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" 1 LA PREMIERE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ Introduction 17 PREMIÈRE PARTIE. — LE MOUVEMENT Chapitre I. — Atomisme ;i661-1668) 24 II. — Mécanisme corpusculaire ou dynamisme géomé- trique (1668-1669) 41 ni. — L'Hypothesis physica nova et les deux traités du mouvement 39 1 59 II 63 II]. — Théoria motus absthacti 74 A. — De indivisibilibus 75 B. — De conalu et molu 79 C. — La composition des mouve- ments 83 D. — Du choc 87 E. — Les conséquences de la doc- trine du choc et le problème de la co/iésion (Descaries, Hobbes et Leibnitz) 93 IV. — Théoria motus coxc.reti 107 V. — Conclusion 135 DEUXIÈME PARTIE. — L'ESPRIT 1 149 11. — La Doctrine à l'époque de l'hypothesis 153 III 112 JI TAIîLE DES MATIERES TROISIÈME PARTIE. — DIEU Pages I. (1661-1668) 180 11. (1668-1669) 186 m 189 IV 190 Conclusion 199 LA PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ ET LES LOIS DU MOUVEMENT Préface 22o Première leçon 227 Deuxième leços 244 LES PRINCIPES DE L'ENTENDEMENT PUR DE LEUR FONDEMENT ET DE LEUR IMPORTANCE DANS LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE, . 251 UN NOUVEL ORGANE DU NÉO - CRI TICISME. L'ANNÉE PHILOSOPHIQUE (1890) 281 ÉTUDES DE PHILOSOPHIE MOR.\LE Notre détresse morale et le problème de la moralité 301 FRAGMENT D UNE ÉTUDE SUR SPINOZA Parmi les questions délicates auxquelles donne lieu l'interprétation de la philosophie de Spinoza, il en est deux qui nous paraissent mériter une attention particu- lière, tant à cause des difficultés techniques qu'elles sou- lèvent et que la critique n'est point parvenue, autant du moins qu'il nous semble, à résoudre entièrement, qu'à cause des preuves très décisives que, bien comprises et bien résolues, elles nous paraissent apporter à la thèse de la filiation cartésienne de la philosophie de Spinoza, si souvent contestée de nos jours. De ces deux questions la première est celle de la dérivation des modes finis de la nature, en partant des attributs infinis de la substance ; la seconde, celle des essences des choses, ou des essences formelles de ces mêmes modes finis, que Spinoza déclare à la fois éternelles, immuables et fixes, en quoi il fait son- ger à Platon, mais aussi particulières, singulières et même individuelles, en quoi il ferait songer, a-t-on dit, toutes dif- férences gardées, plutôt à Aristote, et en quoi même il tomberait, par une répugnance excessive pour les idées générales et les universaux, dans un nominalisme étrange, bien fait pour étonner chez ce grand dogmatique intellec- tualiste. L'importance de ces deux problèmes est considé- rable dans la philosophie de Spinoza ; car bien qu'on se soit avisé fort justement que le titre de son grand ouvrage n'est pas trompeur et que l'objet principal, sinon unique, HANNEQCI.N, II. 1 2 ÉTUDES d'iIISTOIIU: Di; l.A l'IIILOSOPIIIE. de ses spéculations est de découvrir à l'homme les voies du salut et de la béatitude, encore ne doit-on jamais oublier, lorsqu'il s'agit de Spinoza, qu'un système méta- physique où se trouvent établies les preuves de l'existence et de la toute-puissance de Dieu, la nature de l'âme et la nature du corps et les lois de leur union, enfin les prin- cipes de la connaissance et de l'action, n'est point une bagatelle qu'il eût sacrifiée volontiers ou à son exégèse, ou à sa foi morale et religieuse, mais la base essentielle de toute spéculation et de toute vie morales, le foyer d'oîi rayonne pour le philosophe la lumière qui en rend les prin- cipes évidents et qui éclaire jusque dans ses profondeurs la conscience des humbles. De la métaphysique de Spi- noza, on peut dire qu'elle remplit sa doctrine et sa vie, qu'elle est liée à ses yeux comme une vérité irrécusable, ou mieux encore comme la Vérilé, à cet autre aspect d'elle- même qui est l'action, l'affranchissement et la régénérât ion, et qu'ainsi si l'on s'est longtemps trompé en faisant de l'Éthique une Métaphysique, l'erreur ne serait pas moins grossière à feindre de tenir pour nulle et non avenue, ou au moins pour négligeable et accessoire, celte Métaphy- sique, au profit d'une Ethique affranchie, vivant de sa vie propre, comme si elle fût déjà fondée sur le primat de la Raison pratique ou sur le secret entraînement d'une foi inavouée. L'intérêt des questions que nous nous proposons de traiter reste donc, pour l'historien, et du point de vue même de Spinoza, entier : il est exclusivement métaphysique ; il est le même que celui qui s'attache, dans l'esprit de Spi- noza, à la solution du problème de l'Ethique, puisque rien n'est plus important, pour lui, que de définir les rapports de la nature naturée à la nature naturanle, qui enveloppent ceux de l'homme à Dieu. Or si l'on a bien vu l'importance des modes éternels et infinis pour expliquer le passage de la substance et de ses attributs aux modes finis de la nature, on n'a le plus souvent ni défini ces modes éternels, ni sur- tout montré dons le détail comment ils entraînent en effet FRAGMENT D UNE ETUDE SUR SPINOZA. à la détermination, en dehors de Dieu, d'une nature à la fois séparée et dépendante de Dieu. Là est pourtant, on en conviendra, le problème capital de la métaphysique spino- ziste : nul sans doute n'a affirmé plus énergiquement que Spinoza l'immanence de Dieu à la nature ; mais nul non plus ne distingue plus nettement la nature ou le monde des choses finies et périssables du Dieu infini et éternel qui en est le soutien. - Cette distinction est-elle légitime ? Est-elle suffisamment fondée pour justifier d'une part l'existence d'une nature, au sens que nous donnons à ce mot, et conséquemment d'une expérience et d'une science, choses que l'on néglige d'ordinaire d'examiner chez Spinoza, et d'autre part l'exis- tence indépendante d'individus réels, de personnes morales, capables d'accomplir ou non leur destinée ? Nous voudrions montrer non seulement que la solution de ce problème dépend de la question des modes éternels, et de la question connexe des rapports des existences finies à leurs essences singulières, mais qu'elle en dépend de telle sorte qu'elle est strictement composée d'éléments car- tésiens, et que ces éléments ne sont pas des éléments de hasard, ou de peu d'importance, mais ceux précisément qui appartiennent le plus proprement à Descartes dans la révolution qu'il accomplit en Physique et en Mathéma- tiques. Et si nous y réussissions, nous aurions du même coup démontré, sur deux points essentiels, dont on peut dire hardiment que s'ils étaient ébranlés, toute la structure métaphysique de l'Éthique, et l'Éthique elle-même s'écrou- lerait, que tout ce qu'on peut dire de moins de l'influence de Descartes sur Spinoza, c'est qu'elle prime toutes les autres, au point que nul ne peut soupçonner quelle forme eût prise ce que, dans ses préoccupations morales et reli- gieuses, Spinoza doit à sa race, à l'éducation des rabbins qui l'excommunièrent, et aux méditations de son génie personnel, si l'on tentait d'abstraire de sa philosophie tout ce qui la pénètre de doctrine cartésienne et d'esprit carté- sien. ÉTUDES d'histoire de la philosophie. I La manière dont Spinoza établit la doctrine de la sub- stance dans la première partie de l'Éthique a fait souvent illusion sur la véritable origine, dans sa pensée, de ce concept primordial, et explique en partie les tentatives diverses de la critique pour la rapporter à l'inilucnce de doctrines pantliéistiques antérieures et notamment à celle de Giordano Bruno. La vérité est qu'elle sort en droite ligne de la manière dont Descartes établissait et démon- trait la preuve ontologique de l'existence de Dieu, et qu'elle n'en est que l'illustration et que le strict développement. Pour s'en apercevoir, il faut, sans doute, dans la preuve cartésienne, pénétrer plus avant qu'on ne le fait d'ordi- naire. Si elle avait la forme qu'on lui donne le plus souvent : « J'ai l'idée de Dieu, c'est-à-dire d'un être qui possède toutes les perfections ; or l'existence est une perfection, donc Dieu est », elle ne serait qu'une puérilité ; mais elle repose sur deux postulats qui suffisent à orienter et à défi- nir une philosophie, et qui, en effet, définissent dans l'his- toire la philosophie cartésienne : c'est d'abord qu'à toute idée claire et distincte, et notamment à l'idée de l'infini, si riche en réalité objective qu'elle exclut toute négation, et par suite toute contradiction comme toute compréhension, correspond un objet, un intelligible, une essence réelle, bref une realitas, au sens très précis et scolastique du mot. Et de ce premier postulat il découle d'abord que mon idée de Dieu est une idée vraie. Mais l'idée du triangle aussi est une idée vraie ; et pourtant il ne s'ensuit nullement que le triangle existe. Par conséquent, pour démontrer l'existence de l'objet d'une idée, il ne suffit pas que cette idée soit vraie, lors même que cette idée serait l'idée de Dieu. D'où la nécessité d'un second postulat, qui, à vrai dire, constitue le vrai fond de la preuve ontologique : Descartes, dans les Réponses aux secondes objections, le FRAGMENT d'uNE ÉTUDE SUR SPINOZA. 5 considère comme un axiome, el en donne la formule sui- vante : « Dans l'idée ou le concept de chaque chose, l'exis- tence y est contenue, parce que nous ne pouvons rien concevoir que sous la forme d'une chose qui existe ; mais avec cette différence que, dans le concept d'une chose limi- tée, l'existence possible ou contingente est seulement con- tenue, et dans le concept d'un être souverainement parfait, la parfaite et nécessaire y est comprise. » Si l'on observe que dans ce passage le « concept de la chose » ne saurait être pris que comme le substitut « objectif » de la nature de la chose, c'est-à-dire de son « essence formelle », il en résulte que toute essence enveloppe sans doute l'existence, mais toujours dans la mesure de sa richesse interne, ce qui ne saurait se comprendre que si l'on dit, comme Leib- nitz, qu'elle y tend, et qu'elle y tend d'autant plus qu'elle est, en tant qu'essence, plus riche ou plus parfaite. Et de l'axiome de Descartes suivent immédiatement deux consé- quences, qui ont donné dans l'histoire deux formes princi- pales de la preuve a priori de l'existence de Dieu : l'une, que de la richesse infinie de la nature de l'Être tout par- fait dérive sa tendance à être, également infinie, ou que Dieu est, comme dit Descartes, par « l'immensité de sa puissance », laquelle se confond avec « l'immensité de son essence », ou encore par « la surabondance de sa propre puissance », formule qui donne directement la preuve ontologique, classique, déduite de cette définition de Dieu, qu'il est l'être de cuius essentia sequitur existen- tia. L'autre conséquence, conduisant à une autre for- mule, où Kant a le premier, en dépit des préjugés les plus tenaces, dépisté la preuve ontologique, sort du postulat même qui en est le fondement ; car ce fondement n'est pas d'ordre logique, par où nous entendons qu'on ne saurait le justifier par une identité : rien ne lie identiquement l'essence à l'existence, ni dans l'être infini, ni à plus forlc raison dans les êtres finis ; et les formules de Descaries expriment d'une manière saisissante que ce qui les lie, à ses yeux, c'est la perfection ou absolue ou rolali\e de G ÉTUDES d'histoire de la philosophie. Tesscncc infinie ou des essences finies. 11 faut donc dire que rien n'est si, dans la perieclion, il n'a une raison d'être, et qu'il manquerait à l'être, quel qu'il soit, fini ou infini, toujours quelque raison d'exister, s'il n'avait soit en lui, soit en dehors de lui, dans une pleine perfection, une pleine raison d'être. Qu'on parte du fini, plus proche de nous, ou qu'on s'adresse directement à l'infini, on est donc sûr d'avance de ne trouver la pleine raison d'une existence quelconque qu'à la condition de remonter jusqu'à l'être tout parfait. Ainsi faisait saint Thomas qui croyait éviter la preuve ontologique. La vérité est que son argument, qu'il prétendait plus humble, et où Spinoza croit voir aussi après lui un argument a posteriori, parce qu'il part du fini donné dans l'expérience, ne conclut que par la vertu de la preuve ontologique, comme Kant l'a démontré d'une manière péremptoire. Des deux postulats que nous venons de relever dans la preuve cartésienne de l'existence de Dieu, le premier assurément a une haute importance, puisqu'il est l'applica- tion au cas le plus éminent qui se puisse rencontrer, du principe de la clarté et de la distinction des idées, c'est-à- dire de la théorie de la connaissance de Descartes ; et on sait que ce principe est adopté pleinement par Spinoza. Mais c'est le second postulat qui marque dans l'histoire une époque toute nouvelle : l'idée de distinguer l'essence de l'existence, la realilas de Vexislenlia, le possible de l'être, n'est pas une idée neuve, et ce n'est qu'un emprunt fait à la scolastique ; mais ce qui est original, ce à quoi n'avait jamais songé la scolastique, c'est de lier par un lien de puissance et par un lien d'action l'essence à l'existence. De même avant Descartes, plus d'un esprit avait été frappé de l'infinie grandeur et de l'infinie petitesse qui se révèlent partout dans la nature et qui semblaient appelées à en donner le secret ; mais nul n'avait songé à faire de l'infini et de la puissance idéale qu'il renferme la raison première et pour ainsi dire intérieure de son existence propre et de toute existence. Or ce qui est nouveau dans le cartésia- FRAGMENT DUNE ÉTUDE SUR SPINOZA. / nisme, c'est cette vue qui lui est si particulière, et qui est en si grand désaccord avec les tendances nécessaires de la logique des universaux, qu'à l'idée la plus riche appar- tient la puissance la plus haute, et qu'au sommet des choses l'identification de l'essence et de la puissance, d'où suit d'abord et immédiatement l'existence de Dieu, fonde du même coup sur l'action non moins que sur la pensée, ou mieux sur l'action même qu'enveloppe toute pensée, la raison d'être universelle des choses. Et l'originalité de la preuve ontologique chez Descartes est précisément de réu- nir toutes ces vues en démontrant que Dieu n'est l'être dont l'essence enveloppe l'existence qu'autant qu'un lien supralogique de perfection et de puissance identifie en lui l'essence et l'existence. La doctrine de Spinoza tout entière, et notamment celle que renferme la première partie de l'Éthique, est pleine de ces pensées. Ce qui peut faire un instant illusion, c'est la forme abstraite qu'il s'efforce de donner à la théorie de la substance. Et, en effet, c'est de la substance seule, terme aussi dépouillé que possible, et réduisant le problème, on peut le dire, à sa plus simple expression, qu'il est d'abord ques- tion dans la première partie de l'Ethique ; ce que les dix premières propositions de cette première partie s'efforcent très expressément d'établir, ce sont les propriétés de la substance, à partir des plus simples, jusqu'à celles qui comportent les conséquences les plus graves, comme qu' « une substance ne saurait être produite par une autre substance » (prop. 6), et que « toute substance est néces- sairement infinie » (prop. 8) : propositions qui préparent le passage à l'identification de la substance et de Dieu. Et ainsi se trouverait démontrée la nécessité de la sub- tance (prop. 7 : « L'existence appartient à la nature de la substance ») avant la propriété qu'elle a d'être infinie, loin qu'on puisse dire que la nécessité de Vens necessarium soit fondée sur l'infinitudc ou sur la perfection de son essence. Mais, ainsi que Kant l'a remarqué avec pénétra- 8 ÉTUDES d'histoire DE LA l'IIILOSOPllIE. lion, lorsqu'on se dispense de prouver direclemenl que la nature de l'ens realissimum fonde la nécessité de son exis- tence, on n'en a pas moins la charge, si l'on préfère partir de la notion plus nue de l'ens necessarium, de dire pourquoi il n'existe qu'un seul être à qui convienne cette dénomination, à savoir l'ens realissimum ou le Dieu tout parfait ; et la seule explication qu'on en puisse donner, c'est qu'il n'y a que la toute perfection qui soit la pleine raison de l'existence nécessaire. Directe ou indirecte, la preuve qui va de l'ens realissimum à l'ens necessarium, ou celle qui va au contraire de l'ens necessarium à l'ens realissimum est donc bien, sous deux formes, une seule et unique preuve, et c'est la preuve ontologique, Spinoza, comme Leil)nilz un peu plus tard, a préféré dans la pre- mière partie de l'Éthique la forme indirecte de la preuve : il est parti de l'ens necessarium pour aller à l'ens realissi- mum ; car la substance n'est rien d'autre en effet que l'être nécessaire ; et il convenait au plan de son ouvrage qu'il procédât ainsi : aller, en effet, comme Descartes, de l'idée de l'infini, qui est en nous, à l'affirmation d'une « nature » correspondante, et de l'affirmation de cette « nature » à la nécessité de son existence, c'est aller du connu à l'inconnu, c'est procéder analytiquement ; et il est arrivé aussi à Spi- noza sur ce sujet, de procéder, dans le Tractatus brevis, analytiquement, et de partir de l'idée de Dieu pour établir ensuite l'unité de la substance ; mais dans VEthique, com- posée more geometrico, une méthode synthétique s'impo- sait ; et c'est pourquoi il part, à la faveur d'une définition, de la notion la plus élémentaire possible, de celle où il entre, au moins en apparence, le plus petit nombre de données, pour aller, comme les géomètres, à des proposi- tions de plus en plus compréhensives, et finalement de la substance à Dieu. Mais la disposition qu'il donne ainsi à ses propositions ne dissimule qu'à peine la vertu opérante de l'idée de perfection et, par conséquent, l'esprit carté- sien de toute sa déduction. La substance, pour Spinoza, c'est ce qui possède, au FRAGMENT d'uNE ÉTUDE SUR SPINOZA. 9 degré suprême, l'existence ; c"est ce qui ne peut se conce- voir sans l'existence ; bref, c'est Vens de cujus essentia sequitur existeniia, c'est l'être nécessaire. La définition que Spinoza en donne ne laisse aucun doute sur ce point : c'est, dit-il, ce qui est en soi, énonciation qui dans son lan- gage signifie déjà l'indépendance de la substance à l'égard de toute autre existence et de toute autre essence ; et, insis- tant sur cette seconde condition, qui emporte la première, il ajoute : « C'est ce qui est conçu par soi, c'est-à-dire ce dont le concept peut être formé sans avoir besoin du con- cept d'une autre chose. » Pour qui dès lors admet avec Spinoza que « la connaissance de l'effet dépend de la connaissance de la cause », et qu' « elle l'enxeloppe », il suit immédiatement que la substance, si elle existe, ne saurait avoir d'autre cause qu'elle-même, et qu'elle est cause de soi. Mais en vertu de la définition première, on entend « par cause de soi ce dont l'essence enveloppe l'exis- tence, ou ce dont la nature ne peut être connue que comme existante » : la substance est donc bien l'être nécessaire, ainsi que l'établit la proposition 7 en s'appuyant, ainsi que nous venons de le faire, sur deux définitions, la troi- sième et la première, et sur un axiome, le quatrième. Cependant, à y regarder de près, la proposition 7 ne met en jeu que des définitions ; et tout ce qu'on peut dire, c'est que s'il existe une substance, digne de la définition qu'en donne Spinoza, elle ne peut être assurément que « cause de soi » et par conséquent un être nécessaire. Mais existe-t-il une telle substance ? Et si elle existe, comment et en vertu de quel privilège a-t-elle ce pouvoir unique d'exister par soi, et d'être une substance ? Leibnitz deman- dera, après les auteurs des deuxièmes Objections, que de l'être nécessaire, on démontre d'abord qu'il est possible ; mais ce n'était pas assez demander : ce qu'il faut qu'on démontre, pour qu'il soit vraiment l'être de l'essence du- quel suit l'existence, c'est non seulement qu'il est possible, mais c'est que son essence enveloppe la plus haute et la plus absolue possibilité qui se puisse concevoir, ou, d'un 10 ÉTUDES D'iIISTOmE DE LA PHILOSOPHIE. mot, la souveraine perfeclion. Aussi le premier soin de Spinoza, dans la proposition 8, csl-il de démontrer que la substance ne peut qu'être infinie. Mais après en avoir tenté la démonstration directe (ou synthétique), en s'appuyant sur ce que, finie, elle devrait donc être bornée par une autre substance également finie et de même attribut, ce qui est impossible, il est remarquable que dans le scholie 1 il on donne la vraie raison, qui est que « le fini étant au fond la négation partielle d'une nature donnée, et l'infini l'abso- lue affirmation de cette existence », la substance ne peut être qu'autant qu'elle enveloppe cette absolue affirmation, ou par l'infini qui la contient : il peut donc dire synthéti- quement que si l'existence appartient à la nature de la substance (proposition 7), il suit de cette proposition que toute substance doit être infinie, mais c'est parce qu'il est vrai en sens inverse, ou analytiquement, que l'infini, qui renferme « l'absolue affirmation de l'existence », est la seule raison qui fonde l'existence de la substance et la rende « cause de soi ». La seule et véritable raison de la nécessité de l'être (existentiel) de la substance est si bien, pour Spinoza comme pour Descartes, la plénitude ou la perfection de sa réalité (realitas = essenlia), qu'un infini qui ne serait pas absolument infini, ou qui ne serait, comme il dit, infini qu'en son genre, lui apparaît, à la fin du scholie de la proposition 10, comme impropre à fonder l'existence nécessaire. Ce qui la fonde, c'est l'infini suprême, auquel décidément nous ne pouvons concevoir qu'on puisse rien ajouter ; et en langue cartésienne, si tous les infinis ou toutes les perfections singulières sont compatibles entre elles, c'est l'infini qui les réunit toutes ou l'être absolument infini, et par conséquent unique, qui seul est en état d'en donner la plena ratio. Et c'est donc cet infini ou cette absolue perfection qu'il faut d'abord poser pour pouvoir démontrer qu'il n'y a qu'une substance, au sens où la sub- stance est l'être nécessaire. Peut-être n'a-t-on pas assez remarqué que la définition abstraite de la substance ne FRAGMENT d'uNE ÉTUDE SUR SPINOZA. 11 permettait pas à Spinoza d'en établir avec rigueur l'unité ; poser, sans plus, la nécessité de l'être, Kant l'a très juste- ment observé, ce n'est pas exclure la possibilité de plu- sieurs êtres nécessaires : l'unique raison qui l'exclut, c'est l'unité intégrale de l'absolue perfection ; une précisément parce qu'elle est intégrale, et élevant à un degré qui ne peut être surpassé la possibilité d'être, laquelle à ce degré s'élève à la limite de la nécessité. Et c'est pourquoi sans doute l'unité de la substance et en définitive sa nécessité ne pouvaient être solidement établies que si l'on évoquait enfin la souveraine perfection de l'être absolument infini, de Vens realissimum, ou, par définition, de Dieu. Des substances, en un sens, en vertu du scholie I de la proposi- tion 8, il en pouvait exister autant que d'infinis singuliers ; et c'est comme des substances que, dans la proposition 10, Spinoza traite en effet les attributs infinis de la substance, en concluant qu'ils sont « conçus par soi » et, partant, nécessaires. Un peu plus tard seulement nous compren- drons comment ils sont toute la substance, qu'ils expriment tout entière, et comment cependant sous un autre rapport ils ne la sont pas toute, attendu qu'ils ne l'expriment qu'en un seul genre. Pour établir en définitive l'unité de la sub- stance, il fallait donc faire intervenir le concept de l'être qui réunit en soi toutes les perfections, Vens realissimum ; et c'est pourquoi Spinoza, introduisant soudain (proposi- tion 11) le concept de Dieu, démontre tout d'abord qu'il existe nécessairement, ensuite (proposition 14) qu'il est le seul être nécessaire et l'unique substance, puisqu'il enve- loppe tous les infinis, et exclut par là même leur existence séparée. La raison auxiliaire qu'il en donne est qu'il n'existe pas deux substances de même attribut ; la raison profonde qui est au fond de sa pensée et qui, d'ailleurs, justifie seule cette raison auxiliaire, est que la nécessité qui, dans l'ordre de l'existence, est, à parler rigoureuse- ment, un maximum d'être, exige de l'essence appelée à l'existence le maximum de réalité ou de possibilité, en sorte qu'à la limite coïncident dans l'être nécessaire la 12 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. possibilité au degré unique de sa limite supérieure, et la nécessité. Ainsi s'explique, croyons-nous, que Spinoza n'ait pu décidément prouver l'unité de la substance qu'en introduisant, par une définition, l'être souverainement infini ou Dieu, On a parfois expliqué la suite des proposi- tions du premier livre de l'Ëthique, en disant qu'il démon- trait d'abord l'existence de la substance, puis l'existence de Dieu : il nous semble plus vrai de dire qu'il a voulu d'abord, comme s'il était plus simple, poser le concept de nécessaire, et en déduire le concept plus complexe de la toute perfection. Mais ramené à la véritable voie par les conditions mêmes de sa démonstration, c'est, en définitive, dans Vens realissimum, et en lui seul, qu'il trouve la suprême raison d'être de Vens nccessarium. De là tant de retours remarquables, dans les diverses démonstra- tions qu'il donne de l'existence de Dieu et dans les scholies, à l'ordre qui subordonne à la perfection la nécessité, et justifie enfin la seconde par la première : « Pouvoir ne pas exister, dit-il dans la troisième démonstration de la pro- position 11, c'est évidemment une impuissance; et c'est une puissance, au contraire, que de pouvoir exister. Si donc l'ensemble des choses qui ont déjà nécessairement l'existence ne comprend que des êtres finis, il s'ensuit que des être finis sont plus puissants que l'être absolument infini, ce qui est de soi parfaitement absurde » ; notons avec soin que le texte suppose la quantité de la puissance mesurée sur celle de l'essence ; et voici alors la conclusion de Spinoza, sous la forme de la preuve de l'existence de Dieu appelée par Kant cosmologique, mais qui ne dissi- mule qu'à peine la preuve ontologique : « Il faut donc, de deux choses l'une, ou qu'il n'existe rien, ou, s'il existe quelque chose, que l'être absolument infini existe aussi. Or, nous existons, nous, ou bien en nous-mêmes, ou bien en un autre être qui existe nécessairement... Donc l'Être absolument infini, en d'autres termes (par la définition 6) Dieu, existe nécessairement. » L'appel à l'expérience que contient celte démonstration (« or, nous existons, nous... ») FRAGMENT d'lXE ÉTUDE SUR SPINOZA. 13 lie saurait un seul instant faire illusion : la force de l'argu- ment est dans la raison a priori qu'il renferme, et qui fait de l'existence une suite de la perfection. Spinoza ne s'y est point trompé : et, dans le scholie suivant, en termes identiques à ceux dont s'était servi Descartes dans les réponses aux premières objections i, il expose la doctrine fondamentale qui soutient toute la métaphysique de l'Éthique : « Dans cette dernière démonstration, dit-il, j'ai voulu établir l'existence de Dieu a posteriori; ...mais ce n'est pas à dire pour cela que l'existence de Dieu ne découle a priori du principe même qui a été posé (ex hoc eoclem fundamento), car puisque c'est une puissance que de pouvoir exister, il s'ensuit qu'à mesure qu'une réalité plus grande convient à la nature d'une chose, elle a de soi d'autant plus de force pour exister ; et par conséquent l'Etre absolument infini, ou Dieu, a de soi une puissance infinie d'exister, c'est-à-dire existe absolument. » Et vers la fin du scholie, la pensée de Spinoza s'exprime en termes d'une précision qu'on ne peut surpasser : « Ainsi donc la perfection n'ôte pas l'existence, elle la fonde ; c'est l'im- perfection qui la détruit, et il n'y a pas d'existence dont nous puissions être plus certains que de celle d'un être souverainement infini ou parfait, savoir : Dieu. » Si l'on voulait exprimer en une formule concise le prin- cipe qui domine toute la doctrine de Spinoza sur Dieu et par conséquent toute sa métaphysique, on devrait dire qu'il soutient, comme son maître et inspirateur Descartes, la primauté de la perfection sur la nécessité, de la perfec- tion qui est puissance et vie, et à laquelle convient vrai- ment le nom de Dieu, sur la nécessité qui, venant d'une telle source, n'a point chez Spinoza, comme on s'est plu trop souvent à le soutenir, l'aspect d'une implacable fata- lité. Lorsque Spinoza affirme la liberté de Dieu, bien qu'il la définisse, d'une. façon négative, l'absence de toute con- trainte extérieure, la liberté qu'il attribue à Dieu n'est nul- 1. Cousin, I, p. :i'Ji. 14 ÉTUDES D'iIISTOinr DE LA niILOSOPIIIE. lemenl négalivc, mais au conlrairc est à ses yeux la plus positive qui se puisse concevoir : « Une chose est libre (définition 7) quand elle existe par la seule nécessité de sa nature et n'est déterminée à agir que par soi-même » ; ce qui s'oppose à nécessité, pour Spinoza, au sens métaphy- sique du mot que nous avons rencontré jusqu'ici, ce n'est point liberté, c'est contingence : l'être nécessaire est libre, dans toute la force du terme, et il n'y a de non libre que l'être contingent : contingence et déterminisme, qui ne laissent au libre arbitre qu'une pure apparence, appartien- nent au domaine des choses périssables ; nécessité et liberté sont, au contraire, de l'ordre des choses éternelles ; et par là Spinoza s'affirme lui-même beaucoup plus près de Descartes que de ceux qui, comme Leibnitz, seraient tentés de soumettre la volonté de Dieu à la raison du bien : « Je l'avouerai, écrit-il à la fin du scholie 2 de la proposition 33, cette opinion qui soumet toutes choses à une certaine volonté indiUérenle, et les fait dépendre du bon plaisir de Dieu, s'éloigne moins du vrai, à mon avis, que celle qui fait agir Dieu en toutes choses par la raison du bien. Les philosophes qui pensent de la sorte semblent, en effet, poser hors de Dieu quelque chose qui ne dépend pas de Dieu, espèce de modèle que Dieu contemple dans ses opérations, ou de terme auquel il s'efforce péniblement d'aboutir. Or ce n'est là rien autre chose que soumettre Dieu à la fatalité, doctrine absurde, s'il en fut iamais, puis- que nous avons montré que Dieu est la cause première, la cause libre et unique, non seulement de l'existence, mais même de l'essence de toutes choses. » Premier résultat mémorable, et qui jette sur l'inlelleclua- lisme de Spinoza et les trois dernières parties de l'Éthique une lumière singulière, d'une doctrine qui subordonne en Dieu la nécessité à la perfection. Il y en a un autre, que nous voudrions indiquer brièvement : on s'est demandé si Spinoza avait le droit, ne posant qu'une seule substance, de lui donner, sans la diviser, plus d'un attribut. Et on sait qu'il lui donne un nombre infini d'attributs infinis. FRAGMENT d'uNE ÉTUDE SLR SPINOZA. 15 On se l'est demandé avec d'autant plus d'apparence de raison qu'il définit l'attribut en un sens tout cartésien, « ce que la raison conçoit dans la substance comme constituant son essence (définition 4) » ; qu'il distingue comme Des- cartes l'attribut de la pensée de l'altribut de l'étendue, au point de proclamer dans la proposition 6 de la partie II le principe de leur absolue séparation axec non moins de netteté que, dans la proposition 7, celui de la correspon- dance rigoureuse de leurs modes respectifs. Autant d'attri- buts, autant d'essences. Spinoza \a jusqu'à dire (proposi- tion 10, partie I) : autant de choses « conçues par soi » ; et comme il établit l'existence d'un nombre infini d'attributs infinis, la conséquence serait-elle donc qu'il existerait au- tant de substances que d'attributs infinis, c'est-à-dire une infinité ? Et comme telle n'est point la pensée de Spinoza, mais qu'au contraire il proclame énergiquement l'unité de la substance i, on a cherché une solution à cette question délicate en faisant de la seule substance une réalité abso- lue, et de ses attributs des choses relatives, des aspects multiples sous lesquels la substance unique apparaîtrait à l'entendement qui en prend connaissance. Des textes dignes d'attention pouvaient d'ailleurs être allégués à l'appui de celte opinion : voici d'abord dans les Cogitala metaphysica (liv. I, chap. m) 2, c'est-à-dire à l'époque la plus ancienne des méditations de Spinoza, comment il entend les rapports de la substance et de ses attributs : Ens, qualenus ens est, per se solum, ut substantia, nos non alllcii ; quare per aliquod aitribulum explicandum est, a quo tamen non nisi Ratione distinguilur ; et un peu plus loin, à la fin du chapitre v : Alque hinc iam clare possu- mus concludere, omnes distinctiones, quas inter Dei atlri- huta lacimus, non alias esse quam Ralionis, nec illa rêvera inter se distingui i. Si la distinction des attributs n'est point réelle, il semble bien en effet qu'elle ne puisse être qu'une 1. V. Cof/itafa metaphysica, « Deum esse ens simplicissimum «. Van Vloton, p. 485. (F. Alcan.) 2. Id., p. 468. IG ÉTUDES d'histoire de I-V l'Hir.OSOPHIE. disliiiclion de raison, mais qu'elle soit due alors à une vue de l'espril, ou à l'aspecl multiple que prend au regard de rcntendemenl l'unité de la substance. Et voici maintenant dans une lettre à Simon de Vries, de la fin de février 1663, un texte qui semble ne laisser aucun doute sur ce point : idem (à savoir, id, quod in se est ci per se concipitur, comme la substance) per aitribulum inlelligo, nisi quod allribulum dicatur respectu intellectus, subslanliae cerlam ialem naturam Iribuenlis. 1. P. 486. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ ' INTRODUCTION^ Nous nous proposons, dans les pages qui \ont suivre, d'étudier la doctrine de Leibnitz sur le mouvement, sur l'esprit et sur Dieu, telle qu'elle ressort d'un certain nombre de lettres et de petits traités qui en marquent l'ori- gine et le développement, et telle surtout qu'il l'avait arrêtée dans les deux Théories du mouvement réunies sous le titre d'Hypothesis physica nova, vers 1670. Nous croyons que cette doctrine constitue un ensemble suffisamment complet et systématique, et que, d'ailleurs, elle se distingue assez de sa doctrine future, pour qu'on l'étudié en elle-même, et pour elle-même, comme une première philosophie de Leib- nitz ; et d'un autre côté, les problèmes qu'il y pose et même 1. [Rédaction française de la thèse latine de Mannequin.] 2. Nous nous servirons, pour les principales références, des abré- viations suivantes : Guhr. = Guhrauer, Gottiried Wilhelm Freiherr von Leibnilz, eine Biographie (2 vol., 1846) ; Gerh. Phil. = Gerhardt. die philosophis- chen Schriften von G. VV. Leibnitz (7 vol., 1875-1890) ; Gerh. Math. = Leibnizens Mathematische Schrilten (7 vol., 1849-1863) ; Erdm. = Erdmann. God. Guil. Leibnilii Opern philosophica, 1840 ; Selver = David Selver, Der Entwickelunrjsriang der Leibniz'schrn Monadenlehre bis 1G93, in Philos. Studien, vol. III, 1880 ; Toennies = Toennies, Leibnitz nnd Ilohhes, in Philos. Monatshe(te, XXIII, 1887; Archiv. = Archiv [ûr Geschichie der Philosophie. Les lettres à Thomasius, à Foucher, etc., sont désignées par le chiffre que porte chacune délies dans l'édition Gerhardt. MANNEQUIN, II. 2 13 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. les solutions qu'il en donne préparent à tant d'égards les problèmes et les solutions de la doctrine future, et, sauf les développements, y reparaissent de telle sorte, qu'étu- dier la première, c'est en quelque manière étudier l'ori- gine et l'ébauche de l'autre. On a dit de Leibnitz, par une vue infiniment juste, que sa pensée progresse non par une suite d'additions succes- sives et par une sorte d'extension linéaire, mais par évo- lution et comme en profondeur ; il ne faudrait pas croire pourtant que cette évolution ail été continue, au point qu'on n'y pourrait marquer, comme dans tout vivant, des crises décisives. Mais tandis que l'embarras ordinaire, pour l'historien d'un philosophe, est de discerner ces crises et d'en assigner, parmi tant d'influences dont le phi- losophe lui-même n'eut pas toujours conscience, les causes véritables, une circonstance notable, et en quelque sorte matérielle, de la vie de Leibnitz partage l'histoire de sa pensée en deux parties qui s'opposent nettement et comme en deux tronçons ; nous voulons parler de son départ pour Paris en 1672, du séjour de quatre ans qu'il y fil, interrompu seulement par un voyage à Londres dans les premiers mois de 1673, et de son retour en Allemagne par l'Angleterre et la Hollande à la fin de l'année 1676. Ce séjour à Paris marque un moment décisif dans la vie de Leibnitz et explique les différences notables de ses deux philosophies, malei-é l'analogie profonde, si l'on ne peut même dire, malgré l'identité de leur inspiration. Après, comme avant 1672, le point de départ, on le sait, de sa philosophie est que tout dans la nature se fait méca- mquement. Dès l'âge de 15 ans, il donne une adhésion si ferme et si entière à ce premier postulat de la philosophie des novateurs, ou, comme nous dirions aujourd'hui, à ce principe vital de toute science de la nature, qu'il ne laisse d'autre soin à la philosophie que de s'y appuyer et de le ^justifier. Mais ce qui en doit sortir, ce n'est, pour qui l'entend et pour qui sait remonter au principe de ce prin- cipe, ni la négation de Dieu, si fréquente au xvii'' siècle. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 19 ni celle de l'espril ; c'est, au contraire, une doctrine si forte de Dieu et de l'esprit qu'elle en est en fin de compte le plus solide soutien, en même temps qu'elle y trouve sa preuve la plus sûre. Point de philosophie de l'esprit, dirait volontiers Leibnitz, qu'on puisse déduire d'ailleurs que d'une philosophie du mouvement ; mais, en revanche, point de mouvement qui ne témoigne de l'existence de l'esprit et qui ne nous oblige à y chercher son fondement el son principe substantiel. Et cette idée, qui restera comme la pensée maîtresse de la maturité de Leibnitz, apparaît dès ses premiers essais philosophiques, quoique confusé- ment, mais se dégage nettement dès 1670 dans VHijpothesis physica nova. Dans un système ainsi conçu, on comprend de quelle importance devait être, pour établir la doctrine de l'esprit, l'exactitude plus ou moins grande des connaissances du philosophe relatives au mouvement. Tout le monde sait notamment quelle influence semble avoir exercée sur la doctrine des monades et sur ce qu'on appelle très juste- ment le dynamisme de Leibnitz, la substitution des prin- cipes de la conservation des quantités de force vive et de jtrogrès ou de direction au principe cartésien de la con- servation des quantités de mouvement, ou du moins à l'usage incorrect qu'en avait fait Descartes. Or il n'est pas douteux que ce qui le mit en état d'accom- plir un jour cette substitution, c'est cl'une manière géné- rale l'étude approfondie qu'il fit des maineniatiques durant son séjour de quatre ans à Paris. L'enseignement des Uni- versités allemandes, à l'époque où il les fréquentait, paraît avoir été sur ce point tout à fait arriéré i ; et on en jugera par ce seul trait que, vers 1660, un quart de siècle après la publication de la géométrie de Descartes, on n'y ensei- gnait pas l'analyse cartésienne ; du moins ni à Leipzig, ni même h léna où il avait suivi les cours de Ehrard Weigcl, dont il faisait un si grand cas, Leibnitz n'en avait i-ion I. Neque eniiii illi.s in locis mathematica excolebantur. Cf. Gerh., Phil. vu, p. isn. 20 ÉTUDES d'histoire DL I.A PllII.OSOPlIIE. appris 1. El au savoir acquis en malhémaliqucs durant cinq années d'éludés universitaires, il n'avail guère ajouté que ce qu'il avait tiré un peu plus tard d'une lecture, qu'il faut , d'ailleurs relever en passant, de la Géométrie des indivi- sibles de Cavalieri et de l'algèbre de Léotaud. Il ne fui initié qu'à Paris à toutes les ressources de l'analyse cartésienne ; mais il y fut initié par un maîlrc incompa- rable 2, et de telle sorte qu'avant de (luiller Paris, il avait découvert les principes du calcul différentiel. Ces progrès en mathématiques étaient, on le conçoit sans peine, la condition nécessairo^ d'une étude sérieuse des lois du mouvement. Leibnitz a dît lui-même que s'il eût eu, comme Pascal, la chance de passer son enfance à Paris, forte malurius iffsas scientias auxissel 3 ; et il n'esl pas douteux que ce qu'il dit en songeant à l'arl des combinai- sons et au calcul différentiel, il eût pu le dire aussi juste- ment en songeant aux lois du mouvement. Nul n'a donc vu mieux que lui lout ce que doit sa philosophie aux pro- grès accomplis à Paris dans le domaine des sciences mathématiques. Il y a plus : s'il est tout à fait invraisem- blable qu'avec l'auteur du mémoire sur la force du choc *, il ne se soil jamais entretenu des lois du mouvement, ce qu'il doit à Iluygens, ce n'est sans doute pas seulement l'instrument mathématique nécessaire pour les approfon- dir, c'est en outre une notion toute nouvelle de ces lois mêmes, et notamment de celle en vertu de laquelle, dans le choc des corp? élastiques, ce n'est pas uniquement la somme des produits des masses par les vitesses qui se conserve, mais aussi celle des produits des masses par le carré des vitesses. Pour mesurer toute la portée de ces notions nouvelles et pour apprécier les amendements notables qu'elles allaient provoquer dans la pensée de Leibnitz, notre premier soin ne doit-il donc pas être de définir avec précision ce qu'élait 1. V. Guhrauer, I, p. 26. 2. Par Huvgens. V. Guhrauer, I, page 171. Documents. 3. Gerh.. Phil, VII, p. 186. 4. Présenté en 1668 à la Société Rovale de Londres. V LA. PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBiMTZ. 21 cette pensée avant 1672 ? Pour mesurer tout le chemin par- couru, il faut en assurer d'abord le point de départ. Et nous le trouverons dans une philosophie déjà très arrêtée -s en 1670. La pensée qui domine cette ^Philosophie est la même que celle qui dominera l'autre : c'est à savoir qu'il :t faut, pour établir une doctrine de l'esprit, établir d'abord • une doctrine du mouvement, et qu'on ne peut établir une doctrine du mouvement qu'avec l'aide et le secours de la géométrie. Mais cette géométrie et cette mécanique, quelles étaient-elles donc avant les amendements qu'elles devaient recevoir d'une étude plus cr^mplète et surtout plus exacte ? Si vraiment la doctrine de l'esprit en dépend, il est d'un intérêt capital de savoir quelle doctrine de l'esprit Leibnitz avait tirée d'une mécanique fausse, quelle autre d'une mé- canique exacte ou corrigée. Outre que dans l'histoire de la . pensée de Leibnitz ses écrits de jeunesse ne sont point négligeables, ils nous offrent ainsi le seul moyen de véri- fier ce qu'il a de vrai dans cette appréciation que le degré de perfection de sa métaphysique a toujours dépendu d'une manière étroite du degré de perfection de ses notions méca- niques. Cette vérification, nous voudrions la faire d'une manière complète pour la première période de la vie de Leibnitz, et l'esquisser seulement pour la période suivante, dans la mesure où nous devrons mesurer les progrès de la seconde sur la première. Et ainsi nous rendrons ses proportions exactes à la philosophie de sa jeunesse, en même temps que nous verrons ce qui en a subsisté dans la philosophie de sa maturité. Notre sujet se trouve par là môme très nettement cir- conscrit : nous ne nous proposons d'étudier, sous le nom de première philosophie de Leibnitz, que la métaphysique ou la philosophie première de Leibnitz jusqu'au moment de son départ pour Paris : nous n'étudierons en d'autres termes que sa doctrine sur le mouAcmenl, sur l'esprit et sur Dieu ; et nous laisserons de côté, de propos délibéré, sa morale et môme sa théorie de la connaissance, quel que soit l'intérêt qu'elles offrent en elles-mêmes, parce qu'elles 22 ÉTUDES d'histoire de i..\ philosophie. n'ont avec sa doctrine du mouvement et de l'esprit, non seulement dans cette première période de sa Aie, mais peut-être dans l'autre, que des liens peu étroits. Ce qui nous i#éoccupcra d'abord, c'est de savoir com- ment et sous quelles influences s'est forhiée cette foi, si ferme chez Leibnitz, que tout dans la natwe se fait méca- niquement, puis de chercher quelles formes successives il donne au mécanisme ; on sait, par son propre témoignage, qu'il donna tout d'abord dans le vide et les atomes ; nous étudierons par quel développement de sa pensée il en sor- tit, pour aboutir, vers 1069, à une philosophie corpuscu- laire très semblable à celle de la physique cartésienne. Mais le souci de trouver et de suivre dans leurs dernières conséquences les lois du mouvement, au lieu de se con- tenter d'une croyance vague au principe que tout s'y réduit dans la nature, l'amène vers la fin de 1669 à la résolu- tion d'établir une sorte de mécanique rationnelle ou de géométrie du mouvement. C'est l'œuvre capitale de ses années de jeunesse, dont l'élude attentive constituera le fond et le terme de ce travail. Nous y verrons Leibnitz s'inspirer, pour la partie géométrique, de la Géométrie des indivisibles de Cavalieri, pour la partie mécanique, non des Principes de Descartes, qu'il n'a pas encore lus, mais du De Corpore de Hobbcs, comme l'a montré Tônnies i, et comme la comparaison des textes le prouve avec évidence. Et là nous surprendrons comment, guidé par Hobbes pour ainsi dire pas à pas dans l'analyse du mouvement, non seulement il passe, par une réflexion qui lui est propre et par laquelle il s'affranchit de toute influence, de l'élément du mouvement à l'élément de l'esprit, mais comment il rencontre pour la première fois dans le principe incorpo- rel du mouvement la monade future, aAcc toute sa nature et tous ses caractères. UHypothesis jihysica nova n'est donc point, comme l'a dit Guhrauer 2, une œuvre médiocre ; 1. Tônnies, Leibnitz und Ilohhes; in Philosophische Monaishelle, vol. XXIII, 1887, p. 557. 2. Guhr., p. 73. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 23 ce ne sérail même point assez de dire d'elle seulement qu'elle est le couronnement d'une pensée de sa jeunesse ; elle appartient déjà à la philosophie définitive de Leibnitz dont elle pose toutes les bases, et dont ^le prépare, sauf la correction d'une mécanique inexacte, ou plutôt incom- plète, tous les développements. PREMIERE PARTIE « LE MOUVEMENT CHAPITRE PREMIER Atomisme (1661-1G68) S'il est vrai que, quand on entreprend d'expliquer la genèse et le développement progressif de la doctrine d'un philosophe, rien ne soit en général plus important, mais aussi plus laborieux que de démêler, parmi ses devanciers ou ses contemporains, ceux dont l'exemple ou l'autorité ont formé sa pensée, jamais peut-être l'historien n'a éprouvé plus d'embarras qu'à rechercher les sources de la philosophie leibnitzienne, et à suivre, pour ainsi dire à la trace, les maîtres de Leibnitz. Ici, en effet, la difficulté est grande : d'une part, lui-même s'est souvent proclamé auto- didacte, libre de toute obligation de disciple ; de l'autre^ poussé par une curiosité passionnée à s'informer des en- seignements ou découvertes d'autrui, il lut beaucoup dès l'enfance, et, dans sa maturité, il entretint une correspon- dance suivie avec les hommes les plus savants de son temps. Et cet autodidacte était ainsi fait que, plus disposé à approuver la pensée des autres qu'à la critiquer, il ne se contentait pas d'effleurer une doctrine, il s'en pénétrait à fond. Dans son esprit se reflétaient, comme les objets dans un miroir, les images et, pour ainsi dire, les rayons de la vérité, d"où qu'elle vînt. Aussi est-il malaisé de dis- cerner ce qu'il a tiré de lui-même et ce qu'il a reçu d'au- trui, d'autant qu'il n'a rien emprunté sans le transformer et y mettre sa marque. A dire vrai, il n'a été ni indépen- dant de toute école ni asservi à aucune, et ceux-là se LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 25 trompent qui prétendent voir en lui un partisan de Descartes ou de tout autre. Mais quels sont, parmi les penseurs qui l'ont précédé, ceux qu'il a le plus estimés, et comment, suivant l'objet de sa recherche, s'est-il tantôt rapproché, tantôt éloigné d'eux, voilà ce qu'il ^■aut à notre avis la peine d'étudier et ce que nous voudrions autant que pos- sible déterminer. Leibnitz raconte qu'après avoir lu avant l'âge de 12 ans, dans la bibliothèque de son père, la plupart des anciens ,^ Cicéron, Ouintilien, Sénèque, Pline, Hérodote, Xénophon, Platon, les écrivains de l'Histoire auguste et beaucoup de Pères de l'Église, tant grecs que latins, après s'être enchanté de la variété même de ces lectures, amené à l'étude de la Logique, il se joua si commodément et avec une telle ardeur à travers cette science « dont les épines faisaient horreur à tout le monde » qu'il ne trouvait pas, à peine âgé de plus de treize ans, moins d'agrément dans Zabarella, Rubius, Fonseca et les autres scolastiques qu'il n'en avait trouvé chez les historiens, et qu'il lisait avec autant de facilité Suarès que les Contes Milésiens i. Et pourtant, dit-il, il ne s'arrêta pas longtemps « aux subti- lités scolastiques ». Lorsqu'il entra à la Faculté de Leip- zig (1661), réveillé des songes scolastiques par les ou- vrages des modernes, il paraît avoir abordé une philoso- phie « meilleure » et plus haute. Lui-même s'exprime ainsi : « Interca féliciter accidit ut consilia magni viri Francisci Baconi, yXngliae Cancellarii, de Augmentis scientiarum et Cogitala cxcitatissima Cardani et Campa- nellac et spccimina melioris philosophiae Kepleri, et Gali- laei et Cartesii ad manus adolescentis pervenirent 2. » Quelle fut celte philosophie meilleure, on le reconnaîtra sans peine si on examine les noms cités dans ce passage. Ce sont ceux des hommes qui, d'une part, ramenant, d'un commun accord et par une sorte de conspiration, l'esprit humain du verbiage péripalélique à la* nature, mettaient 1. Vila LeihnUii... Guhr. II. Beilage, pp. 54, 55. 2. Guilhelmi Pacidii plua iiUra. Gerh., Pliil., \1I, p. 52. 23 ÉTUDES d'histoire de i.a philosophie. tout l'espoir de la science nouvelle, soit dans l'observai ion de la nature ou rcxpérimentation, soit dans les spécida- tions niathémafiqucs, soit dans cette double mcliiode d'in- vestigation ; et qui, d'autre part, ne voyant dans le monde que des corps et dans les corps que grandeur, figure <'t mouvement, s'accordaient tous à dire, a\ec Galilée, que tout dans la nature se fait mécaniquement. Que cette influence des modernes sur la pensée de Leib- nitz se soit exercée au moment même où il quittait l'école pour entrer à l'Université de Leipzig, où il ne serait point étrange qu'il eût pour la première fois mis la main sur leurs ouvrages, cela ressort de son propre témoignage : « Par après, m'élant émancipé des écoles triviales, je tom- bai sur les modernes. » Et ailleurs, dans une lettre à Bur- nett : « Je n'avais pas encore 15 ans, quand je me pro- menois des journées entières dans un bois pour prendre parti entre Arislote et Démocrite i », ce qui démontre mieux encore qu'avant l'accomplissement de sa (]uin- zième année et dès les premiers mois de son séjour à l'Université (il est né le 21 iuin lGi6, et est entré à l'Université à Pâques de l'année 1661) il a lu quelques-uns des livres dont il parle, et en a été remué au point d'aban- donner Aristote et les formes substantielles. Le doit-il à une simple lecture, ou à l'enseignement d'un maître tel que Thomasius, versé, selon son propre témoignage, aussi bien dans la connaissance des jnodernes que dans celle des anciens, cela est difficile à décider, quoique la première hypothèse soit la plus vraisemblable î?, s'il est vrai qu'il n'ait entendu Thomasius que l'année suivante 3. Quoi qu'il en soit, il n'est pas douteux qu'il ait à ce moment abandonné la philosophie d'Aristote pour celle des modernjes et que de toutes les formes du mécanisme il ait adopté la plus simple, la plus géométrique, et en i tout cas celle qu'il était par ses études des anciens le mieux 1. Gerh., Phil, III, p. 606 et 205. 2. Voir Selver, p. 225. 3. Guhr. II. Beilage, p. 58. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 27 préparé à comprendre : à savoir, l'alomisme. De là vient qu'il caractérise la lutte qui se livre dans son esprit non pas comme une lutte entre la doctrine des formes substan- tielles et la doctrine moderne du mécanisme, mais comme une lutte entre Aristote et Démocrite i. A cette époque de sa vie, ce n'est donc point Descartes, ce n'est même point Galilée qui exercèrent une influence décisive sur son esprit; c'est Bacon, qui. l'un des premiers, a relevé contre les partisans d'Aristote la doctrine de Démocrite 2, et c'est Gassendi qui l'a restaurée en même temps que la doctrine d'Épicure. Il écrit, en effet : « Bacon €t Gassendi me sont tombés les premiers entre les mains ; leur style familier et aisé était plus conforme à un homme qui veut tout lire 3. » Et la raison qui les fait prévaloir dans son esprit est précisément la même qui le fait renon- cer à la lecture de Descartes et de Galilée, à cause des efforts d'esprit et de la connaissance des mathématiques qu'exigeait la lecture de ces derniers ; aussi ne les a-t-il lus que beaucoup plus tard : « J'avoue que je n'ay pas pu lire encor ses écrits (de Descartes) avec tout le soin que je me suis proposé d'y apporter ; et mes amis sçavent qu'il s'est rencontré que j'ai leu presque tous les nouveaux philosophes plus tost que luy Il est vray que j'ay jette souvent les yeux sur Galilée et des Cartes, mais comme je ne suis géo- mètre que depuis peu, j'estois bientost rebuté de leur manière d'écrire qui avoit besoin d'une forte méditation J'aimois tousjours des livres qui contenoient quelques belles pensées, mais qu'on pouvait parcourir sans s'arrê- ter, car ils excitoient en moy des idées, que je suivois à ma fantaisie et que je poussois où bon me sembloit. Cela m'a encore empêché de lire avec soin les livres de géomé- trie, et j'ose bien avouer que je n'ay pas encof pu gagner sur moy de lire Euclide autrement qu'on a coustume de 1. Cf. Auerbach, Z?/r Entivickelungsgeschichte der Leibnitzschen Monadenlehre, 1884, p. 8. ' 2. Cf. Ch. Adam, La philosophie de F. Bacon. Paris, F. Alcan, 1890, pp. 152, sqq. 3. Ep. Ad. Foucher, Gerh., Phil., I, p. 371. |f 28 ÉTUDES d'iiistoirf, de i.a philosophie. » lire les histoires. J'ay reconnu par l'expérience que cette méthode, en général, est bonne ; mais j'ay bien reconnu néantmoins qu'il y a des auteurs qu'il en faut excepter, comme sont parmi les anciens philosophes Platon et Ans- tote, et des nostres Galilée et Mons. des Cartes. Cepen- dant ce que je sçay des méditations métaphysiques et phy- siques de Mons. des Cartes, n'est presque venu que de la lecture de quantité de livres écrits un peu plus familière- ment, qui rapportent ses opinions. Et il peut arriver que je ne l'aye pas cncor bien compris i. » Il a écrit aussi à Mabbranche en 1679 : « Comme j'ay commencé à méditer alors que je n'estois pas encore imbu des opinions carté- siennes, cela m'a fait entrer dans l'intérieur des choses par une autre porte 2. » On voit combien Guhrauer 3 se trompe quand il attribue à l'influence de Descartes la révo- lution qui s'opère dans l'esprit de Leibnitz, d'autant que Descartes qui condamne l'atomisme et le vide n'eût pu y incliner Leibnitz. Guhrauer a eu le tort de prendre au pied de la lettre le texte des Initia Pacidii ^, alors que ce texte marque seulement les noms de ceux qu'on pourrait appeler les patrons de la philosophie moderne ou des novateurs. Sous l'influence de Bacon et de Gassendi, le jeune Leib- nitz commença donc par donner dans le vuide et les atomes, comme il l'a souvent rappelé dans la suite ^. 1. Gerh. 2. Ibid., I, p. 332. — Cf. ep. ad. P. lion. Fabri. Ibid., IV, p. 247 : « Ego vero tune in multa distractus nondum a me impetrare potue- ram ut unius hominis, utcumque ingeniosi scriptis tantam operam impenderem. » — Cf. Dutens, VI, p. 364 : « Je ne sais si ce ne fut pas un bonlieur pour moi d'être arrivé si tard à la lecture de cet auteur renommé ; je l'ai lu pour la première fois avec attention à une époque où j'avais la tête pleine d'idées person- 'nelles. » 3. Guhrauer, I, p. 25 4. Gerh., Phil, VI, p. 52. 5. V. Système nouveau de la nature, etc., Gerh., Phil., IV, p. 478 : I « Au commencement, lorsque je m'étais affranchi du joug d'Aris- 'lotc, j'avais donTié dans le vuide et dans les atomes, car c'est ce qui remplit le m.ieux l'imagination. » Cf. Lettre à un ami en i France. Erdm.. p. (i99. Ep. ad Burnett, Gerh., Phil., III. p. 205. — ^Ep. ad Clarke, Ml, p. 377. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. ^9 Ce qui le séduit dans l'hypothèse des atomes, c'est qu'elle donne le moyen de ramener toutes les qualités des corps à la figure et au mouvement de leurs plus petites parties, c'est-à-dire à des propriétés qui relèvent uniquement de la mécanique et en dernière analyse de la géométrie, dans la mesure où la mécanique n'est elle-même qu'une exten- sion de la géométrie ; et c'est ce qu'il faut entendre lors- qu'il dit et répète que l'atomisme donne une pleine satis- faction à V imagination. ^ Rien ne pouvait donc lui paraître si propre à résoudre le problème général posé par Galilée, à savoir traiter tous les phénomènes de la nature comme des mouvements, et en rendre compte par les lois du mouvement, que l'hypothèse selon laquelle on remonte jusqu'aux éléments des corps, définis quant à leur grandeur et quant à leur figure, pour leur donner ensuite les mouvements convenables, dérivant à la fois de cette grandeur et de cette figure et des lois générales de l'échange du mouvement. Et de même qu'il \ a connu par Gassendi surtout cette position générale du problème de la nature par Galilée, beaucoup plus qu'il ne l'a connue par Galilée lui-même, de même il a reçu du même Gassendi la connaissance de l'hypothèse fondamen- tale des atomes qui permet de résoudre simplement ce pro- blème général. Il reconnaît encore en 1714 la valeur scien- , tifique de l'aLomisme, considéré comme méthode de re- cherche ou comme hypothèse auxiliaire, très utile sinon indispensable aux physiciens : « Il est vrai que cette hypo- thèse peut contenter de simples physiciens Ainsi on pourrait se servir de la philosophie de M. Gassendi i » Toutefois, la manière dont il conçoit le problème à résoudre et dont il l'énonce dans le De arie combinatoria rappelle plus la manière d'Epicure qui faisait avant tout dépendre le caractère du composé, phénomène ou corps, de la position et de la figure des atomes composants, que la manière des modernes, qui le faisaient dépendre avant tout du mouvement cl des combinaisons ou échanges de 1. l-:nliu., 099. 30 ÉTUDES D'iiiSTomn Dr; la philosophie. mouvement et qui, de plus en plus, allaient ne voir dans ralomc qu'une masse élémentaire, abstraction faite de sa figure : s'il fallait rapprocher l'atomisme de Leibnitz de l'atomisme des modernes, il faudrait le mettre plus près de l'atomisme de nos chimistes que de l'atomisme de nos mathématiciens : qu'on en juge par le texte suivant tiré du De arte combinatoria : « Siquidem verum est grandia ex parvis, sive haec atomes, sive hœc atomes siva mole- culas voces, componi, unica ista via est in aream naturae l)enetrandi, quando eo quisque perfectius rem cognoscere dicitur, quo magis rei partes et partium partes, earumque figuras positusque percepit. Haec fîgurarum ratio primum abstracte in geometria ac stereotomia pervestiganda ; inde ubi ad historiam naturalem existentiamque, seu id quod rêvera invenitur in corporibus, accesseris, palebit Physi- cae porta ingens, et mixturae origo et mixtura mixtura- rum, et quicquid hactenus in natura stupebamus i. » On voit par ce passage quelle importance il attache à la figure des atomes, sur laquelle semblent devoir porter avant tout les spéculations du géomètre, en quoi il rap- pelle l'importance excessive attachée aux figures des atomes par l'atomisme antique, c'est-à-dire par Démocrite, par Épicure, et même par Gassendi. Et c'est de ce point de vue qu'il résout l'unique problème spécial qu'il ait traité, à notre connaissance, en partant des principes de l'ato- misme. Il s'agissait d'expliquer pourquoi, d'après le témoi- gnage de Sextus Empiricus-, Anaxagore a pu dire que la neige est noire ; et Leibnitz s'efforce de donner cette expli- cation 3 en marquant le rapport de toute qualité sensible, qui est toute subjective, avec la position et la figure des atomes qui est la seule réalité correspondant à la sensation. Il établit d'abord que la couleur, de même qu'en général toute qualité sensible, est un état de la conscience, une image : 1. De arte comb., 1665. Gerh., Phil., VII, p. 56 sq. S. Pyrrh. Hypot. I, 33. — Ritter et Preller, p. 87. 3. .\ la fin d'une lettre à Thomasius, du 16 février 1666. Gerh., PML, L p. 8. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBXITZ. 31 « Omnis color est impressio in sensorium, non qualitas quaedam in rébus, sed extrinseca denominatio, seii, ut Th. Hobbes appellat, phantasma. » Quant au noir, il n'est qu'une privation de couleur, en sorte qu'il se produit quand nulle couleur n'est sentie : « Nigredo est non lam color, quam coloris privatio, seu nigrum videre nos dicimus, cum nihil videmus. » Or des trois éléments ou principes optiques, le feu, dont les atomes sont pyramidaux, la terre, dont les atomes sont cubiques, l'eau, dont les atomes sont sphériques, ceux du feu produisent sur l'œil l'impression de la couleur, quand ils sont réfléchis sur les faces des corps opaques, ou des éléments cubiques ou terreux de ces corps ; « nam atomi cubicae sibi ita jungi possunt, ne quid intercédât vacui. Sunt igitur causa, cur reflectantur atoini igneae, id est per hypoth. 5, coloris. » Ouum autem « inter sphaericas » (id est aquae) « plurimum est vacui, sunt igitur causa non reflexionis, seu non coloris, id est, per hypoth. 3, nigredinis ». Et comme ce qui est vrai de l'eau l'est encore bien plus de la neige qui est de l'eau condensée (« quicquid rarum taie est, id condensatum magis est taie ; quia vis unita fortior ») « nix igitur quam maxime nigra etiam apparere débet ...0. E. D. » Si l'on fait abstraction du raisonnement faux qui conclut a {orliori des propriétés de l'eau aux propriétés de la neige, parce que celle-ci est de l'eau condensée i, on remarquera outre la réduction capitale des qualités sensibles à de pures images, qui est conforme à l'esprit de l'atomisme et du mécanisme, la méthode philosophique qui les ramène aux positions res- pectives et en dernière analyse aux figures des atomes : sur l'un et l'autre point, Lcibnitz ne fait que suivre fidèle- ment Gassendi 2. Ainsi en février 1666, c'est-à-dire l'année même où il allait quitter rUni\ersité de Leip/.ig pour conquérii- à ri'ni 1. I.eibnitz n'a pas tardé lui-même à relever cette erreur, dans une lettre d'avril 1669 à Thomasius, Gerh., Phil, I, p. 19. 2. Notamment en ce qui regarde l'explication de la couleur par la réllc.xion et du noir par la privation de la lumière. V. Gassendi, Synlar/mci p'tilosophicum, pars II. lib. VI, § 12. De colore. k 32 ' ÉTUDIAS d'histoire de la piui.osopiiie. vcrsilé d'Alldorf le grade de doclcur eu droit (5 nov. 1666), Leibnilz était resté fidèle aux principes de la philosophie atomislique, qui n'avait point cessé de lui paraître la plus propre ù résoudre tous les problèmes de la philosophie de la nature (quœsliones nalurales). Mais il semble que vers cette époque, s'il ne cesse point pour cela de croire que la grandeur, la figure et le mouve- ment des atomes suffisent et doivent être invoqués pour rendre compte de toutes les propriétés des corps et de tous les phénomènes, l'idée ait dû lui venir qu'il faut rendre raison de ces propriétés premières des atomes, attendu qu'elles ne sauraient ni s'expliquer elles-mêmes, ni dériver purement et simplement du concept d'une matière primi- tive qui pourrait tout au plus leur donner la grandeur et la mobilité, mais non pas telle grandeur, ni non plus telle figure, encore moins le mouvement actuel. Quant aux raisons qui l'amenèrent à faire cette réflexion, il semble qu'elles lui aient été inspirées par ses aspirations morales et religieuses : en tout cas, c'est dans une disser- tation dirigée contre l'athéisme qu'elles ont pris corps et qu'elles ont été développées par Leibnitz i. Il n'est pas dou- teux, en effet, que l'atomisme, et même que le mécanisme en général tendent, pour qui suppose l'éternité de la ma- tière ou de la masse et l'inflexibilité des lois du mouve- ment, à mettre hors de la nature Dieu, comme inutile, et la liberté comme incapable de s'exercer sans violer les lois de la mécanique : de l'atomisme, cela a été remarque dès l'antiquité par Aristote, Cicéron et Plutarque ; et tel avait été le fruit de la philosophie nouvelle que le P. Mersenne dénonçait, en 1623, l'existence à Paris de 50 000 athées et que Leibnitz lui-même s'étonnait de leur nombre ; « Ego quantulacunque mihi fuit ab exiguo lempore virorum doctorum notifia, horresco tamen, quoties cogito, in quot simul et ingeniosos et prorsus athcos incidcrim 2. » 1. Confessio naiurae contra alheistas (1668), Gerh., PhiL, IV, p. 105 sqq. 2. Ep. ad rhom., Gerh., PhiL, L p. 26. — Cf. Confessw..., ibid. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBXITZ. 33 Or tandis que Gassendi, en adoptant la physique d'Ëpi- cuie, mettait sa conscience de chrétien et de prêtre à l'abri de tout scrupule en supposant que Dieu avait tout à la fois créé les atomes tels qu'ils sont et ordonné les lois du mou- vement, sans soumettre d'ailleurs à la critique ni les uns ni les autres, Leibnitz avec plus de profondeur s'efforce de tirer de la nature intime de l'atome et des propriétés pre- mières qu'il n'a pas pu se donner, des raisons qui postulent l'existence de Dieu et son intervention comme créateur du monde. Et par là il était amené non seulement à établir l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, mais à faire pour la première fois, ce qui est beaucoup plus important, la critique du concept de l'atome, qui le conduira à cher- cher le principe de la nature au delà de la nature, comme la critique du mouvement le conduira plus tard à chercher le principe du mouvement au delà du mouvement. Mais de même aussi que, plus tard, il ne niera point que tout dans la nature se fasse mécaniquement, quoique le mécanisme ne puisse par lui-même justifier ses prin- cipes, de même dans la question présente il ne répudie point l'alomisme, bien qu'il ne puisse dériver de l'essence de l'atome ses propriétés fondamentales, et qu'il doive en conséquence les chercher en dehors et au-dessus de l'atome, c'est-à-dire en Dieu. ' Que Leibnitz, en effet, dans la Conlessio persiste non seulement à reconnaître d'une manière s'énérale l'existence des atomes, comme éléments derniers de tous les corps, mais même à leur prêter une grandeur finie et une figure finie, cela est mis hors de doute par l'adhésion qu'il donne une fois de plus aux doctrines de Démocrite, d'Ëpicure et de Gassendi, même dans ce qu'elles ont pour nous de plus étrange et de moins acceptable : citons, pour le prouver, ce passage décisif : « Sane verum est et rationem habet. quod olim Democritus, Leucippus, Epicurus et Lucretius, hodie sectatores eorum Pctrus Gassendus et Joh. Chrysost. Magnenus prodiderunt : Omnem in corporibus cohaercn- tiae causam dare naturaliter figuras quasdam implicato- HANNEQUIN, II. 3 34 ÉTUDES d'histoire de I.A l'IIILOSOPHIE. rias, ncmpe hamos, uncos, aimulos, cminenlias, breviler omncs duorum corporum cun ilales vel flexiones sibi iiivi- cem inserlas i. » Les atomes ont donc une figure définie et un volume fini, puisqu'ils ont des « hamos », des « uncos » et des « annulos », et puisqu'ils ont un relief, des courbures et des flexions. A vrai dire, Leibnitz, dans la Confess/o, ne soumet àuii(> critique directe la notion de l'atome que quand il se demande d'où vient la cohésion à ces figurae irnplicaloriae, à ces hami, à ces unci, par lesquels l'atomisme prétendait expliquer la cohésion des corps composés. Jusque-là il avait prétendu démontrer l'existence de Dieu en prouvant en général qu'un corps quelconque, et non point un atome, ne saurait avoir la ligure quil a et la grandeur quil a sans l'intervention d'un principe différent de la simple matière, et qui la détermine. L'atomisme, en un sens, paraît donc hors de cause, jusqu'au moment où se pose la question de l'origine de la cohésion des corps. Mais n'est-il point trop clair que si l'atome aussi a une grandeur finie et une figure %iie, il ne saurait pas plus les tenir de lui-même qu'un autre corps quelconque, et que l'argument qui vaut des corps visibles et tangibles, devait valoir aussi, pour que la preuve de l'existenÇe de Dieu fût complète, des éléments derniers où se résolvent les corps ? Or cet argument, qui marque dans la pensée de Leibnitz le point de départ d'une évolution importante et qui ruine la notion démocritéenne de l'éternité des atomes figurés ((r/T,[j,aTa), mérite d'être relevé : il consiste à prouver que. de la définition et de l'essence du corps, qui est d'exister, (inexistere) dans l'espace et qui est, on le voit, constituée par deux termes, l'espace et l'existence, on ne saurait tirer ces qualités premières qu'en général les mécanistes recon- naissent aux corps et en particulier les atomistes aux atomes, à savoir la figure, la grandeur et le mouvement. Si ni le corps ni l'atome ne tiennent de leur essence leurs 1. Confessio naturae. Gerh., Phil., IV, p, lOS. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 35 qualités premières, il reste donc qu'ils la tiennent d'un principe extrinsèque qui ne peut être que Dieu, et ainsi ils ne peuvent plus prétendre au rang de principes qui se suffisent à eux-mêmes comme ils suffisent à tout. L'examen des deux termes de la définition, l'un, l'espace, qui donne aux corps l'extension, mais qui ne peut leur donner une figure définie, l'autre, Vinexislence^ qui leur vient du mouvement, conduit Leibnitz non seulement à prouver ce qu'il prétend prouver, mais déjà à donner au mouvement le privilège d'être le véritable agent des déter- minations de l'espace ; et cette observation, qui ne prend dans la Conlessio qu'une forme indécise, y doit être cependant d'autant plus remarquée qu'elle annonce le pas- sage à une manière de voir qui ne s'accorde plus a\cc l'atomisme et qui pousse Leibnitz vers une philosophie que nous exposerons dans le chapitre suivant. Suivons donc à présent LeibnJtz dans la critique qu'il fait de chacun de ces termes, et voyons, d'une part ce qu'ils donnent au corps, de l'autre ce qui leur manque ou pour lui tout donner ou pour être à eux-mêmes leur propre r;ij- son d'être. Et d'abord l'espace : « Ex spatii termino, oritur in torpore magnitudo et figura. Corpus enim eadem statim magnitudinem et fîgu- ram habet cum spatio quod implet. Sed restât dubium cur tantum potius et taie spatium impleat, quam aliud et ita cur exempli causa sit potius tripcdale quam bipedalc, et cur quadratum potius quam rotundum. Cujus rei ratio ex corporum natura reddi non polesf, eadem enim materia ad quamcunque figuram sive quadratam sivc rolundam indeterminala est. Duo igitur tantum responderi possunt, vel corpus propositum quadratum fuisse ab aeterno vel ab alterius corporis impaclu quadratum factum esse, siquidem ad causam incorpoream confugere nolis. Si dicis, ab aeterno fuisse quadratum, eo ipso rationem non assignas, quidni enim potuerat ab aeterno esse sphaericum ? aelerni- ias quippe nullius rei causa inlelligi potest. Sin dicis : 30 ÉTUDES D'iIISTOmK DK LA PHILOSOI'HIE, aller ius corporis molu quadralum faclum esse, restât clubium cur figuram talem vcl talem ante iiiotum illum habuerit ; et si ilcrum rationem refers in molum alterius, et sic in infinitum, tiun per omnc infinitum rcsponsiones tuas novis quaestionibus prosequendo, apparebit nun- quam materiam déesse quaerenli rationem rationis, et ita rationem plenam redditam nunqiiam esse. Apparebit igi- tur ex natura corporum rationem certae in iis figurae et magnitudinis reddi non posse i. » Voilà pour l'espace. Mais nous avons dit que la défini- lion se compose de deux parties. Examinons maintenant le terme de l'inexistenlia : « Ad terminum inexistentiae in illo spatio pertinet motus, dum enim corpus incipit existere in alio spatio quam prius, ex ipso movetur. Sed re accuratius perpensa apparebit ex natura quidem corporis oriri mobilitatem, sed non ipsum molum. Eo ipso enim dum corpus proposi- tum est in spatio hoc, eliam esse polest in alio aequali et simili prioris, id est polest moveri. Nam posse esse in alio spatio quam prius, est posse mutare spatium, posse mu- tare spatium est posse moveri. Motus enim est mutatio spatii. Actualis autem motus ab inexistentia in spatio non orilur, sed potius corpore relicto sibi contrarium ejus, nempe permansio in eodem, seu quies. Ratio igitur motus in corporibus sibi relictis reperiri non polest. Frustraneum igitur est illorum effugium, qui rationem motus sic red- dunt ; omne corpus vel molum esse ab aeterno, vel moveri ab alio corpore contiguo et moto. Nam si dicunl corpus propositum molum esse ab aeterno, non apparet cur non polius quieveril ab aeterno, tempus enim, eliam infinitum, causa motus intelligi non polest. Sin dicunt corpus propo- situm moveri ab alio contiguo et moto, idque iterum ab alio, sine fine ; nihilo magis rationem reddidcrunl, cur moveatur primum et secundum et tertium vel quolum- cunque, quamdiu non reddidere rationem cur moveatur sequens, a quo omnia anlecedenlia moventur. Ratio enim 1. Confesslo naturae. Gerh., PlilL, IV, p. 106. LA PREMIERE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. J/ conclusionis lamdiu plane reddila non est, quamdiu red- dita non est ratio rationis, praeserlim ciim hoc loro idem dubium sine fine restet^. » Ce qui est vrai du corps qui ne tient de son essence ni la figure qu'il a, ni le mouvement, l'est donc au même degré de l'atome à la fois mobile et figuré, en sorte que le second, par le fait qu'il requiert, comme l'autre, l'action d'un principe capable de lui donner mouvement et figure, cesse d'être éternel et d'être, comme le croyaient les ato- mistes anciens, l'élément primordial des choses et de la nature. Mais il y a plus (et c'est ici que Leibnilz aborde direc- tement dans la Conlessio la critique de l'atome), alors même qu'ils donneraient à l'atome une grandeur et une figure finies, les atomistes n'auraient pas encore expliqué par là ce qui fait qu'il n'est pas seulement une figure géo- métrique, mais qu'il est un corps et qu'il est une réalité, à savoir sa solidité ou sa « consistentia » : question grave, relative à la nature ou à l'essence de la matière, par oppo- sition à la pure extension, que Leibnitz semble ici abor- der pour la première fois, et qui lui fait dès maintenant dépasser le mécanisme par le recours à Dieu, comme il le dépassera dans l'avenir par le recours à des forces supé- rieures à la pure masse et au pur mouvement. Ici encore, il ne nie point que soit vrai « Ouod olim Democritus, Leu- cippus... )) (V. supra p. 33 ). Mais qui rendra compte de cette ténacité : « Sed unde ipsis tenacitas ? an hamos liamorum supponemus in infi- nilum ? etc. ^ » Deux explications pourtant ont été tentées de la solidité de l'atome ou de la cohésion de ses parties, au sujet des- quelles l'opinion de Leibnitz doit être notée : la première est due aux anciens, et suppose « partes atomorum ideo cohaerere quia nuUum intercédât vacui ; ex qua sequi- tur omnia corpora quae se scmel contigerunt, insepai'a- 1. Conlessio, p. 107. tJJ 2. Ibid., p. 108. 38 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. bililcr ad aloniorum excmpluni cohacrcre debere, quia in oinni contaclu corporis ad corpus luilluni inlerccdit vacuum. (Jua perpétua cohaerenlia niliil est absurdius, nihil ab experentia magis alienumi. » Elle revient au fond ù expliquer, comme Descartes, la résistance à toute division par le repos des parties au conlacl, opinion que Leibnitz repoussera toujours de toutes ses forces. Si le repos des parties n'explique pas la cohésion, leur mouvement en sens directement contraire ne pourrait-il en rendre compte ? A n'en pas douter, c'est à Hobbes que songe ici Leibnitz ; et cette explication, qu'il fera sienne deux ans plus tard dans la Theoria moius abslracli, lui paraît beaucoup plus sérieuse 2 : c'est même la seule qui lui restera des corps et de leur répercussion après le choc 3. Mais dans la Conlessio naturae, il la repousse pour les raisons suivantes : « Sed supponamus corpus impingens non ea linea qua partes corporis impellendi occursura sunt, sed alia, obliqua forlassc incidere ; eo ipso stalim omnis reactio, resistenlia, rcflexio cessabit contra Expe- riejitiam... Cohaerentiae ratio a reactione et omnino motu plane reddi non potest *. » ^"^'donc la cohésion des atomes ne peut s'expliquer ni par le repos ou le mouvement des parties, ni par leur contirtuité, ni encore moins par la grandeur et la figure, « recte in reddenda atomorum ratione confugiemus ad Deum denique, qui ullimis islis rerum fundamentis firmi- latem prsestet ^ ». En 1668, quand il écrit la Conlessio nalurae, Leibnitz n'a donc renoncé à aucun des principes de l'atomisme démocritéen et gassendiste, ni au mouvement des atomes, d'où dérivent tous les changements dans la nature et tous les phénomènes, ni à leur solidité essentielle, ni à leur gran- deur et à leur figure déterminées. Mais faire la critique du 1. Ibid... p. 108. •2. V. infra, p. 93 sqq. 3. Co?î/t'^sîo..., Gerh.,^iJ., IV, p. 108. b.'ibid., p. lOD. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBXITZ. 39 concept de l'atome, chercher les fondements de ce qui devait être le fondement de tout, chercher les raisons de ce qui devait être la raison de tout, c'était, même si Leib- nilz ne songeait dans la Conlessio' naturae d'abord qu'à démontrer l'existence de Dieu, préparer dans son propre esprit la ruine de l'atomisme comme doctrine métaphy- sique, lors même qu'il resterait le point de départ indis- pensable des spéculations mathématiques relatives à la nature. On peut donc dire qu'à partir de la Conlessio nalurae, Leibnitz se rapproche de la philosophie corpus- culaire d'autant qu'il s'éloigne d'un atomisme rigoureux ; et il peut se faire qu'à cette évolution Bacon, qui avait déjà signalé les défauts en même temps que les mérites de la pliilosophie de Démocrile, n'ait pas été étranger, comme l'indiqi^ la citation de ses propres paroles en tête de la Conlessio nalurae. Quoi qu'il en soit, les raisons invoquées contre la possi- bilité de considérer comme premier l'atome, ou ce qui revient au même, comme premières sa figure et sa solidité, ont été décisives pour Leibnitz, et il s'y tiendra désormais sans varier. "' ■ Les arguments qu'il dirigera plus tard dans sa Cv^^tcs- pondance avec Huygens contre l'infrangibilité absolue de l'atome qui exigerait un miracle perpétuel, rappellent ceux par lesquels il s'autorise maintenant à recourir à Dieu i ": il attaquera encore de la même manière tout essai de rame- ner Valtachemenf des parties de l'atome à Vattouchement, pourvu seulement qu'aucun vide ne soit interposé *. Mais si maintenant ces raisons ne le font point encore renoncer, comme il le fera plus tard, à la solidité absolue de l'atome, cl s'il accepte le miracle sinon perpétuel, du moins accom- pli une fois pour toutes, de l'intervention divine, encore 1. V. Ivpisl. ad Hugenium, Gerh. Math., II, pp. 136, 145, 155 sqq. — Cf. Pacidius Philalelhi. Archiv., I, p. 21i. — Cf. aussi Lettre à f.ud. Stein (.\rchiv., I, p. 90.) 2. V. surtout Epist. ad Ilugenium, Ge^^Math., pp. 115 et 155 sqq, et IJemonstr. contra Atomos sumla ex .l^niorimi contractu (16%]. Gerh., Phil, VII, pp. 284, sqq. ' 40 ÉTUDES d'histoire DE LA PHILOSOPHIE. dès à présent, pour remonter ù un principe des choses supérieur à l'atome, est-il conduit à le résoudre, à le réduire et donc à en ramener la notion à la notion anté- rieure et plus générale d'une matière d'où il tirerait la pos- sibilité de sa grandeur et de sa figure et d'un principe d'action qui lui donnerait telle grandeur et telle figure. Or quel que soit le principe de l'action, l'action elle-même par laquelle la matière, indéfiniment étendue dans l'es- pace, reçoit des limites et des figures déterminées, ne peut être que le mouvement ; et la résolution de l'atome laisse Leibnitz en face de la matière primitivement non divisée et du mouvement qui la divise, même s'il faut qu'il cherche encore en Dieu le principe premier du mouvement. La critique de l'atome telle qu'elle se présente dans la Conlessio nalurae, préparait donc Leibnitz à passer de l'atomisme des années universitaires (croyance air vide et aux atomes) à la croyance en une matière première infini- ment divisible comme l'espace et que divise le mouve- ment. C'est proprement une philosophie corpusculaire beaucoup plus semblable à celle de Descartes qu'à celle de Gassendi, et nous allons dire à présent quelle forme il lai a donnée. »|r' CHAPITRE II Mécanisme corpusculaire ou Dynamisme géométrique (1668-1669) Tandis que Leibnitz semble avoir abordé le sujet qu'il traite dans la Conlessio naturae sans avoir aucunement l'intention de ruiner la conception atomistique en tant que point de départ nécessaire de toute philosophie de la nature, et tandis qu'il se proposait seulement de demander à l'atomisme-même les moyens de démontrer l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, et ainsi de fermer la ^uche aux athées, il arriva bientôt que la recherche cri- tique des conditions de l'atome et de ses propriétés porta ses fruits et l'amena à considérer comme les vrais prin- cipes des choses et des corps, non plus les atomes, comme le faisait Gassendi, mais ces principes qui entraient dans la définition des atomes et dont les atomes eux-mêmes n'étaient que des dérivés, à savoir la matière première et le mouve- ment. Dès le mois d'octobre 16G8, dans une lettre qu'il écrit de Francfort à Thomasius i, cette évolution de la pensée de Leibnitz est nettement marquée ; et dans une autre lettre capitale du 20/30 avril 1009 2 qu'il adresse au même, pour lui démontrer l'accord profond de la philo- sophie des modernes et de la physique d'Aristote, il expose longuement ses nouvelles idées sur la nature, par les- quelles, s'il s'éloigne définitivement de Démocrite, on ne peut accorder pourtant qu'il se rapproche, comme il le croit, du véritable esprit de la philosophie d'Aristote. Si l'atome n'est point premier, il existait quelque chose 1. Sur cette lettre, V. Selver, p. iU, n° 2. 2. Gerh., Phil, I, p. 26. M ^ 42 ÉTUDES d'iiistoirc de la philosophie. uvanl lui, d'où il lire grandeur et figure, même s'il reste certain qu'il n'en saurait tirer, sans l'intervention divine, telle grandeur cl telle figure ; et ce quelque chose est l'es- pace ou du moins quelque chose d'étendu dans l'espace, c'est-à-dire la matière : tel est, sans aucun doute, le prin- cipe fondamental de la critique de l'atome développée dans la Conlessio nalurae. Tel est aussi le principe essentiel de la doctrine exposée dans la Icllre à Thomasius : ce qui existe avant tout le reste, avant toute qualité, toute gran- deur, toute forme et toute figure, dès lors avant tout corps, c'est la matière première ou la masse (massa) i ; et quoique Leibnilz ne la confonde point avec l'élcndue, puisqu'elle a de plus que l'espace l'impénétrabilité ou fantitypie (crassum quiddam est et impenetrabile), elle tient de l'espace qu'elle remplit toutes les propriétés et tous les attributs de ce dernier. Elle est infinie comme lui et remplit le monde ; elle est continue et homogène ; « quantitatem quoque habet materia, sed interminatam, M vocant Averroistae, seu indefinitam ; dum enim continua est, in partes secta non est, ergo nec termini in ea aclu dantur (p. 18) » ; il n'y a donc primitivement en elle aucun vide, quoique Leibnilz ait dit un peu plus haut : « Mihi enim neque vacuum neque plénum necessarium esse, utroque modo rcrum nalura cxplicari posse videtur (p. IG) »; et « si nulli in ea termini actu dantur, nec partes, nec denique figurae, quum figura sil terminus corporis », on doit conclure qu'il n'y a non plus primitivement ni atomes, ni aucun corps déterminé. Pour qu'il y ait des corps, ou, ce qui revient au même, « ut varii in materia termini oriantur, opus est discontinui- tate partium. Eo ipso enim dum discontinuae sunt partes, habet quaelibet terminos separalos (nam continua définit Aristotelcs wv rà ss^^ata è'v ) ; discontinuitas aulem in massa illa prius continua duplici modo induci potesl. uno modo ut tollatur etiam simul contiguitas, quod fit 1. Ibid., p 17. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 4a qiiando ila divelluntur a se ul relinquatur vacuum, vel sic ut maneat contiguitas, quod fit quando quae sibi imme- diala manent, tamen in diversa moventur, v. g. duae sphaerae, quarum una alteram includit, possunt in diversa moveri, et tamen manent contiguae, licet desinant esse continiiae (p. 18) ». Mais de ces deux moyens d'obte- nir la discontinuité, il est clair que le premier doit être repoussé parce qu'il supposerait l'annihilation « certarum partium ad vacuitates in materia procurandas » ; et comme l'annihilation est au-dessus de la nature (supra naturam est) et qu'elle serait un miracle, on n'en peilt point parler ; reste donc qu'elle naisse du mouvement « quia a motu divisio, a divisione termini partium, a terminis partium figurae earum, ergo a motu figurae, partes et corpora... » Ainsi, c'est grâce au mouvement et au mouvement seul que tous les corps sortent de la matière primitivement con- tinue qui remplit l'espace ; et comme il est trop clair que ^r la succession du repos au mouvement, tout y rentre- rait et tout s'y résoudrait, ce n'est pas seulement leur nais- sance que les corps doivent au mouvement actuel, c'est encore leur existence ou mieux leur subsistance. Tout est, donc en mouvement, puisque rien ne persiste que par le mouvement ; et du mouvement qui gagne, en y portant et en y perpétuant la division, jusqu'aux dernières parties de la matière première, naissent en premier lieu ces parties elles-mêmes, leur grandeur, leur figure, et, par suite, leur nombre et leur situation i. Ce que le mouvement détermine d'abord, c'est donc la figure et la grandeur des éléments corporels, puis par le changement de lieu de ces éléments mêmes, c'est jusqu'à la dernière toutes les qualités dites secondes ou sensibles des choses, « visibiles, audibiles, gustabiles, odorabiles, tactiles 2 ». On peut donc se rendre compte de tous les phé- 1. « Figuram autem delinio terminum extensi, Magnitudincni numeruni partium in extenso. Niimerum definio unum, et unum, cl unmn, etc. seu unitates. Situs ad llgiiram reducitur, est enim pliniiin conliguratio. » Ihid., p. 24. :.'. Ibid., p. 25. / t ^l 44 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. nomcncs par la grandeur, la ligure et le mouvement, et, en dernière analyse, par la matière première, qui suppose l'espace, et par le mouvement, bien que ce dernier postule au-dessus de la matière, qui n'en peut rendre compte, un principe distinct de la matière, par conséquent l'existence et l'action d'un premier moteur qui ne peut être que l'es- prit (Mens universi rectrix). De même, d'ailleurs, que le mouvement procède de Dieu qui le produit, de même aussi toutes choses dans la nature procèdent du mouvement, c'est-à-dire d'une action de la divinité dont %. nature est de se continuer et prolonger d'elle-même, en sorte que Leibnitz a pu dire qu'il a\ait démontré que de même que tout naît, est et subsiste par le mouvement, de même tout ce qui est mû est en quelque façon l'objet d'une création continuée (quicquid movelur, perpetuo creari — perpétua creatio in motu) sans qu'il y ait pourtant besoin jamais dans la nature du concours extraordinaire de Dieu i. «' Ainsi, dans cette nouvelle conception du monde, la nature est encore suspendue à la Divinité, bien que tout continue à s'y faire mécaniquement ; mais il y a progrès dans la recherche des principes ; et tandis que la concep- tion atomistique du monde supposait des principes mul- tiples et égaux, la grandeur de l'atome, sa figure, et le mouvement, la conception nouvelle n'en suppose plus que deux, la matière, sinon l'espace, et encore le mouvement ; cependant la matière s'y dépouille à ce point de toute détermination positive qu'elle tend à se confondre avec le pur espace ; et si l'on songe que le mouvement y trace les figures des choses à peu près comme l'esprit trace en géo- métrie des figures idéales, on dirait à juste titre que d'ato- mistique qu'il était, avant 1668, le mécanisme de Leibnitz est devenu géométrique et qu'il ne requiert plus pour expliquer les choses que l'espace pur ou fluide plas- tique singulièrement semblable à l'espace pur, et le mou- 1. Ibid., pp. 26, 27, 33. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBXITZ. 4b veinent, qui, sur celte matière, agit à la manière d'une cause efficiente et d'un réel principe de différenciation et d'individuation. Quoique Leibnitz ait prétendu par cette nouvelle doctrine concilier à ce point la philosophie d'Aristote et la philo- sophie des modernes qu'il ait été jusqu'à écrire à Thoma- sius qu'il voyait plus de vérité dans la physique d'Aristote que dans celle de Descartes i, ce n'est point ici Aristote qu'il suit, mais l'esprit de la philosophie moderne, et ce n'est point sans faire violence à la pensée d'Aristote et sans la modifier profondément qu'il parvint à la mettre d'accord avec le mécanisme. Le point central de la conciliation tentée ici par Leibnitz consiste dans l'identification de ce qu'Aristote appelait la forme, £î5oç, [xopcp-^j, et les scolastiques la forme substan- tielle, avec la figure, à laquelle se réduisent, dans la pen- sée moderne, les déterminations réelles soit des éléments simples, soit des choses composées. Et ce n'est point for cer la pensée d'Aristote, au dire de Leibnitz, c'est, au con- traire, lui donner le seul sens qu'elle comporte, que d'accomplir enfin ce rapprochement qui s'impose. Aussi bien Aristote n'a-t-il point dit lui-même et souvent répété, qu'entre ce qu'il appelle la matière et la forme, il y a le même rapport que de l'airain dans la statue à la figure de la statue ? La forme sans la figure, non seulement en celle- ci, mais en un corps quelconque, est vraiment inconce- vable, quand il semble d'ailleurs que la forme de la statue et en général une forme quelconque n'apparaissent qu'au moment où airain et matière reçoivent l'un et l'autre telle figure déterminée. Au reste, qu'Aristote ait au que le mouvement est l'unique facteur qui impose à l'airain la forme de la statue et en général à la matière une forme quelconque, cela ressort assez, semble-t-il à Leibnitz, de ce que la physique n'a pour lui d'autre objet que d'expliquer par le passage de la 1. Ibid., p. 16. i6 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. puissance à l'acte la génération de toutes les choses sen- sibles ; or il croyait aussi que par le mouvement seul s'effectue ce passage, à tel point que pour lui la physique n'avait en somme qu'un objet, l'être en tant que mobile, et tous les éléments qu'un tel être suppose. Aussi dans les 8 livres de la Physique ne Iraite-t-il de rien d'autre que de la figure, de la grandeur, du mouvement, du lieu et du temps 1. Lui-même, au liv. III, déclare que « toute la science de la nature a pour objets la grandeur (à laquelle est liée la figure), le mouvement cl le temps », et ailleurs, avec plus de p^cision encore, — au point qu'il rencontre, jusque dans l'expression, la pensée des modernes, — « hi science de la nature a pour objets la matière et le mouve- ment^ ». Telles sont les preuves directes invoquées par Leibnitz en faveur de sa thèse ; mais ne serait-ce point la vérifier d'une manière éclatante que de montrer qu'elle supprime d'emblée toutes les difficultés où se sont embarrassés de tout temps les scolastiques, pour avoir entendu autrement la matière et la forme ? Suivons encore Leibnitz dans cette démonstration, où non seulement nous allons le voir faire d'Aristote un cartésien, ce qu'il se défend d'être lui-même, mais où il trouve en même temps l'occasion d'exposer ses propres idées sur la matière et le mouvement, sur la nature du corps, et sur la réduction à la figure et au mouvement de toutes les qualités sensibles. Deux points surtout ont embarrassé les scolastiques dans la philosophie d'Aristote : le premier touchant la matière ou la pure puissance, le second touchant les formes et l'origine des formes. Si rien n'est, en effet, que par la forme ou au moins par l'union de la matière et de la forme, de telle sorte que l'airain, matière de la statue, et la ma- tière même de l'airain ne peuvent être conçus privés de toute forme, comment attribuer une existence quelconque à la matière première ? D'une part, il faut qu'elle soit, pour 1. Ibid., p. 21. 2. Aristote, Phys., III, 4, 202 b. 30. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 47 offrir à la forme le support nécessaire {~6 tjiro/£([;.svov) ; et de l'autre, sans forme, on ne sait ce qu'elle pourrait être. Mais la forme à son tour dont Aristote disait qu'elle est l'essence des choses, qu'est-elle sans la matière ? et quelle est notamment l'origine de celles qui existent dans le monde ? Ou il faut, comme Platon, supposer qu'elles pos- sèdent, dans le monde intelligible, une existence séparée ; ou il faut les faire naître de la puissance de la matière (ex potentia materiae oriri). Mais la première alternative, Aris- tote la repoussait de toutes ses forces, parce qu'on ne peut concevoir comment l'Idée platonicienne entrerait en rap- port avec le monde sensible, et comment, par exemple, elle lui communiquerait le mouvement ; l'autre est rejetée par tous les scolastiques, parce qu'elle ne conduirait à rien moins qu'à supprimer la forme, ou qu'à dire, comme venait de le faire Conring, que les formes naissent de rien (ex nihilo oriri) dans le monde réel i. Or toutes les difficultés d'où ne pouvaient sortir les sco- lastiques se résolvent d'elles-mêmes, dès qu'on nomme matière sinon l'espace même, du moins ce qui avant toute figure et avant tout mouvement tient son extension de l'espace qu'il remplit, et qu'on suppose « formam nihil aliud esse quam figuram^' ». Cette masse, en effet, qui remplit tout l'espace, et qui ne s'en dislingue que parce qu'elle est « crassum quiddam et impenetrabile », répond à toutes les conditions qu' Aristote exigeait de la matière première : elle est d'abord sans forme, puisque étant continue comme l'espace qu'elle rem- plit, elle exclut par là même toute diversité : « Est cnim in ca nulla diversitas, mera homogeneitas, nisi pcr motum » ; erpourtant elle possède même avant toute forme (anle omnem formam) un acte entitatif : « Primum de actu ejus enlitativo ante omnem formam quaerunt. Et responden- dum est, esse eam ens ante omnem formam, cum liabeat existentiam suam. Illud omne enim exislit, quod in aliquo 1. Corh., Pliil, I, p. 18. 2. Ibkl, p. n. 48 ÉTUDES d'iiistoire de la philosophie. spatio est, quod de massa illa omni liccl motu cl disconli- iiiiilate carcHte negari non polesl. » Maintenant « a maleria Iranseamus ad formam, perdispo- sitiones. Hic si formam supponamus iiihil aliud esse quam liguram, rursus omnia mire concilient. Nam cum figura sit terminus corporis, ad figuras materiae induccndas opus erit termino. Ut igitur varii in maleria termini oriantur, opus est discontinuitate partium... Ex his palet, siquidem ab initio massa discontinua seu vacuitalibus interrupta creata sit, formas aliquas statim materiae concretas esse : sic vero ab initio continua est, necesse est ut formae oriantur pcr molum..., quia a inolu divisio, a divisione termini partium, a terminis partium figurae earum, a figura formae, ergo a motu formae. Ex quo palet, omnem dispositionem ad formam esse molum, patet quoque solu- tio vexatae de origine formarum controversiae i ». On objectera que la forme alors est divisible, comme la figure ; mais il faut distinguer le figuré dont la divisibilité provient de la matière qui a reçu la figure, de la figure elle-même qui, en un sens, n'est point divisible : « Nec obstat, quod generatio fit in instanti, motus est successi- vus. Nam generatio non est motus, sed finis motus, jam motus finis est in instanti, nam figura aliqua ultimo dcmum instanti motus producitur seu generatur, uti cir- culus extremo demum momento circumgyrationis pro- ducitur. Ex his etiam patel, cur forma substantialis consistât in indivisibili, nec recipiat magis aut minus. Nam et figura non recipil magis aut minus. Etsi enim circulus sit circulo major, non tamen est circulus altero magis cir- culus, nam circuli essentia consistit in aequalitate linea- l'um a cenlro ad circumferentiam ductarum, jam aequalilas consistit in indivisibili, nec recipit magis aut minus 2. » Matière et forme existent donc d'une existence réelle, et 1. Ibicl, p. 17, 18. Cf. Ep. (III) ad Thom., loc. cit., p. 10. ?. Ibid., p. 20. Cf. p. 10 clans la lettre de 1669, répondant aux diflicultés soulevées par Thomasius, il s'exprime encore plus clai- rement : « Caeterum liguram esse substantiam », etc. Epistole VI ad Tliomasium, p. 21. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 40 •Si ce n'est point être d'accord avec les propres paroles d'Aristote que de l'interpréter ainsi, c'est du moins rester d'accord avec l'esprit de sa philosophie. La forme naît donc de la matière par le mouvement ; i et comme le mouvement est non seulement le type, maisj le principe de tous les changements, c'est dire que le mou- vement est le principe non seulement de toutes les formes, mais de tous les accidents et de toutes les propriétés ou qualités des choses i. On remarquera l'ingénieuse compa- raison des changements de perspective par laquelle Lcib-' nitz ramène la perception des qualités sensibles au rap- port du lieu occupé par l'être percevant, et du lieu et de; l'ordre des choses perçues, comparaison qui restera dans;- sa philosophie ultérieure. Enfin, il croit encore interpréter la philosophie ties modernes dans le sens d'Aristote quand il prétend qu'elle requiert l'origine du mouvement en un premier moteur : « Materia per se motus expers est. Motus omnis princi- pium Mens, quod et Aristoteli recte visum. Nam, ut hue •quoque veniam, etc.. * » On voit, dès la première lecture, par tout ce qui précède, que toute cette tentative n'est qu'une perpétuelle violence faite à la philosophie d'Arislole pour le mettre d'accord avec les modernes, bien loin qu'il soit l'inspirateur de l'ingénieuse doctrine développée par Leibnitz. Il ressort, d'ailleurs, du ton de sa lettre, qu'il n'a point la prétention de se tenir strictement à l'interprétation litté- rale du texte d'Aristote, qu'il connaît depuis son enfance, mais qu'il obéit au désir de trouver sa pensée assez large pour qu'avec les amendements nécessaires, elle reste d'ac- cord avec la philosophie moderne et même qu'elle la dé- passe en profondeur, bien que celle-ci soit nécessaire en quelque sorte pour l'illustrer et pour en montrer toute la fécondité ; mais même à le comprendre ainsi, ce n'était point interpréter cl Iraduire Aristote, c'était le trahir cl 1. « Restât nunc ul ad miitationcs vcninnuis... », efo //;(Vf n 1!) -2. Ibicl, p. 23. > - , 1 HANNEQUIN, IL . 50 ÉTUDliS d'iIISTOIRL: de la I'IIILOSOPHIE. faire violence à sa philosophie véritable : c'était tenter d'identifier deux modes de penser et deux philosophies de la nature vraiment inconciliables. Les répugnances sautent aux yeux. La pensée centrale de la philosophie moderne, approuvée et T^-^Hagée par Leibnitz, est que si tout dans la nature, excepté l'ex- tension et l'impénétrabilité, tire son origine du mouve- ment en sorte que le mouvement serait non seulement le principe de toutes les figures, mais, au sens d'Aristote, celui des lormes mêmes, c'est-à-dire de toute réalité, de tout accident et même de toute substance (oO^îa) ; aucun ^re en revanche ne saurait par lui-même se donner le mouvement, quand il est en repos, ni le repos, quand il est en mouvement, ni en général modifier son état de repos ou de mouvement. Ce qui revient à dire que le mouvement, d'une part, s'entretient de lui-même, sauf à varier sans cesse pour un même mobile, sous la double loi de l'inertie des masses, et de la conservation de la somme totale de la quantité de mouvement dans l'univers. Il est, en d'autres termes, toujours la cause, jamais l'effet des substances réelles et de leurs accidents. Or il est certain qu'Aristote enseignait rigoureusement le contraire. Si le mouvement est pour lui le signe du pas- sage de la puissance à l'acte, et si à la rigueur on peut dire que pour lui la figure des corps dérive de ce mouve- ment, loin qu'il soit par là même le principe de la forme, et loin qu'on ait le droit d'identifier, ainsi que le fait Leib- nitz, la forme et la figure, c'est la forme au contraire qui, agissant à la manière d'une cause, détermine le passage de la puissance à l'acte et par le mouvement détermine la figure. Bien plus, au composé de matière et de forme qu'Aristote appelle un être naturel ou une nature, il main- tient le pouvoir de se donner à soi-même le repos et le mouvement, en sorte que la forme dcmeui-e le principe et du mouvement qui procède à l'organisation de l'être et de celui dont l'être est le sujet quand il est organisé. Ce qui produit le mouvement et ce qui l'entretient, ce sont LA PRLMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 51 donc pour Aristolc ces formes incorporelles que Leibnitz prétendait à bon droit exclure de la science ; et cela est si vrai qu'il ne pouvait comprendre l'entretien du mouvement rectiligne et uniforme, sans la continuité de l'action d'une cause enlretcwRnt le mouvement à la manière des causes qui le produisent. Et ainsi, loin d'admettre l'inertie de la matière et la loi fondamentale de la conservation du mou- vement, sans lesquelles la philosophie nouvelle ne pouvait naître ni subsister, Aristote invoquait, pour expliquer le mouvement, les formes incorporelles répudiées par Leib- nitz. Ni avec la figure on ne peut donc confondre la form^ substantielle, comme au reste plus lard le verra mieux Leibnitz, ni avec cette matière première qui, sauf la résis- tance ou l'impénétrabilité {cmtilypia), ne se distingue en rien de l'espace, cette matière première où Aristote voyait avant tout la puissance, puissance qui, en un sens, dans la pri- vation même enveloppait déjà une sorte de disposition à l'acte, et qu'il était si loin de confondre avec l'espace, qu'il blâmait Platon de l'y avoir identifiée, et qu'au surplus il ne reconnaissait d'existence qu'au lieu et aucune à l'espace proprement dit. Toutes les conditions faisaient donc à la fois défaut pour réaliser l'accord qu'imaginait Leibnitz ; la différence des deux conceptions était irréductible, tant en ce qui regarde la matière et l'espace qu'en ce qui regarde la forme ; et elle consistait avant tout en ceci : qu'Aristote laissait aux corps et aux nalures la puissance de modifier eux-mêmes leur état de repos et de mouvement, tandis que le premier principe de la mécanique moderne est qu'ils sont inertes cl qu'ils ne peuvent recevoir eux-mêmes le mouvement que des mobiles externes, sous la loi générale de l'égalité de l'action et de la réaction. Et de là même il suit que, quand ils dissertent tous les deux sur l'existence nécessaire d'un premier moteur, s'ils s'accordent sur les mots, ils sont sur la direction même cl le sens de la preu\c en désaccord i)ro- fond : l'un voit en Dieu une cause efficiente, une àpyô y^^r^ 52 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. GÉwç communiquant le mouvemenl à une inalière inerte, mobile, mais incapable de se donner à elle-même le mouvement actuel ; l'autre y voit, au contraire, une cause finale, agissant sur le monde par l'attrait invincible de sa perfection et par le désir même (jue fait naître cet attrait au sein de la matière, où le désir agit à la manière d'une cause interne et immanente de mouvement, qui, aux yeux des modernes, ruinerait de fond en comble l'ordre et la régularité des phénomènes et du mouvement. Leibnitz retrouvera un jour d'une manière plus intime la pensée d'Aristote, quand, allant décidément au fond du iViécanisme, il ne reconnaîtra plus au mouvement, aux corps et à l'espace lui-même d'autre valeur que celle de phénomènes, bien liés il est vrai et bien fondés, et d'un ordre où pour nous se rangent leurs liaisons ; et quand il en cherchera le fondement dans l'être, il réhabilitera les formes substantielles, dont les actions, distinctes des actions mécaniques, s'y traduiront seulement sans y intervenir et sans rompre jamais la série enchaînée des phénomènes et des mouvements. Mais dans l'état présent de sa pensée, quand il fait du mouvement, de l'espace et des corps la réalité même, l'effort qu'il fait pour introduire dans le monde les formes substantielles non comme incorporelles, mais comme figures et termes de mouvement (termines motus), n'aboutit qu'à ruiner et qu'à travestir la pensée d'Aristote, loin qu'il parvienne à la concilier avec celle des modernes, et loin surtout qu'il s'en soit inspiré d'une manière quelconque. Le véritable inspirateur de Leibnitz dans cette forme ^ nouvelle qu'il donne au mécanisme n'est donc point Aris- ' tote, c'est Descartes ; et bien qu'il s'en défende (me fateor nihil minus quam Cartesianum esse — tantum abest ut cartesianus sim.) i, bien que la tendance même à cher- cher dans Aristote plutôt que dans Descartes la vérité en philosophie naturelle soit une sorte de protestation contre l'originalité de Descartes et contre la pré- 1. Gerh., PhiL, I, p. 16. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 53 tenlion excessive de ce dernier à renier tout précurseur et tout maître i, enfin bien que, dans sa tentative de conci- lier Aristote avec les modernes, il se défende de suivre un cartésien, tel que Jean Raey 2, par une crainte à son tour excessive de subir en quoi que ce soit l'influence carté- sienne, la ressemblance, sur les points les plus essentiels, de la doctrine contenue dans la célèbre lettre VI à Thoma- sius et de celle des Principia philosophiae est trop frap- pante pour qu'il puisse s'élever un seul doute sur ce point. Descartes est le premier qui, identifiant la matière à , l'étendue, ait songé à dériver de la notion que nous avons de celle-ci toutes les propriétés, continuité, homogénéité parfaite, illimitation ou infinitude, qui appartiennent à celle-là, et qui l'ait conçue a priori comme un fluide par- fait, divisible à l'infini, comme l'espace, et en conséquence infiniment plastique. Quant à ce qui y met la division et, par la division, des limites,, des figures, et des parties réelles ou des corps, il disait aussi que ce ne peut être dans l'espace réalisé ou la matière, comme dans l'espace- essence, possible, ou idéal du géomètre, que le mouve- ment, principe des limites réelles des corps comme il l'est du tracé des figures idéales de la géométrie ; et du mouve- ment local des parties ainsi déterminées, ou des corpus- cules du premier et du second éléments, et de leur action sur les organes des sens, il avait enseigné comment on peut dériver toutes les propriétés sensibles, dites secondes, des corps, lumière, couleur, chaleur, pesanteur, aspé- rité, etc. Enfin c'est Dieu qui, faisant passer l'espace de l'essence à l'existence, et l'y appelant de telle sorte que ses parties y aient été dès l'origine du monde les unes mobiles, les autres immobiles, ou mieux les unes et les autres diver- sement mobiles, y introduit le mouvement et l'y conserve en quantité constante 3, d'où suivent toutes les lois du choc 1. V. Selver, p. 233, n" 1. 2. Ep. (VI) ad Thom., r.oili., PMI, I, pp. 20-21. 3. Princip. Philos., pars IL xxxvi : « .'\(1 generalem (se. causam motus) quocl attinet, manifcstiini mihi videtur illam non aliam esse, quam Deum ipsum, qui matcriam simul cum molu et quiète 5i ÉTUDES d'histoire de la philosophie. et de l'échange du mouvement entre les masses selon leurs rencontres ; en sorte que de même que tout naît du mouve- ment, tout subsiste et se conserve dans le monde par le mouvement et, en dernière analyse, par une perpétuelle création ou par une création continuée. Si l'on compare à ces principes prcmiert do la physique cartésienne la doctrine de Leibnitz dans la lellre à Thoma- sius, on avouera que les points sur les(]uels elles coïnci- dent sont trop essentiels pour qu'on puisse attribuer au hasard une si profonde ressemblance. Assurément sur d'autres points qui offrent aussi une cer- taine importance, il s'en faut que Leibnitz suive Descartes fidèlement et comme pied à pied. D'abord il est singulier que, repoussant le vide et proclamant que la matière rem- plit tout l'espace, il n'ait pas une seule fois signalé que le mouvement n'y peut naître qu'en cercle, alors que Des- caries fait reposer sur ce principe capital sa cosmologie tout entière. Il est vrai que Leibnitz y viendra à son tour dans une œuvre postérieure de moins d'un an à la lettre à Thomasius (Theoria motus abstracli) *. Mais la différence la plus importante et qui iia dans la suite en s'accusant toujours davantage, est que Leibnitz ne peut se résoudre à confondre la matière avec la pure étendue. De l'espace qu'elle remplit, elle tient sans doute son extension ; mais elle s'en distingue par sa nature propre, qui est, à la différence de la pure extension, de résister à la pénétration, ou d'être impénétrable : « Aliam loci, écrira-t-il vers 1676 au P. Fabri, aliam materiae naturam esse 2 » ; et, en 1669, à Thomasius : « Natura ipsa materiae in eo consistit, quod crassum quiddam est et impenetrabile », et encore : « Essentia autem materiae seu ipsa forma corporcitatis consistit in âvTi-ruTtîa seu in principio creavit... Unde sequitur quam maxime rationi esse consentaneum, ut putemus ex hoc solo, quod Deus diversimode moverit parles mafrriae, cum primnm illas creavit... jamque, etc. » 1. Il semblera même, dans la lettre à Arnauld (Gerh., Phil., I, 71-72), s'attribuer la priorité de cette découverte que dans le plein il ne peut y avoir que des mouvements circulaires homocentriques. 2. Ibid., p. 247. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 55 impenelrabililate » ; et c'est d'ailleurs de cette impénétra- bilité, qui constitue son acte eniitalif, qu'elle tient sa mobi- lité, non le mouvement actuel : « Crassum quiddam est et impenetrabile, et per consequens alio occurrente (dum alterum cedere débet) mobile i. » Mais si importante que doive devenir ctète distinction dans l'avenir, on ne voit pas ce que dans l'état présent de la pensée de Leibnitz, la ma- tière y gagnait quand, au contraire, elle semblait devoir y perdre l'aptitude infinie à la division ou l'infinie plasticité nécessaire à la détermination de la matière par le mouve- ment jusque dans ses dernières parties, ce qui constituait le principe indispensable de la philosophie corpusculaire. En tout cas, c'était plutôt un réquisit du sens commun qui ne peut saisir le corporel que dans la résistance au tou- cher 2, qu'une exigence de la raison, qui décidément ne spé- cule, comme l'avait profondément vu Descartes, que sur l'extension, la figure et le mouvement^ et le fait est que Leibnitz n'attribue à la matière, dans la lettre à Thomasius, de propriétés positives et utiles à la philosophie de la nature que celles qui dérivent de son extension ou de l'es- pace pur, à savoir l'homogénéité, la continuité, la quantité indéfinie et la divisibilité à l'infini ; quant à la mobilité, on pouvait l'attribuer aux parties de l'espace autant qu'à la matière, d'autant mieux que Leibnitz requérait comme Descartes l'intervention de Dieu pour leur donner d'abord le mouvement primitif qui les détermine ; et une fois déter- minées, elles pouvaient tenir de leur mouvement propre, comme le dira dans VHypotJiesis p/i;/,s/ca nova Leibnitz lui- même, les degrés divers de leur solidité et de leur résis- tance à la pénétration. Quoi qu'il en soit, ces différences notables prouvent assurément qu'en s'inspiranl de Descartes, Leibnitz était bien loin de s'en faire l'esclave et de le suivre à la lettre ; il garde son indépendance ; et dès lors qvi'il n'entend par disciples de Descartes que ceux qui prétendent respecter 1. Ibid., p. 17. Cf. p. 24. 2. Ibid., p. 26. oG ÉTUDES d'histoire DE I.A PHILOSOPHIE. jusqu'aux derniers détails de ses doeltiiies, il avait raisoa de dire (|u'il n'était point cartésien ; mais il n'est pas dou- teux qu'il s'inspire de Descarlcs, et que dans le développe- ment de sa propre pensée il ne le modifie point d'une manière essentielle. Sans doulo il ne l'a point lu à fond avant son ^oyag■e à Paris, et nous i)"a\ons aucune raison de révoquer en doute ses aflirmations à ce sujet ; ce qu'il en sait, il le sait de seconde main ; mais il le connaît assez pour porter sur Descartes certains jugements très justes, comme lorsqu'il lui reproche d'avoir mieux défini que suivi la méthode du physicien et d'a\ oir abusé de l'hypothèse en physique : « In Cartesio ejus methodi tantum propositum teneo ; nain cuin in rem praesentcm ventum est, ab illa severitate prorsùs remisit, et ad Hypothèses quasdam miras ex abrupto delapsus est, quod recte etiam repre- hendit in eo Vossius in libro de Lucc i. » Au reste, qu'il ait été familier, même sans l'avoir lu à fond, avec les doctrines capitales de Descartes, des traits nombreux et caractéristiques de la lettre même à Thomasius le prouvent jusqu'à Tévidence : c'est ainsi qu'il adopte la distinction de la chose étendue et de la chose pensante et qu'il s'y appuie pour démontrer : 1° qu'en dehors de l'éten- due et de la pensée, il n'y a point d'être ; 2° et qu'en consé- quence, si la première cause du mouvement doit être cher- chée en dehors du corps, elle ne peut être que l'Esprit. C'est ainsi encore qu'il reprend l'analyse célèbre de Des- cartes pour prouver que toutes les qualités sensibles étant supprimées, sauf l'extension (il ajoute, il est vrai, l'anti- lypie), le corps subsiste, et qu'il ne disparaît et toutes les qualités sensibles avec lui qu'avec l'extension et l'anti- lypie ; d'où il conclut, à la manière de Descartes : « Ex his patet naturam corporis constitui per extensionem et anlitypiam. » Enfin, le passage le plus frappant est celui- par lequel il se rallie à l'opinion cartésienne qu'il n'y a- nulle nécessité d'accorder une âme aux animaux 2. 1. Gerh,, Phil, I, p. IG. 2. Ibid., pp. 25-11, 22, 26. LA PREMIÈRE niILOSOPHIE DE LEIBNITZ. O"? Bien que Leibnitz n'ait étudié de près et à fond qu'à Parib les œuvres de Descartes, notamment la Géomélrie, les Règles pour la direction de l'Esprit, les Principes et les Lettres morales à la princesse Elisabeth, il est donc év/ dent qu'il était informé par ces livres « écrits un peu fami- lièrement » des disciples ou des contradicteurs de ce qui constituait l'âme de sa doctrine et même de la plupart de ses théories plus particulières (l'âme des bêtes). Il est sûr, d'autre part, qu'il ne la point servilement imité, et ce n'est point non plus la lecture de Descartes qui semble l'avoir amené, comme une cause extérieure et comme un événe- ment fortuit, à abandonner l'atomisme. Mais quand ses propres réflexions l'eurent conduit à faire la critique de ce mode d'explication et quand elles l'eurent incliné à pen- ser qu'il fallait rendre compte non seulement de tout par la figure, la grandeur et le mouvement des atomes, mais de cette figure même et de ce mouvement, la connaissance de la solution apportée par Descartes au problème géné- ral de la genèse des éléments ne peut pas avoir été sans exercer une influence sur son propre jugement, et la par- faite ressemblance des doctrines sur les points essentiels prouve que cette influence a été décisive. Au reste, il ne suivra jamais, dans la première période de sa vie, d'aussi près qu'en ce moment l'autorité de Des- cartes ; et, quoi qu'on en ait dit, dès l'année suivante, dans VHypothesis physica nova, et surtout dans la Theoria motus ahstracfi, il va s'en écarter et même s'en affranchir pour approfondir davantage la notion des principes et des lois du mouvement. Quoi qu'il en soit, en 1669, et même dès le mois d'oc- tobre 1668, Leibnitz a renoncé, pour n'y jamais revenir, au vide et aux atomes, considérés du moins comme les termes absolus et irréductibles qui rendent raison de tout et dont rien, en revanche, ne peut rendre raison. Et en les dérivant d'une matière inerte, incapable par elle-même de se donner le mouvement, bien qu'elle ne puisse tirer qyc du mouvement lui-même ses divisions, ses limites internes 58 ÉTUDES D'iIISTOmn DE LA rillLOSOPIIIE. (inlrinsecos paiiium Icrminos) cl ses figures, des deux causes invoquées par^l'alomisme pour expliquer la varia- lion infinie des ôlres cl des phénomènes, à savoir les figures, qui cngendrenl la ^ariété des élémenls eux-mêmes cl la fixilé des espèces, et le mouvement, qui engendre la variété et les changements de« composés, il n'en recon- naissait plus qu'une, le mouvement, d'où devait naître à la fois la variété (divcrsilas) des éléments et rinccssanto variation des composés. Quant à la matière, cjui s'offrait aux déterminations à l'infini des figures réelles et corpo- relles par le mouvement, comme l'espace idéal à la géné- i-ation des figures par le géomètre, elle tendait à s'éva- nouir dans l'espace et à se confondre avec lui, en sorte que Leibnilz allait bientôt pouvoir dire que le corps n'est même plus matière, mais qu'il n'est que mouvement. Si le mécanisme ainsi se simplifie et se rapproche de r unité de principe idéale et rêvée, c'est en revanche une question de savoir si le mouvement peut naître quelque part, même sous l'action de Dieu, dans l'espace et môme dans une matière parfaitement pleine et continue sans s'y dissiper à finfini ; car où seraient les bornes du mobile qui, avant la division demandée au mouvement, pût retenir le mouvement dans les limites du mobile ? Le mouvement lui-même semble donc requérir, a\ant tout mouvement, des parties primitives, en acte et définies, dans la matière elle-même ; efdès lors qu'on ne pouvait revenir à l'atome, désormais condamné, Leibnitz allait demander à la géo- métrie elle-même des indivisibles d'une autre espèce qui, sans tomber sous les mêmes critiques que les atomes gros- siers de Démocrite, pussent concilier les exigences de la géométrie et de la physique, et de\enir en même temps les sujets du mouvement. CHAPITRE III i L'Hypothesis physica nova et les deux traités du mouvement On vient de voir quelle importance Leibnitz, vers le mi- lieu de l'année 16G9, attribuait au mouvement, dès lors que, bien qu'il s'en tienne toujours au principe général du méca- nisme contemporain selon lequel tout dans la nature doit être expliqué « per magnitudinem, fîguram et molum », de €es trois facteurs les premiers se sont réduits au troisième qui explique la figure et la grandeur des corps, pourvu qu'on offre aux déterminations du mouvement un espace homo- gène et continu et une matière première à peins distincte de cet espace. Le mouvement, accessible à la mesure et sus- ceptible d'être construit, en tant qu'il est « mutatio spatii », en tant par conséquent qu'il est fonction de l'étendue et de la durée, devait provoquer toute l'attention et la médi- tation de Leibnitz, et il semble que ce soit à la fin de cette année 1669 et dans la première moitié de l'année 1670 qu'il S3 soit appliqué à en déterminer les lois avec exactitude et précision. Il semble, en effet, qu'il s'était donné satisfaction sur ce point et que c'était chose faite lorsque, par l'intermédiaire du baron de Boinebourg, il entra pour la première fois en correspondance avec Oldenbourg, secrétaire de la Société Royale de Londres, à l'occasion de la querelle qui s'était élevée entre Wren et Huygens i au sujet de leurs 1. V. préface de Gerh. Math. I, p. 4 ; Mémoires de Huygens dans les Philos. Trans. d'avril 1669 ; Conclusions identiques du mémoire GO ÉTUDES d'histoire UE la niILOSOPHIE. mémoires sur les lois du ciioc des corps. A en juger par la réponse de Oldenbourg, Leibnilz avait écrit sans doute à ce dernier que la querelle lui paraissait vaine, par la raison que les deux adversaires n'avaient point, selon lui, ren- contré les vrais principes et les vraies lois du mouvement ; et, à cette occasion, il annonce à Oldenbourg qu'il croit avoir trouvé ces lois et principes véritables et lui donne dans sa lettre un aperçu de sa doctrine. Or qu'il ait résumé dans cet aperçu tant les développements et les résultats de sa Théorie du mouvement abslrail que ceux de sa Théorie du mouvement concret ou Ihjpothèse physique nouvelle i ; cela ressort des termes mômes de la réponse d'Olden- bourg 2 qui, par les mots « de veris Motus rationibus », désigne sans aucun doute les lois abstraites du mouvement, et qui exprime ensuite le désir très vif de connaître l'Hypo- thèse physique que Leibnitz en avait déduite et dont il ne lui avait donné qu'une rapide esquisse. Or la lettre de Leib- nitz étant du 12/23 juillet 1670 (datée de Mayence 3), on peut en conclure qu'à cette date Leibnitz avait sinon com- plètement écrit, du moins conçu ses deux traités, dans leur opposition si importante aussi bien que dans leurs rapports. Il est sûr, en tout cas, que la Théorie du mou- vement abstrait^, bien qu'elle n'ait été publiée qu'en 1671, était complètement écrite avant le milieu de septembre 1670, puisqu'en réponse à une lettre de Leibnitz à Olden- bourg, datée du 18 septembre ^, celui-ci écrit : « Aeger de Wren présenté à la S. R. vers la même époque. Huygens accuse Wren de plagiat. 1. L'opposition des deux traités montre l'impossibilité de leur donner le titre commun et général d'Hypothèse physique nou- velle, quand cette dernière désignation ne convient qu'à la Theoria motus concreti. V. à Jean Frédéric. Gerh., Phil., I, 52. 2. « Eaque de veris Motus Rationibus epistola tua subinnuis, quae salivam mihi et aliis movent, unicam illam tuam, de qua loqueris, cei'li motus universalis in Globo nosfro Terraqu-aëreo Hypothesin cognoscendi. » Gerh. Math., I, p. 11. '3. Ibid. h. Présentée à l'Académie des .Sciences de Paris. 5. « Responsum ad locuplctissimas litteras, 18 septemb. ad me datas, invitus plane ad hoc usque tempus ob varia impedimenta distuli », p. 13. LA PREMIÈRE PHII^OSÛPIIIE DE LEIBMTZ. 61 rime fero, clarissimum Docl. Maurilium luas de Primis Abstraclisque Motus rationibus Meditationes nobis invi- disse, Solalur inlerim, quod generose adeo candideque aliud nobis Exemplum polliceris i. » Quant à la Thcoria motus concreli ou Ilypotliesis phtjsica nova, elle ne fut adressée par Leibnitz à Oldenbourg tout imprimée (« typis maguntinis editam », p. 17) pour la Société Royale qu'en avril 1671 ; mais elle avait été vraisemblablement écrite vers la même époque que la Theoiia moins ahslracli, c'est-à-dire dès le milieu de l'année 1670, au plus tard avant le milieu de septembre, comme le prouve un passage de la lettre II de Oldenbourg à Leibnitz 2. De tout cela, on peut conclure que Leibnitz a\ait com- posé les deux traités en question dans la première moitié de l'année 1670, en sorte qu'ils résultent des réflexions qu'il dut faire sur le mouvement à la fin de l'année 1669, sous l'influence des idées qu'il avait développées dans sa célèbre lettre à Thomasius du 20/30 avril de la même année. Quoi qu'il en soit, ces deux traités, le second surtout (Theoria motus abstracti), constituent l'œuvre la plus impor- tante que Leibnitz, dans la première période de sa vie, ail consacrée au mouvement : c'est autour d'elle que gravitent, c'est d'elle que dérivent ses idées les plus remarquables, à cette époque, sur l'âme et sur Dieu, idées qui sont l'ébauche de quelques-unes des théories fondamentales de la Monadologie ; c'est elle qui marque le point culminant des théories mécaniques et mathématiques de Leibnitz avant son voyage à Paris ; et souvent dans la suite de sa vie et jusque dans un âge avancé, il y reviendra en portant sur elle un jugement, toujours le même 3 : à savoir 1. Gerti. Math., I, 15. 2. « .Tungas, obsecro, Ilypolhe.sin inlegram... » Lettre du 8 décoiii- )re 1670, en réponse à la lettre de L. datée du 18 septenitjrc. .Veuve encore plus décisive. I.etiro à Ilolibes du 13/23 juillet 1670. Ibkl. 3. A Mallebranche, Gerli., l'Inl., I, 3.50; à Foucher, ihid., 415; SpeciiDcn dynamicuin, 1695, r.erli. Malh.. \"I, 3iO ; Phoranomus, in .Archiv.. î, p. 580 ; Disc, de M'H. Gerh., PhïL, \\, 116. 62 ÉTUDLS d'iusioikl: dc la niiLOSOPiiii:. que les lois du mouvement seraient telles qu'il les a défi- nies dans la Theoria motus abstracU si tout dans la nature était réglé par les lois de la pure géométrie, et si au delà du mouvement il n'y avait rien d'autre qu'on fût obligé d'invoquer pour en rendre compte i. Bref, si le dynamisme n'était pas le vrai, c'est le mécanisme géométrique qui le serait ; il n'y a pas de milieu ; et, en ce dernier cas, il n'y aurait rien à reprendre à la Theoria molus abstracU. Quant à la Theoria molus concreli et à l'hypollièse de l'élher et de l'élasticité universelle qui en constitue le fond, on sait assez (jue Leibnilz y est resté fidèle toute sa vie, soit pour expli- .({uer contre l'action occulte de la gravitation newtonienne les grands mouvements astronomiques 2, soit pour conférer à tous les corps, avec le ressort et l'élasticité 3, le pouvoir de réagir dans le choc et de ne trouver pour ainsi dire que chacun en soi la détermination de son propre mouvement, caractère qui faisait répondre dans le corps une sorte d'in- dépendance à l'égard des autres corps, quant à la réaction dans le choc, à l'indépendance absolue de la monade fer- mée à l'égard des autres monades ^. L'un et l'autre traités méritent donc une attention toute particulière soit parce que, comme dans la Theoria motus concreti, Leibnitz y arrête définitivement certaines théories qui resteront dans sa philosophie ultérieure, soit parce que, comme dans la Theoria motus abstracti, le traité l'ésume les vues de Leibnitz sur le mouvement et la mécanique avant 1672, idées qu'il a reconnues plus tard erronées, mais qui n'cii avaient pas moins, d'une part, donné une orientation particulière à sa philosophie sur l'esprit et sur Dieu à cette époque, qui, de l'autre, eussent été reconnues vraies par lui-même, s'il n'y eût rien eu à corriger ou à ajouter aux 1. Voir surtout la lettre à Fouclier et Disc, de Métaphys., IV, 446. 2. \oyez Tenlamen de moluunx cœlesthim causis, Gerti. Matli., VI, pp. 144 et 161. Leilre à Iluygens, ibid., p. 187. Illustralio tenta- rriinis de Motuum cœlestium caiisif;, pars I, ibid., p. 254 et pars II, p. 266. 3. Gerli. Math., \1. 103. 104 et 105 : Gcrh., PhiL, IV, 249, 251, 476 ; II. 161, Ëp. à de Volder. 4. A de Volder, Gerh.. Phil, II, 251. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 63 principes d'où il partait alors, et qui enfin, sauf ces correc- tions et additions, jettent les fondements de quelques grandes doctrines destinées à survivre et à se développer dans la philosophie ultérieure de Leibnitz. A tous ces titres, nous devons considérer l'ensemble des deux traités comm^î l'œuvre capitale de Leibnitz avant 1672, et nous pensons qu'il faut l'étudier avec soin. II Que la Thcoria moins ahslracli, qui domine la Theoria motus concreti comme les principes dominent les consé- quences (on verra plus loin comment), ait été conçue sous l'influence des idées et de la doctrine que Leibnitz avait exposée dans sa lettre VI à Thomasius et que nous avons définie dans le chapitre précédent, Leibnitz lui-même en témoigne dans le Phoranomus, où il revient en 168D sur ce traité de jeunesse pour en montrer l'esprit et l'enchaî- nement : « Ego igitur nihil aliud concipiendo in materia prima quam extensionem et impenetrabilitatem, vel uno vcrbo impletionem spalii, in molu nihil aliud intelligendo quam mutationem spatii, videbam corpus motum ab eodem quiescente singulis momentis eo saltem differre, quod cor- pus in motu positum semper habet conatum quemdam i. » Or si la materia prima semble conserver par devers soi une essence ou une nature qui lui fait remplir l'espace (qui exige extensionem, comme dira plus tard Leibnitz), elle est par elle-même homogène et continue, c'est-à-dire sans déterminations d'aucune sorte (interminata)^, et c'est le mouvement seul qui est propre à lui donner les détermina- lions d'où naissent les corps individualisés, leurs change- ments et en conséquence toutes leurs qualités. Et le mou- vement prend ainsi une importance d'autant plus grande (|u"il détermine les corps dans la materia prima comme il 1. f'homnomiis in Archiv.. p. 578. 2. .1 Thom., Gerh., PhlL, I. 18. 6i ÉTUDI.S DlllbXOIRH DL LA l'IUL' )^^Ul■JIIl:. détermine les figures dans l'espace pur i, en sorte que les lois du mouvement réel dans la nature sont identiques aux lois du mouvement qui détermine les figures géométriques et qu'ainsi c'est ù la géométrie (lu'il iaul demander d'en lendre compte. Il faut noter ici en passant que le mouvement, défini par Leibniz comme mutatio loci 2, et dans la lettre à Thomasius comme mutatio spalii 3, fonc- tion par conséquent de l'étendue et de la durée, dépend comme fonction de l'étendue de la science géométrique qui étudie en quelque sorte les conditions premières de ses trajectoires en tant qu'elles sont des figures, même si (mi un autre sens il est dans la nature, ou mieux dans la materra prima, le principe de toutes les figures qui s'y réalisent ; et de la sorte s'il semble dominer et précéder la figure géométrique qu'il engendre dans le réel, il reste vrai pourtant qu'il dépend, d'autre part, des lois et condi- tions des figures idéales, et que ses propres lois dépen- dent de celles-ci. C'est donc un devoir pour nous, si nous voulons le connaître, de le tenir pour l'objet d'une connais- sance géométrique ou, ce qui revient au même, puisqu'en géométrie connaître c'est construire, d'en faire une cons- truction géométrique, imaginaire peut-être, mais en tout cas exacte et rigoureuse ^. Les modernes, sur ce point, c'est du moins l'avis do Leibnitz, quelques progrès qu'ils aient fait faire à la science du mouvement ou à la phoronomie, ont péché gra- vement : au lieu de s'attacher à déduire le mou\e- ment de principes abstraits et purement rationnels, pour rendre compte ensuite des mouvements sensibles, appii- rents et réels, ils se sont, au contraire, appliqués à déduire 1. « Demonstrat cnim (se. Mathesis) figuras ex motu... Construc- liones igitur figurarum sunt motus ; jam ex constructionibus affec- tiones de figuris demonsirantur. Ergo ex motu, et per consequcns a priori, et ex causa. » Gorh., Phil., I. p. 21. 2. Pacidhis PhUalefhi. .\rchiv., I, 212. 3. Gerh., Phil., I, p. 24. Définition rappelée dans le Phoranomus. Archiv., I. 578 : « in motu nihil aliud inlclligendo quam mula- tionem spatii. » 4. Gerh., PhîL, IV, p. 234. Problema générale. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ- 65 de ceux-ci les vraies lois du mouvement.^soil par la seule observation et d'une manière purement empirique (ou, comme nous dirions, par induction), soit par l'union du raisonnement et de l'observation i. Et ils n'ont abouti ainsi, sans excepter Galilée et Honoratus Fabri 2, qu'à une Phoronomie expérimentale, « vel simplex, solis observatio- nibus constans, vcl consequentiis observationura, abstrac- tarum regularum complicatione structis mixta 3 ». Or il se peut qu'ils aient ainsi mis notre connaissance en état de suivre et même de prévoir les mouvements sensibles et réels de la nature^, qu'ils aient même mis notre art^ en état de les reproduire avec une exactitude et une préci- sion largement suffisantes pour la satisfaction de nos besoins pratiques ^ ; mais on ne peut pas dire qu'ils en aient rendu un compte rigoureux, qu'ils les aient expli- qués avec l'exactitude qu'exige notre raison et qu'exige la science. La construction mécanique du mouvement (et Leibnitz par mécanique entend exclusivement la science qui se confond avec la Phoronomie expérimentale et l'art qui s'y appuie ') est donc réelle, si l'on veut, en ce sens qu'elle rend compte tant bien que mal des mouvements réels ou qu'elle les produit ^, mais elle n'est point exacte ^, faute d'avoir substitué les vraies lois du mouvement aux pures lois empiriques, dérivées par induction de la seule observation. Le devoir du philosophe, qui se propose avant tout la connaissance exacte de la nature, la seule qui soit capable de le conduire à la connaissance de Dieu et même de l'âme ^o, est donc de renoncer à une telle méthode et de fonder enfin une Phoronomie rigoureuse comme la géo- 1. Ibid., p. 239. 2. « Galilseus et Honoratus Fabri prudenter Phoronomiam expe- rimentalem excoluere. » Ibid., p. 2i0. 3. Ibid., 239. 4. Ibid., 216. 5. Ibid., 237 sq. 6. Ibid., 238. 7. « .Mia enim ost mechanica et experimentalis », p. 239. Cf. p. 240. 8. Ibid., 234-235. 9. Ibid., 234. 10. Ibid., 188 et 238. HANNEQUI.V, II. 5 CG ÉTUDES D HISTOIRE DE I.A PHILOSOPHIE. mclrie, abslrailo^t rationnelle, ou, comme l'appelle Leib- nitz en souvenir sans doute des éléments de la Géométrie d'Euclide, elementalis *. Il est tout à fait remarquable que ce que réclame Leib- nitz et que ce qu'il essaye de fonder dans ce traité de jeu- nesse, c'est cette science mathématique et rigoureuse du mouvement, que les modernes appelleront comme lui rationnelle, parce qu'elle doit être, comme la géométrie, a priori et constructive ; et ce n'est pas le moindre mérite de celui qui devait faire de la science du mouvement le point central et le fondement de sa philosophie d'avoir eu des conditions et de la perfection de cette science une con- ception si nette et si juste. En ce xvii* siècle, où la méca- nique est dans l'enfance, mais où elle fait, il est vrai, avec Galilée, Huygens et Newton, des progrès si remarquables dans la voie même où rêvait de l'engager Leibnitz, on ne wut méconnaître qu'elle eut de la peine à dégager de 1 expérience et de l'observation vulgaires ses principes abstraits ; et quoique notre philosophe se trompe en ran- geant Galilée et sans doute Huygens ^ parmi les défen- seurs résolus d'une Phoronomie purement expérimentale, eux qui contribuèrent plus que personne à établir les prin- cipes de la Phoronomie rationnelle, on ne peut s'empê- cher d'applaudir à son chaleureux plaidoyer contre ceux qui, satisfaits d'une mécanique grossière, raillaient tous les efforts tentés pour en faire une science rigoureuse et mathématique 3. Et ce n'est point seulement pour satisfaire à un besoin d'exactitude purement spéculatif, sans intérêt pour la pra- tique, que Leibnitz réclamait cette science rationnelle ; c'est aussi parce que nous ne pouvons concevoir que les lois du mouvement dans la nature ou dans le mouvement réel, de celui en un mot qui frappe nos sens et que nous observons, soient au fond différentes des lois vraies du 1. Ibîd., 230, 240. 2. Ibid., p. 2;n. 3. Ibid., p. 238. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. Ot mouvement, de celles, en d'aiUres 1eri#es, qui ont leur origine dans la raison de Dieu, puisque aussi bien elles sont les seules qui satisfassent notre raison humaine. De la raison humaine à la raison divine, il y a cette distance que la raison humaine conçoit comme possibles, mais, n'étant point créatrice, ne peut appeler à l'existence les figures et le mouvement, et parlant les corps qui dérivent de la figure et du mouvement, tandis que la raison divine les conçoit à la fois et les réalise i ; mais dans la contem- plation du vrai, on ne peut imaginer que la raison humaine ne soit pas dirigée et comme éclairée par la raison divine : on ne peut imaginer en d'autres termes c^u'il y ait répu- o-nance entre la vérité humaine et la vérité divine. Si donc il faut reconnaître que les lois du mouvement, qui n'est rien d'autre en somme que mutatio loci aut spatii, ne peu- vent qu'être conformes aux lois d'une géométrie rigou- reuse, il faut reconnaître aussi qu'elles sont telles da|[g . le fond de la nature ^, et cfu'elles y ont été appliquées dès le commencement et continuent à y être appliquées sans relâche dans un monde qui est l'œuvre Dei geome- trisantis 3, ou d'un Dieu qui respecte, en tant que créateur, les lois de l'éternelle et unique vérité. Le succès d'une mécanique grossière et purement approximative ne doit donc point nous faire illusion ; de ses constructions on peut dire, si l'on veut, qu'elles sont réelles, dès lors qu'elles rendent compte des mouvements apparents et sensibles, du moins avec une suffisante exactitude ; mais on ne peut pas dire qu'elles soient exactes absolument ni surtout qu'elles soient vraies, si elles ne dérivent point de lois purement abstraites et ration- 1. « Geomelrica (se. constructio) continet modos, quibus corpora construi possunt. licet saepe a solo Deo... » Ibid., p. 23i-235. Quand nous tentons une telle construction, elle est exacte, mais imaginaire ; « imaginaria, sed exacta ». Nous retrouvons les modes de la construction divine, « dummodo scilicet non implicare intcl- ligantur » ; mais nous no pouvons le plus souvent les léaliacr, et c'est pourquoi notre construction reste imaginaire. 2. IMd., p. 237. 3. Ibid., p. 216. 08 ÉTUDES d'histoire DE LA nilLOSOPIIIE. iiclles. Et c'est dc*ces dernières qu'il faut partir à tout prix pour rendre raison non seulement du mouvement abstrait, mais des mouvements sensibles ou réels ; de ceux-ci on donnera alors une construction réelle, comme la construc- tion mécanique, mais en outre exacte, comme la géomé- trique ; bref, on en donnera une construction à la fois exacte et réelle, que Leibnilz appelle Physique^, et qui retrouvera les mouvements que dans la nature et la réa- lité « corpora producunl se ipsis ». Le passage des lois abstraites du mouvement à la déduc- tion des modes « physiques » sous lesquels le mouvement se produit dans la nature est cependant bien loin d'être direct, comme il pourrait sembler tout d'abord qu'il doive l'être. Et on en a bientôt la preuve dans cette constatation étrange ([ue les mouvements réels, sensibles ou observés diffèrent parfois d'une manière notable de ceux que l'on déduit des lois abstraites du mouvement. En partant des principes que nous étudierons plus loin, Leibnitz avait cru par exemple prouver que dans la réflexion soit de deux corps qui se heurtent et rebondissent, soit d'un rayon lumineux sur une surface polie, les angles d'incidence et de réflexion, d'après les lois abstraites du mouvement, sont le plus souvent inégaux et réglés par cette loi que « in nostro casu (se. ubi utrumque concurrentium est mutuo incidens, utrumque compositum in unum reflectens) angu- lum incidentiae et reflexionis rectilineum, uter minor est, esse alterius duplo supplementum ad rectum... Hinc sequi- lur solum angulum incidentiae rectilineum 30 graduum habere angulum reflexionis œqualem, secundum abstrac- las Motus leofes -. » 1. Ibid., pp. 235 et 237. 2. Ibid., p. 233. En français : « le plus petit des deux angles est complémentaire (supplementum ad rectum) du double de l'autre. » Cette conséquence n'est pas tout â fait exacte, même en partant des propositions, d'ailleurs arbitraires, de Leibnitz. Car lorsque les trajectoires des deux mobiles avant le choc sont toutes les deux d'un même côté du plan d'incidence défini par Leibnitz (§ 10, p. 233), il est toujours vrai que c'est le plus petit des deux angles LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. C9 Or « in ore omnium est, dit Leibnitz*, angulum inci- dentiae et reflexionis esse aequclcs, et favent utique expé- rimenta tum phoronomica (allusion au choc des corps élastiques, que Leibnitz appelle durs, mais « se restituen- tia » 2, et allusion par conséquent aux lois de Huygens et de Wren 3), tum optica. » Il y a plus : d'éléganis théorèmes de pure géométrie *, dans lesquels d'ailleurs il n'entre au- cune condition phoronomique, et qui n'ont qu'une valeur figurative, confirment pleinement les données de l'expé- rience. *; D'où vient donc cet étrange conflit ? Ni, d'une part, des lois du mouvement abstrait on ne peut rien conclure contre la loi d'expérience, si souvent confirmée et avec tant de précision par les mouvements réels ; ni, de l'autre, de ces derniers on ne peut rien conclure contre les lois du mou- vement abstrait, déterminés a priori et « universaliter », el par définition même « a sensu et phaenomenis indepen dentés ^ ». Bien plus, nous nous sommes rendu compte que si dif- férents que soient, à une première vue, les mouvements réels, qu'on peut appeler physiques, des mouvements idéaux qu'on peut appeler abstraits ou rationnels, il faut que des lois de ceux-ci dérivent les lois de ceux-là, si le qui est complémentaire ou double de l'autre; mais lorsque ress ■deux trajectoires sont Tune d'un côté du plan, l'autre de l'autre, c'est toujours l'angle d'incidence qui est complémentaire du double de l'angle de réllexion, quand même il serait plus grand que ce dernier, et quand même il ne serait pas, par conséquent, le plus petit des deux. 1. IbicL, p. 187. 2. P. 189. 3. Cf., p. 190, § 22. 4. « Blanditur ipsa theorematis compendiosa et bella speciositas. •quae maximis eliam viris imposuit persuasitque posse proposi- tionem universaliter ex abstracta motus natura demonstrari ». p. 187, § 21. Ces théorèmes reposent sur la proposition que le rayon lumineux •suit toujours pour aller d'un point à un autre soit quand il se réfléchit, soit quand il se réfracte, le chemin le plus court ; et on en déduit directement la loi de la réllexion, comme le faisaient déjà les anciens, et la loi de la réfraction, comme le lit Fermât Je premier au xvu' siècle. 5. D'après le titre même de la Theorla motu obsiracd. 70 ÉTUDES d'iIISIOIRL; de la niILOSOPlIIE. physique, étant l'œiu ro»dc Dieu, et « Dei geometrisantis », n'est pas seulement réel, comme le mécanique, mais est en outre exact, comme le géométrique i. . Seulement il importait au monde (intererat mundi, 187) que les lois abstraites du mouvement, bien qu'elles y soient au fond appliquées en toute rigueur, y corrigeas- sent elles-mêmes par leurs effets prochains leurs effets éloignés, au point de servir de fondement à des lois phy- siques qui semblent en différer du tout au tout. Et cela importait au monde, afin qu'il fût^rganisé pour le mieux, pour la plus grande convenance et pour le plus grand ordre. Supposez appliquées par exemple dans toute leur nudité et sans modification les lois abstraites de la réflexion, selon lesquelles les angles d'incidence et de réflexion sont iné- gaux, sauf le cas particulier de l'incidence de 30° ; et de là allait suivre que non seulement ni la vue ni l'ouïe ne sau- raient exister (visus auditusque existere non posse 2), mais qu'à l'ordre du monde il manquerait quelque chose, dès lors qu'il échapperait par exemple à cette loi, selon laquelle la nature suit toujours les voies les plus aisées dans la production de ses effets, et de laquelle le géomètre déduit dirt^lement les lois de la réflexion et de la réfrac- tion 3. Pour obtenir et pour réaliser dans le monde la plus haute harmonie et la plus grande beauté, il fallait donc 1. Phoranomus in Archiv., I, p. 577. 2. Gerh., PhiL, IV, 187. 3. Cf. p. 18, note 3. « Leibnitz est souvenu revenu dans la suite sur l'usage en optique de ce principe de la moindre action d'où il tirait la preuve que « les causes finales servent en physique ». Voy. par exemple Ibid., p. 3i0 : « Ainsi on voit que les causes linales servent en physique, non seulement pour admirer la sagesse de Dieu, mais encore pour connoistre les choses et pour les manier. J'ay montré ailleurs, que tandis qu'on peut encor dis- puter de la cause efiiciente do la lumière, que M. Des Cartes n'a pas assés bien expliquée, comme les plus intelligens avouent main- tenant, la cause finale suffit pour deviner les loix qu'elle suit : car pourveu qu'on se figure que la nature a eu pour but de conduire les rayons d'un point donné à un autre point donné par le chemin le plus facile, on trouve admirablement bien toutes ces loix, en employant seulement quelques lignes d'Analyse, comme j'ay lait dans les Actes de Leipzig. » Cf. ibid., p. 318. LA PREMIERE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. Vl c|iie Dieu en fît, comme dit Leibritz, un tel système *, y mit, comme il dit encore, une telle économie (œconomia), qu'il modérât les effets immédiats des lois abstraites du mouvement, et qu'il les fît converger vers les effets réels et vers les phénomènes observés par les sens. Il fallait à la fois qu'il tirât le physique du géométrique, et pourtant qu'il le fît différent des effets immédiats que l'on pourrait déduire du pur géométrique. Il fallait en un mot qu'il ménageât par une organisation générale du monde le pas-^ sage du géométrique ou physique : et c'est ici qu'il faut admirer la pratique de Dieu opérant géométriquement dans l'économie de l'univers (atque hic admirari licet praxin Dei in œconomia rerum geometrisantis) ^. Ce qui manque en effet au corps pris en lui-même (corporibus rudibus), au mobile primitif simplement défini par les limites fixes de sa figure géométrique et par conséquent dur, pour suivre par exemple dans le choc les lois expérimentales de la réflexion, c'est l'élasticité 3 ; pour permettre à un corps et dès lors pour permettre à tous les corps de suivre ces lois, et en général toutes les lois bien connues et dû- ment constatées de l'Optique, de la Musique, de la Sta- tique, de VElaslica, de la Science du choc i.^rlYiyixï^ seu de impetu et percussione), voire même de la Myologie, de la Pyrotechnique et de la Mécanique universelle ^, c'est donc l'élasticité et même une élasticité parfaite qu'il con- venait au suprême degré de donner à leurs éléments ; et tel est le problème que Dieu devait résoudre en solution réelle, par un acte non seulement de son intelligence, mais de sa volonté créatrice, et qu'à notre manière nous devons résoudre aussi en solution imaginaire ^, à la faveur d'une 1. Gerh.. Phil., IV. p. 187 /§ 20-21), p. 202 (§ 46\ p. 216 (§ 59). Cf. Gerh. Math., VI. 240. — Phoranomus in Archiv., I, p. 577. 2. Gerh., Phil, IV, 216. 3. « Nimirum quod passim de omnibus corporibus absolute assu- mitur, ahud sibi impingens repercutere aut refringere, id quidem non nisi de Elasticis seu post compressionem vei dilatationem se restituentibus verum est... », p. 188. 4. P. 216. 5. P. 183, fin du § 7. 72 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. hypothèse unique qui nous pcrmcllc de retrouver la solu- tion divine. Or ù cette solution suffit l'hypothèse d'un éther i baignant tous les corps, par exemple le soleil et les planètes de notre système, et remplissant toutes les par- lies de l'espace que les corps n'occupent point, pourvu seulement qu'on explique comment, sous les lois abstraites du mou\ emcnt 2, la rotation solaire lui communique autour de notre terre et des autres planètes une circulation d'où naît pour toutes les parties de la terre, pénétrées par l'élher, l'élasticité requise par les Jois concrètes du mou- vement. Pour résoudre complètement le problème du mouve- ment, le philosophe, que ne peut contenter la simple mécanique, réelle, mais non exacte, est donc tenu, s'il veut faire œuvre de science, d'en étudier d'abord les lois abstraites et rationnelles, en dehors du système et de l'éco- nomie des choses ; il doit, s'il ne veut point laisser, comme on l'a fait jusqu'à Leibnitz, de ténèbres dans la nature du mouvement (ex his apparet quantum tenebrarum in natura motus a philosophis sit relictumS), constituer une Phoro- nomia Elementalis : c'est l'objet de la seconde Dissertation de Leibnitz,. adressée à l'Académie des sciences de Paris, sous le titre significatif que voici : Theoria motus abstracli, seu rationes Moiuum universales, a sensu et phaenomeiiis independenles ; ou, comme il la désignait plus tard dans le Spécimen dynamicum de 1695 : « Theoria motus a systemate abstracta *. » Alors seulement il sera en état de rendre compte par les mouvements de l'éthcr, qui aussi bien pri- mitivement est soumis aux lois de cette Phoronomie ration- nelle ou elementalis, de l'élasticilé des corps, de l'orga- nisation du système, et de l'économie des choses, enfin des mouvements réels qui, sous des lois physiques déri- 1. « Sed admirando Creatoris sive artificio sive ad vitam neces- sario beneficio, omnia corpora sensibilia ob œtheris circulationem per hypothesin nostram siint Elastica... », p. 188. 2. Ihid., p. 235. 3. Ibid., p. 23'J. 4. Gerh. Math., VI, p. 2i0. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNIÏZ. 73 vées des lois abstraites, se produisent dans le monde : et c'est l'objet de la première Dissertation, adressée à la S. R. de Londres, sous le titre également significatif d'Hypo- thèse physique nouvelle, qui désigne l'hypothèse générale de l'Éther, et de Théorie du mouvement concret. Comme le disait Leibnitz, il y a donc une triple coiife- truction possible du mouvement i : « Geometrica, id est imaginaria, sed exacta ; Mechanica, id est realis, sed non exacta ; et Physica, id est realis, et exacta. » A la géomé- trique, « quœ continet modos, quibus corpora conslrui pos- sunt, licet saepe a solo Deo », répond la Theoria motus abstracti ; à la troisième ou à la « constructio physica, ([uai continet modos quibus natura res effîcere potest, id est quos corpora producunt se ipsis », répond la Theoria mo- tus concreti ; quant à la seconde, ou à la mécanique, « quœ continet « nostros » (se. modos motus producendi) », elle trouvera pour la piemière fois dans nos constructions phy- siques le fondement solide qui jusqu'alors lui avait fait défaut 2. Ainsi se trouvent établis non seulement les rapports des deux traités, dans leur opposition singulière et curieuse, mais encore les rapports des mouvements réels et des mouvements abstraits, et enfin les rapports de la nature ou du monde des corps, continuant d'eux mômes leurs mouvements sous l'empire des lois abstraites aussi bien que concrètes du mouvement, et du géomètre divins qui, sans violer les premières, leur a prescrit une fois pour toutes les unes et les autres. La base de cette construction physique ou physico-géo- métrique des mouvements qui se produisent dans la nature ou des mouvements réels, apparents et sensibles, est donc la Theoria motus abstracti, que nous allons à présent étu- dier. 1. Gerh., Phil, IV, p. 234. 2. Ibid., p. 1S6. § 15 ; pp. 209, 210, 211 et 235. 3. Ibid., p. 216. 7i ÉTUDES d'histoire DE LA PHILOSOPHIE. III Theoria motus abstracti. ^Jusqu'à présent nous n'avons trouvé dans les Lettres et Insserlations de Leibnitz, antérieures à 1670, qu'une adhé- sion ferme et solide, mais restée générale, aux principes du mécanisme, d'après lesquels tout doit, dans la nature, être expliqué « per magiiitudinem, figuram et motum » ; nous avons vu de plus par quelle suite de réflexions il avait été conduit peu à peu à mettre au premier plan le mouvement, appelé à engendrer dans la matière première, simplement étendue et strictement homogène et indéterminée (intermi- nata), les déterminations d'où dérivent la grandeur et la figure des corps. Mais jamais il n'avait abordé le pro- blème des principes et des lois du mouvement, qui s'impo- sait pourtant et qui devenait ainsi le problème fondamental non seulement de toute science de la nature, mais de toute philosophie. Il le fait pour la première fois dans la Theoria motus abslracti, avec un sentiment remarquablement juste du caractère abstrait et rationnel, ou d'un seul mot, mathé matique que devait recevoir la science du mouvement. Le mouvement, en effet, qu'il définit dès lors « mutatio spatii » 1 (et qu'il ne définit pas mutatio loci, comme il le fera plus tard 2, peut-être pour cette raison qu'avant le mouvement il n'y a point de lieu défini dans l'espace 3), est en tant que mutatio fonction de la durée, et en tant que mutatio spatii fonction de l'étendue. De l'une et de l'autre manière (d'autant que la durée n'est elle-même représen- table que comme une longueur et comme une étendue), il est donc vrai déjà qu'il s'offre à nos spéculations comme un objet purement géométrique ; et il l'est en outre qu'il 1. Ep. ad Tlwm., Gerh., Phil., I. p. 24. Définition rappelée dans le Phoranomus. Archiv., I, 578. 2. Par exemple, in Pacidhts Philal. 1676. Archiv., I, 212. 3. Le lieu étant en effet la place occupée par un corps défini, il n'y a pas de lieu avant la détermination du corps par le mou- vement. Cf. Ilobbes, Philosophia prima, ch. vm, § 5 (p. 56). LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 75 est un continu comme l'étendue qu'il parcourt et comme la durée qu'il met à la parcourir. Supposer, en effet, qu'il est discontinu ou, comme l'imaginait Gassendi pour expli- quer par des intervalles de repos plus ou moins longs les degrés infinis de l'accélération, qu'il est « quietulis inter- ruplus », c'est à un mouvement ou à un changeinoet unique substituer des mou\cments ou des changements multiples, en chacun desquels d'ailleurs la continuité revient i. Le mouvement est donc continu, et la science du mouvement exige qu'on approfondisse d'abord la notion générale d'un continu quelconque ou celle de l'es- pace, qui aussi bien est le type et le modèle de toute conti- nuité. Derechef le mouvement rentre donc par là dans le domaine de la géométrie. Or une géométrie récente 2 venait de donner la preuve de la fécondité de l'analyse appliquée aux grandeurs con- tinues pour en déterminer l'élément primordial et pour en reconstruire à l'aide de l'élément la synthèse et le tout, comme à l'aide de l'unité on reconstruit une somme. Cette géométrie, née dans l'école et sans doute sous l'influence de Galilée 3. qui l'avait pratiquée, Leibnitz la connaissait fit l'avait étudiée quelques années auparavant, comme en témoigne une lettre à Bernouilli '^ ; il allait à son tour, sous l'inspiration certaine de Hobbes qui l'avait fait avant lui, l'appliquer au mouvement, afin qu'en le réduisant à ses derniers éléments il projetât sur le tout du mouvement la même lumière que Cavalieri sur le tout de la figure. A. — De indivisibilibus. Or le fondement de la méthode de Cavalieri est que tout continu est divisible et qu'il l'est à l'infini, d'où il suit d'une 1. Voir sur ce point l'intéressante discussion de Leibnitz in Pacid. Philal, p. 213. 2. Celle de Cavalieri : « Melhodi Cavalerianae ». Gerh., Phil, l\ , p. 229. 3. Mailre de Cavalieri. 4. Gerh., PhlL, IV, 12. V. ci-dessus, p. 20. 76 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. part qu'il a des parties, et des parties réelles (actu), et de l'autre qu'elles sont en nombre infini. Ces deux proposi- tions, Leibnitz les adopte et en fait les premiers « funda- menta praedemonstrabilia » de la Theoria molus abslracli ; « (1) Dantur actu parles in continuo..., (2) eœque infinitac actu » ; car pour l'indéfini de Descartes i, il n'est point dans le réel, mais seulement dans l'esprit, qui n'a point achevé le compte d'un fini dont les limites sont au delà de sa portée, ou qui ne peut achever le compte d'un infini réel. Quant à ces parties du continu, infinies en nombre et actuellement réelles, on n'a pas le droit de dire qu'elles sont des minima, si toute partie de l'espace, du temps ou du mouvement est encore un espace, un temps ou un mou- vement, par conséquent un tout composé de parties, et si un minimum est ce « cujus magnitudo seu pars sit nulla » : « talis enim rei nec situs nullus est, cum quicquid alicubi s-itum est, simul a pluribus se non tangenlibus tangi possit, ac proinde plures habeat faciès » ; et il en ajoute une rai- son encore plus décisi\e, reprise de Zenon : « sed nec poni minimum polest, quin sequatur tôt esse totius quot partis minima, quod implicat. » Et pourtant il n'est pas vrai davantage qu'elles soient encore divisibles, puisque d'abord on est par hypothèse, ce que ne dit point Leibnitz, à la limite de toute division, et puisque, d'autre part, c'est la raison qu'il donne, « alioquin nec initium nec finis motus corporisve inlelligi » potest 2. La démonstration qu'il en donne est à la fois très claire et très instructive : il commence par supposer « dari inilium finemque spalii, corporis, mo- tus, temporis alicujus » ; et il raisonne alors de la manière suivante : « eslo illud, cujus initium quaeritur, expositum linea ab, cujus punctum médium c, et médium inter a et c 1. Allusion à l'article des Principes, liv. II, où Descartes soutient cette ttièse que le monde est indéfini dans l'espace, mais non infini. Mais Dcscarles croyait le monde sans limites comme l'espace, et ne l'appelait indéfini que pour le distinguer de l'infini 'divin. V. Pillon, Année ph., 1890, I. 2. 6erh., Phil, IV, p. 228. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 77 sit d, et inter a et d sit e, et ita porro : quaeratur initium sinistrorsum, in latere a. Ajo ac non esse initium, quia ei adimi potest de salvo inilio ; nec ad, quia ed adimi polest, et ita porro ; nihil ergo initium est, oui aliquid dextrorsum adimi potest. Cui nihil extensionis adimi potest, inexten- sum est ; initium ergo corporis, spatii, motus, temporis, ...aut nullum, quod absurdum, aut inexlensum est, quod erat demonstrandum. » Parce qu'elles sont inétendues, les dernières parties du continu sont donc indivisibles ; et la raison pour laquelle il faut qu'elles soient inétendues, c'est qu'on ne peut concevoir un commencement, nous allions dire un principe de l'étendu qui soit lui-même étendu fie fruit le plus précieux de la méthode de Cavalieri semble donc être, aux yeux de Leibnitz, en nous faisant remonter jusqu'aux « rudimenta et initia linearum figurarumque qua- libet dabili minora » *, de nous donner les moyens d'expli- quer l'étendue, espace, temps et mouvement, par des élé- ments qui sont encore éléments de l'espace, du temps et du mouvement, mais qui en engendrent l'extension et qui l'expliquent, sans que, à propos d'eux, revienne à l'infini le problème primitif. C'était donc réserver la possibilité de cette genèse en ce qui regarde le réel, et de cette explication en ce qui regarde la connaissance, que de requérir dans le continu, au nom de la division actuelle poussée à l'infini, des parties indivi- sibles ; et c'était d'un autre côté respecter la nature du continu divisible à l'infini que de n'admettre en lui nulle partie dont on pût dire qu'elle n'eût plus de parties ou qu'elle fût un minimum. Reste à savoir si l'on peut conci- lier ces deux propositions et si, lorsque l'on parle, non d'une différentielle, qui reste un étendu, tout en étant tou- jours ad libitum plus petite que toute étendue donnée, mais d'un indivisible actuel et réel, on peut encore soutenir qu'il n'est point un minimum ; Leibnitz en tout cas cessera bien- tôt de le penser et bannira de l'Espace, du Temps et du 1. IMd., p. 229. 78 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. Mouvement ces indivisibles, précisément parce qu'ils se- raient, non pas des éléments, mais de purs minima et de pures limites i. Pour l'instant, il postule la conciliation des deux propositions, plutôt qu'il ne la justifie, et ne la rend acceptable qu'au prix de la suivante : « Punctum non est, cujus pars nuUa est 2, nec cujus pars non conside- raturS ; sed cujus extensio nulla est, seu cujus partes sunt indistantes, cujus magniludo est inconsidcrabilis, inassi- gnabilis, minor quam quae ratione nisi infinita ad aliam sensibilem expoiii possit, minor quam quae dari potest *. » Le point dont il est ici question, pas plus que celui de Hobbcs, iTest donc pas le vrai point de la géométrie : en se refusant tous deux à en faire un minimum, Leibnilz comme Ilobbes ^ (qu'il a certainement ici en vue) en font un divisible au sens géométrique ; et c'est pourquoi peut- être, dans une lettre à Arnauld 6, il commettait l'inadver- tance de dire : « nulla esse indivisibilia (au lieu de minima), esse tamen inextensa '. » Mais l'un en en faisant les parties « indistantes », et l'autre en demandant qu'on ne les « con- sidère point 8 », ce qui revient à en faire la grandeur plus petite que toute grandeur donnée, se ménageaient ra\an- tage d'y trouver dans la pratique une véritable différen- tielle, bien que leur commun défaut fût de dépouiller 1. V. Lellre à Foiichcr, Gerh., Pldl, I, p. 416. 2. Contre Euclide. 3. Leibnilz ici se sépare de Hobbes qui admettait que le point est composé de parties, et même de parties distantes, en sorte qu'il est étendu. Mais dans les démonstrations de la géométrie, on le traite comme un inétendu, en faisant abstraction de son étendue réelle. 4. Gerh., Phil, IV, 229, § 5. 5. Hobbes, De Corpore, II, ch. m, § 13 : « Quicquid dividitur, dividitur in partes rursus divisibiles — non datur minimum divi- sibile — vel ut Geometrae plerumque enuntiant, quavis quantitate data sumi posse minorom. » 6. Gerh., Phil., I, 72. 7. Cette formule est d'ailleurs peut-être préférable h l'autre. Mai.s" Leibnitz ajoute plus bas : « Addidi ex phoronomia indivisibi- lium... » C'était donc une simple inadvertance. 8. E.vamin. et emendatio mathem. hodiernae. Dial. II. édition d'Amsterdam. 1667, p. 39 : « Punctum est corpus, cujus non con- sideratur (id est, non intrat in Dem. geometricàm) ulla (Juantitas. » Cf. surtout De Corpore, p. III, eh. xv, § 2. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 79 celle-ci de son idéalité i et d'y voir une réalité en acte. Pour la première fois, sous l'influence de Hobbes et de Cavalieri, Leibnitz introduit donc dans sa philosophie le symbole fécond de l'infiniment petit, dont il devait plus tard fixer le sens exact et faire le principe d'une nouvelle analyse. B. — De concdu el moiu. Ces principes posés, il reste à les appliquer à l'analyse du mouvement, pour en approfondir la nature et l'essence, pour le construire, et de cette construction, selon la mé- thode des géomètres, en dériver les lois. Qu'il soit un continu, nous l'avons vu ; mais il est inté- ressant de rappeler ici la raison qu'en allègue Leibnitz ' parce qu'en énonçant le principe de l'inertie, il est amené à faire du mouvement rectiligne et uniforme le seul mou- vement qu'on puisse définir comme restant identique à lui-même et comme un pendant le temps où on le consi- dère. Si le mouvement, en effet, dit-il par allusion à Gas- sendi, n'était point continu, c'est qu'il serait à chaque ins- tant « quietulis interruptus 2 » ; mais « ubi semcl res quic- verit, nisi nova motus causa accédât 3, semper quiescet ». Et il ajoute : « Contra, quod semel movetur, quantum in 1. Il faut noter cependant les réflexions intéressantes de Hobbes »■ sur la division, qui le conduiraient à faire des éléments obtenus par division et par conséquent aussi des derniers, de véritables idéaux : « Divisio est opus intellectus, intellectu facimus partes... idem ergo est partes jacere, quod partes considcrare. (Exam. et emend. math. hod. Amst. p. 39.) Cesser de les considérer, ou les regarder comme « inconsiderabiles », c'est donc les rendre « inus- signabiles » et les traiter comme « inexistentes ». 2. Gerh., Phil, IV, p. 229, § 7. 3. Le mouvcniont ne succède au repos que sous l'influence d'un<^ cause, et Leibnitz professe, comme Hobbes qui l'inspire dans tout ce traité, qu'un corps en repos ne peut être mis en mouvement ou d'une manière plus générale changer son état de repos ou de mouvement, qu'au contact d'un autre corps en mouvement qui le heurte. Cf. L. à Hobbes (Tonnies, p. 558). « Tibi quidem prorsus assentior corpus a coiT^ore non movcri, nisi contiguo et nuiUj... » Sur ce principe repose d'ailleurs toute la théorie leibniticnne do la composition des conatus et du choc. 80 ÉTUDES d'iiistoiri: de la philosophie. ipso est, sempcr movelur eadcin vclocilale cl plaga. » S'il en est ainsi, et si tous les mouvements variés se laissent ramener ert somme à un ensemble de mouvements uni- formes, analyser le mouvement uniforme, c'est préparer l'analyse et la construction de tous les mouvements pos- sibles. Or le mouvement, continu comme l'espace et ayant comme toute ligne ou figure dans l'espace un commence- ment et une fin, ne peut manquer d'avoir comme celles-ci un rudiment ou un élément, lequel est à lui comme l'iné- iendu est à l'étendu, ou, ainsi que dit Leibnitz, « ut punc- tum ad spatium, seu ut unum ad infinitum * ». Mais pour avoir fait de ce rudiment un infiniment petit ou un inétendu, qu'on se garde bien de croire qu'il est devenu repos ; car ce serait en faire non seulement un indivisible, mais un minimum ; et, comme on l'a vu, dans aucun continu il n'y a de minimum. Le vrai rapport du repos au mouvement « (vera ratio quietis ad motum) non est quae puncti ad spa- tium, sed quae nullius ad unum 2 ». L'élément du mouvement, comme on pouvait le prévoir, n'est donc pas le repos, mais un mouvement réel et infini- ment petit, qui conserve pourtant la même détermination que le mouvement fini dont il est l'élément 3. Et comme le mouvement, à le prendre en lui-même, sans tenir compte do la grandeur du mobile, se détermine par le rapport de l'espace qu'il parcourt au temps employé à le parcourir ou g par -' l'élément du mouvement trouve dans le même rap- L port sa détermination, sauf à donner à l'espace parcouru et au temps employé une grandeur plus petite que toute grandeur donnée ^. Pour employer la notation moderne, de il a d«on expression dans le rapport 7^' et n'est, par consé- 1. Gerh., Phil, IV, p. 229, § 10. 2. § 6, p. 229. 3. « Quod in momento est conatus, id in tempore motus cor- poris. " § 17. 4. §§ 13 et li, p. 229. LA l'REMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 81 quent, rien d'autre que la vitesse d'un mouvement recti- lisne et uniforme, considérée dans une durée infiniment petite. A cet élément du mouvement, Leibnitz donne un nom qui, à lui seul, prouverait avec quelle fidélité il suit dans ce traité l'autorité de Hobbes : il l'appelle « conatus », empruntant à Hobbes, qu'il imite, non seulement le nom, mais à vrai dire la chose et sa définition. Et, pour le démon- trer jusqu'à l'évidence, il suffit de rappeler la définition que Hobbes, après avoir défini dans le De Corporc la vitesse (velocitas est quantitas Motus per Tempus et Lineam determinata *), donne du conatus : « Conatuin esse motum per spatium et tempus minus quam quod datur, îd est determinatur, sive expositione vel numéro assigna- tur, id est, per punctum 2. » Ce serait donc se tromper étrangement que d'attribuer originaireinent au mot conatus, comme on l'a fait souvent, et comme s'il était né chez Leibnitz d'une vue métaphysique, le sens vulgaire d'c//ori ou de tendance. Et quoiqu'il ait écrit plus tard dans le Phoranonius 3 que, dans la Theoria motus abstradi, il attribuait au « corpus in motu posi- tum », « conatum quemdam seu (ut vcrbo Erhardi Wei- gelii '*, insignis in Saxonia malhematici, utar) tenden- iiam », il faut bien se garder d'être dupe des mots : ten- dance et conatus signifient l'un et l'autre, comme le prouve la suite môme du texte du Phoi^anomus, « initium p-^rgendi », la vitesse prise pendant une durée infiniment petite, sans qu'à celte grandeur infiniment petite et pure- ment géométrique on ait le droit d'attribuer autre chose qu'un sens purement phoronomique, bien loin qu'il soit métaphysique ou seulement dynamique. Le propre du conatus est donc de parcourir dans une ■durée plus petite que toute durée donnée un espace plus 1. Tome I", pnrs. III, cap. xv, § 1. 2. ma., % 2. 3. Archiv. I. .578. 4. V. ci-dessus j). 19. HANNEQUIN, If. 82 ÉTUDES d'iiistoire dl la philosophie. pelil que loiit espace donné, cl par conséquent un espace indivisible, iiiélendu ou un point i, dans un temps égale- ment indivisible, inétendu ou dans un instant. Cependant de même qu'il existe des mouvements uniformes de gran- deurs différentes, ou, ce qui revient au même, des vitesses- de degré différent, de même il existe aussi des conatus qui diffèrent entre eux comme les vitesses entre elles. Pour les rendre comparables, il est indubitable qu'il faut ou bien supposer uniforme et constante la vitesse de l'écoulement du temps 2 tandis que varierait la grandeur de l'espace parcouru par un mobile dans l'unité de temps, ou bien tout au contraire la supposer différente pour une même unité de longueur parcourue par des mouvements uniformes de degrés différents. On peut faire l'un cl l'autre ; et des phy- siciens subtils 3 contemporains de Leibnitz, pour élucider notamment les lois du mouvement accéléré, se livraient à ce jeu et supposaient tour à tour comme point de compa- raison la vitesse constante de l'écoulement du temps et la vitesse constante de ce qu'on pourrait appeler l'écoule- ment de l'espace. Mais comme on ne sait ce que c'est que l'écoulement de l'espace, et comme il n'y a de vitesse ap- préciable du mouvement ni même de mouvement qu'en supposant au temps, lequel n'est à son tour l'étalon des vitesses qu'autant qu'il s'écoule avec urfe vitesse cons- tante, une vitesse uniforme d'écoulement, Leibnitz pose en principe qu'il doit être représenté (exponi ^) « motu uniformi in linea eadem ». Pour le temps uniforme, il n'y a donc point de doute. Ses éléments indivisibles sont tous égaux entre eux : « instans, dit Leibnitz, instanti aequale » ; non qu'à les considérer comme égaux et comme indivisibles il n'y ait 1. § 13. et 18 à la fin. Hobbos disait aussi (v. p. 40) : « ici est, per punctum. » 2. De la fluence, comme dira Newton. 3. Fabri. V. sa théorie dans le liVre de Mousnerius « Traclatus physicus ^ motu locali, auctore I^otro Mousnerio, Doctore Medico, cuncta e.vcerpta ex praelectionibus R. P. I^onorati Fabrv Soc. Jesii. Lugduni M.DCXLVI. V. surtout pp. 110-112. 4. Gerh., P/n'J., IV, p. 2^. L.\ PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 83 quelque diffîcullé ; el c'était notamment la thèse qui con- duisait par exemple H. Fabri i, en supposant répétée à chaque instant indivisible l'impulsion qui produit l'accélé- ration de la vitesse, et uniforme pendant cet instant le mouvement produit jusqu'à ce que survienne l'instant d'après une nouvelle impulsion, à prétendre que les espaces parcourus par un corps qui tombe dans les unités de temps successives correspondent aux termes de la série 1, 2, 3, 4, 5, n, et non point, comme l'avait très juste- ment établi Galilée, à ceux de la série 1, 3, 5, 7... (2 n-1). L'erreur de Fabri, Leibnitz l'évite soigneusement en fai- sant appel à sa définition de l'indivisible qui n'est pas un minimum : l'instant n'est pas un minimum, bien qu'il soit un indivisible ; et cette distinction suffît à ménager la conti-^ nuité d'une durée quelconque, même infiniment petite, nécessaire à l'intelligence des lois du mouvement accéléré. Mais il ne réussit à concilier la thèse de l'égalité de l'ins- tant à l'instant, qui confère à l'instant le rang d'un dernier élément et d'une sorte d'indivisible absolu, avec celle de sa continuité nécessaire, que par la distinction toute sco- lastique de parties dans l'instant que, comme les scolas- liques, il appelle des signa, mais qui, indistantes en fait eti discernables seulement « in cogitante », sont comme simul- tanées dans l'inslanl indivisible et y coïncident à la fois entre elles et avec le tout qu'elles constituent ou l'instant : « Instans ^ero instant i aequale, ...quanquom non desint instanti partes suae, sed indistantes (ut anguli in puncto), quas Scholastici, nescio an Euclidis exemplo, vocant signa, ut in iis apparet quae sunl simul tempore, sed non siniiil nalura, quia allerum alterius causa est : item in motu acce- lerato, qui cum quolibet instanti atque ita statim ab initio crescat, crescere autem supponat prius et posterius ; necesse est eo casu in instanti dato signum unum alio prius esse, etsi citra dislanliam seu exlensionem'^. y> fipttc dis- tinction subtile n'a\ail donc point d'autre objet 4. De forporr, III, ch. xv, § 3. HA.N.NEQUi.X. 11. 7 98 LTUDES d'histoire DE LA THILOSOPHIE. iiicuL OU à la pénétration. Considérons, en effet, les élé- ments des corps : la seule cause qui empêche l'un de ^pénétrer l'autre est le mouvement réel ou, plus exacte- ment, au moment du concours, le conalus contraire que le premier oppose au conatus du second ; aussi Hobbes disait-il : « Resislentiam esse in contacta duorum mobi- lium coiiatum conatui, vel omnino, vel ex aliqua parte contrarium i » ; et cette résistance, aux directions diverses cl aux degrés variables, est ce que les physiciens appel- lent la pression : « duorum mobilium allcrum alterum premere dicimus, quando conatii suo unum eorum facil ul alterum vel pars ejus loco cedat. » Deux mobiles qui se pressent s'opposent donc entre eux une résistance mu- tuelle : et il ne faut rien de plus pour engendrer, selon Hobbes, la cohésion d'un corps : ce dont elle résulte directement, c'est de la réaction de ses éléments consti- tuants ou de leurs conatus contre toute action contraire et contre toute p .-ssion des corps environnants ; et il va de soi qu'elle -se mesure au degré des pressions dévelop- pées dans cette action mutuelle. De cette doctrine plus qu'ingénieuse et vraiment ani- mée de l'esprit de la physique moderne, Leibnitz ne manque point de s'inspirer quand il aborde à son tour le problème de la cohésion, problème d'une importance capi- tale pour une philosophie qui suppose la fluidité absolue de l'espace, et d'une matière première 2, qui, avant tout mouvement, ne s'en distingue point. Mais il y trouve pour- tant certaines difficultés sur lesquelles il insiste dans la lettre célèbre qu'il écrivait à Hobbes au moment même où il adressait à Oldenbourg la Theoria motus concreli : si l'on suppose, en effet, que la cohésion d'un corps est due à la réaction de ses parties propres contre l'action inverse des corps environnants, il faut, de deux choses l'une, ou que la réaction des unes naisse seulement en même temps 1. Ibid., § 2, 3°. 2. « Materiam primam. si quiescat, esse nihil. » Gerh.. Phil.. \'II, 259. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 99 que l'action des autres et soit en quelque sorte provoquée par elle, ou qu'elle existe d'abord et qu'elle puisse subsis- ter même sans cette action de direction contraire ; or, dans le premier cas, la cohésion du corps ne pourrait qu'être nulle avant l'action contraire, et d'où viendrait alors la réaction attendue, en l'absence de tout conatus antérieur ou de tout mouvement interne des parties du corps ? Il faut donc reconnaître l'existence de ce mouve- ment antérieurement au choc, d'autant mieux que le choc d'un corps sur un autre ne saurait à lui seul produire en celui-ci, s'il était en repos, une réaction quelconque (cum reactio sit motus in oppositum impingentis, impactus aufem oppositum sui non producat i) ; d'où il suit que la réaction, ou pour parler plus clairement, le mouvement des parties intégrantes qui confère au corps la cohésion, devait exister sans le choc et avant la pression de tout corps étranger (erit reactio sine impactu 2) ; mais alors, loin d'engendrer la cohésion, un tel mouvement interne eût engendré tout au contraire la dissipation à» l'infini des par- ties constituantes : « Reactio aiftem est motus partium corporis a centro ad circumferentiam ; ille motus aut non impeditur, et tune exibunt partes corporis, et ita corpus suum deserent, quod est contra experientiam ; aut impe- ditur, et tune cessabit motus reactionis, nisi externo auxi- lio quale nuUum hic commode reperias, resuscitetur 3. » D'ailleurs, de même qu'on se demanderait dans la pre- mière hypothèse « quomodo sola reactio rei percussae efficiat, ut tanto major sit resultantiae impetus quanto major fuit incidentiae » *, de même il faut reconnaître que dans la seconde « vix explicabile est, quam ol) causam iinumquodque corpus in quolibet puncto sensibili a centro ad circumferentiam conctur ». 1. Tônnies, Phil. Monatshelle, XXIII, 18S7. 2. Ibid. 3. Ibid. 1. « Cum tnnicn ratifini conscntaneum sit majorom incidentiam mimiere reactioncm. » Ibid. — 11 n'y a point en effet dans de tels corps d'élasticité h considérer, mais seulement des conalus à com- poser. 100 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. Ce qu'il iallail garder de la docliiuc de llohbes, c'était donc, à coup sûr, l'idée de demander la cohésion du corps au niou\emenl de ses parties intégrantes, mais au mouvement interne par lequel, opposant leurs conalus, elles se pressent entre elles par une action contraire cl réciproque, et non à un mouvement, qu'elles auraient toutes, a centro ad circumferentiam, et qui serait « vix explicabile ». D'une part, il en résulterait clairement que, reliées l'une à l'autre par une pression mutuelle, elles opposeraient aussi une résistance finie et de degré défini à toute cause de rupture et de séparation ; et c'est en quoi consiste la cohésion d'un corps composé ; et de l'autre on aurait déduit enfin clairement des conatus contraires des parties intégrantes la raison dernière et, pour ainsi dire, géométrique de leur liaison intime. Voici, à ce sujet, comment, dans la même lettre, s'exprime Leibnitz : « Ego crediderim ad cohaesionem cor- porum cfficiendam sufficere parlium conatum ad se invi- cem, seu motum quo una aliam premit. Quia quae se pre- munt sunt in conatu penetrationis. Conalus est inilium, penetratio unio. Sunt ergo in initio unionis. Quae autcm sunt in initio unionis, eorum initia seu termini sunt unum. Quorum termini sunt unum seu -.% è'^/^Ta Ev, ea etiam Aristotele definilore non jam contingua lantum, sed coiî- tinua sunt, et vcre unum corpus, uno molu mobile. ...Restât probem quae se prémuni, esse in conatu pene- trationis. Premere est conari in locum alterius adhuc in eo 1 existenlis, Conatus est inilium motus. Ergo initium existendi in loco in quem corpus conatur. Existere in loco in quo exislit aliud est pénétrasse. Ergo pressio est cona- tus penetrationis. » Nous avons cité ce fragment de la lettre à Hobbes au lieu des paragraphes 15 et 16 de la Theoria^ qui expo- sent la même doctrine, mais sous une forme de déduction 1. Conjecture de Tônnies, au lieu de iiiexîstentis de Gerhardt, I, p. 84. 2. Gerh., Phil. IV. 230. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 101 moins serrée, sinon moins rigoureuse. On en retrouve encore la substance dans un passage concis d'une lettre à Arnauld ^ datée sans aucun doute du commencement de 1671. Ce qui ressort des uns et des autres, c'est la raison péremptoire, et à elle seule sufiisante, de la cohésion de deux éléments, que Leibnitz croit trouver dans le fait non seulement qu'ils se pressent, mais qu'ils ont mêmes extrémités et qu'ils sapproprient sous une forme réelle la continuité en quelque sorte idéale de l'espace. Ce qui donne au composé qu'ils constituent la cohésion, ce n'est point, à vrai dire, le mouvement par lequel ils se pressent mutuellement, mais c'est la pénétration commen- çante que par là même il leur procure, et c'est, comme on le lit dans la Theoria, l'existence de leurs extrémités « in eodem spatii puncto 2 ». Mais si c'est là la cause de la cohé- sion, qui ne voit que, quel que soit le degré des conatus qui la réalisent et qui, si faibles qu'ils soient, sont tou- jours « initium penetrationis et unionis », elle n'admet point elle-même de degré, et qu'on peut dire seulement qu'elle esl ou qu'elle n'est pas ? Pour n'avoir point suffisamment distingué, comme nous le remarquions plus haut, l'infini- ment petit purement géométrique qui n'enveloppe que l'étendue (spatii puncluin) et l'infiniment petit phorono- mique de la vitesse, qui enveloppe à la fois l'étendue et la durée, Leibnitz est donc amené, comme le lui reproche Lasswitz 3, à faire dépendre la cohésion d'un corps de la présence pure et simple des extrémités de ses parties en un même point de l'espace, présence qui n'admet point de degrés, et non de l'énergie des conatus ou des mouvements opposés, qui eût soumis la cohésion comme l'exige la physique, à la même mesure que la pres- sion elle-même. En cela il serait donc, du point de vue de la science, inférieur à Hobbes, son modèle, qui ne 1. G. P. I, 72. 2. G. P. IV, p. 230, § 15. 3. Gcsch. dcr Atom, II, iG? sqq. 102 ÉTUDES d'histoire de la riiiLOSoniiE. commet point celle faille, cl c|ui l'ait iieltemeul dépendre le degré de la cohésion du degré de la pression. Il faut se garder i, toulelois, de pousser celte critique jusqu'au point où elle deviendrait excessive. Car Leibnili: n'eût-il point pu répondre que la cohésion est un l'ait, quand les extrémités de deux corps sont amenées à occu- per un même point de l'espace, mais qu'elle n'oppose pour- tant à toute cause de rupture et de séparation qu'une résistance proportionnelle aux conatus des mobiles qui se pressent ? Et ainsi la voie restait ouverte, et n'était point fermée, comme semble le croire Lasswitz 2, vers l'expli- cation ultérieure de la cohésion par un motus conspirans de toutes les parties d'une masse composée, lequel ne peut se comprendre que s'il se résout en un ensemble de pres- sions mutuelles qu'elles exercent les unes sur les autres. La difficulté la plus grave nous semble, quant à nous, être ailleurs : car dans une Théorie abstraite, qui ne tient encore nul compte d'un éther qui baigneiail toutes les par- ties d'un corps et qui les amènerait à se presser de toutes part les unes contre les autres, ce qui demeure « vix expli- cabile », c'est comment une même partie peut faire effort à la fois à droite contre un élément, à gauche contre un autre, quand il faudrait qu'elle eût des conatus.de direc- tion directement contraire pour résister à la fois à l'un et à l'autre, et pour entrer par là en cohésion avec l'un et l'autre. Et quand on l'expliquerait, il resterait encore à expliquer d'où \icnt que cette résistance, et avec elle la cohésion, dure au delà d'un moment, quand au moment du concours deux conatus égaux et opposés ne peuvent que s'annuler, et quand on ne voit pas d'où ils pourraient renaître, si, comme le dit Leibnitz, « nullus conatus sine 1. Il faut d'autant plus s"en garder que l'argument reviendrait à celui des atomistes, qui fondaient la dureté absolue de l'atome sur ce fait que ses parties ne sont séparées par aucun vide. Et Leibnitz a formellement réprouvé cet argument à plusieurs reprises, notamment dans la Confessio naturae, Gerh., Phil.. IV, 109. 2. Loc. cit., p. 470. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBXITZ. 103 molli durai, iillia monienluni i ». Pour soiiir de celte difii- cullé, il fallait arriver à une inlerprétation exacte du prin- cipe de la conservation des quantités de mouvement, et nous a\oiis \u comment Leibnitz en était si loin qu'il croyait, au contraire, à une extinction graduelle et finale- ment à une annihilation du mouvement dans le monde. Quoi qu'il en soit de ces points de détail, intéressants surtout du point de vue de la physique et de la science positive, ce qu'il faut retenir de cette théorie, c'est l'effort de Leibnitz pour déduire du mouvement la genèse des seules choses qui soient vraiment des corps, et pour leur attribuer, dans et par le mouvement, les attributs premiers et essentiels des corps, à savoir l'impénétrabilité M'aie et une première forme de résistance au mouvement. Était-ce cependant avoir fait un seul pas vers l'explication de cette autre forme de résistance au mouvement, en vertu de la- quelle, comme en témoigne l'expérience 2, à une même im- pulsion un corps plus grand l'ésiste plus qu'un corps plus petit, et chacun, toutes choses égales d'ailleurs, pro- portionnellement à sa grandeur ? Pour s'assurer que non. il suffit de songer que ce que donne tout au plus au corps la cohésion, c'est la continuité de toutes ses parties, qui résistent d'ailleurs à tout effort pour les séparer et qui sui\ent toutes ensemble le mouve- ment imprimé à une seule d'entre elles 3". Sauf cette pres- sion mutuelle qu'elles exercent l'une sur l'autre, el qui se laisse réduire, comme on l'a vu, à un effort ou à nu « ini- lium pcnetrationis », la coniinuilé ne se distingue point de Ja contiguïté. Or si l'on suppose une file d'éléments cubiques, par exemple, contigus et infiniment petits, quelles que soit la longueur, très petite, très grande, ou même infinie de cette file, il est clair qu'en \ertu du principe de la propagation à l'infini du conatus dans le plein, tout mouvement opposé d'un corps, si petit qu'il soil. qui \icnf 1. r.erh., Phil, IV. p. 2.30. § 17. 2. Ibid., IV, p. 19], § 22. 3. § 18 (p. 234) « et quidquid illi cohaeret ». lOi ÉTLDES d'histoiju: ol la riiii.ûsopiiif:. heurter celte (ilc dans la direction de sa longueur, si grande que soit celte longueur, s'y communique intégra- lement si elle est au repos, ou coni'orniémenl ;'i la loi de la soustraction des coiiatus si elle est en mouvement ; et c'est ce qu'exprime Leibnilz en disant (paragraphe 23) : « In corpore contiguo niliil refert quanta sit longiludo (seu extcnsio secundum lineam motus). » Or il en serait de même, cela est é\ident, d'une telle file qui sérail, en outre, continue, ou, ce qui revient au même, liée par la cohésion ; mais si on supposait dans le sens de la largeur (seu extensionis secundum perpendicu larem ad lineam motus) autant d'éléments cubiques qu'on voudrait adhérant aux premiers par une pression mutuelle, la même loi de la soustraction des conatus entraînerait nécessairement cette conséquence que, quelle que soit en outre la largeur ou la « crassities i » du corps continu choqué, l'impulsion d'un mobile qui le heurte communique au corps tout entier la même vitesse que s'il heurtait une seule des parties de ce corps ; et Leibnilz le dit encore en propres termes : « In corpore cohaerente seu conlinuo nihil interest eliam quanta sit latitudo », d'où il suit immé- diatement que « corpus unum quantumcunque longum a quantumcunque brevi, corpus continuum quantumcunque latum a quantumcunque arcto, perinde ac si quantumvis minus esset, quantulocumque motus excessu impelli potest 2. » La cohésion, qui engendre dans l'espace vide les corps de dimensions finies et qui leur confère l'impénétrabilité, est donc si loin de leur conférer en outre la puissance de résister au mouvement proportionnellement à leur gran- deur, que les modernes ont désignée depuis Newton sous le nom précis de masse, qu'elle ne restreint en rien l'appli- cation de la loi de la propagation à l'infini du conatus dans le plein. Et la Theoria molus abslracli s'achevait sans avoir donné le moins du monde satisfaction à l'expérience, qui 1. Ihid., I\'. p. 191. Crnssilics aut latitudo. L'. Ibid., IV, p. 234, § 24. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBXITZ. 105 montre clairement dans tous les cas de choc que la résis- tance d'un corps dépend de sa grandeur non moins que de sa vitesse. De ce problème aussi la solution s'impo- sait ; et il revient, cela est évident, à chercher comment la résistance ou la potentia d'un corps dépend non seule- ment de sa vitesse, mais eu outre de sa grandeur ou de sa masse, ou comment encore il échappe à l'application rigoureuse de la loi de la propagation à l'infini du conatus dans le plein. Or la solution de ce problème capital est indiquée par là même : si la propagation du conatus s'accomplit inté- gralement et à l'infini dans le plein, c'est-à-dire dans le sens de la longueur pour tout corps contigu, et dans le sens à la fois de la longueur et de la largeur pour tout corps cohérent ou continu, la loi phoronomique de la com- position des conatus s'appliquerait encore d'une manière rigoureuse, mais conduirait à des résultats conformes à l'expérience si l'on considérait un conatus unique rencon trant une fde de corps discontigus et a lorliori discontinus. Supposons, en effet, celle file ou, ce qui revient au même,, tous ses éléments, animés dans le sens de sa longueur d'un conatus de sens contraire au conatus de l'impin- gens. Il est clair que ce dernier rencontre d'abord le pre- mier élément de la file considérée, et qu'après le concours il ne lui reste plus que l'excès de son conatus sur le cona- tus de l'élément choqué ; à la rencontre du second élément de la file, le conatus de l'impingens est donc réduit à cet excès ; il est encore diminué davantage à la rencontre du troisième, puis du quatrième, etc. ; en sorte que la vitesse (ju'il "communique finalement à l'ensemble de la file dépend du nombre des éléments de cette dernière et, en somme, de sa grandeur. Et c'est pourquoi Leibnitr pouvait énoncer dans le paragraphe 21 de la Theoria cette formule obscure, à force de concision : « Corpus disconti- guum plus resistit contiguoi. » ]. Ibid., p. 231. lOG ÉTUDES d'histoire DE LA piiiLosoriiu:. Ce qui rclenail les lois du iiiouvemenl abstrait loin des lois de l'expérience, de la mécanique et de la Plioronomia cxperimentalis, c'était donc, somme toute, cette notion du plein, qui, même quand on le suppose formé d'indivi- sibles, n'olTre nulle part les éléments d'une masse véri- table. Car pour le différencier, et pour appeler indivisibles les différentielles géométriques ou phoronomiques qui résultent de là, on ne les sépare point en fait les unes des autres, et on laisse chacune d'elles en présence de la conti- o-uïté, sinon de la continuité, de toutes les parties du plein. Ce qu'il falla'it expliquer et comprendre, c'était donc com- ment de véritables éléments pouvaient naître d'un plein ou d'un fluide primitif, qui ne fussent pas seulement des différentielles, mais qui fussent séparés par des inter- valles finis, et qui, à la manière des corps discontigus, opposassent à une impulsion définie une résistance d'au- tant plus grande qu'ils sont plus nombreux ou que la masse qu'ils constituent par leur réunion est plus grande. El comme d'ailleurs oli ne saurait admettre que ces inter- valles fussent vides, mais tout au plus qu'ils fussent rem- ]ilis [)ar une matière infiniment subtile en comparaison de la solidité ou de la cohésion des éléments corporels, à cette tentative ce n'était plus une hypothèse simplement géométrique et la méthode exclusive de différentiation qu'elle suppose qui pouvait suffire ; il y fallait, en outre, une hypothèse physique, telle que celle d'un éther qui baignerait tous les corps. Et Leibnifz y a recours pour expliquer d'abord comment se sont formés les éléments concrets et réels de tous les corps, puis comment la rup- ture de leur contiguïté et cTe leur continuité restitue à ceux- ci la puissance qui dérive de leur grandeur, enfin com- ment de l'élasticité et de la gravité que l'éther communique à tous ces éléments naissent les actions physiques qui rétablissent l'accorcl entre les conséquences des lois pho- ronomiques et les phénomènes livrés dans la nature à notre observation. Tel était, si l'on s'en souvient, l'objet principal que dans YHypolhesis physica nova Leibnilz LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIRXITZ. 107 s'était proposé, et c'est à le réaliser qu'il s'attache en com- plétant la Theorla molus abslracU par la Theoria malus concreti. Nous allons exposer cette dernière, en nous attachant à en faire ressortir les traits généraux, et en laissant de €ôté les détails purement physiques qui n'ont qu'mie rela- tion lointaine ou nulle avec la Theoria motus abstvacli cl avec le dessein philosophique de Leibnitz. IV Theoria motus concreti. Si la difficulté de tout atomisme, qui, ainsi que nous l'avons vu, avait fait en fin de compte reculer Leibnitz, est de nous contraindre à accepter comme éternelles et sans explication la grandeur, la figure et la solidité abso- lues de l'atome, peut-être en est-ce une autre pour toute théorie qui part de l'hypothèse du plein d'expliquer comment s'y peuvent former des éléments distincts, sinon hétérogènes, sans lesquels on ne pourrait rendre compte ni de la variété des qualités des corps et des phénomènes, ni même de leur grandeur finie et de leur masse. En parti- culier, la notion de la masse, indispensable, de l'aveu de Leibnitz, à toute science de la nature et à la mécanique elle- même, demeurerait hors des atteintes de la Theoria motus ahstracli, ou en d'autres termes de la Phoronomia elemen- talis sans ce que Leibnitz appelle, pour les raisons qui ont été dites plus haut, le bénéfice de la division (bene- ficio di\'isionis) i ; mais la question justement est de savoir comment dans l'homogène pur et dans le plein la divi- sion peut naître, et comment de proche en proche elle peut gagner, en les rendant hétérogènes, toutes les parties de la matière première. L'opération purement géomé- trique de la différentiation, ou, ce qui revient au même,- 1. Gerh., Phil, IV, 191. \ 108 LTUons d'iiistoiri; df. l.\ piiilosopiiie. l'axiome selon lequel il existe dans le continu un nombre actuel et infini de parties, est si loin d"y sullire, nous avons vu pourquoi, qu'elle n'empêche point le principe de la propagation à l'infini du conatus dans le plein d'ex- clure des lois du choc toute considération de masse et, en même temps qu'elle, toute division réelle et toute hété- rogénéité physique. Il devenait donc nécessaire de faire sur un premier état du monde, aussi peu différent que possible de la pure homogénéité, une hypothèse conve- nable et qui répondît aux conditions d'une hypothèse scientifique, c'est-à-dire qui dispensât autant que possible de toute hypothèse auxiliaire et surajoutée i, pour expli- 1 quer cette diftérentiation physique et progressive : hypo- thèse qui, de notre part, suppose un choix entre d'autres possibles, mais qui, si elle est exacte, suppose aussi de la • part de l'auteur du monde, un premier arrangement du monde, une organisation également choisie et voulue, ou, comme dit Leibnilz, une économie et un système. Reste à savoir si celte dilTérentiation progressive n'en suppose point une primitive, qui ruine l'hypothèse d'une homo- généité parfaite aii commencement des choses et qui amène la théorie du plein à tourner dans un cercle. Le premier devoir d'une hypothèse physique, écrit Leib- nilz à Fabri vers 1676, est de tenter (tentarc) « an non phae- nomena nalurae difficiliora ex aliis quibusdam phaeno- menis manifeslis alque exploralis deduci possint^ ». Et de môme qu'il se bornera, dans la Thcoria motus concreli, à la recherche des raisons « phaenomenorum nostri Orbis », par ce motif qu'il pourra les étendre ensuite aux autres mondes planétaires et même aux autres systèmes solaires, c'est-à-dire à l'univers entier 3, de même il s'ef- forcera de déduire du phénomène fondamental de l'émis- sion de la lumière solaire tous les phénomènes de notre monde terrestre, « cum constet astrorum imprimis erran- 1. Ihkl., IV, 219, 248, 257. 2. Gerh., Phil., IV. p. 248. 3. IbkL, 181 et 183, §§ 3 et 8. LA PREMlÈRt: PHILOSOPilIE DE LEIBNITZ. 109 tium aclione alque luce solis lluidum omiie ciica nos moli- bus origine quidem variis, allamen in aeqiiabililalcm quani- dam composilis cieii, ex quibus ille imprimis moins enii- net satis rapidns, quo Inx quotidie lellnrem ambit i ». Si la Physiqne, avait déjà dit Descaries dans les Prin cipes 2, se propose la connaissance du monde visible, ce serait avoir résolu toutes les questions relatives au monde visible que d'avoir approfondi la nature de la lumière et que d'avoir expliqué celle des corps lumineux qui l'engen- drent {V élément), des corps transparents qui la trans- mettent (2* élément), enfin des corps opaques qui la reçoi- vent, la réfléchissent ou la réfractent (3* élément), et en quelque façon l'Optique était ainsi sinon la Physique tout entière, au moins la partie centrale et comme la base de toute science de la nature. De la même manière, Leibnitz fait de la lumière comme le centre ot le principe de tous les phénomènes de la nature, et le premier arrangement qu'il importait, selon lui, au Créateur du monde de don- ner à son œuvre était tel qu'il devait avant tout rendre pos- sible la lumière et engendrer le monde en la réalisant. Il fallait donc qu'il y eût dans le pur homogène de l'Espace infini un corps, aussi peu différent d'ailleurs que possible de ce dernier, qui fût capable de l'émettre, un autre qui la reçût, et enfin un milieu qui la transmît du premier au second. Le corps qui l'émet est le globe solaire, celui qui la reçoit est le globe terrestre, tous les deux animés dans le plein d'un mouvement autour de leur axe qui suflil poui' les en différencier, et qui est du même coup la première différence introduite dans l'espace par l'organisateur du monde. Leur existence est, d'ailleurs, en vertu des lois du mouvement abstrait, la preuve la plus manifeste que l'on puisse invoquer de leur rotation, conformément à l'hypo- thèse de Copernic : « Cum enim globi isli duo habere debeant partes cohaerentcs, ne ad quemlibet Icvissimum rei quantulaecunque impactum dissolvantur aut perforen- 1. Rp. nd Fabri, loc. cil., p. 2i8. 2. P.iit. ni. nrt. LU. 110 KiLL)i:s d'histoire di: i a philosophie, tur, HuUa aulciH sil coliaesio quicscenlis... molus iii iis tiliquis supponciidus est : quac forlasse uiiica ac prima demoHstralio esl necessarii luolus Icrrae^. » La cohésion du soleil cl de la terre, d'où résulte leur détermination dans le plein et ce qu'on pourrait appeler leur individualion, résulte donc elle-même d'un premier mouvement dont elle est le signe et dont elle est la preuve, mais qui, étant premier, reste en somme sans raison phy- sique et requiert l'action et le choix d'un ordonnateur. Et à leur mouvement de rotation il ne faut rien ajouter de plus qu'un espace intermédiaire, « spatium inferme- dium, massa... quiescente, quam aetherem vocabimus, quantum salis est (omnimodam cnim pleniludineni Alundi status, qucm sentimus, per alibi demonstrata, non ferl) plénum 2 », ])our rendre compte non seulement de la trans- mission de la lumière, mais, en outre, par les effets diver- sifiés à l'infini de l'action de la lumière, de tous les phéno- mènes physiques et naturels. L'existence d'un tel milieu n'est d'ailleurs pas moins manifeste que celle du Soleil et de la Terre, et la preuve qu'en donne Leibnitz dans la propos. I de sa lettre à Fabri, où il no fait que développer le paragraphe 5 de la Theoria motus concreti, vaut la peine d'être citée : « Antc omnia pro ccrlo sumo, Mundum planétarium quantum ad consequentias physicas suffîcit pro pleno habendum esse. Nam nullum in co punctum sensibile assignari potest. in qijû non possil \ ideri lux alicujus astri modo alia visionis requisita adsint, verbi gratia ut nihil opacum obstet. Ubi- cunque aulem lux videri vel lumen transire potest corpus esse necesse est. Nullum ergo punctum sensibile est in mundo planelario ul)i non sit corpus. Porro ubique in mundo planelario aslra videri posse palet, et quidem in noslra ton-a rcs manifesta esl quo'tidiano experimenlo. Idem alibi oslendunl planetarum quoque aliorum mulua- lum lumen et Eclipses alque umbrae variis in positionibus. 1. Gerh.. PliiL, IV. p. 1SI. 2. Theuv. m. concr.. S 1. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBXITZ. 111» Cui acldo, \i.\: [)Uiicliua sensibile in vaste illo spalio desi- guari posse. per quod alicujus astri radius ad nos lendens non aliquando Iranseat. Radium autem lucis non esse sine corpore, pro certo sumo, sunt enim omnes lucis effectus corporci, ut qui hoc iiegat, pari jure corpora in universum negare posse videatur i. » Dans la lettre à Fabri que nous venons de citer, il sem- ble que LeLbnilz, attribuant à l'éther des mouvements reve- nant sur eux-mêmes ou circulaires, ait songé à en dé- duire la formation de la terre, qui, étant liquide, se serait arrondie sous l'action de l'éther à la manière d'une goutte, en vertu de la proposition 7 : « fluida fluidis hetero- geneis circumdata in guttam rotundam colliguntur. » On ne voit pas d'ailleurs ce que pouvait y gagner l'hypothèse : car on ne faisait point disparaître ainsi, mais bien plutôt on postulait riiélérogénéité, « vix explicabilis », de la terre liquide et du fluide éthéré. Dans la Theoria molus concveti, le rôle de l'éther est ré-,' duit tout d'abord à la transmission dans tous les sens à par- tir du centre du soleil des rayons lumineux émis par ce der- nier. Et comme on ne peut admettre la communication pure et simple de la gyration solaire à l'éther qui l'entoure, ainsi que renseignaient Torricelli et Hobbes, laquelle ne pourrait s'expliquer que par une action de frottement inexplicable par les lois du mou\cment abstrait, il fallait supposer dans le soleil outre son mouvement de rotation primitif, un mou\ement par lequel il projette hors de lui-même en ligne droite des parties dont le mouvement se communique à l'éther conformément aux lois du mouve- ment abstrail. Ce mouvement des particules solaires n'est pas dû davantage à l'action centrifuge de la rotation du soleil, sans quoi depuis longtemps elles se seraient toutes dissipées dans l'espace (alioquin dudum omnes avolas- soiil) ; mais si seulement on admet le concours dans le soleil de mouvements particuliers circulaires, « aut alio- 1. Ep. ci'l Fabri, prop. 1, p. 210. Cf. Th. m. concr., § 5, p. 182. ^112 ÉTUOLS u uistoirl; Di; i.a l'iiiLObui'Jiii:. quiii in se rcdcnulium », (Taprès le problème 7 de la Tlieoria inolus abslracli, li's inarticulés qui se lieur- lenl devront prendre la direction de la bissectrice exté- rieure de l'angle de concours, et animeront l'éther de mouvements en ligne droite et dans tous les sens à partir du centre du soleil en vertu de la loi de la propagation à l'infini des conatus dans le plein. Par tous les points de sa surface le soleil agit ainsi hors de lui-même (agit extra se), et la continuité de l'éther ou sa divisibilité à rinliiii nous induit d'autre part à penser : « Non posse dari punc- lum sensibile circa solem ad lellurem usque et ultra, ad quod non quolibet inslanti sensibili radius aliquis solis, id est aetheris agitalio per emissam a sole recta linea par- lera (etsi non pars ipsa) perveniat. Ouae res ob divisibi- latem cujuslibet continui in partes quantumvis parvas in infinitum non est difficilis explicatu i. » Sans produire une dispersion des parties du soleil dans l'espace comparable à celle qui résulterait du mouvement centrifuge dû à la gy ration générale du soleil, les mouve- ments circulaires particuliers des parties du soleil engen- drent donc dans tous les sensxles mouvements rectilignes de l'éther, qui viennent frapper la terre, en l'éclairant, avec la vitesse prodigieuse de la propagation de la lu- mière. Et leur premier effet, avec une telle vitesse, est d'introduire dans notre globe primitivement homogène une différentiation rapidement progressive et une hétéro- généité qui va jusqu'à l'infini. Quelle que soit, en effet, la densité primitive de la terre (et c'est arbitrairement que Leibnitz la suppose moyenne entre celle de l'air et celle de la terre, c'est-à-dire approchant de la densité de l'ean 2). il faut faire à l'égard de celle-ci la supposition la plus simple et la considérer comme homogène dans toutes ses parties. Cependant, en 1. S 5. Et Leibnitz ajoute celle réllexion iiénélranle : « Cicleinim ex his, ut obiter acimoneam. nccessario denionstrari polest, inipos- sibile esse, ut sol luxerit ab aelorno. nisi sit unde perpetuo rcpa- relur. » P. 182. 2. Ibld., § 6, 182. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 113^ verlu des lois du mouvement abstrait, si elle doit la cohé- sion de ses parties ù sa rotation qui les entraîne dans un mouvement commun, ou, comme dit Leibnitz, conspirant de toutes ses parties, il est clair que la direction de ce mouvement conspirant est la même que celle du mouve- ment de rotation, et qu'en toute autre direction la cohé- sion est nulle ; les parties de la terre situées sur un même parallèle sont donc cohérentes entre elles ; mais, d'un parallèle à l'autre, la cohésion est nulle, ce qui revient à dire que dans l'intervalle de ses cercles parallèles, la terre n'offre qu'une résistance nulle à la pénétration des particules d'éther projetées sur elle en ligne droite par l'action du soleil : « Cum enim per abstractam motus doctri- nam th. 19 nulla sit corporis cohaesio in tota facie, globus terrae pulsatus, ubi non cohaeret, dehiscet, aethe- remque admittet ; nam in statu naturali, qualis supponi- tur primus, seu in abstracto, ntflla est globi rotahtis liomo- genei cohaesio, nisi in lineis aequatori parallelis, Igitur omnes paralleli sensibiles, eorumque concentrici abire poterunt a se invicem, et luce plerisque ingruente déhis- cent 1. » Sous les chocs répétés des particules d'éther, la terre s'entr'ouvre donc par une multitude de points de sa sur- face, et laisse passer l'éther qui la pénètre de toutes parts 2. Or en chaque point de la matière fluide qu'elles atteignent, par la composition de leur mouvement recti- ligne propre et du mouvement circulaire des particules ter- restres qu'elles rencontrent, elles constituent des bulles analogues à celles que produit le souffle du verrier sur le verre en fusion : « Nam quoties subtilia per- rumpere per densa conantur, et est quod obsistat, for- mantur densa in cavas quasdam huilas, molumque par- tium internum ac proinde consistentiam seu cohaesionem (per nostram de motu Theoriam theor. 17) nanciscunlur. Quod ex primis illis abstractisque principiis speciatim deducere proclive est. Idem ex officinis vitrariis constat, 1. Ibid., § 7, p. 183. 2. Ibid., § 9, p. 18/i.. HANNEQUIN, II. 8 .• ■«•114 ÉTUDES d'iIISTOIRL L)\. I.A rjlILOSOPHIL:. ubi ex iiiulu iguis ciiculari el spirilus leclo, \ilra simpli- cissimum ailificialium geiius, paianlur ; siinililer ex motu Icrrae ciiculari lucis rcclo, natae sunt builae i. » Ces bulles résulleiil doue des densités el des mouve- ments dilTérents du fluide terrestre, qui en constitue l'écorce, et du lluidc étliéré, intercepté et comme empri- sonné dans une enveloppe de terre. Et comme elles sont innombrables « ac magnitudine crassitieque variantes 2 )>, sans que l'auteur au reste donne une raison satisfaisante d'une telle \ariation, elles constituent en fait les réels élé- ments des corps, que les atomisles ont le tort, contre toute raison, de considérer comme éternels : « Hae jam builae sunt semina rerum, stamina specierum, receplacula aethe- ris, corporum basis, consistenliae causa et fundamentum tantae varietatis, quantum in rébus, tanti impetus, quan- tum in motibus admiramur : hae si abessent, omnia forent arena sine calce, avolarelque gyratione densorum expulsus aether, ac terram nostram mortuam damna- tamque relinqueret. Contra a bullis, gyratione circa pro- prium centrum fîrmatis, omnia solidantur ac continenlur. Quae ratio est etiam, quod fornicata ea quam admiramur fîrmitate polleant, cur \itra rotunda in experimentis Elas- ticis subsistant, alterius fîgurae dirumpantur 3. » Ainsi s'expliquent par les mouvements primitifs d'un éther très subtil et d'un fluide terrestre qu'il ne faut point confondre avec la terre proprement dite, la spécification et l'individuation gagnant sans exception toutes les par- ties de notre globe et le résolvant tout entier en éléments réels de grandeurs et de densités variables et définies. Il y a plus : par une vue profonde qui restera dans sa philo- sophie, mais qui ne prend ici qu'une signification phy- sique, Leibnilz dira plus loin, lorsqu'il nijordcia les actions chimiciucs des éléments entre eux, qu'il n'en est pas un seul qui ne se résolve lui-même en éléments plus 1. Ibid., § 11, p. 184. Cf. § 7. Intrusus aether, etc. 2. Ibid., § 11, p. 184. 3. Ibid., § 12. p. IS'i. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. ] 15 petits, OU, ce qui revient au même, qu'il n'est pas une bulle qui n'enveloppe un nombre infini d'autres bulles, taiU l'action primitive de l'éther sur la terre y pousse à l'infini la détermination et la composition : « Sciendum est enim, ut praeclari illi micrographici, Kircherus et liookius, observavere, pie raque quae nos sentimus in majoribus, lynceum aliquem deprehensurum proportione in mino- ribus, quae si in infinitum progrediantur, quod certe pos- sibile est, cum continuum sit divisibile in infinitum, quae- libct atomus erit infinilarum specierum velut mundiis, et dabuntur mundi in mundis in infinitum i. » Sans suivre notre auteur dans tous les développements qu'il donne à ce sujet, .et qui n'offrent ici qu'un intérêt secondaire, notons seulement la théorie par laquelle il distingue quatre éléments primitifs, la terre, l'eau, l'air et l'éther : pour ce qui est de la terre, « non est dubitandum totam ex bidlis constare, nam basis Terrae vitrum est, vitrum bulla densa. Et constat fluxione, id est aestuatione ab aethere collecto seu igné se rébus insinuante, postre- mum esse exitu, primum fine ac natura rei, vitrificalio- nem 2. » Quant à l'eau et à l'air, qui n'est rien, nisi aqua subli- lis 3, ce ne sont que les produits plus subtils (tenuioros) d'une action analogue : « Quid mirum igitur, globo ter- restri ab actione lucis transformato ac iluentc, densa seu terrestria in \ilrum, aquam aeremque in tenuiores buUas abiisse ^ ? » Encore fallait il, à ce qu'il semble du moins, que pour former ces bulles « («luiilalc \arianl('s », l'éther trouvât devant lui dans le globe primitif des couches de densité variable ; mais c'est encore à ses chocs répétés sur le globe primitif qu'il convient de rapporter ces den- sités variables ; car, tout en entr'ouvrant et pénétrant la terre, il semble qu'il ait dû en exerçant sur elle de toutes ])arls une action centripèio. accumuler vers le conlic l;i 1. Ibicl, § 43, p. 201. 2. IbicL, § 14, p. 185. 3. Ihid., § 13, p. 184. 4. IhicL, § 14, p 185. 110 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. plus grande pailie de la malière, taudis qu'il n'en serait resté qu'une quantité toujours plus faible à mesure qu'on va du centre à la périphérie : c'est du moins ainsi que nous inclinerions à interpréter le passage suivant : « Porro toi iclibus (aetlieris) pleraque centrorsum ibunt, major materiae pars in fundum collecta Icrram dabit, aqua supernatabit, aer emicabiti. » Par une double action de pression et de conflatio, l'éther est donc en dernière ana- lyse la cause première de la différenciation de la terre, de l'eau et de l'air ; et quoique l'air diffère à peine de l'éther par sa subtilité, il en reste du moins, comme on \a le voir plus loin, radicalement distinct parce qu'il est pesant, tandis qu'étant la cause de toute pesanteur par sa circula- tion propre, l'éther ne saurait l'être 2^. Tels sont les éléments qui, au dire de Leibnitz, suffisent à la formation de tous les corps et à l'explication de tous les phénomènes, quoique, a priori, nulle raison ne s'op- pose à chercher au delà de l'éther lui-même un éther plus subtil 3, soutenant avec le premier le rapport qu'il soutient lui-même avec l'air. Mais l'expérience ne nous fournis- sant aucune occasion d'en soupçonner l'existence, on n'aperçoit aucune nécessité d'ajouter un cinquième élé- ment à ces quatre éléments primitifs ^. Pour rendre compte des actions chimiques, Leibnitz aura plus loin l'occasion de rappeler qu'ils constituent en quelque sorte de grandes masses dans l'univers, et qu'ils y occupent, comme déjà l'enseignait Aristote, les lieux qui convien- nent à leur nature ou plus exactement à leurs densités res- pectives. Mais ce qu'il faut noter, c'est l'effort de Leibnitz pour dériver des actions de l'éther, soumis exclusivement aux lois du mouvement abstrait, et cette nature et cette densité, et en même temps cette division en bulles qui va à l'infini et qui, en supprimant leur continuité et eiî les faisant « interrupta », confère enfin aux corps cette puis- 1. Ibid., ^ 7, p, 183. 2. Ibid., § 13, p. 184. Cf. Ep. ad J. Fred. Gerh., Phil, I. p. 50. 3. Ibid., 5 49, p. 203. 4. Ibid., § 47, p. 203. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 117 sance proportionnelle à leur grandeur de résister au mou- vement qui est ce que les modernes entendent par la masse. Par les premiers effets de son action mécanique, l'éther détermine donc non seulement ces grandes masses de la terre, de l'eau et de l'air qui constituent avec lui les élé- ments de la nature au sens antique du mot, mais ces bulles qui en sont, au sens des atomistes, les parties intégrantes, définies et dernières. Et de ces premiers effets en de- vaient suivre d'autres, et nolamment la pesanteur et l'élas- ticité des corps, d'où dérivent, au dire de Leibnitz, tous . les phénomènes particuliers de notre globe terrestre, phy- siques, chimiques, et même biologiques, sans en excepter les phénomènes produits par nos machines i. Le premier soin de Leibnitz est d'expliquer la pesan teur des corps, « hanc totius systematis affectionem », et il y voit à juste titre le premier problème de la Physique, « cum gravitas plerorumque in globo nostro extraordinariorum motuum causa, aut certe clavis sit, eorum ctiam, qui in speciebus privatim exeruntur^ ». Elle est due, selon lui, à un mouvement universel de l'élher, qu'il importe d'autant plus d'établir tout d'abord, qu'il en va désormais faire dépendre non seule- ment la pesanteur des corps, mais leur élasticité et toutes les propriétés qui en dérivent. Pour qui admet, en effet, le mouvement de la terre autour de son axe, et autour d'elle l'immobilité d'un élher très subtil agité simplement par l'action de la lumière, les choses se passent évidemment comme si la terre était immobile et comme si l'éther était animé autour d'elle d'un mouvement circulaire de direc- tion contraire : « Cum igitur terra agatur circa proprium centrum ab Occidente versus Oricntem, ex hypothesi, sub- 1. « Ex hac » (scil. circulalione œlherisj deduco « motus maris et ventorum, verticitatem magnetis, ac denique, a quibus cœtera non naturœ minus quam arlis machinamenta pendent, Gravitatem et Elaterem. » Conclusio, p. 218. Cf. § 58, p. 211. Cf. Gerli., PhiL, I. p. 77. 2. § 15. p. 186. 118 ÉTUDES D'iIISTOmC DE LA PHILOSOPHIE. lilissimus aether Terram circumclans contrario molu non lanlum retardalionis, sed et obnitcntiae Lucem seculus, inovebitur ab Oriente versus Occidenlein, cujus ctiam in Occano vestigia deprehenduntur i. » « Atque hic est ille Universalis motus in globo nostro lerr-aqu-aëreo, a quo potius quam atomorum figuris aut ramenlorum ac \orli- cum varielalibus, res sunt repetendae 2. » Et ce n'est pas seulement autour de la terre que l'éther circule, mais en vorlu de sa subtilité même, grâce à laquelle il remplit tous les interstices ou tous les pores des autres éléments, c'est in terra et per terram, « quia totus aether circumterra- neus, per se homogeneus, est instar Oceani aut aeris variis rivis, sinubus, lacubus, fretis, curipis omnia percur- rens 3. » L'éther est donc comparable à un vaste Océan homogène, dans lequel baigneraient les parties hétéro- gènes des autres éléments, et qui serait emporté par un mouvement de circulation autour du centre de la terre. « Omne autem heterogeneum circulationem homogenei liquidi turbat ^ », et c'est la raison <( cur et aer et aqua et terra in aethere gravitent : nam circulatione ejus deji- ciuntur. Cum enim turbent cii'culalionem, expellenlur ; non sursum, nam eo magis turbabunt (quia superficies sphaericae crescunt in duplicata ralionc diamctroruni, non in eadem cum diametris ratione ; ac proinde sectionum quoque in idem corpus agentium inaequalitas major eve- nit), ergo deorsum, id est descendent ^. » 1. Ibicl, § y, 18-i. Cf. ^ 13. p. 185. Le mouvement de l'éther n'est réel que si Ton suppose l'immobilité de la terre : voici le texte qui le prouve : « Quanquam, ut § quoque 35 (ce n'est pas 35, mais 55 qu'il faut lire) infra admonebitiir. ad summam Ilypothe- seos noslrae nihil referai, an circulatio Terrae admittatur, cum Circulatio Lucis seu aetheris circa terram qua potissimum utimur, vid. § 9, facile se omnibus approbarc, n: fallor, possit. » § 2. Voici le paragraphe 55 : ■■<■ Qui negat motum terrae, motu aetheris cum sole seu luce circa terram contentus esse potest. » Cf. Lettre à Perrault. Archiv. I, 500. 2. Ibid., § 10, p. ISi. 3. Ibid., § 17, p. 186. 4. Ibid., § 17, p. 186. Cf. les prop. 5 h 10 de la lettre à Fabn, 1\ , S50-251 . 5. Ibid., § 18, p. 186. LA premièrl: philosophie de leibniïz. 119 L'erreur i'ondameiitale de la théorie saute ici aux yeux, puisque dans les conditions définies par Leibnitz l'inten- sité de la pesanteur en un lieu devrait croître avec le carré de sa distance au centre de la terre, tandis que c'est préci- sément l'inverse qui est vrai : mais, outre qu'elle était une tentative digne de remarque pour donner une explication cinétique de la gravitation, elle avait le mérite d'expliquer l'attraction des graves vers le centre de la terre, par oppo- sition à la théorie de Descartes qui n'y avait point réussi, et d'expliquer en outre « incrementum impetus ob novam ubique inter descendendum in qualibet aetheris liberi aut liberioris, quam rei illius ratio fert, parte impressio- nem » i. Rien n'était plus simple ensuite que de déduire de là soit « caetera mechanica ac statica phaenomena communi more modoque », soit les différents poids des corps à pro- portion de la quantité d'éther qu'ils contiennent, et par suite tous les phénomènes hydrostatiques 2 et aérosta- tiques 3. En résumé, la cause générale de la pesanteur des corps est donc dans l'effort de l'éther pour rétablir l'égalité de son mouvement (motus aequabilitatem) 4, troublée par la présence de ces corps hétérogènes ; car lorsqu'il les frappe sans réussir en les frappant à en disperser les parties et à leur donner peu à peu une subtilité égale à la sienne, le seul moyen qu'il ait de rétablir l'égalité de son mouve- ment est de les rejeter vers le centre de la terre : « nam aether circulatione sua res justo densiores aut dis'pergit, ont cum non potest, deprimit : ex hoc oritur gravitas 5 » ; 1. Ibid. 2. § 23. p. 191. Cf. § 16, p. 186 et Conclusio : « Ex vasis plenitu- fline variantibus, circulatione Eettieris accedente, oritur in rébus diversita.s gravitatis : unde jam omnia I^haenomena ponderum, item Hydroslatica, Aëro.statica. » P. 218. 3. IMcL, § 25, p. 192. 4. A Faim, prop. 6, Gerh., Phil., IV, 251. 5. Ibid., § 58, 210. Cf. Conclusio, 218 : « Nam aether res densiores, quam forlissiiiio .sue motui cuncta discuiienti conveniat, cum potest (ut quando consistunt ex cumulo tantum maie unito oorum quœ non potestj discutit..., cum non potest (quando vasis suis .separata circulatione fimiatis continentur) dejicit, hinc gravitas. » 120 ÉTUDES d'histoire DE LA PHILOSOPHIE. et cette action de repousser les corps vers le centre de la terre s'exerce tant sur les parties du corps, alors même qu'il parvient à les séparer les unes des autres, que sur les corps dont les parties sont fortement unies entre elles : les dernières parties de la terre, de l'eau et même de l'air sont donc toujours soumises à l'action de la pesanteur « subjectum gravitatis », par opposition à l'éther qui en est la cause i, aussi bien que les corps qu'elles constituent par leur union. Mais l'éther a, en outre, un autre moyen de rétablir l'égalité de son mouvement en séparant, quand il le peut, les parties des corps qu'il rencontre et en les faisant tendre vers une subtilité égale à la sienne ; et tandis qu'il engendre la pesanteur des parties en les déprimant (depri- mendo vel dejiciendo), il engendre en même temps l'élas- ticité des corps « maie unitorum^ », ou dont les parties ne sont point fortement cohérentes en les dispersant (disper- gendo vel discutiendo). De là résultent en certains corps, comme l'air, la pesanteur de leurs parties intégrantes et physiquement insé- parables, et la tendance indéfinie vers la dilatation ou l'élasticité qui les caractérise : « porro liquidum nobis cir- cumfusum solidorum interpositione turbatur, turbatum cau- sam turbantem removere conatur per prop. 6. Hoc fit dupliciter, dejiciendo scilicet versus tellurem ob eam quam dixi gravitatis causam, aut dissipando in parem sibi subtilitatem, quod enim dissipatum est, heterogeneum esse cessai ; quae est causa \ is Elasticae, qua corpus volu- men mutare conatur Ilanc porro Elasticam potentiam in aëre imprimis manifestam esse constat, et in aliis quo- que rébus forte aëris nonnunquam interventu deprehendi. El haec est vis Elastica subliliorum 3. » 1. A Fabri, Prop. 12, Gerh., PhiL, IV, p. 252. 2. Conclusio, p. 218. Cf. Ibîd., I, p. 7S. Disjicît, Dejicît. 3. A Fabri, prop. 11, Gerh., PMI., IV, 251. Dans les paragra- phes 26 et 27 de la Th. M. C, Leibnitz exphque en partant de ce principe la rentrée de l'air dans les vases où on a lait le vide, et la rapidité avec laquelle il sort de ceux où il a été comprimé. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 121 Bien plus, on ne voit pas pourquoi celte force de dis- persion manquerait de s'exercer sur un corps quelconque et notamment sur ses parties intégrantes, sauf à recon- naître qu'elle ne triomphe pas toujours de la cohésion de leurs éléments ; et voilà pourquoi sans doute Leibnitz attribue à tous les corps sensibles une élasticité pour ainsi dire essentielle qui n'appartient point au corps « per se consideratum », mais qui résulte en lui « quasi perpétua aetheris ventilatione... » « Sed admirando Creatoris si\e artificio sive ad vitam necessario beneficio, omnia corpora sensibilia ob aetheris circulationem per hypothesin noslram sunt Elastica : igilur omnia corpora sensibilia refleclunt aut refringunt. NuUum vero corpus per se considera- tum, nisi perpétua aetheris ventilatione aniraaretur, reilec- teret vel refringeret, saltem his quae vulgo feruntur legi- bus At corporum sensibilium alia plane faciès; omnia enim dura sunt motu quodam intestine in se redeunte ; omnia discontinua sunt, unde caeteris paribus plus efficit moles ; omnia Elastica sunt, seu compressa ac mox sibi relicta, ab aetheris gyratione in statum priorem resti- tuuntur i, » L'agent universel de l'élasticité est donc l'éther, qui la communique, semble-t-il, à tous les corps et à toutes les parties des corps (jui s'y trouvent plon- gés ; et à ce sujet la doctrine de Leibnitz ne variera plus ni en ce qui concerne l'attribution de l'élas- ticité à tous les corps sans exception, ni en ce qui con- cerne l'agent qui la produit 2. H semble toutefois que l'ac- 1. Ibid., § 21, 188. Quant ù la force élastique qui ramène les corps dilatés à leur forme primitive, Leibnitz semble l'expliquer par la/ compression correspondante du milieu environnant : « bine vis Elastica scu restitutoria non compressorum, sed et per consoquens dilatatonun, cjuia omnis dilalatio unius esl compressio allcrius. » Conclusio, 218. 2. Bien que Leibnitz, à l'époque de la Monadoloffie, ait ciierchô le fondement de l'élasticité essentielle des corps dans le principe métaphysique de la spontanéité de la substance, en vertu diiqucl il ne se produit en elle nulle action qui ne dérive de son propre fonds, il n'enseigne pas moins qu'en tant que phénomène et dans la nature, elle doit être rapportée à l'action d'un lluide inliniment 122 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. lion dispcrsive de l'cllier ne produise ses effets que sur les corps les plus subtils (corpora subtiliora) comme l'air i, tandis que sur les plus durs (duriora, densiora) prédomine l'action gravitative ; en sorte que Leibnitz se trouve amené à demander la cause prochaine de l'élasticité des corps visibles à l'air élastique qui en remplit les pores, quoique la gyration de l'éthcr en demeure toujours la cause pre- mière, mais pour ainsi dire éloignée. De cette ingénieuse tliéorie qu'il développe vers 1674-1675 dans une lettre à Claude Perrault publiée par Gerhardt^ (Archiv I, 567) nous trouvons l'exposition méthodique dans la prop. 12 de la lettre à Fabri 3 : « Nimirum ex sola etiam gravitatc scquitur vis Elastica in crassioribus, quemadmodum vide- mus embolum, quem antlia extraximus, manu dimissum magna vi introrsum redire pondère aëris incumbentis. Manifestum est autem corpora solida, inaequalitatibus distincta... », etc. subtil en comparaison du corps considéré ; et même il n'est pas de fluide si subtil qui ne tienne son élasticité propre d'un autre plus subtil, et ainsi de suite : « Elasma ego corporibus essentiale puto ex rerum ordine et metaphysicis principiis, etsi in natura non aliter quam per fluidum intercurrens peragatur. In quo plane assentior Cartesio et Hugenio. Sed vel hinc sequuntur, ut sic dicam, Mundi in Mundis, atque adeo nullum esse Elementum primum, sed ipsum fluidum Elastrificum, etsi respectu corporis cui Elasma conciliât, uniforme videatur et simplex, rêvera tamen rursus pro- portione sua constare ex corporibus qualia sunt illa quœ videmus, atque adeo et ipsa rursus alla subtiliore lluido ad proprium Elasma indigere, et sic iri in inlinitum. Lettre à de Voleter. Gerh. PMI., II, 161. Cf. Spécimen dynamieum, II, Gerh. Math., VI, 249. L'univer- selle élasticité des corps est donc le mode sous lequel apparaît dans la nature physique, l'universelle spontanéité des substances ; et la variation à l'infini de la subtilité des fluides élastrifica résulte de la composition à l'infini des corps et du principe métaphysique de la continuité. Quoi qu'il en soit, le phénomène physique de l'élasticité recevra dans la première comme dans la deuxième période de la vie de Leibnitz la même explication. 1. A Mons. Perrault. :Archiv., I. 567.) « Car le même éther qui rencontre des corps solides qui ne le peuvent point suivre avec une vitesse égale à la sienne, fera un effort alternatif, c'est-à-dire ou de les dissiper pour les rendre aussi subtils que luy, comme par exemple de l'air même ; car il sernble que l'air se dilate tant qu'il peut, naturellement quand il n'y a rien qui l'empêche... » 2. Archiv., L p. 568. 3. Gerh.. P/a7., IV, 252. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 123 De celte théorie, déjà indiquée dans la Theoria motus concreti, quoiqu'elle y soit exposée avec moins de précision, Leibnitz déduisait dès 1670 cette cohésion des corps qu'il ap- pelle secondaire parce qu'elle suppose la cohésion primitive dérivée des lois du mouvement abstrait et parce qu'elle s'en dislingue, et qui leur donne tous les degrés compris entre l'absolue dureté et l'absolue mollesse en fonction des pressions externes et internes auxquelles ils sont soumis : « Certe a gravitatis elaterisve principio vis restilutiva in corporibus, compressorum explicatio, dîductorum reduc- tio sui, ad sensum spontanea, partira per memorata, par- tira per meraoranda duci débet. Sentiraus autera hanc vira non tantum in liquidis vase clausis, ut aqua, aëre, etc., sed et in iis quae sibi ipsis vasa sunt, id est, in consis- lentibus ejusmodi, quae neque absolute dura, neque abso- luie raoUia sunt, sed mediara quaindam rationera habent i. » Et après être parti de ces principes pour exposer la nature du liquide, du dur, du flexible, du mou, du tenace, et du tendu, il en déduit en dernière analyse lexplication des principaux phénomènes physiques et même physiolo- giques, tels que les lois de Huygens et Wren sur le choc des corps élastiques 2, les lois de la réflexion et de la réfrac- tion lumineuses 3, les vibrations pendulaires et leur iso- chronisme ^, les mouvements du vent &, voire même la circulation du sang ^ et l'action physiologique des nerfs sur les muscles''. « His jam in quolibet puncto sensibili, et versus quodlibet punclum sensibile, seu in quolibet angulo sensibili, et ita in corpore ad sensura continue ten- dibili suppositis tensionis et strictionis causis, demons- trari illa tara mulla praeclara theoremata Physico-Mathe- matica possunt, quae et experienti et ratiocinant i in 1. Ibid., § 59, p. 212 sqq. 2. IbuJ., § 22, p. 190. 3. Ibicl., § 21, p. 187. 4. Ibicl, § 22, p. IDU. et § 5'J, p. 216. 5. Ibid., § 59, p. 215. G. Ibid., p. 21/1. 7. Ibbl., p. 215. 124 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. promptu sunt, alque in iiovain quamdam parlem Mathe- seos mixtae, quam Elaslicam appellare licebit, coire pote- runl... Alque hic admirari licel praxin Dei in œconomia rerum geomelrisanlis i. » Ce n'est pas le moindre mérite de Leibnilz d'avoir com- pris dès sa jeunesse la nécessité d'attribuer à tous les corps un degré quelconque d'élasticité ; et peut-être a-t-il ainsi contribué plus qu'aucun autre à faire renoncer ses contemporains à l'habitude de les traiter comme absolu- ment durs, ce qui fut pendant longtemps le plus grand obstacle à l'établissement des véritables lois du choc. En ce qui le regarde personnellement, l'universel mouvement de l'éther, qui engendre à la fois la gravité des corps cl leur élasticité, lui permettait de rattacher à la géométrie des lois abstraites du mouvement les lois mécaniques et physiques du mouvement concret qui s'en distinguent, et •de corriger les conséquences inadmissibles et fausses du principe de la conservation du mouvement, ramenée à la pure et simple composition des vitesses. Il y renoncera plus tard d'une manière plus décisive et y substituera pour les raisons que l'on sait, le principe de la conservation des forces vives ; mais si l'hypothèse physique qu'il a\ait in\aginée pour rendre à la masse son sens dynamique véritable ne lui paraît plus suffisante, on peut dire en tout cas qu'elle l'a mis par son insuffisance même et par les réflexions qu'elle lui fît faire sur la voie des solutions futures et de la théorie dynamique qui est à la base de la monadologie. Quoi qu'il en soit, l'effort de Leibnitz pour rattacher au même mouvement universel de l'éther ou à sa circula- tion autour de la terre les phénomènes, d'apparence diffé- rente, mais d'origine semblable, de la pesanteur et de l'élasticité est tout à fait remarquable, et Leibnitz com- plète son œuvre en y rattachant en outre les mouvements « sympathicos et antipathicos » sous lesquels il désigne les 1. Ibid., § 'M à la fin, 216. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBXITZ. 125 phénomènes de l'aimantation (verticitatem magnetis) et des réactions chimiques. Les uns et les autres dériAent, selon lui, de Teffort de l'éther pour rétablir « motus turbati aequabilitatem », le premier, comme la pesanteur, par la dépression des corps dont la cohésion empêche la disper- sion, les seconds, comme l'élasticité de l'air, par l'action dispersive de l'éther triomphant d'une cohésion trop faible des corps hétérogènes i. Pour ce qui regarde « verticitatem magnetis », l'explica- tion la plus claire qu'en ait donnée Leibnitz est dans la prop. 17 de la lettre à Fabri^, quoiqu'il ne fasse qu'y reprendre en termes plus courts l'explication donnée aux para- graphes 33 et 34 de la Theoria motus concrztl 3. 11 en rend compte par la tendance des corps qui troublent la gyration de l'éther à gagner le lieu le plus faible de la sphère éthérée, « id est ubi minor est motus, adeoque vel versus centrum », d'où dérive la pesanteur, « \c\ (cum ille locus jam cccu- patus est) versus polos et quidem via in sphaera brevis- siraa, id est per meridianos ». Etant admise, en effet, l'hypo- thèse qui fait tourner l'éther d'un mouvement de rotation uniforme autour de Taxe de la terre, il est clair que le mouvement des parallèles voisins du pôle est d'autant plus faible qu'ils en sont plus rapprochés et que, dans un même plan parallèle, le mouvement des cercles concentriques l'est aussi d'autant plus que leur rayon est moindre ou qu'ils sont plus rapprochés de l'axe de la terre. Mais dans cette hypothèse, ce n'est point vers le centre, c'est au con- traire vers l'axe de la terre que devraiejit lendic les' corps dans leur mouvement de chute, et c'est pourquoi sans doute dans la lettre à Fabri il préférait, en 1676, faire dépendre la pesanteur, non plus de la gyration simple de l'éther autour de l'axe de la terre, mais d'un effet parti- culier de cette gyration, en vertu duquel « fluida vel 1. Voilà pourquoi Leibnitz a fait de Gravitas, Elasticitas et Ver- ticilaf!, les trois pi-incipes de tous les phénomènes. Voir Gerh., Pli il., I, 77. 2. Ibid., IV, p. 25-i. 3. Ibid., IV, p. 197. 126 KTLUES u'ilISTOIRi; DE LA PHILOSOPHIE. etiam solida^... lluidis hclerogencis ciicumdata in gullaui roluiidam colligunlur ^ » ; il cii déduisait alors la lolondilc de la terre 3 et l'action par laquelle les parties de celle-ci qui s'en détacheraient seraient ramenées vers la goutte et par conséquent vers le centre de la terre ^. Quant à l'action magnétique, elle résulterait des mêmes causes que la pe- santeur, avec cette différence que le corps hétérogène em- pêché par les corps interposés de gagner le centre de la terre, ne peut plus que tendre vers les pôles, c'est-à-dire « via in sphaera brevissima » ou par les méridiens. Mais l'hypothèse qu'il indique d'une action du soleil agissant comme un vent sur les bandes concentriques de l'éther pour donner aux bandes polaires une vitesse plus grande qu'aux autres bandes parallèles, et dans un même parallèle aux bandes concentriques extérieures une vitesse plus grande aussi qu'aux bandes intérieures, est à la fois très compliquée et presque inadmissible et nous éloigne en tout cas beaucoup de la gyration simple de l'éther au- tour de l'axe de la terre telle qu'elle est exposée dans la Theoria moins concreii. Quoi qu'il en soit, il est bon de noter que la verticitas ainsi expliquée ou, comme il dit, « is Boreae amor ad direc- tionem tam constantem tamque universalem ^ », il voulait la voir « non in magnete tantum, sed et in plerisque rébus, etsi impari gradu, nam alia aliis magis aetheri pervia. ac poris suis motui ejus proportionata sunt magnes fer- rumque prae caeteris^... ». Et il en déduisait, en tenant compte par conséquent de la structure des corps, toutes les attractions et répulsions non seulement magnétiques, mais encore électriques '. Insistons enfin pour finir sur ce rapprochement de la pesanteur et de l'attraction magné- 1. Prop. 8, p. 250. 2. Prop. 7. 3. Prop. 9. 4. Prop. 10. 5. § 33. 6. Th. m. coi^cr., i 33, 197. Cf. Gerh.. P/n7., I, 78. 7. §§ 34 et 35, 197 sqq. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 127 tique qui donnait dans sa pensée aux phénomènes élec- triques, par une a^nticipation remarquable des théories modernes, la même portée et la même universalité qu'à la gravitation. /\ux mouvements sympathiques qui sont « verticilas et attractio * », Leibnitz opposait le mouvement antipathique ou réaction, « cujus subtilissimis varietalibus in natura rerum pleraque peraguntur^ », quoique, disait-il, « si inte- riora spectes, nuUa est in corporibus nec antipathia nec sympathia ». Et de même qu'il attribuait les premiers au mouvement par lequel le mouvement de l'éther « depri- mit » les corps hétérogènes qui le troublent et les « rejioit in locum debiliorem, scilicet versus centrum telluris ^el versus polos », de même il attribuait le second, auquel il ramène l'ensemble des réactions chimiques, au mouve- ment par lequel il disperse, quand il le peut, les parties des mêmes corps, pour les i"éduire à une subtilité égale à la sienne. Et la réaction chimique se trouvait ainsi rap- prochée de l'élasticité, comme l'attraction magnétique de la gravitation. Le principe supérieur d'où il tire l'inter- prétation générale des phénomènes chimiques semble être que, pour chaque région du monde traversée par l'éther, mais occupée par la terre, par l'eau, par l'air ou même par l'éther seul, un tel régime d'équilibre doit à la fin s'éta- blir entre les mouvements de ces différents éléments et la circulation de l'éther, que celui-ci ne peut plus rien chan- ger au mouvement de ceux-là. A peine est-il besoin d'ajou- ter que l'équilibre résulte tant de leurs mouvements que de leur densité. Si donc l'on donne comme Lcibiiil/. lo nom de masses (massae) tant à ces éléments 3 qu'à la ma- 1. IbicL, S 33. 2. Ibid., s; 36. p. 200. 3. Ibid., §§ 40 et 52. Par masses Leilinitz semble avoir enlondii la matière indéterminée (principia componentia indeterminnta § 52) et par conséquent fluide ou liquide (solida = huilas, liquida = mas- sas, !; 46), des quatre éléments (« Igifur sunt quatuor massue giandiores, seu clemenla ». § 52 ; et plus haut : « massarum motus motui universali terrae, aquae, aëris, actheris confonuis est ; neque cnim alterius cujusdam massae grandis statuendao 128 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. tière contenue dans les bulles organisées, lesquelles sont comme des vases et comme des contenants à l'égard de cette matière (contenta, scu conlentilia), on conçoit que les bulles soient elles-mêmes en équilibre dans un certain lieu quand la masse qu'elles contiennent répond par son mouvement et par sa densité, au mouvement et à la den- sité qui conviennent à ce lieu ; on les appelle alors ordi- naires ou naturelles : « Ordinariae et naturales sunt, in quibus tantum Massaruiu aliaruin, terrae, aquae, aëris, tanlum item actheris, quantum locus fert, in quo bulla sila est. » Mais il peut arriver qu'elles se trouvent trans- portées « molu massarum universalium » en un lieu pour lequel cet équilibre cesse ; et alors se produit une ten- dance à la rupture qui développe en elles certains mouve- ments extraordinaires « ruptura exserendos », « prorsus ut vasa aëre exhausta aut distenla hue illuc circumgestata, quandocunque aperta, aut exonerantur aethere et sorbent aërem, aut exonerantur aëre et sorbent aetherem » ; elles deviennent alors extraordinaires ou violentes ^. La réac- necessitatem reperio », § 47;, par opposition aux bulles dans la composition desquelles entrent les éléments en proportions varia- bles, et qui ont toujours un degré défini de fermeté et de solidité ibuilas = solidaj, § 46). Et c'est pourquoi il considère les masses tantôt comme des principes indépendants et indéterminés de la composition des choses (« principia componenlia indeterminata », § 52), tantôt comme le contenu des bulles (« contenta », quand elles y sont emprisonnées en fait, « contentilia, quand elles sont seule- ment considérées comme susceptibles d"y entrer). — On se ti'om- perait d'ailleurs si l'on considérait comme absolue l'indétermination des masses, alors que toute matière et que Télher lui-même est constitué par des bulles à l'infini, quoique plus petites (« neque enim negarim quaedam extra bullas volitare, etsi forte et ipsa rursum constantia minoribus bullis », § 46 ; et plus loin : « Is tamen aether non putandus est omnino liber esse et dissolutus, cum vix quicquam taie sit in rébus, et in minimis atomis innumerabiliuni specierum varietas lateat ; plerumque igitur erit et ipse collectus in bullas suas jam liquida, jam sicca forma relatas... » etc., § 60, p. 217). Mais par rapport à une organisation et à une cohésion d'un degré plus élevé, on peiît les considérer comme indéterminées. Les bulles sont donc ordinaires ou naturelles quand le mouvement de leur contenu ou de leur masse est conforme au mouvement uni- versel de la terre, de l'eau, de l'air et de l'éther, ou plus exactement du lieu où elles se trouvent momentanément ; elles sont extraor- dinaires ou violentes dans le cas contraire. 1. Ibid., S 47-48, p. 203. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 129 lion chimique n'est donc rien autre chose qu'une forme particulière de l'élasticité, laquelle dérive elle-même en chaque bulle des proportions infiniment variables d'air, d'eau, de terre, d'éther qu'elle contient, et laquelle se développe ou reste enveloppée, selon que la bulle ren- contre autour d'elle des conditions de rupture ou des con- ditions d'équilibre i. On comprend ainsi l'importance du mélange (mixtura) et de la trituration dans le mortier qui rapproche les unes des autres les bulles hétérogènes et prépare leurs réac- tions mutuelles : « Nam cum antea unumquodque corpus suis limitibus continebatur, quibus diutino motu liquidum ambiens assue\"erat, nihil nisi aequivalens elabebatur vel illabebatur ; itaque ubi crassa erant corpora, alia crassa succedebant, et subtilibus subtilia ; nunc postquam mix- tura hos motus liquidorum turbavit, rupta sunt vincula (quae ut dixi non alia erant, quam hi ipsi motus) et mate- ria per utrumque corpus diffunditur virtute conatus ad uniformitatem ; unde omnibus discussis et disjectis tumul- tus, qui denique desinit in quietem, id est motum" conspi- ranlcm et qualemcunque uniformitatem : qualemcunque, inquam, non omnimodam ; hanc enim prœcipitata in novum corpus coitio prœvenire solet. Unde fît, ut nova semper reactionum materia supersit, neque unquam Ele- mentaria quaedam corpora plane pura habituri simus 2. » On comprend enfin que l'origine de toutes les réactions chimiques soit en général, conformément aux doctrines très justes, quoique trop énigmatiques, des anciens chi- mistes 3, l'opposition « exhausti et distenti, seu, ut cum Democrito loquar, vacui et pleni ; atque haec est unica origo omnis fermentationis, omnis deflagrationis, omnis displosionis, omnis pugnae inter ignem et aquam, acidum ot alcali, sulphur et nitrum * ». Il ne resterait donc pour J. S>i ■iV-ZiS, p. 203. Cf. à Fabri, prop. 19. ?0. 21. Gerh., Phil., IV, p. 255-256. 2. A Fabri, ibid., p. 255. 3. Th. mot. conc, §§ 37-38, p. 200. Gerh., Phil. i. § 30, 200. Cf. ibid., I, 79. HANNEQUIX, II. 9 130 ÉTUDKS d'iIISTOIRK DV. l.\ l'Jlll.o:-Ul'lI 11".. déterminer sinon toutes les espèces, indéfinies en nombre *, des bulles existantes, du moins leurs classes et leurs genres, qu'à marquer les degrés principaux exhaustionis constipationisque, de leur débilité et de leur fermeté, de leur grandeur et de leur petitesse, et Leibnitz l'a tenté dans un tableau annexé au paragraphe 51 de la TJieoria inolux concreti. En déduisant du mouvement de l'éther, sous la supposi- -tion d'ailleurs gratuite du mouvement du soleil et du mou- vement de la terre, qui donne à l'un et à l'autre une cohé- sion primitive de degré défini, la gravité et l'élaslicilc, Leibnitz a donc tenu sa promesse de faire dériver l'une cl l'autre « caetera non naturae minus quam artis machina- menta ». L'hypothèse physique qu'il avait conçue lui per- mettait donc non seulement « varias aliorum hypothèses jun- gere inter se et conciliare ; ubi deficiunt supplere : ubi sub- sistunt provehere ; ubi obscurae sunt et àpf-rjToi, explicare atque intelligibiles reddere ^ », mais encore de déduire, comme il l'avait promis, des lois du mouvement absfrail. appliquées dans toute leur intégrité aux mouvements de \ l'éther, les lois des mouvements concrets qui, au premier abord, semblent en différer, mais qui y trouvent pourtant I leurs fondements et leurs principes, en un mot tous les I phénomènes de notre monde sensible, tels qu'ils apparais- ■jsent à l'observation et à l'expérience (experienti et ralio- [cinanti). Et il n'est pas douteux que dans son esprit une telle [hypothèse, « hypothesis noslra », dit-il, est « paulo plus 1. « Etsi enim possint in sul)liliUite et virtute daii graduuni pro- gressus in infinitum, dantur tamen summi gradus sensibiles, ita ut quod ultra est, ne virtute quidem, nedum forma sensibili ad nos pertingat ; in hoc ergo limite Philosopho pariter atque Empirico subsistendum. » § 60, p. 218. 2. P. 219. Leibnitz n'a en effet négligé aucune occasion de dis- cuter, puis d'éclaicir, de compléter ou de remplacer les hypothèses d'Aristote sur le mouvement du ciel, sur le plein, sur les éléments et sur les formes substantielles (§ 56), de Digby sur le rare et le dense (§ 56), de Boyle sur l'élasticité (§ 57), de Descartes et Gassendi sur les éléments primitifs (§ 56), des chimistes anciens sur les principes des réactions et des fermentations (§§ 35, 45, 50, 60) de W'illisius et de Lowcrus sur le mouvement des muscles (57), etc.. ! LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. loi aliquid qiiam hypothesis ^ bien qu'il ait formellement dé- j claré qu'elle n'était à ses yeux qu'une fiction et qu'un j « imaginationis adjumentum », suffisant à rendre compte j des phénomènes en les faisant partir d'un commencement / tel qu'il aurait pu être, mais tel qu'il n'est point nécessaire! qu'il ait été 2. Le mérite d'une telle hypothèse est enl tout cas de montrer la nécessité, d'une organisation! primitive et d'une économie persistante du monde si \ l'on veut réussir à rattacher l'ensemble des phénomènes concrets ou du monde sensible aux lois rationnelles du mouvement abstrait ; et qu'on y réussisse par une voie ou par l'autre, peu importe au fond, pourvu que le succès, \ fût-il seulement relatif, d'une hypothèse compréhensive | rende à la science le service de coordonner et de rendre intelligibles les phénomènes, et pourvu qu'elle prouve tout au moins la nécessité et la possibilité d'en faire une 3. Or, à y bien regarder, celte preuve porte avec elle un double enseignement : l'urgence d'expliquer mécaniquement tous les phénomènes de la nature, si on veut les rendre intelli- 1 gibles, et l'insuffisance du mécanisme pur ou des lois abstraites du mouvement à en rendre raison, dès lors qu'elles devraient rendre compte de toutes les différences et de toutes les qualités dans le monde sensible, et dès lors qu'elles exigent une première différence ou une~première hétérogénéité qu'elles ne peuvent expliquer, i)uis(ju'elles la supposent. Telle est, dans l'hypothèse de Leibnitz, la première diffé- rence de la cohésion du soleil et de la terre, par rapport à la fluidité de l'élher (|ui remplit tout l'espace intermédiaire: cohésion qu'il dérive sans doute d'un mouvement de rota- tion autour de leurs axes ; mais qui a engendré ce mou- vement de rotation, sinon Dieu qui l'a établi ainsi que les mouvements internes et projectifs du soleil comme le pre- 1. !? 46, 202. V. aussi Gcrh., PhiL, I, 77 : « Ut videalur ctiam nonnullis aliquid Hypothesi cerlius. » 2. Cf. !5 7, 183, la délinition de la philosophie par Ilobbes. 3. Rapprocher de ceci la théorie ingénieuse de Poincaré sur les hypothèses physiques en tête de l'Optique. 132 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. mier état et la première condition de l'économie du monde ? Ainsi, dès celte première période de sa pensée philoso- phique, si Leihnitz est encore bien loin de celte vue pro- fonde qui lui fera chercher les fondements et les lois du monde phénoménal dans les lois plus profondes d'un monde réel dont le premier n'est rien que l'apparence, et s'il se contente de rattacher à la pratique (praxin Dei geo- metrisantis) d'un Dieu transcendant le inonde réel du mouvement mécanique, il se sent cependant déjà tenu de chercher les fondements du mécanisme dans un principe supérieur au mécanisme même. Et c'est d'une part en ap- profondissant le sens de cette nécessité, et de l'autre en corrigeant sa Théorie du mouvement abstrait, qu'il abou- tira enfin à la forme supérieure de son dj'namisme philo- sophique. Le grand intérêt de la Thcoria moins concreli est de montrer le point de départ de ce développement de \, la pensée de Leibnitz. On ne peut donc point reprocher à Leibnitz d'être parti de certains postulats pour expliquer les lois du mouve- ment concret, puisque c'est la condition même de toute explication mécaniste du monde de ne pouvoir s'édifier et de ne pas même pouvoir commencer sans en imaginer quelques-uns et sans en partir. On peut se demander seu- lement si l'hypothèse d'un fluide primitif remplissant tout l'espace était préférable de tous points, par la simplicité et la fécondité, à l'hypothèse atomistique, quand ce n'est point seulement quelques différences en petit nombre qu'il requiert dans le monde dès l'origine, mais des différences nombreuses et en elles-mêmes injustifiées, telles que celles non seulement de la cohésion du soleil et de la terre, sans ]>arler de l'éther, mais en outre des quatre, éléments, dont la distinction reste vague et indécise i. Et en tout état de i cause, ce qu'il faut lui reprocher, c'est, alors même qu'il se I proposait d'expliquer mécaniquement et géométriquement 1. V. Lnsswitz. Gesch. d. Atom. II, 463. LA PRExMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 133 tous les phénomènes de la nature, de n'avoir pas songé que pour en l'aire, comme il l'écrira un peu plus lard à Claude Perrault, « res calcul! et geometriae i », il était nécessaire de les déduire, par une analyse rigoureuse, de certains théo- rèmes. Or, de tels théorèmes et de telles déductions, on ne trouve nulle trace là même où ils eussent été le plus nécessaires, à savoir dans le développement de la théorie des bulles et dans l'établissement de leurs propriétés ; et Leibnitz se contente de les rattacher par des liens trop lâches et nullement géométriques aux lois abstraites du mouvement et satisfait ainsi aux apparences sensibles plu- tôt qu'aux exigences de cette Phoronomia elementalis dont il avait pourtant une notion si juste. En cela il ne faisait, d'ailleurs, que suivre les errements de ceux qui, dans ce même xvii® siècle, avaient conçu comme lui le projet d'une synthèse mathématique de tous les phénomènes de la nature ; et de lui on pourrait dire ce qu'il avait un jour écrit de Descaries dans une lettre à Thomasius : « In Cartesio ejus methodi tantum propo- situm teneo ; nam cum in rem praesentem ventum est, ab illa severitate prorsus remisit, et ad hypothèses quasdam miras ex abrupto delapsus est 2. » Quant à ses modèles, si, sur plus d'un point, l'Hypo- thèse physique fait songer à Descartes, lorsque notamment il élève l'action de la lumière au premier rang parmi les phénomènes de la nature et lorsqu'il fait de l'Optique comme le centre et le foyer de toute la Physique, il faut bien avouer que sur tout le reste, et notamment dans la théorie des bulles qu'il substitue aux éléments cartésiens du premier et surtout du second élément 3, il le combat plutôt qu'il ne le suit, et qu'avant tous les autres il s'ins- pire de Hol)bos. Témoin le rôle capital qu'il fait jouer à ta gyration de l'éther, dont il remplit, comme Hobbes, tous 1. Archiv. I, 571. 2. Gerh., Phil, I. 10. 3. V. § 57, p. 209 on haut. Prop. 20 do la Loftro à Fabri. Cf. ci-dessus note 2, p. 121. 134 ÉTUDES d'iIISTOIRL: de la l'IIILOSOI'IUE. les espaces intersidéraux ; témoin rcxplicalion qu'il donne de la lumière, non plus, comme chez Descartes, par une simple pression transmise en ligne droite et d'un seul coup du centre à la périphérie des tourbillons par les corpus- cules ronds du second élément, mais par une projection ou par une émission de particules solaires, et par le cona- tus qui en résulte dans l'élher et qui s'y propage à l'infini conformément au prmcipe de Ilobbes ; témoin l'explica- tion capitale cl qui domine tout dans YlhjpoUwais })Jiysica nova, de la cohésion dite première des corps, laquelle dérive loujouis d'un mouvement conspirant, et même de cette cohésion dite secondaire par la pression d'un fluide extérieur élastique, tel que l'air, laquelle explique dans les corps tous les degrés de la fermeté ou de la solidité i. Témoin enfin le sens particulier que prêtait Hobbes à la divisibilité à l'infini, et qui le conduisait à admettre Texis- tence à l'infini aussi de fluides de plus en plus subtils, ou, comme s'exprime Lcibnitz, en en faisant l'application à la théorie des bulles, de mondes dans les mondes à l'infini 2. Ce qui lui est commun avec Descartes, c'est la foi dans les principes généraux du mécanisme et notamment dans le principe de la conservation des quantités de mouve- ment ; mais en ce qui regarde la foi dans le mécanisme, elle n'était pas plus grande chez Descartes que chez Ilobbes, et on reconnaît sans méprise possible l'influence de Hobbes dans le principe professé par Leibnitz qu'au- cun corps ne se meut qui ne soit mû par un autre contigu au premier ; et en ce qui regarde le principe de la conser- Aation des quantités de mouvement, nous avons déjà vu comment Leibnitz, en le rattachant au principe hobbésien de la composition des conatus, l'entendait en un sens qui. bien loin de s'accorder avec celui de Descartes, y répu- gnait au contraire aussi bien par la négligence du terme de la masse (magnitudo) dans l'expression de la quantité du mouvement (mv) que par la conséquence de la ten- 1. Gevh., PliiL, IV, § 59, p. 211. 2. § 43, p. 201. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 135 dance au repos absolu de tous les mouvements actuels de notre monde sensible. Dans ces sortes de questions, le grand danger est d'affir- mer ou de nier d'une manière trop absolue l'influence d'un homme sur la formation de la doctrine d'un autre, quand on affirme la ressemblance intégrale sur la donnée d'une ressemblance partielle, ou quand on nie la seconde sur l'absence de la première ; nous voudrions nous tenir à l'abri de ce danger ; mais sans nier le moins du monde que l'exemple de Descartes qui avait écrit les Principes ait comme dominé tout l'effort de Leibnitz et qu'il l'ait comme entraîné dans la conception de l'Hypothesis phy- sica nova, il faut pourtant reconnaître que celui qu'il suit avec prédilection et auquel il s'attache dans l'établissement des principes comme dans le développement des lois tant du mouvement concret que du mouvement abstrait, c'est l'auteur du De corpore, et ce n'est point, comme on l'a cru longtemps par un défaut d'attention presque inexplicable, l'auteur des Principia philosophiae i. V Conclusion. L'idée maîtresse de ïllypolhesis physica nova et notam- ment de la Theoria motus absiracU, où elle est l'objet d'un développement spécial, est que si tout dans la nature, y compris la grandeur et la figure des corps et de leurs élé- ments, est en définitive réductible au mouvement, comme l'établissait déjà d'une façon assez nette la lettre VI de ] Leibnitz à Thomasius, le mouvement à son tour, en tant \ i qu'on peut le définir « mutatio loci vel spalii » et qu'il est de - son essence d'être a\ant tout représenté comme un dépla- cement plus ou moins rapide d'un mobile dans l'espace ou comme une vitesse, n'est objet de connaissance que pour 1. Tônnies. Solver. Voir l'éloge continuoi de llobbos dans les Lettres à Thomnfiiits cl dans Vllypothesis. \. Lasswitz. G. d. Atom. II, TOnnies. Pliil. Monatslie[le, p. 503. 136 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. le géomètre et dépend premièrement des lois et théorèmes de la géométrie. « De même, éeiivait-ii en I07U, qu'un philosophe dis- tingué du siècle a aj>pelé la géométrie une Logique mathé- matique, de môme, à mon avis, la Phoronomie est une Logique physique i. » Et antérieurement, dans une lettre à Arnauld, il avait écrit ceci : « Videbam geometriam, seu philosophiain de loco, gradum struere ad philosophiam de motu2... » Dès lors, si complexe que soit le mouvement dans la nature, et si grande que puisse paraître parfois la difficulté d'en rattacher les suites, c'est-à-dire l'ensemble des qualités sensibles ou des propriétés des corps, aux lois rationnelles et purement géométriques du mouvement abstrait, comme à un théorème ses conséquences directes, tout y est à ce point, selon ses propres expressions, « res calculi et geometriae 3 » qu'il n'hésite pas à écrire à Per- rault vers 1674 : « Ainsi je liens que nous sommes en estât à présent de prétendre à une physique véritable et sans hypothèse '* », entendez à une physique tout entière soumise à la géométrie et à une « manière d'analyse géné- rale... par laquelle on raisonne géométriquement et sans deviner sur toutes les matières, autant qu'on a des phéno- mènes donnés là-dessus » ». C'était donc une proposition solidement établie pour Leibnitz non seulement que tout dans la nature se fait mécaniquement, mais en outre que tout dans le mouvement et les lois du mouvement dérive des seules lois de la géométrie ; et de là vient que, dans la Theoria molus abstracti, il ne considérait dans le mou\e- ment que la seule vitesse, de laquelle dépendrait, ainsi qu'il le dit formellement, toute puissance dans la nature 6. On sait comment Leibnitz reviendra lui-même plus tard sur ce point de vue lorsqu'il dira, en en faisant la critique, 1. Pacidius PMJalelhi. Archiv. p. 212. 2. Gerh., Phil., I, 71. 3. Archiv. I, 574. 4. P. 574. 5. P. 575. 6. Gerh., Phil., IV, 187 en haut. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 137 que rilypothesis physica serait le vrai s'il n'y avait dans la nature que ce qu'y considère le géomètre, à savoir l'étendue et la vitesse, et lorsqu'il soutiendra qu'il y faut considérer en outre, pour mettre d'accord les lois mêmes de la vitesse avec l'expérience et la réalité, un autre élé- ment que la pure étendue, à savoir la force, et d'autres principes que les principes purement géomélriqucs, à sa- voir des principes dynamiques et métaphysiques. En un sens tout y sera encore, dans le inonde des phénomènes, conforme aux lois d'une géométrie rigoureuse, mais à la condition que la géométrie même et qu'en tout cas le méca- nisme y soient subordonnés à des principes plus élevés et comme d'un autre ordre. De cette doctrine future, il serait faux à coup sûr de sou-'^ tenir qu'on trouve plus qu'une ébauche dans Vllypothesis] physica nova. On y trouve du moins le sentiment très vif; des difficultés qui devaient peu à peu y incliner Leibnitz, et il n'est pas jusqu'à la solution qu'il en imagine, et par laquelle il donne une pleine satisfaction aux exigences de la géométrie, qui ne justifie la prépondérance de celle-ci; dans la science de la nature, et qui, du même coup, n'en démontre l'insuffisance. S'il fallait, en effet, définir le géomclriquc, pour expli- quer comment il jouit chez Leibnitz d'une telle faveur, il faudrait dire qu'il est l'objet d'une science telle que l'exté- riorité de l'objet de cette science à l'esprit ou, en d'autres termes, sa réalité en soi n'empêche pas qu'elle soit rigou- reusement conforme aux lois de la logique, qu'elle soit même, selon les propres termes de Leibnitz, une Logique mathématique, ou, en un mot, que toutes les propositions y soient enchaînées en \ertu du principe d'identité ou de contradiction, c'est-à-dire analytiquement. Et de ce privi- lège, qui confère à cette science la même certitude que si l'esprit eût créé à la fois et l'objet de la science, c'est-à- dire l'espace, et les combinaisons des figures dans l'es- pace, la géométrie est entre toutes les sciences la seule qui en jouisse ; les autres, du moins, n'en jouissent que 13vS ÉTUDES d'histoire de l.A PIlII.OSOniIE. dans la mesure de ce qu'il entre en elles de géométrie. Tout l'effort de la science de la Nature ou de la Physique, qui aspire à la certitude, doit donc être de tendre à se laisser pénétrer tout entière par la géométrie. Est-il vrai cependant que, dans la géométrie même, tout se règle sur les lois de la seule logique ou que tout s'y ramène au principe d'identité ou de contradiction ? Il en serait ainsi, semble croire Leibnitz, s'il n'y était question, des quantités étant données, que de les ajouter ou de les soustraire entre elles ; car il semble qu'ajouter et retran- cher, et, d'une manière générale, effectuer sur la quantité los opérations du calcul, c'est l'analyse même. Mais sans soulever ici la question de savoir comment le géométrique ou comment la figure peut être quantité et comment il est permis de le traiter comme tel, Leibnitz a révélé jusqu'en géométrie ou tout au moins en cette géométrie du mouve- ment qui est la Phoronomie, la présence d'un principe qui n'est pas le principe de contradiction et qui n'est point logique, mais qui est bien plutôt un principe de conve- nance, d'ordre et de symétrie. Lorsqu'il traite, par exemple, de la composition des conatus et qu'il aborde au paragraphe 23 de la Theoria motus abstracti le problème de la composition de deux conatus égaux, mais de direction différente, il reconnaît lui-même qu'il ne sau- rait être question d'une addition ou d'une soustraction brute de quantités égales (« sola substractione bruta aequa- lium ))), ni dès lors d'une application pure et simple du principe d'identité : la seule détermination dans les deux mouvements qui puisse être modifiée, c'est leur direction ; et s'ils en prennent une troisième intermédiaire, ce n'est point par une nécessité logique, mais « electione tertii propioris, mira quadam sed necessaria prudenùae spe- cie res conficitur, (]uod non facile nlioquin in tola Geo- metria aut phoronomia occurrit ». Et Leibnitz ajoute : « Cum ergo caetera omnia pendeant ex principio illo, tolum esse majus parte, quaeque alia sola additione et substractione absolvenda Euclides praefixit Elementis, LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 139 hoc unum cum i'undamento 20 pendet ex nobilissimo illo, (24) Nihil est sine ratione, cujus consectaria sunt, quam minimum mulandum, inter contraria médium eli- gendum, quidvis uni addondum, no quid alterulri adima- tur, multaque alia, quae in scientia quoque civili domi- nantur i. » Ainsi apparaît, pour la première fois sans doute, chez Leibnitz, ce principe de raison suffisante 2 qui devait jouer dans sa philosophie le rôle que l'on sait, et qui, en portant après lui dans la géométrie les principes de symétrie et de continuité, y introduit à côté ou plutôt au-dessus des relations purement logiques la domination d'un principe emprunté à la philosophie civile et morale, ou, comme dira Leibnitz un peu plus tard, au Règne de la Grâce et des Causes finales. Par ce côté il entre donc déjà dans la Phoronomie, même « elementalis et rationalis », ou dans la géométrie du mouvement, un élément qui n'est point, au sens étroit du mot, purement géométrique, bien loin que dans la nature tout relève exclusivement de la géométrie. iMais eût-on constitué cette science du mouvement, et la présence en elle du principe de raison suffisante menace- rait-elle aussi peu de lui enlever son caractère géomé- trique que l'usage du principe de symétrie et de continuité menace peu de ruiner la géométrie elle-même, qu'il reste- rait encore impossible d'en déduire le mouvement concret, ou, comme dit Leibnitz, l'ensemble des phénomènes de notre monde sensible. « Quas leges motus apparentis (id est, concreli) qui confundit cum regulis \eii (id est, ab- stracti), ci similis est qui quantum ad demonstrationes inter mechanica et geometrica nihil interesse crédit 3. » Du géométrique au mécanique, ou mieux des lois du mou- vement vrai ou abstrait aux lois du mouvement apparent ou concret, un passage est ouvert qui permet de soumettre aux raisonnements rigoureux du géomètre les phéno- 1. Gerh.. Pir,l., IV, 232. 2. Ilic est velut apex rationalitatis in motu. Ibid. 3. Ibid., p. 18S. liO ÉTUDES d'histoire DE LA PHILOSOPHIC. mènes, quels qu'ils soient, de noire monde sensible ; mais pour perinellrc l'application de la géométrie aux appa- rences de la nature, la géométrie même ne saurait suffire ; elle peut, quand on suppose dans l'espace infini une pre- mière différence ou un premier ensemble de différences figurées, suivre plus ou moins loin les conséquences qui en dérivent, et même elle est le seul instrument qui per- mette d'y réussir avec précision ; mais ce qu'elle ne peut pas, c'est déterminer par ses propres forces et pour des raisons logiques cette première différence ; et il reste qu'elle dérive, tant dans l'ordre du connaître et pour le physicien qui la suppose à titre d'hypothèse, que dans l'ordre de l'être et pour le créateur du monde qui l'a vou- lue et comme préférée, non de principes logiques ou mathématiques, mais d'un principe d'ordre et de choix ou, pour rappeler l'expression de Leibnitz, d'économie. Le géométrique postule donc lui-même, même s'il préside ■dans le monde à tous les développements des purs phéno- mènes, et même si tout y est en un sens réglé par les seules lois de la géométrie, une économie, un ordre et des principes qui ne soient point rigoureusement géomé- triques, et d'où dérivent tout au moins les lois du mouve- ment concret, sinon, comme on l'a vu, jusqu'aux lois mêmes du mouvement abstrait. N'est-ce point, en d'autres termes, déjà dire nettement que ce qui suffit à la géométrie, à savoir l'étendue et tout ce qui en dépend, est si loin de suffire, comme le pensait Descartes, à la réalité, qu'il ne suffit pas même au mou- vement, où de plus en plus Leibnitz inclinait à trouver l'essence même du réel ? Et en partant de là, serait-ce forcer outre mesure sa pensée que de soutenir qu'il ten- dait, tout en laissant à la géométrie et à la mathématique dans l'ordre du connaître leur portée universelle, à don- ner, dans l'ordre du réel, aux principes du mouvement une telle prépondérance sur les principes de la géomé- trie, et au mouvement lui-même sur la pure étendue, qu'il incline déjà à rejeter celle-ci au rang des pures relativités LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 141 et à n'y voir qu'une suite du mouvement lui-même ou du. moins des tendances (conatus) qui en constituent l'élément essentiel ? Avec une décision qu'on ne rencontre point dans ses écrits antérieurs, même dans cette lettre VI à Thomasius où il lui attribuait pourtant dans la genèse des corps un rôle si importaiit, Leibnitz ne se contente plus, dans VHypolhesis phijsica nova, de voir dans le mouvement l'une des conditions de l'existence des corps, mais il va jusqu'à dire, dans une lettre à Arnauld où il commente les principes de VHypoihesis, qu'il en constitue l'essence : « essentiam corporis potius consistere in motu i. » Point de corps, en effet, qui ne possède au moins cette qualité première d'avoir une cohésion par laquelle il ré- siste à la pénétration ; et point de cohésion qui ne dérive d'un mouvement conspirant, qui seul l'a pu faire naître et qui seul la conserve, et partant d'une vitesse d'où dé- pend, selon les propres termes de Leibnitz, toute puis- sance dans la nature. Tandis, en conséquence, qu'étant encore imbu, dans la lettre à Thomasius, de l'esprit de l'atomisme, ce qu'il songeait seulement à demander au mouvement, c'était la détermination de la grandeur et de la figure du corps, par lesquelles à vrai dire le corps ne se distingue point, sinon pour notre imagination, de l'es- pace qu'il remplit, ce qu'il lui demande maintenant, c'est avec la figure, ce degré fini, quel qu'il soit, de fermeté ou de solidité et, pour tout dire, d'impénétrabilité, sans le- quel il n'y a point de corps. Mais à ce compte, s'il devait aboutir à cette doctrine remarquable que tout dans les corps et dans leurs élé- ments, y compris les bulles mêmes, ces stamina rerum, et jusqu'aux liens ^ qui semblent les retenir dans leurs limites propres 3, se résout en une diversité pour ainsi dire infinie 1. r.erh., Phi.L, I. p. 72. 2. Vincula. A Fabri. Ibid., IV, 255. Rupta sunt vincula (quac ut dixi non alla erant quam hi ipsi motusj. 3. Unumquodqiip corpus suis limitibus contincbatur. Ibid 142 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. de mouvciuciUs conspirauls, qu'allait-il advenir de celle matière première où il voyait encore, dans la lettre à Tho- masius, une autre condition de l'existence des corps ? Si d'un corps en repos, ou même qui, après a\oir été mû, retomberait à l'état de repos absolu, il est en droit de dire qu'il n'est rien, dès lors qu'il ne dilïérerait en rien de l'espace vide *, à ]dus forte raison le peut-il dire aussi de la matière première, avant l'apparition du mouvement ; et de fait il écrit vers 1670 : « Materiam primam si quiescat esse nihil ^. » Or, il est de l'essence de la matière première d'être en repos, puisqu'alors même qu'elle posséderait cette forme de l'impénétrabilité que lui reconnaissait, sous le nom d'antitypie, la lettre à Thomasius, et qui, n'étant rien d'autre que la possibilité d'être mue ou la mobilité 3, est antérieure au mouvement, il serait contradictoire qu'elle la tînt du mouvement. Elle n'est donc, à vrai dire, rien d'autre que l'espace vide, cl on ne sait même i)lus ce que serait en elle cet acte entilatif ^ ou celle antitypia que lui avait naguère attribuée Leibnilz. Car ce qui n'est point mû, d'après les propositions fondamentales de VHypothesis, ne possède nulld^ puissance, pas même la puissance de résister au mouvement : « nam si corpus motum impingat in quiescens, totum perlorabii sine ulla 'refractione, etsi impingens arenacei grani niagnilu- dine, recipiens mille leucarum erassilie essel &. » D'im- pénétrabilité, la matière première ne pourrait donc possé- der que celle qui appartient à l'espace vide lui-même et qui se résout chez ce dernier dans l'extériorité tout idéale de ses parties (« parles extra partes ») ; et si d'elle on peut dire, pour rappeler avec Leibnilz « quod quidam scolaslici obscure dixere », qu'elle ne saurait tirer une existence quelconque que de la forme et par conséquent 1. « Et inveni corpus quiescens nullum esse, nec a spatio vacuo diiîerre. » Gehr., PMI., I. A Arnauld, p. 71. 2. Ibid., VU, 259. 3. ma., I, 17 et 24. fi. Ibid., p. 17 en bas. 5. Ibid., IV, 188. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 113 du mouvement 1, n'en faut-il point conclure qu'elle est la même chose que l'espace, comme le dit d'ailleurs Leibnitz en terme exprès 2 et que toute raison tombe de l'en dis- tinguer ? Cependant si l'on songe que, pour enlever toute exis- tence à la matière première ou à un corps quelconque, il suffît d'avoir démontré qu'il ne diffère en rien de l'espace vide, quelle existence aurait ce en quoi toutes les choses qui s'y laissent ramener perdent toute existence ? Com- ment, en d'autres termes, l'espace existerait-il, s'il suffît qu'une chose se confonde avec l'espace pour cesser d'exis- ter ? Nous n'avons garde de soutenir que Leibnitz ait, dès cette époque, formellement reconnu l'inexistence de l'es- pace ; mais s'il en fait encore une condition de l'existence des choses, et une condition même du mouvement, par lequel sont les choses, il fallait cependant que l'existence de l'espace et l'existence des choses ne fussent point du même ordre, et que, tandis que les unes existeraient d'une existence réelle, l'autre n'eût par exemple qu'une exis- tence idéale et comme relative ? Et de quoi serait-elle rela- tive, sinon du mouvement d'où, au dire de Leibnitz, relève toute existence ? C'est, à \rai dire, un fort paradoxe que de faire du mouvement une condition de l'espace, quand il semble, au contraire, qu'en dehors de l'espace, on ne pourrait pas même se représenter le mouvement. Mais s'il est vrai, d'une part, qu'on ne peut constituer la science du mouve- ment sans l'appuyer sur la science du lieu ou la géomé- trie 3, il en résulte si peu que l'ordre des conditions soit dans l'ordre du réel le même que dans l'ordre de la repré- sentation, que de l'étendue toute seule et de tout le géo- métrique on ne ferait pas naître le plus petit mouvement. 1. Ihifl, VII, 259. « Materiam primam etiam existcntiam a forma habere. » 2. Ihid. « Omnia ossc plcnn, quia mnloi'ia prima et spnlium idem est. » 3. « Videbam geometriam, seu philosophiam de loco, «radum struere ad pliilosophiam do motu sou rnrporc. » A Arnaiild, I, 71. 144 lii'UDES d'iustoiri; de i.a philosophie. Si Tcspacc est nécessaire à la représentation du mouve- ment, il pourrait donc se faire que le mouvement à son tonr fût nécessaire à l'existence de l'espace. Et il n'est pas jusqu'à la théorie des indivisibles, telle qu'elle est exposée dans la Theoria motus ahsiracli, qui ne dilt porter Leib- nilz à cette conclusion. D'un idéal seulement on peut dire, en effet, ce qu'il a dit de l'espace, à savoir qu'il possède un nombre infini de parties ; et la contradiction inhérente à la supposition qu'elles y seraient en acte éclate dans cette remarque qu'il faudrait, pour qu'elles fussent vraiment inétendues, qu'elles fussent indivisibles, et qu'on ne peut admettre, si elles sont cependant des parties de l'étendue, qu'elles soient des minima. De ^rai, il n'y a pas plus de parties réelles de l'espace qu'il n'y a de réalité dans l'espace lui- même, lequel n'existe pas plus que la matière première : il n'y a donc en lui de parties qu'en puissance, et il n'y a pas deux principes qui leur donnent l'existence, comme il n'y en a pas deux qui puissent la donner à une grandeur finie quelconque dans l'étendue ; mais il n'y en a qu'un, cl c'est le mouvement. Si l'indivisible géométrique exis- tait, en effet, d'une existence réelle, il exclurait d'emblée la possibilité de l'indivisible phoronomique, puisqu'il faudrait que le conatus occupât à la fois un nombre infini de points géométriques, ce qui exclut la possibilité du mouvement, ou qu'il les occupât successivement, ce qui exclut encore la possibilité du mouvement en excluant l'indivisibilité du conatus. Mais exclure la possibilité du mouAcment, c'est exclure la possibilité d'une existence quelconque, et on aboutirait à cette inadmissible con- clusion que l'existence en soi des parties indivisibles de l'espace exclut la possibilité de l'existence des corps. De vrai, il n'y a d'abord d'indivisibles dans l'espace, comparables entre eux par leurs grandeurs diverses, que les lieux parcourus dans une durée très petite par des mouvements différents ; et si l'espace nous est, dans la LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 145 représentation, nécessaire pour les mesurer, le mouve- ment est nécessaire à son tour pour qu'ils soient dans l'espace aulrement qu'à l'état de purs représentés et de purs possibles, et pour qu'ils y soient d'abord déterminés. Des indivisibles géométriques ou des inétendus, on peut dire, semble-t-il, qu'ils peuvent avoir, tout en restant métendus, toutes les grandeurs, disons mieux, tous les degrés possibles de réalité (« punctum puncto majus ») ; car à peine est-il besoin de remarquer à ce propos que, pour l'indivisible, être en acle, c'est être de dimensions définies, et qu'autrement il ne serait qu'en puissance. Or, à quoi ces points de l'espace plus grands les uns que les autres devraient-ils les dimensions qui, pour la première fois, les font passer de la puissance à l'acte, sinon au mouvement, variable à l'infini quant au degré, et avant lequel il n'y a dans l'espace, au dire de Leibnitz lui-mèin(>. que le vide et le néant, et duquel dans les corps résulte toute puissance et toute réalité ? Ce n'est donc point outrer la pensée de Leibnitz que de dire qu'il tendait, dès cette époque, quoique inconsciem- ment, à voir dans le conalus le fondement non seulement du réel, mais de l'existence même de cette extension qui, avant le conatus, n'existe qu'en puissance, et qui n'existe en acte que par le mouvement. Et dès lors qu'on ne peut trouver au conatus un fondement suffisant ni dans le géo- métrique, puisqu'il est, au contraire, ce qui le détermine, ni non plus en lui-même, puisqu'en tant que conatus et qu'élément du mouvement il s'exprime tout entier dans le géométrique, il reste qu'il le trouve dans une réalité plus haute 1 qui le détermine d'abord et qui, du même coup, détermine le lieu qu'il définit en le parcourant. Du i>oiiil de vue du réel, le géométrique postule donc le conalus, lequel à son tour postule, comme nous le verrons mieux dans le chapitre suivant, une réalité d'un ordre plus élevé, qui n'est autre que l'esprit : et voilà pourquoi Leibnitz, I. A Aniniihl. G>ih.. /'////., I, p. 75. t.eihiiilz .'crit (1671^ : « l'rin- cipium mollis sen suhslantinm corpnns exlonsione carero. » HANNEOriN, II. 10 iiO LTLDLS u'iIISTOIRE DE LA l'IlILOSOPIlIE. dès 1071, écrivait à Arnauld : « Videbam geometriam sive philosopliiain de locOj graduin slruerc ad philosu- pliiam de molu scu corpore, el pliilosophiam de molu ad scieiiliam de meule i. » El il n'est pas douteux que le degré inférieur postule par son insullisance môme le degré supérieur. En rexanche, le supérieur ne trouve son expression que dans l'inférieur, l'àme dans le conalus, le conalus dans rindi\isible ou le géométrique, et l'un et l'autre en der- nière analyse dans l'espace qu'ils déterminent. Mais ne laisser à l'espace d'autre rôle que d'être en quelque sorte le lieu de l'expression des choses, n'est-ce point le rap- procher d'autant plus d'une forme toute relative et comme idéale d'existence, qu'il est plus éloigné de la réalité ? Nous ne voulons point dire que, dans Yllypolliesis, Lcih- nitz ait nettement aperçu et déjà enseigné cette relativité et pour ainsi dire celte phénoménalité de l'espace ; mais elle ouvrait la voie qui devait l'y conduire, et il y arrivera par des progrès rapides ; dès 1076, dans le Pru/(//i/s Pliila- lethi^, il aura renoncé à la réalité de l'indivisible géomé- trique, pour ne l'admettre qu'en puissance, ce qui était faire de l'Espace un idéal et non plus un réel si la marque des idéaux, comme il l'écrira plus tard à de Volder, est que le tout y est antérieur aux parties, tandis que « in rea- libus unitates multitudine sunt priores, nec cxistunt multi- tudines nisi per unitates 3 » ; et nous avons au reste dans le Phoranomus *, son propre témoignage que ses réflexions sur le caractère non géométrique du mouvement furent liées de bonne heure à celles qui devaient le conduire à la doctrine de l'idéalité de l'espace : « Cum enim olim spa- tium concepissem tanquam locum realem immobilem, sola cxtensione praeditum, motum absolutum dcfinire potib- ram mutalione spatii hujus realis. Scd paulatim dubitare 1. Il)id., I. 71. Cf. IV, p. 188: p. 238. 2. Archiv. I. p. 21 i. 3. Gerh.. Pliil, II, 279 en haut. 4. Arcliiv. I. ."i^O. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 147 cœpi, uli'uni laïc esset Ens in natiira, quod spatiurn vocant » ; et il est très vraisemblable que ces doutes lui furent suggérés par les tendances mêmes des idées princi- pales de l'Hypothesis. Quoi qu'il en soit, même s'il fait encore de l'espace dans VHypolliesis « tanquam locum realem immobilem, sola extensione praedilum », on peut dire qu'il ne comporte plus à ses yeux rien de tel que ces éléments purs, rigides et absolus 1, où l'atomisme de Gassendi et où Descartes lui- même, au dire de Leibnitz, voyaient les fondements des choses, mais qu'ils s'y déterminent et s'y conservent par la perpétuité du mouvement, A la place de l'élément ab- solu et inorganisé, il substitue pour toujours un élément pour ainsi dire vi\anl et organisé; et même il faut qu'il en- veloppe à l'infini d'autres éléments vivants et organisés, s'il n'y a point de vide, et s'il n'y a point non plus de partie du temps, « in quo non cuilibet corporis parti \el puncto aliqua obtingat mutatio \ cl motus ^ ». De là ces proposi- tions remarquables où s'annoncent déjà les principes de la Monadologie, à savoir : « Cum continuum sit divisibile in infinitum, quaelibel atomus erit infinitarum specierum quidam velut mundus, et dabuntur muridi in mundis în infinitum 3 » ; et dans le Pacidius Philalethi : « NuUum esse corpus tam exiguin, in quo non sit infinitarum crea- turarum mundus *. » On peut donc dire que dans Vlhjpothesis Leibnitz a, pour la première fois, définiti\ement rompu avec l'esprit de la philosophie atoinistique ; et s'il y enseigne encore, comme il l'enseignera toujours, que tout se fait mécani- quement et même géométriquement dans la nature, l'excès géométrique des définitions et des lois du mouvement (|u"il y formule ne l'empêche point de pressentir dès lors qu'il y a quelque chose de réel et d'absolu dans le mouvement 1. Prop. 20 de la Lellic ù FabiL Cf. '/'/(. M. C. Gcrii., PhlL, IV, 209. 2. .Arcliiv., I, 21.i. 3. Gorli., Phil.. IV, 201. § 43. •i. Archiv., I, 2J4. 1 iS - ÉTUDES d'histoire DE LA PHILOSOPHIE. et que ce quelque chose n'est point mathématique i. Si CCS tendances, nouvelles chez Leibnitz cl destinées à le conduire plus tard à une philosophie plus profonde, n'aboutissent point encore à dégager pleinement sa doc- trine du mouvement ou du corps ni même sa doctrine de l'esprit d'une sorte d'excès géométrique, encore Vllyito- ihesis ouvrait-elle toute grande la voie qui devait le con- duire, selon ses propres expressions, des causes mathé- matiques et en quelque sorte sourdes 2 des choses à leurs causes ou principes métaphysiques. Par là, elle marque le point culminant de la philosophie de Leibnitz avant 1672 et le point de départ de sa philosophie postérieure ; et elle nous a paru mériter toute l'attention et les longs développements que nous lui axons donnés. 1. Phoranomiis. Archiv. I, p. 580. « Quod in molu reale et abso- lutum est non consistere in eo quod est pure mathematicum ». 2. IMcl., p. 581. Causas rerum non esse surdas ut ita dicam et pure malliematicas... etc.. DEUXIÈME PARTIE L'ESPRIT I Lorsqu'il écrivait à Arnaulcl vers la fin de 1671 : « Eso inler toi distractiones vix alteri me argumente vehementius incubuisse arbitror quantulocunque tractu hujus vitac meae, quam quod me securum redderet de futura (\ila) », et lorsqu'il ajoutait : « et hanc unam mihi multo maximam fuisse fateor etiam phi- losophandi cftusam i », Leibnitz ne faisait que résumer en deux mots le caractère saillant de sa philosophie. Et ce fut, en effet, pendant toute sa vie sa préoccupation domi- nante de demander à la science, ou, comme on disait alors, à la philosophie du corps ou de la nature, les moyens d»^ s'élever ù la connaissance de l'esprit, de sa nature et de ses destinées. D'ailleurs, tandis qu'on lui ferait injure en supposant qu'il était prêt, pour satisfaire ses tendances religieuses, à combattre la science et, si besoin était, à faire violence à ses enseignements, il faut dire tout au plus qu'elles l'inclinèrent de bonne heure à comprendre comment l'existence même des corps et les lois du mouve- ment postulent l'existence de Dieu et de l'àme, ou com- ment les principes mathématiques et mécaniques de la 1. Gerh., Phil., I. 71. 150 ÉTUDLs d'histoirl; dl la riiiLosoPuii;. nature requièrent l'existence de principes métaphysiques et y sont comme suspendus. Abandonner les premiers, ce serait, à ses yeux, non point fortifier, mais ruiner les seconds, et nous savons avec quel zèle il embrassa les principes de celte « philosophiam hodiernam a (jalilaeo, Bacono, Gassendo, Carlcsio, llobbcsio, etc., cmcnda- tam 1 », tant il était convaincu, selon les belles paroles de Bacon qu'il rappelle, « philosophiam obiter libatam a Deo abducere, penilus haustam reducere ad eumdom^i ». i;i le fait est, si l'on voulait lui faire à lui-même l'application de ces paroles, qu'on le vit, dans cette période de sa vie qui nous occupe, approfondir d'autant plus la nature non seulement de Dieu, mais de l'esprit en général, qu'il allait plus avant, par des progrès successifs que nous avons marqués, dans la connaissance des lois et des principes du mouvement. Tant qu'il n'essaye point, comme dans Vllijpoihesis, de constituer la science du mouvement et d'en approfondir les lois et les principes, et tant qu'il se contente d'affirmer que dans la nature tout s'explique par la grandeur, la figure et le mouvement, sa doctrine se réduit à chercher par delà la grandeur, la figure et le mouvement des atomes, et par delà le mouvement, quand le mouvement sera devenu à ses yeux le principe de toute détermination de grandeur et de figure, la cause première de tous les mouvements qui se produisent dans la nature ou le pre- mier moteur. Mais du premier moteur tout ce que nous savons, c'est que n'étant point le mouvement, puisqu'il en est la cause et qu'il n'appartient point au mouvement d'être cause de soi, il reste, s'il existe, qu'il en soit différent ; et comme en dehors de ce qui est mû, ou du corps, nous ne pou^ons convenir d'autre existence que celle de l'esprit 3, il reste que le premier moteur soit une 1. Gerh.. Phil, I, 61. 2. Ibid , IV, 105. 3. « Quis enim imaginari sibi potest ens quod neque extensionis, neque cogitationis sit particeps ? » A Thomasius. Ibid., 1, 25. Voir surtout p. 11. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 151 intelligence suprême : Mens totiiis mundi Reoliix . Dans la première l'orme que prend le mécanisme chez Leibnilz, le seul principe auquel le conduise ce qu'on pourrait appeler l'absence d'autonomie ou la relativité du mou\emenl, est donc une cause première qui, à elle seule, suffit pour rendre compte du mouvement ; et si elle est Esprit, s'il faut même dire à cause de l'unité du monde qu'elle est une, à cause de l'ordre du monde et du choix qu'il suppose qu'elle est intelligente et sage, « ob earum (rerum) obedientiam ad nuluin ^ » qu'elle est puissante, encore l'esprit « universi rectrix » que postule le mouve- ment est-il un Dieu transcendant, qui ne conserve le monde qu'autant qu'il l'a créé, sans que d'une analyse rigoureuse du mouvement Leibnilz ait su déduire ni la nécessité d'une action divine qui le conserve par sa pré- sence actuelle et par son immanence, ni encore bien moins un préjugé quelconque en faveur d'esprits secondaires, tels que l'esprit humain, en quelque sorte mêlés à la vie de l'univers. Et le fait est que, lorsqu'il en vient dans la Conlessio nalurae à la démonstration de riininorlalité de l'âme 3, il part de l'existence de l'esprit humain et du fait qu'il pense ^ comme d'une donnée de l'expérience, bien loin qu'il aperçoive en quel sens et de quelle manière l'existence d'un tel esprit est liée à celle du corps ou du mouvement. Le seul effort qu'il puisse tenter est donc, dès lors, que de tels esprits sont donnés, de les rattacher comme des esprits secondaires à l'esprit premier ou à Dieu, de la pensée duquel dérive leur pensée propre & ; 1. IhuL, I. p. 11, IV, 109 [Conlessio naturae), 1668. 2. Ibid., IV, 109. 3. Ibid., IV, 109. •i. « Mens humann est ens ciijus aliqua actio est cogitatio. » lbh\. 5. « Scis cam milii scntenfiam esse, omnium rerum causas effi- cientes esse cogilationem et motum, motum inquam localcm : neque enim alium credo : cogilationem aulem )irimae mentis i. e. L)ei (a qua ipsae socundae haliont quod cogitant). » A Thomasius. L. XL Gerli., Phil., I, 33. Quoique cette letlro soit datée du 19/29 dé- cembre 1670, et quoique Je passage cité résume en quelque sorte le principe supérieur d'un somnium pliysioum qui n'est autre que Yllijpothesis physica nova, on peut la pivndre aussi comme l'évo- 152 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. en sorle que celle cloclrine de l'espril, conslituée presque loul enlière en dehors de toule considération du raouve- meiil, n"éclaircit en rien lu nalure du mouvement, eu même temps qu'elle tend vers une confusion des esprits secondaires dans Tcspril divin, lequel a seul une raison d"ùlre en face de la nature. Le seul bénéfice qu'il con- vienne de noter en faveur de l'esprit en générai et, par conséquent, de l'esprit humain en particulier est que," par le fait même qu'il se dislingue du mouvement, il se tromc affranchi des lois du mou\ ement et du déterminisme rigou- reux qui en découle i, et qu'il est le principe ou le lieu de toule spontanéité et de toute liberté, comme l'exprime l.eib- nilz dans la lettre Vi à Thomasius : « Hinc in solas mentes cadit libertas et spontaneum^. » Mais lorsque dans Vllypothesk Lcibnitz soumettra enfin pour la première fois à une analyse rigoureuse la nature du mouvement, les liens jusqu'alors restés lâches entre la doctrine du mouvement et la doctrine de l'esprit se res- serreront d'eux-mêmes d'une manière si étroite qu"il écrira à Arnauld : « Vidcbam Geometriam, seu philosophiam de loco, gradum struere ad philosophiam de motu seu corpore, cl philosophiam de motu ad scientiam de mente 3, » Et ce fut, dès lors, chez lui, l'objet d'une coin iction si nettement arrê- tée qu'il en faisait part à Oldenbourg dès les premières lettres où il lui parlait de son hypothèse physique *, et qu'il avait cerlainement conçu, on même temps que les deux traités du mou\ement abstrait et du mouvement concret. cation d'une doctrine ancienne, rappelée par Leibnitz à Thomasius, et si cette doch-ine peut prendre un sens nouveau dans les condi- tions où est placé Leibnitz au moment de la Th. M. cuncreti, elle no pouvait a\'0ii- au temps de la Lettre VI que le sens que nous 'indiquons. 1. Le principe du déterminisme mécanique est dnns cette loi que le mouvement d'un corps lui est toujours impriiué par un autre. En échappant à cette loi, l'esprit, en tant que forme, peut être conçu comme princiiiium mohis in suo corpore. Ibid., I, 22. 2. Ilnd., 1. p. 22. 3. Ibid., I. 71. Cf. Th. M. C. § 21, p. 188. Th. m. a. Lsus, p. 238. 4. Gerh.. Phil, I, p. 15. Cf. Ibid., I, 18, lettre de Oldenbourg du li avril 1671. o LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 151; un traité sur l'esprit qui en était à ses yeux le complément naturel : un passage d'une lettre ù Jean Frédéric (j21 mai 1071) semble même indiquer qu'il en a\ait écrit, sous forme de discours, une première ébauche i ; mais il ne s'en était point tenu là ; et nous avons la preuve, dans sa lettre à Arnauld, que dès la fin de 1671, c'est-à-dire peu de temps après la publication de Vlhjpolhèse phytiique, il préparait des éléments philosophiques sur l'esprit 2, à l'achèvement desquels il n'avait point renoncé en mars 1673, comme le prouve la lettre qu'il écrivait do Paris à celte date au duc Jean Frédéric 3. Il n'est pas jus- qu'au titre de ce nouveau traité qui ne prouve à quel point il était lié dans son esprit aux traités du mouvement, puis- qu'il projetait de l'intituler Elementa de mente, comme il eût pu intituler sa Tliéorie du mouvement abstrait ou sa Phoronomia Elementalis Elementa de motu seu de corpore. Il semble toutefois qu'il ne l'ait ni publié ni même achevé ; nous ne sachions pas du moins qu'on en ait rien retrouvé parmi ses manuscrits ; mais il a donné sur cette doctrine de l'esprit dans la Theoria moins absiraeli et sur- tout dans les lettres contemporaines à Jean Frédéric et à Arnauld assez d'indications pour qu'il nous soit possible de la reconstituer. Il L.\ DocTRLXE A l'époole DE i/IIijpothesis . C'est peut-être le trait le plus remarquable de Vllypo- thesis pliysica ;ioia, comme nous l'avons vu dans le cha- pitre qui précède, d'aboutir à la conciliation de ce double 1. Ccrli., PlilL, I, 52. 2. « ...Quaeque alla nuilta spcro me demonstraturum in lis, quae moliov, Elemcntis de Mente. » Ibid., I, 73. 3. « Meine Elementa pliilosophlca de Mente (denn wir bishehr nùr pliilosophiam de Corpore habenj... verlangen ùnlerscliicdliche trcllliclio Leul aiisgciuaclit zu setien. » ir'aris, ^U mars 1G73. //'(•'/., I, 07. 154 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. résultai, qui restera le propre de la [philosophie de Leib- iiitz à toutes les époques de sa vie, sauf les modilications internes de la doctrine, à savoir : 1" qu'il n'y a rien dans le mouvement, et par conséquent dans le corps, lequel n'est autre que le mouvement, dont il ne soit possible de rendre rigoureusement compte par des raisons géométriques, d'où suit précisément la nécessité d'une Phoronomia ele- mentalis ; et pouitant 2" que le mouvement postule, avant de se réaliser dans l'espace, des causes qui dépassent toute géométrie, parce qu'elles sont supérieures à la pure étendue. Et la raison en est que Leibnilz pressentait déjà, quoique confusément, que si le développement de toute réalité aboutit pour nos sens à une certaine détermination de l'espace et trouve ainsi dans l'ordre des phénomènes comme il dira plus lard, une expression géométrique exacte et rigoureuse, il s'en faut cependant qu'on soit dis- pensé par là de chercher le réel au delà de l'idéal, ou au delà de l'expression l'origine de ce qui s'y exprime. Et de là vient, selon nous, celle liaison intime de la doctrine de l'esprit à la doctrine du mouvement, dès lors qu'aux yeux de Leibnitz, ce dont l'action réelle s'exprime dans le mou- vement n'est, comme on va le voir, rien d'autre que l'esprit. A le considérer d'un premier point de vue, nul n'a le droit cependant de relever dans le mouvement un élément quelconque qui ne soit géométrique, et ce serait notam- ment tomber dans une grave erreur, produite par la signi- fication équi\'oque d'un mol, que de prêter d'emblée au conatus de la Theoiia moins ahslracli, comme est tenté l; la philosophie. moment, c'est au contraire la loi suprême des mêmes conatus dans l'esprit d'y durer par le souvenir et d'y per- séxérer sous leur composition géométrique et sous le mouvement simplifié qui en résulte ; du corps, qui est l'en- semble de ces mouvements continuellement modifiés, il faut donc dire qu'il ne retient point au delà d'un moment, à l'instant du concours, son conatus propre et le conatus étranger qui le modifie i ; par le souvenir, au contraire, l'esprit garde l'un et l'autre. Et Leibnitz pouvait dire que si dans les corps le conatus, qui ne laisse trace de soi dans le mouvement résultant que par la direction qu'il con- tiibue à lui imprimer, est indestructible seulement quoad determinationem, tandis que disparaît le degré de sa vitesse, dans l'esprit au contraire il garde jusqu'au degré de sa vitesse 2, ou du moins jusqu'au degré de la tendance qui en est le fondement. Ce qui est dans l'espace compo- sition géométrique, diminution, et simplification, et ce qui n'y dure, en engendrant le corps, que dans la tra- jectoire des mouvements résultants, persévère dans l'es- prit comme synthèse d'éléments qui constituent une harmonie jusque dans leur opposition : « ut corpus in motuum tractu, ita mentem in conatum harmonia consis- tere 3 » ; et, à ^ rai dire, tout état de conscience est une harmonie présente qui naît de la composition des harmo- nies antérieures, comme le mouvement présent d'un corps naît de la composition des conatus précédents : « molum corporis praesentem oriri ex praccedentium conatuum com- posilione, conatum mentis praesentem, id est voluntatem, ex composilionc harmoniarum praecedentium in unam novam... * » Au moment du concoui's, et dans l'instant précis où, se 1. « ...Conatuiri simul suum et alienum contrarium... non retinet ultra momenlum. » Ibid., IV, 230. 2. « Conatum omnem in corporibus quoad determinationem esse indestruibilem, in mente etiam quoad gradum velocitatis... » Ihid., I, 73. Il est clair que la ponctuation du texte de Gerhardt est défcclvnise. 3. Ibi'l, I, 73. 4. Il kl. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBXITZ. 159 composant d'une pari el s'iiatinonisant de l'autre, les conatus subsistent sans soustraction et sans diminution, entre le corps et l'esprit il n'y a donc réellement aucune dilTércnce ; mais entre la composition qui les confond et les elïace dans le mouvement résultant, et la synthèse qui les conserve même quand ils s'unissent, il y en a une grande ; et ridentité du corps et de l'esprit ne saurait dé- passer la durée d'un instant. Le corps n'est donc, selon la belle formule de Leibiiitz, qu'un esprit momentané ^ ; cl par cela seul qu'il manque de mémoire, et que « nullus conatus sine motu » n'y dure au delà d'un moment, il se trouve dépouillé de ce qui fait le propre de l'esprit, à sa\oir du sentiment et de la conscience : « duobus enim, actione et reactione, seu comparatione ac proinde har- monia, ad scnsum et sine quibus sensus nullus est, volup- taleni \ el dolorem, opus est - » ; or, puisqu'il ne saurait retenir ensemble au delà d'un moment « conatum simul suuni et alienum conlrai'ium ». « caret memoria, caret sensu actionum passionumque suarum, caret cogita- tione 3 ». Ainsi le mouvement, et le corps dont l'essence consiste dans le mouvement, n'apparaît dans l'espace que comme une expression de l'esprit et de la conscience, mais comme une expression affaiblie et appauvrie. C'est sa loi, en effet, parce. qu'il est de son essence de manquer de sou- venir (caret recordatione), d'effacer graduellement sous les lois supérieures de l'addition algébrique ces conatus et ces différentielles qui sont les sources vives du mouve- ment dans le monde ; tout ce qu'il en conserve, c'est une direction rectiligne résultante, où se marque nettement le caractère incomplet de sa nature : et Leibnitz le dira plus tard en termes c|u'on peut rappeler ici, parce qu'ils res- tent rigoureusement conformes aux principes de YHypo- fhesis : « La matière n'est pas même capable de garder 1. Ihiii., l\\ 230 : I. 73, ù Arnaulcl. 2. Ihid., IV. 230. 3. Ihid. 160 ÉTLDFS D'iIISTOinE DE I.A niILOSOPIIIE. un mouveiuenl circulaire, parce que ce mouvement n'est pas assez simple pour (prelle s'en i)uisse souvenir pour ainsi dire, lîlle se souvient seulement de ce qui lui unive dans le dernier moment ou i^lulùt in idtimo signo ralio- nis 1, c'est-à-dire elle se souvient de l.i direction selon la droite touchante, sans avoir le don de se souvenir du iiré- cepte qu'on luy donneroit de se détourner de cette tou- chante pour demeurer toujours dans la circonférence. C'est pourquoy le corps ne garde pas le mouvement circulaire, quoyqu'il ait commencé de l'exercer, à moins que quel- que raison ne l'y oblige 2. » Mais ce n'est point seulement en direction que les conatus concourants s'amoindrissent 3, c'est aussi et c'est à un tel point dans le degré de leur vitesse^ que Leibnilz n'hésite point, dans une pièce du même temps que VHypolhesis déjà citée, à écrire : « Plures circulaliones conari coire in unam, seu corpora omnia tendere ad quietem, id est annihilationem s. » Bien loin d'être éternel, ou comme disent les modernes et comme ^disait Descartes, bien loin que la même quantité s'en con- serve dans le monde, le mouxement, au contraire, s'y éteindrait donc d'autant plus rapidement que les conatus y entrent en conflit en chaque point de l'espace, s'il n'était soumis qu'aux lois et aux principes de la géométrie. Il faut donc, s'il s'y conserve d'une manière évidente, qu'il y soit encore soumis à d'autres principes et qu'il y soit maintenu par une cause qui ne peut être encore (pie l'esprit. Leibnitz n'en a clairement indique les laisons (\\\r bien des années plus tard ^, mais elles étaient en germe 1. Ne faut-il pas lire durationis ? 2. Gerh., PliiL, IV, 543. 3. Nous avons cité i)liis liaut un passage où Leibnilz semble dire le contraire, à savoir : « conatum omnom in oorpoiibus qiioad determinationem esse indostruibilem », Ilml.,.l, 73; mais c'est en ce sens seulement que la détermination qu'il imprime pour sa part au mouvement résultant in ullimo signa (Uiratioiii'^, se retrouve dans la direction de ce mouvement : ce n'est point à dire que la direction de tous les conatus composants s'y conserve. i. Ibid., I. 73. 5. Ihid., VII, 261. 6. En 1702, Ilml, IV, 543. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 161 dans la doctrine que nous venons de rappeler sur les réels rapports de l'aine et du corps. Si la composition géo- métrique des conatus aboutit, en effet, à n'en plus rien laisser dans le mouvement résultant qu'une direction où se perdent leurs directions multiples et qu'un degré de vitesse qui ne représente point la somme de leurs vitesses, on ne peut oublier que le souvenir d'autre part les préserve dans l'esprit de toute altération et de toute diminution. Bref, tandis que la matière tend par sa nature propre à la fusion de tous les conatus dans une résultante finale de direction unique, qui équivaut pour le monde au repos absolu, il est tout au contraire de la nature de l'âme d'as- surer la persistance de leur action dans l'avenir, ce qui ne peut arriver sans qu'elle assure du même coup la per- sistance dans le mobile des changements de direction ; Leibnitz l'a dit en termes si précis dans le texte déjà cité de 1702 que nous ne résistons pas au désir de les rappeler icii : « ...Un atome ne peut apprendre que d'aller simple- ment en ligne droite, tant il est stupide et imparfait ; il en est tout autrement d'une âme ou d'un esprit. Comme elle est une véritable substance, ou un Être complet, qui est la source de ses Actions, elle se souvient pour ainsi dire (confusément, s'entend) de tous ses états précédents, et en est affectée. Elle ne garde pas seulement sa direc- tion, comme fait l'Atome, mais encore la loy des change- ments de direction ou la loy des courbures, ce que l'atome n'est point capable de faire 2... » A moins que la corres- pondance du corps et de l'esprit ne puisse pas durer au delà de l'origine du mouvement, il faut donc que l'esprit corrige de quelque manière et à chaque instant de la durée la tendance du mouvement à l'uniformité ; et Leibnitz 1. Ce texte est en effet si parfaitement d'accord avec VHypo- fhesis que Leibnitz le fait remarquer lui-même à la fin du pas- sage : « Si M. Bayle avait considéré cette différence entre les nmatus des corps et ceux des ftmcs, dont j'avois déjà eu quelque légère notion dans ma première jeunesse, en donnant une Hypo- thèse physique au public... » etc. Ibid., IV, 544. a. Gerh., PInl., IV, .543-544. HANNEQUIN, II. H 162 ÉTUDES D'iiiSToinr; de fa philosophie. n'avait le choix qu'entre deux hypothèses : ou bien au conatus purement géométrique, soumis en tant que tel aux lois de l'addition et de la soustraction, il fallait qu'il donnât en quelque sorte la puissance de renaître, ce qui ne pouvait se faire qu'en le ramenant lui-même à une source plus haute et en lui assignant un fondement dans l'esprit ; ou bien sans supposer une telle renaissance, qui eût ruiné par la base le mécanisme même, il fallait tout au moins que le mouvement qui tend à l'uniformité ren- contrât en chaque point de l'espace des impulsions nou- velles pour rétablir l'accord de l'esprit où ne se perd nul conatus ancien, et du corps qui en est, à tous les instants de la durée, l'expression momentanée. Et il fallait pour cela d'abord que le monde fût plein, ou que tous les points de l'espace fussent sans exception le lieu de conatus app('- lés à modifier le mouvement qui les traverse, puis qu'il y eût dans le monde une telle économie que le concours in- cessant de tous ces conatus, bien que restant soumis aux lois géométriques, maintînt dans les corps non seulement une diversité, mais encore une unité qui y fussent le sym- bole de la diversité et de l'harmonie des conatus des âmes. Il fallait, en un mot, non seulement que le monde, en tant" qu'il est le lieu d'une telle économie, fût l'œuvre d'une in- telligence suprême, mais que tous les mouvements y fus- sent circulaires ; et comme on peut concevoir que de tels mouvements s'enveloppent et se multiplient à l'infini dans l'espace, ainsi que le font les bulles de la Théorie du mou- vement concret, c'est en eux que la multitude également infinie et hiérarchisée des esprits pouvait enfin trouver son expression corporelle. De là vient, selon nous, que Leib- nitz fixait le siège de l'esprit non seulement dans un point, mais, comme il l'a plus d'une fois répété, dans le centre d'un cercle : « Mentem consistere in puncto, seu ccntro i » : « locum verum mentis nostrae esse punctum quoddam seu centrum 2 » ; et la raison en est que le centre d'un cercle est t. Gerh., Phil, I, 61. à Jean Frédôric. 2. Ibid., 1, 72, à Arnatdd. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 163 le seul lieu concevable où puissent concourir tous les mou- vements, de toutes ses parties, puisqu'il est le seul lieu où concourent tous les angles et par conséquent toutes les vitesses angulaires ; et cette raison qu'on trouve exposée « nùr populariter i » dans une lettre à Jean Frédéric, du 21 mai 1071, et dans une autre un peu postérieure qui n'est point datée 2, Leibnitz ne faisait que la reprendre en termes plus précis, sans lui laisser, il est vrai, d'autre valeur que celle d'une comparaison, lorsqu'il écrivait le 12 juin 1700 à la princesse Sophie : « On voit donc que, comme dans le centre se représentent les degrés, ainsi les unités de substance, et par conséquent les âmes, qui sont comme des centres, représentent en elles ce qui arrive dans les multitudes qui les regardent, selon le point de vue de chaque unité ou âme, sans que les âmes ou les centres cessent par là d'estre indivisibles et sans étendue 3. » Ainsi, sans renoncer au mécanisme universel, bien plus au moment même où il concevait une Hypothèse physique permettant de ramener aux lois du mouvement abstrait tous les phénomènes de la nature, Leibnitz prononçait donc, dès 1670, que le mouvement lui-même et sa conser- vation ne sauraient s'expliquer s'il ne se rattachait à une source plus haute : « Si corpora sint sine mente, écrivait- il vers le même tenq^s, impossibile est motum fuisse aeter- num 4 » ; et la raison en est qu'il diminuerait sans fin s, comme il l'indiquait lui-même dans une note manuscrite, s'il n'était comme perpétuellement restauré cl conservé par l'action de l'esprit. Les principes du mécanisme, bien loin de ruiner l'existence des âmes, requièrent donc au contraire en tout corps un principe du mouvement qui soit incorpore], et, ainsi qu'il l'ajoute en termes non équi- voques, (pli soit une substance : Ich will weissen, écril- 1. Ibid., 1. 53. 2. Ibid., 62. 3. Ibid., VII, 555. '1. Ibid., VII, 260. 5. « Ueber die Woite motum fuisse aeternum hat Leibnitz gescli- rieben : potest diminui sine fine. » Note de Gerhardt, Phil, VII, 260. 104 ÉTUDES d'iIISTOIRL DE LA PHILOSOPHIE. il à Jean Frédéric i, vi principiorum philosophiae emen- datae necesse esse, ul dclur in omni corpore principiuia intimum incorporeum substanliale a mole dislinctum, cl hoc illud esse, quod veteres, quod Scholaslici substantiani dixerint, etsi nequiverint se distincte explicare, multa minus sententiam suam demonstrare. » De même à Ar- nauld : « i)rincipium aulem molus seu substantiam cor- poris extensione carerc 2. » Et il n'est pas douteux que ces conséquences, loin de lui être apparues tardivement, étaient présentes à son esprit dès l'époque où il écrivait la Theoria motus abstracti, puisque nous y lisons : « hic ape- ritur porta prosecuturo ad veram corporis mentisque dis- criminationem, hactenus a nemine explicatam 3. » Au reste, c'est le trait tout à fait remarquable de la doc- trine de Leibnitz que si le corps, d'une part, comme un être incomplet et qui n'est point la source de ses actions, requiert à tout instant l'existence et l'action d'une sub- stance véritable, il est vrai, en revanche, que celle-ci, d'autre part, y trouve une expression si juste de son action, que non seulement le monde des corps et le monde des esprits sont comme les deux faces d'une même réalité, mais qu'en outre, il n'est rien dans la nature de l'âme qui, en quelque manière, ne prenne corps dans l'espace et qui, en conséquence, ne soit susceptible d'être expliqué géo- métriquement ^. C'est, en effet, parce que l'âme est un point, ou mieux parce qu'elle est un centre qu'on peut enfin comprendre ses deux propriétés fondamentales qui sont en premier lieu, malgré la multiplicité, sinon de ses parties, du moins de ses actions, d'être « sibi intime praesens », et d'exercer sans cesse cette action sur soi qui la distingue du corps ^ 1. Ibid., I, G2. 2. Ibid., I, 75. 3. Ihid.. IV. 210. Cf. Lettre de Oldenbourg à Leibnitz du 8 dé- cembre 1670. en réponse à une lettre de Leibnitz du 18 sep- tembre. /t. Dadurch die ganzc natura mentis geometrice erklârt werden kann. Ibid., I. p. 61. 5. « Mentem agere in se ipsam, nullam aclionem in se ipsam LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 165 €t qui est la réflexion : « Geben wir dem Gemûlh einen o-rôssere Platz als einen Punkl, lisons-nous dans la lettre à Jean Frédéric i, de 1671, so isl ess schon ein Kôrper, ùndt hat partes extra partes, ist daher sich nicht selbst intime praesens, undt kann also aùch nicht auiï aile seine Stùcke undt Actiones reflectiren. Darin doch die Essentz aleichsamb des Gemûthes bestehet. » Dans le même ordre d'idées, Leibnitz se faisait fort ailleurs de dé- montrer, outre l'incorruptibilité et l'immortalité de l'âme 2, la célèbre proposition de Descartes, à savoir que l'âme pense toujours, et cette autre proposition, plus remarquable encore, en ce qu'elle touche peut-être au plus profond de la nature de l'âme, à savoir qu'elle est inca- pable d'oubli 3 : qu'est-ce, en effet, que l'âme, ou mieux que la conscience, sinon une harmonie présente résultant, comme il l'a dit en propres termes, de la composition des harmonies antérieures, lesquelles à leur tour se résolvent dans une multiplicité et une opposition de conatus indes- tructibles ? L'âme est donc une synthèse dont la suprême loi est de se continuer dans une série sans fin de synthèses qui en sortent, d'où il résulte d'abord qu'elle pense tou- jours, et dont les éléments sont tels qu'aucun d'eux, sans ruiner du même coup le monde du mouvement ou des corps et celui de la pensée ou des esprits, ne peut se perdre dans l'oubli. Mais il fallait encore que l'àmc fût un centre, pour qu'elle fût une telle synthèse ou, selon le mot de Leibnitz, une telle harmonie : d'un conatus unique peut- être peut-on dire, en effet, qu'il est un élément de l'âme ou de la pensée ; mais on ne peut point dire qu'il soit une conscience ; et la raison en est qu'un conatus unique, même esse motum. nullam esse actionem corporis praeler motum, ac proinde mentera non esse corpus. » Ibid., I, 61. 1. Iliid., I, 53. 2. Ibid., I, 53. « Gcsctzl nùn das Gemuth bestehe in einem PuncL so ist es ùnzerlheilich und ùnzerstôrlich. » 3. //(('(/., I. 12 : « Cuiii cniiii sit a me demonstratum locum vcrum mentis nostrae esse punctum quoddam seu centrum, ex eo deduxi con.scquenLias mirabiles de mentis incorruptibilitate, de impossi- bilitate quiescondi a cogitando, de impossibilitate oblivisccndi, de vera atque intima differentia inter motum et cogitationcm. » IGG ÉTUDES d'histoire de la philosophie. s'il pouvait à lui seul fonder un sentiment, reviendrait en tout cas à sentir la même chose dans une durée finie ; or, selon le mot de Hobbes, dont il n'y a guère de doute que Lcibnitz se soit souvenu encore ici : « sentire semper idem et nihil sentire ad idem recidunt ^ » ; et ainsi, comme (lil Lcibnil/., « actione et reactione, seu comparatione ac proinde liarmonia, ad sensum et sine quibus sensus nullus est, voluplalem vel dolorem, opus est. » Penser, en d'autres termes, c'est se souvenir, quand toute compa- raison suppose d'autre part la persistance des termes comparés jusque dans la synthèse où ils s'opposent et jus- que dans l'harmonie où ils se réunissent ; et il ne faut rien de plus pour démontrer enfin qu'elle ne saurait se trou- ver ailleurs qu'au point de réunion de conalus multiples, et qu'elle n'en est le lieu qu'autant que, d'autre part, elle est une synthèse incapable d'oublier et, par suite, inca- pable de cesser de penser. C'était donc satisfaire à toutes les propriétés des âmes, cl notamment à celle qu'elles ont d'être la réunion d'une multiplicité d'actions allant à l'infini tout en restant « sibi intime praescntes » que de leur assigner leur véritable lieu dans des points de l'espace ; car telle est pour Leib- nitz la nature du point que, de même que par la multitude infinie de ses parties, il répond en quelque sorte à la mul- titude infinie des Actions de l'Esprit, de même parce que ses parties sont indistantes et parce qu'il est inétendii. il répond à l'unité formelle de la conscience, « laquelle est comme un monde rassemblé en un point 2 ». Peut-on dire cependant que rame indi\isible convienne d'une manière si parfaite avec l'indivisible géométrique, tel du moins que le définit Leibnitz, qu'elle y trouve non seulement son véritable lieu 3, mais encore son essence ? 1. De Corpore, p. IV, cli. xxv, § 5. V. Gerh., PItil., IV, p. 230. 2. Gerh.. PhiL, I, 61. Also ist Men.s eine Kleine in einem PuncI begriffene \\'elt. 3. I.ocum verum nienlis nostrae esse punctum quoddam seu cen- ti-uni. Ibid., I, 72. — Locabam .Animas in piinctis. A. Des Bosses, II. 372. — Mcnlem consistera in puncto seu centre. Ibid., I. 61. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 167 Pour y être indistantes, on ne peut dire qu'il n'y ail pas de parties dans un point ; et quoique dans la pratique du géomètre, on admette en un sens qu'elles sont inassi- cnables ou « inconsidérabiles », elles le sont, en effet, si peu dans l'absolu que le tout qu'elles constituent se prête à la considération du plus grand et du plus petit, puis- qu'il y a des points plus grands que d'autres points. Or, il n'est pas douteux que, même dans ces limites et sous de telles réserves, l'âme ne soit affranchie de toute condition de grandeur et de quantité. C'est d'une manière absolue, et non pas seulement d'une manière relative, qu'elle n'a point de parties, quand le fait pour elle d'avoir des parties la rendrait incapaWe d'être sibi intime praesens, ainsi qu'elle Test en fait, quelle que soit d'autre part la multi- plicité de ses actions. Et ce n'est pas pour rien que Leib- nitz a dit d'elle que, non seulement elle est, comme tout indivisible, incorporelle et inétendue, mais qu'elle est une substance. Si donc elle conserve avec l'indivisible géomé- trique quelque correspondance et quelque proportion, il faut pourtant reconnaître qu'elle est encore plus que lui vraiment indivisible, et qu'elle ne saurait l'être qu'en étant complètement dépourvue de parties. Est-ce à dire que Leibnitz, qui se trouve engagé dès lors dans la voie qui le conduira plus tard aux monades véritables, songe à voir déjà dans de telles âmes des atomes formels ou des points de substance ? Nous n'avons garde de le soutenir ; mais ce point sans parties qu'on ne peut concevoir géométri- quement que comme une limite de ces indivisibles plus grands les uns que les autres le ramène si près du point mathématique, qu'il semble qu'il en ait réintroduit la no- lion dans sa doctrine en même temps que celle des âmes incorporelles i. Bien qu'elle garde avec lui de très réels rapports, l'âme est donc bien moins l'indivisible relatif de la géométrie qu'elle n'en osf la limite : en sorte que, n'al- 1. Voyez le rapprochement de ces deux termes dans la critique qu'il fait de Mobbes h la page 239 de la Th. m. abslr. Gerh., P/iU., I\'. Tollit mentes incorporeas, tollit indivisibilia vera. 108 ÉTUDES d'histoire DE LA PHILOSOPHIE. lant point par là jusqu'à la faire sortir de l'espace, Leib- nitz ne pouvait l'y réaliser qu'en un point, et en un point mathématique, comme il le dit formellement "dans la lettre à Jean Frédéric de 1671 i, et comme il le rappellera plus tard au P. des Bosses 2. A ce mouvement de sa doctrine qui l'oblige à reporter, sans qu'il s'en soit rendu peut-être un compte exact, le véri- table lieu de l'àme jusqu'au centre mathématique et rigou- reusement indivisible d'un cercle, se rattache à nos yeux une curieuse théorie dont nous trouvons l'indication dans la même lettre au duc Jean Frédéric. Si l'âme est, en effet, le point où se rencontrent une multitude innombrable de conatus dont elle est la synthèse, comme au centre d'un cercle se réunissent par leurs sommets un nombre infini d'angles, c'est un fait cependant qu'elle ne s'en distingue que comme une limite des termes qui s'y rapprochent, et que si l'on peut dire, d'un premier point de vue, qu'elle en est l'expression exacte et rigoureuse, il faut dire en revanche, d'un point de vue opposé, préférable au pre- mier, qu'elle y trouve pour la première fois dans l'espace l'expression qui lui convient. La substance de l'àme ne serait point, en effet, le principe du mouvement, comme Leibnitz l'a reconnu cependant en propres termes, si ce n'était point d'elle que part le rayonnement du mouvement dans l'espace Mais si de ce point de vue elle trouve dans le mouvement et partant dans les corps, qui consis- tent dans le mouvement, une expression d'elle-même qu'on peut dire éloignée, ce ne peut être qu'autant qu'elle ait trouvé d'abord, dans ce qui est dans l'espace l'élémcn! du mouvement, ou dans les conatus qui concourent en elle comme en un point central, une expression prochaine. Du mouvement qui étend le corps dans l'espace, il faut donc distinguer non seulement cet inétendu qui est l'âme ou la substance, mais ces inétendus d'un autre ordre qui, 1. ...Animao in puncto mathematico constitutae... Ibid., I, p. 54. 2. Ante multos annos, cum nondum satis matura esset pliiJoso- phia mea, locabam Animas in punctis. Ibid., II, 372. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 169 groupés autour du centre qu'elle occupe, comme autour d'un point tous les angles d'un cercle infiniment petit, expriment en quantité i, il est vrai, infiniment petite, avant de l'exprimer en extension, toutes les actions de l'âme dont il est vrai de dire qu'elle n'échappe pas moins à toute quantité qu'à toute extension. Il y a donc dans les corps ce qu'on pourrait appeler un véhicule de l'âme, autour de la substance un noyau sub- stantiel, qui en est, selon Leibnilz, l'organe le plus pro- chain (proximum instrumentum), et qui consiste, selon ses propres expressions, en un point physique, comme elle consiste elle-même en un point mathématique 2. Et comme on ne peut concevoir un seul corps qui ne soit l'extension dans l'espace, sous la forme du mouvement, des tendances virtuelles ou mieux des conatus groupés dans ce noyau, Leibnitz était d'avis qu'il n'est pas un seul corps qui en soit dépourvu : « Ncmblich, écriL-il à J. Frédéric 3, ich bin fast der iVIeinùng, dasz ein jeder leib, sowohl der Mens- chen als Thiere, Kriiutter ùnd Mineralien einen Kern seiner Substanz habe, der von dem capite mortuo, so, wie ess die chymici nennen, ex terra damnata et phleg- mate bestehet, ùnlerschieden, » 11 n'est donc comparable qu'au punctum saliens qui, dans le fœtus ou le fruit des animaux, rassemble en soi le noyau du corps tout entier ^ ; il est, en d'autres termes, dans tous les corps, qui sont par suite sans exception organisés à la manière des corps des animaux, un principe de vie et d'organisation ; et, sans qu'on puisse concevoir qu'il augmente ou qu'il dimi- nue s, puisque, étant constitué par des indivisibles, il est lui-même inétendu, il est le point d'où parlent tous les mouvements des corps, quand ils grandissent ou qu'ils 1. Angulum esse quantitatem puncli. Ihid., I, 72. 2. Ibid., I, 54, Kern der Substanz, in puncto pliysico consistens (proximum instrumentum et velut vehiculum Animae in puncto matticmatico constitutae). 3. Ibid., I, 53. /(. Ibid., I, 53. 5. 7^(V/., 1. 53. 170 liruDKS d'histoirr df. la philosopiiii;. s'accroissent dans le cours naturel de leur développement, de même qu'il est le point où le corps tout entier se réduit et se concentre, quand il subit naturellement ou même par accident des pertes de substance i. Et ainsi ni le feu ni l'eau, ni en général aucune force visible 2 ne saurait por- ter atteinte à ce qui, par essence, échappe à toute division et à toute corruption ; en sorte que l'éternité des germes organiques, qui enveloppe la possibilité de la résurrection des corps 3, de même qu'elle en assure, sous leurs change- ments incessants, l'identité dans celte vie^, devenait chez Leibnitz la contre-partie naturelle de l'immortalité des ùmes. En affirmant ainsi entre le corps et l'esprit le degré in- termédiaire du noyau substantiel qui est dans le même rapport eu égard au mouvement, que l'est au point phy- sique ou à l'indivisible de la Theoria motus abslracti le point mathématique, Leibnitz ne faisait qu'accuser la tendance qui le portait dès lors, sans qu'il s'en rendît compte, vers ces unités ou atomes de substance qui, sans être quantité, enveloppent cependant toujours une multitude d'actions internes. Mais ce qu'il voyait nettement, c'est qu'il fallait aller, pour les réaliser quelque part dans le monde, au delà de ce noyau qui en est cependant, dans le monde physique, l'expression la plus prochaine, mais qui, par ses parties réelles, quoique indistantes, tombe déjà trop sous les prises de la quantité pour qu'on puisse le con- fondre avec l'unité de l'âme. Au reste, on ne peut conce- voir l'existence d'une seule âme qui ne soit en quelque sorte tenue de s'y exprimer ; et comme Leibnitz a dit qu'il en est l'instrument ou l'organe le plus prochain, puis comme cet organe est, en outre, le principe d'où ne sau- rait naître un corps sans qu'il l'organise, il eût pu en tirer, pour la première fois, cette double conséquence, qu'il n'y 1. Ibid., 53 et 54. 2. Noch einige sichtbare GewaU. Ibid., p. Si. 3. Ibid., p. 53. De resurrectione corporuni. A. Salva identitate corporis. Ibid., p. 5i. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 171 a point, d'une part, de corps, si petit qu'il soit, qui ne soit organisé et même qui ne le soit à l'infini, et de l'autre qu'il ii"est pas d'àme qui ne possède son organisme propre, ou qui soit, selon le mot de la Monadologie i, « tout à fait séparée ». En éloignant toutefois du corps ou des espèces, où en un certain sens on peut dire cependant qu'elle s'ex- prime toujours, l'âme qui s'en distingue encore plus que le mouvement de sa différentielle, et qui n'occupe enfin qu'un point mathématique, Leibnitz la dégageait dès lors si complètement de tout ce qui touche à l'étendue qu'il pro- nonçait déjà à l'occasion de l'âme, laquelle est, d'autre part, le principe du mouvement, qu'elle est une substance. Entre elle et les espèces, telles que sont les bulles de l'Hypothèse physique, et qui ne sont, après tout, que des mouvements complexes qui leur donnent à la fois et le degré défini de leur cohésion propre et toutes leurs qua- lités, Leibnitz mettait môme une si grande distance qu'il prétendait concevoir la possibilité de la répétition d'une même substance dans des espèces et partant dans des lieux différents et multiples, et résoudre par là toutes les difficultés de la Transsubstantiation, ramenée ainsi par lui, selon ses propres expressions, à une multiprésence réelle ^. Quoi qu'il en soil, d'ailleurs, de ce point particulier, on peut dire qu'en posant le problème du mouvement, il n'avait pu maintenir les lois mathématiques qui le règlent, et notamment le principe de sa conservation, sans re- monter jusqu'à l'esprit et jusqu'à la substance ; en sorte que le trait de cette première forme de sa philosophie est (\c poser déjà le problème du mouvement et celui des rapports du corps et de l'esprit, comme il les posera dans un avenir encore éloigné, quelle que doive être d'ailleurs (dans des temps différents) la différence des solutions. 1. Monadolof/ie, § 72. 2. Gerh. Phil., I. 75-76. 172 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. III Leibnilz n'est point le premier qui ait, à cette époque, songé à rapproclier la doclrine de l'esprit de la doctrine du mouvement. C'est même le trait saillant de la doctrine cartésienne d'avoir, en ramenant les lois du mouvement à n'être en quelque sorte que des pensées de Dieu, préparé entre les mouvements des corps et les pensées des âmes une si parfaite convenance que leur correspondance s'en trouvait assurée pour toute la suite des temps. Cepen- dant s'il y a loin d'une telle doctrine à celle qui, dépassant ce point de vue cartésien d'un pur parallélisme, semble chercher dans le mouvement tantôt la condition immédiate et déterminante du sentiment et de la conscience, tantôt tout au contraire, comme l'expression et comme la suite également immédiates des pensées de l'esprit, on ne peut dire que Leibnitz, qui a fait l'un et l'autre, se soit directe- ment inspiré de Descartes. Et le maître qu'il suit dans cet effort qu'il fait pour expliquer géométriquement, comme il le dit lui-même, la nature de l'âme, est le même que celui auquel nous avons vu qu'il avait emprunté sa doc- trine du mouvement. Ullypothesis pJiysicu nova prouve, en effet, tout entière, dans la partie mathématique comme dans la partie physique, avec quel soin il avait lu le De Corpore de Hobbes ; et il est impossible qu'il n'y ait point remarqué cette théorie profonde de la conscience qui y est développée et dont les traits principaux se retrouvent dans sa propre doctrine. Hobbes est, en effet, le premier, à notre connaissance, qui, tirant enfin parti de cette observation vulgaire, qu'un homme qu'on supposerait « oculis quidem Claris caeterisque videndi organis recte se habentibus com- posilum, nullo autem alio sensu praeditum », et aussi « ad eamdem rem eodem semper colore et specie sine ulla vel miniina \arietate apparentem obversum » ne verrait en réalité pas plus « quam ego videor mihi pcr Tac- T'> LA PREMIÈRE PHILÛSOF'IIIE DE LEICMTZ. 17' lus organa senlire lacerlorum meorum ossa i », en con- cluait d'abord que c'est ne rien sentir que sentir toujours la même chose 2, et par suite qu'on ne sent vraiment que ce qui change et qui, dans le changement, offre un con- traste sans cesse renouvelé. Puis comme le changement même passerait inaperçu si Ton n'était capable sinon de persister à sentir ce qui n'est plus, du moins, selon la remarque expressive de Hobbes, de sentir qu'on l'a senti, et comme d'autre part sentir qu'on a senti n'est autre chose que se souvenir 3, il en résulterait qu'à ses yeux la mé- moire apparaissait comme le fondement et comme l'essence du sentiment ou de la conscience. Quant au changement lui-même, Hobbes, qui voyait dans le corps ou mieux dans ce qu'il appelait les accidents de cette unique substance, dans la grandeur et le mouvement, le fond de toute réa- lité, ne pouvait point manquer de le ramener au mouve- ment, en sorte que la conscience trouvait sa condition ob- jective et première dans le mouvement, et n'en était en quelque sorte qu'un résultat et qu'une suite. Encore n'en était-elle qu'une suite lointaine, car tant s'en faut qu'un mouvement uniforme, lequel n'est à tout prendre qu'un état persistant d'un unique mobile, produise le contraste requis par la conscience, qu'on ne peut concevoir d'oppo- sition réelle qu'au point et au moment où concourent au moins deux mouvements opposés ; à peine est-il besoin, d'ailleurs, de rappeler qu'en ce point et en ce moment ces mouvements ne s'opposent que par leurs conatus, en sorte qu'il ne saurait y avoir de conscience que dans l'opposition d'au moins deux conatus, ou, ce qui revient au même, d'une action et d'une réaction 'i. Bien plus, à moins de soutenir, contre toute vraisemblance, l'existence 1. De Corpore, IV, ch. xxv, § 5. 2. « Adeo sentire semper idem, et non sentire, ad idem reci- dunt. » Ibid. 3. « Nam sentire se sentisse, menimisse est. » Ibid., § 1. 4. Sensio est ab organi sensorii conatii ad extra, qui generatur a conatu ab objecto A-orsus interna, eoque aliquandiu manente par reaetionem factum pliantasma. Ibid., § 2. 174 ÉTUDES d'iIISTOIRL UE I.A PilILOSOl'UIE. d'une conscience dans tous les cires réagissants, c'esl-à- dire, en fin de compte, dans tous les êtres de la nature, même dans ceux qui sont manifestement privés de senti- ment 1, on entrevoit dès lors la nécessité de n'attribuer la conscience qu'aux êtres dont l'action, loin de se laisser ramener à une réaction simple, résulte d'un ensemble de réactions internes ; un animal ne sent, par exemple, qu'à la suite d'une réaction du cœur sur l'action du cerveau 2, d'où il vient précisément que nous projetons au dehors l'objet de nos perceptions ; et pour un mécaniste cela revenait à dire que la conscience, loin de naître d'un cona- tus unique opposé à un autre, requiert l'opposition de conatus multiples, qu"on pourrait dire internes, aux mou- vements extérieurs. Hobbes n'est donc pas loin de dire que la conscience, au lieu de résulter d'une réaction unique, résulte tout au contraire d'une harmonie d'actions, laquelle par le souvenir se rattache à une suite non seule- ment d'actions simples, mais d'harmonies semblables qui l'ont précédée. Ouoique Hobbes ne se soit jamais exprimé sur ce point en termes si explicites, on ne peut guère douter qu'une lecture attentive du De Corpore n'ait inspiré Leibnitz d'abord dans l'effort qu'il fait pour rattacher d'une ma- nière générale la conscience au contraste de conatus mul- tiples et même pour y voir, plutôt qu'une harmonie de conatus simples, une harmonie qui naît d'harmonies anté- rieures, puis dans l'idée profonde qu'il eut d'identifier la conscience et le souvenir ; on ne trouve, en tout cas, sur aucun de ces points, rien de tel chez Descartes. Seulement, tandis que Hobbes, entraîné par la logique d'un strict mécanisme, aboutit rigoureusement à ne faire de la conscience qu'une suite du mouvement, et tandis cju'il s'engage dans la ^■oie qui devait conduire ses succes- seurs à enseigner qu'elle n'est qu'un « reflet » ou qu'un « luxe », des tendances d'esprit tout à fait opposées et 1. § 5. 2. Leviathan. Pars I, ch. i. De sensu, p. 3. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 175 une réflexion plus attentive devaient amener Leibnitz à reporter à l'esprit le fondement substantiel de toute réa- lité et notamment du mouvement, tout en laissant subsis- ter l'étroite corrélation du mouvement et de la conscience. A y regarder de près, on ne saurait, refuser l'élément de la mémoire et partant de la conscience à un conatus quel- conque, non seulement si l'on veut comprendre comment il subsiste dans cette suite d'harmonies qui sont la con- science claire et qui, au gré de Leibnitz, sans que l'oubli en atteigne même un seul élément, résultent les unes des autres, mais même si l'on veut seulement concevoir la possibilité du mouvement ; le mouvement, en effet, ne serait dans l'espace qu'une somme de différences infini- ment nombreuses, mais, à vrai dire, sans lien les unes avec les autres, s'il ne fallait chercher l'origine et le fon- dement de leur répétition dans une tendance qui dure et qui est le principe de leur intégration dans l'espace et dans le temps. Et du géométrique ou, en un mol. du corps à la substance ou à l'esprit, il y a cette différence que l'un est dans l'espace diffusion sans souvenir d'une unité qui dure, tandis que l'autre demeure par le souvenir le support durable de cette diffusion même, et, sans s'étendre elle-même, est vraiment le principe de toute extension. Sans rien abandonner des vues profondes de Hobbes i sur l'étroite relation du mouvement et de l'esprit, Leibnitz dépasse donc d'emblée le point de vue de Hobbes, et à un tel degré qu'il incline dès lors, seinble-t-il, à faire du cona- tus une tendance et une force indestructibles, qui font déjà songer à la monade future. Telle était cependant la séduc- tion exercée à cette époque sur l'esprit de Leibnitz par la géométrie, et telle était la nature privilégiée du conatus, cet infiniment petit qui reste géométrique, bien que son inextension le rapproche extrêmement de la nature de l'Ame, que Leibnitz, bien loin de songer à corriger l'excès 1. Tônnics, p. 560. 176 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. géométrique de ses lois du mouvement, attribue au con- traire à la géométrie le pouvoir d'expliquer la nature de l'àme. Il en fait, à la lettre, un point géométrique, comme si, pour l'esprit, échapper à toute extension, ce n'était point, tant s'en faut, échapper à l'espace ; en sorte que, d'autre part, en dépit des tendances contraires que nous avons signalées, toute la différence comme toutes les rela- tions du sentiment et du mouvement, du monde des esi)rits et du monde des corps, se réduiraient à celles de l'infi- niment petit et des grandeurs finies. L'abus de la géomé- trie dans l'établissement des lois du mouvement conduit donc Leibnitz à un abus du même genre dans l'éclaircisse- ment de la nature de l'âme. Cependant, une remarque importante de Leibnitz eût dû le mettre en garde contre ces conséquences. S'il n'y avait dans le conatus que ce qui y relève de la géométrie, il est certain que la composition des mouvements se réglerait rigoureusement d'après les lois de l'addition et de la sous- traction, d'où il suit que le mouvement et les conatus eux- mêmes seraient peu à peu conduits à l'anéantissement i. Comment dès lors dans leur ensemble le monde des esprits et le monde des corps resteraient-ils d'accord, si la loi de la conscience exige que subsistent dans l'harmonie pré- sente non seulement toute la suite des harmonies passées, mais en celles-ci et jusqu'au dernier tous les conatus, non susceptibles d'oubli, qui les constituent ? A l'anéantisse- ment du mouvement, nous savons que Leibnitz prétendait obvier non seulement par un recours à l'esprit, mais par une correction géométrique, en supposant que dans le plein tout conatus rencontre un nombre, voire un nombre infini de conatus qui assurent le rapport des modifications du corps et de la vie de l'àme. Mais la géométrie ne sau- rait seule sauver un monde géométrique de l'anéantisse- ment final de tous les conatus, qui suit de leurs rencontres et de leur composition. Il fallait donc que l'âme, préser- 1. Gerh., Phil, VII. Cf. Phoranomus. Archiv. I, p. 580. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 177 vatrice de soi, fùl en même temps préservalricc du mou- vement ; et il fallait pour cela qu'elle s'alïranchît elle- même non seulement de l'extension, mais de toute géométrie, pour alïranchir le monde d'un anéantissement qui devrait suivre de lois purement géomélriques. Comme il le remarquera plus lard dans une lettre à des Bosses, réaliser l'esprit dans un point mathématique, c'est accomplir « quamdam, ut sic dicam, [xeTà^aaiv ziç àXXo yévoç 1 » ; cest dériver « sumerc » leur unité « ex praedi- camento quantitatis », alors qu'il faut la dériver « ex praedi- camenlo substantiae », c'est-à-dire « ex vi quadam primiti\a operandi ». Et bien qu'il soit encore assurément éloigné, à l'époque de VHypothesis, de cette vue précise qui lui fera placer résolument l'opération de lame dans la per- ception et son unité « in perceptionum nexu », « sccundum quem sequentes ex praecedentibus derivanlur », on peut dire cependant qu'il incline déjà vers une telle doctrine. C'est, en effet, l'essence de la mémoire non seulement de faire de conatus multiples une harmonie présente, mais de prépa- rer sans cesse « conatum mentis prsesentein ex compositionc harmoniarum praecedentium in unam novam^ », en sorte qu'elle n'est « sensus vel cogitatio » qu'autant qu'elle est d'une part, pour dire d'elle ce qu'il dira plus tard de la percep- tion, « multorum in uno expressio », et qu'elle enveloppe d'autre part « voluntatem quamdam seu conatum agendi ^ ». Si telle est, à ses yeux, dès la lettre à Arnauld, la nature de l'esprit, on pourrait s'étonner qu'il n'ait point du même coup senti l'insuffisance du point mathématique à en être l'expression adéquate et réelle. Au point mathéma- tique ce qui ne saurait appartenir, c'est cette multitude qu'enveloppe toute pensée et c'est encore bien moins cette tendance qui fait de l'âme la source de toute action ; avec l'esprit il n'offre (|u'une analogie, celle d'être comme lui 1. Gerli., PMI., II, l»72. 2. .1 Arnauld, I, 73. 3. « Sensuin catiliniionem, cum voluntate seu conalu aj^i'iidi. » A Arnauld, I, 73. HANNEQUIN, II. 12 17^ ÉTUDES d'histoirl: de la philosophie. ngouicLiscmeiil indivisible ; mais si, à la différence des points physiques, qui sont réels, mais qui ne sont point exacts, on peut dire qu'il est d'une exactitude rigoureuse, il faut avouer, d'aufre pari, qu'il n'est point réel et qu'il n'est c[u'une limite et qu'une modalité. Des points mathé- matiques tout au plus peut-on dire qu'ils sont les « points de veue » des amcs dans l'univers ; mais il n'y a qur celles-ci (jui, indivisibles comme eux, soient d'autre part réelles, comme les points physiques. Disons donc qu'elles sont des points métaphysiques ou des points de sub- stance, dont les autres ne sont que l'apparence dans l'espace ^. Devant ces conséquences, qu'il tirera bien plus tard, mais qui sont contenues dans les propositions de la lettre à Arnauld, ce qui retient Leibnitz, c'est la confiance iné- branlable qu'il a à cette époque dans la géométrie ; aux lois du mouvement qu'il confond, par une erreur grave en mécanique, avec celles de la composition des vitesses, le conatus, tel que le définit Hobbes, est pleinement suffi- sant ; et pourvu qu'on y ajoute l'élément du souvenir, il ne faut rien de plus, à ses yeux, pour assurer la distinc- tion du corps et de l'esprit. Mais qu'un jour vienne où Leibnitz, a\erti, par les découvertes de Huygens, de l'in- sulfisance radicale de la composition géométrique des vitesses ou de la phoronomie à rendre compte du choc et de toutes les particularités de l'échange du mouvement, et qu'éclairé par une science plus exacte il renonce à une foi dans la géométrie qui ne faisait d'ailleurs qu'accuser entre le monde des corps où le mouvement s'annihile, et le monde des esprits, qui tend, tout au contraire, à sa pré- servation, une disproportion croissante, et la doctrine future, dégagée des obstacles que soulevait devant elle une géométrie excessi\e et bornée, sortira spontanément des germes déposés dans la doctrine ancienne. 1. Gcrh.. PhiL, IV. ■183. TROISIÈME PARTIE DIEU A la philosophie, où d'autres ne voyaient qu'une spécu- lation pure, c'est un trait à noter de la pensée de Leibnitz qu'il demandait, en outre, un moyen d'assurer le bonheur des hommes i et une satisfaction à leurs aspirations mo- rales et religieuses 2 : et ces aspirations, entretenues chez lui, comme plus lard chez Kant, par la piété ardente de ceux qui l'avaient élevé 3, étaient chez lui si vives qu'elles entraînent son esprit jusque dans le développement de ses doctrines spéculatives. Plus une doctrine lui paraissait solide et rationnellement l'ondée, plus il lui semblait a priori impossible que, loin de contredire à l'existence de Dieu ou à l'immortalité de l'âme, elle ne nous donnât point au contraire des ressources imprévues et des lu- mières toutes nouvelles ^. Et c'est très sincèrement qu'il est, avec Bacon, convaincu que « philosophiam obiter liba- tam a Deo abducere, pcnitus haustam reducere ad cum- dcms ». Là est, à coup sûr, le secret de la tendance qui, 1. Gerh., P/iiL, I\'. 21'J. 2. Lettre à Arnaiild. Ibkl, I, 71. Cf. IV, p. 106. 3. Voir les souvenirs qu'il a gardés de son père, et le récit, qu'il fait de son éducation par sa mère, devenue veuve de bonne iieure, dans (îiilirnuer I, pp. S ot 9. Cf. sur son père. Vita Leibnitii a se ipso breviler delineata. Guriuuier, il, .52-53. (Appendice.) 4. Hoc vero niilii admoduni indignuni visuni est, aninuuu nos- trurn suà ipsius luce, id est Philosophie, praestringi. Gerh., Phil., IV, p. 105. 5. Co7i[essio naliuac, ibicl, IV, 105. 180 ÉTUDES d'histoire DE LA l'IlILOSOPIIIE. en mellant en éveil sa réflexion critique sur les principes de la science, les amène à ce point où ils ne sont, à ses yeux, en mesure de suffire à l'explication des phénomènes, qu'autant qu'ils trouvent eux-mêmes leur fondement dans l'esprit et en dernière analyse dans cet esprit suprême or- donnateur et gouverneur du monde qui est Dieu. Sans porter nulle atteinte à la rigueur de la science, mais au contraire en conduisant Leibnitz à en élucider et ù en ap- profondir les principes, la préoccupation de l'immortalité de l'.âme et de l'existence de Dieu est donc partout pré- sente dans sa philosophie : et de même qu'elle en est l'un des principes de vie, de même îl s'est trouvé, par un re- tour naturel et par une sorte de compensation, que la doc- trine de l'esprit, comme nous l'avons déjà vu, et la doc- trine de Dieu, comme nous allons le voir, profitèrent chez lui de tous les développements et de tous les progrès qu'il fit peu à peu dans la science de la nature. Même en ce qui regarde cette dernière, et pour qui croit que la philosophie de la nature est sinon le tout, du moins la principale par- tie de la vraie philosophie, c'est donc faire une œuvre importante que d'étudier sur Dieu la pensée de Leibnitz. I. — (1661-1C68). La première preuve en forme de l'existence de Dieu qui s'offre à nous dans ses œuvres de jeunesse, est celle qui se trouve en tête de la Disseriatio de arle combinaloria. Il faut noter, d'ailleurs, qu'elle ne se rattache en rien à ce qui fait l'objet de celte dissertation, et qu'elle y est ainsi, selon les propres termes dont se sert Leibnitz, comme un pur et simple « additamentum i ». Mais le fait même qu'il se décide à l'imprimer en tête de la première œuvre de philo- sophie qu'il publie n'est-il point justement la preuve sufPi- sante qu'une telle démonstration le préoccupe, qu'elle s'est offerte souvent à ses méditations, et qu'il saisit comme op- J.. Synopsis disserlaiionis. >< \dditaraentum : Demonstratio exis- tentiae Dei. » Gerh., Phil, IV, 31. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 181 poiiune la première occasion de la faire connaître ? C'est le temps où le mécanisme, sous la forme la plus simple, sous celle où il propose de rendre compte de toute la na- ture par la grandeur, la figure et le mouvement, a séduit son esprit ; et si ù l'atomisme il donne son adhésion, c'est qu'il est l'expression et comme l'illustration la plus claire et la plus vraisemblable de ce premier principe. Reste à savoir seulement, et c'était pour l'esprit religieux de Leib- nitz une question d'importance, si le mouvement qui, dans le monde, semble suffire à tout, n'y rendrait point l'action de la Divinité par là même inutile et du même coup son existence tout à fait illusoire. La preuve qu'il oppose à cette manière de voir est remarquable à plus d'un titre : en premier lieu par la prépondérance qu'il n'hésite point dès lors à reconnaître au mouvement : n'est substance, selon lui, que ce qui relève du mouvement, soit parce qu'il le produit, soit parce qu'il le subit : « Substantiam autem voco, énonce-t-il dans la définition 2, quicquid movet aut moveturi. » Mais en faut-il conclure, en vertu de l'axiome selon lequel dans la nature tout ce qui est mû l'est par un moteur étranger 2, que le mouvement ne suppose qu'une suite infinie de mouvements antérieurs, et qu'il suffise ainsi à soi comme à tout le reste par son éternité ? Ce serait, selon Leibnitz, entrer en contradiction avec le principe même du mécanisme, énoncé dans l'axiome. Rat- tacher, en effet, le mouvement d'un mobile A au mouve- ment d'un mobile R comme à sa condition, puis celui du mobile B à celui d'un mobile C, et reconnaître ainsi l'exis- tence du mouvement dans chacune et dans toutes les parties de l'univers, sans exception, ce n'est point se dispenser de chercher le moteur du tout qu'elles constituent, et c'est tout au contraire, en vertu de l'axiome, s'obliger à le cher- cher en dehors de ce tout : il est donc une substance, puis- 1. Ihid., IV, 32. Def. 2. 2. « Si qiiid movetur, datur ahud movens. » Aliud au lieu de illud, d'après une conjecture évidente de Selvcr. Ibici., IV, Axiome 5, p. 32. 182 ÉTUDES d'iiistoiri: de la philosophie. qu'il meut ; cl il n'est point un corps, puisque, mouvant le tout, il est indispensable qu'il soit autre que ce qu'il meut. Pour prouver qu'il est Dieu, il fallait cependant quel- que chose de plus. Dieu n'est pas simplement une sub- stance incorporelle, puisqu'il pourrait à ce compte tire un esprit fini ; et il faut ajouter, comme le fait Leibnitz dans la définition 1 des praecognita, qu'il est « substantia incorporea infinitae virtutis i ». Mais remarquant ensuite que le tout de l'univers est un tout infini, « cum cujus- cunque corporis » et a loriiorl de la totalité des corps « infinitae sint partes 2 », et qu'en vertu de la définition 3 « potentia principalis movendi infinitum » est précisément une virtus infinita 3, il en conclut enfin que le moteur du monde est une « substantia incorporea infinitae virtutis », ou qu'il est Dieu. Sans montrer les faiblesses de cette démonstration, il importe seulement de remarquer ici qu'elle repose sur le fait que le mouvement de l'univers ne saurait s'expliquer sans un premier moteur, lequel ne saurait être, d'ailleurs, qu'un esprit. Et, de cette vue, on peut dire que Leibnilz ne se départira plus, bien que nous soyons ici très loin du sens profond qu'il attribuera un jour aux relations du mouvement et de l'esprit. Mais il y a encore un second point à noter. Pour avoir le droit d'identifier à Dieu la substance incorporelle ou l'esprit qui meut le monde, nous venons de voir que Leibnilz se croyait obligé d'établir tout d'abord que le monde est infini. Et non seulement du monde, mais d'un corps quelconque, il le prouve en rappelant qu'il est un continu, qu'il est, par conséquent, divisible à l'infini, ou, ce qui est tout un, qu'il possède un nombre infini de par- ties. Cette proposition est au moins surprenante de la part d'un atomiste, tel qu'est encore Leibnitz en 1666 ; faudrait- 1. Definitio 1. IbU., IV, 32. 2. Axiome 4. IMd., p. 32. 3. Définition 3, p. 32, ibid. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 183 il donc penser que cette démonstration ne puisse se conci- lier avec la doctrine alors dominante dans l'esprit de L.eib- nitz ? Nous ne le croyons pas : l'atome de Leibnitz, par cela seul qu'il possède, comme on l'a déjà \u, une gran- deur finie et une figure finie, admet comme tous les corps une divisibilité qui va à l'infini ; et quoiqu'il soit en fait indivisible et incorruptible, ce n'est pas qu'il ne possède une multiplicité infinie de parties qu'Epicure lui-même admettait très bien i. L'essentiel, pour qu'il soit l'élément primordial des choses, est qu'il soit indissoluble, ou, ce qui est tout un, que dans son intérieur ses parties échap- pent pendant l'éternité à tout dérangement et à tout dépla- cement. Il se peut donc fort bien que, jusque dans l'atome, Leibnitz, comme Epicure, Lucrèce et Gassendi, ait \u un continu 2, partant un infini ; et sa démonstration n'en au- rait à ses yeux qu'une force plus grande, puisque ce qu'il dit d'un corps ^, à savoir que s'il était mis en mouvement par une substance incorporelle, ce ne pourrait être, puis- qu'il est continu, que par une substance d'une vertu infinie ou par Dieu, il peut le dire d'un atome ; en sorte que, pour donner la première impulsion, non seulement à l'univers dans sa totalité, mais à un seul atome, il ne fau- drait rien de moins qu'une virtus infînita, ou que l'inter- vention de la puissance divine. Cependant les progrès croissants de l'athéisme, liés sans nul doute pour une grande part à ceux d'une doctrine qui permettait de croire « phaenomcna naturalia, seu ea niiac in corporibus apparent, salvari et explicari posse, Deo non supposito, nec ad ratiocinandum assumpio », et pcnt-OIre l'émotion qui lui vint d'une lecture approfondie de Hobbes, ramenant la foi en Dieu « vel pracceptis civilibus, vel histo- riarum relationi », foi d'autant plus précaire qu'un livre de Spinoza venait de jeter un doute sur les sources de l'his- 1. Lucrèce. De nainra rcvum I. vers 599-634. 2. Il sait bien qu'il y a des parties dans ratome : « Partes Ato- morum ». Cerh., Phil., IV, p. 108. 3. Prop. 1 à 12 inclusivcnienl dans VEclhesis. Ib'ul, p. 32. 18i LILDES d'iUSTOIHK Ull LA l'JllIU.soi'llU:. loire et sur la \ érité de l'Ecriture *, décidèrent Leibnitz, deux ans plus tard, à faire l'épreuve suprême des doc- trines nouvelles, tant il lui paraissait invraisemblable, in- digne, comme il dit, « animum noslruni sua ipsius hicc, id est Philosopliia, praeslringi » ! Tandis qu'à la critique, ce qu'il avait soumis jadis, en tête de la Disseilalio de aiie combinaloriu, c'était dans son ensemble le mouvement de l'univers, ce qu'il lui semble urgent d'aborder à présent, c'est, selon ses propres termes, l'analyse des corps, « tentaturus an eorum quae in corporibus sensu apparent ratiouem reddere possibile sil, sine suppositione causae incorporalis^ ». Ce qu'il faut se demander, c'est, même lorsqu'on accorde aux philo- sophes modernes (hodiernis philosophis, Democriti et Epicuri ressuscitatoribus), ainsi que le fait Leibnitz sans au- cune réticence, « in reddendis corporalium Phaenomeno- rum rationibus neque ad Deum neque aliam quamcumque rem, formamque aut qualitatem incorporalem sine neces- silate confugiendum esse,... sed omnia quoad (ejus fieri possit ex natura corporis, primisque ejus qualitatibus magnitudine. figura et motu deducenda esse », si de ces trois qualités fondamentales et premières on peut rendre raison par la nature du corps. Que si on ne le peut point, on aura démontré, contre les naturalistes, « corpora sibi non sutRcere, nec sine principio incorporeo subsistera posse 3 ». Or quant à la figure et quant à la grandeur, nous avons déjà vu plus haut comment du terme de l'espace, qui ap- partient à la définition du corps, Leibnitz accorde qu'elles viennent naturellement : mais ce qui fait qu'un corps « tan- « tum potius et taie spatium impleat, quam aliud, et ita « cur exempli causa sit potius Iripedale quam bipedale, « et cur quadratum potius quam rotundum », cette déter- mination ne peut venir que de Dieu. 1. Confessio naturae. Ibid., IV, 105. 2. IMd., p. 106. 3. Ibid. LA PREMILRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 185 Du mouvement, Leibnitz tire des conclusions analo- gues : « Re accuratius perpensa apparebit ex nalura qui- dcni corporis oriii mobilitatem, sed non ipsum molum... » A la preuve de l'existence de Dieu qu'il avait déjà tirée en 166(3, quoique d"une manière moins rigoureuse, de l'existence du mouvement, Leibnitz ajoute donc une preuve nouvelle fondée sur la détermination, qu'on ne peut tirer de l'espace, de la figure et de la grandeur des corps ; mais ce qu'il faut surtout remarquer, parce qu'elle contient de l'atome une critique décisive, c'est la preuve qu'il tire de la nécessité de reporter à Dieu la cohésion des corps et en. dernière analyse des atomes eux-mêmes, comme une qua- lité qu'on ne peut décidément dériver ni de l'espace ni d'une matière première, et d'où bientôt il dira que relève dans les corps tout ce qu'ils ont de réel. Notons enfin, avant de quitter la Conjessio naturae, l'uti- lité de ces preu\es, qu'il indique d'un trait, et notamment de la solidarité des mouvements de l'univers, pour établir l'unité, la sagesse et la puissance de Dieu i. Mais ce qui mérite d'être avant tout remarqué, c'est le secours réciproque que se prêtent chez lui le souci de développer la philosophie de la nature, et le souci non moins grand de fortifier par là plutôt que d'affaiblir les motifs de croire à l'existence de Dieu. C'est en fait ce der- nier qui, tandis (lue la foi lui semblait chez, tant d'autres compromise par les principes, d'ailleurs nécessaires à la science, de la philosophie dite corpusculaire, l'amène pour la première fois à la critique approfondie non seule- ment du mouvement, de la grandeur et de la figure, mais encore de la cohésion ou de la solidité, lesquels jusqu'alors lui avaient apparu comme autant de qualités premières ou de propriétés inhérentes à l'atome. Or, qu'il n'en soit rien cl que de la seule nature du corps on ne puisse dé- duire ni ce qui donne aux corps leurs délonninalions. ni aux éléments mêmes ce sans quoi ils cesseraient d'être 1. Ibid., p. 108. 186 ÉTUDES d'histoire de I.A IMlILOSOPIllE. des éléments, et qu'eiiliii, ù colé d'une matière première, laquelle de plus en plus va tendre à se confondre avec l'espace indéfini, notre esprit soit tenu de chercher et de poser un principe diiïércnt de détermination, tels sont les résultats auxquels allait conduire une critique atten- tive. On peut donc dire que de l'effort tenté dans la ( Vt/i- lessio nalurae allait suivre non seulement l'abandon déci- sif, et pour la première fois, de l'atomisme dans le sens où le prenait Gassendi, mais encore la préparation de la doctrine contenue dans la célèbre lettre à Thomasius et qui marque un moment important dans le développement de la pensée de Leibnitz. II. — (i00S-i0G9). Les éléments de la preuve dont Leibnitz se servira, dans ses lettres à Thomasius, de 1668 (septembre) et de 1669 (20/30 avril), pour établir l'existence de Dieu, étaient donc déjà comme contenus en puissance dans la Disserlntio de arle. combinatoria, et explicitement dans la Confessio nalu- rae. Elle y revient, en effet, à prouver que le mouvement (en lequel il voit enfin le principe prochain et universel de la dé- termination des corps), dès lors qu'il ne saurait dériver de la matière, dérive, puisqu'on ne peut concevoir en dehors de la matière d'autre être que l'esprit, de l'intelligence et même d'une intelligence suprême, c'est-à-dire Dieu. « Cum enmi corpus nihil aliud sit quam materia et figura, et vero nec ex materia nec figura intelligi possit causa motus, necesse est causam motus esse extra corpus. Cumque extra corpus nihil sit cogitabile praeter ens cogitans seu nientem, erit mens causa motus. Mens autem universi rec- trix est Deus i. » L'argument n'était donc que la consécra- tion de celui dont il s'était scr\i dans la Conlessio, avec cette restriction qu'il n'était plus utile de l'appliquer ni à 1. A Thom. Lettre III, Gerh., Phil, I, 10. Cf. à TJwmasius VI. Ibid., I, p. 22. Motus omnis principium Mens, et p. 26. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 187 la grandeur, ni à la ligure, ni même à la cohésion des corps, dès lors que le mouvement devenait le principe de toute figure, de toute grandeur et de toute cohésion, et, par suite, de tout ce qu'il y a de réel et de déterminé dans le monde des corps. Par un retour imprévu, destiné, s'écrie Leibnitz, non sans un certain enthousiasme, à fermer la bouche aux athées *, le mécanisme offre donc sur tous les autres sys- tèmes, et notamment sur celui des formes substantielles, l'avantage d'assurer et même d'assurer seul l'existence de Dieu. Supposer, en effet, dans la nature autant de causes prochaines et immanentes du mouvement qu'il «xiste de mouvements, c'est se fermer à soi-même « demonstrandi Dei viam aptissimam ^ « ; c'est ren- verser l'échelle par laquelle Aristole « ad primum moto- rem enixus est 3 ». Bien plus le mécanisme, par cela même qu'il impose à la nature un déterminisme rigoureux, néces- saire à la science, revendique pour Dieu, qui est l'esprîl suprême, et pour tous les esprits, une spontanéité et une liberté en dehors desquelles il n'y a point de Dieu, et, en le ramenant à Dieu, fait du mouvement lui-même une sorte de suite de la liberté. Si tout dans la nature, en effet, est mouvement, il n'est pas plus possible d'y concevoir un phénomène qu'un mouvement échappant aux lois du mou- vement. En revanche, c'est si bien la même chose à nos yeux d'être soumis à la nécessité ou de l'être aux lois du mouvement, qui sont géométriques, q.ue d'un être, semble-t-il, on aurait démontré qu'il échappe à celle-là dès qu'on aurait prouvé qu'il échappe à celles-ci. Or, n'est-il point trop clair que si le mouvement requiert une cause motrice qui ne peut être qu'un esprit, il faut dire ii la fois et que sur les seuls esprits, parce que seuls aussi ils diffèrent du mouvement, tombent la liberté * et la spon- 1. Ibid., I, 26. 2. Ibid., I, p. 11. 3. Ibid. i. Gerh., Phil, I, 23. Lettre VI à Tliomasius. 188 ÉTUDES D'iiisromn de la I'Iiilosopuie. lanéilé (hinc in solas mentes cadil libertas et sponlaneum), cl que le déterminisme a sa source première dans la li- berté aussi nécessairement que le mouvement dans l'es- prit. Même si l'on peut dire que l'existence des corps n'est que la persistance de leur figure dans l'espace, n'est-ce point dire qu'ils y sont perpétuellement renouvelés ou mieux perpétuellement créés d'abord dans le mouve- ment i, puis par la cause première du mouvement ou par Dieu ? Plus le monde apparaît donc à noire scienc- humaine comme un strict mécanisme, plus il est vrai de dire, comme le répète Leibnitz, qu'il est l'horloge de Dieu 2; et moins il a besoin, pour la conservation des choses, du concours extri.ordinaire de Dieu, d'autant plus requiert-il son concours ordinaire 3, Jamais, avons-nous dit plus haut, la pensée de Leibnitz ne fut peut-être plus voisine de celle de Descartes que dans cette période où, ne laissant presque plus à la ma- tière première d'autre réalité que celle de l'espace, il rap- porte au mouvement, comme au principe de toute détermi- nation, la genèse des figures et l'existence des corps. Mais dans quelles limites il en suit la doctrine, et quelle indé- pendance il garde à son égard, même s'il fallait avouer qu'il lui fait des emprunts, la manière dont il prouve l'existence de Dieu suffirait à le montrer : en vain, dans toute la suite des lettres à Thomasius, chercherait-on une trace de la preuve ontologique, à. laquelle se ramènent toutes les preuves cartésiennes ; et c'est par la critique du mécanisme même, ce que n'a jamais fait ni même tenté Descartes, que Leibnitz s'efforce de remonter jusqu'à Dieu. En cela il ne relève, à vrai dire, que de lui-même ; et ce premier essai nous le montre déjà maintenant avec rigueur les lois du mécanisme, bien que le mouvement lui-même et les corps qu'il détermine ne puissent, selon lui, trouver de fondement solide que dans la spontanéité 1. Ibkl, I, 26. 2. Ibid., I. pp. 35, 33. 3. IbicL, I, 33, 10/29 décembre 1670. ! LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 189 OU, comme il dira plus tard, dans le monde des esprits et dans le Règne de la Grâce. Dans l'effort ingénieux qu'il tentait pour réduire à la figure les formes substantielles, puis la figure elle-même au mouvement qui postule un premier moteur, Thomasius i lui reprochait, non sans quelque raison, de se tenir moins près d'Aristote que d'Epicure, et la vérité est que, ({uoiqu'il ait, en fait, conci- lié le mécanisme de l'un et la finalité de l'autre, il est en somme infidèle et à l'un et à l'autre, à l'un quand il refuse d'admettre l'éternité de l'atome et du mouvement, à l'autre quand il affranchit le mouvement de l'étroite finalité des formes substantielles. Ni d'Aristote, ni d'Epicure ou de son maître Démocrite, ni même de Descartes, on ne sau- rait donc faire de Leibnitz le disciple, au sens étroit du mot, dans cette doctrine où il rapporte à Dieu, comme à leur cause première et comme à leur principe, les mouve- ments de l'univers, et où se fait jour déjà l'unité supé- rieure du Règne de la Nature et du Règne de la Grâce. III Lorsqu'il faisait du mouvement, dans ses lettres à Tho- masius, en ne laissant à peu près à la matière première d'autre existence concevable que celle de l'espace, le fac- teur essentiel de l'existence des corps et de toutes leurs déterminations, au point qu'un peu plus tard il pou\ait écrire à Arnauld * non seulement que dans la nature tout est en mouvement, mais, en termes décisifs, que tout y est mouvement, Leibnitz faisait faire à sa philosophie un pro- grès remarquable, d'une part en consacrant l'unité de l'objet qui devait désormais s'offrir aux réductions de l'analyse et de la science, de l'autre en rapprochant de Dieu la nature dans la môme mesure (jn'il rapprochait le 1. Réponse de Thomasius à la première lellre conciliatrice. 2. Essentiam corporis potius consislere in motu. Gcrh., l'hil., 1, 72. Cf. à Tliom. Ihid., I, 20, 20/30 avi'i! 1G09. 190 ÉTUDiis d'histoire de la philosophie. mouvement de sa cause incorporelle ou de l'esprit. Un môme progrès interne de la pliilosophie de Leibnitz, loin de sacrifier l'une à l'autre science et théologie, tournait donc au contraire et tournait à la fois au profit de l'une et de l'autre. Et pourtant le mouvement, dans cette conception, de- meurait encore trop éloigné de l'esprit. Si l'on ne fait, en effet, de l'esprit qu'un moteur, la nature du mouvement est telle qu'il n'en réclame qu'une fois, à l'origine des temps, l'action productrice el l'intervention effective. Leib- nitz a dit sans doute que réduire au mouvement actuel et au mouvement local l'existence des corps, c'est s'astreindre à penser qu'ils sont créés, non pas une fois pour toutes, mais continuellement dans la suite des temps ; mais la continuité de cette création, on ne peut cependant la rap- l^urter à Dieu qu'autant qu'on y rapporte celle du mouve- ment ; or, ne remonter à Dieu que pour trouver en Dieu la cause efficiente du mouvement, ou, ce qui revient au même, ne réclamer de lui qu'une première impulsion, comme celle qui viendrait d'un moteur mécanique, c'est détacher de Dieu le mouvement, qui, dans le temps, se suffît à lui-même, pourvu qu'une fois seulement il ait été produit, et c'est par suite en détacher la nature, bien plu- tôt conservée par le mouvement lui-même que par l'action de Dieu. Ce qu'on exclut ainsi de l'ouvrage de Dieu, ce n'est plus seulement, à vrai dire, son concours extraordi- naire, mais c'est aussi son concours ordinaire ; et cela pour a\oir fait du mouvement et do l'esprit deux choses si complètement distinctes, voire même si complètement étrangères l'une à l'autre, qu'on ne comprend même plus comment Dieu serait la cause efficiente du mouvement. Du dcliors il ne pourrait, en effet, donner une impulsion à la matière mobile qu'à la manière des moteurs mécaniques ordinaires ; et cette conception, d'ailleurs, serait absurde, s'il est incorporel et s'il est un esprit. ('c n'est donc point du dehors et une fois pour toutes qu'un peut comprendre que Dieu fasse naître le mouve- LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 191 ment ; il reste que ce soit du dedans qu'il le produise tout à la fois et qu'il le conserve, quand aussi bien la na- ture du mouvement est telle que c'est tout un pour lui que d'être simplement, ou que d'être conservé. Ce qu'il fallait montrer, c'est donc que le mouvement postule dans l'es- prit encore plus qu'une cause efficiente et motrice, à sa- voir un fondement persistant et immanent ; et tandis qu'un esprit unique eût suffi après tout à l'unique impulsion que réclamait le monde d'un moteur transcendant, place allait être faite dans la doctrine nouvelle et à un Dieu unique qui demeure pour Leibnitz non seulement VuUima ratio *, mais l'harmonie des choses, et à autant d'esprits peut- être qu'il y a dans l'espace infini de mouvements distincts, ou du moins d'éléments et de commencements de mouve- ment. Pourvu qu'elle épargnât, même en les rapprochant, la distinction foncière du mouvement et de l'esprit, la doc- trine nouvelle préservait donc, en outre, la multiplicité des âmes indi\iduelles, que la doctrine ancienne n'obli- geait nullement à distinguer de Dieu. On sait déjà comment, en approfondissant la nature du mouvement. Leibnitz fut conduit à trouver dans ses lois et même dans son essence l'action toujours présente de l'esprit qui le soutient, et en dernier ressort de Dieu qui apparaît comme le monarque commun des corps et des esi)rifs. La science du mou\ement donnait ainsi sur l'es- prit el sur Dieu des démonstrations jusqu'alors inconnues, et, ne fût-ce qu'à ce titre, exigerait qu'on apportât la der- nière rigueur dans la délerminalion des lois du mou\e- ment ^. Or, le trait le plus frappant de ces lois rigoureuses est qu'entre les mouvements qu'elles feraient pré\oir on les mouvements abstraits, et les mouvements sensibles ou con- crets de la nature, elles accusent dès l'abord de telles divergences t[u'elles font comme toucher du doigt Ta né- ccssilé, pour nous dans Tordre de la conn lissancc, pour 1. (iorh.. PhU., I, 61-73. 2. Ihid., ]\". 238. 192 ÉTUDES d'histoire de ea philosophie. Dieu dans roidic de rcxislcncc, ^Vew diriger sans cesse et comme d"en tempérer l'application. Tout est géomé- Irique dans la nature sensible, mais d'une géomélrie qui détruirait d'elle-même le mouvement dans le monde, si elle en réglait seule les distributions et ledislributions suc- cessives ; en sorte qu'où il y a nécessité pour nous d'ajou- ter l'hypothèse à la géométrie, à savoir l'hypothèse d'une diiïérentiation et d"un arrangement prinnlifs des choses, aux lois géométriques qui y trouvent d'ailleurs une appli- cation telle qu'elles se donnent à elles-mêmes les correc- tions convenables, il y a nécessité pour un Dieu géomètre d'introduire dans le monde une telle économie qu'il suffise du seul jeu des lois du mouvement pour préserver le mou- vement de l'extinction graduelle où il tendrait sûrement sans cette économie. Nulle hypoliièse, d'ailleurs, par cola seul que, se soumettant la géomélrie, en revanche elle n'y est point soumise, ne peut être certaine d'une absolue cer- titude ; mais la nécessité d'en faire une, si l'on veut re- trouver l'accord des lois concrètes et abstraites du mouve- ment, et plus encore peut-être la condition qu'elle soit à la fois une et simple et qu'elle rende compte pourtant de tous les phénomènes, si nombreux et si compliqués, met en pleine lumière l'économie du monde et porte témoi- gnage de l'existence de Dieu. Leibnitz dira plus tard que la puissance divine exige la plénitude du temps et de l'es- pace : il dirait volontiers, à Flieuro où nous sommes, que la nécessité de remplir le monde d'un éther qui assure, par l'universelle élasticité des corps, la perpétuité du mouvement et l'intégrité du monde, exige en sens con- traire l'intervention de Dieu i : de même il en affirmera la puissance infinie en face de ces espèces enveloppant d'au- tres espèces, de ces mondes enveloppant d'autres mondes à l'infini 2, dont la nécessité suit de la même hypothèse, en même temps qu'elle reçoit de l'expérience une écla- tante confirmation. 1. Hiipoihesl>i, .§ 21. 2. Ibid., § 43. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 193 De ce premier point de vue on peut donc déjà dire que le mouvement sans l'esprit ne serait point éternel ; de sa perpétuité Dieu est le seul garant par celte économie qu'il introduit dans le monde et par cette correction que, géo- mètre suprême, il prépare sans cesse à la géométrie par les seules ressources des lois géométriques. S'il faut, en d'autres termes, à toute déduction géométrique et notam- ment à celle des mouvements dans le monde, un point de départ bien défini dans une combinaison initiale de mo- biles et de mouvements commençants, de toutes les combi- naisons possibles, quelques-unes seulement, ou même peut-être une seule, étaient aptes à garantir, en vertu des seules lois géométriques, et, en un sens, contre elles, la perpétuité ou la conservation du mouvement. Par cette soumission des lois du mouvement à une loi supérieure d'ordre et d'économie. Dieu, en tant que recteur du mou- vement dans le monde, apparaît donc aussi comme en étant déjà le fondement et le soutien. Mais il faut aller plus loin et montrer que, pour Leib- nitz, il devait en être, en outre, le fondement immanent et la source immédiate, en vertu de la liaison intime qu'il démontre entre l'esprit et le mouvement. Si le mouvement existe, c'est par un conatus, et par un conatus auquel, même isolé, il faut qu'on attribue un élément de mémoire ou un élément de conscience, d'abord pour qu'on com- prenne que dans ces harmonies ou états de conscience qui, au dire de Leibnitz, suivent les unes des autres, il puisse persister (de impossibilitate obliviscendi), ensuite pour qu'il y ait, dans le mouvement lui-même, quelque chose qui l'intègre à travers la durée. Sans la tendance qu'il faut prêter au conatus, bref sans la mémoire, en dehors de laquelle il n'y a point de tendance, parce qu'il n'y aurait point d'abord de persistance, il n'y aurait point de mouvement qui n'est qu'autant qu'il dure, et pour le- quel durer est la même chose qu'être. Un mouvement qui ne dure pas, au moins pendant un temps aussi petit qu'on voudra, n'est point un mouvement. HANNEQUIN, II. 13 194 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. Or il ne i'aul rien de plus, à noire avis, si l'on approfon- dit la pensée de Leibnilz, pour établir la priorité non seu- lement sur le mouvement du conatus, mais sur les conatus eux-mêmes celle de ces harmonies qui sont autant de cons- ciences, et qui les conditionnent en un sens bien plutôt qu'elles n'en sont conditionnées, enfin sur ces harmonies ou esprits secondaires celle d'une harmonie ou d'un esprit suprême qui, sans confondre en soi le monde cl les esprits distincts, demeure le fondement de l'unité du monde, et mérite le nom cVharmonie universelle que Leibnilz lui donne. A ne donner, en effet, au conatus que ce qu'il exige en tant qu'élément du mouvement, à savoir une grandeur, quoique infiniment petite, dans le temps et dans l'espace, on se mettrait hors d'état de laisser subsister, ne fûl-ce que pendant une durée très courte, l'accprd dans l'univers des esprits et du mouvement, accord pourtant requis par la pensée de Leibnilz. Car si, dans la conscience, la loi des conatus est telle que, dans les harmonies successives où ils entrent, on ne peut concevoir qu'il s'en perde jamais rien, c'est leur loi au contraire, dans les cumposilions où continuellement ils entrent dans l'espace, et où ils consti- tuent des sommes algébriques, de se soustraire les uns des autres, en tout ou en partie, toutes les fois qu'ils s'oppo- sent, et de tendre par là graduellement vers zéro. Si le mouvement se conserve néanmoins dans le monde, c'est donc qu'il y reparaît ou qu'il y est retenu, soit par les perpétuelles rencontres dans le plein par lo'U corps en mouvement de mouvements préparant sans cesse de nou- veaux chocs, soit par l'exigence même de ces lois de l'es- prit qui sauvent le conatus de l'annihilation géométrique par la nécessité de sa conservation psychique. Dans te premier cas, c'est, comme nous l'avons vu, déjà subor- donner le mouvement à l'esprit en le subordonnant à cette « économie » qui est l'œuvre de l'esprit : subordination d'ail- leurs insuffisante, alors qu'il est trop clair que plus elles se répètent, plus, môme dans le plein, les rencontres font LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBXIÏZ. 105 tendre le mouvement vers zéro. Dans le second, en re- vanche, c'est d'emblée reconnaître la primauté de l'esprit et de sa loi suprême de conservation, sur la loi du mouve- ment qui le conduit tout droit à rannihilalion. De l'état de conscience qui est une harmonie et qui l'est en vertu de ce que rien ne s'y oublie ni, partant, ne s'y perd, naît donc pour le mouAcment et pour le conatus la garantie requise par la nature concrète contre leur destruc- tion : tant s'en faut qu'on ait le droit, comme le faisait Hobbes, d'en faire une résultante et comme une suréroga- tion d'un concours des mou\emenls ou de leurs différeji- tielles ! Bien plus, il faut aller jusqu'à donner le pas à l'harmonie mentale non seulement sur ceux-ci et sur leurs conatus au sens géométrique, mais sur les conatus au sens où ils sont pris comme autant d'éléments de mémoire ou de conscience. C'est un fait, en effet, que, pour LeibniU comme pour Hobbes, il n'y a de sensation que dans l'op- position : point de conscience, disait l'un, que par la com- paraison 1 ; point de conscience, disait l'autre, et point de volonté, que dans une harmonie qui résulte toujours d'har- monies précédentes 2. Est-ce donc dépasser la portée de la pensée que révèlent ces passages que de donner à l'es- prit, synthèse et intégrale, le pas sur l'élément, qu'il n'in- tègre qu'après qu'il l'a déterminé, ou qu'autant, pour mieux dire, qu'il le détermine ? Aussi bien l'analyse ren- contre-t-elle jamais un corps qui n'enveloppe des corps à l'infini, ou une sensation qui n'en enveloppe d'autres à l'infini aussi ? L'élément de conscience n'est lui-même cons- cient qu'autant qu'il soit déjà comparaison, selon Hobbes, harmonie, selon Leibnitz ; et c'est dire qu'il résulte bien plus de l'harmonie, que celle-ci d'éléments qui ne peu- vent être assignés. S'il y a donc une marche, qui plaît à la science, par laquelle nous croyons qu'on passe des conatus purement géométriques aux harmonies partielles qu'ils constituent 1. De Corpore, pars IV, ch. xxv, § 5, p. 195. -'. Gerti., Phil, I, 73. 190 iLruDLS d'ihstoirc di: i.a riiiLosoniiE. dans le monde, il en est une aussi, qui seule soutient l'autre et seule la justifie, cl qui nous fait descendre, dans l'ordre du réel, des harmonies premières aux harmonies secondes, et de celles-ci en fin de compte aux éléments der- niers qui étendent le mouvement dans le temps et dans l'espace et ainsi le préservent de toute destruction. La synthèse réussit où l'analyse échoue ; et tandis que l'infini des éléments multiples nous échappe toutes les fois que nous le posons a\ant l'unité qui l'intègre, rien en re- vanche n'est plus clair ni moins contradictoire quand il suit du progrès des déterminations d'une unité suprême. De cette dialectique dont il ne parcourt point encore tous les degrés, Leibnitz en parcourait pourtant les princi- paux, quand en termes exprès il écrivait à Arnauld que le fondement du mouvement est dans une substance incor- porelle, et quand, faisant de Dieu une harmonie univer- selle, il ne pouvait penser qu'elle est une résultante d'har- monies secondaires, comme l'esprit le serait, s'il en fallait croire Hobbes, de conatus multiples. Des harmonies se- condes ou des consciences individuelles, il faut donc croire, ainsi qu'il l'écrivait d'ailleurs à Thomasius, qu'elles tiennent leurs pensées de cet esprit premier; et comme elles sont enfin le fondement du mouvement, c'est donc que le mouvement, où ces esprits secondaires trou- vent dans l'espace et le temps l'expression exacte de leurs actions internes, se rattache à Dieu comme à son premier fondement et comme à l'ultima ratio de toutes choses. IV C'est donc déjà un point acquis de la pensée de Leib- nil/. que les lois du mouvement, au moins du nlou^■emenl concret, ne seraient point ce qu'elles sont s'il était vrai qu'elles fussent exclusivement géométriques, ou qu'elles ne postulassent point d'autres principes que les principes de la géométrie. Et sur cette remarque, capitale dans son LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEXBMTZ. 19/ œuvre de 1G70, nous croyons qu'il appuie deux preuves de l'existence de Dieu, niais deux preuves autant en pro- grès l'une sur l'autre qu'elles le sont toutes les deux, lors- qu'on les réunit, sur la preuve qu'exposait la lettre à Tho- masius. La première, qui garde une forme exotérique, consiste en ce que l'accord réel, dans le monde physique, des lois au fond si différentes du mouvement concret et du mouvement abstrait, nous révèle dans le monde un ordre systématique et une économie qui requièrent l'action d'un principe ordonnateur et souverainement sage, ou, pour tout dire, d'un Dieu Remarquons cependant qu'un tel Dieu resterait encore assez loin de son œuvre pour qu'on pût dire de lui tout au plus qu'il y met, du dehors, une économie ou une harmonie, mais non pas qu'il en est lui-même l'harmonie i, ainsi que le dit Leibnilz en propres termes. Transcendant et séparé du mouvement, comme le premier moteur des preuves antérieures, on ne peut guère comprendre de quelle manière il agirait sur les mo- biles ou sur le mouvement pour réduire les premiers en un système, ou pour conserver l'autre. Au surplus, il n'est pas jusqu'à celte conservation même qui ne reste dou- teuse, quand, même dans le plein, la loi des conatus est de se composer sans cesse et, par la répétition incessante de leur composition, de tendre, quoi qu'on fasse, peu à peu vers zéro. Il fallait donc aller plus loin : et dès qu'on s'engageait dans la \oiq où l'esprit apparaît comme le centre où se ramènent et où, à la faveur d'une harmonie qui repose sur le souvenir et sur la conscience, se conser- vent tous les conatus, l'économie du monde et le système entier des mouvements de l'univers allaient enfin requérir une harmonie suprême et universelle, dont les autres har- monies ne sont que les déterminations et en quelque sorte les degrés, et dont l'économie de l'univers physique n'est que l'extension ou que l'expansion dans l'espace et dans le temps. L'économie du monde reste donc encore comme 1. Gerh., Phil, I, 61. 198 ÉTUDES d'histoire de r.A PHILOSOPHIE. le lémoignage et comme la manifeslalion de l'existence de Dieu ; mais sans se perdre en elle ou se confondre avec elle, Dieu en est plus que la cause, il en est le fondement : il est, dans toute la force du terme, l'harmonie universelle ; ci, monarque coninuin i à des corps, dont le mouvement se continue par lui, et des esprits qui se déterminent en lui Osée 2, il règne sur les uns, éternel géomètre, par les lois 0 q[ qui ne pensent qu'autant qu'ils participent de sa peu- tempérées de la géométrie, et il règne sur les auli'es, éter- nel législateur, par des lois, en quelque sorte « civiles », de sagesse, de bonté et de spontanéité (ou de liberté) dont les effets se manifestent, à travers les esprits, qui en sont le soutien, jusque dans l'autre règne des corps et du mou- \ cmcnt. A ce système, que manque-t-il pour qu'on ait le droit d'y voir le germe déjà vivant, mais encore enveloppé, ou comme l'ébauche informe du svstème futur, de l'harmonie préétablie et de la monadologie ? Répondons : une étude plus'approfondie des rapports de Dieu et des ûmes indivi- duelles, qui préserve la toute-puissance et l'omniscience du premier, rindi\ idualité et la personnalité des secondes ; une docTrine plus complète de la nature de l'âme, où il faut remarquer cependant qu'il voit déjà pensée et volonté, harmonie d'un multiple et tendance à agir ; enfin, pour effacer les dernières discordances des corps et des esprits, une notion plus correcte des lois du momement, et pour en rendre irréductible la réelle distinction, une reconnais- sance décisive de l'idéalité de l'espace, qu'il entrevoit déjà, quoique confusément. Mais si dans ces difficultés par- tielles, que Descartes eût appelées les conditions du pro- blème, nous n'avons garde de soutenir que, dès VHypo- thesis, Leibnilz l'ait traité d'une façon complète, du jnoins croyons-nous fermement qu'il l'avait posé, et même qu'il en entrevoyait et en anticipait dès lors la solution. 1. A Ilobbcs. Gerh., Phil, I, 83. 2. Pacidius Philalelhi. Archiv.. I, 2]/i et Gerh. Pliil.. 1. 33. CONCLUSION Loïsque, au commencement de l'année 1672, Leibnitz se disposait à partir pour Paris, chargé, on le sait, par la cour de Ma\ ence de présenter officiellement aux ministres de Louis XIV un projet de conquête de l'Egypte, le philo- sophe, qui allait trouver plus d'affaires à Paris que le diplomate, avait donc abordé et même résolu à sa satisfac- tion tous les problèmes essentiels sur le mouvement et sur l'essence des corps, sur l'esprit et sur Dieu, dont l'en- semble constitue la philosophie première. Qu'aux solu- tions qu'il en donne, au moins dans la teneur qu'il leur avait donnée vers 1670, il dût apporter bientôt des modifi- cations importantes, cela n'est point douteux ; et le séjour qu'il fît à Paris et à Londres, voire même en Hollande, de 1672 à 1676, allait être précisément d'autant plus déci- sif en ce sens qu'il allait l'initier non seulement à des mé- thodes mathématiques et surtout à une géométrie à peu près complètement inconnues en Allemagne, mais même à des doctrines philosophiques que jusqu'alors il avait tout à fait ignorées ou qu'il connaissait mal. Entre la doctrine nouvelle et la doctrine ancienne de notre philosophe, ce voyage marque donc un moment si notable que, ne fût-ce que pour apprécier son influence exacte sur la doctrine nouvelle, il eût été déjà urgent de mettre au point sa doc- trine antérieure. Mais il y a plus : (juels que soient les progrès qu'il n'est pas difficile de noter de l'une à l'autre, l'étude que nous avons entreprise plus haut prépare une 20 > ÉTUDES d'histoiri^ dl la philosophie. conclusion qu'on cûl pu ne point attendre : elle prouve (ju'ils (.'urent lieu beaucoup plus en profondeur qu'en ex- tension, et (|uc la philosophie qu'avait achevée Leibnitz en dix années de sa jeunesse, jusqu'en 1671, et qu'on pour- rait appeler sa première philosophie, contenait en germe tous les dé\cloppemenls et comme le dessin organique de sa philosophie future. L'une et l'autre, en effet, posent les mêmes problèmes, et même les posent de la même ma- nière, dans le môme ordre et le même enchaînement, en sorte que, dans la mesure où il est vrai de dire que poser les problèmes, et surtout les poser de telle et telle manière, c'est déjà en un sens les avoir résolus, la première philo- sophie de Leibnitz ne se dislingue de la seconde que par un degré moindre de richesse intérieure et de développe- ment, mais en contient déjà sinon tous les détails, du moins tous les articles essentiels et toute la contexture. Le trait le plus frappant de cette première philosophie, trait qui, d'ailleurs, suffirait à lui seul à assurer l'accord des deux philosophies de Leibnitz, est l'adhésion complète, définitive, et inébranlable dès le premier moment, à ce principe des novateurs, que tout dans la nature se fait mécaniquement. A ce principe énoncé et vérifié avant lui et qu'il apprend d'autrui, il n'admet dès l'abord et n'ad- mettra jamais aucune exception, à ce point qu'il rejette toute philosophie qui ne s'en acconmiode point, et ne re- tient des autres, par exemple de celle d'Aristote, que ce qu'il peut concilier avec le mécanisme. Le mécanisme est ainsi dès lors et demeurera toujours comme le primum dalnm de la philosopiiie de Leibnitz, parce qu'on peut faire la preuve et en lait et en droit qu'entre les phéno mènes, qui ne sont que changement, et notre esprit, qui ne sait rien construire que le géométrique, le seul intermé-' diaire qui assure la pénétration des premiers par le se- cond est le mouvement, le seul terme qui tienne à la fois du changement et du géométrique, d'un côté par l'espace qu'il parcourt, de l'autre par le temps qu'il met à le par- courir. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 201 Mais c'est le second Irait de la philosophie de Leibnitz d'avoir aussi nettement et dès le premier moment senti l'insuffisance du mouvement séparé à se soutenir lui- même, que son universelle présence dans la nature ; et c'est de l'effort qu'il fait pour en découvrir et pour en dé- velopper les principes qu'est sortie graduellement, on peut le soutenir sans crainte, toute sa philosophie, avec toutes ses ressources et toutes ses richesses. Car si le nom qui convient à la forme parfaite qu'il devait lui donner est celui cVElenienla de Mente, par lequel il en caractérisait lui-môme la première ébauche, qui ne reconnaîtrait qu'il n'y eut jamais pour lui d'autre ^oie pour aller aux Ele- meiila de Mente que de passer d'abord par une science sûre des Elementa idc Moki ? C'est par là que l'auteur de la doctrine des Monades et de l'Harmonie préétablie est demeuré le même que celui de VlIypoUiesis pJ^ysica nova ; et en comparaison de ce point sur lequel il n'a jamais varié et qui, entre tous les mécanistes de son temps, lui assure une si grande originalité, ses autres variations, si notables qu'elles aient été, d'ailleurs, n'apparaissent plus pourtant que comme secondaires. L'originalité de Leibnitz est donc surtout dans l'attitude toute spéciale qu'il observe à l'égard du mécanisme et qui, au reste, ne pouvait manquer de le conduire à de sérieux amendements du mécanisme même ; quant à ce dernier, il est clair qu'il ne l'a point inventé ; et dans la mesure où le mode sous lequel il en a\ail d'abord compris et défini les principes devait avoir une influence sur sa philosophie, c'est une question d'importance de sa\ oir de qui il les avait empruntés ou reçus. Quoi (ju'on en ail pu dire, ce n'est point de Descartes, si du moins le seul fait d'adhérer aux principes généraux du mécanisme n'est point une preuve suffisante, comme il semble qu'on soit parfois disposé à le croire, qu'on subit l'influence directe de Descartes. Le mécanisme est partout dans la science et même dans la philosopliie du xvii* siècle : il est d'abord et a\ant tout chez Galilée, qui n'en l'ait point sans doute, comme Des- 202 ÉTUDES d'histoire de la PIIILOSOriIIE. cartes, la théorie philosophique, mais qui ne trouve les lois d'un phénomène quelconque qu'en le ramenant d'abord à un mode de mouvement ; et s'il i'allait qu'il fût en quel- que sorte éprouvé par la science avant de s'offrir aux spéculations de la philosophie, Galilée en est le père, et le transmet au siècle avec les lois mêmes qu'il venait de découvrir et avec la méthode qu'il venait de fonder. Des- cartes ne fait rien d'autre que de l'ériger en système ; mais il avait rallié, en dehors de Descartes, bien d'autres philo- sophes, et avant tous les autres Bacon, qui ne l'adopte que confusément, Gassendi qui le fonde sur la philosophie de Démocrite et d'Epicure, et Ilobbes qui lui donne peut-être moins que Descartes de solides fondements dans notre connaissance, mais qui met en revanche plus de rigueur géométrique et plus de précision dans ses développements. Lorsque Leibnitz affirme à plusieurs reprises qu'il n'est point cartésien, et lorsque nous avons toute raison de croire qu'il n'a point lu de près les œuvres de Descartes avant le commencement de son séjour à Paris, ce n'est donc point assez de son adhésion au mécanisme pour affirmer le contraire. Kon qu'il ignore d'ailleurs d'une manière abso- lue la doctrine cartésienne ; non même qu'il en soit tout à fait affranchi, ou qu'on ne puisse relever sur l'existence distincte du corps et de l'esprit, en dehors desquels nous ne concevons plus l'existence de rien, sur l'âme des bêtes 1, et peut-être en d'autres domaines sur les fonde ments de l'analyse - et de la connaissance, plus d'un trait qui lui vient en droite ligne de Descartes. Mais si la res- semblance n'allait pas au delà de ces traits généraux, elle s'expliquerait assez par la diffusion même d-e la doctrine cartésienne à cette époque, sans qu'on en puisse déduire que Leibnitz en ait fait une étude sérieuse 3, et, à ce prix seulement, décisive pour le développement de son 1. Gerh.. Phil, I, p. 25. 2. Diss. de Arle comb. Ibid.. IV, p. 35. Cf. Lettre à J. Fréd Ibid., 1, p. 57. 3. Il a lu des ouvrages de seconde main. LA PREMIÈRE THILOSOPHIE DE LEIBMTZ. 203 esprit. 11 y a plus : Leibnilz connaissait même, bien qu'il semble n'avoir lu que les Médilations, et pas encore les Principes, en premier lieu le principe essentiel du mécanisme cartésien, à savoir l'identification de la matière et de l'espace, en second lieu au moins dans leurs grandes lignes ce qu'on pourrait appeler les Hypo- thèses physiques de l'auleur des Principes. Mais outre qu'il ne cesse de blâmer ces dernières, comme trop arbi- traires et mal coordonnées, et que contre Descartes il' maintient constamment la distinction de l'espace et de ce qui le remplit, comment soutenir qu'il se soit inspiré de la doctrine cartésienne, s'il n'en retient pas même ce qu'il y avait en elle de plus caractéristique et de plus essen- tiel? Sans douûe, il s"esl trou\é un jour, et môme de plus en plus, conduit à ne laisser à la matière première rien d'autre que ce qui lui est commun avec l'espace ; et c'est assurément par ce point de doctrine et par toute l'im- portance qui rejaillit par là sur le mouvement, comme sur le seul principe de la détermination des corps, que Leib- nitz est le plus près de la pensée cartésienne. Mais sans diminuer la portée de cette remarque, on peut dire que cette vue ne suppose pas non plus une étude attentive des œuvres de Descartes ; que Leibnilz, poussé par la critique qu'il fait de la notion de l'atome, la trouve autour de lui dans le domaine commun et qu'il s'écarte au surplus nota- blement de Descartes dans la plus importante des consé- quences qu'il en tire : car tandis que pour Descartes la cohésion et la solidité appartiennent d'emblée à toute por- tion de l'espace, pourvu que toutes les parties en soient rigoureusement immobiles, Leibnilz soutenait précisément le contraire et croyait que seul dans l'espace fluide le mouvement les engendre. Au surplus, comment donc rapporter à Descartes le mé- canisme de Leibnitz, quand il manque à ce dernier tout ce qui caractérise la doctrine cartésienne ? Dans la quan- tité de mouvement, Descarfes faisait entrer le facteur de la masse t si Leibnitz l'eût suivi, comment donc explifjuer 204 ÉTUDES d'iIISTOIRC de la PIin.OSOPlIIE. qu'il ait commis la faute de confondre le mouvement avec la vitesse ? On reconnaîtra, en outre, que pour être carté- sien, à tout le moins fallait-il adhérer au principe de la conservation des quantités de mouvement : on n'en trouve pas mention une seule fois chez Leibnitz, dans les œuvres antérieures à 1672 ; bien plus, ce n'est point la conserva- tion, c'est, au contraire, l'annihilation du mouvement qui suit dans la Thcoria molus abstracli de l'addilion algé- brique des conatus dans le choc : comment donc attribuer à l'influence de Descartes des opinions et des doctrines qui portent si peu la marque des idées cartésiennes, et qui portent surtout d'une manière si nette !a marque d'une ori- gine tout à fait différente ? Le vrai maître de Leibnitz, celui dont l'influence éclate à tout instant dans l'œuvre capitale de ses années de jeu- nesse, c'est Hobbes. A Gassendi et peut-être à Bacon, il doit de l'avoir initié, cela n'est guère douteux, les pre- miers au mécanisme, à la philosophie corpusculaire, ou même, si l'on veut, à Descartes ; mais à ce qui, de Des- cartes, s'était vulgarisé et répandu dans le monde, il doit d'être sorti d'un atomisme étroit, et d'avoir eu l'idée de de- mander au mouvement le principe qui donne, dans l'es- pace ou dans la matière première indéterminée, leurs dé- terminations à la grandeur, à la figure, et, pour tout dire, aux corps particuliers. Mais quand il eut ainsi dégagé la valeur et comme la primauté du mouvement sur tout le reste, voire même sur l'espace, celui qu'il consulta, pour apprendre de lui la nature du mouvement, ses principes el ses lois, c'est l'homme dont depuis longtemps les œuvres politiques étaient de sa part l'objet d'une si haute estime, et qui n'avait montré ni moins d'autorité ni moins de pro- fondeur dans la philosophie naturelle que dans la philo- sophie civile 1. 1. Il connaît en IfiGG (Diss. de Arlc comb.j la logique nominalisle de Hobbes. — .Vt-il lu le De Corpore ? Qui sait si l'édition d'Ams- terdam (16G8) n'est pas pour lui roccasion de le lire à tond vers 1661) ? UHypoihesls est de ce temns-là. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 205 Il semble sûr d'abord que l'idée si sérieuse d'établir \e& « raisons abstraites », c'est-à-dire rigoureusement géomé- triques du mouvement, lui soit venue de Hobbes ; on a in- diqué récemment i qu'elle lui était peut-être venue de Spi- noza ; rien n'est moins vraisemblable : quand il serait démontré qu'il avait lu de ce dernier les Renali Descaries principia philosophiae, l'exemple de Spinoza et même de Descartes prouvent qu'il eût pu y prendre l'idée de traiter more geometrico toute sorte de sujets, surtout philoso- phiques, tout en continuant de traiter « more philoso- phico » les lois du mouvement. Or si Leibnitz affirme la nécessité de traiter géométriquement du mouvement et de ses lois, ce n'est nullement qu'il songe, comme Spinoza, à étendre la méthode géométrique à toutes sortes de su- jets ; mais c'est parce que le mouvement n'a lui-même d'autre nature qu'une nature géométrique ; et il trouvait dans Hobbes ce double enseignement, d'abord que la phy- sique n'a point essentiellement d'autre objet que le mou- vement, ce qui nous interdit de la faire remonter au delà de Galilée qui le premier l'a compris et le premier a éta- bli les lois du mouvement 2, ensuite qu'il n'y a de sûr, pourrait-on dire, dans la Physique, que ce qu'il y entre de géométrie s. Assurément, sauf cette appréciation très signi" ficative ''* des mérites de Galilée, Leibnitz eût pu trou^•er dans Descartes, du moins sur le second point, les mêmes enseignements ; mais si ce n'est pas tout d'énoncer le prin- cipe, et si ce qui importe est d'en tirer parti, la manière dont Leibnitz expose dans le détail les lois du mouvement et même dont il en suit, dans la Theoria motus concreli^ les conséquences physiques, prouve jusqu'à l'évidence que ce n'est point Descartes, mais Hobbes qu'il prend pour guide. C'est à Hobbes qu'il eniprunle, en en reproduisant presque 1. L. Stein. Leibrnlz und Spinoza, p. 38. 2. Elem. philos. Ep. dCdic. « Galilaeus primus aperuit nobis physicae universae portam primam, naturam motus. Adeo ut neque ultra hnnc compulanda videatur esse aetas physicae. » 3. De Cive. Epîlre dcd. 3° page en liant. De Ilominc, p. Gl en bas. 4. On sait l'injuslicc de Descartes à l'égard de Galilée. 206 ÉTUDES d'iiisïoiri: de i.a philosophie. t lexlucllcmcnl la définilion, celle nolion si remarquable cl si profonde du conalus, sur laquelle repose toule la Theorid molus abslracli cl loul ce qm s'y rallache ; cl là ne se bor- nent point les emprunts qu'il lui fait : outre la notion du conalus, il lui en demande encore toutes les lois essen- tielles, la propagation à l'infini du conalus dj'.ns lo plein, qui emporte l'omission théorique de la masse, la compo- silion des conalus à leur point de rencontre sous la loi suprême de l'addition algébrique, qui règle tous les cas de la composition phoronomique et du choc des corps ; ajou- tons enfin qu'il lui doit, sans aucun doute possible, l'idée de demander encore au conalus l'origine première de toute cohésion, et par suite de toule solidité des corps dans l'espace. Assurément Leibnitz ne se fait point l'esclave de la pensée de Hobbes ; et en plus d'une occasion, notamment au sujet de la cohésion i, ou des indivisibles et du point 2, ou de kl rigueur de certaines propositions géométriques ^, il sait reprendre dans Hobbes ce qui lui paraît blâmable ; jamais cependant peut-être, en nulle autre occasion, n'a-l-il suivi de si près et jusque dans le détail la doctrine d'un autre. Même dans les parties les plus originales de Vlhjpo- ihesis, quand par exemple il fait de l'éther l'agent univer- sel de l'élasticité et quand il lui demande d'assurer le passage des lois du mouvement aJîstrait à celles du mouve- ment concret, c'est encore de Hobbes qu'il tire sinon l'idée de réconcilier ces lois, du moins l'agent physique qui les réconcilie et l'élasticité qu'il met dans tous les corps. En- fin, il n'est pas jusqu'à cette profonde « doctrina de mcnlc ». si contraire en un sens aux tendances de Hobbes, qui ne lui soit inspirée par celui qui tantôt faisait de la conscience une résultante de conalus concourants et qui tantôt l'iden- tifiait avec la mémoire. L'influence de Hobbes sur la plus importante des (cuvres 1. V. ci-dessus, p. 98. t. Gerh., PhU., IV, p. 229. Ibid., 240. 3. Cf. Ibid., l\\ pp. 231 et 2i0. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 207 de Leibnilz avant 1672, doit donc être notée avec d'autant plus de soin que celte œuvre n'est point une œuvre pas- sagère et qu'elle contenait en germe tous les progrès fu- turs de la pensée de Leibnitz. A coup sûr des tendances qui n'étaient point chez Hobbes, et des idées maîtresses qui mettent sur tout ce qu'il touche la marque de son génie, assurent à son œuvre un caractère d'indépendance et une originalité qui ne sont point contestables. On peut dire cependanl que ce que l'auleur futur de la Monadologie emprunte au De Covpore est choisi de telle sorte qu'il de- vait être par là, avec ce qu'il y ajoute, conduit aussi loin dans la profonde doctrine des monades et même de Dieu, considéré comme le siège et le fondement de l'harmonie universelle, qu'il pouvait aller dans l'état de ses connais- sances scientifiques et philosophiques avant 1672. Les progrès qu'il fera dans ce dernier domaine pendant son séjour à Paris, ou quelque temps après, auront donc cet effet, si nous ne nous trompons, d'offrir à sa doctrine le moyen de surmonter certaines difficultés, nées d'une science inexacte ou au moins incomplète, et de lui assu- rer les riches développements qui devaient la conduire à sa forme parfaite, plutôt que d'en modifier sur les points essentiels les tendances et le fond. On sait déjà comment la conception du conatus et le parti judicieux qu'en avait tiré Hobbes, soit dans l'établis- sement des lois générales du mouvement, soit même dans l'aî.alyse des relations immédiates de la conscience et du mouvement, avaient séduit Leibnitz vers 1669 au point qu'il y subordonne tout dans les deux Théories qui for- ment VHijpolhesis. Elle avait d'abord le mérite d'apporter une rigueur toute nouvelle et toute gémctrique à la science du mouvement, et notamment à l'étude analytique des lois de la composition des mouvements et du choc des corps. Or si les phénomènes naturels ne se lais- sent point remener seulement à des mouvements, mais m des mouvements sans cesse modifiés par d'incessants 208 liruDES d'histoirl: de la philosophie. échanges cl d'incessantes renconlres de mobiles, on pou- vait croire au mécanisme d'une foi toute platonique, mais on ne pouvait guère se vanter d'en tirer une explication des choses certaine et rigoureuse, tant qu'on ne se serait point mis en état de soumettre à la démonstration les suites de ces rencontres et de ces compositions. Ou le mé- canisme est le vrai, et il n'y a dans les choses que ce qu'il y a dans le mouvement, à savoir des doiniées soumises en toute rigueur aux lois géométriques ; ou bien si l'on admet qu'il y ait dans la nature des choses inaccessibles à la géo- métrie, autant vaut avouer que le mécanisme est faux. Il y a donc des lois abstraites du mouvement, dont on ne peut point douter qu'elles aient partout dans la nature et jusque dans le détail le plus particulier une application ri- goureuse ; et le mérite de Hobbes est d'avoir rencontré un concept qui permît de les analyser et de les démontrer. Leibnitz était d'ailleurs d'autant mieux disposé à en saisir toute la portée, qu'il y était préparé par une lecture ré- cente de Cavalieri. Or, tandis qu'il en tire ces conclusions remarquables i que toute puissance dans la nature, omission faite de la } masse, dépend de la vitesse, et que toute fermeté et toute ' cohésion, c'est-à-dire tout ce qui reste du corps pris en lui-même en dehors de son mouvement actuel et de son étendue, y naissent de conatus opposés et en dernière ana- lyse encore du mouvement, tandis, en d'autres termes, que toute réalité dans la nature se ramène au mou\ement et le mouvement lui-même au pur géométrique, Leibnitz allait tirer du mécanisme même, par une méthode cons- tante dans sa philosophie, la preuve que le mécanisme ne saurait se suffire, lui qui suffit à tout pourtant dans la nature, et qu'il requiert autant le concours ordinaire d'un souverain ordonnateur du monde qu'il en repousse le con- cours extraordinaire, d'ailleurs indigne de Dieu. Les moments de cette preuve méritent d'être rappelés : notons d'abord qu'il n'est pas jusqu'au géométrique, où les lois de l'addition et de la soustraction devraient cepen- LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 209 dant, semble-t-il, tout régler, qui ne révèle la présence d'un principe quasi civil de choix et de raison, principe qui domine, sans la troubler dans ses applications, la règle de l'addition et de la soustraction, et où nous trouvons peuf-êlre pour la première l'ois, dans la philosophie de Leibnitz, l'opposition et la conciliation des principes d'identité et de raison suffisante. Mais ce n'est pas l'unique motif de remonter à Dieu : le plus grave et en même temps le plus intéressant pour nous, parce qu'il restera le même, mulalis mutandis, à travers toute l'évolution de la pensée de Leibnitz, est dans l'opposition des lois abstraites et des lois concrètes du mouvement, désaccord qui, on le sait, resterait irréduc- tible si Dieu, grâce à l'éther qui remplit tout l'espace et qui, enveloppant jusqu'aux éléments des corps, leur com- munique à tous une élasticité dont ils sont originairement dépourvus, ne remédiait aux suites des lois abstraites de la réfraction et de la reflexion, cl plus généralement à celles de la composition algébrique des mouvements qui tend directement à les annihiler. Pour que le mouvement fût éternel ou, en langage moderne, pour qu'il se conser- vât dans le monde en quantité constante, il fallait donc que Dieu introduisît dans le monde une telle économie que, sous les lois supérieures et en quelque sorte civiles de cette économie, les lois abstraites y modérassent d'elles- mêmes leurs suites ordinaires, bien qu'elles s'y appliquas- sent d'une manière rigoureuse. Qu'était-ce dire, sinon <(u'aux lois du mouvement concret des principes géomé- triques en un sens suffisent, remarque qui justifie le méca- nisme de la science, niais qu'en un autre sens ils exigent l'appui de principes métaphysiques, autre remarque qui limite la valeur du mécanisme et qui impose à la science l'emploi de l'hypothèse ? On peut n'être pas entièrement satisfait de cette solu tion qui, au reste, repose sur des erreurs graves de méca nique : on peut, notamment, se demander si le concours ordinaire de Dieu suffit pour corriger l'effet des lois HANNEQUIN, II. 14 210 ÉTUDES d'histoire DL LA PHILOSOPHIE. abstraites du mouvement qui, même dans le «système», doi- vent tendre en fin de compte à son annihilation. Ou'advien- drail-il dès lors du iiK-canisme, s'il fallait que Dieu retou- chai parfois à son ouvrage? Ou qu'adviendrail-il du be- soin de recourir à son concours ordinaire, et partant de la preuve qui remonte du mécanisme ù l'existence de Dieu, si d'elles-mêmes et toutes seules les lois géométriques as- suraient dans le monde l'éternité du mouvement ? Quant à la j)remière do ces difficultés, l'un des premiers progrès que fit faire à Leibnitz son étude à Paris des œuvres de Descartes et surtout ses relations avec Huy- gens, l'amena après de mûres, mais lentes réflexions, à la résoudre à sa satisfaction et à s'en rendre maître. En ce qui regarde Descartes, il ne put pas manquer d'atta- cher enfin au principe cartésien de la conservation des quantités de mouvement rinqjortancc capitale qui lui ap- partient, et quoique ce principe fût soumis en un sens, comme il le montra le premier dans un débat célèbn». aux mêmes inconvénients que ses propres principes, parce qu'il était lui-même soumis à la règle de la sommation algébrique, il eut pourtant le mérite d'é\eiller rallenlion de Leibnitz sur des formules voisines qui se trouvaient échapper à ces inconvénients. Dans un mémoire célèbre de 1663, mais présenté seulement en 1669 à la S. R. de Londres, Huygens avait montré que dans le choc des corps élastiques, il ne se conserve pas seulement la même quantité de mouvement, mais aussi la même quantité de force vive. Leibnitz avait pu lire en 1669 le mémoire de Huygens, sans y remarquer d'abord celte formule capi- tale. Mais que pendant son séjour à Paris, quand il eut avec Huygens ce commerce incessant oîi il fut initié par lui aux secrets de la géométrie et de l'analyse cartésiennes, il n'ait jamais avec Huygens abordé le sujet du mouve- ment, ou que, dans le cas où il l'aurait fait, Huygens n'ait point alors appelé son attention sur la conservation si re- marquable de la force vive en même temps que de la quan- tité de mouvement dans le choc élastique, cela est à peine L.V PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 211 ci'oyable ^ ; et quoiqu'il n'ait qu'assez lard compris tout le parti qu'il en pouvait tirer 2, la manière constante dont il évalue le travail d'une force ou son « effet violent » par la force vive, au lieu de l'évaluer par la demi-force vive, prouve qu'il avait repris purement et simplement la nola- tion de liuygens dans le mémoire cité. Toujours est-il que, vers 1685 3, Lcibnilz était en mesure d'asseoir le méca- nisme sur le double principe de la conservation de la 1. Cependant le passage d'une lettre de Leibnitz à de Volder (1098-1699) semble soulever ici une dillicultc : « Ipse Dn. Ilugenius de viriura conservatione fassus est se non cogitasse, postea a me admonitus vires quae conservantur appeiluvit Ascensionales, non maie quidem, sed tamen non salis plene... » Gerh., Pliil., I, p. 158. — Cf. Lettre à de VHo^ntal : « Quant aux dynamiques, je croy que M. Muygens estait de mon sentiment dans le fonds, et qu'il reconnaissoit qu'il se conserve tousjours la même force, comme j'avois avancé. Après avoir examiné mon sentiment, il trouva ù propos d'appeler cette force Ascensionale, parce qu'il se conserve tousjours autant qu'il faut pour faire monter le même poids à la même hauteur... » (Gehr. Matti., II, p. 320.) Mais si l'on se reporte à la leilrc écrite par liuygens à Leibnitz, le 11 juillet 1692, on appréciera au juste la part de l'un et de l'autre. « Sur la matière du mouvement, écrit liuygens, j'ai bien des choses nouvelles et paradoxes à donner, que l'on verra quand je publieray mes démonstrations des règles de la percussion insérées autrefois dans les journaux de Paris et de Londres. Je communiquai ces démons- trations à nos MM. de l'Académie, et J'en envoiay aussi quelques- unes à la Société Royale, dans lesquelles j'emploiay avec autre chose cette consenatio viiium aequaiium et la déduction au mou- vement perpétuel, c'est-à-dire à l'impossible, par où vous réfutez aussi les régies de Descartes, qui estant reconnues partout pour fausses et estant posées sans fondement, ne méritoient pas la peine que vous prenez. » (Gerh. Math., II, p. liO.) 2. C'est un fait qu'en quittant Paris, il ne se satisfait pas encore sur les lois du mouvement. 3. Cf. Disc, de Métaphys. (1680:, Gerh. Phil, IV, pp. 409 et M2 sqq. Brevis dem. erroris mcmoralnlls CartesH (10S6J. Gerh. Matli., VI, p. 1 17. Poui'tant je ne sais si Leibnitz n'a pas déjà trouvé dès 1678- 1079 cette nouvelle estimation de la Force qui lui appartient bien. C'est ce qu'on peut, si je ne me trompe, conclure de ces passages de lettres à Conring et h Gallois. A Gallois, déc. 1678 : « .lay quelques pensées mécaniques qui auront des suites. « (Gerh. Malli., I, p. 186.) A Conring (vers 1678) : « Sed de vi elastica quam vocant corporum post flexionem se restituentium ac de corporum inler se concurrentium legilxis nimc primum certa E.lementa me demonslrata habere arbitrer Arcliimedeo plane rigore. Unde cons- tabit non Cartesium lantum, sed et alios summos viros nonduiu ad intimam hujus ai'gumenli notitiani pervenlsse nec proinde haclenus Scienfiae Mechanicac Elemcnta absoluta haberi. » Gerii /7(('/., I, p. 202. 212 .ÉTUDES d'uisxoiue ut: la l'iiiLOsoi'iiii:. quantité de force vive et de la quanlTté de progrès, cl de dispenser Dieu, dans la mesure même où ces principes assurent mathématiquement la conservation du inouve- menl, de la nécessité servile de retoucher son ouvrage. Mais si ces principes sont rigoureusement malhéma- tiqucs, en rc\anche l'occasion ne \a-l-elle point nous man- quer de réclamer le concours ordinaire de Dieu dans l'économie du monde et d'évoquer au-dessus des principes géométriques certains principes métaphysiques et en quel- que sorte civils, quand elle n'était venue, au temps de Vllijpoihesis, que de la disproportion des lois du mouve- ment abstrait et des lois du mouvement concret ? Si la disproportion n'existe plus, qu'avons-nous donc besoin de l'économie du monde ? et si les principes mathématiques suffisent, quelle raison d'invoquer des principes métaphy- siques ? A vrai dire et dans le fond, il n'y en a aucune ; et rœu\re grandiose du dynamisme leibnitien reposerait sur l'illusion symbolique d'un mot, à savoir le mot « force » par lequel il désigne une formule ^ où il n'entre que des quantités, si le charme de VlhjpoUiesis n'oi>érail encore, même au temps de l'âge mûr, tant restèrent déci- sives sur sa propre pensée ces premiers et spontanés essais de son génie ! Leibnitz ne s'est jamais, en effet, complètement détaché, et il l'a dit lui-même à plusieurs re- prises, de cette conviction, que les lois de la Theoria motus absfracU seraient le vrai, et que cet « esscnj d'un jeune homme » serait un monument définitif, s'il n'y a^ait dans le monde que du géométrique. Et de même en disait-il du principe cartésien, qui, par la valeur exagérée et en quel- que sorte absolue attribuée à la \itesse dans la formule mv, allait aux mêmes conséquences que des lois du mou- vement abstrait. C'est à savoir que toute puissance dépen- drait dans la nature uniquement de la vitesse, et non point de la masse, originairement du moins, que le plein y serait dès lors absolument perforable, ou, ce qui revient au même. 1. mv^ LA rKE.VlIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBXITZ. 213 propre à propager à l'infini une impulsion quelconque ^, qu'il serait donc identique à l'espace cartésien, et qu'aucune inertie, qu'aucune antitypie ne distinguerait le corps de son étendue vide, qu'enfin le mouvement ou bien s'y annihi- lerait, ou bien, ce qui ne choque pas moins la raison, par- lois y naîtrait de rien, comme l'exigerait en certains cas le principe cartésien -. Si donc la mécanique requiert l'inertie naturelle des corps et la constance exacte à travers la durée, de la somme des forces vives ou dérivatives, c'est qu'à une géométrie trop simple, mais qui serait exacte, s'il n'y avait dans le monde que du géométrique, il convient de substituer une géométrie plus sublime, mais exacte tout autant, et qui n'est plus sublime que parce qu'elle rattache les forces dérivatives au fondement substantiel des forces primitives, l'apparent au réel, le géométrique au méta- physique et l'existence du monde au décret par lequel Dieu choisit le meilleur. L'économie du monde et l'action de son auteur rentrent donc par là dans la seconde philo- sopliie de Leibnitz 3 ; mais si elles n'y rentrent plus par le besoin d'une correction désormais inutile des lois géomé- triques, ne peut-on dire du moins qu'elles y rentrent par le contraste des lois de VHypolhesis dont Leibnitz per- siste à croire à tort qu'elles seraient seules vraies, s'il n'y a\ait dans le monde que du géométrique, et du principe dos forces vives qui, en dehors de ce contraste, n'exige- rait par lui-même nul fondement substantiel des forces dé- rivatives ? La seconde philosophie de Leibnitz a donc dû, sur le point qui nous occupe, à une information plus exacte en 1. Gerh., PhiL, IV. p. 16i. 2. Gerh. Math., IV. Illuslrntio ullerior objectionis contra carte- sianam naturae legcrn, pp. 123, 125. — Cf. iind., p. 199 ; epist. ad Bayle. Gerh., Phil., III. pp. 43, 45, 46, 50; ad de Volder. Ibid., II, p. 153 sqq. 3. Cf. Spécimen Dynamicum, Gerh. Matli., \I. p. 241 : « ... idco tune quidem (.scilicet eo tempore quo « libellus Hypotheseos phy- sicae titulo excidlt. >i) Piitavi, et vere qtndcm, .sapienlissimiini reniiii .Autorem structura systcmatis vitasse, quae per se et nudis motus legibus a pura Gcomelria rcpetilis conscqucrenlur. » 214 ÉXUDKS d'histoire de la riIILOSOPIIIE. ce qui regarde les lois de l'échange du mouvement, le pro- grès incontestable en vérité et en beauté qu'elle marque sur ÏUijpoUiesis ; mais outre qu'elle reprend dans des termes identiques le problème qui y était posé et qu'elle le résout de tout point dans le même esprit, n'a-t-on pas le droit de dire que Vllypolliesis, par la i)lacc qu'elle occupe dans la solution même, \it encore et persiste jusque dans la plus profonde philosophie de Leibnitz ? Ce n'était donc pas, comme l'a dit légèrement Guhrauer i, une œuvre mé- diocre ; ou si elle l'est quant à sa valeur scientifique abso- lue, elle ne l'est pas du moins, et c'est ce qui nous importe, quant au développement de la pensée de Leibnltz. Mais venons à ce que Leibnitz dit de l'esprit. Pour être préoccupé d'asseoir le mécanisme sur de solides bases et d'atteindre la véritable essence des corps, il ne l'était pas moins d'atteindre celle de l'esprit, d'en démontrer l'exis tence, et même d'en définir avec le corps les relations exactes. Or, il faut reconnaître qu'en un temps où Des- cartes venait de proclamer la distinction réelle de la chose pensante et de la chose étendue, et où par suite l'inexten- sion était devenue couramment comme la première mar- que de l'esprit, la resscndjlance sur ce point du conatus et de l'esprit apparaissait trop vive pour qu'elle n'exerçât point son charme sur Leibnitz. Et, en effet, le conatus, nous l'avons vu, est un indiA isible et un inétendu. Le conatus n'est donc point le mouvement, et, si tout corps est mouvement, n'est point non plus un corps : que reste-t-il donc qu'il soit, sinon un esprit, dès qu'en dehors du corps il n'existe que l'esprit ? Voilà donc que Leibnitz a déjà découvert, comme il le dit lui-môme, par la recherche exacte des principes du mouvement, trop négligée des philosophes, la véritable distinction du corps et de l'esprit : c'est, avec précision, celle du conatus au mouvement, ou du point à la ligne, non, comme on pourrait le croire, celle de 0 à 1, mais 1. Gurh., I, p. 73. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 215 d'un réel, d'où est exclu le l'epos qui n'est rien, à un autre réel. Mais là ne se borne point le résultai de l'analyse : il est beaucoup plus riche, et nous livre bien plus qu'une simple distinction, en nous livrant en outre toutes les relations du corps et de l'esprit. Le conatus, en effet, offre ce carac tère de porter en lui-même, quoiqu'il soit hors de la durée et hors de l'étendue, toutes les déterminations du mouvement fini ; ce qu'est le raou\"ement dans le temps, il l'est donc dans l'instant ; et même il vaut mieux dire, comme il n'y a rien dans le temps qui n'ait été d'abord dans l'instant, que le mouvement n'est dans le temps que ce qu'il est dans l'instant. De là à dire que le conatus ou l'esprit est tout ce qu'est dans le temps le mouvement ou le corps, et qu'il l'est avant le corps, et qu'il l'est plus que lui, en sorte que le corps procède de l'esprit, quoiqu'il s'en distingue, il n'y avait qu'un pas : et ce pas est franchi, quand Leibnitz, prenant le corps dans ce premier instant où il procède du conatus, proclame sans hésiter : « Omne enim corpus est mens momenta- nea i. » Cependant si le conatus échappe à toute extension, est- il vrai qu'il échappe aussi à toute durée ? A prendre à la rigueur sa définition, il n'y a, à vrai dire, aucun doute sur ce point ; et Leibnitz dit lui-même : « Nullus conatus sine motu durât ultra momenluin 2. » Or, à le dépouiller ainsi de toute durée, il n'y aurait point d'esprit, mais il n'y au- rait pas non plus de mouvement. Le mouvement, en effet, n'est qu'une somme, disons, qu'une intégrale de conatus multiples, comme le temps de durées, et l'espace d'éten- dues infiniment petites : pour qu'il y ait mouvement, es- pace ou temps finis, il faut donc qu'il y ait répétition de conatus, de points (au sens de Leibnitz), et d'instants. D'une telle répétition, le géomètre ne cherche point la cause, parce qu'il part toujours d'un fini pour reporter 1. (îerh., Phil., IV, 230. 2. Ibid. 210 ÉTUDES d'histoire DE I.\ PHILOSOPHIE. les rapports constiluanls de ce fini sur l'innniment petit ; el le fini pour lui est toujours antérieur à l'infiniment })etit. Quand Leibnilz reporte sur rinliiiiincnt petit cette antériorité, et quand il le fait être avant le mouvement et plus que le mou\cmcnl, il ne se contente donc plus, comme le géomètre, d'y voir simplement un moment du mouve- ment ; de l'ait, il le transfigure, et en fait non seulement le commencement, mais le principe. Or comment le serait-il, s'il n'était, bien plulùt que l'infinimcnt petit, ce par quoi avant tout les infiniment petits du mouvement se répè- tent ? Et comme il arriverait s'il était successivement ces infiniment petits, et si, en fin de compte, il en était la somme, qu'il serait le mouvement lui-même, il est donc tout au plus le premier d'entre eux, ou, pour mieux dire, il est ce par quoi le premier se répète en tous les autres, se succède à lui-même et se somme ou s'intègre dans l'es- pace parcouru pendant que le temps s'écoule. Il esl ce qui i se retrouve à travers la durée le même sans se répandre, j el qui est le principe de ce qui se répand, principe par qui commence et se continue le mouvement, sans être jamais ■ lui-même un moment du mouvement. Il dure donc comme l principe, tandis que, comme partie intégrante du mouve- ment, il ne saurait durer : ce qui revient à dire qu'il dure .hors du mouvement, tandis que dans le mouvement choque 'instant de la durée le voit naître et périr. Voilà pourquoi Leibnitz, à cette proposition selon la- quelle « Nullus conatus sine motu durât ultra momen- lum », croyait avoir le droit, si l'infinimcnt petit se répète et si le mouvement existe, d'ajouter : « praelerquam in mentibus ». Il y dure sans se répandre, comme le mouve- ment lui-même, dans l'espace ; et c'est ce qui, foncière- ment, le distingue à la fois du mouvement et du corps ; il y dure comme souvenir à l'égard de l'esprit, et, à l'égard du mouvement, dont il est le principe, il y dure comme ten- I dance : en sorte que la tendance, sans laquelle le mouve- I ment ni ne se continuerait, ni en somme ne serait, est au ■ fond souvenir, pensée ou conscience, et qu'il n'y a pas LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 217 plus de tendance sans souvenir que de souvenir qui n'en- veloppe toujours quelque tendance. A peine est-il besoin de faire remarquer en quoi ces^ déductions dépassent la portée d'une simple dillérentia- tion : l'illusion du Leibnilz est d'avoir cru pourtant qu'elles ne la dépassent point, et qu'on peut éclaircir géométrique- ment la nature de Tàme. A quels excès géométriques cette vue devait le conduire, nous le savons déjà. Mais en est-il moins vrai qu'il lui doit sur l'esprit et sur le mouve- ment des vues essentielles qui resteront à la base de sa doctrine future ? Désormais, le mouvement ne lui appa- raîtra plus que comme une expression d'une réalité plus haute, peut-être même d'une chose qui seule vrai- ment possède une réalité. Dans la lettre à Arnaùld, déjà ne prononco-t-il pas le nom de la substance i, pour désigner le fondement du mouvement ? Et dès lors que l'esprit se- rait seul substantiel, tout le reste, le mouvement qui n'en est que la diffusion dans l'espace, et l'espace lui-même (qui n'est que la condition de cette diffusion, s'il n'en est même la suite), pourraient bien n'être plus que des moda- lités. A l'horizon de la Theoria motus abstracti, l'ordre des phénomènes ou des modalités apparaît en opposition avec Vonlre des substances, et s'y suspend déjà comme au seul réel ; et le terrain en tout cas est ferme sur lequel doit s'édifier un jour la ■\lonadologie. Au reste, VHypotJiesis ou les œuvres voisines ne pré- parent pas seulement ce monisme de l'esprit sur lequel s'édifiera le sj'stème ; on y entrevoit déjà la monade fu- ture avec les plus intimes de ses caractères. La multipli- cité des principes du mouvement, voire même d'autant de tels principes qu'il existe dans le plein et l'espace infinis de mouvements distincts, ressort de la méthode par la- quelle on les décou\re ; mais ce sont là plut (M des élé- ments de conscience ou des consciences élémentaires, que- ce ne sont des esprits au M'ai sens du mot : il n'y a pas 1. .1 Arnaukl, Cm rit., PliU., I, 75. 218 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. plus de tels éléments ou conalus isolés, qu'il ii"y a dans la nature de mouvements striclcment uniioinies ; il n'y a dans la nature que des mouvements curvilignes *, preuve qu'en chaque point de l'espace concourent des conatus mul- tiples ; et c'est la preuve aussi qu'il n'y a point non plus d'esprits que constitue un seul conatus. Lcibnilz dit for- mellement de toute conscience (ou de tout sentiment) qu'elle est une harmonie, laquelle à chaque instant con- siste dans le concours de conalus multiples ; mais son- geant aussitôt à ce trait du conatus que, dans l'esprit du moins, il dure et qu'il ne saurait jamais se perdre dans l'oubli, il ajoute qu'elle résulte d'harmonies antérieures, comme, au regard de l'avenir, elle en prépare d'autres. De même donc qu'il parle de l'impossibilité pour un es prit d'oublier (de impossib. obliviscendi 2), en quoi, à l'expression près, il proclame que rien ne s'y perd du passé, de même il eût pu dire qu'il est gros de l'avenir. Mais il s'avance plus près encore de la Monade, quand faisant du sensus, sinon une perception, du moins une pensée, il ajoute qu'elle enveloppe toujours le commen- cement d'une action ultérieure : sensum cogitationem, cum conatu agendi 3. Donc point d'esprit pour lui, dont pensée et action, d'ailleurs inséparables, n'épuisent toute la na- ture, comme plus tard épuiseront celle de la monade la perception jointe à l'appétition. Remarquons enfin que cette cogitalio était singulièrement près de la perception, puisqu'elle est une harmonie, c'est-à-dire, comme elle, « multorum in uno expressio » ; et si elle n'est pas encore, en chaque conscience, une expression du monde tout en- tier, du moins est-elle déjà l'expression adéquate de l'en- semble des mouvements dont elle est le principe, ou du corps qui lui est propre. Sans relever une fois de plus d'autres traits remar- quables, comme l'indication des changements de perspec- 1. Homocentriques. •2. Gerh., Phil, I, 72. 3. Ibid., 73. LA PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ, 219 live pour cliaque conscience individuelle, ou comme la théorie du noyau substantiel et des mondes enveloppant d'autres mondes à l'infini, nous avons fait la preuve que, dans Vllijpoihesis, les germes tout au moins des théories futures se trouvaient déposés. Deux obstacles notables s'opposaient cependant à leur développement, que vont une fois pour toutes remcerser les progrès scientifiques accomplis durant le séjour à Paris. Le premier, qui venait du conflit des lois selon lesquelles le mouvement, et, pai'- tant, les conatus eux-mêmes, s'annihilent dans la nature, €t des lois selon lesquelles ils durent dans l'esprit, allait être levé par le redressement des erreurs de Leibnitz rela- tivement aux lois générales du mouvement. Nous avons déjà vu tout ce dont, à ce sujet, il est redevable à Huy- gens ; et nous n'y revenons que pour nous représenter quelle vive impulsion ce redressement dut donner à notre philosophe dans le sens de ses premières visions de la Monade. Le second obstacle était d'un autre ordre ; il venait de la source même de toute la doctrine, et de l'abus géomé- trique où une fausse notion de l'infiniment petit devait conduire Leibnitz, même en ce qui regarde la nature de l'àme. On sait comment dans les lettres à Jean Frédéric son enthousiasme est si grand pour la méthode géomé- trique, qui lui donne d'ailleurs une si riche moisson en ce qui regarde l'esprit aussi bien que le mouvement, qu'il se vante d'éclaircir géométriquement la nature de l'âme et qu'il en fait un centre et, au sens ri-gourcux du mot, un point mathématique. Il se rend si peu compte qu'en faisant du conatus un élément de l'esprit, il passe de l'infiniment petit à une notion toute différente, qu'il s'obstine à n'y voir que cet infiniment petit et qu'une sorte d'élément ab- solu de l'espace. S'il en fût resté là, le passage si fécond dans sa philosophie de l'ordre du réel à l'ordre des phé- nomènes fût demeuré à jamais impossible et fermé ; et, Kl'un autre côté, le point mathématique, qu'au delà du point physique et sous le noyau de substance nous avons 220 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. vu reparaîlic dans les lettres à Jean Frédéric i, eût ap- porté en somme moins de secours (juc d'obstacles au dé\ e- loppement de ces états de perception, dont il se prête d'autant moins à représenter la multiplicité, qu'il en re- présente l'unité avec plus de rigueur. Le complet dévelop- pement des monades substantielles n'était donc possible que le jour où Leibnitz aurait résolument limité à sa juste \alcur la réalité de l'espace et de ses éléments, quand, d'autre part, le seul moyen de laisser à ceux-ci en face de la substance une valeur quelconque, était de leur donner le l'ang de purs phénomènes, ayant dans les substances à coup sûr leur fondement, mais non point leurs parties. Sur ces points capitaux de la pensée de Leibnitz, comme plus haut au sujet des lois du mouvement, ses progrès scientifiques, durant son séjour à Paris, de- vaient avoir une action décisive. Bornons-nous à noter qu'ils marquent le moment d'une révolution complète dans les idées de Leibnitz relativement aux infiniment petits de l'espace ou du mouvement. Tandis que dans ïlliipolhesis, en poussant à rextrèmc la conception de Cavalieri, il inclinait à voir dans ces, infiniment petits des éléments en acte et, en quelque sorte absolus, quelque soin qu'il ait })ris d'ailleurs de soutenir qu'ils n'étaient ja- mais des minima, toute dangereuse équivoque allait cesser d'emblée quand il allait comprendre que l'élément d'une courbe est toujours une courbe, l'élément d'une vitesse toujours une vitesse, mais susceptibles seulement de dimi- nuer sans fin, ou, ce qui revient au même, d'être toujours plus petites que toute grandeur donnée. Ce ne sont donc pas des points, puisqu'au contraire ce sont toujours des grandeurs, limitées par des points, comme toutes les gran- deurs. Et en \a'm chercherait-on soit dans ces différences d'clcnduc on de durée constamment décroissantes, soit dans le point et l'instant qui en sont les limites, mais qui 1. \rAv plus haut eh. iv. LA PREMIÈRE PIIILOSOPItlE DE LEIBNITZ. 221 ne sont d'autre part que des zéros d'étendue ou de durée, l'élément absolu, quand il est intégrant, ou l'élément inté- grant, quand il est absolu, de l'espace et du mouvement. L'opération, partie de grandeurs finies, n'aboutit donc ja- mais en somme qu'à des grandeurs, et l'espoir était vain d'y trou\er un moyen d'atteindre l'absolu, qu'on ne ren- contre nulle part, du moins comme un réel, dans le géo- métrique. De ce que l'opération par laquelle on avait reporté à l'esprit le fondement du mouvement dépasse la portée d'une différentiation et celle, en général, de toute géo- métrie, était-ce une raison pour en perdre le fruit et pour rejeter d'emblée tout ce qu'elle avait donné ? Le mouve- ment se suffît-il davantage à lui-même, parce qu'on l'a ré- solu en de petites différences ? Et voit-on mieux en lui la raison pour laquelle il se continue, ou en elles la raison de leur répétition ? La différentiation accuse encore le fait môme si ce n'est plus elle qui conduit désormais au terme qui l'explique ; et ce qu'il faut conclure, ce n'est pas, tant s'en faut, l'inexistence du terme, mais c'est son exis- tence ailleurs que dans l'espace et dans un autre genre que le genre des choses purement géométriques. Quand il réalisait ou même quand il plaçait les âmes dans des points, Leibnitz, comme il l'a remarqué plus tard 1, commettait donc la faute d'accomplir asTâêaii.v quam- dam tlç cillo yÉvoç : des points mathématiques tout au plus peut-on dire qu'indivisibles comme elles, ils en sont les « points de veue 2 » ; mais tant s'en faut qu'ils' en expriment l'essence, qu'on ne peut même comprendre qu'ils en soient les lieux. Dès lors, dans la mesure où une telle illusion eût fait de la substance comme la prisonnière du point mathématique et en eût arrêté dans la pensée de Leibnitz tous les développements, l'invention du calcul infinitésimal, en la faisant tomber, n'amendait d'un côté les notions inexactes de VHiif>olhcsis que pour leur faire 1. A des Bosses, Gerh., Phil., II. p. 370. 2. Ibid., IV, m. 222 ÉTUDES d'histoire de la IMIILOSOPIIIE. produire do l'autre loules les richesses qui y étaient enve- loppées. Ainsi de deux manières et comme par deux voies, le mé- canisme de llobbes fournissait à Leibnitz l'occasion de démontrer l'existence de l'esprit, et d'y rattacher l'univers comme à son fondement et comme à son principe. Prend-il dans leur ensemble les lois du mouvement, et songe-l-il surtout à tout ce qu'il fallait de puissance et de sagesse pour y mettre cet ordre et cette économie que n'expliquent point toutes seules les lois géométriques ; alors c'est l'unité et l'harmonie du monde qui lui semblent requérir eu l'unité d'un Dieu la cause et comme le siège d'une telle harmonie. Procède-t-il, au contraire, à la suite de son guide, à l'analyse du mouvement, et, perdant de vue l'en- semble, se laisse-t-il conduire par la différentielle jus- qu'aux éléments mêmes des mouvements singuliers ; ce qu'il rencontre alors au terme de l'analyse, c'est autant d'éléments absolus de consciences et autant de fois l'es- prit, qu'il existe dans le monde d'éléments de mouvement. Cette double démarche donne d'abord à Leibnitz, sur l'existence de Dieu et sur celle d'esprits analogues aux nôtres, toutes les preuves capables de fonder solidement notre croyance en Dieu et en l'immortalité de l'âme. Mais un problème se pose dont il semble qu'il ait à peine soup- çonné, avant 1672, toute la gravité : il n'y a point de doute qu'à ses yeux tout dans le monde relève non seulement de la pensée, mais même que tout y soit pénétré de pen- sée, de la pensée de Dieu qui le dirige, et de la pensée des âmes qui en sont le support. Mais peut-on con- cevoir ou que l'esprit se disperse autant de fois que le mouvement se multiplie dans le monde, et qu'adviendrail- il alors de l'unité du monde et de l'unité de Dieu ? ou que l'unité de Dieu absorbe plus ou moins en soi toutes les âmes, et que deviendrait alors, sans parler de l'étrange pluralité des choses, notre propre personne ? A deux re- prises Leibnitz a été sur le point d'aborder le problème : mais les indications qu'il donne pour le résoudre, et qui LA. PREMIÈRE PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ. 223 lixent déjà son allilude fulure, prouvent qu'il n'en soup- çonne pas toutes les difficultés : de Dieu en qui il voit Tesprit univeisel, nos âmes, qu'il appelle « mentes secun- dae », tireraient leurs pensées, en sorle qu'elles penseraient par la pensée de Dieu i ; mais ailleurs indiquant qu'elles seraient comme des fils (instar liliorum) à l'égard de leur père 2, il entend sans nul doute qu'elles en restent dis- tinctes. Bien qu'il y ail dans ces textes comme une ébauche in- l'orme du règne des esprits, dont Dieu serait le monarque, on sent donc qu'à vrai dire le problème ne se pose point, ou qu'en tout cas il se résout d'une manière qui rappelle celle du sens commun. Et quand on songe à la place qu'il lient dans le système des monades, on en vient à se dire que c'est par ce côté qu'en 1672 Leibnitz est le moins près de sa doctrine future. Sans doute, il voit déjà en toute cons- cience une nature qui, en tant qu'elle est une harmonie, s'offre à dépendre bien plus d'une harmonie plus haute, que d'une multitude d'éléments inférieurs, et par exemple j de mouvements. Par là toutes les consciences se prêtaient \ à entrer dans une hiérarchie, avec un Dieu au sommet et la \ature en bas. Mais des nécessités qui devaient le conduire à faire de cet ensemble de consciences har- moniques une harmonie préétablie et à en mettre en Dieu le siège et le fondement, Leibnitz n'avait pas le plus faible soupçon. Comment elles lui apparurent enfin dans toute leur force quand il fut initié aux œuvres méta- physiques de l'école cartésienne, nous n'avons point à le dire. Signalons seulement l'influence que ne purent" guère manquer d'avoir sur son esprit l'auteur de la doctrine des causes occasionnelles, doctrine cpi'il ne traverse (juc pour la dépasser, et l'auteur de VElhique, où il prit tout au moins conscience du problème que pose, pour qui l'en- tend, la notion de la substance, et où il prit la force de le l'ésoudre autrement. On sait que c'est à Paris qu'il connut 1. Lcllre ù Thom., Gerh.. PhiJ . I. p. 30. •^. Ibid. 22i lÎTUDES d'histoire de la PIlILOSOrilIE. Malebranche, et qu'il connut aussi, vers 1075, un ami de Spinoza ^ On peut donc l'aire partir de ces années fécondes du séjour ù Paris sa première initiation à des doctrines auxquelles il semble a\oir, et surtout à la seconde, con- sacré plusieurs années d'étude et de méditation. Concluons. Si dans VlIypoUiesis et les œuvres voisines, on ne trouve nulle trace de Vhannoiuc pi-célablic, en revanche on ne peut nier que Leibnitz y ait i)ris à l'égard du méca- nisme une altitude qui lui est propre et qu'il ne quittera plus. Sur les lois du mouvement il se peut que l'avenir, et un avenir prochain, apporte des corrections désirables et fé- condes ; mais à peine l'aideront-elles à chercher plus sûre- ment en Dieu le fondement de cette économie qui évoque au-delà des lois géométriques le support qu'elles postu- lent en des lois métaphysiques, et en une tendance (|ui est une conscience le principe substantiel des iahcs appa- rences auxquelles se ramènent les mouvements de l'uni- vers. Tout ce que pouvait donner à une philosophie de l'esprit, disons mieux, à la doctrine des monades, la phi- losophie du mouvement, Leibnitz l'avait donc déjà plus qu'entrevu, il l'avait fortement déduit et établi dès 167U ; et nous n'avons plus le droit, dès lors, d'oublier ni que VHypothesis marque le premier pas d'une marche qui s'achève aux Principes écrits pour le prince Eugène, ni que le philosophe auquel il dut de le faire est l'auteur du De Cor pore et du Leviaihan. 1. Tscliirnhaus. V. Lud. Stein, pp. G9 sqq. LA PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ ET LES LOIS DU MOUVEMENT PRÉFACE Ce livre est la reproduclion des leçons que nous avons faites pendant l'hiver de l'année 1896-1897 à la Faculté des lettres de Lyon. Nous nous étions proposé d'étudier dans ces leçons, non pas toute la philosophie de Leibnitz, mais seulement les rapports étroits de cette philosophie avec les recherches de Leibnitz relatives au mouvement, Déjà, en 1895, dans une thèse latine pour le Doctorat, nous avions fait une étude approfondie de ces rapports dans ce que nous avions proposé d'appeler la « première philo- sophie » de Leibnitz, ou la philosophie de sa jeunesse, avant son voyage et son séjour à Paris (1672-1676) ; et nous nous étions efforcé de montrer que des lois du mouve- ment, telles qu'il les concevait alors, il avait déduit une philosophie de l'esprit déjà fort remarquable et par cer- tains côtés définitive, et une doctrine sur Dieu considéré comme le principe de l'économie du monde et de l'harmo- nie universelle et comme le monarque suprême de la cité 1. 10 février -1903. HAN.NEQUIN, II. J5 226 ÉTUDr:s D'iiiSTomii de la philosophie. des Espiils. Dans le cours de 1896-1897, nous avons étendu noire élude à la philosophie délinilive de Lcibnilz, posté- rieure à 1676, et nous avons cru pouvoir établir solidement l'influence persistante des progrès do Lcibnilz dans la con- naissance de la nature et des lois du mouvement sur la genèse de ce qu'un a appelé le dynamisme leibnilien, de l'harmonie préétablie et de la Monadologie. Des circons- tances indépendantes de notre volonté nous ont empêché de publier ce cours il y a six ans ; d'autres circonstances lui offriront peut-être en ce moment l'occasion d'être utile à ceux que préoccupe l'histoire de la pensée de Leibnilz : des œuvres remarquables ont été consacrées depuis trois ans à sa philosophie ; on y a élevé notamment à sa logique un monument qui laisse dans l'ombre des parties de l'œuvre de Leibnilz que nous persistons à regarder comme essentielles ; nous voudrions les replacer à leur rang et montrer que, sans elles, les doctrines de Leibnilz; sur l'acti- vité foncière des monades, sur la matière et la masse, sur l'idéalité de l'espace et du temps, enfin sur ce monde des corps ou mundus cpaivo[i.£vwv opposé si nettement par Leib- nilz au monde des substances, resteraient inexpliquées. Nous avions repris dans nos leçons l'élude de la pre- mière philosophie de Leibnilz ; la première partie de ce livre est donc équivalente à la publication en français des lésultats de notre thèse latine ; la seconde est un travail nouveau. Bien que la substance du cours date de six ans, nous discuterons à l'occasion, soit dans des notes placées au bas des pages, soit dans des noies rejetées à la fin de l'ouvrage, les opinions des historiens récents de la philoso- phie de Leibnilz qui seraient de jiahne à ébranler nos propres conclusions. PREMIÈRE LEÇON L'historien de la philosophie peut se proposer en géné- ral deux choses en elles-mêmes très différentes, mais par- fois très difficilement séparables : ou bien son but princi, pal est la connaissance du système qu'il étudie, considéré comme une chose achevée, parfaite, définitive, abstrac- tion faite des tâtonnements, des efforts successifs qui en amenèrent progressivement dans le temps la réalisation ; ou bien, tout au contraire, ce qu'il s'efforce de mettre en lumière, c'est vraiment Vhistoire du système, autant qu'on ait des documents pour l'établir et pour la suivre, c'est-à- dire sa formation, ses progrès, sa croissance, bref, son évolution et sa vie. La première méthode toujours impar- faite et en somme peu historique, convient à la rigueur soit aux philosophies encore engagées dans la lutte actuelle des idées et dont on ne veut savoir que ce par quoi elles conti- nuent à être pour nous une manière de penser, tel l'évolu- tionnisme, ou le positivisme, ou même, à certains égards, le criticisme de Kant, soit à certaines doctrines qui à tort ou à raison nous apparaissent comme des systèmes puis- sants, nés parfaits d'un seul coup et en quelque sorte immuables, comme la métaphysique d'un Descartes, ou celle d'un Spinoza. Mais il est des philosophies qui y répu- gnent d'emblée, et auxquelles l'application d'une pareille méthode serait le pire des non-sens : au premier rang de celles-ci est la philosophie de Leibnitz, dans son état de croissance et de perfectionnement incessants à tel point qu'elle semble n'avoir pris une forme définitive que vers 22S ÉTUDES DlIISTOIRt: DE I.A PHILOSOPHIE. 1695, après une sorte de jeunesse d'un quart de siècle de 1601 à 1686, une adolescence de dix ans, de 1686 à 1695, pour entrer dans une période de maturité cl de stabilité relative, de 1695 à 1715. En étudiant de près les premières formes systématiques de la pensée leibniliemic, nous note- rons chez Leibnitz ce trait singulier que presque toutes les formules, ou comparaisons, ou même les thèses principales de sa philosophie future, il les a trouvées et indiquées dès avant 1672 : il y a là plus qu'une curiosité pour l'historien : c'est la preuve, confirmée d'ailleurs par l'étude appro- fondie de sa philosophie, que les grandes directions de sa pensée n'ont guère varié, qu'elles furent fixées et coor- données de très bonne heure, dans leur étonnante diver- sité, mais que l'évolution de sa pensée se fit en élargissant sans cesse quelques vues maîtresses, et en les ramenant à une unité supérieure. La philosophie de Leibnitz (en faisant abstraction, bien entendu, de son œuvre juridique, historique et politique) nous apparaît comme le résultat de deux tendances princi- pales, auxquelles nous semble se ramener la riche diversité de ses recherches scientifiques de tout ordre et de ses spé- . culations métaphysiques. La première est une tendance à ♦ soumettre toute connaissance digne de ce nom, pour lui donner la forme de la certitude, aux lois d'un enchaîne- ment rigoureux à partir de principes incontestables, bref aux lois d'une logique et d'une mathématique universelles. La seconde, compatible avec la première, mais qui s'en dis- tingue cependant et ne se réconcilie avec elle dans la philo- sophie définitive de Leibnitz qu'en s'y opposant, dérive de la conviction née de bonne heure chez Leibnitz que tout se fait mécaniquement dans la nature, mais que le méca- nisme, qui suffit à tout dans la nature, ne se suffît pas à lui-même et ne trouve en définitive son principe que dans ^la réalité de l'esprit et de Dieu. Nous allons dire un mol de la première pour en com- prendre les rapports avec la seconde et pour en mesurer la portée. Ensuite nous parlerons de la seconde, où nous LA. PHILOSOPHIE DE LEIBXITZ ET LES LOIS DU MOLVEMEI^T. 229 voyons la source principale dés développements de la métaphysique leibnitienne, et dont nous nous proposons dans ce cours de faire exclusivement l'histoire. La LOGIQUE DE Leibmtz. La Caractéristique universelle. Leibnitz a raconté lui-même ^ de sa vie d'écolier un épi- sode qui marque d'une manière frappante l'origine de sa passion pour les études logiques. Il avait quatorze ans, et il s'appliquait depuis quelque temps avec un tel succès à l'étude de la logique scolastique que non seulement il trouvait avec la plus grande facilité des exemples pour toutes les règles, à la grande surprise de ses maîtres, mais qu'en outre il soulevait des objections, ébauchait des théo- ries nouvelles, et relevait par écrit toutes les remarques neuves qui venaient à son esprit, et qui, bien des années plus tard, étant tombées sous ses yeux, lui donnèrent encore une vive satisfaction. Il en rapporte un exemple remarquable. Les logiciens enseignaient couramment l'art de ramener tous les termes simples à certaines classes, qu'ils appelaient catégories ou prédicaments ; et cette théo- rie l'avait sans doute beaucoup frappé, par l'ordre même qu'elle permettait d'introduire dans la disposition des no- lions et conséquemment dans la détermination des énon- ciations ou des propositions. Mais alors, songeait Leibnitz, pourquoi les logiciens s'en étaient-ils tenus là, et pourquoi n'avaient-ils point tenté de faire pour les termes complexes, ou les propositions elles-mêmes, ce qu'ils avaient fait pour les éléments de ces dernières, termes simples ou notions ? D'une telle théorie, qui eût donné les prédicaments ou catégories des énonciations, ils eussent tiré l'art, incompa- rable par ses résultats, d'enchaîner dans des raisonnements 1. Vita Leibnitii a se ipso breviler delineata. Gurhauer II. Uei- lage, p. 55. 230 ÉTUDES d'histoire de la. philosophie. continus les propositions elles-mêmes, et d'aboutir métho- diquement à la contribution d'une science certaine. Leibnitz s'aperçut plus tard que ce qu'il rêvait ainsi, sous le nom de prédicaments des termes complexes et d'énonciations disposées en séries, les mathématiciens et notamment Euclide l'avaient depuis longtemps réalisé dans les Elé- ments où ils disposent les propositions de telle sorte que chacune s'y déduit rigoureusement de celle qui la précède. Mais ses maîtres, hors d'état de lui en faire la remarque, se contentèrent de le rappeler à la modestie d'un élève qui doit se contenter d'apprendre les théories admises, et ne point se donner l'humeur d'y apporter des changements ou perfectionnements. Cette anecdote devait être rappelée, parce qu'elle marque la date précise d'une préoccupation qui n'abandonnera plus la pensée de Leibnitz, et qui, comme la plupart de ses pensées les plus fécondes, remonte à une époque très haute de sa vie et jusqu'à son extrême jeunesse. A la prendre dans sa signification la plus large, elle revient à demander en toute recherche une rigueur fondée tout à la fois sur la solidité des principes et sur la certitude des déductions ; et cela est d'autant plus remarquable chez cet enfant de quatorze ans, qu'il n'avait alors aucune idée des mathématiques, pas même des éléments d'Euclide, et qu'assurément il était impossible qu'il fût averti d'une manière quelconque des efforts tentés par Descartes pour instituer sur un plan tout semblable une méthode et une science universelles. Quelques années plus tard, le 7 mars 1666, il présentait à la Faculté de philosophie de l'Université de Leipzig une dissertation « pro loco » qui avait pour titre : Disputatio arithmetica de complexionibus, et où il donnait un corps à la pensée de sa quatorzième année. Il avait depuis lors étudié à Leipzig avec Jean Kûhn les éléments d'Euclide, et à léna pendant l'été de 1663 avec Ehrard Weigeli, 1. Lettre (I) à Thomasius. LA PHILOSOPHIE DE LEIDMTZ ET LES LOIS DU MOUVEMENT. 231 curieux savant dont l'ouvrage intitulé Ethica Euclidea suffit à caractériser les tendances, l'arithmétique, l'analyse élémentaire et les combinaisons. L'influence de Weigel dut être profonde sur Leibnitz, inquiet, comme nous venons de le voir, d'une forme de connaissance strictement déductive, Toujours est-il qu'il crut trouver la méthode qu'il cher- chait dans l'art combinatoire, et c'est pourquoi il avait choisi pour son examen « pro loco » ce sujet « de com- plexionibus », première partie d'une dissertation beaucoup plus étendue qu'il publiait l'année même (1666) sous le titre de Dissertaiio de arte combinatoria. Les premiers mots du « proœmium » de la dissertation la rattachent clairement au souci qu'avait eu Leibnitz, dès l'âge de quatorze ans, d'établir une science des Prœdicamenta ou des Catégories plus générale que celle d'Aristote ; et, en effet, c'est à la doctrine de l'Être et de ses affections, qua- lité, quantité et relation, ou en un mot à la doctrine des genres de l'Être et en définitive à la métaphysique qu'il rattache expressément la recherche qui va suivre. Mais laissant de côté la qualité, qui lui apparaît comme un mode absolu de l'Être, c'est sur la relation et en particulier sur cette forme de la relation qui est la quantité qu'il ^■a con- centrer son effort. Elle se réduit à ses yeux au rapport du tout à ses par- ties, et en définitive au nombre : car le tout est à ses parties comme le nombre est à l'unité ; il n'est autre chose que les parties, sumptœ cum unione, comme le nombre est l'unité (ou la somme) de ses unités constituantes. La quantité est donc le nombre des parties : quantilas igitur est numerus partium, d'où il est manifeste que dans la réalité quantité et nombre coïncident : in re ipsa quantitatem et numerum coincidere. Et comme, d'autre part, le nombre, figure pour ainsi dire incorporelle, participe de l'universalité la plus haute, par où il appartient à la métaphysique, il est com- mun à tous les genres de l'Être. Il n'est donc pas pour le métaphysicien de devoir plus pressant que d'établir, pour en faire la base d'une méthode universelle, la science des 232 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. relations du tout et de ses parties, fondée exclusivement sur des lois numériques. Ces lois sont celles de la relation du tout, de toutes les manières possibles, soit à des touts inférieurs qui en sont comme les parties, tels AB, BC, AC, eu égard au tout ABC, que Leibnitz appelait des com- plexiones et que nous appelons des combinaisons, soit aux dernières parties ou unités composantes disposées de toutes les manières possibles. Combinaisons et permuta- tions, telles sont donc en définitive les deux formes de variation les plus propres à épuiser méthodiquement, de quelque manière qu'elles s'offrent à nous, toutes les rela- tions possibles du tout à ses parties, et à nous en donner une connaissance complète. Que Leibnitz ait vu dans cette méthode, qu'il fonde ou du moins à laquelle il donne d'im- portants développements, sous le nom d'Art combinatoire, une méthode universelle, cela ressort de la manière même dont il engage la question dans ce Proœmium de la Disser- tatio, et aussi des essais qu'il en donne en l'appliquant immédiatement aux sujets les plus variés, notamment à un cas de jurisprudence et à la théorie du syllogisme i. Mais en l'appliquant un peu plus loin à l'analyse et à la composition des notions et des propositions ^ Leibnitz allait faire de cette méthode applicable à toutes sortes de sujets la Logique même, en entendant ici plus spéciale- ment par la Logique la science de la connaissance humaine. Voici le principe fondamental d'où il part : étant donné un terme ou un concept quelconque, il est toujours possible de le résoudre en ses parties formelles, ce qui s'appelle le définir ; mais ces parties elles-mêmes doivent être résolues en d'autres, ou les termes de la définition définis à leur tour, jusqu'à ce que l'analyse dégage enfin les parties simples du concept, ou ses termes indéfinis- sables : « usque ad partes simplices seu terminos indefini- biles ». Car il ne faut pas oublier le précepte antique : où SeÏ TcâvToç ô'pov J^YjTstv, ct Ics derniers termes, « ultimi 1. Math., V. p. 22, I" exemple et VI* exemple, p. 23. 2. kl, V. Usus, X, p. 39. L\ PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ ET LES LOIS DU MOUVEMENT. 233 lermini », ne sont plus compris par définition, mais seule- ment, ajoute Leibnitz en se servant d'une expression curieuse, par analogie : « non jam amplius definitione, sed analogia intelliguntur. » Dès lors, étant donné, par analyse, un certain nombre de termes simples, on conçoit que l'on puisse déterminer toutes les propositions pos^ sibles où ils peuvent entrer ; ce n'est plus qu'un problème de combinatoire extrêmement simple, toute proposition ayant deux termes, et étant dès lors une combinaison de deux termes. Il y a plus : si l'on songe que le sujet et le prédicat d'une proposition peuvent être soit des termes simples, soit des termes complexes, c'est encore un pro- blème de combinaisons que celui qui consiste à chercher toutes les propositions possibles résultant de 2, 3, 4 ou n termes ultimes. Et en ce sen^ Leibnitz résolvait par exemple ces deux problèmes ; étant donné un sujet, trouver tous ses prédicats possibles ; étant donné un prédicat, trouver tous ses sujets possibles. Enfin, lorsque l'on sait détermi- ner tous les termes assujettis à la double condition d'être sujets d'un prédicat donné (grand terme) et jarédicats d'un sujet donné (petit terme), c'est-à-dire tous les moyens ternies possibles intercalables entre un grand et un petit, on trouve encore par l'art combinatoire tous les syllo- gismes qui démontrent une proposition ou conclusion donnée. Ces vues de la jeunesse de Leibnitz ont une portée consi- dérable : supposons, en effet, comme semble l'avoir pensé Leibnitz dès 1666, comme il l'exposera en tout cas nette- ment dans ses célèbres Meditationes de cognitione, veri- tate et îdeis de 1684, que la résolution analytique de tous nos concepts complexes ne se justifie que par l'existence dans l'esprit d'idées ultimes et simples, faudrait-il rien d'autre pour constituer la connaissance humaine que de dresser le répertoire complet, ou du moins suffisant, de ces éléments simples, véritable alphabet des connaissances humaines, et que d'être en possession, d'autre part, d'un art assez puissant pour en déterminer toutes les combinai- 234 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. sons possibles ? Art de prouver ou de démoiilrer, dès qu'on ne se proposerait que de faire apparaître, parmi ces combinaisons légitimes, une proposition ou un problème donné, mais véritable art d'inventer, d'une souplesse et d'une portée infinies, puisqu'il nous ferait découvrir, outre les proposées, toutes les combinaisons concevables des éléments primitifs. On comprend que Leibnitz se soit enchanté de ces vues : l'enchantement dura toute sa vie, et on en a la preuve dans la multitude d'ébauches et de dissertations qu'il a laissées sur ce sujet, et qui sont relatives à ce qu'il appelait la Caractéristique universelle i. Par Caractéristique, nous entendons sans peine à présent ce qu'il cherchait : c'était d'abord ces termes ou formes simples, point de départ indispensable de l'art qu'il avait en vue ; mais à mesure qu'il entrait dans l'étude et la pratique des mathématiques, il se rendait mieux compte de l'utilité incomparable pour l'algèbre de l'heureux choix des caractères sur lesquels, comme sur les quantités elles-mêmes, elle opérait ses transformations et ses calculs ; et de même, il songea que l'art qu'il rêvait dépendrait tout d'abord, sans doute, de l'analyse qui lui donnerait les termes simples, mais aussi et peut-être surtout des symboles ou caractères qui les désigneraient, et qui se prêteraient avec plus ou moins de souplesse aux combinaisons futures. Bref, caractères et calcul apparaissaient ici, comme en algèbre, en si étroite connexion ou dépendance réciproque, que la « caractéris- tique » fut le mot par lequel Leibnitz désignait tout à la fois dans la suite et cette partie de l'art qui définissait ce qu'on pourrait appeler l'algorithme des idées, et l'art tout entier. On peut dire de la « Caractéristique », ainsi entendue, qu'il était inévitable que, dans la pensée de Leibnitz, elle étendît sa juridiction à tous les domaines de la connais- sance humaine. Tout y semble en effet partout réductible 1. Voir surtout Phil, t. VII, et les inédits de Couturat. LA. PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ ET LES LOIS DU MOUVEMENT. 235 en dernière analyse à des idées primitives, dont nous n'atteignons sans doute, par des approximations succes- sives, que des expressions symboliques ou complexes, mais qui, dans l'esprit du dogmatisme rationaliste, restent le support indispensable et la garantie de tout savoir. Dès lors les sciences peuvent différer les unes des autres par les termes ultimes qu'elles engagent en des combinai- sons indéfinies ; mais l'art qui préside à ces combinaisons étant partout le même, est unique ; il est universel ; il est à la fois l'art de trouver et l'art de démontrer, l'art de trou- ver par les voies, partout les mêmes, de la démonstration, en un mot la Logique universelle, ayant dans la mathéma- tique à la fois un modèle, qu'il convient qu'elle imite pour devenir parfaite, et une simple suite ou dépendance, la mathématique n'étant qu'une partie de la Logique. Enfin il n'est pas jusqu'à la métaphysique qui, embrassant le savoir tout entier, n'apparaisse au sommet comme la Logique elle-même et ne doive en adopter, pour atteindre la certitude, les formes et les développements : « Si quel- qu'un voulait écrire en mathématicien dans la métaphy- sique et dans la Morale, dit Leibnitz dans les Nouveaux Essais 1, rien ne l'empêcherait dé le faire avec rigueur. » Et au marquis de THôpital il écrit le 27 décembre 1694 : « Ma Métaphysique est toute mathématique, pour dire ainsi, ou la pourrait devenir 2. » Ainsi, par le progrès d'une pensée qui a sa première expression dans la Disser- tation de 1666, Leibniz en était arrivé à identifier peu à peu la Logique et la Métaphysique, la Métaphysique et la Caractéristique universelle. A les juger dans leur ensemble, on ne peut mécon- naître ce qu'il y a de grandiose dans ces vues de Leibniz : et il faut ajouter qu'à aucun projet il n'a consacré autant d'efforts, ni d'aussi constants jusqu'à la fin de sa vie, qu'à la réalisation de cette caractéristique, restée comme le rêve et l'enchantement de son esprit. S'éloignerait-on cepen- 1. Nouceaux Essaif^. II, xxix, § 13. 2. Maih., II, 258. 206 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. danl beaucoup de la vérilc, cl irexpiimerail-ou poinl en tout cas une impression dont on ne peut se défendre à la lecture de tant d'essais sans cesse repris, et toujours inachevés, si l'on se hasardait à dire que la Caractéris- tique, loin de s'identifier à la Métaphysique ou même de la pénétrer, apparaît dans son œuvre comme une œuvre parallèle à ses autres efforts, destinée sans nul doute à les rejoindre un jour, ou mieux encore à les faire converger, lorsqu'elle serait achevée, vers un foyer unique, mais en réalité, puisqu'elle ne fut jamais qu'une ébauche, restée comme un fragment détaché de l'ensemble, et vivant plus de la Métaphysique de Leibnitz que celle-ci à coup sûr n'en vécut pour sa part ? Etrange théorie de la connaissance, dont on ne peut pas dire qu'on en pourrait déduire la Métaphysique du système, ni même sa Physique, mais dont il serait bien plus vrai de soutenir qu'elle ne fut qu'une Logique développée dans le système, sans influence directe sur sa vie intérieure. De cette stérilité, ou, si l'on veut, de cet échec final de la Caractéristique de Leibnitz, la raison, selon nous, est dans la conception même qui lui sert de base ; nous n'ou- blions pas qu'on a fait honneur à la Caractéristique de la découverte du Calcul infinitésimal, que Leibnitz appelait lui-même sa caractéristique géométrique ; mais dans la mesure où cette thèse peut se soutenir, nous pensons qu'elle vérifie, loin d'y contredire, les raisons pour les- quelles la Caractéristique devait échouer, comme théorie générale de la connaissance. Le principe d'où dérive la Caractéristique, nous l'avons montré plus haut, est que toutes nos connaissances, et en particulier toutes nos propositions et toutes nos idées, sont des termes complexes, et que ces termes complexes sup- posent des termes simples, à peu près comme les mots, dans nos écritures phonétiques, supposent des syllabes, et les syllabes des lettres. L'idée simple, en un mot, qui a son origine dans la raiso» humaine, est aux yeux de Leib- nitz par définition même un indéfinissable (termini indefi- LA PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ ET LES LOIS DU MOUVEMENT. 237 ilibiles), un indivisible, une unité ou entité logique. Que Leibnitz se soit attaché fortement à ce principe et l'ait pris à la rigueur, deux choses le prouvent : d'abord la théorie qu'il fait de la connaissance dans les Meditationes de 1684, et la critique très \\\e qu'il dirige contre Descartes, dont la méthode, selon lui, ne donne pas les moyens de pousser l'analyse jusqu'aux termes les plus simples et vraiment absolus ; puis le procédé même qu'il emploie en dressant des tableaux multiples de définitions, pour extraire des définitions les plus parfaites leurs termes absolus et en définitive les éléments de la Caractéristique. D'où vient que l'opération, si elle était faisable, n'a jamais réussi ? On peut répondre, d'après une indication capitale de Leib- nitz lui-même, qu'il eût fallu remonter, pour atteindre ces termes, jusqu'aux altributs de Dieu, avec lesquels ils se confondent ; mais du complexe au simple, comme le prou- vent des textes récemment publiés i, s'il y a parfois, dans le cas des vérités contingentes, l'infini à franchir, il n'en est pas toujours ainsi ; et au contraire, dans le cas des vérités de raison, ces vérités ne sont telles que parce qu'il est au pouvoir de notre esprit de les ramener à leurs éléments constituants par un nombre fini d'opérations logiques. D'où vient donc encore une fois que nous n'y parvenions pas, et que, d'une entreprise au premier abord si simple et si facile, Leibnitz ne soit jamais venu à bout ? C'est qu'elle repose sur une erreur, l'erreur fondamentale de l'innéisme et de tout dogmatisme intuitionniste ou rationaliste. Cette erreur consiste à penser que la connais- sance trouve en elle des idées ou concepts premiers, obieis qui par nature s'imposent au sujet, et sur lesquels ce der- nier n'a de prise que par l'opération qui les unit entre eux ou pose leurs rapports. Encore ces rapports mêmes sont- ils déterminés d'une manière nécessaire par le sens qu'il faut attribuer au concept, tout indéfinissable et en quoique sorlc indivisible qu'il soit, à moins qu'il ne soit rien : et 1. Par M. Couturat. 238 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. de là vient, clans la philosophie de Leibnitz, la prépondé- rance excessive el obsédante du principe d'identité. Au contraire, si l'on pose le sujet supérieur à l'objet, le « je pense », forme suprême de relation et de jugement, antérieur logiquement à tout acte de pensée, on renverse le point de vue de l'ancienne logique et Ton fait du juge- ment le terme le plus proche de la pensée vivante, tandis que le concept, sorte de contraction d'un jugement qui l'explique, n'est jamais primitif, ni, au sens de Leibnitz, jamais indivisible. Et c'est pourquoi ces unités logiques, en quelque sorte discrètes, qu'il cherchait, guidé par des analogies arithmétiques, à la base de toute définition, jamais il ne les rencontra, par ce motif très simple qu'elles sont de pures fictions et qu'elles n'existent pas dans la raison humaine. A Leibnitz nous nous plairions sur ce point à opposer Descartes, Descartes mettant dans les Regulœ, par une vue infiniment juste, à l'origine de toutes les déductions, sous le nom, il est vrai, dont il s'était servi le premier, de natures simples, non des notions indivisibles, mais de vraies relations, non des concepts, mais des rapports, tel l'égal, ou le semblable, ou l'un, corrélatif du multiple, si Leibnitz, mathématicien, n'avait, par un sûr instinct, retrouvé en mathématiques l'esprit même de la méthode cartésienne. Nul ne vit mieux que lui, ni d'une vue plus claire, le secret du succès de l'analyse algébrique : à la place des nombres, considérer leurs rapports, et spéculer sur ces rapports, abstraction faite des nombres spécifiés, comme s'ils avaient un sens qui ne s'universalise qu'au prix de cette abstraction même : généraliser, en un mot, les opérations de l'arithmétique, de telle sorte qu'elles ne soient plus qu'un cas particulier et, en quelque sorte, inu- tile à considérer, en tout cas non privilégié, des opérations universalisées. Dans l'algèbre ainsi comprise, en vain chercherait-on l'indivisible logique dont tout le reste ne serait que des combinaisons ; tout y est au contraire rap- ports et proportions, parce que l'acte le plus simple de LA PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ ET LES LOIS DU MOUVEMENT. 239 l'esprit n'est pas, comme il le semble à un examen superfi- ciel, l'intuition ni la notion, mais le jugement qui ne par- vient à définir un terme qu'en lui opposant un terme corré- latif. L'invention du calcul infinitésimal, est-il besoin de le dire à présent, fut faite et ne pouvait être faite que dans la même voie. Tandis que l'analyse cartésienne, qui liait sans doute entre elles dans une équation les valeurs corré- latives de variables véritables, ne s'était jamais avisée de soumettre au calcul les conséquences de leur variation même, l'idée géniale de Leibnitz fut précisément de tenter l'analyse des grandeurs par celte voie inexplorée. Si l'on suppose, par exemple, deux variables liées entre elles par une équation fondamentale, de telle sorte qu'à toute valeur de l'une corresponde une valeur de l'autre, et si l'on donne à l'une d'entre elles, appelée variable indépen- dante, des accroissements infiniment petits, en sorte que les accroissements de la seconde, dite variable dépendante ou lonction de la première, atteignent en même temps que ceux de la première la limite zéro, le résultat remarquable «st que le rapport des différences infiniment petites de la variable et de sa fonction a lui-même une limite parfaite- ment définie, dérivée des données de l'équation primitive. Soumettre une grandeur à l'analyse différentielle, c'est donc, rigoureusement, transporter à l'élément de cette grandeur, ou, en d'autres termes, à cette grandeur consi- dérée par la pensée en son moment initial, avant qu'elle ait pris, a-t-on le droit de dire, une extension quelconque dans le temps ou dans l'espace, les rapports caractéris- tiques de la grandeur elle-même ; c'est, s'il s'agit d'une courbe, la retrouver par avance entièrement définie en cha- cun de ses points ; et c'est donc, par une méthode d'une infinie souplesse, être en état de la construire point par point, ou, plus exactement, élément à élément, d'après une loi immanente à l'élément lui-même, loi dont la grandeur réelle n'est plus dès lors pour la pensée que comme une expression développée dans le temps et dans l'espace. On sait, sans que nous puissions y insister, l'infinie fécondité 240 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. de celle mélhode, donl Leibnilz fit par exemple d'emblée l'application à l'analyse des fonctions transcendantes, radicalement inaccessibles à l'analyse cartésienne. Mais à la prendre en ce qu'elle a d'essentiel, ce qui en fait la vie, c'est qu'elle s'adresse encore ici dans l'esprit, non à une entilé logique indivisible cl indéfinissable, mais au contraire à une relation, et mieux encore qu'à une rela- tion, à une loi prolongeant dans la grandeur finie l'action continuée de la relation saisie dans l'infiniment petit. Entre les deux méthodes, l'une qui est proprement celle des mathématiques, et qui a inspiré à Leibnitz d'autres essais remarquables, tels que celui d'une Analysis sitûs, l'autre qui est celle de la Disserîatio de arte combinatoria, et qui, prise à la rigueur, ramène naturellement l'esprit à la recherche d'idées élémentaires combinables entre elles, on mesure sans peine toute l'énorme distance. La première est féconde précisément par ce qui manque à la seconde, par la relation et par la loi aux développements progres- sifs et incessamment renouvelés ; la seconde, au contraire, dont le mathématicien fait encore un emploi remarquable en analyse en s'altachant à l'ordre des permutations bien plus qu'à la nature des termes qui permutent, n'aboutit en logique qu'à la combinaison de termes tous donnés, en signification comme en quantité, opération stérile parce qu'elle ne met au jour ni un terme nouveau, ni un rapport original, réduite qu'elle est à juxtaposer des concepts tout faits qui ne peuvent s'enrichir de relations nouvelles par la voie arithmétique de l'addition et de la juxtaposition. Com- biner des idées, c'est, à tout prendre, les traiter exclusive- ment comme des termes extérieurs les uns des autres, et du point de vue de l'extension ; on a eu cent fois raison i de reprocher à Leibnitz de tenter d'établir du point de vue de la compréhension un calcul logique, c'est-à-dire un cal- cul effectué sur des idées : le concept n'est abordable, en effet, à qui le veut traiter par une méthode empruntée à la 1. M. Coiiturat. LA PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ ET LES LOIS DU MOUVEMENT. 241 science des nombres, que si on le résout en l'ensemble indé- fini des individus qu'il désigne ; alors, mais alors seule- ment, on peut effectuer sur lui diverses opéi'ations, telles qu'une sorte d'addition et de multiplication. Mais alors aussi on l'aborde obliquement, non comme une synthèse originale de déterminations, non comme une unité envelop- pant des relations très éloignées au fond des rapports trop stériles des genres et des espèces, mais comjne un tout dont on disait d'abord qu'on allait l'analyser en mettant en lumière ses éléments logiques, et qu'on ne parvient à analyser en fait qu'en le distribuant en l'ensemble indéfini des indi- vidus qu'il dénote, et non des caractères ou déterminations qu'il connote et cjui constituent seuls sa signification pro- fonde. L'idée de « contenance » ici jette sur la logique une équivoque difficile à détruire : on croit revenir à l'esprit et aux méthodes mathématiques en traitant les rapports des concepts comme des rapports de contenance ; en réalité, on fait juste le contraire. Le progrès des mathématiques s'est traduit dans l'histoire par un effort constant pour exprimer dans des concepts de plus en plus précis les rela- tions fondamentales des grandeurs, telles que l'égalité et l'inégalité, la congruence ou la similitude : l'objet même du concept est ici la grandeur ou quelqu'une de ses rela- tions fondamentales, et c'est approfondir le concept, non l'altérer, que de développer synthétiquement celte rela- tion ; mais le concept ou le jugement ne sont pas par eux- mêmes des relations de grandeurs ; et il n'est pas vrai non plus qu'ils aient le plus souvent pour objet, sauf en mathé- matiques, de telles relations : or les traiter comme des grandeurs, sous le prétexte qu'ils sélendent toujours à des individus, ou, comme on dit de nos jours, à des ensembles, d'ailleurs indéfinis, c'est encore une fois les aborder par ce qu'il y a en eux de plus accidentel, et c'est obstinément s'en tenir, en ce qui les regarde, au point de vue stérile du nominalisme, qui ne se distingue pas au fond, Berkeley l'avait bien vu, du point de vue également stérile de la généralisation et des universaux. Si le calcul logique, HANNEQUIN, II. J6 2i2 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. appliqué aux concepts, était une méthode suffisante pour porter dans un domaine scientifique quelconque l'âme des mathématiques, d'où viendrait donc que la chimie ou la biologie n'ont pas encore trouvé leur forme mathéma- tique ? La vérité est que la chimie attend, et reçoit tous les jours, sa transformation en ce sens des méthodes et des concepts de la thermodynamique, et non des artifices d'une logique formelle. Et ce qui condamne celle-ci, c'est qu'une science ne xiX pas de concepts tout faits, distribués après coup en groupes et arrangements où ils se juxtaposent, mais de relations ou synthèses qui se développent et qui se hiérarchisent, et qui aux degrés divers de la hiérarchie s'expriment en des concepts où se résume le travail inven- tif de l'esprit. L'erreur de Leibnitz ne fut pas de méconnaître ce qu'il y a de profondément original dans la méthode progressive des vraies mathématiques : nul n'y fut plus que lui un inventeur de génie ; elle fut de croire durant toute sa vie qu'entre cette méthode et la logique aristotélicienne, il n'y avait pas différence de nature, mais au contraire identité et unité. Et c'est pourquoi sans doute il s'est fait l'illusion que les services que la mathématique avait rendus déjà et devait rendre de plus en plus à la physique et à la science du mouvement, la logique générale, qui ne pouvait être autre qu'une logique formelle, pouvait et devait les rendre en toutes sortes de recherches, dans les sciences juri- diques, morales, historiques, et dans la métaphysique même. Bien plus, il pouvait dire, rapprochant jusqu'à les confondre, la logique et la mathématique, qu'il se faisait fort d'appliquer à la métaphysique les procédés rigoureux de la démonstration des mathématieiens. En fait, tous les travaux qu'il entreprit dans le sens et dans l'esprit de la logique formelle, tels que la Caractéristique universelle, au sens précis du mot, ou que les recherches connexes relatives à une langue uni\erselle, échouèrent fatalement et ne laissèrent dans l'histoire aucune trace durable ; au contraire, les travaux du mathématicien, reposant sur une LA PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ ET LES LOIS DU MOUVEMENT. 243 méthode au fond loute différente, méthode qui répugne aussi bien à la logique des genres qu'au principe qui affirme l'existence dans l'esprit d'idées ou d'entités logiques, eurent la solidité et la fécondité qui se trouvent au plus haut degié dans sa découverte du calcul infinité- simal. La passion de Leibnitz pour la logique et la démonstra- tion rigoureuse eut sur son œuvre une influence qu'on ne saurait méconnaître : si elle n'eut pas sur l'orientation de sa métaphysique, comme on l'a soutenu récemment, une action de telle nature que la monade et ses lois ne seraient que le développement d'une proposition de logique formelle i, du moins reste-t-il vrai qu'elle contribua grande- ment à donner à sa philosophie ce caractère de haut ratio- nalisme et d'intellectualisme qui lui donnent dans l'his- toire sa physionomie propre. Encore le dut-elle surtout à cette tendance si personnelle chez Leibnitz, et qui s'accuse chez lui dès sa jeunesse, à pousser le plus loin possible dans la physique et la science du mouvement l'application des procédés et des méthodes des mathématiques, puis, par une réflexion de la science et de nature à remonter à l'esprit qui en est le soutien, et qui en devient ainsi, en même temps que le principe, l'explication suprême. Leib- nitz fut le premier qui fit sortir de la science de la nature, et des mathématiques qui, à ses yeux, en étaient l'àme,. une philosophie ; et, en comparaison de cet effort si riche en résultats féconds, sa Caractéristique et sa logique for- melle restent au second plan, comme une illusion où s'était plu son enfance, et où il s'obstinait en vain à penser qu'il réconcilierait l'esprit des vieilles méthodes, qui n'avaient pu faire naître la science, et celui des méthodes nouvelles, qui la font vivre. 1. MM. Coiilurat et Russell. DEUXIÈME LEÇON Nous avons ramené à deux principales les tendances de la pensée de Leibnitz qui semblent avoir dominé le déve- loppement de sa philosophie et en avoir déterminé les directions. Nous avons, dans la leçon précédente, défini la première comme celle d'où dérive chez Leibnitz le carac- tère de haut rationalisme qu'il donne à toutes ses recherches, et notamment, toutes les fois qu'il l'a pu, le caractère mathématique de ses spéculations. Nous allons, dans la suite de ces leçons, nous attacher spécialement à faire l'histoire de la seconde. Non qu'on puisse la détacher absolument de la première : la physique de Leibnitz dépend étroitement de sa mathématique. Mais, dans la mesure où elle a, comme toute physique, ses postulats particuliers, dont il est d'un haut intérêt, pour l'historien, de chercher comment ils se sont peu à peu dégagés des recherches de Leibnitz, et où elle influe d'autre part sur l'orientation de sa métaphysique, nous avons cru pouvoir en faire une étude à part, en laissant à d'autres le soin de faire une étude approfondie de sa logique et de son analyse. La seconde tendance de Leibnitz est née de l'adhésion qu'il donna très jeune, et une fois pour toutes, sans jamais s'en départir dans la suite, à ce principe des modernes, ou, selon son expression habituelle, des « novateurs », que tout dans la nature se fait et par conséquent doit s'expliquer exclusivement per magniludinem, figurani et motum, principe dont il donne encore cette formule con- cise : omnia mechanice. Par là Leibnitz se classe, dès l'ûge LA PHILOSOPHIE DE LEIBMTZ ET LES LOIS DU MOUVEMEM. 245 de quinze ans, parmi les philosophes et les sa\ants modernes, et répudie, d'une manière beaucoup plus déci- sive qu'il ne le pense lui-même, l'esprit de la scolastique et de la science antique. Cependant, cette adhésion de Leibnitz au mécanisme des modernes n'est qu'un aspect de sa pensée relative à la nature ; d'un autre côté, il a cru dès sa jeunesse, et il n'a jamais cessé de croire que si des principes géométriques et mécaniques suffisent à l'explication complète de la nature en tant que nature, du moins ces principes nous reportent-ils, soit par leur insuffisance intrinsèque, soit par leur signification profonde, à des principes d'un ordre plus élevé qui les soutiennent, à un monde supérieur à la nature elle-même, à un monde des esprits, et avant tout à Dieu. C'est, sous ses deux aspects essentiels, cette ten- dance complète qui dominera tous les développements de la philosophie de Leibnitz ; nul ne sera, dans les questions relatives à la physique, un partisan plus résolu des expli- cations strictement mécaniques ; mais nul aussi ne sera plus convaincu que le mécanisme atteste, pour qui veut le com- prendre pleinement, l'existence de l'esprit et l'existence de Dieu. Cette attitude de Leibnitz à l'égard du problème du monde, assurément on ne peut pas dire qu'elle lui vienne de la science ; il est manifeste au contraire qu'elle lui vient de son éducation et de ses convictions religieuses ; une doctrine qui rendrait impossible sa croyance en Dieu ou en l'immoilalité de l'âme, ses premiers essais en font foi, porterait par là même à ses yeux le caractère d'une fausseté radicale et presque monstrueuse : en ce sens son attitude, on a pu le dire avec raison, est la suite d'un préjugé, psychologique ou même théologique. Mais d'abord ce préjugé et cette attitude, qui eurent des conséquences si importantes pour la pensée de Leibnitz, sont des faits indéniables ; puis n'est-il donc pas vrai qu'en abordant le problème de la science, nous avons tous une attitude à son égard, qui influera, sinon sur la science môme, du moins sur le sens général qui la dépasse et que nous lui attri- 240 lixuDES d'histoire de la philosophie. huerons ? Kanl ramenait ces alliludes k deux principales : l'altitude platonicienne, et l'attitude épicurieiine, toutes les deux compatibles avec une science rigoureusement posi- tive et digne de libres esprits. Leibnitz eut la première, ou pour mieux dire, il eut tout à la fois la première et la seconde, qu'il réconcilia dans sa philosophie. Enfin, qui pourrait penser que l'attitude de Leibnitz, qui fut d'abord un « préjugé », n'eut pas à chacun des progrès de sa réflexion l'occasion de trouver sa justification ou sa con- damnation, en sorte qu'après avoir été le guide de sa pen- sée, elle en devint en définitive l'œuvre la plus philoso- phique et la plus réfléchie ? Du philosophe de vingt-deux ans, partisan de l'atomisme gassendiste, et qui faisait por- ter témoignage à l'atome de l'existence d'un Dieu créa- teur, au philosophe qui, dans la plénitude de sa libre raison, interprétait les principes mécaniques de la philoso- phie naturelle comme révélant à ses yeux des principes d'un autre ordre, qu'il appelait métaphysiques, il y a la continuité d'une réflexion de plus en plus profonde, où ce qu'il pouvait y avoir de préjugé dans l'attitude primitive s'évanouit et disparaît dans une pensée toujours plus sûre d'elle-même. Quoi qu'il en soit d'ailleurs, c'est un fait que Leibnitz a adhéré très jeune, sans restriction et sans retour, au méca- nisme, mais que du mécanisme, il a toujours pensé qu'il ferait sortir la preuve d'un monde supérieur au mécanisme même. Sur ce point sa méthode lui est toute personnelle ; elle diffère notamment au plus haut point, on ne l'a pas assez remarqué, de celle de Descartes, dont elle est d'ail- leurs, du moins dans les premiers temps, totalement indé- pendante : sans doute Descartes aussi, par la manière dont il dérive de la perfection et de l'immutabilité divines les lois fondamentales du mouvement, reporte en somme à Dieu la cause du mécanisme de la nature ; mais par la distinction radicale de la pensée et de l'étendue, il s'inter- dit de retrouver par le détail les lois de l'esprit sous les lois du mouvement : bien plus, l'union d'une âme et d'un LA PHILOSOPHIE DE LEIBNITZ ET LES LOIS DU MOUVEMENT. 247 corps est pour Descartes, qui va jusqu'à nier l'âme des bêtes, l'exception la plus rare dans le monde créé. Au con- traire pour Leibnitz, elle est la règle : la philosophie de Leibnitz deviendra de plus en plus un monisme idéaliste, disons plus simplement une philosophie de l'esprit, dans laquelle le monde des corps ou la nature prendra l'aspect d'un monde de phénomènes ou de réalités secondes, pro- portionnées aux âmes qui les soutiennent et qui en sont la réalité première et substantielle. Or à cette doctrine si haute comment arrive-t-il ? Par une méthode qui lui est propre, et qui consiste à chercher d'abord dans le mouve- ment la réalité même de la nature, puis, par une induc- tion métaphysique, à remonter d'une analyse approfondie du mouvement aux principes sans lesquels les lois mêmes du mouvement seraient inintelligibles, aux âmes qui s'y expriment en des proportions d'une exactitude parfaite et rigoureuse. Nous aurons plus tard à étudier de près ce procédé complexe, auquel nous donnons provisoirement le nom d'iiuduction métaphysique ; nous verrons qu'il ren- ferme des éléments de valeur très différente, tantôt cri- tiques, et d'une haute portée, tantôt moins solidement fondés, et tels que le passage non complètement justifié du physique au métaphysique ; mais ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que ce fut cette tendance à passer du physique au métaphysique, des éléments du mouvement aux élé- ments de l'esprit, et de l'analyse de l'un à des conclusions immédiates sur la nature de l'autre, qui conduisit Leibnitz à dégager peu à peu des problèmes qu'il traitait leurs élé- ments critiques, tandis que le contraire nous semble histo- riquement difficile à soutenir. S'il y a chez Leibnitz, à l'égard du problème de la nature, une attitude critique qui fait penser à Kant, cette attitude est venue la dernière ; elle est un résultat, et non point, comme chez Kant, une position première, qui domine et dirige toute la doctrine ; et elle résulte précisément de cette tendance toujours la même à partir du mouvement pour aboutir à l'esprit. 2i8 ÉTUDES d'histoire de la. philosophie. II On conçoit que, dans celle voie, la pensée de Leibnitz ait traversé des états très divers. Il fut acquis au méca- nisme, c'est lui qui nous l'apprend, dès l'âge de quinze ans ; mais on se représente sans peine que sa conception du mécanisme ait pu prendre rapidement des formes dif- férentes : sous l'influence, d'abord des doctrines régnantes, très répandues et très vulgaires au temps de ses premières réflexions, tels l'atomisme démocrito-épicurien de Gas- sendi, qui le séduisit le premier et s'empara de son esprit, ou la philosophie corpusculaire de forme cartésienne, où il se réfugia ensuite et qui lui parut plus satisfaisante. Mais il y eut à cela aussi d'autres raisons ; car, dès cette époque lointaine, deux choses sont tout à fait dignes de remarque : la première, c'est que chaque fois Leibnitz dépasse la pure doctrine physique du système qu'il adopte et cherche à en déduire au moins une preuve de l'existence de Dieu ; la seconde, c'est que cet effort entraîne précisément Leib- nitz à faire la critique de son système physique, en ce sens qu'il ne remonte à Dieu qu'autant que l'atome, ou le mou- vement qui divise en corpuscules la matière continue éten- due dans l'espace, réclament impérieusement un créateur ou un moteur divin. Et, engagée dans cette voie, la critique de Leibnitz est souvent si précise qu'elle prend parfois une forme définitive : telle, dans la Confessio contra atheisfas, sa critique de l'atome, dont les traits principaux se retrou- veront intacts plus tard dans sa discussion avec Huygens sur le même sujet, et dans plus d'une dissertation de son âge mûr. Ainsi la critique leibnitienne, commencée unique- ment dans l'intention de dépasser le mécanisme et de remonter à son principe divin, aboutit dès le début à une critique en règle des postulats de chaque système, et dirige par contre-coup la pensée de Leibnitz d'un système à un autre, qui le satisfait davantage. LA PHILOSOPHIE DE LEICNITZ ET LES LOIS DU MOUVEMENT. 249 L'idée la plus remarquable qui se dégage de ces pre- miers efforts est que des trois éléments par lesquels le physicien doit expliquer complètement la nature, à savoir la grandeur, la figure et le mouvement, le plus important de beaucoup est le mouvement. Pour l'atomisme de forme épicurienne, la grandeur et la figure jouent le rôle essen- tiel, le mouvement n'étant guère pour l'atome figuré qu'une occasion de rencontrer d'autres atomes, de même figure ou de figure complémentaire. Mais, en posant le problème de la cohésion ou de la solidité infrangible de l'atome, Leib- nitz se rend compte qu'il en faut demander l'explication au mouvement, et c'est pourquoi il s'arrête un instant à une physique qui rappelle dans ses grands traits la physique cartésienne. Enfin, sous des influences que nous aurons à rechercher, l'idée hardie lui vint que la grandeur et la figure des corps, qui lui étaient déjà apparues comme des suites du mouvement, passent, en considération du mouve- ment, au rang de réalités dérivées et secondaires, que le mouvement est premier à leur égard, et que l'analyse du mouvement, poussée jusqu'à ses éléments, expliquerait à la fois la figure et la grandeur des corps dans l'espace, et toutes leurs propriétés, et révélerait dans la nature la pré- sence continuelle de l'esprit (cohésion). Le mouvement et ses lois, tel est donc l'objet le plus pressant auquel doive s'attacher le philosophe, puisqu'il est à la fois l'essence et l'origine de toute réalité naturelle ou physique, et qu'il nous ouvre de larges perspectives sur le monde des esprits. « Videbam, écrit-il à Arnauld dans une lettre célèbre de 1671, philosophiam de motu seu corpore gra- dum struerc ad scientiam de mente » ; mais le mouvement lui apparaissait si clairement à cette époque comme une simple fonction de l'étendue et de la durée, qu'il affirmait en même temps qu'on doit avant tout fonder mathémati- quement la science du mouvement sur une géométrie rigou- i-euse, en sorte qu'il enchaînait les trois problèmes essen- tiels de la manière suivante : « Videbam geometriam seu philosophiam de loco gradum struere ad philosophiam de 250 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. molu seu corpore et philosophiam de motu ad scienliam de mente *. » C'est de ce programme, si précis dans les termes, si fidèlement suivi dans l'exécution, qu'est sortie vers 1670- 1671 l'œuvre la plus achevée de la jeunesse de Leibnitz, et aussi la plus décisive par la position qu'il y prend relati- vement aux problèmes les plus importants : YHypothesis physica nova. La première chose qu'il y faut noter, c'est, chez ce jeune homme de vingt-quatre ans, mal au courant des plus récents progrès des mathématiques et tout à fait ignorant de l'analyse cartésienne, une vue remarquable- ment positive et précise de ce que doit être une mécanique, pour servir de fondement à une physique sérieuse : cette mécanique doit être strictement construite comme une géo- métrie, ou mieux encore par les procédés et les méthodes de la géométrie : les modernes en ont trop fait une science des machines, une science empirique, une phoro- nomia experimenlaUs ; il faut d'urgence y substituer une phoronomia elementalis , purement géométrique et pure- ment rationnelle ; il faut, en d'autres termes, faire pour elle ce qu'a fait Euclide pour la géométrie, ou, mieux encore, transporter dans cette science, qui doit être une géométrie du mouvement, les habitudes et la rigueur d'Euclide et des géomètres... (Inachevé.) 1. A. Arnauld, Q. P/i., p. 71, I LES PRINCIPES DE L'ENTENDEMENT PUR DE LEUR FONDEMENT ET DE LEUR IMPORTANCE DANS LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE L'Analytique des principes a, dans la Critique de la Raison pure, une importance de premier ordre. Lorsqu'on s'est rendu compte en effet que des deux moments essen- tiels du problème critique, d'ailleurs parfaitement un en lui-même, le premier, qui embrasse VEslhéiique et VAnaly- tique transcendanlales tout entières, n'est autre chose, selon l'heureuse et presque classique expression de Cohen, qu'une théorie de l'expérience i, V Analytique des principes apparaît, à la suite de la solution du problème capital de la déduction transcendantale des catégories, comme la par- tie de l'ouvrage qui en recueille et qui en établit les consé- quences les plus décisives en ce qui regarde la Nature et la Science. La Critique de la Raison pure, Kant l'a plus d'une fois affirmé, n'est sans doute qu'une propédeutique : l'un des problèmes qu'elle doit traiter d'une manière intégrale et complète est celui de la détermination des éléments 1. Voir Ilormann Cohen. Kanl's Théorie dcr Eriahrung. Berlin, deux éditions, 1871 et 1885. 252 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. a priori, non dérivés et inéduclibles, quune réflexion cri- tique et méthodique découvre à l'origine de tout jugement où il entre un caractère d'universalité et de nécessité, c'est-à-dire de toute loi scientilique et de toute connais- sance obiective : et si son rôle s'étend jusqu'à l'entière solulion des questions relatives à la nature de ces élé- ments, à leur valeur et à leur portée, et notamment aux conditions de leur usage légitime dans la constitution de l'expérience, encore serait-ce sortir du champ de la cri- tique que d'en attendre la détermination des lois de la nature, réservées à la science et à ses méthodes propres d'investigation. Une loi de la nature, loi scientifique ou positive, enveloppe toujours en effet, outre les éléments a priori qui en assurent l'objectivité, des éléments intuitifs ou empiriques qui lui donnent un contenu ou un sens ; et la critique n'est point la science des objets, mais la science des conditions universelles et nécessaires de l'existence des objets. Elle n'a donc point à connaître des lois de la nature, et non pas même, quoiqu'elle procède a priori comme les mathématiques, de l'ensemble des propositions qui constituent le domaine positif des connaissances mathé- matiques. Là où le géomètre pose son premier axiome, le physicien son premier postulat, là aussi a pris fin le rôle de la .critique : et jamais ligne de séparation ne fut plus nettement marquée entre la critique et la science que par l'auteur de la Critique de la Raison pure. Cependant les conditions de l'expérience, ou, ce qui revient au même, les conditions de l'existence d'une nature, sont telles, aux yeux de Kant, qu'on peut aller fort loin a priori, et par conséquent par les seules forces de la critique, dans la détermination d'une telle nature. Son- geons qu'il est d'abord solidement établi, par la déduction transcendantale, qu'il ne saurait exister aucun objet d'expérience qui n'ait dans les catégories, et en définitive dans son rapport à la conscience, la condition première et fondamentale de son existence comme obiet, ou de son obiectivité. Et la raison en est que la catégorie est l'unique LES PRINCIPES DE l'entendement PUR. 253 puissance de liaison qui réalise, dans et par le jugement, l'unité des éléments divers de l'intuition sensible. De déter- mination intellectuelle, c'est-à-dire à la fois venant de l'entendement et valable pour l'entendement, par conséquent de détermination proprement scientifique ou simplement positive, un objet de l'expérience n'en a ni n'en saurait avoir aucune qui lui vienne d'ailleurs que des catégo- ries. D'où il semble résulter que, pour découvrir ces déter- minations, en allant des plus générales aux plus particu- lières, rien ne serait plus simple que de développer le sens des catégories, en poussant autant que possible le déve- loppement jusqu'à son extrême limite. Et tel était, en effet, le point de vue cartésien, ou de l'innéisme. Mais tel n'est point, à peine est-il besoin de le rappeler ici, le point de vue de Kant. L'erreur de l'innéisme est d'avoir pensé que nos concepts primitifs ou purs contiennent la science en puissance, qu'ils sont, pour ainsi dire, la science avant la science, et qu'ils ne nous laissent que le souci logique, fort secondaire, d'en étaler correctement le contenu. Les caté- gories n'ont pas de contenu ; fondements et principes de toute connaissance, elles ne sont pas des connaissances. Par elles, si après tout, les isolant par abstraction de tout autre élément, nous ne pouvons consentir qu'elles ne soient rien, disons, en définissant leur fonction pure, que nous « pensons » einen Gegenstand ûberhaupt, ce qui signifie strictement qu'elles sont dans la pensée et pour la pensée les conditions transcendantales de l'objectivité ^. Mais rappelons-nous que si, dans l'intuition, rien ne nous était donné, ces conditions de toute objectivité ne nous donneraient nul objet, attendu que, puissances de liaison, elles n'auraient, sans le divers de l'intuition sensible, rien à lier, et qu'elles ne trouvent que là l'occasion de dégager, en objets d'expérience, la puissance de liaison et d'unifi- cation qui est leur fonction propre. Les catégories, à vrai 1. Voir sur ce sujet une excellente étude de Wartonbeig. Ucr Begriit des transcendenialen G e g en s landes bel Kant — iind Scho- penhaurrs Krilik desselben, in Kantstndien, t. IV et V, 1900-1901. 254 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. dire, ne se révèlent donc que dans leur action (Jiand- lung, le mot revient à chaque instant chez Kant), dans leur action qui est synthèse et qui est jugement, et dans leur œuvre, qui est connaissance. Et c'est pourquoi la science devait, dans l'histoire, précéder la critique. Mais pour qu'il y ait jugement et qu'il y ait connaissance, il faut, encore une fois, qu'un divers soit donné qui, n'ayant en lui-même nul principe d'unité, s'offre aux puissances uni- ficatrices qui sont autant d'aspects de l'unité de l'entende- ment. Il faut donc renoncer à cette sorte de déduction directe de la science, même sous ses formes apodictiques et mathé- matiques, qui a été l'erreur, mais il faut ajouter l'erreur heureuse, d'un Descartes et aussi d'un Leibnilz : car s'ils exagérèrent la part de ce que l'entendement met de lui-même dans la connaissance et s'ils méconnurent celle de la sensi- bilité, encore préparèrent-ils les voies à la critique en dégageant et définissant, avec une admirable sagacité,, quelques-unes des relations fondamentales qui ne servent de base à la science qu'autant qu'elles dérivent d'une manière immédiate des synthèses de l'entendement. Mais si l'on ne peut aller jusqu'à déduire la science et ses lois proprement dites des catégories qui ne les contien- nent pas et qui même, à vrai dire, isolées du sensible, en toute rigueur ne contiennent rien, il reste à la critique une ressource qu'elle peut, et même qu'elle doit mettre à pro- fit, sous peine de laisser son œuvre inachevée, pour expo- ser comment ces catégories vides, au contact du sensible, prescrivent a priori à la nature des règles antérieures à la science, puisque, sans de telles règles, il n'y aurait point de nature, et partant point de science. Cette ressource lui vient de ce que nulle intuition empirique et sensible ne saurait nous être donnée que dans les formes de l'espace et du temps. Or si les développements de ÏEsthétique transcendantale avaient obligé Kant à présenter l'intui- tion comme s'ordonnant d'abord dans l'espace et dans le temps, et devenant, par cette sorte d'opération préalable,. LES PRINCIPES DE l'eNTENDEMENT PUR. 255 une représentation étendue et successive, avant de s'offrir aux prises des catégories, ce n'était en réalité que par un artifice .de méthode, par la nécessité d'épuiser le problème des conditions strictement intuiti^■es de la représentation sensible avant d'aborder celui des fonctions de l'entende- ment qui, du divers de cette représentation, font une syn- thèse, une unité et. en définitive, un objet. Mais si l'on songe qu'imposer au divers de l'intuition sen- sible les formes de l'espace et du temps, c'est déjà engager l'intuition empirique, grâce à ces formes de l'intuition pure et par leur intermédiaire, dans un rapport à l'unité de l'aperception transcendantale, rapport sans lequel elles ne seraient pas même des représentations de la conscience empirique, il n'est plus possible de penser, comme on le fait parfois à la suite d'une lecture de la seule Esthétique transcendantale, que les formes de l'espace et du temps suffisent à faire des intuitions empiriques des états de conscience ; mais il y faut en outre l'intervention du « Je pense » et des fonctions catégoriques que suppose tout acte de pensée. Lors donc que Kant parle de subsumer sous les con- cepts purs de l'entendement nos intuitions, comme si elles constituaient avant cette subsomption des représentations se suffisant à elles-mêmes, c'est, encore une fois, pour la clarté de l'exposition et pour se conformer aux habitudes des logiciens ; mais sa doctrine n'est pas douteuse, et résulte de la manière même dont il résout le problème de la déduction transcendantale : nulle représentation, même sensible, n'est concevable qu'autant qu'elle soit consciente et n'est consciente qu'autant qu'elle ait reçu, en des synthèses primitives, des formes élémentaires d'unité et d'objectivité qui ré\èlent l'action première et fondamentale du « Je pense ». Le véritable mouvement de l'esprit qui donne à nos représentations non seulement un objet, mais même une existence dans la conscience, ne va donc pas, comme semblerait l'indiquer le mot de subsomption. de l'intuition au concept pur de l'entendement ou à la caté- 250 ÉTUDES d'histoire de la PllILOSOPlUE. gorie, mais au contraire de la catégorie à l'intuition, qui ne devient (ju'ainsi une représentation et une perception- Et de même il n'est exact qu'en un sens relatif de dire que l'intuition est reçue d'abord dans les formes de l'espace et du temps, pour être ensuite subsumée sous les concepts de l'entendement : ce point de vue de la subsomption doit être remplacé par celui de la priorité du « Je pense », en sorte que le vrai sens des déterminations objec- tives va du « Je pense » et des catégories d'abord aux formes homogènes de l'espace et du temps, et ensuite, dans ces formes, aux intuitions empiriques qu'elles attei- gnent enfin et dont elles font des unités ou des synthèses dans l'étendue et la durée. Au reste, de cette proposition, de si grande conséquence pour ce qui va suivre, selon laquelle les déterminations a priori de l'entendement portent d'abord sur les intuitions pures de l'espace et du temps, par une opération qui en toute rigueur se suffit à elle-même, bien qu'elle ait toujours pour terme les données empiriques et pour but la consti- tution de l'expérience, on peut donner une preuve irré- cusable : c'est l'existence des mathématiques ; les mathé- matiques, on le sait, construisent leurs concepts dans l'intuition pure, et ne doivent qu'à ce procédé leur carac- tère apodictique ; et il faut ajouter qu'en aucune autre science, même non constructive, on ne saurait concevoir la possibilité de jugements synthétiques a priori, ni en conséquence une certitude scientifique, si en ces jugements se trouvait engagé quoi que ce fût de plus que ce qui relève du ({ Je pense » et de l'intuition pure. Ainsi l'opération par laquelle notre connaissance déter- mine ses objets, peut aller pour ainsi dire d'emblée et d'un seul coup, en traversant les formes de l'espace et du temps, jusqu'au divers de l'intuition empirique, dont il semble bien alors que, dans la conscience vulgaire, elle fasse une perception ; mais il n'est pas douteux que la pensée réflé- chie n'arrête aussi parfois cette opération à un stade anté- rieur, pourvu que le « Je pense » aille au moins jusqu'à la LES PRINCIPES DE l'eN'ïENDEMENT PUR. 257 renconli-e d'un divers où il puisse accomplir son œuvre de liaison cl d'unification. Or ce divers, les formes de l'espace et de temps le lui offrent d'une manière d'autant plus avan- tageuse qu'elles sont a priori, et qu'en elles s'accomplis- sent d'une manière immédiate sous l'action des catégories ces synthèses ou jugements synthétiques a priori néces- saires à la constitution de toute science et de toute expé- rience ; et même ces jugements ne sont possibles que là, et n'atteignent qu'ensuite l'intuition empirique, d'ailleurs sans exception et universellement, parce qu'universelle- ment aussi l'intuition empirique ne saurait être sensible qu'en subissant les formes de l'espace et du temps, A vrai dire donc l'opération qui donne à la perception Une valeur objective ne diffère pas essentiellement de celle qui, par exemple, construit d'abofd une géométrie pure, et qui ensuite en fait servir les théorèmes à constituer une science de la nature : un jugement d'expérience dépasse sans doute en rigueur scientifique un simple jugement de perception ; mais la simplicité du dernier n'empêche pas que la perception elle-même ne demeure pour le savant le crilère définitif de ses constructions et de ses hypothèses. En arrêtant la synthèse opérée par la catégorie au stade où elle n'a encore rencontré que les formes de l'intuition pure, la pensée réfléchie n'a donc point à craindre de faire une œuvre artificielle, puisqu'elle ne fait que mettre en pleine lumière, par une analyse légitime, un moment capital, et parfaitement distinct, d'un progrès qui aboutit, dans la conscience vulgaire, à la perception, et, dans la science, à l'expérience, ou à VErlahrung, au sens kantien du mot. Bien plus, c'est la seule méthode qui puisse nous mettre en mesure de définir, à partir du point le plus élevé de la connaissance humaine et en tout cas de la catégorie, la suite des opérations par lesquelles son action devient déterminante et s'étend sans discontinuité jusqu'aux objets de l'expérience. El il fallait que la critique s'acquittât de celte tâche, si elle ne Aonlail point être accusée d'être une nomenclature aride et stérile d'éléments abstraits, dont HANNEQCIN, II. 17 258 lîruDES d'histoire de la philosophie. elle sérail impuissante à monlrer la conliibution vivante à l'œuvre de la connaissance. On peut bien penser qu'è cette tâche difficile entre toutes, Kanl n'a point failli ; et là où d'autres n'ont vu qu'une hanlische Maschinerei, nous croyons au contraire assister à l'effort le plus puissant qu'ait jamais tenté philo- sophe pour pénétrer jusqu'au fond le plus caché de la connaissance humaine et jusqu'aux sources de sa certi- tude. II Plaçons-nous donc à l'origine de toute connaissance, et souvenons-nous que la catégorie en elle-même est vide, bien que nous ayons rappelé plus haut en quel sens elle a, comme concept, un objet, einen Gegenstand uberhaupt, ou un « objet transcendantal ». C'est même pour cette raison et aussi parce qu'elle est l'origine première de tous les concepts scientifiques futurs, ou même simplement empi- riques, que Kant la désigne également sous le nom de con- cept pur : désignation qui étonne parfois et qui prête d'ail- leurs à certaines équivoques, puisque les catégories ne sont d'une part, selon l'expression de Cohen, que des « spécifi- cations » du « Je pense » et constituent l'entendement même (Verstand), et puisque l'entendement est défini, d'autre part, comme une Uriheilskrall, comme un pouvoir de juger, et a pour fonction propre le jugement. Mais la difficulté se résout d'elle-même si l'on songe que la catégorie, formelle- ment une comme le « Je pense » est un, ne révèle son pou- voir d'unification et de synthèse qu'en liant la multiplicité d'un divers, et qu'en se réalisant dans un jugement. Con- cept pur et jugement ne sont ainsi en un sens que deux noms d'une même fonction de l'entendement, selon qu'on la considère dans son unité fondamentale, et avant toute Handlunçj, ou qu'on la saisit au contraire dans son opéra- tion et son action déterminante où elle apparaît en effet comme une Uriheilshralt. LES PRINCIPES DE l'eNTENDEMENT PUR. 259 Cependant on conçoit aisément que du concept pur au jugement d'expérience, il y ait, sinon toute une hiérarchie de jugements, du moins toute une suite de degrés par où VUriheilskralt originaire s'engage de plus en plus dans le champ de l'intuition. Avant d'atteindre l'intuitioft empi- rique, nous avons dit déjà comment il est nécessaire qu'elle atteigne d'abord l'intuition pure et comment elle ne peut qu'à cette condition déterminer a priori, c'est-à-dire néces- sairement et universellement, les principes constitutifs grâce auxquels il existe une nature et des lois de la nature. Or une nature et même les lois scientifiques d'une nature, telles les lois physiques, enveloppent sans doute la néces- sité et l'universalité qu'elles dérivent de ces principes, mais elles enveloppent aussi des éléments empiriques qui leur donnent dans l'expérience un objet immédiat. Par consé- quent des jugements purs (en ce sens qu'ils ne renferment que des éléments a priori) aux lois de la science, du moins de la science de la nature, qui renferment en outre quelque chose d'empirique, il y a une distance que la critique ne saurait franchir, sans cesser d'être la critique et sans deve- nir la science. Mais il y a plus : toute science qui suppose un rapport immédiat à l'expérience, et qui en quelque sorte ne trouve un sens et une portée véritable que dans son application directe à l'expérience, fût-elle pure et n'utilisât-elle dans ses constructions que des éléments a priori, comme la mathématique, apparaît à un moment du développement de VUrtheilskralt qui la classe comme science, attendu que l'intuition y joue un rôle prépondé- rant et l'incline vers la nature presque autant que la phy- sique elle-même. Sur ce motif qui range les mathématiques parmi les sciences, et qui les rejette hors du domaine de la philosophie et de la Raison pure, bien qu'elles soient apo- dictiques et strictement a priori, Kant a plus d'une fois insisté i ; et à y regarder de près, il semble bien qu'elles 1. Voir Crit. de la H. pure, dans le chapitre intitulé Discipline de la Raison pure, 1" section : Discip. de la raison pure dans Vusar/e dogmatique, en particulier pp. :.'91 et ji'js;, et p. 30i Ides axiomes] de la Irad. Barni, t. II. 260 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. ne soient, à ses yeux, si près d'une nature, et qu'elles n'ap- partiennent sans contestation possible au domaine de la Naturwissenschall, que parce que l'intuition où elles cons- truisent leurs concepts est l'intuition de l'espace, forme du sens extérieur, et que l'intuition de l'espace est plus spé- cialement le lieu où sont reçues d'abord les données empi- riques. Toute construction dans l'espace est en effet une figure, une image pure, sans doute, mais déjà si voisine de la figure des corps, qu'elle est comme une construction anticipée de la figure des corps. Au contraire le temps, forme du sens intérieur, dont Kant a dit dans la Rélula- iion de Vidéalisme i qu'il n'entrait en contact avec le donné empirique en quelque sorte; qu'à travers l'espace, est con- cevable en toute rigueur comme la forme sensible la plus immédiatement appropriée à l'action du « Je pense », comme celle où VUriheilskralt trouve déjà la matière suffi- sante de iugements sans images, jugements où se déter- minent dans une diversité presque aussi pure que le moi pur lui-même les conditions universelles et primordiales de l'expérience et de la science {Nalurwissenschaft). A cette opération qui donne à VUrtheilshralt une première prise sur le sensible, Kant a donné, on le sait, le nom de schématisme ; et il a choisi le temps, de préférence à l'espace, pour en faire, selon son expression, le schème de l'entendement pur. La raison qu'il donne tout d'abord de cette préférence ne nous paraît pas satisfaisante : il semble dire en effet que l'application des schèmes à l'expé- rience souffrirait des exceptions, si la schématisation des catégories se faisait dans l'espace, attendu que la forme du sens extérieur ne s'applique, comme son nom l'indique, qu'à ce que nous pouvons appeler ici l'expérience externe, tandis que la forme du sens intérieur est la forme de la totalité de l'expérience, tant externe qu'interne 2. 1. Voir surtout dans la Réiulalîon de Vidéalisme le développe- ment du Théorème, pp. 286-388 de la trad. Harni, t. 1. — Cf. Déduction des concepls purs, § 2i. 2. Voir Barni, I, p. 203 : « Lïmage pure de toutes les quantités Iquantorumj pour le sens extérieur est lespace, et celle de tous LES PRINCIPES DE l'eNTENDEMENT PUR. 261 Mais c'est là une raison accessoire et qui n'est en aucune manière compatible avec les vues profondes qu'il déve- loppe un peu plus loin sur la nature du schème et ses caractères essentiels. On sait avec quel soin il distingue le schèm^e de l'image ; et en effet ce qu'il demande au sclième, aucune image, singulière par nature, ne saurait le lui don- ner, si proches que soient l'un de l'autre le schème de l'image. Soit par exemple l'image d'un triangle : que de fois n'a-t-on pas dit qu'étant nécessairement ou équiangie, ou rectangle, ou acutangle, etc., il était impossible qu'elle fût adéquate au concept du triangle en général ! Et pour- tant nous avons le sentiment irrésistible que la construc- tion qui donne tel triangle a en soi une valeur universelle, quoiqu'elle aboutisse toujours à un cas singulier. — Com- ment cela est-il possible ? — Parce qu'il y a en elle, à vrai dire, deux moments : un moment où elle est un mouvement de l'esprit, mouvement toujours le même dans ses traits principaux, ou, en termes plus précis, dans la règle ou la loi que lui impose l'esprit, et un moment où elle aboutit à l'image, et y donne à la loi une application à la fois adé- quate et singulière. Kant en donne un exemple saisissant : « Quand je place, dit-il, cinq points les uns à la suite des autres, , c'est là une image du nombre cinq. Au con- traire, quand je ne fais que penser un nombre en général, qui peut être ou cinq ou cent, cette pensée est plutôt la représentation d'une méthode servant à représenter en une image, conformément à un certain concept, une quantité (par exemple mille) qu'elle n'est cette image même... Or c'est cette représentation d'un procédé général de Vimagi- naiion, servant à procurer à un concept son image, que j'appelle le schème de ce concept i. » On ne peut pas dis- tinguer plus nettement le moment où l'esprit pose, en la pensant, la loi qui peut lui donner tous les nombres et qui les objets des sens en général est le temps. » Et plus haut, p. 200 : « Mais d'un autre côté elle est homogène au phénomène, en ce sens que le temps est impliqué dans chacune des représentalions empiriques de la diversité. » 1. Schématisme, Barni, I, p. 201. 262 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. cepeiidaiil ne lui en donne aucun, et le moment où, en vertu de la loi, il se donne, en l'appliquant, tel nombre déterminé, ou cinq, ou cent, ou mille. Or, ce que nous appelons ici la loi, faute d'une désignation meilleure et parce que les mathématiciens nous ont habitués à distin- guer la loi d'une série des termes de cette série, correspond à ce que nous appelions tout à l'heure, d'une manière bien plus juste, un mouvement de l'esprit i : mouvement tout idéal, analogue à celui auquel fait perpétuellement appel le géomètre qui ne connaît une courbe qu'en la ramenant au mouvement qui la produit, et qui, à vrai dire, la dégage ainsi de son image pour en découvrir l'essence en son schème. Ainsi procède l'esprit lorsqu'il dessine dans le temps pur, en traits d'une universalité suprême, sous la loi et l'action primordiale du « Je pense », les mouvements qui donnent aux catégories la première forme de leur action sur l'expérience et la nature. Et c'est pourquoi l'espace, où ces mouvements se terminent en résultats singuliers, comme la loi génératrice d'une courbe en une courbe sin- gulière, ne pouvait être choisi comme l'instrument du schématisme, et devait laisser ce rôle au temps qui seul s'y prête, par son affinité profonde avec l'action du « Je pense ». Un moment de réflexion suffit à présent pour saisir l'im- portance capitale de ces propositions. A chaque catégorie correspond, cela va sans dire, un schème transcendantal ; et VUrtheilskralt qui le produit a revêtu, puisqu'elle est engagée dans une diversité sensible, dans la diversité du temps pur, la forme de l'imagination : le nom qui lui con- vient est celui de synthèse transcendantale de l'imagina- tion, de synthèse, puisqu'elle dérive immédiatement de VUrtheilskralt originaire, mais de synthèse transcendan- tale, attendu, comme dit Kant, qu'elle est productive^, et productive de synthèses a priori privilégiées entre toutes, vraiment originaires, d'où dépend toute nature Qormaliter 1. €f. Barni, I. pp. J80 sq. 2. Bnrûl, I, p. 178. LES PRINCIPES DE l' ENTENDEMENT PUR. 2Û3 speclata) et toute expérience possible. L'originalité pro- fonde de ces synthèses consiste en ce qu'elles possèdent d'une part l'universalité la plus haute qui se puisse con- cevoir dans la connaissance humaine, car elle est adéquate à l'universalité des catégories mêmes, que le temps pur met en action en n'y apportant que le minimum inévitable de restriction sensible. Mais d'autre part la souplesse du temps est telle que le « Je pense » y dessine les formes universelles de la possibilité d'une nature, insistons davan- tage encore, de la possibilité de toute nature concevable pour un « Je pense » doué d'un sens intérieur, sans donner à cette nature autre chose que des conditions univer- selles d'intelligibilité, bref une Gesetzmâssigkeit, une con- formité générale à des lois, bien plutôt que des lois pro- prement dites et positives. Et c'est ce dont, après tout, nous avons un sentiment très vif, lorsque nous disons que la science ne saurait chercher et découvrir des lois qu'en une nature dont nous sommes sûrs d'avance qu'elle est soumise à des lois (gesetzmâssig). Or la condition suprême d'une nature est, en un sens, le Moi pur et ses concepts purs ; mais en un autre sens une nature n'est possible et en tout cas connaissable pour nous que par une condition sensible qui à la fois la réalise comme telle (comme phéno- mène) et donne naissance aux schèmes d'où dérivent les règles universelles et les formes suprêmes de son exis- tence. C'est à ces règles purement formelles que Kanl a réservé le nom de « principes (Grundsatze) de l'entende- ment pur », par opposition aux lois naturelles et même aux propositions des mathématiques (Sàfze) qui y trouvent leur fondement, mais qui l'y trouvent, comme déjà on peut s'en rendre compte, tout autrement qu'une conséquence logique ne trouve le sien dans les prémisses d'où la déduit la logique ordinaire. 264 ÉTUDES d'histoire de la niILOSOPllIE. III Les Grundsàlze en effet ne sont pas autre chose qu'une expression aussi compréhensive et aussi exacte et précise que possible, des sclièmes transcendantaux. Pas plus que les schèines ils ne sont donc des états fixes, et pour ainsi dire statiques de la connaissance, enveloppant avec les synthèses de l'entendement des données intuitives, et abou- tissant par conséquent (ils ne le font pas du moins d'une manière immédiate) à ce que Kant appelle des concepts empiriques et des objets d'expérience et de science. Même l'idéal serait qu'ils laissassent transparaître ce qu'il y a de vie, d'action, ou, comme dit Kant, de spontanéité en même temps que d'universalité, dans le schème transcen- dantal. Mais ne semble-t-il pas que si cette spontanéité n'était inexprimable, le Grundsalz et le schème deviendraient indistincts et ne seraient au fond qu'une seule et même chose ? Kant à la vérité les distingue l'un de l'autre : lors- qu'il songe à faire des Grundsàlze une déduction régulière et systématique, la formule qui résume sa méthode paraît bien être la suivante : Schématisez la catégorie, et le schème obtenu vous donnera le Grundsalz. Il y a plus : le Grundsalz est un iugement synthétique a priori, tandis que le schème, sorte de « monogramme de l'imagination pure a priori » i, comble pour ainsi dire l'intervalle de la catégorie au Grundsalz, et ressemble plus à l'unité de la première qu'à la forme du jugement que prend nécessaire- ment le second. Or, à y regarder de près, ces distinctions nous livrent-elles le rapport véritable du schème et du Grundsalz ? Kant n'a jamais dit, sans doute, en termes exprès, que le schème fût un jugement ; mais si l'on songe qu'il ne faut pour constituer un jugement que deux élé- ments, un principe d'unification ou de synthèse, et une 1. Barni, 1, p. 202. LES PRINCIPES DE l'eNTENDEMENT PUR. 265 diversité intuitive unifiable, le schème ne réunit-il point précisément cette double condition, dans la catégorie d'une part et le temps pur de l'autre ? Qu'est-ce donc qui s'oppose à ce que le schème nous apparaisse comme un jugement ? Répondons sans hésiter : la nature même du temps, dont Kant savait fort bien qu'il n'y a point d'image, sinon dans un symbole emprunté à l'espace, et qu'il n'a en conséquence qu'au minimum, en tant que forme pure du sens intérieur, le pouvoir de fixer dans son intuition propre les termes d'un jugement. Mais de là relève en revanche son caractère et pour ainsi dire sa dignité par opposition à l'espace : ce qui dans le temps pur se détermine, sous l'unité de la catégorie, ce n'est point un jugement aux termes imaginables et par conséquent exprimables, mais c'est le jugement même en tant qu'opération spontanée, en tant qu'action actuelle, et pour ainsi dire en mouvement, du « Je pense » ; c'est, si l'on nous permettait de nous exprimer ainsi, le jugement même en tant que /e suis iugeant ou que /e suis pensant, distingué en son origina- lité profonde, par une réflexion légitime, du jugement exprimé, lequel ne saurait aboutir à des termes énon- çables, qu'autant qu'il atteigne en fait, ou ait en vue d'une manière très prochaine, une image qui lui donne une pre- mière fixité. Et que cette image encore très générale et en quelque sorte évoquée juste assez, mais ni plus ni moins qu'il n'est nécessaire, pour donner au schème l'énoncé indispensable, soit l'espace en tant que forme du sens exté- rieur, nous en avons, en somme, plus d'une preuve : celle- ci d'abord, qu'au moment de définir le schème pur de la quantité qui, dit-il, est le nombre, Kant ne peut s'empê- cher de rappeler avant tout que « Vimage pure de toutes les quantités (rjuantorum) pour le sens extérieur est l'espace », comme si le schème du nombre (très nettement différent, insistons-y en passant, des nombres et des [ormules numé- riques 1) ne devenait saisissable que pour qui en prolonge 1. Voir Axiomes de Vintuilion, ù la lin du développement. Barni, I, p. 224. 266 ÉTUDES d'histoire de la. philosophie. pour ainsi dire l'action iusqaen me de l'espace et des grandeurs discrètes ou continues où il se inaniieste. Nous disons iusquen vue de l'espace et non point iusqu'à l'espace, parce que le schème, pour s'exprimer pleinement et dans toute son universalité, n'a point à se construire dans l'espace comme un concept mathématique, mais seu- tement à découvrir en quelque sorte sa destination, qui est de poser en une synthèse transcendantale toutes les con- ditions requises pour que deviennent possibles dans l'espace les constructions mathématiques. El ainsi en est-il de tous les autres schèmes, schème de la qualité, produi- sant dans l'intuition nécessairement spatiale, la grandeur intensive, schème de la relation, réalisant la substance comme une grandeur constante, la relation des causes et des effets comme s'établissant entre grandeurs variables, la réciprocité d'action entre substances définies, schèmes de la modalité enfin, posant les conditions du possible, de l'existant et du nécessaire parmi les phénomènes déjà défi- nis par les autres catégories comme objets d'expérience. Bref si nous voulons saisir le schème inexprimable et lui donner une formule qui nous en montre l'universelle portée, relativement à la possibilité de toute expérience, nous devons jeter les yeux vers l'espace où s'accusent en images et se réalisent en concepts ces synthèses en action que sont les schèmes, non assurément pour leur enle\er quoi que ce soit de leur originalité en tant qu'actes organi- sateurs de la connaissance, mais pour noter le sens de leurs déterminations propres par leurs résultats les plus caractéristiques Où le schème de la quantité, ce schème que Kant appelle le nombre, mais qui ne lui apparaît que comme un mouvement d'addition successive de un à un, où ce schème manifeste-t-il, en somme, ce qu'il y a en lui de déterminations prochaines et universelles ? Il n'y a guère de doute possible : dans le tracé d'une courbe, laquelle devient par là même une grandeur mesurable, puis, ultérieurement et par le choix d'une unité arbitraire, dans la mesure de la grandeur, origine première des « for- LES PRINCIPES DE l'eNTENDEMENT PUR. 267 mules numériques ». Dès lors, la formule qui représente le mieux le schème, et ce qu'il y a à la fois en lui d'univer- salité et de puissance déterminatrice, est celle-ci : Du point de vue de la quantité, il est impossible de concevoir une intuition quelconque qui, rapportée à l'unité de l'aper- ception transcendantale, n'apparaisse dans l'expérience comme une grandeur extensive : ou, en termes plus concis, qui sont les expressions mêmes de Kant : « toutes les intui- tions sont des grandeurs extensives ». Cette formule, selon Kant, est le principe des « axiomes de l'intuition » ; elle est plus qu'un Grundsatz ; elle est le principe (Princip) de ces « Grundsâtze » de la quantité qu'il désigne sous le nom d' « axiomes de l'intuition » : et si elle n'est point le schème, elle est du moins ce qui en exprime le mieux la puissance et le sens, en affirmant sa valeur pour la totalité de l'expérience possible. Ce qui caractérise le « principe » dont nous venons de donner la formule, c'est qu'il n'est point par lui-même constructif, mais qu'il énonce la condition suprême qui rend a priori constructibles toutes nos intuitions, c'est-à- dire qui les fait tomber nécessairement et uniAersellement sous l'application des mathématiques. Le mathématicien qui cherche ailleurs qu'en une catégorie de l'esprit, ailleurs par conséquent que dans l'unité originaire de l'apercep- tion, les raisons de la docilité parfaite de la nature à l'application des mathématiques, ne les trouvera jamais : ou bien il les tire de l'expérience, ou bien il les demande à certaines « conventions » qu'il semble avoir le droit de prendre avec lui-même ; mais il s'aperçoit tout le premier et il répète volontiers qu'il ne choisit ces « conventions » que pour les ajuster le mieux possible en fin de compte à l'expérience. Or il ne consent pas, et à la vérité il ne peut pas consentir à faire de la mathématique une science expé- rimentale. Pour avoir foi en l'application des constructions mathématiques à la totalité des phénomènes, il faut donc au préalable qu'il ait une garantie de l'universelle mathé- matisation de l'univers ; et cette universelle soumission de 268 ÉTUDES d'histoire di: i.a philosophie. l'univers aux lois malhémaliqucs, celle Geselzmàssigkeit foiidamenlale el primitive, c'est le « Je pense » qui la pose, sous les conditions du schème de la quantité, et c'est le Grundsalz qui l'énonce, à un moment logique du dévelop- pement de la connaissance antérieur à la science, et indé- pendamment des variations el des fluctuations possibles des systèmes scientifiques. Le schème de la qualité conduit de la même manière à un Principe dont nous aurons fait sentir l'importance capi- tale, lorsque nous aurons rappelé qu'il pose a priori la nécessité d'attribuer un degré d'intensité à toute sensation (Emplindung), par où précisément il lui donne un obiet, et cela en chaque instant de la durée de cet objet et en chaque point de l'étendue qu'il occupe ; en sorte que le « Principe des anticipations de la perception » élève tout phénomène au rang d'une grandeur intensive, et fonde a priori la possibilité de le traiter comme tel par une appli- cation sans restriction de l'analyse infinitésimale. Au prin- cipe qui impose à toutes nos intuitions leur caractère de grandeurs extensives, Kant a donc ajouté un principe qui fait de leurs objets des grandeurs intensives et qui ouvre aux mathématiques le champ des spéculations par les- quelles elles ramènent, selon les vues de Leibnitz, à la force génératrice des éléments, la production même des gran- deurs extensives (genèse analytique des courbes et des grandeurs). On comprend à présent pourquoi Kant a donné aux deux principes des grandeurs extensives et des grandeurs inten- sives et, aux catégories correspondantes, le nom de prin- cipes et de catégories mathématiques. Il donne aux deux groupes suivants de Grundsâtze, aux trois « analogies de l'expérience », et aux trois « postulats de la pensée empi- rique )) le nom de principes dynamiques, non seu- lement parce qu'ils ne sont point construclifs, comme les principes proprement mathématiques, mais parce qu'aux phénomènes définis comme des grandeurs ils imposent des caractères qui dépassent le point de vue des pures mathé- LES PRINCIPES DE l'eNTENDEMENT PUR. 2G9 matiques et qui les soumettent aux lois de la physique et de la mécanique. A ce point de vue nouveau, les « analogies de l'expé- rience » sont remarquables par la sûreté et la solidité d'une construction spéculative qui n"a reçu des développements historiques de la science que des confirmations. La pre- niière analogie résulte de la détermination du temps Comme permanent par la schématisation de la catégorie de la substance, et porte dans la critique le nom de « Prin- cipe de la permanence de la substance » {Grundsaiz der Bchaniichkeit der Substanz) : la substantialité dont il s'agit ici ne peut être, cela va sans dire, que celle des phé- nomènes ; et Kant la définit comme ce qui, à travers tous leurs changements et leurs vicissitudes, demeure en eux en quantité constante. Le principe suivant, ou la seconde analogie de l'expérience (résultant de la détermination du temps comme succession), est le « principe de la succes- sion dans le temps suivant la loi de la causalité » ; c'est le Grundsaiz qui impose u priori à tous les phénomènes la détermination d'un ordre défini des places qu'ils occupent dans des séries successives, ordre sans lequel ils occupe- raient dans ces séries des places indifférentes et ne pour- raient constituer des « objets » d'expérience. Le principe de causalité en un mot impose à la nature des changements con- tinus et conformes à des lois, comme le principe de la sub- stance lui impose la condition de la permanence, ou de la continuation à l'infini dans la durée d'une grandeur iuAa- riante ou constante. Avec une admirable pénétration, Kant s'est attaché à établir que ce qu'il définit dans la nature comme la substance permanente n'est pas différent au fond de ce qui y est soumis à la loi d'un changement continu et ininterrompu ; ce qui change n'est autre chose que la sub- stance même ; et, réciproquement, la substance est dans un état de perpétuel changement. Et la première condition en effet de l'objectivité du changement ou de sa conformité à des lois est qu'il y ail en lui quelque chose de constant par où il soit astreint à des limites précises, hors desquelles il 270 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. ne serait qu'indétermination pure et échapperait à jamais aux prises de la science. Au temps où Kant exposait dans la CiiUque le dévelop- pement des Gnmdsatze, l'invariant qui correspond à la substance, et qu'il appelait la matière, lui paraissait trou- ver une réalisation objective dans le concept newtonien de la masse, tandis que le mouvement et ses lois dynamiques lui paraissaient répondre aux exigences du principe de causalité. Notons en passant, et sans y insister davantage, qu'une troisième analogie de l'expérience, dite « principe de l'action réciproque de toutes les substances, en tant qu'elles peuvent être perçues comme simultanées i dans l'espace » trouvait objectivement sa réalisation et son illus- tration dans la loi newtonienne de la gravitation univer- selle. Les trois « analogies » kantiennes posaient donc a priori des conditions universelles de la possibilité de l'expérience ou de l'intelligibilité de la nature que véri- fiaient les concepts newtoniens de la masse, du mouve- ment, et de l'attraction universelle. On a dit d'ailleurs, et cela est absolument vrai, que la science newtonienne avait fourni à Kant les thèmes scientifiques,'" indispensables à la critique, d'où il avait induit, par la méthode de la réflexion, non seulement les principes de l'entendement pur, mais peut-être jusqu'au tableau des catégories elles-mêmes 2. On ne peut nier cependant que les « analogies » ne dépassent parfois en précision les théories scientifiques qui leur ser- virent d'abord d'illustration. A la notion de substance, par exemple, telle que la défi- nit Kant, le concept de masse ne répond qu'assez mal : la masse est un invariant ; mais elle n'est pas cet invariant dont on peut dire ce que Kant disait de la substance, à savoir qu'elle est cela même qui change, et qui demeure en quantité constante sous les changements continus dont elle est plus que le support, dont elle est le sujet toujours le même et toujours différent. On ne saurait dire en effet 1. La simultanéité est la troisième détermination du temps. 2. Voir Hermann Cohen, op. cit., chap. xii. LES PRINCIPES DE l' ENTENDEMENT PUR. 271 de la masse qu'elle est la substance du mouvement, mais simplement qu'elle est un invariant et un facteur parmi d'autres facteurs dynamiques du mouvement. Les progrès de la science nous semblent au contraire avoir donné à la définition kantienne de la substance une satisfaction com- plète que Kant assurément n'avait pas pu prévoir. La notion de l'énergie, dans l'énergétique contemporaine, répond en effet de tous points aux exigences du Grundsatz kantien : l'énergie est vraiment, comme on disait au XVII® siècle, la quantité qui se conserve ; mais en même temps elle est ce qui subit de perpétuelles et incessantes transformations ; elle est ce qui persiste et à la fois se trans- forme, ce qui est toujours autre, et en même temps tou- jours le même ; et à sa substantialité parfaite elle doit sa valeur objective, à laquelle n'est nullement comparable la relativité de la masse, qui est un abstrait, et qui, comme on l'a montré, n'est concevable pour l'esprit que par la corrélation qui l'unit au concept de la force, relative comme ell&. De même ce n'est que d'une manière tout à fait approxi- mative et presque inexacte que les lois ordinaires du mou- vement illustrent dans la nature le « principe » de causa- lité. Le caractère essentiel de la causalité, d'après les développements de la « deuxième analogie », n'est pas équi- voque un seul instant : c'est 1' « irréversibilité » des séries phénoménales déterminées comme séries causales. Or le mouvement n'est nullement irréversible de sa nature, ainsi que l'ont prouvé les critiques récentes des doctrines stricte- ment mécanistes. Au contraire les changements réels, qui "tous se ramènent pour l'énergétique moderne aux varia- tions dans un sens rigoureusement déterminé d'une ou de plusieurs formes de l'énergie universelle, sont définis par le physicien moderne comme irréversibles, et comme entiè- rement déterminés dans tous leurs éléments par la loi dite de la dégradation de l'énergie: Avant que l'énergétique eût établi ce second principe, personne, dit Oslwald i, n'était 1. Vorlesnngen ûber Naturphilosophie, Leipzig, l'JOi.'. 272 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. autorisé à affirmer que le temps fût incapable de remonter son cours, ou que le temps n'eût pas, comme disent les mathématiciens, deux sens indiii'érents et opposés, Depuis que nous connaissons la seconde loi de la thermo- dynamique, cette conception du temps (ou plutôt de la suc- cession des événements dans le temps) nous est interdite : et il n'y a qu'un sens dans lequel il soit légitime de conce- voir que s'accomplissent dans la durée toutes les permu- tations des phénomènes, c'est le sens que définit et déter- mine dans tous les cas possibles la loi de Clausius : « l'entropie de l'univers tend vers un maximum ^ ». * Nous n'essaierons pas de montrer comment la « troi- sième analogie de l'expérience » trouverait une illustration du même genre dans les lois qui règlent les variations cor- rélatives des différentes formes de l'énergie et qui consti- tuent entre elles une véritable « Gemeinschalt » et une « action réciproque », Nous renonçons de même, pour ne point donner à cette étude un développement excessif, à exposer les « principes » déduits des catégories de la modalité, d'autant plus que ces principes, selon la remarque de Kant, n'ajoutent aux phénomènes aucune détermination nouvelle et objective, mais marquent seule- ment, dans les trois « postulats empiriques » de la possi- bilité, de Vexistence et de la nécessité, leur rapport à notre faculté de connaître. Mais n'est-il point tout à fait remarquable que les deux premières « analogies de l'expérience », conçues assuré- ment par l'auteur de la Critique sans la moindre notion de progrès lointains et impossibles à prévoir, aient trouvé leur expression la plus parfaite non dans la science newto- nienne qui les avait inspirées, mais dans les deux lois de la thermo-dynamique qui sont à l'heure actuelle les prin- cipes suprêmes de la physique tout entière ? 1. Lasswitz est le premier, à notre connaissance, qui ait établi ces rapports des lois de l'énergétique avec les « analogies de l'expérience », dans un remai^quable article des Ftiilosopliisclie Monatsfieite, 1893, vol. XXIX. pp. 1-30, et 177-197. LES PRINCIPES DE l'eNTENDEMENT PUR. 273 IV Lorsqu'on réfléchit à la genèse des « principes de l'entendement pur », telle que nous l'avons exposée à par- tir des catégories et des schèmes, on se rend compte qu'il existe un rapport singulièrement étroit entre ces principes, désignés dans la langue kantienne par le terme précis de Grundsàtze, et les propositions que les savants appellent de leur côté les principes de la science, mais que pourtant, les uns et les autres appartiennent à deux moments et même à deux ordres très distincts de la connaissance humaine. L'illusion, et l'on oserait presque dire le pré- jugé d'un très grand nombre de savants est de croire que tous les principes dérivent de l'expérience, et qu'ils s'en tirent par une sorte d'abstraction et de généralisation croissantes, alors même que la pénétration graduelle des concepts mathématiques dans le domaine des sciences de la nature devrait les mettre en garde contre ce qu'une telle thèse renferme d'artificiel et de précaire. La question en revanche que ces savants ne se posent jamais est précisé- ment de savoir s'il y a une expérience qui puisse servir de fondement à la science, et, avant tout, comment une telle expérience est possible. De là leur emban-as, lorsque par un souci logique très légitime et en même temps très salutaire, ils s'efforcent de justifier les hypothèses sur les- quelles repose l'édifice de la science. La conclusion à laquelle ils arrivent est que les principes fondamentaux de la science, en partie suggérés par l'expérience, et en partie repris et élaborés par l'analyse mathématique qui leur donne une valeur tout au moins provisoire, renferment tous, si on les prend à la rigueur, quelque chose d'arbitraire, qu'ils tiennent de la liberté de nos définitions, et qu'il y a pourtant en eux une âme de vérité par où nous avons le sentiment très vif qu'ils ne recevront jamais de démenti formel de l'expérience. Mais HANNEQUm, II. 18 274 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. au fond, nous n'avons pas plus le droit de tenir ce sentiment pour une garantie de la confirmation conslanle de nos hypothèses dans ra\enir, que nous n'avons celui de prendre confiance en elles par la simple raison qu'elles ont revêtu, selon une vue chère aux mathématiciens et aux physiciens, la forme d'uni système d'équations différen- tielles. Le problème capital que personne, en définitive, ne sau- rait éluder est de savoir s'il y a une expérience, c'est-à-dire une nature, et comment nous sommes autorisés à penser que des formules d'un caractère universel et par consé- quent non empirique, telles, que nos équations différen- tielles ou que nos hypothèses mécaniques et physiques, soient le moyen le plus sûr, disons mieux, soient l'unique moyen de conférer à notre science la seule forme de certi- tude que nous puissions souhaiter. La solution que les anciens donnaient à ce problème est noftoirement insuffisante : ils supposaient que les prin- cipes du connaître sont identiques aux principes de l'être ; mais somme toute il était impossible de le prouver autre- ment qu'en Véprouvant, et l'épreuve ne pouvait être faite que par une science achevée qui n'eût pas trouvé sa garan- tie dans le principe invoqué, mais qui tout au contraire eût été exigible pour lui servir de garantie : le dogmatisme dévoile ainsi ce qu'il y a en lui d'empirisme latent et ce qui le rend radicalement incapable de légitimer la connais- sance humaine. L'effort des savants modernes s'est, au contraire, cons- tamment orienté depuis le xvi® siècle dans une direction toute différente ; par un instinct très sûr, ils ont eu l'intui- tion que les concepts en apparence les plus éloignés de la réalité sensible, et par là même les plus voisins de l'esprit et les plus élevés dans l'ordre de l'idéalité, étaient cepen- dant les seuls qui fussent en état de rendre compte des choses, et de constituer de ces choses une science ayant le double caractère de l'exactitude et de la certitude. Mais il fallait alors que les choses, ou que les objets de nos per- LES PRINCIPES DE l'eNTENDEMENT PUR. 275 ceptions eussent, en tant qu'ob/efs, la même origine et les mêmes conditions que les concepts apodictiques qui s'étaient seuls montrés dans l'histoire en état de produire la science de ces objets. Il fallait, en un mot, découvrir dans l'esprit, ou, selon l'expression propre de Kant, dans le moi pur et dans ses formes constitutives, les conditions suprêmes d'une Gesetzmàssigkeit qui donne tout à la fois aux choses une objectivité, et à la science une prise sur ces choses. Or ce sont les « principes de l'entendement pur » qui jouent ce double rôle. Ce qu'ils donnent à la nature, au sens strict du mot, ce ne sont point des lois ; il entre en effet dans la loi des données empiriques venues de l'intuition ; mais ce qu'ils lui imposent, avant toute intui- tion, ce sont des règles, c'est la nécessité, posée a priori, de n'entrer en rapport avec notre conscience et de ne con- quérir une objecti\ité que par sa conformité générale à des règles, règles que précisément ces principes exposent dans leur forme pure et dans toute leur universalité, sans mélange d'intuition. Si tous les phénomènes n'étaient astreints, par ces règles, à n'entrer dans la représentation que comme des grandeurs extensives et intensives, nul n'aurait le droit de penser ni même d'espérer que l'ana- l.yse mathématique leur soit universellement applicable ; et de même s'ils n'étaient soumis « priori à une condition de constance et en même temps de variabilité réglée dans la succession, en vain notre physique chercherait-elle à éta- blir, par une preuve de fait, la valeur de principes qui dépassent la portée de toutes les expériences. De la science, il est donc incontestablement vrai qu'elle a dans les « principes de l'entendement pur » une garantie de sa portée universelle, et de la certitude qu'elle possède de découvrir des lois dans une nature ayant reçu d'abord de la conscience ce caractère d'être « conforme à des lois » (Cfesetzmàssig) Mais de plus il va de soi qu'elle lient des mêmes « principes », et, à travers eux, des schèmes qu'elle réalise en ses définitions premières, ses postulats, et ses grandes hypothèses, les procédés et les méthodes qui 276 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. explorent en lous sens celle nature « soumise à des lois », cl qui dégagent celles-ci en des syslèmes de plus en plus riches et de plus en plus parfaits par un double mouvement de construction mathématique et de vérification expérimen- tale. Et c'est généralement au rôle qu'ils jouent comme règles suprêmes de la science qu'on a surtout songé, lors- qu'on a voulu définir leur fonction dans l'œuvre de la con- naissance. Rien ne serait plus faux pourtant que d'en faire des principes, distincts seulement des principes de la science par un degré plus haut de généralité, ou tels encore qu'ils seraient comme des prémisses d'où les autres sui- vraient comme des conclusions. Les savants n'auraient alors que trop raison d'opposer aux prétentions de ces principes immuables les variations des formes de leurs principes à ^ux, attestés par l'histoire. Mais ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il n'y a d'immuable que les lois de l'esprit, qui ne rendent nullement impossibles, mais qui tout au contraire appellent et justifient la vie et le devenir des principes de la science. Ce qu'exige par exemple le Gnindsatz de la substance, ce n'est nullement, on l'a vu plus haut, la nécessité pour la science d'identifier la masse, comme elle l'a fait à une certaine époque, nous allions dire à la matière, contentons-nous de dire, tant cette confusion est encore habituelle, à la substantialité objective des phé- nomènes ; ce n'est pas davantage, quoique la corrélation des deux termes soit infiniment plus parfaite, celle de pro- clamer la notion de l'énergie comme l'unique notion qui puisse y satisfaire ; c'est simplement, pour la science, la nécessité de reconnaître dans la nature une constante obiective, à laquelle d'ailleurs ses progrès indéfinis don- neront dans l'avenir l'expression à la fois intellectuelle et sensible qu'elle jugera la meilleure. Et de même en est-il de la causalité ; en disant après Ostwald qu'elle trouve dans la seconde loi de la thermo-dynamique son expres- sion actuellement la plus appropriée, nous n'avons nulle- ment entendu qu'elle se confondît avec cette loi, ni que la science ne dût jamais remplacer cette dernière par une loi LES PRINXIPES DE l'eNTENDEMENT PUR. 277 plus parfaite. Mais ce que nous avons voulu dire, c'est que la mobilité el la relativité mêmes de la science ne deve- naient légitimes, en laissant sauve sa certitude, que par la reconnaissance des lois fondamentales de l'esprit qui règlent ces mouvements et les contiennent, malgré tout, en des limites précises. V Après la large et scrupuleuse enquête à laquelle les savants, surtout les mathématiciens, avec une probité scien- tifique qui leur fait le plus grand honneur, se sont livrés depuis un siècle sur la valeur des principes de la science, ce qui semble surtout les avoir frappés, c'est ce qu'il entre de choix, de liberté, ou, comme ils disent volontiers, de convention dans les définitions premières ou dans les hypothèses. Quant aux raisons qui fixent ce choix et qui le modifient au cours de l'histoire, ils ne manquent pas de les apercevoir dans l'extension indéfinie et la fécondité iné- puisable de l'expérience sensible ; mais ils les voient aussi dans l'effort spontané et continu de l'esprit non seulement pour adapter ses concepts à des richesses sans cesse r-enouvelées, mais encore pour les affirmer, pour les pré- ciser, pour leur donner une unité toujours plus haute et plus compréhensive, La conclusion qu'ils tirent de ces observations est d'ordi- naire une conclusion sceptique. Quelques-uns ont fait de la science une œuvre d'art, merveilleusement organisée dans toutes ses parties, mais fausse, fausse par le carac- tère arbitraire des conventions initiales, et fausse par l'écart qui subsistera toujours entre la rigueur même des lois et la souplesse infinie des faits, A cette œuvre ils tra- vaillent cependant pour deux raisons qui d'ordinaire ne vont point ensemble : d'abord parce qu'elle est esthétique- ment belle ; ensuite parce que ses approximations de la réalité, quoique grossières, sont toutefois suffisantes pour servir à la satisfaction des besoins du genre humain. 278 ÉTUDES D'ilISTOIRt: DE LA PHILOSOPHIE. D'autres, très éloignés de ce dilellantisme utilitaire, se consolent de la perle des certitudes absolues de la science par le spectacle que s'y donne l'esprit de ses ressources infinies et de sa puissance. S'ils faisaient un pas de plus, le conflit qui amuse leur scepticisme, au fond très voisin d'une attitude critique, et qui s'élève entre le caractère purement conventionnel des principes et leur prétention à une certitude au moins très approchée, se résoudrait de lui-même : il suffirait d'admettre en effet que l'esprit ne porte point en lui et ne trouve nulle part, ni dans un monde sensible ni dans un monde intelligible, le modèle tout achevé d'une science qui reste à faire ; et rien ne serait plus simple alors que de comprendre l'autonomie et le progrès de l'œuvre de la science, et même ce qu'on a appelé la plasticité infinie de notre intelligence. Mais à moins que la science ne soit qu'un jeu et la vérité scientifique qu'un mot, encore faut-il supposer que cette intelligence contient en soi les conditions formelles et les limites de ses démarches essentielles. Kanl, en déduisant des catégories les « principes de l'entendement pur », n'a énoncé rien de plus que de telles conditions et il a affirmé plus d'une fois que la carrière s'ouvrait indéfinie et libre devant notre science indéfini- ment perfectible ; c'est ce qu'il exprimait notamment dans les Prolégomènes en disant qu'elle avait des « bornes », mais qu'elle n'avait point de « limites » i. Au fond, les savants d'aujourd'hui sont-ils si loin de sa pensée, lorsque l'un des plus éminents d'entre eux, faisant la critique de l'énergétique moderne, réclame du moins pour la possibi- 1. Prolégomènes, partie III, § 57. Par le mot « bornes », en allemand Schranken, Kant désigne la ligne de séparation du monde phénoménal et du monde nouménal, que les mathématiques et la physique ne sauraient franchir. .Mais dans le champ phéno- ménal leur extension et leurs progrès sont « sans limites », ohne Grenzen. Quelques lignes plus haut, nous avons employé nous- même le mot « hmites » dans un sens plutôt voisin de celui du mot « bornes » employé par Kant. Nous le faisons remarquer pour éviter toute équivoque. Mais le sens où nous avons pris le mot « limites » est rendu parfaitement clair par le contexte. LES PRINCIPES DE l'eNTENDEMENT PUR. 279 lité de la science la nécessité de reconnaître dans les choses « quelque chose qui demeure constant » i, ou lors- que, s'élevant aux sources les plus hautes de la connais- sance mathématique, il attribue à l'idée de « groupe », virtuellement contenue dans toute conscience humaine 2, le rôle que le vieux Kant se contentait de confier au simple « schème » du nombre ? 1. Henri Poincaré, La science et Vhypothèse, p. 153 : « Il ne nous reste plus qu'un énoncé pour le principe de la conservation de l'énergie : il y a quelque chose qui demeure constant. Sous cette forme il se trouve à son tour hors des atteintes de l'expérience et se réduit à une sorte de tautologie. Il est clair que si le monde est gouverné par des lois, il y aura des quantités qui demeureront constantes. » Voir encore p. 158. 2. Id., /7>i(/., p. 90. Voici les propres paroles de M. Poincaré : « Ce qui est l'objet de la géométrie, c'est l'étude d'un « groupe » particulier ; mais le concept général de groupe préexiste dans notre esprit au moins en puissance. Il s'impose à nous, non comme forme de notre sensibilité, mais comme forme de notre entende- ment. » UN NOUVEL ORGANE DU NÉO-CRITICISME L'ANNÉE PHILOSOPHIQUE (1890)2 Les lecteurs de la Revue du Siècle qui s'intéressent aux choses de la philosophie apprendront certainement avec satisfaction l'apparition d'un livre destiné, sans nul doute, dans l'esprit de ses auteurs, à remplacer chez nous une Revue regrettée et à y continuer l'action que, vingt années durant, elle a incontestablement exercée sur le mouvement et le développement des idées générales. En faisant suite à la Critique philosophique, VAnnée philosophique ne fait que retourner à la première forme d'une publication où se sont agités tous les problèmes, débattues toutes les théories de la pensée contemporaine, et où surtout s'est remarquablement développée et défen- due la doctrine des Essais de criiique générale. Jamais peut-être Revue plus active et plus nettement orientée ne fut mise au service d'un système plus solidement lié et plus définitivement arrêté dans ses grandes lignes, et la philo- sophie française eût certainement perdu à sa disparition 1. Article publié clans la Revue du Siècle, Lyon, et daté du 17 dé- cembre 1891. 2. Publiée sous la direction de M. F. Pillon, ancien rédacteur de la Critique philosophique, Paris, Alcati, J891. 282 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. un de ses guides les plus autorisés, en même temps qu'un critique pénétrant et un juge sévère de ses productions de toutes sortes. Publiée tous les ans, VAnnée philosophique, à en juger par l'exemplaire de 1890, se propose de reprendre ce double rôle qui ne fui peut-être jamais rempli d'une manière plus brillante et plus féconde tout à la fois que dans cette feuille hebdomadaire i, tant regrettée des fidèles du néo-crilicisnie, où les deux hommes qui la rédigeaient ont mis l'un son originalité puissante de philosophe et d'inventeur, l'autre toute la sou|^lcsse et la clarté d'un talent né pour la dialectique, tous les deux leur foi robuste dans la puissance d'une propagande destinée à renouve- ler, par la philosophie, nos principes littéraires, politiques et religieux. Et pour le jouer de nouveau, VAnnée philoso- phique n'imaginera jamais rien qui puisse remplacer ce compte rendu des livres parus en langue française, où l'on ne sait vraiment ce qu'il faut le plus admirer, de la patience attentive et de la sincérité de l'analyse, de l'art de décou- vrir et de mettre en relief les parties essentielles et les idées vraiment originales, ou de la sûreté d'une critique qui sait ce qu'elle veut, où elle va, et surtout d'où elle vient. Pour un système qui tend à vivre, ^i s'imposer à l'attention, à la discussion et même à la croyance, qui, en un mot, rêve avant tout de diriger, par une forme nou- velle de la spéculation, la pratique politique, sociale et religieuse, c'est un moyen d'action d'une efficacité sans pareille que ce jugement porté sur toutes les œuvres de philosophie théorique, morale et sociologique, où s'affirme en tous sens et la précision et la valeur compréhensive de tout un corps de doctrines. Et inversement, pour qui veut apprécier à leur juste valeur tant de livres d'origine et d'inspiration diverses, c'est une base merveilleusement solide pour la critique qu'un ensemble de principes défini- tivement arrêtés, d'où l'on part pour juger les solutions 1. La Critique philosophique, jusqu'en janvier 3885, paraissait chaque semaine. UN NOUVEL ORGANE DU NÉO-CRITICISME. 283 apportées à des problèmes qui de près ou de loin s'y rat- tachent et -qu'on a soi-même résolus ou au moins pres- sentis. En un temps comme le nôtre de critique subjective, d'impressionnisme littéraire et de dilettantisme, c'est chose plus rare qu'on ne pense, même en philosophie, même dans ce domaine après tout scientifique où il s'agit encore de discerner la vérité de l'erreur, que d'avoir une doc- trine ou tout au moins de s'en souvenir au moment de juger, comme disait La Bruyère, les « ouvrages de l'esprit ». Or, de leur doctrine, nul, croyons-nous, ne reprochera aux néo-criticistes de ne se point souvenir, et nul non plus n'aura le droit de s'en plaindre en songeant à ce qu'elle donne de force et de clarté à cette maîtresse exposition, due à M. Pillon, des œuvres philosophiques publiées en France dans le cours d'une année. Exprimons seulement le vœu qu'à côté de ce tableau remarquablement exact du mouvement des idées dans notre pays, dans lequel rentre tout naturellement l'intéressante et sérieuse étude de M. Dauriac sur un livre de Guyau, l'Année philosophique puisse placer à l'avenir celui du mouvement des idées à l'étranger et notamment en Angleterre et en Allemagne. Le service qu'elle rendrait ainsi à tous ceux qui "s'occupent de philosophie serait inappréciable et lui vaudrait dans leurs bibliothèques une place assurée. On peut donc dire de la critique des livres, telle qu'elle nous est offerte dans VAnnée philosophique, qu'elle est au piemier chef la manifestation et comme la mise en œuvre d'une doctrine éprouvée ; et pour mieux affirmer encore ce caractère, les auteurs ont tenu à la faire précéder de deux études profondes, où se trouvent reprises deux des thèses essentielles de leur philosophie ; thèses favorites, qu'ils ont déjà plus d'une fois défendues et qui sont liées entre elles comme deux résultats d'un seul et même pro- blème, mais thèses d'une extrême importance qui ne vont à rien de moins qu'à accuser le caractère absurde et con- 284 LTUDLS d'histoire de l.\ philosophie. tradictoire d'un Dieu qui serait une substance ou bien d'un Dieu qui serait inlini. Nous ne saurions trop vivement engager le lecteur qu'intéresse le problème de l'infini divin, à lire les pages, si séduisantes par la clarté et la profondeur, qu'y con- sacre M. Pillon en reprenant l'examen de la thèse carté- sienne. Mais, pour le remettre par avance en pays connu, nous lui demandons de nous suivre un moment dans l'exa- men de quelques points de l'article de M. Uenouvier i, où on trouvera la clef du livre tout entier, sinon celle du système dont il est le créateur, II M. Renouvier n'est pas seulement un disciple de Kant ; il est aussi, et peut-être pourrait-on dire qu'il est surtout un disciple de Hume. Non, à coup sûr, qu'aux impressions et aux idées du philosophe écossais, ou bien en d'autres termes aux séries de sensations et aux séries d'images issues des sensations, il n'ait cru nécessaire d'ajouter, comme Kant, l'intervention, dans l'acte de penser, d'une conscience qui pense et qui lie ses pensées en vertu de ses lois propres, en vertu de ses formes constitutives et de ses catégories. Mais, à y regarder de près, peut-être y a-t-il loin des relations jetées comme du dehors par les catégories de M. Renouvier entre les phénomènes, aux synthèses puis- santes de la Logique kantienne qui poussent si avant leurs déterminations dans l'intuition sensible, qu'elles la pénè- trent tout entière et qu'elles la transforment d'une manière radicale en en faisant la connaissance. De là vient, semble- t-il, qu'il a si facilement renoncé à cette distinction de la sensibilité et de l'entendement, qui est toute la Critique de la raison pure, et qu'il a cru pouvoir mettre sur un même 1. De l'accord des doctrines phénoménistes avec les doctrines de la création et de la réalité de la nature. UN NOUVEL ORGANE DU NÉOCRITICISME. 285 plan el les intuilions pures de l'Espace et du Temps, et les Catégories. Pour M. Renouvier la connaissance en somme n'a que deux éléments : l'élément sensation, phénomène donné, comme représentation, une fois pour toutes dans la con- science, quoique pourtant susceptible d'entrer dans des combinaisons multiples, et l'élément liaison, espace, temps, cause, quantité, qualité, liaison a priori si l'on veut et caté- gorie, mais catégorie qui pose entre les termes des rela- tions extérieures, qui les unit sans les déterminer, et qui rappelle plus Vassociaiion habituelle de Hume que Vaper- ception iranscendanlale de Kant. Quoi qu'il en soit de ce point délicat, et le fût-il comme Hume plutôt que comme Kant, M. Renouvier est un phéno- méniste, en ce sens qu'il refuse toute réalité à ce qui ne tombe point sous les prises directes de notre connaissance, à ce qui est et demeure inconnu ou inconnaissable, à tout ce qui n'est point représenté ou susceptible de l'être dans la conscience, en un mot à ce qui n'est point phénomène ou relation entre les phénomènes. Ce principe accepté, il est clair que pour M. Renouvier, comme pour Hamillon, l'absolu n'est qu'un mot, et un mot vide de sens, puisqu'il faudrait à tout le moins, pour avoir une raison de supposer qu'il est, qu'il pût être pensé, et puisqu'on le soumettant aux conditions et relations de la pensée, on ne pourrait aboutir qu'à détruire sa nature, qui est, par définition même, d'échapper à toute relation et à toute condition. Et du même coup se trouvent exclues du champ de la connaissance possible, et conséquemment aussi du champ de la réalité, toutes ces idoles de l'ancienne ontologie, substance, cause première ou substantielle, cause métaphysique, situées hors du domaine de la représenta- lion possible, et pourtant existantes, qui, à y bien regarder, n'étaient que les produits de l'humaine abstraction, mais où notre illusion persistait à chercher non pas seulement des êtres, mais Vêtre en soi et l'être véritable. Mais alors, sauf les phénomènes, et encore pris au sens 286 ÉTUDES d'histoire de la. philosophie. du scepticisme antique, c'est-à-dire ramenés à notre angle visuel, aux relations et aux transformations que leur impose le sujet connaissant, sauf en un mot les représen- tations de la conscience individuelle qui, comme on l'a souvent et justement remarqué, ne peut sortir d'elle-même, existe-t-il encore une réalité ? Peut-il exister ou pouvons- nous être sûrs qu'il existe, hors de nous, une chose telle qu'un autre homme, ou qu'un corps, ou qu'un monde ? Et quand on accorderait au phénomène une telle pré- pondérance, au point de le détacher de tout lien substan- tiel, comment croire à la stabilité de la nature, ou même à l'existence ou à la persistance d'une seule de ses lois, quand rien n'est si mobile, si fuyant, si changeant qu'un phénomène, et quand, au-dessus de lui, rien ne peut garan- tir ni le retour ni l'ordre de ses apparitions ? Non seulement donc le phénoménisme semble bien com- porter toutes les conséquences d'un idéalisme immodéré qui nous condamnerait à l'isolement moral, tant redouté de Reid, et qui nous séparerait du monde, en contraignant le monde à tenir dans les limites de la représentation ; mais alors même que la spéculation prétendrait se conten- ter des données subjectives de la représentation, en dehors de laquelle après tout nous ne pouvons prouver que nous saisissions rien, qu'adviendrait-il d'une science de la nature qui ne saurait pas même s'il existe une nature et qui peut-être poursuivrait en vain la recherche des lois là où il n'est pas sûr qu'il existe des lois ? Puis, en dehors de la garantie de la stabilité du monde, que la métaphysique demandait autrefois à l'existence de substances immuables sous le flux incessant des phéno- mènes, la conscience morale et la conscience religieuse en réclamaient une autre qui assurât un sens à leurs aspi- rations, une fin à leurs efforts et un objet à leur adoration. Où les trouver dans le phénoménisme ? En quels phéno- mènes ou plutôt en quelle suite, quel arrangement, quelle harmonie de phénomènes chercher l'unité du monde, l'unité et la personnalité divines de son principe, et sur- UN NOUVEL ORGANE DU NÉO-CRITICISME. 287 tout l'unité", la personnalité et l'immortalité des âmes qui s'y suspendent comme à leur origine et comme au terme de leurs espérances ? Les bases du phénoménisme paraissent donc singulière- ment étroites et fragiles pour qui tenterait malgré tout d'y élever ou l'édifice de la nature et de la science, ou l'édifice moral ; et peut-être lui manque-t-il pour cela justement ce qu'il nie, à savoir l'absolu, l'absolu réalisé en Dieu, créa- teur et garant de l'unité du monde et de la loi morale, et l'absolu réalisé ou du moins reflété dans les substances secondes qui peuplent la nature et dans les âmes ou substances immortelles et pensantes du monde des es- prits ! Ainsi,'à première vue, on serait tenté de soutenir qu'ac- corder l'existence aux seuls phénomènes et la refuser à la substance, c'est se mettre hors d'état d'établir solide- ment et la croyance en Dieu et la croyance en la réalité de la nature [/originalité de M. Renouvier consiste précisé- ment à soutenir le contraire, et à prétendre que le substan- tialisme serait aussi funeste à cette double croyance que le phénoménisme, entendu comme il faut, est apte à lui servir de base inébranlable. Nous ne ferons point revenir le lecteur, tant soit peu au courant des critiques si souvent dirigées par M. Renouvier contre la notion de substance, sur toutes les discussions à l'aide desquelles il tente une fois de plus d'en démontrer théoriquement aussi bien qu'historiquement toutes les con- tradictions internes ; contentons-nous, pour être bref et pour passer plus vite à l'examen de la thèse qui lui est chère, de rappeler quelques-unes des conséquences inac- ceptables de tout substantialisme. Et d'abord est-il vrai, comme on l'entend soutenir, que la présence d'une substance soit requise pour justifier notre attente générale, condition de toute science, dans la reproduction régulière des mêmes faits dans les mômes circonstances ? Et, par exemple, sans la garantie d'une substance immuable, perdrions-nous toute assurance dans 288 ÉTUDES d'histoire de la PHILOSOriIIE. la suite ordonnée et prédéterminée de tous les phénomènes qui constituent dans le temps et dans l'cspaCe l'existence d'un objet, d'une fleur, d'un organisme ou d'une âme pen- sante ? Mais, comme le démontre profondément l'auteur, ou la substance à chaque instant s'exprime d'une manière adéquate dans les faits qui en sont la manifestation, et dans ce premier cas qu'est-elle en dehors d'eux et qu'est-elle de plus que leur somme ou que leur synthèse ? ou bien si l'on conçoit qu'elle reste immodifîée et comme indifférente au-dessus des phénomènes, comment imaginer qu'elle s'y trouve rattachée par un rapport quelconque, qu'elle en domine et dirige le cours, ou simplement qu'elle s'y mani- feste ? De deux choses l'une : ou la substance inerte est un terme transcendant qui reste sans relation avec les phéno- mènes, ou elle n'est rien qu'une abstraction, qu'un mot pour désigner la suite et la synthèse des seules choses réelles que l'expérience atteigne, les faits et leurs rap- ports. Puis quand on accorderait qu'en vertu de relations qu'on ne peut définir, elle puisse exercer sur les faits qui se succèdent une action véritable, où voit-on dans sa notion rien qui l'oblige à répéter le passé dans l'avenir, rien qui retienne en des limites précises son activité productrice ou même qui l'astreigne à des limites quelconques ? Confier à la substance, dont la notion rappelle à tout le moins celle d'une activité créatrice des phénomènes, la garantie de la stabilité de ces mêmes phénomènes, c'est donc la lui prêter d'une façon gratuite, et c'est de plus tomber dans un cercle vicieux, quand la seule bonne raison qu'on en puisse donner ne saurait venir d'ailleurs que de l'obser- vation de la suite régulière des phénomènes eux-mêmes. Mais il y a plus : si le rôle de chaque substance indivi- duelle ou, comme on dit encore, de chaque substance seconde, est d'assurer l'ordre constant et l'unité des mani- festations phénoménales en chaque individu, chaque unité, chaque harmonie individuelle n'est-elle point à son tour un élément particulier d'une unité, d'une harmonie plus haute, celle d'un monde, d'un Cosmos où tout est conspi- UN NOUVEL ORGANE DU NÉO-CRITICISME. 289 ranl, et où parloul s'affirme la subordination à l'unité suprême des unités partielles ? Et comment la substance ne serait-elle point ici, comme elle l'est en bas, la garantie d'un ordre général et d'une stabilité du monde qui, pour le moins, importe autant que la stabilité de la vie d'une espèce ou d'un individu ? Malheureusement, si par de telles voies le substantia- lisme nous ouvre des horizons sur la nature et l'unité d'un Dieu qui puisse présider aux destinées du monde, on va voir qu'il l'empêche du même coup et d'une manière radi- cale d'être le Dieu du sage et du croyant par la confusion à laquelle il conduit nécessairement du monde en Dieu ou de Dieu dans le monde. C'est qu'en effet il existe une logique du substantialisme, logique dont les conséquences ont été déduites dès l'anti- quilé par l'école d'Elée, et on ne saurait jamais, quoi qu'on fasse, s'y soustraire entièrement. Or il se peut qu'on réa- lise en une substance divine, qu'on garantisse en l'y réali- sant et qu'on s'efforce de placer au-dessus de toute atteinte l'ordre suprême et l'unité des choses ; mais que vont deve- nir les substances particulières ? Substance, en somme, ne peut rien vouloir dire que ce qui est en soi, que ce qui, dépendant de soi et de soi seul, possède en soi la cause suffisante de toutes ses modifications, et qui dépend si peu de ces modifications mêmes qu'il demeure identique et vraiment imnmable à tra\crs la durée. Dès lors, comment faire dépendre d'une substance suprême, dans l'harmonie de l'univers, toutes ces substances individuelles qui, par définition, ne dépendent que d'elles-mêmes ? Ou Dieu sur elles n'a point d'action, n'exerce, comme disait Male- branche, aucune « efficace », et la séparation des sub- stances entre elles et par rapport à Dieu s'accuse si pro- fonde qu'elles constituent aulanl d'unités isolées ; ou il en a trop, car dès qu'on ouvre à la substance, pour rappeler le mot de Leibnitz, une « fenêtre » par où se transmet son action sur les autres ou l'action des autres sur elle, c'en est fait de ce qui constituait justement la substance, de son HANNEQUIN, II. ^^ 290 ÉTUDES d'histoire de la l'IIILOSOPIIIE. indépendance, de son identité à travers la durée cl, en un mot, de ses limites. L'être est, disait le vieux Parménide ; d'où il suit, disait- il encore, qu'il est un, n'ayant d'autre contraire que le non-être, mais étant en revanche partout et toujours iden- tique à l'être. Et ainsi en va-t-il aussi de la substance, être suprême en qui s'absorbent et se confondent toutes les formes de l'être, ou être qui persiste, en restant identique, dans son indépendance. Entre ces deux alternatives, l'iso- lement radical de toutes les substances ou leur confusion, la métaphysique substantialisle qui voulait avant tout rendre compte de l'unité et de l'harmonie des choses, n'avait guère le choix ; et dans son remarquable, mais sté- rile effort pour distinguer, en les hiérarchisant, la sub- stance première et les substances secondes, il faut conve- nir qu'elle aboutit de toutes parts à des contradictions : contradiction d'une substance suprême, d'où, en somme, tout émane et où tout se confond, et d'un Dieu créateur, qu'on prétend distinguer de toutes ses créatures ; contra- diction d'une liberté qu'on reconnaît à l'homme et d'un Dieu omniscient et omniprévoyant ; contradiction, qui résume toutes les autres, d'une substance immuable, éter- nelle et immense dont tous les caractères répugnent à ceux d'une personne, et d'un Dieu personnel, vivant, quoique immuable, attentif aux actions des hommes, quoique éter- nel, et distinct, quoique immense, d'un monde dont pour- tant l'étendue, finie ou infinie, ne peut faire partie de son immensité. Ainsi, tandis que le dernier mot de tout substantialisme est ou bien l'atomisme ou bien le panthéisme, ou la doc- trine qui exclut Dieu du monde, ou la doctrine qui con- fond tout en Dieu, la substance n'a même pas en revanche l'avantage d'assurer l'existence et la stabilité du monde. Soit en effet qu'en elle on considère ou son indifférence à des modifications qui ne l'affectent point, ou -a puissance créatrice des faits dont la suite constitue notre univers sen- sible, indifférence et création n'impliquent ni l'une ni UN NOUVEL ORGANE DU NÉO-CRITICISME. 291 l'autre l'obéissance à des lois fixes qui seules garantiraient une telle stabilité, mais impliquent, à tout prendre, bien plutôt le contraire ; en sorte que le phénoménisme, entendu comme il faut, reprend sans peine sur le subslantialisme de sérieux avantages et donne la solution dont ce dernier est en définitive tout à fait incapable. C'est, en effet, ne rien comprendre au vrai phénomé- nisme que d'y voir une doctrine qui prétendrait réduire l'existence du monde à la pure addition de faits sans con- sistance, de phénomènes qui se succéderaient sans liaison et sans ordre, et qui passeraient sans rien laisser d'eux- mêmes dans la suite des temps. Un tel phénoménisme n'est pas même celui des sceptiques anciens ou de Protagoras, et on peut dire qu'il méconnaîtrait la nature du phénomène lui-même. De fait, un phénomène implique toujours rap- port et relation, et relation à son tour implique loi, c'est-à- dire constance et régularité. Quelles que soient en effet les conditions extérieures à nous-mêmes de la représentation des choses dans la conscience, soit que ces conditions existent réellement, comme le croyait Kant qui les réunis- sait sous le nom de choses en soi, soit qu'elles n'existent point, le vrai phénomène, le seul en somme qui nous soit accessible, n'est rien et ne peut rien être que cette repré- sentation même, que l'état de conscience ou que la sensa- tion. Fussions-nous substantialistes, et eussions-nous la foi en une réalité correspondante, en une modification des substances réelles qui s'y trouverait représentée, que de cette réalité et de cette modification nous ne saisirions rien que la représentation dont nous avons conscience et que la sensation. Il ne sert donc de rien de faire de vains efforts pour s'avancer au-delà et pour la dépasser. Or, il est tellement absurde de parler d'un phénomène qui passe et qui se perd toujours dès qu'il a disparu, qu'il n'est même point concevable qu'un tel phénomène pût être représenté en une conscience quelconque. M. Renouvier, après M. Spencer, après Hobbes, l'a montré mieux que personne : sentir, non pas peut-être au sens affectif du 292 ÉTUDES d'histoire de la philosophie. mol, mais au sens où la sensation est déjà connaissance, c'est saisir le contraste ; c'est, dans la continuité, saisir la différence ; car la continuité toute seule ne serait point sentie : senlire semper idem et niliil senlire. ad idem reci- dunt. En somme et a\cc i)récision, que saisissons-nous donc et que nous représentons-nous sous le nom de phé- nomème, sinon les différences qui s'accusent en lui, non pas assez tranchées toutefois pour qu'elles ne puissent entrer dans une même conscience, sinon dès lors l'oppo- sition dans la ressemblance, ou la ressemblance qui fait l'unité de la conscience sous une opposition et sous des différences qui sont la condition de toute sensation ? En sorte que sentir c'est comparer, et c'est retenir le fruit de toute comparaison, à savoir ici le trait commun, le trait général, le trait fixe et constant par où les éléments d'un phénomène unique s'agrègent et s'unifient pour constituer l'objet d'une représentation. Et ce qui est vrai d'un phéno- mène unique, si tant est qu'il existe de telles unités aux limites précises, l'est au même titre des séries de phéno- mènes qui prétendent à entrer dans une même conscience : ce que nous en appréhendons, ce que nous en connaissons, c'est ce par quoi ils s'unifient, par quoi ils se lient et s'assemblent, et ce sont en un mot leurs ressemblances et leurs rapports. Puis cumine, après tout, rien n'est plus faux que la sup- position de phénomènes déjà pourvus de toutes leurs dis- tinctions avant toute connaissance, et comme bien plutôt toutes ces distinctions \iennent de l'acte de connaître qui les détermine, l'universalité des lois de la connaissance devient la garantie non seulement des rapports des phéno- mènes entre eux, mais de la généralité de ces rapports eux-mêmes, de leur constance et de leur stabilité. Peut-être sur ce point manque-t-il à la doctrine de M. Renouvier une \\\e qui faisait la force de celle de Kant : peut-être n'a-t-il pas marqué suffisamment la détermina- tion par les catégories de toutes les différences qui, en la UN NOUVEL ORGANE DU NÉO-CRITICISME. 293 pénétrant, transforment l'intuition sensible et Yorganisent en quelque sorte en en faisant la connaissance. Mais ce qu'il a vu nettement et ce qu'il a solidement établi, c'est que clans le phénomène nous saisissons exclu- sivement ce par quoi il ressemble, par quoi il s'associe aux autres phénomènes, exclusivement en un mot ses rap- ports, comme si, une fois toutes ses relations abstraites et mises à part, il n'y restait plus rien qui pût être connu ni même être senti ; et avec force il a conclu que ces rela- tions après tout sont des lois, qu'elles sont des lois con- stantes, d'abord sous peine de n'être point des lois, ensuite sous la garantie de l'unité de l'esprit, et qu'un phénomé- nisme qui dans les phénomènes ne saisit que des lois y trouve donc en faveur de la stabilité du monde des raisons autrement puissantes et une autre sécurité qu'en une sub- stance abstraite aboutissant de toutes parts à des contra- dictions. En partant de ces principes, M. Renouvier n'a pas de peine à montrer la coordination tout d'abord générale de tous les phénomènes dans l'espace et dans le temps, puis les relations spéciales qui, dans la succession, déterminent les rapports des causes et des effets, ensuite la coordina- tion des relations causales qui, se hiérarchisant dans le monde mécanique sous des lois d'échange de mouvement, de force et d'énergie, dans le monde vivant sous l'unité d'une idée directrice, et dans le monde de la pensée et de la représentation sous les lois de la conscience, constituent les individualités de tout ordre, cosmiques, minérales, chimiques, organiques et mentales. Enfin nous laissant entrevoir la possibilité d'une loi qui domine toutes les lois, comme il semble qu'au-dessus des unités partielles appa- raisse dans l'univers une unité suprême, à cette loi des lois, loi du monde des esprits comme du monde des corps, il donne le nom de Dieu, comme au principe primordial qui dirige tout sans tout confondre en soi, et qui du haut d'une liberté souveraine domine sans la détruire la libre activité répandue dans le monde. 294 ÉTUDES d'histoire de l.\ philosophie. Arrêlons-iious pourtant à ce point de l'élude de M. Re- nouvier, et remarquons avec lui la distance qui sépare les lois directement saisies et comme vérifiées dans l'expé- rience et la réalité, et celte loi des lois, qu'on entrevoit en somme et qu'on cherche, plutôt qu'on ne la trouve et qu'on ne la démontre. Des premières, on peut soutenir à la rigueur qu'on les constate : l'unité d'une planète, l'harmo- nie des mouvements astronomiques, la constance du poids d'une molécule chimique, l'identité d'une personne morale, autant de coordinations, d'ordi'e et de forme à coup sûr très divers, mais qu'on peut dire pourtant indiquées, obser- vées, données avec les phénomènes ou, ce qui revient au même, avec les plus essentielles et les plus constantes de leurs relations. Mais Dieu, la vie future, et même la liberté, est-il vrai qu'on y croie pour des raisons fondées, comme on vient de le voir, sur la méthode phénoméniste, et sem- blables en tout à celles qui précèdent? M. Renouvier, à vrai dire, n'affirme rien de tel, et on sait quel appui il a su demander, pour la croyance en Dieu, en notre liberté et en la vie future, aux postulats moraux appuyés à leur tour sur l'existence du devoir. Rien de mieux assurément, tant qu'on voudra s'en tenir aux déductions tirées des principes moraux et qui ne dépassent point le domaine moral ; rien de mieux, tant qu'il s'agit d'ordonner des croyances qui se trouvent impli- quées dans la croyance fondamentale à l'existence d'un devoir, qui la développent et la complètent, et qui sont après tout compatibles avec la forme et les lois générales du monde des phénomènes. Mais a-t-on le droit, d'autre part, d'oublier cette remarque, souvent et profondément faite par M. Renou- vier, que le contraire de la liberté ou le déterminisme, que le contraire de la croyance en Dieu ou en la vie future, sont aussi compatibles avec cette même forme et avec ces mêmes lois ? Un monde où tout serait lié par les lienS' rigoureux de la causalité, où l'unité suprême ne serait que l'unité de toutes les relations et de tous les rapports, UN' NOUVEL ORGAiNE DU NÉO-CRITICISME. 295 sans qu'un sérieux espoir restât aux individus de survivre à la dissolution de leur individualité organique, est à coup sûr concevable pour le phénoménisme le plus jaloux des inductions qu'il fonde sur les relations des choses. D'où viendrait donc qu'une croyance morale pût trancher la question, et qu'elle pût imposer à la raison spé- culative, qui ne peut ni la tirer ni la justifier, une consé- quence non pas seulement morale, mais vraiment théo- rique, qui cependant pour être telle semblait ne devoir relever que de la spéculation ? Tel est pourta'nt rcspoii' de M. Renouvier, puisqu'à son gré le postulat moral « projette sa loi en corollaires dans le monde externe » (p. 25) ; par où il faut entendre qu'il introduit dans ce monde un ordre et des relations si franchement étrangers à la recherche théorique qu'ils vont parfois jusqu'à ruiner les résultats de celle-ci. Car n'est-ce point ruiner le vrai phénoménisme, après l'avoir légitimé par la constance des lois qui seraient son objet, que d'in- troduire ensuite, dans le monde des phénomènes, au nom d'un postulat, une liberté qu'on définit comme une limite aux lois (p. 26) ? Mais limiter les lois, à de certains moments, n'est-ce point supprimer ce par quoi elles sont des lois, à savoir leur constance et leur universalité ? Aussi bien, c'est se faire, croyons-nous, une idée singu- lière de la liberté que de la limiter à son tour à l'insertion périodique et discontinue des premiers commencements dans la suite des faits, et que de n'y point voir, si vraiment elle existe, la source vive et profonde des actions proje- tées dans l'espace et dans le temps. Telle devait être, sans doute, la liberté nouménale de Kant, qu'il faut chercher, comme on l'a récemment montré i, dans l'acte unique et primordial de la Raison pure, noumène qui n'est point une substance et qui vraiment s'exprime d'une manièie adé- quate dans les seuls phénomènes, noumène qui n'est point transcendant et qui laisse retomber toutes les difficultés 1. Voyez F. Rauh, Essai sur le iondement mélaphijsique de la morale. F. Alcan, 1890. 296 ÉTUDES d'histoirl: dl la i>iiilosophie. élevées contre lui sur une libcrlé qui lunile les lois et qui ne peut venir que du dehors ou que d'en haut pour rompre les séries du monde des phénomènes. L'induction théorique fondée sur des doiniécs morales n'est donc point légitime puisqu'elle impose à la spécula- tion, au nom de la pratique, des conséquences qui peuvent répugner à la constitution et au sens de son oeuvre propre ; et fût-elle légitime, qu'on ne pourrait encore la mettre au même rang que l'induction qui nous avait conduits aux lois des phénomènes. Parlant de la vie future, M. Renou\ier prétend qu'elle n'est pas, au fond, connue et assurée par une induction moins certaine que l'identité de la personne : « Si les défenseurs des « intérêts moraux », dit-il à la page 28, consentaient à se placer au point de vue de la croyance et des lois, ils ne pourraient n'être pas frappés d'un résultat de la méthode phénoméniste : à savoir que la thèse de l'identité personnelle, ou permanence de la personne, dans le sens où, selon cette méthode, on doit la comprendre, n'est pas obtenue par un procédé autre et en lui-même plus rigoureux, que peut l'être la thèse de la vie future, ou de l'identité et de la permanence prolongées par l'induction et la croyance jusqu'après la dissolution de l'organisme actuel, dans un état futur. De part et d'autre, il ne s'agit de rien de plus ni de moins que d'un ordre et d'un enchaînement de phénomènes, à quoi l'idée d'une substance est complètement indifférente et inutile ; et je dis induction, parce que, n'ayant qu'une simple con- naissance de fait de l'ordre actuel constitutif d'une con- science et de sa possibilité, ignorant tout de son origine et de ses autres liaisons qui lui font un corps, je ne trouve aucune difficulté, si j'ai pour cela des motifs, à supposer que cet ordre actuel est un ordre partiel, relatif à des ordres semblables antécédents et conséquents, en d'autres conditions. » A cette supposition, nous non plus, dirons- nous, nous ne trouvons aucune difficulté, pourvu qu'on se souvienne que la supposition, établie sur des motifs qui sont des motifs moraux, ne vaut qu'à titre de croyance UN NOUVEL ORGANE DU NÉO-CRITICISME. 297 pour la conscience morale, et pourvu qu'on n'émelte jamais la prétention de la mettre au même plan que la thèse de l'identité personnelle. En vérité, la différence est grande d'une induction qui porte d'une part sur le carac- tère le plus profond et le plus assuré de tout fait de con- science, sur le souvenir qui en est la condition et qui enve- loppe tous nos états réels de liens qui constituent l'unité de notre vie et la conscience que nous en avons, à cette autre induction qui tend sans doute à prolonger le réel dans un avenir sans fin, qui y croit, qui l'espère et qui le veut, mais qui porte en fin de compte sur de purs pos- sibles et n'a d'autre fondement que les plus chères espé- rances et les plus purs désirs de la conscience morale. Pour emprunter à la science son langage, quoiqu'il y ait loin de l'induction dont nous parlons ici à l'induction scientifique proprement dite, nous sommes dans le pre- mier cas en présence d'une induction qui se vérilie dans les faits, qui s'y traduit et qu'on y retrouve, dans l'autre en présence d'une induction, qu'on a peut-être des motifs de faire, mais qui ne consacrera jamais nulle vérilication, nul ensemble donné de phénomènes réels et nulle expé- rience. Concluons donc, avec M. Renouvier, qu'on peut faire en faveur de l'existence d'une liberté, d'une vie future et d'un Dieu personnel, des inductions fondées sur les don- nées morales : concluons avec lui que nous y sommes con- duits par des motifs moraux et que, bien loin d'y répu- gner, la méthode phénoméniste, telle qu'il l'entend et la pratique, offre à de telles croyances une base autrement solide qu'un substanlialisme contradictoire. Mais gardons- nous des illusions de la méthode des postulats moraux ; et si nous admettons qu'ils justifient, dans la i)ratique, les plus hautes croyances, gardons-nous des conséquences qu'ils doivent, à ce qu'on prétend « répandre en corol- laires » jusque dans le monde externe, et continuons à rendre à la spéculation ce qui appartient ;i la spéculation, et à la foi ce qui appartient à la foi. ÉTUDES DE PHILOSOPHIE MORALE NOTRE DÉTRESSE MORALE ET LE PROBLÈME DE LA MORALITÉ ' Mesdames, Messieurs, Mon premier soin, en prenant la parole devant vous, devrait être de m'excuser d'avoir choisi un sujet offert si souvent, ici même, à vos méditations ; mais pour avoir été traité par tant d'hommes distingués, des romanciers, des littérateurs, des moralistes, en a-t-il moins conservé sa pleine actualité ? Il est la préoccupation constante et pré- dominante des hommes de ce temps-ci ; et si on éprouve le besoin d'en parler et d'en reparler encore, c'est sans doute qu'on espère, en en parlant sans cesse, faire naître dans l'àme de l'auditeur lui-même une solution qui n'aura de valeur et d'efficacité que si elle se trouve là. D'ailleurs, Messieurs, vous conviendrez sans peine, je l'espère, qu'en une pareille question, qui est, à lui aussi, sa préoccupation constante, le philosophe ait bien son mot à dire ; et vous en conviendrez, même si cette prévision était peu rassu- rante ; car c'est comme une menace suspendue sur vos têtes d'être entraînés tout à l'heure au pays des principes, c'est-à-dire, si on nous fait au dehors une juste réputation, 1. Conférence faite le 16 janvier 1898, devant la Société des Amis do rtJniversité. 302 ÉTUDES DE l'HILOSOPHIE MORALE. au pays de l'obscurilé el des ténèbres volontaires ; je vou- drais vous promettre, si j'étais sûr et capable de tenir ma promesse, d'éviter la première et de dissiper les autres. Cependant, il est à craindre, lorsqu'on pose le problème de la moralité, qu'on ne soit tenu d'en appeler à la métaphy- sique, si le problème nous reporte à ce qu'il y a en nous à la fois de plus profond, de plus mystérieux et vraiment de divin. Au reste celui qui passe aux yeux du monde, moins justement qu'on ne croit, pour le démolisseur de toute métaphysique, le grand philosophe Kant, écrivait les Fon- dements de la métaphysique des mœurs, comme une intro- duction qu'il croyait nécessaire à la Critique de la raison pratique. Et peut-être est-ce à lui et à ses enseignements qu'il faudra demander la parole qui rassure et le remède souverain dans la crise morale que nous traversons. I Et d'abord. Messieurs, est-il juste de dire que nous vivions dans un temps de détresse morale ? Le mot serait trop fort si on voulait parler seulement de nos défaillances, défaillances individuelles ou défaillances sociales, mais défaillances momentanées, qui ne sont que la ranço i de la moralité. Moralité veut dire assurément une suite alterna- tive de victoires et de défaites ; cela est de tous les hommes, de tous les temps et de tous les pays, et la moralité n'est point la sainteté. Mais défaites et victoires supposent encore la lutte, et il n'y a détresse que pour qui ne lutte plus. Qui s'abandonne soi-même, individu ou peuple, qui laisse la défaillance devenir habituelle, qui se fie aux événements, aux usages, aux routines, aux forces d'inertie de toute sorte qui nous entraînent, du soin de résister aux puis- sances de l'instinct, de la cupidité, de l'ambition des peu- ples et des individus, accuse bientôt douloureusement cet état de détresse, dont les signes avant tout sont des signes sociaux, sortes de résultantes des défaillances privées. NOTRE DÉTRESSE MORALE ET LA MORALITÉ. 303 Dans cette enquête nécessairement rapide et incomplète, je ne relèverai, Messieurs, que quelques-uns de ces signes. L'un des plus désolants, assurément, quoi qu'on en ait pu dire, est l'accroissement continu, pendant plus d'un demi- siècle, et vraiment effrayant de la criminalité : car si le respect du code pénal n'est pas, il s'en faut, le signe d'une moralité bien élevée, on conviendra, en revanche, que le mépris de la répression et des pénalités infamantes témoigne de l'accroissement de puissance dans notre état social, des passions basses et des instincts violents. Or, dans les soixante-dix dernières années, la criminalité eéné- raie en France a certainement beaucoup plus que doublé : en cinquante ans, de 1830 à 1880, elle a augmenté, d'après Ferri, dans la proportion de 100 à 254, d'après M. Joly, de 133 p. 100. Détail navrant : la criminalité de la jeu- nesse (au-dessous de vingt et un ans) croît plus lentement d'abord que celle des adultes comme si l'infection ne pou- vait les atteindre qu'après et à travers leurs parents, mais prend bientôt une avance considérable et devient qua- druple dans cet espace de soixante-dix ans où a triplé seulement celle des adultes. Fait à noter : ce ne sont point les crimes de violence, l'assassinat ou le meurtre qui figu- rent comme facteurs essentiels dans cet accroissement : par une coïncidence curieuse, le nombre annuel moyen des assassinats est le même (197) dans la période 1826-1830 et la période 1876-1880 ; il est de 218 en 1893, nombre à peine supérieur à ceux des périodes précédentes ; mais les crimes ou délits inspirés par la dépravation abjecte, la cupidité, la paresse, bref, la lâcheté sous toutes ses formes, ont augmenté dans des proportions presque inimaginables (attentats aux mœurs, de un à six ; délits de droit com- mun, de 41,140 en 1826-1830, à 146,024 en 1876-1880, à 174.247 en 1893 ; vagabondage et mendicité réunis, de 3,896 en 1830, à 30,501 en 1893). Ainsi vengeance et haine, ces causes nobles encore de crimes détestables, seraient plutôt en baisse ; la cupidité au contraire, d'après une esti- mation curieuse et sérieusement documentée, serait en 304 ÉTUDFS DE PHILOSOPHIE MORALE. hausse de 69 p. 100, l'immoralité de 240 p. iOO, la paresse et la misère de 430 p. 100. Lâcheté et veulerie, tel est donc le trait dominant du délinquant moderne, aussi bien de l'adulte que du mineur et presque de l'enfant. Mais s'il est vrai, Messieurs, comme l'a dit si justement M. Lacassagne, qu'un peuple a la criminalité qu'il mérite, craignons de rencontrer ce trait ailleurs que chez le délin- quant. En face de l'accroissement du crime, et parmi les causes qui l'entretiennent, que de fois n'a-t-on pas signalé l'énervement et la faiblesse de la répression ? Pour ne par- ler que du jury, cet assemblage momentané de juges im- provisés, quoi de plus mobile, de plus inconsistant, de plus imprévisible que ses jugements ? Sévère, parfois à l'excès, pour le vol, quand il est composé de propriétaires, il est faible à l'excès pour tout ce qui émeut sa sensibilité. Pour appliquer en toute sécurité de conscience la peine de mort, il faut, dit M. Tarde, être un « homme de foi ». Mais qui met à la place de la foi en la loi des émotions et pas- sions de Iiasard, sa sensibilité, et, pour tout dire, une conscience divisée contre elle-même, n'offre comme juge pour appliquer la loi, et même comme juge du fait, ni l'esprit de suite, ni l'impartialité, ni la hauteur de vues et de courage nécessaires. Au reste. Messieurs, ne faisons pas trop durement le procès du jury ; n'oublions pas du moins que le jury, c'est nous, qu'il n'est pas un pouvoir émané du souverain, mais le « souverain » lui-même, qu'il reflète, en un mot, en l'état d'âme qui lui est propre, notre état d'âme à tous, et qu'il donne d'une manière plus qu'approximative la mesure de ce que nous sommes. Ce qui caractérise notre génération, à côté des vertus que je me garde de nier, c'est, dans l'accomplissement même de ce qui garde encore pour nous l'aspect du devoir, un abandon à l'habitude qui compromet jusqu'à nos vertus mêmes, une sorte de mécanisme, où il entre sans doute des facteurs excellents, mais des facteurs qui ne nous entraînent plus guère qu'en vertu de la vitesse NOTRE DÉTRESSE MORALE ET LA MORALITÉ. 305 acquise, et que n'entretient plus, ou n'entretient qu'à peine, une énergie centrale et vraiment intérieure. D'où vient chez nous, par exemple, cette plaie incurable, et qui s'étend sans cesse, du fonctionnarisme, sinon de notre répugnance à tout esprit d'entreprise, au risque, à l'effort, à la dépense de soi, qui en sont inséparables ? Et nous n'avons même plus d'esprit public : l'esprit public, qui était une règle, nous l'avons remplacé par cette chose sans règle et mobile entre toutes, l'opinion publique, chose factice et chan- geante, suscitée le plus souvent ou retournée d'un jour à l'autre par des irresponsables, et qui fausse la relation normale de toute autorité et de toute liberté. L'autorité de la loi, laquelle n'exclut nullement les garan- ties indispensables des libertés publiques, le respect des constitutions librement acceptées, des pouvoirs respon- sables librement établis, tel devrait être le dogme intangible d'un État vraiment libre. Mais au lieu de cela, que voyons- nous chez nous à l'heure présente ? l'opinion du public, cl même celle des individus, s'ingérant sans mandat en toute sorte d'affaires, dépouillant le député de sa délégation, ju- geant les juges, énervant par le caprice de ses retours sou- dains les responsabilités des pouvoirs quels qu'ils soient, troublant en un mot tous les rapports légaux et constitu- tionnels par son inconstance même et par sa tyrannie. Mobilité et inconstance, absence de foi dans l'autorité, non seulement de la part de ceux qui l'ont faite, et qui à chaque instant travaillent à la défaire, mais même de la part de ceux qui la détiennent, absence de foi dans chaque conscience indivjiduellc comme dans, la conscience pu- blique, et, par une suite nécessaire, atténuation, diminution graduelle du sentiment de la responsabilité, tels sont donc, semble-t-il, les trails principaux de l'état où nous sommes et qu'on peut bien appeler un état de détresse. La cause prochaine en est très apparente, Messieurs ; car, s'il faut à la vie morale, comme à la vie organique, comme condition même de la richesse et de la diversité de ses manifestations, un principe d'unité qui en assure la IIANNEQUIN, II. 20 306 ÉTUDES DE PHILOSOPHIE MORALE. force cl la conliuuilé, quelle est la règle commune, ou l'idéal commun qui donne à l'heure présente à la cons- cience individuelle l'unilc nécessaire, ou qui nous réunisse dans une foi unanime ? Et ces deux choses en effet se sou- liennenl mutuellement : l'unité de la conscience, l'unanimité des consciences. Au moins sur les points essentiels, si nous ne sommes pas unanimes, nous ne trouverons pas non plus, sinon dans un isolement moral orgueilleux et stérile (tel l'isolement du stoïcien dans la Rome impériale), l'unanimité en iious-mêmc, l'unité dans notre àine et notre vie morale. Or d'idéal commun, en est-il un qui nous fasse una- nimes ? Ce n'est point, à coup sûr, l'idéal religieux ; ce n'est pas non plus un idéal social ou politique ; à peine même est-il vrai, et c'est la grande douleur des hommes de ce temps, que l'unanimité de notre foi en un idéal national soit demeurée intacte ! Et les criminalistes. Messieurs, ne s'y sont pas trompés : la vraie cause, aux yeux des plus pénétrants d'entre eux^ de la recrudescence du crime dont je vous exposais tout à l'heure les preuves, n'est pas dans les progrès de la civilisation, dans une vie plus intense ayant, comme toute vie, ses toxines et ses déchets, qui seraient ici le crime et le délit ; elle est dans la dissociation des croyances séculaires, qui, tant qu'elles étaient indiscutées, ou, en tout cas, inébranlées, retenaient l'individu sur la pente où le poussent tant d'instincts bas et de passions mauvaises. D'ailleurs c'est par elle-même, et dût-elle aboutir à un état de croyance supérieur, que la dissolution des croyances séculaires, à quelque époque qu'elle se produise, entraîne ces conséquences : il n'est pas niable que la Cité antique, et notamment la Cité romaine, ait eu ses temps d'équilibre et de santé morale ; il ne l'est pas davantage que les croyances chrétiennes aient eu sur les croyances païennes une supériorité incontestable ; et pourtant le passage des unes aux autres s'est payé par des siècles de bouleverse- ments sociaux et de détresses morales. Ce qui surprend la réflexion, a dit quelque part M. Tarde, ce n'est pas qu'au NaXRE DÉTRESSE MORALE ET LA MORALITÉ. 307 moment où elle change de credo, une société accuse, par le crime, un état de souffrance et de malaise profonds, c'est qu'elle y résiste, c'est qu'elle n'y succombe point. Je ne m'érige pas, Messieurs, en prophète de l'avenir, et je ne dis pas du tout que nous changions de credo ; mais il est incontestable que nos croyances sont troublées, non seulement religieuses, mais sociales et morales : sur ce fait, qui date de loin, personne ne peut rien ; et nul ne remontera le courant, pas plus qu'il n'empêchera que d'un étal ancien doive sortir quelque jour un état qui refera l'unité des consciences. Un état de crise, — et c'est, en somme, noire consolation, — sera aussi nécessairement suivi d'un état de résolution, qu'il a été précédé d'un état de dissociation : et dans cet état même subsistent, n'en dou- tons pas, des éléments qui referont l'unité. Mais pour nous, c'est un fait que nous sommes dans un de ces passages, dans un de ces renouvellements, dans une de ces crises ; et nous y sommes par l'action d'une force qui ne date pas d'hier, d'un demi-siècle ou d'un siècle, dont le caractère n'est point d'être accidentelle, mais au contraire perma- nente et durable. Nous y sommes par l'esprit qui nous a affranchis, dans le domaine de la science, des traditions antiques, alors même que, par une illusion fréquente et qui n'est pas d'ailleurs, tant s'en faut, mensongère, ceux qui accomplissaient cette révolution croyaient revenir aux sources les plus pures et comme au texte môme des vieux penseurs classiques. Nous y sommes, pour le dire d'un seul mot, par la critique, qui, depuis le xvi® siècle, nous a donné la science, mais qui successivement devait s'étendre à tout, au dogme, à la religion, à la philosophie, aux assises historiques de la conscience elle-même, aux notions du droit, du devoir, de la justice, de l'Étal, de la famille et de la pairie, ébranlant la confiance des hommes dans le caractère éternel et sacré de tout ce qui jusque-là les fai- sait vivre dans une paix relative, rompant le charme des croyances tranquilles et jetant la suspicion des esprits, mis en éveil, sur ce qu'on ne pratique plus d'une manière 308 ÉTUDES DE PHILOSOPHIE MORALE. assurée, dès qu'on la discuté, fût-ce théoriquement, cl révoqué en doute. « Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà », il n'est pas d'aphorisme plus capable de troubler notre conscience morale, en lui montrant quelque duperie cachée sous celles de ses actions qu'elle croyait jusqu'alors les plus indiscutables et les plus respectables. Et voici que le scepticisme, d'où était venue celte parole, allait, à la suite de la critique, s'étendre à tout, atteindre, une à une, toutes les vérités, dominer la science même, et qu'un homme, Descartes, venait dire aux hommes : « Sache qu'en toute recherche, tu ne dépends que de ton intelli- gence ; sache que la vérité dépend de la raison, et que. comme la raison est en toi, toute vérité, en dernière ana- lyse, dépend de ton jugement et de ton intelligence. » Un autre, Kant, un siècle et demi plus tard, devait, dans la même voie, aller plus loin encore : « Sache, allait-il dire, que tu es volonté, et que tu ne dépends que de ta volonté : une action accomplie sous la contrainte d'un ordre ou d'une règle extérieure sort par là même du champ de la mora- lité : seule est morale une volonté qui se soumet à la loi, mais qui se donne la loi, une volonté législatrice en même temps que suiet. » Au-dessus de l'intelligence humaine, il semble, peut-être à tort, que Descartes laissait encore subsister l'éternelle vérité ; au-dessus de la Volonté pure, qui se détermine elle- même, Kant ne mettait plus rien, ni le Devoir, catégorique et sacré à ses yeux, mais qui n'en est au fond que l'expres- sion, ni un souverain Bien, lequel en est plutôt la suite que le principe, ou n'est même peut-être qu'une idole métaphysique. Si une formule était capable de nous précipiter dans l'anarchie morale, ou, en tout cas, de nous mettre hors d'état d'en sortir, on serait tenté de dire que c'est celle de Kant jointe à celle de Descartes : car elles semblent à elles deux être le fondement même de Tindividualisme, de la doctrine qui fait de chaque individu, et le juge du vrai et le juge du bien, et le juge de la règle et le juge de l'action : NOTRE DÉTRESSE MORALE ET LA MORALITÉ. 209 et riiidiviclualismc, avec tous ses caprices et toutes ses i'antaisies, n'est-il point la cause même de cette détresse morale dont^ nous souffrons si fort ? D'où vient donc que lant d'hommes, de nos jours, invo- quent la volonté, comme le remède à nos maux, et même précisément cette volonté pure, cette bonne volonté, qui est le point culminant de la morale de Kant ? D'où vient que tant d'effets pernicieux de la critique ne les aient point guéris de la critique ? D'une raison profonde et péremp- toire, Messieurs : de cette raison qui fait qu'on ne saurait aujourd'hui contester au savant, en tant que savant, au philosophe, en tant que philosophe, à l'historien, à l'exé- gète même, si grands qu'aient pu paraître, pour le dogme religieux, les dangers de l'exégèse, le droit d'aller, dans leurs recherches respectives, jusqu'aux extrêmes limites où les conduisent la méthode, l'intelligence et la pénétra- tion humaines. Le philosophe qui, de nos jours, invoque- rait une autorité plus haute que la raison, ou le théologien même le plus dogmatique qui repousserait l'exégèse, où donc sont-ils ? Ce sont, dans toutes les écoles, et dans toutes les religions, des espèces disparues ; tant il est vrai que la critique est la vie même de ce dont on avait pu craindre d'abord qu'elle fût la mort, tant il est vrai que nos révolutions ne sont le plus sou\ent que des évolutions, tant il est vrai enfin qu'au-dessus de toute vérité et au-des- sus de toute règle, ce qui reste immuable, c'est, dans l'ordre de la science, comme le disait Descartes, l'intelli- gence qui nous la donne et la Raison humaine, et, dans l'ordre de l'action, selon les vues de Kant, la volonté qui se détermine elle-même, ou la Bonne Volonté. Dès lors, Mes- sieurs, si la Critique, qui atteint et dissocie lentement les traditions, ne saurait en tout cas s'atteindre et se détruire elle-même, s'il était vrai surtout que le principe de tout bien et de toute moralité fût la volonté pure et la bonne volonté, et qu'ainsi il ne dépendît que de nous de retrouver la vérité, ou mieux, la vie morale, du fond de notre détresse, n'est-il pas vrai qu'on verrait poindre une lueur 3J0 KTUDES DE PHILOSOPHIE MORALE. d'espérance, pourvu que nous cessions de nous manquer à nous-mêmes, et de perdre par là le vrai sens de la vie et de la moralité ? II Il semble, Messieurs, qu'il n'y ait guère de plus fort paradoxe que de soutenir la supériorité de notre volonté sur le souverain bien, ce qui, en somme, semble revenir à l'affranchir de tout précepte et de toute règle. Nous voyons d'ordinaire les choses tout autrement : vouloir, en effet, c'est vouloir quelque chose ; on ne veut pas, sans rien vou- loir ; et la volonté bonne, c'est celle qui veut le bien, la volonté mauvaise, celle qui veut et fait le mal. S'il n'y avait ni bien ni mal, la volonté serait indifférente, et la moralité n'aurait plus aucun sens. Mais sous ces vues, en apparence si simples, se cache une insurmontable difficulté : c'est que, pour faire le bien, il faut au préalable en avoir la science. Se tromper sur le bien, c'est, comment qu'on s'y prenne, et avec la meilleure intention du monde, faire le mal. Le bien ne dépend pas de nous, il est en connexion étroite avec l'éternelle vérité ; et tant que nous ne connaîtrons pas l'éternelle vérité, nous serons incapables d'accomplir fermement, et en toute sécurité, une action bonne quel- conque. Il faudrait donc que la science fût achevée, alors qu'il est de la nature de la science de ne l'être jamais. — Et le fût-elle. Messieurs, qu'arriverait-il ? C'est que la moralité serait le privilège d'une aristocratie, de ceux qui ont le temps d'apprendre et de savoir, des savants, en un mot, et des intellectuels ; à tout jamais s'en trouveraient exclus les petits et les humbles, où une vue divine aperce- vait pourtant les élus et les privilégiés de la moralité. Mais les savants eux-mêmes, que feraient-ils de leur science ? Si, avec une précision mathématique, on pouvait mettre en équation toutes les actions d'une vie, dire à l'homme avec infaillibilité : ceci est bien, fais-le, cela est mal, évite-le, c'en serait fait en lui de toute initiative, de toute responsa- NOTRE DÉTRESSE MORALE ET LA MORALITÉ. 311 bililé, de ce qui fail le prix de la vie et de la moralité. Il n'est pas rare d'entendre demander des preuves rigou- reuses, mathématiques, de l'existence de Dieu, de l'immor- talité de l'âme, de la révélation ; l'étrange demande ! mais où serait alors le prix de la croyance ? La vertu des choses morales et religieuses est justement qu'on ne les démontre pas, et qu'elles exigent avant tout l'acquiescement, le con- sentement, le don gratuit et complet de l'esprit, Pascal, en ces choses, voyait profondément quand il disait : « Il faut à la religion, non des preuves de raison, mais des preuves qui confondent la raison. » Ce n'est donc pas à la raison logique, à la connaissance pure, mais au cœur, comme disait encore Pascal, et aux raisons du cœur, à la bonne volonté, qu'il faut demander le principe de la moralité. Écoutez le sens commun : tout à l'heure il soutenait la nécessité du savoir ; mais il en sou- tient aussi l'insuffisance et l'impuissance radicales, et ne se contredit que pour qui ne l'entend pas. A ses yeux, en effet, ce qui vaut, ce n'est pas tant l'action, que l'intention : d'un acte particulier, qui donc dira jamais s'il est absolument bon, ou absolument mauvais ? Cela est hors de nos prises, hors de toute prévision ; mais ce n'est pas non plus ce qui importe : la seule chose qui soit bonne, c'est de l'avoir accompli parce qu'on le croyait bon ; l'excellence de Vacte, toujours hypotliélique, n'est donc pas ce qui fait l'excel- lence de l'action ; c'est le contraire qui est vrai : l'excel- lence de l'action fait l'excellence de l'acte. C'est parce que j'ai voulu bien faire, en faisant ceci, et non parce que ceci est bon que mon action est bonne ; et donc ce qui est bon, ce qui est d'une excellence que rien ne peut altérer, quelles que soient au dehors les suites de mes actes et de mon ignorance, c'est la bonne volonté, c'est, avant tout savoir, avant toute action, avant même toute occasion d'agir, la loi que la volonté s'impose à elle-même de vouloir le meil- leur, quel que soit le meilleur ; et sur celte loi universelle, il n'y a pas de loi particulière, de précepte ou de règle, qui puisse prévaloir. Les moralistes, sous le nom de « bien 312 ÉTUDES DE PHILOSOPHIE MORALE. moral », ont fait du bien d'intention une sorte de pis aller : ils en ont fait un procédé par lequel notre infirmité s'ai> proche autant que possible d'un bien extérieur à la volonté ; mais si ce bien extérieur était vraiment le bien, ou je l'atteins ou je le manque ; et ce n'est pas l'intention qui puisse faire que je l'atteins, au moment même où je le manque : « On se noie sous un pied d'eau, disaient les stoïciens, aussi bien que sous mille pieds. » Il faut donc renoncer aux distinctions d'école : ce n'est pas le bien moral qui se mesure au dehors sur les biens extérieurs, mais les biens extérieurs sur ce bien intérieur : il n'j- a de vraiment bon que la bonne volonté, ou une volonté s'ohéis- sant à soi, quelle que soit la loi, dans la loi qu'elle s'impose. Si ce n'est la volonté qui se donne la loi, si elle dépend, dans son obéissance, d'un commandement qui ne vienne point d'elle-même, c'est mettre à la merci d'éléments étrangers sur qui nous ne pouvons rien, qui ne dépendent point de nous, nos décisions morales ; c'est mettre hors de nos prises la moralité même, qui cesse tout à fait de dépendre de nous si, de quelque manière, et en quoi que ce soit, elle dépendait en outre d'autre chose que de nous. Il n'est donc pas moins essentiel à la moralité. Mes- sieurs, que ce soit nous qui nous donnions la loi et nous en même temps qui nous y soumettions : législateur et sujcl, selon une parole célèbre, nous le sommes tout ensemble. L'unité de l'être qui commande et de l'être qui obéit doit être indissoluble, sous peine, en les séparant, de faire du premier un despote, et du second un esclave ; et la mora- lité ne s'accommode pas mieux du despote que de l'escla^ e. L'obéissance n'est fière et n'est digne de l'homme que si elle suit d'une discipline voulue, et comme d'un comman- dement qu'on se donne à soi-même ; et d'où vient, d'autre part, comme on l'a si souvent remarqué, que ceux-là seuls savent commander qui savent aussi le mieux obéir, sinon de l'étroite corrélation qui existe au plus profond de nous- mêmes, entre ce qui commande et ce qui obéit, entre la volonté qui se donne la loi et la même volonté qui se sou- NOTRE DÉTRESSE MORALE ET LA MORALITÉ. 313 met à la loi, entre le moi qui veut dans son autonomie, et le moi qui obéit, dans sa pleine liberté ? Et toutes les grandes morales sont remontées jusque-là, même lors- qu'elles semblaient miellrc au-dessus de la volonté une loi plus haute qu'elle et venue d'une autre source. Voyez le stoïcisme : nul système, semble-t-il, n"avait fait plus étroit le strict enchaînement de tous les phénomènes, nul n'avait conçu un plus complet fatalisme, lequel d'ailleurs n'était que le développement d'une loi rationnelle, mais inexorable, le Aôyoç divin ou la Raison divine. La seule chose inquiétante était dans ce système de comprendre qu'une action pût dépendre de nous ; disons mieux, cela est tout à fait impossible : dans la série des faits il n'y a pas de fissure par où le libre arbitre puisse changer quoi que ce soit au cours fatal des choses. Mais aussi n'est-ce point en cela que les stoïciens mettaient la liberté de l'homme : être libre, à leurs yeux, c'est obéir à la volonté de Dieu. Mais si l'obéissance n'était qu'une soumission, qui donc ne serait point libre, puisque, quoi que nous fas- sions, le cours des choses sera ce qu'il doit être, et que tous, tant que nous sommes, nous nous y soumettrons et nous le subirons ? Mais ce que nous pouvons, ce qui par un effort qui ne dépend que de nous est la volonté même et la moralité, c'est de vouloir d'abord la \olonté de Dieu, c'est, en un sens, de nous en affranchir en nous y soumet- tant, c'est de nous mettre au-dessus ou au moins au niveau de la Aolonté de Dieu, parce qu'il n'y a de moral que ce qui vient en nous de notre volonté, atteignant au divin par l'effort le plus libre dont elle soit capable. Et ainsi, sans que le cours des choses fût changé, il y avait quelque chose au plus profond de nous qui le transfigurait, l'effort d'uiK^ \ olonté qui s'élevait au niveau de la volonté divine. Orgueil, dira Pascal, mais orgueil qui fût devenu résignation et espérance chrétienne si, à la place d'une loi inexorable, le stoïcien eût entrevu plutôt une loi d'amour, comme celle qui unit, dans la foi du chrétien, la volonté des fils à celle de leur Père. 314 ÉTUDES DE PHILOSOPHIE MORALE. Ainsi, même les doctrines en apparence les plus oppo- sées à l'autonomie de la volonté, en ce qu'elles lui impo- sent comme du dehors une loi préexistante, ne sauraient se passer de cette autonomie, puisque la condition première de toute moralité et de toute vie religieuse est ce consenie- ment volontaire à la loi, qui ne donne à celle-ci, pour ainsi dire, accès dans la conscience que par un acte équivalent à une promulgation, à une législation nouvelle. C'est donc que dans la volonté, et la volonté seule, est le principe tout intérieur de notre vie morale, d'où tout sans exception doit dépendre, le commandement comme l'obéissance, la loi obligatoire comme la soumission. III Y a-t-il donc en nous. Messieurs, un tel principe ? Y a-t-il en nous une liberté telle que nous puissions nous affranchir de tout, de toute loi et de Dieu même, puisque nous ne pouvons même nous donner à Dieu que par l'acte qui suppose la plus complète absence d'une contrainte quelconque, par un acte de foi ? Y a-t-il en nous, en d'autres termes, une sorte d'absolu, de principe intérieur d'où tout en nous dépend, et qui ne dépend de rien ? Et si ce principe existe, faudra-t-il donc avoir recours aux recherches obscures de la réflexion philosophique pour le faire saisir et le mettre en lumière ? Non, Messieurs ; rien n'est plus simple, au contraire, rien ne nous est à tous plus familier et plus présent. Ce qui nous le cache, c'est l'habitude que nous avons de considérer à part nos pen- sées, nos idées, nos désirs, nos passions, nos joies et nos douleurs comme une série d'états se déroulant en nous, pour ainsi dire sans nous ; c'est cela qui est abstrait, qui est convention pure, et qui est illusion : nos états intérieurs ne sont pas en nous comme ils sont dans un livre, comme ils seront dans l'histoire ; mais ce qui les fait vivre, c'est la pensée présente, l'acte intléfînissable, mais très réel NOTRE DÉTRESSE MORALE ET LA MORALITÉ. 315 pourtant, par lequel ils sont nôtres, par lequel ils sont tour à tour notre conscience vivante : c'est l'acte qui les pense, et qui, les dominant et les soutenant en nous, fait qu'ils sont nos pensées, et non pas des pensées, nos joies et nos souffrances et non pas simplement des joies et des souf- frances. Par son essence même, cet acte est supérieur à ce que j'appelais tout à l'heure nos états ; chaque fois il en est la cause, et il s'en affranchit ; l'homme qui pense est plus haut que sa propre pensée ; sa pensée est par lui, non lui par sa pensée ; et chaque acte de pensée, même le plus ordinaire et le plus insignifiant, mais surtout le plus haut et le plus réfléchi, est une libération et un affranchis- sement. Et c'est pourquoi la science, pour celui qui la fait, est comme un exercice constant de sa liberté : on ne le croit pas d'ordinaire : la nécessité des lois physiques, la nécessité plus étroite encore, s'il est possible, des théo- rèmes de la géométrie, exerce, semble-t-il, une contrainte sur l'esprit : comment serait-il libre, en face de ces lois et de ces théorèmes ? C'est qu'on imagine toujours. Mes- sieurs, une vérité toute faite en dehors de l'esprit ; on ne laisse à l'esprit que le soin de la recevoir ou de la retrou- ver ; mais c'est là qu'est l'erreur ? Où donc est aujourd'hui la vérité de demain ? Où donc était hier la vérité d'aujour- d'hui ? Où donc était la loi avant qu'elle fût conçue ? Où donc le théorème avant le géomètre ? La vérité est que c'est le géomètre qui a, par un effort souverain de sa pensée, inventé le théorème, qui a fait être un jour ce qui aupara- vant n'existait pas encore, qui a projeté devant lui et dans son œuvre cette nécessité que nous appelons logique, mais qu'il a fait jaillir de sa liberté même. Nécessité dans l'œuvre, mais non dans l'ouvrier, voilà ce qui est vrai ; et ainsi la science même est un hommage rendu à notre liberté. S'il n'y a pas, avant la liberté, de science qui nous enchaîne, dans le même sens on peut dire qu'avant l'action morale il n'y a pas non plus de bien qui nous contraigne. Le bien est une suite ; il est dans nos actions ; mais la loi véritable est celle que, par un acte d'invention morale, 31G I1UDES DE PHILOSOPHIE MORALE. nous nous donnons chaque fois qu'il faut agir. Si en toute occasion nous savions nos devoirs, nous les accomplirions à peu^ près à coup sûr ; mais nous ne les savons pas : et c'est notre mérite, dans une décision qui est une création, et qui n'est sérieuse qu'autant qu'elle s'exécute, de les déterminer. En l'absence de toute loi écrite ou exprimable, nous nous donnons la loi ; et c'est cette décision, incessam- ment renouvslée, qui fait la \'ie morale, et qui prépare les codes de la moralité, comme l'effort renouvelé du savant fait la science. L'absolu, en un mot, n'est pas dans cet ensemble de règles accumulées, si respectables soient-elles, qui sont le résidu de nos actions morales : il est dans la conscience, dans ce for intérieur où se prennent les déci- sions, et qui, dans l'absolu de notre volonté, défie toutes les attaques du scepticisme moral, que ne défient point les règles. L'absolu, c'est le vouloir : et le vouloir n'apparaît dans toute sa plénitude que dans l'affranchissement et dans la création. La règle est trop étroite, la règle est trop abstraite ; elle ne prévoit jamais que les cas généraux ; elle n'est qu'une notion ; et même la volonté qui s'inspire de la règle, si elle est volonté, la dépasse et y ajoute quelque chose de soi, quelque chose d'analogue à une inspiration, tant il est vrai que la moralité n'est jamais habitude ou répétition pure d'actes traditionnels. Oui, même soumis aux règles, ne remonte pas plus haut, jusqu'à la source de tout affranchissement, jusqu'à l'acte ineffable qui décide de tout, et dont rien ne décide, jusqu'à la volonté supé- rieure aux préceptes, comme elle l'est aux désirs, et aux joies et aux peines, accomplit des actions qui ne sont point les siennes, est agi, selon la forte expression de Male- branche, mais est hors de l'action et demeure étranger à la moralité. Et ainsi se suspend à la volonté pure, à une volonté affranchie de toute loi, puisqu'elle se donne la loi, le bien que nous croyions lui être supérieur, par une intel- ligence incomplète du problème. NOTRE DÉTRESSE MORALE ET LA MORALITÉ. 317 IV Est-ce dire, Messieurs, que notre volonté nous détache de tout, que pour obtenir d'elle qu'elle nous libère en bas, nous ayons à l'élever jusqu'aux tours sereines, où elle risquerait fort d'être le pur caprice, la pure indifférence, une liberté sans doute, mais une liberté détachée de tout savoir et de toute discipline ? Pour prononcer des paroles très claires, prêcher aux hommes ce nouvel Ëvangile de la volonté pure, n'est-ce pas dans tous les sens leur prêcher la révolte, révolte contre Dieu, si, dans l'acte moral de ce retour sur soi, ce n'est pas Dieu qu'ils rencontrent ni même la rai- son, et si c'est au contraire la pure indifférence et le pur néant ; révolte contre les règles et contre les préceptes, contre les enseignements des grands révélateurs, contre le dépôt sacré des traditions morales, si, s'élevant au-dessus de toutes les croyances reçues, de toutes les lois établies, l'individu humain prétendait ne s'affranchir qu'en s'en affranchissant et en les méprisant ? Non, Messieurs, si le vouloir, si l'absolu que nous sentons en nous n'est pas plus séparable des actes accomplis que les actes ne le sont de la pensée qui les pense, du vouloir qui les veut. L'action liumaine est telle qu'elle ne peut se déprendre des actions antérieures, des expériences passées, lointaines et pro- chaines, des faits accumulés, ramassés en notions, dis- ciplines et préceptes ; mais elle est telle aussi qu'elle n'est pas tout entière en ces choses passées, en ces faits abolis, en ces notions abstraites, et que si elle n'y ajoute quelque chose d'elle-même, quelque chose de sa vie, un esprit qui les reprend et qui les renouvelle, c'est à la mort qu'elle va et à la stagnation, non à la vie morale et à l'affranchisse- menl. Entre ces deux extrêmes, il n'y a pas de milieu : ou l'homme ne prétend vivre que dans le cercle étroit des pra- tiques habituelles, des traditions courantes, des usages établis, et le fait est qu'alors il les laisse déchoir, les appau- 318 ÉTUDES DE PHILOSOPHIE MORALE. vril sans cesse, les dessèche faute de sève et de vie inté- rieure ; telles ces pratiques sans foi, stériles et machinales, qui font le désespoir et qui sont le poids mort de toute vraie religion ; ou au contraire tout acte de soumission à l'ordre et à la loi, aux préceptes établis, aux disciplines reçues, est pour lui l'occasion de les revivre en esprit, d'y acquiescer de cœur, et comme de renouveler l'acte de foi primitif qui les introduisit dans la pratique humaine ; et ce renouvellement est tel qu'il renouvelle non seulement l'homme lui-même, mais qu'il fait sur la tige des traditions anciennes reverdir le rameau des préceptes de vie, qu'il l'accroît et le nourrit, et qu'il prépare ainsi par une pous- sée de sève, lente, mais continue, les moissons abondantes des expériences nouvelles. L'équilibre et l'arrêt sont des états limites que ne connaît point la vie ; et il est vrai des peuples comme des indivi- dus qu'ils avancent ou reculent, qu'ils ajoutent sans cesse au patrimoine acquis, ou que, par lassitude et abandon de soi, ils dissipent et gaspillent la richesse des ancêtres. La volonté. Messieurs, n'est point chose stérile : c'est elle qui dans la science fait les grandes inventions, et la science a aussi ses petits et ses humbles ; or, ce qui fait la vie des petits et des humbles, ce n'est pas qu'ils appren- nent et redisent machinalement les enseignements des génies surhumains ; c'est que, par un effort de leur intelli- gence, ils entendent et comprennent ; c'est qu'ils maîtrisent, par un acte intérieur d'énergie et de vouloir, l'enseigne- ment transmis, et qu'ils y mettent peut-être, en le pensant à leur tour, un germe qui lèvera en eux-mêmes ou en d'autres. Ce n'est point dans les livres, où elle est consi- gnée, que la science progresse : c'est lorsqu'on la dépose dans des âmes multiples, qu'elle fait vi\re sans doute, mais aussi qui la font vivre. Et de même en est-il de la mora- lité ; elle aussi se renouvelle et progresse sans cesse, par les grands inventeurs et les initiateurs qui font renoncer les hommes aux routines établies, par les petits et les humbles, qui reprennent en esprit l'œuvre des inventeurs. NOIRE DÉTRESSE MORALE ET I.A MORALITÉ. 319 Et ce renouvellement n'est point bouleversement, ou ne l'est qu'en apparence. La vision du Christ n'a été qu'en un sens l'abolition des morales antiques : elle les abolissait, puisqu'elle les remplaçait ; mais en un autre sens elle les faisait re\i\re puisqu'elle les reprenait dans l'œuvre supé- rieure de la morale chrétienne, où nous les retrouvons, bien que transfigurées par une pensée divine. Ainsi en esl-il, Messieurs, dans le détail le plus humble de l'action quotidienne, comme dans les renouvellements des morales séculaires : sur l'expérience passée, sur le précepte aride, sur la lettre qui tue si nous ne gagnons rien, si nous n'ajoutons rien de notre initiative, si nous n'engageons point notre pure volonté, la volonté qui crée et s'affranchit de tout, même quand elle se soumet et quand elle obéit, nous n'aurons de la vertu que les vaines apparences, et nous ne vi\rons point de la vie de l'esprit. V Ainsi Tafiranchissemenl n'est point le détachement absolu de l'esprit ; de ce côté déjà il n'y a rien à craindre : ce n'est pas en rompant a\ec toute tradition, en répudiant ces fruits des efforts du passé que nous appelons les lois et les institutions, les règles et les préceptes, que se dégage en nous l'acte pur du vouloir. Mais d'où vient cependant la vertu singulière de ce retour sur soi, de ce détachement où il entre pourtant quelque chose d'absolu ? D'où vient la vertu propre de cette volonté, de celte liberté qui, si res- treintes que soient ses bornes dans l'expérience, dans le champ où elle s'exerce ne connaît pas de bornes ? Nul ne peut dire d'avance ce que sera tout à l'heure une décision quelconque ; nul même n'énumérerait, fût-il en possession d'une analyse parfaite, toutes les décisions possibles ; être libre, ce a'e'st pas simplement faire un choix : c'est intro- duire dans l'acte un facteur de nature nettement imprévi- sible ; qui nie cela, nie, qu'il le veuille ou non, la liberté 320 ÉTUDES DE PHILOSOPHIE MORALE. humaine. Vouloir, c'est plus que choisir, c'est vouloir en s'élevanl au-dessus de tout motif, et, en un certain sens, c'est vouloir sans motif. Mais n'est-ce point mettre dans le vide, Messieurs, cette volonté souveraine ? Kant l'a identifiée avec la raison ; il l'a appelée indifféremment volonté pure, ou raison pure, volonté identique en tous les êtres raisonnables. Comment est-ce possible, si son essence même est de se déterminer sans motif, c'est-à-dire sans raison ? Nous touchons ici, il faut bien le dire, au point le plus délicat, mais aussi le plus profond du problème moral. Pour le résoudre, songeons qu'un motif ou une raison d'agir est toujours une donnée de l'expérience, un fait, une action passée, un plaisir ou une peine, une joie entrevue, un intérêt prévu ; mais ce ne sont pas eux qui font la déci- sion, ou bien, s'ils la faisaient, elle ne serait point morale, elle serait l'œuvre des choses et le plus souvent même des choses extérieures ; elle ne serait point notre œuvre. Pour qu'elle soit notre œuvre, il faut qu'intervienne ce par quoi nous pensons, et par quoi nous voulons, — cette Raison su- périeure à la vérité même, en tout cas à la science, puis- qu'elle est ce par quoi se constitue la science, — celte liberté première par rapport à l'action et à toutes les données de l'expérience morale, puisqu'elle est ce par quoi s'est cons- tituée jadis et se prolonge maintenant l'expérience morale. Et en vain tenterait-on de demander à la science ou à la connaissance ce qu'est celte Raison, puisqu'elle est supé- rieure à toute connaissance, et qu'il n'y a de connaissance qu'en deçà de la Raison. Il est donc bien certain que nous ne pouvons rien en dire, non pas qu'elle ne soit rien, mais parce qu'il faudrait prendre les termes de l'expérience pour parler de cette chose qui dépasse l'expérience. Ce qui fait qu'à l'esprit elle paraît si vide, ce n'est pas qu'elle soit vide, c'est cju'elle est supérieure aux notions et aux mots, car c'est elle qui les fait, qui lentement les pénètre du contenu fragmentaire, du sens partiel et provisoire qu'ils acquièrent peu à peu ; et c'est pourquoi nos notions .\OTRE DÉTRESSK MORALE ET LA MORALITÉ. 321 et nos mots, noire entendement logique et nos langues imparfaites se tournent vers la Raison comme vers leur principe, mais sont comme d'un degré plus bas et ne peu- vent étreindre, ne peuvent exprimer la Raison, laquelle est d'un autre ordre. Et dès lors par ce retour à ce qu'il y a en moi de plus intime, je m'interdis sans doute de retrou- ver une loi qui me soit étrangère, un commandement qui me commande pour ainsi dire du dehors, et qui me fasse l'esclave, et non point le sujet libre de la moralité ; mais ce que j'y rencontre, bien qu'il réside en moi, dépasse pour- tant tout ce qu'il y a en moi d'exclusivement et d'étroitement mien; la Loi que je m'y donne, dégagée de tout trait qui me soit particulier, est une Loi éternelle, une Loi univer- selle ; et ce qui parle en moi, au plus profond de moi, à mon cœur qui l'entend quand l'esprit ne l'entend pas, est la Raison qui vaut, comme disait Kant, pour tous les êtres raisonnables, et qui n'a d'autre nom que la Raison divine : Raison la même en tous, et qui est toute en tous, Raison qui ne connaît point toutes nos lois numériques, ni nos lois scientifiques, et qui s'en affranchit parce qu'elle est au- dessus d'elles. La Raison qui commande, même si elle est Dieu, la volonté qui obéit, même si elle est nous, ne seraient deux choses distinctes que si le nombre deux avait encore un sens pour ce qui est situé au-dessus de la con- naissance ; mais il n'en a aucun, et notre arithmétique ou notre géométrie, notre Science, en un mot, n'est pas auto- risée à troubler l'unité essentielle des deux termes opposés de la moralité. L'obéissance dans l'homme et le commandement en Dieu, si on les faisait deux, si on les divisait en deux êtres dis- tincts, iraient toujours se rejoindre, comme dans le média- teur, homme et Dieu tout ensemble, de la pensée chré- tienne, sur qui toute la valeur de nos bonnes actions et tous nos mérites sont fondés. Ou bien encore, comme chez Spi- noza, l'unité pantliéistique d'un Dieu substantiel aurait pour avantage d'écarter du système le dualisme moral. Mais le panthéisme est faux : et il l'est, parce qu'il résout en HAXNEQtTIN, II. 21 322 ÉTUDES DE l'IULOSOPHIE MORALE. termes malhémaliqucs cl (juasi scientifiques le problème moral : laissant aux nombres deux et un leur valeur malhé- malique, c'est à l'arithmétique qu'il soumet en fin de compte le rapport de la raison à l'homme et à l'action ; mais ni quand je prétends atteindre Dieu en moi, ni quand je me distingue de Dieu ou de la raison, je ne dislingue comme deux ces termes corrélatifs ou ne les confonds en un ; et c'est d'une dualité ici toute morale, laquelle est une union, que nous ^'oulons parler, comme dans l'obéissance volontaire et plénière, comme dans le don gratuit et com- plet de soi-même, d'un mot, comme dans l'amour qui de deux fait un seul, de deux cœurs un seul cœur, de deux âmes une seule âme ! Si ces vues étaient justes. Messieurs, comment nous étonner de la fécondité de ce retour sur soi, où les grands moralistes ont vu dans tous les temps la source par excel- lence de toute vie morale et de toute vie religieuse ? « Dieu sensible au cœur », telle est bien la formule suprême de la raison : Dieu qui ne se donne à nous qu'autant que nous le cherchions ; Dieu qui nous affranchit d'une pari et qui nous sauve, et dont le règne d'autre part se réalise en nous et par nous dans le monde. Ainsi la liberté ou la volonté pure n'est point cette chose en l'air qu'une vue incomplète, trop éprise d'expérience, craignait de libérer de toute loi supérieure en la voyant s'abstraire de tout motif intellectuel, ou de tout mobile sensible. Mais cette abstraction même la ramène à sa loi, laquelle est une loi d'inspiration intime et toujours pré- sente : inspiration du savant et de l'artiste, inspiration des génies scientifiques et des génies moraux, inspiration des petits et des humbles, qui revivent les idées des esprits supérieurs, les créations de l'art, et, avant tout, dans leurs actes quotidiens, les règles et les préceptes, les pratiques et les exemples, les lois et les usages de la tradition ; inspiration où nous revenons dans tout effort profond d'action ou de pensée ; présence de Dieu en nous, cher- chée et retrouvée, comme notre bien unique et notre unique NOTRE DÉTRESSE MORALE ET LA MORALITÉ. 323 consolation, dans les grandes douleurs ou les grandes crises morales ! Quand nous revenons à lui par la volonté pure, c'est lui qui nous sauve et qui nous affranchit. Ainsi s'explique enfin, Messieurs, le peu que nous pou- vons dire, du moins en toute sûreté, de cette Loi supé- rieure, et la lichesse si pleine de ses applications. Kant disait du Devoir qu'il est purement lormel ; et il l'est en effet puisque de la Raison ou de la Loi morale nous ne pou- vons rien dire en langage empirique. La seule chose qu'il commande, c'est d'êlre raisonnable : c'est de renoncer en nous à ce qui n'est que pour nous, à ce qui n'a d'autre fin que noire individu, d'un mot à l'égoïsme, ce vice qui résume à lui seul tous les vices. Revenir dans l'individuel même, la douleur ou le plaisir, la joie ou la souffrance, la passion ou l'amour, à ce qu'il y a d'universel, à ce par quoi un homme est identique à l'homme, à ce qu'il y a en un mot d'humanité en nous, cette formule à elle seule ren- ferme tous nos devoirs. Et cette négation est plus riche que toutes les affirmations : en nous tournant vers l'homme, elle nous tourne vers les hommes ; en nous prescrivant de nous moins aimer nous-même, elle nous prescrit de les aimer davantage ; charité et justice, Aristole l'avait ^u, entrent par là dans la conscience humaine, plus sûrement que par les lois ou les coutumes sociales, s'il est vrai que « l'ami- tié », cette vertu antique, nous en dispenserait parce qu'elle y suppléerait. Se renoncer à soi consiste donc déjà à se donner aux autres : s'ensuit-il que par là on s'appauvrisse d'autant? Nullement, et c'est le secret de la renonciation morale de mettre en pleine valeur l'être humain tout entier : renon- ciation n'est point mutilation : Spinoza sur ce point dépasse les stoïciens : mieux qu'eux il comprenait la double orien- tation de la passion humaine, vers les choses qui en sont les objets extérieurs, vers nous qui les soutenons et qui les faisons vivre. Les extirper de nous, comme le recomman- dait le rigorisme antique, ce ne serait ni plus ni moins qu'une entreprise absurde : elle serait équivalente à une 324 ÉTUDES DE PIlILOSOriUE MOBALE. abolition de tous nos états sensibles, de toutes nos con- naissances, de toute notre conscience, pour ne laisser sub- sister que cette chose abstraite, un moi pur sans états, une pensée sans pensées, un vouloir sans action ni occasion d'agir. Vue incomplète des choses, purement superficielle, cl au fond très dangereuse : la seule chose à remarquer c'est qu'absorbée dans ses objets extérieurs, objets de désir ou de crainte, de joie ou de souffrance, d'envie, d'amour, de haine ou d'ambition, la passion nous dissipe sur des choses multiples, divise les hommes entre eux, et l'homme contre lui-même ; mais c'est qu'elle est maîtresse, et non point maîtrisée ; c'est que Véiat prédomine sur VeHort intérieur ; c'est que la fascination de l'objet de la passion est d'autant plus puissante que l'effort est plus faible, l'aban- don de soi plus grand, et l'homme moins vraiment homme. Qu'au contraire celui-ci rentre en lui-même, qu'il reprenne la maîtrise et la direction de soi, qu'il ramène à ce qu"il y a d'universel en lui, d'humain et de raisonnable, la passion déchaînée dans le mouvement qui la pousse vers des biens extérieurs ; et la modération fera suite au tumulte, l'unité harmonieuse à la dissipation, la plénitude du contentement intérieur aux désirs toujours déçus, aux joies toujours troublées, et au déchirement que ne manque jamais de pro- duire en nous-même la recherche désordonnée de biens toujours fuyants. VI Ne craignons donc pas trop. Messieurs, les formules négatives : si elles sont négatives, c'est qu'ici elles nous reportent vers ce qu'il y a d'universel en nous, vers ce qui avant l'acte est la loi ineffable, vers ce qui dans l'action fait qu'elle est une action, savoir la liberté et la bonne volonté. Quant à ceux qui se plaignent qu'elles soient négatives, qu'ils trouvent parmi les autres une formule qui icmplace cette loi négative, « renonce-toi à toi-même », et qui ait fait sortir de notre humilité un sentiment plus haut de NOTRE DETRESSE MORALE ET LA MORALITE. à^O notre vraie grandeur. Elle est tout au contraire ce qu'il y a de plus positif, mais sans nul doute aussi de plus difficile au monde : et soyons convaincus que ce qui nous manque le plus, dans notre état actuel de détresse morale, si ce n'est point la critique c'est l'effort qui rendrait la critique féconde, si ce n'est point un appel à toutes les libertés, c'est la liberté vraie, appliquée tout d'abord à la maîtrise de soi. Veulerie et lâcheté, faiblesse sous toutes les formes, n'étaient-ce point les traits qu'accusaient tout à l'heure dans notre état moral et les mœurs d'en bas, de ces déchets sociaux, qui sont les délinquants, et 'les mœurs d'en haut, des juges qui condamnent, des électeurs qui volent, des élus qui pérorent, des bourgeois qui jouissent, et de nous tous, qui que nous soyons, qui laissons se dissocier nos consciences personnelles, faute d'avoir le courage de nous reprendre nous-mêmes, et de redemander à ce qui le donne toujours, à la bonne volonté, l'idéal disparu. A ceux qui font appel à la bonne volonté, on oppose d'ordinaire cette étrange objection qu'ils seraient bien incapables, quand tant de choses nous séparent, tant d'opinions sociales, poli- tiques ou religieuses, d'offrir à nos efforts un objet défini, qui puisse nous réunir dans une pensée commune. Et il est vrai, Messieurs, qu'ils en seraient incapables ; mais c'est qu'aussi ils songent aux conditions premières du pro- blème proposé : si le savant manque à la science, ils s'en rendent bien compte, l'unité de la science ne se fera point toute seule ; et de même en sera-t-il de la moralité : si l'homme manque à l'action, ce n'est point le mécanisme de ses actes ordinaires qui lui refera l'idéal de sa vie de demain. Ainsi c'est du dedans, et non point du dehors, qu'il faut nous relever ; c'est en rétablissant au centre de notre être l'énergie et l'effort, le sentiment de notre initiative et de notre responsabilité, non en traçant des plans de religions nouvelles, de sociétés futures ou de chimériques cités, que nous nous rapprocherons les uns des autres et que nous 326 , ÉTUDES DE PHILOSOPHIE MORALE. nous renouveUerons. Tout divise les hommes, sans la bonne volonté ; tout, au contraire, avec elle et par elle, les réunit et les rapproche. Quant à lui demander ce qu'elle fera demain, cela est aussi absurde qu'il l'eût été de deman- der à Newton, avant sa découverte de la gravitation uni- verselle, la formule précise que poursuivaient ses recherches ! Conûons-lui donc. Messieurs, l'idéal de demain ; et quant à nous, travaillons-y de la seule manière qui soit en notre pouvoir, et qui soit efficace : en nous redonnant à nous-mêmes une vie intérieure, en y retrouvant le sens de l'effort, et en réunissant, comme en une seule pensée et en une seule inspiration, toutes nos bonnes volontés. Paris. — Typ. Philippe Renouarp, 19 rue des Saints-Pères. — 46916 Félix ALCAN, éditeur, 108, boulevard Saint-Germain, Paris, 6«. BIBLIOTHÈQUE X DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE Extrait du Catalogue HISTOIRE ET SYSTEMES PHILOSOPHIQUES ADAM (Ch.), recteur de l'Académie de -Nancy. — La philosophie en France {première ynoitlé du X/A'" siècle). \ vol. in-8 7 fr. 50 ALLIER (Raoul), agrégé de philosophie. — La philosophie d'Ernest Renan, 3' édit. 1 vol. in-16 2 fr. 50 BARZELOTTI. professeur d'histoire de la philosophie à l'Université de Rome. — La philosophie de Taine. 1 vol. in-8 7 fr. 50 BOUTROUX (G.), de l'Institut. — Etudes d'histoire de la philosophie, 2' édit. 1 vol. in-8 7 fr. SO BRUNSCIIWIGG (E.i, professeur au lycée Henri W, docteur es lettres. — Spinoza. 2= édit. 1 vol. in-8 3 fr. 75 COLLINS (H.). — Résumé de la philosophie de Herbert Spencer, avec pré- face de Herbert Spencer, traduction de II. de Varigny, 4' édit. 1 vol. in-8 10 fr. CRESSON (A.), docteur es lettres. — Les bases de la philosophie naturaliste. 1 vol. in-16 2 fr. 50 DELVOLVE (J.). — Religion, critique et philosophie positive chez Pierre Bayle. 1 vol. in-8 7 fr. 50 DUPROIX (P.), doyen de la Faculté des lettres de l'Université de Genève. — Kant et Fichte et le problème de l'éducation. 2"= édit., 1 vol. in-8. {Cou- ronné par l'Académie française) 5 fr. FERRl iL.), professeur à l'Université de Rome. — Histoire critique de la psychologie de l'association, depuis Hobbes jusqu'à nos jours. 1 vol. in-8 "^ 7 fr. 50 FOUILLÉE (Alf.), de l'Institut. — La morale, l'art et la religion d'après Guyau. 6» édit. 1 vol. in-8 3 fr. 75 — Le mouvement idéaliste et la réaction contre la science positive. 2° édit. 1 vol. in-8 7 fr. 50 — Le mouvement positiviste et la conception sociologique du monde, 2' édit. 1 vol. in-8 7 IV. 50 — Nietzsche et l'immoralisme. 2= édit. 1 vol. in-8 5 fr. HALÉVY (Elle), docteur es lettres. — La formation du radicalisme philoso- phique en Angleterre. 1. La jeunesse de Bentkam. 1 vol. in-8. . 7 fr. 50 II. L'évolution de la doctrine utilitaire (1789-1815). 1 vol. in-8. 7 fr. 50 III. La formation du radicalisme philosophique. 1 vol. in-8. . . 7 fr. 50 IlÉMON (G.). — La philosophie de M. Sully Prudhomme, préface de M. Sully Prudhomme. 1 vol. in-8 7 fr. 50 IIOFFDING (IL), professeur à l'Université de Copenhague. — Histoire de la philosophie moderne, traduit de l'allemand. 2 vol. in-8 20 fr. — Philosophes contemporain-^, traduit de l'allemand. 1 vol. in-8. 3 fr. 75 J.\i\ET Paul), de l'Insliliit. — La philosophie de Lamennais. 1 vol. in-16 2 fr. 50 — Œuvres philosophiques de Leibnitz. 2° édit. 2 vol. in-8 20 fr. LEON i Xavier i, directeur de la Revue de métaphi/sic/w cl de morale. — La philosophie de Fichte et ses rapports avec la conscience contemporaine. 1 vol. in-8 [Couronné par l'Institut) 10 fr. ENVOI FR.\NCO CONTRE MAND.VT OU TLMBRES-POSTK Félix ALCAN, éditeur, 108, boulevard Saint-Germain, Paris, G" LEVY-BRUIIF. L.), professeur à la Sorbonne. — La philosophie de Jacobi. 1 vol. in-S 5 fr. — La philosophie d'Auguste Comte. 2° édit. 1 vol. in-8 7 fr. 50 LIARD, de l'in.slitut, vice-recleur de l'Académie de Paris. — Descartes. 2° édit. 1 vol. in-8 5 fr. LIGIITENBl'MîGKll II.), professeur ;'i la Sorbonne. — La philosophie de Nietzsche. !!■ édit. 1 vol. in-ltt -1 fr. 50 — Aphorismes et fragments choisis de Nietzsche, i" édit. 1 vol. in- 16 2 fr. 50 LYON (Georjïes), recteur de l'Université de Lille. — L'idéalisme en Angle- terre au X'VIII" siècle. 1 fort vol. in-8 7 fr. 50 — La philosophie de Hobbes. 1 vol. in-lH 2 fr. 50 NAVILLE. — Les philosophies négatives. 1 vol. in-8 5 fr. OLDENBERG (II.), professeur à l'Université de Kiel. — Le Bouddha. Sa rie, sa doctrine, sa communauté. Traduit pnr P. Folchek, rnaiire de conférences à l'Ecole des hautes études, préface de Sylvain Lévy, professeur au Collège de France. 2= édit. 1 vol. in-S 7 fr. 50 — La religion du Veda, Irad. par V. IlE.Miv, professeur à la Sorbonne. 1 vol. in-8 10 fr. OSSIP-LOURIÉ. — La philosophie de Tolsto'i. 3« édit. 1 vol. in-16 [Couronné par rinstiltit) 2 fr. 50 — Pensées de Tolstoï. 2= édit. 1 vol. in-10 2 fr. 50 — Nouvelles pensées de Tolsto'i. 1 vol. in-lO 2 fr. 50 — La philosophie sociale dans le théâtre d'Ibsen. 1 vol. in-lG. . 2 fr. 50 — La philosophie russe contemporaine 2" édit. 1 vol. in-8 5 fr. — La psychologie des romanciers russes au XIX' siècle, ln-8 . . 7 fr. 50 OUVRE, professeur à l'Université de Bordeaux. — Les formes littéraires de la pensée grecque. 1 vol. in-3 {Couronné par VAcadémie fran- çaise) 10 fr. PAULHAN (P.). — Joseph de Maistre et sa philosophie. 1 volume in-16 2 fr. 50 PICAVET, docteur es lettres, chargé de cours à la Sorbonne. — Les idéo- logues. 1 vol. in-8 (Couronné par l'Académie française) 10 fr. PILLON (F.). — L'année philosophique. 17 années parues (1890, 1891, 1892, 189.3 [épuisée), 1894, 1895, 1896, 1897, 1898, 1899, 1900, 1901, 1902, 1903, 1904, 1905, 1906). Volumes in-8, chaque année 5 fr. — La philosophie de Charles Secrétan. 1 vol. in-8 2 fr. 50 RAGEOT (G.). — Les savants et la philosophie. 1 vol. in-16. ... 2 fr. 50 RENOUVIER (Gh.), de l'Institut. — Critique de la doctrine de Kant. 1 vol. in-8 7 fr. 50 RIBOT (Th.). de l'Institut, professeur honoraire au Collège de France. — La philosophie de Schopenhauer. Il" edit. 1 vol. in-18 2 fr. 50 — La psychologie anglaise contemporaine. 3° édit. 1 vol. in-8 . . 7 fr. 50 — La psychologie allemande contemporaine (école expérimentale). 6° édit. 1 vol. in-8 7 fr. 50 SCHOPENHAUER (A.). — Philosophie et philosophes, traduit de l'allemand. 1 vol. in-16 • 2 fr. 50 SEAILLES (G.), professeur à la Sorbonne. — La philosophie de Ch. Renou- vier. Introduction à l élude du néo-criticisme. 1 vol. in-8. ... 7 fr. 50 STUART MIUL. — Mes Mémoires. Histoi)-e de ma vie et de mes idées, traduit de l'anglais par M. Gazelles. 5" édit. 1 vol. in-8 5 fr. — Auguste Comte et la philosophie positive. 8° édit. 1 vol. in-16. 2 fr. 50 — Lettres inédites à Auguste Comte ('/ réponses d'Auguste Comte, publiées et précédées d'une introduction par L. Lévy-Bruhl. 1 vol. in-8. . . 10 fr. TII0M.4S iP.-F.;, professeur agrégé de philosophie, docteur es lettres. — Pierre Leroux. 1 vol. in-8 5 fr. EN'VOI FlîAXCO CONTRE MANDAT OU TIMBRES-POSTE ?f:? v-.-i ''■■''m^mm^^' 'f. ï m&lMÊmM '.;>•< ■;..(i. wrnmmâm. -A' .' ^•;?^-^^^:U^- •^,VC.^ /'i mm Mannequin, .^thur Études d'histoire des sciences et d'histoire de la philosophie PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY ÉfM^WÊSÊ^ m m 'S .il '■ V * f*"*^ ^:^- r^;.-- •;^ Si ::^v^^ K..-, '». Wa :^lRP?«flÇ^;: '.'■■ ^% ■ m \r: ,'^jii: ^;.'-y '"' is^-:^ ^ n M'f^