do Barbe-Bleue. Les bohemiens et bohemiennes desccn- dcnt sur deux rangs, face au public, les bohemiennes devant; le pre- mier des bohdmiens k droite est Saphir; le deuxieme, Alvarez.

SCENE V

LE COMTE, POPOLANI, BARBE-BLEUE, BOULOTTE, BOBECHE, CLEMENTINE, LA PRINCESSE, SAPHIR, ALVAREZ, Bohe- miens ET Bohemiennes.

I/entree des bohemiens so fait sur lo chonur, en dansant.

LES BOHEMIENS. Nous arrivons a I'inslant iiieme, Du joli pays de Bolieiiic. Ecoutez bien, nobles seigneurs, Les chanteuses el les chanleurs!

CHOEUR. lis arrivenl a i'inslant meme, Du joli pays de Bolieine. Ecoutons liicn, dames, seigneurs, Les clianleuses el les clianleurs!

ACTE TROISIEME. 337

BOBECHE, i Boulottc.

Chantez, pour amuser ma cour, Refrain de guerre ou bien d'amour!

BOULOTTE.

BALLADE. I

Nous possedons I'art merveilleux,

Nous, filles de Boheme, De decouvrir a tous Ics yeux Jusqu'a Tavenir mcme! De nos chansons, De nos lemons Ne perdez rien ; Ecoutez bien, Voire main dans la mienne, Et, foi de bohemienne, Bien lot vous en saurez Plus que vous ne voudrez"?... Nous allons voir pleurer tous ceux

Que Ton voit si joyeux! Rire aujourd'hui, pleurer demain, G'est la loi du destin!

LE CHCEUR. Rire aujourd'hui, pleurer demain, G'esl la loi du destin!

BOULOTTE.

II

II est souvent, au fond des cosurs,

Des secrets redoutables! Des gens qu'ont fait un las d'horreurs, Se croient invulnerables.

Mais le destin,

Ce vieux malin,

A I'ffiil sur eux,

Les malheureux ! Aussi je les engage A s"arnier de courage : lis vonl passer maint'nant Un quart d'heure enibetant !...

338 BARBE-BLEUE.

Nous allons voir pleurcr tons ceux

Que Ton vuil si joyeuxl Rire aujourd'iuii, pleurer demain,

C'esl la loi du dostin !

LE C11C£UR.

Rire aujourd'iuii, pleurer demain, C'est la loi du destin! Les boh6miens et les bohemiennes vont se placer, les femraes i gauche, les liommes a droite, sur un seul rang. Pendant la dorniero reprise, Barbe-Bleue a gagn6 la gauche, en passant derriere les bohcmiens.

BUBEGIIE.

Etmaintenant,conimcnQons sans perdreune minute... La bonne aventure, 6 guc, la bonne aventure !

BUULOTTE, a Bobeche.

A tout seigneur, tout honneur!... voire main, roi Bobeche?

BOBECHE , lui dounanl sa main.

La voici.

Musique a I'orchestro. BOULOTTE.

Combien de doigts a ceite main?

BOBECHE, etonn6.

Combien de doigts ?

HUULOTTE.

Oui, combien ?

BOBECHE.

Cinq... jc crois...

BOULOTTE.

Cinq... vous Tavouez...

BOBECHE, a part.

Voila que je commence a avoir peur... mais ga m'in- t6resse.

BOULOTTE.

Cinq... et si chaque fois que vous avez dit an comte Oscar : « Comte Oscar... Cot hommc doit mourir!... >

ACTE TROISIEME. 339

si chaque fois que vous avez dit cela, il vous etait tombe un doigt, n'est-ce pas qu'aujourd'hui vous seriez diablement embarrasse pour tenir votre royale fourchette?...

BO BE CUE, il part, retirant sa main.

Cette I'emme!... cclte fern me!...

POPOONI.

A qui le tour, maintenant, a qui le tour?

BOULOTTE, i Barbe-Bleuc, qui s'approclie d"ell6.

A VOUS, messire, si vous le voulez!

BARBE-BLEUE, donnant sa main a Boulottc.

Je ne demande pas mieux.

BOULOTTE, regardant la main.

Une jolie bague a votre main...

BARBE-BLEUE.

Simple... mais de bon gout.

BOULOTTE.

Mais pourquoi du sang sur cette bague?... Pour- quoi du sang ?...

BARBE-BLEUE.

Du sang?...

BOULOTTE.

Vous ne le savez pas?... je vais vous le dire... e'est parce qu'il y a une heurc, cette bague etait au doigt de la malheureuse Boulotte, et que la malheureuse Boulotte est morte empoisonnee!...

Mouvement gdneraL BARBE-BLEUE, retirant sa main.

Hola, sorciere!

BOULOTTE,

Voila pourquoi il y a du sang sur cette bague!

TOUS.

Horreur!... horreur!...

Lcs bohcmiens agitent avec furour Icurs tambours de basque.

340 BARBE-BLEUE.

BOBECIIE.

Mais qu'est-ce que c'est que cos gens-la?

BARBE-BLEUE.

Faites-les chasser, Bobcche!

BOULOTTE.

Ah! ah! vous commenccz a avoir peur, mes maitres!... Et vous avez raison... car, s'll y a des morts qui se portent bien... il y a, en revanche, des vivants qui sont bien malades !

Elle pince Barbe-Bleue. BARBE-BLEUE.

Aie!...

BOULOTTE, aux bohomicns.

Bas les masques, maintenant, bas les masques!...

Tous les masques tombcnt. Reconnaissance gendrale. BARBE-BLEUE, stup6fi6.

Elles!...

BOBECIIE, do memo.

Eux!...

LES SIX FEMMES, s'avani:ant sur Barbe-Bleue et le nicnarant.

Monstre!...

BARBE-BLEUE.

Mes six femmes !

BOBECHE, voyant Alvarez qui vicnt de dcscendre a sa gauche.

Alvarez!...

A L V A R E Z .

Mechant!... qu'est-ce que je vous avais fait?...

CLEMENTINE, i Alvarez.

Vous recevrez un dedommagement.

Alvarez regagne sa place. BOBECIIE.

Alvarez et ses quatre predecesseurs!...

ACTE TROISIEME. 3il

LA PRINCESSE, reconnaissant Saphir.

Mon berger!...

s A P II I R . Ma princesse!...

BARBE-BLEUE, 4 Popolani.

Tu ne les tuais done pas ?

POPOLANI.

Vous voyez bicn.

BARBE-BLEUE.

Ou'est-ce que tu en faisais, alors?

POPOLANI.

Je les electrisais!

BARBE-BLEUE.

Coquin!

BOBECHE, au comto Oscar qui s'approche.

Tu n'as done pas execute mes ordres ?

LE COMTE.

Non, sire.

BOBECHE.

Mais oil les cachais-tu done, ces gentilshommes ?

LE COMTE.

Chez une cousine a moi.

BOBECHE.

Une gaillarde!

LE COMTE.

Mais, comme elle va se marier... vous comprenez... elle ne pouvait pas les garder chez elle.

BOBECHE.

Pourquoi ?... (a Barbe-Bicwe.) Mais qu'est-cc que nous allons faire de tout ce monde-la?

BARBE-BLEUE.

Est-ce que je sais, moi?... sept femmes!... Comme

342 BARBE-BLEUE.

cest amusant!... Est-ce qu'il va falloir que je les repreune ?

BOBECHE.

Eh bien?... et moi... ces messieurs, dont je me croyais delivre... Qu'est-ce que je vais en laire?

BOULOTTE, aUobecho.

Comme il faut peu de chose pour vous embar- rasser !... Sept femmes... sept hommes... nombre egal...

BOBECHE, rdpetaat machiualemcnt.

Nombre egal...

BOULOTTE.

Eh bien, mon cher, vous allez marier tous ces gens- la!... chaque cavalier prendra la main de la dame cor- respondante ct I'epousera immediatement.

BOBECHE.

Accorde! accordc!... Comte Oscar?...

LE COMTE.

Sire?...

BOBECHE.

Faites ce qu'on vient de dire.

LE COMTE.

Cest bien simple.

BOBECHE, a part,

Je n'y ai rien compris du tout.

II passo prus do Cleincntino qui sc trouvo i roxtreme droite. Pendant Ic choeur suivant, Ic comtc Oscar fait passer la princesse Hermia et la conduit i Popolani qui la place cii teto des femmes do Barbe- Bleue, rangccs sur unc sculc ligne oblique. EUes se trouvcnt ainsi disposees : La princesse, Ilcloise, Isaure, Rosalinde, Eleonore, Blanche ot Boulotte. De leur cute, les hommes se sont aussi ranfr<is sur une seule ligne, k droite : en teto, Saphir, puis Alvarez, les quatre sei- gneurs et Barbe-Blcuo. Au milieu, un espaco liljro dans lequcl so trouvcnt Popolani ct lo comte Oscar. Bobfechc et Clementine sont toujours i rextrcmo droiic.

ACTE TROISIEME. 343

FINALE.

CHCEUR. Idee heurciisc, Ingcnieuse! G'est original Et moral ! (A chaquo presentation, les pcrsonnes designees s'avancent, les femmes pres de Popolani, les honimos pros du comte.) LE COMTE, presentantSaphir. Premier seigneur! POPOLANI, prcsentant la princesso. Premiere dame!

LAPRINCESSE, a Saphir. A vous mon coeur!

SAPHIR. A vous mon ame!

LE COMTE, i la princesso. Ca VOUS va-l-il "?

LA PRINCE SSE, avcc joie.

Si ca me va!...

BO BE CUE. Hop la ! hop la ! C'est entendu, passez par la!

CIICEUR. Hop la! hop la! G'est entendu, passez par la!

(Saphir et la princesso rcmontent au second plan.)

LE COMTE, prescntant Alvarez. Second seigneur!

POPOLANI, prcsentant H6I01SO. Secondc dame!

LE COMTE, a Ilijloise. Qa vous va-t-il ?

II E L 0 1 S E . Oui; C'l "ic va.

344 UARBE-BLEUE.

B 0 B E C H E . Hop la ! hop la ! C'est entendu, passez par la!

CFIQEUR. Hop la! hop la I C'est entendu, passez par la! (Heloise et Alvarez rcmontent au second plan, prfes de la princesse

et de Sapliir.)

LE COMTE, presentant quatro boliemiens. Quatre seigneurs!

POPOLANI, presentant quatre boliemiennes. Et quatre dames!

LE COMTE, aux quatro femmes. Ga vous va-t-il ?

ISAURE, ROSALINDE, ELEONORE et BLANCHE. Oui, Qa nous va!

BOBECIIE. Hop la! hop la! C'est entendu, passez par la!

CIIOEUR. Hop la! hop la! C'est entendu, passez par la! (Les quatre seigneurs et les quatre dames remontent au second plan, pros dos autres.)

LE COMTE, presentant Barbe-Bleuo. Dernier seigneur!

P 0 P 0 L A M , presentant Boulotto. Derniere dame!

BARBE-BLEUE, a. Boulotte. Voyons, Boulotte, sois bonne!

BOULOTTE.

Tu veu.\ quejc te pardonne ?

BAUBE-BLEIE. All fond, je suis bon enfant.

AGTE TROISIEME. 345

I50UL0TTE.

Scelerat! traiire! brigand!

BARBE-BLEUE. Je tepromels d'etre aimable. BOL'LOTTE.

Tu le JLires, miserable?

BARBE-BLEUE. Tu peux croire a mes sermenls ? BOULOTTE. Ail! riiabile hommel Yoyez done comme II me prend par les sentiments! (Le comte passe a droite, Saphir descend a gauche avec la princesse, et Heloise a droite avec Alvarez.)

BARBE-BLEUE. Quant a moi, je suis Ires content Que cela finisse gaiment!

BOULOTTE, au public. Vous connaissez son caractere...

BARBE-BLEUE, de memo. Vous connaissez mon caractere : Je suis Barbe-Bleue, 6 gue! Jamais veuf ne fut plus gai!

CHQEUR GENERAL. II est Barbe-Bleue, 6 gue! Jamais veuf ne fut plus gai!

LA MI-GAREME

FOLIE-VAUDEVILLE EN UN ACTE

Representee pour la premidre fois, S, Paris, sur le Theatre du Palais-Royal le 2 avril 1874.

PERSONNAGES

BOISLAMBERT MM. Gil Perez.

MITAINE Lheritieh.

LE BARON DE MORANCIIARD Hvacinthe.

ALFRED PAPONNET Lassouche.

PREMIER VICOMTE Ch. Noma.

DEUXIEME VICOMTE Bucaille.

TROISIEME VICOMTE Strintz.

UiN GARDE FRAXgAISE Rheal.

UN SERGENT DE VILLE Duflost.

UN MARMITON Feriunand.

MARCELINE DE NANTOULAS M""' Valerie.

MARGUERITE LAMBERTIIIER Alice Regnault.

VICTOIRE E. Lemercier.

MADAME PAPONNET Delisle.

UNE BERGfiRE Lucie.

A Paris, do nos jours.

LA MI-CAREME

Le thdaire en deux parties : a droite une loge de concierge; au fond de la loge, une soupente praticable, fermee par desrideaux; on monte a cette soupente par un petit escalicr de cinq ou six marches; k gauche, I'allee de la maison ; au fond de ceite allee, face au public, la porte cochere : a gauche, au premier plan, les premieres marches de I'escalier. Cloisou vitree cntre la logo da concierge et I'allde; dans cette cloison vitree, le plus pres possible du public, le petit vasistas par lequel le concierge communique avec les passants ; pres de ce vasistas, le cordon; dans la loge, une table, un fauteuil, deux chaises; un cor de chasse accroche a la muraille.

SCENE PREMIERE

MITAIXE, VICTOIRE, dans la loge; puis UN GARDE

FRAXgAISE et UNE BERGERE.

VICTOIRE, assise a la table, jouo aux cartes avec Mitaine.

Encore cinq cents.

MITAINE.

Vous vous y habituez, au cinq cents!

VICTOIRE.

C'est cliez ma maitresse que j'ai pris cette habitude- la!

Bruit de cornet a bouquin : Victoirc se bouche les oreilles. Arrivent, par I'escalier, le Garde framjaise et la Bergcre.

III. 20

330 LA MI-GAREME.

LE GARDE FRANn.VISE, dans VaWC'O.

Cordon, s'il vous plait!

MITAINE, se levant et allant ouvrir le vasistas,

Ce sont mes petits locataires du cinquieme... Ron- soir, mes enfants!

LE GARDE FRAXCAISE.

Bonsoir, monsieur Mitaine!

LA BERGERE.

Ouvrez-nous la porte, monsieur Mitaine.

Le Garde francaisc remet son bougcoir a Mitaine par le vasistas. M I T A 1 N E .

Certainement, je vais vous Fouvrir! Ou allcz-vous comme qa. tous les deux?

LA BERGERE.

Nous allons en face, a Valentino...

MITAINE.

Vous allez VOUS amuser... (xirant le cordon.) Vous avcz

raison. (Sortent la Bergerc et le Garde francaise.) Certaine- ment, ils ont raison!

YICTOIRE.

Je ne vous dis pas le contraii'e, monsieur Mitaine.

MITAINE, venant se rasseoir.

C'est aujourdhui la mi-careme, pasvrai?

YICTOIRE.

Oui, monsieur Mitaine.

MITAINE.

Et qu'est-cc que c'est que la mi-careme?... un second mardi gras.

YICTOIRE.

Censcmcnt.

M I T A I N K .

Eh bien, moi, mademoiselle, j'ai une opinion... c'est

SCENE PREMIERE. 351

que tout homme qui ne s'amuse pas le jour de la mi-cartime est un mauvais citoyen.

VICTUIRE.

Oh!

Bruit de cornet a bouquin. MITAINE.

Aussi, quandj'entends desgens qui s'amuseut, je fais chorus avec eux. Tra la la la poum pouml...

Fin du cornet a bouquin. On sonne : Mitainc tiro le cordon; entrent Marguerite Laniberthier et le Premier Vicornte.

SCENE II

MITAINE, VICTOIRE, danslaloge;

MARGUERITE, PREMIER VICOMTE,

dans I'allee. PREMIER VICOMTE.

Voyons, Marguerite?...

MARGUERITE.

Laissez-moi tranquille!...

PREMIER VICOMTE.

Cependant...

MARGUERITE.

II n'y a pas de cependant...

PREMIER VICOMTE.

Marguerite?...

MARGUERITE.

Laissez-moi tranquille, je vous dis! (Eiie ouvre la porta de la loge.j Ma feiuine de chambre est en haul?

352 LA MI-CAREME.

YICTOIRE, sortant de la loge.

Me voici, madame.

MARGUERITE.

Montcz-vite chez moi... et apportez-moi d'autres gants... et uii manteau de fourrure.

YICTOIRE.

Bien. madame...

Elle monte par I'escalier. PREMIER YICOMTE, suppliant.

Marguerite?...

MARGUERITE, entrant dans la loge.

Restez-la, vous, et attendez-moi.

Ellc ferme la porte au nez du Premier Yicomte et va tomber dans le fautouil de Mitaine. Le Yicomte se promene dans I'allSe en fumant son cigare.

MITAINE.

Madame semble irritee...

MARGUERITE.

Je suis furieuse!...

MITAINE passe a la cheminSe. Je disais bien!...

MARGUERITE.

Donncz-moi de I'encre et unc feuille de papier...

MITAINE, pronant cela sur la cheminee.

Voici, madame.

MARGUERITE, ecrivant.

Ce baron... ce baron qui vient chez moi tous les soirs...

MITAINE.

Monsieur le baron de Moranchard...

SCENE DEUXIEME. 3o3

MARGUERITE.

Savez-vous ce que je viens d'apprendre sur son conipte, il n'y a pas une heure, aux Varietes?...

MITAINE.

Je rignore absolument.

MARGUERITE.

II se marie dans huit jours ! ! !

MITAIN'E.

C'est revoltant!...

MARGUERITE.

On m'a donn6 des details... il epouse une jeune veuve... madanie de Nantoulas... Aussi je me depeche de lui signifier son conge. II y a longtemps, d'ailleurs, que je cherchais un pretexte... il est assommant, ce baron...

MITAINE, le dos a la cheminee.

Tous les hommes ne sont pas aussi amusants que I'etait ce pauvre monsieur de Boislambert.

MARGUERITE.

Ah! Boislambert!...

MITAINE.

En voila un qui etait gai, bon enfant!

MARGUERITE.

Vous I'aimiez bien?...

MITAINE.

Oui.

MARGUERITE.

Moi aussi.

MITAINE.

Et pas fier... il entrait chez moi... il s'asseyait dans ce fauteuil ou madame est assise... Et il causait... il riait... II me doit encore vingt-sept francs cinquante de voitures que j'ai payees pour lui... du temps qu'il aimait madame.

20.

354 LA MI-CAREME.

MARGUERITE.

Eh bien, j'ai grand'peur que vous ne les rattrapiez jamais, vos vingt-sept francs cinquante!... Pauvre Boislaiubert ! je Tai ruine, complctcment ruin6... oil est-il maintenant? qui saitcc qu'il est devenu?... (Fermant sa lettre.) La, si mon baron ne comprend pas ce que cela veut dire...

Revient Victoire, par I'escalier, avcc les gants ot le mdnteau; elle entre dans la loge.

VICTOIRE.

Voici, madame.

MARGUERITE, so levant.

Le baron de Moranchard viendra tout a I'heure, vous lui remettrez cette lettre.

VICTOIRE.

Oui, madame.

MARGUERITE, s'appretant a sortir.

Je vais souper. Je serai ici dans une heure... Vous m'attendrez.

VICTOIRE.

Et, quand madame sera rentree, madame voudra- t-elle me permettre d'aller au bal?

MARGUERITE.

Oui... mais attendez-moi. Bonsoir, monsieur Mitaine !

Elle sort de la loge. MITAINE.

Bonsoir, madame.

II tire lo cordon. MARGUERITE, au Premier Vicomte qu"elIo troiivo dans ralloe.

Allons, venez, vous!...

PKEMIKK VICOMTE.

Mais enfin, Marguerilc...

SCENE TROISIEME. 355

MARGUERITE.

Qn va rccomniencer?...

PREMIER VIGOMTE.

Non, mais enfin...

MARGUERITE.

Taisez-vous! vous ctes insupportable...

Elle sort avec lui. Bruit de cornet a bouquin.

SCENE III

MITAINE, VIGTOIRE, jouant.

MITAINE, s'asseyant.

Tracleridera poum poum!... Vous voyez, je continue k faire chorus... Et vous, mademoiselle Victoire, est-ce que vous ne comptez pas vous amuser aussi?

VICTOIRE, assise a la table.

Oh! que si, monsieur Mitaine!... desquema mailresse sera revenue, je compte me deguiser en laitiere et m'en aller au bal avec mon petit amoureux.

MITAINE.

Qui c'est-il, votre petit amoureux? Est-cc que je le connais?

VICTOIRE.

Vous le connaissez parfaitement, c'cst un des loca- taires de cette maison.

MITAINE.

Allons done!...

VICTOIRE.

A preuve qu'il est sorti... mais tout a Theure il ren- trera... et il trouvera une lettrequej'ai mise pour lui...

3o6 LA MI-CAREME.

SOUS le paillasson de Tescalier... une lettre dans laquelle je lui donne rendez-vous.

MITAINE.

Un locataire dc cette niaison?...

VICTOIRE.

Oui.

MITAINE, badin.

Locataire ou concierge?

VICTOIRE.

Locataire.

MITAINE.

Qui ga peut-il etre?

VICTOIRE.

Clierchez...

On Sonne : Mitainc tire le cordon ; entrent madame Paponnet et Alfred.

SCENE IV

MITAINE, VICTOIRE, MADAME PAPONNET, ALFRED.

MADAME PAPONNET, dans I'allee.

Viens, Alfred! Alfred!... Vous avez mon bougeoir, monsieur Mitaine?

Elle a passo la tete par le vasistas. MITAINE.

Oui, madame Paponnet, Ic voici... Vous rentrez tard aujourdhui ; qa n'est pas dans vos habitudes.

MADAME PAPONNET.

J'ai voulu accorder a mon neveu une petite distraction,

(Elle se tourne vers Alfred : celui-ci cache precipitammcnt uno lettre

SCENE QUATRIEME. 3o7

qu'il vient de prendre sous le paillasson de I'escalier.) Si je DC lui

en accordais pas de temps a autre, il en prendrait lui- meme... il irait voir des femnies... c'est ce quejene veux pas, monsieur Mitaine, c'est ce que je ne veux pas!... Je sais ce que c'est que les femmes... je Tai ete.

MITAINE, alluraant lo bougeoir.

Fichtre!

MADAME PAPONNET.

Alfred, viens ici...

ALFRED, qui a lu la lettre et I'a mise dans sa poche.

Me voila, ma tante.

MADAME PAPONNET.

II a bien travaille hier : alors, pour le recompenser, je I'ai mene aux conferences du boulevard des Capu- cines,.. Tu t'es bien amuse, Alfred?

ALFRED.

Oui, ma tante.

MADAME PAPONNET.

Maintenant tu vas venir te coucher.

ALFRED.

Oui, ma tante.

MADAME PAPONNET.

Et demain tu te remeltras au travail.

ALFRED.

Oui, ma tante.

MADAME PAPONNET.

Bonsoir, monsieur Mitaine.

MITAINE.

Bonsoir, madame Paponnet.

MADAME PAPONNET.

Prends le bougeoir, Alfred.

3o8 LA MI-CAUEME.

ALFRED, le prenant.

Oui, ma tante.

MADAME PAPON NET, montant lescalicr.

Bonsoir, monsieur Mitaine.

ALFRED.

Bonsoir, monsieur Mitaine.

MADAME PAPONNET, dans I'escalier, appelant.

Alfred!...

ALFRED.

Me voila, ma tante...

lis disparaissent dans I'escalier.

SCENE V

MITAINE, VICTOIRE.

VICTOIRE, qui s'est levee.

Eh bien, c'est lui, mon amoureux...

MITAINE.

Qui qa, le petit bonhomme a madame Paponnet?

VICTOIRE.

Juste! 11 m"a rencontree dans I'escalier... mais il n'a pas ose me parler, a cause de sa tante... il s'est contente de se Jeter a mon cou et de m'embrasser trois ou quatre fois de suite... j'en ai conclu qu'il avail quelque chose a me dire... en effet, il a fini par m'avouer qu'il mourait d'envie de se deguiser en mousquelaire.

MITAINE.

Brave jeunc hommc!

VICTOIRE.

Avee un faux nez pour ne pas (itre reconnu... J'ai

SCENE CINQUIEME. 359

lone un faux ncz. j'ai lone un costume de mousque- toire, j'ai mis Ic tout dans le paquet qui est la... et j'ai ecrit a Alfred...

MITAINE.

La lettre sous le paillasson?...

VICTOIRE.

On je lui ai dit de s'echapper des que sa tante serait endormie, et de venir s'habiller chez vous.

MITAINE.

Chez moi?...

VICTOIRE.

Vous voulez bien, monsieur Mitaine?

MITAINE.

Puisque je vous dis que, selon moi, tout homme qui ne s'amuse pas le jour de la mi-careme est un mauvais citoyen!... je serais un mauvais citoyen moi-meme, si

je ne COnsentais pas. (Prenant lo paquet et montant a la sou-

pente.) Je vais porter le mousquetaire dans ma sou- pen te, et votre jeune homme viendra s'habiller quand il voudra.

II commence a monter rescalier. On sonne. VICTOIRE.

On Sonne, monsieur Mitaine : faut-il tirer le cordon?

MITAINE, sur son escalicr.

Qa m'obligera sensiblement.

II disparait dans !a soupente. Victoire tire le cordon : entre Boislambert.

360 LA MI-CAREME.

SCENE VI

MITAINE, VICTOIRE, BOISLAMBERT.

BOISLAMBERT, entrant vivoment dans I'allee.

L'escalier de Marguerite! la porte cochere de. Mar- guerite!... (Entrant dans la loge.) C'est moi !

VICTOIRE.

Ah! mon Dieu!... Monsieur Mitaine, monsieur Mitaine!...

MITAINE, reparaissant.

Qu'cst-ce qu'il y a?

VICTOIRE.

Regardez... I'ancien k madame... monsieur de Bois- larabert...

MITAINE, descendant tres vite.

Esl-il possible?...

BOISLAMBERT.

Oui, c'est moi, retour d'Amerique... apres un an d'exil... je reviens et je vous retrouve... la maison de Marguerite! le portier do Marguerite! la femme de chanibre de Marguerite!... (a victoire.) EUe m'aime tou- jours, n'est-ce pas?

VICTOIRE.

Certainement, monsieur, certainement.

MITAINE.

II n"y a pas cinq minutes, elle me parlait encore de vous.

BOISLAMBERT.

Vraiment?

SCENE SIXIEME. 301

MITAIXE.

Oui, monsieur... « Ce pauvre Boislambert!... » ellc disait ccla avec une voix qui in'arrachait des larmes... a Ce pauvre Boislambert, je I'ai ruine, completement ruine... »

BOISLAMBERT, avec orgueil.

C'est vrai!

MITAINE.

... < Ou est-il maiiitenant?... »

BOISLAMBERT.

« Oil est-il maintenant?... » et j'etais la, j'accourais... Ah!... Elle est chez elle?

VICTOIRE.

Non, monsieur... mais si vous voulez attendre, ma- dame rentrera dans une lieure,

BOISLAMBERT.

Dans une heure?

VICTOIRE.

Oui, monsieur...

BOISLAMBERT.

Ainsi, dans une heure, je verrai Marguerite,

VICTOIRE.

Oui, monsieur.

BOISLAMBERT, tombant dans les bras de Mitaino.

Ah!

MITAIXE.

Eh bien, monsieur, eh bien?...

BOISLAMBERT, a Victoire.

Conduis-moi, je vais I'attcndre chez elle.

VICTOIRE, embarrassec.

Chez elle?... III. 21

362 LA iMI-CAREME.

BOISLAMBERT.

Oui, dans le petit salon.

VICTOIRE.

C'est que... monsieur...

BOISLAMBERT.

C'est que?...

VICTUIRE.

Je n'ose pas vous laisser entrer chez madamc parce que...

Silence. BOISLAMBERT.

Parce que?...

VICTOIRE.

Parce que...

BOISLAMBERT.

Elle ni'aime toujours, n'est-ce pas?

VICTOIRE.

Gertainement, monsieur, certainement... mais...

BOISLAMBERT.

Mais j'ai un successeur.

VICTOIRE.

Oui, monsieur.

Boislambert s'affaissc dc nouveau dans Ics bras dc Mitaino. BOISLAMBERT, se relevant.

Est-il Lien?

MITAINE.

Peuh!...

BOISLAMBERT.

II nc me vaut pas, hein?

MITAl.NE.

Oh! non... oli! non...

SCENE SIXIEME. 363

BOISLAMUERT.

Elil est la-haut!...

VICTOIRE.

Non, monsieur, niais il va venir,

BUISLAMBERT.

Alors, en restant ici, je le verrai passer?

VICTOIRE.

Oui, monsieur.

BOISLAMBERT.

Eh bien, ga me fera plaisir.

MITAINE.

Vous restez, alors?

BOISLAMBERT.

Oui, je reste; j'attendrai Marguerite ici, et, comnie je meurs de faim, vous, Mitaine, vous allez passer chcz Voisin et vous direz que Ton m'apporte a souper.

MITAINE.

Bien, monsieur.

BOISLAMBERT.

Voulez-vous de I'argent?

MITAINE.

Oh! non, monsieur... qa se trouvera avec le reste, Qa se trouvera avec les vingt-scpt francs cinquante.

BOISLAMBERT.

Quels vingt-sept francs cinquante?

M I T A I N E .

Ricn, monsieur, rien... ne parlous pas de ca aujour- dhui... c'est une petite note de voitures... que j'ai payees pour monsieur, du temps que monsieur aimait madame... n'en parlons pas, nous avons tout le temps

364 LA MI-CAREME.

d'en parler... je vais cbez Voisin. (ii tire le cordon.) Si qiielqu"un sonne pendant que je no serai pas la, vous aurez la bonte de tirer le cordon, n'est-ce pas, mon- sieur?... (On entend des trompes de chasse : Mitaine va prendre la trompo qui est accrocliee au mur de la logo.) Et ITloi aUSSi, j'eil

pince... Ecoutez qa, monsieur, ecoutez qui

11 sort en sonnant do toutcs ses forces.

SCENE VII

BOISLAMBERT, VICTOIRE.

BO IS LAM BERT, approchant nne chaise.

]\Iaintenant, mettez-vous la, et parlez-moi d'elle.

VICTOIRE, s'assovant.

Yous I'aimez toujours, monsieur...

BOISL.A.MBERT, s'asseyant aupres d'elle.

Si je I'aime!... une lemme pour qui j'ai depenstj quatre cent mille francs en vingt-deux mois!

VICTOIRE.

C'est beau, qal...

B 0 I S L .V M 1! E R T .

Unc remine a cause de qui je me suis brouille avec toute ma faniille... car j'ai une famille... on ne le dirait pas en me voyanl... mais j'ai une famille, et qui mc tient serre.

VICTOIRE.

EUc n'a pas tort!

BOISL.VMBERT.

Ouand je dis que je me suis brouille avec ma famille k cause de Marguerite, ce n'est pas tout k fait exact...

SCENE SEPTIEME. 36o

ce qui a cause la brouille, c'est que ma famille a voulu me marier.

VICTOinE.

Oh!

BOISLAMBERT.

Oui, ma chere... avec une reinme cliarmante... unc veuve... madame do Nantoulas... Marccline de Nan- toulas... iNIoi, je n'ai d'abord dit ni oui ni non... mais, au dernier moment, pensant au chagrin que cela ferait a Marguerite, j'ai rompu... j'ai rompu de la fagon la plus scandaleuse... le jour meme du contrat. Alors, ellc s'est fachee pour tout de bon, ma famille... et elle m"a cxpcdie a Chicago.

V I c T 0 I R E .

Chicago... je connais Qa... il en est venu un chez madame, un monsieur de Chicago.

BOISLAMBERT.

Et j"y suis reste pendant un an... dans Une maison de banque, avec trois mille francs d'appointements... deux cent cinquanle par mois.

II sc 16 ve. YICTOIRE, se levant.

C'etait maigrc...

BOISLAMBERT, gngnant la gauche.

Aussi n'en faisais-je qu'une bouchee... le jour on je Ics recevais, j'allais regulierement les jouer... et je les perdais, non moins regulierement. Enfin. ce mois-ci, la deveine s'est lassee... avec mes deux cent cinquante francs, j'en ai gagne sept ou huit mille... avec mes sept ou huit mille francs, j'ai eu I'idee d'acheter tons les billets d'un concert qui devait etre donne trois jours l»lus tard par une societe de perroquets chanteurs; pendant ces trois jours j"ai revendu mes billets et je les ai revendus dix fois, vingt fois ce qu'ils m'avaient

306 LA MI-CAREME.

coute... benefice net : qunranle niille francs... Unc fois que j'ai eu quarante niille francs dans ma poche, vous devinez ce que j'ai fait.

VICTOIRE.

"Sous avez pense a madame.

BOISLAMBERT.

Oui, tout de suite!.. II y a douzc jours, je prenais le bateau a New- York; hier, j'etais a Brest; ce soir, je suis ici... chez Marguerite!!! Elle m'aime toujours, n'est-cc pas?

VICTOIRE.

Certainement, monsieur!

Parait Alfred. II arrive par I'escalicr avec une grande robe do chambrc jaune ci ramages et un bonnet de colon, un bougooir i la main.

SCENE VIII

Les Memes, ALFRED.

ALFRED, onvrant la porto de la logo ot entrant.

Oil est-il, le mousquelaire?

BOISLAMBERT.

<Ju'est-cc que c'cst que ga?

VICTOIRE.

Cost mon amoureux, monsieur.

BOISLAMBERT.

II a tout a fait bon air.

.\LFREI), donnant son bougeoir k Boislambert. TcneZ-moi ga, vous. (Il s'elanco sur Victoire et il I'enibrasso trois on quatrc fois; puis, reprcnant son bougeoir.) Maintcnailt,

rendez-moi qi...

SCENE IIUITIE.ME. 267

BOISLAMBERT, vex6

Ah qhl niais...

V I C T (H R E .

II est conimc ga... c'est la jeiincsse!

ALFRED.

Cost la jeunesse!

BOISLAMBERT.

II est gentil!

VICTOIRE.

N'cst-ce pas, monsieur?

ALFRED.

J'ai fait tout ce que vous m'avez dit... J'ai attendu que ma tante fiit endormie... et, des qu'elle a ele en- dorraie, je suis descendu... D'abord, je n'osais pas... mais j'ai trouve dans i'armoire un flacon do rhum... j'en ai bu la moitie... apres ga, j'ai ose... Ou est-il, le mousquetaire?

VICTOIRE.

II est la, dans la soupcnte de monsieur Mitaine... montez-y, et habillez-vous vite.

ALFRED.

Dans la soupente?

VICTOIRE.

Oui.

ALFRED.

On y va, alors, on y va!... c'est la jeunesse!...

11 monte en trebuchant dans la soupente. VICTOIRE, remontant.

Est-il gentil!...

BOISLAMBERT.

Malheureusement, cctte beaute-la passera!

368 LA MI-CAREME.

VICTOIRE, regardant Alfred.

Oh! non. monsieur, (a Boisiambort.) Au revoir, mon- sieur.

BOISLAMBERT.

Vous partez?...

VICTOIRE.

Oui, monsieur, je vais, moi, m'habiller en laitiere... A tout a riieure, Alfred !

Elle sort et nionto par I'cscalicr. Alfred parait dans la soupcntc, uno botte do mousquetairo a la maiii.

ALFRED.

Je I'ai, le mousquetairo!...

SCENE IX

BOISLAMBERT, ALFRED, dans la soupente, derrifero le rideau.

BOISLAMBERT.

Mon projet est simple comme bonjour! je laissc mon successeur monter chcz Marguerite, et, quand Mar- guerite arrive, je lui propose de partir immediatement avec moi pour Monaco. Elle accepte, nous partons...

ALFRED, dans la soupente, entr'ouvrant lo rideau.

Diles done, monsieur?..,

BOISLAMBERT.

Ell bien, quoi?...

ALFRED.

Je n'osais pas d'nbord... parce que j'avais peur de ma tanlc... mais, quand j'ai eu bu la moitie du llacon de rhuiii, j"ai ose...

SCENE NEUVIE.ME. 3:9

BOISLAMBERT.

C"est bon, mon ami, c'cst bon!...

ALFRED.

Je crois bien que c'csL bon!

II disparait.

BOISLAMBERT.

Nous arrivons a Monaco... jc mets six niillc francs trois fois de suite sur la rouge... la rouge sort trois fois de suite... apres ^a, je mets six mille francs sur la noire... la noire sort... encore trois fois sur la rouge, et la rouge sort les trois fois... una fois sur la noire, une fois sur la rouge... ga sort toujours... on n'a pas idee d'une veine pareille! ^a me fait cinquante-quatre mille francs, je m'arrete... je m'arrete...

ALFRED, dans la soupente.

Dites done, monsieur?...

BOISLAMBERT.

Eh bien?...

ALFRED.

Comment met-on qa, des bottes de mousquetaire?

BOISLAMBERT.

L'une apres Tautrc.

ALFRED.

Merci, monsieur.

II disparait. BOISLAMBERT.

Lelendemain,je negagne que Irente-six mille francs... trente-six et cinquante-quatre font quatre-vingtdix, ce qui, joint aux quarante mille que j'ai deja...

ALFRED.

Monsieur?...

BOISLAMBERT.

Encore?...

21.

370 LA MI-CARE.ME.

ALFRED.

Je lie pcux pas les mettre, les bottes... (Gcignant.) Ilein!... heiii!

130ISLAMI5ERT.

11 n'y a pas moyen dc lairc sa caisse, avec un animal parcil... Quatre-vingt-dix niille francs d'uu cote, qua- rantc mille de Tautre... Qa fait cent trenle niille francs, alors, je dis a Marguerite : « Faut-il contiauer, fautil nous en tenir la?... » Marguerite me repoad : «■ Donne- nioi dabord les cent trente mille francs... » (On sonne.) Mais, je lui dis : « Tu n'cs pas raisonnable! Si jc te donne les cent trente mille francs, qu'est-ce que je met- Irai? Pour jouer , il faut mettre quelque chose... Si on ne mettait rien, tout le monde jouerait... Voyons, Mar- guci'ite, voyons, tu n'es pas raisonnable... »

On sonno. ALFRED.

Monsieur, monsieur?...

BOISLAMBERT.

Ah! vous allez me laisscr tranquille, a la iin!...

ALFUED.

Mais on sonne, monsieur, on sonne... a quoi qa vous scrt-il de remplacer le concierge, si vous n'entendez pas quon Sonne?

On sonne plus fort. BOISLAMBERT.

Tiens! c'est vrai, on sonne!

11 tiro Ic cordon : Marcclinc do .Naiitoulas, tr6s voileo, ontrc daus la logo.

SCENE DIXIEME. 371

SCENE X

BOISLAMBERT, MARCELINE; ALFRED,

dans la soupente. MARCELINE.

Je suis riclie, monsieur, je suis tres riche... voici de I'argent.

BOISLAMBERT.

Mais, madame...

MARCELINE.

Voici dc Tor... en echange de cet argent, en ecliange de cet or, je vous demanderai un service.

Ello va rcfermer la portc cochirc qu'elle a laisseo ouvor en cuiraut.

BOISLAMBERT, au public, montrant I'argent qii'il a dans la main.

Je vous prie de remarquer que je n'en dislrais rien pour mes bcsoins personnels. .. je mets tout ca la, en tas : ce sera pour Mitainc, quand il rentrera. (a Marceiine qui rentre dans la loge.) Quel Service, madame?

MARCELINE, Texaminant.

Ahl mon Dieu... maisc'est...

BOISLAMBERT.

Plait-il?

MARCELINE.

Monsieur de Boislambert...

BOISLAMBERT.

Vous me connaissez?...

MARCELINE.

Parfaitcmentl... Je savais que vous etiez mine, mais

3:2 LA MI-CARE.ME.

j'iirnorais que vous en eussiez ete reduit 6 vous faire portier... je voulais dire concierge...

BOISLAMBERT, avec dignite.

Mais je no le suis pas!

ALFRED, dans la soupente, derriere les rideaux.

Hein!... hein I...

-Marceline rcgarJe autour d"elle d'un air inqui'ct. BOISLAMBERT, a part.

C"est cet animal de la-haut qui essaie d'cntrer dans les boltcs... (a Marceline.) Je VOUS assure, madame, que je n'en ai pas ete du lout reduit a... Le concierge est sorti ; je le remplace momentanement, pour des raisons qu'il serait un peu long de vous expliquer.

MARCELINE.

Alors, nc nie les expliquez pas, car je n'ai pas une minute a perdre. Je ne suis pas ce que vous pourriez croire, monsieur...

BOISLAMBERT.

Moi. madame, je ne crois rien du tout... vous me connaissez, niais moi, je ne vous connais pas...

MARCELINE.

Je suis une honnetc fomme, monsieur.

BOISLAMBERT, chercliant a voir sous le voile de Marceline.

Autant que j'en puis juger, madame, c'est dommage.

MARCELINE.

C'est comme ga... Je suis une honnete femme, et vous allez comprendre ce queje viens faire ici... Je dois epou- ser dans huit jours le baron de Moranchard. Eh bien, savezvous ce que je viens d'apprendre tout k I'heure, aux Italiens, sur le comptc de monsieur de Moranchard que je dois epouser dans huit jours?

SCENE DIXIEME. 373

ROISLAMBERT.

Non, madame, je ne le sais pas.

MARCELINE.

Je viens d'apprendre qiril vient tons les soil s chcz une cocotte qui demeure dans cette maison...

BO ISLAM BERT, avec passion.

Marguerite... ma chere Marguerite!

MARCELINE.

Marguerite! c'est bicn cela... Marguerite Lamber- thier.

BOISLAMBERT, a part.

C'est mon successeur...

ALFRED, continuant de geindre dans la soupente.

Hein !... hein!...

MARCELINE, etonnee.

Qu'est-ce que c'est que Qa?

BOISLAMBERT.

Ne faites pas attention, ce sont des petites blanchis- seuses qui passent!... Le jour de la mi-careme, vous savez...

MARCELINE.

Blottie dans une voiture, je suis allee I'attendre a la porte de son cercle; il est sorti, il a pris un fiacre... et a donne I'adresse... c'etait bien ici qu'il venait... je I'ai devance, et me voici, monsieur, me voici et je I'at- tends.

BOISLAMBERT.

Nous I'attendons.

On Sonne. MARCELINE.

On Sonne, monsieur... c'est lui, sans doute.

374 LA MI-GAREME.

nolSLAMBEUT.

Co doit ctre lui.

M A R C E L I N E

Je vais le voir,

UOISL AMBERT. Nous allons Ic voir. (Mcttant deux chaises pros dc la porta

vitieo.) Une pour vous, unc pour moi... sercz-vous bien pour le voir?

MARCELINE, s"assc_vant pres du vasistas.

Tres bien, je vous remcrcie.

BOISLAMBERT.

Ouvrons, alors!

II tire lo cordon ct vicut s'asscoir prc'S de Marceline. Entrc lo baron de Moranchard.

SCENE XI

Les Memes, moranchard.

marceline. Cost bien lui !...

B 0 I S I. A M H E R T .

Mes compliincnls, madame. (A part.) II est infect!

Moranchard arrive lentcmcnt sur Ic dovant do la scene; la, il s'arrOtc.

M O RAN C H A R 1) , dans Tallec.

<t Mais, me dira-t-on, tu n'aimes done pas la femme que lu doisepouser dans huit jours?... » niandc pardon, je I'adore... la prcuve que je I'adore, c'est que, ce soir mcme, j'ai lait porter chez ellc un bouquet enormc... et la corbeille... une corbeille magnifique!

MARCELINE, bas.

Qu'est-ce qu'il dit?

SCENE ONZIH.ME. Slo

ntllSLAMBEUT, bas.

Jc n'cntends pas.

MORANCHAllD.

e Mais alors, continucra-t-on... si tu adores la fcmnio que tu dois epouser dans huit jours, comment so fait- il que tu viennes tous les soirs chez Marguerite Lam- berth icr?... » Je vais vous dire... C'est que j'ai promis a Marguerite de lui faire douzc mille livres de rente le jour oil jc la quittcrais : alors, dans Tinterct meme de mon futur menage, j'aime autant la garder... Deux cent quarante mille francs de moins dans un menage, c'est une chose grave; un mari qui a une maitressc, c'est une chose grave, mais c'est une chose moins grave... (II sc dirig-e vers I'escaiier.) Et puis... je dis deux cent qua- rante mille francs... ga serait plus que qa... je serais oblige de vendre des valeurs... et comme il y a, en ce moment, sur toutes les valeurs de portefeuille une enorme depreciation...

MARGE LINE.

II s'cn va.

BOISLAMBERT. Oui... il se decide. (Moranchard s'arreto et revient vers la

logo.) Non, il revient...

MARCELINE.

II va entrer ici... Monsieur, monsieur! je ne veux pas qu'il entre ici, je ne veux pas qu'il sache que je. suis venue!

EUe sc cache au fond de la logo. BOISLAMBERT.

Soyez tranquille, madame, il n'entrera pas.

Jen de scene : a deu.v ou trois reprises, Moranchard essaio douvrir la porte; Boislanibert la refcmic. A la liu, Boislambert prend son parti, il sort, refermo la porte dcrrierc lui et se trouve dans Tallec cu face do Moranchard.

376 LA MI-CAREME.

ROISLAMBERT, agrossif.

Vous devriez comprendre, monsieur, que si je m'ob- stine ik refermer cette porte, c'est que je desire que vous n'entriez pas...

MOr, AN CHARD, bon enfant.

C'est que je voudrais parlor au concierge.

BOISLAMBERT.

II n'y est pas.

MORAN CHARD.

C'est vous qui le remplacez?

BOISLAMBERT.

Avec avantage... j'ose le dire... (Avec intention.) Et ce n'cst pas toujours facile de remplacer les gens avec avantage...

MORANCHARD.

Mademoiselle Marguerite Lamberthiier, s'il vous plait?... elle est chez elle?

BOISLAMBERT.

Non, monsieur, elle n'y est pas.

MORANCHARD.

Et sa femme de chambre?...

BOISLAMBERT.

Elle y est, la femme de chambre.

MORANCHARD.

Je vous remercie, voila pour vous.

II lui donne uno piece do cinq francs, et sort par rescalier. BOISLAMBERT, regardant ce que Moranchanl lui a donne.

Cent sous!... Ah bien! ceux-la, par exemple, je les garde rail

SCENE DOUZIEME. 3"7

SCENE XII

BOISLAMBERT, dansTallee; M ARC E L I N E, dans laloge; ALFRED, dans la soupcnte.

ALFRED, se montrant brusqnomcnt a Marcclino ot agitant la oasaque de mousquctairc.

J'ai mis les bottes et j'ai mis le faux nez... maintc- nant, je vais mettre la casaque.

MARCELINE, epouvantee.

Ah! mon Dieu! Ah! au secours! au sccours!...

BOISLAMHERT, se precipitant dans laloge.

Qu'est-ce qu'il y a, madame? qu'est-ce qu'il y a?...

MARCELINE.

La-haut... voyez...

BOISLAMBERT.

Veux-tu te cacher!...

Alfred disparait. On entend dcs oris : « Alfred, ou est Alfred! » ct madame Paponnot se precipite par I'oscalier.

SCENE XIII Les Memes, MADAME PAPONNET, en camisole,

avec des papillotes tout autour de la tOte.

MADAME PAPONNET, passant violemment sa tete par lo carrcau de la loge.

Oil est Alfred?

MARCELINE, epouvantee.

Qu'est-ce que c'cst que ga encore?...

MADAME PAPONNET.

Jc me suis reveillee... j'ai appele Alfred... Alfred n'a

378 LA Ml-CAREME.

pas repondu... Je me suis elancee dans sa chambre... II n"y elait plus... niais j'ai trouve une leltre... (Aguant la lettre avcc violence.) La voici, cette Icttrc, la voici!...

I? 0 IS LAM BERT, lui monlrant Marceline qui s"evanouit.

Madame, je vous en prie...

MADAME PAPON NET, sans I'ecouter.

Une lettre de femme... et cette femme attend Alfred a V'alentino... Cordon, s'il vous plait!...

BOISLAMBERT.

Ah ! avec plaisir !

II tire Ic cordon, la porte s'ouvrc. MADAME PAPON NET.

J"y vais a Valentino, moi aussi! Je vais a Valentino chercher Alfred!...

Elle sort en courant.

SCENE XIV

Les Memes, moins MADAME PAPONNET; puis VICTOIRE.

Dcs que madame Paponnct est sortie de la logo, Marceline rcvicnt un peu d. elle ; niais elle retombe plus pam(5e que jamais a la vuc d'Alfred qui, a moiti6 v6tu en mousquetaire, s'elance hors de la soupcnte.

ALFRED.

Je vas me recoucher! j'ai trop peur de ma tanle. . je vas me recoucher, je vas me recoucher!

11 s'elance hors de la logo, arrive a I'escalier et, li, rencontre Victoire.

VICTOIRE.

Eh Lien... Alfred! Alfred!

SCENE QUINZIEME 379

ALFRED.

J'ai trop pcur! je vas nie recoucher.

II se sauve par I'escalicr. VICTOIRE, le poursuit en criant.

Alfred ! Alfred !

SCENE XV

BOISLAMBERT, MARCELINE, puis MITAINE et UN MARMITON.

MARCELINE, assise i)res do la cheminee, s'evanouissant.

Ahlj'en mourrai... ah!

BOISLAMBERT.

Madame!... Voyons, madame!... (ii lui oto son voile.) Madame de Nantoulas!... la per.sonne que ma famille voulait absolument me faire epouser!...

MARCELINE.

Oui, monsieur... c'est moi...

BOISLAMBERT.

Eh bien, madame, puisque le hasard nous remet I'un en face de I'autre dans une lege de concierge, je tiens a profiler de Toccasion pour vous expliquer...

MARCELINE.

Ne m'expliqucz rien du tout. Donnez-moi seulement le bras jusqu'a ma voiture...

Boislamhcrt offrc son bras i Marceline et ils sortent de la logo. Aa memo instant, par la porte cochcre, reside ouvcrtc aprcs la sortie de madame Paponnet, rentrent Mitaine et un marmiton portant uno manne sur sa tcte.

MITAINE, rcncontrant Boislambert.

Voila voire souper!

380 LA MI-CAREME.

BOISLAMBERT. C'est bienljc revienS...(Mitaino et lo marmiton entrent dans la loge. Boislambert et Marceline s'en vont par I'allee.) C'ctait

ma i'amille qui voulait me marier; moi,jene voulais pap... j'avais line passion dans le coeiir, une passion devorante...

lis surtcnt par le fond. Arrivont par rcscalior Victoirc et Alfred. Mit;.inc ot le marmiton rotirent les objcts de la manne et mettent le couvert.

SCENE XVI

MITAINE, LE MARMITON, VICTOIRE, ALFRED.

ALFRED, se faisant trainer.

Non, jc vous dis!... j'ai trop peur... je veux allcr mc rccoucher.

VICTOIRE, le tirant par la main.

Venez done... Est-ce que vous n'elcs pas hontcux!... un honime, etre poltron comma Qa!...

ALFRED.

Jc ne suis pas poltron.

VICTOIRE.

Oh!

MITAI.NE, au marmiton, ajjres avoir lini de mettro le convert.

La... c'est Ires bien.

Lc marmiton sort do la loge, Mitainc est sur Ic pas de la portc. ALFRED.

Non, je ne suis pas poUroa... Vous allcz bien voir que je ne suis pas [)oltron! (ii donnc un violent coup do

]wed au marmiton : cclui-ci tombe sur .\lfrcd A coups de poing, lo jctte

SCENE DIX-SEPTIEME. 3S1

par tcrre ct sort par lo fond. Alfred, par terro, avec orgucil :) VOUS

voycz bicn queje ne suis pas poltron!... mais j'ai pcur de ma tanle. (On sonne.) La voila, ma tante! la voilal la voila!

II se sauvo jiar Tescalier, Victoire le poursuit en criant dc plus belle : " Alfred! Alfred! » Entrent Marguerite et le Premier Vicomte : Mitaine alors s'elance, a son tour, par I'escalicr.

MIT .VINE, criant.

Ce n'est pas votre tante, monsieur Alfred!... C'cst niadame!... dcscendez, mademoiselle Victoire, c'cst madame!...

II sort par Tescalier.

SCENE XYII

MARGUERITE, PREMIER VICOMTE, puis VICTOIRE.

PREMIER VICOMTE, dans lallee.

Voyons, Marguerite?...

.M.VRGUERITE.

Non, c'est impossible.

PREMIER VICOMTE.

Cependant...

M.\RGUERITE.

C'est impossible, je vous dis!...

PREMIER VICOMTE.

Marguerite?...

MARGUERITE.

Ah! vous m'impalientez!... (Entro victoire.) Eh bien, Victoire... le baron?...

VICTOIRE.

Je lui ai donne la leltrc, madame...

382 LA MI-CAREME.

MARGUERITE.

Et il est parti?

VICTOIRE.

Non, madame, il est toujours la-haut.

MARGUERITE.

Ah!... luontez chez moi, alors, vous m'apporterez mon loiip et nion domino.

VICTOIRE.

Bien, madame.

Ello sort. Eutre Boislambert 6perdu.

SCENE XVIII

MARGUERITE, PREMIER VICOMTE, BOISLAMBERT.

BOISLAMBERT.

Cost bien ellc que je viens de voir rentrer... Mar- guerite, ma ch6re MargiuM'ite!

MARGUERITE.

Monsieur de Boislambert?

BOISLAMBERT.

Vous m"aimez toujours, n'est-ce pas?

Moiivenioiii du Premier Viconite. MAR CUE KITE.

Qu'est-cc que c'est?...

BOISLAMBERT, rcfrardant io vicointo.

Ah! c'est juste... Madame veut-ellc me fairc I'hon- neur d'entrer un instant chez le concierge?... jc vou- drais lui dire deux mots en particulier.

SCENE DIX-NEUVIE.ME. 383

MARGUERITE.

Allons, soil!...

PREMIER VICOMTE.

Mais, Marguerite...

MARGUERITE.

Restez la, vous, et attendez.

EUe ontre dans la loge. Boislambert et le Premier Vicomte echangent des regards irritds.

BOISLAMBERT, entrant dans la loge.

Enfin! je la vois! elle est la... je vais lui parler... il y a un an que j'attendais Qa... Marguerite!... Margue- rite!...

SCENE XIX

BOISLAMBERT, MARGUERITE, dans la loge;

PREMIER VICOMTE, sepromcnant dans lalloe,

puis VIGTOIRE.

Marguerite tire dc sa pocho une petite glace, une boitc a poudrc de riz ct s'arrange la figure pendant toutc la conversation.

MARGUERITE.

Eh bicn?...

BOISLAMBERT.

Eh bicn, niais...

MARGUERITE.

Qu'est-ce que vous avez a me dire? voyons!...

B O I S L A M B E R T .

Mais j'ai a vous dire que... j'ai a vous dire... \'ous m'aimez toujours, n'est-ce pas?

MARGUERITE, tres gaie.

Moi?... pas le nioins du monde!

384 LA MI-CAREME.

nOISLAMBERT.

He?

MARGUERITE.

^'ous me demandez si je vous aime : je vous rcponds, moi; que je ne vous aime pas le moins du mondc.

BOISLAMBERT, a part.

Marguerite me parait froide!

MARGUERITE.

Vous me trouvez mauvaise!... pas du tout... je suis bonne... et c"est parce que je suis bonne que je no veux pas que vous me passiez une seconde fois par les grilles... Est-ce que vous croyez que je ne vois pas de quoi il retourne?... vous avez, je ne sais comment, rat- trape un pcu d'argent et vous vous depechez de me ra[)porler... Eli bien, je n'en veux pas...

BOISLAMBERT.

Ah!

MARGUERITE.

Non,je n'en veux pas... ruincr les gens unc fois, c'est tout simple... il faut bien vivre... mais, apres les avoir mines une fois, les ruiner encore, ce serait de racharncment, de la mechancete... et, je vous le repcte, je ne suis pas mechante... je suis bonne.

BOISLAMBERT.

Oh!

MARGUERITE.

Cc pauvrc Boislambeit!

BOISLAMBERT.

Cette chore Marguerite!

MARGUERITE.

II faudra vcnir me voir...

BOISLAMBERT.

Vous voulcz bien?

SCENE DIX-NEUVIEME. 383

MARGUERITE.

Jc veux bien. Et meme...

BOISLAMBERT.

Et meme?...

MARGUERITE.

Un de CCS jours...

BOISLAMBERT.

Un de ces jours?...

MARGUERITE.

Je dinerai avec vous.

BOISLAMBERT.

Ouand cela?

MARGUERITE.

Voyons un peu... Demain... apres-demain... apres- apres-demain... De samedi en quinze, ga vous vat-il?..

BOISLAMBERT, avec eclat.

Marguerite!...

MARGUERITE.

Eh! mon Dieu!...

BOISLAMBERT.

Je VOUS aime toujours, moi...

MARGUERITE.

Je sais bien. Apres?...

BOISLAMBERT.

Voulez-vous tout quitter pour me suivre?

MARGUERITE.

Comnie ga, tout de suite?...

BOISLAMBERT.

Oui. Nous partons pour Monaco... je mets six mille francs trois fois de suite sur la rouge, la rouge sort trois fois de suite...

HI. 22

386 LA MI-CAREME.

MARGUKRITE.

II faut soigner Qa, mon ami.

BOISLAMBERT.

Marguerite!...

MARGUERITE.

II faut soigner Qa, jevous assure.

Entrc Victoire apportant le loiip et le domino. VICTOIRE.

Voici, madanie, le loup et le domino. .

MARGUERITE, tout en s'habillant.

II continue a m'attendre, le baron?

VICTOIRE.

Oui, madame...

MARGUERITE.

Eh bien, des que je serai partie. vous irez, de ma part, le pricr de sortir de chez moi... de sortir tout do suite... vous entendez?...

VICTOIRE.

Oui, madame.

BOISI.A.M li ERT, tout en I'aidant a mettre son domino.

Marguerite, voyons, Marguerite, ma petite Margue- rite...

MARGUERITE.

II faut soigner Qa... AUons, monsieur, on m'attend.

EUo sort. BOISLAMBERT, i part.

Decidcmcnt, elle est froide!

I.;ie sort de la lege, ct entrc dans rallcc. Victoire tire le cordeu cntre le Dcuxiemc Viconite.

SCENE VINGTIEME. 387

SCENE XX

MARGUERITE, BOISLAMBERT, PREMIER VICOMTE, DEUXIEME VICOMTE, puis VIC- TOIRE, puis TROISIEME VICOMTE.

DEUXIEME VICOMTE, dans Tallce.

Marguerite, j'allais chez vous... vous venez au bal du Grand-Hotel?...

MARGUERITE.

Je partais, vous voyez.

DEUXIEME VICOMTE.

Prenez mon bras, alors...

PREMIER VICOMTE.

Ah ga! mais, monsieur...

DEUXIEME VICOMTE.

Plait-il, monsieur?

PREMIER VICOMTE.

J'ai effort mon bras, moi aussi, monsieur.

DEUXIEME VICOMTE.

C'est Qs. qui m'est cgal, monsieur!

PREMIER VICOMTE.

Monsieur!...

DEUXIEME VICOMTE.

Eh bicn... monsieur?

PREMIER VICOMTE, donnant nno gifle an deuxieme.

Voici, monsieur!

DEUXIEME VICOMTE, la rendant au premier.

Voila, monsieur!

388 LA MI-CAHEME.

PREMIER VICOMTE, avec une nouvelle gifle. Et vli!

DEUXIEME VICOMTE, do meme.

Et v'lan!

Apres les gifles donnees ct revues, les deux vicomtes, trcs counoisemcnt, sc salucnt et, Ic chapeau leve, echangcnt les rdpliques suivantes :

PREMIER VICOMTE.

Et maintenant venez, monsieur, nous trouvcrons des temoins au cercle.

DEUXIEME VICOMTE.

Je vous suis, monsieur... Au rcvoir, Marguerite... vous ne nous en voulez pas?...

PREMIER VICOMTE.

Au revoir, Marguerite...

MARGUERITE.

Bonsoir, messieurs.

lis sortont. BOISLAMBERT, passant sa tete par le vasiitas.

Eh bien, mais... dites done, Marguerite?

MARGUERITE.

Ouoi, mon ami?

BOISLAMBERT, offrant son bras.

Puisqu'ils sont partis... he?

MARGUERITE.

Ce pauvre Boislambeit I... Envoyez-moi ma fcnime do chambre.

BOISLAMBERT, a Victoirc.

Victoirc, madamc vous demande.

Victuire sort de la logo. M A R G U E R IT E .

AUez dire au viconite Raoul que je Taltends... vous

SCENE VINGTIEME. 3S9

le trouverez dans une voilure... la... dans la rue... a dix pas de la porte...

\' I c T 0 I R E . Bien, madame. (Se dirigeant vers la porte cochere.) Cordon,

s'il vous plait!

RO ISLAM BERT, indigno, se rovoltant.

Oh!

MARGUERITE, avec autorite.

Eh bien?...

Boislambert tire docilcment Ic cordon : Victoire sort. BOISLAMBERT. apres avoir tire le cordon.

Dites done. Marguerite?...

MARGUERITE.

Quoi, mon ami?

BOISLAMBERT.

Est-ce qiril y en avail autant que ^a, de mon temps?

MARGUERITE, riant.

Mais certainenient, mon ami, certainement!

Revicnt Victoire, ramenant Ic TroisiOmc Vicomtc. TROISIEME VICOMTE.

Marguerite, ma clu'rc Marguerite!...

MARGUERITE, prenant le bras du vicomte, a Victoire.

Vous savez ce que vous avez a dire au baron...

VICTOIRE.

Oui, madame.

MARGUERITE, ;i Boislambert.

Bonsoir, mon ami... A bienl6t, n'est-ce pas? a ijicntot.

TROISIEME VICOMTE.

Je suisalle voir ce notaire, pour Ihotel... on demande trois cent mille francs.

MARGUERITE.

Eh bien?...

lis sortent.

22.

390 LA MI-CAREME,

SCENE XXI

BOISLAMBERT, VICTOIRE, puis MITAIXE, puis UN SERGENT DE VILLE.

B 0 I S L A M 15 E R T , so mettant a table.

Et voila les fenimes a cause dcsquelles nous I'ai- sons le desespoir de nos families!

VICTOIRE, a Mitaine qui descend par I'escalier.

Alfred?... qu'est-ce que vous avez fait d'Alfrcd?...

MITAINE.

II a repris courage en buvant la seconde moitie du flacon de rhum... maintenant, il est en train de meltre une robe a sa tante... il trouve que, pour allcr au bal, ce costume-la sera plus drole que le costume de mous quetaire.

VICTOIRE.

Faut que j'aille voir Qa!...je vais d'abord mettre monsieur Ic baron a la porte, et puis j'irai voir ^a!...

Elle renionte par I'cscallcr; Mitaine eiurc dans la logo. BOISLAMBERT, lui offrant un verre de champagne.

Dites-moi, Mitaine...

M I T .\ I N E , buvant.

Quoi, monsieur?

II s'assicd en face do Boislambert. BOISLAMBERT.

J'ai ete Tamant de Marguerite pendant vingt-dcux mois, j'ai 616 son porlicr pendant cinq minutes, eh bien, il me semble que j'en ai beaucoup plus a[)pris sur elle, en 6tant son porlicr pendant cinq minutes, qu"cn etant son amant pendant vingt-deu.v mois!

SCENE VINGT ET UNIEME. 391

MITAINE.

Juci'ez un peu, monsieur, jugez ce que vous auriez appris si vous aviez ete son amant pendant cinq minutes et son porlier pendant vingt-deux mois.

BOISLAMBERT.

Diles-moi, Mitaine...

MITAINE.

Ouoi, monsieur?

BOISLAMBERT.

Elle me trompait, n'est-ce pas?...

MITAI.NE.

Oh I monsieur! vous pouvez vous en flatter!

BOISLAMBERT.

Elle me jouaitdes tours?...

MITAINE.

Oh!...

BOISLAMBERT.

Racontcz-moi un peu les tours qu'elle me jouait...

MITAINE.

Oh! non, je ne vous raconterai pas.

BOISLAMBERT.

Pourquoi qa'l...

MITAINE.

Parce que vous m'en voudriez.

B0ISLAM15ERT.

Au contraire, Mitaine. au contrairel...

MITAINE.

Ah! oui... on dit Qa, et puis apres...

BOISLAMBERT.

Je vous assure que je ne vous en voudrai pas.

392 LA Ml-CAREMK.

MITAINE.

Bicn vrai? Bicn vrai.

BOISLAMBERT.

MITAINE.

Eh bien, alors... je ne forais qa pour personno, au nioins I... mais, vous, vous avez toujours ete gentil avec moi, bon gargon, pas fier... Tenez, une chose, entre autres... vous rappelez-vous qu'un soir j'ai absolument refuse de vous laisser monter chez madame?

BOISLAMBERT.

Ah! oui... vous etiez bicn gris, ce soir-la!

MITAINE.

J'etais bien gris?

BOISLAMBERT, se levant et passant.

Oh! oui I... vous voiis en alliez comme ga... (ii imiteia

demarche dun hommo ivre.) ct VOUS VOUS mcttiez tOUJOUrS

devant moi pour m'empecher de monter. Vous parliez comme Qa... (imitant la vois.) « Est-ce que je vous connais, moi?... » Vous etiez tellement gris que vous ne me reconnaissiez pas... aussi je ne vous en ai pas voulu.

MITAINE, qui s'est lave.

Je nelais pas gris, monsieur...

BOISLAMBERT.

Hcin?...

MITAINE.

Je m"cn allais comme ga .. je parlais comme ga... mais je n'etais pas gris du tout... seulement, madame m'avait dit : « Mitaine, mon bon Mitaine, trouvez un moyen, celui que vous voudrez, ga m'cst cgal... mais il faut absolument que, ce soir, vous empechiez mon- sieur de Boislambert de monter chez moi. »

SCENE VIXGT ET UNIEME. 303

BOISLAMHERT.

Oh!

MITAINE.

Cinq minutes aprcs, vous etcs arrive; alors, j'ai fait senil)lant de ne pas vous reconnaitre, et je vous ai empcche de monter.

BOISLAMDERT.

11 nie semble nieme, monsieur Mitaine, que, conime j'insistais...

MITAINE.

En efTet, vous avez insiste...

HOISLAMBERT.

II me semble que vous vous etes permis...

MITAINE.

Oui... avec mon balai... mais je tapais a c6te... mon- sieur... vous devez vous rappeler que, presque tout le temps, je tapais a c6te...

BOISLAMBERT, furioux.

Monsieur Mitaine!!!

MITAINE.

Ou'est-ce que je vous disais?... vous m'avez demande la verite, je vous I'ai dite... et voila que vous m'en voulez.

BOISLAMBERT.

Non je ne vous en veux pas !

MITAINE.

Bien vrai?

BOISLAMBERT.

Bien vrai!... Qui etait-ce?

MITAINE.

Celui qui?... je n'ai jamais pu savoir, monsieur... j'ai essaye de faire jaser son chambellan, mais il ne parlait pas francais.

39i LA MI-CAREME.

BOISLAMBERT.

Son chambellan!...

MITAINE.

Oui...

BOISLAMBERT, flatte.

Mais, alors, c'ctait... c'etait un...

MITAINE.

Sans cela, est-ce que vous croycz que je me serais pcrmis?...

BOISLAMBERT.

Dites done, Mitaine?

MITAINE.

Quoi, monsieur?

BOISLAMBERT.

Toute reflexion faite, j'ai peut-ctre eu tort de ne pas cpouser madame de Nantoulas... elle etait tres jolie. niadame de Nantoulas, et elle avait deux millions...

On Sonne : il va pour tirer lo cordon. MITAINE, arrotant Boislamhert.

Ah! monsieur... je nc soutTrirai pas, quand je suis la...

II tire le cordon : cntro un scrgcnt de ville. LE SERGENT DE VILLE, dans rallce.

Est-ce vraimcntici qucdemcure une dame Paponnet?

MITAINE.

Oui, c'est ici.

LE SERGENT DE VILLE.

Eh bien, cette dame a fait du scandale a Valentino^ on I'a fourree au poste, et elle vous prie dc venir la rcclamer.

MITAINE.

C"est bien, j'y vais... A Valentino, dites-vous?

SCENE VINGT DEUXIEME. 393

LE SERGENT DE VILLE.

Oui, a Valentino.

nOISLAMUERT.

Mais, nioi aussi, je vcux ni'cn aller!

MITAINE, a Boislambcit.

Ne vous en allez pas encore; vous garderez la lege jusqu'a mon retour.

BOISLAMBERT.

Par exemple!...

MlTAlNE.

Ah! vous ne pouvez pas me refuser qa, monsieur do Boislambert! (Au sergent de viiie.) Marchons, monsieur.

11 sort avec lo sergent Je villa.

SCENE XXII

BOISLAMBERT, seui.

Ainsi, j'aurai depense quatre cent mille francs en vingt-deux mois, tout qa pour me faire donner des coups de balai par un portier... et, apres m'avoir donno des coups de balai, ce portier me i)riera dc garder sa loge... « Vous ne pouvez pas me refuser qa\... » Tu vas bien voir comme je ne peux pas te refuser ca !... Cordon, s'il vous plait! (ii le tire.) Merci!

11 sort sans fermcr la porto cochcro.

SCENE XXIII

MORANCHARD, parlant dans I'escalicr.

Ell bien!... c'est bon, on s'en va... (Dans laiiec.) Cordon,

s'il vous plait!... (Retournant dans rcscalier.) Mais quant aux

396 LA MI-GAREME.

douze millc livres de rente, vous pouvez dire a votre maitresse... (Dans I'aiiee.) Du moment que c'est elle qui me met a la porte, n'est-ce pas?... Cordon, s'il vous Dlaitl... in va ail fond de Taiiee.) Madame de Nantoulas,

ici!... qu"est-Ce que.ga Veut dire? (Il bat en retraite precipl- tamraent et entre dans la loge.) Chut! ne dites rien... Tiensf oil est done le porticr? (Entrent Marceline et Boislambcrt; Moranchani les voyant par le vasistas.) Le Voila avec madame

de Nantoulas!

SCENE XXIV MARCELINE, BOISLAMBERT,

M 0 R A N C H A R D, dans la loge.

BOISLAMBERT, portant une grande corbeille de mariage on satin blanc.

Mais quel heureux hasard, madame!... je serais allc chez vous si je n'avais pas eu le plaisir...

MARCELINE, montrant la corbeille.

Voila ce que j'ai trouve en rentrant chez moi, mon- sieur... une corbeille de mariage envoyee par ce mise- rable... Alors, vous com[)renez, I'indignalion... jai tcnu a lui rapporler tout de suite sa corbeille... Et il m"a paru piquant de la lui rapporter ici meme.

BOISLAMliERT.

Tres piquant, en cffet... mais, dites-moi, madame...

MARCELINE.

Quoi, monsieur?

BOISLAMBERT.

Puisque vous rapportez la corbeille... c'est que vous ne voulez plus du man...

SCENE VINGT-CINQUIEME. 397

MARCELINE.

Certainement non, je n'en veux phis!

BOISLAMBERT, tombant aux pieds de Marceline.

Mais alors, vous etes librc!... Ah!...

MARCELINE.

Que faites-vous, monsieur?

BOISLAMBERT.

J'embrasse vos genoux!

MARCELINE.

Ici!... sous une porte cochcre!...

BOISLAMBERT, se relevant.

Vous avez raison, madame... mais, si vous voulez me I'aire Ihonneur d'entrer un instant chez le concierge...

A plusieurs reprises, il essaie d'ouvrir la porte de la loge ; lo baron la refernie chaque fois : A la fin, le baron lache la porte. Boislambert manque dc tomber. Lorsqu'il entre dans la loge, il n'y trouve plus personne : le baron s'est r6fugie dans la soupente.

SCENE XXV

BOISLAMBERT, MARCELINE dans la loge; MO-

RANCHARD, dans la soupente; puis les PREMIER et DEUXIEME VICOMTES, dans lallee.

BOISLAMBERT.

Etmainlenant, madame, maintenantquenoussommes

seuls!...

II retombe aux pieds de Marceline. MARCELINE.

Eh bien, monsieur!...

BOISLAMBERT, avec transport.

Je reprends la conversation oii je Tavais laissee... III. 23

396

LA MI-CAREME.

douze niillc livres de rente, vous pouvcz dire a votre maitresse... (Dans raiiec.) Du moment que c'est elle qui me met a la porte, n'est-ce pas?... Cordon, s'il vous Dlait!... (ii va au fond de laiiee.) Madame de Nantoulas,

ici!... qu'est-Ce que.Qa veut dire? (Il bat en retraite precipi-

tamment et entre dans la loge.) Chut! ne dites rien... Tiens!

oil est done le portier? (Entrent Marccline et Boislambert; Moranchard les voyant par le vasistas.) Le VOila avec madaniC

de Nantoulas!

SCENE XXIV

MARCELINE, BOISLAMBERT,

MORANCHARD, dans la loge.

BOISLAMBERT, portant une grande corbeille do mariage en satin blanc.

Mais quel heureux hasard, madame!... je serais alle chez vous si je n'avais pas eu le plaisir...

MARCELINE, montiant la corbeille.

Voila ce que j'ai trouve en rentrant cliez moi, mon- sieur... une corbeille de mariage cnvoyee par ce mise- rable... Alors, vous compreneZjl'indignation... j'ai tenu k lui rapporler tout de suite sa corbeille... Et il m"a paru piquant de la lui rapporter ici meme.

BOISLAMBERT.

Tr6s piquant, en elTet... niais, dites-moi, madame...

MARCELINE.

Quoi, monsieur?

BOISLAMBERT.

Puisque vous rapportcz la corbeille... c'est que vous ne voulez plus du man...

'^ ,:>r' f

SCENE VINGT-CINQUIEME.

3&7

M A R C E L I N E .

Certainement non, je n'cn veiix phis!

BOISLAMBERT, tombant aiix pieds de Marcelino.

Mais alors, vous etes libre!... Ah!...

MARCELINE.

Que faites-vous, monsieur?

BOISLAMBERT.

J'embrasse vos genoux!

MARCELINE.

Ici!... sous une porte cochere!...

BOISLAMBERT, so relevant.

Vous avez raison, madame... inais, si vous voulez me I'aire I'honneur d'entrer un instant chez le concierge...

A plusieurs reprises, il essaie d'ouvrir la porte de la loge; le baron la refcrnie chaque fois : A la fin, le baron lache la porte. Boislambert manque dc tomber. Lorsqu'il entre dans la logo, il n'y trouve plus personne : le baron s'est r^fugie dans la soupente.

.. aoi. nion-

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SCENE XXV BOISLAMBERT, MARCELINE dans la loge; MO-

RANCHARD, dans la soupente; puis les PREMIER et DEUXIEME VICOMTES, dans lallee.

BOISLAMBERT.

Etmainlenant, madame, maintenantquenoussommes

seuls!...

II retombe au.x pieds de Marceline. MARCELINE.

Eh bien, monsieur!...

BOISLAMBERT, avec transport.

Je reprends la conversation ou je Tavais laissee... III. 23

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308 LA MI-CARKME.

MORAN CHARD, dans la soupente, avec descspoir.

Oh!

BOISLAMBERT, aux picds do Marceline.

Je vous aime, madame.

On Sonne. MARCELINE.

On Sonne, monsieur.

BOISLAMBERT

Vous croycz?...

MARCELINE.

J'en suis sure.

BOISLAMBERT tire le cordon, puis retombe aux pieds de Marco- line. Lo Premier Vicomte cntro et fermo la porte coch6rc.

Je vous aime, madame.

MARCELINE.

On n'a pas id^edeQ.a!... apres in'avoir abandonnee!...

PREMIER VICOMTE, passant sa tuto par le vasistas.

Mademoiselle Marguerite Lamberthier?

BOISLAMBERT, toujonrs a genoux.

EUe est sortie.

PREMIER VICOMTE.

Tencz, brave hotnme, prenez ces vingt francs, et laissez-moi Tattendre ici.

BOISLAMB-ERT.

Tant qu'il vous plaira!... (Lo vicomte met un louis sur la tablcttc qui est dovant le vasistas et sc prom6ne dans Tallie. A Mar-

cciino.) Je vous aime, madame.

On Sonne. MARCELINE.

On Sonne encore, monsieur.

B(JISLA.MBERT. Celte I'ois, j'ai cntendu... (ll tire le cordon : entro le Douxiume

SCENE VINGT-GINQUIEME. 399

Vicomte. Regards echanircs ciitro los deux vicomtcs. livislambort retombo encore aux pieds do Marceline. ) Je VOUS aime,

rnadame...

MARCELINE.

Je VOUS le repete, monsieur, on n'a pas idee de Qa!... dans une loge de concierge!...

DEUXIEME VICOMTE, passant sa tete.

Mademoiselle Marguerite Lamberlliier?

BOISLAMBERT, a genoux.

Elle est sortie... mcttez vingt francs la-dessus, et attendez, la sous la porte!...

DEUXIEME VICOMTE, passant les vingt francs.

Je VOUS remercie.

Promenade dcs deux vicomtes. Regards furieux. BOISLAMBERT.

Je VOUS aime, madame, et j'ai Thonneur de vous demander votre main!...

MARCELINE.

Pour tout de bon, celte fois?

BOISLAMBERT, se levant.

Pour tout de bon!... et jecrois pouvoir vous assurer qu'en m'epousant vous serezla lemme la plus heureuse du monde...

MARCELINE.

Bien sOir?

BOISLAMBERT.

Oui, bien sur!...

MARCELINE.

Ah!... alorSjje puis bien vous I'avouer... ce baron de Moranchard... je ne I'epousais que par depit... Au fond, j'en aimais un autre... et cet autre, c'etait...

400 LA MI-CAREME.

BOISLAMBERT.

C'etait?...

MARCELINE, se jetant dans scs bras.

Octave!

BOISLAMBERT.

Marceline !

MARCELINE, apercovant Moranchard.

Ah!

BOISLAMBERT.

Ou'est-ce qu'il y a?

MARCELINE, lui montrant Moranchard qui descend de la sou- pente avcc la robe do chambre d'AIfred, le bonnet de coton, le fau.x i; z et le bougeoir.

La... la... voyez!...

MOR.\NCHARD, apres etre descendu de la soupente.

Cordon, s'il vous plait!

BOISLAMBERT.

Qui 6tes-vous done, monsieur?

MORANCHARD, prenant Boislambert a part ot bas.

Je suis le baron de Moranchard, celui qui dcvait cpouser madamc... j'ai mis ce deguisemcnt pour echap- per a une explication loujours peniblc... ct niaintenant, je m'en vais. Je vous cede tous mes droits... il n'y a qu'une chose qui me vexe... c'est quelle ait pu me pr6f6rer un concierge.

BOISLAMBERT.

Mais je ne le suis que par interim!... je suis habi- tuelicment monsieur de Boislambert.

MORANCHARD.

Monsieur de Boislambert?

BOISLAMBERT.

Oui.

SCENE VINGT-SIXIEME. 401

MURANCHARD.

Eh bien, alors, dites done... vous dcvriez bien me rendre un service...

BOISLAMBERT.

Quel service?

MORANCHARD.

^'ous devriez bien me reprendre la corbeille, puisque c'est vous qui epousez... elle est tres bien...

BUISLAMI5ERT.

Oui... elle n'est pas mal... qu"est-ce qu'elle vous a coute?

MURANCHARD.

Quarante mille francs.

BOISLAMBERT.

Comme qa. se trouve !

11 lui donnc un paquet do billets de banque. MORANCHARD.

Merci... Cordon, s"il vous plait!...

BOISLAMBERT.

Comme concierge?

MORANCHARD.

Non, comme rival! comme rival genereux!...

lis se serrcnt la main. BOISLAMBERT.

A la bonne heure !...

II tire le cordon : entre Miiaine, ayant ^ son bras madame Paponuet.

402 LA Ml-GAREME.

SCENE XXVI

TOUT LE MONDE.

MADAME PAPONNET, apercevant Moranchard qui a toujours la robo dc cliambre d'Alfred ct qui sort de la logo. Le VOila, Alfred, le VOila!... (Elle saute sur Moranchard, lo bousculc, lui arracho son faux nez.et s'apercoit quo ce n'est pas Alfred.) Tiens, non, ga n'cst pas lui!... (Arrive, par rescalier, Alfred completement gris, criant et chantant avec Victoire.) Le Yoila, le

monstre, et il a mis ma robe dcs dimanches!

Ellc sauto sur Alfred. Entrent Marguerite et lo Troisieme Vicomte. MARGUERITE.

Passons vite, Raoul, passons vite...

lis s'cngageiit dans I'cscalicr.

PREMIER ot DEUXIEME VI C 0 MTES, s'lilangant derriere Marguerite.

Marguerite! Marguerite!

MORANCHARD, suivant les vicomtes avec son bougeoir.

Marguerite! Marguerite!

lis disparaissent tous par I'escalicr. Pendant ce temps, Alfred, que poursuit madame Paponnct, s'est refugie dans la soupcnte. ?Iarce- linc, dans la logo, continue a niourir de peur; Boislamber est a ses pieds. Mitainc a pris Victoire par la taille et sonno du 2ot. Cris et cornet a bouquin au dehors. Lutte dans la soupentc cntro madame Paponnct et Alfred, etc., etc. Le rideau doit tomber au moment oii la bagarre est dans son plein.

FIN I) U T U 0 I S I E M E VOLUME

TABLE

LA CIGAI.E *

LOLOTTE ^^'

1S7

E A R B E - B L E f E

LEPASSAGEDEVE.NUS

2rj

347

LA MI-CAIlEME.

Coulommiers. - Imp. Paul BRODARD. 1232-1 1-IC-OO.

V

PQ 2359 M3 t.3 cop. 2

Meilhac, Henri

Thl^tre de Meilhac et Halevy

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