U.3.C. USRARY à irTî r> /- ! iBRAR^ BIBLJOTkLqUE FRANc|Ë-AMÉRiaLLE- EmUe-R. WAG NEÎf T. MO. ^7) ^r t^^'l^ CORRB3PONDAN r DU MUSFiUiM ù HIST DE PARIS ♦re naturelle 'i -n /\ j. C yî travers la J^orêt brésilienne ETAT DE PARANA AVEC HUIT PLANCHES HORS TEXTE LlBJiJnj{1E FÉLIX JlLCAl^ /■ Af.r \ X A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE DE L'AMAZONE AUX ANDES LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN BIBLIOTHÈQUE FRANCE-AMÉRIQUE HISTOIRE DES NATIONS AMÉRICAINES Histoire du Canada, par F.-X. Garneau. Cinquième édition, revue, annotée et publiée avec un avant-propos pafr son petit-fils, Hector Gar- neau. Préface de M.Gabriel Hanotaux, de l'Académie française, président du Comité France-Amérique. 2 forts volumes in-S"*. Tome I (1534-1744). i vol. in-8"^ av. portrait de l'Auteur, 1913. 10 fr. » ÏOME II. I vol. in-80 avec portrait de l'auteur. 1920 10 fr. » La France et la Guerre de llndépendance Américaine (1776 1783), par J. Merlant, professeur à l'Université de Montpellier, i vol. in-8*^, avec 6 planches et ^ carte hors texte. 1918 3 fr. 50 Histoire des États-Unis (1787-1917), par G. AVeill, professeur à l'Uni- versité de Caen. i vol. in-8'^, avec 7 pi et i carte hors texte. 1919- 5 fr. » Histoire de la Colombie et du Venezuela, par J. Humbert, agrégé d'histoire, docteur es lettres, i vol. in-8° [sous presse). Histoire du Paraguay, par le D'' Cecilio Baez, Ministre plénipotentiaire du Paiaguay. i vol. in-8°, avec 8 gravures et planches [sous presse). Histoire de la Bolivie, par Alcides Arguedas. i volume in-8'^, avec planches [soiis presse). PAYS D'AMÉRIQUE La République de Costa Rica. Son avenir économique et le Canal de Panama, par le comte Maurice de Périgny. Préface de M. Martinenche, professeur à l'Université de Paris, i vol. in-8'^ avec 10 planches et une carte hors texte, 1918 5 fr. » LITTÉRATURE ET ARTS D'AMÉRIQUE Les Etats-Unis et la France, par E. Boutroux, P.-W. Bartlett, J. M. Baldwin, L. Bénédite, W. V. R. Berry, d'Estournelles de Constant, L, GiLLET, D. J. HiLL, J. H. Hyde, Morton Fullerton. I vol. in-S'^, avec 18 planches hors texte. 1914 5 fr. » Pages choisies de José Enrique Rodô. choix et introduction de M. Hugo D. Barbagelata. I vol. in-8'^, avec un portrait hors texte, 1918. . . 3 fr. 50 Pages choisies de Rubén Dario, choix et introduction de M. VEiifTURA Garcia Calderon. i vol. in-S*^, avec un portrait hors texte, 1918. 3 fr. 50 QUESTIONS AMÉRICAINES Les Promesses de la Vie américaine, par H. Croly. Traduit de l'an- glais par FiRMiN Roz et Fenard, introduction par Firmin Roz. i vol. in-8'^. 1913 3 fr. 50 L'Allemagne et l'Amérique latine Souvenirs d'un voyageur natura- liste, par Emilr-R. Wagner. Préface de M. Edmond Perrier, Membre de rinstitut, Directeur du Muséum, i vol. ih-S*^ avec carte, 1918 ... 3 fr. 50 A travers la forêt brésilienne. De l'Amazone aux Andes, par le même. I vol. in-S'^ avec 8 planches, 1919 5 fr. » De la sympathie à la fraternité d'armes. Les États-Unis dans la guerre, par Maurice Barrés, de l'Académie française. Une brochure in-80. 1919 I fr. 70 Le Devoir des Neutres, par Ruy Barbosa. Avant-propos : La Sentence du Juge, par Graça Aranha. Traduit du portugais par Cardozo de Bethex- couRT. Une broch. in-8"^, avec une planche hors texte. 2'^ édit., 1917. 2 fr. » Le Chili et la Guerre, par C. Silva Vildôs'ola, ancien directeur du Mer- curio de Santiago du Chili. Traduit de l'espagnol par Cardozo de Bethen- couRT. Une brochure in-B'^, 1917 i fr. 80 Le secours américpinen France [American Aid in France), par William G. SriARP et Gabriel Hanotaux. Une brochure in-80. 1915 ... i fr. » La France et la Guerre. Opinions d'un Américain, par James Mark Baldwix. Une brochure in-B*^. 1915 i fr. » LUnioa des États-Unis et de la France, par G. Hanotaux, de l'Académie française, président du Comité France-Amérique, (texte français et texte anglais, traduit par W. Morton-Fullerton). I brochure in-8, 1918 . o fr. 90 A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE DE L'AMAZONE AUX ANDES PAR Émile-R. WAGNER Correspondant du Muséum d'Histoire naturelle de Paris. Tout homme a deux patries : la sienne et puis la France, Jbffbrson. AVEC HUIT PLANCHES HORS TEXTE PARIS LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN I08, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, Io8 I919 Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays. Ouvrage illustré de deux compositions originales de A . Millot et de cinq dessins de Duncan L. Wagner, d'après des documents fournis par Vatiteur. A MON PERE Raoul-Charles WAGNER MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE Ma piété filiale te dédie cet ouvrage. Heureux serais-je^ s'il te permettait de revivre avec une émotion agréable dans ces contrées enchanteresses oit se sont écoulées quelques- unes des plus belles années de ta vie. Ma reconnaissance ne saurait oublier que c'est toi le premier qui, dès ma prime jeunesse, sut m' ouvrir le livre de la Nature. A ta suite et en ta compagnie, f appris à admirer la physionotnie séduisante et mobile de la Grande Forêt Priîuitive. Partout fy vis se refléter avec -un indi- cible charmée le divin sourire de V Eternelle Beauté. ÉMiLE-R. WAGNER. PRÉFACE Balzac, qui bien souvent s'est plu à inventer des per- sonnages afin d'incarner des idées, et qui les jetait dans la vie avec la mission de proclamer quelque doctrine, venait d'atteindre sa quarantième année quand il écrivit Z. Mar- cas. Un des deux étudiants qu'il avait plantés auprès de son héros, à seule fin d'obtenir les répliques d'un dialogue, s'écriait avec amertume : « Je déserte la France où Ton dépense à se faire une place le temps et l'énergie néces- saires aux plus hautes créations. Imitez-moi, mes amis ! Je vais là où Ton dirige à son gré sa destinée... » Ce que Balzac disait à ses compatriotes, en 1840, Gœthe Tavait crié aux siens, dès le début du siècle. Tourné vers l'Angleterre, qu'il montrait comme exemple aux jeunes hommes de son pays, le poète allemand clamait : « Regardez par-dessus vos frontières, et voyez ce que font les autres nations, pour apprendre ce qu'il faut faire. La ratiocinante Allemagne s'enlize dans son moyen âge, et se noie dans les théories. Elle va périr, si vous ne changez pas. Com- prenez mieux l'urgence des temps nouveaux. Etudiez moins, discutez moins, raisonnez moins, agissez davantage. Sortez de chez vous ! Il y va de l'avenir, pour la patrie alle- mande. » ^ I € PREFACE. Ce n'est point là une traduction textuelle de Goethe, mais un résumé de sa thèse. Faut-il croire qu'elle fut entendue, ou simplement que les besoins de l'existence, plus éloquents encore que les discours du poète, ont trans- formé l'esprit de l'Allemagne ? Sans doute Tinfluence de Goethe n'a pas eu, dans cette transformation, le rôle pri- mordial qu'on voudrait lui prêter : une force plus puissante que la sienne agissait en dehors de lui, autour de lui, sur lui. Les poètes ne sont que les porte-parole de leur race et de leur époque ; ils formulent les aspirations latentes du peuple dont ils sortent, mais ils ne les suscitent pas et ils n'apportent rien ; avant d'autres, ils pressentent ce qui va être, ce qui doit être, et ils l'annoncent, avec un air de l'inventer ; sous les vagues lueurs d'une aube qui commence à poindre, ils discernent les formes d'un avenir qui monte et qui est nécessaire ; parce qu'ils l'appellent dans l'instant où il se dégage, on imagine qu'ils le créent. Mais leur voix serait sans portée, si elle n'était pas la voix même des hommes auxquels ils s'adressent. Le poète voit en avant, et va devant; il est un précurseur, bien plus qu'il n'est un guide, et son verbe ne sera efficace que s'il intervient pour traduire les vœux et les besoins de ceux auxquels il parle. Quels vœux et quels besoins ? — Vivre ! La nature n'en connaît pas d'autres; les peuples, comme les espèces, comme les bêtes, et comme les plantes, n'obéissent, hélas ! qu'à la loi naturelle, et la loi naturelle ne vise qu'un seul but : vivre. La prolifique Allemagne avait besoin, pour vivre, de s'extérioriser ; elle éclatait dans la ceinture de ses frontières. Le conseil de Gœthe n'était pour elle que la consultation d'un bon médecin qui voit clair, et qui, diag- nostiquant le m?l, indique le remède. « Allez dehors et ^ II € PREFACE. multipliez-vous ! » Cet avis que le poète allemand léguait à ses congénères, un empereur allemand, tout à l'heure, allait le reprendre à son compte pour le traduire à sa manière : (c Notre avenir est sur la mer. » Ce qu'a pu donner cet effort unanime d'un peuple sans scrupule, mais âprement discipliné, vous nous l'avez montré, monsieur, dans votre premier livre. Avec un intérêt pas- sionné, et non sans épouvante, j'avais lu votre ouvrage U Allemagne et r Amérique latine. Sous votre conduite, j'avais suivi ce labeur patient et sournois, cruel et fort, impitoyable, d'un espionnage industriel, systématique- ment agencé, comme le reste, qui partout guette les besoins locaux afin d'y pourvoir sans délai par une fourni- ture allemande ; cette invasion froide et sûre qui progresse à Taide du commerce et des lois, s'installe chez ses hôtes comme Tartufe chez Orgon, comme Taraignée sur sa proie, et les suce, pompe leur vie, se délecte de leur sève, s'en- graisse de leur sang, vit de leur mort organisée. C'était pitié pour nous, qui vivions par delà les mers, d'assister sans rien dire à ce meurtre lointain, à l'expro- priation méthodique d'une race vers laquelle nous attirent tant d'affinités morales, des sympathies si vieilles, des origines communes, et le même idéal. C'était pitié, pour vous, qui viviez là, d'avoir à contempler de si près cette progression du microbe teutonique, dans les contrées bénies dont vous adoriez la splendeur et dont ce mercanti convoi- tait la richesse. Ce drame, si moderne par ses visées pratiques, devait prendre à vos yeux un caractère presque biblique, par le cadre où il se déroulait : dans le décor d'un Eden radieux, que les siècles avaient respecté, dans une lumière de joie, ^ III € PREFACE. parmi la flore exubérante et sous le ciel enthousiaste qui évoquent les premiers jours du monde, et les premiers bourgeonnements des espérances humaines, l'histoire res- suscitait une scène allégorique : F Homme chassé de chez lui par le Serpentj et le Serpent qui prend possession du Paradis Terrestre... Je vous plains d'avoir été le spectateur muet d'un tel spectacle. Pèlerin des régions que vous admiriez, hôte du peuple que vous aimiez, j'imagine votre douleur d'être impuissant contre les menaces de la mort sournoise qui entrait, et je vous vois, montant sur quelque roche, comme Sœur Anne montait sur la tour, pour regarder la mer, du côté de la France... Rien ne viendra donc, de chez nous, de chez nous aussi ? Plus rien ne viendra donc du pays qui jadis envoyait vers cette terre neuve des hommes chargés de notre âme et vibrants de notre pensée ? Rien ne viendra donc plus, pour combattre l'intrusion du reptile germanique ? — Rien ne venait, et l'emprise se poursuivait. Depuis plus de vingt ans, l'Allemagne, d'une voix hypo- critement dolente, se plaignait de ne point posséder un domaine colonial qui fût en rapport avec sa puissance et sa fécondité ; en fait, elle adoptait comme colonies TEurope entière et les deux Amériques. Partout, ses émissaires avaient pris pied, et de quelle âpre façon ! Le Brésil le sait mieux que d'autres. Encore un an, deux ans, dix ans de ce régime-là, et un Kaiser, suprême représentant du monde féodal, aurait domestiqué le globe, par Taction simultanée de ses capitalistes, de ses camelots, et des espions à ses gages. L'œuvre était en si bonne voie, qu'il ne manquait plus, pour parfaire la conquête totale, qu\m peu de patience... iMais la patience, au dernier moment. ^ IV PREFACE. a failli. Le Seigneur-de-la-Guerre, sentant derrière lui rénorme et trépidante armée des hobereaux qui voulaient en finir, des financiers qui ne savaient plus attendre, a cru devancer Theure : ensemble, ils sont partis pour la guerre (( fraîche et joyeuse ». Et le monde fut sauvé î Il est sauvé. En souhaitant Tempire, on nous a délivrés de l'emprise. Grâce à Tavidité hâtive qui prétendit, par un coup brusque, avancer de quelques années la conquête définitive d'une planète, ce qui allait être ne sera point ; une domination qui menaçait tout l'avenir des races et toute la pensée humaine est éparî^née à Tunivers. * Mais comment donc se faisait-il que cette France, d'où étaient sortis autrefois, pour s'élancer vers les Indes ou les Amériques, des Dupleix et des Montcalm, des Lafayette et des Quélus, des Beaurepaire et des Pardal-Mallet, des EscragnoUes-Taunay, et tant d'autres, n'envoyait plus personne dans le sillage des aînés ? A ces belles « sources de Jouvence » , comme vous les appelez vous- même, (( à ces fontaines intarissables », si riches de sève, où le vieux monde pourrait aller boire une jeunesse renou- velée, pourquoi donc étiez-vous tout seul ? Il semble bien que l'auteur responsable de ce méfait soit notre Code civil, ou plus exactement encore cet esprit d'équité qui inspira nos lois modernes : dans une pensée généreuse, la Révolution Française a supprimé le droit d'aînesse, qu'elle tenait pour immoral et qui certes l'était. Mais ce qui, moralement, est blâmable, ne se trouve pas toujours, politiquement, nuisible. Cette vieille injustice de PREFACE. nos sociétés féodales, qui déshéritait les cadets au bénéfice du premier-né, comportait pour le pays de sérieux avantages : en y créant une caste disgraciée, elle suscitait, du même coup, des énergies qui, sans elle, fussent peut-être demeu- rées somnolentes ; les jeunes hommes, dénués de ressources, s'ils voulaient leur place au soleil, devaient la conquérir et se lançaient dans l'aventure ; ceux qui n'eussent été que des fils de famille devenaient des héros. Duris iirgens ihsebus egestas ! La pauvreté est féconde. Aux âmes bien trempées, c'est la plus saine des nourrices, et la plus vigoureuse ; son lait est fort. Je ne connais pas, pour la jeunesse, de meilleur aliment que la vache enragée. La dispersion de l'aisance, voulue par la Révolution, nous a fait une vie trop douce, au doux pays de France, et nous n'en sortons plus. La répartition équitable des héri- tages a produit, par surcroît, un méfait bien plus grave, que nos législateurs n'avaient guère prévu : le père de famille, afin de ne pas faire les parts trop petites en les fai- sant nombreuses, a voulu peu d'enfants, et la natalité fran- çaise a formidablement baissé, depuis cent ans. Maudit soit le culte des sous ! Alors que l'expansion anglo-saxonne con- tinuait et que l'Allemagne, — dont le talent le plus avéré consiste à surveiller ce qui se passe chez les autres pour adopter pratiquement ce qui pourra lui être utile, — s'in- géniait à imiter l'exode britannique, en l'aggravant de méthodes germaniques, les fils de France restaient tran- quillement au logis, qui avait be?oin d'eux. iMais, est-ce tout? Un autre facteur encore intervenait pour retenir la jeunesse française en son pays natal : Tédu- cation que nous donnons à nos enfants. Elle est archaïque ; elle n'a guère changé depuis Philippe-Auguste. Évidem- ^ VI € PRÉFACE. ment, les conceptions philosophiques ne sont plus ce qu'elles liaient, mais l'idée directrice est demeurée la même : tout pour l'esprit, rien pour la vie. La simple comparaison de deux mots révélera le gouffre qui, sur ce point, nous sépare des peuples anglo-saxons. En France, nous avons un (( Ministère de l'Instructimi Publique » ; en Amérique, ils ont un (( Bureau de l'Éducation». Nous instruisons, ilséduquent. Chez nous, le livre ; chez eux, la vie. Ici, le domaine abstrait ; là, le côté pratique. Ce qu'ils cultivent avant tout, dans l'enfant dont ils veulent faire un homme, c'est ce l'énergie de la volonté, sans laquelle les plus beaux dons et le savoir lui-même resteraient inutiles ». Leur Emerson, apôtre de ce dogme, et prophète en son pays, ajoute : « La vie n'est pas affaire d'intellectualisme, ni de critique, mais d'action. » Ou bien : « L'éducation tout entière doit être une préparation à l'existence . » Ou, plus nettement encore : « Les jeunes gens doivent conquérir, avec une volonté ferme, la connais- sance de la vie. » Aux Etats-Unis, ces axiomes sont écrits sur les murs des écoles, gravés dans les esprits des maîtres ; on les respire comme Tair ; ils imprègnent les pensées, induisent aux gestes, se font réalités. Développer l'individu, Tencourager, l'exagérer, au besoin, pour qu'il soit plus fécond, et d'un rendement plus efficace : culture intensive de l'homme ! Tel est le programme. Chez nous, au contraire, l'Etat pédagogue semble avoir pour mission de comprimer les volontés, de discréditer les audaces, les élans, toute velléité de fuir hors de la règle et de se lancer dans l'action. Qu'une telle éducation soit contraire à nos tendances naturelles, on peut le croire : intuitif et impulsif, le génie de la France la porte au goût des novations comme à celui ^ VII ^ PRÉFACE. des aventures. Combien fallait-il donc que les énergies de la race fussent riches et puissantes, pour avoir résisté aux influences d'un régime qui dure depuis sept cents années ? En dépit de tout, elles demeuraient, à travers les siècles, indemnes et vivaces, toujours prêtes à surgir dès que les circonstances réclameraient leur appoint. Elles Tont bien montré en 19 14! Si le réveil fut magnifique, c'est à Tunivers de le dire, et non pas à nous-mêmes. L'Allemand, mauvais psychologue, qui s'égayait de voir nos forces vives s'aveulir dans un dilettantisme purement intellectuel, comptait nous prendre en plein sommeil et abattre d'un coup cette France qui lui barre l'Océan, cette sentinelle du monde, dont la disparition allait lui livrer la planète. Mais la France s'est dressée, unanime : ceux qui, la veille, souriaient et chan- taient, rimaient des vers, péroraient en discours, se délec- taient de beaux-arts plus que de commerce ou d'industrie, et répudiaient la guerre, tous ensemble, se sont levés, pour aller mourir en héros. A ces martyrs de la cause commune, le monde devra sa liberté future. Mais elle nous a coûté bien cher ; après tant de désastres sur nos villes, tant de massacres dans nos rangs, nous voilà exsangues et terrible- ment appauvris. Du moins, ceux qui survivent, et ceux aussi qui étaient trop jeunes pour se battre mais qui vont tout à l'heure (( entrer dans la carrière », sauront bénéficier de la formi- dable leçon. La guerre les aura éduqués. La guerre est une terrible semeuse, qui sème la ruine, la mort et Ténergie. Si elle détruit les choses, elle féconde les causes. Les ^ VIII ^ PREFACE. bombes allemandes, en retournant la terre du pays, ont mis les racines à fleur du sol. Brusquement ramenées par elles à la lumière du soleil, les antiques vertus de la race voudront vivre; les nouveaux venus auront besoin, comme ceux de jadis, d'extérioriser leurs forces, d'agir, et je vois parmi eux des disciples pour vous. A vous suivre dans vos pérégrinations à travers la Forêt Brésilienne, peut-être prendront-ils de vous Tenvie de voir, d'agir, de lutter, comme vous. Puisque nous aimons tant les livres, je voudrais que le vôtre fût amplement connu. Il serait bienfaisant, parce qu'il est sincère et riche de santé ; et la santé est contagieuse aussi bien que la maladie. La belle sérénité qui se dégage de vous, cette joie dans Teffort, cette confiance en soi-même qui n'est point de la vanité mais un ressort de l'énergie, cette constante aspiration vers des buts qu'on se donne parce qu'on les croit utiles, et qu'on poursuit avec amour parce qu'on les a librement choisis, cette chaude atmosphère où l'on sent à toute heure s'épanouir votre àme, font de vous un type exemplaire qu'on aime dès qu'on l'a compris, et qui attire puisqu'on l'aime. Utile et bienfaisant, vous l'êtes dans le domaine de l'Ac- tion et dans le domaine de l'Idée. Vos voyages sont des conquêtes : nobles conquêtes, celles-là, puisqu'elles n'enri- chissent que la science ; conquêtes moralement précieuses, puisqu'elles tendent seulement à faire aimer chez nous le peuple qui vous reçoit, et à faire aimer de vos hôtes la mère- patrie qui vous envoie. Je vous en suis reconnaissant, mon cher compatriote, et je dois l'être ; je sens même que je le suis deux fois. Quand je referme votre livre, l'impression qui domine en moi est $ IX € PRÉFACE. celle d'une gratitude double : envers vous d'abord, qui représentez si bien Tâme française ; mais davantage encore envers cette race fraternelle qui accueille si cordialement les fils de mon pays, et vers laquelle nous portent tous les vœux d'une sympathie héréditaire, sympathie plus vivace qu'elle ne fut jamais, après la rude épreuve qui a contraint les hommes, sur toute la terre, à reconnaître leurs amis et à choisir leurs destinées. Edmond Haraucourt. •^ X Pl. I. LA FORET AMAZONIENNE (Aristoloche, cattleya, oncidium, coryanthe et calligo). A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE DE L AMAZONE AUX ANDES CHAPITRE PREMIER COMMENT CAPITÂO CHICO COMPRENAIT LES LEÇONS DE l'HISTOIRE « Mais au sort des humains, la Nature insensible Sur leurs débris épars suivra son cours paisible. » (Delille.) Déjà, dans son précédent ouvrage, V Allemagne et V Amé- rique Latine^ que l'on pourrait tout aussi bien intituler VAme Allemande au Nouveau-Monde, l'auteur s'est attaché à dis- cerner et à mettre à nu les desseins perfides de la pénétration allemande au Brésil et dans les Républiques Platéennes. Ce second ouvrage ajoute au premier la suite naturelle et logique qu'il appelait. Ensemble ils forment, pour ainsi dire, les deux tables d'un diptyque. Dans le premier de ces deux tableaux, l'auteur s'est évertué à dépeindre l'Ame Collective allemande telle qu'elle s'est révélée à lui dans son audacieuse entreprise, au cours de ses longs voyages et de ses fréquents séjours parmi les Colonies Allemandes qui enserrent d'un réseau souple et inflexible à la fois, de villages nombreux et de cultures florissantes, ces heureuses contrées. Dans A travers la Foret Brésilienne il parcourt tout ^ T ^ Wagner, Forêt Brésil. — i A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. d'abord en compagnie de ses lecteurs une des plus agréables et fertiles régions de l'État de Paranà, située au cœur même du massif boisé du Serro Verde, la Montagne Verte. On voit s'y continuer la vie patriarcale avec tous ses avantages. Abandonnant les riantes vallées et les Hauts-Plateaux de la Serra do Mar, et revenant tout d'abord sur ses pas, il reprend ensuite et poursuit hardiment sa course à travers les épaisses forêts qui s'étendent des rives brûlantes de l'Amazone jusqu'au pied des Andes de l'Argentine. Au cours de cette aventureuse randonnée, dans les bourgades de la plaine, les villages semi-alpestres des Hauts-Plateaux, les habitations isolées, perdues au plus profond de la forêt, au bord même des mystérieuses lagunes du Chaco, il renx:ontre VAme Latine avec toutes ses grâces. C'est merveille de la voir refleurir dans les sympathiques affinités des races Sud-Améri- caines au sein des tranquilles solitudes du Nouveau-Monde. Grâce à la variété de ces Souvenirs de Voyage et à la sin- cérité de ces scènes vécues, le lecteur verra défiler devant lui, dans leur cadre naturel et pittoresque, les représentants des principales races qui ont contribué par la fusion de leurs élé- ments ethniques à former les nationalités qui se partagent le Sud-x\mérique. A mesure qu'il poursuivra sa route il rencontrera tour à tour les descendants des vieux Conquistadores, les sertanejos des campos et des solitudes boisées du Brésil, les caboclos des Hauts-Plateaux et les isleros du Rio Paranà. Montag-nards et coureurs de bois, chasseurs et pêcheurs intrépides, les uns comme les autres s'enorgueillissent de mêler dans leurs veines le sang des ancêtres ibériques à celui des premiers occupants du sol. Emergeant des ombrages qui, avant que Colomb n'eût levé à Palos son ancre aventureuse, abritaient depuis des siècles sans nombre leurs pénates errants, les « hommes de toujours » vien- ^ 2 € LES LEÇONS DE L'HISTOIRE. dront au-devant de ses pas : leurs lèvres, d'habitude scellées, se décloront pour lui parler : elles lui dévoileront les secrets pleins de troublants mystères que la Grande Forêt Primitive (c raconte seulement à ses enfants ». Une plus intime connaissance des splendides réalités qui parent ces terres incomparablement fortunées, moins d'igno- rance des inépuisables ressources qu'elles doivent à une nature prodigue de ses dons, permettraient de mieux saisir et plus exactement mesurer la véritable portée des visées allemandes sur l'Amérique du Sud. On pourrait ainsi pressentir toutes les éventualités que peut receler l'action méthodique et odieu- sement tenace qu'elles y poursuivent sans scrupule. Mais avant de pénétrer sous les voûtes ombreuses de la Grande Forêt, il nous faut dire adieu à la région des Colo- nies Allemandes sur laquelle s'appesantit l'emprise germaine : partout on en retrouve les traces imprimées en lettres de feu. Il nous faut abandonner ces riches territoires qui ne sont pas encore tombés sous le joug allemand mais sur lesquels se pro- jette l'ombre d'un avenir gros de menaces redoutables. Quittons donc sans trop de regrets, bien qu'avec une pointe de mélancolie, cette Allemagne Nouvelle. Quelques kilomètres à peine nous séparent du grand massif montagneux, couvert d'épaisses forêts, qui se profile sur le bleu intense du ciel en un relief vigoureux. Aux masses sombres des araucarias, d'un vert si foncé qu'il en paraît noir, se mêlent des zones d'un vert tendre, qui tirent sur le jaune ; elles tranchent nettement sur la note sévère de la tonalité générale. Ces taches claires révèlent à un œil exercé la présence de nombreux hervaes^ bois d'Ilex Maté y en pleine exploitation : la route que nous allons prendre nous y mènera. La frontière qui sépare TÉtat de Santa-Catharina de celui de Paranà, serpente le long des vallées profondes, et gravit les pentes boisées de ces montagnes tourmentées. Elle coupe, à une ^ 3 € A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. trentaine de kilomètres de Sâo-Bento, Tunique chemin par où l'on atteint aux plateaux élevés qui couronnent le massif. A l'époque de mon voyage, les colonies allemandes ne s'étaient pas encore lancées à l'assaut de ces cimes accidentées. Elles n'avaient pas franchi ces ultimes bastions derrière lesquels une population heureuse et indépendante se maintenait encore dans la paix et dans l'abondance, hors d'atteinte des tentacules du monstre. Rathbaum ' m'avait présenté, le jour même où je l'avais quitté, celui qui devait être plus tard mon fidèle compagnon de route et de chasse pendant de longs mois ; nous ne nous en doutions alors ni l'un ni l'autre. Je puis donc me montrer reconnaissant à l'égard de mon ex-cicerone de cette dernière marque d'attention ; les conséquences devaient en être pour moi aussi utiles qu'a- gréables. Mon nouveau guide portait, je m'en souviens, un nom pom- peux et sonore, mais ma mémoire rebelle s'est refusée à en retenir les trop nombreuses syllabes. C'était là, du reste, son nom de cérémonie. Dans l'intimité, mon cahoclo répondait à l'appellation moins redondante de Chico, diminutif de Francisco (Françoi.s). Chacun dans la montagne le connaissait par ce petit surnom d'amitié. Lui-même s'en contentait parfaitement pour l'usage de tous les jours. Cependant, ce brave montagnard, d'aspect si placide, avait été, durant les derniers mouvements séparatistes, le chef redouté d'une bande d'insurgés. C'est pourquoi les gens du pays ne manquaient jamais de donner à l'ancien guérillero le titre de Capitào, capitaine, en souvenir de ses prouesses passées. Ce titre militaire chatouillait agréablement son innocente vanité. Sous ce même nom de Capitao Chico^ je présenterai à mes I. Voir l'Allemagne et l'Amérique Latine du même auteur, Edit. chez Alcan. ^ 4 « LES LEÇONS DE L'IUSTOIRE. lecteurs mon nouveau compagnon de route et il figurera dans ces pages. A l'exemple de tous les caboclos des Hauts-Plateaux, cet excellent homme de capitaine, grâce à son humeur enjouée, aimait à rire et à plaisanter. Tout en mêlant à ses propos, sou- vent naïfs et familiers, beaucoup de gaieté et une certaine finesse malicieuse, jamais il ne donnait dans la trivialité, ou dans la fâcheuse équivoque. Toujours prêt à obliger, il était, comme le sont, du reste, tous les montagnards qui n'ont pas encore subi le contact des citadins de nos grandes villes, généreux et hospi- talier. Capitào Chico était, dès le premier instant, devenu mon ami. Pendant le long- séjour que je fis dans ces montagnes, où je ne pensais d'abord passer que fort peu de temps, ce bon Chico fut pour moi, le guide le plus sur. Aussi dévoué qu'inlassable, il joi- gnait à toutes ses autres vertus le désintéressement le plus absolu . Cette qualité est et sera toujours rare, car elle en suppose tant d'autres ; mais elle est si répandue dans la Serra, que je crain- drais de susciter des doutes si je disais à quel point je l'ai fréquem- ment trouvée en honneur chez les habitants de ces vallées. Au cours de mes nombreux voyages, tant parmi les peuples de la vieille Europe que parmi ceux du Nouveau-Monde, je n'ai parcouru aucune autre contrée où les mœurs et les coutumes soient restées aussi patriarcales. On se croirait revenu aux époques bibliques, quand glanait Ruth la Moabite, et que, le soir venu, Booz roulé dans son manteau de laine, le front appuyé sur une gerbe, entouré de ses serviteurs, s'endormait à la garde de Dieu, sous le sourire amical des étoiles. Comme déraison, mon départent lieu à l'aube, quand tout fut prêt, et, une fois de plus, ma vertu fut grandement récompensée ; la gracieuse gardienne des portes de l'Orient, avait, en effet, jonché les sentiers abrupts où nous allions porter nos pas, de ses plus fraîches roses, et bâti, pour la joie de nos yeux, parmi ^ 5 « A TRA VERS LA FORET BRESILIENNE. les vapeurs légères dont se drapaient encore le sommet des montagnes lointaines, ses palais éclairés d'une lumière féerique. Empreints d'une simplicité charmante, un peu vieillotte, ces vers de de Saint-Ange me chantaient dans la mémoire : « Et le pâle reflet de l'aube à peine éclose N'a point ce coloris, cette teinte de rose, Dont l'aurore se peint, quand, sur son char vermeil, Elle sème de fleurs la route du soleil. » Je me les fredonnais tout bas, tout en regardant pâlir et s'ef- facer les dernières étoiles, tandis que l'on bâtait nos mules et que nous préparions notre léger bagage. Mes valises, mes muni- tions de chasse et mes provisions de bouche furent placées sur une bête de somme bien dressée, intelligente et docile. Une grande peau de bœuf desséchée et ingénieusement dis- posée à la mode du pays, recouvrait mes bagages, mis ainsi à l'abri des ondées imprévues, et de ces larges gouttes de rosée, qui tombent, aux premières heures du jour, des grands bam- bous, tant il y en a au Brésil qui ombragent les sentiers. Un jeune garçon, né dans la maison de Capitâo Chico, et qui, suivant les habitudes du pays, faisait, pour ainsi dire, partie de la famille, accompagnait notre troupe. Celle-ci comprenait, outre les bêtes de selle, trois mules de charge ; deux portaient les achats faits par mon nouveau guide, et l'autre, ainsi qu'il a été dit, mon bagage et mes munitions. Déjà, les premiers rayons du soleil doraient les hautes cimes des araucarias, quand, engagés dans le chemin depuis une bonne heure, nous pénétrâmes sous une de ces voûtes de bambous dont les extrémités flexibles s'inclinent jusqu'à ras du sol, pour former au-dessus de la route, de gracieux arcs de verdure. Ces sentiers couverts permettent à tout voyageur de marcher pendant de longues heures à l'abri du soleil. Celui que nous venions de prendre, se présentait des plus ^ 6 € LES LEÇONS DE L'HISTOIRE. agréables à la vue. Tantôt il se jouait au flanc des coteaux, entre les troncs des araucarias géants dont les ombelles s'épa- nouissaient en larges parasols à une quarantaine de mètres au- dessus de nos têtes, tantôt il se perdait sous d'interminables arches de bambous. Dédaigneux parfois des difficultés, les recherchant même, pourrait-on croire, il montait à l'assaut d'un mamelon escarpé, l'abordait de front et le franchissait brave- ment, sans daigner s'écarter d'un pas ni à droite ni à gauche. Puis, pour frayer sa route dans l'épais fourré de broussailles, de grandes fougères et de palmiers qui recouvrait ces collines en forme de dômes, il redescendait en casse-cou le versant opposé, affichant le plus souverain mépris pour les règles et les conventions les plus généralement reçues dans la préparation des routes et des chemins. Laissant derrière lui la forêt profonde, dont il semble n'aban- donner qu'à regret les frais abris, le chemin aux interminables lacis nous conduisit tout à coup jusqu'au bord absolument taillé à pic d'un immense ravin. L'autre bord de cette gigantesque craquelure de la couche terrestre, nous montrait, en face, à plu- sieurs kilomètres de là, ses parois cyclopéennes. à leur tour taillées verticalement dans le granit. J'éprouvais devant cet étrange jeu de la nature, l'impression très nette que, si quelque force inconnue venait à rapprocher les deux lèvres de cette faille, leurs bords, fantastiquement découpés, s'emboîteraient l'un dans l'autre, avec autant de précision et tout autant de justesse, que si l'on rapprochait, à .l'aide de la main, les deux morceaux correspondants d'une écorce d'orange fraîchement déchirée. Les caboclos nomment taymbés ces vastes glissements du sol. Plus de cent mètres nous séparaient des cimes des grands arbres de la forêt vierge, qui, tout en bas, sous nos pieds, recouvrait d'un immense tapis de verdure., le fond du ravin. Capitào Chico, assez volontiers causeur de son naturel, était toujours prêt à me conter quelque histoire. Il me narrait, avec ^ 7 é A TRA VERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. force détails, pendant que nous côtoyions le tayinbé, les guer- rillas sanglantes qui avaient eu pour théâtre pendant de longs mois cette région accidentée, si favorable aux escarmouches et aux embuscades. Les gens de sa bande avaient surpris jadis, et acculé à ce même ravin, à quelques kilomètres de là, un petit parti d'ennemis appartenant aux troupes gouvernementales. Ainsi qu'il n'arrive que trop souvent dans les guerres civiles, on se battait sans merci, et sans faire de part et d'autre de prison- niers. Quand les Bahianos * qui composaient ce détachement se virent entourés, sans plus d'espoir de briser le cercle qui se refer- mait sur eux, et que les munitions furent épuisées, on en vint au corps à corps. Ils sentirent vite qu'ils ne seraient pas les plus forts; leurs baïonnettes les défendaient mal contre les sabres d'abatis, facaos^ que manient si efficacement les mains habiles des montagnards. Alors, plutôt que de se rendre, ils sautèrent presque tous dans le vide, du bord de la falaise à pic, et vinrent s'abattre, d'une hauteur de plus de cent mètres, dans le fouillis d'épaisse verdure qui s'étend aux pieds des rochers. « Ceux de mes hommes qui descendirent pour rapporter les armes et quelque autre menu butin que les vaincus auraient pu avoir sur eux, nous avisèrent, continua mon guide, qu'un cer- tain nombre de Bahianos ne s'étaient fait aucun mal dans la chute. Le berceau presque impénétrable formé par les lianes, les plantes grimpantes et les hautes branches entrelacées des arbres, avait amorti le choc, et les avait empêchés de s'écraser sur le sol. Ils avaient ensuite pris la fuite à travers la forêt, si bien que nous fûmes obligés d'envoyer encore du monde à leur poursuite, et il ne nous fut possible de les exterminer qu'après un dernier combat qui devint acharné. Les fourmis les ont mangés tout comme les autres », termina-t-il, en guise de péroraison et d'oraison funèbre. I. Bahianos, troupes fédérales recrutées à cette époque en grande partie dans l'Etat de Bahia. ^ 8 ^ LES LEÇONS DfC L HISTOIRE. Dans ce cadre de verdure incomparable resplendissant de lumière, en face de cette nature souriante, si calme et pourtant animée d'une vie débordante, l'évocation de ces luttes féroces et impitoyables m'impressionnait doublement. « Que faisiez-vous des prisonniers? dis-je à l'ancien guéril- lero qui, de capitaine de bande, jadis réputé féroce et sangui- naire, était redevenu à présent que ses passions politiques s'étaient éteintes le plus doux et inoffensif des hommes. Si j'eusse été là, je ne vous aurais jamais permis de pousser ainsi à Tabîme et de mettre à mort des hommes que vous aviez réduits à Timpuissance, et qui ne se sentaient plus en état de se défendre ; encore moins ceux qui n'avaient été épargnés que par un vrai miracle du Tout-Puissant. )> Le vieux guérillero se mit à rire et me dit en secouant la tête : « Bah! Vous auriez sans doute ao-i tout comme nous. » Il ajouta après un moment de silence : « Nous ne manquions pas parmi les nôtres, d'hommes de vos terres d'Europe : les habi- tants des Colonies Allemandes. C'étaient les plus acharnés et les plus durs pour les vaincus, les plus enragés aussi à la pour- suite quand nous étions victorieux. « Le gérant de la venda^ ce grand diable d'Allemand blond avec qui vous causiez hier au soir, a été pendant la dernière révolution capitaine comme moi. C'est de sa propre initiative et sans y être contraint par personne, qu'il a pris les armes. » Après un moment de pause, hochant de nouveau la tète, il ajouta à mi-voix, comme s'il s'était parlé à lui-même : « Du reste les Bahianos non plus ne faisaient pas de quartier et ne s'embarrassaient pas de prisonniers ; et puis, que venaient-ils faire ici dans nos montagnes ? Que ne restaient-ils tranquille- ment dans leurs provinces du Nord ? » Finalement, il résuma sa manière de voir dans cette phrase lapidaire : « Nous n'avons pas besoin que ces gens du dehors viennent ici, dans nos mon- tagnes, nous dicter des lois à leur manière. Ils ne sont bons A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. qu'à brûler nos maisons, massacrer nos femmes et nos enfants : qu'ils restent donc chez eux et que Dieu les bénisse. » De cette grande convulsion politique dont le résultat avait été la chute du régime impérial et la proclamation de la Répu- blique du Brésil, de ces événements historiques, cet homme simple n'avait, malgré la part qu'il y avait prise, ni compris, ni retenu aucune leçon. Les passions, unique cause pourquoi tant de sang a coulé, paraissent momentanément assoupies; mais toujours les vieilles haines subsistent. Des yeux jaloux, auxquels rien n'échappe de ce qui pourrait être utile à leurs projets, épient dans l'ombre les faiblesses et les fautes des uns et des autres, afin d'en tirer bon parti quand le moment propice sera venu pour eux d'agir. Qui sait si dans l'avenir d'autres luttes plus terribles et plus, iné- gales, n'ensanglanteront pas, me disais-Je, en écoutant le vieux capitaine, ces vallées redevenues aujourd'hui si paisibles? Un jour, peut-être prochain, viendra, où les derniers défen- seurs des libertés menacées de leur belle patrie, acculés à ce même taymbé., pensais-je, retrouveront devant eux, à la tête de hordes étrangères, ceux-là même qui les poussaient et les aidaient, du temps des luttes fratricides, à exterminer leurs propres frères ? Pendant que j'écoutais ce récit mouvementé, je me demandais comment et par quel moyen, n'étant ni des oiseaux, ni en passe de le devenir, nous arriverions • à poursuivre notre route, au delà du tayinbé qui semblait la couper complètement. A ce même moment je vis poindre au-dessus du plateau, à quelques mètres à peine de l'endroit où je m'étais arrêté pour jouir du panorama féerique déroulé devant nos yeux, les longues oreilles d'une mule suivies d'abord de sa propre tête, puis de celle de son cavalier. Tête d'animal et tête d'homme, toutes deux semblaient avoir jailli du vide comme par enchantement. Je me portai aussitôt de ce côté, fort intrigué de ce curieux ^ 10 € LES LEÇONS DE V HISTOIRE. phénomène, avec le désir de déchiffrer cette énigme. Je compris vite combien était simple et facile à expliquer te qui m'avait semblé, de prime abord, une illusion de dame nature, lusus natiirœ. Un énorme éclat de gfranit s'était détaché du mur et dres- sait vers le ciel son arête supérieure dentelée et coupante. Cette gigantesque écaille reposait à terre dans un parfait équilibre, et solidement maintenue en place par sa partie inférieure, sans doute profondément engagée dans le sol. Par l'effet du temps, toujours lent et patient dans son œuvre, et sous l'action des forces de la nature, des matériaux de toute espèce, pierres, humus, graviers, avaient comblé l'intervalle qui séparait la paroi du plateau de celle du bloc, quand ce dernier s'en était si bizarrement détaché. Ainsi avait été amé- nagée par le hasard, qui faisait en cette occasion fonction de Providence, ou, tout au moins d'agent-voyer gratuit et impro- visé, une facile descente en pente douce; par elle le voyageur se dirigeait sûrement jusqu'au bas du taymhé. Ce chemin abou- tissait au sein même de l'épaisse forêt, et nous pouvions voir les cimes ondoyantes des arbres se balancer sous nos pieds au souffle de la brise. Nous entendions résonner un bruit de clochettes qui se rap- prochait de plus en plus. Quelque temps après, une quarantaine de mules débouchaient par cet étrange escalier naturel, et esca- ladaient le plateau à la suite du premier cavalier qui leur ser- vait de guide et qu'elles suivaient avec docilité. Toutes portaient un, large bât, sorte de cacolet primitif, qui rappelle un peu celui qu'on emploie pour le transport des pièces de notre artillerie de montagne. De chaque côté était suspendu aux flancs de la bête, un grand cargueiro, tressé de lanières de bambou. Ces paniers contiennent de trente à qua- rante kilos de herva maté à l'état brut. Les charges étaient soigneusement protégées des intempéries par une peau dessé- ^ II é A TU AVERS LA FORET BRESILIENNE. chée, disposée de la même façon que celles qui recouvraient nos propres bagages. Chaque mulet portait un licol muni d'une longe enroulée autour du cou ; une clochette j était suspendue. Les tintements de ces clochettes permettent de retrouver, même pendant la nuit, les bêtes qui s'écartent de la troupe, ce qui n'arrive, du reste, que rarement. C'était ce joyeux carillon qui nous avait annoncé de loin l'arrivée de la caravane. Le costume des trois cavaliers qui fermaient la marche du convoi rappelait dans tous ses détails celui de Capitào Chico. Comme lui, ils por- taient le vaste feutre ou le chapeau de paille de palmier à grandes ailes, la chemise de cotonnade bariolée, la légère veste de toile et les pantalons à la zouave, bonibachas, que les cordons du caleçon retiennent à la cheville. Vêtus de la sorte, les pieds nus dans des sandales, c'est ainsi que se présentèrent à mes yeux, ces trois caboclos, véritables types des habitants de la Serra. Ce dernier détail de leur costume habituel rappelle un ancien usage tombé en désuétude depuis l'abolition de l'esclavage. Jadis les règles de l'étiquette exigeaient qu'un habitant de la montagne quittât ses chinelas avant de pénétrer dans la mai- son d'un notable ou de toute personne d'un rang quelque peu supérieur au sien. Les gens du pays conservent maintenant leurs sandales quand ils sont en visite, même à 1 intérieur de l'appartement ; ce privilège était réservé jadis au maître de la maison et aux hôtes de distinction *. On retrouve encore une curieuse coutume biblique dans ces contrées; elle s'y est ainsi perpétuée au delà des mers, à tra- vers lespace et le temps. I. En regard de cette coutume sud-américaine, il est intéressant de se rappeler que près de 2.000 ans avant Tère chrétienne, Pépi I«% Pharaon de la VI» dynastie, après sa victoire sur les barbares de Hiroushaitou. accorda à son premier ministre Ouni, r « ami royal », le Richelieu de ce potentat de la vieille Egypte, et c'était là la plus insigne faveur qu'un monarque pût accorder à un sujet, l'autorisation de « garder ses sandales dans le palais et même en présence de Pharaon ». Vraiment « il n'y a rien de nouveau sous le soleil »: ^ 12 € LES LEÇONS DE LIIISTOIUE. Dès que l'on descend de cheval, et que Ton entre dans une habitation des caboclos de ces montagnes, si le voyage ne doit pas être poursuivi dans la journée, une des jeunes filles de la maison apporte devant Thôte, après lui avoir offert le maté suivi de la tasse de café traditionnelle, un petitbaquet en bois; elle y verse ensuite de Teau tiède sur quelques feuilles aroma- tiques. Le voyageur fatigué trempe ses pieds dans cette eau parfumée et se nettoyé ainsi de la poussière du chemin. En sa, touchante simplicité, ce geste d'un passé lointain évoque celui de xMarie de Magdala, quand elle baignait des plus précieux aromates et essuyait de ses longs cheveux épars, les pieds du doux Galiléen qui parcourait humblement, il y a de cela près de deux mille ans, les chemins poussiéreux de la Palestine, pour y prêcher l'amour et promettre la paix aux hommes de bonne volonté . Les nouveaux arrivés saluèrent Capitâo Chico, et moi-même, avec la plus grande courtoisie. Je leur fus ensuite très cérémo- nieusement présenté. Je n'ai jamais rencontré dans mes voyages des gens plus aimablement polis que ces montagnards, qui por- tent pendu à la ceinture un énorme pistolet à deux coups, et cette arme voisine fraternellement avec un coutelas dont la lame mesure un bon demi-mètre de long. S'adressent-ils la parole ? chacune de leurs phrases sera précédée du mot « Monsieur », et le plus souvent ils se donnent entre eux de la troisième per- sonne. < Au moment de prendre congé, ont-ils passé quelques jours ou quelques heures seulement en votre compagnie, jamais ils ne manquent de vous prier de vouloir bien excuser les petites infractions aux lois de l'étiquette qu'ils auraient inconsciemment pu commettre durant leur séjour. De ce que j'ai pu voir et observer chez bien des peuples divers, je garde l'impression que plus les hommes sont formidablement armés, plus ils se sentent portés à se montrer polis et pleins de ^ 13 ^ A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. prévenance les uns envers les autres. La vieille politesse fran- çaise, si aimable et si raffinée, cette fine fleur de constante courtoisie, que nous tenons de nos ancêtres et qu'une longue accoutumance a fait passer dans notre sang (au dire même des étrano-ers elle constituerait chez nous une seconde nature) ne proviendrait-elle pas, qui sait? de ce que pendant des siècles nous avons porté Tépée et été, ainsi que l'on disait jadis, friands de la lame? Ce serait là une preuve de plus de la justesse du vieux dicton : « Si vis pace^n, para hélium. » Mais revenons à nos braves cahoclos. Ils me demandèrent de mes nouvelles personnelles, s'intéressèrent à celles de ma famille, qu'ils ne connaissaient pas cependant, et s'enquirent également avec courtoisie de mes père et mère. Ce sont là d'an- tiques façons, formules obligées d'une étiquette restée pieuse- ment fidèle aux vieilles traditions, et foncièrement respectueuse de ce quatrième commandement qui nous dit : « Tes père et mère honoreras, afin de vivre longuement. » Je répondis de mon mieux à leurs politesses et nous fûmes tout de suite bons amis. Leurs visages brunis s'épanouirent, et ils sourirent avec une visible satisfaction quand ils surent que je n'étais pas Allemand, mais, tout au contraire, un compatriote de don Andrès\ ce Français établi depuis trois ans au cœur de leurs montagnes, et que chacun d'eux se faisait un honneur de connaître plus ou moins intimement. Les compliments d'usage une fois échangés, nous nous séparâmes, et le tintement joyeux des clochettes de la tropilla se perdit peu à peu dans le loin- tain. I. Voir l' AllemcLg7ie et l'Amérique Latitie, du mènii auteur, Edit. chez Alcan. y 14 S5 CHAPITRE II ou CAPITAO CHICO CONCLUT QUE DON ANDRÈS EST PROTÉGÉ PAR DIEU OU PAR LE DIABLE « Pourquoi es-tu resté debout quand tes contem- porains gisent déjà renversés ? Vigie grandiose des champs et des forêts, près de toi paissent tranquilles le taureau sauvage et les poulains légers qui ne connaissent pas le joug de l'homme. Peut-être, elles ont passé prés de toi, il y a des siècles, les premières bandes d'envahisseurs, quand les tribus nomades erraient libres à travers le pays? Poète des déserts, chanteur muet de la nature vierge des sertaos, evohé ! ^ » (Affonso Arinos de Mello Franco). « ... O velho Diaho, sabio d'entre os sabïos* » [Crîi:^ e Soii^a. A Flor do Diabo). (Poète brésilien contemporain, 1S63-1898). Ainsi devisant et causant, nous poursuivîmes notre route par des chemins toujours aussi accidentés et pittoresques. Vers l'heure ,de la méridienne nous arrivâmes au bas d'une descente abrupte, à un endroit où, sur son lit de cailloux polis, une petite rivière aux eaux transparentes coule parmi des fou- gères entre un groupe d'araucarias d'une taille fort au-dessus de la moyenne. L'eau fraîche, l'ombre propice et le gazon, tout 1. Ces vers sont traduits du portugais d'Affonso Arinos, écrivain brésilien contem- porain ; ils sont extraits du poème Le Burity Perdu. Cette ode, d'une très belle allure, chante la gloire d'un de ces géants de la forêt primitive, un Burity solitaire, « témoin survivant du drame de la conquête ». 2. « Le vieux Diable, sage entre les sages. » ^ 15 € A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. nous invitait à choisir ce lieu charmant pour notre halte de midi, et pour notre repas. A cheval depuis le lever du soleil, nous ressentions, en effet, le besoin de nous refaire. Tout en déjeunant, je ne me lassais pas d'admirer le grand araucaria au pied duquel avaient été attaches nos chevaux. Jamais je n'avais vu un aussi superbe spécimen de cette belle espèce de conifère. Son tronc, sans un défaut, montait telle une colonne géante, tout droit vers le ciel. Sa vue évoquait dans mon esprit Tirnage de ces magnifiques colonnes trop peu admi- rées, à mon sens, qui entourent l'église de la Madeleine, ou de celles qui ornent la place de Saint-Pierre à Rome et n'ont de rivales que dans les merveilleux monolithes de granit rose de la Basilique de Saint-Paul-Hors-les-Murs. A une quarantaine de mètres du sol s'épanouissait sa vaste ombelle dont les branches se terminaient toutes à une même hauteur par un gros bouquet de verdure formant ainsi un large plan horizontal. Ses pommes de pin, du volume d'une tète d'en- fant, ne me paraissaient pas, de la distance d'où je les contem- plais, plus grosses que des noix. Le tronc énorme, mesurait plus de deux mètres de diamètre à la base. Il conservait les mêmes dimensions sur une longueur d'une vingtaine de mètres, et allait ensuite en diminuant graduellement jusqu'à ne plus avoir qu'un mètre de diamètre au point d'insertion des premières branches. Oui, vraiment, ce géant était une merveille du monde végétal ! Mon admiration, quoique silencieuse, se manifestait si visi- blement, qu'elle finit par attirer l'attention de mon compagnon, observateur perspicace, ainsi que le sont toujours les chasseurs, les montagnards et les coureurs de bois. « Vous regardez ce maudit, me dit-il, en me désignant de la pointe de son long sabre d'abatis cet ancêtre majestueux de la forêt tropicale. Moi aussi, et pour cause. Jamais je ne passe auprès de lui, du reste, sans lui lancer quelque anathème. Nous avons à régler ensemble une vieille querelle, et s'il n'était pas ^ i6 € DON ANDRÈS PROTÉGÉ DE DIEU OU DU DIABLE. aussi gros, je l'aurais déjà jeté bas pour me venger. Ce brigand s'est moqué de moi dans ma jeunesse de la plus impudente façon, et, chaque fois que mes pas me conduisent de son côté, il me semble l'entendre ricaner au souvenir du mauvais tour qu'il m'a joué. « Tout jeune homme encore, ajouta-t-il, je revenais un jour des Colonies Allemandes conduisant une troupe de mules, char- Q-ées des provisions et des victuailles destinées à la fête de mon propre mariage. Ce devait être une belle noce, car, je puis le dire, j'avais bien fait les choses et sans lésiner. Deux tonnelets, dont le contenu était appelé à figurer en bonne place au festin du lendemain, avaient été chargés sur ma meilleure mule, et arrimés de mes mains avec le plus grand soin. Chacun d'eux contenait une cinquantaine de litres d'un petit vin doux de Mos- catello, célèbre alors dans toute la montagne. « Arrivés au sommet de la colline, au pied de laquelle nous sommes assis en ce moment, ne voilà-t-il pas que cette bête, possédée du diable bien certainement, bute, et cela si malen- contreusement, que la charge passe sur son cou. Nous avions négligé, mes compagnons et moi, de vérifier de nouveau l'arri- mage, car vous le comprenez, nous cheminions gaiement, tous des jeunes gens, eux, riant et plaisantant, et moi tout à mes pensées. Du fait, mes deux tonnelets se détachent, et, avant que nous puissions les retenir, prennent immédiatement la pente, entraînés par leur poids, irrésistiblement. « Ils roulaient l'un par-dessus l'autre, faisaient des cabrioles folles, et rebondissaient chaque fois qu'ils touchaient terre, comme y puisant une force nouvelle. On leur eût cru des ailes. Le cœur serré d'émotion, penchés sur nos selles, mes compa- gnons et moi, nous suivions des yeux le vin de la noce qui pas- sait à travers les arbres comme un météore, mais par une grâce divine, sans se heurter aux troncs. « Ils franchirent ainsi, heureusement, la lisière du bois. ^ 1/ ^ Wagner, Forêt Brésil. — 2 A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. Encore quelques mètres, et l'eau profonde et le sable de la rivière, haute en ce moment, allaient arrêter leur course et amortir le choc. Déjà je me pensais sauvé et poussai un cri de joie, quand le diable, s'étant sans doute mis de la partie, chacun des tonnelets vint, l'un après l'autre, s'écraser sur ce maudit arbre, le seul qui les séparât encore des flots sauveurs. Ils éclatèrent là, comme des bombes, et il ne resta pas assez de vin entre leurs douves pour se mouiller le creux de la main. Il vue fallut remettre la noce pour aller chercher à la ville deux autres tonnelets de Moscatello. » Je ris de bon cœur de la mésaventure du capitaine, pendant que ce dernier, tout à ses pénibles souvenirs, jetait des regards furibonds, chargés de malédictions impuissantes, vers le colosse impassible. Celui-ci aurait pu, sans doute, nous conter bien d'autres histoires des hommes et des choses, s'il avait daigné adresser la parole à de pauvres êtres éphémères, rampant à ses pieds. Abordant un autre sujet, l'intarissable capitaine me raconta, ensuite, que par ce même chemin, mon compatriote don Andrès était passé, il y avait de cela trois ans, avec plusieurs chars. Il transportait, paraît-il, de grands cônes creux de cuivre destinés à la fabrique de thé du Paraguay, qu'il s'occupait à installer plus haut dans la montagne. (c Oui, monsieur, dit le capitaine, en levant son chapeau, la Vierge m'en est témoin, il est passé par ici, là où nous sommes, avec ses chars tout chargés, ses longs câbles, ses poulies et toute sa troupe, choisie parmi la fleur des montagnards. » Mon compagnon jouissait, évidemment, de mon étonnement. Comment, me disais-je, est-il possible que, par ces chemins bons pour des chèvres, qui côtoient des précipices à pic, des- cendent au fond de ravins escarpés, passent par cent endroits où un homme est à la merci d'un faux pas de sa monture, un de mes compatriotes, un Français comme moi, ait osé faire ^ 18 € DON ANDHÈS PROTÉGÉ DE DIEU OU DU DIABLE. passer des chars aussi lourdement chargés, et comment se fait-il qu'il y soit parvenu? C'était là une prouesse presque incroyeible, et dont le souvenir, après des années écoulées, remplissait encore d'admiration les bonnes gens du pays. J'en éprouvais une véritable satisfaction, comme une petite bouffée de fierté patriotique, et il me semblait être pour quelque chose dans le succès de ce compatriote inconnu. Sans rien laisser voir de mes sentiments, je répondis au capitaine avec beaucoup de dignité : « Ce que vous dites là est admirable assurément, mais ce n'est pas une chose qui doive étonner de la part des gens de mon pays. Des hommes comme lui, il n'en manque pas, heureusement, chez nous et ijs savent se montrer chaque fois que l'occasion s'en présente. » Mon compagnon me regarda, hochant gravement la tête, et répliqua : « Il faut alors que les saints ou le diable les pro- tègent », et il leva derechef son chapeau, ce qui pouvait être aussi bien pour honorer Dieu que TEsprit malin. Je suis porté à croire, du reste, que dans son âme candide, il faisait de ses idées au sujet de ces deux puissances rivales, une assez étrange salade. Peut-être les concevait-il toutes deux éga- lement mystérieuses et redoutables, dignes en tout état de cause, l'une comme l'autre, de ses respectueux hommages. « Dans ce voyage, reprit-il, un des chars de don Andrès, malgré les efforts des hommes qui les accompagnaient, roula du haut en ba^ d'une pente, entraînant ses deux paires de bœufs. Bêtes, char et charge firent trois tours sur eux-mêmes et ne s'arrêtèrent que contre les troncs, presque au fond du ravin. Eh bien ! vous me croirez si vous le voulez, il n'5^ eut rien de cassé, pas un homme, ni une bête ne fut blessé : char, hommes et boeufs arrivèrent sains et saufs à l'usine. 31aintenant, ajouta-t-il, expliquez-moi ça, si vous le pouvez. » J'eusse éprouvé probablement quelque embarras à lui fournir les explications qu'il me demandait. Je me contentai donc de ^ 19 € .1 TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. traduire à son intention l'hémistiche proverbial qui dit si bien ce qu'il veut dire : « Audentes fortuna jiivat. » Cette solution de Ténigme en valait bien une autre, et je la veux tenir pour bonne. Je commençais pourtant à comprendre ce que herr Rathbaum, lui, n'était pas arrivé à pénétrer, quand il constatait avec dépit, que tous les caboclos de la montagne ne juraient, comme il le. disait, que par « ce Français » arrivé il y avait de cela seulement trois ans chez eux, qui gardait son quant-à-soi, ne frayait pas avec les colons allemands, « ne commerçait, ne mangeait, ni ne buvait avec eux ». ■ Notre repas frugal une fois terminé, nous passâmes à gué la petite rivière près de laquelle nous nous étions reposés. Pour- suivant notre route, nous nous trouvâmes bientôt dans la zone des hervaes, c'est-à-dire des bois d'Ilex Maté, exploités indus- triellement. Le chemin que nous suivions montait sensiblement depuis quelque temps déjà, et ce n'était plus que rarement qu'appa- raissaient des habitations. Nous atteignîmes enfin les plateaux Ips plus élevés du massif. De cette hauteur les regards s'éten- daient à perte de vue et embrassaient un horizon immense, formé par de grandes prairies, parsemées de bouquets d'arbres de différentes espèces, et de quelques araucarias isolés. Je m'arrêtai un instant au bord d'une de ces gigantesques parois de rochers, dites taymbés, qui longent le chemin. Penché sur l'abîme, je voyais, au fond du gouffre, bondir tout blancs d'écume, les flots d'un torrent qui, de cascade en cascade, allait dans son impétuosité se perdre enfin au sein d'un impénétrable fouillis de verdure. Sur le décor sévère dont ils rompaient agréablement la monotonie, des îlots d'ar- bres en fleur plaquaient, çà et là, des notes rouges, bleues, vio- lacées ou or et, dépassant de la tète le niveau de la forêt, des araucarias et des palmiers aux panaches superbes, se dressaient, pareils à des phares géants, au-dessus de cet océan de verdure. ^ 20 € DON ANDRÈS PROTÉGÉ DE DIEU OU DU DIABLE. Quelques pans de rocher et les falaises sourcilleuses des tayinbés interrompaient également, de loin en loin, la surface légèrement ondulée de l'immense forêt, dont les plans les plus reculés se teintaient d'un vert bleuâtre et finissaient par se con- fondre complètement avec l'horizon. Flottant dans le ciel, de grands nuages, emportés lentement par le vent, promenaient irrégulièrement sur ces houles de verdure, des taches d'ombre mouvantes. Par endroits, l'écla- tante lumière du soleil, frappait obliquement le sommet des collines; ainsi éclairé, le feuillage miroitait et semblait alors s'allumer, flamboyer et lancer vers le ciel, tel un énorme brasier, de pétillantes gerbes d'étincelles. Nous nous trouvions là, élevés à plus de mille mètres d'alti- tude. La température y était douce et fort supportable malgré la saison. Mais, sous ces latitudes, le soleil devient singulière- ment piquant; aussi éprouvai-je une vive satisfaction quand j'appris qu'une fois sortis de ces prairies dénudées, nous retrou- verions l'ombre protectrice des grands pins, et celle, plus trans- parente, des bambous, dont les légers berceaux protègent le voyageur contre les ardeurs du soleil. A un endroit où la route côtoyait un taymbé, je vis soudain courir devant nous deux belles perdrix presque de la taille d'une poule. C'étaient des tinamous à ailes rousses. Ces grandes perdrix sont assez communes dans les savanes et les prairies maréca- geuses de l'Amérique du Sud. On trouve au Brésil plusieurs variétés de ces gallinacés, fort estimables, les unes comme les autres, au point de vue gastronomique. Je mis rapidement pied à terre, et arrivai silencieusement sur les deux oiseaux qui s'étaient blottis sous les touffes d'herbe. Ils partirent avec fracas dans mes pieds même, et pri- rent leur vol au-dessus du tayjnbé, dans les profondeurs duquel, d'un doublé heureux, je les culbutai aisément, l'un après S» 21 € A IRA VERS LA FORET BRESILIENNE. l'autre. Les tinamous s'enfoncèrent comme des pierres dans le gouffre de verdure qui s'ouvrait devant nous, et, ne comptant pas un moment les revoir, je regrettais presque ma poudre et mon plomb. Mais le jeune garçon du capitaine, qui avait suivi la scène avec autant d'intérêt que son maître, se mit à des- cendre sans hésiter dans le ravin. S'accrochant tantôt aux anfractuosités de la pierre, et tantôt s'aidant des arêtes des rochers et des lianes pendantes, il gagna par ce chemin acci- denté et périlleux le bas de la falaise Un quart d'heure après il reparaissait sur le plateau tenant à la main les deux tinamous qu'il était allé quérir si hardiment. Je ne sais ce qu'il faut admirer davantage?... La merveilleuse adresse et Taudace à affronter les périls d'une descente aussi risquée^ ou les talents d'observation qui avaient permis à ce jeune homme de retrouver ces deux pièces de gibier au milieu d'un fourré dont l'épaisseur n'eût pas permis de voir un bœuf à dix pas. * Entre temps le capitaine avait apprécié le coup en jconnais- seur : « C'est bien tiré, s'écria-t-il, et je ne sais dans tout le pa5^s que don iVndrès pour en faire autant. » Décidément Rathbaum avait raison : mon compatriote était l'homme par qui juraient tous ces bons montagnards ! ^ 22 € Pl. II. Duucan L. Waudi'i. LE NID D AIGLE d'iIN VIEUX GUERILLERO CHAPITRE III AU BORD DU RIO CUBATAO LE NID d'aigle d'UN VIEUX GUERILLERO « Du haut de ce château, comme l'aigle de son aire ensanglantée, le sauvage seigneur dominait alentour tout l'espace où se pouvait poser un pied mortel, et il n'entendait aucun bruit humain au-dessus de sa tète. » (Al. Manzoki, Les Fiancés.) Bientôt nous aperçûmes, dominant les bois environnants, une habitation bâtie en pierres de taille ; coifFée de tuiles d'un beau rouge, qui miroitaient sous la lumière, elle attirait de loin les regards. Le soleil était encore assez haut et Capitâo Chico fut d'avis de faire une petite halte en cet endroit. Le maître du logis était, me dit-il, un fort brave homme qui serait très affecté si nous lui faisions l'affront de passer devant sa maison sans nous y arrêter. Je savais par moi-même combien hospitaliers sont les gens du pays, qui habitent loin des grands centres, et n'ont pas encore perdu, au contact des étrangers, leurs anciennes et belles coutumes. Voyageant jadis dans les provinces du centre de l'Argentine, « j'ai vu, je m'en souviens, des péons courir après moi, bride abattue, dans le seul but de me prier, de la part de leur maître, propriétaire de quelque habitation dont c'était à peine si je voyais poindre le toit dans le lointain, de bien vouloir suspendre ^ 23 ^ A rn AVERS LA FORET BRESILIENNE. mon voyage, pour honorer de ma visite sa modeste demeure Combien l'hospitalité reçue en pareilles circonstances de la part d'un inconnu que, le plus souvent, Je ne devais jamais revoir, était franche et cordiale. C'est que, pour ces gens, l'hôte! était encore sacré ; l'arrivée du voyageur une faveur du ciel dont il convenait de s'estimer heureux et se montrer reconnais- sant. On ne retrouve plus que dans certaines contrées reculées de l'Amérique du Sud, ces mœurs antiques gardées dans toute leur fraîcheur naïve. Partout ailleurs elles ont été balayées par l'avance impétueuse de la civilisation. Dans ces régions montagneuses de l'Etat de Paranà, échap- pées jusque-là à la mainmise allemande, ces traditions d'hospi- talité se conservaient encore dans toute leur intégrité primor- diale. J'acquiesçai donc volontiers au désir du capitaine. Mais quelle devait être ma surprise, quand dans le propriétaire de ce nid d'aigle, pittoresquement situé tout en haut d'un roc qui domine la route et la vallée, je reconnaissais ce même colonel Joâo Pedro, que nous avions rencontré, suivi de son écuyer, sur la route de Joinville à Sào-Bento, et auquel Rathbaum m'avait si cérémonieusement présenté ! Le burg de Tancien caudillo^ s'élevait sur un éperon de granit noir dont, de trois côtés, les pentes polies descendaient à pic jusqu'aux sombres eaux du Rio Cubatào qui bouillonnent impétueuses, entre deux parois de rochers lisses et escarpées. Ainsi perché, il commandait, telle une forteresse médiévale, les approches d'un long pont en bois dur qui, dénué de toute espèce de garde-fou, s'élançait hardiment au-dessus des iiots tumultueux à une hauteur de trente mètres ou davantaofe. La position stratégique était de tout premier ordre, car ce pont hasardeux était le seul qui permît de franchir la rivière dont le cours forme la limite entre l'Etat de Santa-Catharina et celui I. Caudillo, mot espagnol employé dans tonte l'Amérique du Sud et qui désigne un c4ief de partisans possédant une certaine influence politique locale. ^ 24 ^ AU BORD DU RIO CUBATAO. de Paranà. L'unique chemin qui assurât les communications entre ces deux Etats passait devant la maison du colonel. Il aboutissait à l'entrée du pont par une descente tortueuse et pro- fondément encaissée : véritable défilé, une poignée d'hommes résolus et bien armés, l'eussent défendu facilement contre un régiment. Ces détails topographiques permettent de comprendre com- ment, dans le passé, tant de sanglantes rencontres eurent lieu en cet endroit. Ils expliquent également, peut-être, pourquoi l'ancien guérillero avait jugé bon de bâtir son aire sur ce rocher presque inaccessible, si ce n'est d'un seul côté. Sans être grand clerc es sciences politiques, il avait dû se dire dans sa petite jugeotte de chef de bande retiré sous la tente que : « gouverner, c'est prévoir ». Le devant de la maison, précédé d'une vaste véranda, faisait face au chemin par lequel nous étions arrivés. Entre les piliers, des hamacs étaient suspendus. Un perron de quelques marches reliait la véranda à une cour spacieuse, entourée de fortes palissades en gros pieux de bois de fer. Les dépendances, cuisine, sellerie, hangar, dépôts pour la herva, toutes ces constructions diverses, dont les murs étaient formés par une double cloison de planches, s'échelonnaient entre l'enceinte de la maison d'habitation et les derniers arbres de la forêt qui recouvraient les pentes donnant accès à la maison. ^ Arrivés à la porte de la cour, je vis s'avancer vers nous ce brave colonel Joào Pedro flanqué de son inséparable aide de camp. Ils nous saluèrent, l'un et l'autre, avec autant de cordia- lité que de courtoisie. Le maître de la maison nous pria de mettre pied à terre et de lui faire l'honneur de nous reposer quelques moments chez lui : il mettait, suivant la formule con- sacrée, « la maison et tout son contenu à notre entière dis^ position ». $ 25 € A TRA VERS LA FORET BRESILIENNE. Pénétrant sous la véranda, nous nous assîmes dans les hamacs. On nous apporta immédiatement des petites tasses d'un excellent café et des cisrarettes de tabac noir roulées dans des pailles de maïs. Tandis que la conversation s'engageait familièrement, entre mon compagnon de route et le colonel, son ancien chef, je laissai errer mes regards avec curiosité, autour de moi. Deux belles selles, dans le genre des selles mexicaines, posées sur des chevalets, attirèrent tout d'abord mon attention. Le pommeau et le troussequin, tous deux fortement surélevés étaient garnis de plaques en argent massif artistiquement repoussé. Recouvertes en partie de peau de jaguar, et abondam- ment pourvues de tapis de selle, les uns plus somptueux que les autres, ces deux selles étaient de magnifiques spécimens de ces riches harnachements, luxe favori dont s'enorgueillissent les éle- veurs des provinces du Sud. On avait^mplo3^é pour les étriers, de la corne polie, travaillée avec goût et cerclée d'argent. Les étrivières passaient dans des anneaux du même métal précieux. Têtières et rênes en cuir de tapir (les courroies cylindriques^, de la grosseur du doigt baguées d'argent), mors à bossettes, bar- bettes et plaques de têtières et de poitrail également en argent, formaient le digne complément de cet ensemble fastueux. Attaché au troussequin de la selle, un de ces beaux lassos tressés à six brins et faits d'un cuir de génisse choisi avec soin, afin d'être à la fois mince, léger et résistant, imprimait à cet équipement le cachet caractéristique particulier aux cavaliers du Rio-Grande du Sud. Le montagnard qui a pris part aux guérillas insurrectionnelles, affecte de conserver à son harna- chement cet aspect siii generis en souvenir du rôle joué par lui pendant ces époques troublées. Selle et lasso tiennent lieu de brisques et de chevrons : ils disent à tout venant qu'à Theure du danger, leur maître ne fut pas un embusqué. ^ 26 é AU BORD DU RIO CUBATAO. Dans le fond de la véranda, pendaient contre le mur une douzaine de grands sabres de cavalerie. Ils y alternaient avec les longs facàos, l'arme locale favorite, dont une collection des plus variées, de toutes les tailles et de toutes les formes, faisait vis-à-vis à une gamme ascendante et descendante de pistolets à deux coups. Cet attirail belliqueux était accroché au mur, au-dessous de trois ou quatre fusils de guerre, reliques ou trophées des prouesses du passé. Grâce à ce don d'observation qui distingue les habitants de ces régions, et que l'existence journalière leur fournit à chaque instant l'occasion de développer, le vieux colonel eut vite fait de deviner, à mes seuls regards, le cours de mes pensées. « Oui, me dit-il en souriant, me désignant d'un geste plein de noblesse, les armes qui avaient attiré mon attention, elles dor- ment maintenant à l'abri des fatiqfues de la sfuerre et du bruit des combats. Nous avons même quelque travail, mon ami et moi, à les défendre contre la poussière et le temps, à cette heure leurs seuls ennemis. En dépit de nos efforts la rouille les envahit pourtant. Leurs maîtres sont un peu dans le même cas », termina- t-il, jetant un regard malicieux où perçait un peu de mélancolie, sur ses deux anciens capitaines, ses vieux compagnons des luttes et des périls d'autrefois. Ces trois gaillards, cependant, me faisaient beaucoup plus l'effet de gens prêts à reprendre la campagne et à remonter à cheval, aux premiers accents du boute-selle, et fort désireux de le faire, que de vieux guerriers retirés pour toujours sous leur tente. Aussi, fut-ce dans cette note que je lui répliquai : « Eh, Sio colonel, lui dis-je, l'époque où, à la tête de vos montagnards armés jusqu'aux dents, vous donniez de si terribles assauts aux troupes fédérales^ n'est pas encore si loin. N'étiez-vous pas de ce siège de Lapa dont les hauts faits (tant ceux des assaillants que ceux des défenseurs) ne seront pas oubliés de sitôt 7]e crois que oui, ^ 27 € A TUA VERS LA FORET BRESILIENNE. < mon petit doigt me l'a dit. Si la poudre faisait entendre de nou- veau sa voix, que les échos de vos montagnes aimaient à répéter du temps où ces armes n'étaient pas appendues oisives le long du mur, que feriez-vous, colonel, vous et vos amis ? Tout me porte à penser que vous ne resteriez pas tranquillement assis dans vos hamacs à fumer vos cigarettes et à boire votre café, qui est délicieux, entre parenthèses. » Le colonel ne répondit pas, mais un éclair passa dans ses yeux et dans ceux de ses compagnons. La conversation tomba alors, tout naturellement, sur les évé- nements qui ont eu ces contrées pour théâtre, lors de la révolu- tion des provinces du Sud contre le gouvernement fédéral. Le colonel Joâo Pedro avait pris part à cette campagne, il en con- naissait tous les faits les plus marquants et se plaisait à conter mille aventures guerrières ; déjà aux temps héroïques, retour de Troie, les vétérans en usaient ainsi. Dans certaines de ces aventures, il avait joué un rôle personnel ; les autres, il les con- naissait par ouï-dire. Ses récits étaient pleins de charme et de sincérité. Le colonel possédait un grand choix de traits pitto- resques et d'expressions heureuses. Sa connaissance des mœurs et des coutumes locales, rendait pour un étranger ses relations aussi instructives qu'attachantes. Je n'essayerai pas de repro- duire dans leur intégrité ces souvenirs d'un témoin oculaire, car, sous ma plume, ils perdraient fatalement beaucoup de leur charme naïf et de leur vivant coloris. Je tiens cependant à consigner dans ces pages, autant que ma mémoire voudra bien s'y prêter, ceux de ces récits vécus qui m'ont le plus frappé. Le lecteur y trouvera certainement un intérêt d'actualité. Ils disent, en effet, combien, de tous temps et en tous pays, les représentants des races latines ont su déployer dans des circonstances toutes particulièrement difficiles, de bra- voure chevaleresque, de vaillance et de grandeur d'âme. Un des cousins de notre hôte était lieutenant de vaisseau quand ^ 28 é AU BORD LU RIO CUBATAO. éclata le soulèvement des forces de mer brésiliennes. Ce mouve- ment était fomenté par l'ancien ministre de la Marine, Custodio de Mello. Son but était la restauration du régime impérial. S'étant rangé du parti des révoltés, ce parent du colonel Joào Pedro avait fait la campagne en qualité d'aide de camp de l'amiral Saldanha da Gama, le chef le plus populaire de toute la flotte. Ce dernier, adoré des équipages, brillant officier des plus ins- truits, descendait d'une illustre famille portugaise. Il fit montre au courant de cette lutte sanglante, des plus belles qualités de commandement, jointes à une constance et à une intrépidité diornes de ses vaillants ancêtres. « Mon cousin était aux côtés de l'amiral Saldanha da Gama, c'est le colonel qui parle, quand eut lieu l'assaut de l'Armaçào * de Nictheroy que des ingénieurs qui avaient étudié en Europe et des officiers allemands, dit-on, avaient converti en la plus for- midable des forteresses. Par une nuit sans lune, les troupes de débarquement et les équipages de la flotte révoltée, se lancèrent à l'attaque de ces positions tenues par l'État-Major des troupes fédérales, pour imprenables. Mais ils avaient compté sans l'amiral Saldanha et ses marins : ces démons montèrent à l'as- saut, le couteau aux dents, la hache d'abordage à la main, et leurs pistolets à la ceinture. Il fallait franchir trois rangs de tranchées successives avant d'arriver à un dernier fossé de près de trois mètres de profondeur. Le tout garni de chevaux de frise et d'obstacles de tout genre : fils de fer entrelacés, chausses- trapes, pieux aiguisés, fichés en terre, au fond de trous de la profondeur d'un homme, et recouverts de grandes feuilles de palmier, que dissimulaient de légers carrés de gazon rapporté. <( Chaque fois qu'une de ces lignes de défense était complète- ment emportée par les assaillants, les assiégés faisaient jouer des mines sans se soucier que quand sautaient les nôtres, les I. Ar7naçào. Arsenal de marine situé à Nitcheroy, sur les bords de la baie de Rio, en face même de la capitale. ^ 29 € A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. leurs sautaient en même temps. C'étaient là, paraît-il, des nou- veautés rapportées d'Europe dans nos pays où nous sommes plus habitués à nous battre la lance, le fusil ou le facào à la main que par le moyen de procédés aussi barbares. « Arrivés enfin devant le dernier fossé, les marins se firent la courte échelle et jetèrent des grappins, qui s'accrochaient dans la terre gazonnée de la contre-escarpe et entre les pierres. « Ceux qui les premiers prirent pied ainsi, sur les murs, des- cendirent aux autres des échelles de cordes, tandis que quelques uns d'entre eux repoussaient les contre-attaques de la garnison avec leurs haches d'abordage, abattant d'un seul coup têtes, bras et fusils. Au bout d'un moment, les fossés furent pleins de véritables grappes d'hommes entrelacés : amis et ennemis ne se reconnaissaient plus qu a leur cri de guerre. Les attaquants hurlaient : « Saldanha ! et dom Pedro ! w et les autres : v Vive la République ! » a Après une heure d'un corps à corps effroyable, les nôtres, d'abord repoussés, reçurent des renforts, et revinrent à la charge. Passant par-dessus des monceaux de morts et de mourants, l'amiral à la tête, la hache à la main comme ses marins, et couvert de sang ennemi (car lui-même dans cette terrible nuit ne reçut pas une seule blessure), ils pénétrèrent enfin dans l'ouvrage. Quatre fois ils en furent rejetés et repoussés jusqu'aux vaisseaux; quatre fois l'amiral les ramena à l'assaut, lui, tou- jours en tête. (c Mais le jour se leva trop tôt pour nous. Les assiégés purent amener leurs mitrailleuses et leurs canons à tir rapide : les nôtres furent fauchés en un instant. C'est sous ce feu d'enfer qu'il fallut regagner les embarcations ; l'amiral les avait dissi- mulées très habilement dans une petite crique de la baie. Ce fut épouvantable. Eh bien ! c'est là qu'on a pu voir ce que c'est qu'un homme brave, un vrai chef et un soldat ! « L'amiral fut le dernier à prendre place dans les embarca- AU BORD DU RIO CUDATAO. tions, malgré les supplications de ses marins qui voulaient l'en- traîner de force. Mais il fallut bien obéir, car il ne plaisantait pas sous les armes, et nul n'aurait osé lui résister. Debout, sous une grêle de balles, il donnait les ordres avec autant de calme ([ue s'il se fût agi de recevoir à son bord, comme au temps de jadis, en quelque jour de fête, le vieil empereur et sa cour, au son éclatant des fanfares joyeuses. « Vingt fois il mena l'attaque, afin de repousser les sorties des fédéralistes qui voulaient nous faire des prisonniers ou charger nos hommes pendant que, ramenant les blessés, ils reculaient pas à pas sous la mitraille. Jusqu'à la fin, Tamiral protégea l'embarquement de ces pauvres gens, prêtant lui-même la main quand il le fallait. Mon cousin m'a dit souvent ne l'avoir pas quitté un instant pendant toute cette terrible nuit et cette sanglante aurore, et que pas une fois il ne l'avait vu perdre sa sérénité et son sanor-froid. « Il était beau comme un ang^e, (( me disait-il, on eût dit un de ces saint Michel ou un de ces « saint Georges peints dans nos églises )). Le dernier il sauta dans la chaloupe, comme je vous l'ai déjà dit, et cela quand tout ce qu'un homme en chair et en os pouvait faire pour sauver ses gens eût été fait : seul Dieu eût pu faire davantage. (( C'est beau de voir un grand chef, riche, jeune et noble comme lui, se sacrifier ainsi pour ses plus humbles compagnons d'armes. • « Ces choses-là ne s'oublient jamais. Et c'est pour cela que le nom de l'amiral Saldanha sera vénéré pendant bien des années encore dans les cabanes de pêcheurs où se recrutent nos braves marins, et que tous ceux qui lui ont survécu sentent battre leur cœur quand on prononce son nom. (( Ce fut une belle bataille, de vrais tigres des deux côtés î La fleur des équipages de la flotte est restée dans ces fossés mau- dits et la révolution ne s'en est jamais relevée. (( On a blâmé l'amiral de la manière dont il conduisit cette ^ :)>■ =^ A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. affaire : les avocats de lsiju7ita l'ont accusé, je l'ai entendu dire, de témérité et d'imprévoyance; peut-être... mais... si le soleil s'était levé une heure plus tard, ils auraient, qui sait? chanté une autre antienne, et il n^ aurait pas eu alors, assez de palmes pour lui tresser des couronnes. « Ceux qui restent tranquillement couchés entre deux draps, pendant que les autres se battent, devraient sortir de leur lit, une nuit comme celle-là et venir prendre part à la danse. Ils pourraient se permettre ensuite, de donner leur opinion et ils ne diraient plus autant de bêtises. Les hommes qui ont entendu parler la poudre ne bavardent pas comme de vieilles femmes. » Le colonel Joào Pedro avait pris part avec son cousin au siège de Lapa ; une chaude affaire dont on parlera longtemps dans le pays. Les troupes des deux partis déployèrent en cette occasion un acharnement égal, et de part et d'autre, se firent écharper. C'est là qu'il retrouva son cousin, qui après l'assaut de l'Armaçâo avait été chargé de la défense de la forteresse de Villegaignon. Il fut parmi les vingt-trois survivants, retrouvés sourds, aveugles, et n'ayant ni bu, ni mangé depuis plusieurs jours, au fond des casemates souterraines que deux semaines de bombardement avaient complètement réduites en poussière. Ces braves n'avaient cessé de répondre au feu des gros canons de Tennemi qu'après que leur dernière pièce eût été démontée. Après avoir regagné par miracle 'sa liberté, son cousin était allé reprendre sa place aux côtés de l'amiral Saldanha, qui avait forcé la sortie de la baie de Rio sous le feu des forteresses, et s'occupait d'organiser la défense des provinces du Sud. Là ne s'était pas terminée la tragique odyssée du vaillant lieutenant de vaisseau. L'infanterie improvisée, levée par l'amiral, et la cavalerie du caudillo Rio-Grandense, Gumer- cindo Saraiva, avaient été défaites par les forces régulières du maréchal Floriano Peixoto, après des prodiges de valeur. C'est alors qu'une partie du corps d'armée révolutionnaire auquel ^ 32 € AU BOIW DU RIO CUBATAO. appartenait le cousin du colonel Joâo Pedro, chercha à gagner à travers bois les rives lointaines du Paranà. « Ce que fut cette retraite, nous disait le colonel, où près d'un millier d'hommes essayèrent de se frayer un chemin à travers les forêts vierges pour ainsi dire impénétrables qui s'étendent entre la Serra do Mar et les frontières du Para- guay, jamais vous ne pourrez vous en faire une idée. » 11 nous avait montré auparavant une vieille carte déchirée, qu'il était allé quérir parmi les quelques livres de piété et de voyage et des brochures politiques, toute sa bibliothèque, l'itiné- raire suivi par ces derniers défenseurs d'une cause perdue. ce La plupart de nos pauvres amis sont morts de faim et de misère dans ces solitudes où il n'existe pas de routes, pas même de picadas. Bien des familles de par ici, et des grandes villes de la côte également, se rappelleront longtemps avec tristesse cette funeste aventure. « Les détails en ont été connus plus tard, grâce aux récits des rares survivants qui parvinrent à percer les bois et à atteindre les rives du Haut-Paranà, et, de là, le Paraguay, où, pour eux, se trouvait le salut. « Parmi ceux qui on{ traversé le fleuve, la plupart vivent encore là-bas en paix. Ils y ont pris femme ; les paraguayennes sont douces -et fort" jolies, et ces pauvres gens ont fondé des familles dans la terre d'exil. Fort peu en sont revenus. Mon cousin fut un de< ceux-là. Il doit posséder un charme, car de tant de dangers qu'il a courus, il est sorti sans une égratignure, et promet d'atteindre cent ans après avoir vécu pendant des années côte à côte avec la mort. « Il nous a raconté bien des fois, comrœnt au cours de cette terrible retraite, les hommes et les officiers rivalisèrent entre eux de courage et dé dévouement. Quelques-uns, des chefs, de jeunes aspirants de marine, tout récemment sortis des bancs de l'école, instruits et intelligents, se firent la providence de ces ^ 33 ^ Wagner. Forêt Brcsil. — •; A TRA VERS LA FORÊT BRESILIENNE. infortunés. Ils donnaient l'exemple de la fermeté et de la pa- tience aux plus vieux marins, aux gauchos, aux coureurs de bois et aux montagnards les plus endurcis. Car voyez-vous, senhor, c'est Tâme, dans ces grands moments, qui oblige le corps et l'en- traîne à des miracles. « Bientôt ces jeunes gens, les pieds nus enflés et déchirés par les épines, si souvent venimeuses des plantes de nos forêts, et le corps couvert de plaies, causées par la morsure d'insectes malfaisants, ne purent plus avancer que fort péniblement ; leurs hommes se relayèrent alors pour les soutenir, avec un dévoue- ment qui ne se démentit pas un instant. (( Quant à eux, grâce à leurs connaissances spéciales et à leur boussole, ce petit instrument si précieux, dont un ofiicier de marine ne se sépare jamais, ils guidèrent la colonne aussi loin que leurs forces le leur permirent. Et, quand la Grande f Forêt eut eu raison de leur constance et de leur énergie, ces jeunes gens consolaient encore ceux qui les entouraient. C'étaient les vieux qui se sentaient prêts à pleurer de voir ces enfants héroïques souriant à la mort, essayant jusqu'au dernier moment, de ranimer par leurs conseils et leurs exhortations les espoirs défaillants de leurs hommes et de leurs camarades. « Je suis fier, comme Brésilien, ajouta le colonel, de savoir que jusqu'au bout, tous sont restés unis, tels les fils d'une même mère, se partageant les dernières racines, les derniers fruits et la dernière goutte d'eau. Les plus forts consolaient les mou- rants, et ne furent abandonnés que ceux qui, ayant dit leur ultime prière, n'avaient plus besoin de rien ici-bas. (( Mais les forces d'un homme ne sont pas comme le courage : elles ont une limite. Lentement ia colonne fondit sous les rigueurs de rimpit03^able forêt. La Matta Virgem^ est belle, en effet, mais cruelle parfois, pour ceux à qui elle n'est pas fami- I. Matta Virgem, forêt vierge en portugais. ^ 34 « AU BORD DU RIO CUBATAO Hère depuis les premiers jours de la vie et qui en ignorent, par conséquent, les embûches perfides, les mille dangers, et aussi les ressources nombreuses. « Un jour advint où les quelques survivants de la troupe virent luire devant eux les larges flots jaunâtres du Rio Paranà. Devant leurs yeux éblouis se dessinaient enfin les vallées ver- doyantes et fleuries du Paraguay, qu'ils avaient si souvent évo- quées dans leurs rêves fiévreux, quand ils n'espéraient plus y atteindre. De près d'un millier qu'ils étaient au départ, à peine une poignée d'hommes, hâves et décharnés, qu'on eût pris pour des spectres, avait échappé à la mort. Tous leurs braves cama- rades étaient restés dans la forêt pour toujours. (( Pour une troupe aussi nombreuse, déprimée par la défaite, harassée par une longue lutte et traînant des armes avec elle, se lancer ainsi à travers la forêt était folie. Seuls des hommes désespérés et qui n'avaient plus rien à perdre avaient pu tenter pareille aventure. c( Tous auraient préféré certainement tomber face à l'ennemi dans le feu de l'action, dans le tumulte, la fumée et l'ivresse des combats, fidèles à leur Empereur, pour la défense de leurs idées et de leurs libertés. « Mourir ainsi, les armes à la main, ce n'est rien, mais cette lente agonie, ce long martyre, ce douloureux calvaire, cette tombe inconnue, quelle mort affreuse pour des braves ! Enfin ce sont là les horree cache tout près de lui, traîtreusement lové. Est-ce un sourou- coucou, un j'arar acabit? il ne sait encore distinguer, mais (|uel que soit son nom, sa famille, il le redoute à l'égal d'un ennemi dont la morsure causera sûrement la mort. Sans bruit, évitant les gestes brusques, il s'éloigne , aux armes meurtrières, un de ces brancos^ détestés, dont il redoute avec plus de frayeur la I. Islom que donnai'^nt les Indiens aux premiers envahisseurs de race blanche. CE QUE LA FORET PRIMITIVE RACONTE A SES ENFANTS. présence, qui aura imprimé sur le sol le stigmate de son pied ? Le problème à résoudre est, certes, plein d'angoisse . Pour celui à qui la forêt n'a pas fourni le mot de passe, citadin orgueilleux de sa science, en ce cas inutile, ou habitant des paisibles cam- pagnes, il restera sans solution. Mais l'enfant des grands bois aura vite fait de trouver la clef de l'énigme : comme Zadig, il en lira le mot sur la poussière du sentier. A qui n'a pas eu l'occasion d'en juger d'après ce qu'il a vu de ses propres yeux, il est assez malaisé de se figurer la puissance d'observation dont sont doués ces êtres primitifs qui, sous tous les autres rapports, semblent ne posséder qu'une intelligence pour ainsi dire rudimentaire. Non moins faites pour nous sur- prendre sont les facultés de déduction auxquelles les difficultés de leur vie sauvage les obligent à faire un continuel appel. La mentalité si complexe des Indiens sylvestres de l'Amé- rique du Sud, nous présente à chaque pas des problèmes nou- veaux. C'est, à mon sens, dans l'investigation des phénomènes de l'instinct, dont l'étude nous réserve encore tant de surprises, qu'il nous est permis d'en rechercher la solution. C'est grâce à des habitudes de corps et d'esprit transmises de génération en génération à travers la longue nuit des âges, grâce aussi à l'extraordinaire acuité de leurs perceptions, et à la rapidité avec laquelle ils en déduisent les conséquences utiles, que ces Indiens se trouvent en mesure de soutenir « la lutte pour la vie », dans des conditions qui nous semblent, à pre- mière vue, être aussi peu favorables. Au sein de ces vastes forêts où le sort les a jetées, les races aborigènes ne résistent avec succès au jeu des forces de destruc- tion qui les enveloppent que par l'emploi de ces armes spéciales dont les a douées la Nature protectrice, armes délicates que le moindre contact avec la civilisation a tôt fait d'émousser. Cette vérité expérimentale, plutôt faite pour attrister, n'a pas échappé à ceux qui se sont vus à même d'étudier de près et ^51 é A TRA VERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. avec une cordiale sympathie ces races primitives. Pour en saisir, pourtant, toute la portée, il faut avoir partagé pendant de longs jours l'existence que mènent ces farouches enfants de la nature, avoir chassé côte à côte avec les indigènes eux-mêmes, ou accompagné, le fusil à la main, les rares métis qui, pour se procurer ces précieuses fourrures que réclament les caprices d'une mode aussi tyrannique que cruelle, parcourent le borde- land indien. Celui qui a été formé à cette rude école, n'a point de peine à comprendre dans quelles conditions de réelle infériorité se trouve placé Thomme anémique de notre civilisation débilitante et surchauffée. Trop brusque est la transition qui le ramène tout d'un coup dans l'âpre giron de cette nature primitive ! Douce et familière, sans doute, à ses ancêtres lointains, tant de siècles Ten séparent aujourd'hui, qu'elle est devenue pour lui une étrangère. Un oiseau tombé du nid, un enfant échappé des bras de sa nourrice, et livré à lui-même, dans les rues d'une de nos bruyantes cités, ne serait pas plus incapable de pourvoir à ses besoins et de prendre la défense de sa vie ! Mais la Grande Forêt qui se conduit en marâtre cruelle envers les enfants des hommes qu'elle n'a pas bercés dans son sein et qu'elle n'a pas adoptés, n'oublie pas que pour ses propres fils elle doit être une tendre mère. Non contente de les prémunir contre des dangers qui sans cesse renaîtront sous leurs pas, elle fournit à tous leurs besoins d'amples satisfactions. Là, où le blanc périrait de misère et de faim, de soif et de fatigue, l'Indien ne manquera de rien de ce qui est nécessaire au sou- tien et au développement de sa vie. De père en fils, on lui apprend à connaître les mœurs, les qualités et les défauts de tous les êtres qui vivent dans les eaux, la plaine et les fourrés. Chaque cri d'oiseau lui est familier et significatif; une trace sur le sol, des fumées encore fraîches, ^ 52 € CE QUE LA FORÊT PRIMITIVE RACONTE A SES ENFANTS. lui disent où trouver le repas du jour, « ce pain quotidien » que lui ont préparé les dieux sauvages de la foret. Tantôt il débusque une perdrix des bois, niacuquinho, d'un brun luisant, ou enambii au joli plumage d'un bleu ardoisé; sur la glaise molle d'un sentier, il vient d'en discerner la piste menue, à peine perceptible. Il la suit sous le couvert où elle cherche un refuge, la force à se lever, et quand l'oiseau effrayé prend son vol brusquement, il l'abat d'un coup du court tronçon de bois dur qu'il a ramassé tout en courant. Cette arme de jet improvisée, il s'en sert aussi adroitement qu'un indigène de l'Australie peut le faire de son boanerang. Lancée avec force, elle s'échappe de sa main en tournoyant et atteint en plein vol le gibier visé. Avec un fusil de chasse nous ne ferions pas meilleure besogne. Sans chiens, du reste, cette belle pièce dont l'Indien s'est ainsi habilement emparé, nous n'aurions pu ni la voir, ni assurément la faire lever. L'ingénieux chasseur sait que les arbres tout couverts de fruits sont favorables aux embuscades. Il connaît les boque- teaux de jabutlcabas, de guavirobas ou de pitangas (on nomme aussi ce dernier nanga-pirîi^ manger de dindons, tant ce fruit est recherché par les jacutingas ou hocas, ces magnifi- ques gallinacés qui rappellent nos faisans et nos coqs de bruyère) ; tous lui offrent ses terrains de chasse préférés. Doué d'une patience qu'aucune difficulté ne saurait rebuter, il guette sa 4 proie, à l'affût, blotti parmi les bambous, ou masqué par quelque buisson à larges feuilles. Qu'un de ces beaux oiseaux se hasarde à passer à sa portée, il l'étourdira ou lui cassera une aile, d'une de ses flèches terminées par une boule de bois dur. Son arc puissant en bois de fer lui permet de les décocher jusqu'à cent mètres de distance. D'autres fois, il se servira de son bodoqite^ genre d'arc court assez large, et pourvu de deux cordes que deux bâtonnets tien- nent légèrement écartés au milieu, afin de permettre de main- ^ 53 € A TRA VERS LA FORET BRESILIENNE. tenir en place une balle de terre cuite. Ces balles (la petite gibecière en fibres de caraguatà dont il a été parlé en ren- ferme ample provision), il sait les lancer avec une merveilleuse précision. Nul doute que sous les ombrages de la forêt, ses pères maniaient déjà cette arme primitive de longs siècles, peut-être, avant la naissance de ce jeune berger de Bethléem, « blond, avec de beaux yeux et un beau visage » qui, avant de défier Goliath de Gath, mit dans sa panetière « cinq cailloux bien polis » choisis dans le torrent. L'Indien ne se borne pas à livrer combat à d'inoffensifs vola- tiles. De ses longues flèches de chasse munies d'une pointe lisse en bois de fer ou en écorce siliceuse de bambou aussi coupante que du verre, il perce les pécaris qui accourent en bandes se disputer les fruits tombés sur le sol. De gracieux chevreuils, aux petites cornes fines et aussi pointues que des aiguilles, tombent également sous ses coups, quand ils se laissent tenter malgré leur timidité naturelle à participer à ce. banquet de fruits doux et parfumés, autour duquel se pressent de si* nom- breux convives. Le paca à la chair délicate, le coati, plus savou- reux encore, l'agouti, vif et effronté, le prudent tatou lui-même., viennent prendre part au festin. Ce sont autant de proies faciles et sans cesse renouvelées, offertes à l'adresse du chas- seur. Il en sera de même des grands singes hurleurs, les hugias. Ces bruyants prêtres du soleil, à Taube et au crépuscule, rem- plissent la forêt de leurs chœurs aux sons graves et profonds ; ils n'en sont que plus exposés aux atteintes des flèches de l'Indien, infaillibles et silencieuses. Si haut qu'ils soient juchés sur les branches, ils succombent plus d'une fois sous les coups de l'adroit tireur. Les inicos ou sajous, malgré leur habileté prodigieuse, leur méfiance toujours tenue en éveil et l'agilité de leurs mouve- ^ 54 ^ CE QUE LA FOIiÉT PRIMITIVE RACONTE A SES ENFANTS. ments, ne se sentiront pas à l'abri du même sort. Embrochés d'une baguette en bois dur, rôtis devant un feu clair, ils four- nissent à leur tour, tout comme leurs cousins, les bugias, le plat de résistance de plus d'une agape indienne. Exempt de tout vain préjugé, l'Indien ne répugne pas à faire figurer sur sa table agreste les gros serpents venimeux dont les morsures sont suivies de si terribles effets. Se repaître de l'objet de ses mortelles terreurs doit être pour lui plaisir renouvelé des dieux. Les reins sont brisés d'un coup de macana^ sa redoutable massue, et la tète est séparée du corps. L'animal rampant est ensuite rôti devant un feu de branches sèches, grillé sur les braises ou sous les cendres chaudes, et ce mets indigène obtient le suffrage de tous les convives. L'horreur que nous inspire la chair blanche et ferme de ces reptiles, se rattache peut-être, qui sait ? aux traditions que nous rappelle cet astucieux ennemi du genre humain. Ne mangeons- nous pas aussi des anguilles ? Et rien ne ressemble tant à une anguille à la tartare qu'un serpent grillé sur les braises. Nos bons paysans de certaines provinces, n'appellent-ils pas la cou- leuvre anguille de haie} Il est vrai que de là à s'en faire un régal, il reste encore un grand pas à franchir. L'habitant des forêts du Nouveau-Monde, s'il ne possède pas encore les trois centaines de recettes du Cuisinier' Français pour les accommoder, ne dédaigne pourtant pas les œufs. Loin de là. Passé maître dans l'exercice cher à de mauvais écoliers, il grimpe aux arbres avec facilité et suivant le cas fait main basse sur les jeunes oiseaux qui forment grasses et savoureuses bro- chettes, ou, à défaut d'oiselets, s'empare des œufs : du tout il emplit sa gibecière. Parmi les nombreuses espèces de perroquets de l'Amérique du Sud, on en compte plusieurs qui, pour préparer leur nid, percent les troncs d'arbre les plus durs. Ces demeures aériennes sont souvent placées au cœur du bois, à une grande distance du ^ 55 € A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. sol. Sur l'écorce des arbres, tantôt lisse et tantôt rugueuse et diversement colorée, leur entrée se détache en cercle noir et attire la vue du chasseur. La position élevée dans laquelle l'in- dustrieux oiseau a placé sa confiance, ne présente pas un obs- tacle capable d'arrêter l'Indien dans son adresse et son intrépi- dité. Il s'ingéniera à escalader Tarbre et atteindre au nid, objet de ses convoitises. Usant de surprise, il tâchera de s'emparer du maître de céans, avant qu'il n'ait pu^ averti par le bruit de l'approche du danger, s'échapper de la forteresse qu'il avait creusée avec tant de laborieuse patience, et qu'il pensait inex- pugnable. Cette chasse est sujette parfois à de terribles retours qui comptent comme autant de représailles de la nature. Un de mes amis m'a conté qu'il avait rencontré, suspendu à un arbre, et vu se balancer au vent, à une assez grande hauteur au-dessus du sol, le corps déjà refroidi d'un malheureux Indien. Mon ami reconstituait ainsi le drame tel qu'il avait dû se dérouler. Selon lui, le pauvre diable, après avoir introduit son bras dans la profonde cavité d'où il espérait retirer son butin, avait perdu soudainement l'équilibre. Une brusque surprise, la rencontre fortuite d'un serpent maraudeur occupant déjà le logis, ou la cruelle morsure infligée par le robuste bec du légitime pro- priétaire avait, sans doute, provoqué l'accident. Sous le poids du corps précipité dans le vide, le bras s'était brisé et était resté pris comme dans un étau, dans l'orifice étroit du nid : tous les efforts du malheureux chasseur avaient été im- puissants à le dégager. La trop forte inclinaison de l'arbre ne lui avait pas permis d'atteindre au tronc de ses jambes et de son autre bras, seul moyen qui aurait pu lui valoir son salut. Prisonnier de l'arbre impitoyable, nouveau Milon, mais sus- pendu cette fois, entre ciel et terre, il avait attendu que la mort vînt le délivrer de ses souffrances : aucun de ses compagnons CE QUE LA FORÊT PRIMITIVE RACONTE A SES ENFANTS. n'avait dû entendre ses appels désespérés, ni se précipiter à son secours. Peut-on rêver plus horrible aventure que la fin de cet infortuné? Supplice plus atroce? en proie aux atteintes cruelles d'une foule d'insectes malfaisants, bourreaux ailés dont les attaques sans cesse répétées, ajoutaient à sa lente agonie mille autres tortures. De bonheur que pareille aventure n'est pas commune. La crainte d'encourir le même sort n'arrête pas dans ses auda- cieuses ascensions le chasseur des forêts américaines. Il sait, du reste, quand il ne ménage pas son temps ni sa peine, adroitement se prémunir contre de semblables dangers. Les lianes qui croissent de toutes parts, l'écorce fibreuse de Vimbira ^ (il en connaît la ténacité à toute épreuve) lui pro- curent les matériaux nécessaires pour tordre ou tresser des cor- dages grossiers ; il peut sans crainte s'en rapporter à leur force de résistance. Ces moyens primitifs lui permettent de s'entra- ver solidement les pieds et d'entreprendre, alors, en pleine sécurité, Tescalade des plus hauts palmiers. En un clin d'œil, le corps hardiment rejeté en arrière, s'arc-boutant sur ses pieds entravés, et s'aidant de ses deux mains qui embrassent le tronc, il se hausse à la cime de l'arbre le plus élevé. S'agit-il d'un arbre de très fortes dimensions, il passe autour du tronc un large lien qu'il a confectionné, soit avec des grosses lianes tordues ensemble, soit avec les racines douées d'une grande souplesse, véritables câbles naturels, que lui fournissent certaines aroïdées épiphytes. Prenant place dans ce vaste anneau mobile, la face tournée vers l'arbre, il s'arc-boute, les pieds appuyés contre l'écorce rugueuse et les mains soutenant l'anneau. Il procède ensuite à son ascension par saccades suc- cessives, repliant et détendant les jambes et entraînant chaque fois l'anneau qu'il guide et enlève avec lui. Il peut, grâce à ce I. Inihira, espèce de palmier de TAmérique du Sud. ^ 57 € A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. procédé original, interrompre son escalade, où et quand il le désire, sans risque de se fatiguer, ni courir aucun danger. Durant ces moments de repos ses pieds restent appuyés sur le tronc et ses reins sont, par l'anneau, commodément soutenus. Mais de pareils préparatifs, qui exigent du temps et un soin assez minutieux, sont souvent négligés. L'oubli de ces précau- tions n'est pas toujours, ainsi que nous l'avons vu, sans entraî- ner des conséquences fâcheuses. Parvenu au sommet d'un palmier, ces sveltes géants de la forêt, l'Indien attaquera l'arbre à la base des feuilles, endroit où Técorce est particulièrement tendre, et en détachera alors aisé- ment la tète. Ce chou, ainsi qu'on le nomme, contient un cœur blanc et croquant, au fin goût de noisette ; il le mangera avec délices. Car, il ne faut pas oublier que le sylvestre garde-man- ger de cet expert coureur de bois, lui présente un choix d'ali- ments les plus variés. A l'époque de la sève ascendante, le palmier lui fournit également une boisson fermentée des plus agréables. Pour l'obtenir, il incise l'arbre un peu au-dessus du sol ; il recueille ainsi le liquide légèrement sucré qui en dé- coule. ' Hors-d'œuvre, légumes et dessert, il sait où s'adresser pour se les procurer tour à tour. En guise de hors-d'œuvre, il retirera des cavités que l'extraction des choux pratiquée au cours des années précédentes a laissées tout au faîte des palmiers, une abondante provision de larves de coléoptères blanches et dodues et aussi grosses que le pouce. Sous les troncs des arbres morts, gisant sur le sol, et qu'il déplace avec un levier de bois de fer, sprte de massue longue de plus d'un mètre, son arme favorite dans le corps à corps, il recueillera d'autres larves, proches parentes des premières, dont il se montre également friand. Les unes et les autres il les croque ; crues ou cuites, il les trouve excellentes. Du temps d'Horace, les épicuriens de la Rome impériale ^ 58 € CE QUE LA FORET PRIMITIVE RACONTE A SES ENFANTS. n'agissaient pas autrement. Sous le nom de cossus^ ce mets étrange figurait sur leurs tables somptueuses : il était pour eux morceau de roi, succulente bouchée. Emporté pcir Tamour de la science, Fabre se laissa tout récemment aller à tâter de ce plat bizarre. Mais il ne semble pas que le doux solitaire se soit montré enthousiasmé des résultats de cette expérience d'entomologie culinaire. Ce chapitre de ses « Souvenirs » ne troublera pas les rêves des Lucullus de l'avenir. Les gros colimaçons, blancs et roses, hôtes des sous-bois, ont toujours excité par leur saveur l'appétit des gourmets de la forêt. Les coquilles vides que l'on trouve en tas ou éparses sur le sol, à Tentour des anciens campements indiens, en sont la preuve. Combien devaient agréer aux palais de ces peuplades primitives les succulents gastéropodes restés toujours chers aux fines bouches du pays de Bourgogne et des bords de la Garonne ! Il est un autre rnets fort en honneur au fond des agrestes solitudes du Nouveau-Monde, devant lequel reculerait, sans doute, le gastronome le plus épris de sensations inédites. Les nids de grosses fourmis, pleins de larves et de n5^mphes blanches et sucrées (on les nomme improprement œufs de fourmis) four- nissent, en effet, aux Indiens de l'Amérique du Sud, une res- source alimentaire des plus prisées. Pour en faire la récolte ils se mettent à deux généralement. L'un armé de petits balais formés de menues branches garnies de leurs feuilles, s'occupe à défendre les pieds et les jambes de l'opérateur ainsi que les siens des contre-attaques que mènent avec beaucoup de mor- dant, c'est le cas de le dire, les habitants indignés de la four- milière mise au pillage. Cependant qu'il se livre à ce soin avec activité, son compa- gnon entasse sur une large écorce plate ou dans un sac tissu de fibres de broméliacées, tout le couvain que contenait le ^ 59 ^ A TRA VERS LA FORET BRESILIENNE. nid ainsi rançonné. Écorces ou sacs pleins de butin sont^ ensuite exposés à la fumée, ou à la chaleur d'un feu vif. Cette opération a pour but d'obliger à une retraite précipitée les braves gardiens qui sont restés mêlés aux chers nourrissons objets de leurs soins dévoués, sans vouloir les abandonner à l'heure du péril. Cet extraordinaire aliment, des plus exotiques qui soient, se présente sous la forme de gros grains de riz. Il sent son fruit, on le comprend, mais n'en est pas moins tenu en haute estime, tant parmi les Indiens eux-mêmes, que parmi les bons caboclos de ces contrées. Le chou palmiste n'est pas l'unique contribution dont les menus indigènes soient redevables au monde végétal. L'Indien connaît bon nombre de fruits, de baies comestibles et de racines succulentes ; les graines mêmes de différentes plantes aqua- tiles apportent un tribut à sa nourriture. Mais entre les desserts que lui fournissent les dons inépui- sables de la nature, le miel est celui qui tente le plus sa gour- mandise. Pour s'en procurer, il déterre les nids de mélipones qui accumulent dans leurs ingénieux silos leur récolte de nectar et de pollen. Quand il a découvert le nid, il connaît l'art d'en retirer avec les précautions voulues, les pains qui ont l'appa- rence de grosses grappes de raisin et que forment des alvéoles agglomérées pleines du miel le plus délicat. Les provisions de pollen emmagasinées en quantités souvent considérables dans ces ruches souterraines, lui servent aussi de nourriture. Les larves toutes blanches que gonfle un sirop parfumé ne sont pas non plus dédaignées. Il les découvre rangées méthodiquement dans les cellules bâties de cire brune et odorante de ces actives mais inoffensives abeilles, et il mange le contenant avec le con- tenu. D'autres hyménoptères savent Tart de construire des ruches aériennes en un carton végétal, friable et léger. Les produits de leur industrie sont les bienvenus pour ces fervents ^ 60 $ CE QUE LA FORÉr PRIMITIVE RACONTE A SES ENFANTS. amateurs de sucreries que sont les sauvages enfants- de la forêt . Le picvert, tout aussi friand de miel que peut l'être l'Indien, s'il veut atteindre aux douces liqueurs que recèlent les excava- tions des troncs d'arbre, où certaines mélipones établissent leur nid, se voit dans la nécessité d'entreprendre de durs travaux de sape avec son seul bec pour outil. Plus ingénieux que l'oi- seau et mieux doué, l'homme, -son rival, se sert en guise de pipette, d'un long bambou creux et flexible. La petite porte d'entrée qui conduit à la ruche (bien des fois le travail du char- pentier ailé la lui a signalée) lui permet, malgré son étroitesse, d'introduire cette sonde improvisée jusqu'au cœur mêrne de l'arbre. Par une lente et habile succion, il dérobe ensuite aux mélipones le trésor de miel liquide qu'elles pensaient, derrière une épaisse paroi ligneuse, avoir mis très sûrement à l'abri des entreprises de tous les maraudeurs, bêtes ou gens. Si les sources sont taries, ou que la région où il s'est égaré manque de ruisseaux, de mares ou de lagunes, l'Indien saura trouver des fontaines naturelles où étancher la soif qui l'étreint. L'expérience lui a appris que les longs nœuds creux situés à la base des grands bambous servent .de réservoir au précieux liquide. Il en trouve aussi amassé au cœur des broméliacées. Les espèces épiphytes, qui se plaisent à garnir de leurs bouquets multicolores les troncs en partie décomposés des gros arbres morts, retiendront surtout son attention, car leurs feuilles dis- posées en rosaces forment des coupes naturelles qui rassemblent et préservent des ardeurs du soleil, les eaux des pluies et les gouttes de la rosée, si abondante en ces régions. Quand ses courses aventureuses conduisent une banded'Indiens aux bords d'une claire rivière, d'un grand fleuve aux eaux pares- seuses, ou d'une lagune aux ondes limpides, endormie dans la fraîcheur des bois, c'est alors pour tous les membres delà tribu errante, Jours de liesse et d'abondance. ^ 6i $ A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. La capture du poisson est pour l'indigène plutôt une chasse qu'une pêche au véritable sens du mot. Debout, aussi immobile que le rocher d'où il se penche sur les eaux, le pêcheur scrute avec attention les flots limpides qui lui renvoient sa brune image. L'arc tendu, la flèche soigneuse- ment encochéc, il guette les gros poissons qui se jouent sous les ondes transparentes : puis, choisissant le moment propice où ils se rapprochent de la surface, il les perce de ses traits barbelés. Une légère cordelette attachée à la hampe de son arme, lui permet de ramener au rivage la proie qu'il a visée malgré tous les efforts qu'elle tente pour lui échapper. Sur les plages sablonneuses les femmes, les vieillards et les enfants vaquent à la recherche des œufs de tortue et recueillent également ceux des caïmans. Ils suivent la piste de ces der- niers à travers le dédale inextricable des traces savamment, et à dessein, embrouillées et découvrent l'endroit où ces animaux ont enfoui leurs œufs à l'enveloppe parcheminée et rugueuse. Ces œufs très nourrissants et que Ton rencontre en grand nombre forment un des aliments favoris de ces peuplades nomades. S'il leur arrive de surprendre une belle tortue à récaille mouchetée, ou un hideux caïman faisant sa sieste au soleil, ces adroits chasseurs mettent en jeu toutes leurs ruses pour s'en emparer. La tortue fournit une viande des plus savou- reuses. Elle est aussi appréciée sur les bords de l'Amazone ou de TYguazù que sur les rives de la Tamise ; les Indiens font égale- ment rôtir pour leur repas les pattes et la queue du caïman. Mais ils ont soin, au préalable, d'en retirer les glandes qui communi- queraient à la chair blanche et ferme de ce saurien une forte odeur musquée, répugnante même aux estomacs les moins délicats. Quand la saison des pluies est venue troubler la limpidité des eaux, et que l'époque de la ponte est passée, l'abondance qui régnait le long des rivières et au bord des lagunes, cesse tout d'un coup. L'Indien abandonne alors les rives inondées pour ^ 62 6 CE QUE LA FORÊT PRIMITIVE RACONTE A SES ENFANTS. s'enfoncer au cœur de la forêt où il sait que l'attendent d'autres ressources. Il ne hantera de nouveau les plages des fleuves et les régions lacustres qu'au moment où la baisse des eaux lui permettra de se livrer derechef à une pêche fructueuse, ou de pourchasser les loutres et les cabiais amphibies qui pullulent dans les rivières et les lagunes poissonneuses. ^ 6; ^ CHAPITRE V A l'heure ou le tapir descend vers la rivière « Comme elle est solennelle et grave au milieu de nos forêts, l'heure mystérieuse du crépuscule, l'heure où la nature s'agenouille aux pieds du Créateur pour murmurer la prière de la nuit. ;) José de Alencar. (Célèbre écrivain et poète brésilien, 1829-1877.) ** « A lua esta' sahindo Mai, mai! A lua esta' sahindo Mai, mai ! As sete estrellas estào chorando Mai, mai ! Por s'acharem desamparadas Mai, mai ! » [Vieille chanson des métis de rAma^onieK) Le jour expire. A l'approclie du crépuscule, les chevreuils, les pécaris, les agoutis, les grands fauves et le lourd tapir, se dirigent vers les berges, les uns dans le but d'apaiser leur soif, les autres pour s'y baigner à l'aise et s'ébattre gaiement dans les flots après s'y être désaltérés. Les Indiens qui connaissent les mœurs et les coutumes de tous I . « La lune se lève Mère, mère ! La lune se lève Mère, mère ! Les sept étoiles sont en pleurs Mère, mère ! Parce qu'elles se croient abandonnées Mère, mère ! » ^ 64 ^ Pl. III -^ Duni-an L. W'asnor. LA CHASSE AU TAPIR (L'Embuscade aérienne). QUAND LE TAPIR DESCEND VERS LA RIVIÈRE les hôtes de la forêt, recourent, pour les capturer, à leurs plus subtils stratagèmes. Las, parfois, de creuser avec effort ces fosses profondes, dissimulées sous des branchages, qui le plus habi- tuellement leur servent de pièges, ils se décident à tenter avec plus de hardiesse la fortune. Ils organisent alors, en commun, une grande chasse au tapir, ce robuste mais pacifique pachy- derme, que sa force massive et l'épaisseur de son cuir ne suf- fisent pas à protéger contre leurs ruses ingénieuses. Le tapir, tapir americanus^ est appelé au Brésil ^r^n besta, la « grande bête » par excellence. On lui donne aussi le nom de anta, et en guarany celui de mhoreri. Les naturels de TAma- zonie le nomment maî-puri. Bien qu'ils soient pourvus d'arcs puissants qui leur permet- tent de lancer à plus de cent mètres de longues flèches de roseau garnies de pointes en bois de fer, ce n'est pas sur la seule force de leurs armes que comptent les chasseurs pour vaincre la résis- tance et assurer la défaite d'un aussi viofoureux adversaire. Ces flèches meurtrières sont d'autres fois munies d'une pointe en os aiguisée sur une pierre, ou taillée dans l'agathe avec beaucoup d'habileté. Décochées même de très loin, elles sont capables de traverser un homme de part en part. Si le mauvais hasard des sentiers, pleins d'ombre et de m3^stère, mettent en présence des chasseurs le Seigneur de la Forêt, le terrible jaguar, ils le clouent au sol, bien des fois, rugissant et blessé à mort. Mais ces traits mortels pour Thomme et pour presque tous les habitants de la forêt ne permettent pas, cependant, de venir à bout du gros et lourd tapir. Presque aussi haut qu'un âne, bâti tout en force comme le taureau ou le rhinocéros, doué d'une vigueur prodigieuse et protégé par un cuir de l'épaisseur du doigt, lagran besta brave sans peine les armes primitives de l'Indien, pourtant si redoutables. Seule la balle d'une arme à feu moderne peut l'arrêter dans sa course. ^ 65 $ Wagneb, Forêt Brésil. — 5 A IRA VERS LA FORET BRESILIENNE. L'Indien a appris à ses dépens que même atteinte en plein corps par plusieurs de leurs flèches, la bête puissante continuera à fuir, emportant fichés dans son dur épiderme les traits qui l'ont frappée. Blessée, elle foncera droit devant elle à travers le fouillis des lianes entrelacées. Brisant sur son passage bran- chages et baliveaux, elle va, tête baissée, rasant le sol de son boutoir charnu que termine une grosse lèvre en forme détrompe. Comme un boulet elle fera sa trouée dans le taillis pour gagner le cours d'eau le plus proche et plonger du haut de la berge escarpée sous la profondeur des flots. Merveilleux nageur, le tapir disparaîtra aussitôt à la vue ; après s'être tenu prudemment entre deux eaux, il ira sortir plus loin, sans bruit, sous une touffe de plantes aquatiques, n3^mphées ou cresson d'eau. Là, il ne laisse émerger que l'extrémité de sa courte trompe, ce qui lui permet de respirer tout en demeurant invisible, et d'attendre que l'alerte soit passée. Les regards les plus perçants ne le sauront découvrir, et la proie convoitée sera perdue pour les chasseurs demeurés confus et désappointés sur la rive. Quant à lui barrer la route, point n'a fallu y songer. Le tapir, pacifique par tempérament, n'emploie pour sa défense ni ses dents, ni ses membres pesants que terminent de durs petits sabots. Il ne frappe ni ne mord, mais le seul poids de sa masse lancée à toute vitesse, enverrait sous le choc, rouler dans les broussailles,, meurtri, marri et mal en point, et qui sait? mor- tellement blessé, celui qui tenterait de se mettre en travers de son chemin. Mieux vaut ruse que violence, là où la force seule est con- damnée fatalement à un échec : les chasseurs ne l'ig-norent pas et agissent en conséquence. Le tapir, durant les ardeurs du jour, aime à dormir tranquil- lement au fond des bois les plus touffus . Sous une épaisse feuillée, il repose indolemment étendu sur une molle litière de mousse, ^ 66 ^ QUAND LE TAPIR DESCEND VERS LA RIVIÈRE. crherbe et de fougères. Plongé dans une douce quiétude, à Tabri de tout regard hostile et protégé contre les rayons brûlants du soleil, cet autre sybarite attend avec philosophie que sonne l'heure de son dîner. Les premières haleines du soir passant sur la forêt, qui feront frissonner les pointes des bambous et ramèneront la fraîcheur sous les couverts et le long des rives, le tireront de son sommeil. Il descendra alors à la rivière pour y boire, s'y baigner, et s'ébattre avec des compagnons de son espèce. Sous ses formes disgracieuses, sous des aspects de lourdeur et de gau- cherie, il recèle une vraie gaieté et un heureux naturel. Le tapir s'apprivoise avec facilité et témoigne beaucoup d'affection à ceux qui prennent soin de lui. Aimant à folâtrer avec ses gardiens et les animaux domestiques, il sait manifester son contentement par de joyeuses gambades qui, de la part d'un aussi pesant animal, surprennent et provoquent le rire des spectateurs. Les Indiens ont remarqué que \digran testa suit toujours le même chemin pour gagner les bords de la rivière. Son instinctive sagacité, mise au service de sa nonchalance native, lui a appris à ne pas se frayer chaque nuit un passage nouveau à travers la végétation fort dense qui, favorisée dans sa croissance par l'humidité et l'abondance de la lumière, encombre les abords des cours d'eau et des lagunes. Mais cette preuve d'intelligence ou de paresse, que donne le placide pachyderme, cette fidélité à ses habitudes, un jour causera sa perte. Ses ennemis, instruites de ses allées et venues, reconnaîtront, en effet, sans peine, son sentier, et l'examen des vestiges laissés dans la coulée leur révélera très exactement le sexe, l'âge et la taille de l'animal qui l'a tracée. En relevant la piste, les chasseurs auront eu soin de ne pas y poser le pied. Ils ne s'en seront approchés qu'à l'endroit même de la berge où elle aboutit, et plus bas que le point où ils ont résolu de tendre leur piège. Car, s'il est vrai que le tapir ne pos- sède que de fort petits yeux, dont le champ visuel n'est proba- ^ 67 € A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. blement pas très étendu, il est doué en revanche d'un odorat j subtil et d'une ouïe remarquablement fine. La coulée une fois reconnue et jugée favorable aux plans des chasseurs, les plus expérimentés d'entre.eux se chargent de placer le piège, pivot autour duquel tournera toute l'entreprise . Ce sera de préférence entre deux bouquets de ces terribles bambous épineux qui comptent parmi les obstacles les plus infran- chissables que présente la forêt vierge. Entre temps, un fort piquet de bois de fer a été également choisi et préparé avec soin, par d'autres individus de la bande. Une de ses extrémités se ter- mine en fourche naturelle, l'autre a été durcie au feu et aiguisée sur la pierre. Ces préliminaires terminés, la fourch-e est enfoncée dans le sol et au beau milieu du sentier du tapir, si possible en un endroit où la terre soit rendue plus ferme par le passage de quelque grosse racine. L'engin meurtrier est incliné dans le sens de l'axe de la coulée, de telle façon que la pointe aiguë du piquet soit tournée vers la forêt : elle fait face ainsi à la direction par laquelle dévalera le légitime propriétaire du sentier si cruelle- ment machiné. La distance à laisser entre Textrémité du pal et le sol demande à être soigneusement calculée ; la pointe doit se présenter à la hauteur du poitrail de la victime : un demi- mètre à peu près. Cette disposition contribue à rendre le piège moins visible, tout en en augmentant l'efficacité. Il a été placé, du reste, à un tournant du sentier afin que le tapir, s'il s'aperce- vait de la menace, ne soit plus en mesure de l'éviter. Le succès dépend, en effet, en grande partie de la minutie et du soin appor- tés à ces préparatifs, car la moindre négligence suffirait à réduire à néant les espoirs des chasseurs. Le piège une fois en place, les Indiens gagnent, en ayant soin de faire un assez grand détour, un gros arbre désigné à l'avance et dont les branches surplomberont la coulée du tapir. Leur costume, bien entendu, est renouvelé de nos premiers parents ; c'est du reste le seul qu'ils connaissent. Ils se sont ^ 68 ^ QUAJSD LE TAPIR DESCE.yD VERS LA RIVIÈRE. cependant frottés des pieds à la tête avec une herbe dont l'odeur possède la vertu d'éloigner les fourmis et les moustiques, ces minuscules mais fort tyranniques premiers occupants de toutes les forêts tropicales, et cette vigoureuse friction préventive, leur tient lieu de toute autre espèce de vêtement. Saisissant les lianes qui pendent des membres tors et couverts de mousse du géant, ils se hissent jusqu'aux enfourchures des premières branches. Là, ils se blottissent, aussi commodément que possible, pour y attendre, dans le silence le plus profond, l'arrivée de la nuit, et sur ses pas celle du tapir. Les heures passent et le soleil descend avec lenteur sur l'ho- rizon. Un moment ses rayons allument au faîte des grands arbres une frange d'or qui s'éteint par degrés et enfin s'efface complè- tement, tandis que se teignent d'une pourpre sanglante les rares nuages qui flottent dans le sombre azur du ciel, où déjà se piquent, comme des clous d'argent, quelques pâles étoiles. Le vent est tombé. C'est, dans la zone torride, l'heure du repos béni où la terre embrasée semble reprendre haleine et respirer avec délices les soupirs embaumés du soir. La Nature se livre tout entière à la joie de renaître et d'oublier, sous la fraîcheur caressante du crépuscule, les brûlantes étreintes du jour. Fuyant les attaques des fauves et les traîtres entreprises du boa, ce silencieux et implacable ennemi de leur race, une bande de singres hurleurs s'est cantonnée sur les hautes branches d'un groupe d arbres colossaux, dont les cimes dominent la forêt. De ce poste élevé, ils ont salué des éclats de leur voix reten- tissante et gutturale le coucher de l'astre bienfaisant, source inépuisable de lumière, de force et de vie. Les grands pans de rochers qui sommeillent éternellement, nus et insensibles aux souffles attiédis du vent, et ceux qui, sous le vert manteau des délicates fougères, semblent s'animer et onduler au moindre fré- missement de la brise, ont renvoyé au loin les notes graves et impressionnantes de cet hymne que chantent en honneur de la- ^ 69 ^ .4 TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. divine nature -ceux que l'homme, en son orgueil, appelle les Inconscients ! Pendant quelques moments encore, ces sons profonds ont retenti d'arbre en arbre tout le long des vallées, comme s'ils ne les quittaient qu'à regret pour aller s'atténuer et mourir peu à peu sous les sombres voûtes de verdure. Mais le chœur des grands harbados hurleurs vient à peine de se taire, qu'une autre des voix de la forêt trouble à son tour le silence. Une succession de notes rapides, claires et cristallines, des fugues et des trilles sonores, montent sous le ciel en une gamme ascelidante qui indéfiniment se prolonge, puis cesse tout d'un coup. Ce sont les iirns, ces petites perdrix sylvestres qui perchent, fort nombreuses, sur les arbres. Muettes durant le jour, le soir, elles disent leurs adieux à la lumière, et, à l'aube, saluent gaiement l'aurore, dont le lumineux sourire rassérène les bois et met en fuite les terreurs et les périls que la nuit abrite sous ses voiles. Les ténèbres se font de plus en plus opaques. Maintenant l'ombre règne en maîtresse absolue sur l'eau, la plaine et la col- line : de nouveau le silence imposant, frère de l'obscurité et de la solitude, enveloppe la forêt. « Macouco ! Macouco I Macouco » / clame soudain une voix au timbre éclatant et joyeux, et cet appel sonore réveille sous les arches de verdure, les échos assoupis. C'est un beau tinamou brun, de la taille d'une grosse poule : il a choisi son perchoir, sur une branche d'un épais fourré, et, avant de replier sa tête sous son aile, pour le sommeil de la nuit, il lance à tout ce qui l'entoure, ce triple bonsoir claironnant, cordial, et, ce dirait- on, plein de bonne humeur. Cet excès d'urbanité qui décèle sa présence, au brave oiseau coûte souvent la vie. Mais il ne sera pas, cette fois, victime de sa trop grande confiance et de sa tapageuse bonhomie. Car, à l'affût dans leur observatoire aérien, les chasseurs savent ^ 70 € QUASD LE TAPIH UESCIhyU VERS LÀ HÎVIFIiE. qu'un mot, qu'un mouvement intempestif de leur part, pourrait suffire à compromettre le résultat et rendre vain tout leur effort. Indifférents aux piqûres des moustiques qui, malgré les pré- cautions prises, commencent à les assaillir, ils attendent sans desceller les lèvres, figés dans une immobilité absolue : on dirait des statues du Silence. Sur la corde de chaque arc repose l'encoche d'une longue flèche empennée, maintenue entre l'index et le médium de la main droite. Un large et épais bracelet de peau, orné de plumes, protège le poignet gauche des archers contre la corde cingflante. Il sert à amortir la force du choc et assourdit ainsi le bruit de la détente. Impassibles, stoïques, sans bouger un membre de place, ils attendent l'heure de l'attaque. Leur patience ne trouve son égal que dans la rapidité, l'adresse et le coup d'œil qu'ils savent déployer, quand le moment est venu de décocher leurs terribles flèches d'une sûreté silencieuse. Cependant que l'obscurité devient chaque instant plus pro- fonde, des milliards d'étincelles phosphorescentes raient d'ara- besques lumineuses le mur sombre de la nuit. Ce sont les lampyrides, ces étoiles vivantes des soirées tropicales, qui entrecroisent dans l'ombre leurs rondes scintillantes. D'un vol qui s'agite sans repos, ces brillantes lucioles, zébrant les ténèbres de longs éclairs verdâtres, se jouent dans la ramure en une poursuite amoureuse, s'atteignent, se quittent, se rejoignent de nouveau. Dans la folle activité de leurs caprices sanss cesse renaissants, elles éclairent la forêt de leurs flammes mobiles, s'élancent vers le ciel en tourbillons éblouissants, et retombent à travers les branches en une pluie de feu. Par moments de grandes bouffées d'air tiède passent lente- ment au-dessus des bois, et ces longs soupirs langoureux de la puissante nature, à l'acre senteur de la forêt vierge, mêlent la douce haleine des fleurs, les parfums capiteux des somptueuses orchidées, le suave arôme du bogari et des jasmins sauvages. ^ 71 ^ A TRA VERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. Sous cet effluve de la brise nocturne, le tourbillon des mous- tiques, suceurs de sang, suspend un instant ses assauts bour- donnants, et au sommet des arbres un long frisson agite le feuil- lage où la lune, qui monte derrière l'horizon, sème déjà ses tremblantes opales. Peu à peu l'astre de la nuit de ses pâles rayons pénètre len- tement les épaisses ramures, rend plus diaphanes les voiles qui les enveloppaient, et dissipe en partie leurs prestiges troublants. Cette clarté confuse, on dirait d'un brouillard lumineux, qui baigne et envahit enfin toute la massive épaisseur des bois. A la faveur des lueurs d'argent de cette nocturne et indécise aurore, de vagues rumeurs naissent et montent de toutes parts. Mille bruits indistincts, des frôlements timides, d'étranges bruissements étouffés, des échos de pas furtifs, animent l'ombre et troublent le silence. C'est que la forêt s'est réveillée à demi : de nouveau ses hôtes vaquent à leurs quotidiennes affaires et reprennent les occupations que la disparition totale de la lumière avait forcément interrompues. Ces grognements, ces piétinements, ces fracas de branches cassées, disent l'approche d'une bande de pécaris. La horde tur- bulente fouille le sol de ses boutoirs actifs et puissants. Ils le labourent et le retournent de leurs défenses, mettent ainsi à nu des racines succulentes, des rhizomes charnus et sucrés, et avi- dement les dévorent. Puis, tout à coup, suivant l'étrange habi- tude qui distingue ces animaux, la troupe tout entière s'égaille, prise d'un caprice soudain, et se perd à travers les taillis, tout en grognant et se querellant. Ce bruit que l'on entend à peine^ d'allées et de venues pru- dentes et discrètes, décèle l'approche du tatou. Craintif et cir- conspect, malgré son armure solide, il trottine dans l'ombre, creuse le sol au pied des arbres, entre les grosses racines, sur l'écorce desquelles on entend grincer ses ongles durs et arqués. Troublé dans son sommeil par quelque inopportune visite, un ^ 72 ^ QUAND LE TAPIR DESCEND VERS LA RIVIERE. lyua^ù-pucît , beau chevreuil, aux bois droits et lisses, au poil brun luisant et d'une douceur de velours, détale légèrement à travers les halliers. Il évite d'un bond rapide les troncs d'arbres et les lianes, et, bientôt le bruit de sa course précipitée se perd dans le lointain. Mais voici qu'au-dessus des rumeurs confuses qui peuplent la nuit, on peut percevoir de petits cris d'oiseaux. Les notes aiguës du chanteur invisible vibrent impérieuses et espacées, comme en signe d'avertissement. A ce cri d'un être pourtant inoffensif, les chasseurs ont tressailli. Chacun a serré plus fortement dans sa main brune et nerveuse le bois de son arc, et vérifié, sans aucun bruit, si la flèche est bien encochée sur la corde tendue. Leurs regards perçants fouillent le sous-bois où la clarté indé- cise de la lune promène des ombres trompeuses : penchés en avant, ils prêtent l'oreille aux bruits de la forêt et interrogent avec anxiété les ténèbres muettes. Ce cri d'oiseau sonne l'alarme ; il a mis en éveil ceux qui con- naissent tous les mots de la Grande Forêt ; c'est l'appel d'une petite mais vigilante sentinelle. Ce n'est pas sans de bonnes rai- sons que les métis l'ont nommée cuidadito ! « prends garde ! », car dès que ses cris retentissent dans la nuit, ils avertissent le chasseur de Timminence du péril. Ils signalent l'approche du grand fauve dont la robe tachetée se confond, sous la clarté lunaire, avec les disques d'ombre que les feuilles projettent sur le sol. Et cet avertissement est d'autant mieux accueilli que la mousse, les feuilles mortes et les détritus végétaux recouvrant la terre forment un matelas élastique qui assourdit davantage les pas du jaguar. Inquiets et hésitants, les Indiens se demandent si leur impla- cable ennemi ne s'est pas sournoisement glissé jusqu'au pied de l.'arbre où ils se tiennent embusqués. Tapi dans l'ombre, qui sait? il les couve peut-être d'un regard ardent, les dénombre A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. un à un ; les babines retroussées par un rictus cruel, peut-être encore suit-il leurs moindres gestes de ses yeux de félin pour lesquels il n'existe pas dé ténèbres, cependant que sa queue annelée ondule avec lenteur, et qu'un frisson de convoitise court le long de son échine ? Les chasseurs retiennent leur souffle. Immobiles, ils cher- chent à distinguer ces deux globes de feu qui, s'ils s'allumaient dans l'ombre, leur signaleraient la présence de leur redoutable ennemi. Ils se disent bien qu'ils ont, pour leur veille nocturne, choisi un arbre élevé, au tronc droit et lisse, trop gros pour que leur féroce assaillant puisse Tembrasser malgré ses larges et robustes pattes. Eux-mêmes n'ont pu atteindre aux maîtresses branches qu'en s'aidant des lianes pendantes qui en retombent jusqu'au sol...; leur asile leur paraît donc inviolable. Mais la nuit a ses traîtrises : les griffes d'acier du roi de la forêt, sa force qui tient du prodige, son incroyable agilité, rendent possi- bles pour lui, presque toutes les escalades, s'il se résout à les tenter. Entre temps, les cris de l'oiseau avertisseur sont allés s'affai- blissant. Ils s'éloignent de plus en plus et se taisent enfin tout à fait. Les chasseurs respirent alors et se relâchent de leur vigilance. Au pied de leur refuge, les pécaris sont revenus bru3^ants, grognants et insouciants de tout danger. C'est que l'heure du péril est décidément passée. Le sinistre rôdeur ne s'est pas approché de l'affût. Autrement, le flair subtil des animaux au long groin aurait éventé la piste toute chaude. La crinière hérissée d'effroi et faisant claquer leurs défenses tranchantes, les pécaris auraient gagné le large, avec prudence et sans retard. Car, s'il est vrai que leurs bandes, très nombreuses parfois, n'hésitent pas en désespoir de cause à faire face au rude condottiere des solitudes du Nouveau-Monde, ils ne rechercheront certes pas un combat qu'ils sentent trop ^ 74 € QUAND I.K TAPin DESCEM) VERS LA RIVff'RF inégal pour ne point devenir meurtrier. Chaque fois que laire se peut, ils fuient la présence du tyran dont la griffe carnassière prélève sur ceux de leur race une si lourde rançon. Passée cette chaude alerte, les chasseurs se remettent à l'affût. De nouveau leurs yeux noirs, vifs et perçants, scrutent les gouffres d'ombre qui s'ouvrent sous leurs pieds. L'oreille tendue, ils guettent leur proie. Le tapir tarde à venir, il est vrai, mais confiants dans leur bonne étoile, ils resteront là de lon- gues heures encore, s'il le faut, car ils savent que la nuit ne se passera pas sans que l'animal, fidèle à ses habitudes, ne reprenne son chemin accoutumé. Et leur patience reçoit enfin la récompense méritée. Non loin d'eux, ils entendent soudain les rameaux de bois mort et les bambous craquer sous les pas lents et pesants d'une bête puissante. Tout doucettement, sans «hâte comme sans méfiance, le tapir se dirige à travers le fourré vers la coulée bien connue qui mène à son bain favori. Il a fait bonne chère: la forêt a été, comme toujours, généreu- sement approvisionnée pour lui. Les fruits de toute espèce répandus aux pieds des arbres, il les a savourés en fin connais- seur. Son long boutoir, qui se termine en une petite trompe prenante, lui a permis d'arracher force cœurs de broméliacées et de la partie centrale, blanche et douce au goût, il s'est tran- quillement repu avec délices. Aux pieds des hautes touffes de bambou, de grosses pousses tendres et succulentes crèvent la terre et soulèvent les feuilles tombées : nul doute que l'animal i.ffriandé n'ait prélevé de ces énormes asperges son habituelle récolte. Les besoins de son appétit ainsi largement satisfaits, sa toi- lette a réclamé à son tour quelques soins. Sans se presser, pre- nant toutes ses aises, il s'est frotté contre des troncs rugueux qu'il sait propres à cet usage. Ce pansage terminé, il est allé se délecter à lécher l'eau légèrement salée qui suinte au pied de ^ 75 ^ A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. certains rochers, appelés lambederos\ qu'il connaît bien, et auxquels il ne manque jamais, au sortir de table, de rendre une visite intéressée. Maintenant, de son lourd pas tranquille de bonne bête pacifique et douce, il gagne pour achever la soirée, la rivière où il compte se baigner longuement et s'ébattre en bonne et joyeuse société. Tout à ses agréables projets, il dévale par la coulée en pente, qui, pour son malheur, passe sous l'arbre où les Indiens sont postés à l'affût. La position élevée qu'ils ont choisie les dérobe à sa vue : son flair, si fin pourtant, n est pas mis en éveil, et pas un bruit ne trahit la présence des chasseurs. Accroupis, immobiles, semblables à ces bouddhas de métal que l'on voit dans les temples de l'Inde, on les dirait mués en bronze. Mais à peine la a grosse bête » a-t-elle dépassé de quel- ques mètres le lieu de l'embuscade qu'une clameur infernale ébranle derrière elle les voûtes de la forêt. | Affolé par la piqûre des flèches, aveuglé par la peur, le tapir laboure le sol de ses durs sabots et s'élance tête baissée pour atteindre au fleuve sauveur. Quelques bonds furieux dans le sentier en pente, et il roule à terre empalé sur le pieu aigu qui a été placé traîtreusement sur sa route. Pareils à de noirs démons, saisissant avec de grands cris les lianes qui pendent des grosses branches comme les cordages d'un navire, les chasseurs se laissent glisser jusqu'au sol. Ils se précipitent aussitôt sur leur proie expirante et se hâtent de lui passer autour des membres de solides nœuds coulants. Les fibres tirées du caraguatà^ ou des feuilles de palmier, ont fourni les cordes qui vont servir à ligoler leur victime. Quel- ques coups vigoureusement assénés d'une lourde hache de pierre mettent fin à l'agonie du pauvre pachyderme. Ils emploieront pour dépecer leur prise un éclat d'agathe I. De lamher, lécher, en espagnol. QUAND LE TAPIR DESCEND VERS LA RIVIÈRE. coupant comme un rasoir, ou une vieille lame d'acier, s'ils ont eu la bonne fortune, aux hasards de leur vie vagabonde, de se procurer un objet qui, pour ces nomades, représente un inesti- mable trésor. Tandis que les plus habiles sont occupés à dépouiller l'animal,, leurs compagnons, d'une étincelle tirée d'un silex ou au moyen de deux morceaux de bois frottés l'un contre l'autre, allument de grands feux, qui faisant rougeoyer au loin le ciel et la forêt, serviront à écarter du festin les fauves redoutés. Les quartiers de la bête sont rôtis sur les braises ou devant la flamme. Femmes et enfants accourent, conduits par ceux de la tribu qui n'ont pas pris part à la chasse, et chacun ne pense plus qu'à festoyer joyeusement. Tant qu'il restera quelque débris de la chair du tapir, nul ne songera au lendemain ou ne s'inquiétera d'une autre nourriture. Les quantités de viande que l'estomac complaisamment dilaté d'un indigène est capable d'absorber à l'occasion d'un pareil banquet ont de quoi surprendre Timagination. Un Euro- péen qui se livrerait à de pareils excès de nourriture courrait risque de rester étouffé sur place, mais les convives de la forêt, qui supportent quand il le faut de si longues abstinences, ne se montrent pas incommodés de leurs prouesses gastronomiques, et ne demandent qu'à les renouveler à la plus prochaine occa- sion. La chair du tapir est en général assez tendre : par son goût et son aspect elle rappelle la viande de cheval. Les gens du pays prétendent qu'elle provoque des éruptions chez ceux qui en mangent sans y être habitués. C'est peut-être question de quan- tité. Je dois dire que pour ma part, je n'ai ressenti aucun incon- vénient de ce genre, à la suite de l'usage que j'en ai fait. jMais il est bon de dire que je ne me servais qu'avec une prudente parcimonie, quand cette venaison exotique figurait comme plat de résistance sur ma table. ^11 ^ A TRA VERS LA FORET BRESILIENNE. De ce que l'on vient de lire, il ressort que la Grande Forêt primitive, riche d'un trésor d'expérience accumulée qui remonte à l'époque où les premiers frissons de vie effleurèrent la surface encore humide de la terre, ne se montre avare à l'égard de ses sauvages enfants, ni de ses bienfaits, ni de ses conseils. Elle reste pour ceux dont elle a abrité les primitifs berceaux faits de feuilles, d'écorces et de peaux de bêtes, la mère toujours pleine de tendresse et de dévouement, la gardienne fidèle qui jamais ne s'endort. Cruelle elle ne se montre qu'envers Tintrus audacieux qui, sans être initié à ses mystères ose, d'un pas sacrilège, fouler les sentiers semés d'embûches qui mènent jusqu'au cœur de ses vastes solitudes. A ce visiteur profane, elle réserve toutes ses sévérités ; c'est ce qui explique le triste dénouement de la tra- gédie dont le colonel Joao Pedro venait de faire revivre avec émotion dans son récit les douloureuses péripéties. Toute cette troupe de guerriers infortunés, bien que leur bravoure n'ait pas fléchi sous les attaques, s'était vu fondre peu à peu aux hasards de cette terrible marche qu'entouraient tant de périls inconnus. Seuls, un petit nombre d'entre eux, rompus de longue date à toutes les fatigues et au courant des exigences de la vie dans les grands bois, étaient parvenus à se frayer un chemin au travers de la forêt hostile, aussi menaçante pour eux que les ennemis qu'ils laissaient en arrière. vS'écartant du gros de la troupe, dans Tespoir de lui ouvrir encore à temps un chemin praticable, ils n'avaient conservé pour tout bagage qu'une arme à feu et un sabre d'abatis. Exténués, plus morts que vifs, ces courageux éclaireurs étaient arrivés enfin à la lisière du bois. Ils avaient surmonté, au prix des plus vigoureux efforts et grâce à une indomptable persévérance, qui pas un instant ne s'était tant soit peu démentie, les obs- tacles de toute nature, qui sans cesse renaissaient sous leurs pas. Mais leur dévouement était resté stérile, leur constance y /O =C QUAND LE TAPIR DESCEND VERS LA RIVIERE. n'avait abouti qu'à préserver leur propre vie. Vaincus par la soif, la faim et brisés de fatigue, leurs compagnons avaient jalonné de leurs cadavres défigurés, les pistes de la forêt. Quand les derniers petits groupes se furent dispersés, nul doute que de ces agonisants, un bon nombre n'aient rendu leur dernier soupir dans l'isolement le plus complet. Pendant que je prêtais mon attention à la narration du _olonel, il me semblait entendre le dernier écho de ce suprême appel que le malheureux, égaré et sur le point de périr enseveli dans l'ombre de la forêt, pousse, dans sa folie, avant de suc- comber. Le coureur de bois qui a frissonné de cette clameur, où passe une angoisse mortelle, jamais plus ne la chassera de sa mémoire. C'est la plainte que laisse échapper l'être réduit à l'ex- trême désespoir, quand il se voit abandonné, seul, loin de tous vestiges humains, en proie aux mille terreurs de l'inconnu et de la solitude, et qu'il sent la froide Épouvante l'étreindre, soudainement, à la gorge. Fou, les yeux hagards, sans bouger de place, n'essayant même plus de faire un effort pour chercher une voie vers le salut, ayant perdu toute conscience de soi, plus d'un de ces pauvres gens avait dû, comme le fait un chien perdu, lancer ainsi vers le ciel jusqu'à son dernier souffle, ce hurlement lugubre. Puis à bout de force, complètement épuisés, tous avaient roulé à terre et les fourmis étaient accourues. Une heure sonnera, qui sait ? au cadran de la Providence, Dieu veuille l'écarter, où ces immenses océans de verdure impé- nétrables, ces solitudes inviolées, viendront à former de nouveau le dernier réduit des peuples sud-américains, engagés dans une lutte sans trêve ni merci, entreprise pour la défense de leurs biens, de leur liberté, de leur vie même, contre les féroces assauts d'un envahisseur impitoyable. Jadis, nous le lisons inscrit sur les vieux parchemins que ^ 79 € A TRAVERS LA FORÊT BRESILIENNE. recouvre la poudre des ans (ils remontent à l'époque de la conquête), de florissantes nations indiennes, qui vivaient une vie de bonheur dans la paix et dans Tabondance, se virent con- traintes pour conserver leur indépendance, de chercher au sein de ces solitudes, un dernier refuge assuré ^ Des races aujourd'hui éteintes, le souvenir légendaire flotte encore dans les brumes de l'aurore naissante et soupire dans le vent tiède du soir au-dessus de plus d'une vallée sauvage et désolée, aux flancs escarpés de plus d'un pic au nom for- mé de syllabes bizarres empruntées à des langues autoch- tones, sans doute depuis longtemps disparues. Chassés après de rudes combats, des baies heureuses, des îles riantes et des eaux bleues de Guanabarà et de Nitcheroy, c'est à la ma- ternelle forêt, que les débris des puissantes tribus décimées, demandèrent aide et protection contre les entreprises des hommes aux « pâles visages », bardés d'un acier étincelant et armés de ce qui paraissait, à ces êtres simples, être la foudre même. D'étranges maisons flottantes, que de grandes ailes blanches faisaient se mouvoir avec aisance à la surface des vagues, étaient venues déverser sur leurs plages ces fils d'un autre monde, qui ne pouvaient en appeler qu'à la seule force de leurs armes pour justifier leur prétendu droit. L'Histoire a des recommencements éternels, souventes fois étranges et faits pour nous suî prendre. D'autres hommes aux « visages pâles », également belliqueux, casqués d'acier et por- tant la foudre sous des formes nouvelles, de leurs maisons flottantes plus nombreuses, plus spacieuses et plus rapides, I. Le temps n'a pas encore mis fin à cette lutte vieille de plusieurs siècles. Le 13 novembre de cette année, les journaux publiaient le télégramme ci-dessous . Lima, 13 novembre 1916. « Dans la région dica, près de la frontière du Brésil, les Indiens ont attaqué les troupes péruviennes et ont tué un grand nombre de soldats. Les premiers renforts envoyés ont été battus par les Indiens. Le gouvernement envoie de nouvelles forces. )? ^ 80 € QUAND LE TAPIR DESCEND VERS LA RIVIÈRE. débarqueront peut-être un jour encore, si nous n'y prenons garde, sur ces mêmes plages. Nous ne sommes pas aux Ides de Mars ! Le péril s'est éloigné un moment, mais il s'en faut de beaucoup qu'il ne puisse jamais plus reparaître. Qui donc oserait prétendre lire à coup sûr dans les profondeurs de l'avenir ? Si jamais le malheur veut que la vague des barbares qui en ces jours ensanglantent l'Europe, vienne à déferler contre les riants et paisibles rivages du Nouveau-Monde, on verra la Forêt des Ancêtres servir, peut-être, encore une fois, de refuge à des peuples magnanimes qui ne consentiraient jamais à vivre en servitude, ni à abandonner la lutte avant d'avoir reconquis leur liberté et chassé l'envahisseur. A l'abri de ces boulevards majestueux dressés par la nature, retranchées dans les gorges abruptes, des guérillas hardies, ayant pour guides des coureurs de bois expérimentés, se con- tenteraient, probablement, de rendre inexpugnables les passages à travers la forêt, et les défilés qui mènent vers la plaine. Ils pourraient ainsi tenir la campagne pendant des années et lasser le destin contraire. Cet aspect à la fois géographique et politique de la question a retenu depuis longtemps déjà, on peut en être sûr, l'attention des dirigeants de la WeltpoUtik. Les considérations qui en découlent naturellement, avec leurs conséquences logiques, leur ont inspiré (nou^ l'avons vu dans la première partie de ces « Souvenirs » *) une idée ingénieuse et originale. Ils ont poussé certains de leurs colons et de préférence les Polonais, à embrasser la vie du forestier et du chasseur, toujours pleine d'attraits pour des tempéraments qu'anime l'esprit d'indépen- dance et d'aventure. Le jour de l'invasion projetée, ils comptaient bien recueillir I. V Allemagne et l'Amérique Latine. F. Alcan, édit. ^ 8l ^ Wagner, Forèl Brésil. — b A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. le fruit de leur politique réaliste et prévoyante. Un corps de scouts et de patrouilleurs, recruté sur place parmi des hommes familiers à la vie de la forêt, leur eût permis de suivre leurs adversaires et de les pourchasser jusqu'au fond de leurs asiles les plus reculés. La Renommée prétend même, que ces gens, dont la pré- vo3^ance relative à l'organisation de leur œuvre néfaste, peut à bon droit être qualifiée de satanique, ont prévu et préparé dans le même but, l'enrôlement et l'équipement d'un corps de cava- lerie : 30.000 colons du Rio-Grande du Sud et de Santa-Catha- rina seraient prêts (disent les gens sûrement informés, à monter à cheval à la première sonnerie du boute-selle, depuis si longtemps annoncée, et si impatiemment attendue. « Si gouverner c'est prévoir?.. » mais il y aurait long à dire sans épuiser jamais un pareil sujet ' 82 ^ CHAPITRE VI AU BORD DES PROFONDS TAYMBÉS « Ma charge est sûre et forte, Toujours ma balle porte. Car j'ai bon pied bon œil. Halli 1 H allô ! Halli ! HaUo ! Je suis un franc-chasseur ! Pour ma journée entière J'ai mon flacon de bière, Du lard et du pain noir ; Mon chien, le ventre vide, D'un élan plus rapide Me suivra jusqu'au soir o [Vieille cha?ison suisse.) Le colonel dont la mémoire était inépuisable, et qui sur ce sujet aurait, sans interruption, parlé jusqu'au matin, nous fit bien d'autres récits que faute de place je ne redirai pas. Il avait participé à quelques-uns des épisodes les plus remar- quables de cette campagne, entre autres au célèbre raid de Gumercindo Saraiva qui rappelle les chevauchées épiques du général de Brack. Il n'avait abandonné la cause des impéria- listes, qu'après leur défaite complète, et la, mort de Saldanha da Gama dont le trépas héroïque est resté légendaire. Je l'entends encore nous retracer d'une voix grave et émue Les péripéties de cette tragédie. « L'amiral est mort comme devait mourir un pareil homme. Quand il vit la bataille totalement perdue pour les siens, il •5» «^j « A TRA VERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. essa3^a de rallier quelques cavaliers et de gagner la frontière de la République Orientale. Enveloppé par des forces de cavalerie- Rio-Grandense, très supérieures aux siennes, ses hommes^ démontés, blessés ou tués, il mit lui-même pied à terre, et s'adossant contre un rocher, le revolver d'une main, l'épée de Tautre, s'apprêta à vendre chèrement sa vie, sans vouloir entendre parler de se rendre. Un coup de sabre lui abattit le poignet droit, mais il continua à se défendre de la main gauche L'officier qui commandait le gros de cavalerie, désirait le prendre vivant; il lui brisa son épée d'un coup du bois de sa lance, et le supplia de se rendre, lui promettant la vie sauve Au même moment un autre lancier, un simple soldat, menaça l'amiral de son arme pour le contraindre à s'avouer vaincu. Alors Saldanha, dont le sang coulait à flots, par plus de quinze blessures, leva en l'air son tronçon d'épée et poussant un der- nier cri de « Vive l'Empereur », il se jeta avec tant d'impétuo- sité sur le fer dont la pointe effleurait déjà sa poitrine, que la lance le traversa de part en part. Le cavalier, qui ne voulait pas, on l'a su plus tard, achever ce chef célèbre, n'eut pas le temps d'écarter son arme. . (( Les fédéralistes ensevelirent l'amiral avec tous les honneurs militaires et sa dépouille mortelle fut rendue quelque temps après, je crois, à sa famille. On compta sur le corps, je l'ai déjà dit, une quinzaine de blessures. Mais aucune, sauf la dernière, n'entraînait fatalement la mort : ce fut donc la lance sur laquelle il s'était jeté lui-même, qui mit fin à ses jours. On n'a pas connu chef plus brave, plus généreux, ni meilleur pour ses hommes C'étaitun vrai lion, et, cependant, jamais je n'ai vu, à homme ni femme, des yeux plus doux. » Tandis que nous prêtions au récit du vieux guérillero une oreille attentive, et que je voyais passer sur les traits bronzés de ses compagnons les émotions que suscitaient en eux ces souvenirs, les uns glorieux, les autres douloureux, ^ 84 € AU liOHD DES PROFONDS TAYMBES. de guerre, de défaites et de victoires, les filles de la maison se relayaient pour servir le maté. On nous offrit également du tafia, eau-de-vie extraite de la canne à sucre, dont les cabo^ clos de la montagne, en général d'une grande sobriété, se permettent de prendre un petit coup dans les occasions solen- nelles. Une dame-jeanne de cette liqueur, un ou deux tonnelets de vin blanc, et quelques bouteilles d'une bière légère provenant des brasseries des colonies allemandes (elle doit à son bon marché de pénétrer dans ces montagnes), ce sont là tous les élé- ments dont se compose la cave d'un habitant des Hauts-Pla- teaux, même des plus aisés. Le colonel Joào Pedro, quand il eut terminé son récit, demeura plongé dans des réflexions douloureuses. Ces monta- gnards joignent à leur simplicité beaucoup de tact naturel. C'est ainsi que dans le désir de dissiper l'impression de tristesse qu'avait fait naître en nous cette narration impressionnante, Capitao Chico prit la parole à son tour. Il raconta avec beau- coup de verve et de bonne humeur mon doublé de tinamous, et quelques autres aventures de chasse qui nous menèrent jusqu'à 1 heure du dîner. Nous dînâmes tous ensemble, c'est-à-dire les hommes de la maison et nous-mêmes réunis. Le colonel, en sa qualité de pater familias, prit le haut de la table. Les hôtes s'assirent à sa droite et à 39, gauche ; les différents membres de la maison- née et les serviteurs occupèrent ensuite leurs places, soumis aux prescriptions d'une hiérarchie familiale, qui est toujours scrupu- leusement observée. Les femmes ne prennent pas leurs repas en même temps que les hommes. Il n'est fait d'exception à cette règle qu'à l'occa- sion de quelque fête : baptême, anniversaire, accordailles, noces ou fiançailles. Mais ce sont elles qui, sans se laisser voir, dirigent le service. C'est en général des fillettes élevées dans ^ 85 € A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. la maison qui s'acquittent des soins domestiques et cela avec beaucoup de zèle et de propreté. Dans les intérieurs campagnards qn-elque peu aisés, on ren- contre souvent de jeunes enfants des deux sexes, nés, soit de parents pauvres soit d'anciens serviteurs. La position qu'occupent ces enfants, orphelins ou dont les ascendants ont, dans la plupart des cas, quitté le pays, est assez particulière. Sans être adoptés, dans le sens véritable du mot, ils font pour ainsi dire partie de la maisonnée, et les ch-efs de la famille veillent sur eux comme sur leurs propres enfants. Les légers travaux qui leur sont imposés ne sont pas les mêmes que ceux que Ton exigerait de domestiques salariés. Cette ins- titution rappelle celle des/^zm^z/zderancienne maison romaine. A cette coutume, le caractère affectueux d'une population essentiellement douce et bienveillante, enlève une rudesse que, sous d'autres cieux, des mœurs moins patriarcales lui imprime- raient sans doute. Je notai avec plaisir que pour ces enfants cette situation n'entraînait ni humiliation, ni idée de servitude. Le menu se composait de mets assez nombreux, déjà dis- posés sur la table au moment où nous 3^ prîmes place. Le feijào, haricot noir, y voisinait avec de grands plats de ce riz légè- rement rosâtre que Ton cultive au Brésil dans les terrains à flanc de coteau, où il ne demande pour donner d'abondantes récolt-es, d'autr-e arrosage que celui des pluies. Des légumiers contenaient, les uns, des choux palmistes frits dont la saveur et la consistance rappellent les fonds d'artichaut, les autres des racines de manioc doux, qui remplacent les pommes de terre. La viande de boucherie n'était représentée dans ce menu champêtre que par quelques morceaux de carne secca. Celle-ci n'est autre que le classique char que des anciens boucaniers. Elle provient du Rio Grande du Sud et des pampas argentines. Même dessalée au préalable, elle demande pour agréer aux ^ 86 ^ AL' DOlîD DES PROFONDS TAYMBES. palais européens tous les artifices d'une cuisine savante. Cepen- dant il faut reconnaître qu'elle se présente d'assez honorable façon, sous la forme d'un plat national brésilien, et beaucoup d'étrangers sont loin d'en faire fi. C'est la cldissiqwe feijo ad a, ragoût de haricots noirs, espèce de cassoulet où la carne secca se mêle à la hure et aux pieds de cochon salés. Ce plat demande à être cuit à petit feu et longuement mijoté. On y ajoute avant de servir, une bonne volaille, poule ou dinde, et l'on sert chaud avec accompagnement d'une sauce aux piments dont les non- initiés ne devront user qu'avec une prudente réserve. L'usage veut que l"on saupoudre ce mets dans son assiette avec de la farine de manioc, que chacun puise à sa suffisance, dans des calebasses placées à la portée des convives. En certaines pro- vinces, des oranges coupées en quartiers, sont le complément obligé de to\xte f et j a ad a qui se respecte. Sur les tables brésiliennes, la farine de manioc fait son appa- rition sous cent formes différentes. Dans les campagnes, surtout, elle remplace le pain de froment presque inconnu, on peut le dire, dans les zones tropicale et sub-tropicale de l'hinterland sud-américain. Mon heureuse étoile gastronomique avait voulu qu'un rôti de coati fît partie de notre menu. Ce gibier, de la taille d'un petit lièvre, est l'un des plus fins que l'on puisse manger. Rôti ou ragoût de cette chair tendre et savoureuse (elle est de beau- coup supérieure à celle du paca ou du tatou, qui se ressemblent entre elles, et sont si justement appréciées) sont mets dignes de figurer sur la table du plus fervent disciple d'Epicure. Après le repas qui, en notre honneur, s'était prolongé plus que d'habitude, nous passâmes encore quelques moments à causer des différents pays que j'avais parcourus, ainsi que des chasses que l'on y peut faire, sujet de conversation d'un intérêt passionnant, pour les vieux coureurs de bois que nous étions tous. ^ 87 € A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. Si je m'étais laissé gagner par l'enthousiasme de ces braves gens, je serais resté à chasser avec eux le reste de mes jours. L'un me proposait d'aller relancer les pécaris, tatetos, l'autre de suivre la piste d'un tei-pir, gran testa, qui avait son fort dans les environs, ou de nous mettre à la recherche d'une bande nombreuse de porcos do tnatto, grands pécaris dont la taille atteint celle de nos sangliers : on avait, ce matin même, relevé leurs traces dans la forêt voisine. Puis c'était cent contes au sujet des troupes de singes hurleurs, un très bon manger, préten- dait-on. Ces quadrumanes étaient coupables, on me l'assurait, d'énormes dégâts dans les plantations de maïs, et ce serait œuvre pie que d'y mettre fin. Les micos^ sajous, dont l'expression de physionomieetles moindres gestessont si étonnammenthumains, prenaient place à leur tour sur la sellette. Ces petits animaux sont pour le cultivateur un vrai fléau. Les fourmis seules peuvent leur rendre des points. Une expédition répressive, suggéraient mes hôtes, se trouvait tout indiquée afin de châtier ces impu- dents maraudeurs. Le colonel me vantait les charmes de Taffût aux grands che- vreuils qui sortent des bois vers le soir et viennent au gagnage dans la prairie et les champs cultivés. C'était là un de ses passe- temps favoris. La poursuite d'autres cervidés plus petits, d'une couleur rougeâtre, et dont les ruses et les crochets soudains déroutent les chasseurs les plus adroits et les plus rapides, m'était désignée comme également digne d'un tireur habile et adroit. La chasse du. paca^ celle du niacouco, gros tinamou de la taille d'une poule, que l'on guette au crépuscule, sous les arbres de la forêt où il perche, et celle des unis, ces petites perdrix que l'on rencontre en si o-rand nombre dans certains sous-bois, avaient aussi leurs partisans. Un monde de gibier de tout poil et de toute plume, dont beaucoup étaient pour moi de vieilles ^ 88 € AU BORD DES PROFONDS TAYMBES. connaissances, défilèrent ainsi devant mon esprit, évoqués par les propositions et les récits de ces enthousiastes chasseurs. De pareilles perspectives auraient tenté Nemrod lui-même, et, je l'avoue, j'étais bien loin de rester insensible à leurs séduc- tions. Mes nouveaux amis me paraissaient chasseurs hardis et pleins d'expérience : quelle joie, me disais-je, que de relancer en leur compagnie tous ces hôtes de la forêt ! Quand, pour ébranler mes dernières résistances, le colonel et son lieutenant me laissèrent entrevoir la possibilité de débusquer dans les grandes forêts du Sertao, dont ils connaissaient tous les détours, quelqu'un de ces jaguars farouches et solitaires, que Ton traque avec des petits chiens bassets, et qui ne pardonne pas au chasseur assez maladroit de l'avoir manqué, je ne résistai plus à leurs instances. Mes projets actuels ne me permettaient pas d^accepter leur invitation, pour l'instant tout au moins ; je m'engageai pourtant à revenir bientôt et à leur consacrer quel- ques mois uniquement dédiés à la chasse. J'ai tenu ma promesse et passé, par la suite, près d'une demi- année à parcourir, en compagnie du colonel, de ses fils et de Capitào Chico toute cette merveilleuse contrée, véritable paradis du chasseur et du naturaliste. De cette longue randonnée j'ai rapporté des souvenirs à écrire un volume ; ils comptent parmi les meilleurs de mon existence. Si je ne cédai pas sur l'heure à la tentation c'est, qu'à cette époque, un engagement antérieur me liait déjà. Je devais, en eifet, profiter des mois les plus cléments du prochain hiver pour explorer au point de vue de sa navigabilité le cours capricieux du Rio Yguazù, en amont des célèbres chutes de Santa-Maria jusqu'au territoire contesté. Ce voyage me retint effectivement près d'un an que je passai en canot, occupé à remonter malgré ses nombreux rapides cet important affluent du Paranà. Je me contentai donc pour le moment d'étudier cette région alpestre sous un point de vue tout différent. Il me semblait inté- ^ 89 « A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. ressant, autant qu'utile, d'observer la vie calme et heureuse que menaient ces populations primitives ; le flot montant de l'inva- sion germanique, qui ne cessait d'avancer vers elles dans l'ombre, plus insidieux et plus menaçant chaque jour, ne les avait pas encore subm^ergées. Ce n'était donc pas le moment de donner libre cours à mes instincts cynégétiques, mon point faible, ainsi que Tavait si bien pressenti mon perspicace compagnon de voyage aux Colo- nies Allemandes, le jovial et énigmatique herr Otto Rathbjaum. ^ 90 $ CHAPITRE VII COMMENT DON ANDRÈS EMPLOYAIT DES SORTILÈGES DONT l'essence ÉCHAPPAIT A LA PÉNÉTRATION DE CERTAINES GENS « L'amour du nom français, le mépris du danger. Voilà sa magie et ses charmes. » (C. Dhla-vigne.) Une chambre garnie d'un lit fort simple, mais très suffisam- ment confortable m'avait été réservée, et je n'en eus pas plutôt pris possession que je tombai, c'était bien naturel après les fati- gues de cette longue journée, dans un sommeil profond et répa- rateur, sans être troublé par aucun rêve fâcheux. Dès l'aube, comme d'habitude, la maison du colonel était sur pied : tous les gens dans ces pays sont étonnamment matineux. Après une tasse de café noir, la première de la journée mais qui ne sera certainement pas la dernière (cette aromatique et agréable boisson jbue un grand rôle dans le régime du Sertào) je sellai moi-même mon cheval, soin qu'en voyage je ne laisse à personne. Au moment de prendre congé de mes excellents hôtes, et de les remercier de leur accueil amical et débordant d'une si franche cordialité, j'eus Toccasion de constater, une fois de plus, icombien ces braves montagnards, joignent à leur heureux carac- tère, de bon sens et de prévoyance. •Comme je mettais le pied à l'étrier : « Peut-être votre cheval tte passera-t-il pas le pont sans encombre, me dit le colonel : # 91 € A TRAVERS LA FORET BRÉSILIENNE. pour la première fois, certainement, il risque de s'effrayer, e cela pourrait devenir dangereux pour le cheval et le cavalier » Cette remarque ne manquait ni de prudence, ni d'à-propos. C pont d'une construction des plus primitives (je ne m'en rendi compte qu'en le voyant de près) était, en effet, composé, ains que je l'ai déjà dit, d'un tablier de près de quatre-vingts mètre de long sans être pourvu d'aucune espèce de garde-fou. Le planches disjointes laissaient entre elles un interstice de deux o' trois centimètres qui permettait au passant d'apercevoir les eau de la rivière tourbillonner à ses pieds, une trentaine de mètre plus bas. Les mules ne s'effrayent généralement de rien et, sans hésite tion, passent à peu près partout. J'en ai vu dans les sentiers d montagne, au moment d'enjamber des failles et de prendre de tournants à flanc de rocher, demeurer un instant, on peut le dire littéralement suspendues au-dessus du vide. Ce sont là de moments toujours pleins d'émotion pour le cavalier qui sent so existence à la merci d'un faux-pas de sa bête. Ce pas fatal, cepei dant, une bonne monture ne le fera jamais, si son cavalier sa rester maître de soi ; s'il lui rend les rênes et lui laisse une entièi liberté d'allure. Il n'en va pas de même avec les chevaux, moii sûrs du pied et sujets à des frayeurs subites. L'observation d colonel, marquée au coin de la sagesse unie à la prudence, éta le fruit précieux d'une longue expérience acquise personnel!» ment. Vieux cavalier, j'en appréciai à mon tour toute la justess Je ne pouvais sûrement mieux agir que de me remettre entièrljnj ment entre ses mains. A l'entrée du pont il fit desseller ma mo ture et lui recouvrit l'œil droit d'un bandeau assez épais. Ui honnête bête de mule, douce et fort docile, prit place à la gaucl du débutant. Monté sur une autre mule, le jeune serviteur ( Capitào Chico précédait le cortège, cheminant à quelques pas avant de mon cheval. Quant à nous, nous suivîmes à pied, à ui petite distarce, tenant à la main les autres mules de charg ^ 92 € LES SOUriLÈGES DE DON ANDRÈS. j bonnes bêtes raisonnables et expérimentées qui eurent à cœur jde donner l'exemple d'une conduite irréprochable. Ces précautions n'étaient pas superflues; mon cheval n'avança d'abord qu'en hésitant ; il se raidissait, tremblait de tous ses membres, frôlait le sol de ses naseaux, soufflait par moments et ne posait les pieds qu'avec méfiance. S'enhardissant peu à peu il finit pourtant par passer sans encombre, rassuré par le calme dont faisaient preuve les autres animaux et les gens, depuis longtemps habitués à franchir ce mauvais pas. Pendant que je ressellais mon cheval, le colonel qui nous avait accompagnés avec son aide de camp et ses deux fils, nous raconta qu'un jour don Andrès, mon compatriote, était passé par là sur une grande jument demi-sang que lui avait donnée à dresser un riche éleveur brésilien de l'État de Paranà : celui-ci n'avait jamais voulu ensuite la reprendre, insistant toujours par amitié à la lui laisser entre les mains. « C'est la plus magnifique bête qui se puisse voir dans ces deux États, plus loin aussi peut-être, dit le colonel, qui appré- ciait fort les beaux chevaux. Mais elle est fougueuse et, en outre, un peu sur l'œil. Je suis toujours inquiet, quand par les sentiers périlleux, de nos montagnes, au bord même des taymbés. je vois passer votre compatriote sur cet animal endiablé, qui fait un écart pour un petit oiseau qui s'envole ou une herbe que lèvent remue au bord du chemin. Il est vrai qu'elle le comprend et lui obéit à la parole, comme le ferait un de mes chiens, et ça, c'est véritablement merveilleux ! C'est de la sorcellerie. Dieu me pardonne ! « La première fois que don- Andrès vint me voir sur sa nou- velle monture, il lui fit franchir le pont en la tenant en main. Tout le temps il lui parlait et la Caressait à chaque pas. La jument frissonnait de tous ses membres, et renâclait bruyamment. Elle était couverte de sueur en arrivant à l'autre bout. « Mais, à son retour, et malgré toutes mes prières, don Andrès ^ 93 € A TUA VERS LA FORET BRESILIENNE passa le pont sans descendre de cheval et tout seul. La jumen: s'avançait en tremblant comme une feuille, flairait les planche^ une à une, le cou allongé et la tête basse ; son cavalier lui parlait constamment et la flattait de la main. « Voilà, monsieur, ce que j'ai vu de ces yeux que mangera la terre, et, comme moi. tous les gens de la maison et le capitaine lui-même, ici présent, qui ne me démentira pas », dit-il en se tour- nant vers le compagnon de ses antiques prouesses. Puis après une pause, il ajouta avec un c.ir de conviction que tous les assistants semblaient partager : « La Vierge et les Saints, lui viennent en aide certainement, car ils protègent ceux qui sont bons et aussi les vaillants. Je pense cependant que c'est tenter Dieu que de faire de ces choses-là. Aussi, quand il passe par ici, sur ce bel animal ombrageux et plein de feu, je vais à sa rencontre, car de la maison aisément on aperçoit de loin qui arrive par le chemin. Je lui demande alors de passer le pont à pied et. par considération pour moi, il ne s'}^ refuse pas. Il ne voudrait pas m'affliger, car il est mon ami ! » « Le mien aussi ! » ajoutèrent aussitôt chacun des deux capi- taines. A cet empressement je devinai sans peine quels étaient les sor- tilèges qu'employait don Andrès pour s'attacher les gens de la montagne. Par leur nature même, de tels sortilèges devaient échapper aux facultés d'analyse psychologique d'un Otto Rath- baum, et je ne fus pas surpris de le constater. J'appris, par la suite, que don Andrès utilisait ses quelques connaissances en médecine et en chirursfie à soulaofer les malades et à panser les blessés, et il en était qui venaient le trouver de fort loin. Je sus aussi que non seulement il n'acceptait pas de rétribution, mais qu'il donnait, en outre, à ceux qu'il assistait, les médicaments nécessaires tirés de sa petite pharmacie de cam- pagne. Il connaissait l'art de rattacher une artère, de recoudre une blessure, de la désinfecter et delà soigner habilement. Aussi ^ 9,4 ^ LES SOIiTILEGES DE DON ANDRES. ces montagnards avaient-ils en lui une confiance aveugle, qui devait être quelque peu importune, embarrassante même bien des fois. C'était là cette magie et ces philtres dont usait notre brave compatriote et qui lui gagnaient tous les cœurs ; il les tenait du fonds même de notre race. D'un côté se trouvaient la noblesse de sentiments, la bienveillance native et le courage : un esprit large et serviable, plein d initiative, de désintéressement et de généreuse audace. De l'autre, des commerçants aux trompeuses avances, rusés et âpres au gain, convertissant des facilités de crédit trop engageantes en pièges tendus à la confiante ingé- nuité de gens simples et inexpérimentés. Il est facile de com- prendre de quel côté penchait la balance, et pourquoi le Français était aussi aimé des gens du pays, que l'Allemand l'était peu. J^eur sang latin avait suivi sa pente qui les portait droit vers l'homme de leur race, dont les gestes charmaient l'esprit et par- laient une langue que facilement et sans peine leur cœur pouvait comprendre. Le souvenir de ceux d'entre eux qui avaient dû un jour aban- donner leurs foyers et prendre le triste chemin de l'exil par suite des manœuvres de ces commerçants allemands, avides et dénués de tout scrupule, était toujours vivant en eux. Et sans doute n'était-il pas étranger aux sentiments d'hostilité latente qu'on voyait sourdre dans l'esprit de ces populations envers les auteurs de leur infortune . Herr Rathbaum avait remarqué qu'une irrésistible sympathie attirait les caboclos de la région vers ce Français arrivé depuis relativement peu de temps parmi eux. Et c'était là pour lui un sujet de douloureux étonnement. Mais cette influence. qu'il ne pouvait s'empêcher de constater, restait pour lui un fait inexpli- cable et presque mystérieux, nocif partant, et peut-être, à l'occa- sion, dangereux. . Avant de reprendre notre route je m'arrêtai quelques instants ^ 95 € A TRA VERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. pour jeter de la berge opposée un dernier regard sur le pitto- resque et rustique nid d'aigle du colonel Joâo Pedro. Vu, ainsi, de bas en haut, le burg du vieux guérillero se détachait en relief sur le ciel, comme un dessin de Gustave Doré ou de Yan d'Ar- gent. Rien de plus fantastique, en effet, que l'aspect offert par cet habitacle isolé. Debout, posé sur ces rochers abrupts, il semblait, sentinelle dressée sur le chemin, interroger Thorizon, jadis noir et menaçant, aujourd'hui si calme et si serein. Un bouquet de grands palmiers séculaires couronnaient les berges à pic et dominaient le burg de leurs cimes élancées. Penchés sur Tabîme, ils agitaient dans le vent leurs grandes feuilles éplorées qui se tordaient en des gestes fous et parais- saient envoyer au loin d'incompréhensibles et bizarres signaux d'amitié, de provocation ou de haine. Longtemps encore leurs silhouettes sans cesse mobiles tiraient nos yeux quand, déjà loin, nous jetions au hasard du chemin un regard en arriéré. ^ 96 CHAPITRE VIII UN COIN D'AME française AU SEIN DES MONTAGNES DU BRÉSIL « Non domtis domini, sed domini dotno. :) « L'humble toit est exempt d'un tribut si funeste. Le sage y vit en paix et méprise le reste : Content de ses douceurs, errant parmi les bois. Il regarde à ses pieds les favoris des rois : Il lit au front de ceux qu'un vain luxe envi- ronne Qiie la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne. » (La Fontaine, Philémon et Batccts.) A la croisée des Hauts-Plateaux, à la montée ou à la descente des collines boisées, au côtoiement des ruisseaux ou au passage à gué des rivières, sans nouvel incident, nous continuâmes notre route pendant de longues heures jusqu'à notre entrée dans les défilés de la montagne. L'après-midi du second jour de voyage, comme nous arri- vions au sommet' d'une crête, nous vîmes émerger un groupe d'édifices assez nombreux ; mon guide me dit que ce hameau formait l'usine du Serro Verde, propriété de don Andrès. De la hauteur où nous étions parvenus, nous pouvions embrasser du regard l'ensemble de l'installation et en discerner les détails. Celle-ci comprenait, outre trois ou quatre maisons d'habita- tion proprement dites, la fabrique, destinée à la torréfaction et à la préparation du thé du Paraguay, avec, à l'entour, ses ^ 97 ^ "Wagner, Forêt Brésil. — 7 1 A TRA VERS LA FORET BRESILIENNE. I nombreuses dépendances : écurie, tonnellerie, forge, atelier de . charpenterie et de menuiserie et scierie hydraulique. Un peu * plus loin se distinguait la venda^ maison de commerce, indis- pensable aussi bien au ravitaillement des travailleurs qu'aux transactions avec les gens du pays. Rien ne manquait, semblait-il, de ce qui est nécessaire à une entreprise de ce genre, en ces contrées où il ne faut guère compter que sur soi-même et sur son bon génie. Cette œuvre admirable était la création d'un seul homme. Je rappris plus tard. Grâce à l'énergique volonté et à l'activité d'un esprit entreprenant et hardi, elle avait paru jaillir du sol en pleine forêt vierge. Tout ce spectacle qui s'étalait sous mes yeux, me parlait de pénible travail et de persévérance dans Teffort quotidien. Passé le temps fabuleux où d'un coup de baguette magique des soldats surgissaient de terre, armés de pied en cap. Il y a beau temps que les pierres ne se meuvent plus aux accords de la lyre d'x\mpliion. D'où je m'étais arrêté, ainsi que je viens de le dire, je domi- nais l'ensemble de ces travaux. Sous mes pieds s'étendait une longue digue, construite de manière à barrer complètement la petite vallée encaissée, au fond de laquelle s'élevait l'usine. Ce barrage avait ainsi créé un réservoir artificiel, générateur de la force hydraulique nécessaire à l'exploitation, ]/eau profonde et noire du lac miroitait à travers les grands arbres. Sans que l'on puisse deviner quelle était l'étendue de cette nappe liquide, on la vo)^ait se perdre au loin sous les feuillages touffus de la rive. Un système compliqué de canaux et de déversoirs, en bois dur et imputrescible, assurait la distribution et le bon emploi de cette force. A deux cents m.ètres de là, une grande roue à aube tournoyait au milieu d'une auréole d'écume, où les rayons du soleil peignaient des arcs-en-ciel fugitifs ; sous les caprices du vent, on voyait ces merveilleux effets de lumière tour à tour naître et disparaître. 5? 90 Hî UN COIN D'AME FRANÇAISE. Usine, maison et dépendances, tout était neuf. Les bois récemment sciés dans la forêt voisine, conservaient encore leur couleur primitive, qui donnait à l'ensemble des constructions un aspect net, clair et propre, des plus agréables à l'œil. Une palissade régulière et coquette entourait tous les bâtiments, ainsi que le verger et le grand jardin potager qui s'étendaient derrière les habitations jusqu'à atteindre les bords d'une petite rivière. Celle-ci, après quelques détours, disparaissait, un peu plus loin, sous les épais berceaux de la forêt voisine. Des ruches symétriquement alignées miraient dans l'eau courante leurs petits toits pointus. J'admirais plein d'un sentiment d'heureuse satisfaction ce beau tableau baigné d'une lumière éclatante, aboutissement d'un effort industriel aussi heureux que fécond. Les souvenirs de la civilisation du Vieux-Monde s'y mariaient, non sans un charme étrange, aux beautés de la végétation tropicale. Des collines élevées, couvertes de sombres forêts, formaient à ce riant tableau un cadre majestueux et sévère qui en rehaussait encore l'éclat et la fraîcheur. Quelle somme de travail et d'énergie ne représente pas, en rac- courci, une telle œuvre, conçue avec tant de précision, et menée à bonne fin, en ce coin trop ignoré des montagnes du Brésil ! Connaissances variées, ingéniosité créatrice de l'homme, per- sévérance et volonté, tous ces dons réunis dans une même tête ont seuls pu,* dans d'aussi difficiles conditions, assurer le succès de cette laborieuse et vaste entreprise. Tandis que je me livrais à ces réflexions, un cavalier déboucha au galop par un chemin qui s'ouvrait entre les mas- sifs des Ilex Maté^. Au premier coup d'œil, je devinai que j'avais devant moi le jeune Français, ce don Andrès, dont depuis tant de jours, j'entendais si souvent et si avantageusement parler. I. Arbre dont les feuilles, les bourgeons et les menues branches desséchés, concassés et triturés fournissent le maté, dit aussi thé du Paraguay. ^ 99 € A TRA VERS LA FORET BRÉSILIENNE. Don Andrès montait, en écu3^er consommé, une superbe jument demi-sang, dont la belle robe bai-foncé miroitait au soleil. Ses deux épagneuls favoris l'accompagnaient; tantôt ils gambadaient devant lui, tantôt ils revenaient sur leurs pas et, le nez à terre, décrivaient autour de leur maître des bonds joyeux. Une allège boisée, un jeune homme à cheX^al, deux beaux chiens de chasse tachetés de blanc et de roux, ce tableau, Vernet, de Dreux et bien d'autres l'ont peint. Mais toujours reproduit, dans chaque œuvre on Tadmire avec un nouveau plaisir. Ici, je n'avais pas affaire à l'habile pinceau d'un artiste^ avec ses imperfections inévitables : j'avais, devant moi, un tableau vivant, plein de mouvement et de couleur. De haute taille, bien pris, le cavalier qui venait vers nous par la forêt, ne paraissait pas avoir dépassé la trentaine. L'aisance avec laquelle il maniait une bête aussi ardente que vigoureuse, révélait l'homme qui a soin d'entretenir par des exercices appropriés, et fréquemment renouvelés, les qualités de force et d'adresse dont il se sent doté par la nature. Je remarquai, quand il se fut arrêté devant moi avec cour- toisie, que son visage aux traits réguliers, était empreint d'une expression pensive et même un peu sévère. Mais s'il lui arrivail de sourire, ce qui lui était fréquent, ses yeux, d'un bleu foncé, éclairaient toute sa ph)^sionomie et lui communiquaient un aii de grande bonté qui tout de suitegagna ma sympathie. Aux premiers mots que je lui adressai en français, une joie si sincère et un si engageant accueil se peignirent sur sa figure franche et ouverte que je fus tout à fait conquis. Il avait salue Capitâo Chico avec la cordiale familiarité dont on use à Tégarc d'un vieux compagnon de chasse et d'un ami. Je me présenta moi-même, sans recourir à plus de cérémonie. Don Andrèi s'empressa de mettre sa maison à « ma disposition )). Il employé à me présenter ses offres d'hospitalité, non seulement les mot ^ 100 $ UN COIN D'AME FRANÇAISE. qui sont d'usage courant dans le pays, mais aussi Taimable simplicité et la touchante bienveillance qui appartiennent en propre à ces terres lointaines, et n'en font pas le moindre charme. Nous nous diriofeâmes ensemble vers l'habitation. Chemin faisant je le complimentai de sa belle jument et lui exprimai ma joie et mon étonnement de rencontrer une pareille bête aussi loin des o-rands centres d'élevao-e. Ancien sous-officier de dressage au ly*' dragons, j'étais moi- même grand amateur de beaux chevaux. « Je la dois, me dit-il, à la gentillesse d'un ami qui me l'envoya un beau matin en me priant de la dresser et n'a jamais voulu la reprendre depuis. Il prétend qu'elle est en trop bonnes mains pour qu'il consente à l'en retirer. Ce sont là façons cour- toises de dire et d'agir dont vous ne serez pas surpris, quand vous saurez que cette bête magnifique appartient au chef d'une des grandes familles de ce pays. » En effet, ce geste de grand seigneur ne m'étonna pas car je connaissais déjà les mœurs sud-américaines. Tout en causant, nous arrivâmes à la porte de la palissade que j'ai mentionnée plus haut. Dans l'usine et ses dépendances, tout un petit monde circu- lait. Allant et venant de tous côtés, chacun vaquait avec acti- vité à ses occupations. Un jeune garçon blond, aux yeux bleus, s'avança pour prendre nos chevaux. Je remarquai que don Andrès lui donnait ses ordres dans la langue du pays, en portugais. Ce fut pour moi une agréable surprise, car, un peu défiant, je redoutais d'entendre résonner le rauque et guttural idiome de la Germanie. • « Comment? m'exclamai-je, tout joyeux, vos gens parlent donc le portugais? mais alors ce ne sont pas des Allemands? — Non, me répondit-il, ce sont des Polonais, venus de cette partie de la Pologne qui gémit tristement sous la main de fer ^ lOI ^ A TRA VERS LA FORÊT BRESILIENNE. prussienne. Ces gens-là n'usent entre eux que de leur langue maternelle. Ici, dans l'usine et dans tout mon travail, on ne parle que le portugais et un peu de français. Mes gens du reste sont tous de la montagne, ou des Polonais, comme ce gamin que vous venez de voir. « Ils s'entendent bien les uns avec les autres : bons travailleurs, honnêtes et dociles, ils donnent pleine satisfaction à qui sait les prendre. Chez moi, vous n'entendrez donc point parler allemand, me dit-il en riant, et je pense que ce ne sera pas, pas plus que ce ne l'est pour moi, vous infliger une bien dure pénitence. » Je passai dans cette demeure accueillante, ou je n'avais compté m'arrèter que quelques jours, six grandes semaines qui s'enfuirent comme un rêve. L'hospitalité pleine de charmes que j'y reçus, et le plaisir que j'éprouvais à m'entretenir fréquem- ment avec mon hôte, rendirent mon séjour si agréable, qu'aujour- d'hui encore, après tant d'années, le souvenir en reste vivant et cher à ma mémoire. Nous nous plaisions à comparer les différentes impressions que nous avions rapportées des régions les plus reculées et les moins accessibles de l'Amérique du Sud, où nous avions voyagé tous deux, à quelques années d'intervalle. Je profitai de ces longues causeries pour puiser le plus pos- sible dans le trésor de faits recueillis par cet observateur éclairé que passionnaient l'ethnographie et les sciences naturelles. J'eus ainsi l'occasion de compléter à peu de frais, le bagage, assez considérable déjà, de connaissances et de documents réunis au cours de mes voyages, dans ces contrées encore si peu-étudiées, bien dignes néanmoins d'attirer et de fixer toute notre attention, car un avenir gros des plus merveilleuses promesses leur est assurément réservé. Capitâo Chico vint me rendre visite quelques jours après mon arrivée à Tusine. Je voulus le remercier de m'avoir servi si complaisamment de guide jusque-là. Je savais qu'il n'accepte- ^ I02 € UN COIN If AME FHA\f AISK. rait pas d'argent et que le geste même de lui en offrir serait de nature à le blesser dans sa délicatesse. Je détachai donc mon couteau de chasse de ma ceinture, et le lui tendis dans sa gaine, en le priant de le porter à son tour en souvenir de notre ren- contre. Ce cadeau, le plus agréable que Ton puisse offrir à un caboclo de la montagne, le toucha vivement. La vue de cette belle lame avait plus d'une fois, bien certainement, éveillé ses désirs (je sais le pouvoir de fascination qu'exerce une pareille arme sur tout habitant de l'hinterland) ; mais jamais il n'avait rêvé évidemment de la posséder. « Vous vous êtes fait là, et assuré, un ami pour le reste de vos jours, me dit en souriant don Andrès. Ce brave homme qui déjà vous était tout acquis, vous sera dès aujourd'hui encore plus entièrement dévoué, si possible. Vous le trouverez en toute occasion prêt à vous rendre service et, s'il le fallait, à se jeter dans le feu pour vous être agréable. Il a été plus sensible à recevoir de votre générosité l'arme que vous portiez vous-même habituellement que si vous lui en aviez acheté dix autres aussi belles et toutes neuves. Les gens de ce pays sont pétris d'amour- propre, et, à mon sens, ce n'est pas là une médiocre qualité. « Mais j'oublie, dit-il en souriant, que je prêche à un converti ; votre ami Rathbaum, dont vous m'avez parlé, ne serait peut- être pas tout à fait de noire avis. » Le lendemain même de grand matin, Capitào Chico se pré- senta pour nous saluer, très fier de porter sa nouvelle arme à la ceinture. Il déposa devant nous deux superbes pacas, pro- duits de sa chasse; il tenait à nous en faire hommage. Ces ron- geurs dépassent la taille d'un beau lièvre. Leur chair, d'un goût qui tient entre celui du veau et celui du cochon de lait, est plus délicate encore que celle de ce dernier. Le fond de la robe du paca* est café au lait. Zébrée longitudi- I. Cœlogenus subniger (Fr. Cuvier). ^ 103 € A TRA VERS LA FORET BRESILIENNE. naiement de raies composées de taches blanches c'est à rappeler celle du faon. Cet animal habite en général les bois, non loin des cours d'eau où il se baigne et joue volontiers. Assez timide, il prend Teau au moindre danger, car il nage et plonge comme une loutre. La table de mon hôte, aussi recherchée qu'abondamment servie, mettait à contribution les nombreuses ressources du pays. Leur choix considérable permet la confection de menus aussi variés qu'appétissants. A ceux qui figuraient sur la table de don Andrès, le gourmet le plus difficile n'eût rien trouvé à redire. De belles pièces de gibier à poil ou à plume, des poissons de rivière à chair déli- cate et d'un goût exquis, des légumes européens et indigènes, du beurre frais, des œufs du jour et d'excellente charcuterie y occupaient une place des plus honorables. Quelques fruits de nos pays, cueillis dans son verger naissant, de nombreux fruits exotiques, aux noms étranges, aux vives couleurs et aux saveurs délicieuses, du laitage, du miel de son rucher et de la pâtis- serie de toute espèce, composaient un dessert très varié ; l'amour- propre de la maîtresse de maison la plus exigeante, n'aurait pas eu à en souffrir. Comme je le félicitais d'une profusion aussi flatteuse pour la vue qu'agréable au palais, et qui parlait avec une si convain- cante éloquence en faveur des richesses culinaires à sa disposi- tion, mon aimable amphitryon me répondit : « Cette belle con- trée est prodigue de ses dons à qui sait s'en rendre digne et les mériter par un peu de soin et de travail. Jetez les yeux sur cette table : tout ce qui s'y trouve servi, ou à peu près, provient de la propriété même, ou, tout au moins, du pays environ- nant. <( Les femmes qui sont chargées ici des soins du ménage, ce sont les filles d'un de mes contremaîtres polonais. Elles con- naissent Tart de tirer le meilleur parti des mille bonnes choses ^ 104 € UN COIN D'AME FRANÇAISE. que la nature, quand on la sollicite, apporte sous notre main. Voyez ce potage : des petits pois et d'autres légumes du jardin en ont fait tous les frais ; ce beurre et ce fromage proviennent du lait de mes vaches ; ce rôti, qui m'a semblé vous plaire, est un cuissot de pécari mariné : j'ai tué la bête tout près d'ici. Ce légume que Ton pourrait prendre pour des fonds d'artichauts, les beaux palmiers qui se balancent là-bas sont prêts à le fournir : ce n'est en effet, comme vous le savez, qu'un plat de choux palmistes à la sauce blanche. Voici des sarcelles tuées sur la pièce d'eau à deux cents mètres d'ici. Pêches et raisin, dont je suis assez fier, viennent déjà de mon jardin. Ces j'abutîcabas cueil- lies dans la forêt ne sont pas moins savoureuses que ces fruits d'Europe qui mont coûté tant de soins. Des graines d'araucaria confites dans le miel, ont fourni ces grosses pistaches d'un aspect si tentant. Ces mêmes pignons d'araucaria se récoltent en si grande quantité, qu'ils servent de base à l'élevage de tout un troupeau de porcs. Vivant presque en liberté, et engraissés en grande partie avec les fruits de toute sorte qui abondent dans les bois à certaines saisons, leur chair est de première qualité. Et ces précieux animaux sous nos climats d'ici, ne demandent que fort peu de soins et exigent encore moins de frais. (( Le soir, on bat le tambour comme vous l'avez remarqué. A ce son, le troupeau tout entier accourt et regagne pour la nuit, un enclos où une léo-ère ration de maïs lui est distribuée. Pen- dant le jour il trouve sa pâture dans les bois et dans la prairie. « Tous les samedis on tue un cochon gras. Les ménagères de mes ouvriers en achètent chacune quelque morceau qui leur est cédé à très bas prix: elles en font du boudin, des saucisses et autres variétés de charcuterie, et c'est une fête pour tout le monde. « Ici, nous préparons des confitures et des compotes avec les fruits du pays. Celle qui est devant vous a été faite avec des ^ 105 ^ A TRA VERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. patates douces ; vous pouvez la comparer à cette gelée 6.' arac^as : vous verrez que chacune d'elles est aussi bonne en son genre que les confitures d'oranges que nous avons mangées ce matin. Ces petits cubes translucides sont des cédrats, des melons et des pastèques confits : goûtez-les, et force vous sera d'avouer qu'ils n'ont rien à envier aux célèbres fruits confits de Nice et de Ro5^at. « La friture, qui a mérité vos suffrages, a été prise dans une des nasses posées à demeure dans le courant de la rivière. Cette pâtisserie variée, ces gâteaux, ces biscuits, dont les ménagères encombrent toujours la table avec une légitime fierté, sont con- fectionnés en grande partie, avec de la fleur de maïs, mais il y entre un peu de farine de froment. Cette dernière, ainsi que le sucre de canne, le pétrole pour nos lampes et la viande de bœuf, que j'envoie chercher deux fois par semaine à la station de Campo de Tenente, à quelques lieues d'ici, sont avec les épices, Thuile et le vinaigre, à peu près les seuls articles que je sois obligé d'acheter au dehors. « Quelques tonnelets de vin blanc, voilà le seul luxe que je me permette, car le vin récolté dans le pays est fâcheusement piqué et d'un petit goût aigrelet qui ne plaît pas à tous les palais. A certains moments de l'année, nous préparons de nom- breux tonneaux de ^7/rA*/^, concombres conservés dans de l'eau fortement salée et léofèrement aromatisée. C'est un mets de leur pays dont nos Polonais sont particulièrement friands. Ces légumes poussent ici comme de la mauvaise herbe, ce qui me permet de procurer à ces bonnes gens une petite gâterie qui leur rappelle la patrie absente ; je fais ainsi des heureux à peu de frais. (.< Je cultive moi-même mes pommes de terre, mes patates, mon aypi77î\ mes haricots noirs et mon riz, cette céréale dont I. Ayptm, manioc doux, ne contenantpas de jus vénéneux, et pouvant se consommer ,el quel, sans nécessité d'une préparation préalable. ^ Io6 "6 UN COIN D'AME FRANÇAISE. on fait clans la cuisine brésilienne un si grand usage.' Je récolte également toute la provision de maïs dont j'ai besoin pour les gens et les animaux. Il en est de même pour le tabac. Celui-ci est excellent. Je vends à un bon prix aux commerçants des alentours tout ce qui n'est pas consommé par mes gens. « Les légumes d'Europe, ainsi que vos visites intéressées au potager vous ont permis de le constater, viennent aussi bien ici, et même mieux que dans les contrées les plus fertiles du Vieux- Monde. En effet, ces Hauts-Plateaux produisent des primeurs qui pourraient entrer en concurrence, si moins grandes étaient les distances, avec celles de la Côte 6!A.zur ou de la Cam- panie. « La basse-cour est prospère, et ses nombreux habitants s'y multiplient et engraissent à souhait : j'ai des œufs et de la volaille à ne savoir qu'en faire. Sur la grande pièce d'eau qui alimente l'usine, les canards domestiques mêlent leurs ébats à ceux des sarcelles sauvages et leurs bandes bruyantes ajoutent à la gaieté du paysage. « Il ne se passe pas de jour que les gens de la roça ^ ne m'ap- portent quelque pièce de gibier : tantôt un chevreuil, tantôt des pécaris grands ou petits, un coati, un agouti, un paca ou m tatou. Quant aux gros singes hurleurs, dont les gens du pa5''s e régalent, je n'ai jamais voulu même en essayer. Leur chair st, dit-on, excellente. C'est possible, probable même, car ces quadrumanes ne se nourrissent que de fruits, d'insectes et de quelques œufs d'oiseaux comme dessert. Mais « ces frères infé- rieurs » sont trop près de nous en apparence pour que j'éprouve le moindre désir de les voir figurer dans mon pot. « Notre pain de ménage, fait avec un mélange de farine de maïs, de blé et de cassave, en parties égales, ne laisse rien à désirer. Le café nous vient de Sào-Paulo ; il est excellent et fort I. Roça. mot portugais qui désigne la campagne. ^ 107 é A TRA VERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. bon marché. La culture de cette précieuse rubiacée ne réussit pas dans nos montagnes, et il faut se procurer du dehors ces o-rains parfumés dont on fait ici une si grande consomma- tion « Comme vous le voyez ma vie est des plus simples. Je suis riche de toutes les choses dont je puis me passer, et, sans man- quer de rien de ce qui est utile et agréable, je ne suis pas esclave de superfluités inutiles. (( Les caboclos qui ne connaissent pas l'usage du pain et ont des goûts fort peu compliqués menaient jadis une vie encore plus frugale. Leurs besoins étaient en conséquence plus faciles même que les miens à satisfaire. Ils étaient d'assez médiocres clients pour les maisons allemandes. Tout cela, hélas ! a bien chanofé, pfrâce à l'activité et aux méthodes insinuantes de ces trafiquants avides qui ont tout mis en œuvre pour corrompre les mœurs simples et les coutumes patriarcales de ces popula- tions primitives. Ils n'y ont que trop bien réussi. En même temps que les habitudes de luxe, la passion du jeu, et quelque- fois, malgré la sobriété naturelle de ces gens, le vice si funeste de la boisson, on a vu, pour les ruiner, la misère et le malheur s'asseoir à bien des foyers. Le goût inspiré aux femmes des parfums frelatés, des bijoux en toc, des soieries et d'autres fan- freluches de pacotille, a contribué pour sa part à introduire la gêne dans plus d'un ménage. Toute cette œuvre de démoralisa- tion, comme vous l'avez parfaitement pressenti, répond à un plan perfide, arrêté de longue date. Ces pauvres montagnards sont poussés à vendre leur droit d'aînesse pour un plat de leii- tilles. Chaque jour qui passe voit tomber une proie nouvelle dans les filets de cette âpre « kultur » germanique, que des gens comme votre Rathbaum et autres de son acabit (pour moi ce ne sont que des mercantis sans foi, ni loi) mettent en avant à tout propos. » L'usine du Serro Verde installée ainsi que Rathbaum me ^ io8 ^ UX COIN D'AME FRANÇAISE. l'avait expliqué, suivant des méthodes et des procédés spéciaux semblait promettre de fort beaux résultats. J'ai ouï dire que don Andrès, l'homme énergique et entreprenant que vous savez, qui avait acquis en si peu de temps sur les populations simples et loyales de ces Haut-Plateaux une si bienfaisante influence, était retourné, depuis, dans la République Argentine. Je n'igno- rais pas, du reste, qu'il y avait laissé d'excellents amis et qu'il conservait le meilleur souvenir de son séjour dans ce beau pays. Il y avait passé de nombreuses années. Aussi les gens du pays lui donnaient-ils le don espagnol, comme ils le faisaient pour moi-même. L'usage le veut ainsi. Au Brésil, on remplace, en effet, le senhor portugais, par le don des hidalgos^, chaque fois que l'on s'adresse à des personnes d'un certain rang, qui ont vécu dans les Républiques du Sud, et savent parler l'espa- sfnol. J'ignore si les espérances que mon hôte basait sur son usine 'de Serro Verde se sont réalisées. Le succès ne récompense que rarement les innovateurs. Bien souvent les derniers venus récoltent la moisson que d'autres ont semée. ^ 109 $ CHAPITRE IX COMMENT AU FOND D'UN VIEUX MANOIR DU BRÉSIL AVAIENT TROUVÉ ASILE LES FILLES DE MÉMOIRE « Je n'aime pas les maisons neuves. Leur aspect m'est indififérent, Les anciennes ont l'air de veuves Qui se souviennent en pleurant. Les lézardes de leurs vieux plâtres Semblent les rides des vieillards ; Les vitres aux reflets verdàtres Ont de tristes et doux regards. » (Sully-Prudhomme.) « Nous, Brésiliens, et la même chose peut se dire des autres peuples américains, nous appartenons à l'Amérique par le sédiment nouveau, flottant de notre esprit, et à l'Eu- rope par ses couches stratifiées. Notre ima- gination ne peut cesser d'être européenne, c'est-à-dire d'être humaine. » (JoAQ^uiM Nabuco'.) Quelques jours après mon arrivée à Serro Verde, don Andrès m'emmena rendre visite à un grand propriétaire terrien du voisinage, le baron de Itaboa, impérialiste impénitent que les ofuerres civiles avaient ruiné avec tant d'autres anciens servi- teurs du régime déchu. Ses propriétés avaient été dévastées tour à tour par les parti- sans de dom Pedro et par les troupes de la République : c'est I. Célèbre écrivain, diplomate et homme d'Etat brésilien, a joué un grand rôle à côté de Ruy Barbosa, de Quintin Bocayuva eL de Patrocinio dans l'abolition de l'escla- vage (1849-1910). ^ iio^ AU FOND D'UN VIEUX MANOIR DU BRÉSIL. là le propre de ces époques troublées. Les immenses troupeaux qui formaient sa principale richesse avaient été razziés ou dis- persés. Ce fa^^endeiro (c'est le nom que l'on donne au Brésil aux propriétaires ruraux) résidait sur une de ses terres, qui comptait environ mille sept cents kilomètres carrés d'un seul tenant \ La plus grande partie de ce vaste domaine était recouverte de forêts vierges, les plus sauvages et les plus belles qu'il soit pos- sible de rêver. Le reste de la propriété composé de prairies verdoyantes, parsemées de bouquets d'arbres et coupées de ravins et d'accidents de terrain les plus variés, était arrosé par une demi-douzaine de petites rivières dans lesquelles se jetaient d'in- nombrables ruisseaux. Ce vieux gentilhomme s'était retiré dans cette fa^endaisolée, entouré des membres survivants d'une famille jadis nombreuse : mais les tragiques vicissitudes des luttes intestines, qui avaient causé sa ruine et celle des siens, les avaient fortement décimés. De la grande habitation seigneuriale entièrement construite en pierres de taille par ses ancêtres, aux jours de leur ancienne splendeur, une seule aile était encore occupée. Tout le reste de l'édifice envahi par l'herbe et les plantes grimpantes, les portes pendantes sur leurs gonds et les fenêtres sans croisées, s'en allait lentement en ruines. Quelques milliers de têtes de bétail, errant en liberté, for- maient l'unique source de revenu de cette ancienne famille; elle se voyait ainsi réduite à un état qui, sous un ciel moins clément, eût pu s'appeler misère. Chaque année le baron vendait quel- ques têtes de bétail, mais le strict nécessaire pour pourvoir aux besoins les plus indispensables de la famille. Il laissait s'ac- croître le reste du troupeau, dans l'espoir, toujours caressé, de libérer sa propriété des hypothèques dont elle était obérée. Peut- I. Trente-six lieues carrées brésiliennes de sept kilomètres décote. ^ III € A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. être reconstituerait-il ainsi avec le temps une partie de la for- tune engloutie dans les guerres civiles ? Ses enfants en bénéfi- cieraient. Lors de notre première visite j'éprouvai la plus agréable sur- prise quand je vis venir à notre rencontre un charmant vieillard. Grâce à la vie simple et austère qu'il menait en son ermitage, il avait conservé toute la fraîcheur et la vigueur de la jeunesse. Aucune recherche dans sa tenue. Habillé d'un simple vêtement de cotonnade blanche et coiffé d'un grand chapeau de fine paille de palmier, le propriétaire de cette petite principauté déchue, n'afl^ectait pas « de porter au dehors ses élégances ». Mais tout son extérieur dénotait ses qualités intimes ; sa belle tête blanche, sa barbe soyeuse, qui lui descendait sur la poitrine comme une lame d'argent, ses grands yeux clairs, vifs et parlants, où se reflé- tait une âme douée d'une sereine énergie, tout en lui inspirait la confiance et commandait le respect. Ses traits présentaient une délicatesse presque féminine, mais son teint bronzé laissait aisément deviner que sous l'épiderme doré par l'air vif et les chaudes caresses du soleil, courait encore un sang ardent et Qfénéreux. Rien de séduisant à l'égal de son aspect extérieur ; mais sa distinction lui venait surtout de son maintien et d'un air de sim- plicité affable et parfaite, répandu sur toute sa personne. Vêtu d'un sac de grosse toile, comme en portent au Brésil les travail- leurs de la forêt, il n'en eût pas moins laissé deviner le gent- leman avec son esprit cultivé et ses goûts affinés que n'aurait pu dissimuler cette bourre grossière. L'impression favorable ressentie à première vue ne fit qu'augmenter par la suite; chaque jour j'étais mieux à même d'apprécier l'excellente bonté de son cœur et l'élévation de ses sentiments. Tout en lui révélait le véritable grand seigneur, instruit et lettré, dont la haute intelligence se parait de toutes les grâces ^ 112 ^ AU rOND D'UN VIEUX MANOIJÎ DU BRÉSIL. attrayantes et subtiles de la formation latine. Le baron nous reçut tout d'abord avec la plus cordiale amabilité. A peine lui eus-je été présenté, qu'il m'adressa la parole dans un français impeccable ; personne n'eût été surpris d'entendre le même sur les grands boulevards de Paris, mais au fond de ces solitudes, sur des lèvres étrangères et si loin de ma patrie, il me valut l'effet d'une musique délicieuse. Nous nous liâmes rapidement d'un agréable commerce d'amitié, qui devint chaque jour plus étroit, à mesure que nous connaissant davantage, la confiance devenait entre nous plus intime et plus expansive. Don Andrès, retenu par les soins de son exploitation, ne pou- vait être toujours des nôtres, mais il me laissait entièrement libre de mes allées et venues, estimant que c'est là un des devoirs de l'hospitalité. Cédant à leurs instances pressantes, je pris bientôt l'habitude de me rendre seul chez nos aimables voisins. Bientôt il advint que je passai des journées entières et, quelquefois, plusieurs jours de suite à l'hospitalière Fazenda d'Itaboa. Je dois dire que tous les aimables hôtes de céans concertaient leurs efforts pour m.e retenir en leur gracieuse société, le plus longtemps possible. C'était là une tâche facile. Il y suffisait du recours à une très douce violence, car je goûtais un plaisir sans mélange à cette franche liberté d'une vie sans apparat, dépouillée de toutes les gènes et de toutes les entraves que les conventions sociales et les préoccupations mondaines imposent trop^souvent à nos relations. Le baron se montrait l'hôte le plus charmant. J'éprouvais une jouissance délicieuse de pouvoir au cours de nos longues cause- ries, aborder avec simplicité et indépendance d'esprit, les sujets les plus variés de conversation et de discussion ; les objets, nouveaux pour moi, et dont je me voyais entouré, ainsi que nos souvenirs et nos goûts communs, sans cesse les faisaient naître pour la plus grande joie de tous. ^ 113 ^ Wagner, Forêt Brésil. — S A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. Dans ce cadre paisible de fleurs et de verdure, sous ce ciel de rêve, les heures paresseuses semblaient replier leurs ailes indo- lentes. Le Temps sévère, lui-même par moment conquis et désarmé, suspendait son vol impitoyable. Si loin de la vieille Europe, les échos des vaines agitations des hommes et de leurs luttes stériles venaient mourir au seuil de ce manoir silencieux, perdu au sein des forêts du Nouveau-Monde comme meurent les vagues de la mer des Antilles sur les plages aux sables d'or, des Iles Heureuses ^ Notre hôte possédait une fort belle bibliothèque dont les nom- breux volumes occupaient les rayons en palissandre d'une salle haute et spacieuse. Celle-ci donnait de plain-pied, par de larges portes-fenêtres, sur des parterres enchantés dont la nature avait été presque Tunique jardinier. Les roses, les œillets et les jasmins d'Europe, y mariaient cependant leurs douces et délicates sen- teurs à la voluptueuse haleine de la flore tropicale. Cette pièce, fraîche et silencieuse, était devenue la retraite favorite d'un homme qui, après avoir pendant de longues années, guerrier et négociateur, tour à tour, joué un rôle important dans les affaires de son pays, était venu ensevelir au fond des bois les illusions évanouies de ses vastes projets. Il aurait pu, mieux que Maynard lui-même, après avoir connu plus de luttes, d'espoirs et de souffrances, inscrire au- dessus de son cabinet d'étude ce quatrain bien connu, qu'en leurs heures mélancoliques, tant de vaincus de la vie se sont plu k répéter : « Las d'espérer et de me plaindre Des Muses, des Grands et du Sort, C'est ici que j'attends la Mort Sans la désirer ni la craindre. » I Le baron de Itaboa avait longtemps voyagé en Europe. Tout I. Iles Heureuses, nom que les premiers navigateurs donnèrent aux îles des Nou- velles Indes. 3" 114 € AU FOND D'UN VIEUX MaNO/R DU Blih.S/L. jeune, ses parents l'avaient envoyé faire son éducation à Paris et en Allemagne. Du Quartier Latin, il gardait, en sa qualité de bon (c escholier » d'antan, d'aimables et joyeuses remembrances; les Universités germaniques lui avaient plutôt laissé un détes- table souvenir. Les grossiers plaisirs matériels des étudiants, leurs beuveries interminables et leurs joies bruyantes avaient du, ; en effet, répugner, on le comprend, à la nature fine et aristocra- tique de cet homme sobre et réservé. Car aucun alcool n'humee- tait jamais ses lèvres. L'eau pure, le café et le maté étaient pour apaiser sa soif, ses seules boissons, et si d'aventure il avait l'occasion de vider une coupe de Champagne en compagnie de quelque hôte choyé, visiblement il accomplissait plutôt un rite hospitalier et traditionnel, une sorte de libation riante en hon- neur des dieux charmants et des grâces légères d'un pays qu'il aimait. Les concepts d'une science fuligineuse et embroussaillée, et les lourds sophismes de la « Kultur h avaient eu aussi peu de prise sur cet esprit pétri d'hellénisme et nourri de latinité qu'ils eussent eu de chances d'imprégner l'âme d'un Grec contem- porain de Périclès, ou d'un Romain du siècle d'Auguste. Formé et discipliné par ces humanités, faute desquelles, au dire de Boiste, « un homme n'est un homme qu'à demi », nos clas- siques étaient ses livres de chevet. S'il connaissait par cœur Racine, Corneille, Molière et nos meilleurs poètes, il avait, d'autre part, lu dans l'original respectif, Dante, Cervantes et tous les chefs-d'œuvre de la littérature italienne et espagnole, car les langues latines lui étaient, les unes comme les autres, devenues familières. Ce fut sous ses auspices que j'appris à connaître la délicieuse « Maria » de Jorge Isaac, ce jeune écrivain «.le la Nouvelle Gre- nade qui, bien que mort à vingt-cinq ans, a mérité que Brune- tière, parlant du seul livre qu'il ait laissé, cite son nom à coté de Chateaubriand, de Gœthe et de Bernardin de Saint-Pierre. A TRA VERS LA FORET BRESILJENr^E. Cette œuvre d'une fraîcheur exquise, frémissante de la plus ardente passion et marquée du sceau d'une troublante mélan- colie, est, de toutes celles qu'on vit éclore sur la branche sud- américaine du vieil arbre généalogique latin, la création intel- lectuelle où se reflètent avec le plus séduisant attrait, peut-être, le charme et la grandeur de la nature tropicale. Notre petite société ne manquait pas d'agréments variés. Nous vivions en compagnie de la maîtresse de céans, vénérable dame à qui l'âge n'avait rien enlevé de sa vivacité d'esprit, et de deux charmantes jeunes filles, enfants d'un de leurs fils qu'ils avaient perdu. Chacun, son tour venu, lisait à haute voix quelques pages du livre préféré. C'est dans la suavité de cette atmo- sphère que nous achevâmes en trois ou quatre soirées, cette naïve idvlle du Cauca. Elle n'est que la touchante histoire, baignée de pleurs il est vrai, mais parfumée de l'haleine du plus ardent et du plus chaste amour, de deux cœurs tendrement unis ; une stèle funéraire du marbre le plus pur sur laquelle la Beauté effeuille ses roses et la Mort ses pâles asphodèles. Et pourtant, aussi longtemps qu'en la jeune Amérique on par- lera la langue sonore des vieux Conquistadores^ on prendra plaisir à relire l'histoire de cette fleur épanouie dans la vallée, qu'un souffle délétère a, hélas ! flétrie au printemps de ses jours ! Et, toujours dans chaque grande ville pleine de vie et de gaieté, comme au fond des plus agrestes asiles et des chaumières adossées au flanc de la montagne, des cœurs émus plaindront son triste sort et de beaux yeux pleureront sa trop brève des- • - i tinee. * Quant à moi, j'ai bien des fois relu ce récit chargé de mélan- colie ; la forme en est d'un pur bijou et chaque fois j'ai mieux compris le sens intime du « est qiiœdam ftere voluptas » d'Ovide : le poète des Tristes avait sondé le fond des cœurs, meurtris. Rien certes n'est plus humain, ni plus vraiment sin-f ^ ii6 € AU FOND D'UN VIEUX MANOIR DU BRESIL. cère que ce cri, et cette volupté qui jaillit des larmes est de toutes les grandes émotions, la plus douce et peut-être la plus profonde. Le baron possédait à fond la littérature de son pays. Il aimait à me faire remarquer combien les écrivains du Brésil, poètes et prosateurs, se sont affranchis des nébuleuses et indi- gestes conceptions du germanisme. Il me disait les qualités que leur talent souple et coloré doit à ces sources éternelles de beauté, de grâce et de clarté, les grands écrivains hellènes et latins, et leurs continuateurs des belles époques littéraires de l'Europe : Française, Italienne, Ibérique et Anglo-Saxonne. Ce fin lettré, je le soupçonnais, à son corps défendant, d'avoir courtisé les Muses pour son propre compte. Aussi ne se las- sait-il pas de répéter avec Chateaubriand : « que le goût est le bon sens du génie ». Justement fier des écrivains de son pays, il se plaisait à me démontrer qu'ils ont peu sacrifié au pédan- tisme des docteurs à lunettes d'Iéna, de Gottingue, et d Heidel- berg. Ces cuistres, ainsi qu'il les nommait, le froissaient dans la délicatesse de son goût, par leur manque de mesure et leur grotesque emphase ; leur sot orgueil et leur suffisance brutale l'exaspéraient. A l'appui de ses dires, il citait volontiers les œuvres de ses auteurs favoris : Gonçalves Dias, Castro Alves, Casimiro de Abreu, Machado de Assis, Murât, Coelho Netto, Billac et Ray- mundo Corrêas, entre autres. Il m'en lisait les plus belles pages de sa voix un peu chantante, mais doucement caressante, et la langue déjà si harmonieuse de Camoëns prenait, en passant par ses lèvres, une nuance encore plus musicale et plus captivante. A l'écouter, je comprenais que Voltaire, malgré son scepti- cisme et ses tours de perpétuelle raillerie, ait pu dire que « Toreille est le chemin du cœur ». Mon hôte avait traduit dans notre langue quelques vers de poètes brésiliens. Il eut la délicate attention de les recopier pour me les offrir. Malgré la vérité du dicton italien « traduttore, ^ 117 ^ A TRA VERS LA FORET BRÉSIUEXNE. traditore », ces versions me permirent de mieux saisir l'art avec lequel la jeune Muse de la « Terre où chante le sabia »' a su, pour se parer, entrelacer les fleurs cueillies dans le jardin de i\inémos5aie aux corolles parfumées et aux frais feuillages de son beau pays. Il nousr récita un soir les vers célèbres de Gonçalvez Diaz que tout Brésilien connaît par cœur. Ces strophes mélancoliques datées de la terre d'exil, sont empreintes de ce sentiment que les Portugais appellent saudade^^, mot qui n'est traduisible en aucune langue. 11 exprime quelque chose qui n'est pas la dou- leur et ne lui ressemble que « comme le brouillard ressemble à la pluie )), « And ressembles sorrow only As the mist ressembles the rain. » Ces vers du plus grand poète brésilien, je me permets de les reproduire ici, certain que mes lecteurs respireront avefc délices le charme nostalgique et pur qui s'en dégage : « Mon pays a des palmiers où chante le sabia. Les oiseaux qui roucoulent ici, ne roucoulent pas avec la même douceur. Notre ciel a plus d'étoiles ; nos campagnes plus de fleurs ; nos bois ont plus 1. Sabia, sorte d'oiseau très commun au Brésil ; son chant mélodieux a été souvent célébré par les poètes. 2. « Le plus touchant de tous les mots doit être le mot portugais saiidade. Il exprime le regret de l'absence, le chagrin des séparations, toute la gamme de la privation des êtres et des objets aimés. C'est le mot qu'on grave sur les tombes ; le message que l'on envoie aux parents, aux amis. L'exilé a saudade de la patrie, le marin de la famille, les amoureux l'un de l'autre dès qu'ils se quittent ; on a saudude de sa maison, de ses livres, de son enfance, des jours vécus. L'âme entiè.re de la race tient dans ce mot dolent et nostalgique. Le mot adieu a perdu pour tous le sens de sa composition, il ne suggère déjà plus à personne le senti- ment qui l'a imposé au langage humain : à Dieu. Saudade, de même, ne suggère plus l'idée de solitude [soledade] ; il n'en a gardé que l'effet intime sur le cœur, le vide de ce qu'on aime. Il est bien étrange que cet effet, le plus profond de tous, celui de la soli- tude, n'ait été signalé que dans le langage d'une seule race humain^. Ceci prouve certes en faveur des qualit!-s affectives de cette race. » (Jo'ÂQ.uiM Nabuco. Pcnsccs détachées et souvenirs.) ] ^ ii8 ^ AU FOND D'UN VIEUX .MANOIR DU BRESIL de vie et notre vie a plus d'amour. A rêver seul la nuit, je goûtais plus de plaisir là-bas. Mon pays a des palmiers où chante le sabia. Mon pays a des splendeurs qu'en vain je cherche ici. A rêver seul la nuit je goûtais plus de plaisir là-bas. Mon pays a des palmiers où chante le sabia. Que Dieu ne permette pas que je meure sans que je retrouve les beautés qu'en vain je cherche ici, sans que je revoie les palmiers où chante le sabia. » Le pesant bagage intellectuel, accumulé au prix d'un si pénible et laborieux effort par les maîtres de la pensée alle- mande, n'avait pu manquer de retenir l'attention de cet esprit éclectique toujours largement ouvert à toutes les mani- festations de l'intelligence humaine. Mais dans les jugements qu'il portait sur cette œuvre inégale et chaotique, ce fervent du latinisme intégral, cet amant passionné des muses lumi- neuses de l'Hellade, ne se piquait point de faire preuve d'une bienveillance exagérée, ni même d'une trop rigoureuse impar- tialité. Artistes et écrivains, philosophes et hommes de science nés sur le sol ingrat qui a nourri pour le malheur de l'Humanité, les Kant, les Hegel et les Fichte, les Haeckel, les Treitschke, les Oswald, les Nietzsche et les von Bernhardi, ce Platon des soli- tudes fleuries du Nouveau-Monde, eût voulu les chasser impi- toyablement de*la République des lettres : ni les hommes, ni leurs œuvres n'avaient l'heur de le séduire et il ne ménageait ni aux uns ni aux autres les traits les plus acérés d'un esprit plutôt porté vers une grande bienveillance, mais qui savait se faire à l'occasion mordant et sarcastique. Les sophismes tant vantés du philosophe de Kœnigsberg, il les qualifiait tout bonnement de sornettes périlleuses ; il y signalait le germe des pires ferments d'anarchie morale et de dissolution des sociétés policées. L'auteur de la Théorie de la raisonpiire, n'était à ses yeux que l'ingrat et sinistre fossoyeur 3^ 119 ^ A TRA VERS LA FORET BRESILIENNE. de toutes les aspirations élevées et de toutes les illusions conso- lantes qui allument dans le cœur de l'homme leurs flammes généreuses ; il voyait, en ce raisonneur glacé, le démolisseur impie et sacrilège de Tédifice spirituel que les mains de nos ancêtres ont élevé pour servir de solide abri aux nobles et bienfaisantes conquêtes de la civilisation. Envers les écrivains de la Germanie, les plus généralement vantés et célébrés, ses jugements se montraient également sévères. La sérénité olympienne d'un Gœthe dissimulait mal, à ses yeux, la déification orgueilleuse d'un monstrueux égoïsme ; à l'entendre, sous les plis noblement drapés du somptueux manteau que le courtisan de Weimar emprunte aux filles de Mémoire, la sécheresse de la pensée réapparaît trop souvent ; certaines formes outrées et disgracieuses dont il se complaît à vêtir des idées parfois nuageuses et contradictoires, blessaient les déli- cates susceptibilités de son bon goût. Avoir rêvé de convier Hélène de Sparte aux orgies des puants sorciers du Brocken, sans égard pour cet « étrange reflet des divinités immor- telles », que porte au front la blonde fille de Léda, parais- sait à cet humaniste un manque de tact, presque une profa- nation. Ce critique dénué d'indulgence refusait aux fils de la rude et barbare Germanie les dons brillants de l'imagination et l'envol joyeux de la pensée; le large rire des dieux, et la claire intui- tion du Beau, leur faisaient, selon lui, également défaut. Pour eux l'énorme devenait facilement le sfrandiose, et ils confondaient lamentablement le bizarre, le grotesque même, avec Toriginalité créatrice et féconde, ce don de la fantaisie ailée, étincelante et primesautière qui sait se plier aux règles flexibles mais impérieuses du goût, et allier aux élans les plus vifs de l'imagination et de la sensibilité, la passion de Tunité et le sentiment de la juste mesure. ^ 120 ^ AU FOND D'UN VIEUX MANOIR DU BRESIL. C'est à peine si les vers du poète de Vlntenne^^o, quelques ballades de Ulhand et de Gœthe, et certaines poésies fugitives de Zedlitz, de Hebbel, de Mosen et de Herwegh trouvaient grâce à ses yeux. Et encore, ne manquait-il pas d'observer, n'était-ce qu'après s'être penchés sur les ondes pures de la fontaine d'Hippocrène que ces descendants des Barbares trouvaient ces accents inspi- rés ; les Muses farouches qui fréquentent leurs forêts natales ne surent jamais leur dicter d'elles-mêmes pareilles strophes harmonieuses. Dans Heine, l'homme en soi ne lui était guère sympathique. Il ne comprenait pas Tengouement de ses contemporains delà France romantique pour ce soi-disant Parisien de la Sprée ; il suspectait ses tendances véritables d'esprit et sa sincérité de cœur, et il le surprenait trop souvent, disait-il, en délicatesse avec le bon goût. Mais par-dessus tout, il tenait en piètre estime les reîtres à lunettes et les pédants bottés et casqués, ces écrivans de cape et d épée, qui ont contribué à communiquera l'Allemagne moderne, grâce à leur enseignement détestable, ce hideux faciès de bête de proie humaine qui ne respire plus que le carnage et la rapine. Il voyait en eux les principaux responsables de l'agression bis- marckienne, aussi brutale qu'injustifiée, dont avait été victime le pays qu'il chérissait comme sa seconde patrie. Ce nouvel outrage sanglant infligé à la vieille terre gauloise l'avait touché au cœur et il ne pouvait le leur pardonner. Aussi, ce bon latin impénitent, avait il accoutumé de répéter de sa voix grave et harmonieuse, empreinte cependant de la plus énergique conviction, que si, par un bienfait du Créateur, les limites de l'Univers se fussent trouvées arrêtées au Rhin, il ne manquerait pas au doux visage de l'Humanité un seul de ses sourires. Mais cet heureux changement dans la configuration du globe, ajoutait-il, eût, sans doute, par la suppression de la ^ 121 ^ A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. Prusse, épargné au monde des fleuves de sang et des torrents de larmes amères. Ce n'était pas sans en éprouver un sentiment de très grande tristesse que ce fidèle ami de notre pays entendait depuis nos désastres de 70, les impudents porte-parole de la « Kultur » hausser orgueilleusement le ton en Amérique Latine et tout particulièrement au Brésil. Partout et en toute occasion, ces vociférations brutales cherchaient à étouffer les accents de séré- nité et de noblesse de la pensée française et les voix ailées, harmonieuses et pures, des antiques Muses de l'Hellade. Le baron m'entretint à plusieurs reprises de l'immense avantage qu'il y aurait pour la France à faire largement état des richesses littéraires et artistiques de notre patrie. Ce serait le plus sûr moyen de ne pas laisser péricliter au Brésil, et dans toute l'Amérique Latine, notre royaume spirituel. Ainsi, disait- il, resterait entre des mains amies, le sceptre intellectuel que d'autres mains, envieuses et brutales, s'efforcent de leur arrachei Du temps de dom Pedro II, le baron de Itaboa avait conçu, avec l'appui et les conseils de son maître vénéré, le projet de créer une Université Française de l'Amérique Latine. Le siège en avait même été choisi, dans une des plus belles vallées de la chaîne des Orgues, au sein d'une nature féerique, dans une localité assez élevée au-dessus du niveau de la mer, pour que les professeurs ainsi que les élèves puissent s'y trouver complè tement à l'abri des atteintes de la fièvre jaune et de la malaria ces deux fléaux, du reste, grâce à des travaux auxquels notre Institut Pasteur n'est pas demeuré étranger, sont aujourd'hu bannis, pour ainsi dire, du Brésil. Il est permis de regretter qu'on n'ait pas mis à exécution c( projet plein des plus séduisantes promesses. Mon hôte en avait été un des plus chauds partisans. Se sou venant de ses efforts, il déplorait ce qui lui semblait être indif férence de notre part. ^ 122 ^ AU FOND D'UN VIEUX MANOIR DU BRESIL. Des expressions d'un blâme amical lui venaient aux lèvres quand il parlait de nos vues trop courtes, relatives à des matières ussi importantes. Le trésor de précieuses sympathies qui nous été légué par les siècles écoulés, il le croyait digne d'être conservé par nous avec une plus jalouse et agissante vigilance. Ne serait-il pas naturel, en effet, que notre vénérable Ahna ;iater prodiguât ses sourires à cette sœur cadette qui lui tend i gentiment les bras? Chacun ne pourrait que gagner à voir se resserrer de plus en plus des liens qui, sous leur charme, dissi- mulent une force si o-rande. Aujourd'hui, que les événements créent pour toutes les nations latines des devoirs nouveaux d'union et de solidarité, la jeune République brésilienne reprendrait sans doute avec plaisir le projet de son vieil empereur, si elle y était conviée. Peut-être même y donnerait-elle une plus grande ampleur ? Qui n'aimerait à entendre retentir, du haut de la chaire de cette Université Française des Pa3^s Latins d'Amérique, la grande voix j généreuse de Ruy Barbosa', cette voix qui vient de prendre, si haut et si noblement, la défense des principes éternels du droit et de la justice, que d'aucuns traitent en quantité négligeable ? Les savants et les lettrés d'Oxford, de Cambridge, de Bologne et " de Harvard, s'y feraient également écouter, et leurs voix trouve- raient, elles aussi, un écho sympathique sur ces plages lointaines. Quel plus admirable monument de l'union entre les peuples de la Société des Nations alliées qui luttent en cette heure solennelle pour le salut de la civilisation humaine ? Quand don Andrès s'éloignait pour quelques jours, ou me semblait trop pris par ses travaux, je sellais mon cheval et je courais passer quelques heures avec mon nouvel ami ; chaque jour m'offrait l'occasion d'apprécier davantage ses charmante^ qualités et son beau caractère. Du fond de sa Thébaïde, cet esprit éclairé ne voyait plus le va-et-vient des événements et le jeu des passions et des ambi- ^ 123 ^ A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. tions qui agitent le monde, qu'avec une philosophie indulgente, un peu désabusée peut-être. Mais il s'intéressait toujours aussi vivement qu'au temps des rêves et des illusions de la jeunesse aux manifestations de la pensée humaine, sans cesse en travail. Il n'assistait pas insensible aux progrès de la science ; il en sui- vait la marche hésitante sur la face de la terre, avec une curio- sité constamment tenue en éveil. La science et la littérature étaient, en effet, me disait-il avec une souriante mélancolie, ses deux bâtons de vieillesse. Il s'v appu3'ait, pour descendre doucement Tautre côté du versant, au bas duquel la Messagère Silencieuse dont il attendait la visite, sans impatience comme sans effroi, devait se montrer sous son visage voilé. A ouïr les séduisantes leçons de la science, ce sage n'avait pas compromis la foi robuste de ses ancêtres. Quand viendrait pour lui le moment précis de fermer les yeux à la lumière indécise de la terre, il était assuré, d'après les enseignements du Livre resté pour lui le Livre par excellence, de les rouvrir alors à ces Clartés Éternelles en face desquelles pâlissent tous nos flambeaux éphémères. Mais dans l'attente de cette heure qui sonnerait bientôt, il n'en cueillait qu'avec une joie plus calme et plus pure, les der- nières fleurs de la vie. C'était avec l'enthousiasme d'un enfant qu'il feuilletait les ouvrages nouveaux et examinait les herbiers et autres collections d'histoire naturelle que je m'occupais de recueillir. Les phénomènes de mimétisme dont il avait observé de nombreux exemples, éveillaient chez lui le plus vif intérêt et le remplissaient d'une admiration étonnée. Les merveilles que mon microscope aux lentilles puissantes lui révélait dans la goutte d'eau puisée à la mare la plus proche, sur l'aile d'un papillon ou dans le pollen d'une fleur le plongeaient dans une pieuse extase. Ces jeux, ces beautés, ces prodiges de la nature représentaient pour lui, le mot de la Création, inscrit par le ^ 124 $ AU FOND D'UN VIEUX MANOIR DU BRÉSIL. Souverain Ouvrier 'en caractères révélateurs sur le livre de l'Univers. Ces signes mystérieux, il s'essayait avec humilité à les déchiffrer ; incliné devant leur sublime énigme, il baisait avec respect sur la page, les traces de la Main divine. Mais aucun doute ne trouvait place en son âme. tant sa foi était restée entière et sereine. Profqindément attaché aux traditions et aux coutumes de son pays, le baron se considérait le protecteur-né de tous les cabo- ■ clos établis dans les environs de sa fa^^enda. Si quelques-uns i d'entre eux se laissaient aller en dépit de ses avertissements à s'endetter chez les commerçants allemands, il en était sans retard averti. Comme il n'ignorait pas les conséquences déplo- rables qui s'ensuivraient pour eux, il s'en montrait fort marri, et -ne dissimulait pas son mécontentement. En raison des procédés déloyaux dont ces négociants usaient envers les petits posseiros, il détestait cordialement toute la gent teutonne et se refusait énergiquement à frayer peu ou prou avec eux. Malgré Tindulgence foncière de son caractère, il se montrait caustique à ses heures et prétendait qu'à toucher de la poix, on se salit toujours les doigts. Le baron de Itaboa ne donnait pas cependant une importance capitale à la question allemande au Brésil ; comme beaucoup de ses pareils il n'en distinguait pas nettement tous les périls. .Les peuples latins de l'Europe se chargeraient, pensait-il, de mettre à la raison ces hôtes envahissants, s'ils devenaient jamais trop menaçants et incommodes. Il jugeait la question de très haut. Sa rectitude et sa noblesse native servaient à lui dissimuler beaucoup des facteurs de ce problème par trop com- pliqué. Tant de détails complexes échappaient à sa vive intelli- gence, pourtant douée d'une remarquable pénétration. Ce grand seigneur de vieille souche avait fréquenté chez quelques-uns des hommes les plus distingués de l'Ancien et ^ 125 € A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. du Nouveau-Monde, des Latins principalement; il reconnais- sait en eux les cousins germains et les petits-cousins issus de son sang. Aussi, ces teutons gloutons, avides, bruyants et trop grossiers, n'étaient, à ses yeux, qu'autant de goujats et de malap- pris. Il prévoyait que la marche naturelle des choses et leur immanente justice les remettraient sûrement, un jour ou l'autre, à leur vraie place. Les nations policées finiraient bien par s'en fatiguer tôt ou tard. Elles ne sauraient davantage sup- porter ses frasques et ses incartades, ni entendre plus long- temps brailler et taper sur la table, cet enfant mal élevé de l'Europe. Le jour où la patience de cette dernière serait pous- sée à bout, la vieille dame, « Mother Europe », comme l'avait surnommée jadis une chanson qui eut son heure de célébrité, donnerait le fouet à l'écolier turbulent et l'enverrait se coucher sans souper. Le vieux gentilhomme dort maintenant, et depuis longtemps déjà, dans le petit cimetière aux ombrages paisibles, près de la chapelle du village dont ses ancêtres avaient tracé les plans et posé les premières pierres. Il « g'ît » à côté des « nobles hommes » de l'époque coloniale. Il aimait de son vivant à évo- quer leurs figures originales et pittoresques, entre autres son grand-père maternel, le 'général Couto de Albuquerque, qui l'avait tant gâté enfant; à son sujet il me contait maints traits de bravoure chevaleresque et de généreuse prodigalité. De tant de charmantes anecdotes, celle-ci, qui peint un caractère tout entier, lui plaisait davantage. Voici comment il me la racontait. Pendant sa courte vie d'étudiant parisien, son aïeul avait jeté au vent de toutes les folies une somme de près de deux millions. Aussi rien d'étonnant qu'il se trouvât des plus désargentés quand il lui fallut dire adieu aux plaisirs de la Grand'Ville. Toutes ses dettes, il les avait royalement payées, mais, ce devoir rempli, toute largesse lui était devenue impossible : la $ 126 ^ AU FOND D'UN VIEUX MANOIR DU BRESIL. cassette à laquelle il avait si souvent fait les yeux doux était vide, on le comprend. Et ne voilà-t-il pas qu'il apprend, le pied déjà^à l'étrier, a'un de ses meilleurs amis du Quartier Latin, un jeune peintre do talent, à qui la mort avait failli faire tomber les pinceaux de la main, se trouve dans un cruel besoin. Convalescent, les médecins répondent de lui ; mais pour cela deux petites choses sont nécessaires : le repos du corps et le calme de l'esprit, que seul l'argent peut procurer. . La bise était venue et d'espèces sonnantes et trébuchantes notre prodigue se trouvait, comme on Va dit, fort dépourvu. Ouant au crédit, pas davantage : les usuriers se défient de ceux qui sont sur le point d' '' entreprendre Un vo^'age en lointain pays » Que faire en cette occurrence ? (( Mon grand-père possédait, fort heureusement, une superbe garniture de brillants, de célèbres diamantinas^ (Balzac en a écrit dans un de ses romans) qui valaient plus de vingt mille écus. Lui, qui n'en avait jamais fait grand cas, ce jour-là, en connut toute la valeur, car ils lui permirent de sauver son ami. >> Le petit-fils trouvait la chose toute naturelle. Nul doute qu'en pareille circonstance, il n'eût imité son aïeul sans hésiter un seul instant. Les diamants furent mis en gage. Leur produit permit à l'heureux bénéficiaire de cette largesse princière de retaire sa santé, de terminer ses études et de parvenir au succès et à la fortune. Le jour arriva aussi où le peintre déjà connu retira de chez la bonne parente où ils avaient trouvé un asile hospitalier, les précieux bijoux. Mais le général ne voulut jamais les reprendre. I. Diamants provenant des célèbres mines de Lençôes au Brésil. Leur eau rivalise avec celle des plus belles pierres de Golconde. ^ 127 € A TRA VERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. « La main droite d'un Albuquerque ne saurait recevoir, répondit-il, quand il fut question de les lui renvoyer, ce qu'elle ignore avqir été donné parla main gauche. » Dans la bibliothèque du baron, un magnifique portrait, celui de son aïeule, signé d'un nom célèbre, représente une belle jeune femme aux grands yeux noirs qui tiennent la moitié du visage. Du temps de mon séjour à Itaboa, ce tableau témoignait encore de la reconnaissance que l'ex-rapin du Quartier Latin, devenu un des grands seigneurs, de l'art, avait conservé à l'égard du grand seigneur des forêts et des savanes brésiliennes, dont les terres couvraient presque Tétendue d'un département français. J'ai tenu à citer ce trait. Il met en relief le côté chevaleresque de celui qui aimait tant à le conter. Il explique aussi certaines faiblesses que, du reste, plus d'un de ses compatriotes partage avec lui. Mon hôte a rejoint sa demeure derhière avant d'avoir vu le peuple de proie, l'enfant mal élevé de l'Europe, qui lui donnait tant sur les nerfs, battre sa nourrice, casser tous les carreaux de la maison, et, devenu grand, endeuiller de ses jeux sanglants la moitié du monde civilisé. La dépouille périssable du vieux baron repose dans les entrailles maternelles de la terre ensoleillée qu'il aimait d'un si filial amour. S'il avait raison (et qui, dans son orgueil, oserait affirmer le contraire?) il connaît maintenant le mot de l'éternelle énigme et sait pourquoi l'Humanité, en cette vallée où coulent tant de larmes, marche vers ses destinées par de si rudes et si douloureux chemins. J'aime à me rappeler combien, en toutes circonstances, sa foi sincère versait de consolations au cœur de cet homme qui avait beaucoup souffert. Puisqu'il « n'est pas de si h eau jour, qui n amené s.i nuit », heureux les privilégiés à qui il est donné ^ 128 é AU FOND D'UN VIEUX MANOIR DU BRESIL. d'entendre comme lui, jusqu'à la fin, « la vieille chanson qui berce les douleu7'S humaines », et de voir briller au ciel de leur dernier soir ces étoiles que des mains téméraires seraient tentées d'éteindre. J'ai gardé vivantes en ma mémoire les hautes et belles pen- sées que la simple foi du charbonnier, qui était la sienne, savait inspirer à cet esprit passionné des sciences et des lettres. Le souvenir ému et plein de charme que j'ai conservé de cet homme de bien, sincère et loyal ami, en demeure tout parfumé en mon cœur. Certains soirs, faisant trêve aux graves discussions, il nous arrivait d'inviter la Folle du logis à nous tenir compagnie, et de lui donner place au cercle de tamille. « Si Peau d'Ane m'était conté, J'y prendrais un plaisir extrême. » a dit le bon La Fontaine. J'en éprouvais un tout aussi grand peut-être, à me faire redire les rustiques légendes du folklore sud-américain. Mes hôtes possédaient de ces naïves histoires une collection variée, inépuisable pour ainsi dire. La vieille Sévérina, une mulâtresse née dans la République Argentine, au pied des Andes lointaines, la nourrice de la rieuse Yaya^ Anita, une piquante brunette et la plus jeune des deux sœurs, à ce vénérable in-folio, ajoutait constamment quelque nouveau feuillet. * Toutes lumières éteintes, pour ne pas attirer les moustiques importuns, et peut-être aussi, afin de favoriser, grâce au mys- tère qui naît de l'ombre propice, les effets du narrateur, nous nous réunissions sous la véranda, ouverte sur le jardin, pour redire et écouter ces contes populaires. Alors, durant ces longues heures, qui nous semblaient si I. Yûya, Diminutif familier et affectueux de seuhorita (demoiselle) que les serviteurs appliquent au Brésil aux jeunes filles et aux jeunes femmes de la maison de leurs maîtres. ^ 129 ^ Wagner, Forêt Bvê^l. — 9 A TRA VERS LA FORET BRÉSILIENNE. brèves,^ la voix du conteur troublait seule le silence du soir. De lentes phalènes, dans leur vol léger, caressaient parfois noi fronts attentifs de leurs ailes paresseuses ; les blanches clochej des daturas, lourdes de parfums capiteux, s'argentaient sous h lune, ou, par les nuits sombres, les rondes capricieuses def lucioles entrelaçaient dans les branches leurs guirlandes de feu. Chacun écoutait sans mot dire, cependant que résonnaien au loin les clang ! clang ! monotones et métalliques des rai nettes forgeronnes. Les caboclos racontent, mais on n'est pai obligé de les en croire, que, la nuit, ces hôtes des marécage: battent infatio-ablement sur leurs enclumes invisibles des fer de dards aigus, munis de pointes envenimées. Leurs chalanc seraient de petits nains, voleurs de miel et buveurs de rosée que Ton soupçonne d'employer à de mauvais usages ce fléchettes légères. Car ces armes sont fées, dit-on, et leur piqûres donnent la fièvre, la mort même quelquefois, au voya geur imprudent, qui, le soleil couché, s'attarde auprès < l'humide royaume de ces nains irascibles et cruels. C'était bien là le cadre poétique qui convenait le mieux ces naïves légendes. D'humeur un peu rêveuse et curieux d toutes choses, je ne me lassais pas d'en entendre le récit. J'ai pri soin de noter celles qui m'ont le plus agréablement charmé. J'aimerais dire ici, comment en un oiseau, à la voix et au yeux humains, dont la plainte attriste les grands bois, fi changée la trop gourmande Cyrilla ; en punition de que méfait le Cit-Prin\ la femme-oiseau, dont les petits pieds nu se mouillent de rosée, doit, sous sa robe sombre parsemée d larmes d'argent, danser sans repos jusqu'à l'heure du jugemer dernier, sous le soleil brûlant de midi et aux pâles rayons de! lune. Et aussi décrire la surprise du vieux cacique des Cayngaj| I. Prononcer Cite-Prine. ^ 130 é AL' FO.\D DCA VIEUX MAJSUlli DU IJHÉSIL. quand il s'aperçut que pour rapprocher le ciel de la terre, l'épaisseur d'une aile de papillon pouvait, en certains cas, suffire. Mais ici, ce bouquet de fleurs des bois, au parfum un peu sauvage, tiendrait trop de place. Entre tant de distractions instructives et variées, le temps fuyait sans m'en apercevoir. Chasses, promenades en forêt, cap- ture d'insectes et recherche de plantes rares, toutes ces occupa- tions remplissaient les premières heures de la journée. Celles plus fraîches et plus calmes da soir s'écoulaient dans la conver- sation du baron et de don Andrès, riches pour moi de faits et d'aperçus nouveaux. Le moment de mon départ était déjà proche, que je ne m'étais pas encore rendu compte de la fuite rapide des jours. Et, cependant, ils s'étaient bien envolés. Il me fallut pourtant me faire une raison. Avant de songer à mes préparatifs pour quitter définitivement le Serro Verde, e dis adieu, dans une dernière visite, à la vieille /amenda, où 'avais vécu tant d'heures agréables. Au moment du départ, suivant la touchante coutume du pays, e baron me serra avec émotion dans ses bras. Je pris ensuite un congé affectueux de toute la maisonnée ; je sentis alors que je laissais derrière moi de véritables amis. Un peu de moi-même restait pris aux murs en ruine, aux meubles antiques, aux frais ombrages de la demeure familiale, que peut- être ne reverrai-je jamais. Chaque fois, du reste, que j'ai rencontré, au cours de mes voyages, des représentants de cette ancienne société brésilienne, lue la chute de l'empire a si fortement éprouvée, j'ai constaté combien nombreux sont les points de contact entre ces milieux iclairés et notre bonne société française. De secrètes affinités, des élégances de sentiments, un parfum le bonne compagnie et mille invisibles attaches, que n'ont pu iffaiblir ni le temps, ni les distances, ni l'action dissolvante des ^ 131 ^ A TUA VERS LA FORÊT RRÉSILIENNE. % troubles politiques, pas plus que celle des bouleversements sociaux qui s'ensuivirent, nous relient à cette élite intellectuelle profondément imbue de la formation morale et littéraire de notre pays. Nulle part ailleurs le génie français n'a su rencontrer un ter- rain mieux préparé à recevoir la semence féconde de son idéa' élevé, de ses vues et de ses conceptions généreuses. Aucun ne s'est montré plus adapté à porter ces gracieuses et piquantes fleurs du goût et de l'esprit dont notre langue se plaît à orner, à rehausser et à voiler parfois discrètement, l'expres- sion d'une sobre et lumineuse pensée. Entre Brésiliens bien élevés, simples dans leurs coutumes, ennemis de l'ostentation (la plupart ne portent pas de titres), et Français d'une même position sociale, des relations de cordiale sympathie s'établissent tout naturellement, qui s'épanouissent sans contrainte. Ce sont autant de gens de notre race avec qui nous nous sentons en parfaite communauté d'origine. Bon sang ne saurait mentir : c'est ce que le vieux dicton anglais : « Blooà is thicker than water » (le sang est plus épais que l'eau] exprime avec autant de concision que d'énergie. | Ce n'est pas qu'on veuille aborder ici la question épineuse & si controversée de la tjransmissibilité par hérédité des cara® tères psychiques acquis . Depuis que se débat cet important procès le moins qu'on en puisse dire est « la cause est toujours pen,' dante » : sub judice lis est. Il n'en est pas de même, peut-être pour certains caractères physiologiques qui tiennent de plus prèî à ce que l'on est convenu d'appeler l'animalité. Ceux-là obéis sent chez l'homme aux lois d'hérédité qui régissent tous les orga| nismes vivants. Ces caractères appartiennent à Tessence même de l'être. Ill font partie de sa substance. Inclus en chacune de ses cellules| incrustés dans ses fibres mêmes, l'éducation ne saurait ni le supprimer, ni les modifier d'une façon permanente. Le tigre] ^ 132 ^ 1t AU FOND D'UN VIEUX MANOIR DU BRESIL. même apprivoisé, qui lèche la main de son maître, ne s'en jettera pas moins sur lui pour le dévorer si, sur îa peau excoriée au ; contact de sa langue rugueuse, une goutte de sang vient légère- ment à perler. Au cours des siècles, jamais on n'a vu Lupus paître l'herbe des prés, ni Léo brouter les chardons, délices à'Asinus aux longues oreilles. Ce qui façonne l.homme, au point de vue moral, c'estl'ambiance où il est né, s'est développé et où il vit. De celle-ci, il est possible de remonter le cours fort loin, à travers la suite des temps, comme on remonte le cours d'un fleuve de la mer où il se jette, jusqu'aux neiges éternelles d'où il dérive sa source. Le poisson capturé près de l'embouchure, présente les mêmes caractères morpho- logiques que celui qui s'est laissé prendre près de la source. Selon toutes probabilités un être humain, s'il vit dans une ambiance qui prolonge sans solution de continuité, celle où ses ancêtres ont évolué au cours des âges, ressemblera à ses ascen- dants, au moral, comme il les rappelle par ses traits physi- ques. Un charme indéfinissable et captivant émane des anciennes familles sud-américaines qui revendiquent une origine helléno- latine. Sans doute est-il dû à l'action continue de Tambiance morale, sur les caractères ph5^siologiques qui sont le propre de la race. Héritières des qualités psychiques et des traditions géné- reuses de leurs ai;icêtres, tout ce trésor accumulé pendant des siècles, les familles coloniales l'ont transmis à leurs descendants, de génération en génération. Des traits nobles et réguliers, que recouvre une délicate patine bronzée, des sourcis arqués et d'un très pur dessin, les extré- mités d'une finesse presque féminine, et la longue barbe qui flotte si majestueusement sur sa poitrine, ne dévoilent-ils pas les ascendances d'un baron de Itaboa? Mêlées, dans ses veines, au san.g latin de ses ancêtres ibéri- ques, ne nous est-il pas permis de retrouver quelques gouttes ^ T33 ^ A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. du beau sang maure d'un des califes arabes, conquérants et let- trés de Grenade et de Cordoue ? Quand un Paes Lemos apporte à son jeune empereur, comme don de joyeux avènement, la reproduction, en or pur et de gran- deur naturelle, de tous les fruits du Brésil, 3^ compris TaiiarLas, le régime de bananes, et le fruit du jaquier (ce dernier pesait près de deux arrobes) il nous rappelle les fiers Conquistadores dont il était issu, ces rudes et magnifiques aïeux qui s'élançaient d Oporto ou du Tage à la conquête « du fabuleux métal. Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines » On raconte que ce même grand seigneur, le plus riche fa^^en- deiro de la province de Sâo-Paulo, tenait dans une captivité dorée et sans doute volontaire, au fond d'un de ses domaines quasi royaux, une blonde Vénitienne dont il se plaisait à se faire l'esclave dévoué. Mais elle languissait loin des brises salines de ses plages médi- terranéennes. Paes Lemos fit alors apporter de la côte, à dos de mulet, assez de charges de sel pour convertir en un minuscule Océan la lagune sur laquelle voguait le soir sa Princesse Lointaine. Sur une galère de bois de rose aux voiles de soie teintes de pourpre, aux sons d'une musique délicieuse, elle berçait sa nos- talgie et cherchait à tromper ses ennuis. Par instant, elle revoyait par la pensée, « sa chère Argos », et pouvait se croire transportée aux rives du Lido que caressent les flots amers de l'Adriatique. Au récit d'une si somptueuse folie, les spectres d'Antoine et deCléopâtre, « sa couleuvre du vieux Nil », ne surgissent-ils pas mélancoliques et passionnés, des brumes du passé ? N'est-il pas exact que ce fa^endeiro aux gestes de César romain, évoque ^ 134 € AU FOND D'UN VIEUX MANOIR DU BRÉSIL. le souvenir des patriciens prodigues et fastueux de la Ville Impériale, dont il descendait peut-être? Si avec un peu de soin, nous examinions la texture du fil con- ducteur qui relie à travers les obscurs labyrinthes des siècles écoulés, les vieilles familles du Nouveau-Monde à leurs ori- gines ancestrales, nous y retrouverions, sans doute, quelques brins du coton neigeux qui croît aux pieds des Pyramides, et sur les bords du Gange légendaire, ou de la même laine teinte de la pourpre des chevaliers romains. La soie souple et lustrée des mystérieuses Cathays, l'or et l'argent des Eldorados et des Potosis, où les Vasco de Gama, les Cabrai, les Pizare et les Cortès ont su si hardiment puiser, y mettent de chatoyants reflets. Mais ce que les yeux les plus complaisants et les plus favorablement prévenus ne trouveront jamais, tissu dans ce fil d'Ariane, c'est un seul poil arraché aux peaux de bêtes à peine préparées dont les Germains, au fond de leurs retraites bar- bares, couvraient jadis leurs membres grossiers. Poursuivi à travers le dédale des âges, ce fil que rien ne brise, nous mènerait, qui sait ? sous les légers arceaux moresques de l'Alhambra de Grenade où, parmi les roses embaumées, mur- muraient de fraîches fontaines ; sous les blanches colonnades du Forum ou de l'Acropole ; plus loin, en quelque palais féerique des Mille et Une Nuits, de Mysore ou de Bénarès ; plus loin encore, en des jardins aux plantes étranges et aux fleurs bizarres, au milieu desquels se dressent ces antiques pagodes en frêle por- celaine dont les clochettes d'argent disent seulement au vent qui passe, les secrets d'une des plus anciennes civilisations du globe. Ce fil nous conduirait peut-être, bien plus loin encore, par les gorges de l'Himalaya jusque sur les Hauts-Plateaux du Thibet, là où, dit-on, gît le berceau du monde. Mais si loin qu'il nous soit donné de le suivre, il ne nous entraînera ni dans un coupe-gorge féodal du Hartz ou de l'Elbe, ^ 135 ^ A TRAVERS LA FORET BRESILIEN^:. ni au bord de marécages livides, sous de sombres cieux où, au pied d'une pierre ensanglantée, des êtres, « n'ayant de Vhonime que la voix et les membres », immolent à leurs dieux barbares des victimes humaines. Ainsi que deux fleuves jaillis de deux sources différentes, la civilisation méditerranéenne et la civilisation germanique ne confondront jamais leurs ondes. La première aboutira, après des milliers d'années, à la famille patriarcale et chrétienne d'un baron de Itaboa, aux mœurs chevaleresques et douces, au cœur géné- reux et aux fines allures, offrant sur les bords d'une petite rivière perdue du Nouveau-Monde, un asile agreste et fleuri, aux Muses charmantes de THellade. La seconde, après quelques siècles de culture artificielle et féroce, aboutira à la sinistre famille d'un hobereau poméranien qui, aux bords des eaux noires delà Sprée, dresse sous le fouet, au fond de sa gentilhommière, ses chiens de combat ardents à la curée ; ses Blucher, ses de Moltke et ses Bismarck, ses Clausewitz et ses Bernhardi, ses Hindenburg, ses Mackensen et ses Ludendorff qui grognent, ragent, tirent sur la laisse et rêvent de s'élancer sur la proie convoitée pour enfoncer leurs crocs dans la gorge de l'LIumanité. D'un côté Hohenzollern et Habsbourg, reîtres casqués et pan- dours couronnés, arrogants et hypocrites, vocifèrent et cognent sur la table de leur poing ganté de fer, lourdauds, cyniques, bavards et menaçants. De l'autre Salandra, simple citoyen de la Rome Eternelle, civis rofnanns, parle des marches du Capi- tole et, du haut de son mépris dédaigneux, cingle de sa froide et courtoise ironie, les chefs grossiers, sans foi et sans honneur» de la barbare Germanie. Et, ce qui est vrai pour les classes élevées l'est également pour ceux qui se meuvent dans un cadre plus modeste ; un quel- conque paysan ou un ouvrier de race Latine, à côté d'un rustre allemand, montre toute la qualité distinctive du sang qui, dans ses veines, coule plus généreux et plus affiné. ^ 136 € AL' FOND D'UN VIEUX MANOIR DU BRÉSIL. Le lecteur voudra pardonner ces digressions inspirées par le souvenir dÇs jours passés à la f amenda de Itaboa, entouré de ses aimables habitants. Si on a tenu à consigner ici ces quelques réflexions, c'est qu'elles font ressortir de manière saisissante, roit-on, l'antagonisme profond qui divise la race ibéro-brési- lienne et la race germaine envahissante. Ces constatations devraient nous inspirer à leur tour un encouragement puissant et irrésistiblement nous pousser à resserrer les liens déjà forgés par la nature entre les nations de la vieille Europe et leurs jeunes sœurs du Nouveau-Monde, auxquelles un si bel avenir est promis et réservé. Ce ne fut pas sans éprouver un sentiment de regret mêlé d'un peu de mélancolie que je me préparai à reprendre pour la der- nière fois le trajet entre \a /amenda de Itaboa et l'usine du Serro Verde. Le chemin de communication entre les deux habitations traversait les superbes forêts du baron et une grande étendue de prairies naturelles, arrosées par de nombreux ruisseaux d'une eau vive et courante. Il n'est guère possible de concevoir promenade plus attrayante et plus romantique ; je ne saurais dire combien de fois je l'ai faite, en compagnie de don Andrès, chaque fois qu'il le pouvait. Suivant nos habitudes, nous faisions la route partie à cheval et partie à pied, et laissions quêter les chiens. Ainsi nous était-il permis d'offrir à l'hôte hospitalier chez qui nous nous invitions à la fortune du pot, quelques couples de ces beaux tinamous dont il a été ci-dessus parlé ; la maîtresse de maison en savait apprécier la juste valeur. Bien souvent nous revenions à l'heure magique du crépus- cule ; la lune à son lever la rendait parfois plus ensorcelante encore. Nous faisions alors l'école buissonnière, au gré de notre caprice et de celui de nos chevaux. Laissant à nos mon- tures les rênes sur le cou, nous les chargions seules du soin de nous ramener à la maison. De ce devoir, les bonnes bêtes qui •-V T "l "? ^ A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. sentaient l'écurie, paraissaient s'acquitter en conscience. Sans jamais s'écarter d'un pas de la voie tracée, elles ne^ s'effarou- chaient pas davantage du bruit causé par les bandes rapides de pécaris qui, dans leur fuite éperdue à travers les fourrés, bri- saient et faisaient craquer sous leurs pieds les branches sèches et les bambous. Bercés par l'allure régulièrement cadencée de nos montures, un peu aussi par nos vagabondes pensées, tantôt causant et tantôt silencieux, nous suivions les sentiers de la forêt. Nous en aspirions avec délices les senteurs embaumées, et ne prêtions qu'une oreille distraite aux mille rumeurs qui animent les bois à l'heure où décline le jour. Parfois nous chevauchions lentement, les yeux fixés sur le calme visage de la lune, et nos rêves s'envolaient alors vers ceux qui, sous d'autre^ cieux, lèveraient bientôt à leur tour leurs regards dans la même direction, absorbés ou agités peut-être parles mêmes pensées. Si « mille ans ne sont rien pour celui qui aime », ainsi que s'exprime le lutin d'Argail, mille lieues ne comptent pas davan- tage pour le rêve ou la pensée. Aussi, au delà des monts et des mers, mon esprit suivait sans peine les blancs rayons de la même lumière qui allaient bientôt éclairer un autre hémi- sphère. Je les voyais mettre des franges finement ajourées, aux den- telles gothiques des tours de Notre-Dame, recouvrir d'un man- teau d'argent la haute statue de celui que le peuple a nommé le (( bon Roy Henry », et effleurer d'une lueur fugitive le vieil or du dôme qui abrite une gloire impérissable. Penché sur le col de mon cheval, il me semblait voir le reflet de la lune danser dans l'ombre du sentier ; ainsi tremble-t-il par les claires nuits d'été sur les eaux agitées de la Seine, entre les piles de pierre de nos vieux ponts immobiles. Et tandis que résonnaient sur les chemins de la terre étran- ^ 138 € AU rOND D'iW VIEUX MANOIR DU BRESIL. j;ère le pas rythmé de nos chevaux, ma pensée m'emportait ciinsi vers la Patrie lointaine. Mais soudain un bruit de voix et les aboiements des chiens nous tiraient de notre rêverie. Tout à coup l'habitation de don Andrès se montrait à nos yeux. Toute blanche, elle se déta- chait sur le décor sombre de la forêt. Presque sans transition, des ombres du chemin nous nous trouvions dans la salle à manger claire et gaie, où nous attendait, sur la table fleurie, un repas copieux et bien servi. D'autres fois nous passions la nuit à Itaboa. Nous repartions alors, de très bon matin, pour nous livrer à de longues ran- données dans la forêt. L'espoir d'enrichir nos collections de spécimens nouveaux ou peu connus, d'oiseaux, d'insectes, d'orchidées ou d'autres plantes, nous entraînait souvent au loin. Mais nous term'inions rarement nos recherches sans rentrer au logis les mains pleines. ^ 139 « CHAPITRE X LA GRANDE FORÊT AU CHANGEANT VISAGE « Questa selva selvaggia e aspra e forte Che nel pensier rinnovar la paura, Tanta e amara que poco e piu morte. Ma per parlar del ben cli'i vi trovai * Diro deir altre cose che v'ho scorte^ » (Dante, Infer^io, 1 canto.) « Depuis le jour antique où germa la semence, Cette forêt sans fin. au feuillage houleux S'enfonce puissamment dans les horizons bleus Comme une sombre mer qu'enfle un soupir immense. Sur le sol convulsif l'homme n'était pas né Qu'elle emplissait déjà, mille fois séculaire, De son ombre, de son repos, de sa colère, Un large pan du globe encore décharné. » (Leconte de Lisle, la Forêt vierge.) La forêt vierge avait, en don Andrès et en moi, deux admi- rateurs passionnés. Fort peu d'ailleurs, parmi ceux qui appro- chent Tenchanteresse, échappent à ses enveloppants sortilèges. La plupart des explorateurs subissent son charme vainqueur et cèdent aux irrésistibles attirances de la grande Circé tropicale, quand une fois ils en ont respiré les philtres subtils et puissants. Dans Tesprit de bien des gens, le mot de forêt vierge évoque, depuis Tenfance, l'image de quelque chose de lointain, d'énorme I- «... Cette forêt sauvage si âpre et forte Qiie d'y penser fait renaître l'épouvante ; Elle est si amère que la mort l'est à peine davantage ivlais pour parler du bien que j'y trouvai Je dirai des autres choses que j'y ai vues. » ^ 140 € Pl. IV. LA cmm FORET I CHANQEMT VISAGE 7 ^'a VOiei- ^mftxoniirvix*. ri-r=t;t K^.vy^ ftït.T. LA GRANDE FORÊT AU CHANGEANT VISAGE. et d'inconnu, fait d'ombre et de lumière, de couleurs et d'odeurs, vaguement menaçant, plein d horribles maléfices et de sédui- sants et inquiétants mystères. A leurs yeux c'est un monde magique, un royaume de féerie, aux chemins semés d'embûches, que hantent le Danger et la Peur. Sous le sombre abri des arbres qui comptent plusieurs siècles, parmi les prestiges delà fougueuse végétation des tro- piques, aux aspects bizarres et aux dimensions colossales, rôdent des monstres ignorés. Entre les frondaisons aux ramures capricieusement con- tournées, découpées ou ajourées, se suspendent aux lianes des iieurs aux formes rares, élégantes ou baroques, nuancées de teintes éclatantes. Pareilles aux précieuses cassolettes des temples de l'Orient, elles distillent et répandent au vent mille exquis et troublants parfums. Enfants nous avons tous erré en songe sous ces ombrages terrifiants. Tel Peter Pan, nous y avons, à côté des héros de nos livres, combattu des fauves cruels, suivi la piste des Peaux- Rouges, cueilli des fruits aux saveurs délicieuses, bu dans des cornets de feuilles l'eau des sources cristallines et couru, sans risque aucun, campés sous la tente formée par les rideaux blancs de nos lits, mille périlleuses aventures. Plus tard, aux différentes étapes de la vie, après avoir lu. comparé et pensé, beaucoup eussent désiré connaître la forêt où Paul et Virginie berçaient leurs innocentes amours sur une escarpolette faite de lianes en fleurs, celle où Chactas guidait les pas meurtris d'Atala, la forêt de splendeurs et de rêves où s'épanouissent des fleurs plus belles et plus parfumées, et crois- sent des feuilles d'un vert plus foncé, et où les arbres élèvent leurs cimes plus rapprochées du ciel. Mais combien peu sont-ils, ceux-là qui, hommes faits, ont eu Theur inespéré de fouler la forêt des merveilles où leurs pas d'enfants s'égaraient jadis sans fatigue comme sans danger? ^ I ti € A TRA VERS LA FORET BRESILIENNE. Si VOUS voulez me suivre je vous emmènerai avec moi, vous qui désirez la connaître et que la force inéluctable des choses en tient éloignés, jusqu'au fond de cette grande forêt où, à tout âge, nos imaginations se sont délicieusement plu à vagabonder. Pour vous, lentement, je soulèverai le voile de son mystère ; je vous dirai, peu à peu, ses secrets, et vous montrerai dans tout son éclat, sous ses aspects les plus divers, son visage chan^ géant. Nous pénétrerons jusqu'en ces retraites primitives, cavernes de feuillage où dorment des échos farouches que la voix de l'homme n'a jamais troublés dans leur sommeil profond, et ce voyage lointain, vous le ferez, si vous voulez que je vous y entraîne, comme aux jours de votre enfance, sans vous exposer aux périls ni jamais vous lasser. Je puis sûrement guider vos pas hésitants parmi ces ver- doyantes solitudes du Nouveau-Monde ; j'y ai passé moi-même la plus grande partie de ma vi« ; j'en connais les secrets, les détours; j'en puis signaler les embûches et découvrir les mille et une beautés. Les magnifiques forêts vierges du Brésil, de la République Argentine et du Paraguay, celles que j'ai le plus courues, j'en parlerai ici ; elles ne s'étendent pas, ainsi qu'un décor uniforme, qui aurait été planté par les mains prestigieuses de la nature, depuis les rives de l'Amazone géant, bordées d'une végétation luxuriante, jusqu'aux sombres forêts de pins delà Terre de Feu, dominées par des pitons désolés et que recouvre le blanc lin- ceul des neiges. Elles offrent plutôt, aux yeux émerveillés du voyageur qui se dirige de la Guyane vers le détroit de Magellan une suite de tableaux traités dans des manières très distinctes, mais en chacun d'eux se retrouvent le fougueux et souple pinceau et le coloris somptueux de l'Artiste Infini. Dans le vaste bassin de l'Amazone (ce nouveau Thermodon, ^ 142 € Pl. V. Uuucan L. Wagner. LA FORET MAURITIENNE LA GRANDE l'ORET AU CHASGEAyT VISAGE. rimagination des premiers navigateurs, toujours à Taffût de quelque fable merveilleuse, crut le voir rougi du sang des vierges du Nouveau-Monde) des centaines de rivières et de fleuves y enchevêtrent leurs cours. Venus des Andes lointaines, ils s'élar- gissent et se déploient à l'aise à travers une campagne maréca- geuse et sans limites. Partout les eaux s'y confondent avec la terre ; c'est, pourrait-on dire, un Océan d'eau -douce, une sorte de labyrinthe de lacs, de rivières, de lagunes et de canaux qui pénètrent jusqu'au plus profond de la forêt tropicale. Seuls ces chemins liquides, et « qui marchent », la rendent encore acces- sible aux hommes. C'est la forêt farouche, entre toutes hostile. Sur ses abords veillent la fièvre et les terreurs de la solitude. Celui qui ose en affronter les périls doit être résolu à lutter contre les obstacles sans cesse renaissants. Au-dessus de sa tête s'étend, dès ses premiers pas, une sombre voûte de feuillages, vieille peut-être de dix siècles, qu'aucun rayon de soleil n'a jamais percée. Qu'il abandonne son embarcation, et tente de se frayer un chemin à travers les fourrés, son pied glissera sur les squelettes des arbres renversés que recouvre une mince couche de limon, ou, alors, s'enfoncera dans une boue noirâtre et fétide. S'il continue sa route en trébuchant, des lianes énormes lui barrent le chemin; confondu presque avec elles, Winaconda^ monstrueux déroule silencieusement ses anneaux bigarrés, marqués de grandes taches ovales d'un brun sombre, et se coule rapide entre les troncs d'arbres pourris. Derrière lui, l'énorme reptile laisse ses effluves nauséabonds, et le sentiment de sa hideuse présence ajoute encore à l'horreur, croissante à chaque pas, qu'inspirent ces lieux solitaires. Poursuivant sa marche le voyageur intrépide rencontrera I. Anaconda [Eiuiectus murinus), nom que l'on donne au Brésil au plus grand des boas aquatiques. Il est également appelé Mai d'agoa (mère de l'eau) et Sitcitruj'ù. C'est le Water boa des Anglais. ^ 143 € I A TRA VERS LA FORET BRESILIENNE. enfin un sentier de seringeiros ^ qui lui permettra d'atteindre quelque terre plus ferme où des arbres de caoutchouc, dep sapucayas colossaux dont le tronc mesure jusqu'à soixante pieds de circonférence à la base, des ubussus', sorte de grands pal- miers aux feuilles de vingt pieds de long sur dix de large, d'autres géants de la forêt se dressent vers le ciel torride. Là encore, il ne trouvera autour de lui, que l'ombre, le silence ^t la corruption. A peine pourra-t-il entrevoir à travers l'épais feuillage des arbres, quelque échappée d'azur. Mais qu'il parvienne enfin à une clairière que visite le soleily qu'il aborde à une plage découverte, et toutes les splendeurs de la flore tropicale se révéleront à ses yeux. Floraisons extravagantes, cattleyas à larges pétales rosés, pareils à une chair vivante ; aristoloches dont les énormes fleurs de porcelaine dégagent une odeur de cadavre ; mille orchi dées aux étranges profils de bêtes, d'insectes ou d'oiseaux, aux corolles charnues, aux teintes irréelles, zébrées, tigrées ou ponc- tuées de macules livides, exhalant d'âpres et capiteuses senteurs; eucharis ^ diaphanes d'une blancheur de neige, vaporeuses et éthérées comme des fleurs de rêve; grappes légères d'épiden- drons, fleurant le miel et la violette ; de toutes parts s'épanouis- sent ces inflorescences somptueuses. Elles retombent en cas- cades parfumées, et sous ce flot multicolore, les lourdes masses des feuillages aux formes bizarres et aux nuances les plus variées disparaissent submergées. Enivrés de lumière, butinant, soit les venins à l'odeur vireuse, soit les nectars suaves, tout un peuple d'insectes diaprés des plus vives couleurs, volète, bourdonne, susurre et tournoie au- dessus de ces parterres naturels, que des nuées d'oiseauxmouches 1. Seringciro, on nomme ainsi ceux qui récoltent le caoutchouc. 2. Manicaria saccifera. 3. hucharis ûin^i^ofiic^T, superbe liliacée aux fleurs du blanc le plus pur. ^ 144 € LA GRAI^DE l'ORÉT AU CHASGEAr^T VISAGE. -t de colibris, joyaux ailés, vivantes pierres précieuses, animent de leurs feux mobiles et chatoyants. Sur les palmiers jahutis\ qui se penchent sur les eaux, perchent d'innombrables troupes de guarras^ courlis rouges qui font leurs nids dans le sommet de ces arbres. C'est plaisir quand ils prennent leur vol, de les voir promener sur le fond vert de l'horizon, leurs ailes couleur de feu. Les giiaranaSy grands hérons gris, au maintien grave et triste, traînent le long des rives leurs mélancolies coutumières, parmi les roseaux et les caladiums où les phénicoptères au plu- mage écarlate allument également des flammes. Sur la plage, de grands caïmans dorment paresseusement au soleil, cependant que sur les tremetaës^ prairies flottantes et perfides, formées de plantes aquatiles recouvertes d'une légère couche de particules terreuses, des spatules roses, des râles à pattes vertes et au corps cinabre, des cigognes, des canards, des sarcelles et des légions d'échassiers de toutes tailles et de toutes couleurs animent le paysage. Tous vaquent diligemment à la poursuite des batraciens, du menu fretin, des insectes et des mollusques innombrables, ainsi que des racines succulentes dont ils font leur ordinaire. Partout, en cette forêt sans bornes, c'est un bouillonnement de sève, un grouillement de vie, une débauche de couleurs, de parfums et d'odeurs, une orgie de feuilles et de fleurs. En pré- sence de ce gaspillage de végétations incohérentes et exaspérées,, de cette dépense prodigieuse des forces de la nature, on songe aux forêts chaotiques qui recouvraient d'un manteau protecteur le sein de la terre naissante, humide et tiède encore du souffle du Créateur. Réserve puissante et presque inépuisable de richesses sans nombre, ce domaine immense, que l'eau dispute à la forêt, recèle 1. Sagus tœdigera [Raphia tœdigera.) ^ 145 € Wagker, Forêt Brésil. — lo A TRA VERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. mille trésors fascinateurs, à tous offerts : le caoutchouc, les gommes, les essences de tout genre, les plantes médicinales, les bois les plus précieux, y sollicitent la légitime ambition du commerçant et de l'industriel. L'insecte unique, la fleur inconnue, Toiseau rarement entrevu, la vie sous cent formes nouvelles, éveillent l'attention du savant et tentent le naturaliste. Et le sombre cristal de plus d'une de ces rivières aux flots sinistres, que la fièvre préfère, se joue sur des sables d'or. Mais sur tant de richesses veillent des dieux jaloux et pro- tecteurs. Ce ne sont pas seulement les flèches enduites de curare des Indiens qui sifflent dans les airs, on entend encore retentir dans la nuit et réveiller les échos de la forêt leurs trocanos * sonores ; ajoutons-y les fauves, les insectes, les reptiles aux morsures fatales, et les terreurs de la solitude qui en écartent les voyageurs. Le Génie de la Pestilence est le vrai gardien de ces immen- sités presque inviolées-encore, où se coudoient de si près la vie et la mort. Debout, sur le seuil de ces solitudes inhospitalières, il étend devant elles, comme un avertissement, sa main qui tremble. Au contact de sa chaude haleine qui brûle, qui glace et qui tue, les plus intrépides pâlissent et beaucoup, parmi les plus braves, reculent. Cependant, attirés par l'appât du gain, toute une population nomade de seringeiros, de chasseurs de plantes médicinales, de bûcherons et d'orpailleurs, s'enfonce chaque année au fond de ces solitudes et en affronte les périls. Beaucoup périssent sous les flèches empoisonnées que lancent les sarbacanes traîtresses des Indiens ; d'autres sont victimes des serpents et des fauves. I. Cet instrument est composé de blocs de bois creusés et entaillés d'une ouverture oblongue. Suspendus à des lanières de cuir vert, ces blocs sont frappés avec des gour- dins en bois, garni" à leur extrémité d'une boule en gomme élastique. Le «ton qui en résulte retentit au loin dans la campagne, et renvoyé de poste en poste, permet d'éta- blir des communications rapides et à très grande distance. ^ 146 € LA GRANDE FORET AU CHANGEANT VISAGE. Mais c'est encore auxiièvres que ces hardis coureurs d'aventures payent le plus large tribut. Des milliers d'entre eux dorment sous le linceul de fleurs et de verdure, dont la luxuriante végé- tation tropicale recouvre avec une égale indifférence ou une même pitié, les ossements des hommes que la mort a frappés de ses traits et les squelettes des arbres que la violence de l'orage a brisés. Parmi ceux qui ont échappé à tant de dangers, combien sont- ils, assez heureux pour ne pas payer d'une vie entière de maladie et de souffrances, le peu d'or que leur a cédé l'opulente et pourtant avare forêt ? Quittons donc cette forêt rebelle, que nous appellerons, si vous le voulez bien, la Forêt Amazonienne ; laissons derrière nous la zone équatoriale, riche pourtant d'un si merveilleux avenir, et dirigeons-nous vers les régions déjà plus tempérées qui s'étendent de Pernambouc à Santos. Celles-ci comprennent les États de Pernambouc, "Bahia, Espirito-Santo et Sâo-Paulo, et, comme hinterland, Minas-Geraes, Goyas et Matto-Grosso. Si nous débarquons sur un point quelconque de cette vaste étendue de aôtes et qu'après avoir franchi la barrière des palé- tuviers, nous nous enfoncions dans l'intérieur jusqu'à atteindre les campos dénudés de Minas-Geraes ou de Goyaz, nous ren- controns, successivement, trois zones de forêts vierges, dont les aspects sont fort nettement diversifiés. A seule fin d'en faciliter la description, nous les désignerons comme suit : Forêt des Terres-Basses, que les gens du pays appellent Matta Brava ; Forêt de la Serra do Mar à laquelle nous donnerons, on en verra plus loin le pourquoi, le nom de Forêt Mauritienne, et Forêt Ides Hauts-Plateaux. Chacune de ces deux dernières possède sa physionomie bien [spéciale : la Mauritienne offre les aspects les plus sédui- sants, celle des Hauts-Plateaux les plus majestueux. La pre- mière est une jeune et gracieuse princesse qui, avec un ^ 147 ^ J A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. 1 accueillant sourire, tend à tous sa main douce et parfumée; Isi* seconde une belle reine un peu altière, drapée en son roya! manteau, et c'est avec respect que se courbe à ses pieds tout féal admirateur de la souveraine beauté. De celle des Terres-Basses que l'on appelle la Matta Brava, la Méchante Forêt, il ne sied pourtant pas de médire. C'est une autre reine, mais plus cruelle, aux sombres yeux pleins de rêves pervers, une Circé, une Médée, verseuse de philtres et broyeuse de poisons ; cependant qui l'a connue et aimée, n'ou- bliera jamais le parfum de son sauvage baiser. Cette Méchante Forêt porte comme frange à son manteau, la capricieuse bordure des palétuviers, aux pieds desquels douce- ment clapotent les flots saumâtres des indolentes lagunes, qui longent l'Océan Atlantique, sur une grande partie du lit'toral. Aux racines d'un gris vert de ces plantes bizarres, qui tirent quelquefois sur le rose, se tordent comme des reptiles et couvrent le sable et la vase de leurs innombrables replis, des huîtres s'accrochent en grandes grappes. Petites, mais d'un goût très fin, on peut, quand les eaux sont basses, aisément les cueillir. Ces gros crabes multicolores qui fourmillent et grouillent par milliers sur toutes les plages tropicales, fuient devant nous en tous les sens. Derrière le rideau de palétuviers, s'étend une dense forêt de palmiers. Leurs feuilles, comme leurs troncs du reste, soni recouvertes de myriades de fines épines ; longues et acérées, elles semblent éviter tout contact étranger et dire : « Noli in^ tangere ». ■ % Quelques arbres isolés s'accommodent cependant de ces pei aimables voisins et, comme pour en faire oublier le rébarbati; accueil, se penchent vers nous chargés des plus gracieuseî fleurs. De leurs branches tordues, couvertes de mousses pen dantes et de broméliacées aux mouchetures moirées, les Q-erbe.* légères d'une jolie orchidée, Voncidùcrn barbatuniy dont le:| ^ 148 € LA GRANDE FOniCT AU Ci/ A.\ GEANT VISAGE. hampes atteignent souvent à plus d'un "mètre de long, se mêlent aux corolles plus modestes de la cattleya bicolor, et retombent en cascades dorées jusqu'à portée de la main. Ces plaisantes lagunes une fois traversées, nous abordons au pied des premiers contreforts de la Serra do Mar. Le moment est venu d'abandonner notre pirogue. Après l'avoir cachée avec soin parmi les frondes majestueuses des grandes fougères aqua- tiques qui bordent la rive, nous suivrons à pied la coulée d'une des vallées dont les pentes densément boisées viennent mourir aux bords mêmes des flots. Ce chemin agreste nous permet de pénétrer au sein même des forêts vierges qui couvrent les terres basses du littoral. Quelques instants de marche nous conduisent à une gorge profonde encombrée d'un immense amas d'arbres gigantesques, en partie renversés. La lente action des siècles, des vents et des orages, et les infatigables mandibules des insectes xylo- phages, ont courbé les têtes chenues, et jeté bas ceux dont le front altier a si longuement dominé la vallée. Maintenant, en un indescriptible et colossal fouillis, les membres brisés des titans abattus gisent amoncelés sur le sol. Avançons-nous avec précaution le long d'un tronc, large de plus d'un mètre, qui jette entre deux rochers couverts de mousses et de fougères, un pont sous lequel ruisselle un mince filet d'eau perdu parmi les larges frondaisons des caladiums, des tornelias et des aroïdées. Nous progressons avec peine, à tra- vers l'enchevêtrement inextricable de racines, de lianes, de rhizomes qui s'entrelacent, s'enroulent et s'entortillent les uns autour des autres. On dirait de quelque lutte de monstrueux reptiles figés en une mortelle étreinte. Des fougères arborescentes, aux troncs spongieux, se frayent m passage entre les anneaux que forment ces grands serpents iu monde végétal, immobilisés en de si étranges attitudes, ^'arrachant à leur enlacement brutal, elles s'élancent vers la ^ 149 ^ A THA VERS LA FORET BRESILIENNE. lumière, pour mêler aux feuilles lisses et métalliques des pal- miers épineux, leurs grandes plumes délicates et légères. Sous l'abondante végétation, le sol disparaît complètement. Par les interstices que laissent entre eux les troncs renversés l'oeil devine, plutôt qu'il n'aperçoit, la couche épaisse, molle et profonde, d'un humus noir et tiède, qui cache les argiles et les- roches primitives. Pour qui ne connaît que notre flore plus sage, il est difficile de se former une idée exacte de la folle prodigalité à laquelle se livre ici cette nature presque tropicale. C'est un enchante- ment que de voir parmi les racines énormes qui ondulent et se tordent comme des tentacules de poulpes fantastiques, fris- sonner les fougères, se traîner à terre, pareilles à de grosses couleuvres blessées, les tiges bigarrées des dracontiums, et, au-dessus du fouillis des verdures, se dresser, de place en place, les larges boucliers des arums aux belles feuilles vernis- sées. Ici, ce sont de superbes touffes de Stanhopea tigrida ou eburnea. Les grosses fleurs charnues de cette belle orchidée tournent vers le voyageur surpris d'étranges et grimaçantes figures de masques japonais; là-bas, où pénètre un peu plus de clarté, un catasetum polymorphe, ofl"re aux caresses des gros bourdons bruyants et maladroits, ses fantasques corolles. Ils se posent sur les labelles qu'entourent des pétales atrophiés et des sépales contournés, peints des couleurs les plus étranges, puis ils reprennent leur vol et emportent, fixés au thorax par leur pédicule enduit de glu, les pollinies qu'un ingénieux méca- nisme détache et projette au plus léger contact de l'insecte buti- neur. Précaution merveilleuse, affirment les Darwiniens, de la toute prévoyante nature ! Ces pollinies confiées au bourdon voyageur, iraient servir à la fécondation croisée d'une autre fleur. Un peu plus loin, au pied d'un rocher se dressent menaçantes, les grandes cornes d'un Cyi'topodiuni punctatum. L'énorme ^ 150 € LA GRANDE FOUET AL' CHANGEANT VISAGE. éventail de ses fleurs d'un jaune éclatant, zébrées et maculées d'ocre rouge, s'étale sur la pierre. La somptueuse inflorescence brille dans la pénombre comme le pelage tacheté d'un chat-tigre. Sous ces voûtes de verdure régnent un silence et un calme pro- fonds. Çà et là, de grands trous noirs creusent dans le feuillage des antres mystérieux. On en verrait sans surprise, tant les affres de la solitude,jettent par moment du trouble dans l'âme, surgir quelque apparition fantastique. Génie farouche, Ctirn- pirà, au front énigmatique, des sombres forêts tropicales*. Rien ne bouge sous ces épaisses ramures : l'air y est chargé de chaudes vapeurs, d'odeurs terreuses, et d'étranges senteurs de vie, parfums lourds et entêtants que laissent suinter les végé- tations trop fougueuses et les fleurs bizarres de l'ombre. Toute l'activité delà viesembles'êtreréfugiée sur la haute cime des arbres, au sein'du verdoyant matelas des lianes que dorent les rayons de feu du soleil des tropiques. Quelques disques de lumière, à travers les feuilles, ricochent de branches en bran- ches et vont rouler, au loin, sur le velours de la mousse, pareils à de larges moïdores que sèmerait une main prodigue. Là-haut, dans cet autre monde, au-dessus de nos têtes, voler, se quereller, s'agiter, se becqueter, babiller, coqueter, caqueter, jacasser, chanter, siffler, piailler et pépier, telle est l'occupation favorite de toute une petite république d'oiseaux aux plumages éclatants. Parmi les fructifications des lianes, ils banquettent I. Le Cuniptrà, ce « Bogie » tant redouté des indigènes de l'Amazonie, est décrit par eux sous la forme d'un être aux traits humains, aux pieds de bouc, la face et la barbe rouge feu, et le front muni de petites cornes enroulées en spirales. Ce bizarre égipan des solitudes équatoriales est à rapprocher des pygmées chèvre-pieds qui, s'il fallait ajouter foi aux récits des Indiens du Haut-Orénoque, habiteraient les forêts reculées du bassin des Amazones. Ces nains fabuleux, chèvre-pieds, mais point porte-cornes, offriraient la curieuse particularité de ne pas pouvoir plier le genou, ce qui communiquerait à leur marche une allure raide et sautillante du plus grotesque effet. Mais n'est-ce point curieux de retrouver sous cette forme nouvelle au sein des forêts du Nouveau-Monde, le fils de Thymbris aux pieds fourchus, dont la face enflammée apparue entre les roseaux, fai- sait fuir les nymphes sur les rives du Ladon ? « Le grand Pan est mort ». a-t-on dit. "Peut-être vit-il encore exilé au fond des solitudes américaines? ^ 151 € A TRA VERS LA FORÊT BRESILIENNE. à bec que veux-tu, tandis que sur les fleurs butinent en foule des papillons aux splendides couleurs. Les grands aras, au plumage rouge et bleu, avides d'une plus abondante pâture, ne s'arrêtent qu'un instant à la cime des grands arbres, puis, avec des cris stridents, ils filent à tire d'aile vers les éclaircies que l'ouragan ou la foudre, ces rudes bûcherons, ont ouvertes de leur hache puissante, au sein de la forêt. Ces lieux où le soleil, libre enfin de répandre à flots ses lumi- neuses et fécondes caresses, mûrit une moisson inépuisable de fruits, de graines et de baies succulentes, sont les gagnages aériens des habitants ailés de la forêt vierge. Silencieux et nonchalants, de grands papillons, hôtes discrets des sous-bois, passent lentement à coups d'ailes espacés, flot- tant, et comme portés sur l'air lourd de la forêt par le léger filigrane d'or et d'argent qu'ils agitent à peine en volant. Point de brillantes couleurs de pourpre et d'azur, point de taches voyantes, nacrées ou nuancées des tons les plus chauds. C'est là l'apanage des insectes qui volent, ivres de soleil et de vie, dans l'éclatante lumière. Les papillons de la forêt profonde conservent une sobre élégance. Leur beauté n'en est que plus parfaite et ne s'en harmonise que mieux avec le milieu où la nature l'a placée. Aucun bruit de pas qui hésitent, s'arrêtent et repartent, bri- sant les branches sur leur chemin. Ni cris, ni appels, ni chants >d*^oiseau, sous ces grandes voûtes muettes. La vie animale y cède le pas à la vie végétale, maîtresse incontestée de ces palais d'ombre et de verdure. Seuls, quelques petits rongeurs gîtent parmi les mousses et dans les trous des arbres ; ils servent de proie divuLJararacas et aux sotiroucoucous . On aperçoit sou- vent, en effet, onduler entre les souches ces dangereux reptiles. D'autres fois, lovés, élargis par la colère soudaine que la crainte fait naître en eux, ils se gonflent, dressent la tête prêts à frap- ^ 152 € LA GRANDE FORET AU CHANGEANT VISAGE, per, et battent du bout de leur queue qu'animent des vibrations rapides, le lit de feuilles sèches avec lequel ils se confondent et où ils reposent. Alors surtout, ils sont à redouter. Enchevêtrée, tourmentée, mystérieuse et enlaçante, déployant dans Vombre ses troublants attraits et sa grâce exotique, farouche et menaçante en son étrange et captivante beauté, cette forêt aux fleurs bizarres, aux âpres parfums et aux hôtes dangereux, c'est la Brava, la Méchante, la Cruelle, nom flétri que nous lui garderons, pour la distinguer des forêts plus accueillantes et dIus amènes où nous allons diriger nos pas. Quittons ces sous-bois interdits au soleil, cette atmosphère de serre chaude, cette ombre ouatée, chargée des lourds effluves qu'exhale une terre trop fortement imprégnée de sucs nourriciers, f^ar les pentes de la montagne qui conduisent vers la lumière, magnons les vallées heureuses de la Serra do Mar, que les brises ialines du large vivifient de leurs fraîches haleines. Sur des centaines de lieues s'étend la forêt avenante et limable. Ici la nature se pare de son plus doux sourire, et se "ait enveloppante et caressante, comme une tendre épousée aux )ras de son jeune époux. Elle se livre et ne se défend plus, aais de ses pudeurs virginales, elle garde encore des coins de nystère et d'ombre, qui ajoutent à ses attraits. Des ruisseaux d'une eau cristalline, courent sous les frondes .entelées des fougères aquatiques ; bondissant du haut des ochers couverts de mousses et de délicates capillaires, ils flot- 3nt, comme de blanches écharpes, aux flancs verdo3'ants des oUines. Aux heures chaudes du jour, leurs ondes transparentes onvient le voyageur à se désaltérer et à se reposer, bercé par ur doux murmure. Les ombrages se font plus légers, et fris- onnent au souffle de la brise. Le soleil n'est pas exilé de ces ranquilles Edens ; il y règne non plus en tyran cruel, mais en lonarque débonnaire. Les villages et les plantations s'étendent bien souvent, jus- ^ 153 € A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. qu'à Torée de cette forêt devenue plus humaine. Elle a perdu ses terreurs, et les habitants de ces régions privilégiées, y pénètrent sans crainte. Ils s'y créent même de riantes demeures, du monde ignorées ; ce sont là autant de retraites délicieuses, propices à Tétude et à la méditation. Le voyageur qui les découvre, au hasard de ses courses, hésite un in&tant devant ces frais parterres et ne sait dire, au juste, où finit le jardin et où commence la forêt. Pendant un assez long séjour que je fis dans la province de Minas -Geraes, je me rendais presque quotidiennement à la petite métairie isolée où vivaient des compatriotes depuis long- temps établis dans le pays. Leur habitation était située au beau milieu de la forêt vierge, dans un petit vallon de la Serra da Mantiqueira, qu'arrosait un ruisseau babillard, aux eaux lim- pides et peu profondes. Qu'elle était donc charmante cette simple demeure ! Heureux qui pourrait y terminer ses jours ! Le sentier qui conduisait chez ces braves gens et débouchait juste en face de leur roçada\ parcourait pendant plus d'une lieue une tranchée naturelle de plusieurs kilomètres de long. Les parois en étaient bordées de fuchsias géants qui formaient de chaque côté une haie de plus de dix pieds de hauteur : on l'eût dite taillée par les ciseaux d'un habile jardinier. Le feuillage lustré de ces massifs sylvestres ne présentait pas une lacune. De véritables cascades de fleurs, d'un beau pourpre Magenta, au cœur violacé, ruisselaient du haut en bas de ces murailles d'un vert sombre. Le sentier longeait le ruisseau, qui disparaissait parfois com plètement sous les plus superbes touffes de Nephrolepis Pear- 5*6)7^/7' que j'aie jamais vues ; elles avaient par endroit près d'un mètre de hauteur. Celui qui a pu admirer dans les serres de notre Jardin d'acclimatation cette si élégante et gracieuse fou- I. Défrichement déjà mis en culture. ^ 154 ^ LA GRANDE FORÊT AL CI/Ai\GEAi\T VISAGE. \ gère, se figurera sans peine le spectacle attrayant qu'offrent ces I belles plantes poussées ainsi en pleine liberté, et déployant j toute leur vigueur. Le reste du sol était recouvert d'un épais tapis de lys des Incas, cette fantasque et obstinée amante du soleil. Tout le long du sentier les grandes fougères arborescentes étaient littérale- ment envahies par les tiges traçantes du \ygopelatnni grim- pant. Les grappes de fleurs blanches striées de mauve de cette orchidée s'échappaient de tous côtés d'entre le feuillage, et rem- plissaient l'air d'un doux parfum mêlé de jacinthe et de vanille. Quelques arbres, peu élevés, croissaient sur les deux bords de cette vaste faille et jetaient sur la route, leur ombre transpa- rente. Les branches portaient de magnifiques spécimens ^Onci- diiim crispuni. Ces grandes fleurs translucides, exquisement odorantes, qui semblent des émaux de Lalique, se détachaient sur le fond bleu du ciel, et les longues grappes légères des Oncidium pulvinatum faisaient pleuvoir sur nos tètes des milliers d'étoiles dorées. Jamais calife d'Orient, prince de la finance, lord anglais ou rajah des Indes fabuleuses n'eut dans ses jardins allées de fée- ries pareilles à celle qui conduisait chez ces humbles métayers. Dieu seul l'avait plantée, elle appartenait à tous et à personne, et pour en être pendant une heure le seul seigneur et maître, il ne m'en coûtait bhaque matin qu'un petit temps de trot à tra- vers la forêt. Tout, du reste, en cette forêt séduisante, invite aux char- mantes promenades, aux grandes excursions et aux longues randonnées : le naturaliste, le chasseur, le peintre avide de sites pittoresques, le botaniste ou le simple touriste amant de la nature, s'y égarent pendant d'inoubliables journées, de longues semaines bien des fois. Pour qui y porte ses pas, tout est enchantement. Tantôt sur un pont de lianes, aussi souple que solide malgré son aspect ^ 155 ^ A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. fragile, il franchit une gorge profonde ; tantôt à Taide des anfractuosités des rochers ou grâce aux racines pendantes, il gravit un pic escarpé. Il voit alors s'étendre sous ses pieds, la forêt illimitée, océan houleux de mouvante verdure, que bor- dent d'une large frange d'écume, les vagues de l'Atlantique, déferlant au loin sur la plage. Ces vallées que rafraîchit la poussière humide des cascades, ces pentes que baigne le soleil, et que recouvre une végétation d'une merveilleuse vigueur, quoique moins luxuriante déjà que celle des terres basses, ces pans de rochers où de minces filets d'eau suintent de mille fissures, forment le royaume des fou- gères. Dans ces halliers les uns touffus, les autres clairsemés qui s'accrochent aux flancs des montagnes, sous ces hautes futaies aux ombres plus profondes, parmi ces rocs bouleversés, quelques-uns complètement dénudés, d'autres recouverts d'un épais tapis de mousse, les mille palmiers légers, se donnent éga- lement rendez-vous. Ils mêlent leur élégant feuillage aux frondes vaporeuses des fougères pour former une des plus char- mantes et des plus symboliques parures de la terre brésilienne. D'autre part, ces sylvestres abris sont le paradis des orchi- dées, ces plantes qui nous étonnent par leur mode de végétation, et joignent à l'extraordinaire variété des formes toute la magie de la couleur. Les courbes élégantes et harmonieuses qu'af- fectent leurs différents organes, et la singularité de leurs des- sins hardis, distinguent ces -fleurs entre toutes les autres. Pour peindre leurs corolles modestes ou superbes, le Maître sans rival broie sur sa palette aux ressources infinies, à côté des couleurs les plus éclatantes et somptueuses, et des teintes les plus tran- chées, les nuances les plus atténuées et les plus délicates. Pré- cieux et inestimables jo3^aux d'un inépuisable écrin, l'Artiste Admirable s'est plu, en un sourire de son ineffable bonté, à en orner et parer cette nature tropicale qu'il avait déjà faite si belle. Il les suspendit de sa main aux lianes légères qui retombent en LA cnA.yDf: forkt au ciiA^'GEAyr vi^ace. gracieuses ondulations, des grosses branches des arbres sécu- laires auxquels de grandes mousses pendantes mettent des barbes blanches. Il les accrocha aux troncs spongieux des fou- gères arborescentes, blotties entre les feuilles des plus fragiles et vaporeuses fougères épiphytes, et en décora les flancs humides des rochers, mêlées aux frondes des frissonnantes capillaires; partout il fit s'épanouir leurs floraisons innombrables, qui éclai- rent de leur beauté exquise et orgueilleuse et embaument de leur douce et suave haleine, les grandes voûtes silencieuses de la forêt vierge avenante et austère. Sans doute, voulut-il rappe- ler ainsi à ceux qui pénètrent sous ces calmes ombrages, qu'au cœur de la nature ils sont mieux avertis de sa divine présence. ' A la forêt montagneuse que caressent encore les brises de la mer, nous donnerons, si bon vous semble, le nom de Forêt Mau- ritienne, parce que c'est dans son ambiance spéciale que l'ima- gination ressuscite et prépare pour s'y mouvoir le mieux, avec toutes les palpitations de la vie, ces poétiques figures de Paul et de Virginie, que Bernardin de vSaint-Pierre a parées d'une grâce immortelle. Ce pur diamant de notre littérature, le génie de l'écrivain a su le placer au centre d'un des plus magnifiques et fidèles tableaux de la forêt tropicale, qu'aucune plume ait jamais tracé, au sein des forêts de l'ancienne île de France : l'île Maurice de nos jours, une de ces îles fortunées, féeriques émeraudes que la mer des Indes enchâsse dans l'or et le saphir. Les forêts vierges de ces îles aux frais vallons, sont celles dont les descriptions rappellent le plus nettement les belles et riantes forêts de la Serra do Mar, accueillantes et pleines d'attraits. On peut, en effet, errer sous leurs ombrages amis sans craindre de trop perfides embûches ni courir de mortels dangers. Tout au plus vous arrivera-t-il, d'aventure, si vous demandez un point d'appui à une fougère arborescente afin de Iranchir quelque pas difficile, d'emprisonner entre votre main et l'écorce ^ 157 « A TRAVERS LA FORET BRÉSILIENNE. Spongieuse, un caméléon qui ouvre ses gros yeux, doux et effa- rés : alors, avant que vous n'ayez repris votre équilibre, vous verrez la mignonne bestiole agiter ses petites pattes et changer de couleur en son émoi, comme pour vous prouver que sa répu- tation à cet égard n'est ni surfaite, ni usurpée. Peut-être aussi le piaillement d'un oiseau dans la feuillée vous permettra-t-il de découvrir, si vous écartez les branches, un serpent Cipo \ aussi vert que les feuilles parmi lesquelles il glisse d'un lent mouvement onduleux. Habile à se mouvoir dans la ramure, il se prépare à engloutir les pauvres oisillons que la mère essaye en vain de protéger par ses cris inutiles, et le battement précipité de ses ailes. Lovée sous une touffe de fougères, et cent fois plus dangereuse que le Cipo couleur d'émeraude, nne Jararaca pregiçosa'' vous obligera à quelque saut d'acrobate au beau moment où vous vous penchez pour cueillir ces superbes fleurs de Houletia^ dont le parfum chaud et pénétrant vous a révélé la cachette embaumée. Le nid de guêpes avec sa population belliqueuse s'agitera menaçant et vous forcera quelque autre fois, qui sait? à prendre un inat- tendu et rapide détour ; de la fourmilière troublée, de l'ortie géante imprudemment frôlée, vous emporterez de cuisants sou- venirs. Ce sont là menus risques du métier, revers fort anodins d'une belle médaille ; en résumé minces périls ; un peu d'expérience acquise suffit pour vous en préserver. On vit fort vieux, et, si Dieu le permet, c'est ce que je -ine propose de faire, loin de l'agitation des passions humaines, au sein du calme asile qu'offre à qui sait la chérir l'accueillante et tranquille forêt. 1. Serpent c/^o, serpent liane. 2. Preguiçosa, paresseuse, ainsi nommée à cause de l'apparente lenteur de ses molive- ments, 3. Houletta BrocJilekiu'stiana, oTch.ïàèQiQXïes'iXQ à belles grandes fleurs d'un brun fauve qui exhalent une odeur d'aromates, exquisement pénétrante. ^ 158 € Pl. VI. 'un. Mil 1. *\ LA FORET DES HAUTS-PLATEAUX LA GRANDE FORÊT AU CHANGEANT VISAGE. D'un aspect plus sévère, la forêt qui borde les liauts-Pla- teaux de l'intérieur diffère sensiblement de celle que nous venons de parcourir. Sur ces abruptes et massives assises, à près de mille mètres au-dessus du niveau de la mer, la nature, architecte prestigieux, élève ses plus beaux palais de verdure, et ce n'est pas sans émotion que le voyageur pénètre pour la première fois sous la majesté de leurs dômes. Ces superbes colon- laades, ces ogives géantes, aux vitraux d'azur, qui montent har- jiiment vers le ciel, pareilles aux nefs élancées de nos vieilles :athédrales, sont les futaies du Nouveau-Monde. Elles rappel- lent, dans de plus vastes proportions, les belles futaies de France ^ue Ronsard en son st3de archaïque et plein de charme appe- ait : « Les hautes maisons des oiseaux bocagers. » Mais leur^ iimensions sont autrement grandioses ; elles confondent l'ima- gination. Celui qui erre dans ces temples bâtis par la nature, ;'il lève les yeux vers les abîmes de feuillage suspendus sur sa été, ne voit transparaître qu'à peine au fond de ces gouffres de rerdure quelque lointain lambeau du ciel. Il comprend alors combien les œuvres périssables que notre trgueil se flatte d'avoir réalisées, offrent peu de ressemblance .vcc celles qui, à leur Créateur, « ont à peine coûté la dépense l'un mot ». Suivant une rigoureuse perpendiculaire, et solidement établis ur le large soubassement de leurs puissantes racines, profon- .ément enfoncées dans le sol, les fûts colossaux des grands rbres qui entrent dans la composition de ces superbes forêts, lontént tout droit jusqu'à plus de cent pieds. Ce n est qu à ette hauteur qu'ils déploient leurs grosses branches, qui for- leraient chacune un arbre entier. Ces géants de la forêt joi- nent et entrelacent leurs ramures avec une très grande régula- ité. Ils éploient ainsi entre ciel et terre un épais rideau de îuillage, et les lianes qui tissent parmi les branches un réseau e mailles serrées, le rendent encore plus impénétrable. ^ 159 € A TRAVERS LA FORÊl^ BRÉSILIENNE. Ces lianes de toutes espèces : bignonées^ banhmias, cissu hypocrateas, sont un des traits les plus saillants, un des cara tères les plus visibles de la grande forêt ; ils en forment ui des principales beautés. Tantôt, on les voit s'élancer du S' comme de longs câbles lisses et rigides, aussi gros quelqu fois que la cuisse d'un homme; elles vont rejoindre les brai ches les plus élevées, sans que Ton puisse comprendre par qu ingénieux et original procédé, elles ont pu accomplir ce tour c force; tantôt tordues en cordages cyclopéens, elles s 'enroulai autour de Tarbre lui-même, ou les unes autour des autres, et i arrivent à former des faisceaux d'un demi-mètrejde large. EIL escaladent ainsi les plus hautes cimes pour en retomber ensui en capricieuses arabesques, en molles et onduleuses spirale en franges livrées au gré du vent. D'autres, au contraire ph ambitieuses, bondissent de branche en branche, jusqu'à pouvc s'offrir aux caresses du soleil, dont la privation ne leur perme trait pas d'ouvrir leurs innombrables fleurs. Une des plus remarquables parmi ces lianes est le Ci^ d'inihé, aroïde parasite, qui enroule autour des arbres les pli puissants ses fortes tiges charnues. Ses feuilles se détachai de l'écorce au cours de la croissance et laissent aux poin d'insertion des pétioles, des cicatrices en losanges qui donna: à ces lianes le plus bizarre aspect. Qui les rencontre pour ' première fois, croit voir ramper à travers la forêt de longs se pents à la peau imbriquée et squameuse. Un autre de ces grimpants, le cipo matador^ la liane qi tue, atteint parfois jusqu'à la grosseur d'un peuplier moyei D'un seul bond il s'élance tout d'abord, jusqu'aux première branches d'un des Titans de la fprêt, le prend pour ainsi di] à la gorge, et enlace autour de lui ses anneaux de plus en pli serrés, qui s'incrustent dans l'écorce, boursouflée autour de c( liens cruels. Peu à peu, resserrant l'étreinte meurtrière, et justifiant ain: ^ i6o ^ LA GRANDE FORET AU CHANGEANT VISAGE. le tragique de son nom, la liane conquérante étouffe le géant et cause inévitablement son trépas. Victorieuse, elle se relève alors, et monte vers la lumière qui, pour presque tous les êtres appartenant au règne végétal, est la terre du désir. Elle y par- vient enfin, et, au-dessus des plus hautes cimes de la forêt arbore le panache triomphal de ses frondaisons opulentes, constellées de fleurs et de fruits. Devant ce Laocoon du monde végétal, succombant sous Tétreinte mortelle d'un adversaire impitoyable, on croirait entendre le sinistre aveu du tyran romain : « J'embrasse mon rival mais c'est pour l'étouffer. » On peut y voir aussi la lutte pour la vie, le « struggle for life », dans toute son âpreté. Un disciple de Darwin trouverait matière à réflexion dans la con- templation de cette lente agonie dun être plein de sève et de vie^ I. Quand, perdu au sein des profondes forêts du Nouveau-Monde, le voyageur se trouve en face de cette mêlée gigantesque des forces de la nature qu'il est convenu d'ap- peler « le combat des tropiques », les hypothèses darwiniennes s'illustrent dans son esprit d'images saisissantes et s'y illuminent de clartés nouvelles. A l'aspect de ces poussées fou- gueuses qui sous des formes souvent charmantes se livrent un âpre et redoutable com- bat, les problèmes posés par les théories du « struggle for life « et les doctrines de la « sélection naturelle » se présentent d'abord à sa pensée, et s'imposent à son attention de la façon la plus pressante. Quant à moi je n'ai jamais osé feuilleter le livre auguste de la Nature, qu'avec un infini et tremblant respect. J'ai lu les œuvres des Lamark, des Darwin, des GeoflFroy- Saint-Hilaire, des Huxley, des Milne-Edwards. des Perrier, des Bouvier et de quelques autres de cette phalange de savants illustres qui ont jeté sur ces obscures questions de si vives lumières : j'ai subi le prestige de leurs séduisantes tliéories et admiré la science et la logique de leurs arguments. Loin de moi, toutefois, la prétention d'émettre un jugement sur cette troublante question de l'origine des espèces qui divise les plus pro- fonds et les plus brillants esprits. C'est l'énigme tantalisante, que nous pose le Sphinx encore muet et toujours redoutable. Sans vouloir prendre position, ni arborer mon modeste fanion, dans l'un ou 1 autre des deux camps, qu'il me soit permis, cependant, de m'insurger énergiquementcontre le parti que les sombres apôtres de la « Kultur « ont essayé de tirer des théories de l'évo- lution. Les sanglantes fantaisies du pangermanisme, dont les doctrines d'extermination prêchent la destruction des races plus faibles, afin d'assurer la survivance des races "éputées plus fortes et mieux armées pour la lutte, trouveraient, selon eux. leur justifi- :ation dans les prétendus dogmes néo-darwiniens du « struggle for life » et de la « sélec- 'ion naturelle ». Et que l'on ne dise pas que c'est là un postulat établi pour les besoins de la 'cause. \u moment même où j'écris ces lignes, le 13 juin 191b, j'ai sous les yeux des paroles $ 161 ^ "^\\GNBR, Forêt Brc 2J O 2 3 -i u CHAPITRE XI DES BORDS DU PARAMINI jusqu'au pied des ANDES NEIGEUSES Si, quittant le Brésil, nous continuons à marcher vers l'Ouest^ nous retrouverons plus bas la forêt protéiforme sur la rive droite du Paranà, où elle reprend, à peu près, la physionomie majes- tueuse de celle qui recouvre en partie les Hauts-Plateaux de Minas et de Sào-Paulo. Mais une fantaisie du grand fleuve a voulu qu'un de ses bras, le Paramini, s'y égarât capricieusement, transformant en une région semi-lacustre, la vaste zone sylvestre qui s'étend entre la rive actuelle du fleuve et les berges qui endiguaient ses larges flots, aux époques de la préhistoire. Un inextricable dédale de lacs et de canaux se déroule, en effet, sous les voûtes verdoyantes de ces étranges forêts. Les placides méandres^ de ces eaux solitaires, et ce n'est pas là un mince avantage, ne sont jamais hantés par le spectre sinistre de la lièvre. Bien que pendant les chaudes journées d'été des milliards de petits diablotins déguisés en moustiques semblent prendre à tâche de convertir en une succursale de l'enfer ces régions salubres, ils n'y répandent pas les germes de la. nid lûria, comme ils le font en d'autres contrées moins favorisées. Dans ces eaux tranquilles, des bois de palmiers mirent leurs beaux troncs lisses et sveltes rangés en de longues colonnades. Les uns s'ouvrent en éventail, les autres retombent en courbes A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. molles et gracieuses ; leurs couronnes de feuillages se balan- cent au-dessus des faîtes des grands arbres et en rompent agréablement la ligne un peu sévère. Des lapachos^ en fleurs éclairent de place en place le manteau sombre de la forêt de grandes taches de pourpre qui, reflétées dans les eaux noires et poissonneuses des lagunes, les marbrent de larges plaques de sang. Le long des berges, les gerbes d'or de V oncidium bifolium, se marient gaiement aux grappes de corail des ceibos " et aux fruits d'un rouge vif du. nangapirîi au feuillage aromatique et brillant. Penchées sur Teau qui dort, quelques touffes de bambous, qu'agite la brise, effleurent de leurs souples rameaux sa sur- face miroitante, qui sous le frémissement de cette caresse légère, semble rire et jouer sans cesse. De loin en loin, dominant toutes les forêts, un lapacho colossal, mort depuis des siècles, étend ses branches de bois de fer ; imputrescibles, elles défient le temps et bravent les orages. Un lourd manteau formé de cet amas de broméliacées, de mousses et de lichens d'un blanc grisâtre, auquel on donne dans le pays le nom de barbe de vieillard, pend de ses membres décharnés et, pareil à des guenilles en lambeaux, se balance dans le vent^. La nuit, sous la clarté pâlotte de la lune, ces arbres morts| prennent une apparence de spectres et, parmi les riverains, cré dules et superstitieux, c'est à qui racontera, au sujet de ce témoins d'un passé déjà enfoncé dans le recul des siècles, quelqu mystérieuse et fantastique légende. On ne voit que vie et lutte au sein de cette vég'étation exubé- rante, le long de ces eaux poissonneuses, table toujours servie à la satisfaction de tous les appétits. En ces lieux la vie animale exulte : cabiais timides, grandes loutres à gorge blanche, aux yeux clairs et féroces, caïmans, tortues et reptiles aquatiques 1. Lapacho, Tobebuia flavecens. 2. Ceibo, Erithrina cristagalli. ^ 1/4 € DU PARAMIM AUX ANDES NEIGEUSES. peuplent ces asiles humides. Au-dessus des buissons touffus, en bordure des rives, parmi les panaches ondoyants des joncs, des roseaux et des iris d'eau, entre les rameaux chargés de plantes épiphytes, dont les fleurs se mêlent à celles des arbres qui leur servent de support, des tourbillons d'insectes innombrables entrelacent leurs sarabandes trépidantes au son d'une monotone et bourdonnante symphonie. Mais, survolant la forêt, Taile frêle de l'insecte n'est pas la seule qui anime les.airs : ici, rapide et puissante, l'aile de l'oiseau s'éploie également souveraine. Ces points noirs que Ton distingue à peine et qui piquent le gouffre bleu du ciel à une hauteur immense au-dessus de nos têtes, ce sont des vautours, cuervos. Qu'un animal blessé ne Duisse suivre le troupeau, que le fleuve rejette sur la rive le cadavre d'un mammifère, d'un caïman ou seulement de quelque yros poisson, nous verrons des confins de l'azur ces sombres et /oraces fossoyeurs arriver en foule et descendre sur leur proie 3n larges et lentes spirales. Des milliers de mouettes d'eau douce, d'un blanc légèrement irdoisé, à la tête de velours noir, et au bec d'un jaune de chrome, Dassent dans la transparence du ciel, d'un vol doux et comme )uaté, et dessinent au-dessus des flots, qu'elles effleurent légères ;t rapides, pareilles à des hirondelles, de longs esses gracieux. Ces jolis oiseaux^ se chargent, eux aussi, de purifier les ondes. )utre les petits poissons qu'ils savent happer avec adresse entre leux eaux, tout débris animal, s'il flotte à la surface, leur sert Le pâture et disparaît, aussitôt qu'aperçu, dans leurs gosiers nsatiables. Ambitieux d'une plus noble proie, le Martin-Pêcheur, avec on ardeur et son courage, s'attaque sans hésiter à des poissons ivants qui atteignent presque à la moitié de sa taille. Il passe 3 long des rives d'un vol onduleux, et son cri, bruyante cré- elle au son aigre et aigu, perce le silence. Pour se poser il a ^ 175 ^ A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. cherché quelque branche qui surplombe les flots où, fièrement campé, la houppe hérissée, superbement vêtu d'émeraude et de saphir, jaboté de blanc et cravaté d'or fauve, il fait maintenant fort galante figure. Aux aguets, la tête inclinée de côté, l'œil fixé sur le courant, l'adroit pêcheur guette sous l'onde la proie convoitée, poisson rapide aux écailles d'argent, qu'il devra en plongeant saisir sous les eaux. Tout à coup il s'élance, se sus- pend un instant au-dessus des flots, agitant les ailes avec rapi- dité et soudain se laisse tomber comme un caillou. Autour de lui jaillit une gerbe de pierreries étincelantes. L'instant d'après, sa prise en travers du bec, il a regagné la souche d'où il prit son élan ; d'une brusque secousse il se débarrasse de quelques perles liquides, attachées à sa robe rutilante, puis, jongleur habile, il lance en l'air sa capture de manière à ce qu'elle retombe la tête en bas, et, d'un seul coup, la rattrape et l'avale, tandis que vivante elle frétille encore. Plus sobre en ses atours, et d'un maintien plus grave, l'aigle caracolera \ à la robe mouchetée de blanc, de jaune et de gris clair, se perche, sentinelle aux aguets, tout en haut d'un arbre sec qui domine le fleuve ou la lagune. Son œil perçant scrute du haut des berges les eaux noires mais peu profondes, et y découvre, cachés entre les souches, les gros escargots fluviatiles dont il fait son unique nourriture. L'oiseau rapace, ouvre alors les ailes, prend son vol et décrivant une courbe savante, s'abat sur la proie convoitée, la saisit et l'emporte. Bien à tort le mollusque, imprudent de s'être fié à linvisibi- lité que lui confère sa robe d'un brun foncé, dormait-il caché sous les eaux sombres, et se jugeait-il à l'abri de tous les périls ! Son butin dans les serres, en quelques coups de ses ailes puissantes, l'aigle regagne son guettoir accoutumé. La chair I. Aigle caracolero : mangeur de colimaçons. DU PAR AMI NI AUX ANDES NE / G £ USES. grasse et succulente du pauvre escargot est extraite d'an bec avide, la friande bouchée est bien vite avalée, et la coquille complètement vidée, s'ajoute au tas grandissant peu à peu, qui s'accumule sous l'arbre du caracolero : cette pyramide, que le temps blanchira, marque le poste de vigie, jalousement défendu qui, pour chacun de ces rapaces, demeure toujours le même. Occupés à fouiller la vase et à gratter le sable des plages, plongeant sous les eaux ou nageant à la surface, bien d'autres représentants de la race emplumée cherchent leur vie le long de ces rives marécageuses : canards de tout plumage, sarcelles aux vives couleurs, grèbes huppées aux yeux de grenat, ou grèbes au ventre argenté, flamants au somptueux uniforme, cygnes à col noir, cormorans d'ébène, aux formes bizarres, r.u long cou serpentin et à la tète reptilienne, oies de Patagonie dont les quelques plumes noires des ailerons relèvent seules la blan- cheur de neige, roses spatules au large bec en cuiller et aux épaulettes écarlates, cigognes à la démarche grave et au long- bec acéré, hérons mélancoliques au cri mugissant, poules d'eau, pluviers et bécassines, râles et courlis en bandes innombrables, tous ces êtres foisonnent entre les touiîes de joncs et les îlots de nymphées. De tous les hôtes ailés qui hantent cette région coupée de mille lagunes et de cours d'eau aux capricieux méandres, le Caraoà, ainsi appelé à cause du long cri plaintif et répété, dont il fait retentir ces rivages solitaires, offre Taspect le plus étrange. C'est un grand ibis, aux pattes longues et frêles, qui sur un corps bossu et dégingandé porte un sombre manteau, agrémenté autour du cou d'une élégante collerette semée de petites larmes blanches. Il avance par saccades, se dandine le long des rives ou à travers les marécages, et fouille de son grand bec mince et recourbé, les terres humides et molles, à la [recherche des larves, des vers et des mollusques aquatiques, [son ordinaire pâture. A l'approche du chasseur, ou au moindre ^ 177 6 Wagner. Torèt Brcsil. — la A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. bruit, il s'envole à coups d'ailes espacés et va se poser plus loin au sommet de quelque haut buisson. Là, perché sur ses pattes grêles et disgracieuses, -il agite au-dessus de sa -tète ses ailes noirâtres largement empennées qui, toutes grandes étendues, semblent de longs bras levés au ciel d'où pendraient des crêpes de deuil. Ce cri fantasque, ces gestes bizarres, cet appel plaintif et désolé, et ce funèbre vêtement ont frappé l'imagination popu- laire ; de là est né le pittoresque surnom de Viuda Loca, la Veuve Folle, donné par les riverains à ce curieux volatile. Au sein des ondes, sous celles mêmes qui paraissent par moment les plus tranquilles, la vie, soit qu'elle se cache, soit qu'elle se révèle à nos yeux, palpite et foisonne sans cesse, sous mille formes différentes. Attirés par quelque phalène ou libellule qui se débat empor- tée au fil de l'eau, ou par les inflorescences charnues et les fruits tombés des arbres du rivage, de gros poissons remontent du fond et rident de leurs nageoires flexibles, dont les triangles rapides s'entrecroisent en tous sens, le miroir de bronze des lagunes. A pourchasser leur proie, ils font naître sur la surface des eaux des cercles sans nombre qui, s'élargissant de plus en plus, vont se perdre et mourir au loin sous les grandes feuilles des nénuphars, entre lesquels on voit lentement surgir, pareils à de minuscules périscopes, les yeux vitreux, sinistres et fixes dej quelque gros caïman. Afin de pouvoir émerger aussi silencieusement des flots, ce pirate des eaux douces renferme sous son vaste thorax cuirassé,! de larges poumons, véritable appareil natatoire, qui lui assure| la faculté de remonter à la surface et d'exécuter ses plongées iji^i sans que rien ne trahisse sa présence redoutée. C'est ainsi qr.e recouvrant un espace immense, ce vaste lacis aquatique, enchevêtre "les caprices de ses méandres, bordés par la ^ 178 € ac DU PAR AMI NI AUX ANDES NEIGEUSES. forêt séculaire, ses lacs bronzés, où le reflet des lapachos en fleurs met des taches de sang, ses lagunes souriantes, ses canaux aux eaux tantôt rapides et limoneuses, tantôt lentes et sombres, et cependant d'une transparence cristalline. Ni fleuve ni forêt tout à fait, mais tenant de l'un et de Tautre, ces masses d'eau que la végétation recouvre et envahit, se glissent sous l'épais tapis des nymphées ou serpentent parmi les roseaux et les joncs pour courir sur des centaines de lieues tout le long du puissant Paranà. Jadis. les pirogues indiennes sillonnaient, libres et heureuses, ces calmes flots, mais, déjà depuis de nombreuses années, leurs quilles légères ont fui devant l'envahisseur et il est là des anses solitaires, des lagunes perdues, qui depuis bien des lustres peut-être, ont oublié Texistence des hommes. C'est dans les retraites profondes que lui offrent ces forêts lacustres que se plaît le gigantesque anaconda, le plus grand des serpents de l'Amérique du Sud. Malgré sa taille imposante qui dépasse parfois dix mètres de long et le diamètre du corps qui est naturellement en proportion, Vanaconda est, parait-il, inoifensff pour l'homme. Je n'ai jamais ouï-dire que quelqu'un ait été tué ou blessé par ces grosses bêtes dont la force est réel- lement prodigieuse. Il serait prudent, néanmoins, de ne pas trop se fier à la réputation de mansuétude, peut-être usurpée, de ce colosse des baux douces. Dans certains endroits on pré- tend, au contraire, qu'il devient dangereux pendant la saison des amours. Ce que je puis assurer c'est qu'on se trouve en face d'un spec- îacle peu banal quand on peut voir un de ces énormes reptiles, iéroulant avec lenteur et majesté, parmi les joncs épais de la ive, ses anneaux souples et puissants, se glisser silencieuse- Rent, à l'approche du voyageur, sous les eaux glauques d'une laisible lagune ou d'une rivière au cours indolent. A cette 'ue, Tesprit se reporte aux temps paléontologiques, quand au 1^ 179 € A TRA VERS LA FORET BRESILIENNE. sein des paysages de l'époque secondaire, la nature indomptée et fougueuse enfantait encore des formes monstrueuses. Giboyeuses et poissonneuses à souhait, ces forêts semi-aqua- tiques, éloignées de tout centre populeux, sont le domaine de prédilection des ca/^pincheros et des ïsleros, les premiers chas- seurs de cabiais, les seconds habitants métis des îles du Paranà et des Grands Lacs. Les uns comme les autres subsistent uni- quement du produit de leur chasse et de leur pèche, et du commerce des bambous. Le cabiai, carpincho, est une espèce de gros rongeur à peu près amphibie, de la taille d'un cochon de moyenne grosseur. Son cuir est très recherché pour les ouvrages de sellerie. Le carpinchero vend la peau et se nourrit de la chair de l'animal. Son commerce ne lui procure ni la fortune, ni même 1' « anrea inediocritas » dont se contente le sage; la chair huileuse et sen- tant le poisson, dont il fait sa nourriture habituelle, ne tenterait pas un disciple de Brillât-Savarin. Mais cette existence de priva- tions, et de dangers aussi, il faut le dire, car le jaguar est la. terreur du carpinchero et de Vislero^ a pour ceux qui la vivent, des charmes qui leur permettent sans doute d'oublier tous les autres : la solitude et la liberté. Tantôt commensal de la hutte de branchages et de feuilles de palmier de Vislero, tantôt prenant place dans le canot du car A pinchero, compagnon occasionnel de l'un et de l'autre, quelque^ rare tigrero^ chasseur de jaguars de profession, fréquente les[ lagunes du Chaco Argentin et les îles boisées du Paranà. Assez commun, si Ton remonte à une vingtaine d'années, 1 tigrero^ figure peu banale de chasseur solitaire, toutefois pi rarement rencontré aujourd'hui, offre encore aux observatio du voyageur, un type des plus intéressants. Ces hommes, chasseurs de jaguars de père en fils, gagne leur vie sans trop de peine, grâce à la vente de la riche dépouil de leur féroce gibier ; ils emploient pour combattre ce gran ^ i8o ^ il DU PARAMIN! AUX AiWDES NEIGEUSES. fauve des procédés de chasse qui ne seraient pas à la portée (lu premier venu. Sur la piste du félin, ils découplent une meute de petits chiens agiles et intrépides, et le surprennent dans son sommeil, ou, alors, postés sur son passage, ils parviennent à l'arrêter dans sa fuite. Provoqué, le jaguar accepte toujours le combat. Le tigrero^ une peau de mouton garnie de toute sa laine, assujettie autour du bras gauche par des lanières de cuir vert et tenant à la main droite un long couteau de chasse à lame large et affilée, attend de pied ferme, l'attaque impétueuse du fauve. Celui-ci, dédaigneux de la meute hargneuse et jappante des chiens, qui le mord aux jarrets et lui souffle aux poils, vient droit au chasseur et, d'un seul bond franchit la distance qui le sépare de son adversaire. Alors, se dressant sur les membres postérieurs à la façon du matou qui combat contre un chien, il décharge d'une de ses terribles pattes de devant, armées de griffes aiguës, un coup destiné à broyer et à terrasser son audacieux adversaire. L'homme solidement campé, immobile comme un marbre, réu- nissant à ce moment suprême toute sa vie, sa force et son cou- rage dans son regard, encaisse sans broncher ce formidable swing et, tandis qu'il le pare du bras gauche et que la toison laineuse dont celui-ci est entouré s'attache aux griffes de l'ani- mal et y reste prise en partie, son bras droit, armé du large coutelas, se détend comme un ressort d'acier dans un irrésistible et superbe effort. La lame acérée pénètre dans le corps du fauve, le fend en remontant du bas ventre jusqu'au thorax, et le rejette en arrière pantelant et rugissant encore. De quelque sang qu'il soit issu, européen, indien ou métis, l'homme qui, seul dans la profondeur de la forêt, défie le jaguar le couteau à la main, est sûrement un brave. Il est doué d'un cœur d'homme « revêtu d'un triple airain » ; la confiance qu'il puise dans sa force, son adresse et son cou- rage font honneur à sa race. ^ i8i ^ A TRAVERS LA FORET BRÉSInlEN^E. Le toréador dans Tarène éblouissante de lumière, sous les 5^eux qui l'admirent et l'encouragent, arrête l'élan furieux du taureau d'un seul coup de son espada fatale. Lui aussi joue sa vie. Mais, si le fer dévie, il saura comment se défendre, preste- ment il évitera la brute en fureur, les capeadores accourront à la rescousse. Il pourra recommencer la lutte, tenter à nouveau le sort et forcer la victoire. i Le tigrero argentin, ne doit compter que sur soi. Il est seul sous l'œil de Dieu. Librement, par un acte réfléchi de sa volonté, il poursuit, défie, et tue d'un seul coup, d'un bras qui ne peut trembler, ni même hésiter une seconde, le redoutable Roi des Forêts du Nouveau-Monde. Il le tue dans un combat loyal, face à face, sans embûches, ni trahison. Ce brave n'em- poisonne pas la source où vient boire son ennemi. Il ne projette pas contre lui de gaz asphyxiants. Mais les dieux s'en vont ; aujourd'hui on chasse le jaguar avec des armes à feu. Il tombe frappé de loin, d'un coup qu'il n'a pu ni prévoir, ni éviter, sans discerner bien souvent d'où est partie la balle qui Ta foudroyé. Avant de jeter un dernier regard d'adieu sur la Forêt au Changeant Visage, il me plairait demander à mes souvenirs ce qu'elle devient parmi ces plaines illimitées du Gran-Chaco, sauvage et solitaire, aussi loin des eaux brunâtres du Paramini, que du sombre rideau des Andes majestueuses. Encore une fois la forêt se présente à nous sous un aspect nouveau : les arbres n'y atteig-nent plus qu'à une hauteur . moyenne. Couronnés d'une ramure étrangement contournée, J leurs troncs assez espacés s'élèvent réguliers et droits et leur ^ feuillage plutôt maigre permet à la clarté éclatante et fluide, qui tombe de ce ciel merveilleusement lumineux, de les baigner de ses vivifiants effluves depuis le sommet jusqu'aux pieds. '^ Entre ces arbres ensoleillés se développe à Taise un léger sous-bois composé de plantes variées, d'un dessin grêle et tour- ^ 182 ^ ^ . 'il % DU PAR AMI NI AUX ANDES NEIGEUSES. mente et qui déploient un luxe exagéré d'épines. Parmi cette végétation et ces broussailles, les cactus de toutes sortes se sont lillé une large part : les uns, dressent vers le ciel leurs candé- labres géants, garnis de cierges multiples ; d'autres se recour- ])ent et rampent sur le sol comme d'énormes chenilles vêtues d'épines effilées ; quelques-uns, aux tiges plus minces, s'entor- tillent aux troncs et aux rameaux des arbrisseaux. Postée, ainsi qu'elle l'affectionne, au bord d'un étroit sentier de pécaris, qui serpente entre les broussailles épineuses, une charmante petite cactée dresse à une hauteur d'un demi-mètre à peine, ses rameaux charnus et fragiles. On dirait une plante marine, un gros zooph3''te, transplanté récemment des profondeurs de l'Océan, dont elle a conservé la couleur et lés glauques transparences. L'illusion est d'autant plus vive que la plante se montre toute couverte de beaux petits fruits rouge vif, que de longues et fines épines font ressembler à de minuscules châtaignes de mer. Tout est mignon et-gracieux dans cette jolie cactée : ses fleurs abondantes sont du rose porcelaine le plus tendre, et si charmantes qu'à peine les voit-on, aussitôt on sent naître en soi le désir de les cueillir. Ainsi que les fruits, ces fleurs sont d'une texture si délicate, qu'aumoindre toucher, elles se détachent de leur support. Comme la plante elle-même, elles sont protégées contre les indiscrets par de longs pinceaux d'épines aiguës et barbelées, et si fines, si menues, qu'à peine l'œil peut-il les apercevoir. Mais sous tant de mignarde beauté, se dissimule, hélas î la noirceur et la cruauté de l'âme. Celui qui la frôle au passage, maudit de longues heures, la seconde d'oubli ou de maladresse où, pour son malheur, il heurta cette plante pleine de coquet- terie et de traîtrise. Le Seigneur de la Forêt lui-même, le superbe jaguar, n'est pas à l'abri de ses traits et de sa perfidie. Quand d'un bond souple et léger, le grand fauve a pu saisir le pécari rapide et farouche ^ 183 € A TUA VERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. qui, le groin à terre et le poil hérissé, fuyait en claquant des défenses, s'il lui arrive de heurter pour son propre malheur la frêle et belle cactée, la petite plante gracieuse en tire une cruelle vengeance. Comme un moment pétrifié, arrêté dans son élan, le jaguar abandonne sa proie expirante. Sur la magnifique robe tachetée du chasseur surpris et irrité, s'est plaquée, grâce aux longues épines barbelées dont ils sont recouverts, toute une grappe des « fruits rouge corail de la plante offensée. Brusquement il secoue sa somptueuse fourrure et les épines aiguës pénètrent davan- tage dans sa peau ! Alors, retenant son impatience et usant de précautions félines, le fauve avance sa grosse patte fourrée aux ongles luisants et recourbés, vers la partie blessée, et aussitôt un certain nombre de ces châtaignes perfides élisent domicile entre ses griffes meurtrières. Pour en débarrasser cette première patte, il appelle l'autre à son secours, mais les maudits fruits rouges s'en emparent sur le champ et s'y fixent par leurs dards insidieux. Frémissante, la bête courroucée y porte alors sa gueule aux crocs formidables, et les terribles châtaignes aban- donnant en partie les pattes qu'elles tourmentent déjà cruelle- ment, s'attachent aux babines et plantent dans la langue rugueuse et dans le nez doux et luisant de leur victime, mille aiguillons de feu. Fou de douleur, enflammé de colère, le jaguar bondit. Sous ses pattes puissantes garnies d'ongles d'acier, vole de toutes parts la rude écorce des arbres séculaires qui vibrent et reten- tissent comme frappés par de pesants marteaux, tandis que le fauve blessé remplit la forêt des rugissements de sa douleur, des éclats de sa rage impuissante et hurle sa honte aux échos des grands bois. C'est pourquoi les gens du pays qui, de nos jours, parlent encore entre eux le Qinchua^ la vieille langue incasique, donnent à cette gracieuse et mignonne cactée, aux fleurs de ^ 184 € DU PARAMiyi AUX ASDES NEIGEUSES. porcelaine rose, vrai jouet d'enfant, tout garni de boules de corail, le nom suggestif de tLturiLngo giiacachina, « pleurs de jaguar ». Pas plus que le roi de la forêt, le roi de la nature ne vit à l'abri des insultes de ces plantes agressives. Quelle que soit leur espèce : nopal d'aspect rébarbatif et cruel, [ui amoncelle en masses d'un vert grisâtre ses innombrables raquettes aux longues aiguilles ivoirines, céréus côtelés, entas- sant les uns sur les autres leurs manchons hirsutes, garnis de dards acérés, ou « larmes de jaguar », aux fines épines barbe- lées, toutes les cactées mettent en un péril constant le chasseur ou le voyageur qui affronte ces solitudes. Si d'aventure, il se perdait au sein de ces forêts inhospita- lières, les redoutables piquants des cactus lui causeront parfois de cuisantes blessures ; ils s'enfonceront profondément dans ses pieds meurtris et dans ses mains déjà déchirées par les épines du sous-bois, et souvent ce surcroît de douleur épuisera ses der- nières forces. Pourtant ces plantes hostiles, si bien armées pour la défense et pour l'attaque, se montrent parfois protectrices. Leurs feuilles épaisses aux chairs aqueuses, qui à certains animaux servent de nourriture et aux tortues terrestres en par- ticulier, fournissent, en effet, à l'aventurier égaré une dernière ressource contre la soif, en même temps que leurs figues char- nues apaisent sa'faim et le sauvent ainsi du plus horrible genre de mort. Ces autres bons Samaritains du désert prouvent une fois de plus, qu'il faut se garder d'uniquement juger des gens sur la mine. De même voyons-nous un petit oiseau chercher un abri sous les épines d'un car do S ce beau céréus si bien armé, aux belles I. Cereus Pasacana. ^ 185 € A TBA VERS LA FORET BRÉSILIENNE. fleurs crème lavées de carmin et de rose, aux longues aiguilles robustes et acérées disposées en bouquets tout le long de ses côtes. ^ Cette formidable cuirasse ne défend pas ces plantes contre les entreprises de ce petit pic, noir et blanc, que nous pouvons voir cramponné à une de ses fortes épines, creuser activement les chairs tendres du beau cactus, l'attaquant au défaut de l'armure, juste à un endroit où sa menaçante panoplie ne le protège plus. De son bec robuste et pointu, l'adroit insectivore, que les gens du pays nomment « le petit charpentier », en Quichua, carpintero utula, découpe au flanc du céréus un beau trou bien régulier de la dimension d'un rond de serviette. C'est l'en- trée d'une galerie qu'il mènera peu à peu jusqu'au cœur de la plante, jusqu'à la moelle blanche et savonneuse, qui remplit la partie ligneuse de cette sorte de candélabre naturel. Là, il ménagera une petite chambre circulaire y bien régulièrement tapissée de plumes, et y construira un doux nid, fourré du plus fin duvet. Son œuvre achevée, il confiera ses œufs à cette retraite, si redoutablement fortifiée que nul ne se risquera à oser les y chercher. Sa couvée y prospérera en toute sécurité. N'est-elle pas mise à Tabri du vent et de la pluie, ainsi que des brûlants rayons du soleil? Elle est protégée, en outre, par sa position élevée de trois ou quatre mètres du sol, contre tout autre péril possible. Cachés dans ce sûr asile, blottis au sein de la plante hospita- lière, qui les défend de ses mille et une aiguilles d'acier, les petits pourront se rire des tentatives des plus hardis maraudeurs, soit des chats sauvages à la gorge blanche, à la robe rouge ou pointillée, soit des malodorantes sarigues, à la longue queue prenante, qui rôdent la nuit, en quête du mauvais coup à faire Son travail terminé, l'adroit mineur goûtera un repos bien ^ i86 é I » DU PAU A M! NI Alix ANDES NEIGEUSES. mérité. A l'huis de son nid, sur un des grands piquants qui le protègent, il guettera les insectes qu'attire le parfum des fleurs entr'ouvertes, et qui se délectent des fruits d'un tLcli^ voisin dont la chair colorée du plus vif incarnat est toute parsemée de petits points noirs. Arrivés à maturité ces fruits éclatent, pour laisser apparaître en s'entr'ouvrant leur pulpe juteuse, festin largement offert à toute la gent ailée. D'un bec avide, l'oiseau fouillera cette pourpre impériale, et pour les petits coléoptères, si nombreux, qui osent la souiller de leur présence, il se montrera sans pitié. Ces hôtes insolents, dont lui-même raffole, il les gobera pour les punir, et, tout heureux, par ses cris perçants et répétés, il dira sa joie de vivre aux plantes généreuses qui, tout en lui offrant à si peu de frais, pour lui et les siens, le logis inviolable et commode et la table toujours mise, se plaisent à orner son couvert aérien de leurs belles fleurs odo- rantes. Opontias, céréus, cactées des genres les plus divers, chacun de ces bizarres échantillons de l'espèce végétale, déploie à son heure, en efîet, les splendeurs de ses larges et profondes corolles-, les unes richement colorées, les autres presque blanches, ou à peine teintées des plus délicates nuances ; beaucoup répandent des senteurs délicieuses que les vents brûlants de ces solitudes emportent au loin sur leurs ailes. De formes rustiques et vigoureuses, tout semble calculé et disposé en ces étVanges végétaux pour protéger leur vie et leur beauté, et résister aux dures épreuves des longues sécheresses périodiques. Cette famille de plantes robustes et vivaces portent des corolles parfumées qui leur servent, pour ainsi dire, de parure nuptiale. Autour d'elles folâtrent une multitude d'in- sectes, qui par la vivacité de leurs coloris incomparables, riva- lisent avec les plus belles espèces équatoriales. I. Ucli, Ccicus quisco. ^ 187 ^ A TRA VERS LA FORET RRESILIENNE. Papillons diaprés de teintes chatoyantes, coléoptères aux reflets mordorés, hyménoptères en costume de cour, vêtus de pourpre et de velours, lamés d'hermine et d'azur, cousus d'or et brodés d'argent, ces mille joyaux ailés, la nature, follement pro- digue, semble les avoir tirés à pleines mains de ses plus riches écrins. Affairés, actifs et empressés, ils se posent sur les lèvres des larges calices, blancs ou nacrés, des nombreux céréus, tour- billonnent à Tentour en nuage vivant, ou décrivant d'indolentes spirales, s'en éloignent et s'en approchent tour à tour au gré de leur caprice. Emportée par son vol rapide, une grande cétoine à la cuirasse moirée, aux él5tres d'un noir de jais, rehaussé d'argent poli, passe avec la rapidité d'un trait lumineux. Soudain, elle s'arrête, revient sur elle-même, tournoie un instant au-dessus d'une de ces belles coupes embaumées, brusquement s'y plonge, et, volup- tueuse dans sa gourmandise, se perd aussitôt sous la gerbe épaisse des longues étamines soyeuses. Sous la surprise de cette caresse inattendue, la grande fleur frissonne. Craintive, elle referme doucement sa délicate corolle, ramenant vers l'intérieur de son calice ses beaux pétales trans- lucides, qui semblent de verre filé. Et, pendant ce bref instant de pudeur effarouchée, le grand œuvre de la fécondation où les insectes jouent dans l'immense domaine des fleurs, un rôle si important, s'est peut-être mysté- rieusement accompli. : Cette jalouse forêt vierge mobilise pour la défense de ses tré- ;; sors, contre les hommes aussi bien que contre les animaux, un i formidable arsenal : dards, harpons, piquants, aiguillons et ; crochets; elle s'en hérisse sur toutes les coutures. ? Pourvus d'épines, en effet, sont le feuillage et les menus ^ rameaux des grands qtiehrachos^, rouges ou blancs Mont le bois ^ 1. Qtiebracho rouge, Schinopsis Lorentzii. 2. Qji&bracho hlanc, Aspidosperma Quebracho. DU PARAMIM AUX ANDES NEIGEUSES. dur comme le fer émousse rapidement l'acier le mieux trempé; épineux les molles \ durvanées aux branches enchevêtrées, aux minuscules fleurs à l'odeur de miel, dont la résine qui coule du tronc en larmes blanches, répand, en brûlant, un parfum mystique d'encens ; tout aussi piquants et munis de la tige jusqu'aux feuilles de crochets féroces ou de dards barbe- lés, se dressent devant nous, agressifs et menaçants, les moindres arbrisseaux des sous -bois. Quant aux nombreuses broméliacées, caraguatàs, dont les longues feuilles élégam- ment infléchies, couvrent le sol d'un immense tapis et sont pour l'Indien et le chasseur, nous l'avons vu, une précieuse réserve de fibres textiles, elles n'ont rien à envier, pour la protection que leur assuren-t leurs épines tranchantes et recour- bées, aux innombrables cactus qui, de derrière les chevaux de frise que forment leurs longues et solides aiguilles, bravent toutes les attaques. On comprend qu'un caractère aussi peu accueillant mette ces rudes halliers à l'abri des incursions des hommes et des grands animaux. Seules, les bandes nombreuses des pécaris turbulents, que leurs soies grossières protègent efficacement contre les dents et les griffes acérées de ces bois hostiles et bien armés, peuvent y pénétrer impunément. Il en est de même pour les tatous cuirassés, car nulle épine ne saurait traverser l'épaisseur de leur carapace. Une foule d'oiseaux, perruches babillardes et vols bruyants de perroquets, bigarrés comme des arlequins de bleu, de rouge, de jaune et de vert, trouvent sous ces âpres couverts une retraite inviolable. De grands ramiers d'un bleu ardoisé, y cherchent, pour leurs fidèles amours, un asile caché, et y élèvent leurs nichées à l'abri de tous les périls. Pendant les heures les plus chaudes du jour, leur doux gémissement se mêle aux roucoule- I. Molle, Durvana latifolia. ^ l8q ^ A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. ments des timides tourterelles. Et de fourrés en fourrés, se répondent leurs monotones appels. j Quand tombe le soir, à 1 heure du crépuscule, le long cri éploré de l'Oiseau Fantôme, le légendaire Caciiy'\ se traîne au fond des bois, et ajoute à la mélancolie qui descend sur les soli- tudes de la forêt avec le déclin du jour. On pourrait ici inviter le lecteur à chausser pour un instant les bottes de sept lieues de la fable et à poursuivre ensemble notre route vers TOuest, pour nous transporter en quelques enjambées, au pied des Andes orgueilleuses. Certains des contreforts de la Cordillère qui s'inclinent vers la plaine et vont mourir au bord des immenses pampas de l'Ar- eentine sont couverts dans le Tucuman, Salta et Oran, de denses forêts vierges ; sous leurs ombrages, l'Européen qui s'y engage se sent le cœur pénétré d'une émotion aussi profonde que douce. En effet, ces forêts vénérables rappellent les nobles futaies de chênes du Vieux-Monde. Sur un sol tourmenté, recouvert d'une couche épaisse d'humus que d'énormes rochers rongés de mousse et de lichens crèvent de place en place, s'élèvent tout droit des arbres ifiagnifiques qui d'un seul élan s'étirent vers le ciel. Ils appartiennent aux plus belles essences de la région Andine : cèdres, noyers, tipas, lauriers et pacaràs'^. Leurs ramures forment une voûte élevée. Moins opaque que celle de la forêt des Hauts-Plateaux du Brésil, elle laisse filtrer sans tant de parcimonie les rayons du soleil. Quelques lianes cependant retombent encore de branche en branche. Leur aspect exotique suffit pour rappeler au voyageur égaré dans ces solitudes que tout près de quatre mille lieues le séparent des paisibles forêts européennes, et d'un regard rétros- 1, Nyctalops griseus. 2. Cèdre, Cedrela fiss'lis. — Noyer, Jnglan aiistrulis. — Pacara. Enierolohium tim- bouva. — Laurier, Nectaîidra porphyria. ^ 190 € 1)1' P.inAM/M AiX A y DE S NEIGEUSES. pectif il en revoit les beautés qui, aux jours de son enfance, émerveillaient ses yeux. Le sous-bois est composé d'arbrisseaux clairsemés etdépour\us d'épines. Aucun pied indiscret n'a encore courbé les frondes fragiles des innombrables fougères qui croissent avec vigueur en ces lieux humides et ombragés. De véritables prairies de capillaires recouvrent souvent de vastes étendues du sol de la forêt : ces tapis sj^'lvestres unis et moelleux vous saisissent par la délicatesse de leur charme et leur pénétrante fraîcheur. Sous les pas qui les froissent, ils déga- gent un parfum subtil, qu'on ne saurait oublier quand une fois on les a foulés. Du côté de TAraucanie proprement dite, dans la région des Pommiers Sauvages, à laquelle le puissant Cacique des Teuel- ches empruntait son nom de Rey de los Poniares (Roi des Pommeraies), ces tapis de capillaires cèdent la place, paraît-il, à des parterres de fraises qui s'étendent sur plusieurs lieues de superficie. Je ne les ai pas vus moi-même, mais des amis qui ont parcouru ces contrées enchanteresses, m'assurent avoir pendant des heures entières écrasé sous les sabots de leurs chevaux, les petits fruits innombrables dont le sol était rouge, et qui remplissaient l'air du parfum délicieux qui leur est spécial. Revenons à notre forêt et à ses vertes fougeraies, sous les- quelles courent des petits lièvres au poil fin et soyeux. Le bruit de leurs pas précipités et craintifs effarouche les jolies perdrix au plumage brun mauve, au bec et aux pattes d'un beau rouge corail, qui ne se plaisent qu'à l'abri de ces couverts monta- gneux. Aux eaux pures du gave qui, descendu des hautes montagnes, se joue et court avec un doux murmure sous les arbres cente- naires, de grands chevreuils aux beaux ^^eux humains, au museau de velours noir, le pied leste et l'oreille au guet, viennent à pas A TRAVERS LA FORET BRÉSILIENNE. furtifs se désaltérer ; prudemment, ils relèvent la tête, dressent leurs larges oreilles et interrogent le vent. A leur aspect ces beaux vers si expressifs de Walter Scott, le magicien du Nord, viennent à la mémoire : « The stag ai cave had drunk his fill WJiere daiices the moon on Monan's rill^. > Au moindre bruit, soit qu'une branche sèche craque sous les pas, ou que le lourd tapir, qui se vautre un peu plus bas en quelque gour profond, fasse jaillir bruyamment et clapoter sous lui les eaux du torrent, les gracieuses et craintives bêtes demeureront, un instant, ramassées sur leurs jarrets, frisson- nantes et figées d'effroi, puis, d'un bond agile, elles prendront leur course et se perdront à travers les fourrés, rapides et légères, leurs longues oreilles et leurs bois aigus rabattus en arrière. Doucement, à pas feutrés et silencieux, flatré parmi les fou- gères, s'écrasant sur ses pattes de velours, le jaguar s'approche - de Teau. ^ Immobile, flairant le vent, il mesure l'espace qui le sépare de | la proie convoitée et calcule les chances de succès, cependant ' que d'une extrémité à l'autre de sa belle robe tachetée, courent des frissons onduleux. Comme pétrifié aucun de ses membres ; ne bouge ; seule, l'extrémité de sa longue queue étendue au ras J du sol s'agite lentement d'un côté à l'autre. Il a aperçu le tapir * qui, son bain pris, s'apprête sans doute à sortir du gave et à J regagner son fort au fond de quelque épais fourré; il le guette, '_J prêt à bondir. Pourtant le fauve puissant hésite à attaquer la? lourde et robuste bête : c'est que la lutte sera rude, la victoire incertaine. Une fois qu'il aura planté ses griffes dans la nuque glissante de sa proie, le massif animal que protège un cuir épais comme le pouce l'emportera, il le sait, à travers les halliers, • T. « Le cerf au crépuscule a bu son plein Où danse la lune sur le gave de Monan. » ^ 192 $ Pl. VIII. T. a . z ^ < -S, O ** •a « os P- 3 00 DU PARAMINI AUX AS DES NEIGEUSES. le déchirera aux épines, cherchera à le désarçonner en passant sous les branches les plus basses . Il le heurtera aux troncs et aux pointes de rochers, et épuisera toutes les ruses et tous les efforts avant de se rendre à merci, si tant est que l'agresseur ne soit pas, lui-même, le premier las, meurtri et ensanglanté, obligé de lâcher prise. Soudain, tournant la tète, il lève un regard plein de colère sur le bel oiseau vêtu de crème et d'azur qui sautille sur une branche basse, à quelques mètres de là : c'est V uraca^ la pie de ces forêts des iVndes qui, par son cri perçant, moqueur et répété, révèle à tous la présence du jaguar, dénonce et fait échouer ses projets sanguinaires. C'est ainsi que change devant les pas du voyageur d'un point à l'autre de sa vaste étendue, la physionomie de la Grande P'orêt Vierge, et que défilent devant ses yeux, dans leur diversité, les êtres qui hantent ses ombrages profonds. Et cela, du pied des Andes aux sommets neigeux jusqu'aux flots bleus de l'Atlan- tique, et des prairies couvertes de hautes graminées, dont le Pampero ^ agite les panaches argentés, jusque bien au delà des rives mystérieuses du Solimôes géant, où l'Equateur souffle son haleine de feu. Amant sincère des grands bois et de leurs pittoresques soli- tudes, où régnent le silence et l'ombre, si propices aux rêves, aux méditations et aux mille travaux delà pensée humaine, j'ai passé les meilleures années de ma jeunesse sous les hautes coupoles de ces palais de verdure, remplis pour moi d'enchante- ments. La vie s'y manifeste sous les formes les plus diverses et les plus attrayantes ; les journées s'y écoulent heureuses dans un calme et un recueillement inconnus du monde civilisé. Un charme indéfinissable, fait de puissance, de douceur et d'harmonie émane de ces géants de la forêt, qui poussés en leur I. Vent violent du Sud qui règne fréquemment sur les pampas de la Patagonie et Rio de la Plata. ^ 193 ^ Wagnbf. Forêt Puisil. - 13 A TRAVERS LA FORET BRESILIENNE. liberté superbe, loin de Taction de Ihomme et de l'air trop vicié des villes, jouissent en toute leur plénitude des forces qu'une nature exubérante et prodigue leur verse sans compter ni s'épuiser. C'est un charme qui vous prend. Il vous pénètre profondé- ment, s'insinue au plus intime de votre être ; il vous réconforte plus tard au milieu des vicissitudes de Texistence et de l'âpreté de ses luttes, et survit aux orages et aux plus furieuses tour- mentes de la vie. A son déclin il l'embellit encore de souvenirs ineffaçables et de consolantes espérances. Celui qui a bu une fois ses philtres ensorceleurs, finira toujours par revenir, un jour ou l'autre, à la Grande Forêt. Majestueuse | dans sa sérénité, sûre de son pouvoir et de ses attraits sans cesse renouvelés, souriante en son impérissable et souveraine beauté, elle dénoue au vent son ondoyante et verte chevelure, qui frissonne au gré du moindre souffle de brise. Le sein gonflé de soupirs embaumés, elle attend dans son indulgente clémence l'ami qui l'a imprudemment quittée pour s'égarer loin d'elle, comme la feuille détachée que promène le vent, à travers le monde des humains trop souvent pétris d'ingratitude et de méchanceté. Et toujours son amant qui lui revient la retrouve, éternelle- ment belle et accueillante, prête à lui rouvrir ses bras chargés ,-• de fleurs et baignés de parfums. Loin d'elle, il la revoit sans cesse passer dans ses rêves. Les écrivains anglais ont décrit ce qu'ils nomment « the call ofthe Hills », l'appel nostalgique de la montagne des Indes. Cet , appel devient si pressant et si fort, dit-on, qu'il va chercher au bord des paresseuses rivières du Westmoreland, sur les rives des lacs et des torrents de l'Ecosse, parmi les vertes prairies • d'Erin et au fond des châteaux princiers et des cottages couverts de lierre, de roses et de chèvrefeuilles de la vieille Angleterre, '.; les transfuges des hautes vallées de l'Himalaya. Et si impérieuse ^ 194 ^ DU PAHAMIM Al'X A y DES XFUGEUSES est cette voix de la montagne, qu'elle ramène .souventes fois aux riantes vallées délaissées ceux qui sans les avoir pu revoir ne mourraient pas tranquilles. Non moins pressant se fait l'appel de la Grande P'orêt tropi- cale. Le soir tandis que j'étudie ou que j'écris, sa voix lointaine arrive jusqu'à mon oreille par les croisées de l'appartement qui donne sur une des rues les plus tranquilles du Vieux Pass^'. Un souffle imperceptible agite alors sur ma table notes et papiers : un bruit d'ailes invisibles emplit la chambre et, dans l'air, je crois sentir flotter de suaves parfums, haleines de fleurs otranges, où je retrouve les acres senteurs de la forêt. Cependant par ce soir d'été orageux, à l'instant où je trace ces lignes, ce que je me figure entendre n'est point le fracas du tonnerre roulant de sommet en sommet, le lono- de la Serra do Mar, ni le retentissement des bruyantes cascades qui bondis- sent échevelées au fond de ses vallées verdoyantes. Non ! c'est plutôt le canon libérateur qui rugit au bord de la Somme ensanglantée : dans le silence de la nuit je crois per- cevoir son écho réconfortant. Et soudain une plainte douloureuse m ' arrive ; je me sens intérieurement tressaillir. C'est la pTande voix fraternelle de la o Lointaine Forêt qui m'interroge d'au delà de l'Océan immense : a Quels sont ces êtres, me di^-elle, orgueilleux et cruels, hommes ou démons, qui outragent, déchirent et ensanglantent ainsi le doux visage de la terre ? ces lâches agresseurs qui déchaînent sur ton beau pays la mitraille et l'incendie, fauchent de leurs boulets ses champs aux fécondes moissons, ses vergers chargés de fruits, ses bois paisibles, et ses majestueuses forêts? (( N'ont-ils donc jamais, ces nouveaux barbares, pour offrir sans pitié à la mort d'aussi riches bouquets, saisi dans toute sa beauté l'épanouissement de la vie, ni goûté la douceur des choses? respiré le parfum des fleurs et vu, à travers la ramure, par un beau soir d'été, descendre de son char d'argent, ceinte de sa » 195 € A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. lumineuse couronne, la blanche déesse de la nuit, suivie de son cortège d'astres resplendissants? N'ont-ils jamais, alors, su bénir le Créateur en son œuvre sublime, et incliner devant lui leurs fronts arrogants pour déposer aux pieds de son trône éter- nel leurs insatiables ambitions et leurs rêves éphémères ? » Dans la solitude de la nuit, tandis que des jardins voisins quelque discret parfum de nos fleurs de France arrivait jusqu'à moi, et que mon cœur attristé croyait entendre tonner le canon, et les chères âmes de nos morts gémir en passant sur les ailes de Torage, ainsi me parlait au cœur d'au delà de l'infini des mers, la Paisible et Lointaine Forêt. A cette voix amie répondait, dans mon esprit, l'écho de ces chœurs évangéliques qu'entendirent les bergers de Bethléem, il y a vingt siècles et qui depuis résonnent toujours dans nos âmes : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. » Surhumaines et admi- rables paroles d'amour et de bonté, à jamais mémorables, aux- quelles le monarque sanguinaire, qui a osé dire : « Seigneur je n'ai pas voulu cela ! « donne en ces heures angoissées, une si ironique et troublante réplique. La terre retrouvera sa riante parure, les jardins leurs fleurs embaumées, les guérets leurs moissons fécondes, et de nouveau les arbres des vergers plieront sous leurs fruits. Dieu fasse un jour également fleurir et fructifier dans le cœur ^ de tous les hommes la Bonté Souveraine et l'Éternelle Justice que certains d'entre eux ont toujours ignorées ! ^ 196 « CHAPITRE XII LE CHEMIN DU RETOUR « Partir, c'est mourir un peu C'est mourir à ce qu'on aime : On laisse un peu de soi-même En toute heure et en tout lieu. C'est toujours le deuil d'un voeu, Le dernier vers d'un poème; Et l'on part et c'est un jeu. Et jusqu'à l'adieu suprême C'est son âm.e que l'on sème, Que l'on sème à chaque adieu, » (Ed. h ar au court. Si pour les amis inconnus qui liront peut-être un jour ces quelques pages fugitives, j'ai tenté de décrire avec amour le charme persistant de la Grande Forêt, c'est que je croirais avoir fait œuvre utile si j'avais pu inspirer à quelques-uns d'entre les meilleurs, le désir de lier connaissance avec elle, par eux- mêmes, et d'aller un jour, à l'exemple de leurs aînés, redire aux forêts du Nouveau-Continent et chanter sous leurs ombrages hospitaliers, les gais accents et les aimables propos de notre « doux parler » de France. Je suis de ceux qui ont toujours pensé que l'âme et le génie de notre pays ne sauraient demeurer captifs des étroites limites d'espace et de temps, et que nous devons infatigablement tâcher à étendre leur rayonnement à l'univers entier. Nous avons été, grâce à l'effort persévérant de nos ancêtres, constitués les premiers pionniers de la civilisation. Le monde ^ 19; ^ A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. le sait, ce n'est pas à nous de l'oublier. L'esprit d'aventure et d'audacieuse entreprise jadis agita puissamment notre race; il n'est certes pas éteint; il n'est qu'à peine endormi. Si, pour le malheur de notre pays, la natalité a trop sensiblement diminué, elle peut, par un heureux concours de circonstances, se relever et nous, permettre à nouveau d'essaimer au loin. La qualité peut souvent remédier à la quantité. La ruche ne s'est pas démesurément agrandie, ses habitants peuvent largement s'y mouvoir et y respirer à l'aise, mais elle n'en produit pas moins un miel très doux et très vanté. Il importe donc grandement à tout le monde et surtout à nous-mêmes, que quelques-unes de ses diligentes abeilles aillent construire de nouvelles et nombreuses alvéoles jusqu'aux plus lointains confins du globe. Ainsi le monde pourra de nouveau connaître et apprécier le fin parfum et savourer le goût exquis du miel de notre France. La France restera toujours pour ses enfants « le plus beau royaume qui soit sous le ciel )>. Campagnes aux lignes apaisées et aux calmes horizons ; antiques forêts de la Gaule, montagnes sévères ou riantes ; parterres abandonnés se souvenant encore des pompes et des gloires du passé ; allées majestueuses que des pas d'empereur, las de parcourir l'Europe, ont foulées entre deux victoires ; clos provinciaux, témoins des jeux de nos ancêtres, petits jardins de curé aux fleurs désuètes et char- mantes, mas couronnés d'oliviers, tous ces paysages de la vieille France, sur la face desquels vingt siècles d'histoire ont inscrit leurs traditions et leurs légendes glorieuses, rafraîchissent les yeux de celui qui les revoit après une longue absence ; rien ne saura jamais le tenter de les oublier. Il a été dit que l'homme n'emporte pas le sol de la patrie à la semelle de ses souliers : rien n'est moins certain ; il fait mieux, il emporte vivants en son cœur jusqu'au bout du monde le souvenir attendri et le culte profond du coin de terre où il est & 198 ^ LE CHEMIK DU RETOUR. né, du ciel qui l'a le premier inondé de clarté. Conquis pour un temps par le charme subtil et voluptueux de la nature exo- tique, un enfant de l'Ile-de-France paisible, de la Touraine et de ses jardins fleuris, de la pieuse et vaillante Bretagne, du Berry, la terre d'élection du bon sens, de la Provence enso- leillée où chante la cigale, ou des Flandres grasses et plantu- reuses, longtemps, peut-être, se montrera infidèle à son pays d'origine. Mais chaque fois qu'il croira retrouver sur le visage de la terre étrangère le sourire de la terre natale, son cœur tressaillera du plus sincère émoi, et ses yeux se voileront des plus douces larmes. L'image de la Patrie, pour laquelle il veut lutter et combattre, même quand il en est éloigné, il la voit alors surgir victorieuse devant ses yeux, et vers elle s'envolera le meilleur de soi. La douce et mélancolique chanson attribuée à Marie Stuart, qu'elle aurait vraisemblablement pu écrire, et qui commence ainsi : « Adieu, plaisant pays de France Oh ! ma Patrie La plus chérie » quel Français ne l'a murmurée, en voyant à son départ Ijleuir et s'effacer à l'horizon les côtes natales, ou quand enveloppé d'un nouvel horizon, le parfum autrefois savouré d'une fleur, le chant d'un oiseau, ou un refrain populaire du pays, lui a rappelé la « doulce France » ? Mais parce qu'en celle-ci on admire, entre tous, le « plaisant pays » ceux qui ont eu l'incomparable avantage d'y naître ont trop pris peut-être, l'habitude de s'endormir sur ce tiède giron maternel. Ma propre expérience y signale un grand dommage. Car chaque fois que j'ai retrouvé, sur des plages lointaines, la trace ^ 199 € A m AVERS LA FORET BRESILIENNE. des pas denos aînés, j'ai compris combien ils avaient su dépen- ser d'énergie jadis et déployer de qualités aimables, pour mériter en tous lieux tant d'amour et s'attirer tant de respect. Et ainsi j'ai appris, chaque jour, à chérir davantage notre France, missionnaire de beauté et de justice, qui sait si bien conquérir les cœurs et élever les âmes. C'est pourquoi je voudrais voir les cadets de nos vieilles familles reprendre le chemin des sources vivifiantes, intaris- sables fontaines de Jouvence, où buvaient leurs ancêtres en quête d'aventureuses expéditions. Ces sources rafraîchissantes^ la libérale nature les_tend aux lèvres altérées d'inconnu, comme " aux âmes éprises d'ambitions généreuses et assoiffées de nobles idéals. A toutes ces sources limpides, le génie de la France est assuré de trouver large et gracieux accueil ; mais parmi celles où se reflètent les splendeurs les plus captivantes, on comptera toujours les clairs miroirs qu'abritent sous leurs épaisses fron- daisons les forêts vierges de l'Amérique Latine. Les déités pro- tectrices des bois, et les muses évocatrices des arts s'y donnent rendez-vous : elles lui parleront sa langue. Comme lui, elles descendent, opulentes héritières, des vieux dieux de l'Olympe, de ces blanches divinités amoureuses d'ordre et d'unité, qui hantaient aux beaux jours de l'Hellade, les vallons du Pierus, et fréquentaient parmi les coteaux de l'Hymette, que parfu- ment les senteurs du mj^rte et du cytise. Don Andrès partageait sur ce point mes opinions. Au cours de nos longues conversations du soir, qui, maintes fois nous menaient jusqu'aux petites heures de la nuit, il revenait sans cesse sur ce sujet. Il me disait alors son regret de voir si peu exploiter notre riche patrimoine moral, et si mal développer Tinfluence déjà acquise par la diffusion des lettres et de la pen- sée françaises. Il aurait souhaité voir nos écrivains, nos philo- sophes et nos artistes retremper leur souple génie à ces sources ^ 200 ^ LE CHEMIN DU RETOUR. vives, et puiser dans les aspects nouveaux d'une nature restée encore une inconnue pour eux, des inspirations d'une originale et puissante fécondité. En vain avait-il cherché une œuvre écrite en notre langue qui eût reproduit avec fidélité et dans une forme séduisante les mille beautés naturelles qui s'étalent en ces merveilleuses con- trées. Il s'étendait aussi sur l'immense plaisir qu'il eût éprouvé, et tant d'autres avec lui, si nos meilleurs artistes s'attachaient à représenter, dans leurs tableaux, les ciels fluides et transpa- rents, brosser les décors somptueux, et fixer, pour le plaisir des yeux, les clairs-obscurs magiques et les lumineux coloris des paysages du Nouveau-Monde. Nous avions même bâti à ce sujet des châteaux en Espagne, l)eaux projets conçus dans un moment d'enthousiasme, que les vicissitudes de la vie ne lui auront pas permis, sans doute, plus qu'à moi-même, de réaliser au gré de nos communs désirs. Trop courts furent les jours que j'ai passés dans la maison de cet excellent ami. Sa demeure où il m'offrit un accueil si généreux et si cordial, jamais la contrainte et l'ennui, son frère cadet, n'osaient en franchir le seuil. Aussi compterai-je toujours mon séjour au Serro Verde, parmi mes meilleurs souvenirs de voyage. Je n'oublierai jamais que j'y ai été témoin de l'action bienfaisante et utile qu'un homme doué d'un caractère heureux, et favorisé d'une nature droite et généreuse, peut délicatement exercer sur tout son entouraee. Il est à souhaiter qu'on trouve d'autresje unes Français égale- ment bien doués, décidés à porter ainsi au loin, lexemple qui entraîne et la parole qui séduit. Ce serait tout profit pour notre pays. Quelques jours plus tard je présentais mes adieux à mon excellent hôte, et je pris congé de lui comme d'un vieil ami. Je l'ai perdu de vue, j'ignore où il a planté sa tente et s'il me sera ^ 201 ^ A TRA VERS LA FORET BRÉSILIENNE. donné de jamais le rencontrer. J'aimerais tant à lui offrir un jour sous mon propre toit, le pain et le sel symboles, deThospi- talité. Si jamais un hasard providentiel veut que ces lignes vien- nent à tomber sous ses yeux, sans doute s y reconnaîtra-t-il. Je désire en ce cas, qu'elles lui apportent le salut plein d'amicale sympathie du voyageur qui venu jadis s'asseoir à son foyer, ce petit coin de France retrouvé sur une terre étrangère, en a gardé un si aimable souvenir. De pareils pionniers font honneur à notre vieille patrie, leur bienveillante activité pleine de tact et de mesure permet aux étrangers de quelque contrée qu'ils soient originaires, d'appré- cier les vraies qualités distinctives de notre race. Comme la suite de mon voyage me parut tout d'abord banale.;: et monotone, quand je me trouvai confortablement installé dans un wagon du train de Paranaguà ! Si la locomotive nous per- met par sa vitesse presque vertigineuse de franchir rapidement ; de longues distances et de réellement dévorer l'espace, elle ;^ nous prive trop souvent, hélas î dans sa course effrénée de l'aventure imprévue qui ajoute tant de charme à l'existence et nous permet de mieux sentir que les épines du chemin parcouru ont aussi des roses. C'est à quoi je songeais, non sans quelque pointe de mélan- colie, à voir défiler devant moi, et se profiler sur le morne horizon k des prairies, derniers vestiges des Campos de Garapuava, les | silhouettes élancées des araucarias ; je m'apercevais qu'ils s'espa- çaient de plus en plus, et semblaient comme moi n'abandonner qu'à regret les frais vallons des plateaux où ils puisaient la vie. Bientôt j'arrivai à la capitale de l'État de Paranà d'où je repris le chemin de fer qui me mena en quelques heures à Paranaguà, petite ville qui conservait encore, à cette époque, tout son caractère national. Ce port est situé sur la vaste baie du même nom, une des rades les plus spacieuses et les plus belles du monde. ^ 202 ^ LE CIlEMiy Dr RETOCn. Là, je confiai mes destinées aux flots bleus de lOcean -.itian- tique qui m'emportèrent doucement vers les rivages du Sud, et ainsi se termina, sans autres aventures, le voyage d'instruc- tion que j'avais entrepris. •Passy, 10 septembre 1916. ^ 203 ^ TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE PREMIER Comment Capitào Chico comprenait les leçons de l'Histoire. Dans un précédent ouvrage, V Allemagne et l'Amérique Latine, l'é- crivain a étudié les manifestations de l'Ame Collective allemande en ces régions privilégiées. — Ce nouvel ouvrage pourrait s'intituler VAtne Latine au Nouveau-Monde. — Abandonnant la région des Colonies Alle- mandes déjà explorée, il y parcourt, en compagnie de ses lecteurs, les magnifiques Forêts Vierges qui s'étendent de l'Amazone aux Andes Argentines. — Capitao Chico, un ancien guérillero lui sert de guide. — Le départ à l'aube. — Dans les chemins de la Forêt. — Les taymbés. — Tragique épisode des guerres civiles : « Les fourmis les ont mangés tout comme les autres. » — Les leçons de l'Histoire. — Un étrange chemin. — Les sertanejos. — Une ancienne coutume biblique, le lave- ment des pieds. — La politesse des montagnards. — Ils apprennent avec joie que l'auteur est Français, comme don Andrès, et non pas Allemand i CHAPITRE II Où Capitào Chico conclut que don Andrès est protégé par Dieu on par le Diable. Le déjeuner au pied de l'araucaria géant. — Les rancunes de Capitào Chico envers le colosse de la forêt. — Le vin de la noce. — Un exploit de don Andrès : « Audentes forluna juvat. » — Paysages enchanteurs. — Le doublé de tinamous. — Une escalade périlleuse 15 CHAPITRE III Au bord du Rio Cubatào. — Le nid d aigle, d'un vieux guérillero. Hospitalité des campagnards. — Le burg du colonel Joào Pedro. — Où l'auteur retrouve de vieilles c"onnaissances. — Un défilé bien gardé. ^ 205 $ A riiJ VERS LA FORET BRESILIENNE, — L'équipement d'un guérillero. — Un harnachement luxueux. — L'ar- senal d'un chef de partisans retiré sous sa tente. — Souvenirs de guerre. — L'assaut de VArinaçao. — Héroïsme de l'amiral Sâldanha da Gama. — Retraite à travers la Forêt Vierge. — Un douloureux cal- vaire. — L'auteur a retrouvé plus tard aux bords écartés du Rio Mon- day les survivants de cette tragique Anabase, là « où ne parvenait jusqu'à eux nul bruit, ni des fêtes, ni des deuils de leur lointaine patrie » 23 CHAPITRE IV Ce que la Forêt Primitive raconte seulement à ses enfants. Les cruautés de la Grande Forêt. — Ce qui reste des premiers occu-' pants du sol : de nombreuses tribus indiennes, errantes et dispersées. — Mais ces nomades savent dompter la nature rebelle ; ils connaissent les mots de passe de la Forêt. — Enfants, ces hardis coureurs de bois ont bu, avec le lait de leurs mères, la science de la solitude. — Instinct et expérience, — Pérégrinations des autochtones; migrations pério- diques. — Les périls de la Forêt. — UUrà. — Le hicho veado. — Le serpent, éternel complice du Malin. — Acuité et mobilité des organes de la vision chez les Enfants de la Forêt, — Le serpent liane, — Un fruit détestable : « un je ne sais quoi qui n'a de nom dans aucune langue ». — Royaumes de Lilliput, agressifs et dangereux. — Piège aérien. — Les méfaits d'un bambou; un scalpel naturel. — Antisepsie indigène. — Des précurseurs de Pasteur. — L'ortie géante. — Un arbre à l'ombre empoisonnée. — tes caraguatàs sont des chausses- trapes naturelles, mais aussi des réservoirs de précieuses matières tex- tiles et de baies nourrissantes. — Les chercheurs de traces. — La Forêt protectrice est la confidente du coureur de bois. — La piste des grands fauves et celle plus terrible du blanc! — Problème plein d''angoisse. — Un Zadig des forêts tropicales. — La prodigue et maternelle Forêt. — L'arme de jet improvisée. — Le hodoque. — Les flèches de chasse et leurs victimes. — Plats étranges autant qu'exotiques, et comestibles variés. — Les représailles de la nature, un nouveau Milon. — Ascen- sion des grands arbres. — Hors-d'œuvre et desserts ; chou-palmiste. 4:(;5SW5, escargots à l'instar de la Bourgogne, œufs de fourmis, miel. — Quand les sources sont taries. — Procédé de pêche ingénieux. — Au bord des tranquilles lagunes et des fleuves poissonneux. — La recherche des œufs de tortue. — Chasse aux caïmans et aux tortues ; les aider meii de la Forêt Vierge, — Loutres et cabîais 37 CHAPITRE V A l'heure où le tapir descend vers la rivière. Le soir expire. — Les habitants de la Forêt vont boire à la rivière. — Le tapir. — La grau besta grâce à l'épaisseur de son cuir brave les ^ 206 ^ TAULE lJi:S MATIERES flèches indiennes. — Mieux vaut ruse que vi — Sur les inépuisables richesses de la Forêt Rebelle veille le Génie de la Pesti- lence. — La Matta Brava (Forêt des Terres-Basses) ; la Forêt de la Serra do Mar (Forêt Mauritienne), et la Forêt des Hauts-Plateaux. — Le fouillis de la végétation tropicale. — Les bourdons et le catase- tum. — Une précaution merveilleuse de la toute prévoyante nature. — Le Curupirà, au front énigmatique des sombres forêts tropicales. — Une répubUque aérienne. — Dans la Forêt Mauritienne «on ne sait dire au juste où finit le jardin et où commence la forêt ». — Une demeure française dans la Serra da Mantiqueira. — Une allée de féerie. — Les orchidées, les palmiers et les fougères, délicate et symbo- Hque parure des fraîches vallées de la Serra do Mar. — Ces belles forêts nous rappellent celles de l'Ile de France, l'Ile Maurice d'aujour- d'hui, que le génie de Bernardin de Saint-Pierre a immortalisées. — La Forêt des Hauts-Plateaux et ses aspects majestueux. — Le cipo d^imbé. — Le cipo matador, « la liane qui tue ». — Le combat des tro- piques. — Les théories darwiniennes et les sanglants pédants de la < Kultur >. — Certes Darwin et Lamarck n' « ont pas voulu cela ». — ^ Uaraponga, l'oiseau forgeron. — Une présence mystérieuse : est-ce un elfe delà forêt? — Les « îoopers Ihe loop » des forêts tropicales. — L'j/, que l'on croirait survivant de quelque espèce disparue, semble cacher sous sa gauche enveloppe quelque chose d'informe, aux apparences humaines. — Les cruautés de la mode. — Un couplet de plus ajouté au charmant poème du nid. — Aux bords du Rio Paranà, la forêt des arbres gigantesques, des grands bambous et des orangers aux fruits d'or et aux fleurs de cire. — Le toucan pillard et féroce, véritable emblème des sanglants valets de la « Kultur », — La Terre promise du naturaUste M*^ CHAPITRE XI Des bords du Paranaminl jusqu'au pied des Andes neigeuses. Une fantaisie du géant Paranà. — La forêt lacustre. — Su végétation exubérante offre une table toujours servie à la satisfaction de tous les appétits. — Pullulement de la vie animale : cabiais. loutres, caïmans, tortues, reptiles aquatiques. — Rondes d'insectes innombrables. — Le ^ 20Q ^ Wagser, Forêt Brésil. i » A TRAVERS LA FORÊT BRÉSILIENNE. règne de l'oiseau. — Les fossoyeurs de l'azur. — L'aigle caracolera et le Martin-Pêcheur. — La Veuve Folle. — Un ancêtre des sous-marins. — « Jadis les pirogues indiennes sillonnaient, libres et heureuses ces calmes flots », — Dans ces solitudes lacustres se plaît le gigan- tesque boa d'eau. r/l«^^0W(i^ des Indiens, qui semble appartenir encore aux époques paléontologiques. -- Le tigrero argentin. — « L'homme qui seul dans la profondeur de la forêt défie le jaguar, le couteau à la main, est sûrement un brave. » — La Forêt du Gran-Chaco. — Uutu- rango guacachina « pleurs de jaguar ». — Les bons Samaritains du désert. — Le carpintero utula, « le petit charpentier » bâtit son nid au cœur des céreus géants. — La pudeur d'une fleur. — L'épineuse et peu accueillante forêt. — Les hautes futaies des Andes. — Elles rappellent au voyageur les beautés des forêts européennes dont le séparent près de quatre mille lieues. — Prairies de capillaires et parterres de fraises sauvages. — Au bord du gave, chevreuils, tapir et jaguar. — L'hé- sitation du fauve. — La pie avertisseuse, l'L^r^^^ vêtue de crème et de violet. — Le charme des grands bois du Nouveau-Monde. — Son per- sistant appel. — La voix de la Forêt Lointaine flétrit les crimes des nou- veaux Barbares 173 CHAPITRE XII Le chemin du retour. L'âme de la France. — «Le plus beau royaume qui soit sous le ciel. » — Châteaux en Espagne. — Adieu au Serro Verde et à son hôte hos- pitalier. — Un pionnier qui fait honneur à notre race. — Des vallées de la montagne aux plages de l'Océan 208 $ 210 ^ TABLE DES PLANCHES Planche I. — La Forêt Amazonienne Frontispice. Planche II. — Le nid d'aigle du vieux guérillero ... 22-23 Planche III. — La chasse au tapir 64-65 Planche IV. — Le plan de la Forêt 140- 141 Planche V. — La Forêt Mauritienne 142-143 Planche VI. — La Forêt des Hauts-Plateaux. 158-159 Planche VII. — Au bord du Gave 172-173 Planche VIII. — Jaguar et tapir 192-193 ^ au 6 FRANCE-AMÉRIQUE Le Comité France-Amérique, qui édite la Bibliothèque à laquelle cet ouvrage appartient, a été fondé, il y a dix ans^ par un grand nombre de personnalités qui ont lancé V appel suivant^ résumant le programme du Comité : Les Français qui signent cet appel viennent de fonder une institution qui se consacre à une œuvre urgente de rapproche- ment et de sympathie entre la France et les nations américaines : c'est le Comité France-Amérique. Travailler au développement des relations économiques, intellectuelles, artistiques, etc., entre les nations du nouveau monde et la nation française ; fonder une Revue mensuelle et y coordonner les renseignements les plus complets sur la vie économique et intellectuelle des peuples américains ; attirer en France des étudiants et des voyageurs des deux Amériques et leur préparer un accueil cordial ; encourager toute œuvre ou toute action qui fera connaître l'Amérique en France ou la France en Amérique : telle sera la direction donnée à nos efforts Les soussignés font appel au concours généreux et au dévoue- ment actif de ceux qui, en France, s'intéressent aux Amériques 3t de ceux qui, dans les Amériques, s'intéressent à la France. Cette fondation a été accueillie avec tant de faveur que, trois ans après, le nombre de ses }nembres actifs et de ses FRANCE-AMÉRIQUE . adhérents dépassait le millier. A cette date, après avoir organisé en France une hase solide, il a commencé à fon- der des Comités correspondants en Amérique. Dans V Amérique du Nord, les Comités suivants fonc tiennent sous la présidence : à Montréal, de VHon. séna- teur Raoul Dandurand^ ancien président du Sénat fédéral; à Québec^ de M. Ferdinand Roy ; à la Nouvelle-Orléans , de VHon. Juge Bréaux, ancien président de la Cour Suprême de la Louisiane ; à Los Angeles, de M. L. W. Brunswig ; à San Diego, de M. Eugène Daney, ancien président de la Calijornia Bar Association ; à Seattle, de M. R, Au^ias de Turenne; à Sait Lake City, du Major Richard W. Young, etc., etc. La Société « The Friends of France y^, de San Francisco, est également affiliée au Comité France- Amérique de Paris, Des Comités ont été constitués à Rio de Janeiro [prési- dent : M. Antonio A^eredo., président du Sénat fédéral); Sao Paulo [président : sénateur Jorge Tibiriça, ancien pré- sident de VEtat de Sao Paulo); Montevido [président : M, Juan Zorilla de San Martin, ancien ministre de V Uru- guay à Paris) ; Santiago du Chili [président : M. Marcial Martine^, ancien ministre plénipotentiaire); Panama [pré- sident : Dr. Pablo Arosemena, ancien président de la République de Panama) ;La Havane [président : Dr. Cosme de la Torriente, sénateur); La Pa\ [président : Dr. Car- los Calvo, ancien ministre de V Instruction publique)-, San José de Costa Rica [président : Léonidas Pacheco, ancien ministre de V Instruction publique). D'autres sont en voie de formation à Buenos-Aires, Mexico^ Bogota, Quitto, etc. Le Comité de Sao Paulo, notamment, a organisé en fçij. une brillante Exposition d' Art franc aiSi, dont la section^ d'art rétrospective a servi à vonstituer le premier Musée^ d'Art français permanent en Amérique du Sud. FRA NCE-A Mrnro m . D'autre part, en France, une section spéciale, uUt- Ligue française de propagande, a organisé un service de renseignements et de propagande en Amérique, touchant le tourisme en France^ renseignement français, Vart fran- çais et les produits de V industrie française. Le Comité central de Paris, qui a son siège social 21, rue Cassette, se compose d'un Bureau, d'un Conseil de direction, de m,embres actifs et d' adhérents. Le Bureau de France-Amérique est actuellement formé des personna- lités suivantes : Président du Comité : M. Gabriel Hanotaux, de l'Aca- démie française, ancien ministre des Affaires étrangères ; prési- dent de la Ligue française de propagande : M. Heurteau, délégué général du Conseil d'administration de la Compagnie 6! Orlèdin?,', président delà section France- Amérique latine: M. François Carnot; président de la section France-Etats- Unis : M. Alexandre Millerand; président de la section France-Canada : vicomte R. de Caix de Saint-Aymour ; président d'honneur de la Ligue française de propagande : VI. Georges Pallain, gouverneur de la Banque de France; président de la Commission de V Enseignement : M. Appell, de l'Institut, doyen de la Faculté des sciences; président de la Commission des Beaux-Arts : M. François Carnot, ^résident de l'Union des Arts décoratifs; président de la Com- mission de V Industrie et du Commerce : M. de Ribes- HRiSïOFLE, président de la Chambre de commerce de Paris; trésident de la Commission du Tourisme : M. Edmond HAix, président de la Commission du Tourisme de IWuto- nobile-Club; trésorier : comte R. de Vogué; directeur: M. G. Louis-Jaray, membre du Conseil d'État. Le Comité publie, le 5 et le 20, deux Revues mensuelles : l'une, France- Vmérique, avec ses livraisons France-Amérique latine ^/France-Canada; 'autre, France-États-Unis, avec texte français-anglais et un supplément ^rance, chronique illustrée du mois en anglais, qui est la propriété du Zomité. Ces revues étudient lavie desnations américaines dans toutesleurs nanifestations politiques, nationales, économiques, financières, sociales, ^ 215 (S FRÂNCE-AMÈRiqUE. intellectuelles, artistiques, etc. Elles publient régulièrement des articles et chroniques des auteurs les plus connus et les plus compétents. Ce sont des revues de luxe, paraissant sur une cinquantaine de pages de grand format, et qui donnent chaque tnois des gravures ou cartes en planches hors texte sur papier couché. Le numéro [France et Etranger) : i fr. 50. Abonnement annuel pour chaque revue: 28 francs [France); 30 francs {Amérique); '^'i. francs [autres pays étrangers). France-Amérique parait depuis le i""" janvier 1910; chaque année est envoyée franco contre 25 francs. Le Comité publie en outre un journal illustré mensuel, l'Amérique, sur papier glacé, qui dotine plus spécialement le compte rendu des diverses mani- festatio7is, initiatives et organisations du Comité. (Le numéro : o fr. 60. Abonnement annuel: France, 6fr.; Amérique, 8 fr.) i s $. 216 ^ I Date Due AïïfZ o ■ h7 \ Al P 1 fi AUb 10 IJ/ JaLU V L. B. CAT. m. mm w I ^. Call No. SD Z2JSL1Z. AUTHOR _ ."aixgntiX^.-.Jl^.Ji^ TiTLE™. Fc>ret bresixienne. ... Library of THE UNIVERSITY OF BRITISH COLUMBIA f! I i Univcrsity of British Columbia Library DUE DATE ET-6 tJ oc u or a u <^ Ix! -S. m ■^ \