LU F PRE HONTE 21 H : HE El “ape un MINUTE ; EN ITU HUE c LMI HE 3 LUE DHEAITHUTEUTS HA h : LANTT HIETATEN = = ra La “ Es CS = = MEL EE 2 LA CRE THE EU 1! L5n PPT LILTTS veitrigti k. SM HSE penig LEP LENT TE PT # LAIT isa oi TELE nlnres ue su ps , VOYAGE AU POLE SUD ET DANS L'OCÉANIE. A. Pisan D£ LA FOREST, INPRIMEUR DE LA rue des Noyers, 37. (a — DT VOYAGE AU POLE SUD ET DANS L'OCÉANIE SUR LES CORVETTES L’ASTROLABE ET LA ZÉLÉE, EXÉCUTÉ PAR ORDRE DU ROI PENDANT LES ANNÉES 1837-1838-1839-1840, SOUS LE COMMANDEMENT DE M. J. DUMONT D'URAVILLE, Capitaine de vaisseau. PUBLIÉ PAR ORDONNANCE DE SA MAJESTÉ, HISTOIRE DU VOYAGE, PAR M. DUMONT D'URVILLE. TOME TROISIEME. PARIS, GIDE, EDITEUR, RUE DES PETITS-AUGUSTINS, D, PRÈS LE QUAI MALAQUAUS, 1842. CRERR: s + a AR. BEEN Ÿ [ra RS 0 : AVIS DE L'ÉDITEUR. Au moment de livrer ce volume à la publi- cité, c’est pour nous un devoir de payer notre tribut de regrets à l’illustre voyageur que nous venons de perdre d’une manière aussi déplo- rable qu'imprévue. Nous ne pouvons mieux atteindre ce but qu’en reproduisant ici les élo- quentes paroles prononcées par M. Villemain, ministre de l'instruction publique, dans la der- nière séance de la Société de Géographie qu'il présidait. GI y a six mois, Messieurs, à pareille réunion, dans cette même enceinte , siégeait à votre bu- reau le contre-amiral célèbre sur lequel se fixaient tous les regards de l’assemblée, l’intré- pide et savant marin que la même corvette avait porté dans trois voyages autour du monde, qui, le premier, sur une des plages barbares de la Polynésie, avait enfin retrouvé quelques traces de Lapérouse, et qui, des mers équatoriales sept fois traversées, s'avançant sur les derniers flots navigables des mers antarctiques, avait pénétré entre des montagnes de glace, jusqu'aux lieux où le génie de l’homme n’a plus à découvrir que la stérilité et la mort de la nature. Tant d'efforts et de souffrances, les fatigues et lin- quiétude d’un long commandement avaient af- faibli son corps, mais non sa vigueur morale ;'et; en voyant la force de résolution et de pensée; la ténacité laborieuse empreinte dans les traits expressifs de cet homme, encore au milieu della vie, on se disait que la seience avait beaucoup à attendre de lui, et qu’au récit bientot achevé de son dernier voyage, il ajouterait de vastes et: importants travaux! Vaine espérance! fausse sécurité de la vie! Celui que tant de périls cherchés si loin, que tant de fléaux êt dabimes avaient épargné, tout à coup, aux portes de Paris, au milieu de nos arts, 1l est envéloppé dans un affreux désastre. Rien ne reste del, ni la compagne qu’il avait immortalisée emdén- nant son nom chéri à une des terres avancées du cercle polaire, ni le fils dont il avait formé ne NT avec tant de som Vintelligence prématurée , et qui, déjà familier avec. la plus difficile des langues d'Orient, excellait aussi dans les for tes études de nos colléges, comme lPattestent quel- ques pages qu'il écrivit peu de jours avant le 8 mai, et que nous avons demandées à ses maitres pour les déposer dans les archives de votre Société, seule famille que laisse après lui lillustre et infortuné d’Urville. « Que ne vous a-t-1l été donné, Messieurs, d’avoir à recueillir cet enfant orphelin, à l’élever pour la science , à l’entourer de l'affection que vous portez au père. Mais, hélas! vous n'avez pu de toute cette famille réclamer que quelques débris à peine reconnaissables, pour leur consa- crer un monument funèbre, comme d’Urville autrefois érigea lui-même , sur les rochers fu- nestes de Vanikoro, uu pieux cénotaphe à la mémoire du plus regretté de ses prédécesseurs. « Un autre soin vous reste, c’est de seconder, cest de häter la publication des manuscrits pres- que complets qu’a laissés d'Urville. L'homme est tout entier dans les exemples et dans les tra- vaux qu'il lègue à l’avemir : c’est en les re- cueïllant qu’on l’honore. » C'est aussi animé" > t els S. E. M. le ministre de] à " arine, plein de sollicitude pour cette ‘importante publication, a chargé lingénieur hydrographe de l’expédi- üon, M. Vincendon-Dumoulin, dont l’amiral se plaisait tant à faire l'éloge, de diriger cette partie de l’ouvrage, et de mettre en ordre tous les ma- tériaux qui s’y rattachent. Ainsi, grâces à deux ministres éminemment français, la perte des fruits de l’expédition ne viendra pas se joindre à la perte si désastreuse de son chef. Le volume que nous donnons aujourd’hui a été imprimé en grande partie sous ses yeux. Nous avons déjà annoncé que sa mort n’apportera aucun retard à la publication de la relation de son voyage, le journal qu’il avait rédigé avec soin, pendant ses longues traversées, ayant été trouvé, parmi ses papiers, complet jusqu’au débarquement à Toulon. Le 4° volume est sous presse, et Messieurs les souscripteurs continueront à recevoir, tous les trois mois, un volume. CHAPITRE XVII. Séjour à Talcahuano (Chili). Malgré les travaux pénibles de la veille, qui s'étaient prolongés jusqu'à près de minuit pour nos équipages, et le besoin de repos qu'ils éprouvaient, tous sans exception, officiers comme simples matelots, par un mouvement spontané, se présentèrent sur le pont, aux premiers rayons du jour “. Le temps était couvert, il est vrai, et le soleil nous refusait l'éclat si doux, si brillant de ses rayons, mais l'air était calme, la mer paisible , les terres de la baie déroulaient devant nous leurs longues ceintures verdoyantes. Pour des yeux comme les nôtres, accablés depuis trois mois par le spectacle incessant des neiges, des glaces et des fri- mas, ou de terres arides et lugubres, auquel ve- nait s'ajouter le plus souvent celui des brumes, des * Note 1. III. 4 1838. 8 Avril. 13838. Avril. 2 VOYAGE tempêtes et des mers en courroux, quel délicieux contraste! Un vaste bassin tranquille et bien fermé ; autour de nous divers navires dont les équipages va- quaient paisiblement à leurs fonctions; sous nos yeux, à terre, les modestes maisons de bois de Talcahuano, dont les habitants s’éveillaient aussi pour les travaux de la journée; mais encore mieux que tout cela, ces riantes collines de la presqu'île, peuplées tour à tour de forêts, de jardins et d’humbles vergers au milieu desquels le chant des oiseaux se mariait aux cris si variés des divers animaux domestiques, tout en exci- tant notre admiration, pénétraient nos cœurs de senti- ments indéfinissables de bien-être et d'espérance. De- puis longtemps on a dit que la vue seule de la terre fait du bien aux personnes atteintes du scorbut. Du- rant le cours de ma carrière maritime, ce triste mal m’ayant toujours été étranger, je n'avais pu m'assurer de l’exactitude de ce fait; mais je pus cette fois en voir un exemple bien saillant. Des malheureux que le fléau avait déjà si cruelle- ment frappés qu’ils pouvaient à peine faire quelque mouvement, éprouvèrent une certaine vigueur au simple aspect de la terre, et leur visage reprit même un peu du coloris qu'il avait complétement perdu. J'en tirai sur-le-champ un heureux augure, car je prévis que le repos, l’air de la terre et des ali- ments sains et abondants allaient promptement re- mettre sur pied les malheureux que le mal avait terrassés. | Toutefois il était grand temps d'arriver, surtout DANS L'OCEANIE. 3 pour la Zélée, maltraitée bien plus encore que nous. M le capitaine Jacquinot qui se rendit à mon bord dès six heures et demie du matin, m'annonça qu’il avait quarante scorbutiques, dont trente-deux alités. L'un d’eux, nommé Lepreux, avait succombé le 1° avril, et cinq ou six autres étaient si bas qu'ils n’eussent pro- bablement pas résisté à huit jours de plus passés à la mer. Les officiers étaient eux-mêmes obligés de don- ner la main dans les virements de bord, tant l’équi- page était faible. Les états-majors s'étaient mieux soutenus, grâce sans doute à la nature des aliments un peu moins échauffants, et à l'exposition moins prolongée aux in- fluences du froid et de l'humidité. Pourtant dans ce nombre même quelques-uns Commençaient à éprouver les avant-coureurs du scorbut. Les deux capitaines, comme plus avancés en âge sans doute, en présen- taient des symptômes évidents. Depuis quinze jours J'étais dans un état de langueur général, avec affaiblis- sement des membres, suivi d’un dégoût prononcé pour toute espèce d’aliment. M. Jacquinot déclara qu'il se trouvait dans une situation semblable, et nous fûmes bientôt frappés en considérant notre état d’émaciation | et la mine singulière que cela nous donnait. Probable- ment quelques jours de plus de cette triste navigation auraient suffi pour renouveler sur nos deux navires ces affreuses catastrophes qui étaient encore si fréquentes pour les navigateurs du dix-huitième siècle”. * Note 2, 1 VOYAGE Pour couper court sur-le-champ au mal et prévenir ses progrès, j'arrêtai immédiatement les mesures suË vantes de concert avec M. le capitaine Jacquinot. Des suppléments de vivres, tant en viandes qu'en végé- taux, laitage et fruits allaient être accordés aux ma- lades et même aux hommes encore valides, confor- mêment aux proportions que les médecins jugeraient convenables; un local allait être immédiatement loué et préparé à terre pour recevoir les hommes les plus gravement atteints qui y seraient traités par leurs mé- decins, dont l’un d’eux allait être sans cesse de garde pendant le mouillage pour leur donner des soms. Les autres seraient retenus à bord, mais ils auraient sou- vent la. permission d'aller se promener à terre. Enfin les travaux devaient être suspendus jusqu’au moment où l’équipage aurait repris assez de force pour s’y livrer. Jusque-là on ne s’occuperait que de ceux qui étaient d’urgente nécessité pour le besoin du ser- vice et des navires. Sur-le-champ les médecins, les commis d’admi- nistration et les commis aux vivres des deux cor- vettes furent envoyés à terre pour s'entendre avec le vice-consul, M. Bardel, au sujet des diverses four- nitures à faire à la division, et avec la pressante re- commandation de terminer surtout ce qui serait rela- tif aux malades. Une belle frégate anglaise portant pavillon de con- ire-amiral était mouillée tout près de nous. Bientôt nous vimes s’en détacher un canot monté par un offi- cier en uniforme qui venait m'offrir les secours de sa DANS L'OCEANIE. 5 frégate , au nom de son amiral et de son comman- dant. Après lui avoir fait mes remerciements, je lui adressai quelques questions auxquelles j'obtins les réponses suivantes : La frégate se nommait President, montée par le contre-amiral Ross, destiné à prendre le commande- ment de l’escadre en station sur les côtes de l’Amé- rique occidentale. M. le capitaine Scott commandait la frégate sous les ordres de l'amiral. Le President s'était trouvé à Rio-Janeiro en janvier et février, en même temps que l’Hercule et la Favo- rite, et la mémoire des officiers anglais était encore pleine des fêtes, des galas et des bals donnés par les Français durant leur séjour. Les descriptions pompeuses qu'on nous en fit me rappelèrent qu’à la même époque nous assistions aussi à des fêtes et à des danses, seulement d’un caractere un peu différent et sous d’autres climats. Au reste, notre Anglais ne put me donner aucun renseignement au sujet de l'expédition américaine à laquelle J'avais tou- jours porté un vif intérêt, intérêt devenu plus grand que jamais après le sort que nous venions d’éprouver. Je commençai aussi dès-lors à craindre qu’elle n’eût rien entrepris cette année. Au bout de deux heures, M. Ducorps était de retour à bord pour me prévenir que tous mes ordres étaient déjà remplis. On avait vu le consul, traité pour les premières fournitures à faire et loué, moyennant une once (environ 80 francs) par mois, un local au bord de la mer pour déposer nos malades. M. Bardel n’at- _ 1538. Avril. 1838. Avril. 6 VOYAGE tendait lui-mème qu'un canot pour se transporter à bord de l’Astrolabe. Sur-le-champ, les charpentiers furent envoyés à terre afin de préparer convenable- ment le lieu destiné à nous servir d'hôpital temporaire. Après un déjeüner frugal, mais délicieux, comme il est facile de le concevoir après trois mois de privation de vivres frais, je me rendis à bord de la frégate an- glaise avec M. Jacquinot, pour présenter mes devoirs à l'amiral anglais. Nous fûmes d’abord reçus par M. le capitaine Scott, homme de cinquante ans, d’un abord franc, cordial, et dont les manières aisées et naturelles préviennent à la première vue. Il nous offrit ses ser- vices, et Je crois qu'il était sincère; d’ailleurs il s’ex- primait en français assez facilement pour se faire comprendre. Puis 11 nous présenta à l'amiral Ross, petit homme tout rond, tout commun et dont la phy- sionomie ne pouvait indiquer qu’une grande simpli— cité. Cet homme parlait peu et ne savait pas un mot de français; mais en revanche sa femme qu’il venait d’épouser en secondes noces et qui avait séjourné assez longtemps en France, aimait beaucoup à s’entretenir dans cette langue et suppléait largement au silence de son mari. Outre Madame Ross, se trouvaient avec elle une sœur, un enfant et deux ou trois servantes. C'était un ménage complet ; mais certains bruits qui parvinrent jusqu’à moi me prouvèrent plus que jamais que, même chez nos voisins, plus graves et plus réservés que nous, la présence des femmes sur un navire n’est excusable qu’en cas d’une absolue nécessité. DANS L'OCEANIE. 7 M. Ross nous fit l'honneur, à M. Jacquinot et à moi, de nous inviter à diner le lendemain avec lui. Tous deux nous nous excusämes sur l'état actuel de notre santé et le besoin que nous avions de nous mé- nager sous le rapport de la table. Je tremblais, en effet, à l’idée seule d’être obligé de figurer à un diner anglais , et surtout au pass wine obligé, dans la posi- tion où je me trouvais. Deux heures dans les champs étaient préférables pour moi à tous les repas, à tous les galas du monde. | Nos officiers se prêétèrent avec un abandon com- plet aux politesses et aux avances de MM. les offi- ciers anglais. Le besoin d'expansion si naturel en gé- néral au caractère français avait en cette occasion un nouveau stimulant par un séquestre obligé de toute société depuis bientôt six mois; pour eux de nou- veaux visages étaient chose si douce, il était st agréa- ble de pouvoir leur conter tout ce qu'ils avaient fait et souffert! Aussi les Anglais furent-ils bientôt au cou- rant de ce qui s'était passé; cartes, dessins, obser- vations, tout fut soumis à leurs regards, et l’on doit convenir qu'en revanche, ils furent très-prodigues d’admiration et d’éloges, beaucoup plus qu'ils n’a- vaient coutume de l'être, surtout envers des Fran- çais appartenant à la marine. Aussi jy ajoutai si peu de foi que j'étais même porté à leur attribuer par- fois certain cachet ironique, et à croire que si nous eussions pu dépasser la limite de Weddell, ils au- raient été plus réservés dans leurs louanges. Moins habitués à leurs allures, nos officiers en furent 1838. Avril. 1838. Avril. 8 VOYAGE complétement dupes, et reçurent comme argent comptant tous les compliments qui leur furent dé- bités”. En rentrant à bord de l’Astrolabe, je trouvai M. Bardel, notre vice-consul, qui m'y attendait. Il m'offrit ses services et se remit très-obligeamment à ma disposition pour toutes les démarches qui pour- raient être utiles à l’expédition. En sa qualité de Fran- çais établi depuis fort longtemps dans les colonies espagnoles de l'Amérique du sud, il était instruit des affaires de ce pays, et voulut bien en quelques mots me mettre au courant des événements. Voici ce que j'appris. En ce moment une guerre opiniätre régnait entre les états du Pérou et du Chili, et on lui assignait pour origine la raison suivante. Par suite d’une de ces ré- volutions si fréquentes dans cette partie du monde, le général Freyre, déchu de la présidence qu'il ‘avait longtemps occupée au Chili, avait été obligé de se retirer à Lima. Santa-Cruz, pour lors gouverneur du haut et bas Pérou, prenant fait et cause pour Freyre, avait aidé de deux navires de guerre une entreprise tentée par ce général pour surprendre le Chili; non seulement l'expédition ayait échoué, mais Freyre avait été fait prisonnier, jugé et condamné à l'exil; on le croyait alors réfugié à la Nouvelle-Hollande. La première cause de cette guerre déplorable entre les deux républiques, se trouvant ainsi écartée, * Notes 3 et 4. DANS L'OCEANIE. 9 on avait espéré d’abord que la paix serait bientôt ré tablie. Mais par suite d’un amour-propre déplacé de la part des Chiliens, ou plutôt par les calculs funestes de certains hommes intéressés à maintenir l'état de guerre, les hostilités continuaient. Deux mois avant notre arrivée, à la suite d’un engagement désas- treux pour la cause chilienne, le général s'était laissé surprendre par les Péruviens dans une position si fâcheuse, qu’il n’avait pu s’en tirer qu’en signant une capitulation peu glorieuse. Furieux de cet échec, le gouvernement de Sant-Yago avait refusé sa ratifica- tion et s’occupait avec ardeur, en ce moment même, de la formation d’une nouvelle armée pour recom- mencer à nouveaux frais. Le gouverneur actuel , : nommé Priéto, avait la réputation d’un homme doux et probe, mais faible et sans caractère; et Garrido, gouvernéur de Valparaiso, personnage actif, intrigant, fin et dissimulé, passait pour conduire tous les fils de la machine gouvernementale. Du reste, tous les honnêtes gens s’accordaient à blâmer la guerre désas- treuse qui ruinait les deux pays : aussi ridicule dans ses motifs que stérile dans ses résultats, elle n’a- vait d'autre but ostensible que de dissiper les faibles ressources des deux états; et l’on calculait avec dou- leur que le Chili avait déjà englouti dans cette lutte funeste près de 30 millions de francs, somme énorme qu'il eût pu employer si fructueusement au profit de ses intérêts agricoles aussi bien que de son indus- trie et de ses manufactures réduites à l’état le plus dé- plorable. | 1838. Avril. 1838. Avril. 10 VOYAGE - M. Bardel m'annonça qu’en ce moment les auto- rités étaient assez bien disposées envers les Français, bien qu’un incident arrivé dernièrement eût un peu diminué la bonne harmonie qui régnait entre les deux nations. Un baleinier français entrant dans un port, n'avait déclaré sur son manifeste que 150 barils d'huile, au lieu de 1500 barils dont sa cargaison se compôsait déjà. La fraude fut reconnue, et l'autorité chilienne voulut retenir le navire en garantie de l’a- mende encourue. Vainement le capitaine baleinier, pour s’excuser, protestait que c'était une erreur ma- térielle due à l’omission d’un 0 dans le chiffre; les Chiliens n’entendaient pas raison. On ne sait trop ce ‘qui en serait advenu , si le commandant de la station française n’eût tranché le nœud de la question en fa- vorisant l'évasion du délinquant. Les Chiliens , assez fortement molestés dans leur amour-propre comme dans leurs intérêts, crièrent et se plaignirent; mais ils furent obligés de plier, comme cela arrive quand on a affaire à bien plus fort que soi. Il faut être sincère, et avouer que, pour avoir réussi, ce procédé m'est pas tout-à-fait conforme aux lois de la saine justice , pour ne pas dire aux droits des gens. Sans doute, une nation comme la France a le droit de parler haut à ces états naissants d'Amérique, et de ne souffrir de leur part aucune velléité mjurieuse ni aucun manque d’égards; mais, par la même raison , il me semble qu'il serait de son honneur de maintenir la première l'exemple des bons procédés, et surtout du plus pro- fond respect aux lois de l’équité. DANS L'OCEANIE. 11 Le passage et même le séjour assez fréquent des navires anglais, américains et français, dans la rade de Concepcion , devrait entretenir un certain mouve- ment dans le hameau de Talcahuano, et même y ré- pandre de l'abondance, si les habitants avaient quel- que activité. Mais leur caractère apathique et fainéant les empêche de profiter des avantages naturels de cette position. Le peu de ressources qu’il est possible de trouver en cet endroit, soit pour la fourniture des vivres, soit pour la main-d'œuvre des ouvriers néces- saires, est entièrement à la disposition d’aventuriers étrangers, arrivés dans le pays sans le sou, et pour la plupart primitivement déserteurs de leurs navires. Dans ce nombre, ceux qui ont du mérite, de l’ordre et de la conduite, font de bonnes affaires , et l’on cite de simples charpentiers, des serruriers, des boulangers et même des cuisiniers , qui ont fait de véritables fortu- nes. Mais le plus grand nombre, gens de débauche et d'orgie, dépensant leur argent comme ils le gagnent, ne font que végéter, et finissent souvent misérable- ment *. Dès que nous fümes débarrassés des affaires les plus urgentes , pressés que nous étions de respirer un peu l'air de terre , M. Jacquinot et moi, nous accom- _pagnâmes M. Bardel chez lui. Il occupait une petite maison sur le bord de la plage, dans une situation très-agréable , en ce qu’elle dominait la vue entière de la rade , et qu’on y jouissait en plein de l'air de la * Notes 5 et 6. 1838. Avril. 12 VOYAGE mer. Du reste, ce n’était pour M. Bardel qu’un pied à terre, sa résidence habituelle étant fixée dans la ville même de Concepcion. Nous passâmes ensuite chez M. Mathieu, qui devait nous fournir tous les vivres dont nous avions besoin, et je vis avec bien de la satisfaction que presque toutes ces fournitures pourraient se faire à bon marché et dans d'excellentes qualités. Favais l’intime conviction .qu’avec des soins et de bons vivres, nous pourrions maintenir nos matelots en SRE santé, une fois qu’ils seraient rétablis du scorbut. Après avoir parcouru le village entier de Talca- huano, nous visitimes le local destiné à nos malades, que je jugeai très-convenable au but proposé. Il était situé près de la mer, dans un endroit bien aéré et facile à surveiller. Seulement on aurait pu désirer qu'il fût plus spacieux ; mais on n'avait rien trouvé de mieux. Les ouvriers travaillaient à force, et, d’après mes or- dres , tout devait être prêt pour le jour suivant. Ayant été abordé, dans ma promenade, par deux capitaines baleiniers dont les navires étaient mouillés sur la baie voisine de Saint-Vincent , pour continuer leur pêche durant la saison d'hiver, je leur fis quelques questions sur la conduite de leurs équipages, et ils me répondirent qu'ils en étaient satisfaits. Comme M. Du- moutier brûlait du désir de pouvoir disséquer un cer- veau de baleine tout frais, je les priai de nous avertir quand ils en auraient capturé une et qu’ils seraient prêts à la dépécer. En ce moment, il y avait cinq baler- niers français à Concepcion, dont trois mouillés sur la DANS L'OCEANIE. 13 baie Saint-Vincent, et deux à la pointe de l’île Quiri- quina. Chaque jour, ces bâtiments expédiaient de grand matin deux balemières au large pour courir sur la ba- leine ; mais ces animaux étaient devenus rares et fort défiants. Aussi cette pêche était-elle très-peu fruc- tueuse, et je pensai que le plus grand avantage que les capitaines retiraient de cette excursion journalière était de tenir leurs équipages exercés et toujours en haleine. | Plusieurs des fhatelots qui ont pu descendre à terre ont déja subi l'influence pernicieuse des vins du pays. Bon nombre se sont enivrés; lesuns sont rentrés à leur bord dans un état pitoyable, et les autres sont restés à courir bordée dans les rues ou les cabarets de Talca- huano. Cet inconvénient m'était bien connu; mais je ne pouvais pas songer à consigner nos matelots sur nos navires : c'eût été les exaspérer et provoquer leur dé- sertion ; en outre, il y avait une foule de travaux à exé- cuter qui demandaient à chaque instant leur présence à terre. Le seul parti à prendre était donc de tolérer en partie ces abus , sauf à sévir contre les exéès trop pro— noncés. C’est aussi ce que je fis. | Ayant appris que notre hôpital temporaire à terre était disposé , et le temps étant assez beau , je donnai Vordre que les malades des deux navires y fussent trans- portés dans la matinée. Cette opération fut longue et pénible, surtout à bord de la Zélée , où le nombre des scorbutiques était beaucoup plus grand *. Plusieurs de * Note 7. 1838. Avril. 1838. Avril. 14 VOYAGE ces malheureux étaient réduits à un tel degré.d’affai- blissement qu'ils ne pouvaient pas faire un seul mou- vement sans éprouver de cruelles souffrances. Il fallait les transporter à bras sur des cadres ; d’autres, qui n'étaient pas encore tombés si bas, ne pouvaient néanmoins se remuer qu'avec beaucoup de précau- tions. Tous, au reste , avaient des figures pales, éma- ciées, et faisaient vraiment compassion à voir ; car sur leurs traits plomibés et décharnés , il était facile de lire les traces de leurs longues souffrances. Mais à la vue de la terre, déjà l'espoir était rentré au cœur de la plupart d’entreeux; et tandis qu’ils mettaientles pieds hors du navire, plusieurs s’efforçaient de sourire en disant qu’ils espéraient sous peu de jours revoir leur vieille Astrolabe. Ces dispositions de leur part me firent grand plaisir, et me prouvèrent que je pouvais encore compter sur leur fidélité et leur dévouement. Dès qu'ils furent partis , on s’occupa à bord d’une opération non moins importante , celle de nettoyer et de purifier le navire dans toutes ses parties : chose qu'il est toujours difficile de faire d’une manière satisfai- sante, comme on peut le penser facilement, par- tout où se trouve amoncelé un trop grand nombre de malades. É Vers deux heures après midi , deux beaux nawires baleiniers vinrent mouiller près ce nous , l’Héva et le Georges, tous deux appartenant au pois du Han, Le capitaine du premier, Le Lièvre, s’empressa sur-le- champ de me rendre sa visite. Il venait de compléter en peu de temps la moitié de sa cargaison d'huile sur DANS L'OCEANIE. 15 la côte du Chili, et se promettait de passer la saison d'hiver près l’île Quiriquina, tout.en tentant encore chaque jour la fortune, comme ses confrères, pour travailler à son plein. Il rendaït un compte satisfaisant de la conduite de ses matelots. Au reste, toutes les fois qu’un baleinier à eu l’avantage d’être heureux au dé- but de sa pêche , il a beaucoup moins à craindre la désertion dans son équipage; car l'intérêt retient ses matelots à bord. Mais 1l en est tout autrement quand, au bout de douze ou quinze mois, la pêche a été stérile; le matelot s'ennuie, se dégoüte et quitte son navire partout où l’occasion s’en présente. Au reste, le capi- taine Le Lièvre avait la réputation d’un homme intel- ligent et, ce qui est encore plus avantageux , d’un pêcheur Rendu Le jour suivant, dans la matinée, le capitaine du Georges vint à son tour me rendre sa visite. C’est un jeune homme, nommé Gaspard, de bonne mine, d’une tournure agréable et d’un bon ton, natif de New-York, aux Etats-Unis d'Amérique ; il était naturalisé fran- çais, ce qui donnait à ses armateurs le droit de par- ticiper aux primes accordées par le gouvernement. Le Georges, du Havre, est un fort beau navire de 500 tonneaux, qui peut recevoir 3,000 barils d'huile. En moins de deux mois, il en avait rempli 1,800 aux en- virons de l’île de Chiloë ; mais depuis le 11 décembre dernier, il n’avait plus vu une seule baleine, et c’est | ce qui l'avait décidé à venir faire une halte devant Quiriquina. M. Gaspard aurait bien désiré pouvoir aller tenter 1838. Avril. 10, 1838. Avril. 16 VOYAGE la fortune sur les côtes de la Nouvelle-Zélande, para- ges où 1l savait que d’autres avaient fait des pêches très-abondantes. Mais les instructions de ses arma- teurs ne lui laissaient point cette faculté, et il ne pou- vait pas s'éloigner des côtes du Chili. Il m'apprit que la pêche des phoques était pres- que entièrement abandonnée par les Américains du nord, et qu'il n’y avait presque plus que quelques aventuriers qui en tentaient encore les hasards sur les côtes de la Patagonie ou dans les canaux de la Terre de Feu. Il avait eu occasion de toucher aux îles Ma- louines. La république Argentine paraissait avoir re- noncé à ses prétentions sur cet archipel; un Anglais, nommé Smith, s’y était établi avec une vingtaine d’a- venturiers, pour y cultiver quelques légumes qu'il vendait aux balemiers. Au moins ils étaient paisibles et s’abstenaient des actes de piraterie qui avaient si- gnalé la courte administration du sieur Vernet, soi- disant commandant au nom du gouvernement de Buenos-Ayres. | Le jeune capitaine Gaspard tenait son navire avec une propreté, et l’on pourrait dire avec une coquette- rie bien rare sur les bâtiments affectés à ce genre de navigation, surtout quand ils sont commandés par des Français. J’appris avec autant de surprise que de satisfaction que cette pêche occupait déjà près de 70 navires, dont plus de 50 appartenaient au Havre. Voilà qui promet à la marine militaire une belle pé- pinière de marins. | : ; Les trois autres navires baleiniers français déjà DANS L'OCEANIE. 17 mouillés à la baie Saint-Vincent, étaient le Rubens, le Grétry et la Louise. Tous ces pêcheurs furent te tient très-em- pressés de m’interroger sur les baleines que j'avais pu observer dans les régions antarctiques. Plusieurs de nos officiers leur ayant raconté que ces mers étaient couvertes de cétacés , l'espoir des capitaines s'était allumé; mais quand ils eurent appris de moi que tous ces cétacés appartenaient presque entièrement aux espèces hump-back et fin-back, is en rabattirent con- sidérablément. Le Aump-back est maigre et fournit peu d'huile. Le fin-back plonge, casse les lignes et quelquefois entraîne les pirogues. Toutefois les Amé- ricains lui donnent quelquefois la chasse , mais seu- lement sur les fonds d’une petite profondeur où il est obligé de revenir bientôt à la surface. Le capitaine Gaspard était à peine parti, que M. le capitaine de vaisseau Scott vint me renouveler ses offres de services. Je lui montrai avec détail les cartes et les routes des corvettes dans le détroit de Magellan et à travers les glaces et les terres antarctiques, ainsi que les dessins déjà exécutés. M. Scott, qui paraît être un officier instruit, prit un vif intéret à examiner ces divers matériaux , et ne me quitta qu'à onze heures et demie, pour aller faire ses observations méri- diennes au fort Galvez; car il attachait un grand prix à s'acquitter en personne de ce genre d'opérations. Le capitaine Scott m’ayant prévenu que la frégate partait le surlendemain pour Valparaiso, je me décidai à expédier au ministre de la marine, en France, un JII. DE 1838. Avril. 1838. Avril. 18 VOYAGE aperçu des travaux que nous venions d'exécuter; je résolus aussi d'écrire à MM. de Villeneuve et Cazotte, le premier, commandant de la. n française sur la côte occidentale de l'Amérique, et l’autre, consul gé- néral par énterim à Valparaiso. En leur faisant part de l'état dans lequel se trouvaient nos deux corvettes et de laffaiblissement de nos équipages, je me flattais presque de l’espoir que l’un des commandants des na- vires français, touché de notre position, pourrait ac- courir à Talcahuano dans le désir de nous être utile. En effet, les frégates ou corvettes affectées à ce genre de service ont toujours deux ou trois cents hommes le plus souvent désæuvrés , et en remettant à chacune de nos deux corvettes une cinquantaine d'hommes, durant dix ou douze jours, nous aurions pu prompte- ment et sans peine compléter les réparations et les travaux d’approvisionnement qui allaient devenir si longs et si pénibles pour nos équipages maltraités et affaiblis par la maladie. Comme J'étais en train d'écrire mes lettres, je re- çus la visite de M. Bardel et lui annonçaï que je pres- sais M. Cazotte de me faire passer immédiatement des feuilles de cuivre à Talcahuano. Il s’empressa de me dire qu’en ce moment il n’y en avait pas même à Val- paraiso. Si je ne voulais pas m’exposer à de longs re- tards , il me conseillait de m'adresser au commandant de la frégate anglaise. Saisissant sans tarder cette ou- verture, J'envoyai sur-le-champ le vice-consul prier, de ma part, M. Scott de me faire l'avance de tout le cuivre dont il pourrait disposer en faveur de nos na- DANS L'OCEANIE. 19 vires. Je lui en demandais cent cmquante feuilles, qui lui seraient restituées par notre consul ou par le com- mandant de notre escadre à Valparaiso. M. Scott ac- cueillit cette demande avec toute l’obligeance pos- - sible; il assura qu'il était tout disposé à me livrer à l'instant la quantité de cuivre en question, et qu'il n’attendait pour cela que l'autorisation de son ‘ami- ral, qui, pour le moment , se trouvait à terre en promenade avec sa famille. Le contre-amiral Ross étant rentré dans la soirée, donna son agrément, mais réduisit le prêt à 70 feuil- les. Cette quantité réunie à celle qui formait notre ap- provisionnement allait suffire tout juste à nos besoins du moment, mais il ne nous. en resterait plus en ré- serve comme je l'aurais désiré. Toutefois, je sus beau- coup de gré de cette politesse à M. Ross, et encore plus au brave M. Scoït, qui avait montré toute la bonne volonté possible. De mon côté, je priai instam- ment M. Cazotte d’acquitter au plus vite la dette que j'avais contractée. A ma prière, M. Bardel voulut bien partager mon modeste diner. Il m'apprit qu'il avait fait un voyage chez les Araucanos, dans le but principal de conclure une espèce de traité avec eux; et il réussit dans sa négociation“. Les principaux chefs réunis s’engagèrent à renvoyer désormais sains et saufs les Français naufragés qui pourraient tomber entre leurs mains, et cela moyennant une récompense honnête * Note 3. 1838. Avril. 1838. Avril. 29 | VOYAGE proportionnée à la nature du service. Ces hommes na- guères encore d'humeur très-belliqueuse et dont le voisinage a été plus d’une fois funeste aux habitans de Concepcion, sont aujourd’hui dans les dispositions les plus pacifiques. Quoique divisée en quatre tribus principales, la population entière ne dépasse par 25,000 âmes, et ils mettraient tout au plus 2,500 hommes sous les armes; ainsi le cacique le plus puissant réunissait à peine 500 guerriers, en s’aidant des forces de tous ses alliés. Les Araucanos ne dépassent point la cordi Ilère; pour voisins ils ont au nord les Pehuenches, à l’est les Huilliches , et au sud les Puelches. Ces trois derniers peuples sont chasseurs nomades, à la différence des Âraucanos qui sont sédentaires et agriculteurs, puis- qu'ils cultivent le blé et le maïs. Bien qu'ils ne connaissent point l'usage de l'arc i des flèches, aucun autre trait caractéristique ne les rapproche même d’une manière indirecte des Océaniens. Ils ne pratiquent point le tatouage, et nulle restriction ne vient rappeler le Tabou, ce cachet irré- cusable de la race Polynésienne. On n’y retrou ve point le polythéisme si constant dans ses nom- breuses variétés parmi ces divers insulaires ; on ne rencontre chez les Araucanos qu'un mélange con- fus de manichéisme et de fétichisme qui rappelle les croyances des peuplades africaines, et probable- ment de la plupart de tous les peuples très-voisins de l'enfance. Des esprits, des génies du bien et du mal, DANS L'OCEANIE. 21 souvent rendus visibles et palpables par des symboles plus ou moins arbitraires , tels que pièces, morceaux de bois, ou autre objet d’une configuration particu— lière, voilà tout ce qu’on observe chez les Arauca- niens en fait de religion ; et c’est probablement ce qui se trouve chez tous les hommes , jusqu'au moment où l'imagination se met en frais et vient embellir ces germes primitifs de tous les agréments de la poésie, pour en former une théogonie régulière et un corps de mythologie complet. Il est bien entendu qu’en parlant ainsi , je ne prétends en rien faire allusion aux reli- gions plus parfaites dont la base est due aux révéla- tions divines. ( Par une suite à peu près inévitable de ce genre de culte, là aussi, des espèces de jongleurs sous le nom de Machis explôitent la crédulité publique et cumulent les fonctions de sorciers et de médecins; c’est eux qu’on consulte pour découvrir les causes des maladies et des maux quelconques, c’est eux qui indiquent les remèdes ou les mesures à employer. Or, à cela près d’un petit nombre de recettes ou de secrets dus à l’ex- périence ou à la tradition, on doit se faire une idée des bévues et des inepties commises par ces préten- dus sorciers. Les armes de ces peuples sont de longues lances fa- briquées avec une espèce de roseau, armées d’une pointe en fer, et les bofas, composées de boules de mé- {al ou de pierre réunies deux à deux par des courroies. Les hommes sont libres de prendre autant de femmes qu'ils peuvent en acheter; le marché se conclut avec le 1838. 4 1 Avril. 1838. . Avril. 22 VOYAGE père de la fille, sans qu’ons’occupe le moims du monde des dispositions de celle-ci. L'affaire arrangée, le mari enlève sa future, court les champs deux ou trois jours avec elle, puis il revient à la porte du beau-père, tue une jument, traite ses amis, et le mariage est conclu sans retour. L’adultère est passible de la peine de mort. Aujourd'hui, afin de prévenir autant que possible de nouvelles velléités d'attaque de la part de ces na- turels, le gouvernement entretient chez les diverses tribus des émissaires sous le titre spécieux de Ami- gos de la paz. Mais au fond ce sont de véritables es— pions chargés de surveiller attentivement les moindres démarches des divers caciques, et surtout de fomenter par tous les moyens possibles les germes de discorde et les petites rivalités qui ne sont que trop fréquentes entre ces divers chefs, si pointilleux sous le rapport de la vanité et des prétentions.Ces individus dégui- sent d'ordinaire ce honteux rôle sous l'apparence de colporteurs et de marchands ambulants qui par- courent les diverses tribus pour leur débiter des li- queurs fortes ou divers colifichets dont les sauvages sont fort avides. Comme nous finissions de diner, on me remit un billet de M. Dumoutier qui m'annoncait qu’une petite baleine de l'espèce hump-back avait été capturée par les pêcheurs du Rubens, et que le capitaine, M. Roge- ry, m'attendait le joursuivant à dix heures du matin à son bord pour la voir dépécer. Je me promis d'aller assister à cette opération, et je fus charmé d'apprendre = DANS L'OCEANIE. 23 que notre ardent phrénologiste était au moment de recueillir le but de tous ses vœux, un cerveau de baleine ! " La journée débutant sous les plus brillants auspices, dès sept heures je me rendis chez M. Bardel pour nous acheminer vers la baie Saint-Vincent. Îl avait tenu une monture à ma disposition, mais Je connaissais ce trajet qui exige à peine une demi-heure de marche, aussi je préférai bien des fois le faire à pied. Nous traversà- mes le village, où chaque pas rappelle les tracesencore récentes du terrible tremblement de terre de 1835; les rues sont couvertes de décombres et peu de maisons ont été complétement relevées”. Il en résulte un air de misère et de désordre qui fait peine à voir au voya- geur. Puis on gravit une espèce de gorge assez escar- pée qui sépare la chaîne de la péninsule de Talcahuano d’un monticule presque isolé qui commande la place entière, la route de Concepcion et la plaine située de l’autre côté. Le consul des Etats-Unis, M. Delano, a fait l'acquisition de ce terrain, il a aplani sa crête et \ a élevé une jolie maisonnette, d’où l’on jouit de la vue la plus ravissante du monde. Le pavillon des Etats- Unis flotte avec orgueil sur ce monticule et semble dominer le port , la ville et toutes ses dépendances. Je ne pus m'empêcher d'admirer l’insouciance et “le laisser aller du gouvernement chilien, qui nonobs- tant la vanité et la forfanterie qui caractérisent l’es- prit national, à permis à un étranger de faire l’acqui- * Notes 9 et 10. 1838. Avril. 1838. Avril. 24 VOYAGE sition d’un terrain si bien fait pour être l'emplacement d'une citadelle, et d'y déployer le-pavillon de sa nation à tous les regards, tandis que celui du pays est piteu- sement planté au bord de la mer, où on l’aperçoit à peine de dessus les navires en rade. Ensuite nous fimes le reste de la route, à moitié dans les jolis taillis qui tapissent l'extrémité de la presqu'ile dans cette partie, et le reste au travers des vastes pâturages qui viennent immédiatement à sa suite. Les feuilles des plantes et des herbes couvertes de rosée, les suaves émanations qui en résultent par l'effet de leur vaporisation devant les premiers rayons du soleil, enfin la vue de plusieurs fleurs encore frai- chement épanouies, malgré la saison avancée, l’as- pect de nombreux bestiaux paissant l’herbe fraiche , tout cela me rappelait mille Joyeuses impressions de ma jeunesse. Né et élevé au milieu des champs, j'ai toujours raflolé de ce séjour, j'ai toujours désiré y passer la fin de ma carrière; mais comme il arrive de tant d’autres projets, jamais je n’ai pu le réaliser, et je crains bien de quitter ce monde sans pouvoir jamais le faire. Puis, mon imagination franchissant tout à coup un long intervalle d'années et de dégoüts sans résultats dignes de les balancer, me rappelait que quinze an- nées auparavant j'avais déjà parcouru ces beaux sites. =. Alors jeune encore, robuste, vigoureux, plein d’ardeur et d'enthousiasme pour l’histoire naturelle, j'avais exécuté de grandes courses au milieu de ces belles contrées; la saison était favorable à mes recher- DANS L'OCEANIE. 25 ches, et j'en avais rapporté je ne sais combien de belles plantes et d'insectes rares et même inconnus. Dans les fossés sablonneux qui traversent ces pâturages, la succulente fraise du Chili m'avait quelquefois servi à calmer la soif qui me dévorait. Un jour que j'avais formé le dessein de gravir au sommet des mamelles de Biobio, je fus arrêté au bout de la baie de Saint- Vincent par un torrent volumineux qui formait la limite de la plaine; sans hésiter je le traversai à la nage et je fus dédommagé de ma peine par les déli- cieux ombrages qui couronnent ces monticules, par des petites pommes acidulées qui servirent à me rafraîchir , et surtout par quelques belles espèces de plantes que je n'avais pas encore cueillies ail- leurs. | Je me plaisais à m’absorber dans ces souvenirs, quand mon compagnon me fit considérer les trois baleïniers français, qu'une pointe avancée m'avait jusqu'alors cachés et qui venaient tout à coup de se dé- masquer. Ces navires parfaitement abrités des vents du large dans le petit recoin où ils étaient mouillés, se balançaient doucement, retenus par leurs ancres, sur une eau calme et polie comme la surface d'un mi- roir. Leurs capitaines avaient eu soin d'envoyer leurs ba- leinières à la plage pour moi et les officiers qui avaient voulu être de la partie. Mais là le préposé mis en fac- tion par la douane locale pour empêcher la contre- bande, fit d’abord quelques difficultés pour nous lais- ser Communiquer avec nos concitoyens, et cet obstacle 1838. Avril. 1838. Avril. 26 VOYAGE ne fut levé que par l'intervention de notre vice-consul heureusement bien connu dans le pays. Bientôt nous fümes sur le Rubens, le baleineau était accosté le long du bord, et les apparaux étaient tout prêts pour commencer à le dépécer. Aussi l'opération fut-elle bientôt en train, et Je pus admirer avec quelle promptitude et quelle facilité une besogne aussi déli- cate pouvait s’exécuter. M. Rogery, le capitaine du Rubens, eut la complaisance de nous donner toutes les explications que nous pouvions désirer. Mais ces dé- tails ont été déjà publiés par tant de personnes et d'une manière si satisfaisante, que je m’abstiendrai de les répéter ici. M. Rogery n’espérait pas retirer plus de 7 ou 8 ba- rils d'huile de ce petit cétacé. Un hump-back de grande taille ne donne pas plus de 40 barils d'huile, tandis qu ‘une baleine franche de même dimension peut four- nir de 120 à 140 barils. Par là on peut juger de la grande différence de valeur que les pêcheurs peuvent attacher à ces deux espèces de baleines. Je promis à M. Rogery un calque de la carte du capitaine King pour le détroit de Magellan ; 1l parut ébranlé par les avantages de cette route sur celle du cap Horn; principalement pour le retour à l’époque de la belle Saison. Puis je m'en retournai tout doucement avec M. Bar- del, et j'étais de retour à bord vers dix heures. Comme je finissais de déjeüner, la frégate le President mit à la voile et sortit lentement de la baie, à l’aide d’unebrise faible, mais favorable. Ce bâtiment emportarles di- DANS L'OCEANIE. 27 verses lettres que toutes les personnes de l'expédition adressaient en France par la voie de Valparaiso. C'était une consolation pour nous de savoir que nos familles recevraient de nos nouvelles sous trois ou quatre mois au plus tard, et qu’elles mettraient un terme à de longues et pénibles inquiétudes. Nous avons employé les hommes valides de asie labe à dégréer le bâtiment et à transporter sur l'arrière les fardeaux les plus pesants, comme artillerie , bou— lets et légumes, pour dégager autant que possible la partie de l’avant. Les calfats commencent à réparer le cuivre enlevé ou rogné par les glaces. Mais il faudra avoir recours à de plus grands moyens pour réparer la carène, trop enfoncée dans l’eau, ainsi qu’une partie de la guibre fortement ébranlée. Vers midi, j'allai faire une visite à l'hôpital. Je vis avec plaisir que nos malades étaient dans une pleine convalescence. S'ils pouvaient être sages et raison- nables, sous peu de jours tous reprendraient leur service; mais 1l en est qui se permettent des ex- cès funestes dans leur position ; malgré tous les soins, les médecins ne peuvent pas empêcher ces abus; et il faut bien s'attendre à voir quelques individus retarder leur guérison par leur imprudence , et peut-être en payer plus cher encore les conséquences * Ensuite, je fis un tour de promenade le long de la grève en ramassant quelques fucacées. Sur la plage, je remarquai encore quelques petits monceaux de co- * Notes 12,13 et 14. 1838 Avril. 1338. Avril. 43. 28 VOYAGE quilles de concholepas , dont les mollusques ont servi à la nourriture des habitants; mais ces amas sont bien moins nombreux qu’en 1823, soit que les voya- geurs, ayant appris à connaître la valeur de cette co— quille pour les amateurs, y aient abondamment puisé, soit qu'elles aient servi à faire de la chaux pour les besoins du pays. On peut se rappeler que ce furent les navigateurs de la Coquille qui commencèrent à faire tomber en France le haut prix de cette coquille uni- valve. M. Dumoutier est rentré apportant un condor et quelques autres oiseaux, trophées de sa chasse. Mais _il a subi un cruel désappointement au sujet de son baleineau. Hier au soir, il avait traîné à la plage, avec beaucoup de peine, le crâne de son cétacé , et comp- tait aussi retourner le lendemain pour l’étudier. Ce ma- ün, il l’a trouvé en pleine décomposition; la nuit avait suffi pour l’altérer complétement. Impossible de tirer aucun parti du cerveau. Il conserve encore l'espoir de pouvoir s’en procurer un autre; mais il commence à voir que l’acquisition de ces objets entraîne beaucoup de difficultés. Le beau temps dont nous avions joui depuis notre arrivée continuant encore , vers midi, je me décidai à faire une promenade sur les délicieux coteaux de Tal- cahuano, où j'avais erré avec tant de plaisir quinze ans auparavant. Je mis pied à terre sous le fort Galvez, et commençai à gravir le coteau escarpé qui le domine. Quelques travaux avaient été entamés dans la batte- rie, MAIS Sans avoir été terminés ; je n’y vis que trois DANS L'OCEANTE. 22 pièces en bronze sur des affûts plus ou moins délabrés, et trois autres piteusement étendues sur le sol : le tout sous la surveillance d’un misérable gardien en gue- nilles. Arrivé sur la crête de la colline, je retrouvai les jolies pelouses, les verdoyants bocages dont j'avais conservé le souvenir. Mais nonobstant le beau temps qui régnait encore et l'air salubre qu’on respire dans ces lieux, les approches de la mauvaise saison se fai- saient sentir par l'absence de ces myriades d'êtres ani- més qui embellissent la scène au mois de janvier. Quelques papillons et oiseaux-mouches attardés seuls se montraient encore; ce n'était plus ce bruissement assourdissant des cigales et des sauterelles; les oiseaux ne se montraient plus que rares et clair-semés dans les bocages. Les fleurs elles-mêmes avaient cessé de couvrir les arbustes et les gazons. Quelques bouquets iardifs de Protea, un petit Oxalis à fleurs jaunes si fourrées qu’elles forment quelquefois des tapis, une Lobelia rampante, un Phlox violâtre, quelques grelots épargnés de l'éblouissante Lapageria, et deux ou trois autres plantes formaient désormais l’unique ornement de ces lieux, où j'avais recueilli par centaines des es- pèces plus ou moins rares et curieuses. Je passai deux ou trois heures sur ces collines, tan- tôt me promenant sous les ombrages des myrtes et des lauriers; tantôt étendu sur la pelouse jaunissante, et toujours rêvant aux chances que me préparait l’ave- nir, à la direction que je devais donner à mes opéra- tions futures pour en tirer le meilleur parti possible *. * Note 14. 1838. Avril. 1838. 44 Avril. 30 VOYAGE Un nouveau baleinier français vient encore mouiller sur la rade; c’est le trois-mâts barque l'Océan, de Nantes, jaugeant 350 tonneaux, capitaine Coste, natif de Saint-Pierre-Miquelon. Ce capitaine me rend sa visité et m’apprend que, parti de France en juillet dernier, il a déjà rem- pli 1300 barils d'huile. Il ne touchait à Concepcion que pour déposer son second qui s'était cassé une cuisse par suite de la chute d’un fragment de graisse de baleine , tandis qu’on le hissait à bord. Coste venait en ce moment de la baie Santa-Barbara , sur File Wellington , mauvais mouillage d’un accès difficile. Cependant le capitaine Hataway, du navire Fanny, dont nous avions trouvé une note à Port-Famine, s’y était trouvé assez bien. Hatavway, nous à dit M. Coste, est un Américain non naturalisé ‘qui jouit, parmi les baleiniers , de la réputation d'un homme habile , entreprenant et fort expérimenté : c’est la raison pour laquelleil a continué d'être employé par ses armateurs , bien que sa qua- lité d’étranger leur fasse perdre une bonne partie de la prime. * Coste, dans un voyage précédent, avait complété sa cargaison entière en dix mois. Dans l’année 1831, il avait perdu son navire sur l’une des Salvages , dans l'archipel des Malouines. Il s’y trouvait au moment même où la corvette américaine venait saccager l’é- tablissement de Vernet, en représailles des actes de piraterie commis par ce dernier sur des citoyens des États-Unis. DANS L'OCEANIE. 4 Coste , ainsi que les capitaines Rogery et Foulon , du Rubens et du Grétry, qui arrivèrent un moment après lui , se louaient de leurs équipages, et ceux-ci, à leur tour, ne disaient point de mal de leurs capi- _ taines. Il n’en était pas de même des matelots de la Ville-de-Bordeaux , superbe navire baleinier mouillé sur l’île de Quiriquina. Il n'était bruit que des coups de poing, de corde et de bâton, distribués par le capi- taine Largeteau à ses subordonnés. Ce Largeteau, que je ne vis point, passait pour une espèce de fier-à-bras dans son métier. Cependant, j'avais peine à concevoir qu'un capitaine qui avait déjà perdu deux ou trois navires püt encore inspirer assez de confiance à des armateurs pour remettre entre ses mains un aussi beau bâtiment; car la Ville-de-Bordeaux était, disait- on, le plus beau des baleiniers français à la mer. Tout l’équipage a eu la permission de laver son linge. Cette opération terminée, 1l a été de nouveau occupé à transférer tous les poids de babord à tribord, pour donner une forte bande à l’Asfrolabe. Dans la matinée suivante , tout était prêt pour ce travail ; inais, en considération de la grande solennité de Pâques, l’opération a été remise au jour suivant, et les matelots ont eu la permission de se promener à terre. Le capitaine Jacquinot m'a annoncé que la pièce de bois du milieu du safran de son gouvernail était complétement pourrie. C'était la raison pour la- quelle la tête de leur gouvernail offrait beaucoup de Jeu dans les derniers temps de leur navigation. Il est 1838. Avril. 45. 1838. Avril. 32 VOYAGE bien heureux qu’elle n'ait pas manqué tout-à-fait, car elle eût pu compromettre gravement le salut du na- vire au milieu des glaces. On doit s'étonner aussi que l'arsenal de Toulon eût pu livrer une pièce aussi essen- tielle dans un pareil état *. Je reçois la visite de M. Bardel, qui me présente M. Delano, consul des États-Unis, homme considéré dans le pays et marin capable , ayant longtemps servi en qualité de capitaine du commerce. Il a connu Ben- jamin Morrell dès l’année 1823, quand il commandait le Wasp ; mais 11 ne croit pas à sa véracité, et n’ajoute aucune foi à la prétendue rencontre des enfants d’un des chirurgiens de La Pérouse, rencontre qu’il a fait valoir récemment auprès du gouvernement français pour obtenir le commandement d’un navire. M. De- lano ajoute que le master d’un navire baleinier améri- can à apporté la nouvelle qu’un navire français s’est perdu dans l’une desîles de la Mer du Sud. J’invite ex- pressément M. Delano à prendre à cet égard des ren- seignements précis et positifs; car si la nouvelle se _ trouvait avérée , et suivant le lieu du naufrage, je ver- rais à me porter directement dans ces parages, pour courir au secours de nos compatriotes. De deux heures à cinq heurës après midi, M. Jac- quinot et moi, nous prenons les plaisirs de la prome- nade sur les hauteurs de Talcahuano. C’est avec un sentiment bien vif de satisfaction que nous nous rap- pelons les épreuves de notre navigation dans les glaces, * Notes 15 et 16. DANS L'OCEANIE. 39 et nous nous racontons mutuellement les divers inci- dents de cette tentative hasardeuse, dont quelques- uns sont vraiment comiques, malgré la gravité des circonstances. Les calfats ont travaillé, de huit heures du matin à deux heures du soir, à réparer toutes les feuilles de cuivre avariées sur le côté de babord. Mes efforts n'ayant pu faire émerger que de 2 mètres toute la par- tie de l’avant, et les avaries s'étendant à près de 7 dé- cimètres plus bas, nous avons été obligés d’avoir recours à un moyen plus puissant pour découvrir les flancs de la corvette. Dans la journée suivante, la même opération a été exécutée à tribord. Le plus beau temps du monde con- tinue à nous favoriser dans nos travaux, et Je m'em-— presse d’en profiter, sans trop compter sur les ren- forts de Valparaiso; car on s’attend tous les jours à voir commencer les vents pluvieux du nord, qui sont les avant-coureurs de la mauvaise saison. De son côté, le capitaine Jacquinot profite du retour de plu- sieurs de ses malades pour acheminer les opérations de la Zélée; car il apprécie autant que moi tout l'intérêt qu'il y a à reprendre la mer le plus tôt pos- sible. Deux navires américains mettent à la voile, l’un pour New-York directement, l’autre pour continuer sa pêche. Leur départ nous rend un peu nos coudées franches et nous permet de nous rapprocher de la côte, où le fond est meilleur et l'abri plus sûr contre les vents de l'O. au S. S. 0. 1H, (SÈ) 16. 17, 18. 1838. Avril. 34 VOYAGE Vers une heure après midi, M. Jacquinot et moi nous allons rendre notre visite. Aw"consul américain , M. Delano; il a réussi à élever une charmante habita- tion , grâces aux travaux bien entendus qu'il a fait exécuter. De concert avec son frère, il a acquis la colline tout entière, dont ils se trouvent ainsi sei- oneurs et maitres absolus. Les deux familles vivent dans une union parfaite , et tout leur intérieur respire cette aisance, cet esprit d'ordre et ce merveilleux confortable qu’on cherche- rait en vain dans les familles les plus opulentes du pays; car cela tient à la différence des manières etdes habitudes nationales, bien plus encore qu’au degré de la fortune. À ma prière, M. Delano s'était enquis des détails relatifs à la perte du navire français dont il n'avait déjà parlé. Mais ce n’était pas dans la Mer du Sud que le fait avait eu lieu , c'était aux Malouines que ce bâ- üment s'était jeté à la côte au mois de février der— nier. Neuf hommes avaient péri dans le naufrage. Au reste comme les survivants se trouvaient dans un lieu habité, et de plus très-souvent fréquenté, je ne jugeai pas nécessaire d'aller à leur secours ; d'autant plus qu'il eût fallu pour cela renoncer à mes projets pour l'avenir. En revenant à la plage, nous avons été faire une visite à l'hôpital. Nous avons trouvé en général tous nos malades marchant rapidement vers leur rétablis- sement. Un seul nommé Russel , souffrait de maux d'estomac par suite d’excès dans ses aliments en ce DANS L'OCEANIE. 39 moment même , malgré ses souffrances , il était oc- cupé à engloutir une énorme jatte de soupe, et je pré- vis qu'il ne la porterait pas loin. Contre mon avis, les médecins accordaient aux malades de trop forts sup- pléments de vivres en outre de leurs rations régle- mentaires. Aussi je les invitai vivement à renvoyer au plus tôt sur leurs navires les hommes en pleine con- valescence, car là du moins il leur serait plus difficile de se livrer à de pareils excès. | Le maïtre calfat Aude qui avait été presque con-— damné par la faculté, se trouvait aussi beaucoup mieux et se proposait bien de pouvoir continuer la campagne. | 2 La journée tout entière a été consacrée à nous amarrer solidement dans notre nouveau poste. Là nous ne sommes pas à plus de deux encâblures de terre , et en parfaite position pour nous échouer 1838. ‘Avril. 2:49. Ê , s De, “Et quand le moment sera arrivé. C’est une opération délicate et que Je désirais éviter; mais je vois qu'il faudra en venir là, autrement il nous serait impos- sible de réparer tout notre cuivre, et Surtout l’avarie de la guibre. Une attaque de goutte me cloue à bord et m’em- pêche de me rendre sur la Zélée, où M. Jacquinot m'avait mvité à déjeüner avec notre consul. J’ai eu recours à mon remède habituel, le vin de Colchique , qui jusqu'à ce jour m'a paru propre à calmer les douleurs de cette triste maladie. À cinq heures du soir, M. Le Guillou vint m'ar- noncer le décès de Russel, nouvelle qui ne m’étonna / 36 VOYAGE 1888. gueres; il était évident que ce malheureux s'était 20 Avril. PNR RC: RE $ tué lui-même pour s'être gorgé d'aliments. Je donnai les ordres nécessaires pour que son inhumation eût lieu le jour suivant d’une manière décente. DANS L'OCEANIE. 37 CHAPITRE XVIIT. Suite du séjour à Talcahuano. Dix jours s'étaient écoulés depuis le départ de nos lettres pour Valparaiso , et je n’en avais reçu aucune nouvelle. fl eût fallu moins de temps à un des navires de la station pour venir m'apporter des secours , s’il eût jugé à propos de le faire. Dès-lors je compris qu'il fallait me tirer d'affaire avec mes propres ressources et que de plus longs délais n’aboutiraient qu’à pro- longer notre séjour à Talcahuano bien au-delà de nos désirs. Mon parti fut pris, et je me décidai à échouer la corvette près de la plage, pour compléter ses répa- rations. J'avais chargé M. Roquemaurel de choisir près de l’aiguade un endroit pourvu d’un fond vaseux et d’un {alus, ce qui me permettrait d'échouer la corvette avec moins de risques et de manière à découvrir une bonne partie de l'avant. H faisait un temps superbe, et tout nous présa- 1838. 21 Avril. 1838. Avril. 38 VOYAGE geait une opération facile et prospère. Les amarres de l'arrière furent filées et nous nous halâmes avec vigueur sur celles de l'avant, de sorte qu'à trois heures et demie la besogne fut complétement ache- vée. Malheureusement le terrain n’était pas assez in— cliné ; l'arrière vint à toucher avant que l’avant ne portàt sur le fond. Aussi au plus fort du jusant fümes- nous loin d’émerger de toute la quantité nécessaire. Cependant les calfats plaçèrent cinq feuilles de cuivre, les charpentiers préparèrent la pièce de l’étrave à remplacer, et purent en prendre le gabarit exact. À la marée haute nousnous remîmes à flot et reprimes nos amarres, sans que la corvette eüt souflert le moins du monde”. Comme j'allais me coucher, vers neuf heures du soir, M. Marescot me remit un pli envoyé par le capi- taine Privat du baleinier le Havre, venant de Valpa- raiso. C'était tout simplement un paquet pour M. Bar- del , que M. Privat me priait de lui faire remettre. En outre, 1l me suppliait d'empêcher son canot de com- muniquer avec la terre, attendu qu’il redoutait des désertions. Enfin il m’annonçait que M. de Villeneuve était parti le 5 avril pour Lima, avec sa frégate l’'Andromède. En apprenant cette nouvel , jé me fé- licitai vivement d’avoir commencé les travaux; car je pressentis qu’en l'absence du commandant, aucun des capitaines français ne prendrait sur lui de JU le chef-lieu de la station. * Note 17. DANS L'OCEANIE. 39 Le matin 6n se remit de bonne heure à l’œuvre. À huit heures da corvette a été de nouveau échouée par 13 pieds derrière, et 12 pieds 6 pouces de l’avant, et à moins d’une longueur de navire de terre, Tous les ouvriers ont travaillé avec activité de onze heures à deux heures; alors le flot est venu les forcer à s’ar- rêter. Leur besogne était loin cependant d’être termi- née; il fallait donc encore nous échouer une fois. Mais le vent était silencieux , le calme paraissait si assuré , que cette fois je me décidai à laisser la cor- vette à la côte pour attendre la basse marée de la nuit, et travailler sur-le-champ aux fanaux. Cest le cas de faire observer encore une fois combien on s’enhar- dit promptement en certaines circonstance ; quel- ques jours auparavant , je n'envisageais qu'avec effroi l’idée d’échouer un bâtiment comme le nôtre dans une rade où le vent du nord est quelquefois aussi fort qu'imprévu. Aujourd’hui je le laissais paisiblement échouer sur la foi des vents. Vers les onze heures, le consul des Etats-Unis , M. Delano , est venu nous rendre visite avec le consul anglais, M. Cuningham. Ce dernier est un homme d'esprit et de bonnes façons, qui a beaucoup voyagé et beaucoup vu. Il m'apprend que son gouvernement est disposé à prendre formellement possession de la grande île Jka-na-Mawti, à la Nouvelle-Zélande ; ce qui ne me surprend en aucune façon , car j'avais été au contraire fort étonné qu'il ne l’eût pas fait plus tôt. Sans contredit, ces belles contrées sont tout-à-fait à sa convenance, et il en retirera de 1638. 29 Avril, 183$. . Avril. 40 VOYAGE grands avantages ; mais quand il en serait autrement, le peuple anglais n’en ferait pas moins. main-basse dessus, ne füt-ce que pour soustraire à à d’autres cette riche acquisition. M. Cuningham a connu MM. Weddell ; Biscoe et Dillon ; il me donne de nouveaux détails sur leur compte. Quiconque aura couru le monde comme moi, concevra l'intérêt que j’attachais à ces renseigne- ments au sujet des marins qui ont chacun à leur tour figuré sur la scène des découvertes. J’appris aussi en cette occasion la triste mort du frère de mon ami le botaniste Cuningham ( Allan }, massacré par les indigènes de l'Australie dans une excursion vers l’intérieur. Dès minuit, les travaux des ouvriers ont recom- mencé et n’ont cessé qu’à trois heures, où ils ont été complétement terminés. La marée de la nuit a été plus forie que celles des deux journées précédentes , et nous a permis de changer tout le cuivre avarié et de réparer complétement l’étrave. Immédiatement après le déjeüner , les béquilles ont été enlevées ainsi que les ancres mouillées à la côte, et le soir, lAstro- labe était rétablie à son poste. À peine ce travail était terminé, que le temps, qui jusqu’à ce moment avait été le plus beau du monde, s'est gâté. La brise a passé au nord, et une brume épaisse s’est abaissée sur toutes les terres qui envi- ronnent la baie. Vingt-quatre heures plus tôt, ces apparences m’eussent vivement inquiété; mais J'étais désormais à l’abri de toute éventualité. L’Astrolabe DANS L'OCEANIE. 41 était remise en état de recommencer ses courses, et il ne restait plus qu’à exécuter les travaux relatifs au gréement et aux approvisionnements. Avec de la patience et du courage, nous pouvions en venir à bout ; et à cela près de quelques mauvais sujets, nos équipages montraient de l’ardeur et du zèle pour la campagne. és Le baleinier français le Havre s’est décidé à en- trer sur la rade, et s’est mouillé tout près de nous. Le capitaine Privat m'a averti qu'il se plaçait sous le feu de nos corvettes, afin de prévenir la mutinerie de son équipage, qu'il avait quelques sujets de redou- ter. De mon côté je recommandai aux officiers de surveiller attentivement ce navire, et d'envoyer à son bord I2 force armée si quelque mouvement suspect s'y manifestait. | Le temps se gâte sérieusement, et la journée est pluvieuse. Le gouvernail est visité puis remis en place, et l’on s'occupe de divers arrangements. Je recois la visite du capitaine Privat, ancien aspi- rant de la marime militaire, qui me rend compte de ses tribulations avec ses officiers et ses matelots. Bon nombre de ses hommes ont déserté au Chili, et il les a remplacés presque tous à Valparaiso; mais il craint ‘encore que ceux-ci ne lui échappent à Talcahuano, car ce sont pour la plupart des hommes de sac et de corde qui n’ont aucun respect pour leurs engagements. D’a- près les explications qu’il me donne, je vois que la source première des désagréments de ce malheureux capitaine est due en partie au partage de l'autorité 1838. Avril. 24. 1838. Avril. 42 VOYAGE entre le capitaine de pèche et le capitaine de route, dont Privat n’a que les fonctions. Le capitaine de pêche, qui n’est qu'un matelot dégrossi, cherche tous les moyens possibles de contrarier son chef, etexcite sourdement les matelots contre lui. Sans doute, ce partage de l'autorité peut être un malheur inévita- ble, attendu que peu de capitaines au long-cours pos- sèdent toute l'expérience convenable pour la pêche de la baleine; mais'il est vivement à désirer que cet.état de choses cesse complétement pour le bien public *. Au reste, j'ai promis à M. Privat toute ma protection pour rétablir son autorité méprisée, et je l'ai forte- ment engagé lui-même à montrer plus-decaractère et de fermeté vis-à-vis de ses mutins. Vers cinq heures, après avoir rendu visite à M. Cu- ningham, M. Jacquinot et moi, nous nous rendimes chez M. Delano, qui nous avait invités à dîner. Il nous donna un repas somptueux, mais suivant la manière anglaise, bien plus copieux que délicat , et en outre, dans le goût espagnol, composé de mets si épicés, qu’à peine en trouvions-nous quelques-uns qui pus- sent nous convenir. Cette manie des festins épicés est, à mon avis, un rude fléau pour l'étranger pes de manger hors de chez lui”* Comme je me trouvais bu près de M. Cunin- gham, je lui adressai fréquemment la parole, et j'en obtins encore quelques nouveaux renseignemepts qui * Notes 18, 19et 20. * Note 21. DANS L'OCEANIE. 43 pouvaient m'être fort utiles au moment où j'allais me lancer dans les îles de l'Océanie, J'appris aussi qu'un Français, nommé Mauruc, fai- sait fréquemment avec une petite goëlette le voyage de Valparaiso aux îles Pomotou ou à Taïti, exploitant fructueusement le trafic des perles, de l’écaille et de la nacre, et en même temps le cabotage entre les iles de la Société et les côtes du Chili pour le compte des missionnaires ou autres Européens qui pouvaient l’'employer. Un autre Français, nommé Bureau, avait exploité plus en grand et d’une manière profitable ce même trafic, en poussant ses opérations plus loin à l’ouest ; mais il avait été massacré par les habitants de l’ar- chipel Viti, près de l’île Pao. Deux hommes seu- lement avaient réussi à échapper au carnage et en avaient apporté la nouvelle. Je voulus questionner M. Bardel à ce sujet, mais il me renvoya par-devant M. Cazotte à Valparaiso, qui me donnerait so rensei- gnements plus détaillés. Des missionnaires français et catholiques, Gant un évêque à leur tête, avaient paru deux ou trois ans auparavant à Valparaiso. De là, ils avaient passé suc- cessivement à Taïti et à Hawaï; mais après avoir tenté mutilément de s’y établir, ils avaient dû se diriger vers l’île Ascension doë les Carolines. Ce nom m'était inconnu; mais comme on m’assurait une île haute dans l’est de l'archipel, je présumai que ce devait être l'ile Ualan ou Pounipet. M. Delano ajouta qu’en ce moment même il croyait 1838. Avril. 1338. Avril. 25. 44 VOYAGE qu'il y en avait aussi d’établis sur le groupe de Gam- bier, à l'entrée de l’archipel des Pomotou. Ces nou- velles m’intéressaient vivement, et je me promettais dès-lors de visiter sur ma route ces coreligionnaires pour leur offrir mes secours, en outre, comparer leur manière d’agir avec les moyens employés par les méthodistes , et consigner les résultats obtenus de chaque côté. Après le diner, les dames nous donnèrent un peu de musique; puis à neuf heures je pris congé et re- joignis mon bord. M. Bardel voulut m'emmener à Concepcion, mais je ne me sentais pas encore assez bien rétabli, et je le priai d’ajourner cette partie. Le heau temps étant revenu, j'en profitai pour re- conduire, vers midi, M. Bardel à terre. Puis j'allai faire un tour dans la campagne et gravir au sommet de la Sentinelle, en compagnie de M. Cuningham, que je rencontrai sur la route. La Sentinelle est un morne arrondi en pente adoucie qui domine toute la pres- qu'ile; le sommet est occupé par un vaste plateau , couvert en partie de riches pâturages et de bois-taillis qui offrent les plus délicieuses promenades. On peut de là jouir d’une des plus belles vues du monde. A ses pieds, on a le village de Talcahuano, avec ses modestes rues, la rade et sa forêt de mats, les vertesprairies couvertes de bestiaux, plus loin l’île Quiriquina, les mamelles de Biobio, les eaux de la rivière, les campa- gnes de Penco, une partie même de Concepcion, en- suite les coteaux boisés qui environnent la baïe-et le bassin entier de Concepcion. Enfin tout le reste de DANS L'OCEANIE. 45 l'horizon dans la partie de l’ouest est encadré par les eaux de la mer Pacifique sur lesquelles on voit cin- gler ça et là quelques navires avec leurs voiles blan- ches. Sur ce mamelon seraient très-bien situées une citadelle et des vigies propres à annoncer l'ap- prôche des vaisseaux destinés pour la baie de Con- cepcion. | D’après ce que m'a appris M. Cunimgham, j'ai vu que la position des consuls étrangers variait d’une ma- nière assez remarquable au gré de leurs gouverne- ments. Ainsi M. Bardel était rétribué à raison de 1000 piastres par an, sans pouvoir ostensiblement se livrer au commerce. M. Delano n'avait aucun traitement comme consul des Etats-Unis, mais il recevait des frais de chancellerie assez considérables, et pouvait se livrer à un commerce très-lucratif. Enfin, M Cunin- gham ne recevait que 250 livres sterling par an, tan- dis que son prédécesseur, M. Rouse, en touchait 1000. Mais celui-ci ne pouvait se livrer au commerce, ce qui était permis à M. Cuningham, qui regardait cette faveur comme une compensation très-satisfaisante de sa paie inférieure. À défaut de renseignements suffi- sants, je ne puis rien dire à l’égard des étrangers, mais Je crois pouvoir affirmer que de pareils arrange- ments seraient très-peu convenables à l'égard de nos consuls ; il en résulterait de grands abus, ou tout au moins cela donnerait lieu à de fàcheuses conjec- tures. - | La chaloupe commence à faire notre eau, et le tra- vail du gréement se poursuit. 1838. Avril, 1838. Avril. 27. 28. 16 VOYAGE Un conseil de justice se tient à bord pour juger deux hommes accusés d’avoir manqué à leurs supérieurs. Les prévenus sont condamnés l’un à la cale, et l’autre à cinq jours de fer sur le pont. Je commue la peine du premier en celle de douze coups de corde au cabestan. J'aurais vivement désiré que la punition de ces deux hommes se füt bornée à quelques jours de fers, atten- du qu’en des campagnes de cette nature, il faut plus d’indulgence que dans le service purement militaire, mais je fus obligé de céder aux exigences de MM: les officiers qui alléguaient le grand mot de discipline Al en résulta que l’un de ces hommes, nommé Brasker, déserta peu de jours après, tandis que je l'aurais con- servé en suivant ma manière de voir. Le capitaine Privat vint me porter une plainte contre son second , coupable de désobéissance for- melle. Je fis une mercuriale sévère à cet homme, ets l'envoyai aux fers, à bord de l’Astrolabe , jusqu’à ce que son capitaine le réclamût. Le temps se gâte, le vent souffle assez fort du N;, accompagné de rafales et d’une pluie abondante qui dure toute la journée et la nuit suivante. Mais dans la matinée du 28, le ciel s’embellit et le vent s’apaise. Les travaux du gréement et l’'embarquement de l’eau sont repris avec activité. Dans l'après-midi, j'allai faire ma promenade so- litaire et accoutumée sur les hauteurs de Talcahuano ; après avoir récolté quelques coquilles dans les feuilles acérées des Agave et admiré les jolis Colibris, aspirant le suc des Loranthus et des Lapagerta, je fis la ren- 4 DANS L'OCEANIE. 47 contre d’un pauvre paysan, habitant de ces lieux et avec qui j'entamai la conversation le mieux que je pus. Il me conduisit dans sa cabane, véritable tau- dis d'environ 4 mètres de long sur 2 de large, où logeaient tout ensemble et pèle-mêle cet homme, ses deux filles, ses chèvres, ses dindons, ses canards et ses poules. Tout dans cet antre respirait la plus pro- fonde misère, le plus grand dénuement et la plus h1- deuse malpropreté. Je ne fis qu'y mettre le nez sans oser m'y arrêter dans la crainte d’en rapporter d’au- tres hôtes qui semblaient y pulluler. Un petit enclos avec quelques choux, des oignons et d’autres légumes servaient de jardin à ce gîte. Aussitôt je me rappelai que les cases des moindres Mataboulés de Tonga au- raient été de véritables palais en comparaison de ce misérable chenil*. Pour passer le temps, je lui demandai le prix de ses volailles, et il me dit qu'ilme vendrait ses dindons (pavos) quatre réaux, ses poules (gallinas) trois, et ses canards (patos) deux et demi; c'était à peu près le prix qu’on les vendait au marché de Talcahuano, et si j'avais eu quelqu'un pour les emporter, je lui aurais donné volontiers la préférence pour ma provision. Mais J'étais seul et je lui fis mes adieux après avoir donné à ses deux filles # ou 5 réaux qui me valurent toutes leurs bénédictions. L’aînée, Maria, dans un élan de reconnaissance, sauta sur un petit poulet qui pouvait valoir un medio, six sols, pour me l’offrir. Je * Notes 22 et 23. 1838. Avril. 1838. Avril. 48 VOYAGE la remerciai en souriant, mais l'intention y.était. Comme j'arrivais au bord de Ja falaise, d’où l’on a la vue de toute la baie, j'aperçus louvoyant à l'entrée, un gros navire qui me fit soupçonner l’arrivée de la Vénus. J'eus un instant de joie en songeant que M. Dupetit-Thouars, son capitaine, venait, en bon ca- marade, m'offrir son assistance. Nous étions, il est vrai, déjà débarrassés de nos plus rudes travaux, mais l’aide de 150 hommes nous eût été bien utile durant huit ou dix jours, et j'aurais pu épargner la force de nos matelots si rudement mise à l'épreuve. J’auraisété surtout bien sensible à une pareille démarche. Je fus bientôt désabusé; arrivé au bord de la plage, j'avais reconnu que ce navire ne pouvait être une frégate, et à bord, j'appris que c'était la corvette chilienne Monte-Agudo, qui venait à Talcahuano prendre un détachement de soldats pour renforcer l’armée des- tinée à combattre les Péruviens. Du reste, ce navire m'apportait deux lettres de MM. Cazotte et Duhaut-Cilly, capitaine de vaisseau, commandant la corvette l’Ariane. M. Cazoite me pro- mettait de rendre au President le cuivre que j'avais emprunté. M. Duhaut-Cilly m'imstruisait de son retour de Lima à Valparaiso, du départ de M. de Villeneuve pour le premier port, et Je crois aussi du procham départ de M. Dupetit-Thouars pour continuer son voyage. Aucun d’eux ne paraissait avoir songé à nos deux pauvres corvettes. Au reste, nous apprimes tous avec plaisir par cette occasion que M. Hombron, chi- rurgien-major de l’Astrolabe, avait été élevé au grade DANS L'OCEANIE. 45 de chirurgien de marme de première classe, peu de temps après notre,départ de Toulon *. Aujourd’hui, nouSravons à porter au nombre de nos déserteurs l’armurier Moser , Suisse d’origine. Il paraît que cette espèce de vagabond n’avait demandé à faire la campagne que dans l'intention de nous quit- ter au premier endroit. Il est vraiment déplorable que, pour un voyage aussi important, le port de Toulon n'ait pas eu de meilleur sujet à nous procurer pour des fonctions aussi utiles. M. Bardel m'avait promis d'abord que les déserteurs n’échapperaient point aux recherches de la police du pays; mais l'expérience m'a appris à ne pas compter sur ces belles promesses; et J'ai tout lieu de croire, au contraire, que la police serait plutôt disposée à favoriser les coupables qu’à leur donner la chasse. Aussi tout capitaine qui n’aura à remplir qu'un service purement militaire , fera-t-il sagement d’être très-réservé à l'égard des hommes qu'il enverra en permission à terre. Dans ma position, c'étaient là des mesures impraticables ; je ne pouvais compter que sur des hommes de bonne volonté, et les consigner à bord, c’eût été les pousser tous à l’ennui, au découragement et au dégoût de leur campagne *”. Tous les scorbutiques de FAsirolabe avaient suc- cessivement rallié le bord, et les derniers rentraient dans la journée. I ne reste à l'hôpital qu'une douzaine d'hommes de la Zélée, avec le maître calfat Aude et dé * Note 24. . # Note 25. IT. À, 1838. Avril. 29: 1838. Awril. Aer mai. 0 VOYAGE le cuisinier de l'état-major de l’Astrolabe ; homme d’une conduite tout-à-fait déréglée, qui doit être dé- barqué ici *. Fe | Sur les dix heures, je reçois la visite des deux ca- pitaines de la Salamandre et de V Aglaëé , les baleiniers français qui venaient de mouiller sur la rade. Le pre- mier me pria de punir un de ses harponneurs qui avait été insubordonné, et je fis droit à sa demande. Tous deux se plaignaient amèrement de l'insuffisance ab- solue des réglements actuels pour faire respecter leur autorité, souvent méconnue par leurs inférieurs , et je fus obligé de partager leur opinion. À midi, nous faisons une salve de vingt-et-un coups de canon en l'honneur de la fête du roi des Français. La corvette chilienne le Monte-Agudo s'étant associée à cette marque de réjouissance, je crus convenablede répondre à cette avance de politesse, en lui rendant à elle-même une salve de vingt-et-un autres coups de canon. Sur les deux heures, M. Bardel vient me prier de l'accompagner à Concepcion le jour suivant; comme je me sentais encore un peu valétudmaire, j'allais re- mercier ; mais 1l ajouta qu’en ne profitant pas de son offre , je pouvais manquer l’occasion de voir M. Lau- zier, Français établi depuis de longues années chez les Araucanos, ainsi que Penoleo, l’un de ces caciques jadis associés aux exploits du trop fameux Benavidès, et aujourd’hui paisiblement retiré à Concepcion avec * Note 26. DANS L'OCEANIE. 51 une pension que lui paie le gouvernement actuel. Ces deux motifs me déterminèrent. En conséquence, à neuf heures du matin , je mon- tai avec M. Bardel dans un léger char-à-banc , et, traînés par un cheval vigoureux , nous fimes rapide- ment ce trajet. À cela près de quelques flaques d’eau causées par les dernières pluies, la route était douce et roulante. Des deux côtés, elle était bordée par d'immenses pàturages où paissaient des milliers de chevaux et de bêtes à cornes. On voyait aussi quelques cabanes d’un aspect chétif et misérable, d’où sortaient des femmes et des enfants désocnillés , Sales et les pieds nus; du reste, paisibles et inoffensifs, rarement ils refusaient le salut à l'étranger ; sous ce rapport ils sont préférables à bien des paysans en France, sur- tout en Provence, où, loin de saluer un Voyeur, ils seraient plutôt FO à l’injurier. c Le trajet de Talcahuano à Concepcion est de sept à à huit milles, et à deux milles de cette dernière règne une chaîne de coteaux peu élevés, mais qui suffisent pour établir une démarcation bien tracée entre le bas- sin de Concepcion et les vastes prairies qui font suite à la baie. Là, sur le bord de la route, et à quelques pas sur la gauche, est un petit étang d’eau douce qui porte dans le pays le nom de lac de Chepe. Mon com- pagnon m'assura qu'au fort des chaleurs ses eaux ne diminuaient pas sensiblement; mais il ne connaît pas sa profondeur qui doit être peu considérable, si l’on en juge par les roseaux dont il est à moitié cou- vert. 1838. Mai. b2 VOYAGE En mettant les pieds dans l’intérieur de la ville et: en tâchant de me rappeler le souvenir que j'en avais gardé, je fus consterné à la vue du spectacle de déso— lation que j'eus sous les yeux. Au lieu de’ces: rues vastes et bien tracées, de ces maisons propres, bien alignées et respirant l’aisance, nous avions souvent. peine à suivre notre route au travers d’un amas con- fus de décombres. Car, loin d’avoir pu réparer les ou- trages du tremblement de terre , c'était à peine sil'on avait partout déblayé le passage. Les ruines de la ca- thédrale , tristes vestiges de son ancienne splendeur, occupaient un espace immense, et le local destinés temporairement au service divin était un long hangar d’un aspect sale et Mgnbre bien inférieur aux élé- gantes constructions que j'avais jadis observées à Taïti et à- Tonga. Letrès-petit nombre de maisons qui avaient résisté à à la catastrophe offraient pour la plupart des murailles fortement lézardées, que la moindre secousse mena- çait de jeter par terre, et j'admirais l’insouciance des habitants qui pouvaient vivre dans ces gites , en ayant pour ainsi dire sans cesse la mort suspendue sur leur tête. Quelques-uns travaillaient à rebâtr leurs maisons, et sans tenir compte d’une expérience trop souvent répétée , ils relevaient à grands frais des murailles hautes et pesantes en briques pour les écraser de nou- veau. Du moins, pour ma part, j'aurais employé des charpentes élastiques et bien plus propres à conserver leur équilibre sur un sol aussi mouvant. Les forêts sont »:2. DANS L'OCEANTE. 58 d’ailleurs si communes dans ce pays, que le bois y est bien peu dispendieux. | Ayant témoigné à M. Bardel le désir de rendre sur le-champ ma visite à l'autorité principale du lieu, il me conduisit chez don Ribeira, intendant de la pro- vince de Concepcion. Il était en ce moment absent pour remplir l’une des plus importantes fonctions de sa dignité, sa visite d'inspection dans toutes les pri-- sons, qui à lieu tous les deuxièmes jours de chaque mois. En son absence, nous fümes reçus par ses dames avec beaucoup de politesse. Après notre déjeuner , nous fimes encore un tour dans la ville: sa surface était jadis considérabie, occupant un rectangle dont la longueur n'était pas de moins de 22 quadras de maisons, chacune de 150 vares d’étendue. La vare était de 30 pouces; ces dimensions donnaient près d’une demi-lieue d’éten- due à la ville, bien qu’on n’y comptât que 7,500 habi- tants. Il est vrai que plusieurs de ces quadras n’exis- taient encore qu'en projet où tout au plus en tracé, sans avoir été Jamais terminées. Longtemps après le terrible événement, tous les habitants furent réduits à camper sous des tentes , au miheu des rues, n'osani trop s'approcher des murs de leurs demeures en ruines , dans la crainte d’être écrasés sous leur chute. Aujourd’hui même, nom- bre de familles, jadis opulentes, sont réduites à ha- biter de méchantes maisons en planches ou en tor- chis. - Nous fimes une visite au docteur Vermoulin, Belge 1838, Ma. 1833. Mai. o+ VOYAGE. de naissance et originaire de Bruges, qui était venu s'établir au Chili pour y élever une manufacture de poudre. Mais n’ayant pas réussi à s’y procurer du sal- pêtre, sa spéculation échoua , et il établit une boulan- gerie dont le produit, joint à la pratique de la méde- cine , lui fournit une existence honnête. C'est un homme froid et flegmatique, comme la plupart de ses compatriotes. Îl a néanmoins recueilli plusieurs ob- servations curieuses sur le tremblement de terre de 1835, dont il fit part de la manière la plus obligeante à plusieurs officiers de l’expédition. Leurs journaux me fourniront le moyen de les citer *. De là, nous nous rendimes chez le padre don Gil Calvès, chapelain des religieuses de la Trinité. C'était un bon vieillard de soixante-quatorze ans, porteur d’une tête vénérable et tout-à-fait apostolique. Quoi- que en train de faire son modeste dîner, il nous ac- cueillit avec bonté et répondit avec complaisance aux questions que M. Bardel lui adressa de ma part. Au sujet des Araucanos chez lesquels il a résidé quatorze années de sa vie, il m'a donné les renseigne- ments suivants. Ces sauvages reconnaissent deux gé- nies , l'un du bien, nommé Pillan, et l’autre du mal, nommé Goukoubou, et on leur sacrifie quelquefois des agneaux. Ils n’ont point de prêtresen titre , mais seulement des sorciers ou espèces de jongleurs qui paient quelquefois de leur tête leurs prétendus sorti 4 * Note 27. DANS L'OCEANIE. 59 léges. Quelques, naturels avaient embrassé le chris- tianisme ; mais, en pareil cas, ils sont obligés de quit- ter leur pays, car leurs compatriotesine les laisse— raient pas exercer leur nouvelle religion. Cependant, ces peuples ne se montrent point hostiles aux Chiliens. Quand le général Royaliste, après la prise de Concep- cion , il y à quinze ou dix-huit ans, força les dames de la Trinité à quitter cette ville pour se retirer à Valdivia, elles furent obligées de traverser le territoire des Araucanos sous la seule escorte du père don Gil. Ces pieuses filles ne reçurent aucun outrage de la part des naturels, qui se mettaient à genoux comme elles quand ils les voyaient faire leurs prières. Les Araucanos sont singulièrement adonnés à l’i- vrognerie ; mais il faut ajouter, pour être Juste, que les Chiliens établis parmi eux ne leur cèdent en rien sous ce rapport. A moins d’une longue et étroite intinuté, jamais un sauvage ne souffrira qu'un étranger entre dans sa ca- bane ; et nonobstant le respect qu'ils portent à la vieil- lesse, un père ne se permettrait pas d'entrer dans la demeure de son fils sans sa permission. Suivant les rangs des mdividus , ils ont diverses sortes de saluts, savoir : l’accolade entière , la poignée de main, le simple attouchement et même le seul contact des doigts. Ces peuples sont de grands harangueurs, et ils dé- bitent leurs discours sur une espèce de récitatif qui produit un singulier effet; d'autant plus que leurs ha- rangues assez étranges sont assaisonnées à chaque 1828, Mat. 1838. Mai. 56 VOYAGE phrase des mots vossia, vossignori& Pr NS Martin- Campo (corruption de maëstro) dé « : tout cela pour mieux exprimer leur Driaite on ration. Le mot che, qui termine plusieurs de leurs désigna- tons de tribus, est l'équivalent de nation. Ainsi, Puel- che, Huilliche et Pehuenche , signifient littéralement peuples ou naturels de Puel, Huilli et Pehuen.: Lemot moluche , qu'on trouve presque sur toutes les cartes, est inconnu au père don Gil, qui suppose que ce peut être une corruption du mot moriscos, expression par laquelle les Espagnols avaient coutume de désigner tous les sauvages infidèles. La valeur du mot biosbio lui est également inconnue, et il m'a assuré que le vrai nom d’Arauco est Rauco. Cette langue a une con- sonnance assez semblable au {4 des Anglais ou des Grecs. Comme le meilleur ouvrage sur cette langue, le père don Gil m'a cité l’Arte de la lengua Chilena , par el padre Andres Febrès. Cet ouvrage existait dans la bibliothèque de Concepcion, entièrement boulever- sée depuis le désastre de 1835. M. Bardel me promit de faire son possible pour m'en procurer un. exem- plaire, et, à son voyage à Paris en 1841, il m'a tenu parole. L'examen de cet ouvrage m'a prouvé qu’en dépit de quelques ressemblances apparentes pour la forme et la prononciation de quelques termes , Ja langue des naturels du Chili ne put jamais rien devoir ni fournir à la langue des Océaniens. J'avais tant entendu parler de la réputation de bra- voure et des hauts faits du cacique Penoleo, que je ne Ë DANS L'OCEANIE. pf voulus pas différer plus longtemps le plaisir de com- templer le dernier type des héros d’Alonzo d’Ercilla. Au fond d’une cour entourée de ruines, nous trou- vâmes trois ou quatre chaumières moitié en paille et roseaux, moitié en briques, où logeait ce chef avec toute sa famille. Je vis d'abord ses deux filles , grandés créatures de dix-huit à vingt ans, à la coupe de figure tout-à-fait patagone, mais a féniBiires par leur corpu- lence et leur stature. Penoleo lui-même s’offrait à mes yeux , étendu sur une espèce de grabat pour faire la sieste ; cependant en reconnaissant M. Bardel , il se releva et nous fit quelques politesses. Il me parut inqu nie à cinquante-Cinq ans, d’une taille obèse, et dans sa jeunesse il avait pu être vigoureux : mais sa physionomie n'avait aucune expression, et tout en lui offrait le type de figure que j'avais souvent observé à Taïti et à la Nouvelle-Zélande. Aussitôt il me rappela Taï-Wanga, notre compagnon de route de Sydney à la Baie-des-Iles, en 1824. Sans doute à la tête de 500 sauvages animés par la soif du sang ei l'espoir du pillage, Penoleo put-être jadis un guerrier redoutable ; mais c'était bien le cas de dire : Quantüm mutatus ab illo!… Du reste, c’est le sort commun à tout chef sauvage qui, forcé de céder à la civilisation, accepte ses largesses ou plutôt ses aumônes. De héros qu'il était dans sa propre nation, chez l'étranger il se rabaisse au rôle de mendiant sans gloire et souvent méprisé. Je crois que le gouvernement lui fait une pension de 3 ou 400 piastres, à condition qu’il rési- dera à Concepcion, où il sert en quelque sorte d’o- pr 1838. Mai. Pi. XXXVII, 1838. Mai. 58 VOYAGE tage, tandis que son frère Colipi le remplace à la tête de sa tribu , où il jouit d’une grande influence. On l’attendait incessamment à Concepcion où il fait de fréquentes tournées. Penoleo paraissait se recommander à ma généro- sité ; je lui fis dire par le consul français de se rendre à bord des corvettes, où on le traiterait et où on lui fcrait des cadeaux. Puis je le quittai avec une illusion de moins. KE M. Bardel me conduisit ensuite sur un plateau qui commande toute la ville, et où l’on avait commencé des travaux de fortification qui sont tout-fait aban- donnés. Près de là se trouvait une espèce de village, composé de méchantes huttes en branchages et en boue, asile d’une foule de malheureux qui s'étaient établis dans ces cabanes temporaires à la suite de la destruction de la cité. On y respirait un tel air de mi sère et de malpropreté, que le cœur était prêt à en être soulevé, etje m'en échappai bien vite. Je profitai du reste de la promenade pour adresser quelques questions à M. Bardel, touchant l'état géné- ral de la république; et voici ce qu’il me raconta. Les revenus du pays se composaient de trois sortes d'impôts : 1° les dîimes, 2° les douanes , 3° le mono- pole du tabac. Les douanes étaient données à ferme à certains individus qui avaient au moins la moitié du bénéfice, et ne rendaient pas plus de 40 ou 50 pour cent des produits. Les douanes avaient surtout pour objet les droits établis sur le vin et les esprits venant de l'étranger ; droits exorbitants, puisqu'ils doublaïent DANS L'OCEANIE. 59 presque la valeur des liquides consommés ; aussi ils ne montaient pas à moins de 30 piastres par pièce de vin , et à 60 par pièce d’eau-de-vie ou de rhum. Mais attendu les fraudes et la contrebande, cet Impôt ne rendait pas ce qu’on eût dû en attendre. Enfin , par un calcul encore plus mauvais, pour mieux s’en as- surer le monopole, le gouvernement avait interdit la culture du tabac, bien que le sol eût été tres-favo- rable à cette production , et il préférait rester tribu- taire de l’étranger, auquel il payait près de 200,000 piastres par an pour ce qui était nécessaire à la con- sommation, sans parler de la contrebande qui avait également lieu à ce sujet. | La monnaie légale du pays devait être la piastre de cent centièmes. Mais l'entrepreneur ayant dû bénéfi- cier de 4 pour cent, 1l en résultait que la piastre ne valait que 96 centièmes , ou un quartillo de moins que la piastre à colonnes. La monnaie de cuivre avait été frappée à Londres avec des canons envoyés pour cet emploi. L'argent est rare dans le pays, attendu qu’il s'écoule presque tout au dehors. L'or est proportion- nellement plus abondant, et passe pour être aussi pur que celui qui est frappé en Espagne. Il y a du numéraire dans le pays, quoique le taux de l’argent y monte à 15 ou 18 pour cent par an, etil n’y a aucune mesure restrictive contre l'usure. En général, les propriétaires surveillent par eux-mêmes l'exploitation de leurs domaines, et ils restent à la campagne quatre ou cinq mois de l’année au temps des récoltes. Les principaux objets d'exportation sont 1838. Mai. 1838. Mai. 60 VOYAGE 2 les cuirs, les blés et les vins qui seraient fort id si leur fabrication était mieux soignéer dont Ce peuple est indolent ; paresseux ; étranger aux spéculations de l’industrie comme ‘aux: recherches scientifiques. Dans les classes aisées, les hommespas- sent leur temps au café, aux courses de chevaux ou chez les filles. Les femmes ne s'occupent que de mu- sique, de danse ou de promenades publiques: Chez ious, la passion pour les cartes et les combats de coqs est universelle, et l’on ne voit guères de maison à la porte de laquelle on n’ait enchaîné quelques-uns de ces animaux, tout prêts pour la bataille. Tous les actes de l’état civil sont encore entre les mains des curés, et l’ignorance est si générale chez le peuple, que peu d'individus savent au juste quel âge ils ont. Nous revinmes nous mettre à table à cinq heures chez M. Bardel, où les dames avaient eu som de nous préparer un excellent diner. Nous eûmespour convives MM. Vermoulin et Lauzier. Ce dernier se trouve être presque mon compatriote. Né près de Touques , dans le Calvados, il était âgé de emquante- trois ans et avait fait ses études au collége central de Caen. H avait suivi les cours de MM. Thénard et Gay- Lussac et avait travaillé dans le cadastre: Aa chute de l’empereur, il alla tenter la fortune dans les états naissants de l'Amérique méridionale. Al fut ‘abord employé comme professeur dans un: collége ; puis en qualité d'ingénieur pour la république du Chili. Lom de lui payer la récompense de ses services, le gouver- DANS L'OCEANIE. 61 nement lui fit même banqueroute. Alors dégoûté des hommes, le pauvre Lauzier a pris le parti de se retirer parmi les Araucanos et de vivre presque à leur ma- nière. Il à pris une de leurs filles avec laquelle il vit conjugalement , et il se loue fort des procédes de ses nouveaux compatriotes. Cependant, comme cela ar- rive habituellement en pareil cas, 1l m'a semblé voir que ces éloges étaient plutôt inspirés par la juste in- dignation qu il se croyait fondé à nourrir contre Îles sociétés civilisées, que par les vertus même..des hordes sauvages. | Ancien disciple de l'abbé Faria, Laurier a conservé une foi entière dans le magnétisme et même dans ses effets les plus merveilleux, dont il me cita des exem- ples. M. Vermoulin écouta tout cela sans sourciller , sans faire un seul geste de blâme ou d'approbation ; et pour ma part, je n'aurais pas voulu tenter d’en- lever à ce pauvre sauvage volontaire, aucune de ses dernières illusions. Vers onze heures, chacun se retira pour r'aller se reposer. Comme je couchais dans le même apparie- ment que M. Bardel, je fus d’abord étonné de le voir, avant de se mettre au lit, prendre une chandelle et la déposer toute allumée dans la cheminée. Ayant de- mandé à quoi bon cette précaution, il me répondit que c'était pour nous donner le moyen de retrouver facilement les issues en cas de tremblement de terre. La plupart de ceux qui ont été enterrés sous les ruines de leurs maisons, ne le doivent qu’à leur oubli de cetie précaution. Réveillés en sursaut et privés de “% 1838. Mai. 1838. Mai. 62 VOYAGE lumière, ils ne savaient pas retrouver leur chemin dans les ténèbres, et restaient enfermés dans leurs murailles qui s’écroulaient sur leurs têtes, tandis qu'au milieu de la rue, ils pouvaient s’en mettre à l'abri. | J'avais destiné cette journée à une promenade sur les rives du Biobio, mais une pluie continuelle nous consigna à la maison. Sur les deux heures, le ciel s'étant éclairci, malgré les instances de M. Bardel pour me retenir, je le déterminai à me confier sa cariole , et le soir à cinq heures j'étais de retour. Je voyais avec effroi notre relâche à Talcahuano se prolonger, et je voulais l’abréger le plus possible. Or, pour accélérer les travaux, je savais combien la présence du chef à bord d’un navire est un des moyens les plus efñ- caces ”. Dans l’après-midi, je visitai le long de la côte cette espèce de banc de coquillages qui m'avait tant étonné en 1823. Ce massif, situé sur le bord de la grève à une demi-lieue environ de Talcahuano, forme une espèce de muraille compacte, haute de 2 ou 3 mètres, dont la base s'élève de 5 à 6 décimètres au plus au-dessus de la pleine iner. C’est un amas de toutes les coquilles qu’on trouve dans. la baie, telles que concholepas, moules , arches , patelles , fissurelles , liées par un ci- ment argileux peu compacte et agrégées en quantité innombrable. Ces testacées n'étaient nullement en décomposition; on n’y voyait aucune trace de fossihi- * Notes 28 et 29. DANS ÆOCEANIE. 63 sation, et plusieurs avaient encore leur forme intacte et jusqu’à leur drap marim. Leur présence par ag- glomération aussi considérable paraît difficile à expli- quer, quand même on aurait recours à la théorie du soulèvement. Aussi je me contente d'exposer le fait sans chercher aucune explication. Près de là, le ri- vage est couvert d'ossements et surtout de vertèbres de baleines ; ces débris s’expliquent facilement par le travail des baleiniers. Ceux-ci amènent devant Quiri- quina les cadavres des baleines qu'il capturent pour en extraire l'huile ; puis ils abandonnent les restes aux flots, et les vents du nord vont les pousser et les rejeter sur les bords de la presqu'île” Dans cette journée et les suivantes , les travaux du gréement et l’'embarquement des provisions furent poussés avec activité sur les deux corvettes. Le 6, le grand canot de l’Asfrolabe alla chercher tous les objets qui étaient restés à l’hôpital, et les malades de la Zélée l'évacuèrent aussi définitivement. Tous étaient rétablis de la manière la plus satisfai- sante, et 1l ne restait que cinq ou six hommes des deux navires qui ne fussent pas entièrement remis. Sans doute ils étaient plus travaillés par la peur que par le mal lui-même ; quoi qu’il en soit, j'étais décidé à les lusser à Valparaiso. M. Hombron s'était rendu à mes raisons, à mes as- surances pour le reste du voyage’"; mais M. Le Guillou, * Note 30. 7" Note 51. 1838. Mai. PI. XXXIT. 1838. Mai. 64 VOYAGE. sous le prétexte d'humanité, persistait à dire que le mal existait toujours chez ces’hommes ; prêt à repa- raître au premier moment, et à sévir avec plus'de force que Jamais. Ces prédictions imprudentes qu'il affectait de répéter hautement me contrariaient beau- coup , ainsi que M. le capitaine Jacquinot, ‘et je fus obligé de donner l’ordre positif à ce médecin de garder par devers lui ses opinions fâcheuses , sans leur don- ner une dangereuse publicité. Pour un homme dans sa position, auquel une semblable campagne ouvraitune: carrière si honorable, j'avais peine alors à m'expli- quer une conduite si bizarre. J’ignorais encore que ce chirurgien en avait déjà assez du voyage, et qu'il vou- lait m'amener à renvoyer la Zélée en France: De là date la première origine des griefs qui le poussè- rent à de si mconcevables récriminations envers ses chefs. f M. Dumoutier, qui est allé à Concepcion, n’a pu palper la tête des Araucanos, et a été réduit au sup- plice de Tantale. Pour des motifs de superstition ; au- cun d'eux, ni homme, ni femme, n’a voulu permettre au zélé phrénologiste db porter de déigts scrutateurs sur les parties diverses de son crâne”. Le chef de timonnerie Kosman, qui observait ce matin sous le fort Galvez, a ressenti, dans l’après- midi, deux secousses de tremblement de terre assez fortes. Quarante minutes auparavant, la mer avait su- bitement monté de 8 décimètres ; mais à Pinstant * Notes 32, 33, 34 ct 35. ee À ex DANS L'OCEANIE. 65 même des secousses, on ne remarqua rien. La même commotion fut sentie par le capitaine d'armes sur la route de la ville, 'êt par d’autres personnes , tant à Concepcion qu’à Talcahuano. Les volailles passant pour être à meilleur compte à Tomé, je permets à la chaloupe de la Zélée de s’y rendre avec tous les maîtres-d’hôtel, pour y faire les provisions des diverses tables. Elle ne revient que le jour suivant, vers une heure après midi; la volaille s’est trouvée, à Tomé, à peu près au même prix qu'à Talcahuano; mais on a eu l'avantage de s’en procurer une quantité suffisante. Il y eut quelque bénéfice sur les cochons. Quand les habitants de Tomé virent arriver notre chaloupe , ils s’imaginèrent que c'était un canot du Monte-Agudo qui venait recruter parmi eux les dé- fenseurs de la patrie en danger. L’alarme fut prompte et générale, tous les hommes se cachaient, et l’on ne trouva d’abord que des femmes et des enfants dans la consternation. Ce ne fut qu'après s'être bien convain- cus qu’ils avaient affaire à des Français qui venaient leur offrir des piastres à gagner, que la population fut tout-à-fait rassurée et osa se montrer. Les den- rées furent apportées et les provisions se firent faci- lement. Ce fait s'accorde assez bien avec le peu d’ardeur que les habitants de la campagne , m'avait-on dit, montraient à rallier le drapeau. Ce n’était qu’à force de patrouilles en armes qu’on pouvait en venir à bout; et cela se conçoit, car dans l’état délabré des finances Ji. 5 1838. Mai. 66 VOYAGE du pays, le soldat est mesquinement tenu et nourri, et peu régulièrement soldé. Dans leur vie habituelle des champs, tout misérables qu'ils sont, ils jouissent du moins de la liberté et du far-niente , deux des pre- miers besoins de la vie pour un homme dans les veines duquel coule du sang espagnol. Mon maïtre-d’hôtel Joseph me dit que Tomé était un village de la même grandeur environ que Talca— Auano, mais dont les maisons étaient en meilleur état. Il me conta aussi une scène dont il fut témoin. Un na- turel du pays, par suite d’une querelle, avait assassiné un Anglais, et la justice locale l'avait condamné à mort. Le matin même, un piquet de troupes avait été mandé par l'autorité; la sentence portant qu'il serait fusillé, le condamné était conduit au lieu de l’exécu- tion. Sa femme parcourait les divers groupes des as- sistants en leur demandant leur pardon pour ce mal- heureux , alléguant que , puisque Dieu lui avait pardonné, les hommes ne devaient pas lui être plus rigoureux. Par ces mots, ce n’était pas sa vie qu’elle réclamait, mais bien simplement le pardon spirituel. Au moment même de la fusillade, pour se donner plus de courage sans doute, la veuve éplorée avala plu- sieurs coups d’eau-de-vie qu'elle se procura dans les divers cabarets du village. C’est un curieux échantillon des mœurs populaires du Chili. Je reçois la visite du capitaine du baleinier arrivé la veille au soir sur la rade. Ce capitaine, parti au mois de juin du Havre, a pu se procurer, en quatre mois, 1,000 barils d'huile sur 2,500 que peut porter son DANS L'OCEANIE. 67 navire ; mais, depuis quatre mois, il n’a plus revu une seule anus Il vient de Mocha, occupé en ce moment par une cinquantaine de itôrels qui y cultivent des légumes et y élèvent quelques bestiaux. Chiloë est un endroit à éviter pour les baleiniers, à cause des désertions. Par bonheur, le remède s’y trouve à côté du mal. Les Français ayant beaucoup de peine à s’y procurer les moyens de subsister , finissent presque toujours par se rengager. Aussi ce capitaine ne s'inquiète pas ICI de ses matelots, certain qu'il sera toujours facile , dit-il, d’en retrouver à Chiloë. +. Je termine le rapport détaillé sur les opérations de la campagne que je compte adresser de Valparaiso au ministre de la marine. Je tenais beaucoup à ce que ce rapport n'arrivät qu'après les lettres de la plupart des officiers, afin que chacun pût juger de sa simcé- rité. Tant de capitaines ont abusé de leur position officielle pour déguiser la vérité et exagérer les faits, qu'à mon avis, un homme de conscience ne saurait prendre trop de précautions pour se mettre à l'abri de pareils soupçons *. Toute la journée d'hier et celle d'aujourd'hui, les canots de la corvette chilienne sont occupés à embar- quer leurs recrues, qui offrent un coup d'œil assez mesquin. La plupart sont pieds nus, et leur accoutre- ment est des plus piètres**. Parfois ils poussent des * Note 36. ** Note 37. 1838. Mai. 410. At. 1838. Mai. 12. 68 VOYAGE hurlements de vrais sauvages; on m’assure que ce sont des cris de viva la palria! viva el Chili! Dieu les assiste ! | En descendant à terre pour faire ma promenade habituelle, je me suis amusé à considérer un moment les groupes formés par ces braves défenseurs, du Chili. Les soldats sont très-mal tenus, et.en général porteurs de faces ignobles. Les officiers ont um air rodomont et affectent une tenue riche et recherchée, mais du plus mauvais goût ; ce qui leur donne l’air de vrais bravaches *. Plus on est à portée d'examiner cette population ; plus on parvient à se convaincre qu’elle a besoin d’être en partie régénérée par le mélange d’une autre race , avant de pouvoir aspirer à devenir une vraie nation. Je me rappelais, 1l est vrai , les défen- seurs du Pérou, que j'avais vus en 1823, ramas de brigands , de vagabonds et de mendiants , et J'en con- cluais qu'au reste les Chiliens pouvaient bien tenir tête aux Péruviens. Tous les travaux importants étant à peu près ter— minés , j'avais invité MM. Delano , Cuningham et Bar- del, à partager mon modeste déjeüner, auxquels se sont joints MM. Jacquinot, Roquemaurelet Marescot. J'ai profité de cette réunion pour saluer le pavillon des deux consuls anglais et américain , au moment où je proposais des toasts à leur santé. M. Renouf, capitaine du navire baleimier le, Cour- rier-des-Indes, qui a mouillé ce matin sur la rade, * Notes 38 et 39. DANS L'OCEANIE. 69 m'a rendu sa visite. Comme il m'a paru un marin in- telligent , etqu'il m'a dit avoir fait plusieurs voyages à la pêche dans la mer du Nord, je me suis plu à le questionner et en ai tiré les renseignements sui- vants : Renouf nr'affirma qu'il s'était avancé, dans l'été de 1831, sur l'étoile polaire , au nord du Spitzherg, jus- que par 81°30/ au bord même de la banquise. Là, elle ne présentait que des glaçons plats et en général peu élevés. On y vit peu de baleines, mais on y prit près de deux mille phoques à huile, dont la fourrure peu estimée ne vaut que 2 francs 30 centimes pièce. On prit aussi beaucoup d'ours blancs dont la chair est huileuse et a le goût de poisson. Renouf a fait la pêche dans la baie de Baffin, et s’est avancé presque jusqu'au détroit de Lancastre. Il ar- riva qu'une année , Sur quatre-vingts navires OCCupés à la pêche, vingt-et-un furent pris entre les glaces, écrasés et coulés à fond. Cés accidents ont lieu quand des glaces mobiles sont chassées par des courants contre les glaces qui ont pris fond, c’est-à-dire dont la base est fixée au fond de la mer. La perte des navires est alors mévitable et presque immédiate, et les équi- pages se préparent à se sauver dans les canots. Quel- quefois, au lieu de sombrer, il arrive que le navire monte sur les glaçons, il lui reste alors quelques chances de salut. Au surplus, il périt généralement peu de monde par leffet de ces accidents , attendu que la mer est habituellement calme , et les matelots peuvent se sauver sur d’autres navires. 1836. | Mai. 1838. Mai. 43. 7Ù VOYAGE Le capitaine Renouf ne reconnait que cing sortes de baleines , savoir : le cachalot, qui donne le sper- macéli; la baleine franche ou Right-whale, qui fournit l'huile en plus grande quantité; le fin-back et le hump- back ou baleines à nageoires et à bosse, qui donnent aussi de l’huile , mais en petite quantité, et qui sont difficiles à chasser. Enfin une dernière espèce que les Américains nomme sulphur-bottom. Elle ressemble beaucoup au hump-back ; mais elle est plus grande et plus dangereuse encore à poursuivre. Si la première blessure n’est pas mortelle, elle fuit avec une telle ra- pidité qu’elle entraîne lignes , harpons et même har- ponneurs , si l’on n’a pas soin de tout larguer promp- tement. En dix mois de voyage, il n’a encore recueilli que 600 barils d'huile; cependant il n’est pas mécontent de ses matelots, et il ne se plaint que de ses officiers, qui le secondent mal à son gré. Renouf a capturé un cachalot dont il m'offre les dents. Ces objets, assure- t-il, ont peu de valeur dans le commerce; je les ac— cepte avec plaisir, d'autant plus que M. Cuningham m'a dit que, comme objets d'échange, ces dents avaient une certaine valeur aux yeux des naturels de l'archipel Viti. D) Toutes mes affaires étant complétement terminées , aujourd’hui dimanche j'ai accordé aux équipages la permission d'aller s'amuser à terre, et J'ai fixé à de- main ou après-demain au plus tard notre appareil- lage. En outre, j'ai consacré cette dernière journée à aller faire une excursion au village de Penco. Le 13 au DANS L'OCEANIE. 71 matin, je m'embarquai dans ma yole, et le calme me força.à faire à l’aviron les six milles de trajet, au mi- lieu d’une mer couverte de cormorañs, de goëlands et de grèbes. Je mis pied à terre près de l'angle méri- dional du vieux fort de Penco. Je parcourus son en- ceinte et le trouvai complétement en ruines; quel- ques canons couverts de rouille, étendus sur le sol, en formaient l’unique défense. Un bel écusson aux armes d’Espagne, seul vestige de la splendeur de cette cité, ornait la face du fort tournée vers la baie; les lames de la haute mer venaient en baigner la base. Je parcourus le village encore bouleversé par le tremblement de terre de 1835, et traversai le ruisseau qui jui donne son nom. La population, qui me parut avoir en général un teint plus clair qu'à Talcahuano et à Concepcion, était presque toute rassemblée pour assister à la messe. On la disait dans un grand hangar qui remplaçait l'église renversée par le tremblement de terre. Lais- sant là M. le Breton occupé à dessiner, et mon domes- tique à acheter des provisions, j'allai faire un tour de chasse sur les coteaux boisés; ma chasse se borna à une grive et à un étourneau à ventre rouge, mails Je pus jouir d’une belle vue de la rade, et surtout de la ville entière de Penco et de ses jardins, mieux tenus et en général plus soigneusement cultivés qu'on ne l’attendrait de la part du peuple espagnol. L'ancienne étendue de la ville est encore attestée par le tracé des rues qui s’est conservé malgré la disparition des 1836. Mai. I, XXXI. 1838. Mai. 72 VOYAGE maisons , et qui divise tout le sol de la plaine en vas- tes rectangles. XF 4 Quand je fus revenu sur la grève, mon patron Eve- not m’annonça qu'un riche Anglais, possesseur de la plus belle maison du pays et d’un moulin à farine à vapeur, me priait de passer chez lui, s’engageant à me montrer un endroit propre à chasser les per- drix. En même temps, Joseph me contait qu'il avait été accueilli par un Français, possesseur d’un autre moulin à farine, mais mu par l’eau, qui l'avait chargé de m'inviter à aller prendre le café chez lui. L’appétit m'avait gagné, et je jugeai convenable de le satis- faire avant d'aller voir ces deux braves gens. Pour déjeûner, je m’étendis tout uniment sur la plage en plein air; un gros morceau de granit me servit de table, et quelques polissons du village me tinrent lieu de cortége. | Comme je terminais mon repas, je vis s’avancer de mon côté un homme assez bien mis, donnant le bras à une jeune personne proprement habillée ; ce couple s'arrêta devant moi, l’homme me demanda poliment pourquoi je n’avais pas préféré aller m'’établir sous son toit pour déjeüner. Je lui répondis tranquillement que je me trouvais fort bien où j'étais, et que cela était plus convenable que d’aller de but en blanc chez une personne que je n’avais point du tout l'avantage de connaître. Puis, je jetai les veux sur la jeune femme, et reconnus une personne avec laquelle j'avais dîné quelques jours auparavant chez M. Bardel, et qu'il m'avait présentée comme une parente de sa femme. DANS L'OCEANIE. 73 Je me rappelai alors que mon interlocuteur devait êtreun Français, nommé Mège, établi dans le pays où il faisait le commerce des farines. Alors je me levai, j'offris mon bras à la dame et me dirigeai avec ma nouvelle connaissance vers une habitation située à peu près au milieu du village. Mon homme paraissait assez communicatif, j'en profitai pour le questionner à son tour et je lui dus encore quelques détails. Penco fut aussi renversé de fond en comble par le dernier tremblement de terre de 1835, et il ne resta du village entier que deux maisons debout. M. Mège fut jeté par terre dans la plus forte commotion, et faillit être écrasé sous les décombres de sa maison. Les secousses furent longues, irrégulières, et ce qui les rendit funestes, c’est qu’elles eurent lieu à la fois dans les deux sens, verticalement et horizontalement. Leur durée totale fut de cinq à six minutes. IL y eut aussi plusieurs fortes ondulations de la mer, et suivant une mesure assez exacte, son élévation monta jusqu'à quatre vares, environ 3 mètres À au- dessus de son niveau moyen; puis elle se retira d’une quantité égale. Tous les habitans s’enfuirent aussitôt sur les hauteurs voisines, et il faut convenir que leur conduite était suffisamment justifiée par ce qui arriva dans le tremblement de terre qui ruina Penco, si la tradition est vraie; on me montra en effet un rocher assez près de la côte, que la mer vint alors couvrir, et ce point est à près de 12 mètres au-dessus des plus hautes marées ordinaires. Dans ce cas, la plaine en- tière de Penco dut être couverte par les eaux. 1838. Mai. 74 VOYAGE Pour corroborer ses dépositions, M. Mège envoya chercher son maître charpentier, qui est en même temps le notaire de l'endroit, en un mot, comme au- raient dit nos pères: le plus clerc du village. Ce brave homme qui ne manque pas de jugement, me con— firma ce que m'avait déjà dit M. Mège. Comme je le pressais de questions pour obtenir quelques exemples de soulèvements, il assura qu’il n’en connaissañt point, _ mais qu’il pensait que le vieux fort entier devait avoir subi un affaissement, puisqu’autrefois un piéton n'au- rait pas pu atteindre aux Moros (c’est ainsi qu'ils nom- ment l’écusson des armes d’Espagne), tandis qu'au- jourd’hui chacun peut le faire aisément sans être d’une grande taille. A cette raison, je lui objectai que l'accumulation des galets et des sables autour des remparts du fort pouvait expliquer ce fait. Il fit à son tour observer, que jadis la marée haute ne pouvait pas arriver au pied des murailles, tandis qu'aujourd'hui elle vient chaque jour baigner leurs bases, et qu'ainsi il faut admettre l’abaissement du fort lui-même. Au reste, cet homme n'avait pas eu occasion de remarquer aux environs, aucun rocher, poteau ou objet quelconque qui eüt changé de niveau d’une ma- nière sensible. Seulement dans son enclos, un morceau de terre peu étendu, qui avait jadis environ 2 mètres d'inclinaison, a été mis de niveau par l'effet du trem- blement de terre, c’est-à-dire qu’une couche de la surface aurait glissé sur les couches inférieures. Quand je me dirigeais sur le mouillage de Concep— cion, je comptais alors m'y procurer à peu de frais LG DANS L'OCEANIE. 10 du charbon de terre, comme je l'avais fait jadis sur la Coguille. Mais à mon arrivée on m’apprit que je ne devais plus songer à cette ressource, et qu'aujourd'hui on ne savait pas même où étaient situées ces houil- lères. Questionné à ce sujet, mon notaire m'apprit qu'il en existait deux assez près de Penco. La pre- mière, et c'est à elle que la Coquille fit sa provision en 1823, n’est qu'à sept ou huit minutes du fort, sur une petite éminence du village. L'autre, qui donnait un charbon d’une qualité supérieure, se trouve sur une pointe entre Penco et Lirquen, et c’est à celle-ci que puisa Beechey en 1826. Le notaire se rappelait très-bien ces deux circonstances. Depuis ces époques on voulut y faire des chargements, mais la matière prit feu spontanément ; cela degoûta les entrepre- neurs et dès-lors toute exploitation avait cessé. Je fis remarquer à M. Mège qu'on pourrait obvier à cet inconvénient par des moyens faciles et peu dis- pendieux, et qu’il était surprenant que ce motif eût fait renoncer à une industrie qui pouvait offrir tant d'avantages , aussitôt que la navigation à la vapeur allait s'établir sur les côtes du Chili et du Pérou, ce qui ne pouvait manquer d'arriver bientôt; je lui fs comprendre qu’à sa place je ne laisserais pas échapper une aussi belle chance de faire fortune. Il me répondit que les habitants de ce pays étaient si défiants et si bornés, que le propriétaire de ce terrain ne rougirait pas d'en demander 100 et 200 piastres la quadra, tandis qu'elle valait à peine 2 piastres. Il paraît que les Chiliens ressemblent beaucoup aux Bédouins de 1838. Mai. 1838. Mai. 76 VOYAGE l'Egypte , qui ne peuvent pas voir les chrétiens faire des fouilles sur leurs ruines sans s’imaginer qu'ils vont y chercher des trésors enfouis. M. Mège me fit ensuite voir son moulin avec tous ses détails, ce qui ne n’intéressa que médiocrement} attendu que sa construction repose sur un méca- nisme très-simple et bien connu. Le torrent de Penco n'étant pas assez abondant pour alimenter sa provi- sion d’eau, il a fait des fouilles pour établir un réser- voir, et il a retrouvé des ruines considérables qu'il attribue aux casernes et aux prisons de l’ancienne cité. Pour celui qui a visité les antiquités de la Grèce et de llialie, l'aspect de ruines aussi modernes ne peut inspirer qu'un sentiment de tristesse sans au- cun mélange d’admiration. M. Mège, natif de Marseille, est établi PA: e CE pays depuis dite-nerif ans passés. Deux ou trois fois déjà il a réuni une petite fortune de 15 à 20 mille piastres, qu'il a chaque fois perdue. Aujourd’hui il est en train, dit-11, de recommencer et espère être plus heureux. Puisse-t-1l ne pas se tromper dans son attente! On en dit du bien, et 1l passe pour un homme probe et honnête, ce qui n’est pas peu de chose à citer à: côté d'exemples si peu édifiants. Sa femme est une per- sonne assez agréable, qui vient de Mendoza: Depuis sept ans qu'ils sont mariés, ils n'ont pas encore: d en- fants. . FA À quatre heures, je pris congé de mes hôtes, je me rem barga etn'arrivai que très-tard à bord, cartle vent étant passé au nord, bonne brise, il fallut que DANS L'OCEANIE. 77 mes canotiers eussent les avirons sur les bras durant les deux tiers de la route, à travers une mer clapo- teuse et qui nous mouillait à chaque instant. M. Bardel, qui déjeünait ce matin avec moi, m'a dit que Penoleo recevait du gouvernement la re- traite de capitaine, de douze piastres par mois, et en outre le titre pompeux de chef des ambassadeurs, ce qui lui donnait beaucoup de crédit aux yeux de ses concitoyens. J'ai remis au vice-consul un fusil pour lui en faire cadeau en mon nom, sur l’assurance que celui-ci m’a donnée que cette libéralité pourrait produire un bon effet en faveur des Français expo- sés à tomber plus tard entre les mains des Arau- canos. F | M. Dumoutier, toujours plein d’ardeur pour l’inté- rêt de la phrénologie, a réussi a déterrer dans un lieu nommé la Mocha, un charnier plein de débris de ca- davres indigènes, et il en a rapporté sept ou huit crânes assez bien conservés. Cette exhumation se fai- sait aux yeux des braves babitants qui contemplaient avec calme cette violation des tombeaux , sous pré- texte que ces restes proviennent de païens. En habiles physiologistes, ils avaient trouvé d’ailleurs que ces infidèles n'avaient point la cruz sur le crâne (par allu- sion à la suture cruciale) si bien US chez les ca- tholiques. Sans égard pour cette distinction, M. Dumoutier \ ajouta encore huit ou dix crânes qu il alla enlever à la nuit tombante dans le cimetière de Talcahuano. Je lui adressai à cet égard quelques observations, mais je 1838. 14. 1838. Mai. 45. 78 VOYAGE le laissai faire au nom de la science; d’ailleurs cette tentation était plus excusable en ce que ces ossements étaient exposés et abandonnés en plein air; la porte même du cimetière était le plus souvent ouverte, de sorte que rien n’empêchait les chiens d'aller les ron- ger à leur gré. Nonobstant la remarque des Chiliens, j'ai examiné un moment ces divers crânes établis sur une table, et je ne trouvai aucune différence entre eux. Tous of- fraient presqu'au mème degré une nature peu distin- suée et une grande pauvreté sous le rapport des fa- cultés de l'intelligence aussi bien que des sentiments moraux. Tout était prêt sur nos corvettes, et c'était le jour définitivement fixé pour le départ. Mais le vent était au nord, le ciel était chargé et la mer présageait un fort mauvais temps. Peu jaloux de me mettre en route avec des vents debout, le matin je suspendis les dis- positions de l’appareillage. Dès midi, il vente grand frais de N. avec des ra- fales et une pluie abondante et continuelle. Au lieu de déraper il fallut songer à assurer notre tenue au mouillage. Le coup de vent qui est, dit-on, des plus violents qu’on puisse voir, dure avec une grande force les deux jours suivants. Plusieurs navires chas- sent sur leurs ancres. La lame vient briser avec fu- reur sur la plage qui présente dans tout son contour l'aspect d’un immense récif. Tout en déplorant ces fâcheux retards pour la suite de mes opérations, je me félicite de n’avoir pas essuyé DANS L'OCEANIE. 79 à la mer ce mauvais temps. Ilkn’en fût résulté que des peines et des fatigues inutiles pour tout le monde, tandis qu’au mouillage , nos marins jouissent du repos et de vivres frais qui ne peuvent que consolider leur entier rétablissement. | Le 18, le vent diminua beaucoup, mais resta tou- jours au N. N. E.; il en fut de même dans les journées suivantes , et le 21 mai, il fit calme avec beau temps. Du reste, je tins les équipages consignés à bord, pour éviter à quelques-uns de nos matelots l’occasion de déserter ‘; d’ailleurs je donnai moi-même l’exem- pie et ne bougeai point de mon navire. M. Dumoulin fut le seul que j'autorisai à descendre à la plage, pour aller faire des marques sur des rochers à une petite hauteur au-dessus de la mer : marques destinées à dé- terminer plus tard si le terrain n’a pas changé de ni- veau. C'était une opération recommandée par les ins- tructions du dépôt, comme on a pu le voir. La corvette Monte-Agudo est restée au mouillage de Quiriquina, retenue aussi un peu par le vent du nord, et beaucoup par la crainte que lui inspire un gros na- vire qui louvoie depuis deux ou trois jours devant la rade, et qui a passé pour être une corvette péruvienne ; le bruit même s’est répandu qu’elle se proposait d'en— trer dans la baie et de piller le village de Talcahuano. Comme les habitants n’ont ni canons , ni hommes à lui opposer, leur frayeur est grande. Les autorités se sont assemblées, et, après de graves délibérations, * Note 40, 1838. Mai. 18. 1838. Mai. 80 VOYAGE on a pris une décision très-risible ; comme moyen de défense , on s’est décidé à enlever la bouée qui signale l’écueil de Belem dans la rade, si le Péruvien en tente l'entrée. Pour moi, je suis sûr que les habitants en trouveront un plus efficace encore : longtemps à l’a- vance , les braves citoyens de Talcahuano auront tous fui dans leurs montagnes *. C'est le parti qu'ils ont déjà pris , il y a quelques jours, quand on a voulu faire une levée dans leurcité. M. Dumoulin a vu les recruteurs, composés d’un offi- cier et de quelques soldats, allant de porte en porte; mais ces braves défenseurs de la patrie avaient eu soin de s'enfuir, et on ne put saisir que deux ou trois pau- vres hères qui avaient eu moins de peur ou le pied moins léger. Quoi qu'il en soit, on a fini par savoir que le pré- tendu croiseur péruvien n’était qu’un navire d’un na- tureltrès-pacifique, qui voulait attemmdre le mouillage. La fausse alerte était tout simplement l’œuvre d’un mauvais plaisant, qui avait voulu se jouer des vaillants Chiliens. Après une longue attente, le vent varie enfin vers le sud. F’envoie encore M. Demas observer des angles horaires au fort Galvez, et, après un temps assez long employé à dégager notre ancre de babord, sur la- quelle avait mouillé un navire américain, à neuf heures et demie, nous commençons à faire route tout doucement. | * Notes 41 et 42. Es + DANS L'OCEANIE. 81 Une fois hors de la baie, nous mettons le cap au N. N. 0. 2 N. avec une jolie brise, filant six ou sept nœuds. La Zélée nous gagne sensiblement, et nous rend souvent la misaine. Le Monte-Agudo , appareillé de Quiriquina une heure avant, nous précède de cinq ou six milles, et paraît avoir à peu près la même marche que l’Astrolabe, ce qui n’est pas beaucoup dire. EI. 1838. Mai. 18358. 24 Mai. 29. 82 VOYAGE CHAPITRE XIX. Séjour à Valparaiso. La courte et facile traversée de Talcahuano à Con- cepcion se fit lestement. Toute la journée du 24, nous eûmes sous les yeux la haute chaîne des Cordillères , dont les sommets sont aux deux tiers couverts de neige. Quelques-uns de ces glaciers étaient si vastes, si éblouissants , et nous semblaient si rapprochés , à cause de la pureté de l'atmosphère , qu’ils nous rap- pelaient involontairement les terres désolées des Or- kney et de Louis-Philippe. Mais la douceur du climat nous prouvait bientôt que nous naviguions dans des parages moins inhospitaliers. À minuit, le point nous plaçait près de Valparaiso ; si j'eusse déjà vu ce mouillage, j'aurais pu y conduire sans tarder les corvettes; mais Je n’y étais Jamais allé, et la prudence me commanda d'attendre le jour. Dès six heures et demie, je fis servir pour prolon- ger la côte; mais la bonne brise tomba pour faire place DANS L'OCEANIE. 8 à un calme ou à de faibles risées. La pointe sud de 12e la baie nous fut signalée par la charpente du phare qu'on y construlsail. | Nous sommes accostés à onze heures et demie par un canot de l’Ariane, monté par un élève que son ca- pitaine avait expédié pour nous apporter toutes les lettres arrivées à Valparaiso pour nos deux corvettes ; c'était une recommandation que je lui avais faite de Talcahuano , et que je lui sus gré de n’avoir point ou- bliée. Le cœur me battait avec force au moment où je reçus le paquet; je distribuai toutes les lettres, au nombre de quatre-vingts ou cent, en faisant contre fortune bon cœur; mais mon inquiétude augmentait à mesure que J'avançais vers la fin, sans rien trouver pour moi. Enfin restait un petit billet, en carac- tères presque illisibles. Je le reconnus cependant pour être de ma femme; mais je le décachetai avec une sorte d'épouvante qui ne fut que trop justifiée. Mon jeune fils avait succombé un mois après mon dé- part, et sa mère désolée, sortant à peine d’une longue agome , m'adjurait , au nom de tout ce qui pouvait m'être cher, de revenir auprès d’elle, si je voulais encore la revoir sur cette terre , attendu qu’elle ne pourrait pas, disait-elle, résister à sa douleur jusqu’au terme de mon voyage. Elle avait engagé le fils unique qui lui restait à joindre ses instances et ses prières aux siennes. | Cette funeste lettre me porta un coup bien doulou- reux ; j'eus peine à comprimer mes larmes, et je mau- dis mille fois l'instant où j'avais entrepris ce voyage. £2 1838. Mai. 34 VOYAGE Toutefois, je composai mon extérieur et m'armai de courage pour conduire l'Astrolabe jusqu’au mouil- lage. | Vers une heure, le commandant Duhaut-Cilly vint lui-même me faire sa visite et me proposer ses ser- vices. La douleur dont j'étais pénétré et l’attention qu'il me fallait donner à la manœuvre ne me permi- rent que de le remercier, et de le prier de vouloir hien m'envoyer tous les canots dont il pouvait dispo- ser, attendu que nos avirons ne nous faisaient avancer que bien lentement, et qu'en ce moment même nous avions bien de la peine à nous éloigner des brisants de la pointe sud, sur laquelle nous semblions dériver. M. Duhaut-Gilly s’en retourna peu après en me pro- mettant des canots pour me remorquer. Je réitérai la même prière au capitaine Scott, du President, qui venait m'inviter à diner au nom du contre-amiral Ross, et je lui expliquai en même temps la raison qui m'empêchait de me rendre à l’in- vitation du général. | Vers deux heures, tous les canots de l’Ariane et des deux navires anglais arrivèrent à mes ordres, et dé- sormais halées avec vigueur, nos deux corvettes attei- gnirent promptement la rade. Je laissai tomber l’ancre par 32 brasses de l'arrière du President, et M. Jac- quinot alla se placer peu loin de l’ Ariane. Sur-le-champ je donnai l'ordre aux deux commis d'administration , ainsi qu'aux deux commis aux vivres, de faire toutes les démarches nécessaires pour nous procurer les vivres qu'il nous restait encore à DANS L'OCEANTIE. 85 prendre, attendu que je ne voulais pas passer plus de 16%. trois jours sur la rade de Valparaiso. Pour moi, libre enfin de me livrer seul à mon chagrin, je me renfer- mai dans ma chambre, et jy passai le reste de la jour- née à écrire à ma femme une letire dans laquelle je lui ocffrais toutes les consolations en mon pouvoir. Une fois ce devoir accompli, je me sentis un peu con- solé et surtout plus affermi dans la résolution de ré- sister aux instances de mon Adèle et de continuer la campagne , quoi qu'il dût m'en coûter et quel que fût le sort que la fortune dût me réserver. Vers dix heures du matin, en compagnie du cap 96. taine Jacquinot, j'allai rendre ma visite au comman- dant de l’Ariane. M. Duhaut-Cilly nous accueillit avec beaucoup de cordialité et s’empressa de satisfaire aux petites demandes de service que je lui adressai, comme le prêt de sa chaloupe et d’une légère quantité de poudre. Ces heureuses dispositions à nous obliger de sa part me portèrent à lui faire une demande plus importante , mais qui n'obtint pas d’abord le même succès. | La mort de deux personnes, six malades que nous étions obligés de laisser, deux autres individus débar- 7 qués sur leurs prières, et surtout sept ou huit mau- | vais sujets qui avaient lâchement déserté à Talcahua- no , tout cela avait considérablement affaibli nos équipages, dont la force n’était déjà que tout juste celle qui convenait à la navigation active que je me proposais d'entreprendre, navigation , à tous égards , bien différente-de celle des bâtiments qui ne. par- 1538. Mai. 86 VOYAGE courent l'Océanie que pour promener le pavillon. La corvette l’Ariane allait bientôt terminer le temps de sa station , et devait sous trois ou quatre mois retour- ner en France. Je fis donc connaître au commandant Duhaut-Cilly qu'il rendrait un important service à notre mission s’il pouvait nous donner quelques ma- rins de bonne volonté. À cette ouverture, son front se rembrunit tout à coup, et, d’un air embarrassé, il tâcha de me faire comprendre qu'il ne pourrait pas, sans se compromettre, affaiblir la force de son équi- page. Certes, je fus lom d’être CORRE mais je cessal d'iisister: et lui dis seulement qu'à cet égard, je ne voulais rien devoir qu’à sa bonne volonté, car il avait eu soin d'observer que si je voulais lui donner l’ordre en qualité d’ancien dans le grade , il obéirait. Je lui demandai ce qu'il savait au sujet dés mission- uaires catholiques, et il m’apprit que l'évêque habi- tait aux îles Gambier avec quelques-uns de ses prêtres, que leurs efforts avaient eu un plein succès, et que les naturels , éntièrement convertis au christianisme, avaient adopté des mœurs douces, hospitalières et étaient même d'une ue semble Cette nouvelle confirma le désir que j'avais déja conçu de com mencer par ce point mon exploration dans l'Océanie. accompagner chez M. Cazotte, faisant les fonctions de consul-général depuis la mort de M. Dannecy. On dé- barqua devant la douane, bâtiment neuf, et le seul qui mérite le nom d' édifiée: dans. _cette ville qui doit uniquement au commerce ses progrès énéore si ré- un Me m “x Di LT 2 Le commandant Duhaut-Cilly s’offrit ensuite à nous ” DANS L'OCEANIE. 67 cents. Puis nous suivimes la grande rue , la seule aussi qui soit digne de ce nom, attendu que c’est la seule régulière, large et bordée d’assez ‘belles mai- sons , bien qu'elle soit dépourvue de toute symétrie. Le reste des habitations se trouve dispersé sur des ter- rasses pratiquées presqu'à pic sur le penchant de la falaise , et auxquelles on ne parvient que par des ruelles étroites, sinueuses , d’un aspect peu agréable, et souvent d'un accès assez difficile. C'était dans une de ces ruelles, peu éloignée il est vrai, que se trouvait la résidence de notre consul. Ce fonctionnaire, qui est un homme assez jeune et doué des manières les plus polies, nous fit beaucoup de civilités et d'offres obligeantes. L’unique service important que J'avais à réclamer de lui était de me procurer quelques matelots, et il fut” obligé d’avouer qu'à cet égard son crédit était totale- ment impuissant. Un navire nommé Volsey , se trou- vait en rade , et devait être mis dans quelques jours en vente pour remplir les engagements pris envers divers négociants au nom de l’armateur par le capi- taine, et l’on s’accordait à dire qu’en cette occasion, la conduite de celui-ci était fortement entachée de soupçons peu honorables. Des matelots du Volsey s’é- taient présentés à M. le capitaine Jacquinot, pour embarquer de bonne volonté sur nos corvettes. Je fis donc observer à M. Cazotte que ces matelots étaient disponibles et qu'il n'y aurait que profit pour l’arma- teur à diminuer sur-le-champ d'autant la charge de son navire. | | 1838. Mai. 1838. Mai. 88 VOYAGE M. Cazotte répondit à cela que le Volsey allait être en effet immédiatement mis en vente, mais qu’il ne l'était pas éncore et que les matelots ne pouvaient pas être libérés. D'ailleurs on savait que le capitaine lui— même devait se mettre au rang des enchérisseurs et que le navire lui resterait probablement. Comme je répliquais qu’en cela il ne pouvait y avoir que conjec- ture, attendu que d’autres négociants pourraient bien surenchérir , le consul avoua qu'en ces occasions, lorsque le capitaine lui-même vient se présenter au nombre des acquéreurs, les négociants lui font rare- ment concurrence. J'avoue que je restai confondu en entendant une pareille déclaration. Déjà l’on m'a- vait raconté tant de tours de mauvaise foi, d'impro- bité , et l’on pourrait dire de vraie baratterie de la part “des capitaines marchands, qu’il m'était difficile de concevoir comment les négociants et les consuls, lom de songer à réprimer de pareils méfaits, se mon- iraient plutôt disposés à encourager de semblables friponneries par une faiblesse inconcevable. Je me représentai surtout quelle devait être la dé- solation d'un malheureux armateur, qui se voit non- seulement dépouillé de sa propriété par la manœuvre frauduleuse et les fourberies de son capitame, mais qui est aussi exposé à voir le mème navire rentrer dans le port, après être devenu à vil prix la propriété de son spoliateur. En vérité, je ne conçois pas com- ment, avec de pareilles chances , des négociants se hasardent encore à confier des bâtiments aux risques de l'Océan. # “ts DANS L'OCEANIE. 89 Pour moi, je fus réduit à ne plus songer aux mate- lots du Voisey, et je parlai d'autre chose. Je demandai donc s’il était convenable dans ma position transitoire à Valparaiso, d’aller présenter mes devoirs à M. Gar- rido, la principale autorité du lieu. MM. Cazotte et Duhaut-Cilly m'avouèrent qu'ils se trouvaient en ce moment avec lui sur un pied fort équivoque, par suite dés démélés survenus au sujet du baleinier dont j'ai déjà fait mention. Le jour de la fête du roi , les autorités du Chili n'a- vaient fait aucune démonstration de politesse envers le pavillon français. Il y avait même plus, le gouver- neur Garrido avait attendu huit mois entiers pour ren- dre la visite qu’il avait reçue à son arrivée de M. Henri de Villeneuve , commandant la station française. À cela je déclarai que je m'en rapportais tout-à-fait à leur avis, touchant la convenance de faire moi-même le premier la démarche en question. Pour ma part, j'étais complétement imsouciant de voir ou non M. Gar- rido, mais je désirais me conformer entièrement à ce qui serait jugé le plus à propos pour l'honneur du pavillon. Après une assez longue hésitation , nos deux autorités décidèrent qu'il serait mieux de me présenter chez le gouverneur, attendu que cela lui prouverait que nous ne gardions pas rancune de ses petites bouderies. | En conséquence , précédés par notre consul, M. Jac- quinot et moi nous nous présentons chez M. Garrido , qui occupe une maison d’une chétive apparence au pied des Quebradas , dans un quartier peu somp- 1838. Mai. 1838. Mai. 90 VOYAGE tueux. On nous introduisit sur-le-champ, et le gou— verneur vint nous recevoir. C’est un petit homme d’une cinquantaine d'années, sec, jaune et d’un tem- pérament bilieux. Son air est comme sa tournure , embarrassé, sans dignité, et rien n’annonce enlui lhomme habitué à l’exercice des hautes fonctions. Cependant on assure généralement que depuis la mort de Portalés, c’est la première tête de l’état, et que de son poste de Valparaiso il dirige tous les ressorts du gouvernement chilien. D'abord un peu gêné, il se mit bientôt plus à son aise, m’adressa quelques questions sur le but de la campagne , me fit $es offres de service , et finit par s'engager à me rendre sa visite dès le lendemain. En un mot, on trouva qu'il avait rendu sa réception aussi aimable qu'il était dans $a nature de pouvoir le faire. Le mot de viage scientifico avait excité tout son intérêt, et je dois avouer qu'il avait produit plus d'effet aux yeux de cet homme, jugé si froid et si dissimulé , qu'aux yeux même de mes propres collègues. | Dans la salle se trouvait la femme du gouverneur, jeune personne de trente ans environ, d’une figure agréable et spirituelle, aux yeux vifs, et d’une consti- tution en apparence toute nerveuse. Elle nous consi- dérait avec une certaine curiosité, et je regrettai de ne pas mieux savoir l'espagnol, car je vis qu'elle au- rait bien désiré nous adresser quelques paroles. -Après avoir pris congé du gouverneur, Je mefis conduire par M. Cazotte au couvent des Cordehers , qui sert d'entrepôt à nos missionnaires de Picpus, Je none — DANS L'OCEANIE, 91 fus reçu par le préfet apostolique , le père Jean Chri- sostôme Liausou, et un des moines de la maison. Ils parurent très-reconnaissans de mes avances de poli- tesse, et surtout de l'offre que je leur fis de me char- ger de leurs commissions et de leurs paquets pour les missionnaires français établis à Gambier. C’est bien M. Rochouze, évèque de Nilopolis, qui est à la tête de ceux-c1. Quant aux questions que je leur adressai touchant Ja mission que dirige M. Pompalier, évêque de Ma- ronée, les deux abbés disaient qu’ils le croyaient maintenant établi à l’île Ascension dans les Carolines: ce nom m'était inconnu, et quand je les priai de me la désigner sur la carte de l'Océanie, ils ne purent pas me la montrer ; mais d’après le point où ils mirent le doigt , je pensai que ce devait être l’île de Ualan ou de Pounipet. | M. du Petit-Thouars, commandant de la Vénus, s'était chargé de deux missionnaires pour les porter sur les îles Marquises ou Nouka-Hiva. “ie Deux:auitres missionnaires français avaient tenté de s’étabhir sur Taïti, mais les intrigues des métho- distes leur avaient attiré les persécutions des naturels qui avaient fini par les expulser. J’appris avec plaisir que M. Moerenhout, quoique étranger, les avait géné- reusement pris sous sa protection, ce qui lui avait valu quelques désagréments de la part des Anglais et des Américains. Je reconduisis M. Cazotte chez lui, puis je repie le chemin du bord, où je fus de retour vers cinq heures, 1838. Mai. 1838. Mai. 92 VOYAGE et J y passai toute la soirée, occupé à donner la der- nière main à mon courrier’. Aujourd'hui M. Jacquinot me fait part des bruits très-bizarres et très-inattendus qui circulent dans la ville et principalement sur les navires français au sujet de notre expédition. On la regardait comme complétement avortée, d’après je ne sais quel fonde- ment ; on allait même jusqu'à publier que nous n’a- vions pas osé donner dans le détroit de Magellan , et qu'à la vue de la première glace, nos corvettes avaient pris la fuite. Aussi pour cacher ma honte j'avais été me réfugier à Concepcion , n’osant pas me montrer à Valparaiso. Il paraît même qu'un des officiers de la Vénus , où ces bruits avaient acquis le plus de consis- tance, avait écrit à l’un de ceux de l’Astrolube, que la seule ressource qui restait à la disposition du com- mandant de la mission, était de se brûler la cervelle. Ces allégations étaient si niaises et si absurdes, que les seules impressions qu'elles produisirent sur moi fu- rent celles du mépris et de la pitié. Seulement j'y vis encore une fois une preuve de ces sentiments de basse jalousie et du défaut de patriotisme si commun chez les officiers de notre nation. En pareille circonstance et en supposant de tels faits bien établis, des Anglais se seraient efforcés de les cacher au lieu de leur don- ner de la publicité. Du reste, au sujet de la préférence que J'avais don- née. à Dour oen sur Valparaiso, les suppositions Note 42. DANS L'OCEANIE. 93 de mes charitables confrères pouvaient être excusa- bles jusqu'à un certain point. Par rang de liste, j'étais le plus ancien des officiers employés sur la côte de l'Amérique, et par conséquent c'était à moi que se— raient revenus les honneurs et les insignes du com mandement. La plupart, à ma place, seraient accourus de bien loin, rien que pour jouir de ces avantages. Quant à moi, c'était chose complétement indifférente; j'ai déjà expliqué tous les motifs qui me portaient à toucher à Talcahuano, et l'événement a prouvé com- bien j'avais eu raison de le faire. Mais tout cela n’était pas bien connu, et ceux qui pensaient auirement que moi pouvaient facilement attribuer à d’autres raisons ma conduite en cette occasion. Je ne fis donc que rire de tous ces misérables et honteux caquets. Mais les officiers des deux na- vires dont la mémoire était encore toute fraîche des efforts qu'ils avaient faits et des dangers qu’ils avaient courus, le prirent plus au sérieux, et s’en montrèrent indignés. Ils allèrent trouver leurs camarades, leur racontèrent avec détails tout ce qui avait eu lieu, et se flatterent d’avoir complétement détruit les fà- cheuses préventions suscitées contre notre expédi- tion”. _ À dix heures du matin, MM. les commandants Du- haut-Cilly, Jacquinot et Cazotte , que j'avais conviés à déjeûner avec moi, se rendent à bord. M. Cazotte, par Sa conversation enjouée et amusante , fait en * Notes 43, 44 et 4. 1838. Mai. 27, 1838. Mai. 94 VOYAGE grande partie les frais de la réunion. Cependant sa douceur et son urbanité naturelles faisaient place à un vif sentiment de dépit et de ressentiment quand il venait à parler de son voyage sur la Bonite, et des désagréments qu'il avait essuyés sur ce navire. Comme nous finissions de déjeüner, on m’annonça M. de Lamotte-Duportail, son associé, et un troisième, nommé, je crois, M. Hubert. M. Cazotte me les pré- senta Comme les personnes les plus honorables de la classe des commerçants français établis à Valparaiso. En conséquence, je les accueillis avec distinction et les invitai à examiner les dessins de l’expédition que javais déjà soumis aux regards de MM. Duhaut- Cilly et Cazotte. En parcourant les porte-feuilles de MM. Goupil et le Breton, qui avaient rendu d’une ma- mère si fidèle les rudes épreuves où nous nous ‘étions souvent trouvés , ils témoignèrent un sentiment profond d'intérêt et d’admiration pour les travaux de l'expédition. Surtout à la vue des cartes déjà dressées, M. Duhaut-Ciily ne put cacher plus longtemps sa sur- prise, et il donna un libre cours à ses éloges, en assu- rant qu'il avait cru jusque-là que notre campagne avait été complétement stérile en résulats. Alors, pour compléter l’œuvre, je leur donnaila communication du rapport détaillé que j'adressais au ministre de la marine. Cette lecture fut écoutée dans un religieux silence, et je crois qu'elle produit, sur eux la plus vive impression. Ils m'adressèrent de sm- cères remerciements de cette communication , et M. Duhaut-Cilly particulièrement, qui semblaït être DANS L'OCEANIE. 95 devenu tout autre, déclara qu'il ne pouvait com- prendre comment notre mission avait été ainsi calom- niée, et comment les faits avaient pu être aussi com- plétement travestis. - Comme ces Messieurs se disposaient à retourner à terre, je questionnai M. Lamotte-Duportail sur ce qu'il y avait de plus intéressant à voir dans la ville, et je témoignai le désir de parcourir les environs. M. La- motte-Duportail s’offrit obligeamment de me servir de guide, et s'engagea même à me procurer un cheval doux et facile, avec lequel je pourrais en sa compa- gnie visiter en peu de temps tous les quartiers de Valparaiso. La-tournure et la réputation de ce négo- ciant me convenaient beaucoup; j'acceptai son offre et lui promis d'aller le rejoindre immédiatement chez lui. | Comme je me préparais à descendre à terre, je re- eus la visite du gouverneur-général, en uniforme de colonel, accompagné d’un aide-de-camp portant aussi le costume de colonel. Quoique ftalien de naissance, celui-ci parlait couramment le français, ce qui rendit notre entrevue moins stérile. Après les civilités d’u- sage, je fis voir à M. Garrido les dessins de la cam pagne qui semblèrent vivement l’intéresser. Il parut non moins sensible à un salut de quinze coups de ca- non que je lui fis rendre par la corvette l’Ariane. J'étais convenu de cette mesure avec le commandant Duhaut-CGilly, afin d'éviter toute espèce de secousse à mes chronomètres, au moment d'entreprendre une longue traversée où la régularité de leur marche nous 1836. Mai. 1838. Mai. 96 VOYAGE deviendrait aussi précieuse. M. Garrido se confondit en remerciements , me renouvela toutes les offres possibles de politesse , et s’en retourna très-satisfait de sa visite, du moins en apparence. Je le suivis bientôt à terre, et près du débarcadère je trouvai M. Duportail et son associé qui m’atten- daient avec des chevaux, dont l’un m'était destiné; c'était une Jolie bête d’une grande agilité et en même temps d’une admirable douceur. Aussi, malgré ma parfaite ignorance dans l’art de l’équitation pus-je suivre sans peine mes deux compagnons presque con- timuellement au galop dans les rues de la ville, allure habituelle des gens du pays. Nous enfilâmes d’abord la grande rue mal pavée, mais assez droite, vaste et bordée de maisons irrégulières et la plupart en bois, il est vrai, mais faisant assez bonne figure et offrant quelquefois de riches magasins bien assortis. Nous vimes passer un détachement de miliciens, composé d'hommes généralement petits et de peu d'apparence, quoique assez proprement vêtus d’uni- formes en toile bleue et qui, du moins, avaient des chaussures”. On me fit gravir le sommet d’un morne escarpé qui domine immédiatement tout le quartier de lA7- mendral. De là on jouit d’un magnifique panorama de la ville, de la rade et des navires qui couvrent ses eaux. Sous vos pieds même se développe l’Almendral avec ses maisons, ses rues et ses jardins dont quel- * Note 46 et 47. DANS L'OCEANIE. 07 ques-uns sont assez agréables. Sur la droite, un charmant bouquet d’oliviers renfermé dans l’enclos de l’hôpital de la Merced, repose un moment la vue; ses arbres sont d’une plus belle venue et surtout d'un vert plus foncé que ceux que l’on est habitué à voir en Provence. Malheureusement ce beau tableau a un bien triste cadre dans les montagnes qui l’environnent de toutes parts. Elles sont arides, pelées et couvertes seulement de chétives broussailles semées ça et là sur le roc nu. Nulle part l’œil n’y saisit le moindre espace cultivé, ou qui soit susceptible de l'être. Au bord du torrent qui vient tomber à la mer vers l'extrémité de l’ A/men- dral, on me fit remarquer une petite maisonnette isolée, comme ayant été la résidence de feu Portalès, premier ministre de la république. C'est de là que Portalès ayant appris qu'un régi- ment s'était insurgé, partit pour aller le faire rentrer dans le devoir; les mutins s’emparèrent de lui, le retinrent captif et marchèrent sur Valparaiso qu’ils sommèrent de se soumettre, en déclarant qu'ils ne laisseraient libre Portalès qu'à ce prix. Mais les habi- tants revenus de leur première surprise, repoussèrent les rebelles; alors ceux-ci fusillèrent Portalès, et son cadavre fut rapporté dans sa maison de campagne. C'était, m'assura M. Duportail, un homme de talent, de mérite et bien supérieur à tous ses compatriotes ; mais il avait beaucoup de hauteur dans le caractère, et ne se donnait pas la peine de dissimuler son pro- fond mépris pour ses concitoyens. Il les traitait IT. 7 1838. Mai, 1838. Mai. 68 VOYAGE publiquement de misérables qu'il fallait conduire comme des bouros (ânes) à coups de bâton. Cette con- duite peu mesurée aigrit beaucoup d’esprits contre lui, et finit par amener sa perte. Du reste, ilne laissa aucune espèce de fortune, ce qui prouve du moins que c'était un honnête homme. | Le président actuel, Prieto, est un bon bétail, mais sans aucune espèce d'énergie personnelle. C'est Garrido qui le dirige et lui fait faire tout ce quilui plaît; j'appris que celui-ci avait commencé à servir dans l’armée royale où 1l s'était promptement fait connaître par son ardeur et son activité. D'après la loi, la presse doit être entièrement libre au Chili. Mais cette liberté est assez singulièrement entendue. Quelque temps avant notre passage, un journaliste s'étant avisé de critiquer l'administration du gouverneur, Garrido, sans autre forme de procès, fit partir le téméraire publiciste sur un navire ete déporta sur l’île déserte de Mas-a-Fuero. Du reste, une corvette péruvienne Île ramena sur le continent, et il habite encore aujourd'hui Valparaiso, sans qu'il ait rien à craindre; seulement 1l est probable qu'il sera un peu plus prudent désormais dans ses écrits. Redescendus dans la grande rue, nous passâmes près d’une église en construction très-avancée et qui sera de bon goût. Puis nous traversâmes le lit du tor- rent, aujourd’hui entièrement à sec, mais qui devient quelquefois très-considérable après les fortes pluies et cause de grands ravages aux propriétés voisines. On me montra la route de Sant-Yago, puis nous gra- M ; DANS L'OCEANIE. 99 vimes sur la hauteur qui domine la ville dans l’est. De à, nous eûmes une nouvelle vue générale de la rade et de la ville. Cette fois nous prenions celle-ci de profil, et je voyais se détacher dans les que- bradas les charmantes habitations des Anglais. Leur position élevée, leur bon goût et leur délicieuse pro- preté semblaient indiquer que leurs propriétaires de- vaient être les puissances du lieu. En les considérant, on se rappelle involontairement ces élégants édifices dont le pinceau de nos artistes se plaît à décorer les anciennes cités de la Grèce. Cette fois, en revenant, nous traversàmes l’A7- mendral par une rue du bas quartier. Je ne vis que des maisons, ou plutôt des tannières en bois de l’as- pect le plus sale et le plus dégoütant. C’est ici qu’af- fluent, me dit-on, de jour en jour les Gouagços, attirés par l’aisance que le commerce verse dans Valparaiso. Je ne pus m'empêcher de remarquer par la quantité de marmots qui fourmillent dans les rues et les mai- sons, que l'organe assigné par Gall à certaine faculté devait s'exercer d’une manière active et fructueuse. Du reste, cette petite population n’offrait que des iraits disgracieux et sans intelligence ; les jeunes filles même , en général partout ailleurs plus ou moins intéressantes, n'avaient rien que de maussade et de repoussant. Continuant notre course au grand trot, nous fûmes bientôt parvenus à l'extrémité opposée de la ville, et nous commençâmes à gravir les quebradas par des sentiers étroits, tortueux, horriblement entretenus, 1338. Mai. 13838. Mai. 100 VOYAGE : et sans parapets même aux endroits où ils sont bordés de véritables précipices. Là, cavaliers et piétons sont obligés de cheminer côte à côte, au risque de se heur- ter et de se croiser, au grand désagrément des uns et des autres. Au temps des pluies, ces chemins sont presque impraticables *. Nous étions favorisés d’un beau temps, et comme c'était un dimanche à l'heure de la promenade, ily avait affluence de promeneurs des deux sexes. Parmi les femmes, J'en vis avec des figures assez agréables, des pieds mignons et une jolie taille; mais elles ont généralement mauvaise tournure, et leur costume est peu gracieux. M. Duportail me conduisit ensuite à la che d’ar- mes, Où je vis une compagnie d'artillerie faisant l’exer- cice avec les pièces de campagne. Cette compagmie faisait partie de l’armée destinée à combattre côntre le Pérou. Cette armée comptait environ 5,000 soldats, mais mon conducteur doutait fort qu'ils pussent résister à Santa-Cruz qu'il considérait comme un homme bien supérieur à tous les Chiliens. À cet égard, 1l me répéta ce que M. Bardel m'avait déjà appris que cette guerre était blâmée par tous les ci- toyens sensés, et que c'était uniquement l’œuvre de quatre ou cinq intrigants qui s’en faisaient un moyen de crédit et d’ambition. Cinq heures du soir étaient arrivées, et nous re- primes le chemin du logis de M. Duportail qui m'avait * Notes 48 et 49. DANS L'OCEANIE. 101 fait consentir à rester à dîner avec lui. Pendant notre promenade, il m'avait appris que M. de La Motte-Du- portail, l’un des officiers de l'expédition de d’Entre- casteaux, était son père, et qu'il avait entre ses mains le journal manuscrit qu’il avait laissé. Bien que je n’en eusse pas d'avance une haute opinion, je priai mon hôte de me faire part de cet ouvrage, et en attendani le repas, je me mis à parcourir ce manuscrit, dont la lecture ne tarda pas à me procurer un vif intérêt. Le journal de cet officier est tenu avec une grande propreté, et écrit sous forme de lettres. Son style est simple et sans apprêt; mais attachant, pur et agréa- ble. Il y règne surtout un air de candeur et de bonne foi qui dispose tout-à-fait en faveur de l’auteur. Seu- lement on y rencontre çà et là quelques compliments un peu fades , qui s'expliquent et s’excusent facile- ment par la qualité de la personne à laquelle il s’adres- sait (sa maîtresse), et par le goût du siècle encore tout enclin à la galanterie. Cette manière rappelle celle de Bougainville, et le récit est, à mon avis, aussi amusant quoique plus riche de faits divers. Ce journal , divisé en 4 volumes in-4°, d’une écriture très-propre, d’une orthographe correcte et presque sans ratures, four- nirait facilement 2 volumes in-8° en caractères or- dinaires d'impression , et de 3 ou 400 pages chacun. Narrateur agréable et léger, il intéresse quand il ra- conte les événements de la campagne; observateur impartal et judicieux, il mtéresse encore davantage quand il nous dépeint les caractères de ses divers compagnons et qu'il nous fait assister à toutes les in- 1838. Mai. 1838. Mai. 102 VOYAGE trigues qui s’agitent dans les parois resserrées d’un na- vire, tout aussi bien que sur une scène plus vaste. Il parle avec respect de M. d’Entrecasteaux, comme d’un chef digne, grave et honorable; il fait l'éloge de M. Huon de Kermadec, et réhabilite la mémoire de M. d’Auribeau, si cruellement ternie par certaines personnes. Si ce journal eût été rendu publie, il eût certainement excité de violentes récriminations; et il n’eût pas manqué de déplaire à bien des gens. Il paraît que ce fut la raison qui empêcha M. Duportail de le livrer à l’impression, comme quelques amis le lui avaient conseillé; il fut retenu par la crainte de nuire à un de ses frères qui avait embrassé la marine mili- taire , et auquel il eût pu susciter des ennemis. Quant au père, ayant pris parti pour la cause royale, 1l resta longtemps en Angleterre, ne revinten France qu’en 1803, vécut loin du monde, et mourut en 1812. Cette lecture me fit faire de profondes réflexions, qui finirent par me ramener sur ma propre position, par un retour assez naturel. Comme M. d’Entrecas- teaux, j'avais encore à courir une bien longue car- rière, à affronter mille dangers, et ma me vivement ébranlée par les secousses d’une maladie cruelle, était loin de m'offrir une garantie contretant de chances. Je voyais avec douleur que des mécon- tents commençaient déjà à se déclarer parmi mes compagnons, dont les fâcheuses dispositions ne pour- raient manquer de s’aggraver par des privations plus longues et des déceptions répétées. Si je-venais un DANS L'OCEANIE. 103 jour à succomber, à qui serait dévolu le mandat de publier nos opérations ? Ceux sur lesquels je croyais toujours devoir compter ne pourraient-ils pas périr eux-mêmes ? Alors le soin d'écrire la campagne ne tomberait-il pas entre des mains hostiles qui pour- raient calomnier mes intentions et défigurer les faits au gré de leurs passions malveillantes? D’après ce que Jj ai ressenti en pareille circonstance, J'ai compris que c'était là une des craintes les plus pénibles et le souci le plus cruel d’un chef qui ne veut consulter que les lois de l'honneur, sans écouter les vaines clameurs ou les ridicules caprices d'officiers peu ré- fléchis. | M: Duportail vint m'arracher tout à coup à mes sombres pensées pour me conduire à table. Nous causàmes paisiblement de divers sujets et surtout de ja révolution de 1830 et du gouvernement qui lui-a succédé. Il me fut facile de voir que ces Messieurs étaient éminemmént conservateurs, ils redoutaient jusqu’à l'ombre du moindre progrès, et le mot mou- vement seul les faisait trembler. Après le diner, le commandant Duhaut-Cilly, qui a épousé une parente de M. Duportail, arriva et je ne tardai pas à prendre congé de mes hôtes; ils voulaient me conduire en soirée, mais j'avais donné rendez-vous à bord au ca- pitaime Jacquinot: ils se contentèrent donc de m'accompagner jusqu'au pont d'embarquement, et Je pris congé d’eux ; très-satisfait de leurs procédés. Je trouvai à bord M. Jacquinot qui m'y attendait depuis quelques temps. Après avoir reçu mes instruc- 1838. Mai. 1838. Mai. 28. 104 VOYAGE uons, il me dit que M. Duhaut-Cilly, vivement impres- sionné par ce qu'il avait vu de nos travaux, regrettait son refus à ma demande d'hommes, qu'il était em- barrassé sur les moyens de revenir lui-même et que sur une nouvelle démarche de notre part, 1l yacquies- cerait cette fois de grand cœur. Comme je me refu- sais pour ma part à aucune autre tentative, il s’offrit lui-même à remettre l'affaire sur le tapis et demanda seulement mon agrément que j'accordai volontiers. Ce jour est le dernier que j'ai assigné pour notre relâche à Valparaiso, et j'engage chacun à redoubler d'activité, surtout les commis d'administration, pour mettre leurs écritures définitivement en bon état. Dans la matinée, M. Jacquinot vient me rendre compte qu'il lui a suffi de renouveler sa demande à M. Dubaut-Cilly, et sur-le-champ celui-ci a fait don- ner le coup de sifflet, pour annoncer à son équipage que ceux qui seraient disposés à se joindre à l’expé- dition autour du monde, eussent à se présenter. Aussitôt huit sortirent des rangs, M. Jacquinot en accepta six, dont trois passèrent sur la Zélée, et trois sur l’Astrolabe. Pour récompenser le zèle de ces hommes, qui au moment de rentrer en France, con-— sentaient à allonger leur chaîne de deux années en- tières, je leur donnai le même avancement en classe que celui qui avait, au départ, été accordé aux deux équipages par le ministre, convaincu qu'il voudra bien ratifier cette décision de ma part”. * Note 50. DANS L'OCEANIE. 105 Grâces à ce renfort, l'équipage de la Zélée se re- trouve au complet, et il ne me manque plus que trois hommes. Cependant M. Jacquinot débarque ici trois convalescents , et je n’en laisse qu'un seul , le nonimé Reutin , plus malade de peur que sérieusement. D’après l'avis des médecins, et sur la demande de M. Péligot, élève de première classe sur la Zélée, at- teint d’une grave ophtalmie, je donne mon autorisa- tion au débarquement de ce jeune homme qui atten- dra à Valparaiso une occasion favorable pour être rapatrié par les soins de notre consul. Il est juste de déclarer que le capitame Jacquinot ne m'avait jamais donné que des éloges sur la conduite et le caractère de M. Péligot, et chacun le vit à regret forcé d’aban- donner la mission. ù é Je reçus la visite du père Jean Chrysostôme accom- pagné de deux autres ecclésiastiques; il merenouvela ses remerciements de vouloir bien me charger d’un envoi d'argent et de paquets pour M. l’évêque de Nilopolis. Il me communiqua aussi une note du capi- taine de la goëlette qui avait transporté M. l’évêque de Maronée, mentionnant qu'après diverses tentatives sur d’autres points, 1l s'était enfin établi à Shouki- Anga, dans la Nouvelle-Zélande, où il avait été ac- cueilli par M. le baron Thierry et quelques-uns des missionnaires méthodistes. Je me rendis ensuite chez M. Cazotte, pour lui re- mettre moi-même mes paquets pour le ministre de la marine, et lui faire en même temps mes adieux. Sur le désir que je lui témoignai de me procurer des 1838, Mai. 106 VOYAGE renseignements chez le consul des Etats-Unis, au sujet de l'expédition annoncée par ce gouvernement, M. Cazotte voulut bien me conduire lui-même chez ce fonctionnaire , son collégue. M. Hobson est un négo- ciant comme presque tous les consuls des Etats-Unis, mais c’est un homme de bon ton et de manières très- polies, qui s’excusa de n’avoir pas prévenu ma visite, et répondit avec empressement à toutes mes questions. Je lui demandai d’abord des nouvelles de Morrell, car J'avais toujours au cœur sa découverte des deux enfants du chirurgien de Lapérouse, au sujet de la- quelle il avait écrit à la société de Géographie de Pa- ris. M. Hobson s’empressa de déclarer qu’il ne le con- naissait point, mais qu'en général ce marin ne jouis- sait d'aucune considération parmi ses compatriotes. Son livre n’était qu’un tissu de mensonges, et l’his- toire des enfants du chirurgien de Lapérouse ne devait être qu'un conte imaginé par cet homme pour enga- ger le gouvernement français à lui confier un navire. Je demandai ensuite des nouvelles de M. Reynolds, le citoyen des Etats-Unis qui s'était mis en avant avec tant d’emphase pour provoquer l'expédition de dé- couvertes , et qui devait y Jouer le rôle de ne de la daté scientifique. Tout en convenant qu’il était bien supérieur à Mor- rell pour le talent et les moyens, M. Hobson le re- gardait comme un homme dévoré par le démon de l'intrigue et de l'ambition, annonçant plus qu’il n’é- tait en état de tenir, etil douitait que le OU VETREENCRE lemployat dans l ekpéditioft DANS L'OCEANIE. 107 Enfin, quant à celle-ci, il m’annonça qu'on avait renoncé à la frégate Macedonian ; elle se composait simplement de deux corvettes à batteries barbettes, comme les nôtres, de deux schooners et d’un gros bâtiment de transport. C’est bien assez et même trop à mon avis. | Le commandement avait été offert au commodore Jones qui avait remercié, et il était alors fortement question du capitaine Gregory, qu'on disait être un homme de mérite. Au reste, son départ n’était pas encore annoncé. Je restai à dîner chez M. Cazotte, avec MM. Jacqui- not, Dubouzet, Huet, vice-consul, et un négociant natif d'Auch qui avait nom Poursiller, si j'ai bonne mémoire. Le repas était succulent et bien servi. La conversation roula sur divers sujets agréables et va- riés. À sept heures, ces messieurs se rendirent à une fête donnée par MM. les officiers de l’ Ariane à ceux de notre expédition ; je me retirai aussi moi-même à bord de ma corvette, car je ne me sentais pas le cœur assez content pour assister à une réunion aussi bruyante. D'ailleurs j'avais passé les deux nuits précédentes dans une insomnie assez douloureuse, et J'éprouvais un grand besoin de repos”. De bon matin, les dispositions d’appareiïllage sont faites. Le P. Jean-Chrysostôme apporte les caisses et paquets destinés pour M. l’évêque de Nilopolis, avec 10 onces d'or. Je me charge aussi de 50 onces pour * Note 51. 1838. Mai. 29, 1838. Mai. 108 VOYAGE M. de Maronée. Le brave père voulait m'en remettre bien davantage; mais je lui représentai combien il était douteux que je pusse rendre cet argent à sa des- tination , evil fut convenu qu’à mon retour en France, je remettrais cette somme à la maison centrale de Lyon, si je n'avais pu m'acquitter de ma com mission. J'allai déjeûner avec mon confrère Duhaut-CGilly, qui s’exprima cette fois d’une façon très-obligeante au sujet des opérations que nous avions déjà exécu- tées , et de ce que la marine devait encore Rasage de nos travaux dans l'Océanie. En revenant, je passai à bord de la Zélée; j'autorisai M. Jacquinot à mettre à la voile dès qu'il serait prêt, et lui donnai le groupe de Gambier pour lieu de ren- dez-vous , si nous venions à nous séparer dans la tra- versée. É À mon retour à bord, je trouvai une lettre du père Jean-Chrysostôme. Après m'avoir renouvelé ses re- merciements , il me priait d’user de toute mon in- fluence pour empêcher les matelots sous mes ordres de séduire les femmes de Manga-Reva, et détruire par- à l'effet des pieux efforts des missionnaires. Je lui répondis que j'aurais égard à sa recomman- dation , et que Jj'inviterais sérieusement tous les hommes soumis à mes ordres à respecter la religion et les bonnes mœurs; qu’il m'était, il est vrar, 1m- possible de répondre de la conduite de cent cmquante individus , gens avides de plaisirs et rendus encore plus altérés de jouissance par une longue privation ; « DANS L'OCEANIE. 109 Mais qu'au Moins je ferais cesser sur-le-champ le scandale en remettant à la voile le jour même où japprendrais qu'une tentative blämable aurait eu lieu de la part de qui que ce soit. MM. Duportail , Cazo{te et Huet eurent l'attention de venir me faire leurs adieux, et plusieurs officiers du President et de l’ Ariane restèrent avec nos officiers jusqu’au moment de l’appareillage, qui eut lieu sur les deux heures de l’après-midi ”. La chaloupe de l’ Ariane me donna assez longtemps la remorque; puis, à quatre heures , une petite brise du S. S. 0. s'étant élevée et ayant promptement frai- chi, nous serràmes le vent et mîimes le cap à l'O. S. O. sous toutes voiles. | Enfin, j'étais arrivé à ce moment que j'avais at- tendu depuis si longtemps, celui où je verrais nos deux corvettes prendre définitivement leur essor à travers les îles de l'Océanie”. De cet instant seulement commençait vraiment la campagne dont j'avais conçu et proposé le projet. Car mon travail aux glaces, tout périlleux qu'il avait été et tout important qu’avaient pu être ses résultats, n’avait eu pour but que de satis- faire aux désirs du roi , et comme je l'ai déjà avancé, ce genre de recherches n’était jamais entré ni dans mes goûts , ni dans mes études. Mais désormais il en devait être tout autrement. J’ailais recommencer une navigation dont j'avais une longue expérience, re— nouer le fil de travaux hydrographiques qui m'’étaient * Note 52. Mai. 1838. Mai. 110 VOYAGE familiers, revoir ces riantes îles de l'Océanie , que j'avais souvent visitées, et surtout j'allais recueillir. de nouveaux matériaux pour mes études ethnographi- ques et philologiques commencées depuis si long temps et si souvent interrompues par d’autres occu— pations. En outre , nos deux navires se retrouvaient en bon état, les équipages pleins de santé et pres- qu’au complet; enfin nous avions une ample provi- sion de bons vivres. Il y avait donc lieu de reprendre courage et de se livrer aux plus flatteuses espérances pour l'avenir. Une seule chose me contrariait. Notre séjour pro- longé malgré moi à Talcahuano, nous mettait un peu en arrière pour les opérations que je méditais, et Je prévoyais qu'il me faudrait modifier la marche que j'avais d’abord annoncée. Mais je me proposais de mettre autant qu'il me serait possible les circons- tances à profit, dans l'intérêt de la science, et je bor- nai d’abord mes prétentions à visiter l'ile de Pâques ou Waï-Hou; car je tenais beaucoup à étudier-ses habitants, derniers rejetons de la race polynésienne, singulièrement égarés et isolés dans la partie la plus orientale de la Mer Pacifique. ” — RE ED tee — DANS L'OCEANIE. LE CHAPITRE XX. Traversée de Valparaiso aux îles Marquises. e Toute la soirée et toute la nuit, nous pümes gou- verner en bonne route sur Juan-Fernandez ; car je me proposais de lier directement la position de cette île avec celle de Valparaiso , et même d’y passer deux jours au mouillage si je pouvais le faire. Mais , dès le jour suivant, le vent repassa au S. 0. Nous serràmes le vent et nous fûmes obligés de conti- nuer cette allure pour nous maintenir en route. Les deux jours suivants, la brise ayant varié au N. O., ne fut guères plus favorable. Toutefois, en mettant à profit toutes les variations du vent, je ne cessai de m'approcher de plus en plus de l’île Juan-Fernandez, et le 3 juin, à minuit quinze minutes, on apercut ses montagnes droit devant nous dans l’ouest. Le vent soufflait au S. E. avec de la houle, et je continuai à gouverner sur la terre jusqu’à trois 1338. 29 Mai. 830. 3 juin. 1838. Juin. 112 VOYAGE heures. Alors, le ciel s'étant entièrement chargé et la brise ayant passé au sud, je mis en panne babord. À six heures du matin, Je fis servir et mis le cap à l’ouest avec une jolie brise deS. $. E., un temps plu- vieux et une forte houle du S. 0. Dès sept heures quarante-cinq minutes, le premier je revis la terre déjà très-haute et accompagnée, dans sa partie mé- ridionale, d’un ilot qui se dessinait sous la forme d’un piton arrondi de peu d’étendue. Continuant de faire route à l'O. S. O. en forçant de voiles, nous recon- nûmes une partie de la côte du sud; la chaîne des montagnes se développait peu à peu, et à midi, comme nous n’étions qu'à deux ou trois lieues de la pointe est, nous commencions à distinguer la belle verdure qui couvre une parte des sommets. Le vent étant trop près pour nous permettre de con- tourner l’île par le sud, comme j'en avais l'intention d’abord, je prends le parti de laisser porter le long de la bande nord que je prolonge à un mille de distance. Toute cette étendue de côte est escarpée et même sans plage au bord de la mer. Du reste, les mornes sont tapissés tantôt de beaux bouquets d’arbres, tantôt de riches pelouses d’une herbe jaunissante. Le vent était peu à peu tombé à l'abri des terres; cependant nous avions réussi à nous approcher jusqu'à deux milles de la baie San-Juan-Bautista, où Je vou- lais mener les corvettes, et nous en distinguions par- faitement tous les accidents. Précisément devant nous, de la falaise escarpée dont nous n’étions pas“ éloignés de plus de deux encäblures, les eaux d'une DANS L'OCEANIE. 113 cascade tombaient dans la mer de 14 ou 15 mètres de pe hauteur. Malgré cette proximité, la sonde ne trouvait pas fond à 50 brasses. ; Là, nous restâmies immobiles en calme plat. Je fis serrer toutes les voiles et armer les avirons de ga— lères. Les matelots, stimulés par l'aspect de cette belle nature et le désir de la fouler, nagèrent avec énergie. Deux heures de violents efforts nous avaient fait ga- gner près d'un mille, et si le calme eût persisté, nous eussions pu atteindre le mouillage. Mais , en ce mo- ment, des bouffées de vent vinrent descendre de la montagne et nous repoussèrent au large. Renonçant à fatiguer davantage nos matelots dans une lutte aussi pénible , je fis rentrer les avirons et rétablir la voilure. Les grains se sont ensuite succédé fréquents et souvent mêlés de pluie. J'ai pris le parti de passer la nuit en panne ou aux petits bords près de terre. La Zélée avait imité notre manœuvre, et en passant près d'elle, je prévins le capitaine Jacquinot que si, le len- demain, le temps ne me permettait point d’attemdre le mouillage, j'enverrais un canot à terre, en lui re- commandant de se tenir disposé à en faire autant au premier signal. Comme nous avions suivi de bien près la bande septentrionale de l’île, il nous avait été possible de saisir tres-distinctement tous ses détails. Cest évi- . demment un sol volcanique de date assez récente, où l’œil remarque de fréquents espaces d’une teinte rou- geatre. La baie semble occuper l’ancien emplacement JEL. 8 1838. Juin. 1 14 VOYAGE du cratère, et la montagne centrale qui l’ene- loppe en partie est sans doute le reste des parois du volcan. ” Sur les bords de la baie, la lunette fait distinguer deux ou trois cabanes en bois couvertes de chaume, et un peu plus haut quelques grottes creusées dans le sol, dont une encore fermée par une porte. Sur le sommet le plus élevé de la partie de l’est, j'avais remarqué une demi-douzaine de palmiers assez semblables aux cocotiers par l'apparence, qui balan- çaient leurs stipes élégants et flexibles au-dessus des arbres qui composent la masse de la grande végéta- tion, et qui, Je crois, appartiennent à la famille des myrtes, La latitude de cette île est déjà fort élevée pour que le véritable Cocos nucifera puisse y venir, surtout sur les hauteurs; aussi ce palmier paraît-il ap- partenir à une espèce encore Inconnue. Tandis que nos maris agissaient sur les avirons de galères, une baleimière se montra au fond de la baie, approcha lentement et vint enfin. se placer à poupe de l’Astrolabe. Elle était montée par cinq ou six individus en guenilles, qui.se mirent à nous con- sidérer en silence d’un air stupide. Je leur adressai quelques mots en anglais qu'ils ne comprirent pas, et je chargeai M. Demas de leur demander en Espa- gnol qui ils étaient. Ils répondirent cette fois dans la inême langue qu'ils étaient Chiliens, occupés sur cette île à la pêche des phoques. Je leur fis dire de se mettre devant nous pour nous guider vers le véri | table mouillage. Ou ils ne comprirent pas, ou, ce qui sur — DANS L'OCEANIE. DS est plus vraisemblable, la moindre apparence de tra— vail effrayant leur indomptable apathie, ils n’en firent rien et s'en retournèrent à terre. A cela près de quelques grains fort irréguliers, la nuit fut assez paisible, et la mer, abritée par la terre, était très-belle. J'avais recommandé aux officiers de quart de manœuvrer de façon à maintenir les deux pointes E. et O. de l’île sous un même angle. Mais en reparaissant sur le pont à sept heures du matin, je vis bientôt que nous avions dérivé de près de six ou sept milles dans le nord. Sur-le-champ, je fis forcer de voiles et courus de longues bordées pour rattraper, S'il était possible, le chemin perdu. Mais la brise demeura si molle, si variable, que nous avan- çàmes très-lentement; en outre, sur chaque bordée, la brise qui adonnait à chaque bout de bord, refu- sait à mesure que nous avancions sous l'abri des montagnes du centre. Il en résulta qu’à midi, nous étions encore éloignés de quatre milles de la baie. Pour éviter de sacrifier encore une journée tout entière en efforts pénibles et peut-être en pure perte, je pris le parti d’expédier notre canot major à terre avec MM. Demas, Dumoulin, Hombron et Gourdin. Le premier était chargé des observations astronomiques, le second de celles de physique et de magnétisme, le troisième des intérêts de l’histoire naturelle; enfin, le dernier devait s'occuper de prendre des sondes dans la baie; car tout ce que je connaissais alors au monde à ce sujet était un petit croquis bien incomplet, fait par un officier Anglais. La Zélée imita notre ma- 1828. Juin. 1838. Juin. F. 116 VOYAGE nœuvre. Ensuite les deux corvettes louvoyèrent pour se maintenir à petite distance de terre. M. Jacquinot courut de longues bordées, sans doute afin d'éviter de manœuvrer aussi souvent; pour moi, je les rendis beaucoup plus courtes dans l’espoir d'éviter les varia- tions du vent. Il en résulta qu’à quatre heures je n'étais qu'à deux milles de la baie, tandis que la Zélée en était encore distante de quatre milles. Une heure après, je fis hisser le pavillon national qui était le signal de ral- liement convenu. Notre canot rejoignit à sept heures, et celui de la Zélée à sept heures et demie. Ensuite, je serrai le vent babord pour gagner dans l’ouest. Tous ces Messieurs avaient exécuté à terre les di- vers travaux qui leur étaient confiés. MM. Demas et Montravel avaient obtenu des hauteurs du soleil, M. Dumoulin avait fait des observations sur l'aiguille aimantée; 1l avait, en outre, gravé deux marques sur le roc de la falaise et mesuré leur hauteur exacte au- dessus du niveau de la basse mer. M. Gourdin avait levé le plan de la baie et s'était procuré plusieurs sondes; il avait constaté que la place du bon mouillage ne se trouvait qu'à une encàäblure de la plage, et là 1l y avait encore de 15 à 20 brasses d’eau. Aussi un navire fera-til toujours prudemment d’avoir une ancre à terre pour éviter de chasser dans une des rafales qui descendent fréquemment de la montagne. À les en croire, les cinq individus que nous avions vus dans l’île y avaient été déposés dix-huit mois auparavant, afin d'y travailler à la pêche des phoques pour le compte d’un habitant de Valparaiso, et depuis = 7 DANS L'OCEANIE. 117 six mois ils n’en avaient plus entendu parler. Deux mois et demi avant nous, un grand navire avait passé en vue de l’île, mais à bonne distance, car on n'avait pas pu découvrir son bois. Nous supposimes que ce devait être la Vénus. Ces hommes assurèrent que l’île renfermait des chevaux et des chiens sauvages, et même encore quelques chèvres, mais si agiles et si farouches qu'il était impossible de les attraper. La pêche était, du reste, fort abondante et faisait la principale nour- riture de ces pauvres diables; M. Demas leur échangea pour vingt galettes de biscuit, huit belles morues fraîches qui furent bien accueillies à bord. Nos officiers purent reconnaître un espace pavé, les ruines des batteries, et encore quelques canons rouillés de l’ancien établissement espagnol. On y trouva aussi quelques arbres fruitiers qui avaient dû y être plantés par la main des hommes. Aussi bien que mes compagnons, je regrettai vive- ment de ne pouvoir fouler ces lieux si célèbres par la plume ingénieuse d’un Anglais qui en fit la résidence de son héros, aussi bien que par le séjour d’un amiral fameux, son compatriote , qui vint y réparer ses vaisseaux désemparés et y rétablir ses équipages mal- traités par le scorbut. Chacun sait en effet que le séjour du matelot anglais Alexandre Selkirk à donné lieu aux aventures fictives de Robinson Crusoë. Mais tout le monde ne sait pas * Note 53. 1828. Juin. 1838. Juin. 118 VOYAGE que l’habile écrivain, dans cette occasion, montra que les qualités du cœur sont quelquefois loin de répondre aux ressources de l'esprit. En arrivant dans sa patrie, le pauvre marin se trouva sans ressource, et sur le conseil qu’on lui donna, il alla présenter son manus- crit à Daniel de Foë, dont le nom commençait à se faire connaître; le jeune écrivain garda quelque temps la relation de Selkirk, et quand celui-ci re- vint lui en demander des nouvelles, il la lui rendit en lui déclarant froidement qu’il n'avait pu en tirer aucun parti. Peu de temps après, Danielde Foë publia son roman qui eut un succès prodigieux et lui procura beaucoup d'argent dont il ne donna pas un schelling au pauvre Selkirk. Celui-ci publia aussi son manuserit qui ne lui rap- porta presque rien; C'était pourtant le récit d’aven- tures réelles, tandis que l’œuvre de de Foë n’est qu'un tissu de fables; mais de fables qui sauront toujours charmer le lecteur. Après le diner, on distribua aux hommes qui en avaient besoin des effets de rechange. On à procédé aussi à la vente des effets des déserteurs. Là pour la vingtième fois j'ai remarqué que nos matelots étour- dis et imprévoyants auraient poussé ces objets à des prix exorbitants, si je n'avais eu soin de les faire arrêter une fois parvenus à des taux raisonnables. Tel est le matelot; pour satisfaire un caprice du moment, 1l serait capable de sacrifier toute la solde qu'il a péniblement acquise, oubliant d’ailleurs qu'il lui faudra un jour sur son décompte payer cet argent. DANS L'OCEANIE. TI9 Sur nos navires, il est vrai, le retour paraissait si chanceux à plusieurs de nos matelots, qu'ils ne s’oc- cupaient plus que du moment présent. Du reste, je les vis avec bien du plaisir gais et contents , renouve- ler avec joie leurs nippes pour la nouvelle campagne qu'ils entreprenalient. J'avais l'intention d'aller reconnaître aussi l’île Mas-a-Fuero; mais les vents resterent si opinltres de la partie de l’ouest, qu’au bout de trois jours de vains efforts, j'y renonçaï et muis le cap au nord pour aller prendre connaissance des îles Ambroise et Fé- x”. Durant les journées qui suivirent, les vents se main- tinrent à la partie de l’ouest, faibles et variables le plus souvent : tout ce que je pus faire fut donc de pi- quer au nord; si bien que le 12, à midi, notre posi- tion était de 26° lat. S. et 80° 40 long. O. -Ce jour aussi les vents passèrent enfin à la partie du S. E., et nous pûmes gouverner sur les îles Am- broise et Félix, dont la vraie situation n’était pas en- core bien arrêtée, puisque M. Daussy n'avait pas jugé à propos de les porter sur sa liste de positions. Le jour suivant, au matin, nous aperçümes Aim- broise à quinze ou vingt milles dans le S. O., ce qui me prouva que depuis la veille nous devions avoir subi un courant assez fort dans le nord. À onze heures et demie, nous passämes à six ou sept milles au nord de cette petite île de forme arrondie, aride, * Note 54. 41823 Juin. w2 12. 1838. Juin. 47. 120 VOYAGE dépouillée, haute de 150 à 200 mètres et accompagnée d’un rocher à chacune de ses pointes E. et 0. Depuis une demi-heure, nous commencions à dé- couvrir dans le S. O. + O. l’île Félix sous la forme de deux petits pitons isolés, qui se sont peu à peu réunis par une terre plus basse à mesure que nous en ayons approché. La brise avait beaucoup fraîchi au S. E., et cepen- dant il régnait encore une grosse houle du S. S. O.; ilen résultait parfois de violents coups de tangage pour la corvette qui filait de huit à neuf nœuds courant le travers au vent. À une heure, nous passions au nord de l’île Félix, qui forme un petit groupe de quatre îlots; savoir, d’a- bord un ilot assez élevé dans l’est, puis une terre plus basse, un peu plus étendue et flanquée d’un morne assez semblable à l’ilot précédent, enfin à l’ouest un rocher que nous primes longtemps pour un navire à la voile, tant il en affectait l'apparence. Tout cela est sec, dépouillé et probablement d'origine vol- canique. Les travaux relatifs à ces îlots étant terminés à deux heures et demie, je laissai porter à l’ouest en me tenant sur le vingt-cinquième parallèle, plein de l'espoir de faire rapidement la traversée avec un bon vent d'est. Malheureusement il n’a pas soufflé long- temps, et dès le 16, il a fait place à des calmes déses- pérants. Le 17, dans la matinée, j'appelai le capitaine Jac- quinot à bord de l’Astrolabe, pour lui communiquer ide DANS L'OCEANIE. 121 mes nouveaux points de rendez-vous. Savoir : 1° trois jours devant Waïhou; 2° quinze jours à Gambier; 3° enfin, deux mois à Taïti. Nous fimes ensuite une double expérience de tem- pérature sous-marine. De deux thermométrographes suspendus à la même ligne de la sonde, l’un fut des- cendu à 600 brasses de profondeur, l’autre à 300. Il en résulta que la température de la mer se trouvant de 20° à sa surface, descendit par 300 brasses à 9°en- viron, et par 600 brasses de profondeur à 3°,8. Bientôt le vent mollit à la partie de l’ouest avec des intervalles de calme, et nous gagnâmes bien lentement dans l’ouest. Le 22, dans la matinée, une goëlette se montra à toute vue dans le sud; elle manœuvra pour se rap- procher de nous, et quand elle fut assez près, elle hissa pavillon anglais, et nous mimes aussi nos cou- leurs. Le soir, au coucher du soleil, elle était à peu près à quatre ou cinq milles devant nous, de manière qu'elle nous avait beaucoup gagné de marche dans le cours de la journée. Le lendemain au jour, nous vimes la goëlette à six mulles devant nous. Cette fois nous la gagnions sensi- blement, et cela commençait à nous étonner, jusqu’au moment où nous pümes reconnaitre qu'elle avait cargué ses voiles, et que par conséquent elle nous attendait. Sur-le-champ, je présumai que le capitaine voulait nous demander notre point. La brise était très-faible au S. O0. Aussi nous chemi- nions très-lentement, et ce ne fut qu’à 2 heures après- 1838. Juin. 22, 1888. Juin. 122 VOYAGE midi que la goëlette se trouva à 3 encäblures sous le vent à nous. Nous pûmes voir alors que c'était un fort beau bâtiment, bien tenu dans son espèce, armé d'un équipage assez nombreux et de quelques pièces d'ar- tillerie. Après un moment d’hésitation, une baleïnière fut amenée, le capitaine s'embarqua dedans; sollicita la permission de monter sur l’As{rolobe et vint très- poliment me demander mon point. Je le lui donnai sur-le-champ; nous étions alors par 98° 30/ long. O. et son chronomètre le plaçait de 23/ plus à l’ouest. Quand il eut appris que nos navires étaient destinés à des reconnaissances dans l'Océanie, il s’'empressa de nous donner lui-même les renseignements sui- vants, sur ses projets. D'abord, son nom est Christophus-James Rugg, An- glais de naissance. Son navire se nomme The Friends, et 1l l’a acheté tout prêt à prendre la mer, moyennant 11,500 dollars, à Arica, dont il est parti quinze jours auparavant. C’est un navire de 200 tonneaux, bien armé et monté par trente-sept hommes de di- verses nations, Anglais, Américains et Chiliens. Son but est de parcourir les diverses îles de la Polynésie, moitié pour la science et moitié pour le commerce. Il visitera Manga-Peva, Taïti, poussera jusqu'aux Viti et reviendra par les îles Hawaii. Il emmène avec lui son beau-frère, amateur et collecteur de coquilies, et un autre naturaliste, nommé Richardson: fl est pourvu d'objets d'échange pour le commerce de ées mers, c'est-à-dire pour la nacre, les perles, l’écaille, etc , etc. | | DANS L'OCEANIE. 123 Il a fait la recherche de quelques îles indiquées dans ces parages, sur la carte de Norie, la seule qu'il possède, et n’a rien trouvé. Un exemplaire de mia carte de l'Océanie, dont je lui fais présent parait lui faire beaucoup de plaisir. Le capitaine Rugg, petit homme de quarante à quarante-cinq ans, parait être un marin intelligent et capable, et je pense qu'il pourra réussir, si son équipage lui est fidèle. Après avoir obtenu mon consentement, ii retourna à son bord et nous amena son beau-frère qui parut dans un état de maladie fort peu rassurant, afin de consulter notre médecin, le docteur Hombron. Je remets à M. Rugg des lettres qui avaient été dé- posées à bord à Valparaiso pour MM. Mauruc et Ebrili à Taïti, bien qu'il ne fût guère probable alors que je dusse visiter cette île. Je le prie aussi de prévenir nos missionnaires, à Manga-Reva, de notre prochaine arri- vée; il était chargé lui-même de plusieurs paquets pour eux. Ilme quitte définitivement vers six heures, après m avoir réitéré ses remerciements. Nous reprimes ensuite notre traversée monotone, dont la rencontre de l’Anglais avait un moment rom- pu la triste uniformité. En effet, dans ces occasions une foule de questions occupe tour à tour le marin. Quel est-il? D'où vient-il? Où va-t-il? Que fait-il? etc. On cherche à les résoudre. Puis si l’on y réussit, l'ima- ginmation s’évertue, les réflexions, les commentaires, les hypothèses vont leur train, et le temps passe un peu plus vite. Puis tout cela s’use, et l’on revient à ja marche ordinaire de ses occupations journalières, 1838. Juin. 1838. 830 Juin. 30. 124 VOYAGE toujours si fastidieuses dans une longue md sons contrariée par les vents. Il était écrit, sans doute, dans le livre du destin, que nous épuiserlions la coupe des contrariétés. Après deux jours de calme, les vents sont revenus à l’ouest, et n'ont pas varié du N. O.auS$. O. Ces tristes retards sont utilisés pour former nos matelots aux divers exercices, Comme ceux du canon, du mousquet et aux branle-bas de combat. Avec les temps ordinaires dans ces parages par les 25°, nous eussions déjà atteint le groupe de Manga- Reva, et à peine avions-nous fait 300 lieues de bonne route. Ce qu'il y avait de consolant, c’est qu'il n’y avait plus un seul malade sur les deux corvettes. Il est vrai que le dernier des cochons achetés à Talca- huano n'avait été tué que le 30 juin, et l’équipage avait eu constamment deux repas de viande fraîche par semaine. Ainsi toutes les traces du scorbut paraissaient définitivement effacées. Le même jour dans la matinée, le calme plat nous permit de faire des expériences de température sous- marine, l’une par 250 et l’autre à 500 brasses. La surface des eaux étant à 19°,3, on a obtenu 11°,4à 250 brasses et 6°, 4 par 500 brasses. L’équipage fait ensuite l'exercice du mousquet à ür sur un blanc suspendu à l'extrémité de la vergue de misaine, à raison de cinq coups par homme. Plu- sieurs ont tiré juste. Les officiers ont fait l'essai des fusils à la Potet, qui nous avaient été remis pour épreuve. On jugea qu'ils se manœuvraient assez DANS L'OCEANIE. 125 Miacilement et ne repoussaient point. Mais quelques personnes ont trouvé qu'il était difficile de tirer juste avec ces armes; et chacun a été d'accord sur l’incon- vénient que la capsule ne pouvait souvent faire feu qu'au second coup. Aussi a-t-on pensé qu’il vaudrait mieux qu'elle fût détachée de la cartouche. Au de- meurant, il est certain que ces armes nous offriraient un avantage immense sur les mousquets ordinaires à pierre, si nous étions obligés d’avoir affaire à des sau- vages, surtout à travers des fourrés et par un temps pluvieux”. Le 3 juillet fut une journée néfaste pour l’Astro- labe: à 7 heures 45 minutes, le cri lugubre d’une homme & la mer retentit sur le pont. Aussitôt deux canots furent amenés, et M. Gourdin embarqua dans l’un d'eux; la Zélée, de son côté, envoya aussi une embarcation en quête de l’homme qui avait disparu. Sur-le-champ, j'avais fait lancer dans le ventet mettre en panne. Mais toutes ces précautions auxquelles s'unissaient les circonstances d’une mer calme et d'un petit vent nous furent inutiles. On ne put même pas voir passer l’homme le long du bord, et son bonnet fut le seul objet qu'on put sauver. Le malheureux qui disparut ainsi se nommait Geo- lier, bon petit matelot, d’un caractère doux, obéissant et d'une conduite régulière ; en général aimé par ses chefs et par ses camarades. Le scorbut l'avait assez fortement frappé, mais il s’en était parfaitement ré- * Note 55. 1838. Juin. 3 juillet. 126 VOYAGE #%% _ tabli, et personne n'eût pu deviner que c'eût été de finir d’une manière si triste et si imprévue. Pressé de satisfaire un besoin, au lieu de s'asseoir simplement sur un des siéges de la poulaime, il avait eu la funeste idée d'aller se percher sur le garde-fou de babord. L'écoute du grand foc étant venu à battre, l'avait saisi par le milieu du corps et précipité à l’eau. Tombé sous la joue du navire, et embarrassé par ses vête- ments, il est probable qu'il avait coulé sur-le- champ; d'autant plus qu'il ne savait pas nager. C’est là ce qui rendit superflus tous nos efforts pour le Sauver *. | Au bout d’une heure de vaines recherches, et lors- que l’on fut bien convaincu qu'il n’y avait plus rien à faire pour le pauvre Geolier, je rappelai les canots et fis remettre en route. Cet accident, le premier de cette nature qui nous arrivait dans la campagne, rendit un moment tous les visages tristes et moroses. Mais le matelot est si peu capable d’impressions profondes, il est d’ailleurs tellement familiarisé avec de pareilles idées, que dès le soir ils avaient tous repris leur insouciance et leurs plaisanteries : habi- tuelles. Quant à moi, j’admirai pour la centième fois de ma vie comment un homme osait s’aventurer sur la mer sans savoir nager. J'ai toujours cru d'ailleurs qu'il serait du devoir des chefs du gouvernement de faire prendre des mesures dans la marine pour que tous 2 * Notes 56 et 57. DANS L'OCEANIE. 127 les hommes appelés à y servir devinssent familiers avec cet exercice”. Dans les journées du 6 et du 7 juillet, il nous fallut subir un coup de vent du S. O. à l'ouest. Du reste, malgré les fréquentes variations du vent entre le N. N. O. ét le S. S. O., la direction de la houle avait toujours été celle du S. 0. au N.E.; preuve infail- lible que le vent du S. O. n'avait pas cessé de régner dans les régions plus australes. Le 8, au matin, nous voyons passer un paquet de plantes le long du bord. Sans doute il provient de l'île de Pâques, et les courants qui n’ont cessé de porter à l'Est l’auront entrainé à 200 milles sous le vent de leur sol natal. L'après midi, un phaëton voltigeant autour du ra- vire nous annonce aussi la proximité de la terre; en effet, notre position de 27° 24/ lat. S. et 108° 33/ O. nous rapproche déjà beaucoup de lile Salas-y- Gomez. Le lendemain au point du jour, d’après notre point nous n'avions pas dû passer à plus de sept ou huit lieues de cette île, et d’après celui de la Zélée, nous n'en étions qu à deux ou trois lieues. Cependant nous ne vimes rien, quoique l'horizon eût permis de dis- timguer une terre à une plus grande distance. J'en conclus déjà que nos montres devaient avoir des er- reurs assez considérables. Le jour suivant dans la soirée, le vent persistant * Note 58. 1838. Juillet, 1838. Juillet. 14. 16. 128 VOYAGE | toujours à l'O. N. O., ma patience si longtemps mise à l'épreuve fut définitivement à bout. Quoique Je ne m'estimasse plus qu'à soixante-dix lieues de Pâques, il m’eût peut-être fallu encore perdre huit ou dix jours pour l’atteindre, ensuite avec les vents d'ouest continuels il m’eût été probablement impossible de mettre les pieds à terre. Aussi je résolus de piquer dé- sormais au nord, jusqu’à ce que je trouvasse les vents alisés, emportant le regret d’avoir mis trop d’opimià— treté dans mon dessein de visiter l'ile de Pâques ; mais du moins cette lecon m’apprit pour la suite à céder plus facilement aux circonstances, pour en tirer tout le parti possible. Ce ne fut que le 1% au soir, par 19° 50/ lat. S. et par 110° long. O., que nous trouvâämes les vents du S. S. E. Nous pümes désormais faire route assez régulièrement à l'O. S. 0. et O0 ! S. 0. Du reste, la température jusqu'alors délicieuse, commença à s’é- lever, et elle se maintint assez régulièrement entre 21 et 23°. Aussi je quittai la couchette de ma cham- bre pour reprendre le cadre de la dunette. Des distances du soleil à la lune observées sur les deux corvettes dans les journées du 15 et du 16 nous indiquent que nos chronomètres nous placent de près de 30 minutes trop à l’ouest. Ces différences sont un peu fortes pour un intervalle de cinquante jours au plus depuis le point où nos montres ont. été ré- glées. | Le 2 et le 22 sont des journées de calme. Le 22 au matin, on prend à la ligne un beau tazard deplus DANS L'OCEANIE. 129 de trois pieds de long, ‘aux reflets changeants et brillants comme ceux de la dorade. Sa chair est dé- licieuse et se rapproche aussi de celle de ce dernier poisson. * Dans un calme profond, le thermométrographe est envoyé à 1,000 brasses de profondeur au moyen d’une ligne en soie et d’un petit treuil pour la ramener * à bord. L'expérience réussit très-bien. La tempéra- ture de la surface était de 23°,6, elle descend à 3°,9, à la profondeur de 1,000 brasses. La Zélée s'étant ap- prochée de nous, le capitaine Jacquinot me rend compte qu'il a envoyé aussi un instrument à la pro- fondeur de 700 brasses où il a donné 4°,4. Le 24, où prit trois bonites à la ligne, ce qui fut une bonne et rare aubaine; car nous ne sommes pas aussi heureux que Lapérouse qui fut, dit-il, accueilli dans ces parages par un banc de bonites, qui lui tint fidèle compagnie et fournit chaque jour à la subsistance de ses équipages. | Bien que notre latitude ne soit plus que de 20°, les vents d'ouest viennent encore quelquefois inter- rompre les vents généraux et apporter de tristes entraves à nos progrès. Aussi nous n’approchons du terme de notre navigation qu’en continuant de courir à la bouline. Enfin, le 31 à six heures et demie du matin, la vigie annonce la terre devant nous, et à neuf heures et demie je distingue le mont Duff, commençant à surgir sur lhorizon, dans l’O. À S., à toute vue, c'est-à-dire à quarante milles environ. Deux heures TT, 9 1838. Juillet. 31. 1838. Juillet. Aer août. 130 VOYAGE après, l’île Crescent commence à paraître dans le S. E., à huit ou dix milles de distance au plus. À midi, nous avons pu vérifier que notre montre nous plaçait près de quarante milles trop à l’ouest. Comme le vent soufflait alors entre le S. O. et l'O. S. 0., il fallait courir des bordées pour gagner au vent. Le soir, à six heures, nous étions parvenus à trois lieues de la bande de l’est, et nous pouvions re- connaître les cocotiers qui s’élevaient sur les îles bas- ses, jetées çà et là sur la ceinture de récifs. A cette distance le mont Duff et les autres sommités des îles hautes offraient une teinte jaunâtre, sèche et triste qui ne me rappelait pas l'aspect habituel des riantes îles de la Polynésie. Il est facile de voir qu’on est déjà à la limite de la zone torride *. Au point du jour, je vis que le courant m'avait re- porté à quatre ou six milles au’plus de Crescent, et je portais à peine sur le mont Duff. Ayantforcé de voiles, nous commencions à être très-près des bri- sants à neuf heures, quand nous vinies une baleimière sortant des récifs et se dirigeant évidemment sur nous. Je diminuai de voiles pour l’attendre, et à dix heures quinze minutes, elle nous accosta. Elle était montée par trois Européens et cinq ou six naturels *”. Le premier de ces Européens s'avança vers nous et me rappela qu'il m'avait quelques années auparayant rencontré et entretenu dans une rue de Paris, comme * Note 59 ** Notes 60 et 61. #4 ve DANS L'OCEANIE. 13i il se trouvait en compagnie de M. l’évèque de Nilopolis. Son nom était Urbain de Fleury de la Tour ; quoique laïque, il s'était volontairement associé à la fortune de M. Rochouse, pour venir partager les travaux des missionnaires, et il s'était particulièrement dévoué à l'instruction des naturels auxquels il enseignait à lire, à écrire, quelques éléments de calcul et de géogra- phie. Le brave homme était si heureux de revoir des compatriotes, qu'il resta un moment sans pouvoir toucher aux aliments qu'on lui offrit pour réparer ses forces affaiblies, car 1l nous avoua qu'il n’avait encore rien pris de la journée, quoiqu'il füt à la mer depuis le point du jour. Les journaux avaient d’abord appris aux mission naires mon départ de France; et M. Rugg, arrivé de- puis trois jours à Gambier, leur avait annoncé notre prochaine apparition. Le capitaine Rugg avait perdu la veille son beau-frère, et cette raison seule l'avait empêché de venir lui-même m'offrir ses services. Les deux autres Européens étaient des Français, l'un Normand, nommé Marion , l’autre Breton, nom- mé Guillou, matelots de profession. Après avoir rôdé dans les diverses îles de la Polynésie, après avoir ha- bité successivement Taïti, Tonga, Nouka-Hiva et les Pomotou, ils avaient fini par s'établir aux îles Manga- Reva, où ils s'étaient mariés sous les auspices de l’é- vêque, et ils avaient tous deux des enfants. Ils eurent bientôt fait des amis dans les hommes de l’équipage, et en outre je leur fis fournir la ration du bord, pour tout le temps qu’ils resteraient sur l’Astrolabe, Août 1838. Août, 132 VOYAGE Les naturels sont tous jeunes, bien conformés, alertes et vigoureux. Ils sont d’une humeur douce et paisible, se montrent très-sensibles aux avances d’a- mitié qu’on leur fait et disent à chaque instant qu'ils sont catholiques ; ils ne mettent pas un morceau à la bouche, sans faire le signe de croix et paraissent surtout très-heureux quand quelques-uns de nos hommes en font autant et leur débitent quelques mots de prières. Chez ces nouveaux chrétiens règne aussi toute l’ardeur du néophyte. Ensuite je continuai à courir des bordées le long du récif pour donner dans la passe du $. E. Mais la brise d'ouest non-seulement resta contraire, mais elle mollit par degrés, et le courant nous reportait évidemment au N. O0. Ainsi nos efforts furent inutiles, et Je vis qu'il fallait encore ajourner notre entrée au lendemain. Le soir je fis avertir mes hôtes qu'il était temps de songer à rejoindre leurs pénates. Tous depuis M. de la Tour jusqu’au dernier des naturels, témoignèrent le désir de passer la nuit à bord. Bien que cela püt en- traîner des inconvénients, surtout si les vents nous forçaient à quitter brusquement ces îles, je ne pus refuser cette satisfaction à des gens qui semblaient se trouver si heureux d’être avec nous. Un lit fut dressé dans ma chambre pour M. de la Tour, les deux marins furent logés dans le faux pont, et les naturels furent établis dans la chaloupe sous des bonnettes et des voiles de rechange. Plusieurs de nos officiers, impatients de satisfaire us 4 | DANS L'OCEANIE. 135 leur curiosité au sujet des résultats obtenus par les missionnaires sur l'esprit des sauvages, mirent à con- tribution les trois Français. Tout en différant sur la forme et quelques détails, les renseignements obtenus de la part de M. de la Tour comme des deux aventu- riers s’unissaient à représenter les naturels depuis leur conversion comme des hommes dociles, bons, et même hospitaliers. Désormais les Européens ne cou- raient pas chez eux l’ombre d’un risque, et léur piété était devenue exemplaire”. Pour moi, selon ma coutume, empressé de pouvoir substituer les véritables noms de la langue du pays, aux noms provisoires imposés par le premier qui vi- sita ces îles, je questionnai M. de la Tour, et j’appris que {° la grande île, et par conséquent le groupe en- tier avait nom Manga-Reva ; 2 l’île Elson de Beechey devait s'appeler 4o-Xena; 3° Wain-Wright, Aka marou; 4° Collie, Kamaka ; 5° enfin Belcher, Taravar. Ce seront là les seules désignations que j’emploierai désormais. Nos naturels se prêtent avec beaucoup de condes- cendance aux mesures et aux observations de tout genre que les médecins exécutent sur diverses parties de leur corps. L'un d’eux pousse même la complai- sance jusqu'à laisser mouler sa tête entière par M. Du- moutier, et 1} subit l'opération complète sans faire un seul mouvement et sans donner un signe de mécon- ‘ tentement ou d'ennui. Ce succès inespéré sur lequel 11 ote 52, - 1838. Août. 134 VOYAGE 1838. je ne comptais pas, est d’un heureux augure pour la suite des travaux du phrénologiste. Pour récompense, il donna au sauvage un mouchoir, j'y ajoutai un grand couteau, et il reçut l’un et l’autre avec une vive sa- tisfaction et en faisant le signe de la croix. Pour éviter l'inconvénient de la nuit dérniere, ét comptant sur le vent du S. O., une bonne partie de la nuit j'avais prolongé ma bordée tribord; mais: 1l n'y a pas eu de courant cette fois, et il en est résulté qu’au jour je me suis trouvé à quinze où dix-huit : milles du groupe. En outre, le vent n’a pas varié du N. O., et il nous a fallu louvoyer de nouveau pour rallier les terres. À l’aide d’une brise assez fraîche, vers trois heures nous étions déjà près des brisants, quand M. Duroch me prévint que la pirogue des missionnaires restée à la traîne, fatiguait beaucoup. Malgré mes observa- tions, les sauvages et les deux Français l'avaient laïs- sée à la foi des éléments sans en avoir aucun souci. Vainement je leur commandai d'aller en prendre soin et de la préparer pour être embarquée; les natu- rels, en cela bien différents de la plupart des Polyné- siens si habiles navigateurs, se contentèrent de regar- der la baleinière d’un œil indifférent et semblaient redouter l’idée même de s’aventurer sur l’eau. Les” deux Français étaient encore moins disposés à faire cette besogne. Il fallut donc que deux de nos matelots. se décidassent à prendre ce soin ; mais aù moment où elle accostait le long du bord, elle s’engagea sous les flancs du navire, elle chavira et fut entièrement dislo- DANS L'OCEANIE. 135 quée. Comme je voulais encore sauver sa carène, le matelot Evenot sauta légèrement sur sa quille et se mit sur-le-champ à l’étalinguer ; une vague le renversa dans l'eau tandis qu'il était occupé à ce travail, etil fallut tout laisser de côté pour le sauver, ce qu'on réussit à faire au moment même où l’on signalait un requin Sur l'avant de la corvette. Pendant ce temps la baleinière s'était considérablement écartée de nous. Comme il ventait une brise très-fraîche, nous avions nous-mêmes beaucoup dérivé sous le vent. Considé- rant donc que pour rattraper la pirogue brisée, 1l me faudrait perdre un temps précieux et qu'après tout je n'en pourrais sauver que des morceaux , je pris le parti de l’'abandonner aux flots, et je recommençai à louvoyer pour atteindre la passe du S. E. * À quatre heures nous avons commencé à pénétrer sur la zone occupée par les coraux. Là nous trouvà- mes la mer plus courte et très-irrégulièrement agitée ; et souvent nous pouvions voir les têtes de coraux s’é- lever jusqu’à six ou sept brasses dans l’eau. 11 fallut courir des bordées durant deux heures en- viron, etce métier était d'autant plus épineux que cet espace n'avait pas été sondé par Beechey, dont le plan seul me servait de guide. Aussi je faisais veiller atten- tivement les vigies, dont l’une d’elles était un officier, et ioi-même j'ouvrais les yeux avec le plus grand Soin, Car je n'avais pas tardé à voir que mes deux Français qui s'étaient donnés pour pilotes de ces * Note 63. 1838. Août. 1838. Août. 136 VOYAGE lieux, étaient de francs ignorants, Ils avaient même fini par être si effrayés du métier que je faisais, qu'ils répandaient l'alarme parmi l'équipage, en s’écriant que je voulais perdre mes navires. Je les fis appeler et leur ordonnai sévèrement de se taire s’ils ne vou- laient pas que je les misse aux fers à fond de cale. Heureusement leurs clameurs produisirent très-peu d'effet sur nos matelots habitués aux dangers tout autrement terribles des glaces, et 1ls étaient les premiers à se moquer des terreurs des deux mar- rOns *. | Vers six heures du soir, une fois parvenus sur la ligne qui joindrait Kamaka à Aka-marou, nous avions dépassé la crête de la chaîne du grand brisant et le fond augmenta considérablement : je continuai de louvoyer, mais à sept heures la nuit étant venue, la brise ayant fraïchi et les ténèbres rendant nos bor- dées courtes et périlleuses, je me décidai à mouiller sur la pointe S. O. d’Aka-marou, à un demi-mille en- viron de la côte. Un quart d'heure plus tard, la Zélée en faisait autant. Dans la nuit, il passa des rafales assez fortes du N. O.; mais nous étions abrités par les terres dans cette direction, et nos navires furent peu fatigués par la mer. Après soixante-quatre jours de la navigation la plus lente et la plus contrariée, il nous fut bien agréa- ble de nous voir enfin parvenus au but de nos efforts et de respirer l'air de la terre. Nous n’étions pas non * Note 6/4. DANS L'OCEANIE. 137 plus indifférents à l’espoir de nous procurer quelques rafraichissements, surtout de pouvoir savourer quel- ques-uns de ces fruits des tropiques, si précieux pour des estomacs fatigués par les privations de la mer. 1838. Août, 1938. 3 août. 138 VOYAGE CHAPITRE XXI. Séjour aux iles Manga-Reva. Le vent ayant passé à l'O. $. O. et S. O. avec des rafales, des grains de pluie et un peu de mer, je ne jugeai pas à propos de bouger de place et je filai au contraire jusqu’à soixante-dix brasses de chaîne pour assurer notre tenue”. L’équipage pécha à la ligne et prit beaucoup de poisson, surtout à bord de la Zélée. Comme j'étais impatient de substituer ces vivres frais à ma diète habituelle, je me fis servir pour mon diner un de ces poissons, bien que les naturels eussent observé qu’il était mauvais à manger. Mais je fus bientôt puni d’avoir méprisé leur avis. En effet, je ne tardai pas à éprouver un violent mal de tête avec des maux d'estomac et des nausées. MM. Roquemaurel et. Demas furent aussi indisposés. Il est donc constant que cette espèce est au moins quelquefois dangereuse. * Note 65. De. DANS L'OCEANIE. 139 Heureusement on en eut pris bientôt d’une autre qui ne fit pas le moindre mal. Le vent ayant fraichi au S. O. dans la nuit, a sou- levé la mer, et le matin nous l’avons vue briser dans toute l’étendue de la zone que nous avons dü traver- ser avant hier. Bien que le temps füt loin d’être au beau, le vent ayant beaucoup diminué, vers huit heures je me décidai à lever l'ancre pour courir des bordées. Durant près de deux heures les risées furent si irrégulières et si peu favorables, que loin de pouvoir avancer, nous perdimes près d'un mille sous le vent, tandis que la Zélée, avantagée par ces mêmes variations, S'avançait triomphante dans la baie. Enfin vers midi un petit souffle adonnant jusqu’au S. 9. O., m'avait permis de me relever et de doubler la pointe d’Aka-marou, quand une acalmie vint nous surprendre à deux encâblures des roches de la côte. Je songeais déja à laisser tomber l'ancre dans cette mauvaise position, ce qui meüt bien contrarié, quand se ranimant, le vent enfla de nouveau nos voiles; je pus gouverner et rallier la ligne de direc- : tion qui joint les deux pointes est de la principale île de Manga-Reva. Ensuite, laissant porter dans cet ali- gnement et veillant attentivement à la couleur de l’eau Sur la route, je pus atteindre le mouillage qu'occupa Beechey, où je laissai tomber l’ancre par quinze bras- ses fond de corail. Comme je lai déjà dit, le capitaine Jacquinot, mieux favorisé par le vent, avait pu doubler sans peine Aka-marou et s’avancer dans la baie, où il avait 2e Re meuf 1838. Août, 1838. Août. 140 VOYAGE mouillé près de deux heures avant nous. Mais en voyant sa position dans l’est à nous, je reconnus qu'il avait pris un mauvais poste. En effet, il m’en- voya M. Thanaron pour m’annoncer que sur les indi- cations données par les naturels, il s'était vu forcé de laisser tomber l’ancre par quarante-six brasses, tout près d’un récif placé contre la poupe du navire, et dans un endroit où il n’y avait point d’appa- reillage avec des vents du S. E. Il me demandait des secours pour changer de mouillage. Je lui fis répondre qu’en effet c'était une opération indispen- sable, mais qu'il fallait attendre pour cela un chan- gement de vent, et qu’alors je lui enverrais sur-le- champ un renfort de bras. Aussitôt mouillé, j'avais fait mettre les canots à l’eau, et j'avais expédié le grand canot vers Ao-Kena, sous les ordres de M. Marescot*, pour porter à l’évé- que les paquets qui lui étaient destinés et lui faire mes compliments. MM. Dumoulin, Dumoutier et Le Bre- ton saisirent cette occasion pour commencer leurs travaux. | Vers trois heures et demie, une petite yole montée par quatre naturels, dont l’un tenait gravement à la main un pavillon ajusté au bout d’un bâton, vint ac- coster le long de l’Astrolabe. L'homme au pavillon, vêtu proprement, expliqua du mieux qu'il put, qu'il était l’envoyé de l’aka-riki de Manga-Reva* “vers l’aka- * Note 66. ** Note 67. # DANS L'OCEANIE. 141 riki des Français; puis il demanda où se trouvait ce- Jui-ci. | Sans doute il eut peine à reconnaître le puissant chef qu'il cherchait sous le costume négligé dont J'é- tais revêtu, car il répéta jusqu’à trois fois sa demande. Enfin quand il ne put conserver plus longtemps ses doutes, il me remit une lettre de l'abbé Guillemard qui mannonçait que le roi Mapou-teoa, l'ami des Français, m'envoyait présenter ses compliments et m offrait ces petits cadeaux comme preuve de son affection. C'était une quinzaine de poules, des cocos, des bananes et des fruits-à-pain, que je fis sur-le- champ distribuer aux diverses gamelles. Aux ordres que je donnais, à la prompte obéissance dont ils étaient suivis, Matea, le digne envoyé, qui en homme discret et prudent avait sans doute voulu acquérir des preu- ves irrécusables de ma dignité avant de se dépouiller de la partie la plus précieuse de son message, me prit à part d’un air mystérieux et tira de dessous son gilet un petit paquet soigneusement enveloppé de plusieurs morceaux d’étoffe du pays. Enfin je décou- vris quatre ou cinq perles qui auraient été d’un certain prix pour la forme et pour la taille, si elles avaient été d’une belle eau. Mais elles étaient cendrées ou : brunes. Sans doute le sage Mapou-teoa ayant en vain tenté de les vendre aux pêcheurs de perles, avait saisi ce moyen de faire des largesses à peu de frais pour son trésor. Je ris en moi-même de la ruse du bon roi, et invitai son envoyé à partager mon repas qu'on venait de servir, Il se comporta avec beaucoup de 1838. Août. 1838. Août. 142 VOYAGE ‘A décence à table , mangea discrètement, puisse rem- barqua toujours avec la même gravité, mais non sans m'avoir demandé à plusieurs reprises quand je comp- tais aller voir Mapou-teoa. Il parut satisfait quand je l’autorisai à annoncer ma visite pour le jour sui vant. Îl se rembarqua toujours avec son pavillon à la main, et je dois à la vérité de déclarer que le braye Matea s’acquitta de sa mission avec la dignité et la noblesse du diplomate le plus consommé dans son ar. MM. Roquemaurel et Demas étaient allés chercher à la côte un emplacement fayorabie pour faire notre eau et les observations astronomiques. Ils eurent beaucoup de peine à débarquer, et ils s’assurèrent que l’eau serait fort difficile à faire. Ils furent obligés d'aller jusqu'à Manga-Reva, où ils furent accueillis de la manière la plus amicale par les naturels, qui rem- plirent de fruits leur canot”. M. Marescot et ses compagnons sont reyenus le soir d’Ao-Kena tous enchantés de l'accueil qu'ils ont reçu de M. l’évêque de Nilopolis. Le bon prélat lui- même avait montré la plus grande satisfaction de me voir arriver dans ses Îles, el avait chargé M. Marescot de ses remerciements pour le service que je lui avais rendu. Tous ces officiers faisaient l'éloge de la con- duite du prélat à l'égard des naturels et vantaient hautement les admirables résultats qu'il avait su obienir sur leurs mœurs et leur caractère par les * Notes 68 et 69, pen » DANS L'OCEANIE. 143 seuls moyens de la douceur et de ‘la persuasion. M. Jacquinot a profité du calme de la matinée pour changer de place et mouiller par vingt-six brasses, mais toujours trop près des récifs de la pointe, de sorte qu'il lui faudra faire un nouveau mouvement pour s'en éloigner. MM. Dumoulin* et Demas sont allés à Manga-Reva ; le premier doit gravir au sommet de mont Duif et y faire une station géographique, l’autre va commen- cer les observations nécessaires pour régler les mon- tres, | Moi-même, à neuf heures, je m'embarquai dans ma yole, et après avoir pris le capitaine Jacquinot à son bord, nous nous dirigeimes vers Ao-Kena. Nous fûmes un peu mouillés dans le trajet par la lame, mais nous arrivames, sans autre inconvénient, sur la plage de l’île, aux acclamations de la population entière, qui s'était réunie pour nous recevoir. On nous conduisit à la résidence épiscopale, modeste maison construite en blocs de corail, assez bien bâtie, et divisée inté— rieurement en quatre petites pièces dont l’ameuble- ment se réduisait au plus strict nécessaire ***. L'évèque qui nous attendait en costume à la porte de son modeste palais, nous accueillit de la manière la plus cordiale ; il me rappela la visite qu’il m'avait faite à Paris quelque temps avant son départ, et * x Note 70. ** Notes 71,72 et 73. ?** Notes 74 et 75. PI. XXXIX. 1838. Août, 144 VOYAGE m'avoua qu'il était bien aise de me voir parmi ses nouveaux convertis, afin que je pusse juger par moi-même s’il n’était pas fidèle ‘aux promesses qu'il m'avait faites relativement à la conduite qu'il se pro- posait de tenir avec les peuples de l'Océanie. Après avoir répondu à ses honnêtetés et lui avoir remis la somme qui m'avait été comptée à Valparaiso par le père Jean Chrysostôme, je lui adressai quelques questions sur les naturels dont il me fit l'éloge le plus complet et le plus touchant. Il les dépeignit comme des hommes doux, faciles à conduire, pleins d’atten- üons et de prévenances pour lui comme pour tous les missionnaires. D’ailleurs au bout d’une demi- heure, j'avais pu me convaincre que sa conduite avec eux était tout-à-fait celle d’un père envers ses enfants, et à un simple geste du prélat, chacun d'eux s’empressait de satisfaire ses moindres dé- Sirs. 3 L'heure de son diner était arrivée, et il nous offrit d'y prendre part, mais nous le remerciàmes et lui témoignâmes le désir de faire un tour dans son île. Pour nous conduire, il nous donna un naturel et un Français attaché à son service. Nous suivimes la bande du nord en marchant sur le bord de la mer, le long de petits sentiers ombragés contre les ardeurs du soleil. Là, je retrouvai avec joie ces beaux arbres de la zone équinoxiale que j'avais jadis contemplés tout à mon aise, savoir : le Cocotier, le Bananier, les Pandanus, Artocarpus, Inocarpus, Aleurites, Brous- sonetia , Barringtonia , Thespesia, Hibiscus , etc., DANS L'OCEANIE. 145 qui forment la base ordinaire de ces forêts ; ainsi que des plantes herbacées qui sont leurs compagnes ha- bituelles. Du reste, il n’y a qu'une étroite lisière de terre ombragée et susceptible de quelque culture. Dès qu'on s’écarte un peu du littoral, le terrain en pente assez rapide n'est plus couvert que de hautes graminées appartenant aux genres Saccharum et Arundo dont les feuilles acérées sur les bords, ris- quent de vous déchirer les doigts, tandis qu’un soleil brülant vous dévore. On nous montra une petite source au bord de la mer, où les navires, nous dit-on, faisaient queique- fois leur eau. Mais elle n’était ni fraîche ni abondante. En moins d’une demi-heure, nous arrivämes sur un point où l’île réduite à une très-petite largeur, se iraverse sous une arcade naturelle d'ou l’on peut voir la mer des deux côtés. C’est une position vrai- ment pittoresque, qui frappa sans doute aussi l’ima- gination des naturels, car on nous apprit que cet endroit était un de leurs lieux sacrés. Sur l’arcade était une petite esplanade où les prêtres célébraient leurs cérémonies quelquefois ensanglantées par les sacrifices humains. Là nous passimes sur la partie méridionale de l'ile, qui offre l'aspect remarquable d'une falaise escarpée, tapissée de belles fougères et bordée par une lisière de terre uniforme, plate et couverte d'assez beaux arbres qui y entretiennent une délicieuse fraicheur. * Cette partie d’Ao-Kena porte le nom d’Ivi-Toua. qui là, comme à la Nouvelle-Zélande, signifie dos ou III. 10 1838. Août. PI. XL, 146 VOYAGE 1838. derrière, par opposition avec la bande du nord, qu'ils regardent sans doute comme le devant de l'île, Sur ce revers, on nous montra l’autre aiguade dont l'eau plus copieuse est aussi plus fraîche et plus limpide. La source n’est qu’à deux cents pas du lJit- toral, qui là est formé d’une superbe plage d’un beau sable blanc. Malheureusement elle est bordée par un récif qui rend encore 1ci l'embarquement des barriques lent et pénible. Là, nous trouvames un groupe de naturels occupés a divers travaux. Sur un signe de notre part, ils s’em- presserent de grimper au sommet de beaux cocotiers dont les cimes se balançaient sur nos têtes; ils en dé- tachèrent quelques fruits, et nous en ayalâmes avec délices l’eau fraîche, qui nous parut un nectar ex- quis. Parmi ces naturels, Je remarquai un vieillard de soixante à soixante-dix ans, dont la taille de 1 mètre 80 cent., était encore droite et majestueuse. Sa su— perbe barbe, blanche comme ses cheveux, sa physio- nomie à la fois gaie, douce, bienveillante, et surtout son beau type de tête en auraient fait presqu’un mo- dèle de ces patriarches tels que nous les dépeint l’écri- PL XLIX, ture. Cet homme, nous dit-on, nommé Mapoua, ap- partenait tout simplement aux rangs du peuples et ne jouissait d'autre considération que de celle qu'ins- pirait son grand âge. Nous revinmes tout doucement chez M. de Nilopo- lis, et cette fois notre appétit se trouvant aiguisé par « la marche et la chaleur, nous acceptimes volontiers Le »” DANS L'OCEANIE. 147 notre part d’un canard que le prélat avait fait rôtir à notre intention, puis d'un morceau de fromage et de biscuit, provisions obtenues de quelque navire an- glais OU américain. # M. de la Tour, qui habite avec M. Rochouse, auquel il se rend très-utile par son zèle et son dévouement à le seconder dans ses travaux, remit avec beau- coup d’obligeance à ma disposition la petite collec- tion de coquilles qu'il avait ramassée dans ce groupe. J'en choisis quelques-unes, mais je n'y trouvai rien de remarquable; c'était bien les mêmes espèces que j'étais accoutumé à voir dans toute l'Océanie. Tout en remerciant M. de la Tour, je le priai de me transcrire un vocabulaire assez complet et assez détaillé des mots de la langue du pays qu'il avait déjà réussi à se procurer. Le peu que j'ai été à même d'observer de cet idiôme, m'a prouvé qu'il appartient à la grande langue polynésienne et se rapporte de plus près en- core au dialecte de la Nouvelle-Zélande qu’à tous les autres. | À cet égard, M. l’évêque de Nilopolis m'a rendu un véritable service pour mes recherches ethnographi- ques, en me graüfiant d’un vocabulaire assez riche de la langue d’Hawaïi, ouvrage dont j'avais jusqu'alors vainement recherché l'acquisition. Les missionnaires méthodistes sont tellement occupés de leurs intérêts temporels qu'ils ont peu de temps à donner à ces études, tandis que deux ou trois ans de séjour avaient suffi aux catholiques tout-à-fait étrangers aux spécu- lations du commerce. Il me fit cadeau d’une petite 1838. Août. 1838. Août. 118 VOYAGE: y idole en bois dur, assez biert sculpté, échappée à Ja destruction des dieux indigènes: EE Ensuite il me montra avec un certain orgueil une pêtite chapelle bâtie en blocs de coraux dont la construction était ires-avancée, et qui devait rempla- cer la chapelle actueile en bois, couverte de feuilles de cocotier et de bananier. Comme je faisais remar= quer à M. Rochouse que les fenêtres me semblaient un peu étroites pour y laisser circuler la quantité d'air nécessaire, 31 me réponditqu'il n'avait jamais observé dans ces îles de chaleurs insupportables, mais qu'il y avait souvent éprouvé de grandes fraîcheurs. Toute- fois, je persistai à penser que les édifices en bois con- viennent mieux dans ces climats que ceux en pierre, à en juger seulement par l’échantillon que Je venais de voir de leur température dans ma courte promenade. Je fs un tour dans le village. Au milieu des mo- desies cases des naturels, se faisaient remarquer les maisons un peu plus vastes de Jacobs et de Marion. Le premier est un Belge, nagueres officier dans les troupes de Java, qui a quitté sa commission pour ten- ter le commerce des perles, où il a déjà fait d'assez bonnes affaires. L'autre, dont J'ai parlé, a femmeet enfants, et habite auprès de l'évêque; 1l a devant sa case une baleinière en assez bon état dont il se sert pour la pêche des perles. Près de là se trouve une chaloupe brisée, appartenant au roi des îles, dont, Marion me conta l’histoire. ‘Un Italien commandait un navire, nommé San- Pedro, faisant le commerce de la nacre pour le DANS L'OCEANIE. 149 compte d'un certain Don Mathias, de Valparaiso. Le brave Mapou-teoa, qui désirait beaucoup faire l'ac- quisition d’un canot européen, s’engagea à lui livrer 120 tonneaux de la plus belle nacre. Le fourbe Italien reçut toute la nacre et céda sa chaloupe, mais elle se trouva si mauvaise, si délabrée, que dès la première fois que Mapou-teoa voulut la mettre à l’eau pour l'emmener à Manga-Reva, elle coula à fond et il fut obligé de la faire tirer à terre où elle achève tranquil- lement de pourrir. | | Ce trait d’escroquerie s'était passé sept ou huit mois auparavant, et joint à plusieurs autres, il n'avait pas peu contribué à donner aux naturels la plus ficheuse Opinion sur le compte de la plupart des Européens. Ainsi, un autre capitaine qui prenait le nom de Büfl, faisait tranquillement son chargement de nacre sans se donner la peine de pêcher ; il se promenait le fusil au bras et faisait embarquer par ses hommes tous les tas de nacre déjà pêchée. Enfin, les habitants poussés à bout se réunirent et voulurent exterminer ces bri- gands. On ne sait trop ce qu'il en serait arrivé si les missionnaires ne fussent intervenus pour apaiser les naturels, et Bill ne s’échappa qu'avec peme avec son canot. Enfin, peu de temps auparavant, les plongeurs d’Ebrüll, autre aventurier qui parcourait ces parages, apres avoir été généreusement accueillis et traités par les habitants, finirent par les piller sans pudeur. Ceux-ci se seraient encore portés à quelques ex- ces, sans l'entremise des missionnaires quileur con- 1882. Août, 1838. Août. 150 VOYAGE seillèrent d'aller demander justice à Ebrill. Mais ce dernier dans sa crainte, mit sur-le-champ à la voile, sans vouloir ni les attendre, ni les entendre. Dès trois heures, nous fimes nos adieux à l'évêque et reprîimes la route de nos corvettes. En approchant de la Zélée, la houle vint à chaque instant déferler contre notre embarcation et nous mouiller jusqu'aux os. Malgré mon envie et la promesse que j'avais faite Ja veille, trempé comme je l’étais, je ne pusaller faire ma visite à Mapou-teoa, et je me hâtai de retourner me sécher sur l’Astrolabe. | MM. Dumoulin et Hombron ont gravi à la cime du mont Duff, mais non sans quelques difficultés. A 50 mètres du sommet ils avaient trouvé les ruines de la demeure où était confiné, dans son enfance, l'héritier présomptif de la couronne, d’après les cou- tumes en vigueur. Au-delà, ils avaient été obligés de faire le reste du chemin à califourchon sur la- rête de la montagne, tant elle était devenue étroite et même aigué. MM. Demas, Montravel et Duroch avaient eu du soleil pour leurs observations. # Le temps étant assez beau et la brise faible de la partie du S. E., je m'embarquai à dix heures dans ma baleinière avec M. Le Breton et les cadeaux que je destinais à Mapou-teoa. Au moment où je passai le long de la Zélée, M. Jacquinot se joignit à moi avee quelques-uns de ses officiers. | * Notes 77, 78 ct 79. DANS L'OCEANIE 151 Aussitôt que nous eümes contourné la pointe du S. E. où les missionnaires ont établi le cimetière ac- tuel, nous vimes se déployer la jolie vallée où se trouve la résidence royale. Après quelques retards causés par les pâtés de corail qui embarrassent la route, ous al- lâmes débarquer à un môle construit en madrépores. Le roi Mapou-teoa, son oncle l’ex-grand-prêtre et les deux missionnaires, MM. Cyprien, Liouzou et Guillemard , nous attendaient au bord du quai; M. Cyprien, déjà au courant de la langue, me servit d’interprète. Plusieurs naturels les entouraient. On nous reçut à la sortie de nos canots M. Jacquinot et moi, et l’on nous conduisit en cérémonie devant la case royale, distante de 200 pas environ. Je remarquai que de ce côté l'accès du village était défendu par des palissades et qu’on n’y pouvait péné- trer que par des défilés entre des troncs d'arbres très-resserrés, qui ne permettaient qu'à un seul homme de passer à la fois. C'était sans doute un reste des anciens moyens de défense des sauvages quand ils se trouvaient si souvent en guerre entre eux ou avec leurs voisins. Arrivé devant la case du roi, on me fit asseoir sur une espèee de fauteuil qu'on couvrit d'une grande pièce blanche de fapa.. M. Jacquinot prit place à côté de moi, ainsi que Mapou-teoa et les deux mission- naires, sur des banquettes en bois. Presque tout le peuple de Manga-Reva, distribué par groupes, était rangé sur un amphithéâtre naturel, formé par le terrain à 40 ou 60 mètres de distance, tous accrou- 1838. Aoûf. 1838. Aoùt. PI, XLVIL. Pl, XL VIII. 152 VOYAGE pis sur leurs genoux et attendant avec anxiété le ré- sultat de cette conférence. Le sol soigneusement dé- gagé de pierres et de broussailles était parfaitement abrité des rayons du soleil par les cocotiers , les ar- bres à pain et autres arbres qui formaient des voûtes impénétrables au-dessus de nos têtes. Tout cela con- tribuait à donner à notre réunion une sorte de gran- deur solennelle dans sa simplicité sauvage. Le brave Mapou-teoa était assez proprement vêtu d’une redingote bleue, avec chemise, pantalon et chapeau; les souliers seuls manquaient à sa parure. Mais avec tout cela, il conservait un air contraint et même un peu confus, que ne rehaussaient n1 sa bonne mine, ni son extérieur, ni ses manières tout-à-fait plébéiennes. Je dirai même que tout ce que j'ai vü de lui, ne m'a annoncé qu’un homme épais et borné, bien que les missionnaires s'accordent à vouloir lui donner la réputation d’un esprit judicieux et réfléchi. Peut-être jugent-ils nécessaire de relever le carac- tère sacré du monarque par une bonne renommée, même aux yeux des étrangers. | Comme tous ses sujets, ce chef a reçu avee le baptème un nom nouveau; celui de Gregorio lui a été imposé, de sorte qu’ilse nommera désormais Gre— gorio Mapou-teoa. | L’oncle Matoua, haut d’un mètre 90 centimètres, ex grand-prètre, l’un des premiers sectateurs. des missionnaires et l’un des plus fervents adeptes de la nouvelle religion, malgré sa barbe blanchewet son âge déjà avancé, a une tout autre apparence que DANS L'OCEANIE. 153 son chétif neveu et pourrait présenter un véritable type de la dignité sauvage, sous l'unique chemise qui forme tout son costume. Quand je vis tout le monde prêt à m'écouter, du ton le plus grave que je pus prendre, je prononçai les paroles suivantes, que je chargeai M. Cyprien de traduire. | | « Tous les Français et leur roi lui-même ont « éprouvé beaucoup de satisfaction en apprenant « que les habitants de Manga-Reva, renonçant à « leurs coutumes sauvages, avaient adopté le chris- « tianisme et s'étaient faits catholiques. Les mis- « sionnaires ont rendu les témoignages les plus « flaiteurs sur leur conduite actuelle. Je ne puis « que les encourager à persévérer dans ces senti- « ments; le roi des Français a beaucoup d’autres « navires bien plus grands, bien plus forts que les « nôtres et il en enverra de temps en temps quelques- « uns visiter leurs îles amicalement, si les mission- « naires continuent à se louer d'eux. En atten— « dant, je suis chargé de sa part d'offrir à Mapou-teoa « quelques présents. » Le P. Cyprien m'assura que Mapou-teoa était très- sensible à mes paroles, qu'il était l’ami sincère et dévoué des Français, et qu’il me renouvelait l'offre de tous ses services. Alors je fis apporter la caisse qui contenait les ca- deaux. Je lui offris d’abord en mon nom particulier un habillement complet, savoir; une lévite bleue, un gilet, un pantalon et deux chemises ; puis au nom des Fran- 1838. Août, 1838. Août. PI. XCUT. 154 VOYAGE çais en général, des miroirs, des ciseaux, des colliers: de verre, des couteaux de table, des couteaux ordi- naires, quatre ou cinq pièces entières d’étoffes de couleurs assorties, un coupon de. drap écarlate, en- fin un beau fusil à deux coup; et cinq rouleaux de poudre d’un demi-kilogramme chacun. Mapou-teoa et ses oncles parurent enchantésdetces largesses, les missionnaires m’assurèrent qu’ils étaient loin de s'attendre à une telle générosité, et qu'ils en garderaient longtemps le souvenir. Je remarquai qu’à mesure que Je laissais paraître ces divers objets, les deux oncles les saisissaient sur-le-champ pour les ra- masser, Comme s'ils eussent craint de les voir long- temps exposés aux regards de la multitude *. Mapou-teoa me montra ensuite une centaine de poules etun monceau de cocos, de bananes et de cour- ges qu'il me destinait. Je donnai l’ordre aux canotiers d’en faire deux parts égales, l’une pour l’Astrolabe, l'autre pour la Zélée. Puis je m'éloignai avec les deux missionnaires pour visiter le village et ses en- virons. On me montra d’abord l’église actuelle, han- gar solidement construit et couvert en feuilles de pans danus artistement assemblées, de manière à former un toit tout-à-fait impénétrable aux plus fortes pluies. Le hangar est en équerre et l'autel est au sommet de l'angle; les hommes sont placés d’un côté et les femmes de l’autre, pour assister au service du culte. î Notes 60, 81 at 82. DANS L'OCEANIE. 155 Ces Messieurs me montrèrent ensuite leur habita- tion, assez modeste, mais large et bâtie à la manière _ des cases des naturels, où tout indique le mépris et Jinsouciance des commodités de ce monde. Je me rappelais à ce sujet celles des missionnaires protes- tants que j'avais observées dans mes précédents voyages à Taï 4 à Tonga et à la Nouvelle-Zélande; dans ces dernières au contraire, tout respirait le con fortable, une sorte de luxe bien supérieur à la con- dition primitive de leurs propriétaires qui provenaient des plus basses classes de la société. De là, on me fit voir l’ancien temple, beau hangar de vaste dimension et d’une solide construction. Les dieux qui l’habitaient ont tous disparu; leurs propres adorateurs convaincus de leur impuissance, les ont livrés aux flammes à la suggestion des missionnaires. Quelques poteaux en bois sculptés au sommet attes- tent seuls l’ancienne destination de cet édifice, et tout l’intérieur est encombré par de beaux blocs de corail taillés par les naturels et destinés à la construction de l’église qui sera élevée sur le même emplacement. En contemplant ces blocs mas- sifs, et en songeant aux fatigues et au temps qu'ils avaient dû coûter aux naturels pour les extraire, les tailler et les amener jusqu'ici, je ne pus m’em- pêcher de regretter un temps et un travail si malem- ployés et qui eussent pu l'être d’une maniere plus profitable au bien-être de ce peuple; je trouvais aussi que des édifices en bois couverts de feuilles de pal- muer ou de pandanus, convenaient mieux dans ces - r 1638. Août. PI. XLIH”. - 1838. Août. 156 VOYAGE climats. On me fit observer que des monuments en pierre étaient plus appropriés à la majesté du culte et inspiraient plus de respect aux fidèles. C’est possible ; mais quoi qu'il en soit, je vis bientôt avec plus de satisfaction un autre grand travail tout récemment exécuté par les naturels, a’exhortation des missionnaires. C'était une belle route large, unie, qui traversait la vallée entière dans l'étendue de plus d’un mille, en longeant le bord de la mer. Ses deux côtés sont couverts de jolies plantations de taros, de cocotiers et de bananiers bien entretenues, et l’on a ménagé les arbres dont quelques-uns poussent au milieu de la route, et qui en font une promenade dé- licieuse. Tout cet espace était jadis inculte et presque impénétrable ; à l’instigation des missionnaires qui joignent l'exemple au précepte, les naturels ont pous- sé cette besogne avec une telle vigueur, qu'ils ont ac- compli ces beaux travaux en moins de deux ans. Dernièrement encore, ils y travaillaient avec tant de zèle et d’ardeur, que les missionnaires ont été obligés eux-mêmes de les faire cesser, pour les renvoyer aux travaux de l’agriculture, qu’ils auraient peut-être ” négligés. Voilà du moims de la philantropie éclairée! Quelques cases sont éparses près de la route. L'une d'elles appartient à un des oncles du roi; aumilieu de la place ou malaï située en avant, s'élève un pan: danus assez touffu. | Au-dessous, l’on me montra l'endroit où quatre ou Cinq ans auparavant, un homme avait été offert à DANS L'OCEANIE. 157 Tou’'. la divinité principale du lieu, puis tué et mangé. Quelques-uns des assistants confessaient avoir pris part à ce festin, mais ils paraissaient faire cet-aveu avec quelque embarras. Un peu plus loin, on me montra dans un bouquet d'arbres la case solitaire où vivait l'unique naturel qui eùt résisté aux prédications des missionnaires. Cet homme, âgé de plus de 60 ans, voulait mourir, disait-il, dans la croyance de ses pères. Les mission- naires qui affectaient de le regarder comme un in- sensé, m’avaient assuré qu'il ne m’attendrait pas dans sa case, mais qu’il s’enfuirait dans le bois. Ce- pendant ii m'attendit de pied ferme, accroupi devant sa cabane et-enveloppé d’une étoffe du pays ; sa figure était assez vénérable, mais à travers l'air de fermeté qu'il affectait, il me fut facile de deviner qu’il était trèes-agité Imtérieurement et 1l tressaillait de tous ses membres. Il me considéra un moment avec anxiété et 11 me dit d’un ton saccadé, « Aloua, atoua, ne me fais pas de mal, ceite cabane, ces arbres sont a tot; » en me montrant sa case, ses bananiers, ses fruits à pain et ses cocotiers. Puis s’enhardissant, il m’invita par deux ou trois fois à lui donner le salut du pays Mattouchement du nez) que je lui accordai. Alors il 1 M. Cyprien pense que ce Tou, à Manga-Reva, était considéré comme le fils de Tanga-loa, père des dieux ; à Taïti, Tou signifiait dieu en général. Tanga-loa était une divinité célèbre à la Nou- velle-Zélande comme à Tonga. Il est évident que tout cela tient au même système de théogonie. 1838. Août. 1838. Août, étaient devenus bien plus exigeants qu’autrefois pour” 196 VOYAGE parut plus rassuré, je restai assis près de lui cinq où six minutes et lui adressai quelques mots d'amitié, puis nous nous quittâmes très-bons amis. Je ne pouvais m'empècher de considérer avec un certain sentiment d’intérèt cet unique représentant de l’ancienne s0— ciété de ces lieux. Il est possible qu’il fût aliéné; mais 1 faut convenir qu'après une si longue existence, « il voyait depuis deux ou trois ans se passer autour de lui des choses si étranges, si inconcevables ;” qu'une raison plus solide aurait bien pu en être altérée. À Comme je revenais sur mes pas, je fis la rencontre de M. Jacobs qui ne se trouvait pas la veille à Ao- Kena, étant alors en route pour me rendre visite à mon bord. M. Jacobs était établi depuis 7 ou 8 mois à Manga-Reva poür le commerce des perles, sur lequel il me donna quelques renseignements. Aujourd'hui , le meilleur moyen d'échange pour le pays se fait avec de la toile blanche qu'on achète au Chili, un réal le yard (environ 12 sous le mètre) et à laquelle ils donnent ici la valeur d’une piastre. M. Jacobs estime qu'il revendra lonce de petites perles à raison de 80% piastres ; plus grosses et d’une belle qualité, elles va= rient de 1, 2, 10 jusqu’à 100, 200 et même 1,000 piastres la pièce. I venait d’en acheter une au Fran çais Marion, moyennant une valeur réelle de 300 fr., Î même en marchandise qu’il évalue ici à 300. piastresi\ imais il ne la céderait pas pour 1,000 piastres. M. Ja . Ê . Dr © | cobs se plaignait vivement de ce que” les naturels: DANS L'OCEANIE. 159 leurs perles; comme je lui répondais que ses bénéfices me semblaient assez raisonnables, il allégua qu'il fallait aussi prendre en considération la distance, les fatigues et les risques de ce genre de spéculation. Il me dit ensuite que le prix ordinaire de la nacre de belle qualité était de 10 à 15 piastres le tonneau; mais ; qu'aujourd'hui ce commerce se trouvait arrêté, 2 tendu que les marchés d'Europe étaient encombrés de cette marchandise. L'écalle de tortue variait depuis 15 jusqu'à 23 piastres la livre suivant la qualité. Bureau, assure Jacobs, en avait à son bord plus de trois milliers de la plus belle espèce, quand il fut assassiné par les sau- vages de Viti. M. Jacobs me remit une note du capitaine Rugg, qui avait découvert un récif entre Manga-Reva et Crescent. Je grimpai ensuite sur le morne du $. E., où les naturels ont planté leur nouveau pavillon, et où les missionnaires ont établi leur cimetière. C’est une espèce de carré entouré d’une haie vive avec des arbres plantés de distance en distance. Le terram est bien déblavyé et garni çà et là de jolis arbrisseaux. Du sommet de ce morne, on a une vue superbe du groupe de Manga-Reva; et en jetant les yeux sur la Zélée mouillée presque à mes pieds, je vis qu’elle se trouvait beaucoup trop près du récif de la côte, et qu'il fallait qu’elle changeät de place au plus tôt. Redescendus dans la plaine, nous visitèmes l’ai- guade qu'on nous avait indiquée, mais l’eau en est peu abondante et fangeuse. Nous passimes chez 1838. Août. Fr 4 160 VOYAGE 15%. Matoua, dont la case est assez spacieuse et entou- M rée d'un beau malai ombragé par de grands arbres: M Le brave chef nous offrit à M. Jacquinot et à moi ,une « grande pagaie, un vase pour pétrir le fruit à pain: et deux grandes calebasses qui servent de vases à eau dans Île pays. 1 Naguères, avant l’arrivée des missionnaires, les partisans du roi et ceux de Matoua se livraiehil | périodiquement des combats à coups de lances, de pierres et de massue, et l'affaire cessait d'ordinaire quand un ou deux champions avaient succombé. Aujourd'hui tout cela à cessé, tous vivent en paix et Matoua est devenu l’un des chrétiens les plus dévoués et les plus fervents. Près de sa case est un édifice qui lui servait de chapelle particulière, et qui maintenant est veuf de ses dieux et ne sert Pie qu'à des usages doinestiques. À 3 heures, je m'en retournai à bord. MM. Du- roch et Dumoulin étaient de retour de l’île Taravaï où ils avaient fait leurs observations. Ils avaient reçu un accueil plein d'amitié de la part de M. l'abbé Armand Chausson, desservant de cette île, et de tous les naturels qui composaient son petit trou— peau. - Notre chaloupe travaille à faire de l’eau à da côté derrière le navire; mais elle n’a pu remplir que emg barriques dans toute la journée. L'eau est bonne et assez abondante, mais les barriques sont très-diffi= ciles à rembarquer à cause du ressac et des coraux: La chaloupe de la Zelée a été plus heureuse à Ao- DANS L'OCEANIE. 161 kena , elle a pu y faire son chargement complet sans trop de peine. Les missionnaires m'ont assuré que les naturels de ces îles avaient aussi un chant national qu’ils ap- pelaient Pihe. C’est un trait de plus de ressemblance avec ceux de la Nouvelle-Zélande. Le matin vers dix heures, la brise étant favorable, là Zélée appareilla et, aidée par notre grand canot, vint se placer à deux encäblures de nous. J'avais expédié M. Thanaron pour sonder les passes du S. E. et du S. Ô., mais il revint sur les onze heures, et me rapporta qu'il avait trouvé une mer monstrueuse au lieu même où nous étions si paisi- blement mouillés près d’Aka-Marou, ce qui lui avait interdit toute espèce de travail. À 2 heures après midi, je reçois la visite de M. l’é- vêque de Nilopolis, accompagné de M. l'abbé Laval, préposé à la direction spirituelle de l’île Aka- Marou. J’annonce à M. Rochouse que Je suis résolu d'assister dimanche prochain, avec les officiers et les matelots des deux corvettes, au service qu'il compte célébrer à Manga-Reva. Ayant aussi appris que les missionnaires et les naturels étaient dans un grand dénuement d'instruments, je lui promets de mettre de côté pour leur usage, tous les outils et tout le fer dont je pourrais disposer. Il me fait de vifs remer- ciements, disant que je deviendrai ainsi un vrai bienfaiteur de la mission. À son départ, je le salue de neuf coups de canon; la Zélée en fait autant. J'ai cru convenable de rendre ces honneurs non-seule- Ji. 11 1838. Août. 1838. Août. 162 VOYAGE ment à sa dignité ecclésiastique , mais encore à l’homme charitable et désintéressé qui se voué d’une manière si honorable au bien-être des naturels qu'il a pris sous sa tutelle *. À peine était-il paru que je reçus la visite du capi- taine Rugg qui, après les compliments d'usage, me pria de ai céder un peu de fil pour réparer ses voiles qui étaient irès-maltraitées par le vent, attendu qu'il lui serait impossible de s’en procurer dans le reste de son voyage; je lui en fis délivrer # livres, à titre gratuit. Im'apprit qu'il avait passé deux jours devant l’île de Paques, mais sans pouvoir y accoster, à cause des vents du S. O0. Neuf naturels étaient venus à son bord avec de simples planches qui leur servaient à se soutenir sur l'eau jusqu'à la distance de quatre ou cinq milles. Ils ressemblaient à de véritables phoques et nageaient presque aussi facilement. Du bord on a aperçu les naturels réunis sur la plage presque au nombre de mille; on a aussi distingué des plantations régulières et bien alignées, enfin des espèces de masses pyramidales en pierres, sans doute les restes des colosses mentionnés par Cook et Lapérouse, et dont les têtes avaient peut-être été abattues*". Rugg part dans quelques jours pour Rapa où il emmène Ja- cobs. Celui-ci commence à craindre qu'un petit navire qu'il a expédié il y a déjà longtemps dans cette île, et qui n’a point reparu, n'ait été saisi et pillé par les ha- * Note 84. ** Note 85. DANS L'OCEANIE. 163 bitants, en représailles des mauvais traitements que le capitaine s'était permis à leur égard. Il ira ensuite à Taïti et de là reviendra à Manga-Reva. Dans la soirée, le vent a passé au nord et il est des- cendu de petites rafales des flancs de la montagne. Il en est résulté que le navire a rappelé sur son ancre de toute la longueur de la chaîne, dans une direction nouvelle. À dix heures, nous avons tout à coup senti des secousses assez fortes qui m'ont fait soupçonner que la corvette talonnait sur le banc de deux brasses indiqué sur le plan de Beechey et que je n'avais pas encore pu découvrir. Sur-le-champ, le branle-bas eut lieu, l'ancre fut relevée et au moyen du grand foc seulement, au bout d’une demi-heure, nous étions remouillés à deux encâblures plus à l’ouest, par quinze brasses et parfaitement en sûreté. L’étendue de ce petit banc de coraux fut trouvée de cinquante brasses environ. | Guillou et Marion étaient venus à bord dans la ma- tinée; je leur fis cadeau de quelques étoffes pour leurs femmes, et Jadressai plusieurs questions au der- nier. Îl avait passé trois ans au service du capitaine Bureau, avec lequel il se trouvait très-bien et qu'il me vanta comme un excellent marin, et comme un homme généreux et affable envers les sauvages. Per- sonne, ajouta-t-li, ne pouvait soupçconner le motif pour lequel ceux-ci l’avaient tué à Pao, et il pensait qu'ils n'avaient été poussés à ce crime que par le désir de piller son navire. Celui-ci fut acheté par un Américain qui arriva le surlendemain, mais après 1838. Août. 1838. Août. 161 VOYAGE. avoir reçu le paiement, les naturels refusèrent, de le livrer. J'aurais bien voulu obtenir quelques renseignements sur les îles Viti, mais Marion était si ignorant que je ne pus rien en tirer de bon. En passant à Vavao, il avait eu occasion de voir Simonet (Charles), notre ancien déserteur de l’As- trolabe. 1] était alors le conseiller intime du premier chef de Vavao, qui n'osait rien faire sans prendre son avis. En voyant d'abord la Joséphine, Simonet craignait que ce ne fut un brick de guerre et n’osa se montrer, mais quand il eut reconnu son erreur, il alla à bord et rendit divers services à Bureau. Je m'acheminai vers Manga-Reva où j'arrivai à deux heures et demie. Mapou-teoa vint lui-même me recevoir au débarcadère. Je le saluai ainsi que sa femme qui était sortie de sa case et je poussai droit chez ie père Cyprien. Je les invitai l’un et l’autre à venir diner le jour suivant à bord avec moi, ce qui parut les flatter également. Puis nous cheminämes ensemble sur la belle promenade dont j'ai déjà fait mention, accompagnés de plusieurs naturels qui nous firent cortége. Parmi eux je choisis un vieillard à barbe blanche, que j'interrogeai par l'organe de M. Cyprien et qui répondit avec intelligence et préci- sion à mes questions. Âvant l’arrivée de Beechey les naturels de Manga= Reva n'avaient jamais vu de blancs auxquels ils ont donné le nom de Pakeha (ce dernier mot était aussi employé à la Nouvelle-Zélande). Mais ils avaient quel- DANS L'OCEANIE. 165 quefois aperçu des navires flottant au large, et ils les prenaient pour des esprits. Maupe-Rere, alors chef de l'ile, se montra à Beechey et en reçut des présents; mais tout fut bientôt gâté par quelques esprits tur- bulents, que la cupidité poussa à voler les étrangers. Il y eut une rixe, et plusieurs coups de canon furent tirés du Blossom. À mon passage devant les cases, les habitants sor- taient de leurs maisons, et venaient me saluer d’un air riant et amical par ces mots, Iko-na-ra, tena-koe et botoir (pour bonsoir), auxquels je répondais par les mots Iko-na-ra, kokoe-noti, ce qui leur faisait grand plaisir. De grandes filles à l’air de santé, pleines de candeur et de naïveté, se mettaient à me suivre tout en continuant de filer leurs quenouilles de coton, etse contentaient de rire avec innocence quand je jetais les yeux sur elles. À ce cortége se joignait encore une foule d'enfants éveillés, agiles et joyeux, mais tous doux, paisibles et sans malice. En vérité cette peu- plade dans son état actuel présentait un spectacle in- téressant et paraissait jouir de toute la part de bon- heur dont elle était susceptible. Comme je passais près de la case du pauvre païen obstiné, Koko-Anga, je le vis se lever précipitam- ment, se draper de sa natte et rentrer dans sa de- meure. Respectant le désir qu'il me témoignait par là de n’être pas troublé, je passai outre. Je poursuivis ma promenade, continuant d’enre- gistrer les détails que me donnait M. Cyprien. Tou était le fils ainé de Tanga-loa, et comme il pré- 1838. Août. 1358, Août. 166 VOYAGE sidait plus spécialement aux productions de la terre, c'était à lui que les naturels s’adressaient le plus sou- vent. Mawi, divinité si célèbre à la Nouvelle-Zélande, jouait aussi un rôle dans leur mythologie. Il-régnait sur son compte une tradition remarquable. Mawi qui n’était alors qu'un homme, s’amusait avec ses com- pagnons à pêcher; n'ayant pas à sa disposition d’a— morce , il se coupa une oreille qu'il mit à l’hameçon de sa ligne. : Bientôt il le retira et les terres furent amenées à la surface de la mer. À cette vue, ses compagnons se jetèrent dessus pour s’en emparer ; mais de dépit Mawi laissa retomber sa ligne et il n’en resta qu'un morceau fixé à l'hameçon. C'était Manga-Reva que Mawi conserva pour lui-même *. Tous ces naturels croyaient à une nouvelle exis- tence après la mort pour l’âme qu'ils placent dans le ventre. Elle se rendait au centre de la terre dans un lieu nommé Po; ce lieu était divisé en deux par- ties ; l’une nommée Po-poroutou, était réservée aux âmes (rouana) des bons (Poroutou); l'autre appelée Po-kino, était destinée aux âmes des méchants (ridia ou Æino). Quand Beechey parut à Manga-Reva, Mapou-teoa était déja descendu de la montagne et s'était mani- festé aux hommes; mais il était encore relégué au bout de l’île, loin de leur commerce habituel. M. Cyprien me montra un vieux gaillard dont la * Note 86. re. DANS L'OCEANIE. 167 barbe et les cheveux grisonnaient déjà, mais encore vert et robuste, qui était un ancien pourvoyeur du roi pour les sacrifices. On m'a assuré qu'il a souvent eroqué sa bonne.part du gibier qu’il était chargé de pourchasser. Je voulus tâter son crâne, il me laissa faire très-paisiblement en riant de tout son cœur; je ne trouvai rien de remarquable sous le rapport de l'organe que Gall appelait l’instinct carnassier. Mais en revanche, je pensai qu’à l’état primitif, ce pouvait être un sauvage très-redoutable, et son regard avait quelque chose de celui du tigre, alors même qu’il s’ef- forçait de le rendre amical. L’Aleurites ou Tiaire à Tati, se nomme ici Rewa. L'Inocarpus s'appelle Toeriki et Pourao, et l'Hibiscus Tiliaceus se nomme 40. L’Arum macrorhizum a nom Kape, et les missionnaires l’ont fait cultiver dans les lieux non submergés, où il réussit aussi bien et vient d'aussi bonne qualité que baigné dans l’eau mème. Tout le coton qu'ils cultivent dans l’île pro- vient d'un pied unique qu'ils trouvèrent dans la mor- tagne. Il m'a paru bon et donne un fil très-fort. Je quittai le rivage à quatre heures ; mais je trouvai pour m'en retourner le vent debout, le courant con- traire et il tombait une pluie continuelle, de sorte que je n'arrivai à bord qu'à six heures environ, trempé jusqu'aux 0s*. * Notes 87 et 88. 1838. Août. 1838. 9 août. 168 VOYAGE CHAPITRE XXII Suite du séjour à Manga-Reva. Dans la matinée j'ai expédié M. Demas avec le grand canot à Ao-Kena, pour porter à M. l’évêque de Nilo- polis tous les instruments et objets en fer dont j'ai pu disposer en faveur de la mission. Bien que je ne fusse pas autorisé de fait à disposer ainsi de ces objets, en cela j'ai cru faire une œuvre louable, et j'ai pensé que personne ne pourrait me blâmer de ces largesses en faveur d'hommes qui, indépendamment même du point de vue purement religieux, méritaient l’estime et l'intérêt de leurs compatriotes pour les services désintéressés qu'ils rendaient aux sauvages. À dix heures et demie, je quittai le bord dans ma yole pour essayer de débarquer à l’aiguade où nous faisions notre eau, derrière la corvette. Mais la mer et les récifs m'en empêéchèrent. Alors je fis le tour de la pointe S. E. et mis pied à terre sur une jolie plage de sable, devant un petit groupe de maisons qui DANS L'OCEANIE. 169 commence la vallée Riki-Tea. Je fis route le long de la mer en ramassant quelques fougères et observant de temps en temps les habitants occupés paisiblement à divers travaux et dont aucun ne manquait de me saluer affectueusement. J’arrivai ainsi chez le matelot Guillou dont la case avait un petit air de propreté et d’arrangement qui faisait plaisir à voir. Sa petite femme accorte et assez bien tournée, portait dans ses bras un enfant de six à huit mois tenu très-proprement. Auprès. de sa case, il avait un petit enclos où j'avais envoyé tous les charpentiers des deux navires, pour achever un canot commencé par Guillou, et qu’à ma prière il avait cédé aux mis- sionnaires à un prix modéré. Car je tenais beaucoup à pouvoir remplacer avant mon départ la baleinière qu'ils avaient si tristement perdue le long de l’Astro- labe. La besogne avançait, mais le temps souvent pluvieux les avait contrariés. Le brave Matoua vint se présenter à moi, et appre- nant que je me proposais d'aller de l’autre côté de la montagne, 1l s’offrit à m'accompagner avec six ou sept de ses serviteurs. Un matelot, nommé Baur, portait ma boîte de botanique, et malgré un soleil brûlant, je respirai le grand air avec délices, et cueillis quelques plantes, dont les naturels me donnaient sur-le-champ les noms dans leur idiôme. Au reste, je ne trouvai rien que je n'eusse depuis longtemps récolté à Taïti et a Tonga-tabou. 1838. Août. 1838. Août. 170 VOYAGE Après avoir dépassé le cimetière, je me trouvai sur un terrain assez spacieux , élevé de 100 ou 150 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ce plateau est occupé en partie par des plantations de coton ; de courges, de haricots et de patates, et en partie par des bosquets de cocotiers, de bananierset d’ar- bres à pain, sous lesquels on trouve quelques cases solitaires. Je remarquai à l'entrée des murailles massives qui semblaient attester que ces lieux avaient dû être occupés par une population plus nombreuse. Là, je commençai à sentir de vives douleurs aux reins. Je congédiai Matoua en lui faisant com- prendre que je l’enverrais chercher à trois heures dans mon canot avec son frère et M. Cyprien, pour venir diner ayec moi; car je voyais que le digne chef aurait été désolé de manquer cette bonne aubaine. | Plus loin la terrasse devenait très-étroite, et le mont Duff s'élevait immédiatement sur la droite comme une muraille presque perpendiculaire de 2 ou 300 mètres de hauteur. Alors je me mis à des- cendre vers la plage par un sentier très-escarpé que la pluie de la veille avait rendu fort glissant, et sur lequel les pieds ne pouvaient tenir que par des en tailles pratiquées dans le sol. Aussi le pauvre Baur” qui avait une vue très-courte, tombait à chaque ins- tant, et 1l finit par faire sur son derrière: la plus. grande partie de la descente. Ses glissades faisaient rire aux éclats les naturels qui marchaient tout aussi : ‘Ai DANS L'OCEANIE. 174 aisément dans ces mauvais pas qu'auralent pu le faire des singes. Arrivé au bas de la colline, je me trouvai dans une espèce de lisière qui borde la mer, ombragée par des arbres fruitiers et occupée par quelques habitations. Je sentis mes douleurs redou- bler, et je m'’assis au bord d’un petit ruisseau d’eau fraîche, pour m'y trerhper les pieds et me baigner le visage, dans l'espoir de me soulager, comme cela m’arrivait quelquefois en pareille circonstance. Puis je me relevai pour essayer d'atteindre l’aiguade à peine distante d’un demi-mille, où j'avais ur mon canot m'attendre. * Mais au bout de quelques pas, les douleurs de tête et d entrailles devinrent si cruelles que je me sentis prêt à défaillir et je fus obligé de m'’étendre sur la plage. Les naturels qui me suivaient parurent consternés de me voir dans cet état. Les uns allaient chercher de l'herbe et des feuilles pour appuyer ma tête, les autres . m'offraient leurs dos ou leurs bras pour me porter; enfin l’un d'eux eut la bonne idée de me frotter le ventre à nu. Ces frictions réitérées apaisèrent sensi— blement la douleur et me permirent d'aller rejoindre un canot qui me rendit à bord vers une heure. Là je me mus au lit deux heures environ, puis je me trouvai passablement soulagé de cette mdisposition, assez du moins pour recevoir mes convives. En effet, à trois heures et demie, mon canot amena M. Cyprien, Mapou-teoa et Matoua. Je fis hisser le pa- illon de Manga-Reva en tête du mât, puis je le saluai de cinq coups de canon, ce qui parut flatter beaucoup la 1838. Août. 1838. Août. 172 VOYAGE | vanité du chef, et surtout celle de son oncle qui étais bien autrement expressif dans ses démonstrations de satisfaction. Ayant appris que celui-ci soupirait ar- demment après la possession d’un fusil qu'il n’osait pas me demander, J'en envoyai chercher un dont je le gratifiai. En outre, Je le fis charger et tirer devant lui pour lui prouver qu'il était en bon état, et sur le désir qu’il en témoignait, je le fis Charger de nouveau et le lui donnai pour qu'il le tiràt luismême. Il lâcha la détente assez bravement, tout en détournant la tête, il est vrai. Cependant il fut si enchanté de sa prouesse, qu'il se mit à sauter comme un enfant en caressant son arme avec tendresse. Désormais, me dit M. Cyprien, Matoua était à moi à la vie et à la mort. J’offris à Mapou-teoa de lui faire tirer aussi un coup de fusil; 1l refusa en secouant la tête d’un air visiblement effrayé. Décidément le bon prince ne m'a point paru avoir les indices de la Combativité, et il a bien eu raison d'adopter les paisibles préceptes de l'Évangile, car il eût fait un triste guerrier. On vint me prévenir que le dîner était prêt. M. Ro= quemaurel se Joignit à nous et nous nous mimes à table. Mapou-teoa s'y comporta fort décemment et apprit même à présenter son assiette pour la changer: Mais Matoua ne put réussir à comprendre cette mas nœuvre qu’il trouvait sans doute fort mutle. Mes deux sauvages furent émerveillés de nôtre luxe européen et ébahis du nombre des plats qui parais= * Notes 89 et 90. j DANS L'OCEANIE. 173 saient à ma table, quoique le service eût été bien mesquin pour un ps À ce propos, Matoua ne pût même s'empêcher de s’écrier : « Que nous étions simples, nous autres, de « plaindre les blancs quand nous voyions passer leurs « grands navires, en pensant qu ils n'avaient rien à « manger puisqu ils n'avaient pas d'arbres à bord ! » Voyant Mapou-teoa mordre à belles dents le pain dont il paraissait très-friand, J'eus l’idée de lui de- mander comment il l’appellait dans sa langue. — «Pourquoi cette question? est-ce que nous con- « naissions cela ? » Le père Cyprien me pria d'envoyer mon patron de canot, Evenot, qu'il savait être tailleur, afin de cou- per un patron de pantalon pour le roi. M. Roque- maurel ayant fait observer en souriant que ce patron ne pourrait pas servir à Matoua , colosse de 6 pieds de haut et gros à proportion, Mapou-teoa qui devina le sens de la plaisanterie, se mit à taper sur la be- dame de son oncle en disant: «N'est-ce pas, que « c'est-là un beau pairon pour Manga-Reva?» Mapou-teoa n’en revenait pas de l'étendue du local affecté à mon service particulier. Après s'être bien fait expliquer et répéter que tout cela était -bien à moi: « Mais si tout cela est à lui, dit-il, que « reste-t-il donc aux autres? » Quiconque n’a vu que de dehors un navire de guerre, même en Europe, ne peut se faire une idée exacte de sa grandeur. Aussi, notre diner une fois terminé, je fis promener mes deux sauvages dans 1838. Août. 1838, Août. 10, 174 VOYAGE toutes les parties de la corvette, du haut en bas. Ils revinrent sur le pont stupéfaits et, comme je pus en juger, épouvantés de tout ce qu'ils avaient vu. Qu’auraient-ils donc pensé et dit, s'ils avaient pu parcourir un vaisseau de ligne ou seulement une frégate de 60 canons? Comme la nuit approchait, je congédiai mes con- vives. Ils voulurent en passant près de la Zé/ée saluer M. Jacquinot qui fit aussi une salve. Mais j'appris ensuite qu'ils étaient fort impatients de s’en aller et Mapou-teoa ne voulut pas même se donner la peine de monter à bord. M. Jacquinot crut entrevoir qu'il était encore sous le coup d’un sentiment de terreur assez marqué‘. M. Cyprien m’envoya par mon canot une petite idole en bois parfaitement conservée qu'il avait sauvée de l'incendie général des dieux du pays, et l’on y re- marque un germe de l'art de la statuaire assez pro- noncé. Elle doit se trouver au Musée Naval auquel je l'ai adressée. Le matin, j'avais reçu de l’évêque un grand tamtam national qui doit être aussi au même musée ‘”. La journée fut très-pluvieuse, ce qui contrarian beaucoup les travaux de MM. Thanaron et Duroch, envoyés tous les deux, l’un pour sonder les passes du S., et l’autre celle de l'O. M. Thanaronne put que sonder très-incomplétement la passe du S. 0., à cause de la houle, et il y trouva que le moindre fond était de * Note 91. ** Notes 92, 93 et 94. DANS L'OCEANIE, 175 cinq brasses sur les coraux. Il ne put point non plus 1%% aborder sur l’île Kamaka qu’un violent ressac en- tourait de toutes paris. À dix heures et demie, je descendis à Riki-Tea, où je fus reçu comme de coutume par le brave Mapou- “ teéoa et me rendis chez M. Cyprien à qui j'offris six - bouteilles de vin rouge, deux d’eau-de-vie de Langue- doc et quelques boîtes de conserves d’Appert. Puis, malgré la pluie, je lui témoignai le désir de gravir sur le coteau pour avoir une vue des deux côtés de l'ile, et le bon prêtre voulut bien m'accompagner. La pluie avait rendu le sentier si glissant que sans l’aide d’un naturel qui me tirait à lui avec ma canne et me soutenail ainsi, je serais tombé à plusieurs re- prise dans les lieux les plus roides. Enfin, grâces à ce moyen, j'arrivai à bon port sur la crête de la chaîne, d’où je pus jouir d’une vue superbe. À l’est s’étendait la riante vallée de Riki-Tea, rési- dence du roi que j'ai déjà mentionnée plusieurs fois. À l’ouest se dessinait celle de Nga-tavaka, qui lui res- semble sous beaucoup de rapports, mais qui est moins étendue et moins peuplée. Au sud s'élevait le double piton du mont Duff; celui de l’est est propre- ment Manga-Reva, et l’autre se nomme Mokoto. La pointe du $. E. où est le nouveäu cimetière, a nom Kara-Ea; l'ancien cimetière qui était un petit enclos de pierres dans la mer, près de la maison du roi, se nomme Tea-Kaou, la pointe du N. E. Mata- loutea , la pointe S. O., Toupoto et enfin la rési- dence de l’évêque à Ao-Kena, Pout-Rao. 1838. Août. 176 VOYAGE Comme nous causions ensemble, un naturel est passé, portant des pastèques. M. Cyprien en prit une qui se trouva de bonne qualité et elle nous rafraîchit à propos. Comme nous revenions sur nos pas, M. Cyprien aperçut une chèvre qui s’était hasardée à descendre de la montagne avec ses deux petits; a sitôt 1l mit quelques naturels à ses trousses, la mè allait un peu plus vite qu'eux et se serait facilement échappée, mais ses deux chevreaux n’avaient pas en- core d'assez bonnes jambes et ils furent promptement saisis. Alors la pauvre bête entendant leurs cris, s’en vint en gambadant après les ravisseurs et nous sui- vit désormais d'elle-même sans qu’il füt besoin de lui faire violence. M. Cyprien m’offrit la mère et les petits, disant que ceux-ci pourraient faire deux rôtis et que la mère me fournirait du lait. J’acceptai et les envoyai à bord où toute la famille fut bientôt prise en grande amitié par les matelots, et je ne pus me résoudre à tuer les deux chevreaux, aussi je dus me passer du lait de la mère. M. Cyprien n’assura que le roi étant le propriétaire né de toutes les terres, les naturels lui en devaient. la récolte. Il avait ainsi le tiers, la moitié et” souvent la totalité de tous les produits qu'il distri- buait ensuite à sa fantaisie. Ses parents seuls étaient exempts de cette obligation. Jadis ceux qui auraient refusé de s’y soumettre, auraient couru risque d’être. châtiés sévèrement ou même mis à mort suivante cas. Aujourd’hui le roi ne pourrait pas employer d'autre punition envers les récalcitrants que de les DANS L'OCEANIE. 177 envoyer à la montagne ou de leur faire couper la barbe et les cheveux d’une manière ignomi- nieuse. Le titre de Motire était particulièrement affecté au roi; car celui de Aka-riki ou par syncope, Akart, lui était donné par les autres chefs seulement relative- ment, de même que celui de Ranga-tira était accordé à tout individu par ceux qui lui étaient inférieurs. On m'avait dit que le mal vénérien était fréquent dans ces îles. Mais M. Cyprien m'a assuré que 8 ou 9 femmes au plus pouvaient en être infectées. Il me montra le four qu'il a fait établir pour fa- briquer de la chaux en faisant cuire les coraux; la grande fosse où sont logés un verrat et trois truies, l'espoir de la génération future de cette race d’ani- maux, dont on prend un grand soin en attendant leur multiplication. Près de la maison du roi, à 2 mètres au-dessus du niveau de la mer et à 30 ou 40 mètres du rivage, je remarquai un gros bloc de basalte enfoncé dans le _sol et qui était en partie couvert de polypiers coralli- gènes. Comme ilest peu probable qu'une masse aussi considérable ait été transportée à bras d'homme, on pourrait attribuer sa situation actuelle à quelque sou- lèvement. Du reste, on nous raconta que le 7 no- vembre dernier, jour du tremblement de terre qui détruisit Valdivia, on ressentit ici plusieurs effets de marée subits et extraordinaires; mais la terre n’é- prouva point de secousse. Dès ma premiere promenade je m'étais assuré que IT. 12 1838. Août. 1838. Août, 178 VOYAGE le Kava où Piper Methysticum ne croissait pas dans l'île et la liqueur enivrante de ce nom n’était point connue. Les cases des insulaires étaient jadis basses et étroites, et ils couchaient par terre sur des monceaux de feuilles. Les dieux seuls avaient des édifices plus grands. Aujourd'hui les cases sont plus vastes et pourvues d’estrades ou claies sur lesquelles les na- turels peuvent s'étendre à l'abri de l'humidité du sol; mais ces habitations sont toujours dépourvues de por- tes et de fenêtres et ouvertes au premier venu , sans qu'ils aient à redouter les voleurs ; ce qui annonce beaucoup de bonne foi chez ce peuple. Devant chaque demeure est un grand four en terre dans lequel ils entassent les fruits à pain, bananes et taro qu'ils laissent fermenter pour en faire leur pro- vision d'hiver. Ce sont là leurs vrais greniers et ils mettent leur amour-propre à ce que leur trou soit le mieux garni de provisions. L'espèce de Bidens si commune dans tous les autres archipels de Océanie s’est aussi répandue à Manga- Reva. Les naturels attribuent son introduction à Beechey, et M. Cyprien à Mauruc, mais je partage plutôt l'opinion des premiers ”. Avant de renvoyer M. Amand Chausson dans son ile de Taravaï, j'ai encore obtenu de lui quelques détails dont voici le résume. ù Sur Manga-Reva on compte 1,600 âmes, 180 sur * Notes 95, 96, 97, 98 et 99. DANS L'OCEANIE. 179 Taravaiï, 200 sur Ava-Marou, 100 sur Ao-Kena ; enfin une douzaine sur Anga-Kawita, jadis inhabitée et tabou (sacrée), attendu qu'elle était réservée pour la sépulture des rois. Aujourd'hui tous les actes de mariage, de décès et de naissance sont enregistrés et tenus au courant par les missionnaires. Presque tous les habitants se trou- vent sur les registres de baptème, avec les indications deleurs père et mère, et de leur mère au moins quand ils étaient illégitimes, ce qui annonce qu’ils reconnaissaient une espèce de contrat, même dans leur état primitif. Dans le principe, les missionnaires eurent beau- coup de peine à régulariser les 1 mariages, tant à cause des concurrences de la part des femmes et des obs- tacles de parenté, qu’à cause des enfants déjà nés; mais les naturels s’exécuterent de bonne grâce, et même ceux qui étaient habitués à courir la nuit, pour se livrer à la débauche , s’amendèrent et adoptèrent une conduite régulière. Il est à remarquer . qu'excepté pour ce motif, les naturels ne se hasar- daient jamais à sortir la nuit, de crainte des esprits, des revenanis et aussi de leurs ennemis. Toute la journée il a fait très-mauvais temps, le vent a régné du sud avec force, accompagné de ra- fales et d’une pluie abondante et continuelle. La mer a brisé avec force à la plage comme sur les récifs extérieurs. Tous les travaux ont été forcément sus- pendus et j'ai été réduit à garder le bord toute la journée. C’est vraiment chose remarquable que de 18388. Août. 1838. Août. 42. 180 VOYAGE voir combien ces îles situées sous le tropique du Ca- pricorne se ressentent déjà des temps orageux et des vents impétueux de Ja zone tempérée aus- trale *. C'était aujourd’hui dimanche, le jour que j'avais désigné pour aller assister, avec les états-majors et les équipages des deux corvettes, à une messe célébrée par M. l’évêque. J'avais engagé tous ces Messieurs à m'accompagner à cette cérémonie, en leur faisant observer que ce n'était point un ordre de ma part, mais seulement une Invitation. Tous, au reste, s’y rendirent, et même deux ou trois personnes qui appartenaient au culte protestant. Les préparatifs avaient été | faits en conséquence et bien que le mauvais temps continuât, je crus devoir tenir ma parole à MM. les missionnaires, sachant tout l'intérêt qu'ils attachaient à cette démonstration. A neuf heures et demie, je m’embarquai dans le grand canot accompagné de tous les officiers en grand uni- forme comme moi, et de 40 hommes de l'équipage, dont 20 armés de mousquets suivirent dans la cha= loupe. La même nancœuvre eut lieu sur la Zélée. Puis cette petite escadrille avec ses pavillons au vent, se dirigea sur Manga-Reva. Les deux corvettes avaient été elles-mêmes pavoisées du haut en bas. Sur les dix heures les embarcations abordèrent à Riki-Tea, et le brave Mapou-teoa vint nous y rece= voir. Pour nous saluer, il fit tirer plusieurs coups'de 7 * Note 100. DANS L'OCEANIE. 181 fusil et amena son pavillon à diverses reprises. MM. les missionnaires vinrent m’'annoncer que je serais obligé d'attendre encore une heure environ l’arrivée de M. de Nilopolis, attendu que par suite d’un malen- tendu aucun prêtre n'était resté à Ao-Kena pour dire la messe à son troupeau et qu’il s'était vu obligé d'y retourner pour s'acquitter lui-même de cette cérémonie. | Bien qu'un peu contrarié de ce retard, je pris mon parti, et me mis à. me promener paisiblement avec M. Jacquinot sur le Malaï-Rovyal; tandis que les naturels avec une admiration mêlée de quelque crainte, considéraient tous nos brillants uniformes et les fusils étincelants du détachement armé. Jamais ils n'avaient eu que le spectacle de la petite troupe de Beechey; plusieurs encore en gardaient le souve- nir ainsi que des effets terribles de leurs armes. Aussi cette vue ne pouvait-elle manquer de leur ins- pirer une certaine terreur. Enfin l’évêque arriva; après les salutations ordi- naires, ROuS nous dirigeames tous avec la troupe vers Pautel où la messe allait être célébrée. Il avait été élevé en plein air devant la chapelle, et décoré par les pavillons des deux corvettes qui formaient une espèce de tente de diverses couleurs, sous une voûte de Pandanus. Grâces à cet abri, on put défier les grains de pluie qui continuaient à se succéder de temps en temps. Les officiers des deux corvettes se placèrent au premier rang sur la droite, et le roi et ses oncles sur 1838. AOÛt. PI. XLIV. 1838. Août. 182 VOYAGE la gauche. Ensuite venaient tous les naturels; bien entendu que les hommes se trouvaient d’un côté et les femmes de l’autre. Les matelots sans armes étaient rangés sur deux files dans l’intervalle; enfin les hommes armés étaient placés tout-à-fait en ar- rière avec les capitaines d'armes à leur tête pour les commander. M. l’évêque, assisté de deux missionnaires, dit sa messe qui dura environ une heure. De temps en temps les naturels chantaient dans leurs rangs des versets d’une hymne composée par les missionnaires; ces chants simples et paisibles qui avaient toujours lieu dans un unisson parfait produisaient un effet tou- chant. Parmi nous, personne ne put manquer d’en être vivement impressionné ; même ceux qui, par habitude ou par tempérament, se trouvaient le moins susceptibles de pareilles sensations. Sans doute après les hommes religieux, ceux qui étaient le plus à même d'admirer ce spectacle devaient être les personnes qui pouvaient comparer l'état actuel de ces naturels élevant leurs prières au trône de l’être suprême, sui- vant un culte doux et plein d'humanité, avec les rites barbares et sanguinaires que leur comman- dait leur religion primitive. | Au moment de l’adoration, une décharge générale de mousqueterie eut lieu et produisit une: vive im= pression sur les naturels; les femmes et les enfants poussèrent même quelques cris d’effror qui furent bientôt réprimés. Par mon ordre, une salve d’artille- rie eut lieu sur les corvettes, mais le vent qui soufflait DANS L'OCEANIE. 183 avec force, l'empêcha de retentir dans les montagnes de l'île comme elle n’eût pas manqué de le faire par un temps calme. | __ La messe dite, l'évêque adressa d’abord aux Fran- çais une petite allocution pour les remercier de l’as- sistance qu'ils avaient bien voulu porter aux travaux des missionnaires ainsi que des dons que nous leur avions faits à eux et aux naturels. Ensuite il fit une sorte d’allusion aux dangers que nous avions courus, déclarant que la providence nous avait sans doute arrachés aux glaces prêtes à nous ensevelir, dans le dessein de nous conduire à Manga-Reva, pour nous mettre à même de favoriser l’œuvre des missionnai- res, par notre influence et nos exemples, comme pour donner un éclatant démenti aux calomnies des ennemis de la France et de la religion catholique. En prononçant cette petite harangue , le bon prélat était si éinu , qu'il fut souvent obligé de s’interrompre et de se répéter. Enfin il s'adressa dans la langue du pays aux naturels, et cette fois ayant repris tout son aplomb, il les entretint durant près de vingt minutes avec beaucoup d’aisance et d'énergie. Sans doute, ce qu'il leur dit leur fit une vive impression, car ils observe- rent un profond silence et restèrent encore un inoment comme attérés sous le coup de ses pa- roles. Tandis qu'il dépouillait ses ornements pontificaux, je fis faire quelques tours d'exercices à nos soldats. Les naturels étaient enthousiasmés de ce spectacle et 1838. Août. 1838. Août. 184 VOYAGE poussaient des cris de joie et d’admiration. Puis tout le monde se rembarqua pour les corvettes à l’ex- ception des officiers qui voulurent rester à terre à se promener ‘. Pour moi, je montai le grand canot de l'Astrolabe en compagnie de M. l’évêque, des abbés Liausou, Laval et Armand, et de MM. Jacquinot, Dubouzet et Roque- maurel. Le trajet dura plus d’une heure à cause du vent et de la houle assez forte. Aussitôt arrivés, nous nous mîmes à table; le diner fut assaisonné par une douce gaieté et la plus franche cordialité; malgré ma modeste cuisine, mes convives depuis longtemps sevrés des jouissances de la civilisation, se régalèrent sans doute beaucoup plus qu’ils ne l’auraient fait en Europe à la table somptueuse d’un ministre ou d'un financier. En outre, ils semblaient tous si heu- reux de se retrouver avec des compatriotes que nous ne pouvions pas nous empêcher nous-mêmes d’être sensibles à leur joie. | Un peu avant quatre heures, je renvoyai le grand canot aux ordres des missionnaires pour les re- porter sur Manga-Reva où ils voulaient retourner, et je passai le reste de la journée à bord, où le mau- vais temps me consigna. Le soir, une missive de M. Cyprien m’annonça avec tous les ménagements possibles qu'une tentative contre la pudeur des beautés manga-reviennes avait été faite par un de nos matelots, et il mvoquait HE * Notes 101, 102, 103, 104, 105 et106. DANS L'OCEANIE. 185 mon autorité pour prévenir le retour d’une pareille action. Après un plus ample informé, je découvris que l'affaire se réduisait à ce qu’un marin par plai- santerie et sans aucune intention avait fait semblant de poursuivre une femme. Je répondis dans ce sens au bon abbé, et lui annonçai qu’en outre il pouvait être tranquille, puisque je comptais remetire à la voile dès le surlendemain, si le temps le per- mettait. Le vent du S. O. souffle encore avec force et la mer brise avec violence sur les récifs. Cependant je me décide à aller faire mes adieux à M. l'évêque; à sept heures et demie, je m’embarque dans le grand canot avec MM. Roquemaurel * et Gervaize, je dé- pose avec quelque peine mes deux serviteurs sur la porte de Manga-Reva pour aller laver mon linge et me ramasser du pourpier. Puis une belle brise nous pousse rapidement vers Ao-Kena. J'accoste la goëlette anglaise {he Friends, pour rendre ma visite au capi- taine Rugg qui paraît enchanté de cette démarche de ma part et m'en témoigne sa joie par un salut de neuf coups de canon à mon arrivée ainsi qu’à mon départ. En France on n’en aurait pas accordé davan- tage à un vice-amiral. Son navire était vraiment beau dans son es- pèce, très-large et armé de six caronades de douze, plus quatre petits canons de quatre et trois livres de balles. La grande chambre spacieuse et bien emmena- * Note 107. 1838. Août. 186 VOYAGE 18%. gée élait revêtue sur toutes ses parois de fusils; de pis tolets, de sabres et de haches d’armes entre-croisées, qui donnaient à ce navire un air guerrier et presque corsaire. Rugg m’avoua qu'il avait 400 mousquets presque tous de fabrique anglaise, achetés à Nalpa- raiso au prix de # piastres la pièce. Tout cela, ajouta-t-il, était destiné à des échanges avec les sau- vages. Îl partait le samedi suivant toujours pour Rapa avec M. Jacobs, mais cette fois 11 comptait de là se rendre à Taïti, puis aller à Vavao et ensuite aux îles Viti. En descendant à Ao-Kena, je passai d’abord chez M. Jacobs pour lui rendre ma visite. Il en fut si con- tent qu'il voulut me montrer toutes ses perles. Il me fit d’abord voir celle qu’il venait d'acheter de Ma- rion; elle était vraiment fort belle et il comptait en tirer 1,500 piastres; puis il me montra un petit bocal plein de perles dans les prix de 10 à 100 piastres, suivant leur taille et leur pureté; enfin trois livres environ de mitraille qu’il comptait vendre au prix de 80 francs l’once. En outre, je vis chez lui deux perles difformes, fort grosses et d’une belle eau; enfin une perle de la grosseur d’un œuf de pigeon mais à noi tié engagée dans la nacre de sa coquille. C'eût été une pièce hors de valeur si elle eût été complète. L’écaille de tortue, m'assura-t-il, se vendait 10 pras= tres à Taïti et à peu près autant sur les côtes d’Amé= rique; mais en Chine elle atteignait jusqu’à 20 ou 25 piastres. L’intention de Jacobs était de suivre Rugg« jusqu’à Boua ou Viti-Lebou, pour reconnaître les 1 DANS L'OCEANIE. 187 lieux, puis s'en retourner en France afin de détermi- ner .quelque armateur à équiper un navire à frais communs avec lui et revenir faire en ces mers le commerce de l’écaille et du bois de Sandal. Il m'accompagna ensuite chez l’évêque avec qui je causai un instant, puis je sortis pour faire un tour dans son ile, après lui avoir promis d’être de retour à midi pour déjeüner. Accompagné de MM. Roquemau- rel et Gervaize et du matelot Bernard qui portait ma boîte, je commençai à me mettre en marche. Nous traversâmes d’abord l’arcade percée, puis nous sui- mes le revers méridional de l’île, le long de sa chaine > basaltique et bien tapissée de fradènet et d’ar- bustes verdoyants, mais peu variés. En passant devant l aiguade, J'ai trouvé les mate- lots de la Zélée occupés à laver leur linge. Ils m'ont appris que quand ils travaillaient à y faire l’eau, le bassin de la source ne suffisait qu’au chargement de la moitié de la chaloupe. Ensuite ils étaient obligés durant quatre heures d'attendre qu'il se remplit de nouveau. On eût évité cet inconvénient en élargissant suffisamment le réservoir. Nous continuâämes ensuite notre route le long de la mer, mais comme la marée était haute, nous trouvämes des endroïts où nous ne pûmes passer que très-difficilement; car les naturels ne se sont pas donné la peine de pratiquer un sentier sur la terre, préférant, sans doute, se mettre dans l’eau quand la mer est haute. gp. Non loin de la pointe oùest de Ao-Kena, nous 1838. Août. 1838. Août. 188 VOYAGE trouvames l'établissement de pêche de Jacobs, con- sistant en une petite maisonnette en bois entourée de plusieurs amas de nacre. Tout près, je remarquai un magnifique Barringtonia isolé, portant quelques-unes de ces brillantes fleurs dont la forme est si singulière et quelques maigres plantations de carottes, de choux et de haricots ; ces derniers sont dévorés par les che- nilles. On éprouve un sentiment de surprise en re- trouvant ces végétaux si vulgaires dans notre Europe égarés parmi les figures si étranges des plantes indi- gènes de l’Océanie. à Enfin nous doublâmes la pointe ouest d’Ao-Kena et fûmes bientôt de retour chez l’'évèque. Durant cétte dernière partie du trajet, dans une petite fente entre les rochers maritimes, nous découvrimesun, crâne bien conservé qui se trouvait encore sans doute là par suite des anciennes coutumes du pays; car les naturels déposaient le plus souvent les cadavres de leurs morts dans les grottes au bord de la mer. M. Gervaize voulut bien se charger de cette relique pour la porter à notre phrénologiste. À midi précis, je rentrai au manoir épiscopal, ur peu fatigué de ma course en plein soleil, et de ptus pourvu d’une bonne dose d’appétit. Aussi fis-je grand honneur au repas, quoique le menu se réduisit à des poules rôties ou bouillies, du chevreau enpartie rôti, avec du vin de qualité très-médiocre. Mais tout cela me parut délicieux; tant est vrai ce proverbe’qui dit: I n’est meilleure sauce que l’appélit. Les convives étaient M. l’évêque, MM. Guillemard, DANS L'OCEANIE. 189 Latour, Dubouzet, Roquemaurel, Gervaize, Jacobs, Rugg et moi. Le repas fut très-gai et j'y recueillis encore divérs renseignements, surtout sur l'établissement des mis- sionnaires à Gambier, et sur les mauvais traitements qu’essuyèrent MM. Laval et Carret, à Taïti, de la part des habitants à l’instigation des méthodistes et par- ticulièrement de M. Pritchard. M. Jacobs, qui pa- raissait fort indigné de la conduite des missionnaires anglais, s’étendit longuement sur ce dernier chapitre, surtout quand Rugg se fut retiré. Avant de quitter ces iles, je donnerai d’une manière succincte le ré- sumé de ces conversations. Au reste, ce que J'appris en cette occasion, acheva de me fixer sur la direction ultérieure de ma route. Déjà la triste expérience que J'avais faite en m'obsti- nant à vouloir atteindre l'île de Pâques, et le temps précieux que j'avais perdu dans cette tentative, m'’a- vaient dégoüté de poursuivre ma route par les pa- rallèles de 28 à 23°, pour aller reconnaitre les îles de Vavitou, Rimatera, Mangia et Raro-Tonga, comme je l'avais proposé dans mon projet de voyage. Ce n’é- taient d’ailleurs là que des points sans importance et désormais peu dignes d'intérêt, car je ne pouvais y trouver aucune ressource pour mes équipages, sans compter qu'il me faudrait peut-être consumer le reste de la belle saison de ces contrées dons une lutte stérile contre les vents. Je sentis qu'il y avait bien plus d'avantage à aller visiter les groupes des îles Marquises ou Nouka-Hiva 185 >» Aoû. 1838. Août. 190 7 VOYAGE qu'aucune des expéditions françaises n'avait par= courues. Les peuples y étaient encore à leur condi- tidn primitive, et J'étais persuadé que c'était là seu- lement que le capitaine Du Petit-Thouars avait dû conduire ses missionnaires, comme au vrai chef-lieu de cet archipel. H était d’ailleurs intéressant de savoir comment les naturels s'étaient conduits avec eux après le départ de la frégate et même de leur offrir notre protection, s'ils en avaient besoin. Enfin ce que je venais d'apprendre au sujet des rnis- sionnaires qui avaient passé à Taïti, me donnait lieu de croire que l’honneur du pavillon me commandait d'aller sur les lieux, sinon pour en tirer moi-même vengeance, du moins pour recueillir des renseigne- _ ments positifs au sujet de cette triste affaire, en in- former mon gouvernement et menacer la reine et les chefs d’un châtiment exemplaire de l'outrage commis envers des citoyens français. D'ailleurs, dans la route de Manga-Reva à Nouka- Hiva et de Nouka-Hiva à Taïti, je ne pouvais man- quer dans l'archipel des Pomotou , d’avoir occasion de faire plus d’une rectification utile à l’hydro- graphie. Cette résolution une fois arrêtée, J'en fis part à M. l’évêque en secret et lui recommandai le silence à cet égard; car j'avais déjà adopté le parti invariable de ne jamais faire connaître à l'avance le lieu où jé comptais me diriger, parti que j'ai constamment suivi dans le cours de ma campagne et dont j'ai eu maintes DANS L'OCEANIE. T9 fois lieu de m'applaudir. Par Rà, j'ai su n'éviter bien des inconvénients et des désagréments, ce que com- prendra facilement tout homme qui aura commandé un navire de guerre dans une navigation lomtaine et active, sans que j'aie besoin d'entrer dans de plus grands détails. Le brave évèque fut ravi de cette résolution de ma part, et m'engagea surtout à représenter vivement au ministre qu'en ce cas il fallait des mesures promptes et énergiques pour imposer aux sauvages, et rabattre l'insolence des missionnaires anglais ou américains. Il déplorait amèrement l'issue des négociations de M. Du Petit-Thouars à Hawaï, et surtout son consen- tement à l'expulsion de MM. Short et.Bachelot de cet archipel; il eût préféré que rien n'eût été fait et que ces missionnaires fussent restés sous le poids des persécutions auxquelles ils avaient été jusqu'alors en butte; car 1l y avait toujours moyen d'en appeler, mais d'après ce qui était arrivé, il semblait qu’on eût donné l’assentiment au bannissement des catho- liques. Il faut observer, il est vrai, que M. Du Petit: Thouars, n'ayant pas d'ordres positifs de son gouver- nement, crut devoir avec quelque raison se contenter de la demi-mesure qu'il adopta. Comme il était déjà trois heures et demie, je pris congé de MM. de Nilopolis, Guillemard et Latour qui me renouvelèrent tous leurs remerciements et leurs vœux pour le succès futur de nos opérations. L’évêque fit encore porter dans mon canot un mouton et trois chevreaux. M. Latour, fidèle à la promesse qu'il m’a- 1338. Août. 1838. Août. 192 VOYAGE vait faite, me remit un vocabulaire de la langue-de Manga-Reva, contenant 7 ou 800 mots divers. Je lui sus un gré infini de ce cadeau qui était un document très-précieux pour mes études de philologie océa- nienne. Malgré le vent, une dernière bordée favorable nous porta sur Manga-Reva, où je débarquai à cinq heures. Là je fis mes derniers adieux à MM. Cyprien, Laval'et Armand, puis à S. M. Mapou-teoa qui m'avait encore amassé quelques centaines de cocos pour emporter. Mais craignant de faire échouer mon canot, je n’en pris qu’une quarantaine , lui promettant d'envoyer chercher le reste le jour suivant, si je ne partais pas. | Je ramenai avec moi les charpentiers des deux bà— timents qui avaient constamment travaillé au canot des missionnaires ; la besogne était bien avancée et les ouvriers de M. l’évêque pouvaient facilement faire le reste. Au moins notre visite à Manga-Reva n'aura pas privé la mission de son unique navire , et ce sera un regret de moins pour moi. Notre retour à bord fut très-pénible à cause ‘du vent et de la mer contraire. Ces inconvénients ren- dront toujours très-désagréable le mouillage de Man— ga-Reva. Sur celui qui est placé entre Ao-Kena et Aka-Marou, on serait bien à portée de la première de ces îles, mais alors on est très-éloigné de Manga-« Reva, et si l’on en excepte l’eau, Ao-Kena est trop petit pour jamais offrir de grandes ressources *. 1" * Notes 108 et 109. Re nes DANS L'OCEANIE. 193 Le vent du S. O. est tombé dans la nuit, et il est venu souvent dans la journée de petites risées de VE. S. E., mais si faibles, si variables qu'avec la grosse houle qui règne encore, j'ai jugé qu'il serait peu prudent de tenter de sortir des brisants qui cer- nent ce groupe. En conséquence, une fois le diner de l'équipage terminé, j'envoyai prendre les cocos du digne Mapou-teoa, et permis à plusieurs officiers d'aller encore à terre. Moi-même, vers trois heures, je me suis décidé à aller faire un tour avec le capitaine facquinot aux en- virons de l'aiguade située près de nous sous le mont Duff. Nous n'avons pas pu accoster sans être compléte- ment trempés par le ressac, mais nous avons pris gaie- ment notre parti. Un peu plus loin vers l'est de notre aiguade, nous avons trouvé un ruisseau d’une eau plus abondante et qui serait, je pense, plus commode à faire; devant cet endroit le récif est mieux trauché et ne se prolonge pas jusqu’au rivage en pâtés de coraux tranchants et isolés, comme devant l’autre cours d’eau. Nous avons examiné quelque temps de jolies plan- tauons de bananiers, de müriers à papier, de Taros, de Dracænas et parcouru de beaux ombrages d’arbres à pain, de cocotiers et de Pandanus ; nous avons cherché vainement des insectes, ce qui nous a prouvé que ce terrain est très-pauvre pour l’entomologie, même en- core plus que Taïti. J'ai fini par accoster quelques naturels et je leur ai demandé les noms indigènes de quelques végétaux qu’ils m'ont donnés ainsi qu'il suit : FIL. 15 1838. 14 août. 194 VOYAGE Pt lei le Thespesia est Miro; le Saccharum sauvage, Kakao ; le Broussonetia, Pouri; le Bidens , Tarou; une’graminée rampante que je crois être le Thuarea, Pori-rouaine;'une composée à fleurs jaunes, Toutahe- Pouaka ; YAchyrantes, Tarake. Enfin le Barringtonia speciosa, Houlou, comme à Taïli. À propos de cette dernière espèce d'arbre, j'en trouvai un magnifique individu tout près de la grève, que je crus très-convenable pour lesmesures que m'avait recommandées feu mon ami le célèbre bo- taniste De Candolle. Son tronc, à 1 mètre 25 centi- mètres au-dessus du sol, se trouva être de 3 mètres 25 centimètres ; il conservait cette grosseur jusqu'à 6 mètres de hauteur, puis il se divisait pour former une large cime d'environ 25 mètres de diamètre en tout sens. | Près de Îà, je remarquai aussi un Aleurites (Rama), dont le tronc avait 2 mètres 45 centimètres de con- tour, mais ne s'élevait que de 2 mètres 5 décimètres jusqu'aux ramifications. J'aperçus par hasard quelques pieds de Ricinus; le naturel me donna pour ce végétal le nom de Para- ma-Kirila, que J'avais inscrit comme indigène , ou Mahot ( Maodi des Zélandais), content d’avoir ajouté un nouveau mot à ceux que j'avais appris. Mais Baur ‘qui portait ma boîte, ayant prononcé à ce sujet le nom de Palma-Christi, un trait de lumière vint me frapper; je tentai de faire répéter à un sauvage ces deux mots latins, il me répéta distinctememt" Parama-Kirila. \| me fut impossible dès-lors den +. Ld DANS L'OCEANIE. 195 douter de l’origine étrangère de cette plante. Je rap— porte ce fait comme un exemple frappant des erreurs dans lesquelles il est facile de tomber en pareille circonstance. A cinq heures, je m'en retournai, mais comme d'habitude je ne pus rallier mon bord sans être com- plétement mouillé par la lame. Les naturels qui sa- aient que ce devait être notre dernier jour chez eux, étaient venus le long de la corvette plus nombreux que jamais, pour essayer de se procurer encore quel- ques bagatelles par des échanges. Mais leurs prix avaient plus que quadruplé depuis les deux premiers jours, et les acheteurs devenus aussi plus nombreux pestaient contre les sauvages. C’est pourtant un Incon- vénient auquel ils doivent s'attendre pendant toute la campagne. La concurrence est grande sur les deux navires, et d’un autre côté les naturels ont si peu de besoins, qu’ils ne tardent guère à devenir plus exigeants dès que leurs premiers désirs sont sa- tisfaits. | Pour moi, bien décidé à partir le jour suivant, j'employai la soirée à mettre ordre à mes affaires. Mais avant de quitter définitivement ces lieux, je “ais encore présenter quelques détails qui n’ont pu trouver place dans le récit des faits passés à Manga- Reva :. * Notes 110, 111, 112, 113, 114, 115, 416, 117, 148, 419, 120, 121, 122 Cet 123. 1838. Août. 1956 VOYAGE CHAPITRE XXII. Sur les missionnaires. — Détails sur Manga-Reva. Ce groupe fut dote en 1797 par le capitaine Wilson qui transportait « sur son navire, le Duff, les missionnaires anglais destinés à convertir les peuples de l'Océanie. Ce navigateur ne chercha point à y abor- der et lui donna le nom de Gambier, amiral anglais, l'un des plus fervents appuis de la société des mission- naires à Londres. On n’a pas eu connaissance que ces îles aient été visitées jusqu'au capitaine Beechey, qui en 1826 y mouilla le premier et ne fit qu'y mettre le pied. H fut d’abord assez bien accueilli par les naturels, mais « une rixe s’engagea, et Beechey dut recourir à ses A A . . « A mousquets et même à ses canons. Quelques indigènes furent tués, et dès ce moment toute espèce de rela=M tions cessa de part et d'autre. Cependant le capitaine eo fit lever un plan de ces iles aussi détaillé qu'on pouvait le désirer, eu nn. | | | DANS L'OCEANIE. 197 égard au temps qu’il lui fut permis d'y consacrer, et recueillit quelques observations curieuses. Il faut remarquer surtout celle qui atteste que les femmes de ce groupe, contrairement à ce qui se passait dans la plupart des archipels voisins, se. maintenaient chastes et réservées avec les étrangers. Le-passage de Beechey laissa des traces profondes dans l'esprit des naturels. Bon nombre parmi ceux-ci portent encore gravées sur leurs épaules les épaulettes qu'ils se firent tatouer, soit pour perpétuer la mé- moire de cet événement, soit parce que cet ornement leur parut honorable. Cette époque, du reste, est devenue pour ces insulaires une véritable ère à la- guelle ils rapportent tous les faits arrivés auparavant comme ceux qui ont eu lieu plus tard. Il paraît que quelques petits navires employés à la pêche des perles, voulurent tenter la fortune à Gam- bier ; mais les naturels se montrerent constamment hostiles et peu traitables, soit par suite de leurs dis- positions naturelles, soit aussi qu'ils eussent conservé quelque rancune des procédés de leurs premiers visi- teurs. Enfin, 1l est possible et mème probable d’après les exemples dont nous avons déjà parlé et qui eurent lieu de temps en temps avant noire arrivée, que Les Européens aient mérité par leur conduite une fà- cheuse réception. Aussi ces sauvages avaient-ils gé— néralement la réputation d'hommes dangereux et farouches. Le 7 avril 183%, deux des missionnaires catholi- ques de la maison de Picpus, à Paris, qui avaient 198 VOYAGE quitté leur patrie pour travailler à la conversion des peuples de l'Océanie, MM. Laval et Carret, amenés des rives de l'Amérique sur un navire anglais, abor- dèrent aux îles Gambier ou Manga-Reva, et nonobs- tant la réputation des habitants, ils se proposèrent d'y commencer leur œuvre de dévouement. Le canot qui les portait tenta vainement d'aborder sur Pile Aka-Marou, à cause des récifs qui la défendaïent. Le hasard seul les dirigea sur l’île voisine d’Ao-Kena. Les habitants les reçurent froidement, mais ils n’en essuyèrent point de mauvais traitements. Les nou- velles doctrines que préchaient les prêtres ne produi- saient qu'un étonnement stérile sur les insulaires qui pouvaient à peine les comprendre, tant elles faisaient disparate avec leur mœurs, leurs habitudes et leurs croyances. Cependant les hommes du peuple et surtout les femmes prêtèrent peu à peu plus favorablement l'o- reille à des dogmes qui rapprochaïent toutes les condi- tions et tendaient à abolir des prohibitions sévères et injurieuses. En outre on voyait des hommes désarmés et inoffensifs attaquer de front les dieux du pays sans qu’ils en fussent foudroyés, sans même qu'il leur arri- vât aucun mal; enfin mettant utilement à profit cer- taines notions médicales, ils eurent le bonheur de« guérir quelques malades. Cette dernière considéra- tion acheva de désarmer tout-à-fait la colère des na=« turels. Ceux-ci en vinrent à offrir spontanément à leurs hôtes des vivres et une cabane, puis ils les traïtèrent | L | DANS L'OCEANIE. 199 avec amitié et respect, enfin ils se laissèrent baptiser ; et la majeure partie d’Ao-Kena fut bientôt chré- _ tienne. Encouragés par un succès aussi Inespéré, les apô- tres entreprirent d'aller convertir les: habitants des autres îles. Manga-Reva étant la plus grande, la plus _ peuplée, et de plus la résidence du chef dont le groupe entier reconnaissait les lois et la souveraineté; c'était un point de la plus haute importance pour la réus- site de leurs projets. Les missionnaires s’y rendirent sur une frêlé embarcation; mais à peiñe y furent- ils débarqués que le peuple excité par quelques fana- tiques les reçut à coups de pierres. Non content de cet outrage, on voulut les exteriminer. Poursuivis et traqués, les dignes missionnaires qui étaient prépa- rés au martyre, si telle était la volonté du ciel, juge- rent cependant avec raison qu'il serait plus utile pour le succès de leur cause de chercher à sauver leur vie. Dans leur fuite ils purent gagner les hautes grami- nées qui couvrent les flancs du mont Duff, et ils. y trouvèrent un abri protecteur contre les poursuites de leurs persécuteurs. Ceux-ci, dans la rage qui les aninait, mirent le feu aux roseaux, dans l'espoir que les blancs ne pourraient pas échapper à ses atteintes: Mais le vent, tout en excitant l'incendie, suscita aussi des tourbillons d’une fumée épaisse qui déroba les fugiufs à la vue des sauvages; grâce à cette circons- tance favorable, ils purent s'élever dans la montagne, et vers deux heures du matin ls parvinrent an sommet. 200 VOYAGE De temps en temps, aux lueurs de l'incendie qui couvrait les flancs de la montagne, ils purent distin- guer les bandes de sauvages en armes qui les cher- chaient pour les égorger. Mais ce n’était pas tout; exténués de fatigue et de faim, ils étaient torturés par une soif ardente sans voir la possibilité d'être soulagés. S'armant de courage et de patience, ils se préparèrent à passer la nuit parmi les ruines d’une méchante cabane située près de la cime du mont, lorsqu'un bruit soudain vint ranimer leurs frayeurs. C'était sans doute lennemi qui approchait, et cette fois il ne leur restait plus qu’à recommander leur âme à Dieu; c’est ce qu'ils firent en effet. Cependant ils remarquèrent bientôt que le bruit partait toujours du même endroit et ne se rapprochait point. Ils prèête- rent l'oreille attentivement et reconnurent enfin que c'était le murmure d’une petite cascade qui tombait contre les rochers. Leurs craintes se changerent en actions de grèces à la providence qui leur envoyait déjà un soulagement inattendu dans leur détresse. Les sauvages, ennuyés de l’inutilité de leurs recher- ches, s'étaient retirés chacun chez eux. Alors les mis- sionnaires purent réussir à sortir de leur retraite, et avec de grands soins et beaucoup de prudence, ils purent retrouver leur canot qui avait été échoué au rivage, et s’en retournèrent à Ao-Kena. | Ils laissèrent ensuite s’écouler un certain intervalle pendant lequel ils accrurent encore leur renommée d'hommes utiles et chers à la divinité. Une circons= tance heureuse avança beaucoup leurs affaires DANS L'OCEANIE. 201 Le fils d’un des principaux chefs de Manga-Reva étant allé faire un tour à Ao-Kena, y tomba dange- reusement malade, les missionnaires fui prodi- guèrent tous leurs soins et eurent le bonheur de le sauver. Le bruit de ce succès miraculeux se répandit à Manga-Reva, chacun en fut ému, et le roi Mapou-teoa désira lui-même les voir. On se doute bien qu'ils se rendirent avec empressement à ses desirs, et cette fois ils furent favorablement accueillis. Aussitôt ils se mirent à prècher leur doctrine. Il est digne de remar- que que les hommes des classes supérieures furent les premiers à comprendre et à goûter les vérités qu on leur annonçait. À leur tête se distinguait Ma- toua, l'oncle du roi, grand-prêtre et sacrificateur qui abandonna ses pratiques pour embrasser le christia- nisme avec un empressement inoui. On ne peut douter queson exemple n’en ait entraîné bon nombre d’au- tres, particulièrement dans la classe du peuple. Les baptêmes commencèrent à avoir lieu et se succédèrent rapidement. Les habitants d’Aka-marou se rangerent bientôt à la foi nouvelle. Ceux de Taravaï furent les plus tardifs et leur conversion ne dataït encore que de deux ans lors de notre passage. Au milieu de ces succes, les missionnaires un moment arrêtés dans leur marche triomphante par des persécutions imprévues, furent obligés encore une fois de se retirer à Ao-Kena, dont les naturels continuérent de rester fidèles, après avoir été les premiers à écouter leurs prédications. 209 VOYAGE Hs attendaient donc une nouvelle circonstance qui leur permit de recommencer leurs labeurs évangé- liques; et elle ne tarda pas à se présenter. L'équipage d'une goëlette américaine (sans doute celle de ce Bill dont il a déjà été question) vint à Manga-Reva pour la pêche des perles, et ne tarda pas à maltraiter les naturels; après avoir souffert quelques temps, ceux- C1, poussés à bout, se réunirent pour repousser les étrangers. Un engagement eut lieu, mais les effets des armes à feu épouvantèrent tellement Mapou-teoa qu'il eut recours à l'intervention des missionnaires, qui réussirent par leur zèle, leurs prières et leurs remontrances à persuader au capitaine du navire de se retirer. Les sauvages avaient pris dans le combat deux matelots qu'ils se préparaient à massacrer. Mais les missionnaires les réclamèrent et leur fournirent durant la nuit les moyens de s'enfuir sur leur navire: Cette action eût pu leur attirer à eux-mêmes la co- lère des indigènes; mais ceux-ci furent sans doute si satisfaits d’être délivrés de leurs ennemis qu'ils ne s’en tinrent point offensés. Au contraire, lis furent tellement sensibles au service important qu'ils ve- naient de recevoir des missionnaires, qu'ils les regar- dèrent dès-lors comme des êtres d’une nature réelle- ment supérieure. Dès ce moment les deux prêtres obtinrent une influence sans bornes dans ces îles ; et peu à peu’tous les naturels se firent successivement chrétiens catholiques. Deux ans après MM. Laval et Carret, arriva Pé= vêque lui-même avec un renfort de missionnaires et . —_ DANS L'OCEANIE. 203 M. Latour. La conduite et les manières du prélat fu- rent si douces, si conciliantes et si persuasives, qu'il sut gagner tous les cœurs. Sa tenue pleine de dignité et la pompe des cérémonies n’ajoutèrent pas peu à l'attachement que les naturels ressentaient pour leur nouveau culte. Les missionnaires non contents d’avoir réformé le moral de ces hommes, s’occupèrent aussi avec acti- vité des améliorations matérielles. Par leurs soins, des plantes nouvelles furent introduites, celles qu'ils possédaient déjà furent mieux cultivées, des animaux imconnus leur furent apportés et nourris avec soin pourdeur assurer de nouvelles ressources à l'avenir. abanes devinrent plus logeables; enfin des efforts furent tentés pour leur ménager des habille- ments plus solides que ceux qu'ils avaient aupara- vant. | Toujours ces missionnaires se montrerent empres- sés de secourir et d'aider de tous leurs moyens les naturels dont ils avaient pris la direction. En même temps, toujours simples et modérés dans leurs be- sois, contents de la modeste soutane blanche qui était le costume de leur ordre, ils savaient aussi se borner aux aliments du pays et même aux mêts que les naturels leur avaient préparés. Toute leur ambi- tion, tout leur luxe, je l’ai déjà dit, se réduisaient à la construction d’édifices plus imposants pour le culte divin. Si en cela ils se troipaient, il faut du moins convenir que ce n'était point par suite de passions mesquines eL égoistes. 204 VOYAGE Par cette conduite sage, louable et modeste, ils avaient réussi à se concilier l'estime et l’attache-— « ment des naturels qui les considéraient comme leurs véritables pères. Leur respect et leur enthousiasme. pour M. de Nilopolis ne pouvait pas être surpassé. Presque tous mes compagnons s’unirent à moi pour applaudir aux succès de nos dignes compatriotes; et je crus m'apercevoir que les étrangers eux-mêmes; « Anglais ou Américains, nonobstant leurs préjugés et leurs préventions religieuses et nationales, ne pou- vaient s'empêcher de, rendre justice à la conduite exemplaire, à la modestie et à la charité sans b ri de nos missionnaires , vertus qui contrastaient. 2 fort avec la cupidité, HAE l'intolérance dés mé ihodistes, vices arrivés à un tel degré qu'ils étaien devenus le sujet de la réprobation universelle. E AS Le bruit des succès de la mission française $e ré- pandit jusqu’à Taïti, et la conduite de ces nouveaux apôtres toucha vivement les habitants de cette île déjà bien fatigués des leurs et de leurs exactions. continuelles. Dans leur langage naïf, «Les Fran= çais, disaient-ils, donnent toujours et ne deman- dent jamais, mais les Anglais nousdemandent tou- jours et ne nous donnent jamais riens» Aussi bon nombre désiraient-ils déjà vivement changer leurs directeurs spirituels. Les Anglais, justement effrayés de ces menaces et de ces dispositions nouvelles, trems à blaient à la possibilité de voir s échappé de leurs É mains l'autorité despotique qu'ils s'étaient arogée F dans cesîles; leur orgueil en était pour le moins aus j T4 DANS L'OCEANIE. 205 tant froissé que leur cupidité, et ils s'efforçaient d'y obvier autant qu'il était en eux en redoublant les plus sales et les plus ridicules calomnies contre l’é- vêque, les missionnaires et les Français en général. Leur refrain perpétuel était que la reine d’'Angieterre “enverrait châtier les Taïtiens, si elle apprenait QE devenaient infidèles à sa religion. Cependant, en 1835, MM. Laval ei Carret enhardis par les succès obtenus à Manga-Reva et apprenant les dispositions de plusieurs chefs de Taïti en leur faveur, crurent que le moment était arrivé de leur faire adopter les principes de l’église catholique en place des doctrines du protestantisme, et ils se rendirent à Taïti sur un navire anglais. Les missionnaires anglais et M. Pritchard à leur tête, avaient eu soin d'obtenir de la reine l’ordre de défendre aux Français de mettre les pieds sur l'île; mais ceux-ci, ayant débarqué dans le sud, loin de la résidence royale et du principal chef-lieu des missions, parvinrent à éluder cette dé- fense. Ils réussirent à se rendre assez paisiblement à Pape-iti et furent même quelquefois accueillis avec faveur par les insulaires. M. Pritchard et ses collègues. consternés à cette nouvelle, redoublèrent d’intrigues et de menaces sur l'esprit de la reine Pomare-Wahine pour les chasser de l'île. Celle-ci était peu disposée à prendre une me- sure aussi violente et alléguait à ce sujet que le roi des Français avait aussi des vaisseaux qui viendraient demander raison de l’outrage commis sur ses sujets. Enfin la pauvre femme céda et les principaux chefs 206 ” VOYAGE furent convoqués pour délibérer sur les mésures à prendre en cette occasion. Les avis furent partagés. Quelques-uns voulaient que les catholiques fussent admis à discuter publique- ment leurs doctrines avec les Anglais, afin que cha- cun püt juger les deux causes et adopter celle qui lui conviendrait le mieux. Pritchard ne put admettre de sang-froid l'idée seule d’une pareille épreuve. En effet, c'eüt été la ruine immédiate de son influence et de la mission tout entière. Les cérémonies catho- liques avec leur prestige et leur pompe, aux yeux des naturels, l'eussent bien vite emporté sur la sècheresse, l'aridité du rite protestant. Qu'on joigne à cela les cruautés, les tortures et l'espèce d’inquisition établie par les Anglais, et l’on concevra que les naturels au- raient saisi avec ardeur l’occasion d'échapper au joug de gens qui, sous le masque de la religion, sont de- venus pour eux des oppresseurs et des espèces de vampires. Aussi Pritchard fit valoir près des juges l’impuis- sance de la France et la vengeance de l'Angleterre prête à fondre sur Taïu. Il renouvela ses menaces_et ses invectives contre les catholiques. Bref, il réussit x obtenir la sentence du renvoi immédiat des * hommes dont il redoutait si vivement la coneur- rence. Jusqu'à ce moment, toute honteuse, toute InexCu=« sable qu'était la conduite des Anglais, on doit con= venir qu'ils étaient au moins dans leur droit. Dans Ja crainte de voir des intrus leur enlever. le do- DANS L'OCEANIE. | 207 maine qu'ils exploitaient fructueusement et paisi- blement depuis vingt ans environ, ils avaient usé de leur influence sur les naturels pour se débar- rasser des étrangers, et ils pouvaient se retrancher dans le motif que ceux-e1 étaient bien les maîtres chez eux. Mais Pritchard, dont l'arrogance et l'exigence s’ac- crurent par le succès qu'il avait obtenu dans cette affaire, ne connut plus de bornes et ne garda plus de mesures. Les deux prêtres catholiques avaient été ac- cueillis par M. Moerenhout, Belge établi à Taïti pour le commerce des perles et qui avait été nommé, par les Etats-Unis, le représentant de cette république. Hi faut observer qu'en cetie circonstance la conduite de M. Moerenhout était d'autant plus honorable qu'il compromettait ses intérêts vis-à-vis des Etats-Unis, car il était probable que les missionnaires américains, prenant fait et cause pour leurs coreligionnaires les Anglais , finiraient par lui devenir hostiles et lui fe- raient tout le mal qu'ils pourraient. Les deux catholiques s'étaient donc retirés dans une case que M. Moerenhout avait mise à leur dispo- sition, où ils disaient paisiblement leur messe et leurs prières. La sentence rendue par le conseil des chefs leur fut sigmifiée, et il leur fut intimé d’avoir à quitter l'ile sur-le-champ. Cédant à la force, ils ré- pondirent qu'ils étaient prêts à se soumettre à cette injonction ; mais ils demandaient du temps pour attendre le départ d’un navire qui püt les conduire à Manga-Reva, ou du moins à Valparaiso : s’engageant 208 VOYAGE d'ailleurs à ne faire en public aucune démonstration religieuse. Cette demande si naturelle fut rejetée brutalement à l’instigation de Pritchard. Puis, toujours à l’instigation de Pritchard, impa- tient de voir ses adversaires hors de l'ile, quelques bandits, sous le titre d'officiers de police, furent di- rigés sur la maison des missionnaires pour mettre le décret lancé contre eux à exécution. Pour qu’on ne püût leur reprocher le crime d'avoir violé le domicile d’un consul, le digne Pritchard trouva l'heureux ex- pédient de faire entrer ses satellites par le toit de la maison qu'ils défoncèrent ; ils tirèrent de force par cette issue les deux missionnaires français puis, on les traîna à la plage et on les jeta sur une petite barque de 20 tonneaux dont on contraignit le pa- tron à emmener ces deux prêtres où il lui serait agré- able. Sans doute on espérait les faire périr sur cette frêle embarcation. Il va sans dire que tous les objets que les missionnaires avaient apportés avec eux fu- rent pillés, leur perte fut estimée dans cette occasion à 10,000 francs, en y comprenant les faux frais de leur voyage. Du reste, le bateau sur lequel avaient été jetés si brutalement les deux missionnaires catholiques, ren-« contra au large de Taïti, un navire américain; ceux- É ci firent prix avec le capitaine de ce bâtiment pour être conduits à Manga-Reva, où ils opérerent enfin leur retour. M. Laval y reprit ses travaux, mais M. Carret« se dirigea immédiatement sur la France pour yrendren compte des mauvais traitements qu'il avait reçusainsi | DANS L'OCEANIE. . ‘208 que M. Laval à Taïti et en solliciter une réparation convenable. Voilà ce que j'appris à Manga-Reva; c’est ce qui me décida à passer à Taïti, afin d'aller yÿ faire une en- quête plus exacte encore au sujet de ces événements, et menacer la reine Pomare de la vengeance des Français, pour éviter du moins à mes compatriotes les fâcheuses conséquences d’une impunité qui ieur serait devenue funeste. Le groupe de Manga-Reva se compose d’une réu- nion de petites iles hautes, entourées par un immense brisant d'environ quarante miiles de circuit, dont le sol est assez élevé pour former une bande verdoyante dans la moitié de son étendue, depuis le N. O. jus- qu'au S. E., en passant par le nord. Cette bande de récifs laisse en divers endroits des solutions de con- tinuité, ou du moins des espaces où les coraux ne sont pas assez près de la surface des eaux pour en inter- dire l'entrée à de grands navires. Les deux principales sont celles du S. E. et du S. ©. que nous avons prati- quées et qui nous ont paru assez saines pour être ten- tées par de plus grands bâtiments que l’Astrolabe et la Zélée. I y en a une troisième dans le N. O. entre la grande île et Taravaï, dont l’accès est fort douteux, mais qui dans tous les cas pourrait servir seulement pour les petits navires. Parmi les îles hautes, les seules qui soient Labitées et même habitables, sont Manga-Reva, Faravaï, Aka- Marou et Ao-Kena. Manga-Reva qui est la principale n'a guère que quatre milles de longueur sur un mille I]. 14 210 VOYAGE de largeur moyenne. Dans sa partie méridionale seu- lement, où s'élève le mont Duff, sa largeur atteint deux milles et demi, ce qui donne à l’île entière la forme de la coquille appelée huître-marteau. Du reste, elle est si montueuse qu'il n’y a guère que les vallées de l’est et de l’ouest qui soient sus- ceptibles de culture. La surface est médiocrement boisée et les pâturages y dominent. On y trouve assez abondamment de l’eau pour les besoins des habitants; mais elle est fort difficile à faire pour les navires en relâche. Les trois autres îles habitées, Taravaï, Aka-Marou et Ao-Kena ont à peine deun mille à un mille et demi d’étendue, et la nature du terrain est telle qu'il n'y pourra jamais exister que des cultures très-bornées. Aussi je n'hésite pas à croire que dans leur état actuel de société, où les divers motifs qui s’opposaient à l'accroissement des habitants ont cessé d'exister, ces iles ne pourraient jamais atteindre plus du triple ou du quadruple de la population actuelle, c’est-à- dire de 6 à 8 mille habitants. Anga-Kavwita, ilot situé à la pointe S. E. de Tara- vai, autrelois réservé à la sépulture des principaux chefs, nourrit aujourd’hui quelques pauvres familles. Kamaka, Manoui, Nga-Roua, Maka-Pouet Mokii sur . Aka-Marou, ainsi que plusieurs autres sur la bande nord-est de Manga-Reva, ne sont que des rochers sans importance. | Il est donc fort probable que ces îles offriront peu « d'intérèt et cesseront d’être fréquemment visitées dès $ DANS L'OCEANIE. PE que la pêche des perles sera épuisée. C'est ce qui ne peut manquer d'arriver assez promptement, eu égard à l’avidité et au peu de jugement avec lesquels on la pratique aujourd'hui. Du reste, si par l’absence des navires les naturels doivent être privés des moyens de se procurer divers objets de consommation et d’habillements, sous le rapport des mœurs et de leur bonheur domestique, il est certain qu'ils n'auront rien à regretter. Arrivés au point où ils sont aujour- d'huïi , ils auront tout à perdre dans leurs rapports avec les peuples civilisés et bien peu de chose à gagner. Sans doute c'est une idée triste, mais qui n’en est pas moins vraie. Dans leur état primitif, ces îles ne nourrissaient aucun autre quadrupède que le rat. Il paraît que les naturels loin de chercher à détruire cette race, l'af- fectionnaient et se plaisaient même à les nourrir. H en résulta qu’ils pullulèrent au point de devenir très- nuisibles ; les missionnaires introduisirent les chats pour les détruire, et ceux-ci se sont multipliés à leur tour au point qu'il faudra peut-être aussi chercher les moyens d'en débarrasser le pays. On s'occupe très-ac- tivement d'y introduire aujourd'hui les autres races d'animaux utiles à l’homme. Déjà les chèvres y ont si bien prospéré que les missionnaires nous Invitèrent à leur donner la chasse, car elles allaient quelquefois dans les plantations des naturels. Les volailles, qui y réussissent aussi fort bien, passent promptement à l’état demi-sauvage et juchent en plein air sur les arbres, sans qu’on ait besoin de s’occuper d'elles. 2412 VOYAGE Les habitants de Manga-Reva avaient une religion analogue à celles des autres peuples polynésiens et reconnaissaient diverses divinités, dont les attri- butions étaient au reste assez al définies ; mais dont les noms se retrouvent aussi dans les autres archipels. Le tabou régnait dans toute sa force dans ce groupe avec toutes ses gènes et ses prohibitions. Enfin on ne peut douter, d’après leur aveu même et les documents recueillis, que ces sauvages ne fussent anthropo- phages. D’ordinaire leurs barbares sacrifices et'leurs odieux festins n'avaient lieu qu'aux dépens des enne- mis tués dans le combat. Pourtant quelquefois on les célébrait avec les corps d'enfants pris dans le sein même du peuple et assommés,. dans ce but. Aussi quand les enfants voyaient creuser et préparer un four en terre, et qu'ils ne connaissaient point de victime prête pour y rôtir, dans la crainte du sort qui les menaçait, ils avaient coutume de s'enfuir dans les roseaux de la montagne, dont ils ne sortaient que quand ils voyaient que le repas était accompli. On assure même qu'en un temps de disette, les parents poussèrent l'oubli des sentiments les plus na- turels, au point de sacrifier eux-même leurs propres enfants. Seulement pour n'être pas réduits à les dé- vorer eux-mêmes, ils avaient soin de les échanger entre voisins. Du moins il faut imaginer qu'ils n’en venaient à ces extrémités que lorsqu'ils étaient pres- sés par la famine la plus cruelle. Autrement, da population eût été bientôt détruite. | DANS L'OCEANIE. 213 Mais une autre coutume non moins barbare, tout inévitable qu’elle pouvait être, était la suivante : Quand deux tribus ou deux factions différentes s’é- taient fait la guerre, les membres de celle qui succom- bait étaient jetés sur de méchants radeaux et lancés sur les flots. Sans doute la plus grande partie se noyait, mais quelques-uns pouvaient être poussés sur les îles voisines, et c’est ainsi que plusieurs des îles Pomotou et même l'ile de Pâques ont pu être peu- plées, nonobstant la nature aride et stérile du sol. La population de Crescent, qui date d’une origine toute récente, est due à une émigration de ce genre qui ne remonte encore qu'à peu d'années, sous le règne de Mapou-teoa. | 1538. 15 Août. 914 VOYAGE CHAPITRE XXIV. Traversée de Manga-Reva à Nouka-Hiva. # Dès sept heures du matin, l'ancre fut dérapée et à l’aide d'une petite brise du N. E., nous nous diri- geàmes vers le milieu de la passe du S. E., entre Ka- maka et les bancs de sable à fleur d’eau qui forment la pointe S. E. de la grande ceinture de brisants. Le fond varie beaucoup dans l’intérieur, car il reste encore de 7 à 8 brasses jusqu'à trois encäblures au S. E. du mouillage , puis 1l augmente et s’élève après à 15 brasses jusqu’au récif extérieur ; là sur une lar- geur d'environ trois câbles , nous eùmes à lutter con- tre une houle énorme, qu’on suivit de l’œil à tribord jusqu'aux sables de Wolf, et à babord jusqu’à une certaine distance au sud de Kamaka. Dans tout cet espace, nous ne trouvämes pas moins de 7 brasses ; plus loin la mer est sans fond. Cependant quand la houle est très-grosse, ce passage pourrait offrir des DANS L'OCEANIE. ; 215 dangers, au moins jusqu'à ce qu'il ait été mieux sondé qu'il ne l’a été. A huit heures nous étions tout-à-fait hors des bri- sants, et je commençai à revenir sur tribord afin de doubler sous le vent les sables de Wolf; mais le vent avait passé au N. N. O., et je fus réduit à louvoyer dans l’ouest de Manga- va. Le lendemain le vent ayant continué à tourner jusqu'à l’ouest, je pus prendre babord amures et mettre le cap au nord et même au N. N. O., à raison de 6 à S nœuds. Sur les trois heures, nous passâmes à deux milles environ à l’est de la position où Moeren- hout a placé l’île à laquelle il a donné son nom. Bien qu'il fit un horizon assez clair pour distinguer une île basse à quinze milles au moins du haut des mâts, rien ne fut aperçu, et il faut en conclure, que l’île Moerenhout est mal indiquée, si toutefois elle existe. Il St vrai qu'un certain capitaine Dérius, qui prétend lavoir vue le 27 décembre 1835, l’a placée par 21° 59/ S. et 138° 32/ O., c’est-à-dire à un degré de PRE à l’ouest. Au coucher du soleil, nous nous estimions à 18 ou 20 milles au plus er le sud de l’île Hood, dont le vrai nom doit être Marou-Tea, ainsi que je le sus à Manga-Reva. J'aurais été bien aise de reconnaître cette île, pour arrêter sa vraie position, mais il me répugnait de perdre une nuit entière en panne, et je laissai porter à l’O. N. O. oaË doubler Marou-Tea à bonne distance. Ce nom de Marou-Tea me rappela que c'était le lieu 1838. Août. 16. 1838. Août. 216 VOYAGE u’avait choisi pour fonder son empire, mons Guillou, “ q ; , un des deux aventuriers français établis à Manga- Reva ; car on saura que ce Guillou, tout abruti, tout ignorant qu'il était, avait sérieusement l'envie d'être roi. Il s’indignait, disait-il, à la pensée de servir un être aussi stupide, aussi inepte que Mapou-teoa. Il ajoutait que la couronne lui avait été offerte, et il l'aurait probablement acceptée s’il n’eût craint de trouver les missionnaires peu disposés à favoriser ses desseins. Au moins se proposait-il d'aller régner sur l’île Marou-Tea. Il est vrai qu’elle était alors inhabitée; mais il comptait avoir pour sujets, sa femnié, son en- fant et les nigauds qu’il espérait enrôler sous ses drapeaux. C'était dans ce but qu’il avait construit la pirogue que Je l'avais engagé à céder aux mission- naires; mais il avait sur-le-champ remis sur les chan- üUers la quille d’une autre chaloupe qui devait lui ser- vir à effectuer ses projets de grandeur future. C’ést le cas de s’écrier: Où diable la manie de trôner va-t-elle se fourrer!.... Sans contredit Sancho à l’île Bara- tarla eût été un vrai Salomon en comparaison de ce qu'il y avait lieu d'attendre de ce Guillou une/fois déguisé en roi. Toutefois je dois déclarer à son honneur qu'il tint la parole qu'il m'avait donnée de faire ma provision de pourpier à mon départ, tandis que son confrère Marion oublia complétement la sienne. Aussi Guillou reçut-il de moi quelques bouteilles de vin en retour et je pense que leur contenu aura été plus précreux + Pr , DANS L'OCEANIE. 747 pour lui qu'aucun des diamants de sa future cou- ronne. Comme il soufflait une jolie brise d’ E. S. E., avec un beau temps, je remis le cap au N. O. filant de 5 à 6 nœuds. Vers cinq heures du soir nous devions nous trouver à deux ou trois milles au plus de la position que donna Wilson pour son île Duff, position qu'oc- cupait encore une certaine île High-Island, indiquée par M. de Krusenstern, d’après l'autorité d’ailleurs bien équivoque de l'Américain Reynolds. L’horizon nous aurait permis de distinguer une île basse jusqu’à quinze milles de distance au moins, à plus forte rai- son une île haute. C’est donc encore une terre fort incertaine ou du moins mal placée. La brise tombe presque entièrement et la chaleur devient déjà très-importune par 20° lat. S., bien que le thermomètre ne marque que 25 et 26°; mais la proximité des îles basses contribue sans déies) à la rendre plus sensible, en donnant plus de pesanteur à l'air. : La brise ayant repris au S. E., nous courons au N. : E. et N. 5 N. E., vers l’île Minerve que je désire reconnaître, ainsi que l’île Serles, avant de mettre définitivement le cap sur larchipel Nouka-Hiva. Me! onze heures un quart du soir, le point ne nous plaçait plus qu’à 15 ou 16 milles au plus de Minerve; je cou- rus des petits bords pour laisser le reste de la nuit s'écouler. Depuis huit heures du soir, à la suite d’un petit grain de pluie, la brise avait beaucoup fraichi de là partie de l’est. 1838. Août. 17. 158) 19. 1838. 20 Août. Lot «if Le. 1 op "4 ec 218 VOYAGE Dès cinq heures du matin, je fis servir en forçant de voiles et mettant le cap au N. {N._E.; mon inten- tion était de doubler l’île par le S. E., puis de prolon- « ger sa bande du N. E., enfin de vider sans retour la question relative à l'identité de l’île Clermont-Ton- nerre du capitaine Duperrey avec l’île Minerve. Mais à six heures et demie la pointe S. E.de Minerve se montra à toute vue droit devant nous, et nous étions presqu’au plus près du vent. Désespérant de pouvoir la doubler par l’est, je laissai porter en plein, attaquant ainsi l’île vers le milieu de sa bande du S. E. Comme nous allions bon train, ses arbres s’élevaient rapide- ment sur l'horizon. Arrivés près de l’île, nous avons vu un brisant qui la défendait dans toute son étendue, s’éloignant au plus de trois où quatre encäblures de la plage et allant s’y réunir aux deux pointes S. E. et N. O0. Comme nous rangions celle-ci à moins d’un mille de distance, nous avons aperçu huit ou dix naturels entièrement nus, dont quelques-uns por- taient des lances. Du reste, tous nous ont semblé très- basanés et ressemblant beaucoup aux habitants de Manga-Reva. L'île, malgré son peu de largeur (car elle ne pa- raît être qu'une langue de terre fort étraite), est bien : boisée d’un bout à l’autre, avec quelques arbres qui élèvent leur cime as des autres. On yre- marque des Pandanus en assez grand nombre; les” cocotiers y sont moins fréquents, peu touffus et très=n clair-semés. La mer nous a offert des phaétons ; des“ DANS L'OCEANIE. 219 mouettes blanches et quelques beaux trigles aux na- ts geoires d’un rouge pâle. À dix heures et demie, le travail de M. Dumoulin sur l’île Minerve étant terminé, j'ai laissé porter à l’ouest, filant de 6 à 7 nœuds afin de rallier l'ile Serles. | | | .. De bonnes observations nous font placer la pointe N. 0. de Minerve par 138° 43/ long. O., c’est 7 mi- nutes de moins que M. Duperrey, et 9 de plus que Beechey. Les montres de la Zélée s'accordent à la minute avec les nôtres. | = À midi nous voyons encore la.pointe N. O. de Mi- ervéide dessus le pont, mais prête à disparaître sous Phorizon dans le S. 71° E., et un quart d'heure après “à vigie signalait l'ile Serles dans l'O. { N. O. Dans toute la traversée j'ai soin de faire veiller attentive- ment dans la partie du nord sans rien découvrir. Il est done très-probable que Clermont-Tonnerre de M: Duperrey n’est vraiment autre que Minerve, dé- couverte l’année précédente par le capitaine, Bell. Cependant je conviens que le doute ne sera compléte- ment résolu que par le navigateur qui aura fait une route parallèle à la nôtre au Moins de 45 milles plus au nord. he. | Bientôt nous atteignimes la pointé est de Serles que distingue un bouquet d’arbres plus élevés que le reste. La pointe ouest est elle-même signalée par une touffe encore plus élevée, ce qui de loin lui donne tout-à-fait l'apparence d’un morne haut de 30 à 50 metres. Près de cette pointe se montrent les seuls 21. 220 VOYAGE s. cocotiers de l’île qui sont du reste assez nom—. breux. Fi Nous longeàmes toute la bande cpl " un ou deux milles de distance. De ce côté la mer vien briser à la plage même, tandis qu’au sud le récifs forme un petit lagon plus étendu qui paraît en outre obstrué par des bas-fonds et des rochers à fleur d’eau. | Vers la moitié de l’île, nous remarquâmes une case qui nous parut être de construction européenne, car. son toit était formé par des poutres Juxta-posées, mode de construction entièrement étranger ai 1e vages des Pomotou. Près de là nous aperçümés.quel ques naturels, qui se mirent à courir le long de la‘ plage en nous faisant des signes, comme pour nous appel eh les uns entièrement nus, les autres couverts de que n ques guenilles, tous tbe et toujours de la même race. Parvenus à quatre heures devant la pointe ouest et à moins d’un mille de distance, je remis le cap au. nord, filant 8 nœuds, avec une belle brise d'est. Dé- sormais mon but était de rallier le plus promptement possible l'archipel de Nouka-Hiva. C’est pourquoi je ne voulus pas once un plus grand nombre des îles Pomotou, dans la crainte d’être entraïné sous Je vent par les courants qui portent constamment" l’ouest dans ces parages et de on même temps, les vents varier au N.E., ce qui m'eût fait manquer. mon but. | | En effet, dès le jour suivant le vent varia au N. EM | | | DANS L'OCEANIE. 4 et nous ne pümes guère porter qu'au N. N. O., ce qui nous mettait déjà sous le vent des Marquises. Si le courant avait été violent dans l’ouest, j2 me serais vu forcé d'y renoncer. Mais il n’y en eut pas de sensible dans cette partie. Ainsi tout en restant tout-à-fait- à la bouline, nous pümes nous maintenir sur la direction convenable, et le 24, à dix heures du matin, la vigie signala la terre dans le N. 0.5 N., à pt distance. C'était Vile Otahi-Hoa ou Christina de Mendana. Sur-le— chap, je fis mettre le cap au N. N. O. pour prolon- ger la côte orientale de cette ile et vérifier en même temps si le Rock-Ship de la carte d’Arrowsmith existe réellement. De quatre heures à six, nous prolongions à quatre ou cinq milles de ue la côte est d’Ofahi-Hoa ; c’est une terre très-haute, couronnée de pitons aigus et bien boisés; la plus grande étendue est tapissée d’ une herbe ni tane comme à Manga-Reva; mais 8 les ravins sont abondamment pourvus d'arbres, et Von en retrouve jusque sur la crête des montagnes. Bien que la côte soit assez accidentée, le plus souvent elle est escarpée et sans plagegu bord de la mer; je ny ai distingué non plus aucune apparence de baie. Enfin on n’y remarque ni cabanes, ni pirogues, ni | aucun feu, ce qui annonce que de ce côté du moins sa population doit être très-faible. Dans la montagne, un point blanc m'a paru d'abord être une fente dans un rocher, mais en observant avec plus d'attention, j'ai fort bien pu 24. 183$. Août. 25. pureté, et cependant nous ne pûmes rien voir. C'est 222 VOYAGE supposer que c'était peut-être une route nouvelle pour l’eau de quelque cascade éclairée par le soleil; ce qui la faisait trancher et briller sur la couleur plus terne du reste du sol. À six heures, nous dépassions la pointe nord ‘île, et là nous ne devions être qu’à dix milles au plus du Rock-Ship. L’horizon était d’une admirable donc encore un point dont l’existence est fort dous "LU teuse. L # L 0 Je fis le signal au capitaine Jacquinot de passèr à poupe de l’Astrolabe, et quand il fut assez près, je lui hélai, au porte-voix que je comptais tenter le jour suivant l’entrée du port Anna-Maria, qu'il eût donc à se tenir prêt à mouiller par 20 brasses, dans le cas où le calme ou des brises contraires nous mpéchéraidl de gagner le fond de la baie. | L) Puis je continuai à faire route au nord sous 1e hu- niers, à raison de cinq ou six nœuds. | À quatre heures du matin je mis en panne, dans la crainte de dépasser Hiva-Hoa. À cinq heures et demiés je laissai porter à l’ouest et l'O. S. O. pour prolonger la bande méridionale de cette île qui est étendue et composée de terres hautes, bien accidentées et mé” diocrement boisées. À leur base se montrent quelques, petites plages, mais on n’aperçoit que quatre case perchées sur le sommet de mornes élevés. Quelques cascades forment des filets argentés dont la teinte | se détache sur lasverdure générale. 3 ETES Sur la gauche, nous avons laissé Motété petit | DANS L'OCEANTE. 223 île haute et montueuse,mais sans apparence d’habita- ne os tions; sur l’avant à babord nous voyons s'élever peu à peu Tao—-Wati ou Madre de Dios de Mendana. C’est encore une ile haute, mais peu étendue et séparée de Hiva-Hoa ou la Domenica par un canal à peine large de deux milles. Dans sa partie du nord, nous remar- quâmes une petite vallée d’un aspect plus agréable que le reste du terrain et devant laquelle se trouve . une petite baie qui paraît être un abri sûr, si le fond est de bonne qualité. | En donnantedans la passe qui paraît être bien sai- ne , nous aperçûmes près d’une des cabanes dans-la _ montagne, un naturel qui hissait et amenait succes— sivement une sorte de drapeau blanc. À tout hasard je fis hisser nos couleurs. En ce moment même il survint quelques grains si épais qu’ils nous mas- * quaient parfois l'aspect des deux côtés malgré leur proXimité. Heureusement les sommets restaient visi- _ bles; je continuai notre route, et à midi nous étions hors de la passe ; désormais abrités par les terres nous favonsperdu le vent, et nous sommes restés à la merci de folle brises et de courants irréguliers, à un mille au plus des terres de la pointe occidentale de Hiva- - : Hoa. , Pendant ce temps deux pirogues parties de la côte réussirent à nou# atteimdre; chacune d'elles était montée par un homme ét deux enfants. Ils n’appor- taient que quelques cocos et quelques poissons qui eurent bientôt trouvé des acheteurs ”. * Note P2/. e e mr. 12 1838. Août, 224 VOYAGE Ces hommes sont bien tournés, vigoureux , agiles, . plus où moins tatoués et porteurs de figures intelli=" gentes. À bord ils se comportèrent décemmentet se contentèrent de recevoir ce qu’on leur donna en paie- ment, sans faire la moindre tentative de larcin. Tout en montrant de la confiance, ils sont déjà d’habiles. brocanteurs. L'un d'eux plus accoutumé au com-" merce avec les blancs, me donna les noms des diffé- | rentes îles de l'archipel, et ces noms se rapportaient « assez bien à ceux que j'ai adoptés sur ma carte de l'Océanie et dans le Voyage pittoresque. Pour m'invi- 1 ter à aller mouiller sur l'ile Hiva-Hoa, ils m'ont assuré que j y trouverais beaucoup de cochons , de patates, de bananes, de femmes, appuyant sur ce der- | nier mot avec une intention très-marquée comme des“ gens persuadés que ce serait à Largument le plus puis-. sant poûr me déterminer. Mais quand ils virent que leurs instances étaient inutiles , et que j'étais décidé an aller à Taïo-Hae sur Nouka-Hiva, ils nous quittèrent« pour aller faire un tour sur la Zélée où ils espéraient” peut-être mieux réussir e Le capitaine Jacquinot profita du calme pôür venir me voir, et je lui donnai de nouveaux renseignements poe arrivée au mouillage à défaut de plan dont je n'avais même pas un Croquis impagfait. Je lui com- muniquai aussi la défense relativelau commerce dela poudre que J'avais signifiée déjà à bord de T'Astrolabe, pour la faire mettre également à exécution à bord de son navire. J'avais déjà pu acquérir la centitude que si je tolérais de la part des officiers des échanges d e- . . DANS L'OCEANIE. 225 poudre contre des objets d'industrie, cette denrée ne tarderait pas à perdre sa valeur, et je n'aurais plus aucun moyen de me procurer des vivres pour l’équi- page ; et cela sans parler des abus auxquels ce bro- cantage pourrait donner lieu. En conséquence , je chargeai le lieutenant M. Roquemaurel d'annoncer aux officiers, élèves et matelots que le commerce de la poudre serait sévèrement interdit, à moins qu’il n’eût pour but d'obtenir des provisions de bouche pour les tables. Comme en toute circonstance sem- blable, je donnai le premier l'exemple de la soumis- sion à cette loi. À peine M. Jacquinot avait-il débordé de lAs- trolabe , que deux nouvelles pirogues vinrent nous accoster. Chacune d'elles, très-étroite et montée par quelques naturels , se composait d'un tronc d’arbre creusé et assez proprement travaillé. Deux planches artistement cousues sur chaque côté du tronc ser- vaient de plats-bords à la pirogue. L'un de nos nouveaux visiteurs, homme d’une “quarantaine d'années , bien fait, bien bâti, monta à bord sur-le-champ, comme une vieille connaissance, se fit indiquer le capitaine ; puis sans regarder un seul des autres, s’avança directement vers moi, et me salua avec aisance en me donnant une poignée de main que j'acceptai. Voyant que je l’accueillais, il débuta par m'annoncer dans une espèce de jargon mêlé d'anglais , d'espagnol et de nouka-hivien, qu'il avait beaucoup navigué avec les Anglais et les Améri- cains, qu'il était allé en Angleterre et même à Gou- JIT, e 15 1838. Aoû!. 1338. Août. ham, enfin qu'il savait parler anglais. Puis il se redressa et se donna des airs d'importance tout-àa-fait amusants. Voyant que mon homme était si savant, sans per- dre de temps je lui demandai les noms des îles de l'archipel; aussitôt 11 me donna d’une manière tres- positive les noms suivants : 1° Pour Magdalena, Fatou- hiva ; 2° pour Pedro, Motane, mhabitée; 3° Christina, Tahou-aita; 4° Domenica, Hiva-hoa; 5° Hood , Fatou- houkou , inhabitée; 6° Houa—poua, Houa-—poou; 7° Nouka-hiva, Nouka-hiva ou Nouhiva; 8° Houa-houga, Houa-houna, 9° Hiaou, Hiao; puis enfin une petite ile Kikimaï, qu'on doit peut-être rapporter à Motou-iti. Ce sont là les désignations que j'emploierai désormais comme les plus authentiques que j'aie pu obtenir. Mon brave ami jugea alors à propos de m'appren- dre que son nom véritable était Moë, mais qu'il avait" aussi un nom angiais qui était Ouram Malbrouk, et je conjecturai que ce devait être la corruption de William Malbouroug, l'un de ces sobriquets dont les anglais sont si prodigues envers les sauvages. Moë sem donnait pour un chef ami du roi de Hiva-hoa nommé Tioka et presque son égal. Il était originaire de Tahou-ata, mais établi depuis une trentaine d'années à Hiva-hoa, dont il était devenu citoyen. 4 Sur Hiva-hoa résidait un blaric ( Américain ) quil m'a nommé Kiri-kiri, probablement Gray. Él quelque chose d’approchant. À Taïo-hae 1l y a aussi des blancs établis, savoir un Anglais et un Américain. Les habitants de Hiva-hoa et de re -aïla sont en 226 VOYAGE : # j 4 DANS L'OCEANIE. 227 guerre et s'administrent mutuellement des coups de lance et de bouhi (fusils), toutes les fois qu'ils peuvent en trouver l'occasion. Sur cela je lui fais observer en souriant qu'ils doivent s'entre-croquer à belles dents. Mais prenant un air sérieux , 11 répond négativement, tout en con- fessant qu'autrefois c'était la coutume, mais qu’au- jourd'hui les morts sont enterrés. Je suis disposé à croire qu'ils se cachent de cette action vis-à-vis des Européens; mais quand ils _ espèrent pouvoir le faire hors de leur présence, je doute fort qu’ils en soient venus au point de se priver définitivement de ce régal. Suivant Moë , les habitants de Nouka-hiva seraient aujourd’hui en paix entre eux, et Keata-nouï com-— manderait encore ceux de la vallée de Taïo-hae. Le roi de Tahou-aita se nomme Hio-tete. C’est un mau- vais homme, et il ne peut en être autrement puisqu'il est ennemi. Ces deux mots sont toujours synonymes chez les sauvages, et bien souvent même chez les peuples soi-disant civilisés. Le roi de Fatou-hiva se nomme Taïi-Hiohio. _ Pour m'engager à aller mouiller en son île, Moë m'assura qu'un peu en dedans de la pointe près de . l'extrémité ouest de Hiva-hoa, et sur sa bande nord se trouve un mouillage commode, tout aussi sûr que celui de Taïo-hae. Sans doute j'aurais été bien aise de pouvoir constater ce fait, mais j'étais si pressé par le temps qui s’enfuyait avec vitesse que je ne voulus pas 1538. Août. 228 VOYAGE 188. mexposer à perdre un ou deux jours dans une re- cherche qui serait peut-être inutile. Après m'avoir donné ces renseignements avec une rare intelligence et des formes très-polies , Moë s’enhardissant de plus en plus, me prend à l'écart et me fait signe qu'il a quelque chose à me dire en secret. Je l'invite à parler. Alors prenant l'air le plus insinuant et le plus doucereux du monde, il me représente que Je suis un très-grand chef, mais qu’il est aussi un grand chef, et qu'étant aussi riche que je le suis, il est juste que je lui donne des canons et des fusils ( boubou et bouhi). L'air et le ton qu'il prenait en me contant cela étaient si comiques que j'eus beaucoup de peine à m'empêcher de rire; cependant je lui répondis d’un grand sérieux que ces objets étaient fabous et qu'ils appartenaient au grand chef des Français qui me punirait, si j'en disposais sans son ordre. Content de cette objection , sans se déconcerter le moins du monde , il me dit que je pourrais au moins lui donner poura, de la poudre. Quant à cet objet, je convins que je pouvais lui en donner et même beau- coup, mais qu'il fallait des cochons, des patates et des bananes en retour. Cette fois il insista en prenant, un air suppliant, je lui répondis sur un ton aussi piteux que le sien, que mes hommes avaient grand faim , et quesi je ne leur procurais pas des vivres pour de la poudre, ils finiraient par se fâcher contre moi, et me casser la tête. Moë fut-1l réellement la dupe de ma défaite ou bien mi. DANS L'OCEANIE. 229 le rusé compère la prenant pour ce qu'elle était, jugea-t-il plus à propos de s’en contenter? C’est ce que j'ignore. Mais ce qui est certain, c’est qu'ayant l’air d'admettre toute la justice de mon refus , et Sans en paraître le moins du monde contrarié, 1l me pria avec la plus parfaite aisance de lui donner du tabac. Sans doute je lui aurais accordé de grand-cœur cette faveur, si je l'avais pu, mais il me prenait là par mon faible, comme naguère la pauvre femme Pèêche- rais au hâvre Pecket. Je jugeai donc à propos de m’en tirer par une gasconnade. Affectant un air de mépris et presque comme si j avais été offensé d’une pareille dermande, je lui représentai que le tabac était {abou pour un grand chef comme moi, que c'était tout au plus bon pour les matelots et les chefs inférieurs, et que j'étais bien surpris que lui Moë pût en user s’il était réellement un chef de distinction, qu’au surplus il eût à s'adresser pour cela aux matelots. Rien ne de- vint plus plaisant que la figure de Moë; le brave sau- vage me regardait d’un air singulier, puis il tournait la tête vers les officiers dont plusieurs en ce moment même avait la pipe ou le cigarre à la bouche. On voyait en lui la lutte de la vanité avec la sensualité. Enfin M. Demas lui ayant offert un paquet de tabac, ce dernier sentiment l’emporta, et il accepta, mais avec un certain air de protection, comme s’il eût fait une faveur à son donateur. Ces sauvages, en guise de pendants d'oreilles, por- taient des petits morceaux d’ossements de baleine ou de cochon, travaillés d’une manière assez délicate et L 1838. Août. 1838. Août. 130 VOYAGE quelquefois ornés de petites têtes humaines sculptées: M. Roquemaurel avait apporté un rasoir un peu usé, pour essayer de l’échanger contre un de ces objets: Je ne sais si Moë vit le rasoir, ou si l’idée lui en vint spontanément; quoi qu'ilen soit, il s'empressa de m'en demander un comme une chose toute simple; je lui dis que je n’en avais point, mais je lui fis comprendre, en lui montrant le lieutenant, que ce chef lui en cé- derait un s’il voulait lui donner en échange ses pen- dants d'oreilles. Il parut d’abord y consentir; mais quand il eut le rasoir dans les mains, il le considéra en faisant une grimace indiquant le mépris au plus haut degré, puis il le rendit avee dédain à son pro- priétaire, après m'avoir expliqué que la lame était trop mince et trop étroite, et qu'en la frottant sur la pierre elle serait bientôt usée : par un geste expressif, il fit comprendre qu'il en désirerait un de six pouces de long sur trois pouces de large et épais à proportion. Je lui montrai un tranchant de cette dimension et plus grand encore ; cette fois il vit bien que je me mo- quais de lui, et il fit semblant de s'occuper de toute autre chose. Cependant le rusé matois suivait le rasoir du coin de l'œil. Puis au bout de quelques minutes il le redemanda comme pour l’examiner de nouveau; après avoir tenté de l'obtenir pour un seul de ses pendants d'oreilles , 1l finit par les livrer tous deuxs mais non sans avoir développé un talent de négoce bien remarquable, et qui aurait pu faire honneur au juif le plus exercé. Je fis servir un verre de grog à Moë qui l'avala 4 { DANS L'OCEANIE. 231 avec beaucoup d’aisance et de gravité, après m'avoir salué d’un at your health et en remerciant ensuite par un denke (thank’ee ). I eut soin d'ajouter qu'il con- naissait aussi fort bien le sucre, le café, le thé, la bière, le pain, etc. È Comme il examinait la roue du gouvernail d'unair capable, je lui demandai s’il serait en état de gouver- ner un navire : d'un sang-froid impertubable il répondit me steer ship very well, et Ss’offrit à m'en donner ia preuve. Quand il ne prend pas son air bouffon, la tour- nure de Moë est noble, grave et assurée; il a soin de ne point se compromettre avec les matelots. Il affecte un ton de supériorité vis-à-vis ses compatriotes, et vient me les présenter avec beaucoup de convenance et de dignité à mesure qu'ils montent à bord, puis il à som de les faire retirer au large. Cependant une petite brise d’est s'est relevée, et nous avons déjà quitté l'abri de l’île, aussi la mer est-elle un peu clapoteuse. Moë me le fait remarquer et me montre qu'elle fatigue sa frêle pirogue. Puis il. me demande avec beaucoup de politesse la permission de s’en aller. Alors je lui propose de renvoyer sa pi- rogue et de m’accompagner sur le navire à Nouhiva; il répond tranquillement qu'il y consent et reste vo- lontiers , si je lui promets de le ramener ensuite sur son île , mais que dans le cas contraire ce serait pour lui une mauvaise chose. Comme je ne voulais pas tromper ce pauvre diable , m1 le mettre dans l'em-- barras, je fus le premier à le congédier. 1838. Août. Août. 232 VOYAGE Avant de me quitter, il me prie encore de lu donner un papier écrit avec les noms des deux nawi- res et de leurs capitaines, pour pouvoir le montrersa ceux qui viendraient après devant son île. Il m'avait si bien amusé et j'avais été si-satisfait de son intelli- gence et de son bon sens, que je lui fis cadeau d’une médaille en bronze de l'expédition, après lui avoir expliqué son contenu, son but et sa destination; ilen parut enchanté. Je le croyais parti et nous étions encore à rire du spectacle qu’il nous avait donné, quand il reparut tout à coup pour nous donner un nouveau plat de son métier, digne des autres. Un de ses camarades, en voyant son rasoir, avait eu l'envie d’en avoir aussi un, et Moë s'était chargé de négocier l’affaire pour lui. M. Dumoutier avait témoigné le désir d’avoir des pendants d'oreille et je l’abouchai avec Moë. Aussi le marché fut-il bientôt conclu. Le rasoir livré par M. Dumoutier, était plus neuf et par conséquent plus épais que celui de M. Roquemaurel, Moë le reçut avec un air bien marqué de convoitise et de regret tout à la fois ; puis revenant tout pensif, il nous regarda en nous faisant signe de nous taire, et comme se ravisant tout à coup par un geste d’une admirable prestesse il ôta le rasoir qu'il avait soi- gneusement enveloppé dans un morceau de tapa, et le substitua au dernier qu'il venait de recevoir, puis alla le présenter d’un air sérieux à son collègue qu'il eut l'air de féliciter. Mais il me jeta un coup d'œil de côté comme pour me dire, ce n'est qu'un sol, DANS L'OCEANIE. 233 voyez comme je l’ui mis dedans. Enfin il poussa l’autre hors du bord et décampa. Chacun de nous rit de bon cœur de ce nouveau tour de Scapin, et surtout des.gestes dont il fut accompa- gné. Moë durant son long séjour avec les matelots, avait admirablement profité des leçons de cette espèce d'hommes qui se trouvent destinés dans chaque équi- page à amuser les autres par des tours d’escamotage et de passe-passe ; mais il faut Convenir que la nature avait dû le former à l'avance pour ce métier. Du reste tout en lui annonçait l'intelligence, sa partie fron- tale était bien développée, et je suis persuadé qu'avec une bonne éducation il eût pu devenir un homme remarquable dans son genre. Ilest juste d'observer que bien qu'il eût vécu avec les matelots, Moë s’exprimait toujours avec une grande civilité, avec des manières très-polies et n’a vait jamais de jurons à la bouche. M. Demas en lui parlant espagnol proféra en plaisantant le mot caraxo. Moë sut très-bien lui faire observer avec politesse que c'était là un bien mauvais mot à prononcer. Moë comme ses camarades avait la peau de couleur peu foncée , dans les endroits où il n’y avait point de tatouage ; les traits de ces hommes m'ont paru beaucoup plus expressifs que ceux des habitants de Taïti ”. 3 À l’aide d’une jolie brise de l’est, nous avons pu faire route au N. N. O. La côte septentrionale de cette ” Notes 125, 126 et 127. 1838. Août. 234 VOYAGE 5%. île s’est peu à peu développée en entier; comme celle du sud elle est montueuse, peu boisée, et sillonnée du haut en bas par des ravins profonds qui semblent indiquer que l’île entière se réduit presqu'à l’arête centrale. Nous avons laissé sur notre droite Fatou— houkou , qui n’est guères qu’un rocher de peu d'é- tendue. À 9 heures 30! nous-avons aperçu Houa-s houna devant nous, et comme le point ne nous en: plaçait qu’à huit milles environ , à dix heures nous avons mis en parine tribord amures. 26. À cinq heures du matin , je laissai porter au nord, puis à l'O. S. O. et prolongeai à deux milles de dis-. tance la côte sud de Houa-houna, côte qui paraît bien saine, mais qui n’offre aucune apparence de mouil- lage. L'île elle-même est très-haute, bien accidentée, couverte d’une belle verdure avec des bouquets d’ar- bres dans les ravins. Mais le bord de la mer est dé- pourvu de plage, et mes yeux même armés de Junettes ne purent y saisir aucun indice de popula- tion, bien qu’on nous eût assuré qu’elle était habitée. Sa bande méridionale est flanquée de deux îlots, l’un: élevé et escarpé, l’autre bas et très-plat. Quand nous eûmes dépassé Houa-houna , nous. gouvernämes directement sur Nouhiva dont les mon- tagnes se développaient dans l’ouest, tandis que celle: de Houa-Poou se montraient confusément dans le S. O0. Nous avons couru rapidement, poussés par une belle brise d’est. | Au navigateur qui vient de l’est, le cap Martin, pointe S. E. de Nouhiva, se présente sous la forme 2 "E DANS L’'OCEANIE. 235 d’unéfalaise nue, noire, taillée à pic et surmontée par 1855. une roche quadrangulaire qui simule assez bien la forme d’un vieux château en ruines. Mais pour celui qui vient du sud et du S. O., cette forme fait place à celle d’un gros pouce incliné vers la mer. À midi précis , nous passâmes au sud-et à un mille au plus de cette pointe, et bientôt la vaste baie des Taï-piis se découvrit à’nos regards, avec sa double anse et ses riants coteaux, mais sans ces villages po- puleux , ces jolies habitations et ces nombreuses for- teresses citées avec emphase par Porter et Paulding. Tout ce que je pus apercevoir fut trois ou quatre pe- tites cases perchées sur le penchant des collines. Cette baie paraît d’un accès facile et libre de dan- gers, seulement il faut veiller à une petite roche qui s'élève environ à un mètre au-dessus de l’eau, à deux encâblures de la pointe Martin. Continuant ma route sous toutes voiles le long de la côte de Nouhiva, je cherchais attentivement les deux ilots et la raie blanche que Porter signale pour la reconnaissance de l'entrée de la baie Taïo-thae ou Anna-Maria. Longtemps je ne vis rien ; enfin je reconnus la sen- tinelle de l’est, roc nu, noirâtre, haut, irrégulier et . séparé de l’île par un canal de 100 mètres au plus de large, puis la raie en question, iraçant à peu de dis- tance à droite un sillon presque perpendiculaire qu’on prendrait volontiers pour une cascade; enfin un peu plus loin, la sentinelle de l'ouest, ilot conique assez élevé et d'un aspect grisätre mais moins terne que celui du premier. 236 VOYAGE rt q Dès-lors ma marche est devenue assurée, ja gou- verné sur la sentinelle de droite que j'ai contournée à moins de cent brasses de distance, en venant promp- tement sur tribord. Puis j'ai gouverné sur le fond de la baie qui s’est bientôt montrée dans toute son éten- due avec ses riantes plages, ses frais ravins et sur- tout sa majestueuse enceinte de hautes montagnes qui lui donnent l'aspect d’un immense amphithéatre, Favorisés par une charmante petite brise du sud, nous avançämes paisiblement vers le fond de la baie, où se balançait un navire baleïinier à trois mâts qui hissa son pavillon (américain ). À mi-chemin, nous fûmes accostés par une baleinière. Un homme monta à bord qui se dit être Américain des Etats-Unis, se nommer Hutchinson, et être établi depuis deux ans dans l’île. Puis il se mit à vouloir me faire des ques- tions, et enfin il m'offrit ses services comme pilote. Je l’envoyai se promener et je lui répondis sèchement qu’il voyait bien que ses services m'étaient inutiles, et qué je savais où il fallait mouiller. Puis je continuai ma route sans plus m'occuper de mon homme, et allai laisser tomber l’ancre à 12 brasses, fond de sable vasard à une encäblure environ du morne où Porter dut former son établissement. Cinq minutes après, la Zélée prenait son poste à une encâblure environ dans l’est. | Ro NOTES. Note 1, page 1. Dès le point du jour nous étions tous à considérer la terre ; le village de Talcahuano et les jolis coteaux d’alentour , couverts de beaux arbres, nous parurent un Eden auprès des terres austra- les, dont les images étaient encore si récentes dans nos têtes. Parmi tous nos malades, ceux qui eurent la force de se traîner surle pont vinrent jouir de cette vue délicieuse qui semblait les ranimer. (M. Dubouzet.) Note , page 5. Une partie de l'équipage recoit la permission de descendre à terre, en même temps qu’on cherche un local convenable à l’éta- blissement d’un hôpital pour nos malades dont le nombre est con- sidérable. 38 scorbutiques sont alités à bord de la Zélée, dont 7 ou 8 à toute extrémité, Chez nous une vingtaine de matelots sont sur les cadres. Deux ou trois seulement laissent des inquiétudes. Un homme est mort à bord de la Zélée le 1° avril : c’est la seule victime. Espérons que l'influence des vivres frais et d’un traite- ment complet arrachera nos malades à une aussi triste fin. Il était temps d'arriver. Encore quelques jours de mer, et nous étions 240 NOTES. tous malades. MM. Demas et Dumoulin ; à notre bord , éprou- vaient déjà les atteintes du mal. Leurs jambes enflées et les bouf- fissures des traits ne leur donnaient que peu de jours avant d'être alités. Tous les autres officiers, le commandant lui-même, éprouvaient un malaise continuel, précurseur d'un état plus grave. À bord de la Zélée ïl en était ainsi et même pis. Plus gravement atteint que nous en arrivant au mouillage, l'équipage valide se composait de quatre ou cinq hommes par bordée. Les officiers souvent exécutaient la manœuvre que l’affaiblissement des hommes ne permettait pas de faire. Ce qui me paraît cer- tain maintenant , c'est qu'un hivernage dans les glaces eût été notre perte à tous. Personne n’eût échappé au scorbut. (M. Dessraz.) Note 3, page 8. Quoi qu'il en soit, les Anglais ayant su qui nous étions, vinrent nous faire une nouvelle visite toute de politesse, suivie d’une in- vitation à dîner pour les états-majors des deux corvettes. Il nous était bien pénible d’avouer à nos orgueilleux rivaux que notre tentative pour atteindre le pôle austral avait été infructueuse , et que nous n'avions pu franchir le 64° parallèle ; mais le déla- brement de nos corvettes, nos malades entassés dans la chaloupe pour aller à terre, la fatigue et la souffrance empreintes sur les visages du reste des officiers et des matelots témoignaient assez de nos efforts pour atteindre au pôle et des obstacles que nous avions eus à combattre. Après avoir suivi sur la carte la route des corvettes dans les glaces, leur navigation le long de la barrière solide dans une étendue de deux cents lieues, leur blocus au milieu des glaces pendant six jours, la découverte de la nouvelle terre de Joinville, la reconnaissance de la terre Louis-Philippe à peine apercue par les baleiniers , après avoir examiné tous les autres travaux de l'expédition , les Anglais nes à a ni he | NOTES. 241 regardèrent point cette expédition comme infructueuse, et l’ac- cueillirent au contraire avec un enthousiasme bien fait pour nous , de la défaveur avec laquelle cette partie de la cam- pagne sera .sans doute vue par quelques-uns de nos dignes compatriotes | (M. Roquemaurel.) Note 4, page 8. Les officiers anglais, qui frayèrent beaucoup avec nous, nous parlaient avec enthousiasme de notre voyage, qu'ils appelaient une glorieuse et honorable expédition. : #0 (M. La Farge.) Note 5, page 11. Lescapitaines baleiniers et leurs officiers jettent l’argent à pleines mains et apportent l'abondance à Falcahuano. Mais si le pays y a gagné en richesses; ilest loin d’y avoir gagné en moralité. Tous ces étrangers ont fait affluer une foule de filles de joie qui viennent y vendre leurs caresses à ces joyeux enfants de Neptune. Le nom- bre en est si grand, qu'en y ajoutant quelques artisans misérables et parvenus, trois ou quatre négociants, les employés de l'illustre république et enfin un tas de Français de la dernière classe, dé- serteurs pour la plupart, drôles s’il en fût jamais, exploitant le petit commerce des vins et des cabarets, vous aurez un apercu complet de la population de ce pays. De prime abord, je fus éton- né du nombre de ces gens qui se disaient Français. Tous ces drôles provenaient de navires de guerre qui avaient stationné au Brésil ou dans ces parages. Ne sachant que faire dans leur pays ,. où le travail et une bonne conduite donnent seuls une existence assurée et assezdouce, ils tournèrent alors leurs regards vers lA- IT. 16 212 NOTES. mérique. C'est qu'ils espèrent, eomme les Pizarre, les Almagro, rencontrer d'immenses trésors, que, sans peine et sans souci cuivre se changera en or; enfin c’est le pays qu'ils s’imaginent voir être pour eux ce fameux Eldorado, si vainement cherché par les Espagnols, et, plus tard, par quelques aventuriers francais. Ils s'embarquent alors comme domestiques à bord des bâtiments destinés à ces stations lointaines el désertent quand ces navires quittent le pays. Les voilà alors contents ; ils ne sont plus sous la discipline du bord , ils sont libres et dans le pays objet de leurs vœux. Cependant leurs faibles économies s’épuisent ; alors il faut vivre, et leurs brillantes illusions les abandonnent. Pour ne pas mourir de faim, ils sont obligés de se plonger dans la fange, ils élèvent presque tous de méchants cabarets peuplés de prostituées et deviennent le rebut de la société. Quelques-uns, plus heureux et plus fins, emploient, dès leur arrivée, tous les moyens possi- bles de réussir, et, après avoir volé beaucoup et s'être traïnés dans la boue, ils finissent par se faire une petite fortune. Ils veulent alors trancher du grand et redevenir honnêtes en apparence ; mais, malgré leur argent, ils sentent toujours l’ordure dont ils sont sortis, et, malgré leur impudence, restent toujours des objets de mépris pour leurs compatriotes des navires de guerre, devant lesquels ils font des bassesses pour se faire pardonner leur igno- minie et leur argent gagné si peu honorablement. (MT. Duroch.) Note 6, page 11. De misérables étrangers de toutes nations vienhent y faire for- tune et exploiter la bonne foi des habitants. Matelots où domes- P tiques pour la plupart, déserteurs des bâtiments qui fréquentent. ces côtes, ils continuent leur métier servile ou se font cabaretiers. Avec un peu d'ordre, ils font promptement fortune, deviennent —— NOTES. 243 négociants, puis fournisseurs, et quelquefois même ils réussissent à se faire nommer agents consulaires. Eh bien! dans ce pays misérable, ces gueux obtiennent quel- quefois du crédit et de la considération, et parviennent à des pos- tes importants : ils deviennent même quelquefois députés. Un des principaux négociants de Talcahuano était un Fran- cais ancien garçon de café, pris à Buenos-Ayres comme domesti- que, et amené au Chili à la suite d’un Espagnol. Cet homme, après avoir pillé et trompé son maître et ceux qui avaient eu quel- que confiance en lui, s'était enrichi et était devenu fournisseur des bâtiments de guergçe et des baleïniers français qui relâchaient dans ce port. En pillant les uns et les autres, sa fortune s’accrut chaque jour. il posséda la confiance des habitants pendant quel- que temps, il fut commandant de la ville et député ensuite à l’as- semblée nationale. Il paraît que le président de la république, qui avait été son maître, l'en fit chasser. Après avoir prêté de l'argent à un capitaine français pour faire réparer son bâtiment, il refusa tous les effets qu'on voulait lui donner sur Valparaiso, fit vendre le bâtiment et en devint lacquéreur pour une somme très- minime. (MW. Gourdin.) ral D , page 15. Le lendemain +. matin , nous nous occupâmes à faire transporter nos malades à terre. Cette opération fut longue et pé- nible : il fallut employer toutes les précautions possibles pour les enlever de lentrepont un par un sur un cadre, et les déposer ensuite dans la chaloupe. L'on ne pouvait s'empêcher d’éprouver un sentiment tout de peine, tout de douleur, à la vue de ces mal- heureux qui, cinq semaines auparavant, étaient frais et dispos, et qui aujourd’hui apparaissaient au jour comme autant de spec- tres sortant du tombeau, Quelques-uns étaient tellement changés + 244 NOTES. et tellement méconnaissables, que je me vis obligé de demander leurs noms, ne pouvant rien apercevoir dans leurs traits qui pt me les rappeler. (M. Jacquinot.) Note 8, page 19. : Dans les premiers jours de 1837, une horde d’Indiens fon- dant à l’improviste sur les possessions chiliennes de la Concep- cion, avait envahi et ravagé une partie de la province; une divi- sion chilienne les avait repoussés et poursuivis jusque dans l'intérieur. Ce mouvement, bien que promptement réprimé, avait cependant donné de l'inquiétude au gouvernement. L'expédition qui se préparait contre le Pérou exigeait une réunion des troupes qui garnissaient la frontière, et il fallait néanmoins pourvoir à la sécurité du pays. En conséquence l’intendant dépécha auprès des tribus qui n'avaient point pris part au mouvement, un Indien fidèle, chargé d'engager les principaux chefs à venir parlementer avec lui à Arauco, village situé à 22 lieues au sud de Concep- cion. Il avait eu l'intention de me faire part de cette démarche, ainsi qu'à M. Rouse, consul d’An:leterre, et de nous inviter à l'accompagner, si le Parlumento avait lieu. Outre l'intérêt de cu- riosité que nous offrait cette expédition sil en était un autre d'une plus haute importance. Nous: auss ous. avions nos inten- de la côte. Nous dé- tions d'établir des relations avec les Ind sirions étre utiles à ceux de nos cérhRniotes. assez malheureux pour faire naufrage dans ces parages. ES. équipages des navires français la Rose et la Confiance, ceux des navires anglais Chal- longer et Savreen, avaient été dépouillés 6u maltraités par eux. Nous devions tâcher d'éviter à d’autres un pareil sort. Nous partîimes le 1° mars , accompagnés de quelques officiers ‘ de nos équipages ; à huit heures du matin, nous traversimes ce Bio-bio, si souvent le théâtre des exploits des Araucaniens. Le # NOTES. 245 Cette rivière, à en juger par sa largeur, par l'abondance et le cours paisible de ses eaux, devrait être navigable ; cependant elle ne l'est pas. Profonde, tant qu’elle reste encaïssée dans les montagnes, elle étend beaucoup son lit vis-à-vis de Concepcion, et seulement un chenal assez étroit offrirait passage à des navires d'un tonnage moyen (60 ou 80 tonneaux). En outre, avant d’y arriver, il faudrait franchir à l'embouchure une‘barre extrêéme- ment dangereuse. Les seules embarcations qui naviguent sur le Bio-bio sont de grandes chaloupes à quilles plates ; elles servent à conduire les fruits de l’intérieur jusqu’à Concepcion ; on en transporte aussi sur des trains de bois, formés de'gros arbres qui sont également vendus pour servir, soit de bois à brûler, soit de bois de construction. De l’autre côté du Bio-bio est San-Pedro, autrefois place for- tifiée par les Espagnols, aujourd'hui petit village dont la structure est assez pittoresque. À notre arrivée, nous fûmes recus par le maire, honnête et bon paysan dont nous fûmes obligés d’accepter et de manger le détestable déjeûner. Cette corvée expédiée, nous nous disposâmes à continuer notre route. Nos chevaux et nos domestiques nous attendaient chez notre hôte; ils yétaient venus coucher la veille. Avec eux était aussi ua petit char-à-banc américain que l’intendant voulut absolument nous faire partager. Bien que très-reconnaissant de cette politesse, je ne fus pas longtemps de la partie. Cette voiture qui est basse et très-solidement suspendue sur les essieux , demande à être con- duite avec soin , non dans la crainte de verser, mais pour en adoucir un peu les mouvements. C'était justement ce que ne voulait pas entendre notre intendant, qui est un vrai easse-cou : il allait, il allait et fouettait son cheval tantôt par ci, tantôt par B; ma foi je trouvai plus convenable de reprendre ma monture. M. Rouse, victime de son imperturbable politesse, se vit obligé de laisser ses os à la discrétion de notre cher intendant. À une lieue de San-Pedro, nous nous trouvâmes dans une 246 NOTES. grande plaine fermée à l’ouest par la mer et à l’est par des monta- gnes peu boisées. Je n’apercevais pas encore cette belle végéta- tion qu'on m'avait annoncée, et je croyais me trouver de nouveau mystifié par le patriotisme des Chiliens, qui leur fait voir tout en beau dans leur pays. Mais au fur et à mesure que nous avan- cions le terrain prenait un aspect plus varié. Nous ne tardâmes pas à galoper au milieu de petits bois très-agréablement groupés, à rencontrer deux ou trois jolis lacs très-gracieusement situés. Enfin au sortir d’un chemin ombragé nous apercûmes l'ha- bitation du Coronal qui appartient au général Rivera. Après avoir traversé un pont de bois construit sur un rüisseau d’une eau fraiche et limpide, nous dominâmes tout à coup une petite pelouse parsemée de bosquets aussi élégants que variés. En face de nous s'élevait une haute montagne, couverte de beaux et grands arbres du bas jusqu'au sommet, qui nous présentait une nappe de verdüre d’un effet vraiment pittoresque. A droite sont les mai- sons et une autre montagne couverte de vignes dont le vert feuil- lage faisait paraître plus sombre celui de la colline voisine. Le général Rivera était absent ; nous ne fimes donc là qu’une halte d'une demi-heure, et après avoir pris quelques rafraîchisse- ments , nous continuâmes notre route. A deux lieues plus loin , force fut à l’intendant d'abandonner sa carriole. Nous allions entrer dans lesmontagnes. Depuis cet en- droit jusqu’à Arauco, le chemin est ce qu'on appelle mauvais, cependant il n’est pas sans agrément. On me permettra sans doute d’en donner ici une description sommaire ; car celui de chaque site, quelque varié qu’il soit, deviendrait par trop monotone. Comme nous longions la côte, nous avions alternativement à passer par le fond de différentes baies, et par les pointes des hautes montagnes qui donnent au rivage un aspect si escarpé; souvent après avoir galopé quelque temps sur une plage de sable où le soleil, bien qu’au mois de mars, ne laissait pas de nous in- commoder, nous nous trouvâmes tout à coup sous l'ombrage NOTES. 247 três-épais d’arbres d'une hauteur prodigieuse. Les chemins des montagnes sont droits, profonds, escarpés, et la plupart même sont remplis de trous faits par les pas des mules en hiver, ce qui leur donne presque la forme d’escaliers. Des arbres très-touffus ét entrelacés les couvrent de telle manière qu’il faut se coucher sur son cheval pour y passer. Cependant après avoir eu bien de la peine à gravir une montagne vous trouvez, en la descendant, de petits vallons que l’on traverse en passant sous de jolis berceaux garnis de fleurs des couleurs les plus variées. On remarque par- ticulièrement une espèce de liane appelée dans le pays Capibue. La fleur qui a la forme du lis est d’un écarlate foncé, a des pistils jaunes, et son feuillage ressemble beaucoup à celui de la liane de notre pays. Cette liane s'attache et s’entrelace aux plus grands arbres, du sommet desquels elle retombe jusqu'à terre en formant des guirlandes festonnées avec un goût qui ne serait pas au-dessous de celui de nos meilleurs décorateurs. La vue de l'Océan Pacifique, celle des hautes mon- tagues boisées dont vous êtes entouré offrent à chaque instant des paysages que j’ai souvent regretté de ne pouvoir dessiner, mais pas un oiseau ne se montre dans ces forêts. Après environ deux heures de marche, après avoir passé Bahia- Blanca, nous arrivèmes dans une petite baie nommée Hatilla, où M. Alemporte a formé un établissement pour la pêche de-la baleine. Le directeurest un Hanovrien , dont le nom est Vagat- bers, mais que les Chiliens appellent Vergara, et les Anglais the Flyms dutchman , le Hollandais Notant. 11 a avec lui à peu près une trentaine d'hommes. La plus grande partie sont des Canecas Indiens d’Otahiti et autres îles de la Mer Pacifique ; le reste se composede déserteurs des baleiniers américains. Ils ont construit un appareilsur un des côtés de la baie, etc’est là qu'ils dépècent les baleines. Leur pêche est faite par quatre pirogues, seules embar- cations qu’ils possèdent. C’est sans doute à cause de ces faibles moyens qu ils ne prennentque des baleines de petites dimensions. & 248 NOTES. D’après ce que nous dit le majordome, il paraîtrait que l’une dans l'autre, elles ne lui produisaient que de 12 à 15 barils d'huiles. Cela me parut d'autant plus singulier que nos baleiniers qui pé- chaïent dans les environs, en prenaïent qui leur donnait la plu- part du temps de 60 à 80 barils. Lorsque nous arrivâmes, nous apercûmes un de ces cétacés accroché à l'appareil. Il avait été amené deux ou trois jours auparavant, et l’on pouvait déjà re- marquer même à la distance où nous étions, qu’il était en état de putréfaction . Cependant cela ne nous empêcha pas de monter bravement dans les pirogues et de nous en approcher. Elle avait à peu près trente ou quarante pieds de long, et le lard n’en était épais que d'environ deux pouces. Nous aurions bien voulu pous- ser plus loin notre analyse, mais tous convinrent que la position n'était pas tenable. À terre, sont les chaudières où l’on fait cuire le lard, après la- voir coupé par très-petits morceaux. Le désir de perfectionner mon éducation baleinière, avait bien pu me faire supporter avec un courage héroïque linspection de la baleine. Cependant M. l’intendant comme propriétaire, M. Rouse par politesse, et les autres par flatterie trouvèrent qu’il était de toute nécessité de visi- ter la chaudière, dût-on se farcir le nez, les yeux et les oreilles de l'odeur la plus désagréable que je connaisse. J’attrapai mon che- val, et d’un temps de galop je me sauvai jusque sur le haut de la montagne voisine où je me trouvai bientôt dans un atmosphère dégagée de toutes les immondices que renfermait la baïe que j'a- vais à mes pieds. Un instant après arrivèrent mes compagnons de voyage fuyant avec toute la vitesse de leurs chevaux, et cherchant à secouer le gaz méphytique qui les poursuivait. Nous avalâmes une bonne gorgée d’eau-de-vie, en disant: « Comment peut-on faire le métier de baleinier ! » Comme rien ne nous obligeait à nous incommoder plus long= temps , nous reprimes le cours de notre voyage, nous dirigeant vers les hauteurs de Colima. Chemin faisant, nous apercûmes NOTES. 249 un paysan et deux enfants s’occupant de battre leur chétive ré- colte. Cette opération avait lieu à la manière du pays; c’est-à- dire qu’on avait formé un cercle de branchages dans lequel étaient entassées les gerbes de blé. Puis un petit garcon faisait courir devant lui trois malheureux chevaux bien maigres qui, tout en décrivant leur pénible cercle, préparaient, sans s’en douter, la subsistance de la famille du maître qui les nourrisait si mal. Bien que ce spectacle n’eût rien de nouveau, ni même d’inté- ressant, nous dûmes cependant faire une pause et entourer le bon paysan tout étonné de nous voir, et plus surpris encore de l’in- térêtque nous prenions à sa petite propriété. Le blé est ici l’âme du commerce, et la mesure de toutes les spéculations; il tient lieu du trois-six ou des fonds publics de la bourse de Paris. On joue continuellement à la hausse ou à la baisse sur cet article, sans penser que ce jeu réduit souvent les pauvres habitants à se passer de pain. Or notre intendant qui est aussile premier spécu- lateur de la provincene pouvait passer devant une cinquantaine de fanègues sans les examiner. Mais pendant que le bon agriculteur était accablé d’une grêle de questions faites avec la volubilité na- turelle à son interlocuteur, nous apercûmes que le feu avait pris à la paille extérieure et menacait de gagner promptement l’inté- rieur. Nous avertimes le bonhomme de cet accident causé peut- être par quelque cigarre jetté au hasard. Il répondit tranquille- ment: « ]Vo hay cindado. » Cependant deux minutes plus tard, incendie devint tel que si nous n’eussions été là pour le secou- Tir, toute la récolte périssait, et cela par son indolence naturelle. Telle est l'indifférence dans laquelle vivent des hommes pour qui le présent est peu de chose et l’avenir n’estrien. Colima où nous arrivâmes bientôt, était naguère une place for- tifiée qui fut bien des fois prise et reprise par les Espagnols et les Indiens. Aujourd’hui on n’y voit plus que des ruines et quelques chaumières. La plus grande partie des habitants se sont trans- TE 250 NOTES. : portés dans une vallée au bas de la montagne, où M. Alemporte a formé un très-bel établissement. C'était là que nous devions passer la nuit, et nous y fûmes parfaitement recus par M: Gloen,,. Ecossais, associé et directeur de cet établissement. | Cette entreprise paraît montée sur une grande: échelle, Déjà une machine à scier des planches présente de beaux résultats; on en installe une autre qui fera jouer 16 scies à la fois; ainsi dans quelque temps , il y aura 2/4 scies en mouvement jour et nuit. En même temps , le même cours d’eau devra servir de mo- teur à un moulin capable de moudre et de bluter cent fanègues de blé par jour. On construit en ce moment un mole dans le port pour faciliter lembarquement des farines et du bois ; un chemin de onze lieues de long, percé au travers des montagnes , établira une communication entre la mer et le Bio-bio, et servira à l’arri- vage des grains de Colima. I y a deux ans, cette vallée était dé- serte et couverte de grands arbres. Aujourd’hui elleest peuplée déjà d’une centaine de familles, et des bâtiments bien construits, des chaumières , des hangars, des champs cultivés ont pris la place des bois. M. Alemporte, qui est bien capable de comprendre tout lavan- tage qu il peut tirer de cet établissement, y attire leplusd’habitants et surtout le plus d'étrangers possible. Déjà deux de nos compa- triotes viennent de s’y établir dans l'intention d’y fabriquer quel- ques produits chimiques. Ils y construisent aussi un, navire de 150 tonneaux. Une maison anglaise de Cesquinabe a fait explo- rer les mines de charbon de terre ; elle aurait l'intention de faire transporter le métal de cuivre brut des mines du nord pour for- mer des fonderies à Colima. Enfin M. Alemporte a obtenu que ce: port fût ouvert au commerce et y a installé use douane. Déjà deux navires en sont partis chargés de bois. Le lendemain de notre arrivée, nous montâmes à cheval detrès- bonne heure et fñimes nous promener dans lesenvirons, c'est-à-dire dans lesenvirons de la baie ; car les arbres sont si serrés qu'ilnous NOTES. 251 était impossible de pénétrer en dehors des chemins déjà tracés. L'établissement est monté de plus de bois qu’il n’en pourra expé- dier en dix ans, et bien qu'il devienne nécessaire dans la suite de faire venir les plus gros troncs d’arbres d’une grande dis- tance, les chemins que lon construit et des trinqueballes d'une grande dimension faciliteront cette opération. M. Alemporte m'a dit qu’il avait dépensé pour cette entreprise près de 36,000 fr., et qu'il pensait que pour la mettre sur le pied qu'il se proposait, il n'irait pas loin de 60,000 fr. La province de Concepcion possède déjà plusieurs établisse- ments de ce genre, bien que moins considérables ; entre autres celui de M. Delaunay de Saint-Malo, qui travaille avec beaucoup d'espoir de succès. On y compte encore six moulins à farine à l'instar de ceux de l'Amérique du nord. Les plus importants ap- -partiennent à MM. Liferach et Burdon, Smith et Wolfard. _ Le 2 mars, après déjeûner, nous nous remîmes en route. Nous passâmes d’abord la montagne nommée Villagran par les Espa- gnols, etMarihuena par les indigènes. C'est là où lecélèbre Val- divia , après avoir été repoussé plusieurs fois par Campuleean, vit le terme de ses conquêtes et de sa vie. ai Le chemin que nous parcourûmes se compose, comme depuis Coronal , de montagnes et des plages de différentes baies jusqu’à une petite rivière appelée la Raqueti. Après l'avoir traversée à pied, nous nous trouvâmes sur une espèce de plate-forme décri- vant un demi-cercle. De ce point partaient dix rayons de bois de haute-futaie dont les intervalles formaient de ‘belles val- _ lées , larges de plus de deux lieues et tirées au cordeau. Toutes raboutissaient à une rivière nommée Carampangue (refuge de lions), et présentant une vué très-pittoresque. Au premier coup d'œil, on serait tenté de croire que cette espèce de parc est un effet . de Vart ; mais il est facile de reconnaître que cette singulière dis- tribution est l'ouvrage de la nature des vents. Le milieu des allées est formé de chaussées, et les arbres qui les séparent se trouvent 252 NOTES. dans les‘bas-fonds. La mer, qui d'abord occupa ce terrain; s'étant retirée , la pluie et les eaux des montagnes voisines ont amené dans ces derniers de la terre végétale, d’où peu à peu se sont éle- vées des bruyères, puis des arbrisseaux, puis ensuite des arbres de 140 à 150 pieds de hauteur. Les chaussées sur lesquelles l’eau ne séjournait pas ontété parfaitement séchées par les vents, et la faible végétation qu’on y remarque ne produit que de maïgres pâturages. Après avoir galopé environ une heure, nous nous trouvâmes _ù sur les rives du Carampangue. Nous en remontâmes le cours pen- dant près d’une lieue pour trouver un gué. Cette rivière est pro- fonde à son embouchure, et peut facilement faire remonter des goëlettes de 40 à 60 tonneaux jusqu’à deux lieues de la mer. Pendant ce trajet, nous apercevions de distance en distance, sur la rive opposée, des groupes d’Indiens qui nous attendaient à 5 l'ombre des bois de pommiers qui bordent cette jolie rivière. Ces petites troupes étaient des espèces de postes avancés placés par les chefs des différentes tribus pour annoncer l’arrivée de l'in- tendant. Nous traversämes la rivière et passèmes devant eux ; au fur et à mesure qu’ils nous avaient reconnus, les uns s’échappaient au galop et les autres, après nous avoir salués à leur manière, se formaient derrière nous comme pour faire partie de notre es- corte. À environ une demi-lieue de là, nous vimes arriver à cheval les autorités d’Arauco. Plus loin était formée en bataille la cava= lerie des milices de arrondissement, armée de lances commecelles. des Indiens. En face et sur une seule ligne, étaient les mosatones, des caciques. Ceux-ci s’avancèrent par petites troupes et furent | présentés à l'intendant par Udaferi, lieutenant du cacique gou- verneur, parce que leur chef était malade. Cette cérémonie ne nous arrétait pas ; et le salut fait, chaque prince et sa suite se rangeaient sur les côtés ou derrière, et not f . . & . | accompagnaient. Nous nous trouvâmes bientôt, de cette manièr En à NOTES. . 253. réunis près de 600 hommes, dont la bigarrure avait quelqu F chose d’étrange. En première ligne figuraient l’intendant, nous, : les officiers et les caciques. Derrière venaient les Indiens, les guacos et les milices, affublées d’uniformes et d'immenses bonnets pointus. Parmi les caciques, quelques-uns avaient de mauvais chapeaux de feutre garnis de plumes et de rubans dé différentes couleurs. Enfin le plus grand nombre n’avait qu “un ruban autour de la tête, et portait leur grande chevelure noire flottant au gré des vents. Plusieurs étaient nus jusqu’à la ceinture. Nous nous occupions, M. Rouse et moi, à les examiner, et surtout à nous amuser de l’étonnement que leur causaient les lunettes de cet ami, lorsqu'un cri d'Indiens parti de toutes parts donna le signal du galop que nous primes tous en même temps. Ce n'était pas une petite affaire que de se voir galopant au milieu de tous ces gail- lards là; il y avait chance d’être heurté de manière à perdre l’é- quilibre, ou à ce que, le cheval venänt à tomber, tous les autres vous passassent dessus. Nous ne laissions pas, M. Rouse et moi, de faire ces réflexions ; mais comment en sortir ? il fallut bien suivre. De cette manière, nous nous trouvâmes bientôt transpor- tés devant une espèce de grange construite en dehors des rem- parts. C'était là que les princes araucaniens avaient établi leur cour ; c'était là que M. Antinahuel, cacique gouverneur des In- diens d’Arauco, était étendu sur une natte, par suite d’un coup de corne qui lui avait un peu chagriné les côtes. Nous étions tous conduits là pour le saluer, et voici comment nous nous y * primes. A peine arrivés vis-à-vis l’entrée de ce palais, les Indiens recommencèrent leurs cris. À ce signal, nous fûmes enlevés de nouveau au grand galop, avec un peu plus de confusion, et fimes "ainsi trois fois le tour de leur habitation, au milieu d’un nuage de poussière, au son le plus fort de leurs cornemuses et de leurs effroyables cris. Tout se termina cependant sans autre accident . que la chute d’un Indien par-dessus lequel nous passâmes en ne lui brisant qu'une ou deux côtes. Cette fois, nous nous dirigeâmes fl ral, mi = :{ 7 < NOTES. encore avec le même cortége, mais plus paisiblement, vers la ca- pitale du département. Nous trouvâmes la porte gardée par les Civicos, et les remparts couverts d’une foule de curieux et de cu- rieuses. Notre entrée fut des plus brillantes ; les cloches faisaient retentir l'air de leurs sons argentins et le tambour battait au champ. C'était superbe en vérité. Pendant qu’on marchait, j'observais ce spectacle, où se dessi- nait plus d’une figure assez grotesque ; mon attention fut attirée par un guaco qui me salua en français. Je tournai la tête, et qu'on juge de ma surprise en trouvant auprès de mon cheval M. Lozier, ancien élève de l’école Polytechnique, qui habite, depuis quelques années, les environs d’Arauco. Où diable cesa- vant est-il venu se nicher |. | | Nous arrivâmes bientôt au château du gouverneur, où des lo- gements nous étälent préparés, et où nous eûmes l'immense plai- sir de nous débarrasser des nobles habitants de l'Araucanie. Maïs ce ne fut pas sans peine que noûüs parvinmes à les congédier. Plu- sieurs d’entre eux voulaient déjà avoir le plaisir de saluer plus particulièrement e/ senor Martin Campo. C'est ainsi qu’ils appel- lent l’intendant. Nous avons présumé que cette dénomination était une corruption du titre de maëstro de Campo, que portaient plusieurs gouverneurs espagnols. Après le diner, nous fûmes avec lintendant passer l'inspection des remparts, que nous trouvâmes dans un état pitoyable. Le lendemain, à onze heures du matin, nous nous-rendimes feu de file d’accolades, d’embrassades et de compliments qu'il nous fallut supporter avec résignation , sous peine de passer : N leurs yeux pour trois grossiers personnages. Lorsque l'effervescence des protestations fut un pe calméeé, l'intendant fit séparer par les interprêtes ceux des caciques aux- quels leur influence ou leur pouvoir réel donnait le droit de fi 4 tous au palais champêtre des Indiens ; nous fûmes recus avec un NOTES. 253 gurer en première ligne dans cette affaire. On leur désigna des bänquettes qui leur avaient été préparées, et ils s'assirent avee toute leur circonspection habituelle. Le menu peuple se rangea derrière eux, on forma un demi-cercle au milieu duquel linten- dant, le gouverneur notaire, M. Rouse et moi, nous nous placä- mes sur des siéges avec beaucoup de gravité et entourés des interprètes et autres officiers. Alors commença le parlamento. Le cacique Couroumilla (or noir), en sa qualité de chef de l'ambassade, prit le premier la parole. C'était un de ceux dont Vintendant s’étaitservi pour engager les autres à se rendre sur la frontière. Ils’avança gravement au milieu de l'assemblée, puis, après avoir donné au Martin Campo Vaccolade de rigueur, il lui demanda la permission de le saluer. Alors il lui fit une énormé- ment longue narration du but de son voyage, de ses divers inci- dents ; il lui nomma l’un après l’autre tous les caciques qu'il avait engagés à le suivre. L’intendant répondit en peu de mots qu'il les voyait avec plaisir disposés à la paix, qu'ils pouvaient compter sur la bonne foi du gouvernement, et qu’ils devaient sa- voir tous que cette réunion n’avait d'autre but que de les prému- nir contre les piéges que pourraient tendre à leur crédulité cer- tains ennemis de l'ordre et de la paix. Ces quelques phrases furent traduites par un des interprètes, qui eut bien dela peine à les dé- brouiller, tant il était étourdi par l'extrême volubilité de linten- dant. Couroumilla reprit la parole qu’il garda encore près d’une heure. En général, lorsque les Indiens sont réunis en assemblée, ils ‘sont très-circonspects. Personne n’oserait interrompre l’orateur, et celui-ci se croit obligé à parler très-longtemps et très-vite, Dans cette séance, Couroumiila prit trois fois la parole, et cha- que fois il terminait par une formulequi voulait dire : Ai-je bien dit, hommes puissants ? Les principaux points de ses trois dis- cours étaient son voyage à l’intérieur, son retour, le rassemble- ment des caciques, enfin le désir de la paix et des protestations de 256 NOTES. bonne foi; mais il brodaïit là-dessus de manièré à en avoir au moins pour deux grandes heures. À Après lui se présenta Trangail-Lanec (ravin profond), cacique du Conu. | Son air fier et assuré, son regard sombre, sa longüe chevelure noire qui retombait sur ses larges épaules, couvertes d’un long poncho de la même couleur, nous faisaient présager qu’il n’était pas un messager de paix. Cependant il commenca et finit son compliment, qui dura bien une heure et demie sans que rien fût dit d’offensant à la nation chilienne. Il était placé debout au milieu ; le grand silence qui régnait autour nous indiquait l'in- térêt qu'il inspirait, et lorsqu'il termina par la formule, Ai-je bien dit, hommes puissants ? on put remarquer qu’il avait plus d'influence que Couroumilla sur les princes assemblés. L'intendant lui fit une réponse dans le genre des précédentes, et il ordonna que de copieuses rations de viandes et de vins fussent distribuées à ses hôtes ; puis il leva la séance à notre grande satis- faction. Outre que ces messieurs, très-éloquents sans doute pour les leurs, n'étaient pas très-amusants pour nous, la puanteur qu'ils exhalaient, la chaleur du lieu n'étaient pas de nature à être supportés plus longtemps. M. Rouse, homme à précautions, trouvait qu'il avait commis une faute énorme en ne garnissant pas sa malle de quelques flacons d’eau de cologne. Ces Indiens sont terriblement amis de l'étiquette : je crois qu'ils pourraient le disputer aux plus entichés des barons alle mands. Ils ne vous font grâce de rien lorsqu'il s’agit. des céréi nies de leurs assemblées. Ce sont aussi d'intrépides orateurs, moins ils parlent longtemps et vite. Mais, d’après ce que apercevoir, ils ne disent pas grand’chose. Ils sont d’ailleui zonneurs et répéteurs , ils narrent et renarrent dix fois la mémié chose, et ne vous épargnent surtout aucun des moindres inci= dents de leur voyage. Aïnsi, avant d’entrer en matière, il faut que vous sachiez qu’ils sont montés à cheval, qu'ils ont pris les NOTES. . LS rênes dans telle main combien de fois ils se sont arrêtés en route tant pour faire boire ou manger leur cheval, que pour se reposer eux-mêmes, quels gens ils ont rencontrés, les endroits où ils ont fait halte, enfin le jour, l'heure de leur arrivée et le temps qu'il faisait. Si vingt Indiens vous saluent, vous devez avoir la bonté d'écouter très-sérieusement vingt petites relations de ce genre. Ajoutez à cela que, leur langue étant très-pauvre, ils sont obli- gés d'avoir souvent recours à l'emploi du même mot dont le sens est relatif à sa collocation. Bien que cette observation soit rela- tive à l'opinion de Molina, je crois qu’il est facile de la soutenir ; car, si l'on observe l’état de leur civilisation, le petit nombre de leurs besoins, on voit que le cercle de leurs idées étant fort li- mité, une grande variété de mots ne leur est pas nécessaire pour les exprimer. | Ils ont une formule commune pour les compliments d’étiquette. D'abord, jamais un Indien, un cacique même, ne s’approche d’un supérieur, pour le saluer, sans lui en faire demander la permis- sion par un autre plus âgé ou plus élevé en grade que lui. Alors il s’avance et demande l’accolade", qui ne lui est jamais refusée, à moins d'une inimitié déclarée ; puis il commence la harangue d'usage, et Dieu vous donne patience pour l’écouter jusqu’à la fin. Ce discours est prononcé sur un ton tout différent de celui qu'on observe dans les conversations ou dans les discussions ; c'est une espèce de chant qu'on pourrait comparer au récitatif de nos opéras français. Chaque période est terminée par un point d'orgue en re mineur et très-soutenu. Pendant ce temps, le su- périeur écoute la tête baissée, les yeux fixés vers la terre, et de ? Il ya plusieurs classes d’accolades suivant la position relative des indi- vidus. Deux chefs égaux ôtent leurs chapeaux , s’ils en ont , et se croisent les g n’in- clinera Je bras que jusqu’au-dessus de la saignée. Enfin, le menu peuple, bras en passant la main droite sur l'épaule gauche. Ün prince du san lorsqu'il salue un supérieur, lui touche seulement la main du bout des doigts, ou bien celui-ci lui tend son bonnet et il le touche avec le sien. il. 17 258 NOTES. temps à autre fait duo avec l'orateur, pour répéter les derniers: mots d’une phrase. | Ils ont aussi leur tactique , leur rouerie parlementaire ; ilsme lâchent jamais de suite leurs meilleurs orateurs, ni leursplus forts arguments ; ils Les gardent en corps de réserve. Ainsi, le pre= mier jour des conférences se passa en compliments ; le second, on vit peu à peu apparaître sur la scène quelques plaintes, quel= ques marques de défiance ; le troisième jour, ils devine geants ; ils se plaignirent amèrement, et avec beaucoup de feu, de la protection que le gouvernement accorde au chef Colipi. Hs dirent qu'il en profitait pour enrichir son territoire. Ils deman- dèrent à être placés entièrement en dehors de sa juridiction , et à ce que le seul cacique auquel ils eussent à reconnaître quelque autorité, fût Antinahuel { Tigre-Soleil ), vieillard ha- bitant aux environs d’Arauco, et reconnu par le gouvernement cacique gouverneur de ce district. Maïs, bien que lintendant leur protestât qu’il ferait des remontrances à Colipi, qui cepen: dant était un fidèle allié des Chiliens , bien qu’il leur promît d’ac- quiescer à leur pétition, ils insistèrent pour que cette préten= ton fût satisfaite tout de suite et sanctionnée par la cérémonie d'usage en pareil cas. Il fallut céder. Alors l’intendant les fit se prendre tous par la main, placa celle de Couroumilla dans celle d'Antinahuel et leur déclara qu'à l'avenir, et à dater d® ce jour, les plaintes ou les demandes qu'ils auraient à faire au gouverne= ment devaient lui parvenir. Cela terminé, deux autres se présentèrent, disant qu'ils desiil raient profiter de cette réunion pour être reconnus en qualité di gouverneurs de leurs districts respectifs ; cette dignité leur ayan été léguée par leurs pères. On voit que chez ces sauvages aussi il y a de l'hérédité. En fet, le pouvoir passe de père en fils, ainsi que les propriétés. Ibe ; rare même de voir un cacique qui n’y soit pas arrivé de cette m nière. On m'a fait remarquer quelques jeunes gens qui nous fu NOTES. 259 rent présentés comme devant commander un jour, parce qu'ils étaient fils de caciques. Cela n’empêche pas que quelques-uns ne s'emparent du trône, parce que la raïson du plus fort est tou- jours la meilleure, et que Le premier qui fut roi fut un soldat heureux. Cependant ils paraissent avoir un grand respect pour les déci- sions des vieillards;et lorsqu'ils veulent protester de leur bonne foi, ils citent les sages conseils qui leur furent donnés par leurs ancêtres. Une fois l'installation des grands dignitaires terminée, ils éle - vèrent une nouvelle prétention; ils demandèrent que le gouverne- ment leur nommäât un plus grand nombre de capitaines de amigos. Cesofficiers sont ce qu'on appelle aux Etats-Unis indianis agents. Ils servent ici d’interprètes et d’agents avec les Indiens. Les In- diens ne feraient aucun cas d'ordres ou d'avis qui leur seraient donnés par d’autres au nom du gouvernement. Cet emploi est confié à des Chiliens qui connaissent le pays et parlent la langue indienne. Leurs appointements sont peu de chose , mais ils ont l'avantage de faire presque exclusivement le commerce avec les Indiens. Les immunités du droit des gens sont strictement ob- servées à leur égard, et il n’y a pas d'exemple qu'aucun d’eux ait été assassiné ou volé dans le cours de leur mission ou même de leurs affaires particulières. Les Chiliens devraient à cet égard les prendre pour modèles. Les capitaines de amigos sont au nombre de quatre, outre le commissaire-général Zuñiga. Les caciques trouvaient à juste titre que, pour le bien même du service, il convenait qu'ils fussent plus nombreux. Mais, pour cette fois, l'intendant éluda la question, en leur disant qu'il avait be- soin de consulter le gouvernement suprême. Le fait est qu'il ne se souciait pas d'autoriser les rapports intimes d’un plus grand nombre d'individus avec les Indiens. D’après ce qu’il nous dit de ces peuplades, il avait des motifs de croire que la dernière inva- sion avait été provoquée par les ennemis du gouvernement, dans 260 | NOTES. le but de maintenir les troupes sur les frontières et de le faire re renoncer à l'expédition contre le Pérou. Cette journée, où ‘Frangoil-lanca avait joué un grand rôle, où son langage avait été même arrogant, se termina par la convention suivante : | Tous promirent de maintenir la paix et de respecter le terri- toire chilien. Trois des caciques présents devaient se rendre à Los Motolas, près du cacique Anal, pour faire rentrer Manguil dans le devoir et l’amener à Concepcion, où il traiterait avec le gouvernement. Colipi n'aurait aucune autorité sur les districts de la côte. Enfin , pour assurer la bonne harmonie et la paix, on plan- terdit une croix devant le lieu des conférences, au pied de laquelle les chrétiens enterreraïent les paroles qui avaient été dites. Il s’éleva, au sujet de ce dernier article, une discussion entre l'intendant et le cacique Antinahuel. Le premier voulait que la croix fût placée sur une base de pierre qui existe en face de la porte de la ville, où déjà il en existait une du temps des Espa- guols. Antinahuel exigea qu’elle fût plantée sur le lieu même de la conférence, parce que, disait-il , il fallait que les paroles res- tassent enterrées où elles avaient été prononcées. Antinahuel ga- gna le procès. Tout étant ainsi arrangé; nous nous retirâmes à notre loge- ment, et bientôt se présentèrent les caciques avée tout leur monde pour recevoir les présents que l’intendant leur-devait offrir. On leur distribua des vestes militaires en drap bleu, parements et colet rouge, puis des mouchoirs de coton, du tabac, de l’in- digo , des colliers de verroterie et autres bagatelles. Enfin et pour 4 couronner l'œuvre, ils furent armés chacun d’une grande caune à pomme d'argent, à peu près comme celles de nos tambours-« majors. 1 Manguil est le cacique qui, attiré, dit-on, par quelques Chiliens mécon- tents, avait envahi les frontières au commencement de février. | NOTES. 261 Rien n'était curieux et dégoûtant en même temps comme de voir l’avidité que meftaient ces malheureux à s'emparer des moindres bagatelles qui leur étaient données ; puis la bassesse avec laquelle ils se dépouillaient de leurs vêtements d'hommes libres pour endosser la livrée de l'esclavage. Je m'amusai-à cu habiller un moi-même. Après Pavoir débarrassé de son poncho, je lui plantai sur la peau nue (car l’usage des chemises n’est -point encore arrivé jusqu'à eux) une belle veste de soldat. Elle était un peu juste au corps et paraissait ke gêner. Cependant à force de signes je parvins à lui persuader qu’il devait la bouton- ner et me chargeai de cette opération , lui renfoncant de temps à autre son gros ventre avec le poing et le genou. Cela fini il vou- lut respirer, mais au même instant tous les boutons sautèrent à la fois. Le gros sauvage, surpris de cette explosion, me regarda d’un air stupéfait. On peut penser que cette figure nous fit tous partir d’un grand éclat de rire, ce qui ne parut pas lui être agréa- ble. Une autre veste que je lui apportai lui rendit sa bonne hu- meur ; mais il ne voulut pas que je l’aidasse à faire sa nouvelle toïlette. Aussitôt que l’intendant eut terminé son opération , nous com- mencâmes la nôtre , M. Rouse et moi. Nous les fimes venir devant la porte de la chambre que nous occupions ; puis au moyen d’un interprète je leur fis un beau dis- cours. Je leur expliquai qu’outre les Chiliens , il existait d’autres nations qui habitaient de l’autre côté de la mer; que parmi ces nations il en était deux appelées Anglaise et Française qui étaient les amies des Chiliens et voulaient être les léurs : que sou- vent nos navires venaient sur leurs côtes et que quelques-uns y avaient fait naufrage ; que je savais que loin de porter des se- cours à nos compatriotes ils les avaient maltraités et pillés ; que si pareille chose avait lieu de nouveau, nous nous verrions obligés d'envoyer de grands navires , armés de gros canons et des milliers de soldats pour châtier ceux qui manqueraient ainsi aux lois de 262 NOTES. l’hospitalité; qu’au contraire, s'ils recevaient bien nos compa- triotes, s’ils leur donnaient des vivres et des chevaux pour les con- duire à la frontière, nous les récompenserions comme l'avait fait déjà M. Rouse, dans les naufrages de la Rose et de ia Challenger. Aussitôt que j'eus fini, ils désiguèrent un d’entre eux pour me répondre, c'était encore Trangoil-lanca qui prenait la parole. II commença par nous indiquer les caciques dans la juridiction des- quels avaient fait naufrage le brig la Rose et le troïs mâts la Con- tance. W leur reprocha lui-même leur conduite ; mais ceux-ei se disculpèrent ; ils dirent que c’étaient des mosetones ( des soldats ) qui avaient commis ces désordres. Que quant à eux , loin d’avoir fait le moindre mal aux naufragés, ils leur avaient procuré des chevaux. Le cacique Catrilevi de Moncuill dit que même un ca- pitaine lui avait promis une récompense et lui avait manqué de parole, que cette action leur avait donné mauvaise opinion des chrétiens de Perguilauques (de l’autre côté de la mer) ; mais qu’à présent qu'ils voyaient qu'ils avaient affaire à des senorias Martin Campo, ils feraient ce que mous demandions.—M. Rouse prit cependant la liberté de rappeler au sieur Catrilevi que le ca- pitaine Maréchal, de la Rose, lui avait donné sa montre et que cette récompense aurait dû lui paraître suffisante. Le dignitaire ne répondit pas, il paraît qu'il avait oublié ce petit incident ou qu’il espérait que nous n’en avions pas connaissance. — Ensuite Trangoil-lanca nous fit un long discours qui se réduisait à nous dire que nous pouvions compter sur ce qui était promis ; que lui et les autres caciques allaient travailler pour que nos navires fussent bien reçus sur toute la côte. Les choses ainsi convenues, nous passâmes au solide de l'affaire, c’est-à-dire aux présents. Lorsque les Indiens traitent avec des chrétiens, ils ne considèrent rien d’arrêté tant qu’on ne leur a pas ait quelques cadeaux. C’est pour eux une preuve qu’on ne veut pas les tromper , ce sont des espèces d’arrhes qu'ils exigent pour assurer le marché. Nous avions eu déjà une preuve de ce système NOTES. 263 à notre arrivée. Les caciques étaient depuis quinze jours réunis à Arauco où les avait cités l'intendant qui ne paraissait pas. Ils étaient fatigués de ce retard , bien qu'on les traitât le mieux pos- sible ; ils parlaient de se retirer disant qu’on voulait les tromper ; mais ils virent arriver les chevaux qui apportaient les présents qu'on leur destinait et cela suffit pour les arrêter ; ils déclarèrent même au commandant de la place qu’ils commencaient à croire qu'on voulait traiter avec eux de bonne foi. Nous leur donnâmes done ce que nous avions apporté pour eux, c’est-à-dire des cornets d’indigo (ils attachent un grand prix à cette teinture), des mouchoirs rouges de coton, des miroirs de carton, des grelots, des médailles, des rubans, des colliers, des verroteries , des guimbardes, du tabac, etc. Il fallut distribuer très-également à chacun ce qui lui revenait, car ils n’ont pas grande confiance dans leur probité respective. La cérémonie se termina par une grêle d’accolades qu'ils nous demandèrent la permission de nous donner. Puis, ils retournèrent à leur loge- ment où les attendaient les libations habituelles. Trois heures après ils étaient dans l’extase de la plus parfaite ivresse. Dans la soirée nous allâmes leur faire une visite ; l’intendant et M. Rouse se tinrent à l'écart, mais je me mis au milieu et n’eus pas à me repentir de cet acte de popularité. Cà et là étaient formés de pe- tits groupes où les plus raisonnables s’occupaient à romancear, c'est-à-dire à raconter, je pourrais dire à chanter aux autres leurs aventures. Les femmes entouraient les feux, plusieurs avaient sur leurs genoux une espèce de poupée bien roide; c'était un en- fant emmailloté', ou pour mieux dire, ficelé de manière à ne pouvoir remuer pi pieds ni mains ; toutes s’occupaient à faire des 1 Les enfants nouveaux-nés sont enveloppcés d’un tissu de laine très- grossier et étendus sur une planche où on les attache fortement depuis les pieds jusqu’au cou. Outre que les Indiens pensent que cela convient à leur santé, ils y trouvent l'avantage de les transporter à cheval, devant eux, dans leurs voyages. 264 NOTES. grillades pour ceux de leurs maris qui étaient encore en état de manger. Le plancher était parsemé de bon nombre de ces hé- ros qui n avaient pas pu résister aux coups trop répétés du divin jus de la treille. Lorsque j'entrai, quelques-uns des plus vivants m’entourèrent en me faisant force signes d'amitié, auxquels ils ajoutèrent tous les mots espagnols qu'ils savaient. Il fallut bien fraterniser, et pour cela mouiller mes lèvres dans les vases qu'ils me présentaient ; mais ils furent tous très-respectueux. Malgré ce petit désagrément et les inconvénients qui pouvaient en être la conséquence, je n'étais pas fâché de me faire remarquer de ces Indiens. Qui sait si je ne serai pas obligé un jour d’aller tirer de leurs mains quelques pauvres naufragés ? Le lendemain , il s'agissait de planter la croix sur le lieu des conférences. L’intendant et les officiers considéraient cette céré- monie comme une vraie comédie ; mais cependant nous l’enga- geâmes à lui donner tout lPapparat possible et il se rendit facile- ment à nos conseils. En conséquence, à dix heures du matin, toutes les troupes étaient sous les armes, le curé en grande tenue ; les cloches son- naient et le tambour battait. Nous nous rendîmes à l’église accom- pagnés des autorités civiles et militaires ; lintendant, le consul an- glais, le commandant de la place et moi, nous portions des cannes comme celles données aux caciques. J'avais indiqué cette idée comme devant faire attacher une plus haute importance à ce signe distinctif, puisque les indigènes ne le voyaient que dans les mains des personnes qu’ils considéraient comme jouant un grand rôle dans le pays. En entrant dans l’église, nous trouvâmes au milieu une grande» croix de bois qui pouvait avoir de 25 à 30 pieds de longueur. Aus tour étaient les caciques debout, dans une contenance dont la bizarrerie ajoutait à celle de la cérémonie. La veste bleue à collet« et parements rouges, qui leur avait été donnée la veille, était leur principal ornement ; au lieu de pantalons, ils portaient une pièce NOTES. 265 de leur tissu de laine attachée à la ceinture et formant une espèce de jupon qui leur descendait jusqu'aux pieds. Ils avaient la tête ornée de verroteries, de grelots , de rubans , et autres colifichets, le tout artistement placé par-dessus un mouchoir de coton de dif férentes couleurs ; enfin ils tenaient à la main la fameuse canne à pomme d'argent. Après une pause d’un instant dont le curé profita pour bénir la croix, une quinzaine d’Indiens la portèrent sur leurs épaules et Le cortège, ayant le curé en tête, se mit en route au son du tambour. Arrivées sur le lieu des conférences, les troupes formèrent un grand cercle au milieu duquel nous nous plaçcâmes , les caciques se groupèrent en face de nous. Alors recommencèrent devant la croix les longs discours , les protestations de part et d'autre, mais elle ne fut plantée et sa base ne fut recouverte de terre, qu'après qu’il fut bien convenu que toutes les paroles étaient bien enterrées. Les caciques demandè- rent ensuite qu'un agneau fût apporté ; on limmola au pied de la eroix et trempant eux-mêmes leurs mains dans le sang, ils la barriolérent de plusieurs signes, en apparence hiéroglyphiques. Je fus frappé du rapprochement de ces coutumes avec celles des Hébreux dans les cérémonies desquels l'agneau et le sang de l’a- gneau jouaient bien souvent un rôle important. Les Chiliens qui nous entouraient, tournaient en ridicule la solennité des Iridiens. Les premiers , il est vrai, se promettaient bien de manquer à leurs promesses à la première occasion, tan- dis que les caciques avaient l'intention de les tenir. Enfin, un feu de peloton de l'infanterie termina la cérémonie, et je crus m’apercevoir que cette marque de considération à la- quelle ne s’attendaient pas ces Messieurs, ne leur fut pas des plus agréables. Nous reconduisimes le curé à l’église oùil fallut encore que l'in- tendant Rouse et moi restions agenouillés et en contemplation pendant quelques minutes. MAT » 266 NOTES. Les caciques paraissaient satisfaits et faisaient leurs préparatifs de voyage; nous-mêmes nous pensions aussi à reprendre le che- min de Concepcion, lorsqu’arriva le capitaine Zuñiga. Il était annoncé depuis plusieurs jours et revenait de l’expédi= ton qui avait repoussé les tribus soulevées. Tout devait , disait- on, changer de face à son arrivée. J'étais donc curieux de le voir, de l'entendre et surtout en présence des caciques. Cet officier chilien est le commissaire-général des Indiens, le chef de tous les capitaines de amigos ou interprètes. C’est un homme de trente- quatre ans environ , d’une taille moyenne, mais bien prise; sa . physionomie, sans être belle, est remarquable par son expression et toutes ses manières sont franchement militaires. Son père était habitant d’Arauco et l’un des capitaines de ami- gos, lorsque la guerre de l’indépendance éclata ; poursuivi par les patriotes , il se réfugia à Jucapel au milieu des Indiens. Là , le jeune Zuñiga apprit de bonne heure leur langue, leurs mœurs, leurs exercices et bientôt il se fit remarquer par son adresse et son courage ; plus tard il se réunit à la bande du chef espagnol Pico et vécut ainsi douze ans parmi toutes les peuplades indiennes. Souvent et lorsque sa valeur lui eut acquis une grande influence sur ses compagnons d'armes , il traversa les Cordillères pour en- vahiralternativement les provinces de Mendoza, Cordova et même Buenos-Ayres. Véritable bédouin , Zuñiga ne connut pendant longtemps ni patrie ni pénates. Connu chez les sauvages sous le nom de Neculpan ou Neculpangue (lion du désert ou lion cou- reur), il prit souvent part aux combats qu'ils se livraiententre eux: et même encore aujourd’hui ils croiraient lui faire une injure de« ne pas lui conserver ce nom. | | Il se trouvait depuis quelque temps réuni à la bande du célè- bre partisan Pincheira, lorsqu'un des frères de ce chef, fatigué de la vie errante, prit la résolution de se soumettre au gouvernement chilien. Zuñiga et Gatua furent les agents de cette capitulation. | Cette troupe était de près de {00 hommes ; une grande partie qui. NÔTES. 267 voulut résister fut prise et fusillée ; on forma avec le reste un es- cadron dit de carabiniers dont Zuñiga, Gatua et Rozas furent nommés capitaines. Plus tard, le premier obtint par son intelli- gence et son influence sur les Indiens, l'emploi de commissaire- général. On pourrait croire que la vie errante qu’il a menée pen- dant longtemps , devait lui avoir fait contracter Îes habitudes grossières des peuplades parmi lesquelles il a habité; cependant il n’en est pas ainsi. Neculpan n’est pas un petit maître ; mais j'ai vu bien des militaires élevés au milieu des peuples civilisés dont les manières étaient plus brusques que celles de cet élève de la nature. Comme on nous l’avait annoncé, sa manière de traiter les In- diens était bien différente de celle qu'avait employée l’intendant et les autres chefs. Plus de cette condescendance, plus de ces con- sidérations qui au fait n’indiquaient que de la faiblesse ; loin de cela, on remarquait chez Zuñiga , la roideur et larrogance d’une supériorité peut-être trop affectée. Le jour que nous arrivâmes , comme je vous l'ai déjà dit, les Indiens nous assaillirent; l’intendant leur fit à tous des po- litesses , leur donna des accolades sans nombre, enfin, Il aurait du mitron embrasse ia inarmite. A peine l’arrivée de Zuñiga fut-elle connue, que le cacique Antinahuel se présenta seul pour le saluer et lui demander la même faveur pour les autres qui étaient formés à vingt pas de dis- tance. Zuñiga répondit d’un air dédaigneux, qu’il ne pouvait les recevoir pour le moment, qu’il se rendrait bientôt sur le lieu des conférences , et qu’alors il leur ferait connaître la nature des paroles qu'il leur apportait; le cacique se retira humblement, rendit compte de son message à ses commettants qui firent leur demi-tour sans rien dire et retournèrent à leur logement. Deux heures plus tard, nous partîmes avec l’intendant pour assister aux nouvelles conférences. Zuñiga nous avait devancé. Lorsque nous arrivâmes, il était appuyé nonchalamment contre 268 NOTES. un poteau, la main sur la poignée de son sabre. Les Indiens formaient un grand cercle autour de lui, et trois oy quatre caci- ques seulement s'étaient approchés pour le saluer. Il recevai leurs accolades d’un air de mépris et les leur rendait à peine: Un d’eux voulut commencer la harangue d'usage ; il lui fit signe de la main de se retirer, et lui dit qu'il l’avertirait quand il en serait temps. Un instant après nous primes place sur les mêmes siéges que nous avions occupés les jours antérieurs. Zuñiga;, après être convenu avec l’intendant de ce qu’il allait faire, de= manda une chaise, la placa au milieu du cercle, et fit signe dela main qu’il était prêt à entendre les ambassadeurs. ù La cérémonie fut la même que le premier jour. Couroumilla Trangoil et Henihuel, envoyé du cacique na! de los Malales, firent leur harangue de salut. Zuñiga les écoutait nonchalam= ment étendu sur sa chaise et la tête baissée. Comme eux il faisai chorus en chantant les derniers mots de chaque période; mais à chacun il faisait une réponse. Alors ses attitudes changeaient; elles devenaient menacantes, imposantes, et ses yeux brillaien d’un feu vraiment martial. 11 leur reprocha leur mauvaise f | dans la plupart de leurs traités ; il leur demanda combien d’entre eux avaient fait un faux serment sur la croix plantée la veille ave tant de solennité. 1] leur dit qu’il était bien informé, et que si aus s’ils osaient bouger, lui, Zuñiga , irait les chercher dans leurs" montagnes, dont il connaissait les sentiers aussi bien qu'e qu'il enlèverait leurs bestiaux, brûlerait leurs blés et leurs moïs sons, comme il venait de brûler ceux du cacique Manguilett ses alliés ; que si Colipi était protégé, c’est qu'il le méritait. Tous les Indiens l’écoutaient en silence, ils suivaient des yet jusqu'au moindre de ses mouvements. Ils paraissaient saisis € la vigueur et de la rapidité de son langage. Ces physionomit NOTES. 269 apathiques, sur lesquelles nous cherchions en vain des sensations les jours précédents, étaient animées et changeaient d’expression suivant les inflexions de voix de l’orateur. Le fougueux, l’auda- cieux Trangoil-lanca lui-même était entraîné, subjugué. Un pein- tre habile aurait pu saisir le plan d’un beau tableau. Tout se termina enfin par des protestations d'amitié; Neculpan fut em- brassé, fêté par lous les caciques, et, comme les jours précédents, d’abondantes libations vinrent replonger nos princes dans une douce mais assez brusque ivresse. Le soir, arriva le cacique Colipi. Les caciques réunis se plai- gnaient de lui; il venait écouter les reproches qu'ils osaient lui faire et leur apporter sa réponse. Ce chef allié des Chiliens avait fait partie de la division qui, avec Zuñiga, venait de châtier le cacique Manguil de Boroa. Il y avait conduit quatre cent soixante et dix lances. C'était pour ainsi dire couvert des dépouilles de ses “ennemis qu'il se présentait devant eux. Il était accompagné de sept caciques , ses alliés. Lorsque dans l'assemblée on annonca son arrivée , il y eut un mouvement de mécontentement. L’'in- tendant ayant donné Pordre à un des capitaines interprètes d’al- ler le recevoir et de lui préparer un logement, les Indiens paru- rent blessés de cette distinction. Trangoil se leva et lui reprocha cette préférence ; ii dit entre autres que si Colipi était colonel, eux ils étaient des Indiens libres. Mais Zuñiga les fit bientôt rentrer dans l’ordre. 1] leur déclara que Colipi méritait par sa fidélité les égards qu'avait pour lui le gouvernement, qu'eux n'étaient que des rebelles de mauvaise foi, qu'ils n'avaient qu’à changer de sys- tème, qu’à imiter la conduite de Colipi, et qu'ils seraient aussi protégés par les Chiliens. L'arrivée de Colipi indiquait une nouvelle conférence; elle eut lieu le lendemain, et ce fut encore un beau débat à voir. Le caci- que était plein de l'arrogance que lui donnaient et sa puissance, et la protection du gouvernement. Il leur déclara qu’il n’avait pas besoin qu'aucune autorité lui fût confiée sur les autres peupla- 270 | NOTES. des, que sa lance lui donnerait le moyen de châtier ceux qui ose-. raient mettre le pied sur son territoire. La querelle devenait sé- rieuse ; mais Neculpan les apaisa tous, et la réconciliation parut être complète. Enfin notre mission était terminée, et nous partimes d’Arauco pour revenir à Concepcion. Mais l'intendant désirant nous faire connaître le pays, nous proposa de prendre un autre chemin. Nous pensâmes alors à aller rendre à M. Lozier la visite qu'il nous avait faite, et nous nous mimes en route en remontant le“ cours du Carampangue. Que n’ai-je cette facilité, cette grâce descriptive qui transmet facilement les impressions qu'on a recues ! je vous ferais connaître | le beau pays que nous avons parcouru , des montagnes couver-« tes d'arbres immenses, de jolis vallons au‘milieu desquels se pro- . mène lentement une rivière capricieuse, des bois de pommiers | surchargés de fruits, de riches pâturages, de gras animaux, et" enfin de temps à autre, et dans des positions très-pittoresques, des peuplades d’Indiens assis. Voilà ce que nous avons vu ; tâchez de vous en faire une idée. Je vous dirais bien qu’il y a beaucoups de rapprochement entre ces pays et les jolies vallées de l’Helvé= tie; mais, comme je ne les ai vues qu'au petit Trianon, je pourrais me tromper. Enfin nous arrivämes à l'habitation du philosophe que nous allions visiter, et nous le trouvämes comme un patriars che au milieu de sa famille. M. Lozier est un des Français qui ont quitté la France à l& chute de Napoléon. Après avoir parcouru les Etats-Unis, le Bré- sil, les provinces de la Plata, il est arrivé au Chili. Connu po r. un homme vraiment instruit, il fut longtemps employé parle" gouvernement chilien, tantôt comme ingénieur, tantôt comm recteur de l’Instituto, du temps du général Pinto. Après le ch gement qui amena au pouvoir le général Prieto, il fut envoyé Concepcion pour y organiser un collége du gouvernement; m quelques désagréments qu’il eut avec les autorités lui firent pren NOTES. 271 dre la résolution de se retirer. Il acheta aux Indiens d'Arauco une assez grande étendue de terrain pour vivre au milieu d'eux. C’est -un homme de 50 ans, très-doux, mais très-original ; il est d’un caractère très-üimide , et cependant il vit au-milieu des Indiens. Il est fatigué du monde et dit qu'il préfère les sauvages aux gens à moitié civilisés. Il est décidé à terminer ses jours dans son dé- sert. Sa maison ressemble beaucoup à celle de Robinson Crusoë. Elle est dans une gorge, et c’est unecaverne fermée par des roches qu'il a entourée de murailles en pierre. Il dit qu'il n’a qu’à se louer de ses voisins sur lesquels il a acquis une certaine influence. Il ne vient que très-rarement à la ville. Nouveau Las Cases, ilest un de leurs chaleureux défenseurs. Il prétend que ces hommes sont d’un naturel fort doux, et reproche continuellement aux Chiliens la mauvaise foi avec laquelle ils se conduisent à leur égard. I s’occupe en ce moment de construire un moulin hydraulique. Du reste, M. Lozier n'est pas le seul sa- vant qui soit venu avec l'intention de terminer sa carrière au mi- lieu des Araucaniens. Don Simon Rodrigues, qui fut précepteur du fameux Bolivar, est aujourd’hui dans un *actenda sur la fron- tière. Après avoir voyagé longtemps dans toute l'Europe, en avoir étudié tous les systèmes d'éducation, il était revenu en Amérique pour résénérer ses compatriotes. Le gouvernement chilien le fit venir de Lima pour diriger un collége à Concepcion. Mais cet homme bizarre voulut introduire des principes à lui, et au lieu d'apprendre à lire à ses élèves, ils’occupait à leur précher les doc- tripes les plus singulières sur la vie naturelle. Sur quelques ob- servations qui lui furent faites à cet égard, il donna sa démission et se retira sur la frontière. Sa femme est une Indienne de son pays ; il a trois enfants appelés Choclo , Sanauria et Poroto". Il n’a jamais voulu les faire baptiser, prétendant qu'ils n’ont besoin d’appartenir à aucune secte. Malgré une infinité de ridicules, c’est L Épi de Maïs, Caroite et Haricot, #. ag 272 NOTES. un homme d'une grande instruction; il parle six ou sept langues, est bon chimiste, physicien , astronome, grammairien , etc. I a visité toutes les principales nations de l'Europe en voyageant à pied, bien que sa fortune à cette époque lui permettait de prendre les voitures publiques. Après avoir parcouru une partie de ses domaines (à M. Lozier), nous le quittâmes pour continuer notre route vers Colima. Nous traversèmes encore une fort jolie plaine, celle de Lameseta, peu- | plée d'Indiens, et nous nous retrouvâmes à la Raqueti. Le soir nous allâmes coucher à Colima, et le lendemain à Concepcion. Je devais terminer ici ma narration , mais je m'aperçois que je vous ai parlé de princes, de fortifications d’Arauco , du palais du gouverneur. Îl y aurait vraiment conscience à vous laisser croire qu’Arauco est une ville. C’est une mauvaise bourgade composée d’une centaine de chaumières, entourée d’une muraille de terre qu’un seul coup de canon renverserait. Les bastions ont pour tout armement une seule pièce de huit montée sur un affût en si mauvais état, qu au premier coup il se démolirait. Le palais du gouverneur est une chaumière un peu plus grande que les autres. Elle à deux chambres ; l’intendant en occupait une, et Rouse et moi l’autre. La porte qui devait fermer l'entrée de la ville est en morceaux depuis plusieurs années et n’a pas été réparée, Le gou- verneur, qui est un capitaine, était allé loger en vile, et nos do- mestiques à la belle étoile. Quand j'ai dit que mes caciques étaient des princes, je n'ai rien exagéré ; car il n’en est pas un qui ne soit revêtu d’une gale de la plus belle espèce. Je ne sais comment nous avons échappé sans en avoir attrapé notre part, au milieu de cette profusion de 4 gnées de main et d'accolades. Il est vrai de dire que nous ne drons probablement rien pour attendre, car ce léger défaut LA À LA assez généralement répandu dans le pays pour qu’une mainschis lienne nous en fasse le cadeau. LI Ces Indiens ne sont plus aujourd’hui ce qu’étaient ceux qui œ NOTES. 273 combattirent les Espagnols. Ils sont bien encore désignés par qua- tre grandes dénominations; mais il s’est formé parmi eux un nombre considérable de subdivisions. is | Ces Indiens sont d un aspect sale et presque hideux , très-gras, et d’une apparence lourde. Leur physionomie est sans expression; ils ont un nez épaté, de grosses lèvres , des visages ronds. A Îles voir, on se demande comment de pareïls ennemis peuvent être à craindre. On les dit braves ; mais, à mon avis, c’est plutôt le genre _ de guerre qu'ils font, la nature du terrain sur lequel ils combattent, qui les rendent redoutables. Jamais ils n'engagent une affaire que lorsqu'ils pensent que la supériorité du nombre leur assure le succès. Leur mobilité naturelle, les montagnes couvertes de forêts qu ils habitent, leur donnent la facilité d'échapper à l'ennemi, et même de choisir leurs champs de bataille. Si quelquefois les Chi- liens parviennent à les forcer au combat dans une position dé- savantageuse, c’est qu'ils les atteignent dans une retraite. Leurs invasions ne sont que passagères ; ils entrent sur le territoire de la république avec la rapidité de l'éclair, toujours accompagnés de chevaux de rechange, un petitisac de blé rôti fournit toute leur nourriture, et au besoin ils mangent les chevaux qui ne leur sont pas utiles. Ils occupent plusieurs points à la fois, mais leur but n'étant que de voler des bestiaux, d'enlever des familles etmon de combattre , ils se retirent aussi légèrement dès qu'ils ont assuré leur proie. Je ne crois pas que l’on puisse craindre qu'ils aient jamais l’idée de reconquérir le pays que les Espagnols leur ont enlevé. Une pareille entreprise demanderait des combinaisons trop élevées pour des hommes de cette espèce. Leur ambition ne dépasse pas le vol de quelques animaux. D'ailleurs leur situation ne leur per- mettrait pas de s'entendre sur un plan aussi vaste. Bien que lon distingue encore parmi eux quatre grandes divi- sions désignées sous les noms d’Araucanos, Huilliches, Pegun- ches et Puelches, elles n'existent que de nom. Chacune d’elles est JiT. 18 274 NOTES. divisée en une foule de petites sections qui oùt leurs chefs sépa- rés. Aucun lieu ne les rattache à un centre d'autorité. Ainsi il y a presque autant de caciques que de familles, et le plus opulent k d'entre eux ne pourrait réunir deux cents lances parmi ses sujets. Parmi ceux-ci même, le plus influent est le plus hardi. Lorsqu'il s’agit de faire une invasion, ils sont obligés de seréunir au moins: une douzaine de caciques. Chacun d’eux commande son monde à sa manière, agit comme il veut . et le plus souvent ils sontpe d'accord. Ajoutons à cela que, soit par les vols qu'ilssefo dt eux, soit par la jalousie que souflént les chefs parmi eux, ils? souvent en guerre les uns:contre les autres, et nous sommes per- suadés qu'ils ne peuvent penser à rien de sérieux: | î €ette division est sans doute fort heureuse pour les Chiliens. Aussi ont-ils soin de entretenir. Tantôt ils protègent l'un, tan- tôt ils achètent l’autre, et d'autrefois ils entretiennent le feu de la discorde au milieu d'eux. que | D'un autre côté, j'ai entendu assurer à des: personnes dignes de foi qu’ils seraient plus disposés à la paix qu’à la guerre. Cela É présente quelques probabilités, larsque l’on réfléchit sur leur in- tention actuelle. On ne peut plus les considérer aujourd'hui comme plongés dans létat de barbarie , où ilsyétaient encore du temps des Espagnols. La guerre de l'indépendance et les digsen- sions civiles même ont jeté au milieu d'eux un assez grand nom- È bre de chrétiens qui y ont porté quelques semences: de civilisa- : $ tion. Déjà ils sont en grande partie propriétaires, ils ont des mai- sons, des champs cultivés, et tiennent au sol sur lequel ils sontnés. | Le commerce ,;:en améliorant leur existence, leur a créé des be= ue soins qui ne contribuent pas peu à Les rapprocher des Européens Enfin on remarque que les invasions ne sont pas faites par les tribus voisines des frontières, mais bien par les Peguerchestet les Moluches, hordes venues du centre ou de l’autre côté des cordil=" lères,, et par ces bandes nomades qui ne possèdent rien, pas même | dans leur pays. Mais, pour arriver jusqu'aux Chiliens,ilstsont | NOTES. 275 obligés de traverser le territoire des Indiens, que j’appellerai demi- civilisés , et là ils ne trouvent d’alliés ou de protection qu'autant que ces dérniers ont des motifs de plainte contre leurs voisins. I! serait donc peut-être facile à ceux-ci de les attirer, et ils y par- viendraient, dit-on, en agissant de bonne foi avec eux, en neleur volant pas leurs bestiaux, en ne s’emparant pas de leurs terrains par la force. Voilà ce dont ils se plaignent, et on prétend que c’est avec raison. Par exemple, on attribue la dernière invasion à des représailles auxquelles Colipi a donné lieu en volant les animaux de quelques-uns de ses voisins. Plusieurs des habitants de la frontière compromettent souvent le gouvernement en abusant de sa protection pour opprimer et piller les Indiens dans les mo- ments de la plus grande tranquillité. Je ne doute pas, moi, que beaucoup d'individus ne soient intéressés à entretenir les préven- tions qui existent à leur égard. | La religion pourrait aussi aider à les civiliser. N'ayant aucun culte religieux, on peut présumer qu'ils ne repousseraient pas le nôtre. Mais il faudrait pour cela d’autres prêtres que ceux que lon trouve généralement dans ce pays. On a été obligé de chan- : gér souvent le curé d’Arauco , parce que c'était toujours le plus immoral du village. Celui qui existe actuellement est, dit-on, un peu plus circonspect ; mais c’est un pauvre diable qui sait à peine lire. Quelle est l'influence que de pareils ministres peuvent avoir sur des paroissiens dont ils partagent les turpitudes? Les Indiens mont effectivement aucun dogme; ils reconnaissent cependant deux pouvoirs secrets dont ils ne savent pas se rendre compte, celui du bien et celui du mal. Le premier s'appelle Pil/an, et le second Guecu, mais ils ne leur donnent aucune origine fixe, et chacun lapplique à sa manière, aux choses qui frappent le plus son imaginalion. Ainsi les uns ont en vénération une montagne, un arbre, d’autres une rivière, un bois. Leur culte consiste à se réu- mir auprès de leur divinité et à pousser de grands cris, à pleurer même , enfin à lui sacrifier un mouton , une vache ou un cheval. 976 NOTES. " Ces cérémonies sont dirigées par une espèce de sorcier qu'ils ap- pellent machr. Cet inspiré est quelquefois un homme, mais le plus souvent une femme, et lorsque c’est un homme, il s’habille en femme La science lui vient aussi par héritage. Le machi a sur ces hommes superstitieux une influence dont les effets sont sou- vent très-dangereux. Par exemple, lorsqu'un Indien vient à mou- rir de maladie ou par un accident quelconque, ils attribuent cet événement à l’action d'un pouvoir secret. Ils supposent que quel- qu'un en a été l'instrument et a jeté un sort sur le défunt. Alors ils s'adressent au #2achi pourqu'il leur fasse connaître le ministre du diable. Celui-ci est obligé de prononcer ; ce serait en vain qu'il chercherait à leur persuader que la mort de leur parent est une chose naturelle ; il leur faut une ou plusieurs victimes. Le machi les désigne donc suivant son bon plaisir, quelquefois au hasard, mais ke plus souvent par vengeance. Les prétendus meur- iriers sont pendus sans ressource. Les parents du défunt les cher- chent pariout et les assassinentimmédiatement. Du moment qu'un individu est réclamé au nom du machi, personne n’oserait le pro- téger ; ses amis, sa famille, sont les premiers à le livrer. Il existe à Concepcion même un ex-cacique, Pénoléo, dont il est parlé dans le voyage de M. Basil Hall, Il est venu fixer ici sa demeure avec une partie de ses femmes et ses enfants, et, bien que cette famille habite au centre de la ville, elle n’est pas exempte de lPinfluence du machi. I yaenviron un an que l’on viten plein jour entrer deux Indiens; ils se dirigèrent vers la maison de Pé- noléo , et on les en vit bientôt sortir traînant une malheureuse Indienne attachée à un de leurs chevaux. Leur course était si rapide qu’elle était morte avant qu’on ait pu la secourir, etdes In- diens prirent la fuite immédiatement. Pénoléo, interrogé sur cet événement, répondit que le machi avait désigné cette victime, et qu’il ne pouvait s'opposer à ce que justice soit faite. Bien que la polygamie soit admise chez eux, le mariage a ce- pendant ses formes. Lorsqu'un Indien veut épouser une femme ces nf NÔTES. 27 qui lui plaît, il fait connaître ses intentions aux parents et traite avec eux les conditions auxquelles ils veulent lui livrer leur fille. On fixe ainsi le nombre d’animaux, soient vaches, soient brebis, soient chevaux qu'il doit donner. Cela fait, il vient accompagné de quelques amis, surprend l’Indienne, la met en croupe der- rière lui, etse sauve avec elle dans les bois, où il reste caché pen- dant trois jours. Le quatrième jour, il revient, égorge une jument devant la porte de son beau-père, et les fêtes de la noce commen- cent. Ce rapt est l’acte civil par lequel il la reconnaît pour sa femme et ne peut plus s’en séparer. Cet engagement est sacré chez eux, et l’adultère est le plus grand des crimes. La femme et l’homme qui lauraient commis seraient , sans pitié, assassinés par le” mari et ses pareñts. Cependant l'amant peut racheter sa vie au. moyen d’une certaine contribution fixée par le mari. Les Indiens peuvent ainsi prendre autant de femmes qu'ils peuvent en ache- ter et en entretenir. Mais une Indienne dont le mari serait absent, même depuis un grand nombre d’années, ne peut se remarier, jusqu’à ce qu’elle puisse donner des preuves évidentes que son mari n'existe plus. Lorsqu'un Indien $’absente, il laisse ordinai- rement ses femmes au pouvoir de ses parents, et si au retour il peut justifier quelque infidélité dont il n'avait pas été averti par eux , il peut réclamer tout ce qu'il veut : aussi sont-ils toujours les premiers à lui donner avis. Du reste, cette sévérité de mœurs n’a lieu qu’à l'égard des femmes mariées ; Les filles jouissent de Ja plus parfaite liberté et savent en profiter. Bien que chaque Indien ait plusieurs femmes, la première est toujours respectée et considérée comme la principale ; elle est la seule qui ait le droit acquis de manger à la table de son mari. C’est elle qui a la direction de la maïson et des autres femmes. Celles-ci, bien que logées toutes dans la même habitation , ne vivent cepen- dant pas en commun, et ont chacune leur ménage à part. On peut considérer que leurs maris ont sur elles droit de vie et de mort ; car il n’est pas rare qu'ils les assassinent au moindre mé- 278 NOTES. contentement. Il n’y a que peu d'années que le cacique Pénoléo, qui habite aujourd’hui Concepcion, égorgea une de ses femmes à Los Angelos. Le général Bulner, instruit de ce fait, le fit amener devant lui, et lui demanda la raison d’une pareïlle conduite. L’In- dien lui répondit que cette femme était toujours à le fatiguer de sa jalousie à l'égard des autres ; qu’il avait fait tout ce qu'il avait pu pour la contenter, mais que, voyant qu’elle avait toujours la mênre idée, il avait cru que le mieux à faire était de la tuer. Il pa- raît que le général trouva cetta raison plausible, ou craignit de punir le cacique, car il ne fut exercé aucune poursuite contre ie" J'ai remarqué que presque tous les Indiens ont des pré- noms chrétiens. On m’a assuré que c'était une des tracés de l'occupation espagnole, car on a observé que depuis lors ils te- naient à honneur de porter les noms de leurs conquérants. Ou plutôt, peut-être, auraient-ils pris les noms des ennemis qu'ils auraient tués. Ceux qui s'appellent Juan et les femmes qui s’ap- pellent Anna, mettent devant leurs noms le don des Espagnols, et ils savent parfaitement le rang que cela leur donne; il paraît que cette distinction provient de quelque chefet de quelque dame es- pagnols jouissant d’un grand crédit parmi eux. (Note communiquée par M. Bardel.) Note 9, page 23. J'étais venu une première fois à la Concepcion, dans l’année 1823, sur la corvette la Coquille. À cette époque le village de Tal- cahuano était régulièrement construit et offrait même quelques édifices ; de vastes et assez beaux magasins existaient près du bord de la mer. Aujourd'hui tout a changé de face, le trem= blement de terre du mois de février 1835 a tout anéanti, a renversé tout ce qui existait. Je ne pus reconnaître aucun ves= tige de ce que j'avais vu, je ne pus retrouver aucune des maisons NOTES. 279 dans lesquelles j'avais été recu. De nouvelles bâtisses s'étaient élevées, d’autres étaient encore en construction, mais sans ordre et sans symétrie, et le sol était encore recouvert par les ruines des anciennes. Tout portait l'empreinte de l’effroyable catastrophe dont ces lieux avaient été témoins, et du peu de soins qu’apportait le gouvernement pour en faire disparaître les traces. Loin de penser à réparer ces désastres, il s’obstinait à poursuivre une lutte avec le Pérou. Lutte regardée comme très-impopulaire , sans résultats pour l'avenir, et qui absorbait des fonds que l’on eût pu employer pour le bien public. re (M. Jacquinot.) Note 10, page 25. Le tremblement de terre dont nous voyons encore les effets, a eu lieu le 20 février 1835. Il détruisit la ville de Concepcion peu- plée d'environ 10,000 âmes, et éloignée d'environ trois lieues de Falcahuano. Talcahuano lui-même fut encore plus maltraité. Après les formidables secousses qui ruinèrent ses édifiees, la mer envahit la plaine entière où il est bâti. Voici comment on raconte le fait. Après la chute des maisons, la mer se retira subi- tement et renvoya quelque temps après trois vagues monsirueuses dont l'effet compléta le désastre. Cetévénement malheureux paraît avoir ruiné une grande partie de la population ; à chaque instant on entend dire de certaines personnes, elles ont tout perdu dans letremblement de terre, à peu près comme en France dans les années passées on se plaignait de la révolution. Et cependant telle est la nonchalante insouciance des Chiliens que le soir même de la catastrophe, après avoir éprouvé des pertes considé- rables et des dangers capables d’effrayer les plus braves, quel- ques artisans dansaient au son de la guitare dans les campagnes, bravant ainsi les mouvements du sol qui remuait par moments sous leurs pieds. Grande avait été la fravetir, Maïs une fois apai- 280 NOTES. sée, le peuple joyeux avait recommencé ses jeux et ses plaisirs. Ces faits ont été cités par un témoin oculaire habitant Concepcion. Ils ne sont pas incroyables lorsqu'on commence à comprendre le caractère mobile et insouciant des Chiliens. (M. Desg oraz.) Note 12, page 27. Vu l'urgence du cas, Monsieur le commandant d’Urville donna carte blanche aux médecins, pour acheter et faire fournir les aliments qu'ils jugeraient convenables. Je ne doutai pas un seul instant que toutes ces mesures n’eussent un prompt et in- faillible résultat ; et effectivement, m'étant rendu deux jours après à l'hôpital, je pus m'apercevoir déjà d’un grand changement chez la plupart d’entre eux. Tous, en général, avaient repris de la gaieté et de la confiance, et me témoignaient déjà leur vif désir d’être promptement rétablis pour pouvoir retourner.à bord et continuer la campagne. (M. Jacquinot.) Note 13, page 27. Dès le 15 avril, une amélioration très-sensible s'était déclarée dans l’état de nos malades, et même nous fûmes obligés d'en rappeler plusieurs à bord, quoique non guéris, car ils com- promettaient leur retour à la santé par des excès. Un d'eux seu- lement, le nommé Russel était atteint d'une hydropisie de pois trine, et nous donnait de vives inquiétudes. | Nous venions d’avoir une série de beaux jours qui leur avait été on ne peut plus favorable. Aussi commencaient-ils déjà à ses ressentir du changement d’air et d'habitation et jouissaient-ils avec délices de la chaleur vivifiante du soleil qui était encore assez NOTES. 281 forte. Ils recevaient à terre des marques d'intérêt de tous les ha- bitants , et plusieurs personnes leur envoyaïent chaque jour du lait et des fruits. Entre aûtres se trouvait une jeune et jolie dame du pays, interprète des sentiments généreux , et surtout de ceux de son sexe, chez qui la compassion et la pitié sont des vertus si familières. Son nom nous resta caché, ce qui me prive du bonheur de le publier, pour lui témoigner notre reconnaissance. (M. Dubouzet.) Note 14, page 27. Ge mouillage est pour nous le paradis terrestre. Nous reve- nons exténués d’une longue et rude campagne. Depuis près de six mois, nous n'avons pas vu de terre habitée, nous n’avons pas mangé de vivres frais, nous avons tous quelques germes de scor- but et pour ma part, j'ai les jambes enflées au point de ne pas pouvoir entrer dans mes pantalons. (M. Demas.) Note 14 bis, page 29. Le soir, j'assiste à une Tertullia, soirée chilienne, chez M. Aù- golo, capitaine du port. Quelques femmes silencieusement assises en face des hommes chantaient de temps en temps, en s’accom- pagnant de la guitare. Ces chants monotones avaient cependant un charme particulier, attaché peut-être au rhytme de leur composition, et aussi à la nouveauté qu'ils avaient pour nous. Quelques airs d’un mauvais piano alternèrent jusqu’au moment où la danse commença. Nos pauvres danseurs français n'étaient pas brillants à côté des Chiliens, et notre contredanse était bien pauvre à côté des danses espagnoles. Dans cette soirée, il sem- blait qu'on dansait pour le plaisir de danser. Un silence absolu 282 NOTES. régnait dans le salon ; chacun faisait attention aux pas des dans seurs et aux figures qu'ils exécutaient avec un aplomb qui indi= quait au moins beaucoup d'habitude. La valse paraît être une danse favorite dans laquelle ils excellent. Si les dames de Talca= huano et de Concepcion chantent assez mal, surtout l'italien ÿ: elles ont en revanche une supériorité marquée dans le talent dela pirouette. Elles valsent avec la rapidité d’une toupie; et sans pa- raître se fatiguer à cet exercice. À côté de danseurs et de dan-« seuses aussi intrépides les cavaliers français restaient dans l’om- bre dédaignés. La plupart n'avaient d'autre ressource que celle de se joindre à un groupe de fumeurs ; ear l’on fume dans les soirées M du Chili, en attendant un moment favorable pour s’éclipser. On | avait le choix parmi les fumeurs de causer politique du Chilisou dese taire. Tout autre sujet semblait fatiguer ces dignes patriotes. (M. Desgraz.) Note 15, page 32. Etant à la mer, j'avais eu occasion de m’apercevoir que dans les gros temps le gouvernail fatiguait beaucoup, et éprouvait des se- cousses, qni souvent m'avaient causé de l'inquiétude. Je profitai de la circonstance qui nous forçait à alléger le navire, pour le faire démonter et transporter à terre, et j'eus lieu de m’applaudir du parti que je venais de prendre. Dans la visite qui en fut faite par notre maître charpentier, la pièce du milieu fut trouvée en- tièrement pourrie, événement qui nous étonna d'autant plus que ‘le gouvernail nous avait été livré comme neuf et en très-bon état. Nous dûmes nous convaincre que lés secousses n'avaient lieu que. | par suite d’une position oblique donnée au femelot supérieur, Cl : nous corrigeâmes ce défaut. ( Me " (M. Jacquinot.) 14 . NOTES: 283 Note 16, page 32. En visitant notre gouvernail, nous reconnûmes que la serrure supérieure avait été fortement ébranlée par le choc des glaces ; on le mit aussitôt à terre près du fort Galvès , et là on s’appercut que la pièce d'assemblage du milieu était entièrement pourrie. Nous eûmes là une preuve nouvelle du peu de soin avec lequel on sur- veille dans les armements, les travaux des ateliers, puisqu’au bout de quelques mois, une pièce aussi importante offrait déja pareille avarie. Nous nous procurâmes une pièce de bois de cyprès du pays, très-propre à la remplacer, et les charpentiers se mirent à l’œuvre. (M. Dubouzet.) Note 17, page 38. On échoue l Astro/abe aujourd’hui pour continuer les répara-" tions. La pauvre corvette dépouillée entièrement de son gréement présente dans cette position l'aspect le plus pitoyable. On dirait à la voir ainsi délabrée qu’elle ne tardera pas à terminer sa carrière, au lieu de poursuivre sa course autour du monde. Nous sommes échoués fort près du rivage vis-à-vis d’un petit village et d’une espèce de fort où se trouvent 4 pièces de canon en tout. (M. Desgraz.) Note 18, page 42. La rade de Talcahuano présentait un grand mouvement à l’é- poque où nous nous y trouvions; c'était la saison pendant la- quelle les navires baleiniers quittent la mer pour se livrer à la 3 : E . RUE pêche dans les baies et viennent en même temps se ravitailler (de mai en août). Pendant ce temps, leur présence anime et vivifie ce | triste et misérable village. Les pécheurs français ÿ étaient les plus 284 NOTES. nombreux; nous n'y vimes que quelques Américains et très-peu d’Anglais. Tous en général paraissaient peu satisfaits de leur pêche et attendaient avec impatience le retour du beau temps. Comme il est assez commun de voir apparaître des baleines à l'entrée de cette rade, près de l’île Quiriquina,ainsi qu’à celle de la baie S. Vincent, quelques-uns de nos capitaines utilisent cette circonstance, et mettent à profit autant que possible le séjour forcé auquel les condamne la saison. Par. l'entremise du-consul qui en a fait la demande officielle au gouvernement, ils ont ob- tenu, moyennant un droit, la permission de mouiller sur ces deux endroits. Là, chaque fois que le temps le permet, ils expé- dient leurs pirogues, et parviennent de temps à autre à faire quelque capture. Durant notre relâche, deux baleines furent ainsi harponnées, l’une par le Georse, et l’autre par l'£va, et rapportèrent chacune au-delà de quoi couvrir les dépenses que _ devaient faire ces deux navires pendant l’hivernage. : Dès le principe, le gouvernement avait imposé à ces capitaines une condition assez dure à laquelle néanmoins ils avaient sous crit, celle de ne jamais communiquer avec la terre. Depuis ils ont réclamé, et aujourd’hui ils peuvent y venir quand bon leur semble. Il n’y a d’exception que pour les matelots des navires mouillés à S. Vincent, qui obligés de rester constamment à bord où dans les pirogues, sont sous la surveillance cons- tante d’un agent chilien, auquel chaque bâtiment paie quatre réaux par jour. Toute baleine prise, doit en outre verser 4 barils: d'huile au fisc du pays. (M. Jacquinot.) 4 Note 19, page 42. g. Plusieurs capitaines baleiniers évaluent le nombre de nos na vires à une centaine. Le Havre est le principal port d'armement. Nous avons aujourd’hui peu de chose à envier aux étrangers sous NOTES. À 285 le rapport des navires, des engins de pêche et de l'adresse des harponneurs, mais il serait à désirer que les capitaines , moins routiniers, changeassent de parages quand la baleine y devient trop rare et qu'ils ne perdissent pas dans les ports un temps pré- cieux. Ils devraient recevoir de leurs armateurs les pouvoirs les plus étendus, pour profiter de toutes les chances qui pourraient se présenter dans le cours du voyage. Il est peut-être avantageux d’embarquer sur les navires un petit chargement d'objets peu en- combrants. Ces objets pourraient être donnés en paiement des dépenses faites dans les ports, ou échangés contre divers produits propres à être importés en France ou dans les ports de relâche subséquents, sans nuire toutefois au chargement d'huile, qui est l’objet principal. J'ai peine à croire qu’un capitaine, ayant l’acquit nécessaire pour conduire son navire dans les divers pays fré- quentés par les baleïniers, ne trouve pas les moyens de saisir en passant un commerce d'autant plus lucratif, qu’il aura lieu le plus souvent avec des chances très-favorables. Quelques-uns de nos bâtiments ont ainsi une petite pacotille, qui le plus souvent ne profite qu’au capitaine seul. Mais ce commerce, qui ne peut se faire au grand jour, est nuisible à l’industrie principale de la pêche, à cause de la surveillance, des amendes, et même des con- fiscations qui menacent les baleiniers sur les côtes d’Amé- rique. (M. Roquemaurel.) Note 20, page 42. Pendant mon séjour à Talcahuano, un bon nombre de balei- niers francais vinrent s’y ravitailler et s’y reposer pendant la mauvaise saison. Je m’empressai de profiter d’une aussi bonne occasion pour étudier un peu cette classe de marins qu’on con- paît à peine en France, et qui depuis 1816 a été singulièrement encouragée par le gouvernement. 286 NOTES. Regardant la péche de la baleine comme une source de richesses pour notre commerce, et surtout comme uhe excellente chose pour former des matelots ; j'arrivais donc avec les dispositions les plus bienveillantes et par suite les plus propres à juger honora- blement ceux qui exploitent ce genre d'industrie. Maïs les confi- TE Dur ee RE Et dences et les aveux que j'ai dus tantôt à la naïveté des capitaines, tantôt à leur bonne foi, et le plus souvent à leur besoïn de ra- conter, ont singulièrement modifié lopinion que j'avais d’abord conçue sur cette pêche et sur ceux qui la font. Sans parler ici de l'origine de cette industrie, des Norvégiens et des Zélandais qui l’exploïtèrent d'abord dans le neuvième siècke, des Basques pêcheurs du dixième, et sans me permettre de racon- ter avec sang-froid la chasse miraculeuse de cet heureux Scandi- nave qui, en 900 et quelques années, tua dans les parages du cap Nord, soixante baleines en deux jours, je dirai seulement qu'à la suite de 110$ guerres maritimes, on négligea la pêche de la baleine en France et qu'on loublià même tout-à-fait. Les Anglais, les! Américains et, en général, tous les peuples du nord de l'Europe, s’en occupèrent plus ou moinset se chargérent, sous des pavillons amis, d’approvisionner nos ateliers de cette huile si nécessaire à certaines industries. Enfin, quand arriva la réaction de 1815, et que le commerce commenca à respirer en France, le gouvernement comprit tout ce qu'il y avait d’onéreux et d’humiliant pour nous à demander aux étrangers ce que nous pouvions prendre nous-mêmes. Il vouluts encourager la pêche et la faire sortir plus active que jamais du ; ñ long oubli dans lequel elle était plongée; pour remplir ce but, il eut lingénieuse idée de créer dés primes d'encouragément pour les armateurs qui voudraient essayer les chancés de cette pénibl industrie. | $ | . La première ordonnance parut le 8 février 1816, et la prim _qu'on offrait aux négociants était telle qu’elle couvrait au-delà les ? | ; * | dépenses d'un armement, en admettant un manque complet de NOTES. 287 réussite. Cette générosité ministérielle rassura plusieurs arma- teurs, et l’on vit, dès cette époque, nos ports du nord expédier un = si de bâtiments dont les équipages étaient composés | u ant le texte de l'ordonnance royale, c’est-à-dire € ’étrangers qui connaissaient ce genre de navigation, et de matelots français qui voulaient l’apprendre. Pendant les premières années qui sui- virent, il y eut encore de lhésitation, puis enfin on s’habitua peu à peu à l'idée d'aller à la pêche. Elle fut heureuse et lucrative pour ceux qui en revinrent les premiers ; dès-lors chacun voulut armer, le gouvernement avait rempli son premier but. Ils’'agissait maintenant de rendre cet élan profitable au com- merce et à notre marine si malade encore de ses récentes blessu- res. On pensa d’abord que les bâtiments baleiniers étaient une rude et bonne école pour former des gens de mer, et le gouverne- ment, par de nouvelles ordonnances, forca les primes pour les navires armés et commandés par des Francais seulement : il fit plus, il accorda des franchises aux marins qui partaient pour cette navigation ; on les exempta d’un certain nombre de mois de service sur les vaisseaux de l'Etat; des brevets de capitaine de péche furent donnés à ceux d’entre eux qui se sentaient capables d'occuper un pareil poste après trois campagnes, ou qui justi- fiaient, par examen, de leurs connaissances en ce genre de navi- gation ; enfin, au bout de quelques années, la France, sans pou- voir encore lutter avec les Américains et les Anglais, put cepen- dant se passer d’eux ét approvisionner elle-même ses ateliers. Je crois avoir tracé ici l'historique succinct de la pêche de la baleine depuis 1816 jusqu'à nos jours ; les vues du gouvernement étaient droïtes et saines, et le but qu'il s'était proposé parut rempli aux yeux de beaucoup de gens, et j'étais entièrement de cet avis. | | Mais, depuis que je me suis trouvé à même de voir les choses de plus près, j'ai compris que cet échafaudage de si bonne appa- rence, péchaït par la base, et que l'institution bienfaisante et sage 288 NOTES. des primes était devenue plutôt une spéculation nouvelle qu'un encouragement pour les armateurs et les capitaines baleiniers. Le plus souvent, les baleiniers qu'on envoie à la pêche-sont… commandés par des hommes. dont toute l'éducation consiste É le savoir faire du métier et qui ont acquis la routine nécessaire pour observer les astres et en déduire leur position géographique: Hs ont sous leurs ordres quatre lieutenants ou chefs de pirogues, un médecin, quatre harponneurs, un charpentier, deux tonne- liers, un cuisinier, un maitre d'hôtel, un coq, un forgeron et seize matelots, le nombre de ces derniers varie suivant la gran- deur du navire. Excepté le médecin, tous les autres sont des gens passablement grossiers et brutaux, que le commerce ordinairene veut pas employer, que l’appât du gain ou l’éloquence persuasive d’un capitaine séduit et entraîne. Il est bien rare, par consé- quent, de rencontrer parmi eux quelqu'un capable de contrôler la manière de naviguer d’un capitaine ou de prouver au besoin, qu’il s’est jeté volontairement à la côte. Eh bien! on a vu des armateurs assurer leurs navires avec leurs cargaisons à venir pour une somme qui excédait leur va- leur, et s'arranger avec ceux qui les commandaient pour Îles faire jeter à la côte une fois le cap Horn doublé. A laide de la prime qu’ils touchaient alors ou de l'argent que les compagnies d'assurances leur comptaient, ils couvraient les dépenses de l'ar-. mement,se payaient de la valeur de leurs navires perdus, et jouis- saient d’un certain bénéfice qu'ils n'étaient pas obligés de parta- ger avec l'équipage. C’est une manière comme une autre de placer son argent. Bien plus, les capitaines trouvaient le moyen de s'arranger avec certaines autorités faciles de la Mer du Sud, et à l’aide d’habiles escroqueries, parvenaient à vendre en apparence à vil prix lesu débris du navire, tandis que c'était eux-mêmes qui les achetaient pour les revendre ensuite, suivant leur intérêt, à un prix quise rapprochait plus de leur valeur réelle, ce qui était encore plus NOTES. 289 ruineux pour les assureurs qui sont bien obligés de s’en rappor- ter à des procès-verbaux revêtus de certaines signatures qu’on a surprises sans doute. Les équipages en attendant, étaient mis à terre à la disposition des consuls ou agents consulaires français qui s’en débarrassaient, soit en les faisant embarquer sur d’autres baleiniers, soit en les renvoyant en France sur des bâtiments de guerre, d'après les ordonnances. | Ces malheureux matelots retournaïent dans leurs ports avec la poignante idée d’avoir travaillé pendant un an quelquefois pour revenir plus pauvres qu'avant le départ. Mais, va-t-on me dire, le crime de baraterie est prévu par la loi qui le punit sévè- rement. Eh! pensez-vous donc qu'un capitaine sera assez sot pour ne pas éluder cette loi, alors qu'il n’y a pas là d'autorité pour laccuser et le convaincre, m’ayant à son bord pour le juger, que des officiers qui savent seulement conduire une pirogue et carguer une voile quand il le faut. 11 lui devient facile de leur faire signer un procès-verbal qui le rend blanc eomme neige, et qui démontre que c’est par une magnifique ma- nœuvre ou par la rupture inopinée d’une chaîne, qu'il s’est jeté à la côte. J’ai entendu raconter, pour ma part, plusieurs naufrages de baleiniers, et sur la demande que je faisais, on m'a toujours répondu que c'était de beau temps et que personne n’a- vait péri : au reste, l’insouciance des capitaines pour sauver leur navire, l'espèce de dépit qui perce malgré eux quand un bâti- ment de guerre leur porte aide et assistance, tout confirmerait Vopinion que j'ai à cet égard, quand bien même ils ne seraient pas, comme cela arrive, les premiers à se vanter d’un semblable trophée. | Il y a même des capitaines, qui de leur propre autorité, aiment mieux perdre leur navire que de revenir en France sans un bon chargement. Par là ils permettent à l’armateur de recouvrer ses frais, de faire même un certain profit, etils espèrent par cette con- duite qui ne manque pas d’une certaine adresse, obtenir un second IT. 19 ” 290 NOTES . commandement. Les armateurs, en effet, préfèreront toujours ceux qui, faute de mieux, les empêcheront au moins de perdre les frais qu'ils avaient faits. Dans tous ces marchés secrets et scandaleux, que la loi ne sau- rait atteindre parce que la conviction morale ne lui suffit pas, etqu'il faut, pour qu'elle condamne, des preuves plus matérielles, les matelots ne paraissent pas, ils n’ont rien à prétendre, négociant avide leur prouverait même au besoin qu'il est 1 créancier, parce qu’ils n'avaient pas encore gagné leurs ay au moment du naufrage. Ne serait-il pas plus moral et plus rationnel d'accompagner l'ordonnance qui promulgue la prime, d’uve loi de répartition plus en harmonie avec la justice et moins favorable à l’avidité d’un négociant. Ainsi, par exemple, qu'on intéresse le capitaine et l'é- quipage d’un navire baleinier pour un vingtième, et qu'ons’oc- cupe en même temps qu’on améliorera ainsi le sort des matelots qui font cette pêche, de faire des lois capables d’arrêter ces inces- santes désertions à l'étranger, que des capitaines immoraux, soit par des, mauvais traitements, soit par d'autres moyens, provo- quent quelquefois, au moment du retour en France, pour avoir moins à douner et plus à garder. , Il arrive aussique les matelots, à la suite d’une pêche malheu- reuse, abandonnent volontiers un navire dont le chargement né- gatif ne les intéresse plus, pour aller sur un autre essayer des chances plus productives. Il en résulte que le capitaine qui n’a pas réussi, voit son bâtiment compromis par suite de ces absences et se voit alors obligé de prendre avec lui lécume des marins, c’est-à-dire, ces matelots marrons, de tous états et de tous pays; qu'on appelle communément lascars, et qui ne tenant à aucun lien social, bravant des lois qu’ils ne connaissent, que par oui dire, viennent jeter le trouble, la discorde et le, plus souventda révolte à bord des bâtiments où ils embarquent. On me dira peut-être que ces abus sont inévitables, qu’en partageant aïnsi la NOTES. 291 prime, on découragerait les armateurs. Il est bien clair que ceux d’entre eux qui spéculent sur elle, ne continueraient plus leur système ; mais on en trouverait encore un bon nombre qui accepte- raient, j'en suis sûr, un gain aussi considérable. D'ailleurs, quel est lebutde l'Etat, en favorisant cette pêche? c’est d'ouvrir une nou- velle branche à l’industrie francaise, et de former en même temps des matelots. Eh bien! si le premier but est en partie rempli, le second ne l’est certainement pas, et on serait dans l'erreur, si on croyait que la marine militaire recrute ses bons gabiers ou ses futurs officiers mariniers parmi les aventuriers qui ont chassé la baleine. il en serait cependant ainsi, si on avait fait un peu plus d'attention aux réglements qui régissent cette classe de naviga- teurs, et si le gouvernement avait veillé davantage à établir un équilibre plus juste entre le gain de larmateur et l'intérêt de ceux qui l’enrichissent. Je n'ai pas rencontré un seul capitaine baleinier qui ne soit convenu avec moi que le matelot était fort mal partagé, et tous sont tombés d'accord sur ce point qu’il serait urgent d'établir une loi plus raisonnable à cet égard. | Voici au reste, comment les bâtiments sont armés pour la pêche de la baleine. Un armateur annonce qu'il va fréter un navire pour cette destination. Les courtiers des ports font bientôt circu- ler cette nouvelle qui parvient d’abord aux capitaines qu’ils pro- tègent et avec lesquels ils se sont arrangés d'avance. Il y en a de deux classes, ceux qui ont fait déjà plusieurs voyages comme chefs de pêche ou-qui ont obtenu leur brevet de capitaine au long- .: * “ cours, et ceux qui sont simplement capitaines de pêche. 2.» - Häbitueliement ceux d’entre eux qui commandent pour la pre- mière fois, inspirent peu de confiance et n’obtiennent guère qu’un 7 sort, CES 7 A - - quinzième du chargement. D’autres plus formés ne partent qu’à la condition du douzième, et ceux aussi qui sont connus pour avoir fait plusieurs voyages et comme des hommes capables et heu- reux, obtiennent quelquefois le neuvième de la cargaison à venir. 292 : NOTES. Dès que larmateur a choisi le capitaine de son navire, il lui laisse le soin de former un équipage, après avoir fixé toutefois le taux auquel il peut intéresser chaque matelot. Ce taux varie sui- vant les négociants, et la grandeur des bâtiments ; il flotte habi- tuellement entre le 225° et le 232° du chargement. Ainsi sur un navire de 2000 barriques, un matelot s’il part au 232°, après deux ans de fatigues et de peine, et dans l'hypothèse que le voyage a été fort heureux, aura pour sa part 8 barri- ques +; vendues au prix moyen de 80 fr., elles lui compléteront une somme de 6 à 700 fr. à peu près ; c’est ce que nos matelots de l'Etat gagnent à bord des bâtiments de guerre où ils ont infi- niment moins de mal. Si les baléiniers étaient sûrs au moins de courir les chances heureuses du cours, on ne pourrait pas les plaindre autant, peut-être ; mais quand ils arrivent à terre, comme tous les gens de mer, ils sont pressés de jouir, et l’arma- teur, profitant de cette disposition favorable à ses intérêts, fait acheter le chargement au plus bas prix possible par un de ses agents secrets, et remet à chacun des pêcheurs empressés la somme qui lui revient d’après son engagement, et qui dépasse bien rarement 6 ou 700 fr., pour deux ans au moins de cam- pagne. Quant à lui, il ira s'arranger ensuite à la bourse, pour faire monter le prix de l'huile, et quand l’occasion sera bonne, il vendra une seconde fois ce chargement qui n’a pas cessé d’être à lu. | # D'après cela, qu'on juge si les capitaines trouveront de bons Ÿ matelots pour les accompagner. Ils en choisiront à des conditions meilleures quatre ou cinq peut-être, parce qu’ils leur en faut. bien quelques-uns, et quant aux autres, que leur importe; ils seront toujours assez bons pour nager dans les pirogues ou hâler M sur les cordes; aussi ce sont des gens : sans aveu qui se;présen= tent, des hommes de tous métiers que leur inconduite ou leur incapacité laisse sans travail etsans pain. Ils partent volontiers au NOTES. | 293, 232° peu leur importe; il s’agit pour eux de quitter une ville où ils sont trop bien connus, pour aller chercher fortune ailleurs et, se livrer, à leur tour, à quelques prouesses scandaleuses, sur les côtes de l'Amérique du sud. On ne me fera jamais croire après cela qu'avec de tels échantillons, on fera des matelots capables et bons; on n’en fera tout au plus que des hommes qui ne mettront le pied sur les bâtiments de l'Eut, que pour se faire condamner à la cale, à la bouline ou au boulet, pour insubordination ou mauvaise conduite. Certains capitaines s’arrangent néanmoins d’un semblable équipage, ils savent en tirer parti et profit; d’honnêtes sujets, de bons matelots les gêneraient, car ceux-ci ont un gros bon sens et une certaine perspicacité pour comprendre et deviner la mau- vaise foi de ceux qui les commandent. Par exemple, avec un équipage de vauriens, si la péche est heureuse, certain capitaine favorisera la débauche de ses hommes, et quand ils auront besoin d'argent, ils trouveront un honnête usurier dans celui qui les commande, pour leur prêter des fonds à 20, 30 et même {0 p. 100 d'intérêt. Comme il y à à bord des barriques d'huile qui répondent pour celui qui emprunte, cet argent avancé est donc assuré, et il ÿ; a vol scandaleux de la part de cet homme qui profite des faiblesses ou des besoins de celui dont il devrait être le protecteur naturel. Quant au capitaine qui part au 15°, et c’est habituellement comme cela qu’il débute, admettons qu'il commande le bâtiment de 2000 barriques dont j'ai parlé plus haut, au retour, ilen aura 133 pour sa’part, et vendues à 80 fr. (prix moyen), elles lui rap- porteront de dix à onze mille francs. Voilà qui est mieux en rap- port avec le gain que fait larmateur; aussi cette proportion qu'on peut encore augmenter par son talent de pêcheur, est-elle géné- ralement approuvée par tous ceux que cela regarde personnelle- . ment. Les officiers sont rétribués aussi d'une manière plus équi- table, et l’arrangement qu'ils font avec l'armateur dépend beau- 294 NOTES. coup de leur réputation d’habileté pour conduire une ‘pirogue et accoster la baleine. Tel est l’abrégé des renseignements que j'ai pu recueillir surles pêcheurs de baleines, eten voyant le chaos monstrueux de leur existence, en apprenant le vandalisme d'idées de quelques-unsde ceux qui commandaient leurs navires, et en pensant au triste ré- sultat que la marine militaire en retirait, j'ai compris qu'il man- quait là des lois sévères pour réprimer les désordres’et faire ren- dre à chacun ce qui lui était dû. A mon avis, le gouvernement devrait envoyer dans les parages fréquentés par les baleïniers, des bâtiments assez nombreux pour faire la police, et il ne serait pas inutile aussi qu’il recommandât à ses agents consulaires dans ces pays, une surveillance un peu plus scrupuleuse sur certains marchés honteux qui se rattachent, comme je l’ai déjà dit, àune prime qu’il ne faut pas détruire, mais qu'il faut partager conve- nablement. Au reste, tout ce que j'ai dit ici, ne regarde que la minorité des pêcheurs. J’en ai connu et j'en ai vu d’autres qui faisaient leur métier convenablement et avec toute la conscience possible, et il serait à désirer que tous fissent de même. De bonnes lois, à mon avis, obtiendraient facilement ce résultat. (M. Marescot.) Note 21, page Aa: Nous reprîmes de là le chemin de notre hôtel, car la course de la matinée nous avait considérablement creusé l'estomac. Mais que je fus à plaindre, quand en face de mon assiette de fayence bleue, je vis l’horrible diner qu’on nous avait préparé. Cepen- dant le maître de la maison présidait et mangeait avec nous, ha- bitude ordinaire des hôtelleries espagnoles. C'était un vrai dîner espagnol, avec toutes ses épices; mais décidément leur cuisine ne’ sera jamais de mon goût. he ——— — NOTES. : 295 D'abord cé que l'on nous servit pour potage, était un plat épais de je ne sais quoi, car c'était si horriblement épicé que je ne pus deviner ce que je mangeais; j'eus bientôt le palais en feu. Le vin du pays (le mosto) n’est pas très-agréable, car il sent la peau de bouc dans lequel on le transporte. Tout était réuni contre moi, aussi la tristesse et le désespoir s’emparèrent de ma pauvre per- sonne. Nos amis les baleiniers, habitués à cette sorte de cuisine, né faisaient que tordre et avaler; cela ne me consola guère, comme vous devez le penser. Nous demandâmes du Bordeaux, et lon nous servit un petit vin aigrelet qui n'était guère préférable au mosto. HA: 200 M | tune | Be reste du diner fut en harmonie avec le potage ; je goûtai ce qu'ils appelaient podrida, espèce de salmigondis composé d'un tas de choses, et surtout de piment et autres épices; quoique j'eusse bu une caraffe à moi seul et avalé au dessert deux ou trois grosses grappes de raisin, je sortis de table avec le feu dans le corps. Quel horrible guet-apens ‘.…. Mes deux camarades étaient aussi furieux que moi, nous jurâmes, mais un peu tard, que l’on ne nous y prendrait plus. Nos lits avaient été préparés, sans cela j'eusse fui cet hôtel le soir même. Cependant le café, une masse de cigarres et de Happ and half, et de plus le grand air, nous firent oublier peu à peu cet atroce repas. (M. La Farge.) Note 22, page 47. Sur le penchant des coteaux, surtout au coude que fait la baie, sur la pointe ouest sont échelonnés dans les ravins et parmi les arbres, une multitude de misérables huttes en chaumes ou en branches, qui donnent aux environs de la ville l'aspect d’une sale et hideuse misère. M. d'Urville disait que les huttes des sauvages les plus arriérés n'étaient pas aussi grossières. Figurez- vous une cabane à peine couverte, formée de fagots au travers 296 NOTES. desquels on a essayé de jetter un ciment de terre glaise, et R- dedans une famille entière, une famille qui se trouve parfaite- ment heureuse et qui dort machinalement au soleil, prenant sa nourriture’sur les arbres d’alentour. Car toutes ces misérables huttes font comme une tache au milieu des ravissants vallons, tout couverts de beaux arbres fruitiers, d’arbustes élégants, de grands bambous qui pendent en berceaux, de belles eaux cou- rant au travers et le tout peuplé d’oiseaux-mouche, de pigeons, et de mille autres oiseaux variés. Concoit-on de pareilles bizarre- ries? une telle insouciance? S'il y a quelque travail à faire, ce sont les femmes qui le font, pendant que ces messieurs fament tranquillement leurs cigarres. Encore si c'était comme les Ara- bes , un peuple guerrier ; mais bah! ce sont des guerriers en. paroles (M. La Farge.) Note 23, page 47. Ces cases n’ont qu’une ouverture, la porte; le feu se fait au mi- lieu de l'appartement où l’on ne trouverait pas un grabat pour coucher la famille qui y habite. Quoique beaucoup plus misé- rables, elles ont un peu d’analogie avec les chaumières les plus pauvres qu’on trouve quelquefois sur les grandes routes de la. Basse-Bretagne. ; (M. Gourdin.) Note. 24, page 49. Depuis que nous étions mouillés sur la rade de Talcahuano, nous trouvions à passer notre temps fort agréablement, dans le jour, en faisant des excursions dans la campagne qui était encore belle, et à la Concepcion, qui est à douze lieues de là. Le soir, quoique depuis le tremblement de terre Talcahuano ne soit plus qu'un village, nous trouvions assez de ressources de société, grâce | | | | | NOTES. 297 aux mœurs espagnoles qu'ont conservées les habitants et à l'esprit bienveillant et hospitalier qui les anime... | Nous avions été introduits par M. Bardel dans les OT maisons du pays; nous y étions recus sans étiquelte, avec une affabilité rare, qui avait un charme tout particulier pour des gens un peu fatigués de la mer comme nous l’étions tous, pour lesquels les plaisirs plus vifs d’une grande ville eussent sans doute été plus nuisibles. Je me félicitais aussi de passer à Talca- huano le temps qui devait s’'écouler pour nous dans le principe, sur la rade de Valparaiso. Cette relâche, d’un autre côté, était beaucoup meilleure pour nos matelots, qu'on pouvait sans incon- vénient envoyer à terre, et tout y était moins cher et meilleur qu’à Valparaiso. (M. Dubouzet.) Note 25, page 49. Ne voulant pas nous engager plus loin dans un chemin boueux tracé par la nature et par le passage des hommes et des chevaux, Æ « » , C = chemin cependant on ne peut plus fréquenté qui nous donnait + Li 12 LJ LI LJ LL D LJ \ l’idée de linsouciance chilienne, nous gravîmes les jolis coteaux qui couronnent la rive droite du fleuve, entre lesquels il y a une infinité de vallées riantes dont l'ouverture donne sur la rivière et qui sont remplies de jolies fermes. Nous visitèmes en passant quelques-unes de ces fermes, et partout nous fûmes accueillis avec beaucoup de bienveillance par les habitants, qui nous offraient, pour nous raffraichir, de la chicha, espèce de breuvage aigre fait avec des pommes, qui ressemble fort peu au cidre d'Europe, parce qu’on emploie de préférence pour le faire les pommes acides. Les fermes comme tous les pressoirs de la cam- pagne sont construites en bois très-grossièrement équarri. Les pièces verticales sont garnies horizontalement d’un réseau de lattes dont les vides sont imparfaitement garnis de pisé, pour mettre à 298 ms NOTES. l'abri de l'air et de la pluie. Elles sont couvertes d'un toit rustique en joncs, qui descend beaucoup plus bas du côté de la facade prin- cipale jusqu’à environ cinq pieds dé"terré, afin de couvrir en même temps un hangar où l’on se tient ordinairement pendant l'été, qui dure huit mois sous cé beau climat. La hauteur de ces habitations ne dépasse pas huit pieds, aucun:plafond ne :sépare du toit ceux qui les habitent, si ce n’est aux deux extrémités qui renferment des greniers où l’on communique par extérieur au moyen d'échelles en permanence. A côté du corps-de-logissetrou- vent les dépendances, qui sont d’une architecture aussi simple, et présentent l'avantage d’être à l’abri des tremblements deterre et de mettre le pauvre à-même de vivre ‘tranquillement, sans crainte d’être à chaque instant ruiné par eux. Ces dépendances sont destinées seulement à loger les denrées de la ferme et les animaux de la basse-cour, car le bétail est constamment caché nuit et jour dans les potreros qui entourent la ferme. Dans toutes ces fermes l'abondance paraissait régner , mais leur ameublement n'égalait certes pas celui de la plus pauvre cabane de France; car la pièce principale où l’on mange et où l’on couche, n’avaitpour tout meus. ble qu’une table, ‘quelques mauvaises chaises et.des coffres gros- . 3 : 2 1 L siers. Les lits placés sur le sol, dans un des angles; n'étaient autre chose qu’un mince matelas sans draps, recouvert d’une sale cou- verture et de punchos , vêtement pour ainsi dire unique du bas peuple, qui se croit habillé quand il a un manteau par-dessus sa chemise. Ces lits ressemblaient plutôt à des grabats demendiants qu'à un coucher décent ; mais l'habitude est telle:que:le paysan, chilien, n'ayant aucune idée de rien de plus confor table, couche, et dort là comme un bienheureux. Les charrettes et les charrues qu’on trouvait dans ces ferme étaient d’une simplicité telle, qu’on se serait cru reporté en | voyant, à l'enfance de l’agriculture, époque où;'suivant la fable;#le bœuf subit pour la première fois le joug de l'homme. Ilm’entrempa dans la construction des premières une parcelle de fer: Un gr L NOTES. 299 essieu en bois est lié entre les deux roues en bois plein, qui tour- nent on ne peut plus librement sur les deux extrémités où elles sont retenues par des esses en bois; sur cet assemblage, qui s’é- lève à quinze ou dix-huit pouces du sol, est attaché un train de charrette dont le timon est formé d’un arbre à peine dégrossi, sur les côtés duquel sont chevillées quelques planches pour retenir les objets dont on la charge. On conçoit les difficultés avec les- quelles un char si peu roulant peut franchir, après les pluis sur- tout, les mauvais passages et les fondrières qui sont dans tous Îles chemins, aussi ne portent-ils que de très-petits fardeaux. La manière d'atteler les bœufs est fort simple, ils ne font effort pour traîner que par la tête. La charrue, le bras droit du laboureur, est tout-à-fait en Haël monie avec celle-ci. Le soc est en bois, étuis recouvert à l'extrémité seulement par une pointe de fer ; il est lié aux deux bras par des mortaises, et à une traverse grossière aux extrémités de laquelle s’attachent les traits. On ne peut faire qu’effleurer le sol en labourant avec; mais comme le sol ne manque pas, et qu'on peut le laisser reposer longtemps, et qu'avant de l’ensemencer on fait brûler le bois et les broussailles qui le couvrent, il rapporte, malgré ce genre de culture, jusqu’à cent pour cent du blé qui est ensemencé. En voyant agir plusieurs de ces charrues, il me sem- blait voir cultiver les Arabes d'Afrique. (M. Dubouzet.) d Note 26, page 50. Nous terminâmes notre promenade par une visite au cacique indien , qui était alors le représentant des tribus de l’Araucanie auprès du gouvernement chilien. Ce cacique, appelé Colipi, qui est à la solde du gouvernement chilien, qui lui accorde Le rang de colonel. Il était alors à la campagne, probablement à faire sa vendange auprès d’Arcunio. Nous ne trouvâmes chez lui que son 300 NOTES. beau-frère, l’ancien cacique Pénoléo, renommé comme lui pour sa valeur. Cet Indien et les femmes de sa famille me rappelèrent beaucoup la race patagone, dont ils ne diffèrent guère que par la taille, qui est beaucoup plus petite. Il était vêtu du grand puncho, manteau carré adopté par tous les Chiliens, d’une cou- leur d'un brun foncé, fabriqué par eux dans l’Araucanie jadis « avec le poil d’alpachos , auquel ils mélent aujourdhui de la laine, et portait en dessous le pantalon européen. Son air martial et plein de dignité, quoiqu'il eût emprunté une partie de son cos- tume aux conquérants, rappelait encore ces chefs fameux dont parle Molina, qui furent si longtemps la terreur des Espagnols, et surent, par leur indomptable courage, préserver leur pays de la conquête à une époque où tout cédait devant les armes des vainqueurs de l'Amérique. Je me plus à considérer en lui le type de ces vieux guerriers , qui ont su jusqu’à ce jour conserver l'indépendance de leur pays ; mais j'appris de lui des traits de farouche cruauté et de fanatisme qu’on lui attribuait. Pénoléo; du tri aile | : + |. en effet, avait été il y a quelques temps, le meurtrier de l’une de ses femmes, et avait donné pour prétexte de ce meurtre commis sur le territoire chilien, au magistrat qui avait été chargé de lui en demander compte, que cette femme depuis longtemps le fatiguait de sa jalousie, et que voyant qu'elle persistait à le chagriner malgré tous ses efforts pour la contenter, äl n'avait pu trouver moyen de s'en débarrasser, qu'en la tuant: Ce mari cruel s'était montré dans une autre circonstance plus impassible, en laissant enlever de chez lui, par deux autres Indiens, et dans la ville même de Concepcion, sa propié | fille, qui fut aussitôt massacrée, parce qu’un sorcier de la tribu, qu'ils appelaient le Matchi, avait désigné cette innocen e à la vengeance d'une famille qui venait de perdre un ses membres; Pénoléo, loin de faire la moindre résistance, ce meurtre se consommer sans en témoigner la moindre émotion, | | | | NOTES... Poe. ser, tant chez lui la voix de la nature s'était tue devant celle des horribles préjugés de sa nation, profondément enracinés dans son âme. Comme je tenais à me lever de bonne heure pour partir le len- demain pour Talcahuano, je m'éveillai instinctivement à 3 heures du matin ; mais reconnaissant bientôt mon erreur , je me recou- chai aussitôt. J'étais à peine rendormi que fus éveillé en sur- saut par un bruit et un ébranlement général, semblable à celui que cause le passage d’une masse de cavalerie, ou celui des voitures, quand on habite le rez-de-chaussée. Je crus d’abord que je venais de faire un rêve ou que c’étaient des ca- valiers chiliens qui venaient de passer sous mes fenêtres ; un instant après, le même bruit se répèta et je sentis bien distinctement toute la maison trembler ; mon lit fut agité par üun mouvement horizontal qui dura à peine quelques secondes, Mais qui me remua d'une manière bien sensible. Dès-lors il n’y avait plus à douter que nous venions d’éprouver une secousse de tremblement de terre. Dans ce moment, tout le monde était levé dans la maison et sorti des chambres ; M. Bardel vint nous avertir et nous engagea à eh faire vite autant, en nous reprochant notre imprudence d’être restés ainsi au lit après la première secousse. Nous aurions été bien coupables si quelque événement nous fût arrivé, car la veille on nous avait assez parlé des tremblements de terre et des précautions à prendre. Mais les conseils n’ont jamais beaucoup d'influence en pareil cas, sur ceux qui ne connaissent pas le danger et qui n’ont pas pour eux la triste expérience d’avoir vu s’écrouler des maisons et des villes. Nous avons même manqué à la précaution indispensable, qu’on nous avait bien recommandée , de conserver de la lumière dans nos chambres; car en pareil cas en se levant dès la première se- cousse, sans lumière, on court risque de ne pas trouver tout de suite la porte pour se sauver, de perdre à la chercher un temps si précieux alors, et d’être écrasé par sa maison avant de pouvoir en 302 NOTES. sortir. Les secousses ayant cessé, chacun se recoucha ; et j'appris le lendemain que nous venions d’avoir la bonne fortune, car c'en était une pour des gens qui n’ont pas souvent cette occasion, : d’être témoins d’un des plus forts tremblements qu'on eût res- sentis depuis longtemps. Ce nom de tremblor est celui que donnent les Espagnols d'Amérique aux secousses qui ne sont jamais assez fortes pour renverser des édifices ; réservant celui. de torremoto pour celles qui détruisent les maisons et les cités. Le mouvement des tremblocs n’est ordinairement qu'une oRchlar uon horizontale. (M. Dubouzet.) Note 27, page 94. Lors de mon arrivée dans cette province, tant d’années s'étaient écoulées depuis qu'on avait éprouvé de grandes couvulsions de la terre, qu’on ne faisait aucune attention aux faibles oscillations qui se faisaient sentir de temps en temps. C'était en général du 15 mars au 16 octobre qu’on éprouvait ces faibles secousses qui, toujours horizontales , se faisaient sentir de l'E. à l'O. ou du N.E. au S. O.; ce qui prouvait clairement que ces mouvements de la terre étaient occasionnés par les feux volcaniques de la Cordillère. On s’aperçut à peine au tremblement de terre qui, en septembre 1829, renversa une partie de Valparaiso. Cet état de chose dura jusqu’au 24 décembre 1832, c'est-à-dire 4 ans après mon arrivée à Concepcion. Ce jour-là à 6 heures, après-midi, par une belle journée d'été, on ressentit un tremble 5 ment de terre qui d’abord faible finit par être tellement violent que les plus intrépides sesauvèrent dans les rues et au milieu des cours. Lemouvement de la terre dura à peu près 3 minutes, heure les cloches toutes ne Il s’étendait dans la dires de ke f NOTES. 303 ments de terre, de connaître leur direction ; on s'aperçoit à peine des premiers que l’on éprouve, quand ils sont faibles, maïs in- sensiblement on apprend à les reconnaître à l'instant. Une autre observation que j'ai faite, c’est que dans les convulsions de la nature; il arrive le contraire de ce qui se passe dans les autres dangers auxquels l’homme est exposé. Plus il éprouve les effets des tremblements de. terre, moins il montre de sang- froid. J'ai connu des personnes auxquelles les secousses _ mêmes assez fortes ne causaient dans le commencement aucune crainte, qui s'effrayaient plus tard au seul mot de tremblement. Le même état de choses dura à. peu près toute l’année 1833 ; les secousses se renouvelaient à chaque instant, et je crois ne pas être loin de la vérité, en disant que le nombre en dépassa 150; leur direction était invariablement la même 5 Depuis le 1°* janvier 1834 jusqu'au-20 février 1835, on éprou- va quelques faibles secousses ; la seule qui inspira quelques craintes aux habitants de la ville se fit senur à la fin d'octobre 1834. Le 20 février 1835 à 11 heures 20 minutes du matin, le temps était magnifique, et le vent au S. O ; je me trouvai dans le corridor de ma maïson, appelant un de mes domestiques pour qu'il m’apportât de l’eau ; il sortit aussitôt de la cuisine, suivi de trois autres qui tous criaient à la fois : Tremblement! ! . Je m’appercus effectivement que la terre tremblait, et comme je ne me m’empressais pas de sortir, les domestiques n’interrom- paient leur cri de nusericordia, que pour me supplier au nom de Dieu de me rendre dans la cour. Cependant le tremblement augmentait de force ; il y avait à peu près 40 secondes qu'il avait commencé, quand je me décidai à me rendre dans une partie de la cour où il n’y avait aucun 304 NOTES. danger à courir. Ma démarche pour arriver à cet endroit toujours quand les tremblements sont prolongés , et dont beau- coup de personnes se plaignent aussi. ; Le mouvement augmenta de force pendant une minuteet demie à peu près. Pendant ce temps, j'observai deux rangées de peupliers d'Italie qui se trouvaient devant moi,:et quoiqu'ils eussent à trois pieds au-dessus du sol 15 pouces environ de dia- mètre, ils se ployaient comme des roseaux , et, chose singulière, dans une direction différente de celle.des oscillations de la terre". Alors, pendant un intervalle de trois secondes environ, le tremblement sembla diminuer ; mais tout à coup il redoubla de force, et en moins de deux secondes il devint tellement violent, que la terre ressemblait à une mer agitée. Si je ne m'étais pas sou tenu en m'appuyant sur les mains que je portais en arrière, j'aurais été culbuté. à En 7 ou 8 secondes, la maison et la plupart des édifices qui m’entouraient furent renversés ; je n’entendis ni leur chute, ni les hurlements des domestiques qui se trouvaient auprès de moi ; tout était étouffé par le bruit affreux du craquement de la terre; bruit dont il est presque impossible de se former une idée exacte. Je ne puis le comparer qu’à celui que feraient dans une cour de peu d’étendue 300 individus battant. à la fois de la grosse caisse et du tambour, avec accompagnement de serpent. d'église. | Au moment où je vis tomber la maison, la terre se fendit à mes pieds dans deux endroits différents. Deux jours auparavant j'a- vais Ju la relation du tremblement de terre qui avait englout * C’est un effet, au contraire, bien naturel des secousses brusques impni mées aux objets flexibles fixés par un point. NOTES. 305 Ja ville de Cauca, et la seule réflexion que je fis, c’est qu'il était triste de mourir d’une manière aussi sotte. La terre continua à être en état de cenvulsion, mais tous les objets qui n'entouraient disparurent à mes yeux. Je me trouvai enveloppé tout à coup d’un nuage de poussière tellement dense, que je ne parvenais pas à apercevoir ma main que je portai à ma ge LE L ; uche. Ce nuage de poussière ne disparut que quelque temps A5 RP crois que si je m'étais (rouvé dans la même position une minute de plus, j'aurais été suffoqué. C’est la sensation la plus désa- gréable que j'aie éprouvée de ma vie. que la terre eût cessé de trembler ; il était temps, car je La seconde secousse, qui détruisit tout, dura 72 secondes. Jusqu'au moment de cette secousse, le mouvement avait été horizontal , et dans la direction observée dans les tremblements qu'on avait ressentis depuis le 24 décembre 1832. Quand la seconde secousse commença , le mouvement horizontal se fit sentir dans tous les sens, et le mouvement vertical, qui est le plus dangereux, étant venu le compliquer, tout fut renversé en un instant. Aussitôt que le nuage de poussière dans lequel je m'étais trouvé enveloppé se fut dissipé, je vis devant moi les domestiques de la maison, dont la frayeur n’était pas encore passée ; ils sem- blaient sortir du tombeau, leur aspect était celui de cadavres qui venaient de ressusciter. La maison que j'habitais semblait s'être aplatie; le magasin et autres édifices étaient également en partie renversés, tout offrait l'aspect de la ruine et de la désolation. Inquiet, comme il était naturel, sur le sort de tous mes amis, je me déterminai à sortir; je ne savais pas trop par où passer. À cha- que instant on ressentait de nouvelles secousses , et passer par- dessus les ruines de la maison me paraissait trop dangereux. Je préférai franchir trois ou quatre murs à moitié tombés. Arrivé dans la rue, le même spectacle de désolation se pré- IT. 20 306 NOTES. senta à ma vue. Presque toutes les maisons étaient renversées, et les édifices publics presque totalement détruits ; pour arriver à la première maison vers laquelle je me dirigeais, il me fallut faire des détours continuels ; les décombres des maisons et des temples obstruaient entièrement les rues, et comme quelques pans de Le de toutes les personnes que je rencontrais : en vain je les q tionnais sur le sort de nos amis communs, on ne me répondait pas, ou les réponses qu'on me faisait étaient celles de per- sonnes en délire. La chaleur était insupportable et me semblait plus forte que celle qu’on éprouva à Paris en 1825. L’effroi commençait à se calmer quand tout à coup se répandit le bruit que la plaine de Talcahuano était inondée, et que la ville était menacée d’être submergée par les eaux de la mer et de la rivière. On vit alors presque toute la population se diriger à la hâte vers les lieux élevés qui environnent la ville, animée par la double crainte de voir l’inondation de la ville et celle de ne pouvoir se procurer les aliments les plus nécessaires à la vie. Ce ne fut guère que vers trois heures que cette crainte commenca à se dissiper, et que la plupart des habitants revinrent aux lieux où étaient avant leurs domiciles. , Quoique les secousses fussent presque continuelles, beaucoup de personnes se déterminèrent à entrer dans les maisons qui étaient restées à moitié debout , pour en retirer les objets néces- saires pour se faire un abri pour la nuit. À chaque instant on craignait qu'une pluie d’averse ne vint augmenter la somme des malheurs qu'on avait éprouvés ( les tremblements de terre qui, en 1829 et 1829 avaient renversé en partie plusieurs villes deda province de Santiago, avaient été suivis presque immédiatement de pluies abondantes); heureusement il n’en fut pas ainsi, le ciel NOTES. 307 resta serein jusqu'au mardi 24, et la pluie ne tomba que le len- demain 25. Ce peu de jours suflit pour que chacun se procurât un abri, et comme dès le troisième jour le marché fut abondamment pourvu de vivres , les habitants reprirent leur gaieté et leur in- souciance naturelles. Un fait suffira pour s’en convaincre. Le mauvais temps me fit rester dans la chaumière où était logée la famille d’un de mes amis ; des voisins appartenant à la classe des artisans passèrent une partie de la nuit à danser au son de la guitare, sans s'inquiéter des oscillations de la terre qui se faisaient sentir à chaque instant. Le nombre des personnes qui périrent lors de ce désastre s'éleva à 81 ; la plupart de ces infortunés appartenaient à la classe ouvrière : il y eut 10 individus grièvement blessés , et plus de 500 qui recurent des contusions plus ou moins fortes. La popu- lation de Concepcion s'élevait alors à 7 ou 800 âmes, et si ce n’eût été le concours de trois circonstances, de l'heure, de la lar- geur des rues et de Pétendue des cours intérieures , les ? de cette population qui habitait des maisons de briques auraient proba- blement péri. Depuis lors jusqu'aujourd’hui les mouvements de la terre n’ont pas cessé, et je crois que le nombre en a dépassé 1200. Le 27 février 1835, depuis sept heures du matin jusqu’à une heure de la nuit, j'en ai compté trente-deux grandes et petites. J’étais légèrement indisposé ce jour-là et je gardais le lit : comme mon matelas était étendu par terre, il me fut facile de les sentir. Îl faut que le mouvement de la terre soit assez fort, pour qu’on s’en apercoive quand on marche. se compter le tremblement de terre du 20 février, qui fut la cause du désastre dont nous avons parlé, on peut diviser les autres en trois classes, selon leur durée et leur intensité. Dans la première classe, je rangerai ceux du 11 novembre 1835, du 26 avril 1836 et du 7 novembre 1837. Le premier, qui fut le plus fort, eut lieu à neuf heures moins quelques minutes du matin. Il F 308 NOTES. dura à peu près trois minutes ; le vent était à l'ouest ; il plut im- médiatement après pendant les sept à huit heures qui suivirent le tremblement : on éprouva douze ou quinze petites secousses, il ne renversa aucun édifice et fit seulement tomber quelques tuiles. Le second eut lien à six heures et demie du soir, dura à peu près autant que le premier et fut moins fort ; le temps était couvert, le vent à l’ouest, mais il n’amena point de pluie. Le troisième eut lieu à huit heures du matin, si ma mémoire me sert bien, et fut le plus long de tous, sans excepter celui du 20 fé- vriér. Il dura huit minutes ( beaucoup de personnes prétendent qu'il ne fut pas aussi long), et détruisit entièrement la ville de Valdivia. Dans ces trois circonstances, les cloches des églises sonnèrent toutes seules ; le bruit souterrain qui les accompagna fut assez fort. Dans la deuxième classe je rangerai ceux dont la force est moindre, ou si elle est égale à celle de la première, ils sont telle- ment courts, qu'ils ne laissent point de traces. Le nombre de ces secousses s’est peut-être élevé jusqu’à présent à 150. Je ne puis citer aucune date, mais elles se sont fait sentir dans toutes les saisons, quel que fût le vent qui régnût et l’état de l'atmosphère. Ceux de la troisième classe, au nombre de plus de mille, sont semblables aux oscillations que vous avez observées depuis que vous êtes à Talcahuano. Dans les premiers jours qui suivirent le tremblement de terre, on observait partout des crevasses et des fentes dans la terre; presque toutes étaient dans la direction de l'O. S: O.; ceci, joint à la direction du bruit souterrain qui précède ou accompagne la. rs plupart des tremblements, ne me paraît laisser aucun doute sur l'existence d’un volcan sous-marin , dont l’explosion occasionna” le désastre du 20 février. Dans quelques circonstances ce Ne | * se fait entendre sans qu'il y ait oscillation de la terre; le plus souvent il la précède et ressemble toujours à la détonation d'un coup de canon tiré dans le lointain ; souvent il est plus fort que L NOTES. 309 celui qu'on entend à Concepcion, lorsqu'on fait des décharges d'artillerie à Talcahuano, quand le vent du nord règne. Concepcion et Chillan furent les deux villes du Chili qui souffrirent le plus lors de la catastrophe du 20 février. Trois causes me semblent y avoir contribuè : 1° la direction du mou- vement de la terre ; 2° le peu de solidité du terrain sur lequel se trouve bâti Concepcion!; et 3° la circonstance qu'à Chillan toutes les maisons étaient bâties en briques cuites au soleil. A Concepcion les maisons bâties de même, furent comme aplaties : celles en briques cuites au four souffrirent moins, quoiqu’elles fussent devenues inhabitables. Il‘ avait peu de maisons à deux étages ; l'étage supérieur de celles-ci fut renversé et l’inférieur en- dommagé:Il y avait une maison à deux étages bâtie sur poteaux, dont on avait enlevé à peu près le quart du toit; elle resta debout. Talcahuano avait beaucoup souffert, mais beaucoup moins que Concepcion ; ce furent les invasions de la mer qui causèrent sa destruction ; le terrain sur lequel cette ville est bâtie est plus solide ; on sentit le mouvement de la terre depuis le désert d’Ata- cania jusqu'au-delà du 41° degré de latitude sud. M. Guerin, ca- pitaine du baleinier français le J, Jacques , qui se trouvait alors par un très-beau temps dans la baie de Coillin ( par 43° de lat.) à Chiloë, ne ressentit aucun mouvement. La ville d'Osorno souffrit peu, et au nord celle de J uan-Fernando , est la dernière où il occasionna la chute de quelques maisons. Le mouvement traversa l'immense chaîne des Andes , et sans pouvoir dire avec certitude jusqu'où il s’étendit, ikest un fait qui tend à prouver que ce fut au-delà de 6o lieues dans les plaines de la république Argentine; à la même heure qu’on sentit le tremblement , on entendit dans la petite ville de la Punta de San Luiz trois ou quatre détonations comme celles dont j’ai parlé ; les * Le terrain de Concepcion est à peu près comme celui de Falcahuano, de Pargile compacte ; peut-être y at-il da sable. 310 NOTES. habitants croyant que c’était le signal donné par les forts de la frontière de l'invasion des Indiens, dépéchèrent des courriers qui les rassurèrent bientôt. Plus tard ils eurent connaissance du tremblementqui avait ravagé le Chili, et ils attribuèrent ces déto- nations au bruit souterrain de la terre. Si le mouvement de la terre s’est étendu jusque-là, il aura été faible et inaperçu par des personnes qui n’en ont pas l'habitude. Alors le bruit qu'on a entendu tendrait à prouver que le son est plus rapide que le mouvement et s'étend plus loin. La mer ne fit pas non plus irruption sur toute la côte en même temps ; une énorme colonne d'eau vint, si je puis m'exprimer ainsi, raser la terre; sa direction. était de l'E. à l'O. Quand les flots avaient fait invasion , il se formait un peu de tournoiement, la mer se retirait, et n’allait inonder que des terrains situés à une lieue. ou à une lieue et demie plus loin. Ce qui se passa dans les baies , surtout dans celle de Talcahuano, fut un peu différent. La mer se retira tout à coup, laissant une grande étendue à sec; puis on vit arriver depuis l’île de Quiriquina même, une immense nappe d’eau, s’avancant comme une mu- raille qui en peu d’instants fut à la côte , où elle se brisa et envahit avec fureur la ville dont elle ne laissa pas une maison debout. Cette nappe d’eau faisait, en s’avançant sur toute la longueur de la baie, un brüit épouvantable (voir pour les détails le journal officiel du Chili, intitulé £/ Araucano). Le capitaine du port, des capitaines marchands et surtout le capitaine Fitz- Roy, firent sonder divers points de la baie et de la côte, et trou- vèrent que le fond de la baie s'était exhaussé de 3 à 4 pieds, et celui des environs de l’île Ste-Marie de 9 à 10. Dans les grandes marées, la petite île située en face du fort Saint-Augustin:, était entièrement couverte par les eaux de la mer, et depuis lors elle reste toujours à découvert. La rivière Tubul, située à 22 ou 23 lieues au sud, était naviguable pour de petits bricks jusqu'à 300 mètres au-dessus de son embouchure ( 2 cuadros ; lacuadra NOTES... 311 du Chili vaut 150 aunes varas espagnoles ; l’aune francaise est de 4o p. °{ plus grande que l’aune espagnole; 36 cuadros font une lieue chilienne ). Après le tremblement de terre, elle devint guéable au même endroit; je ne sais si depuis le terrain s'est abaïssé. Dans la campagne, les habitants affirmèrent que partout les lits des petites rivières s'étaient élevés , et dirént que ‘la terre s'était suspendue ( sospendedo). Immédiatement après le tremblement de terre , une foule de fontaines jaillirent du flanc des montagnes ; elles furent bientôt taries. Un grand nombre de vallons furent complétement inondés. Ün autre phénomène qui effraya beaucoup de monde fut également observé. Beaucoup de terrains contiennent des pyrites et ont un aspect rouge; au moment de la grande secou$se, une grande quantité de colonnes d'eau, ressemblant aux jets d’eäu de nos parcs, s’élevèrent à des hauteurs assez considérables. La couleur rougeâtre de l’eau les fit prendre pour des colonnes de sang. Ceci était probable- ment le résultat d’une compression de la terre. L’exhaussement du fond de la mer, me paraît avoir influé sur les courants qu’on trouve dans la mer. C’est à ce changement que le capitaine Fitz-Roy a attribué la perte de la corvette anglaise Challenger, sur là côte des Araucaniens. (Fait à vérifier ; voir la séntence du conseil de guerre qui déclaré innocent le capitaine Seymour.) J'ai observé l'effet que produisent les tremblements de terre | sur les animaux. Quand le mouvement est un peu fort, les chiens aboïent, et continuent à aboyer même assez longtémps après que le mouvement à cessé. Les chevaux dressent l'oreille, maïs ne bougént pas ; seulement le 20 févriér, ils couraient avéc rapidité dans toutes les directions ; ceux qui étaient attachés brisèrent leurs liens pour fuir le danger dont ils étaient menacés. Lors du tremblement du 24 décembre 1833, j'élevais un pagi femelle ( Felis juma), élle semblait ne pas faire attention à ce qui se passait ; quand le mouvement eut cessé, je m’en approchai, elle se roula aussitôt à terre pour se faire caresser ; c'était une pas 312 NOTES. habitude qu’elle avait contractée. Les poules se sauvèrent au centre des cours, évitant ainsi le danger d’être écrasées par la chute des maisons. Les pigeons et les perroquets s’élevèrent aus- sitôt en l'air. Les tremblements de terre qu'on a ressentis si fréquemment depuis cinq ans et demi, ont-ils eu quelque influence sur la végéta- tion ou sur la constitution de l’atmosphère? Je ne le crois pas ; la récolte des légumes et de la vendange étaient à faire après le tremblement de 1835, l’une et l’autre furent abondantes et de bonne qualité. Toutes les récoltes et les vendanges de 1836 furent excellentes ; celles de 1837 et 1838 ont été mauvaises; peut-on lattribuer à quelque changement occasionné par le mouvye- ment de la terre? Les pluies trop abondantes qui sont tombées depuis seize mois ont causé ce mal; des circonstances pareilles ont été observées à diverses époques. L.] Note sur le pin des Cordillères (Pinus Araucanus ). J’ai vu dans les instructions données aux commandants de la Borute, de l’Astrolabe et de la Zélée, qu’au Jardin des Plantes l’on considérait le pin des Cordillères (Pinus Araucanus) comme un arbre de serres chaudes ; c’est une erreur très-grande; on ne trouve cet arbre qu'au-delà du 38° de latitude, dans les petits vallons formés par les mamelons de la chaîne des Andes, vallées couvertes de neiges trois ou quatre mois de l’année. Ce sont donc les Alpes, les Pyrénées, les Vosges, etc., etc., qui sembleraient les lieux les plus favorables à la propogation de cet arbre prodi- gieux. Le fruit le plus agréable à manger et le plus favorable à la pro= pogation est celui des pommes qui sont restées ensevelies plu- sieurs mois sous la neige. Quand la pomme est parvenue à sa parfaite maturité, elle tombe ; et celles que l’on vend en avril et mai ont été abattues à coups de bâton par les Indiens, avant NOTES, 1 qu’elles fussent mûres. Il existe deux de ces arbres dans la-ville de Concepcion, et un seul dans la plaine de Talcahuano; le plus grand a près de 80 ans ; il n’a pas atteint le quart de la hauteur de ceux des Cordillères ; il ne‘produit point de fruit, et depuis deux ans, il se dessèche. Tout le monde attribue ici leur peu de hauteur à la température trop douce qui règne dans cette partie du Chili. - (Note communiquée par M. Vermoulin & M. La Fürge.) Note 28, page 62. La pluie continue, les embarcations ne vont à terre que pour faire les provisions. Elles sont généralement bonnes et à très- bon compte, la viande surtout, dont le prix ordinaire est d’envi- ron deux sous la livre. Le pain est plus cher, il coûte six à sept sous la livre, le gros vin du pays deux sous le litre, le fromage deux sous la livre, le lait trois sous le litre et souvent moins. Ces bas prix expliquent facilement pourquoi dans ces pays la main- d'œuvre est fort chère, les hommes sont paresseux et nonchalants. Les bœufs vivant en troupeaux dans l'intérieur, fournissent une abondante et saine nourriture à la portée de toutes les classes. Le sol fertile, quoique mal cultivé, produit un blé su- perbe, dont on exporte d'assez grandes quantités. Le pain est excellent et très-blanc ; fait par des Français, il est presque aussi bon qu'en France. Les poissons, les coquillages, les fruits sont à vil prix et d’une bonne qualité. Des poires et des pommes cou- vrent les arbres qui paraissent abandonnés aux passants, des rai- sins très-doux, noirs et blancs garnissent des vignes négligées dans leur culture, mais qui y prospèrent malgré l’abandon dans lequel on les laisse. Concepcion offre des ressources inapprécia- bles aux navires dont les équipages sont fatigués par une longue traversée, ou sous le poids des maladies, surtout dans cette saison de l’année qui forme l’automne dans ces climats. 314 NOTES. La facilité de l'existence et le haut prix du travail manuél, at- tirent ici un grand nombre d'ouvriers étrangers, la plupart déser- teurs des baleiniers. Ils travaillent avec succès lorsqu'ils possè- dent un état, et parviennent à acquérir promptement une fortune. Les charpentiers et les forgerons sont recherchés plus que tous les autres ouvriers. Un fabricant de meubles ferait de bonnes affaires dans un pays qui n’en possède aucun. (M. Desgraz.) Note 29, page 63. La fidélité chez les femmes publiques est quelque chose ‘de curieux à observer dans les mœurs d’une nation licencieuse. J'en ai entendu citer bien des exemples par les baleiniers qui sont payés pour le savoir mieux que personne. Une fois. qu’une femme a contracté un engagement avec un individu, elle sait résister à des offres pécuniaires très-élevées pour elle, et n’abandonne son amant qu’au moment où celui-ci part et rompt l'engagement. C’est d'autant plus curieux qu’au moment de la séparation; le plus grand calme règne dans les adieux, on se souhaite mutuelle- ment beaucoup de choses avec un sang-froid surprenant, et l'on se quitte souvent pour la vie. Le lendemain la femme a renouvelé un engagement avec un autre mariou un successeur quelconque, et lui est aussi fidèle qu’à son deyancier. Mœurs bizarres qui étonnent quand on les voit de près! (M. Desgraz.) , Note 30, page 63. Le premier jour qui suivit notre arrivée, en revenant de la baie Saint-Vincent, nous avions rencontré l'enterrement d'un: jeune» enfant. Des femmes le suivaient avec quelques hommes portant sous le bras des bouteilles de vin. Un assistant nous dit en “4 NOTES. 315 cais que ces bouteilles de vin étaient destinées à calmer la dou- leur des parents et des amis au moment de l’inhumation. Nous primes pour une plaisanterie un fait qui, malgré son étrangeté, paraît cependant vrai. Aujourd'hui j'ai l’occasion de voir un nou- vel enterrement passer avec le même approvisionnement de bou- teilles pour lesquelles on m’a donné le même motif, c’est-à-dire, de bannir de trop vifs chagrins. Cet usage rappelle celui à peu près semblable des Eselavons qui résident à Constantinople ; ils boivent aussi après avoir pris congé de leurs morts, à la toilette desquels ils passent beaucoup de temps. Les Chiliens sont un peuple joyeux, ils aiment le plaisir et les émotions agréables ; c'est péurquoi ils cherchent dans la boisson un remède aux grandes pertes qui ne sauraient être palliées par un simple air de Biguela. (M. Desgraz.) Note 31, page 63. L'hôpital que nous avions établi à Falcahuano, conformément aux ordres du commandant Dumont d'Urville, a été abandonné ce matin. Ici se terminent avec le scorbut les événements de la pre. mière période de notre campagne. À bord de l'Astrolabe, nous observâämes quelques symptômes de cette maladie dès le 15 février, par 61° 53 de Pattitude sud, et 33° 37’ de longitude ouest; de cette date à celle de notre arrivée au Chili, il s’est écoulé 51 jours de mer, temps plus que suffisant pour permettre au mal d’at- “eindre sa plus grande intensité. Cependant nous fûmes assez heureux pour n'avoir à regretter la perte d'aucun de nos compa- gnons de voyage. Une douzaine d’entre eux nous donnèrent seuls de plus ou moins vives inquiétudes ; mais nous parvinmes à leur rendre un micux étre, qui, quoique stationnaire, nous laissait vependant la certitude d'atteindre patiemment le port sans ap- préhension pour leurs jours. Ces hommes furent les seuls admis 316 NOTES. à l'hôpital de terre : vingt-trois autres furent traités à bord, parce. que je les jugeai trop agiles, et que j’eusse craint pour eux la fa-! cilité d'échapper à la surveillance. D'ailleurs, aussitôt que le tra- | vail peut être supporté sans trop de fatigue, il hâte la guérison en aidant la digestion; et ke séjour du bord est alors aussi le moyen le plus sûr d'éviter les excès qu’encouragent et favorisent les rapports avec les habitants. Ces marins, peu utiles dans le pre- nier instant, furent rapidement en état d'exercer leurs forces et purent presque tout de suite partager les travaux exécutés pour la réparation de l’Astrolabe, en joignant leurs efforts, quelque faibles qu’ils fussent d’abord, à ceux de leurs camarades, tous un“ peu valétudinaires. 9 Le rétablissement de l'équipage a exigé quarante-cinq jours de traitement au milieu des conditions les plus favorables. Ce- pendant plusieurs matelots réclament encore notre surveillance;. car, si ceux qui ont été les plus affectés jouissent maintenant d’un» grand appétit, et s'ils nese plaignent d'aucune lassitude, mêmes après le travail, ils n’en ont pas moins encore des digestions irré- gulières, et plusieurs d’entre eux ont quelques glandes des ais- selles et des aïnes un peu engorgées. Mais les intentions du com- mandant me rassurent sur l'avenir : il doit emporter, tant d'ici que de Valparaiso, une grande quantité d'animaux vivants à lu sage de nos matelots. Grâce à cette mesure prévoyante, la pureté de l’air du large, la beauté des climats que nous allons successi= vement parcourir, le travail et la régularité de la vie du bord;« nous assurent un rétablissement parfait pour l’époque de notre n entrée dans la zone torride. . À Nous devons nous estimer bien heureux en reportant notre” esprit sur le passé, et en considérant l’état actuel de notre équi=« page : c'était une fâcheuse atteinte portée aux espérances de l'ex pédition que l'apparition du scorbut au début de la campagne ; Ja moindre des contrariétés qui pouvait en résulter était, à mon avis, un retard de trois mois, car je n’avais pas encore vu cetteÿ NOTES. 317 maladie céder aussi rapidement et aussi complétement dans l’es- pace de quarante-cinq jours. C'est en effet après ce laps de temps que nous reprenons la mer, et nous le faisons sans inquiétude. Que c'est heureux! un retard tel que celui que j’appréhendais eût nui bien certainement à l'exécution du plan de la campagne et aux modifications que compte sans doute y apporter M. Du- mont d'Urville, afin de lui donner le plus d’extension possible. Du moins, les travaux exécutés dans le détroit de Magellan, où nous m'espérions point entrer, mautorisent, ce me semble, à lui supposer cette intention, toute dans l'intérêt de la mission. “he temps presse toujours dans de semblables campagnes ; chaque époque y est marquée d'avance pour l’acccomplissement d’un devoir ; aussi un événement, qui vient dès vos premiers pas entraver votre marche, renverser vos calculs, soumettre vos pro- jets aux nouvelles chances d’une prolongation de campagne, augmente l'incertitude de l'avenir. Les forces humaïnes luttent sans doute longtemps contre la fatigue ou les atteintes fréquentes des maladies ; mais elles ne le peuvent que pendant un temps sa- gement limité; si vous dépassez les bornes de leur durée, la santé abandonnera tout à coup même les plus vigoureux ou les plus heureux, et les vains efforts réitérés de la nature pour la guérison de maux rebelles à la médecine, n’amëèneront rien que l'épuisement de la vie. Tout dépend du début dans une naviga- tion aussi longue que celle que nous avons à achever : s'il est accompagné de maladies, comment supportera-t-on les privations, les changements de climat? Certes, on sera bien mal préparé à leurs attaques contre la santé. C’est au contraire une grande pré- somption en faveur du succès, lorsque la santé des équipages se soutient jusqu'au dernier quart du temps accordé à un voyage de découvertes. F On ne pouvait débuter plus malheureusement que nous ne l’a- ons faitsous le rapportde l'espèce de maladie, car lescorbut estune LA 318 NOTES. maladie qui porte à l'organisme de profondes atteintes, et laisse . après elle les traces les plus difficilement guérissables : il faut ordinairement beaucoup de temps pour obtenir la guérison par- faite. Aussi , bien que nous consacrions tous nos moments à nos. malades, malgré l'air pur que nous respirions à Talcahuano, malgré la liberté utile que le commandant s'était empressé d'ac- corder à nos prescriptions, il dut cependant penser un moment” à composer son équipage des hommes les plus promptement réta- blis et se crut sur le point de se séparer forcément de la Zélée. Cette mesure, que l’état de nos marins semblait d'abord devoir rendre nécessaire, eût été un coup bien fâcheux porté à lexpé- dition ; car elle Peût privée d’utiles collaborateurs et nous eût enlevé d'excellents amis. J’attribue l’état si satisfaisant de la santé de notre équipage à la facilité que nous avons eue d’user librement des aliments les plus légers, les plus nourrissants : en effet, pour obtenir un bon et prompt résultat il faut également éviter deux excès : la manie aveugle de se gorger d’ aliments frais, dès l'arrivée à terre, sans» choix, sans transition graduelle, et cette fatale économie, qui do mine trop souvent quelques officiers, et les pousse à refuser aux matelots cette variété de mets, qui, quoiqu’un peu coûteuse d’a- bord, assure seule une solide et rapide guérison. Les marins sont’trop disposés à croire que les vivres frais cl tous indifféremment propres à leur rétablissement; ils se jettent sur ceux que l’on se procure partout avec facilité, et s ’inquiètent peu de consulter leurs forces digestives. Cette disposition de leur mieux entendu eût eu l'avantage de les prémunir contre Jeux propre faiblesse, en ne les exposant point aux longues prit ER s) | d’une éternelle convalescence. + NOTES 319 ment à Pétat fongueux des gencives et à celui de l'estomac dans les premières heures du traitement ; mais il deviendra très-vite insuffisant, aussitôt que les organes de la'digestion éprouveront du mieux ; dès-lors, il faudra s’empresser de prescrire des subs- tances plus succulentes et de plus en plus solides, jusqu'à ce que les aliments qui font la base de notre nourriture ordinaire puis- sent être digérés. FF er . Sinotre campagne peut être continuée sans avoir subi de fà- cheuses mutations, si elle se représente à Talcahuano, comme à Toulon , entourée des promesses de l'espérance, des illusions de l'ambition et de l’émulation, nous le devons à l'abondance des ressources mises à notre disposition par le commandant de l'expédition. | (M. Hombron.) | Note 32, page 64. Les Indiens qui ont différé de tout temps des peuplades de Lx Patagonie, et de celles des plaines à l'Orient de la Cordillère, par leurs habitations fixes, la culture de certaines plantes et l’état de domesticité auquel ils avaient réduit l’Alphacho, ont emprunté malgré leurs combats fréquents et si souvent répétés avec les Es- pagnols, bien peu de choses à la civilisation européenne. Ils vi- vent aujourd’hui dans un état beaucoup plus pacifique, sous ur gouvernement dont la forme est une aristocratie militaire, recon- nu indépendant par le gouvernement chilien qui entretient chez eux des agents connus sous Île nom de capitaines de amigos. Ces derniers sont chargés de surveiller l'exécution des traités, de juger les contestations qui peuvent s'élever entre les sujets chiliens et ceux de leur confédération et faire respecter les engagements commerciaux que les Chiliens contractent journel- 320 NOTES. lement avec les Indiens. Grâce à la conduite généralem tous ces agents, les anciennes guerres ont cessé depui années etes deux pays en retirent de grands avantages + (M. Dubouxet.) Note 33, page 64. Il existe à Concepcion une famille d’Indiens araucans, appar= tenant à une tribu soumise du Chiliou du moins-amie. Le vieux chef ou cacique a; dit-on, recu un grade et une pension du gou- vernement, aux yeux duquel il n’est peut-être qu'un otage. Il Le L : habite au centre de la ville une petite chaumière où vivent ac- croupis autour d’un même foyer tous les membres de sa famille. J'ai encore cru retrouver ici le type patagon dans ces larges vi- sages au front un peu déprimé, au teint d’un rouge brique. Une aiguière d'argent et une grande coupe du même métal étaient les seuls objets qui, dans cette case, pussent annoncer le rang des ca- ciques indiens. Tandis qu'on fumait à la ronde, le vieux cheffaisait circuler une coupe en corne de bœuf, remplie d’une liqueur assez analogue à l’hydromel.Nous recûmes un jour à bord de l Astrolabe la visite d'une famille d’Araucans. Le chef ,» vêtu à l’européenne, portait une casquette entourée d’un galon d'argent; les femmes avaient lustré leurs cheveux avec le plus grand soin. Les diadé- mes, les colliers, les chaînes, les bracelets, les perles de verre ou d’émail étaient prodigués. Les enfants eux-mêmes étaient parés comme en un jour de fête. Mais nous avions ce jour là une réunion" + de la société de Talcahuano.Les pauvres Araucans furent donc un | } peu négligés; mais en revanche, nous fimes plus de frais auprès des dames chiliennes qui partirent du bord largement abreuvées de Porto et de Champagne. Nos aimables convives, dans un état voisin de l’extase, semblaient s'éloigner à regret dlun navire où elles avaient trouvé un si bon accueil. Non contentes de nous faire. de longs adieux qui se perdaient dans le bruit de la mer et du vent,“ NOTES. 321 deux d’entre elles saisissant à pleines mains leurs chapeaux el leurs bonnets , les arrachèrent de leurs têtes, et les agitèrent en Pair pour nous transmettre de nouveaux adieux. (AZ. Roquemaurel.) Note 34, page 64. din * deau d’ur fusil au cacique. Le dessinateur a fait le portrait des femmes et d’un homme qui était domestique. Le chef était malade. Ces Indiens ont assez d’analogie avec les Patagons, on recon- naît bien la même espèce d'hommes; seulement ils sont moins grands ; et le voisinage de la civilisation leur a enlevé une partie de ce cachet primitif qui caractérise les Patagons. (M. La Farge.) Note 35, page 64. Il existe à Concepcion plusieurs de ces indigènes, entre autres la famille d’un chef, appointé comme commissaire des tribus qui sont limitrophes de la république chilienne. Cette famille est ve- nue à bord recevoir les cadeaux du commandant. Les personnes qui l'ont vue ont remarqué une certaine ressemblance avec le type patagon. Ces tribus cependant diffèrent sous plusieurs rapports avec les premiers. La principale différence serait la stabilité de plusieurs de leurs campements. (M. Desgraz.) JE. 21 842 NOTES. | .! Note 36, page 67. Nous fûmes témoins de l’embarquement des troupes chiliennes sur le Monte-Agudo. Notre village présenta ce jour-là un aspect très-animé, car les familles des soldats vinrent les accompagner jusqu'au rivage, pour leur faire les derniers adieux. Chose éton- cor 2 Sun TA CNP . ‘ . nante, quoique la guerre fût aussi impopulaire que possible, personne ne manqua à l'appel. Ce: hommes me parurentp x: » . . . nn EPA exercés dans le maniement des armes et n'avaient rien de bien. ; martial. On s'accorde cependant à regarder les soldats de cette province comme les plus braves, et ils excellent surtout dans la constance avec laquelle ils supportent les privations. (M. Dubouzet.) Note 37, page 67. Pendant ces deux jours d'assez beau temps, le Monte-Agudo à effectué l’embarquement des troupes qu’il était venu chercher. Ces soldats avaient une piètre mine. Recouverts de leurs ponchos, vé- tement porté par tous les Chiliens, ils avaient une tournure par- ticulière qui ne flatte pas l’œil. Les officiers se distinguaient par un énorme galon d'or à la casquette. Une troupe considérable d'hommes et d'enfants appartenant aux soldats, les avaient suivis jusqu'au moment de lembarquement. Des pleurs et des lamen- tations éclataient toutes les fois qu’une embarcation enlevait une« L 2 nouvelle portion de troupes. Deux ou trois femmes parvinrent à se faire conduire à bord, déguisées en soldats, mais elles furent reconnues etrenvoyées à temps. Ces malheureuses faisaient pitié. Ici nous avons pu voir une preuve du bon cœur des Chiliens; cette multitude de femmes et d'enfants n'avaient aucune ressource en arrivant à Talcahuano, et elles ne voulaient pas s'éloigner avant de voir la corvette mettre à la voile. Chaque maison du vil- NOTES, 323 lage en recueillit plusieurs, les hébergea et les nourrit pendant le temps de leur séjour, et même contribua à alléger leur chagrin qui, du reste, n’était pas invincible dans plusieurs cas. Le soir, des officiers chiliens faisaient retentir leurs éperons dans tous les coins de rue. Conduit par M. Jacquinot dans une maison où il traitait un malade, je fus surpris de voir une douzaine de figures basanées, à moustaches énormes, jouer avec des cartes crasseuses au dernier degré, un jeu qui paraissait les attacher très-fort, car ils ne le cessèrent pas même pendant le pansement du malade. C'était une assemblée de gens qui ressemblaient à des bandits plutôt qu'à toute autre chose. On nous a souvent dit en parlant de troupes chiliennes : « Bons soldats, mauvais officiers. » Je crois que les uns et les autres ne valent pas grand chose. (M. Desgraz.) Note 38, page 68. _ Les Chiliens sont fanfarons et bravaches ; ils parlent sans cesse de leurs hauts faits et ils s’intitulent /os valorosos hijos de la inde- pencia(les valeureux enfants de l’indépendance).C'est avec orgueil qu'ils disent : yo soy Chileno (je suis Chilien). Le second du bord me faisait bien rire quand il buvait gravement à la prosperidad del Chili, lorsque nous avions de ces messieurs là à notre table ou bien chez eux. Vous connaissez aussi cette offre gasconne qui est un type espagnol : « La casa es à@ la disposicion de usted, » Ils mettent tout à votre disposition, vous offrent tout, mais il faut bien se garder d’accepter, car ce n’est chez eux qu’une simple expression de politesse. (M. La Farge.) Note 39, page 66. Le costume des femmes possède aussi ses particularités. Elles ortent leurs cheveux en deux tresses qu’elles laissent tomber ah- q 324 NOTES. solument commeles Patagonnes. La sonia qui existe entre les Chiliens et les individus de la tribu patagonne que nous avons vus au havre Pecket est frappante. Même chez les personmes dont le sang est mélangé , on retrouve des traces de ce type si fidèle- ment conservé chez les Araucans qui n’ont contracté aucune alliance étrangère. (M. Desgraz.) Note 40, page 7 Plusieurs de nos hommes nous quittèrent à Concepcion, les uns avec autorisation, les autres en désertant. Si dans une dizaine d'années nous revenons sur ces côtes, nous les retrouve- rons sans doute richement établis et ayant une position hono- rable dans le pays. Nous y débarquâmes le cuisinier et un des domestique des ofliciers. Notre maître cuisinier (le coq), le domestique des élèves et deux matelots, Brasker et Leprince, désertèrent. La Zélée eut aussi deux ou trois déserteurs. Il est très-probable que ce noble fournisseur, dont j'ai déjà parlé, ne fut pas étranger à | toutes ces désertions. (M. Gourdin.) Note 41, page 80. Le vent presque toujours au nord, nous a inondé de pluie pendant ces huit jours. La corvette le Monte-Agudô a été obligée de rentrer au mouillage de Quiriquina, en attendant un temps. plus pr opice. Nous-mêmes, prêts à prendre la mer, nous atten- dions le premier vent du sud, pour quitter cette baie après une relâche plus longue qu'on ne l'avait présumé dans Pitinéraires Nos matelots remis et dispos à l’exception d'un petit nombre; sont prêts à recommencer leurs efforts comme par le ‘passé* Une NOTES. 220 seule circonstance devient fâcheuse, c’est le retard que l’expédi- tion éprouve sur le temps et les époques Hxées par itinéraire du voyage. (M. Dessraz.) Note 42, page 80. Les marées sont régulières dans toute la baie; leur niveau varie de deux à trois mètres au plus, mais les coups de vent du nord font monter davantage les eaux. Pendant notre séjour à Talcahuano, je cherchai en vain sur la côte des traces de soulèvement que toute cette partie de la côte du Chili a, dit-on, éprouvé. Comme les plans de la baie n’ont jamais été assez rigoureusement faits pour qu'on puisse aujourd’hui, en la sondant, constater ce fait, onest obligé, jusqu’à ce jour, de chercher la vérité dans les témoi- gnages souvent contradictoires du petit nombre d'étrangers qui prétendent lavoir observé ; car les Chiliens ne se doutent pas de l'intérêt que le moindre savant peut prendre à cette question. Un capitaine américain qui faisait depuis seize ans la pêche sur cette côte, m’assura pendant mon séjour que le fond s'était exhaussé dans toute la baie, de près d’une brasse, et qu’il en. avait la preuve par des sondes qu’il avait eues dernièrement à un mouillage qu'il avait l'habitude de prendre autrefois, et dont il avait la position très-exacte par des remarques prises sur le continent. Le capi- taine passait alors pour un homme digne de foi et capable ; mais son témoignage n'étant appuyé d'aucune donnée positive, n’éta- blit qu’une présomption en faveur du fait. Plusieurs capitaines de baleiniers francais qui venaient de visi- ter la côte occidentale de la Patagonie, assuraïent avoir vu dans Varchipel des Chonos, quelque temps après le tremblement de terre de Valdivia , qui eut lieu en novembre 1837, des traces évidentes d’un soulèvement produit par le tremblement de terre, car une des pointes d'une baie fréquentée antérieurement par eux, formée nd 326 NOTES. d’une roche calcaire, était recouverte à une grande distance au- dessus de la hauteur de la pleine mer dans les plus grandes ma- rées, de moules, de patelles et d'autres coquillages adhérents à la roche, et de fucus dans un état de corruption très-avancé, parce qu'ils avaient été mis à sec. Un de ces capitaines qui affirmait avoir été témoin de ce fait, est un homme doué d’un esprit d'observation et d’une moralité tellement reconnus, que l’on doit le regarder comme hors de doute; ce que prouve en outre l'exhaussement du sol dans les Chonos. Tous s’accordaient à dire aussi que depuis le tremblement de terre qui a détruit la Concepcion , le mouillage de l’île Sainte-Marie, situé à vingt-cinq lieues dans le sud, est devenu très-mauvais ; car le fond ayant monté, on ne peut plus s’approcher autant de la terre et y être suffisamment abrité. (M. Dubouzet.) Note 42 bis, page 92. Une nouvelle que nous apprîmes lors de notre arrivée et à la- quelle nous étions certainement loin de nous attendre, était qu’on avait accrédité et répandu le bruit que M. d’Urville n’a- vait rien fait pour accomplir son exploration au sud ; qu’il avait reculé à la première vue des glaces, et n'avait rien tenté pour trouver une issue; on avait même été jusqu'à dire, qu'il n'avait pas osé pénétrer dans le détroit de Magellan, quoique ayant eu des vents favorables! Que répondre à de pareilles calom- nies ? Comment repousser de semblables injures ? Ignorant d'où et de qui elles partaient, ne pouvant former que des conjectures sans preuves bien établies, nous n’y répondimes que par un froid mépris , toutes ces absurdités devant nécessairement s’écrouler devant la masse de preuves, de faits et de travaux qu'avait produits M cette belle et difficile partie de la campagne, dirigée avec tant de courage, de persévérance et de sagacité. | | (CM. Jacquinot. ) NOTES: 827 Note 43, page 95. Parmi toutes les nouvelles que chacun de nous s'empressa dé ramasser à la hâte, il en fut une un peu ébouriffante pour notre amour-propre. Des gens charitables (et il s’en trouve partout ) ayant apris que les deux corvettes l’Astrolale et la Zélée n'étaient allées que par 64° de latitude sud, en avaient tiré ces habiles con- clusions : que nous n'avions pas osé entrer dans le détroit de Ma- gellan, qu'une glace nous avait épouvantés, et qu’enfin vaincus, nous étions allés enterrer notre honte dans le bourg obscur de Falcahuano. Le bagage de l'expédition était déjà assez gros pour répondre par des faits à de semblables on dit ; on ne tardera pas à comprendre le peu de charité chrétienne de ceux qui les avaient repandus avec tant d’obligeance, et peut-être aussi avec un peu de jalousie. (M. Marescot.) Note 44, page 95. Pour nous , au milieu de cette fête , nous avons été attristés en y apprenant que déjà une basse jalousie avait gagné ceux de nos compatriotes qui , les premiers , devraient le mieux juger à quel point l’Astrolabe a rempli dignement la mission confiée à son com- mandant. Tous les actes de M. d'Urville avaient été défigurés; l’ex- pédition au pôle sud était, disait-on , tout-à-fait manquée; mais on se gardait bien de citer tous les efforts qui avaient été faits pour la faire réussir. Non-seulement sous ce rapport la mission était manquée, mais l'expédition, suivant ces mêmes hommes auxquels je refuse le titre de Français , était nulle sous tous les rapports. La peur avait empêché M. d’Urville d'entrer dans le détroit de Magellan, et nulle en efforts, sa campagne était nulle en résultats; aussi, au lieu de gagner Valparaiso, nous étions allés, disait-on, cacher notre honte dans la baie de Concepcion. Pour moi, il y 328 NOTES. a longtemps que j'ai classé M. d'Urville , et pour toute répônse, je défierai tous nos marins d’oser ce qu'il a osé. On avait oublié probablement de dire que, quoique cela n’entrât point dans ses instructions , M. d'Urville avait exploré le détroit de Magellan, surtout que là, montrant tout son savoir , il y avait navigué.de nuit à quelques encâblures de la côte. On a craint de dire qu'avant de renoncer à la mission du pôle, ses navires avaient été pris dans les glaces, qu'il les y avait engagés malgré une perte immi- nente, par conviction intime que c'était son devoir ; que malgré cette position affreuse il avait persisté, une fois revenu dans la mer libre, à longer la glace solide de manière à couper toutes les routes de Weddell, et enfin on n’a voulu lui tenir aucun compte de toutes ses reconnaissances. Il n’est personne de nous qui n'ait vu et jugé combien de périls et de fatigues les corvettes ont dû subir, mais il n’est personne aussi qui n’ait admiré le courage et le mérite de celui qui nous a dirigés. La seule publicité des tra- vaux de l'expédition fera retomber la calomnie sur ses auteurs; et je puis d'avance leur prédire que si d’abord ils ont trouvé de l'écho auprès des officiers de la corvette l’Ariane , il a suffi à ces derniers de voir pour être désabusés. (M. Dumoulin.) Note 49, page 95. Un bal en notre honneur est préparé pour ce soir, à bord de la corvette l’Ariane. C’est presque un adoucissement apporté aux on dit fâcheux qu’on a répandus sur notre expédition. Des âmes charitables ont commenté si bien les nouvelles apportées par le President, qu’à la fin on avait conclu que nous n'avions pas osé entrer dans le détroit de Magellan ; que nous avions viré de bord à la vue de la première glace, et enfin mille autres bruits aussi faux qu'injurieux..……. Voilà pourtant comme on juge les effomts et les actions de l’expédition. Heureusement qu’elle possède des * | | NOTES. s 32 preuves irrécusables de ses travaux et de ses fatigues , qui feront retomber sur les calomniateurs la honte qu'ils voulaient déverser sur nous. Il est vrai, nous n'avons pas atteint une latitude éle- vée ; mais est-ce là une grave accusation ? Tout autre aurait-il fait plus ; et je dirai davantage, aurait-il fait même autant? Si donc la chose est considérée comme impossible, n'est-ce pas se condamner soi-même que de nous reprocher de ne lavoir point accomplie? Malheureusement, l'opinion se forme très-souvent sur les premiérs rapports , vrais ou faux, qui deviennent pu- blics. Peut-être l'impression produite par les lettres de Valpa- raiso , expédiées en France avant les nôtres, deviendra-t-elie générale, et donnera la plus fausse idée de notre campagne jus- qu'ici. Il est triste de penser que ce sont les personnes qui de- vraient le plus apprécier les difficultés de la mission qui sont justement celles qui l’ont blâmée le plus aveuglément. (M. Desgraz.) Note 46 , page 96. Mais si Valparaiso a, à première vue, pu détruire l'impression fâcheuse qu'avait produite la Concepcion , vous avez peu de chose à faire , peu de chemin à parcourir pour que cette impres- sion se renouvelle, et plus forte que jamais ; car il y a là en plus un contraste frappant. Quittez la rue du Commerce et entrez dans les hunes ; alors, à la place de joliés maisons et d'hommes vêtus proprement et bien nourris, le chaume reparaît à vos yeux, la malpropreté et la prostitution à la porte de toutes les cases ; maïs descendez encore et allez à l'extrémité est de la ville basse, là vous trouverez les casernes pour les troupes. Si vous voulez jouir d’un autre spectacle, et voir le Chili sous toutes ses formes , allez-y un jour de fête, un dimanche par exemple; vous y verrez bien autre chose encore. Promenez vos regards autour de vous , vous ver- rez de toutes parts un tas de militaires (officiers } à Pair important, LA 330 NOTES. à épaulettes énormes , à broderies et galons sur toutes les cou- tures , plutôt semblables à des valets d'écurie qu’à des hommes faits pour commander aux autres, portant un uniforme de tam- bour-majors, aussi ignorants dans l’art de la guerre et dans l’art d’instruire des soldats que dans les sciences et les arts quels qu’ils soient (c’est une simple réflexion que je fais ; car on peut être très-bon officier dans sa partie et être très-ignorant ). J'ai été à même de voir leurs exercices , leurs revues ; l'effet en était vraiment risible ,.sinon digne de pitié. Je n'ai vu qu’une masse. de malheureux non chaussés, non vêtus, à peine nourris, je crois ; à leur tête ces misérables officiers , plus fiers de leurs bril- lants uniformes qu’envieux d'apprendre leur profession , tâchant : d'imiter les manœuvres et les exercices d’une manière si grotesque et si bizarre , que je me suis cru un instant sur un théâtre où se représentait une parodie parfaite de tous les usages des peuples civilisés et constitués depuis des siècles. Si, dans tout cela, on ne voyait que les efforts d’un peuple nouveau qui, s’aidant des lumières des nations plus éclairées, tâche de sortir de l'ignorance et de la barbarie , au lieu de se moquer, on applaudirait à ces efforts ; s'ils avaient la franchise d’avouer que, par la force des choses, ils doivent étre inférieurs aux autres, on serait loïn de les bafouer. Mais au contraire : « Voyez, ont-ils l’air de nous dire , en faites-vous autant chez vous ; croyez-vous que nous ne vous valons pas, vous qui avez plusieurs siècles d’existence ? » Et les malheureux , pleins de vanité, suent et soufflent sous léurs habits brodés, à peu près comme les ânes sous le bât , à la seule différence que ces habits font leurs délices, tandis que le bât | blesse le baudet, qui désirerait bien s'en délivrer le plus tôt possible. (M. Duroch.) LE NOTES. 331 Note 47, page 96. Pendant que nous étions à Valparaiso, le gouvernement y réunissait un corps d'armée et faisait de grands préparatifs pour combattre le Pérou avec avantage. Les exercices militaires y étaient fort suivis, et quand la nouvélle recrue se montrait un peu récalcitrante , le bâton de l'officier républicain était là pour lui rappeler que la patrie comptait sur lui. Je doute fort cepen- dant qu'on parvienne à faire une armée brillante de tous ces pauvres diables, qui sont à peine vêtus , et qu'on à à peu près enlevés et réunis de force. J’en ai vu un assez bon nombre qui étaient parvenus à peine à l’âge de l'adolescence , et qui se trouvaient sous les drapeaux par suite d’une presse très-peu républicaine. | (M. Marescot.) Note 48 , page 100. La ville est bâtie sur le rivage , où elle se développe presque toute en longueur. N'ayant guères que deux ou trois rues paral- lèles à la mer, une seule règne dans toute l’étendue de la ville et aboutit au quartier de l’4/mendral, où se trouve une grande église qui, avec ses deux tourelles, a une assez jolie apparence. Mais ne pouvant étendre leur ville en largeur, à cause de la cein- ture de hauteurs qui les tient étroitement bloqués , les Chi- lens, en habiles tacticiens , ont tourné ces hauteurs et sont venus établir leurs cases dans les ravines profondes et étroites qui les séparent. C’est dans ces quebradas que sont entassées des _ maisons échelonnées suivant la pente et la direction des ravins. | Tous ces groupes, accolés à la ville, servent de repaire aux caba- | retiers , aux logeurs et aux filles publiques, qui y pullulent. Les matelots , contents peut-être de trouver, dans ces réduits, des 332 NOTES. plaisirs qui leur font oublier les fatigues du métier et une liberté « inconnue à bord , leur ont donné le nom des hunes. Ainsi, ils | retrouvent là la grande hune , la hune de misaine et celle d'arti- mon , seuls endroits du bord où ils peuvent un peu se soustraire à la surveillance des chefs. C’est dans ces quebradas que le ma- M telot va, dans une seule nuit, réaliser tous les rêves de sa cam- pagne. J’ai passé trop peu’ de temps à Valparaiso pour visiter ces quartiers , qui ne sont pas sans intérêt. Je n’ai pu que jeter un coup d'œil sur la rue principale , où j'ai remarqué quelques maisons d'assez belle apparence, avec de vastes balcons ou gäle- ries à l’orientale. La douane est le seul édifice qui excite quelque attention. Sa facade, ornée de pilastres , est surmontée d’une « lanterne ou horloge. ( M. Roquemaurel. ) Note 49, page 100. Le grand lieu de réunion des étrangers et du peuple se trouve» à la Tchingana, établissement qui paraît se trouver dans toutes» les villes du Chili. Un plancher plus élevé que le sol, où se pro- mènent les spectateurs , sert aux danseurs dansant la sambanica nationale au son de quatre ou cinq guitares accompagnées par autant de chanteurs nazillards. Des réglements de police ne per=" mettent de danser que certains jours de la semaine, les autres sont consacrés à des chants continuels. 11 y a plusieurs cafés à. Valparaiso ; mais ils paraissent peu fréquentés. Les habitants de | la classe aisée sont casaniers. Le peuple a d’autres lieux et d'au tres amusements qu'il préfère; ils ne sont hantés que par les étrangers. (M. Desgraz.) Note 50, page 104. Trois hommes avaient déserté à Talcahuano, deux avaient NOTES... 333 suecombé à la maladie , linfirmier avait demandé et obtenu son débarquement , enfin trois restaient à Valparaiso. C'était en tout neuf hommes qui manquaient à la formation du premier équi- page. Ayant été assez heureux pour en embarquer cinq antérieu- rement , et en recevant trois de l’Ariane , je ne me trouvais avoir qu'un homme de moins, et cette lacune fut remplie le jour même par uu matelot embarqué sur la goëlette française la Rose, qui, du consentement de son capitaine, demanda à faire le voyage: Les nouveaux venus valant, pour la force et l'adresse , ceux que nous perdions , nous allions continuer notre navigation sans in- quiétude de ce côté. | (M. Jacquinot.) Note 51, page 107. Le lendemain , 28 mai, était la veille de notre départ ; nous assistèmes à une charmante soirée que M. le commandant et les officiers de l Ariane donnèrent sur cette corvette. Ils avaient réuni une nombreuse société dont faisait partie madame Ross , femme de l’amiral anglais, ses deux sœurs et plusieurs dames de la ville. Les plaisirs commencèrent par le spectacle, composé entièrement de matelots ; après vint le bal, et ensuite un fort joli souper qui réunissait l'abondance à l'élégance. Nous ne nous retirâmes qu’à deux heures du matin, après avoir fait nos adieux à toutes les personnes , en grand nombre, qui avaient manifesté de l’intérêt pour le commencement de nos opérations, et qui nous témoi- gnèrent toutes leurs sympathies pour la réussite de nos travaux futurs. (AT. Jacquinot.) Note 52, page 109. Ce départ avait quelque chose de solennel, en ce que nous en- treprenions pour ainsi dire une autre campagne ; car le premier ( 334 NOTES. épisode de la nôtre pouvait passer à lui seul pour un voyage ; et tournant le dos de nouveau à la civilisation et à tout ce qui pou- vait nous rappeler notre pays, nous savions que nous allions rester bien longtemps sans avoir des nouvelles, et sans même trouver d'occasion d'en donner des nôtres. Malgré cela , nous ‘élions tous joyeux et contents, et nous nous faisions une fête d'avance de voir les îles pour ainsi dire fabuleuses du grand Océan, dont la lecture des anciens voyages avait laissé, dès l’en- fance, des portraits si flatteurs dans notre imagination , que nous doutions même que la réalité, quelque différente qu’elle fàt, pût« jamais les effacer complétement. (M. Dubouzet.) : Note 53, page 117. Vers le milieu de la nuit, on signala la terre devant nous. Au matin , elle paraissait à peu de distance ; c'était une terre élevée, dont les sommets aigus et bizarrement découpés se détachaient en bleu sombre sur un ciel gris et brumeux. Favorisés par une bonne brise, nous er approchions rapide=« ment. L’Astrolabe nous fit le signal de nous préparer au mouil- age. Cette nouvelle inespérée me fit grand plaisir, aucun natu- raliste n'avait encore visité celle petite île; et puis, c'etait là qu'avait vécu Selkirk, ce matelot anglais dont l’histoire a servi # de base aux aventures de Robinson Crusoë. C'était la aussi que l'amiral Anson, poursuivant l'or espagnol, était venu relâcher avec ses équipages ravagés par le scorbut. Vers midi, nous étions à petite distance, longeant la côte pou I arriver à la baie Cumberland , située au nord de l’île. Le ciel sé tait éclairci, le soleil brillait d’un vif éclat. Dans notre course rapide , l'ile entière se déroulait devant nous ; mais le panorama était toujours le même : pour rivage, une falaise aride, et au delà, des sommets déchiquetés, vieux volcaris éteints qui sem 6 » NOTES. 395 blaient encore verser des torrents de lave. Certes, cette île était loin de nous offrir cet aspect enchanteur, si naïvement dépeint dans le récit d'Anson. Cette belle cascade, dont la vue réjouit _ tellement ses compagnons , n’était qu'un maigre filet d’eau tom- bant dans la mer d’une médiocre hauteur. . Nous arrivâmes bientôt en vue de la baie Cumberland. E/as- pect en est plus riant ; des deux côtés, la falaise s’interrompt pour laisser voir une petite anse peu profonde , de hautes mon- tagnes couvertes de verdure l'entourent de tous côtés , et descen- dent en pente douce jusqu’à une plage de galets. À quelque distance du rivage, le sol est vert et parsemé de bouquets d'arbres ; nous y apercûmes deux ou trois chau- mières. Nous arrivions ; encore quelques instants et nous allions mouiller, lorsque la brise , jusque-là favorable, nous abandonna tout à coup. Un calme plat lui succéda. Nous étions trop près, cependant , pour ne pas tenter quelques efforts; on cargua les voiles , on mit les canots à la mer ; les sabords s’ouvrirent pour laisser passer les longs avirons de galère, qui frappèrent l’eau à coups mesurés. Mais tous nos efforts furent impuissants : un cou- rant semblait nous repousser. Il fallait voir nos deux pauvres corvettes , à la coque noire et lourde , agiter lentement leurs bras grêles comme deux gros scarabées tombés dans un ruisseau. Elles reprirent bientôt une allure plus convenable. La brise s’éleva de nouveau , mais du fond de la baïe, c’est-à-dire tout-à-fait con- _waire : on largua aussitôt les voiles , et on louvoya pour gagner le mouillage. Nous le fimes avec assez de succès ; encore deux ou trois bordées , et nous étions mouiliés ; mais la nuit approchait, et V'Astrolabe, qui avait prolongé ses bordées , voyant qu'elle était encore à une grande distance de la baie, reprit le large. Force nous fut de l’imiter. Nous passâmes la nuit en panne. Le lendemain , on tenta de nouveau d'aller au mouillage ; mais le vent était toujéurs contraire , et nous étions assez éloignés de 336 NOTES. la côte. À midi, nous en étions encore à environ six milles. EL? 4s- trolabe mit alors un canot à la mer : on en fit autant à bo Zélée. Je fus assez heureux pour faire partie de cette petite dition. Après avoir pris les ordres du commandant d'Ur nous nous dirigeàmes sur Pile. | Nous ne mîimes pied à terre qu’à deux heures et demie. Comme nous avions peu de temps à rester, chacun se mit à vaquer à ses occupations. Pour moi, je parcourus la plage ; elle est composée de gros galets volcaniques , et par conséquent fort pauvre en mollusques. Je n’y trouvai que deux espèces de Trochus que j'a- vais déjà rencontrées au Chili, une belle espèce nouvelle de patelle et une petite ltomie. Des crustacés du genre Grapse couvraient les rochers. Je parcourus ensuite les environs, je recueillis sous les pierres deux ou trois petiles espèces de carabiques , et je tuai deux oiseaux, l'un était un oiseau-mouche (Otiorynchus sephanioides) que nous avons trouvé à Concepcion , et l’autre une bécassine aussi du Chili. J’apercus aussi une chouette, qui me parut être la chouette à clapier. En somme, les productions de cette île me parurent être tout- à-fait analogues à celles de la côte du Chili. Les roches qui for- ment sa charpente sont entièrement volcaniques. Une multitude de petits ruisseaux descendent bruyamment des montagnes, et viennent filtrer à travers les galets de la plage. L'eau en est fort bonne. Les environs du rivage où la pluie a rassemblé plus de terre k : 4 végétale, sont fertiles, et presque entièrement couverts de tiges vigoureuses d’une espèce de gros radis rouges. Cette île servait, il n’y a pas fort longtemps, de lieu de icpétll tion au Chili, qui y envoyait de temps à autre quelques criminels; mais ce nouveau Botany-Bay était trop près de la mère- patrie. Plusieurs fois les déportés parvinrent à s'échapper. Ils s’empa= rérent un jour par surprise d’un bâtiment béleiniér américain, NOTES. 337 massacrèrent l'équipage et se sauvèrent. Une autre fois une ccï- vette de guerre péruvienne ( le Chili étant alors en guerre avec le Pérou) vint mouiller à Juan-Fernandez, embarqua tous les dé- portés, et vint les débarquer sur la côte du Chili. On trouve encore des vestiges de cette habitation passagère. Quelques endroits sont régulièrement pavés de petits cailloux arrondis. On voit un petit fort en terre, et çà et là quelques pans de murailles. quelques arbres fruitiers étendant leurs rameaux is. Quelques vieux canons en fonte, rongés par la rouille, sont à moitié enfouis près du rivage. Un peu à droite de la baie, r on a creusé dans une roche plus tendre plusieurs cavernes spa- cieuses. Elles sont placées au milieu d’une colline, de sorte qu’elles dominent toute la baie. Je montai pour les visiter. En: m'approchant de lune d’elles, cinq ou six grands chiens jaunes se précipitèrem autour de moi en aboyant. Un homme sortit aussi- tôt de la caverne; d’un mot il fit taire ses chiens et s’avança vers moi en me saluant. C'était un vieillard, mais fort et vigoureux malgré son âge ; ses longs cheveux blancs descendaient autour de son cou nu et hâlé, son visage respirait le calme et la fran- chise; il me rappela le vieux trappeur de Cooper. fi n'avait pour tout vétement qu'une chemise et un pantalon de toile ; il nous fit avec cordialité les honneurs de la grotte. C'était bien la plus pittoresque demeure ue pût s’imaginer, spacieuse et haute, elle s'arrondissait en voûte. Le sol en était d’une extrême propreté. À droite des paquets de peaux de chèvres et quelques guirlandes de tranches jaunes de poisson fumé ta- pissaient la muraille; derrière deux tonneaux, se trouvait la mo- deste couchette du solitaire, à côté un vieux fusil au loug canon, au-dessus une gibecière en peau de phoque et une grosse corne de bœuf. À gauche, c'était d’abord le foyer, fait contre quelques pierres. Devant, s’étendait un gros chien de chasse aux longues oreilles pendantes, le favori du maître de la maison : il était voluptueu- III. 22 338 NOTES. sement étendu le nez dans les cendres, et ne s’émut nullement à notre arrivée. À quelque distance du foyer on voi un faisceau d’avirons, de mâts, de voiles de sa pirogue, et un peu plus loin un monceau de peaux de phoque à fourrure, entassées symétriquement. Le -! fond de la caverne-était nu , un peu d’eau qui filtrait dans les fentes du rocher alimentait quelques touffes de capillaire d'un vert clair et mat, et dans un coin un petit baril entouré de linge était suspendu assez haut : il contenait probablement Iés*pté- cieuses munitions de chasse. Te AN Tout cela était doucement éclairé, ne recevant le jour que par la porte d'entrée. Mon ami Goupit , qui m'accompagnait , se mit aussitôt à dessiner ce bel intérieur. Le vieillard paraissait ravi de uous voir admirer son palais. Vers la porte étaient suspendus deux grands poissons, fruits récents de sa pêche. Je désirais n’en procurer un pour notre collection”, je demandai au vieillard s'il voulait me le vendre. « Permettez-moi de vous l'offrir, me dit-il, j'eu prends autant que je veux. » Un don fait si cordiale- ment ne pouvait se refuser, j'aurais seulement voulu reconnaître son présent. Une idée me vint. La poudre devait être pour lui une chose bien précieuse. Je lui offris celle que contenait ma poire à poudre. Je vis dans ses yeux que cette offre lui plaisait beaucoup. Il apporta son plus beau linge blanc, répandit ma poudre dessus, et recueillit jusqu'au moindre grain. Cet homme paraissait heureux ; ses désirs et ses besoins étaient bornés , il y satisfaisait facilement. Sa demeure était spacieuse et DRAC jo commode. La mer lui fournissait des poissons en abondance , ét 1 Ce poisson, du genre Mérou, est, à ce qu'il paraît, fort abondant dans la baie, où on le prend facilement à la ligne. Il à ordinairement de 2 à 3 pieds. de long. Il peut devenir une excellente ressource pour les bâtiments qui sé journeraient quelque temps. Dan; Île récit d'Anson, ce poisson est décrit sous le nom de morue. Levaillant lui donna le nom de bel qui, en we signifie aussi morue. NOTES, | 339 à l’aide de ses chiens il atteignait facilement les chèvres sur le sommet des montagnes. Avec les peaux de phoque et de chèvre il obtenait auprès des navires qui relâchaient de temps à autre, tout ce qui Jui était nécessaire. Ce vieillard répondit avec simplicité et bonhomie à toutes mes questions. Quant à lui il montra à notre égard la plus com- plète indifférence ; il ne s’enquit point si nous étions Français ou Anglais, si nos navires faisaient du commerce ou des découvertes. On voyait que pour lui son île était l'univers entier. Rien au-delà ne semblait lintéresser. j Comme il nous restait peu de temps , nous primes congé du vieillard. Nous jetèmes un coup d'œil sur deux autres cavernes qui étaient à côté de la sienne : l'une lui servait de chenil, l’autre était pleine d’eau. | Nos deux navires étaient au loin ; le pavillon national flottait à la corne de l Astrolabe : c'était le signal du rappel. Nous nous hâtâmes de regagner le rivage sans avoir le temps de visiter les chaumières, habitées sans doute par deux ou trois pêcheurs de phoques que nous avions vus dans une pirogue doublant une des pointes de la baie lorsque nous arrivions. Lorsque nous nous embarquâmes il faisait nuit. Nos bâti- ments éloignés ne nous apparaissaient plus que comme une tache sombre et incertaine. Il faisait calme plat, de gros nuages noirs passaient sur nos têtes et augmentaient l'obscurité. Nos matelots furent obligés de faire à l’aviron plus de 6 milles, qui nous séparaient des bâtiments. Ils étaient harassés en arrivant à bord. | Le lendemain matin on apercevait encore les sommets bleuâtres de Juan-Fernandez, mais éloignés et semblables à des nuages. CM. H. Jacquinot.) 340 NOTES. Note 54, page 119. Les contrariétés s’accumulaient sans cesse et retardaient notre marche. Nous n’avancions que lentement et toujours à la bouline. Il est vrai de dire que nous étions dans le cœur de l'hiver, et que : dans cette saison, les vents du N. et du N. 0. sont presque les seuls régnants. Aussi, depuis quarantre-quatre jours que nous avions quitté la côte du Chili, les avions-nous eus presque cons- tamment de cette partie. C'était pour la troisième fois que j'en- treprenais un voyage de circumnavigation, et je ne me souvenais pas d’avoir fait une traversée aussi triste, aussi ennuyeuse et aussi monotone. Malheureusement elle n’était pas encore à sa fin! (M. Jacq uënot.) Note 55 ; page 125. On à essayé quatre mousquetons dits à la Potet , se chargeant par la culasse. Les officiers ont tiré trente cartouches avec ces armes de nouvelle invention. Leur tir , quoique à balle forcée, n’a pas porté plus juste que celui des fusils de chasse, ce qui dépend peut-être du manque d’habitude des tireurs. La charge de ces mousquets serait très -expéditive, s'il ne fallait pas, pour amorcer, détacher de la cartouche une capsule qui y est adhérente. Dans cette opération, on est exposé à laisser tomber cette capsule. Si au lieu de la détacher avec l’ongle, en déchirant le papier enveloppe, on applique la capsule sur la cheminée du mousquet, il est à craindre que le petit disque de papier qui reste sur amorce, ne vienne amortir le choc du marteau et ne produise un raté. Cest ce que nous avons éprouvé plusieurs fois. Enfin ces mousquetons à la Potet me semblent en tous points une mauvaise arme de guerre, 1° à cause du manque de baïonnette ; 2° de la NOTES. | 341 fréquence des ratés ; et 3° du crachement qui a lieu par le ton- nerre dès les premiers eoups, ce qui doit augmenter beaucoup quand l’arme est échauffée et encrassée par un tir prolongé. Mais cette arme, convenablement améliorée, peut devenir très- avantageuse. 11 faut pour cela lui ajuster une baïonnette, la munir des grenadières à bretelles qui lui manquent, opérer la per- cussion du marteau sur le bout de la cartouche, terminée par l’'amorce fulminante, sans qu’il soit besoin de déplacèr celle-ci, régler la bascule de la chambre ou tonnerre, de telle manière que la charge soit facile en conservant l'arme horizontalement dans une meurtrière ou dans les broussailles. | (M. Roquemaurel.) Note 56, page 126. À sept heures du matin , après le déjeûner de l'équipage, on crie de l'avant : « Un homme à la mer. » Aussitôt*on met à l’eau la bouée de sauvetage, ainsi que deux canots, après avoir mis en panne. La Zélée, avertie de ce funeste événement, met aussi en panne et envoie un canot à la recherche de l’homme. On trouva bientôt une casquette à quelques mètres de distance de la bouée, mais on chercha vainement tout à lentour. Rien ne parut plus sur l’eau... L'homme fut malheureusement perdu. C'était le nommé Geolier (André), matelot de deuxième classe, qui s'étant assis sur la paroi de la poulaine sous le vent, pour faire ses be- soius , malgré les avis de ses camarades, fut emporté par l'écoute de foc, et sans doute coula à fond immédiatement. Tout le monde fut affligé de ce sinistre, qui nous priva d'un matelot laborieux, patient et dévoué. Notre personnel fut ainsi réduit à 79 hommes, tout compris. (#7. Roquemaurel.) + 342 NOTES. Note 57, page 126. A sept heures du matin, un déplorable accident vient jeter une grande tristesse à bord. Un matelot tombe à la mer. Aussitôt, les manœuvres les plus prompties sont faites pour le secourir, maïs en vain; il ne reparut plus à la surface de la mer. Les embarca- tions l’ont cherché dans toutes les directions, et n’ont retrouvé que son bonnet de travail. Ce malheureux , nommé Geolier, ne savait pas nager ; il était tombé à la mer avec ses pantalons débou- tonnés , et il est fort probable que le navire lui a passé sur le corps et l’a tué sur le coup. Il eut la présence d’esprit de crier en tombant : Je {ombe ! Je tombe ! Ce furent là ses dernières paroles. L'émotion pénible occasionnée par cet événement funeste as- sombrit toutes les physionomies. On le conçoit aisément. Des hommes destinés à vivre longtemps ensemble, et qui ont éprouvé des peines et des dangers communs, s’attachent les uns aux au- tres par des liens d'habitude et de camaraderie qui donnent naïs- sance souvent à une véritable affection. Espérons que nous n’au- rons plus de pareils malheurs à déplorer !.… (M. Desgraz.) Note 58, page 127. Pendant la nuit, calme parfait. On a observé un halo autour de la lune. Quelques personnes regardent ce phénomène comme un indice de vent. Au lieu d'attribuer au halo cette vertu, qui; du reste , se trouve maintes fois en défaut, ne pourrait-on pas dire que le plein de la lune contribue plus efficacement à produire des perturbations dans l'atmosphère? (M. Roquemaurel.) NOTES. 343 Note 59, page 130. . C’est au moment de mettre un terme à une longue navigation que les retards qui nous surviennent sont contrariants. Notre ° . , . © ‘ 9, ] a DIRE {l d L impatience est d'autant plus grande que c'est la première Île de l'Océanie que nous allons visiter, le premier peuple sauvage que E q ) nous allons voir. Car on ne peut pas compter comme nation la petite tribu patagonne du havre Pecket , composée à peu près de 150 à 200 membres. (M. Desgraz ) Note 60, page 130. À dix heures , nous apercûmes une pirogue à la voile, se déta- chant dans la direction de l’île Ao-Kena:; une autre, en même temps sortait des récifs , du côté de l’île Kamaka. La première ac- costa l Astrolabe, et l’autre arriva bientôt le long de notre bord. Elle était montée par cinq hommes que, de loin, nous avions pris pour des Européens ; mais que nous reconnûmes bientôt pour des naturels vêtus à l’européenne. L'un d'eux avait une redingote brune , les autres portaient des vestes ; tous aVaïent des pantalons de toile blanche , avec une cravate et une chemise : leur tête était couverte d’un chapeau de paille. Depuis que les missionnaires étaient parmi eux et les avaient amenés à la religion catholique, ils recherchaient toutes les occasions de se procurer des vêtements, et beaucoup en étaient déjà pourvus. A peine furent-ils montés sur le pont qu'ils commencèrent par distribuer des poignées de main à tous ceux qu'ils rencontraient, ne manquant pas chaque fois de prononcer le mot catholique. Ils s'empressèrent de nous indiquer leurs nouveaux noms de baptême. L'un s'appelait Pierre, l'autre Paul, un troisième ÆHenrt, etc., etc. Rien en eux n'offrait la moindre apparence des insulaires de la Polynésie, tels 344 NOTES. qu'ils se montrérent aux premiers navigateurs. Ce nouveau cos- tume les rapetissait et les rendait lourds. Du reste, ils furent très-doux, fort tranquilles , ne touchant à rien, ne demandant rien, et attendant qu’on leur donnât. Chaque fois qu'on teur faisait un cadeau , ils témoignaient vivement leur joie et leur re- connaissance. Ils furent très-complaisants pour répondre aux questions de ceux d’entre nous qui leur demandaient des noms, et subirent avec une grande patience l’examen que le docteur fit : de leur tête, et les mesures qu’il en prit. Ayant voulu leur parler de danse et de chant, ils firent la grimace, donnant à entendre que cela était mauvais et qu'ils y avaient renoncé. Dans la soirée et la nuit suivante, nous fimes peu de chemin, contrariés par le calme et de légères brises varia- bles. Les naturels désirant rester à bord et nous accompagner jusqu’à ce que nous eussions gagné le mouillage, je leur accordai. volontiers cette permission. (M. Jacquinot.) Note 61, page 130. A dix heures du matin , une baleinière portant un petit mon- sieur tout blême envoyé par l'évêque, deux marrons francais et montée par six naturels ,a accosté le bord. Le petit monsieur nous a dit être M. Latour de Fleury. Ce brave homme a quitté la France et tout ce qui pouvait l'attacher à la vie pour venir. apprendre à lire aux sauvages de Gambier. Il n’était nullement attaché à la mission. C'était un dévouement tout comme un autre. Pour moi, j'aurais préféré aller me faire maître d’école dans quel- que canton bien reculé de la Bretagne. Les deux Français qui l’accompagnaient , Marion et Guillou, pêchaient des perles à Gambier. Ce sont déux vieux matelots; ils nous ont dit provenir de bâtiments naufragés ; depuis trois ou quatre ans, ils courent les îles de l'Océanie. Enfin, las de leur vie errante, ils sont venus NOTES. 345 se fixer à Gambier, dans le giron de la sainte Eglise. Là, tous deux ont pris femme , sont bien et duement mariés, par dèvant Mon- seigneur, à deux sauvagesses , et raccrochent par-ci par-là quel- ques perles. La pirogue est armée par six naturels. Ce sont de vigoureux lurons. Tous sont vêtus, portant au cou une petite croix et un médaillon, et paraissent de fervents chrétiens. Leur conduite est exemplaire : ils ne touchent à rien , se tiennent tran- quilles , admirent tout ce qui les entoure, et viennent de temps en temps nous donner des poignées de main en baragouinant le mot chrétien. Nous leur avons donné du biscuit ;als n’en ont pas _porté un morceau dieur bouche sans faire le signe de la croix. Ce sont de beaux hommes, mais je nai pas remarqué de type uni- forme. Cependant , tous avaient le nez légèrement épaté et les narines larges , la peau couleur de suie, les yeux noirs peu cou- verts et fendus en amande. D’après ce que nous dit M. Latour, les missionnaires ont complétement réussi. Presque toute la po- pulation de l’île est chrétienne. Ces braves gens ont toute la fer- veur des jeunes néophytes. Beechey, qui visita leur groupe il ÿ a dix ans, les peint comme de déterminés voleurs ; il fut obligé de les canonner sérieusement, un de ses officiers ayant été atta- qué à terre. Les premiers missionnaires qui vinrent s'établir eurent fort à souffrir des naturels. Un beau jour, et sans que rien parût lannoncer, ils furent traqués comme des bêtes fauves et obligés de demeurer dans leurs montagnes ; on mit le feu aux ro- seaux pour les faire déguerpir. Heureusement, le vent souffla à contre et chassa le feu dir la direction opposée. Les pauvres diables passèrent une triste nuit. C’est une dure perspective, il est vrai, quelque sain@Homme que l'on soit, de servir de régal à une troupe de sauvages. La faim Îes chassa de leur retraite , et, à leur grand étonnement, ils furent assez bien reçus. Bientôt tout fut oublié, et ils recommencèrent à travailler de plus belle à la vigne du Seigneur. En 1836, M. Rochouse, évêque de Nilopolis , fut envoyé par la cour de Rome, avec le titre de vicaire aposto- 346 NOTES. lique de la Polynésie. A lui donc la gloire de rendre cette partie du monde ‘catholique, apostolique et romaine. Tout cela peut être admirable pour de vrais croyants ; mais moi, je trouve qu'on aurait beaucoup mieux fait d'apprendre à ces gens-là à cultiver leurs terres et se servir de leurs mains, qu'à faire toutes les mo- meries de notre sainte religion. Du reste, nous serons bientôt à même de voir ce qu'ont fait les missionnaires. (M. Demas.) . Note 62, page 133. M. de Latour nous donna les molles de la mis- sion. Arrivé lui-même depuis un an à la suite de l'évêque, qu'il à accompagné volontairement et dans l'intention de participer aux œuvres de la mission, il a trouvé les habitants convertis par les deux missionnaires qui ont débarqué en 1834, sur l’île Ao-Kena. Ils avaient couru plusieurs fois des dangers pendant les premiers temps de leur arrivée. Une fois, ils furent obligés de grimper au sommet des montagnes de la grande île, pour se cacher dans les roseaux. Une conspiration contre leur vie avait été ourdieparmi les naturels réfractaires et méfiants. Ils disaient hautement aux néophytes : « Ces étrangers sont perfides ; les blancs sont traîtres; ils vous trompenten se montrant doux et bienveïllants; mañs, plus tard , ils vous feront du mal et vous mangeront. » Une fois le premier mouvement calmé, les missionnaires redescendirent de la montagne , et, depuis cette époque, ils n’ont plus rencontré de grandes difficultés. « Aujourd’ hais continue. a “ Eee. FRS | la paix et l’union règnent parmi les natui complissent régulièrement ; la messe est 8 les enfants vont à l'école. Bien peu d'individus ‘croient ‘encore à Pa: C's leurs anciennes superstitions. » Cinq naturels ont conduit M. de oust à bord. Ils sont tous vêtus d’'habits européens qu'ils ont acquis des pécheurs de perles L NOTES. 347 qui fréquentent ces îles. Ces hommes, ainsi travestis, ont une belle stature, et tout annonce chez eux une grande vigueur jointe à une robuste santé. Leur teint est cuivré, leurs cheveux longs et plats , lorsqu'ils ne sont pas coupés ras, d’après l’insinuation des missionnaires. Leurs traits sont fortement prononcés, sur- tout la mâchoire inférieure, qui élargit considérablement leur figure. Gaïs et riants , ils se prêtent à toutes les exigences des cu - rieux ; ils se laissent dessiner, examiner, questionner avec la plus grande complaisance. Un d’eux se laissa mouler en plâtre par M. Dumoutier. Une humeur et un caractère si différents de la réputation de férocité et de turbulence qu’ils avaient acquise dans leurs rapports avec les Européens , prouvent qu’on les avait bien mal jugés, ou que les efforts des missionnaires ont eu un succès digne de louanges. Ce ne sont plus les sauvages hostiles de Bée- che ;; doux et tranquilles maintenant, on peut eh toute sûreté s’aventurer au milieu d'eux. Le souvenir du passagé du capitaine anglais est encore bien vif parmi eux. On leur montra la gravure du combat qu'ils lui livrèrent, et on ieur en expliqua le sujet. Ils s'animaient subitement en voyant cette gravure, et tous les cinq à la fois, parlant et gesticulant, semblaient sé défendre d’une telle accusation et rejeter les premiers torts sur les étrangers. M. de Latour traduisait quelques-unes de leurs paroles ; elles étaient empreintes du souvenir de cet événement, comme sl avait eu lieu la veille. Un de ces naturels portait sur les épaules un tatouage simulant des épaulettes. M. de Latour nous dit qu’un grand nombre des naturels portait ces marques commé- moralives du passage des officiers anglais. Dans cette affaire, un seul homme fut tué et un autre blessé. (M. Desgraz.) 348. NOTES. 1 Note 63, page 135. Cette contrariété inattendue nous fit perdre en peu d’instants « tout ce que nous avions gagné depuis le matin ; il fallut recom- mencer à manœuvrer de plus belle, et l'équipage y apporta tant de bonne volonté, que c'était vraiment plaisir de louvoyer ainsi. À quatre heures et demie nos ancres étant bien parées pour:le mouillage, et chacun étant à son poste, nous donnâmes enfin dans la passe du sud. Tribord et babord à nous, la mer brisait avec violence sur le récif, et à chaque instant, c'était un cri de la vigie pour annoncer tantôt un changement de couleur dans les | eaux, tantôt une apparence de brisants, et le commandant faisait gouverner de manière à éviter les nombreux récifs qu'on annon- çait à chaque instant et sur l’existence desquels le pilote de M. l'évêque ne paraissait pas du tout rassuré. Les sondeurs, de cinq minutes en cinq minutes, chantaient la profondeur des eaux qui variait successivement de 8 à 12 brasses, et qui même quel- quefois n’était que de 6 brasses. Il y avait de l'audace dans cette manœuvre, car ce changement continuel de fond faisait souvent briser la mer là où il y avait certes assez d’eau pour nous etmême pour un plus grand navire. Mais le pilote, lui-même, n'étant pas très-rassuré, ceux qui n’y étaient jamais venus devaient être naturellement plus défiants encore. - À six heures du soir, nous avions franchi sans encombre la. ligne la plus dangereuse, c’est-à-dire, la limite de la ceinture des brisants qui entourent les îles ; nous naviguâmes dans la rade extérieure d'Aka-Marou et les cartes de M. Beechey pouvaient alors nous servir. On ne s’occupa plus dès-lors des criaïlleries du pilote qui, perché sur les barres du petit perroquet, chantait ses« craintes à chaque instant. L'eau de la mer était alors d'une cou leur uniforme partout, et le fond variait de 20 à 30 brasses; sou- vent même, surtout dans la partie est de la rade, il atteignait une NOTES. 349 profondeur que le sillage du navire nous empéchait d'estimer et qui dépassait 30 brasses. (M. Marescot.) Note 64, page 136. Cependant , malgré le vent debout et frais, ajoutant beaucoup de confiance à la carte de Beechey, et ne pouvant tirer aucun parti du savoir de nos hôtes , le commandant se décida à entrer dans la passe et à y louvoyer. Placé dans un canot de l'arrière, son coup d’œil supplée à tout ; ses ordres, exécutés avec prompti- tude, nous font arriver à la nuit, non pas au mouillage, mais assez près de terre pour être un peu à l'abri. Mouillés parmi les coraux, notre ancre tient bon, et nous y devons passer la nuit. La Zélée a imité notre manœuvre, toutefois, ayant manqué plu- sieurs fois de virer dans la passe , elle s’est trouvée un instant assez loin derrière nous. Dans notre louvoyage , nous avons dû passer sur des bas-fonds;tet parmi ces pâtés de coraux, rien ne guide le navigateur que la couleur et le mouvement des eaux. Le commandant s’est montré marin aussi habile et aussi courageux que dans le détroit de Magellan. (M. Dumoulin.) Note 65 , page 158. La journée se passe au mouillage d’Aka-Marou , mais tout nous promet pour demain des vents favorables pour atteindre la rade de Manga - Reva. En attendant , les naturels, qui n’ont pu encore descendre à terre, à cause de la perte de leur pirogue, brülent d’impatience de regagner leurs foyers ; mais nous n'avons qu’à nous louer de la conduite et de la douceur de ces bonnes gens : leur physionomie ouverte et naïve, leur air simple et jovial ont enchanté chacun de nous. L’un de ces naturels, que nous ne de AË 2, 350 NOTES. saurions plus ranger dans la catégorie des sauvages, depuis qu'ils. sont devenus nos co-religionnaifes et qu'ils ont appris à respecter et chérir le nom francais , lun d’eux, dis-je, a poussé la complai- sance jusqu'à permettre qu'on prît un moule de sa tête. Un mou- choir a été la récompense de ce dévouement à la science. La ra- tion des matelots fut distribuée aux naturels qui parurent l'esti - mer autant que leur nourriture ordinaire qui est presque exclu - sivement végétale. Ces bons insulaires dans la première ferveur de leur conversion, ne manquaient pas de faire un signe de croix avant de porter un morceau à la bouche. Mais, n'ayant vu ob- server à borä aucune pratique religieuse, ils doutaient sans doute que uous appartenions à la même famille qui leur avait donné leurs missionnaires. On nous demanda plusieurs fois si nous étions chrétiens, et une réponse affirmative faisait grand plaisir à nos amis basanés qui nous disaient aussitôt qu'eux aussi étaient chrétiens ; et ils nous montraient quelques médaillons ou amu- lettes suspendus à leur cou, ou débitaient en latin très -défiguré leurs patenôtres. Les matelots Guilloutet Marion, ces vieux for bans avaient eux-mêmes pris un air assez décent et un langages moins impur que celui qu’on trouve dans le vocabulaire des" marins. Îls avaient sans doute cru que ce vernis de dévotion pour= rait les rendre agréables à Monseigneur. Mariés dans les formes à deux filles du pays, nos écumeurs de mer devenus honnêtes comme le chat de La Fontaine, menaient une vie rangée et même chré- üenne, en attendant que par leur trafic avec les naturels, ils aient acquis un lot de perles assez riche, pour leur permettre de jeter le froc aux orties, et d'abandonner leur nouvelle famille;* pour aller sur d’autres rivages propager la race française. (M. Roquemaurel.) NÔTES. 351 Note 66, page 140. avais eu le quart de huit heures à midi, j'étais donc de corvée et je reçus en conséquence l’ordre de m’embarquer dans le grand canot pour le conduire à Pile d’Ao-Kena. À trois heures et demie, ge quittai le bord, et après une heure au milieu des récifs et des brisants dont la rade est hérissée, je ne tardai pas à voir se dérou- ler devant moi un charmant ilot dont la verdure éblouissante faisait plaisir à voir. Quoique plus petite que Manga-Reva, Ao- Kena me parut préférable à l’île qu'avait choisie le roi de Gam- bier. On avait déja remarqué notre canot et on s'attendait sans doute à notre visite, car un bon nombre de naturels était dejà groupé sur le rivage pour assister à notre descente. L'arrivée des . déux bâtiments de guerre francais dans ces îles, était un véritable événement pour ces peuplades.. Quelques rares pêcheurs de perles y avaient bien atterri à diverses époques; mais depuis 1826, c'est-à-dire, depuis le départ de M. Beechey, aucun navigateur n’y avait abordé. Quand je fus à une distance convenable de la côte, je fis mouiiler un grapin; car malgré la sécurité que me promettait une plage sablonneuse, la mer y roulait avec trop de force pour ne prendre aucune précaution. Trente naturels se mi- rent aussitôt à l’eau pour venir nous offrir leurs épaules afin de nous déposer sur le sable ; ces bonnes gens y mettaient tant d’o- bligeance qu'il y aurait eu conscience à les refuser. Dès que nous fûmes tous à terre, je me dirigeai vers l'habitation épiscopale, et nous marchâmes tous entourés par une foule assez nombreuse d'hommes et d'enfants qui nous manifestaient leur joie de voir des Français en nous criant à chaque instant, « bonjour moussé. » Ils m'offraient tous leurs mains avec confiance et se faisaient un plaisir de m'indiquer le chemin pour me rendre chez le pasteur de ces nouveaux chrétieps, Je ne tardai pas à distinguer au milieu d’une touffe de verdure 352 NOTES. une petite maisonnette blanche et assez régulierement bâtie. C'é- tait le presbytère du pasteur catholique qu'ombrageaient des bouquets de bananiers et au-dessus duquel de grands coco aux tiges élancées balançaient paisiblement leurs têtes aux fe découpées. Le pasteur chrétien nous attendait sur le seuil de sa porte avec ses insignes épiscopaux. Il nous recut {ous avec .cor- dialité, et la vue de plusieurs compatriotes arut lui causer une vive émotion. Aprè ès avoir rempli auprès ‘de lui la mission dont j'avais été chargé par le commandant, je lui donnai les nou - velles les plus fraîches que j'avais sur notre patrie; maïs la petite goëlette anglaise que nous avions rencontrée à la mer, le 23 juin, et qui était arrivee aux Gambier quelques j Jours: avant nous, avait mis les missionnaires au courant de tout ce que nous pou- vions savoir; aussi l’évêque paraissait-il aussi bien informé que nous. Après les quelques causeries que réclame toujours la bien- séance, nous demandâmes à Monseigneur la permission d'aller visiter un peu son petit royaume. [l voulut nous servir lui-même de cicérone et nous montra successivement tous les progrès que Jes missionnaires avaient faït faire à ces peuples depuis les trois ans qu'ils vivaient au milieu d'eux. Leurs moyens de réussite avaient été bien faibles, et cependant ils avaient obtenu de grands résultats. Pendant que nous nous promenions ainsi au milieu des bana- niers et de cette belle végétation tropicale, toute la population de. l'ile nous entourait, et M. l’évêque était accessible pour tous. As chaque pas, c'était une caresse qu'il faisait aux enfants, ou un 4 mot obligeant qu’il adressait aux plus laborieux ou à ceux qu'il préférait. Quant à moi, la première impression que me fit ce ta bleau touchant et nouveau fut une des plus douces de ma viem voyageuse. Je me voyais entouré par un peuple que des naviga= teurs avaient dépeint sous des couleurs peu favorables, et cepen- : dantil m'accueïllait avec tant d’affabilité que j'avais peine à croire #* 4) NOTES. 353 à un passé qui s’accordait si peu avec ce que je voyais. Tous ces hommes, ces groupes d'enfants, ces femmes avaient un certain je ne sais quoi qui m'engageait à les croire bons et hospi- taliers. M. l'évêque nous montra sa nouvelle église qu’il faisait bâtir, son four à chaux, ses diverses ressources ; mais ce qui me plut davantage, fut la vue d’une modeste case en bambous que sur- montait une petite croix en bois noircie, c'était [à que s’était dite la première messe; et je sentis qu’au lieu d'employer l’industrie de sa petite population à tailler la pierre pour élever une autre église plus belle et plus confortable, Monseigneur aurait mieux fait en la dirigeant vers un autre but plus profitable au bien-être des habitants. Dieu se plaît partout, et je suis convaincu que ia chapelle en chaume lui fait autant de plaisir qu’un autel de marbre. Le jour baissait ; j'avais, en traversant la rade, remarqué plu- sieurs lignes de brisants au milieu desquels je ne me souciais pas de me jeter inopinément pendant la nuit. J'en fis la remarque à M. l'évêque, et après avoir pris congé de lui et de toutes ses ouailles, je ralliai mes canotiers et j’appareillai pour retourner à bord de Astrolabe. I] était six heures du soir, à peu près, quand je quittai Ao-Kena, et une jolie brise aurait pu nous conduire à bord en une heure au plus : mais quand nous eûmes dépassé la pointe de l'ile, nous rencontrâmes une brise faible et des brisants qui nous forcèrent d'amener nos voiles et d’armer nos avirons. À huit heures et demie seulement nous arrivions à peine, et nous comptions faire un véritable plaisir à nos camarades en leur apportant quelques bananes, mais la corvette en regorgeait déjà. | (M. Marescot.) G IT. 2 354 NOTES. Note 67, page 140. # Quelques temps après le départ du grand canot, nous voyons arriver une petite embarcation de forme curopéenne, portant un large pavillon blanc coupé par une bande bleue, avec des étoiles bleues aux quatre coins, et une blanche au milieu. Nous pensions au premier abord que Sa Majesté Mapouteoa venait nous rendre visite; c'était moins ou peut-être mieux que cela. Le por- teur de l’étendard du nouveau roi chrétien, était seulement un majordome chargé de remettre au commandant une lettre et des cadeaux. La lettre écrite par un des missionnaires ne valait pas les présents, très-précieux pour des gens qui ont deux mois de mer, consistant en cocos, en poules et en bananes. L’attention était très-délicate, et c'est avec un sentiment de reconnaissance que nous mangeons ces fruits et buvons ces cocos à la santé de l'ami des Françaïs et des missionnaires, M. Mapouteoa, Grégoire Ier, roi chrétien des îles Manga-Reva. | (M. Desgraz.) Note 68, page 142. Le canot major fut expédié pour reconnaître une aiguade sur la côte de l'ile principale dé -Manga-Reva. Après avoir con- tourné la pointe S. O., sur laquelle s'élève le morne escarpé qui domine tout le groupe, on s'enfonce dans une large baie obstruée par des coraux qui, à marée basse, laissent à peine quelques canaux navigables pour une embarcation. Toute la côte était verdoyante et ombragée de touffes d'arbres serrés, au-dessus desquels s’éle- vaient des cocotiers chargés de fruits. Cette belle végétation ne laissait à la mer qu'une grève très-étroite où les eaux amorties par les récifs venaient presque baigner le pied des arbres. Quelques cases éparses sur ce rivage paisible constituent le chef-lieu de tout nn. A+ F sente En NOTES. 355 le groupe, la ville de Manga-Reva, résidence du roi de cette île et autres lieux circonvoisins. C’est vers cette cité que le pilote Guillou nous dirigea d’abord. Après avoir doublé un petit îlot couvert d’un bouquet d'arbres, nous accostâmes à un quai en maconnerie dont les faces rectangulaires encaissent un bassin carré d'environ quarante pas, servant à parquer les tortues desti- nées à la table du roi. Ce ne fut qu'avec peine que nous parcourûmes la foule empres- sée qui encombrait le côté du débarcadère où nous avions mis pied à terre. Les naturels nous accueillirent de la manière la plus affectueuse. Nous n'avions pas assez de mains à donner à tous ceux qui uous tendaient la leur, ni assez de paroles aima- bles pour répondre aux compliments de bien-venue qui nous as- sourdissaient. Ces bonnes gens, après avoir épuisé tout le voca- bulaire des mots français qu’ils ont appris des missionnaires, “nous disaient dans leur langue des choses dont nous lisions la traduction dans leurs visages riants et leurs regards affectueux. Aux bonjours (montour), bonsoir (montoir), français (parnacé), comment vous portez vous (comé vous porté vous), succèdent les ourana prolongés, entremélés de cristian, catolica, missinari, qui nous firent concevoir comment nous étions accueillis en frères par ces mêmes insulaires qui, en 1826, repoussaient les Anglais à coups de pierres et de lances. Ii est donc vrai que trois mission- naires francais, sans aucun secours du gouvernement, n'ayant d'autres armes que la douceur et la persévérance, sont parvenus en quatre années à ramener à des mœurs douces et hospitalières ces peuplades sauvages et intraitables. Après avoir répondu de notre mieux aux démonstrations ami- cales des naturels, nous gagnâmnes le bord du quai sur lequel s’ouvre l'une des portes de la ville rovale. C’est un étroit défilé formé par deux grosses branches d'un pandanus, qui ne s’é- lève au=dessus du so! que juste ce qu'il faut pour couvrir le seuil de la porte, et dont le sombre feuillage hérissé de pointes forme 356 NOTES. une belle arcade naturelle. La demeure du roi est adossée à. eette porte et fait face à une place qui n'est autre chose qu'un terrain régulier entouré d'arbres. Ce palais n’a rien qui Île dis- tingue des autres cases, si ce n'est sa plus grande étendue. C’est donc une simple grange construite en feuilles de pandanus, ar- tistement cousues ensemble, sans autre ouverture qu'ure porte de bois, la seule peut-être qu'il y a dans le pays. On regrette déjà de trouver ce mode de clôture dans un pays où l'on croirait quelqueiois voir réguer l'âge d’or. Non loin de là est une case habitée par la famiile royale, ses femmes et ses enfants. Je suppose que Sa Majesté devenue trè:-chrétienne, n'a qu’une seule femme; mais sans nuire à la réputation de vertu de l’auguste néophyte, je puis dire avoir vu là un groupe de femmes qui pouvait bien constituer un véritable harem. Leur costume n'avait cependant rien que de irès-pudique ; une robe-chemise ou blouse d'in- dienne les enveloppait des pieds jusqu’à la tête. Leur tête n'avait d'autre parure que des cheveux noirs et lissés flottant sur Les épaules. Les femmes se montrèrent en général peu empressées autour de nous. Cette réserve, cette froideur qui contrastaient avec la cordialité des hommes, sont sans doute le résultat des le- cons des missionnaires qui nous ont dépeints comme des en fants de Bélial. La physionomie de ces femmes n'avait rien de gracieux, et l'on pourrait même trouver quelque chose de dur dans ce regard peu expressif, ce large visage aux traits grossiers, pommettes sailiantes, front déprimé, lèvres grosses, bouche large et rapprochée du nez, menton carré, yeux peu ouverts mais bien fendus, teint d’un brun jaunâtre foncé qui ne se déridait par un sourire passager qu’à l’occasion du bonjour ou cuarana, après quoi ils reprend aussitôt à la vue de l'étranger son impas- sibilité première. Nous cherchâmes vainement un ruisseau qui pût nous servir d'aiguade. Le pilote Guillou nous conduisit vers un miñce filet: d’eau qui était bien insuffisant pour les deux corvettes. Une dame NOTES. MON 7 de qualité, la tante du roi, était en ce moment occupée à faire ses ablutions, agenouillée sur le bord d’une mare fangeuse, formée par un barrage fait dans la rigole ; cetfe nayade échevelée qui n’a- vait ni la taille du palmier, ni les yeux de la gazelle, se lève brus- quement à notre approche, et saisissant les perles de ses cheveux, s'éloigne d'un pas lourd, après avoir fixé un instant sur nous un regard stupide. Nous ne tardâmes pas à rencontrer l’heureux pos- sesseur de notre nymphe des eaux ; c'était Matoua, oncle du roi, grand-prêtre de la religion manga-revienne avant l'arrivée des missionnaires; cet homme, vrai géant de six pieds, est sans doute ie plus grand de sa nation. Sa démarche est pénible, ses jambes fléchissent sous le poids de cet énorme corps. Un chapeau de paille, un gilet de couleur et un pantalon de coton, forment tout l’accoutrement européen de ce grand personnage dont les jambes et les bras etsans doute aussi le corps sont couverts d’un tatouage noir, en partie couvert par une dartre. Son visage sillonné par les ans, est couvert d’une épaisse barbe grise. L’abord de ce vieil- lard fut plus gracieux que celui de sa sauvage moitié. Après avoir débité quelques compliments avec un sourire de bonhomie, Matoua fit un signe auquel un des enfants qui nous entouraient monta lestement sur un cocotier et en détacha un fruit dont le suc rafi aîchissant nous fut offert. Nous quittâmes ce vénérable grand-prètre, pour aller visiter la case du pilote Guillou, cù nous trouvâmes une propreté, un arrangement et un confortable encore inconnus aux naturels. La femme du matelot est jeune et d'un visage assez agréable. Le vieux marin a apporté dans s4 case un esprit d'ordre et de travail. L'aire est balayée avec soin, aucun brin de feuilles ne dépare lharmonte de la natte de pan- danus qui forme les murs et la toiture de cette modeste habita- tion. Les tables, les bancs et quelques ustensiles de ménage sont placés avec une convenance qui semble relever leur simplicité. Le lit des époux et Le berceau de l’enfant sont couverts de rideaux blancs. Une fenétre qui est une véritable innovation dans lar- 358 NOTES. chitecture de Manga-Reva, a été percée pour que l'honnète Guil- lou puisse voir à son réveil le vert feuillage et entendre le chant des oiseaux. Une natte légère installée en persienne, permet de diminuer cette ouverture ou de la fermer tout-à-fait à l’indiscré- tion des voisins. Ce matelot a oublié sans doute de percer à l'autre côté de sa demeure une petite ouverture qui lui permet- trait de voir la mer. Deux cloisons divisent la case en une anti- chambre,en une chambre à coucher et une dépendance ou maga- sin. La cuisine, renvoyée du logis, est campée en plein air, n'ayant qu'un petit appentis pour la protéger. Auprès de là est un chan- tier de construction où le matelot qui »’a pas encore dit un adieu définitif au perfide élément, passe ses loisirs à charpenter un canot. Nous sommes heureux de trouver ici les moyens de remplacer la pirogue de l’évêque. (M. Roquemaurel.) Note 69, page 142. Au milieu de la foule était un missionnaire; nous allâmes le saluer, et je ne pus m'empêcher de lui faire compliment sur ses ouailles. 11 nous présenta le roi en personne, Sa Majesté Mapou- teoa. C’est un gros garçon d’une trentaine d'années , à l'air épais. Il portait une magnifique redingote bleue trouée aux coudes et sans boutons, un pantalon qui lui venait à mi-jambe , et tenait à la main un vaste chapeau de paille. C’est le premier souverain qui ait jamais mis chapeau bas devant deux lieutenants de vais- seau. Aussi lui dimes-nous tout de suite : Couvrez-vous, s'il vous plaît. Sa Majesté daigna nous accompagner une centaine de pas, et nous partîmes flanqués d’une ceinture de singes qui gam= badaïent autour de nous, criant bonjour à tue-tête et venant de temps à autre nous donner la poignée de main de rigueur. Plus nous allions, plus la foule augmentait ; c'était à qui nous fête- rait le mieux. J'avais une soif ardente : je n'eus qu’à montrer un NOTES. 359 cocotier ; on m’apporta aussitôt deux ou trois fruits dépouillés de leur écorce. Le grand-prêtre, oncle du roi, vint nous rece- voir comme nous passions devant sa case. C’est un beau vieillard, et l’homme le plus grand que j'aie encore vu. Du reste, la chute de ses dieux ne l'a pas fait maigrir ; il est énorme. Ici, nouvelles poignées de main; mais je ne donne celles-ci que du bout des deigts, attendu que j'ai cru m'apercevoir que Son Altesse Royale avait la gale. Au lieu indiqué pour laiguade , nous ne trouvâmes qu'un mauvais filet d'eau ; d’ailleurs , il n’y a pas assez de fond pour la chaloupe. Nous n'avions pas le temps de parcourir l’île; nous revinmes à notre embarcation , respirant par tous les pores lé bon air de terre et marchant päisiblement à l'ombre d'un bois d'arbres à pain. Ïl faut avoir soixante jours de mer, avoir été pendant soixante jours balloté dans une espèce de caisse flottante, pour jouir avec délices du plus chétif coin de terre; et ici nous trouvions une belle et riche nature et de bons habitants, hommes s'entend, car je n'ai vu que deux ou trois vieilles femmes qui nous sautaient au cou. Les missionnaires ont probablement fait la le- con au beau sexe; ils lui auront dit que le marin est perfide et trompeur. Il faut qu'il y ait quelque chose comme cela ; car, par tous pays, les femmes sont curieuses et nous devons être pour ces gens-là des oiseaux assez rares. ait dur cependant, car on les dit charmantes. En entrant sur Juous trouvâmes le canot chargé, à couler bas, de cocos, de bananes, d'ignames et de patates douces. C'était un cadeau du roi. Nous remerciâmes Sa Majesté, et partimes au milieu d’un concert prodigieux de bonjour, comment vous portez-vous , bien et vous. C'est tout le francais que ‘es mis< sionnaires ont pu leur fourrer dans ja tête; aussi s’en donnent: ils à cœur-joie. A six heures, nous arrivâmes à bord enchantés de notre course. Je n’ai encore vu que MM. Guillemard et Cyprien, et au total ils m'ont paru au-dessous de leur mission. Pour civiliser un ré $ 360 NOTES. peuple , il faut autre chose que des orermus. Wäkpremière chose: qu'il leur a paru convenable de faire a été d'habiller les femnies 3 ils leur ont campé sur le dos un énorme sarreau qui leur pend au cou et descend jusqu'à la cheville. Cela me rappelle l'histoire du bon M. Tartuffe : Ceuvrez ce sein que ïe ne saurois voir. Ces braves sauvages, avec leur simple zzar0, sè croyaient tout aussi pudiques qu’un curé avec sa soutane. Pourquoi diable aller. leur fourrer dans la tête des idées biscornues et leur créer des be- soins qu'ils n'avaient pas? Les bons pères nous ont dit que, quand ils étaient arrivés ,ils avaient trouvé la population infectée de maladie vénérienne. Cela me parut d'autant plus extraordinaire que tous les navigateurs qui ont visité ces îles se sont accordés à dire que les femmes ne se livraient pas aux Européens; ainsi, à moins que cela ne leur soit tombé du ciel , je ne vois pas trop où elles lauraient prise. CM. Demas.) Note 70, page 145. Aussitôt le déjeûner de l'équipage achevé, tous les oficiers se rendent à terre , à la grande île, avec des intentions différentes. Pour moi, je dois gravir la so maté du mont Manga-Reva, pour RE è a y faire de la physique et « géographie. À notre approche, toute la population est em émoï. La plage est bordée de coraux qui rendent notre abord difficile. Plusieurs naturels se jettent à l'eau pour venir nous offrir leur secours ; une petite pirogue vient décharger notre canof, et nous pouvons accosier un petit môle en pierres sèches fait depuis peu par les habitants. En avant de ce petit môle se trouve un petit parc où l’on conserve des tor tues. Un petit chemin nous conduit devant la maison du roi de l'île, qui, assis gravement et enveloppé dans une capote militaire bleue, nous recoit assez bien. Une case en joncs bien bâtie et di- oo NOTES. 361 visée en trois compartiments ; la compose; dans deux de ces com- partiments sont des fruits étendus par terre. Dans cet endroit, il ya un litet une table. Les fruits sont des bananes, des giromons. des cocos, des fruits à pains, des patates, etc. Sur le bord du môle, nous sommes reçus par deux naturels, tenant une espèce de lance en bois de fer, probablement pour nous faire honneur. Malgré l'envie que j'ai de gravir promptement la montagne avec le docteur, qui doit s'occuper d'histoire natureile, nous craignons d’être obli- gés d'attendre que la messe soit dite ; car, pour rien au monde, un naturel chrétien ne consentirait à manquer à ce devoir. Les con- fessions du jour nous empêchent &e voir le pasteur ; enfin le roi nous accorde un homme qui nous montrera le chemin et descendra entendre la messe , à laquelle assisteront plusieurs officiers du bord. Dégagés de ces superbes bosquets de palmiers et de coco- tiers qui, mêlés aux arbres à pain, garnissent le bas de la mon- tagne, nous parvenons aux blocs de lave couverts par les joncs. il nous a fallu , pour arriver là , traverser une population d’un mil- lier d'individus attendant à la porte de l’église , et nous regardant avec des yeux tout catholiques. Le nom de Francais » répété par toutes les bouches , annonce que là il v est en vénération. Entre la partie boisée et nue des flancs de la montagne, une fontaine y a fixé le lieu de notre déjeûner. Les naturels nous ont quittés pour se rendre à la messe où les appelle ie son de la trompe, et bientôt nous gravissons la montagne qui, nue et semée de roches à pic, nous oppose des obstacles vombreux. Nous n’étions point encore sur le sommet quand les naturels nous rejoignirert. Une goutte d'eau-de-vie, donnée à l’un d'eux, lui fit faire des grimaces, et, pour s'ôter ce mauvais goût , ilmâcha plusieurs feuilles de pandanus. Le cœur des feuilles est blaney de! bon goût et très-teudre ; les na- turels le mangent avec plaisir. £et arbre seul et quelques chênes marquent la vie à cette hauteur. Les joncs et les fougères couvrent encore le sol, C’est aussi là, à une trentaine de mètres du sommet, que les naturels nous montrent les restes des anciennes habitations 362 NOTES. | du roi. Jusqu'à l’âge de douze ans, il devait rester là, loin de tout commerce avec les hommes , sous peine de perdre sa cou- ronne. Sa descente au village était une fête, et, de retour äu mi- lieu de son peuple, il vivait sans avoir d'autre commerce au de- hors que celui des gens de sa maison. À partir de là, le sommet s'élève en arête assez étroite pour nous forcer de nous mettre à marcher sur nos pieds et nos mains , dans la crainte qu'un faux pas n’entraînât une chute épouvantable. Enfin arrivés , tous nos travaux se terminèrent , et notre retour s’exécula assez promple- ment. Du haut de la montagne , nous avons entendu les voix de ces nouveaux chrétiens chantant en latin les louanges du Sei- gneur. Cest avec plaisir aussi que nous avons vu qu’un joli che- min est tracé à travers cette plaine habitée , et qu'on y avaït mc- nagé de petites places consacrées aux jeux de ce peuple, qui s’y ébat à lancer la paume ou au jeu des barres. Notre retour a été marqué par le même triomphe qu’au départ ; il est cependant fa- cile de remarquer que, parmi les hommes âgés, il y a plus de méfiance que parmi les jeunes gens. Quelques femmes se font re- marquer par d'assez jolis yeux et une figure agréable. Toutes les cabanes sont en jones ; quelques - unes seulement ne sont abritées que d’un côté. Leur lit ressemble assez à celui de nos corps-de- garde, sur lequel repose étendue une famille entière. Deux prêtres sont chargés des soins religieux dans cette île; sur le revers opposé de la montagne, il y a encore un village compre- nant près de six cents âmes. Du sommet de la montagne, le groupe présente un singulier aspect, en touré d'une ceinture qui n’est dis-. continuée qu'en troisendroits. L'intérieur paraitcomme un plateau … | t la profondeur de l’eau. Dus marbré de bleu ou de blanc, suiv reste, le mouillage y paraît tr ès-di À e à atteindre, et cette rade apparente est traversée en tous sens par des bancs de coraux. Une longue chaîne forme l'ile principale, et, quoiqueïle cratère éteint ne soit plus visible, on ne peut méconnaître les traînées de lave” A quatre heures, chacun de nous a rallié le quai. On venait d'achever NOTES. ; +. 363 les vêpres, pendarit lesquelles toutes les cases étaient restées vides et les bosquets silencieux. La population forme une muraille vi- vante sur le môle , et nous passons au milieu de mille adieux de nos nouveaux amis. Parmi eux , nous laissons plusieurs des né- tres, qui veulent étudier plus longtemps cette population inté- ressante. (A. Dumoulin.) Note 71, page 143. Le lendemain dimanche, je descendis de bonne heure pour les observations astronomiques. J'étais tranquillement occupé à cb- erver sur le quai, lorsque je fus agréablement distrait de mon travail par des chants fort bien cadencés qui, s’élevant du milieu du fouvré d'arbres, me firent éprouver une sensation indéfinissa- ble d'étonnement et de plaisir. L'ensemble de toutes ces voix, qui s'harmonisaient admirablement , la surprise, la beauté de la scène , auraient transporté les curieux les plus insensibles. J’en- voyai un de nos matelots s'informer de la cause de ces chants, et je ne tardai pas à apprendre que lon célébrait la messe à ce moment , et que toutes ces voix faisaient monter au ciel les prières d’un peuple fervent, comme aux premiers jours de l'Eglise. J’a- voue que j'aurais donné beaucoup pour arrêter dans sa course ce maudit soleil, qui m’empéchait d'aller jouir de cette scène si nouvelle pour moi ; maïs je fus forcé de continuer mes observa- tions et de retourner immédiatement à bord pour veiller à d’au- tres soins... lei, nous disait le père Cyprien, j'ai fait planter du tarse, racine nutritive et inconnue avant nous ; là, j'ai planté du coton, dont ils wavaient pas l’idée ; un peu plus loin, voici une planta= uon de bananiers , dont le nombre allait en décroissant rapide- ment. À gauche, un champ de patates douces ou d'ignames que nous avons importées ; à droite, des plants de carottes, de ci- 364 . NOTES. trouilles, de courges. À quelque distance du village L la route traverse une petite place dépouillée d'arbres qui sert pour les jeux de la jeunesse. D'un côté, une quarantaine de jeunes gens jouaient aux barres et à la balle avec l’'abaudon de la plus franche gaieté ; de l’autre, c'étaient des jeunes filles qui se livraient au même délassement. Nous nous arrétâmes pour jouir quelques instants du spectacle charmant de cette jeunesse se livrant avec tant de bonheur à nos jeux d'enfants. Je dois avouer que j'étais au comble du bonheur, et qu'un moment je me süis cru trans- porté dans les murs d’un pensionnat, au milieu des rires francs et naïfs de la jeunesse. Nous pensons , disait le père Cyprien , que le travail a besoin d’être soutenu par les plaisirs innocents ; aussi avons-nous fait tous nos efforts pour leur donner du goût pour ces derniers ; en même temps que nous leur prêchions, autant par l’exemple que par la parole, les avantages de l'occupation. Car,’ ajoutait-il, notre mission est non-seulement d’instruire ce peu dans notre religion, mais encore de le rendre le plus heureux qu'il est en notre pouvoir. Ce jour-là, j'ai été témoin d'un trait de probité qui m'a fait un plaisir indicible et donné la mesure du changement que le chris- tianisme a opéré, en si peu de temps , sur les mœurs de ces sau vages. Un naturel arrive à moi, me présentant un papier dans lequel étaient des bagues et des épingles en cuivre, divers objets pour lesquels ils ont beaucoup de goût ; ils recherchent surtout les bagues pour eux et leurs femmes ; croyant que l'anneau nup- dial est le signe extérieur du mariage. A force de signes, il me fit comprendre qu'il avait trouvé ce paquet dans le chemin, et il pa= rut très-peiné quand je lui fis comprendre que ce n’était pas à moi. Il alla de mème loffrir à tous les officiers qu’il rencontra, et revint à moi avec une mine piteuse, après deux heures de re cherches infructueuses. Je me trouvais précisément alors avec le propriétaire des objets, qui les reconnut et donna en récompense une épingle à l'honnéte homme qui lui avait rapporté le tout. Par eo NOTES. 365 l'entremise d'un Français établi dans l’île, indigène dit qu'il pré- férait une bague à une épingle, et M. le docteur Jacquinot lui donna alors une bague avec le plus grand plaisir. Le pauvre na- turel ne savait s’il devait rendre l'épingle , et dit alors à l'inter- prète : « Je n'ose pas la lui demander ; maïs s’il met son papier dans sa poche, ce sera une preuve qu'il me donne les deux. » Cer- tain du double présent, il montra une grande joie; et j'avoue que j'étais ému de la probité de cet homme, dont toute l'éducation première le portait au vol ; ilen à horreur aujourd’hui, parce qu'on le lui a défendu hier. Plusieurs traits du même genre m'ont prouvé que ce peuple est le plus parfait qui existe, et offre la vé- ritable image de l’âge d’or des poëtes. | (M. de Montravel.) Note 71, page 143. Sur ma foi, le roi Mapouteoa est vraiment populaire. Non- seulement il donne la poignée de main à tort-et à travers, maisil se familiarise même avec son peuple ; ainsi, il a fait pour ainsi dire son ami d’un de nos matelots, Corse de nation, qui porte le même nom que lui. Il est vrai qu’ils sont à peu près de la même couleur, et que notre matelot a bien Pair un peu sauvage; mais alors raison de plus pour garder son decorum de roi. Il nous a cédé sa case pour y déposer nos instruments. Il a, je crois, grand peur de nous, et une chaîne métrique qu'on avait portée à terre pour mesurer une case, lui causa de grandes frayeurs. Je suis persuadé que les missionnaires ont grand soin de maintenir ces misérables dans une crainte de tout ce qui est Français et surtout militaire. Les missionnaires sans doute leur avaient appris ce mot et sa valeur, car ils avaient tous bien soin de nous demander si nous étions militaires. Ils paraissaient alors nous regarder avec plus de respect. (M. Gourdin.\ 366. NOTES. Note 72, page 143. Quand l'heure des observations fut arrivée, nous nous diri- geâmes de nouveau vers le môle, toujours suivis par une foule nombreuse. Mais là ce fut tout autre chose, quand nos instru- ments furent ürés de leur boîte et mis en jeu: Une exclamation sourde sortit de toutes les bouches; puis ils observèrent le plus grand silence, et formèrent autour de nous une ceinture vivante assez épaisse. Le cercle intérieur était occupé par tous les enfants, dont on ne voyait que la petite tête noire et intelligente sortaut de leur draperie blanche. Les hommes plus âgés et les vieillards non moins curieux, mais moins empressés, occu- paient les derrières. Ils restèrent L: sans faire un mouvement, les yeux constamment fixés sur nos actions etnos gestes, jusqu’à neuf | heures et demie. Mais alors le roi lui-même et plusieurs hommes, tenant en main de longues lances, parurent sur le môle et don- nèrent quelques ordres qui furent tellement bien compris que, quelques minutes après, tous les curieux avaient vidé la place, et nous nous trouvâmes aussi seuls que si nous nous fussions trouvés sur une île déserte. Nous apprîmes peu après que l’heure de la messe était arrivée , et tous évidemment devaient s’y rendre, sous le coup probablement d’un châtiment quelconque, si un d’eux avait osé manquer à ce premier devoir du chrétien. Me sou- ciant fort peu d'aller à la messe, je restai sur le môle quelque temps encore, et allai ensuite me promener devant la case du roisg attendant l'heure de la sortie. Je fumais tranquillement un ci garre, et je considérais avec chagrin un malheureux coq que ces sauvages avaient plumé avant de letuer, lorsqu'un chant sourdet cadencé vint frapper mon oreille. Comme ce chant arrivait de Li] Lo 0] . L = Ho x 3 » ia 47 . : + l'église, je m'y transportai presque aussitôt malgré moi. An de là, je fus, j'en conviens , ému un instant. La moitié de la popu= lation de l’île, réunie dans une église en roseaux et couverte de NOTES. 367 chaume , peuple sauvage encore il y avait trois ans, adressait sa prière au Créateur. Ce n'étaient point là nos églises avec un grand accompagnement d'instruments qui suflisent à peine pour attirer nos fidèles. On n’y voyait point des chapeaux de toutes les for- mes, des toilettes magnifiques de femmes à genoux sur un fau- teuil, faisant admirer leur taille gracieuse faite malheu- reusement par un corset qui les gène beaucoup. C'était tout simplement un tas d'hommes et de femmes à moitié nus, à ge- noux sur la pierre, et chantant les louanges du Seigneur sans arrière-pensée. Malheureusement , la satiété tue. Je restai béant à la porte de l'église pendant un assez long temps. J’entendis ré- péter le même chant plusieurs fois ; je vis le mécanisme ; j'enten- dis la voix de celui qui commandait le chant : je compris enfin la machine. Alors tout l'édifice élevé par mon imagination s’écroula. Je n’entendis plus dans ces chants que les cris d’une masse de grenouilles coassant pour un instant en mesure. Je quittai aus- sitôt l’église moins attendri que je n’y étais entré, et je repris mon cigarre. 11 me fallut aller sur la côte de Pile faisant face à TFaravaï ; ne connaissant point les sentiers qui pouvaient y con- duire, j'avais besoin d'un guide, et, comme j'avais plusieurs objets assez lourds à porter, je pris un autre insulaire. Ces bonnes gens chargèrent la planche du micromètre sur leurs épaules , prirent aussi une chaîne dont je voulais comparer la base mesurée avec celle obtenue par le micromètre, et je partis précédé par mes deux guides, laïssant là le peuple dans l'admiration, à la vue de tant d'objets nouveaux pour eux. Ainsi que je Pai su plus tard , le départ de la chaîne inoffensive causa un grand sou- lagement à l'âme oppressée du bon roi Mapouteoa. Il paraît que parmi les sentiments divers qui lavaient affecté à la vue de tous les objets que nous avions déposés chez lui, la peur avait joué un très-grand rôle , quand il aperçut ia malheureuse chaîne. Ce pauvre diable de roi, que les missionnaires ont voulu nous faire passer pour un grand homme, s'était figuré que nous étions ve- 366 NOTES. nus pour nous emparer de sa personne, et que cette chaîne en cuivre était destinée à l'amarrer. Cette idée l'avait telleme it oc- cupé qu'il n'avait cessé de faire des questions sur ce sujet Na les matelots qui flânaient par-là. Je présume dès-lors qu'il dut voir partir avec beaucoup de joie l'objet de sa terreur. | À peine eus-je quitté la baie que j'apercus Dumoulin qui gra- vissait la montagne de l’île Taravaï en compagnie du missionnaire et de toute la population. Personne n'avait voulu le quitter. Pen- dant que nous vaquions à nos travaux , Manga-Reva voyait une scène magnifique et unique dans les fastes de la nation. Le com- mandant était allé rendre visite à Mapouteoa, qui l’attendait avec une grande impatience, et lui avait donné Îles cadeaux qui lui étaient destinés. Plusieurs de mes camarades , qui avaient assisté à cette scène, m'ont assuré qu'elle leur avait causé beaucoup de plaisir. 11 paraît que les étoffes avaient fait pousser des exclama- tions nombreuses, et qu'ensuite un fusil à deux coups les avaient rendus muets d’étonnement. Le bon roi fut très-satisfait. Il paraît tenir aux étoffes beaucoup plus qu’à tout le reste ; car le soir même de ce jour, on vit traîner, à travers les bananes et les cocos qui encombraient sa case, les quelques paquets de poudre qui avaient accompagné le don du fusil, et ce fusil lui-même, qui, peu avant, avait causé tant d’admiration. I ne connaissait point encore la la valeur de ces objets. Puisse-t-il l'ignorer encore long- temps !.… | À quatre heures du soir, je retournai à Taravaï prendre nos compagnons. À peine arrivé, je les aperçus se promenant au mi- lieu des cocotiers, avec une suite plus nombreuse que celle d’un roi de nos pays. Comme la nuit allait arriver, et que nous avions vent debout pour atteindre le bord, il nous fallait prendre congé de nos amis, et, chose singulière ! on aurait cru vraiment que c'étaient leurs proches parents qui partäient pour une expédition difficile. Tous étaient là sur la plage ; les uns nous offraient des cocos , les autres voulaient nous transporter au canot. Enfin @ NOTES. 369 l'embarcation poussa, alors tous les chapeaux s’élevèrent en l'air, trois adieux prolongés retentirent dans la vallée, et le drapeau manga-revien , hissé sur une hauteur , fut amené par trois fois. Nous ne pûmes tenir à cet adieu. Nos chapeaux et nos voix leur répondirent aussi. Alors de nouvelles acclamations partirent de la plage, qui ne fut enfin abandonnée que lorsque le tout fut entièrement hors de vue. De ma vie je n’oublierai cet accueil. Sil est dû aux missionnaires, rendons-leur de grandes actions de grâce, mais j'aime à penser qu'il est dû autant au bon naturel des habitants qu’aux soins des pasteurs. Nous trouvâmes beau- coup de cordialité et de complaisance chez M. Armand, mission- naire à Taravaï. Très-jeune encore , il savait se mettre parfai- tement à l'unisson de ceux qui le visitaient. Très-reconnaissants du bon accueil qu'il nous avait fait, nous linvitâmes à venir passer une journée entière à bord, ce qu’il nous promit et de grand cœur, car il avait autant envie d’y venir que nous de ly posséder. .(M. Duroch.) Note 73, page 145. Deux personnes y restaient cependant ; l’un d’eux était vêtu à l’européenne , et l’autre portait un grand manteau en étoffe du pays, avec lequel il se drapait avec une extrême aisance. Le pre- mier des deux était Gregory Mapouteoa , roi de toutes ces îles, et l'autre était son oncle, ex-grand-prètre des idoles , et aujour- d’hui un des fervents catholiques de l'endroit. | Le roi paraissait contrarié, car il attendait depuis le matin le commandant des deux bâtiments français, et sa physionomie annonçait un désappointement qu'il ne pouvait dissimuler.C’était : un grand bel homme, assez bien proportionné, mais d’une figure un peu niaise. Géné dans sa démarche, peut-être à cause de son costume européen, ce prince insulaire ne brillait pas auprès de IT. 24 37 NOTES. son oncle, et j'ai peine à croire , ce qu'on m'assura pourtant, que cette tête penchée sur ses épaules, ce regard mal assuré et cette tournure difficile appartenaient à un profond penseur. L'oncle avait au contraire une figure qui respirait la forceret la fermeté. Sa taille allait bien à six pieds, et sa corpulence, résultat de l'âge, était telle, que sa démarche en souffrait un peu. Hlsise rendirent tous deux à l’église, car les premiers chants des vépres les appelaieut. J'aurais bien voulu les suivre, mais l'arrivée du eanot qui venait nous chercher s'opposa à mon projet; je fus obligé, comme tous les autres, de m'embarquer pour retourner à bord de la corvette. (M. Marescot.) Note 74, page 143. : Nous entrâmes dans l'intérieur de la maisonnette épiscopale, qui, divisée en quatre compartiments, deux à gauche et deux à droite de la porte d'entrée, offrit à nos regard à peine le strict nécessaire. Des deux premiers, l’un servait de salle de réception et n'avait pour tous meubles qu'ur chétif canapé et quelques chaïses ; le second était un cabinet de travail. Des deux autres, la destination de l’un était signalée par un maigre metelas reposant sur quelques planches, et par quelques habillements accrochés à la muraille ; le dernier servait de salie à manger. Antérieurement, lors de mon voyage sur la Coguille, j'avais eu occasion de visiter la mission anglaise sur quelques îles de lar- chipel de la Société, et j'avais pu me convaincre qu’elle avait su se procurer, non-seulement le confortable, mais même le su= perflu. (CM. Jacquinot.) éd pme L à d a PATES dan L ut NOTES. | 371 Note 75, page 143. île d'Ao-Kena, plus petite que les autres îles habitées du groupe Manga-Reva, peut avoir 150 à 200 habitants. C'est la ré- sidence de l’évêque, qui y occupe une petite maison bâtie en pierres, avec un toit en paille. Tout auprès du palais épiscopal est une église aussi en pierres , dont la construction est déjà très-avancée. Elle nous parut trop massive pour un aussi beau climat. L'île d’Ao-Kena est formée de deux monts volcaniques réunis par une langue de terre assez basse. L’a pect du sol et ses productions ne différent en rien de ceux des autres îles. On trouve cependant dans la partie occidentale de l’île une curiosité naturelle qui mérite de fixer l'attention du voyageur. C’est une chaussée de laves basaltiques formant une crête très-escarpée, et tapissée de verdure. Un éboulement survenu dans cette muraille volcanique a produit une belle arcade au travers de laquelle on peut voir la ceinture extérieure des récifs, et la mer du large. Cette partie de la montagne est habitée par des chèvres sauvages qu'il n’est pas facile de débusquer. Vers la pointe ouest de l’île se trouve une veine d’une sorte de grès madréporique grossier qui se prolonge à grande distance et presque à fleur d’eau. En quel- ques endroits ce n'est plus qu'un détritus de coquilles aggluti- nées par un ciment calcaire peu consistant. Les partisans des soulèvements peuvent trouver là matière à de fortes conjectures. (M. Roquemaurel.) Note 76, page 143. L'arrivée de nos deux bâtiments effraya d'abord beaucoup le roi Mapouteoa. Il ne pouvait voir deux navires de guerre sans se rappeler le feu des canons du capitaine Beechey, qui, à lé- poque de sa visite en 1825, croyant ses embarcations attaquées 372 NOTES. par les naturels, tira sur eux, incendia leurs temples avec des obus, et leur tua plusieurs hommes. L’évêque francais, Monsei- gneur de Nilopolis, malgré toute son influence sur lui, eut beau- coup de peine à le rassurer, et ce ne fut qu’au bout de deux jours qu’il finit par l’être tout-à-fait, après avoir reconnu , par la con- duite de tous ceux qui avaient visité son île, nos intentions paci- fiques. (M. Du Bouzet.) Note 77, page 150. J'allai avec des ofñciers de F 4strolabe voir à quelque distance un Français nommé le Guillou , établi et marié dans l'île. C'était devant sa case que l’on construisait un canot pour les mission- naire, afin de remplacer la baleinière que l’on avait perdue à bord de l'Astrolabe. Ce le Guillou, véritable Bas-Breton, avait une singu- Bière manie. Il voulait, à ce qu’il disait, être roi d’une des Pomotou; il connaissait pour cela, disait-il, plusicurs îles inhabitées, où il irait avec sa famille, et « alors je finirai peut-être bien par être quelque ehose, disait-il. » Il avait fait le commerce des perles , et cela n'allait pas comme il voulait. « Le roi, disait-il, accapare toutes les belles, en vertu de ses droits, et il se plaint de la paresse des plongeurs qu'il emploie quelquefois.» De manière qu'il veut aussi être roi quelque part. Î nous raconta comment il s'était marié. On lui refusa d’abord sept ou huit filles, qu’il demanda lune après l'autre; l’avant-dernière fut presque tuée par son père pour avoir voulu épouser un Européen , et enfin il a été presque obligé de conquérir celle qu’il a aujourd’hui et d'appeler à son aide le père Cyprien. Les parents ne voulaient pas que leur fille s’alliât à un Européen. La jeune fille, que les richesses de le Guillou avaient séduite (il avait beaucoup de marchandises, d'etoffes d'échange pour son commerce de perles), dans la crainte de la colère paternelle, se sauva chez une amie et vécut plusieurs NOTES. 373 jours cachée sous un lit. Enfin le père se décida en présence du missionnaire, et le mariage fut conclu et fait à l'église. C'était une des plus belles filles de l'île. Elle portait une grande chemise en indienne à fleurs, serrée au cou, et ce vêtement exci- tait l'envie de ses compagnes. Celle qu'on lui avait refusée est mariée avec un naturel et fait très-mauvais ménage parce que , dit-elle à son mari, elle n’est pas habillée comme la femme de l'Européen , et que si au lieu de l’épouser elle fût devenue la femme de le Guillou, elle aurait de belles robes. (M. La Farge.) Note 78, page 150. Auprès du rivage un simple poteau sert de guide, il faut Paccoster de très-près pour trouver la passe qui conduit au dé- barcadère, fermé par des jetées en pierres renfermant un grand espace carré où l’eau de la mer entre et sort avec les navires. Ce réservoir artificiel sert de vivier à S. M. C'est là où l’on dépose les tortues et les poissons qui sont conservés pour la table royale. Une petite île, à quelque distance de ce vivier, possède une pa- reille enceinte. Autrefois cette île, nous a-t-on dit, servait de lieu d'exposition aux cadavres des naturels, qui les déposaient au bord de l'eau sans leur élever de monuments funéraires qui rappelas- sent ieur souveuir. Quelquefois la mer, dans les grandes crues, enlevait ces corps exposés à la surface de la terre et les enseve- lissait dans la profondeur des eaux, sans que les parents fissent la moindre démarche pour l'empêcher. Quelque bizarre que pa- raisse cette coutume, elle nous a été attestée depuis par plusieurs missionnaires qui ont vu de semblables expositions au com- mencement de leur séjour dans ces îles. Cet îlot est à peine à 300 pas de la demeure du chef. Cinq missionnaire français, y compris l’évêque de Nilopolis, forment la mission de Manga-Reva. L’évêque réside à Ao-Kena, 374 NOTES. une des plus petites îles, dans le but de conserver, par son éloi= gnement du chef, une plus grande influence, quand il jugeræ convenable d'intervenir dans les circonstances futures qui inté- resseront Ja mission ; ce fait a été avoué par M! Delatouret par M: Guilmart. Il est fort curieux de voir avec quelle franchiserces messieurs donnent ce motif, lorsqu'en même temps'ils critiquent amèrement la conduite des missionnaires anglais, em ce qu'ils influent sur la conduite des chefs des îles où ils se trouvent. Une guerre ouverte est déclarée entre les deux croyances. Les mis- sionnaires catholiques attaquent leurs antagonistes par tous les côtés, et leur ardeur est telle, qu’il y a peu de temps, un an, je crois, deux d’entre eux se sont fait conduire à Taïti pour conver- tir les naturels déjà chrétiens, à la foi romaine. Cette tentative est inconvenante, puisqu'il existe encore assez d’idolâtres, comme ils apppellent les sauvages , à rendre chrétiens, pour ne pas aller faire invasion sur le domaine d'autrui. Ici le bout de l'oreille perce, et on peut facilement voir que les efforts de nos mission- naires tendent, non pas à l’amélioration des peuples sauvages, mais à la renommée qui en résultera pour leurs travaux ; ils préfèreront aussi trouver une occasion de faire parler d’eux, en allant renverser, s'ils le peuvent, l'édifice élevé par un voisin, plutôt que de s’adonner à des travaux obscurs de civilisation dans un coin caché du globe, où , quoique leurs efforts soient couronnés de succès, ils n’attirent pas l'attention publique. Bien plus, l'esprit de controverse et de dispute a remplacé en grande partie celui de paix et de tolérance qui devrait exister. À nous, étrangers à la querelle, il devient souvent impossible de comprendre le rapport que les accusations des missionnaires de Gambier ont avec la religion. Les Anglais, nous ont-ils dit, enseignent à leurs néophytes des choses indignes; ils leur disent, par exemple, que la France est une petite île, mais que l'Angleterre est un pays immense, que la puissance francaise n'est rien et la puissance anglaise tout, et mille autres attaques NOTES. 375 de ce genre: En supposant même que ce. soit exact, quoique avancé par des bouches trop partiales dans la question pour le faire croire , qu’en résulterait-il? Que les missionnaires anglais se conduisent tout aussi mal que nos prêtres, qui vantent avec rai- son leur pays, mais qui apprennent à leurs disciples à haïr les hérétiques et à détester les Anglais. : Parmi toutes les plaintes des missionnaires francais , une seule. est fondée, et celle-là est grave en quelque sorte. Dans le mois de novembre de l’année 1836, MM. Laval et Carret furent violemment expulsés de l’île Taïti, où ils avaient voulu convertir les indigènes. L'influence des missionnaires anglais les rendait, dans une question aussi intéressée, solidaires des violences commises. MM. Laval et Carret, après avoir refusé de quitter l’île, ont été expulsés par force de la maison de M. Morenhout, consul américain et pêcheur de perles établi à Faïti, et embarqués sur un navire qui les a reconduits à Gam- bier. Les mauvais traitements qu'ils ont reeus constituent un attentat commis sur des citoyens français qui, quoiqu'étant dans leur tort, devaient être traités d'une manière plus en har- mouie avec le droit des gens. Cette affaire est un sujet fondé de plaintes, mais c’est le seul : et les missionnaires en profiteront, car elle jette sur eux une cou- leur de dévouement, de souffrance, et en quelque sorte de mar- tyre qui contribuera beaucoup à les rendre intéressants. Les insi- nuations ne manquent pas pour obtenir une satisfaction des mis- sionnaires anglais, afin qu’à l'avenir les citoyens français puissent être respectés dans l'Océanie, comme ils le sont ailleurs... iis est pénible d'entendre de pareiis discours dans la bouche de gens qui revêtent un caractère de paix, et dont le maître à dit : « Si on te frappe sur la joue droite, présente la gauche. » Un grand nombre de naturels nous suivent dans la promenads que Hous faisons, riant et grimaçant de plaisir toutes les fois 376 NOTES. que nous les regardons. Les femmes restent à leur re dejà nous aviohs remarqué leur absence le matin à notre débarque- ment. Elles ont été de tout temps sauvages, soit que la jalousie des maris les empêche de paraître aux yeux des étrangers, soit timidité ou aversion naturelle. Une chose remarquable avait lieu même avant l’arrivée des missionnaires, c’est que contrairement aux mœurs relâchées des îles de l'Océanie, jamais les femmes de Gambier ne se sont prostituées aux étrangers. Le pilote Le Guil- lou, qui a visité ces îles dès l’année 1829, nous à attesté ce fait ; avant l’arrivée des missionnaires, il n'avait dans différents voyages apercu qu’une seule vieille femme, donnant à manger à une foule de rats qui empestaient ces îles et qui paraissaient être les favoris des habitants. Dernièrement même, lorsqu'il a voulu épouser dans toutes les règles religieuses et civiles une femme du pays, il a éprouvé mille obstacles dont il n’a triomphé qu’en employant la menace contre les parents récalcitrants. Les missionnaires ont profité de cette heureuse disposition naturelle pour consolider l'établissement des mœurs chastes et pures, et quoique les prières de ces messieurs aient arrêté toute tentative de séduction dans les deux équipages, je ne crois pas qu'on aurait trouvé beaucoup, de femmes disposées à trafiquer de leurs faveurs. On ne sait pas jusqu'où des offres sédt santes et riches auraient trouvé de la résistance, car on n’en à : int fait; mais le fait est que les femmes ont toujours conservé l'apparence de la pudeur. Enfin, en terminant notre promenade, M. Cyprien nous mon- tra les endroits où des sacrifices humaïns avaient eu lieu, et d’autres où des festins de chair humaine avaient été consommés. Souvent, nous dit-il, des disettes survenaient lorsque la récolte. des fruits à pain manquait; alors la faim chassait souvent des familles entières hors d’une île qui ne pouvait plus les nourrir ; les plus forts opprimaient les plus faibles, et des exemples fré- quents de cannibalisme avaient lieu. Quoique sobres;'les naturels une fois poussés par la faim, devenaient féroces et -impitoyables, NOTES. 377 On a vu des hommes en poursuivre d’autres pour se repaître de leur chair, et les guetter des semaines entières pour les surprendre à l'improviste et les assommer. Des mœurs aussi féroces, attestées d’ailleurs par les navigateurs qui ont toujours eu à réprimer des attaques, honorent le courage des missionnaires qui ont osé les braver. « C'est un grand penseur et un homme profond d’après M. Cyprien, que le roi Mapouteoa. » Cet éloge nous à frappés, car le pauvre Mapouteoa ne paie pas de mine. Quoique grand et pro- fond, il est dépourvu de noblesse dans le maintien, etson œil inquiet semble redouter notre présence. Il s'inquiète beaucoup de notre commandant, et nous demande s’il doit venir le voir. (AT. Desgraz.) Note 79, page 150. La chaloupe part dès le matin pour aller à laiguade , au pied du morne de Manga-Reva, à mille mètres du mouillage. A peine cette embarcation était-elle rendue au brisant, formé par les récifs qui bordent la côte, qu'on à vu accourir une troupe de naturels qui tous faisaient signe de prolonger le brisant vers la pointe pour trouver un endroit propice au débarquement. L’un des naturels est venu à la nage pour piloter nos gens, On a prolongé vainement tout le récif sans y trouver une coupure qui permit à un canot de le franchir avec la marée basse et un peu de ressac. La chaloupe vint donc mouiller en face de laiguade, en dehors du récif; les futailles furent jetées à l'eau, et les naturels grands et petits, vinrent les chercher, et les conduisirent en travers des coraux jusqu’à la grève. Les enfants de huit à dix ans étaient les plus empressés à venir prendre nos barils, etculbutaientavec eux dans les brisants, tandis que nos hommes n’osaient pas s’y aven- turer. Dès que le choix de l’'aiguade cut été fait, les natureis se mirent en foule à déblayer la rigole de toutes les feuilles et bran- 378 NOTES. à chages. Ils s'emparaient des outils de nos matelots pour faire une petite digue et un réservoir convenable pour puiser l'eau; des co= cos, des fruits à pain et d’autres fruits furent apportés àmosrgens” qui n'étaient pas peu satisfaits d'une réception aussi courtoise’ Les hardes destinées à la lessive furent enlevées des mains desmousses et des domestiques qui les portaient, et furent lavées par lestna= turels, sans qu'il y manquât un chiffon. Les vêtementset le linge étaient pourtant d’un si grand prix aux yeux des naturels;'que pour se procurer un mauvais mouchoir, une chemise, une culotte en lambeaux, ils cédaient les objets auxquels ils tenaient le plus, des armes et des colliers en dents de cachalot qui leur servaient de parure. Ainsi, nos futailles se remplirent, nos matelots se réga= lérent des fruits les plus recherchés du pays, sans qu’on puisse dire que ces services aient été rendus par l’appât d’un bénéfice. Cependant, tant d'amitiés, tant d’empressement furent récom- pensés par les largesses de nos matelots, qui offrirent à leur tour quelques bagatelles, des hamecons, des couteaux de deux sous ou de mauvaises guenilles. | Le commandant a faitaujourd’hui sa visite à l’aka-riki Mapou- teoa. Toute la population de Manga-Reva accourut au-devant du srand ranga-tira français. Le roi le reçut au débarcadère, et le conduisit devant son habitation. La le commandant assis sur une sorte de fauteuil recouvert d’une pièce d’étoffe du pays, ayant auprès de lui les missionnaires, M. Cyprien, le roi et son oncle Matoua, entouré d’une foule de peuple rangé en silence, prit la parole, et dit à Mapouteoa que le grand roi des Français avait appris avec plaisir sa conversion à la religion chrétienne , qu'il était content de sa conduite à l'égard des missionnaires, et qu’il l'engageait à être toujours doux et bon euvers les Européens, que notre roi avait des bâtiments bien plus forts que nos corvettes, qui viendraient visiter ces îles, et continuer-des: relas ons d'amitié avec les Manga-Reviens. Après ce discours; on fit devant Mapouteoa l’étalage des cadeaux qui lui étaient offerts. Les { J NOTES. 379 pièces d’étoffes furent déroulées l'une après l'autre et étendues aux yeux de la multitude qui poussait des cris d’admiration, surtout les femmes ; diversinstrumentset ustensiles, tels que cou- teaux, rasoirs, cuillers, miroirs, herminettes, un habiflemert complet, n’excitèrent pas moins d’admiration. Maïs ce fut bien autre chose quand on eut présenté au roi un fusil à deux coups, avec 3 kilogrammes de poudre. Alors les poroutou ei les meistaïi ne sufüsaient pas pour rendre l’admiration générale. Jamais le bon peuple de Manga Reva n'avait vu un si riche étalage. Il en corcut la plus haute estime pour le puissant chef qui avait envoyé de si loin un tel présent, et pour le ranga-tira qui était son repré- sentant. Le pauvre Mapouteoa ne savait trop comment exprimer sa reconnaissance. Mais son oncle Matoua, l'ex-grand-prêtre, sv leva et adressa au peuple un long discours sur la puissance dé la France’et de son chef. CAT. Roquemaurel.) Note 80, page 154. Sur les dix heures du mativ, le commandant s’embarqua dans sa yole avec les présents qu'il destinait au roi Mapouteoa. Il fut recu par cette majesté avec tous les honneurs possibles; une po- pulation nombreuse se pressait tout autour de la grande place où le roi attendait lecommandant. Des étoffes à couleurs vives qu'on déroula devant lariki, excitèrent un hourra universel parmi tous les spectateurs ; des effets de toilette et quelques ustensiles d'u usage continuel en Europe, tels que des couteaux de table, des ra: soirs, des ciseaux, émerveillèrent le roi et sa famille; mais la joie royale approcha de la stupéfaction, quand le commandant offrit un fusil à deux coups. et plusieurs rouleaux de poudre fine à Mapouteoa, Les spectateurs manifestaient par des exclamations joyeuses l'étonnement que leur inspirait un pareil cadeau, et on 380 NOTES. $ les entendait de tous côtés demander le nom du chef français qu'ils prononcaient 741! au lieu de d'Urville. À trois heures et demie, le commandant était de retour à bord; le roi Gregory lui avait offert une masse énorme de fruits de toute espèce, et près de 150 poules ; de pareilles provisions sont habi- tuellement fétées à bord des bâtiments qui font de grandes tra- versées; mais il y avait une telle profusion de bananes, de courges, qu'on ne savait où les mettre. Ce fut l’événement du jour. | 1 (M. Marescot.) Note 81, page 154. La maison des missionnaires est près de l’église, dans un en-— droit charmant. Cette habitation artistement bâtie en roseaux ou petits bambous qui croïssent dans l’île, est couverte de feuilles de la canne à sucre ; elle a des portes et des fenêtres et est divisée en plusieurs compartiments. Leur couche est sur un lit decamp en roseaux, à la manière des naturels. Cette case est bien certainement et sous tous les rapports la plus jolie qui soit dans l'ile. | Près de la maison du roi on voit un immense four à chaux que les missionnaires ont fait bâtir nouvellement et qui doit produire la chaux nécessaire à la construction de l'église projetée. Je rencontrai les commandants des deux navires, ils étaient accompagnés des deux missionnaires qui leur faisaient voir le village; ils étaient suivis d’une foule immense. Ma suite était aussi très-nombreuse, et à chaque instant elle se renouvelait. Mais cer que j'y trouvai de pis, c’est qu'à chaque instant il fallait donner des poignées de main aux nouveaux arrivants, et je craignais d'y gagner quelques maladies de la peau, si communes chez ces habi= tants habitués à marcher nus. O vous qui n'êtes pas partisans de la poignée de main, ne venez pas à Manga-Reva !....…. NOTES. 381 Le roi s'était mis en grande tenue pour recevoir le comman- dant. Il portait une lévite d’officier de marine, à laquelle il man- quait quelques boutons. Sa casquette, aussi d’officier de marine, était ornée d’un large galon. Il parut très-content de ce que lui donna le commandant. Mais ce qui le flatta davantage, ne fut pas un petit fusil à deux coups et trois kilogrammes de poudre qui l'accompagnait, mais bien quelques brasses de mauvaise coton- nade rouge. : 3 Le commandant eut bien soin de lui faire entendre dans sa langue que s'il continuait à bien se comporter et à protéger les missionnaires, la France lui en témoignerait sa recon- naissance. (M. Gourdin.) Note 82, page 154. La pompe religieuse du nouveau rite leur plaît; ils n’y sont pas encore accoutumés , et dans leur naïve ignorance, ils sont probablement plus fervents et plus strictement religieux qu’au- cune des nations civilisées de l'Europe. À chaque instant ils psal- modient et récitent les prières latines qu'on a la barbarie de leur faire apprendre par cœur : souvent ils chantent des hymnes pour se distraire ou se délasser du travail. C’est ainsi que j'ai entendu un naturel chanter à pleine voix le Pater noster, assurément défi- guré, pendant qu’il pliait des feuilles sèches de pandanus autour d’un bâton pour réparer ou fortifier la paroi de sa demeure. Quelquefois nous avons chanté avec eux, alors ils accouraient de toutes parts se former en cercle, pour se joindre au concert. Bizarre tableau ! un amas d'hommes demi-nus, au maintien sau- vage, chantant au milieu des arbres d’un monde ignoré il y a peu de temps, les prières de la religion des peuples civilisés dans ja langue d’un peuple effacé du globe depuis tant d'années! Pour rentrer à bord, nous suivons l’autre portion de la grande 38° NOTES. route , exécutée à main d'hommes ,.et qui conduit à un grand plateau de terrain uni sous le mont Duff ; de là nous nousen- dons à l’aiguade où se trouvent les embarcations: Cerchemin, large et uni, s'élève sur une pente rapide jusqu'au cimetière, placé sur la hauteur. Des arbres ont été laissés au milieu de cette route, probablement pour ne pas le priver tout-à-fait d'ombre. Get ouvrage a été le fruit du travail de peu de temps, et si les missionnaires voulaient le faire étendre sur ’tout:le tour de l'île, ce serait un beau monument de leur persévérance. Mais dans les circonstances présentes, il paraît n'avoir été créé que pour faciliter les cérémonies religieuses dans la plaine et les en- terrements. En passant devant le modeste enclos du cimetiére, notre guide se découvrit gravement, en murmurant une prière en latin, et quoique nous eussions Ôté nos casquettes à son umita- tion, il ne voulut pas nous conduire dans l'enceinte; il paraissait même impatient de quitter ces lieux. Cela me surprit, car d’ha- bitude ils sont très - complaisants , et c’est peut- être la seule fois qu'un naturel s’est refusé à nos désirs. Après le cimetière se trouvent des sentiers étroits qui conduisent au travers des champs cultivés vers le mouillage des corvettes. Dans un de ces champs se trouvaient une trentaine de femmes creusant la terre avec de. simples morceaux de bois. À côté de cet emplacement , se trou- vaient des plantations de patates douces, des choux, des carottes, mais en petite quantité. Plus loin, on voyait d’assez belles cannes à sucre. À la fin de ce grand plateau , dominant le rivage à une grande hauteur, et dominé à son tour par le mont Duff qui dans ce moment le couvrait de son ombre, se trouve une grande ‘case. Là, les naturels paraissaient plus défiants, à notre approche les femmes se cachèrent, et un des hommes prit une lance qu'il posa contre Île toit de sa cabane. Peut-être avait-il envie de l’échanger ; quoi qu'il en soit, nous avons passé outre sans nous arrêter; un seul répondit à notre bonjour. Dans les autres plus éloignés, ils n'avaient pas cette méfiance de nous. Au contraire, NOTES. 388 1ls venaient au-devant de nous et nous offraient souvent des cocos ou du fruit à pain cuit. Sur le rivage, un grand nombre de naturels entouraient nos matelots, occupés à faire de l’eau. L’aiguade ne fournissait que peu d’eau et on ne pouvait lembarquer à bord de la chaloupe, mouillée à une certaine distance, qu'avec le petit bateau, qui faisait constamment les voyages à la chaloupe et de là au rivage avec des barils de galère qu’on vidait dans ls grandes pièces. Ce travail était très-fatigant, mais les énormes lames brisant sur toute la côte, empêchaient d'aborder sur un autre point qu’au- près des bas-fonds et des rochers qui défendent cet endroit. A mer basse même, le youyou ne pouvait plus franchir certains coraux qui barraient la route; il fallait alors aller rejoindre la cha- loupe, en se jetant à l'eau jusqu’à mi-cuisse eten marchant sur les coraux qui bordent la plage. La mer haute n’arriva qu’à la nuit; il failut alors dans l’obscurité tâcher de regagner les embarca- tions. L’agitation de la mèr rendait cette marche scabreuse, lors- que tout à coup les naturels ôtant leurs vêtements pour ne pas les mouiller, amassant des roseaux secs dont ils font des torches, et s’échelonnant dans l’eau, éclairent notre route.C’était un spec- tacle pittoresque. Ces hommes presque nus et presque noirs contrastaient avec la flamme brillante des torches qu’ils por- taient. Nos matelots s’acheminant au milieu des brisants, non loin de grandes nappes d’écume, présentaient un aspect non moins extraordinaire. Dans un coin du tableau, un sauvage, aux- muscles vigoureux, éclairait, dans une pose presque académique, le groupe le plus avancé. Au milieu des vacillations dela flamme, on apercevait la chaioupe soulevée par la ner, tandis que plus près,desmatelots,charriant divers objets,étaient éclairés en rouge. Des teintes extraordinaires donnaient à leurs traits des expres - sions fantastiques. On aurait pu sc croire au milieu d'une scène diabolique en voyant l'agitation des hommes, la bizarre et sombre lumière qui es guidait, les aturels tendant en avant leurs 384 NOTES. torches enflammées et à quelque distance, la nuit calme et silen- L cieuse étendre les bruits de la plage, la brise cesser d’agiter les arbres, ceux-ci s'élever comme une mer sombre sur un sable blanc. Une demi-heure après l’'embarquement nous approchâmes de la corvette , les feux de la plage s'étaient éteints successivement, le silence de la nuit n’était plus troublé que par le bruit cadencé des avirons tombant sur le dos des lames. (M. Desgraz ) Note 83, page 162. À deux heures de lPaprès-midi, un canot parti d’Ao-Kena accoste le bord, avec le vicaire apostolique et M. Laval, mission- paire desservant l'île d'Aka-Marou..……. M. l'évêque de Nilopolis était en costume épiscopal , surplis, camail et chapeau. Je n'avais jamais vu hors de l’église un évêque en cette tenue de cérémonie. Après avoir passé une heure à bord, Monseigneur alla rendre visite au commandant de la Zélce. Chacune des corvettes le salua au départ de neuf coups de canon. (M. Roquemaurel.) Note 84, page 102. L'arrivée de l’évêque est saluée de plusieurs coups de canon. Petit de taille et laid de figure, M. de Nilopolis n'impose pas : à l'extérieur. Son costume d'évêque, fané et sale, ne contribues en rien à donner une apparence majestueuse à sa personne ; mais il élève un sentiment de compassion en rappelant l’état misérable | de celui qui le porte. S'il est vrai qu'aucun motif d’ambition ou d'intérêt personnel n’a produit le dévouement des missionnaires; leur résolution est bien louable. Quitter sa patrie pour courir NO TES. 385 éivihser des seuls éloignés et inconnus , sbabdénnes les dou- =. céurs de l'existence, souffrir mille privations pour porter à des s sauvages les bienfaits dé nos connaissances, sont là des actions inspirées par des sentiments purs et élevés, malheureusement bien rares parmi les hommes. Quoi qu'il en soit, intéressé ou À n, le but auquel travaillent les missionnaires sera toujours “ “utile aux naturels qu'ils instruisent. Si, d’un côté, ils peuvent _égarer leur raison , de l’autre ils auront détruit d'horribles cou- tumes , le cannibalisme, les sacrifices humains, les guerres per- pétuelles ; ils auront avancé l’agriculture du pays, enseigné les moyens de simplifier le travail , et enfin ouvert la voie au progrès des connaissances à ces pauvres êtres qui, si leur intelligence est en rapport avec l'instruction qu’ils peuvent acquérir, sauront 1ôt ou tard se débarrasser d'idées superstitieuses ou de notions peu exactes. M. de Nilopolis quitta bientôt lAstrolabe pour se rendre à bord de la Zélée, en emportant l’agréable nouvelle qu’un cer- tain nombre de pioches et de pelles lui seront laissées par l’ex- pédition , ainsi que des graines. La mission paraît être très-pau- vre et dépourvue des objets de première utilité, qui devraient toujours accompagner ces établissements. Le cadeau du comman- dant, très-précieux pour les missionnaires, sera très-utile aux na - turels, qui, avec les faibles moyens qu’ils possèdent, s’adonnent à la culture avec zèle, sous la direction de M. Fleury de Latour, qui s'en occupe particulièrement. Déjà le coton planté, trouvé dans File et amélioré par des plantations de coton étranger de qualité supérieure, a fourni des matériaux pour fabriquer les étoffes dont ces peuples sont dépourvus. Les femmes ont appris à Bler, et dans peu on installera un métier de tisserand pour tisser ces fils et faire de la toile. Cet heureux résultat fait honneur à M. de Latour, dont le zèle est d'autant plus désintéressé et digne de louanges , qu'il a abandonné une position heureuse pour suivre 3 - . . , l'évêque dans ces îles ; homme utile et inconnu , il s'occupe avec Jil. 25 386 NOTES. persévérance de toutes les améliorations possibles, La gloire en rejaillit sur la mission , tandis que lui, ignoré, jouit du plaigise | des âmes généreuses en contemplant le bien qu’il a pu faire. * … Un des premiers soins des missionnaires a été de faire cons- truire ou de commencer la construction d’églises vastes et plus belles. Pour cela, ils ont fait travailler les naturels à tailler de coraux, et, avec ces matériaux, ils édifient et feront édifier toutes les îles des monuments qui attesteront le passage de la mis sion. Qui sait si, dans l'avenir, les ruines de ces églises n’indi- queront pas l’abandon de la religion par les hommes qui l'ont embrassée avec enthousiasme? Ce coin de terre sera-t-il plus pri- vilégié que les autres pour conserver une croyance religieuse, lorsque, partout ailleurs , l'indifférence et l’incrédulité l'ont rem- placée ?.… (M. Desgraz.) Note 85, page 162. Le capitaine Rugg, de la goëlette The Friends, vint le même jour rendre visite au commandant. Ce navire, qu’on avait d’abord représenté comme en partie scientifique ou destiné aux recher- ches d'histoire naturelle et au perfectionnement de la géographie, v'est autre chose qu’un de ces maraudeurs qui s’en vont dans l'Océanie exploiter toutes les industries. Le capitaine anglais prétend avoir rencontré , à une douzaine de lieues de Gambier, un récif ou brisant. Comme la position qui est assignée à ce dan- ger se trouve précisément sur la route suivie par nos corveltes , on peut le regarder au moins comme douteux, sinon imaginaire. M. Rugg , plus heureux ou plus persévérant que nous, a vu l'île de Pâques; mais le mauvais temps et surtout la grosse mer de l'ouest, lui ont interdit toute communication avec la terre. Ce= pendant, quelques naturels n’ont pas craint de s'aventurer sur cette mer bouleversée par les grosses brises de l'O. et du N:0:, NOTES. 387 et, munis d'une simple planche sur laquelle ils étaient étendus , ils ont atteint la goëlette à la nage, après une traversée de deux milles. M. Rugg n’a pu nous dire autre chose, sinon 1 que les na= turels étaient très-enclins au vol. ; ( M : Roquemaurel.) Note 86, page 166. al Le dieu Mawi était à pécher dans la mer, et, manquant d'appât pour mettre à sa ligne, il en demanda à ses com- pagnons et n’éprouva que des refus. IL coupa alors une de ses oreilles et la plaça en guise de bonite à l'extrémité de son hame- con. À peine l’eut-il jetée à l’eau qu’il sentit un poids énorme qui s’y accrochait. L’ayant retirée à lui, il fit sortir de la mer une grande quantité de terres que tous ceux qui l’entouraient se mi- rent à se partager, sans consulter le possesseur. Irrité de ce pro- cédé peu honnète, il agita trois fois sa ligne , et chaque fois les terres que les autres s'étaient données retombaïent à la mer : enfin il ne resta que les îles Gambier que le pêcheur garda pour lui. La fable ne se termine pas là; car la chronique dit encore que le ciel se trouvait alors très-près de terre , à tel point que le pos- sesseur de Manga-Reva ne pouvait se lever debout et qu’il était très-incommodé par la fumée ; alors, donnant un coup d'épaule au ciel , il lui donna une grande vitesse qui le fit s’élever à la dis- tance où il se trouve maintenant de la terre. Alors , rien ne le gé- nant plus , il donna naissance aux habitants de Manga-Reva : la fable ne dit pas de quelle manière. (M. Coupvent.) Note 87, page 167. Le temps s'était couvert vers la fin du jour ; craignant la pluie, - nous nous réfugions chez les missionnaires. Là se trouvait déjà 388 NOTES. M. Dumoutier, assez heureux pour avoir pu mouler quelques, individus , MM. Coupvent et Lafond. Les dignes pères nous font partager leur repas, aussi simple et sans recherche qu'il est pos- _ sible : des patates douces , une poule et des courges composaient le régal. Sur la table boîteuse, des services de forme différente , des assiettes de toutes les couleurs, une bouilloire pour soupière, une bouteille pour chandelier, présentaient un assemblage d’us- tensiles fort drôle. Pour compléter la scène, deux missionnaires, un officier de marine, un phrénologiste, un élève de l'Ecole Po- lytechnique et un aventurier comme moi, mangeant à pleines dents, mêlant dans la conversation deux mondes opposés , tandis qu'un domestique manga-revien, en chemise, servait un mélange de mets indigènes et dé préparations plus civilisées. | | Le repas fut cependant bientôt terminé, pour laisser les mis- sionnaires à. leurs prières quotidiennes. Nous nous couchons dans divers coins où le plus grand désordre a entassé habits, matelas , effets ex ustensiles, en nous félicitant d’avoir trouvé un abri confortable contre la pluie, dont le bruit accompagne lé murmure des Pater noster et des Ave proférés par MM. Cyprien et Guilmard. Au commencement, nous croyons ne pas tarder à jouir d’un repos complet ; mais, Ô calamité !.. une nuée de puces nous attaque et ne nous laisse pas fermer l'œil de la nuit. Des pi- geons cherchant un abri contre l'orage, viennent roucouler à nos côtés... Entre la vermine, le bruit de la pluie ettles caresses | des pigeons familiers, il devenait impossible de dormir. Mes com- p:gnons paraissaient plus heureux, ils ne bougeaient pas. Grâce à un briquet phosphorique, je par vins à avoir de la lumière pour m'habiller ; après quoi j’ailai au dehors de la maison, échapper à la cruelle morsure des insectes , jurant bien en nioi-même de ne plus jamais accepter un lit chez les missionnaires. (AI. Desgraz.) NÔTES. | 339 | | D: Note 83, page 167. Quand j'eus fini, j'allai voir mes matelots. Ils étaient tous à côté de nous, dans une case assez grande qui était l’ancienne mai- son du missionnaire. En entrant chez eux, je les trouvai occupés à faire un diner magnifique avec leurs rations et plusieurs poules qu'ils avaient achetées. Les voyant ainsi reposés et bien logés, je pensai aussi moi-même à dîner. J'avais emporté avec moi du pain, du fromage et une bonne bouteille de vin. M. Armand avait fait préparer un poulet. Sans plus de préambule, nous nous assîmes chacun à l'extrémité de ce banc; une feuille de bananier nous servait de nappe. Sur ma parole, je fis là un souper fort agréable Comme je l'ai dit plus haut, le missionnaire était un homme charmant, sachant parfaitement concilier son caractère sacré avec celui de ses hôtes. Il savait fort bien qu’un officier de marine ne pouvait être moine. Aussi, la conversation ; sans dépasser les bornes de la bienséance, roula sur toutes choses. Cependant, malgré la franchise et la gaieté de notre entretien, je ne pus rien savoir de l’état actuel du pays ; soit qu’il y ait peu de chose à en dire, soit qu'il ne voulût point me montrer les ressorts secrets de leur puissance. Je poussai, du reste, peu loin mes questions, voyant que les réponses me laissaient tant à désirer. (M. Duroch.) Note 89, page 172. À 3 heures, le canot du commandant est allé prendre Pakariki à Manga-Reva. Celui-ci arrive à bord à quatre heures, accom- pagné de son oncle Matoua et du missionnaire M. Cyprien. Sa Majesté est aujourd'hui assez bien costumée. Une redingote avec boutons à ancre à l'anglaise, un gilet, une culotte et un chapeau de paille, composent tout son ajustement , auquel il ne L Er : W 390 : NOTES. manque que des bas et des souliers. La vue d'un bâtiment de guerre a paru causer à ces sauvages autant de plaisir que d’éton- nement. Matoua surtout ne pouvait se lasser d'admirer tant de merveilles. Une salve de cinq coups de canon mit en émoi tous les Manga-Reviens , à qui le capitaine Beechey a appris la puis- sance des armes à feu, en foudroyant les groupes hostiles qui voulaient l'empêcher de faire son eau. Aussi, les sauvages qui ont encore conservé le souvenir de ces terribles poste, restèrent ils un instant muets d’épouvante. Mapouteoa , pendant le salut militaire , se tint blotti contre la dunette, aussi loin que possible des canons. Un fusil à un coup fut offert à Matoua , qui fut en- chanté de ce cadeau: On lui apprit à faire usage d’une arme aussi nouvelle pour lui, et le digne grand-prêtre essaya son fusil en tremblant de tous ses membres. L’akariki et son oncle dinèrent chez le commandant et se com- portèrent avec décence, attentifs aux moindres signes des mis- sionnaires pour rectifier les mouvements désordonnés qui leur échappaient quelquefois. Ils parurent manger très-volontiers de tous les mets, excepté des vivres salés. Les sauvages ont, en gé- néral, quelque répugnance pour le sel ; aussi, dit-on , les canni- bales préférent-ils la chair des leurs à celle des blancs, parce que celle-ci à un goût salé. Le pauvre Matoua s’extasiait sur tout ce qu'il voyait, sans perdre un coup de dent, et poussait de temps en temps des cris d’admiration. On demanda à Mapouteoa s’il ne serait pas bien aise d'emporter, pour sa femme et son en- fant, quelques mets qui paraissaient de son goût ; mais l’akariki fut fort étonné de cette proposition, et ne put en comprendre le but. Matoua, au contraire, parut enchanté de pouvoir faire goûter à sa famille quelque chose du festin. Les chefs manga- reviens partirent le soir et passèrent quelques instants à bord de Ja Zélée, où ils furent salués de cinq coups de canon. (M. Roquemaurel.) nt té fit à PE NOTES. TE # Note go, page 172. Eà-dessus, nous partimes convenablement édifiés , et, malgré le ie nous arrivâmes à bord à trois heures. La yole était par tie chercher le gros Mapouteoa et son oncle Matoua. Bientôt nous les vimes arriver flanqués du père Cyprien. Le commandant avait déjà fait au roi son cadeau , qui consistait en étoffes , une belle redingote avec veste et culotte, et un magnifique pou- pou à deux coups. Le tout avait excité l'admiration et les pourouteu pro- longés du populaire. Le pauvre oncle, qui est la seconde personne de l’île, avait ouvert des yeux comme des sabords ; maïs le grand rangatira des Français n'avait pas pensé à lui. A bord, le com- mandant lui donna un fusil à un coup. Le-brave homme n'en revenait pas , et retournait son Peu-pou comme pour s'assurer que c'en était bien un ; enfin , pour le convaincre tout-à-fait, je le lui chargeai à poudre et lui fis signe de tirer. Il fit feu en dé- tournant la tête et tenant la crosse à un pouce de son épaule. Le coup ne fut pas plutôt parti qu'il se mit à éclater de rire et à tré- pigner de joie. Rien d'étonnant comme ce vieillard à barbe blan- che sautant comme un écolier échappé. Le commandant leur donna à dîner ; ils mangèrent de tout, de bon appétit; et surtout des sardines conservées dans l'huile ; ils trouvaient le {#a (pois- son) de France fort bon , et ne concevaient pas comment on avait pu l’apporter de si loin. A sept heures, Sa Majesté se rembarqua. et nous la saluâmes de cinq coups de canon. En nous quittant, il monta à bord de la Zélée, qui lui donna le même salut; de sorte que le brave Mapoutcoa alla se coucher glorieux et fier de lui- même. (M. Demas.) 392 NOTES. ñ i b Note 91, page 174. LEE “# Le roi Mapouteoa vint aussi visiter nos cor vee ts en a cOmpag du père Cyprien et de son oncle Matoua, l'héritier présomptif. Il conserva à bord cet air terrifié qui, tout rassuré qu'il fût sur nos intentions , ne l’avait jamais abandonné. Son oncle, au con- traire, vrai colosse, l’ancien grand-prêtre du temps qu'ils étaient encore livrés à l’idolâtrie,et dont l'estomac était si bien constitué pour avaler les offrandes qu’on adressait au dieu ; se montra très- jovial. Pour nous exprimer sa satisfaction de tout ce qu'il voyait, il accompagnait ses gestes du mot pouroulou sur toutes les intonations , adjectif qui veut dire beau ou bon , et dont lesom- breux superlatifs ne peuvent, dans la langue du pays , se trouver dans la grammaire. (M. Dubouzet.) Note 92, page 174. Je profitai de l’embarcation pour aller faire une seconde visite à la petite ile d’Ao-Kena. Une belle brise du sud nous y conduisit en peu de temps; mais les aturels, cette fois , n'étaient plus groupés sur le rivage pour assister à notre descente. Tous,comme je l'appris bientôt , étaient à travailler dans leurs champs où s’é- taient rendus à l'ouvrage auprès des marins de la Zélée, qui y faisaient leur eau. M. l’évêque nous reçut avec autant de cordia- lité et de sans facon que la première fois, et il ne put trouver d'expression pour traduire tout le plaisir que lui causait l'envoi du commandant. Après avoir causé pendant quelques instants avec le pasteur évangélique , nous le quittâmes pour ailer encore une fois reconnaître les environs du presbytère. J’employai une | partie de mon temps à dessiner la tête d’un bon vieillard insu - jaire. Sa longue barbe blanche, son front chauve et le jeu de sa. ÿ #5 + NOTES. 393 physionomie en faisaient une tête d'étude magnifique. Il se prêta à mon envie ayec la meilleure grâce possible, et quelques petits cadeaux que je lui offris ensuite parurent le combler de joie. Quand j'eus fini , je profitai du peu de temps qui me restait pour aller encore une fois visiter une arcade assez bizarre qui se trouve dans la partie orientale de l’île. Cette arcade s'appuie sur deux collines , séparées par une vallée, formée daus le principe par la nature , les naturels en ont fait un monument en terminant ce qui n'avait été qu'ébauché. Un petit espace caillouté par le soin des hommes excita ma curiosité et me valut une partie de l’his- toire de cette voûte singulière. Avant l’arrivée des missionnaires parmi ces insulaires, cet endroit de l'ile était sacré. Le grand- prêtre seul avait le droit de marcher dans le sentier qui condui- sait sur la plate-forme de larcade, et persohne autre que lui n'aurait osé s'asseoir sur le piton ou rocher qui s'élève au milieu. À une certaine époque de l’année , il y avait grande réunion des insulaires dans les environs de cette voûte ; c'était une de leurs fêtes principales, et, d'après ce qu’on nous a assuré, le petit es- pace caillouté que j'avais remarqué servait au sacrifice de la vic- time qu’on offrait 4ux dieux. (M. Marescot.) Note 93, page 174. Aw sommet du plateau de la montagne , une vue bien plus belle encore que celle que nous avions eue en venant se dévoile à nos yeux. Au-dessus de notre tête, le mont Duff élève sa cime menaçante à 300 mètres au- -dessus de nous. Les corvettes parais- saient toucher le rivage , caché en grande partie par la pente arrondie des montagnes. Harassé, j je m'étais couché sur l'herbe, devant ce beau tableau. Les indigènes, surpris sans doute de ma fatigue, eux qui n’en éprouvaient pas, me demandaient si j'étais malade et voulaient me frotter le ventre avec la paume de la main, 394 NOTES. + en me disant que c'était bon , et que les missionnaires l'approu- vaient. Bientôt je continue ma route , et mes guides sautent. joyeusement devant moi en me voyant debout et bien portant; nous roulons plutôt que nous ne descendons sur des versants. escarpés, lorsque nous entendons sous nos pieds le bruit des . caronades de l’Astrolabe. Je ne savais pas quel pouvait en | être le sujet, lorsqu’en m'en retournant je vis les jeunes « insulaires gambadant de plaisir et se répétant : « Mapou- « teoa boun, boun. » Ils comprenaient sans doute que c'était un . honneur qu'on lui rendait. Ils avaient déjà entendu un salut . | pour la visite de l’évêque , et celui-ci devait les flatter, d'autant ©” plus qu’il avait lieu pour leur propre chef. De dessus la hauteur, le coup d’œil était charmant. On voyait les deux corvettes enve- loppées de fumée se découvrir peu à peu, après avoir réveillé les. échos de la terre presque sous nos pieds, où le bruit était venu mourir. Nous frayons maintenant notre route sur le bord de champs cultivés ; des rigoles, menagées avec soin, forment de petits. réservoirs d’eau où vient une espèce de racine ; partout ces plan- tations sont jeunes, et le travail du terrain paraît riant. Elles se: trouvent ordinairement au-dessous des plus grandes déclivités du sol, probablement pour amasser le plus d’eau possible, dans un terrain habituellement aussi sec. Les plateaux sont rares et forts étroits, un seul me parut assez vaste, c'est celui qui s'étend au-dessous du mont Duff, du cimetière aux environs de l'aiguade. Mes guides m'avaient conduit au-dessus de ce plateau; un mur de rochers à pic m’en séparait, je ne voyais pas dessus et je craignais d’être égaré et d’être obligé de regagner une nouvelle" route plus haut, lorsqu'au milieu de quelques arbustes je suis conduit dans un sentier qui aboutissait au rivage par une pente aussi rapide que possible ; le rivage fut bientôtratteint , mais” c'était plutôt en roulant qu'en marchant. Les indigènes mar- NOTES. 395 chaient devant moi d’un pas léger, et ne paraissaient nullement fatigués d’une course qui m'avait éreinté. q \ (M. Desgraz.) Note 94, page 174. Selon M. Laval, les naturels n'auraient aucune idée de tremble- ments de terre, mais souvent ils auraient entendu des détonations volcaniques expliquées par leurs prêtres comme la victoire d’un dieu sur un autre. Trois mois après leur arr ivédlans l’île, les mis- sionnaires entendirenteux-mêmes plusieurs de ces détonations sem- blables à celles du canon, quisemblaient partir dela montagne, et alors on ne manqua pas de dire que c'était le nouveau dieu qui avait vaincu les autres. Ces effets, joints aux oscillations de la mer qui se sont fait sentir le 7 novembre 1837, attestent toute l'influence encore active des volcans sur ces terres qu'ils ont créées. {M. Dumoulin.) Note 95, page 178. L'île Ao-Kena, Elson de Beechey, étant la plus voisine du mouillage que prennent habituellement les bâtiments, l’évêque de Nilopolis y avait établi depuis son arrivée sa résidence. Le 8 août, je profitai de ce que nous envoyions faire de l’eau sur cette île, qui était à près de trois milles de notre mouillage, pour aller lui rendre visite. Il nous recut dans une modeste chaumière en pierre, la seule qui existe dans ces îles et qui pourra un jour servir de modèle aux indigènes. Jamais palais épiscopal ne fut plus simple, et cette maison rappelait celle des apôtres avec les- quels il avait, par sa mission, tant de rapports. Il nous recut avec beaucoup d’affabilité, nous entretint de son troupeau dont il n’o- sait encore se flatter d’avoir fait de bons chrétiens, d'une manière 396 NOTES. . à nous faire comprendre qu'il possédait à la fois l'esprit, letalent,. le jugement et la connaissance de ces hommes, le dévouement. et toutes les qualités nécessaires au succès de la belle mission qu'il « dirigeait. Nous le trouvâmes occupé de nombreux travaux; car outre ceux de son ministère spirituel, il était obligé de mettre un peu la main, ne fût-ce que pour l'exemple, à ceux de la macon- nerie, du charpentage et du jardinage. Pour lui, la qualité d'évêque signifiait à la lettre, travail, peine et applications Erasme donnait aussi cette définition en guise de reproche aux évêques de son (dnps. Le devant de sa maison était alors transformé en atelier où des: tailleurs de pierre et des scieurs de long préparaïent des ma- tériaux pour construire une église. Ceux-ci étaient dirigés par un: « ami de l’évêque, M. le baren de Latour de Fleury, qu'une voca- tion religieuse avait engagé à s'associer à sa mission, et qui par ses connaissances variées dans les arts mécaniques et lheureuse application qu’il en avait faite, [ui avait déjà rendu de grandsser= vices. Celui-ci était à la fois l'ingénieur, l'architecte et le maître charpentier des îles, et complétait cette somme de services utiles, en rendant encore celui de tenir une école où il apprenait aux en— fants indigènes à lire, à écrire, un peu de calcul et les éléments: de la géographie, connaissances indispensables pour ouvrir les idées. Beaucoup d'enfants avaient déjà donné des preuves d'une grande intelligence, et leur instituteur avait montré un hono= rable dé t ant, lui laïe, à ission aussi rable dévouement en se consacrant, lui laiC, à Une MASS1ON AUSSA pénible. (M. Dubouzet.) Note 96, page 178. Be J'allai présenter mes respects à Monseigneur qui habite un6 jolie petite maison en pierre, dans laquelle tout le luxe ést üné propreté irréprochable et la simplicité apostolique. 11 me reçut» NOTES. 397 avec la meilleure grâce du monde et m’entretint longtemps des travaux de la mission, de ses occupations, de ses craintes et de ses espérances. Déjà je l'avais vu à bord de la corvette, où dans le peu d'instants qu'il y resta, je n'avais pu juger que de son physique. 11 me sembla n'avoir pas plus de 35 ans, son teint est celui d’un l’homme du midi de la France. Il a la physio- nomie douce et spirituelle, et je pus me convaincre, pendant ma visite, qu'elle n’était nullement trompeuse . Sa conversation m'offrait tant d'intérêt, le temps s’écoula pour moi avec une telle rapidité, queje me retirai tout honteux de l'avoir dérangé pen- dant près de deux heures de ses occupations. Il voulut cependant m'accompagner, malgré la pluie, et me montra une jolie petite égliseen pierre de taille qu’il construit près de son modeste évêché, et quand je dis qu'il la construit, je ne me trompe pas, car lui- même, aidé de M. de Latour, tailie les pierres avec les naturels, et travaille à la forge. Des naturels sciaient des planches d’un côté et d’un autre, il me fit voir un atelier de menuiserie où des jeunes gens apprenaient à manier le ciseau et le rabot. Un véri- table apôtre, tout.en prêchant l’évangile, doit aussi travailler au bonheur de l'humanité, et l’homme n'est heureux que par le travail. Honneur à ces dignes apôtres qui ont si bien com- pris la beauté de leur mandat! M. d'Urville a donné à la mission tous les outils en fer que nous possédions, et je suis heureux de penser que l'expédition aura contribué à la félicité de ce bon peuple qui mérite à si juste titre l'intérêt qu’il inspire. ” (M. de Kontravel.) > Note 97, page 178. Une nouvelle promenade à Manga-Reva m'a permis de faire encore quelques observations sur le pays et sur ses habitants. Les renseignements recueillis de la bouche des missionnaires m'ont C4 398 NOTES. , souvent paru vagues et incohérents ; il semblerait cependant qu'ayant pris eux-mêmes ces hommes dans leur premier état, et les ayant guidés pas à pas pendant quatre années dans une voie nouvelle, ils devraient en connaître à fond les mœurset le langage primitifs. Nos apôtres ont peut-être exagéré l’étatde dégradation où ils ont trouvé ces enfants de la nature, d'autant l'importance de leur conversion. De tot & . tiques usitées chez les peuples sauvages, il nlensest pas qui répugne autant à l’homme civilisé que le canniba sme. Les mis- sionnaires ont peut-être avancé trop légèrement que les Manga- Reviens étaient anthropophages. Une pareille assertion devrait être appuyée de preuves irrécusables, surtout lorsque le capi- taine Beechey qui a visité ce peuple, il ya douze ans, alors qu'il était encore livré aux pratiques superstitieuses, pense que les ha- bitants de Gambier ne mangeaient pas de chair humaine. J'a- voue que n'ayant vu qu'une grosse pierre noire sur laquelle un homme fut, dit-on, assommé, puis dévoré par ses semblables, je n'ai pas encore été convaincu. À cet égard, je suis d’une incré- dulité qui ne doit céder qu’à une évidence palpable, car, suivant” moi, le cannibalisme est plus fait pour caractériser un peuple que ne peuvent l'être la couleur de la peau, l'angle facial ou la dé- pression du crâne. Je pense qu'avant tout les mangeurs d'hommes doivent être séparés de la grande famille des peuples. Quoi qu'ils en soit, on dit que les Manga-Reviens immolaient des victimes hu- t maines aux mânes de leurs chefs, et dévoraient le corps deces vic=« times dans un repas funèbre. On dit que décimés par des guerres“ cruelles, la population qu’on évaluait anciennement à 5 ou 6000. âmes, a été réduite à 2000 ou 2800.Ondit que l’infanticide était fort commun, et qu'une mère ne se faisait pas le moindre-scrupule jeter son nouveau-né dans un trou et de l’y ensevelir sous un tas de pierres. On dit enfin que la famine venant quelquefois en a à la guerre et à la destruction des enfants, mettait aux aboïs ce misérable peuple. NOTES. - 1808 Les naturels de l'archipel Gambier sont grands et bien bâtis. Leurs extrémités semblent pourtant un peu grêles, eu égard aux autres parties du corps. Leur physionomie est grave et peu expressive, excepté dans la conversation et la discussion, où elle prend un caractère de franchise et de bonhomie qui enchan- tent. Leur regard triste et languissant dans le silénce devient tout à coup plein de vivacité dans la conversation. Leur tête est haute et un peu pointue, le front quoique fuyant, et assez déprimé sur les tempes, ne manque pas de dévelop- pement. Les bosses sourcillères ont une saillie très-remar- quable. Ceux qui attachent quelque importance au développe- ment du crâne pour en tirer des inductions sur le don d’intelli- gence et de moralité des individus, peuvent remarquer que la cir- conférence de la tête des Manga-Reviens, mesurée au-dessus du nez et des oreilles, atteint le plus souvent 22 pouces, tandis que nos pauvres boules toutes gonflées de civilisation, n’ont guère que 18 à 20 pouces de développement. Le nez des insulaires est assez épaté, quoique infiniment moins que dans la race nègre. La bouche large, rapprochée du nez et à lèvres épaisses, est ornée de fort belles dents ; la moustache et la barbe sont assez épaisses, le poil est rare sur les joues. | Les naturels, à l’état sauvage, portaient la barbe et les cheveux longs, mais ils paraissent aujourd’hui vouloir se rapprocher des modes européennes, en coupant l’un et l’autre. Leurs cheveux noirs sont quelquefois frisés, mais jamais crépus ou laineux. Le tatouage est usité chez ce peuple qui, à défaut de vêtements, sem- blait l’'employer pour distinguer les rangs, les familles, peut-être aussi pour conserver le souvenir des faits glorieux et des événe- ments remarquables. Il est possible que plus d’un sauvage porte aussi des titres de noblesse blazonnés sur la peau. Quoi qu’il en soit, cette étrange parure sillonne la peau en larges bandes noires, dont le plus sou- 400 NOTES. vent les contours. sont le résultat du seul caprice. de l'artiste. Malgré la grande variété des tatouages, ilme sembleque le suivant était le plus généralement adopté. Le corps, vu de face, présente sur chaque épaule un rond uoir coupé d’une croix de Saiñt-André. Une suite d’anneaux ou de baguettes déliées réunit les deuxronds, et forme autour du corps une sorte de collier. La poitrine et les côtés sont traversés de larges bandes divisées en deux parties par une ligne médiane formée par le nu de la peau. Des bandes larges ou étroites, quelquefois des filets déliés descendent le long des bras et des cuisses. Les jambes sont le plus souvent recouvertes de tatouage qui forme une espèce de guêtre. Le dos présente un tateuage analogue, si ce n’est que les reins ont en général deux ou quatre larges plastrons. Les naturels tatouent rarement leur visage qui conserve un teint d’un brun jaunûâtre foncé. Les * femmes m'ont paru exemptes de cette opération qui doitétreassez douloureuse à cause du nombre infini de piqûres qu’elle né- cessite. Les Manga-Reviens connaissent à peine les rudiments de Ja navigation. Quelques pièces de bois assemblées par des traverses et reliées avec du fil de coco forment de mauvais radeaux sur lesquels ils circulent le long de leurs côtes, à l'abri des récifs qui PR T0 Ne. re les bordent. De longues perches servent à faire marcher ces ra- deaux qui naviguent quelquefois avec deux pagaies en bois dur, taillées en forme de feuilles de bananier. On ne trouve dans tout le groupe d'îles, qu’un petit nombre de pirogues d'une construc= tion très-grossière. Les naturels, peu adroits à la pêche, ne savent pas encore tirer parti des ressources que leur offre une mer pois- sonneuse. Leurs hamecons en-coquilliges sont de simples cro- chets très-courbés, qui paraissent peu propres à remplir leur destinauon. Nous avons semé à profusion d'excellénts hamecons dont les naturels faisaient assez de cas. A la fin de notre séjour, le matao était devenu Ja, petite monnaie courante. Les naturels NOTES. 401 aiment beaucoup le poisson dont ils mangent la chair crue sans aucun apprêt. C’est à peu près le seul mets qui fasse diversion à leur nourriture toute végétale. ( M. Roquemaurel. ) Note 98, page 178. pis mon travail à midi environ. Désirant faire dîner mes » hommes avant de rentrer à bord, nous nous dirigeâmes vers une baie située dans le nord de Manga Reva, que j'avais apercue quel- ques jours avant, et qui par son aspect délicieux m'avait inspiré le plus grand désir de la visiter. Le fond peu encombré de récifs, nous permit d'accosier dans une petite anse de sable où nous cchouâmes notre canot. Les hommes descendirent à terre et préparèrent leur repas. Pendant ce temps, Dumoulin et moi nous allämes nous promener sous les plantations. Cette baie, quoique assez profonde et richement dotée en productions du pays, possède trop peu d'habitants. Nous ne fûmes accostés à notre débarquement que par un seul insulaire, qui vint nous offrir des cocos. À l'entrée de la case nous vimes sa famille, qui me parut compléter toute la population de ce canton. J'étais enchanté de me trouver enfin avec peu d'habitants et sans un missionnaire. J'allais être à même de juger ces gens-là un peu mieux que je ne Favais fait jusqu'alors. Car je présume que la pré- sence de leurs pasteurs leur en impose beaucoup. Nous ffñmes doublement enchantés de nous trouver presque seuls, quand nous eûmes attentivement considéré tous les membres de la fa- mille de l’indigène ; car nous remarquâmes deux fort jolies filles. Des yeux superbes, des dents blanches et bien alignées ; avec un peu plus de propreté, ces deux femmes auraient été trouvées jolies partout. Quant à nous, elles nous parurent superbes , et nous aurions bien voulu nous trouver avec elles dans une soli- tude encore plus complète. Du reste, elles rougissaient au III. 26 mé 102 NOTES. moindre mot que nous leurs adressions et fuyaient au diable dès que nous avancions de leur côté. Respectant : fort leurs scrupules, nous allâmes nous asseoir tranquillement sur un large pavé, et tirant notre pain et notre fromage, nous les dévorâmes en silence. Le papa sauvage était assis tout nu à côté de nous, sa nombreuse troupe de petits enfants nous entourait, et à quel- ques pas plus loin se tenaient sa femme et ses deux filles a Voulant rendre notre déjeûner un peu plus substantiel , nous Jui achetâmes des œufs pour une vieille cravate. Mais le malheu- reux! sur dix œufs qu’il nous apporta, neuf étaient pleins, et nous eûmes la douleur de voir rôtir nos misérables fétus. Comme ce mets n’était pas savoureux pour nous, nous le lui rendimes. Alors, avec beaucoup de sang-froid, il jeta les petits et avala le peu de jaune qui restait à la coquille. Cependant, dé- sirant manger à tout prix, nous lui achetâmes alors un poule ; aussitôt le marché conclu, à un signal du papa , toute la famille se mit en campagne pour attraper le malheureux oiseau qui devait nous servir de pâture. Peu après, nous les vimes arriver nous apportant en triomphe un maigre poulet. Nous le donnämes aussitôt à un des enfants, qui , pour une légère récompense, se chargea de le faire cuire. Pendant qu'il s'acquittait de ces im- portantes fonctions, nous parcourûmes les bois, où nous n’aper- cûmes rien de remarquable. De retour à notre feu , nous trou- vâmes notre poulet fort bien cuit. Mais la promenade ayant un peu refroidi notre appétit, nous en mangeâmes fort peu et fimes des largesses avec le reste. Pendant notre fréquentation, nos ù belles demoiselles s'étaient un peu familiarisés avec nos figures ;  cependant tout ce que nous pûmes obtenir de leur sauvagerie, fut de leur faire accepter un morceau de poulet sur un morceau de pain, et encore se cachèrent-elles derrière un arbre pour le manger. Les missionnaires doivent étre fort contents des effets de leurs salutaires avis. Leurs principes ont parfaitement germé sur ces :NOTES. 403 terres nouvelles. Je ne crois pas qu'il existe un autre pays au monde où les femmes soient si chastes qu’elles le sont devenues dans ces îles, maintenant pleines d'élus. (M. Duroch.) Note 99, page 178. Après ces capitaines, parut le capitaine français Mauruc, commandant une goëlette portant pavillon chilien. Craignant d’être pris par les Péruviens, il jugea que le meilleur parti à prendre était d’arborer les couleurs du roi Mapouteoa , auquel il fit cadeau de deux drapeaux faits exprès. Ces drapeaux flottent glorieusement dans les grandes circonstances , et plus heureux que ceux de plusieurs autres nations , ils flottent sur l'arrière d'un navire. Qui aurait jamais pensé qu’un petit chef sauvage étendrait aussi loin sa protection ? Le capitaine Mauruc, après une première apparition, revint, il y a environ deux mois, au même mouillage pour continuer la pêche des perles. Mais des circonstances particulières qui ne sont pas bien connues, ont brouillé le capitaine avec les missionnaires. Leur influence a empêché qu’on ne péchât pour M. Mauruc, d’où il est résulté des plaintes. Le fait paraît être, d’après les discours de Guillou, qui était très-réservé sur ce sujet, que l’aide donnée aux missionnaires Laval et Carret à Taïti par M. Moeren- hout avait été la base d’un arrangement commercial en dehors des affaires religieuses. M. Moerenhout est pêcheur de perles lui- même ; et en évaluant autant que faire se peut les concurrences, les missionnaires le favorisent considérablement, en même temps qu'ils éloignent de leur demeure les navires qui viennent montrer à leurs élèves de mauvaises mœurs et de dangereux exemples. Cet arrangement convient à tout le monde, excepté aux pécheurs étrangers à l'affaire. M, Moerenhout y gagne un précieux mono- 404 NOTES. pole, les missionnaires un agent dévoué à Taïti, et l'éloignement d'un danger redoutable. Cependant le capitaine Mauruc, en partant, il ya environ deux mois, pour les Pomotou , disait hautement qu’il n'était pas satisfait de la conduite des missionnaires, qu'ils lui avaient occa- sionné une perte très-grande, et qu’à son retour en France il por- terait plainte etrendrait ses griefs publics. Ces circonstances sont peut-être amplifiées par Guillou ,qui lui même se plaint sous beau- coup de rapports des missionnaires. Ces messieurs ont souvent parlé du capitaine Mauruc amicalement, ce qui serait douteux, s'ils craignaient quelque chose de sa part. Ils déblatèrent assez contre leurs voisins, les missionnaires anglais, pour prouver qu'ils ne ménagent par leurs ennemis. Guillou fait pêcher lui-même des huïitres. Maïntenant le prix ordinaire des services d’un plongeur est d’une brasse d'étoffe (cotonnade grossière) par semaine ; mais ce salaire devient moins recherché qu'avant ; les plongeurs demandent davantage, et dans peu il faudra l'augmenter ou se passer de leurs services. Dans la saison. de pêche , qui se fait particulièrement dans les temps calmes du mois de janvier, les pêcheurs aperçoivent plus facile- ment leurs huîtres au fond de l’eau. Une heureuse pêche est celle qui donne un baril d’huîtres par plongeur pendant une semaine. Ils produisent, terme moyen, une once au plus de perles petites et moyennes, dont le prix courant est de 60 ou 80 francs à Val- paraiso, sans compter la nacre des écailles, qui se vend avanta- geusement. À côté de ces bases données par Guillou , on peut mettre la chance de recueillir de belles perles, dont le prix est supérieur, et qui peuvent donner un gain dépassant les limites du calcul ; cependant, ces occasions sont rares, et Guillou se plaint de la probité des naturels a qui lon donne un salaire, et qui connaissant les huîtres à grosses perles, les cachent et les gardent pour eux. Le roi Mapouteoa, depuis qu'il en soupconne NOTES. 405 la valeur, les enlève à ses sujets par droit de suzeraineté, lors- | qu'il apprend qu'ils en possèdent d’une belle taille et d’une eau limpide. (M. Desgraz ) Note 100 , page 180. Les naturels, malgré l’assurance que les missionnaires leur donnent que nos intentions sont paisibles , conservent un senti- ment de frayeur qui a amené d'Ao-Kena une douzaine de guer- riers disposés à défendre la vie du roi Gregorio , qu’ils croient menacée. Un des plus effrayés est notre premier visiteur, Petaro, qui, ayant vu M. de Latour parler avec chaleur le lendemain de notre arrivée, s'était imaginé que nous venions avec des intentions meurtrières, et que M. de Latour intercédait pour eux. Les gra- vures de l’échauffourée du capitaine Beechey qu’on avait mon- trées aux cinq naturels qui étaient à bord , ont encore plus excité leurs appréhensions. Aussi la nouvelle d'un débarquement nom- breux pour assister à la messe renouvelle leurs craintes. Le seul chef Mapouteoa, nous dit M. Guilmart, n’a pas peur. Il a déclaré qu’il ne croyait pas que les Français soient capables d’avoir de mauvaises intentions ; mais cependant, pour acquiescer aux dé- sirs de ses sujets et pour rendre plus d’honneurs à ses amis, il consent à ce qu'une garde armée l'entoure... Jusque dans ce coin de terre, la royauté est accompagnée de soucis, et le pauvre Gregorio use de politique envers ses bons et meilleurs amis les Franissé, en ayant intérieurement l’avvréhension d’une attaque et de la perte de son pouvoir ou de la vie. Ses pensées ne doivent pas être couleur de rose, si les exhortations des missionnaires né Pont pas rassuré. (M. Desgoraz.) 406 NOTES. Note 101, page 184. Un autel était dressé en plein air, dans l'angle formé par les deux côtés de l’église. L'édifice, encadré par les arbres à pain, dont les branches entrelacées formaient le voile , n'avait d’autres décorations que quelques pavillons tendus autour du sanctuaire. Le sol était couvert des étofles du pays. Deux fauteuils pour les commandants de l’Astrolabe et de la Zélée, et des siéges pour les états-majors des deux corvettes, étaient préparés à droite de l'autel. À gauche, était un fauteuil pour le roi et un siége pour ses trois oncles. Les femmes occupèrent la droîte et les hommes se placèrent à la gauche. Le détachement prit place en face de l'autel , derrière les assistants qui, accroupis sur leurs talons, attendaient avec recueillement que la cérémonie fût commencée. Dès que l’évêque eut paru à l'autel, assisté de tous ses diacres, l’un d'eux se tournant du côté des assistants, entonne un verset en langue du pays. Aussitôt un millier de voix , au timbre grave et sonore, $’élève avec un ensemble et une harmonie qui pénétrèrent mon âme de l'émotion la plus vive. Jamais les pompes de nos cathédrales ni la musique guerrière de nos armées n'ont étonné mon oreille et fait vibrer mon âme autant que ce chant religieux, ce simple chant des sauvages qui bénissaient le Dieu des chré- tiens ; mais la répétition trop fréquente des mêmes versets, des mêmes mots finit par être monotone : le chœur devint traînant et perdit bientôt tous ses charmes. Ce n’était plus qu'un bour- donnement peu agréable produit par des machines humaines qui, montéés à un certain diapason, ne s’arrêtaient plus. Plusieurs fois, pendant la cérémonie, les missionnaires voulurent pour un instant comprimer l'élan musical des naturels ; mais, malgré le signal donné et le geste impératif du chef, le bourdonnement se prolongeait encore, et se terminait par quelques coassements peu harmonieux. > NOTES. 407 Une décharge de mousqueterie eut lieu à l'élévation, et ne 5; pas trop distraire les naturels de leur pieux recueillement. "Après la messe , l’évêque nous adressa quelques mots analogues à la circonstance. L’émotion visible du prélat fut plus éloquente que ses paroles. Il s'adressa ensuite aux sauvages dans leur propre langue, et après une courte exhortation pastorale, il entonna un Te Deum, qui termina là cérémonie. (M. Roquemaurel.) Note 102, page 184. Le dimanche 12 devait voir’ une cérémonie imposante, et dont l'effet sur l'esprit des habitants devait être salutaire. M. d'Ur- ville avait prié l’évêque de venir officier ce jour-là à Manga-Reva, ce que Monseigneur avait accordé avec empressement. Tous les officiers des deux bâtiments avaient été invités à assister en grande tenue à la tête des équipages à l'office divin, et tout le monde ap- plaudit à cette heureuse idée du commandant. Quoique la matinée eût été bien pluvieuse, tout le monde s’embarqua dans les canots, et l’on se rendit à Mangs-Reva, escorté par vingt ma- telots en armes de chaque corvette. Nous trouvâmes sur le quai le roi Mapouteoa qui nous recut à la tête de trente guerriers ar- més de lances. Toute la population nous attendait sous les arbres, et la vue des uniformes et de nos armes excita un murmure pro- longé d’étonnement. A l’arrivée de l’évêque, la troupe se mit en marche vers l’église, devant laquelle on avait élevé un autel tendu de pavillons de toutes les couleurs qui, se mélant au feuillage varié des arbres, produisait un effet admirable de pittoresque et de gracieux. D’un côté de l'autel flottait le pavillon tricolore, et de l’autre celui de Manga-Reva, gardés, celui-ci par deux guerriers de Pile, celui-là par deux matelots armés. En attendant que l’on commencât le service divin, nous eûmes le temps de jeter un coup d'œil sur la scène imposante et pleine d'intérêt qui s’ot- Ne 108 NOTES. frait devant et derrière nous. A droite de l'autel, les deux com + mandants de l'expédition occupaient le a rang ÉRENE eux les deux états-majors; en arrière de ceux-ci étaient rangées sur deux lignes les femmes de la paroisse; à leur tête étaient assises la reine et la tante du roi sur une banquette it E Ces deux princesses se faisaient remarquer en outre par leur air grotesque qui donnait envie de rire, malgré le respect dû à leur rang. Affu- blées de robes larges et sans formes, elles s'étaient placé Sur la tête un vaste chapeau orné de grands rubans blancs et noirs, dont je ne saurais rendre l'effet burlesque. Qu'on se figure ce qu'on a vu de plus comique en fait de chapeaux de marchandes de pommes ou de vieilles folles, et placez-les sur la tête de deux sauvagesses, vous serez encore bien loin de l'effet que ceux dont je vous parle produisaient sur le chef de nos héroïnes. Je les trouvais si comi- ques, que je n’osai pas les envisager, de peur d’être saisi d’un de ces rires fous qu'on ne sait maîtriser et qui mènent souvent où l'on ne voudrait pas aller. Combien étaient intéressantes ces jeunes filles naïves et recueillies auprès de ces singes de la civilisation déjà si ennuyeuse par elle-même, et qui faisaient tache dans le tableau que je me plaïsais tant à considérer. À gauche de l’autel, Mapouteoa faisait le pendant de nos commandants ; derrière lui étaient ses quatre oncles que suivaient les trente guerriers, puis les hommes de tout âge. Deux lignes de matelots sans armes sé- paraient les hommes des femmes, et enfin les quarante matelots armés faisaient le fond du tableau. J'avoue que je n’ai jamais été témoin d'une scène plus délicieuse que celle que j'avais alors sous | L, les yeux, j'étais ému et je le demande, qui ne l’eût été à ma place. D'un côté, la civilisation avec tous ses vices cachés sous des habits dorés, de l’autre, un peuple simpleet vertueux comme les premiers chrétiens ; c'était un assemblage fait pour inspirer bien des pensées à un philosophe, et faire faire des comparaisons peu à notre avantage. Pendant l'office, le peuple chanta des cantiques avec un ensemble réellement étonnant. L'on pourrait # NÔTES. 409 même, sans les flatter, dire que ces chants n'étaient pas sans mé- de 0 0 - lodie. En voici un des deux que nous sommes parvenus à nous procurer : Alleluia, alieluia, alleluia, alleluia. Koua, koua kia tatou na Ko feto kirite kou ora Mai ti mote era rana Alleluia, alieluia, alleluia, alieluia. Tera mai cra oki Mei eruta remi Eti kata Kao tene Etai kai nakaïi ora To kou tou na Kou era te itO aea Alleluia, alleluia, alleluia, allelula, Maria e, mariae keama Alo Kia Kkoe ou era. Ta koe Tama Alleluia, alleluia, alleluia, alieluia Alleluia, aileluia, alleluia, alleluia. E noui te reka reka I kite kouane akora Maï te ouan na ' Alleluia, alleluia, alleluia, alleiuia Aka kite Kkitana meta À man apotoro na Kou era te ito reka Alleiuia, alleluia, alleluia, alleluia. Après l'office, Monseigneur l’évêque, plein d'émotion, nous fit une courte allocution, pour remercier les commandants, offi- ciers et matelots de l'assistance que nous avions prêtée par notre présence aux efforts de la mission; puis il fit un petit discours aux naturels, discours dont je n'ai pu me procurer la tra- duction, mais que j'espère avoir à bord de l'A4strolabe. Cette journée d'émotions si douces se termina en faisant manœuvrer devant Mapouteoa le petit détachement que nous avions dé- barqué. (M. de Montravel.) CU Note 103, page 154. Le but de cette cérémonie était de satisfaire à la fois aux croyances que chacun de nous pouvait avoir comme chrétiens, et de montrer aux insulaires de Manga-Reva un échantillon de ce que nous pouvions faire, soit pour nous défendre, soit pour at- taquer. Cette promenade militaire pouvait servir aussi à relever un peu la France dans l'opinion des habitants de ces îles, et à mieux assurer encore l'autorité et l'influence de nos mission- 410 NOTES. naires. Aucun bâtiment de guerre n’était encore Venu visiter ce groupe intéressant ; aussi les Anglais s’étaient-ils empressés de profiter d’une pareille circonstance pour nous dépeindre à leur . manière. Quand nos missionnaires abordèrent dans ces îles, ils eurent à lutter d’abord contre d'anciennes croyances, contre de vieux usages ; mais la morale chrétienne qui venait annoncer à ces populations sauvages une fraternité générale parmi tous ces hommes, et qui remettait à leur véritable place les femmes, en les donnant comme des sœurs et non comme des esclaves, cette morale, dis-je, ne tarda pas à faire de nombreux prosélytes. Ces succès rapides et mérités, ne restèrent pas inconnus, et le bruit en arriva bientôt à Taeïti. Les prédicateurs méthodistes qui s'étaient établis depuis peu dans cette île, s'empressèrent, dans la jalousie qu'ils en ressen- ‘tirent, d’employer tous les moyens possibles pour faire chasser nos missionnaires du groupe de Manga-Reva. Ils essayèrent d’a- bord d’exciter la méfiance des insulaïires en les dépeignantcomme des hommes dangereux et avides. Plus tard, ils eurent la diabo- lique idée d’expédier un bâtiment avec un assortiment complet de vauriens de toute espêce, pour tâcher de jeter le trouble et le désordre dans les colonies. Enfin, voyant que de pareils moyens ne réussissaient pas, les charitables pasteurs anglicans, aprèsavoir longtemps cherché sans doute, pensèrent qu’en avilissant la France aux yeux des habitants de Manga-Reva, on pourrait peut- étre affaiblir, sinon détruire la prépondérance des missionnaires catholiques. En conséquence, d’obscurs banians maraudeurs, de ceux-là pour qui toutes les industries sont bonnes, se chargèrent, en venant chercher des perles sur les récifs, de porter les pre- miers coups à nos pasteurs évangéliques. Ils forgèrent une his- toire de la France, digne de leur imagination, et dans leurs quo- libets bas et grossiers, ils racontèrent que la nation française n’était guère plus considérable que celle de Manga-Reva, et qu un | L h Q NOTES. 411 jour l'Angleterre avait été obligée de donner les étrivières à un certain Napoléon, roi de cette contrée, qui s'était avisé de faire le tapageur. Cette mauvaise farce était à la portée des insulaires, et d’après l’opinion de ceux à qui elle pouvait nuire. elle pouvait agir peut-être sur leurs esprits. À toutes ces attaques basses et méchantes, les missionnaires ne répondirent que par le mépris le plus complet; seulement quand ils surent qu’on attaquait la dignité de leur patrie, ils se conten- tèrent d’en raconter simplement les combats héroïques: qui la- vaient placée à la tête des nations, et de faire comprendre l’immortel de Sainte-Hélène, à ceux que les facélies anglaises avaient pu ébranler. (M. Marescot.) Note 104, page 154. L'évèque dit la messe, assisté de M. Laval et du père Cyprien. Qu'on se figure mes émotions dans ce moment-là. Le vent agitait la cime des arbres et gonflait de temps en temps les pavillons qui nous entouraient ; le ciel était sombre. Devant nous, sur un autel chrétien officiait un évêque en habits sacerdotaux, assisté de deux missionnaires ; à droite, deux factionnaires matelots en armes ; à gauche, deux Manga-Reviens armés de lances, chacun près de son pavillon; par derrière cette peuplade encore barbare, il y à à peine quatre ans; dans cette cérémonie au milieu des bois, tout était touchant; aussi tout s'était tu en moi pour ne songer qu’à. Dieu, et j’entendais chaque son de la voix grave du prêtre qui se mélait au bruit du vent et du feuillage. Tout à coup et comme par enchantement, s’élève à la fois entonné par les na- turels, un chant solennel, grave et expressif, espèce de cantique en langue du pays, qui mé fit frissonner d'émotion, et arrêta, pour ainsi dire, les battements de mon cœur. Non, jamais je n'ai ressenti pareille émotion. 412 NOTES. C'était là cette impression magique que devaient produire les cérémonies du moyen-âge, quand tout un peuple entonnait les cantiques. Le pittoresque du lieu et du peuple, cette mer à côté, jusqu'aux larges gouttes de pluie qui tombaient de témps en temps, tout avait un caractère, tout impressionnait ; la voix des femmes était sonore et pleine, et les hommes avaient des basses d'un effet admirable. Ce chant était bien simple. (M. La Farge.) "à Note 105, page 184. La messe commence enfin, et soudain mille voix s’élancent en chœur pour chanter les louanges du Seigneur. Nous sommes frap- pés d’étonnement et d'admiration ; car ces voix sont parfaite- ment d'accord. L'air est une espèce d'imitation de celui de © fil et filiæ. Les sons mâles, les basses graves des hommes se marient parfaitement avecles voix plus hautes et plus douces des femmes. Ce mélange de voix est admirable; et nous cause d’abord une sorte d'émotion. Mais ces chants perdent à être longtemps entendus. Le petit nombre des notes, le peu de variété des tons, les rendent mo- notones. L'accord existe toujours, mais il choque les oreilles, et bientôt il ennuie. A la fin de la messe, nous aurions volontiers comparé les chants de ces bons Manga-Reviens au coassement de quelques milliers de grenouilles qui par hasard se seraient trouvées. d'accord. | (M. Gourdin.) Note 106, page 154. Malgré la pluie, les corvettes sont pavoisées dès huit heures du matin, toutes les embarcations sont armées, et à dix heures, tous les officiers en grande tenue et la majeure partie des deux équi- NOTES. 413 pages sous les armes, débarquent devant la maison du chef et défilent au son du tambour sous les cocotiers. Le roi Gregorio se trouvait devant sa maison, entouré d’une quarantaine de natu- rels armés de lances ; ils avaient étendu une guirlande de feuil- lages par terre , au-dedans de laquelle ils étaient tous postés. La messe était annoncée pour dix heures ; mais l’évêque, par je ne sais quelle raisoi , l'avait remise à onze heures et était retourné à Ao-ke . à. main aux ornements de l'autel. Les chefs en sous ordre mainte- rofitait de son absence pour donner la dernière naient la police parmi la foule qui considérait, la bouche béante, les uniformes et les mouvements des Franissé ; mais qui cepen - dant n’osait pas trop s’aventurer près d'eux. Elleétaitsilencieuse; un certain air de gravité régnait dans l'assemblée, on voyait dans les yeux des naturels un étonnement craintif. Les femmes étaient presque toutes accroupies dans les environs de l’église qu’elles ne quittaient pas, malgré quelques ondées de pluie. À onze heures, Pévêque arrive enfin de son île et se rend à l'autel situé au de- hors de l’église. Un emplacement orué de pavillons était destiné aux états-majors et à Sa Majesté Gregorio. Les deux comman- dants étaient assis à droite, Grégorio à gauche. Derrière les commandants , venaient les officiers sur trois rangs, puis entou- rées par des guirlandes Ge feuilles, les femmes occupaient les- pace qui se trouvait derrière les officiers. En arrière du roi Ma- pouteoa, se trouvaient les hommes de Manga-Reva dans un carré semblable à celui des femmes, et entre ces deux emplacements, on avait pratiqué le chemin qui conduisait à Pautel. Cet endroit était rempli par les matelots des embarcations qui n'avaient pas d’ar- mes. La troupe, rangée plus loir, chargeait ses fusils pour exécu- ter une décharge générale à l’élévation. Deux sentinelles manga - réviennes étaient postées à gauche de l'autel, deux matelots à droite. Aussitôt que toutes ces dispositions du cérémonial, com- binées par les RR. PP. ont été suivies, l’évêque se lève et vient commencer la messe avec l'assistance de tous les missionnaires, 414 NOTES. MM. Laval, Cyprien, Guilmart et Chausson. Elle avançait ra- pidement, lorsqu’à un signal donné, les hymnes en langue man- ga-revienne sont chantées. L’harmonie extraordinaire de ces chants produit une sensation de plaisir. La voix grave des hommes, celle plus élevée des femmes s’unissent et chantent avec ensemble P. Cy- l'hymne suivante, communiquée à M. Ducorps, prien, qui en est l’auteur. hd Ora noa, ora noa, Cra noa, ora noa, Koua ora toti aporo. Kouao maï te ao » Noto tatoou atoua OQra noa, etc. Ha te papa te ma ara Roua riro tatoou oua Ki te matoua porotou Ora noa, etc. Ko jetou kirito noti Koua:tomo oki koe Ki te monava no tatou oua Ora noa etc. Kouane Porotoue Koua tomo aki koe Ki te manava no tatou oua Ora noa, etc. Kapoure tatoou oua Ki to tatoou atoua Kia jeva noti Ora noa, etc. Maou ake tatoou oua Kite matoua atoua Spotati atoua kotai Ora noa, etc. Maouake tatoow oua Ki te £tariki atoua Spotati atoua koroua Ora noa, etc. Maou ake tatoou oua Ki te rouane porotou Spotati atoua kotourü Ora noa, etc. A disparu, le jour de, Notre Dieu est arrivé. Vie nouvelle, etc, Par le baptême Nous avons tous passé ‘ A un bon père. Vie nouvelle, etc. Jésus-Christ tu es entré Toi aussi dans les cœurs De nous tous. Vie nouvelle, etc. Esprit bon tu es entré Toi aussi dans Les cœurs de nous tous. Vie nouvelle, etc. Prions tous notre Dieu Notre Dieu Qui est Jehovah lui-même, Vie nouvelle, etc, Tenons tous fermement Au père Dieu Première personne divine. Vie nouvelle, etc. Tenons tous fermement Au fils Dieu Seconde personne divine. Vie nouvelle, ete. Tenons tous fermement A l'esprit bon Troisième personne divine, Vie nouvelle, etc, 1 é e Fa L1 À ; NOTES. 415 E piki ai tatoou aua Nous monterons tous Ki te reka reka hoou Dans la joie parfaite Ki te reka reka noa Dans la paix nouvelle, Ora noa, etc. Vie nouvelle, etc. Les accents de la musique manga-revienne avaient le charme des choses nouvelles. Les naturels semblaient y prendre eux-mêmes un grand plaisir, les femmes surtout. Au milieu d’elles , les femmes du chefet sa tante jouissaient de distinctions particulières ; elles étaient assises sur un banc entouré de nattes, tandis que toutes leurs sujettes étaient accroupies sur le sol, elles seules possédaient aussi des vêtements d’un luxe extraordinaire. Desrobeseuropéennes, un châle et un chapeau depailleaméricain leur donnaient la tournure la plus grotesque que l’on puisse imaginer. Leur large figure, leur nez épaté, leur bouche large ressortaient d'autant plus sous la teinte jaunâtre de la paille; leur teint encore plus noir par le contraste, n’ajoutait pas à leur beauté. L'évêque acheva rapidement la messe et chanta un Te Deum à là fin. La cérémonie se termina alors sans autre interruption qu’une frayeur générale parmi les naturels au moment de la dé- charge des fusils à l’élévation. Les femmes criaient, les enfants pleuraient, les hommes étaient étonnés, mais le désordre fut de peu de durée, le calme et le recueillement lui succèdent jus- qu’à la fin. Avant de quitter le rivage, on fait faire diverses évolutions à la troupe, les naturels plus familiariés avec le bruit des armes à feu s’approchent davantage, les femmes même se mêlent à la foule. Ils rient de satisfaction en voyant des exercices aussi nouveaux pour eux, et jusqu'au moment de l'embarquement, ils n’ont pas cessé de nous suivre. Aussitôt que les embarcations se sont éloignées du quai , le pavillon manga-revien arboré sur une perche au bord du vivier, s’abaisse pour nous saluer. Le com- mandant emmenait à bord l’évêque et les missionnaires. Le temps toujours mauvais avait fait amener les pavois dès dix 416 NOTES. heures, la pluie tombait par intervalles et la mer était assez forte, il fallut lutter près d’une heure pour atteindre les corvettes. La pompe de cette cérémonie laissera sans doute une longue impression à Manga-Reva, la population presque entière, du groupe s'y trouvait, et le déploiement des forces des Franissé serviront à consolider le pouvoir des missionnaires, s'ils en avaient besoin. Ces Messieurs ont a se louer de notre passage; la modé- ration des deux équipages a favorisé leurs travaux, quoiqu’elle fût contraire à beaucoup de désirs et de convictions, on avait compris qu’en favorisant les efforts civilisateurs des missionnaires, malgré les préjugés qu'ils mculquaient en même temps, c'était encore rendre service à ces peuples. Plusieurs personnes se ren- daient aux services de l’église dans ce but, d'autres, quand l'oc- casion se présentait, excitaient la piété et le recueillement des in- digènes, en faisant le signe de la croix ou en priant avec eux. Une plainte a été portée cependant par M. Cyprien, dans laquelle mn élève était accusé d’avoir atienté à la pudeur d’une jeune femme, et ceite accusation était fausse; un grand nombre de personnes du bord étaient présentes lorsque lincident qui donna dieu à la plainte est arrivé. De notre côté, nous n'avons pas à nous plaindre des naturels , bien au contraire. Pendant cette relâche ; un seul objet a été volé c’est une chemise ; maïs à la première réclamation, peut-être vé- hémente de la part du plaignant, elle a été rendue. L'affaire a fait beaucoup plus de bruit qu’elle ne devait en produire. {l'aurait sans doute beaucoup mieux valu perdre la chemise, querde la wé- clamer aux missionnaires, qui en ont presque fait une affaire d'é- tat. En général, les Manga-Reviens ne sont pas voleurs’, leur ca ractère a été bien réformé sous ce rapport; souvent ils nous ont rapporté des objets perdus, jamaisilen’ont rien pris à ma connaïis- sance parmi nos objets d'échange, quoiqu’ils en désirassent beau- coup et qu'ils en demandassent des cadeaux à chaque instant. Au commencement de la relâche, ils étaient plus obligeants qu'à la LE Ÿ , LÉ 4% Ê NOTES. 417 fin, mais ceci n'est que l'effet de l'habitude; jamais ils n’ont refusé de rendre les services en leur pouvoir, partout les enfants grim- paient chercher des cocos, lorsqu'on en désirait, et quoiqu'on les récompensât toujours , je crois qu’ils le faisaient sans intérêt. (M. Desgraz.) Note 107, page 185. Ce matin, j'ai accompagné le commandant dans une visite qu’il a faite au capitaine de la goëlette mouillée devant l’île Ao-Kena. Ce navire , plus large que l’Asérolabe , quoique moins long , pa- raît être un bon bâtiment de mer. Son armement de dix canons, et un arsenal complet de fusils , de pistolets et de sabres , lui don- nent un air plutôt forban que scientifique. Aussi, le capitaine Rugg n'est-il autre chose qu’un brocanteur qui vient à Gambier chercher des perles et de la nacre. Ces deux objets de commerce, les seuls que Gambier puisse fournir à lexportation , deviennent de jour en jour plus rares, et ne tarderont pas à être épuisés. Ce sera peut-être un bien pour les naturels, qui, dans la période critique de la transition de la barbarie à la civilisation, ont peu à gagner par leur contact avec les marchands. Nos missionnaires conserveront ainsi plus longtemps leur influence sur ce jeune peuple, qui a encore besoin d’être tenu en tutelle. Les huîtres perlières se trouvent en abondance au milieu des coraux de Manga-Reva ; la nacre qu’on en retire est assez estimée dans le commerce; mais les perles d’une belle eau et d’une grosseur re- marquable sont déjà bien rares. Les naturels les cèdent pour de petits ustensiles , des hardes ou des pièces d’étoffe de coton , dont une brasse est à peu près l’unité de mesure de longueur adoptée par tous les spéculateurs. Quelquefois , des plongeurs exercés s'engagent , pour quelques brasses , à explorer un banc de telle étendue, dont le produit tout entier doit être livré au marchand. Souvent ces conventions sont violées par linsigne mauvaise foi IT. 27 418 NOTES. des traitants européens. Cette fille aînée de Macaire, plus prompte que la renommée, passe d'un vol rapide sur tous les points du globe, et porte les germes d’une démoralisation prématurée dans l’âme des peuples qui ne font que de naître à la civilisation. On cite des naturels privés de leurs salaires sous le vain prétexte que la pêche n’était pas aussi fructueuse qu’on l'avait espéré ; tels au- tres enlevés à leur patrie pour aller pêcher sur de nouveaux ri lière. De tels excès, qui ne sont que trop fréquents, nous font redouter pour la peuplade de Gambier, que nous avons vue si paisible, si affable , le contact des gens sans aveu. (M. Roquemaurel.) Note 108, page 192. J'avais formé le projet de faire le portrait de Sa Majesté Mapou- teoa ; mais il°ne put m'accorder qu'une demi-heure de séance, une indisposition subite, ou, ce qui me parut plus probable, l'ennui de rester en place trop longtemps , fut la raison que me donna ce chef pour me quitter. Je me consolai de ce brusque dé- part en allant voir la jolie cabane d’un Français nommé Guil- lou , qui s'était marié avec une des femmes du pays. Cet homme était venu à bord dans la pirogue qui s'était perdue, et nous avait servi de pilote. Il me fit les honneurs de sa case avec cordialité, et je remarquai qu'elle laissait bien loin derrière elle toutes celles que j'avais pu voir déjà. Il y avait même une facon de luxe ét de confortable dans cette table en bois blanc bien briquée, dans. ce lit arrangé avec soin , dans ce berceau d'enfant que deux, petits rideaux blancs rendaient presque joli. Ce marin avait été quelque temps sans trouver d'insulaire qui voulût lui donner sa fille; mais, pour avoir attendu, ibu’était pas trop mal tombé. Sa femme était gentille et paraissait s'être habi- 12 PE “ h er vages , abandonnés sans pitié sur une îlé déserte ou inhospita L . NOTES. 419 tuée volontiers à l’ordre qui régnait dans son ménage. C'était elle qui s’occupait de la propreté de la cabane pendant que son mari allait à la pêche ou travaillait à un canot qu'il voulait construire. Au total, ce marin francais m'assura qu’il était heureux et content de son sort , et qu’il avait trouvé, dans la jeune femme que je voyais , une compagne qui l'aidait à chasser le souvenir d’une patrie qu'il n’espérait plus revoir. Il y avait un autre personnage dans l'île que je désirais beau- coup surprendre dans sa cabane : c'était un vieil insulaire qui n'avait pas voulu encore se faire baptiser. Dans le pays, il passait pour un fou exalté, et son attitude m'avait presque converti à cette opinion ; car je l'avais déjà vu une fois. Le hasard me servit assez pour me faire entrer dans sa case sans m'en douter; mais, au brusque mouvement que fit le vieux récalcitrant pour se lever et se retirer, je ne tardai pas à être bien convaincu que c'était lui. Quand j’arrivai inopinément à la porte de sa case , il était accroupi sur ses talons , ayant son men- ton sur ses genoux , et il paraissait livré à une bien profonde mé- ditation ; car il ne se dérangea pas d’abord. Ce ne fut qu’au son de ma voix qu'il releva deux yeux un peu hagards pour me fixer. J’eus beau lui offrir quelques cadeaux, il se contenta de prendre un couteau , et ne parut pas vouloir comprendre le désir que j'exprimais de le dessiner. I cst possible que le brusque changement qui s’est opéré dans son pays ait porté at- teinte à son jugement ; mais en voyant cette tête de vieux sauvage à œil fixe et féroce , et en réfléchissant à la profonde indifférence qu’exprimait son regard quand il rencontrait celui d’un Européen, je compris tout ce que ce vieillard avait dû souffrir en voyant abolir le cuite et les coutumes de ses pères. On ne voit pas sans tristesse et sans regret renverser et détruire ce qu'on a aimé et adoré pendant cinquante années de sa vie. Les missionnaires ne voyaient en lui qu’un rebelle qui résistait à leurs saintes prédications ; quant à moi, je ressentis un profond 490 NOTES. sentiment de pitié pour ce vieux débris d'un autre âge que les cireonstances n'avaient pu ébranler. « (M. Marescot.) Note 109, page 192. Le 13 août, je descendis à terre pour la dernière fois. En fai- sant mes adieux aux missionnaires, je ne pus m'empêcher de leur exprimer combien j'avais été frappé des grands résultats qu'ils avaient obtenus en si peu de temps, car l’arrivée du premier d’entre eux dans ces îles, ne datait que du mois d’août 1834. Ces résultats avaient été si évidents pour moi, que je crois que l'esprit le plus prévenu contre les missionnaires, se serait cru obligé de leur rendre cette justice, et de reconnaître qu'ils avaient bien mérité de tous les amis de l'humanité en renoncant comme ils l'avaient fait à toutes les douceurs de l'existence en Europe, pour venir , au péril de leur vie, instruire ces malheureux sauvages. Honneur au zèle apostolique et religieux qui, il faut le recon- naître, enfante seul de pareils dévouements ! Votons des cou- ronnes à ceux qui agissent ainsi ; ils méritent le suffrage et l'appui des gens de bien , font honneur à la nation à laquelle ils appar- tiennent, agrandissent le cercle de son influence et méritent l'en- couragement du gouvernement. Le principe, bon en lui-même, qui triomphe aujourd’hui chez nous , veut que le gouvernement n’intervienne pas dans les affaires des congrégations religieuses ; mais il doit fléchir un peu,:quand il s’agit d'entreprises de ce genre. Les résultats obtenus par nos missionnaires, me font vivement regretter qu'ils soient venus si tard dans l'Océanie ; car, si on en juge par leur premier essai, même en voyant la chose d’un point de vue purement humain, on est porté à penser que les peuples des îles voisines, seraient dans une meilleure voie que celle où. . - L on les trouve aujourd’hui, s'ils les avaient eus pour les diriger. NOTES. 42t Ces malheureux peuples ne seraient pas sortis de l'état sauvage Ps pour tomber dans une société corrompue dès son berceau, qui ne vaut guère mieux. Si, comme tout semble l’annoncer, les Manga- Reviens continuent à mettre en pratique tous les enseignements qu’ils ont reçus, où peut leur prédire d'avance un avenir heu- “eux. Leurs îles deviendront, dans cet archipel, le foyer de ta véritable civilisation, de celle qui est fondée sur la religion et sur une bonne morale pratique. Ces habitants offriront dans l’histoire un des exemples si rares des peuples passés de l’état sauvage à la civilisation, en conservant à la fois leurs qualités primitives sans adopter les vices des peuples civilisés, dont l'envahissement se montre généralement si prompt, qu'il détruit dans un instant L: fruit des travaux d’un Les Casas etdu plus zélé philanthrope. (M. Dubouzet.) Note 110, page 199. Les îles Manga-R eva, qui appartiennent à une formation entière- ment volcanique, sont un des sommets de cette grande chaîne de montagnes volcaniques dont les éruptions, à des périodes diverses que rien ne peut indiquer, ont formé successivement toutes les iles basses qui couvrent la surface du grand Océan, quand la force du soulèvement eut perdu de son intensité. Cette grande chaîne, qui se distingue entièrement de celle des Andes par-sa di- rection et par la nature de ses produits , paraît néanmoins avoir des relations avec elles, car à l'époque où un tremblement de terre agita, en novembre 1837, toute la côte occidentale d'Amérique et détruisit Valdivia, on ressentit dans ces îles de légères commotions,* et la mer éprouva une oscillation qui fit monter son niveau bien au-dessus des plus hautes marées observées avaut. D’après le té- Inoignage d’un des missionnaires les naturels lui dirent avoir res- senii à plusieurs reprises de pareilles secousses avant son arri- vée, à des époques qui concorderaient probablement, s'ils avaient # * 499 NOTES. des annales écrites pour le constater, avec les grandes convulsions qui ont agité la côte du Chili et du Pérou, depuis une vingtaine d'années. (M. Drloelel Note 111, page 195. = | Le morne de Manga-Reva et les divers sommets des îles sont d'une pierre basaltique poreuse, avec quelques cristaux de basalte compacte ; des couches de laves se montrent cà et là dans les ra- vins et sur le rivage. On trouve encore au quartier de Manga- Reva, à une dizaine de pieds au-dessus de la mer, une grosse ro- che basaltique composée d’une concrétion meulière calcaire. Faut- il conclure de là qu’il y a eu soulèvement ? En attendant la solu- tion de cette importante question, on peut affirmer que le petit archipel Gambier a dû le jour à l’action des feux souterrains. A la vérité, le capitaine Bechey parut s'étonner de n’avoir pas vu de traces du cratère, mais ne peut-on pas supposer qu’à la finvdes convulsions et des éruptions qui chassaient une si grande masse 5 hors du sein de la terre, la montagne formée par toutes ces déjec- | tions, s’écroula par l’action des eaux et qu’il n’en resta plus que des lambeaux quiavaient appartenuaux contours ducratère prin- cipal. C’est donc au centre de la baïe, dans ce vaste bassin bordé d'îles basaltiques et de coraux qu’il faut chercher l’ancien cratère aujourd’hui submergé par 40 à 49 brasses; s’il en était ainsi la théorie des éboulements aurait fait une nouvelle conquête. (M. Roquemaurel.) Note 112, page 195. Peu d'îles, dans l'Océanie, étaient aussi peu avancées dans l'art de la navigation, que celles de Manga-Reva, et leurs progrès de ce 4 côté sont encore entièrement à faire. Le groupe entier contient é. NOTES. 425 à peine une douzaine de mauvaises pirogues incapables de s’aven turer en dehors des réciis. Pour se rendre à la péche, soit du poisson , soit des huitres periières , ils emploient généralement de méchants radeaux composés de trois ou quatre morceaux de bois réunis , longs de 15 à 20 pieds, sur lesquels ils se placent et qu'ils font mouvoir avec de larges pagaies. Ces radeaux servaient jadis d'instruments à des exécutions cruelles et sanglantes. Il ar- rivait que quelques chefs ambitieux se disputaient la souverai- neté du pays et faisaient la guerre chacun à la tête de son parti, s'en rapportant aux armes pour décider de la question. Malheur alors aux vaincus ! ils devaient quitter les îles et laisser la place entièrement libre à leurs adversaires plus heureux. Ceux-ci s’em- pressaient d’embarquer sur des radeaux tout ce qui tenait à la fa- mille où au parti de ceux qu’ils venait d’abattre, et faisant remor- quer ces frêles embarcations en dehors des recifs ; ils les abandon- naient à la merci des flots, avec défense, sous peine de mort, de chercher à regagner la terre qui les repoussait avec tant de bar- barie. Les missionnaires font tous leurs efforts pour propager et en- courager la culture du coton. Ils ont déjà obtenu quelques succès et ont installé un métier de tisserand , auquel ils occupent cons- tamment un naturel que nous vimes à l'œuvre et qui travaillait avec assez d'habileté. Un assez grand nombre de jeunes filles sont employées quelques heures par jour à filer le coton que les plus âgées , n'ayant d’autres instruments que leurs ongles, séparent difficilement de la gousse. Ces Messieurs ont demandé à plusieurs reprises, qu’on leur envoyât des peignes à carder ; ils attendent avec impatience ces instruments qui épargneront beaucoup de temps et occasionneront moins de perte de matière. Pour se prémunir contre la mauvaise saison, celle pendant la- quellé les arbres sont dépouillés de leurs fruits, les naturels font, tant que durent les récoltes ; leurs provisions de ce qu'ils appel- lent To. 424 NOTES. Les apprêts consistent à faire cuire des fruits à pain, à les écra- ser, à les pétrir sans aucun mélange. Cette pâte, ainsi préparée, | e. est mise dans des trous creusés en terre et garnis de feuilles de L bananier, le tout recouvertet hermétiquement fermé. La fermen- tation ne tarde pas à s’opérer et ce mets contracte une odeur dé- sagréable, un goût acide que ne peuvent supporter les Européens, mais qu’affectionnent beaucoup les gens du pays. Chaque case a ainsi un ou plusieurs trous, et le bonheur des familles estde pou- voir les remplir, ce qui ne peut cependant avoir toujours lieu. fl est arrivé quelquefois, que par imprévoyance, ces peuples se sont trouvés dans le besoin et la détresse. Lors de leur établissement sur ces îles, les missionnaires ne pouvaient faire un pas près des rochers ou entrer dans une exca- vation, sans fouler aux pieds des amas d’ossements humains ; par Jeurs soins et avec l’aide des naturels qui les ont aidés de bonne grâce, tous ces débris ont été recueillis et transportés sur un petit îlot entouré de murs, quise trouve à quelque distance du dé- barcadère de Manga-Reva, non loin d’un bassin carré dont la destination est de conserver les tortues que Mapouteoa fait pêcher et qu’il emploie pour sa table. Il nous en donna quelques-unes, pesant de 30 à 40 livres, dont nous trouväâmes la chair assez bonne. Aujourd’hui chaque île a son cimetière, entouré de palis- sades en jones avec une croix au milieu. ch Dans l’état primitif, les mariages se faisaient sans aucun préli- minaire ; un homme demandait une femme et l’emmenait avec lui aussitôt qu'elle avait donné son consentement ; mais, autant le contrat était facile à nouer, autant il était aisé à rompre. A la moindre discussion , au plus léger nuage qui s'élevait entre les époux, au moindre dégoût que le mari éprouvait pour sa compa- gne, il l’'abandonnait sans scrupule elle et ses enfants, et allait porter ses vœux auprès d’une autre. Dans ces occasions, la mère ne prenait pas toujours son parti tranquillement, etse livrait quel- quefois à des accès de colère et de rage, qui souvent se terminaient 3 NOTES. 425 par une cruelle et affreuse catastrophe. Se voyant ainsi délaissée, sans y avoir donné lieu par sa conduite , elle saisissait ses enfants et leur donnait la-mort, soit en les lançant à plusieurs reprises contre la terre et les écrasant avec des cailloux, soit en les enter- rant tout vifs et les couvrant de sable. L'on montre encore en ce moment quelques individus qui, sacrifiés de cette mamière et voués à une mort cruelle, ont été sauvés par l'humanité d’autres personnes qui les ont admis dans leurs familles. Aujourd’hui les mariages se contractent devant l'Eglise, et les chaînes en sont regardées comme indissolubles ; les ménages sont unis et l'homme n’aspire qu’à procurer du bien-être à sa femme et à ses enfants. Tous remercient Dieu de leur avoir envoyé des étrangers qui, en les faisant sortir de leur aveuglement, ont chan- gé leurs mœurs , et leur ont créé une nouvelle existence dont ils savent apprécier toute la douceur. Les capitaines qui fréquentent ce groupe sin le but d’a- cheter des perles, accordent aux missionnaires d’avoir fait beau- coup de bien aux habitants, etreconnaissent tous les peines qu'ils se donnent encore chaque jour, toutes les privations auxquelles ils s’asujettissent, dans le seul motif de les rendre meilleurs et de les civiliser ; mais aussi, en véritables négociants qui ne considè- rent que leurs intérêts, ils les accusent d’avoir gâté le commerce, et d'avoir renversé leurs spéculations. Avant leur arrivée, disent- ils, nous avions une assez belle perle pour un couteau, un collier ou un hamecon, et aujourd’hui pour le même article, nous som- mes obligés de donner 20 ou 30 brasses d’indienne. A cela, on leur répond : pourquoi y révenez-vous? Votre retour réglé dans ces parages prouve que, malgré vos plaintes, vos gains sont encore immenses el que , seulement , vous êtes fâchés qu’on ait appris à ces naturels à se couvrir et à apprécier la valeur de leur mar- chandise. Du reste, ce qui a contribué le plus à renchérir les perles , c'est la concurrence de ces mêmes capitaines, qui, pour accaparer, poussent souvent les enchères un peu haut ,-circons- 426 NOTES. tance dont les habitants profitent et ils font très-bien. Leurs griefs à l'égard des missionnaires tombent d'eux-mêmes, d'après l’aveu de ces spéculateurs, qui répètent que ces Messieurs nepré- lèvent aucun tribut, et se contentent de la nourriturequ'onwveut bien leur donner. Ils sont plus pauvres aujourd'hui, qu'ils ne l'étaient en arrivant, parce qu'ils ont répandu des bienfaits sur ces iles. (1. Jacquinot.) Note 113, page 195. Dans nos visites subséquentes au village de Manga-Reva, je fus à même de juger de nouveau des immenses progrès faits par ces peuples qui sortaient à peine de l’état sauvage, depuis seulement trois ans que les missionnaires étaient établis parmi eux. Leur société, jadis en proie à la discorde, sans industrie et rongée par la misère, offrait alors l’image d’une communauté paisible, contente et heureuse au milieu de l'abondance, comprenant déjà passablement les fruits du travail , s’y livrant assez volontiers , et reconnaissante surtout envers ses bienfaiteurs. Sous le rapport artistique, dépouillés comme ils étaient déjà de leur ancien cos- tume, de leur caractère propre et de leur originalité, ils avaient perdu, en n’offrant plus dans leur état de transition, le vif intérêt de curiosité qu’on éprouve en voyant un peuple dont les mœurs et les habitudes diffèrent le plus des nôtres et s’éloignent, le plus de notre civilisation. Il y avait d’un autre côté un vrai plaisir à comparer leur état actuel à l’ancien, et à les peser tous dans la balance, Pour peu qu’on eût quelques idées philanthro- piques un peu élevées, on se consolait de ne plus trouver la nou- veauté qu’on était venu chercher, en voyant combien, sous le rapport moral et intellectuel, comme sous le rapport matériel, cette re société avait déjà gagné, en adoptant nos croyances, nos costumes et nos arts qui étaient à leur portée , et dontlepro- . NOTES. 427 grès, qui contribue tant améliorer l'existence ici-bas et à l'em- bellir, est dû à la haute civilisation qui les a précédés. Le petit nombre de ceux qui n'avaient pas encore pu se procu- rer le costume européen s’empressaient d'échanger toutes leurs. étoffes et leurs ustensiles de pêche et de ménage, que nous re- cherchions comme objets de curiosité, contre des chemises, des pantalons et des indiennes. Les verroteries et bijoux brillants qui éblouissaient les regards des peuples dans l'enfance , et qui ont en général tant de succès, n’en avaient aucun chez eux. Leur goût prononcé pour l’utile et leur désir de cacher promptement leur ancienne nudité étaient d’un bon augure. Les femmes mêmes auxquelles on r’avait pu faire un crime d’une chose si naturelle que de rechercher des objets de parure, ne recevaient de nous que des bagues, qu’elles appelaient matrimonio, et ny tenaient que parce que l’évêque les leur avaient fait connaître avant, comme le signe symbolique du mariage chrétien. (M. Dubouzer.) Note 114, page 105. Pendant le séjour des corvettes à Manga-Reva, nos équipages, s’associant peut-être à l’œuvre des missionnaires, ont été envers les femmes d’une réserve digne d’éloges. Vainement pour rabaïs- ser le mérite de nos matelots, pourrait-on alléguer que les femmes de Gambier ne sont pas jolies. Deux mois de navigation sans tou- cher terre et le climat des tropiques suffisent pour donner quel- que prix à cette réserve inaccoutumée. (AT. Roquemaurel.) Note 113, page 195. La succession à la couronne se faisait du père au fils, et jamais du roi reconnu au frère qui pouvait suivre. 428 NOTES. Quand le fils du roi était parvenu à un certain âge, qu'ileest difficile de préciser, parce que ce peuple, avant sa conversion, ne reconnaissait pas d'années et n'avait pas d'expression pour fixer un événement, on le transportait sur le sommet de plus élevé du mont de Manga-Reva, et là il vivait seul dans une mai- son qu'on y avait bâtie exprès. Les prêtres, les grands du royaume avaient seuls le droit d’y faire de rares pèlerinages, pour rendre hommage à l'enfant royal. A partir du moment où le fils du roi avait atteint l’âge convenable pour être transporté dans-sa maison aérienne, son père perdait le sceptre et n’était plus que le régent du royaume. Seulement en cas de guerre, c'était toujours lui qui commandait les guerriers. Parvenu à sa majorité, époque aussi problématique que l'autre, puisqu'ils ne peuvent le préciser que par la taille que pouvait avoir l'enfant, on allait le chercher en grande cérémonie, et l’on célébrait son avènement réel au trône par des jeux et des festins. Cette idée d'envoyer un enfant vivre seul sur le sommet d’une montagne avait un but, sans doute, maïs je n’ai rien pu apprendre là-dessus. | Quand le roi mourait, ils avaient l'habitude de transporter son cadavre sur le moût Duff ou pic de Manga-Reva, et ils le dé- posaient dans la cabane où son enfance s'était écoulée calmé et paisible. À laide d’une corde, on hissait le cadavre sur le sommet même du pain de sucre; où l'on envoyait d'abord un ranga- tira pour faciliter cette manœuvre singulière. C'était presque toujours un ami ou un parent du défunt, et quelquefois cet hon- neur était réservé à celui qui avait été le frère d'armes du mo narque vivant; on le laissait plusieurs jours dans la cabane où le roi enfant avait été élevé, et on profitait de ce laps de temps pour disposer tout ce qui était nécessaire à l'ensevelissement du corps: On le descendait ensuite avec le même appareil pour le déposer sur une table de pierre, où l’on procédait à l'action de l’ensevelir. De grand cris et des larmes accompagnaient cette cérémonie NOTES. 499 funèbre, et autant que je l’ai pu comprendre, le but de l’ascen - sion sur le sommet de Manga-Reva était de faire croire au peuple que le roi mort était allé rendre son âme au grand Atoua. Quand ils avaient préparé le cadavre royal et qu’on lui avait rendu tous les honneurs qui lui revenaient encore sur la terre, on le plaçait sur une pirogue décorée le mieux possible et on aHait le “des r sur l’île Anga-Kawita , dans une grotte ou ca- verne ré se] ir cet usage. Cette île n’était pas habitée et elle lire qu'il était défendu d’en approcher. is ensevelissaient tous leurs morts avec le plus grand soin, et après les avoir entourés de bandelettes , ils les placaient sur de petites estrades élevées au-dessus du sol de deux ou trois mètres. Un petit appentis les garantissait de la pluie. Il paraît même qu'ils embaumaient en partie le cadavre, car des Européens qui ont approché de ces monuments, n’ont senti aucune odeur. Les enveloppes en étoffes du pays qui entouraient ces corps en étaient peut-être la cause, car je ne me suis pas aperçu, pendant mon séjour aux îles Gambier, que les insulaires connussent l'usage des parfums. | La mort d’un roi donnait lieu chaque année à une fête mor- tuaire ; tous les grands du royaume et les parents du défunt se rendaient en grande cérémonie sur l’île Anga -Kawita, eton ajou- tait une enveloppe complète à celles qui pouvaient déjà l'enve- lopper. Gette opération répétée tous les ans, finissait par aug- menter singulièrement le volume de l’ex-monarque, et on a vu des cadavres royaux qui atteignaient une circonférence de un mètre de diamètre. Les grandes familles rendaient aussi cet honneur annuel à quelques-uns de leurs membres, surtout quand ils avaient eu une existence brillante et guerrière. Le capitaine Beechey, dans le récit de son voyage d'exploration, pense que les Manga-Reviens n'étaient pas anthropophages, et il £ . k E* s - Ë L - LL E2 L à = (or “24 appuie celte opinion de la remarque qu il a faite que ces insu 430 NOTES. laires avaient manifesté un profond sentiment de dégoût”en voyant du bœuf salé, pensant sans doute que c'était de la chair humaine. D # Cependant, d'après les recherches de nos missionnaires étles « confidences mêmes des habitants, il est bien prouvé qu'ils n'ont ées, Au- x ME cette horrible coutume iv br : x rappellent avoir vu de semblables repas. C'était hi reste parmi. ses innocents qu'on choiïsissait les victimes, et quand de a s’appétits se fai- té saient sentir chez ces hommes sauvages, il leurati ait fréquem - -ment d’assassiner un énfant et de contenter leurs affreux désirs. Le plus souvent, leurs coups tombaient sur les orphelins et sur ceux qui, ayant été abandonnés de leurs parents, n'avaient plus alors de protecteurs naturels. On a même assuré qu’on avaitwu des pères échanger leurs enfants entre eux, pour satisfaire à la voracité qui les tourmentait, une répugnance facile à expliquer les empêchant d'assouvir leurs désirs sur leur Propre progé- niture. : Il y avait une certaine manière de disposer les feux qui de- vaient servir à la préparation d’un semblable repas, car les en- fants ne s'y trompaient pas. Aussi, quand ils voyaient un naturel creuser dans le soi une petite fosse plus longue que large, la gar- nir de cailloux plats et placés les uns auprès des autres, etquand cet homme n'avait pas dans sa case une certaine quantité de poissons ou d’autres choses, ils se demandaient entre eux qui sé- rait Ja victime, et dans cette incertitude cruelle ,. ils s’empres- saient de prendre la fuite et d'aller se cacher dans les roseaux de la montagne. D’après le récit de ces enfants, il paraîtrait qu'on avait soin d’envelopper le cadavre de feuilles de bananier avant de le placer sur les cailloux disposés ponr le fare cuire: Quand il avait été placé convenablement dans sa petite fosse et entouré de pierres, on allumait un grand feu tout autour, et on attendait qu'il eût atteint le degré de cuisson convenable pour le dévorer. NOTES. 431 On m'a montré à Manga-Reva un endroit où le dernier repas de ce genre s'était fait peu de temps avant l’arrivée des missionnaires dans ce pays. Quant à moi, il m'a semblé que ces hommes ne manquaient pas d’une certaine bienveillance. Ils ont été confiants et bons avec nous ; et pour ma part, je n’ai remarqué aucun vice saillant chez ces insulaires. On les disait voleurs et ils ne nous ont rien pris ; on les disait cruels et aucun acte de cruauté n’a été commis pen- dant notre séjour dans ces îles. Peut-être que l'introduction du christianisme les a complétement changés, etquand on songe que depuis deux ans à peine ils en connaïssent les lois, j'ai peine à croire qu'un laps de temps aussi court ait pu modifier leur ca- ractère à ce point. J'ai vu au contraire un corps de nation orga- nisé, un roi souverain de toutes ces îles, des lois bonnes et mau- vaises, des partages de terres et de propriétés, et il parait même que la religion des plus éclairés d’entre eux n’était pas tout-à- fait dénuée de sens et de poésie. Ils avaient une idée de limmor- talité de l'âme: ils supposaient une autre vie. L'âme de celui qui mourait était enfermée étroitement dans un trou ou dans un petit espace qu'ils imaginaient à ieur manière. Ainsi placée, une petite ouverture lui permettait de respirer les parfums du nou- veau monde dont eile faisait partie : ainsi prisonnière, cette âme était d’autaut plus comprimée, molestée, privée des parfums du ciel qu’elle avait appartenu à un mortel méchant et injuste. Celle du juste , au contraire, jouissait à son aise des voluptés attachées à son nouvel état. Suivant leurs croyances, une relation intime existait malgré la mort, entre les âmes et les corps , et ils pen- salent que ces derniers, malgré l’anéantissement apparent, éprou- vaiont les mêmes joies ou les mêmes souffrances que les âmes qui les avaient un instant animés. Ces insulaires paraissent encore aujourd'hui ignorer complé- tement lPusage de l'arc. Dans leurs guerres ils n’employaient que le casse-tête et la lance. Cette dernière était garnie à une des ex- 432 NOTES. trémités de trois arêtes de poissons fixées seulement par quelques tours de fil de cocotier. Leur costume de guerre était très-simple, ils roulaient autour de leurs reins la pièce d’étoffe qui leur servait de manteau et, avant de combattre, ils fixaient autour de leur corps leurs longs che- veux flottants, de manière à se garantir les épaules ; quelques- uns les relevaient sur le sommet de la tête. La grossièreté de leurs lances, le peu de soin qu’on a apporté à la construction de celles que j'ai pu voir, tout me fait penser que ces peuplades n’ont jamais été bien guerrières. Il était naturel de penser que les Manga-Reviens avaient eu autrefois un chant patriotique, mais les missionnaires que j'ai consultés sur ce sujet, n’ont pu me donner aucun renseigne- ment. Ils m'ont dit seulement qu'ils avaient remarqué chez ce peuple des démonstrations belliqueuses, mais que c'était le plus souvent une marque d'honneur et de déférence envers ceux qui les visitaient. Dans ce cas, ils se divisaient en deux camps et se chargeaïent avec une apparence de fureur capable d'épouvanter ceux qui ne s’y attendaient pas. Ils accompagnaient ces évolu- tions guerrières de grands cris trop peu cadencés pour qu’on püt les supposer des chants belliqueux. Ils tenaient la même con- duite à l'égard de leurs ennemis. En voyant tant d'efforts et de bonne volonté de la part de nos missionnaires, en considérant le pas immense qu’ils ont fait fran- chir aux sauvages en si peu de temps, on admire le dévouement de ces hommes a postoliques presque autant qu'on regrette de voir leurs moyens aussi bornés. Ne serait-il pas utile à l'humanité et même honorable pour la France de consacrer quelques fonds pour aider et protéger en même temps ces intrépides propaga- teurs de nos croyances religieuses. La présence d’un petit bâti- ment de guerre, tout eu leur donnant plus de considération aux” yeux des naturels, les défendrait en même temps contre les ra= ) + A? NOTES. 433 pines odieuses des capitaines étrangers et marchands qui les pillent et les volent avec une 1impudence extrême. : (A. Marescot.) Note 116, page 195. On me dit que le roi, père de Mapouteoa, était l'aîné de cinq en- | fants mâles, et n'avait eu que ce seul fils auquel sa mort tragique _(ilfut dévoré par un requin) laissa la souveraineté. Bien que tout le monde s’attendit à ce qu'il nommât un de ses frères son succes- seur, Mapouteoa fut élevé , comme tous ses prédécesseurs, dans le plus entier isolement du reste des hommes, cause à laquelle on peut attribuer sa tristesse et sa taciturnité. Dès ‘que le"'fils aîné d'un roi pouvait se passer des soins de sa mère, il était transporté dans une petite maison située au sommet le plus élevé de Manga- Reva. Là, il restait jusqu’à l’âge de douze ans , ne pouvant être approché par aucune autre personne qu'un petit nombre de ser- viteurs. Sa personne, sa maison et la montagne elle-même étaient tabou ou sacrées. A l’âge de douze ans , il quittait cette demeure pour descendre au milieu du peuple où on lui avait préparé une hutte dans laquelle il était condamné au même tabou, jus- qu'à l’âge de dix-huit ans, qu’il en était affranchi. Il a sur tous les habitants l'autorité la plus absolue, si ce n’est sur ses quatre oncles, qui se partagent avec lui le territoire de ces îles etne dé- pendent de lui que pour la forme. Toutes les propriétés appar- tiennent à ces petits tyrans , qui les afferment à leurs vassaux, moyennant de fortes redevances réglées par le bon plaisir du maï- tre , qui souvent leur enlève presque tout le revenu. Mapouteoa a épousé, suivant la loi chrétienne, une jeune et jolie femme dont il wa, je crois , qu'une petite fille qui sera exclue du trône par la coutume. | : Les femmes sont grandes et généralement belles, quoique plu- sieurs personnes les aient trouvées laides ; mais je puis affirmer T II. 28 434 NOTES. que j'en ai vu quelques-unes qui, en Europe, eussent passé pour supportablement bien. Un nez épaté et des lèvres un peu grosses nuisent à la beauté de leur figure ; mais , d’un autre côté; cette légère difformité est bien rachetée par des yeux très-beaux et vifs , et les plus belles dents du monde. Elles sont très-gaies et naïves. J’ajouterai de plus, à leur honneur, qu’elles sont toutes, . , , s . ot { f jeunes filles comme femmes mariées , d'une vertu que je crois à ‘4 toute épreuve ; car toutes ont repoussé les attaques qui ont été". dirigées contre elles par plusieurs personnes. Elles sont généra- lement vêtues d'une grande robe non serrée à la ceinture, res- semblant à une chemise fermée, prenant à la gorgeet descendant jusqu’à la cheville. Plusieurs portent encore l’ancien costume qui, comme celui des hommes, consiste en une pièce d'étoffe jetée sur les épaules , et les enveloppant comme un manteau ; mais il est rare d’en voir ainsi vêtues. Elles sont généralement. occupées soit à préparer la nourriture. de la famille, soit, les jeunes filles principalement, à carder et à filer le coton. Cer- taines heures sont consacrées à la culture des terrains qu'elles défrichent en commun , et le dimanche est entièrement réservé. aux exercices religieux et aux jeux dont nous avons été témoins le lendemain de notre arrivée. (M. de Montravel.) Note 117, page 195. Le détachement de marins se forma sur deux rangs derrière le peuple. Quand chacun fut installé , la messe commenca , et peu après le chant des naturels. Là, réellement , une légère émotion s'empara encore de moi. Du reste, les circonstances étaient très- favorables à l’attendrissement ; le spectacle avait lui-même quel- que chose d’imposant. Des drapeaux, des armes, de brillants uniformes, et enfin six cents individus , hommes et femmes, qui adressaient leur prière au Créateur ; il y avait là de quoi émou= « à NORES. 435 voir. Ce sentiment , du reste, fut très-passager , et il ne me resta bientôt plu s qu de la curiosité. Cette curiosité m’engagea même à me retourner. Sur mon âme , devinez ce que je vis derrière moi. Sur deux siéges élevés m'apparurent deux chapeaux; oui vrai- ment, deux dames avec des chapeaux semblables aux tours d’une cathédrale ; deux dames à la figure noire et non pensive, aux gestes saccadés des sauvages , fort contentes de leur nouveau cos- tume, qui excitait probablement lPadmiration ou peut-être l’en- vie des autres femmes du canton Malgré mon respect pour le saint dieu , je ne réprimai qu'à peine une énorme envie de rire. Cependant, je me contins aussi bien que possible ; d’abord, parce que je ne voulais point causer de scandale. et ensuité, parce que ces deux dames étaient l’une la femme et lautre la tante du roi. : (M. Duroch.) Note 118, page 193. À l'arrivée des missionnaires, l’île était empoisonnée de rats ; les naturels les élevaient et les choyaient ; les rats venaient man- ger dans leurs mains et sur leurs genoux. Les missionnaires eu- rent grand’ peine à leur prouver que ces animaux étaient nuisi- bles et qu'il fallait les détruire. Aujourd’hui, cependant, il n’en reste presque plus ; mais on avait fait venir des chats pour se dé- faire des rats, et ceux-là ont pullulé et ont remplacé les rats dans l'affection des insulaires. On en voit déjà un grand nombre dans ile, et si on n’y met bon ordre, ils deviendront bientôt plus gé- nants et plus redoutables que les rats. Quoique les missionnaires aient parfaitement réussi dans ces îles , je crois qu’ils auraient pu obtenir des résultats aussi satis- faisants et plus durables, en donnant à ces peuples des principes plus larges sur la religion , et surtout en leur prêchant plutôt la LI | 4 1 culture et le travail. En effet, que penseront ces hommes . s'ils 436 * NOTES: sont doués du moindre esprit de comparaison, eux qui savent'que nous sommes de la même religion , en ne nous voyant pas comme eux dire le 4enedicite , faire le signe de croix toutes les fois qu'on mange, qu'on boit ou qu'on passe devant une croix ou un cimetière , sans nous découvrir, nous signer et marmoter des pa- tenôtres. | | Quant à la retenue et à la sagesse des femmes, on ne doit pas entièrement l’attribuer aux missionnaires, puisque jamais elles n'ont voulu se prostituer aux étrangers. Cependant , depuis que les mariages avaient été sanctifiés, on citait dans l’île un cas d'infidélité de la part d’une femme ; et je crois que si nous avions voulu faire quelques avances , nous n’aurions pas été re- poussés partout. (M. Gourdin.) Note 119, page 195. Ces peuples paraissent avoir eu quelque idée d'astronomie ; ils connaissent huit aires de vent et s’orientent très-bien. Ils ont un observatoire où des pierres, placées de distance en distance, leur faisaient connaître, par les ombres projetées , les points du lever du soleil, sa marche et même le retour des saisons, qui était fêté à leur manière avant l'arrivée des missionnaires. Les mois et les semaines se comptaient sur la lune; un homme était affecté constamment à ce genre d'observations. Du reste, lorsqu'on cher- che à leur rappeler ces idées, ils ne sauraient trop répéter que jadis, parmi eux, il existait des hommes très-habiles. D'après le récit de M. Latour, ils sembleraient trés-jaloux de s'instruire, et, reconnaissant leur ignorance , ils se prêteraient avec une fa- cilité rare à tout ce qu’on exigerait d'eux au nom de la science. (M. Dumoulin.) À { a NOTES. 437 Note 120, page 195. Ces peuples paraissent avoir ew quelques notions astronomi- ques ; ils connaissaient huit aires de vent et s’orientaient très- bien. Des pieux plantés de distance en distance leur faisaient connaître; par les ombres projetées , les points du lever du soleil, sa marche, le retour des saisons, qui était une fête pour eux. La marche de la lune fixait la durée des mois et des semaines. Un homme était attaché constamment à ce genre d'observations. (M. Gervaize.) Note 121, page 195. Le 1° avril, le joli groupe des îles Manga-Reva et sa ver- doyante ceinture de récifs paraissent sortir de la mer; le len- demain , quoique contrariés par un assez fort vent de N. Ô. nous louvoyons dans la passe du sud, afin d'atteindre l’intérieur du lagon , ce que nous ne fimes point sans courir quelques dan- gers, car nos corvettes naviguaient sur un fond inégal, semé de toutes parts de pâtés de coraux. Le coup d'œil et la hardiesse de M. le commandant d’Urville furent très-remarquables : ce sont des qualités essentielles dans un marin. Il faisait déjà nuit quand nous courûmes notre dernier bord , et vinmes laisser tomber l'ancre près de l’île Aka-Marou. à Le 3, dès le lever du jour, nous allâmes mouiller sous le pic Manga-Reva, qui donne son nom à la principale île du groupe et au groupe lui-même. Les habitants de ce petit archipel sont dis- tribués sur les îles Manga-Reva , Aka-Marou , Akena , Ao-Kena, Faravaï, Aka-Maka; ils étaient encore, il y a trois ans, au nombre des hommes les plus intraitables de la Polynésie; ils méritaient véritablement l’épithète de sauvages , parce que la petitesse de leur pays Îles réduisait aux ressources précaires d’un espace 438 NOTES. aussi pauvre que limité, et parce que la misère rend les hommes méchants, féroces, anthropophages. On s'étonne même , au pre- nier abord, que des terres aussi peu étendues aient pu fournir à l'existence d’une population: mais bien que le règne végétal y soit extrêmement borné, elles possèdent cependant l'arbre à pain, cette manne de l'Océanie, qui aime Pair pur de la haute mer, et croît partout où quelques gouttes d’eau douce humectent sa racine; elles possèdent encore le cocotier, cet autre bienfait céleste, dont les racines recherchent l’eau saumâtre, et dont les fruits navigateurs se fixent sur les moindres îlots du sable co- ralin, que la mer élève avec les débris des polypiers pierreux. Cependant, lorsque ia récolte de l'arbre à pain venait à manquer; lorsque, pour comble de malheur, la pêche était rendue impos- sible par la continuité des mauvais temps, qui, sur ces hauts fonds, soulèvent la mer en lames énormes, menace les faibles ra- deaux des insulaires, éloigne le poisson des récifs , ces hommes étaient réduits à la famine et aux tristes expédients que leur | inspirait leur férocité. Quelques prêtres ont fait de ces misérables des êtres doux, déjà plus prévoyants , ne laissant voir que leurs bonnes qualités, et vivant entre eux en parfaite harmonie. La joie de ces bons indigènes fut extrême à la vue des compa- triotes de ces hommes blancs, dont ils savent enfin apprécier la charité et les saintes intentions. Partout on s’empressait pour nous rendre quelques services, on s’efforçait à parler français : délicate attention, qu’ils trouvaient d'inspiration, car ils n’appri- rent jamais loin de leur pays combien on croit facilement à la bienveillance d’un étranger qui cherche à vous parler la langue de la patrie. D'un autre côté, MM. les missionnaires étaient heureux de revoir des Français, et nous, d’en rencontrer dans ce lieu isolé du monde entier, sur ce pauvre rocher, à six mille lieues de la France, à treize cents lieues de la plus proche contrée civilisée. Us mirent de suite leurs modestes ermitages à notre disposition J ? 7” NOTES. 439 et nous offrivent de contribuer le plus possible aux succès de nos travaux, soit en nous servant d’interprètes ; soit en nous donnant tous les renseignements désirables Jamais accueil ne fut plus cordial , et plus empressé. M. l’évêque manifesta aussitôt l’in- tention de marquer le mémorable événement de notre passage à Manga-Reva par des actions de grâce et par une grande cé- rémonie religieuse. « Nous avons, nous dit-il, à remercier Dieu de vous avoir préservés dans les glaces et de vous avoir > amenés sains et saufs parmi nous. Votre passage ici laissera des traces ineffaçables dans lesprit de nos bons néophytes ; ils vont voir en vous les représentants d’une grande et puissante nation adorant et priant, comme eux, le sublime auteur du monde, Dieu, dont nous leur avons révélé l’existence et la bonté. » Cette “difiante cérémonie fut en effet fixée au dimanche 13 août, et ‘île Manga-Reva fut choisie pour le point de réunion générale. Un autel y fut élevé dans un bois d’arbres à pain ; on l’abrita avec les tentes des corvettes, on l’orna de pavillons; il était simple, mais on voyait que le zèle ingénieux de ceux qui l'avaient érigé avait opposé le goût au dénuement des ornements nécessaires. Des bancs avaient été disposés au pied de l'autel pour les états- majors ; deux fauteuils, garnis de pavillons , avaient été impro- visés pour M. le commandant d'Urville et pour M. le capitaine de corvette Jacquinot ; leurs places, ainsi que celle du roi Ma- pouteoa, se détachaient en avant des rangs des officiers. A droite et à gauche de l'autel on mit quatre gardes d'honneur, deux imatelots armés de leurs fusils et deux Manga-Reviens armés de ieurs lances. La masse des indigènes se groupa derrière nous, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, du côté de Mapou- teoa : c’étaient deux mille personnes à genoux , dont les voix s'élevèrent vers le ciel au moment où le respectable évêque s’in- clina devant l'autel. Ce chant uniforme et triste, aux modula- ions dures et répétées, où les voix graves des hommes mélaient quelques chose de sombre et de mélancolique ; ces physionomies 140 | NOTES. | recueillies mais encore barbares, tout cet ensemble me fit éprou= ver une vive émotion ! Il y avait là une majesté divine qui nous couvrait de ses ailes tutélaires ; cette cérémonie si modeste deve-- nait sublime. Ces voix calmes , la simplicité de leurs accents, annonçaient la candeur de ces âmes qui s’exhalaïent en prières. Derrière cette foule prosternée, nos braves matelots et les guer- riers de Manga-Reva en armes et en ordre de bataille formaient l'enceinte de ce temple improvisé. ” C’est un beau spectacle à contempler que ces hommes, naguère | si dénués d'idées sociales et si fortement esclaves de leurs ins- tincts, aujourd’hui pénétrés du sentiment de la dignité de l'homme et appréciant le noble enseignement de la morale, qui les élève à leurs propres yeux. MM. les missionnaires francais ont réalisé en trois années, dans Pobscurité, dans le silence, sans appui, en un mot, sans ostentation philanthropique, ce que tous les rêveurs du siècle n’ont pu encore accomplir, malgré leurs nombreuses et très-spéculatives théories , ils ont créé une société réellement libérale, parce que Dieu en est le législateur ; une société réellement durable (tant que le vice n’y pénétrera point | avec l'étranger), parce qu’elle restera sans misère. Ils ont réussi, parce qu'ils ne sont pas imposteurs , et qu’ils prêchent la vertu par l'exemple et non avec des paroles seulement ; ils ne sont pas imposteurs, parce qu’ils n’ont en vue que l’élévation de l'homme par rapport à Dieu et non celle de l'homme par rapport aux autres hommes ; aussi, sont-ils les seuls pauvres de leur trou- peau , ce qui est une grande garantie en faveur de la durée de leur succès, car la misère flétrit le peuple, aiguillonne ses besoins, et développe chez lui les passions les plus basses. S'il faut en croire le bruit publie, nous serons bientôt à même d'observer dans l’Océanie les tristes résultats de ces religieux qui permettent de jouir, aux dépens des adeptes, du bien-être temporel Bi résulte des progrès d’une espèce de propagande. S'il en est ainsi, ces apôtres doivent être les seuls riches et leurs ouailles les seuls NOTES. 441 pauvres. Que devons-nous attendre de cet état de choses ? il est fâcheux de l'avouer, la richesse, dans la position de ces mission - naires, donne le pouvoir, ce dernier éloigne la persuasion, amène la méfiance, l'hypocrisie, parce que l’on craint de résister à un puissant aux vertus duquel on ne eroit plus, du moment qu'on le craint. (M. Hormbron.) Note 122, page 195. Si les missionnaires ont apporté ce changement avantageux dans la moralité du pays, ils ont par contre-coup enlevé à ces peuples leur caractère primitif: ayant proscrit le tatouage et pré- ché l'usage du vêtement, les naturels abandonnent chaque jour le manteau de papyrus, etse couvrent de vêtements européens sales et en lambeaux. Les femmes qui autrefois devaient étaler leurs charmes à tous les yeux, sont renfermées dans de grandes cami- soles qui les serrent au cou et retombent jusques sur leurs pieds. Ainsi, chaque chose présente toujours son bon et son mau- vais côté. Est-il préférable pour le bonheur de ces peuples de leur ap- porter de nouveaux vêtements et par suite de nouveaux besoins ? La décence et la morale ne pourrait-elle exister sans qu'une femme soit couverte des pieds à la tête, et qu'un homme soit en- veloppé de haïllons. L’allure libre et fière du Manga-Revien combattant Beechey n'est-elle pas plus heureuse que celle du Manga-Revien renfermé disgracieusemnet dans un pantalon qui lui vient au mollet et une chemise sale et déchirée? La loi chré- tienne n'est-elle pas assez large pour se plier aux différences de climat et de position, et pour laisser à chaque peuple son carac- tère distinctif? dé Telles sont les questions que l'aspect de ces peuples font naître et que chacun décide selon ses idées. + (M. Coupvent.) , La 419 NOTES, Note 125, page 19 A Manga-Reva toutes les tentatives des missionnaires avaient échoué, mais ils avaient l'espoir de réussir à Aka -Marou où leurs prédications étaient écoutées et où ils introduisaient peu à peu dans la masse le désir d’un changement. Tel était l’état deschoses, lorsque quelque temps après l’arrivée des premiers missionnai- res, l’évêque de Nilopolis, M. Etienne Rochouse, débarqua ac- compagné de deux autres collaborateurs, MM. Cyprien et Ar- maud Chausson ; il s'établit à l’île Ao-Kena, et alors la mission prit plus d'activité, sans toutefois obtenir des résultats positifs ; une circonstance leur fit cependant faire un pas rapide. M. Cy- prien qui avait étudié la médecine, fut appelé pour visiter un enfant malade qu’il réussit à guérir promptement ; cette cure vola de bouche en bouche et bientôt le médecin trouva l’accès que n’a- vait pu obtenir l’homme de Dieu auprès des habitants aveuglés par leurs superstitions et la crainte de leurs prêtres. Une épidé- mie causée par la misère se déclara sur ces entrefaites à Manga- Reva, où le père Cyprien se rendit immédiatement. Voulant pro= fiter de la terreur générale, il demanda au roi qui était toujours éloigné de la nouvelle religion , que les malades fussent réunis dans le temple des idoles, seul local convenable à l’agglomération d’un grand nombre de personnes. Grâces à l'intervention du grand-prêtre, oncle du roi, qui était, de tous les habitants, le, plus disposé à adopter la nouvelle doctrine, le local fut accordé. Il ne s’agissait donc plus que de briser les idoles pour décider de la conversion du plus grand nombre. Le père Cyprien déclara au roi que les malades ne pouvaient guérir sous la mauvaise influence des idoles; mais il rencontra une violente résistance qui ne céda que devant les murmures du peuple et la crainte de perdre an de ses oncles, dangereusement malade. Immédiate- ment, les idolesfurent renversées dans le temple, et bientôt tous Lg : #! NOTES, 143 les malades furent guéris le. grand- -prêtre el tous ceux qui Lo avaient fui la nouvelle reli ion se firent baptiser immédiatement, attribuant la guérison dés AUS au Dieu qui leur était préché, et non aux soins des missionnaires. Les détonations souter- raines qui quelquefois se faisaient entendre servaient, dans l’an- cienne religion , de fondement à la fable de la guerre des dieux, dont quelques-uns étaient , suivant les prêtres ; vaincus dans le combat. Une violente détonation qui se fit entendre # cette époque, servit admirablement aux progrès de la conversion. Le grand-prêtre et les autres convertis prétendirent que c'était l'annonce de la chute de leurs dieux, terrassés par le nouveau Dieu, et cette fable, consacrée par leur ancienne religion, décida ue grand nombre pour les vainqueurs. Un des chefs de Manga- Reva voulut profiter de la conversion du roi pour se mettre en son lieu et place, et rassembler tous les idolâtres pour combattre, disait-il, lapostat. Les chrétiens s’armèrent de leur côté pour leur défense personnelle, et le combat semblait inévitable, lors- . que M. Laval se jetant entre les combattants, arrêta les chrétiens et intimida par son courage les idolâtres qui déposèrent les armes et bientôt après se firent baptiser, ébranlés par un si beau dévouement, que leur religion n'aurait pu inspirer à aucun d'eux. Manga-Reva, Aka-Marou et Ao-Kena étaient désormais des îles chrétiennes ; il n’y avait plus que Faravaï, qui avait forcé les missionnaires à se rembarquer précipitamment à une pre- mière tentative de prédication. Ceux-ci, convaincus que cette île ne tarderait pas à demander lun d'eux pour linstruire dans la religion chrétienne, attendirent patiemment l'effet de l'exemple, et leur prédiction ne tarda pas à se réaliser. M. Chausson fut en- voyé à Faravaï ; et aujourd’hui on ne trouve plus dans les quatre îles qu'un vieillard idolâtre, qui a demandé qu'on le laissâtmourir en paix dans la croyance de ses pères. Dans la conversion de ce peuple et les circonstances qui l'ont aidée, l'homme ne reconnaît- il pas le doigt de Dieu? Comme me le disait l'évéque, peut-être 444 NOTES. a-t-il voulu conserver ce vieil ic olâtre au milieu de ce peuple; | | pour qu'il ait toujours sous les yeux un terme de comparaison. De ed Fe . ’ entre leur état actuel et leur abrutissement d'hier, La réforme religieuse eût été incomplète, si elle n'avait amené une améliora- tion daws leur moral et leur mœurs, et pour bien la comprendre, qu'on se figure ce peuple tel qu'on l’a dépeint avant l'établisse-. ment des missionnaires, cruel, fourbe, voleur, paresseux jusqu'à l'abrutissement, n'ayant pas même assez d'industrie pour se construire des cabanes et habitant dans les trous des rochers; qu'on me suive dans mes promenades dans les différentes îles; qu'on tâche de saisir l’ensemble et les détails du tableau qui s'est développé devant moi et que je vais essayer de retracer, et qu'on juge des progrès qu’il a faits moralement et physiquement en si peu de temps, puis quand on aura joui comme moi de son bonhew: actuel, qu'on dise si ce m'est pas au christianisme qu'on doit sa métamorphose. | (M. de Montravel.) L4 Note 124, page 223. Nous prolongeâmes ainsi la côte sud de l’île Ziva-Hoa à petite distance, et nous pûmes remarquer les belles vallées verdoyantes qui la coupent dans toute son étendue. Sur le sommet de quel- ques collines élevées, qui se trouvent au premier plan, nous distinguâmes quelques cases, et près de l’une d'elles, un pavillon blanc qui fut amené et hissé plusieurs fois, avec l'intention, sans doute, de communiquer avec les corvettes. Nous y répondîmes en arborant nos couleurs. Plusieurs cascades partant du sommet: des montagnes, se précipitaient avec force en traçant sur le ter- rain de longues traînées argentées. Deux pirogues , montées, l’une par trois naturels, l’autre par deux, se détournèrent de l'île, se dirigeant sur l’Astrolabe, qu’elles accostèrent vers midi. J : # : NOTES. 415 Nous nous trouvions alors presqu’en calme, à environ deux milles de la pointe ouest. (M. Jacquinot.) Note 125, page 233. Fe A midi MÈus faisions route au N. N. O., après avoir laissé Tao-Wati derrière nous, en sortant du canal, lorsque deux faibles pirogues , montées par deux ou trois naturels, débou- quèrent de la pointe N. d’Hiva-Hoa, et se dirigèrent vers la corvette. Le calme qui survint servit à merveille l’empressement des naturels qui parvinrent à nous accoster, et montèrent à bord sans facon, pour nous offrir quelques cocos et de petits poissons verts, à nageoires bleues. Ces hommes n'avaient, pour couvrir leur nudité, d'autre vête- ment qu'un simple maro en étoffe blanche. Leur peau, surchar- gée de tatouage, était, dans certaines parties, d’un noir foncé, et dans d’autres , elle était bigarrée de la manière la plus étrange. Leurs cheveux, reliés en une où deux toufles au sommet de la tête, étaient rasés suivant une zone embrassant le tour de la tête, à la hauteur des oreilles. Celles-ci étaient ornées d’une sorte de pendants faits avec un coquillage et une dent de poisson sculptée. Le caractère de physionomie de ces sauvages m'a paru bien supé- rieur à celui des naturels de Manga-Reva. L'ensemble de leurs traits présentait plus de finesse et de vivacité. Nous apprimes d'eux qu'ils étaient en guerre avec ceux de Tao-Wati. Ils van- tèrent les ressources de leur île Hiva-Hoa , en cochons, cocos, bananes. et par des gestes significatifs, ils nous firent compren- dre que leurs femmes étaient aussi complaisantes que nous pour- rions le désirer. Les naturels cédèrent pour des couteaux et quelques hamecons les provisions qu'ils avaient, et l’un d'eux donna ses pendants d'oreille pour un rasoir, dont il fit l'essai à l'instant même en raclant sa barbe d’une facon peu délicate. 146 NOTES. Dans l'après-midi, le courant et les folles brises nous rappro- chaient de la côte nord d’Hiva-Hoa. Deux nouvelles pirogués chargées d’insulaires, se dirigeaient vers nos corvettes, l'une d’elles amenée par des jeunes gens de 16 à 18 ans, l’autre par des hommes faits. L'un de ces derniers, se donnant des airs de chef, monta lestement à bord, et demanda à parler au commandant au - quel il fut présenté. Le vieux Moe salua avec ais C4 en mau- vais anglais. Il a, dit-il, appris cette langue en a 6 le monde sur un baleinier qui l’a conduit à Gouaham et même AlBondres; il vante la beauté de son île; et s'offre pour piloter les navires dans de bons mouillages ; il a la parole insinuante, le geste pat?- lin ; c’est un sauvage de bon ton. Cest avec une voix flûtée qu'il . ele du tabac, du rhum et de la poudre dont ila besoin pour combattre ses ennemis de Tao-Wati. Il nous donne un échà à ” tillon de sa prestesse dans ses marchés, en vendant ses pendants d'oreille pour un rasoir, puis demandant un rasoir pour chaque pendant, puis le cuir à repasser et du tabac. Moe a vu passer il yaun mois, un grand navire qu'il dit français , mais commeilme paraît pas encore bien connaître notre pavillon ,) NOUS ne pouvons compter que ce navire soit la frégate la Fénrus qui doit venir por: ter des missionnaires dans cet archipel. L’insulaire d’ailleurs n’a aucune connaissance de l’arrivée des missionnaires. Il certifie que ses compatriotes ne sont plus anthropophages depuis long- temps. Moe dont la prestesse pouvait nous être utile à Nouka- Hiva, a refusé de nous y accompagner, parce que le commandant n'a pu s'engager à le rapporter dans son île. 1l part après nous avoir fait un salut des plus gracieux, et descend dans sapirogue, ayant pour butin une médaille de cuivre , un rasoir et un peude tabac. La vue de ces insulaires a confirmé mes primitives obser= vations sur les habitants des Marquises , qui paraissent appantes nir à une fort belle race. L’un de ces sauvages, d’une taille élevée et bien proportionnée, avait une figure qui, malgré les bandes de tatouage dont elle était sillonnée , eût été jugée belle, même dans NOTES. | 447 le type européen ; l’un des jeunes gens qui montaient la seconce pirogue , était d’une beauté remarquable. Ceux-ci sont noircis par le tatouage, leur peau est d’un brun rougeûtre cuivré ; deux bandes de tatouage descendant des épaules vers le sein , ressem- blent à des bretelles ; quelques chevrons tracés sur les reins, les côtes et les cuis jes, des bandes traversant le visage à la hauteur du front, des yeux ou de la bouche ; quelques filets tracés en ara- besques sur le nez et le menton, tiennent lieu à ces sauvages de tous vêtements. (M. Roquemaurel.) Note 126, page 2533. Nous allions atteindre la pointe la plus nord de cette île d'Hiva- Hoa , lorsque le calme plat nous surprit tout à coup. Nous étions tombés dans une ligne de courants qui ne nous permet- taient pas de gouverner. Cette nouvelle circonstance nous valut une des scènes les plus amusantes de notre navigation. Deux pirogues qui s'étaient détachées du rivage à notre ap- proche, venaient d’accoster les corvettes ; un des insulaires monta immédiatement à bord, en débitant à droite et à gauche des #on- jour dans toutes les langues. N'ayant jamais vu probablement nos couleurs nationales, il ne savait pas que nous étions Français. Au reste, notre langue ne lui était pas familière. Avec la gravité d’un Figaro, et en distribuant des sourires et des poignées de main à tout le monde, il se dirigea avec aplomb vers le commandant auquel il fit maintes salutations amicales. Pour répondre à ses politesses on lui adressa quelques mots du dialecte taïtien ; mais avec un air de supériorité vraiment COmI- que et un mouvement d’épaules qui paraissait vouloir dire : « Mais pour qui me prenez-vous ? » Il se mit à répondre en anglais ; en espagnol, avec une volubilité remarquable et une facilité de pro- nonciation qui m'étonna. 418 NOTES. Il s'empressa de nous dire qu'il avait été en Angleterre , nous parla de l'Europe, et c'est tout au plus s’il attendait qu’on leques: üonnât pour répondre. On lui demanda s’il connaissait Taïti ;l nous regarda tous avec un certain air et nous répondit en faisant mine d'homme important, que Taïti n’était rien, qu'il y avait même séjourné pendant quelque temps , maïs qu'il avait été bien plus loin; que dans ses courses il avait successivement vu Goua- ham et des possessions hollandaïses , etc., etc. Si nous avions voulu l'écouter, je crois qu'il nous aurait fait faire le tour du monde avec lui. Il y avait dans la figure , dans les gestes de cet insulaire une aisance qui nous faisait pouffer de rire: Véritable charlatan, il arrondissait les bras, il fléchissait les reins, il composait des sou- rires de circonstance avec la plus étonnante facilité. Cet homme nous amusait déjà depuis une heure quand tout à coup, se mettant à caresser du regard le commandant, il se pencha sur son épaule et lui fit une confidence importante, à ce qu’il nous parut, car c'était à voix basse, et d’une manière si in- snuante, si persuasive, que la gravité du commandant n'y tint même pas; il ne s'agissait de rien moins, pour cet adroiït hableur, que d'offrir dix cochons pour un baril de poudre, dont il dési- gnait la capacité en arrondissant les bras le plus poSsible. Quand il vit que son éloquence avait été vaine et sa confidence reçue avec peu d’envie de conclure un pareil marché, il ne se déconcerta pas et se mit alors à parler d'autre chose. Il demanda des rasoirs, on lui en apporta un de fabrique française, c'est-à-dire à lame étroite. Après l'avoir tourné et retourné plusieurs fois , le côté gauche de sa bouche se rapprocha de sa narrine et; par une clignement d’yeux qui sympathisa avec un petit mouvement d’épaules, il manifesta son opinion de la manière la plus claire; c'est qu'il était convaincu que le rasoir ne valait pas grand’choses Cependant il paraissait s’en accommoder, car il pensait que c'était un cadeau qu'on lui offrait; mais quand on lui annonça qu'on LL n NOTES. 449 désirait échanger l'instrument tranchant contre l’ornement de ses oreilles, il remit,avec une dignité froide, le malheureux rasoir entre les mains de l'officier qui lui faisait une pareille proposi- tion, et eut l’air de lui demander s’il se moquait de lui. On profita de son intelligence et de la facilité qu'il avait de s'exprimer en anglais pour lui faire diverses questions sur le groupe de Nouka-Hiva. Un point intéressant était de connaître les véritables noms de chacune des îles qui le composent, et de savoir ceux des principaux chefs qui les gouvernaïent. Il répondit à tout ce qu’on lui demandait avec aplomb et facilité ; il nous confirma ce que nous avait raconté le premier insulaire qui était venu à bord, c’est que sa tribu était en guerre avec les habitants de Tahou-aita, mais en paix avec le reste de l’ar- chipel. Notre insulaire nous donna aussi les noms des principaux chefs de ces îles, mais il commenca par nous dire que quant à lui, il s'appelait Moe, et qu’en Angleterre on le connaissait sous celui de Ouram-Malbrouk. Très-bien avec le roi de Hiva-Hoa, il en était presque l’égal sous le rapport de l’autorité et de l’impor- tance. Il nous dit aussi qu’il y avait dans cette île un Américain quiy était établi. Enfin, il n’aurait pas cessé de parler, je crois, si. un autre insulaire de sa pirogue ne lui avait fait remarquer que la corvette commençait à s’eloigner, et qu’ils auraient beaucoup de mal à rejoindre leur île. Aussitôt notre homme, qui venait de nous dire qu’un bâtiment: “à peu près aussi grand que le nôtre avait passé en vue depuis. un mois environ, sauta sur le bastingage et comprit bien vite qu'il fallait nous quitter; mais il demanda à revoir un peu le rasoir qu'il avait repoussé. Il recommenca aussitôt à manifester le profond mépris que cette lame étroite lui inspirait. Il en avait vu d’autres en Angleterre qu’on pouvait repasser longtemps sans les user aussi vite. Enfin, prenant une mine piteuse, il se décida à abandonner ses ornements d'oreilles, mais ce ne fut pas sans IT. eu 450 NOTES. avoir l'air de dire : « Tenez, prenez, je vous les donne parce que c'est vous. » Il s’embarqua immédiatement après dans sa pirogue et montra le précieux rasoir à ceux qui l'avaient accompagné. La vue d'un pareil trésor détermina sur-le-champ un d’entre eux à faire un semblable échange, et ce fut encore notre homme qui fut chargé de conclure le marché. Il remonta donc à bord et recommenca ses gentillesses. Cette fois on lui donna un véritable rasoir anglais à manche blanc. Ses yeux brillèrent aussitôt, il abandonna ses deux morceaux d'os ; mais , avec une expression de physiono- mie toute particulière, il s'empressa de changer le rasoir blanc pour le noir qu’on lui avait donné, et alla remettre ce dernier au sauvage qui lui avait confié ses affaires, Ce tour de scapin fut exé- cuté avec une tranquillité des plus comiques, et cet homme rusé nous quitta enfin, après avoir donné à tous une bonne scène de gaité. (M. Marescot.) Note 127, page 235. Dans une de ces dernières pirogues arrive un naturel s’expri- mant tant bien que mal en anglais ; il prétend avoir fait trois voya- ges en Angleterre à bord des navires baleiniers. Il connaît Taïti, Gouaham, et pour donner une nouvelle preuve de son séjour parmi les Européens, il demande du grog. Adroit, insinuant , il déploie dans la vente de ses boucles d'oreille toute la ruse d’un marchand roué. Il termine sa visite par un tour d’escroquerie fort drôle. Un de ses compagnons qui était dans la pirogue lui avait remis ses boucles d'oreille pour les vendre; Pacquéreur donna en échange un beau rasoir, bien plus large que celui quele buveur de grog avait recu pour les siennes. Le rasoir le tentait beaucoup, il aurait bien voulu en avoir un semblable, et pour cela il jugea qu'il n'avait rien de mieux à faire, qu’à changer le sien contre le NOTES. 451 beau rasoir destiné à son compagnon. Cette action ayant fait nai- tre un rire général, il y prend part lui-même du meilleur cœur du monde et quitte enfin le navire, lorsqu'il voit que le calme ayant cessé, le navire s'éloigne trop de son village. Ün missionnaire anglais réside sur Tahou-aita, il y en avait d’autres, mais ils sont partis. Il y a trois semaines, un gros navire a mouillé vers Tahoa-Ata, c'est probablement au port Madre--de Dios. Enfin, l’île Hiva-Hoa est en guerre avec sa voisine Tahou-aîta. Moe est un transfuge de cette dernière et qui combat contre ses concitoyens. (M. Desgraz.) FIN DU TOME TROISIÈME. st 129 61 EN LIT NP "ALT DNA PEUR) 1 flis ATS TUNER" AMTOW dotR Gb os 4% ira THAT ({ best Y li be it 1 t} 1 MI PeTOl TEE ñ { « 1 ” IT 08-71 q LS à DC A Li hp à TR D | [TG TT E MONET ] | { ED sole H “ht r# VTT : Q . ME Et: . (A | À T4 L . ‘ À % + LL [AT AS fr Lu : À + nd" Là 1. ONE à rt, L'EPET | TL CE ' it # " | ! ro RE Ai dits : r ty D] M Ace À ER v least | + CARE 37 î mi [? °9 1 | =} | | fl | ll o2 F1 1 Il | | M | | 11] | | He 0) > F4 ÿ* | O0 | | l || | I] « |. j || 1 | IL o4 | | > | Æ [WI | r || ab > | I [e 78) || ll | fill | || || Il || {| | i | ll | LU || 06 \ | | | | | | | | l | | m 97 fl | {il | || (ll 1 |; |; il LT 7 que rt rss NES 5 par M# VINCENDON DUMOULIN) [ Ï Lohius Uylogtfhie de Un Hate 4 à bonddela Cowvette l'Aurolabe = ALT NAS (64 ( ou 1. TARA-VAI Sables de Wott' Le ARA-MAIEON & 1 MARANON PAUL Lrarou n à NOTA. Les Sonles sont exprimées en métros ude à l'occident du Méridien de Parrs EF SAS MAT à 4! te Lie $ 1 COR AN HENE 1 : 7 + | Û ; _ #” E : È \ 4 Férfa a | t 5 “ ë ? La s we À. # si # = ti Ne fi SU EU LUE VE EE F, TREMN ME AR DR T. ABOU TÉ RÉ + L VAI ANENE Ÿ -i ERIC TEA + Ai . s ne hd k Re LEE 0: » “ sénat — mr TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME TROISIÈME. Pages. Car. XVII. — Séjour à Talcahuano (Chili). 1 Cuar. XVIII.— Suite du séjour à Talcahuano. 37 Cuar. XIX. — Séjour à Valparaiso. 82 Cuar. XX. — Traversée de Valparaiso aux îles Manga- Reva. 444 Cuar. XXI. — Séjour aux iles Manga-Reva. 138 Cuar. XXIT. — Suite du séjour à Manga-Reva. 168 Cuar. XXIII. — Sur les missionnaires.— Détails sur Manga- Reva. 196 Cuar. XXIV.— Traversée de Manga-Reva à Nouka-Hiva. 214 Notes. 239 ERRATA. Page 111. — Le titre du chapitre XX doit être : Traversée de Valparaiso aux îles Manga-Reva. Lo sant egli 18 ji] A1 60e k VS IL-68 “sonné 118 lisa CEE À l = bee. 84e HA EC ah sneioverE : sir 110% sv ga slt oil zu Bis (it } otEt sel PTT EEN à f, on A ousdrslT É RE 4 déisss .SVOSI-SBAS . 8: soft aus het, st 4 evafl-ryneM 3e QUE ; D'AE cie, t 16 1 L 4 ki | Lo iNe sb < ais qisN # ñ 10 | 1t RS 18 É r0j88 sh sis cs _ag/ti 8 HO AB col 18% ssl TARA. 00 # scies ab o"tfit 8 A \ Ai PRE UNE , [MILITE HAUTE TEE in ques + N LEO HA 4 ii pppepetiasent [El 1 ER tharsiée N'HUHRIQTUTUTS HT fun Hl ‘4 ht tits se DET BELEET |