*»*' J. ^ , y-^ <^. 'i'I-''**' ) l^ ^ 23W.fc HARVARD UNIVERSITY. L I B R A rt Y OF THE MUSEUM OF COMPARATIVE ZOÔLOGT. GIFT OF THEODORE LYMAN or THE Class of 1855. cY^, /^fS K^vy^^^ Ck^^ — - YjrvJ(y Wl SUR l.KS PÈCHES MARITIMES PANS LA MÉDlTEUliANÉE KT l.'nCÉAN h DAi'.-SUR-AUBL, . ^ OE M«e JARDL^t . ETUDES s ru i.ts 1 1: PECHES MARITIMES DANS LA MEDITERRàNÉE ET L'OCEAN PAR Sabin BERTHELOT Consul de France aux îles Canaries PARIS CHALLA.MEL AÎNÉ, LIBRAIUE- ÉDITEUR 30, rue des Boulangers, et rue de Bellechasse, 27 CHEZ TOUS LES LIBRAIRES DE FRANCE ET DE L'ÉTRANGER 1868 // frctixj ^. >?: ^ r 7- vx/ ^ , . /7 T J.^.o C^-'V \', l^i,y.-* ^' ] Irî^"' -iO INTRODUCTION And i hâve loved tliee, Océan !... Lord B\T\ON. J'airpt la mer et ses beaux horizons , le mouvement des flots, les échos de la rive et les parfums de la brise du large; j'aime surtout cette Méditerranée que j'ai- si souvent parcourue et ce littoral phocéen qui m'endor- mit enfant au bruit de ses vagues... C'était au fond des golfes abrités , où la mer accumule des bancs d'algues et de mousse, que je me plaisais à dresser ma tente pour partager les joies et les fatigues des pêcheurs. — Familiarisé, dès mes jeunes ans , aux mœurs et aux habitudes de ces braves laboureurs de la mer, je me suis voué à Fétude de l'industrie qu'on a justement appelée \ Agriculture des eaux, car la mer, pour le pé- cheur, est un champ de travail comme la terre qu'ex- 2 INTRODUCTION ploite le fermier : ici, l'équipage de la barque avec ses filets et ses lignes , là , les hommes de la ferme avec leurs instruments de labour ; au lieu de blé et d'avoine la récolte se compose de sardines ou d'autres poissons. La mer ne le cède en rien à la terre ; la création lui a fait sa large part en lui donnant une végétation spé- ciale, des animaux innombrables , des montagnes avec leurs vallées, des plaines avec leurs prairies, des fonds de roche, de sable ou de vase. La terre n'a de valeur que celle que les capitaux lui donnent ; ses récoltes ne sont qu'annuelles ; on ne peut guère en obtenir de ré- sultats qu'après de longs travaux. La mer, bien plus généreuse, bien plus libérale, est une mine abondante, intarissable, providentielle, qui rapporte à l'instant. Là, point d'amendement d'aucune espèce, point d'engrais à fournir, ni de semence à répandre et à risquer, mais des récoltes journalières dans ce vaste champ que Dieu seul ensemence et dont la fécondité séculaire semble inépuisable. « La vie habite au sein des mers comme elle habite D sur la terre ; elle y règne en souveraine avec ses épa- » nouissements, son luxe et ses agitations Partout » les mers sont peuplées ; partout, au sein de l'abîme, » s'agitent et s'ébattent des créatures qui se correspon- m » dent et s'harmonisent ; partout le naturaliste trouve ^ » à s'instruire et le philosophe à méditer Les plantes » marines protègent et nourrissent des millions d'ani- » maux qui rampent , qui courent , qui nagent , qui » volent, qui s'enfoncent dans le sable, s'attachent aux INTRODUCTION 3 M rochers, se logent dans des crevasses, qui se cherchent j> ou se fuient, se poursuivent ou se battent , se cares- » sent avec amour ou se dévorent sanns pitié... » Ainsi s'exprimait naguère encore , au sujet de cette merveil- leuse fécondité des eaux, un naturaliste que la mort vient de ravir à la science (1). « On trouve dans la mer animée, a dit Lacépède, de » l'unité et de la diversité, qui constituent le beau ; de » la grandeur et de la simplicité, qui forment le su- » blime ; de la puissance et de l'immensité , qui com- » mandent le respect. » Tous les hommes doués du sentiment poétique ont rendu hommage à l'imposante majesté de la mer qui seule peut donner une idée de la toute-puissance di- vine : « L'Océan, dit Enault, est la plus suMime image de » Dieu ; il baigne tous les continents ; il est tout à la (1) Pourquoi ne nommerais-je pas de suite, dans cette note , l'illustre auteur du Monde de la mer, ouvrage posthume d'Alfred Moquin-Tandon , que j'aurai plus d'une fois occasion de citer? C'est pour moi un devoir de glorifier cet esprit d'élite, ce noble cœur, cet ami si justement regretté. Le pseudonyme d'Alfred Fredol avait sa raison d'être pendant la vie de l'auteur, mais aujourd'hui il doit dispa- raître pour que le livre passe à la postérité avec toute l'autorité d'un nom cher à la science. — Une amitié presque fraternelle m'unissait à Moquin-Tandon : dans sa correspondance intime, il m'entretenait souvent du Monde de la mer, son œuvre de prédilection, qu'il achevait à peine quand la mort l'a frappé. Son fils aîné, qui en soigne maintenant l'impression , m'en communique les épreuves : je viens de recevoir la 21 ^ feuille, et je suis heureux d'être le premier à rendre hommage à la pensée philosophique qui domine dans cette brillante description des êtres aqua- tiques. Dès les premières pages , l'exposé des phénomènes qui se manifestent au sein des eaux, vous saisit d'admiration. C'est la vie dans la mer : alors commenee cette genèse qui se déroule toujours plus sublime depuis les premières ébauches jusqu'aux organisations les plus compUquées et vous fait passer successivement des plus grêles aux plus puissantes ; narration d'un style simple, attrayant, soutenu,, qui rappelle tout le charme de sa parole !... Teneriffe, cet. 1864. 4 INTRODUCTION » fois éclairé par l'astre du jour et illuminé par les » astres de la nuit ; il voit dans le même moment et 0 tous les soirs qui s'éteignent et toutes les aurores qui » s'éveillent (1). » « Glorieux miroir, s'écrie Byron, oii la face du Tout- » Puissant se réfléchit dans les tempêtes !.. Toutes les » régions du globle sont soumises à ton empire et tu » marches terrible, insondable et redouté. » Dans une autre strophe de ce beau chant de Child Harold, le poëte, toujours plus inspiré en présence de cet Océan immuable comme le destin, ajoute en- core : (( Mais en toi rien ne change que le caprice de tes )> flots ; le temps ne grave pas une ride sur ton front )> d'azur , et tel que te vit l'aurore de la création , tel » nous te voyons aujourd'hui (2). » Écoutez aussi Michelet dans un de ses plus beaux livres (3) : « Chaque fois que nous approchons d'elle (la mer), » il semble qu'elle dise du fond de son immutabilité : « Demain tu passes et moi jamais. Tes os seront dans j> la terre, dissous même à force de siècles, que je con- » tinuerai encore, majestueuse, indifférente , la grande D vie qui m'harmonise, heure par heure , à la vie des » mondes lointains. » La mer a conservé dans son sein tous les germes que (1) La Méditerranée, ses îles et ses bords, par M. Louis Enault, p. 2. (2) The sea. Lord Byron. Child Harold. Chant 4. (3) La Mer, par Michelet. INTRODUCTION 5 le Créateur y déposa. Les poissons, figurés sur les obé- lisques des Sésostris et des Pharaons, sont les mêmes que ceux qui fréquentent de nos jours les eaux du Nil et les côtes de Fantique Egypte. Cuvier, auquel rien n'échappait en fait d'investigations scientifiques , a re- connu, sur les dessins rapportés par les membres de l'Institut du Caire, l'identité des espèces sculptées dans les grottes sépulcrales de Thèbes. Les Thons, que les colonies maritimes de Carthage firent graver sur leurs médailles, fréquentent les mêmes parages et continuent de parcourir nos mers. Les Murènes, si estimées des Romains et dont ils firent une si énorme consomma- tion, abondent toujours sur les côtes rocheuses de l'A- driatique et de la mer ligurienne. Les poissons vantés par Pline et que les fleuves de l'Aquitaine fournissaient de son temps, se plaisent encore aux embouchures de la Garonne et de l'Adour. Les Dauphins respectés des pêcheurs d'Ionie et que la ville de Phocée adopta pour symbole, sillonnent toujours les mêmes mers. Toutes ces différentes espèces, et d'autres encore, continuent d'habiter les parages où de temps immémorial leur pré- sence a été constatée. La Méditerranée ne nourrit pas moins de poissons qu'à l'époque des pêcheries phéni- ciennes ou phocéennes , et ces masses de harengs, qui alimentaient les peuples Scandinaves, se montrent en- core aussi nombreuses dans l'Océan du Nord. La nature ne cesse de féconder ce vaste champ exploité depuis des siècles ; elle en distribue partout les produits ; c'est elle qui guide à travers les mers ces poissons voyageurs 6 INTRODUCTION qui apparaissent périodiquement sur nos côtes comme les oiseaux de passage que nous voyons arriver chaque année. Les eaux de la mer occupent plus des deux tiers de la surface du globe : la vie se manifeste sous mille formes dans cet élément d'incessante fécondité. Presque toutes les classes d'animaux ont leurs représentants dans la mer, depuis ces myriades de monades micros- copiques jusqu'à ces énormes baleines qui surpassent vingt fois les plus grands quadrupèdes ; mais de tous les êtres qui peuplent les eaux, les poissons, sans con- tredit, sont ceux qui se font le plus remarquer par leur nombre. « La connaissance des poissons, née de l'ha- bitude de s'en nourrir, observe Cuvier, dut être la première qu'acquirent les hommes , car il n'est pas d'ahment que la nature leur offre en plus grande abon- dance. » La mer, immense domaine dont la souveraineté n'ap- partient qu'à Dieu, a été donnée en jouissance à tous les peuples ; le pêcheur l'exploite comme son champ dans les parages où il porte son industrie ; la nature la lui livre pour qu'il en retire le pain de tous les jours. C'est de cette mer nourricière que j'aurai souvent à entretenir le lecteur ; mais en traitant de la pêche , c'est aussi le pêcheur que je veux faire connaître, cet homme voué à une profession pénible, qu'il exerce la nuit comme le jour, ce prolétaire de la mer dont l'activité, l'énergie et la patience n'ont rien de comparable , qui supporte toutes sortes de privations et se livre aux plus rudes INTRODUCTION 7 travaux, sans trop s'inquiéter des dangers qui le me- nacent, ni des mauvaises chances qu'il peut courir. Oppien , qui de son temps sut apprécier cette race énergique, a esquissé de main de maître, dans son cu- rieux poëme des Halieutiques, le portrait du pêcheur. Il veut qu'il soit prêt à tout et que l'espoir du succès ne l'abandonne jamais. « L'inquiète espérance, telle qu'un vain songe, dit-il, berce son âme ; il lutte constam- ment contre des obstacles inattendus. » Et au début de son troisième chant, spécialement consacré à l'art de la pêche, il s'exprime en ces termes sur les qualités qui doivent distinguer l'homme infatigable, voué au rude métier de la mer : « Que le corps, que les membres du pêcheur » soient à la fois dégagés et robustes ; la nécessité l'o- » blige à lutter souvent contre les efforts des grands » poissons qui tombent dans ses rets ou se prennent à 3> ses lignes et qui s'agitent encore avec violence dans ^) le sein de leur élément naturel qu'il soit aussi » prompt à s'élancer dans sa barque que de sa barque » sur le rocher qu'il soit doué d'un génie fécond en » stratagèmes, pour rendre vains ceux auxquels les pois- i> sons ont recours ; qu'il soit inaccessible à la crainte, » audacieux sans imprudence et surtout ennemi d'un » trop long sommeil. Que son esprit et ses yeux, tou- )j jours vigilants, toujours ouverts, soient dans une con- » tinuelle activité ; qu'il sache braver les rigueurs de la » froide saison et les feux du brûlant Syrius ; qu'il ait » l'ardeur que le travail exige, qu'il aime la mer avant 8 INTRODUCTION » tout et il obtiendra d'abondantes pêches avec la fa- » veur des Dieux ! » Oppien, poëte enthousiaste et sans doute pêcheur émérite, en recommandant d'aimer la pêche avant tout, voulait que l'on fît un peu de l'art pour l'art. Non moins amateur qu'Oppien, j'écris aussi mes Halieu- tiques et à l'exemple d'un auteur que j'estime (1), la pêche sera mon génie tutélaire : « La Pêche ! vaillante et robuste matrone, portant couronne de coquilles, de perles et de corail ; au visage hâlé, aux mains rudes et fortes ; drapée dans ses filets aux franges de liège, et qui se baigne de nuit au sein des flots, parmi les poissons et les algues. » A mesure que s'agrandira le champ de mes recher- ches, dans les explorations et les études auxquelles je vais me livrer, je reporterai souvent mes pensées sur des considérations importantes que je ne fais qu'indi- quer ici : J'aurai à envisager la pêche sous le rapport des ser- vices qu'elle rend et des résultats qu'elle donne. A ce point de vue, cette industrie n'est pas seulement l'art de tendre un filet ou une ligne, mais la connaissance de tous les procédés plus ou moins ingénieux, pour s'emparer du poisson, suivant son espèce, ses instincts et les fonds qu'il fréquente. L'emploi de ces moyens varie suivant la nature des parages et les pratiques (1) Don Ant. Sanez Regnart, voyez sa curieuse de'dicace au roi, dans son Dict. des arts de pêche. (Diccionario historico de lus artes de pesca nacionaL) Madrid, 1791. INTRODUCTION 9 traditionnelles des pêcheurs ; et de l'étude comparative des divers systèmes de pêche, ressort un enseignement profitable au progrès de notre industrie nationale. La pêche a aussi son histoire, qui comprend ses temps de prospérité et ses époques de décadence. La masse de faits qu'elle embrasse la .rattache au commerce ma- ritime par ses armements, ses grandes entreprises et les établissements qu'elle fonde, à la législation par ses règles et ses lois, aux intérêts politiques par son droit d'exercice dans certaines limites et des parties de mer déterminées. Considérée sous le rapport de ses produits, la pêche est une des plus grandes ressources de l'alimentation publique et l'on peut dire, à cet égard, que tout état doit la protéger partout où elle s'exerce. Ses méthodes sont éprouvées, ses résultats presque toujours certains, ses produits à l'instant réalisables, car ils se traduisent de suite en argent comptant : « Tout homme qui "pêche un poisson j disait Franklin, tire de la mer une pièce de monnaie. » Quelquefois, il est vrai, la pêche est contrariée par des difficultés inattendues, mais le pê- cheur est persévérant, son ardeur au travail ne se ralentit pas, et une bonne chance le récompense avec usure de ses courageux efforts. Je tâcherai enfin, dans le cours de mes rédactions, de faire apprécier toute l'importance de la pêche, qui, aussi bien que l'agriculture, a besoin de protection et d'encouragement. Je dirai les moyens qu'elle met en œuvre, les difficulés qu'elle éprouve et les chances 1 0 INTRODUCTION qu'elle court, afin que tous ceux qui mangent du pois- son sachent au moins ce qu'il en coûte pour le prendre. Cette connaissance que bien des gens ignorent et à laquelle un très grand nombre n'a pas même songé, pourra servir, peut-être, à populariser une étude qui n'est pas sans charme, car elle a aussi ses entraînements et ses émotions. La pêche au point de vue économique, se préoccupe des besoins du pauvre et des goûts sen- suels du riche ; elle sert des intérêts divers et s'adresse à tous. Je réclame pour elle toutes les sympathies. CHAPITRE PREMIER (1842) Sommaire. — Les prud'hommes-pêcheurs. Ancienneté de leur origine. Constitution des prud'hommies. Juridiction et administration des prud'hommes. Aperçu sta- tistique de la pêche marseillaise. Digression. 1866. Coup d'œil sur l'état actuel de la pêche dans le golfe de Marseille. Opinion d'un homme compétent. Des pêcheurs étrangers et des amateurs de pêche. Prohi homines piseatorum. Ancienne Charte. Fatigué de travaux incessants dans cette Babylone qui use si vite la vie, il me tardait de quitter Paris pour aller retremper mes poumons au soufïe de la brise marine. La Méditerranée souriait toujours à mes souvenirs et je voulais commencer d'abord, sur des plages aimées, l'élude de la grande industrie dont j'ai donné un léger aperçu dans l'introduction qu'on vient de lire. Aussi me laissais-je aller, en arrivant à Mar- seille, aux premières impressions que faisait naître en 1 2 MARSEILLE moi le ravissant spectacle de la mer. J'étais heureux de revoir ce beau golfe si souvent parcouru dans mes jeunes ans, alors que, guidé dans mes débuts par nos pêcheurs provençaux, la pêche n'était encore pour moi qu'un joyeux exercice. Je m'étais proposé, avant tout, de profiter de mon séjour dans l'ancien port phocéen pour acquérir des notions sur l'organisation des pêcheurs en commu- nauté et sur les lois particulières qui les régissent. Je voulais aussi me mettre en relation avec les patrons- prud'hommes. — On va voir que les circonstances, et la mission officielle dont j'étais chargé, me servirent à merveille. J'étais à peine installé à Marseille qu'eut lieu une de ces fêtes religieuses qu'on célèbre toujours en grande pompe dans le Midi. J'assistai au défilé de la procession et vis passer successivement devant moi de longues files de pénitents, des bandes 'de jeunes vierges voilées et couronnées de fleurs, de jeunes adolescents aux che- veux frisés et poudrés, qu'on avait habillés en lévites. Le corps sacerdotal venait ensuite, accompagné des au- torités civiles et de la magistrature en grand costume, chacun selon son rang, précédé 'ou suivi de ses aco- lytes. Parmi ces différentes corporations, quatre person- nages fixèrent mon attention d'une manière toute par- ticulière : le type gallo-grec, si frappant en Provence, surtout à Marseille chez les gens du peuple, était in- crusté dans chacun de leurs traits comme sur une mé- daille antique. On eût dit quatre têtes coulées en bronze. Le beau buste de notre sculpteur provençal, le célèbre Puget, peut donner l'expression de ces physio- MARSEILLE 13 nomies noJDlcs et franches où perce la bonhomie sous un certain air de rudesse. Il y avait dans le teint bruni de ces hommes, sur chaque ride de leur visage, dans leur tournure un peu guindée sous le singulier costume dont ils étaient affublés, quelque chose qui trahissait leur profession... C'étaient les prud'hommes-pêcheurs en habit et manteau noir, rabat blanc, chapeau à l'Henri IV, orné de quatre plumes noires. Quatre pa- trons de barque exerçant les fonctions de magistrats de la communauté ! J'eus occasion, quelques jours après, de faire leur connaissance sous les auspices du secrétaire-archiviste de la prud'hommie, l'estimable M. Arnaud, dont la complaisance ne se démentit jamais pendant mon sé- jour à Marseille, et auquel je suis redevable d'excellents renseignements sur tout ce qui concerne la pêche et son organisation dans cette localité. C'est grâce à son obli- geance que j'ai pu m'instruire d'une foule de détails, que j'aurais négligés peut-être, et qui sont venus com- pléter mes recherches. Je suis heureux de pouvoir lui donner ici ce témoignage de bon souvenir. II Le respect que s'est acquis l'institution des prud'- hommes-pêcheurs s'est perpétué de siècle en siècle. La Révolution de 89 n'apporta aucun changement notable dans son ancienne organisation : l'assemblée nationale, après avoir approuvé les bases de ces modèles de tri- bunaux de paix, par son décret du 8 octobre 1790, 4 4 MARSEILLE permit l'établissement de prud'hommies de patrons - pêcheurs dans tous les ports qui en feraient présenter la demande par la municipalité du lieu (1). Ces prud'hommies devaient se régler d'après celle de Mar- seille, qui chaque année faisait choix, parmi les patrons de la communauté , de quatre prud'hommes , 'probi homines piscatorum (2), suivant les anciennes chartes. Il en est encore ainsi aujourd'hui. On a cru jusqu'ici que les titres les plus anciens sur la constitution des pêcheurs de Marseille en commu- nauté et sur la juridiction de leurs prud'hommes ne remontaient qu'au xv® siècle, sous René d'Anjou, comte de Provence, qui passe pour avoir donné les premiers statuts (3) qui régirent la pêche sur nos côtes de la Méditerranée. Mais ce prince ne fit que valider, à l'é- gard des prud'hommes de Marseille ce que ses anté- cesseurs avaient déjà établi. (1) Loi du 12 décembre 1790. (2) Sur un vieux parclierain du xv« siècle, en langue romane-catalane, conservé aux archives de la prud'liommie des patrons-pécheurs de Marseille, qui traite du mode d'élection et que je crois un extrait d'un édit du roi René (13 octobre 1431), les quatre patrons-pêcheurs élus, sont désignés sous la dénomination de bons homes, littéralement « hommes bons » (hombres buenos), comme on dit encore en Espagne en parlant des arbitres qu'on choisit toujours parmi les hommes probes, probi homines. (3) Les premières ordonnances réglementaires de ce prince, sur la communauté des patrons-pêcheurs de Marseille, ne remontent qu'à l'an 1431 (voy. aux Anno- tations (A). Elles sont en langue romane-catalane, qu'on parlait à Barcelone et à Valence et qui était commune alors à presque tout le midi de la France. Ces or- donnances sont relatives aux préposés à la vente du poisson, aux élections des prud'hommes-pêcheurs et à la police de la pêche ; une d'elles ( 13 octobre 1431 ) adjuge aux pêcheurs de la calenque de Morgiou, comprise parmi les fiefs du roi René, tout le gain (lo gamn) fait par ceux qui auraient péché les jours de fête. L'ordonnance du 2 octobre 1461, exemptait les pêcheurs de tous impôts et droit de gabelle. — Ces documents sont les plus anciens de la collection des archives de la prud'hommie de Marseille et font partie du livre rouge ou livre de la loi. MARSEILLE 15 Le régime des communautés de pécheurs et les prud'hommies de patrons avec juridiction, durent exis- ter sur les côtes du Roussillon et de la Provence , dès que ces contrées furent com.prises dans l'apanage des comtes de Barcelonne de la dynastie d'Aragon, puisque les pêcheurs de Valence, et prohablement aussi ceux de Catalogne et des autres ports du midi de l'Espagne, possédaient depuis longtemps ces mêmes institutions. Des documents historiques, que j'aurai occasion de re- produire en leur lieu , prouvent évidemment que le roi Don Jaime V^ d'Aragon, qui conquit Valence en 1238, confirma les privilèges dont jouissaient les pêcheurs de FAlbuféra, et les chartes et règlements, attribués à René d'Anjou, sont la reproduction textuelle des anciens sta- tuts conservés aux archives de la corporation des pê- cheurs de Valence (1). Or, ces pêcheurs valençais , établis autour des lagunes de l'Albuféra, tenaient leurs institutions des rois Maures (2), ce qui reporterait cette organisation à l'an 711 de notre ère, c'est-à-dire à l'é- poque de l'établissement des Arabes en Espagne. Mais les Arabes avaient succédé aux Gotlis et l'on sait qu'en 621 les Goths ibériques chassèrent les Grecs qui s'étaient établis en Espagne sous le règne de Justi- nien. Ces Grecs du Bas-Empire, qui occupèrent une partie des côtes méridionales de la Péninsule , au com- mencement du VI 1^ siècle, durent s'adonner à la pêche, industrie que leurs ancêtres avaient apprise des Phéni- ciens et qu'ils transmirent à leur tour à ceux qui , après eux, vinrent occuper le pays. Les antiques mé- (1) Voir plus loin les renseignements sur les archives de la corporation des pê- cheurs de Valence, au sujet des privilèges dont jouissaient ceux de l'Albuféra. (2) Idem. 16 -MAUSEILLt dailles des villes maritimes de la Bétique et de la Tara- gonaise, avec emblème de poissons, prouvent combien la pêche était en honneur sur tout ce littoral et confir- ment à cet égard les témoignages de l'histoire. Le degré de prospérité qu'atteignit la pêche dans ces parages, dé- note surtout une organisation très avancée dans la partie économique et réglementaire de cette industrie. Il est donc permis de croire, avec quelque probabilité, que l'ancienne institution des pêcheurs de l'Albuféra, à l'époque de la conquête de Valence, n'était pas d'origine mauresque, car les Maures ou Arabes ne furent jamais un peuple pêcheur. C'était sans doute les Grecs du Bas- Empire qui leur avaient légué leur organisation et leurs lois, et dans ce cas, peut-être faudrait-il remonter jus- qu'aux Phéniciens ou du moins jusqu'aux colonies grecques de la première époque , pour retrouver l'ori- gine de ces associations de pêcheurs et de ces tribunaux de justice composés des anciens de la corporation, ins- titution qui dut se maintenir sous la domination car- thaginoise et se perfectionner plus tard lorsque Rome étendit ses conquêtes jusqu'aux colonnes d'Hercule. Quoi qu'il en soit, il est de fait qu'on remarque, dans la forme et l'organisation des tribunaux de prud'- hommes et dans les statuts des anciennes communautés de pêcheurs , le même esprit de sagesse et d'équité des constitutions romaines (corpus juris civilisj qui ont servi de base à notre jurisprudence. Les Grecs avaient chez eux certains juges qu'ils ap- pelaient juges des nautonniers. Ces magistrats se trans- portaient sur le port, entendaient les différends surveni.s et les terminaient sur-le-champ sans formalités ni pro- cédures. Ce tribunal fut imité par les Romains, et nos .MARSEILLE .17 prud'hommes-pêcheurs représentent en quelque sorte, dans leurs attributions, les juges des nautonniers. Ces hommes voués à l'utile mais pénible industrie de la pêche méritaient bien la protection spéciale qu'on leur accorda de tout temps. Par le rude métier qu'ils exer- cent, ils se sont imposés un genre de vie essentielle- ment exceptionnel. Mœurs, usages, devoirs réciproques, tout diffère chez eux du reste de la population. Les avantages qu'ils retirent de la communauté de travaux auxquels ils se livrent, les dommages qu'ils peuvent s'occasionner entr'eux, les disputes qui en surviennent, tout, chez cette classe d'hommes, est empreint d'un caractère de spécialité qui ne peut bien être apprécié par les gens étrangers à leur profession. Tels furent, sans doute, les motifs de la juridiction particulière qu'on leur octroya et dont l'origine remonte aux pre- miers établissements de pêche qui prirent naissance sur nos côtes. Il fallait de toute nécessité que ces hommes fussent jugés par leurs pairs en ce qui con- cernait les faits de pêche. Le mode de procéder de cette justice exceptionnelle a pu varier avec le temps pour s'harmoniser avec la civilisation aux différentes phases de notre histoire nationale ; mais ces modifications qui ont eu lieu dans la forme n'ont rien changé dans le fond. L'expédition des affaires de la communauté la plus prompte et la plus simple, le jugement des débats le plus équitable, en même temps le plus légal et le plus économique, furent les bases de cette institution fondée. sur l'égalité des droits, afm d'éviter aux justi- ciables les frais et les déplacements des procédures ins- truites devant les tribunaux ordinaires. L'origine de la communauté des pêcheurs de Mar- 2 1 8 MARSEILLE seille est peut-être aussi ancienne que cette ville, puis- que, suivant l'historien Justin (liv. 4, ch. 3), les Pho- céens, fondateurs de Marseille, étaient des pêcheurs d'ionie. Ces Grecs asiatiques vinrent jeter sur la côte Celto-Ligurienne les premiers fondements de la liberté. Marseille, ou plutôt Massilia, se constitua d'abord en république et conserva cette forme de gouvernement jusqu'à sa conquête par J. César. — Comme Venise, comme la Hollande, ces républiques qui pesèrent d'un si grand poids dans la balance des nations et embras- sèrent le commerce du monde, Marseille partit aussi un filet sur l'épaule et commença sa fortune dans une barque de pêcheurs. L'institution de ces communautés régies par un tri- bunal de patrons tient encore à la forme républicaine : sur des actes de 1349 (1) et dans V Histoire de Mar- seille ^ par Ruffi (2), on trouve que les prud'hommes s'appelaient consuls des pêcheurs, dénomination évidem- ment empruntée aux Romains et dont l'étymologie in- dique les attributions de ceux auxquels ce titre était appliqué : Consulere^ c'est-à-dire délibérer, examiner, veiller, résoudre (3). En effet, les prud'hommes-pêcheurs sont chargés de veiller à l'observance des règlements et de juger tous les différends en matière de pêche. Les contestations entre les pêcheurs sont toujours décidées sans forme ni figure, autrement dit sans avocat ni procureur (4), et cet ancien mode de procéder a été confirmé à différentes (1) Ancien notariat de M^ Jean Silvestre, à Marseille. (2) Ruffi, op. cit. T. 2, p. 232. (3) Consulere rationibus alicujus, (i) Ordonn. du 13 novembre 1436. MARSEILLE 1 9 époques par une foule de lois et ordonnances ( 1 ). La juridiction exceptionnelle des prud'hommes-pê- cheurs comprend l'exortion des impositions que sup- portent les membres de la communauté, le jugement des infractions aux règlements établis, la condamnation aux amendes pour simples délits de pêche ou pour dommages et intérêts soufferts, la saisie des engins, bateau et poisson en cas de non paiement. III Sous l'ancien régime, les prud'hommes -pêcheurs étaient tenus de soumettre les affaires les plus impor- tantes à la révision de l'Intendant de la province, con- sidéré alors comme première autorité civile. Les attri- butions des amirautés, embrassant tout ce qui avait rapport aux classes des gens de mer, s'étendaient na- turellement sur la police de la pêche. Toutefois la compétence des diverses administrations de justice fut souvent contestée dans les procès et les réclamations à propos de pêche , mais l'autorité souveraine résolut presque toujours les questions en faveur des prud'- hommes ; elle ne cessa de protéger l'industrie de la pêche, et les communautés de pêcheurs, établies dans nos ports de la Méditerranée, furent plus spécialement l'objet de sa soUicitude. On en a la preuve par les pri- vilèges et la juridiction exceptionnelle qui leur furent accordés et dont ces communautés n'ont cessé de jouir. (1) Voir aux Annotations (B). 20 MARSEILLE Ainsi, en 1728, l'amirauté de Marseille ayant con- damné les prud'hommes-pêcheurs dans un procès qui dura plusieurs années, le Roi, par un arrêt de son conseil (16 mai 1738), cassa la sentence rendue par l'amirauté et rappelant, à cette occasion, les lettres- patentes de ces antécesseurs (1), maintint les prud'- hommes dans leur droit de connaître seuls et de juger souverainement les affaires en matière de pêche, avec défense à toutes ses cours d'en prendre connaissance (2). C'est à l'administration de la marine, comme protec- trice naturelle des gens de mer, qu'est dévolue aujour- d'hui la défense des intérêts des pêcheurs dans toutes les affaires en dehors de la juridiction des prud'hommes ou dans les questions importantes que l'autorité supé- rieure est appelée à résoudre. C'est à elle aussi qu'ap- partient la surveillance de la pêche et le contrôle de la comptabilité des prud'hommies pour le maintien des bonnes règles administratives. Ce sont les agents de l'administration maritime, comme autrefois les lieute- nants des amirautés, qui président aux élections des prud'hommes. Les sympathies de ces fonctionnaires n'ont jamais manqué aux pêcheurs : la marine a com- pris tout l'intérêt que méritait cette classe d'hommes utiles, dont elle peut réclamer les services au besoin, et les pêcheurs, de leur part, ont trouvé appui et pro- tection auprès d'une administration plus à même que (1) Sans s'arrêter aux fins, demandes et conclusions prises, ordonne que les lettres-patentes du roi René, comte de Provence, de 1452 et 14-77, de Louis XII de 1481, de François I" de 1536, d'Henry II de 1557, de Charles IX de 1564, de Louis XIII de 1622, de Louis XIV de 1647 et de Sa Majesté de 1723, seront exé- cutées selon leur forme et teneur , etc. (Extrait des registres du Conseil d'Etat, Arrêt du 16 mai 1738.) (2) Voir Annotations (C) pour amplification de l'arrêt. MARSEILLE 21 toute autre de les apprécier, car ils sont journellement en rapport avec les agents spéciaux que la marine entretient sur le littoral pour le service de l'inscription. Ce sont ces agents (commissaires ou syndics des gens de mer), qui délivrent aux patrons leur rôU d'équipage et qui soutiennent leurs droits dans les conflits qui s'élèvent parfois avec les pêcheurs étrangers. En 1791 , les ministères de la justice et de l'intérieur furent appelés à l'exécution d'arrêts ou de décrets qui permettaient de restreindre ou d'étendre le ressort de quelques tribunaux de prud'hommes et d'en établir de nouveaux ; mais outrepassant les facultés qui leur avaient été accordées, ces ministères s'immiscèrent dans les attributions de ces tribunaux exceptionnels sur les- quels ils n'avaient aucune autorité à exercer. Il résulta de cette participation de plusieurs autorités à un même objet des difficultés et des incertitudes qui motivèrent une réforme. En 1820, le contrôle de l'administration des prud'hommes-pêcheurs passa défmitivement à la marine, et cette centralisation du pouvoir a été des plus salutaires. Aujourd'hui les prud'hommes-pêcheurs, préposés à la police de la pêche en ce qui concerne les engins et les filets permis ou prohibés et les postes qu'ils doivent occuper, subordonnent toujours leur autorité à celle de l'administration de la marine. Les déclarations du 23 avril 1726 et du 18 mai 1727 avaient déjà attribué cette surveillance aux amirautés ; l'ordonnance de 1681 pres- crivait que l'élection des prud'hommes se fît en présence des officiers de ce corps, qui devaient aussi entendre des comptes de la communauté des pêcheurs. Or, la loi du 13 août 1791, qui abolit les amirautés, investit 22 MARSEILLE implicitement l'administration de la marine des an- ciennes attributions du corps supprimé en tout ce qui était relatif aux pêches qui se pratiquent en mer. IV Les prud'hommes ne peuvent être choisis que parmi les patrons-pêcheurs qui ont fait la pêche pendant dix ans dans les mers de Marseille, avec bateaux et filets à eux appartenant. Toutefois, les fds des membres de la communauté, entrant en jouissance des droits de pa- trons au moment qu'ils possèdent des barques de pêche équipées, peuvent aussi être élus (1). Les redevables de la communauté et les fds de pa- trons, non émancipés, ne sont pas éligibles (2). Les parents jusqu'au troisième degré inclusivement, ne peuvent se succéder au prod'hommat, ni l'exercer en môme temps sous peine de nullité d'élection. Le premier prud'homme est toujours pris parmi les anciens, c'est-à-dire parmi ceux qui ont déjà exercé cette charge ; les trois autres parmi les patrons-pêcheurs de la communauté. L'élection a lieu à la seconde fête de la Noël, d'après l'ancienne coutume, pour entrer en fonction le premier jour de l'an. Ces élections se font à haute voix et à la majorité (1) Arrêt du conseil d'Etat du roi, servant de règlement pour la communauté des patrons-pécheurs de Marseille, donné à Fontainebleau le 9 novembre 1776, art. vi, et lettres-patentes de 1778, art. x. (2) Id. 9 novembre 1776, art. ix. iMARSEILLE 23 absolue des suffrages (1). Les pêcheurs n'ont jamais voulu entendre parler de scrutin, qui, selon eux, ne peut produire que de mauvaises élections, car il pro- tège l'intrigue et la cabale. Tel donnerait son suffrage à un homme mal famé, par la voie cachée du scrutin, qu'il n'oserait le nommer d'une manière ostensible dans la crainte de se compromettre. Ces assemblées des pêcheurs marseillais nous ramè- nent aux souvenirs de l'histoire : à Rome, dans les pre- miers temps de la République, les élections se faisaient à haute voix. Ce ne fut que vers l'an 614 de la fondation de Rome, qu'on substitua le scrutin à l'ancienne forme d'élection, sous le prétexte d'établir la liberté des votes; mais il en résulta la vénalité des suffrages qui fut si funeste à la République. — Nos vieux pêcheurs de Mar- seille, dont les ancêtres, venus d'ïonie avec leurs lois, jetèrent les premiers fondements de la ville phocéenne et organisèrent l'industrie de la pêche, ont su éviter une réforme qui eût pu altérer leurs institutions. Ces hommes, la plupart illettrés, mais simples et honnêtes, ont vu dans l'élection à haute voix une forme plus naturelle, moins dangereuse et plus conforme à leur franchise. L'exercice du prod'hommat ne dure qu'une année : les prud'hommes, en sortant de charge, doivent rendre compte des deniers de la communauté dont ils ont été les administrateurs. Les pêcheurs peuvent ainsi contrô- (1) Le secrétaire fait d'abord l'appel nominal de tous les membres de la commu- nauté; l'élection commence par le premier prud'homme et successivement on nomme les trois autres séparément. Un tableau indique, dans la salle commune, les patrons qui ont déjà exercé le prod'hommat, afin que l'élection ne tombe pas sur un indi- vidu sorti de charge depuis moins de cinq ans. 24 MARSEILLE 1er plus librement la comptabilité de ces fonctionnaires qui ont cessé d'être leurs juges. C'est ce qui justifie cette magistrature presque souveraine, qui réunit à la fois le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire. V Le tribunal des pêcheurs siège à Marseille dans la maison dite des Prud'hommes, située au quartier Saint- Jean, en face du quai de la Consigne où s'amarrent les barques et les bateaux de pêche. Cet édifice possède une salle commune où se tiennent les audiences le dimanche à deux heures de relevée. On y juge tous les différents ; c'est là que se font les élections et que se règlent toutes les affaires de la communauté. Rien de plus simple que la procédure usitée et cons- tamment suivie depuis des siècles : Le pêcheur qui a une plainte à porter contre un autre sur un délit de pêche commis à son préjudice, s'adresse au garde de la prud'hommie, vieux marin invalide rem- plissant les fonctions d'huissier. Le plaignant dépose en même temps deux sols (10 c.) dans la boëte ou tronc de Saint-Pierre. L'iiuissier, en recevant la déclaration verbale, se rend aussitôt sur le quai et cite l'accusé pour le dimanche. S'il ne le rencontre pas, il s'empare du timon de son bateau et va le déposer à la prud'- hommie, où le patron, en allant le chercher, reçoit la citation. — Le jour des débats, le défendeur, avant d'être écouté , fait aussi dépôt des deux sols dans le tronc de Saint-Pierre. MARSEILLE'! 25 " Ce sont là toutes les épices et vacations. J'ai assisté à une séance du tribunal ; l'assemblée était nombreuse et la salle d'audience des plus simples : d'un côté une vieille toile représentant la pêche mira- culeuse, de l'autre un tableau où étaient inscrits les^ noms et les dates des patrons qui avaient déjà exercé le prod'hommat ; dans le fond de la salle, une estrade où siégeaient les quatre prud'hommes réunis en tribunal de justice, et un peu plus en avant, le bureau du secré- taire de la prud'hommie, qui m'avait fait placer auprès de lui pour me donner, pendant la séance, les explica- tions nécessaires à l'intelligence des débats qui allaient s'engager. En face du tribunal se groupaient les pê- cheurs, dont le teint hâlé , les regards expressifs et la physionomie franche, étaient relevés par le bonnet phry- gien. Les prud'hommes ne siégeaient pas en costume. Dans les questions de police qu'ils ont à juger, ils sont vêtus comme les autres patrons. Ces sortes d'affaires se trai- tent en famille. Il s'agissait ce jour-là d'une querelle entre deux pa- trons, dont le demandeur réclamait pour avaries souf- fertes dans ses filets pendant la pêche ; patron Pierre, le plaignant , dit , dans son provençal fortement ac- centué : « Patron Jean na pas calé au large des postes marqués ; les avaries doivent être à sa charge. » Patron Jean, le sardinier, riposta en niant le fait, « Au surplus, ajouta-t-il, les sardinaux ont droit de courir la mer toute la nuit. » Là-dessus grands débats : les têtes méridionales s'échauffent vite et celles des deux adversaires devinrent superbes d'animation. Mais après un quart d'heure d'altercations, les juges, qui suivaient 26 MARSEILLE les débats, impassibles sur leurs sièges, mirent fin à la dispute, et le premier prud'homme , recueillant à voix basse l'avis de ses collègues, prononça sa sentence contre patron Jean avec cette simple formule : « La lei vou coundano ! d La loi vous condamne. Les parties restè- rent silencieuses et se retirèrent aussitôt. Du reste le plaignant s'était montré modéré dans ses exigences, et dans le fond, l'avarie de ses filets n'était pas grand'- chose. YI On a vu que le décret rendu par l'Assemblée natio- nale, le 8 octobre 1790, confirma les patrons prud'- hommes de Marseille dans leur juridiction et approuva leurs règlements et leurs lois. Ainsi, au milieu des orages politiques qui renversèrent nos plus anciennes institu- tions, le gouvernement de la Révolution ne trouva rien à réformer dans le régime des communautés de pê- cheurs. Il maintint la constitution patriarchale de ces tribunaux de paix, oii les magistrats, assis sans faste parmi leurs pairs , comme dans un conseil de famille, distribuent la justice d'après les simples impulsions de la raison et de l'équité. Ignorant les arguties de la chi- cane, les patrons-prud'hommes ont su éviter les lon- gueurs dispendieuses des procédures par des débats vidés séance tenante, et leurs jugements sans appel, véritables décisions paternelles, sont acceptés sans ré- clamation. Les justiciables s'y soumettent avec respect ; MARSEILLE 27 il n'est jamais entré dans leur pensée le moindre soupçon d'injustice. La prud'hommie des patrons-pêcheurs de Marseille peut donc s'enorgueillir d'avoir été le modèle de l'insti- tution qui se propagea dans tous nos ports de la Médi- terranée , puisque les règlements des vieux pêcheurs phocéens, consacrés par l'expérience des temps et jus- tifiés par la pratique , méritèrent encore l'approbation des législateurs du xyiii® siècle. Le régime administratif des patrons-prud'hommes de Marseille a eu plusieurs phases notables. Anciennement, la communauté des pêcheurs avait toujours été dirigée par quatre prud'hommes choisis parmi les anciens pa- trons et élus à la pluralité des suffrages. Cette règle dura jusqu'au xvii® siècle; mais en 1636, une délibé- ration de l'assemblée générale des pêcheurs, ratifiée par lettres-patentes de l'année suivante ( 1 ) , autorisa les quatre prud'hommes de s'agréger huit autres patrons pour procéder aux nouvelles élections. C'était dépouiller la généralité des membres de la communauté de la pré- rogative d'élire leurs administrateurs et leurs juges, car on donnait ainsi aux prud'hommes le droit de choisir ceux avec lesquels ils devaient nommer leurs succes- seurs. Pourtant, cet état de chose dura vingt ans : ce fut la seconde phase du régime administratif, époque d'abus multipliés, qui accumula les dettes de la com- munauté et les porta à plus de 75,000 francs ! En 1656, de nouvelles lettres-patentes (2), sollicitées par les pêcheurs , vinrent rétablir le droit d'élire à la (1) 18 octobre 1637. (2) 15 décembre 1656. 28- MARSEILLE , pluralité des voix, et la communauté put jouir de nou- veau, pendant plus d'un siècle, de ce droit consacré par l'ancienne coutume; mais en 1778 (1), elle s'en vit frustrée une seconde fois. Un conseil, composé de vingt- quatre patrons-pêcheurs, avec titre de conseillers, et des quatre anciens prud'hommes, fut substitué aux assemblées générales. Cette organisation n'était pas moins défectueuse que celle tentée à la seconde époque administrative, car tous les membres de la commu- nauté, qui ne faisaient pas partie du conseil, devenaient de fait étrangers à l'administration, puisque les conseil- lers pouvaient eux-mêmes se réélire. « Les abus des élections produites sous un tel régime, observe Ponsard dans ses Instructions (2), furent vivement sentis : la forme introduite en 1637 avait en vingt ans endetté la communauté de 75,000 fr.; celle de 1778 lui fit éprou- ver, en onze années, un préjudice de 90,000 fr. » Ainsi la situation ne fit que s'aggraver ; le désordre financier de l'administration dissipatrice des conseillers ne s'arrêta qu'en 1789, lorsque prévalurent de nouveaux principes et que la nation régénérée proclama le con- cours individuel de tous les citoyens à l'exercice du droit commun. Le- 2 août 1789, la communauté des pêcheurs de Marseille décida qu'à l'avenir le corps ne serait plus administré que par l'assemblée générale de tous les (1) Déjà en 1776, par son arrêt du 9 novembre, le conseil d'État du Roi avait apporté des changements dans le régime de la communauté des pêcheurs de Mar- seille. L'arrêt du 4 octobre 1778 modifia quelques articles de l'antérieur et établit un nouveau mode d'administration. (2) Instructions pour l'organisation des nouvelles prud'hommies et commu- nautés de pêcheurs de la Méditerranée , rédigées par Ponsard , secrétaire de la prud'hommie de Marseille, 9 février 1791. MARSEILLE 6â9 membres convoqués au moins une fois par mois, un jour de dimanche ; Que l'élection des prud'hommes se ferait à haute voix sans proposition préalable et par vote libre , chaque prud'homme devant être élu séparément à la pluralité des voix d'appel. Ce fut ainsi qu'on procéda le 1" janvier 1790 à Té- lection des quatre prud'hommes , en présence du pro- cureur du Roi de l'amirauté et des députés du conseil général de la ville. La loi du 12 décembre 1790 subs- titua un officier municipal et le procureur de la com- mune à la présidence du Heutenant et du procureur du Roi de l'amirauté, dans les assemblées électorales. Le lendemain de leur nomination, les prud'hommes- pêcheurs en costume , avec cortège de patrons, se ren- daient à la commune et prêtaient serment entre les mains du maire et des officiers municipaux, qui al- laient ensuite les installer dans la salle de leur juridic- tion. Après cette cérémonie, ils accompagnaient la mu- nicipalité jusqu'à la porte extérieure de l'hôtel-de- ville, où acte était dressé (1). (1) On a dérogé depuis quelques années, m'a-t-on dit, à l'ancienne coutume de la visite processionnelle des nouveaux prud'hommes le lendemain de leur nomina- tion. — Quand j'habitais Marseille , je me souviens de les avoir rencontrés ce jour- là en grand costume, avec leur cortège de patrons-pêcheurs, et ce souvenir d'un demi-siècle ne s'est pas effacé. Je ne saurai dire précisément quelles sont les mo- difications qu'a pu subir ce cérémonial. J'ai commencé en 1859, dans ma résidence des îles Canaries, la rédaction de cet ouvrage, d'après les documents recueillis dans mes explorations maritimes sur les côtes de la Méditerranée : j'avais quitté la France en 1847 et je n'ai pu m'en rapporter qu'aux notes prises pendant ma dernière rési- , dence à Marseille, c'est-à-dire plus de quinze ans auparavant. (Note de l'auteur.) 30 MARSEILLE VII Les prud'hommes administrent toujours avec le con- cours de tout le corps des pêcheurs réunis en assemblée ; les conseillers aujourd'hui leur seraient inutiles. Toute- fois, ils ne refusent pas de s'entourer, dans certains cas, de l'expérience des membres de la communauté qui ont exercé des charges. Ce sont eux qui dirigent, comme auparavant, la teinture des fdets, opération importante à laquelle on soumet ces engins de pêche à certaines époques , afin de les rendre plus durables (1). La per- ception des amendes pour contravention aux règlements, celle de l'impôt de la demi-part et les condamnations pour simples délits de pêche leur sont aussi dévolus ; mais ils ne peuvent condamner que jusqu'à la concur- rence de 60 fr. (2). Il est fort rare, du reste, qu'ils usent de ce droit , à moins que ce ne soit pour la ré- pression d'un fait grave. Hors ce cas , l'amende est réglée selon la nature de la faute et les moyens du contrevenant. L'impôt de la demi-part est devenu d'une nécessité absolue depuis que les propriétés, dont la communauté des patrons-pêcheurs de Marseille retirait les rentes (3), ont passé à l'administration des domaines. Cet impôt se (1) Voir aux annota-TIONS ( D ) pour les renseignements sur la teinture des filets et sur les tarifs établis. (2) Arrêt du conseil du Roi du 9 novembre 1776, art. 2. (3) Voir aux annotations (E) la désignation de ces propriétés. MARSEILLE 31 perçoit sur le produit de la pêche et il n'est payé qu'au- tant qu'elle offre des profits (1). Les prud'hommes s'abs- tiennent de réclamer un droit qui priverait de pauvres familles du nécessaire et qu'il faudrait ensuite secourir. Celui qui ne gagne rien ne doit rien à la communauté, principe équitable qu'on devrait appliquer à toute con- tribution publique. On nomme pour assister à la perception de la demi- part des commissaires pris parmi les patrons-pêcheurs. Les règlements des comptes ont lieu tous les dimanches, après la séance du tribunal. Ordinairement les prud'- hommes s'en réfèrent à la bonne foi des contribuables pour la perception de l'impôt. Il est rare que la prud'- hommie soit frustrée de ses droits par une déclaration mensongère. Cependant les prud'hommes observent à cet égard un contrôle sévère , et , s'il y a soupçon de fraude, ils se font présenter la note du peseur de la halle afin de pouvoir vérifier. Le patron, dont la décla- ration est reconnue infidèle , complète sa dette et paye de plus une amende, au profit de la caisse commune, qui varie depuis 2 jusqu'à 12 fr., suivant le cas. YIII Dans les premiers temps de la constitution des pê- cheurs de Marseille en communauté sous l'administra- tion de leurs pairs, la juridiction maritime des prud'- (1) Voir aux annotations (F) pour les renseignements sur le règlement de compte de la demi-part. ^32 MARSEILLE hommes du grand port phocéen s'étendait, du côté d'Orient, jusqu'au cap Sicié. L'espace compris entre ce cap et l'île Verte de la Ciotat , était désigné alors sous le nom de Bouches de Marseille^ et l'on appela Mers de Marseille toute l'étendue depuis le cap Sicié jusqu'au cap Couronne, vers l'Occident. Mais quand de nouvelles prud'hommies de pêcheurs s'établirent sur ce littoral, la pêche marseillaise dut nécessairement restreindre ses limites. D'après d'anciens documents, les pêcheurs de Mar- seille s'étaient exclusivement réservés, jusqu'en 1546, la pêche au flambleau (aou luméj dans les eaux de Cassis et de La Ciotat ; mais les plaintes que portèrent ceux de ces localités contre leurs voisins du grand port, déterminèrent l'autorité souveraine à fixer les limites des juridictions respectives et du droit de pêche. Elles furent réglées par François P"" : les mers de Marseille ne s'étendirent plus, vers l'Orient, que jusqu'au cap de l'Aigle entre La Ciotat et Cassis, et, du côté d'Occident jusqu'au cap Couronne, vers le Martigues. Ces démar- cations furent encore restreintes, à la fin du dernier siècle , lorsqu'une autre prud'hommie de pêcheurs s'é- tablit à Cassis. Les anciens pêcheurs marseillais avaient appelé mar d*avan (mer inférieure), la partie comprise à l'orient du port, et mar d'amoun (mer supérieure), celle qui s'é- tendait à l'occident. Ils distinguèrent plusieurs plages, criques ou calen- ques propres à des arts de pêche spéciaux, qu'ils nom- mèrent estancis (stations), et où leurs bateaux pouvaient s'abriter. Ils désignèrent sous le nom de postes les parages où MARSEILLE 33 Ton pouvait caler (tendre) certains filets dormants, c'est-à-dire sédentaires et fixés pour quelques heures dans la mer. Le nom de Baoïi (1), fut appliqué aux endroits du littoral d'où il était facile de haler de terre, sans obstacle, les filets traînants avec lesquels on peut cerner une certaine étendue de mer au moyen à'eissau- ges ou autres genres de seines en usage sur nos côtes. Cette fixation des postes de pêche est fort ancienne ; il en est question dans la constitution 37 des lois mari- times de l'empereur Léon (2), qui fixait à 365 pas ro- mains la distance que devaient garder réciproquement les pêcheurs soit en mer, soit sur la côte. A Marseille, chaque station de pêche forme comme un district de la prud'hommie, qui a dans sa dépen- dance ses postes ou baux particuliers (3) ; mais le port de Marseille reste toujours la grande station (Ion gran estancij, chef-lieu dont dépendent tous les autres. Certains parages propres aux filets dormants, étant également convenables aux filets traînants qu'on tire de terre, ces différents engins pourraient se nuire et s'en- dommager s'ils étaient employés en même temps dans (1) Baou en provençal est un rocher escarpé, comme sont ceux où se placent les pêcheurs pour haler de terre leurs filets, et c'est de là, sans doute, qu'ils ont donné aussi le nom de baou à chaque coup de filet dans la pêche à la traîne. (2) Ce prince était Léon VI, dit le Sage, qui rédigea les basiUques, opus Basi- licon, et régna de 886 à 91 1 comme Empereur d'orient. (3) Ainsi, à l'orient du port, la pêche peut se faire aux stations suivantes : A Morgiou, où l'on compte trois postes, la Leque, le grand Quieron et le Quie- ron d'intré ou de dedans ; A Cortiou, où l'on en compte quatre, à la fois stations et postes, lou Piriet ou petit pin, Cortiou, la Manette ou petite main, et ÏEscu ou l'écu ; Puis à Sormiou, à Calle-Sarreigne, à la Cabre (la chèvre), à San-Suar (Saint- Soir), et à Marseille veire (vigie de Marseille), ou VAouturo (la iiauteur). Il y a aussi des postes de pêche qui ne dépendent d'aucune station, et qu'on appelle Varrieres ou postes variables. Ils appartiennent au premier occupant. 3 34 MARSEILLE les mêmes lieux. On a assigné les heures de la nuit aux premiers et celles du jour aux autres. Les filets flottants entre deux eaux et qu'on laisse dériver au £rré des courants à la suite du bateau de pêche, tels que les sardinaux, peuvent rester calés le jour comme la nuit (1). Enfin , le nombre et la longueur des filets et engins que devait porter chaque bateau pour les différents genres de pêche furent limités par des ordonnances, afin que le riche pêcheur ne pût envahir un espace de mer d'une trop grande étendue et ne laissât aux autres qu'à glaner. Le pauvre avait autant de droit que le riche sur ce champ de labeur commun à tous. Tous ces règlements sur la pêche et les ordonnances ou édits qui s'y rapportent, sont inscrits dans un re- gistre des archives de la prud'hommie, appelé le livre rouge ou livre de la loi (2). Ces règlements sont rem- plis de prévisions ; c'est toujours le principe d'égalité qui en fait la base. Ainsi, afin d'assurer l'égalité des chances entre les pêcheurs, dans l'élection des différents postes, on établit que le point de départ pour la pêche s'opérerait de la grande station à une heure déterminée : « Tous les bateaux doivent être rendits au port principal (Marseille) le samedi soir^ pour repartir ensemble le dimanche après le coucher du soleil, sous peine de perdre le droit de concourir au choix des postes. » (Règlement de la prud'hommie.) Pour faire ce choix, les pêcheurs, dès qu'ils sont sortis du port, se rendent d'abord aux stations dont (1) Les filets des tartanes à ganguy et les palangres, qu'on n'emploie que dans la haute-mer, sont exempts des règles relatives aux postes de pêche. (2) Voir aux Annotations (G), MARSEILLE 35 dépendent les postes qu'ils veulent occuper et le premier arrivé choisit celui qui lui convient le mieux; les autres postes sont pris suivant le rang de l'arrivée. On fait ensuite la criée de chaque poste en désignant les patrons qui doivent en jouir. C'est ce que les pêcheurs appellent déhoiirga, de divulgare, publier les postes (1). La criée des postes a lieu chaque jour, après la pêche, dans les différentes stations où chaque bateau s'em- presse de se rendre pour jouir du droit de choix. Ces criées journalières ont reçu le nom de raquata, qui signifie racheter ou regagner les postes (2). Les bateaux qui arrivent à la station après que tous les postes sont pris, peuvent pêcher en tête de poste ou bien se diriger sur une autre station pour faire choix d'un poste de sa dépendance. Le patron qui a obtenu le premier rang, doit occuper le lendemain le second et ainsi des autres. Celui auquel il n'a pas convenu d'user de son rang de pêche et qui n'a pas voulu aller chercher un autre poste, occupe de droit le second rang le lendemain (3). (1) La criée des postes une fois faite, chacun se rend à celui qu'il a choisi d'après son rang d'arrivée à la station, et le premier a le droit de jeter son filet à la nier avant les autres ; le second arrivé jette ensuite le sien et les autres après lui, en gardant entre chaque filet la distance de 120 brasses, afin d'éviter les avaries. Le nombre de sartis ou de cordes réunies bout à bout, qui servent à haler le filet, est limité par les règlements. Il en est de même de la longueur de chaque corde qui doit être de 40 brasses. (2) Pour la pêclie à l'eissaugue, on n'est pas tenu de publier ni de regagner les postes chaque jour à la station dont ils dépendent. Le patron, qui en a obtenu un, peut le garder une semaine, suivant son rang, car plusieurs peuvent occuper le même poste. (3) Il importe aux pêcheurs de bien connaître les postes dont les patrons ont fait choix, afin de ne pas s'exposer à un travail inutile et à manquer aux règlements. Aussi ont-ils soin, tous les soirs, d'envoyer leurs mousses s'informer du rang et du poste de chacun. 36 MARSEILLE Pour la pêche avec ûlets dormants, tout patron peut entrer de suite en pêche, pourvu qu'il se place au large des postes marqués. Ces mesures de police, inhérentes en partie à la dis- position hydrographique de la baie de Marseille, étaient indispensables pour prévenir les discussions et les que- relles journalières qui auraient pu s'élever entre les pêcheurs. On multiplia les stations secondaires et les postes correspondants partout où la disposition de la côte et la nature du fond présentaient de bonnes chances aux différents arts de pêche (1). IX Tout a donc été prévu et admirablement réglé pour maintenir l'égalité des droits ; chaque semaine, à la même heure, même point de départ pour se rendre aux stations et de là aux différents postes de pêche ; choix des postes selon l'ordre d'arrivée, c'est-à-dire la priorité acquise par l'activité seule ; puis chaque jour à la sta- tion, publication des postes acquis et regagés. Autant de sages prévisions qui ont imprimé à ces règlements un caractère non moins respectable par l'ancienneté de leur origine que par l'esprit de justice qui les dicta. Les dispositions réglementaires que je viens d'exposer, n'ont pas été établies seulement dans l'intérêt des pê- cheurs : il en est qui se concilient aussi avec celui de (1) Ainsi, les stations se sont étendues jusqu'aux îles Bayes. Outre celles déjà indiquées à l'orient du port, il fut établi aussi des stations à l'île de Pomègue, avec poste à Rotonneaux et à Crine, d'autres à l'île de Planier, au cap Méjan, etc. MARSEILLE 37 la marine pour Faccroissement de son personnel naval. Je citerai en première ligne la fixation du nombre de filets par bateau, d'après le nombre d'hommes d'équi- page. Ainsi à Marseille, par exemple, on compte cent bateaux pour la pêche de la sardine, portant chacun quatre à cinq hommes et deux grandes pièces de filets : si ces mêmes bateaux avaient la faculté de porter quatre pièces , on n'aurait pas besoin d'augmenter leur équi- page, car avec le même nombre d'hommes, on peut prendre double et triple quantité de poisson, en tant qu'on puisse disposer de moyens suffisants ; mais l'o- bligation dans laquelle se trouvent les patrons-pêcheurs de n'avoir que les deux pièces réglementaires par ba- teau, emporte avec elle la nécessité d'emporter un plus grand nombre d'embarcations avec le personnel de ser- vice correspondant, s'ils veulent utiliser une plus grande quantité de filets. Cette mesure assure le travail aux pê- cheurs pauvres, qui n'ont ni bateaux, ni filets, et mal- heureusement ceux-là sont les plus nombreux. En d'au- tres termes, la pêche que font à Marseille, dans la saison opportune, cent bateaux sardiniers, ayant ensemble deux cents pièces de filets et quatre à cinq cents hommes d'é- quipage , pourrait se réahser avec cinquante bateaux seulement portant quatre pièces chaque , sans avoir besoin de plus de quatre à cinq hommes par bateau ; mais dès lors l'État n'y trouverait plus son compte, car le personnel de pêche serait réduit de moitié et beaucoup de jeunes novices et de vieux pêcheurs , dont la pêche est Tunique gagne-pain, se trouveraient sans emploi. Une autre obligation imposée aux pêcheurs et qui de prime abord pourrait paraître un peu arbitraire , est leur permanence au port depuis le samedi soir jusqu'au / 38 MARSEILLE dimanche à la nuit ; mais celte obligation se concilie avec les audiences du tribunal de la prud'hommie, qui ont lieu chaque dimanche à deux heures. Il importait qu'on put entendre ce jour là les parties intéressées dans les débats que les prud'hommes étaient appelés à juger et que ces juges, eux-mêmes, pussent s'appuyer au be- soin, dans les affaires importantes, sur l'expérience des anciens patrons. L'assistance des membres de la com- munauté était en outre tout à fait indispensable pour régler les comptes de la semaine. Mais l'observance des jours fériés a été aussi une des raisons de la permanence des pêcheurs au port pendant le dimanche. Comme tous les marins, les pêcheurs ont toujours conservé le sentiment religieux , bien qu'ils se soient un peu relâchés, dans la pratique, de la sévérité des règles suivies dans les premiers temps. — Au moyen âge, ils observèrent scrupuleusement les dimanches et les jours consacrés en suspendant leurs travaux. J'ai cité en note l'ordonnance du roi René (13 oct. 1431), qui adjugeait, aux pêcheurs de Morgiou, le gain de ceux qui auraient péché le dimanche. En autre édit du même prince (16 nov. 1^77) avait interdit aux pêcheurs de caler leurs filets le samedi et la veille des fêtes, afin qu'ils ne se trouvassent pas en mer le lendemain. Toutefois, il parait que l'observance de cette coutume était négligée dans le xvi® siècle , puisqu'un ordre des prud'hommes, en langue provençale (1), défendait de nouveau aux pêcheurs de sortir du port les jours fériés avant dix heures du soir, sous peine de dix florins d'a- mende et de la confiscation du poisson pris. — Au com- (1) 12 février 1575. Archives de la prud'hommie de patrons - pêcheurs de Mar- seille, Livre rouge. MARSEILLE 39 mencement du xvii® siècle , les prud'hommes-pêcheurs se montraient déjà moins exigeants, et une de leurs ordonnances (1) permettait la pêche les jours de fête immédiatement après vêpres fvespres dichesj : « Passé le délai de huit jours ^ dit le document, on ne pourra plus accuser les délinquants ( Aquellos que aouran failli), — En 1632, il fallut un autre édit des prud'- hommes (2) imposant une amende de vingt-cinq livres aux patrons et autres qui auraient pesché aux auriols les festes commandées. Je passe à des renseignements d'un autre ordre : Les recettes de la prud'hommie de Marseille s'élèvent en moyenne à 1 0,000 fr. par an (3). Elles se composent, comme je l'ai déjà observé, des perceptions de la demi- part sur les produits de la pêche, du droit sur la tein- ture des filets et des amendes au profit de la caisse commune (4). (1) 6 janvier 1602. Archives de la prud'hommie de patrons-pêcheurs de Mar- seille, Livre rouge. (2) 28 décembre 1632. Id. (3) Je me rapporte ici au budget de l'année 1842. Les différents états de compta- bilité des années antérieures que j'ai eus sous les yeux, ne m'ont pas offert des différences notables sur les recettes et l'on m'assure qu'elles ont peu varié dans ces dernières années. (4) Les droits sur la teinture des fdets couvrent à peine les dépenses du combus- tible, des ingrédients de teinture (le tanin) et l'entretien des chaudières. — Quant aux amendes , elles ont rarement dépassé la somme totale de 200 fr. par an. La principale recette est donc celle de l'impôt des pécheurs au droit de la demi-part et celle de l'abonnement équivalent à ce droit, que payent les étrangers sur le pro- duit de leur pêche ; mais bien que ce produit soit sujet à des variations, on ne peut guère l'évaluer au total à plus de 9,000 fr. par an. 40 MARSEILLE Ces recettes sont balancées par des dépenses presque équivalentes, car souvent l'excédant, qui doit former le fond de réserve, n'atteint pas 500 fr. Voilà tout le budget des pêcheurs ; Et pourtant, grâce à Téconomie que l'administration de la marine a introduite dans la comptabilité des prud'hommies de nos ports de pêche sous le contrôle de ses agents, avec un revenu si restreint, les prud'- hommes ont pu libérer en peu d'années la communauté de la plus grande partie de ses dettes, payer tous les frais d'administration et subvenir aux besoins les plus indispensables, tels que secours aux pêcheurs invalides ou infirmes , assistance aux veuves et aux familles in- digentes , rétribution des fonctionnaires en exercice , salaire et entretien des gardes ou valets, dépenses de la fête patronale et frais du luminaire de Saint-Pierre (1). J'ai cru devoir entrer dans ces détails pour qu'on se fît une juste idée de ces associations de pêcheurs, dont l'ancienneté, l'esprit de prévision , l'organisation judi- ciaire, administrative et réglementaire, m'ont offert une élude des plus intéressantes. Je donnerai, en terminant, l'énumération des pro- duits de la pêche marseillaise et celle du personnel dont elle dispose, afin qu'on puisse juger, par les résultats, des ressources qu'elle fournit à l'alimentation publique. Quelques considérations sur la valeur des capitaux em- ployés dans l'étendue de mer où la pêche s'exerce com- pléteront cet aperçu statistique. Les quantités annuelles de poissons pesées à la halle de Marseille, d'après les relevés de la mairie, ont donné (1) Voir aux annotations (H) les règlements sur les dépenses. MARSEILLE 41 pour total 1,739,626 kilogrammes, sur une moyenne de dix-neuf années (de 1823 à 1841 ). Si l'on a égard au renchérissement du poisson frais dans ces derniers temps , sa valeur, prise en masse, peut être estimée à 1 fr. 50 c. le kilogramme. La quantité de 1 ,739,626 kilogrammes représenterait donc un produit de 2,609,514 fr. On comptait à Marseille, en 1842, 400 familles de pêcheurs et une centaine environ dans la banlieue, en comprenant dans ce recensement les familles étrangères établies depuis longtemps dans le pays et qui fournis- saient aussi leur contingent à la pêche côtière. Le personnel employé aux différents arts de pêche qu'on pratiquait suivant la saison (1) se composait de 666 pêcheurs français et de 262 étrangers résidents, formant ensemble un total de 928 hommes répartis sur 265 bateaux. C'était 63 hommes et 30 bateaux de plus qu'en 1841. Le capital en filets et engins de pêche était estimé à 202,380 fr. La valeur des bateaux, calculée sur le prix moyen de construction par tonneau, était de 440,000 fr. , ce qui fait en tout 642,380 fr. de capitaux engagés dans une industrie dont il serait difficile d'évaluer les profits avec exactitude, sans être renseigné, du moins, sur les qualités de poisson péché, dont les prix sont très va- riables, et ces données me manquent totalement. — 11 (1) Les différents arts de pêche en usage dans les eaux de Marseille sont divisés en plusieurs classes, qui comprennent : 1« les pêches avec lignes et hameçons, 2o celles avec filets flottants, 3° avec filets dormants, 4<> avec filets traînants. Quelques-unes peuvent être pratiquées toute l'année, les autres ont leurs époques déterminées par les règlements. 42 MARSEILLE y aurait de plus à tenir compte de tous les frais que supportent les produits de la pêche et de ceux qui sont à la charge du pêcheur, des dépenses en radoubs de bateaux, filets et engins, et finalement des pertes éven- tuelles qui motivent des remplacements et entraînent de nouveaux débours sans la moindre compensation, car le capital n'est jamais assuré. Dans les chances du métier qu'il exerce, le pêcheur se livre corps et biens à la garde de Dieu ; il compte sur la bonne fortune ou plutôt sur l'heureux hasard, fors fortuna ! (1866) Coup d'œil sur l'état actuel de la pèche dans le golfe de Marseille. Opinion d'un homme compétent. Des pêcheurs étrangers et des amateurs de pêche. Les renseignements qu'on vient de lire sur les résul- tats de la pêche côtière dans le golfe de Marseille se rapportent, comme on a pu le voir, aux années 1841 et 1842 : depuis lors, Lien que ma résidence officielle au-delà des mers m'ait éloigné de la France, je n'ai cessé de me tenir au courant de la marche d'une indus- trie, jadis prospère, mais qui se trouvait déjà en souf- france et marchait à grands pas vers sa ruine à l'é- poque de mes premières explorations. — J'ai lu, dans l'intervalle de vingt années, tout ce qui a été publié sur la décadence de la pèche, sur les méthodes abusives et les pratiques désordonnées de nos pêcheurs ; j'ai dé- ploré leur imprévoyance, et toutes les fois qu'il m'a été donné de revoir la patrie, après de longues absences, j'ai pu apprécier par moi-même l'état présent de la pêche et le comparer avec ces temps de prospérité que je voudrais voir renaître. Un homme que j'estimais avant de le connaître et 44 MARSEILLE que j'aime depuis que je le connais, qui par ses écrits s'était déjà attiré mes sympathies, et dont je partage les ci)nvictions, J.-B. Rimbaud, ex-secrétaire-archiviste de la prud'hommie des patrons-pêcheurs de Marseille, an- cien officier du commissariat maritime, esprit éclairé, homme pratique et des plus compétents en matières de pêche, a publié récemment une brochure remarquable sur les causes du dépeuplement de nos mers littorales et sur les moyens d'y remédier. Dans cette intéressante exposition des faits qu'il a observés, l'auteur débute par un coup d'œil rétrospectif sur l'état de la pêche côtière dans notre beau golfe phocéen : « Le golfe de Marseille, dit- il, largement ouvert sur » le parcours des pérégrinations des espèces nomades, » est, en outre, essentiellement propre à fixer les espèces y> locales, ses eaux couvrant partout, ou des fonds ro- » cheux, ou des fonds de sable, alternant, les uns et les » autres, avec de vastes herbiers, ou avec des fonds lé- 9 gèrement vaseux. » Aussi, ce golfe spacieux a-t-il été anciennement un » des points les plus poissonneux des côtes de Provence. » C'est attesté par l'importance que la corporation des » pêcheurs marseillais avaient acquise longtemps avant y> la Révolution de 1789, et par l'affluence des pêcheurs » étrangers qui, en vertu des traités internationaux, )) connus sous la dénomination de pactes de famille, ve- » naient dès ce temps-là, comme aujourd'hui, disputer, » à nos propres pêcheurs , les profits d'une industrie » d'autant plus lucrative qu'elle s'exerçait à proximité )) d'un grand centre de consommation. » Les produits de la mer formaient alors une des )) principales ressources alimentaires de la population MARSEILLE 45 » de Marseille. Durant des siècles, l'abondance du » poisson a été, en effet, comme une véritable manne » pour les classes pauvres et laborieuses de cette » grande cité Ainsi s'exprime J.-B. Rimbaud dans son mémoire DE LA PÊCHE coTiÈRE, justement couronné par le comité d'aquiculture de Marseille, au concours ouvert en 1864; mais il ajoute : u Des exploitations abusives , dans les eaux du 0 golfe, avaient déjà amené (depuis le commencement » du siècle) un renchérissement notable du prix du » poisson, et faisaient entrevoir, dans un avenir peu » éloigné , le complet tarissement de la source où les » masses populaires puisaient jadis une nourriture saine » et à bon marché » C'était effectivement par un usage, sans mesure, » de procédés gaspillateurs, que les pêcheurs marseil- » lais avaient graduellement fait décroître, sinon anéanti, )> l'extrême fertilité de la baie. » Le même fait s'était produit partout , en même » temps, sur les côtes de la Provence, du Languedoc et » du Roussillon, partout l'emploi des filets traînants ou » d'autres engins répudiés par la législation des pêches, D tenait en échec les forces reproductives de la nature, » et tendait à annihiler de plus en plus leur réaction » contre l'abus. » Voilà dans quel appauvrissement était déjà le lit- » toral méditerranéen de la France, vers l'année 1835. i> » Depuis lors, la situation n'a fait que s'aggraver de » jour en jour, la pêche, dans les eaux de Marseille , 3> n'est plus qu'une industrie qui se meurt ; elle n'offre 46 MARSEILLE » plus qu'une faible réminiscence de sa prospérité pas- 2) sée , et , malheureusement , les efforts actuellement î tentés, dans le but de la ranimer, ne peuvent pro- » duire que des résultats complètement négatifs. » Ce tableau que fait M. Rimbaud de l'appauvrisse- ment de notre fond de pêche et de Tétat actuel de notre industrie côtière, dans la Méditerranée, est incontestable, et, ce qui est pire encore , c'est que cet état de chose continue dans une proportion toujours croissante. Rè- glements de police , lois protectrices proclamées par l'autorité souveraine , mesures conservatrices dictées par de sages prévisions, vigilance et répression, tout a été infructueux jusqu'ici pour arrêter le mal. M. Rim- baud a passé successivement en revue, dans sa brochure, les différentes causes qui ont amené ce désastreux dé- peuplement de nos mers : l'abus de certains usages, les divers engins de pêche et leur action. 11 a prouvé jus- qu'à l'évidence que les procédés connus de pisciculture ne peuvent servir à l'empoissonnement des eaux de notre littoral maritime ; et, après avoir exposé de la manière la plus lucide , et sur les données de l'expérience , les habitudes des espèces sédentaires, nomades ou vaga- bondes qu'on rencontre encore dans les parages ex- ploités par nos pêcheurs, il propose le moyen de ra- mener l'abondance sur ce fond de pêche devenu aujour- d'hui presque improductif. Ce moyen ne peut , il est vrai, être mis en pratique que par une nouvelle loi, car il consiste à laisser en jachère, c'est-à-dire en réserve temporaire des parties de mer circonscrites dans cer- tains parages. — M. Rimbaud a développé ses idées économiques dans plusieurs de ses écrits et récemment encore dans un mémoire présenté à la société d'Arca- MARSEILLE 47 chon. — J'aurais plus d'une fois occasion de revenir sur les considérations qui doivent prévaloir dans l'a- doption de son système des cantonnements poissonneux, dont j'ai moi-même fait entrevoir les avantages et indi- qué la nécessité comme unique moyen de régénérer nos mers (1), mais, pour le moment, il ne s'agit ici, en rappelant l'état précaire de la pêcbe sur nos côtes de Provence, si fidèlement retracé par M. Rimbaud, que d'appeler l'attention sur deux causes qui ont aggravé la triste situation de nos pêcheurs : premièrement , la tolérance des pêcheurs étrangers qui a diminué, par la concurrence, les faibles profits que retirent aujourd'hui nos nationaux d'une industrie à peine suffisante pour leurs besoins ; et secondement, les trop grandes libertés accordées à nos amateurs de pêche, qui ne contribuent pas moins au rapide dépeuplement de la mer sur plu- sieurs points de la zone côtière. La concurrence des marins étrangers qui viennent pêcher temporairement dans nos eaux et dont un grand nombre se sont établis à demeure dans nos ports, a toujours inquiété nos pêcheurs et donné souvent motif à des querelles. A Marseille, une multitude d'Espagnols, de Génois et de Napolitains , résidant de père en fils , participent de tous les avantages de la pêche sans être assujettis à en supporter les charges. Et ce n'est pas seulement , dans l'industrie à laquelle ils se sont voués dès leur enfance, que nos marins ont à lutter avec ces étrangers : la pêche pour la plupart des gens de mer est une occupation assez peu lucrative j ils ne s'y livrent (1) Voy. au Bulletin de la société impériale d'acclimatation de Paris , mon mémoire Des moyens d'encouragement pour les progrès de la pêche côtière. 48 MARSEILLE que faute d'autre, et préfèrent en général le travail jour- nalier dans les ports, à bord des bâtiments de commerce en armement ou en charge, le cabotage ou les expédi- ditions au long cours ; mais là, encore, ils rencontrent la concurrence des étrangers. Il résulte d'une enquête demandée, en 1833, au bu- reau des classes de Marseille sur les pêcheurs étrangers, qu'un certain nombre s'était livré clandestinement à la pêche sans se faire porter sur les rôles d'équipage, en attendant de pouvoir s'embarquer au commerce, lors- que les levées rappelaient au service nos marins natio- naux. Les pêcheurs étrangers, italiens ou espagnols, ont toujours eu maille à partir avec nos patrons-prud'- hommes et n'ont pas donné moins à faire à nos com- missaires de la marine. Protégés par leurs consuls, ils se sont prévalus de leur nationalité pour revendiquer d'anciennes immunités tout à fait incompatibles aujour- d'hui avec notre législation et en opposition avec les ordonnances sur la pêche, qui les soumettent à la loi commune. Ils ne font aucun cas des règlements sur l'emploi et le mode d'exercice des arts de pêche ; le ' nombre de pièces de filets qu'ils mettent à la mer dé- passe les prescriptions, et ils peuvent, en cernant une grande surface, tout accaparer là où nos propres pê- cheurs ne trouvent plus qu'à glaner. — Non contents de jouir chez nous, au détriment d'une classe nom- breuse et pauvre, du bienfait des lois françaises, ils n'ont jamais cessé leurs tracasseries contre nos natio- naux, afin de soutenir leurs prétendus privilèges. On a fait valoir en leur faveur l'utilité de leur coopération dans l'approvisionnement de nos marchés, mais cette MARSEILLE 49 coopération n'est pas indispensable pour nous procurer l'abondance, puisque nos approvisionnements n'en souf- frent pas lorsque ces étrangers s'éloignent de nos cotes, pendant l'été, pour aller exercer ailleurs leur industrie. Ce qu'on peut assurer, c'est que dans les ports du lit- toral qu'ils n'exploitent pas, le nombre de pêcheurs nationaux est proportionnellement plus considérable qu'à Marseille et que le poisson y est beaucoup moins rare. Déjà, en 1814, le ministre de la marine appelait l'attention de l'administration sur les préjudices qu'é- prouvait une classe nombreuse de nos marins en con- currence avec les étrangers dans l'exploitation de la pêche : « Quelque tolérance qu'on accorde à ces étran- gers, disait-il, il serait injuste de l'étendre jusqu'à nuire aux nationaux et de ruiner la source d'une in- dustrie si utile. » Et le ministre ajoutait : « Si, à quel- ques égards, il a pu être avantageux de tolérer les pêcheurs étrangers sur les côtes de France, méritent-ils autant de protection que les pêcheurs français soumis à l'inscription maritime ? — Les circonstances poli- tiques qui déterminèrent le gouvernement à permettre aux pêcheurs étrangers de pratiquer la pêche chez nous, ne sont plus les mêmes, et il serait bien plus convenable aujourd'hui de les éloigner pour exciter l'industrie de nos pêcheurs en leur accordant une protection plus efficace, afin de multiplier une classe de marins si pré- cieuse au pays. » Pour moi , je crois qu'il y aurait mieux à faire que de les éloigner; ce serait au contraire de les retenir en nous les assimilant ; mais, quoiqu'il en soit, lorsque l'homme d'Etat, qui voulut faire prévaloir ses considérations , s'exprimait de la manière qu'on vient de voir, nous étions au commencement de la Res- 4 50 MARSEILLE tauration : plus d'un demi-siècle s'est écoulé depuis cette époque, et nous en sommes toujours aux mêmes difficultés. En 1862, tandis que je m'occupais de la rédaction de l'ouvrage que je publie aujourd'hui, le ministère en était encore à demander une enquête sur la concurrence que n'ont cessé de faire à nos nationaux, sur les côtes de la Méditerranée, les pêcheurs espagnols et italiens. Ce qui préoccupait le ministre de la marine en 1814, excite toujours les mêmes préventions ; aucun moyen n'a été pris pour y remédier. Il y a pourtant dans la situation que je signale une question vitale pour notre marine militaire, qui compte sur la pêche comme sur sa grande ressource pour l'accroissement de son per- sonnel naval. 11 doit importer à l'état de faire dispa- raître les motifs de découragement qui depuis trop long- temps se manifestent parmi cette classe d'hommes voués dès l'enfance au rude métier qu'elle exerce, car déjà bien des fils d'anciens pêcheurs ont abandonné la pro- fession de leur père pour se livrer à des travaux plus fructueux (1). Les marins étrangers, résidant ou stationnant à Mar- seille et dans nos autres ports de la Méditerranée, ne s'y sont maintenus que par la tolérance de nos lois ; mais les dispositions législatives leur imposaient des obliga- tions qu'ils ont toujours éludées Dans la convention conclue à Madrid, le 2 janvier 1762, pour l'intelligence du pacte de famille, il est dit (art. 5) « que les pêches (1) La diminution du personnel de la pêche côtière à Marseille et dans sa ban- lieue maritime, pendant l'espace seulement de moins de dix années, a été de 125 hommes. En 1833, on comptait 157 bateaux de pêche avec 785 hommes d'équipage, et en 1842 le personnel employé n'était plus que de 660 hommes. MARSEILLE 51 sur les côtes de France et d'Espagne seront communes aux deux nations, à condition que les Français et les Espagnols s'assujettiront respectivement aux lois, sta- tuts et pragmatiques qui se trouveront établis pour les pêcheurs nationaux. » Y a-t-il eu réciprocité ? et a-t-on bien observé ces engagements? La loi de 1790 (art. 2), de même que les arrêts antérieurs, soumet les pêcheurs étrangers aux règlements des prud'hommies : pourtant ils cherchent tous les moyens de s'y soustraire. La dé- claration du produit de leur pêche, souvent infidèle, a forcé les prud'hommes de convertir, pour eux, le droit de la demi-part en un abonnement mensuel qu'ils ne payent pas toujours. Pour éviter l'envahissement de la pêche française par les étrangers, et réparer le mal qu'il en résulte à nos populations maritimes, il faudrait ne permettre sur nos côtes l'exercice de cette industrie qu'aux bateaux por- tant notre pavillon, et soumettre les pêcheurs étrangers employés sur nos embarcations aux mêmes charges que nos propres pêcheurs. Les Espagnols sont les seuls qui peuvent revendiquer en leur faveur les stipulations du pacte de famille, mais les obligations réciproques que ces stipulations imposent n'ayant jamais été observées, rien n'empêche d'en provoquer l'abrogation. Quant aux Italiens, ils ne peuvent s'appuyer, que je sache, sur aucune convention, et l'on ne saurait, sans abus, les tolérer plus longtemps à notre préjudice, si l'on veut rendre à la pêche toute son activité. Une réflexion trouve ici naturellement sa place : Les lois qui régissent la marine sont toutes spéciales ; les pêcheurs, les matelots et les ouvriers-marins sont soumis à un régime qui s'écarte des lois communes à 52 MARSEILLE tous les Français. Pourquoi ne serait-il pas permis d'adopter, à l'égard des étrangers exerçant des profes- sions maritimes , des dispositions qui auraient aussi leur spécialité , si on ne peut leur appliquer les lois générales ? En admettant que la pêche sous pavillon étranger soit prohibée sur nos côtes, il restera à prendre des mesures pour ceux de ces étrangers qui continueront de résider en France et d'exercer leur industrie sur nos bateaux. Le nombre en sera toujours très considérable, à cause des ressources qu'ils rencontrent chez nous. Quel autre motif peut les porter à cette émigration volontaire? Ils savent trop bien, par leur propre expé- rience, que nos eaux sont plus poissonneuses tant en espèces sédentaire qu'en espèces de passage ; ils savent surtout qu'ils ne retrouveraient plus chez eux la pro- tection que nos lois leur accordent. Nous devons donc nous occuper des moyens de nous les approprier en les obligeant de devenir entièrement français. Certes, ce titre est assez beau pour qu'on l'ambitionne ; l'inscription maritime y gagnera. — Ces réflexions s'adressent princi- palement à l'administration de la marine. Qu'elle y pense et qu'elle pardonne à la franchise d'un ancien marin. Il s'agit de mettre en harmonie le développement de nos forces navales avec le personnel nécessaire pour conser- ver à notre marine mihtaire le rang qu'elle doit tenir. — Deux mots maintenant sur les amateurs de pêche : Nos pêcheurs ont à se plaindre aussi de la concur- rence préjudiciable que leur fait cette multitude de riverains, qui, sous le prétexte de se livrer à un exercice d'agrément, disposent de toutes sortes de fdets et d'en- gins pour s'emparer de quantités de poissons de tout MARSEILLE 53 âge, dont quelques-uns font commerce. Ces braconniers de la mer dépeuplent les eaux et se valent de tous les moyens sans s'inquiéter des règlements et des lois. Les plus riches possèdent des thys du levant, filets de soie avec lesquels ils cernent les moindres criques, les petits golfes et Feutrée des calenques du littoral. Ils ont à leur service des nasses de toutes les dimensions, des petits palangres pour pêcher au large, des filets traînants qui draguent les fonds herbeux et ravages les frayères. Ces heureux amateurs pèchent en toute saison, dimanches et jours de fêtes, et sont en cela bien plus privilégiés que les pêcheurs de profession qui ne peuvent exercer leur métier qu'en se conformant aux ordonnances. Les riverains qui se livrent ainsi à l'exercice de la pêche ne devraient-ils pas participer également aux charges imposées aux autres pêcheurs et être soumis à la même police ? Ces amateurs sont la plupart des gens aisés qui peuvent, sans grand inconvénient, supporter les frais des plaisirs auxquels ils se livrent. Le droit de la demi -part, d'autant plus difficile à régler avec eux, quant à la quantité de poisson pris, qu'ils ne sont as- sujettis à aucun contrôle, pourrait être remplacé par un droit de pêche équivalent au moins au droit de chasse. Ce serait une espèce d'abonnement temporaire qu'ils paieraient à la prud'hommie. Et pourquoi dans le fond ne réglementerait -on pas la pêche comme la chasse en la prohibant pour ces amateurs pendant un certain temps de l'année ? La loi n'oblige-t-elle pas les chas- seurs de payer, outre le port-d'arme, le permis de chasse qui leur est délivré ? L'autorité aurait-elle moins de ménagement à garder envers de pauvres gens qui s'exposent nuit et jour, quel temps qu'il fasse, pour 54 MARSEILLE alimenter nos marchés et nourrir leur famille, qu'à l'égard de ces amateurs privilégiés qui possèdent, au grand complet, bateaux, filets et engins ? La mer est la ressource du pauvre marin ; c'est de ce champ de labeur, si libéralement fécondé par la Provi- dence, que le pêcheur de profession retire chaque jour le fruit de son travail. Il n'est pas juste de lui enlever une partie de ce produit sous le seul prétexte du plaisir de la pêche, et les amateurs, qui ne pensent qu'à leurs jouissances, devraient comprendre que chacune de leur capture est un gain de moins pour le malheureux pro- létaire qui fait métier de la mer. La tolérance d'un exercice qui, jusqu'ici, est resté en dehors de la loi commune, a été dans la baie de Mar- seille une des causes du dépeuplement des eaux. C'est là, surtout, que les riverains se montrent toujours plus passionnés pour la pêche et qu'ils s'y livrent plus li- brement. Leur nombre excède celui des pêcheurs de profession ; les moyens qu'ils emploient froissent le principe d'égalité qui fait la base des règlements sur la pêche et de l'ordre établi pour son exploitation. Avec la quantité de filets dont ils disposent, ils font une guerre désastreuse au poisson sédentaire qui se plaît dans ces parages. 11 conviendrait donc qu'une loi salu- taire vînt réprimer un abus contre lequel luttent en vain l'administration de la marine et celle des prud'- hommes-pêcheurs . Mais cette mesure rencontre une oppositoa d'autant plus grande qu'une classe influente se trouve intéressée au maintien du statu quo, et l'on continue de laisser les amateurs de pêche dans l'entière jouissance d'un exercice, frivole en apparence, et pour- tant très pernicieux. Sainte-Croix de Ténériffe. Janvier 1867. CHAPITRE II liES CATAIiA]%'S ET liA PECHE AU PAIiAIVGRE Sommaire. — Les pêcheurs à la ligne. Fabrication des hameçons. Origine de l'industrie marseillaise. Ateliers de J. Sala en 1842. Histoire de la colonie catalane. Progrès et décadence. Description du palangre. Départ pour la pêche. La tour de Planier. Les palangriers à l'œuvre. Nuit de pêche. Résultat et retour au port. Fiers pêcheurs, vieux amis de mon cœur si connus, 0 mes bons Catalans, qu'êtes-vous devenus ? AUTRAN. I En traitant des hameçons au début de ce chapitre, qu'on ne s'attende pas de ma part à une description de la pêche à la ligne. Les amateurs du bord de l'eau en savent, à cet égard, plus long que moi, je les ai dépeints autrefois (1) , rien n'est changé dans leurs habitudes ; ils sont encore aujourd'hui ce qu'ils étaient au temps d'Homère, qui a parlé le premier de lliameçon garni de l'appât trompeur. Oppien, ce maître en fait de pêche, (1) Voy. Dictionnaire de la conversation et de la lecture, article Pêche. 56 LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE n'ignorait rien non plus des ruses de Fart, et les rensei- gnements qu'il a consignés dans ses halieutiques, prou- vent que les pêcheurs de Tantiquité savaient, tout aussi bien que les nôtres, manœuvrer leur ligne pour attirer le poisson et ne pas le laisser échapper. — N'est-ce pas Ovide qui a dit : Qui semel est lœsus fallaci plscis ab hamo , Omnibus unca cibis œra subesse putat. Et, en effet, tant que le poisson n'est pas blessé, il revient mordre à l'appât ; mais, à la moindre égrati- gnure, il se sauve pour ne plus revenir. Avis aux maladroits î Ainsi, nos pêcheurs à la ligne imitent leurs devan- ciers et n'ont pas inventé la poudre. Attentifs et silen- cieux, assis ou debout sur la rive, leur longue canne à la main, ils passent des heures à l'affût d'une chance, espérant toujours quoique mystifiés sans cesse. Ces gens- là se voient partout ; chaque contrée nous en offre des types : j'en ai rencontré dans les deux hémisphères, sur les rives des fleuves, de même qu'au bord des étangs. J'en ai vu à Paris, le long de la Seine, assis sous l'arche d'un pont, imperturbables et tout à fait indifférents à ce qui se passait au-dessus. Les bords de la Méditerranée et de l'Océan m'en ont offert de plus habiles. Flâneurs de rivages, menant une vie de Robinson, ces amateurs émérites ont le teint basané et les mains calleuses ; ils pronostiquent le temps, savent l'heure de la haute et de la basse mer, connaissent les meilleurs parages et sont ichthyopliages par excellence. Je pour- rais, comme eux, faire preuve de savoir, citera propos LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE 57 Walton et ses préceptes, mais ce n'est pas un traité de pêche que j'écris et s'il est question ici des hameçons, c'est parce que j'aurais à parler bientôt d'un art de pêche qui ne saurait s'en passer. II La pêche avec hameçons est des plus variées ; elle se fait au bord du rivage ou eu pleine mer, dans les bas- fonds, au inilieu des roches, comme dans les grandes profondeurs, suivant les procédés qu'on met en œuvre et les engins dont on se sert. La consommation des hameçons est très considérable dans nos ports de la Méditerranée, surtout à Marseille où elle a créé une branche d'industrie assez importante. Nous sommes restés longtemps tributaires de l'Es- pagne pour les besoins de notre pêche : ce ne fut que vers la fin du dernier siècle qu'un Catalan vint établir à Marseille les premiers ateliers pour la confection des hameçons. Son fils, Joseph Sala, a donné depuis un grand développement à cette industrie par les perfec- tionnements qu'il a introduits dans la fabrication des hameçons blancs et des bronzés, trempés au bleu d'a- cier, qui font concurrence aux produits anglais. Leur excellente qualité ne laisse plus rien à désirer. De 1815 à 1830, Sala a fabriqué souvent jusqu'à 28,000 hame- çons par jour. Il en a fourni à la pêche marseillaise, en a expédié aux pêcheurs de l'Océan ; il en a pourvu notre pêche fluviale, en a fait des envois considérables 58 LES CATALANS ET lA PÈCHE AU PALANGRE en Italie, dans le Levant et en Espagne même, où les hameçons de Marseille obtiennent aujourd'hui la pré- férence. Les pêcheries de Terre-Neuve et du Grand- Banc, qui en consomment beaucoup, les tiraient aussi de la fabrique de Sala ; c'était aussi chez lui que venaient faire leurs commandes les maisons de com- merce qui expédiaient au Sénégal et sur la côte de Guinée. Enfin, la pêche au palangre, que Témigration catalane avait importée à Montevideo et dans les eaux de La Plata, en réclamait chaque année des milliers. La fabrication des hameçons est des plus faciles ; elle n'a pas besoin d'un nombreux personnel et n'exige pas beaucoup de main d'œuvre. Le fil de fer, dont on se sert, provient des usines du Jura et s'emploie sans préparation. On le choisit de la grosseur des hameçons dont on a besoin ; le même homme coupe ces fils de la longueur convenable, leur fait le barbillon ou crochet au moyen d'un instrument ad hoc , leur aiguise la pointe en quelques coups de lime, les aplatit par l'autre bout d'un seul coup de marteau pour obtenir la palette et leur donne ensuite la courbure. En moins d'une heure, un bon ouvrier peut donner la forme à mille hameçons. Lorsque je visitai les ateliers de J. Sala, en 1842, cet habile industriel occupait encore une dizaine d'ouvriers, malgré la concurrence d'une autre fabrique qui four- nissait aussi aux besoins de la consommation. Les hameçons blancs passent par Tétamage, opération des plus simples, qui leur donne le brillant, les rend plus souples, plus durables et les empêche de s'oxyder. Les pêcheurs catalans les préfèrent ; on les emploie, dans la Méditerranée pour la pêche des merlans et en LES CATALANS ET LA PÊCHE AU PALANGRE 59 général de tous les poissons qu'on prend au palangre ou aux lignes de fond. Dans la mer du Nord, ils servent à la pêche de la morue et des maquereaux. Les hameçons brunis au bleu d'acier sont destinés à différents autres genres de pêche ; ils offrent plus de résistance, mais ils sont sujets à se casser quand leur trempe est mauvaise. L'avantage qu'on obtient de l'emploi des hameçons blancs, consiste dans la facilité de les retirer en les redressant, lorsqu'ils sont trop engagés dans les chairs. Les pêcheurs les recourbent ensuite avec un petit instru. ment (la voltej pour les ramener à leur état primitif. Les fabriques marseillaises fournissent des hameçons de toutes les grandeurs et de toutes les formes, depuis ces puissants émerillons à chaîne de fer galvanisé, pour pêcher les requins, jusqu'aux infiniment petits qu'on empile avec des fils de soie et qui servent à la chasse aux grives Le grand saint Hubert me pardonne! C'est la pêche aux grives que j'aurais dû dire en par- lant de ces miniatures d'hameçons, dont la lon2;ueur n'excède pas un millimètre et qu'on amorce avec un petit ver. Affreux supplice qu'endurent ces pauvres oiseaux du bon Dieu, pris comme des poissons, jusqu'à ce qu'on les décroche ! Pour la pêche avec la palangrotte, on arme aussi les lignes avec des hameçons blancs (1), et l'on emploie pour appât la chevrette^ dont les trigles, les aurades et les auriols sont très friands. La capture des grands pa- gels, des castagnoles, des merlans et d'autres poissons de palangre, réclame des hameçons beaucoup plus gros (1) Des nos 18 à 20. Les n^^ 10, 1 1 et 12 sont employés à la pêche des pagres et des sargues, et les n-^^ de 20 à 30 à celle des grands pagels. etc. 60 LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE et l'appât de la petite sardine,' de la chair du calmar ou du poulpe. Les hameçons blancs sont encore destinés à la pêche des sargues, poissons rusés et très défiants, qui désespèrent les pêcheurs en flairant l'appât qu'ils ne touchent que du bout des lèvres et qu'ils enlèvent pourtant avec dextérité en évitant l'hameçon. Les Amé- ricains des États-Unis ont enfin triomphé des ruses du pagre : ils viennent d'inventer le double-hameçon à détente, petit piège des plus ingénieux qui saisit le poisson dès qu'il touche à l'appât. L'établissement de J. Sala me mit au courant des inventions les plus curieuses en engins de pêche et son propriétaire mit dans cette exhibition une grande com- plaisance. Il me montra des palangres tout montés et une foule d'autres objets faisant partie de son com- merce : du fil de laiton d'Allemagne en boîte et en paquets roulés, pour l'empile des lignes, des petits grappins plombés, hérissés de pointes aiguës en fer étamé, qu'il nommait tautenières ^ et que les pêcheurs du nord désignent sous le nom de tiir lûtes. On s'en sert pour la pêche des calmars (1). Mais parmi le grand nombre d'articles que J. Sala me fit connaître, le poil d'Espagne mérite une mention toute particulière, à cause de sa singulière origine. Cette espèce de soie a reçu différentes dénomina- tions, poil de Florence, poil de Messine, pitre; on la tire des boyaux des vers à soie qui n'ont pu filer leur cocon et qui sont restés pleins. Ces vers sont d'abord passés au vinaigre ; on les ouvre ensuite et on en retire les boyaux qui fournissent deux fils de soie très déliés (1) Calmar en provençal taouteno, et de là le nom de l'instrument de pêche (tautenière). LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE 61 et assez longs, mais dont on n'emploie que la partie du milieu ; les deux extrémités, à soie frisée, sont mises au rebut. Ces fds de soie s'adaptent au bout des lignes; leur finesse les rend invisibles dans l'eau à cause de leur transparence et empêche que les poissons ne les coupent avec leurs dents. Les explications que J. Sala se plaisait à me donner doublèrent l'intérêt que m'offrit l'examen de tous ces objets et j'appris de cet intelligent industriel bien des choses que j'ignorais auparavant . Sala était grand amateur de pêche : ses renseignements sur l'art du palangre me furent très précieux ; son genre de com- merce le mettait journellement en relation avec les pê- cheurs catalans alors établis à Marseille. C'était chez lui qu'ils se pourvoyaient : « Ce sont d'excellentes pratiques, me disait-il, mais fort économes; mes hame- çons leur durent trop, car ils les font rétamer lorsque, à force de service, ils commencent à prendre la rouille. » III Ce fut en 1721, après la peste qui décima d'une manière si terrible la population de Marseille, que quelques familles catalanes vinrent s'établir dans une anse voisine du vieux port, où elles fondèrent une co- lonie de pêcheurs qui s'accrut plus tard par l'arrivée d'autres compatriotes. Nos pêcheurs provençaux ne virent pas sans jalousie l'active concurrence que venaient leur faire ces étran- 62 LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE gers, et, dès l'an 1728, il en résulta des mésintelligences et des querelles dans lesquelles l'autorité supérieure eut souvent à intervenir. Les Catalans , il faut le dire, n'eurent pas toujours tort dans leurs réclamations : plus d'un siècle de cabales et de disputes, sans cesse renais- santes, compromirent un peu l'ancienne réputation de justice et d'impartialité que nos patrons-prud'hommes s'étaient acquise. Les Catalans, comme tous les pêcheurs étrangers qui viennent exploiter notre fond de pêche, faisaient intervenir leur consul et réclamaient certains privilèges de nationalité incompatibles avec les règle- ments locaux. Ils voulaient à tout prix se soustraire à l'autorité des prud'hommes. En ^822, et même jus- qu'en 1834, ils tentèrent encore, à plusieurs reprises, de soutenir leurs prétentions, sans pouvoir néanmoins changer la position qu'ils s'étaient faite eux-mêmes par le fait de leur établissement sur nos côtes, car l'indus- trie qu'on les avait laissé libres d'exercer, leur imposait l'obligation de se soumettre à nos lois. Mais, à la longue, les esprits finirent par se calmer, et des alliances contractées entre les pêcheurs des deux nations, vinrent réunir les familles rivales. En 1842, lorsque j'étais à Marseille, la communauté d'intérêts avait amené des rapports plus intimes et un heureux accord régnait enfin entre les deux partis. Dans le fond , ces Catalans, devenus Marseillais, méritaient plus de sympathie que les autres pêcheurs étrangers. Ils se livraient presque exclusivement à la pêche au palangre, qui ne peut se faire avec avantage qu'à de grandes distances de terre. C'étaient eux qui ahmentaient nos marchés en gros merlans et autres pois- sons de luxe qu'ils allaient pêcher dans la haute mer, LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE 63 par de grandes profondeurs. Leurs bateaux, bien cons- truits et parfaitement équipés, pouvaient mieux résister que les nôtres, dans les temps orageux, aux bourrasques du golfe. Il m'intéressait donc de me renseigner sur l'associa- tion de ces pêcheurs, dont la plupart habitaient encore dans le petit port qui jadis avait servi de refuge aux premières barques phocéennes. Je savais que l'art de pêche, auquel ils se livraient de préférence, était un des plus importants, et je m'étais promis de l'étudier dans sa pratique et ses moindres détails. IV /yrue c4^kvx- Les anciens règlements sur la pêche au palangre (1) fixaient à 4,800 le nombre d'hameçons que devait porter un bateau palangrier. Ces hameçons s'attachent à des bras de ligne distri- bués à la distance d'une brasse les uns des autres, tout le long d'une ligne-mère, La longueur d'une ligne-mère est de 300 ou de 1 ,200 brasses, avec un nombre égal d'hameçons ; celle des bras de ligne est de deux mètres (2). (1) Arrêt du conseil d'Etat du roi, 9 mars 1776. (2) Une ligne-mère, ainsi montée, forme le palangre de 300 brasses, ou bien celui de 1,200, tous les deux enroulés dans un cabas de paille ou dans un canesteau sur les bords duquel on accroche les hameçons. L'armement d'un bateau palangrier fut fixé, par les mêmes règlements, à quatre canesteaux ou à seize cabas, ce qui portait toujours le nombre d'hameçons à 4.,800. On emploie aussi des palangres de 120 brasses, contenus dans des mannes en sparterie (couffins), dont le nombre réglementaire est alors de quarante couftms par bateau. 64 LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE Les Catalans établis à Marseille, bien que soumis, comme les pêcheurs provençaux, à ne porter que le nombre d'hameçons déterminé par les règlements , avaient varié les dimensions de leurs palangres, qui étaient de 120 à 140 brasses, sur 50 ou 51 bras de hgne disposés à deux brasses de distance les uns des autres le long de la ligne- mère. Chaque bateau catalan ne pouvait porter au plus que quarante palangres (1 ). Cette pêche a lieu de nuit ; on tend les lignes le soir et on les retire quelques heures après. La Cassidagne, entre Cassis et La Ciotat, dont les grands merlans d'un noir bronzé fréquentent les profondeurs, a toujours été pour les palangriers un poste de pêche privilégié. Il y a là des abymes sous-marins de plus de 300 brasses, dans lesquels ces habiles pêcheurs ne craignaient pas de descendre leurs lignes. Des fonds de pêche de 80 brasses, à trente lieues du port de Cette et d'autres de 65 à 70 brasses à quinze lieues au sud d'Aiguemorte et des Bouches-du- Rhône, fournissaient aussi d'excellents poissons que les Catalans allaient vendre dans les mar- chés du littoral. Une seule barque peut tendre plusieurs palangres attachés bout à bout, les uns à la suite des autres (2). Lorsqu'on opère sur des espaces de mer de peu d'éten- due, il faut une très grande connaissance de la nature (1) Un palangre catalan ordinaire, armé et tout monté, coûte douze francs. Les hameçons, dont se servent ces pêcheurs, sont de différentes grosseurs, suivant l'espèce de poisson auquel ils les destinent. Les plus grands se vendent quatre francs le miUier et les plus petits deux francs. (2) Les quarante palangres que les règlements permettent pour chaque bateau ne sont jamais calés à la mer bout à bout. Les Catalans en réunissent seulement une douzaine au plus, ajustés ensemble, qu'ils tendent successivement et parallèle- ment dans les mêmes parages. Il est même des saisons où ils ne vont à la pêche qu'avec vingt ou vingt-cinq palangres. LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE 65 du fond pour descendre ces engins de pêche dans les parages rocailleux qui avoisinenl la côte, car il importe d'éviter autant que possible, par des détours, les ro- ches et les autres obstacles qui pourraient embarrasser la pêche en embrouillant les bras de ligne. Les courants sous-marins et l'agitation des flots, dans les temps de bourrasque, mêlent souvent ces engins les uns avec les autres. L'adresse des pêcheurs est vraiment admirable pour débrouiller toutes ces lignes confondues. La pê- che, dans ce cas, se fait à la part entre tous les bateaux, car il serait difficile de reconnaître le lot de chacun, bien que chaque palangre porte la marque du patron do barque auquel il appartient. Il y a différentes manières de tendre (caler) les pa- lan grès. Je vais tacher de donner une idée du palangre en pendis ^ art de pêche des plus ingénieux et dans lequel les Catalans sont nos maîtres. Par cette méthode, la ligne-mère reste suspendue entre deux eaux en décrivant des ogives d'où pendent les bras de ligne et les hameçons qui y sont attachés. Pour obtenir cet effet, un fort orin de sonde, auquel est fixé nn poids de pierre, est descendu sur le fond de pêche où il reste mouillé. A sa partie supérieure est attachée une bouée ou signal flottant, surmonté d'un petit bâton portant une clochette et une banderole blan- che. Ce signal sert, pendant la nuit, à retrouver le point où l'on a calé les palangres. Le mouvement du flot agite la clochette, dont le son guide le bateau vers l'endroit où se trouve le signal que la banderole blanche fait apercevoir. Lorsque, pendant les nuits obscures, plusieurs de ces engins de pêche sont tendus dans les mêmes parages 5 66 LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE au milieu des solitudes de la haute mer, les clochettes des signaux palangriers ont souvent alarmé les navires venant du large, et plus d'un capitaine, trompé par ces sons inattendus qui ressemblent à un carillon lointain, a pu se croire trop près de terre. Mais je poursuis mes explications du palangre en pendis : ^. La ligne-mère^, qui supporte les bras de ligne , est attachée par le bout sur l'orin de sonde à une distance convenable pour que les hameçons restent suspendus entre deux eaux sans toucher le fond. Le palangre des- cend donc sur le fond de pêche avec l'orin. Il faut beaucoup de précaution et une grande pratique dans la manœuvre en faisant filer cette longue ligne avec tous ses accessoires. Pour qu'on se rende bien compte de ces difficultés, faisons connaître avant tout l'armement complet du palangre à la Catalane, préparé pour la pêche. On sait déjà que la ligne-mère est garnie, de deux brasses en deux brasses, de petits bras de ligne qui ont eux-mêmes environ 3™ 40^ de longeur et à l'extrémité desquels sont fixés les hameçons. De six bras en six bras de ligne, au lieu d'un hameçon, on fixe alternati- vement, au bras de ligne intermédiaire, un poids de pierre et une rondelle de liège. Par ce moyen le palan- gre se développe sur le fond de pêche en une série d'arceaux en ogive que lui font décrire successivement et tour à tour les rondelles de liège, qui le maintiennent soulevé entre deux eaux, et les poids de pierre, qui le retiennent au fond. D'autres fortes lignes sont placées en outre , de distance en distance sur la ligne-mère et remontent jusqu'à la surface de la mer au moyen de ^r. - & LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE 67 petites bouées attachées à leur extrémité supérieure, afin que le palangre, qui s'étend sur le fond de pêche, reste soulevé et oppose moins de résistance vers les points qui correspondent à ces bouées flottantes (1). Dans la pêche au palangre traînant , au contraire, la ligne-mère est simplement tendue à la hauteur des bras de ligne dans toute sa longueur, sur le fond de pêche où reposent les hameçons. Des poids de pierre et des signaux de liège soutiennent la ligne-mère et se succèdent alternativement de distance en distance, pour maintenir le palangre étendu. Tous les pêcheurs, du reste, ne suivent pas les mêmes régies, et la manière de tendre les palangres varie suivant la nature des fonds et l'espèce de poisson dont on veut s'emparer, dans les divers parages où ce genre de pêche peut se faire. Les pêcheurs espagnols sont généralement reconnus pour les plus habiles dans Vart du falangre^ que Regart appelait art royal, le plus innocent parcegtùil n épuise pas la mer (2). Il aurait pu ajouter aussi qu'il fournit le meilleur poisson. Mais quelle que soit l'expé- rience des pêcheurs, ils ne peuvent savoir d'une manière précise, dans bien des cas, à combien de brasses ils doivent descendre leurs lignes pour obtenir une bonne pêche. Il est des poissons qui n'habitent que les grands fonds, d'autres qui vaguent plus ou moins près de la surface de l'eau; les variations de la température les (1) Les Catalans employent des calebasses vides (boyas de calabaza) au lieu de bouées de liège, pour attacher aux extrémités des lignes de fond qui soutiennent le palangre. Ces flotteurs, beaucoup plus légers, facilitent beaucoup la levée des engins en allégeant le poids par leur disposition le long de l'appareil de pêche. (2) D°. A. Sàaez Reguart. Diccionario historico de las artes de la pesca na- cional, t. iv, p. 297. 68 LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE obligent de se déplacer ; ils s'enfoncent plus profondé- ment quand les couches supérieures se refroidissent, tandis que la chaleur les convie à remonter vers la surface, et, dans les temps calmes, on les voit même s'ébattre à fleur d'eau. Ces incertitudes déterminent souvent les pêcheurs de tendre leurs palangres en travers, c'est-à-dire diagona- lement, depuis la surface de la mer jusqu'au fond, en traversant ainsi toute la couche des eaux. Par ce pro- cédé, les bras de ligne, distribués le long du palangre, présentent successivement l'appât aux poissons à toutes les profondeurs. Ces palangres obliques se calent sous voile ou à la rame par plusieurs rangées et ils restent tendus, à la distance convenable, sur le fond de pêche avec la barque qui les retient par un des bouts, jus- qu'au moment où on les retire. La pêche au palangre, comme on a pu le com- prendre, est difficile, pénible et par fois dangereuse; elle exige des hommes adroits, intrépides, vigoureuse- ment constitués et exercés dès l'enfance à ce rude mé- tier. Les barques catalanes, employées à cette pêche, sont communément de trois tonneaux, larges, peu profondes, à demi pontées et bien taillées pour la marche. Elles n'ont qu'un seul mât à voile latine, un peu incliné de l'avant ; elles portent bien la voile et vont également bien à la rame. C'est à cette forme de construction et à la nature de l'armement, presque LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE 69 autant qu'à l'énergie et à la pratique des marins qui les montent, qu'elles doivent leur supériorité dans le genre de pêche auquel on les destine. Les améliorations que les Catalans ont introduites dans la pratique du palangre, sont fondées sur la con- naissance des instincts des poissons et des moyens les plus efficaces pour s'emparer des espèces qui fréquen- tent les profondeurs auxquelles leurs lignes peuvent atteindre. Ainsi, ce n'est pas sans raison qu'ils dispo- sent les bras de ligne de leurs palangres à deux brasses de distance les uns des autres sur la ligne-mère, au lieu de les placer à une brasse seulement, comme font nos pécheurs. Ils ont voulu, par ce procédé, qui donne plus d'écart aux bras de ligne, empêcher ceux-ci de se croiser et par conséquent aux hameçons, qui s'y ratta- chent, de s'accrocher entre eux. Lorsque les bras de ligne sont trop rapprochés, les gros poissons déjà pris, qui se tourmentent et s'agitent sur les hameçons qui les retiennent captifs, font fuir tous ceux qui viennent se prendre aux hameçons voisins. Placés à deux brasses de distance (3™ 75^) les uns des autres, cet inconvé- nient, qui rend souvent la pêche infructueuse, n'est plus à craindre. Un fait observé par les pêcheurs et que j'ai pu cons- tater moi-même, prouve évidemment que par le pro- cédé du palangre tendu en pendis, les poissons s'ef- frayent moins et mordent plus facilement à l'appât. Il arrive souvent qu'un petit poisson déjà pris à l'hame- çon, est lui-même englouti par un autre beaucoup plus gros, qui, victime de sa gloutonnerie, reste captif à son tour. L'expérience a du reste suffisamment démontré l'excellence de la méthode du palangre en pendis , ^ "^ lA\j^ \\^'^<.'\iA 70 LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE adoptée par les Catalans. Cette manière de tendre les lignes entre deux eaux est des plus favorable à la pêche pour s'emparer des poissons de forte taille dans les grandes profondeurs. Les palangres, disposés en pendis, forment plusieurs lignes parallèles au-dessus du fond dépêche sur lequel les hameçons sont suspendus; de sorte que les poissons, qui vaguent à la recherche de leur proie, dans l'espace de mer qu'occupent ces engins, peuvent plus facilement rencontrer l'appât qu'on leur a tendu, soit qu'ils passent au-dessus ou au-dessous des lionnes. L'appât dont se servent ordinairement les Catalans pour amorce, est la sardine ; mais ils employent aussi la seiche (1 ) coupée en morceau et la chevrette ou ca- rambo de provence. Ils se servent également du poulpe, bouilli dans son noir et dont l'odeur de musc attire, dit-on, les gros pagels (2) et les sargues (3). Pour les aurades (4), qui atteignent le poids de cinq kilogram- mes, ils amorcent avec la sardine ou le hareng. YI En 1790, la colonie catalane de Marseille avait fait des progrès notables ; elle comptait déjà \ 80 individus nés dans le pays et possédait 75 barques bien équipées et montées par 400 pêcheurs. Ainsi, lorsque trente (1) Sepia officinalis. (2) Sparus erithriiius. (3) Sparus sargus. (4) Sparus auratus. LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE 71 bateaux palangriers se livraient en même temps à la pêche, ils pouvaient mettre à la mer 144,000 hameçons à la fois. Ce fut l'époque de la grande prospérité de la pêche au palangre. On citait un bateau qui, le 14août^ de cette même année, avait apporté à lui seul, au mar- ché de la ville, 2,000 kilogrammes de beaux poissons. Les palangriers catalans consommaient alors chaque année, pour amorcer leurs lignes, plus de 176,000 kilogrammes de sardines. C'était une dépense en appâts d'environ 70,000 francs, car le prix de la sardine, à cette époque, n'était que de 15 à 20 sols le quintal. Le beau poisson de palangre se vendait en gros à 7 ou 8 sols la livre (70 à 80 centimes le kilogramme). Or, le produit total de la pêche des palangriers catalans étant évalué, dans les documents que j'ai consultés (1), à 780,250 kilogrammes pour l'année 1790, il en résul- terait que la pêche catalane rapportait plus de 600,000 francs. Je dois faire observer, pour compléter ces renseigne- ments, que la pêche au palangre ne peut avoir lieu tous les jours, car il faut, avant tout, que les pêcheurs aient le temps et l'occasion de se procurer l'appât, qui sou- vent leur manque (2). Aussi, ne peuvent-ils faire que deux pêches au plus par semaine, et, en outre, ils sont forcés de suspendre leurs opérations pendant trois mois de l'année, lorsque les sardines qui leur servent d'appât deviennent rares, car les frais d'achat seraient trop onéreux. (1) Mémoire de Villecrosa, adressé à l'assemblée nationale en 1790 (archives du bureau de la marine à Marseille). (•2) Les règlements obligent les bateaux sardiniers de livrer en mer, aux palan- griers qui ont besoin d'appât, une partie de leur pêche au prix-courant. i2 LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE En 1842, la pêche au palangre n'offrait déjà plus les mêmes bénéfices, et bien que la colonie catalane de Marseille fût encore assez nombreuse, on n'estimait guère, au maximum, qu'à 400 kilogrammes de pois- sons , la pêche d'un bateau palangrier. Il n'y avait plus alors à Marseille qu'une quarantaine de barques catalanes, dont la moitié seulement s'exerçait encore au palangre sur des fonds de pêche épuisés; les autres faisaient la fêche à la sardine. Le personnel était réduit à 280 hommes, qui occupaient toujours l'ancienne crique (les Catalans) où la première colonie était venue s'établir. Toutefois, si la mer de Marseille n'offrait plus à ces hardis palangriers les mêmes avantages qu'au- paravant, l'enseignement de leur pratique avait été profitable à nos pêcheurs. VII J'eus occasion, pendant mon séjour à Marseille, de voir à l'œuvre les Catalans. Deux des principaux pa- trons palangriers, avec lesquels J. Sala m'avait fait faire connaissance, me proposèrent d'assister à leurs pêches. Je n'ai rien oublié de ces intéressantes expédi- tions; la première surtout, que je fis avec patron Isidro, est restée gravée dans ma mémoire, et, en la racontant ici les joies m'en reviennent avec les sou- venirs. Par une belle journée d'été, je m'étais rendu à l'anse des Catalans, où mon brave patron m'avait offert sa cordiale hospitalité dans ce vieux manoir, à l'aspect LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE 73 pittoresque, espèce de cabajoutis qu'habitaient en com- mun plusieurs familles de pêcheurs. Le soleil commen- çait à descendre vers l'horizon, et les barques, encore halées à terre, conservaient le mât et Tantenne allongés sur les bancs de poupe à proue; mais les palangres, artistement roulés dans leurs corbeilles, avec les hame- çons amorcés et pendants sur les bords, indiquaient que tout était déjà disposé pour la pêche et qu'on ne tar- derait pas à partir. En effet, patron Isidro me fit bientôt monter dans sa barque et placer à son côté; puis, sur son ordre, les hommes de l'équipage, aidés de quelques compagnons, firent glisser l'embarcation sur la plage et la lancèrent à la mer. Cette manœuvre s'exécuta en un clin-d'œil : la barque était à peine à l'eau, que tous nos pêcheurs sautèrent dedans et saisirent les rames. Le vieil Isidro était au gouvernail, et quelques minutes après nous doublions les rochers qui abritent la crique et nous nous dirii^ions vers la haute mer. A mesure que nous avancions en nous éloignant de la côte, une brise fraîche accélérait notre marche ; le patron fit dresser le mât et l'antenne; on déploya la latine et nos rameurs purent se reposer, car la barque, sous la seule impulsion du vent qui gonflait la voile, fendait l'onde comme un dauphin. Cette navigation tranquille au milieu du beau golfe, dont le panorama se développait jusqu'à perte de vue, avait quelque chose de ravissant. Toute la côte se dé- roulait sous nos yeux pour se prolonger en une immense enceinte, avec ses montagnes bleuâtres et ses promon- toires se dessinant sur l'azur du ciel... Mais des teintes vaporeuses voilaient déjà le lointain, et je ne pus 74 LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE embrasser qu'un instant du regard, et comme à vol d'oiseau, ce spectacle de la terre qui semblait nous fuir. Nous naviguâmes ainsi sur cette belle mer pendant la première heure; le ciel, encore resplendissant de clarté au moment de notre départ, se dora peu à peu des teintes chaudes qui annoncent la tombée du jour, et le soleil, au bout de sa course, se coucha dans ses splendeurs. — La terre avait disparu : bientôt la nuit se fit et la brise continua de fraîchir. Alors notre bar- que, toujours plus ardente sous l'aiguillon du vent, bondit sur la lame en laissant après elle un long sillon d'écume qu'illuminait la phosphorescence des eaux. Il y avait plus de deux heures que nous avions quitté la côte ; la lune ne s'était pas encore levée et cepen- dant les reflets d'une lumière éblouissante se manifes- taient par instants C'était le phare de Planier que nous avions dépassé et dont le feu tournant, en s'éclip- sant à chaque minute, nous envoyait ses éclats. Ce phare, isolé en mer à huit milles au sud-ouest du port de Marseille, éclaire le navigateur et le guide dans sa route aux atterrages de la côte. Sa tour, de quarante mètres d'élévation sur le rocher presque à fleur d'eau qui lui sert de base, lance les lueurs étincellantes de son fanal jusqu'à vingt milles à la ronde. Merveilleuse et bienfaisante invention, dont le génie de notre Fres- nel (1) a doté le monde ! Patron Tsidro, qui, d'après la marche de sa barque et la position du phare de Planier, s'estimait à cinq (1) Jean- Auguste Fresnel, ingénieur français et examinateur à l'Ecole Polytech- nique, mort en 1827. Ses belles découvertes sur la lumière appliquée à l'éclairage des phares, ont donné naissance au nouveau système adopté par toutes les nations maritimes. LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE 75 lieues environ de notre point de départ, jugea qu'il était temps de commencer les opérations préparatoires de la pêche. Le vent avait faibli ; on serra la voile et un seul homme guida l'embarcation à la rame. Nous étions arrivés sur un fond de pêche de plus de 80 brasses, et il s'agissait de descendre les lignes jusqu'à cette profondeur. Alors notre patron confia le gouvernail à un jeune novice, tandis que, resté debout de l'arrière pour diriger le travail, il fit ranger trois de ses matelots auprès de lui pour donner la main à Touvrage dans l'importante manœuvre de caler les palangres. Sur le commandement du patron, le timonier mit le cap au vent et vogua dans cette direction. Le vieil Isidro saisissant aussitôt l'orin de sonde (1), le lança à la mer. La bouée attachée à cette longe amarre, resta flottante comme signal indicateur du parage où com- mençait la pêche, tandis que l'orin, entraîné au fond par le poids de pierre, était suivi, dans son mouvement d'immersion, par la maîtresse-ligne du premier palan- gre qui plongait aussi avec tout son attirail, à mesure qu'on la faisait filer. Cette double opération s'exécuta avec une dextérité et un ensemble qui dénotaient de la part des pêcheurs une pratique consommée. Le matelot placé à côté du patron, lui passait tour à tour les pa- niers qui contenaient les lignes et qu'il déroulait à mesure en les liant bout à bout; les autres compagnons disposaient en même temps les différentes parties de ce long appareil de pêche, soit en se tenant prêts à frapper (1) Cet orin de sonde, d'une longueur suffisante pour pouvoir atteindre le fond, est toujours préparé d'avance. La ligne- mère du premier palangre qu'on doit mettre à la mer, est préalablement amarrée par le bout sur l'orin à un ou deux mètres du poids de pierre qui le tient fixé sur le pond de pêche. 76 LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE des amarres sur la ligne-mère qu'on continuait de filer à la mer, soit en fixant des poids de pierre ou des petites bouées, pour contrebalancer la résistance que toutes ces lignes devaient opposer à l'action des courants sous-marins. Ce fut ainsi qu'une trentaine de palangres, réunis ensemble, se déroulèrent successivement sous mes yeux pour aller se développer en arceaux à la profondeur de plus de 1 36 mètres î Certes, un art de pêclie si com- pliqué dans ses détails, si ingénieux dans ses combi- naisons, est vraiment admirable; mais ce qui étonne bien plus encore, c'est qu'on puisse le pratiquer au milieu d'une nuit obscure, dans les profondeurs des eaux et souvent au sein d'une mer tourmentée. Lorsqu'on arriva au dernier bout des palangres, la maîtresse-ligne fut retenue sur le fond par un fort poids, auquel était fixé un autre orin avec sa bouée flottante. Ce fut sur cette bouée que s'amarra notre barque, après avoir terminé cette première opération, (c II est temps de se reposer et de penser au souper, car je crois qu'il est bientôt neuf heures,» me dit alors patron Isidro en regardant les étoiles. Ma montre mar- quait 9*^ 10', mais j'avais plus de confiance en l'horloge du vieux pêcheur. Mon estomac, excité par l'air marin, avait besoin de se reconforter ; aussi ce ne fut pas sans plaisir que je vis les préparatifs du repas, dont chacun paraissait souhaiter, comme moi, de prendre sa part. Nos hommes s'installèrent dans un coin de la barque, et le novice apporta une grande jatte contenant du poisson en marinade, avec tomates et oignons. Le pain de l'équipage fut tiré d'un sac en sparterie, et une espèce de bidon à bec, rempli de vin, compléta le service. — LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE 77 On avait suspendu un fanal au mât du bateau et je pus observer, tout en partageant le repas de mon pa- tron, nos gens se restaurant de leurs fatigues. Le bidon circula souvent à la ronde et mes braves Catalans se rafraîchirent tour à tour en arrosant leur gosier. Mais cette manière de boire à la régalade, exigeant une cer- taine pratique, je rendis grâce au vieil Isidro de m'en avoir dispensé. Un verre avec une bouteille d'excellent vin avait été mis dans notre panier à provision. Après ce soupe à la belle étoile, on fuma des ciga- rettes, puis chacun s'étendit où il put, et un seul homme veilla pour les autres, bien que l'aspect de la mer et du ciel fût très rassurant. Un calme plat régnait sur les eaux, et le firmament tout constellé promettait une nuit tranquille. Je fis donc mes dispositions pour la passer le mieux possible : un caban de laine, que m'of- frit le patron, me servit à la fois de matelas et de cou- verture ; je me couchai sur un banc de l'arrière et je ne tardai pas de m'endormir. VIII A peine le jour commençait-il à poindre que le vieil Isidro me réveilla. Tous nos gens étaient déjà debout et je vis qu'on s'apprêtait à lever les lignes. Le patron fit détacher la barque de la bouée sur laquelle nous étions restés amarrés pendant la nuit ; un homme prit les avirons et le reste de l'équipage hala sur l'orin de sonde. — Je croyais qu'on commencerait la pêche par l'autre bout, c'est-à-dire par le premier orin que nous avions 78 LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE mouillé la veille et dont le signal devait porter la son- nette. J'en fis la remarque au patron : « Nous ne pla- çons pas la canif anilla lorsque le bateau reste mouillé sur le fond de pêche, me répondit-il, elle ne nous est nécessaire que dans les parages dont nous nous éloi- gnons pendant quelques heures, après avoir calé nos palangres, soit pour retourner à terre et revenir plus tard, soit pour nous occuper ailleurs à pêcher du pois- son qui doit nous servir d'appât. Quant à la levée des palangres, il nous est maintenant plus facile de com- mencer par l'orin sur lequel nous sommes restés mouil- lés, d'autant plus que les courants nous sont favorables. Nous allons donc reprendre les lignes en remontant et en nous guidant sur les petites bouées flottantes pour suivre la direction de la maîtresse-limie. Mais cette manœuvre a besoin de se faire sans trop se presser, c'est pourquoi un seul homme suffit pour conduire la barque; les autres auront bien assez de besogne. Vous pourrez donc observer tout à votre aise. » Lorsque les quatre-vingts brasses d'orin furent ren- trées à bord, on commença par haler sur la ligne-mère et dès cet instant le vieil Isidro, tout à son affaire, ne s'occupa plus qu'à diriger la pêche en donnant, par intervalle, ses ordres au rameur : à bâbord/ à stri- bord! à la via! basta! commandements qu'on peut traduire par à gauche! à droite! en avant! halte ou assez ! A mesure que la maîtresse-ligne était tirée du fond, les petits cordeaux d'oi^i pendaient les hameçons, se présentaient avec elle. Aucun poisson n'était pris aux premiers qui apparurent, mais l'appât avait été man- gé C'était bon signe! Bientôt se montrèrent plu- LES CATALANS ET LA PECHE AU PAL ANC RE 79 sieurs gros merlans (1) et quelques grandes mustelles (2) aux nageoires liserées de noir. Tous ces poissons, morts d'asphyxie , les yeux hors de leur orbite , la bouche ouverte avec l'œsophage et l'estomac saillant, témoignaient des tourments qu'ils avaient dû souffrir sur les lignes et de leurs efforts désespérés au moment qu'on les avait retirés des profondeurs de la mer. Les opérations de la pèche se poursuivaient sans relâche; patron Isidro tirait le palangre tout en guidant sa barque et faisait passer les lignes au matelot placé près de lui, qui décrochait aussitôt les poissons, tandis que les autres détachaient les pierres et les petites bouées en enroulant à mesure les palangres dans leurs paniers. La pêche continuait à souhait : de superbes merlans, au dos nuancé d'un vert noirâtre, se montraient plus nombreux, mais je voyais aussi apparaître de temps en temps de beaux spares (3), des mustelles blanches (^, au corps argenté, quelques grondins (5), des aurades (6), et enfm deux ou trois énormes merou (7). Toutes ces belles espèces furent jetées dans de grandes corbeilles, et lorsqu'on arriva au dernier bout des palangres, la totalité de notre pêche fut évaluée à plus de quatre cents livres de poissons. «Ce n'est pas trop, mais c'est suffisant; me dit patron Isidro que je félicitais, nous ne pouvions guère espérer une meilleure chance; ces mers sont dépeuplées depuis que les maudits fdets des (1) Gadus meiiucius. (2) Blennius phycis. (3) Spams dentex. (1) Blennius gadoïdes. (5) Trigla gurnardus. (6) Sparus auratus. (7) Serranus gigas. 80 LES CATALANS ET LA PECHE AU PALANGRE tartanes les ravagent incessamment. D'autres auront été peut-être encore moins favorisés que nous. )^ En effet, en interrogeant les patrons de deux barques catalanes qui nous croisèrent au moment que nous faisions nos dispositions de départ, nous fumes convaincus que nous n'avions pas été les moins mal partagés. La brise s'était levée fraîche et bonne : nous remîmes sous voile et en moins de deux heures nous atteignîmes l'anse des Catalans. Mon patron voulait m'y mettre à terre, mais je préférais rentrer de suite au port où la barque allait débarquer son poisson. Je sentais le besoin de me reposer et rentrais chez moi très satisfait de la pêche. EPIIiOGITE VINGT ANS APRKS (1862) Vous, vers qui je reviens sans qu'on me reconnaisse. AUTRAN. De retour à Marseille après vingt ans d'absence,* j'aurais pu m'appliquer aussi , avec non moins d'à- propos que mon compatriote Autran, le vers inscrit en tête de cet épilogue. Mon cœur, du moins, ressentait le même regret à l'aspect de ces rivages chéris où s'étaient passés mes jeunes ans ; en revoyant l'anse de la Ma- drague, la charmante bastide du bord de l'eau, l'agreste colline et le bouquet de pin qui la couronne, et le vieil arbre que mon père aimait tant ! Seul , pendant plu- sieurs heures, j'errai de la plage au sommet du coteau d'où l'on découvre tout le terroir marseillais ; ravissant tableau , dont chaque point de vue faisait rappel dans ma mémoire ! Je rencontrai , dans ma promenade solitaire, bien des gens qui , près de moi , passaient indifférents ; des paysans qui me suivaient de leurs regards soupçonneux, des pêcheurs, dont probablement j'avais connu les pères, car ils habitaient encore les 6 82 ÉPILOGUE mêmes lieux. Tous ces gens-là autrefois m'auraient fait fête; mais après tant d'années écoulées, j'étais pour eux un étranger Les âges passent, et la génération qui s'en va ne transmet pas ses affections à celle qui vient après elle. Vieux contemporain ! que pouvais-je attendre de cette jeunesse à laquelle j'étais inconnu?... Tout était changé, hélas î Mais ce qui, à mes yeux, était resté immuable , ce qui conservait toujours son même aspect, son même charme, c'était cette belle mer qui s'étendait jusqu'à l'horizon , ce beau golfe devant lequel j'étais en extase. Oh oui ! le poëte a raison : C'est toujours cet éclat de jeunesse infinie. Cette vive gaîté de couleurs et d'accords, Qui semblent, sans pitié, prodiguer l'ironie ^ A l'homme qui vieillit et s'éteint sur ces bords. Vous vers qui je reviens sans qu'on me reconnaisse. Flots heureux, vous, du moins, au retour je vous vois Aussi frais, aussi purs, aussi beaux de jeunesse Que mes yeux en s'ouvrant vous virent autrefois. Pendant un mois que je passais à Marseille, je ne cessais de marcher de surprise en surprise au miheu de cette ville transformée. Mon admiration redoublait à chaque instant à la vue de tant de changements et de créations nouvelles. La moderne Tyr se préparait d'a- vance aux destinées que faisait déjà présager l'ouver- ture du canal de Suez. Marseille, régénérée, allait de- venir, dans la Méditerranée, la première étape de la route directe qui s'ouvrait vers l'Inde et l'extrême Orient. Les fâcheuses impressions que j'avais éprouvées en arrivant, s'effaçaient à cette seule pensée ; j'étais heu- reux et fier de me retrouver dans ma cité natale et d'y ÉPILOGUE 83 rencontrer encore quelques amis. Peu à peu , je me retrempais aux douces habitudes du pays ; le langage du peuple , cet accent méridional que j'entendais de nouveau, ces locutions pittoresques, animées de gestes expressifs , tout me revenait comme un écho du jeune âge. Recevant partout bon accueil, je retrouvais dans les témoignages d'affection et de sympathie qu'on me prodiguait, toute la vieille franchise provençale. Ce fut dans cette disposition d'esprit et de cœur que je m'acheminai un jour vers les Catalans pour revoir mes anciennes connaissances. Une route, à peine ache- vée, me conduisit par la tranchée du fort Saint Nicolas et le nouveau palais impérial, jusqu'à l'anse des palan- griers. Mais à mesure que j'avançais, j'avais peine à me reconnaître : des terrassements, des remblais, des déblais, des constructions nouvelles, d'autres en train d'exécution, avaient complètement métamorphosé les lieux. Le vieux manoir des pêcheurs n'existait plus Point de barques sur la plage, dont un grand établisse- ment de bain occupait une partie, tandis que plus loin s'élevait, pour les baigneurs, un hôtel avec kiosques, galeries et jardins. Indécis, comme un voyageur égaré , je parcourus toute l'enceinte, et dans mon étonnement, confondu, presque abasourdi, de ce que je ne pouvais comprendre, je m'écriai avec le poëte : Fiers pêcheurs , vieux amis de mon cœur si connus, 0 mes bons Catalans, qu'êtes-vous devenus ? Le poëte me répondit : J'ai su que dès longtemps Un troupeau destructeur d'avides exploitants, 84 ÉPILOGUE Était venu jeter le long de ces rivages , Des filets odieux, instruments de ravages, Et que de ces engins les criminels réseaux Avaient stérilisé les opulentes eaux. Enfin , las de sonder . pour la seule fatigue Les réservoirs d'un golfe autrefois si prodigue, Les patrons, les anciens dirent à la tribu : «^ Plus de ce désespoir ! Nous en avons trop bu ! » Quittons ces bords , fuyons à jamais une rive » Impuissante à nourrir sa famille adoptive ! » Puisque nos concurrents, déprédateurs des flots , » Ont tout pris, jusqu'au germe avant qu'il fût éclos ; » » Cherchons ailleurs ! » Et puis, un soir d'automne, au signal tous fidelles, Ils sont partis, oui tous, comme un vol d'hirondelles (1). (1) Autran, Poèmes de la mer. CHAPITRE III i:iK.crRsio:^ a cassis (1842) Sommaire. — Aspect des montagnes côtières. Cassis à la tombée du jour. La bonne auberge. La pêche au thys. Départ pour la pêche. Description du filet. Comment se prend le poisson. Patron Barthélémy et maître Jean-Louis. Retour à terre. Vente du poisson à la criée. Déjeuner à Port-miou. Renseignements historiques. Le repas. — Epilogue. Description poétique de la Bouille- Abaisse. De ce beau pèlerinage Que j'aime à m' entretenir ! BARTHELEMY. I Un massif montagneux domine au loin tout le sys- tème de sommités qui m'entoure : dans une échappée, entre deux contreforts , j'aperçois la mer et la ligne bleue de l'horizon qui coupe la teinte vaporeuse du ciel ; vers le nord, apparaît le morne pelé du Caouné, et des crêtes de ces montagnes côtières, toutes hérissées de rocs d'une aridité désolante, se déroulent jusqu'au ri- vage d'autres collines en déclive. ■ — Parvenu sur un plateau élevé, j'embrasse d'un coup d'œil l'enchaîne- ment de montagnes dont un des rameaux se dresse, 86 EXCURSION A CASSIS toujours plus abrupte, en se rapprochant du vallon de Cassis. — La journée a été fatiguante, et il me reste en- core plus d'une heure de route avant d'arriver au gîte. Le chemin de Marseille à Cassis n'offre qu'une suite de vallons étroits et profonds, dépouillés de verdure ; seulement, de loin en loin, on voit surgir, du sein de ces masses rocheuses , quelques groupes de pins et de térébinthes qui bordent des escarpements presque infranchissables. — Entre le golfe de Cassis et celui de La Ciotat domine une montagne qui se prolonge vers la mer en crêtes décharnées et prend le nom de Ca- naille (1 ), au-dessus de Cassis, où ses pentes sont ex- trêmement raides. Ces rochers semblent menacer de leurs avalanches la petite ville qu'on aperçoit au bas de la côte près des éboulements qui encombrent le rivage. Sous ces blocs, détachés de cette formidable courtine, gisent peut-être les ruines de l'ancienne Carsicis? Tout ce littoral, profondément creusé par la mer, est rempli de criques ou calenques, petits ports natu- rels où abonde le poisson de roche et le bon coquillage. Non loin de cette côte accidentée s'élèvent au-dessus des flots les îlots de lliou, de Jaïre et de Maire. Plus au large la Cassidagne vient terminer cette chaîne sous- marine dont les abords offrent des gouffres profonds (2) où se cachent les merlans de grande taille et d'autres excellentes espèces recherchées des palangriers. Cependant, malgré l'aspect décharné des montagnes, le petit vallon de Cassis présente un coup d'œil pitto- resque. Les pentes du contrefort qui le bornent du côté de La Ciotat sont couvertes de pins jusque vers le col (1) Baou de Canaillo. (2) Les aby (abymes). EXCURSION A CASSIS 87 OÙ passe le petit sentier qui conduit d'un vallon à l'au- tre ; à la base s'étendent d'agrestes coteaux, de jolies bastides plantées d'oliviers et de vignes, de figuiers et d'amandiers, tandis que sur les hauteurs circonvoisines ce ne sont que roches calcaires grisâtres et recouvertes seulement, dans quelques creux, d'une maigre couche de terre végétale. Pourtant lorsqu'on regarde vers To- rient, on pourrait se croire dans une vallée de la Suisse. Il y a là des sites privilégiés, d'une nature, il est vrai, un peu âpre, mais qui plaisent ; un filet d'eau limpide les arrose et le chant des oiseaux y vient mêler son charme à celui de la solitude. Ces sites font exception dans l'ensemble du paysage, car hors de là, on ne voit aucune verdure sur ces rochers blanchis par un soleil ardent et que les torrents formés par les pluies d'hiver ont mis entièrement à nu. Ce groupe de montagnes côtières semble se détacher vers le nord du morne de Caouné. Les vallons qu'il renferme offrent tous la même apparence ; les versants septentrionaux des collines sont toujours peuplés de pins quelle que soit l'inclinaison de leurs pentes. On di- rait que ces arbres verts tendent partout à gagner les crêtes et qu'ils les prennent comme à l'assaut. Sur le versant oriental on trouve plus communément le chêne- vert, mais du côté du midi le pays n'est plus le même ; c'est le passage de la nature active et vivace à la nature morte et aride. Toutefois les plateaux les plus dépouillés d'arbres , parce qu'ils sont les plus exposés au mistral qui sèche et dévaste tout, ne sont pas entièrement dé- pourvus de végétation. Il y croît quelques plantes : les plus communes sont les genêts, le thym, le romarin, le lentisque, la petite sauge et l'immortelle sauvage si 88 EXCURSION A CASSIS parfumée. Toutes les espèces de ces hauteurs ont un arôme particulier, une odeur pénétrante, que je n'ai jamais respiré autre part. Ces suaves émanations ne sont peut-être chez moi qu'une réminiscence de l'en- fance , doux souvenir de l'âge heureux où tout était plaisir et joie , lorsque m'enivrant de honheur et de liberté, je parcourais les agrestes collines du littoral dans la charmante villa où j'allais passer mes vacances ! On parviendrait facilement à repeupler ces montagnes ravagées, où vaguent continuellement des troupeaux de brebis et de chèvres ; la nature elle-même se chargerait de ce soin pour peu qu'on facilitât son action incessante ; mais l'administration des communes voisines n'a su prendre encore aucune mesure. Une fois le sol mis à découvert par des dévastations multipliées , les orages ont bientôt balayé la terre et il ne reste plus alors que la roche. Un des hommes qui ont le mieux étudié cette contrée (1), attribue aussi le dépérissement des bois au parcours des troupeaux: et surtout des chèvres : « Nos montagnes les plus désolées, dit-il, tendent plus ou moins à se boiser, mais les chèvres dévorent en un jour des milliers de jeunes pins la vie pastorale a fait le dé- sert. » II J'arrivais à Cassis à la tombée du jour : des teintes chaudes doraient les rochers que j'avais en face et qui s'élèvent à l'Orient du vallon ; les hautes crêtes de Ca- (1) Et.-Michel Masse, Mémoire hist. et statistique sur le canton de La Ciotat, 1842. — Ce mémoire obtint mie médaille d'or au concours de 1840 ouvert par la Soc. statist. de Marseille. EXCURSION A CASSIS 89 naillo, vers la gorge qui conduit à La Ciotat, proje- taient leurs arêtes sur un ciel de pourpre et d'azur. Vers la mer, la petite ville où je dirigeais mes pas, étalait ses blanches maisons le long de la plage , et le vieux château de Cassis , situé sur une éminence qui commande le port, témoignait encore de la grandeur éclipsée d'une des plus anciennes familles de Pro- vence, celle des Baux, qui comptait cet apanage au nombre de ses domaines. Quelle journée délicieuse ! L'air qu'on respirait ra- fraîchissait les sens ; la mer, à peine agitée par la brise du soir, prenait un aspect d'imposante beauté , tandis que des masses de nuages, splendidement colorés , se déroulaient à l'horizon et drapaient le fond de cet ad- mirable tableau. Ce fut à l'auberge de Cassis que j'allais me reposer de ma longue course. Cette hôtellerie m'offrit un dé- dommagement aux petites privations de la route et je la recommande à tous ceux qui auront à passer par là. C'est un gîte comme on en trouve peu de nos jours : grande et excellente cuisine, vin blanc du cru, puis un délicieux muscat, petit vin d'abbé plus doux que le miel , celui sans doute que les gourmets de Rome di- saient provenir des vignes apianes : Aplanis ums apes dedere cognomen... Pline. Je fus traité comme un prince par l'hôte et sa chère compagne dans cette maison du bon Dieu. Figurez- vous Philémon et Baucis , qui me reçurent dans toute la simplicité de l'hospitalité antique. Le ciel leur avait accordé trois fils ; mais à Cassis la jeunesse a 90 EXCURSION A CASSIS l'humeur voyageuse ; l'un courait les mers ; les deux autres, poussés aussi par l'instinct commercial et cet amour des lointaines entreprises dont nos pères les Pho- céens répandirent le levain sur la côte celto-ligurienne, avaient été s'établir aux îles Fortunées. Jugez-donc de la joie de ces braves gens en apprenant que j'avais longtemps habité le pays oii résidaient leurs chers en- fants. Aussi à combien de questions ne me fallut-il pas répondre? J'étais encore à table, prolongeant par plaisir la conversation avec mes hôtes, lorsque le syndic des gens de mer vint me faire visite et me présenter les trois principaux patrons-pêcheurs de Cassis. III Je devais le lendemain faire plus ample connaissance avec patron Barthélémy, un des trois prud'hommes- pêcheurs qui m'avaient été présentés , car je lui avais manifesté le désir d'assister à la pêche du trasmail (1), et il s'était empressé de m'offrir sa barque. Trente pièces de filet avaient été tendues devant la haute falaise de Canaillo et il s'agissait d'aller les lever, c'est-à-dire de les retirer de l'eau une heure avant le jour. Il fallait donc s'embarquer avant l'aurore, une des premières conditions de la pêche étant d'empêcher que le poisson pris ne devienne la proie de celui qui rôde aux alen- tours. (1) Je me sers ici de l'expression consacrée en Provence pour désigner le filet appelé plus communément le thys ; selon Duhamel on dit aussi tremaille. EXCURSION A CASSIS 91 La nature a imposé aux habitants des mers la dure loi de se dévorer entr'eux ; les gros mangent les petits et deviennent à leur tour la proie des plus forts. C'est un peu comme ça à terre sans qu'il existe le même motif. Telle est du moins Texplication que m'avait donné, à sa manière, patron Barthélémy avec lequel nous avions causé longtemps pêche et poissons. Dès que la clarté du jour pénètre les eaux, m'avait-il dit encore, le poisson retenu dans les mailles du filet, après s'être tortillé quelques instants , est bientôt aperçu par d'autres poissons qui cherchent leur pâture dans les mêmes parages. La plupart de ces rôdeurs affamés sont des seiches ou des poulpes ; certaines langoustes se lais- sent tenter aussi à l'appât de ces pauvres captifs livrés à discrétion , mais les congres surtout en sont très friands et les dévorent avec impunité, car, si bien des fois les seiches, les poulpes et les langoustes s'enlacent, en se jetant sur le poisson pris dans les rets, il n'en est pas de même des congres. Ces voraces ont pour res- sources leurs dents tranchantes, qui coupent la maille, et leur corps d'anguille, qui se glisse à travers. Aussi, comptant sur ses avantages , ils n'abandonnent leurs victimes qu'après les avoir sucés jusqu'à la peau. IV Il était trois heures du matin lorsque patron Barthé- lémy vint m'éveiller pour me prévenir qu'on m'attendait au port. Je m'y rendis à l'instant : le ciel était encore tout brillant d'étoiles, mais on sentait déjà dans l'at- 92 EXCURSION A CASSIS mosphère cette brise fraîche qui devance Taube du jour, et la sérénité de l'air, le calme de l'onde, le faible mouvement du flot qui venait mourir sur la plage, an- nonçaient une de ces tièdes journées comme j'en avais passé souvent dans les golfes de ce littoral. La barque du chef des prud'hommes était prête à partir et je m'embarquai aussitôt avec le syndic des gens de mer, qui avait été aussi invité à la pêche. Tandis que les quatre hommes de maître Barthélémy voguent paisiblement vers la partie orientale de la baie pour se rapprocher des parages où les rets sont tendus, je vais profiter du temps perdu dans ce trajet pour donner quelques notions préliminaires sur le genre de pêche dont je ferai connaître ensuite les résultats. Le trasmail est un filet dormant, c'est-à-dire tendu dans la mer à poste fixe et retenu au fond par un lest. Ce filet, d'origine grecque, est connu en Provence sous le nom de thys. 11 est formé de trois nappes de mailles superposées et fixées à la même ralingue. La nappe du milieu ou l'intermédiaire a les mailles très étroites, tandis que les deux autres, qui la recouvrent et qu'on désigne plus spécialement sous le nom de tramaux, les portent beaucoup plus larges. Vingt-cinq ou trente pièces de ces sortes de filets, ajustées bout à bout et qui mesurent chacune 80 mètres de longueur sur 3 mètres de hauteur ou tombée, com- posent ordinairement un trasmail de pêche (1). Ce filet est garni sur le bord supérieur de flottes de liège espa- cées le long de la ralingue et de morceaux de plomb dans la partie inférieure, afin qu'il puisse plonger et se (1) Chaque pièce dethys coûte 60fr.; ainsi les 30 pièces du trasmail de maître Barthélémy représentaient un capital de 1 ,800 fr. EXCURSION A CASSIS 93 maintenir dans une position verticale. On le tend par 10, 15, et même par 20 brasses d'eau , en lui faisant déployer différents courbes sur les fonds d'algues ou de roches. C'est l'opération que les pêcheurs appellent caler. Mais comme la profondeur de la mer n'est pas la même dans les divers endroits où se pratique cette pêche , la hauteur ou tombée du filet varie suivant les parages. Passons maintenant à d'autres explications pour qu'on puisse bien comprendre par quel ingénieux artifice le poisson se prend dans le trasmail. Les mailles des tramaux , qui recouvrent de chaque bande la nappe du milieu, ont neuf pouces de large au carré , tandis que celles du filet intermédiaire ont à peine un pouce. Le trasmail, ainsi monté sur ses trois nappes , est disposé de manière que le filet central , à mailles serrées, reste flottant comme un rideau entre les deux tramaux qui le recouvrent des deux côtés (1). Maintenant qu'on connaît la forme du trasmail, son mode de construction ou la manière de le monter et sa position dans la mer, qu'on se figure un poisson qui, dans la vélocité de sa course, vient se heurter étourdi- ment contre ce filet. Qu' arrivera- t-il ? L'imprudent franchira d'abord la première nappe , dont les mailles ne lui présenteront aucun obstacle, mais la nappe à mailles fines viendra lui barrer le chemin, et cédant à son action impulsive, elle sera poussée dans une des (1) Pour obtenir ce résultat on a soin, en montant ce triple filet, de donner beau- coup plus de hauteur et de longueur à la nappe du milieu, de sorte que si les tra- maux ont 3 mètres de chute et 80 de long, la nappe intermédiaire doit avoir, en plus, un mètre de tombée et 10 à 15 mètres de longueur (ou 4 sur 95), afin qu'en flottant en rideau entre les deux tramaux, elle puisse céder facilement devant le poisson de quelque côté qu'il vienne. 94 EXCURSIOxN A CASSIS grandes mailles de la nappe de l'autre bande , de sorte que le filet formera une poche qui retiendra le poisson captif. Le pauvre diable fera bien tout ce qu'il pourra pour sortir de cette impasse, mais ce sera peine inutile ; plus il se tortillera , plus il resserrera ses liens ; par ses mouvements désordonnés il ne fera que donner plus de tension aux mailles, et la fatale poche, qui par fois prendra un ou doux tours, deviendra pour lui un sac sans issue. V V ^ \ Nous étions arrivés sur le fond de pêche ; le jour commençait à poindre et les premières clartés de l'au- rore se reflétaient déjà sur les eaux. Tout était calme et paisible dans nos alentours : la brise du matin ridait à peine la surface de l'onde, et le léger clapotement du flot contre les flancs de la barque était le seul bruit qui venait frapper l'oreille. Nos pécheurs paraissaient ob- server le précepte de Pline « Silentiiim in maris pis- cantibiiSj » ils ne disaient mot et le patron ne leur parlait qu'à voix basse. — Notre esquif avançait lente- ment ; je suivais d'un regard impatient la manœuvre des pêcheurs, lorsque maître Barthélémy, assis sur la poupe, se pencha tout à coup et saisit une petite bouée de liège qui flottait sur l'eau pour signaler les rets auxquels elle était attachée. — On cessa un instant de ramer et un des vieux pêcheurs vint aussitôt se placer de l'arrière à côté du patron, qui, tirant l'amarre de la bouée, amena vers lui le bout du filet. — La pêche allait commencer et je redoublais d'attention. EXCURSION A CASSIS 95 Deux ou trois brasses du trasmail étaient à peine rentrées à bord de la barque qu'un beau mulle (1), de l'espèce connue sous le nom de rouget de roche ^ se présenta dans les rets. Il fut bientôt suivi de trois ou quatre autres, ensuite d'une superbe dorée (2) que les pêcbeurs appellent jooz^^on Saint-Pierre, Ces premiers débuts s'annonçaient comme un heureux présage. A mesure que le trasmail, halé par le patron, était amené dans la barque, la brassée de filet passait entre les mains de maître Jean-Louis, qui, avec une dextérité admirable, débrouillait en un clin d'œil le poisson pris dans le thys. Il fallait surtout le voir à l'œuvre lorsqu'arrivèrent les scorpènes de l'espèce des Rascasses (3) aux dangereux aiguillons ; il fallait en- tendre ses facéties, quand après avoir de ses mains cal- leuses démailloté le captif, il le saisissait dextrement par la tête pour le jeter au fond de la barque. Il restait encore plus de la moitié du filet à retirer de l'eau et déjà deux grandes corbeilles étaient remplies de poissons. Les scorpènes et les labres s'y montraient en majorité. Patron Barthélémy, toujours à l'œuvre, indiquait;, en halant le trasmail, la direction qu'on devait donner au bateau et les évolutions à faire en ramant pour bien conduire la pêche, car les rets, en cédant à l'impulsion des courants sous-marins, oppo- sent parfois des résistances que l'action des rames doit vaincre sans trop forcer la levée. — On avançait donc peu à peu, en faisant des détours tantôt vers la terre, tantôt vers le large, et cette manœuvre s'exécutait par (1) Mullus surmuletus. (2) Zeus faher. (3) Scorpœna porcus et autres espèces voisines. 96 EXCURSION A CASSIS temps d'arrêt pour laisser le loisir à maître Jean-Louis de débrouiller le poisson pris dans les mailles. Nous arrivâmes ainsi au dernier bout du filet et je pus juger alors des résultats de la pêche. Certes, elle avait été abondante : notre patron estimait à plus de cent cinquante livres tout ce que contenait les corbeilles, et de cet amas de scorpènes, de spares, de blennies, de langoustes et d'autres excellents poissons s'exhalait un parfum de fraîcheur marine qu'on respirait avec délices. Dire tout ce qu'avait de curieux et d'intéressant pour moi cette scène de pêche me serait impossible ; comment dépeindre jamais le frétillement du poisson à sa sortie de l'eau et sa pénible agonie dans l'atmosphère qui le suffoque, la vibrante agitation de ses nageoires, le gon- flement de ses branchies et ses soubresauts convulsifs pendant cette lente asphyxie ? VI Il y avait parmi les nombreures espèces devenues notre capture, un gros uranoscope, dont les yeux à fleur de tête semblaient, en regardant le ciel, le prendre à témoin de ses souffrances. Un poulpe hideux, aux couleurs changeantes, se tordait sur lui-même et lançait dans tous les sens ses bras multiples qu'il repliait ensuite comme autant de couleuvres. Son regard était effrayant : on eût dit la tête de Méduse ! Puis encore \ des langoustes, l'écume à la bouche, les yeux saillants sur leurs pédoncules, faisant claquer leur queiie et agitant leurs longues antennes. — « Elles font le télé- ^-x EXCURSION A CASSIS 97 graphe, )^ disait le jovial maître Jean-Louis. — « Signal de détresse^ » répondait le syndic ; et chacun de rire... L'homme est ainsi fait ; chasseur ou pêcheur, on ne le voit guère s'apitoyer sur le sort de ses victimes. S'il affectionne le chien ou le cheval , s'il raffole du rossi- gnol ou du serin, ce n'est qu'en raison des jouissances qu'ils lui procurent ou des services qu'ils lui rendent ; son orgueil est flatté de leur soumission , de leur complaisance, de leur docilité. Mais aussi convenons- en ; quelle sensation peut-il éprouver, quelle émotion peut-il ressentir à la vue de ces êtres muets qui vivent au sein de l'onde ? Le chien et le cheval s'attachent à leur maître, exécutent ses ordres, chassent ou com- battent avec lui ; l'épervier, au signal donné, s'élance sur sa proie et revient du haut des airs à la voix de l'homme qui l'a dressé ; le perroquet imite son langage et semble jouir de ses caresses. L'habitant des eaux ne s'attache point ; il n'a pas de langage, pas d'affection et ne saurait inspirer aucune des sympathies que nous éprouvons pour les autres animaux, car tout chez lui diffère des rapports que nous aimons à retrou- ver en eux. Je ne pouvais pourtant, malgré ces réflexions, me lasser d'admirer en présence des heureux résultats de notre pêche, le brillant éclat de tous ces poissons, dont quelques-uns, dans un effort suprême, avaient sauté par-dessus les corbeilles pour retomber dans le fond de la barque. Il y avait là des rougets à la robe de pourpre, des labres étincelants de mille couleurs, des aurades au ventre argenté et nuancées sur le dos en or et en bleu céleste , des spares qui se plaisent dans le fond de co- raux, des lutjants verdâtres, amis des algues et des 7 98 EXCURSION A CASSIS mousses, puis bien craulres encore, non moins remar- quables, qui réunissaient toutes les nuances de l'iris, ceux-ci dont les teintes variées se confondaient en zones, en ondes, en bandes capricieuses, ceux-là resplendissant de tons les feux des j)ierreries, et toutes ces couleurs semblaient se raviver pour jeter un dernier éclat au moment où ces pauvres poissons allaient expirer. Vil Nos opérations terminées, notre barque se dirigea vers le port où nous ne tardâmes pas d'arriver. Le quai que nous abordâmes présentait déjà une scène animée qu'éclairait les premiers rayons du soleil levant. La plupart des bateaux-pêcheurs étaient de retour et les produits de la pêche, amoncelés en différents tas, at- tendaient les acheteurs. Chacun, ce jour-là, avait eu bonne chance, à en juger du moins par le nombre et la variété de poissons exposés en vente. Ici, c'était des pelamides qui brillaient comme le bleu d'acier, là, des bonites aux cinq bandes noires, des auriols aux reflets métalliques ; plus loin, des sardines argentées, des soles au ventre blanc, des lamproies à la peau marbrée, du menu fretin d'un éclat phosphorescent et une foule d'autres belles espèces (1) : (1) Je donne ici les noms iclilhyologiques des poissons que je viens d'indiquer, d'après leur ordre de citation : Scomber pelamys, scomber sarda, scomber coUas, clupea sprattus, pleuro- nectes solea, et p. pegusa , petromyzon marinus. — Palinurus vulgaris, $parus auratus, gadus ?nerlusa, scomber thynmis, pleuronectes maximus. EXCURSION A CASSIS 99 La langouste aux longs dards, dont le doigt se méfie, La dorade au flanc d'or que son nom glorifie, Le merlan, le thon lourd qu'on soulève à deux mains, Et le turbot, orgueil des vieux banquets romains. Tous ces poissons furent distribués dans de grandes corbeilles et vendus à la criée, sur la mise à prix des patrons-pêcheurs, par un courtier-marron qui présidait à l'enchère, la plume à l'oreille, adjugeant les lots après trois ou quatre offres, en prononçant le mot vendu! auquel le dernier enchérisseur répondait par la dernière syllabe, du ! ; et la marée, chargée sur des mulets, par- tait sur le champ, au bruit des grelots, pour les mar- chés de l'intérieur. En peu d'instants le quai, naguère si animé par la population matinale , resta vide et solitaire. — Je me préparais à regagner mon gîte, lorsque patron Barthé- lémy m'arrêta : « Tout n'est pas fini avec nous, me » dit-il, vous avez assisté à la pêche , il s'agit mainte- » nant de manger le poisson. — Mais le poisson est » vendu, lui répondis-je. — Oui, reprit-il, mais nous ?) avons réservé les deux meilleures parts, celle du ba- » teau et celle du patron. Embarquez-vous donc bien » vile, continua-t-il gaiement, la mer est belle et le ciel » serein, nous allons déjeuner à Port-Miou. » VIII Cette invitation, si franche, était trop attrayante pour s'y refuser ; je fus donc reprendre ma place à côté du syndic, auquel s'étaient déjà réunis deux autres invités 100 EXCURSION A CASSIS de la famille du patron, et notre barque reprit aussitôt la mer en longeant la côte. Les rochers du littoral, que nous suivîmes d'abord presque à toucher terre, étaient bordés à fleur d'eau d'un banc de moules aux valves d'un noir d'azur, qui me donna un premier aperçu de l'abondance du coquil- lage dans ces parages rocailleux. Notre patron en fit ar- racher un bon nombre en passant , et nous prîmes un avant- goût des succulentes choses qu'on allait nous of- frir. La plupart d'entre nous, levés bien avant l'aurore, étions encore à jeun, et nous nous trouvions très dispo- sés à faire honneur au repas de nos pêcheurs. Aussi, ce fut avec joie que nous vîmes entrer notre barque dans la calenque de Port-Miou, petit port naturel qui se présente sous la forme d'un long enfoncement entre deux montagnes et où des bâtiments d'un assez fort tonnage peuvent , en temps de bourrasque, trouver un excellent abri. Les roches calcaires , qui flanquent cette singulière crique, se dressent à une grande hauteur et surplom- blent de leur masse imposante les eaux tranquilles de Port-Miou. Lorsqu'on s'avance dans ce canal étroit, les berges qui le bordent changent tout à coup de direction et continuent de se prolonger parallèlement en s'enfon- çant dans la montagne , de sorte qu'en pénétrant plus avant, les escarpements qui cernent de toute part la calenque, n'en laissent plus apercevoir l'entrée. L'on pourrait se croire alors enfermé dans un bassin ; le coup-d'œil, dont on jouit, est des plus pittoresques et produit un de ces effets qu'il n'est dû qu'au pinceau de pouvoir rendre. EXCURSION A CASSIS 101 IX Port-Miou a ses traditions populaires : Luie caravelle espagnole afTalée, dit-on, par la tempête sur cette côte bordée de montagnes abruptes et si profondément creu- sée par la mer, se trouvait dans un danger éminent, lorsque le fils du capitaine, qui connaissait ces parages, dirigea le navire vers un port ignoré et le mit à l'abri de la bourrasque. Ce port était celui de Port-Miou. La caravelle en avait à peine franchi l'entrée que le capi- taine, croyant son navire perdu au milieu de ces rochers menaçants qui l'entouraient de toute part , fut pris de vertige et tua le malheureux pilote auquel il devait son salut. De là le dicton provençal : Prou-Miou, mounté lou paire tuegué lou fiou ! (Port-Miou, où le père tua le fils ! ) D'après les érudits, Port-Miou serait le Portus-OEmi- nes indiqué sur l'Itinéraire d'Antonin. Cette opinion n'est pas inadmissible : les galères de poste expédiées de Rome, qui se rendaient d'Ostia à Massilia, relâchaient successivement à Telo-Martius, àïaurœntum, à Citha- rista, à Cassicis et à Portus-OEmines. Toutefois, Masse, qui s'est occupé de cette question , n'accepte pas à la rigueur toutes ces escales; il ne croit pas que les galères de poste fussent tenues, comme les courriers, de relâ- cher dans toutes les stations marquées sur Vltinéraire sans autre motif que d'y prendre des dépêches. Proba- blement que Cassicis, Citharista , Taurœntum même 102 EXCURSION A CASSIS n'avaient pas une grande importance politique ; mais ces petits ports se trouvaient sur le passage des galères dans leur navigation côtière, et il pouvait être avanta- geux de s'y arrêter, ne fût-ce que pour y embarquer de ce beau poisson salé qu'on ne péchait plus dans les mers d'Italie : « . Notre mer est entièrement épuisée, con- trainte d'assouvir notre avide gourmandise et continuel- lement fouillée par nos pêcheurs qui ne laissent pas au poisson le temps de grandir. Aussi la Province fournit à nos foyers (1). » Mais tout ce raisonnement et ces citations ne prou- vent pas que Port-Miou soit réellement l'ancien Portus- OEinines, La situation de cette calenque abritée et pois- sonneuse peut faire soupçonner seulement qu'elle dût être fréquentée dans ce temps-là. Les esperonades ^ ces autres bateaux de poste, qui ont fait le service maritime le long de nos côtes jusque vers la fin du siècle dernier, suivaient à peu près le même itinéraire que les galères romaines, relâchant dans les calenques pour s'y mettre à l'abri pendant les gros temps, et Port-Miou devait en recevoir souvent dans son bassin. Combien de fois aussi, à l'époque des excursions barbaresques, les chebecs des audacieux forbans de Tunis et d'Alger s'y sont tenus cachés de nuit pour fondre ensuite, comme des oiseaux de proie, sur les bâtiments de passage ? Le nom de Port-Miou a donc offert aux érudits diffé- rentes interprétations ; on ne s'est pas borné à en faire le Portus-OEmines , il en est qui l'ont dérivé de Portiis (1) Et jam defecit nostrum mare, dura gula sœvit, Instruit ergo focum provincia Juvenal. Satire V. EXCUKSIOX A CASSIS f 03 melio?% et M. Alfred Saurel, dans son excellente statis- tique de la commune de Cassis (1), rapporte l'origine de ce nom à celui de Promylius. Selon cet écrivain, il y aurait eu autrefois, à la pointe de Port-Miou un de ces autels votifs dédiés au dieu Promylius, qu'on plaçait à l'entrée des ports et que les marins invoquaient, à leur départ, pour obtenir un heureux retour. M. A. Saurel se fonde sur les variantes qu'a éprouvées l'ortho- graphe de Port-Miou : on a écrit Pormiou, Promiou et même Promiloulx. Pour moi , sans déprécier les différentes opinions émises, je m'en tiens à Port-Miou , qui dans la langue provençale signifie mon port ou Port-Mien et dont l'o- rigine pourrait bien être aussi la désignation du lieu comme propriété domaniale de René d'Anjou, comte de Provence. Quoiqu'il en soit, il est incontestable que la calenque de Port-Miou appartint pendant longtemps au domaine privé des comtes et qu'elle était encore indi- quée comme telle dans des actes de 1438. Ce fief, caché au milieu des rochers de la côte et dont le bon roi René avait su apprécier les produits, ayant passé à la couroime de France, sous Charles Vlîl, fut ensuite cédé à des particuliers. Dans un vieux parchemin, conservé aux archives de Cassis, il est dit qu'en 1623, Louis XIll « donna et octroya à perpétuité, à Honoré Bernard ^ fauconnier du roi en ses aires de Provence, le droit de pêcher le poisson à Port-Miou, » moyennant la rede- vance annuelle de dix livres tournois, payables à la Saint-Loais. Probablement que le fauconnier du roi (1) C'est seulement pendant que j'achevais la rédaction de mes notes sur Cassis et Port-Miou, que j'ai eu connaissance de l'ouvrage de M. Saurel, qui est rempli de curieux renseignements. Ténériffe, décembre 1861. 104 EXCURSION A CASSIS aimait plus la pêche que la chasse ; mais il paraît que son fils ne partageait pas ses goûts, car, après avoir été confirmé en 1645, dans la possession de Port-Miou, par lettres-patentes de Louis XIV, il passa, en 1653, acte de démission de son droit de pêche dans la calenque, en faveur de Messire Jean de Michelis, conseiller du roi au Parlement de Provence. Ce nouveau possesseur, bientôt convaincu sans doute que la pêche dans les eaux de Port-Miou n'était guère profitable qu'à ceux qui pouvaient l'exercer pour leur propre compte, fit abandon de ses droits, en 1656, à la communauté de Cassis, représentée par ses consuls. C'est depuis cette époque que la calenque, comprise dans le territoire de Cassis, fait partie des parages sur lesquels les prud'hommes- pêcheurs de ce quartier maritime ont droit de pêche. X Ces pêcheurs possèdent, sur les bords de la calenque, une maison de refuge, et c'était là, ne l'oublions pas, que se faisaient les préparatifs de notre déjeuner. Un petit bateau, expédié par patron Barthélémy, nous avait précédés à Port-Miou ; les quatre hommes qui le mon- taient venaient de prendre d'un coup de filet tout le menu poisson qui devait servir de base à la bouille- abaisse, et nous arrivions au moment où cette pêche au bourgin, encore toute frétillante, allait passer du filet dans la marmite. Le bourgin ou hrégin avait rafflé tout ce qui s'était présenté devant lui, petits poissons et crus- tacés, girelles, gobies, chevrettes, qui se plaisent et pul- EXCURSION A CASSIS 105 lulent dans les eaux tranquilles de ce bassin. On porta aussitôt la nouvelle capture à la maison des pêcheurs , et nous assistâmes à la préparation culinaire du ragoût provençal qu'on allait nous servir. Maître Jean-Louis, installé en chef de cuisine, ne se montrait pas moins actif qu'à bord du bateau. Aidé par deux jeunes mousses qui manœuvraient sous ses ordres, en un clin d'œil les rascasses, les dorées, les spares, les galinettes (1), et les autres espèces furent nettoyées, coupées en tranches et lavées à Teau de mer. On fit du court-bouillon avec le menu fretin et le poisson de choix fut disposé par couches dans la grosse mar- mite et entremêlé de quelques gousses d'ail, d'oignons hachés, de feuilles de laurier et d'un bouquet de fe- nouil. L'intelligent cuisinier y ajouta de jeunes langous- tes encore palpitantes, qu'il venait d'écraser entre deux pierres et de la pulpu onctueuse de plusieurs oursins pour renforcer le coulis. Cette appétissante miscellanée, saupoudrée de poivre, de sel et de safran, chauffée et sautée au vin blanc, reçut ensuite l'eau convenable et prit l'ébullition sous un feu violent que les moussaillons animèrent avec des broussailles de romarin, de vieux morceaux de liège et des bouts de sparterie ramassés dans les environs. Tout cela flambait à plaisir et maître Jean-Louis était rayonnant. On servit chaud, car la bouille-abaisse fut versée toute fumante dans une immense jatte remplie de tranches de pain, qui s'imbibèrent du succulent bouillon. La mer nous avait excité l'appétit ; aussi dans les premiers instants du repas, chacun s'occupa bravement de son (1) Les pécheurs provençaux désignent sous ce nom l'hirondelle de mer (triqla hirundo) et le grondin (trigla cuculus). 106 EXCURSIOiN A CASSIS affaire ; mais le stimulant ragoût que nous dévorions prêtait fort à boire , et pour rafraîchir nos gosiers altérés, le chef des prud'hommes, torjours plein d'at- tention, faisait remplir nos verres d'un vin d'excellent cru. Après un instant de pause vint le second plat, com- posé de superbes rougets de roches, mets digne de Lucullus. Ces rougets servis par maître Jean-Louis dans la sauce de foie du même poisson, délayée à chaud dans l'huile d'olive et arrosée de jus de citron, exhalaient un parfum délicieux. Aussi cet assaisonnement de haut goût mérita-t-il un toast au cuisinier. Notre table rustique présentait un coup d'œil ravis- sant ; la mer l'avait fournie de ses meilleurs produits : des pyramides d'oursins aux mouvantes épines et rem- plis de leur pulpe orangée et de cette substance laiteuse si appréciée des amateurs ; puis des moules de Port- pin, des clovisses toutes fraîches au sortir de la mer, comme la belle déesse dont elles portent le nom, car soit dit en passant, la nomenclature coquillière a été inventée sans doute par des hommes de goût ; le meil- leur coquillage a reçu les plus beaux noms, les clovisses sont des Vénus ou des Cythérées ; comme la reine de Paplios, elles naissent au sein de l'onde, et les Italiens les appellent encore frutta di mare, fj'iiits de la mer. Mais nous avions aussi des fruits de la terre, des olives et des piments doux, et entre la poire et le fromage, on nous servit des figues et des raisins secs. IVos pêcheurs s'étaient distingués ; mais ce qui relevait surtout leur excellent déjeuner, c'était la bonhommie avec laquelle il était offert, et la gaieté qui ne cessa de régner pendant tout le repas. ËPIIiO&UE Près d'un quart de siècle s'est écoulé depuis la bonne journée que je passai avec les pêcheurs de Cassis dans cette curieuse calenque de Port-Miou où maître Jean- Louis, qui s'était montré si intelligent dans le bateau, ne fut pas moins admirable dans la cuisine. Maintenant que je transcris ces notes, qui me rappellent cet heu- reux temps, qu'il me soit permis de rendre hommage au poëte qui a chanté la bouille-abaisse avec cette verve spirituelle et facile que la muse n'accorde qu'à ses favoris. Mon compatriote iMéry, dont le soleil du midi a aussi doré le berceau, aimait comme moi ces bords chéris de la Méditerranée, « Mer féconde, » Baignoire du soleil où tant de vie abonde, » Qui pour la bouille-abaisse apporte à nos repas » Vingt séries de poissons qui ne l'épuisent pas ! » Méry a fait l'histoire de ce fameux ragoût ; il nous en a révélé l'origine. Sa muse n'a pas de secrets pour lui ; elle lui a dévoilé tous les mystères de cette mer aimée des dieux ; elle lui a dit tout ce qui se passe « Dans ce vivier immense où la nature sage » Donne à tout grain d'écume un atome qui nage. » Bassin privilégié, en effet, que l'antiquité célébra, où 1 08 ÉPILOGUE la pêche eut ses autels et ses temples, où le pêcheur grec, comme dit le poëte, « Plongeait les mailles de ses thys, » Et le matin faisant sa prière à Thétis, » Il rendait chaque soir grâces à la Fortune , » Car il avait nourri les prêtres de Neptune, » Et ceux de Jupiter, corybantes pieux, » Qui dévoraient l'offrande à la barbe des dieux. » Je suis heureux d'avoir devancé l'illustre poëte dans la description du plat marseillais et d'avoir eu le bon- heur de le voir confectionner sous mes yeux par nos pêcheurs provençaux, dans toutes les règles requises et avec cette intelligence que Méry a su apprécier. Je me réjouis surtout de n'avoir omis dans ma description aucun détail de cette importante préparation culinaire, mais je m'incline néanmoins devant la haute érudition du maître. Ecoutez les préceptes qu'il enseigne avec tant de charmes dans sa belle exposition : « Donc, avant le poëme, il faut d'abord qu'on fasse, Un coulis sérieux en guise de préface. Et quel coulis ! Il faut que le menu fretin De cent petits poissons, recueillis le matin. Distille avec lenteur, sur un feu sans fumée. Le liquide trésor d'une sauce embaumée. Là, vient se fondre encore avec discernement Tout ce qui doit servir à l'assaisonnement, Le bouquet de fenouil, le laurier qui pétille, La poudre de safran, le poivre de Manille, Le sel, ami de l'homme et l'onctueux oursin. Que notre tiède Arenc nourrit dans son bassin. Quand l'écume frémit sur ce coulis immense Et qu'il est cuit à point, le poëme commence ! » Et après ce magnifique début qui fait déjà venir l'eau à la bouche, le poëte poursuit avec entrain la descrip- ÉPILOGUE 109 tion de la succulente miscellanée de poissons qui cons- titue le plat favori de nos pères : « A ce plat phocéen accompli sans défaut , Indispensablement, môme avant tout, il faut La rascasse, poisson certes des plus vulgaires : Isolé sur le gril, on ne l'estime guère. Mais dans la bouille-abaisse, aussitôt il répand De merveilleux parfums d'où le succès dépend ; » Méry cite en outre plusieurs autres poissons non moins indispensables et qui vivent les uns dans le creux des récifs, les autres au milieu des algues ou au sein des grandes eaux : « le beau rouget , l'aurade , Le pagel délicat , le saint-pierre odorant , Gibier de mer suivi par le loup dévorant ; Enfin la galinette avec ses yeux de bogues. Et d'autres, oubliés par les ichthyologues ; Fiers poissons que Neptune, aux feux d'un ciel ardent, Choisit à la fourchette et jamais au trident. » Peut -on rien écrire de plus exact ! Oh, si maître Jean-Louis avait entendu réciter cette charmante poésie en notre langue provençale, l'habile cuisinier, transporté d'admiration, aurait ôté respectueusement son bonnet phrygien pour saluer le poëte ! Méry n'oublie rien, son œuvre est complète ; il sait tout ce qui est nécessaire à ce plat de haut goût pour que rien ne manque à son assaisonnement. Je n'ai pu résister au plaisir de citer des vers si gra- cieux ; qu'on me pardonne donc cette digression sous forme d'épilogue, qui du reste ne pouvait venir plus à propos. La lecture des poésies de Méry fait toujours sur moi l'effet d'un philtre : je me suis laissé aller au charme qu'elle produit. DANS LES EAUX DE CASSIS. Cassis doit tout à l'industrie de la pêche : des pê- cheurs furent les premiers habitants de cette bourgade devenue une petite ville par le développement de son commerce extérieur. La pêche côtière y créa le cabo- tage, et le cabotage la grande navigation. L'ancien château des Baux protégea d'abord la population nais- sante, et c'est ce qu'indique encore le blason seigneu- rial, r étoile à seize raiz, gothiquement sculptée sur la porte du vieil oppidum. Plus tard, en 1426, à l'instinc- tion ou plutôt à la décadence de la maison des Baux, le territoire de Cassis fut réuni au comté de Provence, et en 1473, le roi René échangea, avec l'évcque de Marseille, la baronnie d'Aubagne , dont Cassis faisait partie, contre les terres de Saint-Cannat, d'AUein et de Valbonnette (1). Ce fut depuis cette époque que Cassis prit pour armoiries l'écusson d'azur à crosse d'argent en pal, accostée de deux poissons : la crosse pour signe de la puissance seigneuriale, les poissons pour emblème des produits de la mer, ce champ d'azur sur lequel le (1) L'acte d'échange fut passé à Aix le 28 février 1473 , dans le cloître des Carmes. La baronnie d'Aubagne, que possédait l'évêque de Marseille, comprenait les seigneuries de Roquefort, Saint-Marcel, Julhias, Cuges et du Castelet, auxquelles avait été réuni l'ancien château de Cassis dont le comte de Provence était posses- seur par cession de la maison des Baux. A. Saurel. Siatist. de la commune de Cassis, p. 50. STATISTIQUE DE LA PECHE CÔTIÈRE i\i bâton pastoral étendait aussi son empire. Mais à partir du rèsçne de Louis XI, le régime féodal commença à s'affaiblir et la puissance souveraine domina l'autorité des seigneurs. A l'abolition définitive de la féodalité, Cassis se trouva réunie de fait à la grande famille fran- çaise et devint clief-lien de canton. Les pêcbeurs de Cassis, qui étaient restés jusqu'alors sous la juridiction des patrons-prud'liommes de Marseille, réclamèrent leur autonomie, et, par son décret du 8 octobre 1790, l'As- semblée nationale, accédant à leurs vœux, institua une nouvelle prud'hommie dans ce quartier maritime. Pendant mon séjour à Cassis , l'es patrons-prud'- hommes et le syndic des gens de mer me fournirent des renseignements curieux sur la pêclie de cette loca- lité. On pourra voir dans l'appendice (1) tous les détails de cette petite statistique comparative , dont je vais donner ici le relevé : ÉTAT DE LA PÊCHE COTÎÈRE A CASSIS 1812. — 21 bateaux de pêche, monlés par 71 hommes se livrant aux différents arts en usage sur la côte de Provence et occupant environ 100 per- sonnes de tout âge. 18:25. — 26 bateaux, montés par 100 hommes, id. id. id. Le capital engagé dans la pêche des petits arts (2) s'élevait , en 1842 à 78,000 francs, y compris 15,000 francs pour l'entretien annuel des bateaux et engins. Produit de la pêche des petits arts. 1842. — Quantités : 82,250 kilogrammes de poissons divers. Valeur : 31,755 francs, d'après le prix en gros. 1825. — Quantités : 162,000 kilogrammes, id. id. Valeur : 69,880 francs, id. id. Différence en moins en 1842 : 79,750 kilogrammes de poisson et 38,123 francs sur la valeur de la pêche. (1) Voyez Appendice, document n» 1. (2) Sardinal, bouguiere, batudc, this oa entremail, eissaugue, thonnaire, palangre. 112 STATISTIQUE DE LA PECHE COTIÈRE Ces données comparatives, que confirment les résul- tats des années intermédiaires, nous démontrent que le poisson sédentaire ou aventurier était devenu de plus en plus rare et que son prix avait éprouvé une augmenta- tion progressive. En 1825, on péchait encore dans les ^p^ eaux de Cassis 47,800 kilogrammes de merlans qu'on vendait en gros à 20 francs les 50 kilogrammes, tandis qu'en 1 842 en n'en prenait plus que 2,500 kilogrammes, et le prix de ce poisson s'était élevé à 55 francs (1). La diminution dans les produits de la pêche et le renchérissement du poisson se faisait aussi remarquer ^ pour les autres espèces, excepté pour les dupées voya- geuses, telles que les sardines et les anchois, qu'on avait vendu à 25 francs les 50 kilogrammes en 1825 et qui ne valaient plus que 11 francs en 1842. Les petits arts en avaient pris cette même année 60,000 kilogr. (2). La pêche du poisson de passage, au contraire, n'avait présenté que des variations insignifiantes et les prix s'é- taient assez bien soutenus, comme on va le voir : Produit de la madrague de Port-Miou. 1825. 1842. Thons , . . 34,752 kil. à 40 f. les 50 kil. 29,000 kil. à 55 f. les 50 kil. Maquereaux (auriols) 15,000 kil. à 18 f. — 14,000 kil. à 20 f. — Pélamides 2,750 kil. à 30 f. — 2,500 kil. à 35 f. — y Sardines 5,300 kil. à 16 f. — 8,000 kil. à 15 f. — Les années intermédiaires offrent peu de variations ; on peut donc conclure, d'après ces indications compa- ratives, que le poisson de passage se montrait toujours en assez grande abondance. (1) Voyez à I'Appendice les détails, document n" 1. (2) Id. id. document no 1. 0 U^ O^^^vJL^ YfN.tv ? t ,n r K ■' r ■ r' /^ y\ \ \ dans"'les eaux de cassis 113 Si aux données exposées plus haut on ajoute la con- sommation locale (non comprise dans les ventes en gros), les résultats de la pêche côtière à Cassis, en 1842, peuvent se résumer ainsi qu'il suit : Produits des petits arts. . 82,250 kilog. de poissons. Valeur, 31,755 fr. Produits de la madrague . 52,500 — — — 41,653 Consommation locale. . . 32,800 — — — 19,680 Résultat total .... 167,550 kilog. de poissons. Valeur, 93,088 fr. Les 32,800 kilogrammes de poissons, portés comme consommation locale, ont été évalués en masse à 30 francs les 50 kilogrammes. — Le restant du produit de la pêche s'expédie dans les villes voisines pour y être vendu comme marée fraîche et pour alimenter les ateliers de salaison. Une considération importante ressort des renseigne- ments sur la différence des espèces pêchées avec les petits arts et de celles prises dans les madragues. Les petits arts sont impuissants pour la pêche en grande masse du poisson de passage, exception faite des clapées voyageuses. Les madragues seules peuvent arrêter ces immenses bandes de thons, de pélamides et de maque- reaux, qui parcourent nos côtes. Les quantités consi- dérables de ces poissons voyageurs qu'accusent les relevés annuels de la pêcherie de Port-Miou en four- nissent la preuve. Pourtant cette madrague aujourd'hui n'existe plus, et Cassis s'est vu privé tout à coup d'une ressource qu'on estimait en moyenne à 35,000 francs par an. Le droit d'établir une madrague à l'embouchure de Port-Miou fut accordé en 1G33. La commune de Cassis et ses prud'hommes-pêcheurs achetèrent ce privilège en 8 114 STATISTIQUE DE LA PECHE CÔTïÈRE 1641 pour la somme de 3,600 francs. La madrague fut supprimée en 1853, sous le prétexte qu'elle gênait la navigation. Elle était alors affermée pour 9,525 francs par an et son produit n'était estimé qu'à 25,000 francs. La possession de Port-Miou fut toujours enviée, et les projets présentés dans ces derniers temps pour Tex- ploitation de la pêche dans cette crique abritée et géné- ralement reconnue comme très poissonneuse, sont tous restés sans effet. En 1812, le conseil municipal de Cassis se proposa de créer un vivier dans le fond de la calenque et sollicita un privilège pour cette entreprise. En 1847, les premiers essais d'un parc à coquillages, à la Culatte, furent infructueux; et plus récemment, en 1855, une commission a été chargée d'étudier le plan que M. Garnier-Savatier avait présenté pour un établis- sement de pisciculture. Doit-on espérer des résultats sérieux de ces diverses tentatives ? L'alimentation pu- blique en retirera- t-elle de nouvelles ressources ? That is the question Ce qu'on doit s'appliquer à recher- cher avant tout c'est le moyen de faciliter la reproduc- tion en masse des espèces régionales, et pour y par- venir, il faut de toute nécessité aménager certaines parties de mer pour laisser aux poissons le temps de se reproduire et de repeupler notre fond de pêche déjà si appauvri ; il faut en même temps prohiber ces engins dévastateurs qui, en ravageant les frayères, paralysent la reproduction. Terminons par ce qu'on doit déduire des données que je viens d'exposer. La pêche côtière à Cassis, comme sur tout le littoral provençal, est en grande décadence. Ce petit port, qui DANS LES EAUX DE CASSIS 115 en 1624 employait 58 bateaux montés au moins par 250 pêcheurs, ne comptait plus que 21 barques en 1842 et voyait déjà son personnel de pêche réduit à 74 hommes. La statistique de la commune de Cassis^ que M. Alfred Saurel a publiée récemment (1), nous apprend qu'en 1857, la pêche ne rapportait plus dans cette localité que 20 à 25,000 francs. C'est donc en quinze ans une diminution d\m quart sur le produit de 1842. Il est affligeant de voir ainsi décliner d'année en année l'industrie qui fait vivre la classe la plus pauvre et en même temps la plus utile de nos popu- lations maritimes. (1) M. Alfred Saurel porte à 53 le nombre de bateaux employés à la pêcbe en 1857 et leur port de 1 à 5 tonneaux, mais probablement qu'il a compris dans cette évaluation des petits batelets auxiliaires. CHAPITRE IV BE CASSIS ALI VAR Sommaire. — La Ciotat. Coup d'œil de la côte de Provence. Topographie sous- marine. Rencontre d'un vieux philosophe. Documents des archives sur les anciennes assemblées de pêcheurs et sur les postes de pêche (1379, 1459, 1510 et 1546). Pêche des sardines. Renseignements statistiques. Fabrication des filets. — Bundol, Saint-Na-Mire et Six-Fours. Histoire d'un triumvirat de prud'hommes. — Toulon. Aperçu général de la rade. Souvenirs de jeunesse. Le vaisseau VUlm. Josserand, le secrétaire-archiviste. L'étang d'Hyères et ses produits. — La pêche à Veissaugue. Des ports de pêche a l'orient de Toulon : Saint-Tropez- , Fréjus et Saint-RaphaeL Aspect des lieux. Antiquités. Pêche à la bouguiére. Cannes et son climat. Antibes et les nonnats. Renseignements culinaires. Pêche à la thonnare. Description. Sur ma carte de voyage Chaque point est un souvenir. BARTHELEMY. LA CIOTAT I J'avais recueilli, pendant mon séjour à Cassis, tous les renseignements que je m'étais proposé de réunir sur l'état de la pêche dans cette intéressante localité ; je pris donc congé de mes braves prud'hommes-pêcheurs, 118 DE CASSIS AU VAR mais avant de pousser plus loin je vais donner d'abord un aperçu rapide du littoral qu'il me restait à par- courir. Sur cette côte de Provence qui s'étend du cap Cou- ronne jusqu'au-delà du Var, dominent partout des montagnes dont les contreforts s'avancent en promon- toires, coupés parfois d'escarpements inabordables. Ce sont tantôt de hautes cimes dont les ondulations s'a- baissent graduellement jusqu'au rivage, tantôt des caps qui se prolongent pour abriter des baies hospitalières oi^i l'on rencontre la plupart de nos petits ports de pêche. Après les îles à l'orient de Marseille, en suivant cette côte creusée de criques et de calenques que j'ai décrite, apparaît d'abord le Bec de l'Aigle, qu'il faut doubler pour découvrir l'île verte en face de La Ciotat. Alors se présentent successivement la rade de Cerestes et l'a- greste plage des Lecques, le port de Bandol et son îlot, la baie de Saint-Nazaire, la rade de Brusc et l'île des Embiez. Un formidable promontoire, aux teintes som- bres et aux flancs boisés, s'est déjà annoncé de loin : c'est le cap Sicié. A l'orient de cette masse imposante se détache la presqu'île qui va lancer le cap Sepet et enfermer la grande rade de Toulon. De l'autre côté de cette vaste enceinte, l'ancrage des Vignettes, le cap Brun aux riants coteaux, la pointe de Querquerane, découpent le littoral jusque vers la presqu'île de Giens qui embrasse d'une part le golfe de ce nom et de l'autre la rade d'Hyères. En face s'alignent les anciennes Stœ- chades, Porquerolles, Port-Cros et l'île du Titan, puis, en continuant à longer la côte, des terres basses et ma- récageuses s'étendent jusqu'à l'étang de Faubrégas. Mais aux approches du Benat, recommencent de nou- DE CASSIS AU VAR i19 veaux groupes de montagnes qui abaissent leur front dans la mer. Ces hautes terres projettent les caps Ne- gret, Cavalaire, Lardier, Taillât, Camarat et son beau phare. Viennent ensuite Saint-Tropez, Fréjus, Saint- Raphael et le petit golfe de Cannes d'un ravissant as- pect. Autant de noms historiques : Athenopolis (1), Forum Jidii et les deux autres ports auxquels se ratta- chent aussi d'immortels souvenirs, car l'un rappelle une époque de gloire et l'autre de grande infortune. Ce fut à Saint-Raphael que débarqua le moderne César à son retour d'Egypte ; c'est à Cannes qu'il prit terre en venant de l'île d'Elbe ! — Nous sommes en face des îles Lerins et de la prison du Masque de fer ; la pointe d'Antibes se laisse voir et s'incline vers l'embouchure du Var ; on découvre Nice et le fort Montalban qui nous cachent encore Villefranche enfermée dans sa pit- toresque enceinte. Côte riante et capricieuse que je me plaisais à parcourir, mer splendide que j'ai sillonnée tant de fois ! II Les montagnes qui se détachent de la chaîne des Alpes prennent bientôt des formes plus grandioses ; le panorama s'élargit, et de toute part la végétation se (1) Athe7iopolis massiliensium (Pline, 1. iil c. iv), une des nombreuses colonies massaliotes en deçà du Var, était située, sinon sur remplacement même de Saint- Tropez, du moins dans les environs de ce petit port. Quelques historiens modernes reconnaissent au contraire dans Saint-Tropez l'ancienne Heraclœa cacabaria, mais selon d'autres, parmi lesquels il me suffira de citer M. Amédée Thierry, cette Heracltea, probablement d'origine phénicienne, était placée beaucoup plus à l'occi- dent entre Massalie et les Pyrénées. (Voyez Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. I, p. 535.) 120 DE CASSIS AU VAR montre plus vigoureuse dans la plaine comme au bord de l'eau, dans les vallées, sur les coteaux et jusque sur les crêtes, où la transparence de l'air, sous ce beau ciel du midi, permet d'apercevoir au loin ces pins sé- culaires toujours debout sur les rochers qu'ils ombra- gent. Ces mouvements de terrain, toutes ces saillies, tous ces surhaussements, ces dépressions brusques, inatten- dues qui se succèdent et accidentent la côte, se retrou- vent au fond des eaux dans la mer adjacente. Les plaines, les plateaux, les vallées, les montagnes se correspondent et les profondeurs de la mer représentent, en quelque sorte, les attitudes terrestres. Cette topographie sous- marine n'est pas moins curieuse : ici des abîmes où la sonde descend à plus de mille mètres, là des roches garnies de madrépores, de polypiers, d'épongés et de coraux ; des plaines herbeuses, des bancs de sable, des graviers ou des vases, puis tout à coup des roches isolées comme de grands blocs erratiques et d'autres qui surgissent à la surface pour former des récifs ou des bas -fonds. Et l'élément qui recouvre cet autre monde a sa végétation et ses habitants ; dans son sein vivent et se propagent des myriades de poissons divers ; les plantes marines y occupent souvent de grands es- paces où dominent les algues et une multitude d'hydro- phytes de formes, de couleurs et d'aspect différents (1). Dans ces prairies singulières, où se cachent les astéries, les oursins, les chevrettes, se plaisent les labres et les girelles. Les cavités des roches submergées , autour desquelles rôdent les sargues et les muges, servent de (1) Fucus, padines, caulinies, ulves, laurencies et zostèies. \ DE CASSIS AU VAR 121 retraites aux scorpènes, aux murènes, aux langoustes et aux poulpes. Dans les grandes profondeurs se pè- chent les gades, les trigles et les spares ; sur les fonds sablonneux vaguent les mulles, les bogues et les lyres, tandis que les solles, les baudroies et les raies se tien- nent dans la vase, et que sur les galets et les rocailles des plages se montrent les atherines et les gobies. C'est dans cette mer aux profondeurs si diverses que s'exer- cent tous les petits arts de pêche ; c'est à l'entrée des baies et des calenques de la côte que sont postées les madragues qui arrêtent les thons , les pélamides , les maquereaux, les sardines et toutes ces bandes innom- brables de poissons voyageurs qui traversent nos mers aux époques de leurs migrations. m Tel était le champ que j'allais explorer et ce fut à La Ciotat que je m'arrêtai d'abord. Je ne m'attendais guère à l'heureuse rencontre que je fis en arrivant dans cette petite ville : un érudit de notre vieille Provence , aussi persévérant dans ses travaux littéraires qu'un ancien bénédictin, Michel Masse, que je retrouvais occupant dans sa retraite l'humble emploi de secrétaire-archiviste de la commune de La Ciotat, sa chère patrie. Masse avait été maître d'étude de la pre- mière division au lycée impérial de Marseille. La pre- mière division..., ces mots me remuent le cœur î C'était celle que nous appelions la division des grands en 1 807 î Thiers, Borrely, Nègre, Sébastiani, Tronchin, Barba- 122 DE CASSIS AU VAR roux, de Clavel étaient des nôtres Que de vicissi- tudes , que de positions différentes dans la vie depuis cette époque î Ceux qui ont le cœur aimant comprendront , comme moi, la joie que j'éprouvais, après tant d'années, en revoyant ce cher maître, toujours le même, avec sa même passion pour l'étude , sans avoir rien perdu de son activité , ni de cette lucidité d'esprit que nous lui connaissions tous. Beau caractère, en effet, dont la vieillesse relevait le charme ; modeste , affable, préve- nant, plein de franchise et possédant au suprême degré cette aménité et cette sympathie qui attirent. Masse avait en lui toutes les qualités qui distinguent les cœurs d'é- lite et figurait alors parmi les hommes auxquels la lit- térature locale devait d'éminents services ; et je n'en- tends pas parler ici de cette littérature qui a la prétention d'instruire tout le monde et qui n'apprend rien à per- sonne , mais de celle qui laisse des impressions et des souvenirs. Masse était l'auteur d'un petit livre sur l'his- toire de son pays , un in parvi copia de moins de trois cents pages, qui avait obtenu une médaille d'or (1). Aujourd'hui que je rouvre ce petit livre pour rectifier des notes prises il y a vingt ans , je relis encore, plein d'émotion, l'introduction où se reflète tout entière la pensée intime du philosophe et les sentiments du bon citoyen : (1) Mémoire historique et statistique sur le canton de La Ciotat , par Etienne-Michel Masse, Marseille, 1842. Ce petit livre, dont il n'a été tiré que fort peu d'exemplaires, imprimés aux frais des amis de l'auteur, a été couronné en 1840, au concours ouvert par la société de statistique de Marseille. — Masse est mort il y a seulement une dizaine d'années, regretté de tous ceux qui l'ont connu et qui avaient pu apprécier sa vaste érudition, la bonté de son cœur et son ardent patrio- tisme. DE CASSIS AU VAR i23 « Nous devons à la Révolution de 1789, dit-il, un » bienfait qu'on ne saurait méconnaître sans injustice ; » elle a terminé Foeuvre souvent reprise et toujours mal 3) poursuivie de l'unité française dont le gouvernement » sentait de plus en plus le besoin , mais il est à » craindre que l'unité administrative ne finisse par » effacer en France une foule de souvenirs et de géné- » reuses affections dont s'alimente l'amour du pays » 11 reste un grand problème à résoudre : garder un » juste respect pour l'unité qui fait la force de l'admi- » nistration , et nourrir autant que la faculté nous en » est laissée encore, ce patriotisme local, source antique » de tant de merveilles » Je n'en finirais pas si je voulais citer tout ce que le petit livre de Michel Masse renferme de nobles inspira- tions et de curieuses recherches. Les renseignements que je puisai dans cet intéressant recueil, et ceux que l'au- teur me fournit lui-même, pendant mon séjour à La Ciotat, me furent des plus utiles. IV D'après les documents qui existent aux archives de cette petite ville, il était déjà question, au xtv® siècle, d'assemblées générales pour régler les affaires de pêche. En 13T9, alors que le bourg comptait à peine trente chefs de famille, cap d'Ostal, tous nommes dans l'acte dressé à l'occasion d'une visite que fit, à La Ciotat, le prieur de Saint-Zacharie pour organiser les moyens de 124 DE CASSIS AU VAR défense du bourg. Ce prieur, Messire Bonvoisin, en sa qualité de vicaire du lieu et commissaire délégué, pré- sida l'assemblée des habitants et rendit un arrêt dans les débats qui s'étaient élevés entre les pêcheurs sur le choix des postes de pêche (1). A cette époque, la pêche aux sardines et aux anchois y^ se faisait de nuit et aux flambeaux, soit avec des filets traînants, tirés de terre, soit avec des filets flottants ; mais elle était souvent contrariée par les pêcheurs mar- seillais qui fréquentaient ces parages, et dont les sardi- ncmx (2), déployés sur une grande étendue de mer, devant les feux des autres barques, empêchaient le poisson de s'approcher de la côte. Toutefois, malgré les plaintes réitérées des pêcheurs de La Ciotat contre cette usurpation de leurs droits sur les eaux où de temps immémorial ils avaient toujours exercé leur industrie librement et sans partage^ leurs concurrents continuèrent de franchir impunément les limites fixées pour la pêche dans les juridictions respectives. Masse a cité dans sa statistique de La Ciotat, les règlements approuvés et ratifiés en 1459 par les chefs de famille et les prud'hommes-pêcheurs , élus en pré- sence du bailli et des conseillers du bourg. Voici la traduction littérale du préambule de ce do- cument : (i) Il décida que tout patron possesseur d'une barque, ou qui la tiendrait à louage avec des filets pesant environ six quintaux, jouirait d'un poste ; que le maître de deux bateaux ou de deux filets de tonayres, pour la pèche des thons de passage, pourrait occuper deux postes, et que tout pêcheur qui s'emparerait d'un poste acquis de droit à un autre, serait passible d'une amende de 25 livres et de la perte du poisson pris. (2) Le nom de sardinal est celui que l'on donne en Provence au filet pour la pêche à la sardine. DE CASSIS AU VAR 125 Chapitres et ordonnances faites au lieu du bourg de La Ciotat sur les arts de pêche par les hommes experts (discres homes) : Anthoine Denot, bailli, Anthoine Robaut, conseiller, Jean Arnaut, Guillaume Mêlas, Guillaume Marin, Pierre Parpaut et Monet Autric, prud'hommes , élus pour faire les dits chapitres et ordonnances pour tous les chefs de famille du dit lieu et après approbation et ratification de chacun des dits chefs , comme il conste d'un acte dressé par m.oi , Hugues Chays, notaire public du castel de La Cadière, en l'an présent qui est celui de m.iiu'^lix, le dernier jour du mois de septembre dans lequel les dits cha- pitres sont particulièrement écrits et déclarés selon leur mode de rédaction, etc. (1). J'ai sous les yeux la copie textuelle d'un vieux ma- nuscrit, extrait des archives de La Ciotat, dans lequel sont relatées les délibérations du conseil général du bourg, réuni en parlement dans le verger de Melasson, sous la présidence du bailli, en 1510 (2). Ce curieux (1) « Segon si los capitols et ordenanses fâches en lo luoc del bore de La Ciutat subre los arts de pescar per los discres homes Anthoni Denot, bayle, Ânthoni Ro- baut, conseilhers, Jehan Arnaut, Guilhem Mêlas, Guilhem Marin, Peyre Parpaut et Monet Autric, prodomes, élégis a far los dis capitols et ordenanses per tôt cap d'Ostal, corao esta enuna nota presapermi, Hugo Chays, public notari del castel de La Cadiera en l'an présent que bon conte miiiilix, lo redier jor del mes de setembre en la quai los dis capitols son particolarament scris et déclaras en la maniera quai son escrit. » (2) « Anno incarnationis domini quingetesimo decimo et die vicisimâ tertia mensis februarii, congregato parlamento castri burgi Civitatis in viridario Pétri Melasson coram honorabile viro Bartholomeo Sicardi alias Melasson, bajuli dicti castri in quo quidem parlamento présentes fuerunt videlicet sequentes, primo : (Suivent les noms des procureurs et syndics du bourg, puis ceux des conseillers, des patrons-pêcheurs), Patroni Eissaugue et BoUegii, probi circa differentias piscatorum, quiim quidem supra dicti omnes simul et unanimiter et concorditer nomine ipsoruni in aliquo discripta fuerunt ordinationes infra scriptas et rétro designatas, etc. » 126 DE CASSIS AU VAR document, rédi^jé partie en latin et partie en français de Tépoque, ou dans la langue provençale qu'on parlait alors, nous apprend que la pêche des sardines et des anchois avait lieu d'avril en octobre ; que les barques qui faisaient cette pêche à l'île Verte avec eissaugues, étaient montées de cinq hommes et un mousse (cinq homes et un pitotj ; qu'on régla dans cette assemblée les postes de pêche (bols) suivant le rang échu aux pa- trons, et qu'on y renouvela la défense faite aux sardi- niers de jeter leurs filets devant les feux des bateaux (bar cas de lûmes) depuis le cap Canaille jusqu'au cap d'Alon, sous peine de cinquante florins d'amende ap- plicable un tiers au seigneur du lieu, un tiers à la confrérie du Saint-Esprit et le restant au dénoncia- teur (1). Dans une autre assemblée, tenue le 29 mars 1524, les conseillers et les prud'hommes élus en présence du bailli ( monseignour lo bailli Loys de la MarJ pour le règlement de la pêche au flambeau f sobre la fach de pescar de luméj, désignèrent les postes à occuper sui- vant l'ordre et le rang échu à chacun, comme on l'avait fait auparavant pour la pêche à l'eissaugue. Ces ordon- nances furent publiées à l'instance des syndics du bourg et d'après les ordres du bailli (2) . En 1546, les pêcheurs de La Ciotat ayant renouvelé leurs plaintes sur les dommages que leur occasionnaient (i) « Que nengun sardinal non ause pescar en las mars de La Ciutat onte los lûmes pescan, so es del Cayron de la Canailha fins al Cap de Alon, sur la pena de 50 florins applicada un ters al seignour del dich luoc, l'autre à la confreyria de San-Esprit, l'autre ters al denunciant. » (2) « Anno jam dicto, hujus modi ordinationes preconisatae fuerunt in plateis dicti loci, mandate dicti bajuli Ludovici de la Mar ad instantiam dictorum scindi- corum, etc. » DE CASSIS AU VAR 127 les Marseillais dans la pêche aux flambeaux, donnèrent motif à Tenquete que le roi ordonna pour satisfaire aux justes réclamations des manants et habitants du dit lieu, contre leurs voisins maritimaux, ^pour préjudices soufferts au mépris de leur Loi, C'est ainsi qu'on ap- pelait alors les délibérations et ordonnances sur la pêche fcapitols et ordenanses), rendues en assemblées générales. Tous ces débats se trouvent relatés dans un procès-verbal dressé par le sergent ès-lois^ juge et commissaire député par le roi, à la requête des habitants de La Ciotat, sur la maniUation et joyssance de cer- taines ordonnances faites par le conseil du bourg. Il est dit dans l'enquête que, les témoins entendus, les dommages occasionnés par les pêcheurs étrangers au bourg furent évalués à plus de six mille barils de sar- dines et anchois, et que le juge commissaire royal rendit un édit le 17 août de la même année (1546), qui fut signifié « à cris publics et voix de trompe, par les lieux et confins, plaçant les pêcheurs sous la protection et sauvegarde du roi pour la conservation de leurs droits, confirmant leurs règlements et ordonnances, et faisant défense de contrevenir directement ou indirec- tement aux dits règlements sous peine de mille florins d'amende en sus de celle déjà portée, » Aujourd'hui les prud'hommes-pêcheurs de La Ciotat ne sont pas moins jaloux de leurs droits que ceux des temps passés. Les affaires qui intéressent la commu- nauté ont toujours lieu en assemblée générale ; les 128 DE CASSIS AU VAR délibérations et ordonnances sur la police de la pêche sont consignées comme auparavant dans le livre rouge ou livre de la loi et l'administration de la prud'hommie fonctionne avec plus de régularité en suivant la marche uniforme établie dans tous nos ports de la Méditerranée. La pêche des sardines et des anchois au flambeau, que pratiquaient anciennement nos pêcheurs proven- çaux, était aussi en usage sur les côtes de la Dalmatie / où l'on prend encore ces dupées à la lueur des lan- ternes, quand elles pénètrent au printemps dans les eaux de l'Adriatique. C'est vers la fin de mars que les sardines commencent à se montrer en masse sur notre littoral de la Provence. Leurs migrations semblent se faire d'abord d'occident en orient, puis, en automne, elles se présentent de nou- veau et leur passage paraît s'effectuer en sens inverse. Ces poissons nagent avec beaucoup de vélocité et imitent un peu le vol des hirondelles dans leurs rapides évolu- tions. Pendant la nuit, les sardines ne quittent pas les profondeurs de la mer dans les parages où elles station- nent, mais dès que le soleil vient éclairer les eaux, elles s'élèvent à la surface, et c'est alors le meilleur instant de la pêche. Cette observation a sans doute guidé les pêcheurs dans la pêche au flambeau qui se fait pendant les nuits obscures. La lumière trompe les poissons at- tirés par sa resplendeur ; ils la prennent pour les pre- mières clartés de l'aurore et viennent donner dans les mailles du filet. Mais cette pêche au flambeau n'est ^^ plus guère usitée aujourd'hui, et il n'est pas nécessaire d'avoir recours à ce moyen pour s'emparer du poisson. — Les sardines , d'après l'opinion des pêcheurs , ont J toutes leurs ovaires pleins en septembre et en octobre , DE CASSIS AU VAR 129 époques où elles sont plus grasses ; toutefois ce n'est qu'en avril qu'elles viennent déposer leur frai sur les fonds voisins du rivage et garnis de graviers et de galets. La pèche la plus fructueuse a lieu ordinairement dans les belles nuits de mai et de juin, quand la tranquillité des eaux et leur douce température invitent les dupées voyageuses à pénétrer dans les baies et les golfes du littoral pour y chercher leur nourriture. Les pécheurs jettent alors leurs rets dans cette mer calme, dont les flots scintillent de toute part au dégagement de la lu- mière phosphorescente des pyrostomes, des méduses et de cent autres animaux marins qui pullulent dans ces parages abrités. Les eaux fécondes de notre belle Médi- terranée n'ont pas besoin d'être appâtées, comme celles de l'Océan, avec de la rogne de morue pour attirer les sardines. La nature des fonds, si favorable au dévelop- pement des zoophytes, y convie ces bandes innombra- bles de poissons migrateurs qui chaque année visitent nos rivages. Aussi, la sardine s'est toujours pêchée en grande abondance à La Ciotat, soit au sardmal, soit à Veissaiigiie, fdet traînant à grandes ailes, avec lequel on peut embrasser un espace de mer considérable pour cerner le poisson et l'amener jusque sur le rivage. Toutefois, le sardinal est plus usité dans la saison du passage des sardines. Ce filet, à simple nappe et à petites mailles (1), se tend de nuit en lui faisant décrire (1) La longueur d'une pièce de sardinal est d'environ 80 mètres et la hauteur ou tombj^e du lilet de 15 à 18 mètres. Les mailles ont 6 lignes au carré. Toutefois, la longueur du fdet comme sa hauteur, varient suivant les quartiers maritimes et les profondeurs de la mer où se fait la pèche. Il y a des sardinaux de 80 brasses. Chaque bateau peut porter quatre pièces de filet. C'est ce qu'on appelle une barcade. d i30 DE CASSIS AU VAR des courbes à peu de distance de la côte. 11 reste flot- tant entre deux eaux dans une position verticale; une de ses extrémités est attachée au bateau qui dérive avec lui au gré des courants. Les pêcheurs appellent cette manœuvre suivre la pêche. L'engin est retiré avant l'aurore et presque toujours chargé de sardines. C'est un spectacle des plus curieux que de voir cette multi- tude de petits poissons, aux écailles argentées, qui sont restés suspendus par les ouïes aux mailles du filet. Souvent la bande entière a donné dans le piège : le sardinal, tendu en rideau, a tout arrêté au passage et j'ai pu bien des fois me procurer le plaisir de voir chaque maille rapporter son poisson. Les produits de la pêche des sardines et des anchois ont toujours été considérables à La Ciotat ; les ateliers de salaison en absorbent une grande partie, le reste se vend à l'état frais ou bien est employé en appât pour la pêche au palangre et pour celle des loups (1) et des maquereaux à la ligne volante ou ligne de traîne. A cet effet les sardines sont accrochées toutes vivantes par la queue à l'hameçon, ce qui ne les empêche pas de nager et facilite la pêche en excitant la voracité des poissons. En 1842, on comptait à La Ciotat 315 pêcheurs (2), employés sur 88 bateaux (3), dont GO à 70 sardiniers. Le capital en filets et engins de pêche, qu'on estimait à 194,700 francs, était des plus variés. (1) Perça lahrax. L. (2) 88 patrons, 22 matelots, 21 novices, 103 mousses et 80 marins non classe's ou hors de service. (3) Plus un grand nombre de petits bateaux d'amateurs qui ne payent aucun droit j)L la prud'liommie, mais qui ne laissent pas pourtant de prendre beaucoup de poisson. DE CASSIS AU VAR iSl Presque tons les arts de pèche en usage sur les cotes de Provence se pratiquent à La Ciotat, suivant la sai- son. Après le sardinal que j'ai décrit, la thonnaire^ dont on se sert sur tout le littoral en remontant vers le Var, est un des arts les plus importants (1). J'aurai bientôt occasion de parler de cette espèce de filet avec lequel on arrête les thons de passage et d'autres pois- sons de grande taille. La battude^ Veissaiigiie et le thys sont aussi employés avec succès dans les parages où ces sortes d'engins sont plus convenables pour la pêche des diverses espèces qui fréquentent nos mers. D'après le relevé que j'obtins des patrons-prud'hom- mes, pendant mon séjour à La Ciotat, le produit total de la pêche avait été dans l'année de 290,51 8 kilogram- mes de poissons , dont la vente avait rapporté plus de 153,000 francs. La pêche des sardines et des anchois était portée dans cet état annuel, à 125,784 kilogram- mes évalués à 37,736 francs. Le poisson de luxe, tel que merlans et pagelos (2), y figurait pour la quantité de 94,424 kilogrammes représentant une égale valeur (3). La majeure partie de cette pêche s'expédiait, comme marée fraîche, pour les villes de l'intérieur. Ainsi, par ce simple exposé statistique, on peut juger de l'importance de la pêche côtière dans ce petit port qui, de même que celui de Cassis, a bien droit de por- ter un poisson dans l'écu de ses armes. (1) Les thonnaires de La Ciotat occupent alternativement dix postes de pêclie Je long de la côte, savoir : à Sendeirolle, à Vile verte, au Berouard, à Vierge-de- Grûce, à Saint-Jean, au Fanel, au Duroc, aux Beaumelles, à VAigadou et à La Monte. (2) Gadits merlucius, L. Spams enjthrinus, L., S. pagrus, etc. (3) 9i,424 francs, au prix d'un franc le kilogramme. 132 DE CASSIS AU VAR VI Parmi la variété d'engins de pêche en usage sur les côtes de Provence, beaucoup se fabriquent dans nos ports et celui de La Ciotat a toujours été des plus renommés pour la fabrication des fdets lacés à la main . Ce sont les femmes et les filles des pécheurs qui s'exer- cent plus spécialement à ce genre d'industrie. Naturel- lement très laborieuses et bonnes ménagères , leurs maisons sont tenues proprement et tout y respire l'ai- sance. Une partie du rez-de-chaussée est destinée aux appareils de pèche. Outre le temps qu'elles emploient à la fabrication des filets, elles s'occupent aussi des réparations, car ces engins ont souvent besoin de leurs soins pendant qu'ils sont en service et qu'ils restent exposés aux avaries. Comme aux Martigues et dans la plupart de nos petits ports de pêche où l'art du laçage des filets à la main s'est transmis de génération en génération, les femmes des pêcheurs de La Ciotat don- nent à leurs filles le même enseignement pratique qu'elles ont reçu de leurs mères. L'ouvrage se fait en plein air, dans la rue et sur le seuil de l'habitation de la famille. Deux chaises, placées à distance le long du mur, composent tout le métier, et la navette, qui tra- vaille, est conduite avec une dextérité des plus remar- quables : « Avec un peu de bonne volonté, a dit un amateur, on pourrait y voir de la grâce. » Ce que j'ai observé à La Ciotat de cette fabrication DE CASSIS AU VAR 133 de filets à la main par ces jeunes filles si laborieuses, qui confectionnent à elles seules une grande partie des engins de pêche servant à la prospérité du ménage et souvent même à la dot qu'elles apportent au jeune pêcheur qui devient leur époux, me rappelle ce qu'a dit Michelet dans son beau livre du Peuple : ce Je me suis longtemps occupé des anciennes associa- tions de la France. De toutes, la plus belle, à mon avis, est celle des fdets pour la pêche, sur les côtes d'Har- fïeur et de Barfleur. Chacun de ces vastes filets se divise en plusieurs parts qui passent par héritage aux filles aussi bien qu'aux garçons. Les filles héritent de ce droit, mais n'allant pas à la pêche y concourent néan- moins en tissant leur lot de filets, qu'elles confient aux pêcheurs. — La belle et sage normande file ainsi sa dot; ce lot de filet, c'est son fief qu'elle administre avec la prudence de la femme de Guillaume le Conquérant! De son droit et de son travail, doublement propriétaire, il faut bien, comme telle, qu'elle sache le détail de l'expédition; elle en apprécie les chances, s'intéresse au choix de l'équipage, s'associe aux inquiétudes de cette vie aventureuse. Elle risque souvent sur la barque plus que son lilet. Souvent celui qu'au départ elle a choisi pour pêcheur, la choisit pour femme au retour » Cette association des pêcheurs de Normandie, ajoute Michelet, est morale et sociale tout autant qu'écono- mique. Qu'est-ce au fond ? Une jeune fille sérieuse , honnête, qui, de son travail, de ses veilles, de sa j^ctite épargne, commandite les jeunes gens, met sur leur barque sa fortune, avant d'y mettre son cu3ur Voilà une association vraiment digne, qui loin d'éloigner de l'association de la famille, en prépare le lien » 134 DE CASSIS AU VAR Cette citation, que le lecteur appréciera sans doute, n'est pas sans relation avec le sujet que je traite. La confection des filets tissés à la main constitue une bran- che d'industrie d'une certaine importance et qu'il est d'autant plus utile de conserver que la supériorité des filets à la mécanique n'est pas encore bien démontrée. Les filets tissés à la main par les femmes et les filles des pêcheurs auront toujours sur les autres l'avantage du bon marché pour ceux qui s'en servent , puisqu'ils n'ont pas à payer de main-d'œuvre et que la dépense se réduit au chanvre que les ouvrières filent elles-mêmes. 11 serait à désirer que dans plusieurs de nos quartiers maritimes, où les pêcheurs ne jouissent pas de la même aisance qu'à La Ciotat, on créât des ateliers-écoles sur le modèle de ceux ouverts dans quelques-uns de nos ports de l'Ouest. Les avantages moraux qui ressortent de ces établissements, sont dignes du patronage des âmes gé- néreuses auxquelles on doit cette innovation. C'est dans ces ateliers-écoles que les petites filles des pêcheurs pau- vres apprennent tout à la fois à lire, à écrire et à s'exer- cer au lacaae et au raccommodage des filets. Le ministre de la marine s'associant à la pensée philanthropique des fondateurs de ces écoles, leur a accordé des sub- ventions en leur adressant des commandes de filets destinés en primes aux pêcheurs méritants. Les préfets maritimes et les commissaires de l'inscription ont été invités en même temps à propager, par tous les moyens en leur pouvoir, le développement de ces établissements d'utilité et de bienfaisance (1). Les filets fins, à nappe simple, qu'on désigne en Pro- (1) Voyez Nouveau procédé de laçage des filets à la main, par L. Légal. Revue, maritime et coloniale. Février 1863, Paris, Challamel aîné. DE CASSIS AU VAR 135 vence sous le nom de sardinaiix, ne se font pas à La Ciotat ; ils sont ])resque tous de fabrication génoise ou catalane, mais ces engins de pêche coûtent fort cher et nécessitent un emploi de fonds peu en rapport avec les ressources de nos pêcheurs. Une pièce de sardinal coûte 360 francs (i) et chaque bateau en a besoin de quatre pièces s'il veut avoir sa harcade complète. Des essais ont été tentés à différentes époques pour se soustraire au monopole des étrangers, et les filets tissés à la méca- nique, que j'ai vus à l'exposition régionale de Marseille en 1860 , avaient donné, me dit-on, de bons résultats. Les prud'hommes-pêcheurs leur avaient reconnu toutes les qualités désirables sous le rapport de la souplesse et de la force du fil. Les thys, filet à trois nappes, qui nous viennent des ports du Levant, sont en fil de lin d'une extrême finesse; il s'en fabrique même en soie-écrue qui coûtent jusqu'à 300 francs la pièce. Ces sortes d'engins de luxe ne con- viennent qu'à de riches amateurs, et malgré leur incon- testable avantage sur les filets grossiers en fil de chanvre, dont on se sert d'habitude, nos pêcheurs s'en tiennent à ceux qu'on confectionne chez eux et qui ne coûtent que 60 francs la pièce tout garnis, c'est-à-dire avec plombs et lièges. Il faut à un bateau au moins 25 pièces de thys pour pouvoir compter sur une bonne pêche (2). (l) Le sardinal d'Espagne coûte 45 francs le spen ou Je', et chaque pièce se compose de huit lés. On fabrique aussi à Gènes des filets de ce genre , pour la pêche à la sardine, qui se vendent à 5 fr. la brasse. Ces pièces n'ont ordinairement que 40 brasses de long. Celles qui servent pour la pêche aux anchois ont les mailles beaucoup plus petites et coulent 6 francs la brasse. (!2) On fabrique aussi à La Ciotat des filets de bultudes ou soUes, des cissaugiies, espèces de grandes seines, des tlionnaires et en général presque tous les filets flot- tants-^u dormants à nappe simple où à plusieurs nappes, ainsi que les filets traî- nants à poche et à ailes. 136 DE CASSIS AU VAR Les innovations introduites depuis quelques années dans la fabrication des filets dont il se fait une si grande consommation sur toutes les côtes de France, pourraient être profitables à nos pêcheurs provençaux. Dans l'exposition internationale d'appareils de pêche d'Amsterdam, en 1860, la commission française char- gée, par le ministre de la marine, d'examiner ce qu'il y avait de plus utile pour le progrès de nos pêcheries, fixa particulièrement son attention sur les filets de coton tissés à la mécanique et reconnut leur supériorité sur ceux de chanvre. La durée éprouvée de ces filets, leur grande légèreté, leur extrême souplesse ne laissaient aucun doute sur l'avantage de leur emploi. Un amateur se servant de filets de chanvre, avait à débourser annuel- lement 7,000 florins sur une pêche de 1 5,000 francs de produit, tandis qu'avec des filets de coton, sa dépense était presque quatre fois moindre et ses filets encore en bon état de service, après trois ans d'usage. La finesse du tissu et la souplesse de ces filets de coton les rendent très propres à la pêche. Le poisson ne vient point s'y heurter comme cela arrive souvent avec les filets de chanvre, qu'il peut éviter en fuyant. Tout poisson, au contraire, qui donne dans le filet de coton se maille à finstant, car la nappe cède sans effort à Timpulsion que le poisson lui imprime et dont l'élan suffit pour qu'il reste pris par les ouïes. Ainsi le filet pêche d'autant mieux qu'il est moins rigide ; le poisson ne sent pas le piège et ne cherche pas à l'éviter (I). (1) On peut donner à ces sortes de filets beaucoup plus de tombée (hauteur) sans craindre que le poids fasse rétraicir les mailles dans la partie inférieure. Ces filets ont besoin, pour leur borme conservation, de cinq tannages annuels. La tannure de cachou est aujourd'liui réputée la meilleure et demande les mêmes précautions que DE CASSIS AU YAK 137 La fabrication des filets de coton a pris aujourd'hui un grand développement en Angleterre ; on en emploie des quantités considérables pour la pêche sur les côtes d'Ecosse. Les pêcheurs norwégiens les ont aussi adoptés et la Hollande en fait un usage presque exclusif (1). Nos pêcheurs provençaux, en adoptant aussi l'usage des filets de coton tissés à la main, n'auraient d'autres dépenses à faire que celle de l'achat du fil, puisque l'opération du tissage aurait lieu chez eux et ne leur coûterait rien. celle de chêne, c'est-à-dire en ne laissant pas prendre à l'eau une température trop élevée. Les halins du filet sout aussi plus durables quand ils sont tannés au cachou que lorsqu'ils sont passés au goudron. Le 111 qui sert à la réparation des filets doit aussi recevoir préalablement quatre tannages et prendre le cinquième avec le filet- On a renoncé déjà dans plusieurs de nos ports de pèche, et notamment à Boulogne- sur-Mer, à l'emploi du tan pour la conservation des filets. Le cachou paraît préfé- rable et entraîne moins de dépenses. La couleur du fil, qui reste beaucoup plus claire, rend l'engin moins perceptible au poisson. M. Lonquety, dans son rapport à la chambre de commerce de Boulogne, sur Vexposilion internaiionale d'Amsterdam, a donné d'excellents renseignements sur les meilleures procédés de teinture. Les filets de coton de fabrication française, exposés à ce concours par MM. Broquant, Hochard et C'% de Dunkerque, et Rome et G'% de Grenoble, ont été très appréciés. (1) Les pêcheurs norwégiens et hollandais imposent maintenant à leurs armateurs, comme condition de leur contrat, la fourniture de filets de cette espèce. En général les filets norwégiens sont d'excellente fabrication ; ceux qu'on emploie pour la pêche dans les lacs et les étangs sont en lin, très maniables et d'une extrême finesse, comme a pu le constater la commission envoyée l'année dernière (1865) à l'exposition internationale de Bergen. (Voyez le rapport si remarquable de cette commission. Revue marit. et colon., décembre 1865.) On fabrique aussi en Nor- vège des filets en soie de 32 mètres de long sur O"» 80 de hauteur. — Le filet lacé à la main est pourtant celui dont se servent encore le plus habituellement les pêcheurs des mers septentrionales. L'usage du filet de coton n'a commencé à pré- valoir que depuis quelques années seulement. Ceux tissés à la mécanique des ateliers anglais ont mérité une mention spéciale à l'exposition de Bergen. r" 138 DE CASSIS AU VAR BANDOL, SAINT-NAZAIRE ET SIX -FOURS En partant de La Ciotat et en remontant la côte vers l'orient , après avoir dépassé la madrague de la pointe Grenier, on double le cap d'Alon pour sortir de la baie. De là jusqu'à la pointe d'Engravier, la côte est creusée de petites criques où peuvent s'abriter les bateaux ; puis, se présente l'île Rousse et un peu plus loin celle de Bandol devant la rade du même nom. Bandol s'étale au soleil sur une plage verdoyante ; ses patrons prud'hommes exercent leur juridiction sur une étendue de mer qui comprend à peine trois milles de littoral. Vingt à vingt-cinq petites barques, bien montées en filets, sont employées, dans ces eaux pois- sonneuses, aux différents arts de pêche, mais surtout à ceux qui se pratiquent au moyen de thonnaires et de combières , pour lesquelles plusieurs postes sont alter- nativement occupés par les pêcheurs. Quelques bateaux s'exercent en outre au palangre sur un plateau sous- marin de 80 à 1 00 brasses de profondeur, situé à trois ou quatre lieues au large et où les pêcheurs de La Ciotat viennent aussi tendre leurs lignes. Le produit annuel de la pêche, à Bandol, est estuné en moyenne à 24,000 francs ; mais celui de la madrague de l'île des Embiez, que je vis en passant, n'est pas compris dans cette évaluation (1). (1) Les pêcheurs de Bandol font aussi, dans la saison, la pêche au sardinal, à la liattude et à la bouguièie. Celle à l'eissaugue n\st guère pratiquée sur cette côte. DE CASSIS AU VAR 139 Après la baie de Bandol vient celle de Saint-Nazaire, dont le joli port est protégé par deux jetées. Au fond de la baie, el non loin du bourg, débouche la petite rivière d'Oulioulle , qui sort des gorges du môme nom et que dominent les crêtes escarpées du grand cerneau et du télégraphe, qu'on aperçoit de la mer. — Les pê- cheurs de Saint-Nazaire , au nombre de quatre-vingts environ (1), s'exercent aux mêmes arts que ceux de Bandol. Avant 1834, lorsque les limites du syndicat maritime de Saint-Nazaire ne s'étendaient auère au-delà de pointe Nègre, qui termine la baie, les produits an- nuels de la pêche ne s'élevaient qu'à 27,000 francs, mais ce revenu doit s'être accru depuis la suppression de la prud'hommie de Six-Fours et de son annexion à celle de Saint-Nazaire. C'est une curieuse histoire que celle des prud'hom- mes-pêcheurs de Six-Fours : dans ce village perché comme un nid d'aigle au sommet d'une montagne isolée, à une demi-lieue environ de la côte, habitaient quelques familles de pauvres pêcheurs, la plupart vieux marins invalides. Quatre patrons de barques étaient les seuls qui réunissaient les conditions d'éligibilité pour le prud'hommat d'une communauté formant en tout un personnel de dix-huit individus, dont la moitié de jeunes mousses. Or, cette prud'hommie de Six-Fours ne pouvait se renouveler une seule fois intégralement, puisqu'elle offrait l'anomalie de quatre éligibles pour trois places de prud'hommes. Pourtant les patrons (1) Les états que j'ai consultés se rapportaient à l'année 1834 et portaient 77 hommes et une trentaine de bateaux pour la prud'hommie de Saint-Nazaire , 52 hommes et 25 bateaux pour celle de Bandol ; mais eu 1842 ce nombre s'était accru par la réunion de la prud'hommie de Six-Fours à celle de Saint-Nazaire. 140 DE CASSIS AU VAR éligibles avaient pu se constituer en prud'hommie in- dépendante et régir leur petite communauté en formant entr'eux un triumvirat qui se perpétuait d'élection en élection et étendait sa juridiction sur les sept milles de côtes qui embrassent la rade de Brusc, les îles adja- centes et les abords du cap Sicié. Ce fut en réclamant les bénéfices de la loi qui permet l'établissement de nouvelles prud'hommies de patrons-pêcbeurs dans tous les petits ports qui en font la demande, que ceux de Six-Fours avaient obtenu leur installation en 1820 et qu'ils s'étaient vus ainsi en possession d'un apanage qui leur assurait l'exercice presque exclusif de la pêche dans les meilleurs parages du littoral. — Toutefois ce triumvirat de patrons, dont l'autorité s'étendait sur toutes les côtes du territoire communal (1), ne pouvait exercer tous les arts de pêche en usage avec cinq ou six mauvaises barques mal équipées, et ce fut sans doute pour remédier à leur peu de ressources qu'ils s'adjugèrent les meilleurs postes de thonnaires, préten- dant les occuper sans partage, malgré les justes récla- mations de leurs voisins de Saint-Nazaire et deBandol. De là naquirent mille querelles qui nécessitèrent souvent l'intervention du commissaire de la marine. Cet état de choses dura quatorze ans. Enfm, l'autorité supérieure ordonna une enquête, et l'on reconnut, un peu tard il est vrai, qu'en ne consultant que la loi du 12 décembre (1) Les limites des prud'hommies ne peuvent être que celles des syndicats mari- times, qui sont ordinairement les mêmes que celles de la commune où réside le syndic des gens de mer. Or, la commune de Six-Fours était la seule qui avait ■à la fois un grand territoire et une assez vaste étendue de côtes. Le territoire de Saint-Nazaire et de Bandol, au contraire, était presque tout dans l'intérieur. Le littoral très peu étendu de ces deux communes, de celle de Saint-Nazaire surtout, ne répondait pas aux besoins de l'industrie des pêcheurs. DE CASSIS AU VAIl 141 1790 sur la création des petites prud'hommies , on avait faussé l'esprit de cette institution (I). Au lieu d'une association fondée sur l'égalité des droits, on avait créé une dictature. Une foule d'illégalités ressortait de cette condescendance. 11 me suffira de citer celle-ci. Le conseil d'élection d'une communauté de pêcheurs doit se composer au moins de dix-huit délibérants et Six-Fours réunissait à peine la moitié du nombre exigé pour pouvoir former un conseil. La perpétuelle réélec- tion de ces trois prud'hommes qui s'étaient constitués à vie dans leur magistrature, me rappelle les élections d'un bourg-pourri de la vieille Angleterre au temps du Reform Bill. \'oici comment Fhistorien May raconte le fait : « Ceci se passait à Bute en Ecosse (Bute était alors un petit village de quelques chaumières, mais il y avait là un gentilhomme campagnard qui vivait sur ses terres). L'assemblée électorale se composait du scheriff, du fonctionnaire chargé d'enregistrer les votes et d'un électeur. Ce digne citoyen prit le fauteuil, fit gravement l'appel d'usage, répondit à son propre nom, se donna son suffrage, proposa sa nomination et fut élu à l'una- nimité î... d'après l'acte qu'il dressa lui-même. » TOULON Je poursuivis mon exploration le long de la cote : presque aux pieds des escarpements qui bordent le cap Sicié, la sonde accuse déjà 15 et 18 brasses dans la di- (1) L'enquL'te ordonnée par l'amiral préfet maritime de Toulon motiva, en 1834-, l'abrogation de l'ordonnance du 26 janvier 1820, qui avait institué cette singulière prud'liommie. 142 DÉ CASSIS AU VAR rection des rochers des Deux-Frères. Au sud de ces îlots, les profondeurs de la mer passent brusquement de 30 à 140 brasses. A l'orient du formidable promon- toire, se prolonge l'anse des Sablettes formée par le petit isthme qui se rattache à la presqu'île du cap Sépet. Lorsqu'on a doublé ce cap avancé , on commence à pénétrer dans la grande rade de Toulon , et l'immense enceinte, où sont ancrées nos escadres, se développe alors dans toute sa grandeur. Des deux bords, la côte est flanquée de batteries ; à droite, celles du cap Brun et du fort Saint-Louis, ensuite le fort Lamalgiie , dont la puissante artillerie commande les deux rades. A gauche, les batteries du cap Sépet, celles du Lazaret et du fort Balaguier ; à l'entrée de la seconde rade, l'Éguil- lette croisant ses feux avec la Grosse-Tour, et le Petit- Gibraltar qui domine toutes ces défenses. Partout des canons, partout un bon mouillage : la belle perspective qu'on a sous les yeux embrasse toutes les sommités des alentours depuis les îles d'Hyères jusqu'au cap Sicié. Au-dessus des riches campagnes de La Vallette surgis- sent brusquement les hautes crêtes du Faron, plus loin apparaissent, comme autant de points culminants , les cimes d'Oulioulle et la tour des Six-Fours. D'autres mornes, qui descendent en gradins sur la rive, se des- sinent sur cette côte creu-sée de baies et de rades où flotte notre pavillon. Et ce vaste panorama, varié de couleur et d'aspect, s'illumine sous un soleil radieux et un ciel d'azur qui se reflètent dans le miroir des eaux. Tableau grandiose qu'encadrent d'une part la ligne des montagnes et de l'autre l'horizon de la mer î Dans la seconde enceinte se présente d'abord la baie de la Seyne et ses chantiers de construction. La Seyne DE CASSIS AU VAR H3 compte aussi ses pêcheurs (1 ) et l'industrie de la pèche y est favorisée par les fonds herbeux où abondent les poissons sédentaires et les délicieux coquillages qui se plaisent dans ces prairies de la mer. Mais je ne m'ar- rêtais que quelques heures à la Seyne ; il me tardait d'arriver à Toulon, que j'apercevais en face et dont le port se présentait au fond de la petite rade. Une sorte d'attraction m'attirait vers Toulon : l'aspect des lieux, la rade, la ville, le port et son grand arsenal; l'animation de cette population maritime aux franches allures, toujours alerte, réveillaient en moi des souve- nirs de trente années. C'était à Toulon, sur un des vaisseaux de Tescadre, que j'avais fait mes premières armes en entrant dans la marine, et je devais retrouver là un vieil ami, un bon camarade (2). 11 y a dans le cœur des marins un lien qui les unit comme des frères du même berceau. Les soldats dorment sous la même tente, veillent au même bivouac, mangent à la même gamelle, mais le pont d'un vaisseau a pour l'homme de mer un attractif plus puissant encore; c'est un monde (1) Le quartier maritime de la Seyne comptait, en 1842, 112 bateaux de pêche, montés par environ 360 hommes employés aux petits arts. Quelques autres batelets s'exerçaient aussi à la pêche aux nasses, industrie assez lucrative dans cette baie poissonneuse où abondent les langoustes, les rougets, les seiches, les girelles et autres petits poissons de fond. — On pêche aussi dans ces mêmes parages des moules, des praires, des clovisses et des oursins {Mytilus commus, Venus croisée et v. rugueuse). La moyenne du produit annuel de la pêche était évaluée, à la Seyne, à 58,000 francs. Les états officiels, il est vrai, portaient ce produit, pour Tannée 184-2, à 109,350 francs , mais en comprenant la pêche de Saint-Nazaire et de Bandol, syn- dicats maritimes dépendant du commissariat de la Seyne. (2) Materrer, capitaine de vaisseau en retraite, ancien major-général de la marine à Toulon. Nos relations d'amitié avaient commencé à bord de VUlm, commandé par Chaunay-Duclos, en 1809, alors que je remplissais les fonctions d'aspirant et que Materrer venait d'être promu au grade d'enseigne. 144 DE CASSIS AU VAR à part avec ses traditions et sa poésie. Nous l'éprou- vâmes bien tous les deux! Le souvenir de VUlm fit revivre toutes nos sympathies. Pauvre vaisseau î mon vieux compagnon, qui m'en parlait les larmes aux yeux, l'avait vu démolir en lui donnant le dernier adieu : vJe me suis encore chauffé tout l'hiver dernier avec son bois, me disait-il.» Et toute cette bouillante jeunesse d'autrefois qui parquait dans ses batteries, qui chantait sur ses gaillards, tout ce brillant état-major qui menait si joyeuse vie, qu'étaient-ils devenus? Le vent du des- tin avait tout dispersé; le capitaine Tapage (1) ne fai- sait plus de bruit; tous ces officiers étaient morts deux seulement, restés debout, pouvaient encore se ser- rer la main et parler des autres Une autre heureuse rencontre que je fis en arrivant à Toulon fut pour moi une bonne fortune : mis en rapport avec A. Jossérand, alors secrétaire de la pru- d'hommie des patrons-pêcheurs, je trouvais en lui tout ce que je pouvais souhaiter, zèle et dévouement infati- gable, joints à une affabilité et à une complaisance qui facihtèrent mes recherches. Sous les apparences d'une bonhomie et d'une simplicité naï '^i, Jossérand cachait des connaissances pratiques et approfondies en matière de pêches; voué, depuis plusieurs années, aux intérêts des pêcheurs, il avait grandement contribué, par son esprit d'ordre et ses vues économiques, à l'amélioration de leur sort. Je ne saurais assez manifester ici toute (1) C'est ainsi que les gens de VUlm avaient surnommé leur commandant, un des officiers-supérieurs les plus distingués alors de notre marine impériale, qui avait I soutenu un brillant combat contre une frégate Anglaise de premier rang avec la petite corvette La Bergère, et s'était fait couler, après avoir perdu les trois-quarts de son équipage. DE CASSIS AU VAR i 45 ma gratitude pour les renseignements importants que je lui dois, pour les distractions qu'il me procura pen- dant mes deux résidences et pour les bonnes journées que nous passâmes ensemble dans sa petite bastide du cap Brun. Mais hélas! près d'un quart de siècle s'est écoulé depuis cette époque, et il ne recevra pas cet hommage tardif de ma reconnaissance (1 ) Lorsque Jossérant entreprit son œuvre d'organisation financière, la communauté des pêcheurs de Toulon était grevée d'une dette de 9,000 francs ; mais bientôt au désordre d'une administration dissipatrice, qui avait régné jusqu'en 1820, succédèrent la prévoyance et l'é- conomie. Les dettes contractées disparurent, les recettes annuelles de la Prud'hommie, qui se composent en grande partie du revenu de la demi-part qu'on perçoit sur les produits de la pêche, couvrirent les dépenses ; un capital se forma peu à peu, et un fond de secours, mis en réserve, vint en aide aux familles malheureuses des membres de la communauté. Déjà en 1840, le budget présenté par Jossérant dans ses rendements de comptes annuels, accusait un excé- dant de recette de 3,533 francs 75 centimes, et la communauté jouissait en outre d'une rente de 850 francs, provenant d'un capital de 17,000 francs, placé sur la banque de l'Etat. De pareils résultats honorent celui qui les provoqua par sa persévérance et son dévouement. En 1842, le nombre de bateaux qui s'exerçaient à la pêche dans les eaux de Toulon, était de 124, montés par 600 hommes, y compris 20 bateaux étrangers, la (1) Jossérant est mort en 1865, victime du choléra qui a fait tant de ravages par- mi les populations du département du Var. 10 . '146 DE CASSIS AU VAR plupart italiens, portant ensemble environ 100 hommes d'équipage. Le produit de la pêche, dans la juridiction de la prud'hommie et des syndicats d'Hyères et des Bromes, était évalué à 200,000 francs, dont 20,000 provenaient de la pêche étrangère. Toutefois cette pêche n'aurait pu suffire à la consommation de la ville et de l'escadre si les pêcheurs des quartiers voisins n'avaient contribué aussi à l'approvisionnement du marché, et l'on estimait à plus de 300,000 francs les quantités de poisson qu'ils y apportaient annuellement (l). Le pois- son se vendait ordinairement à un prix assez élevé ; les principales espèces étaient le loup, le muge, l'aurade, le maquereau, la bogue, le rouget, la sardine, le thon, la pelamide et quelques merlans. Les loups et les muges (2) provenaient la plupart de l'étang d'Hyères, sur lequel Jossérant me fournit des renseignements très précieux. D'après une note qu'il me communiqua , la pêche de cette grande lagune avait rapporté, en 1 841 , 10,440 kilogrammes de poissons et crustacés, dont la vente produisit 10,812 francs 80 centimes. Le marché de Toulon avait reçu environ 9,400 kilogrammes de poisson de cette pêche et le reste avait été consommé par la population d'Hyères et des environs. La pêche des muges était la plus productive de la lagune; on en avait pris 6,144 kilogrammes dans le courant de l'année. Les anguilles tenaient le premier rang et figuraient dans la masse du produit pour 3,568 kilogrammes. (1) Dans cette évaluation doivent se trouver comprises les quantités de poisson salé introduites par les pêcheurs génois et par ceux de l'île de Sardaigne, ainsi que les crustacés (langoustes, etc.) qu'on recevait assez fréquemment de l'île de Corse. (2) Perça labrax et mugil chelo. DE CASSIS AU VAR 147 Les autres espèces étaient représentées dans les pro- portions suivantes: murènes, 33G kilogrammes; au- rades, 112 kilogrammes; soles, 101 kilogramm.es; loups, 54 kilogrammes; rougets, 45 kilogrammes. — On avait pris en outre 58 kilogrammes de chevrettes et presque autant de crabes. La note de Jossérant me fournit de curieux détails sur la pèche par mois et par espèces : Les muges abondent dans l'étang d'Hyères de novem- bre en février, mais c'est surtout en janvier qu'on les prend en plus grand nombre. A cette époque la pêche mensuelle de ces poissons avait dépassé 2,800 kilo- grammes et on en avait pris jusqu'à 113 kilogrammes en une seule journée. Les anguilles se montrent en masse d'octobre en no- vembre, bien qu'on en prenne toute l'année. Les murènes et les loups, qui pénètrent dans la la- gune, se pèchent plus fréquemment de juillet en no- vembre. Les soles, en petit nombre, apparaissent en décem- bre, de même que les aurades, et il est rare d'en pêcher dans les autres mois. Les rougets s'avanturent parfois dans ces eaux sauma- tres et c'est en octobre qu'on en avait pris quelques-uns. On peut déduire de ces données que les anguilles habitent la lagune pendant toute l'année et que ce n'est qu'à la fin de l'automne qu'elles affluent. 11 est proba- ble que, pendant les autres saisons, la plus grande masse reste ensevelie dans la vase ou bien se tient dans les canaux intérieurs qui mettent l'étang d'Hyères en communication avec le Gapeau, petite rivière qui dé- bouche dans la baie des Salines. 148 DE CASSIS AU VAR Les migrations des muges et des aurades, ou pour mieux dire cet instinct qui les porte à changer de can- tonnements et à rechercher des eaux plus convenables à leurs besoins , se manifeste principalement en hiver. Les murènes, les loups et les soles semblent préférer les mois d'octobre et de novembre pour s'aventurer dans les étangs salés. Quant aux migrations des chevrettes, elles ont lieu ordinairement en octobre. L'étang d'Hyères a environ trois milles d'étendue du nord au sud et un mille dans sa plus grande largeur. Le poisson de mer s'y introduit par le petit canal du Pesquier, qui débouche dans la rade d'Hyères, sur la côte orientale de la presqu'île de Giens. Je porte en note le prix moyen de vente en gros des différentes espèces de poissons qui se pèchent dans l'é- tang (1). Beaucoup de coquillages et d'oursins, provenant de divers points de la côte, se vendaient aussi sur le mar- ché de Toulon. On portait à environ 100 douzaines par jour la pêche des praires, des clovisses et des moules (2), dont le prix de vente en gros était de 50 centimes la douzaine et qui sur 293 jours de pêche dans l'année, donnait un produit de 14,650 francs. Quelques parages privilégiés fournissaient aussi des huîtres en petite quantité. On n'évaluait qu'à 1000 douzaines celles qui se péchaient dans l'année, et leur valeur à 700 francs. (1) Muges, à 83 centimes le kilogramme; anguilles, 1 franc 30 centimes; soles et loups, à 2 francs; aurades, à 2 francs 15 centimes; murènes, à 63 centimes ; rougets, à 1 franc 20 centimes. (2) Venus rugueuse, venus croisée et moule commune. DE CASSIS AU VAR 149 La pêche des oursins (1) était estimée à 40 corbeilles par jour, qu'on vendait à 1 franc 50 centimes la cor- Ijeille ; mais l'on ne pouvait guère compter dans Tannée que sur 120 jours de pêche, dont le produit ne s'éle- vait qu'à 7,200 francs. Ces différentes récoltes de la mer, dont la valeur totale et approximative est de 22,550 francs doivent être ajoutées aux 200,000 francs que j'ai mentionnés comme produit de la pêche toulonnaise. Parmi les arts de pêche les plus en usage dans cet arrondissement maritime, Veissaiigue^ la thonnare et le sardinal sont les plus fructueux. La rissole et la mu- gière ne donnent que de faibles produits ; la pêche à la battude n'est lucrative qu'au temps du passage des ma- quereaux, et celle à la bougiiière^ qu'on fait au ilam- bleau pendant les nuits obscures, ne présente des avan- tages que pour la pêche des bogues. Le tremail ou thys, dont le produit faisait jadis la principale ressource des pêcheurs, est presque abandonné depuis que le poisson sédentaire est devenu si rare. Le palangre ne rapporte plus rien, et le gangiiy, diminutif du bregin, qui drague incessamment des fonds épuisés, ne prend plus que des mollusques, des crustacés et du menu fretin. J'ai déjà décrit les plus importants de ces petits arts de pêche ; mais Veissaugne mérite un article à part. (1) Sphœrechinus esculentus. 150 DE CASSIS AU VAR X Le nom d'eissaugiie provient du provençal ; il est formé du verbe hisso (hisser) et du substantif aougo (algue), parce que le filet, en draguant le fond herbeux, emporte avec lui beaucoup d'algues marines ; de là l'ex- pression à'hisse-aoîigo^ et par francisation eissavgue. 11 eût été plus correct de dire hissalgiie. C'est donc un fdet traînant qu'on peut développer en mer en embrassant un vaste espace et qu'on tire ensuite de terre au moyen de cordages. Mais toutes les plages ne se prêtent pas à ce genre de pêche, dont les opérations réclament des conditions particulières de localité dans les parages où elle se pratique. Plus la plage est uniforme et le fond de mer régulièrement incliné en talus et sans obstacle sérieux dans le parcours du fdet, à mesure qu'on le haie de terre, plus la pêche est facile. Aussi les postes les plus favorables à l'eissaugue sont-ils très recherchés, et pour éviter les disputes on les tire au sort, et chaque patron les occupe à tour de rôle. A peu près pareille à une immense seine, l'eissaugue se compose d'une vaste poche qu'accompagnent deux ailes ou bras qui vont en diminuant de largeur. Les mailles du fdet, qui sont très larges sur les deux ban- des des ailes, se rétrécissent de plus en plus vers le fond de la poche, où elles ne laissent passer à travers que le menu fretin. — Les ailes, lestées et flottées, en se dé- veloppant du fond de la mer à la surface, dans l'im- DE CASSIS AU VAR \o\ mense espace qu'elles embrassent, servent à cerner le poisson, qui voulant gagner le large pour éviter la bar- rière formée par les deux bandes du filet, se précipite dans la poche maintenue béante par les plombs et les lièges fixés aux ralingues de son embouchure. — Du fond de ce sac jusqu'à son ouverture, le filet a souvent plus de 3G mètres de long ; les ailes mesurent chacune 130 à 140 mètres, sur une largeur ou tombée verticale qui diminue insensiblement à partir de l'ouverture de la poche. Ainsi, en comptant le développement de ce vaste sac, dont la gueule a plus de 20 mètres d'écarte- ment, le filet seul peut, en se déployant, former une courbe de plus de 300 mètres ; mais pour qu'il puisse, à partir du rivage, se développer au loin en mer, on y ajoute des cordages qu'on fixe à rextrémité des ailes et sur lesquels on haie de terre quand on veut retirer l'm- saugue. Lorsqu'on opère sur des grands fonds, on réunit bout à bout, de chaque bande, jusqu'à douze pièces de ces cordages que nos pécheurs provençaux désignent sous le nom de sartis. Or, chaque pièce a 65 mètres de long : c'est donc plus de 1 ,500 mètres de développement à ajouter à celui du filet qui peut ainsi être jeté à la mer à une très grande distance de terre, et décrire, avec ses cordages, un arc de cercle de 1 ,800 mètres. Quinze hommes suffisent à peine pour bien manier cet enoin. Toutes les combinaisons de l'art, toute l'intelligence du marin ont besoin d'être mis à l'œuvre pour cette pèche qui exige une connaissance exacte des courants que le filet traverse et des fonds sur lesquels il passe. Une fausse manœuvre , une mauvaise direction , la moindre négligence dans le moment décisif, peuvent 152 DE CASSIS AU VAR avarier le filet et perdre la pêclie, surtout lorsqu'elle se fait par une nuit obscure , sur une plage où les lames déferlent avec violence. On conçoit alors toutes les dif- ficultés qui peuvent se présenter pour tirer du milieu du ressac un engin de la dimension de l'eissaugue, chargé souvent de 1,500 kilogrammes de poisson. 11 faut la plus grande prudence et beaucoup de pratique pour la complète réussite, il faut que le patron sache bien dis- tribuer son monde sur les points de la côte dont il a fait choix, que, du rivage, il ne cesse d'être en communica- tion avec l'équipage du bateau au moyen de certains signaux convenus, pour qu'en halant sur les sartis^ les deux bandes du filet arrivent à terre en même temps ; il faut encore que les gens du bateau , qui suivent la pêche en mer, sachent bien la conduire et agissent de concert avec ceux de terre ; il faut enfin que le patron, constamment attentif, toujours alerte , ne soit jamais indécis sur la position du filet par rapport aux roches et aux autres obstacles qu'il doit éviter (1), afin de l'a- mener sur la plage sans encombre. Tout cela demande de celui qui dirige, comme de ceux qui exécutent, une expérience des plus consommée. Par son mode de halage, Veissaugue, lestée et flottée avec mesure, effleure le fond sans le draguer, et , sous ce rapport, cet engin est considéré comme le plus inof- fensif des filets traînants. Par son grand développement, il a sur les autres petits arts l'avantage de pouvoir pren- (1) L'intelligence du patron consiste principalement à bien diriger son filet sur le point du rivage où il veut amener la pêche , à lui faire effleurer les roches sous- marines qui peuvent se présenter sur son parcours et dont il doit connaître la po- sition et juger de la distance par le nombre de cordages déjà recueillis, les mesures étant indiquées par des nœuds qu'on peut compter facilement de nuit par le simple contact. DE CASSIS AU VAR 153 dre à la fois le poisson sédentaire dans la zone côtière la plus rapprochée de la plage , d'atteindre jusqu'aux réservoirs des espèces aventurières et d'arrêter en même temps les poissons de passage qui visitent nos golfes. Ainsi les sardines, les anchois, les maquereaux, les pa- gels et les bogues viennent remplir souvent le vaste sac du filet, confondus avec les espèces qui remontent ou redescendent le talus de la région littorale. Un coup d'eissaugue, un baou^ comme on dit en Provence, peut amener plus de sardines que cinq bateaux sardiniers avec leurs filets tendus en nappe. On a vu, il y a quel- ques années, à Toulon et à Marseille, Yeissaugue pren- dre, en une seule fois, plus de trente quintaux de ces dupées vagabondes qui apparaissent en masse dans nos eaux. Cet art de pêche est le grand pourvoyeur de nos marchés et un de ceux qui fournissent le poisson le plus frais, car il arrive toujours vivant sur la plage. — D'a- près les règlements, la pêche à l'eissaugue n'a lieu que de jour ; toutefois, à Toulon, elle est permise la nuit sur la côte de Saint-Elme et des Sablettes. Depuis les grands travaux exécutés de Castignau à la grosse Teur, les pêcheurs d'eissaugue ont perdu une partie des postes qu'ils exploitaient auparavant dans la petite rade. C'est maintenant dans les grands fonds qu'ils sont obligés de jeter leur filet. Les plus beaux poissons, l'aurade, le dentex, les gerles, les caraux se prennent dans les pa- rages qui avoisinent l'île de Porqueroles, où la pêche se fait de jour pour ne pas porter préjudice aux arts dont les travaux commencent au coucher du soleil et se pour- suivent jusqu'à l'aurore. La pêche à l'eissaugue a toujours excité la jalousie des io4 DE CASSIS AU VAR pécheurs des petits arts qui n'ont pas les moyens de se procurer un filet aussi coûteux, et dont les accessoires et l'entretien nécessitent une mise de fonds assez forte, car l'eissaugue éprouve souvent des avaries qui exigent des réparations, et il faut aussi renouveler les cordages. Une barque d'eissaugue, agrès compris, coûte 1 ,600 francs, les filets et les sartis 2,100, et si à cette première dé- pense, on ajoute le petit bateau fprécassij^ évalué à 1 ,000 francs, qui sert à transporter le poisson au mar- ché lorsque la grande barque reste au poste de pêches, on voit qu'il s'agit déjà d'engager dans cette opération un capital de 4,700 francs, dont l'entretien en coûtera environ 500 par an. Et pourtant la part de chaque homme de l'équipage d'un eissaugue ne s'élève guère à plus de 36 francs par mois. LA PECHE A L'EISSAUGUE Les pêcheurs marseillais m'avaient procuré le plaisir de la pêche à V eissaugue pendant le jour, mais il m'in- téressait de la voir pratiquer de nuit par ceux de Toulon. La connaissance de Jossérant me fournit l'occasion de satisfaire mes désirs : Un de ses parents, prud'homme des plus exercés à cette pêche, disposait alors d'un des meilleurs postes et ce fut avec sa barque, montée d'un équipage de vingt hommes que nous appareillâmes du môle des algues. A la sortie de la grande rade, le vent de nord- est commença à fraîchir et nous poussa rapidement vers l'anse des sablettes, oii la pêche devait avoir lieu. 11 DE CASSIS AU VAR 155 faisait déjà nuit lorsque nous abordâmes la plage ; le patron débarqua une partie de ses gens et fit dresser, sur le sable, une tente qui fut bientôt installée avec une longue percbe, soutenue par deux avirons. On suspen- dit au milieu un grand fanal et nous trouvâmes, là- dessous, un excellent abri avec Jossérant et deux autres amis qui avaient voulu assister à notre expédition noc- turne. Le patron prit aussitôt ses dispositions pour com- mencer les opérations de la pêcbe. La majeure partie de l'équipage se rembarqua ; maître Jean-Pierre, vieux marin des plus accrédité dans l'art de l'eissaugue, prit le timon de la barque et se dirigea vers la baute mer en laissant à terre le bout du cordage, dont l'autre ex- trémité devait être attacbée à un des bras du filet. Notre patron était resté sur la plage pour veiller à la manœuvre : il distribua d'abord les liommes qu'il avait gardés avec lui ; deux ou trois furent placés à droite, à l'endroit d'où le bateau venait d'effectuer son départ, les autres s'éloignèrent, vers la gauche, à la distance d'environ 500 mètres , prêts à recevoir l'autre bout de cordage qui devait servir à haler sur l'autre bande du filet, lorsque les gens de l'équipage du bateau se- raient de retour, après avoir cerné l'espace de mer que l'eissaugue et ses amarres devaient embrasser. Je suivis un instant des yeux la marche de la barque qui s'éloignait rapidement en larguant les sartis, et bientôt je ne l'aperçus plus que comme un point noir qui se perdait dans l'obscurité. « Ils doivent commencer à caler le filet, » -me dit le patron que j'avais près de moi. — Après quelques instants de silence, il se rap- procha des hommes placés à la gauche, et, sortant de 156 DE CASSIS AU VAR sa poche un gros briquet d'acier, il frappa fortement, à deux reprises, sur un cailloux qu'il tenait dans sa main et en fit jaillir de vives étincelles. C'était le signal pour prévenir la barque de la direction qu'elle devait prendre afin de venir nous donner l'autre bout des sartis. Au même instant des éclats de lumière se ma- nifestèrent au loin sur les eaux et répondirent au signal du patron, qui, estimant alors d'un coup-d'œil la dis- tance qui nous séparait du bateau, d'après le point de l'horizon d'où s'était produite la lumière, me dit, avec l'assurance d'un homme sûr de son fait : « Bien, ils ont déjà jeté le sac à la mer et nous ne tarderons pas à les revoir. » Toutefois les signaux furent répétés plu- sieurs fois et une demi- heure s'était à peine écoulée, que nous découvrîmes de nouveau notre embarcation se dirigeant, à force de rames, vers l'endroit où l'atten- dait le patron. Les hommes, postés sur la rive, reçu- rent l'amarre qu'on leur jeta ; la barque accosta la plage par l'arrière, dix hommes s'élancèrent lestement . à terre et l'embarcation reprit aussitôt le large avec maître Jean-Pierre et trois matelots seulement, pour aller se poster sur l'extrémité du filet, où ils avaient laissé une bouée. — Les gens de terre, répartis alors en deux groupes, halèrent sur les sartis, et le patron, comptant sur les cordes les nœuds indicateurs pendant qu'on halait dessus, transmettait ses ordres aux gens de l'autre bande pour que le travail du halage se fît avec ensemble. — Peu à peu les deux groupes se rap- prochèrent, afin de rétrécir l'arc de cercle qu'embrassait l'eissaugue en avançant vers la rive. Mais, tout à coup, nos gens éprouvèrent une résistance insolite : (c Para ! cria de suite le patron, qui venait de s'assurer de la DE CASSIS AU VAR i 57 position du filet, nous sommes sur des roches ! « — On arrêta le travail et deux coups de briquet envoyèrent l'avis aux gens de la barque avec la rapidité d'une dépêche télégraphique. De brillantes étincelles jaillirent presque aussitôt du point de l'horizon où se trouvait notre bateau et nous annoncèrent qu'on avait compris. Il y eut encore quelques instants d'arrêt, et Jossérant, qui ne me quittait pas pour me renseigner sur tous les incidents de ces manœuvres nocturnes, m'expliqua que les hommes du bateau, qui suivaient la pêche, avertis par le signal, allaient soulever les ralingues avec l'amarre de la bouée qui était frappée sur la gueule de l'eissaugue, afin que le filet franchît l'obstacle. En effet, bientôt un autre signal partit du bateau et vint nous prévenir qu'on pouvait continuer le halage. L'opération fut donc re- prise de plus belle, mais non au gré de mon impatience, car il me tardait de voir arriver le fdet à terre. Force me fut pourtant d'attendre encore ; dix pièces de sartis avaient été ajoutées ensemble sur chaque bande de l'eissaugue ; c'était par conséquent 650 mètres de cor- dage à retirer de chaque bande. Nos gens réunirent tous leurs efforts, et les deux groupes, plus rapprochés, s'animèrent à l'envi. — Enfin les deux bras du filet apparurent à la fois au-dessus de l'eau, au miheu du ressac de la rive. Alors nos marins s'avancèrent brave- ment dans la mer jusqu'à mi-corps, et saisissant les ralingues des deux bandes, redoublèrent d'activité pour haler dessus. — La lune, qui dans les premières heures de la nuit nous avait caché sa lumière, sortit du sein des nuages, et vint éclairer la scène que nous avions devant nous. Déjà, à mesure que le centre du filet se rapprochait 158 DE CASSIS AU VAK de la plage, des sillages argentés se croisaient, rapides comme des fusées, dans l'espace de mer où le poisson se trouvait enfermé et qui à chaque instant se rétrécis- sait davantage : « Ce sont des bogues^ me dit le patron, et cest bon signe ; la bourse est "pleine / » — Bientôt l'immense sac, qu'il venait de désigner, arriva sur la grève : alors un bruit étrange, une sorte de grouille- ment, accompagné de soubresauts et de lueurs phos- phorescentes, sortit de ce vaste amas d'algues et de poissons que nos gens venaient d'amener à nos pieds. On apporta aussitôt de grandes corbeilles ; Jossérant courut chercher le fanal, et nous pûmes juger du ré- sultat de la pêche. Un baou à souhait/ comme disait maître Jean-Pierre : de superbes aurades, de beaux pagels, des pagres, des grondins et plusieurs raies confondus pêle-mêle avec une multitude de bogues, de seiches et d'autres mollusques (1) que le filet avait ramassés en passant sur les différents fonds qu'il avait parcourus. Toute cette capture réunie fut évaluée à plus de quinze quintaux de poisson. Nos pêcheurs eurent bientôt séparé les principales espèces qu'on distribua par corbeilles et qu'on embarqua aussitôt dans la Pré- cassi qui devait les transporter au marché. Il n'était pas encore minuit lorsque nos gens, après quelques instants de repos et un repas frugal sur le sable, reprirent la mer pour aller tenter une autre fois fortune sur la plage voisine de Saint-Elme , d'où ils ne devaient repartir qu'au point du jour. — Nous nous séparâmes donc de notre patron, et, après avoir traversé risthme des Sablettes, qui n'a que 150 mètres de large, (1) Sparus auratus, s. erythrinus, s. pagrus, trigla gurnardus, raia clavata, sparus boops, sepia officinalis, et sepiola communis, etc. DE CASSIS AU VAR i 59 nous arrivâmes sur le bord de la rade de Lazaret, où nous attendait un autre bateau. — Favorisés par le vent du large, nous fûmes bien vite rendus à Toulon. DES PORTS DE PÊCHE A L'ORIENT DE TOULON Saint-Tropez : En quittant Toulon je ne m'arrêtais à Saint-Tropez que pour recueillir quelques notes. Ce petit port de pêche ne pouvait rien m'offrir de bien intéres- sant après tous ceux que je venais de visiter. Du reste, j'avais obtenu d'avance des renseignements généraux sur l'état relatif de la pêche dans les différents quartiers maritimes qu'on rencontre en remontant vers le Var. C'est principalement sur cette partie du littoral que les sardines et les anchois se pèchent en plus grande abon- dance; on en sale au moins 200,000 kilogrammes par an et la moyenne annuelle du produit total de la pêche des différents arts, à Saint-Tropez, était évaluée, en 1841, à 600,000 kilogrammes de poissons de diverses qualités, représentant ensemble une valeur d'environ 500,000 francs. L'industrie de la pêche occupait plus de 900 hommes sur toute cette côte. Fréjus et Saint-Raphael : Fréjus, où la plupart du temps nos touristes passent sans s'arrêter en se rendant à Cannes ou à Nice, mérite pourtant un coup-d'œil. Ils savent sans doute que cette petite ville, d'abord co- lonie phocéenne, devint ensuite le Forum- Jidii de la province romaine; les livres leur auront dit que de grands capitaines, des poètes, des hommes d'état y re- çurent le jour : Agricola, Cornelius-Gallus, le célèbre 160 DE CASSIS AU VAR abbé Seiyes et notre gracieux Désaugiers; que Fréjus conserve encore des restes qui témoignent de son an- tique splendeur; mais ils ignorent, peut-être, que ces ruines, vestiges d'une puissance éclipsée, peuvent se voir en quelques heures, soit qu'ils pénètrent dans la ville par la porte de César ou qu'ils en sortent par la porte Dorée. — Dans le cas qu'ils se décident de mettre pied à terre, qu'ils n'oublient pas ramphitliéâtre, car il a son mérite : plusieurs portiques, des voûtes et une partie des gradins sont restés debout, mais un énorme fragment, détaché de l'enceinte, s'est couché sur le sol. Le dur ciment le tient toujours lié en un seul bloc comme s'il eut été taillé sur place. — Une minerve colossale, en beau marbre (1), fut découverte il y a une trentaine d'années. C'était, dit-on, sur l'es- planade qui domine la mer qu'elle avait son temple. Le site ne pouvait être mieux choisi, car on jouit de ce forum d'un très-beau point de vue; en dessous sont les quais de l'ancien port, comblés aujourd'hui par le surhaussement des terres, et l'on peut encore suivre des yeux le canal par où remontaient les galères. La tour du phare s'aperçoit dans la pleine marécageuse qui descend vers la mer. — Des traces d'anciens thermes existent près du port, et non loin de la ville, on admire encore les restes du beau palais du Panthéon que fît bâtir Auguste pour la cité qu'il aimait et à laquelle il prodigua toutes les faveurs de sa munificence impé- riale. — Les autres monuments de l'époque romaine ont disparu. D'opulentes familles patriciennes s'étaient (1) Cette grande statue, qu'on avait couchée le long du mur de la maison de ville, était mutilée, quand je la vis en 1842. La tête manquait; le reste du corps, qui me- surait plus de trois mètres, était d'une belle exécution. DE CASSIS AU VAR 161 fixées dans la colonie où Rome planta ses aigles ; à ces heureux des siècles passés il fallait tous les délices de la vie, des jardins, des palais, des bains, des fontaines; aussi firent-ils venir à grands frais les eaux des mon- tagnes par un aqueduc dont quelques grandes arcades sont encore sur pied, tandis que d'autres gisent dans la campagne et marquent la ligne que parcourait le canal aérien. Les alentours de Fréjus sont très agréables; Tétang de Villepey et la rivière d'Argens abondent en bons pois- sons. La rivière a vingt-deux lieues de cours, dont huit de flottage jusqu'à la mer. La pêche dans l'étang pro- cure des soles , des bogues, quelques murènes et de grosses anguilles. Saint-Raphael est un petit syndicat maritime pres- que entièrement habité par des familles de pêcheurs. C'est là qu'est établie la prud'hommie, dont les patrons ont, en outre, une maison de refuge sur la côte. Les bateaux sardiniers sont en majorité à Saint-Raphaël, et leur pêche journalière est calculée, dans la saison, à 350 et même à 400 kilogrammes de sardines et d'an- chois par bateau. Ce poisson ne se vend guère qu'à 40 ou 50 centimes le kilo. Les pêcheurs de Saint-Raphaël, de même que ceux de Fréjus, qui exploitent plus particulièrement l'étang de Villepey et la rivière d'Argens, s'exercent aussi aux différents arts. Une dizaine de bateaux sont employés à la pêche à la houguière^ qui ne se fait que de nuit. Ce filet, comme l'indique son nom, sert à prendre les bo- gues à la lueur du flambeau, lorsque la lune n'est pas sur l'horizon. Plusieurs bateaux se réunissent alors sur le même point ; le feu fphastierj est allumé sur la poupe 11 4 62 DE CASSIS AU VAR du bateau qui guide la pêche, et les bogues, séduits par sa resplendeur, se portent en masse vers le foyer qui se reflète dans la mer. Le patron-conducteur a soin de diriger doucement sa barque vers la terre où les eaux ont peu de profondeur ; les autres bateaux suivent sa manœuvre en cernant tous les alentours avec leurs fdets, de manière à former un grand cercle. A un instant donné, on éteint tout à coup le phastier, et les bogues, effrayés de cette obscurité subite , fuient dans toutes les directions. Les gens du bateau-conducteur, restés au centre de l'enceinte, frappent la mer avec les rames pour épouvanter encore plus le poisson , qui va donner tête baissée dans les retz qui l'entourent. Cette pêche nocturne, que j'ai vu pratiquer plusieurs fois , est des plus amusantes et n'entraîne pas de grands frais. Cannes : On parlait peu jadis de cette petite ville au- jourd'hui entièrement transformée et dont, les environs se sont tant embeUis. Cannes serait un paradis terrestre si Ton s'y portait toujours bien ; malheureusement la plupart des gracieux kiosques qu'on y a bâtis, voire même ces châteaux aux prétentions monumentales, sont habités par des valétudinaires. Disons-le bien vite, toutefois, pour qu'on ne pense pas que je veux désap- précier ce joli recoin de ma chère Provence : Cannes est un charmant caravansérail où le malade aspire une atmosphère de bien-être et souvent de guérison. Le cli- mat est des plus doux ; le grenadier, l'oranger, le ci- tronnier croissent là comme en serre chaude. La végé- tation borde la côte ; l'aspect de la mer est ra\'issant, et les îles Lérins, groupées devant le petit golfe, parais- sent placées exprès pour augmenter l'effet de la pers- pective et agrandir l'horizon. La campagne est partout DE CASSIS AU VAR 163 d'une séduisante beauté ; de toute part ce ne sont que jardins, bosquets et tapis de fleurs, depuis le rivage jusqu'à Grasse, la ville des parfums. Tout est gentil à Cannes, les promenades , les nou- veaux quartiers, le port, les quais, sans excepter même le petit édifice bâti sur la plage, en face de l'île Sainte- Marguerite, sur la porte duquel on a sculpté un dau- phin et un trident. C'est là que s'assemble le tribunal des prud'hommes pêcheurs, car la pêche, dans les eaux du golfe, n'est pas sans importance. Celle des anchois emploie à elle seule une cinquantaine de bateaux. L'ar- rivée de ces dupées, qui chaque année visitent la côte, est annoncée, dès le commencement du printemps, par la présence des velelles voyageuses qu'on voit flotter à la surface de la mer dans les temps calmes. Maintenues par l'air qui gonfle leur membrane, ces singulières acé- phales, à la voilure transparente et irisée, sont poussées vers la terre où elles viennent s'échouer. Comme à Saint-Tropez et à Fréjus, on prend à Cannes beaucoup de thons et de pelamides avec les thomiares de poste. Le (hys et la reclure pour le poisson qui vient du large, le palangre pour celui des grands fonds, sont autant d'arts de pêche qu'on met en œuvre dans la sai- son opportuiie. L'usage des nosses à cerceaux, garnies en filet, qu'on nomme g arbelles et dans lesquelles s'in- troduisent les congres et les langoustes , est aussi très répandu dans ces parages. Antibes, sur le cap de la Garoupe , est le dernier pont de la côte avant d'arriver au Var. Cette ancienne colonie massaliote subit le sort de sa mère et devint la place d'arme de Rome après la conquête de Marseille par J. César. Renfermée dans ses remparts et ses vieilles 164 DE CASSIS AU VAR tours, elle était restée isolée sur les bords du golfe Jouan comme une sentinelle avancée prête à défendre la frontière ; mais aujourd'hui que V annexion^ en nous rendant Nice et son territoire, est venue compléter les limites de notre Provence, la voie ferrée relie Antibes aux grandes artères de circulation qui, du cœur de la France, vont porter le mouvement et la vie sur les points les plus reculés de sa surface. L'industrie de la pêche et la navigation au cabotage occupent la majeure partie de la population maritime d' Antibes. En 1842, seize ateliers de salaison étaient en activité pour le marinage des sardines et des anchois en baril (1). Mêmes procédés de pêche que dans les ports du voisinage , même affluence de poissons de passage, mais grande rareté d'espèces sédentaires, auxquelles on ne cesse de faire une guerre acharnée en employant toutes sortes d'en2;ins destructeurs. Ce fut à Antibes que je vis pour la première fois le non- natf cette miniature de poisson que Risso appelait le petit nain de la mer (2). J'avais déjà goûté de cette athérine à Cannes et à Saint- Raphaël, où on en distingue deux espèces, la noire ou Targentée et la rousse. La première est la plus estimée et bien qu'on en ait prohibé la pê- che (3), elle est vendue publiquement sur le marché, où les amateurs de nonnats peuvent s'en procurer à 18 centimes la livre. Nonnat en langue provençale signifie pas encore né : certes, le poisson est bien nommé, car le corps de ce (1) De 40 à 45 kilogrammes qui se vendent de 16 à 18 francs. (2) Atherina minuta. (3) Les nonnats sont considérés comme des poissons au premier âge, et les règlements de police, qui prohibent la pêche du fretin, leur sont applicables. DE CASSIS AU VAR 165 petit fétus n'atteint guère plus de trente millimètres, et une livre de nonnats ne contient pas moins de 500 à 600 poissons î — C'est dans les beaux jours d'hiver ou bien au commencement du printemps que cette espèce lilliputienne se montre tout à coup à la surface des eaux, mais en masse tellement compacte qu'on la pêche simplement avec des corbeilles d'osier qu'on plonge dans la mer (1). Sa chaire molle et diaphane est de fort bon goût ; les Antibois en sont très friands. J'ai vu emporter du marché cette gélatine vivante, fraî- chement arrivée, mais qu'il fallait consommer au plus vite de crainte de la voir se fondre. Les cuisinières de Nice, qui sont toutes cordon-bleu^ en font des omelettes et d'autres excellentes fritures. — Les nonnats, jetés vivants dans le lait en ébuUition fournissent un mets des plus délicats. La recette est de Risso. — Le potage de nonnats, tel qu'on le fait à Cannes, est aussi un ragoût très estimé : il suffit de verser de l'eau bouillante sur la quantité de poisson dont on veut se servir ; une simple infusion suffit. On assaisonne ensuite avec un peu de sel et de jus de citron, et ce court bouillon sert de base à la soupe au vermiceUi. C'est délicieux. — Depuis quelques années on expédie d'Antibes à Paris des gâteaux de nonnats à l'huile d'olive. Ce perfection- nement gastronomique a été favorisé, grâce aux chemins de fer, par la rapidité des communications, et la nou- velle industrie culinaire est appelée peut-être à de grands succès Les pêcheurs de Nice appellent poiitine le nonnat marbré, qui ressemble beaucoup à la petite sardine à (1) On se sert aussi de grands salabres en toile, espèce de sac à cerceau, sou- tenus par un long raanciie. 166 DE CASSIS AU VAR laquelle on donne le même nom en Provence. Poutine équivaut à l'expression française de marmelade. Les nonnats se plaisent près des plages et des grèves, à l'embouchure des rivières, et pénètrent même dans les étangs salés en communication avec la mer ; véritables fourmilières des eaux, ils habitent de préférence les fonds de galets et s'introduisent dans les vides que ces pierres roulées laissent entr'elles. J'aurais encore beaucoup à dire sur les nonnats , mais je me réserve : j'y reviendrai. Maintenant il me tarde, avant de pc^sser le Var, de décrire une pêche dont j'ai déjà parlé bien des fois. C'est celle à la thon- nare, qu'on pratique depuis le golfe Jouan jusqu'à La Ciotat, et à laquelle j'assistai pendant mon séjour à Cannes et à Antibes. Pêche à la thonnare : Bien avant l'établissement des madragues , on péchait les thons et d'autres grands poissons de passage avec des thonnares ou combières. — 11 existe aux archives de la prud'hommie des pa- trons-pêcheurs de Toulon, des lettres - patentes de Louis XIIÏ, portant confirmation d'un nouveau bail de douze postes pour la pêche des thons à la thonnaijre, moyennant trois livres tournois et un droit de lods payable de vingt en vingt ans. Dans un acte de 1549, les douze postes adjugés sont tous désignés par leurs noms (1). En 1 559, Messieurs de la Cour des Comptes donnaient en bail aux Consuls et à la communauté de Toulon les (1) Ces postes étaient les suivants : la grande Lauve, le Fairet, le Caire du Pré, la Baumette, la Punche, la Vieille, la Première, la Baume de Ballaguier, l'Estelle ou l'Esteau, le Pinet et la Grande-Cabane. Us étaient compris depuis le cap Sepet jusqu'à la pointe Raysson. DE CASSIS AU VAR 167 douze postes de thonnares avec redevance de deux livres tournois et un sou de censé pour chaque poste. Ce même Jjail fut renouvelé en 1C04 ; mais déjà, à cette époque les pêcheurs n'avaient plus leur liberté d'action pour la pêche à la thonnare. Messire Antoine de Boys, seigneur de Bandol, qui avait obtenu le privilège de la pêche des thons sur toute la côte, s'était emparé des meilleurs postes. Aujourd'hui on peut librement établir des thonnares, sur tout le littoral, dans les parages convenables, mais ce genre de pêche se pratique plus particulièrement, à l'occident de Toulon^ dans la baie de La Ciotat, Ban- dol et Saint- iNazaire, et vers l'orient, depuis le golfe de Giens jusqu'à Antibes. La thonnare est un filet de grande dimension et à poste fixe (1), qu'on tend de manière à pouvoir arrêter les thons au passage, lorsqu'ils remontent ou redescen- dent la côte durant leurs migrations périodiques. Le poisson, en donnant dans le filet, s'y prend par la tête comme les sardines ; ainsi les mailles de la thonnare, de même que celles des autres retz, sont proportion- nelles à la grosseur du poisson dont on veut s'em- parer. On fabrique les thonnares en gros chanvre pour qu'elles puissent résister aux efforts des poissons qui s'y maillent et aux intempéries de la saison pendant tout le temps que ces filets restent en place. Ordinai- (1) J'ai déjà fait observer que la dénomination de thonnare ou thonnaire était appliquée à différents genres de pêche. Ainsi, les filets appelés courantilles- volantes ou grandes battudes sont souvent désignés par les pêcheurs sous le nom do thonnares. On s'est servi aussi de cette même expression pour indiquer us madragues, mais les filets, dont il est ici question, sont ceux qu'on désigne plus spécialement sous le noni de thonnares de posto. 168 DE CASSIS AU VAR rement chaque pièce est de 80 brasses de long, et trois pièces, ajustées bout à bout, composent la tessure en- tière d'une thonnare de 240 brasses (environ 390 mè- tres). Toutefois, ces dimensions ne sont pas de rigueur, et suivant les parages où se pratique cette pêche, les pêcheurs emploient des filets plus ou moins longs (1). — Il en est de même de la tombée ou hauteur du filet qui varie selon le fond sur lequel il repose. Ainsi , dans les profondeurs de 12 à 15 brasses, les thonnares doivent avoir la même tombée d'une ralingue à l'autre, et bien que ces sortes de retz n'aient ordinairement que 6 ou 7 brasses de hauteur verticale, on double leur tombée en joignant deux pièces l'une au-dessus de l'autre. — La ralingue inférieure ou le bas du filet n'est pas plombée, mais elle est très forte et bordée, de dix en dix brasses, de tronçons de cablières qui pèsent chacun 5 ou 6 kilogrammes. La ralingue supérieure, ou le haut du filet, est soutenue à fleur d'eau par des flottes de liège distribuées de distance en distance sur tout son prolongement. Une thonnare toute montée coûte de 1 ,000 à 1 ,200 francs. Il y a deux manières de tendre les thonnares ; la pre- mière, qui est la plus simple, est aussi la plus géné- ralement usitée. Pour caler une thonnare, d'après l'une ou l'autre méthode, on ^wq au moyen d'un grapin en fer, un des bouts du filet (la queue) sur un point de la côte favorable à la pêche et on étend la tissure, au (1) A Toulon et à Bandol chaque pièce de filet mesure 134 mètres, et trois pièces, ajustées ensemble, forment la thonnare de 402 brasses de long. On m'a assuré à Cannes que, dans certains parages, on employait à la pêche des thons des filets de plus de mille mètres de longueur. DE CASSIS AU VAR 169 large, d'abord en ligne droite, puis en lui faisant dé- crire une grande courbe qui forme crochet en dedans et imite à peu près la figure d'une crosse. Les pêcheurs appellent cette extrémité du filet qui forme la tête de la thonnare, le limaçon (loii caragaou). Elle est main- tenue sur le fond de pêche par une grosse pierre atta- chée à la ralingue inférieure. Dans la seconde méthode que j'ai vu pratiquer à Cannes, la thonnare se compose de deux tissures, la queue et le tour. La tissure de la queue se prolonge en ligne droite à partir de la côte , comme dans la pre- mière méthode ; celle du tour s'adapte à la queue vers les trois-quarts de son prolongement et vient aussi for- mer la courbe en faisant crochet en dedans de l'en- ceinte qu'embrasse le tour (1). On voit, d'après ces exphcations, que les thonnares en général, quoique beaucoup moins compliquées, ont pourtant des analogies avec les madragues ; les pois- sons de passage s'y prennent à peu près de la même manière et la connaissance de leurs instincts a 2;uidé les pêcheurs dans les combinaisons des engins qu'ils ont adoptés. Les thons, en suivant la côte dans leurs migrations, sont d'abord arrêtés par la barrière que leur présente la queue d'une thonnare et qu'ils évitent en la remontant pour chercher un passage, mais en gagnant le large, ils s'introduisent dans le goulet formé par la courbe que décrit le filet et parvenus dans cette (1) "^L'espace de mer qu'embrasse le tour se trouve divisé en trois parties dis- tinctes, savoir : le limaçon ou la tête du filet, le goulet ou le passage par où s'in- troduit le poisson, entre la partie de la thonnare qui forme crochet et la bande de la queue qui pénètre dans l'enceinte, et enfin le corpou, c'est-à-dire l'espace compris entre le miroir ou le haut de la queue et la courbe que décrit le tour vers son point d'attache. ■J 170 DE CASSIS AU VAR enceinte, ils s'effarouchent et cherchent à fuir de toute part en s'embarrassant dans les mailles (1). Quand on veut lever la thonnare pour retirer le pois- son qui s'y est maillé, le bateau va suspendre d'abord le poids de pierre qui assujettit le filet sur le fond de pêche à l'extrémité du crochet ; puis on haie à la fois sur les deux ralingues de manière à ce que la nappe fasse berceau (la panse, selon l'expression des pêcheurs), afin que si quelque thon se démaille, il reste enveloppé dans le filet et ne puisse tomber à la mer avant d'être saisi. Les thonnares demeurent en poste de février en avril et ne sont replacées ensuite qu'aux mois d'août et de septembre, à l'époque du retour des thons à l'Océan que les pêcheurs appellent la repasse. Toutefois dans quelques parties de la côte, on ne paraît pas bien fixé sur la direction que suivent ces poissons dans leurs migrations : « Les thons, me disait un vieux patron de Bandol, viennent toujours du levant et cheminent vers le ponent ; ceux qui naviguent en sens contraire ne passent pas par ici. Aussi, nous autres pêcheurs de thonnares ne nous inquiétons-nous guère quand on nous annonce qu'on a pris beaucoup de thons à Marseille ou au Martigues. Nous savons bien que les bandes qui passent dans nos parages, n'y repasseront plus, car elles nous ont déjà payé leur tribut ; mais lorsqu'on nous dit que le poisson abonde dans les ports situés à (1) Dans les thonnares à deux tissures, beaucoup de poissons, après avoir fran- chi le goulet, se maillent dans la partie de la queue qui se prolonge en dedans du pourtour et que les pêcheurs appellent le miroir, parceque les thons qui ont péné- tré les premiers dans l'enceinte, en apercevant à travers ce fdet ceux qui continuent à s'introduire par le goulet, s'élancent contre le miroir pour aller les rejoindre et restent pris dans les mailles. DE CASSIS AU VAR 171 l'est de notre golfe, oh! alors nous sommes à peu près certains qu'ils viendront nous trouver. » Je ne saurais affirmer si le raisonnement de mon vieux pêcheur est fondé sur une observation bien ex- acte, mais le fait est que bon nombre de thonnares et de madragues de la côte de Provence ont leur entrée vers l'Orient. Les postes de thonnares se tirent au sort dans les prud'hommies des quartiers maritimes où Ton pratique ce genre de pêche. Ces postes peuvent être occupés à tour de rôle pendant une semaine par ceux auxquels ils sont échus ; mais comme il est des patrons qui ne possèdent pas la quantité de filets suffisante pour garnir un poste, ils s'associent alors avec d'autres qui com- plètent la thonnare et participent aux profits de la pêche. Ces profits se divisent en dix ou douze parts, suivant le nombre d'hommes employés, quatre parts pour le propriétaire des filets et bateaux et le reste à l'équipage. La pêche à la thonnare est considérée comme une des plus importantes parmi les petits arts capables d'arrêter les grands poissons qui viennent du large. Les dauphins qui s'approchent de la côte, et parfois les xiphias qui poursuivent les thons, donnent aussi dans ces filets et y occasionnent des ravages. D'autres pois- sons de moindre grandeur, comme les pelamides, les bonites, etc., se prennent aussi par la même méthode, mais alors le filet change de nom, sa maille est plus petite et en fil de chanvre plus léger : c'est la combrière, qu'on devrait appeler plutôt la scombrière^ parcequ'elle est spécialement destinée à la pêche des scombres de petite taille. Dans la baie de Bandol et dans celle de 172 DE CASSIS AU VAR Saint-Nazaire qui Tavoisine, on comptait en 1842 seize postes de thonnares et de combrières, dont les produits se trouvent compris dans l'évaluation que j'ai donnée de la pêche annuelle de ces deux districts. CHAPITRE V ]¥ICE Sommaire : — Origine de Nice, sa nationalité et son climat. Risso l'iclithyologue et ses travaux. Les nonnats. Opinion de Risso sur la décadence de la pêche. Maître Rouquairou, le pêcheur ; son caractère. Souvenirs de la mer de Nice. Je les avais déjà visités, ces rivages Où le cristal des eaux reflète un ciel si pur ; AUTRAN. « iNice, ainsi que son nom le prouve, est née sous la lance des combats, le lendemain d'un jour de victoire... Cette ville, qui hésite entre le ciel italien et le ciel de France, où se révèle déjà l'Ausonie, écoute , atten- tive, deux idiomes et sourit à deux grands peuples... » Louis Méry, qui s'est exprimé ainsi dans son Histoire de Provence (1), a voulu faire allusion à la fondation {1)T. l,p. 273. 174 NICE de Nice par les Massaliotes. Ces aventureux Ioniens, après la défaite des Ligures à l'embouchure du Var, élevèrent, sur une petite montagne qui domine la mer, la citadelle qui devait perpétuer le souvenir de leur triomphe, et le nom grec de niké, victoire ^ qu'ils lui donnèrent, devint celui de la ville que les Romains ap- pelèrent Nicœa. — Toutefois, malgré sa position au delà du Var, Nice n'emprunte à l'Ausonie que son cli- mat et son beau ciel : l'italien qu'on parle à Nice n'est pas encore « cette langue qui adoucit tout ce qu'elle prononce » ; le provençal est en général l'idiome du peuple, et le français, devenu aujourd'hui le langage officiel, trahit souvent son origine. Rome, après la conquête des Gaules et ses établisse- ments sur la côte celto-ligurienne , considéra toujours les populations des bords du Var comme parties inté- grantes du pays des Salyes dont s'étaient emparés les Phocéens qui fondèrent Marseille (1). Or, les Salyes occupaient toute la contrée comprise depuis le Rhône jusqu'aux Alpes (2), et cette région devint la grande province, la provinciaj, que les Romains constituèrent dans la Gaule trans-alpine. — Nice , sous le double rapport géographique et ethnographique , tient donc bien plus à la Provence qu'à l'Italie. Mais dans un pays occupé tour à tour par des races diverses, les types comme les noms, les mœurs et les usages conservent longtemps les traces de leur nature primitive ; la fusion n'est jamais complète. Aussi (1) Est et Taurœntum et Olbia et Antipolis et Nicœa ad Salium gentem pertinens. Strabo. (2) A Massiliâ regionem quai inter Alpes et Rhodanum est, usque ad Druentium flumcn, Salyes habitant. Strabo; NICE 175 voyons-nous à Nice beaucoup de familles porter des noms français, tandis que d'autres sont évidemment d'origine italienne : Cassini, Massena, Garihaldi, Risso, Verani, Je suis loin cependant d'en vouloir déduire la preuve de leur nationalité, car les deux premiers noms que je viens de citer, Cassini et Massena , ont glorieu- sement conquis chez nous leur droit de naturalisation. Je veux démontrer seulement que I'annexion récente de Nice à notre territoire n'a rien eu de forcé. La popula- tion de Nice nous a toujours conservé ses sympathies, je dirai même ses patriotiques affections. Une assez longue résidence dans ce charmant pays, où j'ai passé deux hivers, a suffi pour m'en convaincre. On est là toujours en Provence ; mœurs, allures , langage , rien n'est changé. L'analogie du climat uniforme les carac- tères : même vivacité avec les défauts et les qualités des organisations ardentes, même franchise un peu mêlée de rudesse. Le peuple, comme en France, est naturelle- ment gai , spirituel et un peu railleur, plein d'aménité dans ses relations sociales, amant du foyer domestique et de son soleil, comme son voisin d'outre-Var. — Nice n'est plus un comté régi à part ; elle appartient désor- mais à la grande famille ; elle restera française de cœur, mais conservera toujours son cachet particulier de ville cosmopolite. On y viendra de toute part pour jouir de son incomparable climat, de son atmosphère éternelle- ment tiède, de son ciel si doux et si pur, même en hiver, du parfum de ses orangers et de ses roses , et ceux qui auront vu Nice une fois, mais qu'asserviront chez eux les dures nécessités de l'existence, regretteront de ne pouvoir vivre dans les enchantements de cet Éden. 176 NICK II La dernière fois que je visitai Nice, je trouvai la ville plus belle que je l'avais laissée et les développements qu'elle avait pris dans le quartier neuf faisaient déjà prévoir tout ce qui a été réalisé depuis. — A. Risso, l'ichthyologue, que j'avais connu pendant mes premières résidences, vivait encore, et, malgré son âge déjà avancé, il m'accompagna quelquefois dans mes expéditions de pêche, sur ce beau golfe qui fut le champ de ses travaux. A. Risso avait écrit en 1810 l'histoire des poissons de Nice (1 ) ; il en présenta un supplément à l'Institut en 1818, dans une troisième édition qu'il fit paraître sous le titre un peu audacieux à' Histoire naturelle de r Eu- rope méridionale, et, mettant à profit les progrès de la science, il rectifia dans ce nouvel ouvrage plusieurs erreurs commises dans ses premières publications. — Risso avait suivi d'abord, pour la classification de ses poissons, la méthode de Lacépède qui, au dire de Cuvier, est loin d'être la meilleure (2). Néanmoins cet ouvrage (1) Ichthyologie de Nice ou histoire naturelle des poissons du département des Alpes-Maritimes , par A. Risso , membre associé de l'Académie impériale de Turin, correspondant de la soc, philomat. de Paris, — Paris, 1810. (2) Risso, dit Cuvier, a décrit d'après nature les espèces mentionnées dans son livre, les ayant toutes vues lui-même ; mais leur nomenclature n'est pas toujours sans erreur, et il était difficile de la constater d'après un ouvrage tel que celui de M. de Lacépède, » Histoire naturelle des poissons, t. 1, liv. 1, p. 138. Dans la brillante introduction qui forme le premier livre de ce grand ouvrage, l'illustre natu- raliste, s'élevant à la critique la plus savante, fait ressortir les nombreuses méprises daas lesquelles était tombé Lacépède en se fiant avec trop de confiance aux rensei- gnements fournis par des correspondants qui n'étaient pas ichthyologues de profession. Voy. Op. cit., p. 127 à 129. NICE i 77 appela l'attention des savants : son intérêt tenait surtout à la connaissance qu'il donnait d'un grand nombre d'espèces de nos mers presque oubliées depuis Ronde- let et même restées ignorées de cet ancien naturaliste. Guillaume Rondelet, le père de l'iclithyologie française, né en 1507 à Montpellier, publia un livre fort curieux contenant la description de cent quatre-vingt-sept es- pèces de poissons appartenant à notre mer intérieure (1). Risso en a décrit trois cent dix-sept du golfe de Nice seulement ; mais il en est dans le nombre d'un peu douteuses. L'imagination méridionale de l'auteur l'em- porta par fois trop loin dans ses études sur les mœurs des poissons, supposant à certaines espèces des habi- tudes ou des facultés, des passions mêmes, tout à fait conjecturales. Ainsi, en parlant des anguilles il a dit : « Une vive tendresse, un dévouement sans bornes pour leurs petits paraissent être les affections des poissons de ce genre ; ^) et au sujet des esturgeons : « des habitudes douces et paisibles, des désirs sobres et modérés pour la proie, ne semblent pas s'accorder avec la taille énorme de ce cartilagineux. » La remore (echeneis rémora), selon lui « plus inerte qu'entreprenante, na que des désirs modérés ; plus indolente que courageuse , elle se fixe sur les squales ou contre les bâtiments , et traîne ainsi une vie languissante et misérable, j> Risso vit dans les nonnats trois espèces distinctes, ni plus ni moins, et à l'exemple de certains nomencla- (1) La première partie de l'ouvrage de Rondelet fut publiée in-fo à Lyon, en 155-1, sous le titre de Libri de piscibus marinis in quibus verœ piscium effigies expresses, sunt ; la seconde partie parut l'anne'e suivante sous celui de Universœ aqualium historiœ pars altéra , cum veris ipsorum imaginibus. Il existe une traduction française de cet ouvrage remarquable, intitulée Histoire entière des poissons, par M. G. Rondelet. Lyon, 1558, in-i". 12 i 78 MCE teurs qui ont créé des êtres auxquels la nature n'a ja- mais songé, il établit en outre pour le genre stolephore de Lacépède une autre espèce presque microscopique (30 millimètres de long !), à laquelle il donna son nom et qu'il décrivit de la manière la plus minutieuse. Voici le signalement qu'il en a consigné dans son ichthyologie : f( Museau ^pointu, tête rougeâtre, aplatie, bouche ample, yeux obscurs, prunelles d'un noir de jais; un manteau blanc couvre tout son corps et n'est relevé que par six taches rondes d'un noir d'ébène qui descen- dent jusqu'à l'anus. » Ne croirait-on pas être en pré- sence d'un animal fabuleux ? Pourtant le stolephorus Risso est un tout petit être que l'auteur décrit avec amour et dont il énumère tous les rayons des nageoires. On a supposé qu'il s'était dédié ce poisson à lui-même (le public est si malin ! ) ; mais il n'en est rien ; une note accompagne la dédicace : « J'ai consacré ce pois- son, dit-il, comme un monument de piété filiale., aux mânes de mon père la teinte de son corps est l'i- mage de sa candeur., comme ses taches noires sont celles de mes regrets, » Dans la première époque de leur existence, les pois- sons ovipares doivent éprouver de grands changements après leur sortie de l'œuf. Ces sortes de métamorphoses auront donné lieu à bien des méprises dans la classifi- cation des espèces observées au premier âge. Mais Risso tenait beaucoup à son stolephore et ne pouvait se ré- soudre à en abdiquer la paternité. Quant à ses nonnats, il en faisait assez bon marché et il finissait par convenir que ses trois nouvelles athérines, d'origine douteuse, pouvaient bien être du fretin de sardines ou d'an- chois. NICE 1 79 Quoiqu'il en soit, Risso n'a pas moins rendu de très grands services à l'histoire naturelle par son zèle et son dévouement à la science qu'il aimait. Les nom- breuses espèces de poisson qu'il a décrites et dont il a fait connaître l'existence dans des parages fort peu explorés avant lui, sont la preuve de l'intérêt que pré- sentera toujours l'étude complète d'une région mari- time ; et^ sous ce rapport, I'Ichthyologie de Nice nous a dévoilé la plus riche variété d'espèces de notre Médi- terranée. Ces considérations suffisent pour lui faire pardonner les erreurs qu'il a pu commettre. L'étude des mœurs des poissons laissera toujours beaucoup à désirer à cause des difficultés que présente un élément qui nous cache ses mystères. Les profondeurs où le regard peut pénétrer dans les temps calmes, sont les moins peuplées par les habitants de l'onde : c'est dans les immenses abîmes de la mer que la majeure partie des innombrables espèces connues ou encore ignorées ont établi leur séjour. Ceux qui ont critiqué la méthode de classification adoptée par Risso, ne lui ont pas, selon moi, assez tenu compte des conditions dans lesquelles il se trou- vait placé lorsqu'il composa son ouvrage. Un observateur isolé ne peut tout constater par lui-même ; il ne saurait se livrer avec fruit à l'étude de l'ichthyologie qu'en consultant les auteurs qui se sont occupés de cette branche difficile de l'histoire naturelle, en comparant leur témoignage, afin d'apprécier leur degré de mérite, et surtout en ayant égard à l'état de la science à l'é- poque où ils ont écrits. Or, Risso avait toujours vécu dans l'isolement : séduit dès son enfance par les ri- chesses naturelles du pays qui l'avait vu naître, il 180 NICE borna ses étude à ce beau champ d'observation ; éloigné du foyer des connaissances humaines, possédant peu de livres, il poursuivit ses travaux dans le silence et les livra à la publicité sans la moindre présomption. L'épigraphe de son livre résume sa pensée et sa naïve confiance : Est quadam prodire tenus, si non datur ultra. Horat. epist. i. Dans les considérations générales qui servent d'in- troduction à son ichthyologie , Risso a donné des renseignements sur tous les arts de pêche en usage dans le golfe de Nice. J'éviterai d*en parler ici pour ne pas tomber dans des redites, ces arts étant les mêmes que ceux qu'on pratique dans les autres ports de la côte de Provence. — J'avais pu déjà juger par moi-même, pendant mon premier séjour à Nice, de l'abondance et de la grande variété d'espèces qu'on péchait dans les eaux du golfe depuis l'embouchure du Var jusqu'au-delà de Bordighera ; mais lorsque j'y retournai douze ans après, les fonds épuisés de cette mer jadis si prodigue, étaient loin d'offrir aux pêcheurs les mêmes ressources. La poissonnerie de la ville ne présentait plus le même aspect : ce n'était plus ce marché que j'avais vu si animé et toujours bien pourvu, où venaient s'amonceler tant de beaux poissons que les hardis palangriers rapportaient de la haute mer ou qu'on péchait dans les parages plus rapprochés de la côte. — Risso déplorait cette décadence et dans une lettre qu'il m'écrivit peu avant sa mort^ il s'ex- primait en ces termes : NICE 181 c Je m'étonne que, par une enquête sévère, on ne fasse pas rechercher les causes qui nous privent, depuis plusieurs années, des précieuses ressources d'a- limentation que nous tirions de la mer. Il est pourtant des mesures à prendre pour restituer à nos pêcheries leur ancienne splendeur. La madrague, qu'on vient de supprimer, nous procurait pendant six mois de l'année les plus beaux poissons de passage, des scombres, des xiphias et même des esturgeons. Le poisson sédentaire a presque disparu de nos côtes ; notre fond de pêche est ruiné sur tout le littoral par l'abus des engins dé- vastateurs, et je comprends sous ce titre tous les filets traînants en crénéral. — Je conviens avec vous des avantages qu'on retirerait de la connaissance des fonds de refuge où s'établissent temporairement les poissons aventuriers. Des études dans cette nouvelle voie de recherches seraient utilisées par nos palangriers qui seuls peuvent atteindre avec leurs lignes jusqu'aux grands réservoirs où stationnent les plus belles espèces de nos mers : les raies, les merlans, les serrans , les carrans de grande taille, la castagnolle si généralement estimée, Vholocentre mer ou et ce superbe pomatope que j'ai décrits et tant d'autres encore. Tous ces poissons ne s'approchent de la côte qu'à l'époque du frai et re- gagnent ensuite leurs retraites. — Nous avons déjà eu à ce sujet d'assez longs entretiens, et mes opinions sur l'importance des stations poissonneuses et sur les heu- reuses applications auxquelles donnerait lieu l'étude si intéressante d'une bonne topographie sous-marine, sont tout à fait conformes aux vôtres. Je me résume donc : prohibition complète de tous les engins de pêche qui portent le ravage dans les parages habités par nos 182 NICE * espèces sédentaires et où il est à présumer aussi que beaucoup d'autres viennent frayer ; ne permettre , en fait de pêche de menu poisson que celle de Taphie (1), de mon stolephore et de la petite athérine^ d'un si bon goût » Ainsi, ce brave Risso faisait ses réserves, et, gour- mand de nonnats par excellence, demandait grâce pour eux. 111 Ce fut sous les auspices de Risso que j'entrais en rela- tion avec les pêcheurs de Nice ; mais parmi les patrons que je fréquentais de préférence, nul ne me fut plus sympathique que maître Rouquairon. — Je le retrou- vai occupant toujours près de la rive la petite maison- nette qu'il appelait son ermitage : vieux célibataire, n'ayant d'autre famille qu'un jeune orphelin qui lui servait de mousse, mon patron-pêcheur était vénéré comme l'oracle de la côte et exerçait une certaine auto- rite sur les gens de sa classe. Quoiqu'illettré, mais doué d'une intelligence instinctive, sa mémoire ne lui faisait jamais défaut; aussi était-il consulté comme le dépo- sitaire de toutes les traditions. Généralement aimé de ses confrères, on s'empressait d'accourir quand il avait besoin d'aide, bien qu'ordinairement il n'associait à ses expéditions que des hommes de son choix. — J'avais gagné sa confiance dans mes premières explorations, (1) Gohia aphia. NICE 183 et je prolongeai mon séjour à Nice pour profiter de nou- veau de sa vieille expérience ! Patron Rouquairon pas- sait pour le plus habile palangrier du golfe ; il excellait à bien armer les lignes, à monter un filet dans la per- fection ; il connaissait les meilleurs appâts. Maître-es- art dans tous les genres de pêches, il savait toutes les ruses du métier. Je ne pouvais choisir un homme de meilleures dispositions, un compagnon plus complai- sant et plus dévoué, toujours prêt à contenter mes moindres désirs. J'aimais en lui sa bonhommie, la simplicité de ses manières, son caractère franc et loyal, et aujourd'hui encore, lorsque ramenant mes pensées vers l'époque, déjà lointaine, où je connus cet excellent homme, je me sens revivre au souvenir des heureux jours que j'ai passés sur ces plages que je parcourus avec lui. Maître Rouquairon savait charmer par sa joviale humeur les longues heures d'attente, lorsque, venant abriter sa barque dans une crique de la côte, après avoir tendu nos filets ou nos lignes et descendu nos nasses sur les fonds d'algues et de roches dont il con- naissait tous les recoins, nous nous reposions jusqu'au moment de reprendre la mer pour retirer notre pêche. Tout en partageant ensemble, sous la tente, notre repas du soir, nous discourions de choses et d'autres tandis que nos gens gardaient le bateau. C'était pendant ces nuits sereines que maître Roquairon se montrait plus communicatif et me divertissait de ses joyeux propos. Je remarquai pourtant qu'un certain fond de tristesse se mêlait parfois à sa gaieté naturelle, et j'ai toujours soupçonné qu'un amour malheureux l'avait déterminé au célibat. Quand je l'interrogeais à ce sujet, le vieux 184 NICE pêcheur ne 'répondait que par aphorismes : « Oh ! la femme ^ la femme! me dit-il une fois en souriant d'un air malin, sa beauté est F hameçon, son sourire r appât, l'homme est le poisson qui s'y prend, et l'amour V huile qui sert à le frire, » Peut-être maîtreJRouquairon, en train de confidence, n'en serait-il pas resté là, mais je ne voulus pas hasar- der des questions indiscrètes. IV SOUVENIRS i Silence des mers, sommeil du firmament ! Ce sont les paroles d'un poëte qui a chanté la tran- quillité de ces nuits paisibles où l'atmosphère s'im- preigne des parfums de la brise, où chaque retour du flot sur la grève vous envoie ses intonations. Silence mystérieux qui ne laisse entendre que ce bruit cadencé de la vague expirante; douce quiétude qui m'a tenu si souvent sous son charme en présence de cette mer de Nice, dont Théodore de Banville célébrait naguère les ravissantes beautés ! Que d'heureux instants passés comme un beau rêve, sur cette délicieuse côte de Bor- dighera à laquelle Autran a consacré un de ses char- mants poëmes î J'ai pu aussi Dans ce golfe tranquille où l'âme se complaît, Écouter ce que dit le zéphir à la voile, Le flot au gouvernail, le pêcheur au filet, Et la barque à l'étoile ; NICE 185 Écouter ce que dit au rivage attentif, Cette voix de la mer, si bien entrecoupée, De la brise et du flot murmure alternatif, Immense mélopée ! De même que le poêle, j'ai joui de celte campagne où l'on retrouve les roses de Pœstum, j'ai admire l'é- blouissant azLir de la mer et du ciel, j'ai parcouru les vertes dentelures du rivage, je me suis endormi au fré- missement des vagues sur ces bords sans tempêtes et sans hivers, et j'ai pu comme lui encore Humer à pleins poumons cet air qui reconforte. Qui rend une jeunesse au cœur du défaillant; Vivre des fruits du sol, du poisson que rapporte Le pêcheur familier, — qu'il jette à votre porte Encor tout frétillant. CHAPITRE VI LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS PÊCHERIES Sommaire : — Arrivée au Martigues. Aspect des lieux. Coup-d'œil rétrospectif. Marius et Martlia la Sijrienne, légende. Les fosses marianes. Canal du Rhône. La crau. Le mistral ou melamborius. Étang de Caronte. Canaux de passage. L'île de Martigues et ses deux faubourgs. Illustrations de la Venise des pêcheurs. L'étang de Berre. Description des bourdigues. Comment s'y prend le poisson. Règlement de police. Ancienne bordigue du roi. Produits de la pêche bordi- guière. Pêche aux ganguis ou glanage des pauvres pêcheurs. Pêche aux para- dières. Origine de cet art. Produits de la pêche des crabes et des coquillages. Clovisses et moules. Myticulture. Insigne stagnum StRABON, i. IV I J'arrive au Martigues par le port de Bouc : placé entre l'étang de Caronte et celui de Berre, le Martigues commande cette mer intérieure autour de laquelle se baignent plusieurs bourgs importants (1). — Les an- ciens géographes ont décrit cette contrée celto-ligurienne et malgré tout le merveilleux dont leur récit est em- (1) Marignane, Vitrolles, Berre, Saint-Chamas, Rognac, Istres. 188 LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS PÊCHERIES preint, on reconnaît, avec Strabon, Vinsigne stagnum, le grand étang de Berre, à ce lac « alimenté par des sources d'eau douce et par les eaux de la mer que des canaux et des infiltrations souterraines y font pénétrer.» C'était là que les Ligures prenaient au trident les pois- sons engraissés dans la vase (1). Sur cette antique terre des Gaules, dans ces champs qu'illustrèrent les victoires de Marins et jusque dans cette petite ville qui apparaît au milieu des lagunes, avec ses trois vieux faubourgs et ses clochers gothiques, tout vous ramène aux souvenirs du passé. Le nom de Marius est un de ceux qu'on entend répéter le plus fréquemment en Provence. Ce nom fameux s'y est per- pétué d'âge en âge ; il n'est pas de famille un peu nombreuse dont un des enfants ne s'appelle Marius. Cette dénomination illustre se retrouve partout : les lieux où le vainqueur des Ambro-Teutons établit ses campements étaient encore signalés sous le nom de Marii ager dans les actes du moyen âge. Le nom de la Camargue, que porte le delta du Rhône, est dérivé de Caii Marii Ager, parce qu'on suppese que Marius y campa. Les Provençaux appellent toujours la source de la Traconade, près d'Aix, la fouen de Marii, la fontaine de Marius et le nom de fons Mari est inscrit sur d'anciens titres. Le coteau de Mariet, près de l'étang d'Engrenier, indique assez son étymologie. Merindol, Marii dolium, le réservoir de Marius, rappelle les grandes citernes que l'armée romaine creusa dans les environs de cette bourgade. L'étang de Berre était dé- signé anciennement sous le nom d'étang de Marthe ou (1) strabon, liv. iv. LE MARTIGUES, SES ETANGS ET LEURS PECHERIES 189 du Martégues, et Martha, la Syrienne (1), était cette femme mystérieuse qui prédit à Marius ses glorieuses destinées/Aujourd'hui la prophétesse de la légende a été remplacée dans l'imagination du peuple par Marthe, la sainte, qu'on vénère partout en Provence et qui dompta le monstre de Tarascon (2). — Le canal de navigation, qui joint le port de Bouc avec le Rhône, est une imitation des fosses marianes, qui facilitèrent ren- trée des galères romaines dans le fleuve et les firent remonter jusqu'au dessus de l'antique Arelate devenue plus tard la ville impériale . Gigantesques travaux qu'exécuta l'armée commandée par le soldat d'Ar- pinum ! Ainsi, guidé tantôt par les témoignages des tradi- tions, tantôt par les enseignements de l'histoire, on peut, en remontant le cours des âges, reconnaître les lieux célèbres et retrouver encore sur cette terre clas- sique ces noms fameux, restés ineffaçables dans la mé- moire des hommes, malgré toutes les altérations et les changements survenus au sein de la société qui s'est substituée à l'ancienne (3). (1) D'après Plutarque, Marius avait toujours avec lui dans son camp une pro- pliétesse qu'on appelait Martha, la Syrienne, et à laquelle on portait un très grand respect. C'était elle qui présidait aux sacrifices. Une partie de l'étang de Berre s'appelle encore l'étang de Marthe. Il a existé, dit-on, une ville dans les environs du nom de Marthamela, et probablemant que celui de Martigues ou Marthegue est dérivé de Marthce aquœ, eaux de Marthe. Voy. A. Saurel, Veîiise en Provence, ou Histoire de Martigues et de Port de Bouc, p. 36. (2) Selon la tradition, sainte Marthe, sœur de Lazare et de Marie de Bétlianie, vainquit la Tarasque, monstre qui ravageait la contrée de Tarascon oïi l'on cé- lèbre encore de nos jours l'anniversaire de cette délivrance miraculeuse. Cette sainte vénérée, dit la légende, finit ses jours dans une chaumière des bords du Rhône. (3) Voyez sur ce sujet VFIistoire de Provence, par L. Méry, le frère du poëto, que ses compatriotes désignent sous le nom dislinctif de Méry, le savant. Op. cit., premier récit. Marius, t. 2, chap. iv. 190 LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS PECHERIES II Le canal de navigation qui longe le grand bras du Rhône sépare deux contrées presque inconnues et pour- tant des plus curieuses. D'un côté c'est la basse Ca- margue formée par le Delta du fleuve, avec l'immensité de ses horizons, le silence de ses solitudes, sa nature étrange, ses troupeaux de bœufs noirs et de chevaux blancs à demi-sauvages, qui étonnent le voyageur et font penser aux vastes plaines de l'Amérique du sud, car le berger de la Camargue a l'aspect du gaoucho des Painpas. De l'autre bord du Rhône, c'est la Crau, immenses champs de pierres (1) que l'antiquité men- tionne et dont le géographe d'Amasée nous a laissé une description. Que je le dise en passant puisque mes souvenirs m'y ramènent : ces landes presque désertes comme l'Arabie Pétrée, mais fertilisées sur plusieurs points par les eaux du canal de Craponne qui les tra- versent et les parsèment d'oasis, sont remplies d'her- bages salins que les troupeaux broutent avec avidité, succulents pâturages qui imprègnent leur chair d'une exquise saveur! C'est surtout au mouton de ces prés salés, bien plus encore qu'à celui qui se nourrit en Provence des plantes aromatiques de nos montagnes, qu'on peut appliquer l'adage de nos gastronomes, « s'il (1) Campus lapideus, la crau, dont le nom provient de craie, en celtique craïg, gravier. LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS PECHERIES 191 portait plume ^ ce serait du gibier,^ Mais il n'est bien qui ne soit accompagné d'un mal : sur ce désert de pierres qui longe le Rhône, depuis son embouchure jusqu'aux environs d'Arles, souffle trop souvent l'im- pétueux Mistral, le circius (1) des premiers histo- riens qui décrivirent cette singulière contrée. Le maître vent (2) n'a rien perdu de sa violence ; lorsqu'il règne, il dessèche tout sur son passage, la terre et l'air; il dé- racine les arbres, disperse les troupeaux et vient mêler sa grande voix aux mugissements du fleuve. Vent ter- rible que Pline appelait le plus retentissant et le plus violent de tous, clarissimus ventorum nec iilli violentia inférior (3). Toutefois le Mistral purge l'atmosphère, éclaircit l'air et colore le ciel du plus bel azur. Sénéque célébra ses salutaires influences et Auguste, dit-il, lui consacra un temple (4) : c'était bien assez pour le réhabiliter, a C'est au circius, a écrit un auteur moderne, qu'on doit cet horizon pur et serein, ce soleil brillant, ces beaux jours de Provence, si regrettés de ceux qui n'en jouissent plus, si enviés de ceux qui n'en jouissent pas, et si peu appréciés de ceux qui en jouissent » (5). (1) Circius ou Melamborius, vent de N.-N.-O. ou Tramontane. (2) Mistral pour magistral. (3) Pline, liv. 2, chap. 47. (4) Galliam infestât circius, cui œdificia quassanti, tamen incolse gratias agunt, tanquam salubritatem cœli sui debeant, et D. certe Augustus teniplum illi, cuni in Gallià moraretur, vovit. Seneca. (5) A. Saurel, Op. cit., p. 5. 192 LE MARTIGUES, SES ETANGS ET LEURS PECHERIES 111 Ma digression sur le pays de la Crau n'est qu'une réminiscence d'une exploration antérieure; je reprends donc mes observations sur le Martigues. — J'ai dit en commençant que j'y étais arrivé par le port de Bouc : après en avoir franchi l'entrée, on découvre le petit bourg de La Léque, non loin de l'embouchure du ca- nal d'Arles. Le fond du port est barré par des salines qu'il faut longer, en passant par des canaux étroits, pour pénétrer dans un second bassin de plus de trois mille cinq cents mètres de long sur environ mille mètres dans sa plus grande largeur. On est alors dans l'étang de Caronte, qui se rétrécit plus loin et donne accès, par les canaux de Martigues, dans le grand étang de Berre. Dès qu'on a franchi ces canaux. « On se trouve en face des trois quartiers de la ville, qui, signant un beau jour la paix, après s'être fait la guerre pendant trois ou quatre siècles , se réunirent en une seule et même communauté. Ces trois quartiers : Jonquière, l'aristo- crate, à droite ; Perrière, la paysanne, à gauche, et l'isle, la marinière, au centre, unies par des ponts, semblent à quelque distance, se tenir encore un peu à l'écart les uns des autres, quoique se tenant par la main. » J'emprunte cette description à l'excellent ouvrage LE MARTIGUES, SES ETANGS ET LEURS PÊCHERIES i 93 que M. A. Saurel a publié récemment sur le Mar- tigues (1). Elle supplée par son exactitude à tout ce que je pourrais dire moi-même. « On ne dépassera pas le pont de Visle^ ajoute-t-il, sans s'y être arrêté pour jouir du beau point de vue qui s'offre au regard. En se tournant vers le nord, on aperçoit l'étang de Berre se développant dans toute son étendue; au midi, l'étang de Caronte, le cœmis des géographes anciens, au fond duquel se présente debout comme une sentinelle vigilante , la tour de Bouc que Yauban entoura de solides remparts des- tinés à protéger et à défendre le passage de la mer à l'étans;. « Les narines réjouies par les émanations salines qui se dégagent de tous côtés, les yeux éblouis par la lim- pidité des eaux, les poumons reconfortés par la pureté de l'air qu'on respire, on comprend qu'une population vive heureuse sur ces îles et ces îlots semés entre deux mers, et on trouve tout naturel que, né sur le bord de ces eaux, l'enfant du pays ressente pour lui un amour tellement exclusif que lorsqu'il en est éloigné il ne songe qu'à y revenir « Dépassez le pont ; qui rencontrez-vous ? Des ma- rins de tout âge, des charpentiers, des pêcheurs éten- dant leurs filets au soleil..., des femmes transportant à pleines corbeilles des poissons de tout genre. Vous êtes à ïisle^ le quartier maritime par excellence C'est dans cette partie centrale de Martigues que se trouve rhôtel-de- ville, la paroisse proprement dite, (1) Op. cif.,p. 4. 13 194 LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS PECHERIES l'hospice, la halle aux poissons et le trihunal des pru- d'hommes-pêcheurs (1) » Ainsi surgit du sein des lagunes, à l'entrée de l'im- mense bassin qu'on appela la mer de Berre^ cette petite Venise des pêcheurs avec ses divers quartiers traversés par des canaux où circulent aussi des gondoles. Cité moins somptueuse sans doute et surtout moins renom- mée que la reine déchue de l'Adriatique, mais qui garde aussi de nobles souvenirs. Le Marti oçues formait ancien- nement une des Vigueries qui avaient droit d'être re- présentées aux états généraux de Provence. Plusieurs fois visitée par des princes souverains (2), cette petite ville s'honore d'avoir donné naissance au vénérable Gérard Tenque, du château de Saint-Genés-les-Mar- tigues, fds d'un simple pêcheur et fondateur de l'ordre hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem. Gérard Tenque fit bâtir dans le Delta du Rhône, vers la fin du onzième siècle, la fameuse commanderie de Trinquetaille où fut enseveli le comte Raymond Béranger IV de Barcelone et P^ de Provence. Je pourrais produire ici, quoiqu'on en dise, bien d'autres titres en faveur de l'illustration de Martigues, mais j'ai hâte de poursuivre la rédaction de mes notes sur les pêcheries ; j'aurai du reste plus d'une occasion de revenir sur ce sujet. (1) A. Saurel, Op. cit., pages 10 et 11. Je me plais à citer ici un auteur qui a si bien décrit ce qu'il a vu et dont l'ouvrage, justement couronné et rempli d'excellents renseignements historiques et statistiques, est écrit avec autant de conscience que de talent. (2) En 1:292, par Charles le Boiteux, fils de Charles d'Anjou. En 1540, par François !«»'. LE xMARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS PECHERIES 195 IV La partie la plus resserrée de l'étang de Carontc, entre la côte de Ferrière et le prolongement de l'île de Martigues, est obstruée par plusieurs longues chaussées que des canaux étroits séparent les unes des autres. Il en est de même du côté opposé entre l'île et Jonquière. C'est dans ces passages que sont placées les anciennes pêcheries des Bordigues^ espèces de parcs à poissons dont je vais tâcher de donner la description, bien que ce ne soit pas chose facile lorsqu'on veut se faire com- prendre de ceux qui n'ont jamais vu ces sortes de pêcheries. Les bordigues sont des parcs sous-marins de cent à cent-vingt mètres de long sur cinquante à soixante de large, dont les parois, formées par des palissades de roseaux, soutenues par des pieux en estacades, s'élèvent de cinq pieds environ au-dessus de la surface de l'eau, afin que les poissons qui s'introduisent dans la bordi- gue n'en puissent franchir les bords extérieurs, lorsque, se voyant enfermés dans cette enceinte sans issue, ils s'élancent pour tâcher de gagner la mer. Ces parcs sous-marins sont établis, comme je l'ai observé, dans les canaux qui servent de communication entre les étangs de Caronte et de Berre. L'eau a environ deux mètres de profondeur dans ces passages que res- serrent les longues chaussées latérales où Ton a cons- truit des cabanes pour abriter les pêcheurs préposés à la surveillance des bordigues. 196 LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS rÊCHERIES L'intérieur de la bordigue est divisé en plusieurs com- partiments ou réservoirs triangulaires, disposés symé- triquement au moyen de cloisons en roseaux avec retour sur les côtés des grandes palissades et communiquant des uns aux autres par de petits goulets. Ces compar- timents donnent accès dans d'autres réservoirs circu- laires que les Lordiguiers nomment des tours où vient se réunir le poisson après s'être engagé dans les diffé- rentes enceintes de ce labyrinthe de passages, de détroits et de goulets, dont la nomenclature est des plus origi- nales, car il y a Vemboiirigo ou le nombril, la reculade, les bouches et les entre-bouches, la serve, la pentenne et bien d'autres encore. A partir de l'embouchure de la bordigue ou grcmde 'passe jusqu'à la tour du dehors^ située à l'autre extré- mité, dernier réservoir où l'on dispose une longue nasse en filet (1), qu'on appelle pentenne, ce n'est qu'un dédale de compartiments, dont les cloisons symétriques, qu'on aperçoit à travers la transparence de l'eau, s'offre à l'œil sous la plus singulière perspective. C'est dans l'impasse de la pentenne que viennent se rendre les an- guilles qui ont franchi le dernier goulet. Les autres espèces de poissons, telles que les muges, les loups, les aurades (2), les pagres, etc., restent ordinairement ren- fermées dans les tours, d'où les pêcheurs les retirent au moyen d'un cerceau à manche, auquel on adapte une poche en filet. On n'a qu'à plonger cet engin dans le réservoir pour le retirer plein d'excellents poissons. (1) Poche ou verveux. (2) Je désigne cette espèce de spare (s. aurata. 1.) sous le nom d'aurade, aourado, comme l'appellent les pêcheurs provençaux, pour le distinguer de la dorade (cory- phœna equisetis). LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS PECHERIES 197 Dans cet inorénieux labyrinthe tout est admirable- ment calculé pour que les poissons qui y pénètrent ne puissent plus en sortir sans devenir la proie des pé- cheurs > — Suivons donc un instant les poissons dès leur arrivée dans ces eaux tranquilles, lorsque, venant de la mer, ils ont franchi les canaux qu'on a laissés ou- verts tout exprès dans la saison opportune, afin qu'ils puissent pénétrer dans les étangs. Après s'être engraissés dans les fonds vaseux des la- gunes, où pullulent d'innombrables mollusques dont ils font leur pâture, l'instinct qui les guide les rappelle à la mer. Ils cherchent alors à repasser les canaux et trouvent de toute part les issues fermées. Quelques étroits passages seulement s'offrent à eux : ce sont les goulets trompeurs de l'embouchure des bordigues ; mais aucun obstacle ne semble pouvoir arrêter leur ardeur aventureuse, et, poursuivant leur marche rapide, ils franchissent, à la file les uns des autres, le fatal goulet pour s'interner entre les palissades en faisant tous leurs efforts pour gagner la grande mer. Après avoir traversé ce premier défilé, ils se trouvent dans une autre en- ceinte close : si une partie de la bande rebrousse che- min, la disposition des cloisons intérieures du laby- rinthe l'oblige de s'engager dans d'autres passages, dont il faut aussi franchir les goulets, mais qui aboutissent tous à des impasses. Ceux qui, au contraire, poursui- vent leur route en avant, ont à traverser les goulets 198 LE MARTIGUES, SES ETANGS ET LEURS PECHERIES qui communiquent dans les autres chambres de la bor- digue, pour aller s'enfermer dans les petits bassins triangulaires placés à l'extrémité des passages, ou bien ils restent stationnaires et vaguent dans les grands ré- servoirs intermédiaires, d'où il est facile aux pêcheurs de les chasser dans les tours. Ainsi les divers compartiments des bordigues ont été disposés de manière à ce que les poissons ne s'accu- mulent pas dans un même réservoir et puissent se répartir un peu partout, car une trop grande masse dans une seule enceinte pourrait occasionner une trouée dans les parois. Après avoir dégagé autant que possible ces expli- cations de tous les noms techniques pour me faire mieux comprendre, j'ajouterai que la bouche des gou- lets, par où pénètre le poisson qui s'introduit dans la bordigue, est un passage étroit qu'il peut néanmoins franchir facilement, mais par lequel il lui serait impos- sible de repasser s'il voulait ressortir. L'ouverture des nasses, dont la disposition est bien connue, peut en donner une idée exacte sans qu'il soit besoin de plus d'explication. J'observerai seulement, pour en finir avec ces détails, que les bordigues ont toujours néces- sairement leur entrée du côté des étangs par où le poisson doit se présenter pour retourner à la mer. VI D'après Topinion la plus accréditée au Martigues sur le passage alternatif des poissons de la mer dans les lagunes et vice versa, ce serait au printemps qu'ils LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEUllS PECHERIES 199 entreraient dans les étangs salés, et à rapproche de l'hiver qu'ils ressor tiraient pour gagner la grande mer, redoutant la gelée des eaux lorsque la température commence à baisser. Toutefois les pêcheurs bourdiguiers ne sont pas tous d'accord sur l'époque d'arrivée et de départ des poissons qui fréquentent les étangs. Il est des espèces qui viennent frayer dans ces lagunes, d'autres, au contraire, n'y pénètrent qu'à l'état d'alevin, et les anguilles, dit-on, sont dans ce cas (1). Il est pro- bable que la plupart des poissons y sont attirés par la nature des eaux saumâtres et l'abondante nourriture qu'ils y rencontrent. Le fait est que certaines espèces voyageuses ou aventurières, telles que les sardines et les melettes (2), s'y montrent souvent en grande masse; les muges, surtout, paraissent avoir plus particulière- ment l'habitude de ces sortes de migrations (3), bien qu'un grand nombre ne quittent pas les lagunes en hi- (1) Reguart dit, en parlant des anguilles, qu'on péchait dans l'Albufera de Va- lence, où existèrent des espèces de bordigues (encanisadas) jusque vers la fin du dernier siècle, que les pêcheurs donnaient à ces poissons différentes dénominations, selon la taille qu'ils avaient acquise. Ainsi ils appelaient menudas, menues, les an- guilles dans le premier âge, pulgares, lorsqu'elles avaient à peu près un pouce de grosseur, et martinas, les plus grosses. — Ces poissons, d'après cet auteur, venaient tous de la mer pour s'engraisser dans la lagune, où on les péchait en hiver ; mais il s'en prenait aussi beaucoup de celles qui étaient nées dans l'étang ou dans les ruis- seaux qui y débouchent et auxquelles on donnait le nom de pasturetitas, pàtureuses. — Le produit de la pèche des anguilles dans l'Albufera de Valence, était évalué à 27,000 arrobas ou 675,500 kilogrammes, qu'on vendait en gros à 12 réauxl'arrobe ou 27 centimes le kilo. C'était donc un revenu annuel de 91,125 francs. D. Antonio Sanez-Reguart, Diecionario historico de los artes depesca iiacio- nal, etc., avtic. Encanisada. Madrid, mdcclxxxxi. (2) Argentina spyrtena. (3) Mes explications sur les bordigues de Martigues étaient rédigées depuis long- temps, lorsque j'ai eu connaissance de l'ouvrage de M. A. Saurel, et pour compléter mes renseignements, je ne puis me dispenser de reproduire dans cette note ce qu'il . a écrit en 1857 sur le môme sujet : « Au commencement de l'été, lorsque le soleil pénètre les eaux de l'étang de 200 LE MARTIGUES, SES ETANES ET LEURS PECHERIES ver et qu'on en prenne en toute saison et de toute taille, soit dans les bordigues, soit dans les étangs. Les règlements sur la police de la pêche obligent les propriétaires des parcs de tenir leurs bordigues ouvertes du 15 mars au 24 juin, pour laisser entrer dans les étangs le poisson qui vient de la mer. Pendant ces trois mois, les palissades sont enlevées pour faciliter le pas- sage. Le terme expiré, on installe de nouveau les bor- digues et l'on ferme l'entrée des canaux du côté de la mer au moyen d'une capoulière^ espèce de tablier en gros filet de chanvre, en réservant seulement un passage étroit qu'on peut ouvrir et fermer à volonté pour le service des bateaux. VII A la description que je viens de faire des ingénieuses pêcheries établies au Martigues et qui acquirent jadis Berre et leur fait acquérir une température assez élevée, les muges, en troupe ou isolément, abandonnent les eaux qu'ils ont fréquentées jusque-là, et suivant les ca- naux qui mettent la mer en communication avec les étangs, ils se rendent dans les grandes eaux. « Ce qu'ils ont fait aux mois de mai et de juin, ils le font de nouveau, mais en sens inverse, en octobre et en novembre. Familiarisés de longue main, avec leurs habitudes, les habitants du pays établissent, au moment convenable et à l'entrée de chaque canal, de longues barrières de roseaux, qu'ils enfoncent dans la vase, en les juxta-posant et en les liant les uns aux autres solidement. A l'exception d'une issue laissée pour le passage des bateaux, et laquelle est fermée par un filet grossier et mobile, il n'y a point de solution de continuité dans ces barrières qui sont toujours placées à l'extrémité des canaux à angle droit. A la pointe de l'angle, se trouve une chambre ronde, dans laquelle le poisson se trouve amené tout naturellement de lui-même et de laquelle il ne peut plus sortir lorsqu'il a tant fait que d'y pénétrer. C'est ce qu'on appelle hordUjues. » Op. cit., page 100. LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS PECHERIES 201 une si grande importance , j'ajouterai quelques autres renseignements. Parlons d'abord du produit des bordigues à l'époque où je pris mes notes. Le revenu de cette pêche, qu'on regarde comme la principale des étangs salés, était encore considérable, bien qu'elle présentât déjà une diminution sensible de- puis quelques années. — La bordigue de M. de Gai- liffet prenait 50,000 kilogrammes de poissons par an. (Tétait la plus productive à cause de sa grandeur et de sa position dans le principal canal de passage. La bor- digue Vidal n'en arrêtait que 25,000 kilogrammes et celles de la Ville et de la cabane Baussenque ne rap- portaient guère que 10,000 kilogrammes. Parmi les poissons qui s'introduisent dans les bor- digues, les anguilles et les muges sont toujours en plus grand nombre. On fait avec l'ovaire de ces derniers une espèce de caviar sur lequel Rabelais, qui en man- geait souvent à Montpellier et en était très friand , n'a pas manqué de dire des choses burlesques. Plus de 2,000 kilogrammes de ces ovaires pressées et salées, se confectionnent au Martigues où on les vend sous le nom de pou largue. Vlll La bordigue de M. de Galliffet, que je viens de citer, est connue sous l'ancienne dénomination de bordigue du roi. Elle faisait partie du domaine des comtes de Provence, et, après la réunion de cette province à la 202 LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS PECHERIES couronne, elle devint la propriété des princes de Mar- tigues (1). On conserve aux archives de la prud'liommie des patrons-pécheurs quatre lettres d'un des seigneurs de Galliffet, écrites de 1779 à 1781, donnant permission de joiiler dans le canal de la hordigue du roi pendant les réjouissances publiques ; mais deux ans après, les fermiers des bordigues firent opposition à cette faveur accordée à l'occasion de la fête de Saint-Pierre, attendu que le bruit qu'on faisait sur les bateaux qui parcou- raient le canal au son des tambourins effrayait le fois- son qui venait du grand étang, A l'époque de la révolution M. de Galliffet, qui se titulait toujours prince et seigneur de Martigues, ayant émigré, la hordigue du roi rentra dans le domaine de l'État et fut rendue à ses anciens possesseurs sous la restauration. D'après un arrêt du conseil d'État du roi (26 octo- bre Î739), il paraît que les seigneurs et propriétaires des bordigues ne pouvaient tous justifier de leur posses- sion et que plusieurs d'entr'eux, n'ayant pour titre qu'une jouissance indue, avaient éludé l'exécution d'un autre arrêt du 21 avril de la même année qui avait déjà ordonné la vérification de leur droit. — L'arrêt du 26 octobre enjoignait de nouveau la présentation des titres et n'accordait que deux mois pour leur lé- galisation. (1) « En 1714., le maréchal, duc de Villars, se trouvait en possession de la princi- pauté du Martigues. Son fds fut confirmé dans cet apanage par lettres-patentes de 1719. Ses héritiers, le comte de Vogué et madame de Vézin, que les habitants n'a- vaient pas voulu reconnaître, ayant mis la principauté en vente, le marquis de Gal- liffet en devint acquéreur en 1772 et la transmit à ces descendants. » A. Sauryl, op. cit., page 78. LE MARTIGUES, SES ETANGS ET LEURS PECHERIES 203 Cet arrêt si impératif fut- il exécuté dans toute sa teneur? je l'ignore, mais ce que j'ai pu constater, c'est qu'on comptait anciennement au Martigues un grand nombre de bordigues qui ont été supprimées. Entre le port de Bouc et l'étang de Caronte, il en existait quatre, converties aujourd'hui en salines, dont trois apparte- naient à des particuliers et une au domaine, comme ancienne possession de l'ordre de Malte. Il y avait en- core les bordigues FalcoUj Bauges^ du Diacre^ de VaiUroux (I), de Février es ou Chaparus. Les seules qui ont été conservées sont les bordigues de la ville, du roi ou de Galliffel, la bordigue de la cabane Baussenque et celle à'Engassier. La transformation des bordigues en salines a fait di- minuer considérablement les produits de la pêche. A l'époque où toutes ces pêcheries étaient florissantes, leur revenu devait être très considérable. Quand on tient compte du rapport annuel des quatre bordigues encore existantes, on doit regretter la suppression de celles qui ont privé le pays de ses plus grandes ressources dans la saison où les pêcheurs ne peuvent souvent exercer leur industrie sur une mer trop orageuse. IX Cette pêche dans les étangs salés au moyen de parcs ou labyrinthes en roseaux, dont j'ai 'tâché de donner la description, doit être très ancienne. Des documents (1) La bordigiie de Vaulroux appartenait à la ville; elle lut coiivcrlie en saline ainsi que les autres. 204 LE MABTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS l'ÈCHERIES historiques établissent qu'il existait déjà des hordigues au Martigues au commencement du xiii® siècle; mais probablement que ce genre de pêcherie remonte à une époque bien antérieure. On sait que les Romains em- ployèrent aussi des barrages pour faciliter la pêche dans les étangs en communication avec la mer; mais nous ne connaissons pas les artifices qu'ils mirent en œuvre pour s'emparer du poisson. Les bordigQCS des étangs du Martigues, les labyrinthes en roseaux ou lavorierij des lagunes de Camacchio, dans les états ro- mains, les encanisadas ou parcs à Heur d'eau de la côte méridionale d'Espagne (à Tortose, à l'em- bouchure de l'Ebre , à l'Albufera de Valence , à Lasgolas, près de Dénia, à Mar-Menor, près Cartha- gène), sont autant d'engins de pêche, ou si l'on veut des pièges à poissons, construits sur le même plan ou à peu près. Les bramades de l'archipel Grec et des côtes de Barbarie ont aussi beaucoup d'analogie avec les hor- digues. Or, les encanisadas de l'Albufera de Valence, décrites par Reguart, existaient avant la conquête de Jaimes I®^, et les pêcheurs maures les exploitaient de- puis leur établissement en Espagne. Ainsi, ces sortes de pêcheries pourraient bien avoir une origine aussi ancienne que les madragues, dont l'invention nous vient des Grecs qui en répandirent l'usage dans toutes leurs colonies de la Méditerranée. A cet égard, sans faire re- monter l'emploi des hordigues à une époque aussi reculée, M. Alfred Saurel n'a pas manqué d'observer qu'il était à peu près prouvé que ces pêcheries étaient antérieures à la fondation de Martigues et que c'était à elles que cette ville devait son existence (1). (1) Op. cit., page 100. LE MARTir.UES, SES ETANGS ET LEURS PECHERIES 205 Après la pêche des bordigues vient celle des ganguys qui en fait suite, puisque ces engins sont placés der- rière les bordigues. — Qu'on se figure des rangées de petits filets, à mailles étroites , aux ailes courtes et à longue queue en bourse, formant, au moyen de cer- ceaux, des espèces de nasses à la file les unes des autres, et l'on aura une idée assez exacte des ganguys-bordi- guiers. Ils servent à arrêter le menu poisson qui s'est échappé des bordigues ou qui a pu passer dans les ca- naux sans pénétrer dans les labyrinthes. Cette pêche avec les ganguys dormants, c'est-à-dire à poste ^i\Q^ de même que celle des paradières, dont je parlerai bientôt, est très usitée sur les côtes du Lan- guedoc et du Roussillon, ainsi que dans tous les étangs qui communiquent avec la mer. Elle est connue sous le nom de fileras en Espagne, où les pêcheurs de Mur- cie et du royaume de Valence, nos maîtres en arts de pêche, l'ont toujours pratiquée dans les lagunes de l'Albufera et autres parages. Au Martigues, on place les ganguys en double série, en les faisant alterner de manière que ceux du premier rang puissent être remplacés, après un certain temps, par ceux qui étaient restés en seconde ligne. Ce change- ment a pour but de faire participer tour à tour les pê- cheurs aux bonnes comme aux mauvaises chances. C'est toujours la même loi d'équité qui régit les anciens règlements sur la pêche. 206 LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS PECHERIES Les ganguis des différents postes de pêche dans les eaux de Martigues sont au nombre de 128 (1). On les laisse en place pendant une semaine à tour de rôle. On prend avec ces engins, Tanguille, le petit mullet, la chevrette, pendant les trois ou quatre mois qu'ils sont tendus, et on en retire environ 7,500 kilogrammes de menu poisson. C'est le glanage des pauvres pêcheurs. XI A la pêche du fretin des lagunes vient se joindre celle des fciradières qui a lieu exclusivement dans le grand étang de Berre. L'artifice ingénieux des paradières à plombs ou à pieux, que l'on nomme aussi trabagites, nous vient des Espagnols; l'expression de trabaques est évidemment castillane et provient sans doute de traba, piège (2), bien qu'en Espagne ce même genre de pêche soit dési- gné, dans certaines locaUtés, sous le nom de fileras et confondu avec les ganguys, à cause de la disposition des engins à la suite les uns des autres. Il y a du reste (1) Dans le canal de la cabane Baussenque , on en compte neuf en première ligne derrière la bordigue et neuf autres supplémentaires à la suite des premiers. Derrière la bordigue du Roi ou de Galliffet, il en existe quinze et autant de sup- plémentaires. Au canal des Anguilles, il y en a seize en deux séries. On place en outre des ganguys en double rangée à l'embouchure de l'étang de Berre et ailleurs. Ces engins de pêche coûtent environ 150 francs et les 128 ganguys représentent par conséquent un capital de 9,200 fr. C'est toujours à l'année 184.2 que je me rapporte dans mes renseignements sta- tistiques. (2) Le nom de pm^adière est lui -même dérivé du verbe espagnol parar, arrêter. LE MARTIGUES, SES ETANGS ET LEURS PECHERIES ^207 beaucoup d'analogie entre les paradières à plombs et les ganguys dormants que j'ai décrits plus haut. 11 s'agit toujours de forcer le poisson dans une impasse pour qu'il reste enfermé au fond d'une poche (1). Les paradières à plombs sont établies à poste fixe devant les passages fréquentés par les poissons. Celles à pieux (2) sont placées plus communément le long des plages de l'étang de Berre, dans les endroits où l'eau a peu de profondeur. On prend en général, dans les unes comme dans les autres, beaucoup d'anguilles et parfois quelques autres espèces, telles que muges, mulets, etc. Ces paradières restent tendues pendant six mois, de mars en octobre. Je porte en note leur produit (3). (1) Les paradières à plombs sont de longs retz termine's en bourse et à mailles ^rès étroites, garnies de cerceaux dans l'intérieur de la manche sur toute sa longueur. Les poissons qui pénètrent dans cet engin s'enfoncent dans la manche en cherchant une issue et finissent par rester renfermés dans l'impasse ou pentenne. La partie du filet, qui forme la bourse, a environ dix. mètres de long et s'élargit en entonnoir à son embouchure, où le filet s'écarte en deux bandes ou ailes qui plongent verti- calement dans l'eau et sont assujetties sur le fond de vase par le poids des plombs qui garnissent la ralingue inférieure , tandis que la supérieure surnage à la surface au moyen de lièges flottants. On voit, par cette explication, que ces sortes de para- dières sont des espèces de ganguys à plus grandes dimensions. Lorsque les goulets ou passage , devant lesquels elles sont tendues , présentent une embouchure trop large, les pêcheurs forment une estacade avec de vieux filets soutenus par des pieux et renforcés par des clayonnages en roseaux. (2) Les paradières à pieux, qui servent aussi pour la pêche des anguilles et des autres poissons qui fréquentent les lagunes, sont de grands retz à manche, mais l'espèce de sac qui sert à détenir le poisson qui s'y introduit est très évasé à son ouverture, où le filet prend un développement qui permet de le tendre dans une po- sition verticale en le soutenant par des pieux et en lui faisant décrire une circonfé- rence. Deux entrées sont ménagées pour que le poisson puisse pénétrer dans cet espace circulaire, et une palissade en filet, également soutenue par des pieux fixés dans la vase, est disposée de manière à arrêter le poisson dans sa marche et à l'o- bliger de donner dans le piège. (3) Le produit de la pêche de chaque paradière est estimé à un quintal de pois- sons par trimestres (environ 50 kilogrammes) qui, au prix de 45 centimes le kilo, attendu la qualité inférieure, représente pour les six mois de pêche un revenu d'au 208 LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS PECHERIES Aux pêches spéciales dans les étangs salés , il faut ajouter celles qu'on pratique en mer avec des fdets mobiles, des nasses, ou des palangres, mais qu'on peut faire aussi dans les lagunes et qui sont souvent très fructueuses à certaines époques de l'année. XII La pêche des crustacés et des coquillages n'est pas non plus sans importance au Martigues. Celle des cra- bes est évaluée annuellement à 450 kilogrammes. Les moules et les clovisses sont à peu près les seuls mol- lusques comestibles qui se produisent dans les lagunes. On en pêche environ 60,000 kilogrammes (1) : M. de Villeneuve, dans sa statistique du département des Bou- ches-du-Rhône^ a estimé à vingt-cinq millions d'indivi- dus la quantité de moules qui vivent dans l'étang de Berre. Cependant, malgré l'abondance de ce coquillage moins 45 francs par paradière on 7,605 francs pour les 169. C'est le 18 p. 0/0 du capital partiel, car ces engins coûtent 250 francs la pièce et mesurent 25 brasses de long. On compte en outre dans l'étang de Berre, vers la partie septentrionale, 69 para- dières à pieux, qui restent tendues à poste fixe , comme les autres , pendant six mois de l'année. Ces engins, quoique plus petits, donnent tout autant de produit. Il existe aussi des paradières dans l'étang de Fos où l'on a pris souvent, en une seule année, plus de cent quintaux d'anguilles, dont les plus grosses pesaient près de 2 kilogrammes. (1) Bien que les moules et les clovisses des étangs ne se vendent en gros qu'à 2 francs 50 centimes ou à 3 francs les 50 kilogrammes, la pêche de ces coquillages comestibles étant considérée comme aussi lucrative pour ceux qui s'y livrent que celle du poisson frais, est assujettie à un droit de 18 francs par an , payable men- suellement par douzième, (Ordonnance des prud'hommes - pêcheurs de Martigues, 28 mai 1792.) LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEUUS PECHERIES 209 au Martigues , la consommation en est telle que la spéculation est venue aujourd'hui seconder la nature par des moyens artificiels. M. J.-B. Vidal dirige une entreprise de myticulture pour la multiplication des moules dans le canal de LamoUe, dont la position est des plus favorables à cause des courants qui le traver- sent et le mettent en communication avec l'étang de Berre. Là s'établit, par le mouvement de translation des eaux, une circulation incessante de petits animaux marins, d'infusoires, de diatomées et de matières orga- niques en suspension, éminemment propres à la nourri- ture des mollusques. M. Vidal a choisi ce canal pour y installer un nouveau système de bouchots à claies mobiles et à treuils flottants. Ces claies, qu'on peut émerger et immerger à volonté, suivant les besoins de la culture, sont chargées de moules en état de féconda- tion, recueiUies sur le littoral ou dans l'étang de Berre pour obtenir le naissain nécessaire au peuplement des bouchots. Chaque claie pourra contenir environ 10,000 moules quand le coquillage aura acquis sa grosseur marchande. « Ce qu'on peut déjà observer aujourd'hui dans l'établissement de M. Vidal, dit un rapport récent, fait concevoir les meilleures espérances pour l'ave- nir (1).ï) La multiplication des moules par voie artificielle, c'est-à-dire d'après les procédés de myticulture à peu près analogues à ceux employés par les bouchoteiirs de la baie de l'Aiguillon, sur les côtes de la Charente-Infé- rieure, pourra fournir aux populations maritimes de la Méditerranée une augmentation de ressources ali- W (1) Voy. au Bulletin de la Soc. impériale d'accUm. septembre 4865, l'intéres- sant mémoire de MM. 0. Moquin-Tandon et J. L. Soubeyran , sur les établisse- ments de pisciculture de Concarneau et de Port-de-Bouc, p. 543 et suiv. 14 210 LE MARTIGUES, SES ÉTA>;GS ET LEURS PECHERIES mentaires des plus profitables. Ce coquillage employé dans la cuisine provençale, devient un mets très re- cherché lorsqu'il est cuit au riz sous forme de pilau, et à cet égard on peut dire qu'il sert de base à une véritable alimentation ; mais les moules se consomment aussi à l'état frais comme les huîtres, avec cette diffé- rence que leur valeur commerciale est beaucoup moin- dre. Elles ont en outre l'avantage d'acquérir une crois- sance beaucoup plus rapide (1). Quant à la petite clovisse des étangs salés, qu'il ne faut pas confondre avec la Veniis qui fait les délices des gastronomes Provençaux, sa multiplication naturelle sur les fonds vaseux est excessive et il s'en pêche des quantités considérables dans toute la région des lagunes, depuis Martigues et les Bouches- du-Ilhône, jusqu'à l'étanc; de Leucate, sur la côte du Roussillon. Cette petite clovisse est surtout très abondante dans l'étang de Thau où les populations riveraines en font un grand débit pour la consommation des villes voisines. La cuisine languedocienne, qui a bien aussi son mérite, emploie ce coquillage en ragoût relevé d'une sauce rousse des plus appétissantes. Le mollusque est cuit dans sa fine coquille, et le tout est servi chaud dans son assaisonnement. 11 n'est pas un touriste qui n'ait goûté à Cette, à Montpellier ou à Narbonne, de ce plat du pays et qui ne lui ait fait honneur. (l) L'huître n'acquiert le développement requis pour être présentable qu'à la 4« année, tandis que la moule est déjà marchande au bout d'un an. Quant au prix comparatif des deux espèces, la différence est énorme et tout à fait en faveur de la moule dont le pauvre peut se nourrir à très bon marché, « tandis que l'huître, pen- dant longtemps, comme l'observe avec raison M. Soubeyran, Op. cit., ne pourra être qu'un comestible de luxe réservé seulement aux classes riches. » ANCIEN SYNDICAT DES PATRONS-PÊCHEURS DE MARTIGUES Sommaire : — Le Martigiies au moyen âge (1:211-12^3). Fondation des faubourgs de Jonquières et de Ferrières. Contestations sur la bordigue du roi et sur celle de l'archevêque d'Arles en 1292. Délimitation des pêcheries par Charles le Boiteux, comte de Provence. Donation des bordigues du Martigues aux reli- gieuses de Saint-Barthelemy d'Aix. Nouveau transfert entre le comte de Pro- vence et le prieur de Saint-Genès (1321). Autre cession en 1420, par la reine Yolande, dame dès Martigues. Édits, ordonnances et lettres-patentes du roi René (1 4.48-1 4F>2). Donation de la vicomte dès Martigues à Charles du Maine (1476). Régularisation des pêcheries sous Louis XL Lettres-patentes de Henri IIL Ordonnances de la marine (1631-1744). Loi de l'assemblée nationale (1791). Confirmation de la juridiction des prud'hommes-pêcheurs. Etudes et recherches aux archives de la corporation des pêcheurs. Inventaire analytique de Perdigon. Organisation de la prud'hommie des patrons-pêcheurs. Du budget des prud'- hommes. Le syndicat des patrons-pêcheurs de Martigues, qu'on désigne aujourd'hui sous la dénomination de prud'- hommie, est une institution fort ancienne. Au moyen âge elle était établie, selon les traditions, au pays de Saint-Genès ou Saint-Giniez, comme on dit encore en Provence fin castrum S^^-Genesii) et s'y maintint jusqu'au commencement du xiii® siècle, époque à la- quelle le pays fut abandonné. 212 A^CIEN SYNDICAT DES PATRONS-PECHEURS Les habitants, pour être plus en sûreté, vinrent oc- cuper un (les îlots compris entre l'étang de Berre et celui de Caronte. Us pouvaient mieux de là résister aux incursions des pirates barbaresques qui désolaient alors ces parages. Le petit hameau de Saint-Genès (1), presque entièrement composé de pêcheurs , ne leur offrait pas la même sécurité. Ils l'abandonnèrent donc vers Tan 121 1 pour s'établir provisoirement sur l'em- placement indiqué plus haut (2), puis ils désertèrent ce poste pour fonder, entre les deux étangs, la ville de Vlsle dans cette partie nommée anciennement insida S^^-Gencsii ou fons S^'^-Genesii , sous Raymond Béren- ger, comte de Provence. D'après les termes d'une Charte qui fait partie des archives de la prud'hommie des patrons-pêcheurs de Martigues (3 janvier 1223), il est dit : « Que V arche- vêque d'Arles, seigneur de Vlsle et des bourdigiies, fit cession au comte de Provence de deux terrages de son domaine, >^ qui comprenait alors le terrain de l'île de Saint-Genès, sur lequel se trouvait déjà une église et un hôpital desservi par des frères hospitaliers et les deux rives adjacentes où s'élevèrent un peu plus tard les quartiers de Jonquièreset de Ferrières. — Par cette cession le comte de Provence était investi du droit sei- gneurial qui consistait à prendre en nature une partie (1) Cet ancien village ou hameau fut donné, vers Tan 540, à Saint-Césaire, ar- chevêque d'Arles, par les enfants de Clovis. (2) En Tabsence de toute preuve sur l'emplacement qu'occupait l'ancien village de Saint-Genès, M. Alfred Saurel est d'opinion que c'est à Jonquières qu'il devait se trouver, et qu'après sa destruction ou son abandon, la population dont il se composait vint s'établir dans le quartier de l'Isle, et fonda plus tard le faubourg de Jonquières dans le terrage et sur les ruines du hameau primitif. Op. cit., page 42. , DE MARTIGUES 213 des fruits des terres comprises dans les censives ou domaines affectés de redevances. — D'après la Charte citée, il existait à cette époque dans les eaux de Visio des pêcheries de hordigues dont le seigneur arche- vêque se réserva la possession. — C'est aussi à l'année 1223, ou peu de temps après, qu'il faut rapporter la fondation des faubourgs de Jonquières et de Ferrières, sur la terre ferme, de chaque côté de l'Isle (1). Il Les anciens documents qui existent aux archives du corps des pêcheurs témoignent de l'importance qu'on attachait dès cette époque aux pêcheries de Martigues et notamment à celles des hordigues. Ainsi, en 1292, la bordigue du roi et celle de l'archevêque d'Arles étant en contestation, le roi, comte de Provence, vint à Martigues pour y poser lui-même les délimitations de ses pêcheries. Ce prince souverain, désigné dans les actes du temps, était Charles le Boiteux, comte de Pro- (I) Il paraîtrait, d'après une autre version, que le Martigues, bien que sous la dépendance du seigneur archevêque d'Arles, se trouvait déjà compris à cette époque, nominativeraont du moins, dans l'apanage des comtes' de Provence. Voici à ce sujet la citation historique que je lis dans l'ouvrage récemment publié par M. A. Saurel : « 1-2-23. Cette même année, et non pas en 1232, comme dit Bouche, Bérengcr ayant repris de Bertrand de Porcellet deux ou trois ans auparavant le lieu de Mar- tigues et réuni à son domaine, lieu que lui-même en sa minorité avait donné à un Guillaume de Porcellet, père de ce Bertrand, il obtint la permission de Hugo Boardi, archevêque d'Arles de l'agrandir et de le bâtir en forme de ville ; il en fit trois petites villes qu'il réunit à son domaine. » Voyez Venise en Provence, par A. Saurel, p. 4i. 214 ANCIEN SYNDICAT DES PATRONS-PECHEURS vence, roi des Deux-Siciles et fils de Charles d'Anjou. En 1297, sous la date du 15 octobre, je retrouve dans les archives de la corporation déjà citée, un acte de donation des bordigues de Martigues, de ce même Charles le Boiteux, aux religieuses de Saint-Barthelemy d'Aix, et plus tard la confirmation de cet acte par les rois Robert de Naples et Louis 11. Mais cette cession ne pouvait s'entendre de la bordigue du roi, puisque plus tard, par acte du 2 octobre 1321 , le comte de Provence faisait don au prieur de Saint-Genès, du lieu de Jon- quières, qui de son côté lui cédait tous ses droits sur la bordigue du roi. Ce ne fut qu'en 1382 que le Martigues fut réellement réuni au comté de Provence, par Louis I^^, duc d'An- jou, fils de Jean II, roi de France et adopté par Jeanne de Naples. L'incorporation du Martigues aux domaines des comtes est relatée par Nostradamus (1). En 1399, Louis II, comte de Provence, fit donation, en faveur de son frère, de Ferrières et de la bordigue située entre Vlsle et Jonquières ; mais six ans après, en 1405, il inféodait le tout à Roux de Calabre, lequel le vendit à la reine Yolande, et celle-ci cédait à son tour ses droits à Charles du Maine, après l'érection de Mar- tigues en vicomte (2). (i) « Le roi malade dan« son lit en son chàtean de Tharente, dit le célèbre chroniqueur, à la requête des iiabilants de l'Isle du Martègue, leur octroya privi- lège de plein affrancliisseraent des tailles, et néanmoins les incorpora à son domaine de Provence, déclarant qu'ils ne pourraient jamais être aliénés ni distraits. Ce fut le 3 juillet 1383... » Voyez Alfred Saurel, Op. cit., p. 50. (2) La vicomte de Martigues fut créée par le roi René en faveur de son neveu Charles, comte du Maine. Nostradamus dit à cette occasion dans ses chroniques : « René, qui ne bougeait de Marseille, au neuvième du mois d'octobre, suivant la requeste que lui en lit le comte du Maine, érigea la baronnie de Berre, les lieux DE MAKTKJL'ES 215 Enfin, vers l'an 1420, une autre bordigue du royal domaine, celle de Beaumont, fut cédée à un conseiller du roi que l'acte de donation de la reine Yolande, dame dès Martifjues^ désigne sous le nom de noble Arelatan ; mais ce seigneur, probablement d'origine arlesienne, ne devait entrer en possession « qu'à condition d^ épouser noble dame de Favasfro, damoiselle de la dite reyne. » III Toutes ces cessions, transferts , donations et muta- tions continuelles, qui tantôt faisaient passer le droit de pêche^ des eaux et ferrages de l'autorité sacerdotale aux mains des princes et aux hauts-barons , tantôt per* mettaient le partage, l'échange ou l'aliénation de ces droits moyennant d'autres privilèges ou certaines con- cessions, donnèrent souvent lieu à de justes réclama- tions de la part des pêcheurs du Martigues, dont l'in- d'Alenson et d'Yestre, la tour d'Entrecens, la ville et baronnie de l'Isle du Martègue, les lieux de S'-Mytre, Ferrière, Fos, Chasteauneuf, Cary, Roignac, les Pennes, avec la tour et le port de Bouch, sous le titre de vicomte de Martujues, en ordonnant Charles le premier vicomte avec expresse clause et dcsfence de ne les jamais des- membrer ni désunir. Mais ce fut lui-même qui le premier commença à le dépecer et mutiler, n Par testament de Charles du Maine, successeur de René, la vicomte de Marligucs passa, en 1-481, à son cousin François de Luxembourg, mais le roi ayant fait re- noncer ensuite son cousin, sous promesse de récompense, donna la vicomte à Pala- mède de Forbin : Cliarles VIII remit François en possession en 1i83, et par arrêt de U93, Charlotte d'Armagnac l'en évinça. Après la mort de Charlotte, Louis XII piit possession de la vicomte, et ses successeurs eu jouirent jusqu'en 1568, époque à laquelle un arrêt du Parlement de Paris fit adjuger la vicomte en totalité à Sé- bastien de Luxembourg, petit-fils de François. Voyez Alfred Saurel, Op. cit., p. 52 et 53. 216 ANCIEN SYNDICAT DES PATRONS-PECHEURS dustrie se trouvait entravée par les exigences des pos- sesseurs titulaires des domaines seigneuriaux. Il paraît même, d'après les anciens documents, que les proprié- taires privilégiés des bordigues leur contestèrent le droit de traverser les canaux, car il existe, sous la date du 20 février 1350, aux archives citées, une sentence du juge de Martigues qui permet aux pêcheurs de passer par les canaux en allant et venant de la grande mer à V étang ^ et en 1409, un édit du magistrat du lieu les autorisant à tendre toute espèce de filets et en- gins de la Saint -Jean-Baptiste à la Saint-Michel, dans les étangs de Saint-Giniez et de Caronte, de pêcher même sur les bords des canaux et d'exercer leur in- dustrie dans toutes les eaux des Lagunes , lorsque la bordigue du roi était fermée. « Les bordigues, dit M. Alfred Saurel dans sa Venise en Provence, ont été de tout temps la grande affaire des habitants de Martigues... L'histoire de ce pays se trouve écrite dans la volumineuse procédure à laquelle les bordigues ont donné lieu , car elles ont occasionné depuis le premier jour jusqu'à aujourd'hui, des discus- sions de toute nature. Evêques, seigneurs, communes, [)articuliers, ont attaqué les uns ou les autres, et ceux- ci à leur tour répondaient par des réclamations qui ne laissaient pas quelquefois d'embarrasser les juges (1). » (1) Op. cit., p. 100. DE MAUTIGLES 217 lY Aux libertés et franchises que les pêcheurs de Mar- tigues obtinrent au commencement du xv® siècle , vin- rent se joindre d'autres concessions. Des lettres-patentes de la reine Yolande, comtesse de Provence (18 janvier 1420), accordèrent à la communauté des pêcheurs de Saint-Genès « la faculté de pêcher du poisson dans le ûfros de Bouc, le rivasse du Rhône et la mer circonvoi- sine, avec toute sorte de filet ; de construire cabane avec le bois mort ramassé dans les dits lieux , sans toutefois empiéter sur les propriétés des pêcheries par- ticulières. » D'après l'édit du 9 novembre 1422, rendu par le viguier général, au nom de la reine , dame dès Marti- gues , il fut permis à la communauté du lieu et aux habitants de pêcher au trident (fichouiro) sur les ponts de l'église de Vauroux et de Caronte, « Tam de versus Marlicum quain de versus stagnum sti genesii et mare magnum. » En 1435 le roi René, comte de Provence , octroya aux pêcheurs de Martigues les premières lettres-pa- tentes sur la poHce de la pêche. Par son ordonnance du 2 septembre 1448, ce prince libéral et zélé protecteur de la navigation , leur accordait la permission d'ouvrir 218 ANCIEN SYNDICAT DES PATRONS- PECHEURS des canaux de communication de l'étang de Marignane à celui de Beaumont. A cette époque, les pêcheurs Mar- tigaux se lançaient dans de grandes expéditions , et René d'Anjou leur assurait sa protection dans tous les pays étrangers par ses lettres-patentes du G mai 1449. Vers l'an 1-^152, ce prince donnait une nouvelle preuve de la haute faveur qu'il accordait à la pèche en établis- sant à Marseille une juridiction de prud'hommes -pé- cheurs, institution modèle sur laquelle devait se régler plus tard le syndicat de Martigues et les autres prud'- hommies dans tous les ports de la côte depuis le Var jusqu'aux Pyrénées. Et lorsque, vingt-quatre ans après, René fit donation de la vicomte de Martigues à son neveu Charles du Maine , dernier comte de Provence de la maison d'Anjou, de nouvelles franchises furent octroyées aux pêcheurs. VI Quand Louis XI vint recueillir l'héritage de Charles et que finit la seconde maison d'Anjou (1481), l'affai- blissement des grands vassaux de la couronne, en re- levant l'autorité royale, régularisa l'administration et commença la centralisation des pouvoirs qui devait amener tant d'utiles progrès. L'industrie de la pêche, mieux appréciée alors, fut une de celles qui eut le plus à gagner dans cette réforme. Les rois de France hono- rèrent de leur visite les pêcheries de Martigues , et la justice souveraine vint s'interposer dans les débats pour exiger l'observance des lois. En 1542, le prince d'A- DE iMÂRTIGUES 219 malphe, vicomte de Martigues (1), étant entré en dis- cussion avec la communauté de l'île pour le droit de pêche dans les étangs du roi , « fut débouté dans ses prétentions, attendu que les anciens usages, par dispo- sitions souveraines, étaient considérés comme des droits acquis. » Un arrêt de la Cour des comptes, du 9 avril 1568, porta règlement sur la pêche et fixa l'époque de l'ouverture et de la clôture des bordigues. Des lettres- patentes de Henri m (1581) confirmèrent l'union des trois communautés de Jonquières, de l'Isle et de Fer- rières. Un siècle après, l'Ordonnance de la marine du mois d'août 1681 (2), sous le ministère de l'illustre Col- bert, fut encore favorable à la pêche en proclamant la liberté de cette industrie , en régularisant son exercice sur toutes les côtes de France et dans les étants salés en communication avec la mer, en déclarant enfin que nul ne pouvait se réserver de lieux et de moyens parti- culiers de pêche connus sous la dénomination de met- dragues et bourdigues^ sans une concession du ministre de la marine (3). En 1726, une autre ordonnance auto- risait l'élection de quatre syndics et d'un trésorier pour la corporation des pêcheurs de Jonquières et de l'Ile, et en 1744, vu l'importance qu'avait acquise cette corpo- ration , il lui fut enjoint de ne s'assembler que devant les officiers de l'amirauté, qui devaient entendre de ses comptes. Enfin, en 1791^, la loi du 20 avril, dictée par r Assemblée nationale, confirma la juridiction des prud'- (1) Le 7 avril 15^28, Pierre de Navarre, chambellan d'Henri III, fut créé vicomte de Martigues, et en 1540, la vicomte fut donnée à la maison de Carrazole, princes d'Amalphe, du royaume de Naples. Alfred Saurel, Op. cit., p. 53 et 54. (2) Art.l, titre 1, liv. 5. (3) Cette dernière déclaration a été confirmée plus tard par l'acte du 30 mars ISOl (3 germinal an 9). 220 ANCIEN SYNDICAT DES PATRONS-PECHEURS hommes-pêcheurs et établit celle de Martigues d'après les statuts et règlements de la prud'hommie de Mar- seille. VII Je viens de citer dans cet exposé historique de l'an- cien syndicat des patrons-pêcheurs de Martigues les di- vers actes et documents qui m'ont servi dans mes re- cherches , mais j'ai eu occasion d'en examiner beaucoup d'autres, dont je pris note pendant mon séjour à Marti- gues et parmi lesquels il y en avait de forts curieux. Ainsi, sous Ux date du 5 octobre 1299, j'ai trouvé une lettre du sénéchal de Provence permettant la yêclie au sar dînai dans les étangs du Martigues^ et un édit de 1321 de la reine Clémence (serenissima domina Ole- menca Franconim et Navarrœ reginaj annulant les Ordonnances du bailli de Saint-Genès qui avait fait une criée pour que personne n'achetât ni ne vendît du pois- son qu'à la monnaie courante. Il faut rapporter à peu près à la même époque un ancien état de l'argenterie de la confrérie de Saint-Pierre ès-liens de Jonquières, oi^i il est fait mention, entre beaucoup d'objets précieux, de deux clefs d'argent et de huit thons de la même ma- tière, liés ensemble par une chaîne. Sous la date du 14 mars 1471, on conserve dans les mêmes archives des prud'hommes-pêcheurs de Martigues, une charte accor- dant privilège aux pauvres gens de Jonquières , de pê- cher dans la grande mer : « Qiwd ipsi pauperes non liabentes iindc vivant ^ » y est-il dit en latin du temps. DE MARTIGUES 221 VIÏI Tous ces actes et documents se trouvent consignés dans le Registre de l'inventaire analytique des archives^ qui fut redacté en 1832 d'après les titres originaux (1). Ce curieux travail est précédé d'un procès- verbal signé Perdigon père, interprète traducteur, qui, sur l'invita- tion des prud'hommes-pêcheurs et avec rautorisation de M. le maire ^ procéda au dépouillement de toutes ces vieilles paperasses. Le registre est divisé en deux sec- tions : la première comprend tout ce qui est relatif à l'ancien syndicat du corps des patrons-pêcheurs, insti- tution qui dura jusqu'en 1 790, et la seconde se réfère à la juridiction des prud'hommes, qui fut établie en 1791 . Perdigon, homme de science et de conscience, paléo- graphe juré et archiviste d'Aix en Provence , ne reçut pour tout cet immense travail, y compris les traductions d'anciens documents, que la modique somme de cEx\t CINQUANTE FRANCS, j'ai VU Ic rCÇU ! IX La juridiction des prud'hommes-pêcheurs de Marti- gues embrasse aujourd'hui, d'une part, tout le littoral depuis la Léque jusqu'à l'embouchure du Rhône sur les (1) Inventaire analijfique et historique des Archives du corps des pêcheurs et de la prud'hommie du Martirjues, avec table des matières, 4832, tel est le titre du registre. 222 ANCIEN SYNDICAT DES PATRONS-PECHEURS DE MARTIGUES bords du petit étang de Gloria, et de l'autre jusqu'au grand Valat, près du cap Couronne. Cette juridiction comprend quatre syndicats maritimes , savoir : Berre, Saint- Chamas , La Couronne et La Léque ou Port-de- Bouc. Un arrêté de la République (23 messidor an 9) avait déjà réuni à la juridiction de Martigues, La Cou- ronne, Carri, Chàteauneuf, Marignane, Berre, Saint- Chamas et Fos. La prud'hommie de Martigues exerce donc sa juri- diction sur toute la mer du littoral depuis le cap Cou- ronne jusqu'à l'emboucliure du Rbône , ainsi que sur les étangs salés de ces dépendances ; mais la pêche n'est point libre dans le nouveau canal qui part de Port-de-Bouc et vient aboutir au Rhône sous les murs d'Arles. Ce canal est fermé à l'entrée par une capoulière qu'on soulève pour le passage des barques et qu'on re- place ensuite. Les frais d'entretien de la capoulière et la paye du gardien sont à la charge de la prud'hommie. Cette administration perçoit environ 6,000 francs des droits qui lui incombent, et qui se composent de la demi-part ou sou par écu sur les propuits de la pêche, du droit de teinture des filets et des amendes pour con- travention aux règlements. Elle a à sa charge, comme dans les autres prud'hommies de nos ports de la Médi- terranée, les frais d'entretien des maisons qu'elle pos- sède, ceux des Chapelles, de Saint-Pierre, de l'Ile et de Jonquières, les honoraires des prud'hommes, du secré- taire et du trésorier , le salaire et les gratifications du valet de la prud'hommie, et enfin les secours accordés aux pêcheurs indigents, qui pour l'année 1841 s'éle- vèrent à la somme de 2,067 francs 55 centimes et à 2,500 francs pour 1842. DES ARTS DE PECHE AU ITIARTIGIES S0MMA.IRE : — Les pécheurs du grand art et ceux des arts menus. Pêche à la thon- nare ou courantille volante. Son ancienneté Pêche aux battudes. Richaud le Camard, patriarche de l'art menu. Principales pêches des étangs salés. Pêche aux flambeaux. Pêches littorales. Revenus de ces pêcheries. La part du pêcheur! Causes principales de la décadence de la pèche. Le grand art ou la pêche aux bœufs. Envasement de l'anse de Cannevieille. L'ancienne communauté des patrons -pêcheurs de Martigues se divise aujourd'hui en pêcheurs du grand art et en pêcheurs des petits arts ou de l'art menu. La pêche bordiguière n'étant pas considérée comme une industrie maritime, n'appartient ni au grand art ni à l'art menu, parce que ceux qui l'exercent ne font pas partie du corps des pêcheurs et ne sont que des spécu- lateurs privilégiés qui ont à leur service des mercenaires pour le travail et la surveillance des bordigues, dont l'administration est toujours restée hors de la juridiction des prud'hommes. Le grand art comprend seul la pêche à la tartane, qu'on appelle la pêche aux bœufs, quand deux grandes 224 DES AUïS DE PÊCHE AU MARTIGUES barques pèchent de conserve avec un grand filet à la traîne, dont chacune tient un des bouts , et à la vache lorsque chaque barque pêche seule avec un filet de moindre dimension. Les petits arts embrassent tous les autres genres de pêche. Les pêcheurs de l'art menu ou des petits arts sont de la confrérie de Saint-Pierre-de-l'Ile. — La nomenclature des pêches de l'art menu est très étendue (1); mais il en est plusieurs qui ont fort peu d'importance et je ne parlerai que des plus productives. Les unes se font dans l'étang de Berre et les autres se pratiquent en mer, principalement dans le golfe de Fos et devant les em- bouchures du Rhône. II Commençons d'abord par la pêche à la thonaille (2) ou à la courantille volante pour s'emparer des thons de passage. C'est une des plus anciennes de ces parages, car bien qu'on ait prétendu que les Marseillais furent les inventeurs de ce procédé , il suffit de consulter les anciens auteurs, tels qu'Oppien et autres, pour s'assu- rer que cette pêche était déjà en usage du temps des colonies grecques et romaines établies sur les bords de (1) Ces pêches sont la thonnare ou courantille volante, \a.battude,\'aujuillère, le sardinal, le Vais ou sagitière, le bourgin ou bregin, \b palangre, la ligne, le phastier ou la pêche au flambeau et au trident, la martégale, et la pêche aux co- quillages avec la drague. (2) Qu'il ne faut pas confondre avec la thonnare de poste. DES ARTS DE PECHE AU MARTIGUES 225 la Méditerranée. Le savant Lamorinière ne l'ignorait pas; aussi s'est-ii exprimé en ces ternies dans son admi- rable exposé des pêches anciennes : « Les filets dont on » peut se servir en pleine mer, et que représentent les » courantilles volantes, étaient sans doute employés » avec succès depuis les Bouches -du -Rhône jusque » dans la mer Ligurienne. Les pêcheurs grecs et gaulois » connaissaient la manœuvre convenable pour arrê- » ter, loin du rivage , une troupe de thons avec des » filets mobiles (1). » III La thonnaille ou courantille volante est un filet très fort, à larges mailles, qui a souvent plus de cent brasses de long sur trois ou quatre de hauteur. Chaque bateau peut en avoir jusqu'à huit pièces. Les pêcheurs le ten- dent le long de la côte, un peu au large, sur le passage habituel des thons, en le laissant dériver au gré des courants. Quelques morceaux de liège, attachés à sa partie supérieure, suffisent pour le faire flotter, et le simple poids de la ralingue inférieure, qui est en grosse sparterie , le maintient dans une position à peu près verticale (2). Le bateau, monté de cinq hommes, en (1) Histoire générale des Pêches, etc., par Noël de Lamorinière, t. 1. p., 61. (2) L'action des courants qui le poussent lorsqu'il est tendu dans la mer, lui fait faire ce que les pêcheurs nomment h panse, c'est-à-dire que la tombée de la nappe étant beaucoup plus large que la distance qui sépare les deux ralingues, le filet prend une forme concave en cédant au mouvement d'impulsion des courants sous- marins. 15 226 DES ARTS DE PECHE A[- MARTIGLES mettant le filet à la mer, le suit en le tenant par un des bouts et dérive avec lui. Cette manœuvre a lieu de nuit, et il n'est pas rare , lorsqu'on retire le filet au point du jour, de se trouver à plus de deux lieues de l'endroit où la veille on avait commencé la pêche. Les thons de passage, qui s'enga- gent dans les mailles de la courantille, font des efforts vigoureux pour se dégager, mais les pêcheurs, avertis par ces mouvement désordonnés, se hâtent aussitôt de tirer le fdet par les deux ralingues pour qu'il présente une concavité, afin que les thons qui peuvent se déga- ger, restent pris dans le filet qui les enveloppe. IV Les pêcheurs de Martigues possèdent environ trois cents pièces de courantilles, qui leur coûtent 150 francs chacune. Ils ont huit postes ou parages qui leur sont assignés par les prud'hommes et qu'on adjuge au sort et à tour de rôle. On fait aussi la pêche à la courantille ou à la thomiaille, comme on dit au Martigues, sur les plages des embouchures du Rhône, mais dans ces pa rages on s'expose souvent à perdre les filets. Il y a quelques années que la débâcle du fleuve en emporta un grand nombre , et cette perte fut évaluée à plus de 30,000 francs. Les courantilles dont on fait usage pour cette sorte de pêche sont de grandes dimensions , afin de cerner le poisson et de pouvoir l'amener sur la plage avec le filet. L'émissole, ou le sqimlus mustela des ichthyologistes, DES ARTS DE PECHE AU MARTIGLES 227 se pêche dans les parages que je viens d'indiquer, car cette espèce se plaît sur les fonds de vase. La plus forte pêche a lieu au printemps ; chaque émissole, du poids de 12 à 15 kilogrammes, se vend 2 francs 20 centimes à 3 francs. Cependant depuis la pêche destructive que font les crrandes tartanes avec leur énorme filet à la traîne dans cette partie du golfe du Lion, ces pois- sons effarouchés ne se montrent plus si nombreux qu'auparavant. On prend aussi d'excellents poissons à Martigues avec les fdets qu'on nomme battudes (1) et qui sont en usage dans la Méditerranée sur la plus grande partie des côtes de France et d'Espagne. On tend les battudes en mer, assez près de terre, sur des fonds d'algue ou de vase, en ayant soin de faire serpenter le fdet en décrivant des courbes, afin que le poisson s'em- barrasse et s'enmaille plus facilement. C'est toujours à l'entrée de la nuit qu'on commence cette pêche. (1) La battude raartégale est un filet en chanvre à peu près pareil pour la forme et les dimensions à la tlionnare, mais il a moins de hauteur ; le fil, quoique fort, en est très fin et les mailles sont plus ('■troites. Il est garni de plombs et de flottes de lièges. On emploie sur les côtes de la Méditerranée des battudes à simple nappe et d'au- tres à trois nappes que l'on appelle entre-maillades. Chaque bateau peut en porter jusqu'à neuf pièces, et chaque pièce mesure environ 30 brasses de long sur 6 à 8 pieds de large. La maille de la nappe du milieu a 2 pouces au carré et celle des deux bandes latérales environ 12 pouces. La ralingue inférieure, où sont attachés les plombs, est ordinairement en grosse sparterie. Ce filet, ainsi monté, fonctionne comme les thys, dont j'ai indiqué l'usage, voy. p. 135. 228 DES ARTS DE PECHE AU MARTIGUES Il est des battudes de très grandes dimensions qui se rapprochent des thonnailles et peuvent servir aussi à la pêche des thons. Du reste, la hauteur et la lon- gueur du filet, son gréement ou armure, aussi bien que la grandeur des mailles et la force du fil, varient suivant les localités. En général tout filet flottant est établi d'a- près le même système, qu'il soit destiné à plonger dans la mer, à surnager à sa surface, à rester entre deux eaux ou bien à reposer sur le fond. 11 n'y a guère que la manière de le tendre et de le conduire qui varie. Pendant mon séjour à Martigues je vis pêcher en une seule semaine, plus de quatre cents thons avec les bat- tudes, la plupart du poids moyen de 15 à 20 kilo- grammes, mais dans le nombre il y en avait de très gros qui pesaient plus de 70 kilogrammes. On prend aussi avec les mêmes filets des courbines et d'autres grands poissons ; mais c'est principalement pour la pêche des beaux merlans et pour celle des mu^es qu'on se sert en mer des battudes entremaillées avec le plus de succès, surtout dans le golfe de Fos, à deux lieues marines de terre. VI La pêche avec les battudes ou avec les courantilles volantes entrame l'emploi d'un capital considérabe à cause du nombre de pièces de filets qu'il est néces- saire de réunir pour embrasser une grande étendue de mer. C'est le seul moyen d'avoir bonne chance. Aussi voit-on les pauvres pêcheurs qui ne possèdent que DES ARTS DE PECHE AU MARTIGUES 229 quelques pièces, en être la plupart du temps pour leur peine. 11 est des battudes de soixante brasses de long- sur deux et demie de liauteur qui coûtent plus de cent francs et d'autres plus cher encore (I). Ilichaud le Camard, le patriarche de l'art menu, que j'ai connu durant mes pérégrinations maritimes, passait pour un gros richard. Ce qu'il possédait à Martigues en thon- nares, battudes et autres engins de pèche, était estimé à plus de 45,000 francs. Son fils se faisait honneur du plus beau coup de fdet réalisé dans le golfe de Fos : sept pièces tendues en courantilles avaient arrêté 17*2 thons. La date de cette fameuse capture, inscrite au charbon sur le mur du hangar qui renfermait tout l'attirail de pêche, rappelait l'événement : 4 mai i8S5 ! Malheureusement depuis cette époque la pêche aux bœufs avait porté un grand préjudice à celle des bat- tudes et des thonnares. Les pécheurs des petits arts, qui craignaient que leurs fdets ne fussent em[)ortés par celui des barques-tartanes, n'osaient plus les risquer. Aussi hi plupart de ceux du père Ilichaud, restés sans service, attendaient un temps meilleur. « Les accapareurs nous font la guerre, me disait un jour ce brave homme, ils se sont emparés du monopole du poisson et vont me forcer à la retraite : Maudit soit le grand art ! Avec leur immense filet dragueur, ils moissonnent et raflent tout, tandis que nous, pauvres gens de l'art menUy c'est à peine si 7ioiis glanons, » (l) Ou so sert aussi pour la pèclie des Ihous de cuufauUlles ([ui oui jusqu'à 300 mètres de longueur et qui ne coûtent pas moins de 300 francs. 230 DES ARTS DE l'ÈCHE AU MAUTIGUE^ V 1 1 J'ai peu de chose à dire sur la pêche du sardinal que l'on fait au Martigues. Le sardinal est un fdet flottant, d'une seule nappe, dont j'ai déjà parlé. Son nom indique assez qu'il sert spécialement à la pêche de la sardine. On fait quelquefois cette pêche dans le grand étang. Les anciens documents nous apprennent que le sardinal y fut permis dès l'an 1*299 et que les pêcheurs génois et livournais , qui fréquentaient le Martigues, en retiraient d'assez bons bénéfices. Avant les envasements qui ont obstrué le port de Bouc (1), on faisait encore de grandes pêches de sardines dans l'étang de Berre, et on y prenait jusqu'à cent quintaux de ces cluppées en une semaine. La pêche au sardinal se fait en mer le long de la cote. Sa pratique est la même depuis Collioure jusqu'à Nice. On prend aussi beaucoup de melettes (2) avec un filet analogue, mais à plus petites mailles. Ce joli poisson aux couleurs brillantes, est d'excellent goût et se sale comme l'anchois. D'après llisso, ses écailles argentées ci la substance qu'on retire de sa vessie natatoire, four- nissent cette matière nacrée, connue sous le nom d'es- sence d'Orient et qu'on emploie pour la fabrication des fausses perles (3). (1) Principalement l'entrée de Panse de Cannevieili» (2) Argentina shpijrœna. (3) Icfithyologie de Nice, \\. 336. [)KS AHTS \)E rLi.Ub: AU MAUTKiUliS -l'ôi VIII Quant à la peclie au tliys ou à la sagetière, qui se pratique au Martigues comme sur les autres points de la côte de Provence, elle a lieu dans l'étang de Berre pour les poissons qui fréquentent les lagunes, ou bien dans le golfe de Fos et le long du littoral, à un quart de mille de terre lorsqu'on veut prendre des soles, et beaucoup plus près encore pour le poisson de roche qui se plaît sur les fonds herbeux. La pêche au l)Ourgin, filet traînant (1), se fait en halant de terre pour amener le filet sur la ])lage après que le bateau, qui conduit la pèche, a embrassé avec l'engin l'espace de mer qu'on veut explorer. On prend avec le bourgin des muges et d'autres poissons de vase. La poche dite martegale est tout à fait locale et pu- rement accidentelle. Ce n'est guère que pour la forme qu'on la classe parmi les petits arts, car elle consiste (1) Ce lilet en forme de Seine, d'environ 35 mètres de long, se compose de deux ailes qui embrassent une grande poclie ou manche, à mailles tiès étroites, dont \\ partie inférieure, qui drague le fond, est, ainsi que les ailes, garnie de petits ])oids de plomb de distance en distance, tandis que des rondelles de liège sont attachées à la partie supérieure pour que la gorge du fdet reste ouverte et puisse donner passage au poisson qui, une fois engagé entre les ailes du filet, se trouve forcé de pénétrer dans la gorge et à rester enfermé dans la grande poche. Il y a deux espèces de bourgin pour la pèche dans les étangs : celui que je viens de décrire et dont les dimensions varient quant à la longueur de la manche et à la hauteur ou à l'étendue des ailes, et un autre beaucoup plus petit et qui sert spécia- lement pour la pêche des coquillages. Ce bourgin est alors armé en diague et n'a guère que six brasses de long sur deux de haut. 232 DES ARTS DE PECHE AU MARTIGUES simplement à ramasser le poisson que tue la gelée pendant les hivers rigoureux, lorsque les étangs ne sont plus qu'une mer de glace. En 1841;, on prit en pareille circonstance plus de cinquante quintaux de mulets gelés dans Tétang de Fos. La grande inondation du Rhône, qui avait mis pendant plusieurs jours toutes les lagunes de la cote en communication avec la mer, y avait introduit une immense quantité de ces poissons. IX Quelques pêcheurs du Martigues s'exercent aussi à la pêche au palangre, soit en mer, soit dans l'étang de Berre, et pour terminer cette revue des petits arts, je parlerai d'une pêche de nuit à laquelle j'assistai quel- ques années avant ma seconde exploration dans les étangs salés de la côte. Cette pêche singulière est celle au phastier ou aux flamheaux : elle n'a lieu à Martigues qu'après avoir enlevé les hordigues, quand les canaux de communica- tion sont restés lihres. Une multitude de harques pénè- trent alors dans ces passages, portant sur la poupe un réchaud rempli de bûchettes de bois résineux. Tous ces petits bûchers qu'on allume pendant une nuit obscure, produisent de vives lumières qui éclairent soudain une scène des plus divertissantes. Les feux, incessamment alimentés se reflètent dans les eaux du canal, et les poissons, attirés par l'éclat de la lumière, suivent à Fenvi les barques légères, tandis que les pêcheurs lan- DES ARTS DE PÈCIIE AU MARTIGUES 233 cent leur trident (1) au milieu de la bande et le retirent chaque fois avec de nouvelles captures. On prend de cette manière beaucoup de grosses anguilles et d'autres poissons. Une seule barque en harponne souvent plus d'un quintal. C'est un spectacle des plus amusants, auquel les gens de Martigues prennent un grand plaisir, une sorte de fête vénitienne, accompagnée de cris d'al- légresse , qu'animent encore cette joyeuseté et cette faconde, attributs distinctifs du caractère provençal. Gracieuse mélopée, qui vient ajouter son charme à celui d'une nuit sereine et d'un beau ciel tout resplen- dissant d'étoiles î X Après cet aperçu des pèches du Martigues, résumons les produits de cette industrie pour qu'on puisse juger de son importance dans l'étendue des lagunes et sur l'espace de mer où s'exercent les différents arts. Cette statistique n'est pas sans intérêt. D'après les renseignements que j'ai donnés sur les bordigues et qui se rapportent à l'année 1842 , ces pêcheries fournirent environ 95,000 kilogrammes de poisson évalués à 142,500 francs, en calculant cette quantité au prix moyen de 1 franc 50 centimes le kilo. Les produits des autres pêches des étangs et de celles qui se font en mer étaient estimés, d'après un document (1) L'instrument dont on se sert à Martigues n'est pas précisément un trident, mais une fourciic à plusieurs dents, appelée fichoniro, et avec laipiell'' on peut prendre plusieurs poissons à la fois. 234 DES AKTS DE PECHE AL MAKTIGLES officiel, à 362,500 francs, représentant environ 248,000 kilogrammes de poisson au prix indiqué. Ce serait donc, avec la pêche bordiguière, 505,000 francs ou environ 343,000 kilogrammes de poisson qu'aurait rapporté en une année la pêche totale dans les eaux: du Martigues. Mais je n'ai pas compris dans cette appréciation les produits de la pêche des bateaux étran- gers qui fréquentaient alors ce quartier maritime , at- tendu que la prud'hommie de Martigues n'en tenait pas compte (1). Dans un document de la même époque, que je me procurais pendant mes explorations, le produit total de la pêche est porté à 000,000 francs. Je me suis toujours méfié des comptes ronds en statistique et je maintiens en toute conscience le chiffre de 505,000 francs comme valeur la plus approximative de la pêche totale. M. Alfred Saurcl a consigné d'autres renseignements sur le même sujet dans l'ouvrage qu'il a publié en 1862. Je les rapporte en note (2) sans les discuter faute de données sur les quantités pêchées et sur le prix moyen du poisson qui a servi de base à l'évaluation du produit de la pêche. (1) Ces pêcheurs étrangers portent les produits de leur pêche à Marseille et c'est à la prud'hommie de cette ville qu'ils règlent les droits de la demi-part. (2) D'après les renseignements statistiques que M. Alfred Saurel a donnés sur le Martigues et qui se rapportent à l'année 1862, le produit de la pèche bourdiguière n'est porté qu'à 50,000 francs au lieu de 140,500 francs qui représentent le rapport annuel de cette même pêche en 1842. Une pareille différence ne peut s'expliquer que par la diminution progressive du poisson dans les lagunes depuis que de grands travaux ont été entrepris à Port-de-Bouc dans l'étang de Caronte et à Martigues pour élargir le canal de navigation qui doit faciliter l'accès des grands navires dans l'étang de Berre. Quant à la pêche des autres arts, tant en mer que dans les lagunes^ M. Alfied Saurel l'évalue à 7 ou 800,000 francs, mais sans indiquer les quantités de poisson pêchées, ni le prix de vente sur lequel ces données ont été établies. DES AUTS DE PECHE AL MAUTIGUES 235 Un tiers de ce produit est affecté à la consonmialioii annuelle du Martigues, le reste est expédié à Marseille et à l'intérieur. — Les cinq ateliers de salaison de La Léque ne salaient guère, en 1842, que 14,000 kilo- grammes de poisson (sardines, anchois et mélettes). Une fois ces données connues, si on retranche du produit total de la pêche celui des hordigues, au béné- fice duquel les propriétaires de ces pêcheries ou leurs fermiers participent seuls, il ne reste pour le produit des autres arts, dans les étangs salés et à la mer, que 248,000 kilogrammes de poisson évalués à 362,000 francs. — A première vue cette somme semblerait assurer d'assez bons profits aux pêcheurs, pourtant il n'en est rien, lorsqu'on fait entrer en compte tous les frais et dépenses, le nombre d'hommes employés, l'in- térêt des capitaux engagés, le renouvellement et l'en- tretien des engins de pêches. — On va le voir. XI Les pêcheries du Martigues, en 1842, comptaient 149 bateaux montés par 428 hommes. Les filets et engins de pêche en service formaient ensemble un capital de 545,386 francs. La valeur des bateaux était estimée à 1 86,000 francs. Nous avons dit que le produit total de la pêche pou- vait être évalué le plus approximativement à 362,500 francs (1). (') Non compris la pêche des bordit,nie.<, car il ne s'ag'^ 'f^' l"** Jf J^ pêche en mer et de celle permise dans les étangs. 236 DES ARTS DE PECHE AU MAUTIGUES Or, Yoici le résultat qu'on obtient d'après un calcul que chacun peut faire comme moi, en prenant pour base les mêmes données. Le produit de la pêche est divisé en neuf parts et demie, suivant l'ancienne coutume établie entre les pê- cheurs, savoir : Quatre parts pour les bateaux et fdets, au profit du patron-propriétaire ; Quatre parts et quart pour l'équipage y compris le mousse ; Trois-quarts de part pour la poissonnière préposée à la vente du poisson ; Et la demi-part de Saint-Pierre, dévolue à la Prud'- hommie ! Eh bien, d'après ce mode de répartition entre 279 hommes d'équipage, les patrons non compris, veut-on savoir ce qu'il reste au pauvre pêcheur? — Environ 500 francs })our son travail de toute l'année ! Rude labeur, qui ne lui laisse de repos que les jours de fête pour retirer d'une mer capricieuse son pain quotidien î 500 francs pour se vêtir, se nourrir et maintenir sa pauvre famille î XII Deux causes principales ont porté dans ces derniers temps un très grand préjudice à la pêche du ]\îartigues; la première surtout a été des plus désastreuses. C'est la pêche aux bœufs. Il n'entre pas dans le plan que je me suis tracé de démontrer maintenant d'une manière complète tout ce DES ARTS DE PECHE AU MARTIGLES 237 que l'exercice de cette pêche, si superbement qualifiée de grand art, peut avoir de fatal pour l'avenir de l'in- dustrie maritime à l'étude de laquelle je me suis voué. Qu'il me suffise de dire que la péclie aux bœufs nuit à la fois à la propagation du poisson qui fréquente nos mers et à celui qui se plaît dans les étangs de la côte. L'immense filet que remorquent deux grandes barques, péchant de conserve, munies d'une puissante voilure, labourant et ravageant le fond depuis le cap Couronne jusqu'à Port- Vendre, ramasse non-seulement le poisson de tout âge qui se trouve sur son passage, mais fait fuir aussi la plus grande partie de celui qui vient frayer ou s'engraisser dans les lagunes. Ce mode de pêche est d'autant plus déplorable qu'on le voit pratiquer aux époques les plus nuisibles à la reproduction, en dépit des lois et des ordonnances. — On peut donc sans crainte attribuer au grand art la diminution toujours croissante des espèces qui fréquentent les étangs salés, puisqu'avant l'introduction de cette pêche, ces lagunes, de même que les atterrages de Fos, de Bouc et du Rhône, étaient généralement reconnus pour les parages les plus poissonneux. La seconde cause que j'ai à signaler de la décadence de la pêche dans les étangs, est le barrage de l'anse de Cannevieille. Un passage existait autrefois dans cette anse qui isolait le Fort-de-Bouc sur le rocher qui lui sert de base. Or, ce canal qui communiquait avec la pleine mer s'étant obstrué par la négligence du concession- naire qui l'a laissé envahir par les sables (1), il en est (4) Les servitudes qui étaient imposées au concessionnaire, l'obligeaient de con- server dans ce canal une profondeur d'un mètre vingt-cinq centimètres. 238 DES ARTS DE PECHE AU MARTIGUES résulté les inconvénients les plus graves pour la pêche intérieure des lagunes, car c'était par ce passage que s'introduisait auparavant le poisson en venant de l'Est. On a remarqué que depuis l'envasement de Cannevieille les produits des bordigues et ceux des autres pêcheries avaient éprouvé une grande diminution. I POST-SC RIPTlîIfl (18G5) Transformation de Port-de-Bouc et des étangs de Martigues. Lorsque M. Coste publia, il y a quelques années, son Voyage d' exploration (1) en Italie, les intéressantes observations du savant professeur du collège de France sur les pêcheries de la lagune de Comacchio furent accueillies comme une nouveauté par bien des gens qui ignoraient l'existence d'un système de pêche ana- logue sur le littoral de la Provence. Pourtant nos pê- cheries du Martigues, moins compliquées que celles de Comacchio et par conséquent beaucoup plus économi- ques, ne sont pas moins productives. A l'exception des sedes^ ces petites langues de terre qui bordent les ca- naux où sont établies les bordigues^ rien n'a été créé de main d'homme dans nos lagunes martegales. Le port de Bouc, l'étang de Caronte et les îlots qui le séparent du grand étang de Berre, toute cette mer in- térieure, tout ce système de vastes bassins qui se com- muniquent entr'eux , est l'œuvre de la nature. Les (1) Voyage d'exploration sur le littoral de la France et de Vltalie, par M, Cosfe, membre de l'Institut. Paris, imp. rny., 2^ édit., 1861. 240 POST-SCRIPÏUiM populations riveraines trouvèrent cette hydrographie à leur convenance et y appliquèrent leur active industrie. Si, aux produits des arts de pêche qui se pratiquent dans ces lagunes, on ajoute ce que rapportaient encore nos bordigues en 1842, on peut assurer que les pêche- ries de nos étangs salés ont plus d'importance que celles de Comacchio qui ne nourrissent que trois espèces de poissons, dont une, l'acquadelle, n'a presque aucune valeur comme aliment. Les eaux du Martigues, au contraire, sont riches non seulement par la variété des excellentes espèces qu'on y prend, mais encore par l'abondance des coquillages qui s'y produisent. Je ne connais pas dans toute la Méditerranée une région plus poissonneuse et plus admirablement dispo- sée pour la pêche. C'est du sein du golfe, qui embrasse tout ce littoral, que partent chaque année les nom- breuses colonies de poissons qui pénètrent dans les étangs, celles-ci pour y frayer, celles-là encore à l'état de menu fretin, pour s'y alimenter et grandir jusqu'à leur retour à la mer. — Au cœur de l'hiver, lorsque le golfe du LioUy dans ses jours de colère, retient les barques au port, les lagunes sont la providence des pêcheurs, qui trouvent toujours dans ces eaux calmes autant que fécondes un vaste champ à exploiter. Aussi les populations riveraines ont-elles su mettre à profit leur heureuse situation. Dans les renseignements que j'ai donnés sur les pê- ches en usage dans ces lagunes, je me suis plus parti- culièrement attaché à la description des bordigues, afin de fixer l'attention sur ces ingénieux labyrinthes que peu de personnes ont eu occasion de voir, car la région maritime où sont placées ces pêcheries est bien rarement POST-SCRIPTUM 241 visitée. — Je me réjouis aujourd'hui d'avoir contribué pour ma part à sauver de l'oubli un système de pêche dont il ne sera bientôt plus question, car dans quelques années, peut-être, tout ce que je viens de dire à ce sujet ne sera qu'une vieille histoire. Les bordigues n'existeront plus, et ces paisibles marécages, ces vastes bassins que la nature semblait avoir créés pour la con- servation et la propagation des espèces, tout sera trans- formé. La Venise des pêcheurs veut accroître sa fortune et rivaliser les plus grands ports. Puisse-t-elle ne pas se tromper sur ses futures destinées î La transformation du port de Bouc et de ses dépen- dances, les étangs de Caronte et de Berre, en ports militaires qu'on pourrait mettre en communication avec le fleuve qui parcourt les plus riches régions de la France, est une idée grandiose qui s'est produite à différentes époques. — Cette vaste enceinte, où les eaux de la mer viennent se mêler à celles des lagunes, parais- sait des plus propices à un établissement maritime du premier ordre. Un sentiment patriotique rattachait cette pensée à l'agrandissement de notre puissance navale : Vauban, en élevant les fortifications qui entourent la tour de Bouc et défendent l'entrée du port, avait agi dans la prévision de travaux ultérieurs ; Napoléon P^, en faisant construire le môle neuf, le gouvernement de la Restauration, en achevant les quais, en creusant le canal qui met le port de Bouc en communication avec le Rhône, et, sous Louis-Philippe, l'amiral Baudin (1), en recommandant de nouvelles études dans le chenal qui, de l'étang de Caronte, donne accès dans le grand (1) Alors préfet maritime du 5^ arrondissement. 16 242 POST-SCHIPÏl M étang de Berrc, tout indique qu'il y avait là une pensée arrêtée en vue de l'importance de ce beau bassin médi- terranéen. 11 s'agissait d'y créer des arsenaux, d'y éta- blir des cales de construction, d'y élever des magasins pour les munitions et les approvisionnements néces- saires à l'armement de la flotte, d'y fonder des usines pour le service de notre marine à vapeur. Aujourd'hui, tout ce qui était resté longtemps en projet est en voie d'exécution. On a prévu, dit-on, que, dans le cas d'une guerre maritime, un ennemi au- dacieux pourrait incendier tous nos paquebots à vapeur et nos bâtiments marchands dans Marseille et ses avant- ports, que Toulon même n'offrirait plus un abri assez sûr contre les nouveaux moyens de destruction qu'on ne cesse d'inventer avec une infernale persévérance, et l'on veut rendre le port de Bouc et ses annexes acces- sibles non-seulement à nos grands navires de commerce, mais encore aux plus forts bâtiments de guerre. Ce serait dans cette immense enceinte, qu'on pourrait faci- lement défendre de toute attaque et où aucune machine infernale ne pourrait pénétrer, que notre flotte s'enfer- merait au besoin. Le port de Bouc est d'une étendue de dix hectares; sa profondeur est d'environ six mètres sur fond de vase d'un bon encrage ; on peut y entrer presque par tous les vents. Sa communication avec l'étang de Berre est facilitée par l'étang de Caronle et les passes de Mar- tigues. La distance de l'entrée du port au grand étang est de cinq mille mètres. Les travaux d'un grand canal de navigation, creusé à six mètres de profondeur sur tout son parcours, viennent d'être adjugés à une entreprise. Ce canal, qui P0ST-SCRI1»TUM 243 commencera à Port-de-Bouc et traversera l'étang de Caronte, est déjà bordé de quais et a sa berge septen- trionale avec chemin de halage. Il passe entre l'île de Martigues et le faubourg de Perrière, en formant un grand bassin ou avant-port presque à l'entrée de l'étang de Berre. Un pont tournant sur sa pile, de cinquante mètres de portée, a été construit dans la partie la plus étroite de ce bassin, entre les quais de Ferrière et de Martigues, et la largeur de ce passage a été prise sur les dimensions du plus grand de nos bâtiments cuiras- sés. — Un môle en enrochement, qui part de l'extré- mité orientale du quai de Ferrière, se prolonge sur l'étang de Berre, à la sortie du pont tournant. Ainsi, les bordigues qui existaient auparavant dans les anciens canaux, les sedes ou chaussées, le pont-levis de Martigues, tout cela a déjà disparu et a été remplacé par le grand bassin et le canal de navigation qui y con- duit. Lorsque le creusement du fond à six mètres, qu'on va poursuivre sur toute l'étendue du canal à travers l'étang de Garonte jusqu'à l'étang de Berre, sera ter- miné, nos escadres pourront, en passant par ce chenal, venir mouiller en toute sûreté dans une petite mer inté- rieure de neuf lieues de tour. Malheureusement tous ces changements , tous ces grands travaux ne peuvent s'exécuter qu'au détriment de la pêche bordiguière et des autres pêcheries des étangs salés. La création du canal de navigation et du grand bassin, dont j'ai parlé, a déjà entraîné la suppres- sion des trois bordigues de Martigues. L'ancienne bor- digue du roi ou de Galliffet se trouve presque inutilisée, car le poisson de l'étang de Berre a maintenant sa libre sortie par le grand canal, et l'on tenterait en vain de 244 POST-SCRIPTUM l'arrêter par une capoulière, ce tablier mobile ne pou- vant s'établir sur une largeur de cinquante mètres et une profondeur de six. Quant aux bordigues situées à l'entrée de l'étang de Caronte, elles cessent d'être d'une grande ressource , n'étant plus alimentées que par le poisson qui peut passer par les canaux de Saint-Sébas- tien et du Pontet. Or, voici les conséquences de ces transformations pour ce qui tient à l'avenir de la pêche dans les étangs. On a vu, d'après ce que j'ai exposé plus haut, que les bordigues fournissaient encore en 1842 plus de 95,000 kilogrammes de poisson de première qualité : eh bien , on va se priver de cette ressource à une époque où la marée fraîche devient de jour en jour plus rare et lors- que l'augmentation croissante des denrées de première nécessité alarme tous les économistes. Le déiicit que je prévois ne peut tarder de se produire , car dès que les travaux de creusement du canal de navigation se- ront achevés , il ne faut plus compter sur la pêche bordiguière. Mais il y a plus : il est à craindre que la mer, en pénétrant dans les étangs en plus grande masse, ne change la nature des eaux, et dès lors les éléments d'alimentation des poissons, ces organismes naissants , dont pullulent les eaux des lagunes, se trouvant modi- fiés , on détruit du coup les lois d'harmonie naturelle sans lesquelles les êtres organisés ne sauraient exister. L'augmentation de salure dans les étangs, en commu- nication avec la mer, peut devenir une cause de mort pour une foule de larves et d'insectes aquatiques qui vivent dans ces marécages et servent de pâture aux poissons qui viennent y frayer. Il est un certain degré de température et de saveur, dans ces eaux saumâtres, POSi-SCRIPTUM 245 qu'il faut conserver, car sans ces conditions on les rend infertiles. Telles étaient les raisons puissantes que je voulais faire prévaloir à une époque où la transformation de Port-de-Bouc et de ses annexes n'était encore qu'en projet. Maintenant qu'on exécute, il faut bien que je me résigne. Faire de l'opposition quand même serait aujourd'hui inutile ; je ne gagnerais rien à lutter contre plus fort que moi. On a prétendu que malgré le grand cours d'eau qui s'est établi à Ferrière après Télargissement du canal, l'étang de Berre était devenu plus poissonneux ; mais peut-on assurer qu'il le sera tout autant lorsqu'on aura bouleversé une partie du fonds en creusant à six mètres et que la masse d'eau qui pénétrera dans cette enceinte sera beaucoup plus considérable ? Ce que j'envisage de plus certain, c'est d'abord, comme je l'ai déjà indiqué, la destruction totale des bordigues, dont les produits, en hiver, étaient d'une si précieuse ressource lorsque les gros temps contrariaient la pêche en mer, et, en se- cond lieu, la ruine des petits arts auxiliaires des bor- digues (1). Auparavant les eaux des lagunes se trou- vaient dans les meilleures conditions pour attirer le poisson, et la pêche, dans ces parages était à peu près certaine en toutes saisons. Aujourd'hui l'équilibre est rompu ; les poissons aventuriers pourront bien encore pénétrer dans les étangs, mais la pêche n'y sera plus qu'éventuelle. Dans nos contrées méridionales, les pro- duits de ces étangs salés constituent une partie impor- tante de l'alimentation ; le fretin des lagunes est la res- (1) Ganguys et Paradières, voy. p. 205. 246 POST-SCRIPTUM source du pauvre, le beau poisson des bordigues est recherché pour la table du riche ; en hiver, cette marée fraîche est transportée à de grandes distances, et depuis que les chemins de fer ont ouvert de promptes commu- nications avec les villes de l'intérieur, le poisson du Marti gués peut facilement remonter jusqu'à Lyon. Vouloir élever notre puissance navale sur les ruines de l'industrie qui lui fournit ses forces vives est un contre-sens. Mais sommes-nous donc si dépourvus de moyens d'armement et de défense en cas de guerre ? Toulon ne protégerait-il pas assez au besoin nos esca- dres et voudrait-on diminuer l'importance de l'établis- sement maritime qui renferme toutes les ressources du matériel naval le plus complet ? Toulon, ce grand port militaire que les nations rivales nous envient , et dont la rade est la plus sûre du monde ! superbe et formi- dable enceinte, flanquée de batteries, hérissée de canons, où quarante vaisseaux de ligne peuvent mouiller, appa- reiller, entrer et sortir en ordre de bataille ! Que lui manque- t-il donc au vieux Telo martius pour témoigner de sa grandeur et de sa gloire ? N'a-t-il pas le fort La Malgue pour bouclier, le cap Sepet pour vigie, les îles d'Hyères en avant-garde, et de plus, pour immortel souvenir, ce petit Gibraltar, batterie célèbre « où Bonaparte se révéla dans une nuit de tempête et d'as- saut? (1). » (1) J'emprunte ces mots soulignés à la belle description de Toulon par mon com- patriote Méry. DIGKESSIOV De l'ancienne maison des Baux à propos de la cabane Baussenque. Parmi les divers canaux de Martigues où sont éta- blies les pêcheries des bordigues , il en est un surtout, celui de la cabane Baussenque, qui fixa plus particu- lièrement mon attention. La cabane Baussenque Î Ce nom venait me rappeler une de nos plus illustres fa- milles de Provence, la noble maison des Baux, et pro- bablement que la bordigue du canal de la cabane ap- partint jadis à ces puissants seigneurs. La maison des Baux était une des plus anciennes : elle descendait, dit-on, de Melchior, roi de l'Inde, l'un des trois Mages conduits par l'étoile mystérieuse jusqu'à Bethléem. « Éclatant symbole qui projetait sa lumière dans les ténèbres où s'enfonçait l'origine de cette anti- que lignée, l'étoile à seize rais d'argent en champ de gueules resplendissait sur le blason des Baux. » Cependant quelques historiens n'ont pas osé pousser si loin cette descendance el ont fait provenir les Baux des Baltes, une des plus illustres familles de ces \ isi- gotlîs qui vinrent établir leur domination dans la Gaule méridionale sous Alaric l^^ Ainsi les Baux seraient une corruption des Baltes. 248 DIGRESSION Vers la fin du xiv® siècle , ces puissants seigneurs avaient joint, par alliance, à leur soixante -dix -neuf châteaux ou cités fortifiées, la moitié de la ville épisco- pale d'Orange et de ses dépendances. Leurs immenses fiefs constituaient alors une des grandes divisions admi- nistratives du comté de Provence , et de même qu'on disait terres du comté pour désigner les domaines du seigneur suzerain, on disait aussi terres baussenques pour signaler les fiefs des Baux (1). D'abord groupés dans la Crau, ces soixante-dix-neuf fiefs s'étendaient en- suite vers la mer, au voisinage des terres pastorales , puis, tournant Marseille et enclavés au milieu des mon- tagnes qui s'élèvent à l'orient de cette ville, ils se rami- fiaient de là jusqu'au sommet des Alpes. Cette circonstance a fait rechercher la signification ou plutôt l'étymologie du nom de baux, bals ou bald. Eq provençal baux se traduit par baou qui signifie montagne escarpée. En espagnol baldio veut dire terre vague, inculte, soumise à la compascuité, c'est-à-dire à la communauté de pâturages, ager compascuus. En basque bald-lurr signifie terre vaine. Le baou de notre langue provençale serait donc synonyme de terre vague ou impropre à la culture comme la plupart des mon- tagnes. Or, les terres baussenques étaient en effet sous le régime de la compascuité et leurs communes affran- chies de tout péage. Masse, dont je partage l'opinion, est d'avis que ces (1) Les principaux fiefs situés sur les terres baussenques comprenaient Aix, Pertuis, Lambesc, Aubagne, Auriol, Roquevaire, Gemenos, Gardane, lès Martigues, Berre, Saint-Chamas, Istre, Marignane, les Baux, les Pennes, le château de Cassis, Ceyreste, la Gadière, Mejrargues, Aups, Saint-Rcmy, Valensoles, Pélisanes, Vi- trolles, Manosque, etc., etc. DIGRESSION 249 privilèges feraient supposer qu'il y avait là autre chose qu'une faveur des chefs de la maison des Baux accordée à leurs vassaux communs. 11 pense que la race des seigneurs des Baux ou des baou^ établie d'abord dans les montagnes, eut une origine pastorale ; que ce fut elle qui imposa la compascuité et qu'elle fut assez puis- sante pour la maintenir. Les seigneurs des Baux, selon lui, ne furent peut-être dans le principe que les chefs ou protecteurs d'un peuple nomade dont les troupeaux passaient alternativement des rivages de la mer aux plus hautes montagnes de la Provence. c( Pour ne pas croire, dit-il, que les grandes maisons originaires du nord aient pu avoir le goût des exploita- tions pastorales, il faudrait oublier que les peuples qui remplacèrent les Romains étaient tous pasteurs. Les plus illustres maisons d'Espagne n'ont-elles pas le plus de part à cette grande association pastorale qu'on appelle la Mesta? Les puissants pasteurs de Sobrarbe ne furent- ils pas la tige des premiers rois d'Aragon ? Les seigneurs de Polignac n'étaient-ils pas les rois des montagnes ? De grandes maisons d'Allemagne et d'Ecosse ne por- taient-elles pas ce titre ? 11 n'y a pas jusqu'à l'étoile du blason des Baux qui ne soit un indice, car ce signe mystérieux, qui guida les Mages, brilla pour les ber- gers comme pour les rois (i). » Guillaume Hugues de Baux, un des plus anciens seigneurs de cette noble maison, faisait déjà parler de lui au milieu du onzième siècle. Dès les premières années du douzième, ces fiers barons déployèrent leur bannière pour soutenir leurs droits sur le comté de Provence et ce fut pour aviser aux moyens d'arrêter (1) Mémoire hist. et statist. sur le canton de La Ciotat, par E. Michel Masse. 250 DIGKESSION leurs empiétements que Raymond Bérenger lï convoqua deux fois les États généraux, dont les trois ordres se réunirent à Tarascon et à Aix. (c Partout on retrouve les Baux dans nos vieilles annales : ils sont aux croisades, en Orient, en Italie ; Raymond de Baux reçoit en 1139, de l'empereur Con- rad m , avec l'investiture du comté de Provence, le droit de battre monnaie, et lorsque Frédéric P*", empe- reur d'Allemagne, vint, en 1 178, se faire couronner roi d'Arles dans la cathédrale de cette ville, il permit à Bertrand de Baux de prendre le titre de prince d'Orange et de ceindre la couronne. Rois d'Arles eux-mêmes un moment, sénéchaux du pays venaissain, comtes d'Ave- lino, justiciers et grands amiraux du royaume de Na- ples, ils sont de tous les tournois, de toutes les batailles, de toutes les fêtes ; ils brillent à la cour des comtes de Toulouse, à la cour des comtes de Barcelone, à leur propre cour Race forte par les hommes, race en- treprenante et audacieuse, Raymond de Baux, vicomte de Turenne, est surnommé le Démon du Midi. Race charmante par les femmes, race ardente et passionnée surtout, Cécile de Baux reçoit de ses contemporains le nom de Passer ose à cause de sa beauté ; aux cours d'amour tenues à Digne en 1270 et 1275, brillent Cla- rette des Baux, tant chantée par Pierre d'Auvergne, et Alasie des Baux, fiancée à Rembaud de Simiane ; An- toinette des Baux épouse en 1372 Frédéric 111, roi de Sicile. Ce fut par les femmes que le noble sang des Baux, après avoir coulé dans les veines des comtes de Chalon, passa dans celles des princes de Nassau (1). » (1) J'emprunte ce passage à un article spirituellement écrit par Taxile Delord, Voy. le journal le Siècle, 20 oct. 1857. DIGRESSION 251 La maison des Baux était fière de ses lignages, de son éclat féodal ; ces puissants barons ambitionnèrent toujours la couronne comtale de Provence. Louis Méry leur a consacré plusieurs belles pages dans l'histoire que j'ai déjà citée. « Non loin d'Arles, dit-il, une tour taillée dans le roc s'élève au milieu des ruines et de maisons croulantes. Cette tour qui défie le temps a vu se détacher d'elle les hautes murailles (jui la flanquaient; elle a l'air de raconter des hauts faits, des événements lointains ; la force féodale respire encore dans son noir massif de pierre ; c'est- la tour des Baux ! La puissante famille qu'elle abritait est morte avant elle ; seule et unique témoin de cette noble maison, elle lui a survécu, commme ces vieux serviteurs qui restent seuls à pleurer dans la solitude d'un château dont la mort a frappé les maîtres (1). » Cette tour antique commandait la ville des Baux sur la masse rocheuse qui lui sert de base. Ville et tour ne faisaient qu'un seul bloc, a Ville imposante, dit Ca- nonge, avec ses fortifications, ses chapelles et ses hos- pices, ville où l'homme semblait avoir éternisé sa de- meure. L'empire de cette cité s'étendit au loin ; de brillants faits d'armes lui conquirent une noble place dans l'histoire, mais elle n'en fat pas plus durable que tant d'autres moins solidement construites. » Je viens de citer tout ce que la maison des Baux m'a rappelé de splendeur et de gloire : Qu'est devenue aujourd'hui cette immense fortune ? où retrouver tant de grandeurs et d'éclatante renommée ? Une pauvre cabane de pêcheurs, isolée sur les bords d'un étang, (1) Louis Méry, Hist. de Provence, t. m, p. 171. 252 DIGRESSION aux confins du pays où commençaient les terres baus- senques. Voilà ce qui reste des soixante-dix-neuf fiefs seigneuriaux : La cabane Baussenque, modeste souvenir d'une grande puissance, la pauvre cabane rappelle en- core un nom fameux ! CHAPITRE VII DE liA PKCIIE AVIL BCEIF^ ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GÉNÉRAL Sommaire : — Aperçu de la pêche côtière sur notre littoral de la Méditerranée. Question économique. Les petits et les grands ganguys. Tartanes ou grands bateaux de pêche. La pêche aux bœufs et celle à la vaclie. Manœuvre des deux barques accouplées. Origine et histoire de cette pêche. Effets désastreux des filets traînants. Dépeuplement de la mer. Mauvaise qualité du poisson de tartane. Lois, prohibitions, abus et contraventions. Opinion erronée sur la pêche aux bœufs dans le golfe de Lion. De la pêche sur la côte d'Espagne. Longs débats et mêmes abus. Rapport de la commission permanente de pêche de Madrid. Prohibition par restrictions successives et approbation de la Reine. Ruine des petits arts et décroissement du personnel maritime employé à la pêche. Preuves tirées de documents officiels. Sapiens malum indicat, potens reprimit. SÉNÈQUE. AVANT-PROPOS Quand on sort du port de Bouc pour remonter la côte vers l'occident, le premier port de pêche qu'on rencontre, sur ces plages bordées d'étangs et de maré- cages, est celui des Saintjes-Maries, autrement dit de Notre-Dame-de-la-Mer. Ce petit syndicat maritime, situé "254 DE LA PÊCHE AUX BOEUFS au bas de la Camargue, entre les embouchures du Rhône et sur les bords de l'étang de Val-Carés, réunit une population de plus de cinq cents habitants, dont la plupart sont adonnés à la pêche. Le port d'Arles, que je visitai en remontant le Rhône, a fort peu d'importance comme quartier maritime ; trois ou quatre bateaux seulement s'y exercent à la pêche en mer qui ne produit guère que 10 ou 12,000 francs par an. Celle que l'on fait dans les eaux du fleuve emploie, au contraire, vingt-cinq ou trente petites nacelles, montées par une centaine de pêcheurs, et rapporte annuellement de 20 à 30,000 francs. Quelques bateaux des syndicats de Ceaucaire et de Tarascon participent à cette pêche fluviale. AiGUEs-MoRTES, pcrduc au milieu des marais qui inondent la plage et des Salines de Peccaïs, vers le bras du fleuve qu'on appelle le Rhône-Mort^ ne communique avec la mer que par le Grau-du-Roi. Sa population marinière habite des cabanes formant un faubourg à part en dehors des vieilles murailles de la ville. Les pêcheurs d'Aigues-Mortes alimentent de leur industrie quelques ateliers de salaison qui avaient confectionné, l'année antérieure à mon exploration (1841), 64,000 kilogrammes de sardines et d'anguilles pêchées en mer et dans les étangs de la côte (1). Cette, à douze lieues d'Aigues-Mortes, et qu'avoisine le grand étang deTliau, est le rendez-vous des pêcheurs des environs depuis Agde jusqu'aux Saintes-Mariés. Ils trouvent là un bon port de refuge pour leurs bateaux et un facile débouché pour le produit de leur pêche, à (1) 52,000 kilogrammes d'anguilles et 12,000 kilogrammes de sardines. ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GENERAL 255 cause de la proximité de Montpellier et des autres villes du département de l'Hérault. Beaucoup de pêcheurs étrangers fréquentent aussi ces parages et apportent sur le marché de grandes quantités de poissons. La mer a peu de profondeur sur cette côte basse et inondée par les lagunes ; la sonde n'y accuse que douze brasses à deux milles de la plage, et vingt à vingt-cinq à six milles au lars^e, dans la direction du sud-ouest. Cette circonstance, jointe au voisinage des étangs, fait que les pêcheurs de Cette se livrent de préférence aux petits arts et négligent la pêche avec le ganguy de traîne qui exige une mise de fond considérable en barques de grand port, en fdets et cordages. — Le canal qui met le port de Cette en communication avec l'étang de Thau et avec ceux situés à l'orient, au-delà de la Peyrade, permet aux pêcheurs de ce quartier d'employer alter- nativement leurs filets à la mer et dans les grandes lagunes qui longent les plages. De mars en septembre, c'est principalement à la pêche de la sardine qu'ils se dédient ; ils s'exercent ensuite, suivant la saison conve- nable à la courantille ou au vey radier pour les thons et les maquereaux, au boulier, espèce de seine, ou au palangre pour les poissons de fond. Parmi les différents genres de pêche qu'on pratique dans les eaux de Cette, celles à la sardine, au maque- reau et au thon de passage, sont les plus importantes. Les sardines arrivent en avril et se montrent toujours plus nombreuses jusqu'à la mi-septembre. On les prend avec le sardinal comme dans les autres parages de la Méditerranée et il s'en fait de grandes salaisons. Un relevé de la pêche de ces dupées, en 1821, portait à 90,000 kilogrammes les quantités hvrées aux saleurs 256 DE LA PÊCHE AUX BOEUFS de Cette, à 20,000 kilogrammes celles vendues sur le marché à l'état frais et à 34,000 kilogrammes les sar- dines achetées par les palangriers pour servir d'appât pendant quatre mois de pêche. C'était donc un total de 144,000 kilogrammes de poisson de même espèce, pé- ché dans Tannée. En 1842, on comptait à Cette vingt- cinq ateliers de salaison, auxquels il avait été livré, dans le courant de Tannée, 152,701 kilogrammes de sel destiné au marinage de 252,027 kilogrammes de sardines. Les thons se prennent à Cette avec la courantille volante , c'est-à-dire avec des filets flottants de 80 mètres de long sur 5 de large. Chaque bateau en porte huit pièces et peut en développer ainsi sur la mer plus de 600 mètres. — La pêche aux thys, que les pêcheurs de Cette appellent trémailles^ est aussi très usitée pour les langoustes et les poissons sédentaires de la zone côtière. — La pêche aux: huîtres se fait par 15 à 20 brasses de profondeur avec un filet à poche et à ailes qu'on maintient ouvert au moyen d'une perche. La ralingue de la poche est garnie de plomb et le filet traîne à la voile en draguant le fond de la mer. Ces huîtres sont fort grandes et d'excellent goût. La pêche des petits arts employait à Cette et dans les syndicats dépendant de ce quartier, environ 350 hommes ; celle dans les étangs de la côte en occupait plus de 300, et les produits de ces deux industries réunies étaient évalués à 550,000 francs (1). (1) 350,000 francs pour la pêche en mer et environ 200,000 francs pour celle dans les étangs ; mais on n'a pas compris dans cette évaluation les revenus que les fermiers, ou les propriétaires des concessions riveraines des étangs, retirent de la pêche qu'ils font pour leur propre compte et dont le total peut être estimé, en moyenne, au moins à 300,000 francs par an. ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GENERAL 257 La prud'hommie des patrons-pêcheurs de Cette pas- sait alors pour une des mieux administrées du littoral languedocien, et M. Bensa, son secrétaire archiviste, ancien officier des ouvriers militaires de la marine, homme d'ordre et d'intelligence, avait grandement con- tribué à sa prospérité. Cette communauté de pêcheurs comptait une soixantaine de patrons qui possédaient un capital en filets et autres engins de pêche d'environ 500,000 francs. — La juridiction de la prud'hommie, qui s'étendait depuis Castelas, à l'occident, jusqu'aux Saintes-Mariés, vers l'orient, embrassait les syndicats de Meze, sur l'étang de Thau, ceux de Bonsigue, de Villeneuve, de Palavas, près Maguelone, de Perols, d'Aigues-Mortes et de Mauguio, sur l'étang de ce nom. — Les produits des eaux de ces différents syndicats s'élevaient annuellement à plus de 500,000 francs, dont les propriétaires privilégiés des étangs retiraient les plus gros bénéfices. — Des bordigues étaient établies dans toutes ces lagunes : ces sortes de pêcheries, dans les environs de Cetto, consistaient en parcs en roseaux et à piquets, de 150 mètres de long ^ur 5 de large. Les bordi2;ues de Tétanie de Palavas avaient moins d'éten- due. H en existait d'autres encore, au nombre de qua- torze, mais de moindre dimension, dans les lagunes d'Aigues-Mortes. — Presque tous les petits arts de pêche en usage dans le golfe de Lion, se pratiquent dans ces étangs salés où s'introduit le poisson de mer. La pêche à la sardine s'y fait de juin en dé- cembre ; on pêche aussi dans ces eaux sauinâtres beaucoup de petites clovisses, surtout dans l'étang de Thau où les populations riveraines se livrent principa- lement à la pêche des coquillages et des crustacés; les 17 258 DE LA PÊCHE AUX BŒUFS femmes même y prennent part dans de petites nacelles. Agde, située sur la rive gauche de l'Hérault, qui va se jeter dans la mer à 5,000 mètres plus bas, comptait en 1842 une soixantaine de barques et de petits bateaux s*exerçant à la pêche en mer, dans les eaux fluviales et dans les étangs de Vendres et de Marseillan ; mais ce quartier maritime tirait ses principales ressources de la pêche au grand ganguy, qui employait à elle seule plus des deux tiers des pêcheurs (I). Beaucoup de marins étrangers, la plupart génois, venaient aussi faire la pê- che à Agde avec des barques bien équipées. On estimait leur pêche à 75,000 francs. Les étangs salés, dépendant du quartier, ne rapportaient guère que 20,000 francs par an ; la pêche dans les eaux de l'Hérault n'était évaluée qu'à 3,500 francs, et celle qui se faisait en mer s'élevait à 160,400 francs. — Ainsi le produit annuel de ces diverses industries donnait un total de 258,900 fr. Anciennement Agde ne possédait aucun atelier de salaison ; le port de Cette était le seul autorisé de cette côte pour le marinage des sardines, et les pêcheurs d'Agde étaient obligés d'aller vendre aux saleurs de Cette une partie de leur pêche. Aujourd'hui Agde compte plusieurs ateliers où l'on a confectionné, en 1840, jusqu'à 69,000 kilogrammes de sardines. Narboivne, à trois lieues de la mer, sur les bords de l'Aude et du canal de la Roubine, ne vit de l'industrie de la pêche que par son port de la Nouvelle. La popu- lation maritime de ce quartier est disséminée sur diffé- rents points de la côte dans les syndicats de Gruissan, de Bages et de Leucate. (1) On comptait alors à Agde plus de 400 hommes dédiés aux différents arts de pêche. ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GÉNÉRAL 2o9 Grl'issan, placé au confluent de l'étang de Sigean et de la mer, n'a que fort peu de pêcheurs qui se livrent aux petits arts ; la pêche au grand ganguy est celle qui occupe la majeure partie des marins. Ceux de Bages^ de l'autre côté des lagunes, sont dans le même cas. Leucate, petit bourg sur l'étang qui borde la mer, réunit une population maritime qui fait la pêche au sardinal, au palangre et au boulier avec une trentaine de bateaux, en concurrence avec les pêcheurs de Saint- Laurent de la Salenque, situés à l'extrémité méridionale de cette longue lagune. La pêche des petits arts, à la- quelle se livrent toutes ces populations riveraines, est d'une grande ressource, et les pauvres familles, qui ne peuvent y prendre part, trouvent des moyens d'existence dans les établissements de salaisons de Leucate destinés au marinage des sardines (1). Saint - Laurent de la Salenque possède une nom- breuse population de pêcheurs qui disposent d'environ soixante-dix bateaux pour la petite pêche et arment, en outre, douze à quinze tartanes à ganguy. Ce sont des hommes actifs et très entreprenants, vivant la plu- part dans des cabanes construites sur la plage, et livrés une partie de l'année à la pêche sur une mer orageuse. L'approvisionnement des marchés de Perpignan et des communes voisines provient du produit de leur indus- trie qui, en 1841, leur rapporta 114,000 francs (2). Les syndicats dépendant du quartier de Narbonne (1) On comptait, en 18 U, dix-sept ateliers de salaison à Leucate, qui avaient coHfectionné dans le courant de Tanne'e 39,000 kilogrammes de sardines et 8,850 kilogrammes d'anguilles. (2) Ces 114,000 francs étaient ainsi répartis : 60,000 francs pour la pèclje à la sardine, 16,000 pour celle au grand ganguy avec tartanes, 8,000 [lour la pèche au palangre et 30,000 pour la pêche dans les étangs. 260 DE LA PÊCHE AUX BŒUFS réunissaient , en 1 842 , un personnel de 500 hommes pour la pêche maritime et paludière, dont les produits annuels étaient évalués à plus de 300,000 francs. La pêche paludière fut pourtant fort mauvaise cette année à cause du froid rigoureux qui gela les eaux dans les étangs de Sigean et de Bages,oii presque tous les pois- sons furent asphyxiés sous la glace. En 1841 , l'hiver au contraire avait été fort doux, et la pêche des poissons de mer qui viennent chercher un refuge dans ces ré- servoirs de la côte produisit à elle seule plus de 60,000 francs. De Saint-Laurent de la Salenque à Collioure, près du cap Béard, sur une étendue de côte de 34 kilomètres, on ne rencontre plus que la petite lagune de Saint-Na- zaire, où termine la région des étangs salés. Au cap Béard commence, avec les premiers rameaux des Pyré- nées-Orientales, une suite de montagnes qui longent la côte jusqu'au cap Cerbère, où finit la frontière. A partir de ce point, tout le littoral est bordé d'escarpements, et Bagnols est notre dernier port de pêche. Les pêcheurs de ce petit syndicat, dépendant de Port-Yendres, chef- lieu de quartier, retirent de bons profits de la pêche au grand ganguy à laquelle ils se livrent avec une douzaine de tartanes pontées, d'un faible tonnage, comme celles des Catalans qui étaient établis dans cette commune avant sa réunion à la France. La pêche au palangre et celle des langoustes leur rapportent aussi d'assez beaux bénéfices. Port-Vendres n'a pas une bien grande importance comme port de pêche (1) ; c'est à Collioure qu'habite (1) Les dix-sept ateliers de salaison que je trouvai établis à Port-Vendres, en 1842, n'avaient mariné l'année antérieure que 40,000 kilogrammes de sardines. ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GENERAL 261 le plus grand nombre des pêcheurs de ce quartier ma- ritime, dont le personnel se composait , en 1842 , de plus de 800 hommes. On évaluait à 270,000 francs le produit annuel des différents arts de pêche sur toute cette côte ; mais Collioure y contribuait pour 109,000 francs (1) avec vingt-cinq bateaux et dix à douze grandes barques. La juridiction de la prud'hommie de Collioure s'étend du cap Béard jusqu'à la Tech, petite rivière qui débou- che entre l'étang de Saint-Nazaire et celui de Saint- Laurent de la Salenque ou de Leucate. Ces mers étaient fréquentées par une vingtaine de barques espagnoles, qui se livraient à la pêche au gan- guy et à celle des sardines et des anchois. Quarante- deux bateaux sardes étaient venus aussi pêcher la sar- dine et avaient vendu sur les marchés du littoral pour 240,000 francs de poisson (2). On estimait à plus de 300,000 francs tous les produits de la pêche étrangère. Après les sardines et les anchois, les espèces les plus communes sur cette partie des côtes du Roussillon, étaient les maquereaux dont on péchait de grandes quantités. Un seul bateau en avait pris à l'eissaugue jusqu'à 12,000 kilogrammes qu'on vendit à vil prix (à trois poissons pour 5 centimes !). Les merlans abon- daient aussi dans ces parages ; les plus beaux se pê- (1) 90,000 francs pour la pêche à l'eissaugue. 60,000 au sardinal. 8,000 — au palangre. 6,000 aux nasses, tis et battudes. 5,000 — au grand ganguy. Total, 169,000 francs. (2) Au prix de 18 francs les 50 kilogrammes de sardines et de 33 francs les 50 kilogrammes d'anchois. 262 DE LA PÈCHE AUX BOEUFS cliaient au palaugre dans les grands fonds qui avoisi- nent le cap Béard. La pêcherie de thons établie anciennement à Collioure, et dont Duhamel du Monceau a donné la description, avait cessé depuis que les bateaux-bœufs parcouraient ces mers. Tous ces beaux scombres, qui auparavant se présentaient en masse, à l'époque de leur migration, ne s'approchaient plus de terre et passaient au large, afin d'éviter les immenses filets des tartanes. Je terminerai ce rapide aperçu par quelques ré- flexions opportunes sur la pèche dans les étangs salés. Les étangs du Languedoc et du Roussillon, que l'état tenait en ferme lorsque je visitai ces parages, avaient donné motif à bien des querelles entre les pécheurs et les fermiers. Les pêcheurs riverains réclamaient, à bon droit, l'entière liberté de la pêche dans ces vastes la- gunes alimentées par la mer et la plupart en commu- nication avec elle. Bien que Tordonnance de 16SI eût rendu la pêche libre tant en mer que sur les grèves, ce n'était qu'en achetant des licences aux fermiers que les pêcheurs pouvaient exercer leur industrie dans les étangs. Je ne discuterai pas ici le droit domanial en vertu du- quel l'état avait maintenu les privilèges sur des eaux dépendantes de la mer ; mais il est de fait que cet état de chose avait ruiné les pêcheurs. Forcés de ce sou- mettre aux exigences des fermiers des lagunes , qui conservaient pour eux les postes les plus poissonneux, leur situation devenait d'autant plus fâcheuse que la pêche dans les étangs salés était leur seule ressource, en hiver, quand les gros temps les empêchaient de se livrer à leurs travaux sur une mer trop orageuse Ces pauvres gens ne trouvaient plus dans des eaux, pour- ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GENERAL 263 tant si productives, la juste rémunération de leur la- beur. Déjà, en 1819, les pêcheurs de Sérignan, ceux de Meze, petite commune riveraine deTétang de Thau, s'é- taient présentés au bureau de F inscription maritime d'Agde pour faire acte de renonciation à la pêche, dé- goûtés qu'ils étaient d'un métier qu'ils ne pouvaient plus exercer qu'au sacrifice d'une partie de leur petit bénéfice. De même que pour l'étang de Thau, la mise en ferme des étangs de Bages, de Gruissan, de La Pal me, de Leucate et de Saint-Laurent, avait porté les plus grands préjudices aux pêcheurs riverains. Les plus dures conditions leur étaient imposées par l'avidité des fermiers, et un grand nombre d'entr'eux, qui n'avaient pu y satisfaire, se trouvaient réduits à un tel état d'indi- gence , que le tribunal de Perpignan nosait faire exé- cuter les assignations dont ils étaient frappés pour re- tards de redevances. Le découragement s'était emparé des pêcheurs ; la plupart avaient abandonné la pêche paludière pour se Hvrer, à la mer, à celle au grand ganguy qui leur of- frait des profits plus certains. — Si l'État, qui ne re- tirait que de minces revenus de son système de fer- mage dans les étangs, avait, à cette époque, laissé aux pêcheurs toute la liberté d'action sur ces grands réser- voirs que la mer alimente et qui fournissent en toutes saisons des récoltes assurées, ils n'auraient pas délaissé leurs petits arts de pêche , et la partie la plus active de ces populations riveraines, au lieu d'aller se mettre à la merci des armateurs du grand ganguy, en s'engageant sur les bateaux-bœufs, eut continué les pratiques tradi- tionnelles qui jusqu'alors lui avaient procuré de faciles moyens d'existence. 264 DE LA PÊCHE AUX BŒUFS Les deux barques qu'on em[)loie pour la pêche au grand ganguy représentent, avec leur filet, un capital peu en rapport avec les faibles ressources des pêcheurs. L'armateur se charge des frais d'armement et supplée à toutes les dépenses qu'entraîne cette pêche qu'il ne peut faire, pourtant, qu'en appelant à son aide les équipages dont il a besoin. C'est par des avances successives qu'il assujettit à son service un certain nomi)re de pêcheurs mercenaires. Monopolisant ainsi ses opérations , il en retire le premier bénéfice. Le produit de la pêche est réparti d'une manière plus ou moins équitable dans les différents ports d'armement : la part qui revient à cha- cun est toujours très minime, et les hommes engagés préfèrent, la plupart, une rémunération mensuelle, fixée d'avance, que le gain éventuel qu'ils peuvent retirer de leur participation au produit. La révolution qui s'est opérée, depuis environ un demi-siècle, dans l'exercice de la pêche sur la majeure partie du littoral du Languedoc et du lloussillon, a changé, comme je le prouverai bientôt , toutes les con- ditions économiques de la pêche côtière , au grand dé- triment de l'alimentation publique. — La liberté de la pêche , revendiquée par les pêcheurs riverains des étangs salés, s'appuyait sur les lois qui ont aboli les concessions d'origine féodale. Les principes du droit public, qui servent de base à notre législation, ne sau- raient se concilier aujourd'hui avec l'exercice d'un droit domanial sur des eaux déclarées libres. J'aurai occasion de m'occuper de ces questions importantes quand je traiterai des madragues et des bordigues. Il me suffit maintenant d'appeler l'attention sur les causes qui ont arrêté les progrès de la pêche côtière, ET DE CELLE AVEC FILETS TRALXANTS EN GÉNÉRAL 265 soit en mer, soit dans les étangs qui en dépendent, et ces causes je les trouve principalement dans les déve- loppements qu'on a laissé prendre dans les parages que je viens d'indiquer, à cette pêche du grand ganguy qui se fait sous voile avec des barques d'un fort tonnage ; pêche fatale qui, pour enrichir quelques entrepreneurs audacieux, a ruiné les pêcheurs et le fond de pêche ! Dans mes études halieutiques, les procédés de pêche qui contrarient la propagation du poisson et détruisent le frai ont plus particulièrement fixé mon attention. Je consigne dans ce chapitre le résumé de mes investiga- tions sur les faits que je recueillis et sur les pratiques que j'observais moi-même durant mes explorations maritimes sur les côtes de Provence, du Languedoc et du Roussillon. Je dirai franchement toute ma pensée sur la pêche destructive qui a toujours lieu sur ce lit- toral, soit avec un simple bateau sous voile, soit avec deux grandes barques, péchant de conserve et traînant ensemble un immense filet. J'aurai rempli mon but si mes remarques, sur les mauvaises méthodes qu'il faudrait proscrire, provoquent d'utiles réformes dans le régime des pêches. 11 importe, sans doute, que des lois libérales permettent aux pêcheurs de faire valoir toutes les ressources de leur industrie, afin qu'à l'ombre de ces lois protectrices la pêche puisse étendre ses pro- grès ; mais il faut éviter que ces mêmes lois ne dégénè- rent en abus. 266 DE LA. PECHE AUX BOEUFS Une grande question économique ne cesse de me préoccuper quand j'envisage la consommation du poisson toujours de plus en plus croissante à mesure que nos voies ferrées, en facilitant des moyens de transport plus rapides , font participer les populations de l'intérieur aux ressources de la mer. Et pourtant, sans prévision pour l'avenir, nous laissons s'appauvrir et s'épuiser notre fond de pêche, par la tolérance des méthodes les plus pernicieuses. Ne devrait-on pas, pour certains arts du moins et pendant un temps de l'année , suspendre l'exercice de la pêche, comme on l'a fait pour la chasse, afin que la production puisse se refaire. « La meilleure manière de multiplier les poissons, c'est de les épargner au moment qu'ils se reproduisent, » a dit Michelet dans son beau livre de la Mer. Les algues et les fucus forment , sur certains fonds, des sortes d'oasis où beaucoup d'espèces se réfugient à l'époque du frai ; des œufs innombrables, qui s'agglu- tinent sur les plantes marines, fourniraient des milliards de poissons si ces frayères n'étaient à chaque instant ra- vagées par la drague. On laisse vendre dans plusieurs de nos ports tout le menu fretin qu'on tire de la mer au moment de sa croissance. Ces faits, qui se reprodui- sent chaque jour, sont les tristes résultats des pêches à la traîne que je vais décrire. H La pêche au petit ganguy est plus particulièrement en usage dans les quartiers maritimes à l'occident de Toulon. L'engin de pêche, qui a reçu ce nom, est un ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GÉNÉRAL 267 filet à poche et à ailes, remorqué par un bateau, mar- chant vent arrière, et traîné sur un fond d'algue. Cette pèche est rangée au nombre des petits arts permis dans les prud'hommies de patrons-pêcheurs de nos côtes de la Méditerranée, mais le filet ne doit avoir que le poids de plomb marqué par les règlements, afin que la partie inférieure de la manche puisse traîner seulement sur le fond. Mais si ce poids est dépassé, et surtout si on le remplace par un fer tranchant, assujetti à rembouchure du filet, Tenginfait alors l'office d'une faulx et coupe les algues sur son passage. A Toulon comme à Marseille, de même que dans tous les ports intermédiaires, la pêche au petit ganguy ne se fait que dans la saison favorable, comme un des moyens d'industrie qui peuvent procurer des ressources aux pêcheurs pauvres et invalides. Un petit ganguy ne coûte guère que 1 25 francs ; il est traîné par un simple ba- teau sous voile, et quatre hommes y compris le mousse suffisent à la manœuvre. Le filet est retiré sans ralentir la marche, quand il a parcouru l'espace jugé néces- saire c\ la pêche. On prend par cette n\éthode des gerles, des rascasses, des labres ou rourjuiers, des sèches, des chevrettes, des langoustes et d'autres petites espèces sé- dentaires. A Toulon , la pêche au petit ganguy a lieu à trois lieues au large, devant la grande rade et aux alentours des îles d'Hyères , sur des fonds qui varient depuis \ ^ quatre jusqu'à quinze brasses de profondeur. A Marseille, vingt-cinq à trente bateaux environ s'exer- cent à cette même pêche ; l'espace de mer sur lequel ils opèrent est déterminé par les règlements des prud'hom- mes-pêcheurs. Pendant la saison opportune, on peut 268 DE LA PÊCHE AUX BŒUFS observer chaque jour de petites embarcations, à voiles latines, croisant la baie dans tous les sens, en draguant le fond. Lorsque des différents points de la côte on les aperçoit au loin, on croirait voir des mouettes aux blan- ches ailes, rasant la surface des eaux : ce sont les pê- cheurs de ganguy. Quinze à vingt grandes barques ou tartanes, de douze à quinze tonneaux et de dix à douze hommes d'équi- page , font aussi cette pêche à la traîne ; mais leur filet est alors beaucoup plus grand (1), et opère sur la vase dans des profondeurs plus considérables. La barque , qui le remorque , navigue en travers pour diminuer de vitesse, et sa marche est réglée de ma- nière à ce que l'engin ne soit pas soulevé et ne perde pas le fond, car différemment la pêche serait nulle. Ces tartanes à ganguy pèchent à huit ou dix lieues de la baie de Marseille, dans le sud-ouest ; elles exploi- tent le golfe de Fos, depuis vingt jusqu'à soixante brasses de profondeur. Les produits de la pêche se composent principalement de rougets, de soles et de petits merlans ; mais on prend aussi par cette méthode plusieurs autres espèces de poissons (lyres, pagels, capelans, baudrois et sèches). Sur les côtes du Languedoc et du Roussillon, comme vers les Bouches-du-Rhône, un filet de forme analogue au ganguy des tartanes, mais d'une plus grande puis- sance (2), est employé pour la pêche dite aux bceufs, (1) Les mailles de la bourse de ce ganguy n'ont que six lignes au carré. Les amarres des ailes sont fixées sur les bouts-dehors de l'avant et de l'arrière de la tartane, afin d'ouvrir un angle plus grand et faire embrasser ainsi au filet un espace de mer plus considérable. > (2) Ce grand filet a vingt brasses ou cent dix pieds de long, y compris les ailes et la poche qui mesure seule trois brasses et demie. Les mailles de cette poche ont neuf \ ti^ ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GENERAL 269 dénomination allusive à son action sur le fond où il opère, car, étant remorqué par deux grandes barques naviguant de conserve, il laboure le fond comme la charrue tramée par deux: bœufs. C'est sans doute d'a- près une allusion analogue que la pêche au grand ganguy, avec une seule tartane, est appelée « la pêche à la vache. » L'immense filet laboure un fond de vase et parfois de gravier, avec une vitesse de trois nœuds ou une lieue à l'heure ; les deux barques qui le traînent ont soin de se maintenir à distance l'une de l'autre pour que les ailes du filet puissent s'écarter le plus possible. Voici la manœuvre qu'exécutent ces deux barques dans l'opération de la pêche : En sortant du port elles se dirigent toujours dans le vent jusqu'à ce qu'elles puissent caller^ c'est-à-dire mettre leur filet à l'eau et le tenir à la remorque pen- dant plusieurs heures , en se ménageant les moyens de rentrer au port à la nuit. Elles naviguent donc de con- serve, et une fois parvenues sur le lieu de pêche , celle qui porte le filet annonce à l'autre, par un signal con- venu, qu'elle va le jeter à la mer ; elle dispose en même temps l'amarre d'une des ailes pour la passer à bord de sa compagne qui manœuvre pour longer sa conserve, afin de recevoir le bout. Alors chaque barque file son amarre en ayant soin de n'en mettre à l'eau qu'une quantité de brasses proportionnelles à la force du vent et de tenir toujours le bout du cordage bien amarré à lignes au carré (23 millimètres), vers la base, onze lignes dans sa partie moyenne, six et demie seulement dans le fond et dix-huit vers la partie supérieure en se rap- prochant de l'extrémité des ailes. Il faut cinq cents brasses de cordage pour la traîne du filet, les trois-quarts en chanvre et le reste en sparterie. 270 DE LA PÊCHE AUX. BCEUFS bord : dès ce moment les barques sont en pêche ; quand le filet a été traîné assez longtemps et que l'heure de rentrer au port s'approche, les deux barques s'orientent vent devant pour se rejoindre, puis une d'elles accoste, reçoit le bout de l'amarre et tire le filet à bord. C'est la manœuvre que les pêcheurs appellent le bou (lou baouj. Le poisson pris est donc amené avec toute la vase et le gravier du fond sur lequel le filet a traîné ; merlans grands et petits, pagels, baudroies, grondins, capelans et menu fretin, tout arrive plus ou moins moulu , et, parfois aussi, mêlé avec beaucoup d'huîtres , dont les bancs ont été ravagés au passage de l'engin dévasta- teur. 111 Pourtant cette pêche aux bœufs, généralement re- connue si pernicieuse et qui ne fournit que du poisson mort et tourmenté pendant plusieurs heures dans l'im- mense poche du ganguy, a toujours été pratiquée de- puis 1720, dans les ports situés à l'occident de Mar- seille. Ce fut à cette époque, dit-on, que les Catalans rintroduisirent. Elle s'est maintenue dans ces parages malgré les nombreuses réclamations des pêcheurs des autres arts et en dépit des défenses sévères auxquelles elle a donné lieu à différentes reprises. Mais la configu- ration sous-marine du grand plateau ou talus incliné qui s'étend dans le golfe de Lion , depuis le port de Bouc jusqu'à Collioure, et la nature uniforme du fond, ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GENERAL 271 qui accuse presque partout du sable et de la vase, présen- taient des conditions trop favorables pour qu'elles ne fussent pas mises à profit dans des entreprises de pêche dirigées sur une grande échelle. Sur toute l'étendue de ce plateau, en effet, l'immense filet peut draguer impu- nément ce fond poissonneux où viennent frayer les di- verses espèces qui y pullulent. Au Martigues, la pêche aux bœufs ou du grand art est exploitée par une trentaine de barques à fond plat [\) et se fait par de fortes brises du nord à dix ou douze lieues du cap Couronne, dans la direction du sud-ouest, depuis quatre à cinq brasses en tirant au large jusqu'à d'assez grandes profondeurs. Au port de Cette, on ne se livra à cette pêche qu'en 1786 ; les barques qu'on y affecta d'abord étaient de dix à douze tonneaux, avec un mât à grande voile latine ; mais en 1818, on commença à employer des bâtiments de vingt à vingt-cinq tonneaux de jauge. En 1842, elle comptait des barques d'un plus fort tonnage, et la pêche se faisait devant le port , par vingt-quatre brasses de profondeur, à environ cinq milles de terre. Les produits de la pêche se composaient des mêmes poissons que ceux déjà mentionnés ; mais il est à remarquer que quelques beaux esturgeons se laissaient prendre parfois par le ganguy des tartanes. La pêche aux bœufs avait lieu pendant neuf mois de l'année et n'était suspendue, d'après les règlements (2), que d'avril en juin pour la conservation du frai et du (1) De dix-huit à trente tonneaux de jauge et de douze à quinze hommes d'équi- page y compris les mousses. {t) Loi du 15 avril 1791 relative à la pêche aux bœufs sur les côtes du Languedoc et du Roussillou. 272 . DE LA PECHE AUX BOEUFS poisson au premier âge. Les plaintes nombreuses qu'a- vaient motivées les dommages occasionnés aux autres arts par les tartanes à ganguy, déterminèrent le conseil des prud'hommes de Cette à prendre des mesures ri- goureuses pour empêcher les conflits entre les pêcheurs du grand art et ceux des arts menus. Les tartanes fu- rent tenues de ne commencer leurs opérations que demi- heure avant le lever du soleil et de rentrer au port demi-heure après son coucher ; elles ne devaient entrer en pêche qu'à partir de vingt brasses de profondeur en tirant au large. On évitait ainsi les avaries que pou- vaient souffrir les filets et autres engins de pêche au passage des tartanes, soit par la maladresse de leur ti- monnier, soit par l'incurie de leurs patrons (1). Agde et les petits ports de ce quartier maritime em- ployaient à la pêche aux bœufs, en 1842, jusqu'à qua- rante-six grandes barques de vingt-cinq à quarante ton- neaux. Dans les syndicats dépendant du quartier de Nar- bonne , qui comprennent environ vingt-cinq lieues de côtes, on pratiquait aussi le même genre de pêche. Les pêcheurs de Gruissan et ceux de Fleur j comptaient (1) L'ouverture de la poche du filet -est d'environ onze pieds, et la largeur des bras ou d'ailes, à partir de la gorge, va en diminuant. La longueur de la poche est de huit brasses et celle des bras est à peu près la même. Le filet mesure donc une étendue de dix-huit brasses ou d'environ vingt-cinq mètres. Le verveux est placé dans la manche du filet à l'endroit où la poche commence à se rétrécir et n'a plus que deux pieds de diamètre. Le fond de la poche est fermé par une ligne assez longue pour que le bout puisse flotter au-dessus de Teau au moyen d'un liège , afin d'indiquer aux pêcheurs la position de la manche. Les mailles des ailes ont d'abord dix-huit lignes au carré et diminuent ensuite de grandeur jusque vers la gorge. De là jusqu'au verveux , elles se rétrécissçnt. de plus en plus jusqu'à l'extrémité de la poche ou du sac. Outre les fortes ralingues qui entourent la gorge du filet et la partie inférieure des ailes, quinze livres de plomb sont distribuées, par bagues, sur le bord inférieur de la gorge et des ailes. ET DE CELLE AVEC FILETS TRALNANTS EN GÉnÉKAL 273 vingt-cinq à trente grandes tartanes qui se livraient alternativement à la pêche aux bœufs et au cabotage. Cette pèche, dès son introduction dans ces parages, y fut exercée clandestinement jusqu'en 1770, époque à laquelle un édît royal ordonna la destruction des bar- ques et des filets ; mais cette mesure de rigueur n'ar- rêta pas les ravages du gangny. La pèche aux bœufs fut remplacée par celle à la vache avec une seule tar- tane, qui n'est guère moins préjudiciable. En 1790, on toléra de nouveau l'emploi du ganguy avec deux barques accouplées, et depuis lors cette pèche a continué sans interruption. En 1820, on comptait déjà vingt-cinq grandes tartanes occupées pendant les trois-quarts de l'année à traîner leur puissant filet dans les eaux com- prises entre Sérignan et Saint-Laurent de la Salenque, sur des fonds de plus de soixante brasses de profondeur, à environ douze milles de terre. Port-Vendres était leur port de refuge, et il en était encore ainsi en 1842, lorsque je visitai ces parages. Le seul port de Saint- Laurent de la Salenque employait à la pêche au grand ganguy soixante et quinze barques , la plupart il est vrai, d'un faible tonnage , mais dont une douzaine jaugeaient plus de vin^t-cinq tonneaux. Le ganguy des petits bateaux était un filet à verveux, c'est-à-dire à manche garnie d'un cercle de deux pieds de dia- mètre. Les pêcheurs de Saint-Laurent de la Salenque furent les premiers qui commencèrent à se livrer à la pèche aux bœufs en 1720, lorsqu'elle fit son apparition dans ces mers. La priid'hommie des patrons-pécheurs de Saint-Laurent est aujourd'hui d'une certaine impor- tance ; eh 1841, la pèche a rapporté, dans ces pa- 18 274 DE LA PÊCHE AUX BŒUFS rages, 114,000 francs, dont 16,000 provenaient de la pêche aux bœufs. CoLLiouRE, qne j'allais oublier, armait, en 1842, douze barques pour la même pêche. Enfin, les pêcheurs de Baynol se livraient aussi à la même industrie avec une douzaine de petites embarcations qui draguaient sur des fonds de quarante à quatre-vingts brasses, car, à partir de CoUioure, la mer littorale a beaucoup plus de profondeur. IV Ainsi, dans cette partie du golfe de Lion comprise ^>» ! entre Marseille et la pointe orientale des Pyrénées, plus de deux cent cinquante barques, dont le tiers au moins de grand port, s'exerçaient à la pêche à la traîne et la- bouraient, pendant six ou huit mois de l'année, les fonds vaseux du plateau sous-marin depuis quatre ou cinq brasses de profondeur jusqu'à soixante et plus. Malheureusement il en est encore ainsi aujourd'hui. On a évalué a 1 ,200 ou 1 ,500 hommes le nombre de marins employés à cette pêche dans les différents quartiers où on la pratique, et à 880,000 francs son produit. Si le relevé est exact, ce produit proviendrait de la vente d'une égale quantité de kilogrammes de poissons, car on ne peut estimer celui des tartanes de traîne à plus d'un franc le kilo. Ce poisson est presque toujours de petite taille et il en faut au moins 6 pour ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GENERAL 275 un kilogramme (1). — Les 880,000 francs de produit, ou, si l'on veut, les 880,000 kilos, représenteraient donc 5,280,000 poissons. Mais pour avoir apporté sur les marchés 880,000 kilos de poissons, on en aura péché au moins le double, car il est bien constaté que les pêcheurs tartaniers sont forcés de rejeter à la mer plus de la moitié de leur pêche, amas de vase, de goé- mon, de poisson moulu et de menu fretin d'aucune valeur. Or, en ne portant même qu'au quart, c'est-à- dire à 220,000 kilogrammes ou 1,320,000 poissons, cette pêche de rebut dont on se débarrasse, on aura une idée du dépeuplement rapide de nos mers. Pourtant ce calcul est encore bien au-dessous de la vérité, car toute la pêche rejetée a été considérée, dans mon éva- luation, comme du poisson de même grandeur ; mais ordinairement ce rebut ne se compose que de fretin au premier âge, et il faut au moins une cinquantaine de ces petits poissons pour un kilo. On arrive donc, avec ces données, à un chiffre énorme. Ce ne serait plus 220,000 kilogrammes ou 1,320,000 poissons que le filet aurait détruits inutilement chaque année, mais onze MILLIONS ! Et je ne parle pas des frayères ravagées par le ganguy sur les fonds qu'il laboure, ce serait incalcu- lable. « Cinquante kilogrammes de menu fretin laissés dans cette mer du bon Dieu, me disait un jour un vieux pêcheur, auraient pu produire au bout d\m an plus de dix mille kilogrammes de beaux poissons. » De (1) Je dis au moins six kilogrammes, parce qu'on ne peut guère évaluer en général qu'à un tiers de bon poisson ce qu'on retire de la totalité de la pêche. Quant au prix du poisson, que j'ai porté à 1 franc le kilo, ce n'est que le poisson de moyenne taille qui se vend ainsi ; le beau poisson est vendu en gros à 1 franc 50 centimes, le plus petit ne vaut que 20 centimes et même moins. J'ai donc pris un terme moyen. 276 DE LA PECHE AUX BOEUFS quelles immenses ressources ne se prive-t-on pas en continuant un genre de pèche aussi préjudiciable ? Tout ce poisson anéanti au premier âge n'a pas eu le temps de se propager, et le frai existant sur le fond de pèche a été détruit en masse avant d'éclore : eiïrayante dévastation de la mer ! Remorqué, comme je l'ai dit, par deux barques d'un fort tonnage et d'une puissante voilure, le filet employé à cette pêche désastreuse, laboure le fond dans la rapi- dité de sa course. Rien ne saurait lui échapper : les poissons épouvantés à l'approche de ce formidable engin, se voient cernés tout à coup entre les grands bras du filet, qui, en avançant, les oblige à se jeter dans la manche pour y chercher une issue qu'ils ne trouveront pas. Le ganguy dévastateur ramasse tout ce qui se présente sur son passage ; les plus petites espèces sont englouties dans son immense gorge pour ne plus en sortir , car, bien que les dimensions des mailles de la poche soient conformes aux règlements, la tension qu'elles éprouvent par la force de la remorque et par l'énorme poids dont le filet est chargé, resserre les mailles au point de ne permettre au plus menu fretin de passer à travers. A cette circonstance, déjà si péremp- toire, il faut encore en ajouter une autre : les parois du filet, principalement dans la partie qui forme le sac ou la bourse, se tapissent de vase et de goëmon, de sorte que le plus petit poisson ne saurait s'échapper une fois qu'il a pénétré dans cette vaste manche. — Entraîné ainsi dans le gouffre et emporté avec violence au milieu du remous continuel qui le broie avec la vase dont le filet est encombré, tout poisson reste bientôt sans vie et sa chair moulue se corrompt bien vite lors- ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GENERAL 277 qu'on le retire. Aussi la police municipale, dans l'in- térêt de la salubrité publique, fait-elle souvent enlever la plus grande partie de cette pêche de rebut, à son arrivée à terre, car le poisson dont elle se compose est déjà à demi passé lorsqu'on le présente à la vente. En général le poisson de tartane, qu'on nomme ainsi parce qu'il provient de la pêche au ganguy de traîne, est réputé de qualité inférieure. Mort étouffé avant d'a- voir été retiré du filet, il n'offre qu'une chair molasse et d'un goût bien différent à celui du beau poisson de palangre ou des autres arts, apporté frais sur le marché et souvent même encore vivant. Celui-là peut se con- server plus longtemps , tandis que l'autre demande d'être consommé de suite, car il ne pourrait supporter plus de six heures l'attente de la vente et encore moins le transport. Il en résulte que le beau poisson a consi- dérablement augmenté de prix et qu'il est presque ex- clusivement réservé pour Tapprovisionnement des villes de l'intérieur. Les renseignements fournis par M. Baude sur les harengs peuvent servir à expliquer l'infériorité bien reconnue du poisson de tartane et le peu d'appréciation qu'on en fait sur les marchés où on l'apporte. Voici ce qu'a écrit ce savant économiste, qui s'est occupé avec tant de sollicitude de la régénération de nos pêche- ries : « Si le poisson hollandais a sur celui de pêche fran- çaise une supériorité de goût et de fermeté incontes- table, c'est qu'on a l'habitude en Hollande de tuer le poisson au moment où il sort de l'eau, tandis que nous le laissons s'éteindre dans une lente agonie qui, en produisant sur l'économie animale l'effet d'une maladie, 278 DE LA PÊCHE AUX BŒUFS amollit les chairs et leur communique mi principe de dissolution Personne ne mangerait d'un mouton ou d'nn poulet , morts de leur mort naturelle ou noyés : serions-nous moins délicats sur ce qui nage que sur ce qui marche et sur ce qui vole? (1) » Ainsi, en me fondant sur cette remarque de M. Bande, je suis porté à croire que la chair des poissons morts d'asphyxie acquiert une décomposition très rapide. Mais que cette digression ne me fasse pas oublier ce qu'il me reste encore à dire sur la pêche aux bœufs. Cette pêche fut prohibée sur nos côtes dès qu'elle commença à être mise en pratique. Une ordonnance de l'intendant de Provence, du 4 août 1725, défendit la pêche aux bœufs dans les mers du Midi. La pêche au grand ganguy avec une seule tartane date d'une époque beaucoup plus ancienne ; mais elle ne fut pas moins reconnue nuisible, puisque d'après un édit de 1631 , il n'était permis de s'y livrer que pendant un certain temps de l'année. Toutefois, comme par suite de cette licence, la diminution du poisson sur le fond de pêche devenait très sensible, le conseil du roi ordonna une enquête et voici ce qui était dit, dans le préambule de la déclaration du 3 avril 1T26 (2), sur les motifs des restrictions : (1) Extrait d'une lettre de M Baude reproduite par la Presse. (2) Valin, t. ii, page 703. ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GENERAL 279 « L'attention que nous avons à procurer l'abondance dans notre royaume, nous a déterminé à faire recher- cher les causes d'où provient la disette du poisson de mer. Il est reconnu qu'elle ne peut être attribuée qu'à la pratique de la pêche avec le filet traînant sur les fonds avec rapidité, qui gratte et laboure tous ceux sur les- quels il passe, de manière qu'il déracine et enlève les herbes qui servent d'abri et de réduit aux poissons, rompt les lits de leur frai, fait périr ceux du premier âge et fuir tous ceux qu'il n'arrête point » Par cette déclaration le conseil du roi n'entendait pas prohiber une pêche spéciale, mais en général toutes sortes de pêches avec filets traînants, conformément à l'ordonnance de 1681, qui avait déjà défendu la pêche à la drague (1) et toutes les autres méthodes analogues. « Il y eut d'abord, est-il dit encore dans la déclaration de 1726, un grand nombre de bateaux, qui furent em- ployés à faire la pêche à la drague, mais la quantité de poissons diminuant considérablement, les pêcheurs dra- gueurs furent obligés d'eux-mêmes de se réduire à un moindre nombre de bateaux , reconnaissant , mais trop tard, que s'ils continuaient, ils détruiraient absolument le fond de pêche. » Ce fut sur ces motifs que la prohibition s'étendit sur tous les filets traînants. Les anciennes lois et les règlements sur la pêche se font remarquer, la plupart, par l'esprit de prévision (1) Ordonnance pour la marine marchande, sous Louis XIV, août 1681. Art. l«r. « Défendons à toutes personnes de faire la pêche du poisson avec filets à drague, sous peine de confiscation de bateaux, filets et poissons, et de cent livres d'amende contre le maître ou patron, et icelui déclaré déchu de sa maîtrise pour l'avenir et en cas de récidive puni de trois ans de galères. » 280 DE LA PÊCHE AUX BOEUFS qui les dicta, bien qu'il y ait à faire quelques exceptions et que dans certains édits, nos rois, tout en se montrant sévères pour la répression des abus, se soient réservé pour eux seuls le droit de licence. Ainsi , un édit de Henri lil (mars 1584) défendait déjà la pêcbe au filet traînant sous peine de punition corporelle et n'en tolérait l'usage que pour le seul service de la table du roi. Nous voyons même se reproduire encore cette ré- serve sous Louis XV. Toutefois, à part ces illégalités d'un pouvoir absolu, on retrouve dans l'ordonnance de 1 681 , sous Louis XIV et dans les déclarations de Louis XV, presque toute la législation de la pêche en ce qui concerne les dispositions nécessaires au progrès de cette industrie et à la répression des pratiques qui peu- vent détruire le frai et dépeupler les mers. L'ordonnance de 1681 avait réglé la police générale des pêches et déterminé la forme des filets et des en- gins permis ; elle prohibait l'usage du ganguy, du bourgin et défendait la pêche des nonnats pendant les mois de mars, d'avril et de mai fl); elle veillait à la conservation des frayères en empêchant le dragage sur les fonds d'algues et d'herbes marines (2). Cependant, en dépit de toutes ces prévisions, dix-neuf ans après cette ordonnance, on comptait encore au Martigues quatre-vingts tartanes à ganguy, montées de vingt hom- mes chacune, qui réalisaient annuellement un produit de 400,000 francs. Dans les déclarations des 23 et 24 avril décembre 1 726, comme dans celles du 18 mars 1727, qui servirent de supplément interprétatif à l'ordonnance de 1681, les (1) Liv. V, tit. 1, art. 13. (2) Liv. IV, tit. X. ET DE CELLE AVEC FILETS TRALNANTS EN GÉNÉRAL 281 pêches à la traîne étaient expressément défendues ; on prohibait à la fois la pèche, la salaison et la vente du menu fretin (1), des amendes et des châtiments, em- preints encore de la barbarie d'une législation dont notre époque a féiit justice, étaient appliqués à la ré- pression des délits qu'on voulait punir (2). Une autre déclarat'on du 30 mai 1731, défendait, « sous peme d'amende et menace de punition corpo- relle , » d'arracher ou ravager les plantes marines connues dans le Ponent sous le nom de varehcs et dans le Levant sous celui dJ algues (tit. i-ii, art. iv). On vou- lait empêcher ainsi la destruction des œufs de poisson et celle du menu fretin par la conservation des fonds herbeux qui offrent aux espèces de nos côtes des lits convenables à l'accomplissement du frai. On se fondait dans ces disposions de la loi, en ce que les œufs que les femelles déposent sur les algues, s'y attachent aus- sitôt et sont fécondés ensuite par la laitance des mâles. Le menu fretin trouve en même temps dans ces prairies sous-marines, où abondent des myriades de petits ani- maux microscopiques, une pâture facile et un abri contre l'action trop vive du flot. Une ordonnance du 1 6 août 1 744 fixa aussi un temps de l'année pour la pêche au filet traînant, afin de con- (1) « Faisons défense aux pêcheurs et à tous autres de pêcher, avec ((uelquc engin que ce soit, aucun frai de poisson, sous quelque nom qu'il soit connu, d'en saler ou d'en vendre sous aucun prétexte, sous peine etc.. » Art. 28 de la déclar. du 23 avril 1726. (2) « Les pères et mères seront déclarés responsables des amendes encourues par leurs enfants demeurant avec eux, ainsi que les maîtres de celles de leurs valets... » Art. 7 de la dédar. du 24 décembre 1 726. • Les femmes seront condamnées au fouet et au bannissement, dans tous les cas où les hommes encourent la peine des galères... » Sxi. 8 d^ la même déclaration. 282 DE LA PÈCHE AUX B(BUFS server le frai, et une autre du 31 octobre de la même époque renouvela ces mêmes prescriptions. La déclaration du roi (14 juillet 1754) rappela de nouveau les ordonnances sur les pêches prohibées, et l'année suivante, un nouvel édit du conseil d'Etat con- firmait la déclaration antérieure dans toute sa teneur, «attendu que les pêcheurs du Languedoc avaient re- commencé les pêches illicites sur les côtes de cette province fi). » En 1767, une nouvelle ordonnance fut rendue pour réglementer les filets des*tartanes du Martigues, où l'on ne comptait plus alors que quinze grandes barques à ganguy, des cinquante qu'on avait armées au commen- cement du siècle. Celles qui continuaient la pêche ne réalisaient plus que de faibles bénéfices à cause de la rareté du poisson. Le grand ganguy et les autres arts suffisaient à peine aux besoins de la consommation; les marchands saleurs, qui auparavant avaient confec- tionné jusqu'à 20,000 barils de sardines, n'en salaient plus que 4,000 et se trouvaient forcés de tirer la plus grande partie du poisson de la Catalogne et de la Sar- daigne pour alimenter leur commerce. Le fond de pêche était épuisé et un nombre considérable de tartanes sus- pendirent leurs opérations sur les côtes du Languedoc et du Roussillon. Ces circonstances motivèrent l'ordon- nance du 30 juin 1779, dont fut frappée de nouveau la pêche au grand ganguy, et M. de Sartine, alors ministre de la marine, maintint la prohibition dans une circu- laire adressée aux amirautés. En 1786, l'intendant de Provence intervint de nou- (1) Arrêté du 1" septembre 1755. ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GENERAL 283 veau par une ordonnance du 1 6 août pour prohiber la pêche à la tartane; mais deux ans après, les pêcheurs provençaux recommencèrent leurs opérations et une nouvelle loi, promultçuée le \2 décembre 1790, vint encore les arrêter. Cette loi, plus explicite que toutes les autres, renouvelait la défense de la pêche aux bœufs pendant la saison du frai et ne la permettait que de mai en juillet sur les côtes du Roussillon, attendu qu'elle avait été tout à fait prohibée sur les côtes de Provence. Ce fut aussi en 1790 que les pêcheurs d'Agde, dans un mémoire qu'ils adressèrent à l'autorité maritime de Toulon, réclamèrent contre la loi de prohibition. Ils convenaient cependant qu'il y avait lieu de suspendre la pêche pendant la reproduction du poisson , comme on le fait sur les côtes d'Espagne, et ils avouaient qu'il était pernicieux de laisser pêcher les tartanes trop près du littoral, sur les petits fonds. Le 29 décembre de la même année (1790) une nou- velle proclamation du roi enjoignait aux prud'hommes- pêcheurs de Marseille et de Cassis, de tenir la main à l'exécution des défenses prononcées dans les ordon- nances antérieures. Le 4 mai 1797 (15 floréal an 5), la prud'hommie des patrons-pêcheurs de Marseille, instruite que plu- sieurs patrons se permettaient encore, au mépris des lois, d'exercer les pêches défendues, notamment celle aux bœufs, remettait en vigueur les anciens règlements et rappelait la lettre du ministre de la marine à l'or- donnateur de Toulon (1), qui recommandait expres- (1) Du 24 février 1797. V 284 DE LA PÊCHE AUX BŒUFS sèment de faire cesser la pcche des tartanes dénon- cées, comme occasionnant la désertion du poisson loin des côtes. En 1802 les prud'hommes de Marseille réclamaient une autre fois, de l'autorité supérieure, toute la ri- gueur des tribunaux contre les délinquants (1) et le 13 mars 1803, intervint la loi qui prohibait de rechef la pêche au ganguy et celle aux bœufs « afin d'empêcher la ruine des pêcheurs qui se livraient aux arts per- mis (2). )) Pourtant, malgré tous les édits, proclamations, or- donnances et jugements rendus contre la pêche à la traîne, les lois prohibitives furent toujours violées par des spéculateurs avides de s'enrichir. On éluda l'exécu- tion des règlements, et les prud'hommes-pêcheurs eux- mêmes tolérèrent cette pêche dans laquelle, sans doute, plusieurs d'entr'eux étaient intéressés. Mais on est étonné surtout, dans ce long conflit entre les arts rivaux, de voir une commission chargée, en 1819, par le ministre de la marine de lui fournir des renseignements sur la pêche aux bœufs, émettre l'opi- nion de permettre cette pêche toute l'année, sans la limiter dans les parages où elle s'exerce, et de préconi- ser l'emploi de barques de plus grand port. Les motifs sur lesquels elle fondait sa proposition n'étaient pas (i) Ordonnances des prud'hommes-pêcheurs 1798 et 1802. Archives de la prud'- hommie de Marseille. (2) L'article 2 de cette loi dit formellement. « Tout contrevenant sera condamné à 300 francs d'amende au profit de la caisse des invalides de la marine; les filets qui auront servi à la pêche seront brûlés et les bateaux, agrès et appa- raux séquestrés en garantie du paiement ; ils pourront même être vendus pour acquitter l'amende. » — L'article 3 enjoint, en cas de récidive, de doubler l'a- mende. ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GENERAL 285 moins surprenants : « Cette permission paraît d'autant plus indispensable, disait-on, que depuis plus d'un siècle les défenses renouvelées n'ont point été rigoureu- sement observées, et que le besoin des pécheurs, les avantages qu'ils ont toujours trouvés dans cette pra- tique, l'abondance des marchés, ont toujours mis la vigilence en défaut ou commandé des ménagements qui ne s'accordent pas avec les termes de la loi (1) » J'aurai bientôt occasion de combattre les assertions sur lesquelles on s'appuyait pour engager l'administration de la marine à passer outre sur les plaintes et les ré- clamations qui s'étaient élevées contre cette pêche à la traîne et qui ne tardèrent pas de se reproduire. En effet, une circulaire du procureur général Borely (21 mai 1836), près la cour royale d'Aix, rappelait de nouveau aux différents tribunaux de sa juridiction, les dispositions législatives sur la pêche : «Malgré ces dis- positions, disait ce magistrat, la pêche aux bœufs et celle du ganguy ont continué d'être en usage ; elles ont été même pratiquées par ceux qui étaient plus spéciale- ment chargés d'en signaler les abus. » Le procureur général appelant ensuite l'attention des tribunaux sur les déclarations de la proclamation du roi du 29 dé- cembre 1790 (2), enjoignait aux prud'hommes-pêcheurs de veiller à l'observance des ordonnances « qui prohi- (1) Rapport de la commission chargée de fournir des renseignements sur la pêche aux bœufs et au ganguy. Toulon, 11 décembre 1819. Nota. — Une copie de ce rapport me fut communiquée par le secrétaire de la prud'hommie des patrons-pêcheurs de Toulon, en 1842. (2) Proclamation du roi, explicative des lois des 8 et 12 décembre 1790, qui tra- cent aux prud'hommes-pêcheurs de Marseille les devoirs qui leur sont imposés en conformité des règlements concernant les procédés, les époques de pêche, la forme des filets et la grandeur de leurs mailles. 286 DE LA PECHE AUX BŒUFS bent la pêche aux bœufs, » et d'empêcher en même temps Tusage des filets traînants et de toutes les pêches défendues , « sous quelques dénominations qu'on les cache. » VI Par tout ce qui précède, on a dû voir que la pêche aux bœufs, reconnue la plus nuisible à la multiplica- tion du poisson, est la principale cause de la stérilité des eaux dans les parages où elle s'exerce. On se plaint généralement de la cherté du poisson et de la diminu- tion des produits de la pêche dans tous nos ports de la Méditerranée. Depuis que le grand ganguy de traîne a été toléré dans ces mers autrefois si poissonneuses, les beaux merlans et tant d'autres espèces recherchées de la famille des gades et des percoïdes, sont devenus de plus en plus rares. Les pêcheurs Catalans, ces intré- pides pourvoyeurs de nos marchés, qui allaient tendre leurs lignes à quinze lieues au large, ont vu peu à peu s'éteindre leur industrie. Etablis à Marseille depuis plus d'un siècle, ils avaient armé, en 1789, jusqu'à cinquante -trois bateaux (déjà réduits à vingt-huit en 1827) et n'en comptaient plus que quelques uns en 1840. Ruinés par les pertes que les tartaniers leur fai- saient éprouver en passant sur leurs lignes de pêche et ne retirant plus aucun profit dans les parages incessam- ment ravagés par les filets traînants, ces habiles pêcheurs furent chercher ailleurs une meilleure fortune (1). (1) Voyez chapitre 2, épilogue. ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GENERAL 287 Tel était l'état de la pêche sur nos bords de la Médi- terranée à l'époque de mes premières explorations, et cet état est encore pire aujourd'hui. On connaît maintenant la pratique en usage ; j'ai signalé ses inconvénients et les préjudices qu'elle en- traîne. Les barques d'un fort tonnage, traînant à la remorque un engin chargé d'un poids énorme et dra- guant à la voile le fond de la mer, sous l'action d'une forte brise, voilà ce qu'il faut empêcher. La pêche au ganguy, qui se pratique avec une seule barque, de même que celle au chalut, n'est pas moins préjudiciable que la pêche aux bœufs avec deux barques accouplées. Pour que l'action d'un filet puisse se produire dans la mer sans inconvénient, il faut que ce filet soit flot- tant entre deux eaux, ou bien dormant sur le fond de pêche. Si la pêche se fait à la dérive^ l'action du filet sur les eaux ne se produit que lentement en suivant l'im- pulsion du courant ou de la marée. Si le filet est dormant , c'est-à-dire reposant sur le sol sous-marin, son action sur le fond est tout à fait nulle. S'il est tendu au moyen d'amarres tirées de terre à bras d'hommes, comme cela a lieu pour la pêche à la seine ou à l'eissaugue, sa résistance, en draguant le fond, sera peu sensible, à moins que la ralingue sur laquelle il traîne ne soit trop chargée de plomb. Son action, du reste, ne s'exerce en pareil cas que sur un espace de mer limité et par cela même ne saurait être bien pernicieuse. On est forcé pourtant de convenir que le dragage sur le fond de pêche du littoral ne soit nuisible à la longue. On ne peut donc comparer, d'une 288 DE LA PÊCHE AUX BŒUFS manière absolue, l'action d'un filet traînant à celle d'un filet flottant ou dormant. Considérée d'après ces principes, la pêche avec un fdet de traîne sera toujours plus ou moins préjudiciable, quelque soit son mode d'action ; mais si le filet est traîné sous voile avec un bon vent, son action devient alors d'autant plus pernicieuse qu'elle est plus puis- sante. Dans la Méditerranée, les immenses filets traînants, qui opèrent sous voile, ont porté un grand préjudice à la pèche côtière sur tout le littoral baigné par les eaux du golfe de Lion, principalemer.t dans la région des étants salés en communication avec la mer. Ces enorins dévastateurs effrayent les poissons du large et les em- pêchent de s'approcher de terre. La tolérance de cette pêche désastreuse prive ainsi ces précieuses lagunes de la plus grande partie des espèces qui viennent s'y engraisser. Une série d'étangs borde le golfe depuis Collioure jusqu'au Martigues, sur une étendue de cent vingt mille : le cap Couronne, à l'extrémité orientale de la baie de Marseille, est la limite de la région paludière et des fonds vaseux du plateau sous-marin qui s'étend jusqu'au delà du cap de Creus. La fécondité des eaux dans la partie que parcourent les tartaniers, serait inépuisable si leurs filets ne ravagaient incessamment ces fonds nourriciers. Encore quelques années et l'on aura laissé perdre le plus beau fond de pêche dont la nature ait doté une nation. On a prétendu que dans les parages où se pratique la pêche du grand ganguy, le fond du plateau sous- marin n'était fréquenté que par des poissons de passage, qui n'y frayaient pas, et que, par conséquent, cette I ET DE CELLE AVEC FILETS THA1NA>TS EN GÉnÉHAL 289 pèche ne pouvait nuire à la reproduction de l'espèce. C'est une erreur. Le plateau , qui embrasse dans le golfe de Lion plus de quarante lieues de côtes, offre des fonds de différente nature. Le sable vasart y domine ; mais on y rencontre aussi des fonds coquilliers et d'autres, bien connus des pécheurs palangriers, où la sonde accuse du gravier et des roches avec des plantes marines. A douze lieues environ dans le sud-ouest du cap Couronne, les Catalans vont tendre leur palangre sur des fonds poissonneux qu'ils nomment placeres, et y prennent des gournaux et des grondins (1), par plus de soixante brasses. A vingt-cinq lieues dans le sud du port de Cette, et à quinze lieues au large d'Aigues- Mortes, les palangriers font aussi la pêche des grands merlans. Or, ces pêcheurs n'iraient pas risquer leurs lignes dans ces profondeurs , si l'expérience ne leur avait prouvé que la qualité du fond attire les poissons qu'ils recherchent. Ces oasis de la mer sont autant de frayères où beaucoup d'espèces viennent déposer leurs œufs. Mais les poissons ne frayent pas seulement dans ces cantonnements, et d'après l'opinion des pêcheurs, un grand nombre préfère les fonds de sable vasart, surtout les soles, les raies, les rougets , les capelans, les mus- telles, et même les merlans , qui comptent en grande majorité parmi les espèces qu'on prend avec le filet des tartanes. Et n'en fut- il pas ainsi que je n'en resterai pas moins convaincu , par les résultats matériels de la pêche, que des myriades de petits poissons appartenant aux espèces citées, trouvent, dans ces grandes profon- (1) Trigla (jiirnardus. Bloch, et Trigla cticulufi. L. 19 £90 DE LA PÈCHE AUX BOELFS deurs, de bonnes conditions d'existence. Les raies , si abondantes dans ces parages, sont des poissons vivi- pares (l) qui aiment les fonds vaseux, où elles pro- créent. Les baudroies, qu'on pêche également sur le plateau, sont dans le môme cas, et tous ces poissons, grands ou petits, à l'état adulte ou de menu fretin, sont impitoyablement ramassés par le filet dragueur. Une uniformité absolue ne règne donc pas dans ces parages ; s'il en était ainsi, cette uniformité ne serait pas en harmonie avec les goûts et les instincts des dif- férentes espèces qui vivent et se propagent dans ces eaux, puisqu'on les pêche toute l'année et à toutes les phases de leur existence. La nature a su pourvoir à leurs besoins ; les zoophytes n'y manquent pas, et les bancs d'huîtres que le fdet des tartanes y rencontre, signalent la présence de roches sous-marines sur plu- sieurs points. Les poissons que l'on pêche sur le plateau n'appar- tiennent pas, comme on le croit, aux espèces de pas- sage : soutenir une pareille opinion serait confondre les poissons aventuriers avec les migrateurs qui renouvel- lent chaque année leurs voyages périodiques et dont (Ij On sait que les poissons vivipares, raies, baudroies, etc , s'approchent de la côte au printemps ou en été, pour donner naissance aux petits qui proviennent des œufs édos dans le corps des femelles. Le nombre de ces fœtus varie de douze à quinze. Les portées ont lieu, dit-on, deux fois l'an. Après la sortie des petits, les enveloppes coi nées qui représentent les œufs des ovipares, sont expulsées et vien- nent s'échouer sur les plages. Les jeunes raies, de même que les baudroies, nagent aussitôt qu'elles sont nées et vont elles-mêmes à la recherche de leurs aliments. Les unes et les autres aiment les fonds de vase, où elles se cachent pour se nourrir de vers marins et de zoophytes. La baudroie porte sur le front des filaments mem- braneux qui attirent, par leur ressemblance avec certains appâts, les petits poissons qne la faim conduit près d'elle et qu'elle engloutit dans sa large bouche, lorsqu'ils arrivent à sa portée. ET DE CELLE AVEC IILETS THAI.NANTS E\ GÉnÉQAL 21) Î plusieurs espèces, telles que les sardines et les anchois, ne séjournent qu'un certain temps dans nos mers litto- rales, tandis que d'autres, comme les thons, les péla- mides et les maquereaux, ne font que passer. Les pois- sons aventuriers, au contraire, qui vaguent en grand nombre dans difTérentes régions de notre Méditerranée, se fixent sur les grands fonds et ne quittent guère leurs cantonnements qu'à l'époque du frai, pour se rappro- cher de la côte. On peut bien, à la rigueur, les appeler aventuriers ^ mais non pas migrateurs ou de passage, car ils n'entreprennent pas de voyages lointains. Leurs cluuigemcnts de stations ne sont que de simples dépla- cements et souvent même les rencontre-t-on toute Tannée sur les mêmes fonds. Il n'en est pas ainsi des poissons de passage qui traversent le golfe ou qui longent ses bords, comme les sardines, les thons, les maquereaux, etc. Tous ces migrateurs nagent près de la surface des eaux et évitent ainsi le malencontreux filet dragueur, qui trop souvent néanmoins les épouvante et les dis- perse. VU On a fait prévaloir, pour excuser la tolérance de la pêche avec des fdets traînés, sons voile, par de grandes barques, les avantages de l'accroissement de notre per- sonnel maritime, mais en lisant les rapports d'enquête sur la pêche aux bœufs ou sur celle au chalut, il est facile de s'apercevoir que les commissions nommées à différentes époques se sont beaucoup plus préoccu[)ées 292 , DE LA PECHE AUX BOEUFS des intérêts de la marine, au point de vue de l'augmen- tation des classes, que des préjudices que la pratique du ganguy ou du chalut pouvait porter aux autres arts. Examinons bien la question, car elle est d'une grande importance : L'équipage d'une tartane à ganguy se compose de quinze hommes lorsqu'elle est d'un assez fort tonnage ; celui d'un bateau des petits arts n'est que de quatre à cinq hommes. Deux tartanes, péchant de conserve, prennent ordinairement en six heures la même quan- tité de poisson que dix bateaux s'exerçant aux petit arts de dérive ou de fond , tels que palangres , sardinaux, nasses, thys ou hattudes. 11 résulte de cet avantage que dans plusieurs quartiers maritimes un grand nomhre de pêcheurs ont abandonné la pratique des petits arts pour la pêche plus lucrative du ganguy. On va voir qu'en laissant ainsi cette pêche à la traîne poursuivre ses envahissements, elle finira par dominer seule et anéantir toutes les autres au grand détriment de notre inscription maritime. On estime en moyenne à 500 kilogrammes de pois- sons ce que l'immense filet de traîne peut ramasser en un jour, tandis qu'un bateau des petits arts, palan- grier, sardinier ou autre, n'en prend guère que 50 ki- logrammes. En admettant donc des conditions égales pour les heures de pêche, l'état de la mer et l'abondance du poisson, il faudrait au moins dix bateaux des petits arts, montés par cinquante hommes , pour pêcher au- tant qu'une tartane avec son équipage de quinze hommes. Sur tout notre littoral de la Méditerranée, y compris ET DE CELLE .WEC FILETS TRAINANTS EN GÉNÉR.VL 293 les étangs salés et la Corse , la pêche côtière comptait, en 1842, deux mille soixante-dix-neuf bateaux ou na- celles , sept mille trois cent vingt-sept hommes dédiés aux différents arts, et réalisait un produit de 3,555,781 francs. Si on déduit de ces sept mille trois cent vingt- sept hommes, qui composaient le personnel de la pêche, les douze cents hommes employés sur les tartanes à ganguy, il restera pour le personnel des petits arts six mille cent vingt-sept hommes , c'est-à-dire une ins- cription maritime plus de cinq fois plus forte. Est-ce clair ? Mais la preuve la plus manifeste qu'on puisse pré- senter contre la pêche aux bœufs ressort d'un tableau statistique des produits comparés des arts de pêche qu'on pratique à Cadix, à Sanlucar, à Huelva et à Malaga, en 1831 et en 186!. Voici les résultats de ce relevé : I Provinces 1 maritimes. 1 .\nnée. Quantités de poissons en kilogr. Année. Quantités de poissons en ivilogr. Nombre de marins employés à la pêche en 186!.' Cadix .... j Sanlucar. . ; Huelva . . . i Malaga. . . 1 1831 1,095,225 450,237 896,475 660,925 1861 2,342,137 1,070,050 «,818,525 7,778,162 14,00«,874 1,749 760 2,069 3,415 3,102,862 7,993 [ Don Cesareo Fernandez, en citant ces précieux ren- seignements dans son rapport à la Commission perma- nente des pêches (1), n'a pas manqué d'appeler l'atten- tion sur les conséquences qu'il faut en déduire. D'après les données que nous fournit ce tableau statistique , la pêche des petits arts, sur la côte de Malaga, d'où l'in- (1 1 Voyez plus haut le titre du mémoire présenté par le secrétaire de la commis- sion. 294 DE LA PÊCHE AUX BŒUFS dustrie des bateaux-bœufs , avec filets traînants , fut proscrite en 1828 et n'a plus été exercée depuis, a pré- senté un résultat bien plus satisfaisant que sur les côtes de Cadix, de Sanlucar et de Huelva , oh cette méthode de pêche a continué d'être pratiquée sur une grande échelle, depuis 1831 surtout. En effet, tandis que dans les trente années écoulées de 1831 à 1861 , la pêche totale n'offre qu'un accroissemont de près du double à Cadix et à Sanlucar, et du triple à Huelva, le produit de la petite pêche, en 1861, dépasse à Malaga environ douze fois celui de 1831 . Or, ces résultats, obtenus par les petits arts qui emploient beaucoup plus de monde, ont donc bien plus contribué à l'augmentation des classes des gens de mer. Aussi voit-on que la province de Malaga^ en 1861, comptait 3,415 marins employés à la pêche, c'est-à-dire plus des deux tiers du personnel maritime des trois autres provinces. Ces données, ex- traites de documents officiels, témoignent d'une manière irrécusable des avantages de la pêche des petits arts sur celle des bateaux-bœufs, puisque ces petites indus- tries, en approvisionnant les marchés des meilleurs poissons, mettent à la disposition de l'Etat un personnel maritime beaucoup plus nombreux. On comprendra maintenant qu'en favorisant les pe- tits arts et en arrêtant les progrès alarmants delà pêche avec filets de traîne, on augmenterait le personnel des classes et les produits de la mer, car la pêche littorale trouverait un accroissement de ressources dans des pa- rages régénérés. xMais la prohibition des pêches à la traîne en mer, quels que soient leur mode et leur pra- tique, soulèverait bien des réclamations de la part des spéculateurs intére&sés à maintenir les choses telles ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GÉNÉBM- 'i95 qu'elles sont. La pèche aux bœufs compte chez nous, comme en Espagne, beaucoup (rantaî:!;onistos, mais elle a aussi ses partisans qui savent la faire valoir en pro- clamant ses avantages et en la défendant contre les ac- cusations des oj)posanls. I)e})uis plus d'un siècle le débat se poursuit sans relâche ; le procès a été jugé plusisurs fois, mais l'arrêt est resté suspendu. Les défenseurs de la pèche aux Ijœufs paraissent persuadés que cette méthode est, plus que tout autre (la pêche du hareng et celle de la morue exceptées), capablo de former de bons marins. C'est en s'appuyant de ces considérations que Tadministraliou de la marine a fermé les yeux sur les préjudices de cette pèche dé- sastreuse. iVrrèts de prohibition, dispositions réglemen- taires, tout est resté sans effet , le décret impérial du 10 mai 18G2, dicté dans uu esprit libéral et conçu dans de sages prévisions, n'a produit jusqu'ici aucune amélioration. A l'opinion qu'on a voulu accréditer sur les avan- tages (proiTre la pèche au bœuf comme école d'ap[)ren- tissage })our la marine, je répondrai que cette pêche ne se fait que de jour avec ces brises fraîches que les marins regardent comme du beau temps. Or, pendant toute la durée de leurs opérations, les équipages des tar- tanes n'ont presque pas à s'occuper de la manœuvre, puisqu'une fois orientées les barques se soutiennent sous leur voilure par le poids du filet qu'elles remorquent , quelle que soit la force du vent : navigation paisible, sans grande fatigue et fort peu de danger. La plupart du temps, au contraire, les pêcheurs des autres arts opè- rent de nuit ; les palangriers vont pêcher souvent à plus de dix lieues en mer et descendent leurs lignes à (hs 296 DE LA PÈCHK AUX BOEUFS profondeurs de plus de trois cents brasses ; quel temps qu'il fasse, il faut aller les relever, car on ris- querait de perdre la pêche si elles restaient trop long- temps tendues. Les petits arts , même les plus productifs, ne peu- vent lutter avec l'industrie de la pêche à la traîne sous voile, à moins d'employer beaucoup de bateaux et par conséquent un personnel beaucoup plus nombreux. Les tartaniers et les chalutiers auront toujours sur les pe- tits arts l'immense avantage de prendre beaucoup plus de poisson d'un seul coup de fdet, de pouvoir pêcher au large avec de très fortes brises, de croiser dans tous les sens la mer qu'ils exploitent, de s'auxilier du vent et de se maintenir en pêche malgré le gros temps. Je compare cette pêche, qualifiée du grand art, par ses puissants moyens d'action, ses grands et rapides résul- tats , à ces fortes et ingénieuses machines manufactu- rières qui, en économisant les bras et en multipliant les produits qu'elles fournissent à meilleur marché, ont opéré une révolution dans la distribution et dans l'éco- nomie du travail ; mais avec cette différence, qu'en fait de pêche , les prétendus avantages d'une production excessive sont très préjudiciables, car si la matière première vient à manquer, par l'épuisement du fond qui la fournit, il est difficile, sinon impossible , de la remplacer. La nature a tout réglé dans ce champ qu'elle seule ensemence ; ses prévisions en assurent la fécon- dité ; mais il faut se garder de venir troubler l'ordre qu'elle a établi. L'abus de la pêche avec des grands fdets de traîne pourrait amener la plus complète stéri- lité dans les mers où elle se pratique. Cette assertion s'appuie sur des preuves mathématiques : l'immense ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GENERAL 297 filet des bateaux-bœufs drague le fond sur environ deux lieues d'étendue chaque fois qu'il opère, et il peut être mis en pêche six fois en dix-huit heures. En supposant quatre mois de chômage dans le courant de Tannée, quatre grands ganguys, pendant les huit mois restant, pourront parcourir cinq mille huit cent huit lieues, dans toutes les directions , sur le fond de pêche où ils dra- guent. Qu'on juge par là du ravage occasionné par cet art destructeur dans la zone côtière où le poisson sé- dentaire et les espèces aventurières se nourrissent et se propagent. VIII La pêche à la traîne en mer, sur les côtes méridio- nales d'Espagne, n'a pas été moins désastreuse que sur notre littoral et a aussi donné lieu à d'interminables débats. D'après Reguart (1), la pêche aux bœufs aurait été importée de France vers 1 7 1 6 ou 1 71 8, époque à laquelle on commença à la mettre en pratique en Catalogne et dans le golfe de Valence; mais cette opinion n'est appuyée d'aucune preuve. Tout porte à croire, au contraire, que la pêche avec un filet traînant, remorqué par deux barques sous voile, était en usage anciennement dans (I) Dlccionario hislorico de las arles de pesca nacional, por el coraisaiio real de guena y marina, D. Antonio Sanez Reguart, socio de mérito de la real Sociedad de Âniigos d€l pais de Madrid y Sanlucar de Barrameda. — Cinq volumes in-folio, Madrid, mdcci.xxxxi. 298 DE LA PÈCHE AUX BOEUFS les lagunes de l'Albufera de Valence. — Je lis, dans un oîémoire écril en 1821 et qu'on vient de réimprimer à Valence (1), que vers le milieu du xiii*' siècle, du temps du roi Don Jaime P"" d'Aragon, les pécheurs de TAIbu- fera s'exerçaient à la pèche au ganguy (ganguil) avec un filet de petite dimension, traîné par deux bateaux dans les eaux du lac, et qu'ils portèrent ensuite ce même genre de pêche dans la mer du golfe avec des barques plus convenables fproporcionadas al efectoj. Depuis lors les pêcheurs de ces grandes lagunes se livrèrent à cette pêche, et ce fut à partir de cette époque, qui n'est pas bien précisée, mais qu'on doit supposer très antérieure au xviii® siècle, que commencèrent les rivalités entre les différents arts. Les Espagnols n'employèrent d'abord à cette pêche que des embarcations d'un faible tonnage, montées par six à sept hommes au plus. Les premiers règlements ne permettaient la pêche qu'à trois lieues au large à partir du rivage. Une ordonnance du 10 janvier 1777 en limita le temps du 20 octobre au jour de Pâques ; plus lard, on accorda jusqu'à la Pentecôte, et en 1800 les bateaux-bœufs purent pêcher d'octobre en avril. Lorsqu'on opère avec deux barques accouplées fpa- rejasj, naviguant de conserve pendant leurs opérations, ces barques gardent entr'elles une distance qui varie depuis trois cents jusqu'à cinq cents brasses. Le filet qu'elles traînent est de même forme que celui de nos tartanes, mais de moindre dimension ; il drague parfois (1) Observaciones sobre la pesca llaniada de Parejas de Bou etc. Valence 1866, imprimerie de José de Rius. Ce mémoire a paru aussi en plusieurs articles dans 1p Dinrio mercantU de Valence en 1866. ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GÉNÉRAL 299 sur des fonds de plus de quatre-vini^t-dix brasses et les pêcheurs se voient souvent obligés à des manœuvres pénibles et dangereuses, surtout lorsque l'engin, ren- contrant des fonds de roches, est subitement arrêté par un obstacle qu'il ne peut franchir. Ainsi, la pêche aux bœufs ou au hou comme l'ap- pellent les Catalans, se pratique en Espagne à peu près de la même manière que sur nos côtes du Languedoc et du Roussillon ; ses produits sont les mêmes que dans le golfe de Lion, mais lorsque la pêche a lieu près de terre dans le golfe de Valence et devant l'embouchure de l'Ebre, on prend aussi des sardines. — Les rougets, les soles et surtout le petit merlan (pescadilla) sont les espèces que les bateaux-bœufs apportent le plus commu- nément sur les marchés de la côte andalouse, où cette pêche se fait aussi sur une grande échelle. En Catalogne, aux îles Baléares, à Valence, sur tout le littoral de la péninsule en descendant vers le détroit, à Cadix et à Sanlucar, où les Catalans introduisirent cette pêche, de même qu'à Huelva, à Ayamonte et à l'île Christine, on se plaint généralement de la grande diminution du poisson et des préjudices qu'occasionne le bon, que Reguart appelait arte pernicioso, art perni- cieux. Dès que cette pêche destructive commença à être mise en pratique, des réclamations s'élevèrent de toute part pour la faire cesser. En 1723, la municipalité de Valence la fit prohiber dans les eaux du golfe ; il n'y avait alors que huit barques (quatre parejasj s'exerçant à cette pêche : leurs patrons protestèrent contre cette mesure et des débats s'engagèrent avec les opposants. Le procès dura plus de dix années, mais en définitive le tribunal supérieur de la province fia real audiencia) 300 DE LA PÊCHE AUX BŒUFS confirma la prohibition et imposa cent livres d'amende aux délinquants. En 1726, la pêche aux bœufs avait été restreinte à quinze ou seize couples de barques sur la côte de Cata- logne. En 1738, la cour de Madrid donna licence à deux couples de barques pour l'approvisionnement de la table royale, et les ordonnances de 1744 et 1761, qui défendirent de nouveau la pêche aux bœufs, firent exception en faveur des bateaux privilégiés qui "péchaient pour le roi. En 1765, le gouvernement permit de rechef cette pêche dans le golfe de Valence et autorisa vingt- quatre bateaux-bœufs Cdouze parejas), outre ceux destinés à l'approvisionnement de la cour et quatre de plus pour les tables des ambassadeurs de France et de Naples. Deux autres furent également autorisés en faveur du comte d'Aranda. Ces ordres exceptionnels, écrits en quelques lignes et adressés à l'autorité supérieure de la province, étaient des plus impératifs : « Je vous pré- viens, était-il dit, que vous êtes autorisé à accorder licence à un couple de bateaux-bœufs dont disposera le capitaine - général comte d'Aranda, pour que sa table soit pourvue de poisson frais. — Dieu vous garde nombreuses années. Aranjuez, 4 mai 1761. Le B** Fr. D. Julian de Arriaga au S'^ D. Diego Osorio (1). A partir de l'année 1766, on laissa faire la pêche, si souvent proscrite, à tous les bateaux qui voulurent s'y (1) « Prevengo à vind dé permise para que se use de una pareja de bou à dispo- sicion del capitan-general conde de Âranda, afin que pueda tener su mesa surlida de pescados frescos. « Aranjuez, 4 de mayo de 1765. El B» Fr, Julian de Arriaga — S^ Dn. Diego Osorio. » ET DE CELLE AVEC FILETS TRALNANTS EN GÉNÉRAL 301 livrer ; mais comme les premiers essais, dans les eaux du golfe, avec des barques d'un faible tonnage avaient occasionné plusieurs sinistres, à cause du gros temps qui règne dans ces parages en automne et en hiver, on employa alors des barques de quinze à vingt-cinq ton- neaux. En 1786, il y avait sur la côte de Valence, dans les districts du Grao, Canamelar et Cabanal, soixante-deux bateaux-bœufs et quatre cent soixante-six bateaux des petits arts. La pêche au grand ganguy se faisait dans les eaux du golfe, mais un certain nombre de barques allaient pêcher sur les côtes d'Andalousie, où beaucoup finirent par se fixer vers 1791 . En 1817, un décret royal, rendu sur le dictamen du conseil suprême de l'amirauté, prohiba de nouveau la pêche aux bœufs, mais deux ans après le roi concéda licence à deux barques pour Tapprovisionnement de sa table pendant le carême, et en 1820 la pêche fut auto- risée une autre fois. En 1 821 , les pêcheurs de Valence possédaient cin- quante bateaux -bœufs de quinze à vingt-cinq tonneaux et douze de six à douze. Les premiers avaient un équi- page de vingt- deux hommes et les autres de douze. Le comte de La Laing, qui avait obtenu à Malaga, en 1800, la concession de quatre barques parejas pour faire la pêche au grand ganguy, alors prohibée dans ces parages, spécula sur les faveurs de la cour et mit ses barques à ferme pour la somme de 30,000 réaux par an. En 1801, il y avait, sur les côtes d'Andalousie, soixante-deux bateaux-bœufs autorisés par le règlement de 1767. Enfin, en 1828, l'ordonnance royale du 6 mai dé- 302 DE LA. PÈCHE AUX BOEUFS fendit pour toujours la pêche aux: bœufs au grand contentement des pêcheurs de Huelva, d'Ayamonte et de. l'île Christine, en guerre ouverte avec ceux de Cadix, du port de Sainte-Marie et de Sanlucar de Barrameda, qui exploitaient toute la côte; mais cette prohibition resta sans effet et les pêcheurs andaloux continuèrent leurs opérations comme auparavant. En 1862, on comptait encore sur la côte d'Anda- lousie une centaine de barques qui s'exerçaient une partie de l'année à la pêche au grand ganguy, depuis le Guadalquivir jusqu'au Guadiana. Les pêcheurs de Malaga, au contraire, se montrèrent toujours fort mal disposés contre les bateaux-bœufs. En 1814, la municipalité de cette ville, alarmée des ravages occasionnés sur le fond de pêche par les gan- guys, et excitée par les clameurs de la population, voulut s'assurer, par une enquête sévère, des résultats obtenus dans l'acte même de la pêche. Une commission, composée des régidors et du syndic de la commune, du capitaine de port, du médecin du conseil sanitaire et du notaire de Malaga, se transporta en mer et se dirigea sur les barques qui étaient en pêche : « La première qu'on aborda, est-il dit dans un curieux procès-verbal, fiU celle du patron Mariano Coscollo, qu'on obligea de suite de retirer son filet. La vaste poche de cet engin, versée sur le pont de la barque , offrit aux yeux de la commission un immense gâchis de vase boueuse, mêlée de gravier, de débris d. herbes marines et d'une multi- tude de poissons, dont quelques-uns de moyenne taille, mais la plupart dans le premier âge et provenant des fonds nourriciers sur lesquels ils avaient pris naissance. Toutes ces jeunes espèces, mortes asphyxiées dans la ET DE CELLE AVEC FILETS TKAINA.NTS E\ GÉ.NÉRAL 3Ô3 fange et qn'oii ne parvint à reconnaître qu'après avoir été démêlées du milieu de ce gâchis et lavées à force de seaux d'eau, furent rejetées à la mer comme tout à /ait inutiles, La commission procéda ensuite à nn autre examen en se transportant à bord de deux autres bar- ques au moment qu elles retiraient leur engin, et les résultats de son investigation furent identiques : dix quintaux de poissons furent tirés du milieu de la vase et plus de la moitié se composait de menu fretin qu'on fit rejeter à l'eau. Le patron, Vincent Pascual^ d'un autre bateau-bceuf qu'on visita après, déclara quil commençait ordinairement sa pêche à un quart de lieue de terre en tirant au large jusqu'à la distance d'euviron cinq lieues, draguant pendant cette opération tout ce qui se présentait sur le fond^ et qu'il était toujours obligé de rejeter la moitié de sa pêche qui ne se com- posait que de fretin d'aucune valeur. Le patron Pascual Marco fit la même déclaration. Le filet du patron José Barcas fut soumis au même examen et donna les mêmes résultats après avoir été retiré, » Le procès- verbal de cette perquisition fut envoyé à Madrid, accompagné d'une requête de la municipalité de Malaga et des pê- cheurs des petits arts qui, en demandant la suppression des bateaux-bœufs, offrirent de payer 30,000 réaux d'indemnité aux propriétaires (1). 11 est donc bien constaté que la pêche aux bœufs sur les côtes d'Espagne n'est pas moins destructive que sur celles de France. Dès son apparition dans les mers de la Péninsule, (1) Voy. p. "21 du mémoire de Don Cesareo Fernandez que je cite dans la note suivante. 304 DE LA FÈCHE AUX BŒUFS elle devint la pomme de discorde des populations mari- times dans tous les parages où elle s'établit; elle eut ses partisans et ses antagonistes ; de part et d'autre on mit en œuvre tous les moyens d'attaque et de défense, municipalités, conseils provinciaux, tribunaux même, tout le monde prit part à la dispute, ceux-ci en faveur, ceux-là contre. La querelle s'envenima à tel point qu'on vit, dans des provinces limitrophes, les pêcheurs pren- dre la mer avec des embarcations armées prêtes à sou- tenir leurs prétentions par la force. Le gouvernement dut intervenir plusieurs fois et tâcha de s'éclairer sur cette question si ardemment débattue, en appelant à son aide les hommes les plus compétants. — Don An- tonio Sanez Reguart, commissaire de marine, l'auteur du 'grand dictionnaire des arts de pêche, fut d'abord chargé de l'enquête et rendit compte de ses observations en déclarant la pêche aux bœufs nuisible au plus haut degré. Don Felipe Orbegoso, un autre commissaire de marine, reçut la même mission de 1802 à 1804 et opina tout le contraire. On consulta les autorités supé- rieures, les commandants de la marine des provinces littorales, on s'éclaira de l'opinion des corporations, on en appela aux décisions du conseil suprême de l'ami- rauté et l'on n'obtint, pour tout résultat, que des volu- mineuses procédures, toutes en désaccord, et qui res- tèrent ensevelies dans les archives du ministère. De 1756 à 1862, dix-huit documents, informations, rapports, représentations, mémoires ou pétitions furent enregistrés en faveur de la pêche aux bœufs, et de 1 729 à 1865, il en parut trente-quatre autres contraires à cette pêche. Cette masse de documents donna motif à trente-trois décrets, cédules royales, ordonnances et ET DE CELLE AVEC FILETS TRALWNTS EN GÉNÉRAL 3()o règlemeats relatifs au mode de pêche prôné par les uns et décrié par les autres. Enfin, la commission permanente des pêches, qui siège à Madrid et à laquelle, le 10 octohre 18G4, le gouvernement avait demandé son avis sur un règlement définitif pour la pêche au grand ganguy, présenta son rapport le 13 juillet de l'année suivante par l'organe de son digne secrétaire, Don Cesareo Fernandez (1). La commission déclara en démontrant de la manière la plus lucide, que la pêche au grand ganguy, avec deux harques parejaSy était une des principales causes de la décadence de l'industrie des petits arts par la dispari- tion du poisson qui ahondait auparavant sur les côtes méridionales d'Espagne. Toutefois, elle n'a pas proposé la prohibition immédiate de celle pêche désastreuse, mais un règlement qui, sans violence et par des restric- tions successives, puisse amener son entière extinction. Ce règlement a été approuvé par la reine, le 9 dé- cembre 1865, et en voici les principales bases : 1** Ne permettre de continuer la pratique de la pêche aux bœufs, sur les côtes où elle est actuellement en usage, que sous la condition de ne pouvoir augmenter le nombre de bateaux existants dans les différents dis- tricts, par la construction de nouvelles barques ou par l'emploi de (telles destinées aux autres arts de pêche, ni par celui des bateaux-bœufs d'un autre district; 2° Ne permettre à aucune embarcation d'un district maritime de se livrer à la pêche aux bœufs dans les (I) Esîudies sobre la pesca con cl aile denoniinado Parejas del Uou, y régla - mcnto para su régimen, pn-sentado por la comision permanent(''. de pesca por su voeril-séciétario Cesareo Fernandez, aprobado por Real orden de 9 de diciombre de 1865, Madrid 1866. 20 300 DE LA PÊCHE AUX BOEUFS eaux d'un autre district, sans autorisation préalable ; 3^ Prohiber le remplacement des barques et filets qui ne pourront plus servir ; empêcher le carénage de toute embarcation servant à la pêche aux bœufs et la réparation des filets arrivés aux deux tiers de leur ser- vice, après examen d'experts. Le règlement détermine les limites de la pêche dans la zone où elle doit s'exercer et le temps de l'année qu'elle sera permise. Le secrétaire de la commission permanente de pêche, en terminant son rapport, engage les armateurs des bateaux-bœufs, à employer leurs barques d'une manière plus avantageuse en les transformant en bateaux-viviers, afin de pouvoir se livrer à la pêche dans les parages voisins des côtes d'Espagne, où ils rencontreraient en grande abondance d'excellentes espèces de poissons, dont il leur serait facile de s'emparer par des méthodes moins violentes. Ces poissons pourraient être conservés à bord, à l'état vivant, et déposés ensuite dans des viviers de réserve établis sur le littoral. Don Cesareo Fernandez signale aux armateurs les parages de la cote d'Afrique, compris depuis le cap Spartel jusqu'à La Rache, où, sur des fonds de trente à quarante brasses, pullulent des merlans et d'autres espèces propres à la salaison. Le secrétaire de la commission donne à la fin de son mé- moire, pour complément de ses indications, la traduc- tion des renseignements que j'ai fournis moi-même sur les bateaux-viviers et les viviers-fïottants, et qui ont été publiés dans la Revue maritime et coloniale et dans le Bulletin de la société impériale cC acclimatation (I). ^1) Voy. Nouveau système de pêche: Réservoirs de dépôt, bateaux-viviers et conservation du poisson, dans la Revue marit. et co/on., juin 1865. Paris, Challamel. ET DE CELLE AVEC FILETS TUAINANTS EN GÉNÉIIAL 307 IX Ainsi l'Espagne nous a devancés : je ne saurais assez le redire, notre tolérance de la pêche à la traîne en mer compromet gravement Tavenir de notre industrie côtière. La mer s'ensemence d'elle-même, me dira-t-on ; sa fécondité est inépuisable. Fatale erreur! Ce n'est pas impunément qu'on abuse de sa fécondité en drétruisant les sources de la production. Les récoltes de la mer ne sont assurées qu'autant que les germes producteurs ont le temps de se développer pour se reproduire et former successivement de nouvelles générations. C'est la loi de Dieu ; respectons-là î Je pourrais m'étendre davantage sur les préjudices de la pêche aux bœufs et sur ceux des filets traînants en général, mais il me suffira de répéter ici ce que di- sait, il y a quatre-vingt-quatre ans, sur le même sujet, l'illustre Duhamel du Monceau. « Il résulte de l'exposé que nous venons de faire, que la pêche au ganguy, dite du bœuf^ est la plus pré- judiciable de toutes celles qu'on fait à la traîne : d'a- bord, parceque son filet a beaucoup d'étendue; que les mailles en sont petites ; et qu'il est chargé de beaucoup de plomb, ainsi que de cordages ; et en outre, parce- que ce filet traîné avec force et vitesse, drague et boule- verse le fond, arrache les herbes, ne permet à aucun poisson de s'échapper, et endommage beaucoup les bons poissons qui s'entassent dans la manche. Enfin une 308 DE LA PÊCHE AUX BŒUFS troisième raison est que cette pêche se fait toute l'année, en tout temps et à toutes les hauteurs » (1 ) Tout récemment encore, M. Lamiral, rendant compte à la société impériale d'acclimatation de Paris de l'in- succès de ses premières tentatives pour la propagation des éponges sur plusieurs points de notre littoral de la Méditerranée, s'exprimait en ces termes : « Le fond a été dévasté! 11 est évident pour moi que les filets traî- nants, ces engins dévastateurs, ont été employés par les racleurs de mer s> (2) Citons surtout en terminant ce que M. Coste, aujour- d'hui inspecteur général des pêches, a dit de celle qui fait le sujet de ce chapitre : « J'ai vu ces immenses filets traînants,- tirés par deux tartanes accouplées, la- bourer le golfe de Foz, déraciner et engouffrer dans leur vaste poche les plantes marines auxquelles sont attachés les œufs des espèces comestibles, et bro3^er, sous la pression de leurs étroites mailles, tous les jeunes poissons, tous les jeunes crustacés, auxquels ces plantes servaient de refuge. C'est un spectacle profon- dément triste que celui de voir cette œuvre de destruc- tion consommée par les bras mêmes de ceux dont elle prépare la ruine » (3) (î) Traité général des pêches, etc., par Duhamel du Monceau, sec. 2, chap. 6, g 5, page 155. (2) BuUelhi de la société impériale d'acclimatation, tome ix, n» i, page 15, (janvier 1853) (3) Voyage d'exploration sur le littoral de la France et de l'Italie , par M. Coste, membre de l'Institut. Paris 1861, introduction, page xxiii. CHAPITRE VIII ET DES GRANDES PÊCHES DE THONS Sommaire : — Origine des madragues. Pêche des thons sous la période grecque. Renseignements historiques. Pèclieries pliénicicnnes de Gadès et autres villes de la Bclique. Pèche des ttions sous Poccupation romaine. Signification de Cete et Cetaria. Anciennes madragues d'Italie et de Sicile Madragues espagnoles. Description. Distinction des madragues sédentaires et de celles à filets mobiles. Pêche des thons à la cerne Grandes pêcheries de Conil et de Zahara. Conces- sions royales. Opinions sur la décadence des madragues. Ancienne pêcherie de Collioure. Des madragues de France et de leurs privilèges. Du libre exercice de la pèche. Réformes et améliorations nécessaires. isus maris publicus ci proprie tas nullius. JUSTIMEN. Parmi les méthodes de pèche en iiscige, il en est plusieurs dont il serait difficile de préciser l'époque de leur invention. Les madras^ues et les bordi^ues sont dans ce cas : ce sont deux arts de pêclie presque ana- logues et très anciens^ les premiers en filets de sparte, tendus k demeure dans la mer à une certaine distance n 310 DES MADRAGUES de la côte, sur des fonds qui dépassent rarement dix- huit à vingt brasses ; les seconds en joncs ou en roseaux, formant palissades à rembouchure des rivières ou des étangs en communication avec la mer, mais disposés les uns et les autres en espèces de labyrinthes pour que le poisson qui s'y engage ne puisse en sortir. On sait que les pêcheurs de Tancienne Grèce avaient établi, près des rivages de la Méditerranée et du Pont- Euxin, des filets sédentaires pour arrêter le poisson de passage et l'enfermer dans ces enceintes. Ces premières madragues furent ensuite exploitées et peut-être perfec- tionnées par les Romains dans les mêmes parages où elles avaient été d'abord établies. Le nom de madrague, appliqué à ces parcs sous-marins, appartient évidem- ment à la langue hellénique. C'est un mot composé du grec MavSxa, parc ou bergerie et du latin aqua., eau. Les modernes auront écrit par corruption madrague au lieu de mandraque. On péchait dans les madragues grecques des thons, des pélamides et autres grands poissons voyageurs ; les unes étaient placées à la sortie du Pont-Euxin. On avait établi les autres dans les eaux d'Héraclée, de Thrace et de Cysique. Le thon se péchait aussi en abon- dance à Samos, à Éritrie dans l'île d'Eubée, à Naxos, à Icarie la poissonneuse. Céphalonie, Zacynthe, Andros et Tenedos participaient en même temps aux faveurs de cette pêche qui se faisait avec bien plus de succès encore en Italie et en Sicile, notamment à Syracuse, à Ceplui- lœdis (Ccfala), à Panorme, à Messine, de même qu'à Tarente, renommée pour ses salines (1), et à Cosa, (1) Noël, Histoire gèiiérale des pêvhes anciennes et modernes, eh. iv, t. i. page 59. ET DES GRANDES PECHES DE THONS Z\ \ cette ville de l'antique ïyrrhénie dont la grande ma- drague, citée par Goltius (1), était si heureusement située, pour la pêclie des scombres, à la pointe de la presqu'île qui joignait le mont Argentaro au continent. Le géographe d'Aniasée a mentionné les anciennes thonnares de l'île d'Elbe ; il en existait en outre sur la côte opposée depuis Portus-Herculi jusqu'à l'em- bouchure de rUmbro fOmbroneJ. La pêche des thons, en Sicile, était exploitée sur une grande échelle au cap Pachynum (Passaro) et depuis Drepanum jusqu'à Li- lybée (Marsala). — Oppien cite les grandes madragues que les Grecs de la colonie phocéenne de Massalie pos- sédaient sur la côte celto-ligurienne ; mais peut-être a-t-on confondu sous la même dénomination différents procédés de pêche employés /i cette époque reculée pour arrêter à leur passage les grandes bandes de thons qui visitaient ces parages. Les pêcheurs des colonies grec- ques purent tout aussi bien faire usage de courantilles volantes, à l'exemple des populations maritimes de ces contrées, ou bien encore employèrent-elles les thon- nares, sortes de filets sédentaires d'un usage très ancien. La pêche à la cerne, avec des filets mobiles, dut aussi leur être familière. Cette manière d'envelopper et d'a- mener les thons sur la plage fut adoptée sur nos côtes de Provence (2) où elle était très usitée au commence- ment du XVII® siècle, avant l'établissement des madra- gues, dont la rénovation ne date que de 1603, comme on le verra bientôt. Pour enfermer les thons avec des filets mobiles, d'a- (i) Hist. urhicum et popul. Greciœ ex antlq. numism. restituta, 317. (2) C'est ce que les péclieuis provençaux, à rimitation des Espagnols, ont appelé Cenchm ou pêche à la cerne. 312 DES MADRAGUES près la méthode que je viens de citer, on s'assurait d'abord de la direction que suivaient les bandes voya- geuses à leur [apparition dans les mers où se faisait la pêche. A cet effet, on plaçait des gens en vedette sur certains points du litloral où l'on avait établi des postes d'observation . Ces guetteurs ou t/mnnoscopes , dont parle Oppien dans ses halieutiques, avaient des signaux convenus qui prévenaient les pêcheurs, dont les barques chargées de retz étaient prêtes à s'élancer en mer à la rencontre des thons, afin de les envelopper et de leur couper le passage. La description d' Oppien, dans le troisième chant de son poëme, s'applique spécialement à ce genre de pêche. Le poëte décrit en ces termes les lieux les plus favorables aux pêcheurs : « // faut faire cholukd'im pavage évasé et abrité des vents vers le plan incliné du rivage. Un habile thunnoscope, en sentinelle sur la cime d\in morne qui domine la mer, guette F arrivée de la bande voyageuse, observe sa marche et sa force, et avertit par des signaux les pêcheurs attentifs » Toutefois, dans ce passage de son poëme, Oppien semble confondre ce genre de pêche à la cerne, au moyen de guetteurs et de filets mobiles, avec les ma- dragues à poste fixe, puisqu'il termine ainsi sa des- cription : « Aussitôt tous les filets sont tendus dans la mer et disposés comme une ville avec ses rues , ses passages et ses portes par où pénètrent les thons en légions innombrables. On dirait une armée... Ils suivent à la file tous les détours de ce labyrinthe, et leurs bandes ne s'arrêtent qu'au moment où les pêcheurs, pleins de joie ^ les soulèvent avec les filets » ET DES GRANDES PECHES DE THONS 313 Cette pêche à la cerne était en usage, de même que celle des madragues, dès les temps les plus reculés. Aristote en a parlé le premier (1). Les Phéniciens, d'après Strahon, avaient construit une vigie près du promontoire d'Hammon, entre Tunes et Oca (2), pour épier le passage des thons. Elien, en traitant de la pê- che de ces scomhres (3), dit qu'elle se faisait dans le Pont-Eaxin avec des barques montées de dix hommes qui employaient des lignes, dont les hameçons avaient pour amorce de la chair de mollusque ou bien un sim- ple morceau d'étoffe rouge qui servait d'appât et auquel ^ , on adaptait deux plumes d'oiseau, sans doute pour imi- ter les nageoires d'un poisson. Mais il nous apprend aussi que les Grecs péchaient les thons à la cerne et que les pêcheurs, réunis ordinairement en cinq grandes barques, montées chacune de douze rameurs, envelop- paient la troupe avec des filets en nappes qu'ils jetaient successivement à la mer en embrassant, dans leurs ra- pides évolutions, un grand espace semi-circulaire, afin de chasser vers le rivage tous les poissons qu'ils étaient parvenus à renfermer et qui fuyaient devant eux. Cette facilité avec laquelle les thons se laissaient prendre était due, suivant notre auteur, à la timidité naturelle de ces scombres, qui, effrayés par l'obstacle qu'on leur oppo- sait, et peut-être aussi par le bruit des barques et les cris des pêcheurs, se précipitaient à l'envi vers l'espace de mer qui leur restait ouvert et par lequel ils croyaient se sauver. Mais de tous les procédés en usage pour s'emparer .1) API2T0TEAH2 ucpi' ^loxovi'çopiaç, iv, 10. (2) Tunis et Tripoli. (3) AÏAIANO— . rrepi ^!oxovioioTy|TOç, XV, 5. 314 DES MADRAGUES des thons de passage (courantilles-volantes , lignes de traîne, filets mobiles ou sédentaires), la pêche à la cerne et celle au moyen des madragues semblent avoir été les plus généralement répandues. Ce furent les Phé- niciens qui les premiers mirent les madragues en vogue parmi les pêcheurs de Gadés, et ces sortes de pêcheries devinrent communes à toutes les colonies qu'ils fon- dèrent successivement depuis Emporias, dans l'Hispa- nie citérieure, jusqu'aux colonnes d'Hercule (fretum herculeum gaditanum). D'après un passage du Périple d'Hannon et une citation de Strabon, ils étendirent même leur système de pêche dans l'Océan, sur la côte d'Afrique, jusqu'au fleuve Lixo (1), probablement dans ce golfe que les géographes latins désignèrent ensuite sous le nom d' Emporicus sinus où Ton dit que les Phé- niciens avaient établi de grands entrepôts. Campo- manes a partagé cette opinion sur l'identité du système de pêche des anciennes villes de la Bétique et des co- lonies Africaines : «Ces pêcheries d'Afrique, dans cette partie de la côte qui appartient aujourd'hui au royaume de Maroc, dit-il, témoignent du zèle des gaditans flos de cadiz) pour les entreprises maritimes, puisqu'ils ne se contentèrent pas des pêcheries qu'ils possédaient en Espagne. Les établissements qu'ils fondèrent sur l'autre côte étaient, je pense, des madragues pour les thons, et c'est à ces pêcheries que se réfèrent les médailles phéni- ciennes de Gadés et les thons qu'elles représentent (2). » (1) Voyez Noël, Op. cit., page 12". (2) «... Estas pesquerias à la Costa de Africa, en lo que hoy es reyno de Marrue- cos, prueban la gran aplicacion de los de Cadiz à la maritima, no contentandose con las que tenian en la costa de Espana. Pienso que eran almadrabas de atunes, que en esta Costa tenian formadas, y à eslo aluden las médaillas fenicias de Cadiz y atunes que estan en ellas. » Campomanes. Antiguedad maritima de la républica de Cartago, S7. ET DES GRANDES PECHES DE THONS 31 0 Mais Cadix, l'antique Gadés, comme l'observe le savant auteur de V Histoire générale des Pêches, n'était pas la seule ville d'Espagne à qui la pèche des thons dispensait ses faveurs. Carteia, la tarlesse des Grecs, placée sur la côte de la Bélique, dans la partie la plus resserrée du détroit, sut profiter des avantages de sa position : son industrie rivalisait celle de Gadés ; aussi connaît-on beaucoup de médailles de Carteia, à rem- blême du thon, qui font évidemment allusion à la [lè- che de ce scombre. II La pêche des thons, qui avait fait la fortune de Gadés et de plusieurs autres villes du littoral de la Bétique, fut continuée avec succès sous la domination romaine. Abdera, ancienne colonie phénicienne fit frap- per des médailles pour perpétuer le souvenir de ses importantes pêcheries, qui ne peuvent avoir été que des madragues ou des postes de pêche analogues. L'an- tique Cetobriga, ville lusitanienne à l'embouchure de rAnas(l) et non loin de Setubal, ne fut pas moins célèbre par les pêcheries que son nom rappelle (2). (1) Le Guadiana. (2) Voici la traduction d'un fragment de la description de Castro, auteur portugais, au sujet des anciennes pêcheries de Cetobriga : « Ce nom signifie ville de nombreux, et grands poissons. Briga, dans la langue des anciens Lusitaniens, signifiait ville ou forteresse et Cette, poisson de grande taille, Barreiras (géograf 6S ) est de cette opinion : il affirme que de son temps il exis- tait encore sur l'emplacement de cette ancienne ville des vestiges d'établissements de salaison (salgadeiras) pour préparer le poisson, car il y avait eu dans ces parag'.'S de grandes pêcheries et l'on apercevait au fond de l'eau des ruines d'édifices, au té- moignage de Resende. » Castro, mappa de Portugal anfiguo è modevno, t. 17. 316 DES MADRAGUES Celui de Selubal, l'ancienne Cetobra, est aussi dérivé de Cete^ dénomination sous laquelle les Romains, qui partagèrent l'erreur des Grecs , désignaient le thon qu'ils rangeaient comme eux, parmi les cétacés. Silius Italicius, en parlant des grandes thonnares de Cephala en Sicile, s'est servi de cette même expression appliquée en général, par les anciens, à tous les grands pois- sons (1). Le nom de Cetaria qu'ils donnèrent aux éta- blissements affectés à la salaison des scombres et des autres espèces susceptibles d'être conservées par des préparations salines, provient aussi de Cete. Ovide a dit : Plures annahunt thunni cetaria crescent, et Pline, au sujet d'un énorme poulpe, qui s'introduisait de nuit dans les bassins de salaison de Garteiae pour faire pâ- ture du poisson qu'on y préparait, a employé le même nom : Carteiœ. ia cetariis. Les anciens itinéraires ma- ritimes mentionnent sur les côtes d'Italie la station de Cetaria domitiana^ que Targioni a cru reconnaître dans le petit port de Santo-Stefano ('l). La terra cetaria était cette partie du littoral de la péninsule italique qui s'étendait de Ségeste au cap Santo-Visto des modernes. Ainsi Cetaria^ pour les anciens était à la fois le poste de pêche et l'établissement de salaison. Ce même nom de Cetaria^ remplacé par celui de Cedreyra, a été conservé en Espagne à plusieurs petits ports de la côte de Galice où existèrent de grandes pêcheries (3). (1) Quaeque piocelloso cephalœdias ora profundo Cœruleis horret carapis pascentia Cete. , SU. italiens, xiv, 252. (2) Targioni : Tozzetfi Rela%ioni d' alcuni viaggi, ix, 313. (3) Puerto Cedreyra, à quatre lieues de Ferrol, et deux, autres ports du même nom à Rio de Noya et à Rio de Yigo. Reguart : Dict. hist., de los artes de pesca nacional, tome 1^% p. 10, note. ET DES GRANDES PECHES DE THONS 317 Les modernes, en adoptant la dénomination spécifique que les Latins donnèrent au thon fthyimusj, en ont dé- rivé thonnare ou thonaire, pris souvent comme syno- nyme de madrague , et que l'on a appliqué en même temps à ce genre de pêche et aux filets mobiles qui servent aussi à prendre les thons. De là est résulté une confusion que les Espagnols ont encore aggravée en dé- signant indistinctement sons le nom de madrague (al- madraba) les divers engins de pêche, soit qu'il s'agit d'arrêter les thons de passage au moyen de fdets séden- taires ou bien de les cerner avec des filets mobiles, comme je l'ai déjà expliqué. C'est ce qui m'oblige, en traitant des madragues, de donner aussi des renseigne- ments sur les grandes pêches à la cerne, me réservant de décrire, en son lieu, la pêche à la thonnare que Ton pratique plus particulièrement sur nos côtes de Pro- vence. III Les progrès qu'avait fait la pêche des thons chez les anciens Grecs se maintinrent sous la période romaine, surtout à l'époqiie des empereurs, longtemps après que la Grèce eut été soumise. On continua de pêcher beau- coup de thons à Samos, à Bysance, à Caryste et en Sicile; les produits annuels de cette pêche placèrent toujours ces scombres au rang des poissons les plus utiles ; elle conserva longtemps sa réputation et son impor- tance ; elle perdit l'une et l'autre, lorsque les nations du nord eurent envahi l'Italie. Il n'en est plus fait 318 DES MADRAGUES mention dans les écrivains du Bas-Empire (1). Toutefois, au ix® siècle de notre ère, lorsque les Agla- bites s'emparèrent de la Sicile, que les Grecs occupaient encore, l'histoire nous signale des pêcheries de thons, établies ou restaurées par les nouveaux conquérants (2). Ces pêcheries (thonnares ou madragues) étaient sans doute les mêmes que celles exploitées auparavant par les populations grecques expulsées. L'île de Lampéduse fut alors habitée par des Arabes qui vendirent aux chrétiens le thon de leur pêche. Toutes les petites îles voisines de la Sicile eurent des établissements lixes pour la pêche de ces poissons recherchés, et les pê- cheurs de la Sardaigne prirent part à cette industrie lucrative. Au XI® siècle, après que Roger le Normand eut chassé les Arabes de la Sicile, la pêche des thons reprit une nouvelle activité. On établit même des thonnares sur la côte de Calabre, de l'autre côté du détroit de Messine (3); en 1176, celles de l'île de Fimi furent cédées au mo- nastère de la Vierge de Montréal, par Guillaume II, et en 1210, ce roi de Sicile accorda diverses redevances, sur la thonnare de Palerme, à l'archevêque de cette ville. 11 est encore fait mention des pêcheries siciliennes en 1317 et en 1326 (4). Si je me plais à citer ici quelques uns des renseigne- ments que me fourmit V Histoire des pêches anciennes etc., je ne partage pas cependant l'opinion de l'illustre savant auquel on doit le premier volume de ce bel (1) Noël: Op. cit., p. 161. (2) Airoldi : Codice diplomatko di Sicilia soto il governo degli Arabi. (3) Biirman : Thesorus antiquorum^ etc.. ix, 57. (4) Noël: Op. cit., p. 260 et 261. ET DES GRANDES PECHES DE THO.XS 319 ouvrage (1), lorsqu'il avance que, « depuis la chute de l'empire d'occident, l'Espagne n'était plus cette contrée qui expédiait le thon salé de ses pêcheries à toutes les villes et régions maritimes que baigne la Méditerranée et qui portait au loin la renommée des productions de l'ancienne Gadés. » Malgré que l'Espagne eût subi suc- cessivement le joug des Goths et celui des Maures, elle ne négligea pas la pêche des thons sous la domination de ces derniers. J'ai déjà fait observer, dans mon pre- mier chapitre, qu'à l'époque de la conquête du royaume de Valence en 1238, par Jaime I^"" d'Aragon, l'organi- sation d'un système de pêche analogue à celui des ma- dragues fencanisadasjy était en grande prospérité dans les lagunes de l'Albufera et de Mar-Menor, situées sur cette côte que les Arabes occupèrent pendant plus de six cents aus. 11 est probable que la pêche des thons, au moven de filets sédentaires ou mobiles, fut aussi en usage dans cette partie de la mer Ibérique si fréquentée par les scombres et d'où les populations maritimes avaient toujours tiré leurs principales ressources. Les Arabes adoptèrent l'expression grecque de madrague, dont ils firent dans leur langue Almadrab^ pour dési- gner la pêche des thons. Cette expression s'était trans- mise sans doute de conquête en conquête en passant successivement des anciens Grecs aux Carthaginois, puis aux Romains et de ceux-ci aux Goths et aux Grecs du Bas-Empire, que les Arabes conquérants chassèrent, en 71 1 , des provinces méridionales d'Espagne où ils (1) Noël de la Morinière, ancien inspecteur de la navigation et membre des prin- cipales Académies scientifiques d'Europe, mourut avant d'avoir pu compléter la pu- blication de son ouvrage sur les pêches anciennes et modernes, dont le premier volume seulement a été imprimé en 1815. 320 DES MADRAGUES s'étaient établis sous le règne de JusLinien. Tout porte donc à croire que la pêche des thons fut poursuivie sans grande interruption sur tout le littoral Ibérique depuis les temps anciens jusqu'à l'époque où les Espa- gnols restèrent maîtres absolus de cette côte si enviée. Ainsi, bien que, à défaut de renseignements historiques, nous ne puissions établir aucune preuve certaine, nous pensons néanmoins que les madragues espagnoles des temps modernes sont la continuation des anciennes et qu'il en est de même sur toutes les côtes de la Médi- terranée dans les principales stations de pêche où af- fluent les thons à l'époque de leurs migrations. Les madragues de nos côtes de Provence, celles d'Italie et de Sicile, les thonnares de la Sardaigne (1), les deux grandes madragues de la régence de Tunis, l'une dans le golfe de Biserte et l'autre près du cap Bon (2), toutes ces pêcheries, dis-je, ont été établies d'après le même système transmis de siècle en siècle et dans lequel il faut reconnaître que les Espagnols sont passés maîtres. (1) En 1842, les principales étaient celles de Carlo-Forte, de Villa-Marina et d'Azinare, qui appartenaient au duc de Pasqua, celle de Cagliari qui était du do- maine de l'Etat et la madrague du détroit de lîonifacio, exploitée alors par une association. Ces madragues Sardes et celles de l'île de Corse étaient déjà en grande réputation au xyii^ siècle, surtout celles de Sassari, ainsi que les pêcheries de Porto-Paglia et de l'île San-Pedro. (2) Outre les liions (jui pénètrent en grand nombre dans ces madragues, on y prend aussi beaucoup de pélamides et quelques espadons (xiphiaa gladiolm) qui s'énagent dans les filets à la poursuite des thons et dont la chaire n'est pas moins estimée que celle des scombres On évalue à 5,000 la quantité de thons qu'on prend annuellement dans ces pêcheries Le poids mttyen de ces poissons est ordinairement de 100 à 150 kilogrammes, mais on en pêche souvent qui pèsent jus((u'à 300 et même 350 kilogrammes. On a vu des années très fructueuses; en 1824, par exem- ple, la madrague de Biserte, près la pointe de Zébib, pécha, à elle seule, plus de 10,000 thons, tandis que cette même année les madragues sardes, au nombre de dix ou douze, ne purent ensemble atteindre ce chitfre. Les thons des pêcheries tunisiennes, après avoir été salés, s'expédient à Livourne, ET DES GRANDES PECHES DE TUONS ;]2I IV Sur la cote méridionale de cette antique péninsule ibérique, la pêche des thons doit avoir été pratiquée de temps immémorial depuis le golfe de Rosas jusque vers l'embouchure du Guadiana, en employant des procédés divers suivant les parages. La pèche à la cerne , qui s'est toujours faite à Conil sur une très grande échelle, avec des filets mobiles, est celle que les espagnols dési- gnent sous le nom à' Almadraha de vista , qu'on peut traduire par madrague de guel, c'est-à-dire au moyen de guetteurs. Dans d'autres parages, ce sont de véri- tables madragues sédentaires, mais dont les dispositions, la grandeur et le nombre de filets varient suivant les localités où elles sont établies. Les unes, comme celle de Scombrera, près de Carthagène, ont reçu le nom à'Al- madraha de monieleva, qui signifie qu'on peut les monter et les enlever au besoin. Les autres, qu'on ap- pelle almadraha de bûche (madrague de gueule), sont composées comme les premières de fdets do sparte Gênes, Naples, cXz. Toutefois, depuis une vingtaine d'années, le rendement de ces pêcheries a beaucoup diminué et les fermiers ne couvrent plus leurs frais, qui sont énormes, étant obligés de tirer du dehors tout le matériel de pêche. Leurs dépenses pourTexploitation des deux madragues dépassent souvent 75,000 francs y compris la redevance ou fermage (ju'ils payent au Dey, auquel appartiennent aussi les pêche- ries des lagunes de Biserte, dont il retire environ 100,000 piastres. Ce sont des es- pèces debordigucs, oi!i, selon la saison, on prend beaucoup d'aurades (spams au- raia), surtout en octobre et novembre. Les anguilles et les muges abondent aussi dans ces étangs salés. La petite pêche dans le golfe de Biserte, produit ^ni outre plus de "20,000 francs de poissons de différentes qualités. 21 322 DES MADRAGUES et de filets mobiles en gros chanvre que, dans l'acte de la pêche, on manœuvre de manière à chasser le poisson dans l'enceinte de la madrague : telle est celle de Ter- ron. Au cap de Gâte, à Valerma, à Carbonero, on emploie des seines de grande dimension, avec les- quelles on embrasse une vaste étendue de mer, au passage des thons, pour ensuite haler de terre l'im- mense filet à force de bras et amener le poisson sur la plage. Parmi les madragues sédentaires, il en est dont l'en- trée regarde l'occident, afin que les thons, à leur arrivée dans la Méditerranée en venant de l'Océan , d'après l'opinion admise , pénètrent par cette ouverture lors- qu'ils remontent la côte. On dit, dans ce cas, que la madrague est de passage (almadraba de paso). D'autres ont leur entrée en sens inverse, c'est-à-dire vers l'orient : ce sont alors des madragues de retour f almadraba de retornoj, où les thons s'engagent en redescendant la côte quand ils vont repasser le détroit. Enfin, quelques- unes présentent à la fois deux entrées pour le poisson qui va et pour celui qui revient. Notre ancienne ma- drague de Bandol, sur la côte de Provence , était ins- tallée dans ce genre. Nous avons eu aussi, sur plusieurs points de notre littoral, des madragues de retour qui faisaient des pèches abondantes et prenaient souvent de très grands thons aux mois d'août et de septembre. En général, la plupart de nos madragues sont à peu près pareilles à celles d'Espagne ; les unes ont leur entrée vers l'occident et les autres vers l'orient, pour profiter du passage des thons, soit lorsqu'ils se dirigent vers le détroit, soit lorsque ces poissons migrateurs se rendent dans la mer Noire dont les eaux, suivant l'ancienne ET DES GRANDES l'ECllES DE THONS ;}23 croyance, sont plus favorables à l'accomplissement du frai. Cette opinion ne s'appuie pourtant sur aucun fait bien précis. On dit que les thons, à leur première appa- rition dans nos mers, sont beaucoup plus gros qu'à leur retour, et l'on en a conclu qu'ils rentraient dans l'Océan fatigués de l'acte qu'ils étaient venus accomplir dans les eaux de la mer Noire. Tout cela est fort dou- teux : ce qu'il y a de plus certain, c'est que les thons au premier âge, c'est-à-dire à l'état de fretin, sont fort rares dans notre Méditerranée. Parmi les grandes bandes qui s'introduisent dans les madragues, on prend des poissons de quinze à vingt livres en toutes saisons. Les vieux voyagent avec les jeunes, et beaucoup de femelles ont leurs ovaires pleins, qu'elles viennent de l'Océan ou qu'elles y retournent, puisque les pécheurs trouvent ces organes en bonne condition pour en faire de la poutargue pressée^ espèce de caviar. Les nombreuses madragues qui existaient en Sicile au xvii® siècle, étaient toutes d'arrivée. En 1805, on en comptait une trentaine et d'autres encore sur les côtes du royaume de Naples. La pèche d'arrivée avait lieu au commencement du printemps et celle de retour de juin en août. Dans le golfe de Venise, les thons se présentent d'août en octobre ; ([uelques uns sont de gros poissons du poids de cinquante livres et même de plus de cent, mais le plus communément ils ne pèsent que vingt à quarante livres. Ces bandes sont souvent précédées par les sardines que chassent les thons, poursuivis eux- mêmes par les dauphins. y' I 324 DES -MADRAGUES Qu'on se figure un vaste parc sous-marin, assem- blage régulier d'immenses filels en sparterie, formant les parois d'un grand quadrilatère, puis d'autres retz de même nature servant de cloisons entre divers com- partiments, et l'on aura à peu près le tracé d'une ma- drague. — Ces cloisons en filets se divisent verticale- ment en deux: parties, dont Tune est fixe et l'autre mobile, qu'on peut enlever et replacer à volonté en la laissant tomber au fond de la mer pour faciliter l'entrée au poisson ou bien en la hissant jusqu'à fleur d'eau pour l'empêcher de ressortir» — Le dernier comparti- ment de la madrague, auquel nos pêcheurs ont donné le nom de corpou (copo en Espagnol ou chambre de mort, parceque c'est là que le poisson se prend et vient expirer), est en gros chanvre à mailles très serrées. Tout cet attirail, qui occupe une étendue considérable, est disposé de manière à rester tendu, du fond de la mer jusqu'à fleur d'eau, en conservant sa position et sa forme au moyen d'un certain nombre d'ancres de poste et de grosses pierres qui l'assujettissent et d'une multitude de paquets de liège et de bouées pour sou- tenir tous ces engins, les retenir à la surface et main- tenir les parois de l'enceinte dans leur position verticale et rectiligne (1). (1) La tention n opère que sur les ralingues qui supportent les filets formant les murailles ou parois de l'enceinte. Ces filets, au contraire, doivent avoir du jeu, afin ET DES GRANDES l'KCIlES DE THONS 325 C'est par ces ingénieuses dispositions qu'on est par- venu à former ces vastes labyrinthes sous-marins qui occupent souvent un espace de douze mille mètres car- rés dans les parages convenables à la pêche des thons. Ces beaux scombres s'y introduisent souvent par bandes , de quatre à cinq cents, lorsqu'ils remontent ou redes- cendent la côte à l'époque de leur passage dans nos mers. Mais comme ces immenses filets restent à poste lixe pendant plusieurs mois de l'année, beaucoup d'au- tres espèces voyageuses ou aventurières, telles que péla- mides, maquereaux, bonites, sardines, bogues, etc., pénètrent aussi dans les madragues en innombrables légions et viennent augmenter les bénéfices de la pêche. Le choix d'un bon poste pour l'établissement d'une madrague réclame une pratique consommée et beaucoup de connaissances en matière de pêche. Il faut avoir vu soi-même l'installation de ces curieuses pêcheries pour concevoir tout ce qu'il a fallu d'adresse, de combinai- sons et d'expérience pour prévenir les avaries dans cette longue enceinte composé de tant d'engins divers, au sein d'une mer capricieuse, bien des fois tourmentée et traversée par des courants, dont il faut maîtriser la force. 11 est des madragues qui ont plus de deux cent- quarante mètres de long, sur quarante à cinquante de large; elles sont souvent situées à demi-lieue de la côte, • dans des profondeurs de vin^t à vin£>t-deux brasses. Or, pour maintenir tout cet appareil dans un ordre de céder, sans grande résistance, au mouvement du flot. C'est ce que les pêcheurs désignent par faire la panse. A cet effet, si la madrague est calée par seize ou dix- huit Liasses de profondeur, on donne aux fdcts d'enceinte vingt-deux à vingt-quatre brasses de hauteur ou tombée. 326 DES MADRAGUES rectiligne et une position verticale, il est besoin de beaucoup d'ancres de fer et de grosses pierres mouillées sur le fond où repose la madrague. C'est un poids d'environ 25,000 kilogrammes : les gros cordages qui sont fixés aux ancres, ont plus de quatre-vingts mètres de long et se brident sur les parois de l'enceinte (1), pour que ces murailles en fdets conservent leur position ; les grosses pierres assujettissent au fond de la mer toute la base de la madrague, dont la partie supérieure, comme je l'ai déjà dit, est maintenue à fleur d'eau par les flottes de liège. De fortes amarres, tendues en outre d'un bord à l'autre de l'enceinte, dans la direc- tion des cloisons transversales, maintiennent les parois à leurs distances respectives, tout en consolidant les côtés (2). 11 est bon d'observer, pour complément de ces indi- cations, que les quatre premiers compartiments d'une madrague ;, à partir de l'extrémité opposée au cor- pou (3), ne sont formés que par les filets d'enceinte qui restent toujours en place, et par ceux des cloisons qui se composent comme on sait déjà, de deux parties, une fixe et l'autre mobile qu'on peut déplacer à volonté, (1) Ces cordages sont amarres de distance en distance sur les ralingues supé- rieures des filets d'enceinte. (i2) Voici en résumé la composition du matériel nécessaire à l'installation d'une madrague : Trois cents pièces de gros cordages en sparterie, deux cents pièces de lilets de même matière, soixante pièces de filets à mailles moins larges, six pièces filets en gros chanvre et à mailles serrées, huit quintaux cordages en chanvre, trois cents quintaux petites cordettes pour lier les filets, deux cents paquets de liège, vingt-cinq ancres en fer, trois cents à quatre cents quintaux de grosses pierres, cinq hateaux de service. (3) Cette partie opposée au corpou est appelée tête dîi levant dans les madragues de retour, c'est-à-dire dans celles où le poisson arrive du côté de l'Est. ET DES GRANDES PECHES DE THONS 327 afin que le poisson puisse passer d'un compartiment à l'autre. Ces différentes cliambres n'ont pas besoin d'être closes ni en dessus ni en dessous, puisque, d'une part et sur les deux tiers de son développement, la madrague repose sur le fond même où elle est calée, sans laisser d'issue au poisson par les parois de l'enceinte, et que, d'autre part, la partie supérieure se trouve fermée par les lilets qui arrivent à fleur d'eau. Cette même dispo- sition règne sur toute la superficie de la madrague d'une extrémité à l'autre : les Hottes de liéije et les bouées soutiennent sur l'eau les ralingues auxquelles sont attacbés les filets du pourtour; l'enceinte est fer- mée de toute part, hormis du côté de terre où la mu- raille de filets est interrompue et laisse l'entrée libre aux poissons (1), qui, une fois engagés dans le laby- rinthe sous-marin, ne peuvent plus en franchir les limites. Mais dans la partie inférieure des comparti- ments qui se succèdent, à partir de la quatrième chambre jusqu'à celle de mort, les dispositions sont changées. Ici, bien que les compartiments restent tou- jours ouverts dans la partie supérieure, ils sont fermés dans le fond par un filet à mailles serrées formant ber- (t) Une forte amarre forme simplement de ce côté de l'enceinte la ligne de con- tinuité des parois et sert en même temps à les maintenir dans leur position rectili- gne. Cette amarre est soutenue par des lièges. La grande entrée se trouve donc située entre la première et la troisième chambre, et les poissons pénètrent dans la madrague par ce compartiment intermédiaire et ouvert, auquel on a donné le nom de grandou. Entre la troisième chambie nommée borde naroti, et la quatrième le pichou, il n'existe pas de véritable cloison, mais un iilet, tendu verticalement, forme la séparation. Ce filet, en sparterie, est à mailles tellement larges que les plus gros thons peuvent passer au travers sans la moindre difficulté. Ces poissons en traver- sant ce filet, contre lequel souvent ils se froissent, s'en éloignent aussitôt épouvantés et continuent leur marche en avant. 11 n'est pas d'exemple de les avoir vu revenir en arrière. ^? 328 DES MADRAGUES ceau et dont la nappe vient s'unir à celle des parois de l'enceinte. Ce filet descend obliquement dans la mer à partir du corpou qui termine la madrague (1). Tout cet appareil est solidement lié, afin d'opposer une grande résistance, car les thons sont des poissons très vigoureux; il en est qui pèsent plus de 200 kilo- grammes ; ils impriment parfois aux filets de violentes poussées et s'ils parviennent à faire une trouée, il peut s'en échapper un grand nombre. Une partie importante me reste à décrire : c'est la queue. Elle est formée d'une estacade de filets en spar- terie qui se prolonge depuis l'entrée de la madrague, par où doit pénétrer le poisson, jusqu'à la côte. Ainsi cette queue a parfois près de deux mille mètres d'éten- due, suivant la distance de la madrague au rivage. La largeur du filet ou plutôt sa hauteur verticale, à mesure que la queue se rapproche de terre, diminue propor- tionnellement à la profondeur de la mer. Elle est des- (1) Le filet dont il est ici question embrasse le corpou, le plan et le pichoti. Ces trois dernières divisions de la madrague vont en diminuant de largeur d'un bord à l'autre jusqu'au corpou qui n'a plus que neuf mètres de large à son extré- mité, où se trouve posté le bateau de garde, presque autant sur les deux côtés latéraux et quinze mètres sur la bande opposée au bateau. Toute cette partie de la madrague est très solidement construite ; les mailles du filet sont graduellement plus serrées jusqu'au corpou dont les mailles sont entièrement fermées, afin d'op- poser plus de résistance. A partir du corpou, le filet descend sous \eplan en faisant coquille et se prolonge jusque sous la cbambre adjacente, le pichou. Une forte amarre, qui porte à chaque bout un poids de pierre, sert à fixer le filet sur le fond pour que le poisson, à son entrée dans le picliou, ne puisse s'échapper en passant au-dessous. Je ne saurais terminer les deux notes, qu'on vient de lire, sans avouer qu'après avoir étudié le système compliqué des madragues et les nombreuses modifications dont elles sont susceptibles, j'ai reconnu qu'on pourrait simplifier encore ces pêche- ries eu diminuant le nombre de compartiments. La première chambre du moins m'a toujours paru superflue. ET DES GRANDES PECHES DE THONS 329 tinée à fermer le passage au poisson qui tenterait, dans sa marche, de franchir l'espace compris entre la ma- drague et la côte (i ) . ^^i^ VI Sans entrer dans de plus longs détails sur un appa- reil de pèche aussi compliqué , expliquons maintenant comment d'immenses bandes de poissons viennent s'en- fermer dans ce vaste labyrinthe. Supposons qu'une de ces grandes migrations de thons qui remontent la côte rencontrent la queue d'une madrague lui barrant le passage : la bande aussitôt, au lieu de rebrousser che- min, cherche à gagner la haute mer en longeant l'obs- tacle. Mauvaise manœuvre ! cette marche va lui être fatale. Les thons, déjà effrayés, pénètrent dans l'en- ceinte par la grande passe qui se présente devant eux et qu'on a laissé ouverte à dessein ; toujours guidés par leur instinct migrateur, ils poursuivent leur route vers l'orient en longeant la bande de la madrague parallèle à la côte. S'internant ainsi de chambre en chambre, ils franchissent successivement les portes-cloisons situées précisément sur la ligne de leurs parcours, et les pê- cheurs, qui les guettent au passage, laissent tomber aus- sitôt derrière eux les filets de clôture. Les voilà enfermés pour ne plus sortir ; ils sont déjà dans le pichou qui précède le corpou et vaguent dans cette enceinte entiè- (1) Cette estacade de filets est assujettie sur le fond par de grosses pierres et niaiutenuc à fleur d'eau comme une barrière par de fortes amarres et des flottes dé liège. ! 330 DES MADRAGUES rement close. Alors les pêcheurs, montant deux bateaux, font descendre dans la mer un filet à ralingue plombée qu'ils tiennent tendu verticalement d'un bord à l'autre du pichoii et qu'ils promènent dans ce compartiment en chassant les thons devant eux. C'est la manœuvre qu'on nomme en gare (garer le poisson pour l'amener dans l'espace qui précède le corpoii). Les thons, cernés de toute part et de plus en plus pressés, se précipitent en avant vers le passage qu'on leur ouvre, mais dès qu'ils l'ont franchi, on laisse tomber derrière eux le iîlet de clôture et l'équipage d'un des bateaux, soulevant le filet du fond en le saisissant par les mailles, s'avance vers le corpou avec l'embarcation en travers pour con- tinuer la chasse (1). Arrivés à la première bande du corpou^ les pêcheurs accrochent le filet au plat-bord de leur bateau, qui se trouve alors faisant face à celui de garde, placé aussi en travers en tête de la madrague et soutenant le corpou par la bande opposée ; au même instant deux autres bateaux de service, qui ont suivi la manœuvre, se rallient pour former le carré et main- tenir les deux autres bandes. Le corpou n'est plus alors qu'un bassin concave enfermé entre les quatre bateaux. Cinq ou six cents thons, du poids moyen d'environ 50 kilogrammes, et dont les plus gros pèsent de deux à quatre quintaux, sont souvent agglomérés dans cet espace où l'eau n'a que très peu de profondeur. Qu'on juge maintenant de l'effet que doit produire (1) Cette manœuvre s'exécute avec assez de promptitude par les six ou sept hommes d'équipage du bateau, qui, la poitrine appuyée sur le plat-bord, avancent en halant sur les mailles du filet du fond, c'est-à-dire sur cette partie désignée sous le nom de plan. A mesure qu'ils avancent, en chassant le poisson devant eux, ils rejettent à la mer la portion de filet qu'ils ont amenée à la surface et font passer leur bateau par- dessus. ET DES GRANDES PECHES DE THONS 331 cette multitude de grands poissons , aux brillantes nuances d'argent et d'acier bruni, éperdus de peur, se heurtant avec violence, cherchant à fuir dans toutes les directions et faisant rejaillir les eaux écumantes sous leurs bonds désespérés. Quelques-uns, dans un effort suprême, s'élancent hors de l'enceinte pour retomber lourdement dans les bateaux qui la cernent. Oh î c'est un spectacle des plus émouvants, qu'aucune description ne saurait rendre ; une scène extraordinaire qui vous passionne, vous fascine et donne comme le vertige. J'ai vu un anglais, rester impassible spectateur jusqu'au moment où l'on soulevait ce fdet surchargé de poissons, s'animer tout à coup jusqu'au délire, et dans son exal- tation, s'élancer tout vêtu au milieu de l'enceinte. Je l'ai vu î Vingt thons au moins lui passèrent sur le corps avant qu'on put le repêcher, et le brave gentle- man, ivre de joie, fier des hourras de la galerie, rentra dans le bateau, tout ruisselant, et tenant triomphale- ment par la queue un jeune thon qu'il avait pu saisir. . Tous ces beaux poissons passent bientôt du corpou dans les barques : les pêcheurs s'en emparent avec une adresse admirable, en les faisant sauter dans les embar- cations d'un coup de main, dont ils ont l'habitude, ou bien en accrochant les plus gros avec des gaffes. La scène n'a pas moins d'intérêt quand, au lieu de thons, ce sont des légions de maquereaux ou de sardines qui ont pénétré dans la madrague. Les premiers, au corps ondulé de lignes bleues sur un fond verdâtre, nagent encore avec rapidité dans l'étroit bassin qui les renferme ; mais leur masse compacte offre aux pêcheurs une capture facile. On les compte souvent par milliers et ils sont embarqués par corbeilles. Les sardines, aux 332 DES MADRAGUES reflets argentés, fuient en parcourant le tour de l'en- ceinte , cherchant partout une issue ; puis , comme résignées et toutes palpitantes, elles s'accumulent au centre, où on en remplit de grands paniers. Le cor fou une fois vide, les barques qui l'entourent larguent les ralingues, et le filet redescend au fond de la mer pour reprendre sa première position. Le poisson est expédié vers le marché par les bateaux de service, et le reste des équipages retourne à terre en emportant sa part de pêche, car quelle que soit la quantité de poissons pris, on met toujours en réserve ce qui doit servir à l'ali- mentation journalière du personnel de la madrague. J'ai assisté bien des fois à cette distribution qui est des plus curieuses : le poisson à répartir est déposé sur le sol d'un grand hangar où s'abritent les pêcheurs ; un ancien patron, après avoir réglé et séparé en petits tas le poisson qui correspond à chacun, va prendre un vieux jeu de carte enfermé dans son bahut. C'est à peine si on peut en distinguer les couleurs sous la graisse huileuse qui les couvre. Le rey (1 ) ou patron en chef de la madrague, a pour lui les quatre rois ; les valets sont la part des patrons des bateaux ; chaque homme de l'équipage a sa carte. L'ancien mêle le jeu et d'un air magistral dépose soigneusement sur chaque tas la carte qu'il tire. Les parts sont bientôt enlevées par ceux à qui elles appartiennent ; quelques pêcheurs gardent la leur pour la consommer, mais la plupart la vendent à l'instant aux gens des campagnes voisines (1) Cette expression de rey, par laquelle les pêcheurs provençaux désignent le patron en chef de la madrague, ne saurait dans ce sens se traduire en français par le roi. Tout donne lieu de croire que nos pêcheurs ont voulu appliquer à leur principal patron le même nom que lui donnent les Espagnols : arraes ou arraiz, qui provient de l'arabe rah ou reys, chef ou capitaine.. ET DES GRANDES PÊCHES DE THONS 333 accourus sur les lieux afin de se procurer cette marée, fraîche qu'on achète toujours à très bon marché. Cette opération de la pêche des thons, qu'on appelle la levée, s'exécute deux fois par jour, pendant Tépoque de l'année que les madragues restent en place (calées)^ à moins que l'état de la mer ne s'y oppose. La première levée a lieu à l'aurore, et la seconde un peu avant la nuit; mais si on reconnaît que le poisson donne ^ les levées se répètent plusieurs fois dans la même journée. Il peut convenir parfois de laisser les thons enfermés dans une des chambres de la madrague, pour les con- server quelques jours comme dans un vivier. Cela ar- rive lorsque ces poissons abondent plusieurs jours de suite et qu'on ne veut pas en apporter de trop grandes quantités à la fois sur le marché, dans la crainte d'une mauvaise vente ; mais ces sortes de cas sont fort rares. Les madragues à poste fixe offrent de très grands avantages : le poisson peut y pénétrer à toute heure pendant tout le temps que les filets restent à la mer. Outre les thons qui s'introduisent dans ces labyrinthes sous-marins, les pélamides, les bonites, les sardines, les maquereaux et d'autres poissons y pénètrent aussi. Ces engins pèchent par tous les temps, quel que soit l'état de la mer. Quelque nombreuses que soient les bandes voyageuses qui donnent dans une madrague , elles y restent enfermées alors même que les pêcheurs ne peu- vent les retirer d'un seul coup. Les troupes de thons de passage qui longent une madrague, sans y pénétrer, ne se dispersent pas et continuent leur route en remon- tant ou en descendant la cjjte ; rien n'empêche que ces bandes ne s'engagent dans les autres madragues placées sur leur route. 334 DES MADRAGUES VII Cependant tous les thons que l'on pêche dans la Mé- diterranée ne se prennent pas dans les madragues sé- dentaires : on obtient souvent, à moins de frais (1), de plus grands résultats par la pêche à la cerne que les Espagnols, comme je l'ai dit plus haut, désignent sous le nom à' almadraba de visla. Ces sortes de pêcheries, d'origine aussi ancienne que les madragues à poste fixe, sont toujours en usage sur plusieurs pohits du littoral de la péninsule, et il serait à désirer qu'elles se généra- lisassent aussi chez nous , aujourd'hui surtout qu'on a supprimé la majeure partie des madragues qui gênaient la navigation côtière, sur les lignes de cabotage exploi- tées par nos bâtiments à vapeur. Bien avant l'établissement des madragues sur notre littoral, on péchait les thons à la cerne dans les mers dn Roussillon et de la Provence. Les mêmes moyens étaient employés en Sardaigne et dans d'autres parages de la Méditerranée. 11 y avait dans l'Océan , en 1 558, sur la côte des Algarves, une grande pêcherie de thons de ce genre qui, au rapport d'Amato Lusitano, donnait de grands profits. La belle pêcherie de Conil , située presque à l'entrée de la Méditerranée, et celles deZahara et de Tarifa, l'une dans le détroit et l'autre à sa sortie (1) Les premiers frais d'installation d'une madrague, en cordages, filets, ancres, lièges et bateaux, peuvent s'élever à 15, 20, et même jusqu'à 25,000 francs, sui- vant la grandeur de la pêcherie. ET DES GRANDES PECHES DE THONS 335 dans rOcéan, sont encore très importantes bien que leur produit ait diminué comparativement aux résul- tats obtenus vers le milieu du xvi® siècle. Les comptes des rendements annuels, conservés dans les archives de la maison des ducs de Medina-Sidonia , auxquels ap- partiennent les trois madragues que je viens de citer, portent à plus de cent mille thons la moyenne de la pêche annuelle de 1525 à 1570. On en prit cent dix mille cent cinquante-deux à Conil et à Zahara, seule- ment, en 1559 (1). Ce fut en 1376 que don Enrique (Henri II) concéda privilège à l'ancienne maison des Nielha, pour l'éta- blissement exclusif des madragues destinées à la pêche des thons, depuis le Guadiana jusqu'à la côte du royaume de Grenade , conquise ou à conquérir (desde el rio Odiana hasta toda la costa del reino de Grenada con- quista o que se conquistara). Cette concession passa ensuite par héritage aux ducs d'Albe et de Medina-Si- donia. Vers la fm du xv® siècle, le roi d'Espagne confirma ces privilèges avec la faculté exclusive de la pêche des thons dans les eaux du détroit et de l'Océan, libre de tout tribut (droit de vente et de revente, de cientos (2) et de péage ) sur tous poissons péchés dans les madra- gues des ducs, ainsi que sur le matériel nécessaire à l'exploitation de leurs pêcheries. Ces puissants seigneurs se montrèrent toujours jaloux de leurs privilèges : en 1 732 , l'administration fiscale de la ville de Carinona ayant perçu un droit de 30 (1) Reguart : Op. cit., t. i, p. 46 à 59. (2) Droit de i pour 0/0. 336 DES MADRAGUES réaux (7 fr. 80 c.) d'un habitant de Conil pour quatre charges de thons provenant des madragues du duc , celui-ci intenta un procès au percepteur et obtint un arrêt du Conseil du roi qui ordonna la restitution des sommes indûment perçues et confirma les Medina- Sidonia dans tous leurs privilèges, y compris la vente libre de droits sur le poisson frais et salé qui s'exportait à l'intérieur (1). Dans la pêcherie de Tarifa, on faisait usage d'un filet à grande nappe (sedal)j de trois cents brasses de long et dont le centre se prolongait en une bourse ellip- tique de cinquante pieds d'ouverture. On formait en même temps une seconde enceinte en avant du sedal, avec un autre filet de cerne, afin que les thons qui par- venaient à franchir le premier filet fussent arrêtés par le second. Cinq grandes barques étaient employées à cette pêche qui, outre des équipages des bateaux, occu- pait environ cent hommes pour haler de terre. En 1786, la pêcherie de Tarifa était affermée pour 200 ducats par an, lorsque Reguart la visita dans son exploration de la côte d'Andalousie. On y prenait beaucoup de bonites fscomber sardaj et d'albacora, espèce de thon particu- lière à l'Océan et qui s'introduit rarement dans la Mé- diterranée. Le sel pour la préparation du poisson prove- nait des salines du duc, situées dans le voisinage et se vendait à 17 réaux la fanè^ue. (1) L'exécutoire est de 1741 et les lettres patentes (real carta) furent publiées le 13 mai 1743. Reguart (Dict. des arts de pêche) s'exprime en ces termes sur ces privilèges : « Se habia de clarado por el concejo que se bolviesen y restituyesen todas las cantidades de maravedises que por razon de alcabadas y cientos de atunes, y deraas pescados frescos, salados y salpresados de lasreferidas alraadrabas se habian cobrados à los arriéres y traguineros que los babian vendidos en qualcs- quier cindades, villas y lugares del reyno... etc. Op. cit., t. i, p. 46, note. ET DES GRANDES PECHES DE THONS 337 L'installation de la pêcherie de Zaliara, à quatre lieues à Toccident de Tarifa, fut à peu près celle des Almadrabas de v^'s/a jusqu'en 1804. A cette époque, la maison des Medina-Sidonia adopta, pour cette pêcherie, le système des fdets sédentaires. Quant à celk^ de Conil, une des plus renommées d'Espagne, on employait deux sortes de filets : les pre- miers étaient en sparterie, d'un immense développe- ment (1) et d'une largeur ou tombée proportionnelle à la profondeur de la mer dans l'espace qu'ils devaient embrasser. — A l'époque du passage des thons, deux barques se tenaient toujours postées à portée de fusil de la plage, avec leurs fdets à bord. Dès que les guetteurs des tours signalaient la présence des bandes voyageuses, les deux barques commençaient aussitôt à lier ensemble les extrémités de leurs filets pour ne former qu'une seule tissure : la première tendait ses retz en ligne droite en se dirigeant rapidement vers le rivage, où elle allait porter le bout, tandis que l'autre allongeait ses filets vers l'occident, d'où venait les thons. A mesure que la bande s'approchait et pénétrait dans l'espace de mer qui se trouvait cerné, la seconde barque gagnait le rivage à farce de rames , en formant un demi-cercle, afin d'enfermer le poisson. En même temps d'autres embarcations s'élançaient en mer avec des retz plus forts , en fil de chanvre et à mailles serrées , pour (1 ) Ces grands filets de cerne avaient quatre cent trente l)rasses de long (environ sept cents mètres) y compris la bourse de trente brasses d'ouverture. Le sedal ou second filet d'enceinte embrassait un espace de deux cent quarante brasses. On employait aussi, pour cette pêche, d'autres retz de cerne de cent quatre-vingts brasses appelées boliches, qui servaient à envelopper les thons à mesure que le cercle de filets, où ils étaient enfermés, commençait à se rétrécir, afin de les ame- ner plus facilement sur la plage. 338 DES MADRAGUES former une autre enceinte en dehors de la première, et si la bande de thons paraissait très nombreuse, d'autres barques étaient prêtes à exécuter la même manœuvre pour renforcer l'enceinte par un autre cercle de filets. Ces opérations lestement terminées, on détachait la tissure de retz de sparte, qu'on halait à terre. — Trois couples de bœufs, qu'on attelait aussitôt sur les bouts des filets de chanvre, tiraient, avec l'aide d'une corvée d'hommes de renfort, pour rapprocher de la rive le cercle d'engins qui formait l'enceinte, et les thons, pressés dans un es- pace qui se rétrécissait de plus en plus, commençaient alors à s'amonceler vers la plage, dont les abords étaient déjà envahis par une centaine d'hommes, l'eau jusqu'à la ceinture et armés de crocs en fer, prêts à accrocher les thons par le ventre. Alors commençait la tuerie ; la mer se teignait de sang et les thons harcelés, pantelants, venaient tous expirer sur la plage. Quelques-uns, fuyant en déses- pérés, parvenaient à faire une trouée dans les premiers filets d'enceinte, mais ils étaient arrêtés aussitôt par ceux qui la renforçaient extérieurement, et aucun n'é- chappait aux pêcheurs. — Ces grandes matanzas, ces carnages, selon l'expression espagnole, étaient souvent de quinze mille et même de vingt-cinq mille thons, à l'époque des passages. — En 1808, on en prit jusqu'à trente-trois mille qu'on vendit à 80 et 100 réaux la pièce (environ 132,000 piastres!). Le produit de la madrague de Zahara, à six lieues à l'est de Conil, était calculé à douze ou quatorze mille thons par an. Il fallait anciennement, pour le service de la grande pêcherie de Conil, une quinzaine de barques montées par cent dix à cent vingt matelots exercés. Plus de mille ET DES GRANDES PECHES DE THONS * 339 hommes, les marins compris, étaient occupés les uns à recueillir à terre les filets, cordages, et tout l'attirail de pêche, les autres au chargement et à la conduction de vingt-quatre charrettes destinées au transport du poisson de la plage aux ateliers de salaison. Parmi ce nombreux personnel, on comptait plusieurs chefs de service, tous les commis d'administration et ceux chargés de la livraison du sel, puis les guetteurs ou gardiens en vigie dans les tours de signaux, les gens à cheval pour trans- mettre les ordres sur les points de la plage où on halait les filets et pour faire exécuter la manœuvre avec en- semble, enfin les trancheurs^ pour dépecer les thons, les saleurs et tous les petits garçons de service. Les gens de travail recevaient trois pains par jour et de deux à quatre réaux (1), selon leur office. Il était alloué journellement aux guetteurs six réaux de solde, vingt-cinq livres de farine et sept réaux par semaine pour leur nourriture et celle de leur famille, plus deux pour cent de gratification sur le poisson de la pêche. Les bureaux de l'administration étaient établis dans un vaste édifice qui renfermait vingt-cinq bassins de salaison, les greniers du sel, les salles pour les cham- brées des travailleurs, la boulangerie, les fours, les cuisines et tous les hangars pour les cordages et filets. Aussitôt que le poisson était pris, on le transportait devant l'établissement où il était mis en vente. Le ca- pitan ou chef des gens de terre, en fixait le prix d'en- chère au plus offrant, mais si les offres lui paraissaient trop basses, il arrêtait la vente avec cette formule : (1) Le réal d'Espagne vaut 27 centimes de notre monnaie. 340 DES MADRAGUES « Buen provecho haga à mi amo ! » ( que mon maître en profite ! ), et le poisson était immédiatement enlevé pour compte du duc (4). VIIÏ Un des plus illustres avocats d'Espagne, l'assesseur f fiscal 'togadoj du conseil suprême de l'amirauté, dans un rapport très remarquable présenté tout récemment sur la question des madragues, s'est prononcé contre ce qu'il y avait d'arbitraire et de monstrueux (c'est son ex- pression) dans le privilège exclusif de la pêche des thons, dont jouirent si longtemps les ducs de Medina- Sidonia (2). A l'aversion générale, que s'étaient attirée ces sortes de faveurs, venait se joindre le mécon- tentement des pêcheurs qui ne pouvaient exercer leur industrie en concurrence avec une maison puissante, devenue, par grâce royale, l'arbitre de la mer, senora del mar, pendant tout le temps de la pêche, et qui avait pour elle le pouvoir et les moyens de ne laisser parti- ciper aux bénéfices de ses pêcheries que ceux qu'elle appelait (3). (1) Le thon qu'on salait pour compte du due se vendait ordinairement à soixante ou soixante-dix réaux le quintal (16 à 18 francs les 4-5 kilogrammes). (2) Le décret des Cortès du 6 août 1811 abolit tous les privilèges exclusifs^ privés et prohibitifs d'origine seigneuriale, tels que la pêche et la chasse, (3) « Es précisa convenir que el monstruoso privilegio exclusivo de la pesca de atunes que disfrutaba el marques de Villanfraca { de la maison des Mftdina-Sidonia ) î/ Sîi casa de tiempo immémorial, sobre la otiosidad gênerai de toda gracia exclusiva, sufria la desafeccion particular de una clase que pri- vilegiada posteriormente, no podia usar de su exclusivo privilegio de pescar ET DES GRANDES PECHES DE THONS 341 La grande afïluence de gens de toute sorte qui ac- courait des contrées voisines à Conil et à Zahara, à Tépoque du passage des thons, pour prendre part aux travaux de la pêche et profiter des largesses du duc, fit admettre parmi ce nombreux personnel beaucoup de gens sans aveu qui perpétuèrent la mauvaise réputa- tation acquise à ces populations maritimes, composées d'un ramassis de mercenaires de mœurs fort suspectes. On présume qu'un des principaux motifs qui porta les Medina-Sidonia à varier le système de leur pêcherie de Zahara (1), et leur fit adopter, en 1804, celui des ma- dragues sédentaires, qui emploient beaucoup moins de monde, fut d'éviter les inconvénients de l'affluencc de la classe de gens dont il est ici question. Le célèbre Cervantes, qui écrivait son Don Quichotte et ses Nove- las vers la fin du xvi® siècle, n'a pas omis dans sa spi- rituelle critique, les localités de bas-aloi, dont four- en el mar en concurrencia de este otro privilegiado. Era esta casa, durante la pesca del alun, senora del mar y ténia à su disposicion el poder y los médius de hacer parlicipar de aquella granjeria à los que quisiese » Page 51, Dictamen del Fiscal togado del Alrairantargo. Voyez Almadrabas : Resumen historico de su empleo en la cosla de Espana. Mémoire présenté ta la Commission permanente de pêche, par son secrétaire César Fernandez. Madrid 1866. (1) Le Fiscal du tribunal suprême de l'amirauté, dans un autre rapport qui fait partie du mémoire que je viens de citer dans la note antérieure, s'exprime en ces termes sur les motifs qui portèrent les Medina-Sidonia à varier leur méthode de pêche : « Y asi presumo que pudo influir en esta determinacion la novedad del arte, o que los dependientes de la misma casa en Sicilia quisieron mani- festar su interés hàcia ella, proponiendo este arte, que alli se usaba como ventajoso ; o tal ve%, porque necesitando el bûche (la madrague sédentaire) de menos operarios podra evitarse los incovenientes que se originahan par deduc- cion de algunos pasages de las obras del célèbre Cervantes » Pages 66-67 du Mémoire cité, ut suprà. D'après cette citation, il paraît que plusieurs madragues de Sicile étaient encore exploitées en 1804 par des entrepreneurs commandités par la maison des Medina- Sidonia. 342 DES MADRAGUES millait alors la noble Espagne, et parmi ces divers centres de vagabondage, il distingue spécialement les Almadrabas, de Zahara. L'hôtelier qui reçoit l'hidalgo de la Manche, à sa première station chevaleresque, avait fait ses preuves dans ces écoles d'aventuriers, et Cervantes les cite toutes : Percheles de Màlaga, Compas de Sevilla, Playa de Sanliwar^ etc., etc. L'auteur du Don Quichotte revient sur ce sujet, dans son ilustre Fregona, à l'occasion d'un Don Diego Carriazo, jeune vagabond passé maître-fripon dans les madragues de Zahara, ce fmibusterre de la cogiimerie, et le gracieux auteur de las Novelas termine ainsi sa kyrielle : « 0 fripons, doubles fripons!... humiliez-vous, baissez pa- villon, si vous n'avez pris vos inscriptions et fait vos stages à l'académie de la pêche des thons (1). La renommée que s'étaient acquise les madragues du duc de Medina-Sidonia, l'immense trafic qui se faisait de leurs produits, en mettant ce seigneur privi- légié en relation avec toute l'Espagne , l'avaient rendu très accessible. De là provient sans doute un dicton fort connu, qu'on répète encore aujourd'hui comme un (1) Don Diego Clemencin, avec cette érudition qui le distingue dans les nom- breuses notes qui ont illustré l'édition commentée del ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, n'a pas manqué de taire observer que Cervantes plaçait en première ligne les madragues de Zahara parmi les lieux de réunion des vaga- bonds d'Espagne . « Pero entre todas estas digtiisimas escuelas y gimnasios daba la preferencia y la palma à las almadrabas de Zahara. Hablando (Cer- vantes), en la Ilusïre Fregona, de Don Diego- Carriazo, joifen profiigo de la casa paterna dice que « Paso par todos los grados de picaro hasta que se gra- » duo de maestroo en las Almadrabas de Zahara donde es el Finibusterre de » de la picaresca. 0 picaros », continua, « d picaros de cocina sucios, gordos y » lùcios, pobres fmgidos, con toda la caterva innumerable que se encierra » debajo deste ?iombre Picaro ! bajad el toldo amainad el brio, no os Ilameis » picaros, si nos habeis cursndo dos cursos en la académia de la pesca de los » alunes^ » Page 50, Op. cit., note. ET DES GRANDES PECHES DE THONS 343 proverbe : Por atiin y ver al diique ( à propos de thons et voir le duc), ce qui signifie faire une chose à deux fins et avec un certain empressement intéressé , ou bien, vulgairement en français, faire d'une pierre deux coups. IX Toutes les autres madragues des côtes méridionales d'Espagne sont à poste fixe , et leur installation est à peu près pareille à celles dont j'ai donné la description, sauf les différentes modifications dont ces pêcheries sont susceptibles , suivant les circonstances dépendantes de leur gisement et des fonds sur lesquels elles sont éta- blies. Mais la décadence de la pêche côfcière, depuis le commencement de ce siècle , a successivement entraîné l'abandon de plusieurs des madragues citées par Re- guart en iTOI, et dont il a donné les plans dans son ouvrage. On en comptait alors treize ou (juatorze de-i puis le golfe de Rosas jusqu'à la frontière de Portugal : trois aux îles Baléares, et dix sur la cote continentale, ^ savoir : celles de Rosas, de IHospitalet, de Benidorni, de Tabarca, de Scombrera, de Cope, d'Almazaron, de San Juan de los Terreros , d'Agua-Amarga et de Terron ou de Tuta. Cette dernière, située près d'Ayamonte, à une lieue à l'orient de l'île Christine, appartenait aussi au Medina-Sidonia et avait été établie pour le retour des thons à l'Océan. Par son installation particulière, elle était à la Ibis sédentaire et mobile, c'est-à-dire qu'après avoir cerné le poisson au m.oyen de grands rctz, on l'o- bligeait à s'enfermer dans l'enceinte à filets fixes. On 344 DES iMADKAGUES employait à cette manœuvre une dizaine de bateaux montés par cinquante hommes environ. La pêche ne durait guère que trois mois de juin en août. En 1786, la madrague de San Juan de los Terreros, près de Vera, celle d'Agua-Amarga , non loin du cap Sacratif, la madrague de Cope sur la côte de Murcie et celle de Tabarca dans l'île de ce nom, près d'Alicante, étaient mises en ferme les unes pour compte du duc, les autres pour celui du royal domaine. Les fermiers les faisaient exploiter par les corporations de pêcheurs du voisinage et en partageaient les profits avec eux. Le prix du fermage de la madrague de Cope était alors de sept mille francs par an. La ville d'Almazaron possédait aussi sa madrague : le fermier qui la prenait en rente, était tenu de livrer à la municipalité le dixième de la pêche toutes les fois que la quantité de poissons ne dépassait pas le poids de sept cent cinquante livres, et le quinzième dès qu'elle atteignait deux cent cinquante quintaux. Le poisson était vendu sur le marché public et le prix en était réglé à douze maravédis (10 centimes) ['dViwc,^ les jours gras^ et à quatre cuartos (13 centimes) les jours mai- gres» Ces conditions ne concernaient que la pêche des thons ; quant aux autres espèces qu'on prenait dans la madrague, on les vendait à seize maravédis la livre. J'ai vu, il y a bientôt vingt ans, la grande madrague de Escombrera fScombrariaJ^ déjà célèbre du temps de Pline : Reguart, qui l'a décrite , nous apprend qu'elle appartenait à la ville de Carthagène, et que la munici- palité faisait vendre autrefois sur le marché de la ville la moitié du produit de sa pêche à un prix des plus modiques : onze cuartos (35 centimes) la pesée de ET DES GRANDES PECHES DE THONS 345 quatre livres î L'autre moitié se vendait à la criée et le montant de la vente était réparti entre les pêcheurs de la communauté, qui avaient à leur charge tous les frais d'exploitation. La madrague de Benidorm , établie d'après le sys- tème de celles à deux entrées, fut concédée par faveur royale à la maison des ducs de Medina-Celi, qui don- naient aux marins employés à cette pêcherie le pain et le vin, et sept pour cent sur les produits. Elle occupait environ quarante hommes. Le droit d'établir une madrague à l'Hospitalet , près de Tortose, fut concédé, par lettres-patentes du 5 juil- let 1789, au comte de La Laing, commandeur de Ca- naveral, lieutenant général des armées et premier écuyer du roi. . Enfin, la madrague de Kosas, près du cap de Creux, constituait une autre concession royale à perpétuité et à titre de franc-alleu, en faveur d'un sieur don Joseph Masdevall, médecin particulier de Charles lïL X En 1804, don Philippe Obregoso , commissaire de marine, dans un relevé qu'il fut chargé de faire des pê- cheries alors existantes^ mentionne quinze madragues que je détaille en note (1). Ce sont les mêmes que celles (Ij 1. La madrague du cap de Creux, appartenant au comte de La Laing, coûtait annuellement environ 2,800 francs d'entretien. Elle occupait d'abord le poste de l'Hospitalet, et fut transportée ensuite au cap Snlou , puis à Silvadel- mar, mais dans aucun de ces emplacements elle ne donna de grands bénéfices. 5 'S\0 0 0 . IfA-! '^^ 346 DES MADRAGUES citées par Reguart quatorze ans auparavant, avec seu- lement deux nouvelles, établie parla maison de Medina- Sidonia. Le produit annuel de ces quinze pêcheries était calculé à trente mille quintaux de thons, dont on estimait la valeur à trois millions de réaux (810,000 francs). En retranchant de cette somme le prix des fermages, les dépenses et autres frais, il restait encore un bénéfice net d'environ 600,000 francs. De nouvelles madragues furent établies sur hi côte d'Espagne, et leur nombre , dans les vingt premières années de ce siècle, s'est élevé à dix-sept sur le littoral du ponent, c'est-à-dire du Guadiana au détroit, et à vingt-sept sur la côte du levant jusqu'au cap de Creux. Ces différentes pêcheries emploient mille soixante- sept marins ; mais plusieurs d'entr'elles, assez mal placées, ne donnent que de faibles produits , quelques-unes mêmes ont été abandonnées. Celle de Conil, jadis si 2. Celle de Rasas, aux héritiers de D. J. Masdevall , coûtait 10,000 léaiix de dépenses annuelles et rapportait un bénélke de 80,000 réaux (21,600 IV.). 3. El Palmar, au duc de Medina-Celi, avait été donnée en rente à une compagnie. Ses dépenses s'étaient élevées la première année à 40,000 francs environ et son rapport à 5,000. 4. Calpe, au duc de Mcdina-Celi, arrentée pour 15 à 20,000 francs par an. Faible produit. 5. Benidonn, au duc de Medina-Celi, arrentée pour 40 à 45,000 francs. Fort rendement. 6. Escombrera, à la ville de Carthagène , qui payait à l'État la moitié de son produit. Elle était calée de mars en juin et occupait deux cents hommes. Les réparations annuelles de cette pêcherie coûtaient environ 14,000 francs, et le gain de chaque homme était calculé à 200 francs pendant les quatre mois de service, et en sus leur part de poisson. 7. Almamron, à la ville qui la donnait en rente pour 1,800 francs. Elle coûtait 20,000 francs environ de dépenses d'installation et employait trente hommes qui, outre leur ration de poisson, pouvaient gagner 3,000 francs à la part, 8. Cope, à la ville de Lorca, arrentée pour 5,400 francs : à peu près le même gain et les mêmes dépenses que l'antérieure. ;/VV ET DES GRANDES PECHES DE THONS 347 célèbre, est restée plus de dix ans sans être exploitée (de 1822 à 1832); ce n'est que dans ces derniers temps qu'elle a repris de l'importance, sans toutefois avoir atteint les grands résultats des époques anté- rieures. Cette décadence des madragues d'Espagne est attri- buée à différentes causes : les uns la font provenir de Téloignement du poisson des côtes qu'il longeait d'ba- bitude dans ses migrations périodiques, soit à son ar- rivée, soit à sa sortie de la Méditerranée. Les bandes de thons voyageurs, dit-on, se tiennent en garde contre ces pièges nombreux disséminés sur le chemin qu'elles parcourent et passent maintenant au large. D'autres 9. Agua-Amarga, au duc de Médina- Sidonia, marquis de Villafranca. Elle resta cinq ou six ans sans être exploitée à cause des pertes qu'elle avait occasionnées à ceux qui l'avait prise en rente ; toutefois, en 180*2 , des entrepreneurs de Carthagène l'arrentèrent pour 800 francs et réalisèrent un gain de 5i,000 francs, après avoir dépensé 27,000 francs en frais d'installation. 10. Cap de Gala, aux Medina-Sidonia, louée à un patron-pêcheur pour 6,750 francs par an. Rendement inconnu. il. Balerma, au duc de Medina-Sidonia, arrentée pour huit ans à des patrons- pêcheurs, à 702 francs par an. Peu de profit. 12. Tarifa, au duc de Medina-Sidonia, restée sans être exploitée depuis 1796 par prohibition (Real orden du 6 septembre 1796). 13 et U. Zahara et Conil, exploitées pour compte du duc de Medina-Sidonia. Dépenses annuelles, 20,000 francs en sus de l'entretien de mille hommes, auxquels on payait de 81 centimes à 2 francs 70 centimes par jour, suivant leur emploi, depuis mars jusqu'au 24 juin. Conil rapportait de 200 à 250,000 francs par an pendant les quarante-cinq ou cinquante jours de pêche. Le rendement de Zahara était de 100,000 francs. Par le décret royal de 1796, les démarcations de ces pêcheries furent fixées à quatre lieues de côtes au vent, à une lieue sous le vent et à quatre lieues en mer, avec pro- hibition aux pêcheurs d'exercer leurs arts en dedans de ces limites pendant le temps de la pêche. 15. Tuta ou Terron, au duc de Medina-Sidonia, employait quatre-vingts <à cent hommes. Dépenses, 75,000 francs. Produit annuel, 125,000 francs. Gain, 50,000 francs. En 1831, cette madrague était exploitée par une association de pêcheurs et donnait de beaux bénélices. / J 348 DES MADRAGUES disent : « les grands fdets des barques qui s'exercent à la fèche aux bœufs^ en ravageant les fonds qu'elles draguent, effraient les poissons de passage et font fuir les sardines et les autres petits poissons dont les thons se nourrissent ; » ou bien encore : « les bandes voya- geuses, redoutant les approches de la côte d'Europe, ont changé leur itinéraire et longent aujourd'hui la côte opposée. » Ces opinions, plus ou moins fondées, avaient engagé plusieurs spéculateurs à établir des madragues sur différents points du littoral marocain , dans le dé- troit de Gibraltar, mais les résultats n'ont pas entière- ment répondu à leur attente , soit que ces nouvelles pêcheries fussent mal placées, soit pour toute autre cause. Il est très naturel que l'instinct de leur propre con- servation porte les thons à s'éloigner des parages où on leur fait une guerre acharnée. En 1831, le passage de ces scombres dans le détroit de Gibraltar fut très re- marquable, mais comme, à cette époque, la pêche était libre dans les mers d'Espagne et que les pêcheries à filets mobiles, établies à la pointe de Rota , effrayaient les thons qui se présentaient d'abord sur ce point de la côte andalouse, leurs bandes, dispersées, pénétraient en fuyant dans la baie de Cadix, où elles erraient quelques temps comme perdues au milieu des nombreux navires mouillés dans cette vaste enceinte. Les unes devinrent la proie des pêcheurs, et les autres, toujours plus épou- vantées, furent s'échouer sur les bas-fonds de la Car- raca. Les thons qui parvinrent à gagner le large pour- suivirent leur route vers le détroit, mais en se tenant éloignés de la côte. Ils frustrèrent ainsi l'espoir des pê- cheurs dans presque toutes les madragues du littoral , ET DES GRANDES PKCHES DE THONS 349 qui, celte année, ne prirent que fort peu de poisson. Les insuccès des madragues dans ces derniers temps ont aussi été motivées, dit-on , par le mauvais règle- ment de 1828, qui en livrant ces pêcheries à l'ineptie des corporations de pêcheurs fgremiosj, sous la direc- tion d'une administration vicieuse , a laissé tomber en mains mortes ces sources de richesse. L'État avait voulu favoriser la classe des gens de mer, à laquelle toutefois il n'entendait céder que l'usufruit de la pêche ; mais l'administration dirigée par les autorités de la marine, dans les différents quartiers du littoral, spécu- lant sur ses attributions, au détriment des pêcheurs, s'entendait avec des compagnies particulières au moyen d'enchères simulées (1). Le décret (real-orden) du 22 février 1 828 avait confié les madragues entre les mains des corporations, sous les conditions obligatoires d'avoir à fournir tout le matériel nécessaire à l'exploitation de ces pêcheries en se rendant adjudicataires de l'usufruit de la pêche, dont la moitié du produit de l'enchère (1) Le commandant de marine du département de Carthagène , dans l'enquête qui fut poursuivie de 1850 à 1855, disait explicitement : o Que Ton avait livré les madragues à l'ineptie d'une corporation vicieuse et dont l'administration était loin de remplir le but que le gouvernement s'était proposé dans le règlement de 1828, car la propriété des madragues n'avait pas été confiée à ces associations pour la laisser tomber en mains mortes, mais pour que les pêcheurs puissent remédier eux- mêmes aux difficultés de leur exploitation, en assurant le produit de ces pêcheries, bien plus comme richesse des gens de mer que comme une propriété contraire à l'objet de son institution. » Il ajoutait : « Qu'il en était résulté une tolérance fâ- cheuse de manœuvres intéressées par lesquelles les juntes, ou directeurs des cor- porations , s'étaient arrangés de manière à empêcher l'acquisition du matériel de pêche, d'accord avec les entreprises particulières , qui en étaient pourvues et qui, par conséquent, pouvaient se présenter aux enchères comme les seuls adjudicataires possibles, et parvenaient ainsi à s'approprier à vil prix le profit qui aurait dû être ré- parti entre les pêcheurs... » Voir p. 38 du Mémoire présenté à la commission permanente des pêches, par Ce- sareo Fernandez. Madrid, 1866. 350 DES MADRAGUES revenait aux pêcheurs et l'autre moitié (ou les deux tiers, dans le cas où les corporations ne pourraient fournir tout le matériel de pêche) devait être mis en ré- serve dans la caisse de l'administration pour suhvenir aux dépenses. Si les moyens d'exploitation manquaient aux pêcheurs , les entreprises particulières étaient ad- mises aussi aux enchères avec l'ohhgation de n'em- ployer que des gens de mer, dont le nombre était fixé pour chaque madrague, et s'il ne se présentait aucun adjudicataire, les corporations restaient libres de faire la pêche pour leur compte et risques , comme ils l'en- tendraient, mais en payant un réal (vingt-sept cen- times) pour chaque arrobe (vingt-cinq livres) de pois- son. On ne tarda pas à reconnaître ce que ce règlement avait de défectueux. On a fait valoir aussi, comme une des causes de la décadence des madragues, la rareté du poisson toujours plus marquée d'année en année. Mais il est surtout une opinion que je ne puis me dispenser de citer ici : on suppose que la préférence donnée dès le principe aux madragues de passage, dans les divers parages de la Mé- diterranée où elles ont été établies, avait été fatale à la reproduction de l'espèce, en arrêtant les grandes bandes de thons, dans leurs migrations d'Occident en Orient, lorsque ces poissons s'introduisent dans nos mers du midi pour aller frayer dans la mer Noire. La mort de chaque thon, pris avec les ovaires pleins, anéantirait alors, suivant un calcul exagéré, plus d'un million de poissons, et la reproduction, atteinte dans sa source, occasionnerait cette grande diminution de l'espèce, car les bandes qui échappent aux pêcheurs ne suffiraient plus pour réparer les pertes. ET DES GRANDES PECHES DE THONS 351 Cette opinion, émise pour la première fois par Tas- sesseur de marine de Valence (1), ne me paraît guère fondée : nous n'avons, jusqu'à présent, aucune preuve bien certaine sur le véritable motif des migrations périodiques des poissons voyageurs. De jeunes thons, du poids de vingt livres ont été pris à la première époque des passages, de même que dans la saison des retours, et il n'est pas probable que ces jeunes poissons soient le produit de la même année. D'autre part, en supposant qu'au lieu d'un million, comme on le pré- tend, les ovaires d'une femelle ne contiennent que cent mille œufs et que la moitié périssent pour diverses causes, il ne faudrait que six femelles pour produire trois cent mille thons. Or, c'est à peine si la pêche annuelle de toutes les madragues de la Méditerranée arrive au- jourd'hui à ce chiffre. Pourtant il paraît bien certain que les thons frayent dans nos mers : un seigneur Sicilien, Charles d'Amico, duc d'Ossada, qui a publié de curieuses observations sur la pêche des thons (2), assure que ceux qu'on prend en avril ou en mai, c'est- à-dire à leur arrivée, n'ont pas encore les ovaires pleins, mais qu'en peu de jours ces organes grossissent et augmentent en poids de quinze onces à douze livres; que dès le mois de juin, on voit des thons, animés du désir de reproduction, s'ébattre dans le fond du golfe et déposer leurs œufs sur les algues, où les mâles vien- nent les féconder; qu'au mois de juillet, les thons (1) Cette opinion a été citée dans le Rapport du fiscal de l'amirauté d'Espagne : Almadraba. Resumen historico de su empleo, etc. Mémoire de la Commission permanente de pêche. Madrid 1866. (2) Observations pratiques sur la pêche , la course et les routes des thons, traduction française, d'après l'ouvrage original. Messine, 1816. 352 DES MADRAGUES nouveau-nés ne pèsent qu'à peine deux onces : on les nomme alors nunzituli ; au mois d'août leur poids n'arrive encore qu'à quatre onces, et en octobre à trente. — Si ces observations sont exactes, il est clair que quelque rapide que soit la croissance des jeunes thons, ceux du poids de quinze à vingt livres, qui sont les plus petits qu'on prend dans les madragues ne peu- vent provenir du frai du printemps de la même année. En tenant compte de ces observations, consignées dans V Histoire naturelle des poissons de Cuvier, j'ai lieu de croire que les jeunes thons, dont parle Charles d'Amico, restent cachés dans les fonds nourriciers où ils ont pris naissance, et qu'ils ne quittent les profondeurs de nos mers qui lorsqu'ils ont acquis assez de force pour être en état de s'agréger aux migrations qui retournent dans l'Océan. Quoiqu'il en soit, l'opinion de l'assesseur de Valence, dont j'ai parlé plus haut, a fait penser qu'il serait op- portun de prohiber la pêche des thons à leur entrée dans nos mers et de ne permettre l'établissement des madragues que pour la pêche de retour, c'est-à-dire après l'émission du frai. Mais l'Espagne en adoptant cette mesure, en tant qu'elle fut utile, n'en retirerait pas de grands avantages, si les autres nations, qui possèdent des madragues sur le littoral de la Méditer- ranée, continuaient à se livrer à la pêche des thons aux deux époques de leurs apparitions. Ou voit donc, d'après la différence des opinions sur la décadence de cette pêche importante, qu'on est en- core loin d'être bien fixé sur les véritables causes qui ont diminué le rendement des madragues. Quant à moi, je ne saurais admettre celles qu'on a fait prévaloir ET DES GRANDES PECHES DE THONS 3o3 comme uniques motifs de la disparition du poisson des côtes qu'il avait toujours fréquentées, et de la diminution de l'espèce. Des pêcheries bien installées, et situées dans des parages convenables, dont l'expérience aura démontré le bon gisement, obtiendront toujours d'heu- reux résultats dans les circonstances favorables, quel- que grandes que soient les pertes que les thons puissent éprouver pendant leurs voyages. Ces migrations ne sont pas accidentelles : le phénomène qui se produit depuis des siècles est fondé, pour les thons comme pour les autres espèces de passage, sur l'instinct qui les porte à changer de stations et de climats ; mais on ne peut assurer si le besoin de l'accomplissement du frai, d'une nourriture plus abondante ou bien la recherche des eaux et des fonds plus convenables sont les seules causes de ces migrations. — Certaines circonstances pourront bien contrarier la pêche, faire retarder ou devancer les passages, diminuer ou augmenter la masse de ce tribut que la Providence nous envoie chaque année, l'éloigner même parfois de nos côtes en le dé- viant de son itinéraire ; mais le champ que Dieu en- semence et que le pêcheur moissonne est inépuisable : une pêche acharnée, l'emploi d'engins dévastateurs, en ravageant les fonds nourriciers, peuvent bien le rendre stérile dans la zone maritime où le poisson sédentaire vit et se propage, mais ces résultats ne sont pas à re- douter pour ces innotnbrables bandes de poissons voya- geurs que la nature a dotés de l'instinct des migrations. Ceux-là, il est vrai, de même que les oiseaux de passage, ne se montrent pas toujours avec la même abondance. Les eaux, la terre et l'atmosphère qui l'entoure sont soumis aux mêmes influences, et tous les êtres qui 23 354 DES MADRAGUES vivent dans ces éléments en éprouvent les variations. La pêche, comme l'agriculture, comme la chasse, a ses bonnes et ses mauvaises années ; nous en avons la preuve dans les faits observés, et à cet égard il me suf- fira de citer les suivants : En 1802, la madrague de Benidorm rapporta 48,000 francs de bénéfice net, celle de Rosas 21,600, et celle d'Agua-Amarga, qui était restée cinq ans sans être exploitée à cause de son mauvais rendement, donnait un produit de 54,000 francs ; on estimait à 300,000 francs celui des pêcheries de Conil et de Zahara, et à 64,000 la pêche de la madrague de Tuta. L'année 1 803 fut mauvaise en général et pourtant le rendement annuel des madragues espagnoles en 1 804 s'élevait encore à trente mille quintaux de thons, c'est- à-dire à 1,350,000 kilogrammes, ce qui équivalait à trente-trois mille sept cent cinquante thons en les cal- culant chacun au poids moyen de 40 kilogrammes. Malgré les faibles résultats obtenus en 1824 dans presque toutes les madragues d'Espagne^ le produit de celles de France, de Sardaigne et d'Italie était encore évalué à six miUions de francs, et la madrague de Bi- serte, de la régence de Tunis, péchait pendant la même année dix mille thons du poids moyen de 100 kilo- grammes. D'après mes relevés statistiques de 1825 à 1842, la pêche annuelle de la madrague de Port-Miou, près de La Ciotat, produisait en moyenne 30,000 kilogrammes de thons et pélamides, et 22 à 23,000 kilogrammes de maquereaux et sardines. De 1831 à 1837, le passage des thons dans le détroit de Gibraltar, à leur arrivée dans la Méditerranée, fut ET DES GRANDES PECHES DE THONS 355 des plus remarquables et l'abondance telle que beaucoup de bateaux d'Algésiras et des côtes voisines en péchèrent un très grand nombre à la ligne volante, et en auraient pris bien plus encore, sans la concurrence des barques de Gibraltar qui avaient l'avantage de pouvoir vendre leur pêche à bas prix, à cause du sel qu'elles se pro- curaient à très bon marché pour saler leur poisson . Et cependant , tandis que , pendant cette même année , plusieurs fermiers des madragues déploraient l'insuccès de leurs entreprises, on péchait, devant les Bouches-du- Rhône, cent soixante-douze thons d'un seul coup de filet, avec des courantilles, et j'en vis prendre moi- même au Martigues, en 1842, plus de quatre cents, en moins d'une semaine, par les pêcheurs de battudes. En 1844, les pêcheries de Sardaigne et de Portugal expédiaient de grandes quantités de thon salé ; celles d'Ayamonte et de l'île Christine, sur la côte d'Espagne, faisaient des pêches très fructueuses , et sur d'autres points du littoral de la péninsule on se plaignait de la rareté du poisson de passage. En 1850, les thons et les bonites abondaient dans le détroit sur la côte de Ceuta, où se trouvait alors établie une pêcherie qui n'avait donné pendant quelques années que de faibles produits. L'année 1854 et les suivantes furent en général très mauvaises pour la pêche des thons en Espagne et ce- pendant de 1 859 à 1 864, alors que la ferme des ma- dragues ne rapportait presque plus rien à l'État, le ministère de la marine recevait chaque année à Madrid des sollicitations pour l'établissement de nouvelles pê- cheries sur différents points de la côte. En 18G5, alors que les adjudications des fermages 356 DES MADRAGUES des trente-quatre madragues d'Espagne s'élevaient en- core à quarante-deux mille escudos (1 1 3,400 francs), les plaintes continuaient toujours ; beaucoup de pêcheries étaient abandonnées, et les madragues de France en grande partie supprimées. Néanmoins, en dépit de la défaveur dans laquelle était tombée la pêche des thons, les pêcheurs associés de Garry et du Sausset, à l'extré- mité occidentale de la baie de Marseille, réalisaient 34,000 francs de profit sur six mille thons qu'ils pre- naient à la cerne vers la fin du printemps. Qu'on ne désespère donc pas de la pêche ; les pois- sons voyageurs ne manqueront jamais aux pêcheurs ; les madragues pourront bien leur faire défaut ; mais, au besoin, d'autres arts de pêche leur viendront en aide. XI Jusqu'au commencement du xvii® siècle, les grandes pêches de thons ne se firent qu'à la cerne sur nos côtes méridionales de France, où cette méthode était encore très usitée lorsque Duhamel du Monceau écrivait son Traité général des pêches, La pêcherie de Collioure, sur la côte du Roussillon, qu'il a décrite, passait à cette époque pour une des plus productives. Les opérations avaient Ueu ordinairement de juin en septembre : Col- lioure entretenait des guetteurs à gages, spécialement chargés d'observer l'arrivée des thons du haut de deux tours situées à l'entrée du port. Ces poissons se présen- taient parfois, dans ces parages, en bandes de plus de ET DES G 11 ANDES l'ÈCHES DE THONS 357 trois mille, et le remou qu'ils produisaient en nageant à la surface des eaux, était aperçu des guetteurs qui déployaient aussitôt deux drapeaux blancs pour pré- venir les pêcheurs. A ce signal, connu de toute la po- pulation de Collioure, les enfants parcouraient les rues de la ville en annonçant la nouvelle à grands cris et chacun s'empressait d'accourir sur la plage pour pren- dre part à la pêche. Les patrons embarquaient en toute hâte les grands filets de cerne (1) et partaient aussitôt avec un renfort d'équipage. Les barques formaient plu- sieurs divisions sous les ordres de différents chefs ou capitaines de pêche, choisis par la communauté des pêcheurs du lieu ; elles se dirigeaient à force de rames vers le point signalé et manœuvraient de manière à cerner le poisson en décrivant une grand ligne circu- laire. La divison du centre commençait l'évolution en joignant ses filets à ceux de la division de droite et de gauche, qui déployaient aussi les leurs. Dès que les thons se trouvaient renfermés dans l'espace de mer o\x on les tenait cernés, ces poissons effarouchés par les filets et par le bruit des rameurs, fuyaient précipitam- ment vers la terre : alors une autre division de bateaux de réserve formait une seconde enceinte en dedans de la première, afin d'envelopper les thons en un seul groupe, en les chassant vers la plage jusqu'à ce qu'il n'y eût plus que trois ou quatre brasses d'eau. Les gens de terre balaient en même temps sur les filets de cerne, dont ils tenaient les bouts ; les deux cercles concen- triques se rétrécissaient de plus en plus, et les thons, pressés en masse dans un étroit espace, entre le rivage, (l) Ces filets avaient cent douze mètres de long sur trente-cinq de hauteur. 338 DES MADRAGUES les (ilets et les bateaux, devenaient la proie des pê- cheurs. On se servait d'un boulier (1) pour amener plus facilement les poissons sur la plage, où les plus gros, qui pesaient jusqu'à trois cents livres, étaient saisis avec des crocs. Cette pêche rapportait souvent plus de trois mille quintaux de thons ; ceux de l'arrière saison étaient ordinairement de petite taille. Duhamel cite des pêches extraordinaires de seize mille jeunes thons de vingt à trente livres chacun. On voit, d'après ces renseignements, qu'on péchait à peu près les thons à Collioure comme à Conil, mais la répartition des produits de la pêche était différente dans les deux locatités. Les capitaines ou chefs de pêche de Collioure avaient droit de choisir pour eux les ([uatre plus gros poissons ; on en réservait ensuite un certain nombre pour l'état-major de la place et les principaux fonctionnaires, le commandant d'arme, l'intendant de la province, le lieutenant du roi et le premier présideut. Les plus gros poissons étaient toujours offerts aux plus gros bonnets, sans oublier non plus MM. les consuls, M. le bailly et probablement aussi M. le curé. On divi- sait ensuite le restant en portions égales, suivant le nombre de bateaux qui avaient participé à la pêche, puis en vingt autres pour les gens de terre qui avaient aidé. Les parts affectées aux bateaux étaient subdivi- (1) Le grand boulier correspond au boUcke employé par les pêcheurs espagnols dans la pêche à la cerne. C'est un filet de trahie dans le genre des seines ou des eissaugues. Les thons, en cherchant à s'échapper, pénétraient dans la manche du boulier et étaient alors plus facilement amenés sur la plage. Les bras de ce filet ont quatre-vingts brasses de long de chaque bande, et la manciie ou bourse quinze à vingt brasses de profondeur. ET DES GRANDES PECHES DE THOiNS 359 sées en six, dont trois à chaque patron (pour lui, ses filets et son embarcation), et les trois autres réparties entre les équipages. Xll 11 est fait mention en 1459, dans les actes des assem- blées de La Ciotat fcapitolsj, de pêches à la cerne fcen- chasj qu'on pratiquait en commun sur nos côtes méri- dionales, du cap Sicié à l'île Verte (1). Les mêmes moyens étaient employés sur d'autres points du littoral en remontant vers le Var. Mais à l'époque de l'établis- sement des madragues sédentaires dans nos mers , les propriétaires des nouvelles pêcheries octroyées par la faveur des rois, eurent seuls le privilège de la pêche des thons de passage. Le premier favorisé fut Antoine de Boyer, seigneur de Bandol et Gouverneur de Notre-Dame de la Garde de Marseille. Ce noble personnage, qui avait pris part aux guerres contre les ligueurs provençaux, comme un des heutenantsles plus actifs du trop célèbre duc d'Éper- non, ayant acquis sans doute quelques notions sur les madragues d'Espagne, se fit passer pour l'inventeur de ces pêcheries, et, soit qu'on voulut le récompenser pour sa prétendue découverte, ou bien pour les services qu'il (l) « Et dans le ca* où l'on pocherait à la corne dans les eaux de Marseille (et si daveniura cenchaf! si fasian en Masselho), les barques de thonnayre, qni allaient aux dites cenchas, perdaient leur poste dans les mers de La Ciotat, » — Masse : Op. cit., p. 179. 360 DES MADKÂGUKS avait rendus dans les temps de troubles qui désolèrent le pays et acquirent au duc-gouverneur de Provence une si triste renommée (1) ; il obtint de Henri iV, en 1 603, le privilège d'établir des madragues j9mtr la pêche des thons aux mers du levant depuis La Ciotad jusqiCà Antibes. Après neuf années d'entière franchise, les ma- dragues du seigneur de Bandol furent soumises à une redevance de deux écus d'or sol , charge dérisoire, re- présentant à peine la valeur de neuf florins par an (environ 30 francs de notre monnaie actuelle), mais qui, stipulée dans l'acte de concession, consacrait un droit à perpétuité pour Antoine de Boyer et ses héri- tiers (2). Nous étions alors à Tépoque des privilèges, et Tau- torité souveraine pouvait dispenser ses faveurs suivant son bon plaisir. La madrague de l'Estaque, dans la baie de Marseille, et celle de Morgiou, à l'entrée de la calenque de ce nom. (1) L'histoire n'a que trop signalé les habitudes sanguinaires de ce vieux mignon de Henri III, l'impitoyable duc d'Épernon, gouverneur de la Provence pendant les guerres des ligueurs. 11 saccagea le pays, en marchant entre une double haie de potences, comme il le disait lui-même, portant partout la terreur par ses exécutions militaires. Ce terrible pendeur fit adopter à ses lieutenants son système des fourches patibulaires. Voy. Hist. de Provence, par Louis Aléry, t. iv, chap "â. Marseille, 1837. (2) En 1630, la communauté de La Ciotat s'éleva vivement contre une des ma- dragues du seigneur de Bandol II y eut procès. L'avocat d'Antoine de Boyer peignit dans son factum les adversaires de son noble client comme des jaloux et des brouil- lons qui cherchaient à imprimer dans l'esprit du peuple cette idée que le roi n'était point le maître des mers et que, par conséquent, il ne* pouvait disposer de la pêche des gros poissons avec des filets inconnus. L'avocat soutenait « qu'en tous les royaumes bien policés comme le nôtre, on avait toujours donné de grands privilèges aux inventeurs des premiers arts et aux auteurs des commodités publiques, ainsi qu'on lit, ajoutait-il, dans les histoires d'Espagne avoir été fait en la personne de Cristophe Collom, qui le premier découvrit les Indes. » Masse: Op. cit.^ page 179. ET DES GRANDES PECHES DE THONS 36i furent concédées aux prud'hommes-pêcheurs par lettres, patentes de 1633 (1). En 1623, Louis XI II accorde à perpétuité à son fau- connier Bernard en ses aires de Provence , le privilège de pêcher du poisson dans la calenque de Port-Miou. Dix ans après, l'autorisation d'une madrague, à l'entrée de la crique, est donnée au noble Jean Vincent de Roux, seigneur d'Agay et officier supérieur d'artillerie, qui cède ensuite son droit de pêche aux prud'hommes de Cassis pour la somme de 3,600 francs (2). En 1 643 , François de Seytres est autorisé par lettres-patentes à établir une nouvelle madrague "près de sa terre de Carry, à tel lieu que bon lui sem- hier a (3). En 1701, d'autres concessions ont encore lieu : ce sont les madragues de Montredon , de Podestat , de Niolon et de Carry, dans la baie de Marseille, en faveur de M. de Vintimille, comte de Luc , une des plus an- ciennes maisons de Provence, et la madrague de Ginac, à M. de Marignane, qui, par lettres-patentes, "pouvait faire la pêche des thons dans les mers aùoiUissa?it à (1) Voy, plus haut, chap. m. (2) Le seigneur d'Agay, J. V. de Roux, ne voulut pas mettre à profit la madra- gue de Port-Miou en l'exploitant lui-même, et vendit bientôt cette pêcherie pour en faire de l'argent. Le 18 messidor an xii, cette madrague rentra dans le domaine de l'Etat, par arrêté du préfet de Marseille. Elle fut ensuite supprimée, Voy. Masse : Op. cit., p. 184. (3) Cette pêcherie reçut le nom de madrague de Sausset ; elle était placée à trois milles des madragues voisines et motiva, sur les plaintes des pêcheurs, la révoca- tion de l'acte de concession, le 1" août 1749. Reconstituée le 22 juillet 1751, elle fut supprimée par une autre révocation le 22 thermidor an xii , puis rétablie , par ordonnance royale, en février 1816, et rentra enfin au domaine pour être définiti- vement supprimée plus tard. 362 DES MADRAGUES sa terre et dans les endroits qu'il timiverait les plus convenables (I). En 1716, le comte de Luc, déjà nommé, obtient en- core la faveur d'une autre madrague à la pointe Rouge, toujours dans la baie de Marseille (2). Les nombreuses madragues appartenant aux héri- tiers de la maison Vintimille , étaient affermées en 1842, pour la somme de 19,000 francs par an. Celles encore exploitées à la même époque et sur lesquelles les seigneurs de Bandol avaient obtenu privilège en 1603, restèrent en la possession de leurs héritiers jusqu'en 1792, et furent ensuite presque toutes supprimées (3). Toutes ces pêcheries privilégiées portaient un notable préjudice à la petite pêche, qui n'avait plus sa liberté d'action ; les immunités dont elles jouissaient n'étaient plus en harmonie avec le nouveau droit public : il était défendu de pêcher dans le voisinage des madragues ; (1) En 1840, cette madrague appartenait aux héritiers d'Albert de Saint-Hippo- lyte, qui sans doute avait succédé aux droits des Marignane, seigneurs de Ginac. Elle était affermée 6,000 francs. (2) En 1842, Mme de Muy, née Yitimille, était en possession des anciennes madra- gues encore existantes de la concession de 1701, qu'elle avait reçues en paiement de sa dot : arrêté du préfet de Marseille (25 therra. an viii). Parmi ces madragues, celle de la Pointe-Rouge concédée en 1716 et appartenant à la même hoirie , ne fut jamais calée. Celle de Podestat était une des plus importantes ; elle avait produit, en 1842, 14,000 francs de petit poisson et 6,000 francs de thons. La madrague de Carry fut supprimée à cause de sa trop grande proximité du cap Couronne , point d'atterrissage de beaucoup de navires. (3) Ces madragues étaient au nombre de sept, dont trois au quartier de Sahit- Tropez, trois aux quartiers de Toulon et de la Sehie, et une près de La Ciotat. Quatre avaient déjà été supprimées en 1805, 1806 et 1840. Le prix d'adjudication pour l'exploitation de cinq de ces pêcheries, la Baumelle , le Brusc, Gien et les deux de Saint-Tropez, s'était élevé dans les dernières années, à 14,000 francs. La seule madrague de Gien dans le golfe de ce nom, prenait quatre à cinq cents quin- taux de poisson par an. La pêche durait de mars à septembre ; le personnel em- ployé n'était que de treize hommes, dont huit marins et cinq journaliers. ET DES GUÂ>DES PECHES DE THONS 363 on devait se tenir à une certaine distance de leurs im- menses engins, et ces barrières , qu'on imposait à l'in- dustrie des petits arts, avaient motivé bien des réclama- tions. Ce fut pour s'y soustraire que dans quelques quartiers maritimes les prud'hommes-pêcheurs deman- dèrent l'autorisation d'établir aussi des madragues ou bien d'en prendre en rente , en payant les redevances exigées. Tel fut le cas des madragues de l'Estaque, de Morgiou et de celle de la ville dans la rade de Mar- seille. Ainsi encore, les pêcheurs de Cassis, en acquérant pour leur compte le droit d'exploitation de la madrague de Port-Miou, furent obligés de racheter l'espace de mer qu'on leur avait enlevé lors de la création de cette pêcherie placée sur l'ancien champ de leurs travaux. La madrague des Rouveaux, établie en 1793, en vertu de la faculté que donnait alors la liberté de la pêche, fut exploitée jusqu'à sa suppression en 1840, par les pêcheurs associés de Saint-Nazaire. Toutefois l'État conserva toujours sur cette madrague, de même que sur les autres, son droit domanial auquel se rattachaient les bénéfices du fermage. Xlll Usus maris publiais et proprictas milliiis^ a dit Jus- tinien (1) : la mer appartient à tous, le pêcheur n'en a que l'usufruit. Le libre exercice de la pêche sur le do- maine commun est la conséquence naturelle du prin- (1) Inst., cliap. 0, lit. 1, liv. ii. 364 DES MADRAGUES cipe de la liberté des mers proclamé dans l'Ordon- nance de 1681 et confirmé dans notre législation ma- ritime. L'abolition du droit exckisif de pêche a été sanctionnée par la loi du 6 juillet 1793. Les règlements sur la police de la pêche déterminent l'espace de mer que peut exploiter le premier occupant dans l'exercice journalier de son art, mais aucune loi ne peut établir aujourd'hui, même temporairement, la possession sans partage d'une partie de mer quelconque. La concession d'un poste de pêche à perpétuité était une usurpation sur le domaine commun, puisqu'à cette concession se rattachait le privilège exclusif d'établir des filets à demeure sur le passage habituel du poisson qui longeait la côte. C'était la mise en réserve d'une partie de mer à l'avantage d'un seul et au détriment des au- tres. En un mot, la concession d'une madrague ou d'une bordigue à un individu, créait un privilège con- traire au principe de la liberté de la pêche, en inféo- dant un espace de mer qu'on transformait en pro- priété privée , au préjudice de la communauté des pêcheurs. A la Restauration, les anciens titulaires des conces- sions de madragues et bordigues, qui avaient été dé- possédées par la loi de 1793, se crurent de nouveau en possession de ces pêcheries privilégiées , prétendant qu'elles devaient se trouver comprises dans l'acte de réintégration du 6 décembre 1814, relatif à la restitu- tion des biens non vendus des émigrés. Mais à cette époque notre législation avait changé ; les propriétaires des madragues et bordigues n'étaient plus des proprié- taires incommîilableSy depuis la loi du 4 mars 1799 (14 ventôse an vu). Se prévaloir d'un arrêté de lacom- ET DES GRANDES PECHES DE THONS 365 mission de restitution des biens non vendus des émigrés pour se reconstituer en possesseurs privilégiés, était une erreur. L'emplacement d'une madrague ou d'une bor- digue étant une portion du domaine public, essentielle- ment aliénable, repoussait tout caractère de propriété privée dans l'usage de cet emplacement, et le droit de pêche exercé par l'ancien possesseur, ne pouvait être maintenu comme droit incorporel (1). Après le décret du 6 juillet 1793 qui abolit les pri- vilèges, le gouvernement de l'an ix autorisa, seulement pour un temps limité , l'établissement des madragues moyennant un pri^c à ferme au proflt du domaine de l'État. C'était à la fois une tolérance et une illégalité, car il faut reconnaître en droit que ces concessions temporaires froissaient le principe de libre exercice de la pêche sur le domaine commun, et que l'État ne pou- vait se substituer aux anciens propriétaires privilégiés, le droit de fermage ne lui étant acquis sur des eaux déclarées libres et appartenant à tous. La mer n'est plus le domaine du roi : Louis XIV, ce monarque qui dans son omnipotence disait « l'État, c'est moi, » dé- clara la pêche libre et commune , tant en pleine mer que sur les grèves et fit défense aux seigneurs littoraux et tous autres de s'attribuer aucune étendue de mer pour y pêcher à V exception des autres (2). Les madragues qui ont été autorisées ne sauraient donc être considérées comme des concessions , mais seulement comme de (1) Décision du ministre de la marine (31 juillet 1826). Archives du commis- sariat maritime de Toulon, à l'occasion de la suppression de la madrague des Deux- Frères. (2) Ordonnance de 1681, liv., 5, tit. i. De la liberté de la pêche, art. 1 et tit. m Des parcs et pêcJieries, art. 9. 366 DES MADRAGUES simples permissions accordées par le gouvernement en vertu de son pouvoir général sur la police de la pêche le long des côtes et par l'usage des engins permis, qu'elles qu'aient été dans l'origine les conditions de l'établissement de ces pêcheries ; bien entendu , toute- fois , que leur autorisation est révocable lorsqu'elles nuisent à la navigation côtière ou à la pêche pu- blique. La madrague des deux frères^ près du cap de Sicié, dont la maison de Rolian, héritière des droits des sei- gneurs de Bandol, avait obtenu la création en 1824, fut supprimée en 1826 par décision ministérielle. En réclamant contre cette mesure, les possesseurs de cette pêcherie s'appuyaient sur le droit acquis, par la con- cession faite à leurs devanciers, sous Henri IV, de pouvoir établir des madragues pour la pêche des thons depuis le cap de l'Aigle jusqu'à Antibes. Ils préten- daient que la madrague des deux frères avait été créée en remplacement de celles de la Martelle et de Saint- Mandié, dont l'abandon ou la suppression donnait aux anciens privilégiés ou à leurs successeurs la faculté de reporter leur pêcherie sur un autre point de la côte. Mais ce droit indéfini à titre de propriété devait tomber devant les principes de la législation du domaine pu- blic et du libre exercice de la pêche en mer. C'est en effet ce qui motiva la décision ministérielle. 11 en fut de même de la madrague des Rouveaux, à l'entrée de la rade de Brusc, et cette détermination fut prise, tant pour l'une que pour l'autre, dans l'intérêt de la naviga- tion qu'elles gênaient et dans celui des pêcheurs des prud'hommies voisines auxquels elles faisaient une con- currence ruineuse. ET DES GRANDES PECHES DE THONS 367 La loi ne doit intervenir que pour assurer à tous une égale protection. Les madragues sont une exception qu'on ne saurait justifier que par la spécialité à laquelle elles s'appliquent : la pêche des thons et autres poissons de passage. C'est en vue de cette spécialité qu'elles ont joui pendant longtemps de privilèges contre lesquels se sont élevés bien des plaintes. Le produit des madragues était affranchi de la taxe de la demi-part due à la prud'- liommie par tous les bateaux qui s'exercent à la pêche. Or, les communautés de pêcheurs, dans les circons- criptions maritimes où se trouvaient établies les ma- dragues, étaient frustrées d'une partie des droits que chacun doit verser dans la caisse commune suivant la quantité de poisson qu'il a péché. — Les grandes res- sources que les madragues étaient censées fournir à l'alimentation publique ne justifiaient pas les faveurs qu'on leur avait dispensées, car la pêche des petits arts, dans toute l'étendue de mer où étaient établies les ma- dragues sur la côte de Provence, rapportait en \ 842 plus d'«m million deux cent mille francs^ tandis que le produit annuel des trois ou quatre madragues, alors encore existantes, n'était évalué qu'à cinquante mille francs. Bien que ces pêcheries puissent arrêter d'un seul coup de grandes quantités de thons et d'autres espèces voyageuses, il est aussi, parmi les autres arts de pêche, des méthodes d'un usage très répandu et dont on se sert sur nos côtes avec non moins de succès (1). Ces (1) Il me suffira de citer la thonnare, la comhrière et les filets de cerne (cen- chas) pour les thons, pélamides et autres grands poissons ; la courantille volante ou grande hattude, les lignes de traîne pour les mêmes espèces, les bonites et maquereaux, enfin le sardinal pour la pèche de dupées (sardines et anchois). 368 DES MADRAGUES petits arts d'une utilité bien reconnue, donnent de l'oc- cupation à la majeure partie du personnel employé sur notre littoral, et ce sont ceux pourtant qui ont le plus à souffrir de la concurrence des madragues, qui, affran- chies de tous droits, peuvent, aux jours de pêche abondante, vendre impunément leurs produits à bas prix et faire ainsi la loi, tout en réalisant de gros béné- fices. La petite pêche en un mot, j'entends celle qui se pratique sur nos côtes au moyen des petits arts, est la pépinière la plus féconde de notre marine. Les ma- dragues ne sauraient donner de l'emploi à beaucoup de marins ; quatre ou cinq bateaux suffisent pour le ser- vice de ces pêcheries dont les travaux ne se font que de jour et n'occupent qu'une vingtaine d'hommes au plus, la plupart mercenaires engagés au mois et non classés parmi les gens de mer. Les familles de pêcheurs ne trouvent rien à gagner au service des madragues pour la confection des fdets ou pour leur raccommodage, car ceux dont on se sert pour ce genre de pêche sont presque tous en sparterie et s'achètent à des fabricants spéciaux. Un autre préjudice ressort des dispositions particu- lières et tout à fait exceptionnelles des anciens règle- ments sur les madragues. Les fermiers de ces pêcheries obligent les pêcheurs des autres arts de se tenir à deux milles de distance des parages occupés par les filets qui forment l'enceinte de ces immenses parcs sous- marins. Des exigences aussi arbitraires ne pouvaient manquer d'appeler l'attention de l'administration de la marine qui a su empêcher cette violation du libre exercice de la pêche. Autre inconvénient : les madragues sont établies ET DES GRANDES l'ÈCIlES DE TIIO.NS 'M)\) ordinairement assez loin de terre, par quinze, dix-huit et même vingt-deux brasses de profondeur. Les diffé- rents filets dont elles se composent occupent une étendue de deux cent quarante mètres de long sur quarante à cinquante de large, sans compter le filet de la queue dont la longueur dépasse souvent cent cinquante mètres. En estimant seulement à deux cent mille mètres carrés la surface de mer qu'embrasse une madrague, y com- pris les touées et les ancres qui l'assujettissent sur le fond où elle est placée, on a calculé que les madragues situées sur les côtes du département des Bouches- du - lUiône, avant 1830, avaient soustrait onze lieues de mer à la pêche libre (1) ; onze lieues de mer concédées à des spéculateurs et dont les pêcheurs non priviléi^iés étaient exclus ! Michel Masse, qui s'est occupé de la question des madragues dans un ouvrage que j'ai déjà eu occasion de citer (2) tout en reconnaisssant l'opportunité de l'aboli- tion des privilèges attachés à ces anciennes pêcheries, a combattu les dispositions de la loi qui les a fait rentrer dans le domaine de l'État. Je ne crois pas inutile de rapporter ici les observations qu'il expose. « Les mers apparliennenl-elles à l'État, se demande- t-il ? Lui ont-elles jamais appartenu ? Voilà toute la question. Est-ce à l'Etat ou aux populations maritimes que le privilège des madragues avait fait tort ? — Les mers sont libres : c'est ce qu'exprime l'usage de tirer au sort les postes de pêche, le sort pouvant seul régler la jouissance plus ou moins temporaire de ce qui ap- (1) Statistique du département des Bouche s-du-Uhu ne, par M. de VilltMU'uvc. it) Mémoire hislov. et statisl. sur le canton de La Ciotal. Marseille, 18i-J, 24 370 DES MADRAGUES partient à tous. Tirer au sort les postes de pêche, cest tout à la fois, en reconnaissant le droit de premier occupant, le régler de manière à prévenir toute jalou- sie, toute dispute. Que le sort ait à donner des postes pour une semaine, pour un mois ou pour une année, recourir à son arrêt cest toujours reconnaître la liberté des mers, seulement on règle cette liberté pour un temps plus ou moins long ; mais accorder un poste à perpétuité, ri est ce pas une usurpation ? » Masse ne manque pas de faire observer, dans sa dis- sertation, que les profits des madragues, mises en ferme par l'Elat, sont tous à l'avantage des spéculateurs qui les exploitent, tandis que les produits de la petite pêche sont répartis entre une infinité de familles dont la mer est Tunique gagne- pain. « Ce produit, dit- il, n'est-il pas plus profitable, même à l'Etat, que le fermage des madragues ? Pourquoi restreindre le patrimoine des pauvres ? Et quels pauvres ! Des hommes qui sont aux ordres de l'Etat quand il en a besoin, qui sont destinés indistinctement à le servir, soit qu'ils aient la taille ou non, qui ne tirent point au sort, et qui sont appelés sur les vaisseaux de guerre par la seule raison qu'ils sont entrés habituellement dans un bateau de pêche pour gagner leur misérable vie (1). » (1) Voy. Mémoire adressé à S. Exe. M. le iMinistre de la marine et des colonies etc., par le D"" Turrel et E. Lamiral. Bidletin de la Soc. imp. d'acclimatation, t. X, n«> 3, mars 1863 (Séance du 26 décembre 1862). ET DiCS GRANDES l'ÈCllES DE TilO.NS ."ni MV Esl-ce à dire, d'après ce qui j)récède, qu'on doive s iq:)priQier toutes les madragues? — Loin de là : Je crois, au contraire, qu'il serait utile de conserver celles qui subsistent encore et qu'on devrait même faciliter rétablissement de nouvelles pêcheries de ce genre dans tous les parages où elles ne pourraient nuire à la navi- gation. « Si les madragues gênent sur un point de la côte, disait Napoléon 1^^, auquel on demandait la sup- pression de ces pêcheries, il faut les transporter sur un autre, car on ne peut priver les populations du Midi des bénéfices qu elles en retirent. « Presque toutes les madragues qui existèrent sur les côtes du département du Var ont été successivement supprimées après avoir été autorisées pendant plus de deux siècles. En 1845, il n'y en avait plus qu'une ou deux. Le conseil muni- cipal de Toulon a réclamé plusieurs fois le rétablisse- ment de ces pêchei'ies. En 1852, on supprima encore plusieurs madragues sur les côtes du département des Bouches-du-ilhône et le conseil municipal de Marseille réclama aussi contre cette mesure. Mais les madragues, avec les privilèges de l'ancienne législation, avec leur régime exceptionnel et lesfiicultés qu'on leur tolère encore, ne sauraient être maintenues qu'en les faisant rentrer dans la loi commune. 11 fau- drait seulement adopter un autre système plus équitable, 372 DES MADRAGUES plus logique, à la fois profitable à l'État et avantageux au public. Si nous remontons à l'origine de la plupart de nos établissements maritimes, nous devons reconnaître qu'ils sont dûs aux communautés de pêcheurs qui les pre- mières se fixèrent sur notre littoral. Livrés spécialement à l'industrie de la pêche, ces travailleurs de la mer ont des titres acquis sur les eaux que leurs ancêtres ont exploitées depuis des siècles. Leur droit de premier occupant est antérieur à tout autre, car avant eux au- cune pêcherie n'existait dans les parages où les ma- dragues n'ont été établies que longtemps après. 11 serait donc de toute justice de réserver les faveurs de ces pêcheries à des hommes utiles et dignes de protection pour les services qu'ils rendent à l'Etat et les ressources qu'ils procurent journellement à l'alimentation publi- que. Les madragues autorisées et exploitées comme des biens communaux, pour compte et au risque et péril des prud'hommies de patrons-pêcheurs qui en feraient la demande , ne violeraient pas aussi ouvertement le principe du libre exercice de la pêche que ces conces- sions faites à des particuliers, à titre de fermage, et en vertu d'un droit domanial fort contestable. Ces sortes d'autorisations du reste ont déjà été accordées, comme on la vu, à des communes du littoral par l'administra- tion de la marine, dont les attributions s'étendent sur la police générale des pêches. Donner aux prud'hommes-pêcheurs la faculté d'éta- blir des madragues, sans autres restrictions de la part de l'autorité maritime que son approbation sur le choix des postes, afin de sauvegarder la navigation côtière contre les obstacles que ces pêcheries pourraient pré- ET DES GRANDES l'ÈGHES DE THOiNS 373 senter ; n'exiger des pécheurs aucune redevance, com- mettre aux prud'hommes l'organisation du service et confier à leur vigilance la partie réglementaire, tel se- rait, selon moi, le système qu'on devrait adopter, afin de mettre à profit, pour les besoins immédiats de la consommation et dans l'intérêt du commerce, un genre de pêche dont on a pu a])précier Timportance comme un de ceux qui fournissent en plus grande abondance le poisson le plus convenable à la salaison et au ma- rinage. Les moyens d'action seraient plus faciles encore pour la mise en pratique du système que je propose, en laissant les pêcheurs libres de s'entendre , par l'inter- médiaire et sous la direction de leurs prud'hommes, avec les spéculateurs qui voudraient s'associer à leurs entreprises et en partager les chances et les profits. L'on réveillerait ainsi, chez les pêcheurs, l'esprit d'as- sociation déjà entré dans leurs usages , je veux parler de cette communauté d'intérêts qui les unit par le mode de répartition des produits de la pêche, adopté généra- lement sur toutes les côtes de la Méditerranée. On pro- curerait ainsi un puissant moyen de travail à cette classe laborieuse, vivant de la mer, active et entrepre- nante au besoin, mais ignorante et sans initiative indi- viduelle, et par cela même bien plus à plaindre qu'à blâmer dans les fausses préventions qu'elle a nourries jusqu'ici contre un art de pêche pour lequel elle n'au- rait plus dès lors aucun motif de jalousie. L'antagonisme des pêcheurs des petits arts, contre les madragues , est de vieille date : il commença dès l'établissement de ces pêcheries. On s'est plaint bien souvent que les mailles du filet qui forme le corpou 374 DES MADRAGUES des madragues, eu retenant le petit poisson et jusqu'au plus menu fretin, nuisaient à la multiplication de l'es- pèce. Ces plaintes infondées ont fait naître , chez la plupart des pêcheurs, des préoccupations que ne par- tagent pas, sans doute, les patrons-prud'hommes ins- truits et de bonne toi, car ils ne peuvent ignorer que ce n'est pas sous ce rapport que les madragues nuisent au\ autres pêches. Il est vrai qu'elles prennent toutes sortes de poissons de passage et qu'elles ne furent éta- I)iies dans le principe que pour la pêche des tlions ; mais elles ne détruisent pas le poisson à sa naissance et il doit peu importer aux pêcheurs des petits arts que le corpou soit à m;iilles plus ou moins serrées, attendu que le menu fretin qui peut s'y trouver renfermé, n'est jamais recueilli. Lorsque le corpou d'une madrague est soulevé et reste à la surface de l'eau comme un bassin fermé de toute part par les bateaux qui l'entourent, les poisson^ pris dans cet espace ont encore assez d'eau pour nager, et les pêcheurs, après avoir retiré les thons, pélamides, maquereaux ou sardines, laissent retoinber le fdet au fond de la mer, avec tout ce qui reste de- dans, pour qu'il reprenne sa première position. Cependant, bien que persuadé des avantages ([u'on doit attendre du nouveau régime ([ue je viens de pro- poser pour les madragues , je ne puis m'enq)êciier en terminant de recommander à nos pêcheurs de ne pas négliger plus longtemps ces grandes pêches à la cerne, dont ils ont délaissé la pratique et qui se faisaient jadis avec, tant de profit dans nos mers. Il y a deux ans à peine, comme on l'a vu déjà, que les pêcheurs réunis de Garry et du Jausset, près le cap Couronne, à rextré- niité occidentale de la baie de Marseille, ont pu, à Té- ET DES GRA.NDKS l'ÊCMKS DE THONS 375 poque du passage des thons , en cerner plus de six mille, dont la vente a produit environ 34,000 francs. Ce beau résultat, obtenu en un mois, sans grandes dé- penses et avec de vieux fdets, est bien fait pour exciter l'émulation et encourager les populations de notre lit- toral. 11 est, au fond de nos golfes, des plages très propices à ce genre de pêche : elles sont dominées par des mornes et des collines qui ])ordcnt la mer. C'était là que dans la saison favorable, les anciens pécheurs de ces colonies phocéennes qui vinrent s'établir sur nos côtes pour y fixer leur industrie, se plaçaient en vedette et guettaient l'arrivée des poissons voyageurs. Que leurs descendants imitent leur exemple ; l'initiative prise na- guère par les pêcheurs du cap Couronne leur promet un ésal succès. CHAPITRE IX EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIONALE D'ESPAGNE Boga, lioga, mi barqiiilla Que en la orilla Blando leclio encontraras ; Boga que el viento refresca Y es la pesca La mejor que hice jamas. NÉGRIN. SOMMAIRE : — En mer. août 18U. Traversée riu golfe de Lion. Aspect des côtes de Cata- logne. Barcelone et les pêclieurs Catalans. Valence. Histoire et monuments. L'épée du Conquérant. La Lonja. Peintures de l'école valencienne. Le tribunal des canaux et sa juri- diction. Les juges de l'eau. Courses dans la Huerta. Physionomie des populations rurales. L'Albufera et ses anciennes pêcheries. Statistique de la pèche paludière. Privilèges des pêcheurs des lagunes. Ancienne institution de cette communauté. De Valence a Alicante. Souvenirs de Roland. Le golfe silicien. Anciennes pêcheries. Industrie du sparte. Le spar- torius campus. Salines. Pêche aux lampugas et aux andanons. Les girelles pour la pêche des thons. Appât vivant. Pêche aux nasses flottantes (audanadas de nasas). Postes de pêche. La femme du patron et ses privilèges. Offrandes des pêcheurs. Les queues et les têtes. Anecdote du parasite Ramusio. Alicante. Le marché. Renseignements. D'Alicante a Carthagène. Navigation côtiêre. Souvenirs historiques. Carthagbne en 184i et la marine espagnole d'au- jourd'hui. De Carthagène a Almérie. Le port des Aigles. D'Almérie a Malaga. Cohuc ;"i bord du Balèare. Premier aspect de Malaga. De Malaga a Cadix. Passage du détroit. Vue de Cadix. Panorama de la rade. Histoire rétrospective. Les Phéniciens , Gadès et ses madrag-ues. Pêcheries actuelles. Le giand golfe el son importance. Afïluence des poissons voyageurs. Du Guadalquivir a la Guadiana. Côte de Huelva. La pêche au sédal. Palos et le couvent de la Ravida à propos de Crislophe Colomb. Ayamonte et ses pêcheurs. L'île Christine et lé curé de la Higuerita. Mémoire de Miravent. Observations importantes sur la pèche. Excursion a Séville par le Guadalquivir. Description. Histoire d'un portrait dn grand génois. Archives des Indes, la cathédrale et la bibliothèque colombine. Le baron Taylor et le père Cepero. Promenades du soir par la ville. Retour à Cadix el départ pour la France. 378 EXPLORATION DE LA COTE MF.HIDIOXALE d'ESPAGN'E EN MER, AOUT 1844 J'étais parti de Marseille pour une nouvelle explora- tion ; il s'agissait cette fois de parcourir les côtes mé- ridionales d'Espagne. J'allais revoir ce beau pays que j'avais déjà visité : l'industrieuse Barcelone, Valence la. cité du Cid, Alicante et Almerie, deux autres villes mau- resques, Cadix la Gaditane, et Séville qu'on n'oublie jamais ; j'allais de nouveau francbir ce détroit d'où le léopard britanniipie a l'œil ouvert sur les deux mers ; ie recommençais encore cette navigation côtière où , sous l'impulsion d'une bonne brise, on voit fuir rapi- dement toute la lisière d'un littoral dont l'aspect change à chaque instant. J'ai toujours aimé ces courses à vol d'oiseau lorsque les caps, les golfes, les montagnes ne se dessinent qu'un moment pour disparaître sous des formes vaporeuses, et (]ue l'horizon, noyant peu à peu les terres basses, iinit par fondre les derniers sommets dans les brumes du lointain. La traversée du golfe du Lion fut des plus heureuses : ciel pur, brise du nord, marche soutenue. Le bateau à vapeur sur lequel j'avais pris passage était un des meil- leurs de la compagnie Gaditane. A dix heures du soir nous étions en vue du phare d'Agde, dont l'éclat rejail- lissait au loin, de minute en minute, comme une étoile de première grandeur. A deux heures du matin nous doublions le cap de Creux, et j'étais déjà sur le pont lorsque l'aurore commençait à poindre. C'était l'aube matinale s'annoncanl au milieu du calme de Tatmos- EXPLORATION DE LA COTE AlÉlUDIONALE D'ESPAGNE 379 phère avec sa fraîcheur et ses parfums ; l'Orient s'em- pourprait déjà de couleurs brillantes , et un rayon de soleil , en perçant la masse des nuages fini voilait l'ho- rizon, inonda tout à coup de lumière cette mer resplen- dissante des premières clartés du jour. Nous avions alors devant nous un tahleau splendide : la côte de Catalogne bordée de villages, de quintas, de promon- toires escarpés qu'ombrageaient des bois de pins, tandis cpie nous avancions à grande vapeur en longeant un littoral qui se déroulait sous nos yeu\ avec ses change- ments à vue et ses mille perspectives. Avant midi nous étions devant Barcelone et notre capitaine fit de suite ses dispositions pour entrer au port. BARCELONE Mon séjour dans la capitale de la Catalogne et mes excursions dans les petits ports de la côte me firent apprécier les pécheurs de ces parages et l'industrie à laquelle ils se livrent avec une ardeur et une intelligence des plus renia r{pial)les. Brisés au rude métier de la mer, hardis, entreprenants, inratigahles, les Catalans sont passés maîtres dans tous les arts de pêche (1). Je les ai vus à l'œuvre, ainsi que leurs émules (1) On a pu déjà se faire une idée, par les renseignements que j'ai donnés sur la colonie catalane établie à Marseille, de l'habileté de ces pêcheurs dans l'art du palangre ; mais ce n'est pas le seul dans lequel ils excellent : ils sont aussi des plus experts dans la pèche au sardinal qu'ils font sur nos côtes et sur tout le litto- ral de la péninsule jusqu'à l'embouchure de la Guadiana, où ils furent les premiers à introduire cette pêche. Ce sont eux aussi fjui ont porté, sur les côtes de l'Anda- lousie, l'art du hnu avec deux barques accouplées (parejnsj remorquant un im- 380 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'ESPAGNE des îles Baléares et du golfe du Valence ; j'ai admiré leur audace et leur pratique consommée. L'Espagne possède sur cette côte tous les éléments d'une puissante marine : avec des gens aussi résolus, elle formera tou- jours de vaillants équipages et fera respecter partout son pavillon, car elle a sous la main la meilleure pépi- nière de gens de mer pour fomenter sa navigation, ce grand art qui fit sa fortune et lui valut un monde. Les pêcheurs catalans ne se contentent pas d'explorer la mer qui les avoisine ; leurs barques s'aventurent jus- qu'au-delà du détroit. Ceux de l'Escala et de Bagie, réputés les plus intrépides, font la pêche du corail et parcourent, dès le mois de septembre, toute la côte septentrionale d'Afrique jusqu'au cap Spartel . Leur campagne de pêche dure presque toute l'année. D'autres exploitent nos mers ; on les rencontre partout sur nos côtes de France depuis Port-Vendres jusqu'au Var. Ceux de Catella, de San-Pol et des autres ports voisins, s'exercent au sardinal, au palangre et à la pêche à la traîne, qu'ils font sous voile sur la plaaasa qui s'étend à deux lieues de la côte, plateau sous-marin de même nature que le Fond vaseux de notre golfe de Lion et non moins abondant en poisson de toute espèce. La pêche emploie environ six cents hommes à Bar- celone et Barcelonette, faubourg maritime presque en- tièrement composé de gens de mer. Mais la consom- mation du j)oisson frais et salé est fort considérable mense filet de traîne. — La fabrication des filets est encore une des industries dont les Catalans ont su tirer de grands avantages. Ces engins de pêche sont pré- férés en général pour leur bonne qualité et le bon marché de leur prix. La cons- truction des bateaux catalans ne laisse non plus rien à désirer, tant sous le rapport de la solidité que sous celui de la supériorité de la marche. EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE 381 dans cette ville populeuse et son personnel de pêche ne pourrait suffire à rapprovisionnement du marché, si les districts de la côte du levant (costa ciel levante) n'y contribuaient pour leur bonne part (1). Mataro, à six lieues environ au nord est de Barce- lone, possède une population de seize mille habitants qui compte beaucoup de pêcheurs. Ceux de la côte de Barcelone arment quatre-vingts barques accouplées [fa- rejas de hou). Bien que d'un faible tonnage, ces bar- ques montées seulement de six à sept hommes, suffisent dans ces parages où les vents sont moins forts et la mer moins tourmentée. Ce n'est que dans le golfe de Valence, si fréquemment exposé aux bourrasques, qu'on emploie de grandes embarcations pontées. L'administration de la marine, qui en Espagne a aussi dans ses attributions la surveillance et la police des pêches, fait strictement observer les règlements de cette dite pêche au bœuf (bau), qu'on pratique à peu près comme sur nos côtes, mais dont le régime écono- mique est établi sur d'autres bases (2). Cette pêche est (1) Le produit de la pêche de Barcelone a été évalué pour l'année 1861 à dix- sept raille six cent onze quintaux de poisson estimé à 418,233 francs, et les marins employés à la pêche à six cent soixante-trois hommes. La pêche de Mataro, pendant la même année, s'éleva à quatre mille trois cent vingt-trois quintaux, représentant une somme de 98,606 francs, réalisée par cinq cent trente-cinq pêcheurs. Le produit de ces deux ports fut donc de vingt et un mille neuf cent trente-quatre quintaux, d'une valeur de 516,839 francs, et le nombre d'hommes employés de onze cent quatre-vingt-dix-huit. (2) Il existe des différences notables en Espagne sur l'organisation des compagnies de pêche et sur la répartition des bénéfices. La liquidation des produits ne s'opère qu'après avoir prélevé les frais de nourri- ture et d'entretien des équipages. La répartition du gain a lieu à la part. Sur la côte de Catalogne, de même que sur celle de Valence, l'armateur perçoit huit parts sur le produit total, dont il cède deux aux patrons des deux barques 382 EXPLORATION DE LA COTE MÉlîIDIONALE d'eSPAGNE défendue pendant un certain temp de Tannée ; elle com- mence ordinairement le premier septembre et je me trouvais à Barcelone le jour de son ouverture. — J'étais sur le quai du port avec le commandant de la marine, qui présidait au départ de la ilotille : les pêcheurs ne tardèrent pas d'appareiller, et cette multitude de barques à voiles latines s'élança vers la haute mer. En quelques instants la flottille i'a^na le \iivi>:e , et bientôt nous ne vîmes plus au loin que de grandes antennes croisées comme des ailes d'oiseaux blancs épars à Thorizon. VALENCE Les Sarrazins restèrent en possession de Valence pendant plus de cinq siècles (de 714 à 1238) ; le Cid les avait chassés de cette ville en 1004, mais ils s'en emparèrent de nouveau cinq ans après, et ne l'abandon- nèrent que cent quarante-quatre ans plus tard, lorsque Don Jayme d'Aragon en fit définitivement la conquête. Ancienne colonie romaine, élevée au rang de cité cent quarante ans avant notre ère. Valence eut pour écusson (parejas) et le reste du produit est réparti entre l'équipage, en réservant une demi- part pour la caisse de la communauté. Sur la côte d'Alicante le produit de la pèche se divise en trois parts, dont une pour les deux barques et les deux autres pour l'équipage, inclus les patrons, et de plus la contribution d'usage pour la communauté. Le port de Vinaroz, le premier qu'on rencontre sur ce littoral après avoir doublé le cap des Alfaques, est un de ceux où la pêche à la traîne avec des barques accouplées, rapporte le plus de bénéfice. Le produit en est estimé à environ cent mille francs par an. Le nombre des hommes de l'équipage varie suivant les localités et le tonnage des barques de pêche. En Catalogne, chaque bateau est équipé ordinairement de six à sept hommes, tandis que sur le littoral du royaume de Valence, chaque barque porte neuf à dix pêcheurs y compris les patrons. KXPLORATION DE LA COTK MÉIUDIONALE D'eSI'AGNIC 3S.S la corne d'abondance et la foudre de Jupiter protecteur, qu'elle conserva sous les rois Gotlis. Don Jaynie changea ces armes et leur substitua les quatre barres d'Aragon sur champ d'or^ surmontées de la chauve-souris, sym- bole de la vigilance. Valence est une des villes d'Espagne des plus cu- rieuses à visiter; les conquérants d'iVfrique y ont laissé de beaux souvenirs de leur puissance; tout est mau- resque dans la ville du Cid, hommes, femmes, monu- ments et jardins. Les noms d'Alnioudiu, d'Almoïda, d'Almodovar et de Benimaclet, que conservent encore certaines rues et places publiques, témoignent du séjour des Arabes. Un des plus beaux, édifices de Valence est, sans con- tredit, le palais de l'Audience territoriale, qui fut réédifié en 1510 sur l'emplacement de Tancien tribunal créé par Don Pedro 11, en 1384. La grande salle est des plus vastes et ses murs sont ornés de peintures représentant les anciens membres des États du royaume, œuvres des principaux artistes valenciens. Au-dessus de ces ta- bleaux court une galerie à balustres, et la corniche qui couronne la salle encadre un superbe plafond du plus riche travail. Ces somptueux décors, toutes ces dorures, tout ce luxe d'ornementation forment un ensemble de magnificence qui excuse l'ostentation que mettent les Valenciens à montrer aux étrangers ces grands souve- nirs de leur histoire. Le palais de l'Audience avoisine celui de VAijunta- mienlo^ ancien édifice du commencement du xiv® siècle. Il y a là encore de belles salles et de superbes peintures d'Kspinosa, de Kibalta et de Juan de Juanes. On con- serve dans ce palais le drapeau de la conquête (el peu- 384 EXPLORATION DE LA COTE MKIUDIONALE d'eSPAGNE don)^ le casque d'argent du roi Don Jayme P^ au cimier héraldique, et l'épée du Conquérant. 11 me fut permis d'examiner cette glorieuse relique ; je l'ai tenue dans ma main : forte lame, par ma foi ! Les rois por- taient alors une épée pour s'en servir, une véritable arme de guerre, qui pouvait tailler et pourfendre au besoin, et certes, ils n'y allaient pas de main morte, car celle de Don Jayme est ébréchée en trois endroits. Depuis 1 238, la formidable épée a été déposée à Valence : suspendue d'abord à la voûte de la mosquée qui devint ensuite la cathédrale, elle fut réclamée plus tard par VAyuntamiento^ qui la garde religieusement dans sa chapelle. - Mais il y a Valence un édifice qui n'a ni dorures, ni statues, c'est la Lonja de la seda, qui sert de marché pour la vente de la soie. Les historiens ne s'accordent pas sur l'époque de la construction de ce monument d'un caractère original et pourtant d'un très bon goût. Quatre grandes portes donnent entrée dans une immense salle, dont la voûte est soutenue par huit colonnes torses d'un très beau style. Lorsqu'on pénètre dans cette vaste enceinte, on respire à l'aise sous cette architecture simple et hardie autant que grandiose. Ce qui frappe le plus et rehausse la beauté de La Lonja ^ c'est l'élévation de la voûte et l'élégance de ces colonnes, dont les chapiteaux aériens s'étalent comme le feuillage des palmiers. Pendant les trois semaines que je passais à Valence, j'aimais à parcourir le dédale de ses rues étroites et tortueuses, marchant, à l'ombre des murs, à la recherche des chefs-d'œuvre de cette école qu'illustrèrent tant de grands maîtres. Un jour, le hasard me servit à mer- veille ; j'arrivais en zig-zag devant l'église de San Bar- EXPLORATION DE LA COTH MERIDIONALE d'eSPAGNE 385 tolomé. En entrant dans cette ancienne basilique, je fus saisi d'admiration devant des tableaux de Juan de Juanes, l'illustre coryphée de l'école de Valence. Juan de Juanes est, parmi les peintres espagnols, un de ceux qui se sont le plus rapprochés de la manière de Raphaël. Il a su unir la beauté des formes et la suavité des lignes à la vérité d'expression. Ses principaux ouvrages ornent la grande cathédrale, où j'allais souvent les admirer. L'hôtel du Cid, où j'étais descendu en arrivant à Valence, était des mieux situé pour satisfaire la curio- sité d'un touriste. J'avais dans le voisinage le palais de l'Audience et celui de l'Ayuntamiento, l'archevêché, la chapelle de San Juan , et je n'étais qu'à quelques pas seulement de cette église de San Bartholomé, où je n'a- vais pu parvenir d'abord qu'après mille détours, en m'é- 2;arant dans les innombrables ruelles de cette ville en coHmaçon. Des fenêtres de ma chambre, je pouvais voir en face l'élégante tour de la Métropolitaine, construite en 1381 par l'architecte Juan Franch, qui en fit les dessins et en dirigea les travaux, selon l'inscription en langue limousine (1) qu'on lit sur une des pierres de l'édifice : « Ce clocher fut commencé l'an de la naissance de Notre Seigneur Dieu Jésus-Christ m.ccc.lxxxi, sous le règne du très puissant roi Don Pedro , étant vice-roi de Valence le très haut Don Jayme, cousin-germain du dit roi. » Les couvents de Valence renfermaient, il y a quelques années, un grand nombre de peintures, parmi lesquelles celles de l'école valencienne étaient en majorité ; mais (1) Âquest campanai- fonch comenzat en lo ariy de la Nativitat de Nostro Senyor Deu Jesu Crist m.ccc.lxxxi, Reynant el molt ail Key en cmpere, estant vlsre de Yalencla el molt ait en Jaume cosin germe de dit Rey. 25 386 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE depuis la suppression des ordres religieux, en 1836, on a formé un musée de Province à l'ancien couvent del Carmen. Sept cents tableaux environ composent cette collection, dont la plus grande partie n'offre que des peintures sans valeur, indignes de figurer à côté des chefs-d'œuvre de Ribalta, de Juan de Juanes et de deux Espinosa. On y remarque surtout, de ces deux derniers, plusieurs compositions hors ligne (1). Que je n'oublie pas non plus de citer la Cruxification de Ribalta, œuvre magistrale remplie de beautés. Allez-y voir ! Et les nombreuses toiles du célèbre Ribera , qu'il faut bien aussi ranger parmi les peintres de cette école, puisqu'il naquit à Xativa, près Valence, et qu'il laissa dans cette ville tant de preuves de son talent. C'est à Valence seulement qu'on peut faire une étude curieuse de l'école dont Juan de Juanes fut le créateur. 11 est à regretter que notre musée du Louvre n'ait pu se procurer que fort peu de tableaux de cette école. Nous possédons, il est vrai, quelques beaux Ribera, le martyr de saint André entr'autres, mais les Ribalta, les Espi- nosa, les Juan de Juanes manquent à nos collections. La peinture espagnole, pour être bien appréciée, exige la connaissance des œuvres variées des différentes écoles nationales dont elle se compose. « L'histoire de Fart en Espagne, observe judicieusement Louis Viar- dot, est aussi originale que celle des peintres ; elle se trouve circonscrite dans la courte période de cent cin- quante ans. Jusqu'au commencement du xvi® siècle la peinture n'avait rien produit de véritablement remar- (1) L'Apparition de saint Pierre et saint Paul à l'empereur Constantin, la Communion de la Magdelaine, la Conversio?i de l'empereur Constantin, le Baptême du même empereur, un des plus beaux tableaux de l'école valencienne. EXPLORATION DR LA COTE MÉRIDIONALE d'ESPAGNE 387 quable, quand tout à coup, par une sorte de prodige, l'art apparut tout formé et enfanta des chefs-d*œuvre. » Tolède, Valence, Séville, jNïadrid, eurent leurs peintres qui fondèrent des écoles ; mais cette génération de grands maîtres, qui naquit sans ancêtres, s'éteignit sans laisser de descendants. Depuis mon arrivée à Valence je ne cessais de par- courir la ville dans tous les sens, visitant les palais, les églises et les nombreuses chapelles des monastères. Ces passe-temps m'avaient fait négliger les excursions que je m'étais proposé d'entreprendre dans la campagne des environs et dans les lagunes de l'vVlbufera. Je partis d'a- bord pour la Huerta, c'est-à-dire pour cette partie des environs de Valence si justement appelée le Jardin y immense vallée que la Guadalaviar arrose et que ferti- lise un système d'irrigation établi sous la domination mauresque et dont la conservation et la police ont été confiées depuis à une administration spéciale, le tribunal des canaux. Cette institution, qui fonctionne depuis plus de six cents ans, a puissamment contribué à la prospé- rité du terroir. Les conquérants, en reprenant Valence, eurent le bon sens de ne rien changer de ce qui avait fait, sous les Maures, la richesse du pays. Don Jayme I®^ confirma la juridiction du tribunal de Acequieros avec tous ses privilèges. Sept syndics, pris parmi les labou- reurs de la Huerta, sont élus chaque année; les procé- dures de ce tribunal, digne des premiers temps, sont des plus simples : le plaignant cite la partie contraire par l'intermédiaire du gardien des canaux, et le jeudi suivant , le tribunal composé de trois juges campa- gnards et d'un assesseur lettré, se réunit, en plein air, sous le porche de la cathédrale. C'est là que la cause est 388 KXPr.ORATION DE LA COTI-: .MKIIIDIOXALE D'ESPAGNE entend Lie et discutée entre les parties, puis le tribunal décide sans appellation et toujours avec justice. J'ai assisté aux séances de ce singulier aréopage ; j'ai encore devant les yeux les trois vénérables vieillards qui sié- geaient devant la porte des Apôtres. Quelles belles têtes ! quels regards pénétrants î Que je regrettais de n'être pas peintre pour conserver les portraits des juges de Teau, los jueces del agua , c'est le nom que leur donne le peuple. Les débats en langue Hmousine m'intéressèrent au dernier point. Quelquefois les disputes auxquelles donnent lieu, dans les quartiers isolés de la Huerta, la violation du droit d'irrigation, dégénèrent en procès cri- minel et sortent alors de la compétence du tribunal paci- fique des juges de l'eau. Les parties intéressées en sont venues aux voies de fait, et les couteaux sont sortis de leur gaine pour s'égarer dans les chairs. L'eau vaut du sang, el agua vale sangre, tel est le dicton des valenciens. Mes courses dans la Huerta de Valence se bornèrent à Benaguacil, à Benimamet et quelques autres villages. Vers la fin de la seconde journée, mon guide me fit arrêter dans un site des plus agrestes, d'où la vue s'é- tendait sur tout le terroir. La soirée était magnifique et le clair de lune ravissant. J'aurais désiré pousser plus loin mon excursion , mais il y avait danger de s'en^a2;er de nuit dans ces chemins détournés et déserts : « La campagne de Valence, a dit un de nos touristes, est un paradis terrestre où l'on peut rencontrer des dé- mons. » Toutefois je mis à profit mes promenades champêtres pour étudier sur place ces populations ru- rales, dont le type m'avait frappé dès mon arrivée à Valence. Ce type est celui des Berbères ou Kabyles. La physionomie de la majeure partie des hommes de la EXPLORATION DE LA COTE MÉIUDIONALE D'eSPAGNE 389 Huerta offre un de ces caractères dominants qui consti- tuent les types nationaux : front étroit, teint blanc sou- vent marqué de rousseurs, barbe rare, yeux bleuâtres, cheveux châtains ou rouge blond , taille moyenne , corps sec et nerveux. Au premier aspect on croirait voir des Kabyles de l'Algérie ou du lliff, ou bien encore de cette partie du Maroc occidental qui poussèrent leurs migrations jusqu'aux îles Fortunées et dont les descen- dants conservent toujours leur caractère originaire. Le costume des Valenciens a aussi beaucoup plus de rap- port avec celui des Berbères qu'avec celui des Arabes. Ils portent la chemise serrée au poignet, le large caleçon de toile et la pièce de laine blanche ou bariolée de cou- leurs , jetée sur l'épaule et avec laquelle ils se drapent au besoin ; les jambes nues et la tête découverte ou simplement coiffée d'un mouchoir. Sur vingt noms de lieu, dans tous les environs de Valence, les trois-quarts au moins rappellent cette nomenclature topographique qui s'est conservée aux Canaries et dont la constatation m'a fourni la preuve de Torigine africaine des anciens habitants de cet archipel. Je ne prétends pas que le type arabe ne se retrouve pas dans le royaume de Valence, mais il est évident pour moi que le type berbère y do- mine et que les populations qui le conservent encore habitent en masse dans les divers lieux dont j'indique ici les noms (1). (l) Alchefé, Alfeché, Ariana, A'/(]iies, Ayadar, Elchc, Gitadia, Tabencs, Tar- rateiy, Trahiguësa. A côté de ces noms de lieux évidemment d'origine berbère, on remarque Mnsanasa, Masamagrel, Masalaves, Masafal, qui rappiilent les noms puniques de Massinissa, Massusa et autres. Il en est aussi qu'on peut considérer comme des noms arabes bcrbériscs; il me suffira de citer BcneyuUki, Benetmer, Beniarjo (nom d'un prince canarien), Benifayo, Beinhnineya et Beiutuya, duh'C'i noms guancbe. — Vny. Ilisi. nal. des îles Canaries, par Webb et Berllielot, t. i. Ethnographie , p. 207-235. 390 EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIONALE d'ESPÂGNE L'ALBUFERA J'avais prolongé mon séjour à Valence pour m'oc- cuper de quelques recherches importantes dans les curieuses archives de l'ancienne communauté des pê- cheurs ; mais la situation de cette ville à demi-lieue du port de Grao et à environ trois lieues de l'Albufera n'était guère propice à l'observation des arts de pêche en usage sur la côte. Un petit nombre de pêcheurs seulement habitaient encore, à Valence, le faubourg d'Axarea ; tous les autres résidaient au port, à Cana- melar et au Cabanal. Je me décidai donc de me rap- procher de la mer et me dirigeai vers l'Albufera, voulant constater les renseignements qu'on m'avait donnés sur l'état de décadence de la pêche dans cet étang autrefois si poissonneux. Ses eaux, en effet, ne nourrissent plus que des anguilles et un petit poisson blanc fort peu estimé. La chasse dans l'Albufera est aujourd'hui bien plus productive que la pêche. En hiver, pendant les temps orageux, il arrive souvent que la mer franchit la langue de terre qui borde le littoral du côté de l'étang, dont les eaux acquièrent alors un degré de salure (jui sans doute ne convient plus aux anguilles, puisqu'elles vont chercher un refuge dans les canaux et que les gens des rizières profitent de cette circonstance pour s'en emparer. La pêche des encanisadas au moyen de claies en roseaux, formant estacade à l'entrée des canaux qui mettent en communication les eaux de la mer avec les EXPLORATION DE LA COTE MKUIDIONALE D'ESPAGNE 391 lagunes, était celle qui se faisait anciennement dans l'Albufera de Valence et qu'on pratique encore à Tor- tose sur l'Ebre, aux environs de Peniscola, au Molinell entre Oliva et Dénia et dans la grande lagune de Mar- menor, près de Carthagène. Reguart, dans son grand dictionnaire des arts de pêche, a décrit l'ingénieuse industrie qui fit jadis la for- tune des pécheurs de l'Albufera. L'étendue de ces la- gunes, que j'ai parcourues, fut de trois ou quatre lieues du nord au sud, sur à peu près une lieue de large ; mais aujourd'hui la plus grande partie de ce bel étaug a été envahie par les rizières et ne s'alimente que par les nombreux canaux d'irrigation du Guadalaviar et du Xucar, qui déversent la plupart dans les lagunes. La communication des eaux de la mer avait lieu aupara- vant par une petite coupure de l'isthme, à l'endroit appelé le riuet (petit ruisseau). Ce passage, laissé ouvert à l'époque où le poisson passait de la mer dans Tétaug pour venir déposer son frai, était fermé ensuite par une estacade de roseaux (encanisada) qu'on assujettissait sur les deux rives, mais en réservant une porte de sortie qu'on pouvait ouvrir à volonté pour le passage des bateaux. L'estacade de roseaux, qui barrait l'entrée du riuel^ présentait du côté de l'étang plusieurs ouvertures pla- cées un peu en dessous de la ligne de flottaison de la digue. Ces trous ou percées, auxquels les pécheurs donnaient le nom gallineros (poulaillers), oiîraient une issue aux poissons qui voulaient retourner de l'étang à la mer, mais en franchissant ces pièges, ils pénétraient dans de grandes nasses placées de l'autre côté de l'estacade et dont l'entrée était disposée de 392 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE manière, qu'une fois dedans , ils ne pouvaient plus s'échapper. Cette pêche approvisionnait Valence et les autres villes des environs ; ses produits étaient transportés en hiver dans toute la contrée et Msdrid même recevait les belles anguilles de l'Albufera. On évaluait annuellement à vingt-sept mille arrobes (environ 337,000 kilogrammes) toute cette pêche composée d'espèces variées (1) et d'ex- cellente qualité. Ce poisson ne se vendait qu'à douze réaux l'arrobe de vingt-cinq livres, c'est-à-dire au mo- dique prix de treize centimes la livre ! C'était donc un revenu annuel de 87,000 francs. Les produits de la pêche étaient soumis alors à la contribution de la dîme dont l'État percevait le tiers (terciodiesmo) ; le clergé oit la mitre, comme on disait, s'adjugeait le reste. Cet état de chose dura jusqu'en 1820. Le poisson était passible, en outre, d'un droit d'octroi de huit maravédis par arrobe, qu'on payait à son entrée à Valence. — D'après les registres de D. Pedro Esteve, percepteur royal (fiel credencieroj, chargé de la recette des droits du quint sur le poisson de l'Al- bufera et du tiers de la dîme sur celui de la pêche en mer, il est constaté que de 1792 à 1818 inclusivement, le marché de Valence avait reçu 1,525,933 arrobes de poissons, c'est-à-dire 19,099,162 kilogrammes, dont 10,409,350 provenaient de la pêche des bateaux-bœufs et 8,664,812 de celle des autres arts. — La pêche des bateaux - bœufs , avait été en moyenne, pendant ces (1) Les eaux de l'Albufera étaient fréquentées alors par une multitude d'espèces de poissons divers, parmi lesquelles Reguart a cité le muge ou lisa. l'aurade, le loup, la sole, le rouget, la curbina, la sardine et les petites langoustes. Dict. hisl. des arts de pêche, t. m, p. "il. EXPLORATION DE LA COTE .M ÉUIDIONALE d'eSPAGNE 393 vingt-sept années de 385,525 kilogrammes et celle de petits arts de 320,912 kilogrammes, soit 706,437 ki- logrammes au total. Aujourd'hui le produit de l'Albu- fera est presque nul et la peclie des différents arts qui s'exercent en mer sur toute la côte de Valence n'arrive pas à 400,000 kilogrammes de poisson (1 ). Ces chiffres, extraits de documents officiels, prouvent évidemment l'état de décadence dans lequel est tombée la pèche côtière dans ces parages , puisque la production s'y trouve diminuée de moitié. Les pêcheur de l'Albufera, qui se livraient à l'indus- trie paludière dans les eaux de l'étang de septembre à la Pâques, allaient pêcher à la mer pendant l'été et et s'exerçaient au palangre, aux nasses ou andanadas et à la pêche à la traîne, qui a conservé sur cette côte son nom arabe de xahega. De cette distribution de tra- vaux provient la dénomination de pescadores de A f liera, pêcheurs du large ou de la mer, et pescadores de la Albufera, ou pêcheurs des lagunes. — Au temps de la prospérité de l'étang, alors que les pêcheries de l'Al- bufera employaient plus de quinze cents hommes^ on prenait en un jour, dit Reguart, plus de mille charges de poisson, quantité énorme s'il faut entendre par là une charge de mulet, car les produits de cette pêche s'expédiaient à l'intérieur par bêtes de somme. On envoyait aussi de grandes quantités d'anguilles salées en Catalogne et même jusqu'à Narbonne. D'abondantes (l)En 1819, la pêche des bateaux-bœufs ne produisit que i05,912 kilogrammes et celle des petits arts 271 ,175 kilogrammes. En 1860, la pêche totale sur le côté de Valence est portée, dans Taiinuaire sta- tistique, à r)88,OG'2 kilogrammes valeur 240,1^5 francs. En 18(îi, il y a eu encore diminution. 394 EXPLORATION DE LA COTE MÉUIDIONALE D'ESPAGNE salines, dont il ne reste plus aucun vestige, occupaient les bords des lagunes. Depuis plus d'un demi-siècle, cette piscine provi- dentielle est restée dans le plus déplorable abandon ; ' le poisson de la mer n'entre plus dans les lagunes ; l'accumulation des sables a obstrué l'entrée du riuet et l'istbme forme maintenant une digue continue qui barre FAlbufera. Les eaux de l'étang ont perdu en grande partie leur nature saumâtre et la culture du riz a con- quis peu à peu les atterrissements formés par les vases. — Il est vraiment inconcevable qu'en présence de û grands intérêts en souffrance, le gouvernement espagnol n'ait pas cbercbé à remédier à l'état d'incurie dans lequel est tombée cette belle industrie de la pèche dans l'Albufera de Valence. Mais la partie la plus importante de l'histoire de ces pêcheries est celle qui se rattache aux anciennes com- munautés. L'organisation des pêcheurs de FAlbufera en com- munauté ou prud'hommie, régie par des lois spéciales, avec juridiction et privilèges, est antérieure à la con- quête de Valence. Cette institution existait déjà sous la domination mauresque et peut-être même que son ori- gine remonte à des temps plus anciens. L'histoire, il est vrai, ne dit rien ou bien peu de chose sur l'organisation des pêcheries de la côte ibérique pendant la période grecque et sous l'occupation romaine. On sait seulement que les Sarrasins, devenus maîtres de la péninsule, favorisèrent l'industrie de la pêche par des lois protectrices et une bonne organisation, puisque d'après les renseignements consignés aux archives de Valence, il est dit que les pêcheurs maures de l'Albu- EXPLORATION DE LA COTE MÉIUDIONALE D'ESPAGNE 395 fera jouissaient, sous leurs rois, de plus grandes faveurs que les chrétiens (1). Quoiqu'il en soit, il est démontré par des documents liistoriques que les pécheurs de l'Alhufera formaient une corporation d'origine très ancienne, jouissant de certaines immunités (2). C'est ce qu'on appela plus tard el comim de los pescadores, la communauté des pêcheurs. En 1238, à l'époque de la conquête de Valence par Jayme l®*", les lagunes de l'Alhufera furent comprises dans le royal domaine et leurs revenus annexés au pa- trimoinedu prince(3). Par cette attribution, le vainqueur ne fit que se substituer au vaincu, puisque l'Alhufera, avant la conquête, était la propriété du roi maure ré- gnant à Valence et de son frère le roi d'Algésiras (4). Don Jayme, à l'exemple sans doute des princes sarra- sins, se réserva le droit du quint sur les produits de la pèche, qui était d'un poisson sur cinq, et confirma toutes les immunités dont avaient joui les pêcheurs sous la domination mauresque, avec les franchises sur la vente (1) « ... Y los pescadores moros de la Albufera tenian semejante gracia y niucho mayor que hoy los Cristianos, etc. » Livre de privilèges, archives générales du baillage de Valence, nMl, f» 128. (2) Reguart, Op. cit., t. m, p. 32, d'après le Livre de privilèges, conservé aux archives de Valence et traduit de l'idiome limousin. (3) ■ El rey Don Jayme, despues que haganado el reino de Valencia y sacadolo de manas de Agarenas (descendante d'Agar) entre otras cosas se retiene en el dicho reino por propre y especial patrimonio suyo, la Albufera de Valencia, dehesa de Âquella, etc. » Livre de privilèges, archives générales du baillage, n» 10, f* 128. (i) «... Hallase por relacion des Antiguos que despues que Valencia fué quitada à los Paganos, se encontre que la Albufera era patrimonio del Rey moro senor de Valencia, y la otra parte de un liermano de dhô rey, el que era rey de Àlgesira, segun que parea por filas que hoyendia se ven en la dicha Albufera... » Liv. de Privilèges et archives citées, n" il, p. 128. 3'J6 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE du poisson et autres exemptions (1). Par une faveur spéciale, il fit donation aux cinq cents pécheurs qui lui avaient prêté le service de leurs barques et l'avaient aidé de leur personne à la conquête de Valence, de deux • cents jobadas de terre au quartier du Cabanal. D'après les mêmes documents consignés par Reguart dans son Dictionnaire des arts de pêche et que j'ai pu constater moi-même, Don Jayme, voulant récompenser libérale- ment les services rendus par les pêcheurs valenciens, leur concéda tout le faubour"- d'Axarea dans la ville conquise, et, à la réunion des Cortès en 1'260, il leur accorda juridiction avec fors particulier. En 1353, le roi Don Pedro IV, ordonna que tout marin possesseur, de barque, de même que les patrons de la communauté, fussent exempts du service de la flotte, à moins d'être appelés sous le commandement du roi où de son lieu- tenant, et enfin l'infant don Juan, par décret du '20 oc-* tobre 1382, confirma tous leurs privilèges (2). En maintenant l'antique institution de la communauté (I) « Ilem, se retiene en aquelle (Âlbiifera) cieito derechos, esto es, que de cineo- peces le fuese dado uno... Item quiso que el pescado que se cogiera en la Albufera fue.se fuanco de todos derechos y vertigales impuestos y que se pagan por todo senorio. » Liv. de privilèges, etc., etc. ('2) El Rey don Jayme primero de Aragon hizo real donacion à los 500 marineros (|ue le asistieron con suspersonas y barcas à la conquista de la ciudad de Valencia de doscientas jojjadas de tierra en el cabginal, fecha en Valencia en las Kalendas de setiembre 1240, Por cl mismo documento les concedio tambien en compensacion de niéritos y servicios un barrio de casas en la Axarea de aquella ciudad, dandolès ademas en las Cortes del anno 1260 juridiccion y fuero privado. Por R' privilegio de 1353, concedido por el Rey D. Pedro IV, se mando : Que los marineros que tuviesen barcos propios , comme el Comun , no pudiesen ir en armadas, a mcnos de no comandarlas la R' Persona o sugeneral. Y el Infante Don Juan, por su privilegio en 20 de octubre 1332, atendiendo à los servicios que la comunidad babia hecho à lacorona, manda : Que todo esté bajo un concejo o Comun, etc. Reguarl: Op. cit., 1. 1, p. 78 (note). EXPLORATION DE L.V COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE 397 des pêcheurs de l'Albufera avec toutes ses prérogatives, le Conquérant agit dans la même pensée qui Tavait guidé pour les garanties qu'il venait d'accorder au tribunal des canaux f tribunal de acequierosj . Les pêcheurs de * l'Albufera, ces laborieux tenanciers des lagunes, devaient conserver aussi leur juridiction et jouir des mêmes pri- vilèges que les laboureurs de la Huerta, qui siégeaient comme juges de r eau. La pêche, cette agriculture de la mer, nourrissait aussi des populations actives, in- dustrieuses, et n'était pas moins digne de la protection du prince guerrier qui venait d'ajouter un si beau fleu- ron à sa royale couronne. Les privilèges que le Conquérant garantit aux pê- cheurs de l'Albufera furent maintenus par ses succes- seurs ; les lettres-patentes, conservées à Valence aux archives de la corporation, en font foi. Reguart en a cité plusieurs, et entr'autres celles de Don Pedro d'Ara- gon en 1353, et celles de son fils Don Juan, duc de Gerone et lieutenant général du royaume, qui confir- maient, en 1377, toutes les antérieures, et où il est dit : « Que les pêcheurs de l'Albufera ont droit d'élire chaque année quatre des leurs qui doivent prêter ser- ment devant le bailli pour régler les pêcheries de l'Al- bufera, prohiber les actes illicites, exercer juridiction, connaître des causes, appliquer des amendes, et juger des questions en matière de pêche, sans renvoi, sans procédure écrite et sans frais ; entendant que ces pê- cheurs de rx41bufera se gouvernent d'après leurs cou- tumes et non d'après le droit commun et les lois du royaume, c'est-à-dire sans alguazil ; tout pêcheur pou- vant citer celui dont il a à se plaindre un jour férié , 398 EXPLORATION DE LA COTE iMKRIDIONALE d'eSPAG.NE devant le tribunal des syndics on prud'hommes, où la cause sera entendue gratis et jugée acte continu (1) ». 11 résulte de ces renseignements que les communautés de pêcheurs, telles qu'elles sont restées établies dans les ports de la côte méridionale d'Espagne jusqu'au* XVI II® siècle, avaient une organisation analogue à celles qui existent encore de nos jours dans nos ports de la Médi- terranée ; mais cette institution, que nous ne faisons re- monter en Provence qu'au temps de René d'Anjou, vers le milieu du xv® siècle, d'après les documents conservés aux archives de la prud'hommie des patrons-pêcheurs de Marseille, date d'une époque bien antérieure. Cette institution existait, très probablement, sur les côtes du Roussillon, lorsque cette province faisait partie du do- maine des comtes de Barcelonne et des rois d'Aragon, puisque l'histoire confirme Texistence de la même orga- nisation sur les côtes d'Espagne, soumises aux mêmes (1) «... Los muy altos Don Jayme, Don Pedro, Don Âlfonso de Félix Memoria, Reyes de Aragon, y Don Pedro, ahora reinante, inclinados por el bien y utilidad de les pescadores dedicados en el servicio de la Âlbufera , otorgaron graciosamente à los diclios pescadores y à sus sucesorer en dicha pesquerà , que cada ano fuesen electos cuatro liombres de los dichos pescadores, los cuales nombrados y prestado juramento en poder del Bayle, ordenasen las pesqueras de dicha Âlbufera , y des- viasen y desechasen las ilicitas pesqueras de ella Que dichos cuatro jurados conociesen de lodas las cuestiones que ocurriesen entre los dichos pescadores que pescaban en dicha Albufera y otros cualesquiera por razon de dicha pesquerà, breveraente, sin escrito, y sin salario alguno Que se regiesen por sus costumbres, los cuales son muchas y diversas que no se pueden reducir à escritura alguna, las cuales se mantienen y conservan entre ellos boy dia; que no precediesen de derecho coraun o ley paccionada de la tierre antes aquella la conservan por costumbre dichos pescadores sin ministro o sayon, ni nuncio juramentado ; pue de citar por si mismo et pescador contra quien se cla- mare y en dia feriado, y aquella citacion hace y continua el juicio, asi como se haria en otro juicio, si fuese hecha por sayon o ministro îi otro nuncio juramen- tado .... etc. » Lettres-patentes de Gerone où l'Infant tenait alors sa cour, 17 octobre 1377. Archives de la communauté des pêcheurs de Valence. EXPLORATION DE LA COTE MÉKIDIONALE d'eSPAG.NE 399 princes dès le xiii® siècle, et que les lettres-patentes de 1353 et de 1377, que j'ai citées, n'étaient que la confir- mation de celles promulguées en faveur des pécheurs de TAlbufera par Don Jayme l®"" en 1238 et renouvelées par Don Pedro d'Aragon quarante-cinq ans après. Cette organisation des communautés ou prud'hommies s'é- tendit sans doute sur tout le littoral du Languedoc et du comté de Provence , lorsque ces pays devinrent l'a- panage de la maison de Barcelonne et de la couronne d'Aragon, sous Raymond Béranger I^"" de Provence et ses successeurs, qui durent apporter dans leurs nou- veaux domaines une institution dont les résultats avaient tant contribué à la prospérité de la pèche sur tout le littoral de la Catalogne et des royaumes de Valence et de Murcie. DE VALENCE A ALICANTE J'avais quitté Valence avec regret ; le bateau à vapeur le Baléare s'était chargé de me transporter jusqu'à Ma- laga, en faisant escale dans les ports intermédiaires. Je partis du Grao de Valence par une brise fraîche et le lendemain matin, au lever du soleil, nous étions en face d'Altea; les caps San Antonio et San Martin avaient été doublés pendant la nuit. Nous venions de dépasser Benidorm, village maritime dont les pêcheurs s'emploient spécialement au service des madragues (1 ) ; notre bateau filait rapidement le (1) Cavanilles, dans l'ouvrage qu'il a publié sur le royaume de Valence, a cité les pêcheurs de Benidorm comme les plus expérimentés de cette côte où se trou- vaient établies de son temps huit madragues de Tortosa à Carthagéne. 400 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE long d'un littoral dominé par des montagnes dont les berges à pic présentent des escarpements remarquables. Cette côte s'étend depuis Altea jusqu'à la petite rivière de Joyosa : la balafre de Roland (la cuchillada de Rol- dan) est une grande brèche qui part de la crête la plus élevée et se prolonge jusqu'à la base de la montagne. On l'aperçoit de plusieurs lieues en mer et les marins la relèvent comme un signal de reconnaissance. 11 est aussi un autre massif, dont la cime s'élargit en plateau ; c'est la table de Roland (la mesa de BoldanJ ; un autre encore dominé par un morne de forme bizarre , qu'on me désigna sous le nom de tête de Roland (cahesa de RoldanJ (1). Les conquêtes de Cliarlemagne ont laissé des souve- nirs impérissables ; la France méritait bien du reste d'avoir en Espagne son héros légendaire, comme le Cid campéador. Le Roldan des Espagnols est VOrlando fu- rioso de l'Arioste, le Roland amoureux de Bojardo, notre Roland, ce fier Paladin, dont l'archevêque Turpin a raconté les aventures. La tradition a transmis d'à^e en âge les hauts-faits du neveu de l'empereur d'occi- dent : une fois lancée dans le champ du merveilleux, l'imagination accepte tout ; pourfendre les montagnes n'est plus qu'une des mille prouesses du fameux chevalier dont le bras était armé de la terrible du- randal. A partir de ViUajoyosa, la côte apparaît moins haute, et les terres qui la bordent produisent en abondance ce (1) Il existe aussi dans les Pyrénées, près de San Julian , une brèche que les pâtres nomment Tajo de Roldan, et un rocher élevé désigné sous le nom de Sallo de Roldan. Non loin de cet endroit se trouve la chapelle ou ermitage de San Roldan. EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIONALE d'eSPAGNE 401 jonc dont on fabrique tous les ouvrages en sparterie (1). Cette industrie est des plus anciennes et date peut-être des colonies carthaginoises, puisque les Romains, qui s'assimilèrent les arts des peuples conquis , ne tirèrent parti du sparte qu'après la première guerre punique. Les établissements maritimes qui se succédèrent sur ce littoral, depuis l'occupation phénicienne jusqu'à la do- mination des Arabes et la conquête du pays par les rois d'Aragon , ont perpétué l'industrie de la sparterie sur toute cette côte. On est là sur la lisière du Spartorius campus j qui comprenait tout l'ancien golfe lllicien, de- puis le promontoire de Dianiiim, à huit milles au sud de la petite ville de ce nom, aujourd'hui Dénia, jusqu'au cap Scombraria, c'est à dire du cap Saint-Martin au cap de Palos. C'était dans ce golfe, d'où l'on découvre Elche aux beaux palmiers, l'ancienne Illici (2), que se faisait principalement la pêche des scombres , et sous cette dénomination les Romains désignaient à la fois le coliaSj la cavalla des Espagnols et l'auriol des Pro- vençaux, mais encore le lacertus ou bissole (3), autre (1) La sparterie se fabrique avec le stipa tenocissima, espèce de gramine'e vulgairement appelée sparte, qui ressemble beaucoup au jonc des marais. On a quelquefois confondu cette plante avec le genêt (spartiiim) , à cause do la similitude du nom latin. (2) Illici, hoy la villa de Elche, Mayans. (3) « Disole de que fué muy alabado el cabo de Perole, al remate de nueslro reino en tiempo de Plinio , y por ellos se dierou el nombre guiego de Pro- montorio Escombrario, en cuya lengua Escombros es lomisnio que en la nuestra Bisole. » Traduction : Le cap Perole, aux confins de notre royaume, fut très renommé pour la pêche des bissoles au temps de Pline C'est de ces poissons que provient le nom grec de promonloire scombraria. Scombre en cette langue signifie l'espèce qne nous désignons dans la notre par bissole. Gaspar. De la historia de la insigne tj coronada ciudady reino de Valencia, p. 728. 26 402 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE maquereau de la Méditerranée, ainsi que les thons, les pélamides et les bonites, dont la pêche est toujours si abondante. C'est aussi dans ces parages et sur divers autres points de la côte en descendant vers le détroit, que se trouvent placées les madragues, ces grands parcs sous- marins en filets de sparte (1). Ainsi le spartorius cam- pus, la terre du sparte fournit toujours son tribut à la pêche, et la mer lllicienne, non moins poissonneuse qu'autrefois, est incessamment parcourue, aux époques des migrations des poissons voyageurs, par d'innom- brables bandes de scombres. Cette fécondité des eaux n'a jamais failli ; elle est encore de nos jours ce qu'elle fut dans les temps anciens et sous le moyen-âge. « Vers le milieu du xv® siècle, dit Noël de la Morinière (2), l'Espagne tirait de grands avantages de la pêche des scombres qui enrichissait les habitants des royaumes de Valence et de Murcie. Les bénéfices qu'ils obtenaient de celle du Caballar et du Bissole n'étaient pas inférieurs à ceux de la pêche du thon à l'époque de sa plus grande splendeur. Les pêcheries espagnoles de ces parages rappelaient ces siècles d'abondance et de prospérité si vantés chez les anciens, et la pêche des scombres avait acquis une telle importance, elle employait tant de bras, qu'elle pouvait être considérée comme des plus lucra- tives de la Méditerranée. » Toutefois, ce qu'on a dit de la fécondité des eaux du golfe lUicien, est applicable aussi au golfe de Valence et à toute cette côte depuis le cap de Gates jusqu'à (t) C'est à Villajoyosa que se fabriquent presque tous ces filets. (2) Hist. gén. des pêches anciennes et modernes, t. i, p. 263. EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE 403 celui de Palos. La mer Ibérique, qui s'étendait du dé- troit à la baie d'Almeria, n'était pas moins poisson- neuse, et je puis assurer qu'en général Tabondance des poissons voyageurs se fait encore remarquer dans ces mers où les poissons aux habitudes nomades ne cessent de se montrer avec autant d'affluence qu'autrefois. Les populations maritimes qui ont remplacé celles qui s'é- tablirent d'abord sur ces mêmes plages, pourraient reconquérir, par la pêche, la fortune de leurs devan- cières, si cette industrie était plus encouragée. Le spart orins campus, qui ne comprenait ancienne- ment que les alentours du golfe Illicien, s'étend au- jourd'hui sur la majeure partie de la côte de .Valence jusqu'au-delà de Carthagène. Le sparte croit en abon- dance entre Dénia et La Oliva, dans les terres basses et marécageuses qui bordent les plages. Il en est de même aux environs de Yillajoyosa et en général dans tous les terrains humides et sablonneux de ce littoral. Le sparte est la ressource d'un grand nombre de po- pulations valenciennes et murciennes qui s'adonnent à la fabrication des cordages pour le service de la ma- rine marchande et à la confection des nasses, des filets et autres engins de pêche. C'est à Dénia, à la Oliva, à Almeric surtout, que les Catalans et les Valenciens vont charger le sparte, dont l'exportation donne lieu à un trafic considérable dans toute la Méditerranée. La gent de mer des ports voisins des terres vagues et inondées, où croît le sparte, vit en grande partie du produit de ce végétal ; une multitude de barques sont employées à son transport ; les femmes s'occupent à réunir les joncs pour les mettre en bottes de différentes qualités ; les plus fins servent à la fabrication des nattes et des tapis, 404 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE les communs sont soumis au rouissage pour faire des cordes, après avoir été battus et réduits en filasse. Rendus ainsi très souples, on en confectionne divers ouvrages d'utilité domestique qui ont beaucoup de durée. Qui n'a vu avec plaisir, dans plusieurs villes de la côte méridionale d'Espagne, des appartements tapissés de nattes à dessins capricieux, sparterie fine, qui brave l'humidité des murs et des planchers sans éprouver la moindre altération? L'eau, au contraire, entretient et conserve les nattes en bon état ; l'odeur du sparte est hygiénique ; les vers, les mites, tous les insectes, qui pullulent dans les pays chauds, n'attaquent pas cette substance et semblent la fuir ; le feu même n'y peut rien : un charbon ardent jeté sur un tapis, sur une natte, brûle et ne fait qu'un trou, sans développer de flamme. Les matières salines que contient le sparte neutralisent l'action du corps embrasé. Quand on a doublé le cap d'Alcodra, on ne tarde pas d'apercevoir Alicante au fond de sa petite baie. C'était de cette ville qu'on tirait autrefois le sel nécessaire aux nombreux établissements de mari nage que la pêche alimentait sur tout ce littoral. Les salines de Guar- dumar et de Mata, exploitées depuis des siècles, ne sont pas épuisées, mais l'industrie de la salaison du poisson est bien restreinte depuis les droits dont le sel est grevé. Dès 1564, lorsque le fils de Charles- Quint incorpora toutes les salines dans le domaine de la Cou- ronne, le sel fut frappé d'un impôt qui augmenta pro- gressivement sous les successeurs de Philippe IL La modicité du prix de cette denrée avait été favorable à la pêche ; sa cherté entraîna la décadence de cette indus- EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE 405 trie. Avant l'époque que je viens de citer, les rois de Castille et d'Aragon n'osèrent jamais augmenter le prix du sel qui, par sa grande consommation, était considéré comme denrée de première nécessité. Il était alors dé- livré au peuple vingt-quatre fanègues de sel pour la même somme que les étrangers en payaient deux (1). Quel encouragement pour la pêche ! A mesure que nous nous rapprochions d'Alicante, en serrant la côte de très près, nous rencontrions, de dis- tance en distance, de gros morceaux de liège flottants en forme de bouée ou signal. C'était des lampugueras, engins de pêche en usage sur ce littoral, avec lesquels on prend le poisson appelé Lampuga, espèce de stro- matie (*2) qui vient frayer sur les fonds rocheux et madreporiques où il s'abrite et stationne un certain temps. Guidés par cette connaissance des habitudes des lampugues et des espèces analogues, les pêcheurs d'Ali- cante et de la côte de Valence ont imaginé les lampii-. giiaireSj dont je donnerai en passant une description succinte : Un gros faisceau de branches de pin, fortement atta- ché à un cordage de sparte, est maintenu au fond de la mer par un poids de pierre. Cet appareil est signalé à la surface de l'eau par une bouée flottante. C'est dans ce branchage que se réfugie le poisson polir se nourrir des mollusques et des insectes marins qui s'y attachent. Les lampuguaires sont ainsi disposées, à poste fixe, et mouillées par soixante ou soixante -dix brasses (3). (1) Mayans: Op.cit.,11'1. (2) Stromateus fiatola, L. (3) Les divers postes que doivent occuper les lampuguaires sont réglés par le sort entre les pécheurs. 406 EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIONALE d'ESPAGNE Quand les pêcheurs veulent s'emparer du poisson, ils commniencent d'abord par soulever peu à peu le fais- ceau de branches, en ayant soin de faire passer par une manœuvre habile, leurs filets en dessous, afin d'enfer- mer les lampugues qui n'ont pas quitté leur abri et ont suivi le mouvement d'ascension du faisceau. Cette pêche est souvent très productive ; elle fournit d'excellent poisson, car celui qui s'abrite dans les pro- fondeurs où l'on fixe les lampuguaires se nourrit de petits crustacés et sa chair est recherchée par son par- fum et sa délicatesse. Ce poisson est pris sans effort ; il n'a pas souffert les tourments de la traîne ni le sup- plice de l'hameçon et n'a fait que passer du filet dans la barque. Aussi arrive-t-il tout vivant sur le marché où on le reconnaît de suite à sa fraîcheur et à l'odeur de roche qu'il exhale. Ce genre d'engin pour pêcher les lampugues est aussi • en usage pour se procurer l'appât nécessaire à la pêche des thons à la ligne volante, et cet appât consiste en une espèce de labre, vulgairement sn^pelée jurelo, qu'on a grand soin de conserver toujours vivant , car les thons ne mordent pas au poisson mort. Le labre, dont il est ici question, m'a paru se rapprocher beaucoup du labrits julis des ichthyologistes ou la girelle des pê- cheurs provençaux. Ceux d'Alicante le désignent plus spécialement sous le nom de jurelo de cola bermeja^ girelle à queue vermeille : son corps, mélangé de cou- leurs brillantes, est d'un vert bleuâtre sur le dos, mordoré sur les flancs; le ventre est argenté et nuancé d'outre-irier , la tête enluminée de jaune et d'azur bruni, la queue d'un rouge-orangé est bordée de bleu céleste. Si ce joli poisson pouvait être conservé vivant EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE 407 dans un aquarium, il ferait rornement des salons. Les pêcheurs d'Alicante se servent du faisceau de branches pour attirer les girelles de même que les lam- pugues ; ceu^ de Valence, au contraire, emploient les nasses pour abriter ces poissons. Dans ce cas, c'est toujours au moyen d'un cordage et d'un poids qu'ils assujettissent sur le fond de pêche l'engin auquel sont attachées les nasses ; mais cet engin change alors de dénomination : c'est Vandaiion^ qu'on mouille aussi à poste fixe, avec un signal sur les fonds d'algue et de rocaille, où se tiennent cachées les girelles. Lorsqu'à l'époque du passage des thons on veut faire la pêche de ces scombres à la ligne volante, les barques se rendent aux andanons , c'est-à-dire aux postes où sont les signaux de ces engins, afui de se procurer le poisson qui doit servir d'appât. Les pêcheurs soulèvent d'abord l'engin auquel est attaché le faisceau de branches et le font remonter à la surface de la mer ; les girelles suivent le fagot qui leur sert d'asile et qu'on laisse un instant suspendu à fleur d'eau à côté de la barque, tandis qu'on descend rapidement de l'autre bord un autre faisceau de branches qu'on tient préparé pour remplacer, sur le fond, celui qu'on a retiré. Après cette manœuvre, les pêcheurs rentrent sans crainte dans la barque le premier fagot, et dès que cet asile protecteur manque aux girelles, elles se réfugient aussitôt sous les flancs du bateau qu'elles n'abandonnent plus , et les pêcheurs ont alors sous la main la provision d'appât nécessaire pour commencer leur pêche. Sans plus tar- der, ils se mettent sous voile à la recherche des thons, en se dirigeant sur les points où ils aperçoivent le re- mou produit à la surface de la mer par les bandes de 408 EXPLORATION DE LA COTE iMERIDIONALE d'eSPAGNE scombres. Un autre indice les guide aussi : c'est le vol des mouettes et des goélands qui rasent l'onde pour s'emparer des petits poissons que les thons pourchassent devant eux. Les girelles suivent toujours le bateau dans sa course : dès que les pêcheurs ont aperçu les thons, ils tirent de l'eau quelques girelles au moyen du salabre (1) et les lancent vivantes devant les thons pour qu'ils en fassent leur proie. Ceux-ci alléchés par ces poissons, dont ils sont très friands, se rapprochent davantage et d'autres girelles leur sont livrées pour les entretenir en appétit, mais des lignes armées de forts hameçons sont toutes préparées et amorcées avec une girelle vivante, qu'on accroche par les deux yeux. Je dois dire ici, pour l'hon- neur de ma conscience de naturaliste, que je n'ai pu voir sans un sentiment de pitié, ce raffinement de cruauté calculée, car l'affreux supplice, que peut endurer long- temps la girelle, importe beaucoup aux pêcheurs : ils savent trop bien, par expérience, que le pauvre petit poisson n'en mourra pas, malgré son horrible torture, et que les thons, comme je l'ai déjà dit, n'aiment pas le poisson mort. La malheureuse girelle, prise ainsi par les yeux au crochet qui lui traverse le front, s'agite et se tourmente. Ses mouvements convulsiis n'excitent que mieux la voracité de son ennemi qui s'élance et l'engloutit toute palpitante ; mais le fatal hameçon, que le pêcheur at- tentif tire aussitôt vers lui, reste cloué dans sa gorge, et la ligne, à laquelle il est attaché, l'amène dans la barque. (1) Espèce d'échiquier ou petit filet formant sac autour d'un cereeau soutenu par un manclie. EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE 409 Il faut bien l'avouer, en dépit de tout ce qu'on pourra dire de la cruauté des pêcheurs, cette pêche est at- trayante et aucune description ne saurait rendre l'effet produit par cette multitude de poissons rassemblés autour du bateau si perfidement protecteur. La vivacité des mouvements des ijrirelles fait scintiller les eaux de mille couleurs brillantes qui se reflètent à l'infini. L'essaim de petits poissons se porte tantôt de Tavant, tantôt de l'arrière de la barque pour disparaître tout à coup sous ses flancs et revenir de nouveau se ranger sous la poupe, en suivant toutes les évolutions du ba- teau. — Lorsque la brise est faible, l'essaim se tient vers la proue ; si le vent fraîchit et que la barque accélère sa marche, il ne reste de l'avant que les plus forts de la troupe et les plus petits vont s'abriter de l'arrière en se maintenant dans le rempu du timon. 11 importe alors que les pêcheurs diminuent de voile, car les girelles épuisées de force, ne pourraient suivre longtemps le bateau. Lorsque cela a lieu, toute la bande se réunit en un seul peloton et se précipite en un clin d'œil dans les profondeurs de la mer pour aller chercher un refuge dans les algues et les rocailles ; mais , si trompés par instinct, ces pauvres poissons fatigués n'ont rencontré qu'un fond de sable qui n'a pu leur servir d'asile, on les voit remonter aussitôt à la surface pour reprendre leur poste à l'abri du bateau. Toutefois, ces cas de réapparition de la troupe sont assez rares et il arrive le plus souvent que l'essaim de girelles une fois dis- paru, laisse les pêcheurs sans ressource pour continuer leur pêche. La constance de ces poissons à suivre la barque est un fait des plus curieux et qu'on serait tenté de mettre 410 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'ESPAGNE en cloute, si les pêcheurs ne l'avaient remarqué cent fois dans leur longue pratique. Ils ne laissent pas cepen- dant d'admirer eux-mêmes l'instinct qui porte ces pau- vres poissons à leur venir en aide et à s'offrir en vic- times pour servir d'appât à la voracité des tlions. Aussi quand ils ont terminé leur journée et qu'ils se trouvent trop éloignés des postes des andanons, ils n'abandon- nent pas, à la merci des poissons affamés, les girelles qui restent encore autour du bateau, et jettent à la mer un faisceau de ramage, qu'ils signalent par une bouée, afin qu'elles puissent s'y abriter ; mais ce secours de la part des pêcheurs est tout spéculatif et ne retarde que de quelques heures le triste sort réservé à ces malheu- reuses girelles, car ils ont bien soin de les reprendre le lendemain pour recommencer leur pêche. On a vu des bateaux épuiser plusieurs fois, en une même journée, leur provision de girelles et retourner aux poste des andanons pour en reprendre de nouvelles. Cette pêche des thons à la ligne volante est des plus lucratives ; mais elle ne dure guère que deux mois pendant le passage des scombres. Le gain de chaque homme est évalué en moyenne à 73 francs par semaine ; on a vu pourtant des années de grande abondance où cette pêche a rapporté jusqu'à 140 francs. Elle a en outre l'avantage de ne porter aucun préjudice aux au- tres arts et de ne pas dépeupler les eaux, car l'abri des andanons facilite la propagation des girelles, malgré la consommation qu'il s'en fait, puisque c'est dans les profondeurs, où sont mouillés les engins, que ces pois- sons se multiplient et trouvent à se nourrir. Aussi dans la saison où les pêcheurs n'ont pas besoin d'appât pour les thons, ils ne laissent pas d'aller visiter les andanons EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'eSPAGNE 411 pour porter des girelles au marché et vendre, avec profit, un poisson généraleinect estimé. La pêche aux andanas est un autre art qui se pra- tique sur cette partie de la côte méridionale d'Espagne, depuis Valence jusqu'à Alicante, et qui reçoit différentes modifications dans ses procédés, suivant l'espèce de poisson à la capture duquel il s'applique. J'ai indiqué la manière de pêcher la girelle qui sert pour les thons ; mais lorsqu'il s'agit de se procurer l'appât pour les merlans, ou bien pour les pagels, les pagres et les autres grands spares qu'on prend au pa- langre, on recherche Vagoslero qui abonde au mois d'août (agoslo). Cette autre girelle aime à s'abriter dans les nasses qu'on fixe sur des fonds rocheux depuis quarante jusqu'à soixante brasses de profondeur. Ce genre de pêche est plus particulièrement en usage dans le golfe, au voisinage des îlots et des colombrettes. Pour la pêche des grands labres, que les pêcheurs du Grao de Valence, de Cullera et d'Almenara désignent sous le nom àe jurelo grande (1), on se sert de nasses d'un mètre et demi de long sur deux de circonférence, dans lesquelles pénètrent les labres pour n'en sortir qu'à la volonté des pêcheurs. La manière ingénieuse dont est disposée la bouche de ces grands paniers, fa- cilite l'entrée du poisson et empêche sa sortie (2), à cause des barbillons de jonc qui garnissent intérieure- (1) Lahrus viridis? (2) Ces barbillons sont fixés autour du goulot de la nasse et leur réunion pré- sente la forme d'un cône renversé, dont l'ouverture est en dehors et le sommet en dedans de la nasse, de sorte que les pointes aiguës de ces barbillons de jonc, en s'iticlinant les uns vers les autres, hérissent tout le fond du goulet. Leur extrême flexibilité les fait céder facilement au moindre effort du poisson qui pénèlre dans la nasse, mais lorsqu'il veut en sortir, leurs pointes réunies lui ferment le passage. 412 EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIONALE D'ESPAGNE ment le goulet qui sert de passage. L'espèce de labre que l'on prend dans ces nasses, où l'on a soin de placer un appât qui attire le poisson, est des plus recherchée sur les marchés de la côte. Les pêcheurs valenciens nomment andana de nasas , rangée de nasses, une file d'engins mouillés à poste ûxe^ dans une même direction parallèle à la côte, à la distance d'environ quatre à cinq lieues de terre, par soixante-dix ou soixante-quinze brasses de fond. La rangée se com- pose ordinairement de soixante-cinq paniers ou nasses de la forme que j'ai indiquée ; chaque engin porte une nasse qui se maintient entre deux eaux, suspendue à l'amarre mouillée sur le fond de pêche et qu'une bouée flottante indique à la surface. Cette amarre est tenue très lâche, afin qu'elle puisse céder facilement à l'aclion des courants. Lorsque les pêcheurs d'une andana de nasses veulent aller reconnaître le poisson pris, ils commencent par se diriger sur le premier engin situé en tête de l'andana et parcourent ensuite, à la voile, toute la rangée en s'arrêtant à chaque nasse pour la soulever et recueillir successivement le poisson qui s'y trouve enfermé. Dans les parages compris depuis Benicassim jusqu'au cap Saint-Antoine, on compte quatorze postes d'andanas, dont le choix est réglé par le sort dans les commu- nautés de la côte. La distribution des postes a toujours lieu le dimanche : les noms des patrons de barque, inscrits sur une carte, sont mis dans un chapeau et le Quelquefois l'entrée du goulet de la nasse est ferme'e par deux petites bandes de filet à mailles très étroites, fortement tendues, de manière à présenter deux valves à angles rentrants, que le poisson peut écarter en donnant dans la nasse, piais qui empêche sa sortie. EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE 413 premier sortant fait élection du poste qui lui convient le mieux. Les uns préfèrent Yandana de Colis, située un peu à l'orient de Benicassim , à cinq ou six lieues de terre ; d'autres choisissent celle de CafranaSj en face de Castellon de la Plana, ou bien celle de Mola de Al^ menaraj à cinq lieues à Torient de la montagne de ce nom. Le poste de Cullera, en descendant vers Dénia, passe aussi pour un des meilleurs. Il importe, pour bien reconnaître ces différents postes, de prendre de bons relèvements ; aussi les pécheurs des andanas, qui sont en même temps d'habiles palangriers, passent avec raison pour des marins très expérimentés. Leurs barques , montées chacune de sept hommes , y compris le mousse, sont toutes de première marche et bien appareillées pour tenir la mer. Ils font la pêche aux andanas depuis le mois d'août jusqu'à la fin d'oc- tobre, et emploient souvent une demi-journée à recon- naître toutes les nasses d'un poste , car le halage des soixante-cinq engins, qui composent la rangée, est un travail des plus rudes, aussi les patrons sont dans Tu- sage, pour stimuler l'ardeur de l'équipage, de lui céder, à titre de gratification, tout le poisson pris dans la pre- mière et la dernière nasse (1). Cette pêche exige une grande expérience et beaucoup de pratique, aussi forme-t-elle de très bons marins. Les barques sont obligées de partir de terre vers le milieu de la nuit pour être rendues au point du jour dans les parages des andanas et avoir le temps de retourner au port pour envoyer le poisson au marché. Ainsi, entre (1) C'est-à-dire le numéro 1 et le numéro 65 d'après l'ordre du gisement des nasses de la rangée d'occident en orient. 414 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE aller et retour, ce sont souvent des trajets de plus de dix lieues en mer, parcours fatigants si le vent leur fait défaut. Lorsque le poisson abonde dans les nasses , les pê- cheurs retournent aussitôt à terre, mais si la pèche est mauvaise, ils restent sur l'andana et amarrent leur bar- que sur une des bouées de la rangée d'engins ; puis, armant les lignes de leurs palangres, dont ils sont tou- jours munis, ils amorcent les hameçons avec le poisson pris dans les nasses et font la pêche aux: merlans et aux autres espèces de grands fonds, aux alentours de l'an- dana. Dans ces sortes de cas , ils passent toute la nuit en mer et ne retournent à terre que le lendemain avec le double produit de la pêche au palangre et de celle des nasses. Quelques patrons, pour donner un peu plus de repos à leur équipage et ne pas perdre un temps précieux, font aussi cette double pêche avec deux bateaux qui al- ternent ; Tun des deux reste toujours mouillé sur l'an- dana, tandis que l'autre opère son retour à terre avec le poisson pris. Le produit net de la pêche aux andanas, y compris celle aux palangres , lorsqu'elle a lieu , est réparti en onze parts et demie, après avoir prélevé tous les frais. Le patron perçoit cinq parts pour son bateau et ses en- gins ; c'est ce qu'on appelle la part del arle y barca, la part de l'art et de la barque. Les six autres parts sont distribuées entre les hommes de l'équipage, et la demi- part revient de droit au jeune mousse, qui certes ne l'a pas volée. La pêche des thons à la girelle, avec la ligne volante, que j'ai décrite plus haut, a aussi ses règles, ses cou- EXPLORATION DE LA COTE .MERIDIONALE d'eSPAGNE 415 tûmes, son mode de répartition des produits, et n'est pas moins intéressante à observer dans son économie, qu'elle m'a paru curieuse dans sa pratique. Pour ar- river au bénéfice net de cette pèche, on prélève d'abord les frais de vente et de transport du poisson au marché, les dépenses d'entretien et des réparations de la barque et enfin celles de la nourriture de l'équipage. — La poissonnière, chargée de la vente des thons, reçoit qua- tre maravédis (trois centimes) pour chaque thon ; ses frais de table lui sont payés et il lui est cédé en outre une livre de poisson sur le produit de la pêche. La femme du patron a, dans ses attributions, le con- trôle des comptes des poissonnières : les pêcheurs ne s'occupent pas de ces détails ; ils ont bien assez à faire à la mer. Arrivés à terre, et une fois leur barque en sûreté (1), à peine ont-ils le temps de se reposer quel- ques heures pour se disposer le lendemain à recommen- cer leurs travaux. C'est à la femme du patron qu'ils laissent tout le soin de la comptabilité, bien certains de son intelligence en matière économique et qu'elle ne leur fera pas tort d'un denier. La femme du patron est un personnage : elle tient la caisse, intervient dans toutes les affaires de pêche et en perçoit les produits. C'est le type de la bonne ménagère, de même que la femme du laboureur ou du fermier. Au marché comme au logis, elle gouverne en maître, fait raccommoder les filets et met au besoin la main à l'œuvre ; elle soigne les bardes, prépare les repas, élève les petits enfimls jusqu'à l'âge où ils peuvent prendre part à la pêche. (1) 11 y a fort peu de port sur cette côte où les barques de pêche puissent s'a- raarrer au quai. On est obligé de les lialer à terre sur la plage et cette opératijn exige l'aide d'un attelage de bœufs. 416 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNË La queue des poissons, à laquelle elle a droit, est une sorte d'hommage que lui rendent les pêcheurs. Cette coutume de réserver la queue de chaque thon à la femme du patron, rappelle la redevance des têtes de marsouins qui étaient échues anciennement à cer- taines communautés religieuses, ou bien encore Tof- frande de la tête d'autres poissons très estimés, qu'on faisait aux grands personnages qu'on voulait honorer. La queue a été de tout temps un morceau recherché. Athénée, dans ses Deipnosophistes , fait dire au savant Archestrate : « Lorsque tu arriveras à Byzance, fais-toi servir une rondelle d'espadon et choisis celle qui est la plus rapprochée de la queue. » La chair de l'espadon, assure Athénée, n'était pas moins estimée que celle du thon (1). Il est vrai que Pline, qui s'y connaissait, a indiqué la queue du scombre comme la partie la moins délicate parce qu'elle est la plus maigre : Vilissima ex his ^ qum caudœ proxima, quia pingui carent; mais probablement que la femme du patron, qui donne motif à cette digression, use de son droit à la queue, accom- pagnée de sa rondelle. Quant à la tête des poissons comme offrande ou re- devance, il en est fait mention dans un acte de 1075, passé entre l'évêque de Marseille et les chanoines. Le prélat leur cédait la moitié des têtes de thons et des dauphins qu'on péchait dans la mer de Marseille, sous la condition que les pêcheurs de l'évêché et ceux du chapitre auraient péché en commun (2). (1) A0HNAIO2;, AstTtvocTocp, viii. (2) Les dauphins étaient compris comme poissons royaux (pisces regales) dans l'attribution des droits dus aux domaines seigneuriaux. « Magni pisces sunt de dominio archiepiscopi. » Morice, Mém. pour servir de preuves à l'hist.,i. i, 682. EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIONALE D'ESPAGNE 417 Au moyen-âge la dîme des langues de marsouins figurait au nombre des donations pieuses qu'on faisait aux monastères. Lorsque l'établissement des communes en France eut diminué le nombre des fiefs et répandu des idées plus libérales, les barons et seigneurs se désistèrent d'une partie de leurs droits sur la pêche qui se faisait sur les côtes de leurs domaines. Les uns n'exigèrent plus que la tête des marsouins, les autres la nageoire droite, ou bien ils se contentèrent •du simple hommage, usage ridicule qui consistait à présenter le marsouin à la porte du château seigneurial, à soulever le marteau avec la queue du poisson et à frapper trois coups. Alors le marsouin était affranchi, sa vente était libre et il pou- vait être de suite porté au marché. La tête du corb ou de la sciène noire (1) fut aussi en grande réputation parmi les gastronomes d'Italie qui ne l'estimaient pas moins que celle du bar (2) et du ro- veto (3) employées à Naples, comme moyen de corrup- tion (4) , car la sciène et le roveto qu'on pêche dans le détroit de Messine, sont souvent une meilleure recom- mandation que le talent et le mérite. \'eut-on à Rome se ménager un protecteur ? On lui envoie une tête de sciène, bien entendu que cette tête est toujours accom- pagnée d'un bon morceau du corps du poisson. A-t-on à Naples un enfant à placer ? On fait cadeau à l'homme influent d'un superbe roveto. ^i) Sciœna nigra, Bl. (2) Perça labrax, Lin. (3) Rovetus temminckii, Gant. (4) Voy. De la Pêche sur la côte occidentale d'Afrique, par S. Herthelot, p. 100. Paris 1840. 27 418 EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIONALE D'ESPAGNE Les pêcheurs de l'embouchure du Tibre étaient aussi dans l'usasie d'offrir la tête de l'ombrine aux trois ma- gistrats nommés les conservateurs de la ville éternelle, ces uniques représentants de l'ancien Sénat romain. Paul Jove, dans son livre de Piscihus romanis a égayé l'histoire du Fegaro (1) par l'anecdote de Tamisio, cé- lèbre parasite, qui plaçait son valet en vedette aux environs du marché pour être informé des maisons où allaient les meilleurs morceaux. Ce fut ainsi qu'il cou- rut tout un jour à la piste d'une tête d'ombrine qu'il avait vu d'abord porter au Capitole, puis repasser de- vant lui et renvoyée par les conservateurs au neveu du pape Sixte IV, le cardinal Riario, alors en grand crédit. Mais la succulente tête n'en fut acceptée par le cardinal que pour être portée en cadeau à son ami, Frédéric de Saint-Séverin, qui l'envoya, à son tour, au banquier Chigi, sur un plat d'or orné de fleurs. Ce dernier en fit don à sa maîtresse, courtisane en vogue, et chez la- quelle le pauvre Tamisio, après avoir parcouru, en sueur, toutes les rues de Rome, put enfin se repaître de l'objet de sa convoitise Mais je m'oublie en parlant tête et queue, à propos de pêche. 11 est temps d'en finir avec les digressions, d'autant plus que depuis que je discours ainsi , le Baléare a poursuivi sa marche rapide vers Alicante, et nous voilà arrivés au port. (1) Seiœna umbra. 0 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE 419 ALIGANTE Eq débarquant à Alicante je courus au marché : c'est toujours le premier endroit que je visite en arrivant dans un pays que je ne connais pas encore. Rien de plus à propos qu'un marché pour juger d'un coup- d'œil de la population ; rien de plus attrayant et de plus pittoresque que cette multitude de villageois qui chaque jour apportent en ville les produits de la saison. C'est le véritable rus in urbe : hommes et femmes sont là comme à la campagne, avec leur costume, leurs manières, leur langage, avec toutes leurs allures. Le marché vous fait connaître la richesse du terroir ; il vous initie aux détails statistiques qui tiennent aux besoins de la vie, aux usages^ aux habitudes du pays, à l'économie domestique en général. Vous y rencontrez toutes sortes de gens ; vous y remarquez les physio- nomies les plus expressives, des visages pleins d'ani- mation ; vous entendez souvent les paroles les plus étranges , et au milieu de cette réunion de presque toutes les classes de la société, parmi tout ce monde qui va et vient, qui sans cesse s'agite, plaisante, dis- pute et s'emporte parfois, au milieu, dis-je, de ce bruit étourdissant et des mille éclats de voix qui s'échappent de la cohue, l'observateur passe ignoré comme un bon bourgeois de la ville, flâneur de coutume, s'arrêtant devant chaque groupe, s'informant des prix des den- rées, écoutant les débats et faisant son profit de tout. 420 EXPLORATION Dfi) LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE Les marchés de la côte méridionale d'Espagne sont toujours abondamment fournis ; la mer et la terre y apportent leur tribut. Comme celui de Valence, que j'avais déjà parcouru, de même que ceux d'Almérie, de Malaga, de Gibraltar, et surtout le beau marché de Cadix, que je vis ensuite, celui d'Alicante m'offrit beaucoup d'intérêt. J'y comptais une vingtaine d'ex- cellentes espèces de poisson, que les palangriers, les pêcheurs aux filets et ceux qui s'exercent aux nasses et ^ux lampugues, venaient d'apporter toutes fraîches. 11 y avait là des labres de toutes couleurs , des scombres en abondance (1), des pagres, des raies et des bau- droies, de belles soles, de superbes merlans, parmi des tas de sardines et de rougets, puis encore bon nombre de poulpes, de calmars et d'autres mollusques. Le mar- ché aux fruits n'était pas moins bien pourvu ; des me- lons blancs, doux et frais comme des sorbets, de belles oranges, de magnifiques grenades ; tout était à pro- fusion, raisins, figues, poires, patates douces, tomates et oignons; encore je ne parle pas des herbages, ce serait une nomenclature à n'en pkis finir. La terre, dans ce beau climat, est toujours riche et féconde : nous étions en septembre ; la matinée était délicieuse et rap- pelait les plus beaux jours du printemps. Je passai plus d'une heure à parcourir ce forum où l'on traitait toutes sortes d'affaires et dans lequel se trouvaient réparties, sans trop de confusion, les productions les plus diverses et les choses les plus disparates ; mais tout cela réuni faisait plaisir à voir. Alicante, comme Valence, a aussi sa huer ta, terroir (1) Thons, maquereaux, bonites, etc. EXPLORATION DE LA COTE AlÉUlDlO.NALE DESPAGiNE 42 ( des mieux arrosés où abondent les arbres à fruits, les amandiers et les figuiers surtout ; mais pour jouir de cette belle campagne, il faut un peu s'éloigner de la ville, dont les alentours sont arides et secs. — Les produits de la mer, comme on a pu le voir, entrent pour une bonne part dans les approvisionnements jour- naliers d'Alicante. F^a pêche, d'après les renseignements de P. Mados (1), rapporte en moyenne 50,337 kilo- grammes de poisson par an, dont la moitié environ est consommée à l'état frais et le reste livré à la salaison ; mais Testimation de Mados n'a rapport sans doute qu'au poisson qui se consomme à Alicante, car le produit de la pêche sur le littoral de cette province, depuis Gandia jusqu'à Puerto Escombrera, sur une étendue de mer qui embrasse trente lieues de côtes, a été évalué, pour Tannée 1861 , à 518,075 kilogrammes de poisson d'une valeur de 204,333 francs (2). D'ALICANTE A CARTHAGÈNE Après deux jours de station à Alicante, je repris la mer sur le Baléare pour continuer mon exploration. Nous partîmes vers le soir, et au jour naissant, nous nous trouvions en face d'une côte bordée de montas^nes d'un aspect sévère et dépouillées de végétation. Nous avions dépassé de nuit l'île Tabarca et sa grande ma- drague (3) ; notre bateau à vapeur serrait la terre en se (t) Diccionario estadisfico-hisiorico de Esjxuia, par D" Pascual Mados. (2) Antiario esiadistico de Espana, 1860-18GI, p. 4.72. (3) Le produit de la poche des liions dans la madrague de Tabarca est 1res con- sidërable. Les pêcheurs de cette 11e et ceux de Tabarca-Nova, sur la côte adjacente 422 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE dirigeant sur le cap de Paies qu'il nous fallait doubler pour arriver à Carthagène. Déjà le petit golfe d'Escom- brera s'ouvrait devant nous et bientôt une grande plage, à demi-noyée, nous signala les approches des lagunes de Mar-Menor. En peu d'instants le cap fut franchi et nous ne tardâmes pas de découvrir, au milieu des fortifica- tions qui l'entourent, la ville de Carthagène assise au fond de la baie, dans laquelle nous pénétrâmes par une passe libre de tout danger, entre la terre et l'île des scombres fescombreraj. Lamorinière observe avec raison dans son Histoire des pêches^ que dès les temps anciens, la pêche des maquereaux (I) était la plus renommée, après celle des thons, et que ce scombre constitue encore de nos jours l'espèce la plus nombreuse de la Méditerranée ; « Mais, dit-il , dans ces parages poissonneux , abondaient en outre les spares, les coryphènes, les holocentres et les scorpènes, qu'on savait conserver alors au moyen de certaines préparations salines dont l'usage s'est perdu, et si Ton ajoute à cette abondance des produits de mer, les congres monstrueux, qui n'avaient pas d'égal en taille, on pourra se faire une idée, bien qu'approximative de l'immense tribut que cette hsière de côtes fournissait au commerce des nations (2). » Les poissons qu'on pêche aujourd'hui dans ces mêmes parages, ne sont pas moins nombreux et variés ; les noms de lieux y rappellent encore les anciennes et font aussi la pêche à la xabega, grand filet de traîne qu'ils liaient de terre et avec lequel ils peuvent cerner de grandes bandes de maquereaux. Ces pêcheurs désignent l'île de Tabarca sous le nom d'/s/a plana, qui d'après les géographes serait la Plumbaria de Strabon. (1) Le coHas des anciens, la cavalla des Espagnole. (2) Noël de Lamorinière : Op. cii., p. 129, EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE 423 fameuses pêcheries de cette côte ibérique où continuent d'affluer les thons, les maquereaux, les bonites, les pé- lamides , toutes les meilleures espèces de cette belle famille des scombres, qui de temps immémorial fré- quentent ces mers. Nous étions mouillés en face de la ville que les géographes de Tantiquité appelèrent Ca?'- thago-Nova ou Carthago-Scoporià, la Carthage du Sparte ; j'admirai son vaste port abrité par la scom- braria, cette île où les poissons qui lui ont valu sa dé- nomination, se pèchent toujours dans la grande thon- nare comme au temps de Pline et de Strabon (1). C'était à Carthagène qu'on confectionnait le fameux garon si vanté, extrait du sang et des intestins des scombres (2). — Le grand étang de Mar-Menor, situé dans le voisi- nage , ne fut pas moins célèbre par ses pêcheries (3). Ces immenses lagunes, de dix milles d'étendue d'est à ouest et de trois à quatre milles de large, ne sont qu'à quelques lieues de Carthagène, au-delà des montagnes qui vont former le cap de Palos. L'étang de Mar-Menor, (1) « A vingt-quatre stades de Carthagène, dit Strabon, était l'Ile d'Hercule que les Grecs appelèrent scombraria, à cause de la pêche abondante du colias (sconiber scombrus, L , le maquereau) ou du scombre qu'on faisait tous les ans. » La madrague de Scombrera, en effet, prend souvent plus de maquereaux que de thons. (2) Le garon socioriim, la liqueur des associe's, qu'exploitait une compagnie de marchands qui peut-être en avait le privilège, n'était réservé que pour la table des riches. Plusieurs auteurs de l'antiquité ont parlé de ce condiment dont Phne a dit qu'à l'exception des parfums, il n'y avait pas de liqueur qui fut aussi chère et qui fît autant de réputation au pays d'où elle était tirée : Nec liquor ullus peîieprœ.ter unguenta majore inpretio esse cœpit, nobilitatis etiam gentibus, PI., liv. xxxi, ch. 8. Et pourtant ce fameux garon, qui au rapport du même auteur, se faisait avec les intestins des scombres qu'on laissait macérer et pourrir dans la saumure (Sale- maceralis , ut est illa putrescentiiim sanies) se payait environ seize francs le litre. (3j Ce que Strabon a dit d'un grand lac qui existait dans ces parages, peut tout aussi bien se rapporter à l'étang de Mar-Menor qu'à l'Âlbufera de Valence. 424 EXPLORATION DE LA COTE MÉHIDIONALE d'eSPAGNE barré par un isthme de sable du côté de la mer, avec laquelle il ne communique que par un goulet qui coupe l'isthme (1), est resté tout à fait isolé et fort peu fré- quenté des voyageurs. — Puerto Escombrera, le port des scombres, placé au bord des lagunes vers le nord, et San Ginez de la Jara^ vers le sud, sont deux villages de pêcheurs qui disposent d'une trentaine de barques avec lesquelles ils exploitent ces pêcheries. — Cinq grandes bordigues ( encanisadas ) ^ qui rapportent an- nuellement deux mille cinq cents quintaux de poissons et vingt quintaux de poutargue (2), ont été établies dans l'étang pour la pêche des muges, des aurades et des autres espèces qui abondent dans ces eaux saumâtres, où le poisson de mer aime à stationner pendant l'hiver. Le produit total de la pêche côtière à Carthagène et sur la côte adjacente, a été évalué, pour l'année 1861, à 56,988 quintaux de poisson, représentant une valeur d'environ 600,000 francs (3) ; mais la pêche qui a lieu dans les lagunes ne me paraît pas avoir été comprise dans cette évaluation. J'avais eu occasion de visiter Mar-xMenor dans une de mes explorations antérieures, et voulant profiter du départ du Baléare, qui allait poursuivre sa route vers Malaga, je ne m'arrêtais pas plus longtemps dans ces (1) C'est le goulet de Lasgolas, situé en face de l'île Grosa, une des anciennes strongyles, à laquelle les Grecs, à l'exemple des Phéniciens, en fondant de nou- velles colonies, appliquèrent un nom qui leur rappelait les établissements ana- logues de leur patrie ; mais la strongyle dont il est ici question, pouvait aussi bien faire allusion à l'île des sconibres de la mer d'Eolie (stromboli des Siciliens), qu'à la strongyle de la côte Thyrienne. (2) Espèce de caviar fait avec les ovaires des muges, pressés et salés. (3) Ânuario esiadis. de Esp., 1860-1861. D'après les indications de VAnnuaire, le poisson salé est porté à 8,485 quintaux. EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIONALE DESPAliNE 155 parages . Carthagène , ville déchue de son ancienne splendeur, ne pouvait m'offrir beaucoup d'attrait : une seule frégate se trouvait alors ancrée dans cette vaste enceinte qui avait abrité jadis les armées navales de Charles lll. La baie veuve de ses vaisseaux, l'arsenal et les chantiers de construction dépeuplés d'ouvriers, la ville et le port, tristes et silencieux, attendaient en lan- guissant une meilleure fortune. Qui eut dit, à cette époque (1844), que la noble Espagne se relèverait de l'état de décadence où l'avaient plongée les factions et les troubles politiques ? Qui aurait pu prévoir que, vingt ans plus tard, une brillante marine, une puis- sante escadre, réunissant tous les éléments de force et d'action dont on dispose aujourd'hui, compterait dans ses rangs de grands bâtiments à vapeur, blindés ou cuirassés comme la Numamcia et la Tetuan^ des fré- gates de guerre comme la Blanca^ la Villa de Madrid^ la Resolucioîi^ VAlmanza, des marins comme Mendez- Nunez, Alvargonzales, Topete, Pinzon et tant d'autres encore, qui iraient soutenir l'honneur du pavillon de Castille jusqu'aux extrémités du globe, dans les passes dangereuses des archipels de la Patagonie chilienne ? DE CARTHAGÈNE A ALMÉRIE Puerto de Agnilas, où nous relâchâmes d'abord, n'est qu'à douze lieues de Carthagène : nous franchîmes cette distance en moins de quatre heures, en rangeant de près le capTinoso et la plage d'Almazarron. C'est aux alentours du port des Aigles qu'on exploite le plomb argentifère. H y a quelques années que ce 426 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE mouillage était à peine indiqué sur les cartes ; aujour- d'hui une petite ville s'élève au fond de la baie ; on y a déjà construit de beaux édifices, de grands magasins, des usines, de sorte que ce port naturel est maintenant un des points importants de la côte où domine le groupe de montagnes dont les riches mines ont fait la fortune du pays. Ce fut au coucher du soleil que nous arrivâmes : des teintes chaudes coloraient en bistre les montagnes qui nous entouraient et dont les formes bizarres se dessi- naient dans la pénombre. A notre gauche s'élevait un morne aux escarpements inaccessibles en apparence , mais dont la haute cime était couronnée de son château- fort. Un roc faisait saillie sur une des pentes de cette pyramide de schiste et prenait , sous les dernières lueurs du crépuscule, l'aspect d'un oiseau de proie. Un autre rocher, l'îlot del Fraile à l'entrée de la baie, présentait à son sommet l'image d'un aigle. Ce sont, sans doute , ces singularités naturelles qui ont fait donner à ce mouillage le nom de Puerto de Agidlas. — A mesure que le crépuscule se perdait dans l'obscu- rité de la nuit, la montagne étendait partout ses grandes ombres, et bientôt un silence imposant régna seul au- tour de nous. Les feux que nous apercevions sur la côte, les jets de tlamme qui s'échappaient des hauts- fourneaux où l'on grillait le minerai, la beauté du ciel, la pureté de l'air, la phosphorescence des eaux, tout cela formait un tableau que mes souvenirs me retracent, mais que je ne saurais reproduire. Nous repartîmes du Port-des-Aigles, avant minuit, par un temps superbe ; à cinq heures du matin le Bci- léare doublait le cap de Gâte, si remarquable par la EXPLOKÂTION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE 427 roche blanche qu'on distingue à sa base, et nous ne tardâmes pas à voir se dérouler sous nos yeux les plages sablonneuses de la partie orientale du golfe d'Al- mérie. A sept heures du matin nous étions à l'ancre devant la ville, près de la pointe du Torrejon. Almérie, fortifiée par les Maures, conserve encore son Alcazaba, citadelle qui domine la ville. Sa cathédrale vaut la peine d'être visitée, à cause des beaux marbres qui la décorent et qu'on a tirés des montagnes voisines, non moins riches que celles du groupe de Las Agiiilas^ qui appartiennent à la même formation. Aussi les bé- néfices que les habitants d'Almérie retirent de l'exploi- tation minière ont grandement contribué à leur prospé- rité. Almérie s'est entièrement transformée dans ces derniers temps : des rues nouvelles, des maisons qui rivalisent de luxe et de décors , ont remplacé les an- ciennes habitations, et la ville tend à perdre chaque jour son aspect mauresque. La pêche n'est pas sans importance sur les cent milles de côtes de la province d'Almérie, comprises depuis Vera jusqu'à l'embouchure de l'Adra. Les évaluations de l'Annuaire statistique de 1861 por- tent les produits de cette industrie à environ 30,000 quintaux de poisson (1), non compris ceux de la madrague du cap de Gâte, estimés à plus de 10,000 francs dans les bonnes années (2). La pêche des (1) L'Annuaire évalue la quantité de poisson péché en 1861 à 116,890 arrobes, dont la valeur est estimée à 2,179,247 réaux ou 588,396 francs. (2) La madrague du cap de Gâte est exploitée par une compagnie de pêche qui a fondé un établissement sur la plage voisine , à quatre lieues environ d'Almérie. On prend dans cette madrague beaucoup de bonites, de raelves et de sardines, mais fort peu de thons, et parfois seulement quelques albacoras, autre espèce de scombre assez rare dans nos mers. 428 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'eSPAGNÉ àdzones (1), qui se fait par huit ou dix brasses d'eati, avec des filets dormants assez semblables à nos battudes de Provence , est très abondante dans ces parages, de même que sur toute la cofé en descen- dant vers le détroit. Les pêcheurs de cazones prennent souvent plus de deux cents de ces poissons d'un seul coup de filet. D'ALMÉRIE A MALAGA Le nombre des passagers avait été en progression croissante depuis notre départ de Valence, et plus de cent cinquante personnes de tout âge se trouvaient réu- nies à bord du Baléare lorsque nous quittâmes Almérie. Dieu , quelle cohue ! Marchands , brocanteurs et tou- ristes, officiers, soldats, matelots, gens d'épée et gens d'église, employés et contrebandiers, grandesse et vale- taille, femmes de tous les pays et de toutes les conditions ; c'était un brouhaha étourdissant, une véritable tour de Babel ; je n'avais vu de ma vie une pareille confusion de langues, un assemblage plus curieux de coutumes et de manières. La chambre et les cabines ne pouvaient guère contenir qu'une cinquantaine de passagers ; tout le reste était étendu sur le pont, couché pêle-mêle, hommes, femmes et enfants. Heureusement le temps nous servit à souhait ; le soir chaque oiseau fit son nid, et ce fut alors un redoublement de plaisanteries que (1) Le poisson que les pêcheurs espagnols désignent sous le nom de ca%on m'a paru se rapprocher beaucoup du squalns stellarh de Linnée, qu'on pêche aussi sur notre côte de Provence, surtout à Nice. EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE 42$) rendaient plus piquantes encore la joyeuse faconde des Andalous et l'inépuisable verve de leurs compagnes ; puis des cris , des éclats de rire , et au milieu de tout ce tapage, le chant des balades populaires accompagné des sons discordants des méchantes guitares de quel- ques amateurs. Mais l'heure avancée de la nuit fit enfin cesser ce bacchanal, et chacun finit par s'endormir ou fit semblant. A une heure du matin nous doublions le cap Sacratif, et au point du jour le Baléare mouillait dans le port de Malaga. Ce qui frappe de prime-abord en arrivant à Malaga, c'est la cathédrale qui se dresse superbe à l'orient du port. Ce monument, dans le style de la Renaissance, plaît à l'œil par la beauté de ses lignes et l'élégance de ses proportions. L'antique château de Gibralfaro, situé au sommet de la colline qui domine la vieille ville , se détache sur le bleu du ciel, et les teintes sombres de ses murs d'enceinte et de ses tours en ruines, contrastent avec la blancheur des édifices qui bordent le quai du port. On commence déjà à jouir à Malaga de tout ce que la belle Andalousie renferme de gracieux et d'attrayant : le ciel, le climat, les fruits, les fleurs, les femmes, tout vous séduit et vous ravit. Ce n'est pas encore Cadix, mais quelque chose d'approchant. Les maisons sont en général moins grandes, moins somptueuses, mais il en est aussi dont les balcons vitrés ou en treillis sont au- tant de charmants observatoires d'où les belles mala- guènes jettent un œil curieux sur les passants. Chaque fenêtre a son petit jardin avec ses arbustes qui l'om- bragent , ses fleurs qui l'embaument , ses plantes qui grimpent en guirlanjies ou (jui çetf^mb^^ en fêtons. 430 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE L'intérieur de ces jolies habitations a aussi son genre de luxe : de belles nattes qui tapissent les parquets, des fresques qui décorent les murs. La ville neuve offre d'agréables promenades, mais la vieille ville conserve son air mauresque, ses rues tortueuses , presque som- bres , et dont quelques-unes sont si étroites que deux amants, logés vis à vis , peuvent facilement se donner la main d'une fenêtre à l'autre. Le quartier de la marine est un des plus animés ; le port est vaste, mais peu profond; toutefois, le riche terroir qui l'entoure, les belles plages qui l'avoisinent et les eaux poissonneuses qui les baignent, en firent dès l'antiquité un des grands centres d'industrie maritime. Les Phéniciens le désignèrent dans leur langue sous le nom de malach (1); il rivalisa celui de Gadès par les établissements de salaison qu'ils y fondèrent. De même que plusieurs autres villes de la Bétique , Malaga eut aussi sa monnaie figurative, le poisson et Vépi, symbole d'abondance d'une mer non moins féconde que la terre (2). Ce port, à dix-huit lieues du détroit par où s'opère le passage du poisson voyageur qui pénètre dans la Méditerranée ou qui retourne dans l'Océan, retire encore de grands profits de cette marée providentielle qui afflue sur son littoral. L'industrie de la pêche et de la salaison, sans atteindre aujourd'hui, dans ces para- (1) Ce nom de malach, que les Romains traduisirent en malaca, exprimait, en langue phénicienne ou punique, l'action de saler, ou bien le lieu où l'on préparait le poisson. (2) Plusieurs villes de la Bétique, même celles qui n'étaient pas situées sur le littoral, firent graver sur leurs médailles un dauphin et un épi, pour indiquer le commerce des blés qu'on expédiait par mer et l'abondance du poisson de ces parages. Yoy. Florez, Medallas de las Colonias de Espana, m, 50. EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE 431 ges, le degré de prospérité des premiers temps, a pour- tant conservé son importance. On sale annuellement à Malaga et dans les ports de la côte plus de cinquante mille quintaux de poisson (1 ) ; on y pêche le thon , la bonite, le maquereau , le merlan, la sardine, l'anchois, et cent autres espèces, dont Taffluence se fait toujours plus remarquer à mesure qu'on se rapproche de Gi- braltar. DE MALAGA A CADIX Proûtant du Royal-Georges , un des pyroscaphes de la ligne anglaise, alors en relâche à Malaga, je partis pour Cadix vers le soir, et ce fut cette fois par une nuit obscure que je franchis de nouveau le détroit ; mais le ciel était serein, la mer tranquille, et notre navigation n'offrit aucun incident fâcheux. Après avoir perdu de vue le phare de Gibraltar, sur lequel nous nous étions dirigés d'abord, nous ne tardâmes pas d'apercevoir le feu de Tarifa qui disparut à son tour, et bientôt une houle plus prolongée nous annonça l'Océan etsesgrandes ondes. Nous étions déjà hors du détroit, filant à pleine vapeur avec une marche soutenue que le bon vent favo- risa toute la nuit. Au point du jour, on jetait l'ancre dans la baie de Cadix, et la plus jolie ville d'Espagne (1) Presque toutes les espèces de passage et un grand nombre de poissons séden- taires, de crustacés, de mollusques et de coquillages abondent sur cette côte. Les données extraites de V Annuaire statistique de 1861 accusent une pêche annuelle de 7,718,162 kilogrammes de poisson, dont 2,547,537 furent livrés à la salaison et le reste consommé à l'état frais. La valeur du produit est estimé à 43,341,135 francs, et le nombre d'hommes employés à la pêche, dans la province de Malaga, est porté à 1,135. 432 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE s'étalait sous mes yeux, séduisante et gracieuse, comme une belle andalouse assise sur la rive. Cadix, d'aspect attrayant et coquet, est la ville des beaux balcons, aux maisons élégantes et somptueuses, qu'on dirait décorées pour un jour de fête. Rien de plus pittoresque que tous ces édifices éblouissants de blan- cheur, que ces places publiques, aux frais ombrages, toujours si propres et qu'on éclaire à giorno dès qu'il fait nuit. C'est là que les charmantes gaditanes vien- nent se montrer le soir comme dans un salon de bal. Où trouver un point de vue plus enchanteur que celui de VAlameda., promenade à la fois boulevard et jardin avec ses palmiers, ses fleurs, son atmosphère parfumée, sous un ciel étincelant, en face d'une mer splendide ? De l'Alaméda, rendez-vous du beau monde, les regards embrassent toute la grande rade et s'étendent au loin jusqu'à l'horizon. Que dirais-je aussi de cette immense baie et des jolies petites villes qui l'entourent, vaste enceinte bordée de coteaux maritimes depuis Rota jus- qu'au port de Sainte-Marie, et dont les sinuosités offrent ensuite des plages creusées de criques, découpées de canaux et toutes parsemées de salines ? Lorsqu'on arrive à Cadix en venant du détroit, ce singulier panorama se développe sur plus de dix-huit milles d'étendue, du château de Santi-Petri à la pointe de Rota ; mais pour l'apprécier dans ses détails, il faut se placer dans la rade, où l'on ne pénètre qu'après avoir doublé la tour du phare de San Sébastian et la ligne de récifs qui rend l'entrée de Cadix si dangereuse. Alors la ville, dont on avait déjà vu poindre les princi- paux édifices, au-dessus de l'isthme de sable de l'île de Léon, se montre dans toute sa splendeur. Du mouillage EXPLORATION DE L.\ COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE 433 devant Cadix le coup-d'œil est ravissant : d'une part, la ville et ses belvédères, sur l'autre bord de la baie, le port de Sainte-Marie à rembouchure du Guadalete et Jerez de la Frontera qui apparaît au sommet du coteau; puis, eu avançant plus avant, dans les sinuosités de la seconde rade, les batteries du Trocadero, Puerto-Real, l'arsenal de la Carraca, et au fond de ce vaste estuaire San Fernando et son observatoire, Chiclana et ses jar- dins ; plus loin encore, Médina- Sidonia, la cité des ducs, qu'on aperçoit sur les bauteurs qui se dessinent au dernier plan. Cette importante situation de la baie de Cadix dut frapper les premiers navigateurs qui y abordèrent, et ce furent sans doute les riclies salines, dont l'existence remonte à la plus baute antiquité, qui favorisèrent les grands étabUssements de pêche fondés par les Phé- niciens. Le thon salé de Gadès était des plus estimés ; on le préférait à celui des autres colonies de la Bétique. Les gaditans surent donner à ce poisson les préparations convenables pour sa conservation. Sous la domination ro- maine, le thon de Gadès n'était pas moins recherché que le scombre de Carthagène, et on en expédiait de grandes quantités pour les villes d'Italie (1). Cette industrie fut une source de richesse, et la ville reconnaissante, qui fit graver le thon sur sa monnaie, s'honore encore au- jourd'hui de cet emblème sculpté sur la façade d'un de ses monuments (2). Les auteurs espagnols, qui ont cherché à expbquer l'histoire des villes de la Bétique par les médailles (l) Pline, c. IX. I (iî) Las casas consistoriales, riiùtel-de-ville on siège la municipalité (l'ayun^ tamiento). 28 43 i EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'ESPAGNE cehi bériennes qu'on retrouve daus les ancienues fon- dations, ont cité celles représentant un temple et deux poissons adossés, ('e temple était celui d'Iîercule, situé près de Gadès, sur la pointe qu'on appela du même nom (cabo herculeo) et qui s'avance le plus dans TOcéan. Cette représentation était un hommage au Dieu protec- teur de la pêche. Gadès, où le culte de l'Hercule Tyrien fut en grand honneur, dut posséder aussi cette monnaie symbolique à l'exemple de Carteia, d'Abdera, de Ma- laça et d'autres villes de la mer Ibérique qui honorè- rent la divinité, souveraine dominatrice des Espagnes, et dont le plus grand des travaux sans doute était d'avoir ouvert le détroit qui réunit les deux mers. — Les Phéniciens, nation commerçante autant que civilisa- trice, furent les premiers qui fréquentèrent ces parages de l'extrême occident d'alors et y établirent des stations coloniales. Enrichis par la pêche et les entreprises lu- cratives auxquelles cette industrie donne lieu, ils éten- dirent au loin leur empire et la renommée de leurs pêcheries se transmit d'âge en âge entre les nations qui tour à tour se substituèrent à leur puissance. Les Ro- . mains, après leur conquête, continuèrent la pêche dufl thon, première source de l'opulence et de la renommée de Gadès. L'Espagne, qui comptait cette viile et tant d'autres, déjà florissantes par la pêche, plus de cinq siècles avant notre ère, devint la contrée maritime où s'approvisionnèrent tous les peuples de la Méditerranée occidentale. Et aujourd'hui encore, Cadix, l'ancienne Gadès, est un des ports de pêche les plus importants de la côte andalouse. C'est sur le littoral de la province dont Cadix est le chef-lieu, que les thons, les espadons, les EXPLORATION DE LA COTE MÉKIDIONALE d'eSPAGISE 435 bonites, les maquereaux, les sardines se présentent en plus grandes masses. Les principales madragues d' Es- pagne se retrouvent dans ces mêmes parages où furent établies les fameuses pêcheries des antiques villes de la Bétique, et la grande baie de Cadix, placée au centre du passage des poissons voyageurs qui longent la cote d'Ayamonte au détroit, s'ouvre sur le littoral où sont échelonnés les meilleurs postes de pêche (1). — Je ne décrirai pas ici les divers procédés en usage pour ar- rêter ces bandes de scombres (jui remontent ou redes- cendent la côte. L'industrie des madragues, une des plus anciennes et des plus célèbres, exige, à cause de son importance, d'être traitée à part dans tous les détails de son économie et des différentes phases de son histoire. Je renvoie donc le lecteur au chapitre que j'ai con- sacré spécialement k cette étude ; mais je ferai observer, en passant, que la pèche des thons s'est toujours faite avec succès sur toute cette côte, de l'enibouchure du Guadiana aux atterrages du Guadalquivir, de la pointe de Rota à Santi-Petri, de Conil à Zahara, et de là jus- qu'à Tarifa. — Des circonstances particulières semblent s'être réunies pour favoriser les pêcheurs sur cette mer poissonneuse , où affluent tant d'espèces diverses : le littoral de la péninsule ibérique, du détroit de Gibraltar au cap Saint-Vincent, et la côte d'Afrique depuis le cap Spartel jusqu'à Saffi, forment un immense golfe que traversent incessamment, dans leurs migrations pério- diques, les poissons qui se rendent dans la Méditerranée ou qui ressortent de ce bassin pour retourner dans (1) Pêcheries ou almadravas de Tarifa, Zahara, Conil, Sanli-Petri, Rota, Tula, Higuerita, etc. 436 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE l'Océan. Les scombres et les dupées, en arrivant par légions innombrables de différents points de l'Atlan- tique, viennent toutes reconnaître la cote des Algarves comme les navigateurs, à leur atterrissage, en venant du lav^Q. Ainsi les poissons migrateurs payent d'abord leur tribut aux pêcheries portugaises de Sagres, Lagos, Faro et Tavira, puis, aux madragues espagnoles en continuant de se diriger vers le détroit. La rencontre de deux courants contraires dans cette vaste enceinte, l'un qui sort de la Méditerranée, l'autre qui y pénètre avec ses eaux tièdes, chargées d'orga- nismes naissants, vient modifier la température de la mer. L'influence du grand courant atlantique se fait ressentir au loin : à sa sortie du golfe du Mexique, il se dirige au nord, et une de ses branches, en refluant sur les côtes occidentales d'Europe, vivifie les eaux partout où elle passe. A l'époque du frai, dans les fiods de la Norwège, dans la mer du Nord, sur les côtes de la Manche, dans le golfe de Gascogne, de même que sur les côtes du Portugal et du cap Saint-Vincent au détroit, les poissons voyageurs semblent attirés, des divers points de l'Océan, vers ce courant régénérateur. — D'autre part, la quantité d'eau douce que le Gua- diana et le Guadalquivir versent dans le golfe, où dé- bouchent aussi plusieurs autres rivières considéra- bles (1), entraîne à la mer, avec le limon, beaucoup de matières organiques qui forment des dépôts sous- marins et procurent aux poissons une abondante pâture. (1) Le Guadalete dans la baie de Cadix, VOdiel et le Tinto aux barres de Hiielva, et plus à l'occident sur la même côte le Rio Piedras ou du Terron; sur la côte des Algarves, le Rio Quarteiro, la Sua et plusieurs autres petites rivières ; ensuite sur la côte d'Afrique le Lukos ou rivière de Laraclie. EX PLORATIO.X DE LA COTE MElllDIONALE d'eSI'AGNE 437 — Ainsi, tout se prête dans ce golfe aux besoins des nombreuses espèces qui le traversent ou qui y station- nent : les poissons voyageurs, avant de pénétrer dans la Méditerranée, rencontrent un courant sous-marin qui, au lieu de les dévier de leur route, les convie au contraire à [)oursuivre leur marcbe vers le détroit ; les espèces aventurières trouvent sur les grands fonds de bons cantonnements comme points de réfection ou comme frayères, et dans le voisinage des côtes, les poissons sédentaires, placés dans les meilleures condi- tions d'existence, se multiplient sur des fonds nourri- ciers. On peut, à cet égard, tirer de précieuses indications des renseignements des pécheurs et des reconnaissanites hydrographiques exécutées dans toute la zone côtière jusqu'à ])lus de trente milles en mer. Tandis qu'à l'enti'ée de la Méditerranée le fond s'a- baisse tout-à-coup à plus de mille mètres, la sonde n'accuse que deux cents mètres dans les plus grandes profondeurs de l'autre extrémité du détroit, à son débouché dans l'Océan, circonstance des plus favo- ral)les à la pêche. En face de Ceuta, par vingt-cinq à trente brasses, on prend, dans la saison des passages, grand nombre de bonites, [.a baie de Gibraltar abonde en poissons de toutes sortes, et le marché de cette place, qu'approvisionnent en grande partie les pêcheurs d'Al- guiras, est toujours des mieux fournis (I). — La pêche (1) Voici les poissons que j'ai ou occasion de voit' siii' ce iiiarclié : divers scoiii- bres, plusieurs belles espèces de pagres et de sargues, des sardines, des raies, des soles, des merlans, des sciènes, des corbin^^s, des meros, de gournauds ou grondins, des murènes et des congres, des chats de mer ou canones, et grand nombre de crus- tacés et de mollusques. 438 EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIONALE d'eSPAGNE est des plus fructueuses aux: abords de Tarifa, surtout à rentrée de la petite baie depuis la Lanterne jusqu'à la pointe Paloma, et à cinq milles de terre sur les bas- fonds de Los Cabezos. — Des abîmes sous-marins de plus de quatre-vingt-dix mètres de profondeur, à six milles au nord-ouest de Tanger, sont fréquentés par les meros, les dentex, les serrans et autres belles percoïdes. Jl en est de même vers le cap Spartel, où les palan- griers catalans, établis au port de Sainte-Marie, vont pêcher les gros merlans et les poissons de grands fonds. Si du détroit nous remontons la côte espagnole en nous avançant à l'occident, les pêcheries de Conil et de Zahara se présenteront d'abord comme les parages les plus renommés du grand golfe qui s'ouvre sur l'Océan. — A cinq milles du cap Trafalgar, les placers (1) d'Aceydra et d'autres bas-fonds rocailleux, situés plus au large et signalés sur les cartes , sont très fré- quentés par les pêcheurs de la côte. La mer est peu profonde dans la zone littorale, et les bas-fonds se ren- contrent plus nombreux près de terre jusqu'à Santi- Petri. A cinq milles à l'occident du phare de San Sé- bastian, en se rapprochant de Cadix, la sonde n'in- dique qu'à peine dix brasses, et les récifs découverts ou à fleur d'eau, qui barrent r.ne partie de la grande baie, servent de repaire aux crustacés et aux mollusques. st le squalus stellaris. La niissole est le s. mustelus, qu'on pêche aussi sur nos côtes. Les raies sont de différentes espèces, raia clavata, r. aquila et d'autres. Les sciénes appartiennent à l'espèce que les ichthyologistes désignent sous le nom de corvina nigra. Cuv. Val. (2) « Demandu à la portcria que la diesen para aquel ninico pan y aijua que bebiese. » Historique. EXPLOKATIO.N DK LA COTE iM ÉHIDIONALE D'eSPAGNE 443 Fessèrent le père gardien. — Cet étranger, alors inconnu, était Christophe Colomb qui s'acheminait vers Palos en implorant un secours, non pour lui, mais pour son fils Diego. — Le prieur de hi llavida, Fray Juan Ferez de Marchena, prévenu de l'arrivée du voyageur, vint lui- même lui olYrir l'hospitalité, [.e destin avait marqué sans doute cette rencontre et l'intimité s'établit de suite entre ces deux hommes. Colomb dévoila ses projets au prieur, un des moines les plus instruits de son temps dans les sciences cosmographiques. A cette révélation, Ferez de Marchena comprit toute la portée des desseins du grand découvreur, et Colomb, dès cet entretien, put compter sur la protection d'un ami, plein de dévoue- ment, qui ne cessa de l'encourager et de le soutenir dans son adversité. — Fendant huit années de rudes épreuves, de persévérantes sollicitations et de jalouses intrigues, le zèle du moine ne se ralentit pas, et l'illustre Génois obtint enfin de la royale faveur et des libéralités d'Isabelle de Castille la mise à exécution de sa glorieuse entreprise. Ce fut au port de Falos, renommé par ses gens de mer, que se prépara cette mémorable ex[)édition. Trois petites caravelles, dont une seule était entièrement pon- tée, s'équi{)èrent avec quatre-vingt-dix hommes, (pii partirent, la plupart à contre-cœur, pour ce voyage d'An^onautes. Colomb mit sous voile le 3 août \ 'i9'l et efTectua son retour le 15 mars de l'année suivante. — Quand, après avoir lu toutes les péripéties de cette longue navigation, dans le journal de mer de Colomb et dans les lettres qu'il adressa à la cour, on remonte à lliielva ou à Falos par les passes étroites de l'Odiel et du Tinto, à la vue de tous les !)as-fonds, des nombreux îlots et 444 EXPLORATION DE LA COTE MÉIUDIONALE d'eSPAGNE des bancs de sable qui encombrent les abords de ces rives où l'on ne rencontre souvent, dans certains en- droits, que trois ou quatre brasses d'eau. Alors, aux. pénibles réflexions que suggèrent toutes les difficultés qu'il fallut surmonter dans une entreprise exécutée avec les chétives embarcations qu'on put armer à Palos ; alors, dis-je, succède un sentiment de profonde admira- tion pour celui dont l'audacieuse persévérance l'éalisa ce grand voyage avec de si faibles moyens. J'ai eu souvent occasion de visiter pendant mes ex- cursions dans l'ancienne Andalousie des lieux pleins de grands souvenirs bistoriques, mais aucun ne m'a fait plus d'impression que ce couvent de la Ravida, au- jourd'bui d'un aspect si délabré, et dont on a enlevé jusqu'aux plancliers pour profiter du bois, sans res- pecter même la cellule liospitalière (1) qu'habita l'il- lustre Amiral de la mer océane^ titre glorieux décerné à l'homme de génie, qui, en traversant le premier cette mer ténébreuse, osa braver les préjugés de son temps pour aller conquérir un monde ; mais reprenons mon exploration : La côte de lluelva, de[)uis les bouches de l'Odiel et du Tinto jusqu'au Guadiana, présente à peu près le même aspect que les plages qui s'étendent de la rive droite du Guadalquivir à la barre des deux rivières que je viens d'indiquer. Le Rio Piedras ou du Terro)i, (I) .l'ai eu la satisfaction d'apprendre, après avoir écrit ces lignes, que l'ancien couvent de la Ravida avait été restauré en 1^55 pour être transformé en hospice de bienfaisance. — Des peintures allusives à la mémorable expédilion de Christophe Colomb décorent l'église du monastère, et un portrait du grand navigateur, placé dans la cellule qu'il habita, vient rappeler Fhospitalité qu'il reçut du bon prieur Ferez de Marchena. Toutes ces restaurations, provoquées par la louable interven- tion du duc de Montpensier, ont été faites aux frais de ce prince ami des arts et I EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIONALE D'ESPAGNE 445 qu'on renconire plus à l'ouest, est un cours d'eau tor- rentueux qui descend de la Sierra d'Andevalo pour se jeter dans la mer après un parcours de cinq lieues. Un îlot de sable barre, en partie, l'entrée de cette petite ri- vière qu'on peut remonter pourtant avec des embarcations d'un faible tonnage jusqu'à six ou sept milles de son emboucbure, et c'est par ce canal naturel que commu- niquent avec la mer les populations riveraines situées dans le voisinage : Lepe, petite ville de trois mille âmes, qui compte beaucoup de pêcheurs ; puis La Rondela et Cartaya, deux autres bourgades peu éloignées des bords du Terron et dont une partie des habitants vit aussi des produits de la pêche. En continuant à suivre la cote, pour se rapprocher du Heuve où termine la froiitière , la grande pêcherie de Tuta (1) est le seul point qui appelle l'attention sur un espace de plus de douze milles d'étendue, depuis les barres du Terron de Mory-Ata, à l'entrée du llio Pie- dras jusqu'à l'embouchure du Guadiana. Toutes ces des gloires de l'Espagne. — Dans un album de la Ravida, imprimé à Séville en 485G, on trouve, entr'autes poésies relatives à la restauration du couvent, l'octave suivante : Ravida solitaria ! el faiisto (lia En que el insigne Genovés valienle Llego a ti, (le mortal melancolia Palida y mustia la espaciosa frent(\ Y de surcar en viva sed ardia [-0S ignorados rumbos de occidente : Siempre recordaran tus pobres muros Conra el rigor del liempo, ya seguros. Traduction. Ravida solitaire ! tes pauvres murailles enfin restaurées rappelleront toujours le triste jour où le célèbre et intrépide Génois se présenta à ta porte, pâle, affligé et défaillant, son large front soucieux et le cœur ardent du désir de sillonner les chemins inconnus de l'occident. (1) La madrague de Tuta pour la pêche des thons est une des plus importantes de ces parages. 446 EXPLORATION DE LA COTE .MERIDIONALE D'ESPAGNE plages sablonneuses sont bordées de petites îles basses, qui se prolongent d'est à ouest et que séparent entre elles des canaux étroits formant estuaire. La principale et la plus orientale est l'île Christine ou de la Higuerita, dont j'aurai à m'occuper bientôt. Ayamonte, à l'entrée du Guadiana sur la rive gauche, avait, dit-on, autrefois une population considérable, ré- duite aujourd'hui à quatre mille sept cents habitants, dédiés la plupart aux industries maritimes. Madoz , dans son dictionnaire géographique et statistique d'Es- pagne , attribue cette décadence à l'usage abusif des grands filets de traîne fparejas de bouj qui , en éloi- gnant de ces parages le poisson de passage, dont la pêche était jadis si lucrative, a diminué considérablement d'année en année les ressources des pêcheurs des petits arts et les a obligés de quitter le pays pour chercher ailleurs d'autres moyens d'existence (1). Quoiqu'il en soit, les pêcheurs d'Ayamonte passent encore, à bon droit, pour les plus intrépides de cette côte ; ils possè- dent des felouques bien équipées et excellentes voilières, avec lesquelles ils ne craignent pas de traverser le golfe pour aller pêcher le merlan fia pescadaj devant Larache, sur la côte d'Afrique, pendant les mois de mars et de juin. Ils destinent à cette pêche une quarantaine de leurs meilleures embarcations, et leur campagne leur rapporte souvent , en deux ou trois mois , plus de qua- rante mille piastres. Ils emploient aussi , pour leurs opérations, d'autres barques spécialement chargées du transport du produit de la pêche à Cadix, à Séville, et dans les autres ports de la côte andalouse, où le poisson {1} Voy. Op. cit., art. Ayamonte. EXPLOUATIO.N DE LA COTE MÉRIDIONALE D'ESPAGNE 447 salé on vert peut encore arriver en bon étal de conser- vation. Outre ces excursions maritimes de cent vingt lieues, entre allée et retour, ils s'exercent, avec non moins de profit, à la salaison des maquereaux et des sardines, dont il se fait nne grande consommation sur toute la côte et qu'on expédie dans l'intérieur aux popu- lations de la Sierra d'Andevalo et d'Estramadure. Ces vaillants pêcheurs d'Ayamonte sont en concurrence, sur la côte d'Afrique, avec leurs voisins les portugais pour la pêche des merlans et des maquereaux , que ces der- niers salent aussi pour aller vendre dans les ports des Algarves. Toutefois, les pêcheurs de l'île Christine ne sont pas moins actifs que ceux d'Ayamonte et ont su tirer un grand parti de leur position. Cette île, entièrement ha- bitévî par des gens de mer s'appela d'abord la Higuerila: son nouveau nom ne date que depuis la reine Goberna- dora (1833). D'industrieux Catalans s'y fixèrent vers la fin du dernier siècle pour y saler les produits de leur pêche, et cette population, qui s'abrita d'abord sous de misérabkis cabanes, se trouve aujourd'hui entièrement traiKsformée. Le bourg de la Higuerita compte mainte- nant plus de dix-huit cents âmes , et a vu s'élever peu à peu de grands établissements de salaison, qui donnent de l'occupation à plus de six cents femmes et emploient beaucoup de monde au marinage des sardines, dont la pêche est toujours très importante. Jl y a une quinzaine d'années que vivait encore à l'île (^ihristine un des hommes qui ont le plus contribué, peut-être, à éclairer le gouvernement espagnol sur l'in- dustrie de la pêche et sur les immenses ressources que pourraient fournir ces mers poissonneuses parl'adoption 448 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'ESPAGNE des mesures qu'il proposa alors (1), dans l'intérêt de ralinienLatiou publique et à l'avantage des pêcheurs avec lesquels il avait passé la majeure partie de son existence. Cet homme de bien, voué aux progrès d'une industrie qu'il avait étudiée dans ses moindres détails, était le curé de la Higuerita, don José Miravent, esprit observateur et d'une grande intelligence. En 1835, la société économique des Amis du pays, de Madrid, pro- voqua une enquête sur l'état des pêcheries et de la sa- laison du poisson de la province maritime de Huelva. Cette heureuse circonstance révéla un talent caché jus- qu'alors à la Higuerita. Le curé de l'île, à la sollicitation de l'alcade, écrivit un mémoire dans lequel il donna les renseignements les plus importants et les plus curieux sur tout ce qui concerne la pêche côtière depuis le détroit de Gibraltar jusqu'au cap Saint-Vincent (2). J'ai lu avec le plus vif intérêt cette belle exposition présentée à cette occasion par le curé Miravent, et l'on me saura gré, sans doute, de citer ici quelques passages de cet écrit, qui reçut de son auteur de notables additions en 1839 et fut couronné par la Société économique. Ces citations serviront à faire apprécier le caractère et l'esprit scrutateur de l'auteur d'un ouvrage auquel je (1) 1° La liberté d'établir des madragues à poste fixe sur différents points de la cote, depuis Cadix jusqu'à Tafira, d'une part, et de l'autre, des barres de Huelva à Sanlucar; 2" l'abolition de la pêche à la traîne en mer (parejas de bon); 3° la franchise du sel pour la préparation des produits de la pêche, etc. (i2) Menioria sobre las pescas que se cultivan en las costas méridionales de Es- pana, desde el cabo S. Viccntc hasta el estrecho de Gibraltar, premiada por la sociedad économica matritense de Amigos del pais, corregida y aumenlada, etc. Por D. José Miravent y soler. Parroco de la isla Cristina, provincia de Huelva, y socio de mérito de las éco- nomicas de Amigos del pais de Madrid y Sevilla. Huelva, 1850. (Orr^e feuilles grand m-8°.) EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE 449 suis redevable de notions qui ont complété mes re- cherches. ce Pour se faire une idée approximative, dit-il, des immenses richesses que la main du Tout- Puissant a déposées au fond des eaux dans l'espace compris depuis le détroit de Gibraltar jusqu'au cap Saint-Vincent et de ce littoral jusqu'à la côte d'Afrique, descendons par la pensée dans ces profondeurs sous-marines. Ces parages forment une vaste enceinte en fer à cheval à Tabri des perturbations qu'occasionnent les courants dans le voi- sinage des caps ; de sorte que les eaux, par leur tran- quillité, s'y trouvent dans les conditions les plus favora- bles à la propagation des espèces. Là, aux yeux de l'observateur, se dévoile une source féconde de produc- tion, immense pépinière d'espèces diverses où croissent et se développent des millions d'êtres provenant des innombrables germes déposés sur ces fonds nourri- ciers. « Le sol sous-marin conserve une certaine analogie avec la terre que nous habitons , et de même que dans nos campagnes nous possédons de vertes et délicieuses prairies, de frais ombrages, des montagnes et des ro- chers, là aussi, au fond des mers, existent de vastes plaines couvertes de vase et d'un limon délié et fluide sur lequel les poissons, à leur naissance, trouvent leur premier aliment. A côté de ces plaines sont aussi de vastes herbiers et des forêts qui ont pris racine dans la fange solidifiée pour former des bancs de coraux « Le Créateur a distribué chaque parage aux espèces diverses qui y trouvent leur gîte et leur pâture. Ces placer es ^ oasis aux fonds herbeux et berceaux des géné- rations naissantes, deviennent des demeures fixes pour 29 450 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE beaucoup de familles ; les poissons sédentaires et les espèces de passage y déposent leur frai ; c'est là que s'opère l'éclosion des germes et leur accroissement ; là commencent les premières évolutions de la \ie : l'animal se développe d'abord en s'assimilant la fine substance de ces dépôts sous-marins jusqu'à ce qu'il ait acquis assez de force pour se réunir à ceux de sa race dans de plus grandes profondeurs où il trouve des aliments plus nutritifs » Op. cit., p. 30 et 31 . Parmi les gîtes de coraux ramifiés, le curé Marivent signale ceux qui s'étendent de Tavira à Ayamonte, de- puis quarante mètres de profondeur jusqu'à cent seize. D'autres parages coralifères se retrouvent encore à deux lieues à l'orient de l'île Christine et se prolongent jus- qu'à la pointe Umbria où la sonde n'accuse que trente mètres ; mais plus près du rivage on ne rencontre plus que des roches éparses. Ce curieux observateur nous apprend que les bogues, les muges et les mojarras se tiennent près des plages et pénètrent même, pendant l'été, dans les canaux des ri- vières et dans les estuaires salés ; que les aurades se pèchent sur les bas-fonds de rocaille où elles se nourris- sent de mollusques. Dans cette première zone côtière habitent aussi les besugos (1), qui stationnent par vingt mètres de profondeur en hiver et se retirent sur les fonds herbeux de cinquante mètres dans la saison chaude Di- verses espèces de raies ^ les squales et autres cartilagi- neux vivent dans des eaux plus profondes, mais la plu- part des poissons de cette famille se rapprochent des barres des rivières pour la reproduction et quelques- (1) Sparus MassilieDsis. Lac. EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'eSPAGNE 451 uns mêmes s'avancent jusque dans les estuaires. Par des fonds de cent vingt mètres on rencontre les dentex : ces beaux spares semblent s'isoler des autres espèces et restent cantonnés dans leurs retraites jusqu'à l'époque du frai ; ils commencent alors à se rapprocher de terre. F^es gros merlans et certains pagres vivent aussi dans les grands fonds, par plus de deux cent quarante mètres; mais ils viennent frayer ordinairement sur les bancs de vase et d'herbes marines, par cent quatre-vingts mètres, où les palangriers vont les pêcher dans la saison. Les bancs de coraux, et ceux où crois- sent les algues, les fucus et les mousses, sont habités par les congres, les meros, les merluches, les grondins et les trigles; parmi les rocailles se cachent, depuis mai jusqu'au mois d'août, les murènes, les saupes, les sar- gues, les scares et les scorpènes. Pour confirmer ces précieuses observations, l'auteur du mémoire, dont je ne donne ici qu'un extrait, ajoute: a Nos pêcheurs ont reconnu que ces différents gîtes sont invariables depuis Cadix jusqu'au cap Santa-Maria de Portugal (côte des Algraves). Sur une étendue de mer de trente-cinq à quarante lieues, c'est toujours entre vingt et cinquante mètres de profondeur que se pèchent les besugos ; c'est à cent et à cent vingt mètres qu'on rencontre les dentex, et décent quatre-vingts à deux cent quarante qu'on doit tendre les lignes pour les gros merlans, d Cet habile observateur ne manque pas de faire re- marquer que la colonne d'eau qui gravite sur chaque espèce de poisson, suivant la profondeur où il stationne, est une des conditions essentielles de son existence. Si d'Alguiras à Ayamonte les pêcheurs palangriers sont 452 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE ceux qui fournissent toute l'année, aux {populations de la côte, le meilleur poisson pour la consommation jour- nalière, c'est parce que le succès de leur pêche dépend principalement de la grande pratique et de la connais- sance qu'ils ont acquise de la nature et des différentes profondeurs du sol sous-marin, suivant les diverses espèces qui l'habitent (1). Les renseignements du curé de la Higuerita, sur la pêche des sardines, ne sont pas moins importants. Ce poisson donne lieu à un très grand trafic par la con- sommation qu'il s'en fait dans toute l'Espagne, sur les côtes de la Méditerranée aussi bien que sur celles de l'Océan. La pêche de cette chipée fut longtemps négligée et ce n'a été que vers le commencement du xviii® siècle qu'elle a pris un certain développement, du Guadalquivir au Guadiana d'abord, pour s'étendre ensuite jusqu'au cap Saint-Vincent. En 1720, quelques barques catalanes, qui avaient déjà péché la sardine dans les eaux de Bar- celone, franchirent le détroit de Gibraltar et se prirent (1) Dans ses différents écrits sur la pêche côtière, M. J. B. Rimbaud a plus d'une fois aussi appelé l'attention sur la div.^rsité des gîtes ou cantonnements poissonneux, suivant la nature et la profondeur du lit de la mer oîi les espèces littorales sta- tionnent d'habitude. Naguère encore, dans une de ses lettres, il me disait : « La vie animale, dans les eaux, est nécessairement en union étroite avec la vie végétale et la variabilité du sol sous-marin. Les mœurs et le mode de pro- création des diverses espèces marines sont aussi divergeiits que le sont leur forme, leur taille et leur couleur. Il n'est pas jusqu'au volume d'eau qui gra- vite sur certaines races qui ne soit une condition indispensable de leur exis- tence » — Dans sa savante critique de l'ouvrage publié par M. Savigny, où il a développé, avec tant de logique, ses idées économi(iues sur la pêche, on lit ce passage remarquable : « Dans cet élément, où la vie organisée se produit sous des formes si diverses, loin que les animaux soient mêlés et confondus comme au hasard, il n'est aucune espèce qui ne soit assujettie à des lois impérieuses de conservation, dont la principale consiste en une sorte de parquement d'au- EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'eSPAGNE 453 à venir exercer leur industrie, aux mois de juillet et d'août, dans les parages voisins d'Ayamonte, où elles commencèrent à saler le poisson de leur pêche. Leurs opérations ne tardèrent pas à être imitées ; des compa- gnies de pêcheurs se formèrent à Montegordo et à las Cabezas ; elles employèrent de grands filets de cerne, connus sous le nom dejabegaSy et la pêche des sardines se vulgarisa bientôt sur toute la côte. Le petit port de la Higuerita, dans l'île Christine, fut des plus concourus et devint un entrepôt important. Les abords de cette île abondent en poissons de toute espèce, et la seule pêche de la sardine y réunit, pendant quatre mois de l'année, plus de six cents pêcheurs qui exploitent la côte depuis Huelva jusqu'à Sanlucar de Birrameda. La pêche des sardines a lisu presque toute l'année sur les côtes de l'Andalousie, mais c'est principalement de mars en septembre que ces poissons affluent dans ces parages. Une cinquantaine de grandes barques sont affectées à cette pêche et dans ce nombre la moitié au moins appartiennent au port de la Higuerita, le reste tant plus infranchissable qu'il a ses barrières dans les mœurs et dans les facultés de locomotion assignées à chaque famille » — Tout ce que M Rim- baud a écrit sur ce sujet dévoile en lui un esprit observateur basé sur l'étude ap- profondie de la pêche et des phénomènes qui déterminent la présence ou l'absence des poissons dans les parages où les pêcheurs exercent leur industrie : * La mer, dit-il ailleurs, a ses déserts et ses steppes Que l'on se représente ces con- trées de l'Afrique où la vie, toute concentrée sur les rives d'un fleuve, n'a, aux alentours, que de faibles et insignifiantes manifestations. Telle est la mer : sur ses bords et sur quelques parties de son lit surgissant à un certaiîi niveau, la nature animée; au-delà, la masse d'eau profonde, que parcourent seuls les cétacés et les squales, comme les fauves habiteiit seuls les déserts de la terre. » Je me plais ici à citer ces passages des importantes publications de M. Rimbaud pour faire remarquer l'analogie de ses observations avec celles d'autres hommes pratiques qui se sont livrés aux mêmes études et ont observé les mêmes faits. 454 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE est réparti entre les pêcheurs d'Ayamonte, de Lepe, Huelva, Saulucar et la côte de Cadix. Plus de trois mille hommes prennent part à cette industrie qui, outre les équipages des bateaux sardiniers, emploie aussi beau- coup d'autres embarcations, appelées enviadas, pour le transport de la pêche aux établissements de salaison de l'île Christine où se prépare le poisson. On estime en moyenne à 4,000 piastres le gain annuel de chaque barque : « En retranchant de cette quantité 2,000 pias- tres pour les dépenses d'armement, dit le curé Miravent, tout le reste est bénéfice, » Il distingue deux classes ou variétés de sardines ; celle qui naît, se nourrit et se propage sur le fond de pêche, après que les grandes bandes de passage sont venues y frayer. Cette sardine, assure-t-il, n'émigre pas ou du moins ne se retire dans les profondeurs du golfe que lorsqu'elle a acquis tout son accroissement. Elle abonde surtout de mars en novembre. L'autre classe de sardine, qui est la plus importante, constitue ce poisson de passage, toujours beaucoup plus gros et plus gras que le premier. C'est la sardine qui vient du nord et dont les bancs agglomérés peuvent fournir, en quelques coups de filet, des pêches extraordinaires. — En sortant du golfe de Biscaye, ces sardines poursuivent leur marche le long de la côle du Portugal et viennent tomber dans les filets des pêcheurs de Lisbonne, de Stubal et d'autres points. C'est avec les vents du nord que ces poissons se présentent en plus grandes masses. Après avoir doublé le cap Saint-Vincent, leurs colonnes se pressent sur les atterrages de la côte, surtout lors- qu'elles arrivent à l'embouchure du Guadiana, on s'é- tablissent des courants qui semblent les attirer. En EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIONALE D'ESPAGNE 455 quittant ces parages, elles se dirigent vers le Guadal- qiiivir. — Si les fleuves charrient ces eaux troublées par les orages et qui changent souvent la couleur de la mer jusqu'à une grande distance de leurs embouchures, les sardines s'arrêtent dans ces eaux où elles paraissent se plaire et ne les quittent que lorsque la mer a repris sa transparence, puis elles continuent leur marche vers Cadix et le détroit. xMiravent prétend que les sardines ont fini de frayer vers le commencement de février et que celles qu'on prend à cette époque, et qu'on appelle poisson de retour, sont beaucoup plus maigres : « Une fois passé le mois de mars, dit-il, elles disparaissent dans les profondeurs du golfe. » « 11 serait difficile, ajoute-t-il, de calculer les millions de sardines qui passent chaque année le long de nos côtes. On a vu des bancs de ces poissons de cinq à six lieues de long sur une ou deux de large, tellement compactes que la manche d'un grand filet peut en en- fermer plus de 2,000 arrobes (25,000 kilogrammes). Depuis les rias de Galice jusqu'à Sanlucar, sur les côtes de Portugal et d'Espagne, on en sale à chaque pêche des milliers de barils, et pourtant lorsque ces légions voyageuses arrivent devant l'embouchure du Guadal- quivir, elles sont encore tellement nombreuses qu'on dirait qu'elles n'ont éprouvé aucune perte. Dans les années abondantes, aux mois de décembre et de janvier, ce n'est pas en une seule masse qu'elles passent, mais en légions innombrables qui se suivent et se succèdent comme les bataillons d'une armée en marche. La force impulsive de ces bancs de poissons balaie tout sur leur passage et fait fuir pour plusieurs jours les autres es- 456 EXPLORATION DE LA COTE MÉlUDIOxNALE D'ESPAGNE pèces de la côte. — Si à Tapparition des sardines, en hiver, les pêcheurs pouvaient embrasser dans leurs fi- lets ces énormes masses de poissons de passage, tous nos ateliers de salaison ne suffiraient pas pour les conserver, mais les succès de la pêche dépendent de circonstances qu'il n'est pas donné à l'homme de pouvoir maîtriser et c'est à peine s'il parvient à s'emparer de la millième partie de ces grandes migrations. » Op. cit.^ p. 25. Miravent établit ensuite une comparaison digne de remarque entre les sardines et les thons, sur lesquels il donne de curieux renseignements : Les sardines, dit-il, offrent sous certains rapports des analogies avec les thons, sous d'autres, au contraire, elles présentent des différences notables. — Ces deux espèces de poissons viennent de la haute mer et sont toutes les deux de passage, voyageant par grandes bandes. — Le thon est un poisson craintif, tandis que la sardine ne paraît connaître ni la peur ni le danger ; on la voit s'élancer étourdiment dans le filet et s'escrimer ensuite avec le même entrain pour en sor- tir. Les thons poursuivis, harcelés par les pêcheurs, . fuient éperdus et se dispersent ; les sardines, malgré les pertes qu'éprouvept leurs bandes, continuent impertur- bablement leur marche en bataillons serrés. Les thons recherchent les eaux claires et poussent au large pour s'éloigner de la côte si les eaux sont troublées par le limon des fleuves ; tandis que les sardines préfèrent les eaux troubles et ne s'éloignent de la côte que si elles ne les rencontrent pas (1) » 0/?. cit., p. 23 et 24. (1) C'est ce qui fait que sur les côtes de Galice on emploie le sardinal lorsque ces dupées ne passent pas près de terre ; différemment c'est toujours le filet de cerne (jabega) dont on fait usage. EXPLORATIOiN DE LA COTE MEKIDIONALE d'eSPAGNE 457 D'après le curé de la Higuerita, ce serait près des îles du cap Vert, dans la mer des Sargasses, que les thons stationneraient pendant l'hiver. Ces prairies flot- tantes de l'Atlantique, réservoir alimentaires où pullu- lent une foule de petits animaux marins dont les thons font leur pâture, avaient été désignés dès longtemps comme la demeure habituelle de ces scombres. Le sa- vant bénédictin Sarmieinto a reproduit cette opinion d'Aristote dans une dissertation manuscrite, adressée au duc de Medina-Sidonia , en 1757 (l). Ces poissons, suivant Miravent, abandonneraient leur retraite au com- mencement du printemps pour aller frayer dans des eaux vers lesquelles les guiderait leur instinct ; mais leur départ n'aurait pas lieu en même temps, car tous les thons n'ont pas les ovaires pleins à la même époque. Ceux-ci se mettraient en marche en avril, ceux-là en mai, d'autres en juin et même en juillet. Ces diverses caravanes ne suivraient pas précisément la même direc- tion ; les plus nombreuses s'avanceraient d'abord vers l'Orient pour remonter la côte occidentale d'Afrique, « et fai tout lieu de croire, ajoute le curé, que la plu- part des bandes voyageuses, qui entrent dans la Médi- (1) Reguart, dans son Dictionnaire historique des arts dépêche, a cité plusieurs fragments de ce curieux manuscrit : « Parece verosirail fuesen los Fenicios quieues empezasen à usar un a especie de pesquera quando residian en nuestras costas del raediodia. Pero, contando con- toda la incertidumbre à que esta sujeta la època de su invencion, à lomenos es constante pasa de dos mil anos se escribio yà sobre la pesca considerablemente lucrativa de los atunes. Suponiendola Aristotes en el mar des Sargaw, asegura que los habitadores de Cadiz navegaban àcia Poniente, costeando la Africa hasta cierlo paraje lleno de hiervas marinas, en la que habia inuraerables atunes » Op. cit., t. I, p. 6-7, note. « Al tiempo de Equinoxio verno comienzan à salir de aquel bosque o praderia marina (mardel sargaw) à buscar agua mas dulce para desovar » Op. cit, 1. 1, p. 16, note. 458 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPÂGNE terranée, ont suivi cet itinéraire, 'puisque les marins portugais qui vont pêcher dans les eaux de Larache^ assurent avoir observé dans ces parages, pendant des mois entiers^ d'innombrables légions de thons. » — Parvenus à la hauteur du cap Spartel, ces scombres, en traversant le bras de mer qui sépare le cap de la côte voisine, iraient donner dans la madrague de Zabara, la première qui, dès le mois de mai, commence à pê- cher des thons lorsque les autres pêcheries espagnoles et portugaises, situées plus à Toccident, n'ont encore vu arriver aucun de ces poissons. D'autres bandes, en partant des grands réservoirs de l'Océan, se dirigeraient plus au nord et viendraient re- connaître le cap Saint-Vincent pour filer ensuite le long de la côte en descendant vers le détroit. Ce seraient celles qui alimenteraient les madragues des Algarves, de la côte de Huelva et de Cadix. Mais toutes ces misfra- tions, en pénétrant dans la Méditerranée, se disperseraient dans ce vaste bassin pour suivre des directions diffé- rentes : les unes, remontant la côte septentrionale, payeraient leur tribut aux pêcheries espagnoles et à celles établies sur nos côtes de France, tandis que d'au- tres, passant plus au large, rencontreraient sur leur route les madragues sardes et siciliennes qui font des pêches considérables vers la fin de mai et de juin. D'autres encore , après avoir franchi le détroit , pour- suivraient leur route le long de l'Afrique, où les madra- gues de Bizerte et du cap Bon en arrêtent un grand nombre. Enfin, poussant toujours vers l'orient, tous ces poissons voyageurs traverseraient la mer Egée pour s'interner dans la mer Noire , et reprendraient ensuite leur course, vers l'automne, pour retourner à l'Océan. EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE 459 Mais, comme fait observer notre auteur, soit dans leur voyage d'allée, soit au retour, il peut se présenter des circonstances difficiles à prévoir, qui éloignent ces poissons de certaines côtes et déterminent de bonnes ou mauvaises cbances pour des madragues situées dans des parages dès longtemps accrédités par les succès de leurs pêches. La description que fait Miravent des migrations pé- riodiques de ces scombres voyageurs, paraît d'accord avec les faits observés : « Si les thons, dit-il, avaient des stations déterminées dans la Méditerranée , ces pa- rages seraient connus depuis longtemps des navigateurs qui ne cessent de parcourir cette mer intérieure dans toutes les directions ; mais ces poissons n'ont jamais été vus nulle part après l'époque de leur passage, tandis qu'ils ont été souvent rencontrés dans FAtlantique de- puis octobre jusqu'en mars. » Ainsi, ce serait dans les profondeurs de l'Océan que les thons trouveraient un refuge jusqu'au moment où, guidés par l'instinct, cette inteUigence des bêtes , ils quitteraient leur station d'hiver au retour de l'époque fixée par la nature pour la reproduction de tous les êtres. J'aurais pu étendre davantage l'analyse de l'ouvrage du curé de la Higuerita si plein de faits et d'observa- tions curieuses sur les différentes questions de pêche qui y sont traitées ; mais je n'ai voulu citer que les passages où l'auteur s'est attaché à faire apprécier les richesses de la mer dans les parages qui furent le champ de ses études et sur lesquels il fixa plus particu- lièrement son attention, tels que les alentours de la pe- tite île qu'il habita et toute cette zone maritime que 460 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE fertilise le limon des fleuves, depuis Ayamonte jusqu'à Cadix , région privilégiée que parcourent incessam- ment les poissons migrateurs et où fourmillent tant d'espèces diverses, poissons , zoopbytes, crustacés et mollusques. V Annuaire statistique j pour l'année 1861, porte le produit total de la pêche sur cette côte de la province de Huelva, d'un développement de soixante et dix milles marines, à 2,818,520 kilogrammes de poisson, dont près de la moitié sont livrés à la salaison et le reste est consommé à l'état frais. Ces résultats, malgré leur im- portance apparente, seraient pourtant bien plus consi- dérables encore sans le système de pêche qui s'est in- troduit dans ces mers depuis la fm du dernier siècle, et je ne puis mieux terminer qu'en reproduisant ici l'opinion du curé de la Higuerita sur cette fatale mé- thode de la pêche à la traîne en mer, dont je me suis occupé plus spécialement dans un autre chapitre. « Cet art de pêche impitoyable et cruel fdesapiedado y cruelj, dit-il , aurais dû être étouffé à sa naissance comme la plus perfide invention de la cupidité des hommes. On en usa d'abord avec ménagement en employant une seule embarcation, naviguant en travers, afin d'en ralentir la marche et d'empêcher que le filet ne draguât trop le fond. Cette pêche n'était permise alors que de mai en août pour la conservation du frai ; mais bientôt les armateurs, peu satisfaits , employèrent de grandes barques accouplées, naviguant de conserve à toutes voiles et sous l'impulsion des plus fortes brises, sans respect pour les mois prohibés « J'ai été témoin en 1805, continue-t-il, des ravages qu'occasionne cette pêche destructive, dans un voyage EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE 461 de traversée que je fis de nos côtes jusqu'à Cadix, sur une de ces barques de bou^ et j'assure que je passai à cette occasion un des jours les plus pénibles de ma vie. Les deux barques, qui traînaient le filet, s'accostèrent pour le haler jusqu'à ce que Tune d'elles eut rentré à bord la mancbe de l'engin. Je vis alors retirer de ce gouffre tout ce que le filet avait ramassé et qu'on versa sur le pont. L'équipage se mit aussitôt à démêler les différentes qualités de poissons destinés à la vente, et il ne resta plus qu'un énorme amas de menu fretin mort et d'aucune valeur, qui excédait de plusieurs milliers la quantité de poisson qu'on avait séparé : puis, on rejeta à la mer avec des pelles tout cette masse que Dieu avait créée pour nos besoins et qui fut perdue pour tou- jours ! » EXCURSION A SÉVILLE PAR LE GUADALQUIVIR De retour à Cadix, après mon exploration de la côte de Huelva, je voulus, avant de rentrer en France, pro- fiter des derniers beaux jours de l'automne pour visiter la séduisante Séville. J'effectuai ce voyage sur le Trajan, un des petits steamers qui remontaient alors le Guadal- quivir, et deux ou trois heures suffirent pour' atteindre Sanlucar de Barrameda, à l'embouchure du fleuve où nous fîmes d'abord une courte station pour prendre quelques passagers. Je connaissais déjà cette jolie ville qui, de même que toutes celles des environs de Cadix, s'est beaucoup embellie dans ces derniers temps. Par sa situation à l'entrée du fleuve qui conduit à Séville, Sanlucar sert pour ainsi dire de port armé à la 462 EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE grande capitale de rancien royaume d'Andalousie. Sa population de près de vingt mille âmes, compte des marins accrédités, car n'oublions pas de rappeler, en passant, que ce fut de Sanlucar que partit Christophe Colomb en 1 498 pour son troisième voyage , et qu'en 1519 Magellan, cet autre grand navigateur, prépara, en ce port, la flotte qu'on lui confia et qui, la première, fit le tour du monde. Sanlucar de Barrameda ne man- que pas non plus d'habiles pêcheurs qu'on rencontre partout sur la côte andalouse (1). Dès qu'on a quitté Sanlucar, on remonte le Guadal- quivir en suivant tous les détours de ce fleuve qui serpente à travers des terres basses et dépeuplées d'ar- bres. A chaque instant ce sont des effets de mirage comme en Egypte, quand les vapeurs de l'atmosphère, combinées avec la réverbération d'un soleil ardent, donnent à des brins d'herbes ou à des touffes de roseaux des apparences fantastiques. Quelquefois ce phénomène aux magiques effets prend des aspects grandioses. Ces illusions d'optique sont surtout singulières lorsqu'en avançant dans ces capricieux méandres, plusieurs ban- des de terre viennent s'interposer entre les sinuosités du fleuve. Alors, on découvre en même temps des pâtu- rages avec leurs troupeaux, des barques qui passent et dont on aperçoit la voilure au-dessus de la plaine, des charrues qui semblent sillonner les eaux , succession alternative d'objets disparates qui vous confond et vous séduit. (1) Les produits annuels de la pèche de Sanlucar sont évalués à 1,070,050 kilo- grammes de poissons, estimés à 69i,383 francs. Qu.itre cent vingt-sept hommes, répartis en quatre-vingt-neuf embarcations de divers tonnages , s'exercent aux différents arts de pêche. La valeur des engins en service est porté à 35,370 francs. Annuaire statist. de 1861. EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE 463 Les bords du Guadalquivir étaient bien faits pour plaire aux Arabes; le taureau, le cheval, la fougueuse et ardente cavale peuvent vaguer en liberté dans ces vastes plaines qui rappellent le désert. Mais en se rap- prochant de Séville, le paysage change d'aspect : Tor- gueilleuse Giralda, cette tour mauresque si originale et si hardie, se dresse à l'horizon ; on découvre déjà au loin une masse de clochers et de belvédères en terras- ses, qui se découpent sur l'azAir du ciel. Des plantations d'orangers et de citronniers, jardins délicieux arrosés par des norias^ s'étendent sur les deux rives ; l'air est imprégné d'une odeur suave qui pénètre les sens, et l'on aborde enfin à Séville dans la meilleure disposition d'esprit qu'on puisse souhaiter en voyage. En entrant dans la ville j'aperçus l'Alcazar, ce palais des rois Maures qu'habita Pierre-le-Cruel ; je le visitai le lendemaui et j'admirai tout ce que ce beau monument de l'architecture arabe renferme de souvenirs histori- ques et de merveilles de l'art. De l'Alcazar je passai à la cathédrale, monument d'une autre époque mais non moins digne d'admiration. Les tableaux qui décorent les nombreuses chapelles de cet immense temple sont au- tant de chefs-d'œuvre d'Herrera, d'Alonzo Cano, de Louis Morales, de Juan de Roëlas, de Zurbaran et du grand Murillo. On croit au miracle devant le Saint- Antoine de Padoue ! A propos de tableaux et de peintures, il faut que je raconte le plus singulier épisode de mon voyage ; c'est une anecdote curieuse; il s'agit encore de Christophe Colomb. J'avais pris part à Paris aux discussions qui s'étaient élevées, dans les séances de la société de géographie, 464 EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIOiNALE d'eSPAGNE sur l'authenticité des différents portraits du célèbre navigateur, à l'occasion d'un tableau, trouvé en Italie, représentant l'amiral de la mer océane^ et qui venait augmenter les nombreuses varientes que nous possé- dions déjà de l'illustre génois. M. Jomard, alors notre président, voulant s'éclairer dans les recherches qu'il avait entreprises sur ce sujet, m'avait manifesté, dans une de ses lettres, pendant mon séjour à Cadix, son désir de posséder une copie d'un portrait de Colomb qui existait, disait-on, à Séville, dans le beau palais des Archives des Indes. Je profitai donc de mon excur- sion dans la capitale de l'Andalousie pour voir par mes yeux et prendre des renseignements précis sur l'origine de ce tableau. Eh bien, la question est restée pendante et nous ne sommes guère plus avancés aujourd'hui. Le portrait, que je vis dans la salle des Archives , est bien celui qui a appartenu à la famille des ducs de Veragua, descendants naturels du grand découvreur ; mais ce portrait est apocryphe, et la preuve la voici : D'abord cette peinture, d'assez mauvais goût, ne pa- raît pas remonter au-delà de deux cents ans ; on y re- connaît le style du xvii® siècle. Il y a plus, le prétendu personnage, représenté dans ce tableau , est autre que Colomb. Si cette toile m'appartenait, je dirais le nom du héros, car une inscription existe au bas du portrait. Cette inscription est couverte par un repeint ; j'ai pu suivre sa trace et découvrir même jusqu'à trois lettres. Mais voici le plus curieux : l'homme qu'on a représenté est en costume de guerre, c'est à dire couvert d'une armure et le bras étendu en signe de commandement. Plus tard, lorsqu'on a voulu en faire un Christophe Colomb, on a peint sur ce bras un écusson sous lequel ' EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE d'eSPAGNE 465 on a inscrit une légende biographique qui retrace les principaux faits relatifs au navigateur. La preuve en est convaincante ; le personnage qui figure dans ce ta- bleau n'a ni les cheveux blonds, ni les yeux bleus, ni le front large, ni le nez aquilin qu'indique le fils de Colomb, dans sa Vie de V amiral (1). Du reste ce por- trait représente un homme de quarante à quarante-cinq ans, d'une figure assez commune ; or, Colomb n'acquit de la célébrité en Europe qu'après son premier voyage au Nouveau- Monde, voyage qu'il effectua, si je ne me trompe, à l'âge de cinquante-quatre ans. Avant cette mémorable entreprise, il était resté ignoré , et Ton sait combien ses historiens se sont donné de peine pour remplir à leur gré toute cette existence mystérieuse qui devança l'époque où l'illustre génois vint tout à coup remplir le monde de sa gloire et de sa renommée. Co- lomb, tel que nous l'a dépeint son fils, était d'une haute stature ; son visage était noble et sévère , son regard plein de feu, ses cheveux d'un blond argenté, des rides soucieuses sillonnaient son large front ; son teint était hâlé par le soleil du tropique et par ses longues navi- gations. Je ne trouvai aucun de ces signes caractéristi- ques dans le personnage du portrait. Ainsi l'homme cuirassé n'était pas l'amiral. Vers la fin du xv® siècle, un génie se dévoila au monde étonné ; il partit de l'ex- trémité de l'Europe pour traverser des mers inconnues et signaler des routes nouvelles à travers l'immense Océan; il partit... et trouva sur son chemin un conti- nent ignoré. Missionnaire armé de la boussole, il voulut conquérir à la foi des populations idolâtres. La cui- (1) Vida del amirante, por Don Fernando Colon, l^vol. 30 436 EXPLOHATION DE LA COTE MÉRIDIONALE D'ESPAGNE rasse et l'épée n'allaient pas à l'homme pieux qui se ravalait souvent da l'habit monacil, qui logeait dans les couvents et signait du nom de Chrislopliore (porteur du Christ). Savant cosm^^graphe, grand navigateur, philo- sophe profond, religieux jusqu'à l'exaltation , Colomb fut tout cela ; pourquoi donc en avoir fait un guer- rier ? Ces réflexions, je les faisais tout haut eu présence du portrait que j'avais devant moi, lors de ma première visite aux Archives des Indes. L'archiviste m'écoutait et paraissait convaincu : « Nous possédons à Se ville, me dit-il un peu désappointé, un autre portrait de l'a- miral, et celui-là, selon moi, est plus authentique. On croit qu'il a été fait sur des documents contemporains. » Je demande aussitôt des explications, et j'apprends que ce tableau fait partie d'une collection de portraits qui ornent la salle de la faneuse biblio'hàque Colombine, dans l'édifice, d'architecture sarrazine, attenant à la cathédrale où siège le chapitre. J'y cours incontinent, en traversant le iialio des orangers, je m'informe ; on me désigne la salle et un employé s'empresse de me montrer le tableau. Qu'on jnga de ma surprisa; c'était cslui que j'avais fait faire à Paris et qui fut exposé au Louvre, mon Christophe Colomb^ comme l'appelaient mes amis, et que je saluai comme une vieille connais- sance. Voici l'histoire de ce tableau : M. E. Lassalle, un de nos habiles artistes , voulut exposer un portrait historique. Il me consulta et je lui proposai ChristO[)he Colomb on m'olîrantde lui fournir tous les renseignements nécessaires. Je traduisis littéra- lement le portrait qu'en a fait son fils Don Fernando EXPLORATION DE L.\ COTE MERIDIONALE D'eSPAGNE 467 et désignai le costumn. M. Jomard eut la bonté de prêter, pour cette œuvre , quelques objets précieux qui devaient servir d'accessoires au tableau , une astrolabe du temps, rapportée d'Espagne, l'atlas de Benincasa, que Colomb pouvait avoir consulté^ et une vieille boussole. Je dessinai moi-même le globe de Martin Beliem, que l'artiste plaça près de la table de- vant laquelle Colomb était assis, méditant sa grande entreprise et mesurant l'espace entre l'Europe et le Ca- tîiay. Ce portrait fit de l'eff.ft à l'exposition du Louvre; Lassalle avait bien compris mon béros : il y avait dans la tête qu'il avait peinte tout ce qu'on pouvait désirer pour la supposer celle d'un bomme de génie ; l'inspi- ration s'accusait dans ce regard qui pénétrait à travers les mers, la résolution et l'audace se dessinaient larse- ment sur ce front méditatif ; le mouvement, la pose et le sentiment qui animaient celte noble figure, étaient en barmonie de pensée et d'action. Le baron Taylor s'entbousiasma pour le Colomb de Lassalle et le fit acbeter par le roi. J'étais fier du succès de mon ami, son tableau me tenait à cœur, et ce fut avec regret que je le vis emporter de l'atelier par les agents de la liste civile. Depuis 1 )rs je n'en avais plus entendu parler et je ne m'attendais g'.ière à le retrouver à Séville. Cependant c'était bien lui ; le nuniéro de l'ex- positioa était resté attacbé à la toile, la signature de ' l'artiste figurait au bas : Lmile Lossal/c, 1839. Le bon bibliolbécaire avait pris ma surprise [iour de l'ad- fniiration et me disait d'un air de connaisseur: « Le cablhlo ccclèAa! Aussitôt le baron écrit à Paris, et au bout d'un mois le chapitre de la cathédrale recevait, de la part du roi, la collection gravée du Palais-Royal, aujourd'hui dou- blement p-récieuse, le grand ouvrage sur l'Egypte, la chalcographie du Louvre, une collection de riches mis- sels et UN BEAU PORTRAIT DE CHRISTOPHE CoLOMB. Ce por- trait était une heureuse pensée et tout à fait de circons- tance, la bibliothèque du Chapitre étant un legs du fils du grand Génois. Voilà le Chapitre transporté. Que fera- il ? et comment reconnaître de tels dons ? C'est oii le père Cepero attendait ses confrères. Il laisse d'abord parler les plus pressés. Plusieurs propositions sont faites à la fois, mais aucune n'est adoptée. La parole arrive enfin au doyen qui la prend d'un air distrait : -rr « Tai oui raconter, dit-il, que le roi aurait grande envie d'un Murillo de la cathédrale, » On se récrie tout d'une voix : — « Qui oserait, reprend le père Cepero, plus indigné que les autres, qui oserait proposer pareille chose ? Assurément ce n'est pas moi» » — Il se fit un moment de silence ; puis, comme se ravisant, le doyen ajouta : — c^ Il y a bien là-bas, dans cette petite cha- 470 EXPLORATION DR LA COTE MKHIDIONALE D'eSPAGXE /)^'/tV et à côlà du Notre Dame liel Pilar, un Ecce homo (jid ne fljjure pas sur raiile/ ; » et i! leva la séance sans dire un mol de plus ; mais le dernier qu'il venait de prononcer ne devait pas êlre perdu, et quelques jours plus tard, TEcce iîomo était remis au baron T:iylor qui l'adreesait au roi comme un g;iG;e de la reconnaissance du Chapitre et de Tadmiration du père Cepero » J'avais vu à Séville tout ce qu'on peut y admirer en architecture monumentale, tout ce qu'on y conserve en peinture, sculpture et o!)jets d'art. Paniii les chefs- ' d'œuvre que renferme son musée, le grand Murillo s'était manifesté à mes veux dans tout l'éclat de sa gloire : « Sarant rt correct dans ses études de la forme Jiumaine, charm'tnt dans ses r/roupes d anges , idéal dans ses télés de rierrjes, majestueux dans s^'s saints^ pathétique dans ses martjjrs, artiste toujours (1). » — Dans mes visites à la Colomhine et aux archives des Indes, j'avais parcouru les glorieuses annales de cette ville, qui, dit-on, fut fondée par Hercule : les Cartha- ginois la nommèrent Ilispa/is et les Romains la petite Rome (Roinula) ; Jules César l'embellit et l'entoura de remparts ; occupée par les Vandales, Séville devint la capitale d'un royaume dont le nom rappelle encore leur domination, Vaiidalousie ; prise par les Maures au vin® siècle, elle fut reconquise par Ferdinand le saint roi ; et toute cette histoire se trouve résumée en deux vers gravés sur une de ses portes (2) : Condidit Alc'dos, ronovavit Julius urbcm ; Rcstituit Chriôto Fcrnandcs tertius licros. (t) Lonis Enault, dans la Méditerranée, ses îles et ses bords, p. 525. (2) La Puerla de la Carne. EXPLORATION DE LA COTE MERIDIONALE D'ESPAGNE 471 Mes longues promenades par la ville m'avaient initié aux mœurs populaires et aux allures andalouses ; j'avais pu jouir encore, avant la fin de l'automne, du gracieux coup-d'œil dv^s cours intérieures des maisons, lorsque dans les bellcîs soirées, on aperçoit de la rue ces pnlios, pavés de marbre et rafraîcliis par une fontaine bordée de ^ vases de fleurs. Ces cours, entourées de galeries à colonnades, se transforment en élégnnts salons tant que dure la saison chaude ; c'est là qu'on se réunit en fa- mille, qu'on reçoit les visites, qu'on prend ses repas et qu'on dort la sieste. Rien de plus pittoresque que ces habitations ouvertes, où peut pénétrer le regard du pas- sant à travers une porte de fer, au léger grillrge des plus artistement travaillés. — Mais il me fallait re- tourner à Cadix et ce ne fut pas sans regret que je quiltai l'attrayante Séville. En redescendant le Guadalquivir, le ciel, voilé de nuages, nous menaçait d'une de ces bourrasques assez fréquentes aux approches de l'hiver. Le tonnerre com- mença à gronder, le vent souffla à l'orage et la pluie tomba bientôt par torrent. — Parvenus à l'embouchure du fleuve, force nous fut de relâcher à Sanlucar de Barra meda, car il était impossible de franchir la barre en présence d'une mer furieuse, soulevée par la tour- mente qui régnait depuis deux jours. Le lendemain pourtant le temps se montra plus propice ; les gros nuages noirs s'étaient dissipés, la mer avait repris son calme et le ciel sa sérénité. — Nous poursuivîmes notre route vers Cadix où nous arrivâmes sans malencontre. — Je trouvais sur la rade le restant de l'escadre du prince de Joinville de retour de sa brillante ^' de Mogador. La vue du pavillo'- c-vpédiUon ^.. national réveilla ep 472 EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIONALE d'ESPAGNE moi le doux souvenir de la France : « Le drapeau, cest la patrie! d — Un superbe bâtiment à vapeur se dis- posait à partir pour Marseille ; rien ne pouvait plus me retenir dans cette belle Andalousie qui m'avait tenu pendant trois mois sous le charme de ses séductions..... J'oubliais tout et ne songeais plus qu'à la France Je partis ! FIN ANNOTATIONS DU 1'=" CHAPITRE (A) La première ordonnance sur l'élection des prud'hommes -pô- chcurs, et sur le serment qu'ils doivent prêter, est du 14 octobre 1431. Ce document fait partie des archives de la commune de Mar- seille sous le titre de Règlement du conseil général de la ville pour Vélection et la juridiction des prud'hommes-pêcheurs. En voici un fragment avec sa traduction : « Item, que los diehs pescados pensean eligire cascun an en la testa de calenas quatre bons homes los quais ayan la conneissenca de todas las causas sobre ellos capitoleiadas, los quais juran cascun an quan si elegiron de ben et fialment lare luz offici al taulier de lou Viguier enfm commo fan lous autres officiers de la villa etc. » Traduction. Idem, que les dits pêcheurs soient tenus d'élire chaque année aux fêtes des calendes quatre prud'hommes qui en- tendent des affaires de la communauté, lesquels prêteront serment chaque année aux élections de bien remplir fidèlement leurs de- voirs en présence de U. le Viguier, comme fant les autres officiers de la ville. (B) Édits, lettres-patentes, lois et ordonnances qui confèrent ou confirment la juridiction, les statuts et privilèges des prud'hommes-pêcheurs de Marseille. 13 septembre 1440. Charte qui concède aux prud'hommes-pêcheurs de Marseille la connaissance des affaires en matière de pêche, par René d'Anjou, comte de Provence. 474 ANNOTATIONS DU PREMIER CHAPITRE 2 octobre 1441. \ Confirmation de la charte antérieure par le — 1452. ^ même prince. l" juin 1460. I Lettres - patentes confirmant la môme juri- — 1477. î diction. 1481, 1536, 1557, 1564, 1603, 1622, 1629, septembre 1647, mars 1663, 1723, 16 mai 1738, lettres-patentes de Louis XII, François I", Henri II, Charles IX, Henri lY, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, confirmant la même juridiction. 21 mars 1786. Arrêt du conseil d'État du roi, réintégrant les prud'- hommes-pécheurs de Ma seille dans leur juridic- tion sur les pécheurs français et étrangers. 3 septembre 179.'». Décret provisoire de lassembléa nationale pour le maintien de la juridiction des prud'hommes- pécheurs, etc. 8 décembre 179D. » Loi confirmative des règlements et de la ju- 12 — 1790. ^ ridiction des mémos, etc. (C^) « Le roi, étant en son conseil, faisant droit sur le tout, sans avoir égard à la sentence de l'amirauté de Marseille du 9 décembro 1735, que Sa Majesté a cassée, révoquée et annulée, et à tout ce qui s'en est suivi, a maintenu et confirmé les prud'hommes élus, en la manière accoutumée, par la communauté des patrons-pécheurs de la ville de Marseille ; et ce suivant et conformément leurs titres, dans le droit de connaître seuls, dans l'étendue des mers de Mar- seillle, de la police de la pèche et de juger souverainement sans forme ni figure de procès, et sans écriture, ni appeler avocats ou procureurs, les contraventions à la dite police, par quelques pé- cheurs , soit français ou étrangers, fréquentant les dites mers, qu'elles soient commises, et tous les différends qui peuvent naître à l'occasion de la dite profession, entre les dits pécheurs : fait Sa Majesté défenses aux officiers de l'Amirauté de Marseille, et à toutes ses cours et juges, de prendre connaissance de la dite police et des dits différends ; et à tous pêcheurs de se pourvoir, pour raison d'iceux, ailleurs que par devant les dits prud'hommes, à peine de nullité, cassation de procédures, 1.500 livres 'l'amende et de tous dépens, dommages et in-éréts. Ordonne Sa Majesté, etc., etc » Extrait des registres du conseil d'Etat du roi. Arrêt du 16 mai 1738. ANNOTATIONS DU PREMIER CHAPITRE 475 (») Le régime de la ferme, avant 1789, avait livré la teinture des filels à des spéculateurs. Les pêcheurs de Marseille ont toujours préféré que cette teinture restât à la charge de la communauté ; il3 ont compris que l'objet principal du fermier était la réalisation d'un bénéfice sur le prix de la teinture et que dès lors leurs inté- re.s aux prises avec le spéculateur, se trouvaient sacrifiés. Ils craignent une mauvaise teinture qui pourrait nuire à la conserva- tion de leurs engins de pèche et redoutent des contrariétés qu'ils n'ont jamais éprouvées sous l'administration de leurs prud'hommes. Ces considérafons et la confiance qu'ils ont dans les chefs de la corporation, les ont toujours éloignés du système de la ferme qu'on a plusieurs fois tenté de leur imposer. Le tarif des prix de teinture est, da reste, très modéré. Une ancienne ordonnance des prud'hommes (9 lévrier 1675, Ar- chives de la prud'liommie, litre rougej avait fixé les prix de tein- ture ainsi qu'il suit : Livres. Sols. Deniers. Pour chaque chaudière fpeirouladaj 3 » » — c!:ialoupée f^ftarcac^o^ de sardinal. 1 10 » — pièce d'eissaugue 4 4 » — — ■ de tlionnaire 3 12 » — — de this » 2 3 — — de hau'.ée » 10 » — — de retz de tartane » 12 » — — de rissole » 8 » Une orJonnanc3 du 24 juillet 1636, rendue mêmes par les pru- d'hommes, établit que le? patrons-pécheurs doivent faire teindre et sécher leurs filets par rangs et ordre d'ancienneté. Le nouveau règlement pour la teinture a modifié les prix du tarif et déterminé le nombre de brasses de chaque pièce, la brasse étant évaluée à 5 mètres 90 centimètres. Fr. c. Pour une eissaugue de 93 brasses, chaque bras 6 ■•> — barcade ou chaloupée de sardinal de 200 brasses 4 » — sagetière de 25 pièces de 33 brasses 6 25 — battude de 80 brasses et 200 mailles de hauteur . 1 50 476 ANNOTATIONS DU PREMIER CHAPITRE Pour une rissole de 36 brasses » 75 — chaloupée de thys de 25 pièces de 33 brasses 6 25 — boughière de 80 brasses 1 50 Pour un filet de tartane 2 » — ganguy de 12 brasses 1 10 Pour une thonnaire de 80 brasses 1 50 Pour un bourgin de 40 brasses 3 » — palangre » 05 (E) La communauté des pêcheurs de Marseille possédait, avant la Révolution, les divers immeubles, terrains vagues et postes de pêche suivants : 1" La terre des prud'hommes, aujourd'hui bassin de carrénage, qui servait anciennement à Tétendage des filets et au radoub des bateaux de pêche. — Une partie du terrain fut acquis, le 6 août 1586, par acte passé devant M" Borelly, notaire à Marseille, et l'autre portion en 1601 (24: novembre). Un acte du 5 janvier 1599 constate le paiement fait par les prud'hommes-pêcheurs du droit de trézaÀn au monastère de Saint-Victor, sous la directe duquel se trouvait cette terre. Par une transaction, du 30 septembre 1628, ils cédèrent ensuite une partie du terrain à la ville pour l'élargissement du quai du port. Un arrêt du Parlement de Provence (19 juillet 1640) régla les contestations des prud'hommes -pêcheurs avec le monastère de Saint-Victor pour le payement dti droit d'investiture. Une autre transaction du 26 novembre 1661 termina leurs diffé- rends sur le payement des cens. Tous leurs titres de propriétés étaient rappelés dans cet acte. Enfin, la commune de Marseille ayant obtenu, le 26 mars 1675. un arrêt du Conseil qui lui accordait la Terre des Prud'hommes en échange de celle du Plmi Fouvînillier, qui servait alors de port de construction, les prud'hommes réclamèrent contre cette mutation, obtinrent la révocation de l'arrêt et furent confirmés solennellement dans leurs droits par lettres-patentes du 26 mars 1680. 2" La maison du tribunat de la prud'hommie , qui est située sur le quai de Saint-Jean. Cet immeuble fut acquis pour compte de la communauté des pêcheurs en 1660 et payé sur les fonds prove- ANNOTATIOiNS DU PREMIER CHAPITRE 477 nant de la vente de deux autres maisons cédées à l'État pour la construction du fort Saint-Jean. 3° La terre du Pharo, qui servait aussi à l'étendage des filets. Elle fut acquise par la communauté des pêcheurs au prix de 96 florins et 8 gros de francs, d'après actes passés le 26 janvier 1529 et 17 décembre 1530, chez M' Massaltez. 4" La collme de Marseille-veire, située aux environs de Mar- seille. Elle fut achetée par les prud'hommes-pécheurs, pour compte de la communauté, d'Etienne Jourdan et d'Honoré Gardane , au prix de 44 florins , par actes passés chez M' Borelly le 16 mai 1571 et 14 août 1574. 5" Quatre cabanes, situées dans la baie de Marseille, savoir : au port ou calenque de Morgiou, aux Goudes, près la plage de Mon- tredon, à NioUon, près l'Estaque, et à Mejan, vers le cap Couronne. Elles servaient de lieu de refuge aux équipages des bateaux-pê- cheurs que le mauvais temps empêchait de rentrer au port. 6° La calenque de Morgiou. Ce fut vers le milieu du xv* siècle que les prud'hommes-pêcheurs de Marseille, autorisés par une dé- libération de la Communauté, traitèrent de l'acquisition de cette calenque qui leur fut cédée par le roi René, comte de Provence, moyennant la somme de 1,200 florins, par acte passé à Tarascon le 4 mai 1452. Des lettres-patentes de 1622 autorisèrent l'établissement de la madrague située à l'entrée de la calenque. 7" La madrague de l'Estaque. Les mêmes lettres-patentes de 1622 autorisèrent aussi les prud'hommes-pêcheurs de Marseille à éttiblir une madrague à l'Estaque ou Port-de-l'Aigle. Cette autorisa- tion fut confirmée en 1701, 1723 et 1724. Toutes ces propriétés, ainsi que le droit de pêche aux deux ma- dragues de l'Estaque et de Morgiou, passèrent au Domaine de l'Etat par la loi du 24 août 1793 , et la Communauté des pêcheurs n'a jamais été indemnisée. Pourtant la loi du 12 décembre 1790 , qui maintint l'association des pêcheurs de Marseille, confirma l'institu- tion des prud'hommies et régla l'administration de leur rente (art. 5 et 6), n'entendit pas les déposséder. L'Assemblée nationale respecta les biens d'une société formellement reconnue ; mais la Con- vention nationale, en 1793, fit, à notre sens, une fausse application de la loi en enlevant aux pêcheurs des propriétés légalement acquises. 478 ANNOTATIONS DU PREMIER CHAPITRE (F) L'impôt de la demi-part fut établi en 1725, avec sanction de trois arrêts du conseil d'Etat (1), pour servir à éteindre les dettes de la Communauté. En 1778, on essaya de répartir cet impôt par classes d'après le genre de pèche, la quantité et la valeur des en- gins ; mais plus tard, il fallut revenir à l'ancien mode de perception, qui avait l'avantage d'être plus équitable. La demi-part est une portion du produit de la pèche que fait chaque bateau pendant la semaine. Cet impôt est perçu pêr tous les bateaux qui se livrent aux petits arts et remplacé ordinaire- ment par un abonnement mensuel pour les barques du grand art (2). Les pécheurs de la banlieue de Marseille et les pèc'.icurs étrangers affiliés à la prud'hommie , payent aussi par abonnement. Le produit des abonnements est évalué à 4 ou 5,000 francs par an, celui de la demi-part est très variable. Pour fixer la demi-part, il faut un compte dî pèche et un compte de vente. En supposant qu'un bateau, monté de quatre hommes, ait gagné dans la semaine 40 francs, on dédu'.t d'abord la dépense du vin de l'équipage et des condhiients pour la cuisine, qu'on évalue à 8 f.ancs, et les 32 francs restant sont divisés en neuf parts et demie, savoir : 4 parts pour le bateau et les engins. 4 — pour l'équipage. 1 — pour la poissarde préposée à la vente du poisson. 1/2 — pour le droit de la communauté. Ce mode de règlement a eu des variations. Vers la fin du dernier siècle, le produit net do la pèche d'un bateau pendant la semaine était divisé en onze parts, djnt cinq pour le bateau et les engins , cinq pour l'équipage, demi-part pour la poissonnière efdcmi-part pour l'impôt. Le produit de la pèche des barques du grand art, qui ne payent pas par abonnement, est divisée en trente parts, dont huit pour la (1) 16 août 1725, 6 mars 1728 et 22 décembre 1729. (2) Celle expression de grand art a été appli(|iiée à la pêche des tartanes, autre- ment dite pêche aux bœufa, sur lai|iklle j'ai donné des rr^nsiignenients étendus. Tous les autres arts de pêche sont compris dans les petits arls. ANNOTATIONS DU PREMIER CHAPITRE 479 barque et les engins ; le reste est réparti entre l'équipage, y com- pris la part de la poissonnière et la demi-part de l'impôt. Le droit de la demi-part ne se perçoit pas de la même manière dans les différentes prudhommies de nos ports de pêche de la Mé- diterranée, mais il est le môme quant au fond et ne diffère que dans la forme, c'est à dire dans le mode de perception. A Toulon, par exemple, où le droit a é:é mis en ferme, on a cru plus simple de retenir sur le marché même un sol par écu, ou un soixantième sur le produit de la vente ; maii on conçoit que cette percepLion qui doit s'effectuer à l'instant, ne peut avoir lieu sur les ventes faites par des individus, qui, n'exerçant pas habituellement la pêche dans les eaux de Toulon, tel-; que les pêcheurs d'IIyères, de la Seyne, de S.^nari, apportent du poisson et le vendent immédia- tement en gros pour s'en retourner de suite. Dans ce cas le fer- mier du droit, qui assiste à la vente, se fait remettre aussitôt ce qui lui revient. Mais les pêcheurs de Toulon et les étrangers qui y sont station- naires n'envoient pas à la poissonnerie tout le produit de leur pêche. Ils en expédient une partie d-ins diverses communes du départe- ment ; ils réservent pour faire saler ou mariner les anchois, les sardines, les thons, les maquereaux et autres poissons susceptibles de ces modes de conservation. Or. les grandes quantités de poisson qu'ils envoient au marché ne peuvent s'y vendre avec cette promp- titude qui permet de fixer à linstant le montant du droit. Il a donc fallu, pour eux, d'autres bascj à la perception. Ainsi, pour les pê- cheurs nationaux qui viennent chaque semaine régler leurs comptes dans la salle de la prud'hoinmie, le montant du droit est perçu en présence des prud'hommes d'après les comptes qu'ils présentent et dont l'exactitude ne saurait être mise en doute, car on ne peut sup- poser que pat-ons et matelots s'entendent pour se rendre coupables d'une fraude à l'occasion d'une redevance aussi faible que celle d'un soixantième. Les pêcheurs étrangers qui règlent leurs comptes eux-mêmes sans publicité ni contrôle, sont soumis à un abonnement dont le tarif n'est pas uniforme dans tous les ports de pêche. Dans ceux où le droit est en ferme, la taxation se fait de gré à gré avec le fer- mier, toujours en présence et sous la surveillance des prud'hommes. Le droit peut varier d'une localité à l'autre , selon l'abondance de la pêche et le prix moyen du poisson. Il est de 2 francs par se- maine à Toulon, de 4 francs à Saint-Tropez, et de 5 francs à Mar- seille. 480 ANNOTATIONS DU PREMIER CHAPITRE («) Les divers règlements sur la pèche sont inscrits dans le Livre rouge ou livre de la loi, qui fait partie des archives de la prud'- hommie des patrons-pêcheurs de Marseille. On trouve dans ce recueil tous les documents que j'ai déjà cités en note, les règlements des prud'hommes pour les parts de pêche , des ordonnances pour les pauvres filles à marier, pour l'observance des fêtes, pour la conservation des filets. Tous ces documents portent, la plupart, des dates illisibles et paraissent remonter au xvi* siècle ou au commen- cement du xvii' siècle. Une ordonnance du47 juin 1531 est relative aux ports ou estance's (stations de pêche). Sous la date du 30 sep- tembre 1750, on remarque une autre ordonnance, par délibération d'Assemblée pour régler la présence des thons. Il existe aussi aux archives de la prudhommie une foule d'ar- rêts et ordonnances sur la police de la pêche. Voici les plus impor- tants, d'après leur ordre de date : 7 août 1489. Ordonnance dAymard de Poitier, grand-sénéchal de Provence , portant règlement sur la pêche. ( Ce même document existe aux archives de la ville.) » août 1681. Ordonnance qui règle la maille des filets. 3 mars 1707. Ordonnance des prud'hommes - pêcheurs portant condamnation contre les pêcheurs qui se bat- traient ou s'injurieraient pendant la pêche ou par- tout ailleurs (1). 13 octobre 1755. Ordonnance relative aux secours que doivent porter les prud'hommes-pêcheurs en cas d'incen- die dans le port. 29 mars 1776. Arrêt du conseil d'État pour le règlement de )a pêche au palangre. 18 février 1780. Ordonnance qui fixe les dimensions des filets sui- vant le genre de pêche. (1) « Les pêcheurs qui s'injurient ou se battent sont condamnés à 9 francs d'a- mende s'ils sont patrons ayant exercé le prud'hommat, à 6 francs s'ils ne sont que simples patrons sans avoir exercé charge, à 5 francs s'ils ne sont que compagnons pêcheurs. Ces amendes sont au profit du luminaire de Saint-Pierre, ANNOTATIONS DU PRIvMIER CHAPITRE 481 9 mars 1787. Règlement qui déter.aino lo nombre et la longueur des filets par bateau. Les autres pièces des archives sont relatives aux règlements en vigueur sur la police de la pèche eu général. Un registre intitulé Livre des pêches lait aussi partie de cette curieuse collection et renferme rénumération et la descrii>tion détaillée de tous les arts de pèche en usage, suivant la saison, dans les mers de Marseille. CM) Par décision du conseil d'État du roi, 9 novembre 1776, l'état des sommes que la communauté des i»atrons-pècheurs était autorisée de dépenser fut réglé de la manière suivante : Pour l'entretien de l'autel de Saint-Pierre, y compris les Livres, dépenses de la fête patronale 200 Étrennés pour la nouvelle année 60 Pour le repas des prud'hommes à la fête de saint Pierre, col- lations et buvettes 200 Dépenses courantes 600 Aumônes aux pauvres des hôpitaux les jours des fêtes de Pâques, de Saint-Pierre de la Toussaint et de Noël 200 Honoraires des prud'hommes à raison de 200 livres pour chacun 800 Gages et entretien de deux gardes ou valets de la prud'- hommie 400 Au secrétaire-archiviste 800 Au trésorier 300 Total 3,560 Un autre arrêt du Conseil (4 octobre 1778) apporta quelques mo- difications à cet état de dépenses. Les étrennes pour la nouvelle année furent supprimées, le repas des prud'hommes pour la fête patronale fut taxé à 36 livres, les aumônes à 72 et il en résulta une économie de 352 livres par an. 31 KRRATA ■*i»" Page 105, ligne 17, au lieu de pulpu. — 131, — 19, — pagelos, — 135, note (2), — soUes, — 163, ligne 24, — nosses, — — — 29, — pont, — 165, — 8, — chaire, ~ - - 19, - — 190, — 10, ~ Painpas, — 320, note (2), — s'engent, ~ — — (2), — - chaire, — 331, ligne 11, — rester, — 335, — 12, — Nielha, — 349, note (1), — puissent, ~ 409, ligne 23, — instinct, — 418, — 14, -^ n'en. lisez pulpe. — pagels. — folles. — nasses. — port. — chair, dont on veut se servir, — qu'on veut servir — Pampas. — s'engagent. — chair. — resté. — Niebla. — pussent. — leur instinct. — ne. TABLE DES MATIÈRES -^^i^JXJ Pages Introductio.x 1 CHAPITRE 1. — MARSEILLE (181-2) U Sommaire : Les piud'homnies-pêclieurs. Ancienneté de leur origine. Constitution des prud'honimies. Juridiction et administration des pi'ud'lionimes. Aperçu statistique de la pêche marseillaise. Di- (jression (1866). Coup-d'œil sur l'état actuel de la pêche dans le golfe de Marseille. Opinion d'un homme compétent. Des pêcheurs étrangers et des amateurs de pêche. DIGRESSION (1836) 43 Coup-d'œil sur l'état actuel de la pèclie dans le golfe de Marseille. Opinion d'un homme compétent. Des pêcheurs étrangers et des amateurs de pêche. CHAPITRE II. — LES CATALANS ET LA PÊCHE AL PALANGRE 5o Sommaire : Les pêcheurs à la ligue. Fabrication des hameçons. Origine de l'industrie marseillaise. Ateliers de J. Sala en 1842. Histoire de la colonie catalane. Progrès et décadence. Descrip- tion du palangre. Départ pour la pêche. La tour de Planier. Les palangriers à l'œuvre. Nuit de pêche. Résultat et retour au port. ÉPILOGUE. — Vingt ans après (1862) 81 484 TABLE Pages CHAPITRE III. — EXCURSION a cassis ( 1842 ,i 85 Sommaire : Aspect des montagnes côtières. Cassis à la tombée du jour. La bonne auberge. La pêche au thys. Départ pour la pêche. Description du filet. Comment se prend le poisson. Patron Bar- thélémy et maître Jean-Louis. Retour à terre. Vente du poisson à la criée. Déjeuner à Port-Miou. Renseignements historiques. Le repas. - Épilogue. Description poétique de la Bouille-Abaisse. ÉPILOGUE 107 STATISTIQUE DE LA PÊCHE COTIÈRE DAISS LES EAUX DE CASSIS 110 CHAPITRE IV. — DE CASSIS au var 117 Sommaire . La Ciotat. Coup-d'œil de la côte de Provence. Topo- graphie sous-marine. Rencontre d'un vieux philosophe. Docu- ments des archives sur les anciennes assemblées de pêcheurs et sur les postes de pêche (1379, 1459, 1510 et 1546). Pêche des sardines. Renseignements statistiques. Fabrication des tilets. — Bandol, Saint-Namire et Six-Fours. Histoire d'un trium- virat de prud'hommes. — Toulon. Aperçu général de la rade. Souvenirs de jeunesse. Le vaisseau VUlm. Josserant, le secré- taire-archiviste. L'étang d'Hyères et ses produits, — La pêche à l'eissaugue. Des ports de pêche a l'orient de Toulon : Saint-Tropez, Fré- jus et Saint- Raphaël. Aspect des lieux. Antiquités. Pêche à la bouguière. Cannes et son climat. Antibes et les nonnats. Ren- seignements culinaires. Pêche à la thonnare. Description. CHAPITRE V. — NICE 173 Sommaire : Origine de Nice, sa nationalité et son climat. Risso l'ichthyologue et ses travaux. Les nonnats. Opinion de Risso sur la décadence de la pêche. Maître Rouquairou, le pêcheur; son caractère. Souvenirs de la mer de Nice. CHAPITRE VI. — LE MARTIGUES, SES ÉTANGS ET LEURS PÊCHERIES 187 Sommaire : Arrivée au Martigues. Aspect des lieux. Coup-d'œil rétrospectif Marius et Martha la Syrienne, légende. Les fosses marianes. Canal du Rhône. La crau. Le mistral ou melamhorius. Étang de Caronte. Canaux de passage. L'île de Martigues et ses deux faubourgs. Illustrations de la Venise des pêcheurs. L'étang de Berre. Description des bordigues. Comment s'y prend le poisson. Règlement de police. Ancienne bordigue du roi. Produits de la pèche bordiguière. Pêche aux ganguis ou glanage des TABLE 485 Pages pauvres pêcheurs. Pèche aux paradières. Origine de cet art. Pioduits de la pêche des crahes et des coquilhiges. Clovisses et moules. Myticulture. ANCIEN SYNDICAT DES PATRONS-PÊCHEURS DE .>1AR- TÏGUES :?11 Sommaire : Le Martigues au moyen âge (l!Îll-l!2'23), Fondation des fiiubourt^s de Jonquières et de Ferrières. Contestations sur la hor- digue du roi et sur celle de l'archevêque d'Arles en 1292. Déli- mitation des pêcheries par Charles le Boiteux, comte de Pro- vence. Donation des bordigues du Martigues aux religieuses de Saiut-Barthélemy d'Aix. Nouveau transfert entre le comte de Provence et le prieur de Saint-Genès (1321). Autre cession en 1 120, par la reine Yolande, dame dès Martigues, Édits, ordon- nances et lettres-patentes du roi René (14.48-1452). Donation de la vicomte des Martigues à Charles du Maine (1476). Régulari- sation des pêcheries sous Louis XL Lettres-patentes de Henri III. Ordonnances de la marine (1631-1744). Loi de l'assemblée na- tionale (1791). Confirmation de la juridiction des prud'hommes- pêcheurs. Etudes et recherches aux archives de la corporation des pêcheurs. Inventaire analytique de Perdigon. Organisation de la prud'hommie des patrons-pêcheurs. Du budget des prud'- hommes. DES ARTS DE PÊCHE AU MARTIGUES 22^3 Sommaire : Les pêcheurs du grand art et ceux des arts menus. Pêche à la thonnare ou courantille volante. Son ancienneté. Pêche aux battudes. Richaud le Camard, patriarche de l'art menu. Princi- pales pêches des étangs salés. Pêche aux flambeaux. Pêches littorales. Revenus de ces pêcheries. La part du pêcheur! Causes principales de la décadence de la pêche. Le grand art ou la pêche aux bœufs. Envasement de l'anse de Cannevieille. POST-SCRIPT U3I ( 1865 ) 239 Transformation de Port-de-Bouc et des étangs de Martigues. DIGRESSION 247 De l'ancienne maison des Baux à propos de la cabane Baussenque. CHAPITRE VII. — DE LA PÊCHE AUX BœUFS ET DE CELLE AVEC FILETS TRAINANTS EN GÉNÉRAL 253 Sommaire : Aperçu de la pêche côtière sur notre littoral de la Médi- terranée. Question économique. Les petits et les grands ganguys. Tartanes ou grands bateaux de pêche. La pêche aux bœufs et ^^^ TABLE DES MATIÈRES Pages, celle, a la vache. Manœuvre des deux barques accouplées. Origine et histoire de cette pêche. Etfets désastreux des filets traînants. Dépeuplement de la mer. Mauvaise qualité du poisson de tartane. Lois, prohibitions, abus et contraventions. Opinion erronée sur la pêche aux bœufs dans le golfe de Lion. De la pêche sur la côte d'Espagne. Longs débats et mêmes abus. Rapport de la commission permanente de pêche de Madrid. Prohibition par res- trictions successives et approbation de la Reine. Ruine des petits arts et décroissement du personnel maritime employé à la pêche. Preuves tirées de documents officiels. CHAPITRE VIII. — DES MADRAGUES ET DES GRANDES PÊCHES DE THONS 309 Sommaire : Origine des madragues. Pêche des thons sous la période grecque. Renseignements historiques. Pêcheries phéniciennes de Gadès et autres villes de la Bétique. Pêche des thons sous l'occu- pation romaine. Signification de Cete et Cetaria. Anciennes ma- dragues d'Italie et de Sicile. Madragues espagnoles. Description. Distinction des madragues sédentaires et de celles à ûlets mo- biles. Pêche des thons à la cerne. Grandes pêcheries de Conil et de Zahara. Concessions royales. Opinions sur la décadence des madragues. Ancienne pêcherie de Collioure. Des madragues de France et de leurs privilèges. Du libre exercice de la pêche. Ré- formes et améliorations nécessaires. CHAPITRE IX. — EXPLORATION DE LA COTE MÉRIDIONALE DESPAGNE 377 Sommaire : En mer, août iSii. Traversée du golfe de Lion. Aspect des côtes de Catalogne. Barcelone et les pêcheurs Catalans. Va- lence. Histoire et monuments. L'épée du Conquérant. La Lonja, Peintures de l'école valencienne. Le tribunal des canaux et sa juridiction. Les juges de l'eau. Courses dans la Huerta. Physio- nonomie des populations rurales. L'Albufera et ses anciennes pêcheries. Statistique de la pêche paludière. Privilèges des pê- tkeurs des lagunes. Ancienne institution de cette communauté. De Valence à AUcante. Souvenirs de Roland. Le golfe silicien. Anciennes pêcheries. Industrie du sparte. Le spartorius campus. Salines. Pêche aux lampugas et aux andanons. Les girelles pour la pêche des thons. Appât vivant. Pêches aux nasses flottantes (andenas de nasas). Postes de pêche. La femme du patron et ses privilèges. Offrandes des pêcheurs. Les queues et les têtes. Anec- dote du parasite Rarausio. AUcante. Le marché. Renseignements. D' AUcante à Carthagèîie. Navigation côtière. Souvenirs histori- TABLE DES MATIÈRES 487 Pages, ques. Carthagène on 1844 et la marine espagnole d'aujourd'hui. De Carthagène à Almérie. Le port des Aigles. D'Almérie à Malaga. Cohue à hord du Baléare. Premier aspect de Malaga. De Malaga à Cadix. Passage du détroit. Vue de Cadix. Pano- rama de la rade. Histoire rétrospective. Les Phéniciens, Gadès et ses madragues. Pêcheries actuelles. Le grand golfe et son impor- tance. Affluence des poissons voyageurs. De Guadalquivir à la Guadiana. Côte de Huelva. La pêche au sédal. Palos et le cou- vent de la Ravida à propos de Christophe Colomb. Ayamonte et ses pêcheurs. L'île Christine et le curé de la Higuerita. Mémoire de Miravent. Observations importantes sur la pêche. Excursion à Sèville par le Guadalquivir. Description. Histoire d'un portrait du grand génois. Archives des Indes, la cathédrale et la biblio- thèque colombine. Le baron Taylor et le père Cepero. Prome- nades du soir par la ville. Retour à Cadix et départ pour la France. Errata 482 BAR-SUR-AUBE, TYP. M»* JARDEAUX-RAY. -f "^^^ av^ m> ^* h «^Vl^ •^ i m t JINhf