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VIE

ET AMOURS

DE

MARION DE LORME.

VIE

ET AMOURS

DE

MARION DE LORME ,

CONTENANT

L'Histoire de ses liaisons avec les grands personnages de la cour de LouisXIV,

ROMAN HISTORIQUE

Ecrit par tlle-mème, et publié

Par m. de FAVEROLLES.

TOME PREMIKR.

PARIS ,

LIBRAIRIE DE DALIBON ,

TAtMS-ROYAL, GALERIE DE îitMOCRS ; N."' 1 A ". 1822.

INTRODUCTION.

VJELLE qui passa sa jeunesse avec les beaux esprits de la cour la plus spirituelle et la plus polie de TEurope , peut avoir assez connu la société, pour en faire un tableau ressem- blant, où , comme l'ont fait quelques pein- tres célèbres , elle occupera un des coins de la scène. J'ai vu tant de clioscs , je les ai bien vues , pourquoi n'en parlerais-je pas ? C'est ainsi que Marion de Lorme s'entretenait avec un de ses amis , qui remplaça , auprès d'elle , ceux qui n'exis- taient plus , et semblait demander son approbation , pour e'crire les mémoires du temps elle avait paru,dan^le monde, avec une sorte d'éclat. Cet ami , qui lui tint lieu d'époux dans ses malheurs, désirait que sa vieille amie suivît son projet j mais , i onnaissant combien la contradiction excite le désir, il paraissait , au contraire , désap- prouver son entreprise , bien sur qu'elle en devicudiait plus ardente à l'exécuter,

1. 1

( o

et , en effet , le mystère qu'elle mit à ce travail le lui rendait plus agréable ; enfin, e'tant parvenue à tracer le cercle entier des inconcevables vicissitudes de sa for- tune y elle remit à cet ami fidèle ce gros manuscrit , qui , long-temps resté dans les mains d'un des amis de M. Beaumont,vient de m'être communiqué. J'y ajoutai quel- ques détails sur les dernières années de sa vie , qu'elle n'avait pu y mettre , et je m'empresse d'en faire part au public. Ce n'est point un enfant de la muse j^oman-^ tlcfue j, quoiqu'il s'y trouve de longs et pé- nibles voyages , des brigands , une pompe funèbie , que celle à qui on rend cet lion-» iieur voit passer , et ne peut s'empêcher de rire , en étant témoin de la douleur de ceux qui y assistent , et en réfléchissant combien il est facile d'en imposer à la mul- titude. On y trouvera encore des choses qui paraîtront des fables , mais qui n'en sont pas moins de la plus exacte vérité. Il faut se souvenir qu'il a été dit que le vrai îi'estpas toujours A-raisemblable.

VIE

ET AMOURS

DE

j\L4RION DE LORME.

CHAPITRE PREMIER.

Je naquis le i G mars 1606, en Fran- che-Comté, à Balheram près de Giez, dans un pays pauvre, et où, une par- tic de l'année, les liabitans manquent de froment , et sont forcés d'avoir re- cours à des farines grossières pour se nourrir. Mon père, Jacques Grapin, était ce que l'on nomme un bourgeois de campagne, fils d'un greffier de la

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justice de la ville voisine, et il aurait succëdéàson père dans cette importante charge, s'il avait mieux profité^ des leçons que son oncle, le curé de Ba- Iheram, Jui avait données j mais il n'a- vait pas de dispositions pour l'écriture, encore moins d'aptitude pour l'ortho- graphe j de sorte qu'un greffier, étant de sa nature une machine écrivante, si l'on n'écrit pas à peu-près couram- ment, on ne peut posséder ce bel em- ploi. 11 fallut donc que M. Grapin, malgré ce nom qui était si bien d'ac cord avec la chicane, vendit la charge de mon grand-père, et se retirât, com- me je l'ai dit, à Bcilheram, il fit con- naissance de la fille d'un cultivateur, qui se nommait Eléonore Jacquet. Elle avait été élevée aux Visitandines de Besançon , savait lire, écrire , compter; ses manières étaient polies et gracieu- ses: de plus, belle et trois mille francs çn mariage. Mon père lui fit la cour.

( 5 ) 11 clait fort joli lioiiinio , avait une belle voix; c'était lui que M. le cure priait de chanter le credo en musique , le jour (.lu patron. 11 dansait mieux que tous les jeunes gens du village, parce qu'il avait été si\ mois à Dol, il avait pris des leçons d'un servent d'ar- tillerie, qui y était en semestre. Enfin Jacques Grapin et Léonore Jacquet étaient, de l'avis de tous ceux qui les voyaient , le plus beau couple à dix lieues à la ronde. Mon père était maître de ses actions, celui de Léonore no s'opposa pas à celles de sa fdlc, qui était très-disposée en faveur de M. Grapin, et le mariage fut conclu.

M. Grapin mit une partie du prix de la vente de la charge de Mathieu Grapin, mon ayeul , en bijoux d'or, dentelles et habits de damas pour sa future. La noce dura trois jours, et il y eut pendant tout ce temps la nappe mise et des tonneaux en perce, ce qui

(6) dissipa le reste de l'argent comptant. Mon pèr^ ne voulait pas payer la taille, et, pour s'en dispenser, il vécut noblement, c'est-à-dire qu'il ne fit rien, et ma mère encore moins, si ce n'est des enfans j mais on vivait à si bon marché dans cette province qui a})par- tenait encore à l'Espagne , qui n'y levait presque pas d'impôts , que le pe- tit revenu des terres que Grapin et sa femme donnaient à ferme, leur suffi- sait ; mais ils n'avaient pas calculé que , jeunes et fort amoureux l'un de l'autre, n'ayant rien de mieux à faire que de se le prou\er du malin au soir , et peut- être du soir au madn, ils auraient pour le moins un enfant tous les ans, quelquefois deux, et cela ne manqua pas. M. et M."^*" Grapin firent une four- millière de petits Grapinaux , et je fus du nombre. Précisément quand M.™** de Saint-Evremont, mère de l'auteur de ce nom , passa par Balheram pour aller

(7 ) 011 .-^iiishC, la roiic de sa voiture cassa; il ne se trouva point d'an!)crgc clic pût loger. Mon père, alois galant , ayant su (ju'une belle dame était dans l'embarras, vint aussitôt lui oPùir do descendre chez lui. Elle l'accepta, et il la conduisit dans sa maison qui était la [)lus l)elle du village et la mieux meu- blée. Il pria cependant la comtesse d'excuser s'il no la recevait pas aussi bien qu'il aurait voulu ; mais que M.""' Grapin ressentait des douleurs pouc accoucher. Madame de St.-Evremont , qui était avec le marquis de Villarceau, père de celui que j'ai vu tant de fois chez Ninon, lui dit, eh bien ! marquis, vous serez mon conq)ère; nous tien- drons Tenfant dont M.™*" Grapin accou- chera. TjC marquis accepta ; et mon père fit à l'un et à l'autre beaucoup de remercîtnens.

A quoi tient la destinée' Si la com- tesse? de St. -Ev remont n'avait pas voyagé

(S)

avec M. le marquis de A^illarceau^ si son voyage ne l'eût pas conduite à Ba- Iberam; si une pierre mise par le dia- ble, n'eût pas fait casser la roue de sa voiture, elle n'eût pas été ma marraine et M. de Yillarceaumon parrain. Alors jamais Marianne Grapiu n'eût été à Pa- ris, et Dieu sait que de choses que je raconterai ici qui n'y seraient pas. Peut- être, moralement parlant, cela vaudrait mieux 5 mais cela serait moins gai. Mes parrain et marraine crurent sur a parole de la mère Jaqneline , sage- femme du iieu , qui se mêlait de pré- dire l'avenir, que je serais une des plus belles filles de France; et, prenant un ton inspiré : elle ajouta que j'irais à la cour; que je serais mariée avec un grand officier de la couronne; que je serais dans la confidence intime d'un g rand ministre ; que je quitterais la F rance et que j'épouserais un grand sei- gneur étranger, mais que finirait ma

(9) foi'tunc, et que néanmoins je vivrais si vieille j qnc mon existence deviendrait un problème historique. cette bonne femme prenait-elle ces grands mots? Enfin, ce qu'il y a de certain, c'est que tout ce qu'elle avait dit, s'est trouve vrai. M.""" de St.-Evrcmont en rit beaucoup, et était surtout curieuse de savoir comment , du village de Ba- llieram , j'arriverais au Louvre.

Elle quitta la Franche-Comté, et fut long-temps sans penser à moi, et son ami encore moins 5 mais elle avait mis dans mon berceau cinquante louis, et elle avait écrit sur le rouleau , pour les menus plaisirs de mademoiselle Gra- pin, quand elle aura quinze ans. On les trouva après le départ de la com- tesse. Mon père les prit , les plaça et joignit toujours 1 intérêt à ce fond, de sorte qu'à quinze ans, (pii était l'âge ils devaient lu'ètre donnés , la som- me avait presque doublé. Malgré que

!..

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le nombre des enfans fut considéra- ble et les revenus très-faibles , on ne se permettait pas d'y toucher , et on la conservait religieusement pom- ma dot. Un jeune homme ^ fils d'un fermier des environs, fut le premier à s'aperce- voir que j'étais la plus belle fille du \illage. Sa figure aurait pu me plaire ; mais ses manières rustiques ne pou- vaient aller avec les miennes j car , ma mère, qui avait reçu, comme je l'ai dit , une fort bonne éducation , soi- gnait la mienne et celle de ma sœur , qui promettait aussi de m'égaler par les charmes de la figure, mais non par l'esprit. Elle n'en avait justement que ce qu'il lui en fallait pour être heureuse dans la position le ciel l'avait placée. Pour moi, je me souvenais toujours de l'horoscope de la mère Jaqueline. Ma mère m'avait dit aussi que mon parrain et ma marraine étaient des gens de la cour de France; qu'ils étaient

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très-ricîlos, et c[iic le don qu'ils m'a- vaient fait, en était la j)rciivc. Des ((uc je pus tenir une plume, je leur écrivis chaque année. Ils me répondaient ; et dans la dernière lettre de la comtesse , elle m'engageait à venir à Paris, qu'elle me recevrait dans sa maison - me ma- rierait; que M. de Yillarceau a\ait su que j'éL'iis belle et geti tille et quil se ferait un plaisir de voir sa filleule.

Ces propositions me charmaient. La maison paternelle commençait à me déplaiic. Le nombre de marmots f car j'avais au moins sept k huit frères, dont le plus jeune, n'ayant que deux ans, pouvait faire craindre qu'il n'en vînt un autre), m'était insupportable. Mo marier, était un mo5^en de m'en délivrer, mais j'aurais aussi des cnfans, ce serait bien pis; les porter^ les met- tre au monde, les nourrir comme fai- sait ma mère , me paraissait la chose îa plus fâcheuse. Aller à Paris faire la

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demoiselle, voir des hommes poîîs, gracieux, semblables aux héros des romans espa^î^ols que la uièce du curé m'avait prêtes, me semblait plus agréa- ble. Charles le Rond cependant me pressait de répondre à ses vœux. Je lui demandai un mois pour lui rendre une réponse définitive, et j'écrivis à M.™* de Saint-Evremont, à -peu -près en ces termes ;

Ma très'honorée marraine.

Vous me dites , dans votre dernière lettre, que vous voudriez me voir près de vous. Si c'est vraiment votre in- tention 5 me voilà à vos ordres. J'ai dans ce village un amoureux qui est assez beau garçon; mais sans éduca- tion , je serai malheureuse avec lui. Mon père m'a gardé l'argent que vous et mon parrain m'avez donné ; il l'a fait valoir, et cela fait près de cent louis. Si vous voulez vous charger de

Ci3)

mol, je donnerai cet argent pour la dot de ma sœur cadette, elle épousera ce fermier. Ils seront heureux , cnr ils se con\ioiinent; mais moi je le serai bien plus qu'eux si vous voulez de mol. Je suis avec respect,

Ma très-lionorëe marraine ,

Votre trcs-liumble et très-obcis- sante servante et filleule.

Marianne Grapin.

Je mis cette lettre à la poste, en al- lant au marche à Giez, et je n'en dis rien à mes parens, qui n'auraient peut- être pas voidu que je la fisse partir. Charles le Rond continuait toujours à me faire sa cour, et je lui disais, vous saurez ma réponse au temps que je vous ai marqué , et il ne «^nj^nait rien sur mon cœur*, car ses manières me déplaisaient iiiliuimciit. Ma sœur, au

Ci4) contraire , le trouvait très-bien , et elle nie disait : « Si c'était moi que Charles aimât je ne Je repousserais pas Gomme vous faites. »

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CHAPITRE IL

Il arriva une lettre à mon adresse , elle était de M."^^ de St.-Evremont, ce qui étonna la famille; car on ne m'écrivait qu'au mois de janvier, et nous étions en juin. Mon père me dit de l'ouvrir. Elle contenait une lettre de change sur Besançon, de six cents livres, pour les frais de mon voyage 3 car ma marraine m'appelait auprès d'elle de la manière la plus aimable^ et, par ime délicatesse, dont je sentis tout le prix , elle ne parlait pas de ma lettre. Ma mère, qui protégeait Charles

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le Rond, me dit : et ton amoureux? Je ne l'aime point* il plaît à ma sœur , et si ^ous voulez bien me le per- mettre, je lui donnerai l'argent que vous m'avez, non-seulement garde, mais même accru. Puis-jc en faire un meilleur usage que d'assurer à ma sœur un état qui lui convient, tandis que je secs que je serai bien plus heureuse à Paris. Oui , ma fille , reprit ma mère , mais on dit que c'est une ville bien dangereuse pour une jeune fdlc. -^ Quel danger puis- je courir, étant avec ma marraine? Elle a un fils qui vous en contera, et il ne vous épousera pas. La mère Sainte - Aldegonde , qui qui m'a élevée, et qui l'avait été à Paris, disait que pour rien au monde elle ne voudrait y voir une jeune per- sonne qui l'intéresserait. La mère Sainte- Aldegonde, ma chère femme, vous ne parlez que d'elle. Il semble que tout l'esprit de l'univers fût dans sa iùtQ,

( i5 ) Si Paris a été dangereux pour cette re- ligieuse, ça n'a pas de rapport avec no- tre enfant. Les béguines ont toujours des histoires lamentables d'un monde dont elles veulent dégoûter les autres, Marianne est sage, elle va auprès d'une dame très-respectable , elle se conser- vera pure et sans tache, elle fera un bon mariage, et sera utile à ses pe- tits frères. J'accepte pour Suzette ce qu'elle veut bien faire pour elle , et je m'en vais chez le père le Rond , arran- ger tout cela ; et puis j'irai à Besançon, je recevrai l'argent de la lettre de change , je retiendrai ta place au coche

pour mardi. Mais un Point

de mais ; je veux que cela soit comme cela.

Quand Jacques Grapin avait dit une chose, il n'y avait pas d'observa- tions à f^ire. Eléonore se tut; mais quand il fut parti, elle se mit à pleurer. Tu nous quittes bien gaîment; me di-

(17) sait-elle, moi, qui t'aime tant, qui tai nourrie, soignée comme un poulet; lu nous quilles. Vous voyez que mon père le veut. Oui, il le veut, parce ([u'il voit que cela le débarrasse d'un coup de ses deux fdlcs; mais moi, qu'est-ce que je ferai avec mes chiens de petits garçons , qui ne sont bons dans un ménage, que pour tout culbutkr. Vous prendrez une scr^ vante. Qui la paiera ? IMa mar- raine ; elle ne me demande pas [K)ur me laisser sans argent; je vous enver- rai ce qu'elle me donnera. Je ne doute point de ton bon cœur, tu en donnes une grande preuve, en laissant à ta sœur tout ce (jue tu as; mais Pa- ris , dit-on , non-seulement vous donne des défauts que vous n'avez pas, mais même vous otc vos vertus , vous de- venez insensible, léger, égoïste, comme le disait la mère Sainte-Aldegonde. Pas tout le monde, ma mère, voyez

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M.""^ de Salnt-Evremont, M. de Vil- larceau, ils sont à Paris- peut-on être meilleur, plus sensible. - Je sais bien qu'il y a des exceptions. Eh bien, ma mère, j'en serai une. Je caressai ma mère: je lui dis tout ce que je pus pour la consoler , et elle finit par croire que ce voyage meserait très-avantageux et à ma flunille.

Mon père revint avec Charles , qui me témoigna tous, ses regrets; mais il était aisé de voir que la dote le con- solait. On fit venir ma sœur , qui ne savait encore rien : elle fut enchantée, et le laissa voir avec la franchise de son caractère. Elle eût voulu toutefois que je fusse restée pour sa noce; mais mon père dit que je ne devais pas faire attendre ma marraine, que je partirais mardi, comme je l'avais dit. Je ré- pondis à madame de Saint-Evremont ; je lui marquai toute ma reconnais- sance , et l'assurai que je ne perdrais

pas un Instant pour me rendre auprès d'elle. Mon père partît pour licsanron, louclia mon argent, et retint ma place. Nous étions au jeudi : il n'y avait pas trop de temps pour mettre mon trous- seau en ordre. Enfin , le limdi matin , j'embrassai , pour la dernière fois , mon excellente mère , mes bambins de frères , ma sœur et même mon futur beau -frère ; et mon père , ayant monté sa grande jument baie , il me prit en croupe , j'étais assise sur la valise qui contenait mes elTets, J'avais versé quelques larmes : mais elles fu» reut bientôt sécliées , en pensant au beau voyage que j'allais faire , et qui me paraissait un acheminement à l'ho- roscope de Jac<]uclinc. J'allai plus loin : j'en voyais l'accomplissement dans cette première démarche, je médisais: «Je vais donc être à la cour , je verrai le roi et la reine deTrance, que l'on dit si belle » 3 et je me faisais une imago

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délicieuse de l'avenir qui s'ouvrait de- vant moi. Mon père me parlait de mes frères. « Tàclic, me disait-il , de faire obtenir une bourse dans un séminaire à Pierre. 11 a une figure de prêtre, il réussira 5 je suis sûr, dans cette car- rière. Si tu trouves chez ta marraine un colonel qui veuille de Philippe dans son régiment, tu me l'écriras ; je l'enverrai. Tu feras en sorte de faire entrer Jé- rôme dans la finance. Pendant ce temps , les petits s'élèveront 5 mais tâche de nous débarrasser des trois aînés. )5 Je lui répondis : (c Je ne demande pas mieux , je ferai tout ce qui me sera possible. Tu es jolie , . cela suffit à Paris 5 tout ce que demande une jolie femme , elle l'obtient, a Je me voyais déjà accablée par les de- mandes continuelles de ma famille , et je cherchais dans ma tête comment m'y soustraire. « Je leur enverrai de l'argent , me disais-je , tant que cela

(.1 )

me sera possible. Je le dois : ils m'ont élevée , mais passer ma vie à demander pour Pierre, Philippe , Jérôme , etc. , le bon Dieu les bénisse , je n'en ferai rien , ils peuvent en être siirs. r, Cett(i conversation et mes différentes ré^ flexions abrégèrent la route. Nous ar- rivâmes à Besaneon , et nous allâmes coucher à l'auberge d'où partait le coche. Ceux qui liront cc3 mémoires n'ont pas même l'idée de cette en- nuyeuse voiture qui faisait huit lieues par jour, en dix-huit heures.

Imaginez-vous une voiture Imigue de douze à quinze pieds , large de quatre, entièrement revêtue, en dehors et en dedans , d'im cnlr sur lequel il se trouvait un pouce de crasse. Cette voiture contenait s( ize personnes , as- sises , quatre à quatre , sur des ban- quettes , ayant toutes le visage du coté du cocher. On y pra'ii(|uait de petites ouvertures , deux do chaque cùté ,

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pour donner de l'air , et qui se fer- niaient avec des stores , aussi de cuir, de sorte que , lorsque le froid ou la pluie obligeaient de les tenir baissés , il faisait profondément nuit dans ce triste char.

On vint nous éveiller avant trois heures du matin , et on m'apporta du lait chaud aux œufs et au sucre. Mon père 5 qui ne partait pas , prit un seul petit verre d'eau-de-vie. J'eus bientôt fait ma toilette , et nous descendîmes dans la cour , je fus effrayée du nombre d'hommes qui partaient avec moi. Je les comptai et je trouvai deux moines de Citeaux , trois officiers d'ar- tillerie 5 sept séminaristes et leur su- périeur 5 une nourrice et une bour- geoise d'environ soixante ans. De compte fait, il y avait treize hommes, nombre aussi fatal , comme je m'en convainquis , en voiture qu'à table. L'essaim noir et son conducteur ,

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sans prendre garde s'il y avait des femmes ou des gens plus Tigés '.[u'cux , s'emparèrent de toutes les places du fond , et par la polilesse des moines et desofticiers qui me firent passer , je me trouvai sur la bantjuette du milieu, qui 5 comme on sait , est celle qui éprouve le [)lus la violence des cahots, étant posée directement sur l'essieu ; mais je n'en connaissais pas l'incon- vénient , et je m'y assis , après avoir embrassé mon père , qui , je crois , à cet instant , versa une larme , et me souhaita toutes sortes de bonheur. L'un des officiers , qui était capitaine , se mit auprès de madame La Caille (c'était le nom de la bourgeoise qu'il con- naissait )j un sous-licutenant se plaça à mes cotés- sur la dernière banquette, étaient un officier , deux moines et la nourrice. J'aurais voulu que l'on laissât toutes les portières ouvertes , niais madame La Caille dit qu'elle avait une

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fluxion , et le supérieur un rhuma- tisme: ce fut, par grâce, qu'on laissa lever le slor le plus près de ma ban- quette. L'aurore paraissait, et je pou- vais distinguer les différentes physio- nomies des voyageurs -, car , au mo- ment où nous étions montés en voi- ture, il faisait profondément nuit. Voici quel fut le résultat de mes observations. Je jetai d'abord les yeux sur les séminaristes , tous jeunes gens à peu près de mon âge, que mon grand œil noir, en se portant sur eux, fit rougir jusqu'à la racine des cheveux. Tous les sept baissèrent leurs paupières au même instant, comme si un fil les eût sou- mis au même mouvement , et , à un signe de leur supérieur , ils se mirent tous à remuer les lèvres, et à faire passer , dans leurs doigts , les grains d'un rosaire. Ils priaient , et nulle expression ne se peignait dans leurs ti'aits , qui portaient encore cependant

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l'image de la santé et de Pinnoccnce , à roxception d'an seul , qui avait en- viron vin«^t ans, et paraissait très-évcillé. 11 n'en était pas de même du supérieur : son excessive niaij^reur et la teinte jaune de son teint faisaient apercevoir qu'il avait livré au dénion de rudes com- bats 5 et qu'il s'assurait le repos éter- nel, en se fatiguant sans cesse , dans le temps , par les austérités de tout genre. M. l'arclicvéque (i) , instruit de ses hautes vertus , l'avait nommé supé- rieur du séminaire de Saint -Sulpice , à Paris , place éminente qui pouvait fort bien conduire l'abbé à l'évéché , et je vis , dans toutes ses manières , qu'il ne négligeait rien pour y par- venir. Je n'ai jamais rencontré d'homme dont les mouvemens fussent plus étu- diés. Les yeux baissés , les prunelles avaient une telle mobilité , qu'aucun

(i y M. de Goudy , oncle du cardinal de Wcli.

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objet n'écliappait à ses regards. Il m'avait bien vue portant les yeux fort innocemment sur ses disciples ; il les avait vu rougir ; donc il y avait un commencement de trouble dans leurs âmes. Il avait pris , contre cet artifice du démon 5 le seul remède qu'il pouvait employer, et les pauvres jeunes gens n'en furent que pour réciter , deux heures de suite , de saintes prières. Comme leur salut m'intéressait , dès qu'ils avaient fini , je recommençais le même regard. Même rougeur, même signal , mêmes pieux exercices. Je puis bien dire que, pendant les douze jours que nous fûmes en route , ils dirent au moins quarante a cinquante ro- saires , sans compter tout le bréviaire, qu'ils récitaient à demi-voix , ce qui faisait un murmure, dont les officiers et madame La Caille se plaignaient, sans pouvoir obtenir qu'ils se contentas- sent de psalmodier intérieurement, et,

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comme le capitaine en priait le su- pcricur , il lui répondit : ce II n'est rien , monsiom-, (pic je itc lisse ponr vous faire plaisir ; mais , charj^é du salut de ces jeunes i^ens , cpù me sont confiés , il faut que je sois certain cpi'ils remplissent exactement les exercices qui leur sont imposés par leur état, ^'ous prononcerons le plus Las qu'il nous sera possible , pour ne vous in- terrompre que le moins que nous^ pourrons. » L'extrême politesse et la douceur du directeur ne purent don- ner prise à une rixe qui eut diverti les officiers. Quant aux moines , ils atten- daient qu'ils fussent arrivés à Tau- berge , pour dire leur office : ils cau- saient , d'une manière gaie et décente , avec les officiers , madame la Caille et la nourrice. Moi , je gardais le si- lence , excepté avec mon jeune sous- lieutenant. Il était d'une ligure char- mante : il me disait des choses si ai-

9.

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niables , qu'il était impossible de ne pas répondre. Le capitaine et madame La Caille causaient bas , si bien que je n'entendais pas ce qu'ils disaient : d'ailleurs que m'importait ? Le cheval- lier de Flo range m'occupait assez , pour m'embarrasser peu des autres. Je sus qu'il entrait dans la garde du roi , et que par conséquent il serait à Paris toutes les fois que Sa Majesté y serait. 11 avait entendu parler de madame la com- tesse de St.-Evremont ; il se ferait pré- senter chez elle , et aurait le bonheur de me faire sa cour. Je trouvai ses manières si agréables y son ton si doux , si poli, que je me faisais déjà les plus douces illusions. « Je le verrai , me disais-je , madame de Saint -Evre- mont le trouvera , comme moi , un jeune homme charmant , et elle nous mariera : cela vaudra mieux que Char- les le Rond. La jolie chose que de s'ap- peler madame de Florauge ! Comme

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cela sonne Lien à rorcillc ! Quelle différence avec madame le Rond ! Oh ! que J'ai bien fait d'écrire à ma mar-

raine î

CHAPITRE III

A la dînée, le capitaine ne s'occupa que de madame La Caille , et ne me dit pas deux mois. Le chevalier de Flo- range , au contraire , eut toutes sortes d'attentions pour moi : les longues soutanes furent toujours d'une mo- destie exemplaire. Leur directeur parla théologie avec l'un des moines , qui était docteur deSorbonnc.Ils s'échauf- faient , et je crus , un moment , qu'ils en viendraient aux voies de fait. Le directeur, d'un naturel moins irritable

( 5o) que celui du moine , se laissa per- suader par le capitaine, qui lui fit ce raisonnement : ce Avec la robe que vous portez , monsieur , et celle du moine , il est impossible de terminer honorablement une querella . puisque vous ne pouvez décemment vous cou- per la gor^e : ainsi , tôt ou tard , il faudra vous raccommoder ou faire sem- blant. Profitez de l'occasion , cédez sur un point peu important : cela sera d'un bon exemple pour vos disci- ples. )) Le directeur dit qu'en effet ce point de controverse ne tenait point à la doctrine. Le moine , que l'autre officier sermonait , parut satisfait par cette déclaration , et le calme se réta- blit. On remonta en voiture. A la cou- chée, il fallait s'arranger pour les lo- gemens. Madame La Caille dit qu'elle ne voulait point de la nourrice dans sa chambre , que l'enfant crierait et trou- blerait son sommeil j qu'elle voulait

( 3i ) tine cliamhre à deux 11 Is avec moi. La pauvre nourrice Tut oblip;<^e de passer la nuit dans la cuisine j cai* elle n'osait, avec tant dhomines, coucher 8culc dans une chambre. En sortant de souper, madame La Caille me prit par le bras , et me conduisit dans celle on nous devions coucher. Quand nous y fûmes enLiées , elle ferma la porte 5 et me dit : ce A ous m'avez inspiré , mademoiselle, un ^rand intérêt. \ous êtes belle à ravir 5 mais la beauté est fragile : il faut savoir en tirer parti. Vous débutez dans le monde , il est facile de le voir. Que voulez- vous faire de votre sous-lientcnant ? Un amant ou un mari? Mais, madame, il me semble qu'un amant doit toujours être ensuite un mari. Ali î ma chère petite, on voit bien (pie vous êtes la candeur même mais enhn il faut que

vous sachiez Alors elle me débita

toutes les ma:^imcs, dont son a me pep--

( 32 )

verse était pétrie , et qui , au premier moment , me parurent si mauvaises , qu'elles me firent prendre cette femme en horreur.

Elle me soutenait que M. de Flo- range ne valait rien pour un début , vanta le capitaine. «Il est riche et géné- reux : voilà du solide. Qu'irez -vous faire chez votre marraine ? Yenez avec moi chez le capitaine , qui est mon ami. Il a une belle terre auprès de Blois : vous serez dame et maîtresse. Je n'aime point le capitaine j je vais chez ma marraine , à Paris , et je ne veux pas m'enfermer dans un château sur les bords de la Loire. Autant valait rester à Balheram ! ;; et elle me di- sait : « Tous ne savez ce que vous dites. Une fille de quinze ans , belle comme vous êtes , avec un homme de cinquante ans , riche et généreux , est comme le poisson dans l'eau. :>5 Ces propos m'ennuyaient. Je lui dis que je

(55) ▼ouîais dormir , et je me coucliai ; mais ce qu'elle m'avait dit me tour- mentait. Je ne m'endormis pas. Je \is qu'elle ne se couchait pas , et qu'elle n'ctei^^nait pas la lumière , mais qu'elle la cachait , pour que je ne la Tisse pas.

Quand il n'y eut plus de bruit dans Fauberi^e , je la vis ouvrir sa porte avec une eitreme précaution. Elle sortit. Je fus fort inquiète de ce qu'elle était devenue , et , pensant (jue peut-être elle n'avait pas ferme la porte , je me levai avec un simple jupon , sans me donner le temps de me chausser , et je vins pour fermer le verrou -, mais , au même moment , la porte s'ouvre , et je me sens pressée dans les bras d'un homme. Je jette les hauts cris -, le che- valier de Florange, que l'amour tenait éveillé , accourt avec son épée à la main , et me trouve luttant contre le capitaine. La vue du jeune oflicier

2..

(34) calma les transports de son ri\ al. II me laissa échapper , et j'allai aussitôt me cacher derrière les rideaux de mon lit; mais que devin s-je , quand M. de Sauvrai (c'était le nom du capitaine) y dit à M. de Florange qu'il eût à des- cendre 5 qu'il le rejoindrait , c|uHl ne demandait que le temps d'aller cher- cher son épée? Cependant toute l'au- berge avait été réveillée par mee cris , et accourait dans ma chambre , à l'excep- tion de madame La Caille , qui ne re- paraissait point. Je me plaignis hau- tement de sa conduite , je rapportai tout ce qu'elle m'avait dit , et enfin , comme elle était descendue en laissant la porte ouverte , on jeta contre elle feu et flamme. Je demandai à la femme de l'aubergiste , qui s'était levée , de coucher dans sa chambre. Elle m'as- sura qu'en prenant avec moi la nour- rice 5 qu'elle connaissait , il n'y avait pas la moindre chose à craindre. Ma-

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(îamc LaCaillene s'était pas coucliéc ; aiijsi le lit clait tout fait.

Cependant j étais Irès-intpiirtc ilc M. lie Floran«^e , et eu cITct ces mes- sieurs s'étaient rejoints dans le jardin, oii , par le plus boau clair de lune , ils avaient mis l'épée à la main. Le capitaine avait été blessé , et madame La Caille accourut pour qu'on lui don- nât des secours. Elle fut accueillie par les injures les plus grossières et les épilhètes les plus offensantes. 11 parait qu'elle y était accoutumée. Elle ré- pondit que je ne savais ce que je disais , qu'elle avait été prendre Tair dans le jardin , <pi'elic avait fermé la i^orte , rjue j'avais été pour l'ouvrir à M. de Elorangc, et ([ue jNL de Sau- vral , qui remontait aussi chez lui , s'étiiit trompé de porte. On ne crut pas un mot de toute cette histoire, et on lui slj^nifia qu'elle ne passerait j)as la nuit dans ma chambre, et . anrèb l'avoir

(36) mis dehors 5 on alla relever le blessé, que l'on rapporta dans sa chambre. M. de Florange ne le cjuittait pas , et lui rendait tous les soins de la plus tou- chante amitié. L'un des moines était fort bon chirurgien : il mit le premier appareil , et assura que la blessure n'était pas dangereuse. Florange passa la nuit auprès de lui. Je m'enfermai avec la nourrice et son enfant , qui , heureusement , ne cria presque pas , et je dormis fort tranquillement.

A l'heure du départ , M. de Sauvrai me fit faire des excuses. Madame La Caille dit qu'elle ne pouvait quitter le blessé , et , au fait , quoiqu'elle fût aguerrie aux effets du mépris, elle n'osa pas prendre place dans la voiture. M. de Florange , étant assuré, par un homme de l'art, que l'on avait fait venir, qu'il n'y avait pas le moindre danger dans l'état de M. de Sauvrai, continua sa route avec moij à notre mutuelle satisfaction»

(37 ) Le capitaine et l'indigne La Caille furent renujlacés par un employé des douanes et sa femme , qui avait obtenu une place à Nogcnt-sur-Seine: c'étaient des jeunes gens, qui s'aimaient encore très-vivement. 11 n'y avait pas un an qu'ils étaient mariés. La femme était jolie 5 le mari un bon vivant : ils pa- raissaient des êtres vertueux et sen- sibles. J'enviai leur sort , et je me disais : « Si j'épouse Flora nge , nous serons ainsi. L'idée d'un bonheur lé- gitime charmait encore mon cœur. Cependant , lafcroirait-on ? à quinze ans , élevée , dans un pauvre village , sous les yeux de parens vertueux , n'ayant jamais eu que de bons exem- ples , les discours de cette malheu- reuse, qui d'abord m'avaient révoltée, se montrèrent à moi sous une face moins hideuse , et je ne pus douter qu'ils avaient fait quelqu'irn pression sur moi. Tous les hommes ont plus

(58) OU moins de penchant au mal. Eh bien ! je suis obligée d'en convenir, depuis cette maudite conversation , je me sen- tais entraînée vers cette liberté de mœurs , que cet ange de ténèbres m'avait présentée avec tant d'éloquen- ce, et, en réfléchissant depuis à l'événe- ment qui me fit regarder, par tout ce qui en fut témoin , comme la vertu même , je suis obligée de convenir que, si c'eût été M. deFlorauge qui fût entré à la place de M. de Sauvrai , je n'aurai peut-être pas crié si haut. Oh ! combien on fait honneur à la vertu d'une résistance qui n'est souvent que l'effet de l'antipathie. Le chevalier con- tinua à être très-aimable avec moi : je lui devais de la reconnaissance , et je n'étais pas fâchée d'avoir un prétexte pour demander, pour lui , à madame de Saint-Evremont , la permission de le lui présenter. Plusieurs jours se pas- sèrent sans aucun autre accident.

( 39) Les moines nous quittèrent à la troi- sième journée : ils se rendaient dans une abbaye de leur ordre, et ils trou- \crcnt a l'anljeii^c deux fort beaux chevaux , qui les attendaient , et un valet pour les accompagner. Ils s'étaient conduits avec décence et sans afTecta- tion. J'ai toujours pensé que leur re- lii^ion valait bien au moins celle du directeur. Je riais quelquefois de l'in- quiétude que je causais à ce maître sévère. Mal«;rc sa surveillance , un de ses disciples s'était hasardé à m'ccrire im l)illet , qu'il me glissa dans la main au moment j'y pensais le moins. Je crois amuser le lecteur, en m'en rappe- lant le contenu.

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(4o)

CHAPITRE lY

« Vous êtes , mademoiselle , belle à ravir, et je sens qu'après vous avoir vue on ne peut pas renoncer au bonheur que l'amour répand dans nos âmes. Ce sont mes parens qui veulent que j'en- tre dans l'état ecclésiastique. Je ne m'en sens pas la vocation , surtout de- puis l'instant que je vous ai vue. Que je sache seulement que vaus agréez mes vœux, et, en arrivant à Paris, je quitte la soutane et le petit- collet, et je viens jurer à vos pieds... Je crains que notre argus ne s'éveille : ne me ré- pondez pas , mais seulement quand nous nous reverrons demain matin , daignez mettre dans vos cheveux une couronne de bluets que vous trou- verez dans votre chambre. »

C4i ) J'avoue que celte double intrigue m'amusa , et quoi{|ue je ne fisse au- cune comparaison de l'abbé avec le chevalier, je ne trouvai pas moins plai- sant de paraître accc[)ter les homma- ges du séminariste, pour lui faire quit- ter sa jupe noire. Non-seulement je ne m'en faisais point i^c scrupule , mais même je m'en applaudissais j c'était, se- lon moi, rendre un service à l'Etat, puisquec'étaitun meurtre qu'un si beau jeune homme , car réellement il était très-bien , prît le petit collet : ne valait- il pas bien mieux qu'il portât un mousr quel. Je trouvai , comme il me l'avait dit , une couronne de bluets dans ma cliambrc; mais les avait-il pris, et comment étaient-ils , voilà ce que ce que je n'ai pas su ; mais j'en conclus que le petit abbé était un adroit com- père. Je me parai de la couronne, comme il m'en avait prié, et elle m'al- lait à ravir. Quand il me vit entrer ainsi

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coiffée 5 il n'y eut directeur qui tînt, il ne put dissimuler sa joie, ce Ah ! ciel , s'écria-t-il, quel bonheur est compa- rable à celui que vous destinez à vos élus î Pas si haut , dit le directeur, et puis vous vous trompez, nous ne som- mes aujourd'hui qu'à samedi, et ce ré- pons est du lundi à laudes , et pourquoi le dire en français? cela ferait croire que vous êtes protestant. ►— Dieu m'en garde, mon père , on ne proteste point sur ce qui comble nos vœux. Vous avez bien raison, mon cher fils, vous éles infiniment heureux. Plus que je m'en flattais, mais je tâcherai de me rendre digne de mon bonheur. J'en suis persuadé. Deus in adjutorïam meum etc., entonna le directeur, pour commencer les laudes. Je ne pouvais m'empêcher de rire, et le regard fur- tif que m'adressa le petit abbé, avait quelque chose de si tendre et de si naïf, qu'il m'alla au cœurj de sorte

(43) que je répondis au chevalier avec tirijc sorle de tlibliaclion. Il me disait aussi que f étais belle comuic Tlore^ (juo celle couronne m'allait à ravir; mais qui est-ce qui me l'avait donnée. Pie- venant à moi, je répondis, est-ce que ce n'est pas vous? Mon dieu non. Quel est Je téméraire qui ose ^ous of- fnr une couronne ? si je le connaissais. Eli î mon dieu , voyez un peu le mal qu'il y aurait. Vous le défendez! rai- son de plus pour que je lui voue une liaine éternelle. Ah! monsieur, dit mon petit ahbé, haïr éternellement! Comment avouer un pareil sentiment? aimer au-delà des temps, mon cœur le conçoit... Oui, vous le concevez, mais est-ce Dieu (jue vous aimez ainsi...? Mon ircre, on n'interrompt pas ses saints exercices , pour se mêler à une conversation mondaine. Vous garderez le silence le reste du jour pour expier cette faute... Mon petit

( 44 ) abbé devint rouge comme un coq, non de honte de sa faute, mais de co- lère et de jalousie. Celle du chevalier li'était pas moins ardente. Je me trou- vais assez embarrassée entre eux deuxj et je me repentais de ma coquetterie. L'abbé était devenu muet, le chevalier boudait. Je ne savais que faire de mes yeux. Par distraction ils se portèrent sur l'employé des douanes, et voilà sa fem- me qui lui cherche querelle ^ lui de- mande s'il a déjà oublié qu'elle a fait sa fortune, que sans elle il aurait encore été dix ans dans les grades subalternes-^ si parce qu'elle n'était pas si belle que d'autres que l'on rencontrait par ha- sard, t;e n'était pas une raison etc., etc. Enfin, un torrent de paroles, aux- quelles le pauvre mari, qui n'avait seu- lement pas pris garde à moi , ne répon- dait qu'en haussant les épaules- mais la jalousie de sa femme éveilla sa cu- riosité. H en considéra l'objet avec at-

tenlion , et il vit en circt que j'étais in- finiment plus belle qnc sa Claudine, et il me fit des excuses de tout ce que disait sa femme , qui ne pourrait m'em- pécher d'être la plus belle personne qu'il eut vue. Votre compagne , monsieur, n'a sûrement pas voulu par- ler de moi. Quelle raison aurait-elle?

Quelle raison? il est bon : quand je vois vos grands yeux , les plus beaux que l'on puisse voir, fixés sur le visage démon époux pour lui tourner la tête.

Je vous jure, madame, que c'est par distraction. Oh! oui, mademoiselle est très-distraite, reprit M. de Flo- range* c'est par distraction qu'elle s'est coiffé aujourd'hui avec tant de soin , pour placer sur ses cheveux celte cou- ronne j c'est par distraction qu'elle tourne ses regards perfides sur votre époux. Oh! je ne le vois que trop, malheur à celui qui l'aimera. L'abbé ne tenait pas sur sa banquette j tous

(46) les muscles de son visage étaient en contraction 5 il se serrait les poings, se mordait les lèvres , mais gardait le silence. Quanta moi, je dis que si on continuait à me tracasser ainsi , je res- terais dans la première auberge, et j'y attendrais une autre voiture. Cette menace effraya M. de Florange. Il me prit la main que je ne relirai pas, et me dit les choses les plus tendres; des larmes coulèrent de ses yeux les plus beaux , après les miens, que Ton pût voir. Un sourire se plaça malgré moi sur mes lèvres, et la paix fut conclue, je lui jurai que je ne savais pas qui avait mis cette couronne dans ma chambre, que je croyais, comme je lui avais dit, que c'était lui. 11 voulut me parler de l'abbé; je lui demandai s'il me croyait folle , de préférer une soutane à un habit mihtaire j que je ne connaissais , ni ne voulais connaître ce petit abbé, dont je ne savais pas même

(47 ) le non). Il mo crut, cl comme je le préférais réellement au séminariste, je DC m'occupai rpic de lui. Je ne regar- dai pas Tal^bé, encore moins Tcmployé des douanes, ce qui tran(piillisa sa chère compagne, et la journée se passa très-bien.

Le chevalier était cependant, tou- jours fort triste, quand le soir je m'en- fermais avec la nourrice. Si j'avais pu croire que réellement il m'épouserait , j'aurais peut-être prolongé un peu plus la soirée; mais je n'avais pas oublié les con- seils perfides de madame La Caille, je me souvenaisausside ce qu'elleavaitdit, en parlant dusous-lieutenant , ces jeunes gens- là, disait-elle , n'épousent jamais; et puis une pauvre fille est bien cm^ barrassée. Je ne fus donc pas j)lus facile que je ne l'avais été jusqu'alors, et peut- être fis-je bien.

Quant à l'abbé , il cLiitau désespoir, il avait passe une journée cruelle; con-

(48) damné au silence, et ayant sous les yeux le triomphe de son rival , car il ne pouvait plus douter que le cheva- lier était préféré, il passa la nuit à ni'écrire une lettre de reproches, ce qu'il finissait par ces mots : « Je suis gentil-homme^ je quitterai la soutane et j'irai chercher M. de Florange , et j'é- teindrai dans son sang mon fatal amour pour vous, la plus belle, la plus char- mante 5 mais la plus perfide des fem- mes. » Tout le mystère de la couronne de bluet était dévoilé dans cette lettre. Il était clair que j'avais consenti à rece- voir son hommage, en me parant de cette couronne. Tout cela était expli- qué , sans qu'il fut possible d'y donner un autre sens.

A l'instant de monter en voiture, l'on sait que le supérieur et ses confrères se plaçaient les premiers , mon abbé s'approche de moi, et vient me re- mettre sa lettre. Je voyais le cheva-

(49) lier qui suivait tous ses niouvemcns. Je relire ma main , au luonicnt il croyait que je l'avançais pour la rece- voir; clic tombe à terre, et, avant que j'eusse eu le temps de la ramasser , ou au moins de réloii^ncr pour qu'elle ne tombât pas entre les mains du cheva- lier, il s'en était empare. J'en éprou- vai une grande inquiétude-, maiscomme il ne changea pas de manière avec moi, ce qui me surprit, je me disais, il n'a pas lu la lettre ; l'orage éclatera à la dî- née, et j'attendais patiemment. Au surplus, s'il se fàchc, me disals-je, il me restera l'abbé ; et enfin , si tous deux prennent le parti de s'éloigner, Paris est grand, ma marraine voit la cour et la ville* il ne me sera pas bien difficile de les remplacer. Je causai fort gaîment avec M. de Florange ; je re- gardais à la dérobée le séminariste, qui ne semblait pas s'occuper de moi, ce qui me piquait. Il parlait à ses cama- 1 3

(5o)

rades, mais en latin, de sorte que je îie savais ce qu'il disait et je me persuadais que c'était du mal des fera^ mes, car les autres riaient , et le supé- rieur mêlait quelques mots d'apprO' bal ion.

Enlin nous nous arrêtâmes à Langues , on devait séjourner. En arrivant, le chevalier me donna la main comme de coutume; mais en entrant dans la cuisine, il dit qu'on lui préparât une chambre, et qu'il dînerait seul- et, sans me donner le temps de lui faire aucune observation , il suivit la ser- vante, qui tenait la clef, et disparut. Me voilà seule , car dès que celui que l'on aime n'y est plus, au milieu de la foule on se trouverait isolé. Je deman- dai aussi une chambre pour moi et la nourrice, et je dis que nous mange- rions toutes deux. C'était une petite femme douce, et qui avait soin de moi comme ^i c'eût été ma parente. Je

( 5i ) croyais toujours que le clievalier vien- drait, soit pour rire avec moi de la lettre du séminariste, que je me figu- rais être très-ridicule, soit pour me reprocher mon infidélité. J'avais lu dans les romans espagnols que c'était ainsi que cela se passait, mais jcn'ea entendis point parler.

Je dînai toutefois de fort l)on appé- tit avec la petite nourrice, à q\ii je ive voulus pas laisser payer sa part. Après diner , ni chevalier , ni abbé , pas même l'employé de la douane ne \iiircut; mais un j^ros marchand coutelier, qui allait à Paris pour la foire St.- Lau- rent (i), et ayant su qu'il y a\ait une jolie personne dans le coche, il s'était fait l'iionneur, disait-il, de venir me voir et savoir qui est-ce (pii avait privé la société du plaisir de me posséder

vO Qui avait litu [xmlaut. l'cLii au faiiiiourg S.ijiil- Lfturcnt.

5.

( 52 )

à dîner. Rien , monsieur , je suis très- fatiguée, très-ennuyée de la route, et je désire me reposer aujourd'hui. Ah çà ! demain vous vous réunirez à la société. Cela dépendra comme je me trouverai. Mais, mademoiselle , avec des yeux, un teint comme les vô- tres , il est difficile de faire croire que vous soyez malade 5 et vous feriez bien milieux de venir dans la salle, jouera la triomphe et rire, que de rester en- fermée dans votre chambre, par le beau temps qu'il fait. Je n'aime point le jeu. Le beau ou le mauvais temps me sont égaux , et je vais bientôt me cou- cher , parce que j'ai mal à la tête. C'est un mauvais mal quand c'est le cœur qui le cause. Un moment d'hu- meur avec un beau sous-lieutenant qui boude aussi de son côté. Je suis bien sûr que si vous lui faisiez dire un mot, il serait à vos ordres. Je ne donne d'ordre à personne, et il n'y rien a qui

( 55 ) n'y paraisse, d'après ce que j'ai eu IMioniicnr de vous dire, il me semble, monsieiii* , qu'à votre place , je me hâ- terais do me retirer. Eh ! hien , ma- demoiselle , à la mienne, je vous as- sure que vous resteriez; car je n'ai ja* mais eu tant de plaisir, que j'en éprouve maintenant en ayant celui de vous \oir< Mais , monsieur, je tlc'sire etie li^ bre dans ma chambre-, si vous vouliez vous retirer, vous m'obligeriez. Je n'obhge personne à mes dépens. Com- me en vous obligeant, je me désobli- gerais, je reste. Alors, monsitur, vous en êtes le maître; moi, je sors; et je pris le bras de la nourrice pour m'en aller, hc marchand barra la porte et dit : un baiser, ou vous ne sortirez pas. J'étais très-leste ; je lui donnai un coup sur le bras, qiii, parla douleur qu'il en ressentit, le força à le baisser. Alors je passai entre lui et le chaui- branle de la [)oite, et me voila touk

( 54 ) d'un trait dans la cuisine, je me plaignis a la maîtresse de l'insolence du marchand forain , qui s'emparait de ma chambre.

L'ofFicier, qui avait toujours été in- diflerent à tout ce qui se passait au- tour de lui 5 parce qu'il était sourd aux coups de canon; et je ne m'en étais pas aperçue, monte néanmoins, et trouve notre marchand en conversation très- animée avec la nourrice, qui oppo- sait des argumcns très-expressifs à ceux que le marchand lui faisait. 11 avait déjà reçu quelques gourmades bien appliquées, quand Vliôte et l'officier vinrent au secours de la paysanne , et signifièrent à ce grossier personnage qu'il eut à descendre* et, comme il vo uîait résister , l'officier leva la canne , ce qui enfin le détermina à sortir de ma chambre. Pendant ce temps, je m'étais réfugiée dans celle de l'hôtesse, peu d'in&tans agrès, je vis entier

( -" )

M. (le riorangc. Quoi , lui dis-jo , ou ne vous verra donc pas ce soir? Non, mademoiselle, j'ai des lettres à écrire. Me rcndrcz-vous celle (jui mVtait adressée, et dont \ous vous êtes em- paré?— Vous l'auroy domain, pas avant. Mais, monsieur, cette lettre m'est adressée. Voulez-vous , mademoi- selle que je l'envoie à madame de Sainl- Evremont ? Ce serait un mauvais procédé déplus. Au reste, comme il vous plaira ; mais j'aimerais mieux que l'on m'accus:U de coquetterie, car cela se borne là, (]ue d'étro regardée comme un homme qui se fait un jeu d'enlevtîr à une jeune personne sou unique pro- tectrice. Au surplus, je vous le répète, vous ferez comme il vous plaira. Ce ton, mollii'î fier et moitié plaisant dé- concerta entièrement Floranj^^e. Il fut im ipstaut sans répondre, .l'en [iroiitai pour I'. qulltrr. Je tus me roiûcrmcr avec la nourrice dans ma cliamhre,

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j'avais dit que l'on nous apportât à souper. f

Le chevalier fit demander à me par- ler. Je répondis quej'allaisme coucher, ^ que s'il avait quelque chose à me dire, nous nous verrions le lendemain. Je me couchai en effet de fort mauvaise hu^ meur, mécontente de Florange, de l'abhé et surtout de moi. Je dormis mal , et il me sembla qu'à mon réveil , j'étais moins jolie. Je descendis pour le départ, et je ne vis point le cheva- lier. J'éprouvai un serrement de cœur, qui ne me fît que trop connaître que je l'aurais tendrement aimé. Il avait quitté la voiture et pris des chevaux de poste. L'hôte me remit une lettre cachetée, qui contenait celle de l'abbé. La sienne me disait, entre autres choses, qu'il me quittait , sentant qu'il lui serait im- possible de résister à l'influence dames charmes; qu'il ferait la folie de se rac- commoder avec moi j que je le trom-

C57) perais le lendemain; qu'il espérait bien ne me rencontrer jamais, me regar- dant comme la plus dangereuse dos syrtnos. Je le regrettai , il était d'une figure cliarmantc, plein de grâces et de îicntillcsse. Je lus la Litre du sémina- ristc; elle ne me consola pas du départ de riorange; et je me promis bien de n'avoir aucnn rapport avec lui, le reste du voyage»

11 avait eu , comme je l'ai su depuis, une fort longue explication avec le chevalier: qui l'avait engagé à conti- nuer un état honorable, et (pii lui procurerait un soit tranquille, plutôt que de s'atLather à une très-belle lillc , il est vrai; mais d'une naissance obs- cure et de la plus grande coquetterie. Je sais cpiil sni>it ses [)rojets relati- \ement à l'état ecclésiastique ^ je fus long-ten)ps sans en entendre |)arler depuis .

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CHAPITRE V.

Comme il m'était désagréable de me trouver dans le coche avec ceux qui sa- vaient que ic chevalier to'avait quittée, je jroposai à la nourrice de prendre une voiture de retour, qui nous con- duirait à JNogent; que là, nous nous embarquerions dans le coche d'eau; que nous ferions la route au moins aussi vite. Comme elle était la com- plaisance même, elle accepta ce que je hii proposais. iXous quittâmes sans regret une société qui n'en éprouva pas de notre départ. Nous suivimes le plan que j'avais fait, et nous arrivâmes à Paris. Je défrayai en entier ma com- pagne, et je con\ins que nous irions reporter ensemble son nourrisson ^ et

(59) fp^cnsultc clic m'amènerait chez ma- dame la comtesse de Saiijt-E\ remont et (jue je lui marquerais ma reconnais- sance, à condition qu'elle ne parlerait en rien de nos aventures. Elle me le promit et tint parole.

Me voilà donc dans celte ville, dont j'avais entendu parler si diversement, et que j'avais tant d'envie de eonnaitre^ dans c>nte ville , j'allais briller d'un grand éclat, pendant quelques années, pour ensuite n'y laisser qu'un souvenir si vague, que ma présence même ne pou- vait le rappeler. Est-ce qu'il n'y aurait de solide que la vertu , d'éternel cpic la vérité? Je serais bien tentée de le croire.

Nous étions entrées dans Paris par le faubourg St. Antoine, qui avait été rebâti apn^s cpie Henri IV, (jui 1 avait fait brûler , lors du sicge de celte vilij , l'ut Irancjuille possesseur de la couroime. Il me parut beau et plus beau que toutes les >i!les que

(6o)

j'avais vues sur notre chemin; ce qui roe donnait une haute idée d'une cité dont les faubourgs étaient si magnifi- ques. Je ne connaissais pas le faubourg St.-Pvlarceau (i). Les parens de l'enfant que la nourrice ramenait à Paris, de- meuraient dans la rue Quincampoix. Quand je vis ces halles, au miheu des- quelles se trouvait un cimetière, dont la terre entièrement remplie d'osse- mens, les rejetait pour faire place à d'autres, dont l'infection avait être cause des maladies pestilentielles qui ravagèrent plusieurs fois Paris , et en dé* truisirent toutes les anciennes familles, je dis, voilà donc Paris , que l'on vante si fort! Que ses rues sont étroites, mal pavées- l'été, on y étouffe, l'hiver, on ne doit pas y voir clair. Nousentrâmes

(i) Qui tléteamma Baboue à détruire une ville aussi mal hàl'u. C'est dans ce même quartier que Ton trouve les plus beaux monumens de Paris ^,1 église Saiûte-GçncN itve et le Jardin-du-Jloi.

( 6i ) dans une petite porto qui conduisait à un passaj^e noir et étroit. Un escalier, on ne voyait clair qu'au second étage, nous conduisit à l'appartement des parens du petit. INous sonnons : ils ouvrent : nous entrons dans un ap- partement bien distribué, encore mieux meublé. I n buiïet rempli de la plus belle argenterie (t), des tapisseries d'Aubusson, au lit, des rideauic de da- mas, de beaux tableaux, des vases de porcelaine de la Chine. Je m€ crus chez des gens puissanmient riches 3 et comment demeuraient-ils dans un si vilain quartier? Depuis j'ai su que c'é- taient de petits bour*^eois, ayant qua- tre à cinq mille livres de rentes, et dont le mari était inspecteuraux halles. C'étaient de boïHJCs gens qui nous re-

(j) Avaat ce aynimc , on parait les salles à man- ger avec l'argenlcrie ; cVuit peut-être une Jta causes ^iii faibaicut qu'où les UammtttuiL à set

CufAUS.

(62 )

eurent à bras ouverts. Il n'y eut pas moyen de les quitter avant le dîner y que l'on s^îrvit peu de temps après notre arrivée. Il était bon et alx)ndant. Le petit ne se doutait guère qu'il était chez ses porens. Cependant la pro- preté de l'appartement , les glaces , les dorures l'amusaient. On en profita pour faire disparaître la nourrice que l'on avait généreusement récompensée ^ et qui pleura en se séparant du mar- mot , à qui l'on fit bientôt oublier qu'il avait été nourri de la propre substance de cette femme, et qu'elle l'avait soigné comme une mère tendre^ et c'est ainsi que l'on jette dans le cœur des enfans les premières semences d'ingratitude. Mais je m'aperçois que le lecteur s'impatiente, et qu'il vent me voir sortir de la rue Quincam- poix. Je ne demande pas mieux. Le père du petit m'offrit^de me donner le bras jusques chez madame la comtesse

i

:65)

de St.-Evromont , il avait appris qrre j'allais. Je Tacccplai. ISoiis ne savions pas le chemin de la rnc cette dame demeurait. iNons traversâmes la rue St. -Denis, et nous allâmes tia^riier les remparts. Nous arrisames dans la rue Barbette, demeurait ma marraine, dans un foft bel hôtel. Ln suisse, une liNrée nombreuse, des voitures dans li> cour, tout annonçait une maison opu- lente. Le patron de la nourrice me salua et nous cpiitta.

Tous les valets, qui savaient que je devais venir, me rej^ardèrentavec une eitrème curiosité , et les femmes de la comtesse encore plus. Us ne savaient trop comment m'aijorder; car ils igno- raient encore ce que la comtesse fe- rait pour moi, et sur (pu 1 pied je serais dans la njaison. Cependant , comme une jeune et belle personne a toujours le premier rang dans la société^ partout elle se trouve, je vis que

(64) j'en imposais à celte troupe; et qu'elle ne me trouvait, malgré elle, nullement faite pour aller de pair et compagnon avec elle. On me fit entrer clans une petite galerie qui se trouvait entre le salon et la chambre à coucher de la comtesse. Je m'assis. Pour la nourrice, elle n'osait pas. Elle trouvait les fau- teuifs si beaux qu'elle ne se croyait pas digne de les occuper, quelque chose que je pusse lui dire, et elle était encore debout quand la comtesse entra. Je me levai et courus à elle. Elle me prit dans ses bras et me dit : <c Ma chère Marianne, que j'ai de plai- sir à vous voir, et, s'adressant à un homme âgé, qui l'accompagnait ; Convenez, marquis, que nous avons une jolie fillsule. Elle est d'une, rare beauté (i). Quoi! c'est ce petit enfant qu'il y a quinze ans, nous por-

(i) Je prie, une fois pour toute:, le lecteur, lors- t^u'il Yoil ces coiaplimene , de rue pardonner , il je leSi

I

( f^s )

lames baptiser ? Lui-nièrne. Ces quiûze ans-là ont fait une grande dif- férence sur nous et sur elle. Elle a i;a- gné ce (|\îc nous avons perdu. Cela ne peut être autrement. Quelle est cette jeune femme, ma petite? J'en instruisis madauje de Saiut-Evremont, qui sonna une de ses femmes, et dit avec une extrême bonté, ayez soin de la nour- rice; elle restera pendant quelques jours à riiotel pour se reposer; clic man«^era avec vous; et vous lui forez voir les curiosités de Paris, y 0 us, ma petite, vous coucliercz dans mon cabinet, et vous ne me quitterez pas. Il faudra faire ve- nir un tailleur pour lui faire un corset et des rob«>^s. » J'étais pénétrée de recon- naissance de tant de bontés, et je me félicitais d'asoir demandé à madame de Saint-Evremont cK' nTappelcr auprès

ecrikj luais il y a si Ion ■;- temps qu'on me K.-, (.li- kait,que c'est comme s'ils ciibbciit t'tt: aihcsbô à uuu duiiC' Svte de l'auteur.

(G6) La comtesse porta la bonté jusqu'à faire fermer sa porte, pour que l'on ne me vît pas que je ne fusse habillée ; mais , le soir , il vint deux ou trois amis qui ne trouvèrent point que j'eusse besoin d'autre toilette que celle avec laquelle j'étais venue de Balhe- ram.De ce nombre était un conseiller au parlement 5 nommé Desbarreaux, qui était aussi ami de madame deSt.-Evre- mont. Jamais on n'eut une physiono- mie qui eut plus d'expression.ll pouvait avoir vingthuit à trente ans mais le feu du génie qui brillait dans ses yeux lui donnait l'air jeune de l'immor- talité. Il me vit avec un sentiment d'admiration 5 car , ne sachant pas qui J'étais , et me trouvant traitée par ma- dame de Saint-Evremont d'égale à éga- le, il ne se persuadait pas que je n'étais qu'une petite bourgeoise, ayant tou- jours été élevée à la campagne, de sorte qu'il n'osa paraître épris de mes chai'-

(6?)

mes ; mais cependant je crus bien , dès le premier instant , (pie je ne Ini c'tais pas indiflerento , et . pour moi, je le trouvai l)icn plus alrnaMe quo M. do Floranj^e et mon petit sémina- riste • mais je me disais : (( C'est un ma^ibtrat ; il no voudrait pas de la petite fille du j^rcflier delà f>etite \iIIo dcGicz. » Aitjsi nous nous observions fans prosqu'oser nous parler. Doux ou trois jours se passcicnt . pendant lesquels Dosbarreaux prit des infor- mations sur la fdleulo de madame de Saint-Evremont , qui rehanssèrent ses espérances. Les miennes étaient très- faibles j car je croyais encore que l'on ne pouvait accepter les soins d'un hom- me, qu'autant que l'on pouvait l'épou- ser , et je pensais bien qu'un conseiller au parlement de Paris n'épouserai pas Marianne Grapin.

Quand ma nuirraine , qui me com- blait de bontés , njc vil habillée ,

(68 ) elle trouva que ma parure ajoutait encore a ma beauté, et médit : «Vous allez me tourner toutes les têtes j mais, ma petite, défendez votre cœur. Vous serez difficile à marier, parce que je veux que vous épousiez un homme de ma société. J'ai pensé pour vous à quelqu'un qui pourrait vous con- venir; mais il n'est pas à Paris dans ce moment. Ce n'est point un jeune hom- me , mais loin encore de la vieillesse, 11 peut avoir de quarante-cinq à cin- quante ans, beaucoup d'esprit, d'ha- bitude de la société ^ il est fort con- sidéré ; personne ne fait des vers aussi bien que lui (i). Mais, lui dis-je , madame , vous ne me parlez pas de sa figure. Ah ! c'est ce qu'il a de moins bien. Tant pis , madame , de l'esprit , des manières agréables , c'est beaucoup ^ mais , si , avec cela ,

(i) Racine n'existait pas.

( % )

i|)n est laid, il faut renoncer à plaire, et , pour épouser quelcpi'un , il faut qu'il vous plaise. Qu il ne vous dé-

1^ plaise pas; mais, en général , on doit,

[''dans un mari, considérer la beauté comme le moindre avantage. » Je Il osai dire rien de plus; madame de Saint-Evremont m'intimidait , quoi-

^ qu'elle fut la bonté riiémc : elle avait des manières graves qui commandaient le respect. Je sentais que je tenais tout de ses bontés , et que , si je lui dé- plaisais, elle pouvait tout aussi bien

i me renvoyer à Ballieram comme elle m'avait fait venir ; d'jiilleurs il était

l possible que cet homme qu'elle ne nommait pas me plùtjou que je lui déplusse ; ainsi ce n'était pas la peine de m'opposcr à une chose qui pcut-élrc n'aurait pas lieu. Je la remerciai donc de s'occuper de moi , et l'assurai que jo n'aurais jamais d'autre désir (juc do fliii c ce qui lui serait aj^réablc.

C70)

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CHAPITRE VI.

M. Desbarreaux venait très-exacte- ment passer les soirées à l'hôtel, et plus je le voyais , plus il me semblait ai- mable. La hardiesse de ses opinionî me le faisait regarder comme ur. homme supérieur 5 il était presque toujours en querelle avec la comtesse et M. de Yillarceau , qui soutenaient que ce ne pouvait être sérieusement qu'il osât nier l'existence de Dieu et, comme madame de Saint-Evremon ramarquait que j'écoutais M. Desbar reaux avec intérêt , elle me dit que j< devais me préserver dune semblable opinion. « Est-ce donc , dit-elle , à une créature aussi parfaite que vous, qu'i peut convenir de croire qu'elle est l'efFel

(71) il hosard aveugle ? » J'assurai ma jiotcclucc (|iîc je pouvais prendre ^ pH>isir à eulendrc M. Desl)arreaux sou- j^nw une mauvaise cause avec autant (l cspi It , mais (jue j'étais loin de par- ta«^cr son opinion , et cependant , je sni» f forcée de lavoncr) le sentiment d'in- j dépendance cpii ^^ermait dans mon âme me faisait trouver, non pas en- core que M. Desbarreaux eut raison , mais peut -être désirer qu'il pût me prouver qu'il n'avait pas tort.

Les inquiétudes que ma mère avait eues , que le fds de ma bienfaitrice fut dangereux pour ma vorlu , n'étaient pas fondées. Il se trouva que c'était \m enfant ayant au plus dix ans , mais I joli , et annonc^mt tout l'esprit qu'il eut un jour. Il me prit en amitié, et, dix ans plus tard , il me revit avec plaisir : ce fut toujours en frère.

La nourrice , après être restée quinz(? Jours à Paris, retourna en Franche^

( 72 )

Comte. Je l'engageai à pas.. r par BaH Iheram , et pour l'y déterminer , je lui donnai dix écus que je savais lui suf- fire pour acheter une vache (i). Ella ne voulait pas les recevoir, disant que c'était elle qui m'était redevable. Je l'y forçai. Madame de Sahit-Evremont me dit de renvoyer à ma mère tout mon trousseau , qu'elle se chargeait de m'en faire un autre} et, comme mon parrain m'avait donné dix louis , en arrivant, j'achetai à ma sœur une robe de taffetas couleur de rose, faite à la mode, et à ma mère, une belle cor- nette de points d'angleterre, qui ve- nait de la reine 3 à mon père, un man- chon d'ours noir avec une ceinture écarlate , et cinquante francs à distri- buer entre mes frères, suivant leur âge. J'avoue que cet envoi nie fit plai-

(i) C'était alors le prix de la plus belle vache , qui coulerait à pre'seut Uois cents francs.

•(73) sir. J'aimais encore ma famille , parce (|Lic j'tHais encore di^nc dVUc. Je n'ai pas besoin de dire la joie que Ton res- sentit en recevant une lettre de moi et mes présens. Ma mère m'écrivît aussiliU, et me remercia au nom de toute la parenté et surtout en celui de ma sœur , qui était uiuriéc , et se trou- vait heureuse. Ainsi , jusque moa voyage avait été utile à plusieurs, et n'avait nui à personne. Je réussissais dans le monde, et je m'y plaisais. Je voyais chez madame de Saint-Evre- mont des hommes jeunes encore , mais qui annonçaient déjà ce qu'ils de\ aient être ; d'autres , dont la réputation alors assez brillante , devait être éclipsée par des génies supérieurs, f[ui semblèrent appartenir exclusivement au siècle dont la gloire alla croissant avec celle de Louis XIV. Mais alors Louis Xlll rejouait: c'était im jirince d'une humeur sombre, «jui cependant aimait les arts 1. 1

(74) et les attira à sa cour, ils trouvèrent dans le cardinal (i) un zélé protecteur. Cet homme, d'un génie vaste^ am- bitionnait tous les genres de gloire. Dur, inflexible, il ne se fît point ai- mer, et s'en embarrassait fort peu, pourvu qu'on le craignît. Madame de Saint-Evremont, qui me menait tou- jours avec elle, me le fit voir au mo- ment où il entrait chez le roi. Je lui trouvai une physionomie qui annon- çait son génie; mais, malgré ce que l'on a pu dire , il me déplut , et je ne crois pas qu'il eût le temps de s'occu- per d'intrigues amoureuses , et j'assure que l'on m'a fait plus d'honneur qu'il ne m'appartient, en prétendant que j'eus celui de ses bonnes grâces; et, s'il fut, comme Mazarin, mon persécu- teur, je ne crois pas réellement que la

(l) Quoiqu'il ne fût encore qu'e'vêijjc de Luron , 5'ai cru devoir le de'signer sous le nom de cardinal d* Richelieu , parce que c'est sous ce titre qu'il est connu. !

( 75) jalousie, comme ou l'a dit, en fut la cause. Comment imaginer (ju'uu pre- mier ministre, chargé seul, de tout le poids de l'empire , ait mis quelque prix aux faveurs d'une femme qui ji'avait d'autre mérite que la beauté. On a voulu sûrement nous calomnier 1 un et l'autre 3 c'est ce que je prou- verai plus tard. Peut-être, ce qui don- na lieu à celte fable , ce furent les liaisons de M. d'Aubigné, favori du ministre, chez madame de St.-Evre- mont. Je voyais M. d'Aubigné avec plaisir, jusqu'au temps, où, par une làclie comj)laisance, il deviut l'ennemi de Corneille, parce que, dit-on, ce grand poète n'avait pas voulu faire jouer le Cid sous le nom de son ëmi- nence. La persécution que ce refus lui attira et les sarcasmes de d'Aubigné contre le premier de nos tragédiens, me le firent prendre en haine-, mais ce ne fut que long-temps après le

4.

(76)

temps J'étais chez madame de Saint- Evremont; car Pierre Corneille était aussi jeune que moi, étant à Rouen, en 1606. On ne pensait pas encore qu'il existât.

Cependant je voyais chez ma bien- faitrice Vaugelas , qui se plaisait à po- lir mon langage , et Voiture, qui, jeune encore, me donnait des leçons de style épistolaire. Parmi ceux-ci je pourrais encore compter La Chambre, qui fut un des premiers académiciens français, et qui, à cette époque, se faisait dis- tinguer par un jugement sain sur des ouvrages littéraires qui paraissaient. Chapelain avait neuf ans de plus que moi. Je lui plaisais , et il m'a dit bien des fois, qu'il avait pris sur moi le por- trait de sa Jeanne-d'Arc , à laquelle il commençait déjà à travailler, et qu'il acheva bien des années après, et trop tôt encore pour sa gloire. On prétend que ce fut lui qui corrigea les pre-

(77 ) miers vers de Racine; j'ai peine à le croire, et il me semble que cet lion- neur fut du à Boilcau , qui se vantait d'avoir appris à son contemporain à faire difTicilemeut dos vers. C/e n'était pas la manière du seizième siècle. La langue était encore barhare, et dans les poèmes, la i ime fait souvent distin- guer la poésie de la prose. Cepen- dant je pensais quel(|uefois au poèto dont madame de Saint-Evremont m'a- vait parlé, presque au moment de mon arrivée^ et je l'attendais, je favoue, avec impatience. Je voyais marier plu* sieurs des jeunes personnes de mon âge, et je trou\ais que ce serait peut- être le meilleur parti que je pourrais prendre. Quand un jour, en entrant dans le salon , je trouvai ma marraine seule avec une figure assez désagréa- ble, et ayant cnviion trente-six à (]ua- ranteans, un secret pressentiment me fit penser que c'était le fameux pré-

( 78) tencîn. Il se leva, et me dit trois à quatre mots très-spirituels , mais avec la prétention de l'être, ce qui a tou- jours été pour moi un moyen de me déplaire. Cependant, comme je l'ai dit, je me doutais que ce devait être le prétendu, aussi je lui répondis le plus gracieusement qu'il me fut possible. 11 était si enchanté de lui-même, qu'il s'aperçut li peine si je partageais son adnjiralion.

Ma marraine me dit, ma chère pe- tite, voilà M. le président d'Aurillac, plus connu sous le nom de Mainard, dans la république deslettres. Une lon- gue absence nous avait privées du plaisir de le voir. Le voilà de retour, et je vou- drais qu'il se fixât auprès de nous. Yous êtes bien faite, dit M. Mainard, pour que l'on désire de passer sa vie près de vous, madame, et votre belle amie est un attrait déplus.» Je compte un peu sur elle pour vous décider.

(79) Je me défendis du mieux que je pus, tn disant (pie c'était à elle seule qu(; de tels hommages étaient dus. Depuis cet instant ce ne fut (jnc compliment récipro(pies (pii nralTadisaient le cœur et je ne puis dire à quel point M. Mai- nard et ses jolis vers m'étaient insup- portables.

M. Dchbarrcaux ^it Lion (jue je ne pourrais m'accommoder du grave prési- dent et devint [)lus empressé auprès de moijcequidé[)laisaitfortà celui-ci. A ous m'assuriez, madame, disaiL-il à la com- tesse, que la belle Marianne étiiit scn- silJe à ranioni (pi elle m'inspire, et ce- pendant je la ^01S sans cesse occupée de Desbarreaux, homme dont les opi- nions sont licencieuses, et perdront celle belle et aimable personne. Ma- dame Saint-Evrcmont me lit part des plaintes du président; mais elles me touclièlRit peu. Mon amour pour Dcbbarrcaux aNait ()ris lro[) de force,

(8o) pour me laisser attendrir par son ri- val. Nous fimies plusieurs mois sans que rien se décidât. Mon père m'écri- vait qu'on lui disait que j'était co- quette, que je ne pensais qu'à ma toi- lette; que ce n'était pas ce qu'on lui avait pronîis. Je ne sais d'où le cher liomrae avait eu ces beaux renseigne- mens; mais ses remontrances me fi- rent aussi peu d'impression que les plaintes de mon futur.

Desbarreaux ne cessait de me pres- ser de prendre un parti. ^ Ou épou- sez-le pour avoir un état , ou acceptez un appartement chez un de mes amis, vous serez dame et maîtresse Mais avec quoi vivrai-je?^ Je vous aime, ma charmante amie, vous m'ai- mez, qu'avez-vous besoin de vous in- quiéter ; ne feriez-vous pas pour moi ce que je serai si heureux de faire pour vous? Affranchissez-vous ami joug qui vous deviendra insupportable. Vil-

(8i )

larcoau et votre marraine se sont mis en tète de vous laire présidente, vous le serez malgré vous, si vous restez ici, soyez-Ic de bonne volontc, et faites alors ce que font but d'autres. J'a- voue que cette morale me [)arut insup- portable. Quoi! par un vil intérêt, je me donnerais à un homme, pour cpii je n'ai nul amoui-, pas même de Tami- lié. Ah! je n'ai pas besoin de me sou- mettre publiquement au jou<^, pour le briser en secret. Je vis bien quelle était l'intention de mon ami, et je la trouvai sans délicatesse , est-ce que l'oubli de toute doctrine rchgieuse con- duirait au mépris de tout principe d'honneur? Or, il vaudrait mieux être simple et vertueuse comme ma mère et remplir ses dcNoirs, que d'être citée par l'esprit, le savoir, et mener une conduite méprisable. Non, je n'épou- serai [»as M. Mainard.

Pendant que je faisais ces réflexions

(8-2)

salutaires, Satan, qui voulait de moi, amena chez ma marraine un jeune homme, qui était le secrétaire littéraire du cardinal, nommé Desmaretz; il avait dix ans de plus que moi, était d'une figure charmante-, il était riche, et promettait de m'épouser. Celui-là me plaisait, quoique je l'aimasse moins que Desbarreaux , et je sentais que je le rendrais heureux. Je me persuadai alors que ce que j'avais de mieux à faire, était, avant d'écouter les propositions de M. Desmaretz , de rompre entière- ment avec son rival. Je me décidai à déclarer à madame de Saint-Evreraont qu'en vain j'avais fait tous mes efforts pour me conformer à ses intentions, il m'était impossible de m'accoutumer à M. Mainàrd; que ses vers étaient très-beaux, mais que son caractère chagrin ne pouvait s'accorder avec le mien , et que je la suppliais de lui dire que je ne voulais pas me marier. Ma-

( 83) dame de Saint-Evremont trouva que j'étais bien décidée pour mon âge; qu'il lui paraissait que , dans ma posi- tion, n'ayant rien, je devais me trou- ver très-hcurousc d'épouser un homme bien , ayant un état honorable j qu'elle me sij^nifiait à regret qu'il fal- lait le [prendre pour époux , ou retour- ner à Balheiani.' Mou choix est fait; madame, j'aime mille fois mieux re- tourner auprès de mes parens , que d'épouser un homme que je n'aime point. J'ai quitté la Franche-comté pour ne pas me soumettre au joug du mariage avec un homme qui me dé- plaisait; la même raison me fera partir de Paris , je ne regretterai que vous, njadame , et mon parrain. Elle parut décidée à ne [>oint IJécIiir.

INIoi, qui me croyais assurée de la- mour de Dcsmaretz, je iTinslstai pas davantage, et le soir je dis à Desbur- rcaux, je pars jujur Balhcrauj ; madame

(84) de Saint-Evremont me l'a signifié , ou qu'il fallait que j'épousasse M. Mai- nard. Desbarreaux me dit que mon re- fus était la chose la plus ridicule ; qu'à ma place il épouserait plutôt le diable, s'il y en a , que de m'en aller au fond de la Comté. Eh! bien, lui dis- je , puisque vous voulez que je me marie, épousez-moi. Je vous aime trop pour cela; et alors il se mit à me répéter ce qu'il m'avait déjà dit plusieurs fois, et qui ne me persuadait pas phis qu^avant. Je me garde de transcrire ici ses beaux raisonnemens, car ils pourraient bien persuader quelqu'autre. Eh bien , lui dis-je, je n'épouserai point M. Mai- nard, je ne partirai point pour Ballie- ram ; car je me marierai à un beau jeune homme qui m'adore, que j'aime moins que vous , mais qui me plaît assez, pour que je l'épouse avec plaisir. Et vous le nommez ? Desmaretz. Et il se mit à rire aux éclats. Qu'est-

(85) donc que ce que je vous dis a de plai- sant ? Oh! ne ni'cnjpechcz pas de rire, j'en élonflcrais. Vous croyez que Desmaretz, (jiii a tout au pins vingt- cincj à vingl-ï>ix ans , ricin* , dans la fa- veur du cardinal, dont il fait les vers, vous épousera ? et que diraient tant de jolies feiniucs à qui il en a promis autant^, et qui en sont toujours demeu- rées aux accords? Ce n'est pas que vous ne soyez plus belle que toutes celles qu'il a aimées, mais la lli^erté pour Desmaretz , comme pour moi , lui pa- raît briller de tant de charmes qu'elte éclipse dans son cœur et dans le mien ceux de toute femme, quand il est ques- tion de mariage avec elle. Je trou- vai ces propos ceux d'un amaiit jaloux, et je lui disque ce n'étaient pas ses affai- res- que, puLS(|a il ne voulait pas se ma- rier, il devait trouver tout simple que je me mariasse à un autre. Il nratsu- rait qu'il ne s y opposait pas, mal*

(86)

qu'il pariait avec moi, une douce nuit contre cent louis, que Desniaretz ne se marierait pas. J'acceptai le pari , bien sûre que je gagnerais-, et il me quitta en disant qu'il me donnait trois mois pour mettre k fin cette aventure.

Je n'avais pas envie de rester ce temps-là chez la comtesse , qui avait blessé mon amour-propre , en mettant à mon séjour chez elle une condition dont toute autre que moi aurait été choquée.

M. Mainard vint le soir comme il avait coutume. Je vis que madame de Saint-Evremont ne lui avait pas parlé. Alors je l'emmenai dans un petit ca- binet , qui rendait dans le salon , et dont la porte on glace resta ouverte , et , l'ayant prié de s'asseoir , je lui appris , avec toute la politesse et les égards pos- sibles , que je renonçais à Flionneur de son alliance , non que je pusse jamais çspérer de faire un aussi bon

(8? ) mariage , mais parce que j'étais per- suadée que je ne le rendrais pas heu- reux, ce Madame la comtesse sait -elle cette décision ? Oui , monsieur , je lavais suppliée de vous en instruire , mais , voyant qu'elle ne l'avait pas voulu , j'ai pensé que je ne pouvais rien faire de nneux que de vous le dire franchement moi-même. Quoi ! il est ])0ssiljle que vous me chassiez de votre cœur ! Mon Dieu ! non , mon- sieur , car vous n'y avez jamais été. Cette mauvaise plaisanterie , ma- demoiselle , met le comble à l'outrage ; je vaisfaire une élégie je vous peindrai sous les couleurs les plus noires. Cela m'est bien é^al : avant qu'elle soit im- primée , je serai à Balheram. Quoi î vous partez ?— 11 le faut bien , puisque ma marraine ne veut pas que je reste , si je ne vous épouse pas. Et c'est moi qui en suis cause. Ah î suis-jc assez malheu- reux ? Mais je vais [)ricr madame de

(88) Saint -Evremont. C'est inutile , mon parti est pris , et je quitte sans regret un pays il faut , pour y rester , épou- ser un homme que l'on estime , mais que l'on ne saurait aimer. Ainsi doue vous partez ! D'ici à huit ou dix jours. ' Non , Je ne puis y consentir^ vous perdre pour toujours , c'est im- possible. »

M. Mainard alla sur-le-champ trou- ver la comtesse , et la suppHa de me garder. 11 ajoutait que son malheur serait bien plus grand , s'il était privé de ma présence. Madame de Saint- Evremont, sans lui répondre, l'emmena à son tour dans le cabinet que je venais de quitter; mais elle en ferma la porte avec soin -, cependant j'aurais été fort curieuse de sa\oir ce que la comtesse lui disait. La conversation fut fort lon- gue. Comme j'étais restée dans le sa- lon, en pensant à Desmaretz,il arriva et parut au comble du bonheur de me

rencontrer seule. Il me parla Je son amour dans les termes les plus ten- dres, nie jura qu'il ne prisait la for- tune dont le cardinal le comblait que par l'espoir de la partaj^er avec moi. H me pressa de lui permettre do me demandera la comtesse. Je lui dis (jue j'y consentais d'autant j)lus volontiers, que ce serait la seule manière de me faire rester à Paris -Je lui racontai tout ce qui s'était passé depuis deux jours qu'il n'était pas venu. 11 me dit que, dès le lendemain malin , il viendrait nie demander à ma marraine , et , dé- tacliant un fort ])el anneau de diamans , qu'il avait au doi^t , il me pria de l'ac- cepter pour gage de sa foi. Je ne le voulais [)as ; mais il me dit : « Quoi ! vous refuseriez l'anneau conjugal.* Si c'est ainsi, lui dls-jc, je l'accepte avec la plus sincère rccoiniaissance. « Je le mis à mon doigt ; mais , il était beau- coup trop largo pour moi. Desiuareti

(9o) était grand 5 sa main proportionnée à sa taille , et la mienne très-petite. Je lui dis donc : ce Je ne pourrai pas le porter, qu'il ne soit rétréci , mais je le serrai dans ma bonbonnière 5 en attendant. » On annonça Yaugelas et la comtesse de la Ferté, Desmaretz me quitta avant que madame de Saint-Evremont fût rentrée , ce qui me fit plaisir. J'aurais été embarrassée , si elle m'eut trouvée tête à tète avec lui. Elle sortit de son cabinet , peu de temps après , avec M. Mainard , qui avait l'air profondé- ment triste. 11 me salua en passant , sans me dire un seul mot. Ma mar- raine , profitant d'un moment nous étions seules , vint s'asseoir sur un canapé , j'étais. Elle me regarda avec bonté, et me dit : ce Mon enfant , j'ai fait une expérience , qui me prouve qu'on ne doit jamais se charger d'une jeune personne qui ne vous est rien. Heureusement qu'il n'y a pas encore

(ic mal rc'el •, mais votre excessive co- quetterie pourrait vous eiiti*aîner plus loin (pie vous ne voudriez. Je me sépare (le vous avec regret ; mais vous serez beaucoup mieux à Baiheraru (pi'ici. Je suis convenue avec votre [)arrain de vous rendre la somme cpie vous avez laissée si généreusement à votre sœur, et jVcris à votre père cpic j'en double- rais le montant, si vous vous mariez. Je vous donnerai Dorothée (c'était une des femmes de la comtesse), qui fera le voyage avec vous -, j'écrirai «ne lettre raisonnée à votre mère , qui ne vous attirera pas de blâme de la part de vos parens , mais qui excusera auprès d^cux mon changement de résolution. Enfin, dans tous les temps, je ferai pour vous et votre famille ce qu'il dépendra de moi )) Je ne r('pondis qu'en prenant 6a main , cjuc je baisai respectueuse- ment : Je vous r-gn tto , je vous assure; mais cela ne peut être autrement, car je

(92 )

serais sûrement responsable de votre perte. » Je l'assurai qu'elle se trom- pait , et qu'avant peu , elle me ren- drait justice. J'en suis persuadée ; mais je ne puis en courir les risques. » Nous n'en dîmes pas davantage. Ma- dame de la Rochefoucault et M. de Bassom pierre entrèrent , et le cercle fut bientôt assez considérable pour que je pusse me retirer dans un coin du salon , Desbarreaux vint me trouver, ce Le pari tient^il toujours , lui dis-je ? - Oui , sûrement , plus que jamais. Eh bien ! vous avez perdu. 11 vient demain malin , chez madame de Saint - Evremont , demander ma main , et , comme je voyais que Des- barreaux n'en était pas persuadé , je lui dis : c( Connaissez -vous cette bague ? -Oui 5 c'est l'anneau que mademoi- selle Duménil a donné à Desmarelz pour gage d'un amour éternel.* Qu'im- p orte ! il était bien à lui j il me l'a

CiP)

donné. C'est , m'a -t- il dit , mon anneau de mariage. OIi î c'est diffé- rent, je perdrai mon pari n -cl je voyais snr sa physionomie une lé«;ère expres- sion d'ironie, qui ne me plaisait pas * mais que faire? Il continua à me parler comme à l'ordinaire , me protestant que , s'il y avait (juelqn'un avec qui il aurait désiré d'être marié , c'eut été avec moi , mais qu'il était trop vieux : il venait d'avoir vin^r-sept ans. ce A quel âge est-on jeune, lui dis-je,si on ne l'est pas au votre ; mais vous n'aimez qu'à dire desclioses que vous ne pensez pas, et, pour peu que vous avanciez une opinion bizarre ^ voilà tout ce que vous voulez; mais enfin cela m'est bien égal , car je renonce à vous de très-bon cœur, et vous ne serez plus que mon ami , comme vous l'êtes de Desmaretz. C'est encore ce cjue je ne puis vous accorder ; et , si je m'embarrasse assez peu qui vous c'i ouscroz , je n'en veux

(9^M pas moins avoir la première place dans votre cœur. Est-il possible que vous ayez cette espérance , et moi , je veux aimer mon époux de toute mon a me. Tant qu'il vous plaira. Il me plaira toujours.» Il sera donc d'une espèce bien rare.

Madame de Saint-Evremont , qui daignait prendre encore beaucoup d'in- térêt à moi , n'aimait pas à me voir causer si longuement avec un homme , dont les principes lui étaient connus \ et qu'elle n'aurait pas reçu chez elle , si elle ne lui avait pas de la recon- naissance pour les soins qu'il s'était donnés pour elle dans une affaire qu'elle avait gagnée au parlement , et dont M. Desbarreaux était rapporteur. Elle craignit qu'au moment de quitter Paris, il ne jetât dans mon ame des semences de perversité qui germeraient peut-être même dans mon village. Elle m'appela, me fit prendre son jeu à une partie

( 95 ) J'Onibre, ce qui m'amusait médiocrc- nioiit , M. Mainard ne parut point à souper, ce qui étonna , car on était habitué à le voir me faire sa cour, et on le regardait comme devant être mon époux. On me plaisanta sur son absence. J'y répondis très-gaîment , ce qui dé- plut à ma marraine. Elle ne concevait pas comment je pouvais avoir l'air si heureux , en renonçant à la situation aisée qu'elle m'aurait assurée , et à sa société. Elle me trouva ingrate ; mais elle avait tort , puisque je me faisais un grand plaisir do rester à portée d'elle , quand je serais mariée avec Des- maretz , et je me disais : (c Elle me juge mal dans ce moment-ci ; elle changera d'avis , quand mon ami lui apprendra ses honorables intentions.

(9^)

CHAPITRE VII.

Je passai une nuit très-agitée , je pensais à Desaiaretz, je le trouvais fort aimable. La faveur dont il jouissait auprès du cardinal , et sa fortune en faisaient un parti très-avantageux pour moi; mais j'étais fâchée que Desbar- reaux n'eût pas pu se ployer au joug du mariage, car, dans le fond du cœur, je l'aimais mieux que son ami, et je l'aurais préféré à lui , quoique moins riche ^ mais je n'avais pas le choix. Je me levai néanmoins de fort bonne heure. Il me semblait que c'était un moyen d'avancer la démarche queDes- maretz m'avait promis de faire auprès de la comtesse. J'étais descendue dans le jardin de l'hôtel , et je m'y livrais

(n?)

à toutes mes rêveries, lorsque j'en fus tlrt'e par Icspasfl'nii cheval, qui entrait dans la cour : elle n'était séparée du jardin que par une grille, de sorte quo je vis Dcsmarctz descendre d'un très- beau cheval andaloux , dont Son Emi- nence lui avait fait prcscnt,ou qu'il a^ait troqué contre un sonnet en I honneur de madame la maréchale d'EflTiat, mèro du malheureux Cinq-Mars , qui , peu d'années après, mourut, étimt encore plein de vie, de santé et de *^loire, soit de guerre , soit d'amour. Cotte maré- chale m'a fait assez de mal , pour que je confirme les bruits qui passèrent sur son compte , touchant ses liaisons avec le cardinal , quoi(pi'au fond du cœur, je n'en croie rien; mais comme me voilà loin de mon sujet; de quoi était-il question ? Je m'en souviens mainte- nant , du cheval donné à Dcsmarctz par Son Eminence , et d'où je le vis des- cendre. J'eus peine à contenir ma joie , 1. 5

(98) en lui trouvant tant d'exactitude à tenir la parole qu'il m'avait donnée.

Il entre dans le vestibule , et monte l'escalier qui menait a l'appartement de madame de Saint-Evremont. Je crus que je devais remonter et me t^nir dans le salon , afm de pouvoir appren- dre sur-le-champ ce qui m'intéressait aussi vivement. 11 fut peu de temps avec la comtesse , et , en sortant de chez elle , je fus bien désespérée , quand il me dit , les larmes aux yeux : ce Ma chère Marianne, nous sommes perdus , si vous ne m'écoutez pas ; je serai chez Dorothée à minuit » , et il sortit. Je restai confondue. Que signifiaient ces paroles ? Madame de Saint -Ev rem ont s'opposerait-elle à mon mariage? Mais qu'importe ! je ne dépens pas d'elle , je partirai, il viendra me joindre à Ba- Iheram , mon père et ma mère seront charmés de ses manières , de son exis- tence et surtout de sa fortune : ils ne

(99) balanceront pas à me donner à lui , et , quand nous serons mariés , nous reviendrons à Paris. Je suis fort aise qu'il me donue le moyen de causer en lil)crté avec lui , mais comment a-t-il trouvé celui de mettre Dorothée dans ses intérêts : voiJà ce que je saurai cette nuit. Je rcmouLii dans ma cham- bre, et je ne parus (ju à liieure du dîner. INIadame de Saint-Evremont ne me parla pas de la visite de M. Desmaretz, ce qui me parut tout simjjlc, d'après ce que celui-ci m'avait dit. Elle fut toujours bonne, caressante avec moi. Je n'avais pas vu M. de Villarceau , depuis ma rupture avec Mainard. Il vint diner ce jour-là chez ma marraine; il me scrmoua lon^-temps sur mou humeur indépendante, (c 3Jadamc de Saint EvremouL, lui dis-je, ne me de- vait rien. Elle a eu la boute de m'ap- procher d'elle , de me traiter comme '>a j)roprc iille ; j'en conserverai toute

( l^o ) ma vie une grande reconnaissance. A présent, sans que je puisse en deviner la cause, elle me renvoie. Je n'en mur- mure point : cependant, monsieur le marquis, quand je serai arrivée à Ba- Iheram , je vous demanderai la per- mission de vQus écrire. Alors , je vous ferai part d'une chose que je dois taire, et qui suffira peut-être pour me jus- tifier à vos yeux. Dites- la tout de suite, reprit madame de Saint Evre- mont, avec beaucoup de vivacité, dites.... Vous cliercbez à me brouiller avec M. de Yillarceau; ce n'est pas assez d'être coquette , il faut encore que vous soyez méchante.- Epargnez- moi, madame, des épithètes offensan- tes, je suis assez malheureuse de vous avoir déplu , puisqu'il faut que je me sépare de vous et de mon respectable parrain. En disant cela , jesaisissa main que je baisais avec la plus vive ten- dresse. Des larmes mouillaient mes

( loi ) paupières; il n'y a aucun a^o oh la beauté ne fasse impression sur un homme, surtout si elle paraît mallicu- reuse. Le bon manpiis me |)nt clans SCS bras, me serra contre son cœur : pauvre petite, tenez _, comtesse, je suis fâche qu'elle parte. iN'y a-t-il donc au- cun moyen «.rarranf^cr tout cela ? Non, monsieur le marqnis, il faut (pie je parte, cela est nécessaire el à ma jus- tification et à mon bonheur. Je ne vous comprends pas. > Ma première lettre, mon cher parrain, vous en convaincra. Madame de Saint- Evrc- montdit au marcjuis, je ne vous con- çois pas; c'est vous qui avez voulu..., et à présent vous en êtes fâché. Pre- nez-la chez vous , madame de Yillar- ccau en sera enchantée. Non , ma- dame , je ne veux aller chez per- sonne ; je pars ; et si je reviens jamais à Paris, ce sera avec un époux digne de mon choix et de vos bontés.

( ^02 )

-—Il est certain, reprit avec aigreur la comtesse, que l'on trouve des maris tant qu'on en veut. Elle est assez belle pour cela 5 interrompit le marquis.-^ Oui , dites le lui sans cesse 5 c'est vous qui l'avez perdue ; vous en serez res- ponsable devant Dieu.

J'ai toujours pensé que la grande colère de la comtesse contre ma co- quetterie, avait son principe dans la jolousie que je lui inspirais. Le mar- quis ne pouvait plus lui dire , vous êtes jeune et belle; il lui était désagréable qu'il me le dît sans cesse, et qu'au fait elle n'était pas fâcliée que je quittasse Paris. Ses vœux, ne furent point rem- plis, comme on va le voir.

Quand on eut fini les parties, on laissa à madame de Saint - Evremont la liberté de se retirer. J'en profitai pour m'enfermer dans la cbambre je pensais bien que Dorothée me viendrait trouver; en effet celte

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fille ne tarda pîis. Elle vinl et inc conta que Desnîa relz Pavai t . ISSU i(';e qu'il ni'a- «lorait cl qu'il voulait tnc Taire le plus l)cl établisscnicnt ; fjuc madame do Siiinl-Ev renient s'y étant opposée, il avait un parli à in<} pioposcr, qui sû- rement nie coiiN itudrait * et que c'était pour en conférer avec moi. qu'il m'a- vait demandé un rendez-\uus. Il est dans ma cliauibrc, et il vous attend. Je sortis avec Dorothée. En entrant dans sa cliamhrc, je vis Desmaretz qui se jeta à mes genoux, et me témoignu une si vive tendresse, que je crus un moment que je la partageais. 11 me (lit (pic, ne pouvant m'ohtcnir do ma marraine , il ne voulait devoir son bonheur (ju'à moi seule. H m'expliqua ce cpril Gdlait faire, pour lui prouver mon amour. J'y trouvais de grandes dillu'.ilu's , mais il m'éî ourdissait par tout ce qu'il me «lisait tant en vers qu'en prose , par mille innocentes ca-

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resses, qui troublaient mon imagina- tion.]! me fit voir l'ë crin qu'il m'a- vait acheté, et qui me parut magni- fique, et donna aussi ordre à Doro- thée de m'acheter des robes d'étoffes d'or et d'argent, les plus belles dentel- les, le plus beau linge, et il donna de- vant moi un sac de 5oo louis. Je l'as- surai que c'était beaucoup trop. ' Rien de trop beau pour parer l'autel l'on sacrifie. Enfin la nuit entière se passa à prendre tous nos arrange- mens. Rien n'était oublié. Dorothée, qui restait a mon service, avait, outre ses gages, une pension viagère de trois cents francs. Enfin , jamais époux ne fut plus magnifique. 11 voulut que je gardasse l'écrin. J'y consentis, je le regardais comme mon mari , et je me faisais une grande joie de faire payer le pari de Desbarreaux et de venir rendre une visite à ma marraine, avec mes beaux habits, mes diamans et mes

( io5) dentelles. Il m'avait dit qu'il faisait ha- biller ses gens à neuf, et qu'il m'avait acbeté un beau carrosse et deux magnifi- ques chevaux. Tout cela me tourna telle- ment la tète, que je ne lis aucune ob- servation. Nous ne devions pas nous voir d'ici au jour oii je devais repar- tir avec Dorothée , par le fameux co- che de Besaiir.on, pour retourner à Balheram. Huit jours sans le voir, me paraissaient bien longs; mais c'était indispensable, pour que l'on n'eût aucune défiance. Je rentrai dans ma chambre. Je me mis toute haljillée sur mon htj mais l'enivrement m'a\ait jetée tout ce que mon aimable ami m'avait ilit, ne me permit pas de dormir.

Le matin, madame de SaintEvre mont, qui avait encore sur le cœur les con)phmens et les caresses cjue son >ieil ami m'as ail faits, me fit dire de passer dans sa ehandjic; et me parla

( io6) ainsi : (( J'ai réfléchi, Marianne, que la saison s'avance, et qu'il vaut mieux que vous partiez quelques jours plus tôt. J'ai dit à mon valet-de-chambre de retenir vos places pour mardi. « Je me souvins aussi que c'était un mardi que mon père avait voulu que je me misse en route. Allons, dis-je, ce jour est consacré pour moi aux voyages; mais heureusement celui-là ne sera pas long. Elle ne savait pas, ma clicre marraine, tout le plaisir qu'elle me faisait en hâtant ce bienheureux départ. Je char- geai Dorothée d'en prévenir M. Des- maretz, et elle me remit le billet le plus passionné , il exprimait sa félicité de voir avancer son bonheur de quelques jours. Desbarreaux vint le soir , et j'é- vitai de lui parler. Je craignais de me trahir. Je ne savais pas s'il était du secret. Il me dit sculeaient : Eh ' bien, le pari? 11 est perdu. * Oui , pour vous. INon 5 cher Desbarreaux, pour

( Jo? ) voiis-niOme: mais talsons-nons, on pourrait nous écouter. Je vous dis seulement que M. Desmaretz vous at- tend jeudi à souper , rue des Tour- nelles. Je m'y rendrai, et nous n*en dîmes pas davantai^e.

CHAPITRE Yllï

Plusieurs jours se passèrent , et au- cun ne linit sans que je reçusse un billot cliarmaut do mou futur et un bijoui, et quand j'hcsitais pour Tac- cepter, Dorothée me disait, c'est un usai^o reçu; vous êtes accordée à iM. Dosmarotz, et tant (pie les accords du- rent, le Tutur envoie à sa future, cliaf[fic jour, uu présent, et je me laissais aisé- ment pcrsuailer. Tout ce (pi'il m'en-

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voyait, était du meilleur goût, et de sa part, Je le trouvais sans prix. Ma- dame de Saint-Evremont était sèche et froide avec moij mais je me disais, elle changera quand je serai madame Desmaretz. M. de Yillarceau me té- moignait des regrets et me disait : pour- quoi n'avez- vous pas épousé Mainard, nous ne vous aurions pas perdue? J'aurais été malheureuse ; mais j'espère bien que nous ne serons pas long- temps séparés , et que vous honorerez de vos bontés l'époux de mon choix ; et il me l'assurait.

Enfin , le mardi si attendu par moi, qui devait , à mes idées , me conduire à la suprême félicité , je me levai avant qu'il parût. Dorothée était aussi alerte que moi. Je descendis chez madame de Saint-Evreraont , qui avait donné l'ordre que je ne partisse pas sans la voir. Elle me reçut avec plus d'amitié qu'elle ne m'en avait témoigné depuis

il

( 109 ) quelques jours, me répéta qu'elle était facliéc de me voir partir -, mais qu'il fallait que je lui écris isso, et qu'elle ferait toujours pour moi tout ce qui serait possible. Elle nie remit , dans une fort belle bourse de son ouvrage , la somme en or qu'elle m'avait pro- mise , et la lettre pour mon père. Je serrai l'un et l'autre, et je pris congé de ma bienfaitrice avec plus d'émotion que je ne l'avais pensé. Je me rappelais sa bonté , sa générosité , dont je rece- vais de si nobles témoignages. Elle m'avait formt'î , et je ne pouvais me dis- simuler (pi'il n'y avait aucun donte que je lui devais les grâces , le ton du grand monde , dont je n'avais pas d'idée avant d être venue chez elle. Il y avait aussi une voix intérieure , que je n'avais pas encore étouffée, <|ui me disait: ce Que vas-tu faire? Tu quittes un guide éclairé , pour te livrer à un jeune étourdi. Quand tu faiirv^s épou-

( iio ) se , es-tu &ùre qu'il te rendra heu- reuse. »

Toutes ces pensées se présentèrent en même temps à mon imagination. Elles portèrent tant de trouble dans mon ame , que je fus au moment de me jeter aux genoux de ma respectable marraine , de lui tout avouer , et de la supplier de me sauver de moi-même ; mais celui qui avait résolu de me perdre , cet esprit de malice qui n'a de repos que dans le mal, éloigna de moi cette généreuse résolution , et mes larmes seules apprirent à ma bienfai- trice combien j'étais affligée de m'éloi- gner d'elle. Elle me retint un moment comme si elle avaiteu quelque chose à me recommander j mais elle s'arrêta, et me dit : « Non , c'est impossible. Adieu ! ma , chère Marianne , nous nous reverrons , écrivez -moi dès que vous serez arrivée, et elle fit si^ne à Dorothée de ni'em- mener. Je me retournai encore une

( l'I )

fuis avant de sortir de sa clianil)re , et ,s;ii)s Dorotlico, (|ui nie dit tout bas: « Vous êtes un enfant , est-ce donc rinstant d'iiésiter ? )) Je crois que je n'aurais pas ctc f>lns loin. Cette iille, voyant (jn<^ jrlals tremblante , me donna le bras , pour descendre l'es- calier.

Le carrosse de niadamc de Saint- Evremont nous attendait pour nous conduire à la voiture publique. Jy njontai avec Dorothée , et je puis dire qu'à l'instant oil il passa la porte de l'hôtel , il m'éloij^na , pour de lon- gues années , du sentier de la vertu. L'adroite conlidente de Desniaretz se niorpia de mes touehans adieui , tourna sa niaitresse en ridicule, et me dit que, lorsqu'on allait être unie à un honuue aussi aimable et aussi riche que M. Des- marelz, c'était bien la peine de j)lcurcr la société d'une vicdle prude, et elle me onta que mon appartement était prêt

4$

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et meublé avec la dernière élégance , que mon mari m'y mènerait en sortant de l'église , et elle me faisait Fénumé- ration de l'argenterie, des meubles que j'allais avoir. Je Fécoutais avec une sorte d'indifférence , comme si elle m'eût parlé d'un autre.

Enfin nous arrivâmes au coche au moment il allait partir. Je me plaçai sur la première banquette , Dorothée auprès de moi. 11 y avait d'autres per- sonnes que je remarquais à peine. Quand je vis monter immédiatement après après moi un homme enveloppé dans un manteau , la lanterne avec laquelle on éclairait les voyageurs (car il faisait profondément nuit ) ne don- nait qu'une lueur incertaine sur leur visage, et ne me fit pas d'abord distin- guer celui de l'homme au manteau* mais quelles furent ma surprise et ma joie, quand je reconnus Desmaretz. Je fus

singulièrement sensible à cette dém

^

( ii5) clic de sa part, (jiii prouvait combien il tenait à moi. 11 me serra tendrement la main , et je répondis avec transport i ce témoignante d'amour (i).II me (it entendre , par signe , que nous devions garder le silence , mais cju'il était élo- quent , et qu'il dut être sur, pendant les heures le soleil nous refusait encore sa lumière, combien j'étais sen- sible à sa tendresse.

Notre pesante voiture nous amena à Charenton , nous dînâmes. Je demandai une chambre pour moi et ma femme de chambre. Desmarelz vint nous rejoiaJre , et nous fit ser\ir le dîner le plus délicat : Desmaretz fut aimable et respectueux. INous étions convenus (car il faut bien vous le dire)

(l) A cette époque , nous n'avions pas les mœurs an^laiticc , et la prtmurc favour qu'un amant sol- licitait de (a maitrr&se cctil Je daigner répondre , par un doux tcrreuiciit de main ^ à ^a tindic JurUcur.

( 114) que je n'irais pas plus loin que Gros- bois 5 qu'il viendrait m'y attendre avec son carrosse , que nous reviendrions à Paris , et qu'il me mènerait de suite à Sainte-Marguerite , un prélre nous attendrait , pour nous donner la bénédiction nuptiale. Il n'avait rien changé à ce plan. Seulement , pour passer la journée avec moi , il avait fait retenir une place à. la voiture. On vint nous avertir qu'on allait partir, nous nous mîmes en voiture , et il abrégea , par le charme de son esprit , le temps que mirent les maudits chevaux à nous amener à Grosbois, nq||s arrivâmes de très-bonne heure. Ce fut que nous quittâmes ceux qui avaient fait route avec nous , et dont il me sei-ait impossible de faire le |)ortrait -, car j^ n'en remarquais aucun. Je n'étais oc- cupée que de Desmaretz , du plaisir de me marier , d'être riche et considérée. Nous allâmes à une autre auberge ,

( ii5 ) étaient le carrosse et les chevaux de Desmaretz. iNous y montâmes aussitôt, et , comme ses clievaux étiiicnt excel- leus , nous ne tardâmes pas à nous trouver aux portes de Paris. Des- maretz me dit : « 11 est impossible qu'à cette heure , nous allions nous marier; le prêtre ne nous attend qo a minuit. Je croyais que nous arriverions bien plus tard. Venez vous reposer chez moi , je n'y resterai pas , si vous avez quelqu'inquiétnde je reviendrai vous reprendre , et nous iions à Sainte- Marguerite. ))

Je conçus (piclques soupçons , je dis que je ne voulais [jas aller chez lui. ce Eh bien ! nous irons chez uu l)aigneur. )) Dorothée me dit (jue ces maisons-là n'étaient p:is sures , (juo Ton pourrait tiic voler , qu'il fallait bien mieux pa>ser ce temps rue des Tournellcs, chez M. Desmarclz , qu'elle ne me quitterait pas. Il fallut bien

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y consentir ; mais j'étais tourmentée intérieurement , et je n'osais le faire paraître. Il fut toutefois décidé que nous irions , rue des Tournelles , chez M. Desmaretz. Je ne connaissais pas sa maison. Elle me frappa par l'élé- gance dont elle me parut , elle était éclairée comme pour un jour de fête , les meubles étaient riches et du meil- leur goût. Nous entrâmes dans le salon, il y avait cinquante bougies allu- mées. Des cassolettes , qui brûlaient , répandaient les parfums les plus dé- licieux y mais ce qui me surprit fut d'y trouver Desbarreaux , cinq à six jeunes gens , et deux à trois femmes , que je crus être les leurs, mises avec la plus grande recherche et avec un goût in(îni.

Ils \inrent tous à moi avec les - moignages de joie de me voir, et fé- licitaient Desmaretz sur son heu- reux choix. Je ne concevais pas trop

( n? )

ce (ju'ils voulaient dire. Dosbarrcanx s'approche de moi, nie dit a l'oreille : CCS dames vous croient maries; ne faites semblant de rien. Peu après notre arrivée on servit un nia^nlfKjue souper, pendant lequel on exécuta un concert. Les plaisanteries sur la déli- cieuse nuit que Desniarclz allait passer dans mes bras , me mettaient au sup- plice. J'étais fort éloignée de me prê- ter à la joie; et comme je voyais l'heure à laquelle nous devions nous rendre à l'église, qui avançait, mon- sieur , dis- je tout-bas à Desmaretz, est-ce que nous ne serons pas bientôt libres de nous rendre à l'église? Ces dames sont des [jcrsonncs de grande considération , à qui je ne puis dire de s'en aller. Qu'importe? demain matin sera tout aussi bon pour nous marier; je vais faire dire au [)rétre qu'il nous attende demain à six heures du matin. Mais ce n'est pas lu ce

( ii8 ) tjue vous m'avez promis. ' C'est ce fou de Desbarreaux qui a prévenu mes amis et ceux-ci l'ont dit à leurs fem- mes, et tous se sont empressés pour venir vous féliciter de notre mutuel bonheur, et je ne puis les prier de se retirer , ce serait leur manquer. Tout cela se disait à table ; je ne pouvais.^ fa- cilement m'expliquer. D^ailleurs, je me sentais un très-j^rand mal de tête. Ma vue me paraissait trouble. Sous prétexte de célébrer mon mariage , on m'avait fait boire des vins différens, eten beau- coup plus grands verres que ceux dans lesquels je Ijuvais toujours. Gn faisait l>ien dubruit.La musique, les parfums finirent par me tourner la tête. Je ne pensai plus à rien .Je me laissai entraî- ner à ma perte sans m'y opposer. Peu- à-peu les joyeux convives et leurs belles disparurent. Je me trouvai seule avec Desmaretz. 11 se jeta à mes genoux, et me dit qu'il ne croirait pas à mon

( "9) amour, si j'avais hcsoin, pour répon- dre au sien, qu'un prtlrc nie le per- mît; qu'alors il ne pouvait se résoudre à m'épouscr , voulant que celle <ju*il clipisissait pour sa compagne, fiït aussi abandonnée que lui à la tendresse. Ses yeux me disaient bien })lus. Je voulais attendre au lendemain ; je me défen- dais; mais ma raison m'abandonnait, et il ne m'en resta plus.... O nuit! nuit funeste! tu me perdis sans retour.

CHAPITRE IX.

Quand, à mon réveil, des idées con- fuses me rappelèrent tout ce qui s'était passé la veille, je me trouvai la plus malheureuse femme du monde. Il était près de onze heures du matin. J'étais seule; mais je n'avais que trop de [)reuYesque je ne l'avais pas toujours

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été. Mais quoi! je ne suis point mariée, et Desmaretz n'est point ici. Qu'est devenue la promesse qu'il m'avait faite que nous irions a l'église à six heures du matin. Devait-il me laisser dornffr, et Dorothée, qui m'avait promis de ne pas me quitter ; malheureuse que je suis! que vais- je devenir? Comment paraître aux yeux de la comtesse? Comment écrire à mon père, que dira mon excellente mère? Ah! fuyons cette maison, retournons chez mes parens. Je ne me marierai point-, mais je leur donnerai mes soins : l'argent que je tiens de la générosité de ma marraine , me suffira pour ne pas leur être à charge. Je veux sortir de mon lit, m'habiller, mais on ne m'a rien laissé des vêtemens que je portais en arrivant. Il faut donc sonner pour qu'on me les rende ; il faut receY.oir cette fille perfide qui m'a perdue 3 et je sonnai.

( '^1 )

Elle vint, m'appela madame, el me demanda rcspoctncusciiicnt ce que je voulais IVriuihillcr; et clic m'apporta le dcshahillcr le plus clr^ant. Ma- dame veut-elle prendre sou cliocolat avant de faire sa toilette? Monsieur est sorti , il a bien recommandé que l'on ne réveillât pas madame. Ce ton respectueux que cette femme afîcctait me faisait croire qu'elle imaginait que j'élais sortie avec M. Dcsmaretz avant le jour pour aller à l'ci^llse, et qu'ainsi j'étais mariée : je n'osai donc rien dire.

On m'apporta à déjeuner dans une tasse de porcelaine du Japon avec la cuiller de vermeil , ainsi que le plateau. Je mangeai; car, malgré nies doulou- reuses réllcxions , j'avais faim. Doro- thée me coiffa , et mit dans mes che- veux , à mon col et à mes oreilles les diamans de mon écrin. Je trouvai sur ma toilette un anneau semblable à ce- lui que mon ami niavail donné, mais I. G

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un peu plus à mon doigt je crois bien que c'était le même. On avait gravé en dedans ces mots : Je suis venu, j'ai vaincu* le 25 septembre 1625. Je ne voulais pas le mettre à mon doigt; mais Dorothée me dit, madame, vous oubliez votre anneau. Elle me présenta une robe de satin blanc avec, au bas, une large broderie d'or, le manteau de velour verd brodé de même , une écharpe de satin ponceau , à franges d'or , un collet de dentelles. La reine eût pu porter cet habit , tant il était magnifique. Au moins, disais- je, si cette parure était destinée a aller au pied des autels, pour jurer à mon vain- queur, puisqu'il se nomme ainsi, que je l'aimerai jusqu'à mon dernier sou- pir ; et lui , qu'il me sera à jamais fidèle. J'en sentirais tout le prix; mais puis-Je m'en flatter! et je me mis a pleurer.

En vérité, me dit Dorothée, je ne

VOUS comprends pas, madame, que pouvez-vous désirer de plus ? Vous voilà mise comme madame de Saint- Evrcmont ne Ta jamais été. M. Des- marclz vous adore ; il ne vous laissera jamais manquer de rien, et, comme ses discours redoublaient mes Iarraes,car je n'entendais (|uc trop ce que cette fdie voulait me faire comprondrc^cllc me dit: -ce Si vous croyez, madame, captiver ainsi celui qui vous aime, ni lui, ni tout autre, vous vous trompez fort. L'amour, dit un certain auteur, est un enfant charmant, tant (ju'il rit, in- supportable quand il pleure. Essuyez vos yeux , (jui sont trop beaux pour ctre ternis par les larmes. Monsieur va venir-, (pfil ne voie pas ces traces de clia«^rinj car ji; vous assure qu'il cesserait de vous aimer.» Je ne repon- dais pas. Ces pro[)Os me paraissaient extraordinaires dans la bouche d'une renimc de chambre. J'ai su depuis cjut;

6.

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c'était une fille assez bien nécjqni, séduite par Desmaretz , avait été quel- que temps sa maîtresse; qu'ayant eu la petite vérole , elle perdit sa beauté et son amant ^ mais que celui-ci , lui connaissant le génie de l'intrigue , et , ayant formé le projet , dès qu'il me vit chez madame de Saint-Evremont , de m'enlever à la comtesse , pensa que Dorothée pourrait le servir. 11 de»- manda à Voiture , avec qui il était fort lié de proposer cette fille à madame de Saint-Evremont. ce Elle est devenue laide , disait-il au poëte ; je n'ai plus d'amour pour elle , mais je ne veux pas l'abandonner. Faites -moi le plaisir, mon cher, de la placer chez votre res- pectable amie. Tenant de vous , elle n'aura aucun soupçon que j'aie eu des liaisons avec Dorothée , et d'ailleurs , pour mettre , mon cher , votre con- science en sûreté , je vous assure que j'ai entièrement rompu avec elle j que

je serais incapable de vous compromet- tre et de man^picrH la comtesse.Yoilure le crut , et il obtint lacilcfiicnt la place de femme de chambre de madame de St.-Evremontpour sa [)role^ée, comme je l'ai dit pUis haut.

C'est ainsi cpie cet homme , que je croyais sincère, avait tramé ma ruine. J'ai su de Dorothée tout ce dttail ; je ne l'en gardai -pas moins à mon ser- vice : je la méprisais : mais clic était adroite , fidèle, intelligente , discrète , et d'ailleurs, avais-je le droit de ^ouloi^ que ceux qui me servaient fussent ver- tueux? C'est ce qui rend le vice con- tagieux ; c'est que , même en inspirant une sorte dliorreur , quand ou en a embrassé la route , on n'a pins la force d'éloigner de soi ceux qui nous ont précédés ou suivis.

Quand Dorothée eut fmi ma toi- lette , elle mVngagca à repasser dans le salon. « Il faut raictueut, me dit-

( 126) elle , permettre aux hommes l'entrée de votre chambre à coucher. L'usage des dames anglaises me paraît , à cet égard , fort bon. Ce doit être un sanc- tuaire sacré , le mystère, dans l'om- bre de la nuit , conduit l'amour )) , et elle m'engagea à passer dans une petite galerie , qui était des plus agréa- bles. Hélas ! je me laissais conduire par elle. Je n'avais plus d'amie , plus de mère 5 plus de guide; j'avais tout perdu 5 et je n'avais plus la force de prendre les moj^ens de les re- trouver.

Peu d'instans après que je m'étais assise dans cette pièce , et que je me regardais machinalement dans un grand miroir de Venise (i) , qui se trouvait en face de la porte -, je la vis s'ouvrir ,

(i) Les premières glaces furent faites dans cette ▼ille : elles avaient une faible proportion, et étaient en Lizeau. On en voit encore dans les auberges ; c'était alors une grande magnificence.

( 127 )

Dcsmaretz entra et s'arrêta avec im monvcment cradmiration. La parure ajoutait infinimeut à uia beauté: il eu fut frappe , et , eomme s'il eut craint mes reproches, tantjo lui eu imposais par la dignité de mon maintieh , que la magnificence do mes hahils relevait encore. Il lui semblait nécessaire qu<» je lui permisse d'approcher, ce que je n'avais nulle envie de faire. Enfm , las de s'en tenir à l'admiration, il avan- ça , et, me prenant dans ses bras (la veille , il se serait mis à mes genoux). (( Chère Marianne, me dit-il , ne ver- rai-je dans des yeux si beaux que da courroux; et, quand vous avez comblé les vœux de l'amant le plus tendre , doit-il croire que ce n'est (ju'au hasard dos circonslauces, qu'il doit son bon- heur? )) Je me dégageai de ses douces étreintes, et j'allai m'asseoir à l'autre bout de la galerie, et alors je me ])lai- gnis de son manque de foi. Il m'assura

( ^28 ) (ce qui était faux) qu'il avait eu in- teiition de tenir ce qu'il m'avait pro- mis* mais qu'il avait été entraîné par Ja vivacité de son amour , que je ne devais accuser que mes charmes de ce que j'appelais mon malheur, qui , j'es- père 5 ajouta-t-il , changera de nom , quand j'aurai eu le temps d'apprécier toute l'ardeur dont il était embrasé pour moi. Je lui dis que, pour me le prouver, il fallait qu'il m'épousât. Il me pria de l'entendre , je ne le voulais pas mais il m'y contraignit, car je ne pou- vais le fuir. Il avait fermé en dedans la porte de la galerie , et il me tenait une main qu'il avait posée sur son cœur. Il était beau , plein d'esprit , j'étais environnée de toutes les séductions du . luxe. 11 me parla avec l'éloquence qu'il avait reçue de la nature.

<c Que voulez-vous, "chère Marianne? A quoi servira un mariage qui suivra votre défaite , et qui n'ajoutera pas

( 129 ) à votre état ( car vous êtes mineure ) , et sans consentement de vosparens,qui ne vous pardonneraient pas de m'avoir suivie? Vous êtes ici cliezmoi. II n'est pas possible de se dissimuler qu'un mariaj^e aussi peu conforme aux lois ne changera pas votre sort. Attendez votre majorité j alors j(î vous épou- serai , et personne ne pourra s'y oppo- ser. A présent changez de nom pour échapper aux recherches de vos pa- rens , qui cependant ne pourraient avoir un grand danger pour vous , parce que je vous mettrai sous la pro- tection du cardinal , cjni , dans ce mo- ment, n'a rien à nie refuser.- Ah! Desmarelz , dans cpiel piège vous m'a- vez entraînée?» Un doux baiser arrêta lus reproches que je voulais lui faire , el la |)aix fut conclue. On \inl lui dire que deux de ses amis ledemandaicnt.il ouvrit lui mêiUv. la [)orte, et je vis entrer Desbarroaux et Dassompierre. Ce der-

G..

( i5o ) nier avait quelque chose à demander au cardinal , et il voulait que Desmaretz l'appuyât. Il l'emmena dans son ca- binet j et je restai avec Desbarreaux.

Nous fumes quelque temps en si- lence. c< Eh bien , madame, me dit -il , enfin je m'en rapporte a votre loyauté. Ai'je perdu mon pari ? J'apporte les cent louis dont nous sommes conve- nus, si vous êtes mariée à Desmaretz , ou bien je solhcite avec la plus vive tendresse que vous teniez votre pro- messe. — Un tel pari , monsieur , ne peut être qu'une plaisanterie. Je ne veux point de vos cent louis. Alors , nia chère Marianne , je réclame mes droits. ►— Tous n'en avez pas. J'ai tous ceux que me donne passion la plus vive, et que je n'eusse pas cédé à Desmaretz , si j'eusse été en état de vous assurer un sort aussi brillant , et que je serais bien fâché de vous faire perdre. Je ne vous demande que de

( i3i) me laisser l'espérance d'être hieii plus heureux que voire amant , parce que vous m'aimez bien plus que lui. » Un soupir trahit le secret tle mon cœur ; alors il revint à ses détestables maxi- mes , et , comme j'en avais besoin pour me justifier ma conduite , je ne les rejetai pas comme j'avais fait jus- qu'alors. Il n'est que trop vrai que c'est l(î cœur (]ui reçoit les bonnes ou les mauvaises ojMuions. Yinj^t-ijuatre heu- res avaient changé tout mon être: plus j'avais aimé la vertu , plus sa perte me devenait insupportable : ne pouvant vaincre les remords (pi'elle m'inspi- rait, je voulais en bannir l'image.

Desmaretz re\int, Bassompierre l'a- vait quitté. Desbarreaux lui dit qu'il m'a» vait rendue raisonnable , et qu'il espé- rait qu'avant peu, je serais esprit fort (] ):

(l) C'est a.Dfci que * .ii>jJtl;<içni Ut pniuiii» j>l. Io»ophct

C i3^ ) il l'en remercia mais il m'était aisé de voir que ce n'était pas du fond du cœur, qu'il en éprouvait plus de jalousie que de contentement. On parla de la né- cessité de changer de nom, et ce fut à cet instant que Desbarreaux m'en- gagea à prendre celui de Marion de Lorme , que j'ai porté pendant près de trente ans.

CHAPITRE X.

La pente du vice est glissante , ra- rement on s'arrête après le premier pas. Je n'ai pas besoin de dire que Desbarreaux ne me laissa point de re- pos que je n'eusse francbi le second. Cependant Desmaretz l'ignora toujours, et nous passâmes même pour un mo- dèle de constance.

( i33 ) Madame de Saiiit - Evrcmont, ne voyant pas revenir Dorothée, coin* nicnça à être fort incjuiète. Elle écri- vit à ma niùre, ctsul, par sa réponse, que ni moi, ni Dorolliée n'étions ve- nncs à Ballicrani. Elle exprimait sa dou- leur d'une aussi fàcliouso aventure dans les termes les plus touchans, et sup- pliait la comtesse de faire les derniers efforts pour me trouver. Afin que je ne fusse pas entièrement perdue, elle lui demandait en grâce d'obtenir un ordre pour me faire renfermer dans un couvent pour le reste de mes jours. Nous fumes instruits du contenu de la lettre par Dorothée, qui avait des relations secrètes avec le valet de cham- bre de madame de Saint-Ev remont; et Desmjiretz , cpû était toujours en grande faveur auprès du cardinal, lui parla de moi dans les termes les pins flatteurs, me peignit comme une véri- table Aspasie , et assura son ëmiucnce

(i54)

que si elle voulait me prendre sous sa protection , je pourrais rendre de grands services à l'Etat , si une fois je n'avais plus l'inquiétude que ma famille obtînt un ordre pour me faire enfermer; que j'avais une très-jolie maison dont je faisais bien les hon- neurs , et que j'attirerais les étrangers et qu'ainsi, par moi, M. le cardinal pourrait savoir les secrets des cours de l'Europe. Son éminence voulut me voir ; mais comme il aurait été fâché que l'on crut qu'il reçût chez lui une femme de ma sorte, il dit à Desma- reiz , il faut me l'amener avec une sou- tane et un grand chapeau. Ce dernier me connaissait assez pour être sûr que cela me divertirait, (i) H revint donc chez moi, et bien chez moi^ car j'avais

(i) Quel qu'extraordinaire que ceci paraisse , ce l'est moins que de prétendre , avec quelques auteurs , que le cardinal , pour venir chez Marion » se de'guisa en pantalon ( acteur italien).

( i35) aj)pnsi]ue la jolie maison de la rue des TournclJcs n'était [)as celle demeu- rait M. Desmarelz, mais qn'il l'avait fait meubler pour irioi; et, [)ai- la suite, je la lui achetai. Il >inl donc sni\i d'un domestique qui [)lara sur une console, dans le salon , un i^i os paquet et un carton à chapeau. Je croyais que c'é» tait un hahit d'ama/one, parce que j'a- vais marqué le désir de monter à che- val. Il me laissa ouvrir le pafjuet, et quand je ne \is qu'un harnois ecclé- siastique, je lui demandai à quel bal nous allions. Ce n'est pas à un bal , mais chez un prince de l'église ,, un ministre [luissant, le cardinal, enfin.— Le cardinal , et sous cet habit? C'est lui qui l'a exij^é. Si quelques dévotes vous voient passer, avec quelle ardeur elles prieront le ciel de vous conserver cette pieuse vocation, dans FespC' rance de vous avoir pour directeur. Mais, en vérité, je crains que sous

(i56)

cet habit vous ne soyez trop jolie, et que l'on ne s'y méprenne pas. Je pas- sai dans ma chaaibre , et Darothée rit comme une folie , en voyant cet accou- trCQient. Le grand embarras, c'était mes cheveux, ils étaient d'une beauté parfaite et tombaient presque à terre. c< Si vous vouliez, madame, vous coiffer comme une belle personne qui de- meure dans cette rue, vous seriez le plus joii abbé possible. Vous devriez lui aller faire une visite, vous verriez comment ses cheveux sont coupés.— Et tu la nommes? Ninon. C'est une personne environ de votre âge, d'une beauté parfaite ^ elle est riche et voit tout Paris, même des femmes très- sages. Ce serait pour vous, madame, une société fort agréable. Profitez de l'occasion. » J'en parlai à Desmaretz, qui me dit (jue je ne pouvais mieux faire: Je mis une robe simple, mais fort élégante, et me faisant suivre par

( i36 ) un laquais, j'arrivai chez elle. Sa mai- son donnait sur le boulevard à dix pas de chez moi. Je fis demander si cUj était visible. Elle répondit qu'elle mo recevrait avec plaisir.

Nous eussions pu , comme ces deux j^énéraux i^rccs, qni, éloiniés de leur «grande réputation, restèrent en si- lence la première fois qu'ils se NÎrcnt; ne sachant qni des deux pouvait le cé- der à l'autre, nous eussions pu , dis- je, rester interdites de trouver tant de beauté dans un autre visage que le no- tre. Il faut en convenir, nous étions à cette époque les deux plus belles fem- mes de Paris. Je devais, comme ve- nant la chercher, Ini pailcr la première, pour lui expliquer le sujet de ma visite. Je pris donc la parole, après un ins- tant de silence, et je lui dis : (( Vous avez, mademoiselle, nue si grande ré- putation de beauté cl de goût , (jue NOUS êtes faite pour donner des modes

( i38 ) que les femmes s'empresseront de sui- vre. Je me glorifierais d'être la pre- mière à sui\Te vos leçons, et je suis tellement près de vous , que vous pour- riez facilement me procurer cette sa- tisfaction. Tout en disant cela , j'avais pris place auprès d'elle sur une ot- tomane , au»dessus de laquelle était une glace qui répétait nos images ; je pouvais les comparer, et je con- vins que Ninon me surpassait en ré- gularité j mais j'avais encore plus de fraîcheur, que je conservai bien moins long-temps qu'elle.- Yoilà , me dit Ninon , avec une grâce , un enjoûment qui n'appartenaient qu'à elle , une proposition charmante, que j'accepte avec d'autant plus de plaisir, qu'elle me donne la certitude de vous voir souvent ; car, pour que la mode con- tinue à mériter ce nom, il faut qu'elle varie sans cesse. Ainsi, il faut que nous nous voyions presque tous les

( 1^9 ) jours. *— Cette obligation sera fort douce. Elle m'assura qu'elle ne serait pas moins agréable pour elle. Depuis cet instant, il s'établit entre nous une société si sure et si iieureuse, qu'il est impossible d'en imaginer une plus intime entre deux femmes belles , jeu- nes, et ayant les mêmes prétentions. Je lui dis le sujet réel de ma visite. Elle en rit de bon c(cur , et elle m'as- sura que je serais bien heureuse si j'en étais quitte avec le cardinal, ])Our des confidences politiques. Enfin , dit-elle, cVst un être bien importante ménager; car il peut surtout faire beaucoup de mal. Quant à la perte do mes beaux, cheveux, elle m assura que j'y gagne- rais nifiniment , et m'en f)orterais beau- coup mieux ; que de très-longs cheveux Citiguent le cerveau dont ils tirent trop de substance. Elle envoya sur-le-champ chercher sou coëlTi nr, et il me coupa les cheveux à la Minon. Le nom en est

( i4o )

resté à cette manière de porter les che- veux. Le traître de coifFeur s'empara de mes longues tresses , dont il fit peut-être une perruque pour le cban- celier , et jugez le singulier effet que devait faire le contact immédiat de mes cheveux, au travers desquels tant d'idées folles avaient passé, à la gravité du premier magistrat de France. Je me trouvai au reste encore plus jolie avec cette coiffure qu'avec toute autre, et je ne regrettai pas la fatigante parure que j'avais sacrifiée au désir de me rendre auprès de Son Eminence.

Kous repassâmes dans le salon de ]Ninon '^ car je ne pouvais me résoudre à la quitter. Je ne voyais point de femmes depuis un an : car j'avais signifié à Dcsmaretz que je ne voulais pas recevoir les trois à quatre " folles qui s'étaient trouvées au souper le jour de mon arrivée , et que je soupçon- nais être d'assez mauvaise compagnie. 11

( lil )

ïn^-wait assurée que je serais toujours maîtresse de clioisir mes sociétés , pourvu qu'elles ue lui enlevassent pas mou cœur, qui , je le crois, lui était assez indiiréreut.

Je revins chez moi , cncliantée de ?^^inou et de ma coilFnre : elle allait à ra\ir avec ma sonlaue. Desmaretz m'assura que toute la sainteté de la pourpre ne tiendrait pas contre tant de charmes : il fit mettre les che\aux , et me conduisit au Palais Cardinal(i). En traversant les galeries et les nom- breuses salles qu'il fallait parcourir pour arriver auprès de Son Eiuinence , j'entendais dire : c< Ah ! le hel abi)é ! C'est une femme et une très - belle fcumie en soutane : il n*cst pas pos- sible qu'un honmic soit ii beau. » En entrant dans l'oratoire du cardinal , il étail plongé dans une profonde

(i) Dcpi.uk Talau- Royal.

( l42 )

méditation , je fléchis les genoux pour lui demander sa bénédiction. Il leva les yeux , et , m'apercevant , il fit un cri de surprise, ce A pprochez , appro- chez , ma belle enfant j'ai bien fait de vous faire mettre en habits qui dé- guisent votre sexe. Quest-ce que n'au- rait pas inventé la calomnie, si on avait su que je recevais tête à tête une aussi belle fille , et il fît signe à Desmaretz de sortir , et celui-ci obéit.

ce J'ai voulu vous parler seul à seul , parce que , dans la triste place que j'occupe 5 on est sans cesse obsédé de soupçons : je n'ai pas même une entière confiance en Desmaretz. Vous a-t-il dit ce qui lui donne un accès si facile auprès de moi? Non, monseigneur, et je ne me suis pas permis de le lui demander. Ah î c'est fort discret à l'un et à l'autre j mais enfin il ap- proche souvent de moi , et je veux savoir s'il m'est aussi attaché qu'il le

( 1^3 ) prétend ; ainsi c'est lui surtout que je mets sous votre surveillance. Instrui- sez-moi fidèlement de tout ce qu'il fera et dira qui pourrait m'ètrc dangereux. ^ Je n'aurai rien , monseigneur, à dire à V. Era. qui ne lui prouve de plus eu plus rattachement de M. Desmaretz pour elle. Voilà qui est bien pour l'ins- tant; mais si vous vous apercevez qu'il change , je vous ordonne de m'en aver- tir : vous aurez soin de prendre note de tout ce qui aura quelque impor- tance pour la sûreté de l'EUU ; vous me l'écrirez , et , comme ce travail vous prendra quehjue temps , et vous obligera à plus de dépenses , je vous donne cimj cents francs de pension par mois , qui vous seront payés avec une grande exactitude. Quand vous aurez des choses (|uo vous ne voudrez pas confier au papier, vous viendrez sous le même costume , et vous ferez an- noncer l'abbé de Ponto\ille : c'est à ce

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titre seul que je puis m'opposer aux volontés de vos parens, qui ont résolu de vous faire enfermer, ou de forcer Desmaretz à vous épouser, ce qu'il ne fera pas*, ainsi donc voyez si la sûreté de votre pays vous est chère , si l'amitié et la reconnaissance que vous me devez," ne peuvent pas balancer, dans votre;*- ame, quelques préjugés , d'autant plus qu'à l'exception de Desmaretz , je ne vous demande de m'instruire que des résolutions de l'étranger , rien autre chose.

Je vis qu'il ne fallait pas refuser: j'acceptai donc , et , ayant été quelque temps avec Son Eminence, je voulus sortir; mais elle me retint pour me faire mille éloges sur ma beauté et mes grâces : mais tout cela ne m'ôtait pas l'antipathie que j'avais pour le cardi- nal, et qui ne fit que s'accroître. Quant à la commission , qu'il me donnait , je me gardai bien , dut-il m'ôter ma

( 1 i5 )

pciision , de ne lui dire que ce qui ne pourrait nuire à nos amis. Je serais moins scrupuleuse à l'égard des étran- gers; dans les clioscs il y irait du salut de Ja Fiance. Je pourrais bien aussi Faverlir des bruits publics, mais sans nommer ceux (jui les tiendraient; il y a à présumer «juo ma corrcsj)on- dance ne lui fut pas désagréable : car elle se soutint , ainsi que les émolu- mens , tant qu'il vécut. Celte pension me mettait fort à l'aise , et m'ùtait de la dépendance de M. Desmaretz , et si j'avais su régler mes fantaisies, j'au- rais pu , comme INinon , vivre parfaite- ment indé|)endante. Mais j'aimais le luxe et rien n'était assez beau [)our moi. Jamais personne n'a eu plus d'or à sa disposition et n'en a fait nu usage moins raisonuablc.

Avant que d'entrer dans le détail de (juelques-unesde mésaventures, car on m'en a prêté beaucoup, je reviens à un 1.

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scène assez gaie qui m'arriva peu d temps après.

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CHAPITRE XL

J'avais promis à Ninon que je lui rendrais compte de ce qui s'était passé entre moi et le cardinal , je le lui dis , mais elle prétendit que j'étais Ijien dis- crète; que je ne persuadrais à personne que son Eminence en était restée avec moi. Je l'assurai que cependant rien n'était plus vrai , et comme nous soutenions assez vivement notre opi- pion j la porte s'ouvre , on annonce îe jeune marquis de Yillarceau , le fils j de mon parrain , qui m'avait vue quel- quefois chez la comtesse, il me recon- nutaussitôt; ' ce Quoi! c'est vqus la belle Marianne, que madame de Saint-

( l'^? )

Evrcmont cherche tant. Vous vous trompez, M. le marquis, je suis Marion deLorme.— Quel conte me £iitcs-vous, croyez vous que Ton puisse vous avoir vue une fois, et ne pas conserver une idée bien précise de votre charmante physio- nomie? mais soyez tranquillcjsi Taima- ble Marion de Lormc veut reconnaître en moi le fils de son parrain, me permet- tre de lui faire ma cour , je lui jure , foi de chevalier, que je soutiendraià qui me le disputera qu'elle n'a jamais été Ma- rianne Grapin. A cette condition, lui dis-jc , je ne demande pas mieux. » II prit ma main et la haisa avec une ar- deur, qui me lit presque repentir de lui avoir donné la pcrraissioii do venir cliez moi: mais je ne pouvais la lui re- fuser. Il voulut en profiter aussitôt, et m'offrit son bras pour me reconduire chez moi. PSinon faccusa d'infidélité. Non, dit-il, je suis constant à la beau- té. Depuis ce jour il fut mou ami, mon

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défenseur, et je conserve de lui un souvenir agréable,

11 n'en est pas de même du duc de Buckingliam , dont la fin tragique m'af- flige encore. Quoiqu'un nombre infini d'années se soient écoulées depuis ce fatal événement.

Qui n'a pas entendu parler du su- perbe Buckingbam , dont la faveur com- mença sous le règne de Jacques I.", roi d'Angleterre , qu'il gouverna jus- qu'à sa mort , comme Richelieu gou- verna Louis XIIL On assure qu'a^^ant vu le portrait de la reine de France , et admirant sa beauté , madame de Suf- folk lui demanda s'il trouvait cette prin- cesse aussi belle que Jenny d'Epson , qui était alors la maîtresse du duc : il dit qu'il n'en savait rien , puisqu'un portrait pouvait être flatté, mais ce qu'il savait, c'est qu'il lui serait aussi facile de posséder l'une que l'autre. La duchesse indignée lui tourna le dos.

( 1% )

en (Usant qu'elle ne concevait pas Com- ment on poiuait porter aussi loin l'ex- travagance. Le propos avait été en- tendu et rapporté au cardinal , qui n'apprit qu'avec le |)lus «^rand ctonne- ment, que ce fut cet audacieux que le roi d'Angleterre envoyait comme am- bassadeur à la cour do France , pour chercher madame Henriette (i) qui devait épouser le piince de Galles. Le cardinal avertit le roi coml)icn cet am- bassadeur était dangereux, et conseilla à sa majesté de faire partir la reine pour Fontainebleau. Mais madame do Chevreuse 5 la pkis intrigante des fem- mes, qui avait fait un voyage en An- gleterre, et qui avait pour amant lord Holland, forma l'odieux projet d'en donner un à la reine dans la personne de Buckingham ; elle vanta donc à cette princesse toutes les qualités du favori

(i) raiedcIIcmilV.

( i5o ) de Jacques I/"" , et , en effet, il était dif- ficile de réunir plus de moyens de plai- re, beauté, esprit, courage, magni- ficence, mais elle ne put réussir à per- vertir cette princesse pénétrée de ce qu'elle devait à son époux et à elle- même. Elle regretta peu de voir l'am- bassadeur repasser avec sa belle-sœur l'e détroit j elle ne s'écarta jamais , com- me l'ont assuré quelques auteurs , des loisdel'honneur et de la religion qu'elle suivit constamment jusqu'à la mort ; personne ne peut le dire avec autant de vérité que moi: car je fus confidente des regrets du duc , de ne pouvoir réussir à se faire écouter de cette belle et malheureuse princesse.

Lord Holland qui était venu chez moi avec le comte de la Ferté,dont il avait épousé une des parentes, y amena à son tour le héros d'Albion; Depuis long -temps Desmaretz, s'étant convaincu que Desbarreaux et moi nous

( i5i )

îc tron)pions , avait cnlicrcmcnt sc[)arc SCS intérêts des miens, et ne conservait plus avec moi que dos icla lions politi- (|ucs. C'était toujours Ini (juc je char- geais de mes rapports à l'Eminencc, et «jui m'étaient payés hien au - delà de leur \alcnr. J'avais, comme je l'ai dit, acheté la maison de la rue des Tour- nelles, et j'y étais entièrement maî- tresse de mes actions. Dosbarreaux avait une morale trop commode j)Our mo gêner dans mes fantaisies il ne faut donc pas s'étonner si je ne cherchai pas à résister aux avances rpie me fît li; beau, Taimable, Taudacioux Buckin- j^liam, je ne comprenais pas comment la reine asait [)U résister à l'amour d'un î'i (hainiant amant. Il en était encoi e plus surpris, lui <jui n'avait ja- mais rencontié de cruelles , et dont l'audace vu amo\U' égalait celle rpi'il étalait à la cour de Jaecpies l.'*" Il Ta- >ail porté , (lil-on , au ii(/mt de faire rc-

devoir au cercle de la famille royale cette Jenny Epson qui se mêlait de pré- dire et ëtaitj selon toute apparence, un instrument dont se servait Buckingbani pour parvenir à ses fins ; il n'y a au- cun doute qu'il trouvait la reine infi- niment plus aimable, que tout ce qui avait jusque captivé ses sens ; mais comment échapper à la surveillance jalouse du cardinal , qui n'avait pas voulu laisser le moindre ascendant à Anne sur son époux , pour le conser- ver entièrement^ et qui ne voulait pas plus que la reine, en s'attachantun per- sonnage important , trouvât en lui un appui dangereux qui aurait pu se join- dre au redoutable parti qui voulait per- dre le cardinal. 11 la tenait éloignée de la cour, sous le prétexte que sa santé ne lui permettait pas de paraître en public; et, non content de lui avoir enlevé l'af- fection de son époux, il faisait écouler ses jours dans une triste solitude, qui

( i55) n'était animée que par la présence de la duchesse de Chevrcusc, femme in- finiment dangereuse, et qui compro- mettait sans cesse son auguste maîtresse parles conjurations elle avait l'art de l'associer , sans (jue cette princesse en eût connaissance. C'est ainsi que périt le jeune prince de Clialais , qui fut accuse d'avoir voulu faire assassiner le roi, et marier la reine au duc d'Or- léans son beau-frère : conjuration in- ventée par la haine , et à laquelle les imprudences de la duchesse donnèrent quelqu'apparence de réalité.

Cette dame, comme nous l'avons dit, avait pour amant le lord Holland qui l'adorait et était ami, comme nous l'a- vons dit aussi, du duc de Buckingham , ils imaginèrent de persuader à la du- chesse qu il fallaitse servir de la puissance delà cour d'Angleterre au moment oii le prince de Galles allait devenir heau- frcrc d'Anne , pour que ce prince la pro-

7-

( i54 )

tëgeâî contre la tyrannie de son époux, €t pour cela il fallait, disaient-ils, que ie lord Buckingliam eût avec la reine un entretien particulier, auquel cette princesse consentit dans la seule vue de perdre le cardinal. Buckingham était chez moi, dont le cercle devenait chaque jour plus brillant , quand on lui apporta le billet de madame de Chevreuse,qui contenait l'ordre d'être le en demainàFontainebleau. Jamais je ne vis un homme plus joyeux; il ne dou- tait pas que ce rendez-vous ne le rendît l'iieureu x rival du roi. Il me quitta en ni'ass urant que , quehju'amoureux qu'il fut de la reine , s'il n'y allait pas de l'in- térêt de l'Angleterre, de renverser la puissance colossale de Richelieu il me préférerait à Anne , quoiqu'elle fut cliarniante je le remerciai de cette galanterie, mais je savais à quoi m'en tenir. Cependantj'avoue que j'éprouvai un

( l^^ )

nïaKiT plaisir , loi-sqnc Rappris que fo cardinal avait eu Fadrcssc de rouiprc ce reudez-vous en envoyant un courrier à rarnbassadcur au moment il ani- \ai( n FonL'tini'bloau, pour le j)rior de revenir aussitôt, ayant les clioscs les pins importantes à lui communiquer. Il fallut bien qu'il partît et allât direc- tement au Palais Cardinal. Le premier ministre ne lui laiss-a point ignorer qu'il claift instruit de toute sou intrigue avec la duchesse; qu'il lui conseillait en ami de n'y pas donner de suite, parce que elle pourrait lui cire funeste. Il alla jusqu'à lui rapporter les termes de son pari, Buckinghain le nia; maïs il n'osa pas retournera Fontainebleau, (îtks fctes du mariage furent tellement rap- prochées , que cinq joi;rs après il fut obligr d<3 I artir avec la princesse. Je le regrettai, il rt'[)andail anlcuir de lui un grand éclat; il était si nobL^ , si ma^ gnilicpie (pic Ton pou\alt dire (jii'il tt -

( i56 ) naît beaucoup de place partout il était.

Un auteur du temps de la régence , dit qu'il avait à sa disposition toutes les finances du roi d'Angleterre , et pour se parer, tous lesdiamans de la couron- ne. Avec cela il est difficile de ne pas tout subjuguer. Il m'écrivit en arrivant à Londres; je lui avais recommandé une grande circonspection dans ses let- tres , car il n'y avait aucun doute qu'el- les seraient portées dans les bureaux du cardinal , avant de me parvenir. 11 sollicitait la grâce de revenir en France ; était-ce pour la reine , ou pour une au- tre ? J'ai trop de modestie pour croire qu'il y eût aucune comparaison de cette grande princesse à moi ^ pais il en faut convenir, c'est une chose triste pour les plus grandes dames: elles se touvent souvent en rivalité avec celles, dont à peine elles voudraient pour leur rendre les plus humbles services.

(i57) Le roi Jacques I." mourut peu de temps après le mariage de madame HenriettejCjui monta sur le Irùne d'An- gleterre avec son mari. Fille d'un héros, sœur d'un monarque puissant , épouse d'un roi beau , jeune , qui l'aimait ten- drement, et dont elle était siire do (jjjnscrverla tendresse, étant belle, jeu- ne , vertueuse , et fort aimable , elle fut néanmoins la plus infortunée des femmes , et si elle bi illa pendant quel- ques années d'un grand éclat, les mal- heurs dont sa maison fut accablée l'as- socièrentàla triste destinée de la maison dcsStuards, qui effraya l'Europe pen- dant près de trois siècles, par les catas- tro[)hes sanglantes dont ses [)riMCCS fu- rent les victimes.

( i58)

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CHAPITRE XII.

Après le dépa^rt de Biickingliarri , je n'avais honoré aueiin de ses rivaux d'||fi regard de bienveillance. Je trouvais si peu de comparaison entre lui et cette foule d'adorateurs qui obsédaient mes pas, qu'en vérité , j'avais envie de me retirer dans un écrivent, ou bien dans une campagne isolée. Desbarreaux mê- me 5 dans cet instant , ne me plaisait pas, et sa philosophie n'avait plus le pouvoir de me faire croire que toute la félicité de l'homme consiste dans les plaisirs des sens; enfin un ennui insuportable me poursuivait.

Un soir^que j'étais chez Ninon , et qu'elle me plaisantait sur ce qu'elle ap^ pelait la tristesse de mon veuvage , on

( '■'>))

|>arla du marcclial de Gncb-iarit sd laissanl consumer de chagrin depuis la mort de la maréchale , i)clle et ver- tueuse Tcmnie,- et encore plus aimaljlc j il l'avait épousée d'amonr , et leur union qui ne dura (juiî trois ans fut comme \m jour sans nuaj^e. l'ne mala- die cruelle et fort prompte l'enleva , (pi'elle avait à peine atteint vini^^t ans. Le maréchal fut trois jours dans un délire si \ioler>t, que personne n'osait rapprocher. Enfin ayant passe ce temps sans dormir ni prendre aucune nonr^- riture , il tomba d. JUS un anncantisso- ment qui donna la possibilité de lui rendre des soins. On le mit dans un lit, et on lui fit avaler une cuillerée de vin de Malaxa, et peu à peu il revint à la vie et à la conuaissaucc de son mal- heur. 11 défendit qu'aucune femme pa- rût devant liii- il lui semblait (jue c'é- tait une injustice du ciel d'avoir con- serve la vie '^ des créatures de son sexe,

( i6o ) tandis que sa chère Léontine n'existait plus y il partit pour une terre qu'il avait près de Piambouillet. Le château, d'une construction gothique , était placé au milieu de la forêt j il s'y renferma avec ses aides-de-camp , son secrétaire , ses valets de pied et ses cuisiniers. On entrait par un pont-levis il donna l'ordre que l'on ne le baissât jamais, que pour faire entrer les choses de pre- mière nécessité.

Il y avait un an qu'il vivait ainsi , pleurant sa chère Léontine. On n'avait pu le déterminer à sortir de ces tristes murailles , la crainte de voir une fem- me l'y retenait , et quand on lui repré- sentait qu'il se devait à sa patrie , et qu'après ses hauts faits d'armes il ne lui était pas permis de rester dans une si cou- pable inaction, il disait : «J'ai payé ma dette à l'Etat 5 je l'ai servi trenteansavee gloire : j'avais cru que le ciel pour m'en récompenser avait fait naître Léontine,

( iGi )

je l'ai perdue je n'ai plus qu'à mourir. On racontait cette touchante hij|toirc, comme je Tai dit , chez ^linon , qui assurait que si luic femme a\ait la cha- rité d'cntrcprcndie sa ^uerison , il n'y a aucun doute (ju'clle serait bientôt complète: «Voilà, me dit-elle en riant, une cure dij^ne de vous, et qui vous ferait un honneur infini, Je no m'en charge pas ; pensez donc que le maréchal a cinquante ans. Cela ne fait rien c'est un bel homme, il est fait à peindre il a un beau nom , une «gran- de fortune , c'est un meurtre do le laisser s'enterrer tout vif.- Comment voulez vous (pi'on le tire de cet état , puisqu'il ne veut voir aucune femme? 11 faut bien qu'il en aperçoive quel- quefois.» Enfin je me défendis de me charger de guérir fhumeur noire de M. de Guébriant. Cette idée cepen- dant me parut sortir de la route or- diniiire et capable de m'arracher ù mon

( i62 ) apathie. Je revins chez moi, et jéT don-» nai ordre à Laurent de partir pour Rambouillet , de s'informer s'il n'y avait pas quelque maison dans le voisinage du château qu'habitait le ma- réchal 5 l'on pût loger commodé- ment. Je lui recommandai de s'infor- mer de ce que faisait et disait cet in- comparable mari.

Il revint trois jours après , et me dit qu'il y avait une tour qui dépendait du château de Quincy (c'était le nom de la terre de M. de Guébriant ), que cette tour était un rendez-vous de chasse , qu'elle était très-logea])le et fort bien meublée, que le garde-général de la terre habitait avec sa femme le rez-tJe-chaussée , et louerait volontiers les étages supérieurs j qu'au surplus les gens du maréchal disaient que leur maître mettait à' présent dans sa con- duite plus d'entêtement et d'orgueil que de vraie douleur , qu'il oommen-

( '('3 ) fait à se mettre à la fenttrc du cote de la foret , et qu'il ne se relirait pas, lorsqu'il passait une femme, quand on ne le voyait pas : ce fut assez pour me déterminer à partir. Je fis faire un ha- billement de veuve qui me seyait fort bien ; je fis habiller Dorothée en grand deuil, ainsi que Laurent, ek^ sans autre suite , j'arrivai à Quincy , je restai , pendant quelques jours , enfermée comme une femme (jui veut être toute à sa douleur. J'avais donné ordre à Laurent de dire au garde que j'étais la baronne de Knieword , veuve d'un capitaine de Lans(|uenels , au service de Franco. La Ramée et sa femme me plaignirent d'avoir perdu si jeune un é[)uux , que l'on disait fjue j'adorais. Quand mon existence fut connue (l;iiis le canton , je sortis pour preiulie fair dans la forêt m'appuvant sur h; bras de Doroihée , et suivii.* do liaurent peu à peu je lis mes promenades plus Ion-

( i64 )

gués 5 je vins jusque sur les bords des

fossés de Quincy. Je \is le maréchal

à la fenêtre , et je crus apercevoir qu'il

fit un mouvement de surprise en me

voyant; je tournai brusquement d'un

autre côté, comme quelqu'un que ses

méditations ont amené par mégarde

dans un chemin qu'il était fâché d'avoir

pris 5 et , pendant huit jours , je ne

m'approchai pas autant de Quincy 5

mais assez pour être vue du maréchal ,

qui restait à la fenêtre tout le temps

qu'il pouvait me suivre des yeux.

Un jour que j'étais venue m'asseoir sur une grande pelouse, presqu'en face du château , mais pas assez près pour que je parusse avoir le dessein d'être remarquée, je fis toutes les mines d'une femme qui s'évanouit. Dorothée , qui était dans ma confidence, me soutenait dans ses bras , et , comme si elle n'eût pu me faire revenir, elle dit a Laurent, qui était aussi du complot , d'aller au

( i65) cliateau chercbcr du secours , que sa maîtresse se mourait, et Laurent cou- rut avec toute l'apparence du zèle le plus pur. Le maréchal n'avait pas quitté la fenêtre depuis que j'étais : il avait vu aussi que je me trouvais mal , et , ne pouvant résister à l'intérêt que ma ressemblance avec feue la maréchale lui inspirait, il avait donné ordre qu'on allât savoir si on ne pouvait pas m'ètre utile. Laurent arriva au moment le valet de chambre de M. de Guébriant sortait. 11 lui dit : « Ah ! monsieur, aidez-moi à transporter ma maîtresse jusque chez elle : elle est mourante. INon , non , dit le maréchal , qui était descendu pour donner Tordre de m'apportcr au château ; il vaut mieux la conduire ici >) , et, emporté par un mouvement dont il n*était pas le maître , il sortit avec son premier aide-de-canip, (jui se nommait Sainte- Croix , et ils aiilNcrent jusqu'à UT^i.

( i66) Mes yeux étaient fermés , ma respi- ration haute et oppressée j de légers mouvemens convulsifs agitaient les muscles de mon visage et mes mem- bres; mais, du reste, je n'entendais rien, je ne répondais à rien. Dorothée se désolait. « Ma pauvre maîtresse ! triste effet d'une douleur qui la tue , être veuve à vingt-quatre ans.' Hélas ! c'était l'âge de Léontine , reprit le maréchal , d'une épouse adorée.' Eh ! monsieur, voyez conmie elle est pâle. » Le maréchal voyait que j'étais belle , et il ne voulait pas manquer l'occasion de m'avoir dans son château. 11 crai- gnait qu'en revenant à moi, je ne m'y opposasse , et il se hâta de dire à mes gens et aux siens de me prendre dou- cement, et de le suivre. 11 marchait devant, donnant le bras à Sainte-Croix, et il disait : « Convenez que la ressem- blance avec Léontine est extraordinaire * ' J'en conviens, disait Sainte-Croix. »

(.167 )

Quand on fut entré dans le cliateau, il nie fit placer sur un lit dans un ap- partement qui était eclui de la maré- clialo, (juand elle venait chasser avec son mari, on n'avait pas eu l'instant de choisir : alors, tous les soins me furent prodij^ués, toute la pharmacie du châ- teau fut apportée dans ma chambre- j'ouvris un œil mourant cjue je refermai soudain comme s'il était Lle$sé par la lumière. Enûn je rcNins tout-à-fait à moi. ce Mi^ suis- je ? dans une mai^ son étranf^ère ? » Non , madame , nous ne pouvons pas être étranf^crsTun à l'autre, le malheur nous unit. Je le remerciai de ses touchantes paroles, mais je veux, dis- je, retourner (hms ma bolitude, être tout à ma douleur.* Rien ne vous en distraira ici.

J'avais choisi exprès la fin du jour puur celte scène, et il ne faisait presque plus clair. Ah! je lUi iouffriiai [)as ^ madame, 'que vous vous exposiez, à fair

C 168 )

de la nuit , vous la passerez ici : le pont est levé et il ne sera pas baissé. Je mar- quai beaucoup d'humeur, de chagrin, je crois même que je pleurai ; mais le maréchal n'en tint compte; il me quitta pour laisser le temps à Dorothée de me déshabiller et de me coucher, puis il demanda la permission que l'on servît le souper dans ma chambre , je n'avais pas trop le droit de m'y opposer. Le maréchal eut pour moi les attentions les plus délicates : il se retira à minuit, je dormis parfaitement , je me levai de bonne heure et je me disposais à quit- ter le château, quand M. de Guébriant me dit que le déjeûner était prêt, que je partirais de suite puisque je le vou- lais. Après le déjeûner , je l'assurai d'un ton très-ferme que je voulais retour- ner chez moi : le maréchal donna ordre que l'on mît les chevaux , et il me demanda la permission de m'accom- pagner; je ne pouvais la refuser.

( 1*59 )

Pendant la roule il ne me parla que de sa Léontine , je ne lui répondais qu'en peignant mon Alfred comme un véritable héros de roman. Arrivé à la tour , il voulut absolument monter, il trouva que j'étais affreusement logée , qu'il fallait absolument qtie j'acceptasse un appartement chez li j je le refusai avec dignité : il me ({uitta, mais dès le lendemain il revint ; enfin que vous dirai-je? au bout d'un mois j'étais chez lui, occupant l'appartement de la ma- réchale, et son époux , trompé par la ressemblance m'avait transporté tout l'amour qu'il avait pour la défunte , vous me demanderez peut-être, dis-je, si je le partageais ; je vous assure que non : mais je m'étais persuadée qu'il m'épouserait ; il me l'avait même pro- mis. Il fallait laisser passer quelque temps encore pour ne pas [laraître avoir si tôt oublié l'idole de son ccrnr. Ce qu'il y avait d'assez cunuvenx dans 1. ' 8

( lyo ) notre position , c'est qu'il s'en souve- nait à merveille , que c'était à elle qu'il offrait ses hommages , et , quand il se souvenait que ce n'était pas elle , il se mettait en fureur contre lui- même , s'accusait d'infidélité et de par- jure 5 me demandait de n'avoir avec moi d'autres liens que ceux de l'amitié. Il savait (car il avait fallu le lui dire, dans la crainte qu'il ne l'apprît d'un autre) qui j'étais ; mais je l'assurai que je l'aimais avant son mariage , pour l'avoir vu chez madame de Saint-Evre- mont 5 et que , le sachant libre et mal- heureux 5 j'avais tout tenté pour le rendre à la société dont il faisait l'or- nement par ses qualités brillantes. Il était néanmoins convenu que je serais toujours chez lui la baronne de Rnie- ■\vord. Cette manière d'être m'enimyait assez : nous ne voyions personne , pas même le curé ', les aides-de-camp se tenaient à une respectueuse distance

i

( 171 )

^e moi; enfin le niarcclial s'aperrutquo je m'ennuyais : il ino proposa de revenir à Paris, et de continuer, comme je faisais depuis que j'étais au Quincy, à tenir sa maison. Je lui dis que j'en avais une que j'aimais beaucou[). " Je suis persuadé qu'elle est jolie , que n'embelliricz- vous pas? mais l'Iiùtel de GucLriant est sûrement plus agréable encore. » Je consentis à ce qu'il désirait.

A peine arrivée à Paris , j'allai voir Ninon. Je lui contai mon aventure ; elle ne savait ce que j'étais devenue. c( Pour toute autre que vous, ma chère enfant , ce serait une fortune assurée : il n'y aurait aucun doute que le maré- chal vous épouserait ; mais il faudrait pour cela une prudence , une adresse et surtout une patience dont, je suis sur, vous n'êtes pas capable. » Elle avait Ijien raison.

Nous passâmes fjuclques mois de la même manière. Ceux (jui reconnais-

8.

( 172 ) saient Marion de Lorme dans la ba- ronne de Rnieword en gardaient le secret ; mais j'avais chaque jour des querelles avec le maréchal , qui me trouvait trop vive , trop gaie , comme moi, je le trouvais bien trop grave et trop triste ; ainsi il y avait tout lieu de croire que nous ne serions pas long- temps unis.

CHAPITRE XïlI.

Je n'aimais ni plus ni moins le ma- réchal: mais je me repentais de plus en plus de l'avoir rendu maître de mes actions , et je ne cherchais qu'une occasion d'échapper à son joug , d'ail- leurs je craignais le cardinal , qui le détestait. Ninon m'avertit que j'avais lorl de me laisser oublier de Son Emi-

( 175 ) ncncc , et je résolus de rcvcillcr Tin- térél qu'il me témoignait , et de me rendre utile. Je venais de rrcevoir une lettre de BuckinL;liam ; je pensai qu'eu la portant à M. de Piiclîelie\i , je me rcndiais nécessaire •, je n'imaginais pas que la puissance du premier ministre put s'étendre au-delà de la Manclic ; je me faisais un plaisir malin de lui faire lire les injures que Buckingliani lui dis.iit; et puis , je ne le cache point , il y entrait un peu de jalousie contre la grande dame , que je ne pardonnais pas au duc de me préférer. Mon inja- i^ination m'a toujours entraînée , et , dans celte occasion , elle m'a préparé un chagrin que le temps a afl'aibli , et n'a pas détruit. Je voulais donc ren- dre au miniî^tre la lettre que Buckin- gham m'écrivait. Elle n'avait pu par- \enir à la connaissance du cardinal; car elle m'avait été apportée directe- tcment p^r un aide decamp du général

C 17-^ )

anglais. Elle disait beaucoup de choses , comme on en peut juger j car je la transcris ici toute entière.

« Ma jolie Marion , l'amour maudit » la gloire et l'ambition. Je suis bien )) puni de ma haine implacable et de y) ma mortelle jalousie contre ton )) damné de cardinal. Sans les secours » que j'ai engagé mon maître à donner » aux Rochellais , je serais à tes pieds , )) et tu serais dans mes bras. Mais :>5 comment laisser cet insolent mi- » nistre acquérir une gloire qui ajou- » terait à sa puissance? Aussi j'ai dé- » terminé le roi, mon maître, à se- y) courir les protestans , lui qui est rj catholique dans le cœur. Je lui ai » persuadé , ainsi qu'à la reine , qu'il » fallait perdre l'ennemi de la reine y) de France , et que le seul moyen » était d'empêcher Richelieu de s'em- 33 parer de la Rochelle , et Charles 33 m'a remis tous ses pouvoirs 3 Par-

(175) » niemeiit est très-conskk'rablc. J'cs- )) père bien que la levée du siège ne » sera pasTafTaire de quinze jours; nous » sommes attendu* dans la ville comme » des libérateurs ; enfin je compte , )) avant peu de temps , que nous se- )) rons réunis, dût madame de Che- » vreuse en enrager. Je n'en dis pas de » même d'une dame d'un bien plus » haut rang ; je ne voudrais pas qu'elle » sût combien je t'aime. Je ne le caclie » pas que je tiens infiniment à elle , » peut-être parce qu'elle ne rn'a cn- )) core accorde que quelques regards , )) se peignait une bienveillance » marquée-, mais enfm c est à elle seule » que je veux dérober nos amours j » ils n'en seront pas moins empressés. » Je meurs d'impatience de retourner » dans les lieux que (u habites, res[)i- )) rer sur ta bouche disiiic , loprinci[)c >:> de ma vie qui s'aflaibllt tuu> les jours » eu ton absence. Depuis <|ue je suis

( J76 ) » privé de ta vue enchanteresse , tout » dépérit dans mon existence , je ne V, suis plus l'heureux mortel , si heu- )) reux de t'avoir plu , et que tout » réjouissait près de toi. Tout m'af- )) flige niiiin tenant , tout m'importune; » de noiis pressentimens m'agitent et » circulent avec mon sang , mes idées » roulent sans cesse sur les évènemens » de ma vie , que je regrette tant , et » ne s'arrêtent phis que sur les avant- » ooureurs de ma destruction. Oh î » Ma ri on , Ma ri on si chère , serait -il )^ donc écrit que je ne te reverrai » jamais. Si ce cruel arrêt est porte » contre moi , je ne désire plus de » conserver la N^e : elle me serait in- » supportable, ou Marion ou la mort. yi Adieu , maîtresse adorée de l'amant :>■) le plus tendre ; si le sort dispose de » moi avant que je puisse te revoir, >:> souviens - toi quelquefois de mes X) transports brûlans et du torrent de

( 177 ) » délices que tu faisais couler dans )) mes veines ; rappelle -loi avec at- )) tendrissenicnt les preuves de mou )) amour et celles de ma tendresse ; )) enfiD que tes beaux yeux , organes )) de Ion cœur , versent quelquefois » des larmes au triste souvenir du )) malheureux duc de Buckinj^am. »

J écris is au ministre qu'ayant à lui conmiuniquer une lettre d'Ani;leterre très-imjiortantc , je le sup]iliais de m'accorder un moment d'audience particulière , et que je le priais de per- mettre que ce fut sous les habits do mon sexe ; que mademoiselle de Lorme n'était plus pour lui la jolie petite Ma- rital . et n'aNait plus l'air assez in- j;énu,pour qu'on la confondit avec les élèves de Vincent de Paul ; qu'on- fjn , à mon âge, je pouvais bien ob- tenir la faveur ([uc je sollicitais , sans éveiller la calomnie.

Le cardinal me lit diro cpTil ni'al-

8..

(178) tendait à son palais vers minuit. Nou- vel embarras. Le maréclial de Gué- hriant venait rarement , depuis quel- que temps j passer les nuits avec moi, mais je lai en avais accordé le droit. Il pouvait en avoir la fantaisie préci- sément cette nuit-là , et , s'il ne me trouvait pas , comment lui dire que j'étais chez le cardinal qu'il déteste?

J'eus recours à Ninon : elle était tou- jours mon unique amie , la dépositaire de mes plus secrètes pensées j c'était elle qui m'avait conseillé de ne pas me laisser oublier du cardinal; mais elle fut aussi déconcertée que moi de l'heure du rendez-vous, ce Que veut-il donc, cet homme qui existe à peine? Com- ment ne donne -t -fil pas la nuit au sommeil.- Qu'il dorme ou qu'il veille, répondis-je , cela m'estbien indifférent ^ j'ai trop haute opinion d'un prince de l'Eglise 5 pour penser »

Mais ce n'est pas ce qui m'inquiète ,

( K<) )

ce que je crains , c'est que le marc- cbal, ne fut ce (|ue pour dormir , vienne celte nuit. Que lui dire? Il faut , mu chyre INinou , (juc vous vous vu em- pariez , et cpie vous trouviez le moyeu de Toeeupcr si bien , qu'il ne pense pas à moi.' Cela ne sera pas difficile , car c'est un homme bien sin^^ulier. D'après tout ce qu'il a fait pour vous, pouvait-on croire qu'il vous serait in- fidèle ? Il Ta bien été , pour moi, aux mânes de sa chère Léontine-, cependant il est certain qu'il a , depuis quelques semaines , une fantaisie pour Clii- mène (i) , et il n'a pas jm obtenir un moment d'entretien , parce qu'elle tremble que le prince de Condé , qui en est fou , ne le sache. Je lui dirai qu'elle peut venir en toute sûreté sou- per chez moi , (pie le prince n'y vient

(i) C"«.st-à-<lire poui l.n.liict 4MI jouait ce lôlc djàoa le CiJ.

( i8o ) jamais. Quand elle y aura consenti, j'écrirai au maréchal , j'aurai Villar- ceau 5 et la conversation entre nous quatre sera assez animée , pour qu'il n'ait pas envie d'aller vous trouver. Tâchez toutefois d'être chez vous , au plus tard , à quatre heures du matin ; car il serait possible qu'en vertu des droits que vous lui avez accordés , il vînt sommeiller auprès de vous le reste de la nuit. Ne vous ofFensez pas de ce que je vous dis : c'est du maréchal que je parle. Quel autre pourrait dormir auprès de Marion , toujours si belle , si fraîche. » Je l'assurai qu'elle ne m'of- fensait nullement ; car je rendais bien au maréchal indifférence pour indiffé- rence , et je la quittai , bien sûre qu'elle veillerait plus à mes intérêts que moi- même.

Je ne m'occupai plus que de me rendre aux ordres de l'Eminence, et comme la beautéest toujours utile^quel-

( i8i ) que rapport que l'on suppose entre un Iiumriic vt une femme, je mis mes soins à paraître avec Ions mes a>antu^cs chez le premier ministre ; une parure aussi riche qu'élé«;ante, ajoute toujours aux dons de la nature surtout quand on a atteint 1 Viiie do la perfection des char-

pcricc

mes. Hébéc est sans ceinture : clic a quinze ans* Vénus ne quitte point cet ornement, pour apprendre f[ue (quoi- que l'on soit encore belle , on ne doit rien négliger pour assurer son empire. D'ailleurs je pensais qu'il ne ni'aNail vu depuis bien des années, qu'avec le vê- tement lugubre qu'il m'avait fliit adop- ter pour nos rendez-vous, que ne lui paraîtrais-jc pas, mise avec tant de ma- gnificence ^ Je savais aussi , sans avoir mauvaise opinion de monseigneur , je Sitvais par expérience, qu'une parure très-recherchée sert de défense, et si le malin se glisse dans l'ame de celui que l'on veut séduire j mais non rendre

( i8^ ) lieureiix : il rencontre partout des obs- tacles, ce sont les épines de la rose j mais , je le répète ^ elles n'étaient nullement nécessaires avec la pauvre Eminence, qui sûrement, n'était pas un héros en amour.

Cependant je ne puis dissimuler qu'il parut frappé de l'éclat qui m'environ- nait, a Eh î ma chère Marion , vous avez donc fait un pacte avec les amours pour être toujours plus belle -, en vé- rité, si je n'étais pas pénétré du néant de la vie , vous seriez très-dangereuse pour moi. » Je ne répondis que d'une manière fort légère, et comme quel- qu'un qui se soucie peu de s'engager îsérieusement. Soit qu'il fut plus pressé de voir la lettre que je lui annonçais que de me parler de ses scntimens, soit qu'il eût juré ma perte , et qu'il ne voulût pas se laisser attendrir par l'attrait qu'il éprouvait à cet instant , il changea tout-à-coup de convex'satiou

(i83 )

et, prenant un visage sévère^ il me fit repentir de lui avoir demandé un rcn^ dez-vous.

est-elle, me dit-il , cette lettre que vous dites si importante pour moi? Quel est l'audacieux qui peut , malgré toutes les précautions dont je m'en- toure , faire pénétrer en France un écrit dangereux? Je ne sais, monsei- gneur, si vous le trouverez tel, mais j'ai cru de mon devoir de vous le dé- noncer, et, tirant en tremblant de mon sein la lettre du favori du Roi d An- gleterre , je la donnai au cardinal , il la prit, la lut en entier , et , comme j'a- vançais la main pour la reprendre ,non pas, dit il, vous ne l'aurez point j en disant cela ses yeux étincelaient de fureur, ses lèvres étaient pales et trem- blantes , je crus voir la vengeance ar- mée de ses plus terribles attributs. Il n'avait encore rien dit et je me voyais perdue.

( i84 )

Enfin il éclata. Qu'il tremble ce té- méraire î non! 1 ne rentrera pas en France, je le jm-e par le respect que je dois au Roi. L'infâme! oser écrire pa- reilles choses ! vous êtes bien heureuse Marion , de m'avoir remis cette lettre ; si des raisons sur lesquelles je ne m'ex- plique point, avaient nécessité que l'on fit chez vous une recherche dans vos papiers, et que cette lettre s'y fut trou- vée, rien ne vous eût soustrait à la jus- tice, et votre mort eut été certaine, malgré le crédit d'un autre audacieux sur lequel vous ne devez pas vous ap- puyer : car il faut qu'il s'unisse à mon parti ou qu'il périsse. Je vous en aver- tis , et vous permets de le lui dire. Moi? monseigneur, je ne me charge point d'une pareille commission.

Ce que j'avais à dire à Votre Erai- nence , n'a^ait aucuns rapports avec M. le maréclml de Guébriant. Je ne me repens pas d'avoir fait connaître au

C i85 ) |)icn)ior ministre, cet écrit qui pouvait rôchiircr ; mais j'avoue (|ue je ne m'at- tendais pas à trouver votre Eminence irritée contre un «général , recom- mandable par ses scnkes.- Vous ne vous y attendiez pas, il me scm])le pouitant qu'assez de raisons pouvaient vous faire croire , que j'avois à me plaindre de lui : (juant îi Buckini^liam , je saurai punir son audace, mais il n'est pas encore temps : il faut répondre à sa lettre, prenez cette plume et écrivez ce que je vais vous dicter.- Monsei- i^neur, je crains...- Que craij^'nez vous? qui y a-t il de plus à craindre pour vous que de me déplaire? Si Volro Eminence m'a n ait laissé achever ma phrase, elle aurait su ce qui faisait le sujet de ma crainte. Eh bien! dites. Je crains (pi'une lettre dictée par le j)lus beau génie du siècle ne soit d un stile si différent du mien, qu'il serait impossible (jnc le Duc ne s'aperçût

( i86 ) pas, que la lettre n'est pas de moi^— Vous avez raison , eh bien ! écrivez et et je verrai si c'est ce que je veux qu'il sache et rien de plus. Je me misa écrire de la manière la plus simple , conseil- lant cependant au Duc de ne pas lutter contre M. le cardinal de Richelieu dont la puissance s'étendait au loin. Le ministre raya la fin de cette phrase et me dit , est-ce que vous croyez que je l'attaquerais en Angleterre , vous vous trompez fort : qu'il ne tente pas de revenir en France: je ne lui veux point de mal. 11 prononça ces mots avec un accept qui me parut l'arrêt de cet in- fortuné. Oh ! que je me suis reproché d'avoir fait voir cette lettre au cardinal! 11 ne faut pas se jouer avec l'homme puissant et profondément méchant ; s'éloif^ner de lui , sera toujours le parti le plus sage. Que ne l'ai-je suivi dans tout le cours de ma vie , elle n'eût pas été aussi malheureuse !

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CHAPITRE XIV.

Quand j'eus récrit ma lettre , le cardinal en jeta lui-même le brouillon au feu, puis il me dit : «Je me charge de la faire passer de manière qu'il ne se doutera pas par quelle voie elle lui arrive; n'en écrivez pas d'autre, car ce serait dans mes mains qu'elle arrive- raitjCt vous seriez perdue.» 11 me reste, ajouta -t-il, un devoir à remplir c'est celui de la reconnaissance, parce qu'il faut en convenir, cette lettre me sera utile , mais , ma clièreMarion, vous êtes si riche maintenant que Ton ne sait que vous ofTrii'. La L;ràce d'un bracon- nier pris sur \os terres en Touraine, et condamné aux galères, pour avoir résisté à vos «^^1^des , dont un a été lé-

( i88 ) gèrement blessé ; il a une femme et huit en fans , dont l'aîné n'a pas douza ans. Voilà la requête qu'iljm'a envoyée^ je l'avais prise pour la mettre aux pieds de Votre Eminence qui ne peut rien me donner qui me fasse plus de plai- sir, que de répondre favorablement à ce malheureux. 11 prit la requête et écrivit accordé, et me dit de faire ex- pédier les lettres de grâce, il loua ma charité envers cette malheureuse fa- mille, et ce fut le seul bien que je re- cueillis d'une démarche que j'avais eu grand tort de faire : enfin il me laissa sortir de son cabinet.

Je montai aussitôt dans ma voiture et j'arrivai à l'hôtel de Guébriant, non sans la plus vive inquiétude de trou- ver que le maréchal m'eût devancée. Quand je sus qu'il n'était pas encore rentre , j'éprouvai quelqu'adoucisse- ment au chagrin que celte entrevue m'avait causé j je me couchai tout de

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suite. Les chevaux étaient à peine à Fccuric et mes gens endormis , que le marcchal vint en elVet (inir sa nuit près cle moi.

Quant à moi je dormis mal et Jetais l)ien {i;\chce que le cardinal eût gardé ma lettre et comment ne l'avais-jc pas pré- vu? Enfin M. de Guébriant me laissa libre de me livrer à mes conjectures qui ne se réalisèrent (jue trop. Cette lettre avait blessé le cardinal dans ce que l'amour-propre avait de plus puis- sant , et il brûlait de s'en venger. Lors- qu'il en parla à M. de Bois-Robert à qui il confiait ce qu'il ne disait pas au père Joseph. Tout ce qui demandait de la délicatesse des mcnagemens, était op- posé au caractère âj)re et \iolent du capucin, qui sûrement n'avait jamais lu ces paroles de son divin niaîtrc: ce Ap- ec |)renez de moi , que je suis doux et « humble de cceur. x Et s'il avait des qualités éminenlcS; s'il rendait do grands

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services àl'Etat, il n'en était pas moins sans cesse en opposition avec celui qu'il avait embrassé.

PourM. de Bois Robert, homme in- sinuant et rusé, on le trouve dans les petites tracasseries de cour ; peu lui importait ce que l'on disait et pensait de lui. Il savait se rendre nécessaire au premier ministre, qui lui parla de la lettre de Buckingham et du danger , si les Anglais ravitailiaientla Rochelle, de ne pas voir finir ce siège déjà si long. Bois-Robert persuada au cardinal de faire écrire une très-grande dame à Buckingham , pour lui demander de ne point attaquer la Rochelle avant trois jours, parce que ce serait un moyen de donner au roi le temps de voir combien les troupes étaient méconten- tes, mal payées; enfin toutes choses que l'on exagérera et qui feront renvoyer le ministre. Le cardinal ne put s'empê- cher de rire , lui qui ne riait guère, de

( 191 ) voir (]ucl soin il fallait se donner pour

faire écrire à celle dame du mal de lui. ((Voilà (juiesl le mieux du monde,reprit rEminencc , la lellrc est bien mais qui la fera écrire ; Eli ! n'avez vous pas madame de Choisi , ne vous est-elle pas dévouée ? Elle en parlera à Mon- sieur, qui vous verra cidhuté par celte ruse et ne demandera pas mieux de se- conder ce projet : on connaît son cré- dit sur l'esprit delà grande dame , cette lettre seraécrite^ellelasij^nera, elle par- viendra : Buckiuii^ham accordera les trois jours, pendant ce temps la jonc- tion de l'armée que le roi amène devant la Rochelle avec celle que connnande M. deTlioiras s'efiectucra, et alors lèse- cours conduit par Buckingham devien- dra nul. Les troupes débar(juées seront taillées en pièces, et le peu qui en restera se retirera sur ses vaisseaux dans le j.dus affreux désordre , ({n'augmenteront les batteries que l'on élèvera sur la cote ,

( ^9^ ) et elles foudroieront l'escadre auglaise qui sera forcée de se retirer. Le ton d'assurance de Bois-R.obert en donna à son patron, qui le laissa maître de suivre cette intrigue , qui réussit au- delà de toute espérance.

Tout se passa comme Bois-Piobert l'avait dit , à l'exception de la défaite de l'armée anglaise 3 mais elle fut for- cée 5 pendant plusieurs mois , de s'en tenir au blocus du port de la Ro- chelle , et Buckingbam ne se douta pas que tout ces contre-temps venaient de la lettre qu'il m'avait éciite en quittant l'Angleterre ;-évènement qui prouve combien les hommes chargés des grands intérêts des empires doivent mettre de circonspection dans leur correspondance familière , parce que , si celles à qui ils écrivent ne sont pas capables de s'eu servir pour ruiner leurs desseins , leur indiscrétion livre quelquefois ces écrits à des gens in-

( ^9^ ) trigans qui s'en servent liabilcment , et ainsi une lettre cramour fait le destin des empires.

T.c cardinal ayant réduit l'escadre anglaise, comme je Tai dit , à ne former qu'un hlocus, ne s'occupa plus que de repousser le siège avec la deinicre >i- gneur , et il fit construire cotte fameuse digue qui ferma le port aux Anglais.

CHAPITRE Xy.

L'homme sait rarement ce qu'il veut. J'avais acquis de la fortune , une grande liberté et je n'avais nul besoin de me soumettre à l'humeur sombre du maré- chal, et cependant on a vu la peine que j'avais prise pour me mettre dans ses chaînes et je n'en étais pas plus heureuse; d'ailleurs, ayant ap[)ris qu'il osait, mal- gré ses scrupules , taire une double

I- 9

( 194 ) infidélité à sa Léonline, dont il m'en- nuyait sans cesse. Je trouvai que j'étais bien sotte de me gêner pour lui : je me rappelais les tendres expressions de la lettre de Buckingliam , ses tristes pres- sentimens- le désir de le voir, quelque chose qui pût en arriver , devint si vif, que je résolus de le satisfaire 3 d'ailleurs je voulais le prémunir contre les mau- vais desseins du cardinal , sans cepen- dant convenir que j'avais donné sa lettre àSonEminence ,sans en sentir les conséquences. Je meplaignis de ma santé, je me fis ordonner par mon médecin les eauxdeBarège avec l'intention de ne pas les prendre. Je me rends à Poitiers, je laisse mes chevaux, ma voiture, ma femme de chambre qui était toujours la discrète Dorothée , et, ayant changé leshabitsde mon sexe contre un pour- point de velours nakara , et mes coiffes contre un chapeau à la Henri lY, je montai sur un fort joli cheval, et , suivie

( 195) par mon valet dcclianibre,qiii était sur un autre, j'entrepris la route de Poitiers à la Rochelle. Je n'avais rien écrit à Buc- kingham , je me faisais un plaisir de le surprendre : je lis la route en trois jours et, étant arrivée auxportes de la ville, je ne voulais pas entrer, je longeai la cote et apercevant une chaumière j'y dirigeai mon cheval. Je trouvai à la porte une vieille femme qui me dit : ce Mon gentil seigneur, qui vous amène dans une si chétive habitation , oii ce- pendant vous êtes bien le maître de vous reposer, si cela vous plait? Oui sûrement , lui répondis-je , car je s\iis bien fatigué , venant de Poitiers. Je ne sais pas cela est ; mais on m'a dit (pie c'était bien loin. » Laurent vint prendre la bride de mon cheval, et je descendis. La bonne vieille me fit entrer dans une grande chambre fort propre , il y avait doux lits. « Si vous voulez ,mon beau seigneur,

9-

( 196) prendre mon lit , votre serviteur pren- dra celui de ma fille , qui est allé au camp 5 pour porter à son frère quelque meilleure nourriture que celle qu'ils ont. Je ne prendrai point votre lit 5 ma bonne mère , mais j'accepte celui de votre fille jusqu'à ce qu'elle soit de retour. 11 est vrai , dit-elle , qu'à mon âge , je puis coucher dans la chambre d'un beau jeune homme , sans qu'on en jase , et ce garçon , en parlant de Laurent , ira coucher au grenier : il est plein de foin , il n'aura pas froid 3 mais l'embarras est de vous donner à souper. Ne vous en in- quiétez pas : c'est moi qui vous prie de partager le mien.

J'avais eu soin , à la dernière ville , de faire faire une bonne cantine , que Laurent avait placée sur la croupe de son cheval, et deux bouteilles de vin dans ses sacoches. Lr; mère Mazard ( c'était le nom de la vieille ) mit le

/ 19- ) couvert. Du lin«^e bien blanc , des plats et des assiettes d'étain , aussi claires que de l'argent, iii\ltaient à se mettre à table. On ouvre la cantine , c)a y trouve une poularde , deux per- dreaux rùtis , une fi icassée de poulet dans un pain. Avec cela, dis- je, nous ne mourrons pas de faim. J'eus un plaisir sinj^ulier à voir la nièMC Mazard trouver ce repas délectable. (Jiinnd je remar- quai (ju'elle ne man^^oait que la moitié de ce que je lui servais , je lui demandai si c'était qu'elle n'eut pas faim, a Par- donnez-moi , dit-elle , mais Louise , quand elle reviendra , aura faim aussi. Oli î que cela ne vous enq)éclic pas de mander ^ il s'en trouvera d'autres pour elle , et alors elle mangea ce qui était sur son assiette.

Après le souper, elle mit desdra[)S blancs dans le lit , et je me coucbai. Laurent resta dans l'écurie avec mes chevaux. La bonne femme m'avait

C 198 )

conté que sa fille aimait un bon et hrave garçon , qui était dans Ja Ro- chelle 5 et qu'elle attendait que le siège fût fini pour l'épouser, que son fils , au contraire , servait sous les ordres de M. de Thoiras, et que tout ce qu'elles craignaient , c'est qu'ils ne fussent obligés de combaltrel'un contre l'autre. « Mon Dieu ! disait-elle , si l'un tuait FautrCj ma pauvre fillette ne pour- rait voir celui qui resterait ', car elle aime l'un autant que l'autre. Il faut espérer , lui dis je , qu'ils reviendront en bonne santé tous deux, et qu'enfin Japaix sera rendue à la France. Ab ! monsieur, ce serait bien à désirer. Con- coit-on que des hommes raisonnables se battent pour des opinions reli- gieuses ? 11 fallait laisser nos prêtres se disputer- mais verser tant de sang pour des choses que l'on n'entend pas , c'est vraiment une bien triste folie. Mais , vous , monseigneur , cjui vous

( ^90 ) amène ici ? L'amour. < Oli î 1 amour! et votre maîtresse est jolie?* Faut-il iv demander? cliarmante.— -Et est-elle dans la \llle? INon , au Ibrt Saint- Martin.' Elle a hier) pensé être pri- sonnière ; si Buckin^liam eût attaque en débarquant , il eût emporté le fort. Mais, monsci«^neur , aous êtes donc catholique. Sûrement, à la vie et à la mort. Connue je vis que la \iedle n'en finissait pas de questions , je cessai do lui répondre , et je fjignis de dormir. Elle se lut. J'avais recommandé à Lau- rent de faire dire au dwc ipie j'étais sur la côte , dans la chaumière d'une paysanne , qu'il m'envoyât une cha- loupe , que je m'emhan]uerais pour \o joindre.

Dès (|u"il ht j(uu' , mon valet do chanihre i^agna le rivage , et , voyant un pécheur, il lui demanda s'il pour- rait s'approchrr de l'rscadre ani;laise, pom- r«Mnrlt:n mii^ Kttre au «^énérah

( 200 )

Oui 5 j'y allons tous les jours porter du poisson, ce Un poisson est plus gros qu'une lettre. )) Eh bien I dit Laurent au pêcheur, voici la lettre , je l'aVais écrite la veille , et un louis pour le port : je vous en promets deux, si vous rapportez la réponse. Le pêcheur le lai promit, et fut très-content d'une si bonne journée. Laurent le vit aus- sitôt ramer avec ses compagnons, pour s'approcher de l'amiral, qui était dans la rade , dont il fermait l'entrée avec son escadre. Comme il s'éleva une brume , il ne put voir si la barque s'était approchée assez pour faire en- tendre le sujet qui l'amenait.

Il craignait que je ne m'impatientasse de ne le point voir revenir : il hâta son retour. J'étais levée , habillée , et la vieille me faisait du chocolat , que j'avais apporté avec moi. « Eh bien ! lui dis-je, ma lettre?' Elle est portée, et vous en aurez des nouvelles avant

( ^oi ) pcn. Je retournerai à la cote, et je vous rapporterai dès que je l'aurai. )> Je voulus cpi'il déjeunât avant de se rendre sur le Ijord de la racr. La vieille continuait ses cpicstions : je ne répon- dais (prà celles (pii me convenaient ; du reste j'aimais à lui entendre parler de ses enfans , de leur respect pour elle , dont , me disait-elle , ils ne se sont jamais écartés. Son amour pour eux me rappelait ces liens de famille, qui m'avaient rendue heureuse dans ma grande jeunesse , que j'avais brisés , et qui laissaient dans mon cœur un vide, que rien ne pouvait remplir.

O vertu! toi seule pares plus la cabane de l'Iionnéte mère de famille , que le luxe insolent du vice n'embellit le palais de l'être vicieux. Ah ! si Desmaretz ne

m'avait pas trompée! Ma mère

ne rougiiait [las de moi : elle n'aurait pas exigé de mes frères , de ma sœur , de n'avoir aucune relation avec moi j

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j'aurais vécu dans la société de ma- dame de Saint-Evremoiit ; elle ne me fuirait pas , elle qui m'avait traitée avec tant de bonté. Tous êtes bien pensif 5 mon bon seigneur. Est-ce que votre maîtresse ne vent pas vous voir ? Au contraire mon valet de chambre lur a rem.is ma lettre : dans quelques heures, je serai près d'elle.* Eh bien ! qui vous attriste 1 » La santé de ma mère 5 qui est très-mauvaise. )) Elle me félicita sur mon bon cœur , me parla encore de ses enfans , et commençait à s'inquiéter de ce que Louise ne re- venait pas. Elle m'avait assuré qu'elle serait ici de bonne heure. J'ai peur que mon fils n'ait été blessé » , et elle se mit à pleurer. (( L'être vertueux , me dis-je , a donc aussi ses douleurs w Laurent m'apportait une lettre de Buc- kingham, « Eloignez-vous , tristes mé- ditations, mon amant m'appelle j volons auprès de lui. »

( -^^^ )

Jo donnai cIouk lonis à la l)onne vieille : je l'assurai c[ne je m'informe- rais (\o- sa fille , et qnc , si son fils clait prisonnier ou Mcssé , je trou- verais bien le moyen de lui être utile. Elle me bénit du plus profond de son anie, et je fus en effet assez heureuse ytouv la servir. Je me rendis au bord <le la mer . un bâtiment entier , sous pavillon neutre , m'attendait au ri- va<^^c ; je me balai d'y monter, et, en fort peu de temps, je me trouNai à bord du Léopard j fpie Buckinj^bam com- mandait ainsi cjue tout(> la flotte. Je ne pourrais peindre la joie qu'il eut de me ^oir. 11 m'eût fait rendre les plus grands honneurs , si j'avais été sous mes habits ; mais ou ne ^it on moi quun jeune étourdi , qui quittait le camp du roi , pour passer siu' la (lotte ennemie. Que m'importait ce que Ton pensait de cette démarche. J'étais sure du plaisir extrême que je faisais à Bue-

( 2a4 ) kingliam. Celui-ci me le marqua avec un délire qui me paya de la peine que j'avais prise pour le venir trouver de si loin. 11 ne concevait pas com- ment j'avais pu avoir cette heureuse idée.

Je passai quinze jours à bord 5 mais l'ordre du roi d'Angleterre était venu de ramener l'escadre dans le port. Il fallait bien nous séparer : je ne sais quel pressentiment nous occupait l'un et l'autre j mais nos adieux étaient extrêmement tristes. Il semblait que nous ne dussions jamais nous revoir. Quelques expressions de la lettre , que j'avais encore présentes , me reve- naient , et je lui en demandais l'expli- cation , sans me vanter de l'avoir fait voir au cardinal. Je lui dis que je ne concevais pas comment il pouvait avoir des idées aussi lugubres, ce Je veux bien, dit'il^vousinformer decequia jeté dans mon âme cette teinte si opposée à mon

( 2o5 ) caractère ; mais n'en parlez à personne : on me croirait un esprit faible.

Peu de jours avant l'embarquement, un vieil ollieier do marine vint me trouver j et me dit qu'il avait quelque chose à me conununicjuer , qui de- mandait le plus grand secret. Je con- naissais particulièrement ce brave hom- me : il était frère d'armes de mon père , qui l'aimait sincèrement ^ ainsi je ne pouvais craindre qu'il eut de mauvais desseins contre moi. Je lui donnai rendez-vous pour le lendemain matin ; je m'en étais si peu occupé , que j'avais oublié de donner l'ordre de le laisser entrer. Il se présenta , et on l'assura qu'il ne pouvait me voir. Il insista , et dit à im de mes aides-de-camp qu'il le priait de me dire qu'il s'était rendu à mes ordres, et il se nomma. Je me rappelai aussitôt le >ieil ami de mon père, et je me hâtai de le faire entrer. Je l'engageai à s'asseoir près de moi^

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mais il ne le voulut pas. Je me levai, car il ne me paraissait pas convenable qu'il me parlât debout , et de rester assis; alors il prit le siège que je lui avais offert , et . après quelques instans d'hésitation , il me dit : ce Tous n'avez point oublié , milord , les bontés par- ticulières dont feu le duc de Buckin- gham , votre père , m'honorait. Je m'en souviens parfliitement , et ^ à ce titre 5 vous pouvez , monsieur ,m'em- ployer auprès du roi pour quelque chose que vous puissiez désirer : je ferai tous mes efforts pour vous le faire obte- nir.-— Hélas , milord, je n'ai rien à de- mander. Arrivé avec honneur au terme de ma carrière , j'ai obtenu une re- traite suffisante , et je n'aspire qu'à me réunir avec ma famille. Ce n'est point pour moi que je viens vous interrom- pre. — Si c'est pour un de vos parens ou un de vos amis , c'est la même chose. Oh! c'est pour un être qui

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m'est infininient cher, ponr qui je ver- serais les dernières gouttes du sang que mes nombreuses blessures ont lais- sé dans mes veines , pour celui à cjui vous devez prendre le ])liis grand in- térêt, pour vous, milord. Pour moi , mon cher capitaine , cjuo voulez-vous dire?' 11 y a plus de six mois, mi- lord, que je devais vous faire part d'un secret d'où dépend peut-être le sort de votre yie ; mais j'ai craint que vous ne m'accusassiez de faiblesse et de supers- tition , que vous ne traitassiez de fables ce que j'ai à vous ra|)porter ; mais enfin . pressé par votre illustre père à vous le révéler , et à l'instant on vous allez vous embarquer, j'ai pensé qu'il ne m'était plus possible de différer. y> Je regardai le capitaine, et , croyant , comme je le crois encore , que son timbre était dérangé , je lui répondis avec douceur : ce Vous n'ignorez pas <|u'il y a dix ans que j'ai eu le malheur

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de perdre mon père. Comment , dans ce moment, vous presserait-il de me révéler ce qu'il vous a chargé de me dire? *— Je sais qu'il y a déjà bien des années que la tombe a englouti les rares qua- lités de milord Buckingham , et qu'il ne nous reste que son souvenir; aussi je ne voulais pas croire qu'il y eût la moin- dre vérité dans l'apparition. Mon père vous a apparu : il aurait bien du me donner la préférence. Ah<?^je ne vois que trop , milord , que vous me traitez de visionnaire : je devais m'y attendre ^ mais pouvais-je me taire , quand , chaque nuit , cette ombre res- pectable se présente à moi , et me dit : ce Cher ami de ma jeunesse , toi que je regardais comaie un autre moi- même , va trouver mon fils \ dis-lui qu'il abuse (pardonnez , milord, ce sont les propres paroles de votre père), qu'il abuse du crédit que le roi lui accorde , que le peuple murmure j que les grands

( 209 ) le haïssent , et que , s'il ne change pas, il sera la viclime de son orgueil et de la perfidie de ses ennemis » Je re- merciai le capitaine de ses avis, et l'as- surai que, tant qu'ils ne me viendraient que par des voies aussi extraordinaires , ils m'inquiéteraient peu j que je ne faisais que ce que tout aulrc ferait à ma^. place , profiter des bontés du roi; que , si mon père trouvait à reprendre à ma eonduite , il pouvait bien me le dire à moi-même ; que, jusque là, il trou- vera bon que je change rien à ma manière d'être. « Milord, milord , me dit ce pauvre homme , les larmes aux yeux , vous ne voulez pas écouter la voix, du ciel , craignez (ju'il ne vous punisse de votre endurcissement. Monsieur, lui dis-jo , j'ai écouté avec assez de p'atience les fables que vous débitez depuis une heure. C'est assez ; mon temps appartient à TEtat , et je ne puis le perdre pour écouter des

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contes de vieilles. Vous oubliez , mîlord , que je suis gentilhomme. . .' Non -je m'en souviendrais si vous étiez de mon âge ; mais je ne suis pas un as- sassin. J'ai eu tort . je vous en demande pardon ; je suis sûre que vous êtes per- suadé de ce que vous dites mais je ne puis le croire, restons-en , et qu'il n'en soit plus question. Je me tais ; mais un jour vous saurez peut être qu'il n'était que trop vrai !.... w 11 me quitta. Eh bien ! croiriez -vous que , depuis ce moment, ce qu'il m'a^dit se présente presque toujours à mon esprit et à ma pensée, et trouble mon imagination.

Plus surprise peut-être que Buc- kingham, de ce récit, je m'elTorçai néanmoinsdedisssipersessombresidées. Mais ma fatale démarche auprès du car- dinal me faisait trembler. Je me disais , s'il s'unissait aux ennemis du duc , s'il était victime d'un comj)lot-, jamais je ne m'en consolerais^ et éloignant toii-

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tes idées superflucuses, j'eni^agcai seu- lement Buckinohani à prendre des pré- cautions pour se nietlro à l'abri des cons- pirations cjuc le cardinal pouvait fomen- ter contre lui. Depuis cette conversation, je ne pouvais me résoudre à le quitter. Il me semblait que j'éloignerais de lui les pièges que l'on pourrait lui tendre: mais d'un autre coté connnent abandonner tout ce que je possédais en France , et qui devenait chaque jour j)lus considé- rable? Je me déterminai donc, non sans peine, à me séparer du duc. Il me fit remettre à terre par une chaloupe ca- nonnière , qui , ayant été vue du fort St. -Martin, rectit la décharge d'une des batteries, ce qui me fit une peur hor- rible. Heureusement (pi'aucun boulet n'atteigni le petit bâtiment, qui me re- mit à terre un peu avant la marée nu>n- tante. Je gagnai pronq^tement la mai- son de la bonne Nicille, Laurent m'attendait- je trou\ai celte pauvre

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femme dans la pins grande douleur. Sa fille et son fils avaient été enlevés par un parti protestant , et faits prison- niers j et dans le même temps , son fu- tur gendre , dans une sortie , avait été blessé , et était resté au pouvoir des royalistes.

On se rappelle que j'avais promis à la mère Mazard de lui faire rendre ses enfans , s'il leur arrivait d'être faits prisonniers. Je l'assurai que je tien- drais ma p^arole, et, après m'être re- posée quelques heures, je montai à cheval jet, suivie de Laurent, je vins sous le canon de la ville. Je rencontrai une sentinelle à qui je dis que je venais de la part de M. de Piohan , pour faire part aux princesses (i) , d'une chose dont elle seules pouvaient être ins- truites. On me dit d'attendre, et on

(i) Mesdames de Roban défendaient la ville contre le cardia al.

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alla rendre compte de ma demande. Peu d'instans après un ofBcicr sortit de la place et me dit que j'entrerais seule et ayant les yeux bandés. Je me soumis à tout ce (jue l'on voulait* on me conduisit au palais de la princesse de Rolian, on me débanda Icâ yeux : je tirai de mon sein le portrait de Bue- kingliam , que je savais être fort connu de M,"^" de Rolian. >— - Madame , lui dis-je, voilà mon passe-port; pardonnez la ruse que j'ai employée pour parve- nir jusqu'à vous. Ami du due do Buc- kinj^ham je le quitte il y a peu d'heu- res. 11 m'a chargé de remettre à Paris ce portrait à une dame de haut parage, ce qui vous prouve sa confiance en moi. Je suis chargé en outre par lui de vous dire que vous soyez parfaitement tran- quille , et que, si vous entendiez dire que l'escadre anglaise se relire , vous n'en éprouviez aucun découragement , parce qu'un fait les [)lus grands [)répa'

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ratlfs en Angleterre, pour un armement infiniment plus considérable que celui- ci; et qu'il reviendra pour classer en- fin les troupes du cardinal.

Madame de Rohan était tout éton- née que le duc eût confié ce secret à un si jeune homme, dont les traits ne lui étaient pas inconnus; mais elle n'en était pas moins reconnaissante de la peine que j'avais prise de venir le lui apprendre. Elle me demanda mon nom, permettez-moi, lui dis-je, madame, que je vous le taise, croyez néanmoins que je vous suis dévoué : mais, si vous ima- ginez me devoir quelque reconnais- sance, pour le faible danger que jecours en venant dans vos murs, accordez- moi la liberté d'un frère et d'une sœur nommés Mazard qui sont parmi vos prisonniers; ce sont les enfans d'une pauvre veuve , . qui n'a qu'eux pour appui. La princesse me les accorda aussitôt , et dit qu'on les laissât sortir

( 215) avec mol, àla condition que le jeune homme ne servirait pas , tout le temps du siège.

Je remerciai madame de Rohan de ses bontés et comme je la quittais, elle me dit à l'oreille , vous n'avez pas vou- lu me dire qui vous êtes, mais sachez que je vous ai reconnue dès que je vous ai vue , vous avez demeure trois ans chez madame de Saint - Evremont , et je vous ai vu avec elle chez la comtesse de la Ferté. Que cela soit ou tion, madame , je vous supplie de n'en point parler. Vous pouvez en être certaine j le cardinal no vous le pardonnerait pas : je pris sa main que je baisai avec respect, et je la quittai non sans quelqu'inquiétude d'être reconnue par d'autres. On me banda les yeux , on en fit autant au (ils et à la lille Ma* zard qui ne concevaient pas par quel miracle on leur rendait la liberté.

(Juand nous fûmes h oi-s des glacis, et

que l'on nous eut eu débandé les j^eux , Louise et son frère furent bien surpris en me voyant : mes amis, leur dis-je, je vais vous rendre à votre mère. La belle enfant vous allez venir en croupe avec moi , et Mazard montera avec Laurent le même cheval, Louise ne savait trop si elle pouvait se confier à un jeune seigneur. Soyez sans crainte, la belle enfant vous êtes , avec moi , aussi en sûreté qu'avec votre mère. Elle monta légèrement derrière moi, et, pas- sant son bras autour de ma taille, elle se tint ferme, je mis mon cheval au galop, et en fort peu d'heures nous fûmes à la chaumière.

Qui peindra la joie de cette bonne mère en voyant ses enfans; elle ne sa- vait auquel courir , ils se précipitèrent tous deux dans ses bras , et après leur avoir rendu leurs caresses, elle les re- poussa doucement et vint se jeter à mes pieds. Que faites-vous, lui dis-je

(^17 ) en la relevant et la senant contre mon sein , car j'étais émue de cette scène touchante? Ali î comment vous mar- (juer ma reconnaissance? En jouis- sant du bonheur de revoir vos enfans : mais tout le monde n'est pas encore content -, Louise n'a pu voir son ami, qui avait été fait piisonuicr le mtmc jour qu'on l'avait amené dans la ville , il faut bien aussi que je l'aie demain , je vais au fort Saint-Martin, et il fau- dra qu'on me le rende. »

Ces bonnes gens ne savaient com- ment m'expiimer leur satisfaction; mais surtout Louise était touchée jus- qu'aux larmes de la bonté que j'avais d'aller chercher son prétendu. «Mais , disait la mère, c'est fort bien , avec tout cela je ne sais si Mathurin Loyau se décidera à céder son moulin à son iiIsjCar l'amour, c'est fort bien, mais cela ne fait pas vivre; au lieu que si vous aviez le moulin, vous prendriez 1. lO

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votre frère pour garde-mouliD, et vous feriez de bonnes affaires. Cela est vrai 5 disait Louise, mais comment le père Lojau vivrait-il ? S'il pouvait don- ner trois mille francs à son frère Jacques," il aurait la ferme de défunt Henri Loyau ; alors Mathurin ferait valoir la ferme , et l'autre mettrait cet argent à acheter des moutons. H n'est donc question, pour que tout le monde soit content que de trois mille livres. O mon Dieu! oui, cela arrangerait toutes choses , mais on ne trouve pas aisément une si grosse somme, surtout dans ce moment-ci, ou la guerre em- pêche le commerce, Quand je me serai fait rendre Loyau^ après cela nous verrons à avoir les mille écus » et ces braves gens ouvraient de grands yeux , et me croyaient à moitié sorcière.

J'avais dit en arrivant à Laurent , de nous faire à souper, il s'y entendait assez bien , et le repas était fort bon.

( 219 ) 5e ne voulus pas que Ton fit deux tables. Mazard monta au grenier il cou- chait ordinairement ; Laurent à l'ccu- rie :* la mère et la fille couchèrent dans le même lit , et moi dans le mien. Pour ne pas cflàrouchcr la pudeur de la ^*eune fdle , j'enveloppai le lit dans les r. leaux , et la bonne mère Mazard les attacha avec des épingles ( i ). Je dor- mis avec le calme qu'une bonne action répand dans Famé, et dès qu'il fut jour, j'engageai la mère et la fdle, pour pré- parer le déjeûner, à se lever: (ce qu'elles ne faisaient pas, dans la crainte de me réveiller) je sortis aussi de dessous les rideaux tout habillée, et j'entendais la mère qui disait à la fdle : ce 11 est impos- sible d'être plus honnête que ce jeune seigneur, il est sage comme une fdle. » Le déjeûner servi, j'y fis honneur,

(i) Cela n'était pas aussi m'ccssairc que ceux, du lit Je Sterne , dan« soa voyage scmimeiUaJ.

lO.

( 220 )

et Laurent ayant sellé les chevaux, nous partîmes pour le fort Saint-Martin. Je connaissais M. de Toiras , je l'avais vu chez INinon , dont il était un des adora- teurs. Avant de monter à cheval, j'avais écrit un billet conçu en ces termes : « La meilleure amie de Ninon, sous » les habits d'un jeune sous-lieutenant, » voudrait bien voir un instant M. » de ïoiras. »

M. D. L.

Je remis ce billet à un conducteur de vivres qui entrait à ce moment dans le fort 5 il le donna au commandant du poste , qui gardait la porte par laquelle il entrait. Cet homme,voyant une lettre à l'adresse du général, ne perdit pas un moment pour la lui remettre. M. de Toiras ne l'eut pas plu tôt ouverte, qu'il se mita rire comme un fourccallez vite, dit~il , ouvrir à cet extravagant , dites- lui qu'il sera bien reçu. » On vint eu

( 231 )

efîel n/ouvrir la porte ; j'entrai suÎvk; de Laui-cnt , sans la moindre difTiculté. On me conduisit chez le général , qui nie dit: « Ma foi je m m'uttendais pas à une si at;réablc visite, ma chère Ma- rion; je lui mis la main sur la bouche, il la baisa avec transport. Kt pour- quoi ne faut-il pas vous nommer? Que dirait le maréchal ? il me croit aux eaux. Et que diable venez-vous faire ici , je vous crovais avec lui ? Pas du tout ; si vous voulez être discret. Je le serai comme ces murailles, » et il m'emmena dans une petite tourelle , et il ne savait quelle caresse me faire. Il y avait trois mois qu'il était enfermé dans ce fort, sans avoir \u une figure humaine en fait de femme. Je profitid de la vivacité do ses transports, pour lui demander la liberté de Loyau, <pi'il m'accorda sur le champ. 11 donna ordre qu'on allât à l'hôpital, savoir s'il était guéri : on re>int dire que le prétendu

( 322 )

de Louise, était en parfaite convales- cence. Je voulais qu'on me le donnât sur-le-champ pour retourner avant la fin du jour à la chaumière. M. de Toiras prétendit qu'il était trop tard, et que c'était m'ex poser à être enlevée par quelque parti de la ville. Il fallut bien rester : un souper délicat fut ser- vi , pour moi et le général. .. 11 fut très- aimable. Et, pour occuper une nuit la décence ne permettait pas que je me couchasse, jelui racontai toutes les par- ticularités de ce singulier voyage qui le réjouirent beaucoup. Il me parla de INinon en amant passionné, et me char- gea pour elle d'une lettre brûlant d'a- mour : était-il aussi fidèle que tendre? je laisse au lecteur à en juger.

Dès qu'il fit jour , je voulais le quitter. Il s'y opposa , et fit encore servir à déjeûner pour lui et pour moi; maïs ce fut à condition qu'il m'es- compterait , sur Bordeaux , une lettre

■( 225 )

de change de trois mille francs. 11 nie demanda ce que j'en voulais faire. « Marier Louise Mazard avec Charles Loyau. Je vous reconnais , me dit-il bonne autant que belle. » Je ne lui dis pas (juc cet aii;enl faisait partie de celui du montant de deux années d'avance des cinq cents t^uinécs que me faisait le duc de Buckinj^liam : il eut alors trouvé que j'avais moins de mé- rite, en faisant ce léger sacrifice: enfin, après m'avoir fait promettre de le rece- voir à Pans , dès qu il y viendrait , en dépit de tous les ducs , maréchaux , princes, etc. , etc. , je lui dis que le plaisir qu'il me procurait , en me met- tarjt à même de lliire un couple heu- reux , l'assurait de mon éternelle re- connaissance.

INous nous séparâmes. Je trouvai , à la poit(i par nous devions sortir, Charles Lovau , fjui , malgré qu'il fût pâle et maigre me parut un assez joli

(224)

garçon. Laurent le fit monter en croupe, et nous arrivâmes vers midi à la chau- mière. Louise était inquiète elle n'avait pas dormi de la nuit. Sa joie fut grande en voyant Charles ) mais cependant elle le trouva bien changé. Il était faible, et le voyage l'avait fatigué 3 mais le bonheur de voir Louise l'aura ; disait- il 5 bientôt guérie.

ce A présent que vous avez le mari , il faut chercher la dot », et , tirant une bourse de ma poche, je dis: «Voici les trois raille livres que vous donnerez en mariage à Charles : il les remettra à son père - pour qu'il lui cède le mou- lin. » Je ne pourrais pas exprimer oe qui se passa dans l'àme de ces bonnes gens, la surprise , la joie , la reconnais- sance. Ils embrassaient mes genoux , mes mains ; ils les mouillaient de larmes de tendresse ; enfin je n'ai jamais eu un plus beau moment dans ma vie. Je voulus qu'on allât sur-le-champ

( 225 )

chercber Malliurln Loyau j qui eut une grande satisfaction en rcvovaiit son (ils , et giièrcs moins de la dot de sa future bellc-lillc. 11 céda sur- le-champ le moulin à son fils , et nous in\ila tous à y ycnir souper et cou- cher ,que nous serions mieux cjue chez la mère Mazard, à (pii sa lille demanda en grâce de venir vivre avec elle. Elle y consentit j mais elle dit qu'elle vou- lait (juc sa (ille restât à la chaumière jusqu'à son mariage. Je l'assurai que je ne (juilterais pas non plus la cabane hospitalièie , et , comme je vis que Charles paraissait éprouver un moment de jalousie , je priai que tout le monde sortit, excepté la mère Mazard. ce 11 est temps , lui dis-je , que vous sachiez que le prétendu jeune honmie n*est autre qu'une femme, et, ouvrant ma valise , j'en tliai une fort belle robe , que la bonne mère m'aida à mettre. Quand je fus habillée , je dis que l'on

( i226 )

pouvait rentrer : ce fut alors qu'ils me crurent une véritable fée mais leur mère les assura qu'il n'y avait nul pres- tige, et que j'étais en effet une belle et aimable femme.

Charles ne me cacha pas qu'il était fort aise de la métamorphose , qu'il n'aimait pas que sa future eût couche plusieurs nuits dans la même chambre qu'un jeune homme. Je restai donc à la chaumière avec la mère et la fille. Les jeunes gens allèrent au mouHn que le père céda à son fils , comme il en était convenu. Jacques Loyau donna sa ferme à son frère , et sa fille à son neveu. Les deux mariages se firent huit jours après. Je ne voulus point partir que ces bonnes gens ne fussent unis ; je restai même deux jours après leurs noces, dont je fis une grande partie des frais ; enfm , après avoir fait le bonheur de toute cette famille, je re- pris le chemin de Poitiers , ou je re-

( 227 )

trouvai ma voilure et mes gens. Doro- thée était tr( s-incjuiétc de moi. Je lui (lls(jue,lors(jue nous serions en route, je lui raconterais tout ce que j'avais fait, ce qui lui parut bien extraordinaire et très-dangereux , et elle me dit : « Tout c.^la va au mieux ; mais le maréchal le saura , et que dira-t-il ? Tout ce qu'il voudra , cela m'est bien égal. )5

Je continuai ma route fort gaîraent répandant le long des chemins dans les mains des pauvres une partie de l'ar- gent du duc , qiic je ne croyais pas qui dut être le derriier que je recevrais de sa munificence. Car j'espérais bien qu'il ferait lever le siège , que le cardinal se- rait exilé, et (|ue Buckingham revien- drait à Paris, et partagerait son temps

tre celte Nillcctljondrcs, comme sou (tur Tétait entre moi et Jcnny Epson. Vains projets qui ne devaient point avoir leur exécution , et qui me faisaient

(Il

c

(228) regarder comme une fort petite perte celle du maréchal , que je n'avais jamais aimé, et dont les manières graves et compassées ne pouvaient s'accorder avec mon extrême vivacité. Je voya- geais à petites journées avec mes che- vaux ; parce que je ne sais quel pres- sentiment, ne m'avait pas permis de les laisser à l'hôtel de Guébriarit , ainsi que ma voiture.

Arrivés à Paris, mon cocher, sans que j'eusse besoin de lui en donner l'ordre, prend les rues qui menaient à celle était situé l'hôtel du ma- réchal. Il se range comme pour entrer. Un de mes gens frappe à la porte, et demande qu'on l'ouvre, ce Atten- dez un instant , dit le suisse , M. le maréchal a dit : quand M.™° Marion arriverait de faire appeler l'aide-de- camp. )i> Mon laquais assez surpris , vint me rendre cette réponse. Je me mis à rire, et Dorothée me dit vous

( 229 )

l'avez bien mérite. Et, au même mo- ment , Ste. -Croix ( c'était l'aicle-dc- camp) se présente à la portière; je dis qu'on l'ouvre, il monte et me remet ce billet de la main du maréchal:

c( Yous aimez trop les voyages , ma- » demoiselle , pour que la vie que je )) mène à présent puisse vous convc- )5 nir. J'ai donné ordre que l'on re- )) portât rue des Tournelles tout co )) qui vous appartenait. Je désire que )) vous soyez heureuse sans moi ; je w tâcherai de l'être sans vous que je ne » reverrai jamais. ))

«Voilà qui est d'une grande dignité ; dites, mon cher Ste. -Croix, à votre ma- réchal , qu'il m'oblige sensiblement , en m'évitant le désagrément de lui dire que mon intention était aussi de re- venir dans ma jolie retraite , régnent la liberté et le plaisir. Si vous ne bou- dez pas conmie votre général , j'aurai j^rand plaisir do vous y recevoir. » Il

( 23o )

m'assura qu'il profiterait avec trans- port de la permission que je lui don- nais, et que le respect qu'il devait à^ Jj M. de Guébriant l'avait seul empêché de m'offrir ses hommages. Je ne ré^ pondis que par un sourire , qu'il in- terprêta en sa faveur , et il fut depuis un des hommes de ma société que je vis avec plus de plaisir.

11 me quitta, et je dis a mon cocher : chez moi rue des Tournelles. Dorothée était désolée; je riais, et plus elle me disait que j'avais eu grand tort , plus je trouvais, au contraire, que j'avais très- bien fait, et que je ne pouvais pas acheter trop cher la liberté et le repos.

Fin du premier volume.

( VIE

ET AMOURS DE

j MARION DE LORME.

IL

t

VIE

ET AMOURS

DE

MARION DE LORME ,

CONTENANT

L'Histoire de ses liaisons avec les grands personnages de la cour de Louis XIV,

ROMAN HISTORIQUE

Ecrit par elle-mOnie , et publie

Par m. de FAVEROLLES.

TOME DEUXIÈME.

PARIS ,

LIBRAIRIE DE DALIBON ,

»4I-A1S-K0TAL, (.ALERII- DE NtMOURii S.^* 1 A "'.

VIE

ET AMOURS

DE ^

MIRION DE LORME,

CHAPITRE XYI.

Je ne saurais exprimer le plaisir que j'eus à me relrouvor chez moi , à pou- voir faire fermer ma porle, cl l'ouvrir à qui je voulais. Le faste de Thotel de Guébriaut ne valait pas , à mon gré, l élégante simplicité de ma maison. Le voisinage do INinon la rendait encore plus agréable. Tan<lls (|ue j'étais sous les lois du maréclial , j'osais à ])eiDe

n. 1

(2) ]a voir. Elle sut Pinstant que j'étais revenue chez moi , et elle y accourut. c( ëtiez-vous clonc,me dit-elle ^depuis un mois? Le maréchal avait assez bien pris votre absence , parce qu'il vous croyait aux eaux; mais un officier qui était dans le fort Saint-Martin , vous ayant reconnu, a voulu faire sa cour au maréchal , en lui disant que vous étiez venu voirThoiras et que vous aviez été sur la flotte de Buckingham. M. de Guébriant a été furieux : il est venu chez moi comme un lion. Je me suis moqué de lui ^ et je lui ai demandé s'il ne vous était pas aussi libre de voyager, qu'à lui de rendre des soins à Chimène. Peu à peu je l'ai calmé , et il est convenu qu'il romprait avec vous sans éclat. Je crois qu'il vous re- grettera plus que vous ne serez affligée de sa perte ; car je ne crois pas que sa nouvelle maîtresse ait pour lui la même condescendance que vous aviez.- Et

(5)

dont j'étais si fatiguée , que je ne saurais vous dire , ma chère Ninon , à quel point je me trouve heureuse d'avoir recouvre ma hbeité. » Elle m'engagea à en jouir avec modération , et surtout à ne me mettre dans aucun parti , heu-

reuse si j'avais suivi ses conseils. Us furent ma règle pendant plusieurs an- nées, qui auraient été les plus heu- reuses de ma vie , si la mort de Buc- kingham , assassiné à 1 instant il allait s'embarquer, pour amener devant la Rochelle la superbe escadre que Charles I/'" y envoyait , ne m'eut causé le plus vif chagrin. Sa perte me fat très -douloureuse , <:t d'autant plus qu'elle fut cause que le cardinal s'em- para de la Rochelle , et revint comblé (le gloire et plus puissant que jamais. Par les conseils de ISinon , je mis dans mes actions et dans mes paroles tant de jn*udence , que , malgré les troubles et les divisions qui partageaient la IVan-

1.

(4)

ce , je ne me trouvai compromise en aucnne manière , quoique ma maison fut ouverte aux differens chefs de partis ; mais j'avais exigé d'eux qu'on ne parlât jamais de politique à mes soupers , qui furent , pendant bien des années , cités comme les plus agréables de ce temps.

Je continuai , pendant plusieurs années, à mener la vie la plus agréable, et je recevais de temps en temps des gratifications , qu'en vérité je ne mé- ritais guères , qui me donnaient le moyen de vivre de la manière la plus splendide. Desbarreaux , que j'avais revu avec grand plajsir , lorsque je rompis avec le maréchal , continuait à me rendre des soins. Il avait repris son premier ascendant sur moi , et il tranquillisait tellement ma conscience ^ que je lui devais la paix apparente dont je jouissais ; car , étant parvenue à me persuader que tout finissait avec nous ,

(5)

que le présent était seul réel , je me livrais à tons les plaisirs cp'une jeu- nesse aveugle nie présentait , et je ne remplissais qu'un seul devoir : e'était d'envoyer tous les ans trois mille francs à ma mère , sans qu'elle sut d'oii ils venaient , et sans cfaW lui fût possible de me les renvoyer. J'avais appris ([ue mon père était mort. Mes frères axaient pris difîcrens états; mais tous avaient évité de venir à Paris dans la erainte de me rencontrer.

La pensée que ma famille me mé- prisait portait dans mon ame un sen- timent tiès-douloureux;mais je n'avais plus le eoura^^e de reconquérir cette estime par mon repentir. J'en aurais eoncii le projet , que je n'eusse pu l'exécuter au milieu dos séductions (jui m'environnaient. Comment se croire eonpable , (piand iNinon , Yil- larceau , Saint-Gelin , Dcsharreaux , tous ceux enfin (pii se faisaient gloire

(6) d'être leurs disciples , se riaient de ce qu'ils appelaient mes momens de fai- blesse 3 cependant je crus que je ren- trerais dans le sentier de la vertu , et , ce qui était plus extraordinaire , qu'il nie conduirait à la plus brillante for- tune que l'on pûtf* imaginer , d'après Fétat ou le ciel m'avait fait naître j mais pour apprécier le rang je crus un moment pouvoir atteindre, il faut con- naître celai qu'une passion aveugle avait conduit à ce comble d'extrava- gance.

Le cardinal , toujours avide de pou- voir, craignant de perdre le terrible ascendant qu'il avait pris sur son maî- tre, ne voyait qu'avec effroi celui que prenaient sur le prince les femmes de sa cour, qu'il honorait de son vertueux amour. Il avait long-temps contreba- lancé mademoiselle de la Fayette par madame d'Hautefort , mais celle-ci , depuis la retraite définitive de sa rivale,

(7 ) paraissait devoir s'emparer entière- ment de l'esprit du roi. Le cardinal imagina do donner au nionarrpic un favori. On sait les maux qu'ils avaient faits sous les Valois et avant celte épo- que, du t('ni[)S de Charles VU mais que lui importait ? 11 savait bien qu'il leur ferait perdre , quand il voudrait , la faveur quil leur avait obtenue.

Il approcha donc delà courTaimalile Cinq-Marcs, (i) Ses qualités brillantes plurent bientôt au monarque son cœur était naturellement porté vers l'amitié, car c'était ce sentiment qu'il réduisait l'amour platonique qu'il avait pour ses maîtresses, et il s'attacha ten- drement au beau Ci ne [-Marcs ; il lui donna la char«^c de grand écuyer, qui li'avait été possédée jusqucs-là que par

(l) Tilb du maix'cîjal J'Lil'at.

(8) de très-grands seigneurs. On fut surpris d'une telle grâce, et elle fit des enne- mis a M. de Cinq-Marcs qui, bien plus adonné au plaisir , qu'aux intrigues de cour, ne se servait des sommes immenses que le roi lui donnait , que pour enri- cliir celles qu'il honorait d'un coup d'œil.

11 entendit parler de moi à Saint- Evremont et lui demanda de le pré- senter chez moi. J'ai oublié de dire que Yillarceau avait amené à mes sou- pers le jeune St.-Evremont, mais sans lui dire qui j'étais, il ne me reconnut pas, il y avait quinzeansqn'ilne m'avait vue, il me trouvait belle, et sachant que j'étais sensible , il se flattait que je le serais pour lui. Je ne sais quel sen- timent de pudeur ne me permit pas de réj)Ondre à ses vœux , quoique je le trouvasse plus aimable que beaucoup d'autres : mais , je n'avais point ou- 'blié que sa mère avait daigné m'en

(9)

servir- il me semblait que je ne pou- vais avoir pour lui qu'un sentiment fra- ternel. Bailleurs, je ne voulais pas , si des circonstances imprévues me rappro- cliaiont de cette respectable protectrice de ma jeunesse qu'elle eut à me repro- cher qu'après m'ctre perdue, j'avais égaré son fils plus jeune que moi de sept ans. Je le laissai donc inutilement soupirer : l'amour-propre lui lit penser que puisque je pouvais résister à son amour , j'étais sûrement insensible à celui de tout ce qui m'environnait. Il me crut donc aussi vertueuse que belle, et ce fut ainsi quil parla de moi à M. de Ginq-Marcs , qui sachant que non-seulement les hommes de la cour se réunissaient dans ma maison, mais plus encore les hommes de lettres les plus intéressans de cette époque , dési- rait s'y reposer de la faveur importune dont il jouissait à la cour. Il n'était ja- mais plus heureux (^ue lorsque près de

1-.

( lO )

moi 5 il me voyait entourée de ces hommes, qui préparèrent la gloire de ceux qui les suivirent, et dont quel- ques-uns ne furent point surpassés ; mais si tous ne s'élevèrent pas au der- nier degré de réputation littéraire, tous étaient des hommes extrêmement aima- bles, tels qu'Ablancour dont les tra- ductions élégantes enrichissaient notre langue des beautés des anciens; Ben- serade jeune encore, mais plein d'es- prit; Calprenéde qui venait de publier son premier roman; M. de Chambre, qui m'avait reconnue aui Tuileries, pour m'avoir vu chez ma marraine ; Corneille, tout brillant de gloire du Cid; le bel abbé de Goudi (i), à qui on avait fait grand tort de couper les

b

per

cheveux ; Sarasin qui était de mon âge et me faisait la première juger de ses

(i) Depuis cardinal de Retz.

( li )

ouvrages pleins de grâce et de facilité; Scaroii qui n'était pas diCTorme alors, et dont la gaité me charmait; Scudéri qui avait même engagé sa sœur à être de nos jolis soupers , et qui me disait que si ses héroïnes me ressemblaient, elles feraient tourner la tête de tous les princes de l'Europe. Celte société était, je puis le dire, surtout quand INinon venait en faire partie , la plus aiujablc que l'on put imaginer. Ma beauté, quoi» que j'eusse alors bien plus do trente ans, conservait encoie toute sa fraî- cheur. Rien n'était plus élégant que ma maison : aussi lorsque M. de Cinq-* Marcs me fut présenté par Saint-Evrc- niont, il se crut un instant dans un pa- lais de fées. Je le reçus avec les ténioi- gnages de considération (juc ma beauté lui rendit précieux , il m'a dit depuis qu'il ii'avait jamais été aussi ^lvem(:hl frapf)é qu'il l'avyit éUÎ j)ar mes grands yeux noirs , qui lui parurent ijs phi*

(12 )

beaux qu'il eut encore vus ; le premier prestige passé , il se rappela que si Saint- EvremoDt me regardait comme un mo- dèle de vertu, Yillarceau, Desmaretz, le Comte de la Ferté, et surtout Des- barreaux n'en mettaient pas leurs mains au feu. Il résolut donc de m'adresser des hommages un peu moins respec- tueux 5 mais j'y répondis avec une telle fierté , qu'il crut s'être mépris, et quil était entré par m^arde chez quelque grande dame. 11 voulut prendre en plaisanterie mon grand air, mais je lui répondis : a Je sais , monsieur , que vous êtes un grand seigneur , ayant une des grandes charges de la couronne , et jouissant de la plus grande faveur \ mais toutes ces grandeurs-là , ne peu- vent me faire vouloir ce que je ne veux pas j vous seriez roi ou pape, ou le car- dinal de Richelieu, s'il ne meplaisaitpas, que vous prissiez un ton léger avec moi, je ne le souffrirais pas j je suis Blarion

( i5 ) dcLormc, de laquelle vous supposes qu'il ne doit pas clro difficile de se faire aimer : cela est possible, cela a pu être jusqu'à ce jour ; eh bien! aujourd'hui cela n'est plus : demandez à Saint- Evremont,. ({ui m'aime avec toute la candeur de son Age , eh bien î il n'a rien obtenu, et ni lui, ni d'autres n'ob- tiendront rien , c'est un parti pris. ï) Cinq-Marcs ouvrait de grands veux et croyait rêver. Quoi c'était Marion de Lorme qui lui parlait d'une manière si décidée ! il dit en lui-mcmc, c'est quel- que conseil qu'on lui aiira donné, mais elle en reviendra, il s'éloigna de moi et fut se mettre à une Uible de Biribi (i), on jouait fort bon marché : car je n'aurais pu supporter le spectacle de la ruine de ceux qui auraient perdu leur fortune chez moi.

(l ) Jeu de IiAbai d fuit À U luodc.

(14)

On servit le souper le plus délicat , oii l'esprit pétillait. Ninon fut char- mante et ne chercha point à m'enlever une conquête aussi importante que celle de M. de Cinq-Marcs. Elle était loin d'imaginer jusqu'à quel point je me flattais de pouvoir la porter. Je n'en fis confidence à personne , et on verra par quel degré j'amenai le grand écuyer presqu'à mes fins.

Le lendemain matin , M. de Cinq- Marcs se présenta chez moi; mais il n'était pas sur la liste des amis. Mon portier ne le laissa pas monter. Il se rendit chez Saint-Evremont , qui l'as- sura qu'il n'avait jamais tenté d'oÎ3- tenir la faveur d'être reçu à ma toi- lette , et qu'il fallait me la demander. Le favori , qui se rappelait avec quelle hauteur je l'avais traité , ne se sou- ciait pas de s'exposer à un refus. II crut prendre un chemin plus court : il m'envoya un coUier de diamans

( i5) de cinquante mille francs , et sup- posa que je le prierais de venir cher- cher la réponse ; mais quelle fut sa surprise , lorsque son valet de cliani- bre lui remit l'écrin et son billet ? ce Que veut- elle , donc dit -il ? Au moins pouvait-elle se donner la peine de regarder ces diamans , dont le choix, fait sous mes yeux , est le plus parfait qu'on puisse imaginer ? A-t-on plus loin porté l'arrogance ? Je m'en vengerai. Dussé-je employer la moitié de ma fortune pour séduire tout ce qui l'entoure.

Je m'y attendais , et je me mis sur mes gardes ; je ne sortais presque point 5 que pour aller chez Ninon , et toujours si bien accompc'jgnée , que je ne craignais pas d'élre enlevée , et , tant que je restais chez moi , il ne pouvait pas porter Taudacc au der- nier degré. Dorothée , qui s'était ma- riée à mon valet de chambre depuis

_ ( i6 ) quelques années , couchait , ainsi que son mari , tout près de moi. Je fis placer dans mon antichambre un Ht de veille , un de mes laquais passait la nuit ) l'autre couchait dans le ves- tibule. Mon portier était veuf , et avait un fils de vingt ans qui logeait avec son père j mon cuisinier et son aide habitaient aussi le rez-de-chaus* sée. 11 était impossible que Cinq - Marcs pénétrât chez moi. Il tenta la voie si facile de la séduction. Des offres brillantes furent faites ; mais j'avais alors des valets fidèles , et qui étaient si heureux chez moi , que je n'avais pas l'inquiétude qu'ils s'expo- sassent à être renvoyés.

M. de Cinq-Marcs, désolé dene pou- voir me voir qu'au milieu d'un cercle qui ne lui permettait point de s'expli- quer, vint conter ses douleurs à INinon qui se doutait bien je voulais en venir. Et quoiqu'elle trouvât le parti

( 17 ) infiniment hardi, elle ne voulut point le conliarior en paraissant disposée à servir lo grand écuyer auprès de moi. Elle qui croyait que j'étais le mieux du monde, avec le cardinal, voulut le faire entendre à Cinij-iMarcs et lui faire sentir le danger qu'il y aurait de se ti ouver rival de ce haineux person- nage. 11 l'assura qu'elle se trompait. Elle eut beau lui conter l'anecdote du travestissement, il me rendit justice , en assurant qu'il était impossible qu'une aussi l)ellc personne pût s'ou- blier au point d ého la maitresse du cardinal, bien plus âgé qu'elle ; infir- me, et dont les transports ne pou- vaient qu'insf)ire?- do 1 cllioi. ce Mais, disait Ninon, il est presipie roi, très- magnilique. ' Et moi je suis jeune, assez bien de taille et de (igure, favori du maitre suprême : je dispose de ses trésors et je les nu:ttrai aux pieds do Ma riou, »— Jo coiivions de tout cela.

(^8 ) mais vous ne savez pas mon cher Cinq- Marcs, ce que c'est que le caprice de notre sexe , savez-vous celui qu'elle aime et a toujours aimé? Qui? Desbarreaux , c'est lui qui l'a formée; elle dit qu'il a aggrandi ses idées. Je ne sais trop si on peut donner cet éloge à la triste opinion qui nous res- serre dans la sphère bornée des temps, et nous réduit a la condition de la brute. Mais enfin, c'est ainsi que ces messieurs, se persuadent et persuadent à leurs disciples , qu'ils les ont affran- chis de tout joug, et par conséquent les pauvres gens se croient de grands personnages. Je souris de la petitesse de leur orgueil , mais enfin , ils ont troublé la raison de MJ^^ de Lorme, et je crois que vous aurez quelque peine à lui faire quitter celui qu'elle appelle son cher et illustre maître. En vé- rité tout ce que vous me dites me sur- prend à l'excès : mais n'importe : je

(19) ne puis vivre sans elle; sa beauté a sub- jiigé tous mes sens il faut qu'elle soit à moi , ou que je meure. »— -Vous pre- nez la chose bien au grave , mon cher Cinq-Marcs; au surplus c'est trop heu- reux clans votre situation. Quel bon- heur de trouver des obstacles : un fa- vori, un beau et jeune chevalier, plein de courage et de grâce , en vérité vous êtes mille fois trop heureux d'avoir rencontré Marion , il n'y a qu'elle dans ce monde qui puisse vous refuser. *— Je me passerais bien de ce triste bon- heur, et malgré ce que vous pouvez dire, ma chère Ninon , je vous conjure d'employer toutle crédit que vouspou- vcza>oir sur Marion, pour l'engager au moins à m'entendre. J'y ferai ce qui me sera possible , mais je crains bien de n'y pas i éussir. »

Dès que Cin(|-Marcs fut parti , INi- non accourut chez moi : c( Etes-vous folle, me dit-elle en entrant j rendre le

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favori malheureux , lui faire com- prendre qu'il peut être atteint par le chagrin , qu^ila une partie faible comme Achille , réellement c'est mal.- Qui m'a chargé de la fortune du beau Cinq- Marcs ? Il m'aime , j'en suis fort aise ; moi ; je ne l'aime pas , et , si mon indif- férence l'afflige , il me paraît qu'il vaut mieux que ce soit lui qu'un autre. Il a assez de moyens de se distraire , et je crois au contraire rendre un service réel à la société en abaissant ce su- perbe courage. Il est bon qu'il sache qu'il n'est qu\m simple mortel , et, en apprenant à souffrir, il sera plus com- patissant. • En vérité , Marion , je ne puis vous comprendre , c'est un homme charmant.» Qui ne me charme pas. Voulez-vous que je vous le dise? Je vous soupçonne d'avoir une arrière- pensée il est impossible que Cinq- Marcs vous déplaise. < Aucune. Que voulez-vous que je lui dise?'

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Rien. C'est peu de chose. ):> Dcs- barreaiix entra , et changea la conver- sation; carlNnion avait trop de tact, pour ne pas sentir qu'il ctaltinulile de parler du courtisan devant le philosophe fi). Je suis enclianté de vous trouver réu- nies pour vous raconter un événement assez bizarre, qui \iont de m'arriver. Je n'ai jamais mis beaucoup d'intérêt à mon état , et juger les paies humains m'a toujours paru fort au-dessus do moi. La liberté est mon idole , tout ce qui l'entrave m'est odieux, et le far niente des Italiens m'a toujours paru le bonheur suprême ; aussi je conviens que je m'occupais peu des affaires dont j'étais rapporteur: comme cela n'a pas empêché que je ne les aie pres(jue tou- jours gagnées , je ne me re[>rochals pas

(l) Quel ahiib tlu ui-)l j)hili)S"phie ? Ainour de la sagesse , sciait - ce doue vous qui cu»eigncric9 VaiUëiâme ?

C22 ) ma paresse ; mais tout ne tourne pas toujours aussi avantageusement, et vous allez en juger.

Un père de famille vient chez moi , et me dit que, sachant que je suis npmmé rapporteur dans une afiPaire d'où dépend la sort de sa famille , il \ient pour m'instruire de sa cause. Je dis en moi-même : tant pis pour lui que je sois son rapporteur j car il ne pouvait être en plus mauvaises mains ; cependant j'entendis ou je feignis d'en- tendre tout ce qu'il me raconta du procès qu'on lui intentait injustement , et dont la- perte ne lui coûterait pas moins de soixante-dix à quatre-vingt mille francs. Je me promis pourtant, vu l'importance delà somme, et l'état cruel cette faaiille était réduite si elle perdait , d'employer tous mes soins pour la défendre. Je fis venir, en la présence de ce malheureux père de faaiille, mon secrétaire^ je lui remis les

( .5 ) [nèccs , lui recommandant de faire un précis de la cause, et de me le rciiietlrc le plus tut possible. Le plaideur me lit les plus j^rands remerciomens,et j'avais réellement , à cet instant , la ferme ré- solution de ne rien né^lij>er pour qu'on lui rendit justice ; mais , deux jours après , je n'y pensais plus. Inutilement je trouvais le nom de ce pauvre homme écrit à ma porte^ je n'y faisais pas atten- tion. Mon secrétaire me disait : ce Mon- sieur , voici le rapport. Tant mieux , il sera tout prét.« Mais, monsieur, il y a différentes manières d'en\isager... Et vous , mon cher, vous n'en avez qu'une d'ennuyer , et vous n'en laissez pas échapper l'occasion. Laissez-moi Irancjuille avec votre rapport , fàites-le comme vous rcntendrcz je ne vous donne pas cent louis d'appointement , pour me casser la tète avec les causes qui me tombent en partage. Faites le rapport , dis-jc (piand il sera fait ,

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vous me le donnerez tout écrit : je le lirai à l'audience. >5 Mon pauvre secré- taire n'osa pas répliquer ) c'est un fort bon enfant: il a fait de bonnes étu- des et a une fort belle main , mais il n'a nulle idée du droit , de sorte qu'il a pris l'affaire du père de famille à contre-sens. Je m'en suis bien aperçu en lisant son rapport mais il n'était plus temps. J'ai espéré que mes con- frères se tromperaient à leur tour , et que la manière dont la cause était présentée , et qui devait la faire perdre, la ferait gagner ; mais , par malheur , mes cliers confrères ont suivi mes con- clusions 5 ou plutôt celles de mon se- crétaire j et le malheureux a perdu son procès. 11 était à l'audience : j'ai vu le désespoir le plus terrible se peindre dans ses traits. Je vais à lui , et je lui dis : c< Montez dans ma voiture , et venez chez moi ; le mal n'est pas sans remède.' Eh ! monsieur, comment

(25) pourrai- je faire casser l'arrêt? il est en deriiier ressort.- Venez et vous verrez nue ce n'est pas aussi mauvais que vous rimagincz. » 11 ne savait ce que je voulais lui dire ; cependant il con- sent à monter dans mon carrosse , et je le ramène chez moi. >5

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CHAPITRE XML

« Quand nous fumes dans mon cabi- net j'en fermai la porte, et je le priai de me dire à combien il évaluait la perte de son procès. Au moins à quatre vingt mille francs. Eli bien! Monsieur je vais vous en remettre la moitié ( j'avais recula veille un rem- boursement de 4o,ooo fr.) et une obli- gation pour somme pareille dans deux mois. ' Quoi ! monsieur , et cpii vous obbgeà un Ici sacrifice? .— Le devoir le II. ^

( 26) }}lns impérieux ^ c'est moi qui suis cause que vous avez perdu votre pro- cès ; c'est la négligence que j'ai eue de m'en rapportera mon secrétaire, dont je devais connaître l'incapacité , puis- que j'avais préféré m'attacher un hom- me ayant des connaissances littéraires, faisant agréablement des vers, plutôt qu'un bon praticien. J'ai eu tort, je le répare : mais comme je nepourrais tou- jours réparer ceux que j'aurais sûre- ment encore , je vais vendre ma char- ge, et me livrer entièrement à l'heu- reuse oisiveté du Parnasse.

Ce pauvre homme ne pouvait con- cevoir ce qu'il.entendait'il ne voulait rien recevoir, puis , pressé par moi , il n'ac- ceptait que le tiers , au plus la moitié. Aussi j'ai fini par lui dire que s'il n'ac- ceptait pas tout , j'enverrais le reste à l'Hôtel-Dieu : 1 ia bien fallu qu'il cédât. J'avais dit que l'on n'ôtât pas les che- vaux de ma voiture ; j'y ai fait placer

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les quaraiilc sacs et je l'ai ramène chez lui.

Déjà sa femme avait su que le pro- cès était perdu. Elle était au desespoir; quand elle vit son mari et autant d'ar- gent, elle ne comprenait rien à cette aventure, et, pendant qu'il la lui ex- pliquait, je me suis dérobé à des rc- mercimens qu'ils ne me doivent pas.

J'ai été de suite chez M. le premier président, et l'ai prévenu que je ven* dais ma charge : le prix m'acquittera avec cette famille , que ma paresse avait ruinée ; mais je ne saurais vous dire combien je suis content de n'être plus rien , et de pouvoir me livrer à tous mes goûts,sans nuire à personne. » Nous lui marquâmes notre admiration do son désintéressement ; il m'assura qu'il n'avait fait (jue ce que tout autre aurait fiiit à sa place.

Je ne |)uis (piitter cet objet , sans rapporter ce qui se passa (inivc moi

a.

Cas 3 et un zélé catholique, près d'un deini- siècle après. Celui-ci avait pris à moi un si grand intérêt , qu'il voulait le pro- longer au-delà du temps, il^nie disait que la morale chrétienne était la seule qui pût coiiduire l'homme dans le sentier de la vertu. Me souvenant alors du trait de mon pauvre ami Desbar- reaux; je me hâtai de le citer, tel que je viens de le rapporter. Il m'écouta avec une grande attention , et , comme il gardait un instant le silence, je croyais l'avoir convaincu. Quand il me répon- dit : ce Vous êtes glorieuse de pouvoir attester que cette action est d'un athée , comme la preuve que le seul amour de l'ordre peut porter à des actions héroïques. Eh bien ! je vous dirai qu'en rendant justice à la générosité de ce repentir , si Desbarreaux eût été chré- tien , il n'eût pas eu besoin de faire un aussi grand sacrifice , pour réparer une faute qu'il n'eût pas commise j car

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l'Iioininc que la rcli|;ion éclaire remplit avec une cxaclitudc scrupuleuso ses devoirs ; ainsi votre ami, loin de s'en remettre à son secrétaire du soin de faire son rapport , l'aurait fait lui- même , et n'aurait pas employé son temps à se livrer aux plaisirs opposés à la gravite de son état , et ainsi il n'au- rait pas été cause de la ruine de cette famille. 11 aurait laissé à la sienne sa fortune intacte , et des souvenirs hono- rables par la manière dont il auiait rempli les fonctions respectables dont la pro\idenec Pavait chargé. Je ne {)us rien répondre à cet argument , et il ne fut pas cutièrcment perdu ; car je me le rappelai, quand il ne me resta sur la terre d'autres ressources que celles qui m'étaient ofier tes par celte religion, qui n'est outragée (jue parce (ju'elle n'est pas connue.

c( Savez-vous que j\-taisprès de quit- ter le h\re à la lin de \olre ennuyeu.s

( 3o) sermon ? est-ce pour nous faire lire une homélie, que vous écrivez votre histoire ? en vérité , sur le titre on ne s'en douterait pas. On sait le pro- verbe. • J'en conviens, mais enfin c'est l'histoire de votre jeunesse que nous voulons. J'y reviens.

Ninon qui savait très-bien vivre , pensa que Desbarreaux voulait avoir la récompense de sa belle action , et elle nous laissa. Après nous être dit tout ce que l'attachement le plus ten- dre et le plus constant peut inspirer, nous parlâmes de Cinq-Marcs ^ son opinion sur le mariage était toujours la même. Il ne le regardait que comme lin lien social qui assurait l'état des enfans sans imposer d'autres devoirs que ceux de la nature. Cette morale qui m'avait révoltée à dix-huit ans, me paraissait si commode à plus de trente, que je n'étais pas loin de l'adopter. J'ai- mais bien plus M. de Cinq-Marcs, que

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je n'avais ainié Dc^maretz , et j'avais voulu épouser celui-ci, qui arait trouvé le nioycn de se passer du sacrement , cl avec qui je n'avais plus aucune tendre relation, ne le vovant plus à peine chez moi. Desharrcaux me disait : « Vous avez bien pense vous marier avec voire premier amant. Je n'en sentais pas les conséquences , je ne connaissais pas le prix de la liberté; d'ailleurs , m'a-t-il olFerl sa main? ))Dans le vrai,c*ctait ce que je voulais, mon orf^ueil était flatte d'être la femme d'un grand écuvcr , d'un des plus beaux hommes de la cour, du fav<:>ri du Roi, mais surtout #e me trouver, j^ar ce moven^afTranchie du joug du cardinal, pour qui ma haine allait toujours cioissant, et portant mes espérances bien au-delà de ce qu'elles devaient être, je convins avec Desbarreaux que j'avais en effet rêvé ce beau mariage, et que j'étais bien dé- cidée à tout employer [)Our y parvenir.

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Desbarreanx me fortifia dans ce pro-- jet j d'autant plus raisonnable , suivant lui, que le sacrifice rpi'il venait de faire, le mettait hors d'état de soutenir la dé- pense de ma maison^ que les prodi- i^alités de Buckingham avaient porté à l'état le plus somptueux , et il ajouta : en nous mariant ( ce qu'il disait je crois par politesse ) , il faudrait renoncer à la pension du cardinal , que je ne vou- drais pas que la femme qui porterait mon nom , reçût. Alors nous serions pauvres,et forcés de quitter une société brillante et qui fait vos délices , au lieu qu'en épousant M. de Saint-Marcs , vous jouiriez delà fortune que les bon* tés du maître augmenteront chaque jour- vous auriez part à sa faveur , et alors , loin que votre cercle se trouvât resserré , il ne ferait que s'accroître et n'empêcherait pas que nous ne trouvas- sions l'instant denousprouverque rien ne pouvait altérer notre mutuel attache*

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ment: ces instaiis plus rares, plus cn- \ironijcs crobslaclos en seraiciit plus délicieux, car , il laut en convenir , le mystère et les dillicultés réveillent l'amour qni s'endort quand rien ne s'oppose à SCS désirs; je le répète, celte morale était malheureusement devenue la mienne: et nous con\înmcs que de cet instant à celui je serais la femme de Cinq-Marcs, nous éviterions avec i^rand soin tout moyen d'éveiller la ja- lousie du grand écuyer , et nous nous fîmes d'aussi tendres adieux que si nous eussions du faire l'un et l'autre unions voyage ; quant à moi, c'était assez vrai, car j'allais nVon]barf|uer sur une mer orageuse , sans aucuneconnalssancedes écueds qui m'y attendaient et qui faillirent ni'engloutir.

Cin(|-Marcs, au désespoir du peu de succès de ses démarches, me lit oDVir de m'épouscr SL'Crttement, parce que disait-il , il était minjur^ il se trouvait

2..

(5-0 encore pour deux ans, sous l'autorité de sa mère qui, comme je le savais , était bien avec le cardinal. Je fis ré- ponse que n'ayant point d'amour pour le grand écuyer, car je cachais avec soin les progrès qu'il faisait sur mon coeur, je ne voyais pas la nécessité de me ployer au joug du mariage, sans en avoir les honneurs. Que c'était bon pour une amante passionnée , qui , en mettant a. couvert ses principes , sacrifierait sa ré- putation à la vivacité de son amour ; mais que pour moi j'aimais trop la liberté pour la perdre , et n'avoir qu'un état précaire.

Celte réponse déconcerta Cinq-Marcs qui résolut, à quelque prix que cefût,de se rendre maître de moi. J'ai déjà dit que l'argent ne lui coûtait rien : il fît acheter par son secrétaire une maison dont le mur était mitoyen de la mienne et cet homme , que je ne connaissais pas j vint s'y établir sur-le-champ sous

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le nom du baron de Sastenacre : sa fcnjmc , sa fille et deux auties eufans vinrent y loger avec lui. Ils avaient un équipage, des gens en livrée , rien ne resseniblait moins à une intrigue que cet établissement ; j'entendais dans la journée des coups de marteau, qui rc- [)ondaient à ma chambre à coucher, mais je n'en étais j)as iiupiiète. Des gens (|ui viennent occuper une maison y font nécessairement (pielques cliange- mens, qui obhgcnt à y avoir des ou- ^riers, et je ne me doutaij. de lien. Le grand écuyer, venait toujours à mes soupers, et, pour me donner le changCj d paraissait avoir reiioncé à moi, et s'occuper de INinon , qui savait bien à quoi s'en tenir, et faisait semblant de recevoir des hommages dont elle con- naissait tonte la faiisbtîlé. Je plaisantais avec elle de sa nonvclle concpiètc , et elle répondait , avec son enjouement ordidauH' : c< An moJiis \on> ne doul» /,

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pas que c'est à votre refus, et je crois que cela vous est assez glorieux : car rarement je donne asile aux désespérés. Mais enfin c'est un moment de pitié qui s'est emparé de moi 3 au surplus, je vous le rendrai dès que vous le vou- drez.» Je l'assurai que je n'en avais pas de regret , et nous parlâmes d'autres choses.

Cependant je me reprochais bien d'a- voir eu la fantaisie de vouloir être pu- bliquement la femme du favori, était- ce donc rie^ me disais-je , de l'avoir amené à ce point ? L'ambition m'ôte la possession d'un cœur sur le quel j'au- rais eu un grand plaisir à régner. Mais pour rien au monde je ne voulais re- venir sur mes pas.

Un mois se passa ainsi, sans que je pusse comprendre que Ninon m'eût enlevé Cinq- Marcs, qu'elle n'aimait pas : elle qui n'avait nulle ambition, qui ne souillait jamais les faveurs qu'elle

. ( 37 ) accordait à ses amans , par un sordide intërctjCt je me sentais réellement bles- sée et par ranillic et par l'amour. Un soir, que j'a\ais un très-j^rand souper devaient être les ambassadeurs d'Es- pagne et d'Autriche -, j'avais voulu que tout annonçât la magnificence et la dé- licatesse dans ce repas , pour prouver aux étrangers, que nous avions dans ce ^enre, la supériorité sur toute l'Europe; chacun soutient la grandeur nationale ^aamanière:il est vrai (|ue nos beaux es- prits qui s^y trouvaient aussi, inspiraient encore plus d'admiration que mon cui- sinier ; et ce n'était pas peu dire.

Cinq-Marcs continua le nWc qu'il avait entrepris , parut éperduement amoureux de iNiuon , qui ne semblait pas insensible aux hommages du grand écuyerj je ne sais quelle humeur me saisit pendant le souper, mais je me surpris avoir vraiment dc la jalousie contre mon amie: il me paraissait qu'elle

( 38 ) aurait bien pu me laisser le tems de la réflexioiij et qu'elle avait assez d'autres moyens de célébrité, sans m'enlever le seul que j'eusse j mais pour rien au monde je n'aurais voulu me plaindre. Le jeu se prolongea une partie de la nuit , et ce ne fut [)as sans dépit , que je vis le grand écujer et Ninon dispa- raître dès minuit. Si je n'avais pas cru. devoir des égards particuliers aux excel- lences 5 je me serais plaint d'un mal de tête , pour avoir le prétexte de me re- tirer, et je ne sais si je n'aurais pas porté la folie jusqu'à aller chez Ninon , pour reprocher à Cinq-Marcs, son in- fidélité , mais enfin je me contraignis, et, à trois heures du matin, je me trou- vai libre. Je réfléchis qu'il était trop tard, que je ne pouvais surprendre le coupa- ble, que sûrement il n'était plus chez ma perfide amie, et qu'il fallait attendre pour faire à l'un et à l'autre les repro- ches que j'imaginais qu'ils méritaient.

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Je me couchai , et l'aurore qui pa- raissait , et tjui toujours invite au som- meil lorsque l'ofi ne s'y est pas livré pcudant la nuit , ferma mes yeux , et je m'endormis si profondément que je n'entendis point le bruit que dut né- cessairement faire M. de Cinq-Marcs en arrivant dans nia chambic, par une ou- verture qu'il avait fait pratiquer dans la miiradle et qu'une tapisserie de haute Fisse recouvraitjde sorte que je ne m'ap- perçus pas que l'on avait, pendant la soirée, enlevé la dernière assise qui em- pêchait la communication d'une cham- bredans l'autre. Il arriva droite mou lit et paraissait disposé à porter la témérité au dernier point, rjuaud,lioureuscment, je me réveillai, L'eilioi qu'il me causa fut extrême, je ne le reconnus pas au premier abord, et je ne lus pas plus rassurée quand je >is (pic c était lui; je voulus sonner, je trouvai que l'on avait coupé le cordon de la sonnette

(4o) qui était au chevet de mon Ut ; c'est inutile , me dit-il, vous n'avez ici au- cun de vos gens. « Et sont ils, dis- je , avec une surprise extrême ? Chez moi, ils vous attendent.

C'est un parti pris auquel rien , ma chère Marion, ne peut vous soustraire; ou vous allez venir avec moi par cette ouverture que je me suis ménagée par des moyens que je vous expHquerai plus tard ; et vous trouverez dans ma maison, comme je vous le dis, un autel préparé et le curé de Saint-Paul qui nous attend pour bénir notre union: ou je vous déclare que vous ne pouvez vous soustraire à mes transports.' -Que dites-vous ? ô ciel ! quelle alternative! ' Tous n'en avez pas d'autre , ou être ma femme ou ma maîtresse j choisissez. Je ne veux être ni l'une ni l'autre. C'est impossible autrement. Et je vis qu'il se disposait à porter l'au- dace jusqu'au dernier point. Vous

( 4i ) '

le voulez; malgré rirré'^ularitc d un sem LIable marlaj^c, je dois encore {)référer ma propre estime à mon altachemcnt à la liberté. Je vous suivrai. Il se jeta à genoux près de mon lit, cl me sup- plia de ne pas retarder son bonheur- qu'il avait été obligé d'attendre qu'il fit jour, parce que le curé n'aurait pu dire la messe avant. Je n'avais pas à craindre d'être trompée par un minis- tre suppose, car je connaissais le curé de Saint-Paul que j'avais \u plusieurs fois; parce qu'il venait chez moi pour obtenir des secours pour ses pauvres paroissiens, j'étais donc parfaitement tranquille de ce coté : mais il fallait me lever, m habiller ; j'aurais voulu avoir une de mes femmes. II m'assura que cela ne se pouvait |>as, que je pouvais me retirer dans ma ï uclle , oii on avait eu soin de préparer tout ce qui pou- vait m'étre nécessaire pour le moment, qu'une fois de rautrecùle, je trouverais

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mes femmes et une toilel te digne de ce beau jour , qu'au fond du cœur je ne redoutais pas autant que je le disais : mais j'étais toujours fâchée que ce ma- riage qui restait enseveli dans le mys- tère, ne changeât rien à mon état ap- parent, ce qui ne pouvait flatter mon amour-propre. 11 fallut bien cependant céder aux volontés de celui qui allait être mon maître.

Je passai dans ma ruelle , était préparé le déshabillé le plus galant. Je voyais avec une sorte de rage que tout avait été préparé pour m'amencr il voulait, et je ne doutais pas que lui et Mnon ne .m'eussent jouée comme un enfant, ce qui me désolait. Enfin je re- parus et Cinq-Marcs me donna la main pour passer d'une maison dans l'autre, et , après avoir traversé deux ou trois pièces , il yvait eu soin qu'il n'y eût personne, afin que l'on ne pût venir à mon secours, j'entrai dans un fort beau

( 45 ) cabinet de toilette mes femmes m'attendaient. Le «;rand ccuycr se re- tira : mais à peine était-il sorti , que je vis entrer par une autre porte Ninon ^ qui me ])rit dans ses bras , et me dit : « Convenez que vous êtes bien en co- lère. • Beaucoup 5 lui dis-je. \ ous ? êtes trop enfant pour votre à^c, quoi! ne voyez- vous pas les avan taises de cette brillante alliance. Je n'en vois que le danger, sans aucun dédommagement pour la vanité ; elle me mit la main devant la bouche et me dit , c'est un parti pris, vous devez vous soumettre à tre bonheur, et il fallut bien m'as- j'iv devant une toilette de vermeil; Il laquelle était un écrindc cent mille francs, et une corbeille qui renfermait ( n bijoux et parures, tout ce que l'on |)cut imaginer de plus parfait.

Tantderaagniliccnce ne me touchait ^ucrc, et, (juand je pense au jieu <|ui m'en reste , depuis un i;iand nom-

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bre d'années , je m'écrie : « O vanité des vanités , tout n'est que vanité ! » Ma toilette fut assez longue , et Cinq- Marcs fit demander plusieurs fois si je paraîtrais bientôt ; enfin je cédai à son empressement avant de passer dans la galerie , le curé et les témoins m'at- tendaient , et oh on avait élevé l'autel qui devait recevoir nos sermens ; je jetai un coup d'œil sur une glace , qui répétait mes traits et ceux de Ninon , et je me trouvai, à cet instant, plus belle qu'elle. Quand les portes s'ouvrirent , ma surprise fut extrême de voir Des- barreaux ^ Bassompierre , Saint-Evre- mont et le comte de la Ferté , qui devaient être nos témoins , le curé , re- vêtu de ses habits ecclésiastiques, m'at- tendait au pied de l'autel , Cinq-Marcs m'y conduisit , je pouvais à peine me soutenir : un nuage était sur mes yeux , mon cœur était accablé de tristesse, et j^en voulais mortellement à celui

(45) <[ui allait elrc mon époux ,-dc m'avoir forcée à lui clouuor ma main clandes- tinement. Je ne sais ce qui se passait autour de moi ; je n'entendis pas un mot de ce que le curé nous dit dans un discours assez louij; ; enfin la cé- rémonie fut achevée , et j'avais pro-« noucé du bout des lèvres le terrible oui qui devait avoir pour moi de si grands dangers , que , si j'en avais été persuadée à cet instant , j'aurais préféré la rnort au chagrin et à finquiétude qu'il me causa.

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CHAPITRE XYllI.

Lej)lus délicieux déjeuner était servi dans une salle à manger , qui était de l'autre colé de la g.doric. Le curé ne voulut point y rester. M. de Cinq- Marcs lui remit mille louis pour ses

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pauvres , et je lui promis mille francs tous les mois. 11 se retira plein de re- connaissance pour le bien que nous faisions à la portion de son troupeau ^ qu'il chérissait le plus , parce qu'elle avait un plus grand besoin de ses soins. Après le repas , Cinq-Marcs me fit passer par cette même ouverture, qui , suivant moi , m'avait perdue. Je trou- vai que, pendant la cérémonie et déjeûner , on y avait posé une porte , entre mon appartement et celui que mon époux garda dans cette maison , pour faciliter nos réunions sous l'om- bre du mystère , et qui demeurerait masquée de mon côté par une magni- fique tentvu e des Gobelins , si artiste- ment disposée , que l'on ne s'apercevait pas qu'elle dût s'ouvrir.

Tout l'ameublement de ma chambre répondait à la beauté de la tenture , qui représentait la toilette de Vénus d'après des dessins du Corège. Dans un

(47 ) llroircruu bnrcau(i)en lac et bronze dore 5 était une somme de cinquante mille francs en or, et, sur la cassette cjui la renfermait , étaient écrits : c< six premiers mois d'avance de la pension de madame de Cinq-Marcs pour son entretien.» Je ne vis cela que le lende- main , et la pensée que j'allais être extrêmement riche, et par consé(juen(: pouvoir donner beaucoup, me fit j^and plaisir. Je n'étais pas d'ailleurs assez dissimulée pour ne pas convenir que M. de Cinq-Marcs n'avait pas besoin de ces moyens extérieurs pour se faire aimer , et , malgré l'usage assez ordi- naire 5 les feux de famour s'allumèrent pour moi au flambeau de l'hymen. Rien ne changea e:ilérieurement dans mon existence , si ce n'e^T qu'elle était devenue si brillante , (juc l'on ne me

(i) A celle t'{jo(jue , ou ne connainaii pas 1,-t T^créiHirca.

(48) désignait que sous le titre de maîtresse' déclarée du favori , et , pour cette raison , j'étais sans cesse importunée de demandes pour cent personnes,dont peut-être quatre-vingt-dix ne méritaient pas d'être placées. Cela me fatiguait quelquefois \ mais mon amour-propre jouissait de me voir une cour nom- breuse , qui m'accablait de respects; et je riais avec INinon de la bassesse de ce nombre d'hommes qui flattaient en moi l'ami du monarque.

Je ne crus pas devoir , étant madame de Cinq-Marcs , rester stipendiaire du cardinal; je lui fis donc dire par Des- maretz, qui venait encore assez souvent chez moij je crois , par ordre de Son Eminence qui voulait savoir, au juste, (|uels étaient mes liens avec le favori , qu'étant fort riche , je me faisais un scrupule de recevoir une pension qui pouvait être employée au soulagement d'êtres malheureux 3 que Son Eminence

n'en devait pas être moins assurée que je mettrais toujours la même exactitude à l'instruire de ce qui pourrait l'into- resscr ou l'Etat. Je ne m'eni^agcais pas beaucou[) car jamais pension n'avait été si mal gagnée. Ma délicatesse eut des suites funestes : le cardinal ne vit dans cette démarche que la volonté do le braver, et de lui dire qu'avec les bonnes grâces du favori , je [)ouvais rac passer des siennes , et il résolut de sa\olr ce qui me rendait si ccitaine de mon crédit sur Cinq-Marcs , que je croyais pouvoir me passer de tout autre.

On lui avait dit : ^< que l'on avait vu entrer et sortira la j)olnlc du jour de la maison du baron de Sasteuacre, le curé de Saint-Paul; (juo l'on s'était in- formé s'il y avait des malades et que l'on était certain cpie tout le monde se portait à mcr\cillo (juc Li nuit dont ou parlait, il y aNait eu beaucoup de mou-

11. " 5

(5o) vement dans la maison du baron ; que l'on avait vu, huit jours avant, apporter, ajoutait-on, des meubles,des coffres -que les cuisines avaient été éclairées,échauf- fées toute cette même nuit. Que , vers une heure du matin, cinq individuSjavec de larges manteaux , qui avaient soupe chez Marion ,et unefemme enveloppée dans une cape , en étaient sortis à mi- nuit et étaient entrés avec mystère chez le baron de Sastenacre , et qu'il n'en était sorti que quelque-uns au grand jour : qu'ils ont monté dans une voi- ture grise et des gens sans livrée , la femme n'est point sortie, du moins on ne l'a point vue : comme on n'était pas prévenu que les individus dont on espérait suivre les traces sortiraient en voiture , on n'avait pas d'hommes à cheval , et il a été impossible de sui- vre à pied cet équipage qui brûlait le pavé.

Le rapport, ainsi conçu , fut remis

(5i ) au cardinal , comme il était fort long et que Sou Eminence avait à cet ins- tant des affaires beaucoup plus impor- tantes, il ne pouvait pas perdre de temps pour lire les pièces ayant trait à une aussi pauvre intt i*^ue. Il fut donc très lont^-temps sans se donner la pei- ne de voir ce (juc contenait le rap- port. Ce qui nous procura un si grand repos, que nous crovous n'avoir rien à craindre.

CHAPITRE XIX.

Je me flattais toujours que mon ma- riage serait reconnu ; quoique Cinq- Marcs parût moins épcrduement amou- reux qu'il l'avait été, il me conservait toujours un bien tondre attache- ment. Depuis quelques semaines,) étais

5.

certaine de devenir mère ! J'avais la parole d'honneur de Cinq-Marcs, qu'a- lors il déclarerait mon mariage, et ferait baptiser mon fils sous son nom: je craignais d'abord qu'à trente-cinq ans 5 n'ayant pas eu d'enfans * les soup- çons sur mon état ne fussent pas cer- tains. Enfin , je ne doutai pas que j'aurais cet insigne bonheur et je ne lardai pas à en instruire mon époux, ce Ma chère Marianne, me dit-il , si ce que vous soupçonnez se réalise , il faudra nous retirer en Angleterre. J'achèterai une terre à quarante milles de Londres , et nous y vivrons heu- reux et tranquilles. nous ne crain- drons ni ma mère, ni le cardinal , et je serai affranchi de la fatigante fa- veur du roi. Et vous ne regretterez lien? 'Rien, je vous assure. J'em- porterai beaucoup d'or , et , avec ce métal , dans un pays civilisé , on se procure ce que l'on veut : quand je

( r.s )

serai mnîlro de iiios adiojis nous re- viendrons en France y nous élève- rons Tcnfant que vous portez dans vo- tre sein, et il n'en parviendra pas moins aux plus hautes charges de la cou- ronne. Ces chimères dont il aimait à s'entretenir , le ramenaient souvent chez moi. Il n'avait plus d'amour , comme je lai dit , M]:ii5 un allache- nient fort tendre.

M. de Cinq-Marcs, commençait à s'occuper sérieusement du projet de passer avec moi en Angleterre. Déjà il avait fait un très gros emprunt sur ses terres , malgré qu'il fût mineur , mais on avait confiance en son crédit auprès du roi , et si j'avais insisté , nous se- rions partis presque de suite. Ce fut moi, comme sij(.' devais être l'artisan de mon malheur, ([ui prétendis qu'il fallait attendre quatre mois et demi pour qu'alors il n'y eut aucune incer- titude. Le grand écuycr , me laissa en-

_ ( 54 ) tièrement lil)re de fixer le temps de notre départ. 11 est impossible de se conduire avec plus de délicatesse. Ni- non me voyait partir avec regret ; mais 5 certaine que je serais heureuse , elle ne cherchait point à me détourner de ce parti.

Enfin , j'acquis la certitude de l'exis* tence de mon enfant. Ah! sentiment délicieux , ne vous ai-je donc connu que pour mieux sentir le vide aEPreux que votre perte a laissé dans mon cœur! Saint -Marcs, partagea mes émotions avec une tendresse qui me présageait les plus douces jouissances, il avait fait écrire à Londres de nous acheter un bien rural à vingt lieues de la capitale. 11 fit passer les fonds né- cessaires pour notre établissement : mais, par la' plus cruelle destinée, le cardinal en fut instruit. 11 ne pouvait concevoir quel était le projet de Cinq- Marcs. 11 se rappelle alors le rapport

{ 55 ) dont nous avons parle. U se le fait re- mettre, il y voit clairement tout co qui annonce un mariage secret, et il ne doute point que ces fonds envoyés en An*^leterre , ne soient pour se re- tirer avec moi dans ce pays. H envoie chercher madame la maréchale d'Ef- fiat , et lui demande si elle est instrui- te du mariage de son fds : elle lui }ure que non, et l'interroge, à son tour, pour savoir qui Cinq-Marcs a épousé. Quand elle sut que c'était moi, sa co- lère n'eût point de borne. Le cardinal l'engagea à se calmer et à dissimuler avec son fds, qu'il se chargeait de rom- pre cette union. «Mille ou douze cents louis feront donner à celte femme toute renonciation. «levais la faire ve- nir , et je lui ferai une telle frayeur , qu'elle se trouvera encore trop heu- reuse de n'être pas mise en jugement et d'avoir de for. On dit , monsei- gneur 5 que c'est un Citractèrc bien al-

( 56 )

der. 11 faudra bien qu'elle me cède ; qui oserait me résister? Gardez surtout le plus profond secret : partez pour votre terre auprès de Dijon, Cinq- Marcs y sera avant trois jours j mais il ne faut pas que l'on sache que ce soit par ordre du gouvernement : cela est essentiel. La maréchale d'Effiat se conduisit d'après les avis du cardi- nal aucjuel elle était entièrement dé- vouée.

Je n'avais aucune idée de ce qui se tramait contre moi. Jamais Cinq-Marcs n'avait été si tendre ; et il était aisé de voir qu'il quittait sans regret la cour 5 non qu'il ne fut dévoré d'am- bition 5 mais parce qu'il était certain qu'il ne pourrait mettre à bien nul projet , tant que le cardinal vivrait. Il n'était pas fâché de se soustraire, pendant quelque temps , à sa puis- sance : il espérait peut-être lui porter des coups plus certains en habitant un

(57) pays étranger, qu'en restant en France. Il ne me quitta (ju'j deux heures du matin , (ixaut noire départ li trois jours.

Il devait faire disposer des relais de l'écurie du roi , de Paris à Calais , de sorte que nous fussions rendus en quinze lieurcs , et on aurait retenu, dans le port, un bâtiment, pour passer la Manche , et ainsi nous serions à Lon- dres avant que l'on ait pu imai^iner que nous fussions partis. Je n'emmenais avec moi que Dorotbée et Laurent , qui, comme on le sait, étaient mariés, et don tl'attachement et la discrétion étaient connus. Quand mon époux m'eut quit- tée , je me couchai , et je recommandai à Dorothée de m'éveillcr de Ijonne heure. Je ne fus donc point surprise; quand je l'entendis entrer dans ma chambre , qu'il faisait à peine j(jur. ce Madame , me dil-clle , voici une lettre. Une lettre de qui ? De M. le

5...

( S8) cardinal . 55 Son nom seul me fit frémir Dorothée alluma une bougie : je rom- pis le cachet en tremblant , et je lus ces mois:

(( Mademoiselle Marion de Lorme se rendra , aussitôt la présente reçue , chez S. Em. Mgr. le cardinal de Ri- chelieu. »

Paris , le 5 septembre i64o.

Que me veut-il ? Ah ! Dorothée ^ je suis perdue! Est-ce donc la pre- mière fois, madame, que le ministre TOUS a fait demander ? Depuis mon mariage , j'ai rompu toute liaison avec lui , et je suis sûre que notre projet de voyage est découvert.' Que faut-il que je réponde? Que je vais me rendre aux ordres de M. le cardinal. Dites en même temps que l'on mette mes chevauï » , et je m'occupai de ma toilette 5 mais , cette fois-ci, je n'avais nul dessein de le séduire. Je me sentais

(59)

frappée d'effroi ; je ne savais ce iju'il me voulait, mais je ne pouvais croire fjue ce fut du bien : je savais qu'il n'existait en lui nul sentiment de bien- veillance. J'aurais voulu voir Cinq- Marcs. Je passai de mon appartement dans le sien ; il n'y était plus , il ne

I occupait pas ordinairement. Les de- \oirs de sa charge le retenaient souvent au Louvre. J'aurais donné tout au monde , pour lui piuler un instant.

II semblait que je pressentais tout ce (jue la méchanceté avait tramé contre nous. Entin je me décidai à monter en voiture. Dorothée voulut m'accom- pagner,tant elle me trouva chanf^ée. J'y consentis ; car je nie sentais près de m'évanouir. Quand ma voiture s'ar- rêta 5 et que je fus à l'instant de voir le cardinal , il me prit un trem- blement (jui me laissait à peine la force de me soutenir. Je dis à Do- rothée d'attendre dans ma voiture , que

(6o)

je la ferais avertir, si je mck/trouvais plus mal 5 et , ayant respiré mon flacon y je cherchai à me rassurer, en me disant: ce Qu'ai je fait? » Je n'avais rien à me reprocher : mon mariage ne Élisait aucun tort à personne^ Je me rappelai mon voyagea la Rochelle; mais il y avait plus de deux ans : d'ailleurs le pauvre duc était mort. Je ne pus en dire da- vantage , la porte du cabinet du mi- nistre s'ouvrit , et on me fit entrer. Son Eminence écrivait , et ne se donna pas la peine de se retourner , lorsque je parus. Comme il m'avait toujours fait asseoir quand il me recevait , je pensai que , si Marion de Lorme ne lui parlait pas debout , à plus forte raison , madame de Cinq-Marcs devait s'asseoir d'ailleurs il m'était impos- sible de me soutenir plus longtemps. Je me sentais défaillir. Le ministre continua à travailler, enfin il se tourna vers moi; et , me lançant des yeux

( 6i ) se peignaient tout à ♦la fois la colère €t le dédain , il me dit: (( Il vous con- \ient, Marlon do Lormc, d'oser épouser M. de Ciiiq-Marcb , lils d'un niaicchal de France, i^rand ccuyer du roi, et son favori. Comment avez-vous pu penser que je souffrirais un pareil outrage à la haute noblesse et aux bonnes mœurs? » L'insolence de cette apos- trophe me rendit mon courage, et je lui répondis : « L'état d'une femme n'est autre (pie celui de son mari. Si j'avais épousé M. de Cinq-Marcs, je ne serais plus Marion dcLorme, mais madame de Cinq- Marcs, et ce serait vous, monseigneur, qui outra- geriez la haute noblesse de France en traitant ainsi la femme du grand écuyer, la ]\ru d'un maréchal de France. Quant aux mœurs, je suis étonnée qu'un jirince de l'église trouve cpio ce soit les outrager, que de se ma- rier lorsque Ton s'aime. )) J'avais pro-

( 62 ) nonce ces parolqg avec tant de viva- cité, que M. de Richelieu n'avait pa m'interrompre ; mais il en avait été si irrité , que se levant , il s'avança jusqu'à moi avec un tel emportement que je ne sais jusqu'où il aurait porté l'outrage , s'il ne s'était souvenu que, ministre de Dieu et du roi, il avait assez de moyens de se venger sans se compromettre. 11 s'arrêta donc , et me regardant avec un tel mépris, qu'il me pénétra d'horreur : « Oubliez- vous , dit-il, ce que vous étiez avant votre mariage , ce que vous êtes peut- être encore, et ce que vous serez, sans aucun doute, quand il sera rom- pu. — Rompre un mariage fait en présence de mon propre prêtre , avec des témoins irrécusables, quelle puis- sance le pourrait? La mienne 3 mais je veux bien encore, en faveur des services que vous avez rendus à l'Etat, vous tirer d'une très-dangereuse situa-

*^>

(63)

tion; signez cet écrit et il ne sera plus question de rien, et M.™' d'EfBat vous donnera quarante mille francs. Je pris cet écrit, et je vis (|uc l'on voulait que je consentisse à rompre mon mariage, et que je reconnusse que c'était par rapt et séduction qu'il avait été con- tracté. — Je sais, monseigneur 5 le sort que vous destinez à ceux, qui s'opposent à votre tyrannie, mais c'est inutilement que vous espérez me faire signer ma ruine et mon déshonneur : j'aime mon époux et j'en suis aimée. Il ne le prouve pas , il est parti avec sa mère , ce matin , ayant tout avoué à la maréchale qui lui a par- donné, à condition (pi'il ne s'oppo- serait pas à la dissolution de son ma- riage avec vous. Vous avez pu l'exiler, et je vous en crois Lion ca- pable ; mais Gnq-Marcs ne j^cut l'ê- tre de m'abandonner , lorsqu'il sait que les liens sacres de la nature vont

(64) resserrer les nœuds qui nous unis- sent. — Qu'il le sache au non , il est parti. Permettez-moi, monseigneur, d'en douter. Je connais Cinq-Marcs, il ne m'aurait pas condamnée volon- tairement à ce malheur. Il a très- bien fait d'obéir, ou il eût connu tout le poids de mon ressentiment, de celui de sa mère. Je le plains s'il a cédé par la crainte j je ne suis qu'une femme : il apprendra de moi comme on résiste à l'oppression. Tous oubliez , Marion de Lorme y l'immense distance qui existe entre Yous. Oui , elle est extrêuie , j'en conviens , mais ma cause est celle de la nature j je ne puis la perdre qu'en ajoutant à l'animadversion du peuple contre vous. ' Je ne la crains point^ mais vous, crai^^nez de me forcer à sévir d'une manière terrible contre vous. Un mariage clandestin est un Gfime dans la société, parce qu'il ©st

(65)

un scandale. C'est ce que je ne crois pas: mais au surplus^ monseigneur, les lois seules peuvent décider de mon sort; et je vous crois trop juste pour ne pas sentir que je ne puis céder qu'à leur empire. J'attendrai donc ce que la justice prononcera contre moi. Je me levai, le saluai sans aflcclalion, je sortis de son cabinet, sans (juil eût la volonté ou la présence d'esprit de me retenir, et je traversai ses vastes appartemens sans apercevoir ceux qui y attendaient un coup dVeil du mi- nistre du roi, tant j'étais troublée; car la force que Findij^nation m'avait donnée, m'abandonna, et dès que je fus montée en voiture , je tombai évanouie dans les bras de Dorothée.

(66)

CHAPITRE XX.

On me transporta , en arrivant, sur mon Ut je fus encore long-temps sans connaissance. Dorothée avait fait avertir Ninon et mon médecin. La pre- mière apprit avec une grande douleur, le sujet de chagrin que j'avais éprouvé. Le médecin ordonna une saignée, beau- coup de repos, et dit en sortant à Do- rothée qu'il craignait une fausse cou- che. Les soins touchans et les douces caresses de Ninon me rappelèrent à la vie. Mon premier mot en la voyant, fut de lui dire : « Vous avez voulu que j'époussasse Cinq-Marcs, voyez ce qui en arrive; il est sûrement exilé. Le cardinal aura saisi cette occasion pour l'éloigner bien plus du roi que de moi.

(67) * Il est impossible (]u'il vous ait trom- pée : il faut envoTcr au Louvre, sa- voir si M. de Cinq^Marcs est à Paris , lui dire que vous le priez de venir. ÎNiuon m'engagea à me tranquilliser : m'assura que dans mon état, les émo- tions trop vives étaient très -dange- reuses , elle resta près do moi. On re- vint de chez mon mari , il était réel- lement parti pour la terre de sa mère qui y était depuis deux jours.- Parti, sans m'écrire , il n'y avait pas cpiatre à cinq heures qu'il m'avait quittce ; il ne m'a point prévenue de ce voyage , et est-il parti seul?— Oui madame, à ce que m'a dit Philif)pc. Seul avec son valet de chambre. Et il ne m'a point écrit ? ' On ne m'a point rerais de lettre. Suis-je assez malheureuse, et sait-on est cette terre? Prés de Di- jon. • Mais je n'ose lui écrire. Vous auriez tort. )j Je lui racontai ma con- versation avec le Ministre , elle loua

( 68 ) ma fermeté, mais trouva que j'aurais le ménager davantage. « Souffrir qu'il m'outrage , non je ne le souf- frirai pas. ))

INinon fit dire chez elle quelle était à la campagne, pour ne me pas quitter. Elle fit tendre un lit de veille dans ma chambre sa société adoucissait l'amer- tume de ma douleur. Une scène dont on ne put me dérober la connaissance vint renouveler mes violentes émo- tions. J'entendis beaucoup de bruit dans la maison voisine , des cris de femmes , des enfans qui pleuraient. Je me persuadai que Cinq-Marcs avait été assassiné et qu'on le rapportait dans cette maison , qui , comme on sait, était à lui. Je suppliai INinon de s'informer du sujet qui causait tant d'allarmes* Elle me quitta , et fut dire h Laurent de savoir ce qui se passait chez le Ba- ron de Sastenacre , car le secrétaire de Cinq -Marcs continuait à se faire a|>-

(69) peler ainsi. Laurent sort dans la cour , (ju'un mur assez bas séparait de l'au- tre maison , et il entend que Ton signi- fiait à Sastenacreun ordre du lieutenant de police, rpii l'envoyait à Blcètre, pour avoir pris un titre qui ne lui appartenait pas, et on mettait à la porte la femme et les enfans, sans leur laisser rien empor- ter de ce qui leur appartenait.

On vint me le dire, j'en fus déso- lée c'étaient les meilleures gens du mon- de. Je dis à Laurent de mettre un surtout gris , de suivre celte famille dé- solée , de remettre à la mère cent louis , pour qu'ils puissent trouver un autre logement, et vivre pendant la déten*^ tion de son mari. Laurent les rejoignit promptement. La pauvre mère fut bien touchée de ma générosité , qui , selon moi, était justice, puis(pi'ils n'avaient rien fait que par ordre de M. de Cin(p Marcs. On lit fermer la eommunica- llon entre les doux ujuibons , on njit

(70) les scellés sur les effets qui étaient dans celle de Cinq-Marcs , et on y établit un gardien. Toutes ces mesures furent prises au nom de la maréchale d'Efîiat, comme tutrice de son fils.

La frayeur qu'elles m'avaient causée fut dangereuse pour mon enfant dont les mouvemens à peine sensibles , me faisaient craindre pour ses jours, on réitéra la saignée : mais elle ne put dé- truire le mal que tant de chagrin et d'effroi avaient causé î Je ne quittai pas mon lit depuis la terrible visite au pa- lais Cardinal : mais ce qui ajoutait à la cruauté de ma position , c'était de n'a- voir aucune nouvelle de mon époux. JNinon avait beau me dire que ses let- tres étaient interceptées , je ne pouvais concevoir qu'il ne put trouver quelque moyen de m'instruire de son sort. Ni- non qui était l'amie la plus tendre et la plus occupée de servir ses amis me dit, qu'elle allait écrire à Yiliarceau qui

(71 ) était connu de la maréchale, qu'il irait chez celle-ci, connue pour lui faire sa cour. Qu'il verrait le grand écuyer, et qu'il trouverait bien le moyen d'en rapporter une lettre.

Je fus iïichce que mon amie n'eût pas eu cette idée plus tùt. J'écrivis à Ciuq-Marcs , pendant que INinon écri- vait à Yillarceau, qui se rendit aux or- dres de sa souveraine. On le lit entrer, je lui dis que j'étais bien malade ; et il prit une part sincère à ma situation, et me promit de ne pas perdre do temps, pour m'apporter des nouvelles satisfaisantes.ee Je n'en attends plus, lui dis-je, mais je veux savoir ce que de- \ient Cinq-Marcs, et je crains bien que le seul espoir (|ui me reste ne me soit bientôt eidcvéj je souffre beaucoup, ne le dites pas à Cinq-Marcs. » Yillar- ceau, en nous quittant , [>ril la posteet se rendit en Bour^oj^'uc. Quand il fut parti je dis à ÎNinon , (|ue mes douleurs

( 72 ) îoin de se calmer , augmentaient. Elle jugea que la nuit ne se passerait pas sans que j'accouchasse.

Elle envoya chercher tous ceux qui pouvaient me soulager. Malgré leur habileté je fus au plus mal, et je disais a JNinon, qui ne me quitta pas un ins- tant : c< Ah î mon Dieu ! tant souffrir , pour perdre ce qui devait faire le bon- heur de ma vie : est-il rien de pk^s malheureux : s'il fallait éprouver des douleurs bien plus vives encore , pour assurer son existence , avec quelle cons- tance je m'y soumettrais : mais, quand je pense que cette pauvre petite créa- ture, formée de mon sang , n'est peut- être plus , que je mettrai au monde un être privée de la vie avant d'avoir vu le jour , cette pensée me désespère : je l'aurais tant aimé 5 être mère est si doux, mais je ne le serai pas, et son père m'abandonnera. Eloignez donc ces douloureuses pensées , ma chère

( 73) Marlon, elles vous tuent. Et qu'ai-je besoin (le la vie quand je n'ai pn la donner à mon fils, quand mon époux m'abandonne : les douleurs devinrent si vives , les aecidons si graves , que je n'eus plusla force d'cxpnuîcr mes cruel- les rétlexions.Ellesseconcentraicnt dans mon cœur, et le déchiraient. Après être restée dans ce triste étal pendant plus de quinze heures. Je cessai do souf- frir, mais mon fds n'était plus- on ne put me le dissinmler, car je voulais le voir; oa ne le voulut point, et je com- pris alors que toute espcrance était dé- truite : je fus plus de vingt-cinq jours entre la vie et la mort, ^'inon me ren- dit des soins que j'aurais envain at- tendus de ma sœur. J'a\ais été si mal, que toutes mes idées s'étaient l)rouiI- lées. Je ue me sou\enais plus du de- part de Villa rceau , qui était de retour depuis quinze jours. Enlîti je me le rappelai; mais ÎNinon (jui craignait que

II. <t

( 7* ) ce qu'elle avait à m'apprendre, n'a- joutât au danger de mon état , médisait toujours , je n'en ai point de nouvelles.

CHAPITRE XXI.

Quand Ninon , après avoir consulté mon médecin , crut qu'elle pouvait m'instruire de l'exil de mon mari , sans craindre que cette triste nouvelle ne fut dangereuse pour moi , elle dit que Villarceau était de retour, qu'il avait vu Cinq-Marcs qui se portait bien , et était exilé à la terre de M.'"' d'Effiat ; qu'il lui avait donné une lettre pour moi , qu'il m'en avait écrit plusieurs autres , qui , selon toute apparence , avaient été interceptées j et elle me la remit. Je la lus avec empressement , mais je ne trouvai pa§ ce que je vou-

(75) lais. C'était bien la lettre d'un liomme d'honneur qui tenait à ses engagcmens , tant qu'il lui serait possible de les rem- plir, mais, ce n'était point celle d'un époux aimant passionnément celle qu'il a associée à son sort, et dont rien ne peut le séparer. Il m'assurait qu'il fe- rait tout son possible pour me défen- dre des ennemis que . notre union m'avait faits. 11 avait appris, je ne sais par quelle voie , que j'avais cessé d'ê- tre mère; il s'aifligeait avec moi de la ])erte de notre enfant , mais il était aisé de juger, par le peu de clialcur de ses expressions, que M.'"* d'Effiat avait, par son ascendant, fait voir à Ciuq- iNIarcs que le ciel s'était déclaré con- tre ce mariage clandestin , en ayant retiré à lui l'enfant (julen était le fruit. Quand ou est profondément afiligé, et que celui sur Iccjucl on com[)tait pour adoucir votre douleur, en la partageant, semble au contraire la sentir beaucoup

4.

( 76) moins vivement , c'est un surcroît de chagrin qui devient insuporlable. 11 fut tel que je tombai dans une situa- tion de santé fort critique , et INinon se reprochait d'avoir satisfait trop tôt mon inquiète curiosité. Cependant , comme si j'avais été destinée à prouver à mes contemporains et à leurs des- cendans, que rien n'est plus incertain quela fortune , par J'extréme vicissitude de la mienne, je revins à la vie ; mais je n'avais pas une santé aussi florissante qu'avant ma maladie.

L'exil de Cinq - Marcs ne finissait point. Villarceau m'assura qu'il parais- sait décidé à ne point céder. Cepen- dant , aucune de ses lettres ne me par- venait, ou peut-être ne m'en écrivait-il pas. Je restais dans une grande anxiété quand je reçus un mandat d'amener du lieutenant criminel. Quelle était celle de mes actions qui pouvait me con- duire devant ce tribunal redoutable ,

(11)

nuinc lorsque Ton est innocent ? Quel crlnjc m'imputait-on? Comment jjou- vait-on m'accuser d'une manière aussi grave? Etait-ce pour avoir épousé un homme libre, lorsque je Pétais moi- même? Il m'éUiil impossible de décou- vrir la raison pour laquelle on me trai- tait avec cette rigueur.

INinon me conseilla de mellrc, comme on le disait alors ^ mon innocence au grand air. Elle me fit offrir, par Yil- larceau, de me prêter une terre qu'il avait dans les Vosges, je serais en sûreté, [)arce qu'elle était dans la sou- veraineté du duc de Lon aine. J'accep- tai ce service, et je convins avec mes amis de ne pas perdre un instant pour quitter le royaunie.

Je sortis de chez moi , à pied, dégui- sée en marmotte, avec ma fidèle Dort)- théeet son mari, qui étaient vétuscomme lesJiabitans delà Savoie. Une heure après que j'avais quitté ma maison ,

( 78 ) îes sbires vinrent m'y chercher ; mais* ils ne m'y trouvèrent pkis , ni rien qui pût tenter leur avarice , car , grâce à INiiion , mes plus précieux effets étaient chez elle en sûreté , et elle devait m'envoyer mes bijoux , mes diamanset ma vaisselle d'argent par ma voiture j qui allait m'attendre à la Villette^ mes robes et mon linge vien- draient par les messageries à Remire- mont , ville auprès de laquelle était le château du marquis , que l'on nommait Valsery. Nous passâmes la barrière sans difficulté , et , comme je l'ai dit , je trouvai 5 à la Chapelle , ma voiture et les chevaux de Yillarceau j qui me conduisirent jusqu'à Dammartin. J'a- vais , ainsi que mes domestiques , changé de costume dans la maison d'un tisseran , à qui nous laissâmes les habits que nous avions pris pour échapper à mes ennemis. Je trouvai mes chevaux à Claie , et je fis avec eux une très-forte

(79) journée , de manière (jiie nous étions , le soir , à Chateau-Tliicrry , je pris la poste , laissant mes chevaux . que mon cocher était charge d'amener à liar-lc-Duc. Comme rien n'annonçait dans ma manière quelqu'un qui fuyait, et que j'étais à plus ele vbigt lieues de Paris je n'éprouvai aucune difllculté, pour me procurer des chevaux , non seulement à cette poste , mais à toutes celles de la route 3 je payai généreu- sement les guides , et courus nuit et jour jusqu'à ce (pic j'eusse gagné les frontières de la Lorraine , j'entrai le seconj jour après mon départ j alors je me reposai , et attendis , à Bar-le- Duc , que mes chevaux m'eussent re- joints, parce que j'aimais mieux arriver avec eux à \ alscry. Je dovitis y porter le nom et le titre de coFutesse de Rieu- ville , venant en Lorniine , pour pren- dre, riU>si(ot (jiie la saison le |)er- mettrait , les eaux de Plombières.

(8o)

J'étais si maigre et si pâle , que l'on devait trouver tout simple que je vinsse dans cette province , pour rétablir ma santé , qui , au fait , était encore dé- labrée. La fatigue du voyage , l'inquié- tude d'être arrêtée avant d'être sur les terres du duc , me rendirent réelle- ment malade , et j'avais une assez grosse fièvre 5 quand j'arrivai à Yalsery. Yil- larceau m'avait donné une lettre pour son concierge , et m'annonçait à lui comme une parente du marquis ^ pour qui il avait la plus grande con- sidération.

Cet homme s'empressa de me pré- parer le plus bel appartement. J'an- nonçai que mes malles arriveraient à Remiremont par les messageries. ÎSinon avait fait fait placer assez de choses dans ma voitnre . pour attendre le reste commodément. J'étais encore si faible et si abattue , que je ne pensai qu'à me rétablir ; je n'avais pas la force

C8i ) de m'inqiiictor tic mon sort : il me semblait trailloiirs que la mort de mou cufnnt a\alt ant'auti pour moi toute espérance.

iNinon in'écriNait Irès-exaclcment ; ses letlres cliarmaiout ma profonde so- litude. Dans une, elle mo marquait que Cinq-Marcs é(ait de retour à l\iris et à la cour, on il a\ait été revu du maî- tre avec plaisir , que M.'"*' d'Elliat sui- vait contre moi ses mauvais desseins , et qu'elle était désolée que je me fusse dérobée à sa veuf^cance. Le mandat d'an}ener . m'écrivait INinon dans une autre lettre, a été changé en un man- dat d'arrêt : Comme mes ennemis ne sa>aient j'étais , il ne pouvait être mis à exécution- et ainsi je devai» ttrc parfaitement tranquille !

Le repos et un certain oubli do moi , me rendirent la santé , et avec elle en- core assez de beauté pour que quelques personnes qui habitaient Rcmircniont,

4..

( 8^ ) m'ayant rencontré dans la campagne , je promenais mes ennuis , dissent chez l'abbesse du chapitre* de Remi- remont (i) que j'étais charmante. L'ab- besse demanda qui j'étais ; on me nomma du nom que je portais depuis que j'étais à Yalsery. Le nom de Rieu- \ille ne lui était pas inconnu , mais il y avait différentes maison qui le por- taient. LesE-ieuville de Sceaux, les Rieu- \ille de Lormiac , les Rieuville , que sais-je ! 11 n'y avait que les Rieuville de Sceauxquifussentbons rquelqu'un m'as- sura que j'étais de ceux-là, car il avait envie que l'abbesse m'engageât a venirau chapitre.Heureusement quel'on me ren- dit cette conversation j je dirai bientôt de quelle manière et comme vous pen- sez bien, je fus veuve du comte de Sceaux Rieuville, ou de Rieuville Sceaux, com- me vous voudrez : mais je savais trop

(i) Chapitre noble de chanoincsses.

( 83 ) combien cela était important dans un cliapitrc noble, pour ne pas donner à mon soit disant mari , la plus liante naissance possible.

<( Vous vous rappelez le petit sémi- nariste, Fabbé dont je ne savais pas le nom.' Et dont vous nous avez as- suré , dans votre première partie, que nous n'entendrions plus parler. )) C'est vrai, il entrait alors dans ma fantaisie de ne rien rapporter de mon séjour en Lorraine: elle a changé depuis. Ce petit séminariste , que je ne croyais jamais

1^ revoir, eh bien ! il était grand-vicaire ! de Toul , et venait souvent , à Remire- moot , faire sa cour à madame l'ab- besse : c'était un de ceux que j'avais rencontrés dans mes promenades so- litaires , et voici comment.

11 chassait dans un bois , il ne m'eut pas plus tût aperçu , qu'il me reconnut. Il vint à moi , et me dit : « Serait-ce vous ^ njudamc , avec qui

( 84) j'ai eu le bonheur de faire la route depuis Besançon jusqu'à Châlons , il y a quelques années? Cela est pos- sible, M. l'abbé j mais je ne pourrais vous l'assurer. ^— Quoi! vous ne vous souvenez pas de cette nuée d'abbés qui étaient avec moi , ni de M. de Flo- range? >) J'avais d'abord eu la volonté de ne pas convenir que c'était bien moi qu'il avait vue ; mais , je ne sais, je me rappelai avec plaisir ces preaiières émo- tions de ma jeunesse , et je pensai que je ne serais que ce que je voudrais; ainsi je répondis : « Oui , je me le rappelle. Permettez-moi , M. l'abbé y de vous dire que, puisque vous avez continué à marcher dans la carrière que vous avez embrassée, vous devez parfaitement connaître les lois de votre état, qui vous oljlig'^nt à la plus grande discrétion. J'ai des secrets impoitans à vous communiquer , si vous voulez, venir avec moi au château de Yalsery

(85 ) que j'iiabite. Je vous l'acontorai les divers cvèncniens qui m'ont amenée dans cette soliliulo que vous em- bellissez ! » et il accepta avec gmnd ]>laisir la proposition que je lui fis. INous suivimes une route qui condui- sait à une petite poile du parc. Cette terre , dit-il , est à M. de Yillarceau ^ il en a dernicieraent liéiilé de son père.» Cela est vrai. L'auriez -vous épousé? Non, j'ai fait un bien plus. l)eau mariage. Plus beau î - Oui , beaucoup plus considérable; je vous l'apprendrai. Entrons dauscette tourel- le-là, on ne nous eiitendra pas. J'ouvris la porte, et nous nous trouvâmes dims \\\\ charmant oratoire. Pouvait-on être mieux pour recevoir un grand vicaire? A peine étions-nous assis, que je lui dis , je ne suis [>olnt veuve du comte de Rieuville, mais je suis la femme de M. de Cinq-Marcs. Le grand écuycr? Lul-mèiuc. Le favori

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du roi? 11 n'y en a pas d'autre. Je ne suis néanmoins connue que sous le nom de la comtesse de Rieuville, et je lui expliquai tout ce mystère. 11 trouva que M. de Cinq -Marcs avait très-bien fait en épousant une femme belle , charmante, ayant un peu de co- quetterie, je m'en souviens, mais cela réveille l'amour.» Tous le prenez,mon cher abbé ^ sur un ton si aimable , que je veux vous faire grand aumônier, si je gagne mon procès. L'un serait moins étonnant que l'autre. ))

L'abbé, qui se nommait Stain ville , me trouvait , disait-il , une femme charmante. Il m'engagea à paraître dans le monde, ce II faut venir à Rémi- remont* nos chanoinesses sont aima- bles; les vieilles sont un peu entichées de leurs trente-deux quartiers -, mais les jeunes sont très-gaies. On danse, on fait de la musique. J'ai une nièce parmi elles, la pauvre Blanche, qui,

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faute de pouvoir se marier, fera ses vœux. C'est dommaj^e, car clic est charmante. J'aurai, lui (lis-jcj grand plaisir à la voir , et ce serait une rai- son qui me dctcrniincrait à aller chez votre abbesse. w Je lui demandai ce qu'était devenu M. de Florange. Je crois qu'il a été tué devant la Rochelle^ et je pensai que peut-être l'infortuné avait péri à l'instant je venais cher- cher Buckingliam: ce que c'est que la destinée; mais je gardai cette réflexion pour moi, car je voulais n'être pour Tabbé que l'épouse de Cinq-Marcs, persécutée par sa bolle-mère. Avoir la considération qui tient à la vertu, est un désir dont les femmes se défont dif- ficilement.

J'engageai faiibéà dîner, il l'accepta. Le repas fut aussi délicat qu'il était possible, sans avoir été prévenu. J'a- vais fait venir mon cuisinier, et c'était un des meilleurs de Paris.

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-Après le dîner, nous fîmes un tric- trac j et, comme il était tard, je fis met- tre les chevaux pour le reconduire à Remiremont, il devait passer quel- ques jours. On pense bien que j'avais les six plus beaux chevaux de l'écurie du roi, et quoique mon cocher et mon postillon fussent sans livrée, mon équi- page n'en avait pas moins le plus gi^nd air. L'abbé fut donc parfaitement per- suadé, que j'étais bien réellement com- me je l'étais en effet, femme du fa- vori du roi , et il se flattait bien que mon crédit le mènerait au moins à l'évêché.

11 revint donc tout enchanté de sa bonne rencontre, et se promit bien de profiter du voisinage. Ce fut lui qui dit à Fabbesse, que j'étais des bons Rieuville, et avec cela beaucoup de bien de moi, disant qu'il m'avait connue avant mon mariage, et Fab- besse demanda qui j'étais et mon nom.

(89) Et se rappelant celui Je Grupin ( il ne me connaissait point sous celui de Lormc) il pensa que, sans grand incon- vénient, il pouvait rallonger d'un i^ pour me donner une origine italienne, elle est, dil-il, mademoiselle de Gra- pini.' C'est apparemment d'une Mai- son d'Italie.' Je le pense; mais on avait vu ma voiture, mon bel attelage dans les rues de Remiremonl. J'étais sûrement une veuve fort riche; et on pensa à m'atlircr à la ville. Il devait y avoir un bal pour la fétc de l'abbessc," qui se nommait Adélaïilc. La nièce (i) de madame l'engagea à m'invitcr. Cel- le-ci consulta Tablée, qui asbura qu'on ne pouvait avoir un maintien plus noble et en même temps pbis modeste. « Elle vit,'ajouta-t-.il , dans la retraite k plus profonde, et la plus grande difll-

(i) On appelait ainsi uuc jeune clianoinessr, qu'uoc plus àgoe adoptait.

(9o) culte sera qu'elle veuille accepter. )) L'abbesse consentit à ce que sa nièce et ses jeunes consorts désiraient. Le billet fut porté par un homme à che- val^ mais l'abbé avait promis de se trouver chez moi quand il viendrait. Il partit donc de fort bonne heure , et vint me demander à dîner comme de coutume. Nous sortions à peine de ta- ble, que l'on vint me dire qu'un la- quais de madame l'abbesse de Ptemire- mont demandait à me remettre une lettre de sa maîtresse. Je dis que l'on fît entrer, je pris la lettre et la lus. J'avoue que cette invitation m'embar- rassait. Je trouvais bien quelque plai- sir à voir cette fête , à m'y trouver per- sonnellement invitée; mais que di- raient ces nobles et fières personnes, si elles apprenaient jamais qu'elles ont dansé avec Marion de Lorme. Mais ne suis je pas madame de Cinq-Marcs, et, à ce titre, qui peut trouver mauvais que

(91 ) ra])bessc criin cbapitre me reçoive chez elle? 11 v avait bien quelque cliosc de plus à dire ; mais qui le saurait dans les Vosges. Je ne lis donc quelques difllcultés que pour la forme. L'abbé insista. Toutes ces dames le désirent, disait-il, j'ai promis pour vous, et il fallut bien que je prisse la plume pour répondre. Je le fis avec la plus extrême politesse , et l'abbé parut enchanté.

CHAPITRE XXII.

Depuis que j'avais perdu avec mon enfant l'espoir de voir reconnaître mon mariage, j'avais été si profondément affligée , que je ne m'étais [»as occupée un seul jour de ma tuihîtte. H fallait bien y penser pour paraître à ce bal , toute la noblesse des environs se

(92) trouvera. Je cherchai, avec Dorothée ce qui me siérait le mieux parmi mes nombreuses parures. Je me décidai à une jupe de satin blanc brodée en per- les fines et or, et au corset de velours bleu céleste, avec une broderie pa- reille au jupon , un collet de point d'Angleterre,' que le pauvre Buckin- gham m'avait priée, quand je quittai la Rochelle, d'accepter, comnje sou- venir , et qui était d'une rare beauté. J'avais tous les diatuan-s de mon -écrin , qui valait au moins cinquante mille ëcus. J'avais fait venir d'Italie , avant mes malheurs, une caisse de fleurs ar- tificielles (i). Comme je cherchais cel- les dont je me parerais^ je vis au mi- lieu des roses, du jasmin, une guirlande de bluets, si parfaitement imitée ^ que

(i) A. cette époque , et longlciiips après, on ne faisait de belles fleurs qu'en Italie et à Lyon ; mais celles-ci étaient bien inférieures aux autres.

(95) l'on eiit dit que l'on venait de les cueil- lir. Je la pris de prcTcTcncc à toute autre. Dorolliée n'en pouvait deviner la raison , et je ne la lui dis pas. Elle ne servit néanmoins , dans ma coiffure, que pour relever, par sa simplicité , l'é'» clat des dianians dont j'étais couverte. Je me trouvai si brillante et si belle que je crus pouvoir faire au nioinâ autant d'effet dans le bal que si j'eusse eu soixante-quatre quartiers.

Cependant, je ne pouvais m'cnipé- clier, dans le chemin de Valscry à Remiremont, de penser , que se serais peut-être embarrassée, ne connaissant personne , pour entrer chez l'abbesse : mais le charitable abbé se trouva com- me par hasard dans le salon qui pré- cédait la galerie Ton dansait. 11 >int à moi avec le plus respectueux em- pressement , et j'avoue que je fus fort aise quand je le vis. Lorsfju'il apper- <;ut la guirlande de blucls , il me dit :

(9^) a Ah ! dangereuse Syrène , ne peut-on échapper à votre séduction , que par la fuite des bluets î Ce sont ceux que vous m'avez donné. Us sont devenus immortels , symboles de l'a- mitié 5 qui ne redoute pas le temps : j de quelque sentimens qu'ils soient \ l'emblème, il est impossible d'être plus touché que je ne le suis d'un si ai- mable souvenir, auquel je ne m'at- tendais pas. Heureux qui peut en pro- fiter , mais ... . il s'arrêta. Puis il me dit : j'ai pensé qu'il vous ferait plaisir , que quelqu'un vous présentât à l'abbesse. Ma nièce , comme vous sa- vez , est ici. Je l'ai prévenue. Nous la trouverons dans un cabinet qui est entre ce salon et la galerie , elle nous attend.)) Il ouvrit une porte , et je vis une jeune personne charmante, qui vint au-devant de moi, et me fit mille amitiés. Elle était fraîche et simple comme la fleur des champs, elle ve-

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naît d'avoir dix-huit ans , et j'aurais Lien troqué, contre sa naïve beauté, celte candeur virginale , qui parerait même la laideur, le faste de ma pa- rure. J'avais presqu'envie d'oter ma couronne do l)|ucts pour la mettre sur sa tète mais non , <piand je m'en suis parée pour la première fois , j'é- tais déjà coquette , cette aimable jeu- ne personne ne le sera jamais , et la rose blanche qui est posée sur ses beaux cheveux blonds , est le seul sym])ule qui lui convienne.

L'abbé nous quitta. H ne pouvait paraître convenablement dans une as- semblée si nombreuse, oii Blanche de Slain ville m'eui^agca à entrer. On eut pu dire en nous voyant: beauté an- cienne et beauté nouvelle. Je n'étais rien que par l'éclat de la parure et les grâces majestueuses que j'avais prises avec les années. Blanche était le vrai bouton de rose. Elle me pré-

(96) senla en rougissant (i) , à l'abbesse, qui, éblouie par ma magnificence, me reçut comme elle aurait fait à une prin- cesse du Saint-Empire.

La nièce de l'abbesse ouvrit le bal , avec un homme ayant au moins tren- te ans 5 dont la figure ne me parais- sait pas inconnue , et comme elle était remarquable par la régularité et l'ex- pression 5 choses qui se trouvent ra- rement réunies , je demandai à Blan- che qui était resiée assise à côté de moi 5 comment on le nommait. C'est M. de Senneterre , dit Blanche avec une émotion , qui ne m'échappa pas : elle ne perdit aucun de ses mouve- mens , et elle me disait de temps en temps , convenez que l'on ne peut mieux danser , et j'en convenais. Mais ce que je ne pouvais concevoir , c'est que je connaissais la physionomie de

(i) Il y avait de quoi. {Note de l'éditeur).

(97 ) cet homme , et cependant son nom ne me rappelait aucuns de ceux dont j'avais entendu parler. Je le dis à Blan- che , en lui demandant si elle ne se trompait pas. «:Mon Dieu ! non , reprit- elle , avec un soupir , c'est bien son nom Senneterre. Je le connais beau- coup, beaucoup trop pour mon mal- heur. — Quoi ! aurait il eu des torts avec vous? 11 a cependant Tair doux et sensible. On ne peut Totre plus que lui , et il n'en est pas moins vrai que je voudrais ne l'avoir jamais connu.»

M. deSenueterre , d'après les ordres de l'abbesse , vint m'oflVir sa main pour danser une courante. Je crus apercevoir un si^ne qui semblait dire à Blanche , j'aimerais bien mieux que ce fût avec vous. En vérité, je lui aurais cédé volontiers mon danseur mais c'était im|)Ossil)le. Je pensai tou- tefois à briller {)ar la supériorité de ma 11. 5

( 98 ) danse. J'avais passé dix ans pour la première danseuse de Paris , et je n'a- vais à craindre qu'un peu de faiblesse dans les jambes et le défaut d'exer- cice : néanmoins, forte de ma parure, et de l'éclat qu'elle communiquait à toute ma personne , je saluai sans em- barras cette imposante réunion , et , m'élançai avec la légèreté et la pré- cision qui font le mérite de cette danse , bientôt, habilement secondée par mon danseur , qui était excel- lent , nous entraînâmes tous les suf- frages et nous fûmes couverts d'ap- plaudissemens.

Quand la danse fut finie , l'abbesse fit signe à M. de Senneterre , de m'a- mener près d'elle. Elle était assise sons un dai 5 et je m'y trouvai aussi- car elle fit placer un fauteuil tout près du sien. Eh bien ! gens orgueilleux , vous voyez qu'il vous arrive quelque- fois de terribles mécomptes. Tous les.

' ( m)

yeux étaient tournés sur moi. Scnuo- terre , quoi<jii'assis à mes jùcds , ne voyait (jiic Blanche. Blanche n'a- percevait queSennctcrre. Cependant il y avait une assez grande dislance d'âge entre eux. Senneterre avait au moins seize ans plus que sa maîtresse. Néan- moins leurs amours m'intéressaient, il me paraissait qu'il pourrait y avoir moyen de les unir. Je résolus d'en par- ler à l'abbé : mais avant je voulais savoir de la jeune personne quelle était la raison qui ne lui permettait pas d'é- pouser celui qu elle aimait , et la for- çait à prononcer des vœux. Le bal ne me parut pas convenable pour cette confidence : et je ne cherchai point à reprendre la conversation , ou plutôt il ne m'aurait pas été possible, car lab- l)esse me gardait auprès d'elle 3 j'avoue que j'aurais autant alnic (pie cela ne fut pas , et cet honneur me gênait beaucoup. Elle m'accablait de <jucs-

( ïoo ) lions toutes assez enibarassantes pour moi. Je me trouvais heureuse quand la danse me faisait quitter le dais de l'abbesse , et cela arrivait assez sou- vent, parce que tous les bons danseurs voulaient figurer avec moi.

Enfin, on servit le Medianoche , et je fus encore à côté de M.™^ de ***, mais comme elle avait un très-grand appétit et qu'il fallait qu'elle fit les honneurs de son magnifique repas , il ne lui restait pas beaucoup de temps pour me faire des questions. Après le souper on reprit le bal. Ayant deux lieues à faire pour retourner chez moi , je priai M.™^ de ***" de vouloir bien m'excuser , si je me retirais un peu plus tôt ; elle voulait que je restasse, et disait que je ne m'en irais que le len- demain. Je l'assurai que cela m'était impossible , et comme j'avais don- né l'ordre que mes chevaux fussent mis à deux heures du matin , on

( loi ) vint m'avcilir qu'ils étaient prêts.

Je pris coD^é (le l'abbcssc et de sa iilècc , mais suitout je témoignai une véritable aflection à Blanche ; et lui fis promettre de prendre jour avec son oncle pour venir à \alsery. Je con\lns (pi'elle m'écrirait, que je lui enverrais ma voilure , et (juM lallait qu'elle demandât à l'abbessc un congé de huit jours , que nous enq»k>icrions peut-être d'une manière (]ui lui se- rait agréable. Elle le sera toujours , reprit Blanche , quand ce sera près de vous.

Deux jours après Tabbé m'écrivit , que , sensible à l honneur que. j'avais fait à sa nièce , il acce|)lait j)our elle et pour lui, l'aimable invitation que je leur avait faite, pour le jour d'a[)rès celui il m'écrivait. Je donnai sui- le-champ l'ordre au concierge, défaire j)réparcr deux logemcns, un pour l'ab- , l'autre pour sa nièce , et j'eus

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soin que celle-ci trouvât sur sa toi- lette j tout ce qui pouvait lui être agréable en bagatelles sans valeur et qui coûtent si cher, mais qui, en raison de leur inutilité , peuvent s'offrir et s'accepter.

Je fis partir ma voiture d'assez bonne heure, pour que mes chevaux pussent se reposer, et cependant qu'ils auienas- sent Blanche et son oncle pour diner. Quand je les entendis, j'allai au-devant "d'eux jusque sur le perron. Blanche , s'élança de la yoiture dans mes bras et me témoigna tout le plaisir qu'elle avait de se trouver chez moi. L'abbé en avait au moins autant , mais il n'o- sait l'exprimer aussi vivement.

( 1^5 )

CHAPITRE XXIII.

Après lo diner , le ^rand-vic;»irc se retira dans son apparlemcnt |)Our dire son bréviaire , et je rosUn seule avec I^Ianche, à sa «grande satislactlon , car elle allait parler do Sennetcrre ; pou- vait-il y avoir pour elle un suj.l plus agréable à traiter? a Mademoiselle, lui dis-je 5 je puis peut-être par ma posi- tion , qne monsieur votre oncle coii- nait bien , vous être plus utile qne vous ne l'imaginez , si ce n'est à vous , an moins à M. de Sennetcrre , aucjuel vous paraissez prendre cjuebju'intérét, •>— Beaucoup, madame, c'est Tami de mon oncle. Quel est son grade dans l'ar- mée. • Capitaine de drairons. S'il était major, il se tiouverait parfai- tement heureux , j)aree (ju'il j)ourraif

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espérer de l'avancement n'ayant en- core que trente quatre ans *, mais com- ment s'en flatter , cela est si difficile. Cela me le sera moins que vous ne l'imaginez : j'écrirai à quelqu'un qui le servira chaudement. Il me faudra pour cela voir M. le comte de Senne- terre et qu'il me donne l'état de ses services : il faut que l'abbé lui écrive de venir ; en faisant pour lui ce qu'il dé- sire ce pourrait être un moyen pour vous procurer un établissement avan- tageux. • Jamais , madame , M, de Senneterre ne peut m'épouser , je suis pauvre, être cbanoinesse le reste de mes jours, est tout ce que je peux espérer. Et cet avenir ne vous aiîlige pas. La bonté que vous avez, mada- me, de vous intéresser à moi, ne me permet pas de dissimuler avec vous, je sens que je serai malheureuse 5 que de renoncer, à dix huit ans, à être épouse et mère est un malheur auquel

( io5 ) j'ai Lien do la |)clrie à me résigner. Ce regret que toute femme éprouverait dans votre position j n'a t-il pas pour vous <juel(pie chose de plus pcniljlc encore, et un sentiment plus tendre , ne vous engagerait-il pas à éviter de faire des vœux que votre cœur rejette. HlIjs ! madame , conmient pour- rais-je avouer un sentiment que je ne puis espérer voir sanctionner par la religion. Peut-on vouloir le malheur de ce que l'on aime, en lui faisant faire une aussi haute folie. Si j'ai le malheur d'aimer M de Senneterre, je dois souf- frir seule de ce sentiment et exiger qu'il m'oublie. C'est un procédé bien généreux ! Mais , comme je vous l'ai dit, si j'obtenais du ministre que M. de Senneterre fût major, et que je vous fisse avoir quarante mille francs de dot , comment vous n'en voudriez j)as? Ah ! par pitié pour moi , mada- me, ne me présentez pas comme pos-

9-

( io6) slblece bonheur^ si je venais à le croire, et que cette espérance fut déçue , je serais trop malheureuse." Vous l'ai- mez donc bien tendrement? « Bien plus que ma \ie , mais pourquoi me forcez vous, madame, à avouer ma fai- blesse, à quoi me servira cet amour si tendre , si sincère , à le pleurer tout le temps que je \ivrai; je vous le disais, il m'eut été bien plus heureuse de ne l'avoir jamais vu, et elle se mit à pleurer. Je me rappelai qu'au même âge qu'elle, je pleurais aussi le joli Flo- range , et, quand je pensais a ce que m'avait dit l'abbé , que le pauvre infor- tuné avait été tué à la Rochelle , je ne pouvais retenir quelques larmes. « Ah! madame, vous pleurez ; vos larmes s'u- nissent aux miennes. Quel excès de bonté! - Mon enfant , votre situation me touche : elle me rappelle que j'ai eu aussi des chagrins à votre âge; que j'ai- mais un être charmant. » Et vous ne

( 3^7 ) l'avez pas épouse!" Il m'a quitte. Ah! Scnricterrc n'est pas capable d'en faire autant.' Non à présent; mais (-pii sait si, dans sa jeunesse...» La rose,(ièrcdc riionimage du pa[)illon s'informe si elle est la première, à qui il olfreses vœux ? Elle se contente de j)enser qu'il n'ea aimera plus d'autres. Votre apologue est ingénicui -, vous avez raison , vous êtes bien faite pour fixer le papillon.

A cet instant l'abbé vint. Le cure passiiit assez souvent les soirées au clià- teau , et , comme nous étions qtiatre, je fis apporter une table d'ombre , je trouvais toujours le moyen que ce pasteur, qui n'était j)as riche, gagnât une pistole , et il disait : ce 11 me sem- blait , pendant la partie , <pK' je per- dais, et, à la lin , je gagne toujours. ))

On servit le souper, nous nous re- tirâmes immédiatement après , et , ou rejjassant machinalement , dans mou os[»!il j de quf'Ue manière mes jour.^

( io8 ) s'écoulaient dans cette paisible retraite^ je me demandais si je ne ferais pas aussi bien de vendre ma maison de Paris et mes diamans, et d'acheter à Yillarceau, celte terre je pouvais passer le reste de mes jours sans aliarmes ; que j'y aurais pour amis ceux à qui je ferai du bien, et principalement Blanche et son époux y si tout cela ne valait pas mieux que de lutter contre une puissance qui m'écraberait peut-être. Si Cinq-<Marcs m'aimait , il vieuchait , de temps en temps 5 partager ma retraite ; s'il ne .m'aime pas , à quoi bon plaider pour être sa femme , et je fus occupée de ce projet au moins cinq à six jours, tout en suivant celui du mariage de Blanche avec M. de Senneterre.

Le lendemain matin , après déjeû- ner, comme le temps était fort beau , malgré la saison , j'engageai l'a!)bé à descendre avec moi dans le parc. Quand nous fûmes dans une route qui

f 1^9 ) était loin dcriiabitaion,je lui dis: a Puis- que des circonstances prcsqu'inconce- vables nous amènent , après ])Ius de quinze ans, du coclie de Besançon dans ce eliâteau , qui serait demain le mien , si je le desirais , je veux , mon cher abl)c,si{^naler notre réunion, en faisant le l)onheur de votre cliarmante nièce» Il m'est ofTert par madame d EfTiat qua- rante mille francs, si je veux déclarer que.je renonce à faire valider mon ma- riage. Quand j'avais l'espoir d'avoir un enfant, j'ai repoussé cette offre avec dédain. Je sais , par quelqu'un de mes amis, qu'elle est encore prèto à le réa* liser. Fatiguée de la \ie, peu contente de M. deCinq-Marcs,qui,t<jt ou tard, m'abandonnera , je suis déeich'e à signer mon déiislemenl , à condition (|ue Cinq- Marcs obtiendra pour M. de Sen- nelerrc la première majorité vacante dans un régiment de dragons , à vous une abbaye j et que madame d'Effiat

( 110 ) donnera quarante mille francs en dot à mademoiselle Blanche de Stain- Tille. »

L'abbé ne savait s'il rêvait» « Quoi ! c'est vous 5 adorable Marianne, à qui ma famille devra tout son bonheur? Quoi ! c'est vous , que j'ai pu oublier depuis tant d'années ; que je revois brillante encore de mille charmes , quand il ne m'est plus possible de former aucun espoir? C'est vous qui voulez assurer le repos et le bonheur de mes jours, en faisant celui de Blan* che. Mais dois-je consentir à ce que vous acceptiez pour nous de briser des nœuds, dont vous pouvez espérer, à la majorité de M. de Cinq-Mars, une si brillante existence.- Je l'ai cru, comme je vous le disais, tant qvie je me suis flattée que mon enfant vivrait; mais je l'ai perdu , et son père , main- tenant libre, pouvant ais/ément se sous- traire à la surveillance de sa mère , n'a

( 111 )

pas cherché les moyens de se rappro- clicr do moi, ne m'écrit pas mémo pour me consoler dans mon exil. Mon illusion est délruite; Cinq-Marcs ne m'aime plus. » L'abhé chercha à me persuader le contraire; mais il ne put V réussir , et je repris : a 11 faut que je voie M. de Scnneterre. Ecrivez-lui que vous avez à lui pailer d'une chose qui l'intéresse, et qu'il faut absolument qu'il vienne ici , que je vous ai prié de l'y engager. Une chose essentielle, c'est (ju'il faut que ni M. de Sennelerre ni mademoiselle de Stainville ne sa- chent d'où viendra la dot. Je serais assez d'avis que ce fut vous qui soyez censé la domier. Vous direz que le bé- néfice que je vous aurai fait avoir, vous suflîsaut pour \ ivre aj^réablemcnt, vous vous défaites, en faveur de Blan- che, de CCS fonds, à condition qu'elle viendra avec son mari, tenir votre maison à Toul.- Eu vérité, madame^

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vous me causez un étonnement extrê- me. Quelle délicatesse, quel désinté- ressement ! et sans vouloir que l'on sache que c'est vous qui faites de si grands sacrifices; car enfin, ce sera bien vous qui doterez ma nièce. •— Non, car jamais je n'aurais voulu rece- voir cette somme, si elle ne devait pas être la dot de l'aimable Blanche; qu'elle passe dans vos mains pour marier votre nièce à celui qu'elle aime, cela ne change rien à ma situation, et me pro- cure seulement l'extrême plaisir de faire des heureux ; mais je vous le répète , je ne veux pas que M. et Madame de Senneterre le sachent.

L'abbé céda à ma volonté : il écri- vit dès le soir à l'amant de sa nièce. Je fis monter mon postillon a cheval, et il porta la lettre. Le très-amoureux. Senneterre se hâta de se rendre aux ordres de l'oncle de sa bien aimée, et nous le vîmes revenir avec Jame. IL

(ii5)

s'anéla dans le vestibule, et fit de- mander M. de Slainville j qui vint aus- sitôt , et lui dit que c'était moi qui voulais le voir. » Madame la comtesse de Rieuviile, et (jue me veut-elle?- Vous rendre le plus fortuné des hom- mes. — J'ai renoncé au bonliour dès que je ne puis être l'époux de Blanclie. Qu'importe, sachez ce que cette aimable fenmie veut faire pour vous. »— Je ne veux rien savoir. Elle est belle, riche; elle m'a paru très-aima- ble; mais je ne puis aimer (jue Blanclie. Eh bien î monsieur , retournez à Re- miremont sans la voir , sans la remer- cier de ses bontés, sans voir Blanche, vous en êtes le maître. ^Liis com- ment voulez-vous que je la voie : si elle a daij^Mié me distinj^uer, si elle m'offrait ce (pii ferait le bonheur su- prême de tout autre, que lui répondre? Vous ne savez pas, mon cher abbé, la colère qu'ins[)irc aux femmes un refus.

( ii4 ) ' Eh bien! moi, je vous assure que vous ne la refuserez pas. Et moi, je vous proteste que je ne consentirai point à manquer à la fidélité que j'ai promise à ma chère Blanche. Quand elle commencera son stage, je parti- rai pour Malte , et le jour elle pro- noncera ses vœux, comme chanoinesse de Piemiremont, je prononcerai les miens, comme chevalier de Saint- Jean de Jérusalem.' Rien de mieux que cela ; mais venez toujours présen- ter vos respects à la comtesse, voir ma nièce et dîner avec nous. Madame de Rieuville a un bien bon-cuisinier.* Ehî que m^importe? Mais enfin vous le voulez, monsieur l'abbé, si madame de Rieuville est offensée par mes refus, si cela vous attire des désagrémens, vous ne vous en prendrez pas à moi; je vous en ai bien prévenu. Oui, parfaitement, je prends tout sur moi*, et il se laissa presque entraîner dans

( "5) la galerie, je i'attendaii avec ma- demoiselle de Staiij\illc.

CHAPITRi: Wlll

Nous nous levâmes , Blauthc et ; moi, à l'instant ces messieurs en- trèrent. M. de Senneterre me salua d'une manière si respectueuse et en même-temps si froide, que je vis qu'il me croyait des prétentions sur lui , et , sans savoir ce ([ni sVtait passé en- tre lui et Tabbé , je me promis de le tourmenter , quand ce ne serait que pour le punir de croire (|ue j'en étais réduite à iiiire des avances , ce (|ui heureusement ne m'est jamais arrivé , et ce qui, à cet instant, n'était pas mé^ me à suposcr , car je puis en conve- nir^ j'étais encore fort IjcUc. Je pris

( ii6 ) donc avec lui un air caressant et je lui fis des reproches , disant qu'il avait fallu que je le fisse inviter par un de ses amis , pour qu'il pensât à venir dans ma solitude. Il balbutia quel- ques lieux communs dont je ne pus ni'eni pécher de rire intérieurement ; j'ajoutai : « Il me semblait que lorsque l'on a passé une nuit au bal avec une femme , que Ton a presque toujours dansé avec elle , cela suffisait pour lui demander la permission de lui faire sa cour , et je ne me crois pas assez disgraciée de la nature , pour que l'on se dispensât de suivre avec moi les lois reçues dans la société. Mon service, madame, m'occupe beaucoup. Lorsque l'on n'a d'autre moyen de parvenir que par son zèle , on ne né- glige aucune occasion de le prouver et des absences. . . . Fréquentes, je conviens qu'elles pourraient être re- marquées y mais venir une fois ou deux

("7 ) toutes les semaines , consoler une pau- vre veuve -, c'est une œuvre méritoire. ' Vous savez le contraire , madame , et qui ne serait flatte d'être admis dans votre société : il serait cependant possible que je fusse tics -peu propre

au rôle de consolateur et fort

mallieureuit moi-même .... \ ous êtes malheureux mon cher comte , vous m'intéressez encore plus. 11 faut m'ouvrir votre cœur. Je le disais à l'abbé, je vous ai trouvé l'air mélan- colique , rien ne me charme autant. Votre belle vous est infidèle , il faut vous en venger, ah! M. de Senneterre, la vengeance est si douce, c'est le plai- sir des Dieux. Je n'ai nul sujet de me plaindre que du sort. Un père barbare , un tuteur jaloux , vous sé- pare de l'objet de vos amours! Eh ! bien , mon cher , il faut penser à un établissement solide , une femme qui assurera votre avancement , et vous

( 118) apportera une dot, qui , jointe à vo- tre fortune et à vos appointemens , vous procurera une existence char- mante.— .Je ne veux point me marier. Voyez la calomnie , on m'avait dit que vous recherchiez une personne aussi vertueuse que belle , mais que vous ne pouviez l'obtenir : alors bais- sant les yeux , et minaudant comme une pensionnaire de couvent, j'ajou- tai , j'avais pensé, . . . j'avais cru , . . . . qu'un parti très-sorlable , . . . une per- sonne qui vous adore > Elle a

mille fois trop de bonté : j'ai déjà eu l'honneur de vous dire , madame la comtesse, que je ne voulais pas me ma- rier. — Pas même avec mademoiselle Blanche de Stainville. Qui vous dit ? - Vous ; j'ai beau vous dire , qu'il ne tient qu'à vous d'être le plus heureux des hommes , vous réj)on- dez toujours , je ne veux pas me ma- rier. — Ah! de grâce , madame , dai-

( i'9) «xacz ni'explK[\icr uue cûigme dont je cherche inutilement le mot. J'îiime à l'adoration, j'en conviens, raimal)le Blanche ; son oncle , sait que j'ai tout fait pour l'obtenir , mais sou père nous trouve trop pauvres. Décidé à ne vivre que pour elle, je ferai des vœux à Malte , quand clic prononcera les siens au chapitre. Ainsi toutes les propositions que je vous ai faites , vous les rejettez. Absolument. Si ce n'est pas de mon mariage avec mademoi- selle de Stainville , dont vous parlez. 'Ehî bien, quittons une plaisante- rie que je n'ai faite que pour vous tourmenter un peu, et si vous descen- dez au fond de votre cœur, vous ver- rez que vous le méritiez. Sachez donc que l'on ne pense poiiit à vous , que l'on n'y a jamais pensé et qnc trop de choses importantes occupent dans ce moment , pour clierchcr à faire des conquêtes. C'est donc de Blanche ,

( 120 )

«Telle seule que j'ai voulu vous parler. Je me fais fort de vous faire majo c d'avoir une bonne abbaye pour l'ab- bé 5 qui m'a promis qu'alors il dote- rail sa nièce. C'est peut-être un peu simoniaque, mais je prends sur moi le péché. »

M. de Senneterre, put à peine en croire son bonheur , il se jeta à mes genoux. C'est à ceux de Blanche , que vous devez être. De toutes deux , disait-il , mais nous le fîmes re- lever. La joie de cet aimable couple rafraîchissait mon âme fatij^uée de- puis quelques mois de tant de secous- ses. Après leur avoir laissé le temps j. d'exprimer l'un à l'autre leur amour, et à l'oncle et à moi leur reconnais- sance, je leur dis qu'il fallait parler raison , et après les avoir assuré que j'étais sûre d'obtenir ce que je deman- derais , je dis à M. de Senneterre , qu'il fallait qu'il me confiât ses états

C l'^i )

de service , pour que je les fisse passer à Sainl-Germain , la cour était alors. Il me dit qu'il serait, pour cela , forcé de retourner à Ilemiremont , ses papiers étaient restés ; mais que je pouvais être sûve qu'il n'y perdrait pas un moment.

L'abhé lui dit : Eli! Lion , avais-je tort ? Il convint qu'il avait eu la ri- dicule prétention de croire que j'a- vais des projets personnels et il se trompait bien , je n'étais pas accoutu- mée à aimer à crédit. 11 me demanda mille fois pardon , et je n'eus pas de peine à le lui accorder.

Blanclie me [)renait la main , me la baisait avec tendresse , l'abbé me disait les choses les plus llatteuses, il n'y avait que M. Senneterre qui éprou- vait avec moi uno^orte d'embarras , causé par des souvenirs vaj^ues , dont , [)Our rien au monde , il n'eut voulu (•arler. J'attribuais l'air conlraiîjt qu'il II. 6

avait à l'orgueil , et cela ne m'en donnait pas très-bonne opinion j il est humilié , me disais-je , des ser- vices que je lui rends 5 il n'en ferait donc pas autant à ma place : et je l'en estimais moins.

Après le dîner , nous fîmes de la musique , il nous quitta le plus tard qu'il put , et promit d'être au château le lendemain après la parade. Mes ob- servations sur le caractère du comte me faisaient craindre que Blanche ne fut pas aussi heureuse que je le dési- rais ; et j'étais bien loin de deviner le sujet du trouble que je remarquais dans son amant.

Blanche , qui adorait Sennelerre , ne voyait rien d'extraordinaire en lui , et se livrait avec toute la naïveté de son âge, à l'espoir le plus flatteur. J a- vais fait retarder le dîner, afin que notre amant eût le temps d'arriver , et , en effet, il fit une telle diligence , qu'il

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fut à temps de se mettre à table avec nous. Il me fit voir qu'il avait ses bre- vets. — ' Nous les e>iamiuerous après dîner, et il n'en fut plus question. Il semblait que nous prenions à tache , M. de Sennctcrre et moi , de nous tourmenter l'un après l'autre. Si je l'a- vais inquiète , quand il me croyait amoureuse de lui, je ne l'étais pas moins de voir ses regards sans cesse attachés sur moi., surtout lorsiju'ii croyait que je ne le regardais pas. Ce qui était singulier, c'est qu'au bal, il avait paru s'occuper peu de moi et beaucoup de sa danse , que la mienne faisait valoir, et c'est pour cela seule- ment qu'il me priait plus souvent qu'une autre, n'osant danser que rare- ment avec Blanche.

Dès (jue nous fiiraes sortis de table, j'avais engagé trois ou quatre per- sonnes des environs et le cure. Je priai ce dernier , de descendre avec eux

G.

( 124 ) dans la salle de billard , je dis que nous irions les joindre , et nous passâ- mes dans la tourelle avec l'abbé , sa nièce et son futur époux. Nous nous y enfermâmes. Alors M. de Senneterre me fit voir son brevet de sous-lieute- nant , et quel fut mon étonnement , de trouver le nom ... de Florange . . . Je dissimulai la surprise que ce nom me fit éprouver et je sentis qu'il était important que Blanche ne sût pas notre avanture du coche. Je ne m'en promis pas moins de me faire recon- naître à celui que dans mes mémoires j'appelle le joli sous -lieutenantw Je continuai à examiner les papiers. Nous fîmes un placet au roi , pour avoir la première place de major dans un régiment de dragons , vacante. Ce n'était que pour la forme : ma lettre à Cinq-Marcs valait mieux que tous les placets du monde , et j'assurai M. de Senneterre qu'il serait bien

#

( 1^^' )

servi. Lal)l)o était seul dans ma cou- (icleiicc. Jo dis cpic j'écrirais le lende- main à M. de \ illarccan. Nons re- passâmes dans la salle de billard , je gagnai queltjue parties an capitaine, qnejetronvais exlrèmementcliangé.On ne jnge de Teflet inévitable du temps , (pi'en regardant ses contemporains.

Mes voisins nous quittèrent, et nous finies de la musique, Blanche clianta à ravir et je l'accompagnai sur le cla- vecin. Ces plaisirs purs, et les cliar- mcs que l'on trouve avec ceux dont on fait le bonlieur , rendirent les liea- res de cette soirée très-courtes. 11 était plus d'une heure du matin , que nous n'aN ions pas encore pensé à nous re- tirer. Il fallut bien cepoiidant nous sé- parer ; jt; ilis à l'abbé , sans que Blan- che l'entendit , amenez M. de Senne - terre , demain , au pavillon de la Vo- lière, je veux vous parler sans qu'elle soit présente.

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Quoique je me fusse retirée fort tard, je rae levai de très-bonne heure, je fis la toilette la plus simple , point de rouge , une robe blanche avec une ceinture de rubans , mes cheveux , rat- tachés sur ma tête avec la fameuse couronne de bluets , ou plutôt celle qui rappelait la véritable , et , sous ce costume champêtre, je pris la route qui conduisait au rendez-vous que j'a- vais indiqué. C'était un charmant pa- villon , auquel était adossée une vo- lière , une glace servait de séparation entre l'un et l'autre , de sorte que l'on jouissait des jeux de ces jolis petits ani- maux , et on entendait leur ramage. C'était madame de Yillarceau, qui avait fait faire cet abri dans son parc , je m'y plaisais beaucoup. Il y avait en- viron une heure que j'y étais , quand je vis l'abbé qui venait avec M. de Senneterre.

Si j'avais engagé l'abbé à venir seul ,

( 127 ) la couronne; de blucts eût pu annon- cer tics (Icssc'iijs dangereux pour le salut de son âinc; mais j'avais de- mandé un tiers : à (pioi servait-elle ? il ne fut pas ioni^-tcnipsà le savoir. A peine Senncterrc fut-il entré et qu'il m'eût aperçue, il s'écria : c< Est-ce un songe, une illusion? cette cou- ronne de bluets, ces traits cliariuans, daignez me dire, madame, si ce que j'ai soupçonné depuis que vous m'a- vez permis de vous faire ma cour, est vrai ? Avant de répondre , je vous demande comment M. de Sen- netcrre s'appcllc-t-il de Florange (jue M. l'abhé m'avait dit avoir été tué à la Rochelle? Florange, reprit l'ab- bé, Florange! quoi! Senueterre, vous vous ap[)olez Florange? C'est ainsi que l'on n»'apj)clait, quand un jeune séminariste donna à la plus jolie per- sonne que j'aie vu, une couronne de bluets j y étes-vous maintenant, mon-

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sieur le grand-vicaire? Eh! mon dieu oui, j'y suis. Voyez comme cette charmante personne est encore belle et fraiche avec la même coiËPure. En vous voyant , madame , reprit Senneterre, on s'aperçoit que les an- nées n'ont fait qu'ajouter à vos char- mes, et si je pouvais êlre infidèle à Blanche, vous seule en seriez cause. « Rien de plus galant j mais je n'en suis pas la dupe , comme je l'ai été de votre belle déclaration et de celle de votre rival. Je me suis fait seulement un plaisir de vous réunir ici tous deux, sans que notre jeune amie le sût. Avec une âme aussi sensible que la sienne, tout fait ombrage. Mais , dites-moi donc, monsieur de Florange, com- ment vous appelez-vous Senneterre? Parce que c'était le nom de mon frère aîné qui est mort , en effet, au siège de la Rochelle on l'appelait quel- quefois Florange, nom d'une terre

( 129 ) qu'il avait vcnduo. Lorsque je le [ver- dis, je prtsie uoni de Senneterre. Mais moi, je ne conçois pas comment nous ne nous sommes pas reconnus Tabbc et moi.- Cela prouve, repritle grand- vicaire , que nous sommes assez chan- ges l'un et l'autre. La guerre et Ic^ tiavaux apostoliques ^icillisscnt tant. Pour vous . madame , je n'avais |)as be- soin do la couronne de bluets pour trouver dans votre plivsionoinie des souvenirs, qui se présenUiieiit sans cesse à ma mémoire. Si je n'en fus pas- frappé quand je vous ms la pre- mière fois au bal, cela tint à l'éclat de votre parure ; elle était si éblouis- sante, qu'elle dérobait aux regards ces grâces naïves que vous avez reçues de la nalm.e, et qui vous rendent tou- jours plus belle, moins vous employez d'art pour plaire. Ce malin vous êtes adorable; fabbé n'ose pas en conve- nir. La gravité de Télat l'en empêche;

( lôo ) mais un capitaine de dragons, qnoîqne araonrcux fou d'une antre, ne peut cependant s'empêcher de dire que vous êtes ravissante». L'abbé souriait. Je n'é- tais pas fâchée de l'avoir en tiers ; et, en vérité, je crois que si nous eussions été seuls, j'aurais en de la peine à me défendre contre son futur neveu. Il se passionnait au souvenir de l'a- venture du coche. Je finis par en rire, ainsi que l'abbé, qui le remercia du conseil qu'il lui avait donné de ne pas quitter son état qui le rendait très- heureu-x.

M. de Senneterre me parla de ma marraine, mais avec une extrême dis- crétion ; il avait un si grand usage du monde, qu'aucune de ses questions ns put m'embarrasser. On se doute bien que ces souvenirs de ma jeu- nesse augmentèrent l'intérêt que je prenais à la fortune de cet aimable of- ficier j et je ne le lui cachai pas , en lui

(iOl ) recommandant la plus grande disci c- lion vis-à-\is mademoiselle de Staiti- ville. INoiis restâmes près de deux heu- res dans cette retraite , et après nons être réitéré les assurances du plaisir que nous procurerait cette singulière et heureuse rencontre, nous revinnies an château, mais par des routes diffé- rentes , ])Our ne pas paraître avoir passé du temps ensemble. J'allai dans la chambre de Blanclie , qui ne faisait que de se lever. Je In plaisantai bur sa paresse , et Fcmmenai déjeuner avec ces messieurs qui nous attendaient dans mon appartement.

CHAl^ITRE XXV.

J'étais si persuadée (|uc je ne pour- rais être heureuse en m'ub^tifiant à garder un époux cpji paraissait élro

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devenu si in différent pour moi, que je ne faisais qu'un léger sacrifice à la paix, en signant mon désistement. Je le traçai dans les termes qui pouvaient m'ctre favorables, et j'y faisais valoir qu'étant dans les états d'un prince étranger, je n'avais rien à craindre des suites d'une procédure dont je n'aurais pas niénie l'ennui-, qu'ainsi, je ne consentais à la rupture de mon mariage , que pour l'intérêt de celui qui était encore mon époux et pour qui j'avais un attachement si sincère que, préférant sa tranquillité à mon l^onheur, j'adressais cette renonciation à Ninon , pour qu'elle la remit à Vil- larceau , qui la donnerait à Cinq- Marcs, ainsi que la lettre que j'écri- vis à mon volage époux , et dont voici la copie :

ce Yous , qui m'avez contrainte à être votre épouse légitime , lorsque je n'avais pour vous qu'un sentiment

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de prefcrcncc, à peine senti; vous à qui je me snis allachéo par la tlouccur et le charme de votre société, et bien plus encore par Ks liens (juc la na- ture avait formes entre nous et quo je vous ai vu chérir presque autant que moi. Comment pouvais-jc alors imairincr que, vous unissant à mes en- nemis, vous me hiisseriez déchirer par eux sans pitié, c'est ce que vous faites. II ne vous a pas paru suffisant que j'aie éprouvé la plus vive douleur par la perte de notre fds. Tous m'y avez abandonnée: vous l'nmiravez encore par l'idée que vous ne la partagez pas. Tout doit me faire Cioirc que vous ne m'aimez plus. A quoi sers irait de braser le courroux de votre mère, crhii , j)his danj^ereux pour \ous, du car^ii-al? Pourcjiioi vnudrals-jo vous expost r aux dangers continuels , qui n'auraient [)Oiir vous aucun dédom- magement? Vous m'avez trouvée ri-

( i34 ) che, indépendante, ne relevant que de Dieu et de ma volonté. Vous n'au* rez point de reproches à vous faire , car je resterai dans la même situation j^étais, quand vous vous êtes ima- giné avoir de l'amour pour moi. Ce- pendant j'ai eu un violent chagrin , des douleurs physiques. Tout cela demande quelque dédommagement. j'ai refuser avec hauteur, celui que votre mère m'offrait, il ne s'agis- sait pas de moi à cet instant, mais de l'état de l'enfant que je portais dans mon sein. Aujourd'hui , qu'il n'est plus question que de moi, Je "VOUS prie de dire à madame d'Effiat que j'accepte les quarante mille livres qu'elle m'a offerts, sans au Ire expli- cation 5 mais à vous je veux bien vous dire que je n'en veux pas pour moi , mais pour un être charmant, qui, sans cette so/nme serait condamné au céhbatp) et je lui i^contaises amoursr-

( i35 ) (le Blanche et d'Alfred. Je lui disais que la jeune personne était nièce d'un grand-vicaire de Toul, mon ancien ami, sans entrer dans aucun détail, et j'ajoutais : ccA'ous voyez que j'ai pris des cnj^agemcns, qu il faudra bien, mon cher Cinq-Marcs, que vous acquit- tiez. Que de maris se trouveraient lieureux d'être débarrassés de leur femme à ce prix! Je compte donc que vous ne me dédirez pas-, pensez que je suis encore votre épouse, en lé- gitimes nœuds, et que si vous ne faites pas mon capitaine , major d'un régi« ment de dragons, et mon grand- vicaire, abbé d'une riche abbaye, si votre mère ne compte pas quarante mille francs à Villarccau, j)Our les donner à l'oncle de Blariche, qui sera censé les donner à sa nièce, vous n'aurez pas ma re- nonciation. Bien plus, je prendrai vo- tre nom, je ferai habilLr mcsgensà votre livrée ; et je me ferai présenter

(i36) à madame la duchesse de Lorraine , comme madame de Cinq-Marcs. A celte cour , on est accoutumé à sou- tenir la validité des '^ mariages. Vous connaissez assez mon caractère, pour savoir que je ferai ce que je dis; mais j'aime mieux, comme je vous en ai assuré, votre repos que mon bonheur. 11 faut que vous achetiez votre tran- quillité en faisant la félicité de rnes jeunes amis. Hélas! pourquoi celle dont je n'ai fait qu'apercevoir l'ombre , s'est- elle évanouie pour jamais, et pourquoi les préjugés m'empêchent - ils d'être aux yeux de tous , votre fidèle et tendre épouse ?

» Marion de Cinq-Marcs.

«P.6'. Mon courrier restera àParis jus- qu'à la conclusion de cette malheu- reuse affaire, voulant une réponse dé- finitive.»

J'attendis avec un sentiment que

( i57 ) je ne [)Cii\ cU'fiiilr , le retour de Lau- rent. Je cral«^naisj je désirais que l'on acceptât mes propositions. IN'étre plus madame de Cinq-Marcs, la femme du i^rand ccuyer, du favori , (juand on Ta été, cpiand on en a eu un enfant, cela fait un vide dans la destinée*, mais aussi, être ld)rc , indépendante, revenir à Paris, j'ai laisse des amis fort tendres, toutes ces choses ont quelque mérite. D'ailleurs, je serais bien plus sûre de lixcr le sort de Sennetcrre sans de grands sacrifices; car j'étais décidée, si madame d'Ef- fiat ne donnait pas les quarante mille livres, à vendre une [)arlie de mes diamans pour iaire celle somme. 11 faut aussi ({ue je convienne (pie Cinq- Marcs était jeune, beau presque au- tant que Duckin^liam. Sa personne me j)laisait : et c'cbl peut-être ce qui rend plus difficile à rompre les unions mê- me de sim[)Ie amilié. On se [)lait à

( i58) porter avec complaisance les yeux sur l'objet aimé. Il joignait à ces agré- mens naturels un soin de sa personne , une recherche de propreté qui attache singulièrement. Partout oii il entrait, il parfumait l'air d'odeurs si douces et si suaves, qu'elles portaient le trouble dans les sens (i). Il, n'était pas brillant, audacieux comme mon pauvre duc , mais il avait bon air- son esprit était orné. Enfin , c'était , je me plais à le répéter , un homme très- aima- ble et auquel il fallait renoncer pour toujours. Hélas î quand il aurait pu , dans l'ombre du mystère, revenir quelquefois à moi, ce n'eût été qu'un surcroît de douleurs, quand le cruel Richelieu le sacrifia peu d'années après. Ainsi, j'eus tout lieu de bénir la

(i) Je suis sur cela de l'avis de madame de Genlis : c'est une des plus foues se'ductions.

(i39) Providence de ne lui en avoir pas don- né la pensée.

Je restai près d'un mois dans la plus cruelle incertitude , <|uand eu(in je vis revenir Laurent : mon cceur se serra , je devins tremblante et je n'eus pas la force d'aller au-devnnt de lui ; il entra dans la galerie j'étais , et me remit un pacpiet , dont l'adresse avait été écrite par Yillarceau. Je lui de- mandai s'il avait vu M. de Cinq-Marcs. 11 me dit que non , qu'il était parti avec le roi , pour aller dans la pro- \incc de Roussillon , ce qui avait re- tardé le retour de Laurent. Celui-ci m'assura, (pi'il sV'l;ut hien ennuyé à Paris. Je lui demandai , s'il a\ait été voir Sastenacre : il me dit que oui , qu'il était revenu dans sa famille et que M. de Ciinj- Marcs lui avait fait obtenir une bonne [»lace dans les octrois. ' Au nidins , dis - je , il a fait une bonne action 3 et , ayant en-

( i4o )

gagé Laurent à se reposer , je rentrai dans mon appartement pour ouvrir mes dépêches. Je vis, au premier coup- d'œil 5 que l'on s'était empressé de sa- tisfaire à toutes mes demandes beau- coup plus que je ne l'aurais désiré. Un brevet de major pour Senneterre , dans ie régiment de la Reine-Dragons; ?a nomination de M. l'abbé de Stain- ville , à l'abbave de Long-Pont ; un mandat de quarante mille francs au porteur , sur un des premiers baii- quiers de Paris , et signé par madame la maréchale d'Eltiat '. une le.ttre de Cinq-Marcs , une de Ninon , une de Yillarceau. Je tenais tous ces papiers, sans avoir le courage de voir ce que mon inconstant époux m'annonçait. Cependant je m'y décidai et je lus ce que je transcris ici :

ccComment répondre, chère Marion, à votre lettre, sans convenir que tous les torts sont de mon côté. Cependant

( l'ii ) il n'y a aucun doute que si nous eussions été en Angleterre, cette pa- trie de la liberté , et surtout de la philosopliie , j'aurais déclaré notre mariage, notre enfant eut vécu , nous en eussions eu d'autres , et je n'aurais rien regretté que ma mère , elle a été plus alerte que nous, et , à sa place, nous en eussions fait autant. Je Taire- vue , elle m'a dit qu'elle mourrait de douleur , si je m'obstinais à vouloir donner la sanction des lois à notre mariage. J'avais éprouvé, par l'alToction (jue je ressentais déjà pour l'enfant de notre amour , combien on peut aimer son fils, et, par conséquent, souffrir de le voir insensible à sa tendresse. Je me défendis faiblement. On prit mon si- lence pour une adhésion , qu'on n'eut jamais obtenu , si notre enfant eut vécu. On agit contre vous , ma chère Marion , en mon nom ; quand j'en lus instruit , je n'eus pas eu la force

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de m'y opposer. Les chagrins que vous avez éprouvés , ont été cause de la mort d'une innocente créature que j'aurais tendrement aimée , que j'ai sincèrement regrettée. Mais qu'aurais- je pu vous dire? A cet instant, ma lettre n'était point telle que mon cœur l'eût dictée. Je me sentais cou- pable , et je le fus encore plus. A pré- sent vous me demandez des dédom- magemens de tant de chagrins , d'une manière si noble , si généreuse , que j'y reconnais le cœur de celle qui fut ma compagne. Je me suis empressé de remplir vos intentions. Puisse mon obéissance à vos ordres vous prouver , ma chère Marion , que dans tous les temps , vous pouvez disposer de moi , et qu'il n'est rien que je ne fasse pour vous prouver mon éternel attache- ment. »

Cinq-Marcs ,

Grand Ecujer de France,

( i43)

Je fus moins mécontente de cette lettre, que Ton aurait pu le penser. J'y trouvais une grande franchise, des témoignages d'estime; le désir de con- server quelques relations avec moi. Je résolus de me montrer au-dessus de mon sort, comme je l'avais fait jus- qu'à présent dans cette aifairc y et, pour au moins jouir des dédommagcmens que la faveur du grand écuyer m'of- frait , j'écrivis sur-le-champ à l'abbé , qui m'avait quitlée, ainsi que sa nièce, il y avait huit jours, de venir me voir, sans lui parler du retour de mon courrier. Il vint aussitôt , et je lui remis sa nomination ; lo brevet de Senneterrc et le mandat de la maré- chale ; celui-là ne devait être vu que de lui.

Alors il voulut parler de sa recon- naissance je ne lui en laissai pas le temps. INous allons partir tout de suite, lui dis-je , pour llemiremont. Jo veu\

( i4i )

aller voir votre frère , lui demander sa fille en mariage, pour un de mes amis. De 5 j'irai voir Fabbesse , à qui je dois une visite , m'en ayant fait une ces jours-ci : vous lui apprendrez nos projets. Je ramènerai Blanche, et, le lendemain, je vous enverrai ma voi- ture , pour que monsieur votre frère, son fils et Senneterre , viennent dîner. On fera le contrat quel'abbesse signe- ra , et on conviendra si la noce se fera à Yalsery ou à P».emiremont.

Aussitôt le dîner , je fis mettre les clievaux , je montai en voiture , et nous arrivâmes à Pierairemonl comme les chanoinesses étaient à vêpres; je descendis malgré cela de mon carrosse: Fabbé me quitta pour aller cliez son frère le prévenir que je ne tarderais pas à venir chez lui : je fis demander Blanche qui fût enchantée de me voir, et plus encore d'apprendre que tout ce que j'avais demandé était obtenu.

( v*-^ ) » Cela est-il possible ? Rien de plus vrai;le couriior cst*tirrivc'; hier au soir)), clic était si couteiite si «;aic , si heureuse <|ue je croyai:» l'être, ce Scnneterre sait- il CCS Ijouiics nouvelles? Pas en- core, l'abbc les lui apprendra. Si l'of- fice dure encore lon;^- temps, je vous laisse pour aller chez le futur beau- père. Je reviendrai faire ma visite à ma- dame l'abbesse, je lui apprendrai votre mariage. » Comme je sortais du chapi- tre: je trouvai Scnneterre que Fabbc avait rencontre. 11 mpiila avec moi en voi- ture , et nous nous rcndimes chez M. de Stainville : on pense rpic je fus bien reçue parce digne père de famille; j'ë- taisseulemen t cm] )arasséede Tcxcès de sa leconnaissancc. 11 témoigna inliniment d'amitié et d'eitimc à M. de Scnnctere, nous revînmes tous trois chez l'abbesse l'abbé nous attendait. Madame de*** cpù était instruite du su jet de ma visite par le grand vicaire, me dit (pic

11. 7

( i46 ) niaîi^ré qu'elle fut fâchée de perdre M.^^^ StainvilJe , elle était fort aise de sa fortune, et que la providence m'cû! amenée dané les Yosges j pour faire tant de bien. Je demandai ce qu'elle ordonnerait pour le lieu se ferait îe mariage, soit à Valsery, soit au chapitre. - Je désire qu'il soit fait ici. IXôus hous conformerons à votre volonté, niais la noce se fera chez moi, et voudrez'vous m'honorer de vôtre présence ? Madame de ***" me le promit et me permit d'emmener Blanche. INous nous séparâmes de MM. de Stainville , en leur faisant promettre de venir le lendemain avec Senneterre , qui eût préféré venir avec moi dès le soir*j mais je ne le voulus pas.

Nous passâmes la soirée tête-à-téte

avec faimable Blanche, qui ne cessait

de bénir l'instant ou j'étais venue dans

sa province. Elle ne pouvait suffire à

6on bonheur. Je crus nécessaire de ne

C 1*7 ) point prolonger la soirée. J'avais Lc- soin moi-nrcmetrètrc seule, pour con- sulter mon pauvre cccur, pour savoir si la félicité dout j'étais cause, pou- vait calmer mes douleui-s ; et je ne trou- vai pas encore compensation (i) et je Tne (lis : que faut-il donc, si je ne trou- ve pas dans l'exercice de la hi(în l'aisance un dédommagement à mes peines? Une voix intérieure medil^attcndsdu temps, de l'inconstance naturelle à IV^pèce humaine , la plus réelle dos conso- lations , parce qu'elle triomphe t(U ou tard , même de la vanité d'être incon- solable.

Le lendemain matin nos anus arri- ycrent, et il fut déeid<î que l'on si- gnerait le contrat aussitôt après diner.

i^l) Elle o'avail j)a» lu le livie tic .M. A/*ïs ; car elle «auraitlroiivc unepaifaite «ig.ililc il«; bien et de mal : inais roinmrnt raurail-clle lu ? Sou nuleur u'e'lait

7-

( i48 ) L'abbé vint me trouver clans ma cham- bre, au moment nous allions signer, et me dit qu'il avait beaucoup de pei- ne à se décider à paraître généreux à mes dépens. «Yous me faites faire , ma- dame, uneaction peu délicate. Recevoir des témoignages de reconnaissance qui vous sont dûs me coûte infiniment. Il faut , mon cher abbé , en prendre Yotre parti , ou j'envoie le mandat à rjrîôtel-Dieu , car je n'en toucherai pas un écu, et il ne sera pas donné en mon nom. » Il fallait qu'il se dé- cidât et nous repassâmes dans le salon. Quand le notaire que j'avais fait \enir, fut arrivé, et que nous fûmes tous réunis , l'abbé tira de son porte- feuille le mandat de madame d'Effiat , et dit , d'assez mauvaise humeur, que, cette dame faisant ce remboursement, le montant serait affecté pour doter mademoiselle de Stainville. Sa nièce yoiilait lui marquer sa reconnaissance.

( 1*9 ) '—Vous ne m'en devez aucune, ih;. ciicre Blanche , tout votre bonheur csh Touvragc de madame; sans elle je n'au- rais pu vous doter. Mon frère , il ne faut pas diminuer ainsi la générosité de votre action , et prétendre que c'est une cliose extrêmement simple , non , mon frère, je le répète elle est très- magnifirpie, et, en admettant que c'est à madame de Rieuville que vous devez l'ahhayc de Lon«;-Pdnt , il n'^j est pas moins vrai , que vous seriez jjicn le maître de garder celte somme, fruit de vos économies et dont personne ne vous eut forcé à vous défaire ; ainsi c'est vous , vous seul qui dotez Blan- clie. ' Et moi je vous dis que non. Quel homme, en est-il un plus entêté ?)> Et il me fallut interposer mon autori- té , pour empêcher que la querelle entre les deux frères , n'allât plus loin et surtout que l'abbé ne fît rpielqu'in- discrétion.

( i5o) J'avais fait un choix dans mes dia- mans et mes bijoux , d'objets fort agréables , de la valeur de dix à douze mille livres. Je les mis dans une cor- beille de salin blanc ; je l'avais portée moi-même dans la chambre de Senne- terre 5 et pendant que l'on dressait le contrat, je l'appelai et le menai dans la galerie , et lui dis : a Montez dans votre chambre , vous y trouverez une corbeille qui contient quelques l)ijoux de mon choix, que je vous cède, pour en faire présent à votre future, je les évalue à dix mille francs. Yous allez me signer une obli«;ation de cette somme , payable à ma volonté ; et vous devez croire qu'elle ne sera pas celle de vous gêner, et que vous aurez tout le temps qui vous conviendra pour payer cette dette. Ainsi soyez sans inquiétude. Je n'en ai qu\me , c'est que vous ne la demandiez jamais. Cependant, j'accepte ce nouveau service , qui me fait un

( j5' ) sensible plaisir , puisqu'il nie donne la satisfaction de parer imi bien-ainice, cl si la fortiuic m'est favorable ^ je me ferai un devoir....- Jen suis sûre; sur- tout ne payez jamais qu'autant que l'on représentera le billet. » 11 signa et alla de suite dans sa cliambre , et vit les présens que je faisais par lui à sa future. Il les trouva bien au-delà du prix (]ue je lui en avais demandé, eu sa simple reconnaissance, que l'on pen- se bien que je jetai au fiu aussitôt qu'il m'eut quittée.

Je re\ins dans le salon, Senneterre y reparut aussi. On si^ua le contrat, et , au même moment, un anciru ser- viteur du père de M. de Senneterre, et que son (ils^ardaità son service,entra et remit à madeuioiseile de Stainville, la corbeille. Elle fut cncliantce de ce qu'elle contenait : mais les rubans et les modes nouvelles la séduisirent en- core plus que les dianjans et les bijoux ,

( i52 ) et elle ne pouvait concevoir comment M. de Senneterre avait' pu , en si peu de temps , réunir tant de jolies choses, ce Cela ne m'étonne pas , dit l'abbé : il est protégé par une fée , » et je me rappelai que c'était ainsi que les bonnes gens des côtes de l'A unis m'appelaient. Je lui fis mettre les pendans d'oreille, qui étaient fort beaux , et ses bracelets , le portrait de Senneterre manquait. Il promit de le lui donner.

Après la signature , j'emmenai l'ac- cordée dans ma chambre , et je fis développer des robes en pièces , que j'avais fait venir de Paris , et je lui dis : (.< Chacun fait son présent. Me sera-t-il permis de vous offrir cpielques-unes de ces étoffes? » Elle ne le voulait pas : je l'exigeai ; elle choisit un salin des Indes, blanc, broché de pareille couleur pour le jour du mariage , celle du lendemain en velour rose.Des dentelles d'argent , rattachées avec des nœuds

( i55 ) de perles devaient ajouter à la bcauU' des étoffes.

CHAPITRE XXYl.

Sennctcrre n'eut pas la permission de coucher à A alserv juscpi'au maria - j^e ; mais il venait tous les jours, et je jouissais du bonheur des jeunes gens non sans regretter de n'avoir pu en conserver im semblable. Je cherchais en moi-mcmc des ressources contre l'état d'abandon j étais réduite, sans (pic je pusse me flatter d'en trou- ver. Mon éducation avait été celle d'u* ne petite bourgeoise de province : li- re, écrire , (pielques connaissances fort peu approfondies de la religion. On m avait appris tous les ti uvaux de mon

( i54 )

sexe. Voila en quoi consislaient mes talens , quand j'arri\ai à Paris. Du reste , liauituée à une externe écono- mie 5 je me trouvai tout-ii -Co«p dans une maison opulente, on me donna des maîtres de mnsjqtie , de danse ; et des hommes de beaucoup d'esprit se plurent à former le mien et à séduire mon cœur. L'un était plus facile que l'autie. Je n'aC(]uis que des connais- sances superficielles , qui suffisent pour briller dans la société; mais qui^ayant été acquises sans peine, ne font point de t;acos profondes dans le cerveau: on imite tous les métaux; mais ce n'est jamais qu'une surface qui brille d'un faux éclat. Je pouvais, dans la conver- sation , prendre part à des disserta- tions savantes. J'avais mes maîtres , si je disais une absurdité, j'en riais la pren)icre -, mais, me livrer à un travail sérieux, à des lectures profon- des, im[)ossible, et cependant je sen-

( i55 ) •tais ([lie c'clai,t ce (|ni seul calmerait ragltation qui me dévorait, l/ctiulo rend ki soliUido délicieuse, quaud on peut s'y livrer. Je rét^olus donc , quand le l)roulialia des fêtes dliymen serait passé, d\^ngat^er Talibé, (pii était fort instruit de in'apprentlre le lai ni. Un de mes voisins élait asti ouonic, avec lui, je parcourrais le ciel et j'oublierais la terre , et ainsi, je me flattais do Nainere l'ennui qui m'accablait dans celte belle retraite, je comptais me fixer. L'abbé m'y en«^a<5cait, Blanche fuen pressait, et Sennetcrie ii'clait pas ce lui qui le désirait moins. Je ne pro- mettais rien , et j'attendais à me dé- cider que je fusse plus certaine de ce qui convenait à ma position, pour ne pas prendre légèrement un parti que je rej^relterais peut-élre. Je bornai pour l'instant mes occupations à faire faire les préparatifs de la noce.

Je me plaisais soment à parer la

( i56 ) charmante accordée , qui enfin vit ar- river le jour de son bonheur et cehii de son amant. Nous partîmes sans au- cune toilette pour Remiremont. Do- rothée y était depuis la veille avec une autre de mes femmes, pour pré- parer tout ce qu'il fallait pour la mariée et pour moi; nous trouvâmes à la porte du chapitre Senneterre; il nousy attendait . Blanche ne put le voir sans une grande émotion : les coideurs les plus vives couvrirent ses joues. Pourquoi cette rougeur? elle l'avait vu tous les jours et elle n'en avait point été troublée. Pourquoi l'était-elle dans cet instant? On ne peut l'attribuer qu'à l'instinct de la pudeur que la nature inspire aux femmes, pour ajouter au bonheur de ceux à qui elles dorment des droits,dont elles ignorent l'étendue. Senncterre voulut monter avec nous. « Non, non, dit-elle , ma bonne amie , c'est ainsi qu'elle m'appelait, ne le laissez pas

venir , je vous en prie. Allez , mon cher Sonnet» rrc, nous aUendro dans l'apparlcnicnt tic i'ahbesse. JNous nous y rendrons fjuand nos toilettes seront faites. » L'al>l)é\inl iin^iji nous saluer; mais il avait l'aii i;ia\t; et ne pLiisautait pas, cornnie il a\ait eouturne. 11 allait remplir des ronclions sacrées, il avait besoin de recueillement. Je ru; sonlus point Feu détoinner, et je lui dis: (( Seulement, Tabbé, que le sermon soit court , c'est le seul moyen dVtre entendu. J'espère l'être, car le cœur se fait toujours comprendre. »

Ma parure était magnilicjue. J'avais une jupe de velours ponceau avec une broderie en or de la plus «grande ri- cbcssc, le corsa«;e en drap d'or, brodé en argent sur toutes les coutures. Je n'avais mis (ju'unt' partu* de nies dia- mans , j'a\ais prêté l'aulre à Blanche et au marie, (pu était >étu à la Hen- ri IV. Il avait sur sou chapeau ma

(i58)

plume de héron, un bouton de dia- mans , et son manteau était rattaché |>ar une magnifique agraffe pareille. Les boutons de son pourpoint étaieiit de pierres précieuses ; enfiu , il était mis de la manière la plus riche. Tout le chapitre était assemblé dans la gale- rie de madame de ***j et cinquante autres femmes des environs , toutes fort bien parées : mais il fut aisé de ^oir qu'au moment nous entrâmes celles se regardèrent, comme pour se dire , qui pourrait hitter contre tant de magnificence? Je le vis, et me sou- tenant.qui j'étais ( car enfin , je n'é4ais plus que Marion de Lorme), il me réjouissait de penser a quel point j'en iniposais à cette illustre assemblée ^ composée de tous les quartiers de no- blesses imaginables.

Madame de**** était dans son fan* -teuil, à l'extrémité de la galerie op- posée au côté par lequel nous étions en-

( i59 ) très. -^ Les ilanics placées sur des banfjuctlcs , disposées dans loiite la looj^ueui' de la pièce. Les cliniioiuesses ilaieiit en ^rand liaUÎL de cbœtw'. Blan- che traveiba ct.-Ue Laie redoi»'tai>le , ncMi saf*s un mortel e«jl»arias , et Nint se jeter à ^^erionx sur uu c<:uJ^!fin , aux pieds de I abJjesso , Jiii deiJiaiid;»iit do la bénir ; f|u'avaiit bien \onhi bii ser- vir de ni^i'e, (jiiai;d eilt- a\ail eu lo malheur de perdie la si«^nne, elle la jiriiiit de \onloir l>ieu aui^si lui en te- nir lieu , dans ce jour si iuipoKajit pour clle.Labbosse l'end>rassii tendre- ment , lui souhaita tout le bonheur qu'elle méritait , et lui allaeiia la cou- ronne >iir;^iijalc. Alors madame de*** se lc\a , M. de Slain\ille \int pren- dre la main dt; sa iLllc pour la conduire à l'autel. L'abbessc me fit pi iur dap- prochcr , et nous maichàmes sin- la même li^ne , imnRihaleuieujt après lcsépou\. M. de SennLlcrrc, donnait

(i6o)

la main à l'abbesse , et le frère de la mariée , vint prendre la mienne. Tout le reste nous suivit il n'y avait dans tout cela que Senneterre qui sût que je n'étais que Marianne Grapin : encore cela valait-il mieux mille fois ^ que Marion de Lorrae !

L'abbé attendait les futurs époux à l'autel. 11 fit la cérémonie avec beau- coup de dignité et de noblesse. Son discours était bien sans cagotisme. 11 y avait placé, avec beaucoup d'adresse, l'éloge de l'abbesse, celui du chapitre, et, en louant la providence, qui avait voulu récompenser les vertus de sa ni«: ce , il parla d'une femme , sous les traits d'un ange , qui avait été choisie dans les décrets célestes , afin de rem- plir ses vœux pour le bonheur de ces époux. Je me trouvais tout embar- rassée d'un compliment auquel je ne m'attendais pas. Je me sentis rougir , ce qui ne m'était pas arrivé depuis

( i6i) long-tcmj)S 5 et je me promis bien de gronder sérieusement l'abbé, de m'a- voir mêlée à son inslriiclion , qui, du reste , était furt boiirjc.

En sortant de l'église , nous montâ- mes en voiture , j'avais fait acheter à INanci une très -belle berline, fond d'or, doublée en velour cramoisi , à franges d'or. Mes chevaux avaient les crins nattés avec des tresses d'or et de gros glands pareils. Les harnais étaient de velour cramoisi, tontes les boucles en cuivre doré , c'était Téijuipage de la mariée dans lecpiel elle monta , l'abbesse , le maii, le père , l'abbé et moi , nous \ nioulàmcs aussi. Mes gens étaient en hal)it écarlatlc avec un large galon d argent , enfui , rien ne pouvait avoir mcdlcur air.

Les habilans do Valsery vinrent au- devant de noub : les lillcs en blanc , avec des bou((uels , les horumes avec des fusils, dont ils (irenl une si furieuse

( l63 )

décharge , qu'elle effraya les chevaux - non -seulement les miens , mais ceux des autres voitures, car il y avait qua- rante personnes invitées à la noce , les chevaux se cibraient , et on eut tou- tes les peines du monde à se remet- tre en ordre , pour entrer dans la cour du château. Tout était prêt pour recevoir si grande et si nombreuse compagnie. Avec l'humeur magnifi- que que l'on me connait , on pense bien que rien n'avait été épargné pour rendre la fête complète.

Au moment on on allait se met-- tre à table , quel fut mon étonne- ment de voir entrer Villarceau. Je ne craignais point d'indiscrétion de sa part. 11 vint à moi très-respectueuse- ment j et me dit : c( Madame la com- tesse , permettez- vous que l'on vienne prendre part au plaisir que vous goû- tez dans ce moment, et, qui pourvoira cœur, est sans prix ? —-Sûrement , je

(165 ) le permets cl vous ne ponvioz , mon- sieur 5 me causer une salisraction plus réelle. » En cfTet , elle était Irès-gra ri- de , car je ne savais trop comment je passerais la nnit : un jour de noce, étic seule ....

Je présentai le marquis à l'ahbessc , qui aNait connu son ]ière , et lui fit un accueil flatteur. L'aljbé , qui l'aimait beaucoup , fut enchanté de le v()ir. Je le plaçai à côté de l'aLhesse , et je me mis de l'antre. Il m'aida à faire les hon- neurs de mon sj)lendide repas.

On trouva en sortant de table, Iji galerie et le sallon illuminés. Un or- chestre pour ceux qui votilaieiit dui- ser , des tables de jeux dans le salon pour l'abbesse et les douairières. Je dansai une partie de la nuit. Enflu , il fallut céder aux empressemens de Seu- neterre , et j'allai coucIk r la mariée avec deux auties dames des parentes de M. de Stainville. Car on pense bien

( i64 )

que l'abbesse, ni sa nièce , ne pouvaient se trouver à cette singulière et fort i peu décente céréuionie. Je me retirai dans mon appartement , je me dés- habillai enfin , car ma parure me fati- guait à l'excès. Je renvoyai Dorothée, qui avait besoin de se reposer : je lui dis en sortant, de ne pas feruier la porte de ma chambre, qu'il y avait de la fuQiée. Villarceau , en passant , la vit ouverte ... « Quoi , c'est vous , marquis , qui vous permet de pénétrer jusqu'ici. Celle qui a donné l'ordre de laisser la porte ouverte. < J'avais dit que la fumée ... Elle est passée et je la ferme. < Non , en vérité , je ne veux pas. Quoi, ma chère Mar rion 5 vous n'avez donc rien à me dire, ne suis-je plus votre ami* et ai-je cessé d'être votre amant? Si vous avez cru devoir aux liens qui vous unissaient à Cinq-Marcs , de lui être fidèle , ces liens sont rompus. ïiCS rapports d'une

( i65) aoucc svinpathlo , qui nous frappè- rent dès le premier jour nous nous revîmes chez INinon, sont-ils détruits? i) Le son lie sa voix avait quelque diose de si touchant ; ses regards ex- primaient tant d'amour, (ju'll me pa- raissait très-dangereux de le garder près de moi. Pensant bien qu'il dé- truirait les résolutions que j'avais for- mées; d'un autre coté, je rélléchis- sais que j'étais libre , qu'il faisait soixan- te lieues pour me voir , pour venir me consoler , car il savait bien que j'étais vivement afTligéc; pouvais-je re- pousser ses soins ? Cependant , je ne voulais pas changer le plan (jue j'avais fait. Il me coûtait tle revenir à Paris , Marion de Lorme , a|)rès avoir joué la femme de (jualité ; je n'osais en convenir , surtout avec Viliarceau. 11 était seulen^jent snpi is , allligé de me trouver peu sensible à tout ce qu'il me disait, pour me prouver qu'il n'y

( i66 ) avait rien de changé au temps ou il était le pins heureux des horunoes. Mais je résistais et l'assurais que je voulais ^ivre dans cette retraite, que je lui achèterais sa terre, ce Je ne veux point la vendre et encore ni oins à Vous. La solitude ne vous convient pas , si vous ne voulez pas me croire , croyez en voire amie; et il tira de son porte-feuille une lettre de INiuon. ' Ah ! donnez : quoi ! vous pouvez, de- puis votre arrivée, me priver du plaisir que j'ai toujours en recevant ses let- tres ? J'avais craint de vous la re- mettre au milieu de gens h qui il est inutile , mêm^ dangereux de parler d'elle , et depuis que j'ai le bonheur de vour voir sans témoins , je me flat- tais que ce ne serait pas pour lire une lettre de ÎNinon , toute charmante qu'elle puisse être. Vous permet- trez pourtant que ce soit ainsi. Seule- ment , comme il ne peut rien y avoir

( i<^7 ) dans ce (juc m'écrit notre nniic , que •vous ne deviez pas sivoir , je vais vous lire ce (|u'ellc nradresse. »

Pari.s , le lo lévrier i645.

ce Vous ne vous plaindrez point , mon amie , i]iic j'aie thcrclié à nous détourner de la route, dos cir- constances fort extraordinaires vous avaient placée , et qui devaient vous conduire, suivant les prohabililts, à la plus biillante fortune : niais à pré- sent (jue le rêve est fini , (pie faites- vous à Valsery? \ous flûtes des heu- rcui , comme partout vous êtes, Mais vous , pouvoz-vous jouir d'une parfaite félicité , et n avez vous rien qui vous gène et vous inquiète? Le rôle que vous avez joué dans le pays vous êtes, était lonl slriq)lo, tant que vous avez eu Tcsperance que Cinq- Marcs vous soulicndrail , et que vous reparaîtriez dans le monde avec son

( j68) nom. Mais à présent ce n'est plus qu'un mensonge inutile , dangereux même. Vos jeunes gens sont mariés. Profitez de l'instant rien n'a encore tralii votre secret pour quitter tous ceux qui admirent, chérissent mada- me la comtesse de Rieuville , et se- raient peut-être capables des plus mauvais procédés avec la belle et charmante Marion. Dites seulement à l'abbé que , lorsque ses affaires l'appel- leront à Paris , il vienne chez Yillar- ceau 5 je veux faire connaissance avec lui. Je me fais une fête de voir ce £;rand vicaire , qui était un si joli sé- minariste : ne le faites pas venir chez vous ; cela l'empêcherait d'aller à l'é- vêché : il n'y a qu'au bel abbé de Gondi , à qui tout soit permis (i) , et il n'en ira pas moins son chemin , mais tous n'ont pas son génie.

(i) Le cardinal de Retz.

( 1% )

ccyillarceau part avec ordre de vous ramener. Votre alTairc est entièrement linic : elle ne l'aurait pas été comme vous l'avez voulu qu'elle l'eut été do même ; il vient de paraître \me nou- velle loi , qui déclare nul tout ma* riage clandestin. C'est donc la loi «[ui a rompu vos liens : prolitoz-en , ma chère Marlon , pour revenir embellir nos jolis soupers , tout lanj;uit loin de vous. A propos , le clio\alier do, Grammont est à Paris , il désire vous

voir , il est charmant Mais je no

veux plus rien vous dire. A ou s saurez le reste quand vous serez à Paris. Je ne vous écrirai plus; venez , ou nous irons , DesLarreaux , Saint-Evrcmont et la Ferté vous chercher : vovoz quel scaudale parmi vos saintes chanoines ses et votre al)besse , et v(js nouveaux mariés : ne vous y exposez pas et \enez.

» Tout à vous, votre sincère amie.»

Ninon de LENcro^. Il 8

( 170 ) Eh ! bien, me dit Villarceau, croyez- vous que votre amie ait tort? U ne faut qu'un instant pour vous attirer des désagrémens 5 évitez -les en quittant ce pays à l'instant. Dites que je vous ai apporté des nouvelles , qui nécessi- tent votre présence à Paris, je vous accompagnerai. Arrivée dans la ca- pitale , vous retrouverez votre agréa- ble maison qui vaut mille fois mieux que ce triste château. Vos amis s'em- presseront à célébrer votre retour ,* libre, belle , aimable, vous serez miMe fois mieux qu'ici.« Je ne pouvais nier qu'il n'eut raison : d'ailleurs ^ je sen- tais ranimer dans mon cœur les pre- miers sentimens qu'il m'avait inspirés : il me pressait avec tant d'amour, de me laisser persuader, que je promis de paHir avec lui ; alors ses transports devinrent si vifs

Mon dieu! dis-je en jetant les yeux

C 171 )

sur ma pendule , mou cher marquis il est six heures du mallu , re^ai^nc/. votre appartement, surtout que Ton ne >'ous voie pas. Pensez que je suis toujours , pour tout ce ipii est ici , excepte pour i'abhé , qui même ne me connaît (pie coniine la jolie griseltc du coche , une veuve pleine de vertus et de mérite. Ne crai- gnez rien , je n'ai jamais nui à la - putation d'aucune femme, et il mit, en effet , tant de précaution , que per- sonne ne s'apperçut , pas même Doro- thée, qu'il eût passé la nuit dans ma chambre. Pour moi, dès qu'il fut parti je dormis quelques heures , d'un pro- fond sbnuneil. Mes femmes entrèrent dans ma chambre à dix heures j je me levai et m'habillai fort promptement , car on devait partir a midi pour Re- miremont.

( 172 )

CHAPITRE XXVII.

Je passai avant de me rendre dans îa galerie, chez la nouvelle mariée. Ses yeux avaient moins de vivacité , mais sa molle langueur ajoutait à ses grâces naturelles. Elle n'avait pas en- core souiFert que Senneterre assistât a sa toilette , habitude que toutes les fem- mes mariées devraient prendre. La fa- miliarité est ce qui tue les plaisirs de l'hymen. Ce n'était pas par calcul que Blanche avait éloigné son époux , à ce moment , mais par l'embarras ex- trême qu'elle éprouvait en le voyant. La délicatesse s'allarme d'une action louable en elle-même , mais qui s'é- carte des idées reçues , et qu'elle a jus- qu'alors suivies : elle en redoute le témoin secret et elle liC sait pas quel

(175) charme la vertu ajoute au bonlicur Ac celui (jiu a .su rtrc heureux sans Tof- Teuscr ; avec quelle tendre émotion il voit les combats do la pudeur , i[u\\ est sur de vaincre encore.

L'abhessc a\ait posé survie front de Blanche la couronne Niri^inale, ce fut moi qui plaçai dans ses cheveux colle de l'aniour heureux. Ces deux rôles nous convenaient. Les roses dont cette dernière était composée , rele- vaient par leur \iréci:it le beau teint de Blanche , que la fatigue de la jour- née avait rendu moins animé que de coutume. Cependant je ne voulus pas lui permettre de mettre de rouge (i): ne vous hâtez pas, luidis-je,de détruire ce l)i'l accord do teintes qui vous sied si bien. Attendez rpie nous en avez

il j AceUe c|>riqur,rt jiis<nrcn lyHi), toiitcftlct iciims femmes de la socictt* mcu.iient ilu rongf.bicu plut» cumiiic ilibliucuou (jiic coiiiinc ino^cu tir |)Iau<-.

( 174) besoin , pour réparer les outrages du temps. Elle suivit mon conseil , et elle en fut mille fois plus charmante. Son père vint l'avertir que madame de *^* l'attendait. La dignité virginale d'ab- besse d'u^ chapitre condamné au cé- libat, ne lui permettait pas d'entrer dans la chambre nuptiale. Aussi n'y vint elle pas , ni sa nièce qui en au- rait eu peut-être envie : mais elle ne faisait rien que ce que voulait sa tante. Nous descendîmes j la galerie était pleine; tout le monde voulait voir la nouvelle mariée.Elle se sauva com me elle ])ut des complimens, des questions , et alla se jeter dans les bras de l'abbesse, qui l'y reçut avec une tendresse pres- que maternelle. Comme on allait mon- ter en voiture, les mères de familles apportèrent aux mariés le vin chaud. J'avais eu soin qu'il fût préparé avec le meilleur de ma cave. Us mouillè- rent leurs lèvres dans la même coupe

(|lÛ clait cPor , et plus précieuse en- core par le lra\ail fjiie par le métal. Le maréclial de GutbriaDt me l'avait ilonnéo, <]uan(l il crut (pic je lui étais attachée pour la vie. Klle pouvait être offerte a un couple vertueux , nulle lèvre impure ne i'a\ait souillée , n'ayant jamais voulu m'en servir. Madame de Senneterrc la trouva sur la chemi- née de kl chambre qui lui avait été préparée chez son père.

L'abbé s'était chargé de donner aux habitans de Yalscry , des marques de bienveillance de sa nièce à leur égard; et il le fit en gros bénéficier. Je n'entrerai point dans Je délail des fêtes qui se succédèrent pendant huit jours, tant au cha|)itre, (pie chez ma- dame de Slainville et dans les châteaux voisins. Lnlin, excédée de fatigues, je n ose dire d'ennui, je revins , avec le niarqtiis , au ch.Utau de Yalscry, où, malgré tout ce que mécrisait iNinon ,

( 176 ) nous passâmes un mois presque seuls. Mais, ne voulant pas cependant la met- tre trop en colère, je pris le chemin de Paris , en même temps que ma jeune amie sa rendait à Toul , chez son oncle. Nos adieux furent fort ten- dres. Elle me fit promettre que je pas- serais au moins tous les ans un mois en Lorraine, comme je l'engageai à venir à Paris, Lien persuadée toutefois que nous ne nous reverrions jamais. Car je n'aurais voulu pourrienau mondenuire à la réputation de cet ange. Et sans qu'elle s'en doutât , l'abbé, qui fut en- tièrement dans ma confidence, arran- gea toujours les choses, pour que sa nièce , ne me vît pas et ne fût jamais instruite qui j'étais.

J'ai su 5 par l'abbé que je vis plu- sieurs fois 5 que madame de Senneterre était toujours aussi vertueuse qu'ai- mable; long-temps après on me dit que, mère de plusieurs enfans, elle

( 1-7 ) avait joui tout le Iciiips de sa vie , (|ui fut moins longue que la mienne, de rattachement de son ('poux , et de sou oncle, du respect , do la tendresse de ses fils, et de ramitié de tout ce qui la connaissait. Mais , comme je l'ai dit, jo ne la revis jamais.

Quant au içrand vicaire, je rappor- terai plus loin les relations que nous conservâmes, et qui ne furent jamais que celles d'une pure et sainte amitié; et il me conserva toujours une sincère affection et une grande reconnaissance du bien que j'avais fait à sa clièrc Blariclie qui m'écrivait par son oncle, sous le nom de comtesse de Ricu- \ille : SC6 lettres respiraient le bon- heur, et elle ne cessait de dire qu'elle me le devait. Elle aura sûrement pleu- ré ma fausse mort, comme tant d'au- tres; mais ne hiUons pas les faits (pii se nndti{)lièrent et furent de [)lus en plus bizarres.

8,.

( 178 )

J'avais besoin d'un aussi aimable compagnon de voyage que le marquis ^ pour faire cebii de Valsery a Paris, d'une manière supportable. Je redou- tais l'instant je serais dans ma mai- son,n'étant plus que Marion de Lorme; je reverraisles hommes de ma société qui auraient entendu parler de monma- riagejCt delà triste issue qu'il avait eue.

Une entreprise hardie , quand elle réussit inspire l'admiration : on ne s'informe pas si elle était raisonnable ou non; elle n'a point manqué, donc elle était bien calculée , et elle fait beaucoup d'honneur à celui qui l'a tentée ; au contraire , si elle man- que 5 on le couvre de ridicule : c'est un fou j l'ambition l'a perdu , et on ajoute à sa douleur, par les sarcasmes et l'iro- nie dont il voit l'expression sur tous les visages. Voilà ce que je redoutais, voilà ce que je voulais éviter en de*- lueurant à Valsery : mais il fallait re-

(179) uonccr à la société de mes pins clicrs amis; et ceux-là , jVn étais Ijieri sûre, ne chcrclieraieiil point à ajouter à ma jieinc ; les autres; je serais toujours la maîtresse, s'ils se ronduisaicnt mal avec moi, de leur faire Tcrmer ma porte. A ollà ce que Yillarceau ne cessa de me réj)étcr tout le temps du voyage, que je fis cette lois à petites journées, car je n'étais pas pressée d'arriver. Nous nous an étions dans les endroits cpii nous paraissaient les plus agréables; Talouette annonr;iit le retour du prin- temps; c'était fpiittcr la campagne au plus beau temps de l'année, mais un démon, qui voulait ma perle, ne me permettait plus de reculer.

Yillarceau, «[ui était l'iiomme du monde le plus capable d'attentions délicates , pensa (pren arrivant à Paris, et me retrou\ant tout aussitôt cluz moi, je me livrerais trop prompte- mcnl à de trit>tes souvenirs , avait

( 1?0 ) écrit à Ninon d'inviter nos amis k souper chez lui, et l'avait priée d'y réu- nir tout ce qui pourrait me distraire de mes pensées mélancoliques. On pou- vait s'en rapporter à elle. Il ne m'en avait rien dit; seulement avant de par- tir de Claie, où. nous avions couché, il me dit : « Je pense que nos amis seront à votre arrivée, pour jouir les premiers du bonheur de vous voir. Je vous connais , ma chère Marion ; il vous déplairait de paraître en habit de voyage, je crois que nous pourrions en changer ici. Vous avez vos femmes et vos valises, rien ne vous empêchera de faire une toilette, inutile pour vous embellir , mais qui mettra votre amour- ])ropre à l'aise. » Je le crus : il avait mis Dorothée dans la confidence , et , sans présager qu'une charmante fête m'attendait, je me laissai parer comme elle le voulait , sans y faire la moindre attention.

( i8i )

Ce fut assez loui^, et il était au moins ([iiatrc heures du soir (juaiid nous partîmes; ain^^i, nous ne pou-i vions arriver de jour elicz moi , et c'é-» tait ce que voulait A illarceau. Je ne m'aperçus donc point que Ton ne pre- nait pas le chemin de la rue des Tour- nelles, et jr ne vis que Ton ne m'y avait pas conduite, cpie lorsijue je fus dans la cour de riiotcl Villarccau, qui était tellement éclairée, (ju il était im- possible que je ne reconnusse pas que je n'étais pas chez moi.

Des fanfares annoncèrent mon arri- vée. L'aimahle iNinon , mademoiselle Scudéri, son frère, Desharrcaux , (jue j'aurais nonmicr le |)remicr, Cor- neille, Sarazin , et une foule dautres, se pressaient sur le perron, s'élevaient sur la pointe du pied, pour me voir. Tous disaient : « C est tlle! tlle nous est rendue » Je fus, en quehjue sorte, portée en triomphe tlaus la galerie,

( i83 ) on me plaça sur un espèce de tione. A peine y étais-je , que l'on exécuta une cantate de Benserade, qui fut chantée par les meilleurs musiciens du Roi. J'y étais représentée sous une si aimable allégorie, qu'en vérité mon portrait était trop flatté pour que je pusse m'y reconnaître. Saint - Evremont ne me laissa pas ignorer que j'étais l'Egérie que l'on chantait, ce Ce n'est pas moi , dis-jcj mais je voudrais bien que cela fût 5 pour être plus digne des bontés de nos amis. »

A ce plaisir succédèrent des scènes détachées que Voiture et Sarazin avaient faites , et qui étaient d'une naïveté char- mante. Elles nous conduisirent jus- qu'à l'heure du souper : il fut délicieux^ et il y eut un concert un jeune enfant, que l'on ne connaissait encore que sous le nom de Baptiste^el qui était page de la musique du roi; joua , tout le temps qu'il dura j un délicieux solo

(i83 ) de violon qui déjà f:\isait prévoir ce qu'il serait un jour (i), quand il ren- contrerait le génie (pii semblait at- tendre le sien, et dont l'heureuse réu- nion produisit ces clicfs-d'œuvre ly- riques et eurent place parmi les mer- veilles du grand siî^cle qui s'est écou- lé pendant ma longue vie, sans qu'à- peine j'en aie joui. Mais , comment me laissais- je toujours entraîner au- delà du temps dout je rapporte les faits? Pourquoi quitlais-je l'aimable so- ciété que Yillarceau réunissait cliez lui, pour m'égarcr dans le souvenir des peines qui m'accablèrent plusieurs années après? J'étais loin alors de les imaginer, pendant cette soirée qui se prolongea une partie do la nuit , et dont les amusemens, en se succédant,

(i) Jcan-Haptistc Lully , qui , le premier, tira U musique fraLiaibc de la bailtnric elle ctait ilcpuii ton oiiginr.

( i84 ) n& laissèrent aucune place à l'ennui, ni même aux réflexions.

Ce fut que je vis pour la première fois ce chevalier de Grammont, dont les avantures bizarres , ont été écrites avec beaucoup de gaîté, par le comte Hamilton, que je vis en Angleterre, plusieurs années après. Le .chevalier me parut charmant , et je ne sais si Yillarceau ne se reprocha pas à lui- même de l'avoir engagé à venir , car il parut ne s'occuper que de moi. Ce- pendant les égards , la reconnaissance que je devais à Villarceau, ' m'obligè- rent à ne pas paraître faire attention aux timides vœux d'un homme qui avait quinze ans de moins que moi , et sortait à peine de l'académie. Mais n'a- vais-je pas été la femme de Cinq-Marcs, qui n'avait que deux ans plus que lui ? Je ne me livrai pomt à cette réflexion , et je me contraignis si bien, que Yil- iarceau n'eut que très-peu de soupçons

( i85 ) de l impression que ce jeune fou faisait sur moi.

Comme on a\ail proposé de danser, j'eus une attenliou continuelle à ne danser presqu'avec A illarceau. Mais je n'en étais pas moins fort aise , de voir (|ue le chevalier de Grammont trou- vait que je dansais à ravir; j'avais une autre raison pour ne pas ra'en^aj^er lé- gèrement avec le chevalier, il était à la cour, très-lié avec M. de Cinq-Marcs, avait déjà eu deux ou trois aventures remarquables, et dans lesquelles sa dis- crétion n'avait j)as brille. Je ne voulais pas que celui qui avait été mon mari, put m accuser d'avoii' mancjué la pre- mière ànosserniens. INous n'étions plus époux j mais nous [)Ouvions être encorc amans, et tant que, ni Tun ni Tautrc, nous n'aNions point fait de nouveau choix , on pouN ait toujours penscK qu'en dépit des lois cisilis, nous étions unis par celles de la nalui e. Je résolu:> donc

( i86) d'attendre pour m'apercevoir que je plaisais au chevalier , qu'il fût certain ou que Cinq-Marcs se mariait , ou qu'il avait une maîtresse reconnue* ce qui ne tarda pas.

Une beauté célèbre parut à la cour de Louis : c'était Marie de Gonzagues , fille du duc de Mantoue. Elle était jeune , sa naissance illustre. Elle n'était pas 5 à la vérité , aussi^ belle que je J'étais encore; mais elle satisfaisait l'am- bition du grand écuyer. Un favori ne croit rien de difficile de ce qu'il pro- jette 5 et 5 après avoir été mon époux , il forma le dessein d'être celui de la fille d'un souverain. Malheureusement pour cette princesse , elle ne fut pas plus que moi insensible aux agrémens de l'esprit de M. de Cinq -Marcs et aux grâces de sa personne. Dès qu'il s'aper- çut qu'il était aimé, il crut que le moyen le plus certain pour épouser la prin- cesse de Mantoue était de la séduire ;

( i87 ) et qui en avait plus de moyens que lui? Mais, comme il a\ait réellement riutontion de l'épouser, si le duc de Mantoue y consentait , il mit beau- coup de prudence dans sa conduite , pas assez pourtant pour que je n'en fusse pas instruite ; alors je lui écrivis en ces termes :

« J'avais conservé jusqu'à présent l'espoir que la loi (}ui cassait notre mariage ne s'étendrait pas aux enga^e- mens que nos cœurs avaient formés j mais l'illusion est détruite, vous aiment une belle étrangère, des projets am- bitieux s'unissent dans \otre cienr avec la passion que vous mspire ce nouvel objet de vos vœux. Prenez garde , vous qui m'êtes si cbei-, d'être entraîné plus loin que vous ne voudrez ; car, malgré qu'd ne reste |)lus rien entre nous, je îie vous en conserverai pas moins , jus- qu'au dernier moment de ma vie, le plus tendie et le plus sincère intérêt.

( 188) Je n'ai pas besoin de signer cette lettre; le sujet qu'elle traite, et l'écriture, que vous connaissez, vous apprendront assez de qui elle est. »

Comme je venais de cacheter cette lettre , on m'en remit une du chevalier de Grammont : elle était si tendre et surtout d'un style si agréable , que , profitant de la liberté que l'infidélité de Cinq- Marcs me laissait , je lui ré- pondis que je l'attendais à souper. On ne doute point avec quel empresse- ment il se rendit à mon invitation : il se crovait plus avancé qu'il n'était.

Les premières personnes qu'il aper- çut furent INinon et Yillarceau , qui l'avait amené chez moi. Persuadé que je lui serais bientôt infidèle , il avait renoué avec celle que l'on ne quittait jamais sans regret. JNinon , plus jeune que moi, avait encore long-tem[)S à être charmante. Tout le monde sait com- bien elle conserva l'empire de la beauté.

C 1% )

Je ne pouvais en vouloir à \illarccaii de chercher à reprendre ses cliaînes , puisqu'il était assez heureux pour re- trouver une aussi aimable maitresse. Jamais elle n'était si aimable que lors- qu'elle était en très-petit comité ; alors elle déployait toutes les grâces de son esprit , qui égalaient celles de sa figure. Le chevalier cependant ne paraissait occupé que de moi : il avait cru être admis en tête à tête. Quelqu'aimables que fussent Kinon et Yillarcoau , ils le gênaient infiniment. Au moins se flattait -il qu'ils ne resteraient pas toute la nuit , quand , tout-à-coup , au milieu du souper, je m'écriai : ce Et à quoi pensons-nous donc ? 11 v a bal masqué chez fiimbassadeur d'Espagne- je vais lui envoyer demander dos bil- lets. iNinon fut de cet avis ; Yillarceau pensa qu'a la faveur du masque , il pourrait renouer avec iNiuon^sans rom- pre avec moi. Il n'y avait que le ehe-

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valier qui ne trouvât pas cette partie si agréable que nous Pimaginions , quoiqu'il fût destiné à avoir, en amour comme en guerre , une audace héroï- que. Il débutait dans le monde ^ il ne connaissait pas encore tous les ressorts de la galanterie , et il ne s'imaginait pas tout ce que le bal pouvait offrir de ressources à un amant. Il fallut bien pourtant qu'il consentît à venir chez l'ambassadeur , ou à nous y laisser aller sans lui. On m'apporta , dès l'ins- tant même , nos billets 3 j'envoyai chercher des dominos et des masques pour ces messieurs et moi, et, à minuit, nous montâmes en voiture , pour nous rendre à l'hôtel de l'ambassadeur.

( »9i )

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CHAPn TxE XXYllI.

Rien n'était mieux dccorc que la galerie oh l'on dansait. Ln orchestre excellent, une illumination qui ne laissait pas regretter le jour, des buf- fets somptueux, tel était ce bal, qui était donné pour célébrer la naissance de monseigneur le daupliin , dont la reine, après vingt ans de mariage, était accouchée. C'était un grand évé- nement à la cour; et pour moi, je n'y voyais que l'occasion de fêtes Ijrillantes je comptais paraître avec éclat. Le bal masqué no renqilissait pas sur cela mes vues. De toutes les folies humaines, j'avoue que c'est, à mon gré, la plus sotte , de se couvrir le visage d'une (igure hideuse , d'en*

( 19^ ) veîopper sa taille dans des habilleniens (jtii en dérobent toute l'élégance, mettre à la place d'un son de voix doux et sonore un insupportable faus- set, en vérité, voilà un beau plaisir! Piemplacer la politesse par une liberté de langage, qui blesse autant les mœurs, qu'elle manque de délicatesse , et donne lieu par les vérités que l'on se croit permis de dire à tous ceux que l'on rencontre , à des scènes qui ont souvent les suites les plus fu- nestes. C'est ce que l'on croit un plaisir , pour lequel on altère sa santé et sa beauté ^ car rien ne gâte autant le teint que le masque : en vé- rité , je le répète , c'est une triste folie. Mais ce masque se'rt aussi à tromper les jaloux , à conserver les honneurs de la vertu , en suivant la route du vicej voilà pourquoi tant d'honnêtes femmes défendent ce plai- sir, comme leur en procurant qu'el-

(

( 193)

les n'oseraient avoncr publiqncnienl. Telles étaient les rcflexlons que nous faisions ÎNinon et moi, an mi- lieu de cette foule rjui nous lienrtait, nous poussait d'un coté à Tautrc do la {paierie, et nous assourdissait par ses plates plaisanteries, toutes répé- tées sur un ton aigu et toujours uni- forme. Joi*^nez à cela une chaleur et une poussière insupportable. Si on eut suivi mon avis, nous serions sor- ties de la salle peu de momeîjs a[)r<*s y être entrées; mais ^inon avait en- vie de lutiner d'Auljignac, à qui elle en voulait pour avoir cherché à déni- grer Corneille. Elle s'attacha à ses pas, et lui dit les choses les plus fortes contre le cardinal, non comme mi- nistre, elle ne s'y serait ()as jouée, mais comme auteur , reprochant à d'Aubignac de faire bassement sa cour à M. de Richelieu aux dépens du plus beau génie que Li France eût II.

( 194) encore produit. Pour aïoi , qui nie souvenais de l'avoir vu chez madame de Saint-Evremont 5 je ne voulus pas me mêler à cette conversation ; elle intrigua singulièrement le courtisan du premier ministre, qui ne la reconnut point sous le masque.

Le comte de Grammont se flattait que le bal lui assurerait un bien au- quel il mettait un grand prix j il me tenait le bras de manière , à ce qu'il croyait, que je ne pourrais lui échap- per, me parlait sans cesse de l'amour qui le brûlait- mî\is cela me touchait peu. J'avais en tête de trouver ou mademoiselle de Gonzague, ou Cinq- Marcs. J'étais bien sûre qu'ils étaient dans la galerie, car toute la cour s'y trouvait. J'aperçus M. de la Roche- foucault , qui, fatigué de la chaleur , avait ôté son masque ; alors je dis au comte de Grammont : ce J'ai un mot à dire au duc , faites-moi le plaisir de

( ^9^ ) ni'attendrc sur cette ban(jueltc; je vons rejoins à l'iustaiit-,)) et,retirantvivement mon bras au nionieFil un grouppc se pressait contre nous, il ne me vit j>lu^. J'allai à M. de la Roclicfoucault (pii avait de ramitlc pour moi. C'é- tait alors un des aimables hommes de la cour, il n'avait pas encore le ton f^rave et sévère de l'ouvrage (i) qu'il lit |>araître plusieurs années après, et que je lus avec étonnement dans mon exil. Je n'y reconnaissais pas l'a- mant de madame de la Fayette. Mais enfui , pour suivre l'iiisloire du bal , je lai demandai si Cinq-Marcs était dans la galerie, et quel était son déguise- ment: ce Le voilà, me dit-il, avec le costtmio tyrolien, auprès d'une belle Italienne que vous connaissez sùic- ment ; c'est la princl^sse de Mant(Aie. 11 ne Ta pas quittée depuis qu'ils sont

.'î; Les jtiaxUnth <li' M. lir la HocUcloucaiilt.

( '96 ) entrés au bal, lui avec Monsieur, et elle avec la Reine. 11 voulut nie faire quelques agaceries; mais je m'éloignai, et 5 me portant du côté était mon volage époux, je vins m'asseoir sur la même banquette ou il était avec la princesse , et je me plaçai tout près cf elle , remarquant soigneusement com- me elle était mise, et, après ne m'ê- tre que trop convaincue, par les dis- cours que j'entendais, qu'elle m'avait «entièrement bannie de l'esprit et du cœur de Cinq-Marcs. Je fus mettre dans une salle voisine un costume ita- lien , parfaitement semblable à celui <îe la princesse. Je rentrai dans la salle, le chevalier de Grammont , Villar- ceau, et même Ninon ^ ne savaient ce que j'étais devenue. Pour moi, je pro- fitai d'un moment Cinq-Marcs avait été séparé de l'objet de son amour, parce que Monsieur l'avait appelé; et venant à lui comme si i'eusse été

( '97 ) jMiule de Goiiza^ue, je lui dis, si has qu'il pouvait à peine ni'cnlcndrc, et par cônsecpient impossible cpi'il pût re- connaître le son de ma voix : ce Cher Cinq-Marcs, j'ai bien réfléchi à ce que vous m'avez dit, celte occasion sera peut-être la seule je pourrai vous prouver combien je suis sensible à vo- tre amour, je n'ai pas la force de Ja laisser échapper, mais seulement qu'on l'ignore.

Cinq-!Marcs , au comble du bon- heur, s'empare de mon bras, me con- duit à une voiture qui Tattcndait; et à peine fûmes-nous seuls, que, croyant être avec la j)rincesse de Mautoue, il ne voulut pas lui donner le temps de réfléchir, il n'avait plus rien à obtenir quand nous arrivâmes dans sa petite maison , (|ui était assez près de chez Tambassadeur ; mais quand nous fûmes dans le salon et que j'otai mon masque, il est impossible de voir une (igiue

C 198)

plus étonnée que la sienne. - Quoi! madame, c'est vous? Oui, mon clier Cinq-Marcs. J'ai voulu, en dépit de madame d'Effiat et de son cardinal, jouir encore une fois du bonheur d'ê- tre dans vos bras, et retarder, au moins d'une nuit le triomphe de ma rivale. Comment n'ai-je pas été averti par le charme que vos douces caTesses me causaient, que c'était vous, ma chère Marion; mais de si agréables momens ne peuvent-ils se répéter? Je restai assez pour prouver que j'étais maîtresse de moi, pas tro[) pour me priver de recevoir de celui qui avait été mon époux , la preuve qu'il ne re- grettait pas même Marie de Gonzague en étant avec moi.

Jamais il n'avait été si aimable. Je profitai de ce moment de liberté, qni en efFet , fut le dernier que j'eus avec lui, pour l'engager à mettre une ex- trême circonspection dans sa conduite

( ^99 ) puliliqiic. c( A ous m'avez sactilu-c k rainour (juc vous avez pour votre mère-, ne pouvez-vous donc pas sacrifier à cet amour, cette soif d'ambition qui vous perdra. Voyez le cardinal. Il est sur le bord de la fosse j attendez, et lorsqu'il ne sera plus, vous obtiendrez sans peine ce que vous no pouvez es- pérer tant qu il \i\ra, et avec \\n dan- ger imminetjl. Il m'assura (pi'il s'était dit à lui - mémo ce que je voubiis lui persuader ; mais qu'il ne pouvait plus soutenir l'arro«;ance du premier mirnstre. iN'a-t-il f)as eu l'audace de me dire que c'était à lui que je devais la faveur dont je jouissais au- près du roi , et qu'il saurait bien me la faire perdre , si je j)rétendais pouvoir me passer de lur, mais je puis nous as- surer, ma chère, (pi'il ne sera pas en- core long-temps le maîtic de ma desti- née et de celle de toute la France. Prenez garde, monsieur de Canq-Mai^cs^

qu'il ne vous entraîne clans sa cliute, si vous voulez en devancer l'instant. » 11 me parla de mademoiselle de Mantoue, m'assura qu'il ne l'aimait point, qu'il n'aimait que moi, et qu'il n'aimerait personne autant qu'il m'avait aimée j mais que s'il pouvait l'obtenir en mariage , cette alliance fortifierait le parti opposé au cardinal. Enfin, après nous être donné mutuellement des témoignages d'attachement et d'es- time, je l'engageai à me ramener au bal, parce que INinon serait inquiète. Il m'assura que c'était à regret qu'il me voyait décidée à abréger des momens qui lui étaient si agréables, ce J'aime à le croire imais il faut suivre chacun no- tre route; peut-être nous rencontre- rons-nous encore quelquefois. Dans la position nous sommes , il est im- possible que ce soit chez moi. Si le cardinal le savait ou madame d'Effiat, elle aurait bientôt obtenu de Son Emi-

( 201 )

nence une lettre tle cacliet pour m'en- fermer dans quel(jiie coin ont, et je n en ai m lie envie. «

Rexenuc au bal, je repris mon do- mino noir et je ehercliai iNinon , (jui de son coté s'nKjniélait do ne pas me Irouvei'. Je n\ns rien de plus pressé que de lui raconter mon aventure : elle en rit l)eauconp et n)C dit : il ne retrouvera pas ici M."^ de Gonzaj^ue, elle est partie avec la reine, d y a long- temps; et j'en cpouvai nn secret plaisir. Quant au chevalier de Grammont, il était furieux, il prétendait que je l'a- vais joué. 11 avait ^rand tort, le lia- /ard a>ait tout fait: niais à la \érité je ne tenais pas assez à lui, [»our ne pas profiter de me trouver tête à tète a\ec un homme cpii me |)laisait q\ioi« (ju'il (ùt été mon uiaii. M. tle Ciram- luont bouda < t .*>orht du bal *, Saint- Lv remont le remplaça et m'ollrit sori Ijras. iNous slAnics encore une heure

( 202 )

dans la salle, et Yillarceau toujours Î3on et fidèle ami n'eut point d'hu- meur 5 il imagina facilement avec qui j'avais passé le temps de mon absence, et il s'en formalisa d'autant moins > qu'il était resté avec INinon ^ et pouvait- on regretter qui que ce fût quand on avait le bonheur de l'occuper un instant?

Le lendemain le chevalier de Grara- mont vint me voir et voulut se plaiu - dre ; je lui demandai de quel droit ; que je ne lui en connaissais aucuns et qu'il ne s'imaginait pas apparemment que je devais renoncer à tous mes amis, pour ne m'occnper que de lui, que j'a- vais rencontré une personne à qui j'a- vais eu à parler d'une affaire impor- tante, et que cette conversation avait été pins longue que je ne Tavais pen- sé , qu'ensuite je l'avais .cherché et ne l'avais pas trouvé , qu'ainsi c'était lui qui avait tort j mais comme je suis

205 )

lus bien pardonner. II ; l^ardon par un baiser. Quand t .i j ilix-huit ans , et que Ton est pas- sablement amoureux cVst bien peu de choses : en obtint-il davantage? On me permettra de ne pas tout dire.

Fin du second volume.

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