UN COIN DE VILLAGE

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COIN DE VILLAGE

PAR

CAMILLE LEMONNIER

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PARIS ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

27-5I, PASSAGE CHOISEUL, 27-JI

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Léon CLADEL Au Peintre des paysans du Queicy

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Maître Artiste

Je dédie cette histoire

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DE PAYSANS BRABANÇONS

Camille Lemonnier.

Paris, avril 1870.

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JN COIN DE VILLAGE

Jan Slim a beau être muet comme un pois- son : on sait bien pourquoi Kobe Snipzel, le riche « pachter » (i), passe deux fois la se- maine sur la route qui va de Louvain à Bruxelles, lui qui, auparavant, n'y passait qu'une fois tous les dix jours.

I. On appelle « pachter » plus particulièrement le fer- mier, le paysan qui a du bien ; le pachter est d'un degré au-dessus du « boer » ou paysan proprement dit. C'est l'usage dans le Brabant flamand de faire précéder le nom de cette appellation, qui répond au mot <k monsieur» dont on accompagne les noms dans les villes.

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Tout le monde peut passer sur la route, il est vrai, car les routes sont libres en Brabant ; mais tout le monde n'entre pas chez « boer » §lim.

Et pourtant, quand le cheval de Snip- zel demeure une heure entière accroché par la bride à l'anneau de fer qui est scellé à la porte de Jan Slim, personne ne peut douter que son maître ne soit dans la maison.

Le gros Kobe et le maigre Jan sont bons amis : ils ont toujours été bons amis.

Une seule fois, Snipzel est passé devant la maison de Slim sans crier du haut de son che- val « Hé! Jan! hé! » et sans attendre que boer Jan vienne au devant de lui.

Mais il y avait des raisons.

Trois jours auparavant, s'étant rencontrés à Cortenberg, village voisin, avec d'autres pay- sans, ils avaient joué aux cartes et Slim avait triché, pour ne pas devoir payer la bière.

Goddoum ! avait sacré Kobe en quittant la partie.

Et Slim s'était dit :

Jan, mon ami, vous avez fait une sottise : on ne gagne pas le gros lot sans mettre à la loterie.

Depuis ce temps, il n'avait plus triché au jeu, du moins quand Kobe était là.

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Snipzel a son mot à dire entre Louvain et Bruxelles, car il a du bien et il est conseiller dans sa commune. Slim lui a pris à bail une bonne terre, à dix , minutes de la chaussée ; mais voilà deux ans qu'il a cessé d'en payer le loyer. Snipzel a surtout son mot à dire chez Jan Slim.

Snipzel ne badine pas quand il s'agit de ses loyers : il a mis à la porte plus de dix de ses locataires qui avaient oublié de régler à la Saint-Martin. C'est un homme violent et droit, qui a bonne mémoire.

Boer Slim est allé le voir à sa ferme, deux fois, et la première fois, il lui a dit, après avoir longuement essuyé ses pieds au paillas- son, la mine et la voix humbles :

Kobe, je ne serai prêt que pour le 31, dans trois mois.

Le pachter avait ri.

Bon ! Il y a encore à la ferme du blé et des pommes de terres pour les gens, de l'avoine pour les chevaux et des betteraves pour les va- ches. Jan, ça n'est pas pressé.

«Trois mois après, Slim était revenu à la ferme. Il avait frappé deux coups avant d'entrer : il n'y avait personne dans la chambre. 11 était entré, il était sorti, et tout à coup

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Snipzel, qui venait de la rue, l'avait poussé à l'intérieur en lui disant :

Allons, c'est bien. Je suis content. Jan, vous êtes homme de parole.

Slim avait toussé trois petites fois, dans le creux de sa main ; puis il avait mis le pouce à la poche de son gilet, en levant sa blouse de côté, comme s'il allait en tirer un gros sac d'argent. Le sac était sorti, c'est vrai, et il l'avait mis sur la table : mais ce sac était mince comme un boyau de vache.

Ça ne va pas, Kobe. La mère a ses rhu- matismes et Roose notre fille...

Roose ! cria Kobe.

Et le gros homme ne sentit pas que l'allu- mette à laquelle il grillait sa pipe lui rôtissait les doigts.

Slim leva sur lui son petit œil, froid comme le couteau du boucher, et continua en pous- sant un soupir :

Le porc n'a rapporté que la moitié de ce que j'avais pensé. C'est une mauvaise année.

Alors Snipzel éclata de rire.

Jan ! vous êtes toujours le même homme. Il fait nuit dans vos paroles.

Slim secoua la tête plusieurs fois de suite, comme un homme malheureux, prit son sac

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et le remit dans la poche de son gilet, sour- noisement.

Kobe était allé à la muraille, du côté était fixée une grande ardoise : il saisit de ses gros doigts, qui avaient peine à se refermer, le morceau de craie pendu à une corde près de l'ardoise et dit sévèrement :

Jan Slim , combien m'apportez-vous ? Nous ferons le compte après.

Jan mit de nouveau la main à sa poche et dit:

Peu de chose, Kobe. Mieux vaudrait me le laisser. Je vous paierai avec l'argent de la vache que le boucher va m'acheter.

Snipzel frappa du pied à terre et cria :

Non ! non ! je ne suis pas si fou que d'at- tendre jusqu'en terre bénie mon argent.

Slim ouvrit son sac, en tira des pièces de cinq francs qu'il mit l'une à côté de l'autre sur la table, lentement, en les comptant, et dit :

Voilà. C'est deux cents francs.

Deux cents francs ! cria le fermier de toutes ses forces. Homme, ne poussez pas les gens à bout. Vous me devez plus de six cents francs.

Slim calcula :

Deux cents et cent font trois cents, et

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trois cents font six cents. Oui, Kobe, c'est six cents francs que je vous dois.

Six cent vingt-cinq francs et trente centi- mes, fit l'autre en colère.

Et le morceau de craie, un peu trop serré entre ses doigts, s'endetta comme de la farine» Slim recompta :

Oui, dit-il, c'est ce que j'ai voulu dire. Le pachter se mit alors à faire des tas de

vingt francs avec les pièces d'argent rangées sur la table ; mais il n'y avait que quatre tas.

Sa colère redoubla et il frappa du poing sur la table, si fort que les pièces d'ar- gent se mirent à danser comme les filles et les garçons dans la salle du Chien vert, les jours de kermesse.

Jan Slim ! ça ne prendra pas. Il n'y a que quatre-vingts francs sur la table.

Le petit homme ne répondit rien ; mais il défit les piles et se mit à recompter l'argent.

Est-ce Dieu possible ? dît-il avec les appa- rences de l'étonnement.

Et il recompta deux fois encore.

Je croyais avoir apporté deux cents francs avec moi, Kobe, dit-il enfin. Et il n'y a sur la table que seize pièces de cinq francs. Mais le reste est sans doute dans mon sac.

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Il plongea les mains dans le sac et en retira, l'une après l'autre, quatre pièces de cinq francs; et chaque fois qu'il en retirait une, il soupirait :

Comptez maintenant, dit-il. Voilà cent francs. Roose, notre fille, aura pensé que vous aviez assez de cent francs pour au- jourd'hui. Elle s'est trompée : voilà tout.

La grande colère du fermier tomba d'un coup à ces mots et il se mit à rire en disant :

Roose est une fine mouche ; mais celui qui sait employer à propos le nom de Roose est une plus fine mouche encore.

Et tout en parlant, le fermier versait l'argent dans sa blouse qu'il tenait par les bouts ; puis il ouvrit la porte de la chambre à coucher, mit l'argent dans un coffre et revint s'asseoir près de Jan Slim.

Nette (i), cria-t-il à la servante, un pot de bière et deux verres.

Il versa la bière dans les verres, choqua le sien contre celui de boer Jan, alluma sa pipe, puis se renversant sur le dos de sa chaise :

Ami, dit-il, il y a un moyen d'arran- ger les choses.

i. Jeannette.

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Oui , dit Slim , si vous me laissez un peu de temps.

Non, répondit l'autre; de suite.

De suite ! s'écria Slim en frappant ses cuisses du plat de ses mains; Kobe, cela n'est pas possible ; je vous paierai tout ce que je vous dois, mais il faudra me laisser quelques mois.

Vous ne me paierez rien, Jan, et nous serons quittes.

Alors Slim se leva de sa chaise, mit ses mains dans ses poches et se dirigea du côté de la porte en disant :

Rire c'est rire, Pachter. Notre fille m'at- tend. Je vais m'en retourner.

Et il pensait en lui-même :

Soyez prudent, Jan Slim, mon meilleur ami, et faites comme si vous ne vous doutiez de rien.

Mais le fermier, se ravisant :

C'est bon, dit-il. Vous me paierez le reste dans deux mois.

Deux mois après, jour pour jour, le cheval de pachter Snipzel s'arrêtait le soir devant la maison de boer Jan.

! Jan ! cria-t-il, je viens prendre l'ar- gent en passant.

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Ah! Kobe, dit Jan, la vache n'a pas rap- porte ce que j'avais pensé.

Jan! les deux mois sont passés. est Pargent?

est l'argent? Il est dans les roues neu- •es qu'il a fallu mettre à la charrette; il est

dans la grange dont les murs étaient pourris et qu'il a fallu étayer; il est dans d'autres choses encore. Mais il n'est ni dans ma poche, ni dans la vôtre, je le sais trop bien, Kobe.

Le fermier alors éclata de rire comme le plus joyeux des hommes, et il riait de si bon cœur qu'il eut toute la peine du monde à s'écrier :

Je vous enverrai demain l'huissier, Jan ! comptez-y.

Et comme Slim l'invitait à prendre un verre de bière, il cria : Hue ! à son bidet et partit au grand trot, sans dire bonsoir.

Mais il pensait en lui-même :

Kobe, le fils de votre père est content de vous : vous n'avez pas pressé les choses, et vous avez bien fait. Slim n'a pas d'argent ou s'il en a, il le met si bien de côté que vous au- rez grand'peine à en voir la couleur. Il arri- vera donc tôt ou tard à ce que vous attendez de lui. Quand le fruit est mûr, il n'est pas né- cessaire de secouer l'arbre pour le faire tomber.

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II

Hé! Janihé

C'est le gros fermier.

Il descend de cheval et frappe contre les vi- tres de la fenêtre. Mais Slim l'a vu venir et il lui ouvre la porte.

Alors une petite femme maigre et jaune qui tricote au petit jour de la fenêtre se lève en clopinant et avance une chaise près du feu :

Homme, soyez le bien-venu , dit-elle. Et Kobe Snipzel s'assied en disant :

Comment va la maison ?

Jan Slim allume sa pipe noire à couvercle de filigrane, s'assied à son tour et se met à tam- bouriner sur le poêle, muet comme à l'ordi- naire.

Et selon l'heure, une odeur de pommes de terre aux choux sort de la marmite qui bout

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sur le feu ou bien la grande cafetière en fer- blanc fume à travers un brouillard brun, en répandant l'odeur du café.

Le gros Snipzel, les jambes étendues et la main posée sur son nerf de bœuf, regarde Jan, puis Ursula, puis la pendule, puis les armoires, puis le poêle; et il ne dit rien.

Quelquefois Ursula lève le nez de dessus son tricot et lui parle des pommes de terre, du blé, du beurre ou du temps qu'il va faire. Il semble sortir alors d'une longue rêverie : il lève tout à coup la tête, frappe ses jambes du plat de ses mains et répond avec force gestes et force exclamations. Mais le plus générale- ment chacun se tait et Ton n'entend dans la chambre que le claquement des lèvres qui souf- flent la fumée, le crépitement des charbons dans le poêle et le tic-tac de l'horloge dans sa gaine.

De temps en temps, boer Jan tire sa pipe de la bouche, crache dans le tiroir du poêle, enfonce avec son pouce le tabac dans le four- neau en terre et secoue les cendres sur son ongle; ou bien il bourre sa pipe de tabac et l'allume à une allumette de chanvre.

Dans le fournil, des sabots claquent sur la brique et des voix s'éloignent ou se rapprochent

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en chantant et en riant, tandis que la porte de l'étable laisse passer le bruit des chaînes au cou des vaches.

Kobe tourne son oreille du côté d'où viennent les voix et il cherche à recon- naître celle qui pour son cœur est pareille à une musique; mais elles se mêlent l'une à l'autre, et quand il croit distinguer la voix de Roose , c'est souvent celle de Santje, la ser- vante, qui se fait entendre.

Le cheval s'ennuie à la porte et gratte le pavé de son sabot. Snipzel s'aperçoit alors qu'il est temps de partir.

Les premières fois, il s'en allait, demandant tranquillement était Roose ; mais à présent, cet homme violent, qui est habitué à être le maître partout, crie d'une voix impatiente :

est Roose ? Je ne l'ai pas encore vue aujourd'hui.

Et tantôt la jolie fille est en train de traire les vaches, tantôt elle passe à l'eau les légumes pour le repas du soir; mais certainement ses mains ne sont pas oisives.

Le fermier sent gronder en lui la colère.

Pourquoi Jan Slim et la maigre Ursula n'appellent-ils pas leur fille ? La femme demeure sur sa chaise, le nez dans son tricot, et, lui,

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Slim, continue à fumer sa pipe, en regardant le mur.

Il s'en va alors, disant en lui-môme :

Je vois clair dans leur jeu. Ils cachent leur fille et la cacheront jusqu'au jour je leur aurai dit mes intentions. Mais qu'ils prennent garde à eux, car ils me doivent de l'argent et je les tiens dans ma manche.

Il arrive pourtant qu'en entrant dans la mai- son du paysan, Kobe trouve assise devant le poêle ou trottant par la chambre, une jolie fille brune et potelée.

Cela le met de bonne humeur et il lui crie en riant :

Roose ! quand est-ce que nous nous ma- rions ?

Elle ne répond pas, mais Santje, l'effrontée petite servante, lève son nez troussé du bout vers le gros homme et lui dit :

Pourquoi ne me le demandez-vous pas à moi, pachter ? nous nous marierions de suite.

Tous ceux qui sont dans la chambre écla- tent de rire, excepté Ursula et Jan Slim qui ne rient jamais. Le fermier rit plus fort que les autres et répond :

Santje n'est pas difficile; mais qui traira les vaches alors et ira vendre le lait à la ville ? Su-

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rement, ce sera Roose. Non, Santje n'est pas difficile.

Tout le temps que Roose demeure dans la chambre, le fermier est content. On le voit bien à sa rouge figure épanouie; et ses yeux gris luisent comme un fer de charrue, pen- dant qu'il la regarde aller et venir. 11 se frappe l'estomac à petits coups, comme quand il a bu une bonne pinte de bière, et il est toujours sur le point de dire quelque chose qu'il ne dit pas. t

Jan Slim tourne alors de son côté son petit œil sournois et tire de sa pipe des bouffées plus fortes. Et Ursula soupire en voyant sa jolie colombe sous l'œil de cet homme puissant.

Quand Snipzel reprend le chemin de la ferme, une douce chaleur échauffe le dedans de sa poitrine ; mais, par moments, il ressemble à un homme qui aurait trop bu de genièvre au cabaret et ses poumons brûlent. Il aspire à pleine bouche l'air des champs et se frappe ie front en pensant :

Kobe ! vous n'êtes plus le même homme. Autrefois, quand vous aviez acheté un cheval ou vendu votre froment et que vous aviez fait une bonne affaire, la joie était en vous. Bien boire et bien manger étaient pour votre esto-

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mac et votre cœur une kermesse il y avait toujours des violons. Maintenant deux yeux de fillette dansent devant vous sur le chemin, et ces yeux vous tournent la tête.

Et tandis que le grand cheval fait sonner le pué, se rapprochant un peu plus à chaque pas de la ferme, l'esprit du fermier rebrousse che- min vers la maison reluit, comme une chaude fleur, la belle chair de Roose.

Et il se dit :

La fille des Slifti n'est pas seulement une belle fille, c'est une bonne fille. Il n'y a des- sus qu'une voix et certainement elle rendra heureux en ménage l'homme qui la prendra.

Puis il s'emporte contre sa sottise :

C'est une enfant. Elle pourrait être ma fille aussi bien qu'elle est la fille de Jan Slim. Kobe, vieil homme, que ferez-vous de cette belle jeunesse? Ah! ce n'est plus maintenant qu'il faut songer à ces choses, car vos cheveux sont gris.

Il fait un effort sur lui-même et pense au prix des pommes de terre :

Elles sont à huit francs le sac. Quand elles seront à douze, je les vendrai. Ce qu'il y a de mieux au monde, c'est de faire largement ses affaires.

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Mais quand il rentre à la ferme, il ne songe plus à ses sacs de pommes de terre, et il tombe sur une chaise en se disant :

Est-il possible que je sois toujours de- meuré seul comme un vieux chien de garde dans sa niche ?

Et sa belle ferme les garçons et les filles mènent grand bruit, lui semble solitaire comme l'église, le soir, après vêpres, quand tout le monde est sorti.

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III

Un matin, le fermier se leva très-gai, en sifflant et chantant. Il alla à la pompe, dans la cour, et s'inonda d'eau, longuement, les épaules et le cou. Il faisait grand froid ; mais il ne sentait pas le froid, et il se lavait dans la bise aigùe, comme il l'eût fait sous le chaud soleil de juin.

C'est une bonne habitude que l'eau, se disait-il en la laissant couler dans ses oreilles. Si tout le monde faisait comme moi, soir et matin, il n'y aurait pas de vieilles gens à cin- quante ans.

Il essuya sa chair mouillée avec de la grosse toile écrue et entra dans la cuisine brûlait un grand feu.

Une saine odeur de café remplissait la cham- bre, et rangés autour de la grande table, les ser-

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vantes et les domestiques prenaient leur repas.

Oncle, a-t-on bien passé la nuit, lui de- manda un solide garçon à l'œil bleu et à l'air doux, en train de plonger dans sa tasse un large chameau de pain.

Oui, neveu, comme un homme de vingt ans, répondit le fermier en jetant un regard rapide sur les hommes qui étaient à la table.

Et il pensait en lui-même :

Pas un seul de ceux-là ne me vaut. Puis d'une voix vibrante :

Et pourtant, garçons, on dit que Kobe Snipzel marche sur les talons de la cinquan- taine.

Un des valets, maigre et sec, que les fièvres tenaient chaque hiver, s'écria :

Le fermier nous mettra tous en terre, aussi vrai que je le dis.

Quelqu'un entra en ce moment.

Bonjour tout le monde, dit-il. Voilà l'hi- ver. Le froid mord comme la dent d'un chien.

Et il leva sa blouse par derrière, tendant ses jambes au feu.

Le grand Snipzel éclata de rire.

N'est-il pas honteux, cria-t-il, qu'une créature qui a du sang rouge dans les veines

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se plaigne du froid? L'homme qui est sous ma peau ne connaît ni le chaud ni le froid.

Il avala trois grandes jattes de café, mangea six tranches d'un large pain, puis se leva.

Quelle nouvelle, marchand ? demanda-t-il à l'homme, tandis qu'il allumait sa pipe.

Il y a, pachter, que je passais par ici avec mon veau. Et je me suis dit : « Pourquoi ne montrerais-je pas le cadet au fermier? » Le veau est à vendre.

La bête était attachée près de la porte ; c'était un veau de belle taille.

Une fière pièce, dit le marchand.

Marchand, s'écria joyeusement Kobe, je prends le veau l'argent qu'il va, s'il est prouvé que je ne sais pas le lever dans mes bras.

Bien dit, fit le marchand en tapant son bâton à terre.

Kobe tira ses pantalons sur ses genoux, se baissa jusqu'à terre et, rassemblant les jambes du veau dans ses bras, l'enleva d'un large coup d'échiné.

Qui riait jaune? C'était le marchand; car il se croyait sûr de son affaire . Kobe fit deux fois le tour de la cour, le veau dans ses bras, tranquillement et non las.

! dit-il, c'est une bonne balance

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que les bras d'un homme pour peser la mar- chandise !

Ils entendirent rire à côté d'eux: une femme venait d'entrer, ni laide ni jolie, mais carrée de poitrine et la chair brune, avec un beau mou- choir rouge à rieurs sur ses cheveux bien tirés.

Voisin, dit-elle, il est plus facile de lever un veau d'un seul bras que de retenir avec les deux une femme.

Ah ! ah! s'écria-t-il, c'est vous, Catherine Wild. Bonjour. Et pourquoi serait-il plus dif- ficile de retenir une femme que de lever un veau, s'il vous plaît ?

C'est à vous-même qu'il faut le deman- der, Kobe, répondit la « juffrouw » (i); car voilà bientôt cinquante ans que vous êtes seul sur la terre et la ferme est toujours sans fer- mière.

Alors Snipzel se sentit honteux dans l'âme ; car il avait fait comme les avares qui ne par- tagent leur bien avec personne, et il était demeuré garçon, un vieux garçon sans femme et sans famille.

Bon ! s'écria-t-il, il n'est jamais trop tard

i. Demoiselle.

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pour essayer. Mais il faudra, Catherine, que ma noce se fasse en même temps que la vôtre. Elle eut un rire coupant et dit :

Taisez-vous, l'ami, nous sommes de vieilles gens : notre place n'est plus dans les kermesses.

Le fermier se sentit de la colère à cette pa- role. Il se tourna du côté du marchand qui se demandait par quel tour de sa façon il pour- rait engager le fermier à prendre son veau et lui cria :

Marchand, allez- vous-en. J'ai vu de suite que votre veau était soufflé. Snipzel ne prend pas des merles pour des grives.

Il fît entrer Catherine dans la cuisine, ferma bien la porte et lui dit :

Catherine, vous êtes une belle femme. Est-il bien vrai que vous ne pensiez pas à vous marier ?

Elle se renversa sur sa chaise, effarée, ses dents blanches à nu et répondit :

Qui voudrait de Catherine Wild à présent qu'elle a plus d'argent que de jeunesse?

Je connais quelqu'un qui ferait bien votre affaire, dit le fermier un peu gêné et regar- dant braséer les cendres dans le tiroir du poêle.

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Catherine se mit à trembler sous sa robe noire et ses joues brunes pâlirent.

Non, non, dit-elle, je ne veux rien savoir.

Un brave garçon.

C'est bon. Vous êtes un drôle d'homme, Kobe. *.

Et qui ferait rapporter le double à vos terres.

Eh bien ! dites donc son nom ! fit cette singulière femme en frappant du pied.

Il se tut, l'examina en riant, avec de petits clins d'yeux ; et en même temps il remuait sa tête sur ses épaules. Tout à coup elle se leva, violemment émue, et s'écria :

Ah ! Kobe ! serait-ce vous ?

Il la regarda, les sourcils droits, stupéfait, ne sachant .que dire. Elle vit aussitôt qu'elle s'était trompée, rougit jusqu'au sang, puis éclata de rire, un rire nerveux qui ne finissait pas. 11 crut qu'elle se moquait de lui et répon- dit en frappant du poing sur la table :

Non, Catherine, ce n'est pas moi. N'en parlons plus.

Il bourra sa pipe, l'alluma et jeta de toute sa force l'allumette dans les cendres du poêle: puis il fit deux fois le tour de la cuisine, les mains dans les poches, et lui demanda, calmé;

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Voyons, Catherine, qu'y a-t-il pour votre service ?

Elle se campa devant lui, hautaine, et répondit :

Il n'y a rien, cœur de bois, absolument rien. J'étais venue pour vous demander le prix des pommes de terre : j'en ai à vendre. Voilà tout. Mais vous êtes un homme violent : je ne viendrai plus.

Elle se leva. Il lui frappa sur l'épaule.

Catherine, pas de rancune. Je suis un homme violent, c'est vrai, mais j'aime bien les gens que j'aime. Les pommes de terre vont à huit francs. C'est mon prix.

Merci, Kobe. C'est tout ce que je voulais savoir. Je vais attendre sur la chaussée la dili- gence qui me conduira à la ville.

Elle alla jusqu'à la porte, se retourna :

Vous n'avez pas de commission à remet- tre sur la route, pachter?

Et comme Kobe Snipzel disait non de la tête :

Pas de commission pour votre bonne amie ? reprit-elle; c'est l'usage en Brabant d'appeler de ce nom la jeune fille qu'un homme courtise.

Kobe frappa ses mains l'une dans l'autre et

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se mit à rire, en homme satisfait; et dans le fond il n'était vraiment pas fâché qu'une femme lui parlât sur ce ton de celle qui lui tenait tant à cœur. Il rusa pourtant, fit une moue humble.

A notre âge, dit-il, on n'a plus de bonne amie.

Elle trépigna du pied et répliqua :

Ne dites pas cela. Je sais que vous êtes engagé avec Roose, la fille de Slim , mais ces gens se moquent de vous, vieux Coq.

Elle avait à peine dit qu'elle fit claquer la porte derrière elle.

Kobe n'ouvrit pas la porte ; mais il la frappa d'un grand coup de poing, et haussant les épaules, il s'écria :

Catherine Wild est folle.

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TV

Un escalier en pente raide, à rampe grossiè- rement sculptée, est caché par une porte, dans le fond de la cuisine.

Kobe se baisse un peu pour passer sous la porte et monte l'escalier .

Que va-t-il faire dans sa chambre, sa cham- bre de vieux garçon ?

Un coffre est dans un coin : il l'ouvre et en tire un cahier de papier qui a l'odeur des pommes mûres. D'autres cahiers sont rangés dans le coffre, parmi les hardes et les sacs d'argent; mais il prend le moins jauni.

Le fermier s'entend aux affaires et il sait que sans ordre une ferme ne prospère pas : on mange son blé en herbe et la fin de l'année arrive sans qu'on se rende compte s'il y a perte ou gain. Aussi, chaque jour, marque-t-il sur son

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livre les dépenses et les recettes. Oh ! c'est une lourde écriture que Kobe Snipzel met des- sus, mais ses doigts sont plus habitués à manier la bêche que la plume, et la plume qu'il em- ploie est toujours la même depuis un an. Le principal est que ses comptes soient justes, et il n'a jamais posé un 7 il fallait mettre un 9.

Kobe Snipzel mouille son gros doigt, qu'on dirait coupé dans le gant d'un des joueurs qui le dimanche chassent la balle sur la place du village, et tourne les pages du cahier. Tout est bien, les rentrées se font exactement, et depuis janvier dernier, il a gagné de quoi se reposer Fan qui vient, bien qu'on ne soit qu'en octobre ; mais il ne se reposera pas et il conti- nuera, l'an prochain et les autres années, à travailler pour sa femme et ses enfants.

Oui, pour sa femme et ses enfants, il y est bien résolu. Il se répète ces mots à lui-même. Une femme ! quelle douceur !

Hein ! quoi ! Un nuage passe à travers sa joie. Si la jurTrouw avait raison! si Roose se mpquait de lui î Mais un homme riche ne dé- sespère jamais d'arriver à son but, car l'argent, en ce monde, est une richesse mieux vue que le "beau temps de la jeunesse.

UN COIN DE VILLAGE 27

Roose, d'ailleurs, ne fera-t-elle pas une bonne affaire en l'épousant ? Il connaît la valeur d'un sac de blé, d'un bon cheval, d'un porc bien engraissé, d'une grosse vache aux pis pe- sants et en général de tout ce qui a fait sa joie et sa prospérité jusqu'à ce jour : et il juge qu'un homme doit avoir aux yeux d'une femme la valeur des seuls biens qu'il ait connus.

Pour lui, ce qu'il aime dans la fille de Slim, c'est sa belle chair luisante et qui sent bon, ses yeux tremble une goutte de café noir, ses cheveux qui ressemblent à du chanvre au so- leil et le bel ordre dans lequel elle tient la maison de son père. "*

Elle n'est pas riche et ne lui donnera ni ar- gent, ni vache, ni pré ; maisixih ! qu'elle lui ap- porte un bois de lit neuf en noyer poli, avec le matelas et les draps et il s'en contentera ; car une femme est comme une belle vache saine : elle a sa richesse en elle, et rien que de procurer de l'amour à l'homme, de mettre tout en place, de faire avec économie de la bonne cuisine et d'élever les enfants, elle donne le plaisir, la paix et la sécurité au ménage, comme la vache donne son lait et son fumier.

Pourtant Slim est avare ; quand on l'aura mis dans le cimetière, qui sait ? peut-être res-

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tera-t-il quelque chose. C'est un malin com- père, un bouc rusé, une fine pie que ce Slim : il aime mieux laisser rouiller ses sous dans des cachettes que de les faire reluire au soleil.

Ce n'est pas pour rien d'ailleurs qu'il a sous le front un petit œil qui tourne sans en avoir l'air : il a bien vu que Kobe Snipzel recher- chait sa fille et il s'est dit :

« Si Roose épouse le riche Kobe, il me tiendra quitte de l'argent que je lui dois, et ainsi Roose et moi ferons tous deux une bonne affaire. »

Ah ! Slim ! vos yeux sont petits comme des trous de vrille, mais ils sont assez grands pour qu'on voie jusque dans le fond de votre pensée. Si vous n'avez pas payé, ce n'est pas que vous n'ayez pas d'argent, mais vous espérez que tôt ou tard l'ami Kobe vous dira : « Beau-père, ne' parlons plus de rien; ce qui est à moi est à vous. » Mais nous compterons après; oui, quand il y aura ici mari et femme, nous comp- terons jusqu'au dernier centime.

Voilà ce que pense le fermier.

Il va refermer son coffre ; ses livres lui ont dit le bon état de ses affaires : chaque année a fait entrer de l'argent dans ses sacs et bien- tôt il pourra acheter du bien nouveau.

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Il est content : il peut prendre femme. Oui, il est assez riche pour avoir largement une femme et des enfants, et sa maison sera citée comme la plus belle du village.

C'est ce qu'il voulait savoir.

Il remet les cahiers dans le fond du coffre, parmi les sacs d'argent; mais en déplaçant un sac, il voit un petit paquet ficelé avec de la corde.

Ah ! ah ! Snipzel a un peu oublié son âge et ce papier est son acte de naissance.

Sa rude poitrine remue sous sa veste de grosse laine, tandis qu'il s'approche de la fenêtre pour mieux lire, et il tire de fortes bouffées de sa pipe.

Un petit papier comme celui-là, est parfois aussi cruel à lire qu'une épitaphe, bien qu'il ne marque que le jour et l'heure un joli en- fant est venu au monde ; mais chaque année allonge d'un siècle la vie pour ceux qui sont arrivés à l'âge mûr.

Que va-t-il trouver sur ce papier jaune, que ses parents conservaient avant lui et consul- taient avec bonheur, se réjouissant de voir les années se succéder aux années sur la tête de ce petit gars qui bientôt serait à même de prendre à son tour la conduite des affaires ? Il

3Q UN COIN DE VILLAGE

se rappelle à présent son père, sa mère et la vieille grand 'mère accroupie près du feu ; l'un après l'autre, chacun est parti pour le grand voyage, le laissant seul un peu plus : et un joui- son frère et sa sœur sont allés retrouver les vieux parents dans la tombe. :; Pourquoi est-il demeuré seul? 11 n'a pensé qu'à ses bœufs, à ses champs de blé et de bet- teraves, à sa ferme, à ses revenus, et tout a prospéré autour de lui. Mais personne ne profitera après lui de son travail et de ses épargnes.

Si pourtant, son neveu en profitera ; c'est un aimable compagnon, bon travailleur, toujours aux champs et ne marchandant pas la peine. Mais l'aime-t-il autant qu'il aimerait un enfant de sa chair et de son sang ? Il l'a pris chez lui, parce qu'il était orphelin; il l'a pris surtout parce qu'il pouvait se reposer sur lui du soin de la ferme, quand il n'était pas là. Ah ! il le sent bien, ce n'est pas la même chose que l'enfant qu'il aurait eu d'une femme !

Alors il pense au bonheur des gens riches comme lui, qui ont dans leur maison une grande table et autour de la table des visages heureux. Il n'a que des figures tristes à la sienne, car ce sont des hommes et des femmes

UN COIN DK VILLAGE 31

qu'il paie pour leurs sueurs ; mais personne ne lui tend les bras et les joues quand il rentre, après avoir fatigué la terre avec une charrue toute la journée, et il ne sait pas combien c'est bon de voir rire, à travers la fumée d'un grand plat de pommes de terre, la bouche d'une femme amoureuse qui vous appelle et vous fait place à ses côtés.

Hélas! il est déjà vieux d'années, plus vieux peut-être qu'il ne le pense... C'est pourquoi son cœur bat plus vite, car le petit papier jaune va lui apprendre son âge réel.

Tout à coup il lève les bras, et sa figure est rouge comme le soleil qui se couche en juin.

Deux ans ! crie-t-il, deux ans de gagnés !

Quelle joie de se sentir plus jeune qu'on ne le croyait !

Deux ans de moins !

Il s'en croyait cinquante et un ; mais il a bien compté, c'est quarante-neuf qu'il a. Il recompte encore, et cette fois il marque avec son ongle les années dans le bois de son lit. Quand il a fini, il prend sa tête dans ses mains et d'entre ses doigts bruns, qu'a gercés la bêche, une grosse larme argentée coule jusque sous son menton.

32 UN COIN DE VILLAGE

Comme sa maison est vide ! Et le bruit des étables et de la cour la fait paraître plus vide encore.

Il descend et fait le tour des chambres.

Ici, il y aura une armoire pour le linge ; car l'ancienne, qui est en haut, est mangée des vers. Il fera coller dans la grande chambre à côté de la cuisine un papier vert à fleurs rou- ges, plus beau que celui qui est chez M. le curé. On mettra sur la cheminée une sainte Vierge en plâtre et deux vases dorés, avec des fleurs en papier. Il achètera aussi des chaises à fond de paille tressée et un tapis de toile cirée pour la table. Il ne veut regarder à rien et tout sera prêt pour le jour de la noce.

Ce jour-là il fera venir les musiciens; il leur paiera bien à boire et ils joueront des airs de kermesse, dès le matin. La noce fera le tour du village, les musiciens marchant devant, les autres venant derrière ; et la bière coulera, toute la journée, dans les cabarets.

Mais Roose se moque de vous, Kobe Snipzel !

Il ne sait pas pourquoi cette méchante pa- role de Catherine Wild lui revient en tête. Juf- frouw a voulu plaisanter sans doute. Plaisan- tait-elle vraiment ? Il cherche à se rappeler.

.

UN COIN DE VILLAGE 33

Elle avait plutôt l'air d'une personne en co- lère. Certainement il a eu tort de lui répondre durement quand elle s'est levée devant lui et l'a regardé si singulièrement, en lui disant . « Kobe, serait-ce vous ? » Quelle drôle d'idée ! Est-ce que par hasard... ?Non, ce n'est pas pos- sible. Elle a des manières comme cela : voilà tout.

Pourquoi Roose se moquerait-elle de lui ? Il est riche et il n'a que quarante-neuf ans. C'est une fille sage et qui sait compter : elle aura des robes neuves, un châle à fleurs, une broche en or et du linge fin sur sa jolie peau rose. Il n'y aura pas de femme plus heu- reuse.

Hein ? Si elle aimait un garçon du village ? C'est juste, il n'y avait pas pensé.

Il entend un grand vol dans la campagne : ce sont des corbeaux.

S'il y en a dix, dit-il, Roose esta moi.

Il n'y en a que cinq : mais peut-être a-t-il mal compté. Les corbeaux repassent: ils sont cinq.

Bah!

Quelqu'un entre. Il l'aura si c'est une fem- me. C'est un vieux mendiant. Il ne l'aura pas.

34 UN COIN DE VILLAGE

Sottise ! qui peut croire au hasard ? Ce n'est pas lui.

Il jette un sou en l'air. Pile ou face î Pile ! C'est pile !

Ah ! elle est à lui.

Il est décidé maintenant : il partira à la brune et demandera à Slim sa fille.

Midi sonne : les pommes de terre fument sur la table, il boit à sa soif et mange à sa faim ; puis il va aux champs, aide les hommes à charger des sacs sur le chariot, et quand il est quatre heures, après le repas au café, il monte à sa chambre, se met du linge bien blanc, noue à son cou une belle cravate bleue, passe sa cu- lotte de velours, sa * veste en drap noir et par dessus sa veste, une blouse bleue luisante ; puis, il descend. Lamme, crie-t-il à son neveu.

Et quand Lamme est devant lui, il lui dit d'un air de bonne humeur :

Garçon, que diriez-vous si l'oncle Kobe vous donnait une jolie tante ?

Et il pensait en lui-même :

Je vais bien voir à la figure de Lamme s'il m'aime pour mon argent, plutôt que pour moi-même. Car il est mon neveu et un neveu ne voit pas entrer avec plaisir une femme sous

UN COIN DE VILLAGE 35

le toit de son oncle, quand celui-ci est, comme moi, garçon. Lamme feignit d'être surpris :

Oncle, dit-il, si la tante est de mon goût, :e sera bien; sinon, ce sera le contraire.

Lamme est un honnête garçon, pensa Kobe. Il a paru étonné, mais non attristé.

Et il dit tout haut :

Oui, mon garçon, c'est comme je vous dis.

Il eût volontiers parlé encore : mais il réflé- chit qu'il valait mieux se taire. Du reste, il lui plaisait de laisser Lamme sous l'impression de cette parole. Et s'il convoitait son héritage, tant pis !

L'oncle Kobe parti, Lamme se jeta sur une botte de paille, dans l'écurie, tout de son long, en soupirant comme un soufflet de forge.

36 UN COIN DE VILLAGE

Quelqu'un entre chez boer Slim. C'est Kobe Snipzel. Sa belle blouse bleue, de laquelle sortent par en bas les pans de sa veste, reluit sous la lampe ; et sa culotte de velours, sa cra- vate de couleur et sa neuve casquette en drap lui donnent l'aspect d'un bel homme.

Il regarde Roose plus tendrement qu'à l'or- dinaire et lui dit :

Les froids vont commencer, Roose. Puis nous aurons Noël. C'est une bonne chose de manger à Noël un porc gras.

Santje avance en riant son fin museau et dit:

Il y a une meilleure chose encore, pach- ter. C'est de manger le cochon de Noël d'un bout à l'autre de l'année.

L'œil de Snipzel s'éclaire d'un feu étrange:

UN COIN DE VILLAGE 37

est sur le point de dire quelque chose, mais il ne parvient pas à trouver les mots. A la fin pourtant, il cligne de l'œil, la tête un peu inversée, et se balançant sur ses jambes, il 'écrie :

Santje a raison. Cela vaut mieux, et mieux vaut aussi porter tous les jours de l'an- née une belle robe, du beau linge, de beaux bijoux en or que" de les porter une fois l'an seulement, le jour de la kermesse.

Santje laisse tomber son balai sur les pieds du fermier et répond en riant plus fort :

Oui, oui. mais cela n'est pas pour le nez des pauvres gens. Et cependant mieux vaut rester pauvre que d'avoir de la richesse à contre-cceur.

Comment une petite gardeuse de dindons comme vous pourrait-elle apprécier le plaisir d'avoir beaucoup d'argent, une belle ferme, des robes et des bijoux, puisque l'espoir de possé- der ces trésors est sorti par une porte le jour vous êtes entrée par l'autre ?

Voilà ce que répond le fermier, avec une colère sourde ; mais Santje est une fille hardie et rusée, et elle continue à rire comme si Snipzel était lui-môme de la plus grande gaîté du monde.

38 UN COIN VILLAGE

C'est bien vrai, pachter, dit-elle, que j'ai plus souvent vu reluire la figure de la lune au matin que la figure du roi sur des pièces d'argent, mais quand Santje est entrée en ce monde, la joie du bon Dieu y est entrée avec elle, et Santje préfère être une petite ser- vante gaie chez ses maîtres qu'une fermière triste dans une belle ferme elle mourrait de douleur de n'être plus la Santje du passé.

La voix de Jan Slim se fit entendre, irri- tée.

C'est bien, dit-il. Qu'on se taise. Et tout rentra dans le silence.

Jan, dit Kobe, nous irons prendre une pinte au cabaret.

Ils allumèrent leurs pipes et sortirent. Alors Roose, éclata.

Mère, cria-t-elle, un malheur est sur moi ! Voilà un grand mois que mon cœur est chagrin ! C'est fini de rire.

Et elle se répandit en sanglots.

Fille, dit Ursula, ce qui doit arriver ar- rivera.

Santje, plantant seaux et balais, s'appro- cha de Roose et lui mit sur la taille sa grosse main rouge en disant :

Maîtresse, j'irai prier demain à vêpres,

UN COIN DE VILLAGE 39

pour que cet homme s'en aille comme il est venu.

Santje ! Santje ! clamait Roose à travers ses larmes, je sens bien que c'en est fait de moi, car le père aime l'argent plus que sa Roose : il me donnera au fermier.

Une amertume passa sur la rude figure d'Ursula ; elle s'écria :

Le maître a fait l'argent son Dieu, c'est vrai.

Mais Santje se mit tout à coup à tirer la langue et à bigler, et campant ses deux poings sur les hanches d'un air triomphant, elle dit :

J'ai mis de côté les oignons, mère ; ne pleurez plus . Roose, séchez vos yeux avec votre tablier. Ils iront au cabaret et ils boi- ront tant qu'ils voudront ; mais il n'y a rien de fait.

Oh! Santje, répondit la jeune fille, com- ment ne pas pleurer ? Ils causent à présent de moi et je suis comme une marchandise dont on débat le prix.

Et Ursula, qui avait repris sa figure rigide, l'habitude de l'obéissance avait rendus esclaves la bouche et les yeux, dit :

Notre fille a raison. Le père est le maître

40 UN COIN DE VILLAGE

et personne n'a le droit de dire non s'il a dit oui.

Elle dira non, s'écria la petite servante avec un ton plus décidé qu'on ne s'y serait attendu de sa part, elle dira non, mère, car les jeunesses ne sont pas faites pour les cheveux gris, même s'ils sont gris de poudre d'argent. S'il plaît à Dieu, Roose ne deviendra pas Mme Snipzel.

Ursula hocha la tête plusieurs fois de suite et répondit tristement :

Santje, vous n'êtes ici que la servante, c'est-à-dire moins que moi, et déjà je ne suis rien dans la maison.

Mais Santje :

Mère, si le mouton qu'on mène chez le boucher savait qu'un couteau pointu est pré- paré sur la table pour lui couper la gorge, est-ce qu'il ne se retournerait pas contre l'homme et contre le chien ?

On a frappé en ce moment à la porte qui donne sur la cour, un petit coup d'abord, puis un coup plus fort. Et quand Santje tourne la clef, elle voit un grand garçon blond qui se baisse et cherche à regarder par le trou de la serrure.

Santje, crie-t-il.

UN COIN DE VILLAGE 41

La bonne fille relève ses grosses lèvres sur îs gencives rouges ses dents ressemblent

de blanches brebis paissant' parmi la bruyère lux baies roses. Elle rit de voir le grand garçon

îs cette posture, mais il s'est relevé, un peu îonteux, et il prononce le nom de Roose.

Alors la jolie fille de l'avare Slim sent son cœur se gonfler de nouveau, et comme les perles d'un collier, de grosses larmes brillantes tombent sur son corsage.

42 UN COIN DE VILLAGE

VI

Quand ils eurent bu leur premier verre de bière, pachter Snipzel mit ses coudes sur la table et dit en regardant son compère d'un air fin, les yeux demi-clos :

Jan, vous savez bien pourquoi je vous ai demandé de venir au cabaret avec moi.

Boer Jan laissa glisser un long jet de salive entre ses jambes, l'essuya du plat de son pied, haussa les épaules et répondit :

Non, à moins que ce ne soit pour boire une pinte en compagnie.

Le fermier se mit à rire et dit :

Jan Slim ne croira jamais que j'ai fait une lieue à pied, le soir, pour avoir le plaisir de vider une pinte de bière avec lui.

UN COIN DE VILLAGE 43

C'est juste, fit Jan, il y a de la bonne bière partout.

Et si, depuis deux mois, mon cheval con- naît la route de votre maison aussi bien que moi-même, ce n'est pas pour regarder sortir de terre votre blé et sentir l'odeur de votre soupe aux choux, je pense.

Slim eut une quinte et finalement répondit :

Non, bien sûr, ce n'est pas pour cela.

Eh bien ! s'écria Snipzel, devinez pour- quoi.

Il y eut un long silence.

Snipzel, demi-riant, regardait Slim. Celui- ci toussa, cracha, rentassa du pouce les cen- dres dans sa pipe, les secoua, mit sa jambe gauche sur sa droite, et puis sa droite sur sa gauche, si bien qu'il paraissait avoir oublié complètement que le fermier était et lui avait demandé quelque chose.

Carreau! criait à la table du fond un pe- tit homme à tète de chèvre, en abattant une carte sur le tapis.

Sept de carreau ! criait un autre en abat- tant aussi.

Neuf de carreau! criait un troisième. Mais personne ne cria plus fort et ne donna

un plus grand coup de poing sur la table, en

44 UN COIN DE VILLAGE

abattant sa carte, que le quatrième joueur, quand il dit :

Roi de carreau !

Si ! quelqu'un cria plus fort et tapa plus vio- lemment encore sa carte sur la table, au point de la renverser sur les joueurs : ce fut celui qui hurla d'un ton vainqueur :

As ! à moi !

Le feu ronflait, un chien grattait ses puces, la « baesine » tricotait; et de temps en temps un chariot pesant ébranlait le pavé de la chaussée.

Je pense, dit tout à coup boer Jan, que l'hiver sera doux, car les faines tombent par tas.

Begod ! » sacra Snipzel.

Et il frappa la table avec son verre, pensant en lui-même que Slim se moquait de lui.

Alors, il se mit à ruser, parla de l'été de Saint-Michel qui s'en allait et de Fhiver qui s'approchait, des gens de chez lui et d'autres choses; puis, cria :

A boire!

Et trois fois la baesine revint du comptoir, la pompe gloussait comme une poule, avec des verres remplis.

C'est assez, dit Jan Slim à la troisième fois. Je m'en retourne à la maison.

UN COIN DE VILLAGE 45

A la santé de Roose, dit le fermier.

Et il fit venir deux verres nouveaux. Mais à mesure qu'ils buvaient, Kobe 'Snipzel deve- nait plus bruyant et Slim plus silencieux.

Boer Jan tendait l'oreille; sa longue et large oreille en pavillon de trompette se crispait vi- siblement du côté du fermier, dans l'attente de ce qu'il allait dire. Car quelque chose était dans l'air, qui devait éclater ce soir-là; et voilà un mois qu'il guettait, comme un chat, le moment la souris entrerait d'elle-même dans la souricière. Kobe allait enfin se dé- couvrir ; il le savait aussi nettement qu'il sait à ses rhumatismes le temps qu'il fera de- main.

Kobe riait, criait, tapait du poing et de temps en temps se taisait, regardant le fin compère.

Tenez, Jan, dit-il brusquement, votre fille me va volontiers. Oui, je la vois avec plai- sir.

Un peu de sang monta aux pommettes de Slim et il répondit :

Vous n'êtes pas le seul, Roose est bien vue de tout le monde.

Et il ajouta en lui jetant un regard pointu comme une aiguille :

3.

46 UN COIN DE VILLAGE

Ce ne sont pas les maris qui lui manque- ront.

Les maris ne lui manqueront pas, c'est sûr, s'écria Robe, mais il lui suffit qu'elle en ait un. Et savez-vous qui sera son mari, Jan, si vous voulez ?

Ce fut autour du compère d'être embarrassé. La question lui était posée directement. Que répondre? S'il disait trop peu, il était à craindre que le fermier ne remît à plus tard la partie, en homme malin; mais s'il disait trop, le fer- mier ne s'avancerait qu'avec restriction, et Slim ne voulait lui concéder aucun avantage.

Il répondit :

Qui sera le mari de Rooss ? Certainement celui qu'il plaira à Dieu, Kobe.

Tout le monde n'a pas du bien, fit Snip- zel, et comme les roues ne roulent jamais bien sans graisse, la maison ne marche pas sans argent.

C'est vrai; mais je suis un pauvre petit cultivateur. Roose aura pour mari un pauvre diable comme moi. On n'achète pas plus un homme riche qu'un beau goret, quand on n'a pas de quoi les payer, Kobe.

Ce dernier sentit une grande prudence couler dans ses veines.

UN COIN DE VILLAGE 47

Jan Slim, dit-il, ne paie pas avec des rouelles de carottes les veaux qu'il achète au marché.

Le petit homme poussa un soupir.

Non, dit-il, ce n'est pas avec des rouelles de carottes : ce n'est que trop vrai î

Il y a de l'argent chez Jan Slim, continua le fermier en appuyant sur chaque mot.

Jan pinça la bouche :

Il y a aussi des champignons sur le fu- mier.

Un bon mari riche ferait votre affaire et celle de Roose .

Roose a mieux que de l'argent : elle a ses mains et ses belles joues roses de jeunesse.

Kobe mit ses coudes sur la table et sa figure à un doigt du nez de boer Jan.

Regardez-moi, dit-il. Est-ce que j'ai la figure d'un bon ou d'un méchant homme ? Eh bien, Roose sera ma femme, si nous tombons d'accord. Oui, j'y ai longtemps réfléchi.

Bon ! répondit Slim, ceci est du nou- veau.

Et il bourra sa pipe très-tranquillement.

Votre fille, continua Kobe, sera bien chez moi. Elle aura les robes, les bonnets, les châles et les souliers qu'il lui faut. Et je veux qu'on

48 UN COIN DE VILLAGE

dise : Roose est une heureuse femme. J'aurai quinze vaches au lieu de dix, j'achèterai du bien et nous ferons tous les ans de grandes kermesses à boudins. Qu'en pensez-vous, ami?

Quand on achète une vache au marché, la vache ne dit ni oui ni non; mais ce n'est plus la même chose s'il s'agit de prendre une femme. Roose doit dire oui ou non.

Eh bien! demandez-le lui. Il est juste que je ne l'aie pas malgré elle. Une femme doit entrer de son plein gré dans la maison d'un homme.

Bien, dit Kobe, c'est ce que fera Roose, si elle dit oui.

Le beau-père viendra nous voir tous les dimanches : et s'il lui arrive d'avoir besoin d'un homme pour faucher ou d'une femme pour sarcler pendant la saison, il les viendra prendre à la ferme, sans qu'il lui en coûte un rouge liard. C'est ainsi que je veux que cela soit. En retour, il donnera à Roose pour le jour de son mariage un bois de lit neuf en noyer avec les matelas et les draps, et tous les ans, à Noël, un cochon gras.

C'est un mauvais marché, répliqua le madré compère, car je perdrai un cochon gras

UN COIN DE VILLAGE 49

tous les ans, à Noël, et j'aurai perdu une bonne fille tous les jours de Tannée.

Oh! oh! cria Kobe en riant. Je n'y pen- sais pas.

Il but sa chope d'une traite et continua :

Tenez, Jan : il y a quelque chose de mieux pour tout le monde. C'est moi qui vous apporterai le cochon gras a Noël ; mais vous me donnerez, une fois pour toutes, le petit pré qui est contre la grand'route.

Je ne donnerai rien, dit Jan Slim.

Et il frappa du poing sur la table, les yeux enflammés.

Je ne donnerai rien. C'est bien assez de me prendre Roose. Elle partie, qui la rempla- cera? Je devrai payer des gens à la journée et la maison ira de travers.

Ils demeurèrent un instant silencieux l'un devant l'autre ; puis le petit paysan se mit à geindre, disant :

Ma pauvre Roose ! Que deviendra la mai- son? Les jours de pluie, Ursula n'est bonne qu'à se lamenter en passant les mains sur ses genoux. Quand leur enfant les a quittés, il n'arrive plus que de la peine aux vieilles gens.

Le cœur de Kobe, qui était bon, se laissa

50 UN COIN DE VILLAGE

prendre au jeu du fin petit homme, et il pensa en lui-même :

Il est vrai que Roose est la santé, la joie et la richesse dans cette maison. Que leur res- tera-t-il quand elle les aura quittés pour faire de ma maison la sienne ?

Et tandis que son visage reflète ce sentiment généreux , Slim darde sur lui , du fond du nuage de fumée au milieu duquel il pousse des soupirs, ses yeux luisants comme de la braise. Le moment est bon pour dire ce qu'il a sur le cœur.

Kobe Snipzel, dit-il, me prendra Roose ; mais il me tiendra quitte de l'argent que je lui dois.

Bon ! bon ! Affaire conclue ! s'écria Kobe, n'en parlons plus.

Et il but joyeusement à la santé de Jan Slim.

UN COL\ DE VILLAGE

51

VII

Entrez ! entrez vite ! avait dit Santje au jeune garçon dont la vue avait paru impres- sionner si vivement Roose. Votre oncle est au cabaret avec le maître d'ici et sûrement ils causent entre eux de choses importantes.

Je ne le sais que trop bien, répondit Lamme d'un ton piteux.

Eh bien ! Lamme, dit Santje, réjouissons- nous ensemble. Votre oncle est venu deman- der notre fille en mariage.

Ah! Dieu ! c'est ce que je pensais, cria le neveu.

Et il resta quelques instants à dire :

Ah ! Dieu ! Jésus ! Je le pensais !

Nous serons de la même famille, Lamme, continua Santje. Il n'y aura plus de raison

52 UN COIN DE VILLAGE

pour que vous ne voyiez pas Roose quand il vous plaira. Kobe Snipzel, votre oncle, a eu une fameuse idée.

Est-ce bien aussi ce que pense Roose ? dit Lamme en regardant la jeune fille.

Ah ! Lamme, répondit Roose, il n'est plus temps de me demander ce que je pense. Les vieux hommes auront toujours les jeunes filles, si les jeunes garçons sont sans courage pour hs leur disputer.

Bien dit! fit Santje. Et elle ajouta :

Vous voyez, Lamme, qu'on ne saurait être plus heureuse que Roose. Et elle a bien raison, car Kobe Snipzel est un homme riche et il n'a pas sa langue dans sa poche, comme certains jeunes hommes que je connais.

Ah ! cria Lamme, que faire à présent ? Santje, que faire?

Je vais vous le dire : préparez un joli compliment pour le jour du mariage, afin de mettre en gai les gens qui viendront à la noce.

Mais Lamme lui jeta un regard suppliant et lui dit :

Santje, ne soyez pas méchante pour moi ; je ne vous ai rien fait.

Il UN COIN DE VILLAGE 53

C'est vrai, répondit la petite Santje, te- nace comme une guêpe : aussi je ne vous en veux pas. Mais le moment est venu de crier avec Roose et moi : Vive le pachter Kobe Snipzel !

I k II demeura un instant silencieux; puis, tout à coup, se donnant un grand coup de poing sur la tète, il s'écria :

Non, je ne le crierai pas. Il ne sera pas dit que j'aurai crié vivat à mon bourreau.

Alors Santje battit des mains en éclatant de rire ; mais Lamme se laissa tomber sur une chaise et cachant sa tête dans ses mains, brama :

Ah ! Roose ! Roose !

Le cœur de l'amoureuse sembla sur le point de mollir et elle fit un pas vers le jeune garçon ; mais Santje lui adressa un clin d'œil et toutes deux se remirent à plaisanter.

Voilà le pachter qui revient du cabaret, s'écria Santje, comme si réellement elle eût entendu sur le seuil le pas du grand Snipzel.

Qu'il arrive ! qu'il arrive ! s'écria Lamme en relevant la tête. Je lui dirai...

Ah! ah! dit Santje, Lamme va parler... Qu'est-ce que vous lui direz?...

Eh bien, oui, je lui dirai... ce que j'ai à lui dire.

54 UN COIN DE VILLAGE

Jésus! garçon, on vous comprendrait mieux si vous parliez latin comme M. le curé. Lui dire cela ou ne lui dire rien, c'est la même chose, et personne n'en sera plus avancé. Levez- vous, Lamme, et allez-vous-en, de peur que votre oncle ne croie que vous êtes venu pour celle qui doit être sa femme.

Il ne croira que ce qui est vrai, dit Lamme.

Santje joua la surprise.

Que dites-vous là? C'est pour Roose que vous êtes venu aujourd'hui ?

Aujourd'hui et chacun des jours que je suis venu, répondit Lamme. Elle le sait bien.

Moi 1 dit Roose. Comment le saurais-je, Lamme, puisque vous ne m'en avez jamais rien dit?

Lamme les regarda toutes deux d'un air dé- fiant, siffla dans ses dents et dit :

C'est pour rire.

Vous êtes un singulier garçon, fit Santje. Personne ne peut savoir ce que vous pensez. Vous parlez quand il n'y . a rien à dire, et, quand il faut parler, bonsoir l'oiseau. Voyons, Lamme, dites la vérité. Pourquoi venez- vous chez Jan Slim ?

Pour mon plaisir, répondit Lamme.

UN COIN DE VILLAGE 55

Et il se dirigea du côté de la porte :

Salut ! fit-il. i

Mais il ne partit pas de si^ite: il regarda un instant Roose et poussa un soupir. Peut-être attendait-il qu'elle lui dît un mot. Elle ne lui dit rien, ni Santje. Alors, il sortit.

A peine dehors, il se mit à s'injurier. Grande bote ! Triple âne ! Et il revint frapper à la porte :

Santje!

M'est avis, mon fils, que vous revenez un peu souvent pour votre plaisir, sans demander si c'est le plaisir des autres, dit Santje en ou- vrant.

Ah! Santje, je suis bien malheureux. Quand je suis loin de Roose, j'ai toutes sortes de choses à lui dire ; mais je les ai toutes oubliées quand je suis auprès d'elle.

Et, s 'adressant à la fille de Slim :

Roose, lui dit-il, je... j'ai... je viens voir si vous n'avez pas trouvé ma pipe ?

Allons, dit Santje en le poussant dans le dos, il faudra donc que je m'en môle. Quand Lamme est loin de Roose, il a toutes sortes de choses à lui dire ; mais il les a toutes ou- bliées quand il est près d'elle. Est-ce bien cela ?

Oui, oui! s'écria Lamme, Santje a raison.

5 6 UN COIN DE VILLAGE

Eh bien ! fit Sanije, il ne s'agit plus que de continuer.

Dieu m'est témoin, Roose, que je vous prendrais volontiers pour femme.

Et le brave Lamme leva si haut les yeux vers le ciel en parlant ainsi, que la grosse petite servante, qui ne pouvait garder son sérieux deux minutes l'une après l'autre, mit son tablier sur sa figure pour ne pas laisser voir qu'elle -se serait volontiers moquée de lui.

Il n'en fut pas ainsi de Roose quand elle en- tendit cette simple parole sortir de la bouche de l'honnête garçon. Ses fraîches joues rouges s'empourprèrent d'un feu plus vif et ses yeux brillèrent comme de l'eau au soleil.

Ah ! Lamme, s'écria-t-elle, vous êtes un homme, à la fin. Mais, pourquoi ne me l'avez- vous pas dit plus tôt ? Ce qui fait à présent notre malheur ne serait peut-être pas arrivé.

Et tout à coup son gentil petit cœur de pay- sanne se fondit ; mais il y avait plus de joie que de tristesse dans les larmes qui vinrent s'arrê- ter au coin de sa bouche, comme des gouttes brillantes de rosée, et Santje la vit dans le même moment rire et pleurer.

Alors la joyeuse fille se sentit à son tour le cœur bouleversé et ses sourcils remontèrent,

UN COIN DE VILLAGE 57

comme si elle éprouvait le besoin de se soulager par des larmes; mais elle était ainsi faite, qu'au lieu de pleurer, un rire sonore écarta ses gros- ses lèvres, montrant son rouge palais frétil- lait sa langue, avec des démangeaisons de par- ler.

Allons, Lamme, s'écria-t-elle, c'est le mo- ment de voir ce que vous comptez faire pour avoir notre maîtresse, car vous êtes à présent comme un homme qui veut prendre le miel, quand les abeilles sont dans la ruche.

Ah ! Roose ! reprit Lamme, je n'ai peur ni d'une vache en fureur ni d'un homme au coin d'un bois; mais quand je suis près de vous, je suis comme un petit garçon qui n'a l'usage ni de sa langue ni de ses bras, et je ressemble encore à une mouche que les froids ont engourdie, sans qu'elle ait la force de faire un mouvement pour s'envoler.

Lamme, dit Roose, je savais bien des choses. Oui, depuis le jour vous êtes venu dans le pré et vous êtes resté deux heures assis sur le bord de la route à me regarder sans rien dire, pendant que je fauchais, je savais que vous n'iriez plus aux kermesses pour les autres filles. Puis tout à coup vous vous êtes levé et vous m'avez dit : « Ah ! Roose, le soleil est

58 UN COIN DE VILLAGE

chaud ; mettez-vous un peu à l'ombre : j'achè- verai de faucher le pré. » Alors j'ai ri, et avant que le soleil fût devenu rouge, vous aviez si bien fauché que le pré ressemblait au dos d'un mouton qu'on vient de tondre.

Oui, oui, dit vivement Lamme, et j'au- rais travaillé toute la nuit, et le lendemain tout le jour, pour vous faire plaisir. Et alors, déjà, Roose était partout j'étais.

Bon ! autant pour le diable ! cria Santje. Vous aurez bien le temps de jacasser plus tard, quand vous serez en ménage. Ceux qui parlent trop avant n'ont plus rien à dire après; et celui-là est bien fou qui donne son herbe à manger à ses vaches au printemps, sans en laisser de quoi faire du foin pour l'hiver.

Santje a raison, dit Lamme mélancoli- quement, mais les pluies et le soleil ne permet- tent pas toujours de faire d'une belle herbe du beau foin.

En disant cela, Lamme semblait avoir de nouveau perdu courage ; car s'il était vaillant à la peine et si aucun contretemps ne le rebu- tait aux champs, il n'en* était pas de même quand son cœur était en jeu.

N'est-ce pas une honte, dit Santje, de voir un homme jeter sa cognée avant de l'avoir

UN COIN DE VILLAGE 59

seulement plantée dans le chêne, sous prétexte qu'il ne saura pas l'abattre? Allez, Lamme, vous ne serez jamais un homme.

Si! si! s'écria le grand garçon. Dites-moi seulement ce qu'il faut que je fasse, car je sais mieux agir que penser.

En ce moment la maigre Ursula cria du fond de la chambre.

Filles, dites à Lamme qu'il est temps qu'il s'en aille : le maître va rentrer.

Et comme personne ne répondait, elle se leva et vint jusqu'à eux.

Mère ! ditSantje en frappant sur l'épaule de Lamme, voilà un homme jeune et fort et l'autre est un homme gris et vieux. Lequel prendriez-vous, si vous étiez fille ?

Je ne le dirai pas, répondit Ursula, parce que nous ne sommes pas maîtresses de nous.

Eh bien, fit Roose, je le dirai, moi. Ja- mais je ne prendrai pour mari Kobe Snipzel, non, quand même il serait le roi des Belges.

Ursula regarda du côté de la porte, en tremblant.

Ne parlez pas si haut, enfants, dit-elle, vous savez bien qu'il n'est pas bon d'irriter le maître.

Et elle ajouta, plus bas, d'une voix émue :

60 ÛN COIN DE YlLLACÏÉ

Quant à moi je ne mettrai jamais une paille dans votre chemin, miens de mon cœur, Dieu m'en est témoin.

Puis elle se tut, comme si elle craignait d'en avoir trop dit.

Lamme prit la main de son amoureuse et il la regarda tendrement; mais il était si troublé qu'il ne put que l'appeler par son nom trois ou quatre fois de suite.

était Santje? Elle rentra subitement et dit:

Les « pachters » sont debout au milieu du cabaret, je les ai vus à travers la fenêtre. C'est le moment de dire beaucoup de choses en peu de mots.

Santje, dit Lamme, avec une effusion co- mique, vous ne nous quitterez jamais.

Bon ! bon ! répondit Santje.

Santje, ne nous abandonnez pas, fit à son tour Roose.

Ah! Santje, vous avez de l'esprit pour nous deux^ reprit Lamme; je ferai toujours ce que vous me direz de faire.

Et ils étaient devenus tout à coup bavards comme des pies et remuants comme des mou- ches avant l'orage.

Santje par-ci, Santje par-là, Santje de

UN COIN DE VILLAGE él

mon cœur, cria la grosse fille en riant : c'est kermesse de Santje. Mais cela n'avance pas les affaires.

Alors elle parut chercher une idée dans sa tête ; sans doute elle la trouva, car elle se mit à battre des mains , et brusquement :

Lamme, m'aimez-vous bien? demandâ- t-elle.

Et comme le garçon lui répondait qu'il l'ai- mait bien, en effet, elle lui dit :

Pas assez, Lamme ; il faut m'aimer autant que Roose.

Les yeux de Lamme s'ouvrirent largement et il ouvrit en même temps la bouche, comme quelqu'un qui est tout à coup frappé d'un grand étonnement. De son côté, Roose regardait cu- rieusement Santje, s'imaginant qu'elle plaisan- tait et attendant ce qu'elle allait dire. Et Santjedit:

Lamme viendra ici pour Santje, et Santje sera sa bonne amie. Il dira partout qu'il voit Santje volontiers et Santje laissera dire comme si la chose était vraie.

Lamme faisait des efforts visibles pour com- prendre la ruse de la servante et il regardait tour à tour Santje et Roose; mais déjà celle-ci avait vu clair dans la malice de la grosse fille et elle riait de plaisir.

4

<d2 UN COIN DE VILLAGE

Personne ne pensera que Lamme vient ici pour notre Roose, continua Santje; et nous aurons le temps de nous concerter. Tandis que si Lamme laisse voir que c'est Roose qui est sa bonne amie, le maître lui dira : Bonjour Luc, et lui fermera sa porte au nez.

Elle campa ses poings sur ses hanches et les regarda d'un air qui signifiait :

Eh bien ! vous pouvez me brûler une fière chandelle !

Tous deux se réjouissaient, disant:

Bonne Santje ! Bien trouvé., Santje! Tout à coup, Ursula cria :

Les pachters !

Et, en effet, Kobe Snipzel et Jan Slim cau- saient devant la porte de la rue.

Santje ouvrit précipitamment la porte qui donnait sur les champs et poussa Lamme; mais il ne pouvait se décider à partir et il resta plusieurs instants entre le mur et la porte, re- gardant Roose, la tête sur le côté, sentimentale- ment.

Roose, appela boer Jan.

Santje poussa la porte de toutes ses forces, et Lamme tomba nez à nez avec quelqu'un dans la nuit.

UN COIN DE VILLAGE

^3

VIII

L'homme leva deux larges mains sur Lam- ine, mais ce ne fut pas pour lui donner la bé- nédiction : les deux larges mains s'abattirent dans la nuque du pauvre garçon, comme des marteaux de forgeron.

Oncle !

Oh ! oh ! voilà du nouveau, dit le fer- mier.

Et les deux mains entrèrent jusqu'au coude dans les poches profondes de son pantalon de velours.

M'est avis que vous faites un peu vite connaissance avec les gens que vous ne recon- naissez pas, oncle, dit Lamme en se frottant le cou.

Et moi, neveu, m'est avis que vous res-

(s\ UN COIN DE VILLAGE

semblez, en ce moment, à un os que l'on jette par la fenêtre plutôt qu'à un homme qui sort par la porte de bon gré.

Ils marchèrent sur la route pendant un bon quart d'heure, s'étudiant l'un l'autre et ré- fléchissant.

Non, dit tout d'un coup Snipzel, ce n'est pas une manière naturelle de sortir de chez les gens.

Les uns sortent la tête en bas, et les au- tres la tête en l'air, dit Lamms tranquillement : c'est selon.

Le fermier s'arrêta. Il faisait nuit noire. Ses yeux luisants cherchaient à dévisager Lamme.

Begod ! dit-il, il y a quelqu'un de nous deux qui veut rire; mais ce n'est pas moi.

Ni moi, dit Lamme.

Nous verrons bien. Que faisiez-vous chez Jan Slim ?

Quelque chose et rien, oncle, car ne rien faire et faire ce que je faisais est la même chose; et pourtant je faisais quelque chose.

Lamme, vous portez le même nom que mon frère et moi ; mais il eût mieux valu qu'on vous nommât Lamme le sournois. Quelle est la chose qu'on lait en ne faisant rien ? Dites, Lamme, quelle est cette chose ?

UN COIN DE VILLAGE 6$

Santje est une belle fille, oncle.

Peuh ! une grosse fille, une très-grosse fille.

Non, une belle fille. Eh bien, si c'est faire quelque chose que courtiser la fille de la maison, c'est ne rien faire que cour- tiser la servante de la maison; et pourtant on fait quelque chose du moment qu'on cour- tise.

Ha ! ha ! cria maître Kobe, Lamme est l'amoureux de la grosse Santje! C'est bien, garçon. J'aime mieux ceci qu'autre chose.

Lamme pensait en lui-même :

La langue ne me pèle pas dans les mo- ments difficiles. Si je m'étais fâché, l'oncle aurait eu vite raison de moi, tandis qu'à pré- sent, il me laissera tranquille, me croyant vrai- ment amoureux de Santje.

Ils étaient en ce moment devant la maison de Catherine Wild. L'oncle Snipzel heurta au volet.

Versez-nous un verre de bière, juffrouw, car nous avons soif, dit-il quand Catherine leur eut ouvert.

Ils entrèrent dans la chambre qui est à gau- che du vestibule; et à droite se trouve la cui- sine. Un peu de charbon se consumait dans la

■t.

66 UN COIN DE VILLAGE

cheminée et sur la table brûlait une chandelle dans un flambeau de cuivre.

Catherine Wild lisait son livre d'heures, se dit le fermier ; ça se voit bien.

Sur la table, en effet, un livre d'heures était ouvert, et un vieux fauteuil recouvert de cuir avait été roulé près de la lumière.

Juffrouw rentra, mit une pelletée de char- bon sur le feu, moucha la chandelle et dit :

La bière est trop froide : la servante vous fera du café.

Non, pas d'embarras, dit Kobe.

Il n'y en a pas; et puis, ce n'est pas tous les jours kermesse.

Elle prit dans l'armoire de belles jattes dorées à fleurs, des assiettes, le pain et le beurre, et rangea le tout sur le tapis de toile cirée ; l'odeur du café venait de la cuisine par le dessous de la porte.

Lamme, dit le fermier, c'est un bon nid que la maison de notre voisine.

Oui, répondit Lamme, pour les oiseaux qui n'ont plus toutes leurs plumes.

Kobe allait répondre, quand juffrouw revint, tenant en main la grande cafetière en cuivre ; et le cuivre luisait comme de l'or.

Ah! Catherine! vous êtes une bonne

UN COIN DE VILLAGE 6j

créature, dit-il. Oui, vous avez le cœur sur la main. On ne peut pas se fâcher contre vous.

Pourquoi se fâcherait-on contre moi ? répondit Catherine. Je ne cherche qu'à vivre en paix avec le monde.

Bien entendu, dit Kobe. Je dis cela comme je dirais autre chose : c'est une manière de parler. Mais si le cœur est bon, la langue est bien pendue.

Rire c'est rire. Ceux-là seuls ont tort qui songent à se fâcher. Encore une tasse, Lamme ? Et vous, voisin ?

S'il vous plaît. Ça réchauffe... Mais quel- ques-uns ont le caractère un peu vif et parlent un peu vite : ceux-là se repentent après.

Bon! s'écria Catherine, qui s'occupe d'un vieux dragon comme moi ?

Demandez un peu à Lamme ce qu'il pense de vous, dit Kobe Snipzel, et s'il ne vous préférerait pas à bien d'autres qui vont danser dans les kermesses ?

L'oncle a raison, juffrouw, répondit Lamme. Il parle pour sa chapelle.

Oui, oui, pour ma chapelle. Malheureu- sement, Catherine ne m'a jamais vu d'un bon œil: je ne suis plus assez jeune pour elle.

Bien parlé, fit juffrouw, mais vous oubliez

6$ UN COIN DE VILLAGE

d'ajouter que vous me trouvez trop vieille pour vous. Et ainsi nous ne nous entendrons jamais.

Elle alla chercher dans la cuisine une lampe au pétrole qui brûlait clairement et la mit sur la table : alors la petite chambre s'éclaira dans les moindres coins, et les murs avec leurs images dans des cadres en bois, la petite glace sur la cheminée, l'armoire ornée de son service en belle faïence luisante, l'alcôve aux rideaux blancs raides d'empois prirent un air de gaîté.

? Catherine, s'écria le fermier en dé- signant Lamme, que dites-vous de mon gar- çon ? car les vieux comme moi n'ont de gar- çons que ceux que les autres leur donnent.

Lamme laissa choir sa tête sur sa poitrine et feignit de dormir.

Je dis qu'il est temps de lui chercher femme, répondit la fermière, si vous voulez voir vos petits enfants avant de mourir.

Lamme ne bougeait point.

Il dort, dit lepachter. M'est avis que nous pouvons en parler à cœur ouvert.

De quoi? fit la rude paysanne.

De quoi? Voilà l'affaire. Il n'y a pas à prendre par quatre chemins : et pourtant avec vous, Catherine, les courts chemins ne sont

UN COIN DE VILLAGE 69

pas toujours les meilleurs. Qu'est-ce que vous dites?

Rien : mais je vous vois venir.

Eh bien, là... N'avez-vous point de goût pour le garçon, Catherine ?

Elle éclata de rire.

Ah ! Kobe, dit-elle, jeune coq et vieille poule ne vont point ensemble.

A voir, répondit le pachter. Lamme est brave garçon et bon travailleur.

Ce n'est pas mon affaire, dit-elle brusque- ment. Je n'ai de goût que pour un seul homme, et cet homme...

Elle le regarda dans le blanc des yeux.

Vous savez bien qui c'est, Kobe.

Bon ! pensa Kobe Snipzel, c'est Tist le maçon.

Et, en effet, Tist venait quelquefois chez Catherine.

Mais ce ne fut pas l'avis de Lamme, le sour- nois : il ouvrit un œil et regardant la rude de- moiselle et son oncle tour à tour :

Oh ! oh ! pensa-t-il, c'est mon oncle Kobe. Et il se mit à ronfler.

70 UN COIN DE VILLAGE

IX

Le vent froid d'octobre apporte le tintement grêle de la cloche qui sonne pour la messe de dix heures.

Roose a fixé sur son joli bonnet à rubans verts son châle des dimanches, et la pointe du châle, avec ses franges blanches, descend jus- qu'à sa taille. Elle a mis aussi son tablier de soie par dessus sa robe verte ; et voici qu'après avoir jeté un coup d'oeil au çniroir, elle tire de l'armoire son livre d'heures.

Mais elle n'ira pas seule : Santje a pris le pa- rapluie, et toutes deux s'en vont par le chemin.

Boer Jan est parti depuis une heure et Ur- sula garde la maison. Elle avance sa chaise près du feu, et son chapelet dans ses doigts, elle marmotte à demi-voix des prières.

UN COIN DE VILLAGE 71

De temps en temps, elle tirera la marmite sur le côté ou la poussera sur le devant, ou bien encore elle couvrira le feu d'une pelletée de charbon ; mais jusqu'à l'heure le tintement de la petite cloche annoncera la fin de la messe, elle ne cessera de prier en tournant son chape- let dans ses doigs noueux.

Santje! dit Roose, le père n'a rien dit hier ni ce matin. Serait-ce par hasard que Kobe Snipzel n'est pas venu pour ce que nous avons pensé ?

Peuh ! s'il n'a rien dit, c'est qu'il prépare un tour de sa façon.

Ah ! Santje, mon cœur supporte difficile- ment le chagrin; ce n'est pas vivre que de vi- vre ainsi dans l'incertitude.

Lamme vous voit volontiers : il n'y a rien d'incertain. Et il est certain que Lamme est depuis hier votre bon ami. Je ne vois pas pourquoi vous parlez d'incertitudes, Roose, puisque le principal est certain.

Dites-moi cela souvent, Santje, quand vous me verrez faiblir. Mais je ne puis m'em- pêcher de penser à ce vieux homme qui s'est mis en tête de me rechercher et à mon père qui me donnerait à lui pour un peu d'ar- gent. Alors mon cœur se fait petit et j'ai peur.

72 UN COIN VILLAGE

Eh bien ! si vous avez peur, mariez- vous.

J'aimerais mieux être comme la vieille Hopsasa et mendier tous les samedis mon pain à la porte des fermes.

Vous aurez du bien à dépenser et vous n'aurez plus peur.

Du bien? Cest vrai, j'aurai du bien ; mais c'est si bon d'avoir le cœur content que tout l'argent du monde n'est rien à côté.

Écoutez, Roose : il faut vouloir l'un ou l'autre. C'est mon idée.

Méchante fille , comment pouvez-vous me parler ainsi ? Vous savez bien que c'est Lamme qui est l'homme de mon cœur.

Lamme est votre homme ; c'est facile à dire; mais cela n'est pas encore écrit : il faut vouloir qu'il le devienne.

Ah ! Santje, il n'y a rien de plus sûr au monde : je le veux.

Marchons un peu vite, dit Santje, on n'entend déjà plus la cloche.

Et peu de temps après, elles entrèrent dans l'église. Alors le cœur de Roose s'ouvrit à la prière et elle demanda à Dieu de lui donner celui qu'elle aimait.

UN COIN DE VILLAGE 73

Près d'elle un autre cœur priait aussi : c'é- tait celui de Santje. Et Santje demandait au Ciel de lui donner la force d'esprit nécessaire pour assurer à Lamine et à Roose le bonheur en cette vie. Ah ! qu'il faisait froid dans la petite église ! La porte était demeurée ouverte, à cause des paysans qui écoutaient la messe, debout sur le parvis ; et ceux qui étaient à l'intérieur tous- saient, crachaient, éternuaientet se mouchaient. Mais ni Roose ni Santje ne sentaient le froid.

Et quand la messe fut finie, les jeunes gens se rangèrent au bas de l'escalier pour voir pas- ser les filles, tandis que les hommes d'un âge mûr se dirigeaient vers le cabaret du Coq sans pour y fumer la pipe et y boire du ge- nièvre.

Deux par deux, et quelquefois par bandes de quatre ou cinq , les filles et les femmes traversent les sentiers; et de loin leurs châles rouges, leurs robes bleues et leurs bonnets blancs font des taches claires sur le sombre pay- sage. Dans les cabarets résonnent les palets et la boule frappe les quilles. Puis, chacun rentre chez soi, les fermiers dans leurs fermes, les petits paysans dans leurs maisons enfumées; et à midi, une bonne odeur de petit salé aux

74 UN CÔIX~ DE VILLAGE

pommes de terre se môle dans Fair à Fodeur des choux rouges en fermentation et des purins qui fument.

Roose, ditjan Slim, cauteleusement après que Santje eut replié la nappe à carreaux bleus et blancs du dîner, j'ai une bonne nouvelle à vous apprendre : notre riche ami Snipzel vous demande en mariage.

A ces mots, Ursula se mit à geindre, en frot- tant ses genoux de la paume de sa main.

Quoi ? dit boer Jan, qui se plaint ?

Rien, dit Ursula. C'est le vent. Et elle se tut.

Une bonne nouvelle, je crois bien, s'é- cria Santje. Qui ne se réjouirait pas d'être de- mandée en mariage par un homme aussi riche que le vieux Snipzel ?

- C'est mon avis, répondit Jan Slim, mais je ne vous demande pas le vôtre.

Je tiendrai mieux ma langue une autre fois, maître ; mais comment voulez-vous qu'elle ne me démange pas quand il s'agit de vous dire que je pense comme vous?

La noce aura lieu dans un mois , conti- nua Slim avec autorité.

Alors Roose éclata.

Non, jamais! Je neveux pas d'un vieil

UN COIN DE VILLAGE 75

homme ! Ah ! père, c'est me rendre malheu- reuse pour toute la vie.

Je dis ce que je veux et pas autre chose, s'écria rudement Jan Slim.

Je me sauverai plutôt, dit Roose à tra- vers ses larmes.

Elle a raison : ce n'est pas possible, dit à son tour Ursula en proie à une agitation ex- traordinaire.

Mais le paysan domina le bruit des femmes de sa voix aigre et cria :

Ursula! depuis quand prenez-vous le droit de dire ici votre mot ? Je briserai la tête à qui me résistera.

Roose s'avança sous son poing levé.

Frappez-moi, père, dit-elle, mais ne ru- doyez pas notre mère.

Jan Slim fît trois ou quatre fois le tour de la chambre et dit :

Que tout le monde se taise. Nous ver- rons bien qui est le maître dans cette maison.

Et il pensait en lui-même :

Roose a plus de volonté que je ne le pen- sais. Je verrai ce qu'il me reste à faire.

Boer Jan sort ; il prend le chemin qui longe le derrière de la maison et s'en va faire sa pro- menade de tous les dimanches dans son champ.

j6 UN COIN DE VILLAGE

Heu ! heu ! dit Ursula, il y aura pluie de querelles sur notre toit.

Mère, répondit Roose, qu'elles pleuvent sur moi seule du moins ; je ne m'en plaindrai pas.

Mais la vieille femme leva les mains en signe de désolation, et dit :

Vous êtes ma chair, Roose, et vous avez sucé le lait à mes mamelles ; aussi je vous dis : N'irritez pas le maître : il en résultera malheur pour tous.

Ha! s'écria Santje, comment est-il pos- sible de souffler le chaud et le froid avec la même bouche ? Hier vous étiez avec Roose, et maintenant vous êtes contre elle.

Ursula hocha tristement la tête.

Je suis bien vieille, enfants, et mes yeux ont bien pleuré. Ils sont en sang à cause des larmes qu'ils ont versées. Pourtant, si Roose ne fait pas ce que le père lui commande, ils en verseront bien d'autres encore, jusqu'à ce qu'ils deviennent aveugles et vides.

Mère ! cria Roose, pourriez-vous être malheureuse du bonheur de votre enfant? Ne dites pas cela. Lamme n'a plus de mère : vous serez une mère pour lui comme vous l'êtes pour moi ; et ainsi les larmes que vous verserez seront des larmes de joie.

UN COIN DE VILLAGE 77

» *

Alors cette femme incertaine et troublée, prit sa tête à deux mains et dit :

Och ! Laissez-moi mourir dans mon coin ! Qu'est-ce que vous faites là, devant moi ? J'ai bien assez de prier Dieu pour mon salut éter- nel. Ne me demandez plus rien. Faites à votre tète.

Un petit jour sombre pénétrait par les étroits carreaux de la fenêtre, éclairant à peine un point de la chambre et laissant le reste dans l'ombre.

Ursula tournait le dos à la fenêtre, les mains tendues vers le feu, et près d'elle les jeunes filles étaient assises, à moitié dans l'ombre, à moitié dans le petit jour gris. Et toutes trois se taisaient, réfléchissant au présent et à l'avenir. Le poêle ronflait. Dehors on entendait le bruit des arbres secoués par un grand vent.

Ursula, calmée, prit dans le coin de la che- minée un paquet de cartes. Elle les battit, les coupa, puis les posa l'une à côté de l'autre, sur ses genoux, sans rien dire. Elle les ramassa ensuite, les battit et les coupa de nouveau, et recommença à les étaler sur ses genoux. Sa longue figure rigide semblait plus rigide encore.

Il y a un homme brun et une femme blonde qui ne se quittent pas, dit-elle.

78 UN COIN DE VILLAGE

Voyons le troisième tour, fit Roose dont le cœur tremblait.

Et pour la troisième fois, Ursula battit les cartes, les coupa et les rangea sur ses genoux.

Ah î dit-elle en mettant le doigt sur une carte, le brun est parti. C'est maintenant un homme blond et une femme blonde.

Lamme! cria Roose en frappant ses mains Tune dans l'autre.

Elle avait à peine prononcé ces paroles qu'une femme entra; elle était maigre et sèche.

Ursula, dit-elle, voilà l'hiver. Je viens de Perck, nous avons pris le café, les parents de ma bru, mon garçon et moi. On a ri'.

Elle s'assit près du feu, releva un peu sa robe et se chauffa les tibias, son cabas en paille à terre, près d'elle.

Elle reprit :

Mon garçon aura du bien plus tard. Il faut chercher des maris riches pour les filles et des filles riches pour les garçons.

Ha! vieille mère, s'écria Santje en riant, cela ne vous a guère profité de marier richement votre garçon ; il n'y en a pas un clou de plus dans votre maison et c'est à peine s'il veut vous recevoir depuis qu'il habite une belle ferme. * /

UN COIN DE VILLAGE ffy

Il m'a donne du lard et du pain pour une semaine, dit-elle fièrement en montrant son panier. Et puis, c'est bon de penser qu'on a quelqu'un de riche dans sa famille.

Elle prit son cabas et s'en alla.

Santje se mit à moudre le café et le coque- mar chanta sur le feu.

Une autre petite femme, bouffie et replète, poussa alors la porte à son tour, après avoir longuement secoué ses souliers sur le seuil.

Jésus ! le bon café ! dit-elle. Ursula, comment vont les jambes ?

Comme il plaît à Dieu, répondit Ur- sula.

Moi, je vais bien, Dieu soit loué ! reprit la femme.

Elle prit place devant le feu. C'était une fine langue. Elle dit :

Beth, femme de Mathias portait une robe nouvelle, ce matin, a la messe. Ces gens font une trop grande dépense. Il y a quelque chose qu'on ne sait pas.

Des hommes passaient sur le chemin, parlant haut et venant du cabaret. Elle continua :

La jeunesse va boire à présent, au lieu de courtiser les filles. De notre temps, les choses n'allaient pas ainsi. On se réunissait autour du

8a

UN COIN DE VILLAGE

feu, l'après-dinée ; et les garçons et les filles se choisissaient. est votre galant, Roose ?

Il est dans la chambre, répondit Santje.

Dans la chambre ? dit la femme. Et elle regarda de tous les côtés.

Comment le galant de Roose serait-il dans la chambre, puisqu'il n'y a ici que deux vieilles femmes et deux jeunes qui deviendront vieilles un jour ?

I pachtesse, il est dans la chambre, puisqu'il est dans le cœur de Roose.

Et tout le monde rit.

La femme but son café et détala. Et d'autres femmes vinrent encore, menant par la chambre un chamaillis de pies, loquaces, envieuses, pleines de méchanceté pour le prochain ; et Scorniciel vint aussi, le boucher Scorniciel, avec sa mine de furet et ses jambes qui sem- blaient tourner l'une autour de l'autre.

Ha ! ha ! cria-t-il en entrant, quand tue- t-on les cochons ici ? Est-ce à Toussaint ou à Noël?

Et il faisait, avec force grimaces de la bouche, du nez et des yeux, le geste d'aiguiser ses couteaux. Il prit dans ses longues mains rouges la taille de Santje et lui dit :

Ma petite Santje, acceptez-moi pour

UN COIN DE VILLAGE 8l

mari. Vous aurez tous les jours du boudin à manger.

Santje lui glissa des doigts et répondit :

Quand vous pèserez vos deux cents livres, comme un beau cochon de Noël, Scor- niciel.

Jan Slim rentra dessus et, flairant une odeur de café, s'en alla à la cafetière, leva le couvercle et gronda :

Il y a plus de café que de chicorée.

La nuit tomba et la cloche sonna pour les vcpres.

82 UN COIN DE VILLAGE

X

A quelques jours de là, Roose, rentrant à la maison, entendit du bruit derrière la porte. C'était son père qui se lamentait.

Och ! och ! criait-il, il faudra vendre la maison, et la vache, et la chèvre, et les meu- bles, et tout le bien que j'ai acquis à grand peine dans ma rude vie.

Seigneur I dit Roose, qu'est-il arrivé ? Boer Jan éleva la voix.

Ah ! mauvaise fille, sortez d'ici. Je vi- vrai seul maintenant avec ma misère.

Santje! dit Roose éclatant, un malheur est tombé sur la maison, mais je ne sais pas lequel.

Et Boer Jan se démenait criant plus haut :

On m'a volé ! On a volé mon argent ! Je n'ai plus un sou !

UN COIN DE VILLAGE 83

Mère, quel est le voleur? dit Roose.

On a volé, on a tout volé, répondit Ur- sula, les mains sur les genoux, sans lever les yeux.

Il faudra mendier mon pain, clamait Boer Jan. Personne n'aura pitié de moi: personne ne me fera crédit. Quand je dirai qu'on m'a volé, on ne me croira pas et Ton pensera que j'ai mangé mon bien. Ah! il était là, hier encore !

Alors Roose dit :

Père, ne vous lamentez pas. J'ai des bras. Je travaillerai.

Heu! dit-il, la Saint-Martin est là. Nous serons chassés de notre maison, comme des gens de mauvaise foi, et l'on vendra jusqu'à notre lit. Mon argent! mon argent! Ah! qui a volé mon argent ?

Elle voulut parler ; il l'interrompit.

Laissez-nous dans notre peine, mau- vaise fille. Je mendierai le long des routes. Elle seule pourrait nous rendre la joie ! Mais son cœur est plus dur que la pierre !

Père, s'écria Roose, avec fermeté mettez- moi à l'épreuve.

Taisez-vous! Que je n'entende plus votre voix ! Vous irez rire et danser aux kermesses

84 UN COIN DE VILLAGE

quand votre père et votre mère seront en terre. Et l'on dira : c'est la joyeuse fille du vieux Jan qui a mangé son bien et n'a pu payer ses fermages, du vieux Jan qu'on a mis à la porte de chez lui et qui a fini sur la route, au pied d'un arbre, comme un chien abandonné. Ah! mon argent ! mon argent !

Père, dites-moi, ce qu'il faut que je fasse.

Non, elle ne le fera pas, parce qu'elle n'est pas une vraie fille. Et pourtant, il n'y aurait que Roose, notre Roose, pour nous ren- dre le bien-être et la vie. Ah ! si nous avions un garçon au lieu d'une fille, ou une autre fille seulement, mais une fille docile et qui aimât ses parents, nous sortirions de peine. Mais nous n'avons qu'une fille ingrate, notre fille n'a pas de cœur !

Ne dites pas cela, Jan : c'est mon sang et ma chair, s'écria Ursula, dressée sur sa chaise, hors d'elle-même.

Si elle en avait, elle ne demanderait pas ce qu'elle doit faire, cria le paysan. Il n'y a que Kobe qui puisse nous sauver, lui seul peut nous rendre l'aisance, et elle le dédaigne. Oh ! un père ne doit pas prier sa fille. J'aime mieux finir derrière une haie.

UN COIN DE VILLAGE 85

Alors, le cœur de l'amoureuse fut en proie à un violent combat. Elle ne répondit rien d'a- bord; mais tout à coup éclatant en sanglots, elle s'écria :

Si c'est pour vous sauver, mon cœur n'est plus à moi. Allez dire au fermier que je le prends pour mari.

Boer Jan eut un tremblement dans les mains.

C'est bien, dit-il, voilà notre enfant re- trouvée.

Et il alla à la ferme de maître Snipzel.

Mon garçon, disait à peu près vers ce temps-là le riche fermier à son neveu Lamme, il faudra coucher cela dans votre tête et ne pas vous endormir dessus. Ce serait une fameuse affaire.

Oncle, quelle fameuse affaire pourrait-il y avoir pour un garçon de mon âge à épouser une femme plus vieille que moi, si cette femme doit m'apporter du bien sans me donner du contentement ?

Lamme, il n'y a plus belle chanson que chanson de gros sous dans la poche. L'homme qui l'entend le matin ne désire rien autre chose que de l'entendre le soir, et il a le cœur content.

Il n'en va pas ainsi de moi, répondit Lamme. Mais peut-être suis-je mal fait.

86 UN COIN DE VILLAGE

Oui, dit le pachter, c'est moi qui vous le dis, vous avez l'esprit dans les semelles, si vous n'épousez pas la riche juffrouw Wild.

Oncle, laquelle prendriez -vous, étant jeune garçon, comme je le suis, de juffrouw la pâle avec ses écus ou de Santje la rouge avec sa fleur de jeunesse ?

Bien sûrement les écus.

Et laquelle prendriez-vous, étant jeune garçon, de juffrouw Wild avec ses écus ou de Roose avec sa belle figure claire comme la lune ?

Bon ! bon ! les écus !

Point moi, dit Lamme. Je prendrais Roose.

Les écus ! les écus ! cria le fermier. Une belle fille sans écus est un beau cheval dans une écurie sans paille, sans avoine et sans foin.

Oncle, prenez alors Catherine Wild : elle est belle femme et elle a des écus.

Non, répondit le fermier, les joues cra- moisies, j'ai choisi Roose.

- Roose ! Ma tante Roose ! Le neveu sera plus vieux que la tante, dit Lamme en riant de toutes ses forces. Et il ajouta :

Je ne veux pas avoir l'occasion de rire

UN COIN DE VILLAGE 87

de mon oncle dans sa propre maison. Je m'en irai.

Et vous ferez bien, tête de bois, cria Snipzel en colère.

Il y eut un grand silence et chacun eut l'air de réfléchir.

Oncle, dit Lamme après un temps, je voudrais vous dire quelque chose avant de partir.

Bon ! parlez.

Catherine Wild a l'air d'une femme de trente ans, bien qu'elle en ait trente-cinq..

Elle a l'œil vif, les dents blanches et les cheveux aussi noirs que l'aile d'un corbeau.

C'est une vraie femme ; elle lèverait un cochon par la queue.

Sûrement.

Eh bien ! oncle, j'ai vu clair vos yeux n'ont rien vu.

Quoi ? dit le pachter en le regardant de coté, les jambes ouvertes et les mains dans les poches.

Catherine ne voudra jamais de moi parce qu'elle en aime un autre. Oncle, elle est coif- fée de vous.

Le fermier leva brusquement la tête, comme un cheval aux oreilles duquel un chasseur a

88 UN COIN DE VILLAGE

tiré un coup de fusil, et voyant que Lamme demeurait sérieux, les yeux fixés sur la cendre du poêle, il se frappa le front.

Je l'avais dans l'idée, s'écria-t-il. On heurta à la porte, doucement.

Pas de dérangement ? dit boer Jan avec humilité.

Entrez toujours, répondit le fermier. Quelle bonne nouvelle apportez-vous ?

Ce sera pour le mois prochain, comme nous avons dit, fit le maigre paysan.

Dites alors que c'est de la noce qu'il s'agit, s'écria Kobe, impatienté.

De la noce, oui.

Ils restèrent un instant à se regarder.

Il se passe de singulières choses, dit Snipzel.

De singulières choses, c'est vrai, répon- dit Jan Slim.

Et il cracha dans le poêle, inquiet.

Le fermier s'était mis à marcher en long et en large, pensant à Catherine Wild et se di- sant :

Je vois clair à présent.

Il fit cinq fois le tour de la chambre, repas- sant à chaque tour devant Jan Slim, sans le voir.

UN COIN DE VILLAGE 89

Et à la sixième fois, il le vit enfin, s'arrêta, chercha des mots et finalement dit :

C'est bon.

Juste en ce moment, Lamme, qui était allé faire la litière des chevaux, donnait un grand coup dans le dos du valet d'écurie et lui cria gaîment :

Il ne faut qu'une poussière pour faire sortir de terre les blés.

90 UN COIN DE VILLAGE

XI

Le lendemain, jour de Toussaint, Jan Slim dit:

Roose a fait rentrer la joie dans la mai- son. Tirez de la bière du tonneau : c'est jour de fête.

Mon cœur est dans ma gorge, dit-elle, je ne boirai ni ne mangerai.

Roose, répondit boer Jan, vous aurez de belles robes et de beaux bonnets.

Un long drap pour me coucher dedans sera mieux, dit-elle.

Roose, est la femme qui ne rit pas quand un homme la conduit dans une belle ferme et lui dit : Ceci est à vous ?

Elle est ici, dit Roose en se frappant la poitrine.

-

UN COIN DE VILLAGE 91

Vous serez une riche pachtcsse et vous irez à la ville en cabriolet.

Oui, mais le cabriolet me jettera raide morte à la porte du cimetière.

Boer Jan haussa les épaules et s'en alla, bourru, grommelant dans ses dents.

Hidelidel hopsasa! cria une voix de- hors.

Et en même temps quelqu'un frappait d'un bâton à terre, en dansant.

Ha! dit Santje, c'est Hopsasa. Et elle alla ouvrir.

La vieille mendiante n'entra pas immédiate- ment, mais elle se mit à sauter sur le seuil, en chantant, et chaque fois qu'elle sautait, elle cognait la terre de son bâton.

La paix de Dieu soit avec les gens d'ici ! dit-elle.

Vieille mère, lui dit Roose, chauffez-vous au feu. Vous mangerez et boirez.

! répondit la vieille, avec force gri- maces, il y a une mauvaise fumée dans la maison.

Oui, dit Roose, il vente dans la cheminée.

Ce n'est pas fumée de vent ni de neige, dit l'autre, c'est fumée de noires malices et fu- mée du diable.

92 UN COIN DE VHLLAGE

Hopsasa ! fit Ursula, il ne faut point par- ler du diable chez les gens qui vous veulent du bien.

Bonjour, Ursula, s'écria Hopsasa en riant, nous avons pris des chemins différents, mais nous sommes arrivées au même point.

Oui, nous sommes vieilles toutes deux.

Très-vieilles, et nous avons beaucoup souffert ; mais Dieu est avec nous.

Ne parlez ni de Dieu ni du diable, s'é- cria Ursula, effrayée.

Elle prit son chapelet et fit un signe de croix.

Hidelidel hopsasa l chanta la coureuse de chemins en sautant. Je vois clair dans la nuit. Je suis comme le hibou. Le diable est ici, mais Hopsasa est avec le Saint-Esprit. Donnez à Hopsasa café et pain, car les gens sont mauvais au jour d'aujourd'hui, et le genièvre a creusé mon estomac.

Elle s'assit devant le feu, son grand bâton dans les genoux, et ses mains, ses raides mains de morue sèche tendues sur le couvercle du poêle. Puis, son œil rond et louche, qui rou- lait toujours au milieu des durs os de sa fi- gure, s'arrêta sur la triste Roose; et celle-ci demeurait debout contre la table, regardant sans voir et les bras pendants. .

UN COIN DE VILLAGE 93

L'enfant a de la peine, dit-elle. Il y a ici quelqu'un de trop et quelqu'un de trop peu.

Elle tira de son cabas, en geignant comme une femme dans les maux, un jeu de cartes sordide et F étala par terre. Quand elle y eut regardé, elle se leva à demi et dit d'une voix stridente :

Ursula ! vous savez bien des choses. Et Ursula parut tout à coup très agitée.

Il y a du nouveau ! continua la vieille. Tout sera mis au jour! Ha! ha! haï

Puis elle tourna trois fois sur elle-même, les yeux fermés, et, à la troisième fois, elle jeta son bâton sur une carte, violemment.

Elle est bonne! elle est bonne! dit-elle. Chacun en aura pour sa monnaie.

Elle ramassa ses cartes; et, la table ayant été servie, elle but et mangea.

Hidelidel hopsasa! cria-t-elle lorsqu'elle fut sur le point de partir.

Et elle sautait sur le seuil, frappant la pierre de son bâton.

Hidelidel hopsasa ! répéta quelqu'un gaî- ment.

La porte s'ouvrit, et Kobe Snipzel se mit à danser comme Hopsasa, en tournant sur lui-

94 UN COIN DE VILLAGE

.

môme. Une ombre grêle passait et repassait devant la fenêtre, agitée, menaçante, et pourtant indécise : c'était Jan Slim. Et subitement il entra. Sa figure exprimait une grande colère. Il alla droit à la mendiante et la poussa du côté de la porte en criant :

Dehors ! dehors !

Fumée de noires malices et fumée d'en- fer sont sous votre toit, glapit Hopsasa.

Dehors 1

Et il levait sa main.

Alors, les yeux ronds et louches de Hopsasa se mirent à luire comme deux braises ; accrou- pie sur elle-même, elle le menaçait de son bâ- ton, en soufflant comme un chat.

Boer Jan eut peur de la vieille coureuse, car elle faisait commerce avec l'enfer et voyait dans le cœur le plus caché comme dans un clair miroir.

Il arrivera un temps, criait la vieille, un temps l'on saura tout.

Et elle s'en alla, brandissant son bâton.

La vieille mère avait faim et soif, dit Roose tristement. Le père Ta chassée comme une bête galeuse.

Ha! s'écria Jan Slim, quelle n'y revienne plus, je lui casserai le dos avec un bâton.

UN COIN DE VILLAGE 95

Bon! fit le fermier, Jan n'a pas tort; il est maître chez lui. Mais Roose est femme et il est bien qu'une femme ait pitié de ceux qui souffrent de la faim et du froid.

Puis, la regardant tendrement :

J'aurai en elle un trésor, ajouta-t-il.

Il prit ses rondes épaules dans ses larges mains .

Il n'y en a pas de plus fefmes dans nos villages.

Une grande rougeur monta aux joues de Roose.

Voilà pourtant les choses que je dois m'entendre dire, pensa-t-elle.

Et une si claire lueur perla dans ses yeux qu'on eût pu la prendre pour le reflet d'une larme.

Fille, dit alors Jan Slim, j'ai parlé à notre ami, notre bon et cher ami, de ce qui était convenu. Il viendra s'asseoir à notre feu quand il voudra, en attendant que vous nous quittiez pour aller vous asseoir au sien. J'espère que vous ferez bon ménage.

Le cœur de Kobe s'attendrit à ces paroles et il dit à Roose, à voix basse :

Je suis un vieux pigeon, mais le dedans est meilleur que le dehors. Je voudrais déjà pouvoir vous dire : ma Roose.

96 UN COIN DE VILLAGE

Elle baissait les yeux, roulant son tablier dans ses mains et pensant :

Pourquoi n'est-ce pas Lamme qui me parle ainsi?

Kobe se sentit alors amoureux de sa chair fraîche : il la regarda avec des yeux brûlants.

Rose du paradis, me direz-vous un jour avec plaisir : Kobe, mon cher Kobe ?

Et, brusquement, il pressa, contre lui. Elle se retira sans répondre, le regardant avec colère. Il se mit à rire.

On n'apprivoise pas un oiseau du premier coup, dit-il.

Son rire sonnait faux comme la chanterelle du vieux joueur de violon qui, les dimanches d'été, fait grincer son archet à l'entrée du village.

On heurta de nouveau à l'huis : Lamme parut; et avec lui entra une odeur de boudins sur le gril, car c'était kermesse à boudins dans plu- sieurs maisons du village selon la coutume de Toussaint.

Lamme sent bon, dit le riche fermier. S'il était plus gras, nous le mangerions.

Et, se tournant vers Jan Slim :

On fait maigre cuisine ici. J'ai faim et soif. Allons à la kermesse à boudins.

UN COIN DE VILLAGE 97

Bon, dit Lamme, si ma grosse Santje y vient.

Il marcha vers Santje et lui prit le menton, caressant sa joue de l'autre main. En même temps, il regardait Roose avec de doux yeux. Santje feignit d'avoir de l'amour pour lui et lui donna en riant un bon coup sur l'épaule.

Lamme -de mon cœur ! disait-elle, nous irons, nous irons.

Et tout bas, elle dit à Roose :•

Il le faut ainsi, maîtresse. Cela est mar- qué dans le jeu.

Hélas! à quoi sert de jouer à présent la comédie, répondit la fille de Slim. Il y a entre Lamme et moi un trou profond comme le tom- beau.

98 UN COIN DE VILLAGE

XII

Un beau feu clair brillait dans la cuisine du cabaret ils entrèrent; et le cabaret et la cuisine étaient remplis de paysans qui se déme- naient et criaient, remuant leurs dos noirs comme des grenouilles après la pluie.

Une fille courte et trapue, les bras rouges, maniait dans l'âtre des boudins blancs et bruns; l'un après l'autre, ils crevaient sur le feu, laissant dégorger leurs entrailles. Et une épaisse fumée mettait un brouillard sous les plafonds bas.

Les tables étaient chargées de verres, et à tout moment quelqu'un frappait du poing sur la table, en criant :

! à boire !

Alors, la baesine empoignait d'une main so- lide la pompe à bière, et le gémissement de la pompe se mêlait au bruit des verres entre-

UN COIN DE VILLAGE 99

choqués, aux cris des paysans, au claquement des salives à terre et au grésillement du beurre sur le feu.

Un paysan ronflait dans un coin, un autre se parlait à voix haute en riant, quelques-uns faisaient de grands efforts pour se tenir debout. Et dans la fumée noire la flamme rouge et bleue dansait, léchant les bords de la poêle.

Les pieds et les oreilles ! commanda Kobe Snipzel en entrant.

Mais ils étaient mangés.

Eh bien ! s'écria le pachter, s'il n'y a plus de pieds ni d'oreilles, qu'on apporte le restant du cochon.

Les paysans se mirent à rire et l'un d'eux dit:

Ce n'est rien de commander : mais il faut savoir manger ce qu'on commande.

Maigre race, dit Kobe avec dédain, j'en vaus cinq comme vous.

Et il commanda à la baesine cinq boudins noirs et cinq boudins blancs pour lui seul.

Pachter, dit tranquillement le menuisier Lucas, petit homme sec, j'en mangerais bien douze, si quelqu'un voulait les payer.

Bon! dit Kobe en riant, je paierai tout. Alors baesine Scheut jeta dans le feu rouge

100 UN COIN DE VILLAGE

une brassée de fagots et Mie, la servante, re- monta de la cave avec une pleine assiette de beurre.

Puis les boudins entrèrent en danse.

Place ! cria tout à coup Mie.

Et elle déposa sur la table deux grands plats fumants.

A boire ! cria Kobe.

Lucas fit un petit signe de croix, piqua son premier boudin et l'avala.

Il mangeait comme Un homme qui a faim, sans lever les yeux, continuellement. Snipzel mangeait posément, au contraire, parlant, bu- vant, riant, en homme sûr de lui. Et quand les assiettes étaient sur le point de se vider, Mie en apportait d'autres sur lesquelles il y avait des boudins brûlants. Dans les sauciers grésillait une sauce grasse et brune, écaillée d'échalottes.

Au bout d'une demi-heure, Lucas souffla dans ses joues et se mit à avaler avec lenteur : il avait mangé douze boudins.

Que veut manger à présent Lucas ? de- manda Kobe Snipzel.

Je mangerais bien encore un boudin, dit Lucas, avant de manger les côtelettes.

Et les paysans rangés devant la table batti- rent des mains et crièrent :

UN COIN DE VILLAGE 10 1

Bien ! bien!

Lucas mangea le boudin sans trop de fati- gue, mais il éprouva une grande peine à avaler la première côtelette, et quand il se mit à la seconde, il était très-rouge et les yeux lui sor- taient de la tête. Cependant, il en mangea la moitié, buvant après chaque bouchée, et pour l'autre moitié :

C'est pour le chien, dit-il. J'ai mon compte.

Les côtelettes ! cria pachter Snipzel qui finissait de mander ses boudins.

Il mangeait avec appétit : il en mangea six. Puis il se frappa l'estomac à petits coups.

C'est bon, dit-il.

Et s'étant tâté le ventre, il ajouta :

Je vais recommencer.

Il mangea encore deux côtelettes. Alors les paysans crièrent :

Hurrah pour Kobe Snipzel ! Et chacun trinqua avec lui.

Pendant ce temps, Lamme et son amoureuse, assis sous la grande cheminée, causaient entre eux.

Lamme, dit Roose au grand garçon, je voudrais être sous terre. C'est fini de rire pour moi.

6.

102 UN COIN DE VILLAGE

Roose, que deviendrai- je si vous-même perdez confiance ?

Ah ! répondit-elle, il n'est plus temps d'es- pérer ni de prendre confiance. Mieux vaut ne nous revoir jamais.

Le pauvre garçon regarda tour à tour Santje et Roose et ses yeux se gonflèrent.

Ne vous jouez pas de moi, Roose, dit-il. Pour l'amour de Dieu, qu'est-il arrivé?

Rien, dit Santje. Roose eut l'air de réfléchir.

- Santje a raison, dit-elle avec résolution, il n'est rien arrivé. C'est bien assez que mon cœur soit déchiré.

Mais l'instant d'après , se tournant vers Lamme :

Ami, s'écria-t-elle, dites-moi que vous m'aimerez toujours.

Lamme fit une grimace et répondit :

J'aimerais mieux racler le pré avec mes ongles.

Car l'oncle Kobe l'observait ; et même celui-ci s'avança et dit :

Qu'a donc Lamme à parler de racler le pré avec ses ongles ?

C'est que, dit Lamme, Roose me de- mande si je la voudrais pour femme.

UN COIN DE VILLAGE IO3

Uoncle but trois grands verres de bière et repartit :

Si Roose ne veut pas de moi, quelle le dise.

Puis la bière mit un nuage devant ses yeux et son cœur s'amollit.

Je lui aurais fait un joli nid, dit-il. Elle m'aurait donné des enfants et j'aurais reverdi comme les vieux arbres.

Dix heures sonnaient à l'horloge.

Santje, dit Roose, la mère est seule à la maison. Lamme nous ramènera.

Et sur la route, Lamme, ayant pris Roose dans ses bras, éclata :

Ha ! nous sommes malheureux. Mais je parlerai, Roose, je dirai la vérité à mon oncle.

Lamme, répondit-elle en sanglotant, on nous a volé notre argent. Nous sommes ruinés. Votre oncle seul peut nous sauver de la misère C'est pourquoi je l'ai accepté pour mari.

104 UN C0IN DE VILLAGE

XIII

Le riche Snipzel s'éveilla, à quelques jours de là, la tête froide ; et tout en s'habillant, il se disait :

Kobe, quand vous avez envie d'un che- val, vous ne l'achetez pas pour son poil, mais vous demandez à le voir dans la charrette ou à la selle, après avoir examiné sa bouche ; s'il ne rue pas, s'il a le jarret et les reins solides, si enfin c'est un bon cheval pour l'usage que vous voulez en faire, alors seulement vous passez ac- cord avec le marchand. Eh bien, Kobe, vous avez pris votre femme plus facilement que vous ne prendriez un cheval.

Il descendit, alla jeter un coup d'œil à l'éta- ble et à l'écurie, puis entra déjeuner à la cui- sine.

Elle serait la pachtesse, pensait-il. C'est

UN COIN DE VILLAGE IO5

elle qui ferait les tartines et le café. Quand je serais dehors, elle surveillerait le train de la mai- son. Et chacun dirait : Heureux Kobe ! Sa femme est la plus jolie fermière des environs. Puis, à haute voix :

Garçons, quelle est la meilleure paire de bœufs pour la charrue ?

Et l'un des domestiques répondit :

Une paire ni trop jeune ni trop vieille, qui va du même train et qui a le même âge.

Non, répondit Kobe, c'est la paire d'un jeune et d'un vieux, parce que le vieux retient quand le jeune donne trop du collier.

Bon, s'écria le domestique, mais l'ou- vrage n'avance guère.

Il alluma sa pipe et fit le tour du pré qui est derrière la ferme.

Le garçon a raison, dit-il, une paire du même âçe fait mieux l'affaire.

Hue ! Dia ! criait un malheureux charre- tier sur la route.

! l'ami, qu'y a-t-il? lui demanda Kobe.

Il y a que la vieille est à terre et que cette carogne de poulain a cassé le train de devant.

Alors Kobe vit qu'en effet le train de devant était brisé, et le vieux cheval était abattu, des

106 UN COIN DE VILLAGE

fagots sur les reins, tandis que le jeune cheval ruait et cherchait à tirer la bête étendue.

Cela sent mauvais, dit Kobe au charre- tier.

Ha ! pachter, répondit l'homme , c'est ainsi qu'il en va quand on met vieille femme et jeune garçon dans le brancard.

Ou jeune péronnelle et vieux garçon.

C'est ce que j'allais dire, fit l'autre.

Le vieux cheval debout, Kobe s'en revint à la ferme, pensant :

Si quelqu'un fait une bonne affaire, c'est ce vieil avare de Slim. Je lui prends sa fille, mais il me prend mes écus.

Ses idées étaient comme des grenouilles dans une mare, et tantôt elles sont à bailler à l'air, tantôt elles sont au fond, dans la vase.

Ce qui est fait est fait, dit-il. J'irai à la ville pour les premières emplettes.

Et il rentra à la ferme.

Ha, dit-il en voyant tout en place, le père m'a laissé du bien, mais mon travail l'a augmenté. Et si. chaque chose est en ordre, c'est que je suis le maître, sans que personne ait rien à y redire. De vieux meubles sont de vieilles connaissances : ils ne bougent pas de place, on sait toujours les trouver»

UN COIN DE VILLAGE IO7

Et il ajouta mélancoliquement :

Il faudra pourtant bien mettre le lit à droite, si elle le veut.

Il essaya de faire des comptes, mais il dut recommencer trois fois, s'étant trompé dans l'addition.

Le ménage n'est pas mon affaire, dit-il. Elle tiendra le livre des dépenses. J'ai bien as- sez du compte des rentrées.

Puis il fit sa barbe.

Elle n'a pas encore mis dessus le moin- dre baiser, pensait-il en regardant sa figure dans le petit miroir. Je vais me marier avec une fille qui ne m'a seulement pas embrassé.

Il passa sa blouse et monta à cheval.

J'achèterai des boucles d'oreilles pour Roose, dit-il, et je les lui porterai.

Il lâcha sa bête à travers champs; et subi- tement une réflexion l'arrêta net.

Quand on veut faire marché pour une génisse ou un veau, on ne demande pas à son voisin si l'affaire est bonne, car il la pren- drait pour lui. Mais le maître d'école est expé- rimenté et il me donnera un bon conseil.

Il revint sur ses pas et alla frapper à une petite maison blanche, devant laquelle il y avait un champ.

I08 UN COIN DE VILLAGE

Eh ! maître d'école !

Le vieux n'était pas ; il était en train de couper à la pelle des tranches de gazon pour ses pinsons, dans le chemin creux qui est der- rière les noyers.

Kobe poussa jusqu'aux noyers.

Maître d'école, que diriez-vous d'un homme de mon âge qui prendrait pour femme une fille de vingt ans ?

Fou, répondit le vieil homme.

Il ramassa deux pierres, l'une grosse et l'au- tre petite, et les mit, la première sur son pouce et la seconde sur son index, puis il dit :

C'est le contraire de ce qui arrive ici : la plus petite pèse le plus dans le ménage.

Bon, dit le pachter en repartant. On ne m'en fera pas accroire : je suis le seul maître de penser et de faire ce que je veux, après tout.

Une prudence le reprit en route il réfléchit qu'il irait à la ville une autre fois. Il avait bien le temps I Rien ne pressait.

Il tourna bride. Des corneilles tourbil- lonnaient dans l'air à grand bruit, et une petite neige commençait à tomber du ciel roux.

J'ai la tête à l'envers, pensa Kobe. Le

UN COIN DE VILLAGE 109

temps va se mettre à l'hiver et je n'ai pas encore couché mon fumier sur le champ.

Il demeura un instant silencieux, puis se frappant un grand coup dans le front :

Malheur de moi ! cria-t-il, le diable est entré dans ma peau.

Et il enfonça ses talons dans le ventre de sa bête :

Hue, Marie !

Marie prit le grand trot. On était sur la chaussée : au loin, derrière les arbres dé- pouillés, des fumées noires montaient des mai- sons. Le fermier regardait à présent avec at- tention une jolie façade blanche à contre- vents peints en vert, à gauche de la route.

Ce serait à moi, se dit-il, si je voulais d'elle.

Et il se mit à rire tout haut en pensant que celle qui habitait cette jolie habitation blanche était amoureuse de lui.

Un instant après, Kobe Snipzel mettait pied à terre devant la maison.

Il attacha Marie par la bride à un anneau scellé dans le mur, et poussa la porte. Il fai- sait résonner sur les carreaux de pierre bleue du vestibule ses souliers à clous de fer, comme un homme sûr d'être bien accueilli.

7

110 UN COIN DE VILLAGE

Catherine Wild, en jaquette de drap, la tête enveloppée d'un châle, traversait la cour, un sac de pommes de terre sur le dos.

Je passais, dit-il.

Vous êtes toujours le bien venu, répon- dit la juffrouw. Entrez vous chauffer à la cuisine.

Ce n'est pas la peine, Catherine. Don- nez-moi plutôt ce sac : je le porterai à la place qu'il faut.

Non, non, cria la fermière. J'ai les épaules solides : un sac ne me gêne pas.

Et Kobe Snipzel admira l'aisance avec la- quelle elle s'en allait, ployée sous le faix.

C'est une femme comme il y en a peu, pensa-t-il.

Il entra dans la cuisine.

Le ventre du poêle était rouge et une grande fumée sortait en sifflant des bords d'un chau- dron où bouillait la soupe au lard. Chaque chose était en place dans la cuisine, les chaises contre le mur et les vaisselles dans le bahut ; des mottes de sable jaune pommelaient les dal- les bleues du sol, luisantes comme des vitres.

Kobe se sentit du bien-être au cœur en re- gardant se refléter au fond de la petite glace, ac- crochée à la cheminée, la bonne figure de cet intérieur bien tenu.

UN COIN DE VILLAGE III

Un fusil à deux coups pendait au-des- sus du manteau de la cheminée : il prit le fusil, et avisant une corneille sur un tas de fu- mier dans le champ voisin, il ouvrit la fenêtre et tira.

Manqué, lui dit avec un rire ironique Catherine Wild qui venait d'entrer sur ses chaussons.

Elle prit le fusil, et, visant un débris de chapeau de paille que le vent agitait au bout d'un piquet, elle lâcha la détente.

Bien tiré, fit Snipzel en frappant ses mains l'une dans l'autre.

Et, en effet, la charge avait envoyé le cha- peau à vingt pas.

Il ferma la fenêtre, et se tournant vers la fermière qui remuait avec une cuillère en bois la soupe au lard du chaudron , il lui prit la taille :

Ah ! Catherine, dit-il, nous aurions bien tiré la charrue à deux.

Elle se dégagea d'un mouvement brusque, comme un poulain auquel on veut passer le licol.

Des histoires ! dit-elle.

Le pachter bourra sa pipe, tassant avec son pouce le tabac dans le fourneau, puis l'ayant allumée :

112 UN COIN DE VILLAGE

; -

C'est pour rire, dit-il.

Il y a quelqu'un qui a le droit de rire plus haut que vous à l'heure qu'il est, répliqua Catherine avec dépit.

Bon ! dit l'autre, qui est-ce ?

Jan Slim.

En disant cela, Catherine se redressait et le regardait d'un œil dur.

Jan Slim fait une bonne affaire, ajouta-t- elle : il a le droit de se frotter les mains et de rire à son aise. C'est un malin. Il vous a vendu sa bête dans un sac.

Kobe se leva, et jetant sa chaise à terre de toutes ses forces, il la brisa en morceaux.

Voilà ce que je veux faire de ceux qui se moqueront de moi, femme obstinée, dit- il.

La fermière ramassa tranquillement les mor- ceaux de la chaise et répondit :

Brisez donc en morceaux Jan Slim, car il vous a joué.

Elle alla le regarder ensuite sous les yeux et croisant les bras, elle entra tout à coup dans une grande colère :

Ah! Kobe, s'écria-t-elle, ce n'est rien de casser les chaises et de faire des embarras. Vous êtes un homme; mais je n'ai pas peur

UN COIN DE VILLAGE II3

de vous. Non, je ne vous crains pas plus que je ne crains les moineaux qui sont là-bas dans la prairie. Touchez-moi un peu pour voir. Je me moque de vous, comme Jan Slim, comme Roose, comme tous les gens du village. Vous êtes un ambitieux, un méchant homme plein de vanité et d'orgueil, une tête sans cerr velle; voilà ce que vous êtes, c'est moi qui vous le dis. Et je vous dirai aussi qu'on fait des grimaces derrière vous, quand vous avez le dos tourné ; et on a bien raison, car la seule bonne chose qu'il y ait chez vous, c'est votre argent. Eh bien, elle s'en fera des chapeaux et des robes de votre argent, elle ira aux kermes- ses avec votre argent, rire et danser et s'en faire dire par les jeunes garçons, et la jeunesse vous appellera le Coucou, jusqu'au moment vous mourrez sur une paillasse. Oh ! alors, tout le monde sera content, et un jeune mari viendra prendre dans la maison votre place encore chaude. Slim dira « ma ferme » en se chauf- fant à votre feu, conduira vos chevaux, vendra vos vaches, fumera vos terres, et le soir, en se mettant au lit, il rira et dira : « C'est une fière affaire que j'ai faite là. » Pendant ce temps vous serez dans le cimetière. Ah! Pach- ter, je me moque de vous.

114 UN COIN DE VILLAGE

Le fermier était en proie à une fureur violente ; mais il faisait des efforts pour ne pas la laisser éclater. Il haussait les épaules, sifflait dans ses dents, riait, et sa poitrine était comme un soufflet de forge.

Quand Catherine Wild eut fini de parler, il enfonça sa casquette dans son cou et se dirigea vers la porte.

Arrivé là, il ouvrit la bouche pour dire une parole ; mais sa gorge était tellement serrée qu'il demeura d'abord sans voix; et tout à coup il sentit dans tout son corps une grande faiblesse.

La voix lui étantr evenue, il dit avec tristesse :

Je n'ai pas mérité d'être traité aussi du- rement, Catherine.

La rude fermière leva les yeux; mais déjà Snipzel avait tiré la porte derrière lui, et elle entendait le piétinement de son cheval, tandis qu'il montait en selle.

Kobe ! cria-t-elle en se précipitant vers la porte.

Elle l'ouvrit toute grande : il était parti.

Elle s'avança alors jusqu'au milieu de la route.

Comme il tournait la tête, il la vit debout, remuant ses bras dans la neige qui tombait à gros flocons.

UN COIN DE VILLAGE 1 1 5

XIV

Un matin, La femme de Jan Slim se leva en geignant plus fort que d'habitude.

Elle avait rêvé qu'on la clouait dans le cer- cueil ; et tandis que le charpentier donnait de grands coups de marteau sur les clous qui lui entraient dans le corps, un diable couleur de sang avait emporté son âme pour la faire rôtir dans les flammes de l'enfer.

Elle ne voulut ni boire ni manger et se mit près du feu, les sourcils froncés, regardant ton> ber la neiçe à travers les vitres.

A tout instant elle faisait de grands signes de croix et disait :

Je sens les clous dans ma chair : ils pénè- trent comme dans du beurre.

C'est pour vous punir de vos péchés, lui répondait durement son mari.

Il6 UN COIN DE VILLAGE

Elle le regardait alors de l'air de quelqu'un qui aurait voulu dire quelque chose, et son œil le suivait, pareil à l'œil d'un chien peu- reux ; mais elle ne lui disait rien, et elle con- tinuait à se lamenter et à pousser des sou- pirs, en portant les mains tantôt à ses épaules, tantôt à ses jambes, partout elle croyait sentir la pointe des clous. Il faisait sombre dans son esprit comme dans la noire petite cham- bre où elle se tenait accroupie.

Depuis quelque temps, un grattement aigu se mêlait aux sifflements du vent dans la che- minée.

Ursula finit par ne plus regarder que l'en- droit de la cheminée d'où partait le bruit : quand celui-ci était un peu fort, elle entrait dans une grande agitation et s'écriait :

Ils ne m'auront pas ! Ils ne m'auront pas ! Et tout le monde tremblait autour d'elle,

pensant :

Le diable est dans la maison.

Jan Slim surtout, le superstitieux et poltron Jan Slim, n'était pas à son aise. Les veines de son corps s'étiraient comme des cordes de violon pendant la pluie et ses petits yeux gris clignotaient avec fureur.

Comme le bruit continuait, il serra sa pipe

UN COIN DE VILLAGE ÏIJ

entre ses dents, monta sur une chaise et tira la plaque de tôle qui fermait Tâtre.

Une confuse masse noire, qui s'agitait, tomba sur le poêle, parmi la suie.

Les esprits se sont abattus sur la maison, cria Ursula. Jan, c'est pour vos péchés et les miens.

Oiseau du diable, dit le méchant paysan, je te ferai rôtir.

C'était un jeune hibou que le vent avait poussé dans la cheminée. Il était tout étourdi, sortait sa tête et la rentrait, et fixait le jour de ses yeux jaunes.

Jan Slim leva le couvercle du poêle et, sai- sissant le hibou par le cou, il allait le jeter dans le feu, quand Roose le lui arracha des mains en disant :

Il a peut-être encore sa mère.

Elle ouvrit la porte et jeta l'oiseau dans un tas de paille qui était sous le hangar.

Jan se mit à rire, un peu honteux de ce qu'il avait voulu faire ; mais Ursula regarda Roose avec mécontentement et lui dit :

Il valait mieux le brûler : hibou dans la cheminée est malheur dans la maison.

Neuf heures sonnèrent. Jan Slim ôta ses sabots, mit ses souliers, jeta sur ses épaules une vieille peau de mouton

7.

Il8 UN COIN DE VILLAGE

et sortit. Il avait à toucher le prix de deux sacs de pommes de terre chez l'épicier qui habite près de l'église.

Ursula écouta décroître le bruit de ses pas, l'oreille tendue, et se mit à crier :

Mon jour approche : c'est fini de moi. Et elle appela Roose.

Fille, lui dit-elle, vous saurez tout. Je ne veux pas aller brûler en enfer.

Puis, entremêlant ses paroles de soupirs :

Le maître m'a traitée comme sa servante et comme son chien : il en avait le droit ; je n'avais rien à dire ; mais Roose est autant à moi qu'à lui. Och ! och ! je sens les clous dans mes reins ! Roose, allez voir à la porte si le maître ne revient pas sur ses pas.

Non, dit Roose, après avoir fait ce que lui demandait sa mère, il n'y a sur toute la route ni un homme ni un chat.

Alors Ursula éleva la voix et dit avec colère :

Ce n'est pas vrai ! Le maître vous a trompée, ma chair et mon sang! Et je vous ai trompée avec lui. Roose, vous direz une prière pour votre mère. L'argent n'a pas été volé : il est sous le pommier.

Santje, cria Roose en frappant ses mains, l'argent est sous le pommier.

UN COIN DE VILLAGE II9

Parlez bas, enfants ! dit Ursula avec frayeur: on pourrait vous entendre.

En ce moment une paire de sabots battit le pavé de la rue, devant la maison, et une voix cria :

Hopsasa !

Aussitôt Roose alla ouvrir la porte et dit :

Entrez, vieille mère. La joie est revenue dans la maison !

Et Hopsasa entra.

La bénédiction du Ciel soit avec les femmes de cette maison!

Roose mit devant elle du café et du pain et dit :

Mangez à votre faim et buvez à votre soif, vieille mère.

Mais Ursula :

J'entends le pas du maître sur la route ; allez-vous-en, Hopsasa. Vous vous chaufferez plus loin.

Non, dit la vieille, le maître n'est pas encore là. Il est entré chez l'épicier et ils sont à se disputer pour le prix des deux sacs de pommes de terre. Le vieux renard ne sera ici que dans une heure.

Elle but et mangea. Quand elle eut fini, elle prit la main de Roose et la mit sur son cœur :

120 UN COIN DE VILLAGE

La vieille Hopsasa n'est pas ingrate, dit- elle. Roose le saura bientôt.

En parlant ainsi, elle faisait de si singulières grimaces que Roose et Santje ne purent s'em- pêcher de rire.

Les voyant gaies toutes deux à cause d'elle, la vieille ajouta :

Hopsasa aime à voir rire les jeunes vi- sages, parce que le rire des jeunes visages n'est pas méchant; mais Roose rira de bien meil- leur cœur encore le jour elle sera en mé- nage avec l'homme de son choix.

Et frappant son bâton à terre :

Chaque chose arrivera à son heure, cria- t-elle.

Elle s'en alla en marmottant, et quand elle fut dehors, elle sentit que son cabas était plus lourd à porter qu'à l'ordinaire.

Roose est pour moi comme la pluie pour la terre dans la saison des sauterelles.

Puis elle éclata de rire ; et tout en riant et en gesticulant , elle remuait ses mâchoires comme une vieille louve et grommelait :

Sous le pommier ! Ah ! ah !

UN COIN DE VILLAGE 121

XV

Dans l'après-midi de ce même jour, les femmes étant seules à la maison, on heurta à la porte.

C'est Lamme, cria joyeusement Roose; et sa voix ressemblait au chant du coq quand il annonce le matin.

C'était Lamme, en effet.

La porte s'ouvrit et sa longue silhouette ap- parut dans l'entrebâillement. Alors les jeunes filles se mirent à rire, le voyant tout couvert de neige.

Lamme, dirent-elles, vous avez sur les épaules le manteau de madame sainte Cathe- rine.

Lamme ne riait pas et regardait de tous côtés, le cou tendu, n'osant entrer.

122 UN COIN DE VILLAGE

Qu'avez-vous à rester planté entre deux portes comme le dernier jour de Tannée ? dit la grosse Santje.

Santje, demanda le garçon, dites-moi en quoi je puis ressembler à ce que vous venez de dire.

■— Oui, Santje, dites-le nous, s'écria Roose en battant gaîment des mains.

Et Lamme les regardait l'une et l'autre, éton- né de les retrouver en si grande joie dans cette maison le rire était rare comme figues après Pâques.

Eh bien, répondit Santje, Lamme res- semble au dernier jour de l'an parce qu'il est debout entre deux portes et qu'il ne sait s'il doit s'en aller ou demeurer.

Bien dit, fit le garçon. Et il ajouta :

J'entre, puisque le chat n'est pas à la maison.

Il secoua sa casquette et ses habits et s'assit près du feu. La neige en fondant couvrait de gouttelettes diamantées la peluche de sa veste; et ses souliers baignaient dans une mare d'eau.

Il ne dit rien d'abord; mais il poussa coup sur coup plusieurs soupirs ; en même temps il

UN COIN DK VILLAGE 123

regardait le couvercle du poêle sur lequel il s'amusait à faire grésiller les flocons de neige accrochés à son écharpe ; et il les prenait l'un après l'autre du bout des doigts, délicatement.

Il fait dur marcher sur la route, dit-il à la fin. Un petit rire sonore et frais comme l'eau qui

s'égoutte d'un robinet, lui répondit du côté de la fenêtre Roose tricotait un bas de laine noire; et justement elle comptait ses points un, deux, trois, jusqu'à trente parce qu'elle commençait sa diminution.

Quand elle eut compté jusqu'à trente :

Lamme, dit-elle, est-ce bien cela qui vous fait soupirer?

Non, répondit le garçon, mais j'ai le cœur gros de penser que tout est fini entre nous.

Qui a dit cela ?

C'est vous-même, Roose. Et vous avez ajouté que votre père avait perdu son ar- gent...

Ah ! Lamme, dit-elle, ce n'est pas vrai. Le père avait inventé cette histoire pour me forcer à me marier avec votre oncle. Mais l'ar- gent n'est pas perdu ! Je sais est l'argent!

Dieu soit loué ! dit Lamme en se levant. Il paraissait tellement ému que Roose sentit

son cœur faiblir ; et tandis qu'elle portait la

124 UN COIN DE .VILLAGE

main à ses yeux, des larmes brillantes passaient à travers ses doigts.

Roose, douce Roose, disait-il en cares- sant ses cheveux.

Et Santje faisait mine de rire, disant :

Pluie de mai est bientôt séchée par le soleil. Roose se mit alors à sourire dans ses larmes;

car Lamme, ayant enlevé du bout de son doigt une goutte qui s'était blottie au bas de ses joues, dans une fossette, venait de la porter à sa bouche, en disant :

C'est du miel pour mon cœur.

Il s'assit auprès d'elle, roulant et déroulant la boule de laine avec laquelle elle tricotait, un pied posé sur le barreau de sa chaise.

Quelquefois l'un et l'autre se taisaient : alors leurs doigts se mêlaient et ils se regardaient longuement.

Une fois, Lamme ayant fixé les yeux sur le tricot auquel elle travaillait, elle lui dit en riant :

C'est un bas pour moi.

Et Lamme rougit jusque derrière les oreilles, car il pensait justement au tour de sa jambe.

Elle lui raconta que son père avait caché l'ar- gent sous le pommier.

Il y aurait un bon tour à lui jouer, dit Lamme, qui avait dressé l'oreille.

UN COIN DE VILLAGE 125

Et il fît aller trois ou quatre fois sa tête de haut en bas, en clignant de l'œil et en pinçant la bouche, pour bien marquer que le tour était fameux.

Il ouvrit la porte qui donnait sur le fournil et regarda à travers la croisée à petits carreaux verts.

Je vois d'ici le pommier, dit-il. Et en lui-même il pensait :

Ce sera pour cette nuit.

Il garda son projet pour lui et se rassit auprès de Roose.

Lamme, lui dit alors Santje, les blés sont mûrs ; il faudra les couper.

Bon, répondit Lamme, Santje parle comme M. le curé. Qu'y a-t-il de commun entre nous et les blés?

Voici, Lamme : quand les blés ne sont pas coupés à temps, la moisson est gâtée. C'est le moment de tout dire à votre oncle.

J'y penserai, répondit le garçon.

La nuit obscurcissait les vitres : il n'y avait plus que très-peu de jour dans la chambre.

Lamme fit sauter d'une main dans une autre un petit sac contenant de l'avoine et dit :

C'est de l'avoine que je vais présenter à un marchand, à une heure d'ici.

H se leva et les jeunes filles l'accompagnèrent

126 UN COIN DE VILLAGE

jusque sur le chemin. Sournoisement Lamme se baissa comme s'il eût voulu rattacher une boucle de ses guêtres ; mais en réalité il prit un peu de neige à terre et la roula dans ses mains en forme de pelote, et il en fit deux boules.

Au moment il se relevait, une pelote au moins aussi grosse que celle qu'il était en train de faire lui-même s'aplatit dans son dos, et pres- que en même temps il en reçut une seconde dans le cou.

Alors ce fut une vraie bataille : il se levait, se baissait, évitant la neige qui pleuvait à grands coups, et lui-même en jetait tant qu'il pouvait.

Les boules blanches tombaient tantôt sur Roose, tantôt sur Santje, tantôt sur le grand garçon; et leurs habits, leurs visages, leurs cheveux étaient couverts d'une poussière de neige. Paf! Chacun riait; et tout à coup Lamme, ayant glissé sur ses talons, tomba à la renverse, de son long. Alors les jeunes filles prirent de la neige à pleines mains et la secouè- rent sur lui. Lamme les laissait faire ; mais Roose s'étant approchée un peu trop près, il se releva d'un bond et l'embrassa sur ses grosses joues rouges.

Le jeu finit là. Il lui prit ensuite ses mains et lui dit en la regardant au fond des yeux :

UN COIN DE VILLAGE 127

Ah ! Roose, que j'aurai de plaisir à vous appeler ma femme !

Garçon, dit Santje, ce n'est pas avec la langue qu'on défait le nœud d'un mouchoir. Rentrons, Roose; j'entends le maître qui ar- rive en toussant.

Lamme se cacha derrière la charrette qui est sous le hangar et les suivit des yeux tant qu'elles eurent disparu dans la maison.

Puis il regarda autour de lui et, avisant une bêche, il la prit et la mit derrière la haie du jardin. Il alla ensuite à la niche du chien, l'ap- pela par son nom et lui chatouilla les oreilles en lui faisant flairer ses habits.

Cela fait, Lamme prit ci grandes enjambées le chemin de la ville.

128 UN COIN DE VILLAGE

XVI

Cette nuit-là, quand tout le monde fut cou- ché dans la maison, Jan Slim se glissa douce- ment hors de son lit et descendit au jardin.

Son cœur remontait jusque dans sa gorge ; il faisait des efforts surhumains pour étouffer la toux qui râlait au fond de ses poumons. 11 regar- da longuement autour de lui, de peur d'être surpris, se baissa enfin et se mit à examiner le sol au pied du pommier.

Une épaisse couche de neige couvrait par- tout l'aire et l'on n'y voyait aucune empreinte de pas.

Personne n'était entré dans le jardin; il en était sûr ; il respira.

Deux nuits de suite, il était sorti à pas do loup de la maison, et avec les mains et la bê- che il avait enlevé la terre qui recouvrait son

UN COIN DE VILLAGE 129

trésor, craignant qu'on ne l'eût volé : mais il l'avait trouvé à la place il l'avait mis.

Il lui avait fallu ensuite le recouvrir, durcir la glèbe en la piétinant, la couvrir de brindilles et d'herbes pour qu'on ne s'avisât pas des re- cherches qu'il avait faites en cet endroit.

Il ne dormait plus : souvent il se levait, ne pouvant attraper le sommeil, et des heures entières se postait derrière la fenêtre du fournil, regardant si personne ne pénétrait dans le jar- din. D'autres fois, il s'éveillait en sursaut, ayant cru ouïr du bruit dans la maison, et il courait à la porte, des sueurs d'angoisse dans le dos.

L'avare Slim fit le tour du pommier. Il le contemplait avec tendresse ; son vilain museau s'éclairait d'une douceur à le voir plonger ses fortes racines en terre. ! l'arbre n'en avait-il pas autant en lui ? Planté au profond de son cœur était le pommier. Tronc tutélaire, c'était un morceau de sa vie. D'elles-mêmes ses mains se tendirent vers l'argent caché, comme pour le palper et le caresser.

La vue de cet argent lui eût fait tant de bien ! mais il n'osait pas, à cause de la neige. On eût bien vu le lendemain que quelqu'un l'avait remuée et celle qui tomberait pendant la nuit

I30 UN COIN DE VILLAGE

ne serait pas suffisante à couvrir les traces de son travail. Il tenait les yeux fixés sur la place était son argent. Le moindre bruit lui cau- sait des frayeurs mortelles.

Une branche d'arbre, surchargée de neige, vint à craquer près de lui : livide, les mains crispées, Jan Slim s'aplatit le long du pom- mier. Il s'aperçut au bout d'un instant que sa peur était vaine et il voulut reprendre le che- min de la maison.

Au premier pas qu'il fit, il vit sur la neige l'empreinte de deux larges pieds qui allait du pommier au chemin pavé. La sueur baignait ses cheveux ; il tremblait. Quelqu'un avait passé ! Cette fois il était volé ! Anxiété terrible ! Et tout à coup il se souvint que l'empreinte marquée dans la neige était celle qu'y avaient laissée ses propres pieds.

L'obscurité était profonde dans le ciel; la neige elle-même semblait noire. Pourtant il craignait encore d'être vu : à tout bout de champ il s'arrêtait, regardait dans la nuit, écoutait, et ne se remettait à marcher que prudemment, du train d'un lièvre traqué.

Une idée le cloua sur placé : il n'avait pas dé- passé l'arbre et, conséquemment, l'empreinte de ses pas n'allait pas au-delà. Cela serait remarqué !

UN COIN DE VILLAGE I3I

on se demanderait pour quelle raison les pas s'arrêtaient au pommier et pourquoi il n'y avait d'empreintes que de la cour à l'arbre. Aussitôt il se mit à embrouiller ses traces, marchant à côté de l'endroit il avait déjà marché, allant, revenant sur ses pas, et faisant ce manège d'un bout à l'autre du jardin. Puis, satisfait de sa ruse, mais toujours inquiet, il rentra chez lui et se mit au lit.

Il n'y avait d'autre bruit dans la maison que le tic-tac de l'horloge. Jan ferma les yeux. Une souris qui rongeait le plancher les lui fit rouvrir brusquement. Il alla du côté se tenait la souris et frappa le plancher du talon.

La souris cessa de ronger.

Il s'était à peine remis au lit qu'un gratte- ment se fit entendre de nouveau : cette fois, le grattement semblait venir de la porte de la rue ; sans doute on cherchait à pénétrer dans la maison.

Il ouvrit le volet, ne vit rien.

A la fin il s'endormit; mais il se réveilla en sursaut. Il lui avait semblé entendre les aboie- ments de son chien. Avait-il rêvé ? ou bien le chien avait-il réellement aboyé ?

Il se leva et descendit au jardin.

Il n'y avait personne aussi loin qu'on pou-

I32 UN COIN DE VILLAGE

vait voir; mais le chien grondait sourde- ment.

Boer Jan prit une fourche et fit le tour de la maison.

Comme il passait devant la niche du chien, il lui parut que ce dernier était en train de dévorer quelque chose; et en effet, s'étant approché, il le vit accroupi, les pattes posées sur une peau de bête qu'il déchirait à belles dents. La pensée lui vint immédiatement que quelqu'un avait jeté au chien cette proie pour le faire taire, et il se précipita du côté du pom- mier.

Au pied de l'arbre béait une tranchée cir- culaire, faite à la bêche.

Je suis damné! cria Jan Slim.

Les yeux hors de la tête, la bouche déchirée par un accès de toux terrible, écumant et râlant, il s'arrachait les cheveux et tordait ses bras. Il tourna autour de l'arbre, hurlant comme un chien blessé à mort et tout-à-coup se jeta dans la tranchée, à plat ventre.

Une fois là, il se mit à se lamenter, pleurant, geignant, priant Dieu. Puis il enfonça ses mains dans la terre et commença à la gratter avec fureur, l'endroit il avait enfoui son argent.

UN COIN DE VILLAGE I33

Celui-ci n'y était plus.

Il eut beau la retourner dans tous les sens, plonger ses doigts entre les racines du pom- mier, casser ses ongles durs comme de la pierre aux cailloux plus durs du sol : la cassette avait disparu. Alors, haletant, furieux, il mordit la terre à pleines dents ; et par moments il cognait sa tête contre les racines de l'arbre. Enfin il se redressa, saisit sa fourche, rêvant de se tuer lui-même ; mais trop lâche, il l'enfonça par trois fois de toute sa force dans le tronc du pommier.

Une voix retentit en ce moment dans la nuit, au loin ; et il lui sembla que cette voix criait :

Hopsasa !

La voix venait de la chaussée.

Jan Slim y courut ; le vent seul ronflait dans la nuit.

Il rentra au jardin ; et nettement, cette fois, il entendit un grand éclat de rire, dans une direction opposée à celle d'où était venue la voix. Il franchit la haie et se remit à courir, soufflant, époumoné, ses tibias s'entrecho- quant sous lui. bas, hors de portée, une forme d'homme fuyait à grandes enjambées: l'homme se perdit dans le noir.

L'avare revint sur ses pas et fit plusieurs fois

8

134 UN COIN DE VILLAGE

le tour du jardin, frappant tout de sa fourche autour de lui ; puis s' asseyant sous le pommier, il recommença à se lamenter, s'interrompant par moment pour gratter la terre, comme s'il n'avait pas perdu tout espoir de retrouver son argent. On lui avait volé sa vie, son âme, sa joie encemonde.il gisait à présent comme un mort, vide de sens et d'esprit ; et regardant désespé- rément l'endroit il avait enfoui son trésor, l'œil fixe, la bouche béante, hébété, il répétait d'une voix dolente :

On m'a volé ! volé ! volé !

Puis la fureur le reprit : il saisit sa tête à deux mains, s'arracha les cheveux, s'accusa de folie, de bêtise, de confiance dans les hom- mes, maudit Dieu, la vie, sa femme, tous les siens; ensuite se dressant du côté du village, les bras levés, il appela sur les fermes et les chaumières la foudre et la grêle.

Des idées de mort, de carnage, d'extermi- nation se mêlaient à sa fureur : et il se demandait comment il tirerait vengeance de la perte de ce qu'il avait de plus cher au monde.

Ah ! s'il pouvait seulement se douter du vo- leur, si quelque indice pouvait le mettre sur la trace ! Il lui planterait sa fourche dans le ven- tre, il le piétinerait, il lui crèverait les yeux...

UN COIN DE VILLAGE I35

Non, ce n'était pas assez : il lui arracherait les entrailles du ventre, il lui enfoncerait des tes- sons de bouteilles dans le nez, il lui planterait des clous dans les ongles ; et son esprit inven- tait des tortures sans nom.

Alors il se rappela cette voix qui chantait au loin : Hopsasa ! et cet éclat de rire ; il les avait presque oubliés.

Hopsasa ! la vieille mendiante ! On la disait sorcière : lui-môme en avait toujours eu peur; plus d'une fois il l'avait chassée de sa porte.

la trouver? Et déjà il était debout, il marchait vers le village; ses dents grinçaient; et dans le vide, il faisait le geste d'étrangler quelqu'un...

Il ne marchait plus : il courait ; il courait de ses vieilles jambes sèches comme de l'amadou, à en perdre haleine, droit devant lui, sans voir. C'était bien elle, la voleuse : quelque chose le lui disait.

Il ira la trouver dans sa maison , il la pren- dra par la gorge, et si elle ne parle pas, il lui arrachera la langue du gosier. Une réflexion se jeta au travers de cette colère. La vieille Hopsasa n'avait pas de maison : elle courait le pays, mendiant de ferme en ferme, l'hiver lo- geant dans les étables, l'été couchant derrière

I36 UR COIN DE VILLAGE

les haies. Les gendarmes l'avaient menée en prison plusieurs fois pour vagabondage; mais elle en était sortie et s'était remise à errer. Eh bien, il ira trouver les gendarmes, le bourgmes- tre, le garde champêtre, tout le monde : il la fera arrêter, on la jugera; on l'enverra à Téchafaud ; car il lui faut son sang, sa tête, à cette voleuse...

Et il crie dans la nuit : « Au voleur ! » Sa propre voix l'épouvante. On saurait donc qu'il avait un trésor, de l'argent caché ! Les gens du village se moqueraient de lui et diraient : « C'est bien fait. » Sa fille Roose devinerait sa ruse; Snipzel, son futur gendre, Snipzel lui- même, lui jetterait la pierre... Puis encore, qui sait ? on ne le croirait pas peut-être. Et sa tête bout comme une chaudière. Que faire? Une neuvaine ? un pèlerinage ? Oui, tout, il fera tout pour retrouver son argent. Il invoque Dieu, son saint patron, la Vierge, promettant de brûler des cierges, de se confesser, de se repentir de ses fautes, d'écouter plus saintement la messe ; il donnera même de l'argent aux marguilliers Pas plus tard qu'au petit jour il ira trouver M. le curé pour lui demander trois messes, quatre messes, cinq messes... Que lui importe le nombre ! il y mettra l'argent

UN COIN DE VILLAGE 1 37

qu'il faut pour retrouver celui qu'il a perdu !...

Et tout à coup se ravisant, il réfléchit que c'est assez de deux messes.

Ses jambes ne le portent plus; il revient en se traînant vers sa maison.

Comme il passe devant une ferme, il dresse l'oreille : il a cru entendre un bruit de pièces d'argent.

Non, c'est un cheval dont la longe a grincé dans l'anneau de l'auge.

Il regarde longuement la ferme, l'étable, le hangar rempli de paille. S'il y mettait le feu ! Les autres maisons du village brûleront après. Tout le monde de cette manière paiera pour le voleur ; ce serait bien le diable si celui-ci n'était pas atteint dans le nombre !

Un chien de garde aboie; un autre répond au loin.

Boer Jan a peur; il se presse, chancelant, se cognant aux arbres, morne, stupide.

Sa maison est là, devant lui ; tout dort. La colère le reprend en face de cette tranquillité. Il arrachera du lit sa femme, sa fille, Santje, en chemise, demi-nues, il les poussera dehors par cette neige et par ce froid, et il leur criera :

8.

I38 UN COIN DE VILLAGE

On m'a volé ! Grattez la terre avec vos ongles et cherchez : il y avait de l'argent sous cette terre !

Mauvaise idée, il se taira. Personne ne doit rien savoir de cet argent caché. Ursula seule connaît son secret.

Plutus, le grand chien, sentant le maître, bat la niche à coups de queue. Jan Slim s'approche comme s'il voulait le caresser, les dents ser- rées, plein d'une sourde rage ; et tout à coup il lève le bras pour le frapper de sa fourche, mais au moment il va le tuer :

Je l'ai payé vingt francs, se dit-il au mi- lieu de sa colère.

Et jetant la fourche, il lui donne autant de coups de pied dans le ventre que le chien lui a coûté d'argent.

UN COIN DE VILLAGE I39

XVII

Lamme rêva cette nuit-là qu'il y avait au milieu du jardin de Jan Slim un grand pommier et que sous ce pommier était caché un trésor. La maison dormait : aucun bruit sur la route.

Il lui parut qu'une silhouette noire se glissait le long du hangar sous lequel sont remisées les charrues et les charrettes, et cette silhouette qui était celle d'un homme, s'avançait à petits pas, avec la crainte visible d'être re- marquée. Lamme, s'étant alors couché derrière la haie, regarda par les trous de la brous- saille ce qui allait se passer; et l'homme s'était avancé du côté du pommier. Si Lamme avait pu avoir quelque doute sur l'identité de ce promeneur nocturne, sa petite mine de furet, son dos voûté, ses jambes rentrées aux genoux, comme celles d'un vieux cheval auquel on a

I40 UN COIN DE VILLAGE

fait porter de trop lourds fardeaux, lui auraient bien vite fait reconnaître le père de sa bonne Roose.

Aussitôt commença une belle comédie ; jamais Lamme n'en avait vu de pareille ; et pourtant il se souvenait parfaitement des parades des paillasses aux kermesses de Bruxelles et de Louvain, et même son oncle l'avait mené, un soir de marché il y avait longtemps de cela, dans une grande salle tendue d'or et de ve- lours où des gens au visage peint et affublés de défroques bariolées, s'étaient démenés trois heures durant en taisant force grimaces. Oui, Lamme avait vu des choses très drôles ; mais le spectacle qui s'offrait en ce moment à ses yeux dépassait en comique les farces les plus amusantes auxquelles il se rappelait avoir assisté.

Boer Jan s'étant approché d'un grand trou noir qui était au pied du pommier et tranchait sur la blancheur de la neige comme un sillon fraîchement tracé, avait commencé par se rou- ler à terre, avec des contorsions singulières qui le faisaient ressembler plutôt à un singe qu'à un homme. Il s'était relevé ensuite et s'était mis à danser dans le trou, en frappant à grands coups sa poitrine et sa tête. A mesure qu'il

UN COIN DE VILLAGE I4I

dansait, son nez s'allongeait et prenait des pro- portions démesurées, si bien qu'il finit par s'enrouler trois fois autour du pommier. Boer Jan fit alors d'incroyables efforts pour se déta- cher de l'arbre; mais il avait beau se tré- mousser : il ne parvenait qu'à resserrer plus étroitement les trois tours qui le retenaient au pommier. Soudainement, une grosse truie noire, dont les yeux jetaient du feu, se préci- pita dans le fossé et d'une gueulée dévora le trésor que Jan Slim y avait caché. De voir les efforts du paysan pour chasser la truie, de voir surtout ses grimaces, ses gesticulations, ses coups de tête et ses ruades, comme un loup pris au piège et que retiennent plus étroitement à cha- que mouvement les dents du fer, cela mit Lam- me dans une telle gaîté qu'il s'éveilla.

Et Lamme, ayant ouvert les yeux, se vit cou- ché dans l'écurie sur des bottes de paille. Le petit jour du matin glissait par la lucarne et lui montrait dans l'ombre les chevaux en train de broyer leur avoine.

Hue ! Ho ! criait le garçon de ferme, en les frappant sur la cuisse pour les faire reculer et racler leur litière.

Bon ! se dit Lamme, voilà le jour. Oncle Snipzel ne tardera pas à s'éveiller. Il m' appel-

I42 UN COIN DE VILLAGE

lera et me demandera ce que j'ai fait si tard dehors.

Il se mit debout, enleva de sa veste les brins de paille qui s'y étaient attachés, caressa en passant les chevaux et alla se laver à la pompe.

L'aube se levait sur les campagnes blanches de neige, dans un ciel clair et froid, rosé vers le bas : il gelait.

D'où vient que le petit jour ne surprenait pas, comme à l'ordinaire, Lamme dans son lit ? Il avait les yeux gros de sommeil et les joues bouffies d'un homme qui a mal dormi.

Minuit sonnait aux maisons du village quand il avait poussé la barrière à claire-voie qui ferme du côté de la campagne la cour de l'ha- bitation de son oncle. La lampe ne brillait plus derrière les vitres de la cuisine : le fermier, les domestiques, tout le monde était couché. Il avait sifflé les chiens à demi-voix pour les empêcher d'aboyer et s'était glissé dans l'écurie; le sommeil était venu délasser alors ses mem- bres fatigués sur un bon lit fait de bottes de paille, parmi la buée tiède qui s'exhalait des chevaux.

Ce n'était pas la première fois que Lamme couchait dans l'écurie : plus d'une nuit, au re-

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tour des kermesses, trouvant la maison close, il s'était étendu sur la paille, le cœur bat- tant au souvenir des jolies filles qu'il avait fait danser. L'aube, entrant par la fenêtre large ouverte, lui apportait avec ses fraîcheurs la senteur des sainfoins séchant par tas dans la campagne. Mais le temps des kermesses est passé et le gel donne au matin le visage rigide et bleui des noyés.

Tandis que Lamme fait couler dans sa nuque et sur ses bras l'eau glacée de la pompe, il en- tend dans la maison la voix de son oncle. La fumée sort du toit, avec une odeur de bois brûlé, et la vieille Lisbeth moud près de l'âtre le café dans le moulin.

L'eau de la pompe active le cours de son sang dans ses veines et achève de réveiller son esprit encore endormi. Il pense à son rêve de la nuit, et il s'étonne de la ressemblance qui existe entre ce rêve et les choses qu'il a réelle- ment vues. Mais celles-ci se sont terminées différemment.

Lamme se souvient nettement à présent des moindres détails de cette nuit singulière : il lui semble encore être derrière la haie, sa bê- che dans les mains, attendant le moment de pénétrer dans le jardin, lorsque tout à coup

144 UN C0IN DE VILLAGE

Jan Slim est sorti de la maison. Ah! il avait un bon tour en tête : il voulait prendre à son propre piège le fin renard ! Et Lamme rit d'un rire muet qui secoue son estomac dans sa poi- trine à la pensée que quelqu'un l'avait devancé dans ce projet ; il cherche dans son esprit quel peut être l'auteur de cette bonne farce, mais il ne soupçonne personne. Un instant l'idée d'un voleur lui vient à l'esprit; cette idée le rend songeur, car il aime trop Roose pour souhaiter à son père un malheur qui le frapperait du reste lui-même , si comme il l'espère, il se marie quelque jour avec la jolie fille.

Les trois tours du nez autour du pommier et la truie dévorant le trésor sont des inven- tions de son cerveau ; mais il a distinctement vu boer Jan gratter la terre, frapper sa tête contre un arbre et déchirer ses vêtements. Cela l'avait même mis dans un si grand accès de bonne humeur que, s'étant glissé jusque derrière une meule couverte de chaume, il avait subitement éclaté de rire ; c'est alors que Jan Slim lui avait donné la chasse à travers champs.

Holà ! garçon, lui crie en ce moment l'oncle Snipzel, est-ce donc le temps les chats se promènent la nuit sur les toits, au lieu

UN COIN DE VILLAGE I45

de dormir dans les cendres du feu, comme des chats de bonne maison ?

Il n'y aurait pas si grand mal , oncle Kobe, répond Lamme; car en se promenant sur les toits la nuit, on peut voir par les lu- carnes des choses qu'on n'est pas toujours certain de voir le jour.

Dites-moi donc ce que vous avez vu, Lamme, grand sournois.

J'ai vu, oncle Kobe, que les plus vieilles mouches se laissent attraper au miel comme les plus jeunes.

En parlant ainsi, Lamme se livrait à une pantomine tellement grotesque qu'on ne pou- vait le regarder sans être porté à la gaîté.

Le gros homme affecta de ne point prendre le propos pour lui et s'en alla, haussant les épaules et disant :

Bon ! nous en reparlerons.

J'y compte bien, pensa Lamme.

Et quelque temps après le repas de midi, comme il était occupé à tresser un panier dans la cuisine, il entendit de nouveau la voix de Kobe Snipzel; il secouait à la porte ses gros souliers couverts de neige et gourmandak quelqu'un dans la cour.

Lamme se mit aussitôt à siffler, tressant l'o-

9

I46 UN COIN DE VILLAGE

sier avec une grande activité. Kobe entra dans la cuisine, en fit deux ou trois fois le tour et, se plaçant devant son neveu, les mains derrière le dos, il lui dit ;

Lamme, mon garçon, qu'avez-vous dans l'esprit ? Vous oubliez de me dire ce dont vous êtes convenus, le marchand Jans et vous.

Lamme cessa de siffler, prit une tige d'osier dans la botte, et l'ayant trempée dans l'eau, répondit :

J'avais autre chose dans la tête, c'est vrai, oncle Kobe. Jans a trouvé l'avoine à son goût : il en prendra dix sacs et paiera comptant ; mais il ne la paiera que huit francs le sac.

Bon ! dit Snipzel. Vous ferez vous- même les sacs, Lamme, et vous y mettrez en quantité égale la petite avoine et la grosse.

Lamme cligna malicieusement les yeux pour montrer à son oncle qu'il avait compris et se remit à siffler à tue-tête.

sont les merles que Lamme veut ap- privoiser avec un pareil vacarme? demanda Kobe, brusquement inquiet et dressant l'oreille.

Sous ma casquette, répondit Lamme.

Bonne plaisanterie. Comment pourrait-il y avoir des merles sous votre casquette, fichu plaisant ?

I

UN COIN DE VILLAGE I47

Merles de plaisir et de bonne humeur, en ai un nid dans le cerveau.

Et quel bon vent les fait siffler, Lam- e?

Oncle, c'est qu'il y a odeur de mariage dans l'air autour de la maison. Odeur de ma- riage et odeur de boudins font kermesse en- semble, et le cœur danse quand l'estomac mène les violons.

Vos merles sifflent faux, Lamme, car telle n'est pas votre pensée.

C'est qu'alors je pense à autre chose, oncle Kobe. Je pense, en effet, que si quel- qu'un vous disait qu'il a vu la lune en plein midi, vous lui tourneriez le dos en riant, n'est-il pas vrai?

Assurément.

Eh bien, d'entendre dire que Catherine Wild était folle de vous, cela m'a mis en gaîté tout autant.

Qui a dit cela ?

Tout le monde le dit : il n'y a qu'une seule voix dessus; mais je sais bien que ce n'est pas vrai.

Et comment le savez-vous, Lamme ?

- Si Catherine Wild était amoureuse de mon oncle Kobe, comme on le dit, mon oncle

I48 UN COIN DE VILLAGE

s'en serait aperçu tout le premier; et certaine- ment il n'aurait pas offert le mariage à une jeu- nesse qui ne l'aime pas, mais il aurait conduit dans sa maison la femme qui a souffert et pleuré pour l'amour de lui.

Elle m'a chassé! Elle me hait! s'écria vivement le pachter. C'est une femme en- ragée.

Une femme enragée, oui. J'ai dit tout cela aux gens du village; on m'a répondu qu'elle était franche, bonne, dévouée, d'humeur sé- rieuse et non enjouée comme le sont les filles qui préfèrent la kermesse au ménage. A chacun son idée.

Quel malheur, mon garçon, qu'on ne saurait se marier sans ressembler à un cheval tombé sur la route ! Tout aussitôt les mouches s'abattent comme grêle sur la bête. Ainsi font les langues des mauvaises gens.

Bien dit, oncle; mais à force de piquer la bête, les mouches l'obligent à se remettre debout et à regagner sur ses quatre jambes son écurie, au lieu de se laisser écraser par la roue des chariots.

Tandis que le gros homme se grattait le bras, un peu embarrassé de la répartie et cher- chant une réponse, Lamme menait grand bruit,

UN COIN DE VILLAGE I49

frappant de son petit marteau les osiers $u panier pour les aplatir.

C'est un propos dans le village que Roose a un amoureux, dit-il tout à coup en regar- dant son oncle de côté.

Snipzel haussa les épaules.

On dit aussi, continua Lamme, que Jan Slim est ruiné et que c'est pour cela qu'il con- traint Roose a vous accepter pour mari.

Un taureau qui se sent mordu par un chien se retourne, la tête basse, prêt à frapper de ses cornes. Ainsi Kobe s'est retourné sur son ne- veu, l'œil menaçant. Il donne un grand coup sur la table et s'écrie :

Jan ruiné! Garçon, c'est un mauvais jeu celui-là, jeu de fripon et qui lui portera malheur. Qu'il garde sa Roose : je ne serai pas sa dupe.

Demain on vendra peut-être ses meu- bles, ses grains et ses charrettes si vous ne lui venez en aide en épousant sa fille.

Il n'en sera rien ; qu'il mendie son pain !

Oncle, voila qui est parler, s'écria Lamme dans sa joie; et il se dressa comme s'il allait l'embrasser.

Mais Kobe Snipzel ;

150 UN COIN DE VILLAGE

. Neveu, je ne veux ni conseils ni répri- mandes : j'en ferai à ma tête.

Et il ferma brusquement la porte derrière lui.

UN COIN DE VILLAGE I5I

XVIII

Ce même jour-là, boer Jan partit de grand matin pour le village : il avait l'air plus renfer- mé que jamais et serrait contre ses dents ses lèvres minces qui ressemblaient à des cicatrices ; mais si sa bouche ne soufflait ni le chaud ni le froid, ses petits yeux clignotants faisaient grande besogne, regardant dans tous les sens, comme les yeux de M. le percepteur du can- ton, quand il fait sa tournée.

Il y avait peu de monde sur les routes : chacun, par ce temps de neige, demeurait vo- lontiers près du feu à tresser les paniers, à fourbir les fourches ou à remplacer par de beaux manches polis les vieux manches hors d'usage des pelles et des râteaux.

Des charrettes passaient par moments, au pas prudent d'un cheval qui faisait sonner en

152 UN COIN DE VILLAGE

marchant ses carillons de cuivre; et les Unes conduisaient dans les villages voisins de la paille, des pommes de terre ou du fumier; les autres, chargées de vieux bahuts, de bois de lits et de chaises, servaient à déménager l'ameu- blement d'une famille de paysans. Mais ni le fer des chevaux, ni les sonneries de leurs col- liers, ni la voix des hommes qui les condui- saient ne troublaient pour longtemps le si- lence de la campagne endormie sous la neige ; et à peine entendus, tous ces bruits se mou- raient sans échos dans les espaces sourds. Quelquefois une porte s'ouvrait : une femme apparaissait, tenant dans son tablier le grain des poules; et tandis qu'elle le semait devant elle en criant : Piou ! piou ! piou ! les poules accouraient, les plumes rebroussées par le froid. Ou bien encore c'étaient des servantes de ferme, les jambes entourées de gros tricots de laine et les pieds dans des sabots rembourrés de paille, qui se dirigeaient du côté des huttes à porcs, portant à la main des chaudrons rem- plis de bouillie de son et de légumes ; et les porcs, attirés par l'odeur, secouaient à grandes poussées de leurs groins roses la porte des enclos. Ailleurs une grosse fille aux cheveux pailleux cassait à coups de sabots la glace de

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la cuve à l'eau et, l'ayant cassée, plongeait à rouges brassées les choux et les navets du pro- chain repas dans ce bain glacé. Des 'hommes battaient la paille dans les granges ou vannaient le blé en sifflant et en chantant ; et la pous- sière jaune qui sortait par les portes était chas- sée par la bise au loin.

Dans les maisons paresseuses, on entendait le grincement des moulins à café ; des enfants patrouillaient pieds nus sur le carreau. Une buée bleue sortait des étables; par moments une bête beuglait; et de l'intérieur des fermes boer Jan sentait venir à lui des bouffées tièdes.

Il alla ainsi, tant qu'il vit l'église; près de l'église la maison du curé, une vieille petite maison jaune, le long de laquelle coulaient les gouttières, étalait ses volets verts et ses rideaux blancs. Jan regarda l'église, la maison, les volets, les rideaux, et passa : il marcha jusqu'au bout de la place, revint sur ses pas et de nouveau s'attarda devant la maison du curé. .

Ah! dit-il en soupirant, le bon Dieu prendra pitié de ma peine si je fais ce que j'ai dans Tidée.

Il allait tirer la sonnette quand tout à coup s'arrêtant :

154 UN C0IN DE VILLAGE

Heu ! heu ! si je ne retrouve pas ma cas- sette, à quoi m'aura servi de faire dire des messes ? L'argent que je dépenserai pour les faire dire' ira rejoindre celui que j'ai perdu.

Il se rapprocha encore une fois :

Qui ne risque rien n'a rien : j'en ferai dire une petite.

En ce moment M. le curé ouvrit sa porte : il tenait sous le bras son bréviaire et un gros pa- rapluie recouvert en coton.

Comme il ventait dur, son tricorne s'envola.

Eh î monsieur le curé, lui dit boer Jan, croyez-vous qu'en disant une messe, vous le retrouviez ?

Ce n'est pas la peine, mon garçon, dit le bonhomme ; il est passé par dessus le mur du jardin.

Et tout en tenant à deux mains sa petite ca- lotte de soie, il alla ouvrir la grille rouillée de son jardin et vit son tricorne qui roulait entre les arbres, comme un palet.

Boer Jan mit son pied dessus.

Je le tiens, cria-t-il.

N'écrasez pas les bords, fit le curé.

Il frotta son tricorne avec son foulard, le remit sur sa tête, et se tournant vers Jan im- mobile devant lui, sa casquette à la main :

UN COIN DE VILLAGE 155

Eh bien, Slim, qu'y a-t-il pour votre ser- vice?

Rien, monsieur le curé, je vous re- mercie.

Et boer Jan tira à droite, pendant que le curé se dirigeait à grandes enjambées vers la porte de l'église.

Il en est mieux ainsi, pensa-t-il. Le bon Dieu n'a pas besoin de l'argent d'un pauvre homme ; et pour moi, c'est une économie.

Il mit la main à sa poche pour sentir si la pièce de cinq francs qu'il avait mise dans un nœud de son mouchoir y était toujours ; et de la sentir, cela mit ses doigts en joie.

Si l'on devait payer tout le monde, le bon Dieu, les gendarmes et le juge de paix, on n'en sortirait jamais. Il vaut mieux serrer le peu qu'on a.

Et ayant fait tout ce chemin pour acheter une messe à saint Antoine, patron des objets perdus, il revint sur ses pas, par le village.

Il pensait à son voleur.

J'entrerai dans les maisons, se dit-il ; j'irai chez les riches et chez les pauvres; je les re- garderai entre les deux yeux.

Il entre chez Flip, il entre chez Tist, il en- tre chez Hans; les femmes tricotent ou font la

I56 UN COIN DE VILLAGE

lessive ; les hommes trient la fleur des pommes de terre pour la planter en mai, nettoient leur avoine ou bien fabriquent des ceps pour les taupes, mettant à profit la neige qui les retient chez eux.

Je passais par ici. Bonjour, dit-il.

Il s'assied près du feu, regarde les hommes, les femmes, les enfants, interroge les coins de la chambre, agité, inquiet, comme un chien de chasse en plaine.

J'ai perdu mon aiguille, dit une femme en furetant parmi les loques qu'elle a sur les ge- noux.

Ce n'est pas chez Slim qu'une aiguille se perdrait, répond en riant son mari.

Boer Jan sent arder sa gorge et regarde le mari, en fronçant les sourcils.

Non, ce n'est pas celui-là. Il rit de trop bon gré.

Voilà Jan ! lui crie le gros fermier des Quatre- Vents. Sûrement, Slim, vous êtes à la recherche de votre ombre qu'on vous voit de si bonne heure en route.

Jan le regarde, irrité. Saurait-il quelque chose? Mais le fermier lui parle du temps, de ses vaches, de ses porcs.

! pachter, lui dit un enfant en train

UN COIN DE VILLAGE 1 57

de polir avec ses sabots la glace d'une rigole, un franc vient de tomber de votre culotte.

Boer Jan se retourne vivement, la main à sa poche. L'enfant s'est gaussé de lui : il le menace de son bâton.

Ailleurs, un vieux paysan malin lui dit :

! Jan ! n'avez-vous pas encore trouvé le moyen de faire pousser de la graine de gros sous dans votre champ ?

Tout le monde lui parle d'argent : on sait qu'il est avare, et il n'est pas aimé au village.

Il entre chez Mathias Peck, le colporteur un plaisant homme qui n'a pas sa langue dans sa poche.

Allons, Slim, s'écrie le colporteur, dites- moi si le jour est prochain je pourrai atte- ler mes deux chiens pour porter votre or chez le banquier ?

Mathias Peck lui a tenu ce propos d'un air rusé, en clignant de l'œil, comiquement.

Mon or ? dit boer Jan.

Et il lui semble qu'on lui promène dans le dos un râteau aux dents de fer.

Le colporteur le regarde en sifflant et en se balançant sur ses jambes.

Mon or ? reprend boer Jan. Et il ajoute en levant son bâton :

I58 UN COIN DE VILLAGE

Peck ! c'est vous qui me l'avez volé !

Le long Mathias se recule derrière la table ; et sa mine peint un si grand étonnement que boer Jan voit bien qu'il s'est trompé. Il se re- tire penaud et feint de rire pour donner le change.

Ha ! pense-t-il quand il est sur le chemin, ils se moquent tous de moi !

Il sort du village et regagne la grand'route.

Au loin, tranchant durement sur la neige, il distingue un groupe de trois hommes dont deux semblent en tenir un troisième par les épaules ; et derrière du monde, va, à longues arpen- tées.

Boer Jan met sa main devant ses yeux pour mieux voir : il lui a semblé reconnaître les gendarmes. Serait-il possible ? On aurait mis la main sur son voleur ? Il regarde avec anxiété, fiévreusement. Il ne s'est pas trompé : ce sont bien les gendarmes.

Il se précipite au devant de la petite troupe, en gesticulant et en levant les bras.

Tenez-le bien! crie-t-il aux gendarmes. Il reconnaît à présent les figures. Voilà bien

le brigadier Franz et le gendarme à la grande barbe qui fait la frayeur des gamins du village ; et entre les deux gendarmes marche un jeune

UN COIN DE VILLAGE 159

homme, la tête basse. C'est le fils d'un mar- chand de ferrailles du village voisin.

Et l'argent? demande Jan Slim aux gen- darmes, haletant.

Ceux-ci passent sans répondre ; mais le brigadier a remarqué l'agitation du paysan : il saura s'en souvenir en temps et lieu.

Alors Jan s'adresse à une femme qui suit en pleurant; et près d'elle il y a une vieille mère., deux jeunes filles et un petit garçon que l'aînée des filles tient par la main ; et il dit à la femme :

Qu'il rende l'argent et il n'ira pas en prison !

Mais la femme lui répond :

Notre Lucas n'est pas un voleur ! Il n'aurait pas volé un pou à quelqu'un, le pauvre garçon ! mais il a déserté son régiment.

Et toute cette pauvre famille reprend sa route en criant miséricorde : elle accompagnera ainsi le soldat jusqu'à la porte de la prison.

Pourquoi n'est-ce pas lui le voleur, se dit boer Jan en se dolentant et en se frappant la tête à coups de poing, tandis que la petite troupe s'éloigne tristement.

Sa maison est à trois portées de fusil. Qui sait ? Peut-être a-t-on voulu seulement lui jouer

l60 UN COIN DE VILLAGE

un tour; peut-être va-t-il retrouver l'argent sous l'armoire, dans un coin de la maison, quelque part ?

Personne n'est venu ? demande-t-il en rentrant; et sa voix tremble.

Personne, répond Ursula.

Il se met à fureter dans la maison, regardant sous les sacs, dans les armoires, au fond des trous du grenier.

Rien.

Il voudrait clamer, se lamenter, maudire les hommes à pleine voix : mais la présence des jeunes filles l'oblige à garder sa colère et sa peine pour lui. Elles sont à présent dans le fournil, jasant et riant ; et tandis que Tune enfourne les pains ou les retourne sur le carreau, l'autre tisonne le feu et racle les cen- dres du bout de son crochet.

Le petit jour du matin blanchissait à peine le ciel que Santje, blottie dans ses draps, avait appelé :

Roose!

La jeune fille n'ayant pas répondu, elle l'avait appelée de nouveau; et tout à coup, le frais visage de Roose était sorti d'entre les couver- tures, comme le soleil en juin à quatre heures du matin.

UN COIN DE VILLAGE l6l

Qu'y a-t-il, Santje?

Il y a que je suis bien contente de savoir que l'argent du maître est sous le pommier.

Et moi, Santje, je m'en réjouis comme vous.

Plus que moi, voulez-vous dire, Roose. Et en effet, si le maître vient a vous- et vous dit : « Fille, vous nous tirerez de peine en épousant le vieux Kobe », vous lui répondrez: « Je vous en tirerai bien sans cela. » Alors vous irez au jardin, Roose, vous creuserez la terre tout autour du pommier et, ayant enlevé l'argent que votre père a mis en cet endroit, vous le lui rendrez en disant : « Je vous rends votre argent; donnez-moi Lamme; à chacun son temps de bonheur. »

Qui sera bien attrapé, Santje? C'est mon père.

Et toutes deux avaient continué a chuchoter du fond de leur lit comme des pinsons qui attendent le jour pour chanter à plein gosier, et, ne le voyant pas encore paraître, jasent et bruissent en manière de prélude.

l62 UN COIN DE VILLAGE

XIX

A la nuit tombante, quelqu'un gratte à l'huis. Ce n'est pas un chien, ce n'est pas un chat. Et quelques minutes après, une bourrée de coups de pied ébranle la porte par le bas.

Entrez, crie Santje.

Mais du dehors une petite voix éraillée se met à appeler :

Boer Jan !

Boer Jan est à la maison, répond ce dernier. Qu'est-ce qu'on lui veut?

Alors entre dans la chambre une petite fille aux yeux noirs comme du charbon, les che- veux emmêlés et crépus, vêtue de haillons, ,qui s'avance lentement et regarde chacun d'un air hardi et méchant. On la connaît bien dans les villages : le soir, on la voit rôder le long des champs de carottes et de pommes de terre,

UN COIN DE VILLAGE 163

et le jour, elle dort dans des trous, derrière les haies. Mais le plus souvent elle accompagne la vieille Hopsasa. On l'appelle Uyltje, qui veut dire petite chouette.

Hors d'ici, fille de sorcière ! crie Jan Slim. Mais elle n'a pas l'air de le craindre : un

doigt dans la bouche, un petit doigt sale et rouge, elle dévore de l'œil un chanteau de pain oublié sur le coin de la table. Ses mains dis- paraissent tout à coup derrière son dos et en même temps elle se rapproche de la table, la figure tournée vers les personnes qui sont dans la chambre. Avant qu'on s'en soit aperçu, elle a étendu la main et saisi le morceau de pain qu'elle cache dans une déchirure de sa robe.

C'est à boer Jan que je dois parler, dit- elle enfin ; et ses dents pointues comme des dents de rat semblent mordre ses paroles à mesure qu'elles sortent de sa bouche.

Elle fixe ses yeux luisants sur le paysan et marche du côté de la porte, lentement, sans le quitter un instant du regard. Elle le regarde si obstinément qu'il la suit jusque sur le che- min ; et elle lui dit :

Venez je vais. Grand-mère nous attend. Il se rappelle que c'est ainsi qu'elle appelle

la vieille Hopsasa.

164 UN COIN DE VILLAGE

Ouida ! dit boer Jan; qu'a-t-elle de si pressant à me dire ?

Uyltje le regarde sous le nez sans rien répon- dre et agrippe le morceau de pain qu'elle a dérobé. Elle y enfonce ses dents goulues, et quand il n'en reste plus qu'une bouchée, elle fait mine de le lui offrir, en riant méchamment.

Je n'irai pas plus loin, dit boer Jan après une marche de quelques instants à travers champs.

Mais ils ont marché si rapidement que déjà la lampe qui brille derrière les vitres de la maison n'est plus qu'un point lointain.

Elle saisit alors dans sa petite main de fer le coin de sa veste et le tire en avant, d'un air résolu, en sifflant dans ses dents. Il a des sabots aux pieds : c'est à peine si la neige lui permet d'avancer ; et il la sent entrer dans ses chaus- sons.

Pour elle, ni le froid ni la neige ne sem- blent l'inquiéter. Ses jambes sont entourées d'une peau de mouton nouée par des cordes jusqu'à la hauteur du genou, et elle tient ses sabots dans la main qu'elle a gardée libre, heureuse de sentir le contact de la terre glacée sur ses pieds brûlants d'engelures.

La campagne s'étend autour d'eux, grise et

UN COIN DE VILLAGE 165

morne, sous un ciel sans lune ; parfois, on passe le long d'un bois de sapins aux troncs noirs d'un côte, blancs de l'autre; et la bise qui siffle comme un fouet fait craquer les ramées; au loin, des lumières rouges appa- raissent et disparaissent, comme des yeux curieux, rapidement.

Je n'irai pas plus loin, non ! s'écrie boer Jan, une seconde fois.

Et il réfléchit qu'il a commis une grave im- prudence en sortant à cette heure de chez lui sans être armé seulement d'un bâton ; mais de nouveau Uyltje le tire par son habit avec une telle force qu'il voit bien que l'habit restera dans les mains de l'enfant s'il refuse de la suivre. Il se baisse et ramasse une brique que quelque charretier a laissé tomber sur le che- min ; la petite Chouette a vu son mouvement, et un peu plus loin, elle ramasse à son tour une grosse pierre.

Il a peur; mais l'espoir de retrouver son ar- gent est plus fort que la peur. Son argent ! Et pourquoi le ferait-elle appeler à cette heure, si ce n'est pour lui parler de son argent?

Boer Jan vit s'allonger en ce moment sur la neige une lueur sanglante; il leva les yeux. De- vant lui se dressaient les ruines d'une masure in-

l66 UN COIN DE VILLAGE

cendiée. Un peu de bois brûlait sur les car- reaux du sol, et les deux poings à terre, accroupie sur ses genoux, la vieille Hopsasa l'attisait en soufflant.

Le petit homme fit rapidement le signe de la croix et dit :

Le temps n'est pas bon pour courir la campagne.

La vieille ramassa son bâton et le poussa à travers le feu de bois. Aussitôt une flamme claire et vive se fit jour sous la famée et monta en crépitant. Jan Slim se trouva brusquement dans la pleine lumière ; elle le regardait en rica- nant :

Jan Slim, ce n'est pas pour rien que vous tenez vos mains dans vos poches : il y a une pierre ou un couteau, sûrement.

11 fit de la tête signe que non et retira ses mains; mais Uyltje avait vu la brique dans sa poche ; d'un mouvement prompt comme l'éclair, elle enleva la brique; puis, enjambant le feu d'un saut, elle se mit à danser de l'autre côté en lui tirant la langue ; enfin, elle mit la brique à terre, posa ses pieds dessus, et le re- garda d'un air de défi.

Boer Jan, que la peur reprenait, haussa néan- moins les épaules et cracha dans le feu pour

UN COIN DE VILLAGE 167

montrer à l'enfant qu'il la dédaignait. Il se tourna ensuite vers la souquelaire et lui dit d'une voix qu'il tâchait de rendre douce :

Je suis un vieil homme : ni pierre ni cou-' teau ne pourraient servir dans ma main.

Homme de mauvaise foi et de méchante renommée, glapit Hopsasa en s'agitant avec co- lère, je ne vous crains pas ; je vous briserai comme ce bois.

Elle ramassa une branchette, la rompit en deux et en jeta les morceaux de côté.

La griffe du diable est sur votre maison, reprit-elle; vos pommes de terre germeront avant le temps ; il grêlera sur vos blés en août ; vos vaches mourront l'une après l'autre ; les limaces mangeront vos choux ; le lait tournera dans les seaux ; scorpions et crapauds habiteront chaque pierre de votre maison ; et tout arrivera à son heure, comme je vous le dis. Mais l'oi- seau qui chante dans la cage au milieu de la fumée et du feu l'oiseau sera délivré : une main lui ouvrira sa cage et il prendra sa volée.

Et tout à coup, levant les poings, elle se mit à dire :

Ah ! Roose ! Bonne âme ! âme de Dieu I

Oui, âme de Dieu, répondit boer Jan.

Jan Slim, dit la vieille, ne parlez pas de

l68 UN COIN DE VILLAGE

cela : il y a longtemps que vous avez vendu la vôtre au diable pour de l'argent.

Hopsasa .se mit à souffler sur le feu, puis, au bout d'un instant :

Il y en avait, de l'argent, sous le pom- mier, dit-elle. La vieille Hopsasa aurait pu boire, manger, dormir dans un lit, une bonne séquelle de jours. Elle a préféré garder l'ar- gent.

Boer Jan, entendant cela, n'y put tenir et s'écria :

est-il? est- il?

Près d'ici, chien d'avare, si près d'ici qu'il brûle vos pieds ; mais avant de le trouver, vous n'en seriez pas moins obligé de retourner dix lieues de terrain, et après celles-là dix autres encore, et ainsi de suite.

Ah! rendez-le moi : je vous donnerai un beau mouchoir à carreaux pour vous mettre sur la tête.

La vieille ricanait en grommelant sourde- ment; et l'enfant l'accompagnait de son rire grêle qui stridait avec un bruit de crécelle.

Alors boer Jan lui offrit des choses plus considérables".

Vous aurez un bon manteau de drap doublé de laine, Hopsasa.

UN COIN DE VILLAGE 169

--Je n'en ai pas besoin.

Une canne solide pour vous appuyer dessus.

Je la casserai sur votre dos.

Deux sacs de pommes de terre.

Ah ! ah ! il y en a dans les champs.

Le loyer d'une maison pendant un an, exclama Jan ; et sa voix faisait entendre le bruit plaintif d'un soufflet de forge.

Ce n'est pas assez, répondit la vieille.

Eh bien, s'écria-t-il en colère, vous n'au- rez rien. Je me moque de cette cassette : gar- dez pour vous l'argent qu'il y a dedans. Mais je vous ferai arrêter par les gendarmes comme une voleuse, et vous irez en prison pour le restant de vos jours.

Hopsasa ramassa un tison, le jeta dans un tas de brandes sèches, et le tas flamba d'une seule petée.

Ce jour-là, Slim du diable, dit-elle, votre maison s'allumera comme ce bois. Vos charrettes, vos hangars, vos greniers, l'étable et l'écurie, tout s'en ira en fumée.

Ach ! ach ! on verra le feu de loin, cria l'enfant.

Ses yeux luisaient, féroces; elle frappait ses mains l'une dans l'autre.

.170 UN COIN DE VILLAGE

Bon ! fit le paysan, je sais ce que je dis; c'est pour rire.

Homme, dit la vieille, écoutez-moi bien, et faites votre profit de ce que je vais vous dire. Roose votre fille ne veut pas de Kobe Snipzel pour mari, parce qu'il est vieux et qu'elle en aime un autre qui est jeune. Vous irez à la ferme et vous direz au pachter que le ma- riage est rompu. Il vous donnera des coups de bâton et tout sera dit.

Et ma cassette ?

Vous demanderez ensuite à Roose quel est celui parmi les jeunes hommes des villages qu'elle préfère et vous lui direz : Prenez-le, il est à vous.

Et ma cassette ?

Homme rapace, ce jour-là votre argent vous sera rendu.

Ha! rendez-le de suite, et je vous don- nerai une belle pièce de cinq francs.

Ni cinq, ni cent. Je ne veux pas de votre argent.

Hopsasa, cela n'est pas^ naturel : vous vous moquez de moi. Il n'y a personne qui, ayant fait ce que vous avez fait, ne demanderait une somme d'argent, et vous refusez celui que ie vous offre.

UN COIN DE VILLAGE 171,

Hopsasa, répondit la vieille, a été payée déjà par Roose : quand elle a eu faim et soif, c'est Roose qui lui a donné le boire et le man- ger ; et Roose lui a donné plus d'une fois aussi ses vieilles robes pour l'empêcher de crever de froid, comme les mouches en octobre. La vieille chienne a bon souve- nir.

Ha ! dit boer Jan après avoir réfléchi, si quelqu'un vous frappait d'un coup de bâton sur la tête et vous laissait gisante sur le chemin ou si vous mouriez tout à l'heure de mort naturelle, la cassette demeurerait pour jamais cachée dans la terre sans que personne pût dire elle se trouve.

Non, non, s'écria la vieille en frappant de sa canne à terre, le secret ne mourra pas avec Hopsasa ! De l'arbre mort sort un jeune rejeton. Uyltje connaît l'endroit : elle le dira, s'il m'arrive malheur.

Et levant le bâton sur le paysan :

Hors d'ici ! Est-ce oui ? Est-ce non ? Je me moque de vous.

Gardez-le moi bien, dit alors boer Jan d'un air humble. Je ferai ce qui est convenu.

Et il s'en retourna chez lui.

Roose, dit-il en entrant, j'ai pensé que

172 UN COIN DE VILLAGE

si vous ne vouliez pas du pachter pour mari , c'est que vous aviez peut-être vos raisons.

La jolie fille fut tellement surprise de l'en- tendre parler ainsi qu'elle laissa tomber une cruche qu'elle tenait à la main; et elle demeura à le regarder sans rien lui répondre.

Fille, continua-t-il, il n'y a pas de mal à préférer à un vieil homme comme le pachter un garçon jeune et de bonne mine.

Santje, flairant un piège, tira sa maîtresse par la robe et répondit :

Il n'y a pas de mal, sans doute ; mais une fille est souvent plus heureuse avec un homme de l'âge du pachter qu'avec un jeune museau.

Non, Santje, s'écria Roose, inconsidéré- ment, ne dites pas cela : il ne faut pas une trop grande différence dans l'âge de la femme et l'âge du mari.

Bien dit, fit boer Jan.

Santje haussait les épaules et frappait du pied.

Sûrement, le maître a une ruse en tête, dit-elle tout bas â Roose. Prenons garde.

Mon avis, reprit boer Jan, c'est que si vous ne voulez pas du mari que je vous ai trouvé, vous en désirez un autre assurément.

Et quel autre pourrait-elle désirer qui ait

UN COIN DE VILLAGE I73

plus de bien et soit mieux considéré ? inter- rompit la commère.

Taisez-vous, mouche d'orage : c'est son idée à elle qu'il me faut.

Eh bien, dit Roose d'une voix timide, mon idée est que la ferme de Kobe Snipzel vaut bien qu'on la guigne.

Boer Jan poussa un soupir et répondit :

C'est la plus riche ferme des environs... Mais la richesse ne fait pas le bonheur.

Roose aura des robes de soie, des bon- nets en dentelles, une chaîne en or, répliqua Santje.

Peuh ! le pachter n'est pas prodigue, fit le paysan. Il serre les cordons de sa bourse, volontiers.

On n'est à court de rien chez lui, dit Roose : votre fille y vivra dans l'abondance.

Ce n'était pas ce que vous pensiez autre- fois, répondit boer Jan, au temps je vou- lais ce mariage. A présent que je ne le désire plus, c'est vous qui paraissez le vouloir.

Père, dit Roose, j'ai pleuré bien des lar- mes avant de m'y résigner ; mais il s'agissait de vous sauver de la misère.

Vous aviez tout perdu, s'écria Santje avec éclat, vous étiez ruiné ; on vous avait pris votre

174 UN C0IN DE VILLAGE

argent; vous alliez être sans pain! Et tra la la! Roose a bien fait de se sacrifier pour vous rendre le repos. Maître, soyez tranquille, vous ne manquerez jamais de pain.

Heu ! répondit le paysan confus, j'ai peut-être bien exagéré un peu... oui, dans le premier moment... mais je ne veux pas faire le malheur de ma Roose.

La jeune fille fut attendrie par le doloir du vieil avare : déjà même elle était sur le point de lui révéler son secret, quand Santje l'avisée se mit à rire en s 'écriant :

Tout cela sent la comédie, Roose... Votre père a juré de vous marier avec Kobe Snipzel et il n'en démordra pas... S'il allonge à présent sa ligne, c'est pour mieux attraper le poisson.

Eh bien, repondit-elle, voici la vérité ! J'ai placé mon cœur dans la maison du pachter : pour rien au monde je ne le reprendrai !

Alors boer Jan pensa en lui-même :

Je suis durement puni et Roose m'a trop bien obéi pour mon malheur. Que faire à pré- sent?

Puis il se lamenta à haute voix, disant :

Hier, mon intérêt me commandait d'exi- ger ce mariage : aujourd'hui je suis perdu s'il

UN COLN DE VILLAGE I75

se fait... Roose, il se passe de singulières choses dans ce monde.

Elle haussa doucement les épaules en regar- dant Santje comme pour lui demander pardon, et tout à coup, les yeux pleins de larmes et comme hors d'elle-même :

Ah ! dit-elle, j'ai mis mon cœur dans la maison du fermier ; mais ce n'est pas le fer- mier que je souhaite avoir pour mari.

Les yeux de Slim brillèrent de joie.

Fille, dit-il, j'étais mort; vous me ren- dez la vie. Dites-moi le nom de l'homme sous le toit duquel vous voulez entrer.

Elle balbutia le nom de Lamme.

Tout s'arrange pour le mieux, pensa Slim, car Snipzel ne mourra pas sans laisser du bien à son neveu.

Et il s'en alla, cherchant à part lui le moyen d'annoncer au fermier une nouvelle qui le mettrait dans une si grande colère.

Il était parti de quelques instants à peine quand une voix familière se fit entendre à la porte :

Hidelhidel hopsasa !

Entrez, vieille mère, s'écria aussitôt Roose.

Et la vieille dit en entrant :

I76 UN COIN DE VILLAGE

Bénédiction sur la maison ! Et elle ajoute :

Bon vent m'amène. Slim suivra le grain que j'ai jeté sur sa route, comme le rat qu'on fait passer d'un endroit dans un autre... Hé! Hia ! j'ai son secret ! je le mène par le nez.

Et comme elles la regardaient, défiantes :

Maîtresse, dit-elle à Roose, douce et bonne maîtresse, donnez votre main à la vieille Hopsasa, en signe de confiance... Une petite fois seulement... Votre main est douce comme le vent qu'il fait en paradis.

Elle prit la main de la jeune fille dans ses vieilles mains jaunes et couturées, la cares- sant et la frappant doucement de ses doigts secs comme des baguettes ; et tout à coup elle la porta à son cœur et de à sa bouche, avec des grimaces tendres.

Hopsasa ! dites-nous le secret que vous savez.

Le voici, dit la vieille.

Elle tira de son cabas la cassette de Jan Slim.

Ah! vieille mère, c'est vous qui l'avez dérobée? s'écria Roose d'un ton de reproche.

Mais la mendiante se mit à rire :

Je l'ai volée... Ah ! ah! volée à son nez

UN COIN DE VILLAGE I77

à sa barbe... Le diable était pour moi dans cette affaire.

Et prenant un air mystérieux, elle ajouta à voix basse :

Je l'ai volée parce qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'empêcher un mariage qui vous aurait rendue malheureuse, fillette... Et j'ai dit à votre père : Homme de mauvaise foi, donnez à votre fille l'homme qu'elle aime et votre argent vous sera rendu... Il a promis. Ja ! ja ! il tiendra sa promesse.

Santje battit des mains et s'écria :

Je comprends à présent pourquoi le chat fait patte de velours.

Ja, continua la vieille avec une grande abondance de gestes et de mines, c'est moi qui ai fait le coup. Qu'on fasse venir les gendarmes : ils ne trouveront rien. Cet ar- gent me brûlait les doigts : je l'avais enterré quelque part. Mais Uylt je, la petite salope, m'a suivie : elle aurait pu donner l'argent à son amant. Ils m'auraient tuée peut-être. Voilà pourquoi je viens vers vous, femme de Dieu, et je vous dis : Cachez bien la cassette, elle est en fer, en fer noir et grossier. Mais elle serait d'or et de diamant qu'elle ne serait pas plus précieuse pour votre bonheur.

I78 UN COIN DE VILLAGE

Ah ! bonne mère, comment vous payer de tout cela? ditRoose. Je n'ai pas d'argent; mais prenez ce pain, ces pommes de terre, ces légumes, cette viande. Un jour, si Dieu me vient en aide, je serai plus riche ; alors mon cœur ira au devant de vos besoins et je vous dirai : Mangez au pain de Roose comme à votre pain.

Les bonnes paroles sont pour la pauvre Hopsasa comme la nourriture pour un estomac affamé, répondit la vieille.

Et elle partit, comblée des meilleures choses de la maison.

Puis-je garder cet argent, dit alors Roose à Santje, sans pécher contre l'honnêteté, et ne serait-il pas mieux selon le cœur d'une fille de rendre à mon père une chose dont la perte le fait tant souffrir ?

Mais Santje s'empara vivement de la cassette et s'écria :

Mes mains n'ont pas les mêmes raisons que les vôtres pour trouver que cet argent brûle : s'il est de feu pour vous, il est de velours pour moi. Laissez-le moi : je saurai si bien l'apprivoiser qu'il ne s'envolera pas de la cage, foi de Dieu 1

Et elle le cacha dans le chaume du toit.

UN COIN DE VILLAGE 179

XX

Boer Jan marcha d'abord à grands pas, comme un homme pressé d'arriver; mais, quand il vit au tournant la ferme de Snipzel, carrée et massive, avec ses toits rouges et ses murs blancs, il s'arrêta, croisa ses bras et se mit à regarder très-attentivement des corneilles qui s'ébattaient au-dessus d'un champ.

Il y en a dix, dit-il en se parlant à lui- même.

Nenni, il n'y en a que neuf, répliqua quelqu'un à côté de lui.

Boer Jan avait l'esprit si à l'envers qu'il n'avait pas entendu marcher sur la route. Il tressaillit. C'était Schnup, le marchand de bœufs.

donc aviez-vous la tête pour en comp- ter dix? lui dit en riant ce dernier.

l80 UN COIN DE VILLAGE

Sur mes épaules sans doute, répondit-il, irrité d'avoir été surpris.

Cela s'entend. Je veux dire que s'il s'était agi de vos écus, vous n'auriez pas fait l'erreur. Bonjour.

C'est toujours à mon' argent qu'ils en ont, soupira Jan.

Et il se remit à marcher. Les dix corneilles lui jouaient dans la tête; il avait beau vouloir les en chasser, elles y revenaient obstinément.

J'ai bien vu : il y en avait dix. Et je lui dirai : Voyons, Snipzel, arrangeons cette affaire. Après tout, vous n'êtes plus jeune... Non, je ne puis lui dire cela. Neuf? avait-il les yeux, ce Schnup du diable ?

Comme il traversait la place, il vit le pachter qui justement sortait de l'école; et d'autres pachters marchaient derrière lui, graves, les mains sur le dos, au nombre de cinq ; car le con- seil de la commune s'était réuni ce jour-là en séance, et les séances avaient lieu dans une salle de l'école, réservée aux délibérations.

Bon temps pour pèlerin er, cria le gros hom- me au maigre petit paysan, d'une voix bourrue.

Et l'ayant ainsi hêlé, il le rattrapa.

Les seigles se lèveront bien, répondit boer Jan.

UN COIN DE VILLAGE l8l

Ils se turent tous les deux, pensant chacun à ce qu'ils allaient se dire, et flânant, musant, se dirigèrent vers la ferme.

Subitement, comme crève la nue, le pachter éclata :

Tout ça c'est des grimaces ! J'en ai assez ! Reprenez votre fille : je garde mon argent.

Boer Jan s'arrêta, leva les mains au ciel, puis les frappant l'une dans l'autre :

Kobe, que veut dire ceci ?

Ah ! renard, je vois clair dans votre jeu à présent; vous ne m'y pincerez plus. Reprenez votre fille : il y en a d'autres qui ne se moque- ront pas de moi.

Slim se grattait le menton, se demandant ce qu'il devait penser de cette rupture et s'éton- nant de n'avoir pas à la provoquer ; et il se taisait, par politique, car il n'ignorait pas quelle force il y a dans le silence.

Oui, oui, continua Snipzel, faites vos mines, je vous le conseille. Mais vous ne me tondrez pas la laine sur le dos. Ah 1 vous êtes sur la paille et vous avez pensé à moi pour vous faire un lit de plumes ! D'autres auraient pu avoir cette idée comme vous ; mais tout le monde n'a pas une jolie fille comme Roose. Vous avez jeté le gentil hameçon au gros pois-

l82 UN COIN DE VILLAGE

son; seulement le gros poisson n'y a pas mordu.

Et disant cela, le gros homme soufflait dans ses joues, pour montrer sa colère et son dédain.

Pachter, dit à la fin le petit compère, si vous voulez dire que je suis ruiné parce que j'ai perdu de l'argent, oui, je suis ruiné; mais on retrouve quelquefois sous l'armoire ce qu'on croit avoir laissé sous la cheminée. Dans tous les cas, c'est mal agir que de retirer de la bouche de quelqu'un le morceau de pain qu'on lui a donné. Que diront les gens du village? Ils diront que pachter Snipzel s'est moqué de moi. Personne ne voudra plus de Roose.

Il faisait aller sa tête sur ses épaules en signe de contrition et entre chaque mot poussait un soupir.

Kobe prit un instant de réflexion, puis lui répondit, un peu radouci :

Le mariage, ami Slim, est comme qui dirait un marché ; les sacs sont ouverts, mais on n'en voit que le dessus. J'achète un sac : qui oserait dire qu'au lieu de beaux grains de froment ronds et luisants, il n'y a pas de la poussière dans le fond? Ce n'est pas-moi. Le tout est de ne pas se risquer. Reprenez votre sac, camarade.

Voyant que le fermier paraissait décidé, boer Jan lâcha sa corde d'un nœud.

IX COIN DE VILLAGE 183

N'est-ce pas chose malheureuse, dit-il, de voir le vent abattre les plus beaux fruits d'un arbre alors qu'ils sont sur le point de mûrir ? Il en est ainsi de ce que j'avais espéré.

Roose, répondit le fermier, trouvera un jeune mari et ils vivront longtemps ensemble; tandis que je suis vieux et qu'elle serait obligée de faire chaque jour un point au drap dans lequel on me couchera après ma mort.

Le fin compère l'écoutait, les yeux baissés, pour ne rien laisser voir de ce qu'il pensait : mais, en lui-même, il songeait qu'il était temps d'aborder la partie capitale de l'entretien.

Que vais-je devenir moi-même, ami Snipzel, dit-il enfin. Vous m'aviez promis de me .tenir quitte de l'argent que je vous devais ; et voilà que je vais être tenu de vous le rembourser.

Puis, brusquant le jeu, il ajouta avec colère :

Eh bien, prenez la maison, prenez les champs, prenez le cheval et la vache, et payez- vous dessus, homme sans parole.

Bon, répondit Kobe Snipzel, vous gar- derez les champs, le cheval, la vache et M maison ; et vous garderez aussi l'argent, ami Jan.

Alors le petit œil gris du paysan s'éclaira ; mais il eut soin de regarder de côté : un gros

184 UN COIN DE VILLAGE

chat roux qui rôdait sur la route s'aperçut seul de cet éclair oblique.

Ils causèrent encore quelques minutes en- semble, redevenus amis; ensuite, le fermier rentra à sa ferme, satisfait, mais un peu hon- teux, et boer Jan reprit le chemin de sa maison.

J'ai fait coup double, pensait-il. Je puis fumer une bonne pipe.

Comme il passait devant le pré il avait vu tout à l'heure les corneilles, il les vit de nou- veau et les recompta.

A présent je vois clair, se dit-il. Schnup avait raison : il n'y en a sûrement que neuf.

UN COIN DE VILLAGE 185

XXI

Le soir de la Noël, un cheval s'arrêta devant la maison de Catherine Wild et quelqu'un frappa à la porte ; aussitôt une voix se fit en- tendre à l'intérieur :

C'est Kobe Snipzel!

La porte s'ouvrit et Kobe vit devant lui Ca- therine, haletante, qui l'éclairait avec sa lampe.

Kobe, dit-elle d'une voix pleine d'an- goisse, est-il survenu un malheur que vous re- veniez vers moi, après ce que je vous ai fait ?

Non, répondit le fermier, mais mon cheval a besoin de repos, il vient de loin et je me suis dit : Juffrouw le laissera bien souffler un peu à sa porte.

Elle était en proie à une vive émotion, la gorge serrée, sans pouvoir parler ; et les larmes étaient sur le point de jaillir de ses yeux.

l86 UN COIN DE VILLAGE

Elle prit le cheval par la bride et dit au pachter :

11 soufflera mieux devant une botte de paille, à l'écurie. Entrez : le feu est pour tout le monde le jour de Noël.

Quand il poussa la porte de la cuisine, une épaisse fumée sortit de la pièce ; et cette fumée avait l'odeur de la pipe et du boudin sur le gril.

Boudins de Noël, oh ! oh ! cria-t-il en entrant.

Et des voix répondirent :

Vivat pour pachter Snipzel !

Il vit alors près de la table trois vieux petits hommes accroupis sur des chaises et tellement occupés de fumer dans leurs pipes qu'on les distinguait à peine dans le brouillard qui s'éle- vait autour d'eux. Quelque chose étincelait dans cette fumée, et tantôt c'était le fourneau de leurs pipes, le tabac grillé ressemblait à de la braise, tantôt les yeux ardents de convoi- tise avec lesquels ils regardaient sauter les boudins dans le beurre. Ils tenaient leurs bâtons entre les jambes, et à terre, près d'eux, se trouvaient leurs besaces et leurs cha- peaux.

Kobe tira sa bourse et leur donna à chacun deux sous : car c'étaient des mendiants; et ils

UN COIN DE VILLAGE 187

avaient ce jour-là, en l'honneur de Noël, la bière, le tabac et le boudin, dans les maisons. Tous trois s'en payaient à cœur joie, et tandis qu'ils avalaient un boudin, ils regardaient cuire celui qu'ils allaient manger ensuite.

Pachter, dit la servante, votre place n'est pas ici, avec ces vieux coureurs de routes. Pas- sez dans la chambre à côté.

Et les petits vieux se mirent à rire, en dode- linant de la tête, heureux que ce gros mangeur ne fût pas assis à leur table.

Comme il ouvrait la porte de la chambre voisine, Catherine survint et le poussa par les épaules. Il y avait grand feu dans l'âtre et une belle lumière éclairait la chambre. Sur la table étaient des galettes et du café.

Kobe vit cela d'un coup d'œil et il vit aussi que la jufTrouw n'était pas seule. Quelqu'un était assis devant le poêle et lui tournait le dos. C'était un homme assez grand de taille et blond, avec un cou très-blanc ; et les bouts d'une belle barbe frisée s'échappaient des deux côtés de sa tête.

Tist, lui dit Catherine, faites un peu de place à notre ami.

Et l'homme ayant à demi tourné la tête, le fermier reconnut un maçon qui habitait non

l88 UN COIN DE VILLAGE

loin de la juffrouw et passait pour le plus bel homme du village. %

Eh bien, maçon, s'écria-t-il, êtes-vous devenu si riche que vous ne reconnaissiez plus les gens qui vous font travailler ?

Le maçon paraissait très-ennuyé de l'arrivée du fermier et il répondit d'un ton de mauvaise humeur :

Non, sans doute ; mais vous ne m'avez pas laissé le temps de vous dire bonjour.

Oh ! oh ! répondit Snipzel en riant ; il vous faut plus de temps pour ouvrir la bouche qu'il ne m'en faudrait pour vous la fermer.

Catherine avait mis une troisième tasse à table et versait le café.

Elle s'arrêta tout à coup dans cette besogne et dit au fermier :

Je ne veux pas que vous parliez mécham- ment à mon amoureux.

Il la regarda, mais il ne put voir si elle se moquait ou si elle parlait sérieusement.

Tist sait dire ce qu'il a sur le cœur, con- tinua-t-elle. C'est un bel homme et il parle bien.

Le maçon la regarda à son tour, mais du coin de l'œil, sans lever la tête, et en même temps de ses larges mains, qui avaient la blan-

UN COIN DE VILLAGE 189

cheur du plâtre, il se mit à tisonner le feu.

Alors Kobe se souvint d'un bruit qui lui avait été rapporté : on prétendait que le maçon faisait la cour à Catherine Wild et que celle-ci ne dédaignait pas ce bel homme à la peau de femme, toujours si bien peigné et tiré à quatre épingles. Le maçon lui-même avait laissé se confirmer ce propos, un jour qu'on le plaisan- tait à une table de cabaret. Quelqu'un lui ayant demandé s'il allait bientôt se marier avec Catherine, il avait répondu en clignant de l'œil, avec sa vanité habituelle, que ce n'était pas lui le plus pressé. Il était connu pour un homme mou et fier de sa personne, passant sa vie à courir les kermesses plus qu'à travailler, et il avait eu deux enfants de deux femmes différentes.

Un joli coq, fit d'un ton cassant Kobe Snipzel en dressant sa taille.

Et pour se calmer, il avala d'un trait sa tasse de café.

Le maçon ne releva pas le mot ; il se con- tenta de hausser les épaules, en signe de dédain.

Catherine Wild s'assit entre les deux hom- mes, le corps à demi tourné vers le maçon et feignant de prendre plaisir à le regarder. Elle

I90 UN COIN DE VILLAGE

lui passa sa tasse, l'obligea à prendre deux galettes, s'informa s'il avait chaud et si rien ne lui manquait, tandis qu'elle oubliait de s'occu- per de Kobe Snipzel. Celui-ci était mal à l'aise et fronçait les sourcils : mais il éprouvait moins de colère que de chagrin. Et il se disait en lui-même :

Mon cœur a marché trop vite : ce n'était donc pas vrai que cette femme eût envie de moi !

Elle se retourna pour prendre une galette sur la table et rapidement, de ses yeux aigus, elle plongea jusqu'au fond de son âme. Toute sa figure parut se détendre alors et elle mon- tra une grande gaîté.

Tist veut bien de moi pour femme, dit- elle, quoique je sois plus vieille que lui. En effet je ne suis plus de la première jeunesse, pas plus que vous, Kobe, et pourtant nous avons trouvé tous les deux des partis, vous, une jolie fille et moi un bel homme.

Le maçon leva la tête, étonné du propos. Ce n'était pas ainsi qu'elle lui avait parlé avant l'entrée de Snipzel. Il avait eu beau la presser, lui dire qu'il l'aimait, lui raconter ses amou- rettes pour l'éblouir : elle s'était moquée de lui, impitoyablement. Et voilà que d'elle-même

UN COIN DE VILLAGE I91

elle semblait marcher au-devant de ses désirs. Le vent tournait donc ?

En ce moment, la voix du fermier se fit en- tendre brutalement :

C'est que nous avons tous les deux des quitus, dit-il en soupesant ses goussets.

Tist n'est pas intéressé, répliqua Cathe- rine sur le ton de la raillerie. Ce n'est pas d'argent qu'il se soucie. N'est-il pas vrai, Tist?

Le maçon passa sa main dans sa barbe et se mit à hocher la tète,grommela heu ! heu ! comme quelqu'un qui est embarrassé de se prononcer.

Vous me l'avez dit pourtant, reprit-elle. Si vous ne voulez pas en convenir, c'est peut- être que vous êtes honteux de n'avoir pas une aussi jolie femme que celle que notre voisin Snipzel va épouser.

Il protesta, disant non de la tête et faisant force gestes.

Elle le regarda alors d'un air tendre et s'écria :

Ah ! Tist, la belle barbe que vous avez ! Il n'y en a pas de plus douce, de plus frisée et de plus soyeuse sur la terre.

Et elle passa la main dans les touftes blondes de son menton.

I92 UN COIN DE VILLAGE

On me l'a déjà dit, fit le maçon avec or- gueil.

La belle peau blanche, Tist, que celle de vos joues!

Et elle la caressa du bout des doigts.

Les belles mains, Tist ! On dirait un homme de la ville.

Elle les prit dans les siennes.

Ah ! quelle femme ne vous aimerait pas?

Le maçon regarda Snipzel; les lèvres serrées, celui-ci tambourinait sur la table, avec colère.

Un sourire passa sur la bouche pâle du bel homme ; il se renversa sur sa chaise et se pen- chant vers sa voisine, il voulut l'embrasser.

Oui, dit-elle, à une condition.

Il mit la main sur son cœur, galamment.

Laquelle ?

Ah! Tist, je ne saurais vivre avec un homme aussi beau que vous, sans crain- dre constamment qu'une autre femme ne soit amoureuse de votre beauté. Tist,, coupez votre barbe, si vous ne voulez pas que je sois jalouse de toutes les femmes qui vous regarderont.

Ça, non, dit le maçon avec énergie.

Et il prit sa barbe dans sa main comme pour la défendre.

UN COIN DE VILLAGE I93

Catherine feignit une soudaine tristesse, et se tournant vers le fermier, elle lui dit dolente :

Voilà bien les jeunes hommes; ils sont fiers de leur beauté et ne veulent rien faire qui pourrait la diminuer. Tandis qu'à votre âge, pachter, on va de soi-même au devant des dé- sirs d'une femme.

Et elle ajouta de sa voix mordante :

La fille de Slim est bien heureuse ; elle fera de vous ce qu'elle voudra et vous mènera par le nez.

Le fermier l'interrompit ;

Ne me parlez plus de Roose ; le poisson a brisé le filet. Tout est fini entre nous.

Fini ?

Catherine s'était levée d'un bond, et debout devant lui, la gorge battante, anxieuse, elle le regardait.

Qu'est-ce qui était fini? Elle la détestait, cette Roose. Et sa haine allumait ses yeux.

Kobe cligna de l'œil du côté du maçon, montrant par qu'il ne voulait rien dire devant cet homme.

Hors d'ici, Tist !

Elle fut sur le point de le dire pour connaître plus tôt les motifs de cette rupture qui rendait

194 UN C0IN DE VILLAGE

Kobe à la liberté ; mais sur le point de s'amollir, son cœur rude se redressa, et, farouche, bourrue, altière, le défi aux prunelles et le rire aux dents, elle félicita ironiquement le fermier sur l'issue de ses projets.

On le trompait : ces gens s'entendaient entre eux comme des larrons en foire; il n'avait rien vu, lui, rien su, rien deviné. Elle le plai- gnait, le consolait, lui demandait si son cœur était remis, lui parlait de remèdes, avec des paroles brusques et une volubilité extraordi- naire, sans cesser de se moquer de lui.

Puis elle se retourna vers le maçon :

Il n'en sera pas ainsi de nous, Tist. Comme elle était près de lui, il lui jeta son

bras autour de la taille; elle ne se dégagea pas. Alors il s'enhardit et il allait la baiser dans la nuque quand Kobe se leva brusquement et s'écria :

Maçon, si vous avez du sang au lieu de plâtre dans les veines, vous sortirez avec moi ; nous verrons s'il est aussi facile de jeter un homme par terre que d'embrasser une femme.

Kobe ! cria Catherine avec une joie inex- primable.

Mais déjà il était sur le seuil de la porte, attendant le maçon qui demeurait à sa place,

UN COIN DE VILLAGE 195

blême, les lèvres pincées, haussant les épaules, par saccades.

Catherine laissa tomber sur ce dernier des yeux pleins de mépris et lui dit :

Tist, nous avons assez joué la comédie. Catherine Wild ne peut aimer qu'un homme, et vous êtes une femme par le visage et par le cœur. Sortez donc d'ici, Tist, pour n'y plus rentrer ; mais je ne veux pas qu'il vous arrive du mal à cause de moi. Vous partirez donc le premier, et Kobe Snipzel partira après vous.

Le pachter se mit à rire et grondant, ton- nant, envoya dans la porte trois grands coups de poing.

Qu'il en soit ainsi, dit-il; mais je tiens à dire au maçon que ce sont les coups de poing que je lui destinais.

Tist parti, il courut à l'écurie. En un instant le cheval fut dehors et lui sur le cheval.

Hue !

Et d'un coup de talon furieux il lança la bête dans le chemin.

Mais comme il prenait le tournant, le cheval manqua des quatre pieds sur la neige durcie et s'abattit, couchant de son long sur le flanc le fermier dont la jambe se trouva engagée. L'a-

I96 UN COIN DE VILLAGE

nimal se mit aussitôt à lancer ses sabots dans le vide pour se remettre debout ; et il s'était à demi redressé quand tout à coup il retomba de tout son poids sur le pied du pachter.

Kobe sentit immédiatement une grande dou- leur à la cheville, mais il n'en continua pas moins à vouloir se relever. S'arc-boutant sur ses reins, il appuya de toute sa force son talon sur le dos du cheval et le fit glisser le long de sa jambe engagée.

Ce mouvement lui rendit la liberté. Il prit l'animal par la tête et le remit à son tour sur ses pieds.

Comme il criait, jurant après la bête et fai- sant des hue ! hop ! à pleins poumons, on l'en- tendit de la maison de Catherine; et une voix demanda, dans le noir :

Qu'y a-t-il ?

Il ne répondit pas d'abord et tâcha de se remettre en selle : mais son pied lui paraissait à lui seul plus lourd que son corps tout entier et il ne put parvenir à se hausser.

A l'aide, cria-t-il.

Une lanterne apparut au bout du chemin, s'avançant rapidement.

De quel côté? fit la voix.

Ici, dit Kobe.

UN COIN DE VILLAGE I97

Et il vit venir à lui, courant de toutes ses forces, Catherine Wild.

Il s'était appuyé contre son cheval, le coude posé sur la selle, n'osant faire un mouvement, car il souffrait horriblement.

A peine Catherine Teut-elle vu, qu'elle le prit dans ses bras, les yeux dans les yeux, et se mit à douloir :

Kobe, pour l'amour de Dieu, que vous est-il arrivé ? Quelqu'un vous a-t-il attaqué ? Êtes-vous tombé de cheval? Ah! Kobe, parlez.

Elle était pâle de terreur et ses seins haletaient.

Comme il avait peine à se tenir debout, elle le soutint dans un de ses bras ; et de sa main libre elle cherchait sur sa poitrine et ses épaules la trace des blessures. Elle s'aperçut alors qu'il y avait de la terre sur les flancs du cheval et sur les habits de Kobe.

Vous êtes tombé de cheval, Kobe, je le vois bien. A moi ! Il est blessé !

Taisez-vous, Catherine, répondit Snipzel en faisant un effort pour rire. Une goutte de genièvre, et vous me verrez remonter à cheval sans l'aide de personne.

Il fit trois pas, traînant après lui son grison par la bride ; mais subitement sa figure se

I98 UN COIN DE VILLAGE

contracta et il tomba comme une masse sur le chemin.

Mon Kobe! cria Catherine.

Et elle se jeta sur lui, l'embrassant dans les yeux et sur le cou, avec une passion folle, et l'appelant de doux noms.

Puis, elle se releva et se mit à crier d'une voix saccadée :

A l'aide ! au secours !

On accourut des maisons d'alentour.

Vite ! vite ! Une charrette ! Non, une brouette ! Non, emportez-le à bras ! Des hommes !

Chacun criait :

Qu' est-il arrivé ? Est-il blessé ?

Et elle répondait, furieuse, s'emportant contre ces gens :

Eh bien, il n'y a donc pas un homme ici ! Pas un pour emporter dans ses bras Kobe Snipzel ! On va donc le laisser sur le chemin ! Il est blessé ! mort peut-être ! Ah ! vermines, il faudra donc que je le porte à moi toute seule.

Elle souleva dans ses bras le corps du fer- mier, mais par suite du mouvement qu'elle fit, le pied du blessé tomba pesamment sur le sol; et Kobe, revenant à lui, poussa un han ! de torture.

UN COIN DE VILLAGE I99

Non, je ne peux pas, dit-elle. Des hommes !

Quatre paysans s'avancèrent alors, et pre- nant Kobe par la tête et les jambes, le por- tèrent dans la maison de Catherine. Elle les suivait, épiant leurs mouvements et disant d'une voix tour à tour tendre et dure :

Doucement ! Vous marchez trop vite ! Ne le secouez pas ! Attention, il y a ici une ornière !

Comme le ballotement de son pied le faisait souffrir beaucoup, elle prit la jambe dans ses mains et la soutint, pendant toute la route, délicatement.

On le coucha dans l'alcôve du rez-de- chaussée, et Catherine se mit à lui tirer ses bottes ; mais le pied malade avait tellement gonflé en quelques instants, qu'elle dut fendre la chaussure dans sa longueur au moyen d'un couteau.

A boire ! dit Kobe. Ce fut son premier mot.

On voulut lui verser un verre de genièvre, mais il s'empara de la bouteille et la vida à moitié d'un trait. Alors il sentit la force lui revenir.

La chambre était remplie de monde ; et non-

200 UN COIN DE VILLAGE

seulement les quatre paysans qui avaient porté Kobe s'y trouvaient, mais les voisins, les femmes des voisins et leurs enfants.

Amis, leur dit Catherine, merci à tous. Et vous, Piet, Jef, Jan et Phlip, allez boire un bon verre à la cuisine, pour la peine que vous avez prise de le porter.

Les quatre paysans ne se firent pas prier et ouvrirent la marche ; mais Catherine eut plus de peine à mettre les femmes à la porte ; long- temps encore après qu'elles se furent décidées à quitter la place, il en demeura devant la fenêtre, et elles cherchaient par les fentes du volet à voir ce qui se passait à l'intérieur.

Catherine prit du linge dans l'armoire, l'im- biba d'eau-de-vie et le mit sur le pied de Kobe. Elle lui disait :

Quel malheur ! Pourtant, Kobe, il eût pu en arriver un plus grand : c'était que vous fussiez mort avec l'idée que j'avais de la colère contre vous.

Il répondait :

Je commence seulement à vous con- naître, Catherine.

Elle le quitta un instant et attela elle-même son vieux petit cheval roux à la carriole ; puis elle y fit monter la vieille servante et lui corn-

UK COIN DE VILLAGE 201

manda de ramener le médecin qui habitait à une demi-lieue de là.

La servante revint au bout de trois quarts d'heure ; mais le médecin n'était pas avec elle : il était trop fatigué, il ne pourrait venir que le lendemain matin.

Begod! 'sacra Catherine. Nous verrons bien I Elle sauta à son tour dans la carriole et

partit à fond de train.

Sur la chaussée elle vit une ombre longue et mince qui marchait à grandes enjambées.

Lamme, cria-t-elle, courez à la maison. Il est arrivé malheur à votre oncle. Je revien- drai avec le médecin.

202 UN COIN DE VILLAGE

XXII

Au bout de trois jours, la fièvre quitta Kobe Snipzel, et il put commencer à boire et à manger ; mais il était encore incapable de faire aucun mouvement, et sa jambe était comme engourdie. Lamme venait deux fois le jour prendre de ses nouvelles et chaque fois, il proposait de le conduire à la ferme.

Ah ! Lamme, lui répondait la juffrouw, laissez-le-moi quelques jours encore.

Il s'offrait alors à le soigner ; mais elle entendait le soigner toute seule. Elle eût voulu fermer la porte à tout le monde. Elle était heureuse de l'avoir auprès d'elle, et cette possession payait son cœur orageux de bien des troubles. Pendant trois nuits, elle l'avait veillé, sans fermer l'œil, inquiète, jamais lassée, lui disant de douces choses d'une

UN (km DE VILLAGE 20 3

voix câline et le caressant de ses mains amou- reuses, avec la tendresse d'une mère et la passion d'une femme. Quelquefois il la repous- sait, dans les transports de la fièvre, l'appelant de noms qui n'étaient pas le sien ; elle posait sa main sur ses yeux ou sur son front, pour le calmer, lui répétait son nom à elle, interminablement. Il l^ii arrivait aussi de faire de grands gestes dans le vide et en même temps il appelait le maçon, comme s'il lui portait un défi. Le cœur de Catherine bon- dissait en l'écoutant : elle était joyeuse et pleine d'espérance ; car elle se souvenait de la jalouse colère du fermier quand le maçon avait porté la main sur elle. D'autres fois, il appelait Roose : les sombres idées, comme des corbeaux au bec acéré, s'abattaient alors sur elle et lui rongeaient l'esprit. Elle allait vers lui, le regard brûlant, la main ten- due pour lui fermer la bouche ; et tout à coup elle se mettait à pleurer.

A présent que la •fièvre avait disparu, il lui parlait.

Ah ! Catherine, lui dit-il pendant un de ces entretiens, quel malheur que je sois tombé de cheval si près de votre maison ! Vous n'au- riez pas eu tous ces embarras.

204 UN C0IN DE VILLAGE

Ne dites pas cela, Kobe : j'ai fait ce que tout le monde aurait fait à ma place.

Ange du bon Dieu ! Ah ! je le vois bien à vos yeux, à vos joues, à votre pâleur : voilà six jours que vous ne dormez ni ne mangez.

Elle mit un doigt sur la bouche du fermier et lui dit :

Taisez-vous : je ne me sens point de fatigue quand je suis auprès de vous.

Il s'inquiétait de la ferme, des affaires, de ses chevaux, de ses vaches, de ses terres. Il est vrai que Lamme était : mais Lamme n'a pas encore l'œil du maître ; il aime à bayer aux corneilles. Ah ! s'il pouvait s'en aller, marcher!

Je le vois bien, lui dit-elle avec un ton de reproche, vous êtes pressé de quitter cette maison.

Il la regarda ; une lumière trembla dans ses yeux. Il fut sur le point d'éclater. Il répondit :

Ne le pensez pas, Catherine ; je voudrais seulement la quitter un instant pour savoir quelles choses se passent à la ferme.

Comme il revenait un jour sur ce désir, elle alla décrocher son manteau, rabattit son capu- chon sur sa tête et courut à la ferme.

Quand Lamme la vit entrer, il la prit par

UN COIN DE VILLAGE 20 5

la main, gravement et cérémonieusement, et la mena d'abord à l'étable : de l'étable, il la conduisit à l'écurie, de dans les greniers, puis au fournil, aux granges, aux hangars, au potager, sans môme lui demander ce qui l'amenait; et lorsqu'elle eut tout bien vu, il la conduisit dans la belle chambre du rez-de- chaussée, chaque objet brillait à sa place. il lui dit :

Juffrouw, je ne vous ai montré ni les terres, ni les meules, ni d'autres choses encore qui ne sont pas à portée de nos yeux ni de nos mains, mais qui toutes sont en bon état.

Je le dirai à votre oncle, Lamme.

Bon ! répondit le garçon, mais ce n'est pas pour cela que je vous ai menée à travers la ferme; j'ai voulu vous montrer la place de chaque chose, afin qu'elle vous soit connue le jour vous entrerez ici en maîtresse.

Lamme ! que dites-vous ?

Je dis ce qui est selon mon cœur.

Selon votre cœur? Ah ! merci, Lamme, mais ce qu'on souhaite n'arrive pas toujours.

Lamme n'a pas les yeux sous son bonnet :

il a vu bien des choses. C'est pourquoi il s'est

dit que tout ce qui est ici vous appartiendrait

un jour.

12

206 UN COIN DE VILLAGE

Lamme, rien de cela ne tente mon cœur.

C'est que vous aimez mieux le fermier que Ja ferme, juffrouw.

Bien sûr, répondit Catherine avec énergie.

Eh bien, il n'y aurait pas entre mon oncle et moi le même sang s'il n'arrivait ce que je vais vous dire. Mon oncle ira vous prendre chez vous et vous mènera dans sa ferme ; et il vous dira ces propres paroles : Juffrouw, qu'il y ait ici désormais un homme et une femme qui soient en même temps comme deux et un.

Non, Lamme, cela n'est pas possible. Si votre oncle avait eu envie de moi, il n'aurait pas courtisé la fille de Jan Slim.

A qui n'arrive-t-il pas de confondre sa gauche avec sa droite ?

Il est tombé dans les filets de ces gens, répliqua-t-elle avec colère.

Mais Lamme cria :

Si quelqu'un ose dire que Roose a usé de malice pour attirer mon oncle, il en a menti.

Elle le regarda, étonnée de son ardeur à la défendre. Il la regarda à son tour et lui dit :

Voilà la vérité : nous avons échangé des promesses, cette fille et moi.

UN COIN DE VILLAGE 207

Il lui raconta la manière dont Boer Jan s'y était pris pour assurer le mariage du fermier avec Roose, ses ruses et le changement imprévu qui s'était opéré dans ses projets.

Je vois clair à présent, dit Catherine. Pauvre Roose !

Ah! juffrouw, vous l'aimerez, car elle est bonne et douce ; mais mon oncle lui a gardé rancune; il ne me permettra jamais de l'amener à la ferme comme la femme de son neveu, si vous ne me venez en aide.

Ah ! Lamme, s'écria-t-elle, je ferai tout ce que vous voudrez.

Eh bien, voici.

Et il lui fit part d'un projet qui devait se réaliser le jour des Rois.

La tête de Lamme est comme un moulin qui moud des idées, dit Catherine en riant, après l'avoir écouté ; mais c'est de la bonne mouture, et un beau jour, avec l'aide du boulanger, cela fera du pain comme on n'en voit pas tous les jours.

Bon, répliqua- t-il, c'est vous, jurlrouw, qui serez le boulanger.

De tout mon cœur.

Catherine s'en revint vers Kobe Snipzel et lui dit :

208 UN COIN DE VILLAGE

La ferme est en bon ordre. Reposez en paix.

Il lui répondit :

Vous n'avez pas votre pareille parmi les pachteresses du village, Catherine Wild.

Et, en effet, elle ne perdait pas un moment de la journée; tout en le soignant, elle dirigeait le ménage. Elle avait toujours quelque besogne à terminer; elle aidait la servante à nettoyer les cuivres du bahut, à laver les porcs, à changer la litière des vaches et du cheval. On ne la voyait jamais à rien faire. Ainsi grandissait l'admiration du fermier pour cette femme vaillante.

Une nuit, il fut brusquement réveillé par un bruit de voix qui partait de l'intérieur de la maison et il entendit distinctement la servante crier : Au voleur !

Aussitôt il sauta de son lit et la jambe ten- due, se glissant sur un pied, il alla jusqu'à la porte de la chambre et l'ouvrit.

Catherine descendait en ce moment l'esca- lier, une petite lampe à la main, et le voyant sur le pas de la porte, elle lui cria :

Kobe, rentrez, pour l'amour du Ciel ! J'en viendrai bien à bout sans vous.

Et prompte comme la pensée, elle le repoussa

UN COIN DE VILLAGE 209

dans la chambre et ferma la porte à clef. Puis, s' élançant du côté de la maison la servante avait entendu les voleurs :

Chiens de poltrons, cria-t-elle, je vais vous marquer pour mieux vous reconnaître.

Au même instant un coup de feu retentit, suivi sur le champ d'un second coup.

Kobe appuya de tout son poids son épaule contre la porte avec l'intention de la faire sauter ; mais il sentit tout à coup dans ses membres une grande faiblesse. Il fût tombé à terre sans une chaise qui se trouva à portée de sa main et dont il s'aida pour regagner son lit.

Au bout de quelques instants, il entendit sonner sur les dalles la crosse d'un fusil. Alors son cœur devint joyeux subitement, et il s'écria :

Elle les a mis en fuite ! Cest elle qui a tiré!

Elle ouvrit la porte ; elle avait les yeux brillants ; elle riait. Et gaîment elle lui dit :

Voilà des moineaux qui ne reviendront plus.

Le lendemain, en descendant à la cour, la vieille servante trouva des traces de sang sur le pavé.

210 UN COIN DE VILLAGE

Trois jours se passèrent sans que Kobe par- lât de rentrer à la ferme, et Catherine était heureuse de lui voir oublier le temps auprès d'elle.

Un matin pourtant, il lui parut soucieux.

11 pense à me quitter, se dit-elle aussitôt. Et en effet il lui reparla de la ferme.

Ah ! Kobe, s'écria-t-elle, avec tristesse, je savais bien que ce moment arriverait et j'aurais m'y préparer d'avance; mais on n'a pas de force pour se préparer au chagrin.

Je l'éprouve par moi-même, répondit le fermier, mais il n'y a pas de raison pour que je reste plus longtemps sous votre toit, Cathe- rine : m'es pieds commencent à me porter.

Il se turent tous les deux, pensant à des choses différentes. Ce fut lui qui rompit le premier le silence :

Savez-vous quel souvenir m'est passé tantôt par la tête, Catherine ? Il date de loin : vous aviez alors douze ans, moi j'en avais vingt- quatre. Vous étiez une jolie petite fille un peu sauvage et vous vous mêliez volontiers aux garçons quand ils couraient à travers les champs l'été, ou qu'ils glissaient sur la glace l'hiver. Ce jour-là, il y a juste vingt-cinq ans de cela, vous aviez passé, avec d'autres enfants du

UN COIN DE VILLAGE 211

village, à travers la haie du parc de M. le baron et vous vous étiez mise à courir sur l'étang gelé. Vous étiez la plus hardie, et tandis que les autres frappaient devant eux la glace avec des bâtons et ne posaient le second pied qu'après que le premier avait tâté le terrain, vous vous élanciez sans prendre garde à rien. L'étang n'était pas assez gelé : tout à. coup la glace se brisa sous vous. Alors les autres en- fants se sauvèrent, vous laissant seule à vous débattre. Je passais de ce côté quand j'entendis leurs cris ; l'un d'eux, plus hardi, me cria que vous étiez tombée dans l'étang. Je sautai sur la glace ; mais elle craquait sous mon poids. Comment arriver à ce trou noir je voyais apparaître votre tête et vos petits bras qui sem- blaient appeler au secours ? Je me mis à plat ventre et m'aidant des pieds et des mains, je me glissai jusqu'à l'endroit vous faisiez de vains efforts pour vous tirer de l'eau. Catherine, j'eus la joie de vous sauver de ce danger; mais vous étiez plus morte que vive, et il fallut une bonne heure de frictions au coin du feu pour ramener le sang à vos joues.

C'est vrai, Kobe ; et voici ce qui arriva : on voulut me forcer à vous remercier quand je revins à moi; mais rien ne put m'y con-

212 UN COIN DE VILLAGE

traindre. Je me sauvais de vous quand je vous voyais venir. Oui, je m'en souviens bien.

Puis un jour, une bonne année après, je vous rencontrai au détour d'un sentier. Les haies étaient hautes ; vous ne m'aviez pas vu approcher; si bien que je vous saisis par le bras et que je vous demandai : «Catherine, ne me reconnaissez-vous donc pas ? »

Et je vous répondis, je m'en souviens com- me si la chose s'était passée hier : «Oui, Kobe Snipzel. » Et en vous disant cela, je vous sau- tai au cou et vous embrassai sur les deux joues.

Mettez-vous près de moi, Catherine, plus près Et d'un trait vous disparûtes comme une chèvre qui se sent poursuivie... Plus tard, nous nous sommes rencontrés aux kermesses, nous avons dansé ensemble... C'était le beau temps de la vie. Vous souvient-il qu'un soir nous revînmes bras dessus bras dessous de la fête, nous avions dansé jusqu'à minuit? C'était au mois d'août et il y avait un beau clair de lune. Nous marchions en avant : derrière nous venaient vos parents, mon frère qui était déjà marié à cette époque et quelques filles avec leurs hommes. Ils causaient, riaient, criaient, et par moments se mettaient à danser. Je ne sais pas ce que nous disions, mais

UN COIN DE VILLAGE 21 3

nous ne disions pas grand' chose, et puis nous avons pris un chemin creux la lune pé- nétrait à grand peine. Dans l'ombre brillait un ver luisant : nous avons voulu le saisir en même temps; mais, en me pressant contre vous, ma bouche a trouvé sur son chemin votre cou ; puis nos bras se sont enlacés. Cela finit d'une autre manière : vous vous êtes mise subitement à rire et à vous moquer de moi. Je ne vous ai plus jamais embrassée depuis, Catherine.

Ni vous, ni un autre homme, Kobe. Ils se turent, s'écoutant en eux-mêmes. Un flot de jeunesse montait de leurs cœurs.

Leurs prunelles se dilataient dans de la douceur.

D'où vient, reprit-il, qu'après tant de temps nous nous retrouvions avec plaisir l'un près de l'autre ? Nous sommes comme un homme et une femme qui, ayant interrompu pendant un certain nombre d'années une beso- gne, se remettent à l'achever avant que la mort ne les surprenne.

Pour moi, Kobe, je suis toujours la même femme, orgueilleuse et vive ; oui, j'ai toujours la même tête, et pourtant il me sem- ble que je suis sous votre main comme un roseau sous la main du vent.

214 UN COIN DE VILLAGE

Non, Catherine, nous ne sommes plus les mêmes et c'est un bien, car nos yeux voient maintenant ce qu'ils ne pouvaient voir autre- fois. La bonne semence a été séparée de la mauvaise et il en est sorti un arbre solide au cœur jeune sous une rude écorce.

Oui, Kobe, et plus l'écorce est rude, mieux elle garde le cœur... Mais j'entends à votre voix que vous êtes fatigué... Couchez- vous la tête sous l'oreiller : je fermerai les volets pour que vous dormiez en paix.

Mais le fermier se redressa et lui prenant la main :

Si ma voix vous paraît plus troublée qu'à Fordinaire, c'est que j'ai quelque chose à vous dire qu'on ne dit pas deux fois dans la vie, Catherine... Je dois parler, je veux parler... Il y a déjà vingt ans que j'aurais le faire... Ceux qui sont unis tard regrettent de ne s'être pas connus dans leur jeunesse ; mais quels seront les regrets de ceux qui s'étant rencon- trés sur le même chemin alors qu'ils étaient jeunes, s'aperçoivent un jour qu'ils étaient faits l'un pour l'autre et ne se sont pas unis?... Eh bien, Catherine, je vous demande qu'il n'en soit pas ainsi de nous. Voulez-vous être la pachteresse de la ferme, dites ?

UN COIN DE VILLAGE 21 5

Un instant Catherine demeura la tête bais- sée, la main dans celle de Kobe, sans rien pouvoir répondre ; et le fermier tremblait en la regardant. Serait-ce oui, serait-ce non? Mais elle leva les yeux et il fut rassuré. C'étaient des yeux humides de larmes.

D'un bond elle fut sur le bord du lit et, sanglottante, lui dit :

Ah ! Kobe, mon cher Kobe, je vous aime jusque dans le fond de mes os.

2î6 UN COIN DE VILLAGE

XXIII

Le jour des Rois, à la vesprée, il vint chez juffrouw Wild des gens de Woluwe, de Perck et même de Cortenbergh, tous un peu parents, et quand sept heures sonnèrent, ils étaient dix.

Puis vinrent le maître d'école et le secrétaire de la commune, le pachter Snipzel et Lamme son neveu ; et tout ce monde semblait s'être donné rendez-vous dans la maison pour rire et s'amuser.

Quand la réunion fut complète, le maître d'école tira de sa poche une dizaine de petits morceaux de papier proprement plies et les jeta dans un vieux cabas.

Il mit ce cabas entre les mains de la ser- vante et dit:

Que chacun tire un billet !

Et l'un après l'autre, les hommes plongeaient

UN COIN DE VILLAGE ll'J

la main dans le cabas, et chacun se hâtait d'ou- vrir son billet pour savoir s'il serait roi, fou, conseiller ou simplement échanson. Mais per- sonne n'avait mis encore la main sur le billet qui le ferait fou ou roi.

Le fou ! clame tout à coup l'assemblée. Voici le fou !

C'est Lamme qui agite son billet en l'air: et aussitôt il se met à faire des grimaces les unes plus drôles que les autres pour montrer qu'il est homme à se tirer d'affaire.

Kobe Snipzel s'avance à son tour : mais Catherine repousse en riant la main qu'il va mettre dans le cabas ; et elle en retire pour lui un billet qui ressemblerait à tous les autres, n'était une petite tache d'encre qui se voit sur un des coins ; personne, à l'exception de Ca- therine, de Lamme et du maître d'école, n'est dans le secret.

Le roi ! Snipzel est roi.

Des cris s'élèvent. Vivat pour Snipzel ! Lon- gue vie au roi Kobe Snipzel ! Et quelques-uns font mine de le saluer, ployant l'échiné jusqu'à terre. Un joueur de violon, engagé pour la fête, raclait ses cordes furieusement. Hi han an an ! fait l'archet. Et Kobe salue.

Il n'y a plus que trois billets à tirer: le

2l8 UN COIN DE VILLAGE

maître d'école en prend un, et il est confes- seur ; le secrétaire en prend un autre, et il est médecin ; et Pouffers, le gai Pouffers, est nommé conseiller.

Chacun se promet alors de bien jouer son rôle et rumine des farces prodigieuses.

Rim chichim ! Le musicien met son violon sous le menton et tout le monde se dirige vers la grande table couverte d'une nappe à car- reaux bleus et blancs, en sautant et en mar- quant le pas, aux grincements du crin-crin.

Grand Napoléon, dit alors le maître d'é- cole à Snipzel, il vous appartient de choisir votre femme, afin d'en faire la reine.

Bon, répondit gaîment Kobe : elle est toute trouvée. Voici ma femme et voici la reine.

Et abattant ses deux larges mains sur la taille de Catherine, il l'assied près de lui, amou- reusement.

Tout est pour le mieux, dit le maître d'école. Le roi et la reine sont trouvés. Vous autres, faites bien votre métier.

Et aussitôt l'assemblée se met à crier :

L'échanson ! quel est donc le méchant échanson qui laisse mourir de soif le roi et la reine ? Sans doute, il est en train de vider les pots, au lieu de les passer à la ronde.

tTN COIN DE VILLAGE 21$

Mais Flip remonte de la cave avec deux énormes cruches de bière et s'écrie :

Gosiers du diable 1 Avez-vous avalé l'en- fer que vous soyez si altérés ?

Il s'approche de Kobe et lui verse la première rasade.

C'est le grand moment : chacun regarde Kobe, et celui-ci regarde son verre. Il l'élève, l'abaisse, le caresse, lui sourit, puis l'avale d'un trait.

Une grande clameur monte :

Le roi boit !

Malheur àTone le Crollé ! Il a crié trop tard. Pour punition de sa faute, Lamme lui passe à travers la figure un gros morceau de charbon de terre qui le fait ressembler au mage noir.

C'est bien fait ! le fou a agi selon son droit ! disent les autres.

Et c'est en effet la coutume que le fou bar- bouille de charbon ceux qui oublient de crier : Le roi boit.

Une belle couronne de papier doré décou- pée à fleurons ceint la tête de Kobe Snipzel, et il a l'air d'un vrai roi, tant il est gras, robuste et réjoui. Dans la main droite, il tient un grand couteau à lame reluisante et quand il veut se faire entendre, il frappe de son couteau sur la table.

220 UN COIN DE VILLAGE

Ma joie, ma Catherine, dit-il, je suis assis sur un vrai trône puisque je suis assis près de vous. A présent phis rien ne pourra nous désunir.

Regardez-moi, Kobe, répond la fermière, afin que je puisse voir mon cœur danser de joie dans vos yeux.

Et les gens crient :

A boire ! échanson de rien ! à boire ! Nous sommes plus altérés qu'un étang séché au soleil il y a des crapauds au lieu d'eau.

Et Flip reparaît avec ses cruches qu'il vient de remplir pour la seconde fois, en dé- criant :

Bénédiction ! tout le tonneau y passera, c'est sûr.

En ce moment, une odeur de beurre à la poêle se répand dans la maison ; et quelques uns, sentant approcher quelque chose de bon, défont à l'avance la boucle de leur ceinture, sournoisement.

Bientôt après, le cuisinier pousse la porte, tenant dans ses mains un grand plat de crêpes, ou, comme on dit en Brabant, de koekebakken fumants : il a un bonnet de femme sur la tête et autour des reins un drap de lit dont il s'est fait un tablier.

UN COIN DE VILLAGE 221

Les cris redoublent.

Mangeons, dit le roi en frappant de son couteau sur la table.

Et sur-le-champ on entend un grand bruit .de couteaux et de fourchettes. Les uns coupent leur koekebakke en deux, les autres le coupent en quatre ; il en est qui panent de l'avaler d'une seule gueulée. Mais le plus hardi fut incontes- tablement un certain marchand de bœufs qui mit son koekebakke sur la langue et paria de le manger sans remuer seulement la mâchoire, ce qu'il fit, au grand plaisir de ceux qui le regar- daient.

Le roi boit !

Et dans les gosiers qui gloussent, la bière descend, écumeuse et fraîche.

est le fou ? Lamme le fou, êtes-vous passé ? Enfin il arrive, tenant son estomac à deux mains et poussant des soupirs.

Lamme, qu'y a-t-il ? Avez-vous avalé le koe- kebakke de travers? lui demande Kobe Snipzel.

Mais Lamme fait signe de la tête que non. Il tire langue, ouvre tout large ses yeux, frappe son estomac et continue à geindre. Déjà l'as- semblée s'inquiète ; mais il se met à rire pour montrer que c'est un tour de sa façon, et tout le monde rit avec lui.

222 UN COIN DE VILLAGE

Fou, dit le roi, je vois sans lunettes qu'il y a en vous quelque chose de dérangé.

Lamme fait aller très-vivement et plusieurs fois de suite sa tête de bas en haut.

C'est entendu, continue le roi, vous êtes dérangé. Je vais appeler le médecin pour vous faire une saignée.

Le malin petit secrétaire s'approche de Lam- me et lui dit :

C'est moi le médecin. Montrez votre langue.

Verte.

Le dedans de vos mains.

Bleu.

Vos yeux.

Rouges. C'est bien. A présent, dites-moi le nom de votre maladie. Si c'est la bile, je vous purgerai. Si c'est congestion, je vous saignerai. Et si c'est le jeûne, vous mangerez et boirez.

Vivat pour le médecin ! crie l'assemblée.

Voilà, répond Lamme ; j'ai bu et mangé et pourtant j'ai faim et soif. Mon cœur est gros et en même temps il est' serré. Il me semble qu'une partie de mon corps gèle et que l'autre est sur des charbons ardents. Je suis deux, étant un.

Et chacun, l'entendant, se dit :

UN COIN DE VILLAGE 223

veut-il en venir ?

Je vois, dit le médecin, vous êtes malade. Revenez quand vous serez guéri.

Lamme recommence ses contorsions et meugle comme une vache en gésine.

Confesseur, dit alors le roi, notre fou a le diable au corps : confessez-le.

Ainsi soit-il, dit le maître d'école. Et il emmena Lamme dans un coin.

Maître, lui dit ce dernier à voix basse, ne faisons point traîner les choses. Roose est à la porte et son petit cœur attend avec impatience que j'aille la prendre par la main pour la con- duire devant mon oncle.

Fils, lui répondit le vieux maître d'école, la ruse est bien imaginée. Quand le dur fermier verra cette belle jeune fille suppliante devant lui, il n'aura pas le courage de résister.

Puis changeant de ton et parlant à haute voix, il s'écria :

C'est de folie que le fou est atteint.

Bon, dit le roi, la chose serait plus extraordinaire s'il était malade de sagesse.

Mais sa folie est solitaire et mélancolique.

Comment peut-elle être solitaire, puisque lui-même tient compagnie à sa folie et qu'ils vont ensemble comme mari et femme ?

224 UN COIN DE VILLAGE

Les soupirs de Lamme redoublèrent à ce propos.

Ah ! grand Napoléon, dit le confesseur, vous avez mis le doigt sur la blessure. Ils vont ensemble comme mari et femme ; mais il n'y a ni femme ni mari, et voilà justement ce qui le chagrine. Le fou a le mal d'amour.

Qu'il prenne femme, dit le roi. Et tout le monde s'écria :

Le roi l'a dit : que le fou se choisisse une femme.

Alors, Lamme mit la main sur son cœur, avec un empressement comique ; et tout aussitôt il courut à travers la chambre, gambadant, brayant et dansant.

Il veut vous dire par que son mal est allégé, fit le confesseur.

Et Catherine dit à son tour :

Maintenant que vous avez la permission du roi, fou de Lamme, allez-nous chercher celle que vous aimez et que vous avez choisie pour femme.

Il fit deux ou trois fois le tour de la cham- bre, feignant de regarder sous les tables et dans les coins.

Il cherche sa moitié et ne la trouve pas, disait-on en riant.

UN COIN DE VILLAGE 225

Et les uns disaient encore :

Sûrement il va nous amener quelque bossue pour nous faire rire.

Non, un vieux bonhomme déguisé en femme, répliquaient les autres.

Non, la vieille Hopsasa.

Non, un bâton avec une capeline et un chapeau de paille, comme les bâtons qu'on met dans les champs pour épouvanter les oiseaux. Ah ! Lamme ! Lamme !

Lamme haussait à présent les épaules et tenait ses yeux fixés à terre, en homme désespéré ; mais tout à coup on le vit se frapper le front, rire aux éclats, et il sortit bruyamment.

Le fou a son idée, cria l'assemblée.

Ah ! Kobe, mon cher homme, dit tout bas en ce moment Catherine au roi, il ne faut jamais en vouloir à quelqu'un de la direction qu'a prise son cœur : rien ne peut empêcher qu'un homme et une femme ne s'aiment. Aussi, Kobe, je vous en prie, ne soyez pas surpris de ce que vous allez voir.

Tout ceci n'est qu'un jeu, répliqua-t-il en riant. On sait ce que peut être le mariage d'un fou. Non vraiment, je ne serai pas surpris.

Lamme rentrait justement : il tenait par la main une jeune fille et celle ci avait le visage

13.

226 UN COIN DE VILLAGE

recouvert d'un masque en carton dont les joues bouffies et rouges semblaient rire ; on ne voyait pas davantage ses cheveux, car elle avait tiré son châle jusque sur son front. Ni Lamme ni la jeune fille ne semblaient fort à l'aise : leurs mains tremblaient et ils ressemblaient à des coupables qu'on amène devant le juge. Mais la gaîté fut si grande quand on les vit paraître, que personne ne remarqua leur trouble.

Avancez, dit le roi.

Et il se mit à regarder curieusement Lamme et sa compagne.

Fou, reprit-il au bout d'un instant, le grand Turc vous a-t-il donné sa fille en mariage ? Vous faites signe que non. Eh bien, dites-nous qui est celle-ci, car personne ne peut voir le visage qu'elle cache sous son masque et pourtant elle est jeune et jolie, ça se devine bien.

Non, roi, je ne vous dirai rien, répondit Lamme, avant que vous n'ayez consenti à me la donner pour femme.

Bon, fit Kobe en riant, s'il faut l'écrire, que le conseiller l'écrive.

Et PoufTers, qui était conseiller, se prêtant à la plaisanterie, fit mine d'écrire sur la muraille ce qu'on lui demandait.

UN COIN DE VILLAGE 227

Vous avez la promesse de votre oncle, parlez, dit Catherine. Il n'est pas homme à revenir sur sa parole.

Oncle, dit alors Lamme, vous me la donnez pour femme sans la connaître ; mais autre chose est d'acheter un sac d'avoine la main dans le sac ou de l'acheter le sac fermé. Le fou d'aujourd'hui cessera de l'être demain et l'on dit quelquefois en badinant des choses qui demeurent scellées pour toujours.

Lamme, dit alors le roi, qu'y a-t-il au j fond de tout ceci ? C'est sans doute un tour

de votre façon. Je ne vous connaissais pour- tant pas de prétendue dans le pays.

Roose, ôtez votre masque.

Et la fille de Jan Slim ayant fait ce que lui disait Lamme, chacun put voir sa jolie figure pâlie par l'émotion : elle baissait les yeux et . roulait son masque dans ses mains.

Roose !

Kobe jette sur Lamme un regard de colère et son poing s'abat sur la table.

Quelle est cette comédie, neveu ? Un autre que vous me l'aurait déjà payée chèrement.

Oncle, ce n'est pas une comédie. Roose sera ma femme, si vous le voulez.

Kobe regarde Roose, et la voyant si pâle et

228 UN COIN DE VILLAGE

si émue, il sent fondre sa rancune. Pourtant il ne répond pas d'abord, et ses yeux vont de Lamme à la jeune fille.

Alors il entend monter à lui la voix de Catherine et cette voix chuchote :

Quand un mot ferait leur bonheur, ne le direz-vous pas, Kobe?

Cette bonne parole lui rend la gaîté et il frappe son ventre en riant et disant :

Le fou a bien mené son jeu. C'est une justice qu'il faut lui rendre.

Cependant il n'a répondu jusqu'à présent ni oui ni non et il semble prendre plaisir à faire durer l'anxiété des deux amoureux.

Trois fois il vide son verre et chacun crie :

Le roi boit !

A la fin pourtant il se tourne vers eux et leur dit :

Allez, les enfants ! Je suis heureux et vous le serez aussi. Demain j'irai arranger l'affaire avec Jan Slim.

Lamme saute et danse à travers la chambre et Catherine fait asseoir Roose à côté d'elle. Santje est restée dans la cuisine : on va la chercher avec le violon et on l'amène en grande cérémonie dans la chambre ; mais, tandis qu'elle passe la porte, elle est obligée

UN COIN DE VILLAGE 229

de se défendre contre deux galants qui la pressent d'un peu trop près.

Puis, le musicien chante, en s' accompagnant sur le violon :

Le lapin a une femme, le loup aussi. Pourquoi le fou n'aurait-il pas la sienne? En mé- nage, il suffit qu'un seul soit sage : le plus sage est le plus fou. Vivat pour Roose et Lamme !

Kœkebakken, brame le cuisinier.

Et il dépose sur la table une montagne de crêpes roussies et brûlantes.

Et tandis que le givre dehors tisse aux arbres des dentelles et que claironnent les nez pinces par le gel, la soirée s'avance, bruyante pour les convives, au rouge flamboiement de l'âtre. Rim chim-chim ! râle incessamment le violon, sous les frottées de l'archet qui le pèle et le racle. Et tout le monde boit, bâfre, s'entonne et beugle, la face cramoisie et pouffant de la panse, comme de vrais flamands.

Tantôt viendra l'heure Lamme reconduira sa promise chez ses parents ; la lèvre humide, il lui dira :

Ma Roose, mon trésor, mon cœur est déjà à la noce.

23O UN COIN DE VILLAGE

XXIV

Hé, -JanlHé!

Kobe descend de son cabriolet et boer Jan vient au devant de lui.

Je marche comme un oiseau qui a du plomb dans une de ses deux ailes, dit-il en riant.

Et, en effet, il traîne le pied et s'appuie sur deux bâtons, de toute la force de ses poignets.

Entrez, pachter : il y a longtemps qu'on ne vous a vu dans ma maison.

Intérieurement, Jan Slim se dit :

Ce n'est pas pour rien que Snipzel a fait mettre le cheval aux brancards : certainement il va me proposer une affaire, je ne sais pas laquelle, et son air est engageant. Ayons l'œil sur le grain.

UN COIN DE VILLAGE 23 I

Bouf! crie Kobe; et il se laisse choir sur une chaise, pesamment.

Quand il a bien soufflé et regardé dans tous les sens autour de lui, il frappe de la main un grand coup sur les genoux de Jan Slim et lui dit :

Devinez un peu pourquoi je viens.

! répond le malin paysan, si Kobe Snipzel se dérange par ce temps et par ce froid, c'est qu'il a l'espoir de faire un bon coup.

Hum ! le bon coup est surtout pour celui .qui, en perdant un trésor, en retrouve un autre.

Un trésor 1

Boer Jan a tressailli : Snipzel a-t-ii voulu faire allusion à l'argent qu'il avait caché sous le pommier et qui a disparu ?

Je dis, reprend le fermier, que c'est faire une bonne affaire et se disposer le cœur à la joie que de retrouver un napoléon d'or à l'en- droit où l'on a mis un caillou, une gerbe de blé l'on a oublié de semer du grain et dix poulets derrière la haie, quand c'est la poule du voisin qui a pondu les œufs.

Tous les démons de la cupidité s'emparent de l'esprit de boer Jan ; sûrement le fermier connaît l'endroit se trouve son argent ; et il s'çcrie :

232 UN COIN DE VILLAGE

Ami, pour l'amour du ciel, dites-moi cette sorcière d'enfer l'a caché ?

Kobe hausse les sourcils et demeure un instant sans répondre.

Il sent qu'il y a danger à s'aventurer trop loin, et pourtant il veut profiter de la confusion que ses paroles ont jetée dans l'entretien. Il n'a pas oublié, du reste, l'histoire que lui a contée Lamme.

Peuh ! dit-il. Un trésor perdu se retrouve rarement. Une fois qu'il est sorti de la maison, courez après, Jan Slim. Mais la joie du cœur est aussi un trésor qui a bien son prix.

Comment pourrai-je connaître encore la joie si ce que j'ai perdu est perdu pour jamais ?

Il y a une histoire que nous contait le maître d'école : c'est celle d'un avare qui avait enfoui dans son étable un morceau d'or gros comme les deux poings. Un jour, le morceau disparaît : alors il a honte de son avarice et il devient vertueux. Le bon Dieu l'en récompensa, et savez-vous comment, ami Slim ? En mettant à la place du morceau disparu tout un service à manger en bel or travaillé.

Ce n'est pas le cas pour moi, dit piteu- sement boer Jan. Je n'avais que peu d'argent, pachter, et point d'or. Est-ce être «vare que de

UN COIN DE VILLAGE 233

mettre en réserve afin de n'être pas tenté de le jeter par les fenêtres ? Qu'il me revienne seulement, et vous verrez de quelle bonne monnaie je vous paierai mes arriérés.

Il ne s'agit ni d'or ni d'argent, répliqua le fermier, mais de votre fille Roose.

Le renard se sentit battu : il se mordit les lèvres et demeura un instant sans répondre. Son teint était blême; ses mains tremblaient. Et tout à coup il reprit son sang-froid.

J'entends bien, dit-il, c'est de Roose qu'il s'agit, mon unique trésor !

Le fermier se donna un instant de réflexion, et dit :

Vous me devez de l'argent, Slim, et vous m'avez joué plus d'un tour ; pourtant nous sommes des amis, de vieux amis, Slim : et pour rien au monde je ne voudrais que notre amitié eût à souffrir des mots un peu vifs que nous avons échangés dernièrement quand vous êtes venu à la ferme. Mon mariage avec votre fille était une chose arrangée ; vous aviez le droit de la considérer comme terminée : quand on a de bons fondements pour sa maison, le toit est bientôt mis. Or, je vous ai rendu votre parole. C'était mal de ma part, très-mal, je le sais, car je détruisais vos espérances, et je renversais du

234 UN C0IN DE VILLAGE

même coup les fondements et la maison. Mais j'avais mes raisons, Jan, de bonnes raisons, et, du reste, je ne pensais pas en ce moment au tort que je vous causais. Les jours se sont pas- sés et la réflexion est venue. Slim est un brave homme, que je me suis dit, et il n'est pas juste qu'aucune des espérances qu'il avait conçues à mon endroit ne se réalise. Quels avantages pourrais-je lui offrir pour compenser ceux qu'il a perdus par suite de la rupture de ce mariage ? Voilà ce que je me suis demandé, ami Jan; mais d'abord je n'ai rien trouvé. J'avais beau me creuser la tête, chercher de tous les côtés, penser à ceci, puis à cela, c'était comme si j'avais voulu mettre la lune dans un sac. Et pourtant, vous allez voir, Slim, qu'il ne faut jamais désespérer de rencontrer une bonne idée, quand on y met du cœur et de la raison. Pourquoi, me suis-je dit un matin, ne marie- rions-nous pas ensemble Roose et Lamme?

Et, ayant laissé tomber cette phrase comme un pêcheur jette à l'eau son filet, Kobe regarda le fin compère : celui-ci ne sourcilla pas.

Oui, pourquoi? reprit-il. Ils sont jeunes tous deux, de bonne santé, d'humeur égale, et faits l'un pour l'autre. Lamme possédera du bien après moi et vous n'aurez plus sur les bras

UN COIN DE VILLAGE 235

Tembarras d'une grande fille qu'il faudra établir tôt ou tard : ce sera un bon mariage qui rapportera à Lamme une gentille femme et à Roose un gentil mari, une vie assurée, des terres et la satisfaction de pouvoir aider ses parents si jamais ceux-ci sont dans le besoin, ce qui ne peut arriver . Qu'en pensez-vous, ami Slim ?

Je pense qu'il ne faut pas faire marcher la charrue devant les bœufs, pachter. Savez-vous si Lamme consentira à prendre Roose pour femme ?

Et qui n'y consentirait pas ? Lamme a des yeux pour voir et il sait reconnaître une jolie fille droite et bien plantée d'une bossue et d'une boiteuse. Du reste ce n'est pas pour rien que Lamme est mon neveu. Je lui dirai : « Lamme, je vous ai trouvé une femme. Vous vous marierez ensemble. Telle est ma volonté.» Lamme au fond du cœur me donnera raison.

Boer Jan hocha la tête et dit :

Il ne suffit pas que Lamme fasse votre volonté, ami Snipzel : il faut encore que ce soit la sienne. Les bons ménages ne sont pas ceux qu'arrangent les parents.

Eh bien, fit Kobe, s'il faut tout vous dire, c'est Lamme qui m'envoie vers vous.

A peine avait-il dit cette parole qu'il vit

236 UN COIN DE VILLAGE

combien elle était imprudente et quels droits elle donnait à Jan Slim : une satisfaction très- visible se peignit sur le visage de ce dernier. Et n'y avait-il pas de quoi ? Ce qu'il redoutait par dessus tout n'était plus qu'une crainte chimérique : Lamme, qu'il croyait amoureux ailleurs, Lamme qu'il considérait comme la pierre d'achoppement de ses projets, Lamme recherchait sa fille I Bon ça !

Brave ami, dit-il, Lamme dit oui, mais Roose n'a dit encore ni oui ni non.

Halte! répliqua Snipzel d'un air triom- phant. C'est oui qu'elle a dit, et j'en sais quelque chose, puisqu'elle me l'a dit de sa bouche, à la veillée des Rois, chez Catherine Wild.

Ce fut au tour de boer Jan de reconnaître son imprudence : il était pris à son propre piège.

S'il en est ainsi, dit-il, nous n'avons plus qu'à causer des accords.

Et en lui-même il pensait :

C'est donc chez Catherine Wild que cette petite sournoise de Roose a passé la soirée d'hier au soir, après m' avoir fait accroire qu'elle était invitée à koekebakken chez le cousin Mathias !

Les accords seront faciles, dit Kobe

UN COIN DE VILLAGE 237

Snipzel, entre honnêtes gens comme nous. Je leur donne le boire, le manger, le coucher, la jouissance de tout ce qui m'appartient, à eux et à leurs enfants, tant que je serai envie; et après moi ils auront la ferme des Cinq-Chênes et les terres qui vont avec la ferme. Ce que je dis est dit. Parlez à votre tour, Jam Slim.

Je n'ai rien à dire, fit ce dernier.

Ce sera donc à moi à parler pour vous, Jan le malin. Vous donnerez à Roose votre pré et dix paires de draps en toile pour son lit.

Mais Jan Slim :

En quel endroit des Commandements de l'Église est-il dit que les parents se dépouilleront pour leurs enfants ?

Nulle part ; mais est-il écrit au cœur des pères qu'ils fianceront leurs enfants à la pau- vreté ?

Voici mon dernier mot, pachter : je don- nerai à Roose six paires de drap.

Dix paires.

J'ai dit six.

Et moi je dis dix ou rien n'est fait. Boer Jan poussa un soupir.

Que deviendrai-je si je tombe malade? Et comment paierai-je le cercueil d'Ursula si elle vient à mourir ?

23 8 UN COIN DE VILLAGE

Dix paires de drap et le pré.

Je donnerai les dix paires de drap, mais je garderai le pré.

Mauvais cœur! cria Kobe, cœur de pierre ! Jamais Lamme n'entrera dans votre famille.

Il prit ses deux bâtons et se dirigea vers la porte.

Jan Slim comprit que, Kobe parti, tout espoir de prospérité s'en allait avec lui.

Ha, dit-il, pourquoi avons-nous des enfants? Je mets le pré avec.

Alors Kobe Snipzel frappa contre les vitres de la fenêtre ; et Lamme sortit du fond du cabriolet il se tenait caché.

Lamme, lui dit-il quand le garçon fut entré dans la chambre, l'homme que voilà vous donne sa fille en mariage, avec le pré et les draps du lit.

Et il ajouta :

C'est le moment d'appeler Roose, je pense.

Roose I

Elle ne répond pas ; pourtant elle n'est pas loin : Lamme le sait bien.Tandis qu'il se tenait caché dans la capote du cabriolet, il l'avait vue se diriger du côté du hangar, rouge et

UN COIN DE VILLAGE 239

troublée, à cause de la visite de Fond* Snipzel; il s'était mis alors à tousser pour attirer son attention; elle avait tourné la tête de son côté; et tous deux avaient échangé des signes que des amoureux seuls pouvaient comprendre. Il va la prendre par la main et lui dit, des folies dans les yeux :

Roose de mon cœur, nos parents sont d'accord.

Ah! Lamme...

Elle voulut parler et demeura muette, fris- sonnante. Sa gorge battait comme le ventre d'un petit oiseau.

Boer Jan larmoya une doléance, en fausset. Och ! nous allons donc rester seuls, la mère et moi !

24O UN COIN DE VILLAGE

XXV

Deux jours plus tard,, Jan étant aux champs, Hopsasa frappa à la porte de la maison.

Bonne Hopsasa, lui dit Roose, mangez et buvez. La joie est rentrée dans la maison. Je serai bientôt madame Lamme.

La vieille se mit à danser en chantant pour montrer la part qu'elle prenait au bonheur de la jolie fille.

Et hi del hi del hopsasa !

Vous viendrez à la ferme, la mère : il y aura toujours pour vous du porc, des pommes de terre, de la bière et du café.

La vieille secoua sa face éraillée et glapit :

Vous ne me verrez plus longtemps dans votre chemin, cœur du bon Dieu. Le jour est prochain l'on trouvera la souquelaire cou- chée dans un champ, comme un chien enragé

UN COIN DE VILLAGE 241

qu'un passant a abattu ! Ha ! ha ! ha ! Mais ils auront beau faire : ils n'auront pas l'argent.

Elle s'assit près du feu et Roose lui servit du pain et du café. Elle but et mangea, et quand elle eut fini, elle demanda la cassette, ayant son idée. Et Roose l'alla chercher. Alors la vieille prit une bêche, creusa la terre sous le pommier et enfouit la cassette à l'endroit même elle l'avait trouvée, mais moins profondément.

Quelque chose lui dira bien que son argent est là, grommela-t-elle entre ses dents.

Elle partit, ouvrant et fermant ses mains, en de grands gestes, comme un semeur.

Dans un coin, douloureuse, gémissait Ursula.

Boer Jan rentra des champs, bourru à son ordinaire.

Le soir mettait sa rougeur sur la campagne. Debout devant la fenêtre, il regardait s'em- pourprer son pommier dans la fournaise du crépuscule. Maudit pommier ! Pommier benoît! Et ses yeux ardaient.

Puis la lumière remonta, une vapeur trem- bla dans les branches emmêlées, et il sortit à pas de loup, amincissant sa mince silhouette dans le soir tombé. Tortueusement il alla au pommier.

242 UN COIN DE VILLAGE

Hein! On avait touché à sa terre. Il eut un sursaut : le sang à la tête, tout claquant d'anxiété et de joie, il laboura l'aire des on- gles et des doigts ; et tout à coup la cassette apparut à ses yeux. Son cœur d'avare se fon- dit et il pleura des larmes douces.

Ha ! se dit-il, j'ai bien fait de ne pas demander de messe à M. le curé! C'eût été de l'argent perdu, puisque voilà le mien retrouvé.

Ce même soir, passant aux acculs d'un bois, non loin de la maison de boer Jan, un paysan attardé crut entendre du bruit dans les taillis. On criait. Il prêta l'oreille. Une rauque voix de chenapan grondait :

est-il ? Dites-le, vieille sorcière. est l'argent ?

Tuez-moi plutôt, fils de chien, répondait une dure voix de vieille.

Puis de nouveaux cris, des hurlements, des lamentations, et comme le bruit sourd d'une lutte.

Le passant eut peur, à cette heure avancée, et gagna le large à grandes enjambées; mais il raconta l'aventure à ses voisins, et la rumeur ayant grossi, le garde champêtre se rendit aux acculs, le lendemain matin.

UN COIN DE VILLAGE I43

Dans un taillis saccagé, on vit de la terre pétrie comme de la glaise. La lutte avait été furieuse. Des empreintes de pieds nus, minces et longs, à gros orteils, labouraient cette glèbe, coupant des traces de semelles larges, à clous énormes, emmêlées çà et à un piétinement de vieilles chaussures gauchies. Des moelles san- glantes collaient à une motte de terre, comme une glu gelée, d'un rouge tourné au lie de vin ; et un poil gris, dru, raide, s'échevelait par touffes poisseuses.

Un peu plus loin, sous des brandes, un cadavre gisait, presque nu, cyniquement, le dos en l'air, dans une flaque de sang. C'était la vieille Hopsasa. Le crâne fendu avait laissé couler la cervelle dans la bouche béante, aux lèvres retroussées.

Une fichue gueule ! fit le garde en verbalisant.

On ne sut pas d'abord avaient passé Uyltje et son amant le briquetier.

244 UN C0IN DE VILLAGE

XXVI

Mois des brebis, joli mois des Pâques, quand arriverez-vous, demandait tous les matins la fille de Jan Slim en ouvrant sa fenêtre et en regardant au loin les prés sombres qu'aucune verdure n'émaillait encore.

Et les jours succédant aux jours, les bour- geons s'ouvrirent un matin aux arbres et aux haies,, gais bourgeons, bourgeons bruissants de vie et gonflés des promesses du printemps. Un doux frémissement d'ailes se mêla au vent tiède des après-midis : des cris joyeux saluèrent l'hirondelle revenue aux charpentes des vieux toits moussus; et le pis des brebis se mit à gonfler. Ronflent les bourdons ! Bourdonnent les hannetons !

Et, en même temps que la campagne filait au soleil sa robe nouvelle et son voile de mariée,

UN COIN DE VILLAGE 245

Roose cousait ses beaux draps de toile pour le lit d'amour bientôt son mari allait la con- duire; et tandis que sa main, sa main légère et pressée, tirait le fil, elle disait :

Je les coudrai d'un fil si fort qu'ils iront tant qu'ira mon bonheur; et après avoir servi à nous coucher vivants, ils seront encore comme neufs quand on nous y couchera à l'heure de notre mort.

Et comme elle enfilait pour la dernière fois son aiguille, le jour de la noce se leva enfin.

Quant la rose est près d'éclore, elle n'est ni rouge ni blanche, ni tout a fait ouverte ni tout à fait fermée; mais parla porte entre-baîllée on voit une jolie petite personne tremblante d'émo- tion et un peu pâle qui hésite à franchir le seuil et semble redouter le vent et le soleil ; ainsi la rougeur et la pâleur se succédaient sur les joues de Roose, sans qu'on pût dire qu'elle eût entièrement cessé de ressembler à une rose, ni qu'elle fût entièrement ressemblante à un lis ; et son gentil petit cœur ne pouvait com- plètement se résoudre à n'être plus un cœur de fille et en même temps se désolait de n'être pas encore un cœur de femme.

Midi sonnant, ils se sont pris pour époux, et Catherine peut dire de Kobe : Mon homme,

2^6 UN COIN DE VILLAGE

comme Lamme peut dire de Roose : Ma femme,

Cest ce que chuchotent les gens, en les voyant sortir de l'église, chaque mari ayant sa femme sous le bras ; mais ils se le sont dit avant tout le monde; et leurs visages sont épanouis et brillants.

Ils traversent le village.

Comme des malades qui prennent l'air, les maisons ouvrent au soleil leurs portes et leurs fenêtres; et les petits enfants sur le seuil, parmi les chats, les chiens et les poules, tendent en l'air leurs petites mains pour saisir le doux vent du ciel.

Vivat à Kobe et à Lamme ! Joie et pros- périté !

Ainsi crient les gens ; et partout ils pas- sent, les ménagères accourent sur le pas de leurs portes ; et chacune admire la force de Lamme et la grâce de Roose.

Puis, tandis qu'ils vont, quelqu'un se détache de la noce, sans rien dire à personne, et revient avec un violon dont il se met à jouer.

Alors un grand désir de danser s'empare des hommes et des femmes, et les uns et les autres se balancent en se tenant par la taille ou lèvent leurs jambes en l'air, d'un air sérieux :

UN COIN DE VILLAGE 247

bottes et bottines tombent pesamment sur le pavé ; mais la noce n'est pas encore en train ; les cols des hommes leur entrent dans la chair et les femmes ont peur de se mouvoir dans leurs jupons raides d'empois. Tantôt les verres tinteront.

Lentement on s'en retourne à la ferme par la campagne. Kobe et Catherine marchent devant; un peu après viennent Roose et Lamme, et les autres suivent, deux par deux ; en tête du cortège, le joueur de violon arpente fièrement le chemin.

A chaque pas qu'il fait, il abaisse et relève le haut du corps, pour se donner la mesure ; et quelquefois, quand la noce s'est un peu attar- . il s' arrête en marquant le pas, jusqu'à ce qu'elle l'ait rejoint. Ainsi va le joueur de vio- lon, la tète sur l'épaule, perdu dans sa mu- sique ; et tandis qu'il joue ses valses et ses polkas, son violon fait entendre des glousse- ments de poule qui pond; et par moments, l'archet, manquant de colophane, grince sur les cordes sans en tirer de son.

De longues planches ont été dressées sur des tréteaux en manière de table au milieu de la grande chambre de la ferme, et sur la nappe est rangée la vaisselle, symétriquement.

248 UN COIN DE VILLAGE

A table !

Et la noce se précipite dans la chambre.

Les genoux touchent les genoux, les chaises pressent les chaises, et, par places, une même chaise sert à un même couple.

Les viandes, la bière, le vin font fermenter bientôt les cerveaux : on rit, on crie, on s'in- terpelle d'un bout à l'autre de la table ; et l'œil des femmes se pose comme du velours sur les hommes.

Tout à coup on entend à la porte un grand bruit de musique qui fait sauter le monde sur ses pieds; et les plus jeunes parmi les hommes commencent un pas de deux.

Qu'ils entrent ! dit joyeusement Kobe Snipzel.

Et quatre musiciens aux cheveux blonds et à la barbe blonde, longs et blêmes, se rangent aux deux côtés de la porte, la casquette sur la tête, et se mettent à souffler de toutes leurs forces dans leurs instruments, en gonflant leurs joues comme des vessies; et les deux qui sont à droite jouent de la clarinette, les deux qui sont à gauche jouent du trombone.

Il y a toujours une clarinette qu'on entend avant l'autre, bien que celle-ci presse son mou- vement au point de croquer à tout instant les

UN COIN DE VILLAGE 249

notes, et le musicien frappe du pied à terre, désespérément, et balance son corps comme un archet pour marquer la mesure. On s'aperçoit bien alors qu'une vieille rivalité existe entre les clarinettes, et l'une semble s'amuser beaucoup en imitant le cri du rat, du chat-huant, du cra- paud et de la chauve-souris, tandis que l'autre parait s'épuiser mélancoliquement à trouver un peu de souffle pour ses schnic-schnac.

Les deux trombones, au contraire, graves et résignées comme des personnes qui ont appris à souffrir sans se plaindre, cherchent à se mettre d'accord en sacrifiant mutuellement leur envie de briller.

Le morceau fini, les musiciens renversent leurs instruments pour en faire découler la salive.

Qu'on leur donne à boire et à manger, s'écrie Kobe.

Maigres et voraces, les babines troussées, happant les morceaux à la pointe des dents, ils se passent entre eux le pot de bière, le pain et la viande. Mais hola ! Le maître d'é- cole met ses lunettes sur son nez ; il tire de sa poche un papier, le déplie lentement, tousse trois fois dans sa main.

Silence ! le maître d'école va parler !

250 UN COIN DE VILLAGE

Il parla en effet, et longuement.

Il dit le bonheur d'être à deux et de pouvoir s'appuyer l'un sur l'autre dans les ennuis de la vie, l'importance d'un bon choix entre filles et garçons, l'accord des caractères, la sympa- thie des âges, et que le bonheur naît des mu- tuelles concessions ; puis d'autres choses en- core, plus directement adressées aux nouveaux époux et qui émurent considérablement les femmes.

Le maître d'école parlait d'une voix lente, en ayant soin de ponctuer son débit pour mieux faire pénétrer ses paroles dans l'esprit de son auditoire ; et de temps en temps il regardait par dessus ses lunettes si tout le monde le suivait bien. Et les uns l'écoutaient, la tête in- clinée et les yeux perdus au fond des verres, les autres, les yeux fixés sur le papier qu'il lisait; et quelques uns, la bouche en cœur, souriaient niaisement en contemplant les mariées.

Pour celles-ci, elles étaient très-troublées toutes les deux, car il y a toujours quelque chose de solennel dans une personne qui parle au milieu du silence de tout le monde ; et Roose., les paupières demi-closes, roulait du bout de son doigt une boulette de pain sur la

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table, rougissant de sentir tous les yeux tour- nés vers elle, tandis que Catherine, pâle et la bouche serrée, avait peine à retenir les sanglots qui lui montaient du cœur.

Et quand le maître d'école eut fini, au milieu d'un bruit assourdissant de bravos et de claque- ments de mains, pachter Snipzel se leva à son tour, en proie à une émotion si grande que la sueur lui coulait jusque dans le cou ; il ouvrit toute grande la bouche, mais sans pouvoir parler d'abord, puis on le vit tendre à travers la largeur de la table la main au maître d'école, et l'ayant secouée par quatre fois de toutes ses forces, il lui dit enfin :

Maître, cela est bien. Il n'y a pas moyen de mieux dire les choses.

Les musiciens, repus, frottaient la bouche du revers de la main. Ils préludèrent : ils étaient toujours pâles, longs et maigres, mais la bière les avait réconfortés et leurs mains al- laient le long des instruments comme des arai- gnées subtiles et crochues.

Qui le premier cria :

En avant deux ?

Ce ne fut ni celui-ci, ni celui-là, mais ce fut toute la bande à la fois.

Les femmes retroussèrent leurs robes par

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dessus leurs jupons blancs, de manière à n'ex- poser que les doublures, et les ayant fixées par des épingles à la hauteur des hanches, elles mirent la main .sur l'épaule de leurs cavaliers.

Et la danse commença.

On dansait dans la cour, dans les chambres, dans la cuisine; les servantes dansaient avec les garçons dans rétable, et de la ferme à la rue, le bal tournoyait, en sueur, dans la pous- sière de l'après-midi. Les clarinettes miaulaient, les trombones meuglaient, et dans le champ voisin les boîtes à feu, les coups de fusil, les criailleries des paysans allaient leur train. Quelques hommes, la main sur l'estomac, étaient malades dans les coins.

Le soir tomba sur ce tapage.

Alors on sortit par couples de la ferme, les quatre musiciens devant, et de suite après, les mariés. Chaque fois qu'un cabaret se rencon- trait sur le chemin, les musiciens se plaçaient de chaque côté de la porte, laissant passer la noce qui entrait, s'attablait, faisait des rondes autour des tables. On jetait les bonnets en l'air, des baisers claquaient, puis des soufflets ; et des bras d'hommes enlaçaient les femmes, sans mystère.

Il y eut des farces, des paris, des tours de

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force et d'adresse, et quelques rixes qu'on étouffa. Des gens arrivaient, disaient : Proficiat, aux mariés, trinquaient, et tout le monde plai- santait, jetait en l'air propos frivoles, rires et vastes clameurs.

C'est l'usage en Brabant qu'on fasse ces tour- nées de cabaret; mais à force de rire et de boire, la tête commence à tourner.

M'est avis, dit Kobe en regardant Ca- therine, qu'en voilà assez.

Et s'étant mis à chercher Roose et Lamme, ils les cherchèrent en vain.

Oui, ce fut une belle noce. Longtemps en- core la bière coula dans les verres, et passé minuit, les villages furent réveillés par de grands vacarmes : c'étaient les gens de la noce qui rentraient au logis.

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PQ Lemonnier, Camille

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