QH 31 .Q2H36 = 1894 | DUR ANTH VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES Par M. E.-T. HAMY Le maître vénéré, que nous avons perdu, aimait à répéter en commençant son cours, que sa nomination à cette chaire qu’il occupait si bien, n'avait coûté de larmes à personne, puisqu'elle l'avait fait à la fois le successeur et le collègue de Serres devenu professeur d’Anatomie comparée. Il aurait pu m'échoir à peu près pareille fortune !… Épargné, lors des récentes transformations du Muséum, par une mesure exceptionnelle, à laquelle nous avions tous applaudi, M. de Quatrefages comptait garder sa chaire, juste assez pour créer un précédent qu'il jJugeait utile au corps enseignant du Jardin. Quelques mois encore, il aurait pris un repos justement mérité, assurant par lui-même au fidèle collaborateur de ses vingt dernières années une succession à laquelle (4) Lecon d'ouverture du cours d'anthropologie du Muséum d'his- toire naturelle (31 mai 1892). 2 E.-T. HAMY. sa confiante amitié l'avait dès longtemps appelé. Ce projet, qu'ilme faisait connaître une des dernières fois que j'eus le bonheur de le voir, un mal soudain, inattendu est venu brusquement en empêcher la réalisation. Deux semaines plus tard nous conduisions à sa dernière demeure celui dont nous avions espéré pouvoir longtemps encore entourer de nos affections la verte vieillesse. J'aurais été heureux, Messieurs, bien heureux, lui vivant, présent peut-être, d’inaugurer ce cours, en me faisant votre interprète et en lui exprimant de mon mieux ce qu'il y a d’admiration, de respect, de reconnaissance dans le cœur de ces disciples et de ces auditeurs auxquels, vingt-huit années durant, il a donné ici l’enseignement à la fois le plus élevé dans le fond et le plus soigné dans la forme. Ce bonheur m'a été refusé! Ce n’est pas le panégyrique du maître qu'il m'est donné de prononcer, du maître entrant dans l’Aonorarial, chargé de gloire et d’années ; c’est une sorte d'oraison funèbre, attristée par la douleur encore toute vive d’un irréparable deuil. JEAN-Louis-ARMAND DE QUATREFAGES DE BRÉAU était né le 10 février 1810 au hameau de Berthezènes (com- mune de Valleraugue), près de la source de l'Hérault, au pied du massif pittoresque de l’Aigoual. Il était fils VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 3 de Jean-François de Quatrefages etde Marguerite-Hen- riette-Camille Cabanes. Sa famille, fort ancienne, avait adopté, comme tant d’autres familles cévenoles, la religion réformée et y était demeurée inébranlablement fidèle, malgré de longues persécutions. Un arrière- grand-père, le général Carles, avait dû passer à l’é- tranger après la Révocation de l’édit de Nantes, et pour pouvoir porter l'épée, Jean-François de Quatrefages servit comme lieutenant en Hollande, au régiment de Saxe-Gotha. Il se fit libérer aux premières hostilités entre le Stathouder et la République française, rentra en France en juillet 1793 et s'enrôla dans l’armée des Alpes. De retour à Valleraugue en l’an V, il reprenait les travaux agronomiques qui avaient popularisé dans la montagne le nom de ses pères. C'estaux Quatrefages que les Cévennes doivent en partie la substitution du mürier au châtaignier; ils ont largement contribué à propager l'élevage des vers à soie qui, malgré la mala- die, est encore l’une des grandes ressources du pays. La première enfance d'Armand de Quatrefages s’est passée toutentière dans Le pittoresque canton de Valle- raugue, au milieu d’une nature aux aspects particu- lièrement variés, qui devait à chaque pas éveiller sa curiosité naissante. La vie était simple et grave dans ces montagnes où l’on avait conservé les vieilles mœurs du temps de la Réforme, et une éducation L E.-T. HAMY. sérieuse, confiée à un pasteur, vint compléter les vertueux enseignements puisés au foyer domestique. Ce que je connais le mieux de cette période dont le maître parlait fort peu, c’est l’'ardeur pour l'étude, et surtout pour la lecture, qu'il à manifestée de très bonne heure. Encore enfant, c'était déjà un liseur infatigable ; il avait d’ailleurs conservé, dans sa vieillesse, un goût très vif pour les livres et il ne laissait jamais, sans les parcourir au moins, les volumes et brochures de toute espèce dont on en- combrait toujours sa table de travail. Ces grands liseurs, de jeunesse, ne restent pas toujours des laborieux dans le cours de la vie ; ils ne deviennent pas nécessairement des savants ou des lettrés. Mais fréquemment ceux qui ont marqué dans les sciences et dans les lettres ont commencé par lire et relire beaucoup, Balard, Gubler, Henri Martin, Broca, François Lenormant, pour ne nommer que des morts que j'ai bien connus, étaient tout jeunes encore de vraies bibliothèques vivantes, et Alfred Maury, qui a suivi de si près dans la tombe son vieil ami de Qua- trefages, avait compromis sa vue dans des lectures précoces. Tel académicien de nos jours est cité pour avoir jadis lu mot par mot le Dictionnaire de l'A ca- démie tout entier ; tel autre aurait, adolescent, dévoré les soixante volumes du Dictionnaire des sciences VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 5 médicales. Armand de Quatrefages a fait plus encore : il a lu d’un bout à l’autre l'Encyclopédie méthodique, dont un vieux cousin possédait un exemplaire. Maintes fois, aux jours de congé passés aux Angliviels, le jeune homme, dont on avait perdu la trace, fut retrouvé, en quelque coin, absorbé dans la lecture de l’un ou de l’autre des gros volumes de cet immense recueil. Il amassait ainsi, pour l'avenir, un peu confusément, les trésors d’une érudition variée et se faisait à lui-même un bagage très personnel, qui devait lui permettre d'aborder bientôt tour à tour et avec succès, au gré des circonstances, les mathématiques, la chimie, la méde- cine pratique et enfin les sciences naturelles. Ce furent les sciences mathématiques qui l’attirè- rent tout d'abord. À Tournon, où on l'avait envoyé terminer ses études, il s'était fait distinguer d’un jeune professeur de talent, M. Sornin, qui l’'emmena à Strasbourg, lorsqu'un peu plus tard (1827), il obtint la chaire d'astronomie de la Faculté de cette ville. Armand de Quatrefages, ayant terminé, sous les aus- pices de Sornin ses études secondaires, voulut donner à son maitre une marque spéciale de sa reconnais- sance, et au baccalauréat, nécessaire pour commencer la médecine à laquelle l’appelait la volonté paternelle, il joignit spontanément la licence et le doctorat ès sciences mathématiques. E.-T. HAMY. [er] La thèse passée Le 19 novembre 1829 par ce can- didat de moins de vingt ans, avait pour titre Théorie d'un coup de canon. Peu après, un concours s’ouvrait pour une place d’aide-préparateur dechimie et de physique à la Faculté de médecine. On engagea le jeune docteur à se présen- ter: de mathématicien il se fit physicien et chimiste. Après une courte préparation il était en mesure de subir victorieusement les épreuves du concours contre des adversaires depuis longtemps entraînés à la lutte. C'est alors qu'il se lia avec le chimiste Cailliot et avec Meunier, le beau frère de celui-ci, d’une affection qui ne s’est Jamais démentie. Il est resté du passage d’Armand de Quatrefages dans le laboratoire de Strasbourg un petit travail sur les Aérolithes (1830). Le doctorat ès sciences conquis à un âge où l’on n'est habituellement que simple bachelier, la position d'aide-préparateur à la Faculté, si brillamment en- levée, avait faitàa Armand de Quatrefages une position à part dans la jeunesse universitaire de Strasbourg. Son savoir exceptionnellement varié s’imposait aux camarades et il avait dès lors des qualités d’élocution qui en faisaient dans les réunions d'étudiants un orateur influent et écouté. Ce fut lui qui prit la parole au service funèbre célébré en l'honneur de Benja- VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 1 min Constant, le 16 décembre 1830 ; lui encore qui salua, au nom des étudiants, la tombe de Quesnel, un ancien soldat de la Grande Armée qui s'était joint à la première insurrection polonaise. Ce fut lui enfin qu'on choisit en février 1831 pour présider la Société littéraire qu’on venait de fonder sous le nom de Casino. Celui qui devait être plus tard à la tête des plus grands corps savants de notre pays aborda son pre- mier fauteuil le 6 mars 1831, dans une modeste salle du vieil Hôtel de la place Saint-Étienne, transformée pour la circonstance, assis entre Gabriel Tourdes, plus tard professeur apprécié à Strasbourg, puis à Nancy, et Gustave Billing, dont les hasards de la vie firent un chambellan de Ferdinand de Cobourg et un comte de Treuberg. On a conservé le discours, plein de géné- reuses imprudences, prononcé par le jeune président, dans ce milieu encore tout exalté par les événements qui venaient de se succéder à Paris. Les réunions du Casino durèrent peu, la discorde se mit entre les adhérents et le président fut bientôt complètement rendu aux études pratiques, qu'il pour- suivait d’ailleurs laborieusement à la Faculté de mé- decine. En 1832, à vingt-deux ans, il passait sa thèse sur l’'Extroversion de la vessie et, après un court séjour à Montpellier et à Paris, où il suivit surtout les cliniques 8 E.-T. HAMY. de Lallemand, de Louis et de Civiale, il rejoignait sa famille à Toulouse. Le vieux D' Massol l’attendait pour prendre sa retraite, et lui donner sa clientèle. Le jeune praticien vécut d’abord absorbé par l’exer- eice de la profession médicale dans laquelle il réussis- sait beaucoup, malgré sa grande jeunesse: il avait apporté avec lui les instruments de la lithotritie et le premier il pratiqua à Toulouse l’opération du broie- ment de la pierre en 1834. Il fondait deux ans plus tard avec le D'Dassier le Journal de médecine et de chirurgie de Toulouse, qui se publieencore aujourd'hui. En 1835 1l avait pris une large part à la préparation de la deuxième session du Congrès méridional; il semble, à en juger par les discours prononcés par lui à l’occa- sion de cette grande réunion, qu'il a dès lors nettement pressenti le rôle que joueraient dans notre vie scien- tifique ces Congrès dont il serait plus tard un des adhérents les plus empressés. Armand de Quatrefages voyait de haut et de loin, et l’on est plus surprisencore de constater ses généreux efforts en faveur de l'in- troduction au programme du Congrès toulousain de cette grave question du prolétariat, question qui ne devait être abordée d’une manière scientifique que près de quarante ans plus tard. Armand de Quatrefages continue à pratiquer la médecine et à diriger son Journal. Mais le goût des VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 9 sciences naturelles, qu’il avait puisé dans la vie rus- tique de ses jeunes années, reprend peu à peu le dessus et devient irrésistible. La passion pour la recherche, qui dès lors va le dominer tout entier, ne peut trouver un aliment suffisant dans les études clini- ques de chaque jour et tout en continuant à visiter ses malades, le jeune docteur se met à rédiger diverses observations de Zoologie, et notamment un travail sur /’Embryologie des Planorbes et des Limnées (1834) et un autre sur la Vie intrabranchiale des petites Ano- dontes (1835). Ce dernier mémoire, qui met hors de doute l'existence chez les Mollusques de métamor- phoses aussi tranchées que celles des Insectes, attire sur son auteur l'attention des naturalistes. Une chaire de Zoologie est vacante à la Faculté des sciences, Salvandy lui en fait offrir l'intérim et il n'hésite pas à sacrifier une profession lucrative contre le très modeste emploi de chargé de cours. Tout est à faire; il n’y a pas de collections, pas de préparateur, pas même de gar- con de salle et le crédit inserit au budget de la chaire s'élève en tout à 90 francs ! Il entre bravement en fonctions, crée un petit musée de démonstration, et tout en faisant très régulièrement ses leçons, pu- blie ses diverses notes de physiologie. Mais on lui avait promis, en même temps que la chaire dont un troi- sième doctorat devait lui assurer la possession défini- 10 E.-T. HAMY. tive, la direction du Jardin des Plantes de Toulouse. On fait un autre choix et le jeune professeur, blessé d'un tel manque de foi, découragé d’ailleurs de ce travail isolé et sans matériaux, auquel, alors bien plus encore qu'aujourd'hui, le séjour en province condamnait les naturalistes, donne sa démission et part pour Paris qu'il connait un peu déjà et où sa vocation l’attire. Il yachève tout aussitôt son troisième doctorat, celui des sciences naturelles (1840), et s’éta- blit modestement non loin de ce Jardin des Plantes où quinze ans plus tard il prendra la place de Serres. Son budget est des plus modiques et, pour vivre dans la capitale et couvrir les frais des recherches sur les- quelles il compte à bon droit pour parvenir, il Lui faut avoir recours à son pinceau et à sa plume. Tout en poursuivant ses travaux, il rédige des articles de revues et de journaux, et fait pour quiles luicommande des dessins ou des aquarelles. On n’a passuffisammentinsisté, dansles nombreuses notices consacrées depuis janvier dernier à la biogra- phie de notre cher défunt sur les côtés artistiques de cette belle et complexe nature. Armand de Quatrefages était un peintre d'histoire naturelle, d'une exactitude, d'une finesse d'exécution, d’une fraîcheur de coloris qu'Alexandre Lesueur a seul dépassées dans quel- ques-uns de ses plus admirables vélins. Il mit ce talent VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 44! fidèle et délicat au service des grandes publications d'histoire naturelle qui se poursuivaient alors, et notamment du Æègne animal de Cuvier, dont Henri Milne-Edwards dirigeait une magnifique édition et ce lui fut, comme aussi sa collaboration fréquente à la Zievue des Deux Mondes, une ressource sérieuse pour continuer son entreprise. J'ai prononcé le nom d'Henri Milne-Edwards. Permettez-moi de m arrêter quelques instants pour saluer avec une respectueuse reconnaissance la mé- moire de celui qui fut mon premier maître au Muséum et qui, en me faisant entrer à l'École des Hautes Études en 1868, m'a ouvert la carrière de l’enseignement. Bien longtemps auparavant, dès 1841, Henri Milne- Edwards avait été Le conseil et le soutien d’Armand de Quatrefages, dont il avait promptement reconnu les qualités exceptionnelles, et ce fut lui qui l'engagea dans l'étude des Invertébrés marins qui devait lui procurer de si précieuses découvertes. A cette époque les naturalistesétaientfort préoccupés de savoir ce qu'il fallait penser de la complication organique chez les animaux inférieurs. D'une part, Ehrenberg, fort de ses magnifiques travaux sur les Rotateurs, attribuait aux vrais Infusoires eux-mêmes une organisation relativement fort élevée. D'autre part, Dujardin, entraîné par les belles observations 12 E.-T. HAMY. qu'il avait faites chez les Rhizopodes, exagérait le rôle du sarcode (le protoplasma d'aujourd'hui) et considérait comme des êtres simples des organismes fort supé- rieurs aux Infusoires. L’extrême petitesse des divers termes de comparaison invoqués dans cette grande querelle compliquait particulièrement le problème. Armand de Quatrefages qui, grâce à ses études médi- cales, connaissait bien l'Homme et les animaux supérieurs, qui d'autre part avait, au microscope, longuement étudié les vrais Infusoires et quelques types voisins, estimait que la dégradation organique, ainsi que l'on disait alors, devait présenter bien des échelons et pouvait être plus ou moins in- dépendante de la taille. Il comprit que pour éclairer cette question générale et les nombreuses questions secondaires, anatomiques ou physiologiques, qui s'y rattachent, il est nécessaire de recourir à l'étude des animaux inférieurs de grandes dimensions. Mais les types de cette nature n’habitent que les mers et on ne peut les bien étudier que vivants. Il avait d’ailleurs vite épuisé les ressources du Muséum alors encore médiocres, et ilcommenca la série de ces campagnes d’explorations littorales, dont les Souvenirs d'un naturaliste ont donné, beaucoup plus tard, les atta- chants récits. Les jeunes naturalistes qui s'occupent aujourd’hui VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 13 de Zoologie maritime ne sauraient se faire une idée exacte des difficultés que devaient surmonter, il y a cinquante ans, leurs illustres devanciers. Ils ont à leur disposition, dans dix-sept stations distribuées le long du littoral français, toutes les commodités imaginables, vastes laboratoires, livres et micro- scopes, instruments de dissection, liquides conser- vateurs, etc., quelquefois, en outre, la pension et le gîte, et toujours les lignes ferrées pour gagner la mer. Il y à un demi-siècle Les Milne-Edwards, les Audoin, les Quatrefages, les Blanchard étaient obligés de confier à de cahotantes diligences, sur des routes mal entretenues, l'énorme et fragile bagage de leurs flacons, de leurs alcools, de leurs instruments de toute sorte : c'était sur la table boiteuse de quelque mauvaise chambre d’auberge qu'il leur fallait trier, classer et étudier les produits de leurs fouilles dans les sables ou sous les rochers. Le premier voyage d'Armand de Quatrefages le conduisit aux Chausey. H. Milne-Edwards et Audoin avaient rapporté de ces îles les matériaux de leurs belles recherches sur les Crustacés. Les résultats de cette première campagne dépassèrent toutes ses espérances ; il découvrit non seulement bien des espèces entièrement nouvelles, mais encore un certain nombre de types regardés jusqu'alors comme étrangers à notre faune maritime, 14 E.-T. HAMY. et il put, dès la fin de 1842, commencer la série des grandes monographies qui devaient, au bout de dix ans, lui ouvrir les portes de l’Académie des sciences. Il consacra, depuis lors, chaque année, de longs mois à explorer les côtes. Le petit archipel de Bréhat, Saint-Vaast-la-Hougue, Boulogne-sur-Mer, Saint-Malo, Guettary, Saint-Sébastien, La Rochelle furent ses principales stations. Il pêchait, il disséquait, des- sinait et décrivait ; puis en quelque article, d’un style élégant et disert, il contaitaux lecteurs de la Revue des Deux Mondes ses impressions de voyage. Rentré à Paris, il rédigeait définitivement les dissertations, illustrées de fort beaux dessins, dont il a si longtemps enrichi les Annales des sciences naturelles. On a compté que de 1840, date de son arrivée à Paris, jusqu'à 1852 année de son entrée à l’Académie des sciences, il a publié 84 mémoires de zoologie, dont plusieurs fort développés, comme celui où il fait connaître les résultats d'un voyage, demeuré justement célèbre, accompli aux côtes de Sicile avec Milne-Edwards et M. Blanchard. Pour récompenser ses premiers travaux l’Académie l'avait adjoint à la mission zoologique qu Henri Milne- Edwards était chargé de diriger sur le littoral sicilien. Les trois naturalistes, montés sur un bateau non ponté, suivirent les côtes de Favignano à Catane, VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 15 fouillant les profondeurs des eaux et rapportant une superbe récolte scientifique. Ces travaux et bien d’autres, dans l’énumération desquels il m'est impossible d'entrer ici et qui portent presque toujours sur des êtres à organisation réduite, Mollusques, Annelés, Rayonnés, dont l’auteur étudie le développement, la structure et les fonctions, ces travaux, dis-je, valurent à M. de Quatrefages la chaire d'histoire naturelle au Ivcée Henri IV en 1850, eten 1852, le fauteuil de Savigny à l'Académie des sciences. C'était la première fois qu'un membre de l’enseignement secondaire prenait place dans cette illustre assemblée. Il est vrai que le professeur d'Henri IV ne devait plus attendre, bien longtemps, la situation qui lui était due dans l’enseignement supérieur ; seulement ce ne fut pas la chaire sur la- quelle il pouvait compter qui lui fut dévolue. Une autre vacance, très imprévue, vint à se déclarer au Muséum, et M. de Quatrefages, qui ne trouvait dans son enseignement de collège que des satisfactions restreintes, se décida, non sans hésitation, sur les conseils de ses maîtres et de ses amis, à tenter l'aventure. Ce fut très heureux pour le Muséum et pour l'anthropologie. Serres occupait depuis 1839 la vieille chaire d’ana- 16 E.-T. HAMY. tomie humaine, si longtemps détenue par Portal, et qu'on avait en 1832 transformée pour Flourens en chaire d'histoire naturelle de l Homme. N y faisait des lecons, enlevées avec verve, souvent ingénieuses, tou- jours pittoresques, parfois bizarres, mais dans les- . quelles l'anthropologie, telle que nous la comprenons maintenant, n'avait habituellement qu’une place très secondaire. Des considérations sur l'anatomie trans- cendante ou philosophique en faisaient le sujet Le plus habituel, le professeur développait aussi avec abon- dance les lois qu'il avait formulées sur l’embryogénie ou sur la tératogénie, mais, bien rarement, il abor- dait l'examen de certains points de notre ethnographie nationale sur laquelle, ne l’oublions pas, il avait de temps en temps des vues fort exactes et fort justes. Il aurait pu, s’il avait écouté Les exhortations de son ami, le philosophe Jean Reinaud, devancer Davis et Thurnam dans l'étude des vieilles races occidentales, et nous donner, avant les Crania Britannica, les Crania (rallica qui restent encore à faire. Il aurait pu, sur- tout mettre la dernière main à cette étude sur les races d'Algérie, commencée avec Walckenaer et dont les planches seules ont paru. Mais il avait rêvé de s'asseoir un Jour dans le fau- teuil de Georges Cuvier et de codifier, du haut de cette sorte de trône scientifique, pour toute la nature VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. Ai ancienne et actuelle, une nouvelle zoogénie. Duvernoy vint à mourir et Serres obtint de réaliser son rêve. Serres une fois nommé à [a chaire d'anatomie comparée, il n’y avait plus d’anthropologiste de pro- fession pour prendre sa place. La pléiade fantaisiste de la Restauration avait vu disparaître en 1847 le dernier de ses survivants, le prolixe et superfi- ciel Virey. Des naturalistes voyageurs qui, de 1817 à 1842, avaient fait une si large place à l’histoire naturelle de l'Homme dans nos grands voyages de cireumnavigalion, aucun n'avait persévéré dans l'étude des races humaines et l'administration de la marine avait dû en 1854, pour faire exécuter le vo- lume Anthropologie du Voyage au Pôle Sud, invoquer l’aide laborieuse et intelligente de M. Émile Blanchard. Le corps enseignant de province ne comptait qu’un seul professeur, ayant écrit sur l'anthropologie, c'était Hollard, une sorte de Virey à rebours, qui venait de donner un petit volume antiesclavagiste. Au Muséum, Serres avait bien eu quelques élèves, Giraldès, Jules Brongniart, etc., mais ils s'étaient tournés l’un après l’autre vers les sciences médicales. Seul, Pierre Gratiolet, ancien suppléant de Blainville, et depuis treize ans aide-naturaliste d'anatomie comparée, pouvait faire valoir, à l'appui de sa candidature, un important mémoire sur les Circonvo- 2 18 E.-T. HAMY. lutions cérébrales de l'Homme et des Primates qui venait d'être couronné par l’Académie des sciences. M. de Quatrefages détachait, de son côté, de l’en- semble de son œuvre les pages intéressantes qu'il avait consacrées, chemin faisant, aux populations du littoral de la France et il invoquait le rôle actif qu'il avait joué à la Société d’ethnologie pendant les der- niers temps de l'existence de cette compagniesavante. Chevreul tenait pour Gratiolet, Milne-Edwards sou- tenait M. de Quatrefages. La lutte fut courte, mais ardente, et les journaux du temps nous en ont conservé les échos. Le 12 août, l’Académie présentait M. de Quatrefages en première ligne par 32 voix contre 12 données à Gratiolet, placé en deuxième ligne par 35 voix contre 6 attribuées à Hollard, et 3 à Jacquart. La nomination suivait de près etle nouveau professeur administrateur entrait en fonctions quel- ques jours plus tard. Serres lui laissait un service en bien mauvais état, matériel et personnel : des collections naïissantes, confusément entassées dans un local insuffisant ; un laboratoire misérable, ancien atelier abandonné par les employés du moulage, mal clos et mal chauffé; un aide-naturaliste, vieilli et lourd, uniquement préoccupé de disséquer avec minutie quelque serpent python tiré de l'alcool (c’est ce que Serres, en un Jour VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 19 de malice, avait qualifié, sur étiquette, de rameau herpétologique de l'anthropologie) ; un préparateur enfin juste assez intelligent pour grandir un dessin ou raccommoder à peu près proprement un crâne. Un tel milieu ne pouvait convenir, à aucun point de vue, au nouveau titulaire et, après quelques tentatives d'améliorations demeurées infructueuses, il prit le parti de travailler chez lui et de faire son laboratoire personnel dans son appartement du quai de Béthune, et plus tard dans le logement qui lui fut concédé au pavillon Buffon. Cette résolution a eu une influence décisive sur l'orientation de ses nouvelles études. Il avait eu quelque velléité, au début, de s'occuper d'anthropologie descriptive, mais ainsi éloigné des collections, il a tourné ailleurs son activité et concentré tous ses efforts sur l'étude de l'anthropologie générale. Sa grande préoccupation était le Cowrs, devenu promptement célèbre, dans lequel il en formulait les lois. Les premières de ses leçons au Muséum datent de juin 1856 ; nous n’en avons pas le texte même, mais l’ancienne /?evue des cours publics en a donné de longues analyses. On y trouve déjà nettement indiqués les principes etles méthodes dont le professeur ne s’écartera plus guère; ces principesetces méthodes, ceux qui m'écou- 20 E.-T. HAMY. tent en ont apprécié bien des fois l'enchainement et la logique. Il ne sera donc pas nécessaire d'insister longuement sur leur exposé. Le premier problème qui se posait au début d’un pareil enseignement, c'était celui de la détermi- nation précise des matières qu'il devait embrasser. M. de Quatrefages, naturaliste avant tout, envisagea la question en naturaliste ; il sentit immédiatement qu'il lui fallait faire l’histoire naturelle de l'Homme comme il aurait fait celle de tout autre animal. Mais l'individu humain à été très anciennement étudié par les médecins et par les philosophes ; il n’y a pas à leur faire concurrence sur un terrain depuis si long- temps exploré. Le professeur doit donc se borner à montrer ce qu'est la collectivité humaine, vue d’en- semble et considérée dans ses modifications diverses. Ainsi réduite, la tâche n’en est pas moins lourde à entreprendre et pour celui qui l’aborde le premier, elle va imposer des recherches à la fois très variées et très étendues. Depuis longtemps Armand de Quatrefages s’est _occupé des questions multiples et complexes soule- vées par l'étude des espèces. Il les a étudiées dansles livres, sur les bords de la mer, dans les concours d'animaux ou les expositions de plantes. Il a reporté sur l'homme les résultats de ses recherches et il a VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 21 EA résolu, pour lui-même, ce qu’il appelle la question fondamentale de l'anthropologie dans le sens de l'unité spécifique. I lui est démontré par des considé- rations uniquement scientifiques, qu'il n'existe qu'une seule espèce d'Homme et que les divers groupes hu- mains, quelque différents qu'ils se montrent, ne sont que des variétés héréditaires, des races de cette espèce. L'enseignement de M. de Quatrefages est done dès le premier jour monogéniste. Le professeur se fait d’ailleurs une loi absolue de ne jamais toucher aux considérations dogmatiques ou philosophiques, trop souvent mêlées aux questions de pure science. Cet enseignement comprendra deux parties dis- tinctes. La première, qu'il développera toujours de préférence et qui occupe deux semestres de quarante leçons chacun, est relative aux questions générales ; la seconde, dont il traite bien plus rarement et qu'il finit même par laisser presque complètement après 1870, est consacrée à l'étude détaillée des races, sur- tout des races les moins avancées en civilisation. L'étude des questions générales soulève des pro- blèmes particulièrement difficiles, origine et ancien- neté de l'espèce, cantonnement primitif, peuplement du globe par migrations terrestres ou marines, accli- matement, etc. Pour les résoudre, le professeur invoque les faits relatifs aux autres êtres organisés, 22 E.-T. HAMY. aux plantes comme aux animaux et n'accepte comme vraies que les solutions qui font rentrer l'Homme dans les lois communes à toute la création. L'Homme est, en effet, avant tout un être organisé et vivant, à ce titre il doit obéir à toutes les lois générales que l’on a reconnu gouverner les autres êtres organisés et vivants. Par son corps, l'Homme est un mammifère, rien de plus et rien de moins, et à ce titre il est soumis à toutes les lois physiolo- giques, géographiques et autres qui régissent tous les mammifères. Pour être applicable à l'Homme une doctrine quelconque doit donc le faire rentrer sous l'empire de ces lois ; toute doctrine qui fait ou tend à faire de l'Homme une exception dans la nature doit être tenue pour fausse. Mais l'Homme a aussi ses facultés propres, son intel- ligence suprême dont les manifestations ne sauraient être négligées. Ses débuts remontent dans le temps au delà de la période géologique actuelle : dans l’es- pace, il a peuplé la terre entière, la Polynésie comme l'Amérique ; il a créé des quantités de langues et d'idiomes ; il est resté sauvage en certains points, en d’autres il s’est civilisé à des degrés divers. L’anthro- pologiste, en présence des questions soulevées ainsi à chaque pas sur sa route, est obligé de recourir pour x y répondre à presque toutes les branches du savoir VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 23 humain; physiologie et psychologie, géologie, paléon- : tologie, géographie zoologique ou botanique, linguis- tique, histoire, etc., appelées à lui fournir l’une après l'autre les renseignements les plus variés et Les plus précieux. C'est ce qu'a fait M. de Quatrefages. Ses longues lectures du passé l’avaient bien préparé à certains côtés de cette tâche : il parcourait et annotait des col- lections entières de Revues ou de Voyages, et d'innom- brables petites fiches, placées dans ses volumes, sont là pour témoigner de l'intensité du travail auquel il a dû se soumettre pour préparer ses leçons. Propagées dans le monde intellectuel tout entier par la plus importante de nos grandes revues litté- raires, reproduites à diverses reprises dans une des feuilles les plus répandues de la presse scientifique, réimprimées sous forme de livres tirés à un grand nombre d'exemplaires et traduites en plusieurs lan- gues, les leçons d'anthropologie générale du Muséum sont connues et appréciées de tous les esprits cultivés de notre temps. Tout en créant cet enseignement fondamental, M. Armand de Quatrefages avait dû mettre la dernière main à ceux de ses anciens travaux qu’il était en état de finir, comme l'Histoire naturelle des Annelés marins et d'eau douce qui n’a paru qu’en 1865, et à deux 24 . | E.-T. HAMY. reprises l’Académie des sciences l’avait envoyé en mission pour étudier les maladies qui attaquaient les Vers à soie et ruinaient ses chères Cévennes. L'étude de la pébrine, du négrone et des autres affections de ces utiles insectes prit la meilleure partie de son temps pendant les deux années 1858 et 1859 et ce n'est qu'en 1860 qu'il put donner une suite, dans la Revue des Deux Mondes, à ses précédentes esquisses sur les Métamorphoses de l Homme et des animaux, en publiant la série d’articles, devenue en 1861 le très intéressant petit volume, depuis fort longtemps épuisé, qui à pour titre: Unité de l'espèce humaine. Il entrait, sur ces entrefaites (janvier 1860), à la Société d'anthropologie de Paris, que venait de fon- der Broca et prenait bientôt une part importante aux libres discussions qui donnaient tant d’attraits aux séances de cette compagnie. Il y défendait ses opi- nions avec mesure etavec tact, et la vivacité des débats auxquels il s’est souvent trouvé mêlé n’a jamais altéré ses bonnes relations avec des adversaires pour les- quels il avait de l'estime, parfois une véritable sym- pathie. C’est ainsi qu'il entretenait avec Broca, par exemple, en dehors des assemblées scientifiques, des rapports suivis et amicaux. Ces deux hommes que tant de choses semblaient devoir séparer, tempéra- ment, caractère, éducation, aptitudes, avaient en VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 25 commun à un haut degré l’amour désintéressé de la. science, qui eût suffi à les rapprocher, si dans maintes circonstances, à l'étranger par exemple, en Égypte et en Russie, où Je fus Le témoin de leurs actes, le patriotisme ardent qui les animait l’un et l’autre n'avait encore accentué leur union. Les voyant adop- ter presque toujours sur les questions anthropolo- giques des opinions diamétralement opposées, on s’est quelquefois figuré, en Allemagne par exemple, qu'il existait entre eux une sorte d’antagonisme, dont je n'ai jamais, pour mon compte, découvert aucune trace. Ce sont les mêmes voix étrangères, au surplus, qui ont plusieurs fois signalé l’état d’hostilité latente qui existerait entre notre vieux Muséum et la jeune asso- ciation enseignante de la rue de l'École-de-Médecine. J'aurais voulu montrer, le mois dernier, à ces fau- teurs de discorde, deux des professeurs les plus auto- risés de l’École d'anthropologie poursuivant dans notre laboratoire de la rue Buffon des recherches pro- longées sur un point intéressant de l’ethnologie natio- nale. J'aurais voulu surtout que nos détracteurs pussent assister l’an dernier, à ces réunions amicales, où solidement groupés, quelle que fût notre origine, sous la direction générale du maître qui n’est plus, nous travaillions tous ensemble à la préparation d’une 26 E.-T. HAMY. exposition spéciale, que des questions d'argent aux- quelles nous restions étrangers, ont seules empêché d'aboutir. Je suis heureux de Le proclamer bien haut, puisque l’occasion s’en présente. Non, il n’y a pas d’antagonisme, non, il n’y a pas d’hostilité, entre les les deux centres où s’étudient et s’enseignent à Paris les sciences anthropologiques. S'il a pu passer quel- ques nuages dans notre ciel scientifique ils sont depuis longtemps dissipés. Quatrefages et Broca siégeaientensemble au bureau de la Société d'anthropologie de Paris, avec Gratiolet et Trélat, lorsque surgit la découverte de la mâchoire de Moulin-Quignon, qui eut, moins par elle-même que par ses conséquences, une influence si considé- rable sur le développement de l'anthropologie préhis- torique. J'étais alors modeste et laborieux externe à l’hospice de la Salpêtrière, dans le service de M. Charcot, et j'ai gardé le souvenir très vif de cet événement, que discutaient avec passion maitres et élèves réunis journellement dans la salle d’autopsie du vieil hospice. La fameuse mâchoire avait ses détracteurs, chez nous comme à l’Académie, mais, authentique ou non, sa découverte fit plus, je me le rappelle bien, que celle de milliers de silex, pour la thèse encore controversée de l'ancienneté de l'Homme. Gagné par les premiers travaux de Lartet à la cause VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 27 de l'Homme fossile, M. de Quatrefages avait pris parti dès le début pour Boucher de Perthes et son adhésion avait été des plus précieuses pour le vaillant lutteur d'Abbeville. Le 20 avril, ce que l’on a parfois appelé le procès de la mâchoire s’ouvrait devant l’Académie des sciences pour se continuer à la Société d’anthro- pologie, au Muséum et surtout devant un Congrès spécial réuni à Abbeville afin de discuter la trouvaille sur place. M. de Quatrefages prit partout le premier rôle dans le débat. Desnoyers, les deux Edwards, M. Albert Gaudry intervinrent aussi très activement et la cause de l'Homme quaternaire fut définitivement gagnée. C'était, vous le voyez, le Muséum, sceptique avec Cuvier et son école, lorsque les preuves cer- taines faisaient encore défaut, qui venait au secours de la nouvelle doctrine, maintenant qu’elle se fon- dait sur une judicieuse interprétation des faits. Ainsi que le disait avec raison M. Cartailhac, il y a quelques semaines, la science officielle, représentée en ces circonstances par le Muséum de Paris, est sou- vent suspecte d’hostilité aux idées nouvelles ; « on oublie la responsabilité plus grande qui est son par- tage. Ses représentants sont arrivés aux fonctions élevées après avoir franchi toutes les étapes et ils ont une longue expérience. Ils ont vu démentir tant de faits d’abord soutenus avec une apparence de raison; 28 E.-T. HAMY. ils ont vu le sort de tant de systèmes prônés et aban- donnés tour à tour, qu'ils veulent désormais se mettre en garde contre l'erreur, en réclamant avant de don- ner leur adhésion des preuves capables d'entraîner l’assentiment général. Dans un monde qui voit superficiellement toutes choses, on les appelle réfro- grades, parce qu'ils ne s’arrogent point le droit d'égarer après eux la foule qui leur demande la vérité. » Nous étions, l’un et l’autre, l’auteur de ces lignes et moi, et bien d’autres de nos camarades, dans la foule qui suivait avec une curiosité passionnée les progrès de cette vérité et qui, s'éparpillant peu après dans nos provinces, allait y propager l’idée nouvelle et multiplier les observations qui l’appuient. J’en rapportai, pour ma part, une brochure, rédigée en commun avec mon vieil ami Sauvage, sur les Ter- rains quaternaires du Boulonnais et les débris d'industrie humaine qu'ils renferment, et ce fut pour présenter ce travail à M. de Quatrefages que, pour la première fois, je gravis l'escalier de la maison de Buffon qui devait tant de fois me revoir. L'accueil du maître fut ce qu'il était toujours à première vue, très bienveillant, mais un peu réservé. Les faits que je lui apportais n'avaient rien pour le séduire de façon bien particulière, mais, comme, en VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 29 somme, ces faits venaient compléter des recherches ébauchées par un de ses anciens compagnons de courses au bord de la mer, Bouchard-Chanteraux récemment décédé, il voulut bien consentir à pré- senter notre brochure à l’Académie des sciences. Que de travaux sur l'ancienneté de l'Homme et sur bien d'autres questions touchant à l'anthropologie n’a-t-il pas ainsi patronnés ? Que de fois n’a-t-il pas offert un bienveillant appui aux travailleurs, jeunes et vieux, qui lui apportaient quelque observation utile au progrès de notre science? Je retrouvai M. de Quatrefages à la Société d’anthro- pologie, aux réunions de la Sorbonne, au Congrès préhistorique. Je le revis surtout pendant le séjour que nous fimes ensemble en Égypte vers la fin de 1869. Il avait pris la peine, en même temps qu'il rédi- geait pour le Ministère un volumineux Rapport sur les progrès de l'Anthropologie, de préparer des instruc- tions ethnologiques que M. Ch. Edmond et Aug. Ma- riette avaient utilisées à l'Exposition universelle de 1867. De mon côté, j'avais rempli les fonctions de conservateur des collections anthropologiques en- voyées à la même Exposition par le gouvernement khédivial. Et pour nous remercier l’un et l’autre de cette collaboration gratuite, le vice-roi nous avait 30 E.-T. HAMY. invités avec Broca, Lenormant et cent autres, à visi- ter à ses frais l'Égypte haute et basse et à assister aux fêtes de l'inauguration du canal de Suez. Nous avons vécu deux mois ensemble, au milieu des enchantements d’un incomparable voyage, et c'est à cette époque que remontent les relations scientifiques, de plus en plus intimes, qui ont fait successivement de celui qui vous parle le collabora- teur, l’aide-naturaliste, le suppléant et le successeur désigné du vieux maitre. Interrompus par l'investissement de Paris, au cours duquel M. de Quatrefages montra tant de calme courage dans le Muséum bombardé (1), ces rapports (4) On lira avec intérêt à ce sujet une lettre que M. de Quatre- fages m'écrivait le 7 février 1871 : « Je recois votre lettre et elle me : réjouit trop le cœur pour que je n’y réponde pas sur-le-champ. Moi aussi je vous avais écrit, avant même l'investissement, à l'adresse que vous m'aviez laissée. Ne recevant aucune réponse, sachant que Baillière n'avait pas non plus de vos nouvelles, j'étais très sérieu- sement inquiet sur votre compte. Grâce à Dieu, vous êtes sain et sauf! J'en suis vraiment heureux.Comme vousje m'abstiens et pour cause de toute réflexion sur le passé et le présent. Parlons d’abord du Muséum. Il à reçu quatre-vinst-quatre obus. Grâce aux précau- tions prises, les neuf qui sont tombés sur nos établissements scien- tifiques ont produit surtout des dégâts matériels. La serre seule a perdu un certain nombre de plantes qui n'étaient encore cultivées que chez nous. — Personne n'a été blessé dans l'établissement. MM. Chevreul et Edwards l'ont toutefois échappé belle. S'ils n’eus- sent été absents dans le moment, ils étaient tués, l’un dans son lit (M. Edwards), l’autre à sa table de travail. Notre maison, la maison de Buffon, a échappé comme par miracle. Elle a été cernée par les obus sur ses quatre faces à quelques mètres de distance. L'un d'eux, VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 31 recommencèrent actifs dès février 1871, et en juillet je prenais officieusement la direction des travaux r qui devaient réparer dans nos galeries les désastres des deux sièges. J'ai été dès lors très directement mêlé, au moins pendant quelques années, à la vie scientifique de M. de Quatrefages. C’est l’époque de la publication des Crama Ethnica ; permettez-moi de ne m'y point arrêter et de rappeler seulement ici que c’est très peu de jours avant la déclaration de guerre que j'ai rédigé la description de visu du fameux erâne de Canstadt, qui commence ce volumineux ouvrage, et que c’est le 16 août 1880 que M. de Quatrefages a signé cette préface, qui fait tant d'honneur à son équité, et dans laquelle il déclare que /a réalisation tombé dans mon jardinet, a éclaté sous terre. Un autre à fait explo- sion dans la rue de Buffon, a criblé le mur et à fracassé deux vitres de mon cabinet... Nous avons dû déménager et, après avoir reconnu à l’user que le salpêtrage rendait nos caves inhabitables, nous avons accepté l'hospitalité chez des amis de la rive droite, sauf à revenir remplir nos fonctions, ma femme de dame patronesse et moi de professeur-administrateur. Point d'accident dans ces allées et venues qui n'étaient pas sans quelques chances. Nous nous en sommes donc parfaitement tirés, sauf les douleurs que j'ai prises dans notre cave et dont je me ressens encore un peu. » Dès les premiers temps du siège nos précautions étaient prises. Environ soixante mille bocaux renfermant les objets dans l'alcool avaient été mis dans les cryptes des serres. En outre j'avais fait démonter, mettre en caisse et descendre dans une cave voûütée la collection entière des crânes. Nous aurons une terrible besogne pour nous y retrouver. Vous nous aiderez... » 32 E.-T. HAMY. de l'ouvrage est restée bien à peu près en entier à la charge de son collaborateur. Les descriptions anatomiques, que je lui commu- niquais au fur et à mesure de l'avancement de l’œuvre, ramenaient son attention sur ces races sau- vages, dont il avait effleuré l’histoire dans les pre- mières années de son enseignement. Depuis 1870, il était l'un des auteurs du Journal des Savants, et il va donné pendant une dizaine d'années, à l’occasion de livres nouveaux de voyages ou d’ethnographie, cette longue série d'articles très étudiés sur la Tasma- nie, la Nouvelle-Zélande, les archipels Mélanésiens, l'Afrique méridionale, ete., qui ont formé plus tard le livre si attrayant intitulé : AMommes fossiles et Hommes sauvages (1884) : je ne saurais oublier que l’un des chapitres de ce volume reproduit deux articles du Journal des Savants imprimés en 1871, appréciant avec une indulgence un peu partiale mon premier livre d'anthropologie. Le petit volume sur les Pygmées (1887), l'Introduction à l'Histoire générale des races humaines (1889) reflètent Les mêmes préoccu- pations ethnologiques. Ces travaux incidents détour- naient à peine momentanément leur auteur des grandes questions naturelles qui avaient toujours eu ses préférences. Il revenait avec l’Espèce humaine, le plus répandu de tous ses écrits (il a eu 9 éditions) VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 33 ou avec l’Zntroduction à l'Encyclopédie d'hygiène, à l'exposé de ses doctrines d'anthropologie générale et avec ses études sur les théories de Darwin ou d’Agassiz, de Wallace, de Romanes, etc., il abordait la question aujourd’hui si controversée de l’origine et de la nature des espèces et combattait l’idée trans- formiste et la doctrine des origines simiennes de l'Homme. C’est dans cette dernière série de discussions, qu’il poursuivait encore à la veille de sa mort, que M. de Quatrefages a le plus complètement mis en évidence l'ensemble de ses qualités scientifiques, littéraires et morales. Nulle part ailleurs, il n'excelle, au même point, dans la réfutation ; nulle part, non plus, il ne se montre plus équitable pour l'adversaire. S'il met en défaut le système, en rendant manifestes ses con- tradictions ou ses faiblesses, il est heureux de rendre justice au savant, dont il parle toujours avec une courtoisie parfaite. Personne n’a été plus équitable que lui pour Charles Darwin, et vous connaissez tous cette lettre, fréquemment citée, dans laquelle lillustre naturaliste anglais, répondant à son redoutable con- tradicteur, écrivait cette phrase: « Je puis dire en toute sincérité que J'aime mieux être critiqué par vous de cette façon que d’être loué par bien d’autres. » 34 E.-T. HAMY. Et Darwin ajoutait: « Vous parlez plus loin de ma bonne foi et nul compliment ne peut me faire un plus grand plaisir: mais Je puis vous rendre ce compli- ment avec intérêts, car chaque mot que vous écrivez porte l’empreinte de votre véritable amour de la vérité. » Ce fut l'intervention très personnelle de M. de Qua- irefages qui assura la nomination de Darwin comme correspondant de l’Académie des sciences (1), et c’est M. de Quatrefages encore, se préoccupant unique- ment, suivant ses propres expressions, « de l’homme qui consacra sa vie entière au travail scientifique, qui aborda avec bonheur quelques-uns des problèmes les plus ardus que présentent les êtres vivants, et qui, par la direction toute spéciale de ses recherches et le succès qui souvent les couronna, a rendu à la science positive des services éclatants », c’est M. de Quatre- fages, dis-je, qui vint demander à ses confrères et aux savants français de contribuer aux frais du mo- nument élevé dans le péristyle du British Museum au grand naturaliste anglais. (4) J'ai conservé un billet où M. de Quatrefages s’excusait de ne pouvoir se trouver à un rendez-vous qu'il m'avait donné. Il était convoqué à l’Institut et il ne voulait pas être en retard. « Il s’agit de la candidature de M. Darwin, à la correspondance, et Je suis tenu de ne pas manquer pour la soutenir, car elle est vivement attaquée. Vous comprenez ce sentiment qui me fait désirer d’être exact. » VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 35 J'emploierais volontiers les mêmes termes, si j'a- vais à rédiger le projet de souscription au monument que nous irons inaugurer un Jour à Berthezènes. Aïnsi que je le disais, il n’y à qu'un instant, l’ana- lyse critique et la réfutation des théories transfor- mistes occupaient encore M. de Quatrefages, lorsqu'il fut atteint par le mal qui devait l'emporter. Il avait à peu près terminé une seconde édition de son livre Charles Darwin et ses précurseurs français; J'én ai cor- rigé les épreuves et elle doit sous peu paraître. Il avait simultanément préparé un autre volume, /es Émules de Darwin, pour lequel mon collègue et ami M. Edmond Perrier rédige une préface. Ce n’est pas seulement par ses écrits et par ses le- cons que M. de Quatrefages a exercé une large in- fluence sur la science de son temps. Il a rendu de grands et signalés services dans les commissions offi- cielles, dans les Académies et dans les réunions de Sociétés libres ou de Congrès dont il faisait partie. Il a dirigé les travaux de Ia Commission du Mexique (1864-1867) et pris une part souvent importante à ceux de la Commission des Missions scientifiques, du Comité des Travaux historiques et des Sociétés savantes et des commissions spéciales des Expositions univer- selles de 1878 et de 1889. J'ai dit quelques mots en passant de son rôle à l’A- 36 E.-T. HAMY. cadémie des sciences. J'aurais pu insister plus longue- ment sur les communications fréquentes et écoutées, adressées à cette compagnie, qu’il présida en 1873. Je devrais aussi vous le montrer unissantses efforts à ceux de Claude Bernard, de Broca, de Würtz, pour ne point parler des vivants, et fondant notre grande Association française pour l'avancement des sciences, dont il a dirigé les deux premières réunions à Bor- deaux et à Lyon. Nous l'avons vu à la Société d’ethnologie, puis à la Société d'anthropologie. Il fréquentait plus assidà- ment encore la Société de géographie, qui l'avait comblé d’honneurs. Cinq fois il avait été vice-prési- dent et six fois président de la Commission centrale, quatre fois on l'avait élu vice-président de la Société; il était, depuis 1875, président honoraire et prési- dent effectif depuis la fin de l’année 1890. Il aimait particulièrement ce milieu à la fois instructif et pitto- resque, où il retrouvait rajeunis les héros de ses lec- tures à travers les anciens voyages. Il interrogeait les explorateurs, discutait avec sa coutumière amé- nité les observations qu'ils avaient recueillies, et prodiguait conseils et encouragements. M. de Quatre- fages a été, avec l'amiral de la Roncière, l’un des pro- moteurs de l’exposition internationale des sciences géographiques, qui fut la première manifestation de VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 37 notre relèvement après l’année terrible. Déjà en 1871, il siégeait au bureau du Congrès international d’An- vers. Il à occupé aussi une très grande place dans nos Congrès internationaux d'anthropologie et d’ar- chéologie préhistoriques qu'il suivait avec régularité et qui l'ont élu cinq fois vice-président titulaire, à Paris, à Copenhague, à Bologne, à Bruxelles et à Stockholm ; il en présidait la dixième session au Col- lège de France pendant l'Exposition universelle de 1889. M. de Quatrefages avait une place à part dans ces réunions cosmopolites. Il y était l’orateur favori d’un large publie international et M. R. Virchow, un de ses antagonistes périodiques, dans l’article un peu agressif, mais surtout ému, qu'il a consacré à son ancien adversaire, rend pleine justice, au nom de ses compatriotes, à ces qualités de parole. « Il nous pa- raissait à nous, étrangers (je traduis textuellement), comme la plus pure expression de l’idiome français cultivé. Lorsqu'on entendait l’aisance suprême de ses discours, l’élégance de ses expressions, l’exquise ur- banité de sa forme, même dans une discussion à l’im- proviste, on comprenait bien qu'il fût tenu par ses compatriotes pour un maître de la parole... » Une dernière fois, il y a dix huit mois, M. de Quatre- fages avait encore brillamment présidé un Congrès in- 38 E.-T. HAMY. ternational, celui des Américanistes, tenu à Paris en octobre 1890, et il se disposait à retourner, pour un Congrès encore, au mois d'août prochain, dans cette ville de Moscou où il avait trouvé jadis un accueil si empressé. Il comptait pour résister aux fatigues de ce voyage sur une constitution demeurée vigoureuse ; à l’âge avancé qu'il avait doucement atteint il n'avait aucune maladie grave, et presque pas d’in- firmités; seule une pâleur de la face, de plus en plus accentuée, pouvait inquiéter ses amis. M. de Quatre- fages avait encore prononcé sans fatigue, le 18 décem- bre, devant la Société de géographie une de ces allo- cutions familières, si goûtées de ses collègues, et peu de jours après 1l recevait à sa table, avec sa bonne grâce habituelle, le personnel du labora- toire d'anthropologie. Aucun affaiblissement apparent de ses facultés ne donnait à supposer que quelques semaines seulement le séparaient de la mort. Il est parti sans éprouver ce sentiment douloureux de l’af- faiblissement de l'esprit, qui chez certains est si cruellement senti; il a rapidement passé, comme le disait M. Alph. Milne-Edwards, à ses obsèques, « de la vie intelligente et active au repos de la tombe, en- touré de tous ceux qu'il chérissait, soutenu Jusqu'au dernier moment par un fils qui a toujours été sa joie, et la main dans celle de sa femme bien-aimée ». Ta VIE ET TRAVAUX DE M. DE QUATREFAGES. 39 Il avait eu une belle et longue vie de travail inces- sant et fécond ; il a eu une belle et douce mort! Les hommes de science de tous pays ont manifesté hautement les regrets qu’inspirait la disparition de cette grande et sympathique figure. Personne n’a été plus profondément et plus sincèrement attristé que ceux que le maître avait plus intimement associés à son labeur et qui constituaient autour de lui une sorte de famille intellectuelle. Nous aimions de tout notre cœur celui que d’un mot un peu vulgaire, mais bien expressif, nous appellions entre nous 4e patron, et sa mémoire restera chère à nos souvenirs. Nous le reverrons longtemps dans son grand cabi- net plein de livres tout gonflés de signets que surchar- geaient de petites notes, assis à sa table de travail, serré dans une robe de chambre brune et la tête coiffée d’un bonnet de velours. Son front largement étalé, ses yeux clairs regardant bien en face, ses 1è- vres finement découpés disaient son intelligence, sa franchise, sa bonté, et l’épais collier de barbe blan- che qui encadrait l’ovale du visage ajoutait à la phy- sionomie quelque chose de patriarcal. Tous les jours il donnait audience, écoutant avec une bienveillante attention, répondant avec simplicité, prodigue de ses conseils et de ses encouragements. .…. Et maintenant le grand cabinet est vide, le maître TUITR 3 9088 00993 4761 40 E.-T. HAMY. dort son dernier sommeil près de sa vieille mère bien- aimée, et les pauvres livres, gonflés de signets que surchargent de petites notes, dispersés par une vo- lonté intelligente et généreuse, sont allés, dans les laboratoires du Muséum, apprendre aux jeunes gé- nérations le secret d’une longue vie consacrée tout entière au culte de la science. E. Hamy, Membre de l’Institut, Professeur d'anthropologie au Muséum d'Histoire naturelle. 4366-93. — Coreei. Imprimerie En. Créré. COULOMMIERS Imprimerie Pau BroDarD | El