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TRAITE

DE L'AMOUR DE DIEU

LA. COLLECTION DES CHEFS-D'ŒUVRE MECONNUS

EST PUBLIÉE SOUS LA. DIRECTION

DE M. GONZAGUE TRUC

La collection des « Chefs-d'OEuvre Méconnus » est impri- mée sur papier Bibliophile Inaltérable (pur chiffon) de la maison Montgolfier Frères de S^-Marcel-les-Annonay auJormatin-16 Grand-Aigle ("13,5X19,5^.

Le tirage est limité à deux mille cinq cents exemplaires numérotés de 1 à 2500.

Le présent exemplaire porte le

Le texte reproduit dans ce volume est celui de l'édi tion publiée chez Léonard Plaignard, à Lyon, en 1707.

Nicolas de MALEBRANGHE

(i638-i7i5) Gravé par Achille Ouvré

D'après une peinture de J.-B. Santerre, 1713.

COLLECTION y

DKS

CHEFS-D'ŒUVRE MÉCONNUS

V\Kao\*-S. MALEBUANCIIE

TRAITÉ

DE L'AMOUR DE DIEU

BN QUEL SENS IL DOIT ÊTRE D^SINTEHESSÉ

SUIVI DES

TROIS LETTRES AU P. LAMY

INTRODUCTION ET NOTES DB

DÉSIRÉ ROUSTAN

Xmc un portrait gravé sur bois par Achille OUVRÉ

ÉDITIONS BOSSARD

43, RLE MADAME, ^3

par;is 1922

INTRODUCTION

DÉSIRÉ ROUSTAN

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INTRODUCTION

LE court traité de Malebranche originai- rement intitulé De Camour de Dieu (») parut pour la première fois, relégué, presque dissimulé, à la suite de la seconde édition du Traité de Morale, imprimée à Lyon en septembre ou en octobre 1697 (*>). Le moment semblait singulièrement choisi pour écrire sur un tel sujet. Le problème de l'amour de Dieu, qu'on pourrait croire réservé à quel- ques rares contemplatifs, divisait alors la cour et la ville, jetait le trouble parmi les prélats et les docteurs de Sorbonne, dans le clergé séculier et dans les ordres religieux, passion- nait toute la société cultivée, effrayait M""" de Maintenon, irritait Louis XIV, excitait les

\

(•) Le môme ouvrage, dans les éditions suivantes de 1699 et de 1707, a pour titre : Traité de Vamour de Dieu, en quel sens il doit être désintéressé.

(^) Le privilège de cette édition est daté du 2 septem- bre 1697. Mais Malebranche écrit à un ami le 16 sep- tembre que son écrit sur ÏAmour de Dieu n'est pas encore imprimé.

12 INTRODUCTION

rivalités des cardinaux romains et semblait embarrasser jusqu'au Souverain Pontife lui- même. Aussi M. de Harlay, qu'on disait « outré partisan de M. de Cambrai », n'avait-il pas eu beaucoup de peine à obtenir de son beau- père, M. de Boucherat, chancelier, qu'il arrêtât le privilège sollicité (a). Les amis de Malebranche avaient recourir aux presses provinciales. Il faut se rappeler cette tempête et les prin- cipaux orages qui la précédèrent pour com- prendre les scrupules et la réserve de Male- branche lorsque l'imprudence d'un ami maladroit l'obligea d'exprimer publiquement son opinion sur ces dangereuses « spirituali- tés ». Une femme avait déchaîné cette tem- pête. Depuis près de dix ans le quiétisme de Molinos avait été formellement condamné par Innocent XI ; mais une jeune veuve de piété exaltée, mystique jusqu'à l'extravagance, sédui- sante et autoritaire, déséquilibrée et pourtant fort habile, intéressante par ses malheurs et èes aventures, avait su faire revivre la doctrine réprouvée et persuader à des âmes fort pieuses qu'elles demeuraient dans la tradition des plus

(a) La Vie da R. P. Malebranche, prêtre de l'Oratoire, avec l'histoire de ses ouvrages, par le P. André, de la Compagnie de Jésus, publiée par le P. Ingold, Paris, Poussielgue, 1886, in-12, p. 281.

INTRODUCTION I3

grands saints en partageant ses illusions.

La vie do M"* Guyon a été souvent racontée et nul de ces récils n'est aussi savoureux que Tautobiographic elle a relaté avec force détails « toutes les expériences de la vie inté- rieure, depuis ses commencements jusqu'à la plus haute consommation ». Sans reprendre une tache déjà plusieurs fois bien faite, bornons-nous à recueillir dans ce précieux document psychologique quelques traits qui éclairent l'une des physionomies les plus sin- gulières de l'histoire religieuse au xvn" siècle.

Jeanne Bouvier de la Molle, mariée à quinze ans (166^) à Jacques Guyon, gentilhomme âgé et malade qu'elle n'aime pas, se persuade bien- tôt que Dieu lui-même l'a choisie pour être son épouse. Dès lors, au grand scandale de sa petite ville. Montargis, elle renonce à ses parents, à son mari, à ses enfants, multiplie les mortifications, déchire son corps avec des ronces et des pointes de fer, s'impose démanger des aliments répugnants, met des pierres dans ses souliers quand elle marche, se condamne un jour à poser sa bouche et sa langue « sur le plus vilain crachat qu'elle ait jamais vu » (»).

(•) La Vie de Madame J. M. U. de La Mothe Guyon écrite

par elle-même \ Paris, chez les libraires associés,

1791, trois vol. in-8, vol. 1., p. 89.

14 INTRODUCTION

Elle écrit à son confesseur qu'elle aime Dieu « plus que l'amant le plus passionné n'aime sa maîtresse » (»).

En ce temps elle reçoit la visite d'un Barna- bite, le P. La Combe, sur lequel elle prend tout de suite un grand empire. Il remarque sur son visage « une présence de Dieu si extraordinaire qu'il se dit à lui-même : je n'ai jamais vu de femme comme celle-là ». « Nous nous entretînmes un peu, ajoute-t-elle, et vous permîtes, ô mon Dieu, que je lui dis des choses qui lui ouvrirent la voie de Fintérieur. Dieu lui fit tant de grâces par ce misérable canal, qu'il m'a avoué depuis qu'il s'en alla changé en un autre homme » (^). Ses austé- rités redoublent. Elle se fait arracher des dents qui ne lui font point mal, garde celles qui la font souffrir, essaie de jeter du plomb fondu sur sa chair nue, mais renonce à cette prati- que parce qu'il coule et ne demeure pas, pré- fère la cire d'Espagne brûlante u qui fait plus de mal parce qu'elle adhère {^) ». Elle signe un contrat de mariage mystique avec l'Enfant- Jésus. Dieu lui envoie bien des épreuves, mais lui manifeste en même temps sa sollicitude

(a) Ibid., p. 91.

(b) i6id., p. 169.

(c) Ibid., p. 177.

INTRODUCTION 15

par des « providences » innombrables: « Vous éliex conlinuellement appliqué sur moi comme si j'avais été Tunique objet de vos soins... Combien de fois m'avez-vous préservée, ô mon Dieu, des dangers et des bêtes venimeuses ! Quelquefois sans y penser je m'agenouillais sur des serpents qui y [dans la campagne elle faisait oraison] étaient en abondance, et ils se retiraient sans me faire aucun mal. Ne m'avez-vous pas préservée d*un taureau fu- rieux (•) ? »

Veuve à vingt-huit ans (1676), son premier soin est de renouveler son union mystique et d*admirer la bonté de Dieu qui Ta rendue libre justement Ip jour de la Madeleine, anni- versaire de son premier mariage avec notre Seigneur Jésus-Christ. Cependant elle discerne encore mal les intentions de son divin époux qui laisse subsister sur sa route bien des épi- nes. « Je vis que les croix ne me manque- raient pas, puisque ma belle-mère avait survécu à mon mari ; et je ne pouvais comprendre votre conduite, ô mon Dieu, qui en me ren- dant libre, m'avait cependant liée plus forte- ment, en me donnant deux enfants immé- diatement avant la mort de mon mari. •> Elle

(») Ibid., p. 212.

l6 INTRODUCTION

trouve plus tard l'explication : « Si je n'avais eu que mon fils aîné, je l'aurais mis au collège et je me serais faite religieuse aux Bénédictines. Je me serais par dérobée à vos desseins sur moi (»). »

Pendant quatre ans elle cherche sa voie, sans goûter la paix de l'âme. Elle souffre de la « mort mystique » , c'est-à-dire de « l'insensi- bilité pour Dieu et les choses de Dieu » et se juge persécutée par tous ses proches, ce qui veut dire qu'elle se rend insupportable à son entourage, se querelle avec sa belle -mère, avec les domestiques et avec tous ceux de ses directeurs qui refusent de se laisser diriger. Elle se sent parfois accablée, mais son orgueil a toujours sa revanche, car elle fait réflexion que ces humiliations et ces misères « lui com- muniquent Jésus-Christ même et ses divins états (^). )) La voici véritablement « revêtue de Jésus-Christ «, son âme jusque-là si impar- faite et « propriétaire » se trouve désormais purifiée « comme l'or dans le creuset » .

Le jour de la Madeleine (22 juillet 1680) approche, et en ce jour, qui lui a toujours été si favorable, un double miracle se produit. Elle voit en songe une petite religieuse contrefaite

(a) Jbid., p. 218.

(b) Ibid., p. 256.

INTRODUCTION l^

qui lui apporte un message céleste : « Ma sœur, je viens vous dire que Dieu vous veut à Ge- nève ». En même temps le P. La Combe, Supé- rieur des Barnabites de Thonon, disant une messe pour elle, entend trois fois cette phrase: (I Vous demeurerez dans un même lieu ». Ces révélations s'accordant merveilleusement avec de secrets désirs, M"' Guyon se sent aussitôt délivrée de toute peine, « mise dans une vie nouvelle de paix, de liberté, de facilité à tout bien, » elle retrouve Dieu « et tout en lui et avec lui, avec fermeté et durée et en union d'unité ». Elle ira fonder une maison de Nou- velles Catholiques à Gex. « Je me résolus d'al- ler comme une folle, sans pouvoir dire ni motif, ni raison de mon entreprise. On m'assu- rait que vous le vouliez, ô mon Dieu, et c'était assez pour me faire entreprendre les choses les plus impossibles (•). » Autour d'elle tout parait changé : sa belle-mère lui témoigne de la tendresse, les domestiques qui la poussaient lorsqu'elle voulait passer la servent avec un respect extraordinaire (*>). Elle-même reçoit do nouvelles faveurs du ciel. On lui montre une religieuse insensée et seule elle découvre que ce n'est point folie, mais état supérieur de

;•) /5id., p. 282. Ibid., p. a84.

l8 INTRODUCTION

purification : « Vous commenciez à me donner alors, ô mon Dieu, le discernement des es- prits (a). » C'est assez clair : l'espoir d'être bientôt rapprochée d'un homme pour lequel elle éprouve une vive inclination la dispose à l'optimisme et lui inspire une indulgence assez contraire à sa nature.

Elle part, ivre d'amour, d'un amour qu'elle rapporte entièrement à Dieu, mais qui avait peut-être des origines plus humaines ; elle sème sur la route tout ce qu'elle a d'argent et de bijoux, jusqu'à ses boutons de manchettes, méprisant précipices et accidents de voiture, chantant au milieu des périls du voyage des cantiques de joie {^). La voici bientôt auprès du P. La Combe. « Sitôt que je le vis, je fus surprise de sentir une grâce intérieure que je peux appeler Communication, et que je n'avais jamais eue avec personne. Il me sembla qu'une influence de grâce venait de moi à lui par le plus intime de l'âme, et retournait de moi à lui, en sorte qu'il éprouvait le même eff'et... Il n'y avait rien d'humain ni de naturel, mais tout pur esprit (c). » Elle multiplie ses orai- sons pour connaître les desseins de Dieu sur

(a) Ibid., p. 286.

(b) Ibid., vol. II, p. 7.

(c) /6id..II, p. 10.

INTRODUCTION 19

elle, interroge un saint ermite, et de toutes ces consultations il résulte, comme bien Ton pense, qu'elle doit se fixera Thonon. D'ail- leurs elle a déjà confié sa fille aux Ursulines de Thonon, ce qui lui fournit un argument de plus pour choisir cette résidence. Elle y demeurera deux ans, malgré les jugements sévères des siens, notamment de son propre frère, le P. La Motte, malgré la réprobation publique, et jusqu'au jour l'évêque de Ge- nève la chassera de son diocèse. Mais elle se sent maintenant assez de force pour ne s'émou- voir d'aucune attaque. « Cet esprit, que je croyais avoir perdu autrefois dans une stupi- dité étrange, me fut rendu avec des avantages inconcevables. J'en étais élonnce moi-même, et je trouvais qu'il n'y avait rien à quoi il ne fût propre et dont il ne vînt à bout. Ceux qui me voyaient disaient que j'avais un esprit prodigieux Mon âme fut mise dans une lar- geur immense (*). » Le P. La Combe ne se surpassait pas moins. Appelé auprès de M"" Guyon atteinte d'une grave fluxion de poi- trine et presque abandonnée des médecins, il la guérissait en entrant dans la chambre. Voyageant avec elle sur le lac de Genève, il

(•) /6m/., II, p. 23 et p. 32.

IIALBBRA.5GHE

20 INTRODUCTION

apaisait une furieuse tempête avec un simple signe de croix au grand étonnement des mari- niers (a). Leur union spirituelle devient de plus en plus étroite. La sainte ne peut plus parler à son directeur, ils demeurent l'un auprès de l'autre des heures entières en silence, Dieu voulant leur enseigner que les hommes dès cette vie peuvent apprendre le langage des anges. « Nos cœurs se parlaient et se commu- niquaient une grâce qui ne se peut dire. Ce fut un pays tout nouveau pour lui et pour moi (^). »

Ce que M™° Guyon ne dit pas, mais ce que nous pouvons conjecturer avec certitude, c'est le trouble jeté par ces étranges prophètes dans le couvent des Ursulines de Thonon et dans toute la région. Il faut que le désordre ait été grave pour que, plusieurs années après, l'évê- que de Genève ait pu écrire à un ami au sujet du P. La Combe : « Au nom de Dieu, obte- nez.... qu'on ne le renvoie point dans mon

diocèse Si ce père paraît ici, la moitié du

Chablais est perdue (c). »

Invités à chercher un autre asile, ils voya-

(a) Ibid,, II, p. 36. (t>) Ibid., II, p. 1/40.

(c) L. Crouslé, Fénelon et Bossaet, Paris, 1894, 2 vol. in-8 ; tome I, p. 889.

INTRODUCTION 21

geni ensemble jusqu'à Turin de nouvcllcB diilicultés les attendent, puis se rendent à Grenoble, se séparent, se retrouvent à Verccil, se séparent encore, se réunissent ù Chainbéry, se quittent une troisième fois et repartent cependant ensemble de Grenoble pour Paris, ils arrivent le 21 juillet 1686. On devine, qu'au cours de ces voyages apostoliques, nom- bre d'incidents, de songes, de révélations, prouvent surabondammentàM"'" Guyon qu'elle est l'élue de Dieu. « Notre Seigneur me don- nait, avec la faiblesse d'un enfant, une force divine... Notre Seigneur me fit rendre en cet état des oracles (*) Le P. La Combe éprou- vait que sitôt qu'il était divisé d'avec moi, il l'élait d'avec Dieu.... Sitôt que Dieu le recevait dans son sein c'était en l'unissantà moi, comme s'il n'eût voulu de lui que dans celle union.» (**). C'est à Turin (i68'4) qu'elle a ce songe mys- térieux qui devait indigner Bossuet (c) et dont il placera vainement le récit sous les yeux de Fénelon pour le désabuser. Elle est dans un bois, sur une montagne, et voit une porte, elle frappe. C'est Jésus qui vient ouvrir. « 11 y

(») Vie de A/"* Guyon par elle-même, II, p. iG:i.

(b) Ibid., U, p. 1C7.

(c) Bossuet. Helalion sur le quiétisme, Paris, Jean Anisson. 1698, in-8, p. a^. Vie de .V""* Guyon par elle- même, II, p. 178.

22 INTRODUCTION

avait dans ce bois une chambre, l'Époux me mena, et dans cette chambre deux lits. Je lui demandais pour qui étaient ces deux lits. Il me répondit : il y en a un pour ma mère, et l'autre pour vous mon Épouse » . a Quand j'ai repris M"*' Guyon, écrit Bossuet, d'une vision si étrange... elle m'a toujours répondu : c'est un songe. Mais, lui disais-je, c'est un songe que vous donnez comme un grand mys- tère et comme le fondement d'une oraison, ou plutôt non d'une oraison, mais d'un état dont on ne peut rien dire à cause de sa grande pure- té... 0 Seigneur, si j'osais je vous demanderais un de vos Séraphins avec le plus brûlant de tous ses charbons pour purifier mes lèvres souillées par ce récit quoique nécessaire. »

Telle était la visionnaire orgueilleuse et dominatrice qui, après avoir pendant cinq ans fait des adeptes en Savoie, à Turin, à Greno- ble, à Dijon, allait trouver à Paris des disciples moins obscurs et conquérir même le plus étrange ascendant sur un jeune prêtre de haute naissance et de grande piété, disciple jusque-là de Bossuet, l'abbé de Fénelon. Cer- tes les théologiens qui jusqu'à la fin du siècle vont disserter sur l'amour de Dieu s'inter- diront le plus possible de citer M'"' Guyon. Le P. Lamy et Malebranche ne la nommeront

I N T R O 1) U C T I O N 23

jamais. Fénclon préférera se réclamer d'auto- rités plus orthodoxes, de Saint François do Sales principalement, de Sainte Thérèse, de Sainte Catherine de Gènes, de Saint Bernard, du Bienheureux Jean de la Croix, du P. Surin. Il écrira même à Noailles (8 juin 1697) que ses Maximes des Saints « mettent en poudre toutes les erreurs de M"*" Guyon ». Mais il est seul de cet avis. L'empreinte guyonienne et même les allusions à la personne de Madame Guyon sont assez visibles dans cet ouvrage qui lui vaudra tant de disgrâces (*). L'inspiratrice ne s'y trompera pas. Inquiète lorsqu'elle apprit la publication des Maximes, elle ne lardera pas à se rassurer : « J'ai lu le livre avec respect et satisfaction. J'y trouve très peu de choses à redire... Tout en gros je le crois très bon... A Dieu ne plaise que je me plaigne d'y être con- damnée en quelques endroits, puisqu'outre que la condamnation n'est pas formelle. Dieu sait que je voudrais de tout mon cœur être condamnée de tout le monde (*>). » Que l'on

(») M. Albert Cherel a relevé ces allusions avec beau- coup de soin dans son édilion critique de l'Explication des Maximes des Saints. Hleud, 191 1, in-12. Introd. p. 65-66.

(ï>) Lettre inédite du recueil Chevreuse, citée par P.-M. Masson, Fénelon et M"" Guyon, Paris, Hachette, 1907. Introd. p. Lvii.

24 INTRODUCTION

compare d'ailleurs deux ouvrages, Les Justifi- cations de la doctrine de M""" de La Mothe-Gaion, trois volumes d'extraits d'auteurs mystiques qu'elle dicta à une secrétaire en cinquante jours pour démontrer son orthodoxie aux théologiens qui examinaient sa doctrine, et l'ouvrage plus concis de Fénelon intitulé Les principales propositions du livre des Maximes des Saints justifiées par des expressions plus fortes des saints auteurs (») : on ne pourra manquer de remarquer, malgré les différences qu'expli- quent la prudence de Fénelon, sa science théo- logique plus sûre, son habitude de la contro- verse, son sens littéraire plus délicat, l'identité de l'accent, l'identité de la méthode, et l'identité des sources. Voilà ce qui oblige à évoquer la personnalité de M'"^ Guyon toutes les fois qu'on écrit sur la discussion dans laquelle le P. Lamy engagea Malebranche. (( C'est elle, afRrmc Bossuet, qui fait le fond de cette affaire (^). »

Deux autres personnalités dominent la scène, celles des deux grands prélats qui vont mener la bataille. Mais elles sont assez connues. Que toutes deux provoquent encore aujourd'hui des jugements peu concordants et passionnés,

(a) Envoyé à l'abbé Ghanterac le i5 décembre 1698. Q>) Relation sur le quiétisme, sect. II, S 7.

INTRODUCTION 25

ce n*cs( pas sifoic que les érudits aient ménagé leur peine, mais plut()t que la querelle même de i'amour de Dieu qui les fît se heurter n*est pas entièrement éteinte et conserve une signi- fîcation pour les consciences de notre temps. Comment Fénclon fut-il conquis, comment s'opéra ce que Bossuet appelle si justement « un prodige de séduction « ? « Il la vit, écrit Saint-Simon, leur esprit se plut l'un à l'autre, leur sublime s'amalgama ». Labbé Phélipeaux, dans sa Relation si riche en documents et en anecdotes (*), parle d'un retour en carrosse de Beynes à Paris, après la première entrevue de M"* Guyon et de Fénelon dans le château de la duchesse de Charost (octobre 1688). Elle s'ap- pliquait à lui expliquer sa doctrine et deman- dait si cela entrait dans sa tête : « Cela y entre, répondit l'abbé, par la porte cochère. » Résumés sans doute trop rapides, mais si la conquête fut en réalité plus lente, aucune for- mule ne saurait exagérer l'emprise de la a sainte » sur le disciple de prédilection : « De tous lés enfants spirituels que Dieu m'a don- nés, je n'en ai eu aucun qui fût pareil à celui- là. C'est une intimité qui ne se peut exprimer..

(») Relation de Vorigine du progrès et de la condamna- tion du qniêtisme répanda en France avec plusieurs anec- dotes curieuses, 1732, 2 vol. in-12 ; tome I, p. 35.

26 INTRODUCTION

Quelque union que j'ai eue pour le Père [La Combe], j'avoue que celle que j'ai eue pour M. l'abbé [de Fénelon] est encore d'une tout autre nature (»). »

Comment ne pas répondre à tant d'élan quand on éprouve précisément ce besoin d'af- fection, de soutien, de confidence, dont la cor- respondance de Fénelon témoigne en tant de passages ? Comme elle sensible et romanes- que, comme elle de chétive santé, comme elle sujet à des « langueurs », à des « sécheresses n douloureuses, alternant avec des heures de folle espérance et d'enthousiasme chimérique, il semblait prédisposé par sa nature à cette intimité que seule, il est vrai, M™^ Guyon avoue dans ses écrits, mais que l'obstination de Fénelon à ne jamais désavouer son inspira- trice au milieu des plus cruelles disgrâces ne prouve pas avec moins d'évidence. Bientôt cette amitié exaltée, non sensuelle, qui le gué- rit de ses dépressions nerveuses, échauffe son imagination et flatte son goût du mystère, lui fait perdre toute sagesse et jusqu'à la notion du ridicule. Le voici suppliant sa correspon- dante d'user sans aucune gêne de tous les noms qu'elle se sent portée à lui donner, prière

(a) Fragment inédit d'autobiographie publié par Maurice Masson, op. cit., p. 6-10.

INTRODUCTION 27

qui lui vaut d'élrc appelé » mon enfant >», « mon fils bicn-aimé »>, « général », et môme « Bibi ». Le voiei versifiant sur des airs con- nus : Ah ! ma chère mailresse. Taisez-vous irui musette. Je ne veux de Tirsis entendre les raisons, et CCS vers expriment le désir de bannir la grave raison pour redevenir un tout petit enfant :

A peine je bégaie. Je ne sais pas mon nom Je pleure, je ris, je m'égaie Je ne crains que maman téton (c'est-à-dire :

la nourrice) (»).

Ces puérilités, ainsi que l'ont noté Maurice Masson, Jules Lcmaîtrc et M. Ernest Seillicre, voilaient des rêves naïfs, mais grandioses. M"* Guyon prophétisait à son ami qu'il réno- verait TEglise, serait le « père d'un grand peuple ». le Christ d'un nouvel évangile. Savait-elle qu'elle réveillait les folles visions qui vingt ans plus tôt avaient grisé le jeune prêtre : «< Je pars et peu s'en faut que je ne vole... La Grèce s'ouvre à moi, le Sultan effrayé recule, déjà le Péloponèse respire en liberté, et l'église de Corinthe va refleurir.... Je vois déjà le schisme qui tombe, l'Orient et rOccident qui se réunissent, l'Asie qui soupire

(») Maurice Masson. op. cit., p. 356.

28 INTRODUCTION

jusqu'au bord de l'Euphrate et qui voit renaî- tre le jour après une si longue nuit (»). »

De ce roman rappelons brièvement la suite, passablement tragique. M'"^ de Maintenon est conquise, et avec elle, Saint-Gyr. La doctrine du pur amour et de l'indifférence au salut séduit nombre de grands personnages, M™^* de Chevreuse, de Beauvilliers, de Mortemart, de Noailles, les abbés deLangeron, de Ghantérac, de Bcaumont, bien d'autres âmes dévotes. Mais M"^ de Maintenon avertie du danger par Godet-Desmarais, évêque de Ghartres et supé- rieur ecclésiastique de la maison de Saint-Gyr, rompt avec M'"'' Guyon et se défie de Fénelon. Celui-ci tente un coup d'audace (sept. 1698) : que Bossuet lui-même examine la doctrine suspecte : M"'" Guyon va lui confier ses livres, ses manuscrits, se soumettre à son jugement. De cet examen Fénelon attend le raffermisse- ment de son crédit ébranlé, M™^ Guyon une nouvelle et triomphale conquête. Ils sont loin de compte.

Bossuet, âgé de soixante-six ans, accablé d'affaires, peu enclin d'abord à s'occuper de celle-ci « oii ne le conduisait pas une vocation manifeste )),mais inquiet sur l'orthodoxie de

(a) Ibid., p. 32.

INTRODUCTION 29

son ancien disciple et heureux de voir nottrc une occasion de s'expliquer avec lui (•)» finit par ae rendre. Il emporte les commentaires bibliques, le Moyen Court, les Torrents spiri- tuels et la Vie de Af"" Guyon par elic-m('me dans son château de Gcrmigny, demeure cinq mois en tête à tête avec cet énorme fatras, recopie des passages, extrait des propositions, prépare sa sentence. 11 ne veut rien condamner à fond avant d'avoir tout vu, mais « son cœur se sou- lève quand il apprend la manière dont M"* Guyon communique la grâce à son entou- rage. » « Je trouvai dans la vie de cette Dame que Dieu lui donnait une abondance de grâces dont elle crevait, au pied de la lettre ; il la fal- lait délacer ; elle n'oublie pas qu'une Duchesse avait une fois fait cet olTice : en cet état on la mettait souvent sur son lit, souvent on se con- tentait de demeurer assis auprès d'elle : on venait recevoir la grâce dont elle était pleine et c'était le seul moyen de la soulager (*>). » Le vieil évêque ramasse dans les documents examinés cent extravagances pour ouvrir les yeux de Fénelon. Celui-ci se borne à faire pro- tester M"' Guyon de sa soumission et répond que cette obéissance sur la doctrine interdit de

(•) Relation sur le qniélisme, sect. II, S i. (b) Jbid., sect. II, S 3.

30 INTRODUCTION

condamner la personne, que d'ailleurs saint Paul a dit : u Éprouvez les esprits ». « Je me retirai, dit Bossuet, étonné de voir un si bel esprit dans l'admiration d'une femme dont les lumières étaient si courtes, le mérite si léger, les illusions si palpables, et qui faisait la pro- phétesse. »

M""^ Guyon se sent condamnée. Il s'agit de dessaisir habilement Bossuet, de lui adjoindre des enquêteurs plus accessibles aux influences dont Fénelon croit disposer. L'évêque de Châ- lons, M. de Noailles (archevêque de Paris l'an- née suivante), jadis condisciple de Fénelon au collège du Plessis, caractère un peu faible, et Tronson, ancien directeur de Fénelon à Saint- Sulpice, autrefois en parfaite intimité spiri- tuelle avec lui, conféreront désormais avec Bossuet dont on craint la rigueur. Les trois commissaires se réunissent à Issy, à cause des infirmités de M. Tronson, et leurs travaux se poursuivent de juillet 1694 au 10 mars 1695. Bossuet rédige un premier projet de conclu- sions qui contient 3o articles. Fénelon en fait adopter quatre nouveaux, longuement débat- tus, qui se rapportent à l'amour désintéressé, à l'oraison passive et aux tentations de l'état passif. Pour éviter queles Articles d'Issy n'appa- raissent comme sa condamnation, Fénelon est

INTRODUCTION 3I

invité à les signer. Les conférences ont élc tenues secrètes, car Bossuet n'a pas voulu des- servir Fénelon qui a multiplie les promesses de soumission totale : « Je suis dans vos mains comme un petit enfant. Je puis vous assurer que ma doctrine n'est pas ma doctrine.... Dès que vous aurez parlé, tout sera effacé chez moi... » Aux noms des trois commissaires Fénelon de sa grande écriture ajoute le sien, qu'il peut faire suivre de son nouveau titre : « François de Fénelon nommé à l'Archeves- ché de Cambrav ». Bossuet consacre à Saint-Cyr le nouvel archevêque.

Paix trompeuse. Les deux prélats éprouvent tous deux le besoin d'être plus explicites, de commenter les Articles d'Issy. Fénelon prépare les Explications des Maximes des Saints sur la vie intérieure, Bossuet son Instruction sur les états doraison, le premier de cinq traités qu'il promet sur ces questions (»). Bossuet soumet son Instruction à Fénelon qui feuillette à peine le manuscrit, aperçoit des citations du Moyen Court dans les marges, ferme le livre et refuse son approbation. « Le moins que je puisse

(*) II n'écrira que le second sur les Principes communs de Coraison chrelienne, mais ne le publiera pas, la décision de Rome l'empôcliant de frapper un adversaire qui n'aurait pu se défendre. Il a paru en 1897 par les soins de M. Levesque (Paris, Firmin-Didot, in-8).

32 INTRODUCTION

donner à une personne de mes amies qui est malheureuse, que j'estime toujours, et de qui je n'ai jamais reçu que de l'édification, c'est de me taire pendant que les autres la condam- nent (a). »

Il ne songe plus qu'à devancer Bossuet. Sans attendre les approbations qu'il avait pro- mis à M"" de Maintenon de solliciter, il haie l'impression des Maximes. Les ouvriers y travaillent jour et nuit, sous les yeux du mar- quis de Blainville. Le i'^'^ février 1697, le duc de Beauvilliers présente le nouveau livre au roi, le distribue à toute la cour, et le fait remettre à Bossuet, qui revient incontinent de Versailles à Paris pour examiner dans le recueillement les dangereuses propositions d'où va naître un si grand scandale. Mainte- nant justifications, instructions pastorales, lettres accusatrices, questions insidieuses, dis- sertations, réponses aux réquisitoires et répon- ses aux réponses vont se succéder de semaine en semaine, tantôt abstraites et im.person- nelles, tantôt chargées d'anecdotes et d'allu- sions, toujours subtiles et virulentes à souhait. La solide Instruction de Bossuet sur les états d'omisoAi paraît le 11 mars 1697. Dès le 23 fé-

(a) Lettre de Fénelon au Duc de Chevreuse du 24 juillet 1696.

INTRODUCTION 33

vrier M. de Paris remet au roi un rapport sur les MiïxUnes des Saints. Fénelon, qui a déjà adressé à de Noailles vingl queslions, réplique à ce rapport par un Mémoire, en même temps qu'il préparc deux Réponses pour l'évêquc de Chartres. A partir de mai 1697 ^^^ conféren- ces se tiennent à rarchcvêché de Paris, aux- quelles Bossuct fait inviter Fénelon ; celui-ci refuse d'y assister sous prétexte qu'il a soumis son livre au jugement du pape. Cependant il envoie vingt questions à Bossuet, qui à son tour lui en propose quatre, lesquelles en pro- voquent quatre nouvelles de Fénelon. Le 20 juillet, nouveau Mémoire adressé à M. de Paris.

I^s grandes épreuves sont proches. Louis \IV écrit le 26 juillet au pape Innocent XII pour presser sa décision au sujet des Maximes des Saints et le i" août exile FY'nelon dans son diocèse. Le 6 août paraît la Déclaration des trois évêques (Bossuet, de Noailles, Godet Des- marais), à la fin d'octobre Vlnstrnclion pasto- rale de Fénelon, il explique en quel sens il exclut de l'amour de Dieu l'intérêt propre, vers la même époque la Sumina doclriniv de Bossuet, en décembre les Réponses de Fénelon à la Déclaration des trois évéques et à la Suniina doclrinœ. Telles sont les principales pièces de

34 INTRODUCTION

la controverse pour la seule année 1697. Celte même année, le P. Bernard Lamy, religieux bénédictin, donna le troisième volu- me d'un long ouvrage assez médiocre, intitulé De la connaissance de soi-même. Le P. Lamy admirait Fénelon et Malebranche et de tous deux avait reçu des marques d'estime. Jadis il s'était déclaré pour Malebranche contre Airnauld au moment celui-ci répondait à la Recher- che de la vérité par le traité Des vraies et des fausses idées (i683), et il venait de publier, en 1696, avec l'approbation de Fénelon, une réfu- tation de Spinoza, dont la première idée avait été soumise à Malebranche douze ans plus tôt (a). Quand parurent les Maximes des Saints, il s'empressa de féliciter Fénelon (^), adopta ses opinions (c) et se plut à penser qu'il pou- vait approuver le disciple de M™^ Guyon en restant fidèle à l'esprit des Conversations chré- tiennes. Sous le prétexte de réfuter un auteur

(a) Cf. dans la Correspondance inédile de Malebranche publiée par l'abbé Blamplgnon la lettre de Male- branche au P. Lamy du 2 nov. i684.

(b) Nous possédons la réponse de Fénelon du 22 fé- vrier 1697.

(c) Malebranche dans sa Réponse générale au P. Lamy montrera qu'il soutient une autre doctrine dans les deux premiers volumes de la Connaissance de soi- même.

I

INTRODUCTION 35

protestant, Jacques Abbadie (*), il soutint, sans nommer Fénelon, la théorie la plus discutée de celui-ci sur Tabsolu désintéressement du véri- table amour de Dieu et il se réclama de Maie- branche dont il cita un assez long passage. Au plus fort de la querelle dont nous avons dit l'âprelé, c'était rendre Malebranche suspect de quiétisme.

Contraint d'écarter le soupçon, Malebranche ne voulut point employer le Ion de la polémi- que, ne flt paraître aucune amertume, se con- tenta d'une vague allusion k l'obligation que lui créait le dernier ouvrage d'un de ses amis (*»), et se défendit de traiter à fond du quiétisme. *• Le respect que j'ai pour ceux qui ont entrepris d'éclaircir celte matière ne me le permet pas et le peu de connaissance et d'ex- périence que j'ai des voies extraordinaires le défend ». Son unique souci fut de préciser sa doctrine sur un point qui exigeait des éclair- cissements : « Je dois expliquer mes sentiments puisqu'on ne les prend pas bien ». Il écrivit une élégante, sobre et sereine dissertation théologique.

(*) L'ouvrage de J. Abbadie a pour titre : L'Art de se connaître soi-même ou la recherche des sources de la morale, 1692.

(*) Il ne le nommera que dans les éditions ulté- rieures.

MALEBRA?iCHE 3

36 INTRODUCTION

De quoi s'agissait-il au juste ? De savoir si la perfection chrétienne consiste dans un amour de Dieu absolument indépendant du désir d'être heureux, même du désir de notre pro- pre salut. Au début des Maximes des Saints Fénelon expose u les divers amours dont on peut aimer Dieu ». Il en distingue cinq et voici ce qu'il dit du cinquième, le plus élevé :

(( On peut aimer Dieu d'un amour qui est une charité pure, et sans mélange de l'intérêt propre. Alors on aime Dieu au milieu des peines, de manière qu'on ne l'aimerait pas davantage, quand même il comblerait l'âme de consolation. Ni la crainte des châtiments, ni le désir des récompenses, n'ont plus de part à cet amour. On n'aime plus Dieu, ni pour le mérite, ni pour la perfection, ni pour le bon- heur qu'on doit trouver en l'aimant. On l'aime- rait autant, quand même par supposition impossible, il devrait ignorer qu'on l'aime, ou qu'il voudrait rendre éternellement malheu- reux ceux qui l'auraient aimé. »

Jusqu'ici, rien qui ne soit du pur guyonis- me. Avec plus de feu, moins de prudence dans l'expression, M""^ Guyon avait écrit dans les premières pages de sa Vie : « Si l'on me de- mandait pourquoi j'aimais Dieu, si c'était à cause de sa miséricorde, de sa bonté, je ne

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savais ce qu*on me disait... Je ne songeai» point à moi pour l*aimcr. Je Taimais et je brûlais de son feu parce que je l*aimais ; et je Ta i mai s de telle sorte que je ne pouvais aimer que lui ; mais en Taimant, je n'avais nul motif que lui-même. Tout ce qui se nommait inté- rêt, récompense» était pénible à mon cœur, n Au fond de la théorie du pur amour, si nous la dépouillons de toute subtilité surajoutée par les théologiens, il y a cette vérité banale, que le plus grand amour est le plus désin- téressé, qu'un amour très fort semble refouler l'égoïsme, rendre qui en est possédé capable des plus hauts sacrifices. Jamais l'âme vrai- ment dévote ne se contentera de formules con- ditionnelles ou intéressées. Elle ne dit point à Dieu : « Je vous aime dans l'espérance d'obte- nir les biens célestes ; je vous aime en son- geant à la récompense dont vous payerez cet amour, par souci de mon propre salut. »> Elle veut pouvoir dire : « Je vous aime sans penser à moi et sans rien vous demander en échange » . Et dans son exaltation elle ajoute : « Je vous aime, même si je dois souffrir par vous, même si vous me damnez. » Aussi, chez une infinité d'auteurs dévots, trouve-t-on des textes qui commentent le mot de saint Augustin cité par le P. Lâmy : u Ce n'est pas être aimé

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qu'être aimé pour autre chose que pour soi- même {Non amatar nisi quod propter se amatar). »

Idée assez voisine au fond de celle que de grands moralistes ont rendue familière et, dans son jargon, Kant n'a guère dit autre chose en affirmant que la loi morale com- mande par sa forme seule. Faire le bien en vue du profit qu'on en retirera, ce n'est pas être moral. L'honnête homme observe la loi sans faire dépendre son obéissance d'une pro- messe de bonheur : « Devoir ! mot sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d'agréable et de séduisant (*)... « Au lieu de parler d'une loi morale abstraite qui emplit d'admiration et de respect l'âme d'un Kant, parlons du Dieu personnel et vivant vers qui s'élance le cœur pieux d'un Fénelon et l'ado- ration prendra naturellement cette forme qu'exprime un beau passage des Lettres spiri- tuelles : « Qu'il fasse tout ce qui est bon à ses yeux. Qu'il élève ou qu'il abaisse ; qu'il frappe ou qu'il console ; qu'il brise ou qu'il guérisse toutes les blessures ; qu'il donne la mort ou la vie, il est toujours le Seigneur ; nous ne

(a) Critique de la raison pratique, I" part., I" liv., chap., p. 86, de l'édit. de TAcad. royale de Prusse.

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sommes que Touvrage et par conséquent le jouel do SOS mains. »>

Sentiment très humain, je ne veux pas dire commun, mais insoparable d'une certaine exaltation généreuse qui fait les héros. Et c'est parce que ce sentiment est très humain que Voltaire a découvert le quiétismc dans Don Quichotte (») : le noble chevalier aime assez sa Dame pour vouloir la servir, dût son amour n*êlre jamais récompensé. C'est bien le pur amour. La plupart des grands mystiques ont une âme chevaleresque, de d'ailleurs leur puissance de séduction, et c'est pour- quoi ils se complaisent presque tous dans ces « suppositions impossibles » dont parle Féne- lon, dans ces extravagants souhaits par les- quels ils imaginent des occasions de prouver l'absolu désintéressement de leur amour. Ecoutez l'ardent saint François de Sales parler du vrai chrétien : « 11 aimerait mieux l'enfer avec la volonté de Dieu que le paradis sans la volonté de Dieu. Oui même, il préférerait l'enfer au paradis s'il savait qu'en celui-là il y eût un peu plus du bon plaisir divin qu'en celui-ci : en sorte que si, par imagination de chose impossible, il savait que sa damnation

(»; Siècle (le Louis XIV, ch. WXVIII sur le quiclisrnc ; vol. XXI, p. 38C, note, dans l'édition de Kehl.

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fût plus agréable à Dieu que sa salvation, il quitterait sa salvation et courrait à sa damna- tion (a). ))

De cette folie d'amour on aperçoit aisément le danger, qui est l'indifférence au salut. Les imprudents, égarés par leur ferveur, ignorent l'abîme et s'y précipitent. Mais un théologien plus averti, comme Fénelon, distingue plu- sieurs espèces d'indifférence ou, ce qui revient au même, plusieurs manières de vouloir son salut, et la question va se compliquer quel- que peu. L'âme embrasée du pur amour ne veut plus son salut « par motif d'intérêt propre », par souci de son propre bonheur. En ce sens elle est indifférente à son salut, et Fénelon soutient que cette indifférence est permise. Mais la foi lui enseigne que Dieu veut notre salut, le salut de chacun de nous en particulier, et, en tant que cette âme veut la gloire de Dieu, elle ne peut manquer de vouloir être sauvée. A. regarder les textes de près, il semble bien que les Articles d'Issy, rédigés par Noailles, Bossuet et Tronson, ne réclament pas une autre manière de vouloir son salut : « Tout chrétien en tout état, quoi- que non à tout moment, est obligé de vouloir.

(») Traité de l'amour de Dieu, livre, IX, ch. iv, injine.

INTRODUCTION 4I

désirer et deiniinder explicitement son salut éternel, comme chose que Dieu veut, et qu'il veut que nous voulions pour sa gloire. (Ar- ticle V). Et l'article XWIII, ajouté il est vrai sur les instances de Fénelon lui-même, auto- rise encore plus nettement une certaine forme d*indifrérence au salut :

On peut aussi inspirer aux âmes peinées et vrai- ment humbles une soumission et consentement à la volonté de Dieu, quand même, par une très fausse supposition, au lieu des biens éternels qu'il a pro- mis aux âmes justes, il les tiendrait par son bon plaisir dans des tourments éternels, sans néan- moins qu'elles soient privées de sa grâce et de son amour: qui est un acte d'abandon parfait et d'un amour pur pratiqué par des saints, et qui le peut être utilement avec une grâce très parti- culière de Dieu par les âmes vraiment parfaites: sans déroger à l'obligation des autres actes ci- dessus marqués qui sont essentiels au christia- nisme.

Fénelon se réfère toujours très précisément à la distinction des deux indifférences, trop oubliée par son inspiratrice. Dans les Maximes des Saints il corrige sa définition précédem- ment citée du haut degré d'amour par ce com- mentaire :

Il y aurait une extravagance manifeste à refuser par pur amour de vouloir le bien que Dieu veut

42 INTRODUCTION

nous faire et qu'il nous commande de vouloir. L'amour le plus désintéressé doit vouloir ce que Dieu veut pour nous, comme ce qu'il veut pour autrui. La détermination absolue à ne rien vouloir, ne serait plus le désintéressement, mais l'extinction de l'amour, qui est un désir et une volonté véri- table ; elle ne serait plus la sainte indifterence, car l'indifférence est l'état d'une âme également prête à vouloir ou à ne vouloir pas, à vouloir pour Dieu tout ce qu'il veut et à ne vouloir jamais pour soi ce que Dieu ne témoigne point vouloir ; au lieu que cette détermination insensée à ne vouloir rien est une résistance impie à toutes les volontés de Dieu connues et à toutes les impressions de sa grâce. C'est donc une équivoque facile à lever que de dire qu'on ne désire point son salut. On le désire plei- nement comme volonté de Dieu. Il y aurait un blasphème horrible à le rejeter en ce sens, et il faut parler toujours là-dessus avec beaucoup de précaution. 11 est vrai seulement qu'on ne le veut pas, en tant qu'il est notre récompense, notre bien et notre intérêt. (Article V vrai) (a).

(a) Plus nettement encore, dans l'Explication des articles d'Issy qu'il adressa en février 1696 à M. Tronson et qui n'a été publiée que de nos jours par M. Gherel, Fénelon avait écrit: « Nulle pureté d'amour, nul sacri- fice, nul désintéressement ne peut nous dispenser de vouloir notre salut en la manière que la foi nous enseigne que Dieu lui-même le veut. Or il est certain que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés... La perfection selon tous les spirituels est de vouloir tout ce que nous savons que Dieu veut et de ne rien vouloir de tout ce qui peut n'être pas conforme à sa volonté. Ces deux principes posés, la conclusion est évidente... 11 faut que chacun de nous veuille son propre salut,

INTRODUCTION 43

La disUnction derrière laquelle s'abritait Fénelon, et qu'il avait, semble-t-il, fait admettre aux commissaires d'Issy, ne désarma poiiH ses adversaires, rendus plus clairvoyants sur le danger par la publication des Mcixunes des Saints. Ces trop subtils commentaires étaient-ils autre chose qu'une habile précau- tion afin de pouvoir par la suite prêcher en sécurité la « sainte indifférence » ? Rome par- tagea leur inquiétude. Parmi les proposi- tions condamnées par le bref d'Innocent XII du i3 mars 1699 figurait celle-ci qui expri- mait fort exactement la distinction vaine- ment invoquée : « VI. En cet étal de sainte indifférence on ne veut plus le salut comme salut propre, comme délivrance éternelle, comme récompense de nos mérites, comme le plus grand de tous nos intérêts ; mais on le veut d'une bonne volonté pleine, comme la gloire et le bon plaisir de Dieu, comme une chose qu'il veut, et qu'il veut que nous vou- lions pour lui (»). »

Au moment le P. Lamy publie le troi-

faute de quoi on refuserait de se conformer à une volonté de Dieu dont la foi ne permet pas de douter. » (p. ao).

(») Œuvres complètes de Fénelon, édition dite de S'-Sulpice, Paris, i848, tome III, p. 407.

44 INTRODUCTION

sième volume de la Connaissance de soi-même et met en cause Malebranche, ce qu'on savait du grand philosophe oratorien, par son atti- tude, ses conversations et ses écrits, autorisait- il un théologien informé à l'enrôler parmi les partisans de l'amour de Dieu absolument désintéressé, en un mot dans le parti de Fénelon ?

Le P. André, pieux disciple et scrupuleux biographe de Malebranche, a écrit : « A cause de la sublimité et de la profondeur de ses pensées il passait dans les esprits peu péné- trants et inappliqués pour un homme à idées et à chimères. D'ailleurs il était grand médi- tatif, réputation qui, dans le monde, vaut autant que celle de visionnaire et d'illumi- né (»). )) Cette raison expliquerait l'erreur du (( monde », je veux dire des profanes qui n'avaient point approché Malebranche ; elle n'expliquerait pas la méprise de cet autre « méditatif » qu'était le P. Lamy. Aussi bien je ne prétends pas justifier cette méprise. Selon le P. André, plusieurs fois et devant témoins, Malebranche déclara au P. Lamy que le cinquième amour de M. de Cambrai « lui faisait beaucoup de peine » . Malebranche

(a) Cf. Vie du H. P. Malebranche par le P. André, publiée par le P. Ingold, Paris, 1886, in-12 p. 277.

INTRODUCTION 45

ajouta que son scnlimcnt sur ces matières n*avait jamais varié, que toujours il avait nié la possibilité d*iin amour indépendant de tout désir de félicité. Pourquoi le P. Lamy s'obs- tina-t-il à prêter à Malcbranche une opinion que celui-ci désapprouvait nettement? 11 crut sans doute que Malebranche par politique dissimulait sa véritable pensée. Abusé par deux passages mal interprétés des Conversations chrétiennes, il se sentit autorisé à conclure tout au moins que, si Malebranche n'admettait plus le pur amour, il l'avait autrefois admis et recommandé. Je soupçonne cependant qu'à l'erreur du P. Lamy il faut chercher des causes plus générales et plus profondes, qu'on aper- çoit en considérant l'esprit même de la congré- gation à laquelle appartenait Malebranche et les tendances dominantes de son système.

Le plus récent historien des origines de l'Oratoire a dit du fondateur de cet ordre : « Bérulle a fait dans le monde spirituel de son temps une sorte de révolution qu'on peut appeler d'un nom barbare, mais quasi néces- saire, Ihéocentriqne {^). » Et il rappelle un pas- sage très significatif du fameux Discours de

(•) Henri Bremond, Histoire liUéraire du sentiment religieux en France, Paris, Bloud et Gay, tome IIF, 192 1, p. a5.

46 INTRODUCTION

Vétai et des grandeurs de Jésus Bérulle réclame une réforme de la vie religieuse, ana- logue à celle de Copernic, dans un tout autre domaine : « Un excellent esprit de ce siècle (en marge : Nicolaus Copernicus) a bien a^ouIu maintenir que le soleil est au centre du monde, et non pas la terre, qu'il est immobile et que la terre proportionnément à sa figure ronde se meut au regard du soleil... Cette opinion nouvelle, peu suivie en la science des astres, est utile et doit être suivie en la science du salut. Car Jésus est le soleil immobile en sa grandeur et mouvant toutes choses... Jésus est le vrai centre du monde et le monde doit être un mouvement continuel vers lui (»). »

L'œuvre entière de Bérulle est une perpé- tuelle exhortation pour que nous rapportions toutes nos pensées, toutes nos actions à Jésus : « Rien ne devrait partir de notre esprit qui n'aspire à Jésus..., rien ne devrait entrer dans notre esprit qui ne sentît l'esprit et l'odeur de Jésus. Et comme épris de son amour, nous ne devrions voir que Jésus, rien ne nous devrait contenter que Jésus. Tout en lui et par lui nous devrait agréer ; rien sans lui et hors de lui ne

(a) Les Œuvres de l'ém'mentisslme et révérendissime Pierre Cardinal de Bérulle,... par les soins du P. Fran- çois Bourgoing... Paris, 1667, in-folio, p. ii5 col. 2.

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nous devrait salisfaire (»)... »> A tout moment Bénille rencontre ce thème et le développe inlassablement.

Ce théocentrisme était-il une nouveauté ? Non sans doute. Il est assez visible dans les pre- mières demandes du Pater, dans plusieurs textes évangéliques, dans saint Paul, dans saint Bernard, dans saint François de Sales, chez bien d'autres maîtres de la vie spirituelle. Pourtant il s'est toujours heurté à la tendance contraire, à V anthropocentrisme de ceux qui voient principalement en Dieu le garant de la béatitude promise au juste (*>). Tous les théo- logiens catholiques s'accordent sur la formule: « Dieu est notre fin » ; mais les uns entendent : « Nous sommes pour Dieu », et les autres : « Dieu est pour nous ». Or les grands religieux qui donnent à la piété oratorienne sa nuance propre, les Bérulle et les Condren, n'hésitent pas entre les deux interprétations. La première seule, qui est une formule de désintéressement et d'abandon à la volonté divine, les satisfait, leur parait vraiment chrétienne. Que l'autre cependant conserve ses partisans, c'est ce dont

(•) Ibid., p. 176.

(b) M. H. Bremond explique avec beaucoup de finesse le sens de cette opposition. Op. cit., t. III, p. 35 et suiv. Nous lui empruntons plusieurs remarques.

48 INTRODUCTION

témoigne ce regret, que je trouve exprimé dans la belle préface du P. Bourgoing, troi- sième supérieur de l'Oratoire, aux Œuvres de Bérulle : « Nous n'avons que trop d'expé- riences de ceux qui veulent assujettir la science de Jésus- Christ à celle d'Aristote et la philo- sophie chrétienne, laquelle a pour fondement l'abnégation de soi-même, à celle des païens, qui est toute en la plénitude et en la complai- sance de soi-même. »

Ce n'est pas en vain que Malebranche a toute sa vie respiré l'atmosphère bérullienne. Dans ceux de ses écrits l'exposition de son système philosophique a le moins de part, par exemple dans certaines pages des Méditations chrétiennes et plus encore dans les Méditations sur r humilité et la pénitence^ dans l'opuscule sur V Adoration en esprit et en vérité, l'accent de cette piété spéciale que développe le Discours sur l'état et les grandeurs de Jésus se laisse aisé- ment reconnaître. Mais la doctrine elle-même du grand métaphysicien n'est-elle pas toute imprégnée de théocentrisme ? La théorie de la vision en Dieu et la conception malebran- chienne de la causalité, qui refuse toute efti- cace réelle aux créatures, ne sont-elles pas les deux pièces maîtresses du système ? En un sens, chez Malebranche, tout part de Dieu,

INTRODUCTION 49

tout passe par Dieu, tout revient à Dieu. SI Ici est Tcspril de celte doctrine, conforme à Tesprit de la maison elle prit naissance, faut-il 8*élonner qu'un ami de Malebranche ait cru, maigre ses dénégations, apercevoir sa véritable place à côté des théoriciens de Tamour de Dieu le plus désintéressé ?

Cet ami pourtant se trompait. Attentif aux très grandes lignes du système, il négligeait d'apercevoir ce qu'il y a peut-être de plus original chez Malebranche, je veux dire son effort pour limiter le béruUisme et corriger la philosophie qu'on en pourrait tirer, au mo- ment où il importe de sauver la liberté humaine, de protéger la morale contre les illusions quiélistes et, ce qui revient au même, de justifier le souci du salut person- nel. On a pu montrer (») que Malebranche, tout en reconnaissant à Dieu seul la « dignité de la causalité », laisse à la créature un pou- voir très réel, puisque son consentement, qui est libre, donne « occasion n à la puissance divine de faire agir les lois de l'union de l'âme et du corps ou les lois de la communi- cation des mouvements. Voilà Malebranche séparé du spinozisme par un profond fossé.

(») Cf. V. Delbos, La Philosophie frA.içaise, Paris, 1019. in-i3, chap. sur Malebranche, p. ia3.

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Un autre non moins profond le sépare des partisans de l'amour pur.

La grande autorité théologique aux yeux de Malebranche est saint Augustin. Il le cite plus de cent fois ; il lui doit en grande partie sa théorie des idées ; il lui doit également une conception de la volonté, mieux vaudrait dire peut-être : des tendances fondamentales de l'activité humaine, dont il s'inspire dans son Traité de morale et plus encore dans son Traité de r amour de Dieu. Or, chez saint Augustin, l'anthropocentrisme n'exclut pas le théocentrisme, mais certainement il le do- mine. C'est le souverain bien pour l'homme que la morale augustinienne se propose de définir, c'est la félicité humaine qu'elle veut assurer. Et sans doute saint Augustin nous invite à ne pas situer ce solide bonheur ailleurs qu'en Dieu, mais il reste que l'objet de la recherche est la béatitude et, qu'en de nombreux textes, c'est comme garant de la béatitude promise au juste que Dieu est invo- qué. Ajoutons que Malebranche, nous le savons par son propre témoignage, a tenu en grande estime un exposé, très fidèle du reste, de la philosophie de saint Augustin, la Philosophie chrétienne d'Ambrosius Victor (pseudonyme du P. André Martin de l'Ora-

INTRODUCTION

loire), ouvrage enlièrement composé de cita- tions de saint Augustin méthodiquement groupées. Dans un tel exposé dont toute digression est bannie, les idées maîtresses du système acquièrent leur plein relief. Or on ne saurait lire le dernier volume de cet ouvrage, consacré à la morale augustinienne, sans y recueillir une profusion de déclarations eudémonistes. La morale, est-il dit dès le pre- mier chapitre, détermine la conduite qui pro- cure le bonheur. Tout le monde veut être heureux, c'est une vérité fondamentale recon- nue même par les philosophes de la Nouvelle- Académie enclins à tout contester, proclamée par Cicéron comme un axiome. Le philo- sophe chrétien ne pose pas autrement le pro- blème, il est seulement mieux armé que les païens pour découvrir réside le bonheur véritable.

Malebranche redira à peu près la même chose, mais avec des formules plus rigides, plus étroites, qui ne correspondent pas seule- ment à une observation banale, mais qui expriment une conception particulière de la volonté. Il ne se borne pas à répéter que tout homme recherche le bonheur. Il affirme que ce désir est invincible, qu'on ne veut et ne peut jamais vouloir autre chose que le bonheur,

malbbra:ichb 4

52 INTRODUCTION

que cet « amour de bienveillance )) qu'on se porte à soi-même « est le motif général ou le principe naturel de tous les mouvements de rame». La volonté humaine est, avant toute réflexion, fermement orientée vers un certain objet, qui est notre félicité ; plus exactement elle est ce mouvement même qui nous entraîne sans que nous ayons à le justifier. Nous sommes ainsi faits. Ne me demandez pas pourquoi je désire le bonheur, car ce désir n'est pas de mon choix, c'est le Créateur qu'il faudrait interroger (»). L'amour de la béati- tude est (( physique et nécessaire {^) ».

Est-ce à dire que l'égoïsme ne puisse être surmonté ? Non certes ; ce qui est inné au cœur de tous les hommes, c'est une tendance très générale à rechercher le bonheur et l'amour- propre est une déformation particulière de cette tendance, une limitation et une corrup- tion à la fois. Malebranche a loué le théologien protestant Abbadie, auquel le P. Lamy s'atta- quait, d'avoir distingué amour-propre et amour de nous-mêmes (c), le premier étant la source de tous nos dérèglements, le second étant au contraire naturel et légitime, prin-

(a) Cf. p. 91 de la présente édition.

(ï>) Ibid., p. 97.

(c) Cf. Première lettre au P. Lamy, p. 182.

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cipe do tous nos efforts pour accomplir le devoir. Conimcnt les promesses et les rnennces de rEcriture a^iraicnl-ellcs sur nous, si par quelque côté elles n'intéressaient lamour de nous-mêmes ? I>e désir innocent d'être solide- ment heureux n'est aucunement ce que l'hu- manité a coutume de flétrir sous le nom d'amour-propre. C'est même un motif bien- faisant, qui nous incite à nous perfectionner Bans cesse, jusqu'au jour nous plaçons en Dieu notre véritable fin. Dans un autre pas- sage (*) Malebranche reconnaît deux amours de nous-mêmes : un amour de complaisance et un amour de bienveillance. Le premier est une erreur, qui nous est imputable; l'homme n'a pas lieu de se complaire en soi-même, puis- qu'il n'est pas la véritable cause de sa propre perfection et de son bonheur ; il ne devrait se complaire qu'en Dieu. Mais l'amour de bien- veillance est inscrit dans notre nature et n'a rien de blâmable : il n'est point autre chose que « ce désir invincible que Dieu produit sans cesse en nous pour la félicité qu'il veut que nous cherchions en lui ».

Une volonté tout entière dominée par l'attrait du bonheur ne sera-t-elle pas néces-

(») Ihid., p. i3'i.

54 INTRODUCTION

sairement rebelle à l'action de la grâce ? Male- branche n'hésite pas à proclamer que le plaisir détermine les hommes à faire tout ce qu'ils font. Mais il y a des plaisirs confus et des plaisirs éclairés et la grâce de Jésus-Christ est un saint plaisir (»), ou, comme a dit saint Augustin, (( une sainte concupiscence (t>) ». L'erreur est de confondre les motifs avec \dijln. L'amour de la béatitude est le motif universel, commun aux bons et aux méchants, même aux damnés (°). Mais les bons, obéissant à ce motif, cherchent Dieu, reconnaissent en lui la fin véritable de l'homme et placent bien leur amour. Les méchants obéissent au même motif, se complaisent en eux-mêmes et font un mauvais choix. Le désir d'être heureux n'est donc que le principe nécessaire à tout amour et celui-là fait de cette tendance le meilleur usage qui la satisfait en cédant à la grâce. Sans doute, en bien des âmes aujour- d'hui, l'amour de la félicité et l'amour de la perfection se combattent, car « c'est le temps du mérite (^) » ; pourtant, même après le péché, subsiste en nous une inclination natu-

(a) Traité de l'amour de Dieu, p. 20. (ï>) îhid., p. 30.

(c) Ibid., p. 82.

(d) Ihid., p. 87.

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relie pour la vérité et pour justice, dont témoigne la préférence qui se manifeste pour le juste môme chez l'homme injuste (•). Il ne faut donc pas toujours opposer plaisir et amour de l'ordre, désir de bonheur et amour de Dieu : la beauté de l'ordre plait et, sans l'amour de bienveillance qui nous attache à nous-mêmes, la grâce elle-même serait impuis- santé à nous attacher à Dieu.

La conclusion se devine : point d'amour de Dieu absolument désintéressé. Prétendre aimer Dieu sans qu'il nous plaise, sans goûter qu'il est bon, c'est prétendre l'impossible. On ne saurait réduire l'amour de Dieu à un juge- ment purement spéculatif sur les perfections divines. On ne peut aimer sans motif et ce motif n'est jamais qu'une modification de nous-mêmes, une perception agréable d'un objet dont on jouit ou dont on espère au moins jouir un jour(*>).

Malebranche s'interdit d'examiner en détail les arguments des quiétistes. Il s'attaque tou- tefois à deux ou trois de leurs thèses favorites et ne se montre pas moins subtil que ses adversaires. Ceux-ci soutiennent par exemple que la souveraine perfection ne consiste pas à

(*; /6/d.,p. 79. (b) ibid., p. io4.

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rechercher pour soi-même bonheur et vertu, mais très exactement à vouloir ce que Dieu veut. Erreur, répond Malebranche ; ce que Dieu veut n'est pas toujours la règle de ce que nous devons vouloir (*). Dieu veut cent justes, cent fois davantage qu'un seul. Cependant je dois vouloir être juste préférablement à cent. Ce que Dieu veut qae nous voulions, voilà notre règle. On m'accusera peut-être de préférer mon salut à la gloire de Dieu, mais c'est oublier que Dieu ne tire sa véritable gloire que de lui-même {^). Je dois me soucier beau- coup moins de ce que Dieu veut en général que de ce qu'il veut de moi en particulier, et ce qu'il réclame de chacun, c'est que chacun travaille de toutes ses forces à son salut.

Invoquera-ton le témoignage de plusieurs saints qui se sont dits prêts à accepter leur damnation si elle devait servir à la gloire de Dieu P Supposition extravagante, car l'être parfait ne peut mettre sa gloire à damner les justes. Nous devons aimer Dieu tel qu'il est, au lieu d'imaginer un « fantôme épouvan table », que nous adorons au moment même nous le dépouillons de la perfection qui le rend adorable. Mais il reste vrai que le désin-

(a) Ibid,, p. 93. Q>) Ibid., p. 99.

INTRODUCTION 57

lëressemenl est une noble illusion à laquelle nVchnppe jamais l'amant très épris. « Plus le plaisir est ^rand, moins Tamour qu'il produit est intéressé, ou moins il y a de retour sur soi, plus on s'anéantit, on se perd, on se trans- forme dans l'objet aimé, on prend ses intérêts, on entre dans ses inclinations (*). »

Ces âmes saintes peuvent dire dans le transport de leur amour, qu'elles sont prêles à souffrir des peines éternelles pour celui qui fait leurs pures et chastes délices, s'il était possible qu'il le voulût ainsi, ce qu'elles savent bien ne pouvoir être. Elles parlent sincèrement sans doute. Mais c'est que le plaisir actuel, dont elles sont pénétrées, les touche et les meut davantage que les peines futures dont elles n'ont peut-être alors qu'une faible idée. Et il faut remarquer qu'elles veulent aimer éternelle- ment, et qu'elles confondent apparemment le plaisir qui les fait aimer (Non enim amatur, dit Saint Augustin, nisi qiiod délectai) et qui en même temps les rend heureuses avec l'amour même (*>).

En somme Malebranche dénonce l'illusion respectable dont les partisans du pur amour tirent argument et plusieurs fois même il cri- tique ces suppositions « faites par imagination de chose impossible », comme dit saint Fran- çois de Sales, dont se servent les mystiques

(») Ibid.,p. 89.

(*>) Troisième lettre au P. Lamy, p. 272.

58 INTRODUCTION

pour concevoir des cas l'âme juste consent à sa damnation. Un fragment de lettre, daté du 10 novembre 1697, que nous a conservé le P. Lelong et dont, à notre connaissance, aucun commentateur n'a fait usage, faute peut-être d'avoir aperçu à quoi se rapporte la première ligne, établit que Malebranche désapprouvait certaines concessions accordées à Fénelon par les commissaires d'Issy. Car nul doute, à notre avis, que les Articles d'Issy ne soient le docu- ment visé dans ce passage :

L'article que vous me demandez est le trente- troisième. La difficulté que j'y trouve est en deux mots que l'acte de la volonté est déréglé, lorsqu'il n'est pas juste ; or consentir qu'une âme juste soit éternellement malheureuse, éternellement punie, cela n'est pas juste; donc dans la supposition, impossible certainement, que Dieu veuille punir éternellement une âme juste, consentir à cela, ce n'est pas consentir à la volonté du vrai Dieu, mais d'un Dieu injuste. Ainsi il me paraît qu'on ne peut y consentir sans dérèglement, et qu'on ne doit point inspirer à une âme de faire cet acte ; mais de plus cet acte est impossible, pourvu qu'il soit sérieux, et que celui qui veut le faire, sache bien ce que c'est que les peines des damnés, et ce que c'est que l'éternité (a).

(a) Correspondance inédite de Malebranche publiée par l'abbé Blam pignon à la suite de son Etude sur Male- branche, Paris, 1862, in-8, p.^17.

INTRODUCTION 59

Bossuet et de Noailles lurent le Traité de Camourde Dieu de Malebranche en manuscrit et 86 déclarèrent fort contents (•). Fénelon reçut Touvrage dès qu'il parut, mais ne se hAta point de faire connaître son sentiment. Malebranche écrivait le 16 décembre 1697, avec une certaine candeur : « Je n'ai pu encore savoir ce qu'en pense M. de Cambrai. J'ai peine à croire qu'il y puisse trouver à redire (*>). » Quant au P. Lamy, il composa une longue réplique de l'jS pages qui parut sous le litre d' Eclaircissemenls à la suite du cinquième et dernier volume de la Connaissance de soi-même («). Il se défendit d'avoir voulu mêler Malebranche à la querelle du quiétisme, soutenant qu'on pouvait combattre les illu- sions du prolestant Abbadie et critiquer sa théorie sur la transformation de l'amour- propre en amour divin, sans adhérer à Moli- nos. Les nombreuses confusions d'idées que favorisent des mots vagues, comme intérêt et bonheur, lui fournissent la matière d'un plai-

(b) Ibid., p. 16. (»j Ibid., p. 18.

(c) Nous en publions le passage que Malebranche lui- même en a reproduit dans les éditions de son Traité de l'cunour de Dieu de 1699 et de 1707.

6o INTRODUCTION

doyer par endroits assez habile (»). Mais le style, comme le remarque le P. André, reste toujours (( précieux et vain », et cette défense ne laisse pas une impression favorable, parce que le P. Lamy n'hésite pas à déformer la thèse d'Abbadie afin d'offrir à Malebranche une réconciliation qui s'opérerait aux dépens du théologien huguenot. On verra tout au contraire Malebranche (b), préoccupé de rendre justice même à un protestant, rétablir les faits au profit d'Abbadie, montrer que celui-ci n'a point fondé l'amour de Dieu sur l'amour- propre, mais sur l'amour légitime et naturel de nous-mêmes, nettement distingué de l'amour-propre condamnable. Il est assez piquant de voir le très pieux Malebranche refuser par respect de la vérité de séparer sa cause de celle d'un hérétique. Mais il ne fait en somme rien autre chose qu'appliquer sa morale, laquelle fait plus de cas de l'amour de l'ordre que d une vague exaltation mys- tique compatible avec l'injustice : u Celui qui brûlerait d'amour pour jouir de la présence de Dieu... serait toujours digne de l'enfer, s'il

(a) Moins heureusement inspiré en d'autres passages. Le P. Lamy use parfois de singuliers arguments. L'amour d'Héloïse pour Abélard lui semble prouver la réalité du pur amour (p. 84-86).

(^) Dans la Première lettre au P. Lamy.

INTRODUCTION 6l

avait le cœur déréglé, et refusait do socrincr à l'ordre sa passion dominante. Et au contraire celui qai serait indifférent, si cela se pouvait ainsi, pour le salut éternel, mois d'ailleurs rempli de charité ou de l'amour de l'ordre,... serait juste et solidement vertueux (•). «

Avec les trois Lettres au P. Larny par les- quelles Malebranche répondit au cinquième volume de la Connaissance de soi-même, le ton de la controverse devient plus âpre. L'accusa- tion de mauvaise foi, sans être formulée en propres termes, se devine en maints endroits. Malebranche s'irrite de l'usage arbitraire que le P. Lamy fait de certains textes : « A quoi bon tous ces passages qui ne disent aux lec- teurs que ce que leur inspire le cilaleur.^ No trouve-ton pas dans les ouvrages des morts tous les témoignages qu'on veut ? Mais prenez- y garde, je vis encore ; je puis m'expliquer et me défendre (*>). »

Le duel continua. Le P. Lamy, qui s'était d'abord refusé à prendre connaissance des trois Lettres de Malebranche en manuscrit (c),

(•) Texte rappelé par Malebranche lui-même dans sa Seconde lettre au P. Lamy, p. aao.

(^) Seconde lettre au P. Lamy, p. 216.

(f) Le P. André rapporte que Malebranche avait envoyé son manuscrit au P. Chevalier, qui vivait à Saint-Denis avec le P. Lamy. Le P. Chevalier remit au

62 INTRODUCTION

s'émut des approbations qu'elles reçurent à Rome et à Paris et prépara .sa réplique. Il rédigea quatre Lettres pour répondre à la cri- tique du R. P. Malehranche, qui forment un volume de près de 3oo pages (»). Malebranche riposta une fois de plus, par sa Réponse géné- rale i^). Les Maximes des Saints venaient d'être condamnées à Rome et les supérieurs du P. Lamy ne lui permirent pas de prolonger la discussion. D'ailleurs tout avait été dit et redit. Il nous paraît même inutile de repro- duire ici la Réponse générale de Malebranche, non dépourvue sans doute de solides argu- ments, mais qui n'ajoute aucune idée impor- tante au Traité, complété par les trois Lettres publiées ci-après. Nous nous contenterons d'en donner un fragment la thèse de Male- branche se trouve résumée avec force.

Telle fut l'histoire de cette querelle, simple épisode d'une action plus vaste. Nous avons essayé d'en reconstituer la signification aux yeux des théologiens du xvn** siècle. N'a-t-elle

P. Lamy la première Lettre de Malebranche, qui fut lue devant plusieurs personnes. Le P. Lamy la jugea obscure et mal écrite. 11 ne lut pas les deux suivantes. Cf. Vie de Malebranche, p. 287 et suiv.

(a) Elles sont datées du 28 février 1699.

Q>) Elle est datée du 8 décembre 1699, et le Supplé- ment qui l'accompagne du i5 février 1700.

INTRODUCTION 63

un sens que pour un cercle restreint de « spirituels « et pour une époque lointaine, ou bien ce débat mérite-t-il encore Tattention du moraliste contemporain, conserve-t-il une portée durable, intéresse-l-il une philosophie dégagée de toute théologie? A cette dernière question il convient, croyons-nous, de ré- pondre affirmativement.

Le quiétisme réclame de l'âme pieuse un amour si désintéressé qu'elle devient indiffé- rente au salut, résip^née à sa damnation. Par- venu à cet état de « nonchalance infinie », comme dit Malebranche, le partisan du pur amour se sent justifié par cet amour même. Puisqu'il aime sans réserve, il est au-dessus du péché. De un orgueil d'infaillibilité for- midable, dont on trouve l'irrécusable preuve en cent endroits des œuvres de M""" Guyon. Il ne s'agit que d'aimer. Alors la créature est tellement « submergée en Dieu » qu'elle ne se distingue plus de lui(»). « Oui, ô Dieu de bonté infinie, l ame est par votre amour impé- rative de tout ce que vous êtes... O combien cet état est-il pur et saint, puisque tout devient dans une absolue nécessité d'être tout Dieu (^) ! »

(») Discours chrétiens et spirituels... Paris, 1790, l. II. p. 3«9. 0») Ibid., p. 391 et 393.

64 INTRODUCTION

Gomment pareil triomphe se concilierait-il avec le respect des obligations banales, l'obser- vance minutieuse de la morale commune ? (( 0 que mon âme est lasse et ennuyée de toutes les pratiques d'ici-bas, en comparaison de cet emploi et de cet exercice du pur amour dans le Ciel à quoi vous l'attirez continuelle- ment (*)... » Que le mépris de ces u pratiques »^ lui attire le blâme des autres hommes, c'est de quoi l'âme embrasée du pur amour n'a nul souci : « Toutes les créatures la condamne- raient que ce lui serait moins qu'un mouche- ron... J'agis infailliblement et ne puis douter depuis que je n'ai point d'autre principe que le principe infaillible (^). » Un personnage des spirituels Dialogues de La Bruyère sur le quié- tisme ne force point la note en déclarant : « Notre école est une école d'impeccabili- (0). »

(a) Ibid., p. 384.

Q>) Passage des Torrents spirituels cité par La Bruyère dans ses Dialogues sur le quiétisme, Paris, 1699, p. 201- 302.

(c) P. 368. Rappelons à ce propos l'étonnement indigné de Bossuet : « Ce qu'il y a de plus répandu dans ce livre et dans tous les autres, c'est que cette Dame est sans erreur... Quoi, lui disais-je, vous ne pouvez rien demander pour vous ? Non, répondit- elle, je ne le puis. Elle s'embarrassa beaucoup sur les demandes particulières de l'oraison dominicale. Je lui disais : Quoi, vous ne pouvez pas demander à Dieu la

INTRODUCTION 65

Efforçons-nous à préciser le sophisme, en bannissant tout terme de théologie. M"** Guyon et ses disciples réclament Texaliation sans s'inquiéter de ce qui la justifie, ils prennent une certaine émotion de vertu pour une preuve de la rectitude du jugement moral. Créer en soi Tenthousiasme et s'attribuer un brevet de perfection, c'est toute la méthode du quiétiste. M"* Guyon est, avec Rousseau peut-être, l'écrivain qui a le plus perlé de sa vertu. « Mon Dieu, que je suis innocente I » écrit-elle à Fénelon, exclamation qui vaut celle de Jean-Jacques au début du livre il révèle tant de défaillances, ses mensonges, ses indélicatesses, l'abandon de ses enfants : « J'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu, toi- même, lître éternel. Rassemble autour de moi l'innombrable troupe de mes semblables... Que chacun découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose : Je fus meil- leur que cet homme-là. »

rémission de vos péchés? Non, repartit-elle. Eh bien, repris-je aussitôt, moi que vous rendez l'arbitre de votre oraison, je vous ordonne. Dieu par ma bouche, de dire après moi : mon Dieu, je vous prie de me par- donner mes péchés. Je puis bien, dit-elle, répéter ces paroles, mais d'en faire entrer le sentiment dans mon cœur, c'est contre mon oraison. » (lielation sur le Quiélisme, Paris. Anisson, 1698, p. a6).

66 INTRODUCTION

Malebranche et Bossuet se sont défiés de ces ivresses qu'inspire l'orgueil à des consciences infiniment indulgentes pour elles-mêmes. S'ils ont demandé qu'un certain désir de solide bonheur conservât son rôle dans la direction de la vie, c'est pour que celle-ci ne fût pas aban- donnée au caprice des enthousiasmes successifs qu'alimentent nos passions. Ils ont voulu que l'amour de Dieu ne fût pas pure griserie, qu'il impliquât l'attachement à l'ordre, la recherche d'une discipline, le ferme propos de consulter la souveraine raison et de la suivre. (»)

(a) Nous nous sommes conformés aux principes adoptés pour réimprimer les textes anciens de la pré- sente collection en nous dispensant de reproduire l'or- thographe du xvH« siècle, laquelle n'ofTre d'ailleurs aucun intérêt, de l'avis de tous les linguistes que nous avons consultés. Mais il nous a paru bon de conserver les majuscules qui abondent dans les éditions anciennes de Malebranche, notamment dans celle de 1707, parce que certaines d'entre elles paraissent significatives et qu'il est impossible de conjecturer lesquelles ont été voulues par Malebranche, lesquelles ont été ajoutées par ses imprimeurs. Nous avons de même respecté, sauf dans les cas de lapsus manifeste, une ponctuation qui très souvent est en désaccord avec l'usage actuel, parce qu'il nous a semblé, qu'en la modernisant, nous altérerions la physionomie du texte, le rythme de la phrase ou le mouvement de la pensée. On remarquera notamment que cette ponctuation correspond plus exactement que la nôtre aux arrêts d'une lecture à haute voix, qu'elle est souvent plus forte que la ponc- tuation actuelle (en particulier après les propositions commençant par si) et qu'elle fait précéder d'une virgule les que et les et.

BIBLIOGRAPHIE

Dans la dernière odilion de la Recherche de la Vérilè publiée de son vivant, Malcbranchc a pris soin d'indi- quer, pour chacun de ses ouvrages, Tédition qui lui parait la plus correcte et la plus complète : pour le Traita de l'Amour de Dieu et les Lettres au Père Lamy, celle de Lyon, 1707, que nous reproduisons ; pour les Conversations chrétiennes, celle de Paris, 1702 ; pour le Traité de Morale, celle de Lyon, 1707, que M. Ilenrl Joly a réimprimée (Paris. Thorin, 1882, in-12) avec les variantes des éditions de i684 et de 1699. Dans l'introduction qui précède nous avons cité les ouvrages du P. Lamy, d'Abbadie, de Fénelon et de Bossuet qui se rapportent à la controverse sur l'amour de Dieu. Les œuvres de M"* Guyon ont été réimprimées par les soins du pasteur piétistc Dutoit-Membrini, à Lausanne, cher Henri Vincent. Cette édition, en 35 vol. in-8, 1789-1791, porte sur le titre: A Paris, chez les libraires associés. Antérieurement le même éditeur avait publié les Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la Vie intérieure ou l'esprit du vrai christia- nisme^ nouvelle édition enrichie de la correspondance secrète de M. de Fénelon avec l'auteur, à Londres, 1767- 1768, 5 vol. in-12. Cette correspondance secrète a été éditée plus correctement de nos jours par Maurice Mas- son, qui en a démontré l'authenticité : Fénelon et <!/■• Guyon, documents nouveaux et inédits, Paris, Ha- chette, 1907, in-12. Sur le quiétisme la littérature est fort abondante. La Relation de l'abbé Phelipeaux, que nous avons citée, est une mine d'anecdotes que l'auteur était en situation de bien connaître. Les Dia- logues sur le quiétisme de La Bruyère sont une satire très pénétrante et de lecture fort agréable. L'édition

MALEBnA5CUE 5

68 BIBLIOGRAPHIE

des OEuvres de Fénelon dite édition de S*-Sulpice con- tient, dans le tome 1, une Analyse raisonnée de la con- troverse da quiétisme [par l'abbé Gosselin] qui est un résumé des principaux écrits de Bossuet et de Fénelon sur cette matière et qui abonde en indications précises. Dans l'admirable édition de la Correspondance de Bos- suet que publient depuis 1909 MM. Urbain et Levesque, de précieux appendices qui terminent les tomes VIII, ÏX, X, XI et XII contiennent une collection considé- rable d'écrits et de documents de toute nature sur le quiétisme, sans parler des lettres de Bossuet et de ses correspondants publiées dans le corps de ces volumes et relatives à cette querelle. Leibniz a plusieurs fois écrit sur Tamour de Dieu. Quand il revient à cette question, il se réfère toujours à sa préface du Codex jaris gentium diplomaticus (Cf. G.~G. Leibnitii Opéra phi- losophica... édit. J.-E. Erdmann, Berlin, i8/io, t. I, p. 118 et suiv.), dans laquelle il a proposé certaines définitions qui lui semblent nécessaires à la solution du problème. Citons encore de Leibniz : sa lettre à Malcbranche du 28 mars 1699 (Cf. Philosophische Schriften, édit. Gerhardt, Berlin, 1876, t. I, p. 357); sa lettre à Malebranche du 1" janvier 1700 (Cf. Corres- pondance inédite de Malebranche publiée par Blampi- gnon, p. 76) ; sa correspondance avec Nicaise, repro- duite dans diverses éditions de Leibniz et aussi par V. Cousin dans ses Fragments de philosophie moderne; enfin le Sentiment de M. de Leibniz sur le livre de M. de Cambrai, qu'on peut lire dans le précédent recueil de V. Cousin, ou dans le t. IX de la Correspondance de Bossuet. Parmi les études historiques publiées dans ces cinquante dernières années nous nous bornerons à signaler : L. Guerrier, M"** Guy on, sa vie, sa doctrine et son influence d'après les écrits originaux et des docu- ments inédits, Paris, Didier, 1881, in-8 (entièrement favorable à M"* Guyon) ; Albert Delplanque, Fénelon et la doctrine de l'amour pur, Lille, 1907, in-8; Jules Le-

BIBLIOGRAPHIE 69

maitrc. Ffnehn, Paris, 1910, in 12 : Erncsl Sclllièrp, !#■•• Guyon et F^nelon précurseurs de Housseau, Pari», 1918, in-8 ; les ouvrages de Oouslc. de Mnurice Mns- »on, de M. Cherel el de M. Henri Breniond cités dans la précédente introduction ; de ce dernier auteur encore, Apologit pour Frnelott, Paris, 1910, in- 12 ; 11. Dela- croix, Eludes d'histoire el de psychologie du mysticisme, les grands mystiques chrétiens (S** Thérèse, M"' Guyon, Suso. etc.). Paris, 1908, in-8. Gomme études géné- rales sur Malebrancbe citons : Blampignon, Elude sur Malehranche. Paris. i8Ga, in-8 ; OHc-Laprune, La philosophie de Malehranche, Paris. 1870, 2 vol. in-8 : H. ioly, Malehranche, Paris. 1901, in-8; V. Delbos, La philosophie française, Paris, 1919, in-12 (excellent chapitre sur Malebranche) ; Revue de métaphysique el de morale, numéro de janvier 1916 spécialement con- sacré à Malebranche (Dans son article sur le Traité de morale de Malebranche, M. W. Thamin traite incidem- ment du problème de l'amour de Dieu).

AVERTISSEMENT

Pour bien comprendre de quoi il s'agit dans les pièces qui sont ici recueillies, il faut savoir que le P. Malebranche soutient que l'amour désintéressé, ou tout à fait indépendant du désir d'être heureux, est impossible. Il croit que l'amour de bienveillance qu'on se porte natu- rellement à soi-même, ou ce désir invincible que nous avons pour la perfection, et la félicité de notre être, est le motif général ou le principe naturel de tous les mouvements de l'âme ; et que la volonté, en tant qu'elle est capable d'aimer, n'est que ce désir du solide bonheur que Dieu imprime sans cesse en nous pour nous porter à l'aimer comme notre fin. Le P. Lamy, Béné- dictin, au contraire, prétend que cet amour désin- téressé est possible, et que la volonté est diffé- rente du désir d'être heureux. Voilà la différence essentielle des sentiments de ces deux Auteurs.

Le P. Lamy dans le dernier chapitre de son troisième Tome de la Connaissance de soi-même^ ayant combattu sous le nom odieux d'amour- propre, le bon amour de nous-mêmes, et cité quelques endroits des Livres du P. M. pour appuyer son sentiment, ce Père qui ne s'attendait pas que son ami, avec qui il s'était déclaré en

AVERTISSEMENT

bonne compagnie contre Tamour désintéressé, voulut le compromettre, et lui attribuer un sen- timent qu*il rejette en cent endroits de ses Livres, en eut du chagrin ; et d'autant plus que ses meilleurs amis lui soutenaient qu'il était obligé d'écrire sur cette matière, à cause que son silence aurait confirmé le bruit qui se répandait déjà. Il composa donc le Traité de V amour de Dieu, mais sans y donner la moindre marque de chagrin contre le P. Lamy. Il le traite de la manière du monde la plus honnête. Apparem- ment, il n'en aurait pas même parlé s'il n'y eût été obligé ; non seulement pour désabuser ceux qui sans cela l'auraient peut-être cru dans le même sentiment que lui, mais encore pour rendre raison au Public de la Uberté qu'il prenait d'écrire sur une matière délicate, et que Messeigneurs les Prélats examinaient actuellement.

Dans ce petit Traité il prouve d'abord que le désir d'être heureux est invincible, et que tous les honmies cherchent le bonheur dans tout ce qu'ils font de bien et de mal. D'où il conclut que l'amour de Dieu indépendamment du motif d'être heureux est impossible. Mais il distingue le motif de la fin, le principe nécessaire à tout amour, du terme qu'on se propose librement. n éclaircit ensuite plusieurs difficultés qu'on fait ordinairement, et tire enfin de ce qu'il a dit.

72 AVERTISSEMENT

douze conséquences qui marquent assez nette- ment ce qu'il pense des opinions qui font du bruit.

Le P. Lamy, dans son cinquième Tome de la Connaissance de soi-même y après avoir lu le Traité du P. Malebranche s'est avisé de regarder comme des plaintes et des reproches ce que ce Père y a dit, qu'un de ses amis qui n'avait pas bien pris sa pensée Vavait malheureusement engagé à écrire. Et pour se défendre de ces prétendus reproches y il a trouvé à propos de donner le change : en disant qu'il n'avait cité le P. M. que contre les illusions d'un Hérétique qui transformait l'amour- propre en amour Divin. Il extrait ensuite des Livres de ce même Père quantité de passages contre l 'amour-propre, et il les tourne en faveur de l'amour désintéressé. D'où il conclut que le P. M. n'a pas eu raison d'écrire son Traité de l'amour de Dieu^ comme si ce Traité était contraire aux Ouvrages précédents du même Auteur. Voilà ce qui a donné occasion aux trois lettres qui suivent.

Dans la première le P. M. fait voir que le P. Lamy donne le change, et qu'il n'était nul- lement question de l 'amour-propre, mais de l'amour de nous-mêmes, ou du désir d'être heureux, dans le dernier chapitre de la Connais- sance de soi-même, i^ parce que l'Auteur contre

AVERTISSEMENT 73

qui le P. Lamy le cite ne défend point Tamour- propre. Bien loin de le transformer en amour Divin et de le mettre dans le Ciel, il le définit l*amour de nous-mêmes, en tant qu'il est vicieux et corrompu. En second lieu, parce que toutes les raisons que le P. Lamy apporte contre son adversaire ne regardent point cet amour-propre que tout le monde condamne, mais le désir d'être heureux ou Tamour de nous-mêmes. De sorte que si le dessein du P. Lamy eût été tel qu'il le dit aujourd'hui, il n'aurait attaqué qu'une erreur imaginaire, et que par des raisons fort étranges.

Dans la seconde lettre le P. Malebranche fait voir que les passages tirés de ses Livres par le P. Lamy en faveur de l'amour désintéressé qu'il défend, n'y ont nul rapport. Il y a dans ces deux premières lettres bien des choses qui peuvent éclaircir la question de Vamour désintéressé.

Mais c'est principalement dans la troisième que le P. M. traite cette question. Il s'attache surtout à ôter les équivoques qui trompent les défenseurs de ce pur amour qui est indépendant du désir d'être heureux, et fait sentir les consé- quences dangereuses de cette opinion. Néanmoins dans cette lettre aussi bien que dans son Traité, il pousse le désintéressement de l'amour aussi loin qu'il est possible. Car il ne peut y avoir d'excès condamnable que dans le désintéresse-

74 AVERTISSEMENT

ment imaginaire, et qui au lieu de purifier Tamour n'est propre qu'à l'anéantir. Ceux qui ne cher- chent qu'à s'instruire sur le fond de la question peuvent passer légèrement sur la première et seconde lettre, et ne lire avec attention que la troisième avec le Traité de V Amour de Dieu. On a ajouté à la fin le dernier chapitre du troi- sième Tome de la Connaissance de soi-même^ et un article du cinquième, afin que le Lecteur eût tout ce qu'il faut pour juger lequel de ces deux Auteurs a la raison de son côté, et droit de se plaindre de son adversaire.

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TRAITÉ

DB

L'AMOUR

DE DIEU

EN QUEL SENS IL DOIT ÊTRE DÉSINTÉRESSÉ

DIEU se connaît parfaitement, ses attri- buts, ses perfections, toute sa substance ; non seulement selon ce qu'elle est en elle-même, ou prise absolument, mais aussi selon ce qu'elle est prise relativement à toutes les créatures possibles, c'est-à-dire en tant qu'elle est leur idée ou leur modèle éternel (^).

Dieu aime sa substance invinciblement, parce qu'il se complaît en lui-même. C'est uniquement dans cet amour que consiste sa volonté. Ce n'est point une impression qui lui vienne d'ailleurs, ni qui le porte ailleurs. Il ne peut rien aimer que par la complaisance qu'il prend en lui-même, rien que par rapport à lui ; parce qu'il ne trouve qu'en lui-même la cause, pour ainsi dire, de sa perfection et de son bonheur.

Comme les créatures participent inégalement

76 TRAITÉ

à son être, imitent inégalement ses perfections, ont plus ou moins de rapport à lui ; il est évident qu'il les aime inégalement, puisqu'il n'aime rien que par l'amour qu'il se porte à lui-même, que selon l'ordre immuable des perfections aux- quelles ses créatures participent (^).

Cet ordre immuable est certainement (*) la règle inviolable des volontés divines, c'est la loi éternelle, mais c'est aussi la loi naturelle et néces- saire de toutes les Intelligences. Car il est évident que Dieu ne peut pas donner à ses créatures une volonté pour tendre la sienne ne tend pas, pour ne pas aimer les choses à proportion qu'elles sont aimables, ou que selon le rapport qu'elles ont à sa substance qu'il aime invinciblement. Rien n'est donc juste, raisonnable, agréable à Dieu, que ce qui est conforme à l'ordre immuable de ses perfections.

Saint Augustin ne distingue point ordinaire- ment la charité ou l'amour de Dieu, de l'amour de la justice ou de l'amour de l'ordre ; parce que l'idée de Dieu comme souveraine justice, est plus propre à régler notre amour que toute autre idée de Dieu que l'imagination pourrait corrom- pre, et par nous faire illusion. Mais puisque l'Ordre, dont je parle, n'est que le rapport qu'ont

(a) Voyez les Méditations Chré. Méd. 4, traité de Mor., ch. 1.

DB LAMOUR DE DIEU 77

entre elles les perfections divines tant absolues que relatives (*), il est clair que Tamour de Tordre n*cst que Tamour de Dieu, et de toutes choses par rapport à Dieu. Car aimer Tordre, c'est aimer les choses selon le rapport qu'elles ont aux per- fections divines : et c'est aimer Dieu considéré en lui-même plus que toutes choses, puisqu'il renferme en lui-même, et d'une manière infini- ment parfaite, les perfections de toutes choses. Si pour être juste il faut toujours vouloir ce que Dieu veut, c'est uniquement et précisément, parce que Dieu veut toujours selon Tordre immuable de ses perfections, et qu'il ne peut jamais se démentir. C'est à quoi il faut bien prendre garde. Car lorsqu'on attribue à Dieu des volontés purement arbitraires ou indépen- dantes de cette loi, et qu'on s'imagine que c'est vertu que de s'y soumettre, on tombe dans l'erreur et dans le dérèglement. On fait Dieu injuste, c'est Terreur : et le dérèglement con- siste dans la conformité de sa volonté avec celle d'un Dieu imaginaire. La Loi éternelle n'est point arbitraire, c'est Tordre immuable des per- fections divines. Dieu, par exemple, peut ôter à ses créatures l'être qu'il leur a donné libre- ment. Mais le souverain Domaine qu'il a sur elles, ne lui donne pas droit de les traiter injus- tement. L'être est pure libéralité : mais le bien

78 TRAITÉ

et le mal être, le plaisir et la douleur, la récom- pense et la peine, doivent être réglées selon Tordre immuable de la justice, que le juste Juge aime invinciblement et par la nécessité de sa nature.

Comme Dieu n'agit que pour lui, il n'a fait les Intelligences capables de connaître et d'aimer que pour le connaître et pour l'aimer, que pour connaître la vérité et l'ordre, juger selon la vérité, aimer selon l'ordre ; pour juger en un mot comme il juge, aimer comme il aime. La perfection de notre nature consiste donc à consulter la Raison et à la suivre ; j'entends cette souveraine Raison qui éclaire tous les hommes, cette lumière inté- rieure qui nous fait distinguer le vrai du faux, le juste de l'injuste. Dieu veut certainement cette perfection de notre être, il veut que nous la vou- lions. Il le veut, dis-je, non d'une volonté pure- ment arbitraire, mais par l'amour invincible qu'il a pour l'ordre immuable. Cette inclination naturelle qui nous reste encore après le péché pour la vérité et pour la justice, en un mot pour la raison, en est une bonne preuve. Elle se fait même encore sentir cette inclination, malgré la corruption de la nature : et nous en suivons tou- jours les impressions, lorsqu'elle n'est point combattue par l'inclination que nous avons pour les plaisirs déréglés. C'est par l'amour qu'ont

DE LAMOUR DE DIEU 79

pour la justice, ceux-là mêmes qui commettent des injustices, qu'ils aiment les justes, et qu'ils les préfèrent à ceux qui leur ressemblent. Tous les hommes ont donc quelque amour pour Tordre inunuable de la justice ; mais ils ne sont pas justes, parce que cet amour n*est pas dominant, et qu'ils ne veulent pas lui sacrifier ce qui actuel- lement leur plaît davantage.

Mais il faut bien remarquer qu'on ne peut aimer que ce qui plaît ; ni haïr que ce qui déplaît. Si l'on aime l'Ordre, c'est que la beauté de l'Ordre plaît : si l'on aime les objets sensibles, c'est parce qu'ils plaisent. Il faut dire la même chose de ce qu'on haït. C'est qu'il est absolument impossible de rien vouloir, si rien ne nous touche : il est impossible que l'âme soit ébranlée, qu'elle reçoive quelque impression, quelque mouvement, si rien ne la frappe. Mais il y a plaisir et plaisir : Plaisir éclairé, lumineux, raisonnable, qui porte à aimer la vraie cause qui le produit, à aimer le vrai bien, le bien de l'esprit : plaisir confus qui excite de l'amour pour des créatures impuissantes, pour de faux biens, pour les biens du corps. Le premier nous faisant aimer ce que nous devons raisonnablement aimer, il nous rend plus parfaits, aussi bien que plus heureux : Le deuxième nous corrompt, parce qu'il nous fait aimer ce que l'Ordre nous défend d'aimer. Mais

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tout plaisir actuel en tant que plaisir, nous rend en quelque manière heureux ; quoiqu'il n'y ait que les plaisirs raisonnables, qui rendent solide- ment heureux, et qui nous conduisent à la jouis- sance du souverain bien : car les autres sont accompagnés de trouble, d'inquiétude, et de frayeurs de la véritable misère dont ils seront éternellement suivis .

Il est donc certain que tous les hommes justes ou injustes aiment le plaisir pris en général, ou veulent être heureux ; et que c'est le motif unique qui les détermine à faire généralement tout ce qu'ils font. Il est si vrai que tous les hommes aiment le plaisir, que s'ils s'en privent quelque- fois, c'est ou pour en avoir davantage, ou pour éviter son contraire, la douleur ; ou enfin parce que l'inclination qu'ils ont pour la perfection de leur être s'y oppose, c'est-à-dire que la vue et l'amour de l'Ordre immuable leur en donne de l'horreur. Car la Grâce de Jésus- Christ par laquelle on résiste aux plaisirs déréglés est elle- même un saint plaisir, c'est l'espérance et l'avant- goût du souverain plaisir. Celui qui est animé de l'amour de l'Ordre a du moins quelque hor- reur des plaisirs qui se rapportent aux objets sensibles. Mais ôtez cette horreur, le voilà pris ; supposé que la beauté de l'Ordre ne le touche point ; ne lui plaise point.

DE l'amour DH DIBU 8i

Tous les hommes veulent donc être heureux et parfaits, ou si Ton ne veut pas distinguer le bonheur d'avec la perfection, parce qu'en effet le vrai bonheur en est inséparable, tous les hommes veulent invinciblement être heureux. Le désir de la béatitude formelle Q) ou du plaisir en général, est le fond ou l'essence de la volonté, en tant qu'elle est capable d'aimer le bien. C'est cet amour-propre que ceux qui étudient le cœur hiunain, conviennent qu'il est impossible de détruire, et qui est le principe ou le motif de tous nos mouvements particuliers. Il faut bien que l'amour de la béatitude soit une impression naturelle et commune à toutes les Intelligences, puisqu'on découvre dans sa propre volonté, qu'en cela tous les hommes se ressemblent. Beatos esse se velle omnes in corde suo vident, dit S. Augustin, tantaque est hoc in re natura humanœ conspiratio, ut nonfallatur honto, qui hoc ex anima suo de animo conjicit alieno. De Trinitate, 1. 13, cap. 20.

S'il est donc vrai, comme le dit S. Augustin (»), que tous les hommes cherchent la béatitude dans tout ce qu'ils font de bien et de mal. Depellendœ miseri^s causa et acquirendie beatitudinis causa faciunt omnes quidquid vel boni faciunt vel mali.

(») Sur le Ps. 32.

82 TRAITÉ

Si, comme il le dit encore en un autre endroit (8-), Tamour de la béatitude est une impression du Créateur souverainement bon et immuablement heureux en lui-même : en un mot si cet amour n*est que le mouvement naturel qu'on appelle volonté ; il est clair qu'on ne peut aimer Dieu que par l'amour de la béatitude, puisqu'on ne peut aimer que par sa volonté. Ainsi tout amour de Dieu est intéressé en ce sens, que le motif de cet amour, c'est que Dieu nous touche comme notre bien, et que nous sommes convaincus qu'il n'y a que lui qui puisse remplir le cœur qu'il a fait pour lui. Mais il ne faut pas confondre les motifs avec la fin. Notre volonté, l'amour de la béatitude est une impression de Dieu commune aux bons, aux méchants, aux damnés même : la délectation de la Grâce par laquelle nous le goûtons comme notre bien, et la beauté de Tordre par laquelle il nous touche et nous reforme sur notre loi, viennent aussi de lui. Mais tout cela nous unit à Dieu comme à notre bien : ce sont les motifs par lesquels nous tendons à Dieu conmie à notre fin.

Les Saints contemplent les perfections divines : la beauté de ces perfections leur plaît, c'est-à- dire que la vue ou la perception dont ces perfec-

(a) De Trinitate, Z. 13, ch. 8.

I

DE l'amour DB dieu 83

tions les affectent est vive et agréable, car le plaisir n'est qu'une perception agréable. Cette contemplation agréable est donc leur béatitude formelle, ou les rend heureux. Or cette contem- plation est certainement inséparable des perfec- tions contemplées : car la perception est insé- parable de l'idée qui la cause, et ne peut se rap- porter qu'à cette idée. Donc l'amour du plaisir est le motif qui fait aimer Dieu comme la fin ; c'est le motif qui fait aimer ce qui plaît, ou ce qui produit la perception agréable. Car enfin une perception sans idée n'est point une per- ception : il n'y a point de plaisir dans l'âme, lorsque rien ne lui plaît. Le plaisir ou la per- ception agréable se rapporte donc naturellement à l'idée qui affecte l'âme agréablement, ou à ce que cette idée représente. Otez donc aux Saints l'amour du plaisir ou de la perception agréable, vous ôtez l'amour de l'idée, et par conséquent l'amour de Dieu, car l'idée de Dieu ne peut être que Dieu, puisque rien de fini ne peut représenter l'infini. Ainsi ôtez l'amour de la béatitude for- melle, vous ôtez nécessairement l'amour de la béatitude objective, ou l'amour de Dieu : c'est- à-dire, que si Dieu ne produit en vous le motif de son amour, il est impossible que vous l'aimiez conmie votre fin, comme votre souve- rain bien.

MALBBRARCHB 6

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Il est vrai, dira-t-on, les Saints ne peuvent aimer les perfections divines, si leur beauté ne les touche point, si elle ne leur plaît nullement. Mais les Saints ne les aiment point ces perfec- tions, à cause de ce plaisir qui les rend formelle- ment heureux. Leur amour est pur, et cet amour est intéressé (^). Ils aiment Dieu en lui-même et pour lui-même, et nullement Dieu pour eux- mêmes. Ils s'oublient et se perdent, pour ainsi dire, dans la Divinité, ils se rapportent unique- ment à Dieu, et par 'la parfaite conformité de leur volonté avec la sienne, ils se transforment de manière que Dieu est tout en eux, et qu'ils ne sont rien.

Je ne prétends pas approuver ou réfuter tout ce qu'il y a de vrai et de faux dans ces proposi- tions et de semblables, ni traiter à fond du Quié- tisme bon ou mauvais. Le respect que j'ai pour ceux qui ont entrepris d'éclaircir cette matière ne me le permet pas, et le peu de connaissance et d'expérience que j'ai des voies extraordinaires me le défend. Je prétends seulement expUquer ce que j'en pense, puisqu'un de mes amis m'y a malheureusement engagé dans son dernier Ouvrage, malgré le dessein* que j'avais pris de garder sur cela un profond silence. Je dois expli- quer mes sentiments, puisqu'on ne les prend pas bien.

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Je crois donc que les plaisirs dont les Saints sont touchés à la vue des perfections divines ne sont pas distingués de ces mêmes perceptions. Ces plaisirs ne sont, comme je viens de dire, que des perceptions, mais vives et agréables de ces perfections, puisque tout sentiment agréable ou désagréable n'est que la perception d'une idée qui affecte l'âme diversement. Car il ne faut pas s'imaginer qu'une même idée touche toujours l'âme d'une même manière. Elle peut l'affecter d'une infinité de perceptions toutes différentes ; ce qui fait bien voir que les idées sont fort dif- férentes des perceptions qu'on en a (^). Si je pense, par exemple, à ma main sans la voir ni la sentir, la perception que j'en aurai sera bien différente de celle que j'en aurais, si je la regar- dais les yeux ouverts : et celle-ci différera de toutes celles que j'aurais, si je la mettais dans de l'eau chaude, froide, dans le feu, et le reste. Ainsi la couleur, la chaleur, la froideur, le plaisir que l'on sent dans sa main, ne sont autre chose que des perceptions de différents genres, et dont il y a plusieurs espèces : perceptions, dis-je, produites toutes par la même idée de la main actuellement présente à l'âme, et agissante en elle par son efficace : car toutes nos idées parti- culières ne sont que la substance de Dieu même en tant que relative aux créatures, ainsi que j'ai

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expliqué ailleurs (*), et cette substance est effi- cace par elle-même. Il n'y a que la substance de Dieu, dit S. Augustin, qui puisse agir immé- diatement dans les esprits, les éclairer, les animer, les rendre heureux et parfaits. Insinuavit nohis animam humanam et mentent rationalem non vegetariy non heatificari, non illuminariy nisi ah ipsa suhstantia Dei. Tract. 23, in Joan.

Il me paraît donc i^ que l'amour du bien en général devient naturellement l'amour de tel bien, lorsque l'idée de tel bien produit dans l'âme la perception agréable par laquelle ce bien lui est rendu sensible, et qu'alors si l'âme consent, si elle se repose dans ce plaisir, ce qu'elle ne doit jamais faire lorsque ce plaisir ne représente point clairement la vraie cause qui le produit, elle se repose dans ce bien dont elle a la per- ception. Elle aime ce bien non seulement d'un amour naturel, mais encore d'un amour libre.

Que plus la perception est vive et agréable, plus aussi l'amour naturel est ardent, plus l'âme est remplie de l'objet qui lui plaît, plus elle s'occupe de lui ; plus elle s'oublie elle-même, lorsqu'elle suit toute l'impression que le plaisir fait en elle.

30 Que lorsque la perception agréable repré-

(a) Entretiens sur la Métaph., 1 et 2. Entr. Recherche de la vér., etc.

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sente à Tâme la cause véritable qui la produit, ce qui n'arrive jamais dans les plaisirs confus des sens, qui se rapportent non à Dieu qui en est la cause véritable, mais aux objets sensibles, Tâme doit aimer ce qui lui est présenté. Car alors c'est le vrai bien. Or l'amour est d'autant plus parfait qu'il est plus grand pour le vrai bien : et l'on ne peut trop suivre les mouvements que produit en nous la délectation de la Grâce, car cette délectation se rapporte naturellement au vrai bien.

40 Le souverain bien, le bien de l'esprit, en im mot le vrai bien doit et veut être aimé non d'un amour d'instinct, semblable à celui dont on aime les corps, mais d'un amour éclairé. De sorte que l'âme ne doit pas aimer davantage ce dont elle a des perceptions plus vives et plus agréables : souvent même elle ne doit nullement l'aimer. Elle ne doit s'abandonner au plaisir, que lorsque ce plaisir est la perception vive et douce du vrai bien. Car il n'y a que la jouissance du vrai bien qui nous rende solidement heureux, heureux et parfaits. Maintenant l'amour de la félicité et de la perfection se combattent (^), parce que c'est le temps du mérite, et que l'âme est en épreuve dans son corps. Ce qui nous plaît actuellement nous corrompt, nous dérègle, nous prive de la vraie féUcité. C'est que tous nos plai-

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sirs, excepté ceux de la Grâce, se rapportent aux objets sensibles, qui n'en sont point la vraie cause. Mais dans le Ciel tout ce qui nous plaira» nous perfectionnera : tous nos plaisirs seront purs, et nous uniront à la vraie cause qui les produit. Plus nos plaisirs seront grands, plus aussi notre union avec Dieu sera étroite, plus notre transformation, pour ainsi parler, sera parfaite, plus l'âme s'oubliera elle-même, plus elle s'anéantira, plus Dieu sera tout en elle.

Il faut remarquer que nous n'aimons point tant notre être que notre bien-être. Il n'y a point d'homme qui n'aimât mieux l'anéantissement de son être, que d'être éternellement malheureux, quelque légère que fût sa douleur. On n'aime donc l'être que pour le bien-être. Dieu nous a faits ainsi, afin que nous ne nous aimassions que pour lui, qui seul peut faire notre bien-être» C'est apparemment pour cela qu'il ne nous a pas donné d'idée claire de notre âme (^), de peur que nous ne nous occupassions trop de son excellence. Car nous ne la connaissons que par sentiment intérieur. Et nous ne connaîtrons clairement ce que nous sommes, que lorsque la vue des perfections divines ne nous permettra pas de nous enorgueillir de l'excellence de notre être.

D'où vient, par exemple, qu'un avare se pend,

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qu'un amant se donne la mort, lorsqu'ils sont pour toujours privés de ce qu'ils aiment ? c'est qu'ils regardent la mort comme l'anéantissement de leur être, et qu'ils préfèrent le non- être à l'être privé du bien-être. D'où vient qu'un amant s'oublie si fort qu'il ne s'occupe que de l'objet qu'il aime ? c'est qu'il ne trouve son bonheur que dans la jouissance de l'objet aimé. Donc plus le plaisir est grand, moins l'amour qu'il produit est intéressé, ou moins il y a de retoiu* sur soi : plus on s'anéantit, on se perd, on se transforme dans l'objet aimé, on prend ses intérêts, on entre dans ses inclinations.

Si le plaisir que la raison trouble et que les remords inquiètent, si le plaisir confus, ou dont on ne connaît point clairement la véritable cause, transforme l'âme dans l'objet aimé ; si notre cœur est dans notre trésor, comme le dit Jésus- Christ ; que ne fait point dans les Saints le plaisir éclairé, ce plaisir infiniment doux et paisible par lequel ils goûtent la substance même de la Divinité ? Peut-on concevoir une transfor- mation plus parfaite, un amour plus pur, ou avec moins de retour sur soi, que celui des Saints ? eux qui connaissent clairement leur vide et l'impuissance de leur nature, et qui savent bien qu'ils ne sont à eux-mêmes ni leur lumière, ni leur vie, ni leur béatitude, mais une pure

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capacité du souverain bien. On ne peut donc trop suivre l'impression que produit en nous le plaisir, quand ce plaisir est éclairé, quand c'est la perception vive et agréable, non d'une créature impuissante, mais de la véritable cause qui le produit, quand il se rapporte au vrai bien, et qu'il nous unit à lui. La Grâce de Jésus- Christ est un saint plaisir : c'est, comme la nomme saint Augustin {De spirit . et litt . c . /\) ^ une sainte concu- piscence. Est-ce qu'il faut lui résister, et ne pas suivre les mouvements qu'elle nous inspire ? Est-ce que le consentement à cette grâce nous fait aimer Dieu d'une manière indigne de lui (^) ?

Mais, dira-t-on, il faut aimer Dieu, pour Dieu. Je l'avoue. Il ne faut pas aimer Dieu pour quelque ,autre bien que lui, car il n'y a que lui de vrai bien. Il faut l'aimer pour le posséder et jouir de lui. C'est notre souverain bien, c'est la fin doivent tendre tous les mouvements dont il est la véritable cause.

Ce n'est pas répondre, continuera- t-on. Il faut aimer Dieu pour Dieu en ce sens, qu'il ne faut aimer la béatitude formelle, vouloir être

(a) Qu'est-ce qu'aimer Dieu d'un amour libre, si ce n'est consentir à la délectation de sa grâce ? et n'est-il pas évident qu'il faut la sentir en quelque manière cette délec- tation, açant que d'y consentir ; et que c'est parce que nous voulons être heureux, qu'elle nous porte à y con- sentir P

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solidement heureux par la jouissance de Dieu, que parce que Dieu le veut. C'est en cela préci- sément que consiste le pur amour. Pourquoi voulez- vous être heureux ? Répondez.

Ne me demandez pas pourquoi je veux être heureux, demandez- le à celui qui m'a fait, car cela ne dépend nullement de moi. L'amour de la béatitude est une impression naturelle : inter- rogez le Créateur. Si elle était de mon choix, je pourrais vous répondre, parce que j'en saurais bien le motif. L'amour de la béatitude objective, l'amour de Dieu est de mon choix ; et tous ceux qui aiment Dieu peuvent bien dire pourquoi. C'est que voulant être solidement heureux, heureux et parfaits, ils croient nonobstant les illusions que leur font maintenant les objets sensibles, qu'il n'y a que Dieu qui les puisse rendre tels : car c'est pour cela que maintenant leur amour est méritoire. C'est qu'ils sont convaincus que la béatitude formelle est insé- parable de l'objective, que la perception vive et agréable du bien, qui est la jouissance du bien, ne peut être sans la présence du bien ; et que le mouvement de l'âme qu'excite cette perception et qu'ils suivent volontiers, ne peut tendre que vers le bien dont elle est la perception.

Je puis cependant vous dire que Dieu veut que je veuille invinciblement être heureux, parce

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qu'il m'a fait libre ; et qu'il ne pourrait ni me récompenser ni me punir, comme moi, je ne pourrais ni mériter ni démériter, si le plaisir et la douleur, la perfection ou la corruption de ma nature, m'étaient indifférents. Je puis vous dire qu'ayant nécessairement voulu que sa loi, l'ordre immuable, fût aussi la nôtre : il fallait non seule- ment que la beauté de cette loi nous plût, mais encore que nous aimassions naturellement ce qui nous plaît. Voilà pourquoi ceux qui se conforment à cette loi sont remplis de joie, et que le trouble et l'horreur saisissent ceux qui se révoltent contre elle. Tous veulent invinciblement être heureux : Mais les uns s'attendent que leur sou- mission sera récompensée, et les autres sont intérieurement menacés que leur révolte sera punie. Ainsi le désir invincible de la félicité s'accorde parfaitement avec l'amour de la justice. Il nous fait vouloir ce que Dieu veut que nous voulions ; et lorsqu'il est éclairé par la lumière de la raison, excité par la foi et la délectation de la Grâce, il nous conduit à toute la perfection, et à toute la félicité dont nous sommes capables. La souveraine perfection, direz- vous encore, c'est de ne vouloir être ni heureux ni parfait. La perfection et la béatitude formelle, sont créées : il ne faut vouloir que le Créateur. Le désir de sa perfection propre est une avarice spirituelle :

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celui de la béatitude formelle, de sa propre félicité, n*est qu'un amour- propre tant de fois condamné par les Saints. Ces désirs ne sont bons qu'à nous inquiéter. L'amour pur n'est qu'une entière conformité de notre volonté avec celle de Dieu. En doutez- vous ?

Non, je n'en doute pas. Mais apparemment je ne l'entends pas comme vous l'entendez. Otons les équivoques. Je crois que la volonté de Dieu qui est notre règle n'est nullement celle qui permet le mal, car certainement Dieu ne veut pas positivement tout ce qu'il permet. Je dis plus, ce que Dieu veut n'est pas toujours la règle de ce que nous devons vouloir. Par exemple, Dieu veut cent justes cent fois davantage qu'un seul. Cependant je dois vouloir être juste préfé- rablement à cent. Car, comme dit l'Apôtre, il ne faut pas faire le mal afin qu'il en arrive du bien. Ce que Dieu veut que nous voulions, voilà précisément notre règle. Mais comment saurons- nous ce que Dieu veut que nous voulions à l'égard des choses qui ne sont point clairement marquées dans la loi écrite. Il y a, par exemple, des gens qui prétendent que c'est une propriété (^) contraire à la charité parfaite ou au pur amour, que de souhaiter davantage les dons de Dieu pour soi-même que pour un autre, et à plus forte raison que pour cent autres, par cette

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raison qu'il faut aimer son prochain comme soi- même. Ils prétendent que saint Paul a souhaité sérieusement d'être séparé de Jésus-Christ pour le salut de ses frères, et que supposé, disent-ils, que Dieu le voulût absolument, on doit vouloir sa damnation éternelle. Comment pourrons- nous donc éclaircir ces questions, et savoir pré- cisément ce que Dieu veut que nous voulions, afin de conformer notre volonté à la sienne ? c'est ce qu'il faut examiner.

J'ai déjà dit que la volonté de Dieu n'était que l'amour qu'il se portait à lui-même, que la com- plaisance qu'il avait dans ses divines perfections, qu'il se connaissait parfaitement, et qu'il voulait être précisément tel qu'il est. Notre volonté sera donc entièrement conforme à la sienne, si nous l'aimons, si nous voulons qu'il soit tel qu'il est, si les mouvements de notre volonté sont réglés sur l'ordre immuable de la justice. Le pécheur ne veut point que Dieu soit tel qu'il est, s'il le veut puissant, il ne le veut point juste : ou s'il le veut juste, il voudrait bien qu'il fût impuissant : car personne ne veut et ne peut vouloir être actuellement et éternellement malheureux. Celui qui veut être heureux plus qu'il ne mérite de l'être par ses bonnes œuvres sanctifiées en Jésus-Christ, n'aime point Dieu véritablement tel qu'il est. Car il voudrait que Dieu voulût

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ce que l'ordre immuable de sa justice l'empêche de vouloir. Les Saints dans le Ciel qui voient, et qui aiment Dieu tel qu'il est, ne veulent pour eux que le degré de bonheur qui est écrit dans la loi divine. C'est pour cela qu'ils sont parfaite- ment contents, sans jalousie contre les autres, et même sans compassion pour les damnés. Car outre qu'ils aiment Dieu tel qu'il est, on ne désire jamais, lorsqu'on est sage, ce que l'on voit évidemment impossible .

Ceux qui ne veulent être heureux qu'autant qu'il est juste qu'ils le soient, qui travaillent de toutes leurs forces à l'acquisition des vertus, à régler toute leur conduite sur la loi divine, sachant bien que Dieu est juste, et que c'est l'unique moyen d'augmenter leur bonheur, leur jouissance future du vrai bien, leur complaisance en lui, leur transformation, pour ainsi parler, dans la Divinité ; en un mot ceux qui veulent Dieu tel qu'il est, et qu'il agisse toujours en eux selon ce qu'il est, veulent Dieu comme Dieu se veut : ils aiment Dieu comme Dieu s'aime. On ne peut concevoir de volonté plus conforme à celle de Dieu que la leur. C'est donc en cela que consiste précisément le pur amour.

Il est vrai qu'ils aiment Dieu pour eux en ce sens qu'ils veulent être heureux par sa jouissance. Mais I** leur fin dernière c'est Dieu, puisqu'ils

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ne tendent qu'à lui. Bien loin de s'arrêter à eux- mêmes, comme le Sage prétendu des Stoïciens, ou aux objets sensibles, comme les Épicuriens : ils reconnaissent le vide et l'impuissance des créatures .

Ils aiment Dieu pour Dieu, puisqu'ils le veulent pour lui-même, et qu'ils sont contents de jouir uniquement de lui.

30 Ils s'aiment pour Dieu et se rapportent tout à lui, leur béatitude même ; puisqu'ils ne prétendent jouir de lui, qu'autant qu'il le voudra ; qu'il le voudra, dis-je, non d'une volonté pure- ment arbitraire, inconnue, imaginaire, et dont le vrai Dieu n'est pas capable, mais d'une volonté toujours réglée sur l'ordre immuable de la justice .

40 Ils ne veulent être heureux que pour la gloire de Dieu, puisqu'ils veulent que Dieu soit tel qu'il est, et qu'il n'agisse en eux que selon ce qu'il est. Car enfin Dieu ne se glorifie que d'être ce qu'il est, et d'agir toujours selon ce qu'il est. Dieu ne peut agir que par sa volonté, qui n'est que l'amour qu'il porte à ses perfec- tions, dans lesquelles il se complaît et dont il se glorifie. Dieu ne tire pas sa véritable gloire de nos adorations et de nos louanges, mais nous y trouvons la nôtre, car notre véritable gloire c'est d'être tels que nous devons être.

DE l'amour DB dieu 97

Le motif de leur amour, c*est qu'ils veulent être heureux ; mais ce motif vient uniquement de Dieu, qui ne nous Ta donné qu'afin de nous porter vers lui, qu'afin que nous l'aimions comme notre Hn. L'amour de la béatitude for- melle est physique et nécessaire, et les Com- mandements ne regardent que l'amour de choix, que l'amour libre, que ce qui dépend de nous. L'Écriture Sainte suppose toujours en nous l'amour de la béatitude formelle, c'est une vérité incontestable. Serait-elle propre à corrompre les parfaits, et à anéantir le pur amour }

La béatitude formelle est créée, mais l'amour de cette béatitude Test aussi. Tout cela vient du Créateur, et ne dépend nullement de nous. Ce qui dépend de nous avec la Grâce, c'est de bien placer notre amour : c'est d'aimer comme souverain bien la cause qui nous rend capables d'aimer. Notre perfection est aussi créée. Mais conmie elle consiste à suivre la Raison, et à aimer l'Ordre, c'est-à-dire à aimer Dieu sur toutes choses, et toutes choses selon le rapport qu'elles ont avec Dieu ; c'est assurément aimer Dieu que d'aimer sa perfection, ou du moins c'est s'aimer pour Dieu et selon Dieu.

A l'égard du prochain, il faut l'aimer comme soi-même, en ce sens qu'il faut l'aimer comme on se doit aimer soi-même ; c'est-à-dire, qu il

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faut lui souhaiter le souverain bien, et faire ce qui dépend de nous, afin qu'un jour il en jouisse avec nous. Car Dieu est un bien commun à tous les esprits (^) : tous peuvent jouir de lui, sans rien diminuer à notre égard de son abon- dance.

Mais si on pouvait supposer que tel don de Dieu utile pour notre salut, car je ne parle pas des biens temporels, ne nous serait pas donné s'il était donné à cent autres ; il me paraît certain qu'on devrait se vouloir ce don plutôt qu'à cent mille autres ; par cette raison qu'il faut aimer Dieu de toutes ses forces, infiniment plus que toutes choses ; et que ce n'est pas l'aimer ainsi que de préférer le salut de tous les hommes au sien. Car on ne peut aimer Dieu parfaitement comme son souverain bien, si l'on ne jouit de lui, si sa substance ne nous affecte, et ne nous plaît. C'est pour cela qu'on n'accomplira par- faitement le précepte de l'amour de Dieu que dans le Ciel {^). L'ordre veut que tout le mou- vement que Dieu imprime sans cesse en nous se termine à lui : Dieu ne nous a faits que pour lui : nous devons donc vouloir notre salut pré- férablement à celui de tous les autres. Car nous ne voulons, nous n'aimons que par notre volonté, et non par la volonté des autres. C'est amour- propre si on le veut, mais éclairé et conforme à

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Tordre ; conforme non à ce que Dieu veut en général, mais à ce que Dieu veut que nous voulions chacun en particulier.

Cent hommes, dira-t-on, loueront Dieu plus qu'un seul. Ainsi c'est préférer son salut à la gloire de Dieu. bien, je le veux encore : mais à une gloire étrangère, à une gloire qui n'est point la règle et la fin des volontés divines, à une gloire que Dieu ne veut pas que je préfère à sa véritable gloire. Dieu ne tire sa véritable gloire que de lui-même. Il veut bien que tous les esprits l'adorent et le louent, car cela est conforme à l'ordre immuable de la justice : Mais il est si peu vraisemblable que cette gloire soit la règle et la fin de sa conduite, que le plus grand nombre des hommes le blasphémera éternellement. Ne marque-t-il pas par que lui qui ne peut agir que pour sa gloire, ne la tire pas cette véritable gloire, des louanges qu'on lui donne. Dieu se complaît dans ses attributs, il se glorifie de les posséder : voilà sa gloire. S'il agit, il le fait tou- jours d'une manière qui porte le caractère des attributs dont il se glorifie : en cela il trouve sa gloire. Que les hommes blasphèment contre la Providence. Elle porte le caractère de la Divi- nité. Dieu ne la changera donc pas. Il ne se démen- tira pas pour leur plaire et s'attirer leurs louanges, parce que ce n'est pas d'eux, mais uniquement

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ÏOO TRAITE

de lui-même qu'il tire sa gloire. En deux mots, c'est que Dieu veut être ce qu'il est, et agir toujours selon ce qu'il est. C'est uniquement en cela qu'il met sa véritable gloire. Or celui qui veut posséder le souverain bien, et ne veut être heureux dans cette jouissance qu'autant que l'ordre de la justice le demande, veut Dieu tel qu'il est, et qu'il n'agisse en lui que selon ce qu'il est. Donc il veut la gloire de Dieu et sa véritable et solide gloire. Il veut, il aime Dieu, comme Dieu se veut, et comme il s'aime. Mais supposé qu'il fût damné, comme tel, la Divinité ne lui plaisant plus, il serait impossible qu'il l'aimât et qu'il se complût en elle.

On fait ordinairement cette objection contre ce que je viens d'établir : savoir que tout amour de Dieu est nécessairement intéressé, en ce sens que le plaisir en est le motif, en prenant le plaisir généralement pour la modification de l'âme, pour la perception agréable qu'excite en elle tout ce qui plaît. Celui qui aime véritablement son ami, l'aime, dit-on, sans aucun retour sur soi, sans qu'il en reçoive, ou qu'il en espère aucun avantage. L'amitié sincère est parfaite- ment désintéressée : serait-il possible que la charité parfaite ne le fût pas ?

Je réponds qu'on se trompe fort de croire que l'amitié soit désintéressée dans le sens que je

DELAMOUKDHDIEU lOI

prétends que la charité ne Test pas ; car si on y prend garde on verra le contraire. Si l'on aime quelqu'un uniquement parce qu'on le croit homme de bien, c'est parce qu'on a toujours quelque amour pour la justice, et que cet amour se répand sur celui que l'on croit juste. Or la beauté de la justice ne se fait aimer, que parce qu'elle pl^t naturellement à tous les hommes, quoiqu 'ordinairement elle ne leur plaise pas tant que les objets sensibles qui les touchent plus vivement. Que si notre ami nous paraît injuste et déraisonnable ; nous ne pouvons alors l'aimer, que parce qu'il nous aime, qu'il prend ou qu'il a pris nos intérêts : et il est visible que notre amitié est fondée sur ce que nous nous aimons nous-mêmes, et que l'ingratitude nous déplaît. Enfin si nous l'aimons à cause de ses manières ou telles qualités qu'on voudra : c'est assurément parce que ces qualités nous plaisent. Souvent on aime les gens sans pouvoir dire pourquoi, parce qu'on n'a pas fait de réflexion sur le motif qui a excité l'amour ; mais en y pensant atten- tivement on le découvre ce motif.

Mais il n'en est pas de même de l'amour de Dieu que de l'amitié qu'on a pour ses amis. On doit aimer Dieu seul comme son bien : car il est certain qu'il a seul la puissance de nous rendre heureux. Or il est clair que tout mouve-

102 TRAITÉ

ment de la volonté conforme à un jugement vrai, est un mouvement droit et agréable à Dieu, puisque c'est un mouvement qui exprime le jugement que Dieu porte de lui-même. Mais il ne faut nullement aimer son ami comme son bien, comme ayant quelque puissance véritable d*agir en nous : car toutes les créatures sont à cet égard également impuissantes ; et tout mouvement de la volonté conforme à un faux jugement est un mouvement déréglé.

Cependant si nous supposons que cet ami a quelque espèce de pouvoir de nous rendre heu- reux, et qu'il le juge ainsi lui-même ; il trouvera sans doute fort mauvais que nous ne nous adres- sions pas à lui dans le besoin que nous en avons ; surtout s'il peut nous secourir sans qu'il lui en coûte rien, ou sans qu'il fasse rien qui soit contraire à ce qu'il se doit à lui-même. Parce que notre conduite à son égard exprimerait un jugement contraire à celui qu'il porte de ses qualités ; dans lesquelles je suppose qu'il a de la complaisance. Il aurait quelque sujet de croire que nous ne voudrions pas lui avoir une nouvelle obligation de l'aimer, et cela le choque- rait sans doute. Mais s'il croyait voir dans notre cœur que nous l'aimons véritablement ; ou il jugerait que quelque orgueil secret serait le principe de notre réserve à son égard, et que

DE l'amour DB dieu IO3

nous méprisons le bien qu'il pourrait nous pro- curer, ce qui ne lui plairait nullement s'il en jugeait autrement que nous, et s'il était comme Dieu l'est, la cause du mouvement que nous aurions pour ce bien. Or le désir d'être heureux est im motif dont Dieu seul est la cause. Plus le plaisir est grand, plus la perception de la subs- tance divine est vive et agréable, plus aussi l'âme s'unit à Dieu, plus elle est, pour ainsi dire, forcée de l'aimer. Si nous sommes raisonnables, nous ne désirons d'être touchés de ce saint plaisir, nous ne voulons jouir de la béatitude qu'autant que Tordre de la justice le demande, qu'autant que Dieu nous le peut accorder, sans rien faire contre ce qu'il se doit à lui-même ; ou plutôt nous voulons en cela qu'il n'agisse que selon ce qu'il est, qu'il agisse en Dieu, mais en Dieu souverainement bon et immuablement heureux, comme le dit S. Augustin. Donc si nous prétendons aimer Dieu sans qu'il nous plaise, sans goûter qu'il est bon, ou du moins sans l'espérance ferme que nous le posséderons un jour avec plaisir, c'est-à-dire par des percep- tions vives et douces que sa substance produira dans notre âme, nous prétendons l'impossible. Nous réduisons la charité ou le pur amour de Dieu à un jugement spéculatif des perfections divines. Car on ne peut^aimer Dieu d'un amour

104 TRAITÉ

d'union, ni même d'un amour de complaisance, si sa substance ne nous touche, ou que l'on n'espère qu'elle nous touchera agréablement, si elle ne nous plaît effectivement. On ne peut prendre de part à la joie de son ami que par le plaisir qu'on reçoit aussi bien que lui. On ne peut aimer sans motif, et tout motif n'est qu'une modification de soi-même, une perception agréa- ble d'un objet dont on jouit ou dont on espère de jouir.

La perception que les Saints ont de Dieu dans le Ciel est claire, et agréable. En tant que claire ils le connaissent, ils l'estiment, ils en jugent : en tant qu'agréable ils l'aiment. C'est confondre les choses que de prétendre que la perception en tant que claire d'un objet en lui-même et sans rapport à nous, soit le motif de notre amour : comme de prétendre qu'en tant qu'agréable, elle le doive être de nos jugements. Je dis d'un objet considéré en lui-même et sans rapport à nous : Car la perception claire d'un objet par rapport à nous, ou comme capable de nous rendre heureux est le seul motif auquel nous devons nous rendre. Le plaisir est le motif de l'am-our : mais il ne faut jamais aimer que Dieu, que celui qu'on voit clairement en être la véri- table cause.

De tout ce que je viens de dire il s'ensuit

DE LAMOUR DE DIEU I05

Que l'amour de Dieu» même le plus pur, est intéressé en ce sens, qu'il est excité par Timpres- sion naturelle que nous avons pour la perfection et la félicité de notre être, en un mot pour le plaisir pris en général, ou pour les perceptions agréables qui se rapportent à la vraie cause qui les produit et qui nous la font aimer.

2^ Que l'amour pur est l'amour de Dieu tel qu'il est, juste aussi bien que puissant, sage, etc. Car c'est ainsi que Dieu s'aime : et cet amout est d'autant plus ardent que Dieu précisément tel qu'il est, et non tel que l'imagination le peut représenter, nous plaît davantage, puisque c'est le plaisir, ou la perception douce et paisible que les Saints ont des perfections divines qui fait qu'ils s'oublient pour ne s'occuper que de lui.

30 Qu'ainsi l'amour de Dieu uniquement comme puissant ou bienfaisant en prenant ce mot selon les idées vulgaires ne justifie pas (^). C'est l'amour d'un Dieu humainement débon» naire, et non de Dieu tel qu'il est. Il n'y a que celui qui aime Dieu tel qu'il est, qui soit juste. Et la réciproque est vraie : il n'y a que le juste qui puisse aimer Dieu tel qu'il est. Car certai- nement on ne peut aimer que son bien ; et Dieu ne peut être le bien de celui qui n'est pas juste. Car quoique Dieu soit puissant et bienfaisant, il est juste : et comme il agit toujours selon ce

I06 TRAITÉ

qu'il est, il ne peut pas user de sa puissance pour récompenser l'injustice qu'on lui rend. Il est le bien des bons, et le mal des méchants (^). Cum electo electus eris, et cum perverso perverteris , (») Cependant l'amour de Dieu comme bienfaisant nous dispose fort à l'amour de Dieu tel qu'il est. Car puisqu'on aime souvent ses bienfaiteurs jusque dans leurs vices, il faut être bien ingrat et bien déraisonnable pour ne pas aimer Dieu tel qu'il est, surtout lorsqu'on est convaincu que sans cela, il n'est pas possible qu'il nous comble de bienfaits.

4<^ Mais que l'amour de Dieu comme notre véritable béatitude objective, comme la cause de notre perfection aussi bien que de notre félicité, comme notre lumière, notre loi invio- lable, la cause de notre justice, nous rend cer- tainement agréables à Dieu, lorsque cet amour est dominant. Car l'amour de l'ordre qui fait notre perfection est l'amour de Dieu tel qu'il est, et de toutes choses selon le rapport qu'elles ont avec lui, à proportion qu'elles sont aimables. Mais pour aimer l'Ordre, il faut qu'il nous plaise. On ne peut être solidement heureux et être déraisonnable, avoir le cœur déréglé. Pour l'être véritablement il ne suffit pas que Dieu nous

{•) Ps. 17.

i

DB l'amour de dieu XO7

donne des perceptions vives et agréables d'un faux bien, qui se rapportent à une créature im- puissante, et que la raison nous défend d'aimer. U faut se plaire dans la jouissance du vrai bien, et savoir même que cette jouissance sera éter- nelle, parce que notre volonté étant parfaitement conforme à celle de Dieu, il aura toujours la bonté de se communiquer à nous.

Qu'un homme juste et qui a le pur amoiu- ne doit et ne peut même accepter sérieusement sa damnation. Il ne le doit point, car étant juste, il commettrait une injustice contre lui-même en consentant à celle d'un Dieu imaginaire, et dont le vrai Dieu est incapable, puisque le vrai Dieu est juste, et qu'il ne peut vouloir ou agir que selon ce qu'il est. Et personne ne peut accepter sa damnation, si ce n'est que l'on trouve plus de plaisir actuel, ou que l'on soit certain que l'on en aura davantage dans cette acceptation, qu'on ne craindrait de douleur dans une damnation en idée, et qui ne fait point actuellement de mal. Car quand deux choses sont proposées pour en faire choix, on peut bien suspendre son consentement, puisqu'on est libre ; mais lorsqu'on se détermine, on ne peut le faire que pour ce qui nous plaît le plus, ou pour ce qui nous déplaît le moins actuellement, ou pour ce dont on espère plus de plaisir (^). Je prends

I08 TRAITÉ

toujours plaisir dans la signification la plus étendue. Il y a bien de l'apparence que ceux- mêmes qui s'imaginent accepter véritablement leur damnation, ne tâchent de le faire que pour assurer leur salut, que par la crainte même d'offenser Dieu et d'être damnés. Ils croient peut-être que pour assurer leur salut et éviter la damnation il est nécessaire de vouloir l'accep- ter. Ainsi l 'amour-propre qu'ils veulent détruire, au lieu de le régler, leur fait illusion.

6^ Que cependant un homme juste doit et peut accepter son anéantissement, supposé que Dieu le voulût. Cette supposition quoiqu 'impos- sible en un sens, ne détruit point l'idée du vrai Dieu, comme fait celle de la damnation du juste ; parce que l'être est pure libéralité, mais le bien et le mal doivent être réglés par la justice. Les justes devraient donc accepter leur anéantisse- ment, parce qu'ils seraient injustes de ne pas conformer leur volonté à celle du vrai Dieu : et ils le pourraient, parce qu'il n'y a que le désir d'être heureux ou de n'être pas malheureux qui soit invincible. L'être précisément comme tel, sans le bien et le mal- être actuel ou futur, paraît fort indifférent à la volonté : car sans quelque espérance ou quelque crainte d'une autre vie, et sans la douleur actuelle qu'on souffre à se donner la mort, il y a bien de l'apparence que

DB L*AMOUR DB DIBU IO9

tous ceux-là se la procureraient, qui sont actuel- lement misérables, et pleinement convaincus qu'ils ne seront jamais délivxés de leurs misères.

70 Qu'Adam après son péché sachant qu'il méritait une éternité malheureuse devait, mais ne pouvait plus aimer Dieu tel qu'il est : puisque Dieu qui était son bien et sa fin ne pouvait plus l'être, mais uniquement son mal ou la cause véritable de ses étemelles douleurs. Il ne devait plus être capable que de désespoir qui produit nécessairement le désir de n'être plus. Mais la connaissance du Médiateur ayant produit en Adam l'espérance que Dieu deviendrait son bien, alors il a pu l'aimer tel qu'il est.

Qu'en supposant néanmoins que Dieu lui eût rendu l'amour dominant de l'ordre, il aurait pu aimer Dieu vengeur et déterminé à le punir, pourvu néanmoins que la beauté de la justice ou l'horreur de l'injustice, fût un motif plus fort et plus vif que la douleur ; c'est-à-dire que l'ordre immuable de la justice lui plût davantage, ou que l'injustice lui fit plus d'horreur, que la dou- leur actuelle. C'est en ce sens que j'ai dit ailleurs que ceux qui voient Dieu tel qu'il est r aimeraient au milieu des plus grandes douleurs ; et que ce n*est pas l'aimer comme il mérite de l'être y que de Paimer seulement à cause qu'il est le seuly qui puisse causer en nous des sentiments agréables.

IIO TRAITE

L*objection à laquelle je répondais déterminait le mot de plaisir aux plaisirs confus et sensibles. Et quand je dis ici qu'on ne peut rien aimer que ce qui plaît, je prends le mot de plaisir dans toute son étendue. Au reste je n'examinais pas dans les Conversations Chrétiennes la question dont il s'agit. Pour s'instruire de mon sentiment là-dessus, il fallait plutôt lire le Traité de Morale que j'ai fait, ou du moins le Chapitre VIII. Ce Traité regarde bien plus la question dont on dispute, et il est plus nouveau que les Conversa- tions que j'ai composées il y a plus de 20 ans. On doit croire que les Auteurs sont moins ignorants à 50 ans qu'à 30 ou 40 et que les efforts qu'ils doivent faire pour avancer dans la connais- sance de la vérité ne sont pas entièrement inu- tiles. Néanmoins l'Entretien même cité par le P. Lamy est directement contraire (») au senti- ment qu'il m'attribue (^). Mais de plus il ne faut pas s'imaginer que tout ce que dit un Auteur soit véritablement son sentiment. Car on dit bien des choses par préjugé ou sur la foi des autres et parce qu'elles paraissent d'abord vraisemblables surtout quand ce qu'on dit ne regarde qu'indi- rectement le sujet qu'on traite. Il y a dans mes Livres cent endroits contraires au sentiment

(») Voyez ci-dessous t 2^ Z.

DE L AMOUR DE DIEU III

qu'on a voulu m'attribuer. On peut dire avec vérité qu'on n*a de sentiment déterminé, qu'à l'égard des questions que l'on a sérieusement examinées. Et tous ces passages qu'on entasse pour se prévaloir de l'autorité des autres, ne prouvent pas même que ceux que l'on cite, aient eu véritablement l'opinion qu'on leur attribue. On pourrait souvent prouver le contraire par d'autres passages des mêmes Auteurs ; et peut- être que s'ils revenaient au monde, ils nous diraient de bonne foi qu'ils n'ont jamais examiné la matière sur laquelle on prétend décider par leur autorité.

90 II suit encore des principes que j'ai tâché d'établir : Que l'indifférence pour sa béatitude, pour sa perfection et pour son bonheur, est non seulement impossible, mais qu'il est très dan- gereux d'y prétendre, parce que cela ne peut qu'inspirer ime nonchalance infinie pour son salut, qu'il faut opérer comme dit l'Apôtre avec crainte et tremblement. Cette indifférence par laquelle on prétend détruire entièrement l 'amour- propre, ne le combat qu'en apparence. C'est une victoire imaginaire qui nous flatte d'autant plus qu'elle nous coûte moins. Il est vrai que pour en venir là, il a fallu bien combattre contre la raison, et contre l'impression naturelle que Dieu met en nous pour la béatitude. Elle coûte beau-

112 TRAITÉ

coup cette victoire prétendue par cet endroit-là ; mais il n'en coûte peut-être à Tamour-propre corrompu rien de ce qui le flatte le plus.

10^ Que ces états de sécheresse dans lesquels on n'a point de goût pour la vertu, sont fort dangereux. Il serait impossible alors de résister aux tentations, si l'on n'était soutenu, du moins par une secrète horreur du péché. Car le dégoût du vice nous touche quelquefois aussi vivement et plus vivement que le goût de la vertu. Cela, dis-je, serait impossible, puisqu'il n'est pas possible de persévérer dans le bien sans la Grâce de JÉSUS- Christ. Car, selon saint Augustin, les secours de la Grâce de Jésus- Christ ne con- sistent que dans de semblables sentiments. Il n'y a que la lumière et le sentiment qui déter- minent nos diverses volontés : La lumière est la Grâce du Créateur, et le sentiment est celle du Réparateur. L'état des sécheresses est le plus méritoire, mais il n'est pas le plus sûr.

11^ Qu'il faut travailler de toutes ses forces à l'acquisition des vertus, à sa propre perfection par le désir même qu'on a pour son bonheur futur : sachant bien que Dieu étant juste, c'est une nécessité que Tua soit réglé sur l'autre. Il faut que ce désir d'être heureux, dont l'abus fait les voleurs et les avares, nous rende avares de cette avarice spirituelle que quelques gens con-

1) i: L AMOUR D I) I i: u 113

damnent comme contraire à la volonté de Dieu. Hmc est vobmtas Dei sancttficatio vestra^ dit saint Paul : Estote perfecti sicut Pater vester cœUstis perfectus est^ dit Jésus-Christ même. On ne peut trop désirer la perfection. Mais il ne faut pas s*imaginer qu'on la puisse acquérir sans le secours de Jésus- Christ, sans ces grâces de lumière vive et de sentiment, par lesquelles la beauté de l'ordre nous touche, et le désordre nous fait horreur ; car il faut que l'amour-propre soit éclairé, et en même temps vivement touché par les vrais biens, afin de pouvoir les aimer.

12® Enfin il s'ensuit que cette proposition, il ne faut souhaiter sa béatitude que parce que Dieu le veut, est du moins équivoque. Car elle est fausse en ce sens, qu'elle suppose qu'il dépend de nous de vouloir être heureux ; ou que nous puissions avoir des motifs préalables au désir de la béatitude, par lesquels nous puissions la vouloir ou ne la vouloir pas, elle qui est le prin- cipe de tous nos désirs. C'est à peu près comme si l'on disait qu'il ne faut être que parce que Dieu le veut . Le motif du désir naturel que nous avons pour la béatitude est en Dieu qui en est l'auteur, et nullement en nous. Mais cette pro- position est vraie en ce sens, que voulant être solidement heureux dans b jouissance du sou- verain bien, nous devons nous contenter du degré

114 TRAITÉ

de jouissance qui nous sera prescrit dans la loi éternelle : parce que ce plus petit degré remplit suffisamment le désir naturel que nous avons pour la béatitude, qu'aimant l'ordre nous avons un motif de nous y conformer, et que lorsqu'on a sujet d'être content, et qu'on est sage et éclairé, on ne désire point ce qui est non seulement injuste, mais absolument impossible. Mais pré- sentement que nous sommes en état de mériter par notre coopération à la Grâce, plus nous aimons Dieu, plus nous devons aspirer à la plus haute perfection : parce qu'en effet plus le bon- heur des Saints est grand, plus ils jouissent parfaitement de Dieu, plus aussi leur amour est ardent et leur transformation parfaite.

N'en voilà que trop, ce me semble, pour prou- ver que je ne suis pas dans le sentiment qu'on a voulu m'attribuer, et que ce n'est pas sans raison que je ne veux pas m'y rendre. En effet, prévenu comme je le suis d'estime et d'amitié pour l'auteur de la Connaissance de soi même^ il me fallait de bonnes raisons, ou du moins que je crusse telles, pour m'éloigner de ce qu'il pense sur l'amour désintéressé. Mais si cet écrit suffit pour faire connaître mes sentiments sur cela, et sur quelques autres questions qui y ont rap- port, je doute fort qu'il soit suffisant pour en convaincre les autres. Car, outre qu'il est trop

DE L AMOUR DE DIEU II5

court, et qu'il suppose bien des choses prouvées ailleurs, la matière est plus obscure et plus diffi- cile qu'on ne croit. Comme nous ne connaissons notre âme et ses facultés que par le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes, il est impossible de les définir clairement, ni par con- séquent de conserver Tévidence dans ses rai- sonnements (^). Je prie ceux qui ne sont pas de mon sentiment de prendre garde surtout à ne pas juger de Dieu par eux-mêmes, et à ne le pas croire capable de vouloir rien contre l'Ordre immuable de la justice. Nous humanisons sou- vent la Divinité, et nous lui attribuons souvent des desseins, et ime conduite semblable à la nôtre ; c'est une source féconde d'erreurs. La volonté de Dieu est toujours conforme à Tordre, parce qu'il ne peut démentir ses attributs, et qu'il se glorifie de les posséder. Dieu veut invinciblement être tel qu'il est ; il veut aussi que nous le voulions nous-mêmes, et que nous l'aimions tel qu'il est, et non tel qu'il nous plaît de supposer qu'il soit. Il veut que nous l'aimions lui-même, l'Être infiniment parfait, tel que la raison et les Saintes Écritures nous le font con- naître, et non un fantôme que notre imagination lui substitue.

FIN

MALBBRAXCHE 8

TROIS

LETTRES

DU

P. MALEBRANGHE Au R. P. LAMY Religieux Bénédictin.

WV9S''^4^4^<i^4^4^4^4^^^^^i^4^'^^^^^4^^^4r'^!M

TROIS LETTRES

DU

P . M A L E B R A N C H E

Au R. P. LAMY Religieux Bénédictin.

PREMIÈRE LETTRE

Mon RivÉREND Père,

J*ai été fort surpris, et en même temps fort chagrin, de voir dans la cinquième partie de votre Ouvrage de la Connaissance de soi-même^ que j'avais eu le malheur de vous déplaire par le petit écrit que j*ai fait de V Amour de Dieu, Car il suffit, ce me semble, de lire sans prévention cet écrit pour reconnaître que j'y avais pris toutes les précautions nécessaires pour éviter ce malheur, et j'espère que vous le verrez clai- rement dans la suite de cette lettre. Mais ce qui augmente mon chagrin, c'est que dans la néces- sité où vous me mettez de me justifier, je crains de n'avoir pas assez d'habileté pour le faire d'une

120 PREMIÈRE LETTRE

manière qui vous soit agréable. Je vous supplie donc, mon Révérend Père, de rejeter sur mon incapacité, ou si vous le voulez, sur ma rusticité, les manières qui pourraient vous choquer. Car je vous proteste de bonne foi que mon cœur n'y aura point de part : je suis du moins actuel- lement dans ce dessein, et je désavoue dès à présent tout ce qui peut me faire perdre la qualité honorable que vous voulez bien me donner depuis longtemps .

Je crois d'abord vous assurer que je n'ai eu personne en vue dans les conséquences que j'ai tirées par rapport au Quiétisme. Car jusqu'à présent j'ai été assez heureux pour ne rencontrer personne qui donnât dans cette hérésie. Mais comme l'amour désintéressé au sens que je le rejette dans mon dernier écrit ; sens dans lequel je n'avais pas même pensé que l'on pût donner, avant les contestations qu'il a nouvellement excitées, bien loin de l'avoir voulu établir, dans mes anciens Ouvrages : comme, dis-je, cet amour est regardé avec raison comme le principe fondamental du Quiétisme condamné, ou sans lequel ce Quiétisme ne peut subsister ; j'ai cru devoir tirer du principe contraire les conséquences opposées aux erreurs que vous rejetez avec hor- reur aussi bien que moi.

Je suis persuadé, mon R. P. que l'amour de

AU R. P. LAMT 121

Dieu doit être parfaitement désintéressé, je l'ai toujours cru, et je Tai toujours écrit. Mais comme v'ous avez inséré dans le troisième Tome de votre Ou\Tage quelques passages de mes Livres pour soutenir un désintéressement que je ne crois pas véritable, et qui est assez généralement, ou désap- prouvé, ou condamné, on a jugé que j'étais dans l'obligation de m'expliquer pour ôter tous les soupçons qu'on pouvait avoir sur ma doctrine. On me soutenait fortement que votre dernier Chapitre donnait lieu à les former ces soupçons désavantageux, et que mon silence les confir- merait. J'avais beau dire qu'on ne devait pas juger du sentiment d'un Auteur sur des passages séparés, et que dans tous mes Livres, et dans celui-là même dont vous aviez extrait ces pas- sages, j'avais (*) établi le principe contraire à celui qu'on disait que vous m'imputiez, et qu'on croyait que vous souteniez. Je me débattais, pour ainsi dire, et je me fâchais contre les ins- tances importunes qu'on me faisait. J'expUquais mon sentiment : j'ôtais l'équivoque du désinté- ressement de l'amour : et je soutenais qu'on ne pouvait pas l'entendre autrement que je l'ai marqué depuis dans mon Traité de V Amour de Dieu, On insistait toujours. C'est peut-être qu'on

(•) Voyez la deuxième Lettre,

L

122 PREMIÈRE LETTRE

voulait absolument que je misse par écrit des sentiments dont on paraissait content. Ainsi chagrin contre la malheureuse qualité d'Auteur, et permettez- moi de vous le dire, chagrin contre le dernier Chapitre de votre troisième Tome ; je me suis rendu aux raisons et aux empresse- ments de mes amis, qui trouvent peut-être du goût dans des Ouvrages que je compose toujours avec le plus grand dégoût du monde. Je vous proteste, mon R. P. que je vous dis la vérité sur les dispositions de mon esprit. Elles sont infiniment éloignées de celles que vous insinuez (a) que j*ai eues. Je n'écris qu'avec beaucoup de chagrin. Mais lorsqu'il est question d'un sujet (^) qui fait tant de bruit mon chagrin redouble.

A Dieu ne plaise, mon R. P. que je vous soupçonne d'avoir d'autres vues que la défense de la vérité, et de la pureté de la Morale dans votre réponse à mon écrit, ni dans la critique que vous avez faite du sentiment de Monsieur Abadie. Je me croirais coupable d'un jugement téméraire, et d'une espèce de calomnie, si pour me servir de vos termes qui me font trop d'hon- neur dans votre -Livre (°), je publiais :Que c'est que vous avez jugé qu'il était glorieux d'entrer en lice

(a) (b) Cinquième Volume de la Conn., p. 4. (c) P. 1.

AUR. p. LAMY 123

ce fameux Auteur^ quelque issue que dût avoir le combat : La qualité de Critique n'a rien par elle-même de glorieux. C'est un métier odieux et méprisable. Les gens sages n*aiment point à se battre : ils ont assez de peine à se résoudre à la défense. Non, mon R. P. c'est la charité, c'est un ardent amour pour la vérité qui vous a soulevé contre M. Abadie. La qualité d'Auteur n'a rien d'agréable pour un Philosophe qui pré- fère à tous les biens de la vie sa liberté, le plaisir innocent de contempler la Vérité. Vous le savez mieux que moi. Comment donc voudriez- vous la prendre cette importune qualité, par des motifs purement humains ? Elle est bonne, dira-t-on, pour acquérir de la gloire. Peut-être : Mais sûrement elle est bien plus propre pour se faire dire des injures, pour se rendre odieux, pour se faire des affaires de toutes façons. Mais à quoi bon cette vaine gloire pour un Philosophe Chré- tien, pour un Religieux qui conune vous, sait parfaitement que l'estime des hommes, utile à ceux qui les gouvernent, n'est à son égard d'au- cune utilité, qu'on puisse comparer aux dangers elle expose : Qui sait que la réputation n'est bonne qu'à engager dans des liaisons dangereuses, dans des soins superflus, dans des pertes conti- nuelles de ce temps précieux, l'on se nourrit si délicieusement de la Vérité. Celui qui se hasarde

124

PREMIÈRE LETTRE

à prendre la qualité d*Auteur n'est donc point véritablement Philosophe, si en même temps il n*est aussi Chrétien, aussi plein d'amour pour la Vérité et pour la Religion que vous l'êtes. Il n'y a que cet amour qui ait pu vaincre les oppositions à écrire que la Philosophie et la Raison forment en vous. Voilà, mon R. P. sur quels principes je juge de vos intentions dans la composition de vos Livres. Vous jugerez des miennes (^) comme il vous plaira. Je ne devrais rien craindre à cet égard d'un Religieux rempli de piété et de vertu, d'une personne que j'ai toujours particulièrement respectée, et qui veut bien me donner encore aujourd'hui la qualité honorable et précieuse d'Illustre amij et je viens au fait.

Après que vous avez exposé quelques raisons qui vous ont porté à écrire, qu'il n'est pas trop nécessaire que j'examine, vous ajoutez (^), Enfin ce ne sont pas encore les seules raisons qui m'obli- gent à parler sur ce sujet. U Auteur fait trop de plaintes de moi, pour les laisser sans éclaircisse- ments ; et il affecte trop de s'éloigner de moi, pour que je ne m'efforce pas de m' approcher de lui : Et ainsi je suis redevable au public y à V Auteur , et à

(a) Éclaircissement, p. 4. Ces éclaircissements sont dans le vol. de la Connaissance de soi-même.

(b) P. 5.

AUR.P.LAMY 125

moi-même ^ de deux ou trois éclaircissements ; Vun par rapport aux plaintes ^ ou plutôt aux reproches de P Auteur, Je vous avoue, mon R. P. qu'en lisant ce discours doux et piquant 011 je ne com- prenais rien, et surtout les dernières paroles, j'ai été saisi de crainte d'avoir sans y penser, manqué aux devoirs essentiels de l'amitié. Car après avoir dit que je fais de vous trop de plaintes ^ vous ajoutez ou plutôt de reproches : le mot de plaintes vous paraissant peut-être trop faible pour marquer les sujets de mécontentement que je vous avais donnés. Mais je me suis bientôt rassuré, lorsque j'ai vu quels étaient ces reproches que vous marquez en détail.

Ces reproches^ dites- vous, se réduiront à six chefs.

lut 1, est de ravoir fait parler^ et malheureuse- ment engagé à expliquer ce qu'il pense du Quiétisme,

lut 2. de n'avoir pas bien pris ses sentiments,

lut 2* de lui en avoir voulu attribuer qu'il n'a pas.

Le 4. d'avoir cité \ts Conversations Chrétiennes, et de n'avoir pas plutôt cité son Traité de Morale.

lut ^, de n'avoir pas vu que les paroles que je lui ai empruntées ne contenaient pas véritablement son sentiment.

lut 6. qu'il y a dans ses Livres des endroits con- traires au sentiment que j'ai voulu lui attribuer.

126 PREMIÈRE LETTRE

Il me semble, mon R. P. que le mot de reproche, et même celui de plainte ne convient guère à tous ces chefs, et qu'en cela vous exagérez ma faute, s'il y en a : car assurément ce n'est faire ni plainte ni reproche à un ami de lui dire qu'il ne prend pas bien notre pensée, surtout lorsque la matière est délicate et de conséquence. Mais de plus, vous les multipliez étrangement ces prétendus reproches : vous en faites six chefs. Si vous avez raison, un seul suffirait. Ce sont des chefs, qui, pour ainsi dire, n'ont point de membres : et vous auriez pu en faveur de l'amitié les réduire à moins. Je trouverais assurément plus de cinq cents chefs de ces plaintes ou de ces reproches dans votre Ouvrage, et qui seraient mieux fondés ; si je ne craignais non seulement de vous chagriner, mais encore de mal employer mon temps, et de vous faire perdre le vôtre.

Celui de ces chefs de reproche que vous mettez à la tête des cinq autres se trouve dans ces paroles de mon écrit de l'Amour de Dieu (^) . Je prétends seulement expliquer ce que je pense du Quiétisme bon ou mauvais, puisqu^un de mes amis m^y a malheureusement engagé dans son dernier Ouvrage, malgré le dessein que f avais de garder sur cela un profond silence. Si au lieu de malheureusement

(*) P. 84.

AU R . V . LA M Y 1 27

j'avais toit malicieusement, ou même indiscrète^ ment engagé, ce serait un véritable reproche que je vous aurais fait, et vous auriez eu droit de me reprocher que j* affectais trop de m' éloigner de vous : Mais il n*y a personne qui ne sente que ce mal^ heureusement n*est joint avec engagé, que par attachement pour mes amis, que pour marquer mon éloignement à me plaindre de vous, et à vous faire ce qu'on appelle des reproches.

Vous saviez, ce me semble, mon R. P. par les Entretiens que j*ai eus plusieurs fois avec vous, et par la lecture de mes Livres, que Tamour pur, indépendant du motif d'être solidement heureux, j'entends heureux et parfait, ainsi que je Tai expliqué dans Técrit (») qui ne vous plaît pas, me paraissait chimérique. Vous saviez que le cinquième amour qui se trouve, dans les (*») Maximes des Saints me faisait beaucoup de peine, car j'ai eu l'honneur de vous entretenir en bonne compagnie. Mais non, le doute seul me suffit. Vous doutiez du moins quel était sur cela mon sentiment. Cependant vous me citez sur une matière si délicate. N'aurais-je donc pas eu droit de retrancher ce terme honnête de malheu- reusement, et peut-être même de le changer en

(•) Traité de l'Amour de Dieu, p. 79 et les suivantes, p. 105, 109, etc. (»>) P. 10.

128 PREMIÈRE LETTRE

quelque autre. Je vous dis cela, mon R. P. pour vous persuader que je vous ai toujours honoré, et pour diminuer les efforts que vous faites pour vous rapprocher de moi.

Vous prétendez que mon sentiment est celui que vous m'attribuez en combattant M. Abadie. Je ne connais que vous qui le prétendiez : et je vous prouverai incontinent que les passages que vous rapportez de mes Livres ne prouvent nullement ce que vous pensez. Mais du moins vous convenez qu'il y a dans mes Livres des endroits contraires à ce sentiment prétendu . J^en conviens {^) , dites-vous . Mais lorsque dans un Auteur on trouve des endroits contraires, n'a-t-on pas sujet de prendre pour son sentiment ceux il parle plus décisivementy plus dogmatiquement, sauf à lui à se réconcilier avec lui-même. Je ferai bientôt voir que je suis d'accord avec moi-même. Mais doit- on citer des Auteurs qui se contredisent ? Quelle bizarre aventure, mon R. P. que je sois obligé à me réconcilier avec moi-même par un ami qui s'efforce de se rapprocher de moi, et qui pré- tendant mieux savoir que moi-même ce que j'ai toujours pensé, me met dans la nécessité d'em- ployer mon temps assez inutilement et fort désa- gréablement ! La belle occasion à un homme

(a) p. 37.

AU R. P. LAMY 129

qui (^ecUrait de s* éloigner d*un tel ami de Taban- donner pour toujours ! Mais mon amitié est trop bien fondée pour se dissiper si légèrement.

Enfin, mon R. P. supposé que vous fussiez tout à fait certain que nous étions tous deux dans le même sentiment, permettez-moi de vous dire que vous en aviez usé trop librement eu égard aux circonstances du temps. Car si on veut prendre parti et se déclarer publiquement sur une question d'éclat qui partage les esprits, on doit laisser à ses amis une liberté entière de faire ce qu'il leur plaira. J'ai cru, mon R. P. devoir faire ces petites réflexions pour vous per- suader que j'ai été bien éloigné d'avoir l'intention de vous donner le moindre chagrin, lorsque j'ai composé mon écrit de V Amour de Dieu. Car j'espère que cette proposition douloureuse pour moi : Qiu j'affecte trop de m'éloigner de vous, ne sera jamais véritable.

Vous exposez d'abord (»), mon R. P. le but que vous vous étiez proposé dans le Chapitre de votre troisième Tome qui a pour titre : Que Vamour-propre se transforme ouvertement en amour de Dieu. Vous dites : Que vous tous étiez unique- ment attaché à réfuter Abadie qui vous a paru le plus favoriser cette illusion marquée par le titre

(•) P' 8.

130 PREMIÈRE LETTRE

du Chapitre Que (*) vous n* aviez appliqué quelques passages d'un de mes Livres y qu'à Vunique sujet que vous traitiez ^ c'est-à-dire à bannir l' amour- propre du Ciel y oit Ahadie V avait voulu introduire. Et comme je suis fort éloigné de cette erreur chimérique, vous concluez que vous avez eu raison de vous servir de mes paroles pour la combattre (*>). RÉPONSE. Comme Ton ne peut juger du dessein d'un Auteur que par son Livre, on n'a pas croire que votre but alors fût celui que vous dites aujourd'hui : il n'y a qu'à lire le Chapitre en question, et les passages que vous rapportez du Livre d'Abadie pour s'en convaincre. Pour moi je ne pouvais pas m'ima- giner qu'une personne aussi équitable que vous êtes, condamnât un Auteur en lui attribuant un sentiment qu'il n'a point, et qui n'est, je crois, jamais entré dans l'esprit de qui que ce soit. Un Auteur qui dit (c) que la corruption tire

toutes ses forces de V amour propre Que si on

considère bien tous les vices et toutes les passions des hommes^ on trouvera au bout V amour-propre ^ peut-il avoir dessein de le mettre dans le Ciel? Que peut-on dire d'une passion (C'est M. Abadie (^)

(a) P. 12.

(l>) Troisième Tome de la Conn., ch. dernier.

(c) L'Art de se connaître soi-même^ par., ch. 5.

(d) P. 260.

AUR.P.LAMY 131

qui parle de TAmour-propre) à laquelle toutes nos inclinations déréglées se rapportent, se ter- mment tous les vices, si ce n*est que ce doit être sans difficulté ce dérèglement général qui est

LA SOURCE DE TOUS LES AUTRES, ET QUE NOUS AVONS

DIT ÊTRE LA PREMIÈRE RACINE de notre malice et de notre corruption. Ce qui fait qu'on se confirme dans cette pensée, c'est que dans le même temps qu'on s'aperçoit que tous les vices flattent V amour- propre, on trouve que toutes les Vertus s'ac- cordent A LE combattre. L' humilité l'abaisse etc.

n était inutile, comme vous voyez par ce pas- sage, de m'opposer à son Auteur, il ne fallait que Topposer à lui-même, s'il n'était question que du renversement de V Amour-propre , Par exemple, vous prétendez (*) le mieux réfuter par ce passage que vous avez trouvé dans un de mes Ouvrages : // ne suffit pas d^ aimer Dieu ou l'ordre lorsqu'il s* accommode avec notre amour-propre. Il faut lui sacrifier toutes choses ; notre bonheur actuel, et s'il le demandait ainsi, notre être propre. Ce que je viens de transcrire de M. Abadie est plus fort contre lui-même. Car il assure que toutes les vertus s'accordent à combattre V amour-propre , et dans le passage que vous citez de moi, je suppose que

(•) Troisième Tome, p. 487, et 5^ Tarn., p. 9.

MAJ.EBaA!ICHB 9

132 PREMIÈRE LETTRE

l'amour de Tordre qui comprend toutes les vertus s^ accommode quelquefois avec notre amour-propre. Pour le reste du passage, je ne crois pas qu'il y ait parmi les Chrétiens aucun Philosophe, ni Théologien, Catholique ou Protestant, qui ne le reçoive, pourvu qu'il le lise dans le Livre dont vous l'avez (a) tiré. Mais cela s'expliquera bientôt. On serait tenté de croire que le sentiment de M. Abadie n'est pas inteUigible sur ce qu'il pense de V amour-propre . Mais nullement, il s'explique assez clairement. Écoutez- le, mon R. P. et pesez-en toutes les paroles. Or ici il semble y dit-il (^), que nous trouvions de la contradic- tion dans notre système. Car d'un côté L 'Amour- propre nous paraît être le principe de tous nos dérèglements y et de Vautre il est certain que c'est par r amour de nous-mêmes, que nous nous acquit- tons de nos devoirs. La corruption tire toutes ses forces de l'Amour-propre : Dieu tire d'un autre côté de l'amour de nous-mêmes tous les motifs dont il se sert pour nous porter à l'étude de la sanctification. Car à quoi serviraient ses promesses et ses menaces y si Dieu n'avait dessein d'intéresser V amour de nous-mêmes. Cette difficulté s'évanouit dès qu'on suppose de l'amour de nous-mêmes, ce que nous avons déjà dit des affections de notre

(a) Traité de Morale, ch. 3, 16.

(b) Ch. 5.

AUR.P.LAMY 133

cœur en général : C^est qu* elles ont quelque chose d'innocent et de légitime qui appartient à la nature^ et aussi quelque chose de vicieux et de déréglé qui appartient à notre corruption. U usage de notre langue est heureux en ceci^ car il nous fait distinguer entre L* Amour-propre et l* Amour de nous- mêmes. V Amour de nous-mêmes est cet amour en tant qu'il est légitime et naturel, L*Amour-propre est cet amour en tant qu'il est vicieux et cor- rompu.

N'est- il pas évident que M. Abadie ne trans- forme point V amour-propre en V amour divin ^ et qu'ainsi lorsque j'ai lu votre Chapitre qui a ce titre si odieux, j'ai supposer que c'était VAmour de nous-mêmes (*) que vous combattiez, d'autant plus que les passages que vous rapportez de cet Auteur le marquent suffisamment, ou plutôt ne peuvent marquer autre chose. Or qu'entend Abadie par VAmour de nous-mêtnes^ si ce n'est ce désir innocent et naturel d'être solidement heureux, c'est-à-dire heureux et parfait ? Qu'est-ce que s'aimer soi-même^ dit-il (^), il ce n'est vouloir être heureux ? Et qu'est-ce que vouloir être heureux si ce n'est s'aimer soi-même ? En vérité il faudrait bien aimer à subtiliser et à

(•) C'est-à-dire les motifs qui se tirent de l'amour de nous-mêmes, 0>) Ch. 9.

134 PREMIÈRE LETTRE

quintessencier les choses pour y trouver quelque différence. Comme donc il n^y saurait avoir du trop dans le désir qu'un homme a d'être heureux , et qu'on a toujours fait un crime à l'homme de rechercher une fausse félicité, et non pas d'aimer avec trop d'ardeur le véritable bonheur, il s'ensuit que nous manquons pour nous aimer mal, et non pas pour nous aimer avec excès. Les hommes, quoi qu'on dise, s'accordent dans l'idée, dans le désir et dans le sentiment de la félicité, lorsqu'on considère celle-ci en général etc .

Il y a, mon R. P. deux amours de nous-mêmes ; un amour de complaisance, et un amour de bien- veillance (a) . Celui de complaisance est libre et déré- glé. Car comme on ne peut être à soi-même la cause de sa perfection et de son bonheur, on ne doit point s'aimer de cette espèce d'amour. On ne doit point se reposer en soi-même, se complaire en soi-même, mais uniquement en Dieu, qui seul peut agir dans Tâme et la rendre solidement heureuse, c'est-à-dire heureuse et parfaite. Mais l'amour de bienveillance pour nous- mêmes est naturel. C'est ce désir invincible que Dieu produit sans cesse en nous pour la félicité qu'il veut que nous cherchions en lui. Et c'est de cet amour de nous-mêmes dont parle M. Aba-

(a) Voyez la troisième Lettre.

AU R

L AM Y

Ï35

die. Qu^esUce que s*aimer soi-même, dit-il, c*est désirer son bien, c*est craindre son mal, c*est recher- cher son bonheur.

C'est de cet amour de bienveillance dont il me paraît évident que parle M . Abadie lorsqu'il dit(*) : Que Famour de nous-mêmes ne pêche point par excès,,. Et qu'il y aurait même du dérèglement à n* avoir que des désirs homes pour un bien infini. En effet y continue-t-il, si V homme ne devait steamer lui-même que dans une mesure limitée, le vide de son cœur ne devrait pas être infini : et si le vide de son cœur ne devait pas être infini, il s'ensui- vrait qu'il n'aurait pas été fait pour la possession de Dieu, mais pour la possession d'objets finis et bor- nés {}). La preuve que l'homme est fait pour jouir de Dieu, que l'Auteur tire du vide infini de son cœur, est commune, mais elle me paraît solide.

Mais voici, mon R. P. un de ces endroits qui fait HORREUR, dites-vous, à ceux-là mêmes qui sont pour l'amour intéressé. L'Homme, continue cet Auteur (*») ne s'aime naturellement avec tant de véhémence que pour pouvoir aimer Dieu. La mesure sans mesure de l'amour de soi-même, et ces désirs qui sont comme infinis, sont les seuls liens qui l'attachent à Dieu, puisque, comme je Vcd déjà dit, des désirs modérés ne peuvent lier le

{•) Ch. 6.

p>) Ch. 6, p. 270.

136 PREMIÈRE LETTRE

cœur de V homme qu^avec des créatures ^ et que ce n*est point Dieu qu'on aime^ mais un fantôme qu'on se forme à la place de Dieu. Aussi est-ce un grand égarement d'opposer Vamour de nous-mêmes à r amour divin, quand celui-là est bien réglé. Car qu'est-ce que s'aimer soi-même comme il faut ? C'est aimer Dieu, Et qu'est-ce qu'aimer Dieu ? C'est s'aimer soi-même comme il faut. L'ajnour de Dieu est le bon sens de l'amour de nous-mêmes y c'en est l'esprit et la perfection. Quand l'amour de nous-mêmes se tourne vers d'autres objets, il ne mérite pas d'être appelé amour, il est plus dangereux que la plus cruelle haine. Mais quand l'amour de nous-mêmes se tourne vers Dieu, il se confond avec l'amour divin.

Je croirais que ce discours équitablement inter- prété ne devrait soulever personne, si vous ne le condamniez pas hautement : Car il me semble que j'ai lu tout cela dans Saint Augustin, et si vous le souhaitez je vous le ferai voir. De cent personnes, dites- vous («) qui seront pour l'amour intéressé (Vous faites cette restriction qu'il faut bien remarquer, pour faire voir l'excès de ma prévention) je mets en fait qu'il ne s'en trouvera pas quatre qui ne rejettent avec horreur ces deux propositions, 1. Que la mesure sans mesure de

(a) P. 17 et 18.

A U

LA M Y

137

Vamour de nous-mêmes soit le seul lien qui nous attache à Dieu, 2. Que lorsque cet amour de nous- mêmes se tourne vers Dieu, il se confond avec Vamour dkin. Ne serait-ce point que des passages séparés du corps de l'Ouvrage deviennent sus- ceptibles des mauvais sens qu'ils n'ont point ? Si cela est, il ne faut jamais juger des sentiments d'un Auteur avant que de l'avoir lu, et sérieuse- ment examiné. Ainsi j'espère que les personnes équitables liront mes Livres, s'ils veulent savoir exactement ce que je pense. Je crois que tout le monde, jugera nécessairement de tout ceci, ce que j'en ai jugé moi-même, qu'il ne s'agissait point de renversement de l'amour propre, comme vous le supposez aujourd'hui pour fondement de votre justification, contre mes prétendus repro- ches ; car par les passages que vous rapportez de cet Auteur, et par les raisons que vous em- ployez pour le combattre, on voit clairement, qu'il ne soutient que ce que j'ai toujours pensé : Que Dieu tire de F amour de bienveillance y que nous nous portons à nous-mêmes y ou du désir invincible d'être solidement heureux y tous les motifs qui nous portent à r aimer. Mais voyons encore, ce que dit Monsieur Abadie de l'amour de Dieu, de pure amitié ; car cela est nécessaire pour juger, si l'opposition que vous faites de mes sentiments, aux égarements d'un Hérétique, m'a engager

138 PREMIÈRE LETTRE

à m'expliquer par le petit Traité de V Amour de Dieu.

Mais pour éviter les soupçons que quelques- uns de ceux qui verront cette Lettre pourraient former sur ce que je défends le sentiment d'un Hérétique contre le jugement terrible que vous en portez ; nécessité néanmoins à le faire, pour me justifier, contre votre dernier Ouvrage, je crois devoir déclarer ici : Que je n'ai jamais vu cet Auteur, que je ne lui ai jamais écrit, ni reçu de ses lettres, et qui plus est, que je ne sais pas même, ce qui pourrait être néanmoins, que quelqu'un de mes amis ait de liaison avec lui ; Dieu m'est témoin de cette déclaration que je fais. Au reste je ne suis pas toujours d'accord avec cet Auteur, et je déclare, que je ne soutiens maintenant avec lui, que ce principe : Que tous les motifs (»), qui nous excitent à aimer Dieu y relèvent y pour ainsi dire y de V amour naturel de la béatitude y ou de cet amour de bienveillance que nous avons pour nous-mêmes ; en un mot qu'on ne peut aimer que ce qui plaît, et que le plaisir pris en général, comme je l'ai expliqué dans le même Traité (*>) est l'unique motif des déter-

(a) J'ai expliqué ce que j'entends par ce mot. Traité de Morale, c. 8. Voyez la troisième Let. Traité de l'Amour de Dieu, p. 82 et 83.

(l>) P, 78 et 79 et p. 108 et 109,

AU R . P

LAM Y

139

minations particulières de la volonté qui aime. Je soutiens, dis-je, ce principe, que j'ai soutenu longtemps avant que le Livre d'Abadie parût ; parce que je le crois conforme à la raison, à rÉcriture, à la véritable Théologie, et à la doc- trine de S. Augustin. Venons donc encore à Monsieur Abadie, puisque cela est nécessaire pour ma justification. Voici ses paroles (*).

U amour de pure amitié semble naître indépen- damment de tout intérêt et de tout amour de nous- mêmes. Cependant si vous y regardez de près y vous trouverez qu*il a dans le fond le même principe que les autres. Car premièrement il est remarquable que Vamour de pure amitié ne naît pas tout d'un coup dans rame d'un homme â qui l'on fait con- naître la Religion, Le premier degré de notre sanc- tification c'est de se détacher du monde. Le deu- xième, c'est d'aimer Dieu d'un amour d'intérêt, en lui donnant tout son attachement, parce qu'on le considère comme son souverain bien. Le troisième, c*est d'avoir pour ses bienfaits toute la reconnaissance qui leur est due. Et le dernier enfin, c'est d'aimer ses perfections. Il est certain que le premier de ces sentiments dispose au second, le second au troisième, et le troisième au quatrième. Il est naturel et comme nécessaire que celui qui aime Dieu comme son sou-

(•) Ch. 8. p. 308.

140 PREMIERE LETTRE

verain bien, et comme son grand et éternel bienfai- teur ^ s^applique avec plaisir à considérer ses per- fections adorables, que cette Méditation lui donne de la joie y et que par il vienne à aimer Dieu dans la vue de ses vertus. Or comme tout ce qui dispose à ce dernier mouvement qui est le plus noble de tous, est pris de P amour de nous-mêmes, il s'ensuit que la pure amitié dont Dieu même est Vobjet ne naît point tout à fait indépendamment de ce dernier

(de r amour de nous-mêmes) S'il y avait une pure

amitié dans notre cœur à V égard de Dieu, laquelle fût entièrement exempte du commerce de l'amour de nous-mêmes, cette pure amitié naîtrait nécessai- rement de la perfection connue, et ne s'élèverait point de nos autres affections. Cependant les Démons connaissent les perfections de Dieu sans les aim.er : les hommes avant leur conversion con- naissent les vertus de Dieu ; et personne n'oserait dire que dans cet état ils aient pour lui cette affection que Von nomme de pure amitié. Il s'ensuit donc qu'il faut autre chose que la perfection connue pour faire naître cet amour. Que s'il faut donc quelque autre chose que de la lumière, il faut donc quelque affection de notre cœur, puisque dans notre âme il n'y a que deSi affections et des connaissances.

Voilà, mon R. P. ce que dit M. Abadie. Son texte ne me paraît pas assez exact : cependant on voit bien sa pensée. Mais je vous avoue que je ne

AUR.P.LAMY I4X

pourrais pas Taccorder avec ce que vous assurez qu*il soutient avec une confiance infime qu'en sup- posant que vous souteniez vous-même, ou que vous vouliez insinuer ce principe : que Tamour de la Béatitude n'est pas le principe naturel, qui et excité par la délectation de la Grâce, nous fait aimer Dieu : ce que j*ai toujours cru faux, et contraire même au sentiment que la nature inspire à tous les honmies. Cela est évident, par cent endroits de mes LivTes. Et tous les pas- sages que vous rapportez pour m 'attribuer votre sentiment, ou le sentiment que vous paraissiez avoir, lorsque vous combattiez celui d'Abadie ; tous ces passages séparés, souffrez que je vous le dise, ne vous feront pas plus d'honneur dans l'esprit de ceux qui examineront les Livres dont ils sont extraits, que ceux que vous rapportez de cet Hérétique. Cette foule de passages pourra d'abord embarrasser les Lecteurs : je vous l'avoue. Mais ils verront bientôt que tout dépend de l'Équivoque des termes de plaisir et d'amour, car il y en a de plusieurs sortes : plaisir d'instinct et confus, plaisir lumineux et raisonnable, car la lumière fait plaisir : plaisir prévenant, satis- faction intérieure etc. Et c'est le sujet dont on parle qui détermine le sens des passages. Ils verront lorsqu'ik examineront tout, que vos citations ne prouvent rien, si vous ne supposez

142 PREMIERE LETTRE

que je pense que la beauté de TOrdre ne plaît point aux justes mêmes ; que la découverte de la vérité ne fait point plaisir, que la vue des per- fections divines ne produit point dans Tâme faite pour les contempler une douceur inexpli- cable, capable de contrebalancer et de surmonter les plus grandes douleurs. Ils verront clairement que j'ai toujours supposé cette notion commune, qu'on ne peut aimer que ce qui plaît, que le plaisir pris en général était le motif qui ébranlait l'âme, et la portait naturellement à en aimer la cause, que c'était l'unique convenance de l'objet avec la puissance que nous avons d'aimer, et que sans cette convenance, sans ce motif, notre âme était sans mouvement particulier. J'avoue que dans tous les endroits que vous citez, ce principe qu'on ne peut aimer que ce qui plaît, n'y est pas contenu. Vous avez au contraire évité les endroits ou tronqué les passages qui le découvraient : Et si vous avez quelquefois reconnu que je l'avais avancé, c'est pour faire croire que je me contredis ; c'est pour insinuer honnêtement qu'il est difficile d'accommoder (») V Auteur avec lui-même. Devais-je, mon R. P. répéter ce principe à toutes les pages de mon Livre : principe dont je ne croyais pas alors

(») P. 115, 130. etc.

AUR.P.LAMY 143

qu'on pût douter ? Devais-je craindre qu'un jour foute de l'avoir incessamment répété, un de mes plus anciens amis, un Religieux rempli de vertu, je passe le reste que vous savez, dût publier un Ouvrage pour faire croire au monde que je n'en suis pas persuadé. Qu*il est malaisé d* écrire sans se faire des (*) affaires ! Ce com- mencement de votre Ouvrage me convient parfaitement. Mais revenons au texte de M. Aba- die.

J'ai tiré ces grands passages aussi bien que les deux ou trois précédents des mêmes Chapitres 6 et 8 que vous avez cités. Ainsi vous les avez exa- minés. Répondez-moi donc, je vous prie. L'Auteur marque des degrés par lesquels on vient enfin à aimer Dieu dans la vue de ses vertus, ce qu'il appelle aimer d*une pure amitié. Il met cet amour qu'il dit être le plus noble dans le quatrième degré. Cela n'est-il pas contradictoirement opposé à ce que vous lui faites dire en citant l'endroit dont j'ai extrait ce passage ? Il soutient, dites- vous, (^) avec une confiance infinie, qu'on ne peut aimer Dieu que par amour-propre, et qu'il ne peut y avoir de pure amitié dans notre cœur à regard de Dieu, Vous mettez ces paroles en Italique, comme étant les siennes propres. Il ne

•) P' 2.

■) Troisième Tome, p. 481.

144 PREMIÈRE LETTRE

parle pas ainsi si ce n'est par mégarde, puisque, selon lui, V amour-propre marque l'amour de nous-mêmes (») en tant qu'il est vicieux et cor- rompu. Mais c'est pure inadvertance ou de vous ou de l'Imprimeur : vous seriez fâché d'en imposer aux Hérétiques mêmes.

Mais comment cet Auteur prétend-il qu'il ne peut y avoir de pure amitié à V égard de Dieu, puisqu'au contraire il marque les degrés par les- quels il croit qu'on y arrive ? C'est apparemment que cette amitié relève, selon lui, de V amour de nous-mêmes, et le reconnaît pour principe (Vous attaquiez donc alors non l 'amour-propre, mais l'amour de nous-mêmes, ou le désir d'être heureux. Ainsi le fondement que vous posez aujourd'hui pour votre justification n'a rien de solide). Mais cet Auteur ne pourrait-il pas ré- pondre qu'il reconnaît V amour de nous-mêmes pour principe naturel, mais non pas pour prin- cipe complet. Car je reconnais que ma volonté, le désir naturel du bien en général, est le principe naturel de tous mes désirs, de toutes mes amitiés. S'ensuit-il de que ce principe, s'il n'est excité par la délectation de la Grâce, puisse produire un acte de pur amour ? De plus l'auteur dit que le pur amour ne naît de l'amour de nous-mêmes

(a) P. 263.

AUR.P.LAMT 145

qu'en ce sens, que les trois premiers degrés y disposent, qui viennent, selon lui, de l'amour de nous-mêmes, c'est-à-dire, comme vous avez vu, du désir naturel d'être heureux. Mais il ne paraît pas qu'en cela il y ait grand mal. Car si on prend l'amour de nous-mêmes pour le mouvement naturel que Dieu imprime sans cesse en nous pour le solide bonheur, je crois qu'on peut dire dans un sens très Catholique, que tous nos bons mouvements en relèvent ; parce que la Grâce suppose et perfectionne la Nature sans la détruire. Jesus-Christ, dit l'Auteur, n'est point venu pour anéantir la nature, mais pour la perfectionner. Il ne nous fait point renoncer à Vamour du plaisir : mais il nous propose des plaisirs plus purs y plus nobles, plus spirituels, plus assurés, plus durables que ceux que le monde nous promettait. Et lorsquHl définit le bonheur : C'est ici la vie éternelle de te connaître seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé Jésus-Christ, il définit la félicité par ses sources. Car d* ai Heurs il sait bien que la félicité consiste dans une joie et des plaisirs ineffables.

Tout cela équitablement interprété me paraît fort Catholique. Cependant, mon R. P. voici sur quel ton vous continuez (») Ce qu*il y a en cela de bien étrange, c*est que les raisons dont cet

(•) Troisième Tome, p. 483.

146 PREMIÈRE LETTRE

Auteur appuie ces paradoxes, sont si faibles et si frivoles y qu'on ne comprend pas comment elles ont pu V engager à les soutenir. D^ ailleurs, ces paradoxes sont si opposés aux simples notions de la raison et de lafoiyÇue je ne puis croire que les fidèles aient besoin de préservatif contre leur poison (ces paroles sont bien dures). La Raison leur dira que Dieu ne doit pas être moins délicat que nous en matière d'amour ; et que c'est juger bien bassement de cet Être souverain que de croire qu'après ne nous avoir créé que pour être aimé de nous, il puisse se contenter que nous ne r aimions que pour notre intérêt, que pour l'amour de nous-mêmes, en un mot d'une manière que nous ne serions pas contents que les autres nous aimassent. Je n'ai pas vu, mon R. P. qu'Abadie soutienne que Dieu se contente que nous ne Taimions que pour notre intérêt, que pour l'amour de nous- mêmes. Ce POUR est un peu équivoque : il pour- rait marquer Xdifin, au lieu du motif, ou du prin- cipe de notre amour, comme vous l'avez vous- même remarqué dans votre dernier (*) Ouvrage. Mais j'ai lu dans son Livre ce que je viens de vous en rapporter : Que c'est par et non pour l'amour de nous-mêmes que nous nous acquittons

de nos devoirs Et que Dieu tire de l'Amour de

nous-mêmes tous les motifs dont il se sert pour

(•) P. 54.

AU R. P. LAMY 147

nous porter â P étude de la sanctification^ car d quoi serviraient ses promesses et ses menaces etc. L*amour de nous-mêmes dont parle cet Auteur, et par lequel seul nous pouvons aimer Dieu comme la cause unique de notre perfection et de notre bonheur, est un amour qui ne dépend point de nous. Tous ceux qui ne veulent point démentir le sentiment intérieur de leur conscience, conviendront que cet amour de bienveillance qu'ils se portent, est invincible : que s'ils aiment la justice et la vérité, c'est que cela leur plaît et que le mensonge et l'injustice leur font hor- reur. C'est qu'ils aiment la perfection de leur être, qu'ils haïssent leur corruption par cet amour de bienveillance dont Dieu est l'Auteur, et qu'il n'a mis en nous que pour nous porter à l'aimer d'un amour de complaisance comme notre unique fin. Car il n'y a que lui qui puisse agir en nous, que sa substance qui puisse nous éclairer, nous animer, nous rendre heureux et parfaits : tout ce que nous pouvons désirer se trouve en lui (*), Causa subsistendi ratio intelli- gendi et or do vivendi, dit S. Augustin. Causa constituta universitatis, et lux percipienda vert- tatiSy etfons bibenda felicitatis {^).Siergo (c), dit-il

(») De Civi., l. 8, ch. 4. 0>) Ibidem, c. 10. (c) Liv. 11, c. 25.

MALBBRAXCUE 10

148 PREMIÈRE LETTRE

encore, natura nostra esset a nohis, profecto et nostram nos genuissemus sapientiam, nec eam doctrina, id est aliunde discendo, percipere cura- remus ; et noster amor a nohis profectus^ et ad nos relatuSy ad béate vivendum sufficeret, nec bono alto quo frueretur indtgeret. Nunc vero quia natura nostra^ ut esset , Deum habet autorem ; procid dubioy ut ver a sapiamuSy ipsum débet habere doc- toretHy ipsum etiam ut beati simuSy suavitatis intimce largitorem .

Je ne puis croire y dites- vous, parlant des raisons d'Abadie, que les fidèles aient besoin de préser- vatifs contre leur poison, C*est apparemment que ce poison est si grossier et si visible que les fidèles le découvrent avec horreur. Mais comme je n'ai pas le goût délicat et fin, ce ne peut être pour moi qu'un venin subtil, et presque im.per- ceptible : car je les trouve quelquefois assez bonnes ces raisons. Cependant quoique les fidèles n'aient pas besoin de préservatifs voici le premier que vous leur donnez.

La raison leur dira que Dieu ne doit pas être moins délicat que nous en matière d'amour... Que VËtre infiniment parfait nous ayant créé pour r aimer y il ne peut pas se contenter que nous V aimions d'une manière dont nous ne serions pas contents que les autres nous aimassent.

M. Abadie pourrait bien vous demander, mon

A U R . P . L A M Y 149

R. Père, comment donc vous voulez que l'on vous aime pour vous contenter ? Il pourrait vous dire cette vérité, que pour se faire aimer, il faut se rendre aimable, et en tirer malhonnêtement bien des conséquences contre vous. Mais pour moi je vois bien que vous ne parlez pas de vous- même, quoiqu'il le semble d'abord. Et je suis assez persuadé que vous vous contentez que l'on vous aime dans le Seigneur, en vous souhaitant les vrais biens par un amour de bienveillance pour vous et de complaisance pour Dieu et sa sainte Loi. Vous parlez des amitiés naturelles des honnêtes gens, ou peut-être de celles qui se forment entre les deux sexes. Cette expression, moins délicate en matière d'amour, fait bien con- naître que vous ne parlez pas de cette amitié Chrétienne dont sûrement vous voulez bien vous contenter. Voici donc ce que je pense sur la parfaite amitié qui lie naturellement les cœurs.

Lorsqu'on aime une personne par un motif qui ne vient point de ses qualités personnelles, et qui ne s'y rapporte point, il est visible que l'amitié est intéressée, et qu'on ne l'aime point véritablement. Il est inutile d'apporter pour le prouver des passages de saint Augustin et de saint Bernard (*).Mais, lorsqu'on l'aime unique-

(•) P. 484.

150 PREMIERE LETTRE

ment, parce que ses bonnes qualités nous plaisent, parce qu'il a beaucoup d'esprit, de probité, de Religion, l'amitié est pure et nullement intéressée, quoique le plaisir raisonnable dont on jouit avec un tel ami soit le motif qui nous attache à lui. Une telle amitié fait honneur et plaisir à la personne aimée : car celui qui aime se plaît dans les qualités dans lesquelles l'autre se com- plaît, et dont il se glorifie. La volonté de celui qui aime est parfaitement conforme à la volonté de celui qui est aimé. L'amitié pour lors est par- faite. C'est uniquement en cela que consiste l'union étroite des cœurs. Et pour le faire sentir par un exemple,

Je suppose qu'un homme soit un savant Théologien, et en même temps excellent Archi- tecte, ou Géomètre, ou qu'il ait toute autre qualité qu'on voudra. Je suppose qu'il se com- plaise et se glorifie dans sa qualité de Théologien, et que bien loin de se plaire et de se glorifier dans celle d'Architecte ou de Géomètre, qu'elle lui déplaise et qu'il en ait honte. Un inconnu et qui ne sait point ses dispositions intérieures l'aborde, et lui fait comprendre qu'il voudrait bien lier amitié avec lui, parce qu'il se plaît lui- même dans l'Architecture, et qu'il estime infi- niment la qualité d'excellent Architecte que l'autre possède. Je dis que cet inconnu ne réussira pas

AUR.P.LAMY 151

dans son dessein, parce qu'il n'aime pas ce Théo- logien pour sa gloire, ou à cause de la qualité dont il se glorifie et dans laquelle il se complaît ; c'est pour une autre qualité qu'il possède effec- tivement, mais dont il a honte, et dans laquelle il se déplaît, pour ainsi dire. Mais il aurait im- manquablement réussi dans son dessein, supposé qu'il n'y eût point d'obstacle, si se plaisant fort dans la Théologie, il lui avait fait sentir, qu'il se trouverait heureux de l'entendre souvent parler de cette Science. Afin que l'amitié soit parfaite, que l'union des cœurs soit étroite ; l'essentiel n'est donc pas précisément que deux amis se plaisent réciproquement dans leurs qua- lités personnelles, mais qu'ils se plaisent dans les qualités personnelles dans lesquelles ils se com- plaisent réciproquement. Plus j'exprime mon plaisir, plus je marque ma joie, lorsque j'écoute im Géomètre qui se complaît dans sa science ; plus il se lie à moi. Bien loin de regarder mon amitié comme intéressée, et de n'être pas content de ce que je me crois heureux d'être avec lui ; il trouve que je l'aime bien, parce que je l'aime comme il s'aime lui-même : et que je me plais dans la qualité dans laquelle il se complaît. Mon amitié lui fait honneur. Je l'aime pour sa gloire, puisque je l'aime pour la qualité dans laquelle je suppose qu'il se glorifie uniquement. Certai-

152 PREMIÈRE LETTRE

nement il serait bien délicat en matière d'amour ^ ou plutôt bien bizarre et bien injuste, ce me semble, s'il n'était pas content qu'on l'aimât, parce qu'on trouve en lui des qualités qui plai- sent : non des qualités dont il ait honte, mais des qualités qu'il aime lui-même, et qu'il n'aime que parce qu'il s'y complaît : surtout s'il était lui-même l'auteur de ce désir qu'on a pour le bonheur, et qu'il ne l'eût imprimé que pour lui, que pour se faire aimer des autres.

Or comme Dieu n'a point de qualités dont il ait honte, qu'il se complaît généralement dans tout ce qu'il est, qu'il se veut en un mot, et qu'il s'aime tel qu'il est : celui qui se plaît dans la contemplation des perfections divines, ou qui, dans l'espérance ferme de s'y plaire actuellement, laquelle en donne une espèce d'avant-goût, veut que Dieu soit tel qu'il est, juste, sage, bienfaisant et non point injuste, humainement débonnaire, veut et aime Dieu, comme Dieu se veut et comme il s'aime. Il se plaît ou veut se plaire uniquement dans les attributs dans lesquels Dieu se complaît. Il ne veut être heureux, il ne veut se plaire en Dieu, que pour sa gloire, que dans les perfec- tions dont Dieu se glorifie ; car un Dieu tel que bien des gens voudraient qu'il fût, ne lui plaît point. En un mot, il veut trouver son bonheur Dieu même trouve le sien. Il veut, il aime

AU R. P. LAMY 153

Dieu pour lui en tout sens de toutes les manières possibles. Mais le plaisir en est toujours le motif : non un motif qui dépende de son choix, de manière qu*il pût aimer Dieu, quoiqu*il ne lui plût nullement ; mais un motif naturel et néces- saire à tout amour, et que Dieu n*a mis en Thomme qui veut être heureux, qu*afin de le porter à Taimer comme sa fin, comme son souverain bien. Si Dieu est si délicat en matière d'amour, qu'il ne soit pas content que les hommes Taiment par ce motif que lui tel qu'il est leur plaît ; il semble qu'il ne doive pas s'aimer, parce qu'il se complaît en lui-même, et qu'il y trouve son bonheur. Ainsi, mon R. P. trouvez bon (») que je soutienne encore comme une vérité certaine : Que la volonté en tant qu'elle est capable d'aimer, n'est que le désir invincible qu'on a pour le bonheur, ainsi que je l'ai si souvent expliqué, et que je ne pousse pas si loin que vous le désintéressement de l'amour. Car je n'en trouve point de plus grand que celui que je viens de vous marquer, et qui est le même que vous avez lu dans mon Traité de l'Amour de Dieu dont vous n'êtes pas con- tent.

Dieu ne s' est point mécompte i^) en créant l'homme pour r aimer, mon R. P. quoique l'homme ne le

(•) P. 130.

(b) Tom. 3, p. 483.

154 PREMIÈRE LETTRE

puisse aimer sans le motif d'être heureux, Dieu n'a pas voulu en être aimé d'un amour de bien- veillance, car rien ne lui manque. Il se sufEt pleinement à lui-même, il n'a pas besoin de nos biens y dit le Prophète. Mais il a voulu en être aimé d'un amour de complaisance, d'un amour sem- blable à celui qu'il se porte à lui-même, parce qu'il est le souverain bien, l'Être infiniment parfait. Et il a voulu imprimer en nous un amour invincible et comme infini de bienveillance pour nous-mêmes, afin que nous servant de cet amour, nous missions en lui notre complaisance. Mais, direz- vous, cette amitié est intéressée. Oui en ce sens que j'aime Dieu par l'amour naturel qu'il met en moi pour moi. Mais, comme par cet amour, lorsque j'en use bien, au lieu de me plaire en moi-même comme le Sage des Stoïciens, je ne cherche que lui, je ne tends qu'à lui, je ne me repose qu'en lui, je ne me plais qu'en lui, parce que lui seul est capable de satisfaire à l'ardeur qu'il a mise en moi pour lui, ou pour parler comme Abadie parce qu'il n'y a que lui qui puisse remplir ce vide comme infini qu'il a mis dans mon cœur ; il est clair que (^) mon amour est tel qu'il a prétendu l'obtenir de moi en me créant : Il ne s'est donc point mécompte.

Voyez ma troisième Lettre.

AU R. P. LAMT 155

Est-ce que le Fils de Dieu s'oppose aux desseins de son Père, et qu*il ne nous exhorte qu'afin que Dieu se soit mécompte en nous créant ? Je ne vois dans ses divines exhortations que promesses et que menaces. C'est toujours l'amour de nous- mêmes, j'entends l'amour de bienveillance, qu'il réveille, qu'il intéresse, qu'il veut régler, et jamais anéantir. S'il veut que nous renoncions à nous-mêmes, et que nous sacrifions notre vie pour l'Évangile ; c'est pour en avoir une plus heureuse. Il serait inutile que je vous transcrivisse ici ce que vous savez mieux que moi. Mais je vous prie, mon R. P. de me marquer quelque endroit de l'Évangile qui prouve solidement qu'on puisse aimer quelque chose par un autre principe que par celui d'être solidement heureux. Car je vous avoue mon ignorance, je n'en ai point encore trouvé. Mais s'il n'y a point d'autre principe, il est bien clair que l'amour naturel de la félicité n'est point différent de notre volonté, en tant qu'elle est capable d'aimer. Cependant c'est ce que vous niez (») positivement : vous assurez même que je le dois aussi nier, ou que je me jette dans un grand embarras en avouant qu'il faut aimer Dieu plus que son être propre et accepter son anéantissement s'il le voulait.

(») P. 130.

156 PREMIÈRE LETTRE

Si les Justes peuvent et doivent accepter leur anéantissement, ils peuvent donc y dites- vous, renoncer à leur bonheur éternel (^). Car qui renonce à r être y renonce pour toujours au bien-être^ ou aux manières d'être^ dans lesquelles seules consiste le bonheur formel. Comment donc V Auteur (C'est le Père Malebranche) a-t-il avancé dans ce même écrit (^) : que Tamour de Dieu même le plus pur est intéressé en ce sens, qu'il est excité par l'im- pression naturelle que nous avons pour la félicité de notre être. Est-ce que V amour de Dieu qui lui sacrifie Vêtre est excité par V amour du bonheur de cet être ? Oui, mon R. P. l'amour du bonheur, l'amour de nous-mêmes, peut faire accepter l'anéantissement. Car le désir d'être heureux et parfait est la même chose que celui de n'être pas malheureux et imparfait. On est plus heureux de n'être point que d'être malheureux. On peut donc par l'amour de bienveillance qu'on se porte à soi-même, aimer mieux n'être point du tout que d'être éternellement malheureux et imparfait, que d'être mal avec Dieu et souffrir sans cesse, ce qui ne peut manquer d'arriver à celui qui n'obéit point à Dieu. Est-ce que Judas n'aimerait pas mieux n'être point que d'être aussi mal qu'il est ? // vaudrait bien mieux pour lui quHl

(») P. 129.

(ï>) De V amour de Dieu, p. 105.

AUR. p. LAMY 157

ne fût point né, dit Jésus-Christ parlant de ce Traître. Je m*étonne que vous appuyiez si fort et si longtemps, et que vous parliez avec tant de confiance sur une objection si facile à résoudre, et que j'avais même suffisamment résolue en plusieurs endroits. Les sept ou huit pages que vous avez faites pour donner à cette objection quelque force, me font de la peine pour vous. J'avais tâché de prouver dans le Traité de r Amour de Dieui*) , que notre volonté en tant qu'elle est capable d'aimer n'était que le désir naturel d'être solidement heureux : et qu'on ne peut aimer que ce qui plaît, en prenant le mot de plaisir en général, comme renfermant toutes ses espèces particulières ; le plaisir que la vue de la vérité et la beauté de Tordre excitent en nous, aussi bien que les plaisirs prévenants bons et mauvais ; bons comme la délectation de la Grâce, et mau- vais comme les plaisirs des sens. Vous citez l'endroit j'ai mis mes preuves, et vous n'en êtes pas content. C'est donc encore une assez bonne marque que vous reconnaissez quelque autre motif des déterminations de notre volonté que le plaisir pris en général, c'était donc à vous à me l'apprendre. Il pe fallait que me marquer quel il est pour me mettre dans votre sentiment

(•) Depuis la page 78 jusqu'à la 83.

158 PREMIÈRE LETTRE

sur Tamour désintéressé. Car je veux soutenir le désintéressement réel et possible ; et je crois l'avoir déjà poussé fort loin dans mon Écrit de V Amour de Dieu. Mais je ne veux pas embrasser un désintéressement qui pourrait bien être imaginaire et impossible. C'est que je craindrais de cesser d'aimer Dieu (^) si je cessais de me plaire en lui, ou d'espérer de trouver en lui tout ce qui peut m'intéresser à l'aimer. Ou du moins il fallait suivre les raisons que je donne dans mon Écrit pour prouver ce dont je n'aurais jamais cru qu'on pût douter, et ce que j'ai tou- jours supposé dans mes Livres comme une notion commune ou un sentiment de la Nature. J'ai dit souvent qu'il fallait résister au plaisir : mais je parlais du plaisir prévenant, du plaisir sensible, du plaisir qui ne se rapporte point à la vraie cause qui le produit. J'ai dit que Dieu n'est point aimé purement, lorsqu'il n'est aimé qu'à cause de ces plaisirs et que le bien de l'esprit doit être aimé par raison. Mais la raison, la lumière, la connaissance des perfections divines a ses

(a) Quomodo amatur (beata viia) quod utrum vigeat an pereat, indif fer enter accipitur ; nisi forte i^irtutes, quas propter solam beatitudinem sic amamus, persuadere nobis audent, ut ipsam beatitudinem non amemus. Quod si faciunt, etiam ipsas utique amare desistimus, quando illam propter quam solam istas amavimus, non amamus. Aug., 1. 13, de Trinitate, ch. 8. Il faudrait lire le chapitre entier.

AUR.P.LAMT 159

plaisirs, dont on ne saurait trop promptemcnt suivre l'impression. D*où vient que tel passe les jours et les nuits à étudier l'Algèbre, si cette Science qu'on trouve si sèche et si abstraite n'a ses plaisirs, puisque nous agissons toujours selon ce qui nous plaît le plus, ainsi que le dit souvent S. Augustin ?

Souffrez, mon R. P. que je vous prie de des- cendre pour un moment de votre place et de vous mettre à la mienne, pour dire franchement ce que vous penseriez de votre dernier Livre si vous aviez fait les miens. A quoi bon, diriez- vous, un Ouvrage pour prouver au monde qu'on entend mieux des Livres que celui qui les a faits ? A quoi bon tous ces passages séparés pour brouiller un ami avec lui-même dans l'esprit des Lecteurs crédules ? Pense-t-on y réussir ? Est- ce qu'il ne se trouvera personne qui leur apprenne qu'il y a plaisir et plaisir, amour et amour, et qu'ainsi toutes ces propositions : Qu'il faut se défier des plaisirs et les combattre, et qu'il faut suivre le plaisir et n'y résister jamais : Qu'il faut aimer Dieu par raison, et non par l'instinct du plaisir, et qu'il est impossible de l'aimer s'il ne plaît à l'âme : Qu'on ne peut aimer Dieu que pour soi ou que par rapport à soi, et qu'on ne doit aimer Dieu que pour lui-même, et pour sa gloire : Qu'on ne peut trop s'aimer soi-même,

l6o PREMIÈRE LETTRE

et qu'il ne se faut jamais aimer, et une infinité d'autres semblables ; qui au lieu de se contredire, se soutiennent mutuellement, quand on les lit dans l'endroit l'Auteur les a placées, et non le Citateur les a ramassées, et quelquefois défi- gurées. Car on croira peut-être que l'Auteur les a placées pour éclaircir la vérité en exposant ce qu'il pense ; et que le Citateur les a souvent ramassées pour faire dire à l'Auteur ce que l'Auteur ne pense point, ne voulant peut-être pas lui-même déclarer positivement ce qu'il pense.

Je crains, mon R. P. que vous ne preniez trqp vivement ma défense, et je souffre de vous voir placé si bas. Reprenez donc votre place. Mais sérieusement pensez-vous qu'il me fût fort difficile et à tout homme qui aurait quelque démangeaison de se battre, de persuader le monde par cette voie de passages séparés, que vous pensez tout à fait comme l'Hérétique Abadie, ou de vous brouiller aussi tellement avec vous-même dans l'esprit des Lecteurs, que vos Livres ne leur paraîtraient qu'un tissu de contradictions manifestes et de grossières erreurs ? Si vous le pensez, vous vous trompez. Tous les termes de Morale sont si équivoques et le style figuré dont vous vous servez, est si peu exact aussi bien que le mien, qu'on pourrait aisément

AU R. p. LAMY l6l

VOUS faire dire ce qu'assurément vous ne pensez pas. C'est que le commun du monde lit sans attention, et prend naturellement pour le sens véritable d'un passage cité, celui qu'inspire le Citateur, surtout lorsqu'on le suppose éclairé, vertueux et de bonne foi. Autrefois un Auteur fameux Q) prouvait par des passages tirés de mes Livres que je favorisais le sentiment d'Épicure : Et vous prouvez aujourd'hui par des passages tirés des mêmes Livres, que ma Morale est si pure, que je suis si opposé aux plaisirs, que je ne veux pas qu'il y en ait qui serve de motif à l'amour de Dieu.

Vous ne convenez pas, ce me semble, que le désir d'être heureux, ou ce qui est la même chose, que l'amour de bienveillance, que nous nous portons, soit le principe, ou le motif naturel de la charité, ou de l'amour de l'ordre, bien entendu que ce principe soit excité par la délectation de la Grâce ; car Monsieur Abadie me paraît ne soutenir que cette vérité, qui est très Catholique. C'est assurément le sentiment commun de la Théologie, et celui de S. Augustin lorsqu'il pro- nonçait hardiment ces paroles, depellendœ miserice causa j et acquirencUe beatitudinis causât faciunt omneSy quicquid boni faciunt ^ vel mali : car le désir de la béatitude, n'est pas notre fin, mais c'est le motif unique par lequel nous y tendons. J'ai

102 PREMIÈRE LETTRE

aussi toujours été dans ce sentiment, il m'est facile d'en convaincre tout le monde par plusieurs endroits de la Recherche de la Vérité^ mon pre- mier Ouvrage : Et même par les Conversations Chrétiennes que vous avez opposées if) à Abadie dans votre troisième Tome, et principalement par le Traité de Mora/e que j'ai composé il y a environ quinze ans. Si l'on en doute, il n'y a qu'à lire l'endroit du Chapitre huitième je dis que cer- taines erreurs, qui font du bruit maintenant et qui n'en faisaient point alorâ, viennent de ce qu'on ne distingue point assez les motifs de la fin. Mais j'éclaircirai cela dans les Lettres suivantes .

C'est uniquement pour cela que dans le petit Traité de V Amour de Dieu, j'ai écrit ces paroles (^) qui ne tendaient qu'à éclair cir ce qui met de la différence entre nos sentiments. L'Objection à laquelle je répondais déterminait le mot de plaisir aux plaisirs confus et sensibles : Et quand je dis ici qu'on ne peut rien aimer que ce qui plaît , je prends le mot de plaisir dans toute son étendue. Au reste je 7i' examinais pas dans les Conversations Chrétiennes la question dont il s'agit : Pour s'instruire de mon sentiment là-dessus y il fallait plutôt lire le Traité de Morale que f ai fait ou du

(a) Ci-dessous, 2^ Lettre,

(b) P. 110.

\

AUR.P.LAMY 163

moins le Chapitre huitième. Par ces dernières paroles je n'avais nul dessein de vous renvoyer au Traita de Morale ^ je savais bien que vous Taviez lu ; mais je voulais porter à le lire ceux à qui votre dernier chapitre pouvait persuader qui je soutenais un désintéressement, que je crois absolument impossible. Je voulais qu*on ne m'attribuât point un principe que je crois faux, dangereux, et contre lequel presque tout le monde se déclarait.

Vous prenez occasion de d'entasser passages sur passages, que vous tirez par complaisance pour moi du Traité de Morale, pour persuader les simples que vous avez eu raison de me faire parler contre Abadie. Vous me feriez plaisir d'en marquer cinq ou six des plus forts, car pour les expliquer tous il y aurait bien du temps à perdre. Peut-être qu'en les replaçant dans le Livre, dont ils ont été tirés, ou en y rejoignant les principes que j'y ai expliqués, le Lecteur trouvera qu'ils ne sont contraires qu'au sentiment que vous attribuez maintenant à Abadie pour vous justifier, et nullement opposés à celui que vous aviez combattu dans votre troisième Tome, pour établir un amour désintéressé qui me paraît imaginaire. En attendant que vous me marquiez les passages que vous trouverez contraires à l'amour de bienveillance, que nous nous portons

MALBBRA?ICHE 1 1

164 PREMIÈRE LETTRE

à nous-mêmes ; contraires en un mot au senti- ment d'Abadie, et à celui que j*ai posé pour fondement de mon Traité de l'Amour de Dieu, Que le plaisir pris en général est un motif néces- saire à tout amour. En attendant, dis-je, que vous marquiez ces passages, j'éclaircirai bientôt ceux qui ont besoin de l'être, mais ce sera pour une seconde Lettre ; car quoique celle-ci puisse suffire à des personnes qui ont étudié la matière, elle n'est peut-être pas suffisante pour détromper tout le monde.

Jugez maintenant, mon R. P. de tout ce que vous avez écrit pour vous justifier contre les six Chefs de reproche que vous prétendiez que je vous ai faits en affectant de ni' éloigner de vous. Relisez votre Ouvrage depuis le commencement jusqu'à la page 45 et prononcez. Car je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'entrer dans le détail de tout ce que vous dites là-dessus. Je craindrais que cela ne vous chagrinât étrangement, et qu'en perdant mon temps je ne le fisse perdre aux autres.

Mais encore un coup, voici le fondement de votre justification. Vous supposez qu'il, ne s'agis- sait que de la transformation de V amour-propre en amour divin ^ et que vous ne m'avez cité que contre les égarements d'un Hérétique qui voulait introduire V amour-propre dans le Ciel, Toute votre

AU R . P . LAM Y

i

réponse ne tend qu'à m 'opposer à Abadie, comme s*il soutenait, je ne dis pas cette impiété, mais cette folie. Et cela posé, vous prouvez par- faitement bien, je Tavoue, par tous les passages que vous tirez de mes Livres, que mes sentiments sont fort opposés à ceux de cet Hérétique. Mais ce que vous supposez n'est pas vrai. Si Ton ne s'arrête pas à ce seul titre odieux, ou du moins équivoque, de votre dernier Chapitre, Que r amour-propre se transforme en amour divin ^ et qu'on en lise quelque chose de ce Chapitre, on verra clairement (surtout en confrontant le Livre d'Abadie avec les passages que vous citez de lui), on verra, dis-je, que c'est l'amour inno- cent, l'amour de bienveillance que l'on se porte naturellement à soi-même, que vous combattez : que c'est le désir d'être solidement heureux dont vous ne croyez pas que Dieu tire les motifs qui nous portent à l'aimer, parce que Dieu est trop délicat en matière d^amour pour se contenter qu'on l'aime par de réels motifs : Cela est évident par tous les raisonnements que vous faites contre votre Adversaire. On voit, ou si vous voulez, on soupçonne du moins avec quelque raison, que vous prétendez soutenir que la béatitude objective se peut et se doit séparer de la béatitude formelle ; Que le plaisir pris en général n'est point le motif du pur amour ; en un mot que

l66 PREMIÈRE LETTRE

notre volonté n'est point cet amour naturel que nous avons pour le bonheur. Et cela est si vrai que vous le soutenez encore dans votre réponse (»), et que vous croyez m'avoir convaincu, de manière que je dois avouer que je me suis trompé. Ainsi tous ces passages que vous tirez de mes Livres pour détruire l'amour-propre, pour prouver que je ne suis pas du sentiment prétendu d'Abadie qui le transformait^ dites- vous, en V amour divin ^ ne peuvent vous justifier que dans l'esprit de ceux qui ne savent pas de quoi il s'agissait. Car enfin, mon R. P. si par amour-propre vous enten- dez (^) r amour de nous-mêmes en tant qu'il est vicieux et corrompu y vous n'attaquez ni Mon- sieur Abadie, ni personne : Car qui voudrait introduire dans le Ciel le principe de tous les vices y dit cet Auteur, ce dérèglement général qui est la source de tous les autres. Mais si par amour-propre vous entendez cet amour (c) de nous-mêmes inno- cent et légitime, cet amour de bienveillance que Dieu met en nous pour se faire aimer de nous d'un amour de complaisance ; avouez que vous attaquez mon sentiment avec celui, je ne dis pas de l'hérétique Abadie, mais avec celui de tous ou de presque tous les Théologiens. Du moins

(a) P. 130.

(l>) L'Art de se connaître soi-même, ch. 5.

(c) Là-même.

AUR.P.LAMT 167

n*ai-jc jamais ouï dire à des Théologiens, ou à des Philosophes Chrétiens, que les Saints ne s'aiment point de cette espèce d*amour, sans lequel on ne conçoit point qu'ils puissent aimer Dieu, supposé qu'on ne puisse aimer que ce qui plaît. Ou bien avouez plutôt que vous ne compreniez pas assez nettement les sentiments d'Abadie lorsque vous le condamniez, afin qu'on puisse par un tel aveu justifier votre conduite autant que cela se peut. Mais il sera toujours vrai, que si vous avez eu raison de l'attaquer dans ce pieux dessein de bannir du Ciel Vamour- propre^ pour moi je n'ai pas eu tort de m'expliquer sur le soupçon désavantageux que vous aviez fait naître dans les esprits, et que mon silence aurait confirmé.

Au reste, mon R. P. je vous supplie de chasser de votre esprit toutes ces pensées contraires à l'amitié dont vous m'honorez ; pensées, dis-je, que je veux croire qu'on vous a inspirées, et qui ne peuvent naître dans le cœur d'un bon ami sans un sujet légitime. Si j'avais été tel que vous l'insinuez dans votre Ouvrage, si j'avais ajfecté de nCéloigner de vous y lorsque j'ai composé le petit Traité de V Amour de DieUy qui m'empêchait donc de déclarer alors tout ce que vous m'avez forcé de vous dire dans cette Lettre, pour faire voir la nécessité vous m'avez mis d'expliquer

l68 PREMIÈRE LETTRE

ce que je pense sur Tamour désintéressé ? Dans ce petit Traité, qui vous a si fort chagriné contre mon intention, bien loin de défendre la Catho- licité des endroits d'Abadie qui vous font hor- reur, et de faire sentir le peu d'équité de votre critique à son égard ; bien loin, dis-je, de me justifier en démêlant par le texte de son Livre les équivoques du vôtre, ainsi que je viens de faire dans cette Lettre, je n'ai pas voulu y faire la moindre attention ; quoique cette voie fût la plus naturelle et la plus propre pour faire excuser la liberté que je prenais d'écrire sur une matière, que ceux qui nous doivent instruire ont entrepris d'éclaircir. Mais de peur de vous déplaire, j'ai mieux aimé dire simplement qu'un de mes amis qui avait pris mal ma pensée, comme on le pouvait voir par le huitième Chapitre de mon Traité de Morale ^ m'avait malheureusement engagé à écrire sur une matière que je laissais à d'autres traiter à fond. L'honnêteté que j'ai eue pour vous dans mon écrit s'est changée dans le vôtre en six Chefs de reproche^ et a produit la moitié d'un Volume pour me faire soutenir ce que je ne pensai jamais : pour me représenter tel que j'aurais honte de moi-même, si je mettais ma gloire dans le jugement que portent de moi, ceux qui ne me connaissent que sur le rapport des autres.

AU R. P. LAMY 169

Mais si vous trouvez que je vous ai blessé dans mon Traité de r Amour de Dieu^ quoique j*aie fait tous mes efforts pour vous y donner des marques de respect et d'amitié, et pour pousser le désintéressement de l'amour, pour lequel vous vous intéressez, jusqu'où il m'a paru que la Raison et la Religion demandent qu'on le porte ; je crains fort que vous ne vous sentiez furieusement maltraité dans cette mé- chante Lettre que votre dernier Volume de la Connaissance de soi-même^ m'a obligé de vous écrire. Mais j'espère que vous me le pardonnerez, et que sans avoir égard à mes manières, vous n'aurez d'attention qu'à ce qui regarde l'éclair- cissement de la vérité, et la justice que vous me devez, et même à l'Hérétique Abadie, si vous reconnaissez que vous l'ayez injustement condamné. J'espère que ma seconde Lettre vous déplaira moins que celle-ci : Non que j'aie la vanité de croire que j'attraperai l'Art de plaire aux gens, en leur prouvant qu'ils ont tort : Mais parce que je suis persuadé qu'ennemi comme vous êtes de tout amour-propre, toujours en garde contre ses illusions que vous connaissez si bien, et dont vous nous avez donné dans vos Livres un si grand détail, vous aurez d'autant moins de dégoût de mes défenses que vous les trouverez plus solides et plus complètes ; si

lyo PREMIERE LETTRE

malheureusement pour moi quelqu*un ne con- tinue à vous inspirer des sentiments que je ne dois pas craindre qu'ils naissent en vous, dans le cœur d'un ami qui a trop de bonté pour moi et que j'honore depuis si longtemps. Je suis avec bien du respect.

SECONDE LETTRE

Mon Révérend Père,

Afin de ne vous donner aucun sujet de plainte, je crois devoir d*abord vous déclarer que je ne prétends point vous attribuer positivement de sentiment particulier. Plus je lis vos Livres, moins je les entends sur ce qui regarde le désin- téressement de Tamour. La faute est apparemment de ma part. Car je suis bien éloigné de dire que vous ne vous entendiez pas vous-même. Je trouve, ce me semble, assez souvent, le pour et le contre ; mais comme je n*ai pas assez de discernement pour découvrir quand vous parlez le plus décisivement et le plus dogmatiquement (*) , je n*ose pas assurer positivement que telle ou telle opinion soit précisément la vôtre, quoique je la combatte comme la vôtre, parce que je la trouve dans votre Ouvrage : Je ne crois pas qu'il me soit permis de choisir pour cela dans vos Livres ce qui m'accommoderait, et de dire à l'égard du reste (*>), sauf à V Auteur à se récon- cilier avec lui-même. En un mot, mon R. P. je ne pense point à vous attaquer, je n'attaquai

{•) Éclaircissement, p. 37. (b) Là-mème.

172 DEUXIEME LETTRE

jamais personne. Cela m'a toujours paru contraire aux lois de la société, et encore plus de l'amitié. Car quoique je sois dans l'obligation d'aimer et de défendre la vérité, je n'ai pas droit de m'élever contre les Auteurs, ni de critiquer ou de con- damner leurs erreurs. Si tous ceux qui n'ont point d'autorité sur les autres, étaient dans le sentiment je suis, la République des Lettres jouirait d'une paix profonde ; et les gens sages et éclairés ne craindraient point de faire part au public de leurs découvertes, que la licence des injustes Critiques leur fait supprimer. Ne croyez donc point, mon R. P. que j'aie dessein de vous attaquer. Je pense uniquement à me dé- fendre, ou plutôt à défendre la vérité, ou ce que je crois véritable : mon dessein est d'expliquer mes véritables sentiments le plus nettement que je puis. Je ne citerai de vos Livres que ce qui a rapport au sentiment que je soutiens, que ce qui sert à ma justification : et si vous vous plai- gnez que je ne prends pas bien votre pensée, loin de regarder cela comme des reproches^ et de tâcher de prouver que j'entends mieux vos Livres que vous-même, je vous en demande pardon par avance : Et vous me le devez accorder, ce pardon d'autant plus volontiers, que ce n'est pas de gaieté de cœur que j'examine quelques endroits de vos Livres qui me regardent, mais par

AUR.P.LAMY 173

U nécessité vous m^avez mis de me défendre. Je vous prie, mon R. P. de vous souvenir que la supposition que vous avez faite dans votre dernier Volume n'est pas véritable (») ; supposition néanmoins qui est le fondement de toute votre justification. Vous aviez peut-être oublié en composant ce dernier Volume que ce n'était pas VatHour-propre que vous aviez attaqué en réfutant Âbadie, ou Vamour de nous-mêmes en tant qu'il est vicieux et corrompu ; Car c'est ainsi que cet Auteur définit l'amour-propre ; mais que vous aviez attaqué l'amour de nous-mêmes, ou ce désir naturel que nous avons pour le bonheur. Je crois pouvoir dire que j'ai clairement démontré dans ma première Lettre que vous avez pris le change, et que pour vous justifier à mes dépens, vous l'avez donné aux Lecteurs. Lorsque, par exemple, vous avez (b) dit : je Vai cité (le texte des Conversations Chrétiennes) avec la dernière sécheresse sans glose^ sans commentaire, ET sans

AUTRE APPLICATION QU'a L 'UNIQUE SUJET que je

traitais : je veux dire à bannir l'Amour- propre DU Ciel, Abadie l'avait voulu introduire. n est aisé de voir ou que vous n'attaquiez per- sonne dans votre critique d 'Abadie, ou que vous attaquiez tous ceux qui croient ; Que Dieu par

(*) Voyez la première LeUre. (*>) Cinquième Tome, p. 12.

174 DEUXIEME LETTRE

sa grâce tire de V amour de bienveillance que nous avons naturellement pour nous-mêmes y tous les motifs par lesquels il nous porte à l'aimer d'un amour de complaisance ; comme la cause unique de la perfection et de la félicité de notre être (^) : et que vous souteniez que le plaisir pris en général n'est point un motif nécessaire à tout amour. Cela est évident par vos preuves contre cet Auteur, et encore par plusieurs endroits de votre cinquième Tome. Car vous n'êtes pas (**) content de ce que j'ai expliqué et prouvé ce principe dans le Traité de V Amour («) de Dieu y et vous le combattez encore très souvent dans le dernier Tome {^) de votre Ouvrage.

Enfin, il n'y a personne qui ne juge que vous croyiez alors : que notre volonté y en tant qu'elle est capable d'aimer y est bien différente du désir naturel et invincible d'être heureux. Car vous le niez encore dans votre dernier (e) Volume, comme je vous l'ai déjà dit : Et vous n'êtes pas content de cette conséquence que j'en ai tirée dans le Traité de l'Amour {^) de Dieu : De tout

{*) C'est ici la différence essentielle qui est entre les sentiments du P. Lamy et les miens.

(b) P. 115, 134.

(c) P. 8^, 83, 84.

(d) P. 11, 81, etc.

(e) P. 130.

(f) P. 104.

AUR.P.LAMY 175

ce que je viens de dire il s* ensuit que F amour de Dieu y même le plus pur est intéressé en ce sens qu'il est excité par Vimpression naturelle que nous avons pour la perfection et pour la félicité de notre être ; en un mot pour le plaisir pris en général^ ou pour les perceptions agréables qui se rapportent à la vraie cause qui les produit y et qui nous la font aimer, Que V amour pur est l'amour de Dieu tel quil est juste y sage, etc. Je vous représente le passage entier parce que vous en aviez oublié ce petit mot essentiel pour la perfection ^ et les deux ou trois lignes qui suivent qui expliquent sans équivoque ma pensée. De semblables négligences vous sont ordinaires.

Il est aisé de conclure de tout ceci, que par amour intéressé vous entendiez, écrivant contre Abadie, Tamour même de Dieu à cause de ses vertus y ou de ses perfections, lorsque le motif de cet amour était le plaisir raisonnable que l'on trouvait à les contempler, ou qu'on espérait d'y trouver. Car autrement vous auriez imposé à cet Auteur, lorsque vous dites (*) qu'il soutient avec une confiance infinie : Qu'il ne peut y avoir de pure amitié dans notre cœur à l'égard de Dieu y et qu'il n'en est point qui ne relève de l'amour de nous-mêmes y et qui ne le reçoive pour principe :

(•) Troisième Tome, p. 481.

176 DEUXIÈME LETTRE

puisque j'ai fait voir dans ma première (^) Lettre que cet Auteur admet (*>) positivement une pure amitié, comme le dernier degré arrive l'âme. Mais cela est encore visible par quelques-unes des preuves avec lesquelles vous prétendiez le réfuter et que j'ai rapportées dans ma première Lettre : Je passe quantité d'autres propositions que (^) vous aviez avancées contre cet Auteur, desquelles je parlerai dans la suite : que n'aimer Dieu que par le motif de l'amour de nous- mêmes, c'est-à-dire que par le désir invincible et naturel qu'on a d'être heureux, c'est aimer Dieu pour soi, et non pour lui-même, c'est mettre sa fin en soi-même, ce qui est le dernier renversement de l'ordre uti fruendis ^ frui utendis^ que c'est rapporter Dieu à soi, que ce n'est pas aimer Dieu de toutes ses forces. Toutes propo- sitions qui font voir ce que vous combattiez dans votre troisième Tome : propositions équi- voques, vraies en un sens, fausses en un autre ; vraies dans le sens que font naître dans l'esprit les endroits d'Abadie vous renvoyiez le Lec- teur ; fausses par conséquent dans le sens que vous l'entendiez, puisque vous aviez horreur des raisons de cet Auteur, et que vous donniez des

(a) P. 139.

(b) L'Art de se conn., ch. 8, p. 308.

(c) Troisième Tome, p. 482, 485.

AUR.P.LAMY 177

préservatifs contre leur^won. Mais j'expliquerai tout cela dans ma troisième Lettre.

Il est donc clair, mon R. P. que par amour intéressé vous entendiez, en combattant Abadie, Vamour de Dieu qui a pour principe cet amour naturel de bienveillance que nous nous portons à nous-mêmes^ ou ce désir du bonheur que Dieu imprime sans cesse en nous. Et cela posé je soutiens que de tous ces passages que vous avez extraits de mes Livres, il n*y en a aucun qui soit contre Tamour intéressé, et pour votre amour désinté- ressé ; pourvu qu*on les replace ces passages dans les endroits d'où vous les avez tirés, et qu'on les interprète par les principes que j'ai toujours ou prouvés, ou supposés comme incontestables. C'est ce que je vais tâcher de prouver. Je voudrais bien que vous m'eussiez marqué de tous ces passages ceux que vous trouvez les plus forts pour votre amour désintéressé. Car je vous avoue que l'embarras je me trouve, c'est que je crains de perdre inutilement mon temps, et qu'on ne s'imagine que je ne choisirai entre un si grand nombre que ceux qui sont les plus faciles à expliquer. Cependant comme les passages que vous avez tirés du huitième Entretien des Con- versations ChrétienneSy sont les premiers que vous ayez choisis, et que vous les avez tous ramassés pour en faire une preuve plus vive et plus con-

lyS DEUXIÈME LETTRE

vaincante, je crois devoir commencer par là.

Quelle meilleure marque (a), dites- vous, que le P, Malehranche avait sérieusement examiné la question de Vamour désintéressé^ que de le voir réfuter un amour d'intérêt, avec autant d'applica- tion et de reprises : avec autant de force et d'étendue qu'il le fait dans l'endroit que j'ai cité ; et parler sur tout cela, de la manière du monde la plus déci- sive, la plus dogmatique, la plus intrépide ?

Un Auteur, i . Qui commence par rendre extrê- mement suspect d'intérêt, un amour excité par la jouissance du plaisir.

2. Qui craint qu'un tel amour de Dieu, ne soit un vrai amour de soi-même.

2 'Qui établit pour règle, qu'il faut aimer Dieu : parce que la raison fait connaître qu'il renferme dans lui tout ce qui mérite notre amour.

4. Qui assure que « Dieu veut être aimé d'un « amour éclairé, d'un amour qui naisse d'une « lumière pure, et non d'un sentiment confus ({ tel qu'est le plaisir. »

5. Qui ajoute que Dieu est si aimable, que ceux qui le voient tel qu'il est, l'aimeraient au milieu des plus grandes douleurs.

6. Qui prétend que i<i ce n'est pas aimer Dieu « comme il mérite de l'être, que de l'aimer seu-

(a) Cinquième Tome, p. 40.

t

AUR.P.LAMY 179

« lement à cause qu'il est le seul qui puisse « causer en nous des sentiments agréables. »

7. Qtà confirme tout cela par P exemple d'un homme qui ne laisse pas d'aimer un ami qui le maltraite lorsqu'il sait que cet ami ne fait que ce qu'il doit dans le mal qu'il lui fait,

8. Qui de tous ces grands principes conclut que « si une personne pouvait concevoir que Dieu « doit cela à sa justice que de lui faire sentir « de très grandes douleurs, elle les devrait t souffrir, sans cesser d'aimer Dieu ; qu'elle « n'aimerait pas ces douleurs en elles-mêmes : « mais qu'elle en aimerait l'auteur : parce que si « l'auteur ne les lui faisait pas souffrir ; il en « serait moins aimable : puisqu'il en serait t moins juste et moins parfait. »

9. Qui en conclut encore « que les Bienheureux t souffriraient les peines des damnés sans haïr t Dieu, parce qu'ils n'aiment point Dieu à « cause du plaisir qu'ils en reçoivent. »

10. Qui revient à insister « qu'étant raisonnables, « c'est la raison qui doit exciter notre amour ; « et que le plaisir n'est pas tant institué pour nous a faire aimer ce qui le cause , que pour nous y unir . »

11. Qui assure que « le plaisir n'est point la fin t de l'amour des Justes : et qui prétend que s'ils en faisaient leur fin ; ils s'aimeraient au lieu d'aimer Dieu.

MALEBRA.'fCUE 12

l8o DEUXIÈME LETTRE

12. Un Auteur, enfin qui passe jusqu^à soutenir que « la douceur que l'on goûte dans l'amour de « Dieu, nous éloigne de lui, si nous arrêtant « à cette douceur nous ne l'aimons pas pour « lui-même : parce qu'alors nous nous aimons « au lieu de lui. »

Certainement un tel Auteur qui manie et qui développe, qui étend et qui retouche ainsi de suite un sujet : nou^ persuadera difficilement qu^il ne Voit pas examiné sérieusement ; ni quHl ait fait tant de divers efforts en faveur de P amour désin^ téresséy sans avoir eu un vrai dessein de rétablir et de V inspirer aux hommes. Il conviendra du moins que ses Lecteurs ont tout sujet de le croire : que rien n*est moins téméraire que les jugements qu'ils portent là-dessus : Et qu'ainsi quand j'aurais eu le dessein de lui attribuer celui de favoriser V amour désintéressé, comme il m'en accuse, je ne l'aurais pas formé sans fondement ; et il n'aurait pas sujet de me reprocher d'avoir mal pris son sentiment.

Qu'on juge donc après cela, de cette conclusion de son Écrit. « N'en voilà que trop, ce me semble, « pour prouver que je ne suis pas dans le senti- « ment qu'on a voulu m 'attribuer (»). »

L'Auteur peut bien dire (s'il n'a changé) qu'il

(a) P. 114.

AUR.P.LAMT l8x

n^êst plus pour l* amour désintéressé; mais il ne prtmvera jamais qu^il tCy ait pas été. Il peut bien faire un Écrit exprès pour se déclarer contre cet amour : mais quand il l'aurait combattu par les meUleures raisons du monde (ce qu'il ne me paraît pas qu*il ait fait) cela ne ferait pas voir que dans le huitième Entretien de ses Conversations, il n'était pas dans le sentiment de V amour désinté' ressé, qu'il prétend que j'ai voulu lui attribuer.

Il faudrait qu'il fit voir^ par ce même Entretien^ qu'il n'était pas alors dans ce sentiment ; et qu'il s'en justifiât par rapport à cet Entretien ^ mais c'est ce que je ne vois point qu'il ait fait dans son nouveau Traité. Or je ne puis dire que ce que je vois ; et je puis encore moins dire que je vois ce que je ne vois pas.

Voilà votre texte sans aucune interruption.

Après tout ce que je viens de vous dire, mon R. P. dans cette Lettre et dans la précédente, on verra bien que vous ne vous justifiez que par le moyen d'une fausse supposition, et l'on démê- lera peut-être les équivoques de ce discours. En un mot, je crois maintenant qu'on l'entendra bien, mais il est bon de le commenter afin qu'on l'entende mieux.

Quelle meilleure marque^ dites- vous, que le P. M, avait sérieusement examiné la question de Pamour désintéressé que de le voir réfuter un amour

l82 DEUXIÈME LETTRE

d'intérêt, avec autant d'application et de reprises : avec autant de force et d'étendue qu'il le fait dans l'endroit que j'ai cité ; et parler sur tout cela, de la manière du monde la plus décisive, la plus dog- matique, la plus intrépide ?

Cela est bien affirmatif, mon R. P. Mais vous n'y pensez pas. L'amour désintéressé dont il était question dans votre troisième (») Tome, était assurément celui que vous souteniez contre Abadie, et par conséquent un amour qui n'a point pour motif le plaisir pris en général, ni pour principe l'amour du bonheur, un amour qui ne relève point du désir d'être heureux ou de l'amour de nous-mêmes : car il n'y a que cet amour que vous combattiez dans votre critique d 'Abadie, et auquel vous m'opposiez. Je crois l'avoir (^) clairement prouvé dans ma première Lettre. Ainsi il n'était question (c) que de l'amour désintéressé que l'on attribue aux Quiétistes, comme le fondement de leur folle et brutale indifférence, que de l'amour indépendant du désir d'être heureux. Je ne pense pas que vous en puissiez douter après tout ce que je vous ai déjà dit. Prétendez- vous donc prouver par les passages que vous citez des Conversations Chré-

(a) Chapitre dernier.

(^) Let. précédente.

(c) Voyez la troisième Lettre.

AUR.P.LAMT 183

tiennes^ que foi examiné sérieusement ^ il y a vingt ans un désintéressement dans lequel je n'aurais jamais pensé que Ton pût donner ; un désinté- ressement contraire à cent endroits de mes Livres, et même à ce que j*ai écrit dans V Entretien même que vous citez, comme vous le verrez bientôt ?

Mais supposons ce que je voudrais bien qu'il fût vrai, qu'en combattant Abadie vous ne pen- siez pas même à cette espèce d'amour désintéressé, il suffit que j'aie cru avec beaucoup d'autres, que vous le favorisiez, et ce fait (*) est vrai, pour ne pas souffrir qu'on m'en soupçonnât. De plus dans mon petit Traité de V Amour de Dieu y je crois avoir poussé le désintéressement assez loin, pour contenter ceux qui ont horreur d'un désintéressement imaginaire, lequel détruit ou plutôt affaiblit et corrompt la Nature, au lieu de la réparer et de la perfectionner. Donnez- vous la peine de le relire sans prévention, et vous verrez que j'y pousse plus loin le désinté- ressement de l'amour, que dans les passages que vous avez extraits. Mais ces passages à la queue de vos raisons contre le sentiment d 'Abadie, et interprétés par le Lecteur selon l'intention apparente du Citateur, quoique rapportés, comme

{») Le P. Lamy se déclare pour cet aniour dans nés Eclaire, p. 134,

184 DEUXIÈME LETTRE

VOUS dites (a), sans glose et sans commentaire y et le reste, signifiaient, ce me semblait, ce que d'autres bien plus forts du Traité de V Amour de Dieu y ne diront jamais à ceux qui les liront dans leur place.

Un Auteur y dites-vous, qui commence à rendre extrêmement suspect d'intérêt y un amour excité par la jouissance du plaisir,

2. Qui craint qu'un tel amour Dieu ne soit un véritable amour de soi-même,

3. Qui établit pour règle : « qu'il faut aimer « Dieu, parce que la raison fait connaître qu'il « renferme dans lui tout ce qui mérite notre « amour. »

4. Qui assure que « Dieu veut être aimé d'un « amour éclairé, d'un amour qui naisse d'une « lumière pure, et non d'un sentiment confus « tel qu'est le plaisir. »

5 . Qui ajoute que « Dieu est si aimable que ceux « qui le voient tel qu'il est, l'aimeraient au « milieu des plus grandes douleurs. »

6. Qui prétend que « ce n'est pas aimer Dieu (( comme il mérite de l'être, que de l'aimer « seulement à cause qu'il est le seul qui puisse « causer en nous des sentiments agréables. »

RÉPONSE. Est-ce là, mon R. P. défendre

(a) P, 14.

AUR.P.LAMY 185

votre amour désintéressé de la manière du monde la plus décùive, la plus dogmatique^ la plus intré- pide ? Je ne vois pas que ces six premiers articles y aient le moindre rapport. Je suis persuadé que tout ce qu'il y a de gens raisonnables les approu- veront. Mais afin qu'ils le fassent plus volontiers, replaçons ces passages et ceux qui suivent dans l'endroit d'où vous les avez extraits.

Dans le huitième Entretien ^ sous le nom de Théodore, je prouve (*) à Éraste, qu'il faut se priver des plaisirs des sens. Éraste me fait cette objection. Ce ne sont point les objets sensibles qui sont la cause véritable de nos sensations ; c'est Dieu seul, car lui seul peut agir dans l'âme comme cause véritable. Je ne dois donc point éviter ces objets : au contraire je dois les recher- cher, afin qu'excitant en moi du plaisir, ils me fassent aimer Dieu qui en est la cause.

Voici donc comme je réponds à Éraste (^). U amour de Dieu que la jouissance du plaisir cause en vous est bien intéressé. J'ai bien peur^ Éraste^ qu'aimant Dieu comme Auteur de votre plaisir^ vous ne vous aimiez au lieu de lui. Qui ne voit que le plaisir sensible ne se rapporte point

(•) P. 190 et suivantes.

(b) Huitième Entretient p. 193. Je cite l'Édition de Rouen en 1695 comme celle qui était alors la plus exacte. H serait bon de lire cet entretien pour mieux entendre ce qui suit. Et il n'importe pas de quelle Édition on le lise.

l86 DEUXIÈME LETTRE

directement à la vraie cause, et ne représente à Tâme que Tobjet qui en est la cause occasion- nelle ou naturelle. Le plaisir que l'on trouve à boire, ne peut de soi faire aimer que le vin, parce que ce plaisir n'est que la perception agréable et confuse du vin, et ne se rapporte qu'au vin. Quel rapport entre de tels plaisirs, et ceux que la lumière de la raison produit dans une âme qui est frappée de la beauté de la justice, ou qui contemple les perfections divines ?

Je continue ainsi (») : Le plaisir que Von trouve dans r usage des choses sensibles n^est pas institué de la nature pour nous porter directement à DieUf mais pour nous faire user des corps autant qu'ils nous sont nécessaires pour la conservation de la vie, (Je renvoie dans la marge au second Entre- tien (b), parce que j'y prouve ma proposition, et je continue :) // faut aimer Dieu parce que la raison fait connaître quHl renferme dans lui tout ce qui mérite notre amour. Car Dieu veut être aimé d'un amour éclairé^ d'un amour qui naisse d'une lumière pure, et non d'un sentiment confus tel qu'est le plaisir. C'est votre troisième et qua- trième articles. Mais quel rapport cela a-t-il à votre amour désintéressé ? C'est comme si je disais à Éraste : Ceux qui aiment le vin ne l'aiment

(a) P. 194.

(b) P. 31.

AUR.P.LAMY 187

point par raison et par lumière, ce n'est point parce qu'ils connaissent clairement que le vin soit leur bien, qu'il soit capable d'agir sur ce qui est en eux capable d'aimer ; ce n'est que par instinct, que par sentiment prévenant et confus. Mais Dieu veut être aimé par raison, parce qu'on voit clairement que lui seul est le souverain bien de l'âme. C'est lui véritablement qui cause en nous les sentiments agréables que nous avons, lorsque nous donnons à notre corps sa nourriture ordinaire : cela peut nous porter à l'aimer. Mais il ne faut pas V aimer uniquement à cause qu'il peut causer en nous des sentiments agréables : ce n'est pas V aimer comme il mérite de Vitre, C'est votre sixième article qui se trouve dans ces paroles qui sont la continuation de mon texte que voici.

Dieu est si aimable que ceux qui le voient tel qu'il est, l'aimeraient au milieu des plus grandes douleurs, (C'est votre cinquième Article. Voici le sixième.) Et ce n'est pas l'aimer comme il mérite de l'être que de Vaimer seulement à cause qu*il est le seul qui puisse causer en nous des sen- timents agréables,

Apparenmient, mon R.P. c'est votre cinquième Article que vous croyez le plus fort contre ce sentiment : que Dieu tire de l'amour de nous- mêmes tous les motifs qui nous portent à l'aimer.

l88 DEUXIÈME LETTRE

Mais, pensez- vous qu'une âme essentiellement raisonnable, faite à l'image et à la ressemblance de Dieu puisse voir l'être infiniment parfait. Dieu tel qu'il est, sans plaisir, je ne dis pas plaisir d'instinct, plaisir confus, plaisir qui ne se rap- porte point à la cause qui le produit : je dis sans un plaisir pur, éclairé, raisonnable, sans une joie ineffable qui contrebalance les plus grandes douleurs. Dieu est la lumière et la vie des Intel- ligences. Montrez-nous le Père, dit saint Philippe, et nous serons contents : Lorsque je verrai votre gloire, dit David, /^ serai rassasié, tous mes désirs seront remplis. Nous serons semblables à Dieu, dit saint Jean (^), lorsque nous le verrons tel qu'il est, et celui qui a cette espérance en lui, se sanctifie comme lui.

Pourquoi donc ne pouvons-nous pas, nonobs- tant les plus grandes douleurs aimer Dieu d'un amour de complaisance en lui, comme notre fin et notre souverain bien, par l'amour de bienveillance que nous nous portons à nous- mêmes naturellement, invinciblement, et pour ainsi dire, malgré nous ? La vue d'une Vérité Géométrique fait plaisir à un Géomètre : L'Art qu'on trouve dans une machine, dont tous les mouvements sont simples et parfaitement bien

(a) 1 Joa.y 3, 2.

AUR.P.LAMY 189

ordonnés à leur fin, fait un grand plaisir à voir : et l'on ne trouverait pas un plaisir inexplicable dans la vue de TArt immuable, de la Sagesse étemelle, de la souveraine Vérité, dans la vue de Dieu tel qu'il est , et un plaisir tel qu'on V aime- rait au milieu des plus grandes douleurs ? Pour- quoi saint Augustin définit-il la béatitude (»), gaudium de veritate, la joie que produit dans Tâme la vue de la Vérité ? Pourquoi assure-t-il que la Vérité est ce que Tàme désire avec le plus d'ardeur ? (^) Quid fortius desiderat anima quam veritatem ? Tout ce que nous trouvons de per- fection dans les créatures ne nous plaît certaine- ment, que parce que nous sommes faits pour contempler l'Être infiniment parfait, le principe et le modèle étemel de toute perfection. On peut donc, par le bon amour qu'on se porte à soi- même, aimer Dieu vu tel qu'il est au milieu des plus grandes douleurs.

Mais si Dieu vu tel qu'il est déplaisait à l'âme, si au lieu d'être notre lumière et notre vie (Car la lumière divine, comme dit S. Jean (<=), est la vie de l'esprit, vita erat lux hominum), s'il était la mort de l'âme et ténèbres à son égard, il ne serait pas possible de l'aimer comme tel. Car si personne

(•) Confess., l. 10, c. 23.

(b) TracL 26 in loan.

(c) Jean, 1.

IÇO DEUXIEME LETTRE

ne veut être aveugle, ni ne doit désirer de perdre la vue du corps ; personne ne peut ni ne doit désirer l'aveuglement de son esprit. Si personne ne veut être laid, estropié, difforme, monstrueux, personne ne peut et ne doit aimer la laideur, la difformité de son âme, la corruption de son cœur. Car celui qui paraît aimer le vice, n'aime point le vice pour le vice, mais pour le plaisir qui l'accompagne, dans lequel il met brutalement son bonheur. La vertu lui plaît, et il est vrai qu'il l'aime. Car ce n'est que pour cela que les plus vicieux aiment et louent les personnes ver- tueuses reconnues pour telles . Mais on peut dire (*) que le pécheur n'aime point la vertu pour lui, et qu'il l'aime dans les autres, parce qu'il préfère à la vertu son plaisir brutal qui le corrompt, plaisir qui ne combat point son amour pour la vertu dans les autres. Quoi qu'il en soit, je ne vois rien dans ce cinquième Article, je dis : que Dieu est si aimable que ceux qui le voient tel quHl esty Vaimeraient au milieu des plus grandes douleurs ; je ne vois rien, dis-je, qui combatte le sentiment commun que je soutiens, rien qui favorise le désintéressement que vous défendez. Voyons donc, mon R. P. si dans la suite de ces passages sur lesquels vous appuyez si fort

(a) Voijez Aug. de Trin., l 14, ch. 15 et l. 8, ch. 6.

AUR.P.LAMY 191

votre justification, je parle aussi décisivement et dogmatiquement pour votre amour désintéressé que vous l'assurez.

7. Un Auteur^ dites- vous, qui confirme tout cela (c'est ce qui est dans les six premiers articles) par Vexemple (fun homme qui ne laisse pas d* aimer un ami qui le maltraite ^ lorsqu'il sait que cet ami ne fait que ce qu'il doit dans le mal qu'il lui fait,

8. Qui de tous ces grands principes conclut que y « si une personne pouvait concevoir que Dieu « doit cela à sa justice que de lui faire sentir « de très grandes douleurs ; elle les devrait t souffrir sans cesser d'aimer Dieu : Qu'elle « n'aimerait pas ces douleurs en elles-mêmes, t mais qu'elle en aimerait l'auteur ; parce que c si l'auteur ne les lui faisait pas souffrir, il en « serait moins aimable, puisqu'il en serait moins 0 juste et moins parfait.

RÉPONSE. Tout cela, mon R. Père, n'est nullement contraire au principe que je soutiens. Nous pouvons tirer de l'amour de nous-mêmes (je ne dis pas de l'amour-propre pris en mauvaise part tel qu'Abadie le définit) des motifs pour aimer un père qui nous châtie. Car quand on s'aime bien, on aime sa perfection aussi bien que son plaisir. On aime mieux être malheureux ou souffrir de la douleur, que d'être injuste. Celui donc qui aime l'ordre immuable de la justice

192 DEUXIÈME LETTRE

par ce motif que la beauté de cette justice lui plaît, que la conformité avec l'ordre le rend juste, raisonnable, parfait, peut souffrir la peine qu'il mérite sans haïr celui qui le punit. Cela est entièrement conforme à ce principe, que Dieu tire de l'amour de nous-mêmes, de l'amour de notre perfection et de notre félicité, tous les motifs qui nous portent à l'aimer, ou à ce que dit S. Augustin, que le désir de la béatitude est le motif de tout le bien et de tout le mal que font les hommes.

Dans la page (») même dont vous tirez les deux articles précédents, je dis à Éraste. Nous nous faisons du mal à nous-mêmes, lorsque nous nous punissons de nos désordres. Cessons-nous pour cela de nous aimer ? Non sans doute. Cette réponse, NON SANS DOUTE, ne mar que- 1- elle pas que je croyais alors comme aujourd'hui, que l'amour de bienveillance que nous avons naturellement pour nous-mêmes, était le principe naturel de la pénitence volontaire, et qu'on ne pouvait rien vouloir, pas même accepter la douleur, que par un motif tiré de cet amour de soi-même. Venons au neuvième article.

9. Un Auteur qui en conclut encore, « que les « Bienheureux souffriraient les peines des damnés

(a) P. 194.

i

A U R . P . L A M Y 193

t sans haïr Dieu, parce qu'ils n'aiment point « Dieu à cause du plaisir qu'ils en reçoivent. »

RÉPONSE. Non à cause du plaisir prévenant et confus qui ne se rapporte point directement à la vraie cause qui le produit. Car dans tout ce que je dis ici pour répondre à l'objection d'Éraste qui était que, l'on pouvait jouir des plaisirs sensibles pour s'élever à Dieu qui en est la véritable cause, et pour l'aimer par le moyen de ces plaisirs, je prends toujours le mot de plaisir dans le sens que portait l'objection. Les Saints aiment Dieu, parce que la perception des perfections divines est agréable, parce que la substance de Dieu leur plaît, par un plaisir lumineux et raisonnable qui représente à l'âme la vraie cause qui le produit, et non par un plaisir confus qui ne se rapporte point directement à Dieu qui le cause. Votre dixième article qui suit, fait assez voir ma pensée.

10, Un Auteur qui revient à insister : « Qu'étant raisonnables, c'est la raison qui doit exciter notre amour ; et que le plaisir n'est pas tant t institué pour nous faire aimer ce qui le cause, « que pour nous y unir. »

RÉPONSE. J'oppose la raison au plaisir, non que la raison n'ait ses plaisirs, mais parce que les plaisirs raisonnables sont fort différents des plaisirs sensibles, confus, prévenants. D faut

194 DEUXIÈME LETTRE

suivre rimpression des plaisirs raisonnables, parce qu'ils représentent la vraie cause et la font aimer : Mais les plaisirs sensibles ne repré- sentent point la vraie cause, et ne s'y rapportent point directement. Les plaisirs sensibles ne se rapportent qu'aux objets sensibles, et ces plaisirs ne nous sont point donnés, afin que nous aimions ces objets qui en sont la cause occasionnelle, mais pour nous y unir par le mouvement du corps, comme étant le bien du corps, comme propres à la conservation de la vie. Car l'âme ne doit aimer que la cause véritable qui agit en elle par son efficace propre, tout son mouvement doit tendre vers Dieu. Mais le mouvement du corps peut tendre vers les corps nécessaires à sa con- servation. Dans la marge de la page dont vous avez tiré les passages précédents, je renvoie à la page 31 et 32 du même Livre. Il est bon de vous représenter ce que j'y dis (*), pour vous con- vaincre encore mieux que c'est du plaisir sensible et confus dont je parle, lorsque je dis qu*il n'est pas tant institué de la nature pour nous faire aimer ce qui le cause, que pour nous y unir,

« Étant composé d'un esprit et d'un corps, « nous avons deux sortes de biens à rechercher, « ceux de l'esprit et ceux du corps. Nous pouvons

(») Conversations ChréL, p. 31.

A U R . P . L A M Y 195

c aussi reconnaître, si une chose nous est bonne « ou mauvaise, par deux moyens ; par Tusage t de l'esprit seul, et par l'usage de l'esprit joint « au corps. Nous pouvons reconnaître le bien « de l'esprit par une connaissance claire et évi- t dente de Tesprit seul : Nous pouvons aussi « reconnaître le bien du corps par un sentiment « confus. Je reconnais par l'esprit que la justice « est aimable ; je m'assure aussi par le goût t qu'un tel fruit est bon. La beauté de la justice « ne se sent pas, car elle est inutile à la perfection « du corps : la bonté du fruit ne se connaît pas, « car un fruit ne peut être utile à la perfection « de Tesprit. Comme les biens du corps ne 0 méritent pas l'application de l'esprit que Dieu 0 n'a fait que pour lui, et que Dieu ne veut pas « que l'on s'occupe de tels biens ; il faut que « l'esprit les connaisse sans examen, et par la 0 preuve courte et incontestable du sentiment. « Le pain est propre à la nourriture, et les pierres t n'y sont pas propres : la preuve en est convain- « cante, et le seul goût en a fait tomber d'accord tous les honunes. Si l'esprit ne voyait dans les « corps que ce qui est ; sans y sentir ce qui n'y « est pas, leur usage nous serait très pénible et « très incommode etc. Il est donc très raisonnable « que Dieu nous porte au bien du corps, et nous t éloigne du mal, par les sentiments prévenants

MALEBRA^iCHC 13

196 DEUXIÈME LETTRE

« de plaisir et de douleur Pourquoi n 'aimerons-

« nous pas les objets sensibles ? Théodore répond ^ « parce qu'ils ne sont pas aimables, et que la « raison ne vous représente point les corps « comme votre bien. Vous pouvez vous y unir^ « vous pouvez manger d'un fruit, mais il ne (( vous est pas permis de l'aimer. Car un esprit « en mouvement vers les corps, substances « inférieures à lui, se dégrade et se corrompt. « Il faut aimer et craindre ce qui est capable « de causer le plaisir et la douleur : c'est une « notion commune que je ne combats point. » (Je regardais donc alors l'amour intéressé comme une notion commune bien loin de le combattre.) « Mais il ne faut pas confondre la véritable « cause avec la cause occasionnelle... Le bien du « corps ne peut être aimé que par instinct ; le « bien de l'esprit peut et doit être aimé par raison. « Le bien du corps ne peut être aimé que par « instinct et d'un amour aveugle, parce que « l'esprit ne peut pas voir clairement que le « bien du corps soit un vrai bien ; car il ne peut « pas voir clairement ce qui n'est pas. Il ne peut « pas voir clairement que les corps soient au- « dessus de lui, qu'ils puissent agir en lui, le « rendre plus heureux et plus parfait. Mais le

« bien de l'esprit doit être aimé par raison

« Nous voyons clairement que Dieu est notre

AUR.P.LAMY 197

« bien, qu'il est au-dessus de nous, qu'il peut t agir en nous, qu'il peut nous récompenser, 1 et nous rendre non seulement plus heureux, mais encore plus parfaits que nous ne sommes, c Cela ne suffit-il pas à un esprit qui n'est point t corrompu, afin qu'il aime Dieu ? » (Vous voyez encore, mon R. P. que je tire tous les motifs qui nous portent à aimer Dieu de l'amour que nous avons naturellement pour nous-mêmes.) t Ainsi Dieu en créant l'homme ne devait pas « se faire aimer de lui par l'instinct du plaisir. t D ne devait pas se servir de cette espèce d'ar- t tifice, ni faire effort contre la liberté d'une f créature raisonnable, et diminuer le mérite « de son amour. Car le premier homme devait « et pouvait demeurer uni à Dieu sans le secours t d'un plaisir prévenant. »

Vous voyez clairement de tout ce que je viens de vous transcrire, et à quoi j'avais renvoyé le Lecteur, comment il faut entendre les passages que vous rapportez, et qu'il n'y a rien dans ces passages qui favorise votre amour désintéressé. Venons à l'onzième article.

II. Un Auteur qui assure que « le plaisir n'est « point la fin de l'amour des justes, et qui pré- t tend que s'ils en faisaient leur fin, ils s'aimeraient « au lieu d'aimer Dieu. »

RÉPONSE. J'ai souvent distingué les motifs

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de la fin. Vous le savez, mon R. P. Personne, que je sache, n*a jamais dit que le plaisir fut la fin de l'amour des justes, mais le motif par lequel Dieu nous porte à l'aimer. Si on l'a dit, c'est apparemment que par le plaisir on entend la jouissance même de Dieu, ou la perception ou vision agréable de Dieu, vision inséparable de son objet divin, et qui en tant qu'agréable et convenable à l'âme faite pour Dieu, la porte non à s'aimer elle-même, mais à aimer Dieu qui la rend parfaitement heureuse. Car le plaisir qu'on trouve dans l'objet aimé et qui se rapporte directement et nécessairement à cet objet comme à sa cause, bien loin qu'il arrête l'âme à elle- même, qu'il la transforme dans l'objet qu'elle aime(^). L'âme ne se remplit que de cet objet, parce qu'il fait tout son bien-être, et que le désir naturel et invincible du bonheur ne compte pour rien l'être privé du bien-être. Voilà pour- quoi l'amour unit, pourquoi il transporte l'amant hors de lui-même pour ne l'occuper qu'à ce qui peut plaire à celui qu'il aime ; outre que l'injustice de l'ingratitude fait naturellement horreur.

La fin , c'est ce à quoi l'âme tend, ce vers quoi l'âme se meut : le motif c'est ce qui la meut : Le motif est naturel ou nécessaire, la fin est libre. On confond quelquefois le motif avec la

I

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fin : mais c*est qu'alors on parle de quelque motif qui est libre, et dépendant de notre choix. Mais, dans le cas en question, le motif est tout à fait différent de la fin : parce que le motif d'être heureux n'est point un motif moral ou libre, mais un motif physique et nécessaire. Toutes les fins que nous choisissons, ou tous les motifs moraux supposent ce motif physique du bonheur, comme le principe secret de tous les choix que nous pouvons faire. La moralité de nos actions bonnes ou mauvaises ne se tire point de ce motif, mais de la bonne ou mauvaise fin que nous choisissons librement. Car le bon amour de nous-mêmes que Dieu met en nous sans nous, ne nous justifie pas ; c'est l'amour de l'ordre immuable de la justice, que Dieu nous inspire par sa grâce à laquelle nous coopé- rons : J'expliquerai tout ceci plus au long dans la Lettre qui suit. Voici le dernier article.

12, Un Auteur enfin qui passe jusqu'à soutenir : que la douceur que l'on goûte dans l'amour de « Dieu nous éloigne de lui, si s 'arrêtant à cette « douceur nous ne l'aimons pas pour lui-même : « parce qu'alors nous nous aimons au lieu de lui. »

RÉPONSE. Il faut toujours interpréter les termes dont je me sers ici par rapport à l'objec- tion d'Éraste, qui est, qu'on pouvait jouir des plaisirs sensibles pour s'élever à l'amour de

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Dieu, parce qu'il en est la cause véritable. C'est pour cela que je lui dis, qu'étant raisonnables, c'est la raison qui doit exciter et régler notre amour. J'oppose la raison au plaisir, c'est-à- dire, les plaisirs éclairés et raisonnables, aux plaisirs confus et sensibles ; les plaisirs insépa- rables de la vue de la vraie cause, aux plaisirs qui ne s'y rapportent qu'indirectement. Or qui ne sait que dans l'amour même de Dieu, il s'y rencontre souvent une douceur intérieure, qui n'est point représentative des perfections divines, qui ne s'y rapporte qu'indirectement, et qui en est séparable. Telle est, par exemple, la douceur de la joie, ou de la satisfaction intérieure, dans laquelle celui qui s'y complaît et qui s'y repose, comme dans sa fin, se corrompt. Il commet une injustice, il tombe dans l'ingratitude. Il jouit de lui-même, au lieu de s'attacher à Dieu, comme dit S. Augustin, Cum adest quod diligitur etiam delectationem secum necesse est geraty per quant si transieris, eamque ad illud uhi permanen- dum est retideriSy uteris ea, et abusive , non proprièy diceris frui. Si vero inhœseris atque permanseris, finem in ea ponens Icetitiœ tuœ^ tune verè etpropriè frui dicendus es. Quod non faciendum est nisi in illa Trinitate, id est summo et incommutabili bono (*) .

(a) De la Doctr. Chr., l. 1, ch. 33.

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n ne faut aimer d'un amour de complaisance que Dieu, ne se reposer qu'en lui, ne jouir que de lui, parce qu'il n'y a que lui qui nous rende heureux. Ea re nobis fruendum est tantum qua efficimur beati, ceteris vero utendum {•) .

Mais supposons qu'on puisse dire la même chose des plaisirs raisonnables que des sentiments, qu'on puisse séparer la perception de l'idée, la perception agréable ou le plaisir que cause en nous la beauté de l'ordre, de cette beauté, et qu'on s'arrête au plaisir sans aimer aussi la beauté, dont le plaisir n'est que la perception agréable qu'on en a ; qui doute que dans cette supposition, que je crois impossible, on n'aime- rait point la justice, et qu'on n'aimerait que soi- même ? Si c'est s'aimer véritablement que de ne vouloir point sa perfection, que de ne vouloir pas se reformer sur une forme si pure, sur le modèle et la règle indispensable de toutes les Intelligences. Mais quel rapport cela a-t-il à Tamour désintéressé, tel que vous le défendez ? Cela prouve-t-il qu'on puisse aimer la beauté de la justice, si cette beauté ne nous plaît et n'intéresse l'amour de nous-mêmes, si l'on ne trouve qu'elle convient à une âme raisonnable, sans le motif d'être heureux, et sans l'espérance

(•) Ibid., ch. 31.

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de trouver en Dieu sa perfection et son bonheur ? A l'égard de cette proposition qu'il faut aimer Dieu pour lui-même, je l'ai expliquée plusieurs fois (») sans autoriser en aucune manière votre amour désintéressé, et il serait inutile de le répéter.

Jugez maintenant, mon R. P. si je me suis (^) réconcilié avec moi-même : Si dans les passages que vous venez de rapporter avec tant d'appli- cation et de reprises j'ai parlé en faveur de votre désintéressement de la manière du monde la plus décisive, la plus dogmatique, la plus intrépide : et s'il est vrai que quoiqu'on trouve dans mes Livres des endroits contraires, c'est ici que je parle plus décisivement et plus dogmatiquement. En vérité cette confiance, avec laquelle vous soutenez ce qui vous plaît, me fait peine pour vous, et je suis fâché d'être obligé de la faire remarquer. Je le fais, non que je veuille indigner contre vous les personnes éclairées ; mais parce que je dois me justifier dans l'esprit des simples, qu'un tel air ne manque jamais de séduire. Vous continuez sur le même ton.

Certainement un tel Auteur qui manie et qui développe, qui étend et qui retouche ainsi de suite un sujet : nous persuadera difficilement qu'il ne

(a) De l'amour de Dieu, p. 95, 96.

(b) Cinquième Tome, p. 37.

AU R. P. LAMY 203

Va pas examiné sérieusement ; ni qu*il ait fait tant de divers efforts en faveur de Famour désintéressé sans avoir eu un vrai dessein de V établir et de Vins- pirer aux hommes {•).

Que juge sur un tel discours un Lecteur peu éclairé ? Que le P. M. est de mauvaise foi ; qu'il déguise son sentiment, et que quoiqu'il ait parlé de la manière du monde la plus décisive et la plus intrépide en faveur de Tamour désintéressé dans les Conversations Chrétiennes ^ quelques raisons de politique le font mollir aujourd'hui. Mais un homme d'esprit et judicieux, et qui ne se paie pas de paroles, suspend son jugement, et demande au Lecteur : Monsieur, de quoi s'agit-il ? il s'agit de l'amour désintéressé. Le P. M. l'avait autrefois soutenu de la manière du monde la plus intrépide : Mais dans le Traité de V Amour de Dieu^ il veut persuader le monde qu'il n'a jamais été dans ce sentiment. L'Auteur que je lis le traite fort honnêtement, mais il fait bien sentir quel honune c'est. Je vous prie. Monsieur, de quoi s'agit-il ? De l'amour désintéressé, vous dis-je. Mais en quel sens le prend votre Auteur? En quel sens ! Oui, Monsieur, en quel sens ? Car j'ai lu depuis peu le Traité de V Amour de Dieu du P. M. U ôte l'équivoque, et marque

(») P. 42.

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précisément en quel sens l'amour de Dieu peut et doit être désintéressé. Il y pousse même le désintéressement bien loin, mais il y condamne le désintéressement des Quiétistes. Il soutient qu'on ne peut aimer que ce qui plaît ; et que Dieu par sa grâce tire de notre volonté ou de ce désir invincible que nous avons pour le solide bonheur, tous les motifs de l'amour que nous lui portons. Est-ce que votre Auteur prouve bien que le P. Malebranche avait autrefois un autre sentiment ? Prêtez-moi ^ je vous prie, votre Livre. Il lit donc et relit l'endroit, Von manie y dites- vous, on développe ^ on étend et on retouche le sujet de V amour désintéressé, et il n'y trouve pas un seul mot qui tende à détruire l'amour du bonheur. Il remarque même que le désinté- ressement n'y est pas poussé si loin que dans le Traité de V Amour de Dieu. Cela le surprend et le fait craindre qu'il n'y ait de la malefaçon dans rOuvrage. Mais comme il n'en veut pas juger témérairement et sans confrontation de témoi- gnages, il ne manquera pas de lire d'abord le dernier chapitre du troisième Tome de la Con- naissance de soi-même : ensuite les endroits qui y sont cités de VArt de se connaître soi-même, de M. Abadie, et l'endroit des Conversations Chré- tiennes qu'on lui oppose, et enfin votre dernier Tome, le tout par rapport au Traité de V Amour

AU R. P. LAMY 205

de Dieu : et replaçant toujours les passages dans le lieu d'où on les a tirés pour s'éclaircir de la vérité, il prononcera enfin un jugement auquel tout le monde sera obligé de se rendre.

Souffrez, mon R. P. que je vous représente le reste de votre texte avec quelques notes.

// conviendra du moins (le P. Malebranche) que ses Lecteurs ont eu tout sujet de croire qu'il avait un vrai dessein d'établir l'amour désintéressé dans le huitième Entretien des Conversations Chrétiennes (Je n'ai garde d'en convenir. Car conmie je viens de le faire voir, je n'y dis rien qui y favorise le désintéressement en question, c'est-à-dire, celui que vous soutenez contre Âbadie, au sentiment duquel vous m'avez opposé. Car j'ai toujours cru comme lui et longtemps avant lui, que ce désintéressement est impossible, et que tous les motifs de l'amour se tirent du désir d'être heureux). Et qu'ainsi quand j'aurais eu dessein de lui attribuer celui de favoriser l'amour désintéressé, comme il m'en accuse, (Quel dessein aviez-vous donc de me citer contre Abadie après les preuves que vous apportez contre son amour intéressé ? n'était-ce pas pour réfuter cet Au- teur }) Je ne l'aurais pas formé sans fondement : et il n'aurait pas sujet de me reprocher d^ avoir mal pris son sentiment.

Souffrez que je vous le répète, vous avez très

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mal pris mon sentiment : et si vous Tavez fait malicieusement (ce que je ne veux pas croire) je prie Dieu qu'il vous le pardonne. Pour celui d'Abadie, c'est à cet Auteur à juger si vous l'avez bien compris, car apparemment il sait mieux que vous ses propres sentiments. Il pourrait bien comme moi sans dessein de vous faire des reprocheSy déclarer publiquement que vous lui avez attribué des impiétés qu'il n'eut jamais : sauf à vous à composer un Livre nouveau pour convaincre le monde que vous savez ce qu'il pense mieux que lui-même.

U Auteur peut bien dire sHl a changé qu'il n^est plus pour r amour désintéressé ; mais il ne prouvera jamais qu'il n'y ait pas été. (Vous avez raison, mon R. P. la peine serait inutile : ceux qui lisent mes Livres voient bien que je perdrais mon temps. Et vous qui les avez lus autant qu'un autre, vous êtes bien sûr de ce que vous avancez.) // peut bien faire un écrit exprès pour se déclarer contre cet amour, (Dans le Traité de V Amour de Dieu, je ne combats que le désintéressement des Quiétistes. Et je n'avais garde de faire un semblable Traité, il y a 15 ou 20 ans, car je ne croyais pas même alors qu'on pût donner dans un sentiment qui me paraît si insoutenable. Je n'aurais pas même écrit sur cette matière, si je n'y avais pas été obligé par les soupçons que

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votre Critique d'Abadie contre qui vous me citiez, a\*ait fait naître, et que mon silence aurait con- firmés.) Mais quand il V aurait combattu avec les meilleures raisons du monde ce qu*il ne parait pas qu*il ait fait. (Que ne réfutiez- vous donc les raisons que j'apporte dans le Traité de TAmour de Dieu, puisque vous ne les trouvez pas bonnes ?) Cela ne ferait pas voir que dans le huitième Entre- tien des Conversations Chrétiennes, il n* était pas dans le sentiment de Vamour désintéressé^ qu'il prétend que fai voulu lui attribuer. (Il est vrai. Mais ce n*est pas à moi, c'est à vous à prouver que les passages que vous citez des Conversations Chrétiennes établissent, non un amour désinté- ressé que j*ai toujours cru, et que j'ai poussé dans le Traité de V Amour de Dieu plus loin que dans les Conversations Chrétiennes , mais l'amour désintéressé des Quiétistes indépendant du désir de la béatitude : Or c'est ce que vous n'avez point fait, et que vous ne ferez jamais.) Il faudrait qu'il fît voir par ce même Entretien^ qu'il n'était pas alors dans ce sentiment y et qu'il s'en justifiât par rapport à cet Entretien. Mais c'est ce que je ne vois point qu'il ait fait dans son nouveau Traité : Or je ne puis dire que ce que je vois : et je puis encore moins dire que je vois ce que je ne vois point. D'où vient, mon R. P. qu'après avoir dit, que je ne prouverai jamais que je n'ai point été dans

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le sentiment de V amour désintéressé, vous prétendez dans la même page, que je suis obligé de vous le prouver par V Entretien même que vous citez. La condition à laquelle vous m'astreignez est injuste en plusieurs manières. Parce que ce n'est point à moi à prouver, c'est à vous. Parce que j 'ai droit de prouver mon sentiment par quel Livre il me plaira, pourvu que j'en sois l'Auteur. Parce que vous prétendez que je dois réfuter le sentiment que vous m'attribuez, non par quelque endroit à mon choix du même Livre que vous avez cité, mais uniquement par le huitième Entretien, Auriez-vous donc droit de me condamner, si dans le septième Entretien j'avais écrit tout ce qui est dans mon Traité de V Amour de Dieu, quoique dans le huitième je ne parlasse plus qu'indirectement de cette ma- tière ? Ajoutez à cela qu'il y a des sentiments qu'on peut regarder comme des notions com- munes, et qu'il est injuste d'exiger de bonnes preuves qu'on les a reçues comme incontestables. Or je crois que tel est ce principe, qu'on ne peut rien vouloir, rien aimer, faire ni bien ni mal, que par l'amour naturel de la béatitude.

Je suis persuadé, mon R. P. que vous ne croyez pas qu'on doive aimer les corps pour soi, pour son âme. Mais comme vous prétendez, que c'est un renversement de tout ordre que de n'aimer

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Dieu que pour soi, que par le désir d'être heureux en lui Parce qub c'est rapporter Dieu a la CRÉATURE ; (principe dangereux s'il en fut jamais, pris dans le sens qu'il me semble que vous le preniez contre Âbadie, comme si l'âme avait des forces pour aimer ce qui préalablement à son amour ne lui plaît point) il s'ensuit peut-être qu'on peut aimer le vin pour soi, car l'âme est plus noble que le vin : On rapporte le moins noble au plus noble, ce qui est conforme à l'ordre. Si donc je vous attribuais de dire que l'âme peut aimer les corps pour soi. Ou pour donner un exemple d'une accusation dont vous ne pourriez pas vous justifier par vos Livres, car c'est une chose dont vous avez eu raison de ne point parler ; si je vous attribuais de soutenir qu'il est permis de faire ce qui est défendu, dans le Lévi- tique Chapitre dix-huitième, verset 23, et que je vous obligeasse de me montrer par vos Livres, ou plutôt par tel chapitre déterminé de vos livres, que vous n'approuvez pas un crime si abominable, que votre principe semble justifier en quelque manière ; je suis persuadé que vous vous moqueriez de moi, et tous ceux qui m'en- tendraient vous prescrire une telle condition pour vous justifier. Vous voyez donc mon R. P. que je pourrais refuser d'accepter la condition que vous me prescrivez, de justifier par le hui-

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tième Entretien des Conversations Chrétiennes^ que je n'étais pas dans le sentiment de Tamour désintéressé que vous soutenez contre Abadie. Cependant, j'accepte la condition, et je vais tâcher de vous satisfaire, quoique je Taie déjà fait par ce que je viens de vous dire.

Je trouve dans le huitième Entretien (*) que j'ai écrit ces paroles que vous m'obligez de trans- crire : Ainsi examinons ces choses dans leur prin- cipe. Nous ne devons aimer que ce qui est aimable. Rien n'est aimable sHl n^est bon. Mais rien n'est bon à notre égard s'il n'est capable de nous faire du bien y s'il n'est capable de nous rendre plus heureux et plus parfaits. Car je ne parle point ici d'une espèce de bonté qui consiste dans la perfection de chaque chose. Or rien n'est capable de nous rendre plus parfaits et plus heureux^ s'il fi'est au- dessus de nous, et capable d'agir en nous etc.

Vous voyez peut-être bien, mon R. P. que ces principes s'accommodent parfaitement avec ceux d'Abadie, ou plutôt avec ceux de tous les Phi- losophes et Théologiens, qui n'outrent point la Métaphysique. Vous voyez que je pensais alors comme je pense aujourd'hui : Mais pour vous le faire mieux sentir, je reprends ce texte. Ainsi examinons les choses dans leur principe.

(a) P. 183.

AUR.P.LAMY 211

(n y a de l'apparence que c'est ici que je parle dogmatiquement et décisivement^ puisque je pose des principes que je regarde comme incontes- tables, ou comme des notions communes qu'on ne doit point prouver. Les voici : Nous ne devons aimer que ce qui est aimable. Rien n'est aimable s*il n*est bon. Mais rien n'est bon à notre égards s*il n'est capable de nous rendre plus heureux et plus parfaits.) Je supposais donc alors que rien n'était aimable que ce qui pouvait nous rendre plus heureux et plus parfaits. Je le supposais, dis-je, comme une notion commune dont je ne croyais pas qu'on pût douter. Je croyais donc alors que tous les motifs de l'amour se tiraient de l'amour naturel de la béatitude, et qu'en un sens très véritable on ne pouvait rien aimer que par rapport à soi, ou que par l'amour de soi- même. Cela est encore plus évident par ces mots qui suivent. (Car je ne parle point ici d'une espèce de bonté qui consiste dans la perfection de chaque chose.) C'est que si cette perfection ne peut agir en moi et me perfectionner, elle n'est ni bonne ni aimable pour moi. Cela se confirme par ce qui suit. Or rien n'est capable de nous rendre plus parfaits et plus heureux, s'il n'est au-dessus de nous et capable d'agir en nous. D'où je conclus qu'il ne faut aimer que Dieu, parce que lui seul peut agir en nous. En effet il n'y a que la souveraine

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212 DEUXIÈME LETTRE

Raison, que la Sagesse de Dieu qui éclaire les esprits, que son amour qui anime les cœurs, que sa jouissance qui rende l'âme heureuse et parfaite. Vous voyez donc, mon R. P. que je pensais lorsque j'ai composé le huitième Entretien^ comme je pense aujourd'hui ; et que je n'admet- tais point alors un amour désintéressé, indépen- dant d'un motif tiré de l'amour naturel et invin- cible qu'on se porte à soi-même, comme je ne l'admets point aujourd'hui : Et qu'ainsi j'ai satis- fait à la condition injuste que vous avez exigée de moi comme nécessaire à ma justification, en disant : // faudrait qu'il fît voir par ce même Entretien qu'il n'était pas alors dans ce sentiment^ et qu'il s'en justifiât par ce même Entretien, etc. Vous me demanderez peut-être pourquoi je ne me suis pas justifié dans le Traité de V Amour de Dieu, de la manière que je viens de faire, le croirez- vous, mon R. P. c'est par respect et par amitié pour vous. Je ne voulais pas vous réfuter en faisant voir que vous n'entendiez ici le sentiment d'Abadie ni le mien ; ce qu'il aurait fallu faire, puisque vous ne me citiez que par rapport à cet Auteur. Une autre raison très véritable, et qui vous paraîtra peut-être encore moins croyable, c'est que j'ai une opposition à écrire que j'ai bien de la peine à vaincre. Je voulais donc abréger mon Traité. Et comme il

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suffisait, ce me semble, pour me justifier, de renvoyer le Lecteur au huitième Chapitre de ma Morale^ parce que j*y condamne assez nette- ment l'opinion dont vous m'aviez fait soup- çonner ; je n'ai pas cru qu'il en fallût davantage. Car je ne pouvais pas m 'imaginer que vous insis- teriez de nouveau, et que vous prétendriez savoir mieux que moi-même ce que j'ai toujours pensé.

J'ai passé légèrement sur ce que vous aviez cité des Conversations Chrétiennes, parce que je croyais qu'à l'égard des Lecteurs attentifs il suffisait de marquer que dans vos citations le mot de plaisir était déterminé à signifier les plai- sirs prévenants, et non le plaisir pris en général. Et ce fondement posé dans (*) le Traité de r Amour de Dieu, fondement qui, comme je viens de le prouver, suffit seul pour ma justification, c'est-à-dire, pour faire voir que vous n'aviez pas eu raison de m'opposer à Abadie ; j'ai cru pour me justifier dans l'esprit de tout le monde pou- voir ajouter : que le Traité de Morale étant plus nouveau que les Conversations Chrétiennes, et un livre^ l'on doit plutôt traiter de Vainour de Dieu qu'en tout autre, il fallait le lire, ou du moins le huitième chapitre, pour savoir précisément ce

(*) P. 109.

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que je pensais sur le désintéressement de Pamour, Non, mon R. P. que les Conversations Chrétiennes fussent contraires au Traité de Morale : Mais parce que vos citations étaient équivoques, qu'il aurait fallu trop écrire pour les expliquer, et que ce huitième Chapitre de la Morale était clair et décisif sur mon sentiment. Enfin pour exciter davantage le Lecteur à consulter la Morale ^ j'ai encore ajouté, que ce Traité était plus nouveau que les Conversations Chrétiennes, et par consé- quent non seulement plus propre à découvrir ce que je pense actuellement^ mais apparemment encore plus achevé et plus solide^ puisqu'on doit croire que les Auteurs sont moins ignorants à 50 ans qu'à 30 ou 40. Et qu'ainsi quand il serait vrai, ce que je viens de prouver n'être pas tel, que dans les Conversations Chrétiennes ^ j'aurais favorisé votre amour désintéressé, on ne devrait pas m'en soupçonner, du moins depuis 15 ou 16 ans que le Traité de Morale est imprimé. Je n'avais en vue que d'effacer à quelque prix que ce fût les soupçons que votre Critique d'Abadie, et les raisons que vous apportez contre lui avaient fait naître, et auraient pu faire naître dans l'esprit de vos Lecteurs. Voilà ce que j'ai à répondre aux longues réflexions que vous avez faites sur cet endroit de mon Traité de V Amour de Dieu,

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Ne donnons point le change, mon R. P. ôtons réquivoque de Tamour désintéressé. Dans le Traité de V Amour de Dieu y j'ai tâché de la lever cette équivoque dangereuse. J*y ai soutenu et je soutiens le désintéressement reçu de tous ceux qui savent qu'il faut aimer Dieu de toutes les forces qu'il nous a données pour l'aimer : Ne les détruisons pas, ne les affaiblissons pas ces forces. Mais vous entassez passages sur pas- sages souvent défigurés, que vous tirez de mes Livres, et même du Traité de l'Amour de Dieu^ tous en faveur de l'amour désintéressé ; et sur une équivoque que j'ai démêlée et que vous dis- simulez presque toujours, il semble que vous preniez plaisir à m'opposer à moi-même, et à faire illusion à vos Lecteurs. Au fait, mon R. P. Je vous le répète encore une fois. Il faut aimer Dieu de toutes ses forces. Mais la question entre nous est de savoir, si Dieu nous a donné des forces pour aimer ce qui ne nous plaît point, ce qui n'a nul rapport, nulle convenance avec nous ; ou s'il y a quelque autre motif que le plaisir pris en général qui nous porte à aimer Dieu ; ou enfin s'il est vrai ou non ce que dit Abadie, que Dieu tire du désir invincible de la Béatitude, ou de l'amour de bienveillance que nous avons naturellement pour nous-mêmes, tous les motifs qui nous portent à l'aimer d'un

2l6 DEUXIÈME LETTRE

amour libre, d'un amour de complaisance en lui, comme la cause unique de notre souverain bonheur, de la perfection et de la félicité de notre être. A quoi bon tous ces passages qui ne disent aux Lecteurs que ce que leur inspire le Citateur ? Ne trouve-t-on pas dans les Ouvrages des Morts tous les témoignages qu'on veut. Mais prenez-y garde, je vis encore ; je puis m 'expliquer et me défendre. Vous citez souvent {^) pour l'amour désintéressé mon Traité de r Amour de DieUy que vous savez bien que j 'ai fait contre le désin- téressement que vous soutenez. Comment après cela ne prouveriez-vous point par mes Livres tout ce que vous jugerez à propos ? N'est-ce point que je me contredis à tous moments, et que dans un Livret de deux feuilles j'établis le même désintéressement que je combats ? N'est- ce point, qui pis est, que mon cœur dément mon esprit? Vous C^) l'assurez ainsi, mon R. P. et cela pourrait être. Mais pourquoi donc tant citer un si pitoyable, un si misérable Auteur ? vous citez même pour l'amour désintéressé le Traité de Morale, auquel j'avais renvoyé le Lecteur, et avant que de le faire vous dites (c) d'un air railleur et victorieux que c'est pour pousser la

(a) P. 105, 118, 119, 129.

(b) P. 129.

(c) P. 102.

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complaisance aussi loin que Je le puis désirer : tant est commode l'équivoque des mots pour faire dire aux Auteurs tout ce qu'on veut. Car quelque sein qu'ait un Auteur de s'expliquer clairement, et de les ôter ces équivoques ; il n'y a qu'à les remettre en citant quelques passages l'Auteur les a laissées.

Vous êtes bien aise de trouver dans le huitième Chapitre de la Morale quelque conformité entre vos sentiments et les miens, et il y en a effecti- vement. Mais il n'est pas question de leur res- semblance, c'est de leur différence dont il s'agit : Car on ne dispute pas sur les choses dont on est d'accord. Je soutiens un amour désintéressé, j'en rejette un autre. Raisonnez, démontrez, soutenez le désintéressement que je rejette. Mais si faute de bonnes raisons vous aimez tant à citer, cherchez ailleurs des passages qui vous accom- modent, je n'en ai point à vous prêter. Mais j'appréhende que ceux qui liront cette lettre ne s'imaginent que je parle en l'air. Ainsi je crois qu'il est à propos que je rapporte les passages du huitième Chapitre du Traité de Morale que vous avez (^) cités par complaisance pour moi, et dont il y en a un que vous qualifiez des plus précis et des plus forts. Nous verrons sur quoi

(•) P. 121, 123.

2l8 DEUXIÈME LETTRE

tombe sa précision, en le replaçant en son lieu. Nous verrons que vous ne rapportez que ce qui paraît s'accorder avec vous sur ce dont il n'est point question, et que vous laissez là, ce qui marque nettement la différence de vos sentiments et des miens, qui est le véritable sujet de la dis- pute, et l'unique cause qui m'a obligé d'écrire le Traité de V Amour de Dieu. Voici donc les passages remis en leur place. Je ne les transcris pas de la dernière édition, quoique plus ample et plus exacte, mais de celle de Cologne en 1683 (^), afin qu'on voie que je pensais il y a 15 ou 16 ans ce que je pense aujourd'hui. Je marque par des étoiles le sentiment que vous combattiez contre Abadie, et je mets en Italique ce que vous avez extrait et cité.

Extrait (») du Traité de Morale.

« Je sais bien que plusieurs personnes condamnent « la crainte de l'Enfer comme un motif d'amour- « propre y qui ne peut produire rien de bon : motif « néanmoins que j'ai pris comme étant le plus « vif et le plus ordinaire, pour s'exciter à faire « les choses qui peuvent nous conduire à la jus- « tification. Je sais, dis-je, qu'ils rejettent ce « motif comme inutile, et approuvent au contraire « Vespérance de la récompense éternelle comme un

(a) Chap. 8.

AU R . P . L AM Y 219

t motif saint et raisonnable^ et dont les plus gens « de bien s* animent à la vertu, selon ces paroles « de David toujours si rempli d'ardeur et de cha- « rite : Inclinavi cor meum ad faciendas justifica- « tiones tuas in atemum propter retributionem . « Cependant vouloir être heureux, ou ne vouloir « pas être malheureux, c'est la même chose. t( Rien n*est plus facile à comprendre. La crainte « de la douleur, le désir du plaisir ne sont l'un «« et l'autre que des mouvements d'amour-propre. « Mais l'amour-propre en lui-même n'est pas « mauvais, Dieu le produit sans cesse en nous. « Il nous porte invinciblement au bien ; et « par ce même mouvement, il nous détourne « invinciblement du mal : nous ne pouvons « point nous empêcher de souhaiter d'être heu- « reux, et par conséquent de n'être point mal- « heureux. Ainsi, la crainte de V Enfer ou Vespé- « rance du Paradis sont deux motifs égaux ; aussi « bons Vun que Vautre : si ce n'est que celui de la « crainte a cet avantage sur l'autre que c'est le « plus vif y le plus fort y le plus efficace , parce qu'or- « dinairement, toutes choses égales, on craint « plus la douleur qu'on ne souhaite les plaisirs. « Chacun peut sur cela se consulter soi-même. « Et qu'on ne dise pas que la récompense éter- « nelle renferme la vue de Dieu, et que c'est « par cette raison-là que l'espérance de la récom-

220 DEUXIEME LETTRE

« pense est un bon motif : car il en est de même « de la crainte. L'Enfer de son côté exclut la vue « de Dieu, et la crainte de ne point posséder « Dieu est la même chose que le désir ou Tespé- « rance de le posséder. Ainsi soit qu'on compare « la douleur au plaisir, Dieu perdu avec Dieu « possédé, la crainte est aussi bonne que le désir (( ou l'espérance. Mais de plus elle a cet avantage « qu'elle est propre à réveiller les plus assoupis « et les plus stupides ; et c'est pour cela que l'Écri- « ture et les Pères se servent à tous moments de « ce motif ; car enfin on devrait y prendre garde, « ce n'est point proprement le motif qui règle « le cœur, c'est l'amour de l'ordre. Tout motif « est fondé sur l'amour-propre *, sur le désir « invincible d'être heureux, sur le mouvement « que Dieu imprime sans cesse en nous pour le « bonheur, en un mot sur la volonté propre, « car nous ne pouvons aimer que par notre « volonté : et celui qui brûlerait d'ardeur pour « jouir de la présence de Dieu, pour contempler « ses perfections, et avoir part à la félicité des « Saints, serait toujours digne de l'Enfer, s'il « avait le cœur déréglé, et refusait de sacrifier à « r ordre sa passion dominante. Et au contraire « celui qui serait indifférent, si cela se pouvait « ainsi, pour le bonheur éternel, mais d'ailleurs rempli « de charité, ou de l'amour de l'ordre, qui renferme

AUR.P.LAMY 221

c la charité ou Vattiour de Dieu sur toutes choses y

« serait juste et solidement vertueux ^ parce que,

i comme j*ai déjà prouvé fort au long, la vraie

« vertu, la conformité avec la volonté de Dieu

consiste précisément dans l'amour habituel et

( dominant de la loi étemelle et divine, l'ordre

u immuable. L'Homme doit aimer Dieu, non

« seulement plus que la vie présente, mais plus

« que son être propre, l'ordre le demande ainsi :

« mais il ne peut être excité à cet amour, que *

« par l'amour naturel et invincible qu'il a pour

tt le bonheur : il ne peut aimer que par l'amour

« du bien, que par sa volonté. L'Homme ne

« peut trouver son bonheur en lui-même : il ne

a peut le trouver qu'en Dieu, puisqu'il n'y a

« que Dieu capable d'agir en lui et de le rendre

« heureux. De plus, il vaut mieux n'être point

« que d'être malheureux, il vaut donc mieux

« n'être point que d'être mal avec Dieu. Il faut

« donc aimer Dieu plus que soi-même, et lui

tt rendre une exacte obéissance. Il y a de la

« différence entre les motifs et la^«. On s'excite

« par les motifs à agir pour \zfin. C'est le dernier

« des crimes que de mettre sa fin dans soi-même.

« Il faut tout faire pour Dieu. Toutes nos actions

« se doivent rapporter à celui de qui seul nous

a tenons la force de les faire : autrement nous

« blessons l'ordre, nous offensons Dieu, nous

222 DEUXIÈME LETTRE

« commettons une injustice ; cela est incontes- « table. Mais nous devons chercher dans l'amour « invincible que Dieu nous donne pour le bon- « heur, * des motifs qui nous fassent aimer « l'ordre : car enfin Dieu étant juste, on ne peut « être heureux, si l'on n'est soumis à l'ordre. « Que ces motifs soient de crainte ou d'espérance, « il n'importe, pourvu qu'ils nous animent, et « qu'ils nous soutiennent : les meilleurs sont « les plus vifs et les plus forts, les plus solides « et les plus durables.

« Il y a des personnes qui se font mille suppo- « sitions extravagantes, et qui faute d'avoir une « idée juste de Dieu, supposeront, par exemple, « que Dieu ait eu dessein de les rendre éternel- « lement malheureux : ils se croient dans cette « supposition obligés d'aimer plus que toutes « choses ce fantôme de leur imagination : et « cela les embarrasse extrêmement : Car le moyen « d'aimer Dieu, lorsqu'on s'ôte tous les * « motifs raisonnables de l'aimer ; ou plutôt lors- « qu'au lieu de lui, on présente à l'esprit une idole « terrible, et qui n'a rien d'aimable. Dieu veut « qu'on l'aime tel qu'il est et non pas tel qu'il « est impossible qu'il soit. Il faut aimer l'être « infiniment parfait, et non pas un fantôme « épouvantable, un Dieu injuste, un Dieu puis- ce sant à la vérité, absolu, souverain, tel que les

AUR.P.LAMY 223

1 hommes souhaitent d'être, mais sans sagesse t et sans bonté, qualités qu'ils n'estiment guère. « Car le principe de ces imaginations extrava- « gantes qui font peur à ceux qui les forment, « c'est que les hommes jugent de Dieu par le « sentiment intérieur qu'ils ont d'eux-mêmes, 0 et pensent sans réflexion que Dieu peut former « des desseins qu'ils se sentent capables de « prendre. Mais qu'ils n'aient rien à craindre, « s'il y avait un Dieu tel qu'ils se l'imaginent, « le vrai Dieu, jaloux de sa gloire, nous défen- « drait de l'adorer et de l'aimer ; et qu'ils tâchent « de se convaincre qu'il y a peut-être plus de « danger d'offenser Dieu lorsqu'on lui donne une forme si horrible, que de mépriser ce « fantôme. Il faut sans cesse chercher des motifs « qui conservent et qui augmentent en nous « l'amour de Dieu, tels que sont les menaces « et les promesses qui se rapportent à l'ordre a inmiuable : * motifs propres pour des créa- « tures qui veulent invinciblement être heu- « reuses, et dont aussi l'Écriture est remplie ; et ne « pas retrancher ces justes motifs, ni rendre a odieux le principe de tout bien. Car enfin la « raison pour laquelle les Démons ne peuvent « plus aimer Dieu, c'est qu'effectivement ils « n'ont plus maintenant par leur faute *, aucun « motif de l'aimer. C'est qu'il est arrêté, et ils

224 DEUXIEME LETTRE

(( le savent, que Dieu ne sera jamais bon à leur « égard. Car comme on ne peut aimer que le « bien, que ce qui est capable de rendre heureux, « ils n'ont plus aucun motif * d'aimer Dieu, « mais ils en ont de le haïr de toutes leurs forces, « comme la cause véritable, mais très juste des « maux qu'ils souffrent. »

Comptez les étoiles, mon R. P. dans ces pas- sages replacés, que vous avez cités («-) pour pousser la complaisance aussi loin que je puis le désirer. Vous en trouverez huit, et autant de preuves qui marquent nettement que j'étais il y a 15 ans, neuf ou dix ans avant que le Livre d'Abadie parût, dans le sentiment de cet auteur, qui tire de l'amour de nous-mêmes tous les motifs de l'amour de Dieu, et qui met dans le Ciel même non l 'amour-propre, ou l'amour de nous-mêmes en tant qu'il est vicieux et corrompu, mais l'amour de nous-mêmes légitime et innocent. Est-ce que je ne parle pas ici dogmatiquement et décisivement ? Un principe que je répète huit fois en 5 ou 6 pages, m'est-il échappé par mégarde "i Mais un principe qu'on trouve partout dans mes Livres ; et même dans le huitième Entretien , vous prétendez que je parle de la manière du monde la plus déci- sive, la plus dogmatique, la plu^ intrépide en faveur

(a) Éclaircissement, p. 102.

AU R. P. LAMT 225

de Vamotir désintéressé. Cependant il vous a plu de dire que si f avais changé je pouvais dire que je n'étais plus pour cet amour : mais que je ne prouverais jamais que je n*y avais pas été. Est- ce que vous n*aviez pas lu ce huitième Chapitre ? Mais conunent en auriez-vous tiré les passages que vous citez, et dont vous cousez les parties, en retranchant le principe qui ne vous plaît point : principe qui fait voir que je pensais comme Âbadie, comme pense le commun des Chrétiens, et que j*étais bien éloigné de penser comme vous. Direz- vous encore que dans votre Critique, il ne s'agissait que du renversement de V amour-propre ^ et quil n^ était pas même question de V amour désin- téressé? Relisez les passages de cet Auteur que' vous avez rapportés et dont vous aviez horreur : et vous verrez qu'il ne défend que l'amour de nous-mêmes, ce bon amour que Dieu met en nous pour se faire aimer de nous. Considérez toutes les (*) preuves que vous avez apportées contre lui ; et vous verrez qu'elles tendent toutes à combattre cet amour, ou plutôt l'unique usage pour lequel Dieu nous l'a donné. Il est clair comme le jour qu'alors vous aviez en vue de soutenir non un désintéressement tel que je le défends ; mais un désintéressement indépendant du motif

(») On les trouvera dans la LeWre qui suit, et je tâcherai de Us réfuter.

226 DEUXIÈME LETTRE

qui se tire de l'amour de soi-même. Il paraît même par votre {^) Livre que vous le soutenez encore aujourd'hui. Plût à Dieu qu'en composant votre dernier Tome, vous eussiez oublié ce que vous aviez en vue en composant le troisième. Je fais tous mes efforts pour le croire ; car je voudrais bien que vous eussiez moins de tort. Mais quoi qu'il en soit je n'en ai pas moins de raison. J'ai m 'expliquer dans le Traité de VAinour de DieUy et je dois me justifier contre votre dernier Ouvrage.

Mais voyons un peu l'usage que vous faites de ces passages accommodés à vos vues. Voici ce que vous concluez des trois premiers cousus ensemble, et bien ajustés pour vous, mais pour moi tout à fait défigurés. Enfin^ dites- vous (b), r Auteur est si éloigné de croire que Vamour d'espé- rance justifie y qu'il ne lui donne même nul avantage au-dessus de la crainte de l'Enfer pour nous con- duire à la justification . « Je sais bien, dit-il, que « plusieurs personnes condamnent la crainte de « l'Enfer, comme un motif d'amour-propre qui

« ne peut produire rien de bon Et approuvent

« au contraire l'espérance de la récompense « éternelle, comme un motif saint et raisonnable, « selon ces paroles de David toujours si rempli

(a) Cinquième Tome, p. 132.

(b) P. 123.

AU R. P. LAMY 227

« d'ardeur et de charité ilncUnavi cor meum ad « faàendas justificationes tuas in atemum propter

« retributionem Cependant la crainte de TEn-

t fer, ou l'espérance du Paradis sont deux motifs « égaux aussi bons l'un que l'autre, si ce n'est « que celui de la crainte a cet avantage sur l'autre, « que c'est le plus vif, le plus fort et le plus tt efficace. »

RÉPONSE. Ce qui défigure ce passage, mon R. P. et qui le pourrait faire prendre par le Lecteur dans le sens que vous lui donnez, c'est qu'après celui du psaume 118 vous avez fait éclipser ces paroles qui en ôteront l'obscurité. Cependant vouloir être heureux ou ne vouloir pas être malheureux f c*est la même chose : rien n'est pUis facile à comprendre, La crainte de la douleur, le désir du plaisir ne sont Vun et Vautre que des mouvements d^ amour-propre . Mais F amour-propre en lui-même n* est point mauvais. (On voit bien que j'entends ici par amour-propre, cet amour de bienveillance que nous avons naturellement pour nous-mêmes.) Dieu le produit sans cesse en nous. Il nous porte invinciblement au bien y et par ce même mouvement il nous détourne invinciblement du mal. Nous ne pouvons point nous empêcher de souhaiter d*être heureux , et par conséquent de n'être point malheureux. Ainsi la crainte de V Enfer etc.

M.VLEDR.^>CUE 15

228 DEUXIÈME LETTRE

Il y a bien de la différence entre Tamour de Dieu, et le motif de cet amour : entre Tamour habituel et dominant de la justice, et le motif physique que Dieu excite en nous pour se faire aimer. Le motif est en nous sans nous, l'amour de Dieu est libre, et produit de Dieu en nous par nous. Je dis donc qu'il n'y a que l'amour de Tordre immuable de la justice, de Dieu tel qu'il est, qui nous justifie. Mais que ce soit la crainte d'être éternellement malheureux, ou le désir d'être éternellement heureux que Dieu excite par sa grâce pour nous porter à l'aimer, cela me paraît égal. Parce que la moralité de nos œuvres bonnes ou mauvaises ne se tire point de ce motif physique d'être heureux ou de n'être pas malheureux, mais de la fin ou du motif moral et libre que chacun peut se proposer ou ne pas se proposer. Celui qui désire d'être éternellement heureux n*est pas précisément pour cela plus homme de bien que celui qui craint d'être éter- nellement malheureux : car comme vous venez de voir dans le passage rétabli ; vouloir être heu- reux ou ne vouloir pas être malheureux y c^est la même chose y et Vun et Vautre sont également invincibles y Dieu les produit sans cesse en nous.

Si vous nommez donc l'amour habituel et dominant de la justice, ou de Dieu tel qu'il est, amour d'espérance, parce qu'il est produit par

AU R. P. LAMY 229

le désir d'être solidement heureux que la délec- tation de la grâce excite et intéresse, bien loin de dire qu'il ne justifie pas, je ne comprends pas qu'on puisse aimer Dieu d'une autre manière. Car il est impossible d'aimer la justice si elle ne plaît pas à l'âme, si elle ne la perfectionne, si l'âme qui s'aime elle-même invinciblement d'un amour de bienveillance, ne trouve que la justice, la sagesse, la souveraine Raison conviennent à une nature raisonnable, faite à l'image et à la ressemblance de Dieu. Mais si par amour d'espé- rance vous entendez le motif naturel d'être heu- reux, je vous réponds qu'il ne justifie point non plus que la crainte d'être éternellement malheu- reux, car ni l'un ni l'autre n'ont aucune bonté morale. J'ai répété huit fois dans cette partie du chapitre que vous citez un principe dont il suit manifestement que l'amour d'espérance pris dans le sens que je viens de dire, justifie. Vous l'avez même fait éclipser ce principe, en joignant les parties de votre citation, et vous me faites dire le contraire, en confondant le motif de l'amour avec l'amour même, le physique, et le nécessaire avec le moral, et le libre : r Auteur ^ dites- vous, est si éloigne de croire que V amour dr espérance justifie etc.

A l'égard du second passage. Celui qui brûlerait d'ardeur etc. Si vous l'aviez commencé au point.

230 DEUXIÈME LETTRE

et non pas après un et, cinq ou six lignes plus haut, vous l'auriez ainsi transcrit. Tout motif est fondé sur V amour-propre , sur le désir invincible d^être heureux, sur le mouvement que Dieu imprime sans cesse en nous pour le bonheur, en un mot sur la volonté propre : car nous ne pouvons aimer que par notre volonté : et (ici commence votre citation) celui qui brûlerait d^ ardeur de jouir de la présence de Dieu pour contempler ses perfections, et avoir part à la félicité des Saints, serait toujours digne de V Enfer, s'il avait le cœur déréglé, et refusait de sacrifier à V ordre sa passion dominante. Et au contraire celui qui serait indifférent, si cela se pouvait ainsi, pour le bonheur éternel, mais d'ailleurs rempli de charité, ou de V amour de V ordre, qui renferme la charité ou l'amour de Dieu sur toutes choses, serait juste et solidement vertueux. Pesez ces paroles si claires, et si souvent répétées : Tout motif est fondé sur V amour-propre , sur le désir invincible d'être heureux etc. Elles sont, comme vous voyez, entièrement conformes au sentiment d*Abadie et directement contraires au vôtre. Cessez donc de tronquer mes passages pour me faire dire ce que je ne pensai jamais, ou plutôt supprimez, si vous m'en croyez, tout ce qui me regarde dans votre cinquième Tome. Cela me fait tort, mais cela vous en fait infini- ment davantage. Voilà, je Tavoue, un étrange

AUR.P.LAMY 231

conseil pour un Auteur, mais au fond c'est un conseil d*ami. Car pour passer d'autres raisons, on confrontera peut-être les autres passages que vous avez rapportés pour tâcher de vous justifier, et Ton verra toujours ce qu'on a vu dans ceux qui précèdent, que vous imposez à votre ami, nonobstant sa déclaration publique, un sentiment qu'il n'eut jamais, et qu'il a combattu dans tous ses Livres.

Vous convenez avec moi, mon R. P. que c'est l'amour de l'ordre immuable de la justice, l'amour de Dieu, tel qu'il est, qui justifie : Mais c'est de quoi personne ne doute. Je suis bien certain que ni M. Abadie, ni personne qui ait un peu de bon sens, ne dira qu'un homme qui, croyant que la vue de Dieu produit dans l'âme un plaisir ineffable voudrait le voir, fût juste : si d'ailleurs il n'aimait point la justice, Dieu tel qu'il est ; s'il avait, conmie je le dis dans le passage que vous citez, le cœur déréglé et refusait de sacrifier à l'ordre sa passion domi- nante. Un tel homme ne connaît ni n'aime Dieu : s'il dit le contraire, c'est un menteur (»), dit S. Jean, certainement celui-là n'aime point Dieu, qui n'aime point la Souveraine Raison, rOrdre immuable de la justice, la Loi éternelle

{•) 1 Joa., 2.

I

232 DEUXIÈME LETTRE

qui est Dieu même. Dominus justifia est, non tibi fingere dehes Deum quasi idolum, dit (*) S. Au- gustin. Le juste et Tinjuste n'est point arbitraire, non plus que le vrai et le faux. Cela est éternel, immuable, nécessaire : tout cela est écrit en caractères éternels dans la substance divine. Vous en convenez : mais ce dont vous ne con- venez pas : ni avec moi, ni avec Abadie, c'est que tout motif soit fondé sur Vamour de nous- mêmes. Ainsi ce qui précède immédiatement ce que vous citez, est l'unique chose que vous deviez rapporter, et c'est précisément l'unique que vous avez retranchée, pour commencer la citation après un et, proposition conjonctive qui devient ici disjonctive. C'est que vous vouliez absolument que je fusse dans le même sentiment que vous, afin que le Lecteur en tirât cette conséquence, que je n'avais donc pas raison de trouver mauvais que vous m'opposassiez à un Hérétique, pour combattre l'amour-propre, et même pour sou- tenir l'amour désintéressé, que je défends, dites-vous (^) quelquefois plus fortement que vous- même, que je défends non seulement dans le Traité de V Amour de Dieu, mais même dans le huitième Chapitre de la Morale,

Mais pensez- vous, mon R. P. que le monde

(a) De Verb. Apost. ser, 159, allas 17.

(b) P. 101, 127, 145.

AU R. P. LAMY 233

soit si crédule, si aisé à tromper, que vous puis- siez le persuader que je défends l'amour désin- téressé dans un Ouvrage fait pour le combattre, que je le défends, dis-je, dans le même sens que vous ? Vos citations équivoques, tous ces pas- sages séparés peuvent embarrasser quelque temps un Lecteur prévenu d'estime pour vous, et pour rOrdre dont vous êtes. Mais si quelque passion ne s'en mêle, la chose est si peu croyable, qu'il suspendra son jugement. Et pour peu qu'il examine votre Critique d'Abadie, et vos raisons contre lui, il verra clairement que le désintéres- sement que j'établis dans le Traité de V Amour de Dieu y suppose le désir d'être heureux, et que le vôtre l'exclut, ou ne le suppose point ; et qu'ainsi votre justification ne roule que sur des équivoques. Alors chagrin d'avoir été à demi séduit, il ne manquera pas de vous plaindre, et de me plaindre moi-même par des raisons bien différentes. Car nous sommes effectivement bien à plaindre l'un et l'autre. Moi par l'engagement je suis d'employer mon temps à des discussions inutiles de passages tronqués et mal entendus, par la malheureuse nécessité je suis de ne pouvoir me défendre sans vous blesser. Vous, mon R. P. par des raisons sur lesquelles je suis bien aise de ne pas appuyer davantage, ne l'ayant déjà que trop fait malgré moi : je veux dire malgré

234 DEUXIÈME LETTRE

les sentiments de respect et d'amitié que j'ai pour vous ; sentiments qu'il a fallu comme oublier pour ne pas défendre la vérité avec trop de fai- blesse et de nonchalance. Au reste, il ne me paraît pas nécessaire de choisir encore de nouveaux passages entre ceux que vous avez tirés de mes Livres, et de les expliquer selon mes véritables sentiments. J'ennuierais les Lecteurs qui mé- prisent avec raison ces sortes de discussions, comme ne leur apprenant rien qui les paie de leur peine. Outre que ceux qui sont soupçonneux et malins pourraient toujours croire, que je ne répondrais qu'aux plus faibles. Ainsi, mon R. P. choisissez vous-mêmes dans votre cinquième Tome ce que vous y trouvez de plus fort pour m'attribuer votre amour désintéressé, si vous croyez que ce que je viens d'écrire ne suffit pas pour vous prouver que je sais mieux que vous mes propres sentiments. Je tâcherai de vous satisfaire, et je ne crains point de trop m'engager de vous promettre, pour un passage équivoque ou obscur, une douzaine d'autres contraires, et vous verrez que je parle clairement, et pour me servir de vos termes, décisivement et dogmati- quement. Je vais tâcher dans la Lettre suivante d'éclaircir le fond de la question de l'amour désintéressé, et d'ôter certains équivoques qui favorisent un désintéressement imaginaire ; con-

AU R. P. LAMY 235

traire, si je ne me trompe, à la Raison et à TÉcri- ture ; contraire au sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes ; contraire à la voix publique qui retentit de tous côtés ; et peut- être, mon R. P. et je le souhaite ainsi, contraire à ce que vous pensez vous-même. Car, comme je vous ai déjà dit au commencement de cette Lettre, plus je vous lis, moins je vous entends, moins je veux juger positivement de votre senti- ment sur le désintéressement de Tamour. Je n*ose me fier ni à mes yeux, ni à mon intelligence, mon cœur me retient. Je ne veux point vous attribuer de sentiment déterminé, ni sur cela, ni sur autre chose. Vous savez mieux que moi ce que vous pensez, dites que je ne vous entends pas, et je suis content. Si j'ai distingué le désin- téressement, que je soutiens, de celui qu'il me paraît que vous défendez, c'est que celui que j'approuve trouve son motif dans l'amour de bienveillance qu'on se porte naturellement et nécessairement à soi-même ; comme Abadie le soutient, et que vous m'avez opposé à cet Auteur en le condamnant hautement, ce qui pouvait faire croire que j 'approuvais un désintéressement que je ne crois pas soutenable.

TROISIÈME LETTRE

Mon Révérend Père,

La principale équivoque à démêler dans cette proposition, On ne doit point aimer Dieu par le motif d'être heureux, tombe sur le mot de motif. Vous dites, mon R. P. que les motifs ne meuvent la volonté que moralement comme la fin, (») Cela est vrai, cela est faux. Car il y a motif et motif. On peut dire que les motifs moraux ne meuvent la volonté que moralement. Car comme ce sont des motifs libres qu'on peut se proposer, ou ne se pas proposer, on peut dire en un sens qu'ils ne meuvent pas la volonté physiquement, mais moralement, c'est-à-dire, qu'ils ne la meu- vent pas invinciblement. Il est pourtant vrai qu'ils la meuvent, ou la portent physiquement vers l'objet agréable qu'on se propose librement. Car une motion morale est réellement une motion physique : Mais on peut ne l'appeler que morale, parce qu'on peut y résister par une autre motion différente, en se proposant librement un autre objet qui excite physiquement une autre motion. Quoi qu'il en soit, je veux bien que les motifs moraux ou libres ne meuvent la volonté que

(a) P. 52.

AUR.P.LAMT 237

moralement comme la fin : Car en effet ces sortes de motifs ne sont point différents des diverses fins que les hommes se proposent librement. Mais le désir du bonheur, motif {^) en question^ meut notre âme invinciblement et physiquement. H ne faut donc pas l'appeler motifs direz-vous : appelez-le, ou (*>) secours, ou («) soutien. J'y consens : car cela ne fait rien au fond de la question. Mais pourquoi ne voulez- vous pas que j'appelle motif le désir du bonheur, puisque ce désir meut tellement la volonté, que tous les autres motifs ne la meuvent que par lui. C'est, répliquerez- vous, que les (^) motifs tiennent beau- coup de la fin y et se réduisent à la cause finale ; et que je crains qu'aimant Dieu par le motif d'être heureux, vous ne mettiez en vous-même votre fin. Oui, mon R. P. les motifs libres se rapportent à la cause finale : Mais le désir d'être heureux n'est pas un motif libre («) ; et c'est de ce désir dont il est question. Ce désir, encore un coup, n'est point un motif de ma façon et de mon choix, c'est un motif naturel que Dieu met sans cesse

(») Voy. les Éclaire, p. 134.

(b) P. 52.

(cj P. 135.

(d) P. 52.

(•) La question est de savoir, Si le désir d'être heureux est différent de la ifolonté en tant qu'elle est capable d' aimer , et si l'amour peut être indépendant de ce désir naturel.

238 TROISIÈME LETTRE

en moi, et qu'il ne met pas en moi, afin que je m'arrête en moi, que je me repose et que je me complaise en moi ; mais afin que je sorte de chez moi, conjme n'étant point à moi-même la cause de ma perfection et de mon bonheur, et que libre- ment et par mon choix je cherche en lui seul l'accomplissement des désirs qu'il forme en moi. Le motif qu'un ambitieux a en vue, lorsqu'il a acheté une Charge pour se faire considérer, est la même chose que la fin^ parce que ce motif est de son choix. Mais le motif qu'ont les hommes dans tout ce qu'ils font de bien et de mal, qui est le désir de la béatitude, n'est point proprement leur fin ; ou si c'est une fin qui soit en eux, c'est une fin qui ne vient point d'eux. C'est une fin physique et qui n'a rien de moral, parce que les hommes n'ont point en vue leur béatitude par leur propre choix : C'est par une impression secrète nécessaire (*) invincible du Créateur, car tous les hommes veulent invinciblement être heureux. Et il ne faut point tâcher d'affaiblir

(ft) Quomodo erit vera, iam illa perspecta, tam examinata, tam eliquata, tam certa sententia ; beatos esse omnes homines, vélle si ipsi qui jam beati sunt, beati esse nec nolunt, nec voluntf aut si volunt, ut veritas clamât^ ut naiura com- pellit, oui summè bonus , et immutabiliter beatus Creator indidit hoc : Si volunty inquam, beati esse qui beati sunt^ beati non esse utique nolunt. Aug. de Trinitate, 1. 13, c. 8. Voyez aussi les 3 ou 4 chap. précédents.

AU R. P. LAMY 239

cette impression ) car c'est d'elle dont nous tirons, et dont Dieu tire, en Texcitant par sa grâce, tojLit ce que nous avons de forces pour Taimer. Ce que les hommes ont en vue par leur propre choix, c'est l'objet bon ou mauvais dans lequel ib s'attendent de trouver leur bonheur. C'est cet objet qui est leur motif morale ou leur fin^ parce que c'est à la possession de cet objet qu'ils tendent librement. Mais ce qui les excite et les meut vers cet objet, c'est le motif physique, le désir du bonheur. La moralité de leur action bonne ou mauvaise n'est ni dans le désir d'être heureux, ni dans le consentement à ce désir pris en général, quand même on voudrait supposer qu'il dépendît de nous de le donner : Elle se trouve uniquement cette moralité dans la justice ou dans l'injustice du choix qui est bon ou mauvais raisonnable ou contraire à la raison (^). Tous les préceptes et les conseils de Jésus- Christ ne tendent qu'à régler notre choix. Bien loin de condanmer le désir du bonheur ou l'amour de nous-mêmes pris dans le sens que j'ai si souvent déterminé, Jésus-Christ le réveille, l'intéresse, le ranime sans cesse, et tire de tous les motifs qui nous portent à aimer Dieu.

A r^;ard de l'amour du prochain, Jésus- Christ se contente de nous ordonner de l'aimer conmie nous-mêmes ; sachant bien que cet amour

240 TROISIÈME LETTRE

de bienveillance que nous nous portons, est si profondément imprimé dans l'âme, si géné- ralement reconnu, si vivement senti, que chacun en se consultant verrait bien ce qu'il doit aux autres. Jésus- Christ nous aurait avertis de nous aimer si nous pouvions cesser de le faire : et il ne nous aurait point commandé d'aimer notre prochain comme nous-mêmes, si l'amour de nous-mêmes eût été mauvais. Cet amour est donc bon, et il ne dépend pas de nous de l'anéan- tir, ni de l'affaiblir. Il est dans le Ciel, sur la Terre, et dans les Enfers, et partout nécessaire aux desseins du Créateur ; nécessaire dans le Ciel pour récompenser les Saints ; sur la terre pour faire mériter les Élus ; dans les Enfers pour punir les réprouvés. Ceux qui prétendent à l'état (^) d'indifférence pourront peut-être en suivant une route contraire à celle que Jésus- Christ nous a marquée, éteindre en eux l'amour de Dieu, et n'avoir plus de désirs, ou que de faibles désirs pour le vrai bien : car des désirs désinté- ressés sont bien faibles ; ces deux mots ne s'ac-

(a) Quomodo enim est beata vita quam non amat beatus ? aut quomodo amaiur, quod utrum vigeat, an p créât indif- jerenter accipitur ? Nisi forte virlutes, quas propter solam heatitudinem sic amamus, persuadera nobis audent, ut ipsam beatitudinem non amemus. Quod si faciunt, eiiam ipsas utique amare desistimus, quando istam propter quam solam istas amavimus, non amamus. Aug., ibidem.

AUR.F.LAMY 24I

cordent pas trop bien. Mais s'ils y prennent garde de près, ils reconnaîtront sensiblement qu'ils ne tendent même à Tindifférence que par des motifs tirés de Tamour d'eux-mêmes : soit par le plaisir qu'ils trouvent dans leur noncha- lance ; soit à cause de celui qu'ils goûtent par un orgueil secret dans l'espérance d'une perfec- tion imaginaire ; soit enfin par celui que produit dans l'âme corrompue l'affranchissement espéré de ces remords ou de ces reproches intérieurs qui inquiètent sans cesse ceux qui vivent dans le désordre : parce qu'on ne fait rien, on ne veut rien que par sa volonté, que par le désir d'être heureux, (») que par cet amour invincible de bienveillance qu'on se porte naturellement à soi- même.

Je suis bien fâché, mon R. P. que par la volonté en tant qu'elle est capable d'aimer, vous enten- diez (^) quelque autre chose que l'amour naturel et invincible du bonheur, en prenant le bonheur selon toute son étendue, ce solide bonheur qui comprend la perfection et la féUcité de notre

(*) Nec mirum est quod boni propterea sunt boni, sed iUud mirum est quod eiiam mali propterea sunt mali, ut sint heati. Nam quisquis libidinibus ita deditua eut, ut luxuria sluprisque corrumpatur, in hoc malo beatilu- dinem quaerit, August. in Psal. 118. Voyez le même sur le PsaL 32.

0>) Cinquième Tome, p. 130.

242 TROISIÈME LETTRE

être, comme je Tai expliqué dans le Traité de V Amour de Dieu. Car comme vous le dites (*) et il est vrai, c'est sur ce principe que la volonté et le désir d'être heureux sont la même chose, que foi bâti mon système de Vimpossihilité de Vamour désintéressé, système dans lequel vous vous défendez d'entrer. Mais qu'entendez- vous donc par la volonté ? Concevez-vous que l'âme puisse être indifférente sur son solide bonheur, ou que la volonté soit une faculté transcendante supérieure au désir naturel qu'on en a, et que tout le monde croit invincible. Si cela est, mon R. P. car je ne veux pas encore vous attribuer tout à fait ce sentiment que je vois trop nette- ment marqué dans les endroits que je viens de citer de votre livre, et je prie ceux qui liront cette Lettre de l'examiner (^) eux-mêmes : si cela est, dis-je, souffrez que je vous représente, que vous condamnez la conduite de Jésus- Christ, que vous donnez à la création une espèce d'indépendance, et que l'indifférent peut, pour ainsi dire, pousser Dieu à bout : conséquences qui sans doute vous feront horreur.

Que JÉSUS- Christ pour réduire des indiffé-

(a) P. 134.

(*>) Il faut lire pour cela le cinquième Tome depuis la page 127 jusqu'à la page 135 et le comparer avec ce que je dis sur le même sujet dans le Traité de l'Amour de Dieu.

AU R. P. LAMY 243

rents à obéir à Dieu leur fasse le sermon qu'il fît à ses Apôtres sur la Montagne, qu'il leur dise : Heureux les pauvres ^ car le Royaume du Ciel est à eux : Heureux ceux qui sont doux. Heur eux ^ et le reste. Les indifférents répondront, ou pour- raient du moins selon leurs idées lui répondre, ce que j'ai même de la peine à dire, pour vous donner de l'horreur de ce principe, que la volonté est supérieure au désir du bonheur : Quel sermon nous faites-vous ? pensez-vous nous ébranler par des motifs d'une vie si heureuse, d'une récompense étemelle ? Dites cela à des âmes faibles, ou qui ne connaissent pas leurs forces. Nous avons une volonté supérieure à l 'amour- propre, à cet amour de bienveillance que chacun se porte à soi-même, une faculté transcendante qui nous met au-dessus de toutes les récom- penses. Craignez donc celui qui après vous avoir fait mourir peut vous précipiter dans VEnfer : je vous le répète ^ craignez-le (*) . Répétitions inutiles . Nous ne voulons rien craindre, puisque nous aurions honte d'une telle faiblesse, suite d'un amour-propre dont nous nous sommes défaits, ou dont nous ne voulons plus suivre l'impression. Quoi ! vous ne voulez pas craindre ces ténèbres extérieures y cette privation éternelle de la lumière

(*) Luc., 12, 5.

UAL£BRA:(Cli£ 16

244 TROISIÈME LETTRE

divine qui est la vie de toutes les Intelligences, privation dont la seule pensée fait frémir ceux qui savent un peu ce que c'est ? Non par cette raison que nous ne nous aimons point nécessai- rement nous-mêmes, ni notre perfection, ni notre félicité. Dieu Tout-puissant qu'il est ne peut absolument rien nous faire que nous ne le voulions, que nous ne l'acceptions volontiers. Le Paradis et l'Enfer tout est égal. Car la volonté est bien différente de cet amour de nous-mêmes, de ce désir du bonheur dont vous tirez les motifs pour nous soumettre à Dieu, et pour nous le faire aimer. Nous l'aimons parfaitement : nous l'aimons d'un amour pur, dégagé de tout amour de nous-mêmes, d'un amour entièrement désin- téressé, et nous corromprions notre amour si nous aimions Dieu par les motifs que vous nous proposez.

Vous le dites, leur répondrait peut-être le Sauveur : Mais il n'en est rien. J'ai promis aux honmies des récompenses éternelles. J'ai signé mes promesses par mon Sang, mon Père les a même confirmées par un serment solennel ; et l'espérance de ces promesses ne les détache point tout à fait de l'amour des créatures. Non, personne ne fait cet honneur à Dieu de le croire à sa parole, de se fier à son serment. Outre mes promesses il est encore nécessaire que je paie

AUR.P.LAMY 245

comptant les hommes par une espèce d'avant- goût des biens futurs, et que je les attire par la délectation de ma grâce, avant qu'ils puissent m'aimer ; car sans elle on ne peut rien. Et combien peu ce plaisir actuel que je leur fais goûter, joint aux promesses des plaisirs futurs les attache- t-il à moi ? Comment donc vous autres osez- vous dire que vous aimez Dieu d'un amour pur, d^gé de tout intérêt ? Mais enfin si vous ne Taimez pas, que pourrais-je faire pour vous porter à son amour ? Et que pourrait-il faire lui- même pour vous menacer et pour vous punir, si votre volonté est supérieure à l'amour naturel de tout bonheur ? Les Démons sont-ils donc dans l'état ils veulent être ? Est-ce qu'ils ne savent pas qu'ils ont une faculté transcendante par laquelle ils peuvent se mettre au-dessus de tout ? Ils sont bien stupides de se vouloir du bien dans le temps qu'on leur fait du mal ? Que ne veulent-ils tout ce que Dieu leur fait souflFrir, afin de pousser à bout le Tout-puissant qu'ils haïssent : Ils vivraient contents, quoique corrompus et malheureux, quoique plongés dans les ténèbres extérieures dont j'ai menacé les hommes, quoique accablés de douleur, s'ils voulaient bien cesser de s'aimer, cesser de vouloir leur perfection et leur bonheur. Ah nous ne sommes pas comme ces malheu-

246 TROISIÈME LETTRE

reux réprouvés, répondraient les indifférents» Nous sommes humbles et soumis à Dieu. Nous Taimons, ou plutôt nous voulons Taimer sans aucun rapport à nous. Ce n'est point à cause que ses perfections nous plaisent, encore moins à cause que nous espérons qu'un jour la vue de ces perfections nous fera plaisir. Ce n'est point à cause que nous trouverons en lui notre per- fection et notre bonheur. Ce sont des motifs tirés de l'amour de nous-mêmes. L'jÇ^r^ infiniment parfait est trop délicat en matière d^ amour pour se contenter qu'on F aime de cette manière. Il se serait bien mécompte en créant l'homme pour l'aimer : car c'est une notion commune^ à parler exactement y qu'on n'aime point ce que l'on n'aime que pour quelqu' autre chose. (*) Or ce serait aimer Dieu pour quelque autre chose que de l'aimer pour un motif tiré de l'amour de soi-même. Ainsi ce principe est faux, que la volonté n'est que l'amour du bon- heur : et le système bâti sur ce fondement ne sera jamais goûté des généreux amants de la Divi- nité, de ceux qui tendent à la sainte indifférence. (^) Car enfin selon ce système. Dieu nous créant pour l'aimer^ nous aurait mis dans une vraie impossibilité de l'aimer ^ en nous réduisant à l'im- puissance de ne l'aimer que par rapport à nous.

(a) Troisième Tome de la Conn.t p. 483.

(b) Troisième Tome, p. 484.

AU R. r. LA M Y 247

Cela va le mieux du monde, mon R. P. Mais si vous raisonnez juste, quelle horrible consé- quence ! L'Écriture Sainte est de tous les Livres le plus pernicieux. Car au lieu de nous apprendre à aimer Dieu véritablement, elle tire (») toujours de Tamour de nous-mêmes bien entendu, des motifs pour nous porter à Taimer ; ce qui, selon ce que vous dites, est apprendre aux hommes à s*aimer eux-mêmes (**),« n'aimer Dieu que par rapport à soi, à mettre par conséquent sa fin dans soi-même, ce qui est un dernier renversement de tout ordre. Il y a des Livres qui enseignent aux hommes la plus honteuse volupté. Mais au reste ils ne nous portent à aimer les corps que par rapport à nous. Or comme Tâme vaut mieux que les corps, ce n'est pas, dira-t-on peut-être selon vos principes, renverser l'ordre que de les aimer pour soi. Mais, comme vous dites, c'est un renversement de tout ordre que n'aimer Dieu que par rapport à soi, le Créateur, par rapport à la créature. Ainsi l'Écriture Sainte pour laquelle vous avez aussi bien que moi un profond respect, serait le plus dangereux de tous les Livres, si vos principes étaient solides :

(•) Sola (visio Dei) est summum bonum nostrum, cujus adipiscendi causa praecipimur agere quidquid recte agùnus, Aug. de Trin. L 1, c. 13.

(b) P, 485.

248 TROISIÈME LETTRE

Quittez-les donc, mon R. Père, ces étranges principes, et demeurez d'accord, qu'on ne peut rien aimer qui n'ait avec nous quelque conve- nance, et qui ne nous plaise ; et de plus que nous ne nous aimions nous-mêmes, notre perfection, notre félicité, notre solide bonheur. Ayez- en autant d'horreur de ces principes que vous avez de vénération et d'amour pour la parole de Dieu : Et ne trouvez pas mauvais que m'ayant cité pour les appuyer contre Abadie, car c'est de cet endroit-là dont je les («•) tire ici, j'ai cru être obligé, non à m 'élever contre vous, mais à expli- quer en peu de mots ce que j'ai toujours pensé. J'espérais que mon Écrit de V Amour de Dieu y je n'ai rien dit qui pût vous irriter, ferait plus d'effet sur votre esprit, qu'une réponse aussi forte que semble le demander l'opinion dange- reuse qu'il paraissait que vous vouliez soutenir. Mais continuons, mon R. P. l'examen de vos principes. Otons les équivoques qui peuvent nous tromper et tromper les autres, et tâchons d'éclaircir la Vérité.

Vous avez dit, mon R. P. qu^ aimer Dieu pour soiy ce n'est pas l'aimer ; par cette raison, qu^à parler exactement, on n^ aime point ce que Von n*aime que pour quelqu' autre chose. Cela est vrai, mais

(a) Troisième Tome, chap. dernier.

AUR.P.LAMT 249

nullement dans le sens que vous le prenez. Ces paroles, aimer Dieur pottr soi^ sont équivoques. H est vrai de dire qu'on ne doit point aimer Dieu pour soi, et en un autre sens, qu'on ne peut l'aimer que pour soi. On ne doit point aimer Dieu pour soi en ce sens (»), qu'on ne doit point vouloir que Dieu se démente pour l'amour de nous, on doit l'aimer pour sa gloire. On ne doit point vouloir que Dieu s'accommode à notre corruption : On doit l'aimer tel qu'il est. On ne doit point vouloir que l'original immuable se défigure pour se conformer à son image cor- rompue. Car l'image aimerait pour elle-même l'original très follement : elle ne s'aimerait (*>) point véritablement elle-même. Mais comme la perfection de l'image ne consiste que dans la ressemblance avec l'original incorruptible ; elle ne doit s'aimer que par rapport à lui, que pour se reformer sur lui : Soyez parfaits ^ dit le Sau- veur, comme votre Père céleste est parfait.

Cependant il est vrai en un autre sens de dire qu'on ne peut aimer Dieu que pour soi : Que parce que la souveraine Raison convient à une nature

(•) Voyez le Traité de l'Amour de Dieu, et la première Lettre.

(b) Cujua participatione imago illa non soUtm est, verum etiam ex vetustate renovatur, ex deformiiate reformatur, ex infdicitaie beaiifîcatur. Aug. de Trinit., 1. 14, c. 14.

250 TROISIÈME LETTRE

raisonnable, que parce que Dieu seul peut rem- plir ce vide de nos cœurs qu'il a faits pour lui, que parce que lui seul est la cause véritable de notre perfection et de notre bonheur. Il ne faut pas se reposer en soi-même, se complaire en soi-même, jouir de soi-même, comme le préten- daient les Stoïciens. Puisqu'on n'est pas à soi- même son souverain bien, on ne doit pas être sa fin : il faut tendre vers Dieu, et se reposer uniquement en lui. Mais il est vrai de dire qu'on ne peut aimer Dieu que par rapport à soi, que parce qu'il nous convient, et qu'il nous plaît : Qu'on ne peut vouloir lui plaire que parce qu'il nous plaît lui-même ; qu'on ne peut vouloir sa gloire, que parce que la vouloir cela fait néces- sairement la nôtre. Cela nous rend justes, par- faits, tels que nous devons et que nous voulons être. Car s'il est certain que Dieu même ne peut s'aimer d'un amour de complaisance en lui- même, que parce qu'il est à lui-même la cause pour ainsi dire, de sa perfection et de son bon- heur, il est clair que l'homme ne peut aussi aimer Dieu d'un amour de complaisance que parce que Dieu lui plaît, et qu'il trouve ou qu'il espère de trouver en Dieu seul, tout ce qui convient à son être propre. Le motif, pour ainsi dire, pour lequel Dieu s'aime d'un amour de complaisance, c'est qu'il s'aime lui-même d'un amour de bien-

AUR.P.LAMY 251

veillance, c'est qu'il veut être heureux et parfait. Le motif par lequel tous les esprits peuvent aimer Dieu d'un amour de complaisance, c'est donc aussi qu'ils s'aiment eux-mêmes d'un amour de bienveillance, et qu'ils veulent invinciblement être heureux : c'est que tous les motifs bons et mauvais se tirent du bon amour de nous-mêmes que Dieu produit sans cesse en nous.

Mais n'est-ce pas rapporter Dieu à soi- même ? N'est-ce pas là, dites-vous contre l'Au- teur auquel vous m'opposez, prendre Dieu pour moyen y et se prendre pour fin? Mettre sa fin dans la créature : jouir de soi-même et user de Dieu : ce quit suivant la raison et le témoignage de S, Au- gustin, est le dernier renversement de l* ordre : Frui utendis, et uti fruendis(») ? Non, mon R. P. c'est se rapporter uniquement à Dieu : car l'amour rapporte l'amant à l'objet aimé, et non l'objet aimé à l'amant. L'amour transforme les Amants, et les transporte hors d'eux-mêmes, j'en ai donné la raison ailleurs (*>). Dieu n'a fait les esprits qu'afin qu'ils s'occupent de lui, il n*a créé nos cœurs avec un vide comme infini qu'afin de le remplir. Que fait donc l'amour

(») Troisièrm Tome, p. 485.

(bj Traité de l'Amour de Dieu^ p. 88 et suivantes. Et Traité de Morale, p. \S2 de l'Édition de Lyon,

252 TROISIÈME LETTRE

qu*excite en nous ce désir insatiable, et invin- cible du bonheur ? Il fait que nos esprits qui ne sont point à eux-mêmes la cause de leur bonheur, s'oublient pour ne penser qu'à Dieu, que nos cœurs ne s'ouvrent que pour le recevoir. L'amour rapporte donc les créatures au Créateur ; l'amour de bienveillance que nous nous portons nous fait oublier nous-mêmes, et nous rapporte tout à Dieu : nous ne pensons qu'à sa gloire, qu'à plaire à celui qui fait notre perfection, nos pures et chastes délices. Car la gratitude qui plaît au bienfaiteur, plaît aussi à celui qui reçoit les bien- faits, et d'autant plus qu'il les désire avec plus d'ardeur. L'amour de bienveillance que nous avons pour nous-mêmes nous fait donc aimer Dieu d'un amour de complaisance : et par Dieu obtient de l'homme ce qu'il avait en vue en le créant ; ce culte spirituel par lequel toutes les facultés de l'âme sont occupées, sont rem- plies de Dieu. C'est pour cela que S. Augustin dit qu'on n'honore Dieu qu'en l'aimant, non colitur Deus nisi amando. Un avare n'aime l'argent que pour soi-même : et cependant il est vrai qu'il se rapporte tout entier à son argent ; puisque toutes ses pensées, tous les mouvements de son cœur ne tendent que là. Tel est l'effet de l'amour. Chacun le sait, chacun le sent. Le cœur de l'avare est enfermé dans son argent : est votre trésor ^

AU R

LAMY

^53

dît le Seigneur Jfeus, est votre cœur : Thé- saurisex pour le Ciel{^).

Bien loin de renverser Tordre, de dégrader la Divinité lorsqu'on Taime pour soi, ou par le motif d'être solidement heureux en lui, on rhonore effectivement par là. (^) Car certainement Dieu a la puissance de nous rendre heureux. Ce jugement de l'esprit est vrai. Or tout mouve- ment de la volonté, conforme à un jugement vrai, est un mouvement droit. Celui qui aime Dieu pour être heureux, prononce, exprime par son amour un jugement véritable, conforme à celui que Dieu porte de lui-même. est donc en cela le renversement de V ordre ? Mais lorsqu'on aime l'argent, lorsqu'on aime le vin, lorsqu'on aime les corps, on renverse (^) l'ordre, quoiqu'on ne les aime que pour soi : parce que tous ces amours étant conformes à ce faux jugement, que les corps peuvent nous rendre en quelque manière heureux, ils sont nécessairement déré- glés. Tout amour des corps, tirant son motif du désir d'être heureux, est injuste, parce que cet amour ne rapporte point l'âme à la vraie

(•) Math,, 6.

(b) Cum beatus fueris, melior utique eris quam cum miser eê, Fieri autem non potest utres deterior te faciai meliorem... Quare quod est meliua te... Jam supra non est nisi crealor. Aug. in Psal. 32.

254 TROISIÈME LETTRE

cause qui agit en elle, à Toccasion de ces viles substances, et par elles-mêmes inefficaces.

C'est prendre Dieu pour moyen, mon R. P. que d'aimer Dieu pour des récompenses (») temporelles, et différentes de lui-même, ou plutôt ce n'est point aimer Dieu, mais ses dons ; ce qui est un dernier renversement de tout ordre, c'est le Fruendis uti de S. Augustin. Mais c'est prendre Dieu pour sa fin que (^) de se plaire en lui, et se reposer en lui, que de tendre libre- ment vers lui par le motif invincible. d'être heu- reux. C'est prendre Dieu pour moyen, que de ne le pas aimer, tel qu'il est ; ou plutôt, c'est aimer un fantôme, un Dieu imaginaire, au lieu de lui ; mais c'est prendre Dieu pour sa fin, que d'aimer, et vouloir Dieu, comme Dieu se veut et comme il s'aime, ainsi que j'ai expliqué dans le (°) Traité de V Amour de Dieu, et dans ma première Lettre. Prendre Dieu pour l'unique cause de notre perfection et de notre bonheur, c'est un jugement vrai, qui de soi ne peut être cause que d'un mouvement droit. La fin de

(a) Non est castum cor si Deum ad mercedem colis. Quid ergo P mercedem de Dei cultu non habebimus ? habebimus plané, sed ipsum Deum quem colimus. Aug. Ps. 55.

(ï>) Ea re frui dicimus quœ nos non ad aliud referendo per se ipsam delectat : uti vero ea re quam propter aliud quœrimus. Aug. de Civ. Dei, 1. 11, c. 25.

(c) P. 26, etc.

AU R. P. LAMY 255

l'homme sera donc d'être solidement heureux ? Oui : la fin physique de Thomme, comme je vous ai déjà dit, ci-dessus. Mais sa fin libre, sa fin morale, c'est l'objet tendent librement, et par son choix tous les mouvements de son cœur, c'est une telle fin qui est bonne, ou mauvaise moralement ; c'est une telle fin que règle la Morale de Jésus-Christ, qui ne nous défendit jamais d'être heureux, une telle fin qui règle, ou qui dérègle le bon mouvement que Dieu imprime sans cesse en nous, pour nous rapporter à lui, pour nous faire penser à lui, et n'aimer que lui. Car Dieu n'a fait les esprits que pour le connaître, pour l'aimer, pour ne s'occuper que de lui ; sachant bien que les Amants, ne pensent qu'à la gloire du bien-aimé, qu'à plaire à celui qui remplit actuellement ces vastes désirs qu'il forme invinciblement en eux(*).

Je crois, mon R. P. que vous demeurez d'ac- cord qu'on ne peut s'élever au pur amour, si cet amour est possible, que par la grâce de Jésus-Christ. Or cette grâce, est-elle autre chose qu'un saint plaisir, un plaisir qui se rapporte directement à la vraie cause qui le produit ; im plaisir lumineux, et raisonnable ; un plaisir que goûtait David lorsqu'il s'écriait : Gustate

(») Voyez le Traité de l'Amour de Dieu^ p. 88. Morale, p. 182, de VÉdiL de Lyoru

256 TROISIÈME LETTRE

et videte quoniam suavis est Dominus ? Non sans doute direz-vous : Mais David n'en faisait point alors le motifs mais le secours de son amour. Car, dites-vous, (*) il y a une extrême différence entre le motif d'une action ^ et le secours ou l'instrument d'une action. Le motif d'une action doit être aperçu de l'entendement y et proposé à la volonté. Mais qui vous a dit premièrement que David ne prenait point pour motif de son amour cette délectation intérieure, qu'il goûtait actuellement ? Est-ce qu'il y résistait, et qu'il n'en voulait pas suivre l'impression, et que y consentir n'est pas en faire son motif ? Prenez-y garde : Il n'en est pas du plaisir de la grâce comme de celui de boire, et de manger, ce saint plaisir se rapporte direc- tement à la vraie cause, et nous y rapporte nous- mêmes. Mais du moins David exhortait les autres, à en faire leur motif par ces paroles : Gustate et videte quoniam suavis est Dominus. Beatus vir qui sperat in eo. Et il a déclaré lui-même que c'est par le motif de la récompense, (il savait bien quelle était cette récompense), qu'il a observé la Loi de DïQU finclinavi cor meum adfaciendasjustificationes tuas pr opter retributionem. Alors prenait-il Dieu pour moyen y et lui pour fin ^ mettait-il sa fin dans la créature? ]QQVo\&hiQnc^Q vous ne le pensez pas.

(a) Cinquième Tome^ p. 77.

AUR.PLAMY 257

En second lieu, la distinction que vous faites entre secours et motif est inutile par rapport k la question. Car je demeure d'accord pour me servir de votre exemple» que si on donne à un vatUoHt Prince une puissance armée pour aller disputer une éclatafUe couronne ^ que V armée qui est le secours est bien différente de la couronne qui enestUmotif{^),M2ls'}c nie que le secours qui influe immédiatement dans un acte de la volonté, tel qu'est le plaisir actuel, ne soit pas le motif physique de cet acte. Non, dites-vous. Car le motif d*une action doit être aperçu de V entendement et proposé à la volonté. Quoi I la douceur d'un excellent vin dont on boit actuellement n'est pas un motif qui porte à en boire, ce n'est qu'un secours : et l'espérance de jouir de ce plaisir, n'est pas un secours, mais un véritable motif ? Mais laissons ces motifs auxquels il faut résister, parce que le mouvement qu'ils donnent à l'âme ne tend point vers la vraie cause, de laquelle seule il est permis de jouir selon ces paroles de S. Augustin, Ea re nobis fruendum, est tantum quâ efficimur beati. Quoi ! la douceur ineffable dont jouissent les Bienheureux n'est point le motif de leur amour, et l'espérance que nous avons ici-bas de ces plaisirs dont nous n'avons

(») P. 53.

258 TROISIÈME LETTRE

qu*une faible idée, sera véritablement un motif ? C'en est un sans doute, mais infiniment plus faible, quoiqu 'aperçu par la foi et proposé à la volonté, que celui dont l'âme des Bienheureux est toute pénétrée : car ce qu'on goûte actuelle- ment est bien plus vivement proposé à la volonté que ce qu'on espère. Soit, direz- vous. Mais les Bienheureux ne prennent point pour motif de leur amour la douceur dont la substance de Dieu les affecte : Ils n'y pensent seulement pas. Je le veux. Mais qu'importe qu'ils y pensent, qu'ils y réfléchissent pourvu qu'ils la goûtent. Il ne dépend point d'eux de prendre cette douceur pour le motif de leur amour, car ce motif physique est à leur égard invincible. Il me paraît, mon R. P. que tout secours qui agit dans la volonté est un motif physique ; et que soit que l'on ait en vue de goûter du plaisir dans la jouissance d'un objet, ou que l'on en goûte actuellement, on en fait également son motif moral, lorsqu'on y donne son consentement. Revenons à l'amour désintéressé.

La Grâce est un saint plaisir. On ne peut sans ce saint plaisir aimer Dieu d'un amour désin- téressé, ce secours est nécessaire : On ne peut avoir ce saint plaisir sans le goûter actuellement. Ainsi quoiqu'on goûte actuellement ce saint plaisir, on peut par son secours aimer Dieu d'un

AU R. P. LA M Y 259

amour désintéressé. Il faut nécessairement que vous conveniez de tout cela. Mais vous prétendez que si Ton a en vue ce saint plaisir, l'amour est intéressé : parce qu'au lieu d'en faire son secours^ on en fait son motif. Je passe les conséquences (») affreuses qui me paraissent suivre de là. Mais je vous prie, mon R. P. un homme qu'on paie comptant, et qui ne veut point nous servir si on ne le paie comptant, est-il moins mercenaire qu'un homme qui nous sert sur notre parole en vue d'être payé, et qui ne veut nous servir que par le secours de cette espérance. En un mot, le plaisir actuel nous intéresse-t-il moins que le plaisir qu'on espère ! J'aime Dieu par le plaisir actuel de la Grâce, je ne puis l'aimer sans ce plaisir, et mon amour, selon vous (^), est désintéressé. Je ne goûte point un si vif plaisir : Je n'en ai que l'avant-goût, que l'espérance aux promesses de Dieu produit en moi ; et par le secours de cet avant-goût, c'est-à-dire par ce plaisir que j'ai en vue, j'aime Dieu ; et, selon vous mon amour est mercenaire. Je vous avoue que ce dernier amour, toutes choses d'ailleurs égales, me paraît plus méritoire que le premier,

(») Rien n'est plus opposé à l'Écrituro. S. Jran par ex. a dit : Omnis qui hahet hanc spem in eo sanctificat êe. Ep. 1, 3 : 3. Il aurait dire Nullus qui hahet. Voy. S. Paul aux Hébr., ch. 11.

(b) P. 78.

MALBBRATtCHE 17

26o TROISIÈME LETTRE

et pour ainsi dire, bien plus désintéressé, et que c'est pour cela que les Bienheureux ne sont plus en état de mériter : Car enfin le désir d'être heureux est bien plus excité et bien plus satisfait, par le plaisir actuel que par le futur ; par le bon- heur dont on jouit actuellement, que par celui qu'on espère. Il ne peut donc y avoir d'amour désintéressé dans le sens qui accommode les Quiétistes, si on ne veut (*) soutenir cette hérésie des Pélagiens (^) qu'on peut sans grâce, sans délec- tation prévenante, sans un saint plaisir, aimer Dieu de la manière la plus parfaite. Mais si l'on prend l'amour désintéressé au sens que je l'ai pris dans le Traité (*>) de V Amour de Dieu, plus la délectation de la Grâce est forte et vive, plus aussi, lorsque nous y consentons, notre amour est pur et désintéressé.

Vous direz sans doute, mon R. P. que la fin dernière de la charité c'est la gloire de Dieu, c'est d'avoir en vue de lui plaire : et qu'ainsi aimer Dieu par des motifs tirés de l'amour de soi- même, n'est point l'aimer d'un amour de charité. C'est l'objection ordinaire qui est fondée sur ce qu'on ne distingue point assez les motifs de

(a) Si charitas non ex Deo, sed ex hominibus, vicerunt Pelagiani : si autem ex Deo, vicimus Pelagianos, Aug. de Gr. et lib. Arb., c. 18.

(b) P. 87.

AUR.P.LAMY 261

la fin, le motif ph}^ique des motifs libres ; équi- voque que j*ai souvent tâché de lever. Mais encore un coup, je vous avoue que celui qui n'aime point d*un amour de préférence la gloire de Dieu sur toutes choses, et qui ne veut point lui plaire, n*a point la charité ; et je me suis déjà expliqué sur cela en plusieurs endroits des Traités de Morale et de V Amour de Dieu. Mais je nie la conséquence qu'on tire. Voici pourquoi.

Comme nous voulons invinciblement être heureux, nous aimons beaucoup plus notre bien- être que notre être : Car l'être séparé de tout bien-être, et présent et futur, paraît fort indiffé- rent à la volonté. Ainsi nous aimons naturelle- ment celui qui fait actuellement notre bien-être. Il est impossible, faits comme nous sommes, de recevoir un bienfait que l'on désire actuellement avec ardeur, sans se sentir porté à la reconnais- sance ; et de plus sans goûter un nouveau plaisir à plaire à son bienfaiteur, à prendre ses intérêts, à travailler à sa gloire. Et plus le bienfait est grand, ou reconnu pour tel, plus aussi on se sent pressé de plaire à celui dont on le reçoit actuellement. On voit bien que la raison pourquoi nous sonmies ainsi faits, c'est pour lier entre nous, et surtout avec Dieu comme cause unique de tous nos biens, une étroite société. Or les Saints, par exemple, jouissent actuellement d'un

202 TROISIÈME LETTRE

bienfait infini : Dieu remplit tous leurs désirs : il fait tout leur bien-être. Ils pensent donc uni- quement à lui plaire : ils veulent uniquement la gloire de leur bienfaiteur. Et ici-bas ceux qui ont la foi, et une espérance ferme que Dieu seul fera leur bien-être, et qui par la douceur de la Grâce l'éprouvent déjà, sont par elle portés à plaire à leur bienfaiteur, et présent et futur. Mais il me paraît que le motif de leur amour pour la gloire de Dieu, gloire qui est leur motif libre, ou leur fin dernière, se tire de l'amour de bienveillance qu'ils se portent invinciblement à eux-mêmes, amour excité par la délectation de la Grâce sans laquelle on ne peut rien. Cela est évident, car s'ils ne s'aimaient point eux- mêmes, s'ils étaient indifférents sur leur bonheur, sur leur bien-être ; ils le compteraient pour rien ce bien-être. Ainsi le désir du bienfait serait nul. Donc la reconnaissance cesserait, et par conséquent cette ardeur de plaire au bienfaiteur, et de se complaire uniquement dans sa gloire. La charité s'accorde donc parfaitement avec le désir du bonheur, et relève pour ainsi dire de l'amour de bienveillance qu'on se porte naturel- lement à soi-même. On cherche la gloire de Dieu par le motif du plaisir qu'on y trouve actuelle- ment, ou ce qui est la même chose, par l'horreur que l'on a pour l'injustice de l'ingratitude,

A U R . P . L A M Y 263

c'est-à-dire, par un motif tiré de Tamour de soi- même : car puisqu'on a honte de l'ingratitude, c'est une preuve convaincante et naturelle qu'elle ne nous fait pas d'honneur, et qu'elle est con- traire à notre nature.

On dira peut-être qu'on peut vouloir plaire à Dieu à cause que c'est l'Être infiniment parfait, à cause de sa sagesse, de sa bonté, de sa justice, en un mot à cause de ses perfections prises en elles-mêmes, et sans aucun rapport à nous. Mais cette abstraction est impossible ; du moins par rapport à la pratique, on suppose faux. Car étant, comme nous le sommes, créés à l'image de Dieu, il est impossible que les perfections de l'Original n'aient point essentiellement de rap- port à nos âmes. C'est une nécessité que tout ce qui est parfait nous plaise naturellement en tant que parfait. C'est pour cela que les hommes les plus corrompus aiment la vertu dans les autres. Ils l'aimeraient dans eux-mêmes, si elle leur plaisait assez pour lui sacrifier leurs passions. Mais quoi qu'il en soit, si les perfections divines ne nous plaisent nullement, si elles ne nous per- fectionnent point, et si en même temps nous ne nous aimons point, et ne voulons ni notre per- fection, ni notre félicité ; comment voudrons-nous plaire à Dieu qui ne nous plaira nullement ? Conament voudrons-nous nous former sur l'ordre

1

264 TROISIÈME LETTRE

dont la beauté ne nous touchera point ? J'avoue que je ne le comprends pas. L'amour pour unir les cœurs doit être réciproque. On ne peut par amour vouloir plaire qu'à celui qui nous plaît. Je dis par amour ^ car vouloir plaire est si peu la même chose qu'aimer, qu'on peut vouloir plaire aux gens sans les aimer eux-mêmes, mais seulement dans la vue d'obtenir d'eux ce qui nous plaît, et que l'on aime véritablement. On ne peut donc aimer la Sagesse, la souveraine Raison que parce qu'elle plaît à l'esprit et qu'elle le perfectionne, que parce qu'elle est nécessai- rement et essentiellement la perfection de la nature raisonnable. On ne peut aimer l'Ordre immuable de la justice que parce que la beauté de la justice (^) plaît à l'âme qui se renouvelle et s'embellit, lorsqu'elle se reforme sur cette éternelle et divine Loi. Il me paraît enfin que si l'on ne s'aime soi-même d'un amour de bien- veillance, de quoi on ne peut douter, dit S. Au- gustin (^), si Von n'a perdu V esprit, on ne peut plus rien aimer. Car il n'y aurait plus de motif

(a) Delectet vos ergo j'ustilia, et rogate Dominum ut delectet. Dominus enim dabit suavitatem, et terra nosira dabit fructum suum, ut per charitatem impleatis quod per timorem implere difficile est. Aug. in Ps. 32.

(l>) Quin autem se diligat, et prodesse sibi velit dubitare démentis est, Aug. de Doct. Chris., 1, 1, c. 25.

AU R . F . L A M Y 265

qui nous donnât du mouvement vers le vrai bien, et qui nous y attachât. Je dis, si on ne s'aime soi-même d'un amour de bienveillance : car s'aimer comme étant à soi-même son bien, c'est la folie du Sage des Stoïciens (*). Plus je lis l'Écriture, plus je médite sur les paroles et sur la conduite de celui qui seul connaît bien le cœur humain ; plus je me persuade que je ne me trompe point. Tout est plein de promesses et de menaces dans les Livres Saints. Ils nous représentent sans cesse les bienfaits de Dieu, son immense charité pour des pécheurs, ce don ineffable de Jésus-Christ ce Fils bien-aimé. Ils supposent toujours en nous l'amour de nous-mêmes, et ne le combattent jamais. Comment serait-il possible qu'un tel amour fût contraire à la charité parfaite ? L'Écri- ture tire toujours de cet amour des motifs pour nous détacher des créatures, et pour nous porter à l'amour du vrai bien. N'est-ce pas une marque certaine que ce bon amour est le principe naturel de tous les autres ? En un mot je trouve que l'Écriture Sainte est faite pour moi tel que je suis et dans le sentiment que je soutiens. Mais si elle était faite pour ceux qui veulent que la charité certainement elle doit nous conduire, soit indépendante de tout motif tiré de l'amour de nous-mêmes, du désir d'être heureux ; si elle était faite pour établir le pur amour de ce^:-

266 TROISIÈME LETTRE

taines gens, j'ai horreur de le penser, assurément elle ne s'y prendrait pas trop bien.

Que Von dise tant qu'on voudra, dites-vous, qu'on ne peut aimer sans plaisir, qu'on ne peut aimer que ce qui plaît ; qu'on ne peut aimer les perfections absolues de Dieu, si elles ne nous touchent agréablement. Rien de tout cela ne conclura jamais qu'on ne puisse aimer Dieu d'un amour désintéressé ; à moins qu'on ne prouve qu'on est absolument nécessité de faire son motif de ce plaisir qui accom- pagne l'amour : Mais c'est ce qu'on ne prouvera jamais.

On ne prouvera jamais, mon R. P. qu'on soit nécessité de consentir à tel ou tel plaisir, à la délectation de la Grâce, par exemple, car on peut y consentir, ou n'y pas consentir. Mais lorsqu'on y consent, ou à quelque plaisir contraire, c'est- à-dire lorsqu'on se détermine librement ; on le fait toujours par le motif du bonheur, on choisit toujours ce qui actuellement nous (*) plaît davantage. Je ne m'engage pas à vous démontrer cette vérité. Car on ne doit pas entreprendre de prouver aux autres ce qu'on ne fait que sentir, et qu'éprouver en soi-même. Quoi qu'il en soit, il y a de l'équivoque dans ces paroles en faire son motif, il faut tâcher de l'éclaircir.

(a) Quod enim amplius délectai, secundum id operemur necesse est. Aug. Exp. Epist. ad Galat., n. 49.

AU R. P. LAMY 267

Le plaisir actuel, mon R. P. est un motif déjà tout fait, car le plaisir actuel meut naturel- lement tous ceux qui veulent être heureux. De même le plaisir qu'on espère actuellement est aussi un motif tout fait. Mais l'un et l'autre sont des motifs physiques, ou si vous voulez, des secours, car il ne faut point disputer sur les mots. On peut y consentir ou n'y pas consentir à ces motifs physiques, suivre ou non le mouve- ment qu'ils excitent : Et si l'on y consent ; ils deviennent des motifs moraux ou libres. Y con- sentir c'est donc, si je ne me trompe, ce que vous appelez en faire son motif. Car le motif qu'on fait, le motif moral ou libre, suppose toujours le motif physique et qu'on ne fait point. Or comme l'on veut invinciblement être heureux ; le plaisir, motif physique, produit toujours dans l'âme im mouvement, ou un amour naturel, et celui qui consent à ce motif physique, aime librement l'objet dont ce motif ou ce plaisir n'est que la perception agréable, perception qui se rapporte directement à l'objet aperçu. Et celui qui n'y consent point, n'aime point cet objet, ou ne suit point librement le mouvement naturel que pro- duit ce motif physique. Comme l'on ne peut pas consentir à rien, suivre un mouvement qui n'est point ; on ne peut faire de motif libre, que par m le consentement que l'on donne à un motif

i

268 TROISIÈME LETTRE

physique. Il est donc évident qu'on ne peut aimer la beauté de la justice, les perfections di- vines, si elles ne touchent agréablement, et géné- ralement qu'on ne peut aimer que ce qui plaît. Il est, dis-je, évident qu'on ne peut aimer les perfections divines que par le plaisir, motif physique, dont on ne fait son motif libre qu'en y consentant, qu'en suivant librement l'amour naturel ou nécessaire : je veux dire ce mouvement indélibéré que la délectation de la Grâce produit dans l'âme par son efficace propre, en lui faisant et connaître et sentir la convenance qu'ont avec elle les perfections divines. Car si l'on ne consen- tait point à la perception agréable de ces perfec- tions, au plaisir qui se rapporte directement à la cause qui le produit, c'est-à-dire si l'on n'en faisait point son motif ; il n'y aurait point d'amour actuel, ou de mouvement libre de la volonté vers Dieu ; puisque le mouvement libre n'est que le consentement au mouvement naturel ou néces- saire.

On peut néanmoins aimer actuellement les perfections divines, quoiqu'on en ait si peu de perception agréable, qu'à peine en a-t-on un sentiment intérieur. Mais c'est qu'alors il y a dans l'âme un amour habituel de ces perfections, et qu'on ne sent point ces habitudes, si elles ne sont actuellement excitées. Car le mouvement

AU R. P. LAMY 269

que le plaisir produit dans l*àme, ne cesse pas aussitôt que le plaisir : mais ce mouvement dimi- nue sans cesse par les mouvements contraires que produisent d'autres plaisirs, surtout lors- qu'on consent à ces mouvements, ou qu'on les suit librement. Or lorsqu'on goûte actuellement très peu de plaisir dans l'amour habituel de la justice, quoique actuellement excité, ou ce qui est la même chose, lorsqu'on a très peu d'horreur de l'injustice ; une tentation médiocre nous fait succomber facilement. Car quoique nous puis- sions nous empêcher de consentir au motif physique qui nous porte au mal ; c'est une (^) nécessité lorsque nous nous déterminons, d'aller du côté qui nous plaît le plus, ou qui nous déplaît le moins. Tant il est vrai qu'on ne peut aimer que ce qui plaît, et qu'on cherche son solide bonheur dans tout ce qu'on fait de bien et de mal. Je prends toujours le plaisir en général, et le bonheur qui comprend la perfection et la félicité de l'âme.

Pour répondre à quelques passages que vous avez tirés, et que vous pourriez tirer de mes Livres, je crois devoir vous avertir, mon R. P. que cette proposition : (L'on ne peut aimer Dieu ou l'ordre immuable de la justice sans plai-

(») Quod enim amplius delecUU, secundum id operemwr nectsse est. Aug.

270 TROISIÈME LETTRE

sir, sans la délectation de la Grâce) n'est con- traire qu'en apparence à celle-ci : (On peut aimer Dieu sans goût, obéir à sa loi malgré les plus grandes sécheresses .) Parce que lorsqu'on a l'amour habituel de la charité, on est souvent excité à aimer l'ordre et à remplir ses devoirs, par une horreur prévenante qu'on a du péché : horreur qui est une grâce aussi réelle que le goût de la vertu, et un motif équivalent à la délectation prévenante. Aimer l'ordre parce qu'il plaît, et haïr le désordre parce qu'il déplaît, cela revient au même. Il y a des grâces qui portent directe- ment au bien, et des grâces qui éloignent direc- tement du mal : et il est clair que ce qui éloigne du mal, porte au bien, comme ce qui porte au bien éloigne du mal. Je vous dis ceci pour ré- pondre à plusieurs réflexions (») que vous ne deviez pas faire sur quelques passages tirés de mes Livres ; et principalement sur celui dont vous concluez : qu'on ne peut rien dire de plus fort pour la décision du procès de Vamour désintéressé : quoique ces dernières paroles du même passage, s' appuyant sur les promesses de Dieu, fassent assez connaître que mon sentiment est qu'on ne peut sacrifier à l'ordre son bonheur actuel, que par l'espérance d'un plus grand, que par un motif

(a) Cinquième Tome, p. 142 et suivantes.

AUR.P.LAMY 271

tiré de l'amour de nous-mêmes. C'est précisé- ment le contraire de cette conclusion que vous tirez de mon texte : On ne peut y concluez- vous, rien dire de plus fort pour la décision du procès de Vamour désintéressé.

Encore une fois, mon R. P. consentir à la délectation de la Grâce nécessaire pour s'élever au pur amour, c'est aimer Dieu de la manière la plus parfaite. Or y consentir, c'est de ce secours ou de ce motif physique, en faire son motif libre ; et n'y point consentir, c'est n'en point faire son motif. C'est ne point suivre librement le mouvement naturel ou indélibéré qui nous porte vers Dieu. Ce n'est donc point aimer Dieu. n est vrai que lorsque la délectation de la Grâce nous touche actuellement, nous pouvons, si vous voulez, n'y pas penser : mais nous ne pouvons pas ne la pas goûter, ne la pas sentir. Or le plaisir actuel est proposé, et bien plus vivement proposé à la volonté que le plaisir en espérance, et prenez- y garde, il l'intéresse bien davantage. Donc il est impossible d'aimer Dieu d'un amour entière- ment désintéressé.

Il y a sans doute des Saints qui aiment Dieu sans avoir actuellement en vue les plaisirs futurs ; mais c'est qu'alors ils sont en partie payés compt- tant. Ils veulent plaire à Dieu sans retour sur eux-mêmes ; mais c'est l'effet naturel des grâces

L

272 TROISIÈME LETTRE

qu'ils goûtent actuellement. Car, comme j'ai dit souvent, plus les plaisirs sont grands, plus l'âme s'oublie pour s'attacher à celui qui fait actuellement son bien-être. Ces âmes saintes peuvent dire dans le transport de leur amour, qu'elles sont prêtes à souffrir des peines éter- nelles pour celui qui fait leurs pures et chastes délices, s'il était possible qu'il le voulût ainsi, ce qu'elles savent bien ne pouvoir être. Elles parlent sincèrement sans doute : Mais c'est que le plaisir actuel, dont elles sont pénétrées, les touche et les meut davantage que les peines futures dont elles n'ont peut-être alors qu'une faible idée. Et il faut remarquer qu'elles veulent aimer éternellement, et qu'elles confondent appa- remment le plaisir qui les fait aimer. Non enim amatur, dit saint Augustin («-), nisi quod delectat, et qui en même temps les rend heureuses, avec l'amour même. Les débauchés ne préfèrent-ils pas souvent la jouissance actuelle de leurs plaisirs à leur éternité bienheureuse ; le présent qui les frappe vivement, au futur qui les touche peu ? C'est que lorsqu'on fait choix, on suit le motif physique qui ébranle alors notre âme, ou qui nous persuade plus fortement.

Ceux qui goûtent actuellement combien le

(a) De Verb. Apost. 5erm. 159 aliàs, 17.

AU R. P. LAMY 273

Seigneur est doux, peuvent par ce motif actuel, Taimer sans penser qu'un jour ils le trouveront infiniment plus doux et plus aimable. Mais ils doivent toujours s*exciter par l'espérance d'une plus parfaite jouissance à l'aimer encore davan- tage, et à le servir avec plus de fidélité. Car main- tenant nous ne sommes heureux qu'en espé- rance, et le goût qu'ont les plus gens de bien, n'est encore qu'une espèce d'avant-goût. Le Juste doit vivre de la foi aux promesses, et se soutenir et s'animer sans cesse par la fermeté de son espérance, dans ce chemin étroit et diffi- cile qui conduit à la vie. Cela est répété à tous moments dans les Écritures. C'est qu'on ne peut aimer Dieu que par la grâce qui nous fait goûter que le Seigneur est doux, et par l'espérance qu'un jour nous trouverons en lui l'accomplissement de tous les désirs qu'il forme en nous. C'est que tout amour est intéressé en ce sens qu'il est toujours fondé sur le désir d'être heureux. Il est vrai qu*on ne prouvera jamais qu*on soit abso- lument nécessité défaire son motif de la délectation de la Grâce, car on peut y consentir ou n'y pas consentir : On peut n'y pas consentir poussé par quelque motif ou plaisir contraire. Mais lorsque l'on y consent, on en fait son motif libre : on aime Dieu qui nous plaît alors, c'est- à-dire, qu'on suit librement le mouvement

274 TROISIÈME LETTRE

naturel du motif surnaturel. Mais quoiqu'on puisse résister à tel ou tel plaisir particulier, à tel ou tel motif physique ; on ne peut résister au désir du plaisir en général, à l'amour du bonheur ; parce qu'on n'a point d'autre motif physique à lui opposer. Et ce n'est que par l'amour du bonheur en général, que par cet amour comme infini de bienveillance que nous nous portons à nous-mêmes, que par cette soif inaltérable que Dieu met en nous pour un bien infini, que l'on peut ne pas s'arrêter à ce qui ne remplit pas tous nos désirs, qu'on peut ne pas faire son motif libre de tous ces motifs particuliers, qui ne meuvent pas l'âme invinciblement.

Il est temps de finir, mon R. P. car il me semble que j'ai suffisamment expliqué ce que je pense, et si je m'en souviens bien, ce que j'ai toujours pensé sur l'amour désintéressé. Vous voyez peut-être maintenant que je n'ai point fait le petit Traité de V Amour de Dieu par une délica- tesse un peu excessive y (^) ni par une démangeaison d'écrire sur un sujet qui fait tant de bruit y mais par la nécessité fâcheuse vous ne deviez pas m'engager. Vous voyez que je ne pouvais pas m'accommoder du sentiment que vous souteniez dans le troisième Tome de la Connaissance de

(a) Éclaircissement^ p. 4.

AUR.P.LAMY 275

soi-même, (•) et que me citant contre votre adver- saire, vous m*opposiez effectivement à moi-même. J'aurais pris néanmoins le parti de me taire, si je l'avais pu : Et si vous lisez de sang-froid et sans prévention, mon Traite de V Amour de Dieu, vous verrez bien que le chagrin que vous m'aviez donné, en m*obligeant à m 'expliquer sur une matière si délicate eu égard aux circonstances du temps, n'avait rien diminué du respect et de l'amitié que j'avais pour vous. Je suis fâché de la peine que mon Traité vous a fait contre mon intention, et de celle que vous aurez peut-être de la publication de mes Lettres. Mais il faut, s'il vous plaît, vous en prendre à vous-mêmes : La réponse à un Livre imprimé doit être rendue publique. Si vous voulez m 'attaquer, et faire croire au monde que j'ai des sentiments dont je suis fort éloigné ; vous devez souffrir que je me défende, et que je m'expHque. Vous voulez que je pense comme vous : cela est vrai en bien des choses. Ceux qui ont lu vos Livres et les miens, le voient assez. Mais quelque honneur que cela me fasse, je ne puis dissimuler la vérité sur une opinion qui me paraît, et à beaucoup d'autres d'une extrême conséquence. La différence de nos sentiments ne consiste point dans des minu-

{») Chapitre dernier.

276 TROISIÈME LETTRE

ties : elle ne roule points comme vous le dites, sur le plus et sur le moins, sur V équivoque de quelques termes. (^) Je voudrais bien que cela fût ainsi. Elle dépend cette différence du principe que vous avez combattu dans le dernier chapitre de votre troisième Tome. Je n'ai écrit le Traité de V Amour de Dieu que pour défendre ce principe, et c'est sur lui que j'ai bâti mon Traité, comme vous le dites. (^) Ne donnons point le change, mon R. P. parlons clairement, afin que si nous nous trom- pons, on nous désabuse de nos erreurs : Si nous aimons la vérité, nous les quitterons avec joie. Nous serions bientôt d'accord, si je pouvais croire que l'amour désintéressé, tout à fait indé- pendant du désir d'être heureux, ou de ce bon amour de nous-mêmes que Dieu met sans cesse en nous, fût possible ; ou si je pouvais croire, que la volonté en tant qu'elle est capable d'aimer, fût différente de l'amour du bonheuï. Car c'est le principe de bien des conséquences qui mettent entre nos sentiments une différence infinie. Lorsque je suis votre principe, je découvre une Morale qui n'a presque point de rapport avec celle que je tire du mien. L'une s'accorde parfaitement avec celle de Jésus-Christ ; et l'autre, si je suis bien votre principe ^'ébranle

(a) Éclaire, p. 146.

(b) P. 134.

AU R

L A M Y

277

furieusement. Il faut ou que je me trompe dans les conséquences que j'en tire, ou que vous ne les voyiez pas. Car je suis bien assuré que vous en auriez autant d 'horreur que moi-même, si vous étiez comme je le suis, bien persuadé qu'elles suivent naturellement du principe. Pen- sez-y donc sérieusement, mon R. P. et continuez de m 'aimer en Notre-Seigneur autant que je vous honore.

FIN Ce dernier Juin 1698.

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APPENDICE I

AVERTISSEMENT

On a cru devoir ici ajouter le dernier Chapitre du troisième Volume de la Connaissance de soi- même, parce que c'est ce Chapitre qui a donné occasion à écrire le Traité de V Amour de Dieu, et qu'on y voit les raisons du P. Lamy, pour l'amour désintéressé ou indépendant du motif d'être heu- reux. On y a joint aussi un Chapitre qui se trouve dans son cinquième Volume, page 126 parce que le P. Lamy y soutient que la volonté est différente du désir d'être heureux, et que c'est le principe qui met la différence essentielle entre les sentiments de ces deux Auteurs. Ainsi l'on trouvera dans ce Volume ce qui est nécessaire pour juger solidement lequel des deux a la raison de son côté.

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EXTRMT OU TOME TR0ISIF:ME (4* partie, iecL 3. p. i&79et»uiv.)

DB LA

CONNAISSANCE DR SOI-MÊME

Par le P. L\MY.

CHAPITRE IX

Que r Amour propre se transforme oui^ertemerU en amour de Dieu.

î

On peut dire que c'est ici le comble des illusions de l'amour-propre. Il y a longtemps qu'on avait remarqué que ce fourbe se glissait imperceptible- ment jusque dans nos actions de piété ; et qu'il arrivait souvent qu'on croit y chercher vraiment Dieu, pendant qu'on ne cherche que soi-même. Cétait assurément déjà un grand mal : mais du moins on prenait des mesures pour s'en préserver ; on était en garde contre cet empoisonneur de nos bonnes actions ; et lorsqu'on s'apercevait qu'il voulait s'en mêler, on faisait tous ses elTorts pour le bannir.

II

Mais aujourd'hui les choses sont bien sur un autre pied. Cet imposteur a trouvé le secret de n'avoir plus besoin de se cacher, et de pouvoir, sans honte, marcher la tête levée. Que dis-je ? Il a trouvé l'art

28o CHAPITRE IX DE LA

de se faire autant estimer et honorer que l'amour de Dieu même. Il ne fallait pour cela, que se trans- former en cet amour divin ; et c'est enfin jusqu'où il a poussé ses artifices et ses illusions.

III Quelques Auteurs de ce siècle qui y ont été pris des premiers, ne rougissent pas de lui prêter leur plume, pour lui aider à les répandre. Et j'avoue que je n'ai pu voir, sans un extrême étonnement, qu'un d'entre eux, qui, sur d'autres sujets a de la solidité, ait été un de ceux-là : et qu'il ait osé con- fondre l'amour-propre avec l'amour de Dieu : car il soutient, avec une confiance infinie, qu'on ne peut aimer Dieu que par intérêt, que par amour- propre : qu'iZ ne peut y avoir une pure amitié dans notre cœur à Végard de Dieu. Qu'il n'en est point qui ne relève de Vamour de nous-mêmes, et qui ne le reconnaisse pour principe. Que la mesure sans mesure de Vamour de soi-même, et ces désirs, qui sont comme infinis, sont les seuls liens qui nous attachent à Dieu ; que quand Vamour de nous-mêmes se tourne vers Dieu : par V intérêt du bonheur qu'il en attend, il se confond avec Vamour divin. Et qu'ainsi ce sont questions vaines et contradictoires, que de demander si les Saints aiment Dieu plus qu'eux-mêmes ; et qu'iZ aimerait autant qu'on demandât s'ils s'aiment eux-mêmes, plus qu'ils ne s'aiment eux-mêmes (*).

(a) Deuxième partie de VArt de se connaître, chap. 6 et 8.

CONNAISSANCE DB SOI-MÊME 281

IV

Ce qu'il y a en cela de bien étrange, c'est que les raisons dont cet Auteur appuie ces paradoxes, sont si faibles et si frivoles, qu'on ne comprend pas com- ment elles ont pu l'engager à les soutenir. On n'en- treprend pas ici d'en faire voir le faible : ce n'en est pas le lieu : cela nous engagerait dans des abs- tractions et des sécheresses qui ne conviennent pas à cet Ouvrage. Il s'en présentera peut-être quelque jour une occasion plus favorable.

D'ailleurs ces paradoxes sont si visiblement oppo- sés aux plus simples notions de la raison et de la foi, que je ne puis croire que les fidèles aient besoin de préservatifs contre leur poison.

La raison leur dira que Dieu ne doit pas être moins délicat que nous, en matière d'amour ; et que c'est juger bien bassement de cet Etre Souverain, que de croire qu'après ne nous avoir créés que pour être aimé de nous, il puisse se contenter que nous ne l'aimions que pour notre irUérêty que pour l'amour de nous-mêmes ? et en un mot, que d'une manière dont nous ne serions pas contents que les hommes nous aimassent.

VI

Elle leur dira encore (cette même raison) que s'il était vrai qu'il ne pût y avoir dans notre cœur une pure amitié pour DieUy qui ne se rapportât pas

L

282 CHAPITRE IX DE LA

à nous-mêmes, il faudrait que Dieu se fût bien mécompte, en créant notre cœur pour l'aimer : puisque c'est une notion commune, qu'à parler exactement on n'aime point ce que Von naime que pour quelque autre chose ; et qu'on n aime un objet qu autant qu'on Vaime pour lui-même et sans rapport. Non amatur nisi quod propter se amatur, dit saint Augustin. Et ainsi selon cela, Dieu nous créant pour l'aimer, nous aurait mis dans une vraie impossibilité de l'aimer, en nous réduisant à l'impuissance de l'aimer que par rapport à nous. C .v c'est encore une notion commune que ce que l'on n'aime que par rapport à un autre objet, ne tient lieu que de moyen pour y arriver : or l'on convient qu'à parler proprement, on n'aime pas les moyens, mais la fin ; vérité que Saint Bernard exprime si bien par ces paroles : Quidquid propter aliud amare <^idearis, id plane amas quo amoris finis pertendit : non per quod ten- dit (a).

VII

Enfin la raison, leur dira encore, que n'aimer Dieu que par rapport à nous ; c'est, suivant ce qu'on vient de dire, prendre Dieu pour moyen, et se prendre pour fin. Mettre sa fin dans la créature ; jouir de soi-même, et user de Dieu : ce qui, suivant la raison, et le témoignage de Saint Augustin, est le dernier renversement de l'ordre : Frui utendis, et uti fruen- dis.

i) Tract, de diligend. Deo, cap. 10.

CONNAISSANCE DE SOI-MÊME 283

VIII

Pour la foi, elle leur dira que puisque Dieu 1rs oblige à l*ainier de tout leur cœur, de toute leur ftme, de tout leur esprit et de toutes leurs forces ; il est visible que loin qu*il prétende n'être aimé que par rapport à eux, à peine paraît -il qu'ils puissent s'aimer eux-mêmes, du moins d'un amour qui n'ait point de rapport à Dieu : puisque celui qui leur demande tout le cœur, déclare assez qu'il ne leur en laisse nulle partie dont ils puissent se servir à s*aimer ainsi : ce qui n'empêche pas cependant qu'il ne soit vrai que nous nous aimons nous-mêmes, en aimant ainsi Dieu. Car puisque s'aimer, c'est se procurer du bien : il est vrai que nous ne nous en procurons jamais davantage, ni ne faisons jamais mieux nos affaires, qu'en ne songeant point à les faire, et qu'en nous oubliant nous-mêmes, pour ne songer qu'aux intérêts de Dieu.

IX

Enfin la foi et la raison se joindront encore pour leur apprendre qu'ils doivent aimer Dieu d'un amour de préférence : c'est-à-dire, non seulement plus que leurs parents et que leurs amis ; non seulement plus que la vie présente, mais aussi plus qu'eux- mêmes, plus que leur être propre ; et jusqu'à être prêts à retomber dans le néant, et à soulTrir toutes sortes de supplices, plutôt que de l'offenser.

Quand Jésus-Christ ne s'en serait pas expliqué assez clairement, il ne faudrait que quelque idée

284 CHAPITRE IX DE LA

de l'ordre, et de l'infinie différence qu'il y a du Créateur à la créature, pour en tomber d'accord. « Il ne suffît pas, dit un illustre et solide Auteur, « d'aimer Dieu ou l'ordre, lorsqu'il s'accommode « avec notre amour-propre. Il faut lui sacrifier « toutes choses, notre bonheur actuel, et s'il le « demandait ainsi, notre être propre. » (*)

X

Et de il ne sera pas malaisé d'inférer contre les prétentions d'Abadie : que l'amour de Dieu doit être très différent de l'amour-propre : puis- qu'on doit aimer Dieu jusqu'à être prêt de lui sacrifier son propre être, qui est l'unique appui de l'amour-propre. Qu'il est faux qu'on ne puisse aimer Dieu que par intérêt et par amour-propre, et qu'on ne puisse avoir pour Dieu une amitié par- faitement indépendante de cet amour : puisque l'aimer jusqu'à être disposé à lui sacrifier son propre être ; c'est l'aimer contre tous les intérêts et tous les pen- chants de l'amour-propre.

3^ Qu'il est encore plus faux que la mesure sans mesure de Vamour de soi-même soit le seul lien qui nous attache à Dieu : puisque notre attachement pour lui, doit aller jusqu'à s'oublier et s'anéantir soi-même, pour lui procurer un degré de gloire, s'il le souhaitait.

40 Que c'est n'avoir pas la plus simple notion de l'amour de préférence que nous devons à Dieu,

(a) Traité de Morale, c. 3, 16..

C t> N N A i ï» ^^ A .N k t: l) K SOI- M K M E 265

que de traiter de badines et de contradictoires les qttestions par lesquelles quelques Auteurs demandent si les Saints aiment Dieu plus qu* eux-mêmes. Il est si constant parmi tous ceux qui ont quelque teinture de religion et quelque idée de Dieu, qu'on doit raimer plus que toutes choses et plus que soi- même ; et Jésus-Christ nous a si nettement marqué cette vérité dans 1* Évangile, qu*on ne comprend pas comment des Chrétiens en peuvent douter ; et que tout ce qu'il y a à redire dans les questions que l'on propose là-dessus, c'est de ce qu'on les propose, puisqu'on ne devrait pas en faire une ques- tion.

XI

Après tout, si l'on voulait donner un autre tour et un autre sens à l'amour de soi-même : et que, par là, on n'entendît que ce mouvement par lequel on ne s'aime que pour Dieu, que par rapport à Dieu, que pour sa gloire, qu'a fin qu'il soit toutes choses en tous ; que pour lui appartenir parfaite- ment, et que pour demeurer entre ses mains comme un instrument disposé à tous les usages auxquels il lui plairait de le destiner ; on ne devrait faire alors nulle difficulté de confondre cet amour de soi-même avec l'amour de Dieu : puisqu'effective- ment ce ne serait qu'un vrai amour de Dieu ; et que, comme on l'a fait voir ci-dessus, on n'aime point, à parler proprement, ce que Von naime que pour quelque autre chose : Quidquid propter aliud amare

L

286 CHAPITRE IX DE LA

çidearis, id plane amas quo amoris finis pertendit, non per quod tendit.

XII

Mais qu'il est peu de gens qui s'aiment ainsi ! (^) et que c'est peu le sens dans lequel Abadie prend l'amour de soi-même. Ce n'est pas pour Dieu qu'il veut qu'on s'aime : ce n'est au contraire que pour soi et pour son bonheur qu'il veut qu'on aime Dieu : Il porte son amour-propre jusque dans le Ciel, et le confond avec l'amour que les Bienheureux ont pour Dieu. Je demande, dit-il, s^ils peui^ent aimer Dieu, sans sentir la joie de sa possession ; et si Von peut sentir de la joie, sans s^aimer soi-même, à pro- portion du sentiment quon en a ? (^)

Il est aisé de répondre que le plaisir que les Bien- heureux sentent dans la possession de Dieu, les porte et les attache à Dieu, et non pas à eux-mêmes ; ce n'est pas par rapport à ce plaisir ni à cause de ce plaisir qu'ils aiment Dieu. Quoique le plaisir dont ils jouissent, dit un excellent Auteur (c) , les tienne insé- parablement attachés à Dieu; ils n^ ai ment point Dieu à cause du plaisir quils en reçoii^ent... Dieu est si aimable, que ceux qui le çoient tel quil est, Vaimeraient au milieu des plus grandes douleurs ; et ce n^est pas Vaimer comme il mérite de Vêtre, que de Vaimer seulement à cause qu'il est le seul qui

(a) Pauci se propterea diligunt ut sit Deus omnia omnibus.

(b) Ch. &.

(c) Conversations Chrétiennes. Entretien, 8.

CONNAISSANCE DE SOI-MÊME 287

puisêe catiser en nous des sentiments agréables... Le pUiisir^ dit-il encore plus bas, qui est la récompense ei Cattrait de Camour des Justes^ n*en est point la fin : car Us Justes s* aimeraient au lieu d^ aimer leur bien. Dieu mérite d^être aimé en lui-même ; et même la douceur que Von goûte datis son amour j nous éloigne de luif si nous arrêtant à cette douceur, nous ne Vai- mons pas pour lui-même : car alors nous nous aimons au lieu de lui (*).

Concluons donc avec un saint Amant, que cest déchoir de l'amour de Dieu, que de se rechercher soi- même (b) ; et disons avec lui : que je wous aime. Seigneur, plus que moi-même ; et que je ne m'aime moi-même quà cause de vous et pour vous. Amem te plus quàm me, nec me nisi propter te (c).

(•) Conversations Chrétiennes. Entretien, 8. (b) L'bi scipsum aliquis quœrit, ibi ah amorc cadit. de ïmiL Chr. lib. 3, c. 5. («) Idem.

EXTRAIT DU TOME CINQUIEME (p. 126 et Suiv.) dc

la Connaissance de soi-même par le p. lamy.

De Vamour de Vordre considéré dans les sacrifices qu*il exige.

I

On ne peut guère pousser plus loin les sacrifices, que l'Auteur le fait en faveur de l'amour de l'ordre. Il faut qu'on lui sacrifie sans cesse toutes choses : mais surtout son amour-propre. On doit, dit-il, travailler jusque à la mort à détruire V amour-propre qui se renouçelle sans cesse, et à fortifier Vamour de Vordre qui s'affaiblit (a).

Il ne suffit pas, dit-il encore, d'aimer Vordre, lorsqu'il s'accommode avec notre amour-propre, il faut lui sacrifier toutes choses, notre bonheur actuel, et s'il le demandait ainsi, notre être propre (b).

Si l'on est obligé de sacrifier, sans cesse, son amour-propre à l'amour de l'ordre ; ce n'est donc pas par amour propre qu'on aime l'ordre ; cet amour de l'ordre est donc dégagé de ce mauvais amour autrement ce serait sacrifier l'amour-propre à l'amour-propre : l'amour de l'ordre est donc désin- téressé.

(a) Moral, c. 3.

(b) même.

CONNAISSANCE DB SOI-MÊME 289

II Que mes preuves en faveur de l*amour désinté- ressé sont faibles, en comparaison de celles de l'Au- teur ; je n*ai prouvé la possibilité de cet amour, que par le pouvoir qu'a l'esprit de considérer et d'aimer Dieu par ses perfections absolues, sans songer aux perfections relatives ; et par conséquent sans songer à son intérêt propre, ni à son bonheur ; et voici que TAuteur veut qu'on combatte même de front cet amour intéressé : puisqu'il veut qu'on aime Dieu jusqu'à être prêt à lui sacrifier même son bonheur et son être propre : y a-t-il rien de plus désintéressé ? Dire qu'i7 faut sacrifier^ etc. n'est-ce pas croire cet amour, et cet extrême degré d'amour du moins possible ? que deviendront donc tous les mouvements que l'Auteur vient de se donner pour en faire voir l'impossibilité ? n'est- il pas visible qu'ils ne sont point de son premier esprit ?

III

On peut ajouter qu'ils ne sont pas même de sa disposition présente ; et que son cœur dément son esprit, même dans son dernier écrit (*) : puisqu'il n'a pu s'empêcher d'y répéter qu*un homme juste doit et peut accepter son anéantissement supposé

que Dieu le voulût que les Justes devraient accepter

leur anéantissement : parce quils seraient injustes

(») De l'amour de Dieu.

290 SECOND EXTRAIT DE LA

de ne pas conformer leur volonté à celle du vrai Dieu (^). Que l'Auteur me permette donc d'en appeler de son esprit à son cœur : ou du moins de m'attacher à son cœur préférablement à son esprit.

IV

Mais cependant il se jette, par ces paroles dans un grand embarras : car si les Justes peuvent et doivent accepter leur anéantissement, ils peuvent donc renoncer à leur bonheur éternel : car qui renonce à l'être, renonce pour toujours au bien-être, ou aux manières d'être dans lesquelles seules consiste le bonheur formel. Comment donc l'Auteur a-t-il avancé dans ce même écrit, que V amour de Dieu, même le plus pur est intéressé en ce sens, quil est excité par l'impression naturelle que nous avons pour la félicité de notre être (b) ? Est-ce que cet amour de Dieu qui lui sacrifie l'être, est excité par l'amour du bonheur de cet être ?

Oui, dira l'Auteur ; cet amour est excité par la volonté : or la volonté n'est que l'amour du bon- heur.

Je conviens que cet amour est produit par la volonté : Mais je nie que la volonté ne soit que l'amour du bonheur : ou que l'amour du bon- heur ne soit que le mouvement naturel qu'on appelle volonté ; ainsi que l'Auteur l'as- sure EN quelques endroits. Ce seul exemple

(a) P, 110.

(b) p. 105.

CONNAISSANCE DE SOI-MÊME 291 DtTmAIT tUFFIRB FOUS LB PAIRS REVENIR DE CETTE

rBNsiB : car puisque sacrifier son être par Tanéan- tissement, serait renoncer à goûter jamais aucun bonheur ; il est visible que ce ne serait pas par Tamour du bonheur qu'on ferait ce sacrifice : ce serait pourtant par la volonté : la volonté ne doit donc pas être définie Vamour du bonheur.

D'ailleurs comment l'Auteur porte-t-il si loin la force de notre penchant pour le bonheur ? com- ment fait-il tant d'eflorts pour prouver qu'on ne peut y renoncer ? n'est-ce pas bien y renoncer, que d'accepter l'anéantissement de son être ? qui est-ce qui sera heureux lorsqu'il n'y aura plus d'être ? qui sera heureux quand il ne sera plus ?

VI

Mais aussi comment veut-il que les Justes puissent cuxepUr leur anéantissement ; si la passion qu'ils ont pour le bonheur est invincible ? n'est-il pas visible que cette acceptation est un vrai renonce- ment a son bonheur ? Si donc la passion pour le bonheur, est si invincible, qu'on ne puisse y renoncer, il est visible que les justes ne pourraient accepter leur anéantissement. Ils le pourraient^ dit-il, parce qu*il rCy a que le désir d'être heureux, ou de n'être pas malheureux qui soit inv>incible (*).

Avec sa permission, c'est précisément tout le

(») Im ménie, p. 110.

M\LEBRA.?iCUE iB

292 SECOND EXTRAIT DE LA

contraire ; car c'est parce que leur désir d'être heureux eèt invincible, qu'ils ne peuvent renoncer à leur bonheur par l'acceptation de l'anéantissement : puisque cette acceptation serait un renversement complet, une ruine parfaite de ce désir.

VII

L'Auteur a bien senti l'embarras cela le jetait. Mais il a cru y remédier suffisamment par cette alternative. De deux espèces de raisons : il n'y a, dit-il, que le désir d'être heureux, ou de n'être pas malheureux qui soit im^incible.

Est-ce donc quêtre heureux, ou n'être pas malheu- reux, en cessant d'être, sont deux partis si égale- ment bons, que le choix en soit indifférent, et qu'on doive être aussi content de l'un que de l'autre ; Est-ce que l'anéantissement n'enferme nulle espèce de malheur ? à une âme qui a quelque lumière, ridée de son anéantissement n'est-elle pas affreuse ? et ne devient-elle pas insupportable à quiconque se sent touché, je ne dis pas d'un désir invincible, mais du moins de quelque passion pour le bon- heur ?

VIII

Etrange passion d'être heureux, que celle qui se borne à n'être pas malheureux, en cessant d'être ? c'est cependant se réduit enfin ce désir invin- cible pour le bonheur, cette ardeur insurmontable pour le plaisir, cet amour violent pour la félicité

CONNAISSANCE D L S O I - M £ M L 293

que I* Auteur a tant pris de soin de faire valoir : auquel il a tant soutenu qu*on ne peut renoncer ; et sur lequel il a bâti son système de l'impossibilité de Tamour désintéressé. Qu'il me pardonne si je me défends d'y entrer, dans ce s^'stèmc : ce n'est que pour m'en tenir à ses premières pensées. C'est pour empêcher qu'il ne s'éloigne de moi, et qu'après m'avoir attiré ailleurs par la force de ses raisons et de ses lumières, il ne me laisse là.

Je me suis trop étendu sur cette première pro- position, il faudra être plus court sur les deux autres.

FIN

APPENDICE II

EXTRAIT DE LA REPONSE GENERALE DU P.

MALEBRANCHE AUX LETTRES QUE LE P. LAMY LUI A ADRESSÉES

Ce qui embarrasse le plus certains esprits sur la question de l'Amour désintéressé, vient de ce qu'ils ne distinguent pas la différence qu'il y a entre la fin qu'on se propose librement, et dont le bon choix nous est commandé ; et la lin nécessaire et naturelle, et toujours permanente en nous indépendamment de notre choix. Dieu ne nous a pas commandé de vouloir être heureux, ni d'avoir de la bienveillance pour nous-mêmes : Mais il nous fait sans cesse voulant être heureux, ayant pour nous-mêmes une extrême bienveillance. Et cette fin est si nécessaire et si permanente en nous, que tout ce que les hommes font de bien et de mal, c'est nécessairement (^) pour être heureux, par un motif fondé sur la bienveil- lance perpétuelle et nécessaire qu'ils ont pour eux- mêmes, par un motif ou de bonheur actuel, ou de bonheur espéré. Et il est si peu possible de ne pas consentir à son bonheur que dans le temps même que celui qui trompé par une fausse spiritualité, tâche et croit vouloir n'y pas consentir, ce vouloir même est excité par un motif secret dépendant

(a) Depellendae miseriae causa çel acquirendae beati- tudinis causa faciunt homines quidquid faciunt boni vel malL Aug. in Ps. 32.

APPENDICE II 295

de cette fin. C'est ce que Ton verra sans doute, si Ton pénètre bien le fond de son cœur. Ainsi de soi il n*y a rien de moral, rien de bon ou mauvais dans cette fin, parce qu'elle n'est pas de notre choix, et que c'est le fond de la volonté, ou de cette faculté que nous avons d'aimer.

Si l'on voulait une fois bien comprendre cette seule vérité Métaphysique, que j'ai établie dans le Traité de V Amour de Dieu, dans lequel j'ai posé tous les principes que j'ai sur l'Amour désintéressé, et que je n'ai fait qu'expliquer plus au long dans mes Réponses : si, dis-je, on concevait nettement que le plaisir est une perception agréable, et que ce qu'on aime librement, n'est et ne peut être que l'objet aperçu, tous les raisonnements spécieux de la fausse spiritualité tomberaient d'eux-mêmes. On est porté naturellement à aimer par l'agrément de la perception, car c'est la nature de l'âme de vouloir invinciblement être heureuse. Mais ce qu'on aime véritablement, c'est l'objet aperçu. Etre porté à aimer n'est pas aimer. Aimer c'est consentir au transport de l'âme : et l'agrément et la convenance ne sont que les motifs, mais motifs absolument nécessaires, et sans lesquels l'âme n'a point de force pour aimer.

L'un aime Dieu, l'autre aime la créature ; tous deux pour être heureux. L'un et l'autre ont une même fin. Cependant l'un est juste, et l'autre pécheur. Ce n'est donc pas de la fin naturelle, pour être heureux, que se tire la moralité de nos

296 APPENDICE II

désirs : ce n'est pas cette fin qui les rend bons ou mauvais moralement... Mais ce qui fait que l'un aime bien, et l'autre mal, c'est que l'un par son choix juste et raisonnable, aime librement le vrai bien, et l'autre le faux bien par un choix injuste. Mais si cette fin ou plutôt ce motif général et néces- saire qu'on a toujours dans les fins libres qu'on se choisit, était ce qu'on appelle (^), mettre sa fin en soi-même, n'aimer que soi-même, ou rapporter à soi ce qu'on aime ; celui qui aimerait le vin, par exemple pour être heureux, ne ferait point mal ; puisqu'il rapporterait le moins noble au plus noble, le vin à l'homme, ce qui est conforme à l'ordre. Mais celui qui aimerait Dieu pour être heureux, commettrait le plus énorme de tous les crimes, parce qu'il rap- porterait à soi ce qui est infiniment au-dessus de lui. Mais ce qui est horrible à penser, l'Ecriture Sainte nous porterait sans cesse à commettre ce crime en nous exhortant au bien par ses promesses et par ses menaces : car tout ce qui est écrit, l'a été pour nous donner l'espérance des biens futurs. Quœcumque scripta sunt, dit Saint Paul, ad nostram doctrinam scripta sunt, ut per patientiam et consola- tionem scripturarum spem habeamus {b). En un mot ce serait le renversement de la Religion et de la Morale. Pourquoi donc celui qui aime Dieu pour être heureux ne pèche-t-il point ? C'est que le mouvement de son cœur est droit, puisqu'il est réglé sur ce Jugement

(a) Tom. de la Conn., ch. dernier.

(b) Rom. 15, 4.

APPENDICE II 297

vrai, que Dieu le peut rendre heureux ; et que le mouvement de Pautrc est conduit par un Juf^ment très faux, et par conséquent son Amour est déréglé. Rapporter à soi, ou mettre sa fin en soi-même ^ oc n'est donc pas aimer Dieu pour être solidement heureux en lui. Mais rapporter Dieu à soi^ c'est vouloir que Dieu s'accommode à nous, à nos désirs déréglés aux dépens de ses attributs : c'est n'aimer qu'un Dieu humainement débonnaire, un fantôme (»), et non l'Etre nécessaire, essentiellement juste, sage, souverainement parfait : C'est ne pas aimer Dieu pour sa gloire, c'est-à-dire ne se pas plaire dans les perfections, dans lesquelles il se complaît, et dont il se glorifie. C'est ne pas regarder Dieu comme le modèle éternel et immuable, sur lequel notre âme créée à son image, se doit réformer pour être soli- dement heureuse et parfaite, et cela en aimant la Sagesse, la Vérité, la Justice, la Souveraine Raison qui est Dieu même : C'est vouloir follement que ce modèle immuable et nécessaire, se conforme à son image corrompue, en la rendant heureuse contre Tordre essentiel de la Justice. En un mot rapporter Dieu à soi, c'est ne pas aimer Dieu pour sa gloire essentielle, c'est-à-dire ne pas l'aimer tel qu'il est, comme il se veut lui-même et comme il s'aime : Et c*est ne pas aimer Dieu pour cette gloire étrangère ou accidentelle qu'il tire de la perfection de son Ouvrage ; c'est-à-dire ne pas vouloir être heureux

(•) Tr, de VAm, de Dieu, p. 77.

298 APPENDICE II

et parfait en lui, mais chercher par lui une félicité qu'on peut appeler brutale.

Je crois que tout ceci est évident, et je l'avais déjà dit dans mon Traité et dans mes Lettres. Mais c'est ce que les esprits peu attentifs ont peine à démêler. Les moindres équivoques des mots de pour, de fin, de motif, d* intéressé les embarrassent d'autant plus que par des discours pathétiques, et qui marquent une confiance infinie, on surprend leur piété par les apparences trompeuses d'une fausse piété ; et l'on effraie leur imagination de telle manière, que des raisonnements qui n'ont que de fort légères vraisemblances leur paraissent des démonstrations incontestables.

Il faut, Monsieur, conclure de tout ceci, qu'on ne met point sa fin en soi-même, lorsqu'on aime Dieu pour lui-même, et non pour quelque autre bien que lui ; quoiqu'on ne l'aime et qu'on ne le puisse aimer que par le motif intéressant de son bonheur, du plaisir ou qu'on goûte actuellement ou qu'on espère de goûter, non par lui seulement, mais en lui. tju'on ne peut mieux faire au défaut du plaisir actuel qui est le plus intéressant par rapport au désir d'être heureux, et le plus vivement proposé à la volonté, que de se proposer librement les plaisirs futurs que nous trouverons dans la vue de Dieu, puisqu'on ne peut rien aimer librement, qui préala- blement à l'Amour libre, ne plaise ou actuellement ou en espérance : Que la charité que produit l'es- pérance, est encore plus désintéressée en un sens,

APPENDICE II 299

que celle qui suit du plaisir actuel, et même qu'elle est plus méritoire ; parce que par la première on fait, 8*il est permis de parler ainsi, cet honneur à Dieu de le croire à sa (•) parole, au lieu que daru la seconde le plaisir actuel nous paie comptant en quelque manière.

Voilà, Monsieur, ce que je pense, et ce que j'ai, ce me semble, toujours pensé. J'ai toujours distingué les motifs de la fin, et dans le Traité (*>) de Morale il y a plus de quinze ans, et dans le (c) Traité de r Amour de Dieu. J'ai distingué les motifs qui sont en nous, de la fin que nous cherchons hors de nous. Les motifs que Dieu tire par sa grâce du désir d'être heureux, ou de l'Amour de bienveillance que nous avons tous naturellement pour nous, d'avec notre fin qui est lui-même et qu'il veut que nous aimions librement d'un Amour de complaisance. Car il n'y a que Dieu qui soit légitimement à lui-même sa fin, parce qu'il n'y a que lui qui trouve en lui-même et par lui-même son Souverain bonheur, et qu'il est à lui-même la cause, pour ainsi dire, de la per- fection de son Etre.

Le sentiment qu'exprime cette proposition, n'ai- mer Dieu que par des motifs tirés du désir d'être heureux, quoiqu'on l'aime tel qu'il est en lui- même ou sans rapport à quelque autre bien, n'est que s'aimer soi-même, mettre sa fin en soi-même.

(») Juêtu3 autem meus ex fide vivit. Heh. 10, 22.

(b) Ch. 8. § 15.

(c) P. 86.

300 APPENDICE II

renverser l'ordre de la Justice, ce sentiment, dis-je, dont je crois avoir bien prouvé la fausseté, est encore très dangereux pour les conséquences. Il ne me paraît propre qu'à troubler les consciences, et qu'à jeter les âmes dans le désespoir, ou dans la lâcheté et l'indifférence des Quiétistes. Dans le désespoir parce qu'en rentrant en soi-même, pourvu qu'on n'y entre point à faux, on sent bien que le désir d'être heureux est V Amour de nos Amours, et que le motif de nos meilleures actions dépend par quelque endroit du désir d'être heureux. De sorte que les scrupuleux persuadés de ce principe du P. Lamy, s'inquiéteraient sans cesse, et s'abandonneraient au désespoir. Et la persuasion de ce sentiment jettera dans la lâcheté et l'indifférence même de son salut, parce qu'on se croira obligé pour aimer Dieu véri- tablement, devoir s'élever à la perfection imaginaire de l'Amour désintéressé, à laquelle néanmoins, si on y prend garde de près, on ne peut vouloir tendre que par des motifs, tirés de l'Amour du bonheur ; ou parce que cet Amour paraît la plus haute per- fection, ou qu'il dispense agréablement de tous nos devoirs, ou peut-être enfin parce qu'on le croit si méritoire devant Dieu, qu'il assure le salut.

NOTES

Page 75. (*) Le passage suivant de la Recherche de la Vérité (livre III, partie 2, chap. v) peut servir de commentaire au début du Traité de r Amour de Dieu : « Il est indubitable qu'il n'y avait que Dieu seul avant que le monde fût créé et qu'il n'a pu le produire sans connaissance et sans idée ; que par conséquent ces idées que Dieu en a eues ne sont point différentes de lui-même et qu'ainsi toutes les créatures, même les plus matérielles et les plus terrestres, sont en Dieu, quoique d'une manière toute spirituelle et que nous ne pouvons comprendre. Dieu voit donc au dedans de lui-même tous les êtres, en consi- dérant ses propres perfections qui les lui repré- sentent. » Malebranche a traité de la nature des idées dans plusieurs de ses ouvrages, notamment dans tout le livre de la Recherche d'où est extrait le précédent passage, dans le 10® Eclaircissement, dans l'importante préface ajoutée aux Entretiens sur la métaphysique à partir de la édition (1696) et dans divers écrits de sa polémique avec Ar- nauld. Dans cette préface, commentant certains textes de S* Augustin, il déclare : « Les idées sont

302 NOTES

en Dieu. Car c'est une impiété de croire qu'en créant le monde, il regardât hors de lui-même le modèle sur lequel il l'a formé. » Il invoque en- suite l'autorité de S* Thomas et conclut : « On voit... que les idées divines ne sont que l'essence divine en tant que les créatures peuvent l'imiter ou y participer. » Page 76. (^) Dans les Méditations chrétiennes (IV^ Médit.), Jésus dit au disciple qui l'inter- roge : «... Je renferme nécessairement dans la sim- plicité de mon être des perfections différentes puisque je sais qu'il y a différentes perfections dans les créatures et que je ne les puis connaître que par la différence de leurs idées qui sont en moi. Car enfin, si ce qui est en moi représentant corps était en tout sens la même perfection que ce qui est en moi représentant esprit, tu vois bien que je ne pourrais pas savoir la différence qu'il y a entre un esprit et un corps, puisque je ne puis découvrir les différentes perfections des créatures qu'en moi-même, que par les différences qui se trouvent dans leurs idées. »

Page 77. (^) La distinction que Malebranche fait ici entre les perfections divines absolues et les perfections divines relatives est, croyons-nous, la même que la distinction indiquée dans le pas- sage suivant du 8^ Entretien métaphysique, § 13 : « (Dieu) aime invinciblement l'Ordre immuable, qui ne consiste et ne peut consister que dans les rapports de perfection qui sont entre ses attri-

NOTES 303

buts et entre les idées qu*il renferme dans sa substance. > Les attributs de Dieu constituent des perfections absolues. Aussi demeurent-ils pour nous rigoureusement incompréhensibles : Cela est évident, puisque Dieu o*est l'infini en tout sens, que rien de fini ne lui convient, et que tout ce qui est infini en tout sens est en toutes manières incompréhensible à l'esprit humain. » {Ibid.y § 7). Par exemple l'immensité de Dieu est un attribut, une perfection absolue, qu'aucun esprit fini ne peut comprendre. Au contraire l'étendue intelligible est une idée claire, repré- sentative des corps, « participable par eux, avec les limitations ou les imperfections qui leur con- viennent ». Les idées ne peuvent représenter que des créatures, lesquelles imitent inégalement les perfections divines. Quoique divine de sa nature, l'idée n'enveloppe donc qu'une perfection relative.

Page 81. (^) L'expression « béatitude formelle » se trouve également pp. 83, 90, 91, 97, 165, etc. La c béatitude formelle » est plusieurs fois distinguée de la « béatitude objective ». Ainsi p. 83 : « Otez l'amour de la béatitude formelle, vous ôtez nécessairement l'amour de la béatitude objective ou amour de Dieu. » Et p. 165 : « ... Vous prétendez soutenir que la béatitude objective se peut et se doit séparer de la béatitude formelle, que le plaisir pris en général n'est point le motif du pur amour. » A défaut d'autre contexte ces

304 NOTES

derniers mots suffiraient pour faire apparaître la pensée de Malebranche, que nous avons exposée dans l'introduction de la présente édition. Le texte de la p. 83 signifie : si vous niez la tendance naturelle qui pousse l'homme à rechercher le bonheur en général, vous ne pourrez expliquer comment l'homme s'élève à l'amour de Dieu. Ou encore : c'est parce que l'homme est naturelle- ment enclin à désirer le bonheur qu'il parvient à aimer Dieu, ayant découvert qu'il n'est pas, hors de Dieu, de solide félicité.

Mais il est moins facile d'expliquer comment le sens précis des mots « formel » et « objectif » justifie cette interprétation. Au sens scolastique, dit le Vocabulaire technique et critique de la Phi- losophie publié par la Société française de Philo- sophie, « est formel, ou existe formellement ce qui possède une existence actuelle, effective, par opposition : d'une part à ce qui existe objecti- vement (au sens scolastique du mot, c'est-à-dire seulement à titre d'idée), d'autre part à ce qui existe éminemment,... » On sait que ce sens scolastique est aussi le sens cartésien. Il est dou- teux cependant qu'il permette une interprétation entièrement satisfaisante des textes ci-dessus indiqués. Encore moins peut-on songer aux acceptions plus modernes des termes « formel » et a objectif ».

Dans ses Disputationes metaphysicae, Suarez, dont l'influence fut si grande sur les théologiens

NOTES 305

«lu xvn« siècle, s'efforce {Diap., II, sect. 1, § 1) de distinpicr le concept formel du concept objectif. Il donne cet exemple : « Quand nous avons le concept d*homme, l*acte que nous accomplissons dans notre esprit pour former ce concept constitue ee qu'on appelle le concept formel, tandis que rhomme connu et représenté grâce à cet acte constitue le concept objectif... ; il est dit à bon droit objectif, car il u*achève pas Toeuvre de l'en- tendement comme une forme intrinsèque, mais à titre d'objet, de matière à laquelle se rapporte l'œuvre formelle de l'entendement et à laquelle tend directement notre intelligence ; ce qui fait, qu'à la suite d'Averroès, plusieurs ont appelé ce concept objectif intentio intellecta, d'autres ratio objectiva. » On peut dire sans doute que le concept formel possède une existence actuelle, mais c'est une existence dans Vesprit, une existence en tant qu'événement survenu dans la vie mentale. Il est parfaitement réel en ce sens, et même il ne peut être que réel (comme nous dirions que l'image dans une conscience d'halluciné est réelle en tant qu'image]. Au contraire le concept objectif, comme l'explique Suarez, peut ne correspondre à aucune réalité positive, se rapporter à de simples « êtres de raison ».

Ces définitions de Suarez permettent d'entendre par c béatitude formelle » la notion de bonheur non rapportée à l'être qui procure ce bonheur, donc la notion de bonheur en général, abstraite-

3o6 NOTES

ment considérée. La « béatitude objective », c'est au contraire l'être, existant hors de nous, au- dessus de nous, assez puissant pour nous dispenser cette félicité que nous recherchons invinciblement. Cette interprétation est confirmée par un texte du célèbre scolastique Eustache de S* Paul qu'on trouvera cité dans le précieux Index sco- lastico- cartésien de M. Gilson (p. 35). Les expres- sions « béatitude formelle » et « béatitude objec- tive » sont mentionnées dans le Lexicon quo explicantur D. Thomae et aliorum Scholasticorum çerha maxime inusitata, qui se trouve à la fin du 6^ volume de la Somme théologique de S* Tho- mas publiée à Rome chez Forzani en 1887 : l'explication proposée pour le terme « béatitude formelle » diffère légèrement de celle que nous présentons. Page 84. (^) Toutes les éditions publiées du vivant de Malebranche portent : « Leur amour est pur, et cet amour est intéressé. » Mais la suite des idées exige : « désintéressé ». Tout le para- graphe est l'exposé de l'objection qu'adressent à Malebranche les partisans du pur amour. Ils détruiraient leur thèse fondamentale en admettant que l'amour de Dieu peut être à la fois pur et intéressé.

Page 85. (^) Malebranche a maintes fois insisté sur la différence qu'il établit entre idée et per- ception. Les idées ne sont pas de simples « modi- fications de notre âme » {Recherche y liv. III,

N O T B s 307

2* partie, oh. ▼). L*Ame est obscure à elle-même et ce n*est point par la considération de ce qui se passe en elle qu*elle pourrait jamais connaître les eorps, ou retendue qui les constitue. Pourtant elle ne conçoit rien aussi clairement que cette étendue ; elle découvre les propriétés des diverses figures qu*on y peut découper ; elle démontre ces propriétés avec une parfaite rigueur. C'est la preuve qu'il y a non seulement distinction réelle, mais opposition radicale entre les idées et t nos manières de penser ». Les idées sont en Dieu : c'est pourquoi les mêmes idées éclairent toutes les intelligences et constituent le seul lien qui permet aux êtres raisonnables d'avoir quelque société les uns avec les autres.

Puisque l'idée existe hors de notre esprit, elle ne saurait se confondre avec la connaissance que nous en avons. L'idée est antérieure à cette con- naissance, à cette perception ; elle en est la con- dition. Sans doute l'idée ne serait rien pour moi si ma conscience n'était modifiée par une ou plu- sieurs perceptions ; mais ces perceptions, ou moda- lités du « sentiment intérieur », supposent elles- mêmes l'idée dont elles sont les déformations, on pourrait dire : les équivalents pratiques, en ce sens que nos perceptions nous sont données pour nous aider à vivre bien plus que pour nous aider à connaître.

Page 87. (}) Dans la IV^ Méditation chrétienne, § 8 : « n est vrai que maintenant tout est dans

MALEBRAXCHE ^

308 NOTES

le désordre ; mais c'est une suite du péché qui a tout corrompu par la nécessité même de Tordre. Car l'ordre même veut le désordre pour punir le pécheur, n'étant pas juste que le pécheur commande à son corps. » Malebranche s'est expliqué plus précisément sur ce point dans le second entretien des Conversations chrétiennes et dans le //® Entretien sur la mort.

Page 88. {^) Tandis que Descartes soutenait que l'esprit est plus facile à connaître que le corps, Malebranche professe tout au contraire que nous n'avons point d^idée de l'âme, que nous « sentons » seulement nos modifications intérieures, qu'elles ne sont pas vraiment objets de connaissance. A cette démonstration est consacré le XI^ Eclair- cissement de la Recherche de la Vérité. Nous y lisons : « L'ignorance sont la plupart des hommes à l'égard de leur âme, de sa distinction d'avec le corps, de sa spiritualité, de son immor- talité et de ses autres propriétés suffit pour prouver évidemment que l'on n'en a point d'idée claire et distincte. Nous pouvons dire que nous avons une idée claire du corps, parce qu'il suffit de consulter l'idée qui le représente pour reconnaître les modifications dont il est capable... Mais certainement nous n'avons point d'idée de notre esprit qui soit telle que nous puissions découvrir en la consultrnt les modifications dont il est capable. Si nous n'avions jamais senti ni plaisir ni douleur, nous ne pourrions J point savoir si

NOTBS

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l*Ame serait ou ne serait pas capable d*en sentir. Si un homme n*avait jamais mangé de melon, vu de rouge ou de bleu, il aurait beau consulter ridée prétendue de son ftme, il ne découvrirait jamais distinctement si elle serait ou ne serait pas capable de tels sentiments... » De suit qu'il est impossible de constituer ce que nous appellerions aujourd'hui une psychologie déduc- tive.

L'argument théologique invoqué ici par Male- branche est également indiqué dans les Médi- tations chrétiennes (/X® M., § 19) : « Je ne dois pas, mon fils, te donner maintenant une idée claire de ta substance pour deux raisons princi- pales. Premièrement, parce que si tu voyais clairement ce que tu es, tu ne pourrais plus être uni si étroitement avec ton corps. Tu ne le regar- derais plus comme une partie de toi-même... Tu ne veillerais plus à la conservation de ta vie... Secondement, parce que Tidée d'une âme est un objet si grand et si capable de ravir les esprits de sa beauté, que si tu avais l'idée de ton fime, tu ne pourrais plus penser à autre chose... »

Page 93. (^) Cet emploi du mot propriété est fréquent chez les théologiens du xvii® siècle, particulièrement chez les auteurs quiétistes. La propriété est le vice qui nous éloigne le plus du pur amour et que M™® Guyon combat inlassa- blement. Elle s'indigne contre les âmes proprié- taires. On lit dans le Moyen Court : « Tout ce qui

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est de propres efforts et de propriété doit être détruit : parce que rien n'est opposé à D^eu que la propriété, et que toute la malignité de l'homme est dans cette propriété, comme dans la source de sa malice, en sorte que plus l'âme perd sa pro- priété, plus elle devient pure... » Tout un chapitre des Justifications (le XLVIIIe, t. II, p. 189 et suiv.) est consacré à la propriété : après s'être citée elle-même, M"^® Guyon rapporte une série de passages extraits de S* Denis, de Jean de la Croix, de S*® Catherine de Gênes, du P. Nicolas de Jésus-Maria, du P. Jacques de Jésus, de S François de Sales, etc.

On trouve ce même emploi du mot propriété chez Olier, chez Fénelon et même chez Bossuet qui, dans son second traité sur les États d'oraison (édit. Levesque, Paris, 1897), s'attache à discerner ce qu'il y a d'orthodoxe dans les théories des théologiens sur la propriété. Il recherche l'origine de cette doctrine dans S* Augustin et dans S* Tho- mas et explique (ch. lvii) « comment l'homme est devenu propriétaire ».

Page 98. p) C'est précisément l'idée que déve- loppe S* Augustin, De lib. arbitr., \iy. II, ch. xix, texte dont s'inspire Bossuet dans le ch. lvii de son second traité sur les États d'oraison : « Il y a selon ce Père (S* Augustin) deux sortes de bien, l'un commun et l'autre propre et parti- culier. Le bien propre et particulier est celui qui se partage en se communiquant, en sorte qu'il

NOTES 3x1

ne peut être à plusieurs : tels sont les richesses, les honneurs... Le bien commun au contraire, c'est-à-dire Dieu, se répand sans se diviser... Tous le peuvent posséder ensemble, et il rend tous ceux qui le possèdent également heureux. D en est de même de toutes les choses divines : aussi les désire-t-on aux autres comme à soi- même. »

Page 98. (*) Tout le passage qui suit est très caractéristique du souci qu'a toujours Malebranche de faire prédominer Tamour de l'Ordre, sur toute autre manière d'aimer Dieu. Il redoute tellement d*encourager la « nonchalance » pour le salut, qu*il n'hésite point à affirmer qu'un certain amour-propre est œ éclairé et conforme à l'Ordre ».

Page 105. (^) Justifier signifie souvent chez Male- branche : faire qu'une personne soit juste, ou plus exactement : devienne un juste. Ainsi dans le Traité de Morale {i^^ partie, ch. vu, § 17) : a II faut, autant qu'on peut, faire servir la nature à la grâce. Mais qu'on se souvienne toujours que la nature ne justifie pas. » De même chez Pascal {Pensées j éd. Brunschvicg, t. XIV, p. 216) : t Jésus est venu... appeler à la pénitence et justifier les pécheurs ». Et chez Bossuet {Hist. des Var., IX, § 5) : « Calvin soutient que la grâce une fois reçue ne se peut perdre : ainsi, qui est justifié et reçoit une fois le Saint-Esprit, est justifié et reçoit le Saint-Esprit pour toujours. »

312 NOTES

Page 106. (^) Sur la tendance de l'homme à «huma- niser » Dieu, voir le VIII^ Entretien sur la meta- physique, surtout § 9 et § 15. « Dieu n'est ni bon, ni miséricordieux, ni patient selon les idées vul- gaires... Dieu aime l'ordre invinciblement... Il ne peut se dispenser de rendre tôt ou tard aux hommes selon leurs œuvres. Dieu est bon aux bons, méchant pour ainsi dire, aux méchants, toujours sévère, toujours observateur exact des lois éternelles, toujours agissant selon ce qu'il est. » Sa miséricorde consiste à donner aux pé- cheurs par Jésus-Christ les grâces nécessaires pour changer la méchante disposition de leur cœur, afin qu'ils cessent de pécher, fassent de bonnes œuvres et se rendent dignes du pardon. Mais il ne faut pas se représenter un Dieu ému de compassion. « Je suis certain que Dieu ne sent pas », dit Ariste 10).

Page 107. (^) Si l'esprit ne peut pas ne pas choisir ce qui nous plaît le plus, on se demandera com- ment se manifeste notre liberté. A lire ce texte, en accord avec plusieurs passages des Méditations chrétiennes (VI, 19) et du Traité de Morale (1^^ part. ch. VI, 15), on croirait que Malebranche adopte le déterminisme. Il n'en est rien et Malebranche s'est expliqué sur ce point dans ces mêmes ou- vrages, et plus précisément encore dans ses Réflexions sur la prémotion physique (§§ 10, 11 et 12). Pour comprendre sa pensée, il importe de distinguer nettement la liberté de l'homme et

NOTES 313

ta volonté. Notre volonté est une tendance natu- relle et invincible qui nous pousse à rechercher le bonheur. Comme ce bonheur véritable n*est point ailleurs qu'en Dieu, cette volonté est au fond l'amour néce4isaire que nous avons pour Dieu. Mais l'homme a d'abord la liberté de dé- tourner cet amour de l'être in&ni vers des objets particuliers. C'est la liberté de démériter, sans laquelle il ne saurait y avoir de mérite. Ce n'est toute notre liberté. Les objets particuliers qui nous plaisent sont l'objet d'une inclination qui ne force pas notre consentement. Si ce sont de faux biens, le prestige ne sera pas durable, ne résistera pas à un plus grand effort d'attention et le moment viendra des biens plus certains apparaîtront. Pour que la liberté de l'homme soit réelle, il suffit donc qu'il ait le pouvoir de suspendre son consentement. « Je conçois qu'il y a dans l'âme deux puissances, ou deux activités différentes. La première n'est proprement que l'action de Dieu en elle. C'est que Dieu la crée sans cesse avec le désir invincible d'être heureuse, ou qu'il la meut sans cesse vers le bien en général... Mais la seconde puissance ou activité de l'ûmc consiste dans un vrai pouvoir... non de s'empê- cher d'être mue vers tel bien apparent, tant qu'il lui paraît bien, mais... de résister ou de consentir à la motion qui suit naturellement de l'apparence de ce bien... L'amour de la béatitude, l'amour de la un n'est point libre,... mais l'âme est libre

314 NOTES

dans le choix des moyens de parvenir à la fin. Ainsi, tant qu'elle a actuellement quelque sujet de craindre de se tromper, elle a le pouvoir de suspendre son consentement... Quoique dans l'instant qu'elle se détermine, ou qu'elle veut cesser d'examiner les motifs qui la sollicitent, elle consente à ce qui lui paraît alors de meilleur, au motif pour ainsi dire le plus pesant, il dépend d'elle de ne pas s'y rendre, parce qu'il dépend d'elle de ne pas se erminer. » {Réfl. sur la prém. phys., § 12).

Page 110. (^) La phrase qui commence par « Néan- moins l'entretien même cité par le P. Lamy... » n'est ni dans la 1^®, ni dans la édition. Male- branche n'a nommé son adversaire que lorsque l'âpreté des répliques le dispensait de ménage- ments.

Page 115. p) Dans les éditions antérieures à celle de 1707 le Traité de l'amour de Dieu se termine ici.

Page 135. (^) Malebranche citera plusieurs fois par la suite cette belle formule d'Abadie qui résume très fidèlement sa propre doctrine.

Page 161. (}) C'est l'accusation portée contre Malebranche par Arnauld dans le premier volume de ses Réflexions philosophiques et théologiques (ch. xxi-xxiv). « C'est une illusion, avait dit Malebranche {Recherche, liv. IV, ch. x), de vouloir persuader aux hommes que le plaisir n'est pas un bien et qu'on peut être malheureux au milieu

NOTES 315

des plus grands plaisirs. » Et il avait traité les Stoïciens de visionnaires parce qu'ils tâchent de persuader aux hommes qu*on peut être heureux au milieu des douleurs les plus violentes. « Je dis, ajoutait-il, que le plaisir est toujours bon, mais qu'il n'est pas toujours avantageux de le goûter. » Malgré cette restriction sur laquelle Malebranche insistait longuement, Arnauld avait tenté de prouver que Malebranche ne pouvait sans se contredire distinguer le souverain bien du plaisir. Une aide inattendue vint de Hollande à Malebranche. Bayle dans les Nouvelles de la République des Lettres d'août 1685 insinua qu'Ar- nauld cherchait chicane à son adversaire, « afm de le rendre odieux du côté de la morale ». Male- branche laissa très volontiers à Bayle le soin de le défendre sur ce point. Arnauld répliqua par la Dissertation sur le prétendu bonheur des sens (1687). Un peu plus tard Pierre Sylvain Régis, dans son Système de Philosophie (t. I, p. 245 de l'édition de Paris, 1690, en 4 vol. in-4), reprit à son compte l'accusation d* Arnauld, en y joi- gnant beaucoup d'autres critiques. Malebranche riposta en 1693 par sa Réponse à M. Régis (le ch. de cette Réponse est consacré à la question des plaisirs des sens), réimprimée en 1694 à la suite d'un ouvrage de M. de Lelevel contre Régis, puis, à partir de 1700, à la suite de la Recherche. Régis publia trois répliques dans le Journal des Savants, qui provoquèrent une nouvelle Réponse

3l6 NOTES

de Malebranche, laquelle parut deux fois en 1694 et n'a jamais été reproduite depuis cette date. La même année Arnauld rédigea sur cette même question une Lettre à Malebranche (la 3^ d'une nouvelle série), mais elle ne fut imprimée que cinq ans après sa mort. Malebranche écrivit une Réponse à Arnauld, datée du 19 mars 1699, qui parut en 1704 et qui forme la première moitié du 4^ vol. du Recueil de toutes les réponses du P. Malebranche à M. Arnauld publié en 1709, Nous donnons ces indications parce qu'il n'existe aucune bibliographie bien faite de Male- branche. La meilleure, celle de l'abbé Blampi- gnon, fourmille d'erreurs.

De même que dans sa Première Lettre au P. Lamy Malebranche se met à l'abri du soupçon de quiétisme en rappelant qu'Arnauld et Régis lui ont reproché d'approuver la morale du plaisir, de même dans sa dernière Réponse à Arnauld (p. 178) il renvoie les partisans de cet adversaire disparu au volume du P. Lamy pour écarter l'accusation d'épicurisme.

Page 198. (^) Le texte que nous reproduisons est le seul que donnent les éditions de 1699 et de 1707, mais le sens exige qu'il soit corrigé et

qu'on lise : « Car le plaisir , bien loin qu'il

arrête l'âme à elle-même, la transforme dans l'objet qu'elle aime. » Genoude, en laissant sub- sister le second k qu'il » et en unissant à cette phrase celle qui suit par la transformation du

NOTES 317

point final en virgule, ajoute À rinintelligibilité une construotion grossièrement incorrecte.

Page 218. (*) Ce passage pose un problème biblio- graphique. On considère d'ordinaire, comme étant l'édition originale du Traité de MoraUt celle qui parut à Amsterdam, chez Rcinier Lcers, en 1684. Celle de Cologne, 1683, passe pour une contre- façon faussement datée. Or il est étrange que Malebranche, dans un moment il veut établir que son opinion est ancienne, invoque une édition contrefaite et antidatée et se fasse, pour ainsi dire, complice d'une fraude de libraire. Mais y a-t-il eu fraude ? La vraie date paraît bien être 1684, car nous lisons dans une lettre de Male- branche du 3 mars 1684 : « On a commencé à imprimer le Traité de Morale dans les pays étran- gers... » (Corresp. inéd. publiée par Blarapiguon, p. 11). D'autre part une lettre de date incertaine, 31 oct. 1683 ou 1684 {Ibid., p. 12) contient cette phrase : « J'ai aussi fini le Traité de Morale. Je pense qu'il s'imprimera au même lieu que les Méditations dirétiennes. » Or les Méditations pa- raissent, en 1683, à Cologne, chez Balthazar d'Egmond, comme l'édition du Traité de Morale citée dans le présent passage. Il est vraisemblable que l'édition d'Amsterdam, 1684, et celle de Colo- gne, 1683, ont été imprimées simultanément et sont deux éditions originales. Mais l'éditeur de Cologne semble avoir voulu revendiquer l'antériorité par une petite inexactitude. Bayle écrit en eilel eu

3l8 NOTES

mai 1684 qu'on imprime la Morale de Malebranche, ce qui confirme la lettre de Malebranche du 3 mars 1684.

Page 239. (^) Ces idées sont développées dans le fragment de la Réponse générale au P. Lamy que nous reproduisons avant ces notes.

Page 253. (i) Les éditions de 1699 et de 1707 ne donnent pas d'autre texte, mais le sens exige qu'on lise : « Bien loin de renverser l'ordre, de dégrader la Divinité lorsqu'on l'aime pour soi ou par le motif d'être solidement heureux en lui, on l'honore effectivement par là. »

Page 260. (i) Le moine Pelage (en celte Morgan^ qui signifie maritime) ^ originaire de Grande-Bre- tagne, enseigna au v^ siècle que le péché d'Adam ne pouvait être imputé à ses descendants, que la nature humaine n'était donc pas corrompue et que par suite l'homme pouvait être vertueux sans la grâce. S* Augustin a écrit plusieurs ouvrages contre cette doctrine et spécialement contre Julien, évêque pélagien, qui avait apporté à Rome diverses œuvres de l'hérésiarque. On trouvera des renseignements abondants sur Pelage et sur la lutte soutenue par S* Augustin dans la très érudite préface du tome dixième de l'édition des œuvres de S* Augustin par les Bénédictins (Cf. t. 30 de l'édition Vives, en 34 vol. in-4, 1872- 1878). C'est dans l'un des ouvrages rédigés contre les Pélagiens, le Livre sur la grâce et le libre arbitre.

NOTES 319

que S^ Augustin concentre la discussion sur ce point : « D*où peut venir dans l'homme Tamour de Dieu et du prochain, sinon de Dieu lui-même ? Si cet amour ne vient pas de Dieu, mais des hommes, les Pélagiens sont vainqueurs ; mais si cet amour vient de Dieu, c*est nous qui triom- phons » (Ch. xviii).

Page 265. (^) Malebranche a toujours très sévè- rement jugé les Stoïciens. Dans la Recherche (liv. I, ch. xvii) il leur reproche d*avoir cru que le plaisir et la douleur sensibles n'étaient point dans rfime, mais seulement dans le corps : < Ce faux jugement leur servait ensuite de principe pour d'autres fausses conclusions : comme, que la douleur n*est point un mal, ni le plaisir un bien ; que les plaisirs des sens ne sont point bons en eux-mêmes ; qu'ils sont communs aux hommes et aux bêtes, etc. » Dans le ch. x du liv. IV de la Recherche^ précédemment cité, Malebranche raille les Stoïciens d'abuser les esprits faibles par leur imagination contagieuse et leur véhé- mence, de nier la force des passions et surtout d'exalter l'orgueil humain. Le Stoïcien ne compte que sur lui-même, n*attend aucun secours de la divinité et croit pouvoir par sa seule volonté s'égaler à Dieu. Il méconnaît la nécessité de la grâce.

TABLE DES MATIERES

Introduction 11

Bibliographie 67

Avertissement db Malebranche au Traité de

l'amour de Dieu 70

Traité de l'amour de Dieu 75

Trois lettres du P. Malebranchb au R. P. La- MY, religieux bénédictin :

Première lettre 119

Seconde lettre 171

Troisième lettre 236

j^er Appendice. Avertissement de Malebranche AUX EXTRAITS DE LA Connaissancû de soi-même

du p. Lamy 278

Extrait du tomb III, chap. ix 279

Extrait du tome V, partie, Eclaircissements t

p. 126 et suivantes 288

Appendice. Extrait de la Réponse générale du P. Malebranche aux Lettres que le P. Lamy lui a adressées 294

Notes 301

la collection des chefs-d'œuvre méconnus est imprimée par frédéric paillart imprimeur a abbeville (france), sur vélin pur chiffon de la maison montgolfier frères de saint-marcel - lès - annonay

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