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University of California Berkeley

Gift of Kenneth & Nancy Bechtel

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DE L'IMPRIMERIE DE J.-M. LEBIEN»

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AUTOUR DU MOI^BE,

PRIIVCIPALEMENT

A la Californie et aux Iles Sandwich ,

PENDAIVT LES ANNÉES Î82G 5 1827 j 1828 j ET 1829 5

PAR A. BUHAUT-CILLY,

capitaine au long-cours, chevalier de la légion

d'honneur, membre de l'académie d'industrie

manufacturière, agricole et commerciale

DE PARIS.

lUi robur et ses triplex Horace.

TOME SECOND,

PARIS, Chez Arthus BERTRAND, libraire, rue Hautefeuille, 23

Saint-JSert) an,

Chez D. LEMARCHAND, libraire.

1835.

VOYAGE

AUTOUR DU MONDE.

XI

Bo\nmatvc.

Désertion de trois Indiens. Trait de Pomponio. His- toire tragique de Valprio. Départ de San-Pedro. Arrivée à San-Diego. Description de ce Port. Sa- leté de la Mission. Abondance de Gibier. La Grande Chasse au Lièvre par les Indiens. Voyage à Mazallan. Difficultés avec la Douane. Situation politique du Mexique. Los Yorkinos et Los Escoceses. Retour à San-Diego.

Liberté ! Liberté î Depuis un demi-siècle, nous ne faisons que répéter ce mot, et l'on dirait que les bouches qui le prononcent appartiennent II. 1

VOY.\GE

Avril 1827.

à des têtes qui en ignorent la signification , ou plutôt qu'il n'a pas de signification ; car, si l'un dit : nous sommes libres! dix autres s'écrient aussitôt : nous, nous sommes opprimés! Tel trouvait trop de liberté , il y a quelques années , qui en réclame aujourd'hui bien davantage; c'est que , sans doute , chacun se figure une li- berté à sa manière , et qu'il est impossible de créer une liberté pour chacun. Liberté de puiser à pleines mains dans les coffres de l'É- tat. — Liberté de s'emparer des places. Li- berté de cumuler les sinécures. Liberté de se faire payer de grosses pensions pour des services imaginaires. Liberté de calomnier, d'injurier, de vilipender les choses les plus respectables. Est-ce goûter la liberté? non; c'est en abuser^ c'est la profaner.

Il est donc démontré que personne ne s'en- tend sur la liberté politique ; aussi, ce n'était pas de celle-là dont je voulais m'occuper. Il est une liberté comprise , je ne dirai pas de tous

AUTOUR DC xMONDE. 3

Arril 1827.

les hommes, mais de tous les êtres qui ont une existence ; c'est celle que réclame impé- rieusement la nature ; c'est celle , à la vérité , que le crime force la société d'enlever au cou- pable ; mais c'est aussi celle que l'injustice et la force ravissent au malheureux esclave , et c'était celle qu'avaient perdue les pauvres Indiens que Don Ignacio Martinez m'avait re- mis pour les conduire à San-Diego*

Ils étaient depuis six semaines à bord d'un navire français, et par conséquent sur le sol de la France il n'y a pas d'esclavage ; aussi, ils jouissaient de la mêiue liberté que tous ceux qui montaient le Héros ; et d'ailleurs, ils n'a- vaient cessé d'y tenir la meilleure conduite; mais ils n'ignoraient pas que, dans peu de jours, ils al- laient retrouver leurs fers et leurs tyrans, et ils voulurent éloigner d'eux un si triste avenir. Dans la nuit du 15, ils eurent l'adresse d'en- lever le seul canot qui fût resté le long du bord ; et s'étant d'abord laissés dériver sans bruit.

4 VOYAGE

Avril 1827.

ils disparurent, sans que les deux matelots de quart s*en aperçussent. Dès que j'en fus in- formé, j'expédiai deux embarcations à la re- cherche de celle qu'ils avaient prise , et on la retrouva, abandonnée sur les rochers de la pointe San-Vicente , mais sans aucune avarie.

Puisque j'avais consenti à me charger de ces infortunés , je les aurais certainement empê- ché de déserter, si leur évasion m'eût été con- nue à tems de m'y opposer; mais je me réjouis de ce qu'ils eussent repris, avec tant d'adresse, une liberté qu'on leur avait peut-être ôtée avec bien de l'injustice ; aussi, je ne me donnai aucun mouvement pour les faire arrêter, et je mécon- tentai , à la première occasion , de donner avis de leur fuite à l'Alcade du Pueblo, en faisant^ pour qu'ils pussent échappera ses poursuites, des vœux qui ne furent pas exaucés.

J'appris plus tard, qu'après avoir erré plu- sieurs mois sur ces collines désertes , ils avaient enfin été repris par un ranchero des environs, fort

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Avril 1827.

réputé pour ces sortes d'expéditions t il leur avait fait payer cher quelques vaches dont ces pauvres Indiens s'étaient nourris; car, les ayant surpris un jour, il réussit à en garrotter deux, et ne pouvant s'emparer du troisième qui fuyait , il lui logea une balle entre les deux épaules.

Parmi les Indiens, dont la plus grande par- tie paraissent si soumis, il y en a qui con- naissent tout le prix de la liberté, et qui cher- chent à se la procurer par la fuite. Us réussissent facilement à s'évader, mais ils sont sou- vent repris par les émissaires que les Mission- naires et les Commandants des troupes en- voient à leur poursuite ; et, sans considérer que ces hommes n'ont fait qu'user du droit le plus naturel , ils sont ordinairement traités en cri- minels et mis aux fers impitoyablement.

Un de ces infortunés , après avoir tenté plu- sieurs fois de fuir ses oppresseurs , avait enfin été condamné à mourir dans les fers, par le Commandant de San-Francisco. Il est vrai que

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Avril 1827.

Pomponio, c'est ainsi qu'il s'appelait, avait ajouté au délit de ses nombreuses désertions, des vols et même des assassinats sur la per- sonne de ceux qui étaient destinés à le rame- ner à sa prison. Il portait à chaque jambe un énorme anneau de fer, rivé de manière à ne lui laisser aucun espoir de s'en délivrer; cepen- dant , cet homme, doué d'une énergie et d'une fermeté à l'épreuve des plus affreux tourments, conçoit encore une fois le projet d'être libre, et il l'exécute. Lorsque tous ses gardiens sont plongés dans le sommeil , il affile un couteau , se tranche un talon, et dépasse ainsi un de ses fers; c'est, sans pousser le moindre soupir, qu'il se mutile ainsi dans une partie nerveuse et sensible. Mais conçoit-on quelle force d'ame il lui fallut pour recommencer cette cruelle opération ; car il n'avait encore conquis que la moitié de sa liberté : il n'hésite pas ; il s'enlève l'autre talon , et prend la fuite , sans redouter les cuisantes douleurs que chaque pas ajoute à

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Avril 1827.

ses souffrances ; c'est à la trace de son sang qu'on reconnut le lendemain son évasion.

Loin d'être touchés d'un trait que les Anciens auraient divinisé, ses tyrans n'en furent que plus acharnés contre leur victime , et la pour- suivirent sans relâche. Pomponio vivait dans les bois , parmi les ours qu'il redoutait moins que les hommes , et pendant trois ans , il désola la Mission et le Présidio deSan-Francisco. En- fin , un piquet de cavalerie le surprit endormi , et il fut fusillé , pour en finir.

Deux mois avant notre arrivée à Santa-Bar- bara , il s'y était passé une scène de ce genre , qui semblerait prouver, qu'aux républicains de tous les tems et de tous les pays, sans parler même de Rome et de Sparte, il a fallu des Ilotes, c'est-à- dire des malheureux , qu'ils pussent réduire à la condition delà brute, et tuer par passe-tems.

Depuis quelque tems, un Indien, nommé Valerio, doué d'un grand courage et d'une force prodigieuse , poussé à bout par les mau-

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Avril 1827.

vais traitements qu'on lui avait infligés (car bien des fois. les verges avaient sillonné ses épaules) , avait déserté la Mission. On ignorait sa retraite; mais, chaque jour, ses dépréda- tions révélaient son existence dans le voisinage. Quand le besoin se faisait sentir, il paraissait la nuit dans les cabanes de ses anciens compa- gnons , et prenait les choses nécessaires au sou- tien de sa vie : ils le laissaient faire : malheur à celui qui s'y serait opposé ! Il écrasa sur son genou la tête d'une femme qui lui disputait un grossier ustensile.

Valerio aurait se contenter de ce que lui fournissaient les chaumières des Indiens : au- cun de ses compatriotes ne l'eût trahi ; mais il voulut se venger du Mayordomo (maître d'hô- tel , espèce d'intendant) de la Mission , homme lâche et cruel, auteur de tous ses maux. Une nuit, l'indien apparaît comme une ombre , au milieu de son appartement; ses yeux étince- lants glaceut d'effrpi le Mayordomo , au souve-

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nir de choses qui le font frissonner. Cependant Valerio n'en veut pas à sa vie ; il saisit seule- ment un carton plein de papiers précieux à son ennemi, et s'éloigne.

Le danger est passé : le sang du Mayordomo, dont le mouvement avait été suspendu par la terreur, recommence à circuler ; il remplit de nouveau son cœur, mais avec lui y entre la rage. Il n'ose, toutefois, suivre lui-même Va- lerio; il en charge une vile créature, qui dé- couvre ainsi l'asile du sauvage. C'était à une demi-lieue de Santa- Barbara, au fond d'une caverne spacieuse , défendue d'un côté par une gorge de montagne inaccessible , et de l'autre , par un bois touffu dont lui seul savait les issues. Sa prévoyance allait jusqu'à ne jamais marcher sur le sable ou la terre nue qui avoisinaient sa demeure, afin de ne pas se trahir par l'empreinte de ses pas ; avant d'entrer dans le bois protecteur, il franchissait les broussailles, en bondissant comme un daim , pour ne pas froisser leurs cimes .

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A peine le jour a-t-il paru , que le Mayor- domo va dénoncer Valerio , d'abord au Padre , puis au Commandant du Présidio. Il déverse sur l'infortuné toutes sortes de calomnies ; il le représente comme un homme féroce; et finit par montrer un long couteau qu'il a , dit-il , arraché des mains du sauvage , au moment celui-ci allait le lui plonger dans les entrailles. Par ces infâmes moyens , il fait passer toute sa fureur dans l'ame des chefs et des soldats. Les Mexicains assemblés conviennent que l'Indien doit être fusillé comme un chien. Mais , qui «e chargera d'exécuter cette barbare sentence?.... C'est Rodrigo Pliego , jeune officier, qui a in- cessamment à la bouche les mots liberté et jus- tice , et dont l'habit écarlate ne couvre qu'im- parfaitement les haillons du lâche , comme un brillant costume sur une chemise sale.

11 lui faut encore quatre soldats armés de fusils et quatre archers , pour mettre fin à cette périlleuse aventure.

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C'est à la tête de cette troupe que le belli- queux républicain , brandissant son sabre , s'a- vance avec précaution vers la caverne hospita- lière de Valerio. Accroupi près d'un petit feu , il faisait tranquillement ses fromages , quand , sur un geste de Pliego , un des archers fait sif- fler une flèche qui va s'abîmer sous l'épaule du malheureux. Alors les fromages sont renversés ; l'homme rouge se dresse de toute sa hauteur , lance sur ses bourreaux un regard foudroyant , arrache la flèche de sa poitrine pour la leur renvoyer; mais ils ne lui en laissent pas le tems : trois autres flèches et deux balles l'at- teignent et le font rouler à terre.

L'escorte revient; et sur un cheval gît une masse rouge et brune ; c'est le corps de Vale- rio Au premier rang de la foule des cu- rieux était le Mayordomo ; triomphant et ras- suré, il s'écriait: Honneur à Don Rodrigo! Voyez , dit celui-ci , cuan gordo era el indigno, y cuan amartlla le sale la manteca! Voyez comme

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Avril 1827.

le chien était gras , et comme la graisse qui

sort de ses blessures est jaune! (1) Dans la

suite, en parlant du bourreau des Iles San- dwich, je dirai de quelle nation était le Mayordomo.

Le 17, nous quittâmes la baie de San-Pedro pour nous rendre à San-Diego. La distance entre ces deux points est de vingt-huit lieues , et la direction, le Sud-Est 9<> Sud, corrigé.

Le lendemain matin , à trois heures , nous nous trouvâmes à vue d'une terre que son peu d'étendue et sa forme nous firent prendre aus- sitôt pour les Coronados, groupe d'îlots, situé à cinq lieues au Sud-Sud-Ouest de l'entrée de San-Diego. Cependant nous voulûmes nous as- surer que ce ne fût pas une île que Vancouver place à sept lieues au Ouest-Nord-Ouest de la

(1) Celte anecdote fut racontée à M. A. Bourdas, mon beau-fière, par Pliego lui-même, qui se glorifiait d'aToir conduit l'expédition.

AUTOUR DU MONDE. 13

Avril 18-27.

même entrée (1) ; et ayant obtenu 32<? 54' de latitude Nord , par la hauteur méridienne de la lune, nous fûmes confirmés dans notre pre- mière opinion ; ainsi , nous étions dans la meil- leure position pour donner dans le port à la pointe du jour.

Je m'étais procuré de si bons renseignements sur ce lieu, que nous n'éprouvâmes aucune difficulté pour nous y introduire, sans le se- cours d'aucun pilote.

Le port de San-Diego est sans contredit le meilleur de toute la Californie , et bien préfé- rable , pour la sécurité des navires , à l'immense havre de San-Francisco , que sa grande étendue laisse beaucoup trop exposé aux vents et aux vagues. Celui de San-Diego n'a pas cet incon- vénient ; c'est un boyau d'un à deux milles de largeur, qui se dirige d'abord au Nord-Nord-

(1) Il ne m'a pas été difficile de m'assurer, depuis, que cette prétendue île de San-Juan n'existe pas.

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Est , et tourne ensuite vers TEst et le Sud-Est , en formant un arc de cinq lieues de longueur. Il est couvert, à l'Ouest, par une colline lon- gue, étroite, et d'une pente rapide, se prolon- geant au Sud-Sud-Ouest , sous le nom de pointe de la Loma. A deux milles en dedans de cette pointe, se projette perpendiculairement une langue de terre et de galet représentant un môle artificiel , terminé par un musoire parfai- tement arrondi. Un goulet profond, d'environ deux cents toises de largeur , sépare cette chaussée naturelle d'une péninsule de sable qui, suivant la courbure du canal, le cou- vre du côté de la mer, dans toute sa lon- gueur. ^

La profondeur n'est pas partout la même ; et à mesure que Ton s'avance dans l'intérieur, le canal qui règne au milieu du port est rétréci par les bas-fonds des deux rives. Le mouillage le plus commode est à un mille en dedans du goulet , en face d'une jolie plage de sable jaune ;

AUTOUR DU MONDE. 15

ÀYiil ISii".

on y jette Tancre par douze brasses, à portée de voix du rivage de l'Ouest.

De rextrémité de la Loma , part une longue nappe d'algues , qui s'étend à plus d'une lieue dans le Sud-Sud-Ouest ; elle est si épaisse à la surface de l'eau , que si l'on entreprenait de la passer avec une faible brise , on pourrait se voir arrêter par cet obstacle ^ qui n'offre d'ailleurs aucun autre danger , car il y a partout de quinze à vingt brasses de profondeur ; ce sont de longs cordons de cette espèce de fucus, qui s'élèvent du fond , et viennent étendre sur la mer leurs larges feuilles brunes. Quelques-unes de ces tiges déliées portent des globes de la forme et de la grosseur d'un boulet de vingt-quatre , creusées comme une grenade , ou plutôt comme un obus, et destinées sans doute, par la nature, à soutenir, à la surface , les rameaux d'algue , lorsqu'ils deviennent trop pesants.

Pour éviter de traverser cette prairie flot- tante , nous amenâmes la pointe de la Loma au

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Nord-P^ord-Est ; alors, gouvernant à cette aire- de-vent, avec bonne brise de Ouest-Nord-Ouest , nous entrâmes rapidement , en rangeant , à un demi-mille, les algues d'abord, et puis, la pointe elle-même. En suivant cette direction , on évite un banc sur lequel il n'y a que quelques pieds d'eau et la mer ne brise cependant pas toujours. Cette basse prend naissance à la pointe de sable que forme le côté droit de l'entrée du port , et se projette à environ un mille et demi dans la ligne du Sud.

Les sondes , qui avaient diminué graduelle- ment , ne donnèrent plus que trois brasses , en arrivant par le travers de l'extrémité de la Loma ; mais , en venant d'une demi-pointe sur tribord, elles produisaient bientôt cinq brasses. Parvenus en face de la basse dont je viens de parler, et qui brisait alors sur plusieurs points , nous gouvernâmes sur le bout du môle naturel que nous rangeâmes, à deux Ion-

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gueurs de navire , sur une profondeur de dix brasses.

Un fort rasant, de douze pièces de canon, est construit sur le point cette langue de terre se réunit à la Loma. A notre approche , le pavil- lon mexicain y fut arboré et assuré d'un coup de canon ; nous hissâmes aussitôt le nôtre en lui rendant le même honneur. Toutes les fois que nous voyions se déployer les couleurs du Mexique, elles produisaient sur nous une sensa*- tion qui ressemblait à de la joie, et faisait un moment palpiter nos cœurs. Quelques-uns de nous qui avions servi sous l'Empire, les prenions toujours, au premier coup-d'œil, pour celles qui avaient guidé nos pas à la victoire : le pa- villon mexicain ne diffère du pavillon tricolore que du bleu au vert ; les autres parties sont les mêmes et semblablement disposées.

De la pointe du fort , il n'y a plus qu'à mettre le cap sur la plage de sable qui se présente dans II. 2

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le Nord, et à mouiller en face, par onze à douze Lrasses (1).

De tous les lieux que nous avions visités de- puis notre séjour en Californie, excepté San- Pedro, qui est entièrement désert, le Présidio, de San-Diego était encore le plus triste. Il est bâti sur le penchant d'une colline aride, et n'a aucune forme régulière ; c'est un amas de mai- sons dont l'aspect est rendu encore plus sombre par la couleur rembrunie des briques grossiè- rement fabriquées qui les composent.

C'était cependant alors le siège du Gouver- nement : un climat très-doux , plus favorable

Relèvement nu Mouillage :

La pointe sablonneuse formant le côté Est de l'en- trée Sud-54o-Est.

La pointe du fort faisant l'autre côté. . , . Sud-22o-Est.

Une montagne remarquable en forme de

table Sud-45o-Est.

Le plus Est des Coronados, un peu ouvert

par la pointe de la Loma Sud-12o-Est.

Ls Présidio, à environ sept milles de dis- tance T . Nord-22o-Est.

AUTOUR DU MONDE. «

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que celui de Monterey à la santé délabrée du Commandant-Général , l'avait peut-être enga- gé à préférer ce séjour; quelques personnes peu charitables prétendaient que la société d'une dame de San-Diego embellissait à ses yeux un endroit si peu agréable par ses localités.

Au-dessous du Présidio , sur une plaine sa- blonneuse, sont dispersées trente à quarante mai- sons de pauvre apparence, et quelques jardins mal cultivés. Un ruisseau, qui assèche pendant Tété, passe au pied de la colline et va se jeter à Ja mer, à l'Ouest de la pointe de la Loma.

La Mission de San-Diego se montre, à deux lieues au Nord du Présidio. Je m'y rendis le lendemain de notre arrivée. Le chemin qui y conduit suit presque toujours le bord du ruis- seau ; et lorsqu'il s'en écarte , il traverse une longue plaine de moutarde, dont les fleurs d'un beau jaune, alors épanouies, éblouis- saient la vue et paraissaient comme de l'or le plus brillant.

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Avril 1827,

Dans le lointain, on apercevait des montagnes très-hautes dont les sommets sont quelquefois couverts de neige. C'est au pied de Tune d'elles , à dix-liuit lieues de San-Diego , que se trouve la Mission de San-Luis-Rey, l'une des plus con- sidérables du pays.

Celle de San-Diego , dirigée à cette époque par les Padres Vicente et Fernando, n'est pas, à beaucoup près, aussi riche qu'elle, quoi- qu'elle compte cependant mille Indiens, et qu'elle possède douze mille bêtes à cornes, dix- neuf mille moutons, deux mille porcs, et un nombre proportionné de chevaux et de mulets.

L'apparence assez belle de cet établissement perd beaucoup lorsqu'on s'en approche , parce- que les bâtiments, quoique bien ordonnés, sont dégradés et mal entretenus. Une malpropreté dégoûtante règne dans la demeure des Padres. Fray Vicente et Fray Fernando semblaient tel- lement identifiés avec cet état de choses, qu'ils ne s'apercevaient même pas qu'il existât chez eux.

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Néanmoins , leur accueil fut aussi bienveillant que leur maison était sale.

Les bons Pères allaient se mettre à table ^t ils m'invitèrent à m*y asseoir avec eux. Tout ce qu'ils m'offrirent n'était pas présenté de manière à exciter l'appétit; et, comme Fray Vicente me pressait en vain de manger, Fray Fernando s'écria : C'est singulier; il faut que l'air de la Mission ne soit pas favorable aux étrangers ; je n'en vois jamais aucun faire bon- neur à notre table. Et en disant ces mots, il arrangeait une salade de mouton froid, avec des oignons, du piment et de l'huile de la Mis- sion, dont l'odeur prenait à la gorge; et, n'ayant pas de couteau , il déchirait cette viande avec les doigts et même avec les dents , mêlant le tout à poignée dans un plat écorné , l'on Toyait encore quelques restes du souper de la veille.

Le dégoût seul pouvait combattre victorieu- sement une envie de rire aue Ton conçoit faci-

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lement ; tandis que mon compagnon de voyage, un jeune Californien, dévorait, de manière à f%ire plaisir, tout ce qui se présentait devant lui. Eso si, es gana : Voilà ce qui s'appelle de l'appétit , dit Fray Fernando.

Au bout de quelques jours , nous nous dispo- sâmes à repartir de San-Diego , afin d^aller à Mazatlan livrer les marchandises que nous y avions vendues dans le mois de décembre pré- cédent , espérant que Don Ignacio Fletes réus- sirait cette fois à nous les faire débarquer. Notre intention avait été de ne conserver à bord, pour ce voyage, que cette seule partie de la cargaison ; mais San-Diego ne nous avait pas offert de magasin convenable pour tout le reste, et surtout pour trois cents barils de poudre qu'on ne voulut pas recevoir dans le fort. Nous nous décidâmes donc à ne mettre à terre que ce que nous supposâmes pouvoir se vendre pendant mon absence, et il fut convenu

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Avril 1827.

que M. R.... resterait en Californie pendant ce petit voyage à la côte du Mexique.

Pendant que Ton débarquait ces objets, et que nos charpentiers disposaient un petit maga- sin , nous nous procurâmes souvent le plaisir de la chasse sur la pointe de la Loma. L'abon- dance du gibier est telle, que j'ai quelque répu- gnance à en parler, dans la crainte que, jugeant par comparaison, on ne m'accuse d'exagéra- tion.

Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

Cependant je ne reculerai pas devant la vé- rité. A peine mettions-nous le pied sur le ri- vage, que, de tous côtés, à droite, à gauche, partaient des troupes innombrables de godor- nices, espèce de perdrix à aigrette , dont j'ai parlé ailleurs , et qui sont d'un goût excellent. Les lièvres et les lapins se promenaient par bandes sur les gazons fleuris et odoriférants qui tapissent le penchant de la colline. Le secours

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du chien de chasse devenait inutile au milieu de cette immense population. Un lièvre, qui coûte, en France, au chasseur et à la meute qui le poursuivent , plusieurs heures de fatigue et de travail , n'exigeait que du silence et un peu de précaution. En marchant pas à pas parmi les bruyères et les huiîsons , on ne par- courait pas quinze toises sans trouver Toccasîon de tuer un de ces animaux , et il nous arrivait quelquefois d'en tuer deux du même coup. L'embarras seul de choisir sa victime pouvait être regardé comme une peine. Une telle faci- lité devenait à la fin fastidieuse , et quelques- uns de nous se créaient des difficultés en tirant à balle.

Le lièvre de Californie a autant de vitesse que le nôtre ; mais le grand nombre faisait que, si l'un fuyait, l'autre était surpris. La forme, la taille et la saveur de ce quadrupède sont les mêmes que dans celui d'Europe ; il y a seule- ment , dans la fourrure de celui de Californie ,

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Avril 1827.

moins de noir et plus de jaune. Au reste, la pointe de la Loma est beaucoup plus favorisée, sous ce rapport , que les campagnes environ- nantes , qui n'en sont pas aussi peuplées.

Les créoles californiens sont peu adonnés à la chasse ; mais la Loma est quelquefois le théâtre de sanglantes irruptions de la part des Indiens. Deux ou trois fois dans Tannée, ceux de la Mission de San-Diego obtiennent des Padres la permission d'y faire des expéditions.

Les chasseurs , au nombre de deux ou trois cent , forment alors une ligne de bataille , de- puis Tescarpement de la montagne jusqu'au ri- vage du port, ,et ils marchent ainsi de front, poussant devant eux la troupe à longues oreilles. Ils sont armés de Macanas ; c'est une latte cour- bée et polie qu'ils lancent avec beaucoup d'a- dresse. A mesure qu'ils avancent, le nombre des fugitifs , recruté à chaque pas, s'accroît et excite l'ardeur et les cris des chasseurs. L'agile objet de ces manœuvres paraît d'abord y atta-

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Avril 1827.

cher peu d'importance ; se croyant toujours du terrain de reste pour fuir, au besoin ,

Il broute , il se repose ,

Il s'amuse à toute autre chose;

Mais il doit y avoir bientôt un dénouement à ce drame ; parvenus à un endroit fort resserré, la déclivité de la colline se termine brusque- ment en falaise , les lièvres que les Indiens y ont peu à peu acculés se voyant arrêtés , à gauche , par ce précipice , à droite , par l'es- carpement infranchissable de la Loma , et en avant, par des halliers impénétrables , com- mencent à reconnaître l'imminence du danger ; ils se troublent ; et dans leur frayeur, ils s'é- lancent çàet pour trouver une issue. Les uns cherchent vainement à gravir la muraille de droite , les autres se précipitent dans le port ; il y en a , et ce sont les seuls qui aient quelque chance de salut, qui essaient de traverser le front ennemi ; c'est un massacre général , une véritable Saint-Barthélemi , il en périt tou-

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jours beaucoup avant que le reste puisse se faire wir à travers la ligne, à la fin rompue, des iJMiens.

On trouve aussi , aux environs du mouillage, cet oiseau coureur que j'ai désigné ailleurs sous le nom de Churay, auquel on attribue le pou- voir de tuer les serpents pour s'en nourrir. Le Churay est un peu plus gros qu'une pie ; et il a avec cet oiseau de nos pays beaucoup de rap- port, quant à la forme. Comme lui, il porte une longue queue qu'il relève souvent jusqu'à lui faire prendre une position perpendiculaire. Sa couleur est fauve avec des plumes et des re- flets verts. Il ne vole que rarement et à de très-petites distances ; mais il coure presque aussi vite qu'un cheval. On dit que, lors- qu'il trouve un serpent endormi, il cons- truit autour un rempart élevé, avec les branches épineuses du cactus , et que , son ouvrage ter- miné, il éveille tout-à-coup le reptile, en criant; celui-ci, croyant fuir, s'enferre dans

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les longues pointes qui garnissent sa prison , et Toiseau l'achève à coups de bec. g^

Le 30 , de bonne heure , nous fîmes nos dis- positions d'appareillage , en attendant que la brise se levât ; et , à neuf heures du matin , nous mîmes sous voiles et sortîmes du port.

Nous passâmes entre les Coronados et la côte. Ces îlots , dont les deux principaux gisent Sud-Est et Nord-Ouest, forment un petit groupe. Ils sont assez élevés et ont tous la forme de toits de maisons ; de sorte que , lorsqu'on les voit dans le sens de leur longueur, ils prennent une apparence pyramidale. Ils sont dénués d'arbres ; on y voit seulement de la mousse et une herbe épaisse qui portait alors des fleurs jaunes.

Le 5 mai , nous atteignîmes la baie de San- Jose-del-Cabo , je voulais m'arrêter pour ré- gler quelques affaires et déposer un passager. Nous y jetâmes l'ancre , à cinq heures du soir. J'allai aussitôt à terre , et ayant trouvé à la

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Mai 1827.

plage un cheval qu'on m'y avait amené , je me rendis^ à la Mission. J'éprouvai un vif plaisir à revoir le bon Fray Thomas et Pedrin. A une aussi grande distance de notre patrie, privés depuis si long-tems de toute communication avec nos familles , ces excellentes gens étaient pour nous des parents plutôt que des amis.

Mes affaires furent bientôt terminées ; et au bout de deux heures , nous avions levé l'ancre et remis de nouveau sous voiles.

Nous traversâmes assez lentement le golfe de Cortez , à cause de la faiblesse du vent ; ce ne fut que le 8, à deux heures de l'après-midi, que nous mouillâmes près de l'Ile Venado. Une embarcation du navire la Rose vint à bord. Nous sûmes que ce bâtiment était encore au mouillage du Creston. Le capitaine Thérèse y attendait non-seulement les fonds provenant de la vente de sa cargaison , mais d'autres encore appartenant à des Espagnols qui , appréciant la gravité des événements qui se passaient au

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Mai 1827. Mexique, prenaient à l'avance le moyen de mettre leur fortune à Tabri. Je me rendis aus- sitôt à terre , afin de profiter du reste de la journée et de la fraîcheur du soir pour arriver dans la soirée au Présidio. Je laissai à M. Tré- lîouart, mon second, des instructions écrites, dans lesquelles je lui prescrivais la conduite qu'il aurait à tenir, pendant mon absence, avec les autorités du pays : car notre position était assez délicate ; et j'emmenai avec moi le docteur Botta, qui désirait voir le Présidio.

A cinq heures du soir, nous nous mîmes en route ; il faisait le plus beau tems possible : et la lune prenant bientôt la place que le soleil venait d'abandonner, éclaira de sa lumière gri« sâtre leâ vastes forêts qui bordent la route dans presque toute son étendue. Aucun bruit ne se faisait entendre dans ces solitudes que le chant des cigales et le cri des oiseaux de nuit. Les pas de nos chevaux retentissaient seuls au milieu des bois déserts , et tout ce qui nous environ-

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nait n'avait que des formes indéterminées et fantastiques. Nous gardions le silence pour mieux goûter le charme de cette situation, et nous n'étions distraits de cette espèce de rêverie que lorsque quelque mouche lumineuse passait, en étincelant , devant nos yeux , ou lorsque notre guide, qui était à quelques pas devant nous, s'arrêtait pour battre le briquet et allu- mer sa cigarita.

Don Ignacio Fletes n'était pas au Présidio de Mazatlan qu'il n'habitait que rarement; il se trouvait en ce moment à Rosario avec sa fa- mille. Dès le matin, je me disposai à partir pour aller l'y trouver ; mais lorsque je me pré- sentai pour obtenir un passe-port , l'Adminis- trateur des douanes me signifia , dans les termes les plus précis , que non-seulement il se refu- sait à ce que je fisse ce voyage , mais de plus , que je devais repartir immédiatement pour le port , et remettre à la voile , sans rien dé- charger.

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Quoique je m'attendisse Lien à rencontrer quelques difficultés pour la livraison des mar- chandises que j'apportais à Don Ignacio , j'avais espéré que ce négociant, jouissant d'une cer- taine influence dans le pays , réussirait à les aplanir.

Je demandai à l'Administrateur les motifs d'une aussi grande rigueur : il me répondit que , le trop long séjour que nous avions fait la pre- mière fois dans le port de Mazatlan , avait com- promis toute l'administration; et en effet, il me montra plusieurs lettres les plus vifs re- proches lui étaient adressés à ce sujet, et dans lesquelles on le menaçait de la perte de son em- ploi, en argumentant contre moi. « Il était in- » concevable, y était-il dit, qu'un navire auquel, » par la nature de sa cargaison et celle de ses » déclarations , on ne pouvait permettre de dé- » charger , restât si long-tems dans un port » il ne pouvait avoir rien à faire ; qu'il avait eu » plus que le tems nécessaire de renouyeler son

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» eau et ses provisions ; que tous ces délais û'a- » vaient été que des prétextes ; et qu'enfin , le » Gouvernement soupçonnait ce bâtiment d'a- » voir fait la contrebande , et les employés de » la Douane de l'avoir favorisée ».

Je combattis ces déclamations, en démontrant que je n'étais point resté sans autorisation ; et que, parconséquent, on ne pouvait m'accuser d'avoir enfreint les lois. Quoiqu'il en soit-, je n'avais aucune confiance dans les mesures qui , sur de pareils soupçons, pourraient être prises, à mon égard, et je m'aperçus bientôt que le parti le plus prudent était de renoncer au pro- jet qui m'avait amené : pendant mon séjour au Présidio, je craignais à chaque instant d'ap- prendre que l'on eût fait, au port, quelque ten- tative pour arrêter le navire ; et , bien que les ordres que j'avais laissés à bord fussent de na- ture à me tranquilliser, les conséquences d'un pareil essai eussent été funestes à la suite de nos opérations. J'avais devant les yeux plusieurs II. 5

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exemples, qui me prouvaient le peu de justice que les administrations mexicaines mettaient souvent dans leurs procédés , et les difficultés qu'on avait alors à rentrer dans ses droits (1). J'obtins néanmoins un délai suffisant pour écrire à Don Ignacio, afin qu'il donnât ordre à sa maison de Mazatlan de régler notre compte.

En attendant le retour de mon courrier , je revis quelques connaissances que j'avais lais- sées dans le pays. J'appris sans étonnement la fermentation se trouvaient les esprits, sur

(1) Il n'y ayait pas long-tems qu'un navire étranger avait éprouvé à Acapulco une de ces grandes violations du droit des gens. Le capitaine avait inscrit dans son manifeste, des marchandises qu'il ignorait être prohibées. Après quelques jours de consultation, la Douane prit un arrêté par lequel il serait admis à décharger toute sa cargaison dans les maga- sins du Gouvernement, sous la condition de rembarquer les objets défendus , à son départ. Le chargement ne fut pas plus tôt à terre , que l'on saisit le tout, sous prétexte de con- trebande. Ce ne fut qu'au bout d'un an, que le capitaine fut acquitté, mais sans dédommagement : c'était la fable du loup et de la cigogne.

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tous les points de cette vaste République. La na- tion entière s'était divisée en deux partis, los Es- coseses et los Yorkinos. Ces derniers formaient une faction terroriste, qui supposait ou fomentait de prétendues conspirations , afin d'obtenir des mesures de rigueur et de sang contre les Espa- gnols, et même contre tous les Européens. Mal- heureusement , quelques membres du Gouver- nement, ne voyant d'abord en eux, que des gens animés d'un excès de patriotisme, avaient partagé leurs vues et souscrit en partie à leurs principes. Ils n'avaient cependant pas tardé à soulever le voile qui couvrait les hideux desseins de ces ardents patriotes ; et ils pensaient alors à arrêter la marche de l'orage. Il n'était pas bien difficile de voir, qu'en jetant violemment hors du Mexique, les Espagnols riches, ou en faisant tomber leurs têtes , on n'avait d'autre but que de s'emparer de leurs fortunes. Les proscrip- tions en masse ont-elles jamais eu d'autres mo- tifs? Les consuls et les tribuns modernes ne

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Mai 182T. chassent les gueux que de leurs tables et de leurs hôtels! Les riches.... passent les mers ou meurent.

Mais ceux qui, comme nous, sont nés au sein des Révolutions , savent seuls combien il est peu facile d'opposer des digues assez puis- santes à de semblables torrents. D'ailleurs, dans l'effervescence d'une liberté nouvelle, le peuple s'alarme très-facilement ; et craignant toujours qu'on ne la lui ravisse , il se livre, sur le moindre soupçon, aux plus cruels accès de la colère ; rien n'est plus aisé que de lui faire con- sidérer comme traîtres et comme ennemis, ceux dont on médite la ruine : aussi, les chefs du pouvoir réussirent à ralentir , mais non à re- fouler, le cours des événements. A Guadalaxara, on avait pillé le trésor de la cathédrale : un moine, nommé Arena, venait d'être exécuté, pour avoir , disait-on , trempé dans une con- juration contre la République ; enfin , partout

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il y avait mécontentement, crainte et exaspé- ration.

Le Gouvernement n'avait aucune confiance dans ses fonctionnaires, surtout dans ses em- ployés comptables. Ceux-ci, toujours à la veille d'être dénoncés par des gens qui ne cherchaient qu'un prétexte pour les perdre , et se mettre à leur place , justifiaient la défiance qu'ils inspi- raient, en faisant leur main pendant qu'ils le pouvaient encore. J'ai vu au Mexique des exem- ples de corruptihilité presque incroyables.

Un événement plus heureux pour le pays ve- nait d'avoir lieu dans l'Etat de Sonora. Les Indiens , Yaquès , soulevés depuis près de deux ans, venaient de conclure la paix avec la Répu- blique. Je ne pus connaître les conditions du traité; mais j'ai lieu de penser que l'expres- sion de « Indultados » (graciés), dont les Mexi- cains se servaient pour désigner les Yaquès pa- cifiés, ne convenait guère à des hommes qui ,

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après avoir battu une partie de l'armée répu- Llicaine, avaient tenu le reste assiégé dans la ville de Pitiqué , pendant un an , et qui avaient jeté la terreur dans Guaymas, au point de faire abandonner cette ville commerciale, à tous ses habitants.

Le 10, au soir, je reçus de .Don Ignacio Fle- tes une lettre dans laquelle il me conseillait de ne pas pousser plus loin mes démarches. Il autorisait, en même temps, sa maison de Ma- zatlan à solder notre compte ; en conséquence, je réglai immédiatement celte affaire, et le len- demain matin, nous retournâmes au port.

En quittant Mazatlan pour retourner à San- Diego , nous allâmes prendre connaissance du Cap San-Lucas, que nous rangeâmes à deux lieues. Lorsque cette extrémité de la presqu'île de Californie nous restait à huit milles au Nord- Ouest, nous prîmes deux séries de distances de la lune au soleil, qui nous donnèrent, l'une 1 î2«-23'., et l'autre 1 lâ^^il'de longitude Oucst^

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ramenée au méridien du Cap: observation qui fournissait 3' de moins que Tunique que nous avions pu faire , lors de notre première station à San-Lucas. La moyenne de ces trois opéra- tions placerait le Cap par 112» 21'.

XII

Retour à San-Diego. Voyage à San-Luis-Rey. Sang- froid d'un Indien. Description de la Mission. Courses de Taureau. Importunité des jeunes Indiennes. Course au Coq. Les Quatre-Coins. Jeux et Danses des Indiens. Retour au Port. Un Taureau sur une église. Départ. Arrivée à Santa-Barbara. Départ pour San-Francisco. L'Ile San-Nicolas. Arrivée à San-Francisco.

La traversée de Mazatlan à San-Diego ne se fit pas avec la même facilité en retournant qu'en venant. Nous eûmes à lutter contre des vents faibles et contraires , qui nous obligèrent

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à louvoyer lentement pendant vingt-huit jours, et ce ne fut que le 10 juin que nous atteignîmes ce port.

En arrivant à San-Diego,j 'appris que M. R.... était à San-Luis-Rey ; et, dans la vue de faire quelques affaires avec le Président de cette Mission, je me disposai à m'y rendre. J'allai donc au Présidio je trouvai une douzaine de personnes qui se préparaient à partir pour le même lieu, afin d'assister à la double fête qui devait s'y célébrer, à Toccasion du Sacre et du jour patronal du Padre Antonio Peyri.

Pour éviter la chaleur et profiter d'un beau clair de lune , nous nous mîmes en route , à dix heures du soir, au moment cet astre, dans sa troisième phase , se levait derrière les col- lines de l'Est. Au bout d'une heure, la route s'enfonça en serpentant entre deux chaînes de montagnes. La lumière de la lune était encore interceptée par les hauteurs que nous avions à droite , et l'obscurité régnait au fond de la val-

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lée. Il s'en fallait beaucoup que le voyage fût aussi silencieux que celui que j'avais fait der- nièrement, dans des circonstances assez ana- logues , en me rendant de nuit au Présidio de Mazatlan.

L'espoir du plaisir que mes compagnons de route se promettaient de goûter, aux fêtes de San-Luis, leur avait inspiré une gaité qu'ils alimentaient encore par quelques verres d'eau- de-vie , toutes les fois qu'ils s'arrêtaient pour allumer la cigarita. Aux chansons du pays, succédaient les historiettes assez scandaleuses que chacun racontait à son tour ; et si ces anec- dotes soutenaient l'hilarité de l'auditoire , la ré** putation du prochain y souffrait de cruelles at- teintes. Un abandon complet s'établit bientôt au milieu de cette société; c'était le moment des confidences ; c'était aussi celui des quolibets que chacun se lançait sans ménagement.

Un personnage surtout fut long-tems le but sur lequel furent dirigés tous les traits ; je ne

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dirai pas à quelle classe il appartenait. Il se dé- fendit par une riposte bien soutenue : un embar- ras dans la parole donnait l'expression la plus sardonique à ses railleries ; mais la circonstance ne permettait à personne de se fâcher; et ce- lui-là , moins que tout autre , pouvait trouver mauvaises les plaisanteries un peu vertes que Ton se permettait sur son compte : sa conduite, trop publique , le condamnait à toutes ces con- séquences; aussi, finit-il par déborder ses ad- versaires , en surpassant les plus hardis pour la liberté des propos. Je ris peut-être aussi de tous ses sarcasmes; mais le dernier sentiment qui resta dans mon cœur fut un dégoût désor- mais invincible pour cet individu. Au reste, j'étais le seul neutre dans cette guerre de langue, dont je faisais mon profit, pour la connaissance des mœurs du pays.

Après avoir fait trois lieues dans ce défilé , nous gagnâmes le bord de la mer, qui se trouva assez basse pour nous permettre une route

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beaucoup plus agréable , pendant la nuit , que celle de l'intérieur. Nous courûmes alors à toute bride sur une plage de sable , ferme et unie , resserrée entre la mer et une falaise verticale. Cette lisière cependant était quelquefois telle- ment étroite, que les lames qui s'y déroulaient venaient, en écumant, laver les pieds de nos chevaux, et se retiraient ensuite à quarante ou cinquante pas.

Il arriva que, dans un endroit les flots battaient le pied de la côte , un Indien à qui le Vin avait ôté une partie de sa raison et de son équilibre, voulant franchir ce passage, au grand galop, tomba avec son cheval dans le lieu le plus profond, une jambe prise sous sa monture. J'arrivai le premier à lui, et je me disposais à descendre pour le relever, lorsqu'à la lueur de la lune , je le vis fumant tranquil- lement sa cigarita de papel, dans cette posi- tion , il resta jusqu'à ce qu'une vague vînt la lui éteindre à la bouche; alors, comme s'il

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n'eût eu rien de mieux à faire , il donna un coup du bout de la bride sur la tête de Tani- mal, qui se releva aussitôt avec son cavalier, et reprit son allure , sans qu'aucune parole eût été proférée par Flndien.

J'ignorais si la mer montait ou baissait; et cette circonstance me rappelait une situation pleine d'intérêt de l'Antiquaire de Walter- Scot. Il est certain que si l'étroite bande de grève sur laquelle nous voyagions eût été tout- à-coup envahie par l'action du flux , il n'y au- rait eu pour nous nul moyen de gravir cette muraille verticale; et, sur cette côte déserte, aucun colporteur ne serait venu à notre secours ; mais heureusement, la mer ne monte pas si ra- pidement sur la côte de Californie que sur celle d'Ecosse; et l'on aurait, je pense, le tems de gagner quelqu'une des coupures qui se ren- contrent de distance en distance.

A sept lieues de San-Diego, nous rencon- trâmes un gros ruisseau, appelé Estero-de-

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Juin 1827. San-Dieguito , qui se débouchait dans la mer avec beaucoup de violence, et dont la rencontre avec les vagues formait une barre tumultueuse. Les Californiens entrèrent hardiment et sans hésitation dans ce torrent; et, sous peine de rester seul , force me fut de les y suivre ; ce ne fut cependant pas sans difficulté , que nous ga- gnâmes Tautre rive ; et , quoique nous eussions la précaution de présenter la tête de nos che- vaux presque dans le fil du courant , nous déri- vions toujours , et nous n'abordâmes que bien au-dessous de notre point de départ, et fort près de la barre qui mugissait , à deux brasses de nous, en formant, presque sur notre tête, une voûte menaçante. Lorsque tout le monde fut passé sans accident, nous recommençâmes à courir sur la plage avec beaucoup de vitesse, pendant sept autres lieues.

Nous rentrâmes ensuite dans l'intérieur ; et , après une heure et demie de marche , nous dé- couvrîmes devant nous , du haut d'un tertre ,

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Juin 1827* les superbes bâtiments de la Mission de San- Luis-Rey, dont les premiers rayons du jour nous renvoyaient l'éclatante blancheur. A la distance nous en étions, et à la clarté en- core incertaine de l'aurore, cet édifice, d'un très-beau modèle , soutenu sur ses nombreux piliers , avait l'aspect d'un palais ; les défauts d'architecture ne pouvant être saisis dans cet éloignement , la vue ne s'attachait qu'à la masse élégante de cette belle construction. La vallée verdoyante dans laquelle est située cette Mis- sion , déjà animée par de grands troupeaux que l'on ne discernait encore que comme des taches blanches et rouges , s'étendait à perte de vue dans le Nord, le paysage se terminait par un groupe de hautes montagnes , dont les con- tours et les sommets ne se dessinaient que mol-» lement à travers les légères vapeurs du matin. J'arrêtai instinctivement mon cheval, pour examiner seul , pendant quelques minutes , la beauté de ce spectacle j tandis que mes amis.

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les Californiens, peu observateurs par nature, descendaient la colline: et je ne les rejoignis qu'au bout d'un quart d'heure, au moment d'entrer à la Mission.

Le Padre était à l'église, et nous l'attendîmes sous la galerie, il vint bientôt nous recevoir avec cette affabilité et cette urbanité qu'il pos- sédait à un si haut degré. 11 nous fit aussitôt servir du chocolat, et donna ordre de nous pré- parer des lits, pour que nous pussions nous re- poser jusqu'à l'heure du dîner.

A midi, nous étions tous réunis, et nous jouîmes de la conversation agréable et enjouée de cet excellent homme. Toute la Mission était en rumeur pour les préparatifs des deux fêtes, dont la première , celle de San-Antonio , devait se célébrer le lendemain 13 juin.

Ces solennités étaient religieuses; mais, afin d'y attirer le plus grand nombre possible d'as- sistants, le Président de la Mission avait cou- tume d'y tenir alors table ouverte , et d'y pro- II. 4

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, voquer tous les amusements , spectacles et jeux chers aux Californiens ; aussi , peu d'habitants de la circonscription manquaient à une convo- cation aussi attrayante, et les vastes bâtiments de San-Luis suffisaient à peine pour loger la quantité d'hommes et de femmes qui s'y ras- semblaient.

Par un hasard assez remarquable, la fête patronale du Padre tombait , cette année-là , le même jour que le vingt^neuvième anniver- saire de la fondation de la Mission. Il me ra- conta comme il était arrivé , à quatre heures du soir, le lo juin 1798, dans cette plaine alors déserte, avec le Commandant de San-Diego , un détachement de troupes et quelques ou- vriers. (( Notre premier soin, me dit-il, fut de » construire quelques huttes , à la manière des » sauvages de cette contrée , pour nous servir » d'abri, en attendant que la Mission fut » bâtie , mais , avant d'en tracer les fonde- » ments, le lendemain matin , un autel de gazon

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» fut improvisé sur la pelouse ; et sous la voûte » du ciel , je célébrai le premier sacrifice qui » eût été offert à TEternel , dans cette vallée » qu'il a comblée depuis, de tant de bénédic- » tions ».

Les bâtiments furent tracés sur un plan large et grandiose; tout entier de Tidée du Padre; il en dirigea l'exécution, dans laquelle il fut aidé par un homme fort ingénieux, qui avait aussi contribué à l'édification de ceux de Santa-Bar- bara; aussi, quoique ceux-ci soient beaucoup plus somptueux, on y reconnaît la même main.

Cette construction forme un vaste carré de cinq cents pieds sur chaque face. La façade principale est un long péristyle porté sur trente- deux piliers carrés soutenant leurs arcades en plein cintre. L'édifice ne se compose, à la vé- rité , que d'un rez-de-chaussée ; mais son élé- vation, d'une belle proportion, lui donne au- tant de grâce que de noblesse. Il est couvert d'un toit en tuile, aplati, autour duquel règne.

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tant en dehors qu'en dedans du carré, une plate-forme avec une balustrade élégante qui en dissimule encore la hauteur. A l'intérieur, Ton voit une cour vaste, propre et bien nive- lée, autour de laquelle des piliers et des ar- cades , pareils à ceux du péristyle , supportent un long cloître pai* l'on communique à toutes les dépendances de la Mission.

A droite de la façade extérieure , se trouve l'église avec son clocher ceint de deux rangs de balcons. Le frontispice de cet édifice est simple et sans colonnade, mais l'intérieur en est riche et bien orné : un robinet donne de l'eau dans la sacristie.

Les logements de la façade principale sont occupés par le Padre et par les étrangers qui visitent la Mission. Ceux de la cour sont desti- nés aux jeunes filles qui , jusqu'à leur mariage, ne vivent pas avec les autres Indiens; c'est aussi que sont les magasins des vivres , les us- tensiles, les fabriques ou se font les étoffes de

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laine et de coton pour les vêtements des In- diens, et enfin, l'infirmerie avec sa chapelle particulière ; car tout a été calculé pour la com- modité des malades qui auraient pu se rendre à Téglise par les cloîtres , sans cesser d'être à couvert; mais c'est une recherche. Rien n'est plus élégant que le joli dôme qui surmonte ce petit temple, Fray Antonio s'est plu à faire briller tout son talent pour la décoration.

En outre de l'immense corps de logis que je viens de décrire , il y en a deux autres beau- coup plus petits, dont l'un est destiné aux Mayordomos , et l'autre à la garde de la Mis- sion, qui se compose d'un sergent et de onze soldats. Ce dernier bâtiment a un toit plat et un donjon à barbacanes et meurtrières.

Deux vastes jardins bien plantés fournissent abondamment des légumes et des fruits de toutes les espèces. Le large et commode escalier par lequel on descend dans celui qui est au Sud- Est , me rappela ceux de l'Orangerie de Ver-

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saîlles : non que la matière en fût aussi, pré- cieuse et l'arcliitecture aussi splendide ; mais il y avait quelque rapport dans la disposition , le nombre et la dimension des deo^rés. Au bas de Tescalier sont deux beaux lavoirs en stuc; Tun est une piscine se baignent tous les matins les Indiennes ; l'autre sert à laver le linge tous les samedis. Une partie de ces eaux se répand ensuite dans le jardin , de nombreux canaux entretiennent une humidité et une fraîcheur permanentes. Le second jardin, placé dans un lieu plus élevé , ne peut être arrosé que par le secours de l'art : une pompe à chapelet , mue par deux hommes, est mise deux fois par jour en mouvement pour remplir cet objet. Ces jar- dins produisent les meilleures olives et le meil- leur vin de toute la Californie (i).

(1) J'ai apporté de ce vin, et j'en possède encore. An bout de sept ans, il a la saYeur du Paxaret et la couleur du Porto dépouillé.

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Au Nord j et à deux cents pas de la Mission, commence la Ranclieria ou village des Indiens. Ce ne sont que des huttes en chaume, déformes diverses, la plupart coniques, dispersées ou groupées sans symétrie sur une grande étendue. Chacune de ces cases renferme une famille , et toutes ensemble contenaient à cette époque une population de plus de deux mille personnes. Dans le commencement, on avait bâti pour les Indiens des maisons en pierre, régulièrement distribuées, et cette méthode est encore en usage dans plusieurs Missions. On a cru re- connaître depuis que ce genre de demeures ne convenait pas à la santé des Indiens , accoutu- més à leurs cabanes ; de sorte que beaucoup de Padres ont pris le parti de les laisser se con- struire des huttes de leur goût. Mais , pourquoi chercher, dans la forme des maisons , la cause de la mortalité des Indiens? Elle est toute en- tière dans Tesclavage , qui dessèche les facultés et appauvrit le corps. Je ne puis croire que,

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dans des demeures plus commodes, les sau- vages, libres, vécussent moins long-temps.

Les dépendances de la Mission ne sont pas limitées aux divers bâtiments qui la composent. Fray Antonio a fait établir, dans un rayon de dix lieues, quatre Ranchos, composés chacun d'un village d'Indiens, d'une maison pour le Mayordomo qui le dirige, de magasins conve- nables pour les récoltes, et d'une très-belle chapelle. Tous les dimanches, ces Intendants viennent à la Mission rendre compte au Padre des travaux de la semaine et de l'état du Ran- cho. Fray Antonio savait exciter chez eux une émulation dont il tirait un grand avantage pour le bien général de la Mission. C'est principale- ment sur les terres de ces Ranchos que sont dis- tribués les grands troupeaux de San-Luis-Rey. Le nombre des bêtes à cornes que possède l'éta- blissement s'élève à près de trente mille, et celui des moutons à plus de vingt mille ; le reste des produits sera porté au tableau gêné-

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rai des Missions , qui accompagnera cette re- lation.

Le 12, au soir, des salves de mousqueterie et des feux allumés sur la place annoncèrent la fête du jour suivant. Elle commença par une grand'messe , chantée par les musiciens indiens. Aussi nombreux que ceux de Santa-Barbara , il s'en fallait beaucoup qu'ils les égalassent : il faut dire aussi que la plupart des instruments dont ils se servaient , fabriqués dans l'élablis- sement, étaient d'une qualité bien inférieure. Aussitôt après la messe, vinrent les courses de taureau, qui durèrent une partie du jour.

Cet exercice n'offrit rien de bien remarqua- ble ; il avait lieu dans la cour intérieure. Cha- que cavalier allait harceler le taureau, qui se jetait, tête baissée, tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre; mais telle est l'adresse des hommes et des chevaux, qu'ils ne sont presque jamais at- teints, quoique la corne du taureau paraisse à chaque instant les toucher.

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Je m'étais d'abord placé avec quelques per- sonnes sur la plate forme de la maison du Padre, d'où l'on dominait toute l'arène ; mais j'en fus bientôt, ainsi que mes compagnons de curio- sité , chassé par les jeunes Indiennes qu'on y avait réléguées, de peur d'accident. Elles étaient au nombre de plus de deux cent, de l'âge de huit à dix-sept ans; leur vêtement était uni- forme, et se composait d'un cotillon de flanelle rouge et d'une chemise blanche. Leurs cheveux noirs; coupés à la moitié de leur longueur, flottaient sur leurs épaules. Elles vinrent en foule nous demander des bagues de cuivre ou des pièces de monnaie, et nous nous amusâmes d'abord à leur jeter quelques réaux , pour les voir se précipiter les unes sur les autres et se culbuter de la manière la plus risible ; cepen- dant elles s'enhardirent peu à peu, et se fami- liarisèrent tellement, qu'elles finirent par se ruer sur nous , et se mirent en devoir de fouil- ler dans nos poches. Leurs éclats de rire et

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leurs criaillements, qui couvraient les mugisse- ments du taureau, me rappelèrent la situation critique je me trouvai un jour dans l'ile de Java , assailli , sans armes , par une troupe de singes. Je veux bien convenir que ces malignes Indiennes ne mordaient pas ; mais elles déchi- raient , égratignaient , et se disposaient à ne pas nous laisser plus d'argent dans le gousset que n'en possédaient les singes dePulo-Marack (1).

Nous sentîmes alors que le moment était venu d'opérer une retraite honorable; et, pour y parvenir, nous usâmes de stratagème : nous prîmes tout ce qui nous restait de petite monnaie, et nous la lançâmes le plus loin qu'il nous fut possible ; aussitôt la meute nous laissa pour courir à la curée , et nous profitâmes de cette courte trêve pour nous esquiver. Nous descen- dîmes au logement du Padre , et nous nous tîn-

(1) Ile aux Paons ; petite île sur la côte de Java.

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mes à Tabri d'une barricade que Ton avait con- struite devant sa porte.

On ne tuait pas le taureau , comme en Es- pagne. Lorsqu'on Pavait provoqué, fatigué, harcelé pendant une demi-heure, on ouvrait une porte cochère qui donnait sur la plaine; ranimai avait à peine aperçu cette issue, qu'il la prenait de toute sa vitesse ; tous les cavaliers partaient comme des flèches, à sa poursuite; le plus rapide l'ayant atteint , le saisissait par la queue; et donnant au même instant un coup d'éperon à son cheval, il renversait le taureau roulant sur la poussière : ce n'était qu'après cet avilissant outrage qu'on le laissait regagner en liberté le pâturage. Cet exercice , qui exige de la part du cavalier autant d'adresse que de so- lidité, est ce qu'on appelle dans le pays Colear el Toro,

Vers le soir, les Ginetes, ayant changé de chevaux , établirent , sur l'esplanade de la Mis- sion , la Carrera del Gallo (la Course au Coq) ,

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moins dangereuse et plus intéressante que le combat du taureau. Ils enterrent un coq jus- qu'au cou dans le sol ; se placent à deux cents pas de lui ; et , partant comme des traits , une main à l'arçon de la selle, ils s'inclinent de ma- nière à l'enlever par la tête, en passant. Leur vitesse est si grande, que chacun d'eux fournit souvent plus d'une carrière avant de réussir. Ce n'est pas tout ; si l'un d'eux saisit le coq , tous les autres s'élancent sur lui, pour le lui arracher; il cherche à les éviter, en courant ou en tournant; on lui coupe le chemin, on le joint; les chevaux se mêlent, se pressent, se cabrent; le coq est mis en pièces , et quelques-uns des cavaliers sont immanquablement culbutés, et deviennent l'objet des ris et des sarcasmes de leurs cama- rades et des belles spectatrices de cette lutte.

Ces courses se terminèrent par le jeu des Quatre-Coins , à cheval. Les Joueurs étaient ar- més de bonnes gaules de saule , dont ils se frap- paient sans miséricorde, toutes les fois qu'ils

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s'atteignaient ; et, pour que la partie fût finie, il fallait que les branches fussent brisées jus- qu'au tronçon : ce qui n'avait pas lieu sans quelques bons horions sur la tête ou sur la figure. Les jeunes Californiennes semblaient prendre autant d'intérêt à ces courses diverses , que les hautes Dames du xv^ siècle trouvaient autrefois d'émotions dans les brillants tournois, leurs chevaliers brisaient des lances en leur honneur.

Pendant que la Gente de Razon prenait ces divers amusements, les Indiens, de leur côté, se livraient à leurs jeux favoris ; celui qui sem- ble leur plaire davantage consiste à faire rou- ler un anneau d'osier, de trois pouces de dia- mètre, et à lancer sur cette bague, pendant son mouvement de rotation , deux baguettes de quatre pieds de longueur, de manière à l'a- battre dans sa course. Si l'une des deux ba- guettes ou toutes les deux ensemble traversent la bague , ou si la bague se repose sur les deux

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baguettes ou sur Tune des deux seulement, ils compteut un certain nombre de points , selon l'importance de la chance. Quand un couple a joué son coup, deux adversaires recommencent, et alternativement , jusqu'à ce que la partie soit finie. D'après M. Laperouse, ce jeu s'appelle, dans le langage indien, Tekersié.

D'autres Indiens, à la manière des Bas-Bre- tons , se réunissaient en deux grandes ban- des ; et chacun , muni d'un bâton en forme de crosse, tâchait de pousser vers un but, une boule de bois , tandis que ceux de la bande op-< posée s'efforçaient de l'entraîner dans une di- rection contraire. Ce jeu paraissait faire égale- ment le charme des deux sexes. Il arriva même que les femmes mariées ayant défié les filles, celles-ci perdirent la partie. Elles vinrent en pleurant se plaindre au Padre, que les femmes, abusant de leur force, avaient pris l'injuste moyen de leur arrêter le bras , lorsqu'elles al- laient frapper la boule. Fray Antonio, avec un

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sérieux digne du jugement de Salomon, se fit rendre un compte exact de l'affaire.

Pendant l'explication, le bon Missionnaire, les yeux demi-fermés, gravement assis sous le péristyle , avait posé l'index de sa main droite sur son sourcil, tandis que le Médius for- mait une sorte d'équerre, en passant sous son nez : altitude qui lui prêtait l'air d'une pro- fonde méditation. Quand l'Indienne eut cessé de plaider sa cause, il releva la tête et décla- ra la partie nulle ; mais il ne pouvait s'empê- cher de rire dans son capuchon, et il médita demi-voix: Las pobrecitas! Es menester de hacer algo para ellas. (Les pauvres petites! Il faut bien faire quelque chose pour elles.) C'est par ces moyens, et par d'autres semblables, que j'ai réussi à gagner la confiance de ces Indiens.

Effectivement, sa mission était celle de toute la Californie ces pauvres gens étaient le mieux traités. Non-seulement ils étaient bien

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nourris et Lien vêtus ; mais il leur donnait encore quelque argent, les jours de fête. Tous les sa- medis , il faisait aux femmes une distribution de savon. Dans cette occasion, elles passaient toutes devant lui , et pendant que deux hommes puisaient dans d'énormes paniers et donnaient à chacune sa portion, le Padre leur adressait tour-à-tour la parole. Il les connaissait toutes ; il donnait des éloges à l'une , faisait de doux reproches à l'autre ; à celle-ci une plaisante- rie de circonstance, à celle-là une admonition pa- ternelle ; toutes s'en allaient satisfaites ou tou- chées.

Lorsque la nuit fut venue , j'allai avec Fray Antonio voir les danses des Indiens, qui me pa- rurent aussi intéressantes qu'étranges. C'était à la lueur des torches dont l'effet semblait, par op- position, étendre un voile lugubre sur la voûte étoilée du ciel. Une douzaine d'hommes n'ayant d'autre vêtement qu'une ceinture, la tête or- née de hauts panaches de plumes, dansaient II. 5

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avec un ensemble admirable. Cette pantomime représentait toujours quelque scène, et s'exécu- tait principalement en frappant des pieds en me- sure et faisant avec les yeux et les bras des gestes d'amour, de colère, de frayeur, etc. Les dan- seurs avaient la tête droite , le corps courbé et les genoux un peu plies. La sueur ruisselant sur toute leur personne réfiécbissait, comme un mi-< roir bruni, le fendes torches; et lorsqu'elle les incommodait, ils la raclaient avec une lame de bois qu'ils tenaient à la main.

L'orchestre rangé en amphithéâtre demi- circulaire , se composait de femmes , d'enfants et de vieillards, derrière lesquels un ou deux rangs d'amateurs pouvaient encore goûter ce spectacle. L'harmonie des chants qui réglaient la mesure , était à la fois plaintive et sauvage : elle semblait plutôt agir sur les nerfs que sur l'âme , comme les sons variés de la harpe éo- lienne pendant un ouragan. De tems en tems, les acteurs se reposaient, et au moment le

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chant cessait , tout le inonde soufflait en même tems en l'air avec un grand bruit, soit en signe d'applaudissement, soit, comme on me l'assura, pour chasser le Mauvais-Esprit ; car, quoiqu'ils soient tous chrétiens, ils conservent encore beaucoup de leurs anciennes croyances ; ce que les Padres feignent d'ignorer par politique.

Le lendemain, après les cérémonies et la procession du Sacre, les jeux recommencèrent de la même manière que la veille; mais, cette fois, les courses du taureau furent troublées par un accident. Une des jeunes Indiennes, en folâ- trant sur la plateforme de la Mission, tomba par- dessus la balustrade sur le pavé de la cour, d'une hauteur de vingt pieds, et se fracassa la tête.

Je n'avais pas trouvé M. R.... à San-Luis- Rey. Il m'écrivit de San-Juan-Capistrano, autre Mission plus à l'Ouest, que , si je le ju- geais à propos, il continuerait sa route par terre jusqu'à Santa-Barbara, il me priait d<3

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venir le rejoindre avec le navire. Cet arrange- ment, qui ne pouvait qu'être favorable à nos af- faires, me convint; et après avoir réglé mes comptes avec Fray Antonio , je me remis en route pour San-Diego, avec deux ou trois per- sonnes seulement, et j'y arrivai le 15 au soir.

Pendant les courses du taureau de la Mis- sion, ceux du Présidio s'étaient aussi donné cette récréation, qui pensa coûter la vie à un jeune homme de mon bord, que j'avais laissé au magasin. Il avait la vue courte; et au lieu de jse tenir à une distance respectueuse du tau- reau , il s'en était imprudemment approché au moment on lui ôtait les liens qui le rete- naient; il avait été cruellement culbuté par l'animal , et on l'avait relevé sans connaissance , mais heureusement sans blessure.

Cette scène, commencée d'une manière tra- gique , fut égayée ensuite par un singulier in- cident. L'Église du Présidio qui forme un des côtés de la cour intérieure, est construite sur

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le penchant très- déclive de la colline, de ma- nière qu'une des extrémités du toit s'appuie sur le terrain, pendant que l'autre est élevée de près de quarante pieds au-dessus du sol. Le taureau, plus disposé à la fuite qu'au combat , épouvan- té par les cris des spectateurs et menacé par le lacet, ne trouvant point d'issue pour s'échap- per, fut acculé près de l'endroit le faîte de l'Eglise semble se réunir à la montagne. Il ne lui restait plus de retraite, et un saut de deux pieds de hauteur le mit sur le comble aplati de la chapelle où, continuant de s'avancer, on pouvait pronostiquer une brusque introduction dans le sanctuaire, à travers les tuiles il pas- sait tantôt une jambe tantôt l'autre. Enfin, il . arriva en trébuchant ainsi à l'endroit le plus élevé du toit, avant d'avoir reconnu l'immi- nence d'un danger qu'il sembla alors com- prendre avec une nouvelle épouvante. Il tenta cependant de se retourner pour revenir sur ses pas; mais dans ce mouvement, il glissa et tomba

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dans la cour avec des monceaux de débris et au mi- lieu d'un nuage de poussière. Comprendra-t-on que la mort cruelle de ce pauvre animal excita une joie bruyante parmi les descendants des Es- pagnols?

Le 22 au matin , nous mîmes sous voile , et nous sortîmes du port au moment la brise du Nord-Ouest se forma. Nous fûmes obligés de louvoyer pour nous rendre à Santa-Barbara, nous n'arrivâmes que le 29 . J'y trouvai M. R . . . . , et après nous être réciproquement rendu compte de nos opérations, nous convînmes qu'il se ren- drait par terre à San-Francisco, en visitant les Missions qui se trouveraient sur son passage, tan- dis que j'atteindraispar mer le même port oùje de- vais commencer à charger les suifs pour le Pérou.

En quittant la rade de Santa-Barbara , nous traversâmes le groupe des îles qui forment le côté Sud du canal, et nous eûmes l'occasion d'en reconnaître une qui n'est portée sur aucune carte, quoiqu'elle soit bien connue des naviga-

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teurs qui fréquentent ces parages; c'est celle de San-Nicolas. Elle est située à sept lieues à rOuest de celle de Santa-Barbara , et à douze lieues au Sud de celle de Santa-Cruz ; sa pointe Nord est par 33o-25' de latitude Nord, et par 121<*-53' de longitude Ouest du méridien de Paris ; elle peut avoir cinq à six lieues de tour. Elle est moins élevée que celles qui l'avoisinent ; la partie la plus haute est celle du Nord. A quatre lieues au Nord-Ouest , se trouve un ro- cher dangereux, dont nous passâmes à moins d'une lieue ; à cette distance , il ressemblait à une chaloupe à la voile. Étant à vue de cette île , nous apercevions en même temps toutes les autres. Nous prîmes des relèvements qui ne ca- drèrent pas bien avec les positions données par Vancouver, d'où l'on serait d'autant mieux au- torisé à conclure leur inexactitude , que l'omis- sion de l'île de San-Nicolas semblerait prou- ver qu'il n'a pas examiné avec soin cette partie de la côte de Californie.

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Le 17, dans l'après-midi, nous arrivâmes près de l'entrée de San-Francisco, et nous prîmes connaissance du plus Sud des Farellones que nous rangeâmes à deux milles , en nous rappe- lant les tribulations que leur voisinage nous avait causées six mois auparavant. Le tems était brumeux; nous distinguânies cependant les logements grossiers d'une centaine de Ko- diaks que les Russes de la Bodega y entrete- naient pour la pêcbe du loup-marin, malgré le mécontentement du Gouvernement mexicain. Nous remarquâmes un homme debout devant sa hutte, et nous vîmes les Boyedarques (1) échouées sur les rochers.

Si ces pêcheurs se bornaient à tuer les loups- marins qui fréquentent les Farellones, les Mexi-

(1) Embarctvlions des Kodiaks. J'aurai plus lard occasion d'en reparler.

Boquefeuille les nomme Boyedarques.

Colzebue , . . . Baydares.

Corney Bodaries et Bodarkis.

Les Californiens Kayoukès.

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cains n'auraient pas tant de raison de se plaindre, puisqu'ils ne font pas eux-mêmes cette pêche ; mais les Kodiaks , avec leurs lé- gers canots, s'introduisent de nuit dans le port de San-Francisco, en rangeant le côté opposé au fort , et une fois dans ce yaste bassin , ils s'établissent momentanément sur quelques-uns des îlots de l'intérieur, d'où ils pèchent la loutre de mer en pleine sécurité. C'est ainsi qu'ils ont presque enlevé cette petite richesse à la Cali- fornie, qui n'a aucun moyen de s'y opposer, le Gouvernement n'entretenant point d'embarca- tions convenables pour empêcher cette espèce de déprédation. D'ailleurs, il n'est arrivé que trop souvent que les Commandants de San-Fran- cisco se soient entendus avec les Russes pour les laisser exercer cette contrebande , moyen- nant une portion du produit, toujours fort mo- dique, et à l'entière discrétion des pêcheurs.

La loutre de mer ou Saricovienne était au- trefois fort commune sur la côte , depuis San-

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Francisco jusqu'à San-Diego ; mais aujourcriiui on n'y en trouve que très-peu. Pendant tout le tems que nous passâmes dans ce pays, nous achetâmes à peu-près tout ce qui en fut pris , et cette cueillette ne monta pas à plus de cent cinquante : d'ailleurs, cette fourrure, qui est si belle dans les latitudes plus élevées de la côte Nord-Ouest d'Amérique, est ici d'une qualité inférieure.

Depuis le Farellon du Sud, nous gouver- nâmes avec un brouillard assez épais au Nord- Est 1/4 Est, direction qui nous conduisit un peu trop à droite de l'entrée du port. En sup- posant que cette petite déviation ne fût pas l'ef- fet d'un courant oblique qui, dans ce trajet de six lieues, nous aurait portés vers le Sud, il fau- drait conclure, qu'en faisant le Nord-Est 1/2 Est, nous eussions donné positivement dans le goulet. La brise était faible quand nous arri- vâmes devant le Présidio ; et craignant de ne pouvoir, avant la nuit, atteindre la Hierba-

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Buena, notre station au premier voyage, nous allions laisser tomber l'ancre , lorsque le vent passa tout-à-coup au Sud-Ouest, et souffla avec force. Profitant de cette circonstance , nous ré- tablîmes les huniers qui étaient déjàcargués, et nous gagnâmes promptement notre mouillage, nous nous amarrâmes près d'un navire es- pagnol sous pavillon anglais, nommé la So- litud.

XIII.

Discussions avec le Commandant de San-Francrsco. Départ pour Santa-Clara. Description du pays. Divers effets atmosphéjiques. Récolte à Santa-Clara. Le Pueblode San-José. Le Padre Narciso. Retour à bord.

Les militaires de tous les pays et de tous les tems ont toujours été les plus injustes apprécia- teurs du commerce ; et dans toutes les circons- tances , ces fier3 défenseurs du territoire et

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de l'honneur national, ont eu à exercer quelque pouvoir qui mettait momentanément dans leur dépendance l'industrie commerciale, ils ont semblé prendre à tâche d'en contrarier et d'en embarrasser tous les ressorts. Il ne faut pas être bien clair-voyant pour démêler l'origine de ces mauvaises dispositions ; elles sont filles de la jalousie; comme si le frelon et la mouche bril- lante avaient le droit de reprocher à l'abeille le miel qu'elle va cueillir sur les fleurs qu'ils dé- daignent et méprisent. Ehî Messieurs, jouissez de vos honneurs ; pavanez-vous sous vos épau- lettes d'or , et laissez nous , libres d'entraves , imiter la prévoyance de la fourmi (1). C'est à Don Ignacio Martinez, commandant de San- Francisco , que j'adresse particulièrement ces paroles ; et plût à Dieu qu'elles ne fussent ap- plicables qu'à lui.

(1) Ce n'est pas contre les officiers de notre brave marine que je dirige ces reproches : je n'ai reçu d'eux, dans ma carrière maritime; que de bons et Joyaux procédés.

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A peine fûmes-nous mouillés, que je reçus une lettre de cet officier qui, conformément à un nou- vel arrêté du Général , me prévenait que je de- vais immédiatement relever de la Hierba-Bue- na , et aller prendre le mouillage du Présidio ; ajoutant, qu'avant que je me rendisse à cet ordre , je ne pourrais me livrer à aucun com- merce.

Je lui répondis aussitôt que , quelque dispo- sé que je fusse à me soumettre aux lois du pays , je ne le ferais cependant, qu'autant qu'elles ne seraient pas de nature à compromettre la sû- reté de mon navire; qu'il devait savoir que l'ancrage que Ton me désignait n'était pas sûr; que j'y avais déjà perdu une ancre , lui-même présent, à mon précédent voyage; que si pa- reil malheur m'arrivait encore, je ne pourrais plus y remédier ; qu'il était d'ailleurs de la plus grande injustice de contraindre un capitaine à stationner sur une mauvaise rade, lorsqu'on lui faisait payer le droit excessif de vingt réaux

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par tonneau; (1) qu'en conséquence, je me re^ fusais à changer de position , jusqu'à ce que le Général eût répondu à une lettre que j'allais lui écrire à ce sujet.

En attendant l'effet de cette réclamation , je résolus de me rendre dans les Missions de Santa- Clara (2) et de San-José, pour m'assurer si les denrées que les Padres devaient nous livrer étaient réunies , et tâcher , en même tems , d'en augmenter la quantité par de nouvelles ventes. Je désirais aussi attendre M. R et con- naître le résultat de son voyage.

Le 19 au soir, je me mis en routç accompa- gné de M. Richardson et d'un domestique. Nous passâmes d'abord par la Mission de San-Fran- cisco, nous ne trouvâmes pas Fray Thomas

(1) Le droit de tonnage pour le Héros montait à 925 pias- tres, environ 4G25 francs.

(2) La Mission de Santa-Clara est à yingt lieues enyiron de la Hierba-Buena.

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qui était allé à quelques lieues de visiter ses moissons de blé. Nous suivîmes ensuite le che- min que nous avions pris précédemment, en allant à la chasse dans la vallée de San-Bru- no, et à la nuit, nous arrivâmes à un Rancho se trouvait en ce moment un gendre de Don Ignacio avec sa femme et ses enfants , occupés à mettre en rapport un jardin qui fournissait toute la famille , de légumes et de fruits.

Sous les auspices de M. Richardson, leur beau-frère , je fus très-obligeamment accueilli par lemari et par la femme, qui m'offrirent un des meilleurs repas que j'eusse fait depuis long- tems. Il ne se composait à la vérité que de vé- gétaux ; mais nous en mangions si rarement à bord , que d'excellents petits pois et des hari- cots verts ne furent pas pour moi un faible ré- gal, surtout lorsque j'y vis ajouter un beau pa- nier de fraises que les Indiens avaient cueillies dans les montagnes, et dont le goût et le parfum ne le cédaient en rien à nos meilleures fraises II. 6

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Juillet 1827* d'Europe. Le coucher ne répondit guère à la bonté du souper , car nous fûmes obligés de nous arrimer, hôtes, mari, femme et enfants, tous ensemble sur un grand lit de cuir où, dévorés par le's puces et mal préservés de la fraîcheur du soir, nous passâmes une assez mauvaise nuit.

Le 20, au matin, nous prîmes de bonne heure congé de nos amis et nous continuâmes notre route : c'était celle qu'avait suivie Vancouver en 1793. Je ne traversai pas, sans une sorte de respect , le bosquet charmant ce célèbre ma- rin avait diné avec les officiers qui l'accompa- gnaient, et que je reconnus, à la description qu'il en a donnée dans sa relation. Le ruisseau il s'était désaltéré , ainsi que la pelouse de gazon, étaient desséchés par les chaleurs de l'été. L'eau et la verdure, me dis-je, se renou- velèrent tous les ans , à la même époque ; mais elles ne ramèneront pas ce navigateur fameux ; sa mémoire seule nous restera.

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Dès le Rancho nous avions couché , nous avions éprouvé un changement notable dans la température. Aux environs du mouillage de la Hierha-Buena , l'air était toujours froid et pé- nétrant ; mais à peine eûmes-nous fait quelques iieues dans l'intérieur, que la chaleur, aug- mentant par degrés, ne tarda pas à deve- nir incommodante. En nous retournant vers San-Francisco , nous pouvions voir comme une muraille de brume, qui semblait être et qui était effectivement arrêtée sur cette partie de l'horizon, tandis que le reste du ciel était sans nuages. Ce double phénomène, d'une différence si subite dans la chaleur et dans la clarté de l'atmosphère, quoique singulier, ne me paraît pas inexplicable.

Le port de San-Francisco se trouve situé dans un angle rentrant de la côte^ ou le vent du Nord-Ouest donne directement et acquiert plus de violence à mesure qu'il se presse dans cette espèce d'entonnoir. Il amène avec lui un

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brouillard épais et une masse d*air froid qu'il apporte de la mer et des contrées septentrio- nales. Les montagnes de la côte arrêtent une partie de cette colonne d'air; mais celle qui passe au-dessus, ou qui entre par le goulet, ren- contrant tout-à-coup un large espace, s'étend et perd sa force : alors la chaleur croissant en raison inverse de la diminution du vent , raré- fie les vapeurs, qui se dissipent en s'élevant dans les hautes régions de l'atmosphère , et laissent la terre sous l'action du soleil et dans un calme presque perpétuel.

A mesure que nous avancions , les montagnes que nous avions à notre droite et qui , prenant naissance à l'entrée de San-Francisco , sont d'a- bord arides et sablonneuses , se couvraient de forêts et de sapins jusque sur leurs sommets. Bientôt nous parvînmes à un immense bos- quet de beaux chênes , mêlés de quelques autres arbres de haute-futaie , dans lequel nous péné- trâmes par un sentier uni et commode. Ces

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magnifiques bois, plantés par la nature, ne sont embarrassés ni de lianes ni d'arbrisseaux; ils sont disposés en groupes épais et touffus ou se- més çà et , sans toutefois laisser entre eux de clairières considérables. Un gazon d'un vert tendre est partout étendu comme un tapis , et le voyageur regrette que de si beaux lieux n'aient d'autres habitants que les coyotes et les ours. Nous ne vîmes cependant aucun animal de cette dernière espèce. Ils attaquent rarement les pas- sants ; mais leur vue et leur odeur suffisant pour effrayer les chevaux et les rendre indomptables, je sentais , par un retour sur moi-même, tout ce qu'un cavalier, d'une adresse médiocre , pour- rait, en pareil cas, courir de danger.

Je remarquai que la plupart des chênes de cette forêt étaient couverts de gui. Si cette plante parasite eût été aussi commune dans les Gaules, nos aïeux ne l'auraient peut-être pas prise pour symbole de leur culte. Du moins, les troncs et les branches des arbres , entourés

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de cette végétation étrangère, démontraient assez que les belles Prêtresses de Tentâtes ne s'étaient jamais promenées armées de leurs faucilles d'or.

Mais, revenant à des idées plus modernes , je voyais avec un sentiment pénible que de si beaux matériaux fussent destinés à pourrir sans utilité sur le bord d'un des plus magnifiques ports du monde: chaque courbe , cette pièce si difficile à ren- contrer chez nous , que j 'apercevais en passant, me faisait souffrir le supplice de Tantale .-j'aurais vou- lu transformer laf orêt en une immense flotte dont je voyais les mâtures, encore chargées de leur feuillage, se balancer sur les montagnes voisines»

En sortant de ce grand bois, nous entrâmes dans une plaine qui s'étend depuis le pied des hauteurs jusqu'au rivage du port , dans une lar- geur d'environ cinq lieues, sur unelongueur beau- coup plus considérable. Aucun ombrage ne nous garantissait plus des rayons d'un soleil brûlant, et aucun courant d'air ne rafraîchissait l'atmos-

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phère embrasée. Bientôt nous aperçûmes la Mis- sion de Santa-Clara ; mais, par un effet de mi- rage , elle nous parut d'abord assise au milieu d'un grand lac , et les arbres dont elle est envi- ronnée semblaient s'élever de l'eau comme dans une inondation. Cependant cette onde ima- ginaire fuyait devant nous en gardant la même distance , et les objets se dégageant successive- ment, nous vîmes l'établissement dans sa véri- table situation, au centre de la plaine. C'était une pareille illusion qui, dans la campagne d'E- gypte, berçait nos soldats mourant de soif, de la perfide espérance de se désaltérer dans les eaux calmes et limpides de ces lacs fantastiques et trompeurs.

Je fus bien accueilli parle Padre JoséViader, Président de cette Mission : il finissait de diner et se disposait à dormir la siesta; cependant, il resta jusqu'à ce qu'on nous eût servi à manger et préparé des lits. Les bâtiments de Santa-Gla- ra ne sont pas construits avec autant de luxe

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que ceux de San-Luis-Rey ; mais cette Mission n'en est pour cela ni moins riche ni moins pro- ductive. J'y restai cinq jours, en attendant M. R...., et je fis quelques affaires.

C'était l'époque de la récolte des blés, tems de joie et de gaité dans les campagnes de France ; mais aucun sentiment de cette nature ne se ma- nifestait sur la physionomie des Indiens occu- pés de ce travail; c'était tcut simple : qu'ils moissonnassent peu ou beaucoup , ils ne devaient prétendre qu'à leur pitance journalière-, et il leur importait peu qu'il y eût du superflu. Ce spectacle intéressant ne m'en ramenait pas moins à des souvenirs agréables ; aussi, neman- quais-je pas de me trouver , surtout au mo- ment où l'on ramassait le grain.

L'aire dont les Padres font usage est ronde; elle a soixante pieds de diamètre et elle est en- tourée d'une palissade. Lorsqu'elle est remplie à une certaine hauteur d'épis sans paille , on y fait entrer une troupe de juments qu'on y fait

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courir circulairement pendant deux heures : celle-ci est relayée par une autre bande, et ainsi de suite , jusqu'à ce qu'il ne reste plus de grain dans les épis. Ils n'emploient jamais les chevaux à ce travail , parcequ'il ruine les ani- maux, et que les juments que l'on ne monte pas , sont tout aussi propres à produire des pou- lains , quoiqu'elles aient les jambes mauvaises, par sliite de cet exercice.

Chaque airée fournissait trois cents fanegas de blé ; et, d'après un calcul très-approximatif, le Padre Yiader comptait sur quatre mille fa- negas, de cent vingt-cinq livres espagnoles, ou environ cinquante-six kilogrammes : ainsi , sa récolte entière devait produire deux cent vingt- quatre mille kilogrammes.

Cettequantité, qui paraît d'abord énorme, n'é- tait cependant que suffisante pour la nourriture des douze centsindiens de la Mission, etdesétran- gers qui y étaient reçus toute l'année. Pour ob- tenir ces quatre mille fanegas de blé , le Padre

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en avait semé deux cent : ainsi, la terre n'a- vait donné que vingt pour un , ce qui est bien au-dessous de cent pour un , que M. Delape- rousê attribuait au sol de ce pays , et cependant la récolte avait été bonne. Il est néanmoins hors de doute qu'il rendrait davantage s'il était fumé , car, jusqu'ici les Missionnaires ont semé sans autre préparation qu'un seul labour très- imparfait.

L'orge, les haricots, les pois ronds et les fèves, donnent à peu-près le même résultat. Outre ces moyens d'existence, la Mission de Santa-Clara possède au moins douze mille bêtes à cornes et quinze mille moutons. A l'époque je m'y trouvais , le Padre faisait tuer cent cinquante bœufs et vaches , par semaine , pour en obtenir les peaux et le suif. Une partie de la viande était séchée et réduite en tasajo; mais la plus grande partie était perdue, quoique les Indiens en fissent journellement une grande consommation.

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A une demi-lieue environ, au Sud-Est de Sauf a-Clara, est situé le village de Sau-José, habité par des Californiens libres et quelques étrangers. Ce hameau, honoré du nom de Pue- blo (petite ville) , fut établi quelques années après la Mission , et prit d'abord quelque accroisse- ment. On y voyait de beaux jardins ; les habi- tants possédaient des troupeaux et récoltaient des grains; mais la paresse naturelle à ces créoles, et d'autres raisons dont je parlerai bientôt, ont arrêté le développement et amené la décadence de cet établissement , qui se com- pose aujourd'hui de quatre-vingts maisons et de huit cents habitants, en y comprenant un sixième d'Indiens domestiques. Le chemin qui conduit de la Mission au Pueblo est ombragé par deux rangées de beaux arbres , plantés de main d'homme ; c'est la seule promenade de ce genre que possède la Californie.

Pendant mon séjour à Santa-Clara, j'allai aussi à la Mission de San-José, située à quatre

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lieues au Nord , et je passai vingt-quatre heures avec le Padre Narciso qui la gouvernait. Nous prîmes ensemble nos mesures pour la livraison des cuirs et suifs qu'il me devait, par suite de ses achats dans mon précédent voyage à San- Francisco, et de ceux qu'il y ajouta encore.

Ce Missionnaire était un homme fort instruit et lisait beaucoup; mais, soit qu'il choisît les ouvrages les plus mélancoliques , soit qu'il n'eût d'yeux que pour les passages les plus lugubres , il ne semblait plus apercevoir les objets qu'à travers un voile funèbre : jamais âme n'a moins contenu de joie que celle de Fray Narciso. 11 se pénétrait alors des élucubrations de l'abbé Ba- ruel; et sans prétendre, me disait-il, affirmer ses conjectures, il croyait découvrir dans les so- ciétés maçonniques, l'accomplissement des révé- lations del'Apocalypse: l'esprit d'agitation et de révolution qui troublait presque tous les Etats, n'était, selon lui, autre chose que l'Antéchrist. Les conversations que nous eûmes sur la situa-

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tion politique du Mexique , n'étaient pas propres à lui faire naître des idées plus riantes. Ce que je lui appris des projets des Yorkinos avait trop d'analogie avec ses pensées habituelles pour ne pas renouveler les accès d'une tristesse que je cherchais en vain à combattre : plus je faisais d'efforts pour y parvenir , plus il trouvait de motifs de gémir sur les maux près de fondre sur l'univers, et il finit par m'annoncer la fin très-pro^ chaîne du monde. Cependant ses discours, sans me persuader, m'avaient enveloppé l'imagina- tion d'un obscur brouillard. Lorsque je ne vis plus sa triste demeure, je me trouvai comme un hom- me qui se réveille après un pénible cauchemar.

Pendant cettç petite excursion, M. R était

arrivé à Santa-Clara nous nous réunîmes .Nous nous communiquâmes le résultat de nos opéra- tions, et nous convînmes qu'il resterait dans cette Mission pour faire charger les suifs et les cuirs sur les embarcations que je lui expé- dierais de San-Francisco.

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A mon retour à bord du Héros, je trouvai une réponse favorable du Général , qui m'au- torisait à demeurer au mouillage de la Hierba- Buena; et j'entrai aussitôt en affaires avec les habitants ; mais, Don Ignacio piqué, sans doute, du succès de ma démarche , ayant mis quelque obstacle à rembarquement des denrées que di- vers particuliers apportaient pour vendre ou échanger, je me vis obligé de lui écrire une lettre fort dure , dans laquelle je lui déclarai qu'il ne pouvait avoir aucune mission pour s'immiscer, soit dans la perception des droits, soit dans mes affaires commerciales, le Com- missaire des Douanes étant la seule personne avec qui je devais m'entendre à cet égard , et que dorénavant je n'obéirais à aucun ordre éma- né des Commandants militaires, en ce qui con- cernerait les fonctions des Commissaires ; de ce moment, je n'éprouvai plus d'obstacles.

J'expédiai à Santa-Clara une grande cha- loupe appartenant à M. Richardson , et qui me

AUTOUR DU MONDE. 95

Juillet 1827.

fut fort utile pour tout le reste de mes opéra- tions dans ce port. La chaloupe du navire fai- sait concurremment le même service ; mais elle était bien petite pour ces voyages , qui ne pou- vaient se faire en moins de trois jours. Dans cette petite mer , lorsque le vent souffle d'une direction opposée au courant, les vagues deviennent très-grosses , et il y a quelque dan- ger pour des embarcations chargées pesam- ment.

XIV

Voyage à San-Fiancisco-Solano. « Chasse aux Cerfs.— Ex« péditiou du Sous-Lieutenant Sanchez. Indiens sauvages.

Leur malpropreté. Visite au Rancho de San-Pedro.

Attaque d'un Ours. Aiguade,

Pendant que le transport des denrées de San- ta-Clara et de San-José se poursuivait, j'entre- pris une expédition à la Mission de San-Fran- cisco-Solano, la dernière établie , des cinq qui bordent le port.

II. 7

98 VOYAGE

Juillet 182T.

J'étais informé qu'il s'y trouvait une certaine quantité de suif de cerf, et je ne voulais pas le laisser acheter par d'autres. Le 4, à quatre heures du matin , je partis dans la chaloupe du navire, bien armée, ayant avec moi huit ma- telots, le second Lieutenant, le docteur Botta, et M. Richardson qui s'était chargé de nous piloter. Nous profitâmes d'un reste de jusant et d'une faible brise de Nord-Ouest pour traverser le port en rangeant l'île de los Alcatraces (île aux Pélicans). Nous reconnûmes que ce nom lui avait été donné à bien juste titre, car elle était couverte d'une quantité innombrable de ces oi- seaux ; un coup de fusil que l'on tira à travers ces légions emplumées , les fit se lever comme une épaisse nuée avec un bruit semblable à ce- lui d'un ouragan.

Nous passâmes ensuite entre la rive droite du port et l'île de los Angeles (des Anges) le flot commença à nous favoriser. La côte que nous rangions est formée de montagnes de mé-

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Aoiit 1827.

diocre hauteur, couvertes d'herbe alors un peu desséchée : dans les ravins on voyait des bouquets de chênes. Nous apercevions de tems à autre de grandes troupes de cerfs. Ils erraient par bandes sur ces pâturages inclinés, et nous l-es voyions courir , brouter , s'élancer sur les flancs de ces collines, d'une pente quelquefois si rapide, que nous pouvions difficilement nous figurer qu'ils pussent s'y tenir sans tomber.

Il y a aussi beaucoup d'ours dans les lieux boisés ; mais, comme ces animaux ne sortent guère que la nuit, nous n'en vîmes aucun. Ce- pendant un nommé Cibriano, qui était avec nous dans la chaloupe, me raconta que, passant quelques mois auparavant dans ce canal , une de ces bêtes féroces, qui se rendait à la nage à l'île de Los Angeles, s'approcha de l'embarca- tion dans l'intention d'y monter , lorsque des soldats qui s'y trouvaient , avec leurs armes , lui tirèrent à bout portant quatre balles, au moment l'ours mettait les griffes sur le bord, et le tuèrent roide mort.

100 VOYAGE

Août 1857.

Nous avions fait environ cinq lieues, quand nous nous trouvâmes en face de la Mission de San- Raphaël, placée au fond d'une baie, sur le côté Nord du port. Cette Mission est fort pauvre et n'a pas d'objets d'écbange : nous ne nous y arrêtâmes pas. Le côté Est de ce petit golfe forme, avec une presqu'île de la côte oppo- sée , un détroit d'une lieue de large , et resserré par quatre îlots, dont les deux principaux portent les noms de San-Pedro et San-Pa- Mo : on donne aussi le nom de San-Pedro à un Kancho occupant l'isthme qui réunit la pénin-^ suie à la terre-ferme.

En débouchant de ce détroit, nous vîmes s'ouvrir devant nous une nouvelle mer dont nous pouvions à peine apercevoir les bornes > et bientôt on nous fit remarquer un autre pas- sage qui sert à la fois d'embouchure à la grande rivière dite Del Sacramento qui vient du Nord , et à une autre moins cousidéraible qui coule du Sud-Est.

AUTOUR DU MONDE. 101

Août 1827.

A l'aide des rames et du courant, nous nous dirigeâmes au Nord-Nord-Ouest, vers un groupe de montagnes au pied desquelles est bâtie la Mission de San-Francîsco-Solano. J'estimai que nous avions fait treize lieues depuis la Hierba- Buena, lorsque nous arrivâmes à l'ouverture d'un petit canal qui serpente au milieu d'un marais couvert de roseaux et dans lequel nous entrâmes. Ce ruisseau fait mille détours en s'a- vançant dans l'intérieur; et quoique de son em- bouchure jusqu'à l'endroit nous débarquâmes, il n'y ait pas plus de trois lieues en ligne di- recte , nous en fîmes bien le double en suivant ses sinuosités.

On ne pourrait cependant abréger ce trajet en le faisant par terre; car, jusqu'au débarcadaire, il n'y a pas de terrain solide : les bords du ça-*- nal ne sont indiqués que par des joncs ou des roseaux qui croissent dans l'eau, ou tout au plus dans une espèce de fange. Arrivés sur le sol ferme ; il nous restait encore une lieue k

102 VOYAGE

Août 182T.

faire pour atteindre la Missian ; mais le Padre Ventura Fortuni, (c*était le nom du Président), averti de notre débarquement , nous ayant en- voyé des chevaux , nous ne tardâmes pas à nous y rendre.

D'après mon estime , nous avions fait depuis le navire , dans une direction fort rapprochée du Nord, environ dix-sept lieues, calcul qui se trouve bien d'accord avec la différence en la- titude des deux points, la Hierba-Buena étant sur le parallèle de 37^-48' , et San-Francisco- Solano sur celui de 38°- 39'.

Cet établissement est le plus Nord de ceux que possèdent les Espagnols sur cette côte. Il fut fondé le 25 Août 1823 par le Padre Altemira, qui le plaça au milieu d'une plaine d'une grande étendue, bornée au Nord par des montagnes et des collines, au Sud par le port, et partout ar- rosée et coupée de ruisseaux d'eau douce. Il y a peu de situation plus heureuse, et cette Mis- sion pourrait devenir en peu de tems fort im-

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Août 1827.

portante ; mais elle était encore peu de chose à l'époque je la visitai: aussi, le pauvre Padre Ventura Fortuni, malgré son désir de nous bien traiter, ne put nous offrir que des galettes de maïs et de la viande séchée. Ce dé- nument ne nous engagea pas à prolonger notre séjour chez lui , et m'étant hâté d'acheter tout le suif qui se trouvait dans cette Mission , je fixai notre départ au lendemain.

J'ai dit plus haut que ce suif était du suif de cerf; et comme cette dénomination pourrait pa- raître extraordinaire , il est juste que j'explique la manière dont on se le procure. Les collines de cette partie de la Californie et les plaines qu'elles laissent entre elles nourrissent une im- mense quantité de cerfs d'une force et d'une gran- deur prodigieuses. Ces animaux y trouvent des pâturages si abondants, qu'à l'époque du mois de Juillet, leur embonpoint devient tel, que leur lé- gèreté en est beaucoup diminuée; c'est le moment que choisissent les Californiens pour les prendre.

f04 VOYAGE

Août 1827.

Montés sur des chevaux de la plus grande vî* fesse , munis d'un couteau de chasse et du fatal lacet , ils se rendent dans les lieux les cerfs sont nombreux , et les poursuivent à outrance. Quoique ces rapides hôtes des prairies aient perdu une partie de leur vélocité , il leur en reste encore assez pour ne pas craindre un ca- valier ordinaire ; mais ces hommes , pour ainsi dire nés sur les chevaux, ne manquent guère de les atteindre et de leur lancer le lacet avec une adresse inconcevable. Aussitôt que le cerf est lacé, il est renversé , et souvent il se perce de ses propres armes en roulant sur les pointes aiguës de son bois. Cet accident n'est pas rare; cependant, lorsqu'il n'a pas lieu, le cavalier descend de cheval , et aidé de ses compagnons, il lui coupe le jarret, le laissant dans cet état pour poursuivre les autres. Ils ne se servent pas tou-» jours du lacet; quand ils réussissent à s'en approcher à longueur de bras , c'est le couteau de chasse qu'ils emploient pour lui couper les tendons de la jambe.

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Août 1827.

Cette chasse ne se fait pas sans une sorte de tactique : il faut savoir éloigner la bête, des bois et des montagnes , et faire en sorte de la courir dans la direction du vent, afin que le cerf, qui détale la bouche ouverte pour respirer et se ra- fraîchir, manque plus tôt d'air et soit plus promptement forcé. Mais si cet exercice demande beaucoup d'adresse, il ne présente pas moins de danger. Tantôt le cavalier, emporté par son ar^ deur , ne peut éviter d'être renversé avec son cheval dans les crevasses et fissures du terrain ; tantôt, lancé avec trop de rapidité, il ne peut dé- vier assez à tems son coursier qui le fait heur- ter cruellement contre les branches ou le tronc des arbres qui se rencontrent souvent sur sa route. Lors même que le cerf est lacé et abattu , il faut de grandes précautions pour s'en approcher et le tuer : on doit également redouter les pointes dont son front est hérissé et les pinces qui arment ses pieds. Je vis un cheval qui parais- sait avoir reçu un coup de sabre sur la cuisse,

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Août 18^27.

et qui n'avait cependant été blessé que par le pied tranchant d'un cerf.

La chair de ces animaux morts dont on a séparé la graisse, restant abandonnée sur le lieu de lâchasse, les ours attirés par cette proie viennent de tous côtés pour s'en repaître, et il faut souvent que les chasseurs disputent le ter- rain à ces dangereux animaux, qui n'aban- donnent quelquefois le champ de bataille qu'en y perdant la vie.

On me désigna un enfant de seize ans, qui avait pris vingt-trois cerfs en un jour. En sup- posant que chacun eût produit trois arrobas de . suif, ce jeune homme avait gagné dans sa jour- née cent trente-huit piastres , (environ sept cents francs). J'achetai, des soldats de la garde de cette Mission, pour quatre mille francs de cette denrée, produit de leur chasse.

Avant de repartir, j'accompagnai le Padre à son jardin que je trouvai dans le plus pi- tovable état : une herbe épaisse et des mare-

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Août 1827.

cages en envahissaient une partie, et le reste était aussi mal planté que mal entretenu. lime montra l'endroit où, quelques jours aupara- vant, (les Indiens sauvages des environs avaient tué deux hommes de la Mission en les perçant de leurs flèches pendant leur sommeil. On at- tribuait cet assassinat à la haine que los Gen- tiles portent à tous les Indiens chrétiens ; mais en cette occasion, il paraît que c'était l'effet d'une vengeance et d'une représaille.

Le Gouvernement Espagnol de la Californie a toujours suivi l'atroce système d'ordonner, de tems à autre , des excursions dans les peuplades de l'intérieur, soit pour reprendre les Indiens échappés des Missions, soit pour éloigner los Gentiles en leur inspirant de la terreur, expé- ditions qui , en coûtant la vie à quelques soldats et à beaucoup d'indigènes, n'ont servi qu'à entretenir la haine. La dernière et la plus ridi- cule de ces petites campagnes s'était faite en 1826, sous le commandement de l'Alferès

im . VOYAGE

Août 1827.

(sous-lieutenant) Sanchez; voici à quelle oc- casion.

Après la récolte , le Padre de San-Francisco- Solano avait permis à quatre-vingts de ses In- diens chrétiens d'aller visiter leurs anciens foyers , et ils s'y rendaient dans une grande cha- loupe , en remontant la rivière del San-Sacra- mento, lorsque les Sauvages les attaquant à l'improviste dans une position resserrée ils ne pouvaient ni fuir ni se défendre , en tuèrent plus de quarante. En conséquence , une incur- sion fut ordonnée et confiée au houillant cou-* rage de Sanchez , qui s'avança dans le pays à la tête de vingt ou trente soldats à cheval. A leur approche, tous les Indiens en état de se dé-* fendre s'embusquèrent dans les bois , d'où ils lançaient leurs flèches à la troupe , sans qu'il fût possible aux cavaliers de les atteindre et même de les voir; mais ceux-ci, exaspérés, se vengèrent sur les femmes et les enfants qui n'avaient pu fuir; ils en massacrèrent une tren-

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Août 1827.

taine , et revinrent honteusement triomphants avec deux jeunes filles et un enfant qu'ils ame- naient prisonniers, en signe de leur victoire.

Lorsque l'on demande à ces imitateurs et des- cendants des Espagnols s'il n'existe pas d'autre moyen d'obtenir la paix avec ces peuples, imbus des idées de leurs pères, ils prêtent aux Indiens un caractère si barbare , qu'à les entendre , il est impossible de les traiter autrement. «Ils vivent, » disent-ils, dans des villages séparés; et si l'on » fait la paix avec l'un de ces hameaux, c'est un » motif pour qu'il soit attaqué par les villages » voisins, qui en regardent les habitants comme » des traîtres, et qui se réunissent pour le dé- » truire ». Cependant, lorsque l'on considère que les Missions ne sont peuplées que de ces mêmes hommes , et que les Padres , usant tour-à-tour de douceur et de sévérité , ont pu acquérir sur eux l'ascendant prodigieux qui maintient ces établissements , on ne peut s'empêcher de pen- ser que les Commandants des Présidios n'aient

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Août 1827.

pris le contre-pied de la bonne politique comme celui de Thumanité.

Je fus même témoin d'un fait qui semblerait prouver que le ressentiment d'un si déplorable système n*a pas été jusqu'à rendre les indigènes intraitables. Au tems delà récolte, les Mission- naires de San-Raphael et de San-Francisco- Solano obtiennent autant de Gentiles qu'ils dé- sirent pour les aider à moissonner leurs grains. Ils viennent à ces Missions avec leurs femmes et leurs enfants , construisent leurs cabanes tem- poraires, et travaillent à la récolte, pour une petite quantité de blé ou de maïs que les Padres leur donnent. Nous en trouvâmes deux à trois cents qui étaient à San-Francisco-Solano de- puis plusieurs semaines.

Rien de plus misérable que les habitants du petit camp qu'ils avaient assis en face de la de- meure du Padre. Les hommes sont à-peu-près nus , et les femmes n'ont qu'un manteau com- posé de lanières de peau de lapin, tordues en

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Août 1827.

cordons et cousues ensemble. Ce vêtement est très-cliaud ; mais étant fort épais , il sert de re- traite aune prodigieuse quantité de ces insectes parasites si dégoûtants pour nous : pour eux , au contraire, c'est une espèce de basse-cour portative où, dans les moments de repos , cha- cun choisit son mets le plus exquis. Pendant que les jeunes hommes décochent leurs flèches au castor et au chevreuil , leurs douces amies s'occupent d'une autre chasse ; et , à leur re- tour, elles leur en offrent le succulent produit dans une coquille de moule ; comme le fashio- nable présente à une Dame sa bonbonnière de pastilles à la menthe.

Je ne pus emporter dans la chaloupe qu'une partie du suif que j'avais acheté; et, malgré cela, elle était chargée assez pesamment pour le long trajet que nous avions à faire. Nous par- tîmes à deux heures de l'après-midi , et nous rejoignîmes notre navire à deux heures du matin.

lia VOYAGE

Août 18â7.

Quelques jours après, nous allâmes visiter le Rancho de San-Pedro , situé , comme je l'ai dit, sur l'isthme de la péninsule qui s'avance sur le détroit de ce nom. J'avais déjà eu l'occa- sion de faire la connaissance de l'honnête homme qui l'habitait ; Francisco Castro était issu d'un Français, qui a laissé en Californie une famille nombreuse et estimée. Nous arri- vâmes à onze heures à la plage la plus rap- prochée de la ferme , deux fils de Castro nous attendaient avec des chevaux. L'accueil le plus amical nous était préparé dans cette de- meure vraiment patriarchale. Francisco Castro était un homme de soixante ans , de taille et de figure avantageuses , et parfaitement conservé. Toute sa famille , composée de dix enfants et deux brues, vivait sous le même toit dans une union parfaite : une jeune fille de quinze ans se faisait remarquer parmi ses frères et sœurs, par une figure intéressante et un maintien charmant.

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Août 1827.

Après un excellent diner, nous montâmes à cheval pour visiter la propriété, qui occupe quatre lieues carrées. Il y avait quelques champs Ton avait récemment récolté du blé ; mais tout le reste se composait de pâturages se nourrissaient quinze cents à deux mille hêtes à cornes, et quelques centaines de chevaux.

En rentrant à la maison, nous trouvâmes deux des jeunes gens qui se disposaient à aller atta- quer un ours qu'ils avaient aperçu le matin à quelque distance de la ferme. Ils eurent la po- litesse de nous proposer de les accompagner ; mais , quelque engageante que fût cette invita- tion , nous ne nous sentions pas assez bons ca- valiers pour prendre part à ce combat , et nous les laissâmes aller seuls. Au bout de trois quarts d'heure, nous les vîmes revenir, ayant cha- cun un jeune ourson attaché à leur lacet.

Ils s'étaient rendus dans le lieu ils avaient vu l'ours. C'était un fourré de noisetiers mêlés de chênes. N'ayant d'abord rien rencontré, ils n. 8

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Août 182T.

cueillaient des noisettes de dessus leurs chevaux ^ quand les deux oursons parurent près d'eux. Sans réfléchir que ces jeunes animaux ne de- vaient pas être seuls, ils leur lancèrent aussi- tôt leurs lazos ; mais , au premier cri de ses pe- tits, la mère, qui mangeait des glands dans un chêne voisin , se laissa tomber tout-à-coup de son arbre et accourut pour les défendre, avec toute la rage que lui inspirait son affection. Les deux jeunes gens reconnurent alors Tim- prudence qu'ils avaient commise en employant leurs armes contre de faibles ennemis, et ils eurent recours à la fuite. Cependant Tun d'eux courut un véritable danger, car l'ourse furieuse s'était jetée sur lui et avait saisi la queue de son cheval , qu'il ne réussit à lui faire lâcher qu'en détournant brusquement son coursier, dont toute la vitesse suffit à peine pour le sauver de cette bête féroce.

Ces hommes sont si accoutumés à s'exposer ainsi , qu'ils ne firent que plaisanter des vains

AUTOUR DU MONDE. 115

Août 1827.

efforts de Tourse; et Castro, qui aimait éper- dûment ses enfants, ne sembla presque pas re- marquer qu'ils avaient failli être déchirés par les griffes de ce terrible adversaire ; il leur dit seulement , qu'il les engageait une autre fois à se munir d'une arme à feu pour s'en servir à la dernière extrémité.

Les petits ours qu'ils n'avaient pas lâchés pouvaient avoir trois mois, et ils étaient déjà de la taille d'un gros dogue. Ils étaient, ainsi que leur mère , d'un blanc sale, mêlé de gris et de brun. Tous les ours de ce pays sont de cette couleur; il y en a fort peu de noirs. Je les fis écorcher, en en conservant les os de la tête et des pattes, et j'emportai leurs dépouilles à bord.

Le 19, tout ce que nous avions à prendre à San-Francisco fut chargé, et nous nous dispo- sâmes à quitter ce port pour continuer le char- gement sur les autres points de la côte.

A notre premier séjour à la Hierba-Buena , nous avions trouvé de l'eau en assez grande

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Août 1827.

quantité pour pouvoir y remplir nos futailles j mais c'était pendant l'hiver, et cette fois nous n'avions pu nous en procurer que pour notre consommation journalière, encore n'était-elle pas fort bonne. Il fallut donc chercher un autre lieu pour faire cette provision , et l'on nous in- diqua une aiguade de l'autre côté du port , je résolus de me rendre avec le navire, pour évi- ter la perte de tems qu'eût entraînée le trans- port, au moyen des embarcations. La rive droite de l'entrée du port , après avoir formé le gou- let, tourne brusquement vers le Nord et pré- sente immédiatement un bon abri ; c'est que se trouve une source abondante et commode, vis-à-vis laquelle nous allâmes jeter l'ancre à une portée de fusil du rivage , et nous y prîmes toute notre eau avec la plus grande facilité dans l'espace de quelques heures.

XV

Départ de San-Francisco. Le navire la Comète. Nous continuons de parcourir la côte. Affrètement du Wa- Terley. Voyage au Pueblo de Los Angeles et à San-Ga- briel. Tremblement de terre. Costumes. Danger que court le Héros. Départ pour San-Diego. Con- ventions avec M. R.... -- Départ pour Lima.

Le 20, nous appareillâmes de San-Francisco, et nous mouillâmes le lendemain sur la rade de Santa-Cruz : nous y embarquâmes ce qui nous était dû, et le 26, nous remîmes à la voile pour

118 VOYAGE

Août 1827,

Monterey, que nous atteignîmes dans quelques heures.

En nous présentant sur cette dernière rade , nous ne fûmes pas peu surpris de voir flotter le pavillon français sur un navire qui s'y trou- vait à l'ancre. Ce bâtiment était la Comète, de Bordeaux , venant en dernier lieu des îles San- dwich. Je n'entrerai dans aucun détail sur cette étrange expédition ; je dirai seulement que M. R.... en avait été l'instigateur, et qu'elle avait été montée par un chef de bureau du ministère de l'intérieur, qui avait eu tous nos secrets et qui en avait abusé de cette manière (1). Cette opération rendait évidentes l'inconséquence et la mauvaise foi de M. R.... et si elle eût réussi, elle aurait renversé de fond en comble celle duHéros. Mais, quoiqu'une concurrence nuisible fût désor- mais impossible de ce côté, je me vis néanmoins dans la nécessité d'interdire tout rapport d'in-

(1) Ce fonctionnaire mourul avant notre retour.

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Août 1827.

térêts entre le capitaine de la Comète et M. R..., qui n'eut que la honte pour prix de sa duplicité. Ainsi , il ne sera plus question de ce bâtiment que nous laissâmes quelques jours après sur la rade, dans le plus grand embarras, le Capi- taine ne sachant absolument que devenir avec une partie de cargaison qui lui restait.

Pendant notre séjour à Monterey , nous nous occupâmes de déposer dans un magasin toutes les marchandises qui ne m'étaient pas néces- saires dans mon prochain voyage au Pérou, et qui , en remplissant inutilement une partie de la capacité du navire, auraient été exposées aux insectes que nourrissent les surons de suif (1). M. R.... et deux personnes de confiance devaient être chargés de la garde et de la vente de ces objets.

Outre les articles qui pouvaient se vendre en Californie pendant l'absence que j'allais faire,

(I) Emballage en peau de bœuf.

120 VOYAGE

Septembre 1827,

j'étais convenu avec M. R.... que, si nous pou- vions affréter un bâtiment convenable , il se rendrait à la côte Nord-Ouest d'Amérique avec tous ceux qui étaient destinés à ce commerce, et qu'il les vendrait dans l'établissement russe de Silka. Nous évitions de cette manière l'obli- gation d'y aller avec le Héros dont le voyage n'était déjà que trop prolongé.

Nous agîmes d'après cette résolution, et ayant terminé nos affaires à Monterey, nous nous di- rigeâmes sur Sauta-Barbara, nous arri- vâmes le 13, après avoir mouillé en passant dans un lieu nommé le Cojo , à une lieue à l'Est de la pointe Concepcion, afin d'y recevoir quelques suifs qui nous étaient dus par la Mis- sion de la Purissima.

Nous ne restâmes à Santa-Barbara que le tems nécessaire pour y recevoir les denrées de cette Mission et de celles qui l'avoisinent. , nous rencontrâmes une goélette , sous pavillon sandwichien, commandée par un Américain.

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Septembre 1827. Nous proposâmes au subrécargue de ce bâtiment de nous le louer pour le voyage projeté à la côte Nord-Ouest d'Amérique, et, au bout de quelques jours, cette affaire fut conclue ; il fut arrêté que le Waverley (c'était le nom de la goélette), viendrait nous rejoindre à San-Diego, pour que M. R.... s'y embarquât.

Nous remîmes ensuite à la mer pour conti- nuer à descendre la côte , et nous mouillâmes le 21 dans la baie de San-Pedro. Les premières nouvelles que je reçus de la Mission de San-Ga- briel me faisant craindre un retard dans l'ex- pédition des suifs que nous venions chercher, je voulus aller moi-même en presser l'en- voi , et je partis aussitôt accompagné du doc- teur Botta et d'un guide.

Pendant quatre lieues , la route se dirige au Nord , à travers une plaine assez aride ; mais , après avoir passé le Rancho dont j'ai déjà parlé, on entre dans de vastes pâturages peuplés de troupeaux considérables, qui appartiennent aux

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Seplembre 1827.

habitants du Pueblo de Los Angeles. Nous étions obligés de nous frayer un passage au mi- lieu de cette multitude d'animaux; souvent ce- pendant les dispositions hostiles des taureaux nous conseillant la prudence, nous décrivions autour d'eux un cercle d'un rayon raisonnable. En quittant ces prairies , nous ne rencontrâ- mes plus qu'une forêt de moutarde , dont les tiges élevées passaient la tête du cavalier, et formaient comme deux épaisses murailles des deux côtés de la route. Cette plante est deve- nue , depuis quelques années , un fléau redou- table pour une partie de la Californie. Elle en- vahit les plus beaux pâturages et menace de s'é- tendre sur tout le pays. Les habitants auraient pu combattre cet ennemi dans le principe , par l'extirpation totale des premières plantes de cette espèce qui se montrèrent gênantes; mais la négligence qu'ils y ont mise a laissé croître le mal d'une manière presque irrémédiable avec si peu de population. Le feu même est ua

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Septembre 1827.

moyen insuffisant qui a été employé sans succès. Quand la tige est assez sèche pour brûler, elle a déjà semé une grande partie de sa graine, et l'in- cendie ne sert qu'à rendre la terre plus propre à la reproduction de la plante que l'on youlait détruire.

Le Pueblo de Los Angeles est bâti au pied d'une chaîne de collines d'une élévation mé^ diocre, et sur le bord d'une petite rivière qui ne tarit pas en été. Cette petite ville est à vingt- six milles au Nord de la baie de San-Pedro. Nous logeâmes chez un habitant que j'avais précédemment connu à San-Diego. Avant le coucher du soleil , nous montâmes sur une émi- nence d'où nous découvrîmes comme un point, le Héros à l'ancre, à droite de la petite île de l'Anniversaire. Voilà, nous dîmes-nous, l'a- tome qui porte toutes nos espérances, et dont chacun de nous n'occupe qu'environ la quatre millième partie. Que l'homme est petit! et que l'une de ses plus belles œuvres est petite aussi î

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Septembre 1827.

De la même position, je comptai quatre- vingt-deux maisons composant le Pueblo , d*où je conclus qu'il pouvait contenir mille habi- tants , en y comprenant deux cents Indiens do- mestiques ou manœuvres. Les environs du vil- lage et les alluvions qui séparent les deux bras que forme la rivière , me parurent assez soi- gneusement cultivés. Les principales récoltes consistent en maïs et en raisin. La vigne réus- sit très-bien ; mais le vin et Teau-de-vie qu'on en retire sont bien inférieurs au goût exquis de la grappe qu'on y emploie, et je pense que cette infériorité doit être attribuée à la fabrication plutôt qu'au crû.

Ce qui me frappa principalement en entrant dans ce village, fut l'air de gaité , d'aisance et de propreté, qui me sembla en caractériser les habitants, et que je n'avais observé dans aucun des Présidios : tant il est vrai que l'agriculture est, pour l'homme libre , une source abondante de bonheur, et qu'au contraire , tout est gêne

AUTOUR DU MONDE. 125

Septembre 1827.

et contrainte dans un établissement militaire. Il ne manquerait à cette ville naissante, pour of- frir les avantages de la civilisation, qu'un tri- bunal intègre et indépendant, qui décidât et réglât les différends qui s'élèvent entre les par- ticuliers. L'autorité d'un Alcalde, qui réunit les fonctions de maire et de juge de paix , est in- suffisante pour assurer l'inviolabilité de la pro- priété, dont les titres sont d'ailleurs si douteux, qu'ils donnent lieu, à chaque instant, à des contestations et souvent même à d'injustes spo- liations, comme je le dirai bientôt.

Comme c'est au Pueblo de Los Angeles que j'ai reconnu le plus de rangement dans la mise des habitants, c'est ici le lieu de dire quelque chose sur leur costume , qui ayant d'ailleurs un grand rapport avec celui de la Basse-Californie, va nécessairement m'entraîner dans des répéti- tions que j'aurais éviter, en ne traitant qu'une fois ce sujet.

Les hommes seuls ont un habillement qu'on

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Septembre 1827,

peut appeler national , et parfaitement appro- prié à leur genre de vie, qui est d'être presque toujours à cheval. Ils portent une culotte courte de drap ou de velours , de couleur sombre , or- née , à la jarretière , d'un galon d'or ou d'ar- gent ; mais ils ne la boutonnent jamais au ge- nou, quoiqu'elle semble faite pour cela. La cu- lotte ouverte laisse passer le bas d'un caleçon blanc , large , qui descend à mi-jambe et re- couvre une partie d'un bas blanc, toujours lâche : le Californien qui aurait des bas bien tirés exciterait une explosion de sarcasmes. Leur veste de dessus est ordinairement de la même étoffe que la culotte ; elle est sans collet et bordée d'un passe-poil et de parements rouges. Les nombreux boutons de métal qu'on y voit ne servent pas à la fermer ; les deux cô- tés ne sont même pas assez larges pour se réu- nir sur la poitrine. Comme ils ne font pas usage de bretelles, la chemise blanche paraît toujours entre le gilet et la culotte ; pour obvier à cet

AUTOUR DU MONDE. 127

Septembre 1827. inconvénient, ils portent une ceinture rouge qui fait plusieurs tours autour des reins, et qu'ils appellent faja.

Leurs souliers sont des espèces de brodequins de peau qui s'attachent en se laçant sur le de- hors du pied; l'empeigne est partagée dans le sens de la longueur en deux parties, l'une jaune et l'autre brune , et toute la chaussure est embellie de broderies d'un assez bon effet : au ta- lon du soulier ily aun petit rebord en cuir frangé, destiné à soutenir le poids de l'éperon monstre dont ils font usage. Lorsqu'ils sont à cheval, ils ont la jambe enveloppée, comme ceux de la Basse-Californie, de gamuzas; c'est la partie de leur vêtement ils mettent le plus d'amour- propre ; la manière de la rouler autour du mol- let est la pierre-de-touche du bon ton califor- nien. Malheur à celui dont la bota laisserait deviner la forme de la jambe! Il faut que le jeune homme le mieux fait paraisse soutenu sur deux grosses saucisses , et comme pour ajouter

128 VOYAGE

Septembre 1827.

à rillusion, la bota est étranglée au milieu du mollet par un cordon tissu d'or et de soie , ouvrage de la dame de leur affection.

Les chapeaux qu'ils préfèrent sont ceux de feutre, à forme plate et larges bords. Pour se garantir du froid , ils ont un manteau qui n*est autre chose qu'une pièce d'étoffe percée d'un trou pour passer la tête, en usage dans toutes les colonies espagnoles de l'Amérique, et qu'on appelle tantôt Puncho , tantôt Mangas. L'en- semble de ce costume est loin de manquer de grâce et d'éclat , mais son plus grand avantage est de laisser une entière liberté à tous les mou- vements du corps.

Les femmes sont ridiculement mises; leur habillement est un mélange bizarre des modes étrangères et californiennes ; c'est surtout lors- qu'elles empruntent quelque chose aux Mexi- caines, qu'elles deviennent extravagantes ; car celles-ci , ( du moins celles qui se trouvaient en Californie,) sont si risiblement costumées, qu'il

AUTOUR DU MONDE. 129

Septembre 1827. faudrait avoir une grande dose de gravité pour pouvoir garder quelque sérieux en présence de leur toilette.

Je me rappelle encore l'hilarité qui s'empara de nous à la vue de la coëifure dont s'étaient parées, un jour de fête, les deux filles de Miguel Gonzalez, commandant de Monterey. Je ne sais lequel de nous leur avait fait accroire que deux de ces melons de carton dont nos Dames se sont servies pendant quelque tems pour porter leur ouvrage, étaient des chapeaux à la dernière mode de Paris, et qu'il n'y avait plus qu'à y ajouter des rubans et des plumes pour y mettre la dernière main. Eiles les achetèrent avec empressement , et les ayant ornés d'après les instructions qu'on leur avait données, elles crurent produire une vive sensation et faire crever de dépit toutes les Californiennes; cependant nous avions charitablement mis dans la confidence toute la société , de sorte qu'elles furent accueillies par une explosion gé- II. 9

130 VOYAGE

Septembre 1827, nérale de bruyants éclats de rire, et que le nom de cabeça-melonès (têtes de melon) leur resta.

On Toit donc très-peu de Californiennes qui s'en tiennent strictement au costume extrême- ment simple du pays , et qui se compose d'un jupon dont la partie supérieure est blanche et le reste rouge; ce sont les naguas dont j'ai parlé ailleurs : il s'attache sur les hanches il forme un bourrelet très-renflé. Une chemise blanche, de la même forme que celle des hommes , un rebozo de coton blanc et bleu , des bas blancs et des souliers noirs, voilà toute leur parure. Elles ont en général de fort beaux cheveux, qu'elles laissent tomber par derrière en grosse tresse comme les hommes. Celles que la co- quetterie engage à plus de recherche, veulent devenir élégantes, et ne sont que grotesques. Nous préférions encore le costume tout indi- gène , au pot-pourri de leur toilette de pil- lage.

Le lendemain de notre arrivée au Pueblo ^

AUTOUR DU MONDE. 131

Septembre 1827.

nous nous rendîmes à la Mission de San-Ga- briel, qui en est éloignée de trois lieues à l'Est- Nord-Est. Elle est placée au pied de montagnes f ort-élevées , dans une plaine très-fertile et abondamment pourvue d'eau courante. Quoique cette Mission soit, sans contredit, la plus riche de toute la Californie, ses édifices sont loin d'égaler en beauté ceux de San-Luis-Rey. L'E- glise avait été renversée , deux ans auparavant , par un tremblement de terre , et l'on s'occupait d'en reconstruire une autre. La richesse de San- Gabriel consiste dans ses immenses troupeaux et dans ses belles vignes qui produisent de très- bon vin : elles étaient alors chargées de raisins mûrs , dont les grappes violettes et succulentes pendaient jusqu'à terre.

Le bon accueil que je reçus du Padre San- chez, président de la Mission, m'aurait fait consentir à y prolonger mon séjour; mais n'ayant pu obtenir de lui que mon chargement passât avant celui du jiavire la Solitud; qui nous

132 ^ VOYAGE

Septembre 1827. avait précédés de quelques jours à San-Pedro , je fus tellement contrarié de ce retard, que je ne voulus pas rester plus long-tems à San-Gabriel ; et malgré les instances du Padre , je revins cou- cher au Pueblo , pour m'en retourner le lende- main au port.

Vers huit heures du soir , nous prenions le thé avec Don José Carillo (c'était le nom de mon hôte) et sa famille, lorsqu'une forte se- cousse de tremblement de terre se fit sentir. Leur premier mouvement fut de s'élancer dans la cour je les suivis d'abord ; presque aussitôt , cependant, je me rappelai que le fils de Ca- rillo, jeune enfant de huit ans, qu'une brûlure au pied retenait dans son lit, était resté en- dormi dans le salon , et je courus le chercher. Je l'avais apporté dcins mes bras au milieu de ses parents , que ceux-ci ne s'étaient pas encore aperçus de leur oubli ; et ce ne fut qu'après une nouvelle secousse, que la mère vint en pleurant me remercier de ce que je venais de faire. Sa

AUTOUR DU MONDE. 133

Septembre 1827. frayeur avait été telle, que tout autre sentiment que celui de sa conservation avait disparu.

Un tremblement de terre est un phénomène si imposant, que je ne fus pas surpris de l'inad- vertance de cette tendre mère qui aimait éper- dûment cet enfant unique. Ce terrible fléau se montre sous un aspect si redoutable et présente des effets si subits et si instantanés , qu'il sus- pend quelquefois toutes nos facultés, et qu'il ôte même à quelques personnes la volonté de fuir : on en a vues rester comme pétrifiées, exposées à la chute d'un édifice , sans pouvoir faire un pas pour éviter le danger d'être ensevelies sous ses ruines. Lorsqu'un tremblement de terre se fait sentir la nuit à Lima , ce qui arrive très-fré- quemment, on voit à l'instant les rues et les places se remplir d'hommes et de femmes nus. Je sais bien que les Thisbées sont très-rares dans le Pérou ; il faut pourtant convenir qu'il n'y a qu'une terreur insurmontable qui puisse faire ainsi oublier à des femmes tout le soin de leur pu-

134 VOYAGE

Octobre 1827. deur. 11 n'est donc pas étonnant, lorsque le mouvement vital est en quelque sorte arrêté, que les fonctions du cœur , même celui d'une mère, soient momentanément suspendues.

Le l^r octobre, il nous restait encore quel- que chose à embarquer; c'était bien contre mon gré que je me voyais retenu sur cette mauvaise rade , la saison avancée me faisait craindre d'être surpris par quelque bourrasque. Mes craintes ne se vérifièrent que trop tôt; car le 4, au matin , je faillis perdre le navire.

Dans la nuit du 3 au 4, le tems devint me- naçant , et le vent ayant soufflé quelques ins- tants du Sud-Est , je fis aussitôt lever l'ancre d'affourche , et faire des dispositions pour ap- pareiller ; cependant les symptômes menaçants ayant diminué, j'attendis le jour pour mieux juger du tems. Au lever du soleil, tout annon- çait un coup de vent du large , et quoiqu'il fît presque calme, j'envoyai prendre à la plage quelques surous de suif et d'autres objets qui

AUTOUR DU MONDE. 135

Oclobic 1827.

s'y trouvaient encore , afin d'être en mesure de mettre à la voile, au retour du canot. Pen- dant ce tems-là, la brise avait fraîchi, et il n'y avait pas un instant à perdre. L'embarca- tion de retour, nous virâmes aussitôt sur notre chaîne. Nous étions mouillés fort près des ro- chers de la côte , par cinq brasses d'eau ; et le vent venant directement du large , l'appareil- lage était d«s plus épineux. Une circonstance cependant, le rendit encore plus difficile. Nous avions, comme je viens de le dire, désaffour- ché pendant la nuit, et le navire étant resté ainsi plusieurs heures sur une seule ancre , il s'était promené autour et Vsi\a.it siirjalée (1) ; de sorte que nous avions encore plus de vingt brasses de chaîne dehors , lorsqu'il commença à chasser. Cependant la promptitude avec la- quelle toutes les voiles furent établies , tandis

(i) Je ne tenterai pas d'expliquer ces divers termes; toute définition serait insuffisante pour faire comprendre cette si- tuation aux personnes étrangères à la marine.

136 VOYAGE

Octobre 1827.

que , d'un autre côté , la manœuvre du cabes- tan ne se ralentissait pas, nous sauva. Le bâti- ment commença à courir, traînant son ancre, tandis qu'on achevait de la lever, et nous réus- sîmes à doubler Fîle de TAnniversaire , à une portée de pistolet, rasant le fond par trois brasses et demie. Une fois ce danger vaincu, nous virâmes de bord et sortîmes de la baie. Dans cette occasion , nous dûmes encore le sa- lut du na\ire au nombre et à l'activité de l'é- quipage. Si nous fussions restés au mouillage, Tancre surjalée n'aurait pas tenu, et nous trou^ vaut trop près des rochers pour avoir le tems d'en jeter fructueusement une autre, il est pro- bable que nous fussions allés à la côte.

A peine étions-nous hors de la rade , que le vent devint violent; mais nous n'avions plus d'inquiétude, et nous passâmes tranquillement ce petit ouragan entre San-Pedro et l'île de Santa-Catalina. Le lendemain , le tems était re- devenu serein, et le vent avait repris sa direc-

AUTOUR DU MONDE. 137

Octobre 1827.

tion ordinaire du Nord-Ouest : nous revînmes sur la rade dans la baie, et sans y jeter Tancre, nous envoyâmes la chaloupe à terre prendre ce qui nous était arrivé de suif pendant notre pe- tite absence, et aussitôt qu'elle fut de retour, nous fîmes servir pour nous rendre à San- Diego, le chargement devait se terminer, à l'abri de semblables alertes.

Nous trouvâmes dans ce port le Waverley qui nous y avait précédés de quelques jours. Nous nous occupâmes de faire nos provisions de bois et d'eau. La première est assez facile et ne coûte rien; on se la procure sur la péninsule déserte qui forme le côté Sud du port, l'on coupe les arbrisseaux et les buissons qui y croissent. Quant à l'eau, elle est fort rare en été : nous fûmes obligés de l'acheter au Prési- dio et de la faire venir en charrette.

Le 12 au soir, en revenant au port, mon cheval s'abattit , et ayant été entraîné dans sa chute, je ressentis une forte douleur à l'épaule

i38 VOYAGE

Octobre 182?.

droite. Je remontai cependant, et je fis en- core plus d'une lieue avant d'arriver à bord je montai sans aide; mais, à la première ins- pection , le docteur Botta me déclara que j'avais la clavicule cassée. Cet accident ne pouvait m'arriver plus mal-à-propos. J'avais de tous côtés beaucoup d'occupations à l'exlérieur, età bord, j'avais à régler tous mes comptes ; à don- ner des instructions aux personnes que je lais- sais à la garde du magasin de Monterey ; enfin, à rédiger par écrit mes conventions avec M. R. . . , relativement au voyage qu'il allait entreprendre à la côte du Nord-Ouest.

Il fut convenu avec ce dernier que, pendant mon absence , qui serait de cinq à six mois , il retournerait à Monterey avec le Waverley; qu'il chargerait à bord de cette goëlette les marchandises qu'il jugerait convenables; qu'il se rendrait d'abord à l'établissement américain de Colomhia River y et que, s'il ne réussissait pas à y échanger toute sa cargaison , il irait de

AUTOUR DU MONDE. 139

Octobre 1827.

à la colonie russe de Sitka, dans le Norfolk- Sound , nous espérions qu'il traiterait avan- tageusement du reste , en échange de peaux de loutre de mer et de loup-marin. Il devait en- suite revenir à Monterey nous nous réuni- rions à mon retour du Pérou. Tout étant ainsi réglé et arrangé , je mis à la voile le 20 pour Lima, laissant le Waverley, prêt à partir le lendemain pour Monterey.

XVI.

Coup-d'œil général sur les deux Californies. Pèche des perles. Mœurs des habitanlsde la Haute-Californie. De la Propriété. Soldats californiens. Indiens de la Haute- Californie. Leur physionomie. Les Rancherias. Les flèches empoisonnées. Moyen de s'assurer de la force du poison. Magiciennes. Religion. Les Indiens prédicateurs. Essais infructueux.

La peinture des mœurs d'un peuple ne peut exciter une véritable curiosité, que dans deux cas : c'est premièrement, lorsque le peuple, objet de la description, est presque inconnu, et

142 VOYAGE

Octobre 1827.

que ses coutumes, comparées aux nôtres, sont étranges, bizarres, extraordinaires. L'attrait de la narration naît alors du contraste qui se présente à l'imagination ; ici , l'art est inutile ; la simple observation des faits suffit au charme du récit ; aussi , est-ce la partie des voyages qui a toujours rencontré le plus d'empressement.

Il est une autre circonstance ce sujet de- vient une source inépuisable d'intérêt; c'est quand il s'agit d'une nation civilisée . rivale , surtout, en puissance , en richesses et en ma- nières. Mais alors, ce n'est plus le rapide navi- gateur qui doit entreprendre cette tâche , elle appartient à l'historien. Le voyageur peut bien être savant comme un Humbolt, intéressant comme un Cook, amusant et léger comme un Arago; il peut bien ne pas être historien comme un Rollin , critique éclairé comme un Adisson ou un De Jouy, ni décrire poétique- ment comme un Decliàteaubriand.

Ce qui nous plaît et nous amuse dans un peu-

AUTOUR DU MONDE. 143

Octobre 1827;

pie sauvage, ce sont ses habitudes, ses coutumes, et jusqucs aux détails les plus familiers de son existence. Pour une nation policée, il en est autre- ment, et ce sont moins ses usages particuliers que ses lois , son administration , et les tendances de sa politique que l'on veut connaître, parce que c'est ce qui nous intéresse dans nos rap- ports avec elle; et si l'auteur veut rentrer dans ses mœurs privées , il ne peut le faire avec suc- cès , qu'au moyen d'une fine critique et de Leau«» coup de talent.

Mais, si les nations éminemment civilisées et les peuplades purement sauvages sont égale- ment intéressantes à étudier, il n'en est pas de même de ces populations dont les moeurs abâ- tardies n'ont rien de national. C'est le cas se trouve la Californie, chamarrée d'usages es- pagnols, anglais, mexicains, indiens, etc., fade mosaïque dont le tableau est sans vie et sans caractère. Ce défaut d'originalité m'eût fait renoncer à en entretenir le lecteur, si les

144 VOYAGE

Octobre 182T.

indigènes de cette contrée ne se fussent trouvés pour jeter quelque couleur sur ce pâle ca- nevas.

Je parle depuis long-tems de la Californie, des Prèsidios et des Missions, sans m'être livré jusqu'ici aux explications nécessaires à l'intel- ligence de ce qui a été dit et de ce qui me reste à dire sur ces objets. Je vais maintenant m'oc- cuper de ce pays, d'une manière plus générale ; je donnerai ensuite quelques détails sur les in- digènes.

Cette partie de l'Amérique, aujourd'hui sou- mise à la domination du Mexique , se divise en Haute et Basse-Californie. Cette dernière est la partie que j'ai connue le moins. C'est , à pro- prement parler, la longue et étroite presqu'île, terminée d'un côté par le Grand-Océan , et de l'autre, par le Golfe de Cortez, qu'on appelle aussi Mer-Vermeille, et comprise entre le vingt- deuxième et le trente-deuxième degré de lati- tude Nord.

AUTOUR DU MONDE. IW

Oclobrc 1827.

L'établissement de la Basse-Californie, qui remonte à environ cent vingt ans , est à rOrdre des Dominicains qui sont encore les chefs des Missions de cette province ; mais , quoiqu'elle soit civilisée depuis plus long-tems que la Haute-Californie, et qu'elle possède des mines d'or et d'argent et d'autres produits d'une grande valeur, il s'en faut beaucoup qu'elle soit parvenue au degré de prospérité de celle-ci , et la cause doit en être attribuée à la nature du sol , qui est beaucoup moins fertile et moins susceptible de culture. Elle est sépa- rée de la côte de Sonora par le Golfe de Cortez et par le Rio-Colorado (Rivière-Rouge) , qui se débouche positivement à l'extrémité Nord de cette petite mer. Les principaux Présidios delà Basse-Californie sont celui de Real-San-Anto- nio dont j'ai déjà parlé, celui de la Paz , et ce- lui de Loretto , le plus au Nord. Sur la côte que baigne la Mer-Vermeille , on pêche la tor- tue qui produit l'écaillé, et l'huître qui fournit II. 10

146 VOYAGE

Octobre 18-2T.

les perles. Celles-ci sont abondantes et souvent fort grosses, affectant fréquemment la forme d'une poire. J'en ai vues qui auraient été d'un prix inestimable , si elle eussent été d'une plus belle eau, ce que les gens du pays appellent buen oriente : mais presque toutes étaient ta- chées ou nuancées d'olive obscur dans quelques- unes de leurs parties. Les écailles elles-mêmes sont ordinairement bordées d'un cercle de cette couleur, qui donne à la nacre une qualité in- férieure.

A l'époque je visitai cette contrée, une com- pagnie anglaise y avait expédié un navire pour y faire la pêche des perles. Cette expédition, dont les actions s'étaient peut-être vendues fort cher à Londres, ne réussit pas. La machine à plon- ger dont on se servait était bonne ; mais il fal- lait trop de tems pour la couler et la relever, proportionnellement à l'espace qu'elle embras- sait, de sorte que, si on la jetait dans un endroit les huîtres fussent rares , la journée se pas-

AUTOUR DU MONDE. 147

Octobre 1827.

sait en essais infructueux , qui coûtaient beau- coup et ne rapportaient rien.

Il n'y a plus d'Indiens libres dans la Basse- Californie, et le nombre de ceux qui y sont sou- mis aux Missionnaires ou au Gouvernement et même aux particuliers est peu considérable et diminue tous les jours. Les Dominicains qui ad- ministrent les Missions de la Basse-Californie sont bien inférieurs en talent et en sagesse aux Franciscains. Je n'en ai connu qu'un, celui de San-José-del-Cabo, dont la conduite fût exem- plaire ; tous les autres donnaient au public plus ou moins de scandale.

La Haute-Californie est le prolongement de la presqu'île, et fait partie du continent d'Amé- rique. Elle s'étend en longueur, depuis le port de San-Diego, par 52o-l/2 de latitude Nord, jusqu'à celui de San-Francisco par 37<^ 3/4. C'est la partie Sud de cette lisière de côte, ap- pelée par les Anglais la Nouvelle-Albion.

iiS VOYAGE

Octobre 1827, La première Mission qui y fut établie, en 1769^ fut celle de San-Diego , et depuis , vingt autres ont été fondées entre ces deux points extrêmes^ qui comprennent une étendue de cent cinquante lieues en longueur, sur une largeur qui ne passe pas vingt lieues ; car, au-delà, il n'y a pas d'éta- blissements, et ce pays n'est habité que par des sauvages.

La fondation de toutes ces Missions avait lieu de concert avec le gouvernement espagnol ; et quoique la persuasion fût le premier moyen employé par les Franciscains, on regardait comme nécessaire de les appuyer par quelque force militaire , non avec le but avoué d'atta- quer les Indigènes et de conquérir le pays, mais pour protéger les établissements naissants contre les entreprises des Sauvages. C'est dans ce dessein que furent établis en même tems, les quatre Présidios de San-Diego , de Santa- Barbara, de Monterey et de San-Francisco. Ce sont des espèces de citadelles sont distribuées

AUTOUR DU MONDE. 149

octobre 1827.

les troupes qui fournissent les détachements destinés à garder chaque Mission.

Voici l'état des Missions de la Haute-Cali- fornie en 1827, avec leur position géographi- que, le nombre de leurs Indiens, et leurs dis- tances respectives.

NOMS

DES MISSIONS.

FONDATION.

LATIT.

NORD .

INDIENS

EXISTANT.

DISTANCE

à la

PRÉCÉDENTE.

San-I)iego

16 Juin 1769.

520 48'

1,829

San-Luis-Rey

13 Juin 1798.

330 3'

2,767

13 lieues 1/2 1

San- Juan- Gapistrano.

1"N0Y.1776.

330 26'

1,060

12

» 1/2

San -Gabriel

8 Sept. 1771.

340 10'

1,644

18

»

San-Fernando

8 Sept. 1797.

340 16'

957

9

»

San-Buenaventura. . .

31 Mars 1782.

340 26'

908

22

»

Sanf a-Barbara

4 Dec. 1786.

340 30'

925

10

»

Santa-Ynès

12 Sept. 1804.

340 52'

516

12

»

Purissima-Concepcion

8 Dec. 1782.

350

662

8

))

San-Luis-Obispo. . . .

1er Sept. 1772.

350 36'

424

18

»

San-Miguel

25 Juin. 1797.

350 48'

904

13

»

San-Anlonio

14 Juin. 1771.

360 no'

806

13

»

Solcdad

9 Oct. 179J. 3 Juin 1770.

360 58' 360 44'

512

506

11 15

» »

San-Carlos

San-Juan-Bautista. . .

24 Juin 1797.

360 48'

1,221

12

))

Sanla-Cruz

28 Août 1791.

370

461

15

»

Santa-CIara

18JanY.1777.

370 20'

1,450

11

»

San-José

11 Juin 1797.

370 50'

1,806

5

»

San-Francisco

9 Oct. 1776.

570 46'

265

20

»

San-Rafael

18 Dec. 1817.

580 1'

939

8

»

San-Fraacisco-Solano .

23 Août 1823.

580 39'

692

9

»

20,153

AUTOUR DU MONDE. 151

Oclobre 1827.

On voit, par ce tableau, que le nombre des Indiens clirétiens distribués dans les diverses Missions de la Haute-Californie, montait, en 1827, à vingt mille cent cinquante-trois. D'a- près Roquefeuille , il était de vingt-deux mille en 1817; ainsi, cette classe aurait éprouvé une diminution de deux mille, en dix ans.

Mais si cette partie de la population a décru, d'un autre côté, le nombre des Créoles que j'appelle les Californiens, parce qu'ils seront un jour les seuls habitants de cette contrée , a augmenté dans le même rapport pendant ces dix années. Le voyageur que je viens de citer l'évaluait, à la même époque de 1817, à treize cent, et en 1827, elle s'élevait à trois mille cinq cent. Ainsi que dans la Basse-Californie, cette classe doit son origine aux premiers Es- pagnols qui s'allièrent à des Indiennes. Peu à peu elle s'est accrue assez, pour que les hommes n'aient plus eu besoin de s'unir à ces femmes ; de sorte que leur couleur, qui était d'abord

152 VOYAGE

Octobre 1827.

olivâtre, s'est éclaircie de plus en plus. Ces habitants ont aujourd'hui le teint des Espa- gnols : un grand nombre de mariages , con- tractés depuis l'indépendance du Mexique, entre des Californiennes et des étrangers , ont puissamment contribué à rendre cette popula- lation tout-à-fait blanche.

Les hommes sont presque tous grands et bien faits; leurs traits sont beaux et mâles, une barbe épaisse et noire décèle leur origine espa- gnole. Cependant ils ne tirent pas tout l'avan- tage possible de leur taille : l'habitude d'être tou- jours à cheval leur fait contracter une tournure gauche. Ils sont si peu accoutumés à faire usage de leurs jambes , qu'ils portent , en marchant , tout le poids de leur corps d'un côté sur l'autre, comme s'ils étaient estropiés. Les Californiens sont paresseux ; le seul travail auquel ils se livrent avec quelque goût, est celui qui con- siste à prendre soin des troupeaux, parce que, pour cette occupation , il faut être à cheval ;

AUTOUR DU MONDE. 153

Octobre 1827.

aussi excellent-ils dans tout ce qui tient à Té- quitation : après le talent du cavalier, ils n'en possèdent guère d'autre que celui du bouclier et du palefrenier.

L'agriculture est tout-à-fait négligée par les Californiens. L'industrie de quelques-uns d'entre eux à cet égard consiste à cultiver quelques vignes et de petits jardins sont plantés, sans discernement, diverses espèces d'arbres fruitiers et de légumes qu'ils ne savent ni greffer ni amé- liorer. Il est vrai que le défaut de lois se trouve le pays n'est pas propre à encourager la culture. Pour éprouver le désir d'améliorer, il faut être propriétaire; or, pas une propriété n'y est appuyée d'un titre légitime. Jamais le Gouvernement ni les Missionnaires n'ont cédé aux habitants le plus petit espace de terre , soit par donation, soit par vente foncière. Eux seuls cependant possèdent et pourraient trans- mettre le droit de possession. J'ai parlé de Ran- chos ou fermes considérables vivent des par--

154 VOYAGE

Octobre 1827. ticulîers ; j'ai mentionné les jardins des Pueblos de San- José et de Los-Angeles: les habitants peuvent en être dépouillés sans ménagement; le terrain même sur lequel sont bâties leurs de- meures ne leur appartiennent pas. Toutes les concessions faites jusqu'ici aux Californiens sont révocables. Après plus d'un demi-siècle d'occupation par une famille , il n'y a pas en- core de prescription légale. On a vu des procès entre des héritiers pour une propriété de ce genre, se terminer par la saisie, au nom du Gou- vernement qui, pour mettre les plaideurs d'ac- cord, la concédait temporairement à un parti- culier qui n'y avait aucun droit. Ce ne sont donc que des espèces de fiefs qui peuvent être retirés par le caprice ou le bon plaisir du sei- gneur.

Ce système ne peut durer long-tems : si le Mexique se constitue définitivement, il faudra bien que les terres qui n'appartiennent pas aux Missions soient partagées entre les Californiens ;

AUTOUR DU MONDE. 155

Octobre 1827.

mais, en attendant cette heureuse révolution, rien ne rassure le cultivateur , et l'agriculture reste dans le discrédit.

On peut m'objecter que les ressources ac- tuelles de la Californie suffisent à ses habitants ; j'en conviens ; mais c'est sa prospérité future qui m'occupe : ce qui lui manque, ce sont des bras. Tout le monde sait que les populations ne s'ac- croissent rapidement , qu'autant que les moyens d'existence augmentent. Les rois d'Espagne avaient un intérêt à tenir les Créoles dans la dépendance; et sans rougir du vaste champ qu'elle ouvrait à l'injustice et à la faveur , ils regardaient cette suzeraineté des terres comme un moyen gouvernemental. Le gouvernement ré- publicain du Mexique doit considérer les choses sous un tout autre aspect ; il doit vouloir tout ce qui peut tendre à l'accroissement de la po- pulation, car la puissance, c'est la multitude, ce sont les masses.

Il y a très-peu de Californiens dans les Mis-

15G VOYAGE

Octobre 1827.

sions ; ils sont distribués dans les deux Pueblos dont j'ai parlé et dans les quatre Présîdios. On ne sait trop comment vivent ceux qui habitent ces dernières résidences. Beaucoup d'entre eux se font soldats et se créent par-là une sorte d'existence. Le service des militaires Califor- niens, assez actif parce qu'on les emploie comme estafettes et commissionnaires, ne ressemble nullement à celui du soldat européen. Jamais ils ne font d'exercices : ils sont seulement censés monter la garde dans les Présidios et dans les Missions ; leur fonction la plus habituelle et la plus régulière est de servir de gardes de douane . Ceux qui se trouvent chargés de cette surveil- lance savent tirer parti de leur position en fa- vorisant la contrebande.

Ces troupes, quoique divisées en artillerie, ca- cavalerie et infanterie sont également montées. Chaque soldat doit avoir plusieurs chevaux qui sont nourris sur les terrains du Gouvernement. Ces corps n'ont pas, à proprement parler, d*uni-

AUTOUR DU MONDE. 157

Octobre 1827. forme : le costume national dont j*ai parlé leur en tient lieu. Ces hommes occupent dans la so- ciété un tout autre rang que nos soldats euro- péens, et ressemblent sous ce rapport beaucoup plus aux janissaires turcs qu'à toute autre troupe. On en a vu prétendre à la main de la fille de leur Commandant, et l'obtenir. Ils assistent à toutes les fêtes que donnent leurs officiers, leur rendent politesse pour politesse, et vont de pair avec eux partout. Us toucheraient une très- forte paie , si on leur donnait ce qui leur est : mais cela ne leur est jamais arrivé , pas plus sous le gouvernement espagnol que sous celui du Mexique , et il y en a à qui il est plus de vingt années de leur solde. Ils reçoivent seulement la ration assez régulièrement , et on les habille, de tems à autre, au moyen des draps, toiles et chaussures, que les navires étrangers fournissent pour le montant de leurs droits.

Les habitants des Pueblos et des Ranchos

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ont au moins des moyens d'existence plus as- surés. Leurs troupeaux, leurs vignes, leurs jardins, fournissent assez abondamment leurs tables. Ceux qui manquent de ces ressources , travaillent , quand la faim les presse , à mar- quer et soigner les troupeaux de leurs voisins , qui les paient en bestiaux. Dans les mois de mai et de juin , ils font la chasse aux cerfs et aux troupeaux sauvages qui abondent dans les bois ils se sont considérablement multi- pliés.

Ce ne sont pas les Californiens qui labourent leurs terres ; ils obtiennent , pour ce travail , des Indiens dont ils paient la journée aux Mis- sionnaires. On regrette que ce soin soit confié à des espèces d'esclaves, tandis que des hommes et des jeunes gens robustes passent leur vie à courir à cheval ou à dissiper au jeu le peu qu'ils ont.

Les Californiens sont généralement hospita- liers, mais vains et susceptibles. Les pères

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exigent de leurs enfants une grande soumis- sion, et cette dépendance subsiste souvent après le mariage. Rarement voit-on un enfant , de quelque sexe qu'il soit , s'asseoir à la table de son père , qui , le plus souvent , mange seul , servi par sa femme, ses fils et ses filles. Quoi- que l'habitude de fumer soit si forte chez eux , qu'on les voie rarement sans un cigarre à la bouche, un fils n'oserait cependant pas le faire en présence de ses parents. Le jeune Califor- nien ne peut se raser la barbe , pour la pre- mière fois , sans la permission de son père , qui ne la lui accorde guère qu'à vingt-deux ans , époque ordinaire de son mariage.

Les femmes sont d'une taille proportionnée à celle des hommes, c'est-à-dire qu'elles sont grandes e t fortes . On en voit d'une très-jolie figure et qui pourraient passer pour belles, si elles né- gligeaient moins leur teint, leurs mains et leurs pieds ; elles sont généralement sages et mo- destes; aussi, le défaut des Californiens n'est

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pas le libertinage : le jeu est en première ligne ; ils s'y ruinent, et perdent le goût du travail dans cette fatale occupation de presque tous leurs mo- ments. Le joueur le plus habile est celui qui triche le mieux. Quand on dit de quelqu'un : sabe barajar (il sait mêler les cartes) , cela ne signifie pas qu'il manie ses cartes avec grâce et élégance, mais qu'il sait subtilement les arranger, de ma- nière à gagner.

Si le jeu les ruine , l'ivrognerie les dégrade encore bien davantage : ces deux vices, comme chez nous, se donnent ordinairement la main. Ceux-ci s'y adonnent sans frein ni rete- nue ; aussi , dans leurs fêtes , ne voit-on pres- que que de l'eau-de-vie pour tout raffraîchis- sement; et, pour monter un bal, ce qu'ils appellent un Fandango, bien qu'ils ne connais- sent pas cette danse , il suffit de quelques gal- lons de cette boisson et de quelques chandelles.

La religion catholique est suivie par les Ca- liforniens avec beaucoup de démonstrations ex-

AUTOUR DU MONDE. IGl

Octobre 1827. térieures ; et Ton ne s'aperçoit que trop , qu'à l'exemple de leurs ancêtres espagnols, ils ne la font consister que dans les cérémonies du culte mêlées de beaucoup de superstitions. L'impor- tance que les Missionnaires , afin de parler aux yeux des Indiens, ont toujours mise dans les choses apparentes de la religion, est une des causes de cette méprise. Un Californien se croit très-bon catholique, s'il paraît avec les mar- ques extérieures de la dévotion, quoiqu'il ne fasse ou n'évite rien de ce que commande ou défend la religion. îl n'a pas même l'idée que la foi soit une vertu nécessaire à qui assiste avec décence à la messe, les fêtes et les di- manches. Les jours d'abstinence ne se distin- guent des autres que parce qu'on ne doit man- ger que du maigre ou du gras , sans mélange de l'un et de l'autre; dans ces jours, on voit même la table des Padres, couverte, comme à l'or- dinaire, de viande, de poisson et de légumes; et chacun , selon son goût , se livre à l'un ou à II. 11

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l'autre de ces mets. Le jeune des Missionnaires se réduit à ne pas manger de ragoûts, le soir et le matin ; mais ils attendent patiemment le dîner avec une tasse de chocolat et une tar- telette.

Il n'y a guère que les Missionnaires qui mangent du pain; les Californiens font, avec la farine , des galettes qui leur en tiennent lieu , et qu'ils appellent, comme je l'ai déjà dit, tor- tillas. Ils en font aussi de moins bonnes avec la farine de maïs. Leur table est en général très- peu recherchée , et la viande de bœuf ou plutôt celle de vache, car ils la préfèrent, fait tous les frais de leur cuisine. Ils n'aiment pas le gi- bier : ils se procureraient facilement du lièvre et du chevreuil. Ils prétendent que la chair du cerf n'est pas saine ; c'est , disent-ils , une viande froide (carne fria) ; ils n'en m^ingent jamais. Le fromage est fort de leur goût ; ils en fabriquent de plusieurs espèces ; mais leurs vaches donnent peu de lait.

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Dans quelques unes des Missions, on trouve des tables assez bien servies , et si elles laissent encore beaucoup à désirer au gastronome, il faut moins en accuser la bonne volonté des Mis- sionnaires que le peu de développement que Tart culinaire a pu recevoir en ce pays. J'ai toutefois la douce satisfaction de penser que les Lucullusde la Californie se seront applaudis du séjour du Héros sur leurs côtes : peut-être, un jour élèveront-ils au bon et savant Dorrej (1) un autel son buste couronné de thym et de laurier recevra à perpétuité leurs hom- mages, en mémoire des deux disciples indiens qu'il initia aux secrets de son art.

Les Indiens de la Haute-Californie se di- visent en deux classes ; les chrétiens et les payens

(I) Dorrey était cuisinier à bord du Héros > et le Padre de San-Luis m'avait prié de faire donner par lui des leçons de cuisine à deux de ses Indiens qui restèrent plusieurs mois à bord. 11 tient aujourd'hui un très-bon hôtel au Havre .

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(los Gentiles) , comme on les appelle dans le pays. Les premiers sont, comme nous l'avons vu, peu nombreux, puisque l'on n'en compte que vingt mille sur cette longue étendue de côtes; mais on ne peut évaluer la population des autres dont le territoire n'est borné que par les pos- sessions des États-Unis et parla côte Nord-Ouest d'Amérique.

Cet espace immense renferme sans doute un nombre considérable de nations ou plutôt de tribus différentes et encore inconnues : nous nous occuperons seulement de celles qui avoi- sinent la côte et qui ont peuplé les Missions.

Les Indiens n'ont jamais formé de corps de nation : leur langage même éprouve de grandes variations à de très-petites distances; souvent ceux d'une Mission ne comprennent pas ceux de la Mission la plus voisine. Ils sont répartis dans des villages séparés ou /?anc/ienas. Deux ou trois de ces Rancherias forment une tribu. Quel- quefois même un seul de ces hameaux recon-

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naît un chef indépendant de ses voisins, et parle un langage particulier.

On conçoit que la guerre doit souvent s'allu- mer entre ces petites populations. La possession d'une fontaine, d'un bosquet, d'une colline, de- vient un sujet de contestation; pour la peau d'un lapin ou d'un castor, l'arc est tendu, et la flèche homicide ne traverse pas l'air impuné- ment.

Pour éviter le danger des incursions que l'on a souvent faites injustement chez eux, ils choi- sissent ordinairement pour asseoir leurs villages, les lieux fermes , qui se trouvent entourés de marais que les Espagnols appellent Tulares, à cause de la grande quantité de jonc qui y croît. les cavaliers californiens ne peuvent s'avan- cer avec leurs chevaux. Les embarcations dont ils font usage pour traverser l'eau ou pour pê- cher sont bien les plus mauvaises du globe ; ce sont deux paquets de jonc, longs de huit pieds et attachés ensemble par des traverses de bois.

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Ces espèces de radeaux , appelés dans le pays Babas, se manœuvrent au moyen d'une pagaye à double pale qu'ils plongent d'un côté sur l'autre alternativement.

Ces indigènes de la Haute-Californie pré- sentent un extérieur qui prévient peu en leur faveur. Quelques hommes sont d'une haute sta- ture, mais la majeure partie est d'une taille au-dessous de la moyenne ; sans être surchargés d'embonpoint, ils ont les membres robustes et la poitrine large. Quoique leurs formes soient athlé- tiquement dessinées , ils sont sans grâces et sans beauté. Leur couleur est un brun-rouge obscur; leur figure est moins noire que le reste du corps, et les femmes sont plus jaunâ très que les hommes . Supportée sur un cou très-court, leur tête est grosse et couverte d'une épaisse crinière de cheveux plats, touffus, et du noir le plus sombre ; un cordon serré au-dessus du front retient cette forêt, de manière à laisser la vue libre. A l'ex- ception d'un peu de barbe au menton , ils sont

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peu velus; leur peau est souple et unie. Il paraît que la petite-vérole n'exerce pas chez eux ses ravages. Ils ont le front bas et resserré par en haut; les yeux peu ouverts, très-noirs, et bien en harmonie avec le caractère sauvage du reste de leur physionomie. Des narines larges accompagnent chez eux un nez peu saillant. Deux rangées de grandes dents d'une blancheur éclatante garnissent leur bouche très-fendue. Leurs lèvres ne sont pas très-épaisses ; la supé- rieure , plus large que l'autre , se relève et s'ap- proche beaucoup du nez. L'os des joues est proéminent. Enfin, l'ensemble de leurs traits grossièrement façonnés annonce la stupidité : c'est le caractère le plus général de leur phy- sionomie. Il faut cependant admettre quelques exceptions; sans être jolis, il y a des jeunes gens des deux sexes auxquels un regard plein de feu et une santé florissante donnent un ex- térieur agréable.

Les femmes sont petites, laides et ramassées;

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elles ont les hanciies prononcées mais mal des- sinées, et les jambes sèclies et grêles.

Dans les deux sexes , le pied large et carré est garni d'une corne épaisse et dure , suite de leur habitude de courir pieds nus sur les ro- chers et dans les broussailles.

Cette race d'Indiens est une des plus sales qui soient au monde. Leurs cabanes, de forme conique , sont des réduits dégoûtants , ils passent leur yie précaire dans la malpropreté et l'abrutissement. Au lieu de se fabriquer des lits de paille ou de mousse, ils se couchent tous autour du feu dans la poussière et dans la cendre. Ils se font cependant des manteaux de peaux de lapin ou de plumes d'oiseaux , artis- tement travaillés et bariolés de bandes de di- verses couleurs. Ils font aussi de jolies corbeilles de jonc ornées de petits morceaux de nacre et d'aigrettes de perdrix. Comme le pays ne four- nit pas, ainsi que d'autres contrées, de fruits propres à faire des vases, et qu'ils ne connais-

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sent pas Part si naturel d'en façonner avec de la terre cuite , ils y substituent des paniers de jonc d'un tissu assez serré pour les rendre imperméables. Ces vases ne pouvant aller au feu , ils y cuisent leurs aliments en y jetant des pierres chaudes qui, en un moment, font bouil- lir l'eau qu'ils y ont mise.

Les arcs et les flèches qu'ils se fabriquent sont tellement parfaits , que l'on tenterait en vain de les perfectionner. Le bois aplati de l'arc est recouvert , à sa convexité , d'un ten- don de cerf ou de taureau qui y est uni d'une manière inséparable, et dont les deux bouts , dépassant un peu le bois , sont retroussés en volute pour servir à attacher la corde à boyau. Si l'arc est détendu , le nerf se contracte , et le côté convexe devient alors concave : on doit juger, par-là , s'il faut , pour le tendre , quel- que force et quelque adresse. Pour éviter que le son de la corde ne donne l'éveil au gibier, ils en enveloppant une petite partie avec un man-

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chon de peau de castor qui en neutralise la vi- bration; de sorte que le sifflement seul de la flèche se fait entendre à l'animal manqué , car celui qu'elle atteint n'a pas le tems de s'en aper-< cevoir. Ce ne serait peut-être pas une amélio- ration que de remplacer, par une pointe de fer, celle de silex qui arme leurs flèches. Quant à l'élégance du fût , ainsi qu'à la manière dont il est empenné, il n'y a rien à ajouter. Lorsqu'ils vont à la guerre ou à la chasse , ils en mettent quelques douzaines dans une jolie peau de re- nard ou de castor, dont l'animal a été dépouillé par la croupe ; les lances des flèches sortant par la gueule, tandis que l'extrémité, garnie de plumes, dépasse par-derrière, donnent à ce carquois un caractère sauvage et gracieux tout à la fois.

Pour empoisonner leurs flèches de combat , ces Indiens, dit-on, font mordre, par un ou plu- sieurs serpents à sonnettes, un morceau de chair coupé sur un cerf ou un bœuf qui vient d'expi-

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rer, et ils y enfoncent , à plusieurs reprises , la pointe qu'ils veulent rendre mortelle. D'autres disent qu'ils font sécher cette chair au feu , et qu'après l'avoir hroyée et mêlée avec du sang, ils font usage de cette composition pour le même ohjet.

Ils usent de divers moyens pour éprouver en- suite la subtilité du venin. Le premier consiste à toucher, avec la flèche , une chair encore fraîche. Si elle devient livide et verdâtre, le poison est suffisamment actif. Le second moyen qu'ils emploient est de se faire au bras une pe- tite incision , avec un couteau ou quelque chose de tranchant, et de toucher, avec la flèche, le sang qui coule de la blessure : aussitôt , préten- dent-ils, le poison remonte vers la plaie en coa- gulant ou décomposant le sang qu'ils essuient promptement avant qu'il y soit parvenu. Mais il est encore une autre épreuve bien plus cer- taine : elle coûte la vie à une femme qu'ils bles- sent de la pointe du dard envenimé. L'Indien

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qui me fournissait cette note parlait assez bon espagnol ; et lorsque je parus indigné de la bar- barie du procédé, il me dit avec une stupide indifférence : « Nous choisissons , dans ce cas- » là, une Yieille femme qui n'est plus bonne à » rien {una vieja que no sirve), » Celte malheu- reuse est cependant quelquefois leur parente ; car, parmi ces Indigènes , les liens de famille se brisent à Tâge l'enfant peut se suffire à lui-même. Ces mœurs diffèrent essentiellement sur ce point de celles de leurs voisins de la côte Nord-Ouest, les femmes, quelque âgées qu'elles soient, conservent les plus grands pri- vilèges.

Les Indiens attribuent à quelques vieilles femmes l'art de la sorcellerie , et elles devien- nent alors des objets de vénération et de terreur. Elles jettent des charmes sur les femmes en- ceintes , en leur faisant prendre des décoctions de plantes magiques : ceux qui ont encouru leur colère ne lardent pas à être victimes de leurs

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Octobre 1827. maléfices , sans qu'on puisse en définir la yéri- table cause ; elles mêlent sans doute dans leurs mets des poisons inaperçus , tandis qu'elles ne semblent que passer dans les cheveux de l'objet de leur haine une baguette mystérieuse, qui les jette dans une sorte de frénésie et leur fait perdre l'esprit. D'autres fois, elles leur font rencontrer, disent-ils , un reptile qui leur fas- cine les yeux et leur cause la mort. Ces vieilles magiciennes refusent avec obstination de s'en- tretenir de leur science occulte avec les étran- gers , sans doute par la raison bien simple que le plus grand mérite de leurs secrets est de n'en renfermer aucun autre que celui d'exploiter la crédulité de leurs sauvages compatriotes.

Aussitôt qu'un Indien se sent indisposé, il se livre à un remède assez singulier : chaque vil- lage possède une maison ou plutôt une caverne de santé ; c'est une étuve creusée dans la terre et recouverte d'un toit de chaume ; un feu est allumé dans l'intérieur près de l'entrée, et tous

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les malades s'accroupissent nus au fond de ce caveau presque privé d'air et rempli de fumée. On conçoit que ces pauvres patients ne tardent pas à entrer dans une transpiration abondante; la sueur ruisselé de tous côtés sur leur corps ; mais, au moment ils en sont baignés et que tous les pores sont ouverts et dilatés , ils vont se plonger dans Teau froide ils restent as- sez long-temps.

On ne peut rien dire de positif sur la religion de ces Indigènes. Ils répondent d'une manière vague aux questions qu'on leur adresse à ce su- jet, et leurs rapports ne s'accordent presque jamais. Ils croient que le soleil est le maître du monde, et ils le regardent comme un bomme dont la lune est l'épouse. Ils expliquent, d'une manière assez grossière , ce qui leur fait croire que la lune est une femme. Ils disent aussi que le soleil ayant eu un fils, il le chassa du ciel dans un accès de colère : celui-ci , sous la forme d'une martre, alla se caclier sous les montagnes ;

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les orages sont la colère du Père ; le tonnerre , la voix du Fils , et les tremblements de terre sont produits par les efforts qu'il fait pour sor- tir de la prison il est confiné. Les vieux In- diens des Missions sont les seuls dont on puisse tirer quelques détails à cet égard; tous les jours, la tradition s'évanouit et se perd (1).

Les Indiens qui , réunis dans les Missions , ont embrassé le Christianisme, comprennent d'autant moins cette religion , qu'elle leur est expliquée par d'autres Indiens qui étaient con- vertis avant eux : la pureté du dogme ne peut être que très-altérée , en passant ainsi par des bouches ignorantes , et dans un langage qui n'a pas d'expressions pour rendre nos idées méta-

(1) Les documents que l'on vient de lire sur les Indiens de la Californie et sur les Californiens eux-mêmes ne sont pas seulement le résultat de mes recherches; j'en dois une partie à M. A. Bourdas, mon beau-frère, qui faisait avec moi ce voyage , et dont l'esprit d'observation m'a été d'un grand secours dans ce travail.

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physiques ; aussi conservent-ils une grande par- tie de leurs superstitions natives. Dans chaque Mission, il y a un Indien prédicateur : ses fonc- tions sont de répéter dans la langue du pays , phrase par phrase, les instructions que les Padres prononcent en Espagnol. Tous ces néo- phites finissent, en quelques années, par en- tendre et parler cet idiome avec plus ou moins de clarté. Ils réussissent assez hien dans ce qu'on leur enseigne. On voit, dans les Mis- sions , des ouvriers qui ont acquis assez d'expé- rience dans les arts qu'on leur a appris, et j'en ai donné la preuve dans la description de quel- ques édifices dont j'ai parlé antérieurement. Ils imitent les Californiens dans tous leurs exer- cices d'équitation et sont aussi bons cavaliers qu'eux.

Le même système qui a présidé à l'établisse- ment des Missions de la Basse-Californie par les Dominicains a aussi été suivi par les Fran- ciscains dans la Haute-Californie ; mais, comme

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les premiers, ceux-ci liront pas tenu à leurs conventions ; c'est-à-dire, qu'au bout des dix ans, ils n'ont pas jugé convenable de distribuer les terres aux néophytes en leur rendant la li- berté. Il ne faut pourtant pas charger ces reli- gieux de tout le poids de cette tyrannie ; ils ont fait des essais qui n'ont pas réussi. Dans plusieurs Missions, on a choisi quelques-uns des Indiens les plus intelligents, que l'on a établis avec leurs femmes et leurs enfants dans des ter- rains plus que suffisants pour chaque famille. On leur a fourni des troupeaux, des instru- iï.ents aratoires et les vivres de la première an- née : rien enfin ne manquait à leurs besoins et même à leur fortune qu'ils auraient pu augmen- ter rapidement : mais le contraire est arrivé. Ils se sont laissés aller à la paresse , à l'indo- lence et au vice ; ils ont laissé périr leurs trou- peaux ou les ont vendus pour en dissiper au jeu le produit ; l'herbe a étouffé les plantes de leurs jardins ; leurs maisons sont tombées en ruine ;

IT. 12

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et, au bout de quelques années, ils ont été obli- gés de revenir à la Mission pour ne pas mourir de faim et de misère. au moins ils sont sûrs de ne manquer de rien. On les oblige à travail** 1er; mais on les nourrit et on leur donne un abri. Que faut-il conclure de là? que ces peu- ples ne sont pas nés pour la vie agricole. Comme sauvages , ils existent en menant une vie pré- caire à la vérité , mais qui convient à leur na- turel ; comme cultivateurs , ils languissent et meurent dans le besoin.

XVII.

Dispositions indépendantes des Indiens. Insurrection des Indiens dans plusieurs Missions. Produits et Commerce de la Californie. Ce que l'on pourrait y ajouter. Saisons des Deux Californies et de la côte du Mexique. Manière de manœuvrer pour remonter la côte. Tra- versée de Lima. Situation politique de Lima. Re- tour à Mnnterey. Cloud's-Island,

L'esclavage a beau se déguiser sous les de- hors de rhumanité et d'une amélioration dans le sort de riiomme, c'est toujours l'esclavage; e'est-à-dîre , un état incompatible avec l'es-

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Octobre 1827.

sence intellectuelle qui nous anime. On peut bien comprimer cliez un peuple la volonté de vivre libre, mais jamais réteindre. Une chaîne empêchât-elle un homme de tomber dans un abîme , il ne la regarderait pas moins comme une entrave, qu'il chercherait à briser, même au risque de périr.

Que demandent les Padres aux Indiens de la Haute -Californie? un peu de travail, en échange d'une nourriture abondante , de bons vêtements et des bienfaits de la civilisation. Malgré ces avantages apparents , l'instinct de la liberté est qui leur crie de préférer encore à cette situation tranquille, quoique monotone, l'existence pauvre et incertaine de leurs bois et de leurs marais.

De tems en tems , ces idées fermentent dans la tête des Indiens , et beaucoup s'évadent pour retourner à leurs solitudes. On en voit aussi que leurs guerres partielles ayant réduits à la plus affreuse misère, viennent d'eux-mêmes

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chercher dans les Missions une subsistance qui ne leur est jamais refusée ; mais la majeure par- tie des néophytes ne sont retenus que parle res- pect qu'ils ont pour les Padres, et par la crainte qu'ils ont d'être repris. S'ils pouvaient s'en- tendre, ils détruiraient certainement les Mis- sions et reprendraient leur ancienne vie ; les Franciscains sont les seuls liens qui les retien- nent. C'est aussi cette conviction qui a jusqu'ici empêché le gouvernement mexicain de s'empa- rer de ces belles propriétés , en en chassant les Religieux qui les ont fondées.

En 1820, les Indiens des Missions de Santa- Barbara, de Santa-Ynès et de la Purisima, s'in- surgèrent. La conjuration fut générale dans ces trois endroits et éclata en même tems. Le but des révoltés était de brûler les Missions, et de fuir dans les Tularès avec ce qu'ils pourraient emporter. Ils ne voulaient faire aucune injure aux Missionnaires. Cependant, comme deux d'entr'cux se réunirent aux soldats qui s'oppo-

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saient aux projets des Indiens , ils coururent le risque d'être tués. Celui de Santa-Ynès, sur-^ tout , homme d'un grand courage , à la tête de quatre militaires, soutint, pendant toute une journée, le siège de sa maison contre tous les assaillants au nombre de plus de deux cents.

Cette conspiration n'avait pu être si secrète-^ ment ourdie, qu'on n'en eût remarqué quelques indices : on avait vu les Indiens faire une grande provision d'arcs et de flèches; de sorte que l'a- vis en avait été donné au Présidio de Santa- Barhara , le plus voisin de ces Missions , et que des secours arrivèrent à tems d'empêcher beau- coup de désordres.

A l'approche de ces renforts, les insurgés prirent la fuite et se retirèrent dans les Tula-^ rès. Trois Californiens et un plus grand nombre d'Indiens perdirent la vie en cette occasion. A Santa-Barbara , le mouvement insurrectionnel eut lieu avec beaucoup d'ordre, et l'on ne tenta ITïême pas d'incendier la Mission ; il est yrai

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qu'elle devait être secourue immédiatement du Présidîo qui n'en est qu'à deux milles. Les ré- voltés s'étaient choisi un chef qui , s'étant mis à leur têle, commença par ordonner à Fray Antonio Ripol de se retirer dans l'église avec tous les vases sacrés ; et après avoir pris tout ce qui lui tomha sous la main , cette troupe , chargée de butin, prit, sans confusion, la route des Tularès. Cette révolte avait eu pour origine de mauvais traitements infligés par des soldats à quelques Indiens , dont le ressenti-^ ment avait réveillé chez eux le sentiment de la liberté.

Un pareil exemple pouvait être pernicieux pour les autres Missions, et cependant on ne pouvait sévir contre un si grand nombre de délinquants. LesPadres préférèrent employer la persuasion et la douceur pour les ramener. Ils al- lèrent donc les trouver dans leur retraite, et reje- tant tout le tort sur les soldats, tout en faisant un grand étalage du pardon, ils les persuadé-

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Octobre 18^7. rent de revenir. Tous les torts furent oubliés de part et d'autre, et tout reprit son cours ordi- naire ; mais cet événement donna la mesure des dispositions intérieures des Indiens.

La population réduite de la Haute-Califor- nie fait que le commerce y est lui-même peu important, car il doit être en rapport avec les besoins de la consommation. Les principaux et presque les seuls objets d'échange sont les suifs et les cuirs. Ces deux articles sont moins consi- dérables dans la Basse-Californie; mais, comme, d'un autre côté, cette province fournit des perles, de l'argent et de l'or, il y a à-peu-près égalité dans les moyens d'achats. Les Mission- naires de la Haute-Californie ne vendent que pour l'entretien de leurs établissements , et peu d'entr'eux thésaurisent. D'où il résulte que leur richesse en troupeaux augmente continuelle- ment, la destruction n'étant pas en rapport avec la multiplication. Le nombre des bêles à corne distribuées en 1827 sur toutes ces pro-

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Octobre 18i27. priétés s'élevait à deux cent deux mille ; les par- ticuliers en possédaient vingt-huit à trente mille; c'était donc deux cent trente mille pour la province. L'exportation, à la même époque, n'était pas de plus de quarante mille peaux , et elle aurait pu être presque doublée sans porter atteinte au fond.

Chaque animal, lorsqu'il est tué dans un moment favorable, doit fournir deux à trois arobas de suif (l'aroba pèse 25 livres espa- gnoles) ; cependant, tous n'étant pas tués dans une bonne saison, et une partie de cette denrée se consommant dans le pays , il n'en est ex- porté qu'une quantité d'arobas à-peu-prés égale au nombre de peaux de bœuf et de vache.

Après ces deux objets principaux, le reste des articles d'échange ne mérite presque au- cune mention. J'ai déjà dit que les peaux de loutre saricovienne y étaient fort rares, et de qualité inférieure. Les grains ne pouvant trouver que peu ou point de débouché , les Missionna^'res

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Octobre 1827.

n*en sèment que pour leur consommation. Les établissements russes de la côte Nord-Ouest étaient les seuls lieux qui s'approvisionnassent de grains en Californie , mais celui de Ross ayant réussi à obtenir de bonnes récoltes de blé, cette branche du commerce s'est à-peu-près éteinte.

Les navigateurs des Etats-Unis qui , depuis long-tems ont exploité les ressources commer- ciales de ce pays, ne se sont attachés qu'aux deux articles les plus importants. Si les Français y expédiaient des navires, ils pourraient y ajou- ter les cuirs de chevaux et le crin. Ces animaux, dont on ne peut presque pas évaluer le nombre , sont devenus quelquefois tellement à charge, qu'on était obligé de les tuer par milliers sans en retirer aucun profit. On pourrait encore, à très-peu de frais , pendant le séjour d'un navire sur la côte , fabriquer des gélatines , des tablettes de bouillon et du noir animal , mais ces objets ne seraient-ils pas prohibés à leur introduction en France?

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Si les peaux de cerfs et d'ours ont quelque Taleur en Europe , il ne serait pas difficile de s'en procurer en Californie.

Un habitant du Pueblo de Los-Angeles m'ap- porta un jour plusieurs échantillons d'alun fos- sile, en m'assurant qu'il les avait recueillis dans une montagne voisine qui en était presque entièrement composée : les morceaux qu'il me donna étaient fort transparents et d'une qualité très-mordante.

Le produit des bêtes à laine n'entre pas dans le commerce , il est employé à fabriquer dans les Missions de grossières étoffes pour les In-^ diens. Chacun de ces établissements a ses fila-^ tures et ses métiers, sont particulièrement utilisés les jeunes gens des deux sexes.

Je crois intéressant de présenter, en un ta- bleau, le produit annuel de toutes les Missions de la Haute-Californie, suivi d'un résumé de son commerce d'exportation.

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ncral, m 1827.

HAUTE-CALIFORNIE.

Cuirs de bœuf et de vache. 40,000 à 2 piastres.

80,000

Arobas de suif. 45,000 à 2 »

90,000

Peaux de loutre 200 à 20 >;

4,000

Blé, fanegas 5,500 à 1 1/2 »

4,250

Argent monnayé en circulation

BASSE-CALIFORNIE.

22,000

196,000

Cuirs 25 000 à 1 %/A niasfrps

43,750 43,000 50,000

Argent-"vierge

Or en poudre et en barre

Perles fines

25,000

5,200

10,000

Ecailles de tortue

163,950

Fromage et sayon

Exportation totale en fr. . 1,799,750

piastres 359,950

190 VOYAGE

Octobre 1827.

On peut calculer , d'après ce dernier tableau , que les exportations de la Haute-Californie s'élèvent à environ douze cents tonneaux : c'est le chargement de quatre navires de trois cents tonneaux. En d'autres termes, c'est une valeur d'un million à partager entre quatre cargai- sons d'importations , ce qui donne pour chacune une somme de 250 , 000 fr. ; et comme on doit au moins présumer un bénéfice d'entrée de 40 0/0, il résulte que, dans aucun cas, il ne faudrait faire monter la valeur d'une cargai- son destinée pour ce pays, au-delà de 180,000fr.

On voit encore que, s'il s'y introduit plus de quatre cargaisons par an , l'affaire devient né- cessairement mauvaise pour tous les concur- rents. Cent quatre-vingt mille francs sont un bien faible capital pour supporter les frais d'une expédition qui demande un tems considérable ; aussi, je ne conseillerais à personne de se borner au commerce de la Haute-Californie ; il serait nécessaire d'étendre l'opération à toute la

AUTOUR DU MONDE. 191

Octobre 18:27. presqu'île, ainsi qu'aux ports du Mexique si- tués sur la Mer-Vermeille, et qui sont ceux de Guaymas , de Mazatlan et de San-Blas.

Le sol de la Haute-Californie est éminem- ment fertile; mais la longue sécheresse de Télé est un grand obstacle à la culture. Depuis le mois de mars jusqu'au mois d'octobre, il ne tombe pas de pluie. Les ruisseaux se tarissent, la terre se dessèche, les pâturages jaunissent, les troupeaux souffrent et deviennent maigres. Pendant toute cette saison qui comprend au moins huit mois de l'année, le vent souffle régulièrement du Nord-Ouest. La brise est très-fraîche depuis dix heures du matin jusqu'à huit heures du soir : alors elle s'éteint, et souvent une légère brise de terre lui succède. Dans le port de San-Fran- cisco, le vent du Nord-Ouest dure souvent toute la nuit, par rafales, et pendant le jour il est quelquefois si fort, que les embarcations ont de la peine à communiquer avec la terre dans la baie même de la Hierba-Buena, l'on est

192 VOYAGE

Octobre 1827.

mouillé assez près du rivage. Plus ou s'avance vers le Sud, moins le vent du Nord-Ouest est fort, excepté cependant à la pointe Concepcioa il souille toujours grand frais.

Si, en partant de Tun des ports, on s'éloigne perpendiculairement à la côte, on s'aperçoit que le vent, d'abord Nord-Oaest ou Ouest- Nord-Ouest, incline peu-à-peu vers le Nord, et dès que l'on parvient à quarante ou cinquante lieues de terre, il s'établit, d'une manière fixe, au Nord-Est. D'après cela, le navire qui, lou- voyant d'un port à l'autre, cherche à remonter vers le Nord, ne doit pas courir de longues bordées au large, parce qu'il s'exposerait à s'é- loigner considérablement de son but en s'obs- tinant à s'élever au vent. C'est toujours la bordée de terre qui lui est la plus avantageuse, et il doit être avare ée la route qui le mène au large.

Pendant l'hiver, le tems est souvent pluvieux , surtout avec les vents du Sud à l'Est, qui ne

AUTOUR DU MONDE. 193

Octobre 1827.

soufflent presque jamais de cette partie sans amener des espèces d'ouragans , d'autant plus dangereux, que toutes les rades ouvertes de la côle sont tournées de ce côté, et n'ont aucune défense contre leur furie. Ce furent eux qui nous firent abandonner si précipitamment le mouillage de Santa-Cruz; ce furent eux aussi qui faillirent causer notre perte à San-Pedro ; ce furent encore eux qui , dans une circonstance dont je n'ai pas fait mention, nous firent pas- ser une nuit fort inquiétante sur la rade de San- la-Barbara.

Lorsque, dans l'hiver, il ne pleut pas, tout le pays est enveloppé sous un brouillard épais et presque parmanent. La température est alors froide et humide; cependant il ne glace pas, même à San-Francisco. Le thermomètre de Réaumur descend rarement au-dessous de 7°. Les hautes montagnes sont quelquefois blanchies par la neige ; mais il n'en tombe pas dans la plaine. Les habitants souffrent d'autant plus II. Î5

194 VOYAGE

Octobre 1827*

du froid que leurs maisons sont très-mal fer- mées et n'ont pas de cheminées ; ils sont réduits à s'entourer de manteaux et de couvertures de laine.

A peine Thiver est-il à la moitié de son cours , que tout prend une nouvelle vie ; les rivières se gonflent et débordent; les sources jaillissent de toutes parts; les ruisseaux repa- raissent; la terre se trempe; les collines*et les pâturages se couvrent d'une lierbe épaisse et vigoureuse, et dès le mois de mars, la nature respire la fraîcheur et étale l'abondance.

Les saisons de la Basse-Californie sont à peu- près opposées à celles que je viens de décrire. A quarante lieues au Sud de San-Diego , elles sont dans une sorte d'équilibre. La belle saison de la presqu'île commence en novembre et dure ensuite jusqu'en juin. Pendant cet intervalle d'environ huit mois, le tems est magnilique. Lorsqu'il fait calme, la chaleur est accablante; mais presque toujours une brise régulière et

AUTOUR DU MONDE. 195

Oclobre 1827.

modérée du Nord raffraîcliit Tair et le purifie en lui otant toute son humidité.

Les plus mauvaises rades suffisent alors à la sécurité de la navigation : le ciel, la plus grande pureté , ne rassemble jamais de nuages ni d'orages. Cet état de choses s'étend à toute la côte occidentale du Mexique, et y ramène une salubrité générale; seulement les saisons y avancent à mesure que les positions sont plus méridionales. Par exemple, sur la côte de Zo- nora, vers les ports de Mazatlan et de Guaymas , on est encore en sûreté au commencement de juin, tandis que dans les parages d'Acapulco, et au Sud de ce port , tout est changé dés le commencement de mai.

Vers cette époque redoutable , le ciel se couvre de nuages épais et orageux ; le vent devient va- riable et tourne souvent vers le Sud. Bientôt des déluges de pluie sont versés sur toute celte côte, bouleversée par d'affreux ouragans. Nuit et jour l'atmosphère est embrasée par des feux

196 VOYAGE

Octobre 1827.

et des éclairs continuels, et Tair retentît de toutes parts du bruit rarement interrompu du tonnerre. Si par hasard le soleil vient à se mon- trer, sa chaleur élouffanle et humide fait re- gretter l'obscurité. Des maladies mortelles, des fièvres putrides et inflammatoires, se ré- pandent sur tout ce littoral du Mexique, qui cesse véritablement d'être habitable : aussi, dans plusieurs endroits , les habitants se retirent dans l'intérieur, des terrains, plus secs et plus éle- vés, les mettent au moins à l'abri des inonda- tions : ceux de San-Blas vont passer celte af- freuse saison à Tepic.

Sans parler des dangers que courraient les navi- gateurs qui s'obstineraient à demeurer dans ce ca- hos des éléments, le séjour qu'ils y feraient de- viendrait inutile pour leursaffaires: lecommerce cesse sur presque tous les points. Il est donc d'une haute importance, pour celui qui médite une opération sur cette côte, de calculer son tems de manière à y arriver au plus

AUTOUR DU BIONDE. 197

Octobre 1827.

tôt en novembre pour les ports du Sud, et en décembre pour ceux de San-Blas, Mazatlan, Guaymas et pour la Basse-Californie. Il faut être à deux cents lieues au large de la terre pour cesser de ressentir l'influence de cet hiver- nage ; en dedans de cette ligne, on est exposé à lutter contre toutes sortes de difficultés, ain- si que nous l'éprouvâmes en nous rendant de Salango àSan-José-Del-Cabo, en octobre 1826. Après celte longue digression sur la Cali- fornie, digression qui entre toutefois dans le plan de ma relation, je reviens à mon voyage au Pérou, qui ne me fournira que peu d'obser- vations, ce pays ayant été parfaitement décrit par le capitaine Hall, sous ses rapports politi- ques et commerciaux, les seuls que j'aurais pu examiner. Cet excellent observateur, et en même tems historien, n'a laissé rien à désirer sur ces objets. Ses remarques nautiques sur les saisons de la côte occidentale du Mexique ne sont pas moins judicieuses : j'ai eu roccasioa

198 VOYAGE

Novembre et Décembre 1827,

d'en vérifier l'exactitude , et , en donnant les miennes , je semble avoir emprunté ses obser- vations, quoique cette coïncidence ne soit qu'une conséquence de la description consciencieuse des mêmes faits.

Une traversée de la Californie à Lima ne peut être bien prompte. La route sinueuse que l'on est obligé de suivre , double presque la dis- tance qui sépare ces deux points; et les vents con- traires contre lesquels on ne peut éviter d'avoir à lutter pendant plus de la moitié de la route, complètent la série des causes de la longueur inhérente à cette navigation.

Poussés d'abord par un vent favorable du Nord-Est, quelques capitaines seraient peut- être tentés de se tracer une route plus directe, en passant entre les îles Gallapagos et la côte de Colombia : cette erreur ajouterait encore aux difficultés au lieu de les diminuer; avant d'avoir atteint la ligne équinoxiale, ils commen- ceraient à rencontrer des vents de Sud-Est et de

AUTOUR DU MONDE. 199

Novembre et Décembre 1827. violents courants portant au Nord, qui s'uni- raient pour rendre le reste de la traversée fas- tidieux et presque interminable.

La route la plus convenable est aussi la plus simple; c'est de couper l'équateur par 110^ de longitude Ouest , en laissant le groupe des Gal- lapagos à l'Est. Nous prîmes ce parti et nous nous en trouvâmes bien. Comme dans l'Océan Atlantique, nous rencontrâmes quelques contra- riétés en passant la ligne. De petits vents de Sud et un courant portant au Nord nous retinrent près d'une semaine dans ces parages ; mais ensuite nous avançâmes avec rapidité vers le Sud, en tra- versant l'Océan Pacifique avec une belle brise d'Est et un très-beau tems. Parvenus par 27<^de latitude Sud et 101^ de longitude Ouest, le vent inclina vers le Sud-Est, et nous permit de virer de bord sur Lima nous arrivâmes le 26 dé- cembre, après une traversée de soixante-sept jours, exempte d'événements remarquables.

Nous restâmes deux mois dans le port du

200 VOYAGE

FéTrier 182S.

Callao, en attendant la vente et la réalisation de la cargaison de suif que je ne vendis pas aussi Lien que je m'y étais attendu. Elle éprou- va aussi une perte considérable sur le poids, par l'effet du coulage causé par les chaleurs de l'é- quateur qui avaient tenu en fusion cette graisse» et l'avaient fait échapper par les coutures des surons qui la contenaient, et par les trous que les insectesyavaieutpratiqués pendant le voyage.

Lima, à l'époque j'y arrivai, était loin de présenter une situation heureuse et brillante. La Révolution qui avait récemment renversé la constitution que Bolivar avait donnée auPérou, tout en remettant dans les mains des Péruviens un droit que ce conquérant s'était illégalement arrogé, celui que la nature accorde à tout peuple libre, de se donner des lois qui lui con- viennent, avait en même lems ouvert le che- min à d'autres ambitions et mis en présence deux partis ennemis.

Le Général Santa-Cruz avait été dépossédé

AUTOUR DU MONDE. 20f

FéTrîer 1828. de la Présidence, et le Général Lamar, homme Lon, mais faible, en avait été invesli. Dans le premier moment, les partisans du Liber lador [\) cédant à la force, avaient gardé le silence; mais bientôt Bolivar ayant menacé Lima d'une invasion, et beaucoup de gens commençant à chanceler, une faction anti-nationale s'était formée au sein même du Congrès assemblé pour discuter les articles d'une nouvelle constitution, et le Président Lamar en était venu à un coup d'Etat. Plusieurs députés accusés de trahison venaient d'être arrêtés.

Cependant, cette affaire qui aurait pu don- ner de la vie au nouveau gouvernement, n'a- vait fait que le plonger dans de nouvelles diffi- cultés. On avait bien trouvé des soldats pour saisir les factieux; on ne trouvait pas de tribu- nal pour instruire leur procès, ni de juges pour

(0 Libérateur; c'est le titre donné à Bolivar après la ba- taille d'AyacucliO.

202 VOYAGE

Février 1828.

prononcer leur sentence, et ils restaient en prison, au grand embarras de leurs accusateurs.

Les conséquences de cette faiblesse se fai- saient sentir dans toutes les brancbes du Gou- vernement, et jetaient, le discrédit sur toute son administration. L'état incertain et chancelant de la République , répandant partout l'inquié- tude et la crainte, paralysait le commerce dé- jà réduit à un état de gêne par la rareté de l'argent et l'accumulation des marchandises.

L'inertie de l'autorité produisait encore un autre fléau : toutes les routes qui aboutissent à Lima étaient infestées de brigands, et l'on eût dit que la capitale était assiégée. Il ne se passait pas de jour qui ne fût témoin de quelque attentat de ce genre; lorsque quelqu'un était obligé pour ses affaires de parcourir le chemin du Callao, il devait rendre grâce au ciel, s'il passait sans être dépouillé: ainsi, une distance de deux lieues, presque toujours couverte de passants, n'était pas sûre, même en plein midi.

AUTOUR DU MONDE. 203

Février 1828.

Il semblait que les faibles patrouilles que Ton envoyait sur le chemin prissent des mesures pour ne jamais se trouver en face des malfai- teurs. Si par hasard elles arrêtaient quelque homme suspect et le conduisaient en prison , le lendemain il était relâché et recommençait ses brigandages avec l'insolence qu'excite l'impu- nité. Lorsque l'on avait quelque forte somme à transporter au port, on obtenait, en payant, une escorte de la police; mais elle méritait si peu de confiance, qu'il était prudent de réunir quelques amis bien armés, plutôt encore pour la surveiller que pour la soutenir.

Le 28 , je me rendis au Callao ; et le même jour, à trois heures de l'après-midi, nous mîmes à la voile pour retourner à Monterey. J'avais l'intention de mouiller, en passant dans la jo- lie baie de Salango, pour y prendre du bois de construction dont nous avions besoin pour di- vers usages. Arrivé près de ce lieu, un tems orageux et de forts grains du Nord me firent

204 VOVAGE

Mars et Avril 1828.

renoncer à mon projet. Cet état de choses n'é- tait peut-être que momeatané; mais dès l'ins- tant qu'il avait lieu, il eût été imprudent, pour un motif qui n'était pas d'une grande impor- tance, d'entrer dans cette anse, oùle mouillage, comme je l'ai dit, est si rapproché du rivage, qu'à peine le navire pourrait, sans toucher, éviter avec des vents du large.

Nous passâmes encore entre l'archipel des Gallapagos et la côte, et delà, nous dirigeant plus à l'Ouest que dans le prem'er voyage, nous coupâmes l'équateur pour la quatrième fois, et nous fi mes route avec une jolie brise de Nord-Est et un fort beau tems.

Pendant cette traversée qui fut très-monotone, nous n'eûmes d'autre distraction que la vue d'une grande quantité d'oiseaux. Ceux qui se montraient en plus grand nombre et qui s'ap- prochaient le plus du navire étaient les fous, les pailles-en-queue et les frégates. Nous nous amusionssouvent aies tirer, lorsqu'ils planaient

AL TOUR DU MONDE. 205

Mars et Ayril 1828. au-dessus du Lâliment , en cl^erchant à les faire tomber à bord. Ce but était diiTicile à atteindre; il fallait calculer la force du \ent,sa direction, et combiner ces deux causes avec la position de Toiseau au moment de lâcher le coup. Ces con- ditions concourant à la réussite, il fallait de plus que l'animal fût tué roide; car s'il conser- vait le moindre souffle de vie, il en faisait en- core usage pour diriger sa chute de manière à tomber dans l'eau.

Un matin , pendant un tems calme , plusieurs frégates, qui semblaient dans leur vol circulaire tracer dans les airs des cercles magiques, vinrent se balancer au-dessus du navire; et l'une d'elles s'étant posée sur la pomme du grand mât, elle représentait parfaitement un coq sur le clocher d'un village. Pendant que les autres paraissaient, par leurs cris ou plutôt par leurs croassements , lui reprocher la place dont elle s'était emparée, un coup de fusil la fit tomber morte aux pieds de l'officier de

206 VOYAGE

Arril 1828.,

quart; mais aucune de ses envieuses compagnes ne jugea à propos d'accepter l'héritage de ce trône dangereux d'où la foudre l'avait précipi- tée, comme pour la punir de son orgueil. Cet oiseau avait six pieds et demi d'envergure.

Le 6 avril, nous nous trouvâmes à vue d'une petite île, portée sur la carte anglaise de No- ries, sous le nom de Cloud's-ïsland (Ile du Nuage.) Nous n'en passâmes pas plus près que cinq lieues, et à celte distance, nous ne pou- vions, même avec la longue-vue, en examiner les détails. Elle nous parut avoir une lieue de longueur dans le sens elle se présentait, c'est-à-dire, de l'Est-Sud-Est au Ouest-Nord- Ouest. Lors même que nous nous en fussions rapprochés davantage, je pense qu'elle n'eût étalé à nos yeux que les pénihles nudités d'un rocher stérile, retraite des oiseaux de mer et des loups-marins. Quoiqu'il en soit, on re- grette, en pareil cas, de ne pouvoir disposer d'uu jour pour observer des lieux si sauvages.

AUTOUR DU MONDE. 207

Ayril 1828.

la nature, dans son horreur même, a cet in- térêt de virginité que le voyageur a si rarement roccasion de ressentir , depuis que la mer est sillonnée dans tous les sens par un si grand nombre de vaisseaux.

Nous restâmes deux jours en calme à vue de cette île; le tems était Leau, le ciel pur, la mer calme et tranquille. Comme pour faire diver- sion au regret de ne pouvoir l'explorer, nous voulûmes au moins profiter de circonstances si favorables pour vérifier, autant qu'il était en notre puissance, sa position en longitude. Au moyen de dix séries de distances de la lune au soleil, nous obtînmes, pour sa longitude, 116o-25'-42" à l'Ouest du méridien de Paris. Sur la carte anglaise, elle était placée par 117<>-3' à l'Ouest du même méridien. Voici le tableau du résultat des dix observations et la manière dont elles furent rapportées au méri- dien de Cloud's-Island.

Le reste de la traversée n'offrit rien de re-

208 VOYAGE

Mai 1828.

marquable. Nous terrîmes à la pointe Concep- cion, et de là, nous louvoyâmes, avec une forte brise de Nord-Ouest, jusqu'à Monterey nous jetâmes ranerc, le 5 mai , après un pas- jsage de soixante-quatre jours.

CALCUL DE LA POSITION DE L'ILE DU NUAGE (CLOUD'S I.) j D'APRÈS LES LONGITUDES OBSERVÉES A BORD DU IIÉROS5 LES G ET 7 AVRIL 1828 j PAR 4 OBSERVATEURS AVEC 4 INSTRUMENTS DIFFÉRENTS.

Long. obs. le 6, à 9 heures du mat. 3 © A l'Est de l'île -h

Position de l'île

Long. obs. le 7, à 7 h. l/;2 du mat. D 0 A l'Ouest de l'île

Position de l'île. . ,

Long. obs. le 7, à 9 heures du mat. D © A l'Ouest

Long, de l'île

Long. obs. le 6, à 7 heures du mat. D 0 A l'Est ^-

Long. de l'île

Long. obs.;ie 7, à 6 h. 1/2 du mat. J © A l'Ouest

Long, de l'île

Long. obs. le 7 , à 8 heures du mat. D # A l'Ouest

Long, de l'île ,

Long. obs. le 6 , à 8 heures du mat. D Q A l'Est H-

Long. de l'île

Long. obs. le G , à 6 h. 5/4 du mat. J © A l'Est 4.

Long, de l'île

Long, observe'e le 6, à 8 h. 1/2 du m. D © A l'Est -{-

Long, de l'île

Long. obs. le 7, à 10 heures du mat. D © A l'Ouest

Long, de l'île

1160

13' 13'

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26'

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57' 32'

llGo

25'

1160

55'

33'

llGo

22'

1150

51' 14'

llGo

5'

1160

46' 28'

1160

18'

1160

31'

29'

116

2'

1160

31' 10'

II60

41'

1160

25' 15'

1160

40'

1160

36' 13'

1160

49'

1170

1'

32'

1160

29'

Relèvement de l'île S. 46o 0. 18 milles

Position du navire, à l'Est de l'île -{-

Relèvement de l'île le 6, à 6 h. du soir, S. 2io 0. 14 m.

Position à l'Est, à 6 h. du soir -}-

Route 0. 250 N. 39 milles

Chemin à l'Ouest, dans l'intervalle

Position à l'Ouest de l'île

Position à l'Est , le 6 , à 6 h. du soir +

Chemina l'Ouest, le 7, à 9 h

Position à l'Ouest

Position à l'Est , suivant relèvement -f

Position à l'Est, le 6, à 6 h. du soir -\-

CheminO.250 N. 37' àl'O

Position à l'Ouest . . . ,

Position à l'Est, le 6 , à 6 heures du soir -I-

Route 0. 250 N. 39', à l'Ouest

Position à l'Ouest

Position à l'Est , suivant relèvement -y.

Position à l'Est, suivant relèvement _j^

Position à l'Est, suivant relèvement. . _f.

Position à l'Est, le 6, à 6 heures du soir. -f-

Route O. 250 N. 40' Ouest _

Position à l'Ouest

15'

0 6'

0 58'

0

32'

0 0

6' 39'

0

33'

0

14'

0 0

.6' 34'

0

28'

0 0

6' 35'

0

29'

0 10'

0 15'

13'

6' 38'

32'

RECAPITULATION,

116«

26'

1160

25'

116»

22'

- 1160

5'

H60

2'

1160

41'

1160

40'

1160

49'

1170

29'

Somme 257

Long. moy. de l'île 0 II60 25' 42'

Long, de la carte angl.ll4o 43', ou de Paris. 117» 5'

Différence 0 0 37'

XVIII

M. R.... ne se trouve pas à Monterey. Voyage à la Bo- dega. Le Nodier des Enfers. Description de réta- blissement de Ross. Société incomplète. Exploila-

lion de Bois. Remarques sur les Chaînes. Retour à la Californie. Arij>ée à Sanla-Baibaïa. Féîe de San-Juan. Exercices Indiens. Voyage à San-Gabriel. Décret d'expulsion des Espagnols. Départ pour San- Diego.

A mon arrivée à Monterey, j'espérais trou- ver M. R.... de retour de la côte Nord-Ouest. Cet espoir fut non-seulement trompé, mais j'appris au contraire, qu'au lieu d'entreprendre n. 14

210 VOYAGE

Mai 182S.

ce voyage , comme il s'y était engagé envers moi, il avait changé sa destination et s'était rendu à la côte du Mexique avec le Waverley et sa cargaison. Je n'entrerai dans aucun détail sur cette malheureuse affaire, qui ne pourrait être d'aucun intérêt pour le lecteur. Je dirai seulement, une fois pour toutes, qu'après avoir vainement attendu son retour au-delà de l'é- poque qu'il me fixait dans une lettre de lui que je trouvai à Monterey, la conduite de cet indi- vidu m'ohligea à l'abandonner, en le rendant responsable des valeurs qu'il avait dans les mains. Je repris à bord les personnes que j'a- vais laissées à la garde du magasin et le peu de marchandises qu'il contenait. Je résolus ensuite, eu attendant le terme fixé par M. R...., de vi- siter encore une fois toute la côte, afin d'y vendre le fond de la cargaison. Je voulus en- core ajouter à ces chances de débouché l'éta- blissement russe de la Bodega, situé sur la même côte, à quelque distance au Nord-Oueit

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de San-Francisco, Le 50 , nous appareillâmes de Monterey pour nous y rendre, très-mal in- formés de la position géographique de cet éta- blissement.

Le 2 juin, nous nous trouvâmes, vers le soir, à quelques lieues de la terre , sur le point de la côte je supposais que celte colonie russç devait être; et effectivement, nous aperçûmes avec la longue-vue quelque chose qui ressem- blait à un groupe de maisons. Au coucher du soleil, nous en étions plus près, et, désormais assurés que nous ne nous étions pas trompés , je fis mettre le pavillon en tirant un coup de canon. Presque aussitôt une petite boule defumée blan- che nous annonça qu'on nous répondait par le même moyen, et nous distinguâmes le pavillon russe. Néanmoins, il était trop tard pour penser à aborder avant la nuit; nous mîmes sous pe- tite voile, et nous maintînmes notre position jusqu'au jour suivant.

Le 3 au matin , nous nous présentâmes de«

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vant rétablissement , et comme nous étions en panne , à quelques milles , examinant la côte, sans découvrir aucune coupure ni aucun enfon-- cément qui annonçât un port, nous aperçûmes tout-à-coup trois baydarques venant à nous et portant chacune trois personnes. Au bout de quelques instants, ces embarcations arrivèrent le long du bord, et nous reçûmes la visite du Commandant russe lui-même, Paul Chelicoff, auquel je communiquai les motifs qui m'ame- naient. Je lui demandai en même tems l'auto- risation de mouiller dans son port, pour lui offrir les marchandises de la cargaison qui pourraient lui convenir. Quoiqu'il n'eût pas de grands besoins etqu'il-fût un peu dépourvu d'ob- jets d'échange, il accueillit bien ma proposi- tion , et donnant ordre à un des hommes qu'il avait amenés de me servir de pilote, il me dit qu'il m'accompagnerait jusqu'au port de la Bo- dega, seul ancrage à l'usage de la colonie. Il renvoya à terre deux des embarcations, et me

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pria de faire mettre l'autre à bord, après quoi , nous fîmes route parallèlement à la côte.

De l'endroit nous avions mis en panne , l'établissement avait un aspect bien différent des Présidios de la Californie, images de la grossièreté des arts et de la négligence dans l'exécution. Des toits bien faits, des maisons d'une forme élégante , des champs bien ense- mencés et entourés de palissades, donnaient à ce lieu un air tout européen.

Nous fîmes quinze milles pour arriver à une petite presqu'île qui abrite la rade de la Bode- ga. A trois cents toises à l'Est de cette pointe gît un petit îlot aplati sur lequel on voit un peu de verdure. La mer brisait violemment sur ce rocher et sur un récif qui se lie à sa partie, de l'Est-Sud-Est. Notre pilote russe nous fît passer à mi-canal entre l'îlot et la presqu'île, sur une profondeur de cjuatre à cinq brasses , et bientôt après nous mouillâmes en dedans, au milieu d'une espèce de baie couverte par les

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Juin 1828. terres, depuis le Sud jusqu'à l'Est parle Nord, c'est-à-^dire, sur les trois quarts de riiorison.

Vers le soir, îe Commandant Chelicoff re-^ tourna à terre on lui avait amené des che- vaux , en me faisant promettre d'aller le voir îe lendemain.

Le 4 au matin , ayant aperçu plusieurs che- vaux qu'il nous avait envoyés, je descendis à terre avec le docteur Botta et notre pilote. Le débarcadaire se trouve dans un petit port à l'embouchure d'un lac d'eau salée, et à l'abri de tous les vents. Des navires de peu de tirant d'eau pourraient même y trouver un refuge ; on y a bàli de beaux magasins en bois pour les besoins des navires russes.

Nous montâmes à cheval, et nous nous mîmes en route, accompagnés de plusieurs Russes et de notre pilote qui, après avoir, la veille, rem^ pli avec talent ses fonctions nautiques, nous di- rigea tout aussi bien sur un autre élément , ne portant plus que le modeste nom de guîdç^

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Ayant traversé Tisthme de la presqu'île, noua fîmes une lieue sur une belle plage de sable, et nous montâmes ensuite sur une falaise de mé-» diocre bauteur. Nous cheminâmes alors sur une esplanade tapissée d'une herbe mêlée de fraisiers chargés de leurs fruits, et émaillée d'une multitude de fleursde toutes les couleurs. La mer se brisait au pied de l'escarpement, d'où elle opposait son écume de neige à la teinte noirâ- tre des rochers, et à la riche verdure des prairies que nos chevaux foulaient, sans faire entendre plus de bruit que s'ils eussent marché sur l'é- dredon. Deux lieues parcourues sur cette plaine nous conduisirent sur le bord d'une rivière con^ sidérable, appelée parles Indiens Sacabaye, et 5toonA:a par les Russes. Elle est trop profonde, même en été, pour être traversée à gué; et en hiver, elle devient terrible et charrie avec ra- pidité les troncs immenses des sapins déracinés par les tempêtes : l'eau en se retirant en avait laissés d'énormes sur les deux rives.

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Ce passage a é(é funeste à beaucoup de voya-» geurs, el deux ans auparavant, UQ capitaine amé- ricain s'y était noyé. Pour nous, nous passâmes avec assez de sécurité dans une baydarque que M. Chelicoff y avait envoyée exprès. Cette em- barcation, en peau de loup-marin, ne portait que deux personnes ; de sorte qu'elle était obligée defaireun voyage pour chacun de nous. Conduite avec dextérité par un insulaire de Kodiak , elle avait plus d'un rapport avec la barque du vieux Caron. Sa légèreté et son peu de stabilité pou- vaient faire supposer qu'ellen'avait été, en effet, destinée qu'à transporter des ombres; et l'espèce de grognement guttural que le Kodiak faisait en- tendre, lorsqu'il désignait la personne qui de- vait entrer avec lui dans sa baydarque, devait ressembler beaucoup à la voix rauque de l'im- pitoyable nocher des enfers, gourmandant les âmes sur les bords du Styx.

Il fallait de grandes précautions pour se glîs- rier jusqu'à la moitié du corps dans un trou

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rond, et le moindre mouvement à droite ou à gauche suffisait pour faire prendre au léger vé- liîcule une inclinaison inquiétante. Je ne vou- lus cependant pas rester oisif pendant le pas- sage; et en ma qualité de marin, je saisis une pagaye, et je m'en escrimai de manière à satis- faire le vieux pilote de la Slavonka. C'est ce- pendant dans ces nacelles de peau que les ha- bitants des îles Aléeuliennes, affrontant la haute mer, chassent la loutre saricovienne, et combattent les plus monstrueuses baleines, dont la chair et l'huile sont leur nouriture et leur boisson favorites.

Au reste, dans cette pêche dangereuse, ils emploient plus d'adresse que de force. Lorsqu'ils sont convenus d'attaquer une baleine, ils se réu- nissent au nombre de plusieurs centaines de baydarques pour poursuivre le monstre. Ils fout en sorte de se tenir toujours près de lui , et cha- que fois qu'il ^st obligé de paraître sur l'eau pour respirer, ils lui lancent à la fois une abondante

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pluie de petits harpons auxquels sont atta- chées des vessies. Cet(e attaque continue jusqu*à ce que la baleine hérissée de harpons ne puisse plus Tarncre la résistance de toutes ces vessies réunies. Elle reste à se débattre sur la sur- face de la mer, sans pouvoir plonger, et ils l'achèvent alors avec des lances plus longues et plus fortes. Ils se servent aussi de ces harpons pour la loutre; mais un seul suffît pour arrêter ranimai.

Les chevaux accoutumés au passage de la rivière la franchirent d'eux-mêmes à la nage aussitôt qu'on les eût débarrassés de leurs har- nais. En nous remettant en route, nous gra- vîmes par un chemin si rapide , que nous avions peine à comprendre que nos chevaux pussent s'y tenir sans se renverser sur leurs cavaliers.

La montagne dont nous atteignîmes le sommet, non sans difficulté, et même sans quelque dan- ger, était couverte de sapins énormes mêlés de sycomores, de lauriers, et de diverses espèces de

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chênes. D'une hauteur de trois cents toises, nous dominions la mer qui venait en Lattre le pied, et dont les vagues, pour nous silencieuses, ne se montraient plus que comme de petites taches blanchâtres, semées sur une nappe d*azur.

Nous descendîmes de l'autre côté par une pente aussi sévère que la première, et à chaque échappée de vue, nous apercevions à travers les arbres ou par-dessus leurs cimes, et de plus en plus distinctement, l'établissement russe si- tué au-dessous de nous dans le Nord-Ouest de la montagne. Dans la crainte que les mêmes che- vaux, après une course de quatre lieues, ne pussent franchir ces deux passages dangereux , M. Chelicoff avait eu l'attention d'en faire sta- tionner de frais sur le point le plus élevé.

A onze heures du matin, nous arrivâmes à la colonie que les Russes ont appelée Ross. C'est une grande enceinte carrée, entourée d'une pa- lissade en madriers de vingt pieds de hauteur.

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solidement établie, et couronnée d'un cLeval de frise d'un poids et d'un volume proportion- nés. Aux angles du Nord-Est et du Sud-Ouest , sont deux tourelles de forme exagone, percées de sabords, de meurtrières et de barbacanes. Sur les quatre côtés qui répondent aux quatre points cardinaux, sonîquatre portes défendues chacune par une caronade à brague fixe, présentée à un sabord , comme dans un navire : dans l'intérieur étaient aussi deux pièces de campagne en bronze avec leurs caissons. Une belle maison pour le Commandant ou Directeur, de jolis logements pour les chefs subalternes , de grands magasins et des ateliers, occupent le carré. Une chapelle nouvellement construite sert comme de bastion à l'angle du Sud-Est. Cette citadelle est cons- truite sur le bord de la falaise sur une esplanade élevée d'environ deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer ; à droite et à gauche se trouvent des ravins qui la mettent à l'abri des attaques des Indiens au Nord et au Sud, tandis que la fa-

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Juin 18:28. laise et la mer la défendent du côté de TOuest. Les deux ra\ins débouchent sur deux petites anses qui servent d'abri et de débarcadaire aux embarcations de la colonie.

Tous les bâtiments de Ross sont en bois , mais bien construits et bien entretenus. On trouve dans les appartements du Directeur toutes les commodités qu'apprécient les Euro- péens, et qui sont encore inconnues en Califor- nie. Au-dehors du carré sont rangées ou dis- séminées les jolies maisonnettes de soixante colons russes, les cabanes aplaties de quatre- vingts Kodiaks, et les huttes coniques d'autant d'Indiens indigènes.

A l'Est de l'établissement , le terrain s'élève graduellement et arrive à de grandes hauteurs couvertes de forêts épaisses qui le mettent à couvert des vents, depuis le Nord jusqu'au Sud- Est. Toutes ces pentes sont divisées en champs de blé, de haricots, avoine, pommes de terre, etc. entourés de palissades, non pour mettre les ré-

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col(es hors de Tatteinte des voleurs, maïs pour les proléger contre les bestiaux et les animaux sauvages.

Malgré son aspect militaire, cette colonie est cependant un établissement commercial ap- partenant, avec celui de Silka et celui de File de Kodiack, à une compagnie de négociants; mais il paraît que TEmpereur lui a accordé d'immen- ses privilèges , et qu'une grande partie de la cour de Russie y est plus ou moins intéressée. Les Directeurs ont un grade militaire, elles navires de la compagnie portent la flamme nationale et sont commandés par des of liciers de la marine impériale.

11 paraît exister à Ross beaucoup d'ordre et de discipline; et quoique le Directeur soit le seul cbef qui soit Officier, on remarque par- tout les effets d'une surveillance minutieuse. Les colons, à la fois ouvriers et soldats, après s'être occupés tout le jour des travaux de leurs divers états, montent la garde pendant la nuit.

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Les jours de fête , ils passent des revues, et foflt l'exercice du canon et du fusil.

Quoique celle colonie, établie depuis quinze ans, ne paraisse manquer de rien, elle ne peut être d'un grand rapport à la compagnie qui l'a fondée. Le principal revenu sur lequel on avait compté était basé sur la pèche de la loutre de mer et du loup-marin. La première est à-peu- près épuisée et ne fournit plus rien. Quant à l'autre, le Directeur entretient toute l'année une cenlaine de Kodiaks sur les Farellones , ainsi que je l'ai dit ailleurs. Celle pêche , qui fut d'abord très-productive, devient de jour en jour moins abondante, et sera, dans quel- ques années , tout-à-fait nulle; aussi , le Direc- teur, ne comptant plus que secondairement sur ces produits, s'est-il, depuis quelques années, occupé principalement de la culture. Non-seu- lement il produit lebléet les légumes qu'il tirait auparavant delà Californie, mais encore il appro- visionne la colonie plus considérable de Silka.

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Avec six cents vacîies seulement, il obtenait plus de beurre et de fromage que toute la ^ Haute-Californie avec ses innombrables trou- peaux.

Tous ces avantages n^empêchent pas la colo- nie de Ross de n'exciter chez le voyageur que des idées sombres et mélancoliques : et j'en at- tribue la cause à ce que la société y est inconi- plèle. Le Directeur est garçon et n'a aucune femme chez lui : tous les colons russes sont dans le même cas. Il n'y a donc que les femmes des Kodiaks et celles des Indiens dans l'établis- sement; mais quelque soient les relations qui puissent s'établir entre elles et les Russes, l'é- tranger pour lequel elles sont des objets de dé- goût n'en considère pas moins cette petite peu- plade comme privée d'un sexe dont la seule présence fait supporter la vie. Les travaux or- dinairement réservés aux femmes sont ici le partage des hommes ; et ce contraste choquant pour l'œil pèse sur le cœur et y fait naître une

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peine que Ton ressent malgré soi, même avant d*en avoir découvert le véritable motif.

Nous allâmes avec M. Clielicoff voir ses ex- ploitations de bois. Indépendamment des be- soins de l'établissement, il fait débiter une grande quantité de plancbes, de poutrelles, de madriers, etc., qu'il fait vendre en Californie, aux îles Sandwich, et ailleurs : il fait même construire des maisons entières que l'on trans- porte ensuite démontées. Les arbres qu'il fait couper sont presque tous des sapins de diverses espèces et surtout de celle appelée pàlo Colorado (bois rouge). Ce sapin n'a d'autre qualité que d'être très-franc et de se fendre avec la plus grande facilité ; du reste , il est peu résineux et assez fragile. C'est le plus grand arbre que j'aie jamais vu. M. Chelicoff me lit remarquer le tronc coupé d'un sapin de cette espèce abattu récemment ; il avait vingt pieds de diamètre , en prenant cette dimension à deux pieds du sol, et d'une arête ou renfort à l'autre; le "• 15

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tronc plein passait treize pieds de largeur ; je mesurai deux cent trente pieds depuis la souche jusqu'à la naissance de la cime , reste elle avait été séparée du tronc. On conçoit Ténorme quantité de planches que devait produire nu arbre de cette taille ; les piles qui en prove- naient couvraient une étendue considérable de terrain. Tous les palos colorados ne sont pas aussi prodigieux ; mais il est très-commun d'en voir que trois hommes auraient de la peine à embrasser, et qui feraient, d'une seule pièce, les bas-mâts de nos plus grands vaisseaux de guerre.

Nous fûmes traités par M. Chelicoff avec l'hospitalité la plus recherchée, et nous pas- sâmes chez lui une fort bonne nuit. Malheureu- sement, ni le docteur Botta, ni moi, n'enten- dions le Russe , et le Directeur ne parlait ni Français, ni Anglais, ni Espagnol. Cet incon- vénient nous fit perdre une grande partie du charme que devait nous procurer sa société.

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C'était encore en Espagnol que nous réussis- sions le mieux à nous faire comprendre. Je ne fis que peu d'affaires avec lui ; un bâtiment américain m'y avait précédé et avait recueilli presque toutes les pelleteries que possédait l'é- tablissement. Je ne lui vendis que pour la va- leur de quelques centaines de peaux de loup- marin. Le lendemain , je me levai de bonne heure, et j'allai me placer sur une colline à l'Est pour dessiner la citadelle, ainsi qu'on la voit dans la planche qui accompagne ce vo- lume. Après le déjeuné, nous montâmes à che- val pour retourner au port, d'où nous mîmes à la voile le lendemain au matin.

Pendant les trois jours que nous restâmes dans la baie de la Bodega , il venta grand frais du Nord-Ouest, et quoique le navire fût à l'abri et que la mer y fût belle , nous y cassâmes notre seconde chaîne. C'était la seconde fois que par- reil accident arrivait à cette amarre ; en arri- vant du Pérou à Monterey, elle s'était aussi bri-

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sée dans une forte brise du Nord-Ouest. se trouvait un forgeron assez adroit qui nous l'a- vait réparée et y avait changé sept anneaux qui menaçaient. Ce câble de fer était cependant Lien bon à notre départ du Havre , et pendant deux ans d'usage , nous avions eu de nombreu- ses occasions de reconnaître sa force. Après avoir résisté dans des coups de vent et dans de grosses mers, elle nous manquait maintenant dans des circonstances fort ordinaires. Il ne faut donc pas croire que les chaînes soient éter- nelles ; elles s'usent comme toute autre chose.

Cet accident me fit remarquer deux causes principales de détérioration dans ce genre de câbles. La première vient de la rouille qu'on ne peut, jusqu'à un certain point, éviter, et qui agit incessamment sur le fer ; m'étant avisé de mesurer la grosseur de celle-ci , je reconnus que, dans deux ans, son diamètre avait dimi- nué d'une ligne et demie, sans que les anneaux eussent changé de forme. Cet examen me fît

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découvrir l'autre cause qui abrège la durée des chaînes. J'observai qu'une partie des chaînons qui avaient été dans l'eau étaient criblés de pe- tits trous souvent d'une ligne de profondeur, comme des piqûres de ver. Le bout qui était toujours resté à bord et celui qui portait habi- tuellement sur le fond , étaient exempts de cette altération qui paraissait n'avoir attaqué que la partie moyenne. Après avoir long-tems réfléchi sur cette singularité, je demeurai persuadé qu'elle était due, soit à l'action du cuivre sur le fer, action bien constatée, et qui a obligé de clouer et cheviller en cuivre les navires dou- blés de ce métal , soit à un effet galvanique ré- sultant du contact de ces deux matières. Lors- qu'un bâtiment est affourché avec des chaînes , il y en a presque toujours une qui touche le doublage ou qui s'en approche de fort près ; ce n'est même pas le seul cas ce contact ait lieu. C'est dans ces moments que le fer de la chaîne se trouve exposé a l'influence corrosive

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de l'oxide de cuivre, qui agit d'autant plus vite que la combinaison a lieu dans Teau.

Je laisse à des personnes plus versées que moi dans les sciences chimiques à apprécier la va- leur de ces observations. Que si la vérité en était reconnue , le moyen d'éviter en partie le mal, serait de laisser toujours trés-détendue la chaîne qui ne fonctionnerait pas; de manière à ce que , tombant verticalement au fond , elle s'éloignât autant que possible de la carène du navire. Un autre moyen , employé jusqu'ici dans un autre but , peut encore mieux remplir cet objet ; c'est d'avoir ses deux ancres étalin- guées sur les deux bouts de la même chaîne bien élongée sur le fond : une seconde chaîne très- courte prend la première à l'endroit que l'on juge convenable , et s'y réunît par un anneau à émérillon, de sorte que le navire vraiment af- fourché semble n'être que sur une ancre. On conçoit que , de cette manière , les chaînes ne s'approcheront jamais du doublage.

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Le lendemain de notre départ de la Bodega , nous jetâmes l'ancre à Monterey. Nous n'y res- tâmes que le tems nécessaire pour faire rentrer quelques fonds dûs à l'opération , et nous en re- partîmes le 14 pour Santa-Barbara. Comme nous nous trouvions dans l'été, et que les vents du large n'étaient pas à craindre , nous y mouil- lâmes par six brasses , en dedans des algues , à trois encablures de la plage. Mon but, en ve- nant à ce Présidio, était d'y reprendre de la poudre et des fusils que M. R y avait dépo- sés, et de continuer à me défaire des articles qui me restaient.

J'appris, en y arrivant, que le président de la Mission, Antonio Bipol, prévoyant peut-être de funestes événements, et dégoûté de sa situa- tion, bien différente de ce qu'elleavait été primi- tivement, s'était évadé avec le Padre Altemira. Ils avaient concerté leur plan avec beaucoup de secret,et s'étaient embarqués à bord du brick amé« ricainHarvinger, qui retournait aux Etats-Unis.

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Cette circonstance m'expliqua pourquoi , à ma précédente relâche, Fray Antonio sachant que j'étais porteur d'une traite de sept mille francs sur le gouvernement anglais, me pria avec instance de la lui céder pour des piastres, proposition que j'acceptai. Sans doute il avait déjà conçu le projet d'abandonner la Californie. En m'achetant cette lettre de change , il m'a- vait affirmé que cet argent lui appartenait et qu'il provenait des honoraires de quatre cents piastres par an , accordées à chaque Mission- naire par le gouvernement espagnol. J'avais une trop haute opinion de ce Religieux pour croire qu'il en fût autrement ; et lorsque quel- ques personnes me dirent, qu'en partant, il avait emporté de grosses sommes, je n'ajoutai pas foi à cette injurieuse assertion. Le Padre Ripol avait été remplacé par un jeune Mexi- cain, élevé dans des principes moins sévères, politiquement parlant, que les Franciscains es*» psgnols.

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Le 24 , on célébra avec beaucoup de pompe la fête de Saint-Jean. Tous les habitants du Présidio et les étrangers furent invités à dîner à la Mission. Après le repas, les divertissements commencèrent par les courses obligées de tau- reaux. Au bout de deux heures de cet exercice cruel et barbare , les Indiens se livrèrent à des jeux beaucoup plus gais et moins dangereux.

On avait planté au milieu de la place un mât de cocagne chargé de vêtements et de pièces d'étoffe. Nous nous amusâmes lonçr-tems des efforts inutiles que firent les premiers qui es- sayèrent d'y monter; enfin, à force de gratter le mât enduit de suif et d'y répandre de la cen- dre et de la poussière, les prix furent atteints par un Indien de la Basse-Californie, doué d'une agilité dont il donna dans la soirée plu- sieurs preuves. Il disputa et gagna plusieurs fois le prix de diverses courses, et ce fut en vain que les meilleurs coureurs de la Mission se li- guèrent contre lui. C'était un jeune homme de

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vingt-deux ans, parfaitement fait; quoiqu'il ne parût pas d'une complexion robuste , toutes les parties de son corps ne laissaient rien à dé- sirer, pour l'harmonie des proportions et la beauté des formes. Une légère pièce d'étoffe lui ceignait les reins; et, lorsqu'il courait, rien ne dérobait à la vue la vigueur et la grâce de ses mouvements.

Le Padre profitant de la circonstance pour distribuer des présents à ses Indiens , tous con- coururent aux prix ; femmes et enfans , vieil- lards et jeunes filles , tous signalèrent leur agi- lité , chacun selon ses forces et son âge.

Ceux dont les années avaient affaibli les fa- cultés montrèrent ce qui leur en restait encore, et ceux dont la vigueur était encore loin de son développement , donnèrent la mesure de celle que le tems devait un jour leur accorder.

Les danses succédèrent aux courses et nous divertirent beaucoup. Commejel'ai dit ailleurs, cet exercice n'est qu'une espèce de pantomime,

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accompagnée de chants monotones et mélan- coliques, d'une mesure parfaite. Le costume gro- tesque des danseurs, ornés de plumets et peints de toutes sortes de couleurs, prête à leur physiono- mie un aspect tellement sauvage et un caractère si étrange , qu'on serait tenté de croire qu'ils s'animent plutôt au combat qu'au plaisir.

Le lendemain, n'ayant plus rien à faire à Santa-Barbara , nous levâmes l'ancre , et vingt- quatre heures après , nous mouillâmes dans la baie de San-Pedro. Le 27 , des hommes et des chevaux parurent sur la falaise ; je descendis à terre et je me rendis au Pueblo de Los-Ange- les et à la Mission de San-Gabriel.

Je trouvai, chez le Padre Sanchez , le Prési- dent des Missions Dominicaines de la Basse- Californie, nommé Luna, qui y était en visite, accompagné de Fray Feliz Caballero , un de ses confrères : deux autres Missionnaires Francis- cains s'y rencontraient aussi : il semblait que cette réunion de Religieux eût été convoquée ex-

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près pour eotendre lire le fameux Décret d'ex- pulsion des Espagnols, qui arrivait du Mexique. Ce Décret, conçu en un grand nombre d'ar- ticles, obligeait, à très-peu d'exceptions près, tous lesEspagnols, de quelque rang et de quelque état qu'ils fussent, à sortir du territoire de la République, dans le court délai d'un mois. Je laisse à penser l'effet qu'il dut produire sur les personnages dont je viens de parler : il fut néan- moins différent entre les Franciscains et les Dominicains. Les premiersjetèrentles hauts cris contre la loi, traitèrent le gouvernement mexi- cain de tyrannique et d'infâme; et, dans le premier moment de leur juste mécontentement , ils me proposèrent de les passer à Manille, à bord du Héros; mais les autres, élevés et nour- ris dans d'autres principes, cherchaîent plu- tôt s'ils ne pourraient pas découvrir, dans les clauses du Décret, quelque expression qui pût les sauver de la proscription générale. LePadre Luna, au Mexique, se trouvait à l'abri de la

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loi, et tout en s'associant mollement à l'indi- gnation des Franciscains , il n'était peut-être pas fâché du malheur qui accablait ceux-ci dont la conduite condamnait la sienne. Il s'ef- forçait de consoler Fray Feliz et de lui persua- der que, par une franche adhésion aux prin- cipes républicains, il pourrait trouver grâce auprès du Gouvernement.

Je déplorai moi-même la triste situation allaient se trouver les Espagnols , au Mexique ; car il était facile de reconnaître, dans les ex- pressions méprisantes du Décret, l'animosité qui l'avait dicté et les vues intéressées des pa- triotes. Le Congrès-Général , en rendant cette loi, avait laissé au pouvoir exécutif la faculté d'étendre à six mois le terme du départ; mais le Président de la République , agissant avec une sévérité inouïe, l'avait, par son ordon- nance, fixé à un mois seulement. Or, comment concevoir que, dans si peu de tems , ces infor- tunés pussent réaliser leurs fortunes et s'em-

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barquer? Il ne pouvait même y avoir assez de navires pour un si grand nombre de passagers. Non-seulement leur ruine était certaine ; mais il était encore fort à craindre que , se réunis- sant en trop grand nombre dans les ports, et ne trouvant pas de moyens immédiats de trans- port , ils ne devinssent victimes de quelque émeute populaire, excitée par les Yorkinos, leurs mortels ennemis.

Dès ce moment, je pensai sérieusement à transporter à Manille ceux des Missionnaires qui voudraient s'embarquer, et le peu de parti- culiers espagnols établis en Californie et frap- pés de la proscription. Cependant, bien que le Décret fût aussi formel pour les Moines que pour les autres, il était présumable que le Commandant-Général ne les laisserait pas par- tir avant que d'autres ne vinssent les rempla- cer, persuadé qu'il devait être que , si les Mis- sions restaient à la merci des Indiens, elles se- raient aussitôt dilapidées et détruites.

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Les indiens ne sont certainement pas suscep-* tibles de grand raisonnement ; mais ils n'igno- rent pas que , d'après les conditions auxquelles ils se sont faits chrétiens , les Missions leur ap- partiennent : il ne leur faut pas non plus une grande pénétration pour voir que le Gouver- nement regarde ces propriétés comme du do- maine de FEtat; et, si par attachement et par respect pour les Padres, ils leur restent soumis, il n'en serait plus de même , s'ils devaient tra- vailler pour les Mexicains qu'ils haïssent. A tout hasard , j'écrivis ani Padre Prefecto à Mon- terey, pour l'informer de mes dispositions et des conditions du passage , si sa volonté et les cir- constances se prêtaient à mon projet. '

Après avoir fait quelques affaires avec les Padres et les habitants du Pueblo , je retournai au port. Le lendemain 3 , comme nous com- mencions à virer sur notre chaîne pour lever l'ancre, nous vîmes, se dirigeant sur le mouil- lage , un navire américain que je reconnus pour

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Juillet 1828,

le Courrier, capitaine Cunningham : je fis de nouveau filer le câble, dans l'intention de lui vendre quelques centaines de peaux de bœuf que j*avais reçues en écbange. Aussitôt que ce navire fut mouillé, j'allai à bord et je conclus le marché : les cuirs furent promptement trans- bordés , et nous appareillâmes ensuite pour San-Diego nous arrivâmes le lendemain.

XIX.

Affaire du navire américain le Franklin. Il sort du porî, malgré les canons du Fort. Lettre du Padre Prefecto. Nous chargeons de chevaux. Retour du Waverley. M. R.... n'est pas à bord. Naufrage du Teigne-Mouth. Nous quittons la Californie. Arrivée aux Iles San- dwich. — Le roi Kaou-Keaouli chez Boki. Embon- point des Chefs et des Princesses. Costumes. Les Sandwichiennes. Le Roi vient à bord. La reine Kaou-Manou. Amusements sur l'eau. Montagnes- {lusses des Sandwichiens,

Plus un homme est loin de sa patrie , plus il sent qu'il a besoin d'appui. Alors, pour un Pa- risien, tout Parisien est un parent; pour un Français, tout Français est un ami; pour un II, 16

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Juillet 1828.

Européen , tout Européen est un compatriote , un concitoyen. Le marin étend encore beau- coup plus loin celte communauté de sentiments. Il lui suffit que le nom d'un homme soit inscrit sur le rôle d'équipage d'un navire quelconque ^ pour qu'il le regarde comme un enfant de la grande famille , comme un frère ; il l'accueil- lira , le défendra, se sacrifiera pour lui; mais surtout il regardera comme ignominieux de ser- vir d'instrument dans toute mesure qui aurait pour objet de vexer un homme de sa profession. On trouvera dans ce chapitre une circonstance se manifesta cette sympathique alliance à laquelle s'unît tout l'équipage du Héros.

En entrant dans le port de San-Diego , nous mouillâmes dans la position que nous avions toujours occupée ; mais aussitôt je reçus l'ordre de remonter plus haut, sans qu'on me donnât aucun motif de ce changement; j'avais seule- ment remarqué que trois navires américains , qui se trouvaient dans le port, étaient comme

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échelonnés sur toute la longueur du canal : le plus enfoncé était le trois-mâts le Franklin, mouillé à cinq milles de nous; le brick-goëlette la Clio était dans une position intermédiaire , et le brick Andes était prés de nous.

11 n'y avait que quelques instants que nous avions jeté l'ancre, lorsqu'un officier, nommé Ramirez , se présenta sur la plage et hêla pour avoir une embarcation , qui lui fut expédiée , montée par quatre hommes , et qui revint sans lui. Les matelots que j'avais envoyés m'ayant rapporté qu'il demandait un officier du bord, je soupçonnai quelque malentendu , et j'allai moi-même à terre. Parvenu au rivage, je lui demandai pourquoi il n'était pas monté dans le canot. Je ne l'ai pas jugé à propos, me dit- il ; vous auriez m'envoyer un officier me re- cevoir. — Cette prétention hors d'usage et de propos m'indisposa à un haut degré. Le ca- not que je vous ai expédié et dont je viens de me servir, doit suffire, lui répondis-je , à l'envoyé

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d'un Gouvernement qui n*a pas même une pi- rogue à sa disposition. Une pareille vanité n3 peut me convenir; et si vous avez reçu Tordre de venir prendre mes déclarations , vous pou- vez vous embarquer avec moi ; mais aucun of- ficier ne vous accompagnera pour revenir à terre : vous êtes maintenant le maître de pren- dre le parti qui vous conviendra.

Voyant que je le prenais sur ce ton , il fit gauchement des excuses, motivant sa conduite sur ce qu'il avait été mal reçu par d'autres ca- pitaines. Enfin, il se décida à venir à bord, et après avoir rempli sa mission , je le renvoyai à terre, sans autre cortège que les canotiers. J'a* vais été d'autant plus récalcitrant avec ce ré- publicain, qu'il jouissait d'une mauvaise répu- tation , et qu'il avait été tout récemment accusé d'assassinat. Je n'avais donc pas été fâché de trouver l'occasion de lui manifester mon peu de considération.

Lorsque, Le lendemain, j'allai au Présidio,

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le Commandant-Général, après quelques ins- tants de conversation , me demanda si je pou. vais lui vendre une embarcation ; attendu , mt dit-il , que le port n'en avait aucune, et qu'il ne pouvait s'en passer. Je m'imaginai que le re- proche que j'avais adressé la veille à Ramirez avait principalement provoqué cette demande , qui venait d'autant plus à propos, que j'avais à bord tous les matériaux nécessaires à la cons- truction d'un canot de vingt-quatre pieds, que je me proposais de faire faire, pendant mon sé- jour à San-Diego. J'y accédai donc, et à l'ins- tant, nous convînmes du prix de l'embarcation, dans l'état elle était. Si je mentionne un fait de si peu d'importance, au premier abord, c'est qu'il me causa, quelques jours après, un véritable regret.

Dès San-Pedro, j'avais été informé que le navire américain le Franklin , capitaine Brad- shaw, soupçonné d'avoir fait la contrebande dans le Golfe de Cortez , se trouvait, à San-

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Juillet 1828.

Diego , dans une espèce d^arrestation ; c'est-à- dire, que le Commandant-Général ne lui per- mettait de suivre le cours de son commerce en Californie , que sous des restrictions très-gê- nantes ; entre autres obligations imposées au capitaine Bradsliaw, il s'était vu contraint à débarquer dans les magasins du Gouvernement une partie de marchandises , évaluée à treize mille piastres (65,000 fr.) , pour répondre des droits qu'il pourrait avoir à payer par la suite.

Tout néanmoins paraissait s'arranger, lors- qu'un vagabond, nommé William Sinson (je regrette de dire qu'il appartenait à la même nation que le cruel Mayordomo de Santa-Bar- bara) , que le capitaine Bradshaw avait eu l'hu- manité de recueillir à son bord il l'avait nourri et babillé, se présenta au Général, et déclara, sous serment, que le Franklin avait fraudé les droitsà Loretoetà San-José-del-Cabo, introduisant dans sa dénonciation beaucoup

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de faits vrais ou faux qui compromettaient grandement le capitaine.

Les choses en étaient , lorsque nous arri- vâmes à San-Diego; mais j'ignorais encore ce dernier incident, quand le Général m'acheta le canot en question. Je n'eus pas plus tôt appris que l'on se disposait à mettre une garnison à bord du Franklin, et que l'on prenait des pré- cautions pour l'empêcher de sortir du port, que je sentis combien j'étais malheureux d'avoir conclu un marché qui pouvait nuire au capi- taine Bradshaw, en donnant au Général le moyen de transporter des troupes à son bord. Dans la nuit même, j'allai à bord du Franklin: je fis part de ma position au Capitaine, et je lui promis d'user de tous les moyens pour re- tarder la livraison de l'embarcation.

Cette affaire alla de mal en pis , et la discus- sion s'échauffa au point que Ton tâcha de s'em- parer du Capitaine, et qu'on menaça de faire feu sur lui , lorsqu'il s'éloignait, dans son ca-

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not. Enfin, le Général prétendant Tobliger à débarquer toute sa cargaison , il résolut de sor- tir du port, quoiqu'il pût arriver. Dans la nuit du 10, le Franklin changea de mouillage, et vint se placer en appareillage près de nous ; ce qui mit tout le Présidio en rumeur.

Le 1 1 au matin , une troupe de cavaliers se présenta en face du Héros, et s'arrêta près de la tente travaillaient nos charpentiers. Mes hommes hissèrent aussitôt le signal convenu pour me demander; et m'étant rendu à terre, je trouvai le Général lui-même entouré de son état-major. Il me dit qu'il désirait que je lui li- vrasse le canot que je lui avais vendu et dont il avait le besoin le plus pressant , sans me dire quel usage il en voulait faire. Bien préparé à cette demande, je lui répondis que je jugeais cette embarcation inutile pour son service, parce que je ne pensais pas pouvoir la garnir d'avirons, Tâchez, me dit-il, de lui en trou- ver, vous me rendrez un service éminent.

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Pour ne pas éveiller ses soupçons , je lui promis d'en chercher ; mais, dans le fond du cœur, j'étais bien résolu à n'en pas trouver avant le départ du Franklin.

Au moment j'allais retourner à bord, un aide-de-camp me tira à l'écart et tâcha d'ob- tenir de moi une de mes embarcations montées, pour aller porter, me dit-il , une lettre à bord du Franklin : cette tentative, dont je devinais le véritable but, fut encore inutile. Dites au Général , lui répondis-je , que , vu la posi- tion où se trouve ce navire , je ne puis , sans me compromettre vis-à-vis de mon Gouvernement, et vis-à-vis celui des Etats-Unis , lui accorder sa demande. Si le Général veut user de violence, il peut, sous sa responsabilité, s'emparer de mes canots lorsqu'ils viennent à terre ; mais je ne les lui prêterai pas dans cette circons- tance. — Cependant, pour lui en éviter la ten- tation, ye me rembarquai et je retournai à bord.

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Au bout de quelques heures, je lui écrivis que mes efforts avaient été inutiles; que je n'avais pu trouver de rames pour Tembarcation, sans dégarnir mes autres canots; et, qu'en consé- quence , celle-ci , sans avirons , ne pouvant lui être utile , je le priais de regarder la vente comme non avenue. Je gagnai ainsi une partie de la journée, espérant, d'un moment à l'autre, voir le Franklin appareiller; mais il ne le fit pas.

Le lendemain, de grand matin , je reçus une lettre du Général , qui me priait instamment de lui livrer l'embarcation, dans l'état elle était, me rappelant la parole donnée. Il n'y avait plus moyen de reculer sans me compro- mettre moi-même. Je la fis donc conduire à terre; mais, comme elle faisait de Veau, •[{)■, et qu'elle avait besoin d'être calfatée, je la fis

(1) Le calfal du bord, enUant dans mes vues, ayait eu soin de rendre la chose évidente.

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Juillet 18^28.

haler sur la plage pendant que la marée était haute , de sorte qu'elle resta à sec à une dis- lance assez considérable de la mer.

Cependant on avait découvert dans le fort quatre avirons de galère de 30 pieds de longueur, qui étaient depuis l'arrivée des Espagnols. Les char[ientiers du Présidio se mirent en devoir de les diminuer et de les réduire à une proportion convenable; mais, pendant qu'ils étaient en- core dans l'incertitude, s'ils les rogneraient par la pelle ou par la poignée, le capitaine Bradshaw qui était bien disposé, fila son câble, et , larguant toutes ses voiles , il fit route pour sortir du port, laissant officiers et soldats éba- his, et ne pouvant comprendre comment un na- vire qui, une minute auparavant, semblait si bien fixé sur ses ancres, avait si complètement changé de situation dans un clin-d'œîl.

J'aurais pu dire ici par quelles ingénieuses manœuvres le capitaine Bradshaw avait su ca- cher son dessein aux yeux cependant attentifs

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des ofiiciers mexicains; comment ses voiles, qui paraissaient aussi bien serrées sur leurs vergues que dans un jour de parade, se trou- vèrent tout-à-coup déployées, sans qu'aucun homme eût Tair d'y mettre la main, et par quel moyen le navire, qui présentait l'avant vers l'intérieur du port, se retourna, comme un homme, du côté opposé; mais je laisse au spirituel Fenimbre Cooper à rendre , avec une vérité si attachante, ces scènes nautiques dont la peinture n'appartient qu'à lui , si ce n'est ce- pendant encore à l'auteur du Négrier (1).

Le Franklin ne pouvait sortir sans passer à moins de deux cents toises du fort, distance à laquelle de bons canonniers auraient pu lui faire beaucoup de mal. Dès que la garnison eut connaissance de sa manœuvre, elle commença un feu qui dura pendant les 20 minutes nécessaires à ce navire, d'abord pour atteindre le point le plus critique, et puis pour s'éloigner hors delà

(I) M. E' Corbière, rédaclpur du Journal du Havre.

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portée du canon. Trente-six ou quarante bou- lets qui lui furent tirés dans cet intervalle ne lui causèrent d'autre avarie apparente que la chute du clin-foc dont la drisse fut coupée (1). Le capitaine Bradsliaw eut un tort en cette oc- casion; ce fut de riposter de deux boulets en passant. Ainsi fut terminée une discussion qui avait répandu Talarme dans toute la Californie. Vers la fin de juillet, je reçus la réponse du Padre Prefecto qui me remerciait de mes offres. « Je suis résolu , me disait-il , à n'abandonner » le troupeau que le Ciel m'a confié que lors- » que l'on emploiera la violence pour m'en sé- » parer. J'ai fait à Dieu le sacrifice de moi- » même, de ma liberté et de ma vie, pour le » salut de mon ame : je ne voudrais pas faire un » pas qui ne fût dirigé vers ce but. J'ai écrit à

(1) Nous trouYâmes plus tard ce navire aux Iles Sandwich. Les artilleurs mexicains avaient été plus adroits que nous ne l'avions d'abord pensé : il avait reçu deux gros boulets dans Je corps et deux autres dans la mature, qui avaient nécessité le changement de la grand' vergue et de la vergue de misaine.

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Juillet 1828.

» tous mes subordonnés pour leur manifester » mon opinion et les engager à suivre la même » ligne de conduite. Ce serait autre chose, si, » au lieu de me chasser d'ici , on voulait m'o- » bliger à faire quelque chose contre le témoi- » gnage de ma conscience ; qu'advienne alors » ce que J.-C. disait à ses. disciples ; Si on vous » persécute dans une ville, fuyez dans une autre. »

Cette lettre m'ôtait tout espoir d'avoir les Padres pour passagers ; car je savais bien qu'ils n'agiraient pas contre les principes de leur évêque ou de celui qui en remplissait les fonc- tions. Je changeai donc de plan, et, pour em- ployer le navire, je résolus d'embarquer, pour les Iles Sandwich, autant de chevaux que me le permettrait le nombre de pièces à eau que je pourrais me procurer. J'étais informé que ces animaux s'y étaient toujours bien vendus, et je n'avais que peu de frais à faire pour leur nourriture. J'occupai de suite l'équipage à cou- per du foin dans les environs, et je chargeai

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Juillet 18^28.

une personne de confiance de m'acheter les chevaux , pendant que l'on disposait les fu- tailles, et que les charpentiers mettaient la dernière main au canot neuf.

Le 25, tout était prêt pour le départ; le foin et l'eau étaient à hord, les chevaux ache- tés et prêts à embarquer ; j'avais réglé mes comptes avec le Général et avec la Douane. Nous nous disposions à dire un éternel adieu à la Californie, lorsqu'un incident, qui m'oblige encore à revenir sur M. R...., apporta quel- ques jours de retard à notre départ. Il m'en coûtait beaucoup de laisser derrière moi la somme assez forte qu'il avait en son pouvoir, et quoique je ne fusse pas responsable de cette perte , ce n'était pas sans regret et sans hésita- tion que je me voyais obligé de quitter la Cali- fornie, sans l'avoir recouvrée. Cependant je n'avais aucune nouvelle de cet inexplicable personnage , qui avait laissé passer de beaucoup l'époque fixée par lui-même pour son retour.

256 voyagî;

Août 182S.

Je pouvais le croire perdu; mais j'attribuais plutôt son retard à l'étourderie et à la légèreté de son caractère qui pouvaient encore l'avoir porté à changer ses projets. îl ne me restait plus que quelques marchandises, rebut de la cargaison. Les vivres que j'avais renouvelés à Lima se consommaient tous les jours : n'ayant plus que fort peu de biscuit, il m'avait fallu acheter de ia farine dans les Missions à un prix très-élevé, afin de pouvoir atteindre les lies Sandwich j'étais sûr de me procurer du bis- cuit à bord des baleiniers qui y viennent en re- lâche. Je ne pouvais donc rester plus-long- tems à attendre M. R.... , et encore moins aller à sa recherche dans la saison nous étions. Ainsi, j'avais, comme on l'a vu, repoussé toute incertitude, quand le Waverley parut. Contre mon espoir, M. R.... n'était pas à bord. J'ap- pris, par le rapport du Capitaine et par les lettres que lui-même m'adressait, tout ce qui lui était arrivé, depuis son départ de Monterey.

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Mes présomptions s'étaient vérifiées. Toutes les valeurs qu'il avait emportées étaient dilapidées, dissipées, par suite de son imprudente conduite et de son incapacité. Je me félicitai d'avoir pris mon parti , et il ne me restait plus qu'à suivre mon projet, le seul qui convînt à la circons- tance et qui fût dans l'intérêt des armateurs.

Le Waverley ramenait le capitaine, le su- brécargue et l'équipage du navire anglais le Teigne-Mouth de Calcutta. La perte totale de ce bâtiment dans la baie de San-José-del-Cabo, pour avoir voulu y opérer un cbargement de chevaux dans le mois juillet, est une confirma- mation de ce que j'ai dit des saisons de la Basse- Californie : un ouragan du Sud-Est l'y avait surpris à l'ancre, et l'équipage ne s'était sauvé que miraculeusement de cette épouvantable ca- tastrophe.

Le subrécargue et le Capitaine vinrent à mon bord et me demandèrent passage pour eux et leurs gens jusqu'aux îles Sandwich. Je n'eus H. 17

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septembre 1828.

d'autre objection à leur faire que la difficulté de me procurer un supplément d'eau ; mais le subrécargue ayant obtenu quelques barriques à bord des autres navires , nous convînmes du prix très-modéré du passage ; et le 27 , nous abandonnâmes définitivement la Californie nous avions passé près de deux ans.

La traversée n'offrit rien de remarquable : le dix-septième jour, nous fûmes à vue de l'île de Wahou. Nous nous dirigeâmes sur la partie Sud-Est de cette île ; c'est la Pointe des Cocos. Tout ce côté paraît d'abord aride, mais en s'en approchant, on y découvre bientôt de la verdure et des habitations. La pointe s'avance d'une ma- nière prononcée dans le Sud-Est ; et puis , la côte tournant brusquement vers l'Ouest , forme une baie peu profonde , de deux lieues de cir- cuit, terminée par le Diamond-Hill (Montagne du Diamant). Cette montagne peu élevée est d'autant plus remarquable, qu'elle est isolée sur le bord de la mer, et qu'elle se montre sur un

AUTOUR I)U MONDE. 259

Septembre 1828. terrain bas, à une lieue des premières élévations de l'intérieur. Sa forme, bien circulaire, et tronquée horizontalement , est celle d'un cra- tère de volcan : il n'y a aucun doute qu'elle ne doive son origine à un de ces foyers ignivomes : on trouve sur son sommet un étang d'eau douce , peuplé d'excellent poisson.

A l'Ouest de la pointe des Cocos, l'île prend un aspect plus riant : les montagnes coupées par de profondes vallées sont couvertes de fo- rêts dans un état permanent de végétation. Aussitôt que nous eûmes passé le Diamant, nous nous trouvâmes en face d'un magnifique bois de cocotiers , dont les larges feuilles prê- tent leur ombrage au joli village de Witite ou plutôt de Waytité (1) , l'on mouillait ordi- nairement avant l'établissement du port d'Ana-

(l),Je ne me piquerai pas d'écrire les mots sandwichiens d'une manière très-exacte ; je suivrai plutôt la prononcia- tion qtie l'orthographe»

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Septembre IgSg.,

roura , situé une lieue plus à l'Ouest. Nous ran- geâmes , à un mille de distance , les récifs qui bordent la côte , sur une profondeur de huit à , neuf brasses, et nous vînmes jeter l'ancre par onze brasses en face du port , nous remar- quâmes plusieurs navires.

Il est rare que l'on puisse entrer à Anaroura dans le milieu du jour. Le canal trés-étroit qui y conduit est une ouverture tortueuse dans le récif, de deux milles de longueur. Si l'on n'a pas un vent favorable , ce qui arrive très-rare- ment, il faut attendre le calme du matin pour s'y faire remorquer par des embarcations. Cette difficulté a consacré à Anaroura un usage qui se rattache encore à la fraternelle alliance des miarins entre eux. Le jour qu'un navire doit en- trer dans le port, les canots de tous ceux qui s'y trouvent sont rendus avant le lever du so- leil à sa disposition. Le capitaine qui se refuse- rait à ce touchant procédé se couvrirait de honte, aux yeux de tous les autres. Le port

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Septembre 1828.

d*Anaroura est un canal sinueux , quatre- vingts navires peuvent être amarrés en sûreté , sur un fond de vase qui varie de trois à six brasses.

Lorsque le navire fut fixé à son poste , nous fîmes un salut de treize coups de canon qui nous fut immédiatement et exactement rendu par le fort. Je fus ensuite présenté au jeune roi Kaou-KéaouliouTaméha-MehalII. Il était chez le régent Boki*, assis , sans autre distinction , sur un fauteuil semblable à celui qu'on m'offrit. Il était vêtu tout simplement en blanc, portant au cou un collier jaune composé des graines du vaquois. Ce n'était même pas, comme je le pensai d'abord, une marque distinctive, car beaucoup des habitants , hommes et femmes , en avaient de semblables.

Ce jeune prince , âgé alors de dix-sept ans , avait l'air mélancolique ; il était d'une physio^ nomie intéressante. Sa figure portait quelques marques des ravages de la petite-vérole. Sa cou-

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Septembre 1828.

leur était un marron rembruni. Il parla peu et m'examina long-tems. J'avais à bord les por- traits du Roi son frère et de la Reine , morts à Londres en 1824 : je les lui fis offrir par mon interprète. Il les accepta, sans montrer d'abord une grande sensation ; ce ne fut que quelques jours après, que les lui ayant fait porter, il fut frappé de la ressemblance parfaite et de la beauté de l'exécution. Pendant plusieurs jours, ces deux tableaux excitèrent la sensibilité de tous les habitants qui montrèrent, à cette occa- sion, par de véritables larmes, l'attachement qu'ils portaient à leurs souverains. Presque toutes les femmes se firent casser les deux inci- sives de la mâchoire supérieure, signe de deuil, en usage dans ces îles, à la mort du Monarque. La maison je trouvai le jeune Roi était, comme je viens de le dire, celle du régent Boki. Elle présentait à l'extérieur la même apparence que toutes celles qui composent la ville d'Ana- roura.L'intêrieur,pareillementtapisséde nattes,

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Septembre 1828. a'en différait que par les meubles européens, distribués dans tous les coins de l'appartement et mêlés avec ceux du pays. Rien ne me parut plus bizarre que de voir un magnifique vase de porcelaine , de fabrique française , faisant le pendant d'une calebasse, ouvrage de la nature ; deux beaux lits jumeaux , garnis de rideaux de gaze brodée, avec des nattes pour édredon ; deux superbes glaces à cadres dorés , destinées à rè- flécbir la beauté, ornée de tous les attraits d'une toilette élégante , et ne renvoyant que l'image d'une peau noire, à demi-vêtue d'un sale Tapa.

Quoiqu'il en soit , cette demeure eût été pro- pre et décente, si elle n'avait pas été si remplie de chefs et de domestiques, étendus sur les nattes et si rapprochés les uns des autres , qu'on ne pouvait y faire un pas sans mettre le pied sur quelqu'un; à peine y avait-il un espace libre, suffisant pour quatre à cinq personnes. Le Roi, n'étant encore qu'un enfant, le régent Boki était la personne la plus considérable de l'Etat;

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il était toujours entouré des principaux chefs de TArchipel , dont une partie vivait à ses dé- pens.

On s'imaginerait, en les voyant, que Tauto- rité est en raison directe de la grosseur; car les plus élevés en pouvoir sont aussi les plus char- gés d'embonpoint; et comme ils sont générale- ment grands, nous ne paraissions auprès d'eux que des pygmées. J'ai souvent demandé la cause de cette extrême obésité des chefs , et on l'a toujours attribuée au défaut d'exercice et à l'a- bondance de la nourriture. Cela pourrait être pour quelque chose à l'égard de la grosseur ; mais pourquoi seraient-ils plus grands ? Il y a quelque raison de croire qu'ils ont une autre origine que le menu peuple, et qu'ils descendent de conquérants de ces îles , comme les Seigneurs féodaux de la France du Moyen-Age descen- daient des Chefs Francs qui envahirent les terres des Gaulois; ou comme les Saxons, et plus tard les Normands, qui devinrent, par la con-

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quête , les nobles privilégiés de TAngle terre. La tradition, mêlée de fables, qui fait la base de l'histoire des îles Sandwich, semble indi- quer qu'elles furent conquises, à une époque très-reculée , par des étrangers d'une race dif- férente de celle de leurs premiers habitants. Ce qui peut encore appuyer cette conjecture, c'est qu'ils n'ont pas le même caractère de figure. Le profil de la plupart des chefs , au lieu d'offrir une coupe droite ou même avancée comme ce- lui des autres Indigènes, présente une ligne concave, de manière qu'en appliquant une règle sur le front et sur le menton , elle toucherait à peine le nez. Je n'ai pas toutefois la prétention de donner comme certain un fait aussi peu con- staté. Pour Kaou-Kéaouli , il avait une physio- nomie tout-à-fait indigène : il était affligé d^être maigre, etl'embonpoint des autres était pour lui un motif continuel de jalousie.

Parmi les chefs et les courtisans qui entou- raient le Roi et le Régent , et qui encombraient

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la maison , les uns étaient vêtus à l'Européenne, c'est-à-dire qu'ils portaient un pantalon et une chemise blanche; d'autres étaient enveloppés d'un tapa, pièce d'étoffe fabriquée dans le pays avec l'écorce du mûrier à papier ; mais la plu- part étaient nus , n'ayant autour du corps qu'un Maro , bande de toile si étroite, qu'elle est pres- que toujours insuffisante à l'usage auquel elle est destinée.

Quelques femmes portaient des robes et avaient les cheveux peignés à la manière de nos dames ; mais le vêtement le plus ordinaire du sexe est une chemise blanche (je parle de la couleur) , large et flottante. La princesse Boki ayant accompagné son mari à Londres , lorsqu'il y vint avec le roi Rio-Rio , a plus de goût que les autres pour le costume européen , et elle était aussi beaucoup mieux mise qu'elles. Toutes conservent une pièce de leur parure nationale ; c'est un collier de plumes, ordinairement rouge, vert et jaune, qu'elles portent, tantôt autour

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du cou, et tantôt sur la tête , en forme de cou- ronne ; cette dernière manière leur sied à mer-^ veille.

Presque tous les voyageurs se sont plu à pa- rer les femmes des divers archipels de la Mer du Sud de tous les charmes de la beauté. Je ne puis parler de celles des Iles Marquises et des Iles de la Société; mais , s'il faut en juger par les San- dwichiennes auxquelles ils ont prodigué les mêmes louanges, je suis obligé de dire qu'elles sont loin du portrait qu'ils en ont tracé. Ce- pendant il est impossible de ne pas convenir qu'elles possèdent ces grâces naturelles qui, sans tenir lieu de traits fins et réguliers, d'un teint blanc et délicat, ont du moins un attrait presque irrésistible. Tous leurs mouvements sont aisés et arrondis; toutes leurs attitudes ont un abandon enchanteur ; mais c'est surtout dans leurs regards que se rencontre une séduc- tion indéfinissable.

La liberté dont elles jouissent les rend étran-

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Septembre 1828. gères à la peine et à la contrainte : de un état de paix constant qui se manifeste dans toutes les habitudes du corps. Si les orages du cœur leur sont connus , ils ne peuvent être que très- passagers , parce que nul obstacle ne les accu- mule. L'inconstance est comme la base de leurs mœurs , et elles ignorent Tennui qui naît d'une union mal assortie. Disposées à s'amuser de la moindre bagatelle, on ne voit jamais sur leurs lèvres que le sourire, et leur bouche ne s'ouvre jamais pour prononcer un refus. Il n'est donc pas étonnant que l'étranger, qui a trouvé près d'elles un accueil si facile , se laisse aller à la flatterie, quand ce ne serait que pour relever et embellir ses conquêtes.

Quelques jours après'notre arrivée ,'\e jeune Roi ayant désiré voir le Héros , nous lui fîmes préparer une petite collation, et il y vint ac- compagné du Régent et d'une nombreuse suite. Raou-Kéaouli but avecplaisir de bonne liqueur et mangea de nos pâtisseries avec avidité. Nous

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Septembre 1828. remarquâmes même qu'il ne toucha pas au poé (1) qu'il se fait toujours apporter partout il va; il préféra notre bon paîn. Lorsqu'il fut dans son canot , on le salua de treize coups de canon, politesse dont il fut trés-flatté. A son retour à terre, sa garde l'attendait sur le quai : elle se composait d'une vingtaine de jeunes gens de bonne mine, vêtus simplement, mais d'une manière uniforme ; pantalon blanc, veste bleue, chapeau rond, fusil, baïonnette et giberne.

La maison du Roi est placée dans la même enceinte que celle de Boki : elle est aussi de la même forme et de la même grandeur ; c'est toujours un toit très-élevé, soutenu sur des côtés fort bas et inclinés en dedans. Cette forme donne à ces demeures de bois et de paille, beau- coup plus de solidité que si les côtés qui sou-

(1) Sorte de pâte composée avec la racine tuberculeuse du taro.

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tiennent le toit étaient perpendiculaires. Le Roi possède une autre maison construite selon les règles de notre arclii lecture ; mais il ne Tha- bite jamais et préfère celle de chaume. En ef- fet, ces sortes de logements conviennent mieux à leurs mœurs. Ils aiment à s'étendre sur des nattes; ils s'y laissent tomber au premier en- droit où l'envie leur en vient, et passent ainsi la plus grande partie de la journée couchés pêle-mêle sur ces tapis de jonc. Il n'en serait pas de même dans des appartements meublés comme les nôtres , il leur faudrait un cana- pé pour chaque personne. Le jeune Roi ne couche même dans sa grande maison de chaume que lorsqu'il fait mauvais tems : quand la nuit est belle, il habite une petite hutte l'on ne peut entrer qu'en rampant et à peine assez grande pour contenir quatre personnes assises ou couchées. Sa jeune Cour imite son exemple; chacun élève sa petite cabane auprès de la sienne; et, toutes ensemble forment un camp

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autour de la maison principale , qui ne lui sert guère que de garde-meuble.

Le Roi et le Régent ne sont pas les seules autorités principales de l'Archipel : une femme du fameux Tameha-Melia, la reine Kaou-Manou, y exerce un grand pouvoir, au moins de fait, s'il n'est de droit. Elle a sa cour particulière et sa coterie à part. Elle demeure à la ville pen- dant l'hiver, et passe l'été dans une jolie vallée, à une lieue à l'Est d'Anaroura. J'allai un jour la voir, avec le consul anglais, à son habitation composée de deux maisons principales et de plusieurs cabanes.

Nous la trouvâmes assise sur des nattes et appuyée sur des coussins recouverts en soie. Elle nous marqua beaucoup d'intérêt, mais elle nous reçut avec dignité. C'était une femme de cinquante-deux ans, qui paraissait avoir eu beaucoup d'embonpoint. Une santé détruite par des excès bien connus avait produit chez elle une vieillesse prématurée , qui ne lui lais-

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sait guère d'espoir d'une longue existence. Aussi le parti du jeune Roi prenait-il patience, en attendant que la mort de Kaou-Manou, qu'on supposait prochaine, vînt le délivrer de son joug féminin. Elle était vêtue d'une robe de soie grise et avait à la tête un madras, à la manière de nos Créoles. Peu de chefs impor- tants l'entouraient, excepté Kaou-Noua, Colo- nel commandant les troupes , qui est parvenu à ce rang éminent par son mariage avec une des Princesses ; mais des femmes de la plus haute dis- tinction étaient auprès d'elle, toutes remar- quables par leur grande taille et leur embon- point excessif.

Je vis parmi elles une jeune femme de vingt ans à laquelle on donnait le titre de Princesse. A cet âge, elle était parvenue à un tel degré d'épaisseur, qu'il lui eût été impossible de mar- cher sans aide. Elle représentait assez bien cet énorme phoque , l'éléphant de mer, que sa pe- santeur fait rester des semaines entières à la

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même place son corps mollasse se prête en s'affaissant à toutes les inégalités du ter- rain (1).

Ces femmes et ces chefs ont même plus d'un rapport avec l'amphibie auquel je les compare : de même que le phoque, si lourd, si apathique, sur les rochers et les rivages qu'il habite, est doué, dès qu'il se retrouve dans l'eau, d'une sou- plesse et d'une vivacité surprenantes ; ainsi ces hommes et ces femmes, si pesants sur leurs nattes , sont les nageurs les plus adroits et les plus intrépides.

Nous les avons vus souvent , couchés à plat- ventre sur une planche de six pieds de long et de quinze pouces de large, attendre, à plus d'un mille au large du village de Waytité, la vague la plus formidable , de manière à lui pré- senter les pieds , la tête tournée vers le rivage ;

(1) En lisant, à mon retour, l'intéressant voyage de M. J. Arago, j'ai trouve' qu'il s'e'îait servi de la même com- paraison.

II. 18

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Septembre 1828. et, dans cette position, nageant des pieds et des mains pour diriger adroitement leur plan- che et la tenir constamment sur le devant de la lame , se faire pousser ainsi , en quelques mi- nutes, avec la rapidité de la flèche , jusqu'à terre la vague venait mourir. Mais si, secondés par une adresse inconcevable , ils font ce trajet avec tant de vitesse, il leur faut encore bien plus de talent, s'ils veulent recommencer; parce qu'alors ils ont à vaincre la vélocité et la violence de toutes les vagues qui se succèdent , et c'est par-là qu'on peut juger s'ils sont bons nageurs. Pour surmonter cet obstacle, ils n'ont d'autre moyen que de plonger à travers chaque lame qui déferle, de nager vivement aussitôt qu'elle est passée, et de renouveler la même manœuvre pour celle qui la suit, jusqu'à ce qu'enfin parvenus à la dernière , ils se laissent de nouveau voiturer jusqu'au rivage. Ils em- ploient aussi la pirogue au même divertisse- ment ; mais il faut savoir la conduire avec bien

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Septembre 1828. plus de dextérité encore , car le moindre coup de pagaye , donné à faux , suffit pour la faire chavirer. Au reste , un pareil incident n'a pour eux d'autre suite que de les livrer aux plaisan- teries de leurs compatriotes , dont Thilarité , si facile à exciter, est alors à son comble.

Cet amusement que femmes et hommes sa- vent également se procurer , pourrait être re- gardé comme l'analogue de nos montagnes russes , s'ils n'en avaient pas un autre beaucoup plus semblable encore. Au-dessus de la ville d'A- naroura, s*élève, à environ deux cents mètres , un vieux cratère de volcan , partout recouvert d'une terre légère et d'herbe ; c'est un cône tronqué dont la section est concave , et que , pour cette raison , les Anglais , sans doute en honneur d'une douce habitude , ont appelé le Bowl de Punch. Le dernier conquérant des Iles Sandwich, Tameha-Meha, y fit monter, à force de bras, des canons de gros calibre qu'on y voit encore suspendus sur les poiutes de lave qui

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forment le contour de la montagne , à peu-près comme le chamois sur les saillies du Mont- Blanc. Le tyran, soupçonneux et rusé, sous prétexte de défendre Feutrée du port , s'était ainsi construit une citadelle d*où il pouvait, en cas de révolte, foudroyer les habitants de la ville.

Dans la saison des pluies, lorsque la terre était humide et grasse, les amateurs de l'exer- cice dont je veux parler, pratiquaient, du haut en bas de la montagne , sur son flanc qui est fort rapide , des rigoles en gouttières qui des- cendaient jusqu'à la plaine; et, après s'être établi le ventre sur un traîneau en bois , la tête dirigée vers le bas , ils se laissaient glisser dans cette position, avec une vélocité dont on peut se faire une idée , en considérant que la pente de la rigole est au moins de cinquante-cinq de- grés; aussi, lorsqu'ils arrivaient sur le terrain plat , ils continuaient de glisser encore long- tems et parvenaient presque jusqu'à la ville.

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Septembre 1828. avant d'avoir perdu l'impulsion que la rapidité de leur course leur avait imprimée.

Je ne puis dire cependant que j'aie été té- moin de ce divertissement, car il est défendu aujourd'hui, et plus tard j'en dirai la raison ; mais il m'a été décrit par des personnes qui n'avaient aucun intérêt à me tromper et qui mé-^ ritaient toute confiance. D'ailleurs, il n'y a rien de plus surprenant que ce qui se pratiquait, je crois, sur le Mont-Cenis, avant que la tête forte d'un homme de génie y eût calculé des chemins et que sa puissante volonté les eût fait exécuter. Les Chiliens se servent encore aujour- d'hui du même moyen pour descendre la Cor- dillière des Andes en hiver, lorsqu'elle est cou- verte de neige, avec cette différence que, dans les Alpes, on se servait de traîneaux, et que , sur les Andes , on se laisse glisser sur un cuir de bœuf.

XX

Les Missionnaires Français et les Missionnaires Améri- cains. — Cruautés et despotisme de ces derniers. Voyage à Way-Aroua. Scène imposante. Cauche- mar. — Excursions de Chasse. Utilité des Iles San- dwich pour les Navigateurs. De la garantie qu'il con- viendrait de donner à cet Archipel. Changements désirables dans leur Gouvernement. Culture. Voyage à Pearl-River. Le Grand-Prêtre. Les Baleiniers. Le Bourreau. La Traite des Pelleteries presque nulle aujourd'hui. Les Causes. Départ pour Canton.

Dans les premiers tems de mon arrivée à Anaroura, j'allai voir les trois Missionnaires français que le navire la Comète y avait ame- nés quelque tems auparavant. Je les trouvai as-

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sez mal logés ; mais ils me parurent supporter leur situation avec gaité et courage. Ils me ra- contèrent toutes les difficultés qu'ils avaient eues à se faire admettre , ajoutant que ce n'a- vait été que par une espèce de fraude qu'ils avaient pu éviter de se rembarquer, et que le capitaine , secondant à cet égard leurs vœux , avait mis à la voile au moment on allait l'o- bliger à les reprendre.

Lorsque, avant mon départ de France, le Ministre de la marine me parla de cette Mis- sion, j'avais bien prévu que ces Messieurs ne seraient pas reçus aux Iles Sandwich sans une forte opposition, et que leur présence pourrait nuire à l'opération commerciale du capitaine qui s'en chargerait. Je savais que, depuis plu- sieurs années, des Missionnaires protestants y étaient établis et y jouissaient d'une grande fa- veur auprès de la vieille Kaou-Manou ; cepen- dant j'ignorais encore à quel degré de crédit ils étaient parvenus : ils ont su accaparer tellement

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l'esprit de cette femme, qu'elle ne voit que par leurs yeux et n'agit que par leur impulsion. Il était donc naturel de penser qu'ils ne verraient pas sans envie des Missionnaires de la foi ca- tholique. Ce fut la seule raison qui m'empêcha d'accéder à la demande que me fit le Ministre, de les passer dans ces îles. La prudence me dictait un refus, hien justifié, quelque tems après, par la position se trouva le capitaine qui les amena dans l'île de Wahou ; puisque , pour éviter de les reprendre , il fut obligé de remettre préci- pitamment sous voile , sans pouvoir se livrer à aucun commerce.

Malgré le pouvoir des Missionnaires protes- tants et les efforts qu'ils firent pour les empê- cher de descendre à terre , et puis pour les ren- voyer é Lord , l'indifférence religieuse de Boki et quelques démarches du consul anglais firent eu partie échouer leurs desseins : le départ précipité de la Comète fit le reste. Dès-lors, ils demeurèrent Suiis qu'où s'occupât beaucoup

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d'eux, évitant même avec soin tout ce qui pou- vait attirer sur eux Tattention. Lorsque je les visitai dans leur solitude , ils se livraient sans relâche à l'étude de la langue du pays, afin de pouvoir plus tard déployer des ressources bien supérieures à celles de leurs rivaux , pauvres artisans qui ne savent guère que lire la Bible , mais qui ont l'avantage de pouvoir la traduire aux Insulaires.

On ne peut nier cependant que ces Mission- naires américains n'aient beaucoup contribué à la civilisation de cet Archipel , tel que nous entendons ce mot ; et si la pure doctrine chré- tienne n'est pas la base de leurs instructions , ils ont du moins fait jouir ces peuples d'une partie des bienfaits du Christianisme, en leur ensei- gnant la morale de l'Evangile. Ils ont su adap- ter au langage sandvrichien l'alphabet ou par- tie de l'alphabet anglais , et ils ont réussi à leur faire lire et écrire leur propre idiome. Ils ont une imprimerie qui leur sert à transcrire en

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Sandwichien les ouvrages qu'ils jugent à pro- pos de leur mettre dans les mains.

Voilà tout ce que Ton peut dire en faveur de ces propagateurs du Méthodisme; mais les maux qu'ils ont causés sont ai|-dessus du bien qu'ils ont pu faire. Il est incontestable que , de- puis qu'ils ont obtenu dans ces îles une certaine influence , la culture a diminué d'un tiers. Quel fléau peut être plus nuisible et plus destruc- teur?

Au lieu de commencer à répandre le bienfait de l'instruction parmi une génération naissante , ils ont voulu amener dans leurs écoles la popu- lation entière ; femmes et enfants , vieillards et adultes , tous ont été forcés de se rendre à leurs leçons , et d'y passer les journées entières , lais- sant leurs champs en friche , et leurs plantations dévorées par les mauvaises herbes. La perte de tems et l'abus ont été si considérables , que les canaux d'irrigation se sont presque partout obs- trués ; que les petits étangs croit le taro se

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Septembre 1828. sont desséchés ; et que les malheureux , effrayés à la vue du travail qu'il leur faudrait pour re- mettre leurs champs en rapport , les ont aban- donnés. On voit de grands espaces de terrain des restes de chaiissées , déjà presque arrivés au ni- veau du sol, témoignent d'une manière incontes- table que il y avait jadis des champs cultivés. Ces Missionnaires obtiennent tous ces sacri- fices, au moyen du Tabou, qui est une loi ou per- pétuelle ou momentanée, que les insulaires se hasardent bien rarement à transgresser. Par Tin- fluence de Kaou-Manou , ils obtiennent du Roi des Tabous pour tous leurs désirs ; ils en ob- tiennent pour bâtir leurs églises, leurs mai- sons, leurs clôtures, leurs murailles, etc. Dans ces occasions , toute la population est obligée de remplir la tâche prescrite. C'est encore un Tabou qui peuple les écoles. Ces Tabous en faveur des Missionnaires, n'empêchant pas le lloi , la Reine et les chefs d'employer le même moyen pour leurs propres travaux , il s'ensuit

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Septembre 1828. qu'une grande partie de l'année est dévorée de cette manière. De là, la rareté des aliments et la difficulté de nourrir sa famille : de , le peu de désir d'avoir des enfants , et la diminution sensible qu'éprouve la population de cet Archi- pel. Avant que les Européens y apportassent les produits de leur industrie , les chefs particuliè- rement et le peuple en général se faisaient moins de besoins; les premiers exigeaient moins de corvées , et la culture florissait. La seule coupe de bois de Sandal occupe toute l'année , pour le compte des Grands , un quart ou un tiers de la population.

Les propagateurs Méthodistes sont aussi des espèces de commerçants qui savent tirer parti de leur influence pour faire des bénéiices. Ils ont de petits navires destinés , disent-ils , à com- muniquer d'une île à l'autre, dans le seul inté- rêt de ce qu'ils appellent la religion ; mais ces pa- quebots portent des marchandises et reviennent chargés de bois de Sandal. Ils sont beaucoup

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plus puissants encore dans les autres îles qu'à Wahou même. L'un de ces Missionnaires se laissait complaisamment donner le titre de Roi à Otowaï. Plusieurs navires y ayant relâclié dans ces derniers tems , pour s'y procurer des raffraîcliissements et surtout des pommes de terre qui y étaient ordinairement abondantes , ils ne purent en trouver un seul sac : parce que le Roi ayant remarqué que, lorsqu'il venait des navires dans son île , ses affaires souffraient un échec , avait défendu de cultiver celte racine, afin qu'elle ne fût plus un attrait qui amenât des étrangers chez lui et lui donnât des concur- rents dangereux pour son trafic.

Nous avons vu des cruautés exercées par les MissioniMiires américains , sous le masque de la religion , contre des ins^laires rebelles à leurs volontés ; des cruautés , dis-je , au moins com- parables à celles que l'on a reprochées aux in- quisiteurs de l'Espagne et du Portugal. On me fit voir une jeune femme de dix-huit ans , dont

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Septembre 1828. le COU , le corps et les membres étaient sillon- nés de cicatrices que les fers y avaient impri- mées. Son crime, me dit-on, était d'avoir fui un mari que les Méthodistes lui avaient donné. Quel attentat ! pour une pauvre Sandwichienne, qui n'avait jamais eu d'autre idée sur le ma- riage que celles de ses père et mère, c'est-à-dire d'être fidèle jusqu'à ce qu'il lui convînt de ne plus l'être !

Mais il paraît que les Iles Sandwich ne sont encore qu'à la première période de cette espèce de dépérissement : celles de la Société, sou- mises depuis plus long-tems au Méthodisme, sont parvenues , en suivant le même système, à un état de délabrement et d'abandon tel , qu'elles ne comptent peut-être pas le tiers de la population qu'elles avaient au tems Cook les visita. Lorsque ce grand navigateur s'y pré- senta, les vivres s'y trouvaient en abondance , et les champs étaient dans un état si prospère de culture, qu'à peine pouvait-il s'y procurer

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Septembre 1828. du bois à feu : aujourd'imi , les forêts ont pris la place des jardins , et les bois se sont avancés jusqu'au bord de la mer. Les habitants , dimi- nués des deux tiers, ne connaissant plus le bon- heur que par tradition, fuient et émigrent de toutes parts , cherchant an sol qui les nour- risse et des lieux les Blissionnaires améri- cains ne soient pas parvenus.

En calculant un peu les probabilités , on est amené à conclure que les moyens moraux de nos Missionnaires français doivent au moins compenser les moyens matériels et intéressés de leurs compétiteurs. Dès qu'ils seront assez ver- sés dans la langue sandwichienne pour pouvoir déployer leurs ressources oratoires, il devra nécessairement s'engager un combat entre les apôtres des deux religions. Cette époque sera sans doute celle de la mort de la reine Kaou- Manou, protectrice des réformés. Si, avant cette catastrophe , les catholiques savent pro- fiter de l'opposition des deux Cours, pour oh-

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tenir l'appui du jeune Roi, ils triompheront fa- cilement de leurs rivaux ; sinon , il pourrait bien arriver que les uns et les autres fussent chassés, parceque leurs principes sont égale- ment opposés aux mœurs et aux passions de la Cour.

Un des principaux griefs de Kaou-Kéaouli contre les Missionnaires américains , c'est qu'ils se sont opposés à son mariage avec sa sœur qu'il aimait beaucoup. Ces nœuds que nous repoussons étaient en usage dans l'archi- pel des Iles Sandwich ; mais Kaou-Manou re- doutant le pouvoir et l'influence d'une reine jeune et belle , s'est servi du prétexte de la re- ligion pour déconcerter cette alliance; et, pour faire oublier ce désir à Kaou-Kéaouli , elle a séparé les deux jeunes gens, en envoyant la Princesse dans l'île de Mauwi elle la tient confinée. 11 est arrivé aux Iles Sandwich ce qui a presque toujours eu lieu en Europe , dans les minorités. Ceux qui étaient intéressés àconser- II, 19

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ver Tautorité cherchaient à proloDger Tenfarice de l'héritier du trône. Ils Teutouraient de sé- ductions et de plaisirs faciles, afin qu'au milieu de la dissipation, il oubliât sa destinée et les^ devoirs auxquels l'appelait sa naissance. Ils re- tardaient, par tous les moyens possibles, le moment d'une émancipation qui devait leur enlever le pouvoir. Trop heureux le peuple ^ quand la corruption du cœur du Monarque n'é- tait pas le résultat de ces honteuses ma- nœuvres !

Avant de terminer cet article sur les Mission- naires méthodistes , je dirai encore que ce sont eux qui ont fait défendre les glissades du Bowl de Punch, tout innocentes qu'elles étaient. Il faudrait applaudir à cette mesure, si elle eût été amenée par quelque grave accident et qu'elle eût été un effet de leur humanité; mais non : c'est que les principes extérieurs et hy- pocrites qu'ils professent sont d'une très-grande rigidité. Selon eux, aucun divertissement ne

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Septembre 1828. peut être légitime, parceque tout le tems qui n*est pas employé au travail, au sommeil ou aux repas, doit être consacré à la prière ou à la méditation dans le temple. Ils ont poussé la rigueur jusqu'à vouloir faire tabouer le bain , aussi nécessaire à la santé d'un Sandwichien que sa nourriture ou que Tair qu'il respire. C'est ainsi qu'en refusant à l'homme tout exer- cice récréatif, on affaiblit son corps, et que l'on appauvrit son esprit pour mieux le dominer.

Je vendis à Anaroura ce qui me restait de marchandises, en échange de bois de Sandal. L'arrimage de ce bois à bord du navire est long et minutieux, si l'on ne veut pas perdre de place. Après avoir lesté le navire au sixième de son tonnage , on commence à arrimer par les deux extrémités; on empile par tranches les morceaux de même longueur,jusque sous le pont, et l'on introduit ensuite dans chaque tranche tout ce que l'on peut y mettre de morceaux en les y enfonçant avec force, au moyen du maillet.

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Pendant que cette opération se poursuivait à bord du Héros , j'acceptai Toffre que me fit le consul anglais de faire un petit voyage dans le Nord de l'île, à bord d'une goëlette qui lui appartenait et qui allait prendre du bois de San- dal dans un lieu appelé Waï-Aroua.

Nous partîmes à trois heures de l'après-midi, et, pour doubler la pointe des Cocos et la par- tie orientale de l'île , nous louvoyâmes jusqu'au lendemain midi que , nous étant suffisamment élevés au vent, nous laissâmes arriver au Nord- Ouest , pour nous rendre à notre destination.

Pendant quelque tems , la chaîne de monta- gnes qui paraît traverser l'île de l'Est à l'Ouest, et qui , du côté d'Anaroura , s'abaisse douce- ment en formant de belles vallées, présenta du côté du Nord nous nous trouvions une mu- raille abrupte servant de barrière à une plaine de deux à trois lieues , qui s'étendait depuis le bord de la mer jusqu'au pied de ce sévère es- carpement. Bientôt les montagnes tournant

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brusquement vers le Nord s'avancent jusqu'au Lord de la mer, ne laissant plus entr'elles et le rivage qu'un très-petit espace sont partout élevées un grand nombre de cases.

Nous étions à moins d'un mille au large , et nous rangions la côte par un tems sombre et pluvieux. Le soleil, près de se coucher du côté opposé, laissait dans l'ombre toute la partie qui s'offrait à nos regards. Je ne crois pas qu'il soit possible d'imaginer quelque chose de plus imposant que ce qui frappait notre vue en ce moment.

Ces masses énormes, suspendues sur nos têtes, se composaient d'affreux et immenses précipices se dominant les uns les autres, de forêts impénétrables élevées par étages sur d'autres forêts, d'obscurs ravins dont on fris^ sonnait de mesurer la profondeur, de pentes ra- pides et glissantes , de rochers nus et humides, mêlant leur couleur noirâtre au vert sombre de ces vieux bois. De hautes et bruyantes cas-

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cades, après avoir parcouru des centaines de toises, venaient tomber sur la cime des arbres ces torrents se brisaient en écumant et se réunissaient de nouveau pour retomber encore, jusqu'à ce que quelque fissure du rocber leur offrît un lit pour les conduire plus doucement à la mer. Si l'on ajoute que les progrès du bâti- ment changeaient pour nous et variaient inces- samment cette scène, on pourra se faire une idée d'un pareil spectacle; mais il faut l'avoir sous les yeux ; il faut voir ces nuages épais , tantôt immobiles au-dessus des forêts qu'ils inondent de leurs déluges, tantôt tournoyant avec rapidité, monter, descendre perpendicu- lairement, au gré du vent qui, derrière ces montagnes, souffle en tourbillonnant; il faut les voir, dans uncahos continuel , se mouvoir, dis- paraître et se remontrer sous une forme nou- velle, à mesure qu'on avance, pour bien sentir tout ce que ce tableau avait pour nous de ma- gique et de mj^stérieux.

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Ces montagnes s'ouvrent Je distance en dis- tance, comme si une main puissante les eût écartées avec effort, et d'étroites vallées bien peuplées serpentent dans leurs déchirures. Un grand nombre de pirogues de pêcheurs se mon- traient près de nous : on appela une de ces lé- gères embarcations pour avoir un pilote qui nous indiquât le port de Waï-Aroua (des Deux- Ruisseaux). Le pêcheur nous le fit voir, à quel- ques milles devant nous , et nous ne tardâmes pas à y pénétrer, par une ouverture assez large du récif, nous ne trouvâmes pas moins de quatre brasses d'eau.

Il était presque nuit lorsque nous descen- dîmes à terre nous fûmes reçus par le Chef du village, qui nous invita à souper et à cou- cher chez lui. Nous fîmes venir du bord quel- ques provisions et nous ajoutâmes quelques bou- teilles de vin à l'excellent poisson qu'il nous offrit.

Quoique la maison nous étions fût très-

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grande, elle suffisait à peine aux hôtes nom- breux qui s'y trouvaient réunis , car nous n'é- tions pas moins de quarante personnes, hommes et femmes, sous ce toit hospitalier. Nous nous y étendîmes , comme les autres , sur des nattes ; mais ce ne fut que bien avant dans la nuit que, mon compagnon le consul anglais et moi , pûmes nous endormir. Outre les insectes, vo- lants, rampants ou sautants, qui nous tour- mentaient, le Chef, après avoir récité, dans la langue du pays , une prière chrétienne , tint, avec quelques personnes, une conversation si longue , que , bien que je n'en comprisse pas un mot, cet éternel colloque ne m'en tint pas moins éveillé fort long-tems.

Mon sommeil ne fut même pas tranquille ;

»

l'imagination encore remplie de la scène gran- diose et sublime des montagnes , je rêvai que , cherchant à fuir un torrent qui me poursuivait, je m'étais réfugié sous la saillie d'un rocher qui se détachait et s'écroulait sur moi. Je me rc-

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veillai en sursaut, et je sentis, eu même tems, sur ma poitrine , les deux talons d'un gros San- dwichien, mon voisin de lit, qui dormait pro- fondé'uent dans cette position et qui avait été la cause de mon cauchemar. Le jour paraissait; je pris mon fusil , dans l'intention de tuer quel- ques oiseaux , en me promenant. Je ne pus par- venir jusqu'au pied des montagnes : tout le ter- rain était coupé par un labyrinthe de champs de taro , séparés par des chaussées glissantes, cou- vertes d'une herbe haute et mouillée , sur les- quelles il était fort difficile de marcher, sans tomber dans ces espèces d'étangs bourbeux. Je ne tuai que quelques pluviers et un canard , et je revins au port. Notre petite goélette fut char- gée de bonne heure , et le soir, nous remîmes à la voile pour revenir à Anaroura.

Pendant notre séjour aux Iles Sandwich, j'allais souvent avec le docteur Botta, sur les montagnes et dans les vallées des environs, dans l'espérance d'obtenir quelques jolis oiseaux.

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Les espèces sont peu nombreuses , et les forêts si impénétrables, que ce ne fut qu'à force de persévérance , que nous pûmes nous en procu- rer quelques-unes. Nous cherchions particuliè- rement un joli frugivore dont la forme est as- sez singulière et dont les couleurs sont très- "vives. Cet oiseau , de la grosseur d'un moineau, a la queue et le bord des ailes noirs; tout le reste est du plus beau rouge, quelquefois mêlé d'un peu de jaune vers le dessous du cou , à la naissance des mandibules. La partie la plus re- marquable de l'animal est son bec, d'un rouge pâle, de dix lignes de longueur, très-afiilé et fortement recourbé dans toute son étendue. Les naturels appellent cet oiseau ï-i-vi. Nous en tuâmes aussi un autre du même genre, plus pe- tit et plus alongé ; le bec est de la même struc- ture, mais il n'est pas proportionnellement aussi long. Le plumage, mêlé de noir, de bleu et de rouge, produit une teinte généralement violette.

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Nous en rencontrâmes un troisième de même espèce, mais de la grosseur d'un merle, dont le plumage est tout noir, à l'exception de quel- ques plumes jaunes sur les flancs. Les Sandwi- chiens font grand cas de ces plumes jaunes qui, avec le rouge de l'I-i-vi , leur servent à com- poser de très-beaux manteaux. Ce sont les seules espèces remarquables que l'on trouve dans les bois; on y voit encore des mésanges dont le plumage est plus ou moins mélangé de gris, de jaune et de vert.

Dans les plaines, il n'y avait que des chouettes et des pluviers; encore ceux- ci n'y sont -ils que de passage.

Sur les eaux douces, nous ne vîmes qu'une petite espèce de canard et des râles.

Sur le rivage de la mer, nous trouvâmes un petit héron gris, des courlis, des alouettes de mer, des pies de mer et une berge à bec déprimé et à longues échasses. C'est le seul endroit, dans

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tout le voyage, nous n'ayons pas rencon- tré de goëlans.

Si , dans le règne des animaux des Iles San- dwich , les oiseaux ne sont qu'en petit nombre, les quadrupèdes indigènes y sont encore bien plus rares ; hors le cochon , le rat et la souris , je n'en connais pas d'autre qui ne doive son ori- gine à d'autres contrées : tels sont les chevaux, les vaches , les chèvres , les moutons , les ânes et les chiens. On dit qu'il n'y a dans ces îles ni serpents ni couleuvres.

Les Iles Sandwich, au nombre de sept princi- pales, dont la plus fertile est celle de Wahou, sont un point qui doit aujourd'hui fixer l'attention de toutes les nations qui ont une marine militaire et un commerce maritime. Elles semblent avoir été destinées , par la Providence , à devenir un entrepôt général entre l'Asie et l'Amérique, un lieu de repos et de rafraîchissement pour les marins-, après de longues et périlleuses navi- gations; et enfin, un refuge pour les vaisseaux

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qui ont besoin de réparations , afin de conti- nuer leur voyage.

Leur population s'élevait, dit-on, à deux cents mille âmes , lors de la découverte ; je ne crois pas qu'elle atteigne maintenant un chiffre supérieur à cent cinquante mille , en y compre- nant les étrangers. La ville d'Anaroura , dans le Sud de Wahou, contient, me dit-on, six mille habitants; c'est la réunion la plus consi- dérable de l'Archipel. Excepté quelques mai- sons à étages , construites en bois et en pierres par des étrangers , elle se compose de cases en chaume , plus ou moins grandes , dont le toit est très-élevé, pour lui donner plus de pente. La charpente est faite de troncs de jeunes ar- bres, parfaitement liés ensemble, sans le se- cours des clous. Elles sont toutes entourées de palissades en perches, de longueurs assez iné- gales, mais formant toujours des carrés ou des parallélogrammes.

La douceur de caractère des Saudv^ichiens

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les fait aimer de tous ceux qui les fréquentent , et leur intelligence les rend propres à tout. Ils conviennent surtout à la navigation. Je n'exa- gère point en disant que ces îles possèdent au moins huit cents excellents matelots. Les balei- niers anglais et américains en prennent pour remplacer leurs morts et leurs déserteurs. Les navires qui vont traiter des pelleteries à la côte Nord-Ouest y complètent leurs équipages; et, ce qu'il y a de remarquable, c'est que ces hommes, nés sous la zone torride, supportent la température de cette côte glaciale plus faci- lement peut-être que les matelots de Boston, Les bâtiments du Roi, au nombre de sept bricks , n'ont de blancs à bord que le capitaine et les officiers; tout le reste est Saudwichien. C'est en présence du Commandant du fort que les marins indigènes s'engagent avec les étrangers et que les gages sont fixés. Le capi- taine déclare sous serment qu'il les ramènera dans leur pays; et, à son retour, il les paie de-

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vant le même Commandant qui retient une partie de leur solde pour le Gouvernement.

Mais, pour que ces îles pussent être, ppur toutes les nations maritimes , d'une ressource permanente , il faudrait, avant tout, que leur indépendance fût assurée par un traité ou con- vention entre tous les Etats intéressés à son maintien, et que le même traité établît pour toujours la neutralité des ports de cet Archipel, en tems de guerre. Nous ne sommes plus au , tems l'on s'emparait, sans scrupule et sans respect pour la propriété , de tous les pays que l'on découvrait. Un acte pareil exciterait au- jourd'hui l'indignation de tout le monde chré- tien et civilisé.

Cependant , malgré l'empire de la saine phi- losophie et des idées libérales si généralement répandues, trois puissances redoutables ont tenté tour-à-tour, sinon de s'en emparer, du moins de s'y créer une suzeraineté coupable.

L'une d'elles, la Russie, a même fait plus,

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il y a quelques années ; et , sans la fermeté de Tameha-Meha , peut-être le monde eûi- il eu à déplorer une grande violation du droit des gens. Peut-être les idées que je professe et qui sont conformes à l'opinion du monde entier, sont- elles le seul rempart qui garantit les Iles San- dwich d'une seconde invasion de la part de cette puissance.

Les Américains ont eu recours à des moyens plus doux. Ils y ont, comme nous l'avons vu, envoyé et y soutiennent des Missionnaires qui , sous le prétexte de la religion, poursuivent, prétend-on , un but plus mondain et plus poli- tique ; et, si une meilleure intelligence eût ré- gné entre ces personnages et les consuls des Etats-Unis, ils seraient bien avancés dans leurs desseins. Heureusement pour les insulaires, ces ridicules apôtres de la secte méthodiste ne veu- lent partager leur influence avec personne; et, au lieu de s'être unis d'intérêt avec les consuls, ils paralysent réciproquement leurs moyens et se

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font le plus de tort qu'ils peuvent. Cette rivalité existe depuis qu'il y a aux îles Sandwich des Missionnaires et des Consuls américains. L'a- nimosité est poussée si loin que , pendant mon séjour, le diplomate, bien éloigné de vouloir faire de ses enfants des catholiques , en fit baptiser un par les Missionnaires français , dans la vue unique de mortifier ceux de son pays.

D'un autre côté , l'Angleterre s'est déclarée protectrice des Iles Sandwich; et l'on n'avait pas besoin que Napoléon eût pris le titre de Pro- tecteur de la Confédération du Rhin, pour sa- voir ce que signifient , en politique , les mots Protecteur, Protectorat, Protection. Vous en- tendez même quelquefois , des sujets britanni- ques, glisser dans la conversation quelques phrases, d'une prétendue donation faite par Ta'- meha-Meha au roi d'Angleterre, représenté par le capitaine Vancouver. Il est possible que ce savant navigateur ait été de bonne foi convaincu que le Sandwichien lui ait concédé , comme il . ih 20

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Octobre 1828. le dit, rîle d'Owayï ; mais ces deux hommes ne pouvaient s'entendre qu'au moyen de fort mau- vais interprètes ; aussi il est fort douteux que Ta- meha-Meha , qui avait tout sacrifié pour parve- nir à la souveraineté de tout l'Archipel, en ait abandonné la plus vaste partie à un homme que, dans ses idées retrécies, il devait regarder comme un aventurier.

Quoiqu'il en soit , l'Angleterre s'est montrée jusqu'ici libérale dans ses relations avec les Iles Sandwich, et il faut rendre à son consul, M. Richard Charleton, la justice de déclarer que , personne mieux que lui , ne sait allier ce qu'il doit à sa patrie, avec une philantropie digne d'éloges. Tout étranger, de quelque na- tion qu'il soit , est sûr de trouver chez lui pro- tection et bon accueil.

Il serait donc à désirer que chaque puissance maritime renonçât de bonne foi à toute domi- nation ultérieure. Après cela, on verrait sans envie et même avec plaisir que l'Angleterre,

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qui sait si bien améliorer, s*occupât de la pros- périté des Iles Sandwich. Une belle population, un climat délicieux , un terrain vaste et un sol fertile au plus haut degré , sont des éléments propres à y réaliser tous les rêves du bonheur, si l'on pouvait y faire adopter de meilleures lois, et je crois que cela ne serait pas impossible. Je ne parle pas ici d'un code criminel ou d'adminis- tration : c'est de la loi fondamentale qu'il est question.

Le changement se réduirait à faire , du gou- vernement féodal actuel, un gouvernement purement monarchique. Cette révolution ne se- rait pa« trop brusque et suffirait pour long- tems. Le Roi seul y perdrait quelque chose. Les Chefs deviendraient une noblesse, privilé- giée sous certains rapports , dont le principal serait une part plus avantageuse dans la distri- bution des terres. Le sol qui, jusqu'à ce mo- ment, n'a appartenu qu'au Roi, serait réparti, en toute propriété, entre tous les habitants ,

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SOUS la condition d*un impôt foncier. La succes- sion héréditaire s'établirait, et chacun serait libre d'aliéner ses biens , sans pouvoir toute- fois les vendre à des étrangers. L'abolition de la corvée serait une conséquence de cette révo»* lution.

Par ce moyen , chaque habitant ne se regar- dant plus comme le précaire cultivateur d'un morceau de terre, se sentirait animé d'un nou- veau courage en fertilisant sa propriété , pour lui et pour ses descendants. La culture repren- drait un nouvel essor. Chacun étant libre de disposer de ses produits , le marché se fourni- rait mieux qu'aujourd'hui, et les étrangers, at- tirés par l'abondance , leur offriraient une fa- cile défaite de leurs denrées.

Ces idées que m'inspire le désir du bien-être d'un bon peuple, auraient sans doute besoin d'être élaborées par un meilleur législateur; mais, en avouant mon insuffisance, je persiste à croire que cette révolution , qui ne serait sen-*

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sible pour la grande majorité, que dans ses heu- reux résultats, et qui, assurant irrévocablement les droits des Grands , leur dominerait vraiment plus qu'elle ne leur aurait ôté, je pense , dis-je, que si l'Angleterre voulait la provoquer, elle l'obtiendrait.

Lorsque les îles Sandwich furent visitées et ' non découvertes par Cook, il trouva les plaines et les vallées cultivées comme elles le sont au- jourd'hui, et même beaucoup mieux; et, si ce peuple égaré par l'idolâtrie n'eût pas alors of- fert des victimes humaines à ses dieux imagi- naires , on n'aurait pu , sans injustice , le clas- ser parmi les nations sauvages ; une population agricole ne doit pas mériter cette dénomina- tion; car si les Sandwichiens montrèrent alors des dispositions barbares envers quelques navi- gateurs , il faut faire la part de la défiance que durent leur faire naître des inconnus qui venaient leur parler en maîtres, et dont la conduite ne justifia que trop souvent le ressentiment des In-

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sulaires. Cook lui-même n*a-t~il jamais rien fait qui pût provoquer leur vengeance ?

Leur principale culture était, comme au- jourd'hui, celle du taro, plante à larges feuilles, dont la racine bulbeuse croît dans Feau et pro- duit un tubercule farineux, très-substantiel et d'une saveur agréable. On le mange de deux manières ; simplement bouilli comme Tigname, ou réduit en une pâte mucilagineuse , qui se " mange avec les doigts auxquels elle s'attache. Le taro ne vient bien que dans des espèces d'é- tangs où l'eau est continuellement entretenue par des canaux. Ces champs, séparés par d'é- troites chaussées , s'élèvent en amphithéâtre les uns au-dessus des autres, et l'eau qui en a ar- rosé un , coule ensuite dans celui qui est au- dessous. Presque tous ces étangs servent en même tems de réservoirs les cultivateurs élèvent de jeunes mulets qui y grossissent très- promptement et sont d'un goût délicieux. C'est le meilleur poisson que l'on puisse se procurer,

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Octobre 18;28. mais il est presque toujours réservé pour les Chefs.

Vers la fin d'octobre , je profitai de la même goélette qui m'avait conduit à Way-Aroua pour aller voir un village appelé Pearl-River, situé à l'Ouest d'Anaroura, Je m'y embarquai encore avec M. Charleton, et nous sortîmes du port avec une forte brise du Nord-Est. Nous avions avec nous le ci-devant Grand- Prêtre de File qui, au tems de Tameba-Melia, avait toute la confiance de ce Prince et jouissait d'un crédit qui s'est presque anéanti depuis l'arri- Tée des Missionnaires. Néanmoins, il conserve encore beaucoup de considération parmi ses concitoyens , et ils ne lui donnent jamais d'autre titre que celui de Roi qui lui avait été conféré par Tameha-Melia. On nous dit que c'était un homme d'une haute probité et de grands moyens; cependant nous ne pûmes guère en juger, car il fut tellement ivre tout le tems qu'il resta avec nous, qu'eût-^ii eu cent fois plus d'esprit et de

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îaison, ni Tun ni l'autre n'auraient pu résister aux nombreuses attaques qii'il leur avait por-* tées toute la journée. Ce prêtre ne peut plus vivre de son autel abandonné ; il était venu au port pour obtenir quelques présents de Boki , et celui-ci , plutôt par politique que par géné- rosité, et pour fermer la bouche à Chalchas, lui avait donné huit cents piastres. Il avait con- verti cette somme en étoffes et en liqueurs fortes, et je pense , qu'à son retour chez lui , il ne dut lui rester que bien peu de toutes ces provisions, car il avait distribué les unes à sa nombreuse suite et bu les autres pendant le voyage. Ainsi se termina une de ces visites périodiques du Grand-Prêtre, toujours embarrassantes pour les Chefs auxquels il pourrait reprocher d'avoir abandonné la religion de leurs pères, et qui ont toujours à redouter un soulèvement en faveur du culte des Idoles.

Au bout d'une heure et demie de navigation, nous nous trouvâmes en face de Pearl-River,

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et nous y donnâmes par une large ouverture du récif il n'y a que huit à neuf pieds d'eau. Ce défaut de profondeur empêche de faire usage d'un lieu qui, sans cela, serait un des plus Leaux ports de l'univers. A peine a-t-on passé ce point peu profond, que l'on se trouve dans un canal d'un mille de largeur, partout l'on trouve de dix à vingt hrasses d'eau. Notre goélette devait prendre un chargement de sel devant un petit village qui se trouve près de l'entrée; mais le Grand-Prêtre ayant désiré qu'on le conduisît plus près de sa demeure, nous ne nous y arrêtâmes pas, et nous conti- nuâmes à remonter le port qui s'élargit encore et se divise en plusieurs branches , toutes aussi larges et aussi saines que celle que nous suivions. L'une se dirige vers le Nord-Est , une autre au Ouest-Nord-Ouest, et celle sur laquelle nous naviguions, au Nord-Ouest. Les terres ser- pentent ces canaux sont basses et unies , et sur lesbords, elles sont taillées à pic comme des quais.

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Nous nous avançâmes ainsi, près de trois lieues, dans Tintérieur; et, après avoir débar- qué le Pontife , sa suite et son bagage , nous re- vînmes mouiller près du village de Tentrée. Nous allâmes à terre avec un interprète indi- gène nommé Tupia, qui m^accompagnait dans toutes mes excursions. Nous entrâmes chez le Chef que nous trouvâmes assis près de sa femme, dans une cabane très-propre , dont ils occu- paient à eux seuls presque la moitié : à en ju- ger par leur taille et leur embonpoint, ils de- vaient être fort nobles. Ces braves gens nous reçurent comme des amis de Fenfance, et ne né*- gligèrent rien pour nous faire faire un bon sou- per; et en effet, on nous servit bientôt un ex- cellent repas , et surtout de ce délicieux mulet qu'on pourrait appeler poisson domestique, cuit avec tant de perfection , que lorsqu'on le retira des feuilles de bananier il avait été étuvé, il avait à peine reçu une légère altéra- tion dans sa forme et dans sa couleur.

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Nous passâmes la nuit dans cette petite mai- son, hommes et femmes, étendus pêle-mêle, comme dans TAge-d'Or, sur des nattes. Le len- demain matin , nous allâmes voir les salines qui font la richesse de ce village. Nous admirâmes la propreté et le talent avec lequel le sel y est fabriqué. L*eau de la mer, qui arrive par de jolis canaux pour se répandre dans les divers carrés elle se cristallise , a la limpidité et la transparence du diamant ; aussi , le sel qui s'y forme le dispute-t-il à la neige pour la blan- cheur : on ne pourrait que lui nuire en le raf- finant.

Après le déjeuner, qui fut aussi succulent que le souper de la veille , nous laissâmes la goé- lette prendre son chargement, et nous étant fait transporter de Tautre côté du port, nous effectuâmes notre retour à Anaroura, à pied, en chassant, comme nous l'avions projeté. Nous ne tuâmes que quelques pluviers, seuls habi- tants ailés des plaines de corail blanc en partie

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revêtu d'herbe, que nous eûmes à traverser. Nous dinâmes au village de Mawona-Aroua ( Montagne-Double) , qui occupe , à une lieue au Nord-Ouest d'Anaroura, une jolie vallée, om- bragée par un grand bosquet de cocotiers , et nous fûmes de bonne heure à la ville.

Les mois d'octobre et de novembre sont l'é- poque où les navires baleiniers anglais et amé- ricains , qui ont passé l'été à la côte du Japon , viennent aux Iles Sandwich rafraîchir leurs équipages et remettre leurs bâtiments en état de reprendre la mer, soit pour retourner chez eux , si leur pêche est finie , soit pour la conti- nuer, s'ils ne sont pas chargés. Il en arriva en effet un grand nombre appartenant à ces deux nations.

On ne peut s'empêcher de faire une grande différence entre les uns et les autres. Les Amé- ricains n'emploient pas pour cette pêche de navires au-dessus de quatre cents tonneaux. Ils arrivent tous dans un état de malpropreté et de

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délabrement qui prouve peu d'ordre et de soin. Les Anglais , avec des bâtiments beaucoup plus grands et d'un entretien plus difficile, parceque ce sont presque tous de vieux navires de guerre rehaussés, se présentent au contraire sous un aspect de propreté et de rangement qui fait plaisir. Nous avons vu des baleiniers américains rester huit jours dans le port sans mettre leurs voiles , toutes mouillées , au sec , et d'autres les laisser pendant plusieurs jours battre au vent , sans les serrer. Les pièces à huile , dans les na- vires anglais , sont arrimées à mesure qu'elles se remplissent , et on ne les touche plus jusqu'à l'arrivée en Angleterre. Les Américains sont obligés de les monter au moins une fois sur le pont pour les rebattre; sans cette précaution , ils perdraient la moitié de leur cargaison. C'est que les premiers ont perfectionné leurs fûts , et que les armateurs de Boston et de Nantuket suivent une vieille routine qu'ils ne veulent pas réformer.

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Mais si je conviens que les baleiniers anglais montrent plus de goût et de capacité dans la tenue de leurs navires, une fois arrivés aux Iles Sandwich , tous rivalisent dans leurs dis- positions à la débauche. Anglais ou Américains, chefs ou matelots , tous ont les mêmes mœurs. Aussitôt qu'ils mettent le pied à terre, on ne voit plus dans les rues que des hommes ivres ; on n'entend plus que des querelles et des dis- putes. C'estun spectacle pour les Sandvi^ichiens : vous les voyez courir en criant vers les endroits les Yankis et John Bull vident leurs diffé- rends. Les capitaines, souvent plus ivres que leurs marins , surviennent ; ils veulent les ren- voyer à bord ; ceux-ci résistent ; les capitaines frappent; quelquefois les matelots ripostent; tous criaillent à la fois ; les God Damn et les Damnation sont le tonnerre ; les coups de pied et les coups de poing sont la grêle ; les Blak Eyes sont les ravages de la foudre. Ce n'est que bien avant dans la nuit que cet orage s'apaise pour

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recommencer le lendemain. Peu de ces navires font leur voyage sans avoir de mutinerie ou de révolte ; mais il y a tout lieu de croire que si les capitaines et les officiers étaient plus sobres, les matelots seraient plus soumis et plus paisibles. Chaque jour le Consul anglais était obligé d'en faire punir par la main du bourreau.

En général, et à très-peu d'exceptions près, les étrangers qui sont établis aux Iles Sandwich sont la lie de toutes les nations : ils y ont ap- porté tous les vices. Il y en a toujours un grand nombre autour du jeune Roi qui le corrompent et lui donnent de mauvais conseils. Parmi eux se trouvent plusieurs échappés de Botany-Bay qui ont encouru la flétrissure en Angleterre. Le Consul le sait bien, mais il n'a aucun moyen de s'opposer à cet ordre de choses. Cependant, pour l'honneur de son pays , il ne devrait pas souffrir que le bourreau fût un de ses compa- triotes.

L'époque qui amène dans cet Archipel les na-

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vires baleiniers anglais et américains y rap- pellent aussi ceux qui traitent les pelleteries à la côte Nord-Ouest , et dont bien peu se déci- dent à passer l'biver sur ces rivages de glace. Il en arriva quatre dans le mois d'octobre, qui avaient absolument manqué leur opération. L*un d'eux , la Louîsa, de Boston, y était resté un hiver et deux étés, et n'avait pu s'y procurer que huit cents peaux de castor et cent vingt peaux de loutre : encore ces dernières lui avaient-elles coûté huit fois ce qu'elles valaient, dix ans auparavant. Il paraît que ce commerce, naguère si productif, est entièrement perdu. Les naturels se dégoûtent de leurs relations avec les blancs. Toujours en guerre entre eux , ils sont devenus plus sauvages et plus intrai- tables que jamais : ils ne pèchent plus la loutre que pour leurs besoins. Dans les années 1827 et 1828, la traite de dix navires n'avait pas fourni la moitié des peaux de loutre qu'un seul pouvait acheter autrefois eu trois mois ; et celles

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qu'ils avaient obtenues , ils les avaient payées quatre ou cinq fois plus cher. Aussi , tous ceux qui revinrent aux lies Sandwich pendant mon séjour à Anaroura , furent obligés de vendre à Tencan tout ce qui leur restait de leurs objets de traite. J'avais été moi-même conduit à em- ployer le même moyen pour me défaire de trois cents fusils. Ils furent poussés en vente publique à une piastre cinq réaux la pièce (environ 8 fr. 60 cent.); mais le capitaine de la Louisa, un mois après , ne trouva des siens que sept réaux (4 fr. 55 c.) La mauvaise qualité de ces armes, tirées de Liège, la grande quantité qu'on en a apportée , et l'annihilation du commerce de la côte Nord-Ouest d'Amérique, sont les causes de la dépréciation de cet article (1).

Les mauvaises dispositions des Indiens de la

Les fusils de Liège que j'avais à bord du Héros étaient si mauvais , malgré leur brillante apparence , qu'en les es- sayant à la simple charge de poudre , il en crevait plus de la moitié.

II. . 21

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côte Nord-Ouest d'Amérique se sont manifes- tées d'une manière tellement grave, que les Russes, ne pouvant plus résister à leurs atta- ques , sans augmenter la garnison de leur éta- blissement de Sitka , ont préféré Tabandonner. Le capitaine Muke , qui revenait de cette colo- nie , me dit, qu'à son départ, ils étaient résolus à le transférer à Tîle de Kodiak et à brûler tout ce qu'ils ne pourraient pas emporter.

Les habitants de ces côtes ont toujours été dépeints comme très-féroces, par les navigateurs qui les ont fréquentés; cependant, au moyen de quelques précautions, on pouvait traiter avec eux. Il y avait même des peuplades l'on trouvait les dispositions les plus franches et les plus amicales. Les chefs étaient ordinaire- ment esclaves de leur parole. D'où vient donc qu'ils sont devenus si insociables aujourd'hui ? Faudra-t-il encore en accuser la conduite des ca- pitaines qui y sont allés depuis quelques années ?

C'est la rougeur sur le front que je me pro-

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nonce pour raffirmative. Loin de reconnaître et d'encourager chez les indigènes cette bonne foi , si précieuse surtout dans un commerce de traite , les navigateurs dont je parle ont été les premiers à leur donner Texemple de Tinfidélité. Ils ont cherché, par toutes sortes de ruses, à les tromper, tantôt sur la quantité , tantôt sur la qualité des objets d'échange; ils sont allés quel- quefois jusqu'à user de violence pour s'emparer de leurs pelleteries; enfin, ils n'ont rien omis de ce qui pouvait exaspérer les naturels ; et le fu- neste mot représailles unefois écrit sur l'avant de leurs pirogues comme sur le pavillon étoile de rU« nion, le règne de la confiance a fini pour toujours. Les navires baleiniers et ceux du commerce de la côte Nord-Ouest ne furent pas les seuls qui relâchèrent aux Iles Sandwich pendant notre séjour : des bâtiments de diverses nations y passèrent en se rendant de toutes les parties de la côte occidentale de l'Amérique , en Chine, à Manille , et dans les autres ports de l'Inde.

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Novembre 1828. Quelques jours avant notre arrivée, la corvette de S. M., la Bayonnaise , commandée par M. Le Gouaran de Tromelin, en était repartie pour visiter l'île de Vanikoro , l'on avait récem- ment découvert des indices du naufrage de M. de Laperouse. Cette corvette , par sa bonne tenue et la conduite décente de son équi- page, avait laissé dans l'esprit des Sandwichiens une haute idée de la marine française ; ils ne tarissaient pas sur les éloges qu'ils donnaient au commandant et aux officiers. Ces rapports, qui me flattaient comme Français, m'étaient particulièrement agréables , comme ami de plu- sieurs de ces Messieurs.

Au commencement de novembre , le navire était chargé et nous étions prêts à faire voile pour Canton. Je ne voulus pas quitter Ana- roura , sans être fixé sur les prétendus pouvoirs que s'était arrogés M. R.... ; et, pour ma res- ponsabilité, je priai les Consuls anglais et amé- ricain d'être présents à l'explication que je vou-

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lais avoir avec le régent Boki auquel je demandai une conférence à ce sujet. Un Espagnol, nommé Marini , établi dans ce pays depuis nombre d'an- nées , s'y trouva aussi comme interprète du Gou- vernement. Il est inutile de rapporter tout ce que j'appris dans cette assemblée ; il suffira de

savoir que M. R , en agissant au nom de ce

Gouvernement , avait joué le rôle d'un cheva- lier d'industrie et d'un intrigant. Je me fis dé- livrer les preuves écrites de sa mauvaise foi , signées par le Régent, les Consuls d'Angleterre et des Etats-Unis, et l'Interprète.

Le 15, au matin, le navire fut mis en ap- pareillage. Le Roi voulut nous accompagner jusqu'en grande rade. Lorsque nous larguâmes les voiles , tous les navires du port , ainsi que ceux du Gouvernement , nous saluèrent de tous leurs canons , et nous leur répondîmes de sept coups de caronade. Parvenus hors des passes, Kaou-Kéaouli nous fit ses adieux , et nous prî- mes aussitôt le large.

XXI

Traversée des Iles Sandwich à Canton. Erreur de la Carte de Nories. -— Piedra-Branca. Le Faux Pilote.— Arrivée à Macao. Nous remontons la Rivière. Les Formalités. Fortifications du Boca-Tigris. Les Tours Chinoises. Arrivée à Wampoa. Canton. Réserve des Chinois. Population. Yille Flottante. Les Courtisanes. Les Jardins de Faty. La Pagode. Cérémonie Religieuse. Les Porcs Consacrés. Les Bonzes.

Pourquoi ne vivons-nous plus aux tems mer- veilleux de la Mythologie ou des Fées? Que le navigateur eût été alors un fortuné mortel, lorsque les îles désertes servaient d'exil à des

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beautés malheureuses qui y attendaient un li- bérateur ! L'ingrat Thésée abandonnait la gé- néreuse Ariane dans l'île de Naxos ; les malins enchanteurs livraient la belle Angélique à la dent cruelle de TOrque , dans l'île d'Ebude ou des Plaintes; plus tard même, Gessner nous conta comment la naïve Mélide , seule avec sa mère dans l'île délicieuse qu'un débordement subit des eaux avait séparée du reste des hu- mains , avait presque deviné que son sexe n'é- tait pas le seul au monde , et comment le 'pre- mier navigateur trouva près d'elle le prix de son audace.

Mais nous, qui n'avions aucun espoir de faire de semblables rencontres , nous gagnâmes promptement le parallèle de 19^ de latitude Nord ; c'était la route la plus exempte de dan- gers ; et comme notre but était de nous rendre le plus sûrement et le plus promptement pos- sible à Canton, nous la suivîmes, sans recher- cher la vue de ces îles, de ces groupes et de ces

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Décembre i8!28.

archipels dont les descriptions ont répandu tant de charme sur les récits des voyageurs qui les visitèrent ou les découvrirent. Nous n'étions pas expédiés pour les explorer : d'ailleurs, le même intérêt de nouveauté n'existe plus , et les navi- gateurs d'aujourd'hui sont presque réduits à se répéter ou à se contredire»

Au bout de dix jours , nous nous trouvâmes sous le méridien qui passe par Paris , et notre longitude changeant de dénomination, nous changeâmes aussi notre date, en sautant un jour : au lieu de compter, le mardi 25, 180® à l'Ouest de Paris, nous comptâmes, le mer- credi 26, ISO^^àl'Est.

La traversée était monotone , le tems très- inconstant , souvent couvert et orageux ; le vent varia d'abord du Sud-Ouest à l'Est-Sud-Est , et ensuite de l'Est au Nord-Est. La mer était gé- néralement incommode et croisée.

Le 10 décembre, comme nous approchions des Iles Mariannes, et que le tems était favo—

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rable, nous prîmes plusieurs séries de distances de la lune au soleil, et nous obtînmes, pour midi, 1440-19' de longitude Est. La longitude déduite des observations faites le 1^^^ était alors de 145^-37'; c'est-à-dire, que, dans neuf jours, nous avions été portés en avant par le courant, de 10-18'. La dernière observation nous mettait à 64 milles à l'Est 1/4 Sud-Est de l'île de l'As- somption, située, selon Laperouse , par 143^- 15' de longitude, et par 19^-40' de latitude Nord; d'après la même position, la pointe Nord de l'île d'Agrigan , que la carte anglaise de Nories place par 19^-31' de latitude, devait nous rester à 49 milles à l'Ouest.

J'avais sous les yeux le voyage deRoquefeuille qui, ayant pris ce passage en février 1819, dit : que /e 24 ^ à midi, observant la latitude de 19o-31*, il relevait l'Assomption au Nord 18^ Ouest, à en- viron 10 milles, et Vile d'Agrigan au Sud Est, à toute vue . à Vhorison. Il y avait donc erreur dans l'une ou dans l'autre de ces deux latitudes;

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mais je ne balançai pas à donner ma confiance à la dernière , et nous nous dirigeâmes en con- séquence.

Le 11, à une heure après minuit , devant être à 7 lieues de l'île de l'Assomption, j'obser- vai 19^-28' de latitude par la hauteur de Sirius. Nous mîmes en panne , et, à la pointe du jour, ayant fait servir, nous aperçûmes l'île à cette distance, dans l'Ouest-Nord-Ouest.

A midi, la latitude fut observée, de 19*^-27', et à trois heures , l'île de l'Assomption restait au Nord 22^ Ouest, à quatre lieues, et celle d'Agrigan au Sud 11« Est, à huit lieues. Nous eûmes donc l'occasion de nous assurer que la carte de Nories , qui place la pointe Nord de la dernière par 190-31' fait une erreur d'envi- ron 24' ; car, sans avoir pu la déterminer exac- tement , nous pouvons au moins assurer que ce passage embrasse à-peu-près douze lieues du Nord au Sud , au lieu de quatre lieues que lui donne la carte anglaise; et, comme l'île de

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l'Assomption paraît bien située , Terreur porte nécessairement sur la position d'Agrigan , dont la pointe Nord devrait être placée par 19^-7*.

Une différence aussi considérable ne peut pas être passée sous silence , et c'est pour cette rai- son que je suis entré dans tous ces détails , qui ne peuvent intéresser que des marins qui pren- draient ce passage en se rendant des Iles San- dwich à Canton.

A quatre lieues de distance, l'île de l'As- somption nous parut avoir sept à huit milles de tour; sa forme nous sembla circulaire, repré- sentant un cône très-élevé , dont la partie orien- tale est d'une pente plus rapide que le côté op- posé , nous remarquâmes de la verdure et quelques arbres. Aussitôt que nous nous trou- vâmes sous le méridien de l'île, de gros nuages, qui se tenaient à l'horison , s'étendirent tout-à- coup à notre zénith et nous amenèrent une forte brise de Nord-Est qui ne, nous quitta plus ; il semblait que nous eussions passé une ligne de

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Décembre 18^28. démarcation entre les faibles brises que nous avions depuis long-tems et un nouveau parage qui nous promettait plus de célérité sur la fin du voyage que dans ses commencements.

De nous dirigeâmes la route pour passer entre l'île Formosa et l'Archipel des Bashies , longue chaîne d'îlots qui sert comme de bar- rière à la Mer de Chine entre les Philippines et Formosa. Le 19, par un tems chargé et plu- vieux , nous eûmes la vue de l'île Botel-Tobago- Xima , à environ trois lieues au Nord-Est, car nous l'avions déjà dépassée lorsque nous Taper- çûmes. Une heure après, quoique la brise fût très-modérée, la mer devint tout-à-coup épou- vantable. Elle formait des pyramides qui s'agi- taient violemment dans tous les sens et se bri- saient avec fracas les unes contre les autres. Le navire ne pouvait suffire à toutes les inflexions commandées par ces ondulations irrégulières , et ses mouvements sans cesse contrariés étaient on ne peut plus incommodes. Nous craignîmes

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même pour le petit mât de hune que le mauvais état des jottereaux du mât de misaine rendait peu solide , et nous prîmes quelques précautions contre l'accident dont il était menacé. La carte anglaise indiquant un récif dans ce parage, nous nous imaginâmes d'abord que nous étions sur un bas-fond ; mais nous sondâmes plusieurs fois avec une ligne de soixante brasses, sans trouver le fond. Horsburgh parle souvent de ces vagues croisées , dans les Mers de Chine , sans toute- fois assigner de cause à ce phénomène.

Le 21 , nous passâmes près du rocher appelé par lesPortugaisPedra-Branca (Pierre-Blanche), et par les Chinois Ty-Sing-Cham. Cette roche, isolée et accore, est située par 22^-18' de lati- tude Nord et par 1 12o-48' de longitude Est. Elle n'est pas élevée de plus de quarante mètres. La fiente d'oiseaux dont son sommet est couvert lui a fait donner le nom qu'elle porte. Nous étions dès-lors sur la côte de la province de Foken. Une multitude de Cham-pangs nous en-

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vironnaient; ils portaient tous deux voiles en nattes, dont la principale était placée aux deux tiers de la longueur de Tembarcation , en par- tant de Tarrière, et la plus petite sur la poupe même.

Le lendemain au matin , nous étions près des Iles Lema. De l'un des cham-pangs qui nous entouraient , nous vîmes se détacher une petite nacelle , et un Chinois monta à notre bord. S'il eût fallu juger toute la nation par cette première connaissance , nous eussions dit sans doute , à l'exemple de ce voyageur anglais , arrivant à Calais : les Chinois sont petits, laids, menteurs et voleurs; car celui-ci, qui se dit pilote, avait en effet toutes ces qualités. Il me proposa de conduire le navire à Macao pour la somme de deux cents piastres , m'assurant que c'était le prix d'usage. J'avais heureusement de meilleurs renseignements : je lui en offris trente. Il se ré- cria, comme si j'eusse blasphémé le nom de l'Empereur. Dans ce moment, un grain furieux

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nous accueillait; le nayire était en panne et le vent faisait battre les voiles avec violence ; des torrents de pluie inondaient le pont sur lequel le Chinois avait rangé deux cents pièces de cuivre , en me montrant une piastre , comme pour me rendre ses prétentions plus palpables ; mais lorsqu'il me vit ferme dans ma résolution, il les ramassa avec un mouvement de colère , se rejeta dans son esquif , et dirigeant son bras vers le point le plus noir de Thorison , il s'éloi- gna en criant : Ty-f oon ! Ty-foon ! Il me mena- çait d'un redoutable ouragan , comme si le Ciel dût me punir de ne pas m'être laissé duper par un habitant du grand empire.

Cependant cette courte tempête passa aussi vite qu'elle était arrivée , et nous commencions à entamer le passage entre les Iles Lema et la côte, lorsqu'un véritable pilote se présenta ; il n'en fallut pas moins marchander; et, après bien des discussions , il convint de nous conduire pour quarante piastres, à Macao , nous ar-

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rivâmes le lendemain. J'allai aussitôt à terre pour m'arranger avec un nouveau pilote et prendre la Cliap ou permission de remonter la ri- TÎère.Leprixfixé pour le pilotagedeMacaoà Can- ton ou plutôt à Wampoa est de soixante piastres. Le 25 au matin, nous atteignîmes le Boca- Tigris commence la rivière. Là, le pilote , s'étant momentanément fait remplacer par un aide-pilote , nous devança dans son embarca- tion et se rendît à bord d'une Junk de guerre, stationnée en cet endroit, il prit une pre- mière passe qu'il alla ensuite échanger à un autre bureau, dans une petite yille que nous laissâmes sur la droite. Nous le suivions douce- ment en modérant notre vitesse pour ne pas le dépasser. La Chine est le pays des formalités : cette seconde passe ne suffisait pas encore; il fallut que le pilote allât la faire viser par le Commandant d'un fort bâti sur une petite île que nous laissâmes à gauche, en face d'une autre forteresse sur le continent.

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C'est cet endroit resserré que Von appelle proprement le Boca-Tigris, passage facile à défendre, attendu que le feu des batteries se croise; mais, telles qu'elles existent, elles ne seraient d'aucune utilité contre des vaisseaux européens, armés d'une manière trop supérieure au système chinois, qui ne s'est probablement pas perfectionné depuis la conquête des Tar— tares, et même depuis l'invention très-ancienne de la poudre. Ces forts, construits sur le ver- sant de la côte, ne présentent qu'une face droite , couverte d'un parapet des canons de toutes formes et de tous calibres sont placés dans des ouvertures carrées. Une muraille de- mi-circulaire , bâtie dans la partie déclive de la colline dont elle n'atteint pas le sommet, et par conséquent dominée de tous côtés, complète l'enceinte de la forteresse. Le faîte de cette mu- raille est une suite de degrés que protège fai- blement un parapet à meurtrières.

Là, le pilote revint reprendre ses fonctions

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qu'il avait comme abandonnées pendant deux heures pour Uaccomplissement de toutes les formalités. Deux soldats chinois raccompa- gnaient; l'un d'eux me demanda six piastres de la part du Mandarin du fort. Je soupçonnai que ce n'était qu'une exaction , et je les lui re- fusai; cependant j'étais peu sûr de mon droit; ne voulant pas d'ailleurs prolonger une discus- sion qui durait depuis long-tems , et le pilote se refusant à faire route avant qu'elle fût termi- née , je lui donnai la moitié de ce qu'il me de- mandait , et il nous quitta.

L'autre soldat paraissait un personnage plus important. C'était plutôt un garde qui devait nous suivre jusqu'à Wampoa. Nous nous amu- sâmes à lui faire répéter plusieurs fois dans son mauvais anglais les ordres qu'il avait reçus. A chaque personne qui lui demandait s'il devait rester long-tems à bord, il répondait, en fai- sant autant de gestes explicatifs qu'il pronon- çait de mots : Ship Let go Wampoa

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Décembre 1828. mi go Canton : voulant nous faire comprendre que , dès que le navire serait arrivé à Wampoa, il irait à Canton rendre compte de sa mission. A la nuit, le flot s'éteignant et le vent aussi, nous mouillâmes au-dessous d'un endroit qu'on appelle la seconde barre, près de plusieurs vaisseaux de la Compagnie des Indes qui , à cause de leur tirant d'eau , terminaient leur chargement.

Le 26, nous appareillâmes avec vent con- traire , et nous louvoyâmes à la faveur de la marée. Parvenus à la seconde barre, le pilote demanda six bateaux du pays pour jalonner l'écueil et dix autres pour touer le navire. Je trouvai ses prétentions exorbitantes ; et pensant qu'il avait quelque intérêt à cette demande, je la discutai long-tems sans pouvoir obtenir au- cune réduction. Il faut convenir que ces dix ba- teaux nous furent d'un grand secours pour ac- célérer les fréquentes évolutions du navire entre les bancs dangereux qui forment ce passage ;

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mais je crois que quatre bateaux eussent suffi pour marquer la barre. Le pilote reçoit une piastre par chaque embarcation , et je suis fondé à penser qu'il n'en remet qu'une partie aux ba- teliers.

La journée fut très-fatigante pour nous, obli- gés de manœuvrer continuellement sous la pluie. Le fleuve est très-large dans cette partie , mais il paraît que la rive droite n'est pas navigable, car le pilote nous tint constamment sur l'autre. Le côté nous nous trouvions est très-plat et le terrain est occupé par des rizières; la rive droite au contraire présente des coteaux élevés sur lesquels on aperçoit, de distance en distance, de ces hautes tours à sept ou à neuf étages que l'on rencontre, à ce qu'il paraît, dans toutes les provinces de l'Empire, et dont tous les voya- geurs ont parlé. Dans le trajet de Wampoa à Canton, on en trouve deux au pied desquelles on passe. Elles ont neuf étages ; et si l'on ac- corde vingt pieds à chacun, on en conclura

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que leur hauteur totale est d^environ cent quatre-\iugts pieds. A en juger par la dégrada- tion des matériaux qui les composent, elles doivent être fort anciennes , ce qui démontre qu'elles ont été construites avec autant de soli- dité que d'élégance. Quelque soit l'usage au- quel elles furent destinées , il paraît que leur utilité a cessé de se faire sentir, car depuis long-tems ce ne sont plus que des monuments abandonnés.

Vers cinq heures du soir, nous arrivâmes à la première barre nous fumes encore obli- gés de prendre seize canots, d'autant plus né- cessaires, cette fois, qu'il faisait calme et que la nuit approchait. Cette barre est, comme la précédente, le passage étroit entre deux chaînes de rochers sous l'eau. A sept heures du soir, nous atteignîmes Wampoa nous mouillâmes par six brasses, au milieu de vingt-cinq à trente gros navires de diverses nations, mais surtout anglais et américains.

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Que peut-ou dire sur Canton qui n'ait été déjà dit et répété cent fois? La nation chinoise est essen- tiellement stationnaire et ennemie de tout pro- grès. Du moins, depuis des siècles, la politique du Gouvernement de ce vaste pays a mis tous les moyens en œuvre pour empêcher toute innova- tion de se produire. Si les premiers voyageurs pou- vaient aujourd'hui revoir Canton qu'ils ont visité il y a trois siècles, ils n'y apercevraient que peu ou point d'altération. Les Chinois d'alors offraient à l'observateur les mêmes mœurs et les mêmes usages que ceux de notre temps , et la ville même n'a sans doute subi d'autre changement que quelques maisons d'un goût européen, dont les étrangers ont dirigé la construction , et qu'ils habitent sur le bord de la rivière , sous le nom de Factories.

Les Chinois sont si esclaves de leurs vieilles habitudes que, lorsque, il y a quelques années, un affreux incendie consuma une partie de la ville , elle fut rebâtie exactement sur le même

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plan, avec ses petites rues à peines assez larges pour laisser passer deux personiies de front, et sans aucune amélioration. Les mêmes petites maisons s'élevèrent sur les mêmes fondements et ne furent ni reculées ni avancées d'un pouce. La difficulté de porter des secours qui pour- raient arrêter les progrès du feu, dans une sem- blable catastrophe, ne les a pas fait varier de méthode, et Texpériencea été perdue pour eux. Les marchands Hanistes (négociants privilégiés pour le commerce avec les étrangers) , ont à la vérité dans leurs magasins de belles pompes à incendie, mais les obstacles de la localité en rendraient l'usage impossible en pareil cas.

Visiter Canton n'est pas voyager en Chine. L'expression même d'aller à Canton n'est pas exacte. Un étranger passe deux mois dans cette ville, mais il demeure chez des étrangers comme lui. 11 ne voit que des Chinois fort dif- férents de ceux de l'intérieur, et que ces der- niers méprisent à cause de leurs communica-

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tions avec nous ; comme si notre souffle suffisait pour altérer en eux leur origine et leur pureté nationale. Nous n'en sommes cependant pas plus avancés pour cela, et c'est bien gratuite- ment que leurs compatriotes nous font l'hon- neur de croire à une liaison intime entre eux et nous ; car nous ne les voyons que dans les af- faires, sans jamais être associés à leurs plaisirs ni à leurs sentiments.

Si quelquefois des Européens ont pu être in- vités à passer une journée dans une de ces déli- cieuses maisons de campagne des Hanistes, et s'ils y ont été traités avec magnificence, ils étaient aveugles, ou ils ont remarquer tout ce que cet acte de politesse, plutôt que d'hospitalité, coû- tait à leurs hôtes, d'inquiétude et de gêne. Il n'a pu leur échapper que, pendant tout le tems qu'ils ont passé sous leur toit, ils ont été l'objet d'une surveillance de tous les instants; qu'ils y ont été assujétis à une sorte d'espionnage qui, pour être dissimulé et couvert de divers pré-

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textes, n'en était ni moins pénible ni moins dé-« gradant. Ils sont allés chez des Chinois opulents, mais ils n'ont rien vu de ce qu'ils auraient dé- siré connaître. En vain eussent-ils demandé à jouir d'un coup-d'œil de famille et à voir leurs hôles entre leurs femmes et leurs enfants. Au contraire, ils les ont vus éviter avec soin de les conduire près de leurs appartements particu- liers, et marquer même de la mauvaise humeur, au moindre propos qui pût leur faire soupçon- ner qu'on attendît d'eux cette marque de con- fiance. En général , lorsque le tour de la conver- sation vient à gêner un Chinois, il ne tente pas de vous combattre par le raisonnement; il feint d'abord de ne pas vous comprendre: il a re- cours à la force d'inertie, à une sorte de fin de non-recevoir.

L'esplanade ou quai qui est au-devant des Factories, et quelques rues étroites habitées par les petits marchands, sont presque les seuls eu- droits un Européen ait la faculté de se mon-

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trer ; mais c'est une très-petite partie de Can- ton; aussi, l'étendue de cette grande cité nous est-elle encore presque inconnue , et il ne nous est pas plus facile déjuger de sa population, qu'il ne l'est à un ambassadeur européen de calculer celle de la Chine entière, parcequ'ii se sera rendu à Pékin, en suivant une route désignée à l'avance par l'Empereur, et sur laquelle on aura eu soin de réunir tout ce qui pouvait le tromper et lui fasciner les yeux. Tout ce que l'on peut dire à cet égard, c'est que le nombre des habitants de Canton est immense. Les uns le portent à un million, les autres à deux millions : la seconde estimation ne me surprendrait pas plus que la première, tant il est difficile d'asseoir un juge- ment sur cet objet, et tant l'affiuence du peuple est grande , en quelque lieu que l'on se trouve. Il est du moins plus aisé d'apprécier la par- lie de la population qui vit sur la rivière. L'on peut, sans exagération, porter à vingt mille le nombre des embarcations grandes ou petites,

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mouvantes ou stationnaires , qui en couvrent les différentes branches autour et dans la ville; et si l'on suppose seulement cinq personnes dans chacune, on trouvera que cent mille de ses ha- bitants vivent sur Teau.

Il paraît que cette population fluvîatile forme une espèce de caste séparée, et que ceux qui la composent ne jouissent pas de la liberté de vivre à terre ou à bord, selon leur volonté. Quelques Chinois m'ont assuré que ceux de cette classe , qui sont rencontrés la nuit dans la \ille, sont punis d'une amende, sans préjudice d'une large distribution de coups de bambou. Cette néces- sité de vivre sur l'eau les a sans doute instruits à réunir dans leurs demeures flottantes toutes les commodités que l'on rencontre dans une maison , et jusqu'aux plus petites de ces embar- cations sont des chefs-d'œuvre de distribution.

Quant aux nombreux bateaux de plaisance les Chinois aisés se rassemblent pour faire des promenades , pour fumer l'opium , ou pour

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se livrer à des plaisirs d'une autre nature , rien n'égale la richesse des décorations et le luxe qu'on y rencontre. Pour s'en former une idée un peu juste , il n'y a qu'à se représenter qu'on a placé, sur une longue embarcation, un de ces brillants salons de nos limonadiers de Paris, orné avec un goût qui, pour être chinois, ne le cède en rien au nôtre.

Parmi les bateaux stationnaires qui forment sur le fleuve une autre ville coupée par des rues, des places et des avenues, circulent sans cesse une multitude de canots, qui en four- nissent les habitants de toutes les choses néces- saires ou agréables, on distingue surtout ceux qui servent de demeures à ces femmes qui , en Chine comme à Paris, exercent un commerce dont le capital remplit bien ou mal la capacité d'une robe de soie, de ces femmes que le vice recherche et que l'hôpital attend, des courti- sanes, puisqu'il faut les appeler par leur nom. Ils sont plus grands et plus ornés encore que les

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autres. Un bel escalier en bois conduit à une galerie richement tentée, placée à Tune des extrémités et garnie d'arbrisseaux et de fleurs. C'est sur cette espèce de balcon que ces dames étalent leur beauté, et que, plâtrées de fard et de couleurs, elles sollicitent Tattention des pro- meneurs. Leur coiffure, mêlée de fleurs de jas- min, est toujours fort soignée : quelques-unes ont la lèvre inlérieure dorée. Mais ces syrènes ne sont pas dangereuses pour les étrangers : il n'est pas nécessaire, pour éviter leurs em- bûches, d'avoir recours au stratagème em- ployé par Ulysse : ce ne serait qu'au grand pré- judice de sa fortune et de ses épaules qu'un Européen tenterait d'aborder cette Paphos.

Il y a un autre lieu les étrangers peuvent aller, à certains jours de l'année, et principa- lement à l'époque du premier de l'An chinois , qui a lieu à la nouvelle lune de février. C'est daïis un faubourg de Canton , situé à deux milles au-dessus de la ville , sur la rive droite

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du fleuve. Le but que Ton se propose en visitant Fatj, est ordinairement de promener dans des jardins remplis d'arbustes et de fleurs de toutes les espèces. Tout y est en miniature : les jardins très-resserrés sont coupés d'allées si étroites, que deux personnes ont de la peine à y passer ensemble ; les plantes sont dans des caisses et dans des pots disposés pour la vente. Tous les grands arbres du pays sont aussi dans des vases : les Cbinois ont un goût et un talent particuliers pour élever de ces nains végétaux. Dans cet état hors nature, l'arbre conserve son port, son apparence et son branchage; on dirait même que les feuilles sont ramenées à la même pro- portion. On voit aussi, dans ces jardins, de jolis kiosques et des bassins remplis de beaux poissons. La maison du propriétaire est distri- buée en salons et en cabinets particuliers, les Chinois seulement peuvent se livrer à la bonne chère et à d'autres plaisirs.

En face des Factories est un autre faubourg

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qui renferme un temple très-curieux, consacré au culte de Buddha. On y entre par une large porte couverte d'un toit. Elle donne sur un ves- tibule dans lequel on voit deux statues colos- sales, entièrement dorées : elles sont assises, et dans cette position , elles ont environ douze pieds d'élévation. Leur vêtement est une longue robe plus ample que celle des Chinois, et leur tête est surmontée d'une couronne ; toutes deux représentent des hommes sans barbe.

Après avoir traversé ce vestibule, on se trouve sous une avenue de grands arbres qui conduit à un autre corps , que l'on traverse en- core par un appartement ou chapelle plus vaste que la première. Dans celle-ci sont quatre sta- tues, également dorées, assises, et de même grandeur que les précédentes. Deux paraissent représenter des jeunes gens ou des femmes , et les deux autres des hommes plus âgés et dans le même costume. D'énormes candélabres en étain sont placés devant ces grandes figures : les pié-

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Janvier i829. desfaux sont ornés de fleurs artificielles et de papiers peints. Des deux côtés de ce bâtiment, à cinquante pas de distance, sont deux pavil- lons uniquement destinés au culte de deux Hé- ros, dont Tun est un guerrier, d'une stature plus qu'humaine , tenant à la main une épée dont il menace quelque objet de sa colère; l'autre paraît être la figure du Dieu Goutama. Cette statue est assise dans l'attitude de la mé- ditation. Toutes deux sont dorées et entourées de chandeliers d'étain et de fleurs.

Du second salon , une allée pavée traversant un bassin de gazon , en contre-bas, conduit par un escalier en granit à un bâtiment plus grand, couvert d'un beau toit à la Chinoise, dont les arrêtes sont élégamment retroussées. Cet édifice, de quatre-vingts pieds de long, est occupé à l'in- térieur par une salle unique, partagée au milieu par une suite d'autels élevés entre chacun des po- teaux qui soutiennent la charpente. A chaque ex- trémité sont placées six statues, assises et dorées. II. 23

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C'est riieure du sacrifice. Tous les Prêtres ^ au nombre de vingt-sept , se rendent au temple. Ils ont la tête rasée ; une robe de laine grise, ser- rée par un cordon blanc , descend à longs plis sur leurs sandales. Partagés en deux chœurs, ils s'a- vancent , et le chef des Bonzes ou Talapoins est au milieu d'eux, la face tournée vers Tautel. Les chœurs chantent en se répondant tour-à-tour sur le ton du récitatif, pendant que Tun d'eux marque la mesure en frappant un globe de mé- tal, peint de diverses couleurs.

La première partie de la cérémonie est termi- née. Les deux chœurs se réunissent en une longue file , ayant à leur tête le chef. Ils tournent neuf fois autour du temple en récitant des prières sur un ton mélancolique, et viennent ensuite reprendre leur posture immobile et leur récita-^ tif. Cependant un jeune adolescent s'approche d'un petit autel placé sur le parvis : il se pros- terne sept fois et se relève sept fois ; il joint les mains sur sa poitrine , et puis il semble consa«

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crer quelques mets en formant de la main droite une multitude de figures bizarres. Au même instant, un autre enfant sort aussi du sanc- tuaire , tenant à la main un faisceau de papiers enflammés. Il se place devant un trépied en fer, d'une forme et d'un travail élégants, sur lequel est un groupe de petits rouleaux rouges ; il en approche la flamme qui s'y communique avec détonation. Aussitôt les Talapoins cessent leurs chants, et disparaissent par un passage der- rière six des statues dorées.

Telle fut la cérémonie assez insignifiante à laquelle j'assistai dans cette Pagode.

Derrière le temple elle se passa , il y en a encore un autre , de même forme , qui paraît destiné à de plus grandes solennités, étant plus riche et plus orné. Viennent ensuite les loge- ments des Bonzes et les dépendances de la Pa- gode, qui sont considérables. Parmi les bâti- ments de cette classe se trouve une étable, ou- verte sur le devant, et entourée d'un mur à

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hauteur d'appui. Elle renferme une douzaine de porcs qui ne paraissent voués ni au couteau du boucher ni à celui du sacrificateur. Ces animaux sacrés, vivant dans une continuelle abondance, acquièrent un tel degré d'obésité , que plusieurs d'entre eux sont hors d'état de faire un pas ; et ceux qui ne sont pas encore arrivés à cet ex— trême embonpoint vivent dans une apathie qui ne doit pas tarder à les y conduire. Partout ailleurs, il est très-rare de pouvoir observer cet animal dans sa vieillesse ; mais ici il par- vient jusqu'à la décrépitude , et rien n'est plus dégoûtant que cette vue.

Les prêtres seuls semblaient chargés de chan- ter les louanges du Dieu dans cette église, et l'on n'y voyait aucun assistant du dehors. Mais les nionastères chinois , et particulièrement ce- lui-ci, deviennent, à certaines occasions, des auberges l'on donne à manger, même aux étrangers. Pendant notre séjour à Canton, le Gouverneur nouvellement investi et son prédé-

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cesseur qui était rappelé à Pékin , allèrent en- semble visiter cette Pagode , sous le prétexte d'offrir de l'encens et des sacrifices à Buddha ; mais leur vrai but était d'y faire bonne cbère et de s'y divertir. Pour être traités plus à leur goût, ils avaient eu soin de s'y faire précéder par leurs propres cuisiniers et domestiques. On leur avait préparé la plus belle église, qui avait été transformée en salle de festin , et les écbos des voûtes sacrées, accoutumées à redire les bymnes à la Divinité , répétèrent , cette fois , des cou- plets bachiques et les bruyants éclats du plaisir. Les Bonzes furent sans doute généreusement ré- compensés ; car on ne peut exiger qu'une si grande complaisance soit purement gratuite.

Au reste , ces moines chinois sont générale- ment un objet de mépris pour le peuple , et l'on raconte sur leur conduite les faits les plus scandaleux. Les uns disent que, sous l'habit de moine, des religieuses vivent dans des couvents d'hommes ; et réciproquement, que des couvents

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de femmes reçoivent aussi des hommes sous le costume de nonnes. Ce qu'il y a de certain, c'est que les habits sont à peu-près les mêmes pour les deux sexes , et qu'il est très-difficile de les discerner à la première vue. Il paraît ce- pendant que si le scandale devient trop public, les magistrats ont le droit de punir le délin- quant. Il n'y avait pas long-tems que les Man- darins avaient fait promener, dans toutes les rues de Canton, un moine du culte deBuddha, avec un collier de bois sur lequel était clouée une paire de petits souliers de femme, pour in- diquer la nature de son délit et l'exposer au mépris et au ridicule.

XXII

Keligion. Apothéose de deux Vierges. Chapelle Impé- riale à Macao. Premier Jour de l'An Chinois. Pe- tits Pieds des Chinoises. Pouvoir Paternel en rapport avec la puissance impériale. Loi Singulière. Con- damnations à Mort. Les Compradors. Friponneries des Chinois. Petits Métiers en plein air. Contrastes. Mausolées. Cruelle Vengeance. Mouillage de Lintin. Commerce de l'Opium. Manière de le fu- mer. — Ses effets. Volière à Macao.

Au premier abord , on serait tenté de croire, en arrivant à Canton , que le peuple chinois serait le plus dévot du monde. Chaque maison, chaque boutique , chaque bateau même , quel-

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que petit qu'il soit, a son autel placé vers ren- trée, dans une petite niche renfermant une idole , et ornée de papier peint et étamé. Trois fois le jour, on y allume trois petites chandelles en bois de Sandal ou d'une composition qui Ti- mite, qu'on appelle cliin-chin-chows. On offre ensuite, avec diverses cérémonies, les prémices des trois repas de la journée : des pétards et des papiers étamés qu'on enflamme terminent tou^ jours cette offrande. Mais si l'on vient à deman- der quel en est l'objet, le Chinois répond en an- glais ; Old costume; c'est un ancien usage ; c'est-à-dire, nos pères ont fait ainsi, nous fai- sons comme eux, mais nous n'en savons pas davantage. Aussi, l'indifférence qu'ils mettent à ces cérémonies et le peu de recueillement qu'ils y apportent semblent-ils annoncer qu'ils n'y attachent d'autre intérêt que celui de se conformer à une vieille habitude.

Le Gouvernement même paraît indépendant de toute religion , et l'on ne peut pas dire qu'il

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Jaa^ier 1829. y ait en Chine une religion de l'Etat, puisque l'Etat n'eu entretient aucune : il tolère égale- ment tous les cultes et n'en paie point. Le Bud- dhisme, le Laou-Keunisme , et l'Islanisme, y sont soufferts plutôt qu'appuyés par le Gouver- nement qui ne semble pas en avoir besoin pour exister. Le Clergé n'est entretenu que par les dons volontaires du peuple, et n'a droit à au-^ cune dîme ni aucun impôt.

Ceci résoudrait le problême, et prouverait qu'il est possible , contre l'opinion de beaucoup de législateurs , de gouverner sans une religion de l'Etat, si l'on pouvait comparer le gouver- nement chinois à aucun des nôtres; mais tout est si étrange en ce pays, que rien de ce que nous voyons ne peut être mis en parallèle. Le Christia- nisme seul y est interdit, sans doute à cause de sa morale si belle, si pure, qui s'oppose également au culte des Idoles, à tous les vices si chers aux Chinois, et particulièrement à tous les délices de la sensualité asiatique dont ils savent si bien jouir.

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Quoiqu'il n'y ait pas en Chine de religion privilégiée, cela n'empêche pas les Chefs de la nation de se livrer, comme le reste du peuple , au culte d'une grande quantité d'idoles diffé- rentes. Pendant mon séjour à Canton, le Vice- Roi alla en personne, avec une suite brillante, à plus de dix lieues de la ville , offrir l'encens des sacrifices au Dieu de la Mer du Midi qui baigne les côtes des provinces de Fokien et de Canton. Sa visite à la grande Pagode prouve également que les autorités rendent des hom- mages publics à certaines Divinités; maison dit que ces magistrats ne demandent pas l'assis- tance des prêtres pour leurs cérémonies ; ils en remplissent eux-mêmes toutes les fonctions.

Non-seulement l'Empereur adore les Dieux établis : il en crée encore de nouveaux par des décrets impériaux. 11 n'y a pas long-tems qu'il ordonna l'apothéose d'une jeune Vierge , pour se rendre aux vœux des habitants d'un district de Canton. Cette jeune fille vivait sous la dy-

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nastie des Sung : elle avait employé la grande fortune qu'elle possédait à la construction d*une digue qui devait empêcher la mer d'inonder un vaste terrain ; mais , à l'instant ce bel ou- vrage était presque terminé , une crue subite des eaux le détruisit de fond en comble. Un tel désespoir s'empara alors de son esprit, qu'elle se lança dans le courant et se noya.

Cette tradition s'était conservée jusqu'à nos jours ; et les habitants qui l'invoquaient, quand ils étaient menacés de quelque malheur sem- blable, prétendaient voir dans ces moments des prodiges surnaturels : ici c'étaient les plaintes d'une femme; c'étaient des apparences lumi- neuses; ailleurs on avait vu l'image rayonnante de la Sainte se promener la nuit sur les eaux ; enfin , beaucoup d'autres signes annonçant clai- rement la présence de la Divinité. A la prière des habitants, le Vice-Roi Tsé-Hang adres- sa à l'Empereur un rapport sur ces faits ex- traordinaires, et sa Majesté leur permit d'à-

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dorer cette Vierge et de lui ériger un temple.

Sur une colline de la presqu'île de Macao , il y a un temple dédié à une Déesse , honorée du titre ambitieux de Reine du Ciel. C'était aussi, il y a environ six siècles, une mortelle nommée Line. Elle était déifiée depuis long-temps; mais l'Empereur actuel a donné un nouvel éclat à son culte , en accordant à cette église le titre de chapelle impériale, et en y envoyant tous les ans un Mandarin de la Cour, chargé de lui of- frir, au nom de sa Majesté , de l'encens , et d'y réciter une prière. Dernièrement, l'amiral chi- nois, à Macao, ouvritune souscription pour faire réparer cet édifice qui tombait en ruines; et ayant signé le premier pour cinq cents piastres, le zèle des fidèles s'échauffa tellement que, dans peu de jours, la souscription s'éleva à onze mille piastres.

Tout prit alors une nouvelle face sur cette sainte colline. Les degrés qui y conduisent fu- rent réparés, et le frontispice, primitivement

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Janvier 1829. en brique , fut maguifiquement rebâti en beau granit. On brûla l'ancienne statue de la Déesse, et on lui en substitua une nouvelle. On en fit au- tant pour les images des Dieux et Déesses de sa suite. Lorsque tout fut terminé, le Comité qui avait été chargé de la conduite des travaux , publia une proclamation pour inviter les Divi- nités à revenir, au jour ûxè, habiter les nou- velles statues. Il y eut, à cette occasion, des fêtes qui durèrent huit à dix jours. Tous les fi- dèles , hommes , femmes , et enfants , venaient en foule former des processions, au son des gongs , des tambours , et de divers instruments, portant des banderolles et des pavillons de tou- tes les couleurs. Les uns offraient un porc, les au- tres une chèvre , ceux-ci des fruits , ceux-là des fleurs, de la pâtisserie ou de l'argent. L'af- fluence était si grande , qu'on les voyait comme des flots se ruer les uns sur les autres. Rien ne pouvait ralentir leur zèle ; ni la crainte d'être renversés ou étouffés, ni celle d'être long-tems

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exposés à un soleil brûlant , n'empêchèrent ces scènes d'un religieux désordre de se renouveler plusieurs fois chaque jour, pendant tout le tenis assigné pour cette inauguration.

L'époque du premier jour de l'an chinois est un tems destiné aux plaisirs de tous genres. Les affaires sont tout-à-fait suspendues. Quelques- uns prolongent ces vacances plus long-tems que les autres , mais les plus pauvres mêmes les étendent à une semaine. Les riches visitent et reçoivent leurs amis, et font des parties sur l'eau et à la campagne. Beaucoup de curieux de l'intérieur descendent à Canton pour voir des Européens et des navires; aussi, il est fa- cile de remarquer, qu'à cette époque, on est l'objet d'une curiosité plus soutenue. Les jardins de Faty deviennent un but de promenade plus suivi, et l'on y rencontre souvent des familles étrangères à la province. J'y allai une fois, et j'eus l'occasion d'y voir des femmes à petits pieds, d'un rang distingué.

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C'est un spectacle très-pénible pour un Eu- ropéen ; car si nous attachons quelque prix à la petitesse du pied d'une femme, nous n'enten- dons pas qu'il y ait excès ou difformité, et nous voulons encore moins que ce trait de beauté soit le résultat d'aucun artifice. Nous ne pou- vons donc éprouver qu'un sentiment de com- passion, à la vue de ces malheureuses victimes (d*un usage extravagant , privées du libre usage de leurs mouvements. La difficulté et la lenteur de leur marche fait ressembler les plus jeunes , quand on les voit par le dos, à des vieilles, dé- crépites, ou à des goutteuses.

On ne peut en vérité croire que les Chinois puissent regarder comme une beauté ce qui n'est qu'une marque dégradante de l'esclavage qu'ils exercent sur leurs femmes; mais qu'importe? s'ils ont réussi à leur faire comprendre qu'elles ne pouvaient leur plaire que par ce sacrifice. Sans doute elles-mêmes ne se font pas une idée de l'a- vilissement auquel leurs tyrans les condamnent.

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Janvier 1820.

Je ne saurais que dire de l'origine de cette absurde coutume ; mais je me suis imaginé qu^elle avait sa source dans la jalousie des hommes. Par ce moyen, ils sont du moins as- surés que les objets de leur défiance , privés de la faculté de se déplacer, sans un secours étran- ger, confinés et pour ainsi dire parqués dans des réduits inaccessibles, ne peuvent former que de vains projets d'infidélité.

Il y a des femmes dont tout le soulier avec sa pointe n'a pas plus de quatre pouces de lon- gueur; les doigts sont repliés en-dessous et lo- gés dans la plante du pied ; le talon aussi, com- primé avec force , est violemment rapproché de l'autre extrémité. Le pied n'a plus aucun mou- vement d'articulation. Lorsqu'elles marchent , elles paraissent se mouvoir sur des jambes de bois et souffrir beaucoup. On vend à Canton des pieds modelés en plâtre , très-bien imités, avec le bas de la jambe , et qui donnent l'idée la plus exacte de la vérité.

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Quoiqu'une fille ne puisse , sans cette marque de distinction, prétendre à devenir la femme d'un homme d'un certain rang, ce n'est pas ce- pendant toujours l'éclat de la naissance qui la condamne à cet honneur : dans les classes infé- rieures de la société, une mère peut spéculer ainsi sur sa fille au herceau : elle la destine, dès sa plus tendre enfance, à posséder cette heauté, dans l'espoir que cet attrait uni à d'autres charmes présumés, la rendront digne des regards de quel-» que grand seigneur. Les femmes chinoises sont des espèces d'esclaves nées; elles ne peuvent être rien par elles-mêmes , aussi les Chinois re- gardent-ils moins à leur naissance qu'à leur heauté. Elles ne font en quelque sorte pas nomhre dans la famille. Si vous demandez à un Chinois comhien il a d'enfants, s'il n'a que des filles, il répondra tristement que le Ciel lui a refusé le honheur d'être père ; et s'il a des en- fants des deux sexes, il ne comptera que les garçons. Dans le peuple surtout, les filles sont II. 24

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JaiiTier 1829.

une charge pour les parents; ils les vendent pour fort peu de chose. Une pauvre femme me proposa la sienne âgée d'un an, pour quatre réaux (cinquante sous).

Il n'y a peut-être pas de pays au monde le pouvoir paternel soit aussi étendu qu'en Chine : les pères ont droit de vie et de mort sur leurs enfants , et ils en usent souvent.

Il y avait dernièrement dans le village de Chang-Huen, près Canton, un jeune homme de seize ans, nommé Li-ou, fils unique, qui montrait d'assez mauvaises inclinations : il s'a- donnait au vol, et plusieurs fois ses parents avaient eu à rougir de ses petites friponneries. Le père et la mère , convaincus qu'ils ne pour- raient jamais changer cette disposition de leur seul enfant, convinrent de le faire mourir, pour éviter le déshonneur d'avoir pour fils un mauvais sujet. La nuit qui suivit cette détermi- nation barbare, ils lui passèrent une corde au cou , pendant son sommeil , et, le père tirant

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d'un côté et la mère de l'autre , ils Tétran- gléreat. Le lendemaîa , le père et la mère por- tèrent le corps de leur victime hors des limites du village, et l'enterrèrent dans un terrain commun. Un jeune Chinois, qui avait écouté a\ec intérêt ce récit , s'étant récrié sur la bar- barie de ce trait , un homme d'un certain âge prit hautement le parti des parents, et dit qu'il avait un petit-fils qu'il croyait bien être dans la nécessité de dépêcher de la même manière.

Cette puissance discrétionnaire des pères sur leurs enfants , qui ne pourrait être admise en Europe , est parfaitement d'accord avec le Gou- vernement chinois et lui donne même une force de principe. L'Empereur peut dire : Vous êtes pères; vous avez donné la vie à vos eu- fants : s'il arrive qu'ils abusent de ce don, vous pouvez le leur retirer. Or, je suis , moi, le père de mes sujets; donc je peux les traiter selon mon bon plaisir. Aussi, les lois ne sont-elles que des règlements que les juges doivent obser-

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ver, jusqu'à ce que la volonté impériale ne trouve bon de les modifier ou de les abroger ; car c'est vraiment et seulement que réside la loi. L'Empereur peut casser tous les juge- ments : sa décision est une loi. Il n'a besoin d'aucun concours législatif pour en faire de nouvelles. Elles sont quelquefois aussi inexpli- cables dans leurs motifs que bizarres dans leur dispositions. Pendant que j'étais à Canton , il en fut promulgué une, conçue en ces termes ; Dorénavant, lorsque trois, quatre, ou un plus grand nombre (T individus d*une même famille, au-- ront été assassinés; s'il appert, d'après la procé- dure , que cette famille ne laisse pas d'héritiers , le fils ou les fils de l'assassin qui n'auront pas atteint l'âge viril, seront présentés au gardien du Harem, pour être C , etun rapport sera fait à l'Empe- reur, pour connaître son bon plaisir à cet égard.

Les condamnations à mort sont très-fré- quentes en Chine, soit que les crimes y soient communs, soit que cette peine soit appliquée

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yanvier 1829. pour des fautes légères ; ce qui est d'autant plus croyable , que le droit de yie et de mort, que peuvent exercer les gouverneurs de provinces et même les Mandarins , chefs de districts , doit nécessairement favoriser les moyens de ven- geance et d'oppression de ces Magistrats. La plupart du tems, cependant, les causes sont portées devant l'Empereur. A certaines époques, on lui présente la liste des criminels, et il apos- tille en marge ceux qui doivent être exécutés, exilés, fouettés, etc. La Gazette de Pékin du 28 octobre 1828 donnait le détail des arrêts de mort prononcés par le Souverain, dans un laps de huit jours.

Sa Majesté prit d'abord la liste des provinces de Yun-Nan, de Kwei-Chow et de Kwang-Sé, et marqua les noms de quatre-vingt-dix indi- vidus , qui devaient être mis à mort dans le dé- lai de quarante jours. Le jour suivant, pour la province de Sze-Chuen, cent onze criminels furent désignés pour subir la même peine, dans

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le même délai de quarante jours. Le troisième jour, il examina les listes des provinces de Canton et de Fo-Kien , et apostiila les noms de cent dix-neuf coupables , dont quatre-vingt- quinze pour Canton seulement. Les cinq jours qui suivirent , il condamna au dernier supplice, à raison de quatre-vingt-dix individus par jour, et le délai n'allait pas au-delà de quatre jours, pour les lieux situés aux environs de Pékin. Cinq personnes furent jugées et condam- nées en présence même de l'Empereur.

Cette sévérité de la justice chinoise démontre qu'une surveillance active s'étend sur tout l'Em- pire , pour la garantie des personnes et des pro- priétés; aussi, il ne faudrait pas juger de la moralité du peuple par la population qui , à Canton , vit à la faveur du commerce étranger.

Tous les voyageurs se sont accordés à la re- présenter comme une réunion de fripons et de filoux , et ils ont eu parfaitement raison.

Malgré les précautions que fait naître cette

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réputation , il est on ne peut plus difficile de se garantir de leurs ruses. Il y a même des voleurs privilégiés. Les étrangers ne pouvant presque rien acheter par eux-mêmes, aussitôt qu'un capitaine arrive à Wâmpoa, il faut qu'il prenne un Comprador (mot espagnol qui signifie ache- teur) ; c'est un petit courtier par qui s'achètent les provisions journalières , les vivres de cam- pagne, et en général tout ce qui ne tient pas ab- solument à la cargaison.

Plusieurs briguent d'ordinaire à la fois cette commission; chacun vous présente une collec- tion de certificats vrais ou faux, à l'appui de ses prétentions. A les entendre, ce seraient les plus honnêtes gens du monde, tandis que ce ne sont que d'adroits brigands autorisés à vous ran- çonner, à leur volonté. D'abord , vous pouvez être sûr que vous payez trois fois plus cher qu'un Chinois presque tous les articles qu'ils vous fournissent ; mais ce n'est pas leur uni- que moyen : il n'est stratagème qu'ils ne met-

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tent çn œuvre pour vous duper, s'ils le peuvent, sur le poids, sur la quantité et sur la qualité.

D'après cela, on serait porté à croire que le corps des compradors se partage une somme à peu-près égale au double de celle à laquelle s'é- lèvent les achats de tous les navires qui abor- dent à Canton, dans le cours de l'année ; ce se- rait une erreur ; ils la reçoivent à la vérité ; mais la plus grande partie passe de leurs mains dans celles des Mandarins de l'administration , et principalement du Houpoo ou chef des douanes; vrais Petit-Jean, ils fournissent la maison des George-Dandin du grand Empire , qui sont les tyrans de nos tyrans. De sorte que les compradors nous volent d'abord pour as- souvir la cupidité de ces gens-là qu'ils trompent ensuite , en nous volant de nouveau pour leur propre compte.

Les compradors ne sont pas les seuls qui conspirent contre les étrangers. La rivière est continuellement couverte de canots dont les ba-

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JanYier 1829. teliers ne sont occupés qu'à prendre tout ce qui leur tombe sous la main. Comme le vautour pêcheur ou le vorace goëland épiant leur proie, ils rôdent nuit et jour autour des navires , et malheur à ceux qui les perdent de vue un seul instant : aussitôt , accrochés sous la poupe, sous la proue, ou aux flancs du bâtiment, il n'est cordes dontils ne s'approprient quelques brasses, il n'est clous , chevilles ou pitons, qu'ils ne réus- sissent à arracher. A la manière du chifonnier des rues de Paris , leur état ostensible est de ra- masser tout ce qui s'échappe ou tombe des vaisseaux ; mais c'est le manteau qui recouvre leur véritable profession. Munis de pinces de toutes les formes , de crocs de toutes les dimen- sions , de scies à bois et à métal , de fourneaux et de fers à souder ou plutôt à dessouder, etc., mettant en action tantôt l'un de ces instruments, tantôt l'autre , ils se composent chaque jour une petite cargaison à la cueillette. Pour nous, nqus en fûmes quittes pour la perte d'une des

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chaînes de sauve-garde en cuivre du gouvernail^ qu'ils nous scièrent en deux endroits et dont ils emportèrent un bout pesant environ dix livres.

Si Ton porte plainte, il est extrêmement douteux que l'on puisse se faire rendre justice ; parceque , comme je viens de le dire , ces fri- ponneries profitent à des personnages intéressés à l'existence de cet état de choses.

Cependant , lorsqu'il s'agit de faits qui tou- chent à l'honneur national , les étrangers peu- vent compter sur une justice éclatante. J'en donne une preuve dans la note suivante je reproduis un événement dont j'avais déjà pu- blié le récit à mon retour, dans le Journal du Havre (1).

(1) Le navire de Bordeaux le Navigateur, capitaine Saint- Roman, ayant fait voile, au commencement de 18;28, pour Manille , avait navigué heureusement jusque près de l'Ile Balabac, il toucha sur un bamc très-étendu de récifs. Il resta deux jours engagé parmi ces écueils, quelquefois trou- vant assez d'eau pour flotter, et retombant ensuite s jr d'au- tres bas-fonds ; il réussit enfin à sortir de cette position;

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C'est de la part de la classe marinière sur- tout que l'on est exposé à ces filouteries. Les

mais le navire avait souffert, et le capitaine, ne jugeant pas prudent de lutter contre des vents contraires pour ga- gner Manille, avec un bâtiment qui pouvait s'entrouvrir à chaque instant, résolut de relâcher en Cochinchine, pour y réparer ses avaries; et après avoir traversé presque mi- raculeTîseraent les dangers sans nombre dont les mers de la Chine sont semées sur la route qu'il suivit, il entra dans le port de Touranne. Loin d'y trouver les secours qu'il atten- dait, il paraît que, dans l'espoir d'obliger le capitaine Saint-Roman à abandonner un navire dont il avait envie, l'Empereur lui refusa tous les moyens de le remettre en état de partir.

Le tems se perdait en négociations inutiles, et les mala- dies moissonnaient ré.|uipage : le capitaine, après avoir placé quelques marchandises , vendit son navire pour une très-faible somme à ce Gouvernement, qui le fit aussitôt réparer pour son propre compte , et il affréta une Junk chinoise pour le transporter à Macao avec treize hommes de son équipage, ce qui lui restait de marchandises, et l'argent de ce qu'il avait vendu en Cochinchine,

11 paraît que, dès cet instant, les Chinois Chinchéens (de la province de Fokien , vulgairement Chin-Cheo) qui la montaient, conçurent le détestable projet de s'emparer à tout prix des marchandises chargées par le capitaine Saint- Roman , et qu'ils mirent*à concerter et mûrir leur plan tout le tems de la traversée de Touranne à Macao. Un de ces Chinois avait tâché de faire comprendre aux Français qu'ils couraient quelques dangers, et qu'ils devaient être

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négociants Hanistes ne descendent pas à de pa- reils moyens , et leurs transactions avec nous

sur leurs gardes; mais il n'avait pu s'expliquer assez claire- ment, et d'ailleurs la plupart étaient malades et tous dé- sarmés.

Le 5 Août 1828 , ils eurent connaissance des Iles des La- drons , groupe situé à quelques lieues au Sud-Est de Macao, et , douze passagers chinois se firent débarquer et se rendirent à terre , au moyen de quelque embarcation de pêcheur, toujours en grand nombre sur cette côte. Le 4, à la pointe du jour, la Junk -s'était beaucoup rapprochée des Iles des Ladrons, lorsque les soixante individus composant son équipage, armés de longs bambous et de barres de fer, se jettent sur les quatorze Français surpris sans défense au milieu de leur sommeil , les assommant avec la dernière barbarie. Ils avaient commencé par le malheureux capi- taine Saint-Roman , et onze autres étaient déjà tombés sous leurs coups, lorsqu'un nommé Francisco Mangiapan, natif de Nice , et novice à bord du Navigateur, voyant qu'il n'y avait plus d'espoir d'échapper à la férocité de ces monstres dont il avait déjà reçu quelques atteintes, au lieu d'implorer inutilement une pitié à laquelle ils étaient sourds, s'élança courageusement à la mer avec un de ses compagnons nom- mé Estevan qui, couvert de blessures, disparut bientôt sous les eaux. Mangiapan nagea plusieurs heures , jusqu'à ce qu'enfin deux barques de pêcheurs passassent près de lui. La première cependant trompa ses espérances , et il n'en reçut qu'un bout de planche qu'on lui jeta en passant. Il atteignit la seconde, et il paraît que lorsque les Chinois s'aperçurent qu'il était Européen, il y eut consultation pour

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sont pures de supercheries. D'ailleurs, si les Chinois trouvent une espèce de protection contre

savoir si on le recevrait à bord ; ce qu'il y a de certain , c'est qu'il resta près d'un quart d'heure accroché au gou- vernail , avant que personne lui jetât le bout de corde dont tous ces pêcheurs s'étaient d'abord munis dans cette bonne in- tention. Enfin, ils remplirent cet acte d'humanité et l'ame- nèrent à Macao, dans la nuit du 4 au 5 août.

Aussitôt que le Procureur de Macao en fut informé, il re- çut la déclaration de Mangiapan , et, sur sa déposition, il écrivit de suite aux Mandarins chinois dans les termes les plus forts, pour demander, au nom du Roi de France, justice de l'attentat commis envers ses sujets. Cette affaire, portée devant l'Empereur, fut prise en grande considération, et donna lieu à une correspondance suivie entre les Manda- rins et le Procureur de Macao, dont le résultat fat l'arresta- tion et la punition des coupables. On ne saurait donner trop d'éloges au Gouvernement de Macao, pour sa conduite dans cette occasion , ni trop admirer la sagesse , la fermeté et l'intelligence que déployèrent les Mandarins chinois , pour s'assurer de la personne des assassins , puisque , malgré la distance qui sépare Canton du port d'Emoy, dans la pro- vince de Fokien , ils se trouvèrent saisis à leur arrivée sur la côte de cette province, convaincus, et mis dans des cages, pour être apportés à Canton.

Un décret impérial les avait déjà condamnés à perdre la tête; mais à leur arrivée à Canton, le Kuang-Chow-Foo voulut les confronter avec Mangiapan , qu'il fit venir de Macao , accompagné d'un Commissaire expédié à cet effet.

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les étrangers qu'ils volent, il n'en est pas de même des Chinois entre eux.

Pendant toute la procédure, qui dura près de six mois, cet homme fut nourri et entretenu par le gouvernement chi- nois qui lui accorda 4taëls par mois (environ 28 francs); et, aux approches de l'hiver, assez rigoureux dans ce pays, il re- çut 100 piastres pour se procurer des vêtements ; mais au- paravant que les Mandarins se fussent occupés de cet objet, le Sénat de Macao avait déjà arréié qu'il y serait pourvu, aux frais du Roi de Portugal , et avait satisfait à ses pre- miers besoins.

Le 2 i janvier 1829, la maison d'assemblée des Hanisfes à Canton se trouva préparée ; un tribunal érigé , et des sièges disposés pour les Juges et le Kuang-Chow-Foo qui devait présider la confronlaiion des criminels avec 31angia- pan. Le lieu de la cérémonie était une salle ouverte sur une cour carrée, occupée par une garde militaire et remplie de spectateurs , les Européens étant les plus rapprochés du tri- bunal , et placés de manière à voir parfaitement ce qui al- lait se passer.

Une foule immense de Chinois encombrait toutes les rues adjacentes, et les étrangers ne pouvaient s'y faire jour qu'avec le secours des soldats de la police, chargés de pro- téger leur entrée. Au fond de la salle d'audience , était adossé au mur un autel , orné comme les nôtres , de candé- labres, de fleurs artificielles, de cassolettes, de trépieds, etc., et au-dessus de l'autel, une grande image coloriée semblait représenter une Divinité , l'Empereur , ou quelque grand législateur, peut-être Confucius.

Vers raidi , les prisonniers parurent, portés dans des cages

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Les quais des Factories à Canton sont pres- que partout occupés par de petites échoppes

de bambou si petites, qu'ils étaient obligés de s'y tenir plies dans la position la plus gênante; car, bien qu'ils eussent pu passer la tête par un trou rond pratiqué, à cette inten- tion, dans le dessus de la cage, aucun d'eux ne semblait vouloir profiter de cet adoucissement, craignant sans doute les regards des spectateurs ils auraient pu lire en même tems l'indignation qu'inspirait le crime affreux qu'ils avaient commis, et la compassion que faisait naître leur dé- plorable situation ; car souvent le ressentiment s'éteint dans le cœur de l'homme avant que sa vengeance soit com- plète. Chaque cage portail le nom du coupable et le genre de supplice auquel il était condamné ; il avait en outre de petites chaînes autour du cou et des bras.

A deux heures, le Kwan-Chow-Foo arriva avec sa suite, et aussitôt qu'il eut pris place sur son siège , les huissiers annoncèrent à haute voix l'ouverture de la séance. Alors les coupables furent amenés successivement par trois et par cinq, et forcés de s'agenouiller devant Mangiapan, qui les reconnut tous très-promptement. A mesure que l'identité du criminel était constatée de cette manière , le Magistrat faisait une marque à côté de son nom avec de l'encre rouge.

Parmi les derniers condamnés qui furent présentés à Mangiapan , était un homme d'environ cinquante ans , dont laçage portait ces mots terribles Chan-Fan (pour être dé- capité) , à côté de son nom , Tsae-Kung-Chao, et dont l'ex- térieur annonçait que sa situation dans le monde était au- dessus de celle de ses complices. Bien avant l'arrivée du Magistrat , il ayait cherché à intéresser les étrangers par

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Janvier 1829» Ton voit des rôtisseurs , des pâtissiers , des perruquiers, et, au milieu de tout cela, une

ses regards suppliants et les signes qu'il faisait. Le Docteur M***, ministre attaché à la Compagnie Anglaise, connais- sant et parlant parfaitement la langue chinoise, s'étant ap- proché de lui, pour lui demander ce qu'il désirait, eut beaucoup de peine à l'entendre , parceque cet homme se servait du langage de Fokien ; mais il lie lui fut cependant pas difficile de comprendre qu'il se prétendait faussement accusé, et que les tourments de la torture lui avaient seuls arraché l'aveu d'avoir tué trois Français de sa main. Sa contenance et son air de sincérité émurent vivement tous les spectateurs, et le Docteur M***, poussé par un sentiment bien louable d'humanité, adressa, au nom de tous les étran- gers , en faveur de cet homme , un discours au Kwang- Chow-Foo dont il parut fort touché ; et lorsque cet accusé fut présenté à Mangiapan , il le reconnut pour le même Chinois qui, avant l'assassinat, avait cherché à l'avertir du danger qu'il courait et des projets de l'équipage dte la Junk. Cependant il chercha en vain une protubérance, sans doute accidentelle, qu'il devait avoir à la tête, mais il retrouva une marque qu'il portait au visage ; et d'ailleurs le plaisir qu'il sembla éprouver à sauver la vie à cet homme , aurait suffi pour prouver son innocence , dont le Kwang-Chow- Foo parut convaincu ; car, quoiqu'il fut comme les autres enfermé de nouveau dans sa cage, le Magistrat écrivit une note et ne fit pas de marque rouge sur son écriteau. La séance fut alors levée ; le Kwang-Ghow-Foo et sa suite sor- tirent par une porte latérale , et les prisonniers furent re- portes en lieu de sûreté.

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grande quantité de fainéants. Les barbiers sur- tout y fourmillent : leur matériel se compose

La sentence des criminels devait être mise à exécution le 28 janvier , mais quelques formalités la retardèrent jus- qu'au 50 du même mois. Une petite place , à un mille au Sud-Est des Factories , resserrée entre un mur et le der- rière de quelques maisons , présentant à l'une de ses ex- trémités une salle ouverte pour les officiers delà justice, fut désignée pour le lieu de cette tragique cérémonie. Dès le matin, les avenues en furent occupées par des forces mili- taires , qui n'y laissèrent pénétrer que Mangiapan et ceux des étrangers qui n'eurent pas horreur d'un tel spectacle, et dont plusieurs revinrent avec leurs vêtements tachés du sang de ces misérables.

A dix heures , le An-Ghatze ( Président), le Kwang-Chow- Foo (Censeur), le Namkoy-Yune , le Puan-Yu-Yune (Magis- trats), le Tso-Heep et le Chung-Heep (Mandarins mili- taires) , arrivèrent et se placèrent sur les sièges qui leur étaient préparés. Alors on apporta les condamnés dans des paniers , chacun ayant sa sentence écrite derrière le dos, et ils furent placés à genoux sur une ligne dont l'extrémité touchait presque le groupe des spectateurs, et l'un d'eux fut attaché à une croix, comme le plus coupable. Les exé- cuteurs, au nombre de six, armés chacun d'un sabre à deux tranchants très-affilés, de trois pieds de long sur deux pouces de large , se tenaient derrière les six premiers , prêts à frapper ; et, à un signal du Ghang-Heep , ils firent rouler à terre , d'un seul coup, les six premières têtes, et l'exécu- tion continua avec la même rapidité jusqu'au dernier, sans que l'on entendît pousser un soupir ni jeter un cri.

II. 25

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Janyier 182^, d'une chaise surmontée d'un parasol ou d'une girandole, d'un pot à eau avec sa cuvette, d'un rasoir, d'un peigne, et de quelques petits ins* truments propres à nétoyer les oreilles.* Tout le monde sait que les Chinois ont la tête rasée, à l'exception d'un toupet qui pend en une grosse tïesse derrière leurs épaules, ou qu'ils se roulent sur le sommet du chef. De sorte que, pour en— tretenir la chevelure en cet état , ils se font ra— ser les cheveux aussi souvent que nous la harhe.

On ne voit pas la variété de couleurs qui bigarrent nos places publiques. Le vêtement des gens du peuple se compose d'un pantalon large.

Celui qui était attaché à la croix était destiné à un supplice plus recherché , et l'on prétendait qu'il devait être coupé par morceaux, maison se contenta de lui faire très-vive- ment une entaille sur le front et les deux bras , et presque simultanément il reçut un coup de poignard au cœur, qui termina son existence. Après l'exécution, les tètes des sup- pliciés, au nombre de 17, furent envoyées à Macao, pour y être exposées dans des cages pour l'exemple, et prouver au Gouvernement de cette ville qu'on avait fait droit à sa ré' flamation.

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de coton bleu ou brun , et d'une veste longue et ample de la même étoffe, avec un collet bleu- ciel, serré au cou. Quelques-uns, au lieu du pan- talon, ont la culotte attachée au genou, sur des bas de toile blanche. Des babouches dont le bout est carré et relevé forment leur chaussure. Les désœuvrés^, réunis en cercle, au nombre de cinq à six, jouent au volant sur la place; mais, comme si toutes les habitudes de ce peu- ple devaient contraster avec les nôtres, ce n'est ni avec la main , ni avec la raquette, qu'ils ren- voient le volant; c'est avec le pied. Or, je dé- fierais un autre qu'un Chinois, de s'en servir comme ils le font dans cet exercice ; car, pour lancer en l'air le volant, ils retournent la plante en dessus, tantôt par-devant, tantôt par-der- rière, avec des mouvements et des positions si bizarres, que les peintures que l'on voit sur leurs porcelaines et sur leurs paravents peuvent seules en donner une idée exacte ; elles sont éminemment vraies; et ainsi qu'il n'apparte-

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nait qu'à César d'écrire ses Commentaires , il n'est que les Chinois pour se peindre tels qu'ils sont.

De tous côtés, en Chine, on retrouve des ob- jets, des industries, des usages, analogues à ceux d'Europe; mais presque tous ces usages, ces industries, ces objets, sont l'inverse des nôtres. Nous venons de voir d'abord que , pendant que nous jouons au volant avec la main , ils y jouent avec le pied ; dans leurs rues comme dans les nôtres, on remarque une multitude d'enseignes ; chez nous elles sont horisontales , elles pen- dent verticalement; nous vendons le poisson mort (du moins en France) , les Chinois le ven- dent vivant; les toits de nos maisons se com- posent de plans ou de dômes convexes ; les leurs sont retournés en gouttières; l'avant de nos vaisseaux s'amincit, pour offrir moins de ré- sistance à l'air et à l'eau; eux le terminent au- dessus de la flottaison , par un tympan ou plan vertical, perpendiculaire à la quille; nous écri-

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Janvier 1829. vons de gauche à droite liorisontalement, ils écrivent de droite à gauche verticalement ; nous calculons avec des chiffres , ils calculent avec des houles; chacun chez nous reconnaît que terre est ronde, le vulgaire chinois prétend qu'elle est carrée, et que la Chine, dans un carré inscrit, en occupe la moitié. Je pourrais étendre beaucoup ces contrastes; mais ceux-ci suffisent à faire voir comment les Chinois sont parvenus presque au même degré de civilisation et d'industrie, en procédant par des voies pres- que toujours opposées en apparence.

Personne n'ignore le respect des Chinois pour la mémoire de leurs ancêtres. Ils leur élèvent de magnifiques tombeaux , et rendent à leurs mânes un culte presque divin. îls choisissent avec le plus grand soin le lieu de la sépulture , qui est ordinairement le penchant d'une colline dont le sol est bien sec. Le tombeau de forme de- mi-circulaire, creusé dans la terre et adossé à la montagne, est orné, suivant l'opulence du mort,

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Janvier 1829.

de sculptures et de bas-reliefs d'un goût étrange; mais souvent d'une exéculion parfaite. A une lieue au Nord-Est de Canton, il y a une suite de hauteurs dont les flancs sont couverts de monuments funéraires que Ton aperçoit de fort loin. A Wampoa même, sur les collines de la rive droite, on en voit une grande quantité : j'ailai un jour les visiter, et je dessinai celui dont la forme et la richesse me frappèrent da- vantage. Mais quand de simples particuliers font de si grandes dépenses pour cet objet , on conçoit quelle doit être la magnificence des tombeaux des Empereurs, presque toujours finis ou du moins commencés de leur vivant.

Le mausolée de l'Empereur régnant fut en- trepris aussitôt son avènement au trône. Les Ministres Minko, Foé-Kéun-Yuen et Yingho, furent chargés de l'intendance de ces travaux. Ils firent à cette occasion un voyage sur les lieux , dans le but principal de déterminer la place de cette demeure souterraine et de choi-»

AUTOUR DU MONDE. 391

Jan-vier 1829.

sîr un terrain Lien sec. Des géomanciens les ac- compagnaient pour les aider de leurs connais- sances. L'un d'eux, nommé SungSzé, après avoir désigné un endroit, recommanda aux trois Di- recteurs d'avancer cent cobs (cent pieds) plus loin en excavant ; mais il paraît que ceux-ci, pour leur malheur, ne jugeant pas convenable de suivre l'avis du savant, ne firent pas creuser à la moitié de cette distança.

Soit qu'en effet 'le géomancien eût bien cal- culé, soit qu'on se fût trop pressé de terminer l'ouvrage ou qu'on eût apporté de la négligence dans l'exécution, on s'aperçut trop tard que l'eau filtrait à l'intérieur du monument ; et, aprèsbien des essais inutiles , on désespéra de l'étanclier.

Cependant l'Empereur voulut profiter d'une visite qu'il faisait au tombeau de ses pères, pour examinercelui qu'onlui destinait après sa mort ; et ayant remarqué par ses yeux ou par ceux des courtisans , toujours prêts à se perdre les uns les autres , le défaut capital de sa dernière

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Janvier 182^. demeure , il entra dans une grande fureur , et il résolut de punir, d'une manière exemplaire , ce qu'il appelait la trahison de ses Ministres. Minko Tenait de mourir, mais il laissait des en- fants qui pouvaient payer pour leur père : son fils aine fut mis à mort. Le ministre Foé-Kéun- Yuen, âgé de quatre-vingts ans, s'était retiré du Gouvernement, comblé des plus grands hon- neurs. Dans le premier moment de sa colère, il le condamna au dernier supplice ; mais plus tard , prenant en considération ses longs ser- vices , il se contenta de lui retirer ses dignités et de l'exiler. Yungho pour lequel l'Impéra- trice intercéda, au lieu d'avoir la tête tranchée, perdit ses boutons de Mandarin , et fut rélégué de l'autre côté de la rivière du Dragon-Noir, pour y être assujéti à des travaux pénibles : sa Majesté motivant cet acte de clémence sur ce que l'offense lui était personnelle. Plusieurs cen- taines d'officiers inférieurs furent impliqués dans ce délit et punis sévèrement.

AUTOUR DU MONDE. 393

Février 1859.

Le 21 , nous ayions terminé le chargement à Canton , mais nous avions encore une certaine quantité de marchandises à prendre à l'île de Lintin , située hors de l'embouchure du fleuve. Nous quittâmes Wampoa dans la soirée , et le 23 , nous mouillâmes sur la rade de cette île, près d'un navire américain duquel nous devions recevoir le reste de la cargaison.

Le mouillage de Lintin , à environ six lieues au Nord-Est de Macao , est fréquenté par les navires qui ne veulent pas remonter immédia- tement à Canton. Sur l'île qui l'abrite , il n'y a pas d'autorités chinoises permanentes ; et, quoique la petite ville que l'on voit dans sa par-^ tie occidentale soit habitée par des Chinois, les étrangers qui séjournent sur la rade se regar- dent comme hors des limites du gouvernement de la Chine.

Beaucoup de maisons de commerce de Can- ton y tiennent des navires mouillés toute l'an- née, pour servir de magasins l'on reçoit,

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Février 1829. pour un fret modéré, toutes sortes de mar- chandises. Les bâtiments qui sont dans la né- cessité de remonter le fleuve, passent à Lintin, et mettent à profit l'espace dont ils peuvent dis- poser, en prenant de ces marchandises. Le fret ordinaire, de Lintin à Canton, est d'une demi- piastre par pécul , ou environ quarante francs par tonneau.

C'est surtout par les navires qui font le com- merce de l'opium que ce moyen est mis en usage. L'introduction de ce précieux article étant prohibée parles lois chinoises, il ne peut entrer que par la fraude. Il est d'abord déposé dans ces bâtiments-magasins; et c'est que les bateaux chinois viennent le chercher, par pe- tites quantités de caisses, à mesure qu'il se vend à Canton se font les transactions.

La mort serait peut-être la moindre peine que l'on ferait subir au Chinois convaincu d'a- voir introduit de l'opium : cela n'empêche pas qu'il ne s'en soit vendu pour treize millions de

AUTOUR DU MONDE. 395

Février 18-2Î).

piastres dans le cours de l'année 1828, et pro- bablement davantage en 1829 (V. tableau ci- après) ; c'est que l'habitude de fumer cette gomme est devenue si générale dans tout l'Empire , que chacun, depuis le dernier batelier jusqu'au Mandarin ministre, est intéressé à ce que per- sonne ne soit arrêté pour ce délit.

Il est même présumable que cette loi prohi- bitive n'existe encore que pour la conservation d'un principe dont l'infraction est tolérée par l'Empereur lui-même. Le Yice-Roi de Canton est obligé, pour l'acquit de sa conscience, d'en- voyer, une ou deux fois l'année, des bâtiments de guerre pour visiter les navires qui se trou- vent sur la rade de Lintin; mais on a bien soin de faire connaître ces visites aux capitaines, et aussitôt qu'ils sont avertis , ils se disposent à s'éloigner. Le jour de la visite, ils appareillent, se tiennent pendant vingt-quatre heures hors de vue, et reviennent ensuite reprendre leur poste, ils sont tranquilles pour six mois. Les bâti-

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AUTOUR DU MONDE. 397

Février îS-29. ments qui n'ont à bord que des marchandises non prohibées, ne prennent même. pas le large, et les Mandarins se contentent d'une raison quelconque , pour approuver leur séjour à Lintin.

Les bateaux employés pour l'introduction de l'opium, sont des embarcations d'une grande vitesse, que les Chinois désignent sous le nom anglais de Fast-Boats, et qui sont montés de quarante hommes bien armés. On les voit sou- vent, poursuivis par les canonnières des Man- darins, riposter coup pour coup ; mais jamais il n'arrive qu'ils soient arrêtés, ce n'est qu'une comédie : les Mandarins y perdraient plus que les marchands qui leur tiennent compte de leur négligence.

Les Chinois ne font pas usage de l'opium de la même manière que les Turcs , les Persans , et d'autres peuples de l'Asie. Ceux-ci le mâchent, soit pur, soit mêlé avec d'autres substances qui en diminuent l'amertume et en atténuent la

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Février 1829. vertu. Pris de cette manière, l'opium produit des effets violents , destructeurs de la santé et des facultés intellectuelles. Quoique les mêmes effets puissent avoir lieu chez les Chinois, ce ne peut être qu'à la longue et en faisant un usage immodéré de ce narcotique. Ils le fument au moyen d'une pipe d'une forme particulière. C'est un tuyau de bambou sur lequel est adapté, dans une ouverture latérale , un fourneau d'ar- gile, en forme d'urne fermée, percé à son sommet d'un petit trou très-délié.

Une des extrémités du bambou est close par le nœud même de la plante; l'autre est ouverte et destinée à s'appliquer à la bouche. Quand l'opium est réduit à la consistance d'une pâte molle, on en prend une petite parcelle, de la grosseur d'une lentille, sur le bout d'une longue aiguille d'acier, et, après l'avoir d'abord fait sécher, à plusieurs reprises, à la flamme d'une lampe ou d'une bougie, et l'avoir introduit dans le trou du fourneau ; on l'approche de la

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Terrier 1829. flamme; et, pendant qu'elle brûle, on en aspire la fumée par le bout libre du bambou.

Les dispositions particulières du fumeur, l'habitude plus ou moins grande qu'il a de cette substance, déterminent la quantité d'aspira- tions dont il a besoin pour parvenir à l'état de bien-être qu'il cherche. Cette situation est as- sez difficile à décrire : le corps et l'esprit en sont en même tems affectés, quoique d'une ma- nière différente. Je m'explique ; pendant qu'une langueur délicieuse se manifeste dans toutes les habitudes du corps et fait disparaître jusqu'au sentiment des petites incommodités qu'on pou- vait éprouver auparavant , l'imagination , au contraire, est échauffée et s'exalte; la pensée plus nette s'étend davantage et franchit les bornes habituelles de l'esprit ; l'àme se laisse aller aux sensations les plus douces; le doute, l'ennui, le dégoût, sont remplacés par la gaité et l'espérance ; cet état enfin n'est pas l'i- yresse; mais, comme une épuration, une régé-

400 VOYAGE

Février 1829.

nération des facultés physiques et morales.

Le 25 , toutes nos opérations de Lintin étant terminées, nous mîmes à la voile; et, deux heures après, nous mouillâmes sur la rade de Macao; j'allai aussitôt à terre j'avais quel- ques affaires à régler. Je vis dans cette ville le pèreLamiot, vieillard respectahle, et homme d'un grand mérite. C'était le dernier Mission- naire qui fût resté à Pékin ; même après la chute de ses collègues , il y avait joui long-tems d'une grande considération, et il avait le titre et les boutons de Mandarin ; mais il avait enfin été forcé de se retirer. Ses manières , encore fran- çaises, contrastaient avec le costume chinois qu'il continuait à porter.

Il existe à Macao la volière la plus com- plète, peut-être, qu'on ait tenté de former. Il est vrai qu'aucun lieu n'était plus convenable pour la peupler des oiseaux les plus rares et les plus magnifiques. A la porte de la Chine, très- favori sée à cet égard, près de la Cochinchine

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Février 1829.

qui , avec un climat plus doux , possède encore d'autres familles , non loin du Japon la na- ture est encore plus remarquable qu'à la Chine, à portée des Philippines, des^Moluques, de Bornéo et de tous les archipels de l'Inde, Macao que visitent chaque année les nombreux navires venant de tous ces lieux, une tem- pérature douce et chaude permet de transpor- ter sans danger les animaux de toutes les lati- tudes , Macao , dis-je , se trouve dans une situa- tion éminemment propre à une collection de ce genre.

Cette volière est au centre de la ville, dans un vaste jardin s'élève une fort belle maison. Quelques amis voulant sans doute me ménager une surprise , m'introduisirent chez le proprié- taire qui , après un excellent déjeuner, nous in- vita à passer dans le salon. Quel fut mon éton- nement, lorsque, par trois hautes fenêtres vitrées , je vis tout l'intérieur d'une immense cage renfermant environ mille couples d'oi- 11, 26

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Février 1829*.

seaux ; car on a eu soin de réunir le mâle et la femelle. Le plan de cette grande habitation est un parallélogramme rectangle, dont une des faces principales est en partie occupée par le pignon de la maison ; mais elle le dépasse en- core de chaque côté, de sorte qu'elle peut avoir quatre-vingts pieds de longueur sur une lar- geur de quarante : elle se termine par une voûte, élevée d'au moins trente-cinq pieds. Tous les montants nécessaires à sa solidité , ainsi que les principales pièces du cintre, sont des barres de cuivre d'une dimension convenable , et tout le reste se compose de fils de laiton de la gros- seur d'un petit tuyau de plume , assez serrés pour interdire le passage aux plus petites des espèces qu'ils sont destinés à retenir.

Deux très-beaux arbres, dont l'un est un oranger de trente pieds d'élévation , sont enve- loppés sous ce dôme et servent de retraite et d'abri aux habitants de cette belle prison. Vers Tune des extrémités , des quartiers de ro-

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révricr 1829.

chers mêlés de mousse et de plantes aquatiques, forment le dossier d'une fontaine abondante ils viennent se baigner et s'abreuver; mais quelques genres s'y tiennent plus particulière- ment ; c'est sur le bord du bassin qu'elle ali- mente que l'on voit ces belles espèces de canards que la nature s'est plu à décorer des plus riches couleurs.

Il me serait impossible d'énumérer la variété des oiseaux que je vis dans cette enceinte : une journée entière eût à peine suffi pour écrire leurs noms. Mais, parmi les familles qui me frappèrent par leur beauté ou leur singularité, je remarquai d'abord plusieurs espèces de fai- sans : le faisan argenté , le faisan doré , et le faisan à médaillon. Celui-ci surtout me parut fort remarquable ; la couleur dominante de son plumage est un rouge rembruni ; mais , sur ce fond , sont partout semés des yeux analogues à ceux que l'on voit sur la queue du paon. Dans toutes les variétés de ce genre , la femelle, con-

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Février 182^.

sidérablement plus petite que le mâle, est du plumage le plus commun.

La famille des pigeons était très-nombreuse : il y en avait de toutes les couleurs. Le plus grand , que Ton me nomma pigeon impérial , est de la grosseur d'un dindon, et porte sur la tête une aigrette composée de plumes déliées qui , en se croisant , forment une espèce de den-. telle ; il est couleur d'ardoise. Le plus singulier de ce genre est celui qu'on me désigna sous le nom de pigeon au coup de poignard : en ef- fet, sur sa gorge gris de perle, paraît une tache qui imite si bien le sang , qué je le pris d'abord pour un oiseau blessé. Ce fut aussi que je vis, pour la première fois, l'oiseau de paradis vi- vant. Il n'y en avait que d'une espèce ; c'était celle à dos brun et tête et gorge d'éméraude. Cet oiseau a certainement le plus beau plu- mage qu'on puisse voir; mais s'il l'emporte sur tous les autres oiseaux par cet avantage, au- cun non plus ne l'égale par la grâce des mouve-

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Mars 1829.

ments. Ce charmant animal est ravissant, lorsqu'il porte en avant ses deux ailes dont il s'entoure la tête, à la manière des Chérubins , et , qu'au moyen des légères plumes de sa queue, il s'environne d'un réseau vaporeux , comme une comète.

Je n'ai pas besoin de dire que certaines es- pèces d'oiseaux sont soigneusement écartées de cette réunion paisible ils n'eussent pu figu- rer sans jeter un désordre funeste ; on n'y voit ni aigles, ni vautours, ni aucun oiseau de proie.

Cette volière n'est pas la seule rareté que l'on trouve dans ce jardin ; il réunit plusieurs milliers d'arbres et de plantes exotiques rassem- blés à grands frais. C'est avec l'aide de ces distractions et d'une dépense annuelle de cin- quante mille francs, que le propriétaire de cette délicieuse demeure se console de sa dernière faillite à Canton.

XXIII

Départ de Macao. Le Détroit de Gaspard. Les Iles et le Détroit de la Sonde. Le Mouillage d'Anière. L'Ile Maurice. Réfulation du capitaine Hall. Les Trombes. Sainte-Hélène. Retour en France.

Le 26, je retournai à bord, et vers midi, nous levâmes Tancre pour quitter définitive- ment les côtes de la Chine et effectuer notre retour.

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Mars 1829.

Je ne m'arrêterai pas à parler en détail de la traversée de Chine en Europe; ces voyages, qui se renouvellent tous les jours, sont trop connus pour fournir à des observations intéressantes. Le but de cette relation était, comme je l'ai an- noncé , de décrire les pays encore peu explorés l'opération que je dirigeais m'a conduit. Je ne puis décider par moi-même si j'ai ou non rempli cet objet. Il ne dépendait pas de moi d'apprécier, d'observer et de définir, avec plus ou moins de talent , les objets qui ont passé de- vant moi pendant cette longue pérégrination ; tout ce que j'ai pu faire a été de porter à la vé- rité le respect le plus scrupuleux.

En quittant Macao , nous dirigeâmes notre route vers le détroit de Gaspard, et, favorisés par la mousson du Nord-Est qui nous conduisit jusque-là, nous y arrivâmes le 14 mars. Ce passage , en apparence assez large , est resser- ré par des écueils sous-marins qui en rétré- cissent l'ouverture. C'est à son entrée Nord que

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Mars 1829.

se trouve surtout la roche cachée, sur laquelle se perdit la frégate TAlceste , qui ramenait en Angleterre lord Amherst, en janvier 18J7. Ainsi l'on peut dire que l'ambassade anglaise fit deux fois naufrage ; car, sans pouvoir péné- trer au-delà des anti-chambres, elle échoua d'abord devant la foule des valets de l'Empe- reur , qui lui fit éprouver cent mystifications , et puis la frégate vint toucher sur la côte de Pulo-Leat et coula si promptement, qu'à peine l'équipage et les passagers purent se sauver sur cet îlot d'où ils passèrent à Batavia.

A la faveur d'un fort courant qui, dans cette saison, débouche des mers de Chine par tous les canaux, nous fûmes plutôt entraînés que nous ne nous avançâmes dans le détroit de Gas- pard. D'abord, un fort grain de Nord-Ouest nous y avait poussés ; mais , à peine engagés , nous y trouvâmes du calme et de petites brises contraires, tout au plus suffisantes pour ma- nœuvrer le navire. Un vaisseau de la Compa-

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Mars 1829*

gnie des Indes était près de nous. Plusieurs per- sonnes furent surprises de voir cette énorme masse évoluer avec tout autant de facilité que notre navire , tout léger et tout svelte qu'il pa- rût en comparaison. C'est qu'il existe chez beaucoup de marins une idée qui n'est qu'un préjugé sans fondement. Beaucoup parmi nous s'imaginent que, dans les tems calmes surtout, un petit navire bien taillé et bien élégant doit avoir de l'avantage sur un grand vaisseau dont les formes paraissent, au premier coup-d'œil, peu propres à la locomotion : c'est une erreur complète dont il est bon de se détromper. Si la surface de la mer était toujours droite et unie comme un miroir, la supériorité d'un grand navire serait certainement moins sensible; ce- pendant il resterait toujours une raison physi- que en sa faveur ; celle qui provient de la suc- cession d'un plus grand nombre de points ou molécules qui se poussent , et qui font que le corps qui en est composé possède une plus

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Mars 1829.

grande puissance , comparativement à la résis- tance de l'eau. En outre, les navires d'une grande dimension exigeant moins de largeur relative , leur forme plus allongée tend encore à augmenter leur force d'impulsion.

Mais il n'arrive presque jamais que la mer offre cet état de quiétisme ; sa disposition habi- tuelle est une agitation qui se manifeste par un simple balancement ou par des ondulations plus ou moins vives , ou par des vagues courtes et profondes. De ces inégalités naît le premier obstacle qui s'oppose au progrès d'un navire. Il résulte de que , si la hauteur, la direction et la vitesse d'une vague exercent une influence quelconque sur un navire d'une dimension don- née , cette influence se fera d'autant moins sen- tir, que la masse sera plus grande ; c'est-à-dire, que l'effet retardateur est en raison inverse du volume sur lequel il agit.

Pendant que je me livrais à ces réflexions qu'avait fait naître l'étonnement de quelques-

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Mars 1829.

uns de mes compagnons de voyage, passaient devant nos yeux, comme dans le cercle d'une lanterne magique , les côtes vertes de File de Pulo-Lepa et celles encore plus rapprochées de Pulot-Leat. Sur un fond de rochers, peu éle- vé, croît une épaisse végétation d'arhres va- riés, dont le hranchage chevelu ne laisse rien à découvert et vient même souvent tremper dans la mer ses rameaux flexibles, chargés des guir- landes que les lianes y attachent, comme des ponts lancés d'un massif à l'autre.

, le Gibbon se joue et se balance parmi une foule d'autres singes. Rassasié par une nourri- ture abondante et facile, on le voit prendre plaisir à détruire les fruits qu'il ne peut plus manger, briser le feuillage par passe-temps, et, par ses cris et ses bonds , répandre l'effroi au milieu des oiseaux nichés sous ces voûtes de verdure. Quelquefois, jetant alternativement ses bras longs et nerveux autour d'un de ces cordages verdoyants, il va se suspendre immo-

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Mars 1829.

biJe entre deux arbres, et Ton dirait alors un pirate malais, accroché pour Texemple.

Les myriades de petites îles qui remplissent presque l'espace compris entre Java, Sumatra et Bornéo, ont toutes cet aspect : ce sont comme des oasis au milieu du désert. Rien n'est plus ravissant à Tceil, qui les considère, à une certaine distance , comme une troupe de nymphes au bain.

Je me souviens encore des sensations déli- cieuses qu'elles m'inspirèrent dans ma jeunesse, la première fois que je rangeai de près leurs ri- vages. Elles m'apparurent comme autant de jardins enchantés, avec leur fraîcheur, leur verdure toujours jeune, leurs fourrés mysté- rieux et leurs festons. Si quelqu'un m'eût dit alors ; Celle-ci est à vous; habitez-la avec un objet de votre choix ; je crois que je se- rais devenu fou de bonheur.

Mais c'était encore un rêve de cet âge qui embellit tout. J'ignorais que là, sous ces dais

414 VOYAGE

Mars 1829.

de feuillage , la mort règne en souveraine , et qu'elle n*y attend que des victimes; que l'air étouffé et délétère qui circule péniblement sous ces dômes impénétrables, est un véritable poi- son qu'on ne peut respirer sans mourir. Dans mon inexpérience , je ne voyais pas que tous ces beaux arbres ne croissent que dans les fentes de rochers inégaux et tranchants. J'étais sur- tout bien loin de penser que ces îlots, d'une si amoureuse apparence , ont toujours servi de re- traite au brigandage , et que , sur leurs Pros , les forbans malais , enivrés d'opium , épient navire qu'ils veulent surprendre, et qu'ils sem- blent attaquer, moins pour piller que pour égorger.

En approchant du détroit de la Sonde , nous trouvâmes le vent contraire , mais le courant était tellement fort et si favorable, que notre route en zigzag équivalait à celle que nous eus- sions pu faire en ligne droite , avec la même brise , sur une mer sans cours. Nous y trou-

AUTOUR DU MONDE. 415

Mars 1829.

vions seulement l'avantage d'observer les côtes et les îles du détroit sous un plus grand nombre de faces. L'aspect des terres avait changé de nature ; ce n'étaient plus ces îles rases et boi- sées que nous venions de quitter ; les terres avaient pris un caractère plus noble et plus sé- vère. Après avoir passé la pointe Saint-Nico- las, nue, aride et escarpée, le rivage près du- quel nous allions à chaque instant virer de bord était bordé d'une jolie plage d'un sable bleuâtre , sans doute composé plutôt de molé- cules de lave ou de basalte, que des éléments qui forment les sables jaunes d'Europe. Venait ensuite une bande large et droite, couverte de cocotiers dont la brise agitait doucement les cimes pressées, et d'une élévation si uniforme, que , du haut des mâts on pouvait les voir cha- toyer, comme les vertes moissons des plaines de la Beauce , au mois de juin. Au-delà de cette merde feuillage, s'élevaient des collines de toutes les formes, revêtues de forêts, de hou-

416 VOYAGE

Mars ]829« quets de Lois ou d'herbe jaunissante. Ces ter- rains si accidentés, si variés dans leurs produc- tions, ressemblaient à de vastes parcs, dont ceux des plus riches seigneurs de la Grande- Bretagne ne sont que de ridicules miniatures ; c'est à désespérer un amateur de jardins an- glais.

Nous vîmes successivement la Grande-Toque, rocher élevé , accore , presque cylindrique , cou- ronné de végétation , placé dans le détroit comme un nilomètre , pour en signaler la pro- fondeur,* la Petite-Toque , située à l'entrée du Marak-Bay, et nommée ainsi à cause de sa ressemblance avec la Grande-Toque; Pulo- Marak , qui forme un bon port avec la côte de Java , et qui lire son nom de la quantité de paons sauvages qu'on y rencontre; ITle du Milieu, l'on retrouve encore ces halliers et ces bois enlacés de lianes , dont l'apparence est si engageante et si trompeuse. C'est en face de cette île que se trouve la petite ville hollandaise

AUTOUR J)U MOiVDE. 4^7

Mars 1859.

d'Aiiière, qui montre ses constructions éclat tantes de blancheur parmi les arbres, et son petit clocher par-dessus la cime des cocotiers. Cet établissement est un excellent lieu de relâche presque tous les navires qui prennent le détroit

de la Sonde s'y arrêtent, et s'y procurent, à très-bon marché, toutes sortes de provisions et de rafraîchissements. Trois navires y étaient à l'ancre lorsque nous passâmes devant sa rade mais, dans notre empressement à regagner France, aucun de nous n'eût voulu employer une heure inutilement.

Un canot hollandais vint seulement à bord chargé de fruits et de provisions dont noul achetâmes une partie. Le patron me pria d'ins- cnre sur son registre le nom du navire, sa des

tmation, et les nouvelles de mer que je pour- ra, donner. Quand j'eus satisfait à sademande li -'ouvrit une mallette remplie de lettres, ei

-e dit de regarder s'il n'y en avait pas pour n^o. ou pour mon équipage. Je n'eus pas cette

27

418 VOYAGE

Mars 1829.

satisfaction; mais je fus touché de ce procédé attentif du Gouverneur d'Anière, qui reconnaît ainsi la peine que prennent les capitaines qui passent, de lui donner des renseignements. 11 y a véritablement, dans cette communication, une pliilantropie bien digne d'éloges ; car, qu'on ne croie pas qu'aucune mesure inquisitoriale, ni aucun motif de curiosité, préside à cette investi- gation : elle n'a d'autre but que de pouvoir trans- mettre les renseignements recueillis, aux capi- taines qui se présentent à Aniére, et peut-être aux négociants de Batavia. Si j'y avais eu un intérêt quelconque, j'aurais pu de même savoir le nom de tous les navires qui avaient passé depuis un an.

Après que le maître-d'hôtel eut mis à part les objets concernant son important ministère, chacun choisit parmi les éléments de la cargai- son hollandaise, les choses qui lui plurent, soit par spéculation, soit pour sa consommation. Les uns recherchèrent la précieuse feuille, soit

i

AUTOUR DU MONDE. 419

Mars 18ii9.

à l'état de poudre sternutatoîre, soit à celui de figue pour la mastication, soit enfin sous la forme de cigares , ou frisé pour la pipe ; les autres firent tomber leur choix sur des noix de coco , pleines de leur liqueur rafraîchissante ; celui-ci marchandait une cage remplie d'oi^ seaux ou un paquet de rotin; celui-là une boîte de coquillages ou d'inspectés curieux.

Mais de tous les articles de commerce ou de gastronomie , vivants ou morts , celui qui fit le plus fortune fut l'article singe. Chacun voulut avoir le sien. Heureusement que l'embarcation n'en avait apporté que huit; car, à la jalousie visible de ceux qui n'avaient pu prendre part à celte traite, il était facile de calculer que, s'il y en eût eu autant que de matelots, tous au- raient trouvé un maître , au grand désespoir du maître-d'hôtel, du cuisinier, et j'allais dire, du capitaine lui-même, à qui ce surcroît de passagers gratis ne devait plaire que trés-mé- diocrement. Néanmoins, faisant contre fortune

42a YOYAGE

Mars I8i29.

bon cœur, il accorda d'assez bonne grâce son autorisation, et les huit pèlerins ayant préala- blement reçu les noms les plus grotesques, maintenant censés inscrits au rôle d'équipage, allèrent prendre possession du gaillard d'arrière de la chaloupe, logement de tout tems destiné à cette classe de voyageurs.

Toujours favorisés par le courant, nous ne tardâmes pas à sortir du détroit de la Sonde, en rangeant la pointe Nord-Ouest de Java, et à faire bonne route en pleine mer vers le groupe des lies de France et de Bourbon. Ile de France! je me trompe ; ce n'est plus le nom qui convient à ce boulevard, tant de fois illustré par nos armes! Disons, l'Ile Maurice. Aussi, malgré le désavantage des rades ouvertes de Saint-Denis et de Saint-Paul , je me décidai pour Bourbon ; il m'en eût trop coûté de voir, arborées sur les forts de Maurice , des couleurs que j'avais con- tribué à humilier sur ses côtes.

J'ai plusieurs fois cité le capitaine Bazile

AUTOUR BU MONDE. 421

Avril 18i>9.

Hall, dans le cours de cette narration. Il est impossible de ne pas convenir que ce savant officier anglais décrit aussi consciencieusement qu'élégamment les pays et les situations il s'est trouvé; mais, tout en rendant justice a son talent, je me crois obligé de dire, qu'à l'exemple des premiers écrivains de sa nation , sa bonne foi a fait naufrage sur les écueils de son amour-propre national , en racontant les combats qui eurent lieu dans ces parages, quel- ques mois avant la prise de Maurice. Ainsi l'immortel Walter-Scott déshonora sa plume, par les faussetés et les calomnies indignes de son nom qu'il répandit , à dessein , dans son Histoire de Napoléon et dans ses Lettres de Paul.

Notre marine fut assez malheureuse dans la dernière guerre! La Corogne, Aboukir et Tra- falgar devaient suffire à l'Angleterre! Pourquoi donc ne pas laisser, au moins intacte , la gloire des Duperré, des Bouvet et des Hamelin?

422 VOYAGE

Avril 182£^.

Le 25 août 1810, les deux frégates fran- çaises, la Belïone et la Minerve, commandées par MM. Duperré et Bouvet, la petite corvette le Victor, et le vaisseau de la Compagnie des Indes, le Ceijlan, capturé quelque tems aupa- ravant, et quelque peu armé aux dépens des deux frégates, étaient embossés dans le fond du port Sud-Est, lorsque les quatre frégates anglaises La Magicienne, le Syrius , l'Iphigénie et la Néréide , vinrent les y attaquer. Deux de ces frégates , la Magicienne et le Syrius , échouèrent à demi-portée de canon des nôtres , dans une position qui ne leur permettait l'usage que d'une partie de leurs batteries; mais les deux autres ne touchèrent pas : la Néréide vint , avec la dernière intrépidité, s'embosser à portée de pistolet de notre ligne; et l'Iphigénie aussi, quoiqu'à une distance plus respectueuse, se plaça convenablement pour combattre. Ce fut dans cette disposition que le combat s'engagea ; mais, au bout de deux heures, les embossures ayant

AUTOUR DU MONDE. 423

AYiil 18^29.

été coupées , nos deux frégates échouèrent , de manière que la Béllone masquait les trois quarts de la batterie de la Minerve; ainsi la Bellone sou- tînt presque seule le combat. On sait quel en fut le glorieux résultat : deux des frégates an- glaises furent incendiées , et les deux autres se rendirent. Le capitaine Hall convient de la su- périorité des forces anglaises et de la défaite qu'elles éprouvèrent, mais il insinue que ce désastre n'eut lieu que par Véchouage des quatre frégates^ anglaises ; c'est l'erreur bien grave que voulais relever. 11 ajoute que nos frégates étaient protégées par les batteries de terre : or, il n'y avait d'autres batteries qu'un seul canon à pivot sur la pointe du port, et qui, pour deux raisons, ne pouvait nuire aux Anglais ; d'abord , à cause de la grande distance, et puis, parceque les vaisseaux anglais étant cou- verts par les nôtres, il nous eût fait plus de mal qu'à l'ennemi. Je ne pense pas non plus que le capitaine Hall ait voulu parler de deux

424 VOYAGE

Avril 1823.

caronades que le capitaine Montaudevert avait fait monter sur la côte , hors de portée du lieu du combat, pour empêcher les Anglais de mettre le feu à sou vieux navire h Diligente , qu'il avait été obligé d'échouer là, quelques jours auparavant.

Vient une autre inexactitude du même au- teur. Le brave capitaine Bouvet, aussitôt après le combat du Port Sud-Est, sortit avec l'une des frégates anglaises capturées, Vlphigéniej qui avait été très-peu endommagée; et, réuni à la frégate VAstrée . il alla croiser dans les eaux de Bourbon. 11 rencontra la frégate* V Africaine , commandée par le capitaine Corbett, l'un des officiers les plus intrépides de la marine an- glaise. Le combat s'engagea d'abord entre cette frégate et VAstrée; mais celle-ci ayant été, dès les premières volées , désemparée de son petit hunier , tomba sous le vent , et ne put ensuite reprendre une part active à l'affaire. Alors ar- riva rfphigénie , qui joignit seule V Africaine,

AUTOUR DU MONDE. 425

Avril 18^20.

vergue à vergue, et la réduisit dans trois quarts d'heure.

Cependant, en lisant le capitaine Hall, on croirait que l'Africaine ne succomba que sous les forces réunies et simultanées de l'Iphigénie et derAstrée; ce qui serait fort différent.

Le même voyageur, en rendant compte de la prise de la frégate anglaise le Ceylan, qui eut lieu deux jours plus tard , laisse penser que ce vaisseau eut aussi affaire à deux frégates fran- çaises. Il n'en fut pas ainsi. La frégate /a Vénus, aux ordres de M. Hamelin, suivie de loin par la petite corvette le Victor, attaqua seule le Cey-- lan, et le combattit seule. La victoire ne fut pas un instant indécise ; le Ceylan ne fit que se dé- fendre en fuyant, pour tâcher d'atteindre la rade de St-Paul , se trouvaient d'autres forces an- glaises, qui arrivèrent trop tard pour le soutenir, mais trop tôt cependant pour que la Vénus dé- semparée pût emmener sa prise. Après une vi- goureuse résistance; elle succomba sous le nom-

426 VOYAGE

Mai 182d.

bre ; mais la gloire d'avoir pris seule la fré- gate le Ceylan n'en resta pas moins au com- mandant Hamelîn.

Tous ces souvenirs, glorieux et pénibles à la fois , m'eussent affecté trop vivement , à la vue des lieux témoins de tant d'événements , dont le complément fut la perte de l'Ile Mau- rice. Ce fut donc à Bourbon que nous toucbà- mes en passant. Je mis cette petite relâche à profit pour vendre une partie assez considé- rable de barils de poudre , qui me restait de la cargaison primitive , et nous continuâmes en- suite notre route vers la France.

Cette traversée , qui ne fut interrompue que par un séjour de deux heures sur la rade de l'Ile Sainte-Hélène , n'aurait offert rien d'inté- ressant, sans une situation extraordinaire et dangereuse nous nous trouvâmes, après avoir quitté Bourbon.

C'était à l'ouverture du Canal de Mozam- bique. Depuis quelques jours , nous faisions

AUTOUR DU MONDE.

Mai 1820.

route avec une brise molle et inégale du Nord- Est. Detemsà autre, s'élevaient du Nord-Ouest de gros nuages orageux qui traversaient Tat- lîiosphére, dans la direction du Sud-Est , pas- sant sur nous sans apporter de variation dans Ife vent, et nous donnant seulement quelques gouttes de pluie. Ces symptômes annonçaient cependant quelque combat entre des vents op- posés , conflit que le marin redoute , parceque le vainqueur signale ordinairement sa victoire par quelque désordre.

En effet, le 5 mai, une de ces masses de nuages prît une apparence plus sombre, qui exi- gea des précautions que nous avions négligées pour celles qui Pavaient précédée. A mesure qu'elle approchait du zénith, elle s'épaississait. Des parties s'en détachaient en tourbillonnant; des lueurs étranges , des nuances brunes et cui- vrées, et de brusques déchirements, décelaient l'orage renfermé dans ce grand réceptacle. Bientôt des éclairs le sillonnèrent de toutes

428 'VOVAGÉ

Mai 1829.

parts, et un roulement sourd se fit entendre sans interruption. Le nuage, comme une im- mense voûte , s'avançait avec rapidité et s'em- parait du ciel tout entier : on eût dit que le na- vire s'enfonçait dans une profonde caverne. Mais ce qui était surtout remarquable, c'était une pointe noirâtre, aussi nettement dessinée que le piton d'une montagne, tant elle était compacte et condensée. Chacun examinait ce sombre spectacle , et une inquiétude vague , comme un pressentiment, s'emparait de nous. Les bonnettes, les royaux, les perroquets et toutes les voiles légères, venaient d'être serrés, quand un nouveau phénomène vint se joindre à toutes ces apparences déjà si lugubres. De la partie supérieure du nuage descendirent tout-à- coup huit à dix cônes renversés qui, lançant leurs longues pointes vers la mer, se détachaient en gris d'eau sur le rideau noir prêt à nous en- velopper; et, au même instant, au-dessous de chacun d'eux, la mer, blanchissante d'écume,

AIITOIJU DU MONDE. k29

Mai 1829.

était pompée, enlevée en vapeur, et formait un autre cône dont le sommet allait se réunir au cône renversé. C'étaient des trombes! un front, une armée de trombes, marcliant avec un bruissement effrayant, semblable à ce- lui de rincendie. Il n'y a plus de tems à perdre ; on cargue la misaine et les huniers que l'équipage ferle avec la plus grande prompti- tude ; on assujétit les vergues sur leurs bras et leurs balancines ; on ferme toutes les ouvertures du pont ; on présente la poupe à l'ouragan , et l'on attend dans l'anxiété ce que vont enfanter, et cette muraille de ténèbres et ces tubes formi- dables qui ondulent comme des serpents, et semblent autant de bouches qui aspirent l'Océan pour le vomir sur le vaisseau.

Au moment nous reçûmes leur choc , le bâtiment frémit jusque dans ses parties les plus profondes ; les mâts plièrent en s'inclinant sur Tavant, les cordages se tendirent comme des verges de fer, et le navire qui , une minute au-

430 VOYAGE

Juin 1829. paravant ; était presque immobile , fut poussé avec tant de violence, qu'il fila immédiatement treize nœuds, à sec de voiles. Cependant les précautions que nous avions prises de serrer toutes les voiles et de recevoir cette bourrasque par l'arriére, sauvèrent la mâture. Le tourbil- lon ne rencontrant, pour ainsi dire, pas de prise, poussa un mugissement impuissant, et passa ; néanmoins, plusieurs manœuvres furent cassées, et notamment un bras de grand hunier, tout neuf, d'un pouce de diamètre , capable de supporter un poids de dix mille livres; mais, si un navire eût reçu ce grain extraordinaire avec quelques voiles dehors et présentant le travers , nul doute qu'il n'eût sombré ou au moins démâté. Parmi les vaisseaux qui dispa- raissent , les uns sont embrasés par l'incendie, les autres périssent sur des côtes inhospitalières, ceux-ci sont percés par la foudre, ceux-là coulent par une voie d'eau subite; mais qui nous dira si d'autres encore ne sont pas

AUTOUR DU MONDE. 431

Mai 1829. brisés, tordus, submergés par des trombes? Nous désirions prendre un supplément d'eau , en passant à Tlle Sainte-Hélène, cette pro- vision se fait très-facilement. En effet, nous y jetâmes Tancre; et, au bout de deux heures, nous fûmes prêts à remettre sous voile. Un ' autre bâtiment français y arrivait en même tems que nous, et les passagers avaient de- mandé qu'on leur accordât un jour pour visiter le tombeau de Napoléon. Presque aucun des capitaines , qui reviennent aujourd'hui des Indes, ne refusent une semblable permission à leurs passagers , et cette visite est devenue un véritable pèlerinage. On nous invita donc à nous joindre à la société qui se disposait à mon- ter à cheval; cependant, après plus de trois ans d'absence , les heures nous semblaient trop précieuses, et, malgré l'intérêt bien vif que nous présentait cette partie, nous n'accep- tâmes pas ; mais une tristesse inconnue saisis- sait nos cœurs, à la vue de ce rocher, qui res-

432 VOYxVGE

Juillet 1829.

tera dans les siècles comme le monument d'une grande infortune, d'une honteuse injustice, et d'une basse vengeance.

Vers les Açores , nous eûmes quelques jours de calme dont nous profitâmes pour peindre et peigner noire nsiyiref qui arriva au Havre, le 19 juillet 1829, aussi frais et aussi propre qu'il en était parti : ce qui fut une cause d'étonnement pour bien des personnes, qui s'imaginent qu'un navire, venant d'accomplir le Tour du Globe, ne doit plus être qu'une carcasse.

FIN DU TOME SECOND,

TABLE

DES MATIERES DU SECOND VOLUME,

Page Chapitre XI. Désertion de trois Indiens.— Trait de Pomponio. Histoire tragique de Valerio. Départ de San-Pedro. Arrivée à San-Diego. Description de ce port. Saleté de la Mission. Abondance de gi- bier. — La grande chasse au lièvre par les Indiens. Voyage à Mazatlan. Difficul- tés avec la Douane. Situation politique du Mexique. Los Yorkinos et Los Escoceses. Ketour à San-Diego. 1

Chap, XIÏ. Retour à San-Diego. Voyage à San-Luis-Rey. Sang-froid d'un Indien. Description de la Mission. Courses de Taureau. Importunité des jeunes In^ diennes. Course m Coq. . Les Quatre-

434 TABLE

Coins. Jeux et Danses des Indiens. Re- tour au Port. Un taureau sur une église.

Départ. Arrivée à Santa-Barbara. Départ pour San-Francisco. L'Ile San-Ni- colas. Arrivée à San-Francisco. 41

Chap. XIII. Discussions avec le Comman- dant de San-Francisco. Départ pour Santa-Clara. Description du Pays. Di- vers Effets atmosphériques. Récolte à San- ta-Clara. — Le Pueblo de San-José. Le Padre Narciso. Retour à bord. 77

Chap. XIV. Voyage à San-Francisco-Solano. Chasse aux Cerfs. Expédition du Sous- Lieutenant Sanchez. Indiens sauvages. Leur malpropreté. Visite au Rancho de San-Pedro. Attaque d'un Ours. Ai- guade. 97

Chap. XV. Départ de San-Francisco. Le navire la Comète. Nous continuons de parcourir la côte. Affrètement du Waver- ley, Voyage au Pueblo de Los Angeles et à San-Gabriel. Tremblement de terre.

Costumes. Danger que court le Héros»

DES MATIÈRES. 435

Pages

Départ pour San-Diego. Conventions avec M. R.... Départ pour Lima. 117

Chap. XVÏ. Coup-d'œil général sur les deux Californies. Pèche des Perles. Mœurs des habitants de la Haute-Californie. De la Propriété. Soldats Californiens. Indiens de la Haute-Californie. Leur Physiono- mie. — Les Rancherias. Les Flèches em- poisonnées. — Moyen de s'assurer de la force du poison. Magiciennes. Religion. Les Indiens prédicateurs. Essais infruc- tueux. 141

Chap. XVII. Dispositions indépendantes des Indiens. . Insurrection des Indiens dans plusieurs Missions. Produits et Commerce de la Californie. Ce que l'on pourrait y ajouter. Saisons des Deux Californies et de la côte du Mexique. Manière de ma- nœuvrer pour remonter la côte. Traversée de Lima. Situation politique de Lima. Retour à Monterey. Cloud's-îslande. 179

Chap. XVIII. M. R.... ne se trouve pas à Monterey. Voyage à la Bodega. Le No-

436 TABLE

Pages cher d€s Enfers, Description de l'établis- sement de Ross. Société incomplète. Exploitation de Bois. Remarques sur les Chaînes. Retour à la Californie. Arri- vée à Santa-Barbara. Fête de San-Juan.

Exercices des Indiens. Voyage à Sau- Gabriel. Décret d'Expulsion des Espa- gnols. — Départ pour San-Dicgo. 209

Chap. XIX. Affaire du navire américain le Franklin. Il sort du portmalgré les canons du Fort. Lettre du Padre Prefecto. Nous chargeons de chevaux. Retour du Wa- verley. M. R.... n'est pas à bord. Nau- frage du Teigne-Mouth. Nous quittons la Californie. Arrivée aux Iles Sandwich.

Le Roi Kaou-Keaouli chez Boki. Em- bonpoint des Chefs et des Princesses. Cos- tumes. — Les Sandwichiennes. Le Roi vient à bord. La Reine Kaou-Manou. Amusements sur l'eau. Montagnes-Russes des Sandwichiens. 241

Chap. XX. Les Missionnaires Français et les Missionnaires Américains. Cruautés et

DES MATIÈRES. 437

Pages

Despotisme de ces derniers. Voyage à Way-Aroua. Scéûe imposante. Cau- chemar. — Excursions de Chasse. Utilité des Iles Sandwich pour les Navigateurs. Delà garantie qu'il conviendrait de donner à cet Archipel. Changements désiraMÊS dans leur Gouvernement. Culture. Voyage à Pearl-River. Le Grand-Prétre. Les Ba- leiniers. — Le Bourreau. La Traite des Pelleteries presque nulle aujourd'hui. Les Causes. Départ pour Canton. 279

Chap. XXI. Traversée des Iles Sandwich à Canton. Erreur de la Carte de Nories. —^ Piedra-Branca. Le Faux Pilote. Arri- vée à Macao. Nous remontons la Rivière.

Fortifications du Bocca-Tigris. Les Tours Chinoises. Arrivée à Wampoa. Canton. Réserve des Chinois. Popula- tion. — Ville Flottante. Les Courtisanes.

Les Jardins de Faty. La Pagode. Cé- rémonie Religieuse. Les Porcs Consacrés.

Les Bonzes. 327

Chap. XXII. Religion. Apothéose de

TABLE DES MATIÈRES. 438

Pages

deux Vierges. Chapelle Impériale à Ma- cao. Premier Jour de l'An Chinois. Petits Pieds des Chinoises. Pouvoir Pater- nel en rapport avec la puissance impériale.

Loi Singulière. Condamnations à Mort.

Les ^mpradors. Friponneries des Chinois. Petits Métiers en plein air. Contrastes. Mausolées. Cruelle Ven- geance. — Mouillage de Lintin. Com- merce de l'Opium. Manière de le fumer.

Ses Effets. Volière à Macao. 359

Chap. XXïIL Départ de Macao. Le Dé- troit de Gaspard. Les Iles et le Détroit de la Sonde. Le Mouillage d'Aniére. L'Ile Maurice. Réfutation du capitaine Hall.

Les Trombes. Sainte-lléléne. Re- tour en France. ^07

FIN DE LA TABLE.

(Errata îru jSeconîr tlolumc.

Page ligne au lieu de lisez :

154, 5, appartiennent, appartient.

226, 3, reste, reste'e.

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