FRANCIS JAMMES

UN JOUR

M DGCC XCV

Digitized by the Internet Archive

in 2011 with funding from

University of Toronto

http://www.archive.org/details/unjourjammOOjamm

Un Jour

IL A ETE TIRE

299 exemplaires sur papier teinté. 10 sur hollande Van Gelder.

10 sur japon impérial.

FRANCIS JAMMES

UN JOUR

PARIS

ÉDITION DV « MERCVRE DE FRANCE »

15, RVE DE l'ÉCHAVDÉ-SAINTGERMAIN, 1$

M DCCC XCV

Tous droit? réseryés .

PERSOXXAGES

La mère du poète.

Le PÈRE DU POETE.

Le POÈTE (vingt-six ans).

L'AME DU POÈTE (jeune fille en blanc qui a vingt-six ans)..

La fiancée du poète (jeune fille en bleu qui a dix-huit

ans). La vieille servante. La chienne.

SCÈNE PREMIÈRE

Il est onze heures du matin. Journée torride.

Une salle à manger campagnarde dont une porte et deux fenêtres donnent sur un jardin qui a des fleurs d'Eté. En face de la porte, un buffet modeste sur lequel il y a des fruits et des pots de confiture. Sus- pendus au mur, aux côtés du buffet, deux vieux plats peinturlurés. Près de l'un d'eux, une petite carabine est accrochée. ..

Sur la table à manger recouverte d'une vieille toile cirée, des capu- cines.

Près d'une des fenêtres ouvertes la mère du poète coud du linge blanc. A côté d'elle, la fiancée du poète brode.

L'âme du poète reçoit, au bas du perron usé qui conduit du jardin à la salle à manger, le poète qui revient de la chasse avec sa chienne.

LE POÈTE est ma mère ?

S

L'AME DU POÈTE

Dans la salle à manger sentent bon les fruits, elle coud le linge blanc près des capucines qui font penser à Mademoiselle Linné. C'est la mère douce aux cheveux gris dont tu es né. Il y a un grand calme qui tombî de la vigne. La chatte sur la pierre chaude s'étire en baillant, ou roule au soleil son ventre blanc. Ta chienne allongée allonge un museau pointant sur ses pattes allongées, courtes et frisées. Le ciel clair comme l'air entre par les croisées. Dieu te rendra bon comme les hommes et doux comme le miel, la méture et les pommes se collent les guêpes en or tout empêtrées. Ta mère douce coud dans la salle à manger sentent bon les fruits, près de ta fiancée.

LE POÈTE (Ayant gravi le perron, il entre dans la salle à manger.)

Tu avais mis tes bas à sécher sur la haie...

La vache en passant tout à l'heure les a mangés.

9

LA FIANCEE

Oh ! que c'est ennuyeux. . . C'est la seconde fois. . . Ça m'était arrivé il y a deux ou trois mois.

LE POÈTE

Tu pourrais les mettre à sécher près de la grange la génisse et la vache ne passent pas... Il y a une corde en osier à des échalas...

LA FIANCÉE

Près de la grange l'ombre est trop épaisse à cause du noyer.

L'AME DU POÈTE (au poète qu'elle a suivi.)

Ton cœur en ce moment est dans l'ombre du noyer.

Ton bonheur est comme le soleil qui glisse

sur le perron usé, les poules et les glycines

au bois tordu et dur. bas, sur la haie,

séchaient les bas légers de ta fiancée

et la vache qui passait les a mangés

parce qu'ils éclairaient le soleil comme l'herbe bleue.

parce que la vache était contente sous le. ciel en feu,

IO

parce que tout était bon, parce que tout était doux, parce que tout était luisant comme le. houx, parce que la vie est comme l'eau qui coule sur les cressons et les pierres dorées et douces.

LE POÈTE

Fiancée, donne moi un verre d'eau ?

(La fiancée prend un verre.)

LA MÈRE la servante qui est entrée.)

Va au puits chercher de l'eau. Ne cogne pas à la pierre le seau usé, la cruche. Va.

(La servante sort. On entend grincer le puits.)

L'AME DU POÈTE

Ecoute ? Le puits grince et les guêpes sonnent.

Le bleu dort sur la campagne aux maïs jaunes.

Tout est doux comme les cloches des vaches, l'Automne,

doux comme l'odeur de la poussière quand il tonne

et qu'il a plu quand les ruisseaux deviennent jaunes,

doux comme le bruit des fusils des palombiers, l'Automne.

LA MÈRE DU POETE

Tu as tué des cailles ? Qu'on prenne des feuilles à la vigne qui ne soient pas sulfatées, pour faire cuire.

LAME DU POÈTE

La mère et la fiancée sont comme des cygnes.

LA FIANCÉE la chienne.)

Tu es essoufflée, chienne amie ?. .. Tiens la terrine d'eau et la bonne soupe que je t'ai faite tantôt.

LE POÈTE

J'ai deux cailles... manqué un raie...

LA MÈRE la chienne dont elle caresse l'oreille.)

Tu as manqué un raie ? LE POÈTE

Je l'ai blessé... Il est tombé dans le regain que l'on fauchait près du canal du gave... Mais il a couru, il s'est elissé dans l'herbe molle

•et la chienne a couru dessus comrr.2 une folle... Mais elle n'a pu l'attraper...

est le père ?

LA MÈRE

Il taillait les rosiers et répare l'arrosoir : le vert était parti. Il le repeint.

L'AME DU POÈTE

Le soir, cet arrosoir est vert comme les sabres clairs des glaïeuls. Sur le parterre il verse la pluie par sa pomme dorée par l'usage. Ces pluies d'Été qu'il verse sont douces pour les fleurs. L'eau, le vieux père la prend au puits glacé par la chaleur. Le puits est noir et beau, de mousse et d'ombre douce. Au dehors il est sec par la terre et la mousse.

(La vieille servante met le couvert.)

LE PÈRE (entre et pose l'arrosoir.)

J'ai cueilli des roses. As-tu tué des cailles ? Petite fiancée vous me paraissez pals...

13

Une vache a eu une génisse qui est belle... Le garçon de ferme a tué um tourterelle près de la châtaigneraie d'Angays.

(Il ôte son chapeau, le regarde en s'essuyant le front.)

sa femme.

Il est bien vieux, ce pauvre chapeau de paille.

Tu le reborderas. Il coûta deux c?nts francs. L'oncle l'avait porté de l'étranger en France. On en porte là-bas. d'excessivement chers.

L'AME DU POÈTE

C'est la simplicité, la pauvreté d'hier

et de demain. Ce sont les simples doux et fiers.

Ils mangent leur gros pain sur la table luisante et noire.

Ils ont de vieux chapeaux bordés de vieille moire.

Leurs porte-monnaie sont usés mais ils ne savent pas

qu'une femme coûte quatre cent mille francs,

ni qu'il y a d'autres plantes que l'ombre des lilas,

les roses, les pourpiers, les lys, les giroflées,

les roses de Noël, les glaïeuls des allées,

les tristes buis luisants et les tulipes en fer.

Les gens pauvres et fiers sont pareils à des cygnes.

-- 14

LE PERE

J'ai arrangé, près du laurier-thym, la ruche.

Il y avait encore, qu'on avait cassée, une cruche.

LA FIANCÉE

La servante est vieille. Elle est malade.

LA MÈRE

Elle n'a plus la force d'arracher la salade.

(La servante porte un verre d'eau au poète. Il boit.)

L'AME DU POÈTE

Bois ! C'est l'eau du puits qui crie.

Elle est claire comme elle, comme la pluie.

Elle est pure comme l'âme de ta fiancée.

Comme ses bras elle est douce et glacée.

En puisant au vieux puits la cruche s'est cassée,

parce que la vieille servante elle aussi est cassée.

L'eau est douce. Près des petites croisées

-des toits, les chats n'en trouvent plus parce qu'il fait trop chaud

sous les vieilles tuiles.

L'angelus sonne doucement

IS

'comme un chapelet blanc, comme un chapelet blanc... Le long du fossé un âne va lentement. Près de l'eau bleue qui dort chantent les faulx brillantes et les grillons aux voix rouges se répondant. "Comme un chapelet blanc ss défait l'angelus... Il est si clair que l'on dirait qu'il a plu. Il fait si chaud que le ciel en plomb sue. A peine les carottes sauvages bougent.

(La servante sort. Ils se mettent à table.)

LE PÈRE

Le toit du clocher laisse tomber les ardoises.

L'AME DU POÈTE

Elles luisent au soleil comme de? gorges de pigeons. ..

LE PÈRE

On a essayé de les arranger. L'ouvrier a pris mal.

Il est au lit. C'est au pied... Un morceau de métal...

Je lui ai envoyé un peu de vin tantôt...

Il faudra lui envoyer le reste du veau...

La garbure est bonne... Ces choux sont bons.

i6

LA FIANCEE

LE POÈTE

Ce vin est rose.

Il n'a pas été cuvé. Il en reste encore

une barrique et demie qui a l'air très bonne...

L'AME DU POÈTE

Ils l'ont vendangé sur les coteaux, aux mois d'Automne,

quand la rivière verdit et que les coteaux tonnent.

Ils l'ont mis aux barils usés et réparés

avec des gaules et des espèces de joncs...

Près du pressoir qui sent fort, près des ajoncs

du fumier, pourris et doux, vont les vaches,

au soleil luisait un reste de sulfate

comme le bracelet d'une montagne bleue...

LE PÈRE

Oui, ces choux sont bons vraiment.

17

L'AME DU POETE

Au jardin bleu, ils ont semé les choux qui dorment dans l'air bleu. Le jardin est triste est la tonnelle verte et luisante auprès des brusques sauterelles. Le mur du vieux jardin est blanc comme la chaux la plus blanche, dans l'air clair comme l'eau, l'air qui blanchit tant il est bleu et sans nuages. Les choux qu'ils cueillent et mangent sont là. Us dorment, au Printemps, près des feuilles molles des lilas, en Eté sous les mouches qui ont le bruit de la chaleur, en Automne sous les pluies douces de bonne odeur.

LE POÈTE

Ce salé, c'est-il de l'oie ou du canard ?

LA SERVANTE (qui est revenue.)

De l'oie, monsieur.

L'AME DU POÈTE

Elles allaient les oies toutes blanches sur la route blanche les kilomètres dansent

2

i8

au soleil. Elles allaient au bord des mares.

Elles tendaient le cou en sifflant du nez et, larges,

elles gonflaient leurs ailes en se précipitant.

LA MÈRE

Comment va le petit garçon du meunier ?

LA FIANCÉE

Il va mieux. On avait sonné son agonie, mais il va mieux. La fièvre a diminué, la nuit. J'ai été lui porter un pot de groseille. Ça lui a fait plaisir, j'ai cru. La grand'mère est mal à cause de la plaie de son talon. Le médecin leur a fait payer cher, dit-on. Ça ne devrait pas être.

LE PÈRE

Tiens... on pourra partager ce veau entre elle et l'autre. . . l'ouvrier.

L'AME DU POÈTE

Les pauvres donnent aux pauvres. Je ne sais pas

i9

si les riches donnent jamais... Le petit veau

■dont on mange la viande je l'ai connu

avant qu'on le menât mort à la boucherie.

Il s'amusait gaîment aux luzernes fleuries

à menacer de ses jolies petites cornes un chien doux.

Ce petit veau était pauvre et, parce qu'il était pauvre,

il finit dans le ventre des pauvres.

Il a fait son devoir en vivant, en mourant.

Fais ton devoir aussi en mourant et vivant.

SCÈNE DEUXIÈME

Un vieux jardin. Buis. Puits. Ricins. Poiriers. Poules. Suspendue à un arbre, une cage.

Au fond du jardin une tonnelle très ombreuse, noire et luisante. Le poète et sa fiancée causent enlacés. Assise à la gauche du poète, blanche et grave, son âme.

Il est trois heures après midi. La canicule flambe.

LE POÈTE Je t'aime.

LA FIANCÉE (se désenlaçant.)

Je t'aime. J'ai les cheveux mal arrangés. Embrasse-moi sur la bouche. . . Tu n'es pas gai ? Pourquoi es-tu triste presque toujours? Embrasse-moi ?

L'AME DU POÈTE

Il n'est pas triste. Il est grave et pareil aux bois.

Il est pareil aux maisons des campagnes douces.

Il est pareil aux tranquilles et douces mousses.

Il est pareil aux fumées calmes des vieux toits.

Il est pareil à la rivière vers le soir.

Il est pareil au calme du vieux foyer noir.

Il est pareil à l'eau qui est claire et qui est grave.

Il est pareil à la pierre qu'un gave lave.

Il est pareil au verger doux rempli de pommes.

Il est pareil à toi. Il est pareil à l'homme.

LE POÈTE

Je t'aime. Tu ris. Pourquoi es-tu gaie toujours?

L'AME DU POÈTE

Elle n'est pas gaie. Elle est égale et pareille à l'eau dormante.

Elle eât pareille au vent qui fait rire cette eau. Elle est pareille aux centaurées roses des prairies. Elle est pareille au bruissaillement doux des pluies. Elle est pareille aux agneaux blancs qui bondissent. Elle est pareille au grillon qui dans l'herbe glisse. Elle est pareille à la chanson des choses au soleil. Elle est pareille au lys. Elle est pareille au miel. Elle est pareille à l'air. Elle est pareille à I'ânis. Elle est pareille à toi, pareille à une femme.

LE POÈTE

Ceci est doux, bon, calme, endormi et pur.

L'AME DU POÈTE

Souviens-toi, quand enfant, au pied du vieux et coux mur

d'un cimetière, tu t'agenouillais, afor Jubilé, avec ta mère.

Le soir tendre tombait aux fleurs parfumées.

La procession douce allait dans les allées.

C'est cela qui t'a donné cette âme douce

comme les chants des processions et la moussa.

Souviens-toi du jardin du presbytère 1rs

rossignols, près des lys, nichaient dans la nuit des rosiers.

A genoux ! Dieu est grand ! Tu étais un enfant... Tu as grandi. Tu étais mort. Dieu t'a fait vivant.

LE POÈTE (s'inclinant vers sa fiancée.)

Ne t'ennuieras-tu jamais ici ?

LA FIANCÉE Non. LE POÈTE Que feras tu ?

L'AME DU POÈTE

Elle continuera la vie.

LA FIANCÉE

Je t'aimerai. Il me tarde que tu me prennes. Je veux dormir sous toi parce que je t'aime.

L'AME DU POÈTE

La nature est calme. Les abeilles sonnent.

LE POÈTE

Je t'aime.

23

LA FIANCÉE

On va nous voir...

LE POÈTE

Non. Il n'y a personne.

L'AME DU POÈTE

Les cailles endorment leur vol lourd dans les chaumes.

LE POÈTE

Ton chardonneret dort. Lui as-tu donné de l'eau ?

LA FIANCÉE

Oui. Regarde ? Elle luit.

LE POÈTE son âme.)

Je souffre malgré ce bonheur.

L'AME DU POÈTE

Cache-lui ton ennui parce qu'elle est unn femme. Elle est trop jeune pour pouvoir porter deux âmes.

24

LE POÈTE son âme.) Les faucheuses de foin, sont-elles allées ?

L'AME DU POÈTE Leurs faux luisent là-bas dans la claire vallée.

LE POÈTE A-t-on retrouvé le chien malade, le pauvre courant ?

L'AME DU POÈTE Il doit être mort aux mouches dans quelque champ.

LE POÈTE A-t-on cueilli, pour faire les paniers, les gaules ?

L'AME DU POÈTE Le vannier les portait, courbé, sur son épaule.

LE POÈTE Le cochon est-il malade ? ou mort ?... J'en ai peur.

L'AME DU POÈTE

îl sera mort sur la route blanche de chaleur.

LE POÈTE

Je vendrai ma chienne pour acheter un autre cochon.

L'AME DU POÈTE

On n'a pas d'argent quand on a du génie. On souffre.

LA FIANCÉE (au poète.)

Je t'aime.

LE POÈTE

Je t'aime. Ton corsage bat. Tu es pâle.

L'AME DU POÈTE

Vois? La vigne bleue se tord sur les ceps nojrs. Les coteaux vont bientôt devenir en soir. Ils ont une ligne douce comme une ligne, douce comme l'odeur du miel et de la vigne. Les angélus vont chanter et s'arrêter en tournant

26

comme des palombes, au-dessus des champs

qui ont, le soir, cette odeur forte de forêt

qui fait se tromper les chiens d'arrêt.

Les champs gras vont rouler dans une espèce de laine

douce, humide. Tu vas voir trembler toute la plaine.

Les roses, roses le jour, sont des roses noires la nuit.

Au delà des coteaux s'en sont allées les pluies.

Bois les baisers de ta douce et tendre fiancée.

Les larmes des femmes sont lourdes et salées

comme la mer qui noie ceux qui y sont allés.

Tu l'auras, cette fiancée douce, dans ton lit.

Elle est douce comme les plus légères pluies,

comme l'eau qui tremble dans les choux, le matin,

comme les toiles d'araignées dans la rosée du chemin,

comme l'écorce des cerisiers dans la main,

comme le poil des lapins sauvages broutant le thym,

comme les pas d'une bergeronnette sur la glace d'un chemin,.

comme près du vieux puits l'aiguilleux romarin,

comme le gloussement des poules piquant les grains,

comme la chanson du puits d'argent sous une douce main,

comme le lys commun et comme le raisin,

comme la bonté qui est chez tous les hommes...

«

LA FIANCEE

Je t'aime. Viens ?. (Ils se lèvent et s'en vont.)

SCÈNE TROISIÈME

La nuit est tombée. C'est après souper. Ils sont tous dans la vieille cuisine. Tamis aux murs, lard au plafond, vieille horloge, cheminée im- mense et noire, vieilles et grandes tables. Une chandelle en résine et une chandelle en suif pour éclairer.

La mère et la fiancée ficellent des pots de confiture.

L'âme du poète à côté du poète qui est debout près de son père debout aussi et qui vient d'entrer.

Le poète parle à la vieille servante.

LE POÈTE Leur a-t-on donné congé trois mois à l'avance?

LE PÈRE De quoi s'agit-il ?

28

LE POÈTE

»

De la maison de la servante. . On la lui a fait acheter pour placer son argent, mais on ne lui paye pas le loyer depuis deux ans. Elle dit qu'il faudrait qu'ils foutissent le camp.

LA FIANCÉE

Ils sont pauvres.

LE POÈTE

La mère a une tumeur à la hanche,

L'AME DU POÈTE

Le lit et le cercueil des pauvres sont des planches.

LE POÈTE (impatienté à la servante.)

Voyons, que veux-tu faire ? Veux-tu les faire saisir ?

LA SERVANTE

Non monsieur.

29

L'AME DU POÈTE

Attendons que l'on soit guéri.

LA MÈRE (au poète.)

Tu es énervé ? Tu as faire des vers tout à l'heure. Cela te fait du mal. Il faut mener une vie meilleure. Les vers, tu le sais, ne peuvent te mener à rien. Tu sais que je te dis cela pour ton bien. . . Il y en a si peu qui gagnent de l'argent.

LE POÈTE son âme.)

Oh ! que c'est triste...

L'AME DU POÈTE

Souris ! Elle est la mère qui t'aime, celle dont tu es parce que Dieu l'a voulu. Les poètes pèsent au ventre des femmes plus que les autres parce que les poètes qui vont naître portent le monde.

(Ils se sont assis, excepté la servante qui essuie- les assiettes. Le père sommeille. La mère et la fiancée lisent. Le poète fume sa pipe, assis, ren-

-

versé, les mains dans ses poches, jambes étendues et songe...

Il cause avec son âme assise près de lui à haute voix. Les autres n'entendent pas.)

LE POÈTE

J'ai perdu ma journée. Elle a été inutile et calme.

L'AME DU POÈTE

Le monde est-il inutile et calme ?

LE POÈTE

Le monde est bon à ceux qui sont riches.

Ils n'ont pas la médiocrité des soucis.

Je passe ici ma jeunesse sans plaisir.

J'aime et je souffre. Je fouille mon âme à en mourir.

Ayez pitié de moi, mon Dieu ?

L'AME DU POÈTE

Tu veux de l'or ? Tu en as. Ecoute ? L'or de Dieu sonne là-bas.

(On entend des sonnailles de vaches.)

'Ce sont les sonnailles des vaches au front lourd et paisibles. Elles sonnent comme un trésor dans la nuit. Tu veux de l'argent ? Regarde? Il pleut des étoiles. Comme l'argent elles sont luisantes et pâles. Tu veux des bijoux ? Ta fiancée a des yeux. Tu veux une urne ? Tu as le cœur de ta mère. A genoux ! Dieu est grand ! Il parle à la terre. Les sources prient jour et nuit. Fais comme elles.

LE POÈTE

Je souffre.

L'AME DU POÈTE

Qui est-ce qui ne souffre pas ? Est-ce la gloire que tu désires ? Nul ne sait s'il l'aura.

LE POÈTE

Je désirais la gloire quand j'étais un enfant.

Jamais je ne l'ai si peu souhaitée qu'à présent.

Si on me la donnait, est-ce que ma vieille pipe à bout d'ambre

sentirait meilleur ou moins bon ? Et dans ma chambre

est-ce que ma tristesse et ma joie ne seraient pas les mêmes

- 32

en écoutant au loin les pas de ma mère ?

La gloire ? Est-ce que c'est d'être mieux habillé ?

Est-ce que c'est d'être davantage regardé ?

Est-ce que c'est d'être davantage aimé ?

Mais presque tous ont crié que les femmes les trompaient.

Alors, qu'est-ce que c'est ?

L'AME DU POÈTE

Calme-toi. Tu seras heureux. Tous les hommes seront heureux un jour ou l'autre.

(Un chant de paysan s'élève au loin.).*

Ce paysan qui chante au loin est heureux.

Le grillon qui chante dans la suie est heureux.

Le cochon qui a fini d'être saigné est heureux.

Le pauvre veau quand on l'achève est heureux.

Le gibier que l'on tue roide est heureux.

Le blessé qui s'évanouit est heureux.

Le malheureux qui souffre est heureux.

L'homme qui naît est heureux. Celui qui meurt est heureux.

LE POÈTE

Qui t'a conseillé de me parler ainsi ?

- 33

L'AME DU POÈTE Dieu. LA FIANCÉE Onze heures sonnent. Il faut aller se coucher.

LE PÈRE La chandelle est finie. Je vais en chercher...

LA MÈRE Qu'est-ce que c'est que ce bruit que j'entends dehors ?

L'AME DU POÈTE Les âmes.

(Ils sortent en se souhaitant bonne nuit.)

- 34

SCÈNE QUATRIÈME

Deux chambres à côté l'une de l'autre. Le poète est dans l'une, sa fiancée est dans l'autre. x

La fiancée va se coucher. Ses bras sont nus. Elle se coiffe devant une glace puis s'agenouille et prie.

Le poète va se coucher; Il finit sa pipe à sa fenêtre ouverte sur la nuit qui est calme comme Dieu.

Dans la profondeur bleue, pareilles à des éclats de givre et à des calices de lys blancs, les étoiles larmoient.

Il y a un grand silence.

Tout à coup des sonnailles de vaches. Elles chantent comme des sources et des sourires, se rapprochent, passent, s'éloignent.

Le poète ferme sa fenêtre.

Des cloches

LE POÈTE

(Il pose sa pipe. Puis il s'agenouille, pose son front dans sa main droite. On les voit prier, sa fiancée et lui, chacun dans sa chambre, silencieux dans le silence immense.)

Avril 1895.

POÈMES

Il y a un petit cordonnier..

à Stéphane Mallarmé.

Il y a un petit cordonnier naïf et bossu qui travaille devant de douces vitres vertes. Le Dimanche il se lève et se lave et met sur lui du linge propre et laisse la fenêtre ouverte.

Il est si peu instruit que bien que marié

il ne parle jamais, paraît-il, sur semaine.

Je me demande si le Dimanche, quand ils promènent,

il parle à sa femme vieille et tout:; courbée.

33-

Pourquoi fabrique-t-il des souliers, marchant peu ?• Ah ! il fait son devoir et fait marcher les autres. Aussi il y a une pureté dans le petit feu qui s'allume chez lui et luit comme de l'or.

Aussi, lorsqu'il mourra, les gens au cimetière le porteront, lui qui les aura fait marcher. Car Dieu aime bien les pauvres et les pierres et lui donnera la gloire d'être porté.

Ne rie:: pas ! Qu'est-ce que tu as fait de bon ? Tu n'as pas la douceur de cette lueur verte qui passe doucement par la vitre entrouverte il taille le cuir et croise les cordons.

Crois-tu donc, toi qui des mets ornements

et parce que tu plais à des femmes en parfum,

que tu as sur le front ce vert rayonnement

d'une douleur triste et douce comme une chanson ?

- 39

O petit cordonnier ! cloue tes clous encore longtemps.

Les oiseaux qui passeront au doux Printemps

ne regarderont pas plus les couronnes de roi

que ton vieux couteau qui coupe le pauvre pain noir !

J'aime dans le temps...

Clara d'Ellébeuse. Eléonore Derval. Victoire d'Etremont. Laure de la Vallée. Lia Fauchereuse. Blanche de Percival. Rose de Liméreuil et Sylvie Laboulaye.

F. J.

J'aime dans le temps Clara d'Ellébeuse, l'écolière des anciens pensionnats, qui allait, les soirs chauds, sous les tilleuls lire les magazines d'autrefois.

Je n'aime qu'elle, et je sens sur mon cœur la lumière bleue de sa gorge blanche. est-elle r était donc ce bonheur ? Dans sa chambre claire il entrait des branches.

41

"Elle n'est peut-être pas encore morte ou peut-être que nous l'étions tous deux. La grande cour avait des feuilles mortes dans le vent froid des fins d'Été très vieux,

Te souviens-tu de ces plumes de paon, dans un grand vase, auprès de coquillages ?. On apprenait qu'on avait fait naufrage, on appelait Terre-Neuve : le Banc.

Viens, viens, ma chère Clara d'Ellébeuse ; aimons-nous encore si tu existes. Le vieux jardin a de vieilles tulipes. Viens toute nue, ô Clara d'Ellébeuse.

C'est aujourd'hui.

8 juillet 1894. Dimanche, Sainte-Virginie^

Le Calendrier.

C'est aujourd'hui la fête de Virginie...

Tu étais nue sous ta robe de mousseline.

Tu mangeais de gros fruits au goût de Mozambique

et la mer salée couvrait les crabes creux et gris.

Ta chair était pareille à celle des cocos. Les marchands te portaient des pagnes couleur d'air: et des mouchoirs de tête à carreaux jaune-clair. Labourdonnais signait des papiers d'amiraux.

- 43

Tu es morte et tu vis, ù ma petite amie,

amie de Bernardin, ce vieux sculpteur de cannes,

et tu mourus en robe blanche, une médaille

à ton cou pur, dans la Passe de V Agonie.

Confucius rendait les honneurs...

à Christian Cherfils.

'Confucius rendait les honneurs qui leur conviennent aux morts dans l'Empire bleu du Milieu. Il souriait parce que l'eau éteint le feu comme la Vie éteint l'homme vers l'époque moyenne.

Il n'ornait pas ses paroles merveilleusement comme certaines coupes des Grands de l'Empire. La tanche, qui est comme un vase de Pagode riche, n'a pas besoin d'être ornée artistiquement.

45

Il allait avec une grande modestie au Palais, écoutant sans colère les joueurs de flûte qui adoucissent les sentiments comme la lune adoucit, sur la montagne brûlée, les arbres violets.

Il parlait avec une respectueuse cérémonie

aux principaux de la ville et au chef de la guerre.

Il était bon, sans familiarité vulgaire,

avec les gens du commun et mangeait leur riz.

Il se plaisait aux choses de la Musique mais préférait les instruments de simple roseau cueilli près des marais de vase douce et jaune l'oiseau sans nom qui fait yu-yu se niche.

Il se permettait, pour le bien de son estomac, les épices. Il aimait, vers le soir, à discuter de belles sentences et il aurait voulu qu'on suspendît aux potences qui servent aux lanternes, des moraleries.

- 46 -

Il parlait peu d'amour, davantage de la mort,

quoiqu'il déclarât que l'homme ne peut la connaître.

Il aimait voir les jeunes gens à la fenêtre

les trouvant bien, à demi cachés par les ricins gris mais rouges,

Le soir il allumait des baguettes de parfum, puis tournait gravement un moulinet les prières s'enlaçaient comme de belles pensées dans la cervelle d'un jurisconsulte ou d'un poète de talent.

Il allait aussi voir les bâtiments de la Province, se réjouissant de leur propreté et du bon ton des navigateurs policés dont les réflexions étaient profondes et claires comme le désert marin.

A ceux lui demandant des choses sur la chair,

Confucius dit : la vôtre est pareille à l'autre

et la mienne à la vôtre ; le sens de ceci est clair.

Puis il regarda en souriant son cercueil.

Abos, Mars 189$.

Je le trouvai... La vallée... Il vint à l'étude... Le pauvre chien...

Le vieux village...

A ANDRÉ GIDE.

Je le trouvai

Je le trouvai assis près des étoffes bleues et crues- dont il faisait le commerce pour le Sénégal. L'Été chaud était frais parce que dans la rue l'arrosage vert était traîné par un cheval.

Il ressemblait à Robert-Robert, au collégien malade et rêvasseur des maisons antiques les paons longs se balancent près des grilles, dans la cour, près des colonnes d'ordre dorien.

49

au collégien qui allait aux Indes.

Et, pendant que je me taisais, l'ombre du soleil

tombait sur des choses nègres, et dans l'odeur des tissus teints

le Sénégal pleurait dans sa cuillère en bois.

Mai 1895.

La vallée...

La vallée d'AIméria. La vallée d'Alméria doit être une vallée en tubéreuse aux eaux d'argent et aux montagnes claires et bleues et aux torrents pleins de fleurs claires, de grenadiers rouges et luisants.

La vallée d'Alméria. La vallée d'Alméria, doit être une vallée est un château clair, des histoires d'amour pleines de seringats de jardins en sommeil et de belladones.

- 51

La vallée d'AIméria. La vallée d'Alméria

est comme une guitare aux fleurs des citronniers.^

Les duègnes surveillaient mal et les cavaliers

-engrossaient les belles jeunes filles sous les ombrages noirs.

La vallée d'Alméria. La vallée d'Alméria, c'est un rêve clair comme le silence des vallées. Vers les hôtelleries elles s'en sont allées, celles qu'un muletier descendit dans ses bras.

Abos, Mars iSq^ .

Il vint à l'étude..

Il vint à l'étude avec une petite veste.

Il était notaire dans une campagne lointaine.

Il était triste et gai et il s'était fait beau pour la réunion et le dîner de tantôt.

53 -

11 souriait, avec des commissions sous le bras, comme quelqu'un qui fera des actes, puis mourra.

Il mourra dans la poésie triste des chambres froides et des planisphères aux murs froids.

Mai 189 S,

Le pauvre chien...

Le pauvre chien a peur, il marche dans la neige et

s'arrête. Les enfants lui crient : allez couchéééé !

Le ciel est en argent, en ombre, en cendre et l'on

n'entend pas les pas taper la rue sourde et froide, sans son.

Une laitière passe et, pour ne pas tomber,

tremble. Et dans ma chambre bleue et grise

le bois du feu jute, roule, sent fort aux doigts et siffle.

Janvier iSçs*

Le vieux village..

Le vieux village était rempli de roses

et je marchais dans la grande chaleur

et puis ensuite dans la grande froideur

de vieux chemins les feuilles s'endorment.

Puis je longeai un mur long et usé ;

c'était un parc étaient de grands arbres,

et je sentis une odeur du passé,

dans les grands arbres et dans les roses blanches.

56 -

Personne ne devait l'habiter plus...

Dans ce grand parc, sans doute, on avait lu.

Et maintenant, comme s'il avait plu,

les ébéniers luisaient au soleil cru.

Ah ! des enfants des autrefois, sans doute, s'amusèrent dans ce parc si ombreux... On avait fait venir des plantes rouges des pays loin, aux fruits très dangereux.

Et les parents, en leur montrant les plantes leur expliquaient : celle-ci n'est pas bonne... c'est du poison... elle arrive de l'Inde... et celle-là est de la belladone.

Et ils disaient encore : cet arbre-ci vient du Japon fut votre vieil oncle... il l'apporta tout petit, tout petit, avec des feuilles grandes comme l'ongle.

- 57

Ils disaient encore : nous nous souvenons

du jour l'oncle revint d'un voyage aux Indes

il arriva à cheval, par le fond

du village, avec un manteau et des armes...

C'était un soir d'Été. Des jeunes filles couraient au parc étaient de grands arbres, des noyers noirs avec des roses blanches, -et des rires sous les noires charmilles.

Et les enfants couraient, criant : c'est l'oncle ! Lui descendait avec son grand chapeau, du grand cheval, avec son grand manteau... Sa mère pleurait : ô mon fils... Dieu est bon...

Lui, répondait : nous avons eu tempête... L'eau douce a bien failli manquer à bord. Et la vieille mère le baisait sur la tête en lui disant : mon fils tu n'es pas mort...

- 58 -

Mais à présent est cette famille ? A-telle existé ? A-t-elle existé ? Il n'y a plus que des feuilles qui luisent, aux arbres drôles, comme empoisonnés...

Et tout s'endort dans la grande chaleur... Les noyers noirs pleins de grande froideur. Personne n'habite plus... Les ébéniers luisent au soleil cru.

Les Badauds..»

Les badauds faisaient des expériences l'on voyait la foule en pantalons courts. On tirait des étincelles avec ignorance et on risquait d'être foudroyé du coup.

On montait des ballons ornés comme un théâtre. Ils n'allaient pas bien et on se tuait. Les frères Montgolfier avaient de l'audace. L'Académie des sciences s'émouvait.

Caùgt...

Caùgt avait deux jolis coqs dans son panier. Il a quatre-vingts ans. Il vit près des sentiers de Saint-Boès qui sont désolés et sauvages. Les bécassines y font luire leur plumage. Caùgt m'a dit : salut ! et dans le champ sauvage ma chienne essoufflée ramassait la bécassine tuée. Caùgt m'a dit : j'ai connu vos parents qui sont morts. J'ai quatre-vingts ans. Mon fils avait pareille une chienne de chasse. Et le coteau était noir, roux comme les bécasses. Caùgt m'a dit : salut ! Et vers le bois terrible je suis allé. Caùgt me regardait partir.

- 63

J'étais dans les touyas avec ma chienne douce, et nous allions au bois d'argent, d'ombre et de mousse. Et j'ai pensé à toi qui as la peau douce comme un grain de raisin et une nèfle rousse. Les éperviers aigus volaient sans avoir l'air de bouger. La tète lourde des corbeaux comme un clou épais. Les piverts volent comme des vagues, en courbées et, droits, ils griffent l'écorce, cachant leurs plumes vertes. Les ruisseaux après la pluie sont un peu jaunes et, au Printemps, au bord, il y a des anémones. Le coteau est comme en sang noir et, du haut, les montagnes nagent au ciel doux, simple et beau. De l'autre côté des coteaux sont les villages doux qui dorment au soleil comme des haches. Là, il y a des tonnelles tristes au vieux jardin les poules grattent prés des buis, des ricins. La tonnelle en lauriers luisants est verte et noire. Il y a un banc, au fond, en bois couleur de soir, -et qui est un peu humide, à cause de l'ombre, même l'Été quand le soleil est en bleu plomb. Viens-y ? L'après-midi sera luisant. Ta bouche sur ma bouche, nous nous tairons et les cigales cliqueront sur les roses en eau rose du Bengale.

64-

Nous nous aimerons tant que nous ne respirerons plus,

en nous pressant sur le banc noir et vermoulu,

aux pieds en bûches. Puis nous reviendrons, le soir.

Les génisses douces tendront le cou vers toi,. à l'abreuvoir.

Puis nous irons voir Câùgt dont le nom me plait

comme une flûte et comme des violettes,

Caûgt qui dit : salut ! qui a quatre-vingts ans,

des joues rouges ridées, maigres, des yeux luisants,

qui regarde, méfiant, par les haies d'églantiers

et qui porte de jolis coqs dans son panier.

Février 1895 .

Quand verrai-je les îles...

Quand verrai-je les îles furent des parents ?

Le soir, devant la porte et devant l'océan

on fumait des cigares en habit bleu-barbeau.

Une guitare de nègre ronflait, et l'eau

de pluie dormait dans les cuves de la cour.

L'océan était comme des bouquets en tulle

et le soir triste comme l'Été et une flûte.

On fumait des cigares noirs et leurs points rouges

s'allumaient comme ces oiseaux aux nids de mousse

dont parlent certains poètes de grand talent.

O Père de mon Père, tu étais là, devant

5

66 -

mon âme qui n'était pas née et sous le vent les avisos glissaient dans la nuit coloniale. Quand tu pensais en fumant ton cigare, et qu'un nègre jouait d'une triste guitare, mon âme qui n'était pas née existait-elle ? Etait-elle la guitare ou l'aile de l'aviso ? Etait-elle le mouvement d'une tête d'oiseau caché alors au fond des plantations ou le vol d'un insecte lourd dans la maison ?

Ch<nc. Mai 1895

Quand dans le brouillard.

Ouand dans le brouillard qui faisait luire la boue nageaient les lumières des grands magasins, je m'arrêtais en face des tuyaux de zinc de ta maison ancienne où, la lampe à la joue, tu brodais à côté de ton petit serin,

l'odeur des îles sortait par les fentes roses de la fenêtre à carreaux verts et je sentais que nous avions vécu bien avant d'être nés dans une colonie qu'une mer drôb arrose et il me semblait encore que j'y étais.

Je voyais de la rua les placards qui luisaient. Le salon était vieux sans doute et des insectes sous des épingles très longues avaient des -têtes luisantes et noires. Ils étaient tout usés : dans le cadre étaient en débris leurs dures ailes.

Par cette journée triste tout. ça me revient,

car il fait mauvais temps encore et dans ma chambre

il tombe du jour gris pareil à de la cendre.

Toi, les insectes, la lampe, vous êtes loin.

Je ma souviens du mois qu'on appelle Novembre.

Si tu lisais ceci tu ne comprendrais pas:

et cependant si tu pouvais comprendre et lire

tu penserais aussi aux contrées exotiques,

aux colonies en jasmin et en chocolat

allaient d'importants et lourds vaisseaux antiques.

-6g -

Quand je serai mort, si quelqu'un trouve ces vers : qu'il aille près des quais d'une ville et te cherche ; qu'il t'explique ce que l'on appelle un poète et que là-bas des oiseaux d'or sont sur la mer nous avons vécu, amie, avant de naître.

Tu ne comprendras pas ces explications. Tu seras ramollie et prendras du tilleul en petit bonnet vieillot et, dans mon cercueil, je tremblerai d'avoir eu pour toi la passion du poète à qui ne reste plus que l'orgueil.

J'ai voulu, par orgueil, dédier quelques vers à une personne comme toi, douce, tendre, absolument incapable de les comprendre. Près du vieux feu il y a le bruit de la mer. Tu es douce comme la Fête-Dieu qui chante.

189 S-

Je t'aime...

Je t'aime et ne sais ce que je te voudrais. Hier mes jambes douces et claires ont tremblé quand ma gorge t'a touché, lorsque je courais.

Moi, le sang a coulé plus fort comme une roue, jusqu'à ma gorge, en sentant tes bras ronds et doux luire à travers ta robe comme des feuilles de houx.

7i

Je t'aime et je ne sais pas ce que je voudrais. Je voudrais me coucher et je m'endormirais.., La gentiane est bleue et noire à la forêt.

Je t'aime. Laisse-moi te prendre dans mes bras. La pluie luit au soleil sur les arbres du bois... Laisse-moi t'endormir et tu m'endormiras.

J'ai peur. Je t'aime et ma tète tourne, pareille aux ruches du vieux banc sonnaient les abeilles qui revenaient gluantes des raisins des treilles.

72

Il fait chaud. Les blés sont remplis de fleurs rouges. Couche-toi dans les blés et donne-moi ta bouche. Les mouches bleues au bas de la prairie écoute ?.

La terre est chaude. Il y a là-bas des cigales près du vieux mur sont des roses du Bengale, sur l'écorce blanche et rugueuse des platanes.

La vérité est nue et mets-loi nue aussi. Les épis crépiteront sous ton corps durci par la jeunesse de l'amour qui le blanchit.

73 -

Je n'ose pas mais je voudrais être nue ce soir. Mais tu me toucherais et j'aurais peur de toi. Je serais toute blanche et le soir serait noir.

Les geais ont crié dans le bois, car ils aiment, Les capricornes luisants s'accrochent aux chênes. Les abeilles qui aiment les longs vols blonds essaiment.

Prends-moi entre tes bras. Je ne peux plus qu'aimer et ma chair est en air, en feu et en lumière et je veux te serrer comme un arbre un lierre.

74

Les troupeaux de l'Automne vont aux feuilles jaunes,. la tanche d'or à l'eau et la beauté aux femmes et le corps va au corps et l'âme va à l'âme.

La ferme était luisante...

à Leiia Macdonald.

La ferme était luisante et noire et des tamis pendaient aux murs.

Le Dimanche était triste et beau, et les maïs n'étaient pas mûrs.

De bonne heure il avait quitté ses père et mère,

pour les Missions ; et il nous racontait qu'il buvait l'eau amère,

en corruption.

- 76 -

Il était en congé, et parlait de pagodes

et de païens, et de fleuves pourris, de vase douce et jaune,

et de chrétiens.

Il parlait de supplices l'on casse les ongles

en vous brûlant, de coups de queue de raie, du grand Esprit, de l'ombre

empoisonnant.

Il était donc parti de la ferme luisante près de l'église blanche,

et il était allé aux pays des sanglants vomissements.

Il était de retour et, auprès de l'armoire,

les vieux parents étaient émus, voyant la longue barbe noire

du prêtre errant.

Il disait : je fumais, nu-pieds, la nuit, ma pipe.

Les Annamites cernèrent la case. Ils étaient armés de piques..

J'avais une trique...

Et il disait cela, et la ferme était triste

il était né... Dans la nuit du soleil on croyait voir pleurer

la mère triste.

Le soleil faisait luire...

à Charles de Bordeu,

Le soleil faisait luire l'eau du puits dans le verre. Les pierres de la ferme étaient cassées et vieilles, et les montagnes bleues avaient des lignes douces comme l'humidité qui luisait dans la mousse. La rivière était noire et les racines d'arbres étaient noires et tordues sur les bords qu'elle râpe. On fauchait au soleil les herbes bougeaient, et le chien, timide et pauvre, par devoir aboyait. La vie existait. Un paysan disait de gros mots à une mendiante volant des haricots. Les morceaux de forêt étaient des pierres noires. Il sortait des jardins l'odeur tiède des poires.

79

La terre était pareille aux faucheuses de foin. La cloche de l'église toussait au loin. Et le ciel était bleu et blanc, et dans la paille •on entendait se taire le vol lourd des cailles.

Pourquoi les boeufs...

à Laurent Deville.

Pourquoi les bœufs traînent-ils les vieux chars pesants ? Cela fait pitié de voir leur gros front bombé, leurs yeux qui ont l'air de souffrance de tomber. Ils font gagner le pain aux pauvres paysans.

S'ils ne peuvent plus marcher, les vétérinaires les brûlent avec des drogues et des fers rouges. Et puis dans les champs pleins de coquelicots rouges les bœufs vont encore herser, racler la terre.

Si

Il y en a qui se casse un pied quelquefois. Alors on tue celui-là pour la boucherie, pauvre bœuf qui écoutait le grillon qui crie

et qui était obéissant aux rudes voix

des paysans qui hersaient sous le soleil fou,

pauvre bœuf qui allait il ne savait où.

Un nuage est une barre.

Un nuage est une barre noire au-dessus des pins en nuit, vers six heures. Le ciel luit au fond, comme la mer, le soir.

Si tu étais une palombe et si j'étais un petit lièvre, je me coucherais dans l'ombre douce, violette et longue.

83 -

J'aplatirais mes oreilles

sur mon dos luisant, et toi

tu avancerais et retirerais

ton cou bleu en savon et en ardoise.

Les hommes tristes viendraient pleins de haches et de fusils prendre la résine dorée aux pins remplis d'écaillis.

Tu n'es pas une palombe et je ne suis pas un lièvre. Etends-toi sur l'ombre longue des pins longs sur la fougère.

Les aiguilles des pins noirs, amères, vertes mais noires, tomberont sur ta peau douce qui glisse comme la mousse.

-84-

Tu te mettras toute nue il y a des bruyères et au loin les petits lièvres bondiront, boules, pattus.

Le monde est bon et très doux, les petits lièvres aussi, et les grands nuages gris, les palombes et le houx.

Les paysans tristes, sauvages, sont doux comme les palombes, mais ils les tuent et les plombs font saigner les plumes sages.

1894-

Laisse les nuages.

à Eugène Rouart.

■Laisse les nuages blancs passer au soleil.

Il n'y a ici que toi, la terre et le ciel.

Ne pense à presque rien. Douces comme du miel,

auprès des cressons bleus les brebis viendront boire. La fiile chantera dans la métairie noire, et sur la terre tiède il tombera des poires.

La vieille tremblera sur le rouet tremblant, Je bélier bêlera dans le troupeau bêlant et la fille aimera l'amour de son amant.

86

Les ânes passeront en frissonnant de mouches. La mère chantera sur l'enfant qu'elle couche, et je t'embrasserai la bouche sur la bouche.

Puis le ciel sera bleu, puis le ciel sera gris. Les oiseaux chanteront et pousseront des cris et auprès du vieux puits il poussera des buis.

Ecouta mon amie : il y a sous la grange

un nid d'hirondelles petites et criardes

et qui ont la douceur de la vie calme et sage.

Les grands chars sont passés. Sur leurs cornes luisantes» les bœufs avaient les longues fougères ombrageantes des bois glacés d'Eté qui ent des sources lentes.

On a coupé les blés qui dormaient au soleil ; puis la pluie est venue, elle est venue du ciel elle a noyé le blé et a mangé le miel.

- S?''

On a coupé mon cœur qui dormait au soieil... Une fille est venue, elle est venue du ciel : elle a noyé mon cœur et a mangé le miel :

mais la douleur est douce et ton amour est doux. Tu m'as donné ton cœur, ta tête et tes genoux : nous ne faisons plus qu'un et ton cœur est à nous.

Table

Un Jolr 7

POÈMES

Il y a un petit cordonnier 37

J'aime dans le temps 40

C',est aujourd'hui 42

Confucius rendait les honneurs 44

. Je le trouvai 48

La vallée 50

Il vint à l'étude 52

Le pauvre chien 54

Le vieux village 55

Les badauds 61

•Cai'iot 62

9«)

Quand verrai je les îles 65

Quand dans le brouillard 67

Je t'aime 70

La ferme était luisante 75

Le soleil faisait luire 78

Pourquoi les bœufs 80

Un nuage est une barre 82

Laisse les nuages 85.

BiBLl

ACHEVÉ D'IMPRIMER

le trente septembre mil huit cent quatre-vingt-quinze

par Joseph Royer

à AN.NONAY (Ardèche)

pour le

MERCVRE

DE

FRANCE

Lo Bibliothèque

Université d'Ottawa

Échéance

The Library

University of Ottawa

Date due

a39003 00^59S02^b

■■

Ch PC 2619

.A5J6 1895

COO JAMMESt FRAN UN JOUR

ACC# 1236307

M

I

I