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I

ETUDE

SUR LES

MAITRES - CHANTEURS

DE NUREMBERG

DU MEME AUTEUR

Histoire de la Chanson populaire en France, ouvrage courouné

par l'Institut. Pion, Nourrit et C'% 1889 12 »

Musiques pittoresques, Promenades musicales à l'Exposition de

1889. Fischbacher, 1889 3 oO

Chansons populaires recueillies dans le Vivarais et le Vercors (en collaboration avec Vincent d'Indy). Heugel. Fischba- cher, Lechevalier, 1892 2 »

La Messe DOUCE MÉMOIRE, de Roland de Lassus. Sagot. 1893 I 25

Les Types mélodiques dans la Chanson populaire française. Sagot, Lechevalier, 1894 1 oO

Mélodies populaires des provinces de France, harmonisées (au Ménest)'el).

Les deux premières séries (10 mélodies), chaque. o »

réunies. 8 »

La troisième série (20 mélodies; 8 «

Chants populaires pour les Écoles (en collaboration avec Mau- rice BoucHGR). Hachette et C'*", édition populaire (4'' édi- tion) » 75

Les mêmes, à 2 voix, à voix, chant et piano, etc. .

I) »

Rouget de Lisle, son œuvre, sa vie. Delagrave, 1892 3 50

Les Fêtes de la Révolution française {Ménestrel, 1893-94). ... 1 »

Ces deux ouvrages ont été récompensés par l'Institut. ^

Le Chant de la Marseillaise et l'oratorio ESTHER, de Grisons.

Extrait du Ménestrel, Sagot, 1892 » 75

Trois Chants du 14 Juillet sous la Révolution, Fischbacher, 1899 1 50

Sur le Jeu de Robin et Marion, d'Adam de la Halle (xm*^ siècle), Fischbacher. 1897 2 ' »

Pour paraître :

Le Jeu de Robin et Marion, d'Adam de la Halle, adaptation litté- raire par Emile Blémont, adaptation musicale par Julien TiERSoT. Partition conforme à la représentation. Fromont. » »

ETUDE

SUR LES

MAITRES- CHANTEURS

DE NUREMBERG

DE

EIOHAED "WAGNEE

'y

PAR

JULIEN TIERSOT

r>^ RIS

LIBRAIRIE FISGHBAGHER

SOCIÉTÉ ANONYME

39, Rue de Seine, 39. 1899

Tous droits réservés.

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ETUDE

SUR

LES MAITRES-CHANTEURS

DE NUREMBERG

DE

RICHARD AVAGNER

HISTORIQUE

Les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg forment en quelque sorte un point central autour duquel gravite l'œuvre entier de Richard "Wagner. C'est du milieu de sa carrière, de la maturité de sa vie, que datent la réalisation et l'exécution de cette œuvre. Il en eut l'idée première en pleine jeunesse, mais il laissa s'écouler plus de vingt années avant de lui donner sa forme définitive. Rienzi et le Vaisseau fantôme avaient été pour lui de simples essais ; puis sa conception d'un art nouveau s'était précisée avec Tannhauser et Lohengrin, complètement

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épanouie enfin en Tristan et Vseult. C'était alors, pour l'artiste, le temps des grandes luttes : lutte pour l'idée, lutte pour la vie, et c'est ce moment même qu'il choisit pour donner les M ailr es-Chanteur s, œuvre de combat aussi bien que d'art pur, où, tout en les revêtant des formes les plus magnifiques, il exprime puissamment les idées essentielles de sa doctrine, prê- chant à la fois par la parole et par l'exemple. Et dès lors, tout change ; avec la première représentation des Maîtres-Chanteurs à Munich, qui fut son premier succès devant le public, l'heure de la victoire a sonné : Bayreuth est créé ; la colossale épopée du Nibelung resplendit dans un cadre digne d'elle, et Parsifal vient former une conclusion radieuse à cette période de gloire, que les Maîtres avaient inaugurée par un hymne de bataille en même temps que de triomphe.

Plus de vingt ans, avons-nous dit, séparent la conception de l'œuvre de sa définitive réalisation, vingt années qui furent les plus agitées de toute la vie de Wagner. Lui-même a fait des confideiices intéressantes sur la façon dont lui en vint la première idée. C'était en 1845 : il avait terminé naguère la partition de Tannhauser, et, en attendant qu'elle fût mise en répétitions, était allé prendre quelques semaines de repos dans une ville d'eaux de la Bohême, Marienbad. « Là, dit-il, ainsi qu'il arrivait chaque fois que je pouvais me dérober à l'air des lampes du théâtre et à mon « service » dans cette atmosphère, je me sentis bientôt dans une disposition légère et joyeuse : pour la première fois, l'enjouement qui est dans mon caractère se trouva en conformité avec l'élabo- ration artistique. » Au reste, il ne cache pas que cet état d'es- prit coïncidait précisément avec un projet qu'il avait formé précédemment, et qui ne sera pas sans étonner ceux qui se rendent compte des^nécessités inéluctables et de la logique rigoureuse avec lesquelles devait s'accomplir l'évolution de son génie : il voulait alors composer un opéra-comique. Inutile d'ajouter que cette idée lui était suggérée par des motifs étrangers à sa conception de l'art, et n'avait pas sa source au fond de sa pensée intime : « Je me souvenais, dit-il, du conseil aimable qui m'avait été donné par de bons amis, qui désiraient me voir composer un opéra « du genre léger », parce que cela pouvait me donner accès sur les

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gcènes allemandes, et avoir un bon résultat pour mes rela- tions extérieures. » J'ignore pourquoi la plupart des auteurs français qui ont traduit ou cité cet écrit de Wagner en ont supprimé cette phrase. Jugeaient-ils donc leur héros désho- noré parce qu'il lui était venu un jour, dans sa jeunesse, l'idée d'écrire un opéra-comique?... Le fût-il qu'il ne fallait pas tronquer son récit; car c'est fort bien de dogmatiser, mais il vaut mieux encore savoir et dire la vérité tout entière, et, lorsqu'on considère un artiste de génie, connaître l'homme complet (1).

Wagner ajoute d'ailleurs un correctif qui nous montre que, même en ses jours de bonne humeur juvénile et lorsqu'il se sentait le plus disposé à « faire des concessions », il ne s'é- cartait pas pour cela des hautes régions de l'art. « De même que, chez les Athéniens, continue-t-il, une joyeuse comédie satirique suivait la tragédie, soudain m'apparut, pendant ce voyage d'agrément, l'image d'un jeu comique qui pouvait, en vérité, se rattacher comme un drame satirique plein d'allusions à ma « Guerre des chanteurs de la Wartburg » (Tannhàuser). Ce fut les M altr es-Chanteurs de Nuremberg, avec Hans Sachs en tète. » Voilà la tragédie grecque intervenue bien à point pour corriger la mauvaise impression causée par l'idée que Wagner eût été capable d'écrire un vulgaire opéra-comique I

Au reste, bien qu'il ait, dès ce premier moment, tracé un plan de la comédie assez semblable, en ses grandes lignes, à celui dont nous retrouvons la réalisation dans son œuvre, il est évident qu'il ne soupçonnait même pas à quelle hauteur il la porterait un jour. Sans doute la tendance générale, représentée par le personnage de Sachs, est déjà formulée, encore que peu approfondie, et*son opposition avec Beckmesser nettement indiquée; voici ses propres paroles:

« Je conçus Hans Sachs comme la dernière incarnation du génie populaire, et je le plaçai, avec cette signification, en

(I) La citation est tirée d'une Comviunication à mes amis, d^ns les Gesamimlte Schriften do Richard Wagner, t. IV, p. 349. Les mots Komische Oper et Oper il leichteren Genrees » y sont imprimés en toutes lettres, ces derniers entre auillemets.

face de la corporation bourgeoise des Maitres-Chanteurs, dont je représentai d'une manière comique le pédantisme dans le personnage du Marqueur, »

D'autre part, on trouve à la fin de l'esquisse l'idée de cet hymne enthousiaste en l'honneur de l'art national, resté comme conclusion dernière au discours final de Sachs, et déjà résumé par ces deux vers :

Quand le saint Empire romain s'évanouirait en fumée, Il nous resterait encore le saint Art allemand.

Mais quant au reste, le plan primitif ne montrait guère autre chose que des épisodes purement extérieurs et amusants, l'intrigue de la comédie, bien plutôt que la pensée intime de l'auteur, et plusieurs de ces épisodes, non parfois des moins caractéristiques, ont été parla suite notablement modifiés, ou n'existent pas encore. Ainsi, il n'y a pas trace du grand tumulte nocturne du second acte, mais, après avoir raconté en grands détails tout V imbroglio de cet acte, le projet conclut seulement : « A la fin de la sérénade, que le Marqueur, désespéré, hurle tout d'un trait, il aperçoit à la fenêtre la forme d'une femme qui remue la tête avec énergie ». Au troisième acte, le Marqueur vient demander à Sachs une poésie à dire au concours, et Sachs lui donne spontanémentles vers du Chevalier enfeignant d'ignorer quel en est l'auteur; on sait que les choses se passent aujour- d'hui tout autrement, et que Sachs n'a plus à se reprocher ni supercherie ni mensonge : il laisse seulement Beckmesser subir les conséquences de sa méchante action. Je note encore le détail suivant, relatif au chant de Walther au 1" acte : « Sou- mis à l'épreuve, le j.euue Chevalier chante un hymne chaleu- reux à la louange des femmes, mais qui scandalise à tout moment le Marqueur ». Cet « hymne à la louange des femmes » dénote une influence directe de Tannhauser, auquel nous avons vu que Wagner songeait alors à donner un pendant comique : depuis lors Walther a élargi le champ de son inspiration, et maintenant il chante la Nature et l'Amour, un amour ardent et passionné, certes, mais qui ne l'attire pas jusqu'au Yenus- berg, et dont, peut-être, Wolfram eût souri lui-même avec quelque condescendance!

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En somme, il est fort heureux que Wagner ait attendu longtemps avant d'achever son œuvre, car il n'est pas douteux qu'écrite en 18 'i5, elle eût été d'une portée beaucoup moindre. Il sentit bien que l'heure n'en était pas venue, car, après en avoir rapidement écrit l'esquisse, et sans prendre aucun repos, il s'attaqua résolum,ent à un autre sujet: Lohengrin.

Pendant seize années entières, il laissa complètement re- poser les Maîtres-Chanteurs .

Et ce furent de rudes années, de ces années de misère et de désespoir, qui vous trempent un homme, lorsqu'il y peut résister! Exilé de sa patrie, seul, sans ressources, éloigné des rares villes quelques amis restés dévoués font encore parfois exécuter ses œuvres, imposant malgré tout le respect de son nom au public allemand, il n'a de consolation que dans un travail opiniâtre. Il commence la composition de VAnneau du Nibelung : entreprise insensée, si l'auteur avait l'illusion d'en voir la réalisation prochaine, et, par le fait, on sait qu'il fallut un concours de circonstances presque miraculeuses pour que cette œuvre immense, à laquelle il travaillait dès 1851, pût être représentée en 1876, vingt-cinq années plus tard.

Après sept ans d'efforts, dont il ne lui était point possible d'entrevoir la récompense, il interrompit son travail, et com- posa Tristan et Yseult. Puis, comme une âme en peine, il erra à travers l'Europe, plusieurs années durant. Un moment, il songea que les Français sont le peuple le plus spirituel de la terre, et crut qu'ils voudraient bien appliquer leur esprit à l'entendre, lui qui apportait des sensations d'art si rares, si neuves, si puissantes., Chimère! Jann/iciuser sombra ! Ce fut l'effondrement de ses dernières espérances. Il s'éloigna de Paris, vaincu, bafoué, et cependant non découragé.

Ace moment, pourtant, il survintun premier adoucissement à ses maux : les portes de l'Allemagne lui furent rouvertes. Aussi, se hâtant d'aller toucher le sol de la patrie, il s'installa sur les bords du Rhin. Le voilà maintenant à Bieberich, sur la rive opposée à Tantique Mayence, en face d'une plaine fer- tile et verdoyante, dont le sépare le flot gris et rapide du large fleuve, au pied de la chaîne lentement ondulée du Taunus et des collines du Rhingau et de la ligne des coteaux qui portent

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les vignobles aux noms illustres: Steinberg, Johannisberg, Rûdesheim, ete. Il y passa la plus grande partie de l'année 1862, retrouvant le calme, recevant de bons amis, et faisant des projets d'avenir. Mais était-ce pour se reposer qu'il était retourné au pays natal? S'y laisserait-il amollir parla douceur de vivre, ou abattre par le découragement? "Non pas : lui, le vaincu d'hier, qu'on croyait terrassé, désarmé, anéanti, lui qui erre par le monde sans demeure, traînant après lui quatre chefs-d'œuvre dont chacun s'éloigne avec une sorte de crainte, il se remet à la besogne; et quel est le sujet qui se présente alors à son esprit? Ces mêmes Maîtres-Chanteurs de Nuremberg, ébauchés jadis, et qu'il reprend, qu'il façonne, qu'il élargit puissamment. Ah! cette fois, il ne s'agit plus guère d'un opéra-comique I L'œuvre autrefois conçue dans le « genre léger » devient une haute comédie, et de la plus grande portée, avec, parfois, les allures d'un pamphlet : c'est tour à tour une évocation fidèle de la vie germanique et un chant de gloire en l'honneur de l'art allemand; c'est surtout un défi porté à l'ignorance et à la routine, et, en dernière analyse, l'œuvre la plus robuste, en même temps que la plus hautaine, de son auteur.

Wagner y travailla si bien qu'à la fm de cette même année 1862 le poème îat publié, parfaitement conforme à ce qu'il est resté, et plusieurs morceaux du premier acte exécutés publiquement, à commencer par l'ouverture, dont la première audition fut donnée au Gewandhaus de Leipzig le 1" novembre.

Mais bientôt sa nature de Juif errant reprend le dessus; il se remet à parcourir l'Europe, dirigeant çà et 'là des concerts ; il tente de faire représenter J'ristan à Vienne : vains efforts ! Après soixante-dix-sept répétitions, l'œuvre est aban- donnée, déclarée inexécutable. Maintenant c'est l'abandon, la misère complète, absolue, irrémédiable ; et c'est au milieu de cette situation désespérée que se produit le miracle, non moins inattendu, non moins stupéfiant que l'arrivée soudaine du chevalier Lohengrin apparaissant, dans son armure d'argent, sur une nacelle traînée par un cygne pour sauver la vierge abandonnée : un jeune prince, d'un esprit profondément pénétrant, se présente, tendant la main à l'artiste dans la détresse, le rendant presque maître d'un royaume ! Tristan et

Yseult est joué : bientôt ce sera le tour du nouvel ouvrage. Mais (es Maîtres-Chanteurs sont encore inachevés, et il faut au maître, pour mener à bien son œuvre, le calme réparateur de la campagne. C'est en Suisse, cette fois, qu'il ira le chercher. Il a trouvé sur les bords du lac des Quatre-Cantons, dans une situation admirable, la jolie villa de Triebschen, près de Lucerne : il s'y installe au printemps de 18G6, et jus- qu'à l'automne de l'année suivante travaille avec acharnement à la musique des Maîtres- Chanteurs, qu'il rapporte à Munich, complètement terminée (1).

La première représentation eut lieu au théâtre royal de cette ville le dimanche 21 juin 1868. Il faut conserver les noms des principaux interprètes qui, bien stylés par Wagner et par son digne lieutenant, Hans de Bûlow (lequel tint le bâton de commandement pendant cette soirée triomphale), se montrèrent tous dignes de l'honneur qui leur était échu : M. Betz, le créa- teur de Hans Sachs, que l'on a pu voir cet été encore, et sur ce même théâtre, de Munich, après vingt-neuf ans passés, interpréter le rôle (et l'on dira que la m.usique de Wagner tue ses chanteurs!); MM. Hôlzel (Beckmesser), Nachbaur (Walther), Schlosser (David) et M"*" Mallinger (Eva). Wagner assistait à la représentation aux côtés du roi de Bavière, dans la loge d'honneur. Le succès de la soirée ne fut pas un seul instant douteux.

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(1) La partition d'orchestre à^^MaUres-Chanleurs fut terminée à la date du 20 octobre 1867

II

LES MAITRES-CHANTEURS

JUGES PAR LES FRANÇAIS

La première représentation des Maîtres-Chanteurs à Munich fut, avons-nous dit, le premier franc succès qu'ait obtenu d'emblée un ouvrage de Wagner. Il ne sera pas hors de propos de faire ici une nouvelle citation sont évoqués des sou- venirs de cette représentation tout particulièrement propres à nous toucher:

« En m'occupant, écrit "Wagner, de la composition et de la représentation des Maîtres-Chanteurs, que mon désir destinait d'abord à la ville de Nuremberg même, j'étais guidé par Tidée de présenter au public allemand l'image de sa véritable nature, et j'entretenais l'espoir d'obtenir en retour, de la partie élevée et sérieuse de la bourgeoisie allemande, une reconnaissance sincère et cordiale. L'excellente première représentation au théâtre royal de Munich rencontra l'accueil le plus chaleu- reux; mais, chose singulière, parmi les assistants, ce furent quelques Français venus à Munich qui se montrèrent le plus vivement frappés de cet élément national de mon œuvre; au

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contraire, rien ne trahit -une impression semblable à l'obser- vateur de la portion du public munichois (1). »

Ce n'était pas la première fois que Wagner louait ainsi l'in- telligence des Français et leur esprit pénétrant: maintes fois il a exprimé cette opinion, flatteuse pour nous, eôcore qu'inattendue pour certains,*— et cela même en des moments il eût été le plus excusable du monde de s'en taire. C'est ainsi qu'après la déroute de Tannhàiiser à Paris, il écrivait ceci :

« Vous vous tromperiez grandement si vous tiriez de vos informations, au sujet du public parisien en général, une conclusion flatteuse peut-être pour le public allemand, mais en vérité très injuste. Je persiste, au contraire, à reconnaître au public parisien des qualités fort sympathiques; notamment une compréhension très vive, et un sentiment de la justice vraiment généreux.

» Voici un public (pris dans son ensemble) auquel je suis, personnellement, tout à fait inconnu, un public auquel les journaux, les bavards et les oisifs rapportent journellement sur mon compte les choses les plus absurdes, et qu'on tra- vaille contre moi avec une rage presque sans exemple : eh bien 1 qu'un tel public, pendant des quarts d'heure entiers, lutte pour moi contre une clique et me prodigue les témoi- gnages les plus opiniâtres de son approbation, c'est un spectacle qui devait me mettre la joie au cœur, eussé-je été l'homme le plus indifférent du monde (2). »

Il est vrai qu'après cela il n'est pas tendre pour la cabale des abonnés, des journalistes et des Jockeys (qui oserait le lui reprocher?). Mais n'est-il pas beau, et jusqu'à un certain point consolant, de voir, après la défaite, l'artiste bafoué cherchant à distinguer au milieu des insultes quelques voix sympathi- ques, se louer de les avoir entendues, et rendre hommage à

(1) R. Wagner, Musiciens, Poètes et Philosophes, trad. par Camille Benoit, p. 291.

(2) R. "Wagner, Souvenirs, trad. par Camille Benoit, p. 171.'

H

l'esprit éclairé aussi bien qu'à la générosité des amis inconnus

qui s'étaient ainsi révélés à lui?

Wagner avait raison. Il s'est toujours trouvé en France des esprits assez perspicaces, alors même qu'ils n'allaient pas du premier coup au fond de sa pensée, pour entrevoir l'immen- sité de son génie, assez libres aussi, et assez justes pour prendre sa défense contre les coteries hostiles et la foule rou- tinière, et s'ériger en champions de sa cause. Il y eut quelque mérite à cela. Habitués que nous sommes, par une lente pré- paration (à laquelle les difficultés mêmes que l'art \vagnérien eut à s'introduire chez nous ne furent point défavorables), aux formes complexes et aux libres développements, beaucoup ne conçoivent pas que nos pères aient pu méconnaître à ce point les beautés qui apparaissent aujourd'hui si éclatantes. Mais si nous nous reportions de trente à quarante ans en arrière et que nous pussions redonner la vie au milieu mu- sical d'alors, le spectacle semblerait si étrange à ceux qui n'en ont pas été témoins qu'ils croiraient, en vérité, revenir d'un autre monde I

En ce temps-là Rossini était seul Dieu, et Verdi le Verdi du Trouvère son prophète. Auber était le chef incontesté de l'école française, et les opéras de Meyerbeer, écoutés avec plus de respect que d'enthousiasme, paraissaient être le comble du grand art. Scribe était pour tous le poète élu.

Et c'était que Wagner venait tomber comme une bombe I Au public qui ne connaissait d'autre chant que les cavatines roucoulées par la Patti, il apportait sa mélopée profonde mais imprécise ; aux accompagnements par lesquels l'orchestre n'était plus qu'une grande guitare il substituait sa symphonie resplendissante, déplaçant ainsi l'objectif et -déroutant toutes les habitudes. Au lieu des vulgaires livrets d'opéras, il montrait des poèmes qui faisaient penser. Mais surtout il métamorpho- sait les formes musicales en les enrichissant de trouvailles prodigieuses, stupéfiant et irritant les amateurs de phrases carrées et d'harmonies consonantes par ses accords compli- qués, fuyants, troublants au suprême degré, et par les périodes insaisissables de sa mélodie infinie.

Oui certes, ceux qui, mis subitement en présence d'un art si différent de celui qu'ils étaient accoutumés à admirer, ne

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se rebutèrent point tout d'abord, ont droit à quelque estime. Il est vrai qu'ils trouvèrent bien vite leur récompense ! Et ce n'est pas seulement par les formes que l'art wagnérien pouvait, au premier abord, les déconcerter, mais le principe même de cet art, dérivant d'un génie national si différent du génie français, était, par lui seul, en contradiction avec leur nature aussi bien qu'avec les habitudes acquises. Comment, en effet, Wagner aurait-il pu être compris d'un peuple qui ne savait rien des maîtres aux traditions desquels il se ratta- chait le plus directement : Beethoven, qu'une élite seule- ment commençait à connaître, Sébastien Bach que tout le monde ignorait? (1).

Donc, honneur à ceux des nôtres qui, assistant pour la pre- mière fois à la représentation d'une œuvre aussi allemande que les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg, chantée en une langue qu'ils ne comprenaient qu'imparfaitement, en pénétrèrent si vite et si bien le sens qu'ils méritèrent le beau compliment que leur adressa Wagner.

Mais d'abord, ces Français, quels étaient-ils? L'histoire a- t-elle conservé leurs noms? Assurément: l'histoire, on le sait, n'a jamais rien négligé de ce qui touche à Richard Wagnerl... Ils étaient trois qui assistaient à la première, trois habitants de Paris, trois artistes, dont un seul survit: M. Yictorin Joncières, le journaliste Léon Leroy et Pasdeloup; en outre, un amateur de Reims dont le nom n'a pas été conservé. M. Ed. Schuré, qui, trois ans auparavant, étudiant à l'Univer- sité de Munich, avait entendu Tristan et Yseult, revint tout exprès de Paris pour la 2^ représentation des Maîtres- Chati- teurs. Et M. Saint-Saëns n'alla-t-il pas aussi à Munich dans le même but? On ne le dit guère, mais je le crois fort.

Ces premiers pèlerins du wagnérisme en Allemagne (combien n'ônt-ils pas multiplié depuis lors!) furent reçus comme des spectateurs de distinction. Précisément M. Joncières vient, à

{\) On sait que les Concerts Pasdeloup, cette admirable institution qui fit connaître au public français le répertoire orchestral des maîtres allemands (la Société des Concerts du Conservatoire, alors si fermée, étant mise à part), et fut, par conséquent, le point de départ de tous les progrès accomplis en France dans le domaine symphoniquo, furent inau- gurés en 1861, l'année même des représentations de Tannhiiuser à l'Opéra.

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l'occasion de la récente représentation de l'œuvre à Paris, d'évoquer ses souvenirs, vieux de près de trente années (1). Il était, en ce temps, plein d'une belle ardeur wagnérienne, qui s'est peut-être un peu calmée... Elève au Conservatoire en 1860, il assista aux trois concerts que Wagner donna à Paris cette année-là, et en conçut un tel enthousiasme qu'il voulut le faire partager à ses maîtres. Naïve prétention ! Il apporta la Marche des fiançailles de Lohengrin à la classe de Le- borne, pour la faire admirer; mais, au lieu de l'effet qu'il s'était promis, il advint que le professeur ne trouva, dans ce morceau, que matière à critique, relevant doctement les « fausses relations » blâmant les « modulations heurtées » (2); tant et si bien que l'élève s'insurgea, qu'une discussion s'en- suivit, et qu'il sortit brusquement de la classe pour n'y plus revenirjamais! (3) Depuis lors, le jeune compositeur avait fait ses débuts au théâtre et la renommée de sa première œuvre avait franchi la frontière, car, lorsqu'il se présenta chez l'au- teur des Maîtres-Chanteurs, celui-ci le salua du nom d'auteur de Sardanapale. "Wagner, durant ce séjour à Munich, habitait sous le même toit que la famille Hans de Bûlow. M. Jon- cières, d'une plume discrète, nous met clairement au fait de la situation. Invité au souper qui suivit la première représenta- tion, il trouva « Wagner et M™^ de Bûlow attablés côte à côte, tous deux le teint animé et semblant partager la même joie. Une singulière pensée, continue-t-il, me traversa l'es- prit... Quelques mois plus tard, Wagner épousait la femme divorcée de Hans de Bûlow. »

Nos trois Français jouirent d'une faveur plus rare que celle de contempler Richard Wagner dans son intimité : ils assis- tèrent à la répétition générale des Maîtres-Chanteurs, d'où tout

(t) Première représentalion des MaUres-Chanleurs, etc., dans le Gaulois du 10 novem- bre 1897.

(2) Inutile d'ajouter qu'il n'y a pas de trace de la moindre fausse relation dans la marche de Lohengrin; et quand aux modulations heurtées... depuis ce temps nos oreilles en ont entendu bien d'autres!

(3) Revue luagnériennede mai 1887, p. 106; reproduit d'après une interwiew du Gaulois du 1" avril précédent.

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indiscret avait été exclu.' L'on concevra le prix d'une pa- reille exception quand on saura que le roi de Bavière assistait à cette répétition ! Ils avaient été placés dans une loge du rez- de-chaussée, hors de la vue du souverain. Un moment, ce fut terrible : Pasdeloup fut pris d'une envie soudaine d'éternuerl Et voilà ses compagnons tirant vivement leurs mouchoirs et les aplatissant sous le nez rubicond et au travers de la barbe flavescente du trop sonore chef d'orchestre, puis ouvrant dis- crètement la loge et le poussant dehors, jusqu'à ce que l'accès fût passé ! Songez donc : si l'éternuement, se mêlant intem- pestivement aux combinaisons de l'orchestre, eût révélQ la présence de quelqu'un dans la salle, c'eût été sûrement, pour les trois, le sombre trépas au fond d'une oubliette, dans quelque château gothique, au bord d'un lac vert, avec des cygnes 1 M. Joncières en tremble encore I (1).

Quant à la représentation, elle laissa à tous une impression inoubliable. Le premier acte fut modérément applaudi, mais .les deux autres firent la plus grande impression. Wagner, au premier rang de la loge royale, reçut du public une chaleu- reuse ovation, et Louis II lui donna l'accolade avec effusion. Pasdeloup délirait : « Yive le roi! » hurlait-il au milieu de ses voisins, qui le regardaient curieusement. Il se croyait sans doute au milieu de son public des Concerts populaires ! Mais non : aucun sifflet ne vint mettre sa note discordante parmi les calmes manifestations admiratrices du public bavarois. Décidément, l'on était bien loin de Paris.

Il est rare, quand un Français s'en va en Allemagne pour entendre du Wagner, s'il n'essaie au retour de répandre la bonne parole, et, plus particulièrement, ne cherche à faire part aux populations de ses émotions esthétiques par l'intermédiaire de quelque gazette. Les spectateurs de la 'pre- mière de Munich ne faillirent pas à cette tradition, ou plutôt ils l'inaugurèrent. Aucun, cependant, n'était attaché à un journal en qualité de critique musical. M. Joncières ne

(1) Est-ce à cause de cette crainte rétrospective? L'anecdute de réternueuient de Pasde- loup (un heau titre pourun leit molivl) ne figure pas dans l'article de M* Jonciùres pré- cédemment cité. J'en tiens de lui le récit oralement.

lo

commença son feuilleton de la Liberté que deux ans plus tard, . et Léon Leroy n'était qu'un simple chroniqueur. Formé par A. de Gasperini, un des premiers écrivains wagnériens qu'il y ait eu en France, à l'admiration du nouvel art, Leroy avait cependant assumé la mission de donner au public fran- çais des renseignements directs sur la première représentation des Maîtres-Chanteurs : à cet effet, il adressa deux articles au Figaro, et, après son retour, consacra aux détails de l'œuvre une étude assez développée qui parut dans le Ménestrel.

Il n'entre point dans ma pensée de rééditer cette critique rétrospective. Cependant il y a quelque intérêt, après les si chaleureuses et si unanimes presque unanimes manifes- tations d'enthousiasme qui, au bout de trente ans, ont accueilli l'ouvrage à l'Opéra de Paris, de savoir sous quel aspect ce •même ouvrage avait été, dans l'origine, présenté au jpublic parisien. Nous donnerons donc un résumé et quelques extraits des articles qui parurent alors.

Le premier article de Léon Leroy, publié dans le Figaro le jour même de la première représentation, est consacré à l'his- torique de l'œuvre, et plus particulièrement à la protection que Wagner avait trouvée auprès du roi Louis II de Bavière. On n'avait pas encore, à cette époque, eu l'idée des ignomi- nies qu'un Monsieur dont il a été beaucoup parlé depuis a, il y a une dizaine d'années, répandues dans le public fran- çais au sujet des rapports du souverain et de l'artiste; le rédacteur put donc exprimer tout à sou aise la légitime admi- ration que mérite l'acte du prince auquel l'art est redevable d'une si haute reconnaissance.

Le compte rendu proprement dit parut trois jours après* Après avoir, en quelques phrases un peu superficielles, mais suffisantes pour l'époque, résumé la tendance de l'art wagné- rien, raconté la pièce et fait des réserves sur la longueur des développements, le journal continue en ces termes:

... J'exprime hardiment cette opinion que l'opéra représenté hier au Théàtre-Royal de Munich est une œuvre capitale, et par les beautésqu'il renferme, et par les heureuses modifications qu'il parait indiquer dans les procédés du maître allemand. Son style s'est très sensiblement éclairci, sa phrase s^cst précisée, les tonalités ne sont plus aussi fuyantes que par le passé ; et, en dépit de la multiplicité

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des éléments mélodiques et harmoniques dont l'emploi simultané est encore un des caractères principaux de la manière de Wagner, la lumière jaillit plus vive de cette masse symphonique qu'il manie avec tant de sûreté et de puissance.

L'article continue par la description du 2^ acte, qualifié « immense bouffonnerie, prodigieuse de composition » ; puis il fait le récit de la soirée, distribue l'éloge à tous, et termine par des paroles de paix, lesquelles n'étaient point hors de propos de la part d'un journaliste parisien.

L'étude parue en deux numéros dans le Ménestrel des 12 et 19 juillet est plus importante, et fort bien faite. On imagine bien qu'un article écrit au lendemain de la première repré- sentation par un Français qui avoue ne savoir qu'imparfai- tement l'allemand n'est pas très approfondi. Le rédacteur s'y borne à donner une analyse développée du poème et de la partition, et à énoncer quelques idées générales qui prouvent, au moins, que s'il n'a pas été tout au fond des choses, il en a fort bien compris le sens. 11 est visible d'ail- leurs qu'il s'efforce de se mettre à la portée de ses lecteurs, et il prend soin de leur expliquer des choses qu'aujourd'hui nous comprenons à demi-mot. Il définit exactement le carac- tère nouveau de l'ouvrage, et, dans un esprit bien français, montre les différences qu'il présente avec les précédentes compositions de Wagner :

. . . Cette fois, Wagner a rompu avec ses propres traditions drama- tiques. Nous voici bien loin des sirènes et des voluptés païennes du Vénusberg; plus de chevalier eu blanche tunique et en cotte de mailles scintillante, descendant sur son cygne légendaire des célestes hauteurs du Saint-Gréàl (sic), comme dans Lohengrin; les philtres, les amours désolées, les aspirations a la nuit, au néant, et enfin tout rénervant bouddhisme de Tristan et Iseult ont également disparu. L'action se passe en temps et lieux qui nous sont encore peu familiers, il est vrai, dans la ville impériale de Nuremberg, vers le milieu du XVI* siècle ; mais nous y retrouvons du moins nos instincts, nos sentiments, nos passions ; nous y sentons palpiter et vivre notre humanité.

... Au fond, je suis assez loin de croire que, comme ou l'a prétendu, le musicien allemand ait « tourné bride » dans len Maîtres-Chanteurs,

li- mais il est certain qu'ici le génie de Wagner, longtemps fixé dans un milieu débordant de jeunesse et de lumière, a subi d'heureuses trans- formations. Le philosophe a laissé un plus libre cours à l'inspiration de l'artiste ; le musicien s"est plus fréquemment dégagé de l'étreinte du système qui l'avait jusqu'alors jeté hors de sa véritable voie.

Nous ne saurions suivre le rédacteur dans son analyse mu- sicale, très élogieuse. et qui parfois lui inspire des lignes d'une excellente critique. Il insiste particulièrement sur l'ou- verture, « page capitale, magnifique morceau symphonique, d'une importance considérable, parce qu'elle porte un reflet éclatant et complet de l'œuvre auquel elle sert de majestueux frontispice ».

On se sent déjà transporté au milieu de la vieille Franconie ; on entrevoit le cortège des graves doyens des maîtres chanteurs, gardiens rigides des traditions séculaires de la corporation.

... La phrase, poursuivant son mouvement ascendant et s'élargis- sant de plus en plus, est en quelque sorte éperonnée par une succession de retards et de septièmes majeures et mineures; puis, à mesure qu'approche le point culminant de la phrase, la sonorité instrumentale augmente d'intensité, jusqu'au moment oii la cadence terminale s'achève sur un trille dune véhémence et d'un efTet extra- ordinaires. Cette phrase ascendante est un chant de sublime enthou- siasme; c'est le mot de Faust :

Viens, élève-toi vers de phis hautes sphères.

Cela est fort bien dit et très juste. L'étude du Ménestrel conclut par ces mots :

Pour résumer mou opinion sur cette dernière œuvre de Wagner, je dirai ceci :

Si le finale du 3*^ acte de Tristan la scène de la transfiguration et de la mort d'Iseult n'existait pas, et que la représentation du 21 juin eût pu être réduite d'une demi-heure, l'opéra des Maitres- Chanteurs serait le chef-d'œuvre de Wagner.

De son côté, Al. Yictoriu Joncières, en son enthousiasme juvénile, ne manqua pas de proclamer en tous lieux la beauté de l'œuvre nouvelle. Se souvenant qu'à son entrée dans la carrière il avait hésité entre deux arts, peinture et musique, et commencé d'étudier l'un et l'autre, il s'amusa

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à crayonner, pendant la représentation, le décor du acte, ainsi que la silhouette de l'acteur principal, Betz, dans son costume de Hans Sachs. Ce croquis passa sous les yeux d'un rédacteur du Figaro, qui, désirant compléter l'analyse écrite par Léon Leroy à l'aide de la représentation graphique d'une partie de l'ouvrage, le fit reproduire dans un supplément

Décor du S""" acte des Maîtres-Chanteurs . Dessin de M. Victorin Joncières (pris pendant la 1" représentation au Théâtre royal de Munich.)

illustré, le Petit Fi f/aro, du 5 juillet 1868 (1). M. Jonciéres accom- pagna son dessin des paroles suivantes, assez prophétiques :

L'immense succès que vient d'obtenir Wagner appelle de nouveau l'attention sur lui. Du reste, depuis la chute bruyante, peut-être très imméritée du Tannhduser, il a souvent eu sa revanche en

(1) Nous donnons ci-contre la reproduclion de cet intéressant document, que M. V, Joncièrcs a bien voulu nous coinnuiniquer, et qui pourra faire apprécier sous un nouveau jour 1 artiste déjà connu coninn' conii)ositeur et couiuie critique.

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détail. Pasdeloup, entre autres impresarii, a eu le courage de donner des fragments de Wagner, qui n'ont pas paru déplacés au milieu des

M. Betz, rôle de Hans Sachs (1" représentation des Maîtres-Chanteurs). Dessin de M. Victorin Joncières

œuvres des grands maîtres. Si le célèbre compositeur allemand n'a pas été l'homme d'hier, il sera proLa])lement l'homme de demain.

M. Joncières a bien voulu me confier encore qu'il écrivit

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un autre article, que ni lui ni moi n'avons pu retrouver dans lesjournauxdutemps.il y traitait plus spécialement du style musical, et cherchait à faire comprendre le rôle des motifs caractéristiques (que l'on ne connaissait pas encore sous le vocahle de kit-motiv) en parlant de certaines « phrases Protée » qui circulaient dans l'œuvre, se modifiant au gré de la situa- tion dramatique: il les comparait à certains visages très mobiles, changeant incessamment de physionomie et d'expres- sion sans cesser de rester les mêmes ; explication excellente et parfaitement propre à guider, à travers les nouveautés de la forme wagnérienne, ceux qui voulaient bien essayer de comprendre.

Mais l'article le plus important qui ait paru en France vers cette époque est, sans contredit, celui que M. Edouard Schuré donna à la lievue des Deux Mondes (numéro du 15 avril 1869) sous ce titre : Le drame musical et l'œuvre de Richard Wagner. Le beau livre dont, sous le même nom, l'auteur publia plus tard la première édition, et qui fait autorité parmi les plus sérieux ouvrages wagnériens, était contenu en germe dans cet article, dont la plus grande partie était consacrée à l'ana- lyse développée des Maîtres-Chanteurs. 11 serait superflu d'en rien extraire, la seconde édition du livre étant dans toutes les mains: disons seulement que cette première étude écrite en France est d'une grande exactitude et d'une rare pénétra- tion, qu'elle donne une impression très vive et très juste de la poésie contenue dans l'œuvre, et qu'elle est restée pendant fort longtemps le meilleur guide à Faide duquel les Français aient pu se diriger à travers les complexités de l'œuvre allemande, je le sais par moi-même, et lui en garde, personnellement, une vive reconnaissance (1).

n convient d'ajouter aux articles rédigés par les spectateurs français de Munich une analyse très consciencieuse écrite.

(î) Ce ne fut pas sans peine que l'article de M. Schuré fut admis à l'honneur de figurer dans la iîeyue des Deux Mondes. Il avait intéressé Buloz; mais celui-ci hésitait à le publier, vu ses tendances subversives : ce fut Sainte-Beuve qui le décida. Mais quand le fils de Castil-Blaze, Henry Blaze de Bury, qui signait des articles de critique musicale daillt'urs médiocres, dans la i?eii«e,lut des pages si contraires à son sentiment personnel, il lut indigné et déclara à Buloz, son beau-frère, que si jamais pareil article reparaissait dans la Revue, il cesserait d'y écrire 1

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d'après la partition, par M. Ch. Bannelier, pour la Revue et Gazette musicale. M. Johannès Weber, bien qu'il sache très bien Tallemand, n'en dit pas un mot dans ses feuilletons du Temps (il est vrai que, le 3 septembre de cette même année il découvrit Lohengrin, dont il avait entendu quelques morceaux, tels qu' « une mélodie du finale du S*" acte chantée par M. Capoul aux Concerts populaires, » et un « fragment du finale du 1" acte exécuté par la musique de la Garde de Paris »). Plusieurs journaux quotidiens annoncèrent le succès de l'œuvre d'aprèsles journaux allemands, particulièrement une note de la Gazette df Augsbounj , insistant sur les ovations reçues par Wagner dans la loge royale. « Jamais, dans le Théâtre de la cour, une pareille distinction n'avait été accordée à qui que ce soit. »

Nous n'avons encore rien dit du troisième Français, Pasde- loup. Mais, s'il n'écrivit pas dans les journaux, il avait une autre manière, plus efficace, de faire connaître l'œuvre de Wagner au public parisien ; dès le deuxième concert de la saison suivante, il inscrivit sur son programme la première audition des fragments du troisième acte si souvent exécutés depuis : Prélude, Valse et Marche des Maitres-Chanteurs. Ils surprirent un peu : ils étaient d'un style si différent de tout ce que l'on entendait alors ! La valse plut; mais les Maitres- Chanteurs parisiens ni Sachs, ni Beckmesser, les autres lui reprochèrent de manquer de carrure, la période principale étant formée de sept mesures... Théophile Gautier écrivit ces lignes, dans son feuilleton du Moniteur, à propos de cette audition :

L'entr'acte du 3*^ acte est admirable : la largeur de cette belle mé- lodie a produit un grand effet et a été fort applaudie. La valse, d'un rjthme un peu lent, avec accompagnement de clochettes, est très originale. Une valse de Wagner, cela semble singulier! Elle est pour- tant charmante, et très dansante. L'entrée des Maîtres-Chanteurs se fond insensiblement avec la valse; le mouvement changepeu àpeu, et la marche éclate tout à coup avec une force et une puissance qui o. enlevé toute la salle. Quelques coups de sifïlet ont eu pour effet de faire redoubler les applaudissements. Il faut toujours quelques insulteurs suivant le char de triomphe qui précède la Victoire aux ailes d'or !

L'année suivante, Pasdeloup osa davantage : il ne craignit

sa- pas de s'attaquer à l'ouverture. Malheureusement, ni l'audi- toire, ni, il faut bien le dire, les exécutants n'étaient encore mûrs pour une composition si complexe. Si j'en juge par le souvenir d'exécutions plus récentes (vers 1875), je dois recon- naître que le public était excusable de ne rien comprendre à une telle musique ainsi présentée. Aussi, la première audition de l'ouverture des Maîtres-Chanteurs déchaîna -t- elle une des tempêtes les plus violentes qui aient jamais sévi aux Concerts populaires, et l'on sait si les annales de l'institution en ont enregistré de formidables !... Le morceau ne put même pas être achevé tranquillement : une partie de l'auditoire couvrit, par ses cris et par ses sifflets, les trilles stridents et les fanfares sonores de la péroraison, tandis que le reste du public manifestait son enthousiasme (un peu de confiance) d'une façon non moins tapageuse. Les mêmes scènes scanda- leuses se reproduisirent à la seconde audition, que Pasdeloup, toujours brave devant le danger, voulut donner dès le dimanche suivant (1).

C'était, pour les Maîtres-CJianteurs une mauvaise entrée en France. On sait, du reste, que les dispositions malveillantes d'uQ public qui avait fait son éducation harmonique aux Italiens et à l'Opéra-Comique, disons même à l'Opéra, le Trouvère et Roland à Roncevauœ étaient alors les œuvres les plus distin- guées du répertoire, étaient soigneusement entretenues par la majorité des musiciens, des amateurs et des journaux. Si trois artistes, qui n'étaient point desprofessionnels de la presse, avaient, à la suite de la représentation à laquelle ils avaient assisté en Allemagne, témoigné publiquement de leur enthou- siasme, par contre, beaucoup de ceux qui, restés à Paris, ne connaissaient pas la première note de l'œuvre, ne s'étaient aucunement gênés pour la déclarer détestable, morbleu, dé- testable, comme le marquis de Molière, devant que les chan- delles fussent allumées !

(1) C'est à M. Lamoureux que nous devons d'avoir entendu véritablement l'ouverture des M ailr es-Chanteurs, qu'il mit à son répertoire dès la première année de ses concerts au Château-d'Eau, le 18 décembre 1881. Je me rappelle combien je lus frappé, à cette audition, par la clarté avec laqnelle ressortaient les trois chants superposés, notamment le thème des Maîtres chanteurs joué par les basses, qui disparaissait entièrement aux Concerts populaires, le passage entier n'était que confusion.

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Certains furent assez discrets pour se tenir sur une froide réserve : telle la France musicale, qui, voulant renseigner ses lecteurs sur la première représentation, reproduisit une partie de Farlicle du Figaro, mais en le faisanl précéder de ces ré- flexions maussades :

Ce compte rendu a été rédigé par un admirateur du système musi- cal de Wagner, un collaborateur de Gasperini, cet autre fanatique de l'auteur do Lohengrin et du Tannhâuser. Quelle que puisse être l'impartialité du jugement de cet écrivain, il nous paraît difficile qu'il ait pu se soustraire à l'influence du milieu dans lequel il a en- tendu l'œuvre du célèbre réformateur et écarter entièrement les idées préconçues qu'il apportait à cette audition. C'est donc sous toutes réserves que nous reproduisons la lettre adressée au Figaro par M. Léon Leroy, nous proposant d'accueillir, avec le même empresse- ment, toutes les opinions contraires qui pourraient se produire (1).

Dans un autre journal de théâtre, nous trouvons l'entre- filet suivant. Il est signé des initiales A. P. sous lesquelles il nous parait facile de reconnaître un de nos toujours vaillants confrères. Il avait trente ans de moins lorsqu'il l'écrivit, et depuis ce temps il n'a pas changé ! Combien peu en pourraient dire autant?...

... Voilà la grosse caisse qui commence, et chacun sait que M. Wagner sait manier avec adresse ce petit instrument de société.

Nous n'avons pas la prétention de juger une œuvre que nous ne connaissons pas. Mais comme on ne cesse de nous répéter sur tous les tons majeurs, mineurs et autres, que cette œuvre est conçue dans l'exagération de la manière habituelle de M. Wagner, nous pouvons supposer ce qu'elle est, et ne pas nous laisser éblouir, etc. (2j.

Quanta VArt m î/.s«ca/, journal olliciel des intérêts de la mu- sique italienne, se sentant menacé (et ce n'était point une vaine menace!) il lâche les écluses à toute sa rage :

On vient de représenter à Munich une nouvelle œuvre drama- tique de M. Richard Wagner, les Maitres-C hauteurs. Les adeptes de

(1) La France musicale, 28 juin 1868.

(2) Figaro-Programme, 23 juin 1868.

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l'école wagnérienne font naturellement beaucoup de bruit autour de cette nouveauté excentrique, qui, nous écrit-on, dépasse toutes les folies musicales créées jusqu'à ce jour par le général en chef de la musique de l'avenir (I).

Et sait-on se trouve l'expression lapins fidèle de l'opinion du « monde l'on s'amuse » lequel, en cette remarquable période du second Empire, prétendait faire la loi partout, à l'Opéra comme au bal Mabille? Dans le Charivari, bien digne d'en être l'organe (on n'a pas oublié les attaques acharnées de cette feuille satirique, qui à cette époque avait de l'in- fluence, contre Berlioz, contre Wagner, contre tout ce qui touchait au grand art tandis qu'Offenbach était son homme de génie, et qu'Orphée aux enfers passait aux yeux de ses lec- teurs pour un bien plus grand chef-d'œuvre que V Orphée de Gluck). Le succès constaté des Maîtres-Chanteurs lui inspire les réflexions suivantes :

Dimanche dernier, à Munich, les Bavarois se sont régalés d'un nouvel opéra de Wagner.

Cela s'appelle les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg.

Cela dure, paraît-il, des heures qui n'en finissent pas ! Le succès a été très grand.

Il faut lire dans le Figaro les détails très curieux que donne le cor- respondant de cejournal sur l'admiration sans bornes du roi Louis II pour Wagner, et sur les manifestations de cette admiration. Cela touche à Vétrangeté, bien que nous n'ayons en vue aucune déco- ration bavaroise, soyons polis !

L'entrefilet s'achève sur cette réflexion naïve, et qui peint bien l'état d'esprit de l'époque :

Eh mon Dieu ! pourquoi rirais-je, après tout, de cet enthousiasme? Toutes ces folies-là, je les comprendrais à l'égard de Rossini (2).

Comme tout cela est loin de nous ! La superbe représen- tation du 10 novembre 1897, à l'Opéra, a remis toutes choses au point, et apporté une conclusion définitive à cette histoire des Maîtres-Chanteurs en France, commencée en des dispositions si différentes !

(1) L'Art musical, 25 juin 1858.

(2) Le Charivari, 27 juin 1868.

III

LE POEME

Les œuvres de Wagner ont été commentées si abondamment, parfois si subtilement, qu'il y aurait sans doute quelque im- prudence à prétendre dire du nouveau sur leur compte (1). Je ne m'en rendrai point coupable, et commence par avouer que je ne songe en aucune manière à découYTÏT les Maîtres-Chanteurs. Ce n'est donc pas une œuvre d'initiation que j'entreprends ici, mais de simple vulgarisation, parallèle à celle qu'accomplit au même moment l'Opéra en faisant connaître au grand public un ouvrage dès longtemps admiré par l'élite des amateurs et des artistes. Certes, c'est bien la plus- efficace des propa-

(1) Les Mailres-Clianteurs ont été cependant moins étudiés en France que la plupart des autres œuvres de Wagner, et, jusqu'à ces dernières années, ils n'avaient été l'objet d'aucune monographie spéciale et développée : en dehors d'un certain nombre d'articles de journaux et revues, nous n'aurions guère à signaler qu'une brochure de M. Camille Benoit : les Motifs typiquesdes Maîtres-Chanteurs de Nurember g (chez Schott), publiée à l'époque de la pre- mière représentation de l'œuvre à Bruxelles, si, plus récemment, n'avait paru un travail considérable :iesA/aî/res-C/ianieurs de A'M/vi6erg', publiés par Lolis-PilatedeBrinn'Galbast et Edmond Barthélémy (avant-propos, traduction littéraire, annotation philologique, étude critique et commentaire musicographique, Paris, Dentu, 1896). A l'égard des traductions, on sait qu'il en existe deux laites pour être adaptées à la musique : celle de Victor Wilder, et celle de M. Alfred Ernst, conçues d'après des principes bien différents. J'ai, moi-même, en 1888, lors d'un certain retour de Bayreuth, en la compagnie de M.Vincent d'Indy, et en m'aidant de ses lumières, traduit aussi littéralement que possible (problème dont je connais toute la dilhculté), la plus grande partie des scènes du 1" et du 3" acte est exposée ce que l'on pourrait appeler « l'cithétique des Maîtres- Chanteurs ». On trouvera des parties de cette traduction dans la suite de ce travail.

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gandes, et l'on ne peut qu'y applaudir vigoureusement quand l'œuvre est présentée, comme c'est le cas, dans des conditions d'exécution supérieures. Mais elle est si complexe, si différente de tout ce qu'on a entendu en France jusqu'à ce jour, y compris les autres drames de ^Vaguer, que l)ien des audi- teurs doivent s'en trouver tout d'abord déconcertés.

Schopenhauer, toujours bienveillant (principalemeut pour ses meilleurs amis), a mis en parallèle le langage et l'esprit des deux grandes nations intellectuelles de l'Europe, en ces termes signicatifs :

« Aucune prose ne se lit aussi aisément et aussi agréable- ment que la prose française. L'écrivain français enchaîne ses pensées dans l'ordre le- plus logique et en général le plus naturel, et les soumet ainsi successivement à son lecteur, qui peut les apprécier à l'aise, et consacrer à chacune son atten- tion sans partage. L'Allemand, au contraire, les entrelace dans une période embrouillée et archi-embrouillée, parce qu'il veut dire six choses à la fois, au lieu de les présenter l'une après l'autre. »

Six choses à la fois!... On croirait que Schopenhauer avait prévu les Maîtres-Chanteurs, de son futur admirateur et adepte Richard Wagner! Cette œuvre, en effet, surabonde à tel point d'idées de toute espèce, elle touche à tant de questions, litté- raires, musicales, philosophiques, historiques, sociales presque, que, bien que déjà se développant assez largement dans le temps, elle n'aurait pu contenir tout ce qui débordait de l'imagination de l'auteur si celui-ci n'avait pris le parti de dire plusieurs choses à la fois! Et, en vérité, l'ouverture pourrait bien passer pour un symbole à l'égard de ce système: n'y entend-on pas, au plus beau moment du développement, trois thèmes différents, les plus importants et les plus carac- téristiques, superposés dans toute leur étendue, restant d'ail- leurs parfaitement distincts, tout en se fondant en l'harmo- nie la plus naturelle? Et voici que, Français que nous sommes, nous trouvons à cette combinaison si ingénieusement réalisée un plaisir extrême : c'est ainsi que la critique de Schopenhauer semble perdre sa valeur aux yeux mêmes de

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ceux, qui, par l'opposition qu'il avait établie, paraissaient le mieux désignés pour l'admettre !

11 n'en est pas moins évident que, pour savourer ce plaisir sans arrière-pensée, il faut avoir su discerner d'abord les divers éléments de la combinaison. C'est à les distinguer, les séparer, les étudier l'un après l'autre, que je prétends m'attacher ici : travail de dissection en quelque sorte, qui permettra de con- sidérer tour à tour chacane des parties dont la réunion cons- titue l'œuvre, vivante commeun corpsorganisé, logique comme la vie elle-même.

Est-il nécessaire de commencer en racontant une fois de plus l'action dramatique? Naguère, je ne l'aurais pas cru. Mais j'ai pu reconnaître combien, à la représentation, malgré une traduction infiniment remarquable, parfaitement adéquate avec l'accent musical, et donnant du texte original l'idée la plus complète et la plus fidèle, le sens de la comédie est souvent mal compris par les spectateurs. Ce résultat est l'effet trop naturel des complexités de l'œuvre, et particulièrement du rôle important de l'orchestre, dont la symphonie continue empêche souvent l'auditeur le plus attentif de suivre le sens et renchaînement des paroles.

Prenons donc l'œuvre par la base, et retraçons à grands traits le récit des événements qui forment le sujet de la pièce, et qui sont comme la charpente sur laquelle s'appuie tout l'ensemble du monument.

Yeit Pogner, riche bourgeois de Nuremberg et membre de la corporation des Maîtres-Chanteurs, a promis en mariage sa fille Eva à celui des Maîtres qui remporterait le prix au concours de chant et de poésie. Un jeune noble de Franconie, Walther de Stolzing, aime Eva; pour la conquérir, il ne craint pas d'affronter les épreuves de la maîtrise ; mais formé par la seule nature, il ignore les règles que les conventions de l'Ecole ont substituées à la libre inspiration: il échoue devant le parti pris routinier des Maîtres, esprits étroits et conser- vateurs.

Il trouve surtout un antagoniste acharné, en même temps qu'un rival, en la personne du pédant Beckmesser. Par contre, il a su intéresser à sa cause le poète populaire Hans Sachs;

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celui-ci mettra tout en œuvre pour avoir raison de l'opposition des Maîtres, déjouer les menées de Beckmesser et unir Walther avec Eva.

Après des incidents infiniment variés et des rêveries pro- fondes, Hans Sachs arrive à mettre clairement en évidence la supériorité du génie de Walther sur la fausse science de Beckmesser. Au cours d'un entretien sur l'Art, il a noté les vers d'un lied que Walther a improvisé en sa présence ; Beck- messer, aggravant l'impuissance par le plagiat, s'approprie ces vers et les chante au concours, comme son œuvre. Mais n'ayant rien compris à une poésie si différente de celle qui représente son habituel idéal, il l'interprète à contre sens, la rend ridicule, et est bafoué. Et dès lors, Walther prend sa revanche ; en présence du peuple assemblé, devant les Maîtres qui l'avaient d'abord méconnu, il dit son lied, dont les vers et la mélodie s'élèvent comme un hymne radieux, et est acclamé vainqueur.

Ce poème, ainsi résumé et présenté dans toute sa simpli- cité, paraîtra-t-il d'un insuffisant intérêt à ceux qui ne cher- chent au théâtre qu'une action, une intrigue ? Je ne vois aucune raison à cela. Il ne manque pas, parmi nos réputés chefs-d'œuvre, de pièces dont tout l'intérêt extérieur consiste à savoir si tel personnage sera roi. ou vainqueur en combat singulier, ou s'il échappera à un danger, ou encore s'il fera un héritage, le tout avec la conclusion obligée du mariage des amoureux, qui ne fait point défaut ici, et je ne vois pas en quoi la question de savoir si Walther obtiendra la récompense qui lui permettra d'obtenir la main d'Eva serait moins susceptible d'intéresser le public. Au reste, il est visible que tout cela n'est que prétexte, que le scénario est un simple canevas sur lequel s'entrelacera la trame des idées les plus diverses; et déjà ce seul scénario, analysé dans toute sa simplicité, montre clairement que le sujet de l'œuvre n'est pas la destinée de tel individu, mais qu'il renferme une idée générale, laquelle n'est autre que l'opposition de la routine au génie libre et spontané, et le triomphe de celui-ci.

Traitant pour la première et unique fois de sa vie un poème si différent des légendes héroïques, mystiques ou passion-

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nelles, Wagner a montré par qu'il savait être, lorsqu'il le fallait, un grand poète comique. Les Maîtres-Chanteurs pour- raient être représentés sans musique (on l'a tenté, je crois, dans une Université allemande) et rester encore une œuvre complète et excellente. Je ne vois guère à quelle production de la littérature allemande cette comédie peut être rattachée: à cet égard, Wagner serait donc encore profondément original et créateur. On a prononcé le nom de Shakespeare. Sans doute, on peut noter quelques analogies entre le poème des Maures et les immortelles bouffonneries du grand Will, notamment dans le ton général, se retrouve de part et d'autre le large comique saxon, et l'allure des scènes popu- laires, par exemple les épisodes nocturnes du second acte, qui sont d'un comique énorme. Mais l'œuvre de Wagner n'est pas tout entière ; dans ses autres parties, elle est d'une tout autre envergure. Nous la rapprocherions plus volontiers des comédies de Molière, malgré la différence des formes. Beckmesser, par exemple, est un personnage toutmoliéresque, et que, par certains détails, il serait facile de mettre en paral- lèle avec telle création de notre poète, Trissotin, par exemple; et cet esprit frondeur qui règne d'un bout à l'autre des Maîtres -Chanteur s est infiniment sympathique à celui qui anime les chefs-d'œuvre de notre grand comique français.

Mais le ton est fort différent. L'esprit de Wagner, on l'ima- gine, est tout autre que l'esprit français, celui-ci pétillant de malice, de bon sens, et tout hérissé de pointes. Là, au con- traire, c'est un humour d'un genre tout particulier, avec un fond de gravité, même de lourdeur, mais aussi de familiarité naturelle et de bonhomie, et, parfois, des surprises impré- vues aboutissant à des conséquences extraordinaires ! Tel est, en effet, le style de Wagner dans ses œuvres litté- raires, sinon celles qui ont un caractère esthétique ou polé- mique, du moins dans les pages narratives il s'abandonne librement à son humeur. On peut s'en rendre compte en lisant le volume des Souvenirs extrait par M. Camille Benoit de ses divers écrits : récits de ses années de jeunesse, mésaven- tures de ses œuvres de début, souvenirs des maîtres qu'il a connus, Spontini, Mendelssohn, etc., tout cela dit avec une bonhomie narquoise, non sans un certain air de « pincs-sans-

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rire » mettant merveilleusement en valeur, par une prépara- tion toute naturelle, les saillies et traits caractéristiques. Si au contraire il s'émeut, comme clans son récit des funérailles de Weber ou de la mort de Schnorr, son digne interprète et son premier Tristan, il ne modifie pas son style : il change seulement de ton. Et c'est ici qu'apparait une des différences essentielles de la conception littéraire chez les Allemands et chez les Français. Il nous faut, à nous, un langage différent suivant que nous avons à exprimer tel ou tel sentiment: nous avons des distinctions de genres, des classifications de carac- tères, — le comique et le tragique, le plaisant et le sévère, chacun ayant sa place à part, son attirail particulier, son vo- cabulaire spécial. Le romantisme, qui prétendait mêler ces éléments divers, ne sut même pas revenir à la vérité dans sa simplicité native : il fit du mélange de tragique avec le gro- tesque une nouvelle doctrine, rien de plus. Le génie allemand, malgré toute sa complexité, est resté, au moins dans son expression familière, plus près de la nature : Hans Sachs, à la fois cordonnier et poète, chantant à pleine voix sa rude chanson de m^'tier, puis soudain se recueillant et élevant sa pensée jusqu'aux rêves les plus sublimes, symbolise mer- veilleusement cette large conception de l'art.

Une citation précédente nous a dit que Wagner, dans les Maîtres-Chanteurs, s'était proposé de représenter le caractère du peuple allemand par les traits les plus frappants. D'autre part, l'action se passant au XYP siècle, temps qui, en France, est celui de la Renaissance, mais qui, pour l'Allemagne, n'est que la continuation du moyen âge, l'artiste ne s'est pas moins préoccupé de donner à son œuvre une couleur archaïque. Gela encore est unique dans l'ensemble de l'œuvre wagnérien. Ni Tannhàuser, ni Lohengrin, ni la tétralogie ne révèlent la moindre intention de ce genre. Le poème de Parsifal nous apprend que le domaine des chevaliers du Gràl est situé dans les montagnes, au nord de l'Espagne gothique : nous en dou- terions-nous en écoutant l'œuvre? Si jamais l'auteur avait céder à la tentation de faire de la « couleur locale », il en avait une occasion tout indiquée dans Tristan et Ysenlt au 3'' acte, avec les chants de cornemuse du berger; or, nous avons constaté naguère, avec preuves à l'appui, que loin

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de chercher, pour cette action qui se passe en Bretagne, à reproduire le caractère de nos mélodies populaires bretonnes, Waoner, ayant écrit son œuvre en Suisse, n'avait cherché rien autre qu'à imiter les intonations, le style et la sonorité même du cor des Alpes !

Entendons-nous bien : pas plus dans les Maîtres- Chanteurs que dans aucune autre œuvre, Wagner n'a voulu faire un pastiche, reproduire le style d'une époque ou d'un pays. Mais traitant, et cela pour la seule fois de sa vie un sujet historique, traçant un tableau de la vie intime et familière en un temps et dans un lieu bien définis, il devait représenter cette vie par des traits particuliers qui n'eussent point été à leur place dans ses compositions d'une nature plus abstraite.

Par le fait, ce qu'il y a de couleur spéciale dans la musique des Mailres-Chanteurs est obtenu, non par une imitation servile, mais par une évocation idéale du milieu l'action se déroule. Cette musique a, par moments, un caractère en quelque sorte monumental, et ce caractère est en parfait accord avec celui de l'architecture du moyen âge allemand, dont la ville de Nuremberg nous a conservé un si admirable modèle. L'époque y revit tout entière. L'assimilation est si complète que la musique des Maîtres ne pourrait en aucune façon être associée à un sujet du moyen âge français. Car, dès ces temps reculés, le génie de la France et celui de l'Allemagne étaient marqués de traits parfaitement distincts : les monuments des deux pays l'attestent. La Sainte-Chapelle, joyau exquis, le che- vet de Notre-Dame de Paris ou celui d'Amiens, pleins d'un mystère grandiose, le portail de Chartres et la nef de Reims, couverts d'innombrables sculptures, le Mont Saint-Michel, ciselé comme une châsse du plus haut prix s'élançant du sein de la mer, la masse énorme du château de Coucy, avec des coins le XV siècle a percé, dans l'épaisseur de la muraille, des ogives dont la grâce contraste singulière- ment avec l'aspect menaçant de la forteresse, le Palais de Justice et les rues du vieux Rouen, si pittoresques, bien d'autres documents magnifiques nous restent encore, expri- mant fidèlement les caractères de notre esprit national, fier, clair et fin. L'imagination d'un Eugène Delacroix ou fesprit d'un Gustave Doré ont, à l'aide de tels vestiges, pu recons-

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tituer les apparences de la vie d'autrefois: par leur œuvre, le moyen âge français nous apparaît, capricieux, tout en pointes, plein de fantaisie et d'imprévu.

Tout autre est l'impression que l'on éprouve à l'aspect des monuments de la vieille Allemagne, et cette impression est complète dès que l'on pénètre dans la ville de Nuremberg, Nuremberg, « de mœurs pacifiques et fidèles, hardie dans l'action et dans la pensée, s'étendant au milieu de l'Allemagne, » comme dit le Hans Sachs de Wagner, Nuremberg, véritable musée vivant, oi^i non seulement les souvenirs d'autrefois sont conservés avec respect, mais une tradition bien comprise et suivie avec continuité a, depuis des siècles, maintenu les mêmes formes et les coutumes analogues.

De grosses tours basses, qui, au lieu de s'amincir, semblent s'évaser vers le haut, surmontées de toits ronds et aplatis, couverts de tuiles rouges, du centre desquels émergent de petites flèches trop courtes pour la masse qu'elles terminent, entourent la ville entière, reliées entre elles par l'enceinte continue des murs. Les rues sont larges, les maisons vastes et spacieuses, avec des ornements bizarres, enluminées des teintes les plus vives, et recouvertes de toits d'une énormité souvent disproportionnée avec l'ensemble des constructions. Tout cela, d'ailleurs, s'enchevêtre avec un imprévu, une liberté, une fantaisie, qui donnent à la ville un caractère unique et en font le lieu le plus pittoresque en son genre que l'on puisse rêver. Les flèches de Saint-Laurent, fines et élancées seul monument de Nuremberg auquel ces épi- thètes puissent être appliquées dominent cet ensemble ; enfin, au fond du tableau, sur la hauteur, après des rues tor- tueuses, sous l'ombrage de tilleuls séculaires, le burg crénelé s'élève, fier, massif, de couleur sombre.

Mais si ce tableau d'ensemble parait, au premier abord, avoir quelque chose de lourd et de compliqué, les détails sont merveilleux. La ville semble avoir été ciselée par un arti- san de génie. Ce ne sont partout que sculptures de haute fan- taisie, et parfois du plus grand style ; bas-reliefs creusés profondément; ornements héraldiques de l'imagination la plus imprévue et la plus complexe ; peintures soignées comme des miniatures, et en même temps puissantes comme la vie.

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Plus de magnificence peut-être que de grâce, mais, en tout cas, une beauté supérieure et profonde.

Transposez cette description et appliquez-en les termes à la musique, n'est-ce pas l'exacte caractéristique du style des Maîtres- Chanteurs? C'est donc en s'assimilant lesqualités propres au milieu dans lequel il avait résolu de placer son œuvre, en transportant ces qualités d'un art dans un autre, que "Wagner est arrivé à donner à la musique des Maîtres -chanteurs ce caractère national dont la recherche avait été l'objet de ses préoccupations.

Mais cela n'est, en quelque sorte, que l'atmosphère de l'œuvre. L'action elle-même appartient à une époque historique bien déterminée. Nul doute que Wagner n'ait profondément étudié cette époque avant de se mettre à la besogne. Faisons de même afin de mieux pénétrer ses intentions, et efforçons- nous de savoir à notre tour ce qu'étaient les personnages réels que les Maîtres-Chanteurs ont mis en scène. Ce sera pour nous, d'autre part, l'occasion d'étudier une période obscure de l'his- toire de la musique, sur laquelle Wagner a porté la lumière, et qui mente, en effet, de rester moins inconnue.

I

IV

LA CORPORATION DES MAITRES-CHANTEURS

La partie du moyen âge qui suivit les premières croisades fut répoque d'une première renaissance de la poésie et de l'art lyrique dans toute l'Europe occidentale. Tandis que l'Italie, n'ayant point perdu tout souvenir de la civilisation antique, avait conservé quelques lettrés, dont les efforts semblèrent se combiner pour concourir à l'éclosion du plus puissant génie que cet âge ait produit, le Dante, en France la poésie chantée était remise en honneur et cultivée, dans les châteaux et à la cour des grands, par les troubadours dans les pays de langue d'oc, par les trouvères dans les provinces du Nord.

L'Allemagne, pendant ce temps, avait ses Mitwesinger, ou chanteurs d'amour.

Cette période d'incubation de la poésie et de la musique dans le monde moderne est le seul moment historique que Wagner ait admis dans son œuvre. Bien qu'il eût posé en principe la supériorité de la légende et du mythe comme matière du drame musical, et que, depuis le Vaisseau fantôme jusqu'à Parstfai, presque tous ses ouvrages aient été conçus en conséquence.

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par deux fois cependant il a fait exception : dans Tannhàuser, dont l'action se place au temps de ce premier réveil du lyrisme en Allemagne, dans les Maîti^es-chanteurs, appartenant à l'époque qui fait suite et s'y rattache intimement.

Presque tous les poètes-chanteurs de ce temps-là ont figuré comme personnages dans une de ces deux œuvres, ou tout au moins y ont été mentionnés. C'est Wolfram d'Eschenbach, le mélancolique chanteur aux étoiles de Taiinhauser, un des plus grands noms de la poésie lyrique allemande au XIIP siècle : Wagner ne lui a pas seulement emprunté son personnage, mais il doit beaucoup à son œuvre même, car il est l'auteur de poèmes de Parcival et de Titurel. C'est Walther de Vogelweide. le délicat poète d'amour , personnage secondaire dans le tour- noi de la Wartbourg, mais nommé ayec éloges dans les Maîtres Chanteurs: c'est lui que le chevalier Walther de Stolzing, bercé dans son enfance par les vieux contes et les chansons des Minnesingei\ reconnaît pour son seul maître : « Einguter Meisterl » approuve Hans Sachs. Tannhàuser, auteur du poème erotique du Venusberg, est, historiquement, d'un demi-siècle posté- rieur aux personnages que Wagner , par un anachronisme per- mis au poète, a rassemblés autour de lui à la Wartbourg : il ne leur cède en rien par le nombre et la valeur des œuvres poé- tiques et musicales. Si Gottfried de Strasbourg n'a pas été mis en scène, il n'est pas resté étranger à Wagner, car c'estlui l'auteur du plus complet poème de Tristan et Yseult que nous ait transmis le moyen âge. Il n'est pas jusqu'à de certains poètes-chanteurs auxquels il n'ait été emprunté quelque chose : telce Klingsohr, un des plus YÏeux Minnesinger, juge du tournoi de la Wartbourg, auquel Wagner a pris son nom pour le mettre dans Parsifal.

Les Minnesinger étaient des nobles. Après un temps, leur effort s'épuisa : dès le début du quatorzième siècle l'art lyrique, abandonné par eux, passa aux mains des bourgeois. C'est ainsi que se constituèrent, à Strasbourg, à Mayence, à Francfort, à Nuremberg, les corporations des Meistersinger ou Maîtres-Chanteurs, et c'est à ce passé qu'il est fait allusion dans une scène de la comédie lyrique quand, Walther ayant déclaré son intention d'obtenir la maîtrise, Pogner, plein de joie et d'orgueil, le présente aux Maîtres, disant : « C'est pour moi comme si l'ancien temps ressuscitait I »

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Les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg jouirent de la plus longue renommée parmi les associations similaires : ils doivent le plus clair de leur gloire à Hans Sachs. Leur réunion durait encore à la fin du dix-septième siècle, époque à laquelle parut un livre qui fut la source principale Wagner a puisé. Ce livre a pour auteur un certain Jean-Christophe Wagenseil, Doctor utriusque juris, professeur de droit public et de langues orientales à l'Académie d'Aldtorf, à Nuremberg en 1633. Im- primé à Aldtorf en 1697, il porte en titre : De Sacri Rom. Imperii Libéra Civitate Noribergensicommentatio, et commence par 432 pages latines sont étudiées la topographie et l'histoire de Nu- remberg. Mais, cette partie terminée , un nouvel ouvrage semble commencer, bien que la pagination continue jusqu'à la page 576 : le latin fait place à la langue nationale, et le titre débute en ces termes : Von der Meister-Singer holdseligen Kunst (De r art sublime et divin des Maîtres-Chanteurs, etc.) Nous y retrouvons tous les traits de mœurs particulières et les détails techniques contenus dans le poème de Wagner (1).

Au milieu du XVP siècle époque expressément indiquée par Wagner comme celle de son drame, l'association des Maîtres-Chanteurs était en pleine prospérité. Deux siècles auparavant, l'empereur Charles IV l'avait reconnue en octroyant aux Chanteurs de Mayence des armoiries tout à fait magni- fiques : c'était, sur un écu partagé en quartiers, l'aigle à deux têtes du Saint-Empire Romain, noir et rouge sur champ d'or; en face, sur champ de gueules, le lion d'argent de Bohême, armé et portant la couronne d'or. Au milieu, un petit écu portant la couronne royale sur champ d'or ; enfin, on voyait au-dessus un casque ouvert d'où sortaitle lion de Bohême, en arrière duquel s'étalaient largement deux ailes noires dont

(1) Il convient d'ajouter à l'indication des livres qui nous ont servi pour cette partia de notre étude les ouvrages modernes suivants: Ch. Schweitzer, Un poète allemand au XVI' tiède, étude sur la vie et les œuvres de Hans Sachs, Paris 1887; un article, très court et superûciel, de Victor Wilder: le Rituel des Mailres-Chanteurs, Wagner et Wagenseil, dans la Revue wagnérienne du 14 mars 1885 ; les notes de la traduction des M aitres-C humeurs de MM. de Brinn'Gauiust et Barthélémy ; enfin deux livres allemands sur Hans Sachs, l'un par Edmund Goetze, Bamberg 1890, l'autre, paru à l'occasion du quatrième centenaire de la naissance de Hans Sachs, par M. Ernst MuMMENHOFF, archiviste de la ville de Nuremberg, Nuremberg, 1894.

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les plumes étaient semées de cœurs d'or (1). Tout cet appareil était bien belliqueux pour une association dont le but était si pacifique! Bien superbe aussi, quand, à Torigine même, alors que les traditions chevaleresques des Minnesinger n'étaient pas encore perdues, les corporations naissantes des Maîtres- Chanteurs comptaient parmi leurs membres non seulement des magisters ou des docteurs de la Sainte-Ecriture, mais des hommes exerçant des professions manuelles: un pécheur, un cordier, un forgeron. Et Ton sait que les Maîtres-Chanteurs de Wagner sont, l'un tailleur, l'autre boulanger, un troisième pelletier, puis un chaudronnier, un ferblantier, voire même un épicier. Hans Sachs fut, très authentiquement, cordonnier.

Wagenseil nous a transmis les noms de douze vieux Maîtres-Chanteurs de Nuremberg dont les noms étaient encore connus de son temps. C'étaient: « 1. Veit Pogner. 2. Cuntz Yolgelsesang. 3. Hermann Ortel. 4. Conrad Nachtigal. 5. Fritz Zorn. 6. Sixtus Beckmesser. 7. Fritz Kothner. 8. Niclaus Yogel. 9. Augustin Moser. 10. Hannss Schwartz. 11. Ulrich Eisslinger 12. Hannss Foltz. » (2). On remarquera que Hans Sachs ne figure pas dans cette énumération : sans doute Wagner a pris avec lui la même liberté qu'avec Tannhâuser, en le faisant contemporain de ces maîtres, lesquels, évidemment, étaient d'une autre époque. Pour conserver le nombre traditionnel de douze, il a supprimer un des noms mentionnés. Injustice du sort! Pourquoi son choix est-il tombé sur Niklaus Yogel et Ta-t-il plongé dans le noir oubli, alors que les onze autres ont la gloire de faire escorte à Hans Sachs dans le moderne chef-d'œuvre, et se trouvent ainsi jouir d'une façon d'immor- talité, que leur génie ne leur avait sans doute point méri- tée (3) ! Le plus heureux, certes, c'est Yeit Pogner, dont Wagner a fait un noble type ami de l'art et qui n'était peut-

(1) Wagenseil, Loc. cit. p. 515. MM. Goetze et Schweitzer, dans les livres men- tionnés, contestent, il est vrai, l'origine de ces armoiries, dont ils regardent l'attribution comme due à une tradition légendaire et erronée.

(2) Wagenseil, Loc. cit. p. 515.

(3) Niklaus Vogel, cependant, n'est pus complètement oublié : son nom est bien sur la liste des Maîtres; mais à l'appel du président Kothner il ne répond pas : il est malade; ainsi ne le voit-on paraître à aucun moment de la pièce.

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êtrequ'un vieux grognon. Par contre, il en est un dont je plains bien sincèrement la destinée : Sixtus Beckmesser. Qui sait si le Maître qui porte ce nom, aujourd'hui l'objet d'une juste exécration, n'était pas un digne homme et un époux aimable, un cœur généreux et un esprit ouvert aux beautés de la poésie, peut-être même point trop défavorable à certains écarts de l'imagination? Et voilà que, pour la seule raison que la sonorité de son nom se prête à l'expression sarcastique qui convenait, Maître Beckmesser est devenu une odieuse caricature, type de l'envieux, du pédant et du cuistre!... Ver- sons un pleur et chantons un lied harmonieux à la mémoire du vrai Beckmesser!

Un chapitre du livre de Wagenseil va nous montrer combien Wagner a serré de près la réalité. Le moderne poète-musicien s'est attaché à reconstituer la vie d'autrefois dans toute sa vérité, et si parfois il s'est écarté des données de l'histoire, ce n'est jamais que dans des détails sans importance, et en raison de nécessités scéniques (1).

Les séances publiques des Maîtres-Chanteurs de Nuremberg avaient lieu en l'église de Sainte-Catherine.

Ce monument existe encore, mais l'église n'est plus affectée au culte, et il faut être très familier avec la topographie de Nuremberg pour la pouvoir trouver. C'est dans le quartier très populaire qui descend en pente douce du chevet de Saint- Laurent aux bords de la Pegnitz : un célèbre artiste nurem- bergeois a donné son nom à la rue principale, Peter Vischer Sirasse, et l'on n'a plus guère que la rivière à traverser pour être auprès du logis de Hans Sachs. On pénètre dans une cour intérieure, semblable à celle d'un vieux couvent, occupée aujourd'hui encore p.ar des artisans dont les ' aïeux furent peut-être les originaux de la comédie wagnérienne : c'est au

^1; Les paragraphes qui vont suivre (toute la description d'une séance des Maîtres- Chanteurs) sont traduits presque littéralement du livre de Wagenseil, pp. 540 et suiv. Cet auteur déclare, au commencement de son chapitre, que les documents dont il s'est servi sont : le texte écrit des règlements de l'ticole des Maîtres-Chanteurs de Nurem- berg et d'autres écoles ; les renseignements qui lui ont été communiqués par les mem- bres actuels de la corporation ; les observations qu'il a faites lui-même dans les séances de Singschule (École de chant).

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milieu de ce pittoresque assemblage de maisons du vieux style allemand que s'élève la Cûtharina-Kirche, toute petite, avec un portail gothique et une seule nef, nue comme celle d'un temple protestant : un tableau commémoratif et un buste de Hans Sachs ornent seuls les murs de cet édifice, dont le décor des Maîtres-Chanteurs ne reproduit pas l'aspect, les déco- rateurs, suivant une tradition évidemment établie par Wagner, ayant pris pour modèle le vestibule et l'entrée de la nef de la Frauenkirche (église Notre-Dame), bijou exquis, bien digne de servir de théâtre à l'œuvre sont si fidèlement évoqués les souvenirs du vieux Nuremberg.

L'église était à la disposition des Maîtres-Chanteurs tous les dimanches et jours de fête, après midi, pour tenir leur École de chani (Smgschule), Et voici comment la séance était annoncée et tenue.

Chaque fois qu'une Singschule devait avoir lieu, les « mar- queurs » ou les dignitaires de la corporation la faisaient annoncer quelques jours à l'avance. Cette annonce était faite par le plus jeune des Maîtres, qui devait, à cet effet, se ren- dre au domicile de chaque membre de la Société. Il lui était interdit de demander pour cet office aucune récompense; ceux qui contrevenaient à cet article du règlement étaient, pendant une année, privés du droit de prendre part aux concours de chant.

Les sociétaires convoqués étaient tenus d'assister à la séance ; ceux qui en étaient empêchés devaient faire porter leurs excuses par une personne chargée de répondre en leur nom. Comparez, dans Wagner, la scène de l'appel des Maîtres, au premier acte, se place le petit épisode suivant:

ivoTHNER, appelant : « Niklaus Vogel?... Sileuce?...

Un appkenti se levant de son banc, vivement .• Il est malade.

KoTHNER. Mes vœux pour son rétablissement.

Tous LES Maîtres. Dieu vous entende.

L'apprenti. Merci pour lui. » // se rassied; l'appel continue.

Avant la séance, on dressait dans l'église, à l'entrée du chtBur, une estrade basse portant une table, des bancs et un

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grand pupitre noir. Cette estrade, nommée Gemerk (place des marqueurs), étaient entourée de rideaux, de fagon qu'il fût impossible de voir du dehors ce qui se passait à l'intérieur. Les chanteurs prenaient place sur un siège en forme de chaire, appelé Singstuhl (chaise du chant), élevé non loin de la grande chaire se faisaient les prédications.

Les séances étaient annoncées au public par quatre ou cinq tableaux suspendus en différents points de la ville, savoir : trois sur le grand marché, un quatrième à la porte de l'église; le dernier était, à certains jours, accroché à une corde tendue de l'Hôtel de ville à l'église Saint-Sébald, en travers de la Burgstrasse.

Le premier de ces tableaux représentait un jardin dans le- quel se promenaient quelques personnages. Six vers étaient écrits en haut :

Douze vieillards, il y a beaucoup d'années,

Montèrent la garde dans le jardin

Contre les bètes sauvages, sangliers et ours,

Qui voulaient le ravager :

Ils vécurent, on le compte certainement,

Neuf cent soixante et deux années.

Ce jardin semble à l'historien n'être autre que le « Jardin des roses », dans une lie du Rhin, près de Worms, si fameux dans les légendes germaniques par les luttes que les héros y soutinrent, et se distingua particulièrement la Walkyrie Brùnhilde, une seule fois vaincue en toute sa vie, et par Siegfried ! Aujourd'hui, l'Ile existe encore au milieu du fleuve, mais le « Jardin des roses » n'est plus- qu'un amas de broussailles. Les Maitres-Ghanteurs en évoquaient le souvenir afin de montrer qu'eux aussi étaient experts à la lutte, combattant pour le renom d'intelligence et d'expérience en l'art du chant.

Un autre tableau montrait le roi David jouant de la harpe et agenouillé devant le Christ en croix : naïf anachronisme, bien d'accord avec la simplicité d'esprit des temps anciens. Sur un troisième était peinte la naissance du Sauveur. Enfin, le quatrième tableau était le portrait de Hans Sachs.

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A côté de chaque tableau était placée une affîche^mprimée, dont voici la traduction aussi littérale que possible :

POUR L'ÉCOLE DE CHAST D'AUJOURD'Hil

QUELQUES AMATEURS DE l'aRT OFFRENT AUX MAITRES -CHANTEURS QUELQUES DONS A MÉRITER PAR LE CHANT.

C'est pourquoi il devra d'abord être chanté dans le Chant libre ( Freisingen) des histoires véridiques, authentiques et édifiantes pour la Chrétienté.

La mesure doit être de à )

Pour la répétition, de à

vers.

Dans le CHANT PRINCIPAL (Hauptsingen). aucun chant ne doit être toléré s'il n'est conforme aux Saintes Écritures, c'est-à-dire tiré de l'Ancien ou du Nouveau Testament.

Le mesure doit être de Pour la répétition , de

vers.

On commencera par chanter un beau chant nouveau de notre façon.

Chantez, chantez pour la gloire de Dieu! Soutenez aujourd'hui une épreuve de l'Art. Celui qui fera le mieux sera loué ; Il remportera aussi la médaille précieuse ; C'est pourquoi, ô chanteurs, appliquez-vous !

Ceux qui voudront entendre cela se rendront après le prêche de midi à l'église S'^-Catherine. C'est alors qu'on commencera.

Une autre affiche était d'un style différent:

ATTENDU QUE, par la faveur du Hautement Noble, Prévoyant, Hautement et Très Sage Conseil de celte ville, il a daigné permettre aux Maîtres-Chanteurs d'annoncer pour aujourd'hui une Ecole de chant publique et chrétienne, et de la tenir pour la gloire, Vhonneur et la louange du Dieu Tout-puissant et pour la diffusion de sa parole divine ;

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// ne doit rien être chanté à cette Ecole qui ne soit conforme aux Saintes Ecritures ;

Et il est défendu de chanter à tous vagabonds, musiciens ambulants, qui provoquent les attroupements et font naître les querelles; et sont interdites aussi toutes les chansons inconvenantes. Mais celui qui, dans Vart véritable, se distinguera le plus sera lionoré de la médaille de David, qui est celle de l Ecole, et celui qui viendra après recevra une belle petite couronne.

Une séance des Maîtres-Chanteurs au XVI« siècle

(Miniature d'un manuscrit de la Bibliothèque de Dresde, reproduite

d'après le livre d'Edmond Gœtze sur Hans Sachs.)

Les réunions commençaient après le service divin de midi. Devant la porte de l'église se tenait un Maître-Chanteur, avec une boite dans laquelle les assistants mettaient leur offrande. Cet argent servait à payer les frais d'installation; le surplus était le bénéfice de la société.

Quand les auditeurs se trouvaient en nombre, on commen- çait le Chant libre (Freisingen), dans lequel se faisaient entendre

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des chanteurs étrangers à la corporation. On y pouvait chanter, outre les sujets tirés de l'Écriture-Sainte, de véridiques et honnêtes histoires profanes, enfin de belles maximes de morale.

Le chanteur prenait place sur la Singstuhl, en se pré- sentant « avec distinction et modestie » ; il s'asseyait, tirait son chapeau ou sa barrette, et, après une courte pause, commençait à chanter et continuait tout d'un trait jusqu'à la fin.

Cette première partie de la séance étant terminée, tous les Maîtres ensemble chantaient un chant, l'un entonnant la mélodie, les autres reprenant et unissant leurs A'^oix à la sienne.

Le Freisingen n'était qu'une exécution d'amateurs, sans la sanction d'aucune récompense (1). Mais la suite était plus sérieuse : c'était le Hauptsingen ou Chant principal. Ici, les Maîtres étaient seuls admis à se faire entendre, et l'Ecriture- Sainte fournissait la matière de tous les chants : le chanteur devait, avant de commencer, dire à quel livre et à quel cha- pitre de l'Ancien ou du Nouveau Testament son texte était emprunté.

Le chanteur étant monté sur la chaire, le premier des marqueurs, caché derrière son rideau, criait: « Commencez 1 » A la fin de chaque strophe, le chanteur s'arrêtait, jusqu'à ce que le marqueur lui criât de nouveau: « Continuez! » Lorsqu'il avait terminé, il descendait et faisait place à un autre concurrent.

Les marqueurs étaient les principaux dignitaires de la corporation. Ils étaient quatre. Chacun avait sa mission spé- ciale, son rôle fixé d'avance.

Le premier, placé devant le pupitre, suivait sur la Bible (d'après la traduction de Luther), l'ouvrant au chapitre indiqué par le chanteur et prêtant une scrupuleuse attention à ce que

(1) Je suis pas à pas, dans cet exposé, Wagenseil. M. Schweitzer s'en écarte ici, disant (pp. 157 et 158 de son livre surHans Sachs), que les marqueurs entraient en fonction dès le Freisingen, alors que Wagenseil dit en propres termes : « Dans le Freisingen, on ne marque pas », et fait intervenir les marqueurs seulement dans le Hauptsingen, indi- quant ainsi la différence fondamentale des deux parties de la journée, la première simple audition, la seconde ayant seule le caractère d'un concours.

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le chant fût conforme au texte de l'Écriture, aux expressions mêmes de Luther.

Le second marqueur, assis en face du premier, observait si dans le texte du chant, tout était conforme aux règles de la tabulature; lorsque ces règles étaient violées, il marquait les fautes à la craie sur le pupitre.

Le troisième inscrivait chaque fin de vers et notait les rimes incorrectes.

Le quatrième marqueur était plus particulièrement chargé de la partie musicale : il veillait à ce que le chanteur se maintint dans le ton, et à ce que les parties correspondantes de la composition fussent toujours semblables.

Quand tous les chanteurs avaient subi l'épreuve, les mar- queurs entraient en délibération. S'il advenait que deux ou plusieurs concurrents eussent le même nombre de points, on les appelait à une seconde épreuve, jusqu'à ce que l'honneur de la première place revint sans conteste à l'un d'eux.

Enfin, Ton distribuait les récompenses. Les marqueurs, ayant écarté les rideaux qui entouraient l'estrade, appelaient à eux les deux champions qui s'étaient conduits le plus vail- lamment.

Le premier recevait les honneurs du collier, une énorme chaîne d'argent, à larges anneaux, portant des inscriptions et des médailles de toutes sortes : comme cet objet avait plutôt l'air d'une chaîne de prison que d'une parure, il fut rem- placé plus tard par un collier formé d'un simple ruban auquel étaient attachées trois grandes médailles d'argent ; sur l'une était gravée l'image du roi David jouant de la harpe. C'est, dit-on, Hans Sachs qui avait fait hommage de cette médaille à la Société.

La seconde récompense consistait en une couronne sur laquelle des fleurs étaient brodées en fils de soie.

Le vainqueur principal avait en outre le privilège de siéger, à la séance suivante, sur l'estrade des marqueurs : il pouvait signaler à ceux-ci les fautes qu'ils laissaient passer, et, dans les discussions, devait répondre avec modestie aux questions qui lui seraient posées : cependant, il lui fallait attendre d'être interrogé pour prendre la parole. A cette même séance, le second prix se tenait à la porte et recevait l'argent.

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Outre les séances publiques et solennelles tenues en l'église Sainte-Catherine, lesMaitres Chanteurs avaient d'autres réunions plus intimes et qui avaient lieu dans un endroit plus profane, à savoir un cabaret (Wirtshauss, écrit Wagenseil en son ortho- graphe surannée). Ces réunions, désignées sous le nom de Zech, faisaient habituellement suite aux Singschulen : elles étaient réservées aux seuls sociétaires, qui y chantaient plus librement qu'à l'église, bien que le règlement interdît sévère- ment tout chant ou toute parole qui pût être une cause de scan- dale. Les frais de ces séances devaient être couverts par la quête faite à la porte lors de la précédente école de chant : si la recette n'avait pas été bonne, on comblait le déficit en recourant à la caisse publique. Notons en passant que les deux vainqueurs ne recevaient pas seulement les médailles, couronnes et marques d'honneur précédemment mentionnées, maisqu'àla Zech ou distribuait encore à chacun la forte somme de vingt groschen. Les marqueurs avaient vingt kreutzers (environ cinquante centimes. C'était bien assez pour un Beckmesser!).

D'autres séances de hi Zech, {envies à d'assez longs intervalles, particulièrement le jour de Saint-Thomas, étaient consacrées à la présentation des nouveaux membres et aux épreuves subies par eux pour l'admission. En réalité, c'est dans une de ces séances que Wagner aurait placer son premier acte. Cette liberté n'est d'ailleurs pas la seule qu'il ait prise avec l'histoire, on a pu en faire la remanpie au cours de l'exposé précédent. N'avons-nous pas vu que, dans les séances de l'église Sainte-Catherine, la fonction de marqueur était partagée entre quatre Maîtres, tandis que, dans les Maîtres-Chanteurs, ce rôle est dévolu au seul Beckmesser? Mais qui pourrait faire reproche à Wagner de s'être écarté de la vérité en la trans- formant si heureusement en vue de l'intérêt dramatique? Même, dans son scrupule, il a pris soin de s'excuser en quelque sorte, dans le dialogue même, de ces légers accrocs à l'histoire. C'est ainsi que, dans la première scène, Magdalène, interrogeant David, lui demande si l'on va donner une séance de chant (Singen), à quoi David répond : « Aujourd'hui seule- ment une présentation » (Freiung : nous expliquerons bientôt le sens de ce mot). Plus loin, quand ce même David gourmande

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les apprentis préparant à tort et à travers le matériel de la séance, il s'écrie : « Est-ce donc aujourd'hui « école de chant »? Non, vous le savez bien! La petite estrade des marqueurs : ce n'est qu'une « présentation.» Enfin, lorsqueWalther se dispose à chanter son lied, le président Kothner l'interroge en ces termes :

« Choisissez-vous un sujet sacré? »

Et Walther répond : « Sacré pour moi : je chante l'amour, mon espérance, et je brandis sa bannière ». « C'est donc un sujet profane », reprend Kothner.

Par cette triple précaution, le poète aura évité tout reproche de la part des puristes qui, sachant que les séances de présen- tation n'avaient pas lieu à l'église Sainte-Catherine, puis, que l'estrade des marqueurs était préparée pour quatre, et encore, qu'il n'était pas permis de chanter l'amour dans le saint lieu, n'ont plus désormais aucun droit de critique, l'auteur ayant prévenu que, s'il a modifié ces détails, ce n'est pas par igno- rance : il n'a fait qu'user légèrement d'un droit de transposition que personne ne peut songer à dénier au poète dramatique.

C'est ainsi que, dans le calme et le respect d'une tradition séculaire, s'écoulaient ordinairement les séances des Maîtres- Chanteurs. M. Schweitzer, le biographe de Hans Sachs, remarque avec raison que cette institution avait une grande analogie avec celle des Puys, ces académies bourgeoises qui existaient en France depuis le moyen âge. « Comme les Si7ig- schulen, les Puys avaient pour objet le culte de la poésie et de la musique; comme elles,/ ils avaient leurs assemblées régu- lières, leurs concours, leurs prix et leurs vainqueurs; comme •lans les écoles d'outre-Rhin, une couronne récompensait le meilleur « serventois »; comme dans les Meislerschulen, les juges des Puys siégeaient sur une estrade dont le nom (le puy) finit par désigner l'institution elle-même... »

Ne pourrait-on pas faire encore un rapprochement : celui de l'Académie de poésie et de musique fondée à Paris par le poète Baïf, sous le patronage de Charles IX? Elle aussi pour- suivait le même but, qui était de restaurer, tout au moins de cultiver l'art lyrique sous ses deux formes inséparables, musique et poésie; et son « projet de règlement, accueilli [)ar le Roy », renferme cet article, qui semble résumer toutes les

dispositions en vigueur dans la Singschule des Maitres-Chanteurs de Nuremberg :

Les musiciens seront tenus, tous les jours de dimanche, chanter et réciter leurs lettres et musique mesurées, selon l'ordre convenu par entre eux, deux heures d'horloge durant, en faveur des auditeurs escrits au livre de l'Académie.

Ainsi, tandis que le progrès des temps, entraînant avec lui Toubli des traditions primitives, allait amener la scission des deux arts jadis intimement confondus, que la musique, prenant un caractère de plus en plus polyphonique, reléguait par même la parole au second plan, et, par la constitution des genres instrumentaux, allait complètement l'éliminer, et que, de son côté, la poésie lyrique, s'émancipant, renon- çait à l'appui du chant, il se trouva, en France comme en Allemagne, des hommes de bonne volonté qui s'efforcèrent de renouer entre eux l'antique alliance, établie, dès le prin- cipe, par la nature elle-même.

L'association des Maîtres-Chanteurs pratiquait en effet la poésie et la musique sans accorder aucune préférence à l'une aux dépens de l'autre, sans paraître même soupçonner qu'elles pussent être séparées. Les épreuves successives par lesquelles doivent passer les aspirants à la Maîtrise étaient combinées de manière que les deux arts leur fussent également familiers.

Ces épreuves se succédaient dans un ordre parfaitement logique.

Tout d'abord, celui qui prétendait à l'honneur d'être admis dans la corporation allait se mettre sous le patronage d'un Maître couronné au moins une fois en séance publique, et lui demandait ses conseils. Présenté par lui, l'« écolier» (Schiller), après avoir témoigné qu'il était d'une naissance honnête et de mœurs tranquilles, était soumis par les marqueurs à un pre- mier examen: on l'interrogeait sur les voyelles et les con- sonnes, — sur les vers, leur nombre, leur mesure, leur cor- respondance ; on s'assurait s'il connaissait un certain nombre de « tons» (mélodies), tant dans les mesures longues que dans les brèves, et surtout s'il savait les quatre tons couronnés, s'il

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était capable de « marquer» les fautes d'un chant; enfin, on le faisait chanter dans sept rythmes différents.

Après cet examen, la musique et la poésie étaient dosées en des proportions à peu près équivalentes, !'« écolier» deve- nait « disciple » (Schulfreund, littéralement « ami de l'école »).

Au bout d'un certain temps, il était admis à une nouvelle épreuve qui, s'il y réussissait, lui donnait définitivement accès dans la corporation : la Freiung. La partie principale de cette épreuve était vraiment fort compliquée : l'aspirant y devait présenter son «chef-d'œuvre», qui n'était autre qu'une poésie chantée sur les quatre tons couronnés. Ce chant, célébrant l'ori- gine de l'art et la gloire des Maitres-Ghanteurs, était partagé en cinq grandes subdivisions ou Gesàtze. Les cinq premières étaient chantées chacune sur l'un des quatre tons couronnés. Jusque-là, rien de plus simple; mais les choses s'embrouil- laient, c'est lorsqu'arrivait la dernière reprise, car celle-ci se subdivisait elle-même en quatre portions, dont la première était chantée sur une phrase du premier ton couronné, la deuxième sur le second de ces «tons », ainsi de suite pour la troisième et la quatrième.

Si le « disciple » s'était honorablement tiré de cette épreuve, il était invité à descendre de la chaire du chant, et le président l'accueillait par ces mots : « Venez maintenant parmi nous, et recevez l'affranchissement». Mais, bien qu'admis définitive- ment dans la corporation, il n'était pas encore Maître : il lui fallait passer encore par les degrés hiérarchiques suivants :

« Chanteur » (Singer)^ ti,tre attribué à ceux qui savaient par cœur un certain nombre de mélodies;

«Poète » (Dichter), lorsque le «chanteur» avait composé une poésie nouvelle sur une mélodie connue.

Enfin, le grade de « Maître » était conféré à ceux qui, ayant franchi ces divers échelons, composaient un « ton nouveau », musique et poésie tout ensemble (1).

On voit que ce n'était pas une petite affaire que d'arriver à la Maîtrise ; et l'on comprend les exclamations de David lors- qu'il apprend que le chevalier, qui prétend passer Maître ins-

(1) Wagenseil, pp. 516(t8uiv.

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tantanément, non seulement n'est pas Dichter, ni même Singer, mais qu'il n'a jamais été Schulfreund, pas seulement Schiller, enfin qu'il ne sait même pas ce que c'est qu'un « marqueur » !

Et déjà quelle longue étude ne fallait-il pas, avant d'être au courant de ce qu'il fallait faire, pour connaître tout ce qu'on était tenu d'éviter 1 Les principes de composition en usage chez les Maitres-Ghanteurs forment un code, dénommé tabulature, le chapitre des fautes tient plus de place encore que celui des règles (1).

Il y avait d'abord les fautes contre les bienséances, la morale, la religion : telles étaient les fausses opinions (falsche Meinungen), c'est-à-dire toutes « doctrines, histoires, exemples faux, superstitieux, schismatiques, non chrétiens, indécents; toutes paroles déshonnêtes et impudiques, contraires à la pure et béatifique doctrine de Jésus-Christ, aux bonnes vie et mœurs et à l'honnêteté. » Ces fautes étaient les plus graves, entraînant l'exclusion du chanteur qui s'en était rendu coupable (tel Tannhâuser, menacé de mort pour avoir chanté les délices du Yenusberg). -

Les fautes contre la langue et la versification étaient nom- breuses : on connaissait les mots tronqués, les mots aveugles, les pensées aveugles (c'était quand les phrases et les construc- tions n'offraient pas un sens très clair. Je connais quelques écrivains allemands, plus récents que Hans Sachs, qui auraient parfois besoin que quelque Beckmesser fût auprès d'eux pour leur marquer cette faute!). Pour la musique, le marqueur mar- quait si le chanteur restait court, ou faisait des pauses dépla- cées, ou commençait trop haut ou trop bas, ou se reprenait, ou détonnait au milieu du chant, etc. De toutes .ces fautes, David, d'un ton protecteur, nomme quelques-unes à Walther, et Beckmesser en a plein la bouche : « Nombre faux... fausse concordance... Souffle faux... Yice proprement dit... Crase... Métathèse...iEquivoca... » Le chanteur qui les avait commises était déclùré versungen : il avait «iec/ianfé.

(1) Voir dins NVagenseil les chapitres intitulés: Vollstlinclige TxnvLAtvn der Mehter- Singer (Tabulature complète des Maîtres-Chanteurs), pp. r)18 et suiv. ; et Von dcnXXXlL Fèhlen wslche kuniien bcgangen werden und dcrcii Stralfen (Des trente-deux fautes qui peuvent être commises et de leur correction), pp. 525 et suiv.

-Cl- ouant aux règles de composition proprement dites, elles étaient moins compliquées qu'on le pouvait croire, par la rai- son que tous les Meislerlieder (Chants de maître) étaient compo- sés sur un type commun, pres(iue uniforme. Il était donc assez facile de s'en assimiler, par une pratique attentive, les formules essentielles, et d'eu acquérir la routine destinée à tenir lieu de génie.

La forme de ces chants, dérivée de celle des anciennes poésies lyriques des Minnewiger^esi semblahle à celle de l'ode grecque, que Ronsard, dans le temps même de la plus grande renom- mée de Hans Sachs, entreprenait d'introduire dans la poésie française. L'ode pindarique, on le sait, se divise en une série de strophes, qui se décomposent elles-mêmes en strophe, antistrophe (ces deux parties construites dans un mètre sem- blable) et épode (d'une coupe différente). Il en est de même du « Chant de maître » (Meistergesang). Ce chant, désigné sous le nom de Bar, se partage en un certain nombre de subdivi- sions ou Gesàtze, qui se partagent à leur tour en deux Stollcn (strophe et antistrophej parfaitement semblables, suivies d'une dernière période de forme différente, VAbgesang (l'épode antique) (1).

Cette forme lyrique, d'ailleurs fort heureuse, a été fidèle- ment reproduite par Wagner, qui ne l'a pas employée moins de six fois dans les Maîtres-Chanteurs. Il l'a même adoptée dans certains cas elle n'est pas nécessairement motivée : c'est ainsi que le premier chant de Walther: « Au cher foyer du vieux château », est un véritable Bar, avec ses deux Stollen et son Abgesang, bien qu'à ce moment Walther ne chante Das réellement, mais se borne à répondre aux questions des Maî- tres. Son chant de la fin du premier acte, ainsi que la sérénade de Beckmesser, reproduisenttout naturellement, chacun dans son genre, la coupe prescrite par l'école. De même, au troi-

(l) Victor Wilder et M. Ernst se sont une fois trouvés d'accord pour traduire le mot allemand par le même équivalent français: «Eovoi ». A tout prendre, je préférerais « Épode B, malgré sa tournure grecque, V « Envoi » appartenant à un genre de poésie française, la Ballade, qui n'a aucun rapport avec le Bar. M. de Brinn'Gaubast a lrou\é une expression plus littérale en traduisant Abgesang par « Chant de conclusion ». Sur l'ensemble, voir Wagenseil, chap. Von dcr Meister-Gesango, etc. (Des chanls des Maîtres, etc.), pp. .521 et suiv.

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sième acte, Walther racontant son rêve, donne à son récit poétique, sur le conseil de Sachs, la forme recommandée par l'école. Trois fois il chante la strophe complète, la première fois s'interrompant entre les deux Stollen et VAbr/esang, puis disant chaque Gesàlz tout d'une haleine, d'abord dans la suite de la même scène, puis plus tard, en extase devant Eva qui lui apparaît comme une vision radieuse. Au dernier tableau, Beckmesser redit le chant de sa sérénade, qu'il transpose lamentablement du majeur au mineur, mais sans cesser de la maintenir dans la coupe traditionnelle, et Walther fait de même avec son chant de rêve, qu'il se borne à développer et élargir pour en faire son lied de concours

Les odes grecques étaient chantées en chœur l'unisson) avec les flûtes et les lyres ; et de même les odes de Ronsard étaient traitées en musique polyphonique par les plus grands maîtres du XVP siècle. L'auteur de la pré- sente étude a récemment exhumé d'un vieux livre et fait connaître à un auditoire moderne VOde à Michel de rifospilal, mise en musique par Goudimel, avec sa Strophe, son Antistrophe et son Epode : composition magnifique, noble et savante au premier chef, mais d'un caractère tout opposé à celui de l'art populaire. Il est vrai que les Maîtres-Chanteurs avaient des traditions et des tendances qui n'étaient nulle- ment populaires (trois articles de leur règlement l'expriment d'une façon bien significative : il n'était pas permis aux mem- bres de la société de chanter un « Chant de maître » la nuit dans les rues « afin que l'art ne tombât pas en discrédit » ; il leur était défendu même d'imprimer leurs chants; enfin c'était un crime de divulguer aux profanes les règles de la tabulature). Malgré cela, les formes d'art en honneur dans cette corporation composée uniquement d'artisans étaient beaucoup plus près des formes populaires que celles des poètes et des musiciens de la cour de France. Et d'abord, leur chant n'était ni polyphonique, ni même choral : nous avons vu que, dans la séance publique de l'église, sauf un cantique entonné par un seul Maître et repris (peut-être à l'unisson) par tous ses confrères, tout était chanté en solo, sans même l'accom- pagnement d'un seul instrument. L'Allemagne seule avait des

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mœurs qui pussent lui permettre de comprendre ainsi l'art lyrique. Dans ce même temps Hans Sachs exerçait sa salu- taire influence parmi les Maitres-Glianteurs de Nuremberg, Luther ne constituait-il pas ce répertoire admirable des chorals, empruntant au chant populaire bien plus qu'il ne lui rendait lui-même? Ils puisèrent tous deux à la même source, l'un pour son art, l'autre pour sa foi.

Mais, en fait, Sachs n'avait pas à chercher bien loin: il avait à sa disposition, comme ses contemporains, le fonds commun des mélodies qu'avaient léguées tous les lyriques des âges précédents, dès le temps des Minnesinger. Il y a, parmi les « tons » conservés jusqu'au temps de Wagenseil, des mélodies composées par Wolfram d'Eschenbach, par Nicolas Klingsohr, par Frauenlob, par dix autres aussi anciens, ou du moins à eux attribuées. Sans doute, pour devenir Maître, il fallait avoir composé un « ton » nouveau; mais, même après cela, il était parfaitement loisible au maitre-chanteur de composer ses vers sur des « timbres » anciens. Hans Sachs, le maître parmi les Maîtres, lui qui a laissé les poésies de plusieurs milliers de Meisterlieder, n'a composé que treize « tons » (1).

Le lecteur a compris depuis longtemps, sans doute, ce qu'il faut entendre par ce mot « ton ». Il se tromperait s'il y cher- chait un sens analogue à celui que lui donne la moderne théorie de la musique. « Ton » chez les Maîtres-Chanteurs, est pure- ment et simplement synonyme de mélodie. Il en est de même du mot « Mode », employé aussi quelquefois. Pour ce dernier, il ne saurait y avoir le moindre doute, le mot allemand qui le représente, Weise (manière, mode) signifiant aussi, aujour- d'hui encore, « mélodie ». Au reste, les mots Tonus et Modus avaient, dès le mayen âge, le sens que nous attribuons au Ton et à la Weise des Maîtres-Chanteurs; et parmi les plus anciens documents de la musique profane venus jusqu'à nous, nous pouvons citer un Modus Ottinc, un Modus liebinc, Modus florum, Modus CarelmannincC^), qu'il faut traduire par : « Air de la chan-

(1) Wagenseil, chap. Von dcn Tônen iind Mclodeyen (Des Tons et Mélodies), pp. 532 et suiv.

(2) De Coussemaker, Histoire de l'harmonie au moyen âge, p. 10».

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son d'Othon, » ou « de l'Amour », ou « des Fleurs », ou « de Charlemagne ». Une psalmodie issue d'un chant populaire fran- çais était désignée en Italie par les mots : Tonus peregriniiSy V « air venu de l'étranger ».

Wagner, en n'expliquant pas ces mots, a, volontairement peut-être, accru dans l'esprit du spectateur cette impression de pédantisme hérissé et broussailleux par laquelle il voulait caractériser l'esthétique des Maîtres-Chanteurs. Qu'est-ce en effet, nous disons-nous au premier abord, qu'un ton des « fleurs de haies », de « la paille » ou « du persil », que les modes du « romarin », de la « marjolaine » et du « rossignol », ceux de la « giroflée jaune », du « bâton de cannelle », de r ce étain anglais », du « gourmand solitaire », de la « fleu- rette de mélisse » et du « pélican fidèle » ? Ce sont tout sim- plement des airs que l'on avait coutume de désigner par ces mots bizarres, empruntés sans doute aux paroles de leurs poésies, ou peut-être purement conventionnels. Wagner, en empruntant au répertoire des Maîtres les titres les plus ridi- cules, a eu évidemment en vue de donner à rire, ce dont il ne saurait être blâmé, car il faut bien rire dans une comé- die; mais la chose en soi n'a rien de si comique. Hans Sachs lui-même a accru ce répertoire de treize mélodies dési- gnées, dans la liste Wagenseil, par les noms : «Le ton long de Hans Sachs », « le ton court » ou « le ton d'or » du même, le « mode de l'Argent », le « mode du Matin », etc., et cela n'a rien de plus singulier que de voir, dans un vaudeville du commencement de ce siècle, des couplets précédés de la mention : « Sur l'air de Femme sensible ou D'un serin qui te fait envie. »

Cette pratique nous offre un nouvel exemple et une preuve de plus que, jusqu'au XVP siècle, la création mélodique n'était pas la préoccupation dominante de l'artiste, et que musicien et poète avaient le plus souvent recours au répertoire des mélodies traditionnelles et préexistantes. C'est ainsi que les maîtres de la polyphonie écrivaient messes, motets et chansons sur des airs anciens, Vhomme armé, L'amour de moy. Sur le pont d'Avignon, ou des chants religieux, dans le temps même les Maîtres-Chanteurs disaient leurs vers sur des « tons » à eux transmis depuis le moyen âge.

Mais, outre cette constatation, cette étude nous permet d'en faire une autre, plus rare. Ces mélodies traditionnelles, elles ne s'étaient pas composées toutes seules. Qui les a faites? On l'a souvent demandé : pour les chansons françaises, les inves- tigations les plus patientes n'ont pas une seule fois permis de répondre d'une façon satisfaisante. Voilà qu'il n'en est pas de même pour la mélodie allemande, puisque Wagenseil, écrivant à la fin du XVIP siècle, nous donne une liste de plus de deux cents « tons » conservés par l'École (plus ou moins purement), quelques-uns depuis près de cinq cents ans, et qu'il en désigne la plupart du temps les auteurs.

Nous connaissons aussi, par les règles de la corporation, quelques-uns des principes qui devaient présider à la compo- sition d'un (( ton » nouveau. Pour qu'un « ton » devînt ein hewdhrter Ton (un ton consacré), il fallait d'abord« que la mé- lodie ne pût être confondue avec aucune autre, et n'empruntât à un chant déjà connu une suite de notes de plus de quatre syllabes : mélodie et ornements fleuris, tout doit être neuf». Disposition excellente, et qui, à n'en pas douter, pourrait trouver des applications fréquentes dans l'art de la moderne composition!

Lorsque le « ton » était reconnu irréprochable, on procédait à son baptême : sous les auspices de deux parrains, on lui donnait un nom, et on l'inscrivait dans le « Livre des Maîtres ». encore nous retrouvons un épisode de la comédie de Wagner, qui s'est conformé à l'histoire en faisant baptiser le nouveau «ton » créé par Walther sous le nom de Selige Morgen- traum Deut Weise, que M. de Brinn' Gaubast traduit par le mot composé : « L'Air-béni-du-Rêve-matinal-aux-doux-Présages », ce qui dit tout.

Un grand nombre de « tons » des Maîtres-Chanteurs sont venusjusqu'à nous par des manuscritsou des livres imprimés: on en pourra trouver l'indication bibliographique dans le livre de M. Schweitzer, qui a reproduit lui-même, dans l'Appen- dice, une mélodie de Hans Sachs, Die silber Weis (le Mode d'Argent) d'après un manuscrit de Zwickau (l). La liste des

(1) ScHWEiTZEh, Hans Sachs, p. 167.

56 -

« Tons de Maîtres » donnée par Wagenseil, et à laquelle Wagner a fait tous ses emprunts, est établie par ordre d'étendue des strophes entières ou Gesatze, depuis cinq vers jusqu'à trente-quatre. Quatre de ces « tons » jouissaient d'un prestige particulier; c'étaient les « tous couronnés », qui servaient, comme nous l'avons vu, de thème obligatoire aux épreuves de la Freiung. Tous quatre étaient d'auteurs anciens; c'étaient : « Le long ton d'Heinrich Mugling; Le long ton d'Heinrich Frauenlob ; Le long ton de Ludwig Marner; Le long ton de Regenbogen ». Wagenseil les a donnés dans son livre. Il sera évidemment intéressant que, pour conclure ce long exposé, nous reproduisions intégralement un de ces chants : nous aurons par une idée précise du style musical des Maîtres-Chanteurs de l'histoire. Nous donnons donc le plus court des quatre, le « long ton d'Henri Mugling ».

Les deux premiers 5fo//e/i, comprenant chacun trois vers, se chantant sur la même musique, nous ne noterons le chant qu'une seule fois, en superposant sur deux lignes les paroles des deux strophes.

L'^6^esan5f,plus long (14 vers), renferme aussi, par deux fois, des reprises de fragments mélodiques sur des vers différents, orocédé familier au stvle du choral allemand.

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Que cette musique n'ait pas servi de modèle à Wagner, on ne saurait le regretter (encore montrerons-nous qu'il n'a pas, autant qu'on le pourrait croire, négligé de l'étudier et d'en tirer parti.) Certes, le style musical des modernes Maîtres- Chanteurs a, malgré sa tendance à l'archaïsme, une richesse et une beauté de formes que les Maitres-Chanteursdu XVP siècle étaient loin de soupçonner.

Mais, en revanche, on a pu voir quelles ressources le poète- musicien a trouvées dans les documents que lui a fournis l'his- toire, et avec quel souci de la vérité il les a utilisées dans son poème. Grâce à lui, les Maîtres-Chanteurs revivent aujour- d'hui sur la scène, évoqués avec une fidélité, une exactitude, une sincérité, dont aucune œuvre d'imagination, ce semble, n'avait encore donné un aussi complet exemple.

V

LE ÏÏANS SACHS DE L'HISTOIRE

Hans Sachs eut cette rare fortune, après deux siècles d'oubli, d'être rappelé à la mémoire des hommes par des poètes et des artistes.

Ce fut Gœthe, d'abord, qui, en un temps seuls de rares érudits connaissaient son nom, lui adressa un hommage su- perbe, en une pièce devers Sur la mission poétique de Hans Sachs:

Le voici, notre cher Maître, par un matin de dimanche, tôt levé, debout dans son atelier; il a mis bas le crasseux tablier de cuir, en- dossé un beau pourpoint de fête ; bonsoir ligneul, marteau, pincette ; l'alêne est plantée sur la boîte aux outils. Le voici qui se repose au septième jour, lui aussi, de maint bon coup d'aiguille, de maint bon coup de marteau.

Dès qu'il a éprouvé l'influence du soleil printanier, voici que le loisir lui inspire un travail nouveau : il sent qu'en son cerveau il porte et couve un petit monde, il suit ce monde qui commence à s'agiter, à vivre, il sent qu'il aimerait à lui donner la volée.

Loyal et avisé, tel était son regard ; assez pleine d'amour était son âme pour pénétrer d'une vue clairvoyante et pure la nature de bien des choses, au point de les faire siennes ; assez déliée, assez habile sa langue pour se répandre en belles paroles... toutes choses faites pour réjouir le cœur des Muses, qui voulurent le sacrer Maître- Chanteur.

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Et Gœthe montre autour du vieux poète des figures symbo- liques venues pour lui faire escorte et lui montrer son devoir. « Que le monde t'apparaisse, dit Tune, tel que Ta vu Albert Durer, en sa vie puissante et mâle, avec sa force intérieure et sa stabilité. Que le feu divin qui sommeille en toi éclate en haute et claire flamme, » lui dit la Muse à son tour : et elle lui montre celle qui doit être l'inspiratrice de son génie : une gracieuse jeune fille, assise « au bord du ruisselet, près du buisson de sureau ; la tête inclinée, les yeux baissés elle est assise sous un pommier, et tresse adroitement une petite couronne entremêlée de boutons de roses et de vert feuillage... Pour qui peut-elle bien être, la petite couronne ?... x Elle sera pour le poète, qui trouvera dans les yeux de la vierge la con- solation de ses chagrins...

Et tandis que sa vie se passe en ce bonheur secret, haut, dans les nuages, se balance une couronne de chêne, éternellement ver- doyante, que la postérité va déposer sur sa tète (1).

En France, Alfred de Musset cita son nom en des vers

il célèbre

le patois Que le savetier Sachs mit en gloire autrefois.

Le peintre Kaulbach Ta mis au premier plan dans son tableau de la Réforme, et le monument que lui a élevé Wagner est assurément le plus magnifique.

D'autre part, archéologues et critiques se sont occupés de faire connaître son œuvre authentique : aussi la figure de Hans Sachs nous apparait-elle, avec le recul favorable et dans un rayonnement lointain, de telle façon qu'elle puisse être observée très exactement dans son ensemble.

Il est à Nuremberg, le 5 novembre 1494 (2). Bien qu'ar- tisan et fils d'artisan, il n'était pas pauvre. C'est la civilisation

(1) Traduit par Camille Benoit, à la fia de sa brochure: Motifs typiques des Maîtres- Chanteurs, etc.

(2) La plus grande partie des documents biographiques qui vont suivre sont résumés d'après rexcellcnle monogiupliie de M. Ch. Sciiwkmzeh, Elude sur la vie et les œuvres de Hans Sachs, thèse présentée à la Faculté des lettres de Paris, 1887.

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moderne qui a introduit cette idée que les métiers manuels sont nécessairement exercés par des gens privés de toute autre ressource : dans l'ancien temps, on travaillait de ses mains sans qu'il y eût nul signe d'infériorité. Le père de Sachs était tailleur; il fit son fils cordonnier: ce ne fut pas d'ailleurs avant que celui-ci eût achevé l'éducation classique que déjà les bourgeois allemands donnaient à leurs enfants.

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Hans Sachs D'après une gravure sur bois de Hans Brosamer (15'iJ

A sept ans, Hans était à l'école latine il apprenait les éléments (puerilia), la grammaire et la musique; plus tard, on lui enseigna les choses les plus diverses : l'art de pronosti- quer sur la naissance des hommes, la science des astres, les

phénomènes de l'air, de l'eau, du feu et de la terre, et tout l'appareil pédantesque du triviuni et du quadrivium, vestiges survivants des traditions du moyen âge, -^ excellente prépa- ration, du reste, pour celui qui devait devenir le restaurateur de l'école des Maîtres-Chanteurs.

A quinze ans, il entra comme apprenti chez un cordonnier ; deux ans après, il entreprit son tour d'Allemagne, visita la Bavière, le Tyrol, la vallée du Rhin. De passage à Salzbourg, il pensa s'y fixer et changer de métier « pour se consacrer ^ l'art si noble de l'imprimerie. » Dès ces années de jeunesse, il commençait à se livrer à la composition du chant et de la poésie. Son premier ^ar fut écrit à Munich en 1514; quelques- unes de ses mélodies sont plus anciennes encore : c'est ainsi qnelâSilberweisc (mode d'krgent) le g iilden Ton (ton d'Or) datent, il l'a noté lui-même, de l'année 1513.

Revenu à Nuremberg, Hans Sachs fut reçu maître cordon- nier, — puis aussi Maître-Chanteur. Son entrée parmi les Meîstersinger fut, pour cette Société, la date d'une véritable et salutaire renaissance : depuis longtemps la mésintelligence s'était mise parmi les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg, et il ne fallut pas moins que l'activité et le génie de Sachs pour rendre à la compagnie, non seulement son ancienne prospé- rité, mais encore pour en faire le modèle des associations similaires dans toute l'Allemagne.

Il se maria, épousa la fille unique d'un habitant de la cam- pagne nurembergeoise, Cunégonde Kreutzer, union par laquelle il fut, déclare-t-il, « comblé de prospérité de toute sorte et de richesse. » Il en eut sept enfants, deux fils et cinq filles.

Mais si les premiers temps de sa vie furent heureux, il connut à la fin les douleurs de la solitude, car tous ses en- fants, et après "eux sa femme moururent, lui laissant quatre petits enfants en bas âge. Il ne put supporter l'amer- tume de cet abandon : âgé de soixante-sept ans, il se re- maria, épousant une fille de dix-sept ans, Barbara Harscher. Cette fleur de jeunesse, pénétrant dans la demeure du vieil- lard, fut le parfum qui embauma ses derniers jours: il trouva auprès d'elle un renouveau d'inspiration, et chanta en des vers passionnés ses vertus, sa grâce, sa beauté. « Si Boccace

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l'avait connue, s'écriait-il, il l'aurait mise au nombre des cent femmes illustres! » Il vécut quinze ans encore, et mourut dans la nuit du 19 au 20 janvier 1576, à J.'àge de quatre-vingt- un ans passés.

Telle fut la vie de Hans Sachs, bourgeois de Nuremberg.

Mais, en vérité, sa vie est dans son œuvre. Nous avons vu qu'avant même d'avoir atteint ses vingt ans il avait composé des chants et des vers. Car il avait été initié à l'art des Maitres-Chanteurs, durant ses années d'apprentissage, par le vieux maître Lienhart Nunnenbeck, tisserand de son état; et jusqu'à la fin de sa vie (plus de soixante ans encore, par con- séquent) il ne cessa point d'écrire, de même qu'il n'aban- donna son métier qu'à un âge déjà avancé. Cette dualité dans le travail, ce voisinage inaccoutumé de besognes vulgaires et d'inspiration idéale ont prêté à Hans Sachs une originalité très particulière, et qu'aucun autre artiste ne saurait lui disputer peine pourrions-nous mentionner après lui le menuisier français Adam Billaut, dont les chansons, d'allure populaire, ne sont pas sans mérite, mais dont l'œuvre est loin d'être comparable à l'ensemble de celle de Sachs.) Ce fut aussi pour lui la cause de critiques dédaigneuses, dont sa renommée eut fort à soufTrir. Au XVIP siècle, quand survint la réaction classique contre toute tradition populaire et natio- nale, il courut sur lui, en Allemagne, ce distique satirique:

Hans Sachs war ein Schuh- macher iind Poët dazu.

« Hans Sachs fut cordonnier, et poète par-dessus le marché! »

De notre temps, l'œuvre de Wagner a été l'occasion d'ap- préciations du même genre, qui ont trouvé leur formule la plus expressive en cette phrase venue sous la plume subtile d'un de nos plus distingués confrères :

« Nous ne pouvons admettre qu'on fasse du sentiment à propos de bottes 1 »

Nous n'avons garde de discuter là-dessus : c'est affaire de sentiment personnel de savoir si ce mélange de la plus haute

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poésie avec les vulgarités de la vie courante doit choquer les délicats, ou si au contraire il le faut admirer, comme présen- tant l'image complète de la vie. Du moins Wagner, en l'ad- mettant, s'est-il conformé aux données de l'histoire ; et les contemporains de Hans Sachs, ne connaissant pas le préjugé, tout moderne, qui veut que tout soit noble dans le domaine de l'art, admirèrent les œuvres du cordonnier tout comme ils l'auraient fait si elles eussent été d'un grand seigneur.

Sachs non plus ne se préoccupait de tout cela, travaillant pour gagner sa vie, faisant des vers parce que la nature l'avait formé poète, et ne se souciant guère de ce qui en adviendrait. Et, par son patient labeur de soixante années, il a produit une œuvre considérable, que l'on n'évalue pas à moins de 500.000 vers! Ses poésies lyriques, chants de Maître et autres, sont au nombre de 4275, et cela même représente à peine la moitié de son œuvre totale, car ses compositions développées, tragédies, comédies, farces, dialogues, contes, etc. s'élèvent à près de deux mille !

Dans sa première jeunesse, il ne songea qu'à cultiver l'art des Maîtres-Chanteurs. 11 occupa les loisirs de ses années de voyage et des premiers temps de son installation à Nuremberg à ciseler des « bars », dans la forme réglementaire, même à composer des « tons ». A la vérité le poète, chez Hans Sachs, dépasse singulièrement le musicien, et Beckmesser n'a peut-être pas tort quand, au troisième acte, affirmant sa supé- riorité, il dit : « Cher Sachs, vous êtes un bon poète, mais pour les airs, convenez que je ne le cède à personne ! » Le Sachs de l'histoire n'en, est pas moins, nous le savons déjà, l'auteur de treize « tons » ou « modes », dont plusieurs ont été conservés par d'anciennes notations ; mais toute cette musique date de sa première période de production. En 1513, c'est-à-dire lorsqu'il n'était âgé que de dix-neuf ans, il avait, avons-nous dit, composé la Silberweis et le Giilden Ton; ses der- nières mélodies sont datées de 1527 (1). Pour donner une idée du caractère musical de l'œuvre de Sachs, nous repro-

(l) ScHWEiTZEU, Hans .S'acfe, pp. 208-209. Les dates données pour le 13 ont et évidemment interverties par erreur typographique.

-

duirons un fragment (le 1" Stoll seulement) de sa première mélodie, la Silberweis (mode d'Argent), que nous transcrivons en notation moderne (1).

\p, ich grus dith v, 1,0 . n,-

se •. n . cor

Le contour mélodique n'est pas sans grâce, malgré l'indé- cision du rythme, et la tonalité produit une singulière impres- sion, avec son début la note mi s'impose comme tonique, dans une tonalité mineure, et auquel succède une cadence finale inattendue sur le sol (disposition exactement reproduite dans la dernière partie de la mélodie). Cela peut être inter- prété comme un S""" mode du plain-chant (dorien antique) avec cadence finale dans le 8" ton (hypoplirygien). Songeons bien d'ailleurs que nous sommes tout au début du XVP siècle, époque fleurissait l'école polyphonique de Josquin des Prés, dont le caractère est si primitif, et que ce chant de Hans Sachs est peut-être la plus ancienne mélodie dont nous sachions positivement l'auteur.

Mais ces occupations de dilettante n'auraient jamais suffi à rendre populaire le nom de Hans Sachs. De graves événe- ments, en interrompant un moment sa production poétique,

(1) Cette transcription est faite d'après la notation donnée par M. Schweitzer. con- formément à un manuscrit de Meislerlieder de Hans Sachs, conservé à la bibliothèque

VI iiiv^uiv^iii, a uii iiidiiuscriL ue iueisie» ((eue/ ue naii

de Zwickau la suite de la page 454 de son livre).

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lui permirent bientôt de hausser le ton, et de faire entendre sa voix de l'Allemagne entière.

C'était le temps Luther, révolté, se préparait, parTaclioD et par la parole, à fonder dans la chrétienté une religion nouvelle. Du cloître de Wittemherg, de la chaire d'Ausgbourg et de Worms, de la cellule de la Warlbourg, sa voix, ton- nante, avait retenti.

Soudain une autre voix se fit entendre, plus harmonieuse, mais guère moins puissante ; elle chanta :

« Debout 1 Voici qu'approche le jour, j'entends dans le vert bocage le chant ravissant d'un rossignol; sa voix reten- tit à travers monts et vallées. La nuit s'abaisse vers l'Occi- dent; le jour se lève à l'Orient; l'ardente et rouge Aurore pénètre à travers les épais nuages. »

Ce chant, l'œuvre de Wagner nous l'a fait connaître, car c'est celui par lequel, dans la prairie au bord de la Pegnitz, le peuple de Nuremberg salue son poète, l'acclamant de ses propres vers. Mais ce rossignol à la voix éclatante, était-ce bien véritablement Hans Sachs? Non pas, nous l'apprendrions bientôt si la strophe interrompue se poursuivait quelques vers de plus. Nous y verrions que l'appel du rossi- gnol a rallié le troupeau des brebis égarées à travers la nuit par ses indignes pasteurs, le Lion et les loups. Vainement ceux-ci tenteront de s'emparer du rossignol ou d'étouffer sa voix sous les hurlements: le troupeau a retrouvé sa route, la nuit s'est effacée devant le soleil radieux. Le troupeau, c'est la foule des chrétiens; le Lion, c'est le pape Léon X, el les loups sont les prêtres et les moines ; enfin, le rossignol à la voix splendide, « le Rossignol de Wittemherg », Die Witten- bergisch Nachtigall c'est le docteur Martin Luther (1).

Hans Sachs fut ainsi, si l'on peut dire, l'auteur de la pre- mière Marseillaise de la Réforme (2); sa renommée de poète

(1) Le Rossignol de Wittemberg parut, en 1523, sous la forme d'une brochure qui se répandit promptement dans toute rAUemagne. Nous donnons ci-contre la reproduction en fac-similé de la gravure sur bois, duu art plus que naïf, qui ornait la première page de ce poème que la musique de Wagner a revêtu d'accords si magnifiques.

(2) Il ne faudrait pas cependant prendre cette expression à la lettre : te Rossignol de Willemberg ne peut p;is être assimilé complètement à une Marseillaùe^ par la raisoh que ee poème, fort long, n'était pas fait pour être chanté.

populaire en fut définitivement consacrée. Il ne s'arrêta pas dans son- œuvre de propagande, et, pendant plusieurs années, ne songea qu'à répandre les idées nouvelles par la parole et par les écrits. Il s'engagea très avant dans la lutte : ses œuvres de polémique sont parfois d'une violence qui évoque à notre pensée le souvenir des discours que les plus farouches montagnards de quatre-vingt-treize lançaient du haut de la tribune des Jacobins ou de la Commune, à l'époque des fêtes de la Raison.

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A la vérité, ce moment d'effervescence dura peu. Après quelques années, Sachs revint à la poésie pure, et ne chercha plus qu'à distraire, amuser, et, souvent encore, moraliser ses contemporains.

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Il traita tous les genres littéraires connus.

Ses innombrables «Chants de Maître » (Meisteriieder)iie sont pas, à vrai dire, la partie la plus intéressante de son œuvre : les règles de l'école ne permettaient pas au génie du poète de prendre tout son essor, et les sujets que lui-même préférait étaient le plus souvent d'un caractère didactique ou moralisa- teur assez éloigné du véritable idéal de la poésie lyrique. Pourtant, dans quelques morceaux de forme libre (PïdUeder), on retrouve la grâce primitive et la fraîcheur d'accent du véritable chant populaire. Ainsi en est-il pour ces deux stro- phes d'une chanson de Mai :

O mai, noble mai, tu égayés la verte forêt de l'éclatante parure de tes fleurs mignonnes et gracieuses, parmi lesquelles se promène ma belle bien-aimée.

Aussi, verdoyant mai, lorsque je pense à celle qui réjouit mon cœur, je pousse maint soupir. Tant que je vivrai sur terre, mon cœur lui restera fidèle.

Il fît des pièces de théâtre, que les membres de l'association des Maîtres-Chanteurs et lui-même représentaient, soit devant le peuple de Nuremberg, en l'église Sainte-Marthe ou dans la cour de quelque hôtellerie, soit dans des réunions particulières, en la maison de tel riche bourgeois, à l'occasion d'une noce ou pour quelque autre fête. Il produisit ainsi une grande quantité de drames bibliques, assez analogues à nos mystères du moyen âge; des poèmes romanesques, dont les sujets étaient empruntés aux légendes, et parmi lesquels nous en retrouvons que Wagner a repris à son tour ; tels : Les amours violentes de sire Tristrant avec la belle reine Isolde, et Sewfriedt (Sieg- fried) le cornu, fils du roi Sigmundt dans le Pays-Bds; puis de véri- tables tragédies antiques : Lucrèce, Virginie, Mucius Scœvola, Ulysse et Pénélope, Alceste et Admèie (un sujet de Gluck), la Z)esfrudiont/erroîe (maintenant du Berlioz), etc. enfin desfarces, des comédies bouffonnes, littéralement des Jeux de carnaval (Fastnachtspiele), sont peintes en traits satiriques les mœurs de toutes les classes de la société nurembergeoise, et encore des contes (Schwànke) dans la forme populaire, qui sont assu- rément, de toute son œuvre, ce qui a le mieux mérité de survivre.

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Ici abondent les traits de mœurs et les observations piquantes. Qu'il s'agisse de contes ou de comédies, on s'y querelle énormément. Les femmes jouent un rôle impor- tant dans ces sortes de scènes, l'éternelle chanson du mari mécontent est variée à l'infini ! Moines et prêtres, paysans nigauds, coureurs d'aventures, jusqu'au diable lui- même, tous paient leur tribut à l'humeur sarcastique du poète. La gent militaire non plus n'est pas épargnée : ces terribles Landsknechte, qu'il était aussi peu désirable d'avoir pour amis que pour ennemis, nous sont représentés sous les couleurs les plus fantasques. Les choses saintes elles-mêmes ne sont pas toujours respectées : comme ces « imagiers » du moyen âge qui ne craignaient pas d'orner les cathédrales de peintures ou de sculptures satiriques, parfois même légère- ment obscènes, Sachs met en scène les saints, et le bon Dieu lui-même, avec une familiarité qui frise l'irrévérence!

Résumons brièvement quelques-uns de ces contes : l'on comprendra mieux ainsi la nature d'esprit du vieux poète alle- mand, digne contemporain de Rabelais.

Un jour, saint Pierre se promenait avec le bon Dieu. Tout en cheminant, il lui remontrait comment les hommes se plai- gnent sans cesse, et s'écriait Ah î si j'étais le bonDieu!... » Celui-ci, le prenant au mot, lui délégua ses pouvoirs pour tout un jour. A ce moment survint une vieille femme avec sa chèvre. La vieille dit à la chèvre : « Que Dieu te garde! » et elle s'éloigna. Yoilà donc saint Pierre chargé de la garde de la chèvre; il court après elle, la suit par monts et vaux, esca- lade les rochers, dévale des collines, haletant, fumant, fourbu. Aussi, le soir, «est-il fort aise de résigner ses pouvoirs, et recon- nait-il que ce n'est pas déjà si facile d'être Dieu et de m^ener les hommes, lui qui n'a pas même su garder une chèvre !

Un autre jour, ce même saint Pierre a commis l'imprudence d'ouvrir la porte du Paradis à une bande de soldats. Aussitôt voilà le saint lieu mis au pillage : les nouveaux venus se mettent à boire et à jouer aux dés; on se querelle, les épées sont tirées; le bon saint n'est pas le dernier à recevoir des horions, et l'on ne sait trop comment finiraient les choses, si Dieu, intervenant en personne, n'avait une idée de génie, celle de faire battre le tambour au dehors.

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Au tour des femmes maintenant, El crabord, une petite anecdote qui concerne la naissance de leur mère commune, Eve. L'on sait que Dieu la créa d'une côte qu'il avait arrachée de la cage thorarique du père Adam. Mais ce que nous igno- rions, — Sachs va nous le révéler, c'est que, cette pre- mière opération terminée, Dieu avait posé délicatement la côte sur l'herbe et s'était allé laver les mains. Un chien passe : il saisit la côte et se sauve ; le bon Dieu court après, le saisit par la queue: la queue lui reste à la maini Que faire? Bah! à défaut de la côte, la femme sera créée avec la queue du chien!

Notons en passant que "Wagner est parfaitement dans le ton lorsqu'il fait chanter par son cordonnier-poète une chanson humoristique racontant une autre anecdote de l'histoire d'Eve. Celle-ci, chassée du Paradis terrestre, souffrait cruellement de marcher pieds nus sur les pierres: « Le Seigneur en fut affligé ; appelant son ange, il lui dit : « Fais des souliers à la pauvre pécheresse ; et puisque Adam se meurtrit aussi les

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orteils, afin qu'il puisse continuer sa route, prends-lui mesure aussi d'une paire de bottes I » C'est, avec une discrète note de pitié en plus, le même esprit, presque le même style.

C'est par de telles historiettes (combien simples!) que Hans Sachs égayait les réunions amicales des bourgeois de Nurem- berg. Les sujets en étaient pris, n'en doutons pas, à la tradi- tion populaire, et le poète ne faisait qu'y donner sa forme personnelle. Ces contes étaient imprimés, la plupart du temps, sur des feuilles volantes que des colporteurs vendaient dans les foires comme aujourd'hui encore on vend des image?

ou des complaintes. Sur le titre, une scène du conte était représentée en une gravure sur bois, d'un art grossier, parfois cependant non sans caractère : n'oublions pas que nous sommes encore presque au temps des Albert Dilrer et des Wohlgemuth, et dans leur ville même. Par ces seuls dessins nous pourrions nous faire une idée de l'esprit qui présida à ces compositions, ainsi que de leur milieu réel, et

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même Richard Wagner a placé son œuvre. Voici deux de ces gravures. La première est empruntée au conte intitulé : Amertumes et Douceurs de la vie conjugale. Gomme, par extraordi- naire. Sachs n'y daube pas exclusivement sur les femmes, puisqu'il admet qu'à côté des amertumes la vie conjugale a ses douceurs, les commentateurs ont pensé que la tirade il fait l'éloge de leur sexe visait sa propre femme, Cunégonde, que, par une réserve louable, il a toujours exceptée de la réprobation commune. Serait-ce donc le ménage de Sachs que nous verrions sur cette vignette, le bon Hans gesticulant en parlant à un troisième personnage, sur une place de Nurem- berg, avec un fond de tours et de créneaux?

L'autre vignette représente un des sujets favoris de Sachs, une dispute entre une dame et sa servante. Nous voyons ici l'intérieur d'une maison allemande : quant aux personnages du premier plan, leur attitude nous en dit aussi long que le pourrait faire le texte complet de la poésie.

Nous avons dit que les disputes sont un des sujets favoris de notre poète. Lisons encore ce résumé de l'exposition d'un conte : le Diable et la Vieille Femme. La scène se passe dans la ruelle se trouve la maison de Hans Sachs, devant son échoppe même. Tout à coup, dans une maison voisine, un vacarme épouvantable s'élève : c'est un bruit confus de chaises et de tables bousculées, de vaisselle brisée, de cris et d'appels au secours. En un clin d'œil la rue est remplie de curieux; les voisins accourent, se pressent aux fenêtres, à la porte de la maison se livre la bataille. C'est, naturelle- ment, une querelle de ménage, et non la bastonnade de Beckmesser; mais, à ce détail près, n'avons-nous pas toute la mise en scène du second acte des ^ai^res-C/ian^eu?'s de Wagner?

C'est que nous en voulions venir en insistant sur des détails qui pouvaient, au premier abord, paraître étrangers à notre sujet principal. La vérité est que, pour la conception comme pour l'exécution littéraire des J/a(^res-C/ian«a</'s, W\igner doit beaucoup à Hans Sachs, car il ne s'est pas borné à mettre son personnage en scène, mais il lui a emprunté quelque chose de son esprit, voire même de ses procédés. Les Schwànke, les Fastnachtspiele, et, d'une façon générale, toutes les œuvres

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poétiques de Sachs sont écrites en vers octosyllabiques, sem- blables au petit vers si alerte de nos fabliaux français: Wagner a adopté ce vers, et s'en sert continuellement dans son poème. Il a trouvé chez Sachs certaines formes archaïques qui lui ont permis de donner la couleur du temps à l'œuvre moderne. Il lui a emprunté ses plus nobles vers pour les faire chanter dans la scène la plus grandiose du drame ; et voilà que, par ces derniers détails, nous apercevons encore qu'il s'est inspiré directement des propres sujets traités par son héros.

En commençant cette étude , nous nous demandions , sans pouvoir le déterminer avec certitude, à quelles œuvres littéraires antérieures le poème des Meislersinger pourrait être rattaché : était-ce au théâtre allemand d'il y a un siècle, à Mo- lière, à Shakespeare? Yoici la vraie filière trouvée : c'est Hans Sachs qui a été le maître et le modèle de Wagner.

Certes, l'œuvre de celui-ci est d'une tout autre envergure ; mais les éléments s'en trouvaient épars dans l'œuvre de Sachs.

C'est ainsi que Wagner, fidèle à l'inspiration nationale, a donné la forme définitive à Fébauche que, quatre cents ans avant lui, avait tracée Hans Sachs, le vieux poète populaire allemand.

VI

LE ÏÏANS SACHS M WAGNER

Cependant Wagner n'a pas voulu considérer en Sachs seu- lement le poète : il a pris l'homme tout entier. Il l'a fait res- semblant. Sans doute il l'a grandi, lui prêtant d'autre part certaines idées auxquelles jamais ne songea aucun homme du XVP siècle. Mais ces idées, pour différentes qu'elles puis- sent être, ne sont jamais contradictoires; et l'on peut dire qu'en représentant la physionomie morale de Hans Sachs, Wagner l'a montré tel qu'il eût été s'il avait vécu quatre siècles plus tard. '

C'est que Sachs n'était pas seulement le gai compagnon que nous révèlent les Schwànke et les FastnaclUspielc : c'était encore un penseur. Son attitude au début de la Réforme nous a montré que son esprit était capable d'indépendance, d'audace et d'enthousiasme ; l'âge, en calmant ses ardeurs juvéniles, éleva son âme et la porta vers les régions les plus sereines. Sa vieillesse fut celle d'un philosophe. Lisons cette description que, dans un « Chant du Maître », un poète, son disciple, a tracée de sa physionomie en les derniers jours de sa vie :

« Blanc comme une colombe, la figure souriante et encadrée d'une grande barbe, il était d'ordinaire assis devant sa table, lisant dans un grand beau livre à fermoirs en or; tout autour

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de lui, sur des rayons, étaient rangés d'autres volumes; tous munis de fermoirs; le livre toujours ouvert devant lui, c'était la Bible. Quelqu'un entrait-il dans son appartement, il ne ré- pondait à son salut que par un regard et en inclinant silen- cieusement vers lui sa tète affaiblie ; aux questions qu'on lui posait il ne disait mot, et, quelle que fût la personne qui se tenait devant lui, il continuait à regarder sa Bible. »

Quelques semaines avant sa mort, un peintre nurembergeois, Andréas Herneysen, vint le visiter et fit son portrait; Sachs l'en remercia en écrivant pour lui ses derniers vers. Si Ton ne retrouve guère, sous les traits du vieillard plus qu'octogé- naire, la ressemblance de l'homme de cinquante ans tel qu'une autre image nous l'a montré, s'il n'a plus cette figure aimable et souriante, cet air de bonhomie et en même temps d'assu- rance qui caractérisait son âge mûr, en revanche son large front, son œil profond, encore vif, son air de gravité et de douceur témoignent de la sérénité de sa pensée intérieure.

Même sans l'auréole de la vieillesse, tel qu'il apparaît par l'ensemble de sa biographie Hans Sachs est infiniment sym- pathique et respectable. L'esprit d'un moraliste règne au fond de tous ses écrits; mais cette morale, quelquefois d'une réelle élévation, plus fréquemment assez terre à terre, en tout cas toujours marquée au coin du bon sens, n'est jamais chagrine. Il est plein d'activité et de bonne humeur : pour lui, comme pour son maître Luther, « le diable u'estque l'esprit de mélan- colie qui fuit devant les gais propos, et surtout devant la mu- sique. » Il considère le travail non seulement comme un devoir, mais comme une nécessité. « L'homme, dit-il, est pour le travail, comme l'oiseau pour le vol. » Il y a chez lui une bonté innée, un besoin instinctif de paix et de concorde, une horreur naturelle de la violence. L'amour du prochain est un de ses thèmes favoris.

Au reste, il est ennemi de tous les excès. S'il loue la sobriété, il est loin de condamner la bonne chère et le bon vin; il professe seulement qu'il n'en faut point faire un usage abusif. Appliquant ce principe aux choses spirituelles, il a un esprit de tolérance qui lui permet de se tenir à égale distance de toutes les opinions extrêmes. Nous avons vu

i t

qu'un des premiers il adopta avec enthousiasme les principes de la Réforme; mais quand la querelle s'étendit et sortit du domaine de la discussion théologique, il s'efforça de calmer les fanatiques et prêcha la modération à ceux qui ne voyaient

HAn^- .Sachs',

Hans Sachs à l'â^'e de 81 ans. D'après un portrait d'Andréas Herneysen (1376.)

dans la protestation luthérienne qu'une révolte et un sujet de haine. C'est à ces derniers que, dans une de ses pages les plus éloquentes, il adresse ces paroles : « Vous vous donnez le nom de disciples du Christ, et vous manquez de la pre-

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mière des vertus chrétiennes, qui est l'amour du prochain, le prochain fùt-il votre ennemi! Vous n'engendrez que la haine de la parole de Dieu et de ceux qui lui sont fidèles... Si vous étiez enfants de l'Évangile, vous annonceriez l'Évangile à vos frères avec douces paroles, et mèneriez une vie sans reproche. Mais c'est le sort de la vérité d'être persécutée par les méchants. » Pour lui, il estime que « tandis qu'ils se disputent, les hommes ne négligent que trop souvent cette régénération intérieure que Dieu exige de chacun de nous ». Enfin, il a adopté le principe de la conception luthérienne qui rejette le formalisme des pratiques traditionnelles au profit de la vérité directement observée, « de même, dit M. Schwei- tzer, qu'à certaines époques de révolution littéraire, on a pu voir des novateurs hardis secouer le joug d'une poétiqire tra- cassière et proclamer la liberté de l'inspiration (1) ».

Est-il une seule de ces idées à laquelle contredise le person- nage de Wagner? La réforme qui préoccupe celui-ci n'est pas, il est vrai, la réforme religieuse : c'est la réforme de fart; mais, dans cette transposition, il procède de façon abso- lument identique. Sans repousser la routine de l'école, il manifeste assez qu'il en fait bon marché et qu'il attribue un bien plus haut prix au génie dont aucune contrainte ne res- treint l'expansion. Il pratique la tolérance, ce qui n'est pas moins rare en art qu'en religion ou en politique : s'il a su distinguer ce qu'il y a de vivant et de puissant dans le chant de Walther, etsi, en dépit des Beckmesser, il s'en est dès l'abord déclaré le champion, il s'efforce à son tour d'écarter l'artiste trop confiant en son génie des excès il n'est que trop dis- posé à tomber, et de le ramener à la salutaire discipline des maîtres.

Quant au caractère propre à l'homme, il est le même chez le Sachs de Wagner que chez celui de l'histoire : bonhomme, simple, ardent au travail, profondément honnête, d'une rare bienveillance et d'une grande bonté.

Il n'en est pas moins vrai que Wagner lui a prêté maintes fois des idées qui étaient siennes, et a additionné sa physio-

(1) Ch. Schweitzer, Hans Sachs, p. 127. Voir aussi pp. 247, 131, 145> 80 et 89.

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nomie morale de quelques traits empruntés à sa propre per- sonne. Mais, je le répète, il n'y a jamais contradiction entre les idées du vrai Sachs et celles, d'un esprit plus mo- derne, qui lui furent attribuées par Wagner. Et, à bien consi- dérer les choses, n'était-ce pas la manière de créer un type impérissable que de fondre en un seul ces deux puissantes personnalités : le poète musicien qui fut père de la poésie lyrique en Allemagne, et celui qui, quatre siècles après, a résumé dans son. œuvre colossale tout le génie de l'art alle- mand?

Avant de pénétrer plus profondément dans l'étude du type wagnérien de Sachs, il convient de considérer un côté du personnage que de modernes commentateurs se sont efforcés de faire ressortir avec un relief qui, je le déclare d'avance, me semble loin d'avoir été aussi accusé dans la réalité aussi bien que dans l'intention de l'auteur. Il s'agit de savoir quelle est exactement la nature du sentiment que Hans Sachs éprouve à l'égard d'Eva. Sans nous attarder à des réflexions préalables et prématurées, citons les passages les plus significatifs des auteurs qui ont traité cette partie de la question.

C'est M. Stewart Houston Chamberlain, un des écrivains qui ont le plus complètement « fait le tour » du génie de Wagner et pénétré dans l'intimité de son esprit, qui, croyons- nous, l'a formulée le premier :

Dans/esil/aJ/;'es-C^anfÉ't4;*s, écrit-il, nous assistons à la dernière grande victoire que Sachs remporte sur lui-même : le renoncement coura- geux, conscient et fier; et ce simple ouvrier nous parait aussi grand que n'importe quel glorieux héros... Ce n'est pas dans les actions d'éclat que se révèle la grandeur d'àme de Hans Sachs, mais bien dans les faits insignifiants de la vie quotidienne. Et cette lutte inté- rieure, le renoncement à la main d'Eva, au dernier bonheur que la vie pouvait lui offrir, ce n'est pas une de ces luttes l'àme est déchirée par l'assaut de l'homme extérieur, de l'homme sensuel contre l'homme intérieur : non. un homme tel que Hans Sachs uepouvait avoir un seul instant l'idée d'arracher ou même seulement de disputer la jeune fdle à son amant; et la lutte qu'il soutient est une lutte tout intérieure, contre sa propre douleur. Voilà le conflit tragique, voilà les profondeurs du cœur humain dans lesquelles nous conduit le drame

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wagnérien ; et comme plus tard dans Parsifal, la lutte aboutit non pas à la chute du héros, mais à sa victoire : « Sou àme atteint la sérénité suprême d'une douce et suave résignation. » Tel est le drame des Maîtres-Chanteurs (1).

M. Alfred Ernst précise. Dans son ouvrage si profondément étudié sur l'Art de Richard War/ner, l'OEuvre poétique, il ne fait mention des Maîtres-Chanteurs que pour étudier le type de Sachs, qu'il classe expressément au nombre des héros wagnériens du renoncement volontaire ou obligatoire, après Erik du Vaisseau fantôme, Wolfram de Tannhàuserei le roi Marke de Tristan et Isolde. Il poursuit:

Il convient de voir nettement en quoi consiste le renoncement de Sachs. Sachs aime Eva, d'une façon quasi paternelle sans doute, puisqu'il a porté jadis la fillette dans ses bras, mais cependant la différence d'âge n'est pas si grande que certains commentateurs ont pu le supposer. Sachs n'est pas un vieillard comme Marke ; il est dans la maturité de l'existence et dans la pleine force du génie. Eva, par crainte d'échoir à Beckmesser, admet la possibilité de devenir la femme de Sachs, si elle ne peut appartenir à Walther...

Ce rêve involontaire de l'amour, du bonheur avec Eva, Sachs en fait le sacrifice, et ce sacrifice est douloureux... Sa tendresse pour Eva lui était douce au cœur : bien qu'il n'osât se la formuler nette- ment, il en goûtait l'inavoué délice, et voici qu'il lui faut renoncer à ce sentiment, rompre le charme, s'affranchir d'un rêve aimé...

Hans Sachs sacrifie le rêve trop charmant qu'il avait inconsciem- ment ébauché. Or, son renoncement ne se borne pas à ce sacrifice, qui lui eût apparu sage, utile, indispensable, Sachs aide au succès de Walther l'élu d'Eva, l'élu aussi de l'Art, le chanteur de qui le nom va grandir maintenant. C'est la bonté de Sachs qui ouvre à Walther le double ciel de la poésie et de l'amour, Parnass und Paradies. Mais ceci n'est pas encore la victoire su- prême de cette grande àme : ce qu'elle veut, ce qu'elle réalise, c'est l'extinction de tout égoïsme, serait-il explicable et juste, c'est le silence imposé à la plus légitime tristesse. L'âme renonce ; elle cesse de désirer les biens d'une vie dont elle a connu les épreuves et dont elle sait les illusions. Ces biens, elle les distribue autour d'elle, elle n'est plus heureuse que du bonheur d'autrui. Elle fait taire les

(1) Stewart Houston Chamberlain, le Drame wagnérien, p. 150-152.

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plaintes de la nature humaine ; elle se juge, elle s'interdit toute fai- blesse, et, libre enfin, elle trouve une première récompense, immé- diate, dans le sentiment de cette entière liberté (1).

M. de Brinn"Gaubast, toujours enthousiaste, et toujours indigné, renchérit : prenant à partie M. Edouard Schuré parce qu'il a dit que « le fond même du drame est la lutte du génie aux prises avec des compteurs de notes et de syllabes », il s'écrie :

Non ! mille fois non ! cette lutte existe dans le drame, mais elle n'en est pas « le fond même »... Le centre en est : l'àme de Sachs : et le vrai « fond », le vrai « problème » en est: le renoncement de Sachs (2).

Enfin il n'est pas jusqu'à M. Schuré lui-même, le précur- seur de tous les écrivains wagnériens français, qui, vaincu par ces arguments subtils, ne se soit incliné en dernier lieu, alors que, dans la première édition de son Drame musical, il n'avait pas eu le moindre soupçon de toutes ces belles choses. Dans une note de sa nouvelle édition, il écrit:

Dans son très pénétrant livre: Dass Drama Richard Wagners (1892), M. Houston Chamberlain a fait ressortir très justement l'héroïsme silencieux de Hans Sachs, la profondeur de son renoncement et com- bien, dans sa grandeur d'âme, il demeure seul. Car personne ne com- prend le fond de son cœur, ni les maîtres rigides, ni AValther lui- même. La seule Eva, avec sa divination féminine, y jette un regard furtif. Un instant, le cœur de la jeune fille se fend devant la solitude et le tourment secret du maître. Mais bientôt elle oublie ; car le bon- heur est aveugle et ingrat ; la souffrance seule est clairvoyante et sympathise avec la soufirance. Sachs accomplit son sacrifice avec une aimable bonhomie, il ne permet pas même à sa plainte d'élever la voix devant lui-même, il l'étouffé en souriant (3).

Je ne puis m'empécher, eu lisant ces commentaires, de songer au mot que dit Socrate après avoir lu les dialogues de

(1) A. Ernst, l'Art de Richard Wagner, pp. 396 et suiv.

(i) Les Maîlres-Chanteurs, publiés par L.-P. de Brinn'Gacbast, etc., p. 170.

(3) Ed. Schuré, Richard Wagner, nouvelle édition revue, 1895, p. 190.

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Platon : « Que de belles choses ce jeune homme me fait dire, auxquelles je n'ai jamais songé! » Si Wagner était encore de ce monde, ne doutons pas qu'il en dirait autant pour bien des écrits dans lesquels sa pensée est analysée avec tant de subtilités et des conséquences si imprévues qu'il ne s'y reconnaîtrait plus lui-même I C'est en effet une tendance générale parmi de modernes écrivains, que Ton pourrait dési- gner par le terme de « néo-wagnériens », de vouloir découvrir du mystère et de l'inconnu sous chaque mot et sous chaque phrase. A les écouter, on ne trouverait dans l'art de Wagner que symboles, actions internes, pensées secrètes ; les consi- dérations ésotériques ont à leurs yeux bien plus d'importance que les observations positives : mais à force de pénétrer au fond des choses ils en arrivent à ne plus rien retenir de ce qui, dans l'œuvre d'art, est extérieur, apparent, réel. Je crains fort que ma méthode, si différente, ne trouve pas grâce devant eux, que plus d'un me tienne pour un esprit à courte vue, et je m'attends résigné d'avance ! à m'entendre dire que je n'ai rien compris. Rechercher l'origine de l'œuvre dans l'histoire, lui donner pour base la réalité, même avoir poussé les observations assez loin pour établir que Wagner doit beaucoup à cette réalité historique, et qu'il l'a serrée d'aussi près qu'il est possible de le faire dans une œuvre de théâtre, cela sans doute ne saurait satisfaire ceux qui regardent ces détails comme de vaines apparences, ceux pour qui Wagner est semblable à Dieu, leque. fit sortir le monde du chaos et le créa en six jours; il y mit, à la vérité, plus de temps, mais il ne se reposa pas, car le génie ne se repose jamais! Mon principe est autre : avec Lucrèce, je dis : Ex nihilo nihil^ et je pense ne faire aucunement injure à Wagner en l'étu- diant avec les mêmes méthodes et dans le même esprit que je le fais pour Mozart, Gluck, Bach, Beethoven, ou les grands maîtres de la littérature.

Loin de moi, d'ailleurs, l'intention de méconnaître que ces observations, très subtiles et très approfondies, aient maintes fois éclairé bien des parties obscures de l'œuvre de Wagner, et mieux fait connaître sa pensée : l'on a fort bien fait, par exemple, de rechercher et définir les symboles qui se dégagent d'une conception telle que VAnmau de Nibelung, action esseu-

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tiellement symbolique ; Triatan et Vseult et Parsifal se prêtent de même à bien des considérations du même ordre, et, dans les Maîtres -Chanteur s eux-mêmes, bien que le drame y ait un caractère beaucoup plus concret, les types principaux peuvent fort bien être élevés à la dignité d'abstractions représentant des idées générales. Mais sur le point })articulier de la psycho- logie de Hans Sachs, tel qu'il a été défiui par les citations pré- cédentes, je liens pour assuré que les commentateurs ont dépassé le but.

Que sont donc au juste les sentiments que Sachs éprouve à l'égard d'Eva?

Il l'aime, certes, d'une tendresse profonde. Voisin et ami de son père, il l'a vu naître, et l'a portée, enfant, dans ses bras. Lui-même, autrefois, il avait femme et enfant: maintenant il est seul, et près de lui grandit Eva, vraiment grande et vrai- ment belle. C'est une tendresse presque paternelle, tout au moins celle d'un frère aine, qu'il a pour elle. Cependant, n'a-t-il pas fait le rêve qu'elle pourrait devenir sa compagne ? Oui, cela n'est pas douteux.

Mais Hans Sachs a plus de cinquante ans. On aura beau épiloguer là-dessus, dire que le personnage de Wagner est loin d'être un vieillard, que son âge est celui de la plénitude du génie, les dates sont là, parfaitement claires. Sachs est en 1494 ; le poème des Maîtres-Chanteurs dit que « l'action se développe à Nuremberg vers le milieu du XVP siècle » : si l'on s'en tient à la lettre de cette indication, il en résultera que Sachs, en 1550, est âgé de cinquante-six ans. Admettons que l'on puisse abaisser ce chiffre de quelques unités, que Wagner, pour faire revivre la physionomie de son héros, se le soit représenté sous l'aspect qu'il a dans le portrait de Hans Brosamer: ce portrait est de 1545, ce qui nous met toujours à cinquante et un ans.

Or, Arnolphe, dans la comédie de Molière, a « quarante et deux ans » et il passe pour un vieillard, fort ridicule d'être amoureux d'une Agnès. Mais Arnolphe est un sot, et Hans Sachs un esprit supérieur. Il est aussi, très simplement, un parfait honnête homme ; se sentant trop vieux pour faire le bonheur de la jeune fille, il l'aime assez pour vouloir qu'elle

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soit heureuse avec un autre: sentiment délicat à coup. sûr, mais d'une morale bourgeoise, nullement héroïque. Ce n'est même pas seulement à Eva qu'il sacrifie son rêve, mais à ses propres craintes : de même qu'Arnolphe se préoccupe fort de « la sûreté du front », de même Sachs déclare qu'il connaît l'histoire de Tristan et Yseult, et qu'il a bien trop peur de subir le sort du roi Marke pour l'imiter I Est-ce donc ce renoncement sublime, cause d'une si grande admiration pour la profondeur du concept wagnérien?...

Aussi bien, observons de près la situation, et nous verrons bien ce qui en est réellement.

D'Eva, Sachs parle deux fois au premier acte : il insiste d'a- bord pour qu'on ne la marie pas contre son gré, et veut qu'elle puisse faire choix de celui que son cœur aura élu ; en second lieu, répondant à une insinuation de Beckmesser, il dit: «Qui voudra prétendre recevoir le prix des mains d'Eva devra être plus jeune que vous et moi. » Ce sont les seules pensées qu'il donne à la jeune fille au cours de cette longue discussion sur le concours dont elle est l'enjeu. Y voit-on autre chose que l'expression d'une franche affection?

Au second acte, il rentre chez lui, rempli des chants de Walther. Il ne songe pas un seul moment à Eva. Celle-ci sur- vient : il sourit à cette apparition gracieuse, mais n'en manifeste aucun trouble. Eva joue avec lui une petite scène de coquet- terie dont il n'est pas dupe. C'est bien à tort que l'on a vu dans cet épisode une preuve de la pénétration de la jeune fille, « qui seule a entrevu la vérité dans l'àme de Sachs », de même qu'il est inexact qu'au même moment « elle admette la possibilité de devenir la femme de Sachs, par crainte d'échoir à Beckmesser si elle ne peut appartenir à AValther », et qu'en allant voir le cordonnier poète « elle risque un pis-aller » (1). Eva n'a pas eu besoin d'une très grande pénétration pour s'apercevoir que Sachs est pour elle un ami sur et dévoué, et il n'est rien de plus, et d'autre part il est inadmissible que, le jour même elle a échangé le premier aveu avec le chevalier, elle puisse songer à en

(1) A, Ernst, l'Art de Richard Wagner, p. 396.

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épouser un autre, fût-ce « comme pis-aller ». La coquetterie . d'Eva n'a donc ni les causes ni les effets qu'on a voulu dire : son seul but est, en flattant Sachs, d'en obtenir les confidences qu'elle désire ; et lui, sachant à quoi s'en tenir, malgré quel- ques réflexions s'exprime discrètement son regret mélan- colique, n'en est pas autrement ému. La musique, objecte- t-on, donne son accent à tout cela: nous étudierons bientôt dans quel esprit elle commente la scène.

Poursuivons. Dans la suite du 2* acte, Sachs n'exprime aucun autre esprit à l'égard d'Eva : il se borne à diriger l'action qui doit aboutir à son union légitime et régulière avec celui qu'elle aime.

Au 3" acte, c'est David qui, au milieu de son bavar- dage, demande à son maître s'il ne songe pas à épouser Eva. Dans un commentaire que Wagner lui-même a donné de la scène, il est dit: « Sachs parle à son jeune garçon apprenti sans cesser de son état de parfaite absence d'esprit ». La question, pourtant, aurait pu le tirer de la songerie : il n'en est rien, et Sachs continue à rêver sur la vanité des choses, sur la folie qui régit les actions humaines, sans faire pres- sentir par un seul accent qu'Eva soit pour la moindre chose dans ses préoccupations.

Le seul instant il manifeste quelque émotion est celui où, après qu'il a mis Eva dans les bras de Walther, la jeune fille, à son tour, se jette à son cou et, dans un élan pas- sionné, lui déclare la tendre reconnaissance qui emplit son cœur, ajoutant que, si elle eût été libre, c'est lui qu'elle aurait aimé. « 0 Sachs! ami! homme cher! Comment te récompenser jamais?... Si j'avais eu à choisir, c'est toi seul que j'aurais élu ; toi seul que j'aurais épousé ; le prix, c'est à toi seul que je l'aurais offert. » Mais comment Sachs répond-il a ces paroles brûlantes? En évoquant le souvenir que nous avons déjà dit, celui du roi Marke, ce qui vraiment, pour un cœur si épris, manque de ferveur!...

Une seule fois, enfin, il donne corps par la parole à son vague rêve de tendresse; et cela dans un morceau d'ensemble les autres voix empêcheront complètement de percevoir ses paroles. Il chante :

« Devant l'enfant exquise et pure, j'aurais voulu chanter;

se- mais le doux chagrin de mon cœur, je devais l'oublier. Oui, ce fut un rêve du soir: et c'est à peine encore si j'ose me l'évoquer. »

Mais il ne s'en tient pas à cela, et il conclut par ces der- nières paroles, se dessine bien plus franchement la véri- table tendance de son esprit :

« Du moins, ce que cette mélodie m'a confié dans ces murs paisibles si doucement, s'élève, pour me dire haut et clair: elle aussi, l'éternelle couronne de la jeunesse, c'est encore la gloire du poète qui seule peut la faire verdoyer. »

Cette phrase est sigaiflcative : pour Sachs, la préoccupation de l'art prime tout.

Et voilà tout ce que le poème nous dit de cet amour, de ce renoncement de Sachs, prétendu être le fond du drame. Il est vrai qu'on ajoute: «La véritable action du drame étant tout intérieure, c'est la musique seule qui nous la révèle, avec le puissant concours, il est vrai, de la vision. » Voyons donc ce que la musique va nous apprendre de nouveau.

Ne cherchons pas au premier acte : nous ne trouverions rien. Venons-en tout de suite à la scène du 2^ acte entre Sachs et Eva, la plus caractéristique, à notre point de vue. Elle est exquise : c'est le sourire, le rayon de lumière de la comé- die. Par la tiède nuit de juin, dans le parfum du buisson fleuri, Hans Sachs et Eva s'entretiennent familièrement ( gemuthlich , dirions-nous d'un mot allemand qui n'a pas d'équi- valent absolu en français, et qui donne l'idée d'une familiarité bienveillante et tranquille, non sans quelque discrète arrière- pensée sentimentale). Deux motifs, apparentés ensemble, for- ment d'abord, à l'orchestre, la trame musicale tout entière: l'un et l'autre s'appliquent expressément au personnage d'Eva, dont ils expriment merveilleusement la grâce et la tendresse naïve. Là-dessus se développe le dialogue. M. Ernst y trouve parfois des intentions qui, je l'avoue, m'échappent. Sachs dit, parlant des mignons souliers qu'il a faits pour Eva: « Demain pourtant tu dois les porter comme fiancée. » « Cette phrase, dit notre confrère, n'est rien, semble-t-il, à la simple lecture; mais l'accentuation mélodique, la progression lente d'une symphonie adorablement discrète, pendant que s'attendrit la voix, nous révèlent tous les sentiments du maître: une dou-

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leur voilée, celle du sacrifice qui commence, se glisse en cette phrase caressante, d'allure presque grave, intérieurement si émue: « Demain..,, comme fiancée! » Ahl le beau songe matinal, et que la vie s'offrirait douce, si l'impossible se pouvait! » Que de choses, dirai-je à mon tour, dans l'énoncé d'une pensée si ordinaire ! Quelque regret que j'éprouve de me trouver en désaccord avec un commentateur si auto- risé, je suis obligé de déclarer que je ne découvre rien de pareil, et que, lorsque Sachs chante: « Demain pourtant tu dois les porter comme fiancée », la musique est parfaitement adéquate aux paroles, c'est-à-dire d'une extrême simplicité d'accent. Et puisque je fais appel à l'opinion des écrivains experts en matière d'art wagnérien, pourquoi n'opposerais-je pas à M. Ernst M. Fourcaud, qui, dans une étude sur les Maîtres-Chanteurs, ])Rrue il y a plusieurs années dans un organe très autorisé, s'exprimait ainsi sur cette même scène :

« C'est de la musique divinement mystérieuse, et, pour ainsi dire, émue du frisson des étoiles. Ecoutez le cordon- nier : sa belle humeur se voile de mélancolie; il feint de rire, et il y a dans ses phrases une onction de paternelle tendresse (1). »

Gela est fort bien dit, fort juste, et l'on ne doit pas aller plus loin. Oui, les répliques de Sachs sont comme voilées de mé- lancolie, elles expriment une affection toute paterneue, mais rien de plus. Quant à l'orchestre, il déroule toujours, et avec quelle grâce ! les deux motifs d'Eva, sans songer en quoi que ce soit à traduire les émotions que Sachs peut éprou- ver. La jeune fille, dit-elle, après une courte digression sur Beckmesser: « Un veuf ne pourrait-il pas obtenir le prix? », son second motif rentre, doux et caressant, et se poursuit jusque sous la réponse de Sachs : « Mon enfant, il serait trop vieux pour toi », sans que l'inflexion musicale cherche à « faire un sort » à ces derniers mots. Un peu plus loin, c'est le premier motif qui revient, sous forme d'une -variation ingé- nieuse, avec des minuties de dessins qui excluent toute idée d'émotion; et cela, sous quelles paroles? «Je vois, dit Eva,

(1) Revue wagnérienne, \" année, p. 39.

vous ne m'aimiez que parce que vous n'aviez pas d'enfant.

Oui, songe Sachs, autrefois j'eus femme et enfants. Cependant, votre femme est morte, et je suis devenu grande.

Vraiment grande et belle ! J'avais donc pensé que vous me prendriez pour femme et enfant dans la maison. J'au- rais donc ainsi un enfant en même temps qu'une femme... » C'était bien l'occasion de rehausser ici l'accent musical ; mais non, la symphonie se poursuit, toujours aimable et souriante, ne représentant rien autre chose que le charme et la coquet- terie d'Eva.

Ce n'est qu'au moment il sera question de Walther que l'action musicale changera. Cette fois cela devient sérieux, un nouveau motif apparaît exprimant, et avec une grande intensité, les angoisses d'Eva. Mais c'est toujours de la jeune lilleque nous parle la musique : elle continue à ne rien nous dire des sentiments de Sachs.

Au fait, étant donné le système de Wagner, et en acceptant cette singulière conception dramatique d'après laquelle le sentiment qui domine l'œuvre ne serait jamais exprimé par la parole, en admettant que le fond du drame soit une « action intérieure » dont pas un seul personnage ne dit un mot, et que la musique seule a mission de définir et d'expliquer, il semble que c'eût été l'occasion toute naturelle, pour le philo- sopne-compositeur, de placer ici quelques leit-motifs! Or, nous avons bien le motif de la « Bonté de Sachs », celui de « l'En- train au travail », celui de « la Sagesse humaine », une foule d'autres encore, mais nul écrivain wagnérien n'a pu découvrir encore le thème de « l'Amour de Hans Sachs », non plus que celui du « Renoncement » ! De sorte que, pour soutenir la thèse, l'on ne peut qu'appeler en témoignage quelques vagues et fugitives inflexions de la partie vocale, bien imprécises pour exprimer un sentiment si intense!

11 est, à la vérité, un motif important dont le caractère est celui d'une gravité profonde bien plutôt qu'une expression de tristesse, motif spécialement affecté au personnage de Sachs, et qui, servant de thème principal au prélude du 3"'^ acte, jouera jusqu'à la fin un rôle considérable; déjà on l'avait entendu incidemment au 2'"® acte, en même temps que le dernier couplet de la chanson du cordonnier, s'unissant

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avec la voix par une combinaison au moins aussi remarquable au point de vue de l'écriture musicale que par l'intention philosophique qu'elle exprime. Les commentateurs l'appellent, l'un : « Motif de la Sagesse humaine », un autre : « Motif de la profonde émotion » ou « de la profonde méditation de Sachs ». Voyons donc exactement quelle est la signification de ce thème. Ici la pensée de Wagner nous sera révélée de façon moins conjecturale que parfois, l'auteur ayant pris soin lui-même de nous l'expliquer en analysant le prélude du 3""^ acte dans son entier :

Le public, dit- il, a deviné d'avance, par cette introduction instru- mentale, la situation suivante et l'état de l'àme de mon Hans Sachs. Le premier motif des instruments à cordes a été entendu (il est vrai) en même temps avec le 3^ couplet du chant de cordonnier au 2* acte; il exprimait une plainte amère de l'homme résigné, qui montre une physionomie gaie et énergique au monde : Eva avait compris cette plainte cachée, et, navrée au fond de son âme, elle avait voulu fuir pour ne plus entendre ce chant à l'apparence si gaie. Ce motif se joue, se développe maintenant tout seul pour mourir dans la résignation : mais en même temps les cors font entendre, comme de loin, le chant solennel avec lequel Hans Sachs a salué Luther et sa réformation, et qui a rendu au poète une popularité incomparable. Après la pre- mière strophe les instruments à cordes reprennent très doucement, et dans un mouvement très retardé, des traits du vrai chaut de cor- donnier, comme si l'homme levait son regard de son travail de métier pour regarder en haut et se perdre dans des rêveries tendres et suaves ; alors les cors continuent, aux voix plus élevées, l'hymne du maître, par laquelle Hans Sachs, à son entrée à la fête, est salué par tout le peuple de Nuremberg dans un éclat tonnant des voix unanimes. Main- tenant le premier motif des instruments à cordes rentre encore, avec la forte expression de l'ébranlement d'une âme émue à fond: il se calme, se rassied et arrive à l'extrême sérénité d'une douce et béate résignation (1).

(l) Cet intéressant commentaire de l'œuvre par l'auteur lui-même a une histoire assez curieuse, qui nous a été révélée par M. Maurice Kutferath dans son livre sur les Maîtres- Chanteurs, récemment paru (chez Fischbacher et Schott). On en connaissait un texte allemand, publié dans les Suppléments aux Ecrits divers de Richard Wagner, et dont la Revue wagnérienne a\3i\t donné une traduction en 1886; cependant, à diverses reprises, M. Catulle Mendès en avait cité une autre forme qu'il disait inédite et empruntée à une lettre adressée en 1869 par Wagner à une admiratrice française, M. Kufferath a fait là-

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Voilà donc qui est précis : le thème initial du prélude du 3""* acte exprime d'abord « la plainte amère de l'homme résigné qui montre une physionomie gaie », puis, traité dans un caractère différent, « il arrive à l'extrême sérénité d'une douce et béate résignation ». Cette interprétation confirme entièrement ce que j'ai dit précédemment de l'esprit dans lequel Wagner a traité le personnage de Sachs, auquel il a laissé sa physionomie historique, mais en en faisant un pen- seur tout moderne. Le Hans Sachs de Wagner a lu Schopen- hauer. Mais cette amertume, que peint si éloquemment la musique, ce sentiment intime de la douleur de vivre abou- tissant à la résignation, ce sont des idées générales qui n'ont aucun rapport aA^ec l'amour prétendu du cinquantenaire pour la jeune fille. « Eva, dit encore Wagner, avait compris la plainte cachée, et, navrée au fond de son âme, elle avait voulu fuir pour ne plus entendre ce chant à l'apparence si gaie. » Fort bien; mais si Eva, avec son intuition féminine, a pu, à un moment donné, pénétrer assez au fond de l'àme de son vieil ami pour s'apercevoir qu'elle est ravagée par la philosophie pessimiste, il ne s'en suit pas que ce soit elle la cause d'un aussi fâcheux résultat : cette cause est plus géné- rale, évidemment, et plus ancienne.

Aussi bien, le motif intervient dans assez d'autres occasions pour qu'on ne puisse vraiment pas lui attribuer une signifi- cation si précise. Une fois, une seule, il apparaît à propos d'Eva : c'est quand, Walther ayant chanté la strophe passionnée du « Chant de rêve », en présence de la jeune fille extasiée, Sachs, saisi du seul moment d'émotion qu'il manifeste durant l'action tout entière, unit sur son propre cœur les deux fiancés. Mais en d'autres endroits, le thème semble avoir une signification bien différente : on le retrouve, notamment, en un moment il serait bien singulier de l'entendre s'il por- tait en lui l'expression exclusive de l'amertume, car il succède immédiatement au choral par lequel le peuple de Nuremberg

dessus une enquête d'où il résulte qu'en effet cette analyse fut écrite par Wagner en français (très vraisemblablement pour M"" Judith Gauthier), et qu'une copie en fut conservée à la Wahnfried. C'est d'après cette copie, reproduite par M. Kufferath. que nous donnons l'extrait ci-dessus.

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acclame le poète-chanteur et sert d'accompagnement à l'allo- cution par la([uelle Sachs remercie. Ce seul détail n'est-il pas suffisant pour dire que le motif n'est même pas absolument destiné à caractériser le sentiment de Sachs sur les tristes destinées du monde, mais que, profondément humain, il représente tout le côté grave et élevé de sa nature, qu'il exprime toutes ses émotions, quelles qu'en soient les causes?

Non : l'amour de Sachs et son renoncement ne sont pas le fond du drame; le peu qui en subsiste ne constitue qu'un simple épisode, à l'arrière-plau. Et c'est méconnaître le véri- table caractère du personnage que de lui prêter de telles préoccupations. Sachs n'est pas un mystique du renoncement, à la Tolstoï; il est « peuple », et il a la qualité essentielle du peuple : l'action. C'est avant tout un intellectuel. Esprit robuste et bien équilibré, il n'a pas seulement un sentiment assez juste de la réalité pour ne vouloir pas s'exposer aux contingences d'une union mal assortie, mais il ne s'attarde point outre mesure aux illusions sentimentales. Le sacrifice, s'il est réel, lui coûte peu. Oserai-je le dire? Il m'apparait de la sorte tout aussi grand...

M. Catulle Mendèsa eu une idée charmante, dont il attribue, peut-être un peu gratuitement, la paternité à Wagner lui- même; il parle d'un drame, en un seul grand acte, qui eût été la fin, ou plutôt le sens définitif des Maîtres Chanteurs. Seize ans après le dénouement de l'œuvre, Hans Sachs épousait la fille d'Eva et de Walther, « et symbole charmant c'était l'hymen de la plus vieille, de la plus populaire poésie, qui a tout inventé , avec la poésie nouvelle , qui croit tout inventer » (1).

Cela est très symbolique, en effet; mais, encore, est le rôle de l'amour, aussi bien que celui du renoncement? Le second mariage de Sachs, âgé de soixante-cinq ans, avec une jeune fille, est, nous le savons, un fait historique; mais je ne vois guère quel rapport, même symbolique, il peut y avoir entre l'amour sénile que le poète-cordonnier put éprouver à la suite de ce mariage de raison et les sentiments si épurés que l'on a cru apercevoir dans les Maîtres-Chanteurs.

(1) Le Journal du 11 novembre 1897.

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La vérité, c'est que l'amour tient, dans le drame, une place extrêmement restreinte. Les sentiments de "Walther et d'Eva sont eux-mêmes très calmes, et, visiblement, Wagner ne les a imaginés que comme prétexte au développement d'une action toute différente. Mais si je ne puis m'associer à la cri- tique de ceux qui regrettent que les deux amoureux ne chan- tent pas un duo à la Roméo et Juliette^ bien moins encore je ne puis admettre que Hans Sachs se livre, fût-ce mentale- ment, à un monologue de « Roméo seul », un Roméo de cinquante-cinq ans!

VII

L'IDEE DES MAITRES-CHANTEURS : L'ART

L'objet essentiel du drame, le personnage principal des Maîtres -Chanteur s , c'est l'Art.

L'œuvre est, en effet, par toutes ses parties, un monument élevé à la gloire de l'Art. Une seule idée la domine : le sen- timent de la beauté de l'Art, la grandeur de la mission de l'artiste, la haine de ce qui rabaisse et rapetisse l'Art. Son unique sujet, c'est la lutte de l'art libre et jeune contre l'immo- bilité des traditions : lutte éternelle, qui sans doute s'était déjà manifestée maintes fois à l'époque Wagner plaçait l'action de sa pièce, mais dont la peinture devait prendre une apparence de vérité et de vie bien plus frappante, étant tracée par la plume du plus grand réformateur de l'art de son temps.

Chaque acteur de la pièce est la personnification d'une des tendances diverses auxquelles l'art obéit fatalement.

D'un côté est le groupe des Maîtres-Chanteurs. Instruits sur les destinées antérieures de l'art, mais dénués eux- mêmes de la puissance créatrice, ils s'appuient exclusive- ment sur l'expérience du passé, qu'ils ont pour seul idéal de recommencer sans cesse. Aussi s'effraient-ils de la moindre atteinte portée à leurs règles, qu'ils jugent inattaquables. Cependant, leur préjugé ne les rend pas complètement

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insensibles au cri de la nature, et ils n'hésitent pas, le moment venu, à saluer de leurs applaudissements l'artiste de génie dont les excès d'audace les avaient eô'rayés d'abord. En réalité, Wagner est loin de les avoir représentés sous un jour défavorable. Eu est-il une meilleure preuve que celle-ci: dans toule la corporation, il n'a placé qu'un seul Beckmesser!

Celui-ci, par exemple, c'est la routine dans toute son hor- reur, — la routine inintelligente, haineuse pour tout ce qui s'écarte du sentier battu. Le type est d'un relief saisissant. L'auteur l'a dessiné en traits si incisifs, il donne si parfaite- ment l'illusion de la vie, que beaucoup de personnes y ont cru voir la représentation de quelque personnage réel: on a cherché parmi les adversaires de Wagner, on a cité tel ou tel nom, celui de Ferdinand Hiller, celui de Hanslick: même, pour ce dernier, j'ai ouï raconter que Wagner avait voulu lui emprunter jusqu'à son nom, qu'il avait songé à donner au personnage. Est-il besoin de dire que rien de tout cela n'est vrai? Pour la dernière assertion, particulièrement, le doute est d'autant moins possible que le nom de Beckmesser est historique, étant, nous le savons, emprunté à la liste des douze Maitres-Chanteurs dont Wagner a fidèlement reproduit les dénominations dans son ouvrage.

Du reste, on retrouve dans la conception du personnage ce mélange d'invention idéale, d'observation de la vie moderne, et en même temps d'utilisation du document historique qui rend si remarquable la conception des Maîtres-Chanteurs. L'on a pu s'étonner parfois que Wagner ait fait ae Beckmesser, qui est, après tout, un Maître, un type aussi parfaitement digne de mépris. J'oserai d'abord objecter que cet étonnement n'est pas dénué de quelque optimisme. Sans vouloir Dieu m'en garde ! désigner personne, sans même songer à qui que ce soit, il me semble qu'il ne serait point impossible, en regardant autour de nous, dans notre monde musical, de trouver oh ! très exceptionnellement! de certains personnages aussi vilains, au physique et au moral... Lès traditions de la vie scolastique allemande fournissaient d'ailleurs bien des modèles à Wagner. Rappelons-nous, par exemple, les querelles perpétuelles du grand Bach avec ses collègues de la Thomas -S chute ; c'étaient de véritables scènes des Maîtres-Chanteurs : l'école de Leipzig

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était peuplée de Beckmesser! Et cela se passait deux siècles après Hans Sachs.

Eiifm, Waguer n'aurait même pas eu besoin de chercher en dehors des originaux pour trouver les traits les plus carac- téristiques. La sérénade de Beckmesser, inénarrable de plati- tude et de niaiserie, passe pour une caricature : cependant la littérature lyrique des Maîtres chanteurs du XVP siècle fournit maint exemple de ce style, et je ne jurerais pas, hélas! que l'auteur moderne n'ait trouvé des modèles dans l'œuvre même de Hans Sachs! Car, il faut bien le reconnaître, tout n'y est pas génial, et sa poésie manque souvent de coup d'aile. C'est ainsi qu'on peut voir le vieux poète allemand, le chantre inspiré de la Réforme, descendant aux détails les plus communs de la vie pratique, donner dans ses vers des conseils aux ménagères sur la manière de tenir la maison: il professe que l'incurie est cause des pires dégâts; qu'on pré- pare sa ruine en accordant trop de confiance à ses domes- tiques ; par contre, qu'il faut les bien nourrir si l'on veut être bien servi. Les préceptes de civilité et de bonne tenue à table trouvent leur place dans cette poésie essentiellement utilitaire. Un « chant de Maître » nous fait entendre le dis- cours de la fourmi développant, en longues et mélodieuses fioritures, les avantages de l'économie. Un autre, sur le « Ton des roses », fait expliquer par le sage Thaïes les raisons, vraiment pratiques, qui l'empêchent de se marier (1)!

Etonnons-nous donc, maintenant, si nous entendons chanter par Beckmesser, dans sa sérénade amoureuse et sur l'air que nous savons, des choses telles que celles-ci :

« Rechercher une jeune demoiselle! Mon cœur bat aujour- d'hui plus fort, d'autant plus que son père impose une condi- tion à quiconque veut hériter de lui et concourir pour la main de son enfant chérie. Car, s'il aime bien sa fille, il veut, en digne Maître dévoué à la corporation, témoigner en même temps du cas qu'il fait de l'Art : il faut, pour devenir son gendre, emporter le prix du chant comme Maître-Chanteur... Pour ma part, si ce n'est pas en vain que je porte ce nom de

(1) ScHWEiTZER. Hans Sachs, pp. 148, 149 et 202.

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Maître, c'est ce que j'aurai plaisir à prouver aujourd'hai... Sans doute je connais toutes les règles, et j'observe scrupu- leusement la mesure aussi bien que le nombre; mais une faute est bientôt commise, un lapsus est vite échappé, quand, la tète pleine d'appréhensions, on se risque à briguer la main d'une demoiselle. Quoi qu'il en soit, célibataire, j'apporte et j'offre, pour ma part, ma personne, mon honneur, ma charge, ma dignité, ma vie, mon pain... »

Thomas Diafoirus ne va pas plus loin!

Ces détails, si caractéristiques, se fondent à merveille dans l'ensemble du personnage, venu tout d'une pièce dans Fima- oination de Wagner. Beckmesser représente ainsi le forma- lisme étroit, l'attachement têtu à la règle, à la lettre, dans ce qu'il a de plus plat et de plus terre à terre, le pédantisme, la routine, la basse envie du faux savant contre tout ce qui est supérieur.

Beckmesser, c'est le héros de la médiocrité rampante et hurlante.

En face des Maîtres, Wagner a placé cet autre élément : le peuple. Celui-ci représente la simple nature, l'ins'tinct, souvent faillible, facile à égarer, mais sincère, et, dans certains cas, plus pénétrant que toute la science des Maîtres, laquelle est faite pour une grande part de préjugés et de partis pris. Le peuple jouera un rôle dominant dans la dernière scène de l'œuvre, et l'auteur aura eu soin, précédemment, d'en définir la mission dans une scène sur laquelle il conviendra d'insister.

Les écoliers, David en tète, sont le trait d'union entre le peuple et les Maîtres. Ils ne sont encore qu'un reflet de ces derniers, mais n'étant pas pervertis par la routine, ils n'en ont, pour l'instant, que ce qui est le meilleur.

Restent enfin les personnages qui symbolisent ce qu'il y a de plus noble dans l'Art : le génie, Wagner n'a pas cru en pouvoir personnifier l'idée en une seule figure : s'il est vrai que, volontairement ou inconsciemment, il a voulu s'y repré- senter lui-même, il s'est, en quelque sorte, décomposé en

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deux personnages. Car s'il fait prononcer })ar Hans Sachs bien des paroles qui traduisent intimement sa pensée, on ne saurait croire que le chevalier Walther de Stolzing lui soit indifférent!

Walther, c'est la partie active et créatrice du génie. Il repré- sente l'art jeune, libre et spontané. Il ne sait rien des règles conventionnelles, n'ayant pris d'autres leçons que celles d'un vieux livre souvent relu au coin du foyer pendant les tran- quilles soirées d'hiver; il n'a pas d'autre pratique du chant que celle que lui ont enseignée les oiseaux de la forêt. « Ce que la nuit d'hiver, ce que la majesté des bois, ce que le livre et la lande m'ont appris, ce que le génie merveilleux du poète- chanteur m'a soufflé dans l'âme, le pas du cheval au milieu des arbres, les danses en rond par les journées chaudes, tout cela chante en moi. » C'est ainsi qu'il s'exprime devant les Maîtres- Chanteurs, et l'on ne peut être beaucoup surpris qu'ils en restent ébahis. « Oh! oh! Il a appris des mésanges et des pin- sons les modes des Maîtres », s'écrie Beckmesser en l'écra- sant de son dédain; et les autres, dans ce premier mo- ment de surprise, ne sont pas loin de penser comme Beck- messer.

Sachs, c'est la portion raisonnante du génie de l'artiste. Elevé dans la tradition des Maîtres, il n'ignore pas combien cette tradition est stérile lorsqu'elle en est réduite à n'être qu'un vain formalisme, mais il sait aussi qu'elle peut être féconde si on l'applique avec discernement. Au reste, il pro- fesse des idées singulièrement au-dessus du niveau courant. Il y a, au premier acte, une discussion dont laportée échappe évidemment à la plus grande partie des auditeurs, ne fût-ce que par la raison que la musique qui l'accompagne est assez peu faite pour en laisser ressortir tous les détails : mais elle est si intéressante et résume si bien les idées de "Wagner sur le rôle à la fois esthétique et social de l'Art que je vou- drais m'y arrêter un instant.

Les Maîtres sont assemblés. Pogner a promis de donner sa fille à celui qui sera vainqueur au concours de chant, pourvu toutefois que ce vainqueur soit agréé par elle. Beck- messer proteste contre celte dernière clause : à quoi servi-

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ront alors la Maîtrise, le talent, la réputation, si, sur un sim- ple caprice, la jeune fille peut opposer un refus?

Hans Sachs intervient. Il a pour Eva une tendresse trop éprouvée pour ne pas se révolter à l'idée qu'elle pourrait, telle une proie conquise par la violence, échoir au premier pédant venu. D'ailleurs, Eva, n'est-ce pas la Poésie elle- même? Et la noble Muse doit-elle appartenir seulement aux arrangeurs de mots, aux ciseleurs de phrases? Le grand cœur de Sachs se soulève à cette idée. Il sait que les Maîtres, dans leur rigide observance des traditions, ne sauront pas distin- guer, entre les chanteurs, celui qui a véritablement suivi la voix de la nature : donc, il faut que l'élu soit choisi par ceux qui, en dehors de la connaissance des règles, sont capables de ressentir une émotion directe et spontanée. Prenant ainsi îa question de très haut, Sachs s'en explique devant l'assem- blée, disant :

« Un cœur de jeune fille et l'art des Maîtres ne brû- lent pas dans le même foyer. Le sentiment de la femme, tout à fait ignorant, me paraît semblable à celui du peuple. Vous voulez aujourd'hui montrer au peuple comment vous honorez l'art, vous permettez à la jeune fille de faire un choix, sans cependant la laisser échapper à votre sentence : laissez- donc le peuple être juge aussi, sa voix sera sûrement d'accord avec la voix de l'enfant. »

Ces paroles ne sont pas sans audace. En appeler au peuple, c'est mettre la liberté de l'inspiration au-dessus des règles, préférer l'instinct à la science acquise, croire qu'une humble chanson populaire peut contenir plus de sentiment sincère que les complications les plus ardues des savants. Aussi les Maîtres-Chanteurs se récrient : « Le peuple 1 cela serait beau ! Adieu l'art et les tons! » Le doyen de la corporation résume l'opinion générale par ces mots : « Non, Sachs, cela n'a pas de sens. Allez-vous profaner les règles en les soumettant au jugement du peuple? » Mais Sachs ne se laisse pas troubler; élargissant et précisant la question, il poursuit:

« Comprenez-moi bien. Convenez que je connais les règles, et que moi-même, depuis de longues années, j e fais tous mes efforts

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pour que l'Ecole les garde bien. Cependant, je crois sage qu'une fois dans l'année l'on puisse mettre à l'épreuve les règles elles-mêmes, pour s'assurer si elles ne perdent pas leur force et leur vitalité en suivant paresseusement les or- nières de la routine, et si nous sommes restés dans la voie de la nature. Celui-là seul nous le dira qui ne sait rien de la tabulature.

» C'est pourquoi il ne peut être mauvais que chaque année, à la fête de la Saint-Jean, on laisse le peuple s'approcher, et que vous-mêmes. Maîtres, vous descendiez de vos nuages pour venir parmi le peuple. Youlez-vous, comme je le pense, plaire au peuple ? Faites cela : il saura bien vous dire lui- même ce qui lui agréera. Le peuple et l'art fleurissent et gran- dissent ensemble; telle est ma pensée, moi, fîans Sachs. »

L'on devine l'accueil que les Maîtres réservaient à de telles doctrines : « Voilà que ça se gâte ! » dit l'un. « Quand le peuple parle, je ferme le bec », riposte un autre. « L'art tombe et s'affaiblit lorsqu'il s'accommode au goût du peu- ple », déclare un troisième ; tandis que l'odieux Beckmesser prend Sachs personnellement à partie et le traite de chan- teur des rues.

La discussion s'aggrave après que Walther a chanté son lied. Beckmesser, chargé de marquer les fautes, s'acharne ; il interrompt le chanteur, couvrant sa voix par des glapisse- ments. Il signale à haute voix ses défauts: « Ni carrure, ni colorature ! Pas de mélodie!... » Le président acquiesce: «Je n'ai rien compris du tout ». Les autres crient: « Il n'y a rien là-dedans ! Ce n'est pas de la musique I » et un dernier ajoute: k II s'est levé de la chaise », faute grave, puisque la règle veut que l'on chante assis!... Et si Hans Sachs déclare qu'il a trouvé dans la manière du chevalier une impression neuve et forte, s'il ajoute « qu'on ne peut mesurer avec les règles ce qui n'est pas fait pour passer sous les règles, que ce sont les gens dénués de personnalité qui sont sans cesse en quête de règles », tous éclatent en reproches:

« Ah! très bien! Ecoutez-moi ça! Sachs ouvre un débouché aux mazettes; grâce à lui, chacun, selon son plaisir, pourra se

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faire une manière! Qu'il chante donc au peuple, sur le mar- ché ou dans les rues, et qu'il nous laisse tranquilles, nous et nos règles. »

Sachs riposte, l'exaspération redouble ; les personnalités pleuvent :

« Quand Sachs a parlé, nous ne comptons pour rien! L'art des Maîtres, l'Ecole tout entière, pour lui, c'est zéro ! » Et Beckmesser, suprême injure, finit par traiter Hans Sachs de cordonnier.

... Mais est-il bien certain que cette petite scène remonte au XVP siècle ?

Cette discussion forme, en quelque sorte, l'exposition de ce qui est Vadion réelle des Maîtres-Chanleurs, action qui n'est autre que la lutte de l'art nouveau contre les traditions du passé ; et ce qui fait la hauteur de cette conception, c'est que la lutte n'est pas destinée à finir par la défaite de l'un des partis aux dépens de l'autre, mais, au contraire, qu'elle aboutit à l'u- nion salutaire et féconde des deux principes.

C'est au S*' acte que cette union va s'accomplir. Hans Sachs et Walther sont en présence. Celui-ci ne comprend pas en- core en quoi la règle est nécessaire au génie : Sachs va le lui expliquer.

« Dans le beau temps de la jeunesse, dit-il, quand le cœur se dilate largement sous la puissante impulsion du premier amour, il en est beaucoup qui savent trouver un beau chant : c'est le printemps qui chante en eux. Viennent l'été, l'au- tomne et l'hiver, les soins et les soucis de la vie, par là, beaucoup moins de bonheur, les enfants, les affaires, les débats et les querelles; cependant, il en est encore quelques- uns qui savent trouver un beau chant. Voyez : ce sont ceux qu'on appelle Maîtres !

» Les règles des Maîtres s'apprennent avec le temps; elles servent à nous guider et à conserver en nous ce que, dans la jeunesse, le printemps, l'amour et les belles aspirations nous avaient inconsciemment mis au cœur, afin que nous l'entre- tenions sans le perdre.

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Vous tenez-vous donc en si haute estime , objecte Walther? Et qui donc sont-ils, ceux qui ont créé ces règles?

C'étaient des Maîtres audacieux et aux aspirations élevées, des âmes tourmentées par les peines de la vie; dans leur isolement fatal, ils se sont créé un idéal qui leur reste comme un souvenir clair et fort de la jeunesse, et par lequel le printemps renaît en eux.

Mais celui qui est déjà loin du printemps, comment peut-il s'en créer une image ?

Il la rafraîchit autant qu'il est en son pouvoir. Aussi je veux, pauvre que je suis, vous enseigner les règles: vous les répéterez après moi... Que l'art du poète vous vienne en aide; beaucoup, grâce à l'art, peuvent retrouver des pensées en- fuies... Posez vous-même vos règles, et ne vous en écartez pas. Pensez au beau songe du matin. Rêve et poésie sont unis; ils se prêtent mutuellement appui. »

C'est de l'alliance de la jeune inspiration du poète avec les règles posées par le Maître en cette belle leçon que sortira le chant qui doit être la conclusion et le couronnement de l'œuvre, le témoignage éclatant de la grandeur et de la haute puissance de l'Art. Aussi, quand le dénouement est accompli, Hans Sachs prend-il une dernière fois la parole: dans un dis- cours prononcé publiquement devant le peuple assemblé, il déduit les conclusions et tire la moralité.

« Ne méprisez pas les Maîtres, et révérez leur art. Ce qui fait leur véritable gloire n'est-il pas pour vous aussi un objet d'honneur? Ce ne sont pas vos ancêtres, quelque dignes qu'ils aient été, ni leurs blasons, ni leurs lances, ni leurs épées, qui ont pu faire que vous soyez un maître et un poète. Vous devez vous féliciter aujourd'hui du grand bonheur qui vous arrive. Songez-y donc avec reconnaissance : comment pourrait-il être indigne, cet art qui renferme de si hautes récompenses? »

Là-dessus, comme dans tout bon discours de distribution des prix (car c'en est un), Sachs s'engage dans une tirade patriotique. Est-ce encore l'homme du seizième siècle qui va parler, ou n'est-ce pas plutôt celui qui symbolise le génie.

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identique à lui-même en tout temps et en tout lieu ? On peut croire ici que "Wagner a cédé à des préoccupations plus modernes.

« Tandis que les Maîtres exercent l'art tel qu'ils le con- çoivent, vous, approfondissez-le suivant votre propre senti- ment. L'art n'est pas resté noble comme autrefois, les cours ou les princes lui donnaient asile. Cependant, dans les angoisses des pires années, notre art est resté allemand et vrai : s'il en eût été autrement, il n'aurait pu survivre. Lorsque tout est peine et inquiétude autour de nous, voyez combien il s'est maintenu avec honneur! Que pouvez-vous exiger plus des Maîtres?

» Prenez garde : des influences dangereuses nous entou- rent. Que le peuple et l'empire allemand tombent, aucuîi prince, dans sa fausse majesté d'emprunt (1) , ne pourra bientôt plus comprendre son peuple. Les niaiseries importées de l'étranger, les fadaises de même origine, s'établiront sur la terre allemande. Personne ne veut plus de ce qui est allemand et noble. On n'honore plus les maîtres allemands.

» Mais je vous le dis: honorez les Maîtres allemands; ce sera, pour vous-mêmes, évoquer de bons génies. Ecoutez avec faveur leurs essais. Le Saint-Empire romain pourra se dis- soudre en poussière; mais que du moins il nous reste le saint art allemand! »

Pour nous. Français, nous aimerions mieux que le mot « art » fût employé dans un sens plus universel, et ne fût point accolé à une épithète trop restrictive. N'insistons pas, d'ailleurs, et tout en constatant qu'il serait injuste de tenir rigueur à Wagner parce qu'il a célébré la gloire de son pays, quand ce pays a doté l'art de tant de génies puissants, dont lui-même n'est pas le moins admirable, donnons la

(1) Wagnev, ici, emploie par trois fois le mot allemand « %velsche » : « fausse majesté welsche, niaiseries ^velsches, fadaises welsches. » Ce mot désigne, avec une nuance de malveillance et d'hostilité, les peuples étrangers à l'Allemagne, particulièrement les races latines. On peut croire qu'en l'employant dans le discours de Sachs, Wagner visait particulièrement l'influence de l'opéra italien, si exclusive à l'épuiiuc il écrivait les MaitrcK-Chanteurs.

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preuve d'une plus grande largeur de vues en nous associant nous-même à sou chant de louange. Mais,celadit, voyez avec quel enthousiasme Wagner en parle, de cet Art dont il est aujourd'hui l'honneur! 111e place au-dessus de tout: c'est, à son gré, l'unique chose qui importe, la seule qui existe par sa propre essence, supérieure àtoutes les contingences, éternelle, destinée à survivre aux nationalités elles-mêmes :

« L'Empire peut se dissoudre en poussière : mais que du moins l'Art nous reste! »

Tels sont les derniers mots des Maîtres-Chanteurs.

L'Art! Il est partout dans l'œuvre. C'est l'unique préoccu- pation de tous les personnages. Quand Maître Pogner promet sa fille au meilleur chanteur, c'est. « pour montrer au monde combien ilhonore ce qui est beauetbon,ce quevautl'Art, dans quel esprit élevé il le révère ». Il ne songe pas qu'il pourrait ainsi faire le malheur de sa fille : Eva peut-elle en aimer un autre que le plus digne et le plus admiré? Elle-même s'en- thousiasme à la pensée que « la fiancée présentera la palme au vainqueur ». C'est moins de l'amour que de l'admiration qu'elle ressent pour Walther : « Il ressemble à David, dit-elle : le David du tableau, celui dont la pierre a frappé Goliath, l'épée au poing, la fronde à la main, la tête rayonnante de boucles lumineuses, tel que maître Albert Durer nous l'a peint » Quant à "Walther, certes, il est épris; l'amour est bien la cause qui le détermine à se présenter devant les Maîtres ; mais il faut remarquer qu'aussitôt après qu'il s'y est décidé, il ne rêve plus que vers et musique !

On a cherché quel était le véritable « geste » de Sachs. Ce n'est pas (je pense en avoir suffisamment fait la preuve à présent) un geste de désespoir d'amour, ou de renoncement. Est-ce donc renoncer que de commander ainsi aux événe- ments, diriger l'action à son gré, dominer la voix de tout un peuple et s'entendre acclamer par lui dans un élan magnifique d'enthousiasme et d'amour?... Mais le geste, quel est-il donc? Je l'aperçois nettement: il est à la fin du premier acte. Sachs, après le tumulte de la séance, est resté seul un moment, contemplant la chaise sur laquelle s'est assis le

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chanteur dont l'accent le trouble. A ce moment sort du tu- multe de l'orchestre, en un apaisement délicieux, un chant de hautbois qui redit avec une expression profonde l'inflexion principale, si douce et si pénétrante, du chant de Walther; et Sachs, sortant de sa rêverie, s'éloigne après avoir fait un geste que le poème qualifie simplement d' « humoristique ». Je ne sais si je me trompe, mais il me semble entrevoir, dans ce jeu de scène, une foule de choses : le sentiment de l'im- puissance du génie devant l'incompréhension des médiocres, la résolution d"y résister, mais surtout l'impression profonde provoquée chez le penseur par l'idée de la grandeur et de la haute mission de l'Art.

De là, passant au discours final, j'en extrais de nouveau cette phrase : « Peut-il être indigne, cet Art qui renferme de si hautes récompenses? ».

Le Hans Sachs de Wagner est tout entier dans ce geste et dans ces mots.

YIII

MENUS DETAILS

Avant d'en finir avec cette longue étude du poème, nous ferons encore quelques rapprochements avec certaines œuvres littéraires ou musicales présentant quelque analogie avec les Maîtres -Chanteurs, soit par le sujet, soit par les personnages, soit par quelques détails.

Deux fois déjà le personnage de Hans Sachs avait été porté sur la scène allemande : les répertoires signalent un Hans Sachs, drame de Deinhardstein, et un opéra-comique de même nom, musique de Lortzing, qui eut un certain succès en son temps. Le sujet de ces ouvrages n'avait qu'un rapport loin- tain avec celui de la comédie de Wagner, mais le cadre était le même.

D'autre part, nos excellents confrères Albert Soubies et Charles Malherbe ont, dans leur livre de Mélanges sur Richard Wagner, rapproché ce sujet de celui d'un opéra-comique eu un acte, VElèi^e de Presbourg, paroles de Vial et Théodore Muret, musique de Luce, ouvrage qui, chose curieuse, fut représenté à l'Opéra-Gomique pendant le premier séjour de Wagner à Paris, le 24 avril 1840. Ici il n'est plus question de Sachs, mais c'est encore un grand maître allemand qui est le protago- niste : Haydn, dont le rôle dans la pièce n'est pas sans res- semblance avec celui de Walther , en face d'un Beckmesser italien, le maestro Rondonelli. L'un et l'autre aspirent à la

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main de Mina, fille du maître de chapelle de l'Empereur; mais Haydn est pauvre et inconnu : sou rival, par un moyen plus ou moins frauduleux, s'est approprié le manuscrit d'une de ses œuvres, qu'il fait passer poursienne. Inutile d'ajouter que tout se découvre à temps et que le dénouement est tel que le prescrivaient l'honnêteté, les traditions de l'Opéra- Gomique et le secret désir des spectateurs.

11 est un autre ouvrage, plus caractéristique, qui offre aussi des analogies remarquables avec le poème des Maîtres- Chanteurs : c'est un conte d'Hoffmann, Maître Martin le tonnelier, qui lui-même a servi de matière à plus d'une œuvre musicale : notamment un opéra écrit par un ami de Wagner, Wendelin Weissheimer, et représenté à Garlsruhe en 1879; un autre, plus ancien, musique de Tschirch, à Leipzig, 1861; plus ré- cemment, un opéra de Louis Lacombe, joué à Coblentz; enfin un opéra-comique du jeune maître flamand Jan Blockx, donné à la Monnaie de Bruxelles en 1892. Là, non seulement le milieu est absolument identique, mais le sujet même, et bien des détails caractéristiques, se retrouvent dans le poème de Wagner. Le personnage principal n'est pas un Maître-Chan- teur, c'est un Maître tonnelier de >'uremberg; mais, de même que Pogner ne veut donner sa fille qu'à un membre de la corporation, de même Martin ne donnera la sienne qu'à un homme de son état, à la condition, toutefois, qu'il soit agréé par elle. Un jeune noble et deux artistes de talent, l'un peintre, l'autre ciseleur tous deux chanteurs et poètes aspirent à la main de da charmante Rosa : pour la conquérir ils n'hésitent pas à passer par l'épreuve prescrite, et se fout apprentis tonneliers. Dans leurs moments de loisir, chacun suit ses goûts personnels. Maître Martin, qui aime la musique, n'a jamais, à la vérité, été de force à se faire recevoir Maître- Chanteur : c'est en vain qu'autrefois il a pris part aux épreuves du Freisingen, toujours des fautes contre la tabulature l'ont empêché de parvenir aux honneurs. Mais il consent que ses ouvriers fassent mieux que lui, et il les mène à la séance des Maîtres-Chanteurs qui se tient le dimanche, après le prêche de midi, à l'église Sainte-Catherine : lui-même s'y rend avec Rosa. Reynold et Frédéric prennent donc part au Freisingen, qui précède le Hauptsmgen; chacun, prenant place à tour de

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rôle sur la Singstuhl, l'ait entendre ses chants : l'un, s'accom- pagnant sur le luth, à la manière italienne, dit des lieder sur différents modes; les Maîtres-Chanteurs en sont réjouis : cependant, tout en constatant que le chanteur n'a fait aucune faute, ils critiquent dans son chant un certain ton étranger; aussi l'autre l'emporte-t-il en chantant sur le « ton » sentimen- tal d'HeinricliFrauenlob, et c'est lui qui, au dénouement, sera l'heureux élu. Il est question des tons et des modes dans plusieurs endroits du récit. C'est ainsi que l'idée première du conte est résumée en une sorte de ballade qu'une nourrice avait chantée à Rosa nouveau-née « sur le haut et joyeux Mode de Louange de sire Hans Berchler, maître de l'auberge du Saint-Esprit, à Strasbourg ». Frédéric fait son entrée en disant un lied sur « le charmant Mode de la Lettre d'imprimerie, de Martin Hoscher », et Reinhold chante au festin de présentation une imitation, à la manière italienne, du « Mode du Sein », de Hans Muller, mode qu'un Maître-Chanteur, présent au repas, estime démodé : ce Maître, daignant se faire entendre en per- sonne, chante le mode de Vogelgesang (cet auteur est un des personnages de "Wagner), et les artistes-ouvriers disent, pendant le travail, une chanson sur le Mode du Chardon- neret, d'Adam Puschmann. Nous retrouvons là, on le voit, tous les détails du premier acte des Mail r es-Chanteurs; ils sont empruntés, de part et d'autre, à l'histoire.

Nous ne saurions omettre de mentionner au passage un autre conte d'Hoffmann dans lequel Wagner a trouvé le mou- vement extérieur, le milieu, jusqu'aux personnages de son Tannhduser, car ce conte a pour titre le nom même des Maî- tres-Chanteurs.

Yoici encore un rapprochement de détail assez curieux à signaler : il est fait avec une œuvre de la plus ancienne littérature française, un certain Miracle de Clovis, que ]\Ion- merqué et Fr. Michel ont publié dans leur Théâtre fratuw's au moyen âge. Tout au commencement du drame, après une courte scène d'exposition, on voit Glotilde s'en aller à la messe, accompagnée d'une suivante qui porte son livre et sa bourse : en sortant de l'église elle rencontre sous le porche un envoyé du roi des Francs, qui se présente à elle sous le costume d'un mendiant; et commence le même

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petit manège de coquetterie que dans la première scène des Maîtres-Chanteurs : « Prenez mon livre, dit la princesse à la suivante... Maintenant donnez-le moi... Ma bourse... Allez chercher le sac de ce pauvre pèlerin... Laissez-nous seuls.

Ysabel, icy ne vueil mie

Que plus soiez : pensez d'aler.

Je me hâte, après avoir fait ces comparaisons, d'ajouter que je n'y attache qu'une importance des plus secondaires. La dernière n'est qu'une simple curiosité, un exemple inat- tendu de rencontre d'idée : car il est fort probable que Wagner ne connaissait pas notre vieux mystère, et d'ailleurs l'analogie est toute superficielle. Pour VÉlève de Presbourg^ MM. Soubies et Malherbe en réduisent l'influence à celle d'un vague sou- venir flottant dans l'esprit de Wagner, si tant est qu'il soit bien acquis que Wagner a eu connaissance de cet opuscule, et si, cette fois encore, il ne s'agit pas encore plutôt d'une simple rencontre. L'influence du conte d'Hoffmann est plus certaine : très populaire en Allemagne, il était évidemment connu de Wagner, et la similitude du milieu et certaines res- semblances de détail sont telles que je ne serais pas éloigné de croire que l'auteur y a pris l'idée première, le germe de son œuvre, d'une envergure si difTérente ! Je tiens même pour certain que Wagner a emprunté à Hoffmann un détail pré- cieux : le luth de Beckmesser, instrument dont il est question dans le conte, il est présenté comme d'importation étran- gère, alors que les documents historiques attestent que les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg chantaient toujours sans que leurs voix fussent jamais soutenues parles instruments.

Pour terminer cette partie par un « mot de la fin », me sera-t-il permis d'évoquer un souvenir personnel, peut-être peu digne de trouver place parmi la gravité de cette étude?...

Ceci se passait en les temps très anciens il suffisait au public français de dire : « Pas de mélodie ! » pour croire qu'il avait jugé Wagner. Cependant, les quelques prosélytes que les bonnes causes ont toujours dès la première heure avaient commencé leur apostolat. L'un des plus qualifiés,

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aujourcriiui le plus en vue de uos « jeunes maîtres » avait un jour réuni autour de lui quelques jeunes gens du monde pour leur prêcher la bonne parole. Voulant leur faire con- naître/es i}/ai7res-C/ia/î<eu?'S, il commença par résumer le poème :

« La scène, dit-il, est à Nuremberg. L'un des principaux personnages est un jeune cavalier de Franconie... »

Un adepte, interrompant, avec conviction :

« Un cavalier de Franconie? C'est donc un sujet mo- derne?... »

IX

LES MOTIFS MUSICAUX

Voilà déjà bien des pages écrites, et c'est à peine si, inci- demment, il a été dit quelques mots de la musique des M aîti^es- Chanteurs, Et cependant je ne crois pas être un seul moment sorti du sujet. Cette simple constatation en dit plus long que tous les commentaires sur le caractère de l'œuvre wagnérien, la musique, loin d'être tout, comme dans l'ancien opéra, n'est en quelque sorte qu'un élément complémentaire venant donner à la pensée dominante et aux péripéties mêmes du drame l'intensité d'expression à laquelle la parole seule ne pourrait atteindre.

La musique des Maîtres-Chanteurs est conçue suivant le prin- cipe de développement symphonique dans lequel ont été exé- cutées toutes les grandes compositions wagnériennes, depuis les premiers essais du Hollandais volant jusqu'à la réalisation définitive et magnifique dont Parsifal, Tristan et Yseult, la tétra- logie et les Maîtres-Chanteurs eux-mêmes ont donné les modèles incomparables. Ici, la voix humaine ne joue pour ainsi dire qu'un rôle intermédiaire entre la musique et la parole : elle se borne à faire entendre une déclamation notée. Cette déclama- tion a d'ailleurs une physionomie très particulière. L"'accent musical est tellement adéquat à celui du langage poétique, qu'au premier abord il ne semble pas possible de le détacher des mots allemands auxquels la volonté du compositeur l'a

orifTinairement associé. Aussi ue saurait-on trop insister (dût-on se répéter) sur l'approbation complète qu'il faut donner à M. Alfred Ernst, qui, dans sa traduction des Maîtres-Chanteurs, au milieu de difficultés inextricables, sacrifiant tout au but pour- suivi, est parvenu à trouver pour chaque accent vocal non seu- lementla phrase française, non seulement le mot, mais la syllabe même pouvant le mieux donner l'impression équivalente à celle du texte allemand. C'est donc, en vérité, grâce à lui qu'il nous a été donné de voir à Paris une représentation fidèle et sincère des Maîtres- Chanteurs, et non pas l'œuvre défigurée ou enjolivée que nous n'aurions pas manqué d'avoir si le traduc- teur avait suivi un autre système, quel qu'il fût.

Mais la grande nouveauté de la forme wagnérienne ne réside pas dans la recherche de l'expression donnée à la par- tie vocale. Gela, d'autres maîtres l'avaient tenté, et parfois maf^nihquement réalisé : tel Gluck. Mais si ces maîtres étaient parvenus à donner à la voix cette incomparable puissance d'accent, l'orchestre, quel qu'en fût l'intérêt, n'en restait pas moins au second plan, ayant pour rôle essen- tiel de soutenir la déclamation et de la mettre en valeur.

Avec Wagner, les voix déclament toujours avec beaucoup d'expression, mais en réalité la musique est à l'orchestre ; et l'union des éléments divers est si parfaite que cette musique devient en même temps un langage.

Il n'est plus temps de définir le leit-motiv, dont l'usage est aujourd'hui si connu : bornons-nous à rappeler qu'il a une double fonction, expressive et musicale. Musical, il est le thème symphonique, et l'on sait avec quelle maîtrise Wagner l'expose, le développe, le transforme, le combine de mille manières. Expressif, il a pour but, non pas, comme on le croit trop communément, de représenter un personnage sous son aspect extérieur et matériel (car le leit-motiv n'est pas, comme certains le pensent, une espèce d'étiquette attachée au cou ou collée au dos d'un acteur et l'accompagnant fidèle- ment à ses entrées et sorties, n'ciyant quHine signification toute conventionnelle); mais, s'il s'agit en efTet d'un person- nage, il en exprime la physionomie dans ses multiples trans- formations ; mieux encore, il sert à caractériser un type ; enfin, abandonnant toute application particulière, il s'élève

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le plus souvent jusqu'à représenter une idée générale. L'en- semble des motifs d'un ouvrage wagnérien est donc comme une sorte de vocabulaire cbaque thème a une signification aussi exacte qu'un mot : comme le mot lui-même, mais avec une intensité'que ce mot n'eut jamais, le motif reparaît chaque fois que revient l'idée à laquelle il est attaché ; mieux que le mot même il se transforme et parcourt successivement les différentes nuances de l'idée: de sorte qu'avec un petit nombre de thèmes il se forme, pour chaque œuvre, une véritable langue symphonique, chaque phrase a sa signification, et qui devient merveilleusement claire, précise et lumineuse (pour peu qu'on veuille bien prendre la peine d'en observer avec quelque attention les éléments) tout en restant, au point de vue purement musical, d'une admirable beauté.

L'étude thématique des ouvrages de Wagner a été trop sou- vent faite pour que je songe à la recommencer ici. Cependant, les Maîtres-Chanteurs ont été moins étudiés à ce point de vue que les autres drames musicaux du maître. M. Hans de Wol- zogen, qui fut le commentateur musical presque officiel de Tristan, de la tétralogie et de Parsifal, a, si je ne me trompe, négligé cette œuvre. Il n'est, à ma connaissance, qu'un seul ouvrage allemand qui lui ait été consacré à ce point de vue : il a pour auteur M. Heinrich Wilsing et pour titre : Die Meistersinger von Niimberg : Einfiihrung in Musik und Dichtung (les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg : Introduclion à la musique et au poème); il a été traduit en anglais et utilisé par MM. de Brinn' Gaubast et Barthélémy dans l'appendice de leur édition française des Maîtres-Chanteurs. Déjà auparavant avait paru en France une notice de M. Camille Benoît : les Motifs typiques des Maîtres-Chanteurs. Au moment même j'écris ces lignes vient de paraître un livre de M, Kuffe- rath, Ton dit que la question des thèmes est traitée avec une grande compétence, ce dont je ne doute pas, mais dont je n'ai pas voulu prendre connaissance avant d'avoir terminé la rédaction de cette étude, afin de n'en pas subir l'influence, si excellente qu'elle puisse être (1). Enfin je ne saurais négli-

v(i)J"ai,à la vérité, mentionné plus haut un texte extrait du livre de II. Kufferath: mais c'est que ce texte avait donné lieu dans les journaux, à des discussions qui n'avaient pu m'échapper.

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ger un travail de patience qui est une véritable curiosité : c'est un article paru jadis dans la Mevue wagnmenne, sous le titre de Documents de critique expérimentale , le Motif-organe des Maîtres-Chanteurs, par M.Pierre Bonnier. L'auteur y veut prouver que tous les motifs de la partition se réduisent en réalité à un, qu'ils s'engendrent les uns les autres, procédant d'un « motif-organe » qui les contient tous, et, à cet effet, il a dressé une espèce d'arbre généalogique destiné à établir cette filière, arrivant ainsi parfois à des rapprochements qui sont les plus extraordinaires du monde I Les lecteurs que ces sortes de casse-têtes intéressent pourront se reporter au périodique ces Documents de critique expérimentale ont paru : c'est le n" 11 de la première année de la Aevue wagnérienne, 8 décem- bre 1885 (t. I, p. 314). Je me ferais scrupule de les priver de ce plaisir en leur refusant cette précieuse indication, et je promets une satisfaction complète à ceux qui l'auront suivie! Avec des ambitions moindres, je voudrais considérer l'en- semble des motifs des Maîtres-Chanteurs au simple point de vue artistique, c'est-à-dire pour leur beauté musicale, leur expres- sion intrinsèque et leurs rapports avec les idées et les senti- ments mis en action dans le drame.

Une première observation nous frappe : c'est l'abondance et la variété de ces motifs. Je ne crois pas qu'il existe une seule œuvre lyrique aussi riche eu matière musicale que les Maîtres -Chanteurs de Nuremberg. Tous ces thèmes ont un relief, un accent, une plénitude, parfois une ampleur admirable. Qu'il s'agisse seulement d'une succession de deux accords ou d'une brève figure rythmique, ou bien que le thème ait l'appa- rence d'un véritable chant développé, toujours ils ont une physionomie très accusée, une expression très précise, et se gravent facilement dans la mémoire. Ils expriment donc merveilleusement le caractère des personnages, et parfois, par leur tournure, ne craignent pas d'en représenter la physio- nomie et l'allure extérieure.

Leur beauté musicale est quelquefois tellement absolue, tellement indépendante de toute image ou de toute idée con- crète, qu'elle échappe à toute application. Le motif, dans ce cas, a une sorte de beauté purement plastique, correspou-

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dant évidemment à un certain caractère, mais n'ayant pas l'accent précis, la signification exacte de ceux qui jouent un rôle plus intime dans l'action. Il est un de ces thèmes, notamment, et certes non le moindre sur le sens duquel les divers commentateurs se sont fort mal accordés. L'un, M. Camille Benoit, l'intitule le motif de l'enchan- tement de la nuit d'été; un autre, M. de Brinn' Gaubast, vraisemblablement d'après M. de Wilsing, y voit simplement un motif d'amour. Il apparaît pour la première fois au second acte, après le récit que Walther vient de faire à Eva de son échec devant les Maîtres-Chanteurs. Soudain retentit le bruit lugubre de la corne du veilleur de nuit. Aussitôt, tous les bruits se calment, et les violons murmurent doucement un chant lent, aux inflexions douces et caressantes. 0 l'admirable mélodie! Qu'elle est limpide, suave et mystérieuse 1 Elle apporte avec elle une sensation de fraîcheur, d'apaisement, de repos. Oui. c'est bien le chant de la nuit silencieuse : il n'exprime rien des sentiments des personnages, mais il est comme le lien qui rattache ensemble les divers éléments de l'action, à ce moment si disséminée; il en forme en quelque sorte l'atmosphère. A la fin de son premier développement il se rattache à un autre motif, d'une expression plus précise, celui-ci, et qui traverse toute l'action, depuis le premier regard d'amour qu'Eva et Walther échangent dans l'église jusqu'au dénouement le poète chanteur reçoit la couronne de la main de la jeune fille; mais cela n'est qu'une impres- sion passagère : bientôt la mélopée du veilleur de nuit s'im- pose à l'attention. Puis la douce mélodie reprend son cours, sans se laisser troubler par les répliques à voix basse des acteurs. Sachs ouvre sa fenêtre, arrêtant par un jet de lumière habilement dirigé la fuite des amoureux; Beckmesser et son luth font leur entrée; mais, dans l'imbroglio qui se poursuit et se corse, la mystérieuse mélodie revient encore, scintil- lant dans le trémolo aigu des violons. A la fin de l'acte elle retentira pendant quelques instants avec puissance, répondant encore à la corne du veilleur, dont la note discor- dante met fin à la bataille; mais, en quelques mesures, tout s'est calmé : on n'entend plus que des bruits lointains de querelle ou de sérénade, et pour la dernière fois la divine

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mélodie, revenue aux violoûs, ses interprètes naturels, s'élève et s'impose doucement, planant enfin sur un accord final, tandis qu'à l'horizon la lune s'élève au-dessus des toits de la ville endormie. Encore un rappel au dernier acte, tandis que Sachs recueille ses souvenirs de la nuit, puis à l'entrée de Walther, apparaissant soudain, dans ses habits de fête, en présence d'Eva surprise et extasiée, et voilà tout le rôle de ce chant, unique dans son genre, qui, bien qu'on l'entende cinq ou six fois à peine, suffit à recouvrir l'action embrouillée de tout un acte d'un voile de poésie suave et pénétrante.

Les mélodies qui forment la partie lyrique des lieder de Walther ont pu, comme toute mélodie de longue haleine, se décomposer facilement en figures différentes. Ces figures mélo- diques ou rythmiques sont devenues autant de motifs carac- téristiques jouant leur rôle dans le drame symphonique.

C'est ainsi qu'un dessin de quelques notes, emprunté au « Chant de présentation » de "Walther, forme un des thèmes les plus significatifs de l'œuvre, appelé par M. de Brinn' Gau- bast « Motif de l'amour juvénile ou du Printemps », tandis que M. Camille Benoit l'intitule « Motif de l'ardeur impatiente ». Il est d'un relief très accusé, avec son rythme dans lequel alternent les temps binaires et ternaires, et subit une trans- formation des plus intéressantes, à tel point qu'à une première audition l'on pourrait croire que ses deux formes sont réelle- ment deux thèmes différents : exposé, dans le chant de Walther, avec beaucoup d'animation et de véhémence, il se calme en effet et s'élargit dans le monologue de Sachs, sou- tenu par une harmonie infiniment expressive, prenant ainsi un accent d'une grande intensité et d'une expression vraiment grave et profonde.

Un autre motif, entendu dans un des premiers épisodes de l'ouverture (aussitôt après l'exposition de la marche des Maîtres-Chanteurs), ainsi qu'au commencement de la pre- mière scène (dessin de violoncelle solo répondant au premier vers du choral), puis revenant sous forme de dessin instru- mental intermédiaire (je dirais, si j'osais, de ritournelle I ) avant le lied de Walther devant les Maîtres : « Au cher foyer

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du vieux château », ainsi qu'au milieu des strophes du « Chant de rêve » et du « Chant de concours », après avoir précé- demment joué un rôle analogue dans le récit de David expli- quant au chevalier les règles de la tabulature a été dénommé, peut-être un peu arbitrairement, « Motif de l'Amour naissant, ou du Chanteur ».

Un troisième, très important celui-ci (les violons le chantent dans l'épisode de l'ouverture trois thèmes sont superposés, et il reparaît et s'impose avec éclat dans plusieurs circons- tances importantes, notamment, à la voix, dans la dernière période des Chants du Rêve et du Concours) porte, d'après AL G. Benoit, le nom de «Motifdelapassion déclarée», ou, plus simplement, d'après M. de Brinn' Gaubast, «Mélodie d'amour».

Un quatrième enfin comme l'officier de la chanson, ne porte rien, ou du moins les commentaires ne lui donnent aucun nom, quoiqu'il ne soit ni d'une moins belle forme ni d'une moins pure expression : c'est la phrase ioitiale du « Chant du Rêve », devenant par la suite « Chant du Concours »; elle est d'une grâce plus subtile encore, d'une pureté toute clas- sique : par son accent comme par ses contours, elle évoque le souvenir des plus beaux chants de Beethoven, tel le thème varié en ini majeur de la XXX" sonate pour piano, op. 109, une des plus admirables inspirations de la dernière manière du maître, et même les premières notes de Van- dante de la Neuvième Symphonie.

Mais, quelles que soient les différences d'aspect et les nuances d'expression qui distinguent ces diverses formules, elles sont, par l'inspiration générale, si étroitement appa- rentées l'une à l'autre, qu'on peut douter qu'elles aient été composées isolément et dans l'inteution préconçue d'avoir une expression précise et distincte. Bien que sans doute il soit hardi de prétendre pénétrer le secret de la création dans un cerveau puissant et compliqué comme celui de Wagner, ■'inclinerais fort à croire qu'il a composé les lieder de Walther dans une intention purement musicale, sans se préoccuper d'autre chose que de produire de beaux chants, ayant l'inspi- ration lyrique propre au personnage et à l'idée générale qu'il représente : après quoi il en aura détaché les figures mélo- diques susceptibles de prendre une signification en rapport

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avec les idées particulières procédant de cette idée générale. Le procédé de composition serait donc fort différent de celui des autres ouvrages wagnériens. Il est évident en effet que les thèmes de la Tétralogie et de Tristan et Yseult sont absolu- ment d'essence instrumentale et vivent chacun par soi-même; tandis que, si mes inductions sont fondées, quelques-uns des plus beaux motifs des Maîtres-Chanteurs ne seraient que de simples fragments extraits de mélodies vocales de longue haleine. Gela est, en vérité, presque unique, dans l'œuvre de Wagner (1).

Rien de surpreoant, au reste, si la préoccupation de la musique pure l'a emporté sur toute autre dans une œuvre consacrée à célébrer le triomphe de l'art sous sa forme la plus lyrique. Et la chanson tient assez de place dans la comédie de Wagner pour qu'il soit naturel que le chant y joue un rôle plus important qu'ailleurs. Ce sont encore des chansons qui caractérisent les types de Sachs artisan et de Beckmesser, et cela bien mieux que les kit-motifs purement instrumentaux.

Sans doute le dessin brusque et énergique, appuyé sur un strident accord de quinte augmentée, que l'on a appelé « Motif du Savetier », a, dans ses quelques notes rapides et saccadées, beaucoup de caractère; il interprète fort bien l'effort du dur

(1) A propos du motif qui, exposé dès l'ouverture, l'orme dans les deux Ueder le thème de YAbgemng, nous lisons un renseignement intéressant dans les Mémoires, tout récem- ment parus, d'un artiste qui fut intime ami de Wagner, Wendelin Weissheimer. Celui-ci se trouvait à Bieberich quand Wagner, ayant terminé depuis peu le poème des Mailres- Chanteu7:t, en commença la composition musicaje. Contrairement à ce que font d'ordi- naire les compositeurs et à ce que lui-même prati(jua pour d'autres œuvres, il com- mença par écrire l'ouverture; et voici comment Weissheimer en décrit l'ébauche :

« Il me montra le large développement du premier motif, sous lequel il y avait déjà le thème en mî, ainsi que la phrase caractéristique des trompettes. Il avait donc écrit ces thèmes avant de composer une seule note avec le texte, et, en écrivant cette admirable mélodie de Walther, il ne pensait certainement pas au Preislied du troisième acte. »

Il semblerait résulter de cette communication que ce «motif de la passion déclarée» ou « mélodie d'amour » n'est pas d'essence vocale, et qu'au lieu d'avoir été détaché du lied pour devenir leit-motif instrumental, il aurait été composé en dehors de toute influence de la poésie.

En principe, cela n'est point impossible. On peut même fort bien admettre que le motif se soit présenté pour la première fois à l'esprit du musicien sous sa forme secon- daire, surchargé de contrepoints et dans un mouvement deux fois plus animé que le mouvement naturel, tel qu'il se trouve exposé pour la première fois dans l'épisodeen mi de l'ouverture dont parle Weisshcimor, et qu'un nouveau travail de l'esprit du musicien ait

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travail, et se prête même à ea exprimer l'amertume, dans le premier monologue Sachs, reprenant son labeur avec acharnement, s'écrie: « Vais-je donc perdre le goût du tra- vail?... Mieux vaut battre le cuir et laisser toute la poésie. » EnfiD, sans rien perdre de sa rudesse, il prend un accent presque triomphal daos la fête du dernier acte, lorsqu'il accompagne Tentrée de la corporation des cordonniers.

Mais quels que soient les mérites de ce thème, il n'en est pas moins vrai que le « Sachs cordonnier » est représenté musicalement avec bien plus de franchise encore par la chan- son qu'il chante au 2^ acte, et dont le motif est rappelé à plusieurs reprises dans la suite.

De même, il est plusieurs ligures rythmiques ou harmo- niques qui correspondent à certaines particularités du type de Beckmesser : les nomenclatures établies dans les livres nous révèlent le « Motif du marqueur », le « Motif personnel de Beckmesser », celui de la « Rage de Beckmesser ». Mais com- bien le personnage n'est-il pas mieux caractérisé par son iné- narrable sérénade voire même par le simple prélude de luth qui la précède et l'annonce !

Avec tout cela, le leit-motif est tellement peu ce qu'un vain peuple pense, il a si peu la mission exclusive d'escorter les ac-

été nécessaire pour l'épurer et lui faire prendre son complet essor : si anormal que soit ce procédé de composition (car il est bien plus logique qu'une mélodie soit conçue sous sa forme la plus franche, et que les autres formes en soient dérivées, de même que la variation succède au thème générateur), tout étant possible avec un génie de la nature de celui de Wagner, on pourrait tenir pour véridique l'assertion de son confident, si d'autres observations ne nous faisaient douter de son exactitude.

En effet, au moment Wagner commençait la musique des Maitres-Chanleurs, non seulement il songeait à Fœuvre depuis une vingtaine d'années, mais le poème en était complètement terminé : or, n"est-il pas évident qu'après une lelle élaboration les princi- pales idées musicales étaient formées dansson esprit? D'autre part, les vers du Traumlied et du Preislied étant écrits, peut-on supposer que le chant qui s'y applique ait été com- posé indépendamment d'eux, que ce soit une simple phrase instrumentale rapportée sur d'autres des vers déjà distants? Cela est impossible.

Donc, tout en admettant que le thème a été noté pour la première fois d:ins l'ouver- ture, l'on ne peut souscrire à la conclusion qu'en tire Weissheimer, à savoir qu'il a été composé spécialement pour elle, et que l'auteur ne pensait pas encore à l'appliquer au Preislied ; l'on peut, au contraire, affirmer en toute confiance que ce Preislied, paroles et musique, existait, au moins en ses parties essentielles, dans le cerveau de Wagner, quand il en introduisit le principal motif dans sa préface instrumentale.

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leurs dans leurs entrées et sorties, que c'est toutà fait exception-

nellemeotsi l'orchestre fait entendre quelque th^me caractéris- tique lorsqu'un despersonnagesparaîten scène. Cette exception a lieu pour le personnage de Walther, dont deux entrées sont trop iniportantes pour que la musique ne les souligne pas; aussi les violons font-ils entendre le court « Motif du Cheva- lier », lorsqu'il se présente devant les Maîtres, puis, plus tard, devant le peuple : avec ces quelques mesures à l'allure fière, le type est parfaitement posé. Un rôle de second plan a aussi son motif d'entrée : David, frétillant et léger comme le rythme de hautbois qui accompagne ses mouvements, sem- blable à un thème de scherzo de symphonie. C'est qu'ici le personnage est tout d'extérieur; cène sont pas ses senti- ments que doit peindre la musique, mais uniquement sa physionomie.

En revanche, ni Hans Sachs, ni Eva, ni aucun autre person- nage n'a son motif d'entrée. Sachs paraît pour la première fois à la fin de l'épisode sur lequel se présentent tous les Maîtres- Chanteurs : son entrée, loin d'être « à effet «, est simple et modeste, nullement théâtrale; rien, dans la musique, ne fait prévoir que son rôle doit être plus considérable que celui des autres Maîtres. Cela n'empêche pas que les motifs les plus beaux, les plus nobles, les plus profonds soient destinés à le caractériser (je ne reviens pas sur le thème initial du 3^ acte, dont il a été suffisamment question dans un précédent cha- pitre), ni que Hans Sachs soit salué par le plus admirable chant collectif qui soit sorti de la plume d'un musicien de ce siècle.

Pour Eva, plusieurs motifs s'appliquent à son personnage (motifs de la grâce d'Éva, de l'amour d'Éva, de l'anxiété d'Amour, de la Félicité d'Amour, de l'Inquiétude d'Éva); mais il faut remarquer qu'ils ont en général une signification pas- sagère et ne se reproduisent presque jamais d'une scène à l'autre.

Nous avons analysé assez à fond, en son temps, la scène entre Eva et^Sachs, au 2^ acte, pour n'avoir pas à y revenir; constatons seulement que les deux principaux motifs, si exquis, sur lesquels cette scène est construite, lui sont bien parti- culiers, et que s'ils reparaissent parfois dans la suite, ce n'est guère que d'une façon incidente, et comme simples rappels.

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Un troisième motif, d'un caractère tout différent, non moins musical, mais d'un sentiment plus intense, exprime un autre état d'âme d'Eva : c'est le chant mélancolique que le hautbois fait entendre au commencement de la scène du 3* acte entre Éva, Sachs et Walther. Mais, à peine la scène a-t-elle pris un nouveau cours, que le motif de « l'anxiété d'amour » fait place à d'autres thèmes. A peine en retrou- verons-nous plus loin quelques bribes : un fragment, très transformé, revenant incidemment, d'abord à l'entrée de Mag- dalène et David en habits de fête (ici l'orchestre le joue dans un mouvement animé et joyeux qui ne donne aucune im- pression d'anxiété), puis comme interlude instrumental formant introduction au quintette, ayant bien plutôt un caractère de rêverie sérieuse et calme. Sont-ce donc bien des kit-motifs que ces thèmes entendus à peine, ni préparés, ni reproduits? Mais il importe peu; il suffit que, parfaitement en rapport avec la situation, ce soient des inspirations musicales d'une admirable beauté; et c'est ce qui fait le moins doute.

Mais si les personnages sont musicalement représentés d'une manière fort libre, en revanche il est de certaines idées par- ticulières auxquelles sont appliqués des motifs, parfois fort courts, rnais toujours d'un relief très accusé, procédant du principe du leit-motif réalisé dans toute sa rigueur. Fait digne de remarque: ces motifs, dans les Maîtres-Chanteurs, s'appli- quent aux choses, aux objets inanimés, ou bien à des idées abstraites, bien plutôt qu'aux personnages. C'est ainsi que nous avons le motif de Nuremberg, au rythme incisif et aux vibrantes, harmonies, étroitement apparenté au motif de la Saint-Jean, ce qui est fort logique, la Saint-Jean étant la fête patronale de Nuremberg, la journée claire et chaude la ville apparaît dans toute sa splendeur. Nous avons encore le motif de la fête populaire, entendu tout le début du acte, et repris au dernier tableau, après l'entrée des corporations, en manière d'introduction à la danse : avec ses trilles stridents, ses vibrants accords de neuvième disposés d'une façon si sonore et ses rappels précipités du thème de la Saint-Jean, il peint merveilleusement le tumulte de la foule joyeuse et grouillante. Puis, c'est le thème de la Raillerie, très franc avec son dessin de quatre doubles croches et deux croches : il

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forme, dans l'ouverture, un contre-sujet excellent au chant des basses déroulant lourdement le thème de la marche des Maîtres, et au dernier tableau, parmi le peuple mis en gaité à la vue de Beckmesser, il passe de voix en voix avec urie légèreté, une ingéniosité, un esprit délicieux.

Faut-il joindre à ces thèmes celui, très court, mais d'un rythme si incisif, de la Bastonnade? Pourquoi non? Cepen- dant ce motif (comme d'ailleurs le précédent) est spécial à une seule scène, celle de la querelle à la fln du second acte, et il ne se reproduit dans la suite que comme souvenir de l'épisode auquel il est intimement lié.

Enfin le motif de la ronde des apprentis : « La petite cou- ronne de fleur de soie, le chevalier la remportera-t-il? » a une signification plus musicale que dramatique. Revenant à plu- sieurs reprises au cours du premier acte, il méritait toutefois de ne pas être omis dans cette nomenclature.

D'ailleurs, s'il suffisait qu'un dessin fût présenté plusieurs fois au cours de l'œuvre pour avoir droit à la qualification de leit-motif, pourquoi n'en compterait- on pas comme tel un cer- tain, dont pas un seul commentateur, à ma connaissance, ne s'est avisé de faire mention ? Je veux parler de la fanfare qui retentit d'abord à l'entrée des corporations, puis que la trom- pette redit après la valse, comme un appel commandant le silence à l'arrivée des maîtres, se détachant sur le rythme grave de la marche solennelle, qui, enfin, éclate triompha- ment dans la péroraison, comme déjà on l'avait entendue dans la période correspondante de l'ouverture, se mêlant aux accla- mations populaires, et se combinant, chose singulière, avec le motif de la Raillerie, lequel perd ici toute sa signification pour rester purement musical. Car il est bien certain que l'idée de raillerie est complètement étrangère au sentiment de ce finale, tout d'enthousiasme, et c'est une nouvelle preuve que Wagner savait fort bien, lorsqu'il le croyait bon, déroger au système et rester purement musicien.

Il ne nous reste plus qu'à mentionner les thèmes particu- liers à la corporation des Maîtres-Chanteurs. Ceux-ci, bien qu'en petit nombre (trois seulement) ont une importance consi- dérable dans le développement général de Tceuvre. Ce sont :

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Le motif des Maîtres-Chanteurs, exposé au début de l'ou- verture, servant de marche pour l'entrée de la corporation au 3* acte, et subissant d'incessantes transformations au cours de l'œuvre ;

t" Le motif de la Bannière, sorte de fanfare formée d'une suite d'accords parfaits, larges et sonores ;

Le motif de l'assemblée des Maîtres, composé de deux figures rythmiques combinées entre elles, et auxquelles se joint souvent un dessin tiré du motif des Maîtres-Chanteurs.

Ces trois motifs, ainsi que leurs développements, ont un caractère scolastique très accusé. Ce sont eux qui donnent à l'œuvre sa couleur si particulière; c'est en eux qu'apparaît cet « élément national », cette « image de la nature du peuple allemand », que le musicien-poète a voulu représenter dans son œuvre et qui , de son propre aveu , fut moins remarqué par les Allemands que par les quelques Fran- çais qui assistèrent à la première représentation (1). En effet Wagner a façonné, en vue de cette œuvre, une sorte de style musical « vieil allemand » (ait deutsch), fait de formules familières aux anciennes écoles, non sans admettre les richesses de l'art moderne lorsqu'elles peuvent s'y accommoder. Il a élevé ainsi un monument musical comparable aux archi- tectures des antiques cités germaniques, en même temps que portant en lui-même des marques nullement contestables de sa modernité. Certaines pages des Maîtres -Chanteurs semblent avoir été écrites par un Sébastien Bach revenu au monde après un siècle et demi, et ayant profité des progrès accomplis dans la technique de l'art sans rien perdre de son ancienne personnalité. Et l'assimilation est si parfaite qu'il ne se pro- duit aucune disparate. L'on dit qu'à la suite des premières représentations certains musiciens allemands, qui jusqu'alors avaient réservé leur opinion, plus proches cependant de Hans Sachs que de Beckmesser, se rallièrent à la cause du nova- teur, qu'ils proclamèrent le digne successeur du grand « cantor » de Leipzig.

(1)R. Wagner, Musiciens, Poètes et Philosophes, traduit par M. Camille Benoit, p. ±9i (passage déjà mentionné au début de cette étude).

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Ce n'est pas d'une façon conventionnelle et arbitraire que Wagner a composé ce style : un examen attentif permet en effet de retrouver dans les Maîtres- Chanteurs certains éléments propres à l'ancienne musique allemande, qui ont repris tout naturellement leur place dans son œuvre.

Voici, par exemple, le début, bien connu, du « Motif des Maîtres-Chanteurs » :

La deuxième mesure de ce motif joue un rôle tout particu- lièrement important dans l'œuvre. C'est ainsi que, dès l'ou- verture même, elle sert de point de départ à une nouvelle phrase qui n'est, en quelque sorte, que le prolongement du motif des Maîtres proprement dit:

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ffffffff

Cette formule reparaît, sous divers aspects, le long de l'ou- vrage. Ainsi, dans le dialogue du second acte, Sachs et Beckmesser s'entretiennent de leur art (passage coupé à l'Opéra), elle se dessine de la manière suivante, s'appuyant sur des dessous formés de dessins liés et soutenus:

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Dans l'assemblée des Maîtres on l'entend sous cette autre forme, combinée avec le dessin particulier à la scène :

On la trouve même à la voix; c'est en la répétant par deux fois que Kothner donne lecture à Walther des règles de l'École :

Or, il existe d'autre part une certaine fugue de Bach, en ut majeur, nous lisons la « réponse » suivante, reparaissant presque à chaque mesure :

M. André Pirro, qui, dans sa belle étude sur VOrgue de Jean- Sébastien Bach, a déjà fait ce rapprochement entre le thème de Bach et celui de Wagner, a signalé en même temps une autre analogie entre le prélude de cette même fugue en ut et une fantaisie de Frohberger, un des ancêtres musicaux de Bach ; il a pu ajouter avec raison :

« îs'est-il pas de quelque intérêt de voir rapprochés dans une œuvre de Bach ces extrêmes de la musique : Frohberger, avec tout son héritage des siècles passés, Wagner annonçant l'évangile d'un art nouveau (1) ? »

Ce que nous retenons surtout de cette observation, c'est que Wagner était parfaitement documenté pour sa reconsti- tution du style musical « vieil allemand ». Et voici encore un

(1) A. PiHRO, L Orgue dcJ.-S. Bach, avec une prélace de Ch.-M. Widor, p. 107.

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autre fragment mélodique, emprunté à un maître d'une époque antérieure, et beaucoup plus proche de Hans Sachs lui-même que de Bach, Henri Schùtz; nous y retrouvons identiquement le même dessin (1):

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Iln'est pas jusqu'à Beethoven qui n'ait reproduit et utilisé cette tournure si allemande, et cela dans l'œuvre le génie allemand rayonne dans sa plus haute sublimité ; nous la reconnaissons dans le contrechant du basson qui accom- pagne le thème du finale de la Neuvième symphonie, aussitôt après la première exposition de ce thème par les instruments:

^^

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r r if

De Henri Schiitz à Wagner, on le voit, la filière n'est pas un seul moment interrompue.

Mais ce n'est pas tout. Nous avons vu, par la première partie de ce travail, que Wagner s'est, dans son poème, strictement conformé, aux données de l'histoire, et qu'il a reproduit fidèlement les indications qui lui étaient fournies par le livre de Wagenseil sur la ville de Nuremberg et l'art des Maitres-Ghanteurs. Or, ce livre renferme des morceaux de musique, vestiges des anciens « modes » et « tons » des Maîtres: nous en avons précisément reproduit quelques frag- ments, afin de donner une idée de leur style original. Il est évident que cette musique n'est plus aujourd'hui qu'une chose inerte et morte. Mais le génie n'a-t-il pas une merveil- leuse influence pour rendre le souffle et la vie aux appa- rences? Wagner a lu, comme nous, le premier chant cité dans

(1) Henri SchUtz, Hodie Christus natus est (répertoire des Chanteura de Saint-Gervais).

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le livre de'^Wagenseil, c'est, on s'en souvient, le «Long ton» de Heinrich Mugiing et, sans aucun doute, il n'y a trouvé aucune inspiration, aucun accent. Il ne lui en a pas moins emprunté au hasard quelques notes, les premières, que voici:

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Puis, transcrivant presque textuellement cette formule mélo- dique, n'en modifiant que la première note, il l'a revêtue des splendeurs de son orchestre et de son harmonie, et en a fait le motif suivant :

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^

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C'est le motif de la Bannière, d'un éclat si puissant, d'une si large envolée I

Les vocalises de Beckmesser ont aussi une physionomie bien caractéristique. J'en rappelle la principale:

nii- i^irf^nnnnfTnn

Lie.ber au Wer - . .beii, elc.

Ici encore, il se pourrait fort bien que Wagner se fût inspiré d'un autre chant de Maître qu'il a trouvé dans Wagenseil, le « Long ton » d'Heinrich Frauenlob, car les fioritures de ce morceau, avec moins d'ampleur et d'abondance, ne sont pas sans analogie avec celles de la sérénade:

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Ge-v\iss-licli ein

ce . nom

J'ai trouvé moi-même dans un livre de Chansons du XV^ siècle, que Wagner ne connaissait certainement pas (MM. Gaston Paris

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et Gevaert l'ont publié, d'après un manuscrit français, long- temps après la composition des Maîtres -Chanteurs), le même genre de vocalise prétentieuse, s'allongeant jusqu'à perdre haleine :

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etc.

Le quinzième siècle, « fleurit VArt et Science de rhétorique, régnent sans partage la fatigante allégorie et la lourde imi- tation du latin », comme l'a si bien dit M. Gaston Paris dans la préface même de son chansonnier, avait, l'on n'en doute pas, laissé de nombreux souvenirs et des traditions durables dans les écoles du siècle suivant, bien que celui-ci soit le siècle de la Renaissance. Nul mieux que Beckmesser n'était indiqué pour les maintenir I Mais n'est-il pas curieux que Wagner ait, par simple intuition, retrouvé l'accent, le carac- tère, les formes mêmes de ces chants qui caractérisent un état d'esprit si différent de l'idéal moderne, et si opposé à la noble conception esthétique de l'auteur de Parsifal (1)?

Une utile leçon peut être tirée de l'observation du procédé que nous venons de définir. Cet examen nous a permis de constater que Wagner, sans négliger de remonter aux sources, s'est bien gardé de s'approprier, sans autre forme de procès, quoi que ce soit d'étranger à son propre génie, une mélodie populaire tout entière, un chant de maître reproduit inté- gralement, — et de l'introduire dans son œuvre : il s'est borné à s'inspirer de ces chants, à s'en imprégner, à en extraire la substance encore vivace, et, par là, il a lui-même créé ses thèmes, ne rappelant les formes originales que par quelques

(1) J'avais eu déjà l'occasion de signaler quelques-unes de ces parliculariLé-, d'abord dans deux chapitres de mon Histoire de la Chanson populaire en France, écrite en 1884 et parue en 1889 (pp. 341 et 533), ainsi que dans un article sur les Mailres-Chanteurs écrit à la suite des représentations de Bayreuth en 1888, et paru dans VArt du 15 octobre de la même année. J'ai cru devoir faire cette remarque afin d'établir ma priorité, dans le cas quelqu'une de ces observations se retrouverait dans une des études récemment parues sur le même sujet.

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traits purement extérieurs, et conservant jusque dans ces détails pittoresques sa personnalité intégrale.

L'ouverture des Maitres-Chanteurs résume en une svnthèse admirable ce que ce style offre de plus caractéristique. Les thèmes scolastiques y jouent le rôle prépondérant. Chose curieuse, le morceau fait revivre avec tant de maîtrise les for- mes de la musique d'autrefois que les éléments plus modernes qu'il renferme semblent eux-mêmes y avoir pris un aspect sco- lastique. Voyez, par exemple, les thèmes empruntés au rôle de Walther : l'auteur en a introduit plusieurs pour marquer, dès cette préface instrumentale, l'opposition des tendances qui forme le sujet du drame. Or, à ce voisinage absorbant des motifs et des développements classiques, les thèmes modernes perdent en grande partie leur caractère idéal. Il est même assez difficile d'expliquer pourquoi l'auteur, exposant pour la première fois la mélodie à l'accent le plus lyrique qui traverse l'œuvre, l'a présentée d'abord (au commencement de l'épi- sode en mi) dans un mouvement deux fois plus rapide que celui qu'elle prendra par la suite pour avoir son expression véritable, et pourquoi il surcharge ce chant, d'une ligne si pure, d'arabesques qui l'étreignent, s'attachent à lui, lui ôtant toute liberté et lui donnant une sorte de sécheresse si étran- gère à sa nature et à son caractère propre.

C'est qu'en vérité, le style scolastique règne ici en maître souverain. On croirait presque, en écoutant l'ouverture, que Wagner a été partial en faveur des Maîtres-Chanteurs, au détri- ment de Walther ! Il est vrai que la suite de l'œuvre se charge de nous détromper.

Et pourtant, est-il réel qu'il n'y ait dans l'ouverture des Maitres-Chanteurs que des combinaisons de contrepoint? Non certes ; un enthousiasme latent, mais plein d'ardeur, s'épand sous les formules volontairement conventionnelles. L'expres- sion de cet enthousiasme atteint à une émotion réelle en deux endroits du morceau : d'abord dans l'épisode qui suit la pre- mière exposition du motif de la Bannière, alors que les vio- lons chantent avec un éclat prestigieux la longue phrase déri- vée du motif des Maîtres ; puis, encore vers la fin du morceau, quand, après la combinaison des trois thèmes super- posés, les basses déroulent gravement, puissamment, cemênu!

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motif, tandis que les violous semblent se livrer à une impro- visation joyeuse et inspirée, éclatant eu fusées qui monlenl déplus en plus haut, préparant l'explosion triomphale de cette péroraison qui, à la fin, deviendra celle de l'œuvre entière, redoublant ici de puissance et d'éclat par l'adjonction des acclamations populaires, véritable et splendide hymne d'hom- mage en l'honneur de l'Art.

La j)artition des Maîires-Chcmteurs renferme encore bien d'autres éléments mélodiques que l'on ne peut en aucune manière assimiler à des leit- motifs. On y trouve des chants très caractérisés, parfois de véritables morceaux de musique, appropriés à une seule et unique situation et se développant une fois pour toutes, comme dans l'opéra.

Tel est le choral religieux par lequel s'ouvre le premier acte ; tel aussi le choral populaire de l'acclamation en l'hon- neur de Sachs; tel encore le naïf petit lied de la Saint-Jean chanté par David au commencement du troisième acte. La mélopée du veilleur de nuit rentre de même dans cette clas- sification. Et, à la fin du monologue de Sachs, au deuxième acte, le cordonnier-poète, en une impression toute passagère, exhale sa rêverie par un petit chant de ([uelques mesures, qui a toute la fraîcheur et la poésie de tel lied romantique de Weber ou de Schubert.

Toute la musique de la fête, au dernier tableau, jusqu'à l'entrée des Maîtres, est conçue d'après une méthode analogue. Sans doute, à l'entrée des cordonniers, l'orchestre fait en- tendre, à pleine sonorité, le dessin à la rude harmonie qui accompagnait précédemment le travail de Sachs ; mais les couplets que chantent successivement les trois corporations d'artisans, cordonniers, tailleurs et boulangers, sont des lieder, d'un esprit très allemand, qu'on entendra une fois seulement, et dont il ne sera plus jamais question.

Quant à la valse, c'est un simple air de danse, ne se distinguant des autres danses de théâtre que par le souci qu'a pris le compositeur de la rendre plus vivante, moins conven- tionnelle, et de lui donner une couleur nationale plus accusée. Quel joli petit morceau ! Il a, avec une recherche de sono- rités et d'harmonie plus modernes, toute la grâce naïve de

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certains petits chants de Mozart dans la Flûte enchantée ou telles œuvres populaires de moindre importance : danses allemandes, valses, Isendler, etc. Il fut un temps les puristes se déclaraient choqués par la forme rythmique de la phrase principale, coupée de sept en sept mesures, par consé- quent nullement carrée. Mais qui songe aujourd'hui à de telles critiques? Et, telle qu'elle est, la période mélodique n'est-elle pas d'uu naturel parfait?

Certaines longues périodes chantées en solo sont de véri- tables morceaux de chant, dans lesquels c'est à peine si l'on retrouve incidemment quelques souvenirs de motifs antérieurs,

par exemple la proclamation des règles de la tabulature, par Kothner, dans l'assemblée des Maitres-Chanteurs, morceau qui, avec tout son appareil de vocalises scolastiques, a toute l'apparence d'une page de Bach.

Déjà, dans la scène précédente, David avait expliqué à Walther les particularités relatives aux tons et aux modes dans un long discours musical oii revenaient il est vrai, de loin en loin, quelques dessins caractéristiques rappelés par l'or- chestre, mais dont la plupart des éléments mélodiques sont absolument propres à cet épisode.

Le chant d'entrée de Walther devant les Maîtres, avec sa ligne si nette de lied populaire allemand, rentre encore de plein droit dans cette catégorie.

Et le quintette, toujours avec la même réserve de détail,

n'est-il pas un morceau complètement à part? Et, bien que son dessin initial soit rappelé, une seule et unique fois, dans la dernière scène, est-il bien nécessaire de le considérer comme un motif conducteur et de lui donner un nom, que ce soit « Motif de la félicité d'amour », ou du « Rêve matinal, etc. », ou tout autre aussi imprécis?

Enfln il est une scène importante, comprenant divers épi- sodes, dans laquelle le développement principal est construit sur un motif qui n'a guère d'autre fonction que de former une trame instrumentale pour accompagner le dialogue des voix : c'est le dessin des violoncelles qui encadre la scène entre Hans Sachs et Walther, au troisième acte. Bien que ce motif ne soit pas très caractérisé, il a bien fallu lui donner un nom. on l'a donc intitulé « ]\Iotif de la Bonté de Sachs »i

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Mais combien ces dénominations sont vaines et souvent fausses! Non seulement Sachs manifeste sa bonté en beaucoup d'autres moments l'on n'entend point ce motif, mais s'il parait en quelques autres endroits, c'est dans un sentiment tout autre.

Le voici d'abord dans la scène du troisième acte entre Sachs et Beckmesser : il revient et se développe sur les répliques par lesquelles Sachs autorise Beckmesser à faire usage de la poésie de Walther. Or, il serait difficile de voir un effet de la bonté de Sachs : le motif est donc simplement comme rappel de la situation il a joué sou rôle principal.

Il eu est de même à la fin, quand Sachs remercie de l'hon- neur qu'on lui a fait en le choisissant pour parler au peuple, et plus loin encore, lorsqu'il déclare que les vers dont Beckmesser lui attribue la composition ne sont pas de lui, et déjà au premier acte, quelques bribes du dessin appa- raissent pour la première fois tandis que Sachs prend la défense de Walther devant les Maîtres.

Si donc l'on veut absolument trouver un sens à ce motif, ce ne sera pas la bonté de Sachs qu'il caractérisera, mais bien plutôt, étant données les occasions il se manifeste, « la préoccupation d'art chez Sachs », notion très conforme à l'idée fondamentale de l'œuvre.

Ce qui recommande le plus particulièrement ce thème aux observateurs, c'est que, par le contour mélodique des pre- mières notes, il rappelle de loin le beau thème qui représente le côté grave et philosophique de Sachs, celui par lequel s'ouvre le troisième acte. Ce dernier commence en effet par les quatre notes : si bémol, la, ré, fa, tandis que l'autre, trans- posé dans le même ton, se présenterait avec si bémol, la, mi, sol. l\ est vrai que l'identiténe porte que surlesdeuxpremières notes; cependant, malgré la « mutation » de la deuxième à la troi- sième, et vu l'analogie des deux, dessins, on pourrait admettre que l'un est issu de l'autre, si nous n'avions de nombreux exemples de rencontres semblables entre des motifs apparte- nant à des œuvres différentes de Wagner et exprimant des idées fort diverses. C'est ainsi que dans les Maîtres -Chanteurs même, le motif instrumental secondaire de la plupart des chants de Walther, celui qu'on a appelé, nous l'avons dit plus haut, Motif de l'Amour naissant, ou du Chanteur pré-

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sente, par son dessin, une analogie bien plus complète (cinq notes en un mouvement disjoint très caractérisé, et sans aucune mutation) avec le thème héroïque qui sert de conclusion à la dernière scène de Siegfried, et que Wagner a replacé à la fin de Siegfried- Idyll ; et si l'on voulait bien chercher, on pourrait encore trouver une parenté entre le propre motif qui nous occupe et un thème de la Valkyrie, celui qui accompagne l'entrée de Siegmund et de Siegiinde au deuxième acte, issu lui-même d'une phrase d'amour entendue précédem- ment dans la même œuvre.

Je m'empresse de dire que je n'attache aucune importance à ces rapprochements, qui ne doivent être regardés, ce me semble, que comme de simples curiosités. Rien de plus naturel que de voir un compositeur retrouver parfois de certaines for- mules, familières au tour de son esprit, et les utiliser dans des cas tout différents : les plus beaux génies en ont donné de nombreux exemples. Donc, de même qu'il est évident que la ressemblance existant entre des thèmes d'œuvres diverses est involontaire, de même je suis convaincu, malgré l'opinion contraire de quelques wagnériens et les raisons subtiles invo- quées par eux, que l'analogie des deux thèmes des Maîtres- Chanteurs est purement fortuite.

Quoi qu'il en soit, le dessin des violoncelles, qu'on veuille ou non l'appeler «; Motif de la bonté de Sachs », doit être encore ajouté à la liste des thèmes; et dans la même scène encore, Sachs chante une phrase, véritable cantabile italien, dans laquelle de méchantes langues ont signalé une autre réminiscence, celle-ci moins avouable, avec l'ouverture des Joyeuses Commères de Windsor, de Nicolaï : il est indifférent, je pense, qu'on appelle cette phrase « Motif du souvenir de la jeunesse » ; ce n'en est pas moins encore un nouveau motif à joindre à tous les précédents.

Cette longue nomenclature des éléments mélodiques dont se com})Osent les Maîtres -Chanteurs, leit-motifs ou chants déve- loppés, outre qu'elle nous a permis de faire connaissance avec chacun en particulier, nous fournit en même temps une preuve surabondante de la richesse musicale de l'œuvre, laquelle est vraiment incomparable.

Il s'agit maintenant d'étudier comment Wagner en a tiré parti.

L'ŒUVRE MUSICALE

L'on a pendant longtemps fait un grief à Wagner de s'écarter des formules de l'ancien opéra; et voici qu'aujour- d'hui, passant à un autre excès, certains lui adresseraient volontiers le reproche contraire, celui d'avoir fait parfois la part trop helle à la musique et d'avoir admis dans quelques- unes de ses œuvres des parties mélodiques, des chants à la voix, pis encore, des morceaux d'ensemble !

Il faut reconnaître que les Maîtres-Chanteurs sont, de toutes ses compositions, celle qui mérite le plus complètement cette critique, puisque critique il y a.

Cependant, si l'on daignait examiner les choses avec quelque attention, ou apercevrait sans peine que Wagner n'est pas si coupable, et que, pas plus dans les Maîtres-Chanteurs que dans aucun autre ouvrage, il n'a fait la moindre conces- sion aux habitudes conventionnelles de l'opéra. Il est bien vrai que, dans certaines parties de l'œuvre, l'inspiration lyrique s'épand avec tant de franchise et d'exubérance que la musique s'impose et domine tout. Mais, outre qu'il n'est peut-être pas absolument indispensable que la musique soit chassée de l'œuvre lyrique, que d'ailleurs Wagner n'a jamais rien écrit qui puisse faire supposer qu'il ait eu de pareilles intentions, il est facile de se rendre compte que, si parfois la musique prend une grande importance dans le

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drame wagnérien, c'est que Taction le commande; que non seulement cette musique n'est jamais en contradiction avec la situation, mais qu'au contraire elle en rehausse l'expression avec une force que la parole seule n'eut jamais; qu'enfin Ton ne pourrait pas citer un seul exemple de Tintroduction arbitraire du « morceau de musique », mais que toujours le développement musical fait corps intimement avec l'action dramatique, et, plus encore, avec le mouvement général de la symphonie.

Déjà c'avait été une des préoccupations principales de Gluck, de fondre entre eux les divers éléments musicaux constitutifs de l'opéra : il a spécifié, dans la préface dWlceste, « qu'il ne fallait pas laisser dans le dialogue de disparate trop tran- chante entre l'air et le récitatif ». Mais ces disparates, que Gluck lui-même, malgré tous ses efforts, ne put pas arriver à supprimer entièrement de son œuvre, que l'opéra italien admit sans scrupule jusque dans la dernière partie de notre siècle, et que les opéras français composés selon la for- mule meverbeerienne ont également maintenues sans trop de protestations, nous n'en retrouvons plus aucune trace dans le drame musical de Wagner ; et dans les scènes les plus lyriques des Maîtres-Chanteurs eux-mêmes, le passage du dia- logue chanté aux épisodes symphoniques, puis aux chants vocaux les mieux caractérisés, est toujours accompli suivant une progression si naturelle qu'il faut vraiment une singu- lière préoccupation pour en être choqué.

La vérité est que, dans toutes les parties des Maîtres- Chanteurs, la musique et la poésie sont, si l'on peut dire, dosées suivant une proportion si parfaite que chacune a toujours la part exacte qui doit logiquement lui revenir dans la combi- naison.

Oui, certes, il y a des moments la musique est seule maiti-esse de la situation. Tel est le cas pour le dernier tableau tout entier : mais cette conclusion triomphale d'une œuvre destinée à célébrer la grandeur de l'Art ne devait-elle pas être traduite par une expansion lyrique la musique devait atteindre toute sa plénitude et revêtir toute sa splen- deur? De même encore pour tous les lieder que chantent à tour de rôle Walther, Hans Sachs, David et Beckmesser; car

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je présume que les principes du drame wagnérien ne sont pas tellement sévères qu'ils ordonnent de sujjprimer le chant alors que le rôle des personnages consiste à chanter des chan- sons! On pourrait, à vrai dire, objecter que l'introduction des chansons dans les opéras n'est, le plus souvent, qu'une simple convention, un prétexte à musique; mais cette critique, juste ■pour beaucoup d'œuvres, n'est aucunement applicable ici.

Au reste, avec leur beauté qui les met puissamment en relief, ces morceaux sont rares dans l'ensemble de l'ouvrage. Bien plus nombreux sont ceux la voix déclame sur une sym- phonie développant tel des motifs caractéristiques. Ici, l'équi- libre est parfait entre la musique et la poésie, l'union est complète, et l'on ne saurait reprocher à aucun des deux, soit de prétendre à dominer l'autre, soit de se laisser aller à en être l'humble servante.

Enfin il est d'autres parties la parole est forcément au premier plan, la symphonie elle-même lui cède le pas, non pas autant que dans l'ancien recitativo secco, mais suffisamment encore pour laisser aux mots la facilité d'être perçus sans obstaclepar les spectateurs: cela estindispensable en effet pour les scènes d'exposition destinées à fournir les premières expli- cations, nécessaires pour comprendre et suivre l'action.

Bientôt nous reviendrons avec quelques détails sur la ma- nière d'être et les combinaisons de ces diverses formes, d'ailleurs constamment mêlées et se pénétrant l'une par l'autre avec autant de liberté que de naturel.

Chose imprévue, et qui pourrait passer pour un signe des temps: c'est dans les parties mélodiques que l'on a le plus coupé à l'Opéra ! L'on sait que les trois actes des MaUres-Chan- teurs sont d'une durée qui dépasse notablement le temps con- sacré d'ordinaire aux représentations françaises, et il faut bien reconnaître aussi qu'elle excède, dans de non moindres proportions, la somme de patience et d'attention dont le public est susceptible. Cette étendue quelque peu anormale fut tou- jours un des principaux obstacles qui s'opposèrent à la com- plète vulgarisation de l'œuvre. N'avons-nous pas vu, dès le premier chapitre de cette étude, que les critiques de la pre- mière représentation en avaient été tout désorientés? « Cela

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dure, écrivait l'un d'eux, des actes qui n'en finissent pas!... »

De la longueur de l'œuvre, bien et dûment constatée, à in- criminer « les longueurs », il n'y avait qu'un pas, et l'on imagine bien que ce pas fut rapidement franchi î Ya-t-ildonc des longueurs dans les Maîtres-Chanteurs'? A dire vrai, non. L'œuvre est d'une très grande ampleur de formes et d'une inépuisable richesse ; mais c'est à ce seul excès qu'elle doit son étendue. On le voit bien lorsque l'on considère les sacri- fices qu'il faut faire pour la ramener aux proportions ordi- naires, après l'avoir mise sur ce lit de Procuste sur lequel ont été attachés tant d'autres chefs-d'œuvre ! Il n'est presque aucune des rognures tombées pendant l'opération qui ne ren- ferme quelque détail ingénieux, quelque épisode charmant, et parfois mieux encore. A peine pourrait-on reprocher aux scènes de l'exposition d'être un peu lentes à se former; mais à partir de la première entrée des Maîtres-Chanteurs, troisième scène du premier acte, est-il donc un seul passage dont un observateur attentif et vraiment artiste puisse désirer la suppression ?

C'est qu'en eJBfet, si l'œuvre est touffue, tout y est nécessaire. Les actes sont longs, c'est vrai, mais aussi combien ils sont remplis ! Cela même est unique dans l'œuvre de Wagner : Tristan, la Valkyrie, Siegfried ont chacun trois scènes par acte; c'est donc au développement considérable de chaque scène que sont dues les dimensions générales de ces ouvrages. Le 3^ acte des Maîtres-Chanteurs dure, à la vérité, près de deux heures; mais voyez tout ce qui s'y passe : c'est d'abord le pré- lude, qui forme un morceau instrumental à part; puis la scène entre David et Hans Sachs ; le grand monologue de Sachs ; la scène avec Walther ; l'entrée mimée de Beckmesser et sa scène avec Sachs ; scène de ce dernier avec Eva, se pour- suivant avec Walther, enfin scène d'ensemble avec David et Magdalène. Et ce n'est qu'un premier tableau, puisque l'acte se poursuit et s'achève par l'entrée des corporations, la danse, le cortège des Maîtres, le choral en l'honneur de Sachs, la réponse de celui-ci, le concours, avec le chant de Beck- messer, puis celui de Walther, auquel le peuple unit ses voix multiples ; enfin le discours de Hans Sachs et Tapothéose

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finale. N'y a-t-il pas, dans ce seul acte, la valeur d'un ouvrage entier?

Mais précisément c'est cette surabondance de biens qui fait que l'auditeur, ébloui, est incapable de percevoir distincte- ment des beautés dont l'excès l'accable! Il n'y a pas à le nier : on ressent toujours, à l'audition des ouvrages wagnériens, une réelle fatigue, et les Maîtres-Chanteurs eux-mêmes, cette œuvre toute de lumière et de joie, ne font pas exception. Peut-être aussi les complexités de la polyphonie y contribuent- elles en une certaine mesure, s'ajoutant à la longueur des actes, et produisant peu à peu une irrésistible impression de lourdeur.

Quelques regrets qu'on en puisse éprouver en considérant le détail des choses, l'on ne saurait donc être trop surpris, ni même très indigné, à la pensée qu'on ait songé à pratiquer quelques éclairciesdans cette partition si touffue. Mais sait-on bien quels sont les passages qui ont eu le plus à souffrir des coupures?

C'est, d'abord, quelques-unes des explications de David sur les règles des Maîtres-Chanteurs, au premier acte: ici, rien encore de bien important. Puis, d'assez nombreux fragments du dialogue entre Sachs et Beckmesser au second acte ont disparu, et encore, dans le dernier tableau, quelques répliques du rôle de Sachs.

Jusque-là, si l'on excepte un épisode de ia scène du second acte, se trouve très ingénieusement développé à l'orchestre un des dessins caractéristiques des Maîtres, le sacrifice mu- sical n'est pas très considérable. Déjà, cependant, l'amputation du discours final de Sachs, cette page superbe qui synthétise, à la fois musicalement et poétiquement, les motifs essentiels et les idées fondamentales de l'œuvre, mérite tous nos regrets.

Mais les suppressions les plus déplorables sont celles qui portent sur des strophes entières, ayant un caractère absolu- ment musical : tels sont, en effet, les lieder de Hans Sachs, de Beckmesser et de Walther lui-même, à chacun desquels on n'a pas craint de retrancher tout un couplet, le second I

C'est ainsi que Sachs, à son établi de cordonnier, ne chante plus, d'affilée ou presque, les deux premiers joyeux couplets

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de sa chanson de travail, pour en dire, un moment après, un troisième auquel se mêle le contrechant d'orchestre expri- mant l'amertume de la destinée; mais c'est ce troisième cou- plet lui-même qui, par suppression du précédent, succède au premier, introduisant, bien prématurément, une impression de tristesse assez déplacée en cet endroit.

De même le second couplet de la sérénade de Beckmesser, encadré de réflexions si plaisantes et aboutissant à la scène de la dispute par une lente progression merveilleusement conduite, est supprimé, et le tumulte qui s'ensuit survient avec une brusquerie que l'auteur n'avait pas prévue et qui est certainement contraire à son intention.

Enfin, dans la scène du troisième acte Walther fait à Hans Sachs le mélodieux récit de son rêve, après en avoir exposé le début en une strophe trois fois interrompue par les réflexions de Sachs, le jeune chanteur-poète doit reprendre son chant sur de nouveaux vers et le dérouler d'un bout à l'autre, de façon que l'auditeur en ait enfin l'impression complète : or, cette strophe est encore coupée à l'Opérai La mélodie si pure et si ample, que l'on doit entendre ici pour la première fois dans son intégrité, a été jugée faire longueur!

De sorte qu'aujourd'hui l'on ne dit plus, à propos de Wagner : « Pas de mélodie » ; au contraire, le mot d'ordre paraît être : « Trop de mélodie », puisque précisément c'est dans les parties mélodiques que l'on coupe !

Grave problème que celui des rapports de la musique avec la parole dans le drame ! Wagner l'a-t-il définitivement résolu? Le sera-t-il jamais? Il est probable que non, car, en cette matière comme en toute question d'art, chacun décidera toujours avec ses tendances particulières et son sentiment personnel, et la solution sera toujours écartée! Pour moi, malgré tous les efforts, après la pratique la plus familière de l'art wagnérien, je dois avouer que je sens encore impérieu- sement le besoin que la parole soit traduite par un accent franchement mélodique, en d'autres termes, que la voix chante. Seule, en effet, l'union immédiate de la parole avec l'inflexion musicale produit l'instantanéité de perception par laquelle les deux éléments associés semblent intimement

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confondus : au contraire, si la voix ne fait entendre qu'une simple déclamation, tandis que la véritable musique est à l'orchestre, cette simultanéité n'existant plus, il se pro- duit un éparpillement de l'attention vraiment funeste à l'impression directe. De même, sans méconnaître les néces- sités de la déclamation notée, je ne cacherai pas qu'il est certains cas cette déclamation, superposée à la symphonie, me semble gênante. Tune des deux empêchant forcément d'écouter l'autre. Ainsi, en certains passages du second acte, je serais souvent tenté de dire à Éva, Walther et Magdalène de cesser leur bavardage, et de me laisser jouir en paix de la pure beauté du chant de la nuit que déroulent les violons ; et inversement, je demanderais volontiers à l'orchestre de s'arrêter en bien des endroits pour me permettre d'entendre ce que disent les personnages.

Certains, je le sais, objecteraient à ces objections qu'il existe une forme qui donne satisfaction à ces c/esic?era^a; l'opéra-comique, avec son mélange successif de musique et de dialogue parlé. Mais ce genre, qui n'est pas sans avoir produit des œuvres remarquables pendant son existence d'environ un siècle, est justement et définitivement condamné, comme impropre à constituer une œuvre d'art homogène, et ne répondant plus à l'idéal moderne. Et nous nous retrouvons, après tant de contra- dictions, avec cette conclusion peu consolante que la perfec- tion rêvée n'a pas été atteinte, et que nous ne pouvons être jamais contents !

En tout cas, nous pouvons avancer sans crainte que, si jamais le problème a été près d'être résolu, c'est par l'œuvre de Richard Wagner. C'est d'ailleurs pour en obtenir artificiel- lement la solution, en séparant les deux éléments opposés et mettant le plus possible la parole en relief, qu'il a imaginé l'orchestre caché de Bayreuth.

Les complications de l'esprit allemand sont bien faites pour accuser, dans les scènes d'exposition des Maîtres-Chanteurs, l'im- pression générale que je viens de résumer. Ou se rappelle cette boutade de Schopenhauer déjà citée dans un des pre- miers chapitres de ce travail : « L'Allemand entrelace ses pensées dans une période embrouillée et archi-embrouillée, parce qu'il veut dire six choses à la fois au lieu de les pré-

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senter l'une après l'autre. » La première scène des Maîtres donne assez bien raison à l'humeur chagrine du philosophe. L'auteur a voulu y poser la situation, énoncer les idées essen- tielles et faire entendre les principaux leit-motifs ; mais tout cela se mélange, s'enchevêtre, se bouscule d'une façon vrai- ment désordonnée. On passe en quelques secondes aux idées les plus hétérogènes : de l'amour d'Éva à la cuisine de Pogner, d'Albert Durer aux règles de la tabulature, du roi David à David l'apprenti : là-dessous courent à l'orchestre des rythmes compliqués et des harmonies imprécises; des bribes de motifs, qu'on ne connaît pas encore, sont exposés sous leur forme secondaire et dérivée. Et cependant, l'idée générale de cette scène d'exposition est charmante et dénote un art accompli! L'on est, dès le lever du rideau, transporté dans l'atmos- phère particulière de la comédie, au milieu de cette vie allemande, calme, bienveillante et familière, telle qu'elle exista presque jusqu'à nos jours, avant que l'influence du mili- tarisme vint porter aux anciennes mœurs une atteinte funeste. Et la musique, la pure musique, ne joue-t-elle pas dès ces premières pages un rôle important? Elle encadre entièrement la scène, s'imposant dès l'entrée par le chant du choral entre les versets duquel les instruments de l'orchestre exposent expressivement les principaux motifs d'amour ; puis, quand les explications nécessaires sont terminées, les chants d'amour se précisent et prennent la première place, et Walther, enton- nant lui-même le plus passionné, le chante avec ardeur, unissant sa voix à celle d'Éva en un premier ensemble vocal, court, mais infiniment expressif.

Je n'insiste pas sur la suite des scènes par lesquelles se complète l'exposition, pas même celle dans laquelle David explique au chevalier les règles de l'école : il est bien évident que c'était une fort singulière matière à mettre en musique, et, malgré l'habileté avec laquelle l'auteur l'a traitée et les trouvailles de détail dont elle abonde, il faut avouer qu'elle ne laisse dans l'esprit de l'auditeur qu'une impression au moins indécise.

La musique ne commence à prendre une place quelque peu prépondérante qu'à l'entrée des Maitres-Ghanteurs. Ici, l'intérêt principal est à l'orchestre; tandis que celui-ci déve-

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loppe sa savante symphonie, sur la trame des motifs scolas- tiques particuliers à la situation, les personnages dialoguent. La voix est parlante, non chantanle, dans ces sortes de scènes nombreuses dans les Maîtres-Chanteurs. On peut comprendre dans cette catégorie la scène entre Éva et Hans Sachs, au second acte, déjà plusieurs fois mentionnée; plusieurs parties du dialogue de Sachs et Beckmesser, coupé par les chansons, dans le même acte; la scène entre Sachs et Wal- ther, au troisième acte. Dans la suite même de cette lon"ue scène du premier acte dont nous venons de décrire le début, le colloque de Walther avec les Maîtres est conçu d'après un système analogue, avec cette particularité que le jeune che- valier s'exprime par un chant très caractérisé, tandis que les Maîtres parlent en une déclamation notée sur un épisode sym- phonique dont le motif même est tiré du chant de Walther: car, chaque fois que l'occasion se présente de donner à la partie vocale un essor qui puisse lui permettre de s'élever au- dessus du terre à terre de la simple déclamation, il est bien évident que l'auteur ne la laisse pas échapper, et cela, nous le savons, est vrai pour les Maîtres-Chanteurs plus encore que pour n'importe quel autre ouvrage de Wagner,

Un des plus charmants exemples de ce style est le début de la scène d'entrée d'Éva dans l'atelier de Hans Sachs au troi- sième acte. Comme la voix de la jeune fille a des inflexions gracieuses et mélancoliques, et avec quel charme elle se mé- lange au chant triste du hautbois ! Ce court épisode est un des coins les plus exquis de l'oeuvre musicale.

Les discours de Pogner au premier acte, et de Hans Sachs au troisième, sont encore conçus d'après le même principe. C'est ici que la déclamation vocale nous offre de parfaits modèles ! On y sent vibrer un enthousiasme, celui de l'auteur lui-même pour l'Art dont il avait pris à tâche de célébrer la gloire. Mais aussi, avec quelle puissance de pénétration cette déclamation s'unit aux splendeurs de la symphonie, dans le discours de Pogner, avec le développement superbe et rayonnant du motif ensoleillé de la Saint-Jean, dans le dis- cours final de Sachs, avec les thèmes dont la synthèse musicale exprime l'union des deux formes essentielles de l'Art, le motif des Maitres-Chanteurs représentant la tradition salutaire des

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Maîtres, et le chant triomphal de Walther exprimant la puis- sance irrésistible de l'inspiration et du génie!

La plupart de ces morceaux ont une très grande unité musi- cale. Le développement ne s'y éparpille pas en de trop nom- breux motifs. Sans doute il peut intervenir parfois quelque rappel d'un thème familier, aussi heureux comme effet musi- cal qu'intéressant par sa signification expressive ; mais toujours les scènes ont un ou deux thèmes fondamentaux, qui trouvent leur développement principal, et parfois même ne repa- raissent plus jamais nulle part.

Est-il un plus charmant exemple de cette unité que la pre- mière scène du troisième acte, sous laquelle court d'un bout à l'autre le fm scherzo de David? N'en est-il pas encore ainsi pour la scène d'Eva et de Sachs, dont les deux thèmes si purs et si charmants se développent à l'orchestre comme pour former un morceau de symphonie? Bien que ces motifs soient rappelés de loin en loin par la suite (le second thème d'Eva, notamment, se transforme en prenant une allure haletante lors de l'entrée de Walther accourant irrité après son échec), ils sont si parfaitement adéquats à cette situation particulière qu'on pourrait vraiment, sans grand inconvénient, les intituler tout simplement « thèmes de la scène d'Eva avec Sachs ».

De même le thème dit « de la bonté de Sachs », qui accom- pagne le début de la scène du troisième acte entre le che- valier et le Maître, est-il autre chose qu'un prétexte au déve- loppement musical d'un morceau? Forme à part, je pour- rais citer plus d'une page de musique française ou italienne conçue dans un esprit absolument semblable.

Après ces observations, l'on ne saurait dire si l'on n'est pas en droit de regarder le leit-motif, au moins dans les Maitres- Chanteurs, comme thème musical au moins autant que comme représentation expressive d'une idée, et si chacun des épi- sodes énumérés, toujours facile à détacher, ne pourrait pas être considéré essentiellement comme « morceau de mu- sique » aussi bien que comme partie intégrante d'un ensemble duquel il ne saurait être distrait sans que l'organisme géné- ral s'en désagrège.

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Est-il nécessaire d'ajouter que toutes ces scènes sont autant de modèles de composition musicale et scénique? Il nous serait facile d'insister sur cette considération technique et de monter de nombreux exemples excellents à étudier, si nous ne voulions conserver à cette étude son caractère essentielle- ment critique sans chercher à faire des incursions sur le terrain didactique.

Deux importantes pages des Mallres-Chanleurs doivent être classées dans cette même catégorie : ce sont les deux mono- logues de Hans Sachs, au second et au troisième acte. Ici encore la voix déclame sur la symphonie; mais le prin- cipe wagnérien du leit-motif y trouve son application la plus rigoureuse, et, on peut l'ajouter, la plus admirable. Ce ne sont plus maintenant des motifs particuliers à une seule situa- tion que développe l'orchestre : ce sont au contraire les thèmes les plus caractéristiques de toute l'œuvre, ceux qui en expri- ment les idées les plus générales, et nulle part ils ne sont pré- sentés d'une façon plus expressive ni donnant avec plus d'in- tensité l'impression de la vie.

C'est d'abord le monologue de Sachs au travail, rêvant de poé- sie. Le motif du cordonnier accompagne ses premiers mouve- ments de scène. Mais bientôt un chant de la plus belle forme et de la plus haute expression intervient et s'impose : c'est ce dessin, au rythme très libre, que Walther avait chanté au cours de son improvisation devant les Maîtres, et qui, détaché, est devenu un des thèmes instrumentaux les plus essentiels. A peine ce- pendant est-il reconnaissable, tant il est transfiguré : exposé en premier lieu par le chanteur avec véhémence, il s'est épuré, élargi, élevé, prenant en passant à travers l'àme de Sachs, un grand caractère de sérénité. Et c'est sur la combinaison de ces deux motifs, exprimant les préoccupatiens opposées du poète- artisan, que roule tout le développement musical de la scène. Parfois interviennent des fragments de quelque autre chant de Walther, car Sachs ne songe qu'à la révélation de cet art si nouveau pour lui, mais toujours revient ce « motif de l'ardeur juvénile », subissant d'incessantes transformations dans sa forme, son rythme et son expression, tantôt vif et enthousiaste, tantôt haletant, heurté, repris enfin, et avec

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quelle intensité de conviction, par la voix de Sachs, procla- mant : « C'est le printemps, c'est son inspiration impérieuse qui chante eu son cœur! » Cette inspiration suprême, l'artiste moderne Ta complètement retrouvée : jamais la pure musique ne fut plus éloquente !

Non moins admirable est le monologue du troisième acte, qui s'ouvre par le motif grave et profond du prélude, repré- sentant la plus haute pensée de Sachs. La voix parle d'abord sur le lent développement de ce thème, qu'entrecoupent des accords laissant parfois la déclamation à découvert. Puis le mouvement s'anime. Sachs songe à la scène de la nuit, et sou- dain tous les épisodes nous en sont rappelés parla musique : d'abord le thème au beau rythme de la ville de Nuremberg, puis les dessins saccadés de la dispute, au milieu desquels plane la phrase délicieuse de la nuit d'été, enfin le motif de la Saint-Jean: et Sachs, sous l'action de ce chant éclate une sorte d'enthousiasme, se lève soudain, chasse toute rêverie morose, et rentre dans l'action, bien décidé dès lors à com- mander aux événements. La symphonie marque ce revirement avec une puissance admirable : musique et poésie, se prêtant leur mutuel concours, atteignent ici le plus haut degré d'ex- pansion auquel le lyrisme ait jamais su parvenir.

Avec une moindre hauteur de conception, mais un art au moins égal, il faut citer enfin la scène entre Beckmesser et Hans Sachs au troisième acte. Ici, tout d'abord, l'orchestre est seul maître : il accompagne l'entrée muette de Beckmesser et en commente les moindres actes jusques aux plus familiers avec une exactitude et un à-propos malicieux qui font de cette scène encore un modèle de musique parlante. A quoi bon décrire cela? On n'en saurait donner une idée à qui ne l'aurait point entendu ni vu. Les rappels de la scène de la nuit, dont Beckmesser a gardé des marques trop sensibles, les motifs de Sachs, intervenant parfois fort à propos, les thèmes rageurs du personnage en scène, présentés dételle manière que l'orchestre semble nous en montrer jusqu'à la silhouette et les atti- tudes, tout cela forme le parfait commentaire musical d'une scène de comédie dont on n'avait pas d'exemple avant Wagner, et qui n'a pas été recommencée. On peut reprocher à la suite du développement d'être quelque peu pénible et de manquer

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de la légèreté de touche qui aurait être de mise en une telle situation. Ce sont défauts inhérents à l'esprit allemand, et qui nous empêchent d'assimiler entièrement l'auteur des Maîtres-Chanteurs à un Molière musical. Mais quel mouvement et quelle vie la musique donne à la fin de la scène, quand Beckmesser manifeste son allégresse bouffonne par des glapis- sements assez analogues à ceux des gnomes de la tétralogie, et qu'accompagne ici principalement un dessin emprunté à la sérénade, mais considérablement transformé, puisqu'il apparaît maintenant en forme de valse ! Bientôt Beckmesser, dans le contentement de saméchante action, se met à valser lui-même, et ses dernières paroles se perdent dans le rythme de la danse, car l'orchestre, pour conclure dignement, s'est mis à jouer la joyeuse ronde des apprentis, après quoi Beckmesser, toujours tré[)idant, s'éloigne enfin, poursuivi par l'incessante obsession des thèmes de la sérénade et de la bataille de la nuit.

L'orchestre, dans sa course fidèle à travers les épisodes de l'œuvre, ne s'arrête, en somme, pas un instant. Le plus sou- vent il est tout au premier plan. C'est chez lui, si l'on veut s'ar- rêter au détail, qu'il faudra chercher le plus de ces jolis « coins », de ces trouvailles délicieuses par se révèle la main de l'artiste. Plus qu'en n'importe quelle œuvre musicale il y a dans les Maitr es-Chanteur s une profusion de merveilles pitto- resques aussi bien que d'amusettes techniques faites pour ravir les gens du métier.

Et déjà, il n'était pas besoin de dépasser l'ouverture pour être édifié là-dessus. Sans insister sur la transformation si piquante du motif initial (le Motif des Maîtres, devenant, far diminution, le motif des Ecoliers), sans nous arrêter non plus au dessin ironique de la moquerie qui se greffe malicieusement sur cet épisode, précédant, d'autre part, la rentrée sonore du premier motif, quel est le contrapontiste qui ne s'est extasié sur cette étonnante combinaison des trois thèmes, celui des Maîtres-Chanteurs martelé par les basses, celui de la Bannière traité dans un mouvement deux fois plus rapide, tel un scherzo dont les rythmes brefs tranchent sur la ligne imposante du motif principal, enfin, superposé à tout cela, le motif expressif de Walther que les violons chantent avec

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autant de liberté que s'il était soutenu par l'accompagnement le plus simple du monde! Pourtant ces motifs n'ont sûrement pas été faits pour se mélanger ainsi : Ton ne peut pas supposer que Wagner, eu cherchant à caractériser des objets si différents, ait en même temps songé à les rejoindre. Et cependant, ça va tout de même : tant était grande la puissance de conception et de combinaison du maître-musicien!

C'est au second acte, l'acte de comédie par excellence, que l'on peut faire le plus d'observations du même genre. Nous en trouvons dès les premières notes, avec le court prélude qui précède la danse des apprentis : là, sur un accord de neu- vième dont les notes sont disposées de façon à donner au son le maximum d'éclat harmonie essentiellement wagné- rienne, d'une extériorité intense, un trille aigu se découpe, perçant comme une vrille, et le motif de la Saint- Jean, que précédemment le discours de Pogner avait posé avec une majesté sereine, est lancé par les chanterelles avec une joie fiévreuse. Les voix interviennent bientôt dans cette sympho- nie extrêmement animée; la ronde de la « petite couronne », chantée par les écoliers à l'acte précédent, vient se mêler à ce développement qui fait à l'acte une entrée toute de mouve- ment, de vie et de gaieté. Puis bientôt ce sont les cors qui, dans la rêverie solitaire de Sachs, disent le calme du soir et le doux parfum du sureau en fleur... Plus tard viendra la phrase délicieuse de l'enchantement de la nuit d'été, traver- sant toute l'intrigue au cours de laquelle elle mettra un peu de son calme reposant. C'est ainsi que l'orchestre, par quelques traits merveilleusement distribués, nous place dans l'atmosphère naturelle au milieu de laquelle se déroule l'action.

Parfois c'est un détail presque infinitésimal qui captive notre attention. Voici par exemple les entrées du veilleur. Ce popu- laire personnage ne fait que dire quatre notes, toujours les mêmes, et avec cela il est d'un comique intense. Armé de sa lanterne et de sa corne, il parcourt les rues pittoresques et sombres de la ville endormie, proclamant qu'il est telle heure, que tout est calme, qu'il faut reposer en paix; puis sur ce

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sage conseil, jl tire de son instrument un beuglement déchi- rant et sinistre. « Je ne pensais pas qu'il fût possible de ras- surer les gens d'une manière si effrayante », disait Victor Hugo à propos des veilleurs de nuit qu'il a pu entendre encore dans son voyage du Rhin. Le veilleur de Nuremberg n'est pas non plus trop rassurant: ajoutons qu'il arrive toujours quand on l'attend le moins: aussi le compositeur a grand soin de l'ame- ner, musicalement, de très loin. La note de la corne, immuable, est un fa dièse; chacun des épisodes qui précèdent la venue du personnage est donc établi en un ton très éloigné, avec beau- coup de bémols : de la sorte, il se produit un effet de surprise d'autant plus digne d'être considéré que, loin d'avoir rien de choquant, il est au contraire présenté avec un art accompli. Qu'eût dit Fétis, ce maître-chanteur qui ne chanta jamais, lui qui ne pardonnait pas à Berlioz les deux notes de harpe qui se succèdent à intervalle de septième dans la marche des pèlerins d'Harold cette merveille de couleur musicale, en assurant doctement qu'elles n'entraient pas dans l'harmonie ! Elles y entraient parfaitement : c'est Fétis qui n'avait pas su le voir. Il n'aurait pas mieux goûté l'imprévu de l'accord enharmo- nique dans lequel est introduite par force la note en question, et qui modifie si instantanément le sens harmonique que l'on perd sur le champ tout souvenir du ton précédent. L'on s'ins- talle donc en si majeur: la calme phrase de la nuit se déroule lentement, le veilleur s'avance, il va entonner sa mélopée; mais, musicien rustique, il dédaigne les indications de son instrument, et veut chanter dans un autre ton, en fa. En deux notes, l'accord accompagnant est prêt à le suivre dans cette nouvelle direction ; puis, le morceau s'étant achevé grave- ment sur un fa des plus franchement posés, le veilleur em- bouche de nouveau son tuyau, le fa dièse inexorable en sort, et nous voilà de nouveau dans lestons à dièses! C'est une véritable série de coq-à-Tàne harmoniques, d'autant plus amusants qu'ils sont motivés par l'observation la plus exacte de la situation comique.

Les mêmes plaisanteries modulantes se reproduisent lorsque Sachs s'avise d'interrompre la sérénade de Beckmesser par ses chansons. Le luth a préludé par un bel arpège en sol majeur^ quand : Pif. paf. voilà qu'éclatent deux francs accords en s<"

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bémol, le second aggravé par l'altératiou cinglante du fa en fa dièse soutenant la rude formule rythmique du cordonnier : et je vous prie de croire que devant cette manifestation harmo- nique, Beckmesser reste bouche bée, et ne songe plus guère à jouer du luth !

L'instrument aura bientôt son tour. Après les incidents que l'on sait, il est enfin permis au donneur de sérénade de se faire entendre. Il s'accorde, promenant les doigts sur les cordes à vide. Les notes se suivent dans l'ordre le moins harmonieux ; mais bah ! le compositeur a vite trouvé l'accord qui les contient toutes. Une corde était fausse, la voilà baissée d'un demi-ton : l'accord de l'orchestre change de même, il n'est ni moins harmonieux ni moins riche.

La comédie atteint son summum de puissance à la fm de l'acte, avec la scène de la dispute. C'est ici le sublime de la bouffonnerie. Qui eût pensé que les formes les plus austères de la musique, la fugue la plus savante, le contrepoint le plus rigoureux, dussent jamais servir pour une situation semblable? A y regarder de près, cependant, on peut dire que Wagner n'a pas tant innové ; il est resté dans la tradition des maîtres, et il est facile de montrer son modèle : le grand Sébastien Bach, qui, dans sa Passion, fait agir les foules populaires avec d'analogues procédés musicaux. Le sentiment est différent, mais les formes sont les mêmes. Il est vrai que, dans la Passion, les scènes de mouvement populaire ne sont jamais qu'inci- dentes : aucune n'atteint au développement énorme de la scène de Wagner. On pourrait plutôt, dans les mêmes proportions, rapprocher un autre « coin » exquis des Maîtres : au dernier tableau, le court épisode où, tandis que Beckmesser, plus gro- tesque que jamais, se présente pour dire son chant de concours, le peuple chuchote et rit discrètement. Un petit dessin en notes piquées, très franc, est dit par une voix d'un ton moqueur : «J'ai peine à le croire!... Tout plutôt que lui... » D'autres parties le répètent, puis toutes les autres à leur tour ; et, par ces « imitations » successives, qui vont montant de plus en plus, le contrepoint prend un accent de raillerie qui éclate enfin en une joyeuse hilarité.

Pour la scène de la dispute, c'est tout simplement une fugue,

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et des plus régulières, je dirais presque des plus simples et des plus sobrement écrites. Les éléments en sont très faciles à dégager. Le « sujet » est un thème au rythme saccadé, dont les deux dernières figures sont empruntées à la vocalise de la sérénade; on en a fait un leit-motif, étiqueté, dans les réper- toires, sous le titre de « Motif de la Bastonnade », à quoi je ne puis souscrire, l'attribution étant parfaitement fausse : la bastonnade n'est en effet qu'un simple épisode de la ba- taille, etle thème en question s'applique à lascène tout entière ; il faut donc, si l'on veut absolument un nom, donner celui de « Motif de la Dispute », ou, mieux encore, « du Tapage noc- turne ». Sous ce « sujet» passent successivement deux « contre- sujets » peu caractérisés ; vers la fin un nouveau dessin, ayant l'aspect d'une sorte de gémissement, vient s'y mêler. Enfin, sous cet enchevêtrement, le chant de la sérénade, entonné à la basse par les voix et les instruments les plus sonores, intervient dans tout son développement, jouant (pour conserver la terminologie technique) le rôle de « choral ». Et ici les défenseurs les plus convaincus du système du leit-motif auront beau faire, ils n'arriveront jamais à expliquer, fût-ce par les raisons les plus symboliques, ce que vient faire ce thème. Beck- messer ayant fini sa sérénade, il est évident qu'il n'en devrait plus être question : comment, surtout, cette chanson pseudo- amoureuse serait-elle chantée par les combattants survenant à la fin de la bataille, et sur de tout autres paroles ? Il y a un évident illogisme. Mais si la logique est en défaut, la mu- sique, en revanche, est des mieux servies: c'estdoncàses seules nécessités que Wagner a cédé, ce dont je suis infiniment loin de le blâmer. Ce thème, sorte de « chant donné », don^e en effet toute l'unité au morceau ; il sert de soutien à l'échafau- dage harmonique et l'empêche de trop s'éparpiller; enfin, par la triple progression ascendante de sa dernière reprise, il pré- pare merveilleusement l'explosion tumultueuse de la fin.

Mais si tout cela est si simple, comment se fait-il que la mu- sique donne une si grande impression de complexité? C'est qu'est la trouvaille ! Oui, la musique est parfaitement simple : on s'en apercevrait fort bien si on l'entendait jouer par le seul orchestre, dans lequel elle est contenue tout entière. Et de même, les voix ne chantent rien autre que ce que jouent les

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instruments. Mais tandis que ceux-ci exposent avec régularité leurs quatre parties d'usage, les voix, elles, se subdivisent à l'infini : tel dessin, qu'une seule et même partie de hautbois ou de violon joue sans s'arrêter pendant dix mesures, est dissémi- née en une infinité de parties vocales: celle-ci en accroche six notes, cette autre rebondit sur quatre suivantes, et ainsi de suite; voisins, voisines, apprentis, compagnons, maîtres-chanteurs, jusqu'à dame Magdalène qui, du haut de sa fenêtre, prend une part active à l'action, tous se renvoient, en les empruntant à l'or- chestre, des lambeaux dephrases, des bribes de mélodies, même des notes isolées. C'est dans ce dialogue fiévreux des voix que réside tout le secret de ce mouvement extraordinaire, lequel cependant ne fait point tort à l'homogénéité de la composition générale. Les basses, pendant ce temps, déroulent gravement leur chant qu'entre-mêlentles vocalises, dominant tousles autres bruits (1) ; le tumulte augmente dans la rue ; les femmes, à leurs fenêtres, crient ; tout le monde cogne, le vacarme est indes- criptible ; par trois fois enfin les basses répètent à pleine voix la phrase initiale de leur chant, terminée par une tenue sonore montant d'une tierce à chaque reprise ; les modulations s'assom- brissent, deviennent inquiétantes, quand soudain éclate, for- midable, le fa dièse du veilleur de nuit : un immense cri lui répond; la mélodie de la nuit elle-même est lancée à toute volée par les trompettes. Sur la scène tout se tait en un clin d'œil: les femmes quittent leurs fenêtres, les hommes ferment leurs portes, les lumières s'éteignent, le silence est complet. Et le veilleur s'avance gravement ; il proclame qu'il est onze heures, qu'il faut dormir, que tout est calme ; puis il tire de la corne un dernier fa dièse, auquel répond, pins mys- térieuse que jamais, la phrase enchantée des violons. La rue est vide, la lune éclaire les pignons et les tourelles: une flûte seule murmure le rythme saccadé que tout à l'heure clamaient les voix affolées; un basson aux notes voilées chante, comme un souvenir lointain, des fragments de la sérénade ; et, s'unis-

(1) Afin de donner une idée de récriture de ce morceau, nous reproduisons ci-contre une page de la partition d'orchestre, par laquelle on pourra juger du procédé d epar- pillement employé pour les voix et de la sobriété avec laquelle sont traitées les parties instrumentales.

UNE PAGE DE LA GRANHE PARTITION DES Meistersitiger. (Reproduction autorisée par Mil. B. Schott's Sohne, éditeurs-propriétaires.)

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sant à ces voix diverses, les violons en sourdine achèvent enfin leur phrase calme et sereine. Tout se dégrade, tout s'efface, tout dort... C'est fini.

Nous avons considéré jusqu'ici les cas la parole est au premier plan (scènes d'exposition) ; ceux l'orchestre, s'unis- sant à la voix, exprime les situations du drame psychologique (scènes de sentiment ou d'action) ; enfin nous avons énuméré quelques détails pittoresques, dont l'orchestre abonde, et par lesquels l'artiste manifeste principalement son ingéniosité.

Mais la musique des Maîtres-Chanteurs n'est pas encore tout entière, car les beautés les plus essentielles de l'œuvre résident dans les parties lyriques, plus importantes que dans tout autre ouvrage de Wagner.

C'est ici que la voix reprend son ancienne prééminence.

Ce lyrisme même se manifeste sous des formes différentes.

Il y a d'abord les nombreux lieder que chantent, au cours de la comédie, Walther, Hans Sachs, Beckmesser, David, les écoliers, le peuple. Je ne reviendrai pas sur la plupart, les ayant suffisamment caractérisés dans l'étude des éléments premiers dont se compose la musique des 3Iaifres-Chanteurs : tout au plus insisterai-je surla chanson de Sachs : « Lorsqu'Éve, loin du Paradis », avec ses onomatopées sonores : Jerum ! Jerum ! Hallo ! Hallo he ! Tralalei! imitées des cris deplein air de certaines chansons populaires (françaises aussi bien qu'allemandes), mais évoquant plutôt, par l'accent musical, le souvenir d'un autre chant de Wagner, celui de Siegfried à la forge, avec ses Nothung! Nothung ! Hoho ! Hohei ! . . . Les basses alternent rudement avec la voix dans cette chanson de travail pour laquelle Wagner, avec des dessous au fond très modernes, a retrouvé un accent ar- chaïque qui, à l'égal de la musique caractérisant la corporation des Maîtres, évoque avec une grande intensité l'impression de la vie allemande d'autrefois. Et cependant, malgré son aspect populaire, ce chant sait se prêter à l'expression de la pensée la plus haute : on le voit dans le prélude du troisième acte, où, ralentie, la chanson de Sachs se mêle aux motifs graves et solennels, et, portée par les violons aux plus hautes régions de l'harmonie, contribue pour une grande part à l'impression de grandeur calme que l'admirable symphonie dégage.

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LesKederàe Walther nous arrêteront quelque peu davantage, car ils sont, chacun dans son p;enre, l'expression très caracté- risti(i[ue des idées qui sont à la base de l'œuvre.

Gomme forme, nous avons déjà noté que ces morceaux, au nombre de quatre, sont coflstruits selon les règles véritables de l'école des anciens Maitres-Chanteurs, c'est-à-dire com- posés d'abord de deux strophes (Stollen), sinon semblables, du moins similaires et symétriques, et d'une troisième strophe différente, VAbgesang ou chant de conclusion.

Le premier de ces liedeî\ cependant, appartient à une situa- tion qui n'appelait pas impérieusement le chant. On a de- mandé à Walther quels furent ses maîtres, à quelle école il a étudié. A ces questions il pourrait répondre en simple prose, ou, dans la comédie musicale en une déclamation purement récitative : la logique même l'indique. Mais, par une heureuse dérogation à la rigueur des principes, le jeune poète s'y prend d'autre manière. On l'interroge sur le chant, et sa réponse même est un chant : Quidquid tentabam dicere versus erat, disait naïvement Ovide, parlant de la vocation poétique de ses jeunes années; et c'est avec la même spontanéité que la mélodie vient naturellement à la bouche du chevalier chanteur. Ce lied, dans lequel Walther déclare n'avoir pas eu d'autres leçons que celles qu'il a trouvées dans le livre d'un vieux poète, le chant des oiseaux et le bruit de la forêt, est simple et très nettement dessiné. Il est peu chargé d'harmonies : la voix chante claire- ment, sans dédaigner, par instants, quelques légers ornements, au gré du chanteur. Gela est jeune, frais, sans grande envolée, mais plein de grâce.

Le second est le chant préparatoire que Walther improvise pour obtenir le titre de Maître. Il est d'un lyrisme beaucoup plus accusé. Les vers abondent en images -hardies; pour le chant, il vibre et s'exalte, ardent, passionné, très libre, un peu fou. Les méchantes langues pourraient dire que, pour écrire dans ce style, Wagner n'a eu qu'à suivre sa propre nature... Mais dédaignons les méchantes langues, ou plutôt renvoyons-les au morceau suivant, le chant du Rêve. Pour le « Ghant de Présentation », les Maîtres ne sauraient l'approu- ver, mais on conçoit que Hans Sachs ne puisse en détacher sa pensée, car il a l'esprit assez haut placé pour avoir su déga-

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ger de cet essai incohérent ce qu'il y a d'inspiration nouvelle, vivante et vraiment créatrice.

Au troisième chant le Rêve, le génie de l'artiste a enfin pris conscience de lui-même. La forme s'est précisée, elle est maintenant d'une pureté gdmirable et d'une beauté parfaite : l'œuvre d'art est accomplie.

Et c'est ce même chant qui va revenir au dénouement, agrandi au contact de l'inspiration populaire, s'élançant, pour former un dénouement d'une imposante beauté, libre, rayonnant et vainqueur.

Le rapprochement de ces quatre lieder appartenant au même personnage constitue, si l'on peut dire, une étude de physionomie musicale du plus haut intérêt.

Si d'ailleurs, pour ces parties purement lyriques ou simple- ment vocales, nous voulions descendre aux détails comme nous l'avons fait pour les parties orchestrales, nous n'aurions guère moins de choses ingénieuses à admirer. Arrêtons-nous sur quelques-unes.

Déjà l'un des chants de Walther aurait pu nous arrêter au passage. Caché au fond de sa logette, le marqueur a crié au candidat : « Fanget an ! Commencez î » C'est le signal tradi- tionnel, que David avait déjà fait connaître au chevalier dans la scène précédente, et que Wagner a emprunté fidèlement aux règlements des anciens Maitres-Chanteurs. Ce simple mot va servir à "Walther de thème pour son improvisation. Répétant jusqu'à la formule musicale sur laquelle l'ordre a été donné, mais l'élevant aussitôt d'un degré, le poète chante : « Commencez !... ainsi le Printemps crie à la forêt !... Ainsi le premier amour crie en mon cœur !... » C'est Beckmesser qui ne s'attendait guère à ce que le commandement proféré par sa voix nasillarde dût servir si vite de point de départ à une poésie si éloignée de son habituel idéal !

Nous avons vu, par l'exemple du premier chant de Walther, que parfois la déclamation musicale se précise, et qu'elle prend l'apparence d'une véritable mélodie définie. Le même cas se présente encore dans la scène Kothner lit à l'aspirant le règle- ment de l'École. Tout d'abord le Maître débite son texte sur une espèce de psalmodie syllabique; cependant, chaque fin de

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phrase est ponctuée par un ornement de chant, en style sco- lastique, et, dans la dernière partie de la période, la voix, empruntant une formule au principal motif des Maîtres-Chan- teurs, en tire prétexte pour un développement vocal dont la ligne est très franchement dessinée.

Or, au troisième acte, Hans Sachs fait, dans une intention humoristique, une sorte de parodie de ce cérémonial. Walther ayant inventé un nouveau « mode », il faut lui donner un nom, et, conséquemment, trouver parrain et marraine et baptiser le « mode ». Le rappel de la psalmodie de Kothner était tout indiqué. Mais d'autre part^ c'est d'un baptême qu'il s'agit; et le choral religieux par lequel s'ouvre le premier acte n'était-il pas chanté en l'honneur de saint Jean baptisant les peu[)les dans les eaux du Jourdain ? Le rapprochement, pour subtil qu'il puisse être, était légitime; donc, Sachs, reprenant la réci- tation déjà connue, substitue à la vocalise finale de chaque verset uneautrevocalise, qui n'est autre que le début même du choral. C'est ainsi que nous avons à enregistrer un nouveau leit-motif, tiré d'un chant qui, sans doute, n'était pas destiné pour cela dans l'origine.

Autre petit détail comique : au commencement du troi- sième acte, Hans Sachs demande à David s'il peut lui chanter sans faute son petit chant d'apprenti : celui-ci le promet, et, pour commencer, il attaque le lied sur l'air de la sérénade de Beckmesser, se reprenant d'ailleurs tout aussitôt pour chanter la vraie mélodie de la chanson. Le trait de mœurs est amusant: l'écolier, la tête encore pleine du charivari de la nuit, s'est trompé de « mode » !

Voici encore, à propos de la sérénade de Beckmesser, une observation piquante. Ce n'est pas sur la forme caractéristique du chant que je veux insister : son rôle est de représenter la platitude et le pédantisme, et l'on sait de reste si, sous son aspect original, il est d'un parfait « rendu ». Mais, au troisième acte, la sérénade devient lied de concours : or. à ce moment, Beckmesser, meurtri de coups, déprimé par les émotions de la nuit et les appréhensions de la journée, n'est plus maître de lui. Qu'advient-il donc? Instinctivement, le chant de la séré- nade passe du mode majeur au mode mineur, et cette méta- morphose le rend plus lamentable encore ! La mélodie est.

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désormais, désolante à entendre autant que le chanteur est affreux à voir.

Les chœurs des corporations, au dernier tableau, nous four- nissent encore des remarques de môme nature. Les paroles renferment par endroit des onomatopées, même des imitations de cris d'animaux, dont la musique a tiré ingénieusement parti. Rien n'est plus curieux, par exemple, que les accords savamment dissonants par lesquels le chœur des tailleurs imite le bêlement de la chèvre : Meeeeeeeck ! Meeeeeeeck ! Meeeeeeeck!... Mais quel singulier caprice a eu Wagner lorsqu'il introduisit dans le même couplet, en le parodiant, l'air Ditanti palpiti, de Rossini ? Que fait ce chant italien? Car on ne peut douter que ce soit lui : il y en a quatre mesures entières, tout le premier motif; ce n'est, par conséquent, ni une réminiscence, ni une rencontre d'idées. On nous en a donné l'explication naguère : c'est que ce motif, devenu populaire dans les pays de langue allemande, de même qu'en France, on entend fréquemment brailler dans les rues un autre air d'opéra italien, le duo des Puritains, de Bellini, a été approprié à une chanson de compagnons partant pour le tour d'Allemagne ; et voici sur quelles paroles en dialecte il se chantait en Alsace longtemps avant la composition des Maîtres -Chanteurs :

Adié, Brïider, lebe, lebe wohl, Bis ich wieder zu auch komm ! « Adieu, frères, vivez heureux, jusqu'à ce que je revienne près de vous. »

En reprenant ce motif pour le faire chanter par une corpo- ration d'artisans de Nuremberg, Wagner a donc pensé rendre au peuple ce qu'il croyait tenir du peuple, sans se douter, apparemment, du plaisant anachronisme qu'il commettait en faisant chanter aux contemporains de Luther un fragment d'opéra de Rossini!

Mais ce sont détails presque minuscules. Revenons donc aux choses sérieuses.

Wagner, génie révolutionnaire et novateur hardi, a rompu avec bien des traditions du passé, brisé bien des formes qui semblaient, avant lui, inhérentes à la nature même de l'art.

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Est-il vrai cependant, comme certains le croient, qu'il ait tout créé, et que rien ne subsiste, en son œuvre, de ce qui constituait l'art d'autrefois?

Non, assurément.

Sans doute il a eu grandement raison de mettre fin à des conventions surannées; mais, outre que tout n'était pas con- ventionnel dans l'art avant Wagner, il est certaines de ces conventions qui ne sont, en quelque sorte, qu'une déviation delà vérité, laquelle cependant reste à leur base; et parfois il y a peu à faire pour retrouver cette vérité, cachée sous un mince vernis de fausses apparences.

L'ancien opéra avait considéré comme nécessaire la divi- sion conventionnelle des actes en airs et morceaux d'en- semble, conçus suivant une formule presque identique : la coupe la plus habituelle était celle qui correspond à la suc- cession des épisodes par gradation de mouvements, ceux-ci se précisant et s'animant d'un bout à l'autre du morceau; on avait ainsi les airs composés d'un récitatif, d'un andante et d'un allegro final. Cette convention a produit des chefs- d'œuvre de musique : il suffit, pour en témoigner, de rappe- ler les airs de Fidelio, du Freischutz, (TAlceste, de Joseph, ou encore certaines pages de Mozart et des opéras italiens de la belle époque. Observons en outre que cet ordre, en des cas fréquents, est parfaitement logique, très conforme à la nature des choses. Il est habituel en effet que des scènes de théâtre, en leur développement général, procèdent ainsi avec une animation croissante : bien des pages de l'œuvre même de Wagner nous en donneraient la preuve s'il était nécessaire.

Ainsi, tout en s'astreignant avec la plus grande rigueur à obtenir la pénétration absolue de la musique et du poème, en rompant résolument avec ce qu'il y a d'apprêté et de faux dans la coupe réglementaire de l'opéra, l'auteur des Maîtres- Chanteurs ne s'écarte pas autant qu'on le pense de la voie suivie par ses devanciers.

Des compositeurs modernes croient suivre son exemple en écrivant des œuvres qui ne sont que d'inconsistantes mélo- pées. Quelle erreur! Et combien Wagner a su l'éviter!

Ses formes, cela est certain, sont moins facilement saisis- sables que celles des maîtres qui l'ont devancé; mais pour

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ceux qui aiment à considérer les choses de haut, avec quelle harmonie elles apparaissent! Ce n'est plus l'opéra, c'est con- venu; mais si nous songions à la symphonie beethovenienne, ne trouverions-nous pas déjà un point de comparaison plus proche? Non, le drame en musique ne consiste pas en de simples dialogues notés suivant les hasards d'une conversation à bâtons rompus, mais les scènes doivent former un tout par- faitement ordonné, l'intérêt s'accroît avec le développe- ment, pour aboutir à une conclusion qui peut se prêter entiè- rement au commentaire musical.

Les Maitres-ChantPAirs viennent nous apprendre que telle était bien la pensée de Wagner. Souvent c'est la symphonie qui donne ce commentaire; en certains cas pourtant les voix par- viennent à s'imposer : c'est ainsi que l'on voit, dans l'œuvre que nous étudions, plusieurs scènes se terminer par un ensemble vocal, presque comme s'il s'agissait d'un opéra d'autrefois.

Nous n'aurons pas besoin, pour faire cette constatation, de dépasser la première scène de l'ouvrage, entièrement encadrée de musique vocale. Cette scène, on le sait, s'ouvre parle chant du choral, et s'achève par un épisode lyrique dans lequel Eva, Walther et Magdalène unissent leurs voix en un véritable trio, les deux premiers chantant la phrase la plus expressive et la mieux caractérisée que puisse souhaiter le plus fervent ama- teur de mélodie.

La deuxième scène finit de même : David a donné à Walther ses longues explications techniques. S'en tiendra-t-il là, et l'entrée des Maîtres viendra-t-elle purement et simplement mettre fin à leur conversation? 11 en eût été ainsi dans la réalité, n'en doutons pas, mais l'œuvre d'art ne saurait s'accom- moder de cette sécheresse aussi, pour conclure sur une meil- leure impression, Wagner fait chanter par David une petite ronde populaire que les autres apprentis reprennent en chœur et qui clôt la scène de la façon, sinon la plus vraisemblable, du moins la plus musicale.

Cette même ronde intervient de nouveau à la fin de l'acte. La séance des Maîtres-Chanteurs s'est déroulée avec des inci- dents multiples; Walther est à la tribune... je veux flire sur la chaise duchant, malgré Beckmesser et la majorité de l'as-

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semblée, qui l'interrompent avec violence. Le tumulte est à son comble, et il faut reconnaître que la musique le représente avec un véritable réalisme. Mais soudain il nous vient une bouffée de musique inattendue : ce sont les écoliers qui, profitant de la débandade générale, se mettent à danser, reprenant en cliœur leur jolie chanson dont le rythme gai et le chant naïf, avec sa fraîche vocalise, viennent se poser ingénieu- sement au-dessus de la polyphonie désordonnée que forment les voix irritées des Maîtres. Il est évident que, de mémoire de Maitre-Chanteur, jamais l'église Sainte-Catherine de Nurem- berg ne fut témoin d'une scène pareille. Pourquoi donc Wagner Ta-t-il imaginée? Parce que la musique l'a commandé. Ce n'est pas moi qui l'en blâmerai, car, grâce à cette inter- vention ingénieuse, cette fin d'acte est pleine d'harmonie, et elle menaçait de finir tout autrement !

Le second acte ne nous offre pas d'observations si nom- breuses. 11 en est une, cependant, bien caractéristique. Sachs, seul à son établi, rêve au chant de Waltlier, dont l'orchestre lui rappelle incessamment le souvenir. Comment cela finira- t-il? C'est bien simple : Sachs lui-même va se mettre à chanter; et en efi'et la conclusion de son monologue est un véritable petit lied allemand, des plus réguliers et des mieux caractérisés au point de vue mélodique :

L'oiseau qu'on vient d'ouïr, Il a bon bec et larges ailes!

Bien qu'il déplaise aux vieux, Il chante clair, et Hans Sachs l'aime!

Les chansons de Sachs et de Beckmesser mettent assez de musique dans la dernière partie de l'acte pour que le compo- siteur ait pu s'en contenter; d'autre part, le motif de la nuit passe à l'orchestre à plusieurs reprises. Le plus souvent, le rôle pittoresque de ce chant est fort bien défini; cependant il est un endroit l'on n'en comprendrait guère la raison, si ce n'était une raison purement musicale. C'est à la fin du dia- logue de Sachs et Beckmesser, au moment même les deux personnages sont d'accord, l'un pour chanter, l'autre pour le permettre. Tout est prêt : cependant Beckmesser ne prélude pas encore. Il attendait pourtant~ce moment depuis assez long-

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temps ! Et, tandis qu'il se tait, voilà que les violons, sans raison apparente, reprennent leur lente mélodie. Pourquoi cette interruption ? Parce que l'auteur a compris qu'après la scène de comédie embrouillée à laquelle vient d'assister le spectateur, celui-ci a besoin d'une minute de calme, et ce calme, c'est la musique seule qui peut le lui donner. Un compositeur italien aurait, dans le même esprit, pjacé un morceau d'ensemble : il ne s'en faut pas de beaucoup qu'il en soit de même dans l'œuvre de Wagner, car, pendant ce court moment, Walther et Eva, en observation à l'autre bout de la scène, unissent à plusieurs reprises leurs voix, par des répliques simultanées, à celles de Beckmesser et de Sachs. Au caractère dramatique près, c'est presque, Dieu me par- donne! la situation scénique du quatuor de Rigoletto : la diffé- rence la plus essentielle, c'est que la musique est jouée par l'orchestre au lieu d'être chantée par les voix.

Le troisième acte des Maîtres-Chanteurs est le plus riche en musique; aussi nous fournira-t-il mainte remarque.

Dans le monologue de Sachs et la scène avec Walther, c'est l'orchestre qui a le dernier la parole; mais cet orchestre est traité dans un sentiment aussi lyrique que pourrait l'être la plus belle mélodie vocale.

Pour la scène de Beckmesser, peut-il être un exemple plus évident à l'appui de ces observations? Toutes les explications nécessaires à la marche de l'action sont terminées lorsque Sachs a donné au marqueur licence de faire usage du chant de concours de Walther; Beckmesser n'a donc plus qu'à dire grand merci, et s'en aller. Pourquoi donc reste-t-il à chanter encore dix pages, si ce n'est parce l'auteur a jugé que la scène devait avoir une conclusion musicale? Elle a si bien ce carac- tère, en effet, qu'à la fin de la longue période au cours de laquelle Beckmesser, chante, danse et se démène comme un possédé, l'orchestre reprend une dernière fois la ronde des écoliers, qui déjà avait servi au même but dans deux circons- tances importantes, encore que son intervention soit de moins en moins motivée.

La fin du même tableau va nous montrer, par un exemple unique dans l'œuvre de Wagner, qu'au fond celui-ci n'avait

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pas les intentions si subversives que lui prêtent des par- tisans trop zélés. Ce tableau se termine par un quintette vocal : non plus quelques mesures isolées, mais un vrai morceau développé. Bien des gens n'ont pas dissimulé leur surprise de trouver ici une telle page; les raisons les plus subtiles ont été cherchées pour expliquer, que dis-je? pour excuser sa présence, et les anecdotes ont circulé.

On a conté, notamment, que ce morceau remonte à la jeu- nesse de Wagner, époque antérieure à la conception du « système » ; il l'aurait composé d'i respiration, y synthétisant d'avance les sentiments essentiels de l'œuvre. Le moment venu de lui assigner sa place définitive, il l'aurait rejeté avec horreur, comme contradictoire à ses principes. Heureu- sement, un bon ange veillait, et cet ange était M""^ Wagner en personne : elle intercéda pour sauver le chef-d'œuvre; le maître se laissa toucher; et c'est ainsi que la postérité la plus reculée ne connaîtra les Maîtres-Chanteurs que déshonorés par un quintette !

Est-il nécessaire de dire que cette anecdote remarquable est dénuée non seulement de toute vérité, mais encore de toute vraisemblance? Non seulement la parfaite homogénéité de style du quintette avec l'ensemble de l'œuvre ne permet pas une pareille hypothèse, mais sa présence en cette place s'explique d'autant mieux qu'à partir de cet instant l'œuvre va prendre un caractère résolument et définitivement lyrique.

La situation est grave. Les personnages, après avoir passé par les émotions les plus complexes, touchent à l'heure du dénouement. Quoi de plus naturel que de les voir se recueillir pour exhaler en un monologue collectif les sentiments qui débordent de leur cœur? Et en quoi cela est-il en contradic- tion avec la vraisemblance scénique aussi bien qu'avec les principes?

La musique est d'une admirable convenance au sujet. Éva. la première, prend la parole, exposant un chant de forme libre autant que pure. L'accent s'y élève peu à peu jusqu'à une expression d'extase : « Rêve de grâce, divin rayonnement du matin... » Rapprochement singulier, la fin de cette pre- mière période reproduit exactement le dessin d'une phrase

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(l'amour de la Valkyrie, celle que chante le violoncelle pen- dant que Siegmuud et Sieglinde échangent le premier regard. Puis la mélodie du rêve apparaît: ce chant pourrait-il donc être ouhlié quand désormais il devient le motif principal, celui (jui commande au dénouement même? Peu à peu, les voix s'unissent en une pure harmonie, harmonie symbo- lique, car elle règne aussi dans les cœurs. Uno inspiration calme, sereine, éthérée, règne sur tout cela. Point de faux brillants, point de vaine recherche d'effets extérieurs: à peine si, à l'avant-dernier accord, la nuance forte indique une expansion qui, jusqu'alors, était restée contenue et comme concentrée au fond des âmes.

Il est, parmi les chefs-d'œuvre de l'art d'autrefois, une page musicale qui mérite d'être rapprochée de celle-ci. La situation est analogue: trois personnages, agités, eux aussi, par des émotions diverses, sont venus, masqués, dans une fête, afin d'accomplir un acte grave. Mais avant l'action ils s'arrêtent, et leurs voix s'unissent en une imploration aussi harmo- nieuse de forme que d'inapiration puissante, page immortelle se révèle en sa plus haute sublimité le divin génie de Mozart. Maintenant la résolution est prise : les masques peuvent sans crainte pénétrer chez Don Juan.

Le quintette des M allres-C hauteurs, c'est le trio des masques du dix-neuvième siècle.

C'est que maintenant aussi nous allons entrer dans l'action, action glorieuse et vengeresse, symbole du triomphe éclatant du Génie. Pour célébrer une telle victoire, ce n'est pas trop de tout le déploiement des forces musicales dont s'est enrichi l'art moderne : en effet, le dernier tableau des Maîtres- Chanteurs, splendide conclusion d'une œuvre écrite à la gloire de l'Art, est comme la réalisation intégrale de cet idéal lyrique vers lequel a tendu l'essentiel et unique effort du poète et du musicien.

Les derniers accents du quintette viennent de s'exhaler, et déjà Sachs, d'un ton d'autorité familière, a envoyé chacun à son poste de combat. L'orchestre esquisse, puis peu à peu précise le motif qui caractérise Nuremberg. On l'a déjà maintes fois entendu, mais c'est ici qu'il atteint son développement

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complet. Le dessin rythmique, au relief profondément poussé, avec sa montée périodique de deux notes procédant par tierces et formant comme une série de pointes qui s'étagent pittoresquement. tels les clochers et les pignons de la vieille ville allemande, se mêle au contrechant sonore et soutenu des cors. Les basses, en de longues tenues, supportent l'échafaudage modulant, dont l'harmonie s'enrichit de période en période. On entend dans l'éloignement, échos delà fête popu- laire, des fanfares de cors et de trompettes. Le lourd motif des Maîtres-Chanteurs gronde aux basses, grandissant peu à peu, les thèmes s'entremêlent, s'enchevêtrent, enrichis de trilles et d'ornements qui rehaussent l'éclat de la sonorité; les accords sont poussés l'un par l'autre; les rythmes se précipitent; enfin, dans la pleine vibration de la symphonie, tandis que l'oreille est dans Tattente d'un aboutissement musical dont l'effet sera d'autant plus grand qu'on l'a plus longtemps désiré, le tableau de la prairie ensoleillée apparaît, avec la ville dont les tours et les maisons se profilent au loin sur le ciel d'été ; et, au milieu de la foule qui circule, parmi les guirlandes et les oriflammes, un chœur joyeux retentit. Pourquoi les specta- teurs de l'Opéra, introduisant de fâcheuses habitudes dans la représentation de l'œuvre wagnérienne, profitent-ils de ce que cet interlude orchestral est exécuté devant le rideau baissé pour ne point écouter, se lever, tourner le dos à la scène et lorgner les loges? Ce sont, je le sais bien, les traditions du lieu. Mais alors, si l'on jouait, à l'Opéra, Siegfried ou le Cré- puscule des Dieux, faudrait-il donc renoncer à entendre sans être distrait la resplendissante symphonie de la traversée du feu, ou la déploration tragique sur le développement de laquelle disparaît dans la nuit le cortège escortant la dépouille du héros? Sans doute l'épisode corres^ondâni des Maîtres-Chanteurs est de moindre importance : cependant, les abonnés de l'Opéra peuvent nous en croire il n'est point indigne d'être écouté, car c'est une page d'une coloration intense, et qui, sans avoir à proprement parler le caractère descriptif, cons- titue un tableau musical d'une rare pénétration et d'une véri- table puissance suggestive.

Nous sommes donc merveilleusement préparés, et nous trouvons en plein dans le milieu particulier à l'action quand,

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sur la résolution depuis longtemps escomptée du développe- ment harmonique, la corporation des cordonniers s'avance et entonne sa chanson. Ils invoquent d'abord saint Crépin leur patron : l'orchestre, en un accord strident, qui prend ici un aspect triomphal, redit à pleines cordes le motif professionnel si souvent entendu pendant le travail de Sachs; puis, honnêtes ouvriers allemands, ils se mettent à chanter un chœur dans le style orphéonique, naïf de sentiment autant que de forme, avec des rythmes bon enfant, de ces jolies petites cadences allemandes comme il s'en trouve dans les lieder de la Flûte enchantée. Après quoi les cordonniers, ayant fini leur chant, vont se ranger à leur place et le cortège continue.

C'est maintenant la musique de la ville qui fait son entrée. Les tambours et les trompettes défilent au pas, sonnant la marche dont la fanfare servira tout à l'heure de signal d'appel et retentira, à la fin, parmi les acclamations de tout le peuple.

Puis viennent les veilleurs et les gardes de la ville, et les autres corps de métiers: luthiers, fabricants de jouets d'en- fants; l'orchestre continue sa marche populaire, carrément rythmée; le triangle et les cymbales marquent les pas; un jeu de clochettes s'unit aux sons nasillards d'une trompette en sourdine qui joue forte, combinaison plutôt rare, car ici l'instrument guerrier prend un faux air de mirliton !

Les tailleurs à leur tour disent leur couplet, rappelant avec humour l'aventure héroï-comique d'un de leurs ancêtres, imi- tant des cris d'animaux.

Les boulangers leur succèdent ; ils chantent sur un ton lu- gubre la détresse oîî tomberait l'humanité s'ils la laissaient manquer de pain : idée éminemment populaire, qui se retrouve exprimée, avec bien plus d'éloquence, dans la chanson fran- çaise du Pauvre Laboureur :

N'y a ni roi, ni prince, Ni duc, ni seigneur, Qui n'vive de la peine Du pauvre laboureur !

Mais la plainte des boulangers de Nuremberg n'a pas tant d'intensité, et en vérité ce ne serait point ici le moment

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d'y insister. Les cordonniers et les tailleurs répondent par un dernier refrain; le défilé des corps de métiers est terminé.

Voici maintenant qu'un bateau pavoisé amène au bord de la prairie les filles du village voisin, vêtues des pittoresques cos- tumes de paysannes allemandes dont les peintures de Durer et de Wolilgemuth nous ont conservé les superbes modèles. La symphonie de fête exposée à l'ouverture du second acte jaillit à nouveau; les trilles des violons scintillent; l'accord de neu- vième prend une sonorité plus vibrante que jamais. Les garçons se précipitent vers la rive, poussant des cris de joie : « Ilcrrje! fferrje! Filles de Fûrth ! Fifres de la ville, jouez ! » Et la danse sur l'herbe commence, une souple valse allemande, familière et calme. Les clarinettes, les hautbois, les flûtes, auxquels se mêlent parfois des sons de clochettes, jouent tour à tour le thème rustique ; un onduleux contrechant de violoncelles s'y mélange; les violons marquent rudement la cadence; la danse s'anime, les rythmes s'entrechoquent et se précipitent, lors- qu'enfin un nouvel accord vient annoncer qu'il va se passer du nouveau. Le tumulte joyeux s'arrête soudain; chacun re- prend sa place: c'est fini de rire.

En effet, voici venir quelque chose de sérieux. Les basses martellent le rythme grave des Maîtres. Une trompette sonne dans la campagne sa fanfare d'appel, commandant le « Garde à vous ». Le cortège des Maitres-Ghanteurs, bannière déployée, s'avance avec une lenteur cérémonieuse. La marche éclate dans l'orchestre ; mais, après l'attaque puissante du premier accord, le son est subitement retenu. Pourquoi cette nuance inattendue? C'est que le musicien a voulu donner l'impression du respect qui succède à la joie, au passage de ces hommes dont l'association représente cette chose sainte : l'Art ! Le son fléchit, et en même temps les fronts s'inclinent : l'accord lui- même, différent de celui qui accompagnait le même dessin dans l'ouverture, prend ici un aspect en quelque sorte religieux.

Mais bientôt succède une acclamation, car le doyen des Maîtres présente au peuple la bannière, glorieux emblème d'Art, sur laquelle est peinte l'image du roi David. Aussitôt les fanfares retentissent, joyeuses, éclatantes, enthousiastes:

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les trompettes, les harpes, s'unissant à l'orchestre déchaîné, lancent à pleine voix ce « thème de la Bannière », déjà bien des fois entendu, mais qui jamais encore n'a semblé si puissant : car c'est seulement qu'il prend sa signification absolue, et sa beauté est considérablement accrue par l'idée qui, définitivement, s'y attache. Ce n'est plus désormais une simple formule harmonique aux contours plus ou moins heu- reux : c'est un chant de gloire, entonné en l'honneur de l'Idée. A cette acclamation puissante, on est ému de ce même frisson qui nous étreint devant le salut au drapeau, car c'est bien cela : c'est le sens essentiel, et qui resterait incom- pris si l'on ne voulait considérer ici qu'un morceau de mu- sique. Oui, sous ces contrepoints scolastiques le sang circule, une âme vibre, émue, ardente, généreuse. Et la réalisation de l'oeuvre d'art est d'autant plus admirable que la forme exté- rieure ne le cède en rien à l'inspiration interne : le style par- ticulier de la musique, précédemment analysé, nous reporte en effet, et avec une rare fidélité d'évocation, dans le milieu his- torique où se déroule l'action; et voici qu'à présent, sous ces apparences caractéristiques, l'Idée rayonne, pure, immuable, éternelle ! De sorte que, dans sa peinture, l'artiste a su nous montrer la représentation intégrale de l'objet qu'il s'est pro- posé : l'être humain tout entier, le visage, l'habit, et, par- dessus tout, l'âme.

Ce n'est pas tout : l'hymne superbe en l'honneur de l'Art n'est pas achevé. L'orchestre a salué de ses fanfares l'objet qui symbolise le Génie; à présent les voix vont s'élever pour acclamer l'homme qui l'incarne.

Le peuple, demeuré respectueux au passage du cortège, s'émeut et se réjouit quand, parmi les Maîtres, il reconnaît son poète favori. Par un heureux hasard, les vers que l'artiste mo- derne a empruntés au Sachs .historique pour les faire chanter en son honneur commencent par un mouvement qui, lui-même, est une acclamation : « Wach' auf ! Levez-vous! » Ainsi clame le peuple entier : deux accords puissants s'exhalent de toutes les poitrines, se résolvant en un choral d'une sublime beauté. Je ne saurais dire si le grand Bach a laissé dans ce genre quelque page comparable : à coup sûr il n'en a pas écrit de plus belle ; mais ici encore, ce qui fait la principale beauté du

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morceau, ce n'est pas sa ligne mélodique, si noble et pure qu'elle soit, ce ne sont pas ses harmonies larges et simples, ni les splendeurs de sa sonorité: c'est l'accent de conviction ardente qui vibre par-dessus tout.

J'ai parlé de Bach : sans doute, la plupart des chorals dont le vieux maître a emprunté les chants à la liturgie luthérienne, mais qu'il a fait siens en les habillant de si magnifiques vête- ments sonores, sont d'une à peu près égale beauté. Il en est un cependant qui semble ressortir du fond de son œuvre dans un rayonnement spécial : c'est celui que, vers la fin de la Passion, les voix désolées murmurent à l'annonce de la mort du Christ. Le même chant avait été précédemment entendu sans qu'on y eût donné une attention particulière ; mais, reparais- sant ici, il semble contenir des larmes, il devient une lamen- tation profonde, il résume en ses accords mystérieux les senti- ments d'immense douleur que contient l'œuvre sacrée.

Dans un esprit tout opposé, il en est de même du choral des Maîtres-Chanteurs. Sa puissance d'expression apparaît d'autant plus intense qu'à ses mérites propres se joint le sentiment de la grandeur de l'objet qui l'inspire. Ce n'est pas seulement pour Hans Sachs que chante le peuple de Nuremberg : c'est le génie de l'homme qu'un des plus admirables génies de l'humanité célèbre. Et la musique que Wagner a écrite pour cette situa- tion est d'autant mieux faite pour nous aller au cœur que, pleine de beautés elle-même, elle exalte ce que nous, artistes, nous aimons par-dessus toute chose : la Beauté.

Il faut bien cependant, pour amener le dénouement, qu'une place dans ce tableau soit laissée à la comédie, et c'en est ici le moment ; mais Wagner a compris que cette place devait être aussi restreinte que possible; aussi, lui qu'en d'outrés endroits nous avons vu si prolixe, il se borne presque à de simples indications. Si même, la nature étant plus forte, il se laisse aller à quelques développements superflus, quelques coupures rétabliront les justes proportions: celles qu'il est d'usage de pratiquer dans cette partie des Maîtres -Chanteurs (réserves faites pour la haute signification esthétique du dis- cours final de Sachs) me paraissent, malgré mon éloignement

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pour ces pratiques, les plus admissibles qui soient, presque méritoires! Tout marche donc avec rapidité; le fm épisode de la moquerie populaire ne fait que passer et disparaître, et la chanson de Beckmesser, endimanché mais battu, en est ré- duite à un seul couplet, dont les périodes mêmes sont nota- blement écourtées.

Mais il est dit que le lyrisme doit ici régner en souverain maître. Le Preislied de Walther est le dernier degré de cette ascension progressive vers les hauts et libres sommets de la pensée, commencée par les chants précédents. La marche de la Bannière était l'hommage à Temblème, le choral de Sachs le salut au génie ; et maintenant c'est ce génie même qui va se manifester, et, à la suite de ces démonstrations tout objec- tives, se formuler et prendre corps.

Qui donc, parmi les critiques, a déclaré ne pouvoir pas se plaire à un poème dont le seul intérêt repose sur le "succès éventuel d'une romance ? Voilà vraiment faire preuve d'une juste intelligence de l'œuvre d'art ! Le Preislied n'est-il donc qu'une romance ? Et ne faut-il voir dans la scène qu'un homme qui chante, et des gens qui l'applaudissent ? Assuré- ment l'auteur a visé plus haut. La forme même de la compo- sition témoigne de sa volonté. Alors que Beckmesser, l'es- prit rampant que des liens grossiers retiennent à la terre, n'avait même pas eu la force de chanter jusqu'au bout sa chanson apprise par cœur, Walther, lui, ne se borne pas à répéter la mélodie que lui dicta son rêve de la nuit : il enri- chit chaque période d'une inspiration nouvelle : son improvi- sation, libérée de toute préoccupation, émancipée de toute attache, s'élève d'un coup d'aile assuré, va montant toujours, planant enfin en toute liberté. Cependant les violons d'abord soutiennent sa voix, puis répondent et se dégagent à leur tour : ils poursuivent, avec la même ardeur, la même expression surhumaine que s'ils accompagnaient l'extase d'Yseult; les voix aussi s'harmonisent pour prendre part au concert uni- versel : il ne s'agit plus d'un chant de concours, c'est mainte- nant un chant mystique, qui s'élève pour glorifier la foi, l'amour, l'idéal, exprimant en des accords purs et inspirés la pensée abstraite, le beau en soi.

Car c'est une des marques du génie de Wagner d'aller ton-

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jours au delà de la conception matérielle, concrète et tan- gible, et de s'élever jusqu'aux plus extrêmes limites de l'Idée. Parsifal, Yseult, Wotan, Brïmliilde symbolisent, par chaque type, une portion d'humanité : les Maîtres-Chanteurs, simple comédie, ne visent pas moins haut; les personnages, en leur collectivité, représentent, eux aussi, une part des aspirations les plus nobles, autant qu'immuables, de l'esprit humain.

Tel le finale de la neuvième symphonie de Beethoven avait chanté la délivrance de l'âme et les joies de l'Amour en l'uni- verselle fraternité, ainsi le dernier tableau des Maîtres- Chauteurs, autre « Ode à la Joie », seul comparable au chef- d'œuvre jadis incomparable, célèbre définitivement cette fraternité en la communion universelle de l'humanité sous les espèces de l'Art.

Voilà ce que nous disent ces dernières scènes, cette admi- rable" conclusion lyrique d'une œuvre conçue à la gloire du lyrisme, cet hymne magnifique en l'honneur de ce que l'esprit humain a jamais pu créer de plus grand, de plus pur et de plus méritoire.

XI

L'ŒUVRE DE RICHARD WAGNER ET L'AVENIR

Cette étude est terminée. Elle fut longue; mais la matière était si riche qu'elle ne pouvait échapper à un tel dévelop- pement. Il n'est d'ailleurs pas douteux qu'après tant de pages écrites, et par moi, et par d'autres, il reste encore beaucoup de choses intéressantes à dire sur les Maîtres-Chanteurs.

Je voudrais cependant, avant de clore définitivement ce livre, traiter un sujet d'un caractère plus général, mais qui, dans la situation nous sommes présentement, est important entre tous. Je veux parler de l'influence que peut ou doit exercer l'œuvre de Richard Wagner sur l'évolution, présente ou future, de l'art dramatique et musical.

Longtemps on a prétendu caractériser sa musique par l'ex- pression ironique de « musique de l'avenir ». Maintenant, les ironies ont fini leur temps : elles n'ont plus d'autre effet que de se retourner sur ceux qui les avaient imaginées. Le public, après une lente initiation, à laquelle ne furent point défavo- rables les difficultés mêmes que rencontra la divulgation de l'œuvre wagnérienne, a fini par comprendre; et, naturelle- ment, son admiration l'a rendu infidèle à ses préférences d'autrefois, injuste envers les œuvres qui, auparavant, jouis- saient de son estime exclusive. On a dit avec raison qu'un des efl'ets funestes de la musique de Wagner, c'est qu'elle em- pêche ceux mêmes qui ne l'aiment point d'accepter autre chose

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après elle. Bien souvent eu effet les richesses harmoniques et orchestrales introduites dans la technique musicale par l'auteur de Tristan et Yseult paraissent excessives à certains, elles provoquent chez euxl'énervement, l'irritation, la fatigue : et cependant, vienne après cela une musique conçue avec les seules ressources en usage autrefois, celle-ci, par compa- raison, paraîtra pauvre, faible et plate.

Comment donc s'étonner si les producteurs, suivant cette impulsion irrésistible, tentent, soit par préférence instinctive, soit pour satisfaire au goût du public, de compliquer aussi les formes? En se conformant ainsi au mouvement donné, ils ne font qu'obéir à une loi naturelle d'évolution.

Mais combien tout cela est complexe! Que de difficultés la question soulève! Qu'elle présente d'aspects différents, et à quelles contradictions elle peut donner naissance ! Si l'on veut la traiter dogmatiquement, il n'y a presque pas un seul principe posé qui ne puisse immédiatement donner lieu à une objection valable. Aussi bien, n'est-ce point dans cet esprit que je prétends que doit être résolue la question wagnérienne quelle que soit mon admiration pour l'œuvre colossale, je serai le premier à refuser de me soumettre aveuglément aux prin- cipes dont elle dérive si on les présente sous forme de dogmes. Je réclame pour chacun la liberté de concevoir l'art comme il l'entend, déjuger et de créer par lui-même, enfin de ne pas subir l'influence de Wagner s'il croit possible et avantageux de s'y soustraire.

En réalité, la véritable solution du problème est du domaine exclusivement éventuel, et point du tout spéculatif. Il se pourrait fort bien faire qu'un de ces prochains jours il surgit ([uelque génie inconnu, qui, spontanément révélé, se moquant des principes à la mode, nous apportât, créée de toutes pièces, une œuvre toute différente de celle pour l'élaboration de la- quelle nous nous évertuons à formuler une esthétique. « Dans le domaine de l'art, les théories sont peu de chose, les œuvres sont tout ». Ainsi s'exprimait récemment M. Saint-Saëns, et il s'exprimait fort bien.

Il n'y a qu'une seule chose qui soit interdite : c'est de dédai- gner l'œuvre de Wagner, et d'affecter de ne la point connaître. Nous vivons à une époque l'ignorance n'est plus de mise,

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et tout producteur, quel qu'il soit, doit avoir conscience de ce qui se fait autour de lui. Il y avait, il y a peu d'années, un musicien qui avait cru bon de prendre cette attitude : à ceux qui lui demandaient son sentiment sur l'œuvre d'art qui soulevait tant de passions, il répondait: « Wagner? Connais pas!...» Si on le poussait davantage, il prononçait : « Pour moi, ce n'est pas de la musique. » Il n'y a pas beaucoup plus de trois ans qu'il est mort, jeune encore, mais ayant déjà à son actif un bagage musical considérable. Qu'en reste-t-il aujourd'hui?...

De pareils propos, une semblable attitude ne prouvent en effet qu'une chose : c'est que celui qui les tient n'a pas le sen- timent de la haute dignité de l'art. Qu'on professe, si l'on veut, des haines vigoureuses : cela est légitime, souvent méritoire; mais rien n'est pire que cet air de dédain à l'égard d'une œuvre qui, dans un sens ou dans l'autre, doit forcément faire vibrer toute àme véritablement artiste.

Cependant, vaut-il mieux aimer ceux qui, marchant en trou- peau sur la route nouvellement ouverte, s'y pressent unique- ment par la raison que tout le monde y passe? Je crains fort que ceux-ci non plus n'aperçoivent pas clairement le but. Sans doute, cette route étant fréquentée par des gens du bon ton, il est tout naturel qu'une foule d'autres veuillent s'y montrer : mais avouons qu'ils n'ont pas grand'peine à y marcher aujour- d'hui, surtout si nous nous souvenons des difficultés qu'ont eues les premiers venus à la suite du maître pour l'aider à frayer le chemin, aujourd'hui très large, mais autrefois si encombré de broussailles!

C'est d'ailleurs un mérite médiocre de composer dans un certain style parce que ce style « est à la mode », de chercher à plaire aux gens parce que ces gens sont « distingués». Ecrire dans le seul but d'agréer à un public, distingué ou non, fut toujours un idéal peu recommandable.

Le premier devoir de l'artiste est d'être sincère avec soi- même.

Il y a deux Wagner. L'un est le maître génial auquel l'art allemand doit son plus puissant rayonnement en cette fin de notre dix-neuvième siècle. L'autre est un personnage de Gœthe,

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le faimdus du docteur Faust, Tesprit « aride et rampant », écho inintelligent de ce qu'il a entendu dire au maître, répétant des paroles dont il ne comprend pas le sens caché, unique- ment attaché à la lettre. « Collez une bribe à une aulre, com- posez un ragoût des festins d'aulrui, et soufflez sur votre petit monceau de cendres pour en faire sortir une misérable flamme. » Ainsi le poète résume ce genre d'idéal.

Il faut avouer que Wagner le grand a trouvé fréquem- ment son Wagner l'autre. Les parasites du génie ne l'ont point épargné. C'est même peut-être parmi ces derniers que se sont rencontrés ses champions les plus intransigeants, intolérants comme le sont ioujours les gens à courte vue.

Walther, dans les Mallres-C hauteurs, n'avait d'autre défenseur que Hans Sachs, et Beckmesser était son grand ennemi. Mais imaginez que, plus tard, ses intuitions géniales aient été for- mulées en règles : le voilà devenu chef d'école, entouré à son tour de pédagogues qui voudront enseigner à toute force sa formule, et les fils de Éeckmesser seront ses disciples les plus déterminés. Qu'adviendra-t-il quand Wagner aura trouvé son Beckmesser pour imposer les règles de sa nouvelle tabu- lature? Qui sait? Peut-être s'est-il déjà manifesté!...

L'imitation ne fut jamais le but des arts. « Imiter Sha- kespeare serait aussi insensé qu'imiter Racine serait bête », a écrit Victor Hugo, alors que, parlant de l'œuvre du grand dramaturge anglais, il disait : « Quant à moi qui parle ici, j'admire tout comme une brute!.., » « Pour nous, ajou- tait-il, Shakespeare est un génie et non un système. Admirez ou critiquez, mais ne refaites pas. C'est fait. »

Voilà de fîères paroles, et qui, pour le créateur, doivent passer pour un précepte fondamental.

Mais ne disais-je pas naguère qu'en voulant pénétrer au fond d'une question si complexe on verrait les contradictions surgir à chaque pas? Sans doute la création est le but essen- tiel de l'artiste. Mais la matière à créer est-elle donc inépui- sable? La loi de l'évolution dans les arts ne procède-t-elle pas plutôt par principes successifs, parfois opposés, mais dont chacun veut être appliqué jusqu'à ses plus extrêmes conséquences? Il ne saurait y avoir ici de règle absolue,

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nécessaire : tout, dans la direction suivie par un art, dépend des circonstances au milieu desquelles il se forme et se déve- loppe. Victor Hugo pouvait naturellement prononcer les paroles qu'on vient de lire : il était, lui, d'une époque de révolte, et d'une révolte légitime. Il avait écrit dans son premier manifeste, la préface de Cromictll : « Oh ! imiter des imitations! grâce! », résumant par ces mots les exigences, nullement ca- chées, des classiques de son temps, et l'on vient de voir qu'il poussait son principe aussi loin que possible, puisqu'il inter- disait jusqu'à l'imitation du génie, de Shakespeare lui-même. Oui, de telles déclarations lui étaient permises, d'abord parce qu'il était Victor Hugo, ensuite parce que, dans la si- tuation au milieu de laquelle il apparut, il fallait absolument que l'on fit preuve d'initiative.

Mais aujourd'hui, la rénovation a été accomplie dans toutes les branches de l'art. Les idées exprimées par le chef du romantisme, jadis passant pour subversives, ne rencontrent plus de résistance, et sont devenues presque banales. Autre- fois, l'obéissance absolue aux règles posées par les maîtres était regardée comme le premier devoir de l'artiste; mainte- nant le point de vue s'est tellement modifié que, par un excès contraire, cette antique soumission a fait place à l'indisci- pline. Pour être consacré homme de génie, il faut, de nos jours, avoir un programme à soi; chacun doit suivre sa route, tracer un chemin nouveau, y passer seul : noble ambition à coup sûr ; mais combien peu seront de force à la réaliser et ne s'égareront point avant d'atteindre le but?...

Telle est la contre-partie de la question. Sans imiter servi- lement, n'est-il donc pas permis de suivre une direction vers laquelle d'autres ont déjà marché, de poursuivre un idéal formulé en partie, mais dans la réalisation duquel on peut avoir chance de trouver encore quelque chose de neuf et de beau?

Les maîtres anciens n'étaient pas embarrassés de pareils obstacles. Loin d'être obligés, dès la première œuvre, de créer des formes nouvelles, ils n'avaient qu'à couler leurs idées propres dans le moule adopté par leurs prédécesseurs. Si ces idées étaient trop vastes pour la mesure habituelle, les formes se modifiaient sous leur influence, spontanément et sans effort. C'est ainsi que se sont accomplis tous les progrès de

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l'art musical aux temps classiques. Mozart a pu commencer par imiter Haydn, et Beethoven Mozart, sans que personne y trouvât à redire. Cela a-t-il empêché chacun d'eux de mani- fester sa personnalité, et de faire progresser l'art à sa manière? "Wagner lui-même n'a-t-il pas subi des influences musicales reconnaissables jusque dans les oeuvres de sa ma- turité, celle de Weber par exemple? Eli vérité, le génie se reconnaît toujours, quelles que soient les apparences. Com- parez la musique de Mozart à celle de tous ses contempo- rains, Paisiello, Sarti, Cimarosa même : ce sont exactement les mêmes formes : seules pourtant les œuvres de Mozart révèlent le génie de Mozart.

J'irai plus loiil, et ne craindrai pas de professer qu'il y a tout avantage, pour ceux qui ne sont pas destinés à briller au premier rang, à fréquenter les hommes et les œuvres de génie et s'en imprégner eux-riiêîiies. Ils peuvent ainsi s'élever parfois vers des hauteurs auxquelles, réduits à leurs propres forces, ils n'auraient pas atteint. Les disciples de Gluck, par exemple, doivent beaucoup à leur maître. Il est facile de prendre des airs dédaigneux à Tégard d'OEdipe à Colone et des Dinmdes, par exemple, et d'avancer que ces opéras ne sont que de simples décalques de ceux de Gluck : d'abord cela n'est point vrai; ce sont au contraire des œuvres très remar- quables, et qui, tout en étant conçues suivant la formule gluckiste, révèlent chacune une personnalité et un tempé- rament très différents. Mais surtout elles constituent, et de beaucoup, ce que leurs auteurs ont produit de meilleur en toute leur carrière. C'est à elles uniquement que Sacchini et Salieri ont que leurs noms aient passé à la postérité, talidis que leurs nombreux opéras italiens n'ont laissé après eux aucune trace. Et notre grand Méhul, pense-t-on donc que l'in- fluence de l'auteur d'Alceste ait été inutile au développement de son génie? Il n'est pas jusqu'à Piccinni lui-même qui n'ait accompli un progrès quand, ayant à lutter avec le géant de la musique dramatique, il ne sut mieux faire que de lui em- prunter ses propres armes. Certes Didon et Iphigénie en Tauride sont encore bien loin d'Armide et d'Orphée; mais combien ces œuvres ne sont-elles pas d'un niveau plus élevé que les Alessandio, les Olimpiade, ou la Cecchina ossia la buona figluola, qui

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jus(iu'alors avaient représenté les tendances les plus trans- cendantes de leur auteur !

Donc, tout en écartant l'idée d'imitation servile, on peut dire qu'il y a tout avantage pour le compositeur novice, ou de génie secondaire, à se rallier aux gratids classiques, je veux dire aux véritables maîtres, et particulièrement au plus récemment venu : car l'art ne retourne jamais en arrière, et, pas plus qu'il iie faut songer à brusquer une évolution qu'il n'est pas encore temps d'accomplir, pas davantage on ne saurait l'interrompre, une fois effectuée, en ne tenant pas compte du progrès qui en est résulté.

Or, ^¥agner est aujourd'hui ce maître.

Et Wagner est un classique. Plus hardi sans doute, plus novateur que tel que ses prédécesseurs (mais ne fut-ce pas toujours le rôle des maîtres d'ajouter à l'apport de leurs devanciers?), il n'a pourtant rien introduit qui fût en contra- diction avec les nécessités éternelles de Tart. 11 a créé beau- coup, mais non pas détruit autant qu'on le croit: seul ce qui était destiné à périr a subi ses atteintes ; ce qui est immortel n'a pas été touché.

Ce serait surtout une erreur singulière que de voir en lui un décadent. Il se peut que le reproche s'adresse avec quelque justesse à certains qui n'admirent qu'un certain côté de son œuvre ou s'astreignent à l'imiter, mais lui-même en doit être entièi'enient couvert. Un fort, un tenace, un puissant comme Wagner n'est })as un homme de décadence. Sans doute il a donné aux formes musicales uiié indépendance dont l'effet peut paraître à des esprits superficiels ou mal éclairés comme destructif de l'organisme sonore ; mais ceux qui sont ca- pables de regarder en face son œuvre lumineuse savent bien au contraire à quel point tout se tient, tout est solide, et que la complexité des formes wagnériennes n'a fait qu'introduii-e dans l'art de nouvelles richesses. Eh quoi ! celui qui a conçu et exécuté les scènes de la mort de Brïmhilde, de l'extase d'Yseult, de l'apparition de Lohengrin, les chants religieux de Parsifal et les chants populaires des Maîtres-Chanteurs, cet homme aurait produit un art de décadence ? Qui pourrait sérieusement le soutenir?

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Non, malgré tout ce que son génie a de personnel et d'in- dépendant, Wagner ne s'en rattache pas moins à une filiation, et cette filiation est celle à laquelle appartiennent les plus grands génies de Tliumanité, penseurs, poètes et artistes. L'on aura beau chercher, on ne trouvera aucune impureté dans sa lignée. « Respectez les Maîtres », fait-il dire à son Hans Sachs à la fin des Maîtres-Chanteurs : lui même les respectait; mais à son tour il a droit, de notre part, à la même déférence et à la même admiration que les plus grands.

Mais voici encore un point de vue différent qui se présente. Quelles que soient les idées que Ton professe à l'égard des progrès de Fart, il est incontestable que certaines formes trouvent à un moment donné leur réalisation absolue, après laquelle il n'y a plus qu'à chercher autre chose.

Les exemples de l'histoire sont pour nous instruire.

Il n'est pas de progrès plus intéressant à suivre que celui de la musique polyphonique, qui, créée par une sorte de néces- sité instinctive vers la fin du moyen âge, se développa logi- quement au temps de la Renaissance, et trouva son aboutis- sement définitif dans l'œuvre de Palestrina. Postérieurement, on continua encore d'écrire dans ce style, mais l'inspiration s'épuisa : les formes, se compliquant de plus en plus, perdi- rent de leur pureté, et l'art du contrepoint vocal tomba en une irrémédiable décadence. Mais au moment même oii Palestrina mourait, un nouveau genre lyrique se formait obscu- rément, non pas sur les ruines de l'ancien, dont les monu- ments demeurèrent impérissables, mais au contraire dans un esprit tout opposé : l'opéra, dont on connaît le rôle glorieux, commencé dès la dernière année du seizième siècle.

Plus tard, Sébastien Bach, reprenant les formes du contre- point scolatisque, mais les appropriant à d'autres nécessités, mélangeant l'orchestre avec les voix et le chant solo avec la polyphonie chorale, créa à son tour une œuvre absolument achevée. Mais qui songea à continuer Bach? Personne : une influence nouvelle vint régner sur le monde musical tout entier; c'est à elle que nous avons Gluck, Haydn, Mozart.

A son tour, Beethoven, s'isolant au milieu de ses contem- porains, porta l'art à des hauteurs jusqu'alors inaccessibles.

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Certains, à la vérité, ont voulu l'y suivre; mais on peut affir- mer que ceux auxquels son influence fut le plus salutaire sont ceux qui l'ont le moins efi'ectivement imité, et combien d'autres ont s'arrêter en route ?

Il y a quelque chance pour qu'il en soit de même avec Wagner : peut-être, dans l'avenir, l'histoire dira-t-elle que l'auteur des Mallres-C hauteurs fut un de ces hommes de génie complet, ayant si parfaitement atteint le but qu'il ne restait plus rien à ajouter pour compléter l'œuvre.

Et cependant, que faire ? Sur quoi nous appuyer, s'il est dit que le plus puissant maître de notre temps ne doit pas nous servir de modèle? Venus trop tard dans un monde trop vieux, pouvons-nous oser prétendre à recommencer l'art? Qui aura le courage d'entreprendre un tel effort, et la puissance de le faire aboutir? Ou bien, suivant résolument l'ordre naturel des choses, faut-il marcher quand même à la suite du maître, quitte à se trouver parfois dans son ombre ? Si l'on prend ce dernier parti, l'on est sûr au moins de se tenir toujours dans les régions supérieures de l'esprit, et c'est pourquoi, à mon sens, il faut grandement se garder de condamner ceux qui l'adoptent. Mais les autres? Ils vont bravement dans l'inconnu, ils s'y égareront peut-être, ou bien ils ne pourront pas s'élever au-dessus d'un niveau médiocre. Mais qui nous dit qu'ils n'y feront pas aussi des découvertes admirables, et que par ils ne nous réservent pas de merveilleuses sur- prises ?

Voilà bien des hésitations, trop naturelles et légitimes. Evi- demment le producteur doit prendre un parti, opter entre les deux tendances (je ne parle pas, bien entendu, d'une troi- sième, celle qui n'a pas d'autre ambition que de répéter les banalités courantes). Mais l'observateur n'a vraiment pas le droit d'en décider avant de savoir ce que nous prépare l'avenir, l'œuvre réalisée étant la seule qui importe car, pour lui bien plus encore que pour celui qui créée, la situation, telle que nous venons de l'exposer, laisse le champ libre à tous les doutes.

Les choses vont se compliquer encore si nous abordons une considération, importante entre toutes, celle des nationalités.

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Wagner, génie foncièrement allemand, auteur cVune œuvre essentiellement allemande, peut-il exercer sur l'art français une influence légitime ?

L'on sait quel flot de paroles, trop souvent inutiles, ont été déjà déversées pour répondre à cette question, laquelle, malgré tout, est encore fort loin d'avoir reçu une solution définitive.

Naguère, ceux qui voulaient prononcer l'ostracisme préten- daient l'étendre jusqu'<à la représentation des œuvres de Wagner en France. Il était entendu que l'esprit français est tellement opposé à la conception allemande que jamais le public n'aurait la faculté de comprendre ces œuvres ni même d'en supporter l'audition. A cet égard la réponse est faite, et aussi péremptoire qu'on la pouvait souhaiter. Il é.tait d'ailleurs facile de prévoir qu'elle dût être telle, et il me semble qu'il y avait quelque injustice, voire quelque excès d'humilité, à croire qu'elle pouvait être différente : c'était avouer que l'esprit français est incapable de la somme d'attention nécessaire pour comprendre et apprécier une œuvre jugée trop haute pour sa portée. L'événement fut donc tout à notre honneur.

Mais, assister à la représentation d'un ouvrage étranger, le comprendre et s'y délecter, tout cela constitue une opération essentiellement passive. Tout autre chose est de créer soi- même une œuvre, surtout lorsqu'on veut s'astreindre à composer en des formes et dans un esprit différents de ceux avec lesquels nous ont familiarisés l'éducation, les traditions et le passé de la race.

Est-il donc nécessaire, ou seulement désirable, que le génie français se modifie sous cette influence étrangère? Et peut- on espérer que l'assimilation sera si parfaite qu'il en puisse sortir un ouvrage ayant toutes les qualités requises de vie et de beauté ?

Avant de répondre ce que fera l'avenir, consultons encore le passé.

On connaît la célèbre boutade de Jean-Jacques Rousseau, qui souleva en son temps tant de clameurs : « Les Français n'ont pas de musique, ils ne sauraient en avoir, et s'ils en ont jamais ce sera tant pis pour eux. »

Le philosophe exagérait sans doute, et personne aujourd'hui

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ne songe plus à tenir un pareil langage. Cependant, si noys étions capables d'un détachement suffisant pour considérer froidement et avec impartialité des choses qui sont nôtres, ne serons-nous pas bien obligés de convenir qu'entre les deux grandes écoles musicales de l'Europe, l'école allemande et l'école italienne, la France ne brille pas précisément au pre- mier rang? Non qu'elle manque de musiciens intéressants, artistes, ayant l'intelligence, le charme, et parfois soulevés par l'émulation la plus généreuse : de ceux-là, en effet, peut- être notre pays compte-t-il plus qu'aucune des nations rivales. Mais pour ces flambeaux lumineux qui resplendissent aux plus hautes régions du firmament de l'art, reconnaissons sans honte (puisqu'aussi bien nous ne pouvons pas faire autre- ment!) qu'ils brillent hors de chez nous, et que la France n'a jamais possédé l'équivalent des Palestrina, des Bach, des Mozart, des Beethoven.

La France, à la vérité, a son école d'opéra-comique, dont elle fut longtemps hère, qu'elle dédaigne trop aujourd'hui, et pour laquelle les étrangers, les Allemands surtout, ont gardé une prédilection singulière. Même cette approbation ne va pas sans une certaine injustice pour les autres manifestations de notre art national, car elle est trop exclusive. Malgré tous les efforts de la brillande pléiade d'artistes qui, depuis un demi-siècle et plus, se sont efforcés d'en élever le niveau, l'opéra-comique reste encore, aux yeux des étrangers, la mu- sique française par excellence.

C'est qu'en effet, dans ce domaine, nous sommes demeurés inimitables.

Mais ne sommes-nous donc capables que de cela?

Je ne répondrai pas moi-même : j'en laisse le soin à un maître, de ceux qui honorent grandement l'école française moderne, et qui, ayant produit un ensemble d'œuvres de l'idéal le plus noble, j'ai nommé M. Camille Saint-Saëns ne croit pas déchoir en avouant que l'opéra-comique n'est point un genre si méprisable.

En deux articles parus récemment dans une revue d'art, M. Saint-Saëns a fait, avec autant d'autorité que de netteté, un tableau de la situation actuelle du monde musical, et son résumé est si parfaitement conforme aux idées que je cher-

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che à dégager que je ne puis résister à l'envie d'en reproduire les parties essentielles.

Répondant tout d'abord à la question, si inquiétante, de savoir si l'artiste doit tout créer, ou s'il ne conviendrait pas qu'il cherchât hors de lui-même ses modèles et son guide, il écrit;

« C'est une idée tout à fait nouvelle de vouloir que l'artiste ne consulte en tout que sa volonté, n'obéisse qu'à son caprice. Le mal n'est pas grand pour les génies : ils en sont quittes pour exiger parfois de leurs exécutants ou de leurs auditeurs des efforts dépassant ce que la faible nature humaine peut supporter. Mais les autres! ceux qui marcheraient bien à l'aide d'un bras ou d'un bâton (1), et qui s'aperçoivent avec terreur qu'il faut voler, comme s'ils avaient des ailes! et ils n'avouent pas, ils n'avoueront jamais, les malheureux, leur déroutante situation. Ils s'élancent, ils procèdent par bonds désordonnés et culbutes lamentables; et ce sont de précieuses forces per- dues, trop souvent de jolies natures qui s'égarent, se perdent dans des fondrières d'où elles ne sortiront plus. Figurez-vous Marivaux cherchant à singer Shakespeare; il n'eût rien fait de bon et nous n'aurions pas les Fausses Confidences. »

Et encore :

« Le monde musical est plein de jeunes compositeurs qui s'évertuent à soulever la massue d'Hercule. Il eût été peut- être plus sage de la laisser à celui qui l'a soulevée pour la première fois, avec une vigueur de lui seul connue; mais comme on veut paraître aussi fort, que dis-je ? plus fort qu'Her- cule lui-même, on masque son impuissance par une extra- vagance présentée sous les étiquettes de modernisme, etc. »

Abordantrésolument la question de l'opéra-comique, M. Saint- Saëns remonte aux souvenirs de sa jeunesse. Il se rappelle le

(1) M. Saint-Saëns pousse peut-être un peu trop loin son idée en voulant nous intéres- ser à ceux qui ont besoin d'un bras ou d'un bâton pour marcher : la comparaison serait parfaite s'il parlait plutôt de ceux qui, tout en étant capables de marcher d'un pas allègre et de fournir une bonne course sur les chemins du monde, n'ont pourtant pas des ailes au dos pour s'élever dans l'empyrée!...

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temps il était permis d'aimer à la fois l'art noble et pur des Bach et des Beethoven et l'aimable opéra-comique, fréquenter dans la même journée « le temple l'on fait ses dévotions et la maison familiale avec ses joies naïves et un peu bour- geoises. » Il avoue néanmoins, et en cela il remet très sage- ment les choses au point, qu'il fut un temps l'opéra-comi- que abusait par trop des avantages qu'il tirait de succès dus principalement au manque d'éducation du public :

« La maison était impie, elle dénigrait le temple et niait les dieux. Les opéras de Mozart n'étaient pas « scéniques », Bee- thoven n'était pas « mélodique », les gens qui « faisaient semblant de comprendre » les fugues de Sébastien Bach étaient des poseurs; bien mieux, la maison voulait être temple elle- même, il fallait se prosterner, adorer, déclarer admirables et vénérables des œuvres nées dans un sourire, ne visant qu'à plaire et à charmer. C'en était trop. Force fut de réagir et de railler un peu, ne fût-ce qu'un moment, ce vaudeville qui prétendait éclipser le drame, cette guitare qui prenait le pas sur la lyre immortelle. »

Mais ce genre même de l'opéra-comique, qui eut dans l'his- toire un siècle de si brillante existence, caractérise-t-il donc d'une manière si exclusive notre génie national? Non pas; et M. Saint-Saëns poursuit :

ce Le vrai genre national, on l'a trop oublié, c'est le grand opéra français créé par Quinault, dont VArmide eut l'honneur d'être illustré successivement par Lulli et par Gluck, la tra- gédie lyrique, dont la qualité première était la belle déclama- tion, tradition fidèlement gardée jusqu'à l'invasion italienne du commencement de ce siècle. En se retournant vers le chant déclamé, vers le drame lyrique, la France ne ferait donc autre chose que reprendre son bien sous des apparences plus modernes. »

Voilà qui est parfait, et la tendance primordiale de notre esprit français, en matière de production lyrique, serait carac- térisée de la manière la plus complète si, à l'exemple iVAr-

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mide, si justement invoqué, M. Saint-Saëns ajoutait ceux de .Roland et d'Amadis, deux autres opéras dont Quinault a em- prunté la trame à nos plus anciens poèmes nationaux.

Qui ne songe maintenant à faire un rapprochement d'une autre sorte ? N'est-ce pas à la même source que Waguer a puisé les sujets de ses œuvres les plus achevées? La légende celtique de Tristan et Yseult est peut-être ce qui reste de plus antique dans nos traditions populaires, et c'est encore dans les poèmes français du moyen âge que l'auteur des Maîtres-Chanteurs a été prendre l'histoire de Lohengrin, le Che- valier au cygne, et celle de Percerai le Gallois.

Concluons donc, en premier lieu, que l'on peut sans honte composer encore aujourd'hui des opéras-comiques, pourvu, naturellement, qu'ils soient écrits avec le souci d'art sans lequel nulle œuvre n'est digne de considération, mais en même temps consentons à reconnaître que l'esprit français est capable de plus hautes visées. Ne laissons pas croire que nous sommes impuissants à nous élever davantage, et craignons d'autant moins de chercher nos modèles ils se trouvent, c'est-à-dire, s'il le faut, en pays étranger, que nous venons de voir qu'il existe des affinités même entre le primitif opéra français et le moderne drame wagnérien.

Les influences de cette sorte sont d'autant plus avouables que, si le génie français est moins créateur, il possède en revanche une qualité qu'aucun autre peuple n'a poussée à un degré aussi éminent : c'est un remarquable esprit d'assimi- lation. Il serait imprudent de dédaigner une faculté si pré- cieuse, car, par elle, en utilisant des inventions venues d'ailleurs, nous avons pu tirer parfois des conséquences impré- vues, et qui constituent elles-mêmes de véritables nouveautés. . Et puis, y a-t-il donc, en matière d'art, des domaines si étroitement délimités? Est-il vrai que les écoles doivent rester .dans un isolement absolu, séparées par des barrières iufj'an- chissables? Non, et nous savons bien qu'il y eiit toujours avantage pour nous à fréquenter les œAivres du génie, d'où qu'elles vinssent. Tout Français que nous soyons, nous voulons avoir le droit d'admirer Homère, Lucrèce, Dante, Shakespeare, Gœthe, Tolstoï, de les comprendre à notre manière, qui n'est

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peut-être pas plus sotte qu'une autre, et de leur emprunter les qualités que nou^ trouvons propres à enrichir le fonds de notre esprit national. Et cependant, considérons que ces œuvres SQîit écrites en des langues différentes de la nôtre : combien donc sera plus facile, plus naturelle et plus légitime la fré- quentation, l'influence même de la musique étrangère! Car la musique est la langue universelle, et aucune traduction, aucune t:ransposition n'est nécessaire pour que nous nous l'assimi- Uous directement. Il n'y a pas de langue musicale allemande, ou française, ou italienne; musicalement, on n'écrit pas, on ne pense pas en allemand : saris doute Ip géi^ie particulier du compositeur ou de sa race peut transparaître sous les formes extérieures, et révéler un tempérament particulier; mais il est parfaitement possible d'énoncer des idées françaises sous les a})iiarences de la symphonie wagnérienne, de même qu'il est maintes fois advenu que les maîtres allemands les plus illustres, Mozart, ^¥ebe^, Beethoven même, ont coulé leurs idées dans le moule de l'opéra italien, sans pour cela abdi- quer la moindre parcelle de leur personnalité nationale.

Entrons enfin dans quelques détails, et considérons par quels points particuliers l'exemple de Wagner peut être suivi légitimement et avec profit par les compositeurs français.

A vrai dire, cette influence peut n'être pas exclusivement musicale. On sait de reste que, si l'auteur des Maîtres-Chanteurs a extraordinairement enrichi la langue des Mozart et des Beethoven, sa réforme a une portée bien plus étendue, visant essentiellement la constitution même de l'œuvre théâtrale. Le musicien français pourrait donc, à la rigueur, adopter le principe dramatique de Wagner tout en produisant une musique parfaitement française. Et, dès longtemps, on attend chez nous (combien de temps l'attendrons-nous encore?) ce maître vraiment national, qui, tout imprégné de la saveur des mélodies populaires se trouve contenue la quintes- sence du génie musical de notre race, en composera l'un des éléments de la nouvelle comédie musicale, appliquant, d'autre part, jusque dans ses conséquences les plus rigoureuses, le principe dramatique que Wagner a préconisé par la parole et par l'action.

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Ce principe, en effet, n'est pas plus allemand que français, ou italien, ou de n'importe quel autre pays : il est général, et peut trouver son application partout. Il la peut avoir d'autant plus naturellement en France qu'il est logique, et que la logi- que est chère à l'esprit français ; et déjà, aux temps passés, lorsque furent commencées des tentatives analogues, c'est en France qu'elles rencontrèrent le meilleur accueil : il suffit de rappeler l'exemple de Gluck, qui dut venir à Paris pour réaliser définitivement sa réforme. Celle de Wagner va plus loin sans doute, mais elle procède du même point de départ, et peut, en conséquence, trouver parmi nous la même appli- cation.

D'autre part, nous avons vu que "Wagner, tout en traitant parfois des légendes germaniques, comme Tannhàuser ou les Nibelungen, ou des sujets empruntés aux mœurs allemandes, comme les Maîtres-Chanteurs^ n'a pas craint de chercher la ma- tière d'autres poèmes dans notre fonds national. encore l'exemple s'impose : non, certes, qu'il doive être suivi servile- ment, et nous interdire de chercher ailleurs; mais l'énoncé même du fait suffit à prouver que la tendance de Wagner n'est point en contradiction avec celle de l'esprit français, et l'on peut assurer d'autre part que le fonds dans lequel il a trouvé la substance de trois de ses plus belles œuvres est très suffisamment riche pour que nous y puissions puiser encore.

Cependant, si Wagner a emprunté certains sujets à nos légendes françaises, il n'est pas contestable qu'il les ait trai- tés dans un esprit absolument allemand. Convient-il ici de le suivre ? L'esprit français est-il capable de faire sur lui- même un si notable effort que nous, fils de A^oltaire que malgré tout nous sommes, puissions composer des drames dont le mystère, la mystique et le symbole soient les éléments principaux, presque exclusifs, et que ces drames naissent vraiment viables? Dans la situation actuelle de notre littéra- ture et de notre art, je n'ose qu'exprimer un doute prudent: l'avenir répondra! (1).

(1) On sait que Wagner éleva les spéculations de son puissant esprit jusqu'à une con- ception philosopliique dont on ne saurait méconnaître la hauteur: il faut donc, pour le connaître entièrement, considérer en lui non seulement le musicien, le poète et le dra-

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Par exemple, une influence que je tiendrais pour funeste si elle devait devenir effective, c'est celle qu'exerceraient sur la forme littéraire du drame musical français les traduc- tions des ouvrages wagnériens. Il faut l'avouer, cependant: cette action délétère est aujourd'hui manifeste. On ne m'accusera pas, je l'espère, de malveillance à l'égard de la traduction que le regretté Alfred Ernst a faite pour les Maîtres- Chanteurs ; j'ai témoigné hautement mon approbation à cet intel- ligent et consciencieux travail, et l'ai loué surtout d'avoir, en suivant l'accent musical avec une fidélité extraordinaire, sur- monté une difficulté auparavant réputée insurmontable. Mais pour obtenir un pareil résultat, il fallait forcément consentir à des sacrifices : M. Ernst en est fort bien convenu lui-même, et il a déclaré sans honte qu'il avait été maintes fois contraint de considérer comme secondaires la rime ainsi que la beauté de la forme poétique. Et il n'est que trop vrai qu'à ce double point de vue la traduction des Maîtres-Chanteurs est par trop au- dessous de l'original. Une simple comparaison de quelques vers en va donner l'idée : voici, par exemple, la première strophe du discours de Pogner, dans le texte allemand original.

Das schône Fest, Johannislag,

ihr wisst, begeh'n wir morgen : aiif gruner Au, am Blumenhag, bel Spiel und Tanz im Lustgelag

an froher Brust geborgen,

vergessend seiner Sorgen ein Jeder freut sich, wie er mag.

niaturge, mais aussi le philosophe. Ses théories, d'ailleurs souvent contradictoires et ayant subi, dans leur évolution, l'influence des événements extérieurs aux divers mo- ments de sa vie, sont formulées non seulement dans ses drames, mais aussi dans de nombreusespages de prose recueillies dans ses Ecrits divers Cette partie de l'œuvre de Wagner vient d'être étudiée, et cela d'une façon magistrale, dans un livre tout récent dont voici le titre : Richard Wagner poète et penseur, par Henri Lichtexberger, professeur- adjoint à la Faculté des Lettres de l'Université de Nancy, 1 vol. in-S", l'uris, Félix Alcan, 1898. C'est un ouvrage d'une haute valeur, un des plus sérieux, le plus sérieux peut-être qui ait paru en France sur Wagner. Jamais encore les idées du maître allemand n'avaient été exposées avec plus de hauteur, de lucidité, en même temps que d'impar- tialité. Je reviendrai peut-être quelque jour, avec tout le développement que le sujet mérite, sur cet important ouvrage, dont je ne saurais trop recommander la lecture à ceux qui ne craignent pas de pénétrer au fond des choses, et qui veulent bien voir en Wagner autre chose qu'un simple arrangeur de notes.

m

Il suffît d'avoir la pins légère teinte de la langue allemande pour sentir combien ces vers sont de belle et vraie poésie, comme les mots ont du felief, les sons de la plénitude, les rimes de la ricbesse.

Voyons maintenant le même passage dans la version fran- çaise :

La belle fête, saint Jean d'été,

demain sera joyeuse : aux prés fleuris, aux verts bosquets, par jeux et danses, et gais ébats,

heureux du jour de liesse,

quittant soucis et peines, chacun s'amuse à sa façon !

Certes, on, peut admirer avec quelle fidélité le rythme du morceau allemand est décalqué ; mais est la beauté de la forme, le parfum, la fraîcheur, la grâce de la poésie, l'inipres- sion même du vers? Il n'en reste absolument rien.

Or, il faut avouer que ces adaptations ont pour effet de donner à notre oreille des habitudes fâcheuses : nous finissons par nous résigner à les entendre sans protester, car on s'accoutume toujours trop facilement au mal, et, de à en subir l'action, il n'y a qu'un pas. C'est évidemment à la forme du discours wagnérien que nous devons, pour une grande part, la tendance, manifestée plusieurs fois avec quelque éclat en ces dernières années, de substituer la prose au vers dans l'œuvre lyrique. Ici, je ne me tiendrai plus dans dans la réserve que j'ai gardée naguère, et je déclarerai franchement que je ne crois pas à l'avenir de cette réforme, en laquelle il me semble voir bel et bien, cette fois, la marque d'un esprit de décadence. Ce n'est point ici le lieu de discuter cette grosse question ; j'en dirai simplement ceci : que le vers est en quelque sorte le trait d'union entre la simple parole et que, le chant lui-même est un commen- cement de musique, qu'il l'appelle parfois impérieusemeni, enfin que les deux éléments, musique et poésie, sont faits pour s'associer et se compléter l'un par l'autre, laissant la prose a son terre à terre, si éloigné de Télan du véritable lyrisme.

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En tout cas, s'il est vrai que Wagner est pour quelque chose dans ce résultat, que je souhaite passager, ce n'est pas par son œuvre elle-même, mais par celle de ses traducteurs ! Je citais naguère ce mot de Victor Hugo : « Uh ! imiter des imi- tations ! grâce! » Ici il nous faut dire: « Oh! imiter des tra- ductions!... » En cela encore, il serait plus opportun de suivre le modèle original, et de nous eH'orcer de faire en français de beaux et bous vers comme ceux (|ue Wagner s'est donné la peine d'écrire pour son œuvre allemande.

Quant à l'influence musicale de Wagner, c'est elle qui fut la première à s'affirmer, et c'est bien naturel, car, si complexe que soit le génie de l'artiste, quelques théories qu'il ait professées sur la subordination de la musique au drame, c'est encore en musique qu'il a le plus efficacement innové. Par le fait, c'est bien à tort qu'à propos de l'œuvre de Wagner nous parlons de la suljordination de la musique : insérait plus vrai de définir le rôle des deux éléments de son drame lyrique en disant qu'il existe entre eux une pénétration complète et absolue. Ce n'est pas Wagner qui aurait écrit, comme Gluck,, qu'il faut « réduireld musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie ». Sa formule, à lui, est différente : il affirme que, dans le drame musical, la musique doit être « le moyen », tandis que dans l'opéra elle est « la fin »; mais cette concep- tion n'interdit pas de lui donner tout le développement dont elle est susceptible. Quels plus admirables modèles de mo- derne musique dramatique peut-on donc produire, si ce n'est les grandes scènes des drames wagnérieus? Gela n'est-il pas d'une beauté plastique incomparable? En harmonie, en instru- mentation, en développement symphonique, l'auteur u'a-l-il pas fait des trouvailles géniales? Or, ce serait une grave erreur de croire que ces trouvailles peuvent être utilisées par celui-là seul qui en est l'auteur : en les introduisant, il a enrichi l'art ; c'est une conquête dont les successeurs ont le droit, le devoir de profiter.

Sans doute le compositeur franc^ais devra éclaircM'r ce qu'il y a parfois d'obscur et de trop compact dans la polyphonie wagnérienne; il inipt-imera à la déclamation une autre allure, lui donnera un caractère plus mélodique (car la déclamation wagnérienne, analogue à celle de Bach dans les récits de la

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Passion, est directement issue de la langue allemande, dont le génie est si différent du français); il s'efforcera de donner plus de légèreté au discours musical ; bref, il substituera les qualités françaises à la manière d'être allemande, tout en en conservant la méthode générale. Il évitera surtout avec le plus grand soin d'imiter les formes mélodiques des thèmes wagnériens, puisque c'est ce qui constitue le plus inti- mement la personnalité du musicien : c'est seulement le principe qu'il lui faudra suivre. Quant au système du leit- motif, si logique et si clair quand il est bien compris, pour- quoi les Français ne Tadopteraient-ils pas? Il offre autant d'avantages, et des avantages éminents, au point de vue musical qu'au point de vue dramatique, puisqu'il permet, grâce aux développements, de faire circuler sous l'action la plus riche symphonie. Aujourd'hui que la musique a passé définitivement dans l'orchestre, la supériorité de cette forme est incontestable. Comparez, par exemple, à la comédie wagné- rienne une autre œuvre moderne pour laquelle le principe du leit-motif n'a pas été adopté, le Fahtaff de Yerdi. Certes, tout y est exquis, fin, vivant, abondant; et cependant, au bout de peu d'instants l'attention s'éparpille. C'est que rien ne l'attire sur aucun point particulier de la symphonie, pourtant infiniment artistique en sa forme. Cela ne se fût pas produit si au lieu du déroulement incessant d'une trame qui ne se rattache à rien, l'auteur avait pris le parti d'introduire dans son orchestre des thèmes d'un relief accusé et d'une forme vraiment caractéristique.

Les Maîtres-Chanteurs peuvent, à cet égard, passer pour un excel- lent précepte en action. Sans doute l'esprit de l'œuvre est très allemand ; mais l'idée fondamentale de la comédie et la phy- sionomie de la plupart des personnages sont d'un caractère assez universel pour qu'un poète-musicien de génie, à quelque nation qu'il appartienne, puisse, sans qu'il en résulte aucune disparate, les acclimater dans son pays et les faire parler dans sa langue. La vie y déborde, et si les détails extérieurs révèlent que cette vie est la vie germanique, du moins les âmes des personnages, animées de sentiments exclusivement humains, peuvent-elles, dans la plupart des cas, vibrer à l'unisson des nôtres.

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Des conseils excellents, et de nature à être compris par tous les artistes, sans distinction de patrie, sont donnés dans les discours de Sachs. Faisons-en notre profit, et prenons pour nous des paroles qui semblent s'adresser à d'autres, tout en en usant suivant nos propres facultés. « Ne méprisez pas les maîtres et révérez leur art : ce qui fait leur véritable gloire peut être aussi pour vous un objet d'honneur. * Écou- tons ces sages discours : ne nous attardons pas trop cependant dans la contemplation du passé et sachons, comme Walther, formuler le rêve intérieur que la nuit nous envoya. Songeons aussi que « ce ne sont pas les ancêtres, leurs blasons, leurs lances et leurs épées qui peuvent faire de l'homme un maître et un poète », et qu'ici le génie seul est souverain. Enfin con- cluons, avec le vieux maître de Nuremberg, par ces mots consolants : « Comment pourrait-il être indigne, cet art qui renferme de si hautes récompenses?... »

Que s'il nous met en garde contre « les influences dange- reuses qui nous entourent », sachons profiter avec prudence de ces conseils, mais n'en prenons que ce dont l'expérience et le jugement nous auront démontré la nécessité, sans nous renfermer dans un système de protectionnisme artistique dont les eiïets ne pourraient être que funestes au progrès des idées en en interdisant l'échange.

Et s'il faut, comme il est juste, terminer ce long travail par une citation de Wagner, nous trouverons celle qui convient dans un des écrits de sa jeunesse, l'étude Sur la musique allemande, composée pour la France. L'auteur y professe l'opinion, pré- cédemment soutenue ici, qu' « il n'y a qu'une musique dra- matique, pour l'Allemand comme pour le Français. Que leurs œuvres respectives, continue-t-il, se produisent d'abord dans l'un ou l'autre des deux pays, il importe peu. Le fait que les deux nations se tendent la main et se prêtent mutuellement leurs forces prépare une des plus grandes époques de l'art. Puisse cette belle alliance n'être jamais rompue! Car il est impossible d'imaginer une union fraternelle entre deux peuples dont les résultats artistiques puissent devenir plus grands, pluE complets pour l'art, que l'alliance des Allemands et des Français. Le génie de chacune de ces deux nations se complète l'un par l'autre. »

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Je ne sais si, depuis qu'il écrivit ces lignes, Richard Wagner a changé d'idée : cela pourrait être, car il a fort pratiqué, en sa vie, le principe des opinions successives. Je veux l'ignorer cependant, et m'en tenir à la pensée spontanée de sa jeunesse. Peut-être y entrait-il une part d'illusion ; affirmons du moins que cette illusion était généreuse, et que même aujourd'hui, si quelque prédestiné se présente, il ne devra pas lui être interdit d'en poursuivre la réalisation.

FIN

TABLE DES MATIERES

I. Historique i

II. Les Maitres-Clianteurs jugés par les Français 9

III. Le Poème 25

IV. La Corporation des Maîtres-Chanteurs 3o

V. Le Hans Sachs de l'histoire 59

VI. Le Hans Sachs de Wagner 75

VII. Ulàée à.QS Maih'es-Clianteurs : l'Art 93

VIII. Menus détails 105

IX. Les motifs musicaux IH

X. L'œuvre musicale 135

XI. L'œuvre de Richard Wagner et l'avenir 173

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