HANDBOUND AT THE UNIVERSITY OF TORONTO PRESS ^i7 VOYAGE IIA%S I.» RUSSIE MÉRIDIONALE ET E4 CRIMÉE. lUl'lilMKUlE Dli BKCOUUCIUM, <.rUL' (i^Kifinlli. * I8^^ « m ni * ^^3ââ^ ET LA CffilMEE ^ ^ XaUongneJaValacmeetlaMoi^,^^^: ^7, ■txcc-até cT\ ip37 ®1 S)SIÎS2)®?F ii^dition illustrée de soixante-quatre dessi.is Drbtf a 5. lil. Uuolûs I", <£mfcr£ur bt tautcs les Uussus. , si!l!!i|VV!.H liitérifur d'une ramille tatare. 16. Rue de Seine. a i;rxc ïl. ■3 i.i jm 2 Z 1366 \\ '«''■TV .fj^^/ 1087297 PUKFACE. ^^■)U* vant d'entreprendre le lona, ^^r<% vovaaje dont nous allonsdonner I X -Crz- ^lle récit, nous nous étions pré- ^J^ >^„. ^ <^/( pares par des éludes sérieuses i ^^^)itei^^'"^ i-echerohesminéralogiques 1,111 iW:>v et ceoloffiques qui nous poiis- @^tijXK;-i^/®â saienl vers la Russie méridio- nale. I^'aut>uste protection (jiii veille sur cet empire, Il PKi:i ACE. elqiii s" inquiète avec une sollicitude toute pateiiielle des moindres détails de son administration, daigna encourager notre entreprise. C'était d'ailleurs la pre- mière fois que pareille tentative avait été faite sur la partie la plus jeune et la moins connue de la Russie. Aujoui'd'luii, après des travaux préparatoires faits en connnun, nous publions les observations scienti- iiques, les souvenirs, et les tableaux de ce voyage. Dans ce livre destiné à faire connaître les contrées que nous avons parcourues , chacun de nous a consi- gné ses remarques et ses études, chacun a exposé ses modestes conquêtes scientifiques. Ainsi cette œuvre commune est destinée h dire à tous ceux qui aiment les progrès des sociétés humaines, les merveilleux ré- sultats et les bi'illantes espérances de ces peuples et de ce sol qui, il y a un demi-siècle, n'étaient encore connus que sous leuis noms fabuleux. Qui pourrait dire combien d'âges avaient vu se suc- céder sur ces plaines inmienses l'invasion, le ravage et la destruction, jusqu'au jour où la grande impé- ratrice Catherine, cette ferme volonté qui a suivi celle de Pierre-le-Giand, poussa fièi-ement les confins de l'Empire jusqu'aux tlots de la mer Noire, étonnée de baigner une terre pacifiée et ehrélienneî Le génie PUEFACE. m qui s'eiii[)ara à leur proiil de ces contrées, avait lé- gué ses plans à ses glorieux successeurs ; mais long- temps encore ces plans restèrent inachevés, car la guerre était venue embraser l'Europe; et cependant, telle était la terreur qui planait sur ces tristes régions, que les peuples éperdus n'osaient pas se fixer sur celte terre féconde qu'ils n'étaient pas assurés de fer- tiliser pour eux. Cependant d'importantes fondations vinrent rassu- rer ces provinces nouvelles et témoigner du prix que la Russie attachait à sa belle conquête. Alors les plaines méridionales virent arriver des colons qui se groupèrent autour d'un puissant rempart de cités : Nïcolaïelï, Kherson, Odessa; et plus tard Kertch, sor- tant rajeunie des ruines de Panticapée pour dominer encore une fois sur ses deux mers et sur l'héritage de Mithridate, jadis rebelle redoutable à un grand peu- ple, aujourd'hui faible part d'un immense empire. Dès ce moment un essor créateur s'empara de ces jeunes colonies. Pendant que Nicolaïeff lançait de ses chantiers improvisés une tlotte si grande, que ces mers n'en avaient jamais vu de semblable, Odessa ouvrait son port libre, et appelait à elle toute la navigation de la Méditei'ranée. Celte fois, le Bosphore étonné pensa IV PREFACE. èlre revenu aux leuips glorieux des Génois de Katl'a. Autour de ce mouvement intelligent que la civilisation avait placé là, comme dans un centre excellenl, arii- vaient une vie et une activité qu'augmentaient encore la merveilleuse fécondité du sol et les populations croissantes attirées par la sage protection accordée à tous, sans distinction de race ni de culte. Mais c'est surtout dans ces derniers temps, depuis ïa paix glorieuse conquise sur la Perse et sur l'empire Ottoman, que les gouvernements méridionaux, incor- porés désormais à la Russie d'une manière irrévoca- ble, ont resseiîti l'impulsion ascendante donnée à leur prospérité, et se sont élevés h la consistance d'un grand corps social, tout prêt à recevoir sa noble part des progrès du siècle et à la mettre à profit. Des villes nombreuses et florissantes fondées dans tous les gouvernements composant la nouvelle Russie, l'accroissement progressif de la production agricole dans toutes ses branches, la multitude des transports à l'intérieur, l'activité croissante de la navigation des côtes, les bienfaits du commerce compris par toutes les classes d'habitants, l'état formidable de la tlotte impé- riale, l'ordre etla faciUté avec lesquels fonctionnent sur les points les plus reculés tous les ressorts du Gouver- PHÉFACK. V iiemenl, enfin, l espiil de progrès sage et conservalem- (|ni est la vie réelle des peuples : telle est l'esquisse ra- pide du bien opéré jusqu'à ce jour dans celte nouvelle Russie, qui naguère n'était qu'un désert sans lois, sil^ lonné par des hordes sans frein. Mais il est un besoin qui se fait sentir aux nations comme aux individus lorsqu'une somme de prospérité suffisante est venue récompenser les travaux et les agitations d'une vie longtemps occupée. Ce besoin, c'est celui de fonder pour soi-même, de bâtir sur son propre sol, de s'entourer de ses propres créa- tions, et de s'affranchir du tribut importun qu'on paie à l'intelligence étrangère. En effet, l'industrie, comme la comprend notre siè- (le, c'est l'exercice libre des facultés que la Providence nous a départies ; elle rapproche entre eux les peuples et les hommes ; elle réunit dans un seul et même fais- ceau tous les intérêts : l'industrie, c'est l'ordre, le tra- vail, l'obéissance, l'autorité, le bien-être matéiiel, la force des États et des Gouvernements. Et commeàtout prendre, de l'industrie du fer, dont se fabi'iquenl les charrues et les épées, procèdent toutes les autres industries, il était tout simple que les esprits [tiu'voyanls portassent dabord leur allcnlioii M PUKl ACE. siii" la lic'hesse minérale des contrées de la nouvelle Russie. La Russie méridionale aura-t-elle, oun'aura- l-elle pas une industrie qui lui soit propre? Telle é(ail l'imporlante question qui se présentait tout d'abord. Quelques indices favorables annonçant la présence du minerai de fer, répondirent aux vœux des premiers observateurs; mais une autre recherche, décisive au plus haut degré, restait h entreprendre avant que de pouvoir résoudre la question : si donc la nature a re- fusé à ces vastes solitudes méridionales les sapins et les chênes, on pouvait espérer que le sol se montre- rait moins avare, et livrerait à l'industrie naissante la houille, cette âme nouvelle du monde matériel, e( qui, mieux que l'or, fait aujourd'hui la richesse des peuples. La nature des terrains dans quelques parties des gouveinements non loin du Don et du Donelz. faisait croire à un important gisement; bien plus, dans ces mêmes localités une découverte déjà an- cienne avait signalé la présence de la houille; c'était d'ailleurs une des espérances dePiene-le-Grand, ce vaste génie qui n'a guère espéré en vain. « Ce miné- ral, avait-il dit, deviendra une richesse pour nos des- cendanls. » Mais la (piestion élait resiée encore dans le vague PII El ACE. vu ei indécise. C'est pour essayer de la résoudre, que nous résolinnes de nous livrer à des recherches (jui, dans tous les cas. ne resteront pas sans résultats. En entreprenant cette tache difficile et conscien- cieuse, j'ai voulu ni'entourer de toutes les lumières que fournissent les sciences, de tous les secours que peuvent prêter les beaux-arts ; car il m'a paru qu'une exploration comme celle que je tentais devait em- hrasseï' toute l'histoire physique du pays. En même temps j'ai cru accomplir une œuvre utile et patrioti- que , et celte conviction m'a déjà récompensé de mes travaux. J'ose présenter au public cet ouvrage, comme le résultat de longues études, de patientes découvertes et d'un labeur obstiné. Trop heureux si les savants, les artistes et les écrivains qui ont pris leur digne part dans ces travaux et dans ces fatigues, obtiennent, ainsi que moi, qui les ai partagés tous avec eux , un de ses regards indulgents qui encouragent ei récompensent. Paris. — Avril «S.>9. DK.MIDOFF. iTf^ L m !V\!',IS \ VIKNN.'-: ^^^^]L E projet d un voyage dans les ^ provinces méiidionales de l'Em- pire de Russie m'occupait de- . puis longtemps. Je ne saurais dire quel invincible besoin me poussait h étudier avec le soin (ju'elles méritent , des con- trées si longtemps incultes et !)arbares, aujourd'hui obéissantes et civilisées. Cette large zone tant de fois dépeuplée et qui sem- I o.r •2 VOYAGE bhiil vouée à jamais à la dévastation, a déjà conquis un avenir. En eiïet , grâce aux derniers traités , les provinces réunies à l'Empire au commencement de ce siècle , et qui forment aujourd'hui le gouvernement général de la nouvelle Russie, ont échangé leurs des- tinées, si longtemps incertaines et précaires, contre une organisation stable et uniforme que le temps ne peut manquer de cimenter. Encore quelques années, et le voyageur aura peine à retrouver parmi le peuple de la nouvelle Russie , les caractères distinctifs de ces races nombreuses que les migrations armées d'Orient en Occident abandonnaient sur leurs bords. De CCS races errantes sont issues vingt peuplades que chaque jour voit s'éteindre; il me semblait cu- rieux d'arriver justement assez à temps pour saisir les derniers vestiges de toute cette couleur historique qui s'efface, et d'étudier en même temps comment cette bar])arie s'était changée en civilisation, comment ce terrible passé était devenu déjà plus qu'une espé- rance. Mon but n'était rien moins que d'apporter à cette entreprise tout ce que je puis avoir de volonté, d'ac- tivité et d'influence personnelle. Je comptais aussi , et j'avais raison, sur le puissant appui d'un Gouver- nement qui sait comprendre toutes les tentatives honorables. Mon plan de voyage était médité depuis longtemps lorsque j'eus l'honneur de le soumettre à Sa Majesté l'Empereur, en sollicitant Son auguste approbation pour cette espèce de pèlerinage, où chaque voyageur lUNS LA RISSIE MÉRIDIONALE. 3 ilevail avoir à explorer un champ spécial d'éludés et d'observations. L'assentiment le plus entier, le plus généreux , accueillit mon projet. Bien plus, Sa Ma- jesté Impériale, qui se plaît à encourager tous les oenres de mérite, sans distinction de patrie , daigna accorder à mes compagnons, presque tous étrangers, un témoignage de sa protection spéciale , pai' les ordres exprès que reçurent les fonctionnaires des gouvernements que nous devions parcourir. C'est ainsi que nous avons rencontré , grâce à cette haute sollicitude qui nous suivait partout , l'accueil le plus empressé, l'assistance la plus complète. Le printemps de 1837 s'était rapidement écoulé parmi les préparatifs et les opérations préliminaires de l'expédition. Aussitôt que la navigation fut ou- verte entre le Havre et Saint-Pétersbourg, je dirigeai vers cette capitale des contre-maîtres et des instru- ments de sondage propres à exécuter les recherches minérales; cartel était le but principal de ce voyage. Ce premier convoi se composait d'un habile chef de travaux, M. Ayraud, et de quatre contre-maîtres sondeurs, sous ses ordres, munis de neuf appareils au grand complet. Cette caravane, avec son volumi- neux attirail, dont le poids dépassait quatre-vingts milliers, fut conliée à la direction de M. Paul Kolou- noff , administrateur éprouvé par de longs et utiles services. Une fois débarquée h Cronstadt , l'expédi- tion devait traverser tout l'Empire, dans la direction du nord au sud, pour aller dresser ses baraques non loin de l'embouchure du Don : longue el pénible k VOYAGE entreprise , assiiréiiient , accomplie avec aiilanl de zèle que de persévérance. Au commencenienl du mois de mai , les directeurs de cette exploration minérale quittaient, la France à leur tour et se dirigeaient par la ligne la plus directe, c'est-à-dire, à travers l'Allemagne centrale et les gouvernements de la Russie méridionale, vers les territoires du Don et du Donetz, où ils devaient trou- ver la première expédition déjà installée et prête ;i agir sous leurs ordres. Cette seconde division se com- posait de M. Le Play, savant ingénieur du corps royal des Mines de France; de M. Lalanne, ingénieur au corps royal des Ponts-et-Cliaussées, et de M. Malin- vaud , ingénieur civil , ancien élève de l'Ecole des Mineurs de Saint-Etienne, chargés l'un et l'autre, sous la direction de M. Le Play, des études topogra- phiques et chimiques relatives aux terrains qu'il s'a- gissait d'explorer. Lorsqu'il fut question d'organiser le départ de la section dont je m'étais réservé la conduite, je songeai aux inconvénients et aux retards qui nous attendaient sur la roule , surtout en Allemagne, si nous restions réunis. Je me déterminai donc à diriger sur Vienne, dès le 6 juin , MM. Hiiot, Léveillé et Rousseau. Ces messieurs devaient y arriver, et sans trop se hâter, tout en visilant les villes et les contrées qui leur étaient inconnues. Une fois à Vienne , ils devaient m'attendre et se réunir h deux autres membres vo- lontaires de l'expédition, MM. Adolphe du Ponceau et Achille de La Roche-Pouchin . qui se proposaient DANS LA RUSSIE MÉUIDlONALli. 5 de m'accompagner en Russie, et m'avaient fixé ce lieu de rendez-vous. • Je ne quittai Paris que le 14 juin, accompagné de MM. Raffet et de Sainson. Nous suivîmes la route du département de la Meuse, où je me pro- posais de m'arréler quelques instants pour visiter les belles forges d'Abainville, que M. Muel-Dou- blat, leur propriétaire, a portées, par ses amélio- rations successives , à un grand point de perfection. Cette première journée du voyage fut luagnifique; le jour finissait lorsque nous descendions la grande côte qui domine la vallée pittoresque de la Marne et la ville de Meaux , et tout le riant paysage d'alentour, qui disparaissait peu à peu sous les légères vapeurs du soir. Je reportai alors ma pensée , non pas sans une émotion bien naturelle, sur les compagnons de ma longue course , qui , dans ce même moment , se rapprochaient à dilYérents degrés du terme de notre voyage : vingt-deux personnes étaient donc , h cette heure , éparses sur divers points de l'Europe , toutes animées d'une même pensée, et concourant avec ardeur au même but. Châlons, Yitry-le-Français, Longchamp et Saint-Di- zier furent rapidement traversés le 1.5 ; le soir même, nous entrions dans le département de la Meuse. En quittant les plaines uniformes de la Champagne, on se sent récréé par l'aspect d'un pays déjcà plus accidenté. Après être sortis de Ligny, petite ville régulière et à la physionomie toute Lorraine, nous avions à suivre , pour gagner Abainville, une loute de second oïdic G VOYAGE (jui va serpentant sur le bord d'étroites prairies. Si la stérilité de la f)lupart des collines atteste un sol [jauvre à sa surface , les nombreux villages assis au fond des gorges et le mouvement laborieux de la population sur les chemins, révèlent toute l'activité (ju'une large exploitation minérale répand sur cette limite méridionale du dé[)artement de la Meuse. Les chariots , qui sont employés par centaines au Iransport du bois, de la houille et du minerai de fei-, «appellent déjà, par leur construction légère et leurs lourds attelages , les équipages des paysans alle- mands, et l'allure pesante de leurs conducteurs pour- rait compléter la ressemblance. Du reste , dans ces vallons écartés tout sendjle austère et triste; la teinte Jioiràtre qui enveloppe les chemins , les arbres, les habitations et jusqu'aux habitants , donne à toutes choses un aspect d'une sombre uniformité. On dirait (jue la lumière même , en frappant tous ces objets noirs , n'est plus qu'un douteux crépuscule. C'est que (out porte en ces lieux l'empreinte du règne exclusif de l'industrie du fer et de ses rudes travaux. Ces tra- vaux n'admettent point de relâche ; ils ne laissent point de moments pour le repos et la joie comme font les travaux des champs, où chaque phase nouvelle amène sa fête et sa prière , soit pour rendre le ciel |)ropice, soit pour le remercier de ses bienfaits : ici chaque homme est un ouvrier, chaque cabane est un atelier. Dans les villages qu'on traverse entre Ligny et Abainville on renconlic parlout la même couleur Ui DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. T (le houille. Du reste, aucun luxe, aucun ornemeni mondain. Il n'y a pas jusqu'à l'industrie vagabonde des commis-voyageurs qui ne respecte des murailles trop pauvres pour y coller leurs emphatiques pros- pectus. Le bourg d'Abainville , qui , avec sa grande usine, est comme le chef-lieu de cette contrée écartée , est resté tout le premier en dehors de tout progrès de ce genre ; ses maisons basses sont à peine éclairées par quelques vitres ternies , et les seuls ouvriers de luxe sont des charrons, qui composent toute l'aristocratie de l'endroit. Une somptueuse et cordiale hospitalité nous atten- dait h notre arrivée. Le lendemain , de très-bonne heure, nous étions, avec M. Muel. occupés à visiter en détail la forge d'Abainville. Vous arrivez du bourg k cette grande usine en moins de dix minutes, par un chemin facile, en côtoyant le cours de l'Ornain. qui donne le mouve- ment aux machines de la forge. Les bâtiments qui servent h l'exploitation sont réunis dans un vaste pa- rallélogramme fermé par des grilles h chaque extré- mité. Du côté de l'est, un seul édifice s'étend sur toute la longueur de l'espace ; c'est la caserne indus- trielle , où sont logés avec leurs familles les quatre cents ouvriers employés dans l'usine. Ce bâtiment , composé d'un rez-de-chaussée et d'un étage , est des- servi dans toute son étendue par un innnense balcon qui communique avec le sol au moyen d'un grand nom- bre descaliers extérieurs symétriquement disposés. 8 VOYAGE En face de celle habitalioii si remplie s'élèvent les ateliers , groupés irrégulièrement , dominés par leurs grands toits et leurs cheminées élancées. Là s'opère , à l'aide des mille bras des machines et des travailleurs , la production incessante de la fonte et du fer. Nous avons passé toute une journée à suivre les intéressants travaux de cette belle usine. J'observais, avec une attention vive et bien naturelle poin* un homme qui est l'allié légilime de tous les marteaux et de toutes les enclumes de la Russie , les effets des procédés nouveaux et des perfectionnements que M. Muel a mis en usage dans son établissement. De leui' côté, mes conjpagnons, pour qui le spectacle de cette industrie était chose loule nouvelle , demeuraienJ absorbés par la contemplation des phases brillantes que subit le minerai avant que d'être réduit en barres. Arrêtés à chaque pas par une explication nouvelle , ils restaient surtout éblouis de tous ces merveilleux elîets de la lumière, dont l'attrait pittoresque les fas- cinait. Plus d'un forgeron au noir visage , aux blan- ches dents luisantes comme l'ivoire , souriait à cette admiration naïve pour des prodiges de tous les jours. Les forges d'Abainville méritent à plusieurs tilres la réputation qu'elles obtiennent. Deux hauts four- neaux y élaborent la fonte : l'un est situé au milieu des ateliers, l'autre s'élève sur le penchant d'une col- line ; chacun de ces fourneaux donne deux coulées par jour; les appareils qui fonctionnent dans la forge sont mis en mouvémenl par les eaux de l'Ornain; DANS LA lUSSIE MERIDIONALE. 0 quand la rivière manque d'eau, on y supplée par une machine à vapeur. Le minerai destiné aux fourneaux d'Abainville s'exploite à trois lieues environ de ce village; le bois nécessaire à la consommation de la forge est à peu de distance : quant au charbon, on le fait venir de Sarre- bruck. Nous avons déjà dit que la totalité des personnes qui trouvent du travail dans cette vaste exploitation atteint le chiffre de quatre cents, et que toute cette population est logée dans un même édifice qui ren- ferme en outre des magasins et une école fondée et entretenue par le propriétaire , et où sont reçus les enfants des deux sexes. Quand vient le soir, les grilles sont fei'mées, et la communauté se partage entre le sommeil et les travaux nocturnes. Sans la vie et le mouvement que répandent néces- sairement ces grands foyers d'industrie, Abainville et ses environs seraient fort tristes ; carie pays en lui- même est peu attrayant. Cette extrémité du départe- ment de la Meuse présente une suite d'ondulations dépendantes du versant occidental des plateaux qui , du groupe des Ardennes, viennent se réunir à la chaîne inférieure des Vosges. L'Ornain, qui arrose la vallée d' Abainville, prend sa source non loin de Gondrecourt , [jelile ville fort ancienne. Au-dessous de la vallée, celle modesle rivière se diiige vers Bar, et ne larde pas à s'unii* l\ un autre cours d'eau de la même importance, qu'on nonnue la Saulx ; après quoi toutes deux vont [lorler- leur tribut à la Marne . 10 VOVAC.K ;iii-(l('ssoiis (le \ ilry-lo-Fraiiçais. Dans loiU ce par- coui's la végétalion no s'élend guère au-delà du voi- sinage des eaux ; les plateaux sont généralement dé- pouillés, et cependant il est à croire que des forèls disj)arues ont couronné ces hauteurs. Quoi qu'il en soit, le pays ressent dans sa constitution atmosphé- rique tous les inconvénients inhérents à l'absence des masses de forêts ; et , bien qu'à notre grand étonne- ment nous ayons entendu un ingénieur de ce pays professer l'opinion contraii'e, et attacher peu d'im- portance aux conséquences du déboisement par ra[)- port à la lempéialure, nous n'en sommes pas moins d'avis que c'est au défaut conq^let de végétation dans un ravon aussi étendu , qu'Abainville doit la rigueur et la longue durée de ses hivers. Cependant le propiiétaire des forges s'est donne' (pielques soins i)our end)ellir sa solitude , et la natuie l'a merveilleusement secondé. D'un marais infect e( malsain, qui compromettait la santé des environs, M. Muel a fail sortir un charmant jardin anglais dont les jeunes plantations ont déjà atteint une vigoureuse ci'oissance et conti'ibuent à IV^nbellissement de la contrée. Le dimanche 18 juin, nous quittions Abainville. A Domremy, ce petit village (jui a été le péristyle de la cathédrale de Reims , nous avons visité la maison jadis habitée par .leanne d'Arc. La chandire où vécut rhuml)le fille des clunups n'a rien de remarquable aujourd'hui que les inscriptions officielles gravées sur des tables de mêlai ou de marbre; et connue si ce I>ANS I A lUSSIE MÉlUDlONAI.i:. H ii'éciii pas assez de celle indicalion inulilc, un r<'gisli(.' banal est ouvert pour recevoir les noms et les lé- tlexions plus ou moins poétiques des visiteurs. Sur- un emplacement planté d'arbres, au-devant de celle modeste demeuie , on a élevé une espèce de céno- laphe à quatre colonnes qui recouvre le buste assez juédiocre de rhéroïne insultée par Voltaire , et donl une princesse royale . morie si jeune, a reproduit la noble image avec une si touchante et si naïve inspi- ration. Cependant la recoimaissance populaire n"a j»as fait défaut à celte chaste gloire : le villageois a élevé un cabaret en l'honneur de Jeanne d'Arc ; c'est du moins ce qui semble attesté par l'enseigne en tôle peinte qui se balance au vent, avec cette insci'ip- lion : .1 la Pucelle! Du reste . il ne faut pas longtemps examiner cet objet d'art pour deviner la mélamor- phose, plus ingénieuse qu'habile, au moyen de la- quelle Napoléon-le-Grand est devenu la Vieige de Vaucouleui's. Le cheval blanc . l'habil vert, les épau- leltes et les bottes fortes oiU été judicieusement con- sei'vés dans le tableau. In casque emplumé. au lieu du mémorable pelit chapeau , et une paire de ganls à la Crispin, sont les seuls changements que l'ailisle ail crus indispensables pour metlre d'accord la dale ei le sexe. Après avoir traversé Neulchàleau el Mirecourl , deux positions piltores(jues , nous avons piis une heure de repos au château de Marinville, espèce de vieil édifice (|ui n a d aulic niciilc (|ii<' sou anli(piitc dj'labréc. 1-2 VOYAGE A Epiiial , nous alleiidait l'Iiospilalilë loiile gra- cieuse que nous avait olï'erle M. Doublât, l'eceveur- gënéral du département des Vosges , vieillard aussi vënérableque justement estimé. Quelle agréable ma- tinée nous avons passée , le 19 , h visiter le beau jardin que M. Doublât a créé? La baguette d'une fée cham- pêtre aurait peine h produire un pareil chef-d'œuvre. L'auteur a mis à profit un<' chaîne abrupte de rochers sur laquelle s'élevaient des ruines d'un beau carac- tère ; sur cet heureux emplacement , il a planté un jardin ou plutôt un ]>arc pittoresque innnense , où sont réunies toutes les recherches de l'art et de la science du jardinier. Une végétation variée, des fa- briques nombreuses et de bon goilt , une charmante laiterie , des serres d'une richesse remarquable , des vallons natuiels, des précipices vieux comme les montagnes, ont été merveilleusement enchâssés dans ce lieu de délices, où toutes les ressources naturelles sont ménagées avec un goût parfait. Des terrasses pendantes sur la ville, le l'egard enchanté domine un vaste et magnilique paysage; la connnimication entre ce beau jardin et la maison du maître , se fait par un escalier élégant contenu dans une tour de siruc- lure chinoise qui s'applicjue à une roche verticale de quatre-vingts pieds d'élévation ; de cette façon, l'Iieu- leux proi)rié(aire de ces beaux lieux , tour à loui- ii ses alfaires et à ses jaidins , se liouve en quelques instants Iransporlé dans la plus riante et la plus agreste solitude , sous 1 ondjiage de ces l)eau.\ arbres de Irenle ans, (|ui onl grandi sous ses veux. DANS I.A KUSSIE MEKIDIONALE. l:? 11 iaiU bien le dire . poiii' nèUe pas un llalleiir. Épinal n'est pas tont-à-fail une jolie ville : mais elle est située d'une façon extrêmement pittoresque, entre des collines qui la dominent de toutes i)arls. Le paysage est richement coloré ; les toits rouges et aplatis, les masures au ton vigoureux , les eaux vives delà Moselle, qui coule sur un fond de roches, contribuent à former des points de vue charmants. Les ruesdÉpinal sont mal pavées; seulement, au l)ied des maisons s'étend une ligne de dalles plus pra- iical)les que la chaussée. Le caractère extérieur de cette ville de montagnes participe déjà des habitudes allemandes ; la propreté intérieure des maisons, les poêles qui les chauffent , les grosses servantes aux bras nus, qui assiègent les fontaines avec leurs baquets de sapin blanc (}u"elles portent ensuite en équilibre sur leur tête, et les attelages de grands bœufs qui parcourent les rues et stationnent en ruminant sur toutes les places : voilà qui vous annonce que le Rhin est proche et l' Allemagne aussi. Épinal possède une église qui remonte au onzième siècle ; l'intérieur de ce monument est d'un style sé- vère el peu commun dans les édifices religieux de cette partie de la Fi-ance. Parmi plusiems tableaux suspendus sous sa sondji'e voûte, nous avons reconnu une (o\)\q du cerf mii-aculeux de saint Huljerl , d'après la vieille el naïve peintme de Ilolbein, laut de fois reproduite dans les anciennes villes d'Allemagne. Le 20 juin, d ass(V bonne Iiciue. nous sommes sortis dKpinalcn nons dii'igranl vei's les Vosges. (]<'lte \ï VOYAGE longue chaîne de inoiilagiies, qui coiuuience un peu au sud de Mayenee , lenionle presque parallèlenienl le cours du Rliin , et vient s'abaisser vers Belfort, en élendant du côlë de l'ouesl un rameau secondaii'e. Plusieurs rivières, telles que la Sarre, laMcurlhe, la Moselle et la Meuse, prennent naissance sur le tlanc septentrional de la chaîne des Vosges et se diri- gent vers le nord. La route que nous avions à suivre , et qui conduit directement à Strasbourg , coupe la chaîne dans un angle assez aigu pour (ju'on la gi'a- visse facilement au moyen de nombreux déloui's : ainsi se prolonge l'admiiation, toujours soutenue par- les plus beaux sites. Celte roule , laremenl lïëquen- tëe des voyageurs, qui prennent de i)rërérence celle de Saverne , offre à chaque pas comme un reflet moins vulgaire des beaulés qu'on va chercher en Suisse. Tout concourt ici à la variélë et à la grâce du paysage : un ciel qui prolonge admirablement les lointains , plusieurs plans successifs de ces sonunets arrondis qu'on dësigne spëcialemenl dans les Vosges par le nom de Ballons, des montagnes couvertes d'une vigoureuse vëgëlation, et des vallons pleins de fraîcheur; les habilalions en bois jetëes ça et là sui* cette sombre verdure , les tlols d'eaux vives qui coulent de toutes paris, complètent la ressemblance avec les montaQues de la Suisse. b^u fait de moniagnes sérieuses , parlez-nous des monlagnes des Vosges , cet admirable rempai'l (|ui s'élève entre deux plaines. A midi , nous avions al- leinl le poini le plus «'levé de nolic ascension . domi- DANS l.A UrSSIi: .MKUÏDIONAI.K l.') liant cgaleiiiciU sur la Lorraine et sin- l' Alsace, dont les riches campagnes brillaient au loin. Le Ballon d'Alsace, qui est le sonuiiel le plus remarquable des environs, n'a pas moins de 1,250 mètres de hau- teur ; et , si l'on en peut juger par comparaison . nous nous trouvions nous-mêmes à environ mille mèlres d'élévation. Sur le penchant de la montagne, de l'un et de l'autre versant . on rencontre de nom- breux villages qui attestent la fertilité du sol. L'eau féconde et abreuve . chemin faisant , tous ces villages. Les petites villes de (iemaingoutle , Sainl-Dié et Sainte-Marie-aux-Mines, toutes pleines de mouve- ment et d'activité , furent rapidement traversées. La foule active s'inquiétait fort peu de notre train bruyant. Bientôt toute la scène d'alentour avait changé , et nous roulions sur la surface unie de la plaine d'Al- sace, dans une véritable allée de jardin, au travers des grasses prairies. Nous parcourions celte admi- rable route au milieu d'un peuple de voyageurs alertes et affairés, à pied, h cheval, en voiture, en diligence, en chaise de poste, dans toutes sortes d'équipages. La poussière, et la bière si bien faite pour la soif inno- cente d'une population allemande, se disputaient le voyageur. Tout annonce ici le point de contact de deux im- portantes divisions sociales , tout se ressent de ce mouvement international qui fait la vie et la richesse des frontières, entre des peuples également puissants et industrieux. Le département du Bas-Rhin rappelle, par l'aisance et la |tiosj)érité. les riches comtés de lf> VOYAGE rAiigletene. De loiilPS \)in'ls vous èles environnés (Tune luagnilique ciillure qui fait ressembler les champs aux potaL^ers les [dus productifs. Hommes et femmes , également robustes , et les enfants eux- mêmes, apportent au travail de la tei're une égale activité; dans le moindre village on entend gémir les machines , mugir les fournaises , retentir les mar- teaux el tous les bruits divers, indices de la produc- tion manufacturière. C'est surtout l'Alsace qui, parmi toutes les pro- vinces de Fj'ance , a démontré victorieusement com- ment s'applique la mécanique à la fabrication. Dans ces heureux départements qui cumulent toutes les richesses du sol et celles de l'industrie, l'emploi des machines a profité à l'agriculture en lui rendant les bras qui font sa puissance. îl en sera ainsi partout, quand l'intéi'èt bien entendu des masses les aura ini- tiées aux plus simples doctrines d'économie politique. Alors nul travailleur ne sera admis à se plaindre delà nndtiplicité des moyens qui abrègent le travail et se substituent à la force humaine , tant qu'il comptera sur le sol qu'il habite un seul hectare de landes en friche , de bruyères improductives , de marais insa- lubres et de chemins inq)ralicables. 11 serait l)ien temps que les progrès de l'agriculture fussent en proportion de ceux de l'industrie. La fabrication appartient aux ujachines; le travail de la terre est l'ouvrage des honnnes. Plus vous fabri- querez en simplifiant la main-d'onivre par ces ingé- nieuses çond)iuaisous donl la vapeur est le molem*. DANS LA ni SSIK MKHIDIO.NAI.E. IT l»liis aussi vous dégagerez ces bras si précieux pour la prospérité agricole. En ce qui concerne les étals dont la population vit disséminée et inférieure à ce qu'elle devrait être , sur une surface étendue , la question n'est pas même conleslable. L'introduction des machines et de tous les producteurs artificiels , considérée sous ce point de vue, [)araît ('\vo un im- mense bienfait. A Schelestadt, nous avons pris des chevaux, en de- hors des glacis , dans une maison de poste d'une rare magnificence, et de très-beaux attelages nous ont fait rapidement paicourir la distance qui nous séparait encore de Strasbouî-g. C'était l'heure où les habitants des villages rentraient chez eux, groupés sur de grands chai-iots, où leurs poses et leurs costumes formaient des tableaux vraiment pleins de grâce et de couleur. Pas un homme à pied, pas une femme dont les vête- ments annoncent la misère. Une chemise blanche qui flotte sur les bras , un corsage rouge orné de larges rul)ans de velours noir, un jupon court, un vaste chapeau de paille qui abrite des trahs prononcés et laisse échapper quelques tresses blondes , tel est le costume des villageoises des environs de Strasbourg, et il sied parfaitement à leur genre de beauté lobuste et tant soit peu masculine. Voir Strasbourg, ne fût-ce qu'un moment, et ne pas s'arrêter devant son admiralde cathédrale , ce serait perdre une des jouissances les plus vives que puisse procurer la conlem[)lation de ces chefs-d'œuvre de j)ierre (|iii résument plusieurs siècles. Oux même :{ 18 \()VA(iK (jui oiU visilé celle belle basilique ne [leuveiil s em- pêcher d'êli'e encore élonnës , au second coup d'œil , parla grandeur du vaisseau, la perfection des vi- Iraux , el la profondeur sans fin de celle pieuse lumière (pii va décroissant sous cette voûte immense. El quel silence ! quelle majesté ! quel solemiel en- semble de tant de siècles chrétiens! Quand nous fûmes libérés de la douane, et api'ès avoir franchi le pont de Kehl, nous prîmes la roule de Baden, roule riante , tracée dans une jolie plaine , bornée à l'ouest par le Rhin et à l'est par les nion- lagnes delà forèl Noire. Celte longue chaîne encadre le cours du Rhin, et forme parallèlement avec les Vosges un admirable bassin, dont le grand lleuve sil- lonne le milieu. Rien de plus frais, de plus joli et de plus gai ([ue les villages dont la route est bordée. C'est là surtout que l'oisiveté allemande éclate dans toute sa fraîcheui" : simples maisons en pans de bois, soi- gneusement entretenues, vitres brillantes comme du cristal, petites fenêtres couronnées de rosiers en Heurs , i)etits jardins entourés de haies d'églantiers , lel est ce village qui vous repose, rien qu'à le voir. Seulement , dans ce piltoi'esque pays , pittoresque- ment habité, la lenteur des relais commence déjà à se faire sentir; mais à quoi servirait de s'en plaindre? quel voyageur, dans cette contrée si parcourue , se pour- rait vanter d'avoir trompé jamais la lenteiu' native du postillon badois , veste jaune immobile , cor de chasse silencieux? A la lin , cependant, voici Baden , cl nous V Mouvons, non sans (juel(|ue peine, des DANS LA lUSSli: MEKlDlONALi:. iîl logeiiienls toiivcnables poui" iiolre courl séjour. La belle el Irivole sociélé de malades ennuyés , <|ui d'oidiiiaire se réunit aux eaux à celle époque, n'avait encore envoyé qu'un petit nombre de ses re- présentants de l'aimée. Au reste , je n'avais pi'is ce détour que pour pro- curer à mes compagnons de voyage le plaisii* de connaître un des plus jolis recoins du monde oîi l'on [)uisse venir lespii'ci" en été , lorsque les villes sont devenues autant de l'ournaises inhabitables. Le déli- cieux paysage de Baden el ses calmes promenades ont véritablement transporté nos artistes ; mais ils se sont montrés beaucoup moins enthousiastes du genre de vie particulier qu'on mène aux eaux , et des plaisirs un peu monotones . peut-être , auxquels la mode nous condanme chaque année ; leur ciitique sui- ce chapitre allait jusqu'à la bouderie. Coriunent com- prendre , me disaient-ils , que des gens qui possèdent à Londres, à Paris ou à Saint-Pétersbourg , d'im- menses hôtels, troi> étroits encore pom* leur faste , se résignent à venir passer des mois enliei's dans ces chandjies exiguës ou dans cette vie de caserne el de corridors , avec la jouissance d'une alïVeuse odeur de [teinture que chaque priiUemps renouvelle pour faire honneur à de nouveaux hôtes? l'^t, bien plus, si vous prenez le Irais dans les rues de la petite ville ^ en ad- mirant ses éléganles maisons d'opéra-comique, re- mar<|uez donc, à ces innocentes l'enêtres, bordées «le roses , ces pâles el piquantes figures féminines aux rei^ards voilés, au sourire iatinuc. Irèl<'s vie- 20 VOVACi: limes des bals et des l'êles de l'Iiiver! C'esl qu'en efïel , au bout des premiers luiil jours de la prome- nade , il n'y a [)lus ([ue de l'ennui an fond de ce plîiisir ; c'esl qu'il y manque le premier de lous les biens, le doux chez-soi , le suite home des Anglais, qui s'enlendent si bien en comforl. Et puis, je vous prie, que peut-il y avoir de commun et d'intime entre cet assemblage hétérogène de toutes les nations? (À)nnnent se reconnaîlre dans ce mélange bizarre et nonchalant des oisivetés européennes? Laissez laii'e, cependant; vienne le premier souffle de l'au- lomne, et chacun aura repris sa place dans le monde, et ces amiliés éternelles, commencées au bord d'une source d'eau chaude, n'obtiendront même pas le plus simple salut ni le moindre souvenir. L'établissement public des bains n'obtenait pas non plus sans rései^ve l'approbation de mes compagnons; s'ils approuvaient la belle dimension des salons, ils se récriaient en même temps sur l'exiguïlé des jardins et sur la vulgarité de celte petite allée de marronniers, qui ombrage des bouliques dignes tout au plus d'une foire de village ; allée à la mode cependant , où se sont doucement coudoyées tant d'illustrations disparues aujourd'hui. Que si l'art de Chabert trouvait grâce devant mes censeurs bienveillants , ils prenaient une belle re- vanche d'indignation lorsque le soir réunissait au- tour des tables du salon de jeu une foule avide et pas- sionnée , sous son masque uniforme de IVoideur, qui venait là jeter son or, user sa vie et respirer l'air en- fumé d(>s lanqies , à l'heure même (Ml la lune biillail DAN?^ LA lU SSIi: MERIDIONALE. 21 siii' lousies bosLjuels de Badei), où la [)Iiis douce kiii- péraUiie, la l'iaîcheur et le silence invitaient aux promenades solitaires, loin de la poussière du jardin public. Mais le jeu même languissait cette année ; car Baden était dans l'attente d'un grand événement pour 1838 : il ne s'agissait de rien moins que de l'in- tronisation future d'une compagnie qui devait , au jtrintemps prochain , implanter sur le sol germanique la Terme des jeux, et ra[»porter de France , dans ces salons restaurés tout exprès, les- vieilles roulettes laliguées, les vieux râteaux émoussés , les cornets usés jusqu'aux bords; en un mot, tout l'horrible atti- rail du jeu chassé de France, et qui, lui aussi , s'en va comme un honnête malade refaire sa santé aux eaux de Baden et autres lieux. Il n'est pas besoin de dire (jue nous avons été nous promener au vieux château , et que nous avons gravi , jusqu'au dernier sommet , les ruines d'une antiquité problématique qui couronnent la mon- tagne. Là, nous sommes restés longtemps h contem- pler le magnifique panorama qui se déploie tout au loin. Au moment où nous sortions de la dernière voûte du château , deux couleuvres enlacées , et qui se battaient avec acharnement, sont venues rouler cà nos pieds. Les anciens auraient trouvé dans celte a[)- parition quelque présage pour la longue route qui nous restait h i)arcourir. Pour nous, nous nous sommes bornés à terminer ce combat par la mort des deux reptiles, qui, tout meurliis de leur cliiilc. n'avaient poini làclic I irise. ±2 VOVAC.K Le leildc'iiiaiii, de giaiid malin, iiuiis Uaveisioiis Kasladl, ville propre, spacieuse et dései'le, où le bruit d'une voilure réveille en même temps les échos el les habitants, également étonnés. Pendant qu'on chan- geait nos chevaux , Ralfet eut le loisir de dessiner en détail l'uniforme complet des soldats de la belle in- lanlerie badoise , casernes dans le voisinage de la poste, et qui se prêtèrent avec beaucoup de complai- sance aux désirs de l'arlisle. Rafïet est aclil', il met à profit les moindres accidents du chemin : sa main toujours toute prêle, son crayon tout taillé, il ne demande qu'un prélexle pour jeter sur le papiei' tout ce qui passe sur la l'oule : aussi il triomphait de l'admirable lenteur des postillons badois , qui parais- saient le comprendre à merveille; et chaque fois que le maudit poslillon nous airètait un quart d'heure au moins à chaque relai : — Voilà connnent il l'aut cou- rir la poste, disait Ra(ïét. Nous eûmes quelques re- grets de n'avoir point fait notre petite visite au château où se gardent , dil-on, quelques reliques du congrès qui a rendu le nom de Kasladt célèbre; mais à celte heure matinale, il est peu probable que nous eussions rencontré un cicéi'one qui se chargeât de nous guidei', sans une [)erte de temps notable. De Rasladt , nous sommes arrivés à Carlsruhe. Carisruhe est du petit nombre des villes qui se sont élevées toutdiin coup , d'a[)rès un plan tracé à l'a- vance et connue un seul el même édifice. La ville esl sortie toute bâlie de la fantaisie dun grand-duc de Baden (jiii vivait dans le siècle dernier. (iOmme il DANS LA lUSSIÎ. MKIUDK )NALi:. :>:} ii'esl guèie |>ossil)!o de séjourner deux heures dans celte capitale-modèle sans entendre quelque allusion à son origine mystérieuse, il vaut mieux commencer, je pense, par raconter la légende qu'explique sa fon- dation. Un jour donc , il y a quelque cent ans, un grand-duc de Baden , qui avait, dit-on, sujet d'être mécontent des liabitanls de Durlach, sa résidence oi- diuaire , était venu prendre le plaisir de la chasse dans les belles forêts qui couvraient alors toute la contrée. Bientôt le prince se trouva séparé de sa suite , et . favorisé par l'ombre et le silence , il s'endormit dans un lieu écarté , connue tout bon prince qui est à la chasse a droit de faire. Tout h coup notre dormeur se trouva le héros d'un songe merveilleux : il vit s'éle- ver , toute bâtie , du sein de la terre entr'ouverte , une noble et spacieuse cité ; elle couvrait la moitié d'un vaste espace circulaire, et comme toutes les rues s'en allaient rayonnant du centre h la circonfé- rence , le bon duc , placé sur le point central , comme au sommet d'un belvédère , plongeait son regard étonné sur toutes les parties de cet éventail de pier- res. A peine cette ville mystérieuse se fût-elle mon- trée dans tout son jour, (pie la foule des chasseurs réveilla le prince endormi ; mais il se souvint du songe et de ses merveilles ; et comme il était d'ail- leurs riche autant que bon prince , il se promit bien d'élever à cette même place, si faire se pouvait, la réalisation du beau rêve qui lavait charmé. Et le prince fit comme il avait dit, témoin cette ville qui est un ('venlail . <'t le belvédère qui domine toutes lï \()\\Cr\i choses, l.a seconde moitié (le celle grande circonlé- reiice est occupée par un l)eau parc, où les cerfs et les daims vivent en liberté pom' être quelquefois lancés dans les antiques forêts du voisinage. Si pour- tant malgré ce beau plan, malgré son extrême pro- preté et ses édifices d'une somptueuse architecture , on trouve Carlsruhe froide et quelque peu triste , la faille en est au fondateur, qui n'a pas complété sa poé- tique inspiration et qui a livré à l'un des peuples les plus sages et les plus posés de l'Europe, sa ville fan- tastique, éclose d'un songe oriental. Quoi qu'il en soit, cette gracieuse capitale est remarquable par ses beaux monuments et ses utiles institutions , dont le progrès signale le règne et les vues éclairées de l'ex- <'elient prince qui gouverne le grand-duché. Notre séjour à Carlsruhe n'a pas dépassé une heure, et durant ce temjis, j'ai reçu la visite du bon et pré- venant l>aron de Haber , qui m'a comblé de politesses; il avait vu et accueilli à son passage la fraction mi- néralogique de notre expédition, dont M. Le Play est le guide et le chef. Ces messieurs , pleins d'ardeur et :, sages mesures que lous Jesélats do l'AlleMingne, en y comprenant la Prusse et la Bavière, ont adoptées d'un commun accord. Les gouvernements de ces deux royaumes , prenant en considération la position res- pective de toutes ces fractions d'une même patrie, qui ont une même langue, et,jusqu'àun certain point, les mêmes intérêts, se sont entendus pour suppiimer les mille barrières de douanes qui entravaient le com- merce, et pour former une confédération dans l'é- tendue de laquelle le mouvement commercial n(^ rencontrerait plus aucun obstacle. D'après cette con- vention, à la fois libérale et conservatrice, les trans- actions peuvent s'opérer avec toute franchise, depuis les bords du Rhin jusqu'à la frontière de l'Autriche et aux limiies extrêmes de la Prusse. Autant il y aurait d'imprudence à renverser les remparts protecteuis de l'industrie entre les grands peuples rivaux par la fabrication, autant c'est un acte de sagesse et de bon sens que d'élargir la liberté commerciale dans les petits états peu producteurs. Cerner ceux-ci par des cordons de douane, c'est emprisonner les consom- mateurs au grand détriment de la production voisine, et le bien-être général ne peut qu'y perdre. Ajoutons que les voyageurs un peu })ressés d'arriver, et ils le sont tous, gagnent beaucoup à un tel ordre de choses. La limite naturelle entre le grand-duché et le royaume de Wurtemberg est la chaîne de la Forêt- Noire, dont nous avons traversé les dernières pentes (|ui viennent mourir dans la direction du nord-est. à peu de distance de Duilach; la ligne de frontière, en 20 V()YA<1!<: elVet, s'ëtai'le peu de I;» pailie orieiilale de ces mon- tagnes; le premier aspeci du Wmtendierg esl sur- îout remaiipiahle j>ar son i)eau paysage , auquel ce voisinage donne un caiaelère partieulier de ti- ANS I.A lU SSIE MEKIDIONALK. 27 la iiuil fût close, nous avions aperçu au l1M. deSainson et Ralïet parcouraient celte capitale. Stuttgard, comme on lésait, est divisé en deux cités. La plus récente est remai'quable par la beauté de ses édifices, le noudjre de ses construc- tions modeines, la largeur et la propreté de ses rues. La ville basse, au contraire, est tortueuse, sombre, et obstruée d'habitations si élevées, que les habitants des étages inférieurs sont souvent privés d'air et de lu- mière. Celte vieille partie de la ville, qui en est pour ainsi dire le cloaque , ollre encore un grand nombre de maisons pi'écieuses par leurs détails d'architecture dans le style du moyen-àge. Dans la plupart des car- refours, on remarque des bas-reliefs ou des sta- tuettes qui en décorent les encoignures, d qui leprt*- sentent [)resque invariablement des chevalieis armés de toutes pièces , figures fort en vogue dans le pays . car nous en avons déjà remarqué plusieurs d'un beau caractère, (pji servent d'oiiiement aux fontaines dans les villages du \Yurtemberg. On retrouve aussi fré- quemment une cavale et son poulain, sculptés sur tous les monumenls |>id»Iics anciens ou niodeiiies d<' la 28 VOVAC.K vieille ville. Lue puj>ul;ilioii de lieiHe-deux mille habi- lanls se presse dans les ruelles étroites de la basse ville el vers les abords du luarehé, qui se lient sur uue glande ])lace el s'ëlend dans les rues adjacentes. Celle aflluenee de i)euple n'a oiTert à notre peintre aucun caraclère particulier, et le costume national n'a en etlet rien de remarquable. L'armée wurtembergeoise, dont on loue l'organisation, el dont les officiers pas- sent pour être l'oit distingués, a occupé le peu de loisir que laissait à îialïét notre l'apide passage, et les uniformes ne lui ont pas manqué aux aboi'ds du palais du roi. Ce palais de Stuttgard est d'une archi- tecture imposante; il est situé sur uue esplanade sy- métriquement plantée. Il est aussi entouré de jardins magniliques que, par malheur, aucun de nous n'a eu le lenq)s de paicourii-; c'esl à peine si nous avons jeté un rapide cou[) d'œil sui- celte capitale, qui mérite- rait il tant de titres une visite particulière ; nous sommes remontés en voiture pour atteindre au plus vite Munich : le temps nous presse, et nous sommes déjà bien en relard. La contrée qui s'étend vers le sud-est de Stuttgard est véritablement admirable; la route qui nous con- duit à Ulm la traverse presque en entier; les terrains, heureusement coupés, y favorisent la culture, et de toutes parts on y voyait alors l'appaience d'une abon- dante récolte. Après avoir dépassé plusieurs petites villes, telles (}ue Esslingen et (iO[»pijigen, le paysage devient plus vaiié . et le sol est aussi légèrement monliieux. Ners le soir, ipielque dil1é|-li(pie, et dont on n Vsî pas mémo débarrasse en acJKiant à 30 VUVAl.i: pleines mains les [)rodiiils de leur iiilarissable in- du slrie. Entre ce joli bourg de Geislingen el le Danube, s'élève un lanieau considérable de la chaîne que les t^éogra[)hes ont nommée les Alpes de Souabe : nous en avons gi'avi les sinuosités avec une lenteur qui, jtai* la nuit lomî>anle . n'était que trop favorable au sonnneil. Ce n'est qu'il deux heures du ujalin , el par le plus splendide clair de lune . que nous avons [>u jui^ïer, au passage, de la i)hysionoinie de la ville d'Uhn. S'il faut en croire les ap[)arences. el si nous n'avons [)as été abusés par le giandiose poétique, qui souvent dénature les formes à la lueur vaporeuse de la lune, celle ville ancienne doit être des plus curieuses à parcourir [)our les artistes. Dans ses larges rues re- tentissantes, les pignons inégaux se dressaient tout noirs sur le ciel étoile et reproduisaient leur si- lhouette vigoureuse sur les murs o[)posés. Çà et là, ([uelques tours gothiques, de hautes églises au ton bleuâtre venaient contraster avec l'éclal des maisons brillantes de vernis et le scintillement des vili-es. loujouis si nettes dans une ville allemande; mais loute cetJe scène s'est bientôt évanouie, et quelques instants après nous roulions de nouveau dans une campagne riche et découverte, arrosée par le cours du Danube, dont le voisinage répandait dans l'air* une fraîche humidité. Le joui" nous trouva sur le territoire bavarois. Augsbouig esl assurémeni une des villes d'Aile- DANS LA laSSIi: MKHIDIONALK. :]{ magne où l'on s'arrêterait avec le plus dinlérèt . tant elle sollicite la curiosité du voyageur; mais ceux qui se bornent comme nous h parcouiir ses rues inégales, et à contempler à droite et à gauche ses hautes maisons ornées de fresques, doivent s'abste- nir de toute description; car les remarques qu'ils au- raient été dans le cas de l'aire en conrant . sont déjà confuses et presque effacées lorsqu'on atteint le relai suivant. Il ne reste donc à ceux qui tiennent à toul décrire, d'autre ressource que les dictionnaires géo- graphiques , livres utiles . sans doute . mais auxquels il est plus simple de renvoyer ses lecteurs. En approchant de Munich , un mouvement consi- dérable de population et de voitures de toute espèce annonce l'abord d'une capitale ; et lorsqu'on est entré dans son enceinte, rien ne dénient le rang mérité que cette belle et grande ville occupe dans le royaume de Bavière. Les voyageurs rassasiés des richesses historiques qu'Augsboui'g et Nuremberg doivent au moyen-àge , viennent avec plaisir re- poser leur admiration h Munich et y contempler les résultais d'uîi art moderne, qui s'est approprié avec goût les beautés sévères du style grec. Il esl peu de villes au monde où l'architecture soit en honneur comme elle l'est dans la capitale de la Bavière. 11 n'en est point, assurément, où de riches collections d'objets d'art recueillis avec un senti- ment vrai du beau, soient aussi somptueusement conservées et [)lacées à l'aise, comme elles le sont en effet . dans de vastes édifices construits tout ex- .{•i \()YA<1K pi'ès Cl appropriés, chose si rare ailleurs, à leur des- lination s{içciale. Aussi ne doit-on pas s'élonner du nombre de conslruclions nouvelles et magnifiques dont la ville s'est enrichie depuis vingt ans. Lorsque les travaux exécutés par l'état fournissent de si heu- reux modèles, il n'est point surprenant que les fortunes particulières suivent celte impulsion artistique et s'a- donnent à un goût dont l'exemple vient de si haut. C'est ainsi qu'on ranime parmi les peuples le culte des arts, et qu'on les rend plus heureux, en faisant pas- ser dans leur vie et dans leurs hal)itudes une cer- taine élégance , qui l'éagil favorablement sur les mœurs publiques et sur le bien-être intellectuel. Les rues de Munich ne sont point généralement régulières, mais il en est quelques-unes dont l'aspect est véritablement noble et imposant. On y voudrait un peu plus de foule , un peu plus de cette vie animée et l)ruyanîe qui annonce un peuple nom- breux et occupé. Ici. ce n'est pas la ville qui manque au peuple; c'est le peuple qui manque à la ville: cent mille âmes, partout ailleurs , c'est beaucoup , sans doute; pour une ville comme Munich, ce n'est pas assez peut-èlre. Nous avions l'ésolu de consacrer vingt-quatre heures à l'examen ra|)ide de quelques parties de cette belle ville , et, h l'approche du soir, nous avons pris nos gîles dans un hôtel d'une silua- tion conuuode pour nos projels d'excmsion. Nous avons éprouvé, le lendemain, conjbien les heures s'écoulent avec lapidilé quand on est ari'èté à chaque pas par un inlérèl toujours nouvc^ui. Quel- DANS LA lU SSIK MKIUDIONAI.H:. 33 (jnes visites indispensables avaient pris une partie de notre matinée, et nous nous hâtâmes de nous rendre à la galerie de peinture , qui oecupe un admirable local conligu au palais où le roi fait sa résidence. A peine entrés dans ces immenses salles , nous avons compris que l'emploi de toute notre journée était là, et que les autres richesses de Munich nous échappe- raient , faute de temps. La colleclion de tableaux que nous étions appelés à admirer, est sans contredit une des plus précieuses et surtout des plus agréables que l'on puisse voir. Son choix atteste une étude et une connaissance approfondies, dont il faut faire hon- neur au roi qui a ranimé en Bavière les arts et les sciences, qu'il aime et qu'il cultive lui-même aux applaudissements de l'Europe. Cette galerie est riche surtout en maîtres de l'école hollandaise , qui y a envoyé un grand nombre de ses naïfs et charuiants chefs-d'œuvre. Nulle part on ne peut admirer de plus beaux portraits de Yan Dyck ; en aucun lieu du monde on ne saurait trouver, conmie à Munich, un immense salon dont le génie de Rubens remplit toute l'étendue; et c'est véritablement cette partie de la collection qui est la plus attachante , en ce qu'elle donne la plus juste idée du talent aussi liche que fé- cond du grand maître. Je ne prétends point énumé- rer ici toutes les toiles merveilleuses dont la con- templation nous a arrêtés et charmés pendant tant d'heures ; ce que je puis dire comme un sincère éloge des architectes h qui l'on doit la somptueuse galerie «le Munich, c'est l'excellenie distribution de la In- 3^1 VOVAGE mière; sous ce rapport, aucun musée de l'Europe n'est aussi heureusement partagé. Les salons spacieux où sont placés les tableaux de grande dimension reçoivent tous le jour par le haut ; quant aux petits tableaux, bijoux précieux de l'art, qui tirent souvent tout leur charme des conditions plus ou moins fa- vorables dans lesquelles ils sont exposés, on les a réunis dans une longue suite de cabinets qui s'éten- dent parallèlement aux salons , et ils s'y trouvent éclairés de manière à subir l'examen le plus minu- tieux. En quittant le riche musée de Munich , nous n'a- vons pu nous empêcher d'être frappés h la vue d'un objet vivant qui constitue aussi dans son genre une véritable cuiiosilé , tout- à-fait en harmonie avec l'emplacement et les fonctions qui lui sont assignés. Le concierge qui garde le majestueux vestibule des galeries n'avait point d'abord arrêté nos regards à notre entrée ; ce n'est qu'à la sortie, et lorsque l'un de nous s'approcha de sa personne, toute chamarrée d'or et de galons , que nous remarquâmes, à notre grande surprise, les gigantesques proportions de ce Goliath. Ce colosse , qui a près de sept pieds , est ce- pendant conformé de telle sorte que , malgré ses proportions fabuleuses , l'ampleur de ses muscles se dessine encore avec cette exagération qui caractérise l'Hercule Farnèse. L'honnête géant jouissait, non sans orgueil, de notre étonnement admiratif, et ré- pondait h nos questions avec une bonhomie com- plaisante qui fait honneur à son naturel facile et doux. DANS LA RUSSIE AIEUIDIONALE. 35 Une seconde mais rapide visite au musée de sculp- ture, édifice d'une rare perfection, spécialement des- tiné aux collections de l'art du statuaire, nous a permis d'apprécier les richesses de haute antiquité dont le gouvernement bavarois a fait l'acquisition dans ces dernières années. Rien n'est mieux disposé que cette belle et noble galerie; rien, encore une fois, n'est orné avec un goût plus pur et plus appro- prié à sa destination. A peine une promenade de coiule durée dans les beaux jardins du palais nous a-t-elle permis d'em- brasser l'ensemble de cette royale résidence. Cet unique jour, consacré à tant d intéressantes observa- lions, finissait trop vite; mais il n'en a pas moins fallu nous hâter et reprendre la route de Vienne , où depuis longtemps devaient nous attendre les compa- gnons préparés à partager nos excursions lointaines. C'est par Braunau que nous sommes entrés dans les états de l'empire ; nous y ariivions au jour naissant. Cette petite ville, de la plus singulière ordonnance, se compose d'une rue unique et d'une médiocre lon- gueur, mais d'une largeur considérable. A chaque extrémité s'élève une porte ancienne surmontée d'un beffroi; deux fontaines, d'un style pittoresque, sont symétriquement alignées dans l'axe de cette rue spa- cieuse , sur laquelle les maisons élevées de chaque côté n'ont que de l'ares fenèli'es exactement fermées de jalousies à resi)agnole. Les toits, dont la pente est en arrière , ne se laissent point apercevoir de la rue, de sorte que Hraimau ressemble beaucoup à une ville 30 VOYAGE turque. C'est là que la douane autrichienne nous a visités avec uue prompte et obligeante tolérance. Malgré la lenteur vraiment désespérante des pos- tillons autrichiens , que ni prière ni menace ne sau- raient faire trottera l'ascension de la pente la plus fai- ble, Nildorff, Ried et Unler-Haag, petites villes jolies et animées, ont été laissées derrière nous, et nous nous sommes arrêtés un instant à Lambach, gros bourg bien situé, qui domine une rivière dont les eaux vont, non loin de là, se confondre avec le Danube, devant Linz. Un peu avant la nuit, nous nous promenions sur la place d'Eus, l'antique Anitia, qui donne son nom mo- derne à un des affluents du Danube. En attendant les interminables apprêts du souper le plus frugal, nous avions tout le loisir de contempler une grande loui' cari'ée qui s'élève isolée du milieu de celte esplanade. Cette tour, percée d'une arcade à sa partie inférieure, paraît avoir rempli l'office de porte et de beffroi, dans un temps où la ville d'Eus, moins étendue, était, comme la plupart des places des environs , défendue par une muraille et fermée à ses deux extrémités. Tel qu'il est resté , ce monument est encore remarquable. 11 est couvert de fresques sur presque toute sa sur- face. Un énorme cadran, visible d'une lieue peut-être, indique les heures ; la partie inférieure de la tour est ornée d'une profusion d'inscriptions en langue la- tine. L'une de ces légendes , qui donne la date précise de la construction de l'édifice , nous ap- prit que, commencé en 1544, il fut achevé en 1548. Vno autre légende résume, en deux distiques DANS LA lUSSIK MEHIDIO.NALE. 37 (.l'un [)alois latin, l'histoire de la ville, qui s'est élevée sur les ruines d'une ancienne cité où deux évangé- listeS; saint Marc et saint Luc , n'ont pas dédaigné de venir en personne révéler les vérités du christianisme. Voici, du reste, ces distiques, que nous avons re- cueillis h l'usage des personnes qui prennent quelque intérêt à la latinité du seizième siècle : Aspicis eviguam nec inagiii iioiiiinis iirbeni Quam tanieii œternus curât ainatque Deus ; Haec de Laureaco reliquia est; lils Marcus in oi is Cuni Lucà, Clirisli dogriia professus erat. L'obscurité vint même avant le souper interronqire notre examen, et nous nous confiâmes bientôt au train i)rudent de la poste, qui , pendant toute cette nuit , ne nous fit pas franchir au-delà de dix lieues de France , ou quarante de nos verstes , course qui ne demanderait pas plus de trois heures avec les at- telages-russes. Enfin , le 27 juin , nous avons atteint , vers huit heures du matin , le bourg de Molk , et son magnifique monastère, admirablement situé sui' le Da- nube, qu'il domine largement; les religieux de l'or- dre de Saint-Benoît n'y sont pas en grand nondjre, et jouissent de tout le bien-être dévot de Tancienne vie monastique des ordres savants. L'empereur Napoléon voulut loger dans ce couvent lorscjuil vint à Vienne en 1809. 11 disait que (^'était le lieu qu'il })rélérait h tous ceux qu'il avait parcourus dans le monde de ses conquêtes. En efiet, cet édifice, resseml)lant assez à im nid d'aigle placé dans les nues. (IcvMil pl;iii(' :{8 VOVAC.K à celte iiiiaginalioii gigantesque. On nous montra sur le parquet de l'un des salons, qui sert aujourd'liui de parloir, la trace de lettres brûlées par lui. Vers cinq heures du soir, un mouvement inusité, des nua- ges épais de poussière , et une multitude de voitures, de femmes élégantes, et de rapides cavaliers, nous an- noncèrent que Vienne était proche. Nous entrâmes enfin dans cette belle capitale, et, après un trajet d'une heure dans un interminable faubourg, nous atteignîmes les logements qui nous étaient depuis longtemps réservés. Dès ce moment, la réunion des personnes qui devaient m'accompagner fut complète. Ces messieurs qui m'avaient attendu, n'avaient pas manqué de loisir pour visiter Vienne dans tous ses détails , et je les ai trouvés surtout fort satisfaits des richesses scientifiques. Ils se plaisaient h ren- dre hommage, non-seulement au mérite éminent des savants qu'ils avaient eu occasion d'entrete- nir, mais aussi h la politesse et à l'obligeant em- pressement qu'ils avaient trouvés dans leurs rela- tions de tous les jours. Dans cette longue attente, ils n'avaient pas répudié les occasions de plaisirs qui pouvaient s'associer h leurs études. Ils me parurent enchantés de la physionomie riante , active et mou- vante de Vienne, qu'on ne prendrait guère pour une ville allemande, à son bruit, à sa \ivacité, et surtout à ce besoin d'amusement et de dissipation. Chaque soirée de cette belle saison voit revenir la môme ardeur pour la promenade , les fêtes , la musique, et surtout j>our cette valse entraînante (|uo Strauss dirige du DANS LA KLSSIE MÉRIDIONAL!:. .}!) Iiaul do son orchestre. C'est hors de l'enceinte de la ville, proprement dite, que sont situés les jardins pu- blics où toute la bourgeoisie vient respirer le frais au milieu des délassements de son choix. Rien de jdus avenant que ces jeunes et jolies femmes, dont la mise coquette est pleine de goût. Pendant que toutes ces lumières brillent sous les feuilles des jardins , que toute cette musique anime les joies populaires , les classes supérieures de la société viennoise rou- lent plus silencieusement sous les admirables masses de verdure du Prater, belle et mélancolique foret, oii il n'est pas rare de voir les cerfs et les biches troublés dans leurs retraites, affronter la ligne des brillants équipages et prendre leur course à tra- vers les larges allées. Au retour de cette promenade , on s'arrête sur le Graben, longue place , au centre de la ville , où s'élèvent deux fontaines d'un très- grand style. A cette place, les équipages, rangés dans le voisinage des cafés, permettent aux prome- neurs de finir la soirée au milieu d'une douce causerie, et sans quitter leur voiture. C'est ainsi que , pendant trois grands jours , nous avons pris notre part de ces loisirs et de cette agréable nonchalance qui nous pré- paraient à de prochaines fatigues. Aussitôt que les heures de la matinée consacrées h nos occupations et à nos derniers préparatifs nous laissaient quel- que liberté, nous procédions à de nouvelles et inté- ressantes excursions. Schœnbrûnn, ses dîners sous les arbres , ses jardins majestueux et sa riche ménagerie , nous ont occupés presque toute uik* VO V()VA(iE journée. J'imagine qu'on peut, sans être trop sévère, critiquer le plan circulaire de ce dernier établisse- ment , où chaque espèce d'animal est logée dans un enclos et des bâtiments si fort séparés les uns des autres, que la visite générale devient une longue et fatigante promenade. Nous n'avons pas voulu quitter ce beau lieu de plaisance sans nous mêler au diver- tissement des montagnes russes établies dans un joli jardin, à peu de distance de Schœnbrûnn. Mais enfin, toutes nos dispositions étaient faites , grâce aux bienveillantes prévenances que j'ai rencontrées chez toutes les personnes qui ont bien voulu m'accueillir. Décidés à faire par nous-mêmes l'épreuve de la navigation du Danube , nous avions retenu nos loge- ments sur l'un des navires à vapeur de la compagnie qui part de Pesth pour le l)as du fleuve ; et, réservant |)Our les loisirs du retour une visite et une description de la belle capitale de l'Autriche, je donnai le signal du départ. Mt"'^ IL J»K VIENNK A BCKHAREST. ^M.'^ N arrivant à Vienne, je n'avais encore pris aucune détermina- lion sur la route que mes voya- geurs et moi nous devions sui- ^^ vre. Il s'agissait désormais de ^^Ss^ traverser des pays peu fré- ^quentés d'ordinaire, et dans ^j^ lesquels nos observations de- vaient acquérir l'intérêt piquant de la nouveauté. J'avais, pour atteindre Odessa, à choisir entre deux 6 V-2 VOYAGE roules : la navigalion du Danube , de Vienne jusqu'à Galatz, et la mer Noire ; el la voie de terre qui remonte vers le nord , et arrive en Russie par Lemberg et Brody ou ïchernowilz. Après avoir recueilli à Vienne quelques avis prudents , je me déterminai pour le pre- mier de ces deux partis. Des renseignements dignes de foi me faisaient redouter les obstacles qui nous attendaient à la frontière de l'Empire. En effet, il arrive souvent lorsque les pluies ont eu quelque con- tinuité dans la Russie méridionale , que les chemins deviennent presque impraticables ; tout sentier dis- paraît, et les steppes ne forment plus qu'une vaste plaine de boue dans laquelle toute trace est effacée : malheur alors à la voiture européenne qui voudrait se hasarder dans cet abîme, quand à peine les légers té- lègues du pays y surnagent ! Mais, d'autre part , l'ef- fectif de notre caravane ne s'élevait pas h moins de dix-sept personnes; c'était donc, pour le moins, cinq voitures, y compris le fourgon renfermant le matériel de l'expédition Un pareil train ne demandait pas moins que l'emploi de trente h quarante chevaux. 11 était presque impossible qu'un tel service, par de pareils chemins, pût marcher pendant quelques jours de suite avec la régularité désirable : h ces causes , le bateau h vapeur, qui descend de Vienne h Galatz , de- vait obtenir toutes nos préférences, et à l'unanimité , il fut décidé que nous descendrions le Danube. Nous trouvions à cette voie plus facile de grands avan- tages. D'abord nous échappions aux ennuis d'une séparation inévitable; et, ensuite, ce genre de trans- DANS LA RUSSIE iMEUIUIONALE. ï:] poil , qui se prête merveilleusement à toutes sortes de lectures et de travaux, nous permettait de nous livrer en commun aux observations que présenterait le voyage. Ajoutez que cette route du Danube, nou- vellement conquise par la vapeur , ne devait pas être sans intérêt pour nous. Le Danube est , pour ainsi dire, d'invention toute moderne : il a gagné sa place, honneur bien mérité , parmi les fleuves voyageurs et commerçants de l'Europe; il n'y a pas déjà si long- temps qu'il est devenu l'objet tout particulier de l'at- tention des publicistes. Toutes ces lettres, aussi re- marquables par le style que par l'érudition, que le Journal des Débats a adoptées comme siennes, avaient développé, au sujet de celte communication pleine d'avenir, des idées aussi justes qu'ingénieuses. Certes, ces lettres, écrites avec un esprit tant soit peu railleur, étaient bien faites pour nous jeter, nous aussi , entre ces deux rives, où sans doule nous atten- daient quelques aperçus échappés au voyageur du Journal des Débats; et, en effet, certains détails de la vie actuelle n'ont-ils pas dû rester inaperçus pour lui sur ces rivages , où son imagination évoque , avec tant de bonheur, tous ces grands souvenirs des Daces et de Rome , toute cette poésie de légendes et d'his- toire, dont il a su animer sa relation? Le correspon- dant des Débats a écrit ainsi un éloquent discours d'ouverture pour l'une des plus grandes solennités des temps modernes : « l'Union , par le Danube , de l'O- rient avec l'Occident. » Quant à nous, venus après lui , nous laisserons de côté ces généralités brillâmes : iV VOYAGE et, plus modesies, nous raconlerons comment s'o- père peu à peu celte fusion de deux mondes que le Danube doit réunir, après les avoir séparés si long- temps. Notre passage fut arrêté sur le François F', navire h vapeur de la Compagnie, qui devait partir de Pesth pour Drenkova , le 5 juillet. Ne pouvant modérer l'ai'deur aventureuse de mes compagnons, je leur ac- cordai tout loisir de se confier aux hasards peu pé- rilleux de la navigation sur ces bateaux plats qui descendent le Danube de Vienne h Pesth , en passant par Presbourg : ils s'embarquèrent gaiement sous la direction de Sainson. Quant à moi, je pris tout pro- saïquement la poste, le 3 juillet. De Vienne h la fron- tière de Hongrie , la distance est courte ; mais cepen- dant quelle dilïérence entre ces beaux chemins de l'Autriche et les chemins délabrés de la Hongrie ! Sans trop chercher la cause de cette différence, il n'est pas difficile de découvrir qu'elle est profondé- ment inhérente à la nature particulière de l'ancien gouvernement de la Hongrie, et que le remède à ap- pliquer au mal ne saurait être employé qu'avec mé- nagement dans un pays où , en vertu des lois fonda- mentales, la noblesse est exempte de toute espèce de taxes. Or, la noblesse en Hongrie , c'est tout le vieux sang hongrois, tout ce qui possède ; il ne faut pas s'é- tonner si tous les travaux d'intérêt général, tombant exclusivement à la charge des classes pauvres , sont mal exécutés et plus mal entretenus. Dans ces derniers temps, il est vi'ai, plusieurs grands propriétaires, lais- DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 45 sant de côlé tout intérêt mesquin, ont pensé à venir au secours du bien-êi re général . A la tête de ces nobles es- prits, intelligences esclaves du devoir, se distingue un homme dont l'influence généreuse sera grande dans ce pays, qui ne demande qu'à marcher au progrès ; nous avons nommé le comte Etienne Széchényi. De son côté , la diète, cette assemblée de gentilshommes qui représente un peuple de gentilshonuues , n'est pas la dernière à obéir à une impulsion nationale déjà sen- sible. Déjà même quelques résolutions, nouvellement promulguées, laissent entrevoir une louable propen- sion à suivre ce mouvement d'améliorations maté- rielles, qui est aujourd'hui le besoin le plus senti de la société européenne. Surtout il faut reconnaître que les tentatives faites jusqu'à ce jour par la sagesse de la diète de Presbourg sont nettes et précises , dé- gagées de théories abstraites, et marchent unique- ment au but de la prospérité du pays, qui sera une ère nouvelle et bienfaisante pour la Hongrie. Voilà donc cette assemblée qui, on ne saurait en douter, a com- pris sa haute mission, engagée par la puissance même du progrès à réformer i)eu à peu des lois impré- voyantes, qui seraient un obstacle invincible à toute amélioration ultérieure dans un pays qui demande enfin sa part de bien-être, à savoir : des routes pra- ticables, des canaux, des ponts, et des chemins de fer. La première condition de cette amélioration pro- gressive, dans laquelle nous voyons entrer la Hongrie avec une sage et persévérante lenteur, amènera pro- bablement avant peu une répartition plus équitable de 46 VOYAGE l'impôt. Alors, et par une convention loyale, chaque habitant de ce noble sol , renonçant à des privilèges onéreux à tous, acceptera sa part dans les charges communes. Le service de poste, en concurrence publique, éta- bli en Hongrie , ne nous a pas paru justifier tout-à-fait les grands éloges que lui donne, dans une publication récente, un illustre personnage français. L'exploitation des relais , laissée à l'industrie particulière , comme cela se pratique en Angleterre , est évidemment une chose avantageuse à ceux qui l'exercent, puisqu'elle constitue en leur faveur un gain éventuel qui vient augmenter le revenu que les chevaux employés à l'a- griculture rendent déjà à leur maître. Mais, si ce système profite aux propriétaires des chevaux , il est moins profitable aux voyageurs, obligés d'attendre plus d'une fois que le cheval revienne de la charrue, et que le laboureur soit changé en postillon. Un re- mède très-simple , c'est de prendre les relais du gou- vernement, qui n'a pas de chevaux à deux fins. Un séjour très-abrégé ne nous a permis de voir de Presbourg que ce qui est à la portée de tout passant qui veut prendre une idée superficielle de cette an- cienne capitale. Bien que Presbourg , depuis l'année 1790, ait restitué à Bude son ancien titre, elle a con- servé dans ses murs le siège de la puissance législa- tive et l'appareil des antiques institutions de la Hon- grie. Cette proximité de l'action dirigeante est naturellement favorable à l'Autriche, et tout en ren- dant à Bude le raug de capitale, que lui assignait son DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. ïl importance, le gouvernement impérial a néanmoins maintenu h Presbourg les deux assemblées dont les délibérations ont à Vienne un prompt retentissement. A voir cette maison modeste , ces salles sans aucun style, sans aucun caractère que celui de la plus vul- gaire bourgeoisie, où, pour tout ornement, vous trou- vez de grands bancs en bois, tout couverts de taches d'encre faites d'hier, vous vous croyez dans une vaste classe de quelque collège. L'on serait tenté de ju- ger, à ce peu de façons, qu'il existe un contraste choquant entre l'apparence misérable de cette cham- bre politique, et cette pompe de costumes, de sabres, d'éperons et de prérogatives dont s'entoure la no- blesse; on pourrait craindre que cette simplicité exa- gérée ne fût un signe d'indifférence ou de mépris pour le sanctuaire des lois; mais il faut dire aussi que sous cette simplicité quelque peu brutale, se montre, parmi ces législateurs si mal logés, un profond sentiment des fonctions qui leur sont confiées : le respect pour la loi, qui remplit cette enceinte, en a bientôt cou- vert toute la nudité. Du reste, même pour celui qui passe en toute bâte, Presbourg est une ville qui doit laisser son souvenir. Située agréablement sur la rive gauche du Danube, elle a pour pendant, sur le rivage opposé, de belles masses de verdure ombrageant des promenades très-fréquent ées, et qui méritent qu'on traverse le fleuve pour les mieux voir. La ville elle-même est commandée par un château dont il n'existe aujour- d'hui que des ruines , mais dont la situation est si V8 VOYAGE heureuse, qu'elle comple peu de rivales en Europe. Presbourg possède aussi quelques monumenls remar- quables, et tous les établissements publics que com- porte une ville royale longtemps florissante. Le 4 juillet, dans l'après-midi, nous arrivions à Ofen, ou plutôt à Bude, la ville hongroise par excel- lence, qui, du haut de son rocher, voit s'échelonner ses quatre grands faubourgs qui descendent jusqu'au Danube , tandis que de l'autre côté du fleuve , sur la rive gauche, Pesth étale toute sa grandeur et tout son luxe de ville nouvelle et déjà enrichie. Bude annonce assez, par son aspect imposant, qu'elle est le lepré- senlant de cette Hongrie historique qui fut si long- temps heureuse , forte et indépendante. Sous les Romains, elle se nommait Sicambria, et la tradition veut que son nom actuel lui ait été imposé en mé- moire d'un frère d'Attila, nommé Buda. Quoi qu'il en soit, Bude est restée debout pour raconter toute cette vaillante histoire de la Hongrie, qui commence à la conquête d'Arpad, voit s'élever au onzième siècle la dynastie d'Etienne, se continue sous les vingt-trois rois de sa race et sous les souverains de la branche d'Anjou, jusqu'à Wladislas H, qui rassembla les lois en code, et finit à Louis H, dont la mort, arrivée à Mohacs, en 152G, eniraîna la chute de l'antique mo- narchie hongroise. Bude, ainsi arrachée à ses princes légitimes, et soumise pendant plus d'un siècle et demi au pouvoir des Turcs, a gardé malgré elle les traces de cette domination violente ; témoin ses bains, qui sont des DANS \.\ RUSSIE MÉRIDIONALE. ^0 bains oiienlaux; ses clochers en métal, qui sont presque des minarets. Mais une fois que ces vain- queurs farouches eurent été expulsés au-delà de leurs conquêtes, et malgré le mélange du culte grec, toutes les illustrations de la religion, de la royauté et de la nationalité hongroises, se sont réunies pour ef- facer l'injure faite à ces murailles sacrées. Bude con- serve dans son trésor la couronne de saint Etienne, son globe impérial et son sceptre. Elle est le siège et la résidence du palatin du royaume et des hauts dignitaires ecclésiastiques; et depuis que la Hongrie, longtemps partagée, a reconnu les droits héréditaires de la maison d'Autriche, Bude a repris son titre bien mérité de reine et de capitale. Il est peu de situations plus remarquables que celles de ces deux villes, Bude et Pesth, séparées par un fleuve aussi large que le Danube, mais qui ne l'ont réellement qu'une seule et même cité. Pesth compte soixante mille habitants; elle est toute remplie de bruit et de mouvement; c'est la ville active, re- muante, laborieuse : elle produit plus qu'elle ne consomme. Ses belles rues, ses larges quais, sont disposés pour un commerce qui s'étend chaque jour, et bordés d'édilices de bon goût. J'avais à peine eu le temps de visiter quelques rues des quartiers les plus remarquables et les monuments dont l'extérieur est le plus digne d'attention, lors- qu'on m'annonça l'arrivée de ceux de mes compa- gnons qui avaient choisi, pour se rendre à Pesth, la promenade |)iltoresque du Danubo. Ils arrivaient en- 50 \()VA(ii: cliaiUës de leur navigation de trois jours. La relation de cette courte séparation me fut aussitôt connnuni- quée ; et, pour ne point anticiper sur nos observations ultérieures, recueillies désormais et exprimées en coninuni , je place ici ces notes , dans lesquelles ces messieurs parlent en nom collectif et d'après leurs impressions particulières : « Le 2 juillet, après avoir reçu vos instructions touchant notre prochaine réunion, nous n'avons pas tardé à nous rassembler sur le bord du Danube , au lieu fixé par le batelier qui devait nous conduire en dérivant jusqu'à Presbourg. C'était véritablement de ce jour que datait notre début, notre entrée en cam- pagne; aussi avions-nous tous revêtu le simple et uni- forme costume que nous avions adopté, et qui ne nous a point quitté pendant toute la durée du voyage. C'est dans cet équipage que nous nous sommes em- barqués sur un gros bateau , où , selon sa [)romesse , le patron nous avait préparé un poste assez conve- nable. Cette sorte de barque mérite qu'on la dépeigne en quelques mots, parce qu'elle est le type à peu près invariable de toutes celles qu'on rencontre sur le Danube, depuis Vienne jusqu'aux parages voisins de son embouchure. Ces embarcations sont, en général, d'une grande dimension, grossièrement construites, et portant sur [)resque toute leur longueur une grande cabane haute de sept h huit pieds, recouverte d'un toii en pente qui la fait ressemblei'à une maison. Là est placé le magasin dans lequel est contenu tout le chargement : et même les passagers, pour peu qu'ils soient insen- DANS LA RLSSlt MKIUDIONALE. ôl sibles aux ciiianalions mélangées des niarcliaiulisos, peuvent y trouver un abri. L'avant et l'arrière chi bateau se ressemblent par leur forme relevée; et le gouvernail, attaché h la poupe au moyen de simples cordes d'écorce . est mis en mouvement [yav un ou plusieurs hommes, qui manient la barre du haut dune plate-forme disposée sur le toit pour cet usage. Ces espèces de chàlels flottants, bâtis en bois blanc, des- cendent en grand nombre le cours du Danube; mais lorsqu'il s'agit de leur faire remonter le Ileuve, on n'y parvient qu'avec un travail infini et à l'aide de moyens plus pittoresques qu'ingénieux , dont nous aurons occasion de parler plus bas. « Le patron du bateau nous regardait comme des passagers peu ordinaires, probablement en raison du prix modique que nous lui avions com[)lé sans mar- chander, et avait réservé à messieurs les mineurs (comme il nous appelait , sans doute à cause de nos bonnets armés de deux marteaux en croix), les hon- neurs du gaillard d'arrière , au-dessus duquel une vieille voile était élégamment drapée. Nos malles, disposées en divan, occupaient le tour de ce salon im- l)rovisé; et, pour nous assurer contre toute commu- nication importune , on avait cloué à demeure la porte de la cabane où les passagers de prix inférieur s'étaient étabhs pêle-mêle avec quelques blocs de suif et quelques rouleaux de cuir, dont le parfum se trahissait à travers la cloison. Ces passagers étaient , pour la plupart, d'industrieux Israélites, se rendant à Presbourg pour leur commerce. Au moment où nous 5-2 VOVAGK allions quiUer la live^ un nouveau compagnon nous fut présenté; nous nous empressâmes de lui accorder une hospitalité demandée avec politesse, et nous ap- prîmes que ce voyageur était un capitaine de ponton- niers qui se rendait, accompagné de ses deux jolies petites filles, à quelque distance de Vienne. « Nous eûmes bientôt laissé derrière nous la ville, les faubourgs entremêlés de jardins et ila majestueuse verdure du Prater. A la limite de Vienne, nous fûmes accostés par une petite barque que montaient des hommes chargés d'examiner nos passe-ports. Cette formalité promptement accomplie par un sous- officier, celui-ci nous rendit nos papiers en ajoutant courtoisement un souhait de bon voyage. Nous fûmes touchés de cette politesse , assurément fort banale ; mais elle nous frappa, parce qu'elle est peu usitée en pareil cas , et que l'on voit rarement , dans ces rela- tions de police , l'examinateur et l'examiné se faire bon visage et se quitter contents l'un de l'autre. « Le Danube , au-dessous de Vienne , se divise en une multitude de bras, séparés entre eux par des îles assez étendues, couvertes uniformément de prairies et d'une jeune et abondante végétation. Le courant nous faisait faire beaucoup de chemin, et nous ne vîmes bientôt plus que les sommités des grands édi- fices de cette ville et la magnifique aiguille de Saint- Étienne, qui se détachait, svelte et brillante, sur l'azur foncé de ce long rideau de montagnes qui séparent l'Autriche du royaume de Bohême. « C'était une charmante promenade (|u'uu tel DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 53 voyage, commencé à cette heure si douce de la ma- tinée ; il se devait prolonger sur les belles eaux verdâtres du Danube, où nous glissions avec une grande rapidité, doublant à droite et à gauche une quantité d'îles peuplées de saules. De temps en temps, quelque joli village, quelque fraîche maison de campagne apparaissait et se cachait aussitôt, masquée par les pointes couvertes d'arbres qui sem- blaient courir, et fermer incessamment derrière nous le lit sinueux du fleuve. Pendant quelque temps, nous avons navigué dans ce dédale d'eaux et de verdure. Et quelle plus douce façon de voyager pourrait-on désirer? Vous allez vite, et, chemin faisant, votre pensée se repose sur tous les objets qui vous en- tourent : singulière alliance du mouvement et du calme ! « Notre compagnon le capitaine respecta notre muette contemplation aussi longtemps que le Danube, resserré entre les îles, nous permit de suivre de près les sinuosités de la rive droite. Mais bientôt , lorsque nous fûmes entrés dans un plus vaste canal, il tenta discrètement quelques questions sur des sujets qui , depuis le départ , aiguillonnaient évidemment sa cu- riosité. Qui étions -nous? quel était cet uniforme? quel était le but de notre voyage? Ces demandes, énoncées avec tout ce que la langue allemande peut fournir de tournures indirectes et polies, reçurent des réponses dont noire compagnon eut la bonne fortune de deviner le sens, malgré les efforts réunis de trois d'entre nous pour composer et pour prononcer 5i. NOVAiiE les plus courtes plu'ases. Dès lors, la conversnlioii fut engagée activement, suitoul de la part du caj)!- laine , qui vit bien qu'il avait affaire à des auditeurs intelligents, sinon à d'habiles interlocuteurs, et qui se lit gracieusement notre cicérone, choisissant avec un soin tout hospitalier , parmi les objets qui frap- paient notre vue, ceux que notre condition de Fran- çais pouvait nous rendre plus particulièrement in- téressants. « Quand nous eûmes laissé derrière nous les jolis villages de Simmering et de Neugebaude, le capitaine appela notre attention sur la rive droite : « Ce clo- cher pointu, lecouvert en fer brillant, nous dit-il, indique derrière ces arbres le joli bourg d'Ebersdorft'. En 1809, le quartier-général de Napoléon y fut éta- bh pendant quelques jours, et c'est de cette grande île à gauche que l'armée française débouchait sur ses trois ponls, hardiment jetés. Vous étiez bien jeunes alors, messieurs, ajoula-t-il; mais, moi, j'ai vu cela. A l'endroit même où nous passons, le Danube a roulé des eaux sanglantes ; pendant plus d'un jour, de ler- l'ibles coups de canon ont ébranlé ces deux rivages. » Tandis que notre compagnon parlait ainsi, nous con- templions l'île Lobau, si verdoyante et si paisible au- jourd'hui, et Ebersdorif, ce charmant village où s'élè- vent une belle manufacture d'ouvrages métalliques et une active filature. La nature et rinielligence hu- maine n'ont plus laissé subsister aucune trace des glo- rieuses et sanglantes batailles qui ont désolé cette belle contrée. TelU^ est la force réparatrice d<> ces DANS LA UUSSIE MÉIUDlOiNALE. 55 deux élernels pouvoirs : peudanl que les vieux guer- riers d'Essling et de Lobaulombent chaque jour sous la Diaiii du temps, des arbres vigoureux et pleins de sève grandissent sur ces champs héroïques , et une gënëralion nouvelle rebàlit ce que ses pères on! détruit ! « Plus bas se présente Pétronell, village qui occupe sur la rive droite l'emplacement de l'ancienne Car- nuntum. Noire capitaine nous assura que les fouilles entreprises dans les terrains environnants mettent fréquemment au jour quelque débris d'ouviages ro- mains. Il fit aussi mention d'un arc de triomphe, la Porte-Païenne (Eidenthor), comme on 1 ap[>elle, dont la constiuction remonte à Tibère, qui l'érigea comme monumeiU de la conquête de la Pannonie. A toutes ces obligeantes indications du capitaine , nous ré- pondions par quelques mots, qu'il interprétait comme autant de signes de notre regret de ne pouvoir visiter à loisir ces ruines intéressantes. «Vers midi, nous naviguions au milieu d'un pay.-^age plus sévère. Le Danube, qui n'a }>lus qu'un seul lit , est devenu d'une largeur imposante ; des collines élevées le bornent sur la droite , et des niasses de rochers s'avancent çà et là, comme des |)romontoires, dans ses eaux. La petite ville de Haim- bourg nous apparut bientôt. Bàlie dans un enfonce- ment piltorescpie, elle est dominée par une vieille citadelle en luines qui couronne une montagne ar- l'ondie. De cette citadelle, une muraille crénelée, 11an(jU(''e de tours . descend vers la ville et en loi'me 56 VOYAGE l'enceinte. Cette Ibrlificalion, qui rappelle l'enfance de l'art, le style de ces murs aux créneaux rap- prochés, la construction des tours, ça et là dis- persées dans les environs, semblent empreints du caractère de l'architecture orientale. Haimbourg, deux fois détruite par les invasions des Turcs, a été deux fois rebâtie. Elle est aujourd'hui florissante et augmentée d'un grand nombre de consti'uctions toutes nouvelles- Admirablement située au fond d'une petite anse, elle forme, vue du Danube, un tableau très-agréable. Haimbourg renferme , nous dit-on, deux mille huit cents habitants, une ma- nufacture de tabac qui donne annuellement deux cent mille quintaux ; et tout paraît y respirer l'aisance et la prospérité. En ce lieu, nous quiltâmes notre complaisant et érudit capitaine, que nous regiettàmes de ne pas posséder plus longtemps. « Quelques pas plus bas est situé Wolfslhal, bourg autrichien sur les confins de l'empire, et qui en marque la limite. Sur la rive opposée , la fiontière est plus remarquablement indiquée piir un immense rocher, que des ruines couronnent de la façon la plus pittoresque. « Ce bloc énorme, suspendu à pic sur les eaux du fleuve, est le point extrême de la chaîne du petit Karpalhe, qui vient du nord -est en droite ligne, et forme la délimitation entre la Moravie et le royaume de Hongrie. Une rivière aux eaux jaunâtres , la March . après avoir arrosé par ses affluents tout le bassin niorave . se perd dans le Danube, au pied DANS LA Kl SSIE MERIDIONALE. Ô7 même de limposant rocher dont nous parlons. Sur la rive droite, le relief correspondant à cette arête inférieure du Karpalhe se fait h peine sentir par quelques mamelons encore élevés, qui s'abaissent bientôt jusqu'au niveau des plaines situées au sud du Danube : c'est par cette imposante ouverture que le fleuve autrichien entre dans son beau royaume de Hongrie, dont il va baigner les riches prairies. « Non loin de la grande roche, autrefois défendue par un château fort dont il n'exisfe plus que les dé- bris, nous avons pris terre au petit hameau de The- ben, qui donne son nom à tout le promontoire. Il était deux heures, et nos bateliers, pour ne point déroger à leurs habitudes réglées, voulurent prendre leur repas sous la treille d'un petit cabaret voisin de la plage. Nous désirions si ardemment parcourir les imposantes ruines qui dominent le village, que nous nous mîmes à l'instant même en devoir de gravii", h la débandade et tout droit devant nous, la falaise es- carpée qui nous séparait du vieux, château. Nous fûmes bientôt dispersés et échelonnés sur cette pente rapide; et lorsque nous jetâmes un regard autour de nous, nous ne pûmes nous empêcher de remarquer la disposition graduée que les goûts et les travaux de chacun marquaient entre nous dès ce moment, où, pour la première fois, nous mettions le pied sur une terre livrée h nos observa- tions. M. Huot, h peine à quelques [)ieds au-dessus du Danube, frappait la roche à coups redoublés , pour en détacher son premier échantillon du sol s 58 VOYAGE hongrois ; le docteur Léveillé , arrêté dans sa course ascendante par la variété et la beauté des végétaux qui tapissent la colline, avait déjà réuni un copieux spécimen de la Flore locale; Rousseau guettait au passage les lézards et les reptiles effarouchés de notre invasion, et les malheureuses créatures qui lui tombaient sous la main achetaient, par une mort convulsive dans l'alcool, l'honneur futur de figurer sur les rayons d'une collection ; à cent pieds plus haut que nous, RaiTet prenait d'assaut une antique tourelle qui s'élance comme un phare, et que nous avions regardée d'un œil d'envie un quart d'heure auparavant, quand nous passions au pied du promon- toire de Theben. Le soleil était ardent , et pour parvenir jusqu'au centre de la vieille forteresse, il fallut, en vérité, plus d'un pénible effort. On n'entre sur la plate-forme qu'après avoir franchi plusieurs enceintes de débris qui paraissent avoir été entassés par l'effet de la mine ; mais lorsqu'on est parvenu sur le point le plus élevé, qui est une terrasse encore assez bien conservée, on est vraiment dédommagé de la fatigue de cette ascension. A quatre cents pieds à pic au-dessous de vous, la March se mêle au Da- nube, en conservant longtemps la teinte vaseuse de ses eaux. Dans un horizon vaporeux, on distingue au loin , vers l'ouest^ les plaines colorées de l'Au- triche, les mille bras du Danube et ses îles ver- doyantes. A petite distance , et dans l'est , voici ih'esbourg, protégée par son château blanc, qui coni- manA>S LA RUSSIE MÉUIDIONALE. (il lalions ne put engager l'hôte à nous faire souper avant l'heure officielle du repas du soir, nous fîmes chercher un guide pour nous conduire dans la ville, et celui-ci nous dirigea tout d'abord vers le château qui, d'une position élevée et pittoresque, domine Presbourg et ses environs. « Cet honnête cicérone , à défaut d'autre chemin , nous aimons à le supposer, nous fit monter à la cita- delle par une rue tortueuse , dont la population en- tière , groupée de porte en porte , saluait notre pas- sage par des prévenances trop décidées pour que nous pussions nous arrêter nulle part , et considérer à loi- sir la variété de costume et de physionomie que pré- sentent, au premier abord, les habhants de cet étrange faubourg. Une porte d'ancienne construction et une rampe assez rapide conduisent à l'esplanade sur laquelle s'élève le vieux chcàteau. Tout ce qui con- stituait une place forte a été h peu près démantelé, et le château lui-même, vaste édifice quadrangulaire et flanqué d'une tour carrée à chaque angle extérieur, est complètement ruiné ; au reste, cet ancien palais n'a jamais eu rien de remarquable que sa position et sa belle perspective. Ses quatre façades, percées d'un grand nombre de fenêtres alignées , le font ressem- bler h une caserne. Son architecture , comme celle de la plupart des monuments publics que nous avons vus en Autriche , est du style usité dans le dix-hui- tième siècle ; sur ses murailles dégradées, on saisit encore quelques restes de llemons et d'enroulements l'ccouveits d'un badii^eon moisi. Les monuments de 62 VOYAGE ce lenips-là ne sont pas de ceux dont on doit respec- ter les ruines; car ces ruines affligent la vue, comme toute décrépitude prématurée , comme tout vestige fané d'une coquetterie jadis opulente. Les nobles et sévères débris que le temps a amoncelés au sommet de ïheben nous ont vivement intéressés; cette dé- molition du palais de Presbourg est un spectacle at- tristant. Quoi qu'il en soit, au temps de sa splendeur, cet imposant édifice, du haut de sa belle position, commandait majestueusement la campagne et le fleuve. C'est un si riche paysage celui qui se déroule du côté de l'est et du midi jusqu'à un horizon , et qui, à cette heure, commençait h s'effacer dans la teinte bleuâtre du ciel! Pendant que nous jouis- sions de cet admirable coup d'œil, nous fûmes accostés par un petit homme d'un âge miîr , et d'un costume moitié bourgeois, moitié soldat , qui , en nous saluant dans notre langue , nous dit, sans autre préambule , et d'un air singulièrement brus- que et boudeur : « Vous contemplez cette vaste perspective , messieurs les Français ; elle est bien belle, n'est-il pas vrai? mais, en revanche, ce pa- lais est une bicoque honteuse qu'on laisse debout, je ne sais pourquoi. Vous y remarquez les traces d'un incendie que vous croiriez récent, et qui, pourtant, date de 1809, il y a vingt-huit ans; tout est resté comme le lendemain de l'événement ; les gens d'ici sont peu curieux d'édifices, comme vous voyez. Et savez-vous pourquoi ce château a brûlé? c'est loul simplement pour faire une balance DANS LA HlSSiE MÉRIDIONALE. 63 de compte. A celle époque de guerre, on avail mis en ce lieu un immense dépôt d'équipements militaires: les chiffres du garde-magasin étant fort embrouillés, le château flamba une belle nuit; car le feu purifie tout, règle aussi tous les comptes. — Monsieur, reprit l'un de nous, vous paraissez juger sévèrement des hommes d'une autre époque , qui , selon les ap- parences, sont vos contemporains, et vraisemblable- ment aussi vos compatriotes.— Vous avez raison, dit- il , je suis Hongrois , et déjà vieux ; tel que vous me voyez , j'ai servi Napoléon : c'est vous dire assez que mes idées ne s'accordent pas toujours avec celles de mes compatriotes. — Et ces idées, vos compatriotes n'ont peut-être pas le bon esprit de les goûter entiè- rement? — Vous l'avez deviné : aussi sommes-nous souvent en querelles ; nous disputons , et , comme on ne me comprend pas , j'en supporte la perte. Je ne suis qu'un simple lieutenant , messieurs ; et , malgré ma tête grise, j'ai le cœur trop jeune encore pour mon temps et mon pays. 11 y a un mois , pour une légère faute contre la discipline, on m'a infligé les arrêts dans ces ruines -, voilà ce qui me procure l'avantage de vous rencontrer ici ce soir. — Au moins, lieutenant, avez- vous pour vous consoler une admirable promenade et des points de vue ravissants ! — Ma promenade, nous dit-il , se borne à cette esplanade; quant à la perspec- tive, j'y suis moins sensible, je l'avoue, qu'à l'injustice dont on me poursuit.» Nous étions alors aux limites de l'esplanade. « Vous êtes, nous dit-il, sur le seuil de ma prison, et je dois m'arrêter là : Bonne chance, OV VOYAGE messieurs, dans voire long voyage. » Et nous voyant redescendre : « Vous pensez bien , cria-t-il , que ce ne sont pas ces vieux murs renversés qui m'empê- cheraient de sortir d'ici, si je le voulais; mais j'ai donné ma parole , un soldat doit la tenir. » « Nous quittâmes avec un sentiment pénible ce prisonnier humoriste. Voilà, disions-nous en redes- cendant, voilà un triste reclus qu'il faut plaindre; car il a pris en haine les hommes et les choses de son pays , et il ne sait pas cacher, même à des étran- gers , ce sentiment dénaturé. Que serait-ce donc si nous devions passer, au lieu d'un instant, quelques heures de suite avec ce misanthrope ? Comment se- rait-il possible , après cela , au voyageur, qui ne fait qu'effleurer la surface des mœurs et des institutions d'un pays , de recueillir , sur quoi que ce soit , la moindre notion qui puisse rassurer sa conscience ? L'impression qu'il doit emporter dépendra souvent du premier interlocuteur, de bonne ou de mauvaise humeur, que le sort aura jeté sur sa route ; et n'est-ce pas prendre ensuite une grave responsabilité , que de reproduire des allégations qu'on ne saurait appuyei' sur un examen personnel et désintéressé? Au milieu de ces réflexions qui nous désenchantaient quelque peu, et qui nous commandaient une prudente réserve pour nos notes de voyage , nous faisions aussi cette remaïque : c'est que les personnes que nous avons eu occasion d'entretenir pendant toute cette première journée, ont toutes imprimé à leur conversation un tour particulier, invariablement destiné à chalouillei- '^jnfanUTif J^ongvoiêc. (@rcnaMcr5.) DANS LA KL'SSIE MKKIDIONALE. 65 celte libre nationale . qu'on dit si excitable chez nous. I.e capitaine de pontonniers, le juif de Theben lui- même, et le morose lieutenant de la citadelle . ont trouvé également dans leur esprit cette lormule de courtoisie qui est la nuance la plus délicate de l'hos- pitalité , et qui consiste à parler à ses hôtes du sujet qu'on suppose les flatter le plus. Ainsi , toutes ces allusions à Napoléon et à son époque, qui avaient lieu de nous surprendre dans un pays opprimé jadis par ses armes, n'étaient évidemment que la marque d'une intention bienveillante pour nous, et dont nous devons savoir gré aux mœurs douces et faciles des peuples de l'Autriche. «En retournant dans la ville par un autre faubourg qui nous a paru spécialement consacré, dansce joui- de dimanche , aux délassements des soldats, nous avons plus d'une fois admiré la tournure martiale , l'air dégagé et l'excellente tenue de l'infanterie hon- groise. Rien n'est plus élégant que leur uniforme : veste blanche à petites basques, pantalon collant, bleu de ciel, orné de tresses jaunes et noires, bot- tines qui dessinent le bas de la jambe, et une coiffme à la fois commode et défensive. Ce costume, porté par des hommes généralement très-bien faits, est un des plus simples et des plus gracieux unifoimes que l'on puisse imaginei* pour la troupe. La ville de Presbourg , que nous parcourions alors dans sa plus longue étendue, nous paraissait médiocrement peuplée ; les rues sont aérées et spacieuses , mais peu régulières; les constructions modernes offrent 66 VOYAGE une assez bonne apparence, quoique bâties en nia- léi'iaux légers. Nous vîmes le théâtre, édifice massif qui s'élève sur une esplanade, et que décore une inscription latine des plus longues qui se puissent voir; ce qui ôte nalurellement toute envie de la lire. Ce théâtre faisait relâche ce jour-là; mais un polichinelle italien avait érigé sa scène ambulante sous le péristyle de Thalie. Un petit nombre de spec- tateurs prêtaient une attention distraite au drame immortel, mais un peu rebattu, du bossu napolitain. Povero signorPulcineUa! à quelles gens venait-il s'a- dresser ! pour quelles oreilles prodiguait-il les trésors de son sarcasme, les éclats de son rire moqueur, et le burlesque idiome des lazzaroni ! Les graves Hongrois, qui s'arrêtaient devant lui , avaient l'air de le prendre pour un fou , et la plupart continuaient aussitôt leur chemin , en chassant de leur pipe une dédaigneuse bouffée de fumée. « Aux approches du pont de bateaux jeté sur le Da- nube , nous commençâmes à nous expliquer par quelle cause nous avions trouvé à peu près déserte la plus belle partie de la ville. Une foule nombreuse et beaucoup de jolis équipages regagnaient à la fois Presbourg. Cette affluence couvrait le pont et les al- lées d'une promenade voisine , de telle sorte que nous seuls, qui remontions ce courant , nous avions quelque peine h nous y pratiquer un passage. Cette assemblée de beau monde sortait d'un théâtre en plein air, assez jolie salle en hémicycle, dont le ri- deau venait de se baisser. Ce cirque a consei^vé le DANS LA KtSSlE MÉRIDIONALE. ()7 iioiii d'Arena. iioiii qu'on relrouve en Italie pour tous les théâlres semblables. Lorsque nous eûmes parcouru un instant la promenade, qui se dépeuplait entièrement, nous vînmes à songer que cette déser- tion significative dans les mœurs réglées du pays, ne devait pas être un avertissement stérile pour des voyageurs à peu près à jeun depuis vingt-quatre heures. Nous rentrâmes donc au Soleil -d'Or, et cette fois, l'hôte, plus hospitalier, nous introduisit dans une grande salle , toute retentissante déjà du bruit des convives et de la musique discordante d'une troupe de Bohémiens. « Un nouveau batelier nous avait loué sa barque pour nous conduire h Pesth en trente-six heures -, il s'agissait cette fois d'un petit bateau à fond plat, précisément assez grand pour contenir nos personnes et nos bagages : parole était donnée de part et d'autre pour trois heures du matin. « Nous fûmes ponctuels au rendez-vous, sans son- ger que les habitudes allemandes ne pouvaient être encore effacées si près de 3a frontière. Nous avions eu tout le temps de construire une cabane de nattes sur notre frêle esquif, lorsque le patron et son aide arri- vèrent tranquillement vers cinq heures. Nous aban- donnâmes la rive de Presbourg , au pied d'une sorte de tribune garnie de balustrades , qu'on nomme Kœnigsberg. C'est au sommet de cette éminence que chaque roi de Hongrie, à son avènement, vient, armé de toutes pièces et à cheval, brandir vers les quatre points cardinaux l'épée de saint Etienne. ()8 VOYAGE « Bienlol Presljoiu'g el son chàleau se dessiiiaienl '.m loui sur un ciel nuageux, elFel si heureusenienl rendu par les vignettes anglaises ; le Danube, irrité [»ar un vent frais de Test, s'agitait sous notre bateau, que le courant et les efl'orls de deux longs avirons entraînaient rapidement. Plus bas que Presbourg, le fleuve coule entre des rives véritablement sauvages. Nous suivions la plus large de ses branches, celle qui contourne dans sa partie méridionale l'île de Schutt, l'une des plus grandes îles iluvialiles de l'Europe, puisqu'elle n'a pas moins de douze lieues de long sur sept de large. De tous côtés le pays est plat, inhabité, et uniformément couvert de saules et de buissons. « A voir cette solitude si complète, on a peine à se ci'oire encore en Europe, et au milieu d'une contrée riche en villes populeuses. L'abandon de ces prai- ries est tel, que les animaux eux-mêmes send)lent ignorer de quel danger les menace la présence de l'homme. Souvent c'étaient de grandes bandes de hé- rons et de cormorans qui nous regardaient passer du bord de la plage, avec la plus tranquille confiance, ou bien c'était le cri si aigre de la mauve, qui vous trans- porte en pensée sur les récifs de l'Océan. D'autres fois, des li'oupeaux nombreux , errant sans maîtres, s'arrêtaient comme pour contempler notre bateau : mais, par moments aussi, le désert se peuplait et re- tentissait d'un étrange tumulte : c'est qu'une de ces grandes maisons flottantes, dont nous avons déjà le personnage , qui nous quittait à Mo- hacs poiu' aller chasser en bateau sur son domaine inondé. Toute cette cohue se montrait turbulente et comme insensée dans son bruyant désordre. Une quantité de pirogues creusées dans un tronc d'arbre, et s'enfonçant presque sous le poids de deux hommes, circulaient pendant ce temps autour duF/'«/^ çois r'\ qu'on pouvait comparer alors avec quelque raison à l'un de ces vaisseaux aventureux qui, au temps des Argonautes, vinrent aborder sur les plages inconnues du Danube. Nous entrâmes dans la ville, où l'obscurité crois- sante ne put nous empêcher de Taire quelques pas. Nous trouvâmes les rues spacieuses et régulières, mais toutes remplies d'un fumier humide et infect, sur lequel de mauvaises maisons étaient bâties ; les édifices publics étaient généralement en harmonie avec tout le reste de la ville. Plus importante par ses souvenirs que par sa po- pulation actuelle et son influence, Mohacs a vu deux fois dans ses plaines la monarchie hongroise aux prises avec l'invasion des Turcs. En 1526, Louis II, ce jeune roi d'une si belle espérance, perdit la vie dans une célèbre et sanglante bataille où l'élite de la noblesse tomba fièrement à ses côtés 5 et, de ce jour, la Hongrie subit un joug longtemps pesant . Mais aussi. !ors(|u'('n H>87 les Turcs se retirèrent . d. de dé- DANS LA Kl SSIE MÉUIDIONALK. ^'^ liiiles en clélailes, (lescriidirenl le Danube jusqu'à Belgrade, Mohaes vil luire une belle journée de re- présailles; c'est pour celte brillante victoire que le prince Eugène reçut le surnom innnortel, dans ces provinces, de Terreur des Turcs. Cette ville, deux fois célèbre dans l'histoire de la Hongrie, est un des apanages du puissant évèque de Fûnf-Kirchen. Siluée à quelque distance vers l'ouest, cette jolie résidence, que les Hongrois nomment Pe/,s, s'enorgueillit de sa vénérable cathédrale, la première qui s'éleva sur le sol de la Hongrie chré- tienne et sur les londemenls d'une citadelle romaine. Le prélat de ce diocèse dispose, dit-on, d'une immense fortune. Mohaes compte quatre mille habitants, donl on ne serait guère porté h envier le soi'l si l'on ju- geait du pays par son déploiable aspect au moment de notre i)assage. Par une singularité assez piquante, le seul monument d'art que nous ayons pu remarquer est la statue de saint Népomucène, patron de Mohaes, dont l'intercession est toute-puissante contre les inondations. Jamais le bienheureux protecteur de la ville n'eut une meilleure occasion d'exercer son pou- voir que cette année, où les eaux insolentes du Da- nube débordèrent jusqu'au pied de son image. Du reste, le saint est au milieu de la ville, non loin du marché, et son piédestal badigeonné est tlanqué de canons caplui'és sur les Turcs ou retirés du fond du tleuve. La nuit nous força à faire retraite vers /e François T' . el. avec la nuil, Mohaes se rem[»lissaii d'un nombre prodigieux de <<'s hnl^s d(''gori(:inls (|ue 8«) VOYAGE le Danube a abandonnés dans les rues humides, el (jui, sautanl el coassant de loules paris, poursuivent jusque dans leurs maisons les passants allardés. Le 0 juillet, le jour nous retrouvail naviguant déjà à travers un paysage monotone. Nous avons laissé sur la live droite Erdôod, qui montre eneoie quelques restes d'un vieux château qu'on nous signala comme l'ancien manoir des comtes de PaKTy ; Wukovar , couvent magnifique qui s'élève au continent du Wuka, et dont les terrasses se projettent au loin sur les eaux du Danube. Là, de paisibles franciscains mé- ditent ou l'ont la sieste à l'ombre des tilleuls, et nous regardent fuir comme une de ces illusions mondaines (jui viennent traverser peul-ètre les imaginations so- litaires des bons moines. Puis se montrent Scharni- grad et son vieux donjon en ruines, et enfin Illok, qui dessine sur le ciel bleu une longue ligne de nuus cié- nelés, vestiges ruinés de la possession ottomane. Mais bientôt nous vîmes Pelerwardein, le Gibraltar (kl Danube , citadelle véritablement formidal)le, où les murailles donjinent les murailles, où la nature a si mei'veilleusement secondé l'art de la défense. Cette noble forteresse, dont le nom est inséparable du beau nom d'f^ugène de Savoie, est dans un élat d'enli'etien Irès-satisfaisanl. Nous avons élé la visiter en montant sa longue ranipe tortueuse et voûtée, l)endant que le François f, airété devant Neuzals, sur la rive gauche, y déposait quelques marchandises. Neuzais et Peterwardein son! unis par un [jonl (\v baleaux, qu'on se mit en devoir d'ouvrir poui' laisseï' DANS LA ULSSIE MEUIDIONAI.E. 87 passer le bateau à vapeur. A peine avions-nous (ni le temps de jeler un eoup d'œil sur la belle forteresse, fjue nous vîmes de loin le navire appareiller el se di- riger vers la tranchée du pont. Nous étions, à teri-e, quinze ou vingt personnes ; il y avait des juifs, des marchands, un prêtre, une femme, jeune Parisienne qui se rendait h Biikharesl. Voilà loul ce monde cou- rant sur le ponl, jusqu'au point où le navire va passer ; mais la terrible rapidité du fleuve était telle, que le François l"' , si calme et si posé d'ordinaire, passa comme un éclair dans cette coupure du ponl, et fuit bien loin au-dessous de nous. Alors il y eut une chaude alerte parmi tous ces passagers, qui pouvaient se croire délaissés sur un tel rivage. Le capitaine nous avait crié de prendre un l)ateau pour le re- joindre ; ce bateau se présente . c'était une frêle coque de sapin, et il fallait faire un saut de huit pieds pour se confier à cette périlleuse nacelle. Je ne sais quel vertige s'empara alors de tout le monde : cha- cun pousse, saute et se précipite à la fois. La jeune dame s'élançait infailliblement à l'eau si elle n'eut eu l'heureuse chance de tomber lourdement sur le prêtre, de deux maux préférant le moindre. Bref, le bateau, chargé outre mesure de cette foule qui se tenait debout, pressée et chancelante, se confia au courant, qui l'emporta en tournoyant. Ai rivé près du navire, qui avait arrêté sa machine, il fallut tout l'ascendant du sang - froid de (juelques personnes pour dominer tous ces passagers tremblants et fort peu adioils nageurs. (|ui . «n se précipitant llusieurs DANS LA RUSSIE MKIUDIONALK. 89 heures passées dans cel état, auquel cependaiu le don de quelques pièces d'argent, seul, apportait un court répit, en attirant de sa part une sorte d'attention stupide, le matelot furieux est tombé dans un profond accablement, et on l'a déposé à l'hôpital de Semlin, oîi nous avons terminé notre seconde journée. Pendant cette triste scène, nous dépassions Kar- lowitz , et nous cheminions au milieu d'îles nom- breuses dont le Danul^e est parsemé. Sur la rive gau- che , nous laissions l'embouchure de laTheiss, l'un des plus grands affluents du Danube, qui descend de la Haute-Hongrie et du nord au sud, dans une ligne à peu près parallèle au Danube même, qui, de Gran à Erdod, coule aussi dans cette direction. La Theiss passe pour la rivière de l'Europe la plus riche en poissons; peut-être la grande plaine constamment marécageuse qui borde sa rive droite contribue-t-elle en effet à l'accroissement des espèces, qui trouvent une nourriture abondante dans les débris de végétaux dont les eaux sont chargées. Du reste, le trajet enlre les îles plates et les lx)rds inondés est toujours aussi fastidieux, et la nuit était close depuis longtemps lorsque nous avons pris notre i)OSte de relâche à Semlin. C'est assez loin de la ville que le bateau à vapeui' a choisi sa station. Pour gagner Senjlin, il faut tra- verser un marais qui doit être souvent funeste à la santé publique. Semlin est une place forte chef-lieu de colonies militaires, frontière de la Slavonie, la dernière du 12 90 VOVAdK lerriloiie hongrois. Sous ses inuis, les eaux de la Save viennent grossir encore le Danube, qui semble un lac immense dont à peine on peut apercevoir les bords. Celte position , avantageuse pour le com- merce de Semlin, lui donne un mouvement et une activité auxquels on est peu habitué lorsqu'on voyage en Hongrie. Tout en face de la ville , on découvre dans un lointain brumeux les tours et les remparts de Belgrade, qui défend l'entrée de la Servie. Toute conmiunicalion entre les deux rives est sévèrement interceptée, car la peste ravage presque continuelle- ment le territoire servien. On nous montra sur ces bords désolés un malheureux village dont les habi- tants avaient fui la contagion. Les mourants seuls étaient restés, sans secours, sans consolation. Une pauvie chaumière avait conservé sa lumière: la mort allait l'éteindre. Ce spectacle était déchirant, et nous lendîmes grâce à la rapidité du courant, qui emporta notre pitié impuissante. Belgrade, sa citadelle et ses iimombrables mina- rets, qui semblaient s'élever du lit même du Danube, l>armi les vapeurs du matin, nous ont offert, à notre départ, le spectacle le plus magnifique. Cette grande ville occupe le long du tleuve une plaine légère- ment inclinée, et elle est abritée, du côté de la Save, par l'éminence considérable sur laquelle est placée la ville forte avec ses imposantes défenses. Entre deux points aussi rapprochés que Semlin et Belgrade on ne s'attendrait guère à trouver une si incroyable différence, et pourtant cette différence est telle que, DANS \.\ Kl SSIK MKUlDlONALb:. '.^f dimc ville à laiilre. il semble qu'on ail IVanclii im espace iiniuonse , tant il y a loin de la physionomie emopëenne el pour ainsi dire disciplinée de Semlin , la Ibrleresse hongroise , au laisser-aller nonchalanl el asialique de la grande ville ollomane. A voir ce pêle-mêle de loits rouges . de noyers aux grosses lêtes rondes, de cyprès noirs et de minarets étince- lanls dans l'air, on sent que dans celte ville turque chacun est libre de choisir sa place au soleil et de tourner sa case à son gi'é, veis. la Mecque ou vers Conslantinople. Même du milieu du fleuve, on devine ces ruelles i or tueuses el humides qui serpentent sous ce labyrinthe d'arbres et de maisons. Au seuil de quelques-unes de ces demeures pitto- resques, la longue-vue nous faisait découvrir de graves cercles de fumeurs, qui ne se doutaient pas assurément qu'ils étaient l'objet d'un examen scru- tateur, el que leurs turbans ballonnés, leurs brunes ligures et leur altitude paisible et nonchalante ve- naient se retracer de si loin sur les pages improvisées de l'album de Raffet. Dans la partie élevée de la ville, on distingue la maison du prince Milosch, pacha de la Servie; Youssouf-pacha , le chef des forces turques qui occupent Belgrade , a établi sa résidence sous les murs de la citadelle. A quelque distance de Belgrade, nous rencon- trâmes une barque dans laquelle étaient rangées plusiem-s fennues couvertes de voiles blancs, et qui lemonlail le Danube en se rapprochant de sa rive inondée. A la suite de celle embarcation, et dans 92 VOYAGE l'eau jusquaii poitrail de ses chevaux, marchait une escorte assez nombreuse d'hommes armés de haches : sans perdre de vue ce précieux convoi , destiné sans doute au harem du pacha, un homme au turban vert, assis à l'avant du bateau , paraissait commandera tout ce détachement aussi bien qu'aux femmes et aux rameurs. Ce petit tableau, plein de caractère , nous a tenus occupés tant que la vue a pu le suivre. Seinendria, dont les murailles couvrent un grand espace, passa bientôt sous nos yeux, tandis que de l'autre côté, sur les terres plates de cette province qui n'est plus la Hongrie proprement dite, et qu'on nomme la limite militaire ouïe Bannat, nous aperce- vions les premiers postes de cette garde infatigable qui veille nuit et jour sur les mouvements du fleuve, prête à repousser sur la plage servienne toute pro- venance de ces bords redoutés. La belle et sage or- ganisation des colonies militaires du Danube a résolu pour le Bannat le grand problème de la sécurité rive- raine, fondée sur une organisation qui fait en même temps la prospérité des peuples. La discipline mili- taire, appliquée au service de la santé publique, n'a pas été moins salutaire lorsqu'on l'a étendue h l'ad- ministration, h la culture , à la vie tout entière de cette vaste contrée si longtemps soumise au caprice de la guerre. Tout le territoire du Bannat est divisé en régiments et en compagnies ; mie similitude par- faite dans les droits et les devoirs de chaque fraction de cette espèce de camp perpétuel , assure au ser- vice la plus grande rég»larit(''. La population entière *7i ^ ^M} H^^^ DANS LA KLISSIE MEUIDIONALK. 93 l'orme un coips d'armée discipliné et organisé, qui tour à tour cultive les terres, élève les troupeaux et vient garder la frontière. Objet des soins paternels du gouvernement, les colonies du Danube fonction- nent avec un ordre qui est un puissant argument en laveur du système d'association. Dans ce système, où la possession est collective, mais non pas indivi- duelle, l'administration des biens appartient à celui qui est chef de la famille, soit par droit de nature, soit en vertu de l'élection. Déjà les résultais les plus heureux d'ordre et de bien-être ont couronné cet essai, tout en assurant la tranquillité d'une frontière importante : tant il est vrai que telles institutions qu'on relègue prudemment, dans certains étals, au rang des théories inapplicables, peuvent néan- moins trouver dans d'autres lieux un développemeni favorable. User à propos, n'est-ce pas, en effet, le secret de toute bonne administration ? Les postes de ces soldats colonisés sont donc éche- lonnés sur la rive du Bannal , à des dislances assez rapprochées pour que la correspondance entre eux soit facile. Souvent le corps-de-garde n'est qu'une simple baraque de terre ; c'est quelquefois aussi une construction plus appropriée à sa destination, qui est fondée sur le rivage et élevée sur des poteaux, pour obvier aux fréquentes crues du Danube. Là, ces vigilants gardiens de la santé publique vivent dans une profonde solitude, qui n'est troublée que par (juelques oiseaux alan( lie vous met à terre, et !)() VOVAdK rien de plus. Voyez ce irais gazon, ees buissons fleu- ris , ces grandes montagnes sombres ; écoutez cel écho sauvage que vos pas font retentir.... Vous êtes à Drenkova ! Mais cependant ces bords inhal)ilés, à cause de leur solitude même, sont pleins de charme et de repos. De tout côté, c'est la plus riche végétation; la plus douce température y règne dans l'été, car une fois que le soleil descend vers l'horizon, la hauteur des mon- tagnes environnantes jette ses grandes ombres rafraî- chissantes sur le Danube. Quelques patres fréquen- tent ce désert ; leur costume , particulier à cette partie du Bannat, est presque tout entier emprunté aux brebis qu'ils font paître, et dont la peau, re- tournée suivant la saison, leur sert de vêtement et de coiffure. Nous étions tous descendus pour jouir de la pro- menade et du plaisir de fouler la terre ferme : nos naturalistes furent en peu d'instants dispersés dans toutes les directions, pendant que Raffet , sans crier gare ! jetait chaque passant sur son album. Ces modèles qui passaient là si à propos étaient des femmes, qui portent sur le sommet de la lête une sorte de couronne d'étoffe roulée ; une large chemise ouverte par-devant cache à peine leur buste ; leur étroit vêtement se compose de deux espèces de ta- blieis de couleurs éclatantes, appliqués sur une jupe très-serrée; c'étaient aussi des soldats colonistes dans le plus simple uniforme, capote délabrée, pauvre casquette, et le reste à l'avenant; c'étaient des cava- DANS I A RUSSIE MÉRIDIONALE. 07 liers du corps d'observalion de celle côle . qui poi- lenl un bonnet de peau de mouton noire, et dont le fourniment est chargé de clous de fer et de cuivre. Ces êlres, complaisants autant que pittoresques, se prêtaient aux désirs de notre peintre , et la légère récompense qu'ils recevaient pour leur immobilité d'un instant semblait les transporter d'aise et d'éton- nement. Quelle que soit la beauté d'un site, on s'estime heu- reux encore d'y rencontrer, quand vient le soir, un autre abri que la voûte du ciel; nous trouvâmes cette fois que notre bateau était de beaucoup préfé- rable au gite hospitalier, mais peu confortable, de Drenkova . Le 8 juillet, notre quatrième jour de navigation, s'inaugura sous les plus agréables auspices. Dès l'aube, un gros bateau qui portait les voitures et les bagages avait pris les devants pour se rendre à Alt- Orsova. De Drenkova jusquà celle ville , le trajet cesse d'être praticable pour des bâtiments de grande dimension, h cause des barres de rochers et des cou- rants sinueux et rapides comme des cataractes qui obstruent et sillonnent le lit du Danube. Alors les voyageurs sont confiés <à des embarcations légèi-es, dont le fond plat peut en loute saison franchir les obstacles qui interrompent si malheureusement cet admirable canal. Nous nous étions donc embarqués dans un joli bateau armé de huit avirons, nmni d'une petite cabine à l'arrière, et qui faisait flotter sur son pavillon, au haut d'une mâture légère, le nom de 13 98 V()VA(.K r'àiidc. A peine eiiiiies-iious qiiiué le rivage, que nous vîmes quelle diiïérence de r;q>iililë, et surloul (le Iranquillilé , la suiface du tleuve ollVe dans eelle pallie de son eouis. En nous approehant du vil- lage d'tslaz, qui s'élève sur la e(Me du Bannal, nous avons trouvé le Danube eouverl, aux deux tiers de sa larseur, d'une écume bouillonnante. Une barre de rochers qui paît de la live hongroise s'étend si loin sous les eaux , que les embarcations doivent aller chercher le rivage de Servie, où elles sont saisies par un courant qui se précipite avec une extrême vitesse. Après plusieurs minutes de lourl)illons et de bruit, la navigation redevient paisil)le durant quelques mo- nïcnts encore, puis on entre dans de nouveaux re- mous tout blancs d'écume, jusqu'à l'endroit où les montagnes, s'abaissant, laissent à la masse des eaux accumulées une plus libre circulation. Nous apercevions de temps en temps quelques villages, tant sur la cote de Servie que sur la plage opposée; Milanova, entre autres, qui ne date que de cinq années, a remplacé le triste hameau de Bù- niksa, et s'est élevée sur la Servie, en honneur, nous s. Pour comble de misère, le capitaine, qui était Italien, n'était guère en puissance de se faire comprendre d'un équipage valaque et hongrois. Encore une fois, nous devons le répéter dans l'inlérêl même de la Compagnie dos DANS LA RUSSIE MERIDIONALE 109 bateaux à vapeur du Danube , l'aveiiir de son utile association ne sera assuré que du jour où elle aura porté un regard sévère sur une organisation très- incomplète, et qu'elle aura en même temps assuré aux voyageurs un service rapide, une sécurité en- tière et le bien-être que toutes les classes de la société sont en droit de réclamer de la part d'une entreprise publique. Bientôt nous côtoyâmes Widdin ; encore bien por- tante, mais seulement pour quelques jours peut-être, cette grande ville avait la peste h ses portes. Favorisés par un courant furieux, nous apercevons h peine quel- ques fortifications en bon état, au-dessus desquelles le harem de Seid-Pacha élève ses innombrables fe- nêtres garnies de jalousies et de balcons irréguliers. Seid-Pacha ne possède pas moins de cent femmes , nous dit-on, qui attendent avec indilîérence que l'hor- rible peste éclaircisse les rangs et fasse quelque place dans la faveur du maître. Widdin abonde en édifices presque élégants et mêlés d'arbustes; elle est toute peuplée de ces longs et grêles minarets qu'on ne sau- rait mieux comparer qu'à une bougie coitïée d'un étei- gnoir d'argent. Quelques troupes assez bien tenues , un petit établissement maritime et des barques de guerre rangées sur la grève, attestent les soins d'un chef vigilant et actif, digne de gouverner une place de cette importance, qui ne compte pas moins de trente mille habitants. Un espace immense de pays alîreux . désolé et sans végétation, sépare Widdin de Lon-Palanka . la 110 VOYAGE première ville de la Bulgarie. Plus loin c'est Oréava, en proie en ce moment h une peste meurlrière. Une fois séparé de notre incommode et dangereuse remorque , le capitaine de VAnjo, voulant réparer le temps perdu, prit la résolution de ne point relâcher pour cette nuit, et, se confiant à la pratique d'un excellent pilote hongrois , il nous fit naviguer au milieu des îles multipliées du Danube, où le fleuve s'ouvre mille passages d'une largeur telle, que par moments il offre l'aspect d'une mer. Szyslow et Rouschouk sont les dernières villes de la Bulgarie que nous ayons aperçues sur cette rive droite, théâtre des lavages de la guerre à une époque peu éloignée, décimées aujourd'hui par un autre lléau, car nous sommes dans la patrie des fléaux. Bientôt Vàîijo, cinglant vers la rive gauche pour traverser toute la vaste étendue du Danube, et rasant ses îles basses, où le bruit du navire fait lever des myriades de pélicans , de cormoians et de cigognes , VArgo vint enfin nous déposer sur la terre de la princi- pauté de Valachie , et sous les murs renversés tle Giouijévo. Une rive agreste sur laquelle nos bagages et nos voitures ne purent se hisser qu'avec mille peines et avec l'emploi d'une grande quantité de chevaux . reçut bientôt toute la caravane, un peu fatiguée de cette dernière et monotone partie de notre naviga- tion. Ce ne fut pas sans de longues et fastidieuses démarches qu'il nous fut possible d'obtenir des che- vaux de poste |)our nous rendie à Bukharesl. Apiès DANS J.A UrSSIE MÉKIDIONALE. 111 plus de trois heures de courses et de sollicitations , nous pûmes avoir à notre disposition tous les che- vaux que la poste de Giourjévo rassemblait dans l'en- clos où ils vivent en plein air. On en avait réuni vingt-quai re, mais deux voilures seulement en pro- fitèrent. L'altelase de ces voitures mérite une men- lion particulière. Les chevaux sont d'ime espèce petite, mince et sans race. Ils ressemblent beaucou[) à ce qu'on nomme vulgairement en France porteurs de cerises ; mais ils ont une vivacité et une énergie singulières, ils vont comme des flèches. On les attèle de la façon la plus simple, au moyen de deux petites cordes qui leur servent de traits et qui sont réunies au poitrail par une lisière. Autour de la tête, une au- tre corde moins forte est tournée en guise de licou, sans mors, sans fer aux pieds; l'animal est ainsi entièrement libre. Lorsque dans le trajet d'un relais à l'autre ces chevaux sont fatigués, les postillons des- cendent , leur frottent les yeux et leur tirent les oreilles , persuadés qu'ils s'en trouvent reposés. Douze de ces coursiers furent attachés deux par deux à chacune de nos voituies. Tout à coup ces animaux, excités par les cris longs et aigus des postillons, es- pèce de sauvages à demi nus, nous emportèrent à travers des plaines entrecoupées de ravins, de ruis- seaux et de bouibiers sans fond, et nous amenèrent le soir même à Bukliarest. Quelques-uns de mes compagnons étaient lestés derrière moi , attendant le retour des relais. Ils profitèrent de cet intervalle pour observer lout ce que la solennité de la fête de 11-2 VOYAGE DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. saint Pierre, jour do notre airivée à Giourjévo , réu- nissait de divertissements curieux : je leur aban- donnai le soin de décrire ces bruyantes léjouis- sances. '';<^f>î*l!i|'**:r'J;i;;^'ti(| 11 »U KlIAlilSr. VALACIIII. ^A v;jsl<' [ilaiiif (jiii s ('Icnd cnhc r.iourjévo el Bukharesl est ira- versée de temps à autre par [>!^î3t;r/^ quelques ravins assez profonds V ià_ *^-i qui deviennent, avec lespluies. autant de fondrières dangereu- W ses pour les voyageurs. Plus d'une fois, avec nos lourdes voitures, nous avons failli demeurer embourbés dans les marécages fangeux, où la route n'a d'autre appui que des branches d'arbres jetées en Ira vers. Malheur 114 VUYAiiK donc à l'équipage que ses chevaux laisseraieiU en- l'oncé dans cette vase noire et molle ! celui-là y res- terait bien longtemps avant qu'on lui pût venir en aide. Au reste, sur ces tristes chemins les voyageurs sont aussi rares que les villages mêmes, si l'on peut appeler ainsi la plus pauvre réunion de huttes de branchages et de bauge qui recouvrent une sorte de terrier où toute une famille vit enfouie. Le jour de notre passage, cependant, des bruits joyeux animaient toutes ces misérables bourgades : la solennité du jour avait réveillé tous les violons des Tsiganes; la liqueur aigrement doucereuse que le paysan valaque est habitué h nommer du vin, donnait du cœur pour la danse à tous ces robustes villageois, cà toutes ces filles brunes ; elle ranimait la voix nasil- larde des vieilles femmes pour psalmodier des chants traditionnels que des oreilles daces ou romaines ont peut-être entendus aux temps de Décébale et de Tiajan. Les vingt lieues que nous avions à faire furent parcourues avec assez de vitesse. Tant que l'on court sur le terrain uni de la prairie, le voyage est aussi rapide que facile. Ces chevaux maigres et affamés qui ne tiennent à rien qu'à de vieilles cordes, emportent les voyageurs avec une extrême vélocité. Les postil- lons, huches sur leurs hautes selles de bois, portent en sautoir la corde qui sert de bride, et les voilà hur- lant et gesticulant comme des forcenés, qui poussent au galop et sans relâche la horde de coursiers demi- sauvages attelés à une seule voiture. Parfois le gro- DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. 115 lesque équipage se précipite à travers les hautes herbes de la prairie , et les chevaux profilent de l'aubaine pour saisir au galop quelques tiges dessé- chées qu'ils dévorent tout en courant. Arrivé au re- lais, l'attelage est bientôt délivré de ses harnais, qui se composent , nous l'avons dit, de deux traits, el d'un collier de sangle dans lequel l'animal passe la tête de lui-même, et dont il se débarrasse de la même façon ; ceci l'ail , les conducteurs, en signe de satis- faction, el pour délasser, disent-ils, leurs montures, tirent fortement les oreilles et les crins du fronl à chaque cheval , puis ils les laissent tout hale- tants réparer leurs forces sur le gazon brûlé de la plaine. A notre arrivée à Bukharest, la soirée était déjà avancée, et nous éprouvâmes tout l'embarras que peut occasionner la recherche d'un gîle dans une ville innnense, h travers des rues tortueuses et ob- scures, el avec des guides dont il n'est pas possible de se faire comprendre. On nous avait enseigné le club des nobles, dans le ihéàlre, comme le seul en- droit où nous pussions tiouver un logement ; mais peu s'en fallut que l'hôle ne nous refusai toute assistance, et ce ne fut qu'à foicede prières, et après avoir attendu la lin du spectacle, que nous pûmes prendre possession de deux chambres, si bien con- tiguës au théâtre, que nous n'avions qu'une porte à ouvrir pour nous trouver sur la scène. Nous aurions, du reste, mauvaise grâce à nous plaindre de celte hospitalité de coulisse, puisque, nonobstanlcet étrange 110 VOYACiK apparlement , les visites les plus honorables vinienl bientôt nous y trouver. A peine, en elFet, étions-nous installés, qu'un oflî- cier dépêché par S. A. le prince régnant vint se mettre h noire disposition. A l'instant même, une garde permanente fut placée près de nos équipages , exposés, au milieu d'une vaste cour, à la rapacité des Tsiganes ; ces mendiants vagabonds, toujours à la piste des étrangers , avaient déjà trouvé moyen, dans le tumulte de l'arrivée, de s'approprier, h nos dépens, quelques objets de peu de valeur. Nous conseillerons au voyageur fatigué qui arrive à Bukharest d'adresser sa première visite aux excel- lents bains turcs dont nous allions faire l'essai. Ces établissements, situés en général dans le quartier qu'arrose la Dombovitza, réunissent aux effets salu- taires de la vapeur et du massage tous les raffine- ments dont les Orientaux ont su entourer les besoins physiques de la vie. Si le prophète a été assez sage pour élever une prescription d'hygiène jusqu'à la sainteté d'un devoir religieux, les vrais croyants, de leur coté , ont été assez sensuels pour en faire un de ces plaisirs comme ils les aiment , et dans lesquels tout leur être s'al)andonne avec tant de délices. Rien n'est comparable à la molle langueur qui s'empare de tous vos membres fatigués quand, au sortir de cette tiède vapeur, après avoir passé par un vigoureux massage et des frictions aromatiques , vous vous trouvez doucement étendu entre des tissus moelleux, pendant que la pipe exhale autour de vous les par- DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. 117 lïiins odorants dont elle est chargée, que de temps à autre l'eau glacée , que colore la confiture de rose, vous prête ses fraîches saveurs; et pourtant, cette complète béatitude de tous les sens s'achète à Bukharesl pour le prix le plus modique; aussi est-il bien h désirer que les usages de Vienne et de Paris , qui tendent à s'impatroniser de plus en plus dans cette capitale, y laissent subsister les deux seules choses peut-être dont le Turc puisse se l'aire hon- neur, les seules que l'Europe puisse encore aujour- d'hui envier h la civilisation de l'Orient, à savoir: le bain et le café. Durant cette première journée , quelques visites reçues et rendues ont commencé à nous donner une idée générale de Bukharest et de ses habitants. Du reste, nous étions l'objet d'une politesse si exquise, que dès les premières heures , tout notre temps se trouva engagé même pour un séjour beaucoup plus long que celui qu'il nous était permis de consacrer à celte prévenante hospitalité. Le prince régnant avait bien voulu nous désigner une heure pour nous recevoir dans la soirée ; en at- tendant, nous allâmes en vrais étrangers curieux pas- ser en revue le beau monde de celte capitale, qui se j)romenait dans son rendez-vous accoutumé, et dans ses équipages de chaque jour : car, dans cette ville , chacun a le sien. Celte promenade si fréquentée est peu digne de la popularité dont elle jouit, car ce n'est rien moins qu'une grande rue poudreuse et rem[)li(' d'ornières. Lorsque vous avez atteint l'extrémité de 118 VOYAGE la rue et de la ville, vous n'en êtes pas moins la vic- time d'un rude cahot sur une route mal entretenue, où des arbres de trois ans font espérer un ombrage destiné à rafraîchir les heureux Yalaques du siècle prochain, mais laissent les promeneurs de nos jours en proie aux rayons obliques du soleil. Une campagne plate et marécageuse, tel est l'horizon qui entoure cette promenade. Quoi qu'il en soit , la file des voitures est longue et pressée sur le che- min, et l'on trouve chaque soir, fidèle au rendez- vous , toute l'élite de cette nation bigarrée , qui change aujourd'hui de mœurs aussi bien que de cos- tumes. Dans la même voiture où vous voyez des femmes dont la toilette et les manières font de leur mieux pour ressembler à l'élégance et h la coquetterie viennoises, vous pouvez remarquer aussi le frac noii-, t[ui représente la jeune Yalachie, placé en regard de la noble et vénérable figure de quelque boyard h la barbe blanche et au bonnet en dôme, lourde coiffure importée par les Grecs du Phanar. Sur le siège des voitures est assis gravement , tantôt un cocher vêtu à la russe, serré dans son long cafetan, tantôt un Turc au large turban, ou un Ârnaout à la jupe blanche et lloltante. En un mot, cette rapide procession qui glisse dans la poussière du soir, ces plumes, ces tur- bans , ces voiles, qui passent et se croisent autour de vous, composent un spectacle lout-à-fait étrange r't d'une attrayante nouveauté. Cependant on s'était rendu au palais du ghospodar. Quelques officiers attendaient que le prince rentrât DANS LA KUSSIE MÉRIDIONALE. 119 lie la promenade ; et nous avons retrouvé parmi eux un Français, M. le vicomte de Grammont-Louvigny. dont nous avions eu occasion déjà d'éprouver la par- faite politesse. Le salon où nous fûmes introduits n'offrait pas d'autre ornement que le portrait du gé- néral Kisseleff, portrait populaire s'il en fut, homme de bien et de cœur, dont l'image vénérée se rencon- tre sur les plus humbles comme sur les plus nobles murailles de ce pays. Bientôt le ghospodar fut annon- cé , et l'accueil plein de grâce et de cordialité dont nous fûmes l'objet nous permit d'apprécier les con- naissances variées de ce prince. Une conversation aisée et spirituelle sur ions les sujets qui occupaient alors les salons de l'Occident nous prouva que, dans cette capitale , où l'on n'arrive qu'en tiaversanl des déserts, l'esprit le plus délicat et le progrès du siècle trouvent un digne et logique interprète. S'il nous était permis d'esquisser en quelques traits la personne du ghospodar de la Yalachie, nous dirions comment le prince Ghika, qui règne sous le nom d'Alexandre II. à tous les dehors d'un gentilhomme réunit une phy- sionomie douce et grave qui inspire tout d'abord la confiance ; sa parole est nette et facile, et décèle un esprit élevé. Le prince, qui paraît avoir atteint la moitié de la vie, est resté jusqu'à ce jour céhbataire ; il donne l'exemple des vertus privées comme de l'a- mour éclairé du bien public. Les princes régnants de Yalachie ont adopté le costume civil de l Occident, et les uniformes de l'empire de Russie. Ce ne fut que plus tard que nous eûmes l'honneur 120 VOYAGi: (l'être présentés aux deux frères du ghospodar. Le prince Michel Ghika, l'aîné de la famille, est invesli des fonctions de ministre de l'intérieur, sous le titre de grand vornik , et il venait d'être élevé récemmeni à la dignité de bano , qui est la première de l'élat après celle de ghospodar. Le prince Constantin Ghika, le plus jeune des trois frères, est à la tête des affaires militaires, et commande, en qualité de grand spathar, la petite armée valaque. Selon l'usage turc, on nous offrit des pipes et du café. Nous ne prîmes congé du prince qu'après un entretien où nous eûmes plus d'une fois l'occasion de remarquer combien de connaisssances solides et variées, de vues élevées , distinguent ce souverain d'un pays où tout est h constituer. Au retour du palais , nous trouvâmes les compa- gnons de voyage que nous avions laissés au bord du Danube. Ils venaient d'arriver, épuisés de fatigue , et nous nous hâtâmes de leur indiquer le logement exigu qu'à grand' peine nous avions découvert pour eux dans un quartier voisin. Voici , du reste, ce qui les avait retardés et ce qu'ils avaient vu de Giour- jévo après que nous en fûmes sortis, laissant la poste dégarnie de chevaux : « Lorsque nous nous vîmes, dirent-ils, forcés de rester h Giourjévo, sans chevaux et sans voitures pour nous rendre à Bukharest , nous commençâmes par aller nous assurer à la poste d'un nombre de chariots du pays , suffisant pour transporter nos personnes et l'embarrassant attirail dont nous étions DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 121 demeurés les gardiens. Rien de plus simple et de plus neuf, pour ainsi dire, que les chaises de poste valaques qu'on nomme caroussi dans le pays. Elles consistent en une sorte de petite auge en barreaux de bois, montée sur quatre roues plus ou moins rondes, et deux es- sieux de la même matière, sans un clou, sans une seule ferrure. Celle caisse, abondamment pourvue d'un foin trop souvent fermenté, peut recevoir un voyageur, rarement deux. Le patient, accroupi sur lui-même, n'étant appuyé ni soutenu par rien, fend l'espace en se cramponnant aux rebords de son bru- tal équipage comme un cavalier inexpérimenté s'at- tache aux crins d'un cheval emporté. Ces voitures ne sont comparables qu'aux telègues de la Russie , mais elles leur sont encore bien inférieures. Ce mode de transport, qui réunit tous les inconvénients qu'on redoute en voyage, est cependant le seul dont puisse user, en Yalachie, le voyageur qui n'a pas sa voiture. C'était à minuit que nous devions partir, lorsque les chevaux de retour seraient suffisamment reposés : il nous restait donc assez de temps pour voir la ville et jouir du spectacle de la fête, dont les bruits retentis- saient autour de nous. « Giourjévo était une forteresse turque avant que le traité de 1829 ne l'eût faite valaque ; à cette époque, l'intervention généreuse de la Russie releva de leur abaissement les principautés écrasées par les exac- tions. La barbarie repassa le Danube ; mais, avant de quitter Giourjévo, les Musulmans renversèrent ses remparts : cette ville est donc aujouid'hui un mélange 16 \îl VOVAliE de ruines et de conslruclions nouvelles. La symétrie moderne pousse ses alignements h travers l'ancien pêle-mêle oriental ; voilà pourquoi longtemps encore des rues inachevées et des terrains obstrués de dé- combres, dépareront le plan régulier de la nouvelle Giourjévo. Le quartier voisin du Danube est de con- struction récente; quelques jolies maisons et une église dédiée à saint Pierre, dont on célébrait ce jour même l'inauguration, lui donnent un air tout-à-fait européen. Plus loin on trouve une place circulaire , au centre de laquelle s'élève une haute tour ; cette place est tout Giourjévo : c'est là que sont réunis les boutiques et les cafés, avec leurs groupes de fumeurs assis en cercle devant la porte. On y voit aussi deux ou trois hôtelleries à l'enseigne menteuse et affamée, hôtelleries oii le voyageur ne trouve d'au- tre souper qu'un sorbet, d'autre lit que la table d'un billard ; ce meuble, qui est à la fois un si mauvais lit et un si mauvais billard, se trouve communément en Valachie et en Moldavie. « Cependant la ville était déserte et toute sa popu- lation s'était portée vers une plaine innuense, sans ombre et sans verdure. Sur cette plaine , arrivaient par troupes des familles et des villages entiers de Va- laques et des hordes nombreuses de Bohémiens. Ainsi grossissait sans cesse la foule déjà innombrable des marchands, des danseurs , des musiciens et des curieux , attirés par cette solennité , qui devait durer plusieurs jours. A l'arrivée sur le champ de la fête, les chariots sont dételés, le campement s'organise. DANS LA laSSli: MEKlDlONALb:. \i^ el une ville nomade, où se confondent les ract-s di- verses qui peuplent la Valachie, s'agrandit incossani- nient. Les Valaques campaient sous de grands abris de toile blanche, flanqués de leurs chars massifs, au- près desquels ruminent les buffles ou les bœufs de l'attelage ; tandis que les tribus de Tsiganes se recon- naissaient à leurs tentes de couleurs sombres, rayées de noir. « De toutes parts s'élevait la fumée des foyers où se préparaient les simples aliments de tout ce peuple si ardent pour la fête ; sous toutes les tentes on s'ha- billait pour iîguier à la danse. Les robustes filles de la Valachie se distinguaient par leurs bonnets de ve- lours . où brillent les longs chapelets de sequins ou de paras qui composent leur dot. Quelquefois le bonnet le plus chargé de ducats, et le mieux fait pom- tenter les fiancés, écrasait sous son poids une tèle maladive et disgracieuse ; plus d'un noble et doux visage, au contraire, n'avait pour parure qu'une chétive guirlande de paras. C'est en petit l'histoire des dots de toutes les nations policées de ce monde. Les jeunes biles des Tsiganes se distinguent par une beaulé singulière qui a gardé l'empreinte de la race dont quelques auteurs prétendent que leurs tribus errantes sont issues; on retrouve en elles la ladle souple el déliée et les extrémités si délicates des femmes des boi'ds du Gange. « 11 serait difflcile de donner une idée de ce mou- vant et bruyant chanq) de foire, où s'agitait toute cette foule, lue plaine sans borne, d"où s'élcvail un 124 VOYAGE nuage épais de poussière, était couverte tout entière de tentes, de baraques, de charrettes et de bestiaux. C'est au travers de cette confusion sans ordre , sans police et cependant sans tumulte, que les marchands avaient dressé leurs étalages. On y vendait des étoffes, des habits , des pelleteries et des comestibles en abondance. Si quelque espace devient libre au milieu de cette foule mobile, il est aussitôt envahi par les danseurs; ils forment un grand rond, qui commence h tourner tantôt à droite , tantôt h gauche , avec un mouvement lent et posé qui s'anime par moment. Dans cette danse , les hommes et les femmes se tien- nent par la main ; les ménélriers tsiganes sont debout au milieu du cercle, et se donnent beaucoup de peine et de mouvement pour exécuter leurs airs sans fin. Le danseur fatigué de ce plaisir peut le quitter à sa volonté, et tout passant amateur qui veut pren- dre part à la danse se met sans difficulté de la partie : ainsi se prolonge fort avant dans la nuit cet interminable bal, pour lequel les Yalaques nous ont paru passionnés. Cependant, quel que soit leur en- traînement pour cet exercice, ils s'y livrent avec une dignité et une décence remarquables. Les filles tsiganes elles-mêmes y apportent un maintien mo- deste et réservé. Il n'était pas rare de voir cinquante à soixante danseurs , de costumes variés et pittores- ques, enlacés dans le même cercle ; ces cercles eux- mêmes se répétaient à l'infini sur toute l'étendue de la plaine, gravitant autour de leur orchestre criard de Bohémiens. Nous nous plaisions ainsi à contem- DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. 125 pler ces divertissements simples et empreints d'une sévérité antique. Longtemps égarés dans la foule , nous nous accoutumions à cette atmosphère de bruit, de cris, d'instruments et de clochettes ; mais déjà les préparatifs de notre départ nous rappelaient, et nous retournâmes chez l'agent des bateaux à va- peur, qui est en même temps le pharmacien du lieu. Nous fûmes , en vérité, trop heureux de nous confier à sa complaisance ; comme nous pouvions nous en- tendre réciproquement , au moyen de la langue ita- lienne, ce bienveillant fonclionnaire commença par nous prédire que nous ne partirions pns ce même jour pour Bukharest : il connaissait bien, disait-il, l'apathie et la mauvaise volonté du capitaine de la poste à l'égard des étrangers. En attendant, comme nous étions menacés de ne pas dîner, faute d'un abri convenable, notre protecteur nous conduisit chez le fournisseur de la quaivantaine, oii nous trouvâmes un frugal repas à peu près turc; après quoi l'honnête pharmacien, qui avait emmagasiné nos bagages, nous offrit la même hospitalité pour nous-mêmes, et dont quelques bottes de foin firent les frais. « La faculté de requérir des chevaux de poste, en Valachie, ne s'accorde, ainsi que cela se pratique en Russie, qu'au porteur d'un permis préalable délivré par l'autorité supérieure des villes. Ce n'est qu'après avoir consigné le prix entier du parcours d'une ville à l'autre, que s'obtient cette pièce nommée podoroj- naia, qui est présentée au maître ou capitan de poste h chaque relais intermédiaire. Ceci fait, le voya- J26 VOYAGE geur n'a plus à payer que la gralificalioii bénévole qu'il accorde aux postillons. Se procurer un lel passe- port dans un pareil jour n'était pas chose facile, car la fête absorbait tout. Le commandant de la place était tout entier aux devoirs solennels de sa charge, et ses lieutenants, par contraste avec les joies de la journée, se montiaient sur le soir d'hu- meur peu abordable. Autre inconvénient : la civili- sation valaque, en remplaçant les mœurs turques, n'a point encore expulsé de la ville, naguère maho- métane , un héritage incommode et quelquefois dan- gereux : des bandes de chiens errants s'emparent, quand vient la nuit, de tous les quartiers de Giour- jévo, et rendent la circulation difficile, surtout pour les éti'àngers. En déjiit de tant d'obstacles nous étions en règle, lorsqu'à minuit le maître de poste en personne ariiva avec ses nombreux caroussi à la porte du pharmacien. «Nos bagages étaient déjà chargés, quaud il fallut l'énoncer à partii', grâce à l'obstination du maître de poste, qui ne voulait pas de bagage. Ce ne fut donc, comme on nous l'avait j)rédit, que le lendemain, et dans deux grands chariots de paysan, que nous pûmes nous mettre en route, pèle-mèle avec nos effets, et n'emportant que deux pains noirs pour toute provende. « A peine avions-nous passé la porte de la ville, nous nous trouvâmes dans une prairie ou j)lutôt dans im vaste marécage, où [)aissaienl de grands troupeaux de bœufs, de chevaux, de buHles et de brebis; nous 1)A>S LA lU'SSIE MKRiDIONALK. 127 savions à peine en quel lieu nous élions portés; tout ce que nous pouvions dire, c'est que nous nous dirigions vers le nord; mais aucune autre indication n'était propre à nous faire reconnaître la route qui mène vers la capitale. Les chemins à travers ces dé- serts sont aussi incertains que le caprice de l'homme qui les parcourt. L'espace est large, les ornières abondent, et le paysan choisit à son gré entre la terre et le gazon. Nous fîmes notre première halte près d'un puits au fond d'un petit vallon. Les puits sont communs en Valachie, et invariablement con- struits de la même façon ; un tronc d'arbre creusé en garnit l'intérieur et s'oppose à l'éboulement des parois ; la quantité et les larges dimensions de ces tubes ainsi employés, donnent une idée magnifique de la végétation des montagnes. L'eau se puise au moyen d'une longue poutre à bascule , et dans un seau qui se compose d'un bloc de chêne évidé. « A mesure qu'on s'éloigne de Giourjévo le pays est moins dépouillé, quelques bouquets de jeunes arbres commencent h recouvrir le sol. Pendant tant d'an- nées le malheureux paysan valaque , traqué comme une bête fauve , avait vu ses récoltes pillées par les Turcs et ses champs dévastés, qu'il est facile de com- prendre combien il redoutait le voisinage de ses op- presseurs. Il avait donc laissé un désert de dix lieues entre le Danube et ses premières mélairies, connue un espace abandonné aux courses des déprédateurs . un teriain maudit où chaque année se répandaient les bandes sorties de Giourjévo, pour ruiner tout éta- 128 VOYAGE l)lissement nouveau , et chasser vers les montagnes les cultivateurs épouvantés. « Nous eûmes à traverser trois ou quatre rivières bourbeuses , et h chacun de ces passages nous nous mettions à bénir le refus capricieux du maître de poste. Si nous eussions, en effet, pris ces équipages si bas et si frêles, nos bagages eussent été infailliblement submergés , et nous-mêmes nous eussions été bien près de verser dans ces gués dangereux. Plus d'une fois, nous rencontrâmes de grands trous où les che- vaux s'enfonçaient, entraînant nos massives char- rettes. Dans ces occurrences difficiles, les cris des con- ducteurs devenaient de vraishurlements. Par moment, Tattelage sans force et les postillons sans voix s'ar- rêtaient; puis, après des efforts incroyables, la lourde machine , enfin arrachée à l'abîme , sortait pesam- ment de la rivière, laissant après elle une longue trace d'eau noirâtre et de vase liquide. « Après avoir traversé quelques pauvres hameaux, dont les chétives cabanes indiquent la plus triste mi- sère, nous rencontrâmes un bourg où nous revîmes avec plaisir des maisons bien construites. Un beau monastère dont l'entrée est surmontée d'une tour, fait face h une taverne d'une rare dimension. Les murailles de l'un et de l'autre édifice ont été déco- rées par un Raphaël ambulant qui y a représenté des sujets de la plus étrange variété, et dont la multitude atteste assurément une prodigieuse fécondité. Ce peintre hardi s'il en fut, a tenté de reproduire sur ces murs blanchis toute l'échelle des êtres; il a retracé DANS LA KISSIE MEKI1)1()NAI>E. 1-20 d'abord les espèces principales du règne animal, sans oublier mêmelekanguroo d'Australie, qui ne s'atten- dait pas h tant d'honneur; puis, arrivé à l'espèce hu- maine , au genre homo , il s'est complu à reproduire le chef-d'œuvre de la création dans ses attitudes les plus triomphantes : c'étaient de beaux messieurs et de belles dames, de magnifiques pachas à la barbe noire et pointue, d'imposants boyards coiffés de leui- kalpak gigantesque: puis des soldats valaques en grande tenue , et tout cela couronné de verdure . entouré de guirlandes . encadré d'arbres fantas- tiques. « Un grand jeu de bascule à la roue périlleuse, qui menace tour à tour de lancer dans l'espace celui des joueurs qui se balance à son sommet, était dressé sous les murs du couvent. On dit que les Yalaques ont une prédilection marquée pour ce genre d'exer- cice, bien que chaque année voie se renouveler de graves accidents. Dans la grande salle du cabaret . salle tout illuslrép aussi des fresques l)rillantes du Rembrandt valaquo, un Bohémien accompagnait de son violon un jeune garçon dont la voix juste autant que pénétrante faisait résonner un air lent et solen- nel. A en juger par l'expression de la musique, par l'at- titude grave et émue du nombreux auditoire, ce chant, qui se composait de deux phrases simples et touchantes, devait être une de ces complaintes mé- lancoliques dans lesquelles tous les peuples primitifs ont fait parler leurs traditions et raconté leurs vic- toires ou leurs malheurs. Les Valaques, ces descen- 17 im VOVAGK danls (h* Home, si loiiglenips flélris , doivent avoii- conservé quelques-uns de ces chanls qui consolent de l'esclavage , derniers échos d'une plus douce des- tinée. Telles étaient, du moins, nos impressions en écoutant cet air si simple que chantait ce pauvre en- fant tsigane. «En quittant ce bourg qu'on nonune Dérestié, nons avons traversé un pont de bateaux, et la nuit ne larda pas à nous surprendre ; nous n'airivânies aux |)ortes de Bukharest qu'assez tard dans la soirée, car nos chevaux . harassés d'une course de vins^t lieues , avaient ralenti leur allure, et nos conducteurs , tout- <à-fait égosillés, renonçaient à leurs bruyantes excita- lions. Conduits d'abord dans un khan ou caravanserai d'un aspect repoussant, ce ne fut qu'à l'aide des juifs, gens de bonne volonté s'il en est , que nous retrou- vâmes la trace de l'expédition airivée la veille. Enlin après mille peines, et grâce à la prévoyance de nos devanciers aussi l)ien qu'à l'empressement d'un ca- pitaine envoyé par le ghospodar, nous nous trouvâ- mes, après minuit, élablis chez un Italien , où cha- cun de nous put savourer les rudes délices d'un lit de planches dressé sur des tréteaux. » Le 1.*^ juillet nous tioiiva tous réunis dans la capi- laie de la Yalachie, et nous n'avions que l'embarras (lu choix ])our l'emploi à la fois utile et agréable de tous nos moments. Ee [)remier soin à Bukharest est de se procurer un équi[)age; la grande étendue de la ville exige cette précaution, et, plus impérieuse en- core, la mode la connnjmde; aussi bien aucune per- DANS J.A KlSSli: MKKIDIO.NALE. l;}| soiiiie de quelque valeur ne peul se uioulier ii pied dans les rues. Cet usage et celui du manteau qu'on |)Oile en toute occasion pour se garantir de la pous- sière, ne sont pas de ceux qu'un étranger qui veut voir et observer trouve le plus à sa convenance. Nous ne lardâmes pas à parcourir, chacun de notre côté, celte grande ville, dont les rues populeuses sonl garnies de nombreuses boutiques dans lesquelles l'aclivilé remplace le luxe. Un quartier tout entier est renqjli par les magasins de pelleteries et les ateliers des tailleurs. Les rues, de largeur inégale, sont mal alignées et su ri oui mal pavées ; quehjues-unes même ne le sont pas. La plupart des maisons ne sonl guère que des baraques en bois vermoulu, parmi lesquelles s'élèvent des édifices de l'architecture la i)lus pré- tentieuse. Par malheur, la nature fragile des maté- riaux usités dans le pays ne résiste pas au climat, et les plus belles maisons de Bukharesl sonl cruellement délabrées à l'extérieur, malgré leur luxe de tleurons et de rosaces. Ce qui étonne le plus daiis cette ville , c'est la variété des costumes et des figures, dont une si nombreuse population présente à chaque instant les types variés. Tout ce peuple parcourt la ville d'un air [)lus leste, plus affaire qu'on ne devrait l'at- tendre des mœurs de la classe inférieure, qui sonl demeurées orientales. Les artisans de Bukharesl, les hommes de peine, porteurs de fardeaux, [)araissent ne pas redouter le travail ; mais ce qui anime surtout celle ville, c'est le grand nombre des juifs qui l'ha- bitent. Actils. insinuants et jamais découragés, ils 132 VOYAGE sèment autour deux la vie et le inouvenieut , car ni démarches ni fatigues ne leur coûtent s'ils ont l'espoir de la plus minime récompense. Aussi, dès que vous apercevez le chapeau à larges bords, la robe noire et râpée d'un juif, vous pouvez dire que vous avez à vos ordres, s'il vous plaît, un domes- tique adroit, intelligent, infatigable, que rien n'é- meut, ni mépris, ni colère, et vous pouvez vous adresser hardiment à cet honune pour quoi que ce soit, il vous répondra en allemand , en italien , en quatre langues peut-être ; et pour quelques piastres , toute affaire cessante , son industrie , sa souplesse . son silence , sa patience , son éloquence , ses ver- tus , ses vices , son ame , son corps , tout cela est à vous. Et si pour une commission du moment , pour une occurrence passagère, vous avez une fois employé l'Israélite, ne croyez pas qu'il vous soit facile de vous en défaire : il est à vous désormais, ou plutôt vous êtes à lui ; il ne vous quittera plus , il vous suit à vingt pas dans la rue, et de vingt pas il devine ce qu'il vous faut. 11 s'assied sur le seuil où vous venez d'entrer, vous retrouvez en sortant son regard fine- ment l'espectueux qui sollicite un ordre. 11 couche sur votre escalier, sous votre voiture, il se fait le ser- viteur de vos gens, salue votre chien dans la rue; il est là, toujours là ; vous l'avez vingt fois repoussé par de rudes bourrades, qu'il persiste encore et tou- jours. Ainsi repoussé, vient un jour, un moment, un caprice où il vous faudrait le juif ! A peine en avez- vous formé la pensée, aussitôt il sort de terie : le DANS LA laSSit MhKiDIONAl.i:. l;{;{ voilà i'e[)lië dans sou humilité, el dans celle poslure de juif qui n'est ni debout ni prosternée . l'air soumis, l'oreille attentive : c'est là le triomphe du juif; voilà l'instant qu'il a acheté souvent par quarante-huil heures de veilles, de fatigues, d'humiliations. A peine avez-vous parlé que vous êtes obéi, et obéi avec ponctualité, linesse et respect; et lorsqu'après lanl de soins et daljnégation, le pauvre sylphe barbu et déguenillé touche enfin sa chère récompense , cette pièce de monnaie qu'il a suivie, qu'il a appelée, dont il a été le valet depuis deux jours, vous voyez dans son regard reconnaissant qu'il vous recommande à toutes les bonnes grâces d'Abraham et d'Isaac , el qu'il est tout prêt encore à se donner les mêmes peines poui- un pareil prix. Des visites intéressantes et faites en comnum occupèrent cette journée. Nous vîmes le Musée de Bukharest. Ce Musée est spécialement consacré l\ l'histoire naturelle, il occupe un espace qui s'agran- dira à mesure que les collections, commencées à peine , prendront plus d'importance. La bibliothèque publique est fondée dans le même local ; elle se com- posait de sept mille volumes environ. Ce noyau peu nombreux attend un complément où les sciences el l'histoire, surtout, ont grand besoin d'être plus am- plement représentées. En quittant ces intéressants établissements , déjà si prospères, si l'on prend en considération le peu de temps qui s'est écoulé depuis la régénération de la principauté . j'ai été heui'eux d<' déposer dans la colleclion mincM-alogique mi c'chaiililloii de notre platine sibérien, qni y restera, j'espère, comme un sonvenir de l'accueil plein d'o- bligeance que nous avons trouvé dans cette visite. Delà on nous a conduits au collège. Des logements commodes et spacieux , de jeunes élèves qui portent un joli uniforme, préviennent tout d'al)ord en faveur de cette institution. Dans un état aussi peu étendu que la Valachie , les fonctions publiques, désormais confiées aux plus capables, seiont l'objet d'une concurrence qui pro- litera rapidement aux progrès de ^'éducation de la jeunesse. Les projets pleins de sagesse du prince Alexandre Ghika tendent à doter son pays d'une pé- pinière éclairée de jeunes gens appelés à égaler la jeunesse des autres pays de l'Europe. Si l'on considère de quel point ces malheureuses provinces turques sont parties, ce qu'elles ont fait déjà et ce qu'elles atteindront bientôt, on ne peut se refuser à rendre toutes sortes d'actions de grâces à Iboimne qui a jeté sur ces principautés les plus nobles germes de la civi- lisation, au général Kisseleff, un de ces génies créa- teurs si rares dont la bonté prévoyante s;iit deviner l'avenir. On ne peut s'empêcher aussi de reconnaître que les plans du général ont été légués à de dignes successeurs, et que la jeune génération de la Vala- chie ne se montre pas inhabile à les mettre à profil. Va à ce propos , qu'il nous soit permis de dire ici avec quel sentiment pénible nous avons vu des voya- geurs comme nous , accueillis comme nous l'avons été, avec celte aimable hospitalité qui se livre avec DANS I.A RISSIP: MERIDIONALE. 135 laiil d aljaiidon à l'élranger, qu'elle eulouie el «juelle fêle, écrire à leur retour des relations si sévè- res, si oublieuses des mœurs douces et polies de leurs hôtes. Ces voyageurs, qui, ainsi que nous, ont tout visité à Rukliarest, se montrent, ce nous semble, i»eau(ou|> trop préoccupés des plaies encore mal ci- catrisées dont l'ancien étal social a laissé les mar- ques sur la société présente. Si, dans le premiei- abandon de conversations trop vile intimes, nos pré- décesseurs ont deviné ces blessures, à quoi bon les découvi'ii- à l'Europe, qui ne demandera pas compte aux principautés de leur altitude nonchalanle sous le régime d'engoui'disseiuent moral qu'elles ont heu- reusement secoué, mais bien de la manière dont elles ont mis à profit ces quelques années de réhabilitation dont elles ressentent déjà l'influence régénéraliice? Eh bien! sous ce point de vue, il est juste, el très- juste, de dire qu'aucune société européenne n'a été plus active à se frayer un chemin vers le bien à Ira- vers tous les obstacles dont son ancienne route était encombrée; on en pourrait citer comme exemple plus d'une amélioration inq)ortante qui déjà est passée dans les habitudes de la vie de ces piovinces. Après loul , les narrateurs si peu indulgents (jui ont payé l'hospitalité de Bukharest avec la monnaie de leur spirituel sarcasme, ne nieront pas , tant ils savent bien l'histoire, qu'il est des nations qui datent de (pjarante ans leur légénération politique et morale, elqui ne sont guère plus liches en princijjcs. Cette digiession achevée, revenons à nos visites. 1:{<Î VOYAGE Le docteur Mayer, médecin alleiiiaud , honinie iiitel- ligenl et surtout d'un grand savoir-vivre, nous a gui- dés dans l'hôpital militaire , qu'il dirige. Cet établis- sement , placé comme il est dans un édifice qui n'a pas été construit j^our servir d'hôpital , laisse beau- coup h désirer sous le rapport de l'emplacement et de la salubrité. Les salles manquent d'air. Les malades y étaient nond^reux, car les affections fiévreuses, communes dans le pays, sévissent encore à diverses époques de l'année, bien qu'elles aient élé notable- ment l'éduites par les précautions d'hygiène intro- duites dans le régime du soldat. Le grand hôpital de Panleleïmon, silué aux abords delà ville, nous parut beaucoup mieux approprié aux besoins de sa desti- nation. Cet établissement, fondé par des souscrip- teurs philanthropiques, présente une suite de salles spacieuses où l'air et la lumière , l'espérance et la vie du malade ; pénètrent librement ; on pourrait seulement objecter que le vaste espace consacré au logement de l'état-major administratif est perdu pour les malades, et envahit une place qu'on aurait pu employer à soulager (juelques malheureux de plus. Les lits employés à Panleleïmon sont en fer, tandis qu'à l'hôpital militaire les lits ne sont que des tré- teaux. Dans cet te dernière visite, nous avons observé les affreux ravages de celte horrible maladie qu'on n'ose pas nommer et qui a surtout son principe dans les vices sans frein des capitales. Au relourde ces différentes excursions, nous avons rencontré le piince réguaut : il fit arrêter sa voiture, et il engagea DANS LA FU SSIK MKHIDIONALE. I.ÎT l'expédition loul onlière à se rendre le lendemain au soir à sa résidence, située, j>endant cette saison , à quelque distance de la ville. La matinée du 15 juillet lut employée à visiter l'assemblée générale : c'est le nom qu'on donne à la chambre des représentants de la Yalacbie. Le prince Micbel Ghika et le prince Cantacuzène avaient bien voulu nous servir d'introducteurs. La salle des déli- bérations est située dans un corps de bâtiment dé- pendant de l'église métropolitaine, sur une colline qui domine toute la ville de Bukharest , et dans la plus heureuse position. Comme toutes les églises de la capitale , celle-ci est entourée d'un vaste cloître, dans lequel donnent accès deux portes solides et sur- montées de tours. Dans cette position, qui lui per- mettait jadis de faire une longue défense, la métro- pole n'est point un grand monument ; elle est ornée de trois clochers assez élégants, dont les dômes, ainsi que la toiture de l'église, sont en métal peint en vert ; la surface entière des bâtinients est revêtue d'un badigeon éclatant de blancheur. En avant de la façade de l'édifice , qui s'ouvre sur un de ses côtés étroits , règne un péristyle dont l'intérieur est orné d'une profusion de peintures des plus variées. La nef de l'église est étroite, chargé de dorures et d'ima- ges ; la cloison qui sépare le sanctuaire du parvis pu- blic est enrichie d'une quantité d'ornements du plus riche effet ; sous cette voûte , la lumière extérieure ne pénètre qu'à grand' peine par des fenêtres étroites et allongées. 18 i;î8 yovac.i-: Dans un des corps de logis latéraux vous leucon- irez la salle des assemblées; à peine précédée d'un modeste vestibule, cette enceinte , où délibèrent les boyards, est, comme celle de la diète de Hongrie, re- marquable par son extrême simplicité ; elle est lon- gue et étroite ; à l'une de ses extrémités s'élève le fauteuil à baldaquin sur lequel s'assied le métropoli- tain, président légal de l'assemblée. Les quarante- trois membres qui composent la chambre étaient presque tous présents ; on remarquait parmi eux quel- ques vieux boyards; ils conservent le costume large et majestueux qu'ils portaient au temps de la domina- tion turque ; ils portent encore la barbe et le volu- mineux kalpak. Les militaires prennent part aux déli- bérations, revêtus de leurs uniformes et le sabre au côté. Les membres parlent de leur place où ils sont assis, devant une table à tapis vert, sans que les mi- nistres soient séparés du reste de l'assemblée. La dis- cussion à l'ordre du jour avait pour objet quelques modifications à apporter au règlement organique, constitution du pays; et, en particulier, elle portait sur la force des ordonnances rendues pendant l'in- tervalle des sessions législatives. M. Stirbey, ministre de la justice, soutenait h peu [)rès seul , et pourtant sans fatigue, tout le poids de la discussion. Au reste, quelle que fût la vivacité de ce débat parlementaire , nous ne vîmes aucun des orateurs s'écarter en rien des formes d'une conversation polie. La partie de la salle réservée au public contenait peu de spectateurs; les assistants s'y tiennent ordinairement debout ; DANS LA lU SSIE MLlUDlONALi:. i;}î) mais, dès noire entrée, quelques boyai'ds avaient en la courtoisie de nous y faire porter des sièges com- modes. Au reste , ce n'est que depuis peu de tenq)s que les délibérations de la chambre sont publiques ; même jusqu'à ce jour, les joiunaux n'ont point en- core obtenu la permission de rendre compte des débats. En sortant de la salle, nous fûmes accompa- gnés par un député, le colonel Philipesko, qui appar- tient à l'une des plus anciennes familles du pays. Cet officier, qui a reçu en France une excellente éduca- tion, commande le 1^"^ régiment valaque, et il donne dans sa ville natale l'exemple remarquable de cette solide instruction qui n'exclut point la grâce et une parfaite élégance de manières. C'est en compagnie de ce bienveillant interlocuteur que nous visitâmes les alentours de la métropole et son site pittoresque. D(,' cette éminence, Bukharest s'étend jusqu'îi un hori- zon très-éloigné. Cette ville, mêlée de nondjreux jardins, couvre, en effet, un espace immense, et son aspect général est des plus pittoresques, par le mé- lange de ses toits de toutes couleurs, de ses nom- breuses tours qui surmontent plus de soixante églises, et de la veidure qui surgit à travers les masses de constructions. Le soir venu, nous nous sommes ren- dus à l'invitation du ghospotlar , et nous avons eu l'honneur d'être reçus à sa résidence de Scoulfa, (pii est située à quelques verstes de Bukharest, sur le bord de la Dombovilza. La maison est petite et plus que bourgeoise ; mais les jardins, qui s'étendent dans un petit vallon tiès-agréable Iraversi' pai' la rivièic. 140 VOYAGE rendent cette habitation d'été bien préférable à la maison même que le prince habile dans la ville. Bukharest ne possède plus de palais pour les souve- rains valaques. En 1812, un incendie a détruit celui qui existait et qui était fort vaste. Le ghospodar réside aujourd'hui dans une grande et belle maison qui est sa propriété. Cette entrevue , comme la pre- mière, se passa en conversations intéressantes, où le sens juste , très-exercé et toujours bienveillant du prince se montra constamment sous le jour le plus favorable. Comme la première fois aussi, le ghospodar était entouré de sa famille, des princesses ses belles- sœurs, et d'un bon nombre d'officiers. L'élégant uni- forme de ceux-ci ne faisait que mieux ressortir la mise simple du prince, qui, sous un fiac noir, portail un gilet h larges revers rabattus; c'est là, dit-on, une mode qui lui est personnelle , et qu'en effet nous ne vîmes suivie par personne. La nuit venue, tout le monde se dirigea vers la ville, où l'on arriva rapide- ment , et la petite cour prit place au théâtre, dont il n'eût tenu qu'à nous de lui faire les honneurs , puis- qu'aussi bien la salle élail, pour ainsi dire, comme l'antichambre sonore de notre appartement. Quel- ques scènes de la Sémiramis et une comédie al- lemande fort gaie , intitulée Flegîne et Ruse, ont oc- cupé la soirée. Le lendemain, la gainison de Bukharest manœu- vrait sous le commandement du prince Constantin Ghika. Cette troupe a fait avec précision l'exercice et les évolutions, en tous points, enqirunlés à la théo- DANS LA RUSSIE MÉUIDIONALli. \\\ lie russe. Invités par le spalhar à l'accompagner à cette revue, nous y figurâmes à ses côtés, lorsqu'un accident fâcheux interrompit un moment les manœu- vres et jeta l'inquiétude parmi les spectateurs. Une cartouche h peine brûlée vint frapper au visage le prince, qui s'était tenu trop rapproché des feux. Cette blessure, qui, Dieu merci! était légère, et une brû- lure qui pouvait devenir grave, furent pansées sur- le-champ par notre compagnon le docteur Léveillé ; ceci fait, le spathar remonta à cheval pour achever l'exercice et assister au défilé. Un dîner auquel le ghospodar avait bien voulu nous inviter nous mit en i)résence de l'élite de la so- ciété de Bukharesl; la réunion eut lieu sous les beaux arbres de Scouffa, dans un grand espace impéné- trable aux rayons du soleil. Durant le repas, qui fut précédé de la schale , légère collation qu'on fait aussi en Russie avant de se mettre à table, deux troupes de musiciens cachés par les charmilles se succédèrent alternativement, pour exécuter les airs nationaux des Valaques et les singulières mélodies des Tsiganes. L'orchestre des Tsiganes, aux éléments discordants, produit cependant des effets qu'on chercherait en vain dans les masses d'harmonie réglée et correcte auxquelles les oreilles européennes sont accoutumées ; quant à la mesure, elle est inégale, sautillante, boi- teuse, et procède par des temps inattendus. Les danses valaques ont suivi le dîner, et nous fûmes si charmés de la précision sévère et de l'ensemble des danseurs, que le prince voulut bien prolonger en 142 VOYAGE noire faveur ces divertissements, et qu'il iit trans- crire pour nous les airs remplis d'une grâce origi- nale et naïve que nous donnons ici , et qui animent celte danse romaine, Ilora Boumaniaska, comme l'appellent les peuples de la Yalachie. Pendant que les danseurs faisaient merveilles, les Bohémiens jouaient avec une verve toujours renaissante leurs motifs sans fins. Deux mandolines, deux violons, une flûte de Pan et une sorte de basse sourde, com- posaient toutes les ressources de ces habiles exécu- tants, dont les brunes et belles figures, animées par leur ardeur musicale, ajoutaient un grand charme à ce tableau poétique. Lorsque nous eûmes joui long- temps de ces délassements chanqiétres, nous nous hâtâmes de nous rendre dans les beaux et vastes sa- lons de M. Philipesko, où le bal le plus élégant avait rassemblé l'élite des danseurs de Bukharest. Je ne connais aucune ville en Europe où l'on puisse réunir une société plus complètement agréable , où le meilleur ton se montre constamment uni à la plus douce gaieté. Ce charmant bal se prolongea fort avant dans la nuit. Rien n'était plus gracieux à voir que le maître de ce beau logis, l'aga Philipesko, dans son large costume de boyard, sa noble tête encadrée dans sa longue et soyeuse barbe blanche, environné d'un essaim de jeunes et jolies danseuses, dont les gazes et les rubans, les longues chevelures et les charmants visages s'accordaient si bien avec la douce physio- nomie du majestueux vieillard. C'était là un em- blème bien vrai do la situation de ce pays, qui a d'aPRKS UKE PARTITIOK de MDSIQCE MILITAIEE. i^ora Eoumanireka. Tempo di marcia. ..J^^^AlLt^ „# y rt ^ ^ ^ fefeE^3S r^rfc^ iêit* ^ ^ ^ ^ -1^ I F=g / i ¥ :S=:* S W=B F^F .-, f>^•^^ ^.- .: -i^-JL- mÉmhë^Ê^^ '0^ ^i=f i i ^— f I ? DANS I.A UISSIE MÉRIDIONALE. iM] adopté loul d'abord les plaisirs et les libres allures de l'Occident. En vain la robe sévère des boyards vou- drait-elle s'opposer h cet envahissement des modes et des frivolités modernes, il faut à la génération ac- tuelle un salon spacieux où la valse et le galop puis- sent se dérouler et tourbillonner à loisir ; il lui faut un costume qui ne mette point d'entraves aux passes élégantes de la mazuika, qui ne s'embarrasse pas dans le labyrinthe étroit des quadrilles français. Aussi bien, cette jeunesse, qui se sent appelée à prendre sa part de la civilisation qui envahit l'Orient , n'a-t-elle pas bien raison de prendre ce qu'elle trouve à son usage parmi toutes ces mœurs élégantes et ces tristes idées de politique qui fondent sur son pays? Assez loi lui viendront les soucis de la vie publique, les préoc- cupations des affaires, de l'industrie et des spécula- tions! La Yalachie a été assez longtemps asservie pour qu'il lui soit permis de respirer un peu avant que d'entrer dans cette grave carrière des nations qui veulent se gouverner elles-mêmes; c'est sur- tout à cette nation qui se réveille qu'il est per- mis de dire quelquefois : « A demain les affaires sé- rieuses. » Telle était notre existence à Bukharest : plaisirs, visites, réunions toujours hospitalières, courses inté- ressantes, observations nettes et vives sur tout ce qui frappait notre esprit ou nos regards. De toutes parts, c'était à qui nous rendrait les meilleurs ser- vices; les [)lus illustres et les plus honorables de celle bonne ville se mellaieni à notre disposition poui- \ï't. VOVAdE auginenler iiolro biilin de voyageurs, el il iiesl guère possil)Ie d'euiployer plus ulilemenl que nous l'avons fait einqjouis, trop rapidement écoulés. Lors- qu'enfin nous eûmes mis en ordre nos notes person- nelles, et recueilli précieusement toutes celles que des personnes éclairées (à la tête desquelles avaient bien voulu se placei- le ghospodar et M. le ininisti-e Slirbey) nous avaient obligeamment fournies , nous jetâmes un dernier coup d'œil, un regard d'adieu et de re(^onnaissance sur cette ville, digne déjà qu'on la place au nombre des plus intéressantes capitales. Nous parcourûmes donc une dernière fois ses rues tortueu- ses ; nous nous arrêtâmes encore au seuil de ces églises aux colonnes torses, dont les frises élégantes brillent de tant de médaillons et de saintes figures coloriées. Nous nous hâtâmes de visiter encore les vieux quar- tiers, aussi bien que la rapide promenade du beau monde ; nous respirâmes l'atmosphère des fumeurs <{ui se rassemblent dans les cafés, où les journaux de toutes les nations satisfont la curiosité d'un public déjà avide des nouvelles du monde politique ; ceci fait, nous ne songeâmes plus qu'à partir. En fait de renseignements statistiques sur Bukha- rest , nous pouvons consigner ici le chiffre de la po- pulation de la ville, tel qu'il résulte des derniers recensements : ll:iliilanls des deux sexes. Boyards 2,598 (icns composant lours maisons 5,757 A r(>porl(M'. . . . 8,355 DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 1V5 Rpport. . . . 8,355 Habitants de différentes classes i6,C0V Prêtres séculiers 250 Leurs familles et gens composant leurs maisons. . . 1,058 Moines 13T Juifs, leurs familles et gens composant leurs maisons 2,583 (Ce dernier nombre présente, à peu de chose prés, fe total des Juifs élablis en Valachie; on n'en trouve que très-peu dans les districts, attendu qu'ils ne se livrent nullement à l'agri- culture. ) Sujets étrangers 1,795 60,788 Et encore, dans ce nombre ne sont point compris dix à douze mille individus qui n'ont pas leur domicile permanent dans la ville , et qui y viennent de temps à autre, pour leurs affaires ou pour leurs plaisirs. On compte dans la ville de Bukliarest : Maisons 10,07'i. Monastères 26 Églises 95 Imprimeries 3 Hôpitaux 2 Journaux, le Mtisée National et le Courrier Valaque. 2 Société pour les publications littéraires 1 École d'arts et métiers pour les soldats 1 La nourriture habituelle du peuple consiste en bouillies de farine de maïs ou de millet, sorte de polenta; il ne connaît presque pas l'usage des viandes ou du poisson salé. La principale boisson fermenlëe est l'eau-de-vie de prunes. 19 La ville de Hnkliaiest est divisée en eiiuj qiiarliers ou aiTondissements qui prennent chacun le nom d'une des cinq couleuis, jaune, rouge, verte, bleue ou noire. L'aga est le chef de la police ; il a sous ses ordres cinq commissaires , un commissaire pour chaque quartier ; ceux-ci commandent à plus ou moins de sous-commissaires, selon l'étendue de leur arron- dissement. Après avoir témoigné notie reconnaissance a ce bon et aimable prince que nous quittions déjà avec un regret bien réel , après avoir pris congé de sa fa- mille et de toutes les personnes qui nous avaient été si bienveillantes, nous sortîmes de Bukharest le 17 juillet. Notre train s'était augmenté de deux voitures ache- tées dans le pays ; voilures couvertes , légères , et , comme on le verra, d'une solidité à toute épreuve. Quarante chevaux étaient préparés sur notre route, et la noble prévoyance du prince régnant avait été jus- qu'à envoyer en avant des estafettes pour assurer notre service : aussi fûmes-nous menés avec une extrême vélocité. Nous parcourûmes d'abord un pays triste et marécageux. Vers midi, nous traversions sur un bac la Yalomnitza, dont les flots grossis roulaient ra- pidement. Les relais nous attendaient en plein champ; une baïaque de terre, dans ces stations isolées, sert d'abri au capitaine de poste. Notre lon- gue caravane défilait donc rapidement dans ces tris- tes steppes, lorsque des nuées abondantes vinrent inonder toute la contrée et rendre le trajet plus lent et DANS l.A UISSIK MKIUDIONALK. l'iT plusdilticile. Une escorte de i>eiidarmes(//o/o/>«///3 . (|iie nous avions liouvée à lune des postes , galo[)ail auprès des voitures. Elle les soutenait de la main dans les mauvais pas , et se montrait aussi zélée qu'attentive à la moindre ditficulté du chemin. Cepen- dant nous avancions vers le nord, et nous nous rap- prochions toujours d'une belle ligne de montagnes sui lesquelles s'amoncelaient denoires vapeurs. Plusd'unr horde de Tsiganes surprise par l'orage , et qui avait dressé ses tentes brunes dans la plaine, se préparait à lecevoir la bourrasque qui menaçait de londie sur nous. Sous ces repaires enfumés, on voyait se réfugier des femmes, des jeunes filles à peines vêtues, et près d'elles se blottissaient quelques pauvres enfants tout nus , aux membies grêles, au ventre ballonné, dif- formes petites créatures. La prairie devint bientôt un marécage profond : chevaux , escortes et équi[)ages se frayaient un chemin dans l'eau; s'il survenait un fossé, on essayait de le tourner, ou bien on le sautait à giand renfort de coups et de vociférations. C'était une chose singulière de voir sous ce ciel noir ci plondjé ces quatre voitures (jui sillonnaient uikî [irairie noyée , et qui , à chaque trou inattendu . à chacpie secousse cachée sous l'eau, semblaient devoir se renverser ou rester ensevelies dans la boue. Dans ces moments chacun redoublait de soins. Les doro- bantz, attentifs, prêtaient à la voiture en péril un point «l'appui secourable , et les postillons s'adressaient ii N'urs ch(naux écumants. non plus avec des ciis, mais retle lois av<'c de douc<'s paroles et des discours d un 148 VOYAGK encoiiragemenl presque fraternel. En effet , ces mal- heureux animaux outre -passaient leurs forces dans ce long et difficile trajet. Nous arrivâmes enfin àBou- zéo , au milieu du fracas du tonnerre et sous les flots d'une épaisse averse; à peine le nuage qui tombait nous laissa-t-il distinguer les clochers verts et les blanches murailles de la vaste abbaye, digne séjour d'un évêque qui est l'un des plus riches prélats de la Yalachie. Notre escorte s'était heureusement grossie , et son secours nous aida tout d'abord h franchir un torrent dont le lit n'était pas encore tout-à-fait rempli par l'orage; mais arrivés aux bords du Bouzéo , qui coule entre deux rives fort escarpées , nous eûmes réellement la crainte d'y laisser ma voiture ; elle avait d'abord tra- versé avec bonheur le torrent, dont la rapidité était déjà très-menaçante ; mais une fois sur le revers , il fallut plus d'une demi-heure d'efforts et de cris et plus de vingt chevaux pour lui faire escalader cette pente glissante. Encore nous autres , enfermés dans cette arche, étions-nous sortis au préalable par la portière et sur le dos des chevaux, qui nous avaient servi de marchepied et sauvés ainsi d'un affreux bourbier de deux pieds. Nous devions trouver des li(s à Rimnik ; un gentil- homme valaque , M. Nikolesko , prévenu de notre arrivée , donnait des soins à notre réception future à l'heure même où nous étions inondés par les eaux du ciel, et presque engloutis dans les abîmes fangeux de la plaine. Par inalheui", quand nous approchâmes du Rimnik. (piil fallait encore traverser avant d'arriver DANS LA RLSSIE MEHIUIONALE. 1 Vi> il ce mie si désiré . nous trouvâmes la rivière h ce point irritée, que nu! parmi nos guides n'en voulut entrepiendre le passage par celte nuit profonde qui aurait doublé le danger. Il fallut donc se résigner i\ passer la nuit dans nos voitures, et dans la hutte d'un misérable paysan, qui n'avait autre chose à nous of- frir que de la paille qu'un cheval tant soit peu an- glais n'aurait pas voulue pour litière. Vers trois heures du matin le ciel s'était quelque peu éclairci, la ri- vière était devenue guéable, et nous ne tardâmes pas à arriver à Rimnik. Ce contre-temps nous lit donc perdre l'occasion d(^ profiter d'une aimable hospitalité dont tous les apprêts étaient faits pour nous recevoir \a veille. Arrivés à cette heure incommode, nous nous serions fait un vrai scrupule d'apporter ce dérangement dans la demeure de M. Nikolesko , et nous avons repris des chevaux pour gagner sans délai la frontière moldave. La résidence du noble boyard nous a paru vaste el somptueuse. Elle est construite dans le goût italien avec des galeries ouvertes. Rimnik elle-même est une ville assez considérable ; elle possède un château bâti en briques dans le goût turc. A cette place , Souvo- roir combattit Mustapha-Pacha, et remporta une vic- toire qui lui valut le litre de comte de Rinmik. Le 18, au lever du jour, le temps s'était embelli, la plaine avait un aspect de fraîcheur qui charmait la vue, un soleil bienfaisant réchauffait nos membres engourdis; nous oubliâmes bientôt les fatigues d'une détestable luiil , et nous arrivâmes à Toksc lunii . oii le pr('si(l<'nl A.NS LA lUSSIE .MKHIDIONALK. loi i[ui nous s(^'mljla le [tins conveiiablc pour donner à nos lecteurs une ich'e du pays que nous venions de parcourir. Six jours passés sur le territoire de la prin- cipaiilé ne nous ont pas permis, sans doute, de ras- sejnbler par nous-mêmes des données complètes sur ces contrées ; cependant nous nous proposons de mettre à profit, dans le simple exposé qui va suivre, d'abord le fruit de quelques lectures spéciales faites {)endant les loisirs que nous laissa la navigation du Danube , et ensuite le résultat de nos conversations avec les personnes instruites que noire bonne fortune nous fit rencontrer à Bukharesl. Si nous consacrons quelques pages h l'histoire an- cienne du peuple vaiaque, ce n'est pas que nous ayons la prétention d'entrer plus sérieusement que ne le comporte notre sujet, dans la discussion de son ori- gine. Mais par les traits distinctifs de ces peuples, pai* les souvenirs qui les dominent encore , par respect pour les traditions romaines qui n'ont pas moins de dix-huit siècles, il faudrait presque de la cruauté poui- leur disputer leur glorieuse origine, qui remonte aux Daces et aux Romains. El d'ailleurs nous n'avons pas l'envie de nous inscrire en faux contre ces Daces de bronze que la colonne ïrajane nous montre encore aujourd'hui, si semblables aux Valaques de nos jours. Laissons là ces origines, arrivons tout de suite à l'his- toire de la principauté. Voici donc , en peu de mots , ce que nous avons recueilli dans les livres sur les âges antiques de ces contrées. Vers les premiers temps de noire ère, les paysan- 152 VOYAGE jourd'hui divisés sous les noms de Valachie, de Mol- davie et de Transilvanie, formaient h peu près, par leur réunion , le royaume de ces Daces terribles dont il est si souvent parlé dans les odes d'Horace; ces peuples descendaient eux-mêmes des Scythes ou des Sarmates. Longtemps ils furent redoutables h ce point que , conduits par Décébale , un de leurs rois , Rome eut peur et Domitien accepta une paix honteuse. Tra- jan , pour venger cet échec, porta deux fois ses légions victorieuses sur le Danube, et de cette époque datent les vestiges curieux dont nous avons parlé ailleurs, et ce pont si hardi dont les débris se voient encore non loin de Skéla. La Dacie une fois soumise, des colo- nies romaines prirent possession de ce sol longtemps barbare que Rome gouvernait par un de ses préteurs. Cet état de choses subsista jusqu'au troisième siècle ; vers ce temps une invasion de Goths et de Huns se précipita sur la Dacie ; mais l'empire romain pen- chait déjà vers sa ruine : Aurélien se contenta de rap- peler ses colons , auxquels il assigna d'autres terres en Mœsie. Rientôt donc toutes ces contrées, arrachées h Rome , devinrent tour ii tour la proie des Huns (les Huns, après la mort d'Attila, furent repoussés en Scylhie) ; et la proie des Gépides, qui traitèrent avec les Romains; et la proie des Lombards, qui, sous Jus- tinien, marchèrent à la conquête de l'Italie ; et la proie des Avares ou Huns blancs , qui , au dire de quelques historiens, osèrent menacer Ryzance et furent détruits par Héraclius. Du septième au neuvième siècle, nous retrouvons DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. 153 l'ancienne Dacie occupée par les Slaves et les Bul- gares, qui avaient passé le Danube pour s'emparer de ces contrées fertiles : et si l'on s'en rapporte à cer- tains écrivains, c'est justement à cette époque de l'envahissement des Slaves qu'il faudrait attribuer l'origine du nom de Yalaque qu'on a donné à ces peuples. Les Slaves, disent-ils, avaient la coutume de désigner les Romains sous le nom générique de Ylacci ou Ylassi : quoi d'étonnant qu'ils dési- gnassent aussi par ce nom-là un peuple qui avait longtemps subi la loi et le gouvernement de Rome ? D'un autre côté , les amateurs d'élymologies en ont trouvé une pour le nom de Ylacci , comme ils en trouvent, du reste, pour tant d'autres. Ils supposent que les premières colonies romaines étant venues s'éta- blir en Dacie , sous la conduite d'un certain Flaccus , le pays entier fut nommé Flaccia , et les peuples Flacci, d'où dérivent le Ylacci des Slaves et notre moderne Valaque. Ce qu'il y a de plus sage , selon nous, dans ces futiles discussions de noms et d'ori- gines , c'est de s'en rapporter aux habitants eux- mêmes du sol, dont les traditions locales sont souvent plus sûres que les recherches des historiens : si donc nous consultons sur l'origine de leur nom les habitants eux-mêmes de la Yalachie , ils répondront que le nom de Yalaque, nom nouveau, n'est connu dans l'his- toire qu'à dater du douzième siècle , et ne leur a été appliqué que par les étrangers, tandis qu'il est presque inconnu parmi le peuple de la principauté. Ce peuple s'appelle Roumann , Romain ; il nomme la Yalachie , 20 15V VOYAGE sa pairie, Tsara lioumaneska , Tei'i-e Romaine. Bien plus, les armoiries valaques, c'est l'aigle de Rome , à laquelle on a ajouté une croix ; et si enfin l'on s'en rap- porte h la physionomie mâle et robuste de la popula- tion, qui offre une incroyable analogie avec celle des ïranstévérins de nos jours , si l'on fouille dans son langage, dans ses jeux, dans ses fêtes, on y retrouve les traces non douteuses de l'origine illustre h laquelle les Valaques prétendent. Et cette origine , on seraii mal venu à la contester; d'ailleurs, où serait le mal que ce peuple sentît encore en lui-même un peu de ce noble orgueil qui l'a soutenu et consolé dans ses revers? De nos jours, le peuple de la Valachie est donc, selon toute apparence, le représentant des Daces et des Romains. Et ce sont les Slaves venus en conquérants dans le pays qui y composent la no- blesse. Cependant quelques-uns de ces Slaves, entraînant quelques anciens habitants de la Dacie, avaient formé un établissement séparé entre la rivière Oit et le Da- nube, pour s'y soustraire aux désastres qui désolaient si souvent ces malheureuses contrées. Ces peuples se formèrent en corps de nation; ils élurent un chef au- quel ils donnèrent le nom de Bann. Telle est l'ori- gine du Bannat, cette partie de la Valachie qui longe le Haut-Danube , et dont Craïova est le chef- lieu. Jusqu'au treizième siècle, les invasions successives des Scythes et des Tatars de Tchinguis-Khan avaient chassé presque toute l'ancienne population de la DANS LA lUSSlE .MElUDlONALK. l.jô Dacie. La Vahichie et la Moldavie, presque dépeu- plées alors , se plaeèreul sous la proleclion de la Hongrie. C'est vers ce lemps-là, où régnait Louis 1 ", qu'on voit paraître Raddoulo neyro. ou Rodolphe le noir, premier voïevode delà Valachie proprement dite. Chassé des pays hongrois par l'irruption des bandes latares de Batou-Khan, ce chet" revint avec ses com- pagnons éperdus chercher un asile dans ces solli- ludes, leur ancienne patrie. Les provinces respirèrent alors , et prirent une consistance nouvelle sous leurs voïevodes. Peu à peu disciplinés et exercés dans l'art de la guerre, les Ya- laques devinrent assez forts pour résister à toutes les tentatives de souveraineté de la Hongrie; bien plus, ils portèrent même l'agression chez les Turcs , leurs voisins, dont le pays était resté découvert du côté du Danube. Bajazel arrêta à temps celte entreprise, el soumit la Valachie à un lril)ut. Pendant près d'un siècle , les Valaques , tantôt seuls , tantôt secourus par les Hongrois, essayèrent, mais en vain, de secouer le joug brutal de la Tur- quie, qui retombait toujours plus i)esanl sur leur pays. A la fin, vers 1520, Mahomet H ayant chasse le souverain de la Valachie , imposa h la juincipauté un nouveau voïevode qui porta le titre de pacha, el conclut avec elle un traité dont les principales bases sont encore demeurées inhérentes à la constitution nationale. Durant les années qui suivirent ce traité , l'iniluence tmque s étendit de plus en plus sur la Vala- «hio, et bien(ô( , en \'^ï\. une portion du lerriloirr 15G VOYAGE valaque fut cédée à l'empire otlonian, qui éleva au bord du Danube les forteresses d'Ibraïl, Giourjévo et Tourno, où il plaça des garnisons. Tel était l'état des choses lorsque , en 1 593 , un voïevode, nommé Michel, résolut de secouer le joug ottoman. Soutenu par des alliances habilement recher- chées, il tint en échec la puissance des Turcs, qu'il avait expulsés de leurs forteresses, jusqu'au point que Mahomet III, à la tête d'une formidable armée, et après avoir soutenu une longue guerre, fut obligé d'abandonner ses prétentions. Mais après la mort de Michel, laconfusion et la dissension qui régnèrent dans le conseil du clergé et de la noblesse firent retom- ber la Valachie sous l'autorité des sultans , qui re- conmiencèrent, comme par le passé, à ôter toute liberté à l'élection des voïevodes, et à percevoir le tribut. Cependant Bukharest , vers la fin du dix-septième siècle , était devenu le siège du gouvernement des Yalaques, et Bessarab, qui régnait vers 1710 , avait pris une attitude assez imposante pour que les gran- des nations voisines recherchassent son alliance. Des intelligences trop timides avec l'Autriche et avec Pierre-le-Grand, et des irrésolutions fatales qu'il paya de sa tête , signalèrent le règne de ce prince. Peu de temps après qu'il eut régné , la Porte réunissait les deux principautés, la Valachie et la Moldavie, sous un même régime; elle abolissait définitivement le droit" d'élection des voïevodes, elle leur envoyait un sou- verain do son choix, |>ris parmi les familles greccpies DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. 157 de Constantinople . qu'une longue habitude de sou- mission rendait des instruments convenables pour l'exécution de ses volontés souveraines. Nicolas Mavrocordato fut le premier voïevode qui gouverna les deux principautés. Sous son successeur Constantin, vers 1740, le pays goiîta enfin quelques années de paix et de stabilité. A la fin de ce siècle, la guerre ayant éclaté entre la Porte et la Russie, notre armée occupa les principautés et les places de guerre du Dauube pendant quatre années, au bout desquelles intervint le fameux traité de paix perpé- tuelle conclu au camp de Koutchouk-Kaïnardji , le 10-22 juillet 1774. Ce traité, confirmé par des con- ventions additionnelles, stipulait, dans son article 26, que les principautés étaient restituées à la Porte, qui reprenait possession de ses forteresses ; mais, en con- sentant h cette restitution, la grande impératrice, qui dictait alors ses lois , faisait garantir aux habitants de la Valachie et de la Moldavie le libre exercice de leur rehgion , la faculté de transporter en d'autres lieux leurs personnes et leurs biens, l'exception d'impôts pendant un certain nombre d'années. Elle obtenail pour les souverains des principautés la faveur d'avoir auprès du sultan des chargés dafîaires chrétiens , et réservait pour les ministres et le consul de Russie le droit de représentation touchant les afHiires des prin- cij>autés auprès de la sublime Porte. En 1784, le sultan Abdulhaniid renouvela, par un rescrit spécial, toutes les claiisos favorables aux d«*ux principautés, renonça au droit d établir ses sujets siu" leur terri- 158 VOYAGli toire, et iiiodéiîi les sommes désormais exigibles laiil pom- le tribut que pour les présents. Mais bientôt la politique ottomane tint peu conq>te de ces actes solennels , et quand la révolution fran- çaise éclata, en 1789, une nouvelle occupation des Russes et des Autrichiens était devenue nécessaire , et elle avait amené pour résultat le traité de paix de Yassy, où le sort des principautés demeura fixé sur les bases des articles de 1774 et 1784 que nous avons cités plus haut . Au commencement du siècle présent, comme le gou- vernement oltonjan penchait vers une alliance avec l'enq^ereur Napoléon, cette tendance nécessita de nou- veau l'occupation des principautés. De 1806 à 1812, les Russes en conservèrent le territoire, et le traité de Buk- harest, qui fixe au Pruth les limites de notre empire, vint confirmer toutes les anciennes garanties confé- rées aux principautés, alléger leuis charges, et fixer à sept années la durée du règne de chaque ghospodar. A cette époque, le prince Caradja gouvernait la Yala- chie ; ce prince, menacé par la Porte, prit tout à coup la résolution de quitter furtivement ses états; il mil ce projet à exécution en 1818, laissant aux boyards le soin d'administrer en son absence. Ceux-ci s'a- dressèrent au sultan ; ils lui demandèrent de confier au divan, désormais, le gouvernement exclusif de la principauté; ils espéraient mettre ainsi un terme aux calamités de l'administration des piinces grecs; mais le sultan n'eul aucun égard à la pétition des boyards, et il envoya pu Valachie le [»rin(e Alexandre Soulzo. DANS I.A lUSSIK MÉRIDIONALE. 15î» La moi'l (le ce prince, arrivée en 1821, lui suivie de (juelques tentatives de troubles; de toutes parts, d'ail- leurs, éclataient des symptômes de fermemation dont le retentissement lointain éveillait jusque dans ces pro- vinces éloignées des idées d'affranchissement. L'Es- pagne. l'Italie, l'Egypte, étaient le théâtre d'événe- ments graves, sur lesquels l'Europe politique avait les yeux ouverts. Ce fut alors que ces contrées furent occu- pées pour la dernière fois, et la longue et sanglante guerre qui mit l'empire ottoman sur le penchant de sa ruine, ne se termina que par le traité d'Andrinople. De ce traité date l'émancipation des principautés. Pen- dant qu'un règlement organique s'élaborait pour ht Valachie et la Moldavie, le général Kisseleff, qui était investi du commandement de nos troupes dans les deux provinces, reçut le titre de président plénipo- tentiaire : ainsi furent réunis dans les mains de cet illustre chef, connu jusque là comme un habile homme de guerre, tous les pouvoirs nécessaires pour diriger la réforme de ce pays d'après les stipulations d'Ak-Kermann et d'Andrinople. Cette tâche était im- mense ; elle embrassait dans son ensemble toutes les hautes questions d'ordre social; elle offrait des ob- stacles de toute nature. Le génie de Kisseleff, animé par un amour constant du bien, une volonté ferme et une infatigable activité, vint à bout de cette impor- tante réforme , et substitua Tordre et la légalité à un arbitraire monstrueux qui , depuis plus de deux siècles, écrasait ces malheureux peuples. Arrivé dans les principautés après une guerre ruineuse, le général 160 VOYAGE législateur eut d'abord à vaincre les plus cruels tléaux : la peste , la disette , tous les genres de mi- sères , et surtout l'abattement moral des popula- tions; mais cette grande volonté fut plus forte que tous les obstacles ; elle suffit à tout réformer d'abord, et ensuite h tout créer. C'est au général Kisseleff que ce pays, si mal administré avant lui, est redevable de son administration tout entière : il a créé l'armée, il a mis de l'ordre dans les finances, il a donné un état civil à ce pays, qui n'en avait pas; il lui enseigna à la fois l'ordre et l'obéissance : aussi ce nom-là est- il devenu populaire, et tient-il sa digne place dans la reconnaissance de la nation ; et lorsque enfin sa mission fut accomplie, lorsque les nouveaux ghospo- dars, reconnus par les deux empires, entrèrent en fonctions , sous la protection d'une loi fondamentale prudemment méditée, le général Kisseleff prit congé de ces contrées qu'il avait sauvées, et dans lesquelles sa mémoire sera éternellement respectée. Donc, en vertu de la dernière et favorable révolu- tion qu'elle a subie, la Valachie est gouvernée par un ghospodar élu à vie par l'assemblée extraordinaire des boyards, sous l'investiture de la Porte et avec l'approbation de la Russie. La principauté jouit de sa nationalité , et aucun point de son territoire ne peut plus recevoir de garnison turque. L'assemblée générale qui exerce le pouvoir législatif, conjointe- ment avec le prince, est composée de quarante-trois membres, en comptant le président. Celui-ci est tou- jours le métropolitain de Bukharest; les quarante- I>ANS LA lUSSIE MÉKIDIONALK. Kil deux membres restants sont élus [)ar nn collège de l)oyardset au scrutin secret. Les ministres ne peuvent point être élus députés. Voici un apeixu des charges et dignités en Vala- chie. Par un sort commun avec tous les petits étals, les titres de ces charges sont d'autant plus fastueux que la richesse et retendue des piincipautés sont restreintes. La première dignité de Tétat, après celle de ghos- podar, est celle de banno. Ce titre ancien appartenait aux souverains de celle partie de la Yalachie qu'on nomme le Bannat, et Craïova était la résidence du banno. Aujourd'hui cette dignité donne à son titulaire l'entrée au conseil , au divan, comme on le nomme , tandis qu'un lieutenant désigné sous le nom de cdi- macan le représente dans son gouvernement. Quatre rorniks, pris dans la noblesse, sont mem- bres nés du divan, réunis au banno el au métropoli- tain; ils y remplissent les fonctions judiciaires. \)e\rïi logothètes sonX encore membres du conseil: ils notifient les sentences rendues par la cour et re- vêtues de la ratification du prince. Le spatlia)\ membre du divan, commande toute la force armée. Le vesliai^ est le grand trésorier, et comme tel il a son entrée au divan. Le postelnik exerce auprès du prince les fondions de secrétaire des commandements. \jQ divan-pffcndi est le secrétaire riii (iiv;ui. Les chaires de second oi'dre sont : U;2 VOYAGE Le cloziar, qui ne remplit qu'un ("Uiploi honoii- (ique ; Vaga , qui est chargé de la police générale et municipale de Bukharest; et le commisso , ou écuyer du prince. Viennent ensuite, parmi les charges dévolues h la noblesse d'ordre inférieur, le caminar ; X harmache . qui lait exécuter les sentences criminelles, et sur- veille les Tsiganes orpailleurs. Le paharnik ou l'échanson , le slolnik ou maître d'hôtel, puis cinq h six autres titres, ne sont plus qu'honorifiques. Quatre ministres el un secrétaire-d'élat dirigent les affaires de la pi'incipauté. Les différents dépar- tements sont : l'intérieur, la justice, les cultes, les finances; un contrôle -général, un comité des qua- rantaines, et une commission des prisons, complè- tent l'administration. Le spathar, ainsi que nous avons eu occasion de le dire , commande la milice ; il réunit trois régiments sous ses ordres ; chacun de ces régiments a deux bataillons, ce qui porte à environ cinq mille hommes l'étal militaire complet de la principauté. Dix officiers d'état-major sont attachés à la personne du prince régnant. La Yalachie, qui renferme 22 villes, 15 bourgs et 3,560 villages, offrait, en 1837, un recensement de 339,322 maisons. Le territoire est divisé en dix-sept districts, cmq au-delà de l'Alouta, et douze en deçà. Chacun de ces districts est administré par deux is- pravniks pris parmi les boyards. Un juge a été ré- DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. 1G3 cemiiieiit attaché à chaque district , aussi bien qu'un scunessi, préposé du fisc, chargé de contrôler l'admi- nistration des ispravniks. Ce dernier fonctionnaire est inamovible, tandis que les autres sont révocables annuellement, cette disposition, conservée de l'admi- nistration turque , demande une prompte abolition, si l'on veut asseoir sur des bases respectables l'admi- nistration publique. Les districts sont subdivisés eux-mêmes en arron- dissements qu'on nomme plaça : chaque plaça est le siège d'un collecteur de l'impôt. Le chef-lieu de district est administré par un con- seil municipal sous la direction d'un président ou maire, secondé par trois membres ou adjoints. Les registres de l'état civil, qui n'existaient pas en Valachie avant la présidence du général Kisselefi", sont tenus par le clergé, mais en double expédition. L'un des registres leste à l'église paroissiale ; l'autre est en- voyé au grefl'e du tribunal de district. L'administration de la justice a surtout beaucoup gagné à l'introduction du nouveau régime en Vala- chie. La loi a bien conservé encore quelques-unes de ses allures despotiques, mais cependant il est juste de reconnaître que de notables améliorations se sont introduites dans l'exercice de la justice. L'assem- blée générale est trop bien convaincue de la néces- sité d'un corps de lois homogène, pour ne pas appor- ter tous ses soins à mettre en harmonie avec les mœurs et les besoins de ce pays la législation des na- tions «'nroprr'nn<\'^. oii les lois soni forles parce qu'elles l(i'^ VOVAGK sont sages. L'assemblée sentira aussi qu'il n'y a point (le bonne justice sans un corps judiciaire dont l'inté- grité soit reconnue de tous, et personne n'est mieux placé pour guider ses collègues dans la voie d'une réforme salutaire que le ministre habile qui dirigeait à notre passage cet important département ^ M. le vornik Jean Stirbey. La justice est rendue au nom du prince ; elle est régie par le code valaque qui a été pronmigué en 1818. Ce code lui-même est basé sur le droit romain et sui' le droit coulumier de la principauté. Le code de com- merce et le code criminel français (sauf les moditi- cations nécessitées par la situation poliiique ou géo- graphique du pays ) étaient en ce moment soumis ii l'adoption de l'assemblée générale. Une pariie du pre- mier est adoptée ; le reste , ainsi que le code crimi- nel , était remis à la prochaine session. Quant aux coutumes, elles sont, h quelques différences près, les mêmes qu'en Moldavie. Il y a en Yalachie trois degrés de juridiction : 1" les tribunaux de district, ou première instance ; 2° la cour d'appel, ou deuxième instance; 3° le divan suprême, ou troisième instance. Les tribunaux de dislrict prennent connaissance de toutes les affaires civiles et commerciales ; des affaires criminelles , ils se bornent à faire les actes d'instruction. La cour d'appel se divise en trois sections, sections civile, commerciale et criminelle. (|ui forment autant de cours séparées. La cour suprême connaît des jug(Mnenls rendus DANS LA Kl SSIE .MKKIDIO.NALK. H;:, [jai- les cours d'appel, tant de la petite que de la grande Yalachie. Linstitution du jury n'existe pas. Jusqu'à ce jour les juges sont nonnnés pour trois ans; au bout de ce temps, ils peuvent être maintenus dans leurs fonctions si l'on est satisfait de leurs ser- vices. Mais d'après la loi organique, tous les magistrats choisis par le prince, après dix ans, à partir de 1830, seront inamovibles , à part les cas de forfaiture , de démission volontaire ou de nomination h des charges administratives. Tout fonctionnaire public , tout noble ou député , peut être poursuivi en justice par tout individu plai- gnant , sans autres formalités que celles exigées pour poursuivre un simple particulier. Les procès sont très-fréquents en Yalachie ; l'occa- sion de discorde la plus commune est l'empiétement de terrain : chose étrange dans un pays où les champs déserts et incultes offrent un si large espace au labou- reur. Un grand nombre de contestations s'élèvent aussi à cause d'un droit de préférence dont jouissent, dans les ventes d'immeubles, les parents du vendeur ou les voisins de la propriété qui est en vente. H serait à désirer que les dispositions relatives à ce dernier objet disparussent du code valaque; l'assem- blée générale aura probablement h s'occuper de leur suppression dans une des sessions prochaines. Les avocats ne sont point constitués en ordre et n'ont point de conseil de discipline. Quand un ac- cusé n'a point lail choix d'un défenseur, et qu au( un 166 VOYAGE avocat ne s'est charge de la détense , le iribiinal lui en nomme un d'office. La défense est libre; les débats sont publics, à moins que le scandale de la cause ou l'honneur des familles ne nécessite le huis clos. Aucune loi ne permet ni ne défend aux journaux de rendre compte des débats judiciaires ; mais jusqu'à ce jour, ils n'ont fait aucun usage de cette faculté. La loi punit de mort l'homicide; mais la peine de mort est tombée en désuétude. Depuis l'administration l)rovisoire du général Kisselelî, elle a toujours été commuée par le chef de l'état en une condamnation à perpétuité aux travaux des salines. Le prince exerce le droit de grâce d'après les rapports que les tribunaux adressent au département de la justice ; dans ce cas-là, il n'y a heu qu'à la com- mutation de la peine. Lorsqu'un prisonnier a fait recon- naître par sa conduite une amélioration morale . le vornik (intendant) des prisons adresse un rapport au département de la justice , qui le transmet au prince , et le prince peut , en ce cas , accorder au condamné remise d'une partie de *la peine qu'il a encourue. CRIMES ET DÉLITS. Année 1835. V^ols et filouteries : . . . Y57 Vols avec effraction ou sur les grands chemins 2ï Meurtres 56 Tentatives d'assassinat 26 563 DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. I( )/ Année 1836. Vois et filouteries ;i31 Vols avec effraction ou sur les grands chemins 23 Meurtres (56 Tentatives d'assassinat 8 i28 II est à remarquer que le cas de prëniédilation se présente fort rarement dans les meurtres; à très-peu d'exceptions près, ces sortes de-crimes sont commis dans l'ivresse ; le vin est très-abondant en Valachie . à très-bon marché et franc de toute taxe, si ce n'est un très-modique droit d'accise à l'entrée des villes sou- mises au régime municipal. Chez les Valaques , l'âge de la majorité est fixé à vingt-cinq ans ; mais le mineur peut être émancipé : 1 " par le fait seul du mariage ; 2" par la volonté de ses parents lorqu'il a atteint l'càge de dix-huit ans ; 3" par jugement du tribunal de première instance sur requête du tuteur, des parents ou du mineur lui- même, à l'âge de vingt-un ans , lorsqu'il est privé de sop père et de sa mère. Ce jugement est porlé à la connaissance du département de la justice, et sou- mis à la sanction du prince. Le mineur émancipé par cette dernière voie ne peut cependant faire au- cun emprunt, aliéner aucun immeuble, ni disposer de sa propriété mobilière ; il n'a que la jouissance libre de ses revenus. Le divorce est permis dans certains cas prévus par la loi ; il emporte la nullité du contrat reli- 168 VOVAdE gieux , et les parties divorrées peuvent convoler en secondes noces. Le divorce peut être aussi sollicité pour incompatibilité d'humeur : mais en ce cas , les époux sont tenus h une épreuve de sept années : ce temps passé , lorsque tous les moyens de religion et de morale ont été épuisés , rien ne s'oppose plus au divorce. Le ministère des cultes comprend, dans son dépar- tement toutes les affaires ecclésiastiques, et celles de l'instruction publique. Trois évèques, ceux de Rimnik, d'Argech et de Bouzéo, dirigent autant de diocèses qui ressorlent du métropolitain de Bukharest. La re- ligion, qui est grecque schismatique , n'a pas, à pro- prement parler, un grand empire sur les esprits du peuple valaque ; mais ils en observent les pratiques extérieures, et nonnnément les austérités du jeûne, avec une exactitude scrupuleuse. On voit la population assister avec tous les signes du respect aux offices divins , et le grand nombre d'églises qui existent en Valachie témoigne du zèle ardent dont le culte visi- ble est l'objet. La principauté ne compte pas moins de 3,753 églises, dont 1,364 sont bâties en pierre. Il y faut ajouter 202 monastères, sur lesquels 133 re- lèvent des saints lieux. Ces établissements fournis- sent vraisemblablement des secours aux indigents des communes, car il est fort rare de tiouver un men- diant valaque ; ce n'est guère que la race des Tsi- ganes qui [>ratique cetle ignoble et iniporluno indus- trie. Les Valaques sont naturellement enclins à la su- perstitio)! ; ils croient assez volontiers aux sorciers DANS LA RUSSIE MEUIDIONALE. 101) el aux maléfices, sans que pourtant ces cioyaiKcs. qui sont plutôt chez eux une poésie traditionnelle, aillent jusqu'à troui)ler leur repos. L'éducation publique donnait en 1S37 les résultais suivants : ENSEIGNEMENT PUBLIC. Établissements aux IYai>; de l'État. EU^vos. /?MA7(rtre.«f^ Collège deSaint-Sava. Classes primaires Vôtî Fliimaiiltés 'ICvl Cours complémentaires. 29 Succursales de Saint-Sa va. ( Amza î)2 Classes primaires. <. . . ' Saint-Georgcs-lo-Neul. . 1 1 'i Total 9.>:î Écoles particulières établies au nombre de vingt-dciiv . 70 V Trois pensionnats de garçons ï\) Deux de demoiselles :3i) Total des élèves à IJukharesl IJiô Craiova. Collège aux frais de lélat. Classes primaires. l'ili Humanités. . . . 8'i Écoles particulières à Craïova. Saints-Apôtres. . . . fi.") Pensionnat de garçons 18 Districts. Vingt-six écoles, dont douze aux frais ûo 1 état. 1.72V Total général des élèves 3.782 Indépendamment de ces étahlissemenis. If pope (chefde paroisse; ou le chantre de chaque village est tenu, en retour de quelque imnnuiité légère, d'ensei- gner la lecture el l'écriture aux enfants des paysans; 22 170 VOYAGE de manière que dans quelques années il yen aura peu qui ne sachent au moins lire et écrire. L'administration des finances de la principauté est confiée , ainsi que nous l'avons dit , h des agents qui recueillent les taxes dans chaque arrondissement et qui les versent au trésor. Les recettes fixes de l'état se composent de : Piastres. Capitation des laboureurs 8,210,670 Capitation des masilcs ( nobles d'ordre infé- rieur) 121,045 Capitation des Tsiganes 147,860 Produit des patentes 'i.38,970 Ferme des salines 2,500,000 Ferme des douanes 1,405,050 Évaluation des droits d'octroi sur l'eau-de-vie, l'esprit-de-vin et le tabac , dans les villes ; droits sur l'exportation des céréales, des bestiaux, qui ne sont point compris dans la ferme des doua- nes ; droit sur les diplômes , etc. ; revenus éven- tuels ci 2,000,000 14,824,195 Cet impôt est payé par 296,286 familles. Les paysans sont soumis à un impôt annuel de trente piastres par tête, qu'ils versent à la caisse du trésor par le moyen du collecteur ; ils ont, en outre, un dixième de cette somme à payer à la caisse com- munale étahlie dans chaque village. DANS LA lUISSlE MÉKll)10^ALE. 171 Les dépenses de l'étal se coniposenl ainsi : Honiiiiage annuel payé à la Porte i,VOO,000 Liste civile - 1,600,000 Justice 2J58,'tW \dministration intérieure 1,857,V80 Police :i<^<>'^^0 Milice ... -2,750,000 Dorobantz ou gendarmes 179,240 Postes I,107,'i.l8 Quarantaines 600,000 Routes et Ponts 200,000 Pavé de Bukharest 48,000 Bois de chauffage 80,000 Prisons "0,000 Pensions 1,500,000 Mendiants et nécessiteux 100,000 Ermitages 22,000 Instruction publique 350,000 Enfants trouvés 100,000 Hôpitaux ^ 150,000 l'i-,633,118 Ces trois dernières allocations ne sont point à la tliarge du Trésor; elles sont supportées par la caisse centrale de la métro- pole, qui est alimentée par les revenus des biens ecclésiastiques. L'excédant éventuel des revenus sur les dé[)enses forme la caisse de réserve , après avoir sui)venn aux dépenses extraordinaires. Les monnaies qui ont cours en Valachie el en .Mol- davie, sont le rouble daii^ent russe, le diH al d or el 172 VOYAGE le zNvaiiziger d'Aulriche , la piastre , l'aspie et le para de Turquie. La piastre, unité monétaire des principautés, ne représente pas absolument la même valeur que la piastre turque. Elle n'a pas encore subi jusqu'ici la même dépréciation, bien que sa valeur soit extrême- ment abaissée depuis vingt ans. Vers l'année 1822 , la piastre , en Valachie , valait encore 75 à 80 c. ; mais elle a beaucoup perdu de- puis lors, et son taux moyen , à l'époque de 1837 , peut être déduit du calcul suivant. Notons, d'abord, que cette monnaie est sujette à deux cours dilTérents, l'un reconnu par le gouvernement, l'autre usité par le commerce et les particuliers. Dans les caisses du gouvernement : Le rouble d'argent, qui vaut exactement k francs de France , est reçu pour 10 piastres et demie, ce qui fait r,. ,■. ressortir la piastre à 0. 38, » Le ducat d'or d'Autriche, qui vaut en argent de France 11 f. 85 c, vaut 31 piastres et demie; dans ce cas la valeur de la piastre est de. . . . 0, 37, kil Le zwanziger d'Autriche, qui équivaut à 86 c, passe en Valachie pour 2 piastres un quart , ce qui met la piastre à 0, 38, 23 Donc, la valeur moyenne pour les caisses pu- bliques est 0, 37, 82 Dans les transactions particulières : Le roiit)le d'argent est changé poui' 12 piastres, ce qui fait ressortir la piastre à » 0, 33, 33 DANS LA RUSSIE MÉIUDIONALE. 17;î Le ducal dor est reçu pour 35 à 36 piastres, si)it pour la piastre * 0, 33, 8(t Ou 0, 3-2, 0-2 Le zwanziger d'Autriche représentant 2 pias- tres et demie, porte la valeur de la piastre à . . 0, 34, 80 Valeur moyenne pour le commerce 0, 33, 80 Taux moyen de la piastre, pris entre les deux r,. ( . cours ofTiciel et usuel ^^ 3.), 8'i Cette unité, déjà si minime,. se subdivise encore en iO aspres et 120 paras. Le commerce d'importation dans la Valachie com- prend principalement les produits manufacturés ii l'étranger; on lire surtout l'huile, le savon et le café, de Turquie. La principauté exporte des grains , dti chanvre, des peaux, des bestiaux, du bois, du miel, de la cire, quelque peu de vin, du sel, de la laine, et un peu de soie, dont l'industrie commence h faire quelques progrès. Le montant de l'importation s'est élevé, année moyenne, pendant les années 1831 à 1835, à environ 31,848,076 piastres; l'exportation dans les mêmes années a atteint le chiffre de 49,159,585. L'industrie, il faut le dire, est encore presque nulle ; à peine comptait - on jusqu'ici en Valachie quelques fabriques de chapeaux et de mouchoirs de toile peinte, bien éloignées de suffire aux l)esoins du pays. On comprend facilement, au reste, que le manque de bras, cl le peu de progrès de l'induslrie cl del'agri- 174 VOYAGE ciillure , qui en sont la triste conséquence , doivent être attribués à la langueur de ce pays pendant tant d'années de guerres funestes , menacé qu'il était sans cesse par les incursions des Turcs ; c'est la même cause qu'il faut accuser de l'absence de tout com- merce; car les malheureux habitants ne pouvaient rien vendre qu'aux Turcs, et ceux-ci fixaient arbitrai- rement le prix des achats; nous l'avons dit, l'admi- nistration intérieure était déplorable. Tout est changé depuis la dernière réforme, et fait espérer, désor- mais , pour ces industries naissantes, un avenir plus prospère. Depuis quatre ans, 631 fabriques se sont élevées, savoir : 1 de Bougie. 32 de Chandelles. 184 Tanneries. 28 ï'abriques de Savon. (>1) de Poteries. 91 de Toiles ordinaires. 4 de Chapeaux. 22 de Mouchoirs. 15 de Cordons en laine. 180 Distilleries. 4 Verreries. 1 Fabrique de Faïence. 631 (Ml compte en Yalachie 2,299 moulins à eau, (> moulins à vent, et 9 moulins mus par des chevaux. Jusqu'à ce jour, le sel est le seul produit minéral (^ui soit exploité en Yalachie avec un avantage appré- ciable. Nous avons dit plus haut le rapport des salines, cependant tout porte à croire que la Yalachie possède des richesses minérales assez aboiidaiiles pour que l'étal ei"].»osc«'s dans une épaisseur de deux cents mètres. Lignile. — Ce comhuslihle se rencontre dans plu- sienrs localités, et principalement dans la petite Valachie. dans le district de Youtza-Plaïou. arron- dissement de Montagne, près du village Armachesti, snr la rivière ïzernichoara: il y loi-me de grands amas, couverts seulement dune légère couche de terre. Il contient seize pour cent de parties terreuses: il brûle avec flamme et donne des cendres d'un rouse foncé. L'exploitation n'en serait pas difficile : un seul homme pourrait en extraire plus de deux mille kilo- grammes pai' jour. Sel gomme. — Ce minerai forme, nous l'avons déjà dit, la plus grande richesse minérale de la Vala- ueur de Test à l'ouest est décent lieues; sa largeur moyenne, dans le sens du méridien, peut s'évaluer à cinquante. La moitié de cet espace, vers qui s'élargit la partie orientale, olTre une suite de plaines traversées par des cours d'eau considérables; l'autre moitié, c'est-à-dire la })artie septentrionale, s'élève jusqu'aux hautes montagnes par un amphithéâtre de collines, où la grande abon- dance des eaux et la plus riche végétation se réunis- sent pour former les sites les plus agréables. Aucune rivière navigable n'arrose la Valachie. Souvent, comme nous l'avons éprouvé, les crues du Bouzéo, du Rinmik et des autres torrents, inondent sid)itement les plaines qu ils traversent; mais ces forces inegah^s et capricieuses ne sauraient jamais 180 VOYAGE être iililes aux besoins du counueice. Des eaux limpides se précipitent des montagnes delà Valacliie: cependant elles ne sont pas également salubies, à en juger par les goitres qui défigurent les habitants de certains districts. Nous avons déjà l'ait remar- quer que, dans la partie découverte du pays, les fièvres endémiques sont fréquentes; mais elles sont raremenl pernicieuses. Le climat de la Yalachie est des plus tempérés : l'hiver n'est rigoureux que |)endant deux mois ; le printemps arrive vile , et souvent trop vite , car il amène des inondations terribles. Si les vents du sud- est, qui apportent les vapeurs de la mer Noire, régnent au mois de juin , des orages souvent périodiques por- tent le trouble dans l'atmosphère. C'était dans des circonstances pareilles que nous nous trouvions au milieu des vastes steppes dont la traversée peut de- venir impossible lorsque les eaux ont séjourné quelque temps sur la terre. Nous devons à Tobligeance inépuisable du prince Alexandre Ghika, la communicalion des renseigne- ments suivants, «lont l'exaclilude n'est pas dou- teuse, si nous en jugeons par l'aptitude reconnue des prolésseurs du colh'ge où les observai ions ont été suivies. DANS LA HL'SSIE MÉHIDIONAl.K. 181 HKSLJ.TAT DES OBSERVA ilO.XS METEOROLOGIQUES E\H ES AU COLLÈGE DE SALM-SAVA . peiidiinl les aimées 1834. 1835 e( 1836. TEMPÉIUTDRE. Tliennoinètre de Héauiniii. Jiiinier. |iKi|uiiiz. — 18" une fois. — lOo à — t.^" ordin.niciii. 2e quinz. — l» à — 3". Féirier. |re quiiu. de — I" a — 7". 2c qiiiuz. de + 10 ;i + 3". Mars de + 5o à + Mt". Avril de + 40 à + 17". Mai de + 4" à +21" Juin de + U" a 4- -J-J". Juillet de + 170 à + 030. Août de 4. 200 à + 13". Septembre de + l'o à -f. 10". Octobre de + 1 '»o à + 1". yoiembre de + 80 à+0". Décembre . Ire quiuz. de + 1" à + 9". Baromètre. — Il varie pendant loiite l'année de 28 pouces 4 lignes, mesure française, à 21 pouces 1 1 lignes. Une fois en mais , il présente le phéno- mène de 29 pouces ; en septembre, 29 pouces 3 lignes: et en octobre 29 pouces. Direction des Y^eiils . Nord 7 Nord-est o Est 12J Sud-est P2 Sud 'i,(; Sud-ouesl iî) Ouest 5H Calme Cri Nord-ouest :{" lotai ;{<;:> 182 vovAdi: L'année compk' : En Hiver. .lollIN. Nuageux.. . ■ Ki Couverts 13 Neige lU Brouillard \ Humides 'i Pluie 8 Brouillard 2 Vents forts 11 Beaux 57 92 Au l'riiileni|is. •loiMs. Nuageux 17 Couverts 8 Pluie 12 Gelée blanche 2 Vents forts 8 Beaux ï'j Eli Auloinue. .Imii. Nuageux (i Couverts 10 Pluie 12 Neige 7 Vents forts 5 Beaux Vo 91 On a remarqué i\uv les météores, surloul dans le pays plat, ne sont ni jmssi universels ni aussi destruc- teurs que dans d'autres [)ar[iesde l'Europe qui sont situées dans les mêmes condilionsde latitude. Chaque année , le sol de la Yalachie est ébranlé par deux ou Irois secousses de Iremhlemenlde terre plus ou moins sensibles; mais malheureusement on a à noter, lous les huit ou dix ans, quelque atteinte réellement désas- treuse de ce lléau. On conserve encore le souvenir du (lemblemenl delerrede 1S02, qui lenversa la loni DANS LA ru SSIK .MKKIlHONALl.. IM.Î (lu monastère de Kolt/.a ; de relui de 1 829, (jui ébranla lorlemenl la pluparl des édifices de Bukharest. Depuis que ces lignes sont écrites , une secousse plus violente que toutes celles dont le souvenir attriste encore le pays, a [)ensé engloutir Bukharest. Tout à coup, le 11-23 janvier 1838, c'était le soir, la ville s'ébranle, les plus solides monuments chancellent , plusieurs maisons s'écroulent ; toutes sont endom- magées, et, dans tous ces ravages, plusieurs hommes perdent la vie. Dans cette affreuse circonstance, où toutes choses étaient bouleversées autour de lui , au milieu des blessés et des mourants, le prince Ghika, à force de sang-froid , d'humanité et de courage, rendit la sécurité et l'espérance à ce peuple désolé. La population de la Valachie , si longtemps incer- taine et flottante, s'afTermit et se pose de jour en jour. C'est l'histoire de toutes les civilisations, qui ne de- mandent qu'à marcher en avant. Nous avons dit déjà que les castes particulières qui composent cette population se divisent en trois classes : les boyards, les valaques cultivateurs , et les Tsiganes. Nous n'a- vons pas h répéter ce que nous avons dit dans nos précédents récits sur la physionomie de chacune de ces classes distinctes ; nous ajouterons seulement quelques traits qui compléteront l'esquisse de ces populations si dilférentes et destinées cependant à vivre sous les mêmes lois. Les boyards, dont les uns veulent que le nom slave signifie guerrier, tandis que les autres y veulent voir un dérivé du mot Ints ., bonif, et cette origine ferait 184 vova(;e reniOlUoiro titre au temps dos colonies romainos; les boyards, disons-nous, sont les possesseurs du terri- toire; mais ils sont encore loin de tirer tout le re- venu qu'une sage exploitation pourrait leur procurer dans un pays si riche, où la terre n'a besoin que d'une légère culture pour produire. Maîtres exclusifs des emplois publics, exempts des charges de l'état, ces fastueux gentilshommes, imprévoyants de l'avenir, grands partisans du passé, se sont abandonnés jus- qu'à ce jour à un luxe stérile: ce luxe a sapé daus leur base toutes ces fortunes; il a perpétué la dette dans des maisons où une administration plus sage aurait du fonder de bonnes et solides richesses qui au- raient lejailli sur toute la masse des habitants. Les boyards, aujourd'hui, plus éclairés sur leuis véritables intérêts, piennent assez de ])ait aux affaires publiques pour qu'on puisse espérei" de les voir en- visager sous leur vrai jour les questions d'c'conomie domestique, qui tiennent de si près à celles de toute bonne administration publique. L'éducation distin- guée que reçoit la jeune noblesse garantit à Vavenii' un meilleur état de choses. Mais, jusqu'à ce jour, la vie de la classe privilégiée est restée empreinte de cette imprévoyance fataliste que ses habitudes orien- tales et son régime si longtemps précaire avaient fait passer dans les mœurs. Rien de plus élégant que l'entourage intime et toujours un peu théâtral de leurs ])ersonnes ; mais si l'on s'éloigne du chef de maison , et qu'on jette un regard sur ce peuple de valets oisifs et déguenillés, sur ces équipages trop DANS LA KUSSIK MKIUDIONALE 18;', noiiibieiix pour être élégants, sur ces hôtels vastes et délabrés, on est frappé de l'aspect triste et malheureux qui perce à travers tout ce luxe, vrai manteau de Diogène. Les bonnes manières du maître, le ton gracieux et les talents des femmes de sa fa- mille, la facilité et la pureté avec lesquelles on parle les langues de l'Europe centrale , le goût, le tact, la frivolité même de la conversation, tout se réunit poui vous convaincre que cette société est l'égale des so- ciétés les plus distinguées qu'on puisse trouver en Europe; mais derrière la porte du salon, une foule sale et repoussante de valets fainéants , de Bohé- miens qui jonchent les vestibules et qui dorment jusque sur les degrés de l'escalier, vous rappellent aussitôt que vous êtes en Valachie, et que toute cette civilisation , comme les métaux précieux du pays, n'a pas encore secoué la croûte fangeuse qui l'en- vironne et lui ôte tout son éclat. Rien qu'à le voir, on se sent intéressé en faveur du paysan valaque ; et cet instinct est légitime si on l'ac- corde aux longs malheurs dont ce peuple pasteur s'est vu la victime pendant tant de siècles. Il y a beaucoup h faire pour les mœurs de cette race ro- buste de paysans, créés tout exprès pour les travaux des champs. Comme les laboureurs de Virgile , ils seraient heureux s'ils connaissaient les biens que le ciel a répandus pour eux sur cette belle terre ro- maine dont ils sont fiers, et qui ne restera noble e( vraiment romaine qu'à la condition de devenir fertile et productive : Magna pareîts frugum! Le Danubt- I8G VOYAGE n'aUend que les grains des plaines valaques poni" aller en grossir les greniers de la mer Noire; et les Valaques produiront beaucoup et à bon marché si les habitudes de paresse , l'intempérance et l'amour des fêtes , trop multipliées dans le culte des campagnes, leur en laissent la faculté. Déraciner d'aussi funestes habitudes, voilà donc la plus noble tache que se puisse imposer un gouvernement éclairé. Voici à leur tour les Bohémiens , les Tsiganes , comme les nomment leurs hôtes valaques , ces hordes errantes qui prennent autant de noms que l'Europe compte d'états différents, repoussés de toutes parts et cependant tolérés; ces voleurs impudents et pares- seux, ou mendiants orgueilleux, qui se drapent dans un lambeau de guenille, et sous la saleté et l'abrutis- sement stupide du vice, montrent cependant les plus nobles et les plus douces physionomiesque puisse offrii- le beau type caucasien. Les Tsiganes, qui sont nom- breux en Yalachie, nous ont paru particulièrement faits pour accréditer l'opinion que ces tribus sont venues en Europe, chasséesdu beau climat del'lnde. 11 existe une grande différence entre les traits physiques de cette race et ceux qui caractérisent les Gitanos d'Espagne, chez lesquels le mélange du sang mauresque est ma- nifeste. Quoi qu'il en soit, cette nation exilée trouve en Yalachie plus qu'ailleurs à subvenir à son exis- tence , parce que le pays lui offre les moyens de con- cilier son indolence native avec les conditions qui lui assurent la protection de la loi. Une partie de la po- ei DANS LA RUSSIE MEKlUlONALt:. 187 pulalion tsigane vit de son travail. C'est à elle qu'est dévolu le soin de laver les sables aurifères qu'entraî- nent certaines rivières, et c'est avec sa patiente ré- colle dans ce genre d'industrie qu'elle acquitte la taxe. Dans la seconde catégorie , quelques-uns sont maçons, maréchaux- ferrants, cuisiniers , serruriers, fonctions dédaignées parla population valaque; mais la plus grande partie est vouée à l'esclavage, et rem- plit de sa foule inutile et dangereuse au contact les maisons des boyards. Enfin la troisième part de ce peuple, sans nom à force d'en avoir , vit dans le vagabondage et la mendicité. A peine vêtus et sou- mis à l'inclémence des saisons , les hommes et les femmes campent en plein air avec une troupe d'en- fants hideux, dans lesquels on aurait peine à soup- çonner les beaux jeunes gens des deux sexes qu'on retrouve si sveltes et d'une si fière allure aussitôt que s'est développée leur [)récoce adolescence. Au reste, un article du règlement organique de la principauté ordonne qu'un fonds sera fait pour éteindre le vagabondage des Tsiganes et les obliger à bâtir des maisons et à y demeurer; cette mesure commence à être mise à exécution. Ces observations ne sauraient avoir une meil- leure conclusion que le tableau du recensement de la population valaque , d'après celui qui fut exécuté à la fin de 1837. On y verra dans quelle proportion et en combien de catégories peuvent se subdiviser les différentes classes d'habitants que nous avons passées en revue. 188 VOYAGE POPULATION. Le dernier recensement a donné pour résiiUat : 1° Familles non contribuables. Familles, Boyards 944- Niamours et postelnitzi ou petite noblesse. . . . 4,195 Prêtres du culte grec, presque tous mariés. . . . 6,820 Diacres, id 2,710 Gens attachés au service des églises 2,920 Bohémiens des particuliers 14,158 Veuves et infirmes 13,127 Exemptés pour services rendus 1,078 Exemptés pour enrôlement 3,436 Sujets étrangers , la plus grande partie catholi- ques, réformés ou juifs 3,729 Les Juifs sont peu nombreux , car à l'exception de la ville de Hukharest , on n'en trouve que peu ou point dans les districts. Total des familles non contribuables. ... 53,117 '2" Familles soumises à la capitation ou au droit de patente. Cultivateurs 272,974 Bulgares émigrés 5,179 Maziles , espèce de privilégiés 3,258 Négociants ou marchands 4,810 Artisans 4,430 Bohémiens de l'état (orpailleurs) 5,635 Total de la population en familles 349,403 Ce qui , à cinq individus par famille , donne un total de 1,747,015 A ce nombre il faut ajouter : Moines 2,648 Gens sans domicile fixe 1,5Î9 Le total général de la population s'él(^vc donc à. 1 ,751 ,182 l>A^S LA RUSSIE MÉKlDlOiNALK. 18!» Les ressources de l'agriculture en Valachie se- raient immenses si la population était suffisante et si elle était arrivée au point où s'élèvera un jour son éducation politique , qui lui indiquera que les vraies sources du bien-être sont le travail et la persévé- rance. Comme statistique agricole, il n'est peut-être pas sans intérêt de consigner ici le résultat du recen- sement des animaux domestiques opéré en 1837; c'est un point de départ qui , dans quelques années peut-être , sera laissé bien loin et dépassé dans une progression rapide. ANIMAUX DOMESTIQLLS. Clievaux 96,885 Étalons et juments 105,533 Bœufs 310,948 Taureaux 15,5i2 Vaches •280,017 Mulets 230 Anes 798 Moutons tsiganes à laine fine 93,332 Moutons ordinaires 70i,8iO Brebis tsiganes 924,970 Brebis ordinaires 360,090 Chèvres 213,377 Porcs 345,428 Les Valaques élèvent, pour la garde des troupeaux, des chiens magnifiques et intelligents; mais c'est à peine si les précieuses (jualités de cette espèce sont capables de faire oublier les inconvénients qu'en- traîne dans les villes la propagation illimitée de la 100 VOYAGE race canine. Sans parler du supplice d'entendre, aux approches de la nuit , les hurlements lugubres ou les cris de colère de cette meute sans maître et sans frein qui s'empare des rues , il y a un danger réel à se trou- ver seul, et sans la protection d'un vigoureux bâton, exposé à une chasse dont l'agiHlé du cerf ne saurait vous tirer sain et sauf. Le moyen le plus sûr, à la première démonstration , est, si l'on est armé de l'indispensable gourdin, d'asséner un coup bien re- tentissant sur le plus proche des orateurs de la bande. Le reste aboie toujours , mais il ne s'approche pas assez pour mordre. Pour en fmir avec cette longue énuméralion, par un fait qui a rapport aussi aux animaux nuisibles, nous rappellerons que la Valachie est souvent envahie par des nuées de sauterelles qui ravagent en peu d'heures les plus riches campagnes. Lorsque la prin- cipauté est en proie à ce fléau , c'est une vraie dé- solation chez les laboureurs, et le gouvernement éta- blit une prime pour la destruction de ces animaux dévorants. Durant notre séjour à Bukharest, comme j'assistais un jour au travail du prince ministre de l'intérieur, il nous donna communication d'un rap- port qui lui annonçait la capture, dans un seul dis- trict, de deux mille huit cent trente-un boisseaux de ces insectes malfaisants. Ici se bornent les notes recueillies dans notre course de quelques jours. Si elles offrent quelque in- finèt, elles le devront surtout aux documents tout nouveaux que nous avons |>uisés à des sources obli- DANS LA RUSSIE MÉIUDIONALK. 11)1 géantes. Peut-être ces impressions rapides seroni- elles utiles un jour à l'observateur, qui , cherchant dans le passé l'histoire du progrès d'une heureuse ei riche nation, s'étonnera de retrouver ces commence- ments modestes comme le principe d'une large et puissante prospérité. C'est là, du moins, un souhait qu'on ne peut s'empêcher de former quand on a vu la Yalachie et reconnu la parfaite aptitude de son sol pour toute entreprise qui doit récompenser le travail humain. Après quelques heures de repos cà Fokschany, nous avons franchi le petit pont qui nous séparai! du ter- l'itoire moldave. IV. VASSV. MOLDAVIK. BIlSSAU AHli: I la Valachie nous avail offerl le Irisle spectacle de ses plai- nes inondées , la Moldavie , dans ses vallons bornés au loin par des collines arron- --- ^ dies, ne nous présenta ni des chemins mieux battus, ni des terrains plus solides. A peine avions-nous dépassé la frontière, que la pluie reprit avec force, si bien qu'en arrivant sur le boid du Sereth. qui coule h quelques I9'i voVAdi: versles au-delà de Fokschaiiy, nous iroiivàmes un torrent très-difficile à traverser. Le Sereth descend des montagnes qui abritent la Moldavie vers l'occident, et va mêler ses eaux au Barlat , qui, à son tour, s'unit au Danube, entre Brahiloiïet Galatz. A cet endroit même, les grands rameaux du fleuve allemand, les bouches du Pruth. les lacs de Kagoul et de Yalpoutch , ne font plus de toute la contrée, jusqu'à la mer Noire, qu'un im- mense marais entrecoupé de cent rivières; ces ri- vières parallèles descendent invariablement du nord pour se perdre dans ce dédale d'eaux, de prairies et de sables, qui rendent si difficile la navigation du Bas- Danube, de Galatz à la mer. Mais pour en revenir au Sereth , ses eaux débor- dées avaient déjà dépassé les rivages à ce point, que les abords du pont de bateaux étaient inondés à une grande hauteur, et encore elles allaient sans cesse en augmentant. Déjà un convoi d'une centaine de cha- riots pesamment chargés, et attelés de bœufs, avait renoncé au passage; il fallait se hâter. Durant le trajet, qui fut long , sur ce pont étroit et tremblant , une mul- titude dhonnnes demi-nus se pressaient aux deux côtés de nos voitures, auxquelles ils servaient de sou- tien. Arrivés enfin en terre ferme, nous fûmes ac- cueillis par un détachement de gendarmerie moldave, armé de lances, et commandé par un officier; cette petite troupe se divisa pour nous escorter, et à cha- que relais nous en trouvions une nouvelle ; attention prévenante ipie nous devions aux recommandations DANS LA taSSll- MÉHlDlOiNALE. li»". que les eslalelles du ghospodar de Valachie avaieni rapidement porlées jusqu'à la capitale de la Moldavie. La journée fut longue, et rien n'en vint égayer la sombre monotonie : la marche des voitures était lente. Nos guides, pour éviter les chemins battus dont la surface glissante eût été un obstacle insurmontable, nous lançaient dans les plaines, où notre route ne se frayait qu'en renversant les belles fleurs sauvages dont les liges pressées et touffues atteignaient la hau- teur d'un homme. Mais, après la première surprise, rien n'est plus décourageant qu'un tel voyage avec un pareil temps. La pluie, comme un nuage épais, nous dérobait la vue du pays \ tout l'horizon que nous pouvions embrasser ne s'étendait pas à cinquante pieds autour de nous. Quelle tristesse! Pour occuper nos regards, une éternelle l)ande de verdure coupée par quelques ornières noires, dont la pluie faisait autant de canaux en miniature ; pour distraire notre oreille fatiguée de ce silence, le clapotis fastidieux des chevaux dans la boue liquide. Aux relais, c'était tout comme en Valachie : un enclos de broussailles au mi- lieu duquel s'élève une cabane en pain de sucre . espèce de four toujours chaulfé dans ces temps plu- vieux, et dont la fumée s'échappe par la porte. Dans Tenclos, cinquante ou soixante chevaux transis se tenaient étroitement rapprochés , l'oreille basse, et recevant en toute pliilosophie cette pluie qui ruisse- lait sur leurs dos luisants. Notre route côtoyait, mais de loin, la rive du Barlat . ce fleuve dont jai parlé. qui descend fhi nord <'ii droite I'iliih' poiu' s'unir au 19() VOYAGE Danube. Eiitie le Barlal el les premières pentes des monlagnes h l'ouest, s'ëlend par hautles verdoyantes une vaste plaine; c'est là qu'on choisit à son gré son sentiei'. Nous rencontrâmes quelquefois des champs bien cultivés à l'approche des villages ; mais le moyen de rien voir, de lien «^ludier' au milieu d'un déluge (jui enveloppe toutes choses de sa teinte grisâtre et désolée? Notre station du soir l'ut Biilalou, chef-lieu de dis- tiict, qui a le projet de devenir une ville, si l'on en juge par le large espace sur lequel se dessinent ses rues, où rien ne manque, excepté le peuple et les mai- sons. Figui-ez-vous Birlatou , un grand lac de terre glaise dans lequel les chevaux enfonçaient jusqu'au ventre! Notre arrivée au perron de l'Ispravnilzie, résidence du chef de district, fut un véritable débar- quement. Les ordres qui nous concernaient étant ar- rivés en l'absence de ce fonctionnaire , ce fut un de ses subordonnés qui nous lit, avec une complaisance digne du maître, les honneurs de sa maison; hospi- talité dont nous avions grand besoin , tant le repos el le sommeil nous avaient manqué jusqu'alors. Toutefois l'hôtel de l'ispravnik ne renfermait d'au- tres lits que deux longs canapés (mais les voyageurs, dans de telles contrées, auraient mauvaise grâce à se montrer bien difficiles), et le plancher d'un appar- lemenl où régnait une grande propreté, se trans- foiina pour nous en un lit fort supportable. Le 19 juillet, le ciel était plus pur, les chemins un peu moins iinpralicables . cl nous parcouiûmrs les His- DANS LA raSSlE MKIUDKJNALK. 11)7 lances avec une grande vitesse. Nous renconlrions partout en Moldavie déjeunes postillons pleins d'ar- deur, intrépides et lestes. Ces cavaliers, qui luttaient entre eux de vitesse, étaient vêtus de toile, avec une ceinture et un bonnet de couleur tranchée. Le bras tendu , le corps penché et les cheveux tlottants , ils ne cessent de pousser des cris perçants, qu'ils met- tent un certain amour-propre à prolonger tant que le permet leur robuste poitrine. Ils sont trois; aussi- tôt qu'une voix s'ai'rête une autre recommence, et chacune des trois voix se relaie à son tour. Ces cris forcenés, qui valent bien des coups de fouet, ne ces- sent qu'à la poste. Au reste, descente ou montée, plaine ou ravin, tout est fi'anchi du même train, et nous avions mille peines à faire arrêter une des voi- lures lorsque , par hasard , la vue de quelque oiseau . placé à distance convenable, nous donnait une tenta- tion meurtrière. La Moldavie ne manque pas d'oi- seaux de proie ; ces tyrans des airs volent incessam- ment au-dessus des plaines couvertes de hautes herbes, cherchant leurs victimes. Nous avons aussi rencontré, dans le voisinage des lieux où se trou- vent quelques rares bouquets d'arbres, un oiseau qu'on nomme le rollier; sa forme est celle dun geai de petite taille, et son plumage est presque tout en- tier d'un magnifique bleu velouté, et coloré de bril- lants reflets. Cet oiseau . des plus sauvages, ne se laissait guère a[»i»rocher. et sa ca[)luie nous eût de- mandé beaucoup de temps ; au reste , nous n'avons pas loul p<'i(bi , car si n(Mis n avions \>.\> r(»iscaM . !î)8 VOVAdK nous avions déjà sa dépouille , que nous nous étions procurée en Valachie. Le pays que nous traversions est inconiparable- inenl plus beau que la partie de la Valachie que nous avions vue en passant. La Moldavie n'offre pas l'as- pect de nudité et d'aridité désolantes des plaines de Giourjévo. Le pays ne manque pas de variété , et bien que les arbres ne s' y rencontrent que rarement, la terre est si verdoyante, si abondanmient arrosée d'eaux vives, et surtout si bien disposée à tout pro- duire , qu'on éprouve le regret de ne pas voii' une nature si favorable fertilisée par le travail de l'homme. Lorsqu'on vient à songer à toutes ces contrées de l'Europe oii les cultivateurs disputent aux monta- gnes, aux rochers et aux marais un sol péniblement fertilisé à force de sueurs et d'industrie, on se prend à regretter que de si vastes régions, toutes préparées par la nature, et qui ne demandent que des charrues, restent ainsi stériles, faute de bras. Le Danube, depuis Pesth, n'arrose, pour ainsi dire, que des plaines abandonnées. D'aboid, le fleuve, dont les inondations l'réquentes couvrent au loin cette terre dévastée; ensuite la guerre, plus terrible que les inondations et plus stupide ; enhn l'opjH-ession , plus odieuse que la guerre, ont porté la ruine dans ces contrées. Et voilà comment tous ces beaux germes de prospérité ont été jusqu'à présent misérablement étoulfés. Traver- sez ces contrées désertes , où l'on ne rencontre ni guéretsni moissons, et vous serez tenté de plaindre les peuples qui vivent sur un pairil ^<>l, cl de vous de- I>ANS LA UISSIK MKIIIOIONALH. lîM» mander où donc ils prennent leur subsistance. Et ce- pendant les habitants de laValachie et de la Moldavie récoltent amplement de quoi fournir à tous leurs be- soins, et souvent même bien au-delà ; mais la popu- lation est si peu nondjreuse, si vous la comparez au territoire , que la plupart des terrains doivent rester en friche. Viennent seulement à cette terre des labou- reurs pour faire naître et des hommes pour con- sommer, alors l'agriculture s'étendra et fertilisera ce vaste espace qui, depuis tant de siècles, n'a pas senti le soc de la charrue. De l'exploitation agricole naî- traient bientôt quelques autres industries. Aujour- d'hui que le régime légal des principautés promet protection h toutes les existences, à tous les produc- teurs, quelques bonnes colonies d'agriculteurs pa- tients et laborieux seraient un véritable bienfait pour la Moldavie. Le nouveau règlement organique qui confère aux émigrants les mêmes droits qu'aux na- tionaux , sauf l'exercice des droits politiques , qu'on ne peut acquérir qu'à certaines conditions, nous parut fait pour encourager des entreprises qui hâte- raient l'avenir et la prospérité de ces contrées. Le plus grand obstacle à l'agriculture dans ce pays, ce sera, sans contredit, le mauvais état des chemins et la difficulté d'y remédier. Dans une contrée où vous faites des lieues entières sans rencontrer le moindre caillou, l'établissement d'une voie solide et ferme en toute saison , n'est pas chose facile. Tant que dure la sécheresse, rien ne s'oppose à des communications aussi rapides qu'elles sont actives : la plaine est là 200 VOVAGi: (oui ouverte , et chacun y choisit son chemin ; les caronssi, emportés par la vitesse de leurs chevaux, coupent la dislance en droite ligne, tandis que les lourds convois de chars et de bœufs défilent par lon- gues bandes sur une voie plus prudente et déjà tracée. Mais viennent quelques orages, toute cette terre vé- gétale, si grasse et si profonde, est soudain détrempée, et l'on n'en parcourt plus la surface qu'à condition d'être aussi prompt que léger. Tout équipage un peu lomd n'y peut plus avancer qu'avec une extrême lenteur. Cependant nous approchions de la capitale de la Moldavie. Non-seulement les dernières postes furent l)arcouiues avec une grande vitesse , mais l'attelage même s'exécuta avec une rare promptitude, grâce à un employé qui nous piécédait en estafette, et dont l'autorité savait imprimer aux mouvements de chacun une activité inusitée. Une montagne élevée, sablon- neuse et plantée de beaux arbres, vint enfin récréer nos yeux, et pendant que nous la gravissions péni- blement, un orage impétueux éclata sur nous. Du sommet de ce mont , on distinguait , dans la plaine, Yassy, que les nuages ne recouvraient pas encore, et qui brillait au loin sous un rayon de soleil. De cette distance , cette ville paraît très-riante. Assise dans une plaine, et entourée de petites collines ver- doyantes, Yassy couvre une large étendue de ses maisons blanches mêlées de jardins, au milieu des- quels s'élèvent des clochers étincelants et de giands édifices aux loils verts. I/orage était dans toute sa DANS LA RUSSIE ME1UD10NAF.E. -201 l'areur pendant que nous suivions une longue el pé- l'illeuse descente, et durant notre dernier relais; ce fut au point qu'en entrant dans Yassy, nous trou- vâmes la ville inondée. Une escorte de douze cava- liers nous attendait h la porte de la capitale, et nous y fîmes notre entrée par une longue lue pavée d'un grossier parquet de madriers. Il y avait dans cette rue plus d'un pied d'eau; mais les prudentes I)outi- ques dont elle est garnie s'élèvent au-dessus de son niveau par des trottoirs ou des degiés. Les portes ei les fenèties étaient peuplées d'une foule curieuse, dans laquelle dominait la race juive. Tous ces hon- nêtes mai'chands croyaient devoir saluer i-espec- tueusement notre cortège ruisselant de pluie et de boue. Devions-nous cette politesse unanime à notre escorte , qui témoignait de l'accueil honorable dont nous étions l'objet delà part du ghospodai-? ou bien, ces bons négociants Israélites, à l'aspect de notre train assez considérable, saluaient-ils une bienvenue <|u'ils se proi)Osaient d'exploiter à l'occasion? Notre long trajet à travers des rues qui étaient au- tant de fleuves, se termina enfm à l'hôtel de Saint- Pétersbourg, où nous attendaient toutes les marques de la prévenance la plus obligeante. Plusiem's olïiciers nous reçurent ; une garde de gendarmes fut mise h notre disposition pour surveiller les voitures. Bientôt la visite de l'aga lui-même, qui, dans son riche cos- tume oriental, vint nous offrir ses bons offices, nous prouva ({u'à Yassy connue à Bukharesl, nous étions prot<'gés [>ar la plus noble el la plus ain)ai)le hos|)i- 20-2 VOYAGE lalilé. Lliùlel où nous élioiis descendus a ëlé con- struit avec une sonii)luosité plus que convenable pour sa destination; mais, sauf la grandeur et la belle dis- position des salons, et sauf aussi les peintures qui ornent à profusion les appartements, on n'y trouve- rait rien de ce qui peut réparer les fatigues ou le désordre d'une longue route. Ces l)elles chambres ne nous offrirent donc d'autre gîte qu'un billard, qui échut en partage à quatre des nôtres ; le reste de la caravane dut se contenter de quelques malelash peine garnis d\me légère couche de paille. Du reste, aucun accessoire, quel qu'il fut, ne vint changer en luxe ce campement tout-à-fait Spartiate. A voir les beaux uniformes du nombreux personnel qui peuplait notre salon , on eût dit d'un palais , et l'on n'eût pas soup- çonné, à coup sûr, que les hôtes de ce beau logis soupi- raient vainement après les objets que le plus modeste voyageur trouve dans la plus misérable hôtellerie de village. Quoi qu'il en soit , nous fîmes bientôt les hon- neurs de cette somptueuse misère aux personnes les plus haut placées dans la ville de Yassy. Nous étions encore dans tout le désordre de l'arrivée, lorsqu'on m'annonça la visite de M. le prince SoutzO;, iogothète de l'intérieur, dont la capacité et la distinction sont justement appréciées en Moldavie Durant le peu de moments où il me fut permis d'entretenir ce haut fonclionnaire, je recueillis de sa bouche des rensci- gnemenls sur l'état du pays, qui me parurent si dignes crinlérèt, que je ne quittai pas le ministre sans qu'il voulût bien me proinellre de me communiquer des DANS LA UrSSlK MÉRIDIONALE. -li):) (Jocuiiients authenliques sur la siliialioii aciuclle de la .Moldavie , comparée à l'ordre de choses doiU le traité d'Aiidrinople avait amené la déchéance. (À's notes précieuses m'ont été envoyées , en effet , avec une exactitude et une abondance qui méritent \ni\ sincère gralilude. J'en donne plus loin un extrail . qu'il m'a fallu bien à regret proportionnera l'étendue de nos chapitres, mais qui n'en présentera pas moins le tableau le i)lus exact du régime de la principauté sous deux aspects si opposés : h\ lyrannie des agents subalternes de la Porte , et l'émancipation sous l'égide des lois et d'un protectorat éclairé. La matinée du lendemain, 20 juillel. lui consacrée il notre visite au ghospodar, souverain de la ^lol- davie. Le prince Stourdza, qui doit ce poste éminenl à l'élection, est le premiei* qui ail été appelé à régner en venu des nouvelles lois organiques, et à pratiquer le régime gouvernemental si heureusement mis en œuvre par le général comte Kisseletf. La demeure du ghospodar est peu imposanle-. L'ancien palais des princes, délruit en 1827 par un horrible incendie qui consuuia les deux tiers de la ville, couvre encoïc de ses ruines une longue colline dont la position do- mine Yassy. A défaut des splendeurs de l'architecture, le souverain s'entoure d'un certain appareil mililair*-. et de nombreux factionnaires environnent son palais. L'accueil que nous fit le prince fut des [)his l)ienveil- lanls. Lorsqu'on eut apporté les pipes, priMiminaii-es ()l)ligés d<' toute visite que le ghospodar veut bien prolongcM'. la convei'sation s'engagea, et le prince •iOi VOYAGE Slounlza y (il paraître, avec une élociilion facile, une instruction peu commune. L'état présent des princi- pautés régénérées, le jeu du gouvernement régle- mentaire, comme on appelle la combinaison actuelle; le progrès déjà remarquable de la prospérité publique et les efforts qui restent à faire pour arriver au bien- être désirable : tels furent les différents sujets traités dans un entretien fécond en instruction pour des étrangers. Le prince manifesta plus d'une fois les sentiments les plus dévoués pour son peuple, qu'il ne voit pas sans un véiitable chagrin soumis encore au tribut annuel que la principauté paie à la Turquie. — Si la Porte , nous disait-il , consentait jamais à affranchir la Moldavie de cette lourde charge, il était tout prêta faire le sacrifice de sa propre fortune pour rendre le progiès plus facile à ce pauvre pays, trop longtemps malheureux. Assurément de tels vœux sont aussi honorables qu'ils sont peu communs; ils présagent à ces peuples un meilleur avenir. Le ghospodar, en elVet, s'occupe avec activité et avec constance des affaires publiques; et , bien que sa santé ne léponde i)as toujours à la noble tâche qu'il s'est inqiosée, on le voit persévérer avec courage dans la mission difficile qu'il a reçue du choix de ses compati'ioles. La personne du prince Slourdza se i-essent peut-êti'e un peu 0S VOYAGE d'édifices religieux ; mais encore, parmi ceux qui exis- tent, faut-il remarquer une élégante église, monument trop curieux pour qu'un voyageur puisse oublier d'en faire mention. Elle est entourée, selon l'usage du pays, d'un monastère spacieux , autiefois fortifié et consa- cré à trois saints: saint Basile, saint Jean Chrysostome, ce Bossuet oriental, et saint Grégoire le Théosoplie, y sont à la fois révérés. L'église est construite en belles pierres ; deux tours élancées la surmontent. La sur- face entière de l'édifice est recouverte d'arabesques d'une admirable variété, sculptées en relief sur chaque assise de pierres ; ses fenêtres étroites ne laissent pé- nétrer à l'intérieur qu'une faible lumière qui lutte à peine avec celle des lampes religieuses allumées jour et nuit sous ses trois nefs. Des fresques d'une naïveté lemarquable recouvrent les sombres murs du sanc- luaire. Fondée par le voïevode Basile vers Tan 1622, cette riche chapelle fut d'abord toute dorée à l'inté- rieur, mais trois fois l'incendie et le [)illage vinrent la ravagei- au temps des courses des ïatars ; sans compter qu'en 1802, un tremblement de terre fiiillit la ruiner enlièremenl. L'église des trois saints, Tîes- phetilili, tel est le nom qu'on lui donne à Yassy, a possédé aul refois un tiésor précieux dont quelques débris subsistent encore. L'un de ces plus curieux débris est, sans contredit, la collection de tableaux brodés par la princesse Théodocée, femme de Basile, le pieux fondateur. Ces ouvrages, d'une rare perfec- lion, re[)iésenlenl en grandeur naturelle la jnincesse elle-même, haliile ai'listo (jui a su donnei- un air de DANS LA lUSSIE MERIDIONALE. 209 vie à ces portraits d'or, de soie et de velours ; vient ensuite son fils, l'aîné de sa race et de ses vingt-sept enfants. Le costume de boyard, qu'on retrouve dans cette naïve représentation, tient beaucoup plus du vêtement hongrois que de l'habit oriental. On con- servait aussi dans celte riche basilique le portrait du voïevode lui -même; mais celte image, dérobée par une main inconnue , fut enlevée du sanctuaire il y a vingt ans. Tout d'abord le clergé, qui avait la garde du tré- sor, fut accusé de celle fraude, que justifiait en quel- que sorte la grande quantité de perles dont la royale brodeuse avait parsemé la robe et le bonnet de son noble époux. Mais si le portrait du prince Basile a expié par un larcin infâme la richesse de son vête- ment , il est heureusement demeuré intact sur une fresque qui permet de contempler les traits du voïe- vode dans le plus pieux de ses triomphes, à l'instant même où l'église étant achevée, il la porte tout en- tière dans la main gauche pour la consacrer à ses trois patrons , qui le bénissent du haut du ciel. Ce n'est pas tout ; une fois ce temple érigé, Basile, dans son ardeur chrétienne, résolut de le sanctifier en- core. Depuis longtemps les reliques de sainte Yéné- rande, profanées, étaient au pouvoir des Turcs : Basile sut les racheter des mains des infidèles; ces restes vénérables furent apportés en triomphe sur la terre chrétienne , et le sultan lui-même ne dédaigna pas de les accompagner jusqu'aux confins de son empire. Telle est du moins la sainte légende expliquée par deux compartiments de peintuie qui surmontent la 27 210 VOYACJK châsse d'une richesse remarquable, où sont exposées les reliques, objets de la vénération des fidèles. Que dire encore de Yassy , où nous avons passé si peu d'heures et si rapidement écoulées ? Il ne nous a pas été donné, comme h Bukharest, d'assister h ces réunions intimes où se dessine, et en tout abandon , la physionomie d'une société. Autant que nous avons pu en juger par les personnes qui nous ont honorés de leur visite , l'instruction n'est pas sans honneur |)armi la noblesse moldave. Le collège fréquenté pai* les jeunes gens de bonnes familles prend chaque jour un nouvel accroissement. On compte à Yassy trois imprimeries, qui emploient onze presses; trois de ces presses sont montées pour imprimerie russe, le fran- çais et le grec moderne. Une société des sciences naturelles et médicales a été fondée il y a peu d'an- nées, et ses travaux ont déjà pris une extension très- favorable au développement de l'intelligence publique. Et comme si tout le monde se fût concerté ici pour nous témoigner une gracieuse bienveillance, cette savante compagnie, prenant en considération le but scientifique de noti-e expédition, nous fit l'honneur de nous adresser, à mes compagnons et à moi, des di- plômes d'associés étrangers. Une collection d'histoire naturelle, encore peu avancée, est l'objetde la sollici- tude éclairée du gouvernement, qui a le projet d'y joindre une ménagerie, et tout fait espérer que Yassy, dans peu d'années, pourra aussi fournir son contin- gent dans la grande association scientifique de l'Eu- rope . et travailler, à son tour, à ces nobles études DANS LA UISSIK MKIUDK ).NALK. i^U «loiii les contrées orienlales devieniienl le sujet plus intéressant chaque jour. Mais déjà nous avions quitté celte ville , et après avoir franchi quelques collines escarpées, nous aper- cevions le cours sinueux du Prulh et le double village de Skoulani, Tun moldave , l'autre russe, divisés par le fleuve qui sépare aujourd'hui la principauté du territoire de l'empire. Nous arrivâmes donc au bord du Pruth , qui ("ut traversé sur un bac. A cette même place se passa , il y a peu d'années , une scène aussi touchante que solennelle. Tout un peuple le- conduisait, au milieu de ses bénédictions, le général comte de Kisseleft jusqu'aux confins de celte Mol- davie dont il avait été le sauveur et le pèie. Lorsque le président temporaire eut quitté la rive moldave, des cris d'adieu mêlés de pleurs le saluèrent ; et lui , en contemplant une dernière fois ce pays dont le bon- heur était son ouvrage, il ne put retenir ses larmes : larmes précieuses , qui venaient d'un cœur honnête et dévoué ! touchant adieu d'un soldat et d'un législa- teur h celte patrie de son adoption, qu'il a servie de son bras et de ses conseils ! L'autorité qui dirige l'administration de la (juaran- taine, prévenue à l'avance, nous avait préparé nos logements dans le plus triste de tous les lazarets. L'établissement sanitaire de Skoulani ocs, s'ils n'étaient pas justi fus. DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. •210 Les tableaux suivants donnent une idée de l'état linancier du pays à cette époque désastreuse. BEVEÎfPS ET DÉPENSES DE LA PICIPAUTÉ DE MOLDAVIE, l'Ol It LAN- CÉE 1827, AVANT LENTllÉE DES TROUPES RUSSES. Asr. 98 i, 386 60 REVEM'S. Piastres Impôt sur les vil- lageois contri- buables Sur les niaziles et rouptaches .Sur les cabarets et boutiques 112,000 » Sur les patentés... 51,392 » Sur les cabaretiers Roupies de la ves- tiarie Étrangers patentés 73,7.H 18,190 38,036 18,074 1,296,019 60 1,296,019 60 Revenu présumé des salines 212,060 n Revenu du district de Botochani, qui était perçu parla princesse Contribution dite rassourcs Revenu présumé des postes Droit sur les brebis, 87,903 » — sur les ru- ches et porcs. 87,470 » — sur les vignes 500,000 » Douanes 208,930 » i DÉPENSES. Partie do l'impôt donnée chaque année à la caisse des rassourcs.. Revenus de Botochani perçu par la princesse Reliquat du revenu dit gragedika de l'année 1827, qu'on a trouvé dans l'année 1828, et qu'on a perçu après l'entrée des troupes russes -Appointements payés par la caisse des ras- sourcs Pour la poste 36,800 » -\rgentdonnéparordre 741 ,829 87 du prince d'après ses billets, c'est-à-dire, e-\cédanl retiré parle prince ou employé d'après ses ordres, . . l'iaslrcs. As 25,000 36,800 40,237 1,079,318 81 300,759 » 300,759 » 738,110 Droit sur les distil- leries. 73,785 » 3,565,358 27 1,863,263 39 3,565,358 27 REDEVANCES EXIGÉES DE CHAQUE VILLAGEOIS JUSQU'A l'aNNÉE 1827. l'ia»t. Asj), Impôt qui se payait en quatre trimestres 12 » Rassourcs 4 (jo Contribution pour l'cutrclien des postes 4 » Gragedika et rassoumates 7 go Rassoumates 7 „ Dépenses pour les amendes dites tribolés, elc 5 » Corvées, évaluées ai>proximalivcment 40 78 30 •220 VOYAGE L;i perception de contribulioiis aussi compliquées donnait lieu , on le croira sans peine , h une foule d'abus, car le produit des impôts entrait dans la caisse du prince, qui n'en rendait compte h personne. En outre, le paysan était tenu à des prestations en na- ture , à des réquisitions pour les relais de postes, pour les écuries du prince ; enfin à toute corvée qu'il plai- sait au plus infime agent de lui imposer. Le sort du contribuable, dont cette nomenclature, d'ailleurs incomplète , peut donner une idée , était aggravé par des exemptions et des immunités accor- dées h plusieurs classes d'habitants , et par des pri- vilèges cumulés en faveur des familles de boyards influents. Ces immunités injustes atteignaient un chitYre assez imposant pour qu'il soit intéressant d'en exposer le tableau , aujourd'hui qu'un tel régime n'est plus qu'un souvenir historique. Les classes qui jouissaient de l'exemption des taxes sous le régime des princes grecs étaient nombreuses ; il suffisait qu'un membre d'une famille fût compris dans l'une des branches de service que nous allons énumérer, pour que la famille entière fût affran- chie. Chaque district comptait ainsi d'amples ca- tégories d'exemptés. L'iin[)ôt n'atteignait jamais les familles des gens attachés à quelque titre que ce fût : A l'ispraviiitzie du district : Au service des postes ; A la vesiiarie ; Les gardes des frontières ; Au\ capitaineries ; Les fournisseurs de bois ; Au service de la lietnianic; Les eliarboiiniers: Au service à clieval de l:i iinlii-c : Les posi liions. Au service des salines ; DANS LA KUSSIE MKIUIUONALI- . ±11 Le dislrict de Yassy et l'administration de la ville portaient encore i)lus loin le privilège des innnn- nités. Outre les classes ci-dessus spécifiées, l'exemp- tion s'étendait à Yassy : Aux employés des chancelleries ; Aux gens du service de salubrité ; Aux employés du divan ; Aux voiluriers de la cour; Aux gardes du Prulli ; Aux hommes de peine de la cour Aux pompiers ; Aux manouvriers ; Aux porteurs d'eau ; Aux employés des douanes ; Aux surveillants des fontaines ; Aux menuisiers ; Aux courriers; Aux. maçons. Il résnltait de cette imprévoyante et inique dis- tinction accordée à de minces services, que la masse laborieuse du peuple était inhumainement opprimée, tandis que dans les seize districts le nombre des fa- milles affranchies s'élevait h 7,985; c'est-à-dire, en adoptant le chiffre 5 comme moyenne pour une famille, à 39,925 individus, placés ainsi dans la classe privilégiée , aux dépens des laboureurs. Mais ce n'é- tait pas tout. Indépendamment de ces privilèges déjà si exor- bitants, il était passé en usage que chaque boyard eût le droit d'exempter de toute taxe un nombre d'individus proportionné au rang dont il était re- vêtu. Ces malheureux privilégiés étaient nommés socotelniks , et distribués de la manière indicpiéo ci- après : •>•>.) VOYAGE RANGS DIVERS DES BOYARDS. Grands Logolhètes. Vorniks Helmans Vestiars Poslelniks Agas Spalhars Banos Comisses Camiiiars Paharniks RANGS DIVERS DES BOYARDS. NO.IIBRIÎ des Exemptes Serdars 14 Stolniks 12 Medi'lnilzers 9 Cloulehcrcs Souldicrs Pilars 8 6 Chalrars Giknitzers 4 2è..ies spalars 5tmes vestiars 8 8 N. B. Des socotelniks étaient aussi accordés à la métropole, aux êvêchés t't à quelques personnes de distinction. Ainsi accablé de redevances et de corvées , tiraillé de toutes paris , en butte à la fois aux avanies des Turcs , aux ravages de la peste , aux réquisitions du gouvernement, aux exigences des propriétaires, le paysan moldave était privé même de l'espérance , la dernière fortune du misérable; la propriété, cette sauve-garde des nations, était mobile et incertaine; la perpétuité des procès entretenait dans les relations civiles un état d'hostilité permanent. L'inconstance des gouvernements, l'incertitude de l'avenir, ex- cluaient toute entreprise utile et durable. L'intelli- gence restait abrutie, l'industrie étouffée , le com- merce comprimé; et ainsi, pendant que tous ses voisins allaient en avant, cette pauvre terre moldave restait immobile dans sa misère et son esclavage. A la (in le traité d'Andrinople vint mettre un ternie à ces maux ; les principes fondamentaux stipulés dans DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 223 celle heureuse trêve, dont les conséquences devaieni être immenses en ce qui concerne la Moldavie, soni aussi bien que pour la Valachie : le choix des ghos- podars indigènes nommés à vie; l'abandon des forte- resses occupées jusque là par les Turcs sur la rive gauche du Danube; la restitution aux propriétaires légitimes du territoire enclavé dans le rayon des sus- dites forteresses; la suppression de toute garde tur- que; l'abolilion des fournitures à prix imposé ; la dé- fense à lout mahomélan de séjourner sur le territoire moldave; rétablissement d'une quarantaine sur le Da- nube; l'institution d'une milice armée; enfin l'adop- lion d'un règlement organique , basé sur les principes d'une administration intérieure indépendante. Ce règlement organique voté, par l'assemblée des boyards, devint le dépôt où les garanties de la natio- naliié moldave furent coordonnées et reçurent l'ex- lension requise; l'administration à jamais révérée du général Kisseleff , ce génie tutélaire des princi- paulés, en rendit bientôt l'application possible, et les gouvernements continuent aujourd'hui à marcher selon ses sages traditions. Nous exposerons en peu de mots le mécanisme et les effets de ce nouveau gouvernement. Le régime réglementaire dont les traités ont doté les principautés peut être résumé ainsi qu'il suil : Les pouvoirs adminislialif et judiciaire sont sépa- rés. La parlie adminislrativc esl confiée à un conseil composé du logolhète, chef du département de l'in- térieur , du vesliar ou chef du département des 224 VOYAGE iinances, et du postelnik ou secrétaire délai chargé des relations étrangères. La direction de la partie judiciaire est dévolue au logothèle du département de la justice. Le hetman est le chef de la milice. Le logothèle de l'intérieur concentre dans ses attributions tout ce qui a rapport à l'administration proprement dite : la police, les municipalités, les mesures destinées h assurer la subsistance publique ; la surveillance des quarantaines, l'entretien des voies de communication ei les actes de l'état civil sont de son ressort. Dans les attributions du vestiar sont placés la perception de l'impôt , la comptabilité , les fermes publiques et le développement du commerce en général. Le postelnik correspond avec les agents consu- laires; il dirige tout ce qui a rapport aux intérêts des sujets étrangers ; c'est h lui qu'appartient la rédaction des actes émanés du prince et de ceux du conseil. Le conseil se réunit h des jours fixes pour vaquer aux affaires de l'administration. Le logolhète de la justice est le surveillant de la l)artie judiciaire. C'est par son organe que le prince communique avec les tribunaux, et réciproquement ; il soumet au prince ses observations sur les vices de formes, s'il y a lieu, ainsi que les jugements rendus en dernier ressort, qui doivent être revêlus de l'ap- probation du souverain. Ces dispositions fondamontaios ont nécessité une DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE- 225 foule d'institutions importantes dont les principales vont être énumérées. Les districts, autrefois au nombre de seize, furent réduits à treize avec une nouvelle circonscription plus judicieuse. Chaque district est gouverné par un admi- nistrateur nonniié ispravnik, qui reçoit des membres du conseil des ordres en ce qui concerne les attribu- tions respectives de chacun. Un percepteur y réside dans les intérêts du trésor public , et un tribunal de première instance y est établi.. Chaque district est divisé en plusieurs arrondissements, cinq ou six d'or- dinaire; et un fonctionnaire subalterne est préposé à chaque arrondissement sous le nom de surveillant. La police de l'intérieur est exercée par un cor()S de gendarmes créé depuis l'introduction du règle- ment, SOUS le nom de stougitors: ils sont au nombre de 1,200, dont 266 sont attachés à la police de la ville de Yassy et au service des différents ministères, et 934 sont distribués dans les districts, sous les ordres des ispravniks et des surveillants ; leur entretien est en grande partie à la charge des communes. La police de la ville de Yassy a été organisée sur un pied plus régulier : un commissaire surveille cha- cune des quatre sections de la ville , et il a sous ses ordres trois employés subalternes. Grâce aux revenus de la municipalité , une compagnie de 100 pompiers a été formée, et cette utile institution n'a cessé jus- qu'ici de donner des [)reuves de discipline et de cou- raoe. Depuis loi'S^anisalion des stougitors , le brigandage •29 ±Hi VOVACiE à main arniëe, ce tléauclonl nous n'avions pas parlé, a cessé d'infester les campagnes. La plupart des bri- gands étaient des étrangers, tels que des Albanais, des Serviens, des Transilvaniens. Les gens du peuple, en Moldavie, se livrent le plus communément à des vols domestiques ou h des vols de besliaux; au surplus, la statistique des crimes et délits, dont on aura une idée par le tableau ci-après, parle assez haut en faveui- de la moralité du peuple moldave. I ABLEAU COMPARATIF DES DÉLITS ET CRIMES. ■Anru-c 1852. 1853. 1831. 1855. i85G. •1857. 1858. ItoU' (les coiidamr.os de l'amiéc |)rérc(l(Mit(! T.n «0 ICS 18:2 8 4 » 'iS i\lalfiiileurs aniHôs dans le couraiil ilo l'annoe 52i oO.'i 507 '<.';5 280 186 232 59'.) ."iGo 67.') 057 570 iS(; 280 (loiidaiiinis à la peino capitale » » I lo •"> » n aux travaux des saliues l-'t 112 155 .'iO 11) » 18 aux travaux publics 70 95 toi 70 » » .">7 à la déportaliou » 25 02 27 » » 7 à la réclusion daiisdes monastères i •"> ;• 7 ;> » 0 à la simpk; détention » » » 0 » » » Elargis sous caution 195 104 180 227 » n » Acquittés » » » 108 » » 100 Décèdes » » l 42 » » 8 Chaque chef-lieu de district possède, à cette heure, une maison de détention ; mais la prison centrale est établie dans une vaste maison à Yassy, où réside aussi le tribunal criminel. Dans les temps les plus léconds en brigandages, le nombre des détenus n'a- vait jamais dépassé 200, comme aussi il n'avait jamais baissé au-dcssou.s de 100, (iràcc au nou- DANS LA lUSSll-: .MI-:iU!>l()>ALi:. 2:27 vciii régime, ce iiuiiibio <'sl rédiiil de 30 i» (Jd. Los Ibiids affectés à l'enlrelien de celte prison sont de :î0.000 piastres par an. Lue autre prison aux mines, et deux maisons de détention préventive à Yassy, complètent le système d'incarcération, qui est représenté en Moldavie par dix-sept maisons pénales. Une des plus belles institutions dont le régime ré- glementaire ait doté la Moldavie, est sans contredit celle des municipalités. Le nombre en fut d'abord li- mité à six villes principales; mais bientôt d'autres villes réclamèrent le même bienfait. Actuellement Yassy, Galatz, Fokschany, Birlatou, Botochani, Bakeou et Tirgou-Fourmosse participent à cette institution. Les conseils municipaux sont élus chaque année par les principaux habitants de chaque ville. Les revenus des communes consistent pour la plupart en un octroi sur les boissons et sur le tabac. Ces revenus, dont nous donnons ici un tableau comparatif, secondèrent très- efficacement le mouvement progressif et les améliora- tions qui étaient pour la ville une nécessité. L'éclai- rage des rues le soir, les moyens préservatifs contre l'incendie, la confection de quelques chaussées, la con- struction de plusieurs ponts en pierres, sont autant d'améliorations qui n'auraient jamais |)u être entre- prises sans les revenus nmnicipaux. ±2S VOYAGE ■a ■< Cl z a. ■w a {/} U S z u >■ a C/2 o o es H < i«' or Oï o M c lo œ -^ l ^ « CI ^ Cl J.0 !N (M ' e — •W i 3 t^ __ to i> 05 _^ 1^ O « ^ o m o m o n o (M w îo 5§ se - ■^ ■^ "^ Oj »; O l> -^ 1^ 00 CD i ^ lO OC m o o in 2S i ■o o Vj !T1 'OO ïo" .^ ^ 1 'E -" "^ lo lO (M .2 00 ^ m 2 ] 1 / r^ — ■=* Si o « =J — t; 2 E JS ^ i: O) -o o o =3 fc- *^ Q- ► es ^« v« .tu ^ o c; -O •a £ 1/3 O « P. X ^ QJ o rn != C C r/l 3 =! , o £^ Q.C es «5 ,1- , — ' tïH ^.^ «0 S .•^ ^ -OJ « ïr- b. ir^ '-^ n •a Qi O ■o O-'îS tn eo S «- d O > ïS-f^ a ,° m tn ^■5 3 O UAMS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 229 La xMoldavie étant jusqu'ici un pays purement agii- cole , la prospérité publique doit dépendre surtout de l'abondance et de la bonne qualité des récoltes. La disette qui s'est fait sentir de 1831 h 1835, en démon- trant la nécessité de mesures réglementaires sur les approvisionnements, a dirigé l'attention du gouver- nement sur les produits agricoles; en sorte que, par une heureuse compensation, ce fléau a puissamment contribué à développer la culture des céréales. L'a- bondance étant bientôt survenue , les prix ont baissé au dixième de leur quotité précédente ; mais ce qui servira désormais à assurer la subsistance des com- nmnes et à les préserver de l'énorme cherté à laquelle s'élevaient les grains dans les années de disette, c'est l'établissement des magasins de réserve. Chaque commune possède sa réserve , chaque villageois est tenu de verser dans ce magasin, aussitôt après la ré- colte, cinq boisseaux de maïs, et de s'abstenir d'y toucher avant trois années révolues. Ce terme ex- piré, il est permis aux paysans de reprendre le dépôt fait quatre ans auparavant ; de cette manière, le ma- gasin se trouve toujours contenir une quantité égale h trois années de dépôt. Voilà comment, par cette heu- reuse précaution , la subsistance publique se trouve assurée contre une disette inopinée, et contre un renchérissement exorbitant des produits. Nous donnons place ici à un aperçu comparatif des semailles faites dans la principauté h deux époques choisies, pour faire ressortir les bienfaits du régime d'amélioration. Nous y avons ajouté quelques-unes -230 VOYAGE des notions existant en Moldavie , relativement h la quantité des produits qu'on obtient communément en agriculture. CÉRÉALES SEMÉES. En 1832. En 1833. OBSERVATION. hectol. hectol. Les olémeiUs de ce tableau ont été re- Froiiieni et seigle... 137,634 345,156 cueillis avec la mesure moldave nommée Orge et avoine 90,568 145,346 kilo : on les a convertis en mesures dé- Maïs 120,299 155,794 cimales françaises, en admettant que le kilo moldave équivaul^à 2 1/2 tchelverts Millet 3,869 5,885 russes ou à 5 1/4 hectolitres. Blé sanasiii 4,956 19,472 Pommes de terre... 31,762 66,665 En tenant compte du produit moyen des diveises qualités du sol moldave, on peut évaluer ainsi qu'il suit les récoltes obtenues pendant ces deux années : CÉRÉALES RECOLTEES. FromenI et seigle... Orge et avoine Maïs Millet Blé sarrasin l'omnics déterre.. . En 1832 En 1833. hectol. I hectol. 1 ,238,706 1 5,088,404 905,680 4,811,960 1.04,760 173,460 317,620 1,455,460 6,231,760 255,400 681,520 666,6.')(t OBSERVATION. On a admis les produits moyens ïui vanls : Froment et seigle. . . 9 pour 1 Orge et avoine 10 — 1 Maïs '«0 — » Millet lO — » Blé sarrasin 55 — » Pommes de terre.. . 100 — » L'('lablisseinent d'une quaranlaine sur !<' DamilK" DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 231 est aussi un des bienfaits les plus remarquables du nouvel ëlat de choses. A plusieurs reprises, le fléau de la contagion est venu s'arrêter contre cette digue vigilante. La quarantaine est établie à Galatz ; elle est confiée à la garde de la milice, et relève d'un comité sanitaire composé de l'inspecteur-général des laza- rets des deux principautés, du chef du département de l'intérieur, de l'hetman, et du médecin en chef. L'organisation du service public médical , dont le comité de santé a l'inspection , comprend : un mé- decin en chef, quatre médecins ayant chacun dans sa pratique une des sections de la ville de Yassy, un médecin à l'hôpital de Saint-Spiridon , et quelques chirurgiens subalternes; en outre, il y a des méde- cins employés par le gouvernement dans les princi- pales villes des districts, et qui , dans leur cercle de surveillance respective, embrassent tout le pays. L'établissement et la réparation des chemins pu- blics sont à la charge des communes, moyennant une rétribution fixe. La somme affectée à cet objet est de 75,000 piastres; on comprend combien elle est en- core insuffisante , puisque l'état du sol en Moldavie exigerait, pour avoir de véritables chemins, l'emploi de systèmes qui doivent être fort dispendieux. La somme allouée permet seulement de réparer les routes aux abords des villes et des villages, et en- core, dans la saison pluvieuse, ferait-on pour cela de vains efforts. Une allocation annuelle de 125,000 piastres est destinée au pavage de la ville de Yassy; mais coiii^ 232 VOYAGE somme n'étant pas sultisanie pour refaire à neuf le pavé , les propriétaires des maisons situées sur les rues sont tenus d'y contribuer pendant sept ans, d'après la proportion d'étendue qu'occupe leur pro- priété sur la rue désignée pour être pavée. Avant l'introduction de ce règlement organique, qui devait donner une vie nouvelle à ces contrées, les principaux établissements d'utilité publique, pri- vés par le malheur des temps de ressources perma- nentes et suffisantes, étaient abandonnés à toutes sortes de hasards malheureux ; leur insuffisance les rendait presque inutiles. Le règlement pourvut à la dotation de ces diverses branches de l'administration publique et leur assigna un revenu fixe et certain. Ces dotations sont désignées sous le nom de caisses de bienfaisance; elles sont au nombre de quatre, et chacune d'elles est administrée par trois ou quatre boyards nommés par le prince , auxquels on donne le titre de curateurs. La réunion des curateurs , présidée par le métro- politain, forme le conseil des caisses de bienfaisance. La première des caisses est celle des Écoles ; elle a quatre curateurs, et ses revenus atteignent 400,000 piastres ; elle subvient à l'enseignement public, dont voici l'état comparatif: DANS LA RliSSIK MKRIDIONAF.E 233 i-.sir.BMs 41 X Kcni.Ks nn i.n 18:52. kn 1S3'|. en 1838. Yassy 225 Fokschani 3'5 Birlatou 60 Galatz ïï Houche Vô Komano 32 Botochani (H 515 '*72 68 m 100 66 61 85 58 80 121 37 62 103 506 985 936 POIR I A VILLE DE YASSY. Boursiers au collège. . . Pensionnaires Institut de jeunes filles. École de la ville 25 50 6i » 2i 50 )) 70 72 )) » 6(; 531 1,129 1,188 Total des Écoliers. . La seconde caisse de bienfaisance est celle de l'hôpital entretenu dans le monaslère de Saint-Spiri- don. Cet établissement jouit d'un revenu spécial ; il est administré par trois curateurs, et il sulïit à 200 malades. La caisse des aumônes est dirigée par le métropo- litain. Elle est dotée par la vesliarie d'un revenu de 72,000 piastres. Lnlin, la caisse des eaux est destinée à réparer les aqueducs et les fontaines ; poui- le moment elle n'a point de curateurs, car les répiu'ations sont faites à 30 2;ri vovAr.K l'entrepris*^ , iiio) eniiaiU 50,000 piastres par aii;, qui i'ornienl la dotation de celte caisse. La léunion des curateurs des caisses compose , ( oiniue il a été dit, le comité central, qui a pour but de contrôlei- les recettes et dépenses de chacune de ces mêmes caisses, de proposeï- les mesures générales d'économie et d'amélioration, de veiller enfin au maintien et h l'obseivation des statuts qui règlent l'existence des caisses d'utilité publique. Le chef du «léparlement de l'intérieur est l'organe des relations du coujité central, soit avec le {)rince , soit avec l'assemblée générale. Le mode d'inq)osition et la nature de l'impôt ont changé radicalement par suite de l'introduction du règlement. Toutes les anciennes redevances, presta- tions en nature et corvées, ont été abolies sinndtané- ment et remplacées par un impôt unique de 30 pias- tres par famille , et [lar un droit de patente sur les négociants et les artisans, qui varie de GO à 240 piastres. Pour assurer la perception de cet impôt, le règlement presci'it qu'il sera fait tous les sept ans un recense- ment des divei'ses classes de contribuables, et que, pendant la période septennale, tout accroissement ou toute diminution dunondiredesbalntants d'une com- nume seia à l'avantage ou à la charge de cette même commune. Ainsi, le premier recensement eut lieu pendant l'aimée 1831, et le second a été fait pendant l'année 1837. La somme inq>ul(''(^ à chaque coinnnme. d'après le nombre d«'s familles porté sur son cadastre, étant lix(''e invariablement . la perception se fait par DANS LA lUSSli: MKKlDlONAI.i:. iî35 ia coiiHiiiHie inèuie, nioyonnaril une colisalioii pro- portionnée au nombre de bestiaux que possède chaque famille. Chaque commune possède, en outre , une caisse communale, dans laquelle toute famille est tenue de verser un dixième de la capitation ou trois piastres par an; au moyen de celte contribution la connnune subvient aux frais de perception, ainsi qu'au déticil causé par les nioils ou pai* les absents. Le revenu et les dépenses de l'état, rapportés plus loin, seront l'objetd'un tableau spécial. La comptabi- lité est organisée de la façon suivante : le vestiar présente à la (in de chaque mois au conseil adminis- tratif un étal général de ses recettes et de ses dé })enses. Ce relevé est renvoyé au contrôle qui , apiès examen, le soumet au conseil et l'accompagne de ses observations, s'il y a lieu: après quoi, l'ensemble de cet examen est présenté à l'assemblée i^éiuM aie jjour y subii' une l'évision définitive. Les droits et les devoirs réciproques des proprié- taires fonciers et des cultivatems ont été réglés par une loi; le but de cette loi fut d*ab3() V()VA(il-: d'un eniplaceiiieiit de 10 j)ragiiies un 3(50 loises carrées pour sa maison et son jardin potager, d'une lai loche et demie ou 4,320 loises carrées de terre labourable, de 40 {)ragines ou 1,440 loises car- rées de prairie, de 20 pragines ou 720 loises car- rées de pâturage ; en outre, tout paysan reçoit, pour chaque paire de bœufs dont il se sert pour son travail , GO pragines ou 2, 160 toises carrées de prairie et autant de pâturage, en sus des portions fixées ci-dessus (1). En retour de tous ces avantages et de ce terrain si faci- lemenl gagné, ce paysan est tenu de donnei', chaque année, à son [)ro[)riétaire, 12 journées de son travail ; de faire un transport de îl à 16 heures, ou deux transports i\ la distance de une heure à huit heures. Chaque paysan fournil encore annuellement quatre jours de travail; mais, celte fois, sur ses propriétés niêmes, et, [)ai' conséquent, il profite de ce labeur. Telles sont les principales dispositions de cette loi lutélaire, dont bien des villageois se contenteraient dans des contrées qui passent pour plus avancées. Cependant, par extension de cette loi , il arrive sou- vent que des propri(^(aires ajoutent ou retranchent d'autres conventions, de concert avec leurs fermiers, et ces conventions ont force de loi. Avant (le pai'ler de la milice et de la partie judi- Ij En .sii()i)os;mt que l;i toise toutes les affaires civiles, com- DANS LA rtlSSIK MKRIJUONALK. '2:}j> merciales ot rriniinelles; leur conipétenco s'airêle à la valeur de 1,500 piaslres, sauf rap()el, inoyeiinaiu une caution de W pour cent. La conipetenre des di- vans d'appel et du tribunal de eomnierce se borne à la valeur de ^0,000 piastres, sauf aussi l'appel, et moyennant caution. La caution est également exigée, quelle que soit limporlance de la cause, toutes les fois (jue l'arrèle du divan d'appel est ( onfornie à celui du tribunal de première instance. Le divan princier ou l'instance supérieuie prononce sans appel; ses arrêts sont confirmés par le prince qui le j)réside, ou qui se fait remplacer par un délégué. Avec cette nouvelle combinaison dans l'administra- tion de la juslice,Je règlement a prescrit des formes de procédure dont on n'avait auparavant aucune idée. Par ce moyen, aussi raisonnable qu'expéditif, on est parvenu à mettre un peu d'ordre et de lumière dans cet amas de procès sans fin, que semblait éter- niser l'incurie des gouvernements précédents. Telles sont les principales réfoniies opérées en 1832; elles embrassent, comme on le voit, la totalité des rapports entre le gouvernement et ses adminis- trés; elles ont été pour la Moldavie une ère toute nouvelle de prospérité. (^e fut dans le courant de 1 834 que le gouvernement provisoire russe fut remplacé par un [)rince indi- gène. Deux années avaient sulïi au général Kisselctl pour faire comprendre et goûter à la fois aux habi- tants de ce pays les heureux résultats de la rélorinc a laquelle il avait présidé, poui'fb'velopper dans toutes •2V0 VOYAGE leurs conséquences les principes d'ordre et de léga- lité qui ont été substitués h l'arbitraire et aux abus de l'ancien régime. Aussi cet homme, heureux autant que sage, put-il voir, avant son départ, son œuvre bénie par les deux principautés, et le bien-être public assuré par les garanties dont il a su l'entourer; il lais- sait en partant, c'étaient là de nobles adieux, la ves- tiarie, les caisses publiques et les municipalités dans l'état le plus florissant. La milice, dont l'origine ne datait que de trois ans, semblait démentir sa récente organisation par sa discipline et sa belle tenue; la quarantaine , servie et défendue avec zèle et probité, pouvait déjà se mettre au niveau des plus anciens établissements de ce genre. Le commerce , alîranchi de toute entrave, avait pris un essor inconnu, et déjà les capitaux, employés h des entreprises utiles, impri- maient un accroissement sensible aux richesses du pays. Il est vrai de dire que plusieurs éléments de la prospérité, dont le régime réglementaire a doté la Moldavie, n'ont porté leurs fruits que plus tard : le temps seul est l'arbitre des institutions nouvelles. Ce que le général Kisseleff avait semé de principes d'ordre et de prospérité, son successeur le devait re- cueillir à mesure que les ressources naissantes de ce gouvernement régénéré lui viendraient en aide ; et , en effet, chaque année un progrès certain est signalé dans les rapports du gouvernement h l'assemblée des boyards. Los produits de Ingriculture , si abondants que malgré l'expoi'ljinon la plusaclivc il .inivail souveni DANS LA RUSSIE MEKIDIONALK. 2U qu'on ne pouvait les consommer tous, commencent à céder la place à d'autres industries qui ranimeront le commerce intérieur, menacé de stagnation. L'année 1837 surtout, animée d'une activité in- croyable, a vu naître en même temps l'exploitation la plus large des terres labourables , l'amélioration des bêtes à cornes, l'introduction des moutons mérinos, et enfin, l'essai timide encore de plusieurs petites fa- briques de papeterie, de faïence, etc. Le relevé suivant des exportations et des importa- tions , bien qu'il ne puisse être considéré que comme extrêmement incomplet, sert à témoigner des progrès de cette laborieuse activité : E\l)oilali(Mis. Iiiiporlalioiis. h:n 183-2 11, 80-2, '1-30 pin st. 13.012,9V7 piasi 18:33 12,202,350 18,307,732 183 V 12,380, 1 0'i- li,515,117 1835 13,271,i9T 11,812,518 1830 18.953,772 1^,217,393 1837 17,353,011 10,878,021 L'accroissement progressif du revenu de l'adjudi- cation des douanes, du droit d'exportation sur le bétail ainsi que sur les céréales, présente un rapport naturel avec les progrès du commerce. Les districts situés près de Galatz exportent principalement des céréales, du suif, des peaux , de la cire et des vins: ceux qui avoisinent la frontière d'Autriche font le commerce du i)étail ; ils occupent de nombreuses fa- briques d'eaux-de-vie dont le résidu sert encore à 31 242 AOYAGE engraisser les bœufs qu'ils exportent . On peut dire sans crainte cVexagéralion (ju'il sort annuellement de la Moldavie cinquante à soixante mille letes de gros bé- tail. En un mol, le produit de ce sol fertile, comparé au prix d'achat du fonds, peut êlre évalué, dans l'étal actuel des choses, à 7 ou 8 pour cent. Cet exposé ne saurait être mieux terminé que par ! étal comparatif des revenus et des dépenses de la principauté , h des époques données , et enlîn par le tableau du recensement septennal, opéré en vertu de la loi, et sur lequel vont être fondées les nouvelles ressources de l'état. I'abieat' co:\![>AHATiF (le l'état des revenus de la principauté de ^Moldavie en t83V et en 18.39. (..ipilation des villageois — des gens sans domicile fixe — des mazilcs et rouptaches — des ('■trangers palenlés — des juifs cabareliers et autres — des négociants et artisans patentés — des Tsiganes de l'état Ferme des salines — des douanes — du droit d'exportation des bestiaux. . . Sur les étrangers Subvention des monastères, prmém. 430,000. Subvention de la métropole et des évéchés.. . Produit des passe-poris l'roduit du droit d'exportation de suit BUDGET DE 183V piastres. ',-2ô9,27 BUDGET DE 1839. piastres. C,t6l,98."> 8.^)0,000 7C.">,000 486,990 898,128 :v22,717 :iC7,000 C0,000 20,000 » )) (;o,0(»o 00,000 1 2,000 12,000 10,.")0(> 7,845 7.041.482 8,491 ,<>,-(; DANS LA IILSSIE MÉKIDIONALE. DÉPENSES. 243 Tribut à la Poilc Liste civile du prince •. Trailernent des employés et lonclioiinaircs publics Traitement de l'agent à Conslantinople l'oiir loyers Cliaullage et éclairage des bureaux Entretien desslougitorsau service des dépar- tements et des tribunaux Entretien de la milice Entretien de la quarantaine Entretien des postes Frais de poste pour le service public Indemnité des socotelniks et pensions Réparation des chemins publics Entretien des écoles Entretien du séminaire Pour le pavé de la ville de Yassy Entretien du service médical Entretien des détenus Entretien des eaux et fontaines Indemnité de l'hôpital de Saint-Spiridon Dotation de la caisse des aumônes Dépenses extraordinaires Frais de recensement ni UG i: T I D l'd.gi:t m: IS:j'j. DE 1838. piastres 800,000 1 ,962, 6C8 00,000 50,000 00,000 538,700 6o0,000 100,000 442,000 85,000 1 ,000,000 25,000 200,000 60,000 125,000 80,000 30,000 50,000 21,000 72,000 80,000 6, '(01, 368 piastres. 740,000 1,20Vi) moins crexcellenis cavaliers : ils possèdent vers lo nord de la principauté une belle race de chevaux d'une plus grande taille que celle des coursiers de la Valaclîie, et recherchée pour les remontes. Nous ne pouvons parler ici que de la partie de la population que nous avons vue dans l'un et l'autre pays; mais, à en croire les voyageurs les mieux in- struits et les plus dignes de foi, c'est parmi les mon- tagnards des deux principautés qu'il faut chercher les traits les plus décidés. La contrée élevée est remplie de sites magnifiques, la végétation est abondante, plusieurs accidents naturels rappellent les beautés pittoresques des Alpes et de la Suisse. De tels récils font regretter de n'avoir pas le loisir de poursuivre jusque dans ces montagnes l'examen intéressant de ces contrées, qui méritent à tant d'égards ime étude attentive; mais lorsqu'on traverse, comme nous l'a- vons fait , la Moldavie en trois jours, et sous des tor- rents de pluie, on n'est guère disposé à contemplei' ces paysages attristés. Les Tsiganes, cette race sans discipline, sont nom- breux en Moldavie, et là, tout comme en Valachie, on en tire quelque parti comme domestiques. Outre leur emploi de domestiques, les Tsiganes sont encore cuisiniers, forgerons, ménétriers, trois professions bien opposées, pour lesquelles ils n'ont à redouter aucune concurrence dans ces contrées. Mais quels horribles cuisiniers, rien qu'cà les voir I et. Dieu merci, nous nous en sommes tenus là ! La religion toute extérieure de ces peuples, con- 3-2 ^50 VOYAGK siste principalement, comme nous l'avons déjà dit, dans l'observance des pratiques commandées par le culte. Ces pratiques, parmi lesquelles l'abstinence joue le premier rôle, sont entièrement d'accord avec la sobriété naturelle aux Moldaves. Leur nourriture habituelle se compose d'une sorte de bouillie qu'ils préparent soit dans un tour, soit dans une marmite de fonte. Cette pâtée se nomme mamalinga. Mêler du lait à cette préparation, dont la farine de maïs est la base , c'est déjà un indice de luxe. Les plus riches paysans touchent rarement à la viande, et ce n'est guère qu'à la fin d'un long carême qu'ils se permet- tent ce grand régal. Il ne nous reste plus, pour terminer ces notes, qu'à dire un mot du langage des peuples des principautés. La langue est, à très-peu de chose près, la même dans la Moldavie et dans la Valachie. Cet idiome, où l'on retrouve, au milieu de la corruption que les émigrations y ont introduite, des origines latines et slaves , ne possède sa grannnaire et ses caractères particuliers que depuis 1735, cette époque remarqua- ble [)ar les tentatives éclairées du prince Constantin Mavrocordato. La langue valaque est donc parlée par le peuple ; quant aux boyards, ils ont fait longtemps usage du grec moderne, qui, introduit par les ghos- podars venus de Constantinople, était le langage de la cour. Aujourd'hui l'étude de la langue française est devenue générale, et vous ne trouveriez guère de maison distinguée dans laquelle la langue et la litté- rature françaises ne lussent eu honneur. Quelques Larmes. . . Lacrim;L'. Lumière. . Luminar. Mot V'erba Pêcheur. . Pescator. Noir. . Negro. Parent. . Parinte. Où . l'ndè. Rire. . . . . Ris. 1>ANS LA RLSSIE MERIDIONALI- . 2.")1 iiioLs, que nous transcrivons d après un bon voca- bulaire, donneront une idée des emprunts que l;i langue valaque a laits à la langue latine, cette grande source h laquelle tant de nations ont puisé : Avec Cum. Blanc Alb. Beau Formes. Bon Rounii. Bœuf. . . . Boo. Banc Scamm. (^onunencer.. Incep. Doigt Degete. Jour Dzio. Table Massa. Jeu Venat. Verre Vitric, etc. Outre ce peu de mots i)ris au hasard , il en esi un grand nombre dans l'idiome des principautés (pii ont des rapports de similitude complète avec la langue italienne. Il est juste d'ajouter que ces rapports, qui se retrouvent dans la langue écrite, seraient difficiles à deviner si on les recherchait datis la langue parlée. La prononciation vicieuse du peuple, l'oi'gane guttural et rauque que les Moldaves contractent par l'habitude de vivre en plein air. ne rendent les mots percepti- bles qu'à une oreille Irès-exercée. C'est à réunir et à coordonner ces notes que nous occupions les loisirs de notre fastidieuse quainnlaine. Elles sont le résultat de quelques lectures, de nos pro- pres souvenirs, et surtout des plus généreuses commu- nications : nous le donnons ici, non point comme un précis, même incomplci . de tout <-o que c()nq)orlo 252 VOYAGE un sujet qui fouruirail aisément la matière d'un vo- lume, mais comme un simple récit de nos impres- sions, pendant un trop court passage. On y verra que , dans notre ardeur de lout apprendre , nous avons été merveilleusemenl secondés par le mérite et par la complaisance de nos nobles hôtes. Mais il est temps de franchir lout de bon la fron- tière, et de revenir à Skoulani, ce village qui, en vertu du traité signé à Bukharest , le 16-28 mai 1812, en- Ire la Russie et la Porte ottomane, est devenu un vil- lage russe. Ce traité , comme on le sait , a ajouté à l'empire la longue province bornée à l'est par le Dniester et à l'ouest par le Prulh, qui l'enferment dans leurs cours presque parallèles. Sur la ligne nou- vellement adoptée pour les limites, chacune des deux nations a fondé sa quarantaine, destinée h surveiller et à purifier les provenances de la rive droite du Danube. Le lazaret des Moldaves est établi à Ga- latz, non loin de l'embouchure du Prulh ; les Russes ont placé leur point de surveillance sur la rive gauche du même fleuve, à l'endroit le plus rappro- ché de la Moldavie, et sur la route, où [)eut-être les communications entre cette [)rincipauté et la Bessara- bie aui'aient besoin de jouir d'une plus grande liberté. A Dieu ne plaise que nous cherchions à dépeindre dans ces pages les misères et les ennuis de celte captivité si triste qu'on nomme quarantaine ! La seule consolation, c'est le sentiment de celte pré- cieuse obéissance à la loi sans laquelle il n'est pas de société possible. Renfermés dans nos cabanes quand DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. 253 venait la nuit, nous devenions la proie des millions d'ennemis qui tourmentaient notre sommeil, et qui, par leurs piqûres acérées , nous faisaient sentir toute la dureté de nos grabats de planches. Le jour se traî- nait lentement, et nous attendions avec une vive im- patience le moment où, par une faveur toute spéciale du directeur du lazaret, un bain dans la rivière nous était permis. Alors, environnés de nos gardiens et dans des limites tracées, nous pouvions nous livrer à ce salutaire exercice. Les eaux du Pruth passent pour être très-saines et on leur attribue des qualités hygiéniques, et comme bain et comme breuvage. Nous préférions, nous, le premier de ces emplois au second , car nous trouvions à l'eau de ce fleuve un goût assez prononcé pour en rendre l'usage désa- gréar)le. Une garde veille jour et nuit autour de la clôture en bois qui entoure le lazaret , et les cris de veille que les factionnaires échangent tant que dure l'obscurité, retentissent et se prolongent en échos lugubres peu propres à égayer les pensées du captif. La tempéra- ture si déplorable que nous avions rencontrée dans les principautés ne cessait pas de sévir à Skoulani. Après une matinée brûlante, chaque soir ;mienail un violent orage. Alors nos cours, nos maisons même devenaient de tristes cloaques que le soleil du lende- main avait peine à sécher. Durant un de ces orages, où les roulements du tonnerre étaient continuels, on nous apprit que la foudre avait frappé le peloton de cosaques qui allait relever les sentinelles. Leurs Ion- 25V VOYAGE giies lances avaient apparemment servi de conduc- teurs au fluide meurtrier ; sur cinq hommes, un seul avait perdu la vie, et les quatre autres étaient restés paralysés d'une partie de leurs membres. 11 ne faut i)as perdre de vue que nous étions sur le solde l'empire, et que, même sur cette frontière éloi- gnée de la capitale , les ordres bienveillants qui de- vaient nous assurer appui et protection étaient depuis longtemps parvenus. Aussi trouvâmes-nous, delà paît des employés , toute l'indulgence qui pouvait s'allier à l'extrême rigueur des règlements. Cette permission de nous baigner qui nous rendait si heureux , nous en avions toute l'obligation à la prévenance du directeur, que le docteur EUisen, médecin chi lazaret, secondait de son mieux dans ses obligeances pour nous. J'avais obtenu aussi la faveur de faire poser devant Raffet , à distance convenable, sous la surveillance des gar- diens, ceux de nos tristes compagnons de quaran- taine, presque lous juifs ou Arméniens, qui consen- taient h servir de modèles à l'artiste. Enfin, le temps s'écoulait. Dans les premiers jours d'août, un envoyé de M. le comte WoronzolT, gouverneur-général de la Nouvelle-Russie, arriva d'Odessa h notre rencontre, en nous témoignant de la part du comte une bienveil- lance dont une longue correspondance m'avait appris à ne pas douter. Ce jeune homme , l'un des secré- taires de la chancellerie du gouverneur - général d'Odessa, venait se mettre h notre disposition connue notre guide pour le chemin qui nous restai l à faiie. Le 22 juillet -3 aoul. nous fûmes mandés de nouveau DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 255 au parluii'de radininistration, pour v prêter le ser- ment de sortie. Nous jurâmes dans la joie de notre cœur que nous n'avions enfreint aucune des lois sanitaires, et que la peste, que nous n'avions point à notre entrée, ne nous était point survenue. L'Évan- gile reçut cette parole sacrée, que nous scellâmes d'un baiser sur le livre saint, placé sur la même table qu'un Khoran pour les Turcs et le Livre des Patriarches pour les juifs : simple et louchante leçon de philosophie, qui proclame l'ineffable tolérance de Dieu pour toutes ses créatures , et qui témoi- gne aussi de la pieuse adresse de la quarantaine, qui sait trouver à chacun un serment selon sa con- science ! Le lendemain, nous avons franchi ce seuil redouté où l'on doit, en arrivant, déposer l'impatience. Des attelages de grands chevaux, réunis quatre de front , emportèrent bientôt les voitures et les joyeux voya- geurs , et nous foulâmes , sans y laisser longtemps nos traces , le sol de la Bessarabie. Au sortir du vil- lage de Skoulani , dont les larges rues attestent déjà la nationalité , nous commençâmes à parcourir un pays nu et inculte, sillonné par des vallées qui s'a- baissent entre de longues collines arrondies comme des dunes successives, et qui s'étendent parallèlement au cours du Prulh. Cette disposition du terrain se remarque pendant environ vingt verstes ou cin(| lieues. Au fond de ces vallons, on rencontre d'ordi- naire des étangs alimentés par les eaux pluviales; mais aussi loin (jue l'horizon peut s'étendre , pas un 256 VOYAGE arbro, pas un être humain, pas la moindre habitation ! Nos postillons étaient les seuls échantillons que nous pussions voir du nouveau peuple de ces contrées ; mais combien ne trouvions-nous pas déjà de diffé- rence entre leur physionomie et celle des Moldaves! Leurs chapeaux élevés rappellent la forme d'un bour- don de pèlerin ; une chemise grossière, une ceinture, de larges pantalons qui rentrent dans des bottines de cuir écru : tel est le simple et léger costume qui les dislingue. Le type de leur figure n'offre point le carac- tère si fortement accentué des habitants de la Molda- vie. Un teint plus blanc , un visage large , une barbe et des cheveux blonds , les distinguent de leurs voi- sins en-deçà du Pruth. Les postillons , comme c'est l'habitude dans tout l'empire, conduisent assis sur le devant des voitures : celte disposition faillit être fatale à quelques - uns d'entre nous. L'un de ces hommes, maladroit et ne se sentant plus maître de huit chevaux jeunes et ardents , prit le parti de leur lâcher la bride : aussitôt l'attelage n'étant plus con- tenu, s'emporta à travers la plaine, au grand péril des voyageurs et des personnes qui lenlèrenl, à plusieurs reprises, d'arrêler les chevaux, tant ils étaient ani- més par leur nombre et leur ardeur réciprocjue ! Au bout de quelques heures, le pays avait changé d'aspect. Celte fois, plus de longues plaines uniformes, mais une contrée bien coupée, toute couverte de beaux arbres et enveloppée d'un horizon où se dessinaient des montagnes de la plus belle forme. Un orage épou- vantable vint nous surprendre dans la foièt , où nous DANS LA lU SSIE MKHIDIONAI.E. ^'jT «•Unies l'heureuse chance de rencontrer une maison de poste dépendante du hameau de Bachmout. Nous nous réfugiâmes dans celte pauvre habitation, d'où nous vîmes plus d'une fois la foudre éclater à peu de distance de nous, et plus près encore de quelques bœufs qui supportaient stoïquement la tempête. Aj)rès que les torrents de pluie se furent arrêtés . nous reprîmes notre route , et nous abandonnâmes bientôt ce beau [)ays si pittoresque et trop vite traversé. Alors une plaine , ou pour mieux dire un étang de boue noire, à l'horizon, que l'espoir poursuit tou- jours sans jamais l'atteindre, nous environna de tous côtés. Lorsque la nuit profonde vint nous envelopper, rien n'avait encore changé autour de nous; vers dix heures, une escoite de cosaques armés de longues lances dont le fer était remplacé par une lanterne, nous annonça la pioximité de Kicheneff. Sortir de ces ténèbres épaisses , de cette mer fan- geuse, pour se trouver tout à coup au milieu d'une salle où brillent vingt flambeaux , entourés d'empresse- ments, de politesses, avec la perspective d'un souper : c'est là un de ces contrastes qui sont fréquents dans la vie aventureuse du voyageur, mais qui, pour se ré- péter quelquefois, ne perdent rien de leur charme. En l'absence du gouverneur de Kicheneff, un de ses parents et le maître de police de la ville nous faisaient les honneurs d'une belle et vaste maison. Des divans qui, par nos souvenirs de quarantaine encore si pré- sents, nous semblèrent du duvet le |)lus fin, nous permiient de prendre un repos bien acheté pai- 3:î 258 V(n'AGE la latii^^ue du jour. Notre guide, le jeuue envoyé du couile Worouzoiï, eut cependant la barbarie d'inter- rompre h trois heures du malin un si bon sommeil, et de nous tenir sur pied deux heures avant l'arrivée des chevaux. Nous nous mîmes en route celle fois pour ne nous arrêter qu'à Odessa, ce premier but tant désiré de notre long voyage. Les mêmes personnes dont la politesse nous avait accueillis la veille, voulurent nous accompagner à cheval ou en droschki jusqu'à une certaine distance de la ville ; nous ne vîmes donc de Kichenefî que son énorme étendue : semblable à Rome, elle couvre plu- sieurs collines. Cette ville n'occupe tant d'espace que j»ai' la lai'geur de ses rues et par les jardins (}ui en- tourent chacune de ses maisons. Les vieilles masures mal bâties et les cabanes primitives y sont encore en grand nombre, tandis que les quartiers neufs se couvrent d'habitations élégantes et d'édifices publics d'une architecture fort recherchée. L'éclat des cou- leurs employées pour peindre les monuments , et surtout les dômes et les toitures revêtus dune teinte d'un vert tendie , oITrent aux yeux des étrangers un aspect singulier, et donnent h nos villes un cachet particulier qui seml)lait frapper [)ar sa nouveauté mes compagnons de voyage. Les places de Kicheneff sont immenses, ornées de gazons et entourées de bornes; on s'occupait, au moment de notre passage . d'achever une plantation considérable destinée à devenir la promenade publique. Quelques vignobles se remarquent sur les coteaux 'O DA^^ LA KLSSIE MlJilDlO.NALi:. i.-)!) qui avoisiiient la ville: peu après, la campagne nous apparut de nouveau, iiuulle, déserte , el surloui désolée par la pluie. Dans les plaines basses et noyées, nous rencontrions d'innombrables oiseaux de marécage , des troupes de vanneaux , des poules d'eau, et surtout des grues à l'air pensif, qui prome- naient à travers les prairies leiu' gravité mélanco- lique. Dans la steppe , nous laissions derrière nous des espaces incommensurables tout couverts de belles et larges plantes en fleurs. Les bourbiers de la route les défendaient malheureusement contre les entreprises du docteur Léveillé, qui, du fond de la voilure valaque , endurait en passant le supplice de Tantale, appliqué à la botanique. Enfin, Bender nous apparut. Non loin de cette place forte , nous venions de fouler le sol désert, la place inconnue où Potemkin, l'une de nos gloires historiques, rendit le dernier soupir. Parti malade de Yassy pour se rendre à Ivher- son, le prince fut obligé de quitter sa voiture, car, à l'exemple de l'empereur romain^ il voulait mourir debout; et il est mort dans ces steppes comme un sol- dat, cet homme dont le nom seul valait des armées. Nous n'entrâmes point à Bender, qui gaidera long- temps le souvenir de Charles XII, ce terrible vaincu de la Russie. De la maison de poste, on domine cette ville alignée dans une plaine , sans arbres , sans jai- dins, et flanquée de nombreux moulins de bois i\u\ déploient au vent leurs six ailes. La citadelle, séparée de Bender, offre un développement assez considéra- ble ; ses ouvrages modeincs cnvelopiienl les ruines . 260 VOYAGE de l'ancienne loiteresse lurqne; six cents arlilleurs en forment la garnison. Cette place a perdu de son impoitance depuis qu'elle se trouve en plein terri- toire. Ville frontière des Turcs, elle était, sans nul doute , d'une grande ressource pour eux dans ce pays découvert, et sur ce fleuve qu'elle commandait. Le Dniester est , devant Bender, d'une largeur mé- diocre; mais il coule entre des berges très-profon- des, et qui rendent fort difticile le passage d'un bac situé sous les bastions du fort. Pour remonter sur la rive gauche, il nous fallut requérir l'assistance d'un canq) de charreliers moldaves, établi dans le voisi- nage, et six paires de bœufs nous furent d'un puis- sant secours. Tiraspol, sa citadelle, et un vaste campement d'artillerie sous ses murs, passèrent rapidement de- v;mt nos yeux ; |)uis, Koutcherhan , oîi s'est fondée une colonie d'Allemands cultivateurs : c'est la pre- mière de huit communautés agricoles qui se sont établies sur le sol de la Bessarabie, et qui y ont im- porté, avec leurs méthodes de culture, leurs mœurs douces et patientes, et jusqu'aux noms des villes de leur patrie. C'est ainsi que , vers le soir, nous avons traversé Strasbourg et Manheim , où l'idiome des bords du Bhin nous rappela d'autres contrées, non pas plus fertiles assurément, mais plus habitées, puis- que les populations s'y pressent à ce point que l'énii- gration est devcnuoune nécessité. (]es Allemands pa- raissaient contents de leur sort, car la terre répond avec usure aux s(>ins ((u'on lui donnr dans ces DANS LA RLSSIE iMEHlUlONALE. 261 sleppes encore vierges. La Bessarabie prend un essoi- rapide vei's les productions industrielles. Riche en grains, non-seulement au-delà de lous ses besoins, mais au-delà même des exportations prévues, cette [irovince en est arrivée à chercher dans la fabiicatioii un nouvel emploi de sa fécondité. Le gouvernemenf favoi'ise cette tendance par des innnunités spéciales : ainsi la distillation et la vente des eaux-de-vie et des esprits , qui sont dans toutes les provinces de l'em- pire le privilège exclusif du gouvernement, sont, en Bessarabie, permises pour un temps déterminé, au producteur. Récenmient aussi, la fabrication du sucre de betterave a pris naissance dans cette con- trée ; la terre est riche à ce point que cette racine, dévorante partout ailleurs, ne saurait épuiser cette forte nature ; d'ailleurs, on n'abuse pas de sa vi- gueur, car l'espace est si large que la culture ne revient pas de longtemps sur le terrain qui a déjà donné son rapport. Le combustible employé est un mélange en usage dans toute la Russie iMéridionale , et qui consiste en paille hachée et en fiente de bœuf amalgamées ensemble, et séchées en galettes dont on tapisse les nuus pendant l'été. Presque toutes les maisons sont recouvertes de ce singulier enduit; on les en dépouille à l'apiu'oche de l'hiver. Outre les colonies allemandes, nous rencontrâmes do nombreuses caravanes moldaves, campées pour la nuit dans leur disposition stratégique ordinaire. A l'approche de ces établissements nomades, il làii- drail plaiiidio le mnlhcinrux piéinn ;iilardé: il cour- 262 VOYAGE DANS LA KUSSIE MEIUDIONALE. rail grand l'isque d'êtie dévoré par les chiens féroces qui servent d'éclaireurs à ces bataillons carrés de chariots. La nuit était venue depuis longtemps, et des len- teurs interminables nous re lardaient à chaque poste. Malgré deux estafettes, rien n'était préparé : les che- vaux manquaient, et la rapacité du juif, qui ne né- glige aucun moyen de faire contribuer le voyageur, nous accablait d'offres de services qui, une fois payés, ne se réalisaient pas. Ce n'est donc qu'après avoir passé toute la nuit dans une plaine, oîi nous restâmes souvent embourbés, que nous approchâmes de la capitale de la Nouvelle-Russie. Avant d'avoir aperçu la ville, nous sentions sur nos visages échauf- fés par la fatigue l'impression piquante de l'air marin; et enfin , aux premiers rayons du jour, nous prenions possession d'un magnifique hôtel qui porte le nom de Richelieu : cette maison, par les recherches savantes de son hospitalité, n'est point indigne de porter un pareil nom. V. ODESSA , CÔTE MÉRIDIONALE DE CRIMÉE. ^^JL E premier aspect d'Odessa est disne de la renommée de cette grande ville ; il était impossible ^ de mieux annoncer la jeune et |r4. florissante capitale de la Nou- ^velle-Russie. Entourée tout au loin de ses immenses steppes, -t-^^^^^ V de ses déserts sans fin, Odessa vous apparaît comme une terre promise , une oasis longtemps désirée ; on entre dans ses murs avec ce •IQÏ VOYAGK sentiment de joie qu'on éprouve à toucher le port après une longue navigation. Cette ville, des plus étendues, couvre de ses quar- tiers, qui s'élendent encore chaque jour, un vaste pla- teau qui s'élève à pic et dont la hase formidahle plonge dans la mer Noire. Du haut de sa falaise escarpée, Odessa domine une très-grande baie dont l'azur som- bre fait contraste avec la pale sécheresse des côtes environnantes, toujours cachées, tant que dure l'été, sous des tourbillons de poussière. 4 l'abri des vents du sud, mais mal défendu contre le souffle desséchant de l'est, le port d'Odessa est formé de trois môles qui le divisent en autant de bassins. L'un de ces bassins, destiné à lecevoir les navires en quarantaine, est com- mandé par les murs du lazaret et par les batteries d'un fort; les deux autres ports admettent les bâii- ments en libre pratique de la marine impériale et du commerce. Le fond de la baie offie un ancrage facile aux plus gros vaisseaux, qui pourtant sont fort expo- sés lorsque viennent les coups de vent de l'est et surtout du sud-est. Ces vents terribles refoulent dans la baie d'Odessa les flots impétueux que rien n'arrête, tempêtes sans cesse grossissantes qui traversent toute la mer Noire dans sa diagonale la plus étendue. La ville d'Odessa est régulièrement tracée, tout comme le sont en général les villes de la Russie; elle est bâtie avec soin , mais c'est surtout vers les quar- tiers qui se rapprochent de la mei- que s'élèvent les plus belles constructions. Tout ce qui avoisine le rivage est grand et annonce l'opulence. La longue et majes- DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 265 tueuse leri-asse qui domine la mer est entourée de monuments, d'hôtels, de maisons somptueuses; mais pour bien apprécier ce riche ensemble, il faut entrer à Odessa par le port. On dirait que cette reine de la mer Nou-e a réservé toutes ses magnificences pour em- belhr celte grève intelligente où viennent se briser les flots partis de l'Asie. La falaise dont nous avons parlé n a pas moins de quatre-vingts pieds de hauteur; dans toute son étendue, vous parcourez un boulevard planté de jeunes arbres qui se courbent en berceaux : au centre de cette promenade et dans un demi-cercle formé par de belles maisons , a été élevée la statue en bronze du duc de Richelieu, monument de reconnais- sance de la ville qui doit tant à ce génie créateur. Du pied de cette statue, se déroule un escalier gigantesque dont nous pûmes voir les travaux déjà fort avancés ; des degrés de deux cents pieds de large réuniront la grande terrasse au quai inférieur, et sous ces degrés , que soutiendront des voûtes de hauteur graduée et per- cées à jour, circuleront sans encombre les chariots et les équipages qu'appellent vers le port les travaux et les affaires de chaque jour. Après avoir contemplé ce site magnifique, si vous parcourez le reste de la ville, vous n'y trouverez plus qu'à de rares intervalles quelques édifices qui rappel- lent la grandeur du quartier privilégié ; de larges rues dallées avec soin et ornées d'acacias se croisent à an- gles droits et traversent la ville d'un bout à l'autre. Un théâtre , de belles églises , de vastes places , des bazars, quelques riches établissements de commerce, 34. 26G VOYAGE se font remarquer au milieu d'un grand nombre de maisons Irop modestes pour occuper dignement de si belles rues. La partie de la voie publique réservée aux piétons est assez large pour que la circulation soit facile en tout temps, même dans les quartiers les plus fréquen- tés, le matin et le soir, par les promeneurs et par les commerçants affairés. C'est surtout dans le voisinage de la rue de Richelieu, la plus belle et la plus populeuse de toutes les rues d'Odessa, que se portent le mouve- ment et la circulation. Dans cette rue, de nombreux magasins élalent aux yeux les produits variés de tous les pays de l'Europe, arrivés là sous la protection du port franc d'Odessa. Des enseignes brillantes, oii tou- tes les langues européennes sont représentées, attes- tent cette liberté du commerce qui a fait la richesse de cette ville nouvelle. Les rues sont sillonnées par de nombreux droschkis ; ces équipages utiles autant que légers franchissent rapidement les plus longues dis- tances. Odessa est soimiise aux usages des contrées méridionales de l'Em^ope; elle consacre aux affaires les heures du matin, et au rei)os celles du milieu de la journée. Cette habitude, que l'ardeur du climat semble commander, donne à la ville un aspect triste et aban- donné pendant une bonne partie du jour, mais le soir la vie extérieure recommence ; le théâtre est très- fréquenté, les cafés et les clubs sont remplis. Ici les nobles, plus loin les marchands; les Turcs, les Ar- méniens, les juifs eux-mêmes, chaque classe a son centre de réunion, et, dans chacun de ces asiles, ou- ^:^':4-''1l^^'^^'remicrs jours de l'été, fait vivement désiier les om- brages de la campagne. Une poussière brûlante, sou- levée par les vents, envahit jusqu'à l'intérieur des mai- sons. Pour s'abriter quelque peu contre ce climat desséchant, en vain quol^jnes habitants se retirent dans 268 VOYAGE des propriétés voisines de la ville, qu'on désigne sous le nom de khoutors, environnées de nombreuses plan- tations; la sécheresse n'épargne pas ces jeunes forêts artificielles, la terre argileuse se fend au pied des ar- bres , et elle prend la consistance de la pierre , si bien que c'est à peine si quelques ombrages maladifs ac- compagnent cette végétation dont on a couvert la steppe. Aussi, quel charme ne doit-on pas trouver à se réfugier sous les arbres séculaires et si frais de la Crimée, ou à entendre le bruit des cascades limpides, à contempler ces grands paysages que ne désavoue- rait pas l'Italie! Et voilà justement ce qu'on nous ré- pétait sans cesse, et chacun nous paraissait véritable- ment si fort enchanté de cette belle ïauride , il y avait une hâte si unanime pour le départ, que nous résolû- mes, nous aussi , de ne pas tarder davantage à nous rendre aux pressantes invitations du comte Woron- zoff. Justement le bateau à vapeur devait passer le 10 août, et transporter à Yalta l'élite de la société d'O- dessa. Cependant chacun de nous se livrait aux travaux et aux recherches d'intérêt scientifique, objet de notre voyage. Mes compagnons, fidèles à leurs études, in- terrogeaient la nature du sol qui supporte la grande ville ; ils s'occupaient de constater la richesse zoologi- que du pays ; ils allaient çà et là, récoltant le peu d'es- pèces que le soleil n'avait pas encore desséchées , parmi la flore de la steppe. Raffcl enrichissait son por- tefeuille de toutes les scènes qu'une j)opulation si variée faisait passer sous ses yeux. Juifs, karaïms, DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 269 moldaves, turcs, petits-riissiens et russes de la vieille Russie, à la barbe caractéristique, tous ces types si pit- toresques étaient esquissés sur les feuilles d'un album déjà bien rempli. De mon côté, je réunissais quelques notes sur le pays en particulier et sur cette ville dont l'histoire est si jeune, qu'on peut encore, en jetant un coup d'œil en arrière , retrouver une à une toutes ses phases d'accroissement. Étude nécessaire, sans aucun doute, si l'on veut se rendre compte des causes qui ont porté Odessa à ce degré de prospérité si rapide , qu'il a étonné l'Europe ; si l'on veut deviner comment ce nouvel empire a mis à profit toutes ces circonstan- ces favorables ; si l'on veut, enfin, devançant l'avenir, apprécier les destinées de cette belle colonie , déjà nommée la Marseille de la mer Noire et qui offre en effet plus d'un point de comparaison avec l'antique co- lonie phocéenne. Tel fut donc tout d'abord l'objet de mon étude spéciale. Sur le promontoire où s'élèvent aujourd'hui la forte- resse d'Odessa et les édifices de l'uii des plus beaux la- zarets del'Europe, on voyait encore, peu d'années avant ce siècle, une petite place forte turque, qui dominait la mer et le désert : Hadji-Bey était le nom de cette forteresse ; un pacha, envoyé par la Porte, gouvernait cette bicoque placée comme un nid de mouettes sur la grève aride. C'était le temps où Potemkin étendait sa conquête sur toute la grande contrée qui porte aujour- d'hui le nom de Nouvelle-Russie. Ce prince ordonna à l'amiral Ribas de s'emparer de la forteresse turque, qui snbil bientôt le joug du vainqueur. La grande Im- 270 VOYAGE pératrice Catherine II ayant conçu,, peu de temps après, le projet d'élever des places fortes sur les nou- velles frontières de son empire, Hadji-Bey fut désigné pour entrer dans cette ligne défensive, entre Ovidio- pol, qui devait garder les bouches du Danube, etTi- raspol qui veillerait sur le cours du Dniester; en 1794, les trois forteresses s'élevaient simultanément, et la citadelle d'Odessa se dressait sur les débris du vieux château musulman d' Hadji-Bey. Un an s'était à peine écoulé, que déjà de nombreux colons, attirés par la position favorable du lieu, et rassurés suitoul pai* la protection de ces remparts, étaient venus tracer une ville ou plutôt un camp de marchands, sur le plateau même où s'étend aujourd'hui Odessa. L'amiral Ribas, qui gouvernait le nouvel établissement, sut inspirei* assez de confiance à ces aventureux commerçants, pour les engager à se fixer en ce lieu, non pas comme des marchands qui passent, mais comme des indi- gènes qui s'établissent. Il fut ainsi le premier fonda- teur d'une ville qui reconnaît trois étrangers pour les l)rincipaux auteurs de sa prospérité; mémorable exem- ple des vues sages et hospitalières d'un gouvernement assez fort pour mettre à profit même les exilés de gé- nie que lui envoie l'Europe. Don José de^Ribas, dont le nom demeure insépara- ble des noms des Richelieu et des Langeron, était né à Naples, et les circojistances politiques qui déplacent tant d'hommes et tant de choses l'avaient amené en Russie : il était entré dans la flotte impéi-iale (mi 1700; il y avait servi avec une grande dislijiclion et avait mé~ DANS LA RUSSIE ^MÉRIDIONALE. 271 rite le grade d'amiral, lorsqu'il se vit appelé à la belle mission de donner une capitale à ce nouvel empire créé par la conquête. Don José, chargé de cette œuvre, déploya toutes les ressources d'un caractère aussi ac- tif que prudent. Un an après sa création, la ville nou- velle comptait dans ses cabanes alignées 2,300 hom- mes et 1,600 femmes, spéculateurs grecs, juifs et bulgares, sous la surveillance tutélaire d'un état-major et d'une garnison russe. Dès lors, cette ville demanda un nom à sa noble souveraine. L'Impératrice, dont les goûts pour l'histoire et les études graves sont con- nus , jugea la chose assez sérieuse pour consulter l'Académie de Saint-Pétersbourg, car son génie pré- voyait qu'il ne s'agissait point cette fois d'une bour- gade destinée à végéter obscure sur une plage loin- taine, mais d'un riche entrepôt de commerce, dont les vaisseaux de la Méditerranée apprendraient bien- tôt le chemin. Ainsi fut nommée Odessa. On retrouva dans l'histoire des antiques colonies grecques, une ville, Odijssossa ou Odyssos ('), qui avait existé non loin de ces parages ; et la nouvelle colonie reçut l'héritage de ce vieux nom retrouvé dans cette poétique histoire de la guerre de Troie, écrite par le plus gi-and poëte du monde. L'an 1769, Odessa se constitua comme une ville qui comprend sa force et sa dignité. Son premier besoin fut l'ordre, et après l'ordre le commerce. Ainsi, dès qu'elle eut établi sa police, elle éleva une bourse; (') Ville d'Ulysse. 272 VOYAGE le commerce fut bientôt l'âme et le lien de ce peuple nouveau composé d'éléments si divers. Cette aimée- là, déjà quatre-vingt-six navires avaient jeté l'ancre sous les murs d'Odessa, etRibas poussait avec vigueur les constructions indispensables d'un établissement maritime approprié à la navigation marchande. Sur ces entrefaites l'empire perdit sa souveraine, cette immortelle Catherine, que l'un des plus beaux génies du 19" siècle, Voltaire, l'interprète légitime de l'admiration de l'Europe, avait saluée du nom de grand homme. L'empereur Paul prit les rênes de l'état ; mais sous le nouveau prince Odessa se vit négligée, et son essor s'arrêta quelque temps. Ribas, remplacé par le contre-amiral Pouslochkin, fut rappelé à Pétersbourg et tout laissa croire que les vues de l'Empereur n'é- taient point, comme celles de son auguste mère, favo- rables aux nouvelles créations de la mer Noire. Quoi qu'il en soit, Odessa soutenait, quoique péniblement, les conséquences de l'abandon où elle se trouvait laissée : à la fin de 1797, sa population s'élevait déjà à 5,000 âmes réparties dans 400 maisons. Parmi cette population exclusivement vouée au né- goce et à l'échange, aucun effort n'avait encore été tenté pour produire; aucune fabrique ne s'était élevée ou plutôt, nous nous trompons, il existait une seule fabrique : car c'est là un fait curieux dans l'enfance d'une ville dont l'âge mûr est si prospère; cette imi- que manufacture répondait à un besoin indispensable de ce temps-là, elle fabriquait de la poudre... à pou- drer. DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 275 Le dix-hiii(ième siècle finissait alors au milieu des lempêles menaçantes ; et même Odessa, cette ville qui commençait à peine et qui pouvait se croire à l'abri de ces orages, se ressentit de ce tremblement de terre qui ébranlait TEurope. La ville n'avait point encore trouvé grâce devant la rigueur du souverain. La popu- lation, résignée, se consolait en attendant de meilleurs jours. Il est curieux de suivre dans l'ouvrage intéres- sant que vient d'écrire sur les premiers temps de cette histoire M. Skalkofski, littérateur distingué de ces contrées, les tentatives respectueuses, mais persévé- rantes des habitants, pour obtenir les privilèges et les franchises, objet de tous leurs vœux. Ils ne se lassent pas de faire parvenir jusqu'au pied du trône leurs très- humbles et incessantes supplications. Ils demandent à la fois des armoiries pour leur ville, des immunités comme Reval et Riga les possèdent, et la franchise de leur port : de toutes ces faveurs, si vivement sollici- tées, ils n'obtiennent que les armoiries. On les inau- gure en grande pompe et avec toutes les marques d'une vive gratitude. Un peu plus lard, les suppliques se re- nouvellent. Ce peuple, en vrai commerçant qu'il est, imagine de séduire par un présent, rare en ce temps-là, à ce qu'il paraît, jusqu'à la majesté souveraine; un envoyé est expédié à Pétersbourg et il porte à l'empereui-, comme un hommage de ses fidèles sujets d'Odessa, trois mille oranges des plus belles qui se puissent trouver. Le pré- sent est accueilli, et l'empereur en témoigne gracieu- sement sa satisfaction ; mais voilà qu'aussitôt se repré- 35. 274 VOYAGE sentent les importunes demandes de monopole et de franchise. Odessa les reçoit déchirées avec la qualifi- cation d'absurdes, pour toute réponse. Un jour vint cependant où les efforts persévérants de cette population naissante furent couronnés par le succès. Le prince Gagarin, président du collège de commerce, c'est le nom qu'on donnait alors au mi- nistre de ce département, intercéda auprès de l'empe- reur Paul en faveur de ses sujets de la Nouvelle-Rus- sie. Les travaux du poi1 d'Odessa furent repris, les établissements marilimes s'achevèrent, et la quaran- taine fut fondée h la place même qu'elle occupe aujour- d'hui. Comme il était arrivé aux colons de souffrir plus d'une fois de la disette des grains, l'exportation fut suspendue, les approvisionnements devinrent l'objet d'une sollicitude parliculière, et sous ce régime bien- veillant, si vivement attendu, la prospérité reprit sa marche ascendante. Ceci se passait la première année de ce siècle ; avec le nouveau siècle, l'essor devint plus rapide et plus sûr; l'empereur Alexandre, en moulant sur le trône, avait jeté sur les provinces éloignées du midi un regard d'intérêt el les avait admises dans la communauté des lois qui régissent Tempii'e. C'était un gage de plus donné à l'incorporation définitive de ces contrées; un tel ordre de choses porta bientôt ses fruits. Odessa vit arriver dans ses murs un renfort de co- lons bulgares attirés par les privilèges dont la nouvelle ville fut gratifiée de joui* en jour. Bientôt, en effet, elle fut exemptée d'impôts pour vingt-cinq ans, elle fut af- franchie du logement militaiie par la construction de 1)A^S LA lilSSIi: MLKlIMUiNALE. 27:i plusieurs casernes, elle reçut en eoneession de la eou- runue tout le territoire qu'elle possède encore aujour- d'hui ; la dixième partie des revenus de la douane fui affectée aux constructions dépendantes du port ; d'au- tres J3ienfaits ftivorisèrent le développement du com- merce et de la population. De ce moment le progrès lut rapide. Le mouvement conunercial, en 1803, s'o- pérait déjii sur des millions de roubles, la ville se bâ- tissait et s'étendait hardiment sur des terrains concé- dés; ce fut dans de telles circonstances que l'heureux choix d'un nouveau gouverneur vint fonder, sur des bases désormais inébranlables , la grandeur et la ri- chesse qu'un avenir prochain réservait à la capitale méridionale de l'empire. Armand-Emmanuel, duc de Richelieu, eut l'hon- neur d'attacher son nom à la fortune d'Odessa, et pour cette ville même, l'avènement de ce chef éclairé, doué par la nature de toutes les grandes (jualités qui distin- guent un fondateur, fut un bienfait digne d'une recon- naissance éternelle. Émigré à Vienne à l'instant même où les troubles de son pays rendaient le séjour de la France si dangereux pour les grands noms de la mo- narchie, le duc de Richelieu avait reçu de l'empereur Joseph l'accueil le [)lus distingué ; la guei're de Turquie, si vaillanunenl soutenue par Tillustie Polemkin, ins- pira au gentilhomme français le désir de servir sous les ordres d'un tel général. 11 se montra tout d'abord un si vaillant soldat , qu'il reçut sous les murs d'Ismaël la croix de Saint-Georges et une épée d'honneur. Attaché à la i)ersonne du grand-duc Alexandre, avant 276 VOYAGE que ce prince lût devenu l'empereur, le duc reparu l un moment dans sa patrie cjue la révolution laissait enfin en repos, vaincue cju'elle était par la ferme vo- lonté de ce Bonaparte qui comprenait aussi bien que personne en Europe la valeur de ce grand mot : l'au- torité. Richelieu ne crut pas devoir accepter les offres du nouveau maître de son pays, et il revint en Russie où l'attendait le grade de lieutenant-général et de gou- verneur d'Odessa. Au moment où l'administration de cette ville fut confiée à M. de Richelieu, la statistique donnait pour résultat une population de neuf mille individus, parmi lesquels on ne comptait encore que cent quarante- quatre ouvriers. Huit églises, un hôpital et plus de mille maisons ou cabanes avaient été successivement bâties, et cependant le besoin d'artisans se faisait si impérieu- sement sentir que les premiers soins du nouveau gou- verneur tendirent à doter la ville de travailleurs adon- nés aux industries les plus essentielles. Toutes les administrations se trouvant réunies sous le même pou- voir, et la surveillance également répartie sur toutes les branches des différents services, la ville n'eut plus rien à faire qu'agrandir. C'est à cette épocjue qu'il faut noter encore de nouveaux et importants bienfaits dont l'empereur Alexandre se montra prodigue envers la cité de son adoption. Les droits de douane , baissés d'un quart, attirèrent dans le port un plus grand nom- bre de navires; le cincjuième, et non pas le dixième, du produit total de cette branche du revenu public, fut affecté aux travaux maritimes. La quarantaine fut DANS LA RISSIE MERIDIONAL!:. 277 largement subventionnée, la garnison augmentée ; et deux grands marchés annuels furent établis. Eu même temps un tribunal de commerce s'organisait, une école s'ouvrait pour les jeunes gens destinés au commerce ; l'éducation des moutons mérinos encouragée et bien- tôt s' étendant librement sur des terrains accordés par la ville aux spéculatem's, ouvrait une source nou- velle et féconde de revenu pour les fortunes particu- lières ; l'aisance qui est la compagne assidue de l'ordre et du travail, le bien-être, et lé goût qui vient après lui, tous ces petits détails de la vie intime qui ne sont à tout prendre que la civilisation, pénétraient ainsi peu à peu dans ces murs nouvellement bâtis. Le bou- levard pittoresque qui domine la mer invitait naturel- lement les habitants à la promenade ; de là ils pouvaient contempler d'un coup d'œil satisfait et plein d'espoir le présent et l'avenir de leur ville. A l'exemple du gouverneur chacun s'adonna aux plantations aux- quelles le duc de RicheUeu attachait une importance bien légitime : si la nature du sol s'est opposée au dé- veloppement de la végétation, conçu sur un plan géné- ral, du moins faut-il reconnaître que l'importation de certaines espèces d'acacias a rendu un service éminent à la ville, en apportant sur ce sol jadis nu et brûlé de la steppe voisine un peu d'ombre et de fraîcheur. L'agriculture déjà mieux pratiquée donnait vers l'an 1805 des résultats assez importants, pour qu'Odessa, sollicitée de venir en aide au pays de l'occidenl où se faisait sentir la disette, pût exporter pour 5,700,000 roubles de céiéales. La guérie, qui peu de temps 278 VOYAGE après éclalail vers l'Europe centrale, iul d'abord défa- vorable aux opérations commerciales, mais il arriva plus tard qu'Odessa profita même de cet état funeste et ruineux pour tant de nations. D'abord une quantité considérable de commerçants italiens, qui fuyaient le régime imposé à leur patrie, apportèrent, en émigranl dans la Nouvelle-Russie, des capitaux et une intelli- gence profitables aux affaires. En même temps Odessa, exploitant heureusement la situation politique qui fer- mait la Méditerranée au commerce des nations orien- tales, attira vers son port et reçut en transit tous les produits que l'état de guerre lepoussait des Darda- nelles. Cette déviation accidentelle n'apporta pas moins de deux millions de roubles de bénéfice à la place d'Odessa. Enfin tout grandit dans cette heureuse cité, qui bientôt ne se contenta plus de ses établisse- ments purement utiles, de ses institutions simplement mercantiles; elle voulut même, comme toutes les au- tres capitales, sacrifier quelque chose aux arts amis de la paix , car le tumulte de la guerre expirait bien loin d'elle et de ses actifs habitants. Alors l'architecture, la première passion des peuples un peu riches, devint en grand honneur ; quelques monuments d'un style lemarquable s'élevèrent de toute leur hauteur au- dessus d'humbles maisons. La mode eut bientôt son quartier de préférence, bientôt même fut construit un théâtre, ce luxe des esprits oisifs, et sur ce théâtre furent représentés, à défaut de comédies nationales, des opéras de fltalie. Ce théâtre fut inauguré non loin do la lîourse, comme si l'on eût voulu mettre en regard DANS LA RISSIJ: MÉRIDIOîSALI: 279 loiigiiie laborieuse de ce ])euple et les loisirs que lui avait faits un long et pénible travail. Au milieu de cette prospérité, en 1812, la peste vint pour la première fois ravager la ville et lui enlever deux mille habitants. A peine remise de cet affreux désastre, Odessa tout entière fut frappée dans ses plus chères affections par la retraite inopinée de son illustre chef, de son bon génie, que la restauration de ses rois légitimes, aussi bien que le nom de ses pères, rappe- lait dans sa patrie. Après onze années d'une admi- nistration tutélaij-e, M. le duc de Richeheu quittait cette ville dont il avait été la providence visible, emportant avec lui les vœux et les regrets de ce peuple qui avait grandi sous ses auspices. Plus d'un témoin oculaire nous disait encore la dou- loureuse scène de séparation dont la plaine fut le théâ- tre. Le duc fut accompagné jusqu'à la première poste par tous les équipages de la ville; bien à l'avance les populations s'étaient réunies sur ce champ des adieux. Lorsque vint le moment de se quitter, ce moment qui biisait tant d'affections et tant d'espérances, lorsque tout ce peuple, se précipitant vers son bienfaiteur, l'appela à grands cris et voulut serrer ses mains, re- voir encore ses traits et toucher ses habits, l'homme de bien, objet de tant de regrets, céda à son émotion trop violente; il fallut l'arracher à cette scène et le porter dans sa voiture, qui s'éloigna rapidement. Le reste de cette noble carrière appartient à l'histoire d'un autre pays. Dans les fonctions dont le revêtit bientôt la haute confiance du roi de France, M. de 280 VOYAGE Richelieu n'oublia jamais le peuple dont il s'était fait le père; aujourd'hui la reconnaissance publique lui a élevé un monument durable, dans le lieu même que ses soins ont embeUi. Les chiffres de la statistique d'Odessa présentent, durant cette période de onze années, une augmentation remarquable : sans entrer dans de plus longs détails, nous nous contenterons de constater qu'au départ du duc de Richelieu la ville comptait vingt-cinq mille habitants répartis dans plus de deux mille maisons, et que le mouvement annuel de son commerce employait quarante-cinq à cinquante millions. Un noble héritage restait donc à recueillir, et la vo- lonté impériale, donnant un nouveau gage de sollici- tude et d'intérêt à ces contrées, le fit échoiren de dignes mains. M. le comte de Langeron, un Français comme son illustre devancier, continua son œuvre avec un rare bonheur. Émigré et accueilli par la Russie, M. de Langeron avait déployé de grands talents militaires en Suède, en Turquie, en Hollande, à Corfou, partout enfin où le sort de la guerre l'avait appelé. Après la paix , l'empereur, qui se connaissait en hommes , nomma ce général (jouverneur-urbain d'Odessa, et en même temps gouverneur-général de la Nouvelle-Rus- sie. Ainsi entre les mêmes mains étaient réunis des pouvoirs qui permirent au comte d'embrasser d'un point de vue plus élevé le plan d'une administration qui devait désormais lier les intérêts d'Odessa avec ceux des vastes contrées que le nouveau gouverneur élait appelé h régir. I)A\S LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 281 Ce général se mit h l'œuvre vers la fin de 1815. 11 était à peine installé quil reçut une auguste visite, dont Odessa conserve encore l'heui-eux souvenir. Un prince du sang impérial, celui que la Providence a placé de- puis sur le trône de toutes les Russies, et qui était alors le grand-duc Nicolas , vint juger par lui-même d'un état florissant qu'il ne trouva point au-dessous de sa renommée. Ce n'était plus, à cette heure, une ville qui essayait ses forces, c'était une cité puissante qui avait conquis une place importante dans notre vaste empire. Désormais donc nous n'aurons plus à énumérer les tentatives timides et incertaines d'un peuple de mar- chands hasardeux. Il ne nous reste à enregistrer que des succès, prompts, larges et rapides. En 1815, Odessa exporte pour quatorze millions, un an après c'est trente-sept millions qu'il faut inscrire au même chapitre, un an de plus, et nous trouvons quarante- deux millions; l'importation dans le même intervalle varie de quinze à dix-neuf millions. Depuis lors Odessa est devenue l'immense grenier où s'entassent les cé- réales que l'Europe vient lui demander dans ses di- settes ; et comme les navires de la rade ne suffisaient déjà plus h un écoulement assez prompt , c'est à cette époque que furent bâtis ces nombreux magasins qui forment une ville nouvelle, où s'abritent et s'entre- posent les moissons de ce sol nourricier. Ce fut donc ainsi que s'accomplit la destinée de cette cité nouvelle. Désormais sa place fut marquée parmi les villes les plus actives et les plus utiles du monde. Pour comble de prospérit(\ son premier vœu, le vœu 3(5. 282 VOYAGE de son enfance commerciale fut exaucé en 1817, et le port fut déclaré franc. Ce fut là une mesure d'un im- mense résultat pour la ville, et qui put lui permettre de songer à la fabrication, par la facilité avec laquelle les matières premièi'es sont admises pour concourir à la production d'objets manufacturés indigènes, et, par conséquent , reçus à des conditions favorables dans toutes les provinces du Midi. D'abord on s'occupa d'élever une enceinte où cette précieuse franchise se trouvât cernée sans y étouffer. Le terrain fut vaste ; la construction du mui- de douane demanda deux ans et trois cent mille roubles. Ce n'est donc qu'en 1819 que la libre entrée fut accordée aux denrées étrangères. Avec les produits qui constituè- rent sa richesse matérielle, Odessa reçut bientôt les institutions intellectuelles qui lui manquaient encore. Le lycée Richelieu , qui fut fondé vers celte époque et qui eut pour premier directeur l'abbé Nicole, ce guide bienveillant de la jeunesse, cet autre Rollin venu de France tout chargé de cette science paternelle qu'il sa- vait rendre si aimable et si facile, reçut en peu de temps un nombre considérable d'élèves. Un jardin botanique fut ouvert; un Français enseigna l'horticulture; il planta les pépinières ; ses essais d'acclimatation furent souvent heureux. Lorsque la guerre chassa les Grecs de l'Archipel, ce fut à Odessa qu'une nombreuse co- lonie de ces nobles fugitifs fut accueillie , et l'on sait que cette troupe désolée apporta avec elle dans ces murs hospitaliers les restes du patiiaiche de Constan- tinople, restes profanés, qui trouvèrent du moins une DA.NS LA IlLSSli: MEKIDIUNAJJ: . 285 sëpuliure chrélienne. En 1821, une comumnkalioii directe s'établit avec Conslantiiiople, au moyen de deux navires partant à des époques réglées. Le service des postes de l'Orient, qui jadis remontait du nord jus- qu'à Moscou, travei'sa désormais la ville. Odessa eut ses imprimeries, ses jouinaux , ses assemblées d'affai- res, de sciences ou de plaisir; pour devenir une ville élégante et polie, comme elle avait été une ville com- merçante et laborieuse, elle n'eut bientôt plus qu'un pas à faire, et elle le fit aisément, grâce à l'exemple et à la sollicitude constante d'un nouveau gouverneur- général, administrateur habile autant qu'illustre guer- rier, ami d'mi sage progrès et doué d'une instruction étendue, persévérant et ferme pour le bien, indulgent pour les faiblesses humaines, l'une des gloires les plus pures de son pays, en un mot, un noble et parfait i^entilhomme : c'est nonuner le comte Michel \Vo- ronzoff. Nulle biographie n'est plus pure et plus honorable : né en 1 782 et élevé en Angleterre, où son père était am- bassadeur de la Russie, le comte Michel Woronzoff dé- buta comme lieutenantdanslesgardes, et il fit la guerre en Géorgie et au Caucase de 1801 à 1805; là, dans ces combats de tous les jours, il déploya un courage qui commença à établir sa belle renommée militaire. Kn Hanovre, en Allemagne, en Turquie, ses grandes qualités lui valurent un avancement mérité. Général en chef pendant la campagne de France, il se trouvait à Craoïmc en face de Napoléon. Durant l'occupation de ce royaume, le comte Woronzofl conunandail nos 284 VOYAGE troupes cantonnées en France. Maiibeuge, son quar- tier-général, garde encore le souvenir de sa noble con- duite, toujours empreinte de la plus exacte justice. Ce fut en 1823 que le gouvernement général de la Nou- velle-Russie lui fut confié, et qu'il vint s'établir à Odessa. Heureuse ville, qui retrouvait dans son cin- quième chef la réunion de toutes les qualités qui avaient illustré , h des titres différents, les premiers auteurs de sa grandeur toujours croissante ! Sous l'administration du noble comte , le progrès marcha encore d'un pas plus rapide ; c'était peu d'avoir entrepris, il fallait achever. La beauté exté- l'ieure de la ville prit un caractère remarquable de grandeur et de bon goût. Les mesures les plus pro- pres à assurer la santé publique furent méditées et composèrent un règlement de quarantaine qui peut passer pour un des plus sages, entre toutes les lois qui régissent la matière. Des sommes considérables furent employées à l'assainissement de la voie publique, à l'écoulement des eaux, au dallage et à la plantation des rues. La surveillance d'une bonne police établit l'ordre et la sécurité dans toute l'étendue du territoire de la ville. Des églises, des marchés spacieux, des maisons d'éducation, une vaste prison et de nombreux établissements de bienfaisance ont signalé cette intelli- gente administration ; eniui, pour embrasser d'un seul coup d'œil tout ce que la ville lui doit de prospérité, nous emprunterons à l'ouvrage cité plus haut la sta- tistique la plus récente qui ait été publiée sur Odessa. DANS LA RUSSIE MElUDIOXALt:. 28:» STATISTIQUE D'ODESSA A LA FIN DE l'aNNÉE ^ 836, DAPRKS LES DONNÉES DE M. SKALKOFSKY, Auteur de l'ouvrage intitulé : Les trente premières annces d'Odessa. Odessa, 1857. I . Surface du territoire Occupé par Odessa, ses deux faubourgs eH 2 vil- lages qui eu dépendent Déciatines 42,628 Maisons de campagne situées sur le même ter- riiDire. Pieds de vigne plantés sur cette surface et qni ontdonné 18,000 nuihles de rapport 4,000,000 Places publiques 8 Rues 60 2. Constructions, 28 )65 Eglises Edifices du gonvernemeni Casernes Jardins publics. . '. . Ports, ceux de la Quarantaine, de la Pratique, de Platonoff Hôpitaux Hospice Maison de refuge des orphelins » d'exercice pour les troupes Magasins a blé Fabriques et usines 34 Maisons particulières en ville 2,l2."i »> » tians les deux faubourgs. ^,370 ( » '» UNS IKLCTION riBLlOUE ET SClENTlliyUE. Lycée Richelieu , avec gymnase. .... Kcole des langues orientales » de district d'Odessa I) de paroisses » de la maison d'orphelins I) grecque de commerce 1) luthérienne » catholique i> Israélite pour les garçons » » pour les filles Institut de demoiselles iu)bles Kcole déjeunes fdies aux frais lic la ville. Pensions de jeunes gai <;ons » de jeunes filles. . ' . 22 DANS LA RUSSIE MKRIDIONALi:. 287 , , . ,., ( gaiTOns L725 ) Nombre lolal des élevés 2, '75 ( filles 652 ) Iniprimoiies en caractères 3 1) en lithographie 3 Hibliothèqne publique \ Musée de la Nouvelle-Russie . j Sociélé d'économie rurale de la Russie I 5. Commerce et inavigation. Roubles Impoitalion en H856 ^ 8,282,522 » I arrives. Navires .. •• . ^ ^ i 32,949,820 n Exportation id 34,667,298 « ' ,252 ,221 sortis Compagnie d'assurance maritime I) des Pyroscaphes âe la mer Noire. . . . » )) de la Nouvelle-Russie. » des Bergeries t) des Courses de Chevaux i> des Eaux minérales factices ' G 6. Budget de la villï:. Revenus. Le 5<^ du produit des douanes. . 4,588,968 22 , . . r . «-.... I,786,M<) 54 Impôt foncier, patentes, etc. . . 59/, 151 12 ) Dépenses. Bâtiments publics, entretien des tribunaux, pavage en dalles, éclairajie (le la ville, etc 1,574,818 ^(i Pai'mi CCS noniln'oiix «'laMissciiionls oniproiiils 288 VOYAGE d'une si haute sagesse, nous en avons visité plusieurs tout à fait dignes de leur fondateur. Je dois mettre au premier rang de nos visites celle que nous fîmes au jardin botanique d'Odessa, parce qu'à cette circon- stance nous devons la collaboration si efficace et si ri- chement productive du savant professeur M. de Nord- mann. Attaché depuis 1833 à cet établissement, M. de Nordmann en dirigeait les travaux avec ce zèle dont il est animé pour les sciences naturelles , lorsqu'il vint h apprendre le but que nous nous proposions et quelles recherches nous voulions entreprendre en Crimée, spécialement sur la zoologie. Aussitôt toute son ardeur de voyageur se réveilla, et je fus assez heureux pour le décider à nous accompagner dans la Péninsule tau- rique, dont cinq précédents voyages lui avaient rendu l'étude familière. Les collections d'histoire naturelle déjà conquises sur cette intéressante contrée, et que M. de Nordmann nous fit examiner, enflammèrent le zèle de nos naturalistes à tel point qu'ils regrettaient déjà, au bout de deux jours de repos, le temps qu'ils passaient dans les molles délices de cette Capoue asia- tique. Quoi qu'il en soit, dès ce jour M. de Nordmann fut incorporé dans notre phalange voyageuse. Les lec- teurs amis des études consciencieuses et qui voudront suivre jusqu'à la fm l'exposé complet de nos travaux communs trouveront certes de quoi justifier mon em- pressement à nous associer un savant modeste, et ils me féliciteront sans nul doute de ma docte con- quête. Le jardin dirigé par M. de Nordmann est destiné DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 289 l)lutôt à former des élèves jardiniers qu'à cultiver des [tlanles pour lesquelles le climat et le sol se montrent également défavorables. Après trois ou quatre années d'études pratiques, les élèves reçoivent un certificat de capacité et trouvent de l'emploi soit à Odessa, où les tentatives infructueuses ne découragent pas les ama- teurs de jardinage, soit en Crimée, où la nature du sol est toute en faveur des essais que l'on peut tenter. Des expériences d'acclimatation tentées dans le jar- din botanique même ont eu un succès satisfaisant, sur- tout pour les espèces provenant de l'Amérique septen- trionale et du Japon ; mais ce qui réussit le mieux, ce sont les pépinières de certains arbres dont le jardin fournit jusqu'à quarante mille pieds par année, pour sid)venir aux besoins du gouvernement et des parti- culiers. Un directeur, un secrétaire, quatre maîtres jardiniers, composent le persomiel de cet établissement pour lequel la ville fournit dix mille roubles. L'excé- dant des frais est comblé par la vente annuelle des jeunes plants ; cette vente a toujours lieu à des prix très-modérés pour encourager la culture et la propa- gation des espèces. Une collection curieuse, qui louche à la fois à la bo- tanique et à l'industrie, a été formée à Odessa dans le cabinet de M. Fabre, le chef de la chancellerie du gou- verneur-général. Toutes les espèces de bois que pro- duit le sol de l'empire devront être classées dans ce musée dendrologique; déjà bon nombre d'échantillons y figurent dans lenr état naturel et dans l'élal de poli (|ue peut leur donner la main de l'ouvriei. M. Fabre, 37. 2!M> VOYAGE qui l'ail un emploi si intelligent des cuui'ts loisiis que lui laisse une place importante, nous montra, dans l'inléressante visite dont sa collection fut l'objet, la plus aimable courtoisie, unie à des connaissances va- riées. L'hôpital d'Odessa nous a paru laisser beaucoup à désirer sous le rapport de la tenue et de la ventilation des salles. Les malades y sont surveillés du reste avec soin ; mais quel malheur que cette charité, par un faste inutile, ne donne pas aux malades tout le bien-être qu'elle pounait leur donner! La partie chirurgicale , confiée au talent de M. le docteur Ândriewsky, jeune praticien déjà renommé, offrait, au moment de notre passage, des exemples de lésions affreuses dans les organes les plus importants. Le hideux aspect de tant de douleurs joint à la température élevée du jour me fit, pour ma part, abréger la visite; et tous ceux d'entre nous qui n'étaient pas, comme notre compa- gnon le docteur Léveillé, captivés par les intérêts de la science, allèrent chercher ailleurs de plus conso- lants tableaux. L'université d'Odessa embrasse aujourd'hui dans son ensemble un grand nombre de gynuiases, de col- lèges et d'écoles. Tous les gouvernements de la Nou- velle-Russie relèvent, sous ce rapport, de cet établis- sement. Le lycée Richelieu forme, dit-on, des élèves distingués. Outre cette institution et les pensions par- ticulières, Odessa compte encore une école militaire, une école pour les langues orientales et une pour le pilotage. La population grecque d'Odessa est plus par- DANS LA RUSSIE MEKIDK >.NALE 2î)l liculiëremenl appliquée à la marine et à la pêche; mais riiidolence naturelle à ce peuple n'a pas encore donné à ces industries tout le développement dont elles se- raient susceptibles : avec une rade très-poissonneuse, Odessa n'est pas approvisionnée convenablement, ni surtout à des prix assez accessibles aux petites for- tunes. Les pêcheries méritent donc une sérieuse at- tention de la part du gouvernement. On ne saurait, pour être juste, en dire autant de l'abondance des fruits dont cette capitale est pom^vue. Les étalages nombreux des fruitiers, abrités par de grandes toiles, rappellent les boutiques de l'Italie et de l'Espagne; mais c'est surtout pour un seul fruit que le peuple montre un goût particulier, goût facile à satisfaire, puisque la moindre monnaie permet de se le procurer en grande quantité. Ce fruit, auquel on a conservé le nom tatar d'arbouz, est le melon d'eau ou la pastèque des contrées méridionales, voisines de la Méditerra- née. On peut dire sans exagéi-alion que, durant trois mois de l'année, il se consomme à Odessa plus de trente mille pastèques par jour. Tant que dure la grande chaleur, le peuple n'a pas d'autre boisson, d'autre nouriiture que ce fruit spongieux, qui cependant doit être contraire à une sage hygiène, dans un pays où régnent paifois des épidémies de fièvres et d'autres maladies aiguës. Le climat d'Odessa est singulièrement modifié pai- l'emplacement de la ville. Élevée et sans abri au-des- sus du niveau de la mer, exposée à tous les vents qui soulïlenl et qui (ont de ces sables une poussière invi- 292 VOYAGE sible et pénétrante, Odessa est toute l'année brûlée du même soleil, ou exposée à la même humidité. Longtemps on a parlé de l'insalubrité de l'air ; mais, s'il faut en croire l'aspect général de la santé publique, l'air a été calomnié ; cependant il est à présumer que les affections maladives reparaissent généralement à l'époque où de brusques changements se font sentir dans la température, et, sous ce rapport, Odessa est malheureusement partagée. Quoique située sous un parallèle où le climat est ordinairement tempéré, puis- qu'elle repose par 46 degrés et 30 minutes de latitude, cette ville supporte un hiver comparativement plus rigoureux quon ne le trouve ailleurs à latitude égale: elle éprouve au contraire, en été, des chaleurs com- parables à celles de la zone torride ; mais nous l'avons dit, ceci est le résultat de la complète dénudât ion des immenses contrées dont Odessa est la capitale, et nous devons ajouter que ces conditions défavorables lui sont communes avec toutes les villes fondées dans ces steppes sans fin. Un inconvénient plus grave pour une cité appe- lée sans aucun doute à de hautes destinées , c'est la pénurie, de jour en jour plus sentie, del'eau potable. Dans cette ville qui s'est agrandie démesurément et avec tant de promptitude, on n'a pas encore assez songé à ce besoin de tous les instants du jour. Mais ce qui doit nous tranquilliser poui* l'avenir, c'est le dévoue- ment aussi actif qu'éclairé de l'administrateur auquel sont confiées les destinées de cette ville. Dieu aidant et la science aussi, laissez faire le comte WorouzolT, DA^S LA RUSSIE MÉRIDIONALE. t295 el l'eau sortira de cette terre aride. Odessa possède un grand nombre de puits, dont les eaux suffisamment salubres pourront devenir un jour assez abondantes pour qu'il soit libre à chacun d'en user sans dépense ; c'est là une grande question d'hygiène publique, dont le gouvernement ne saurait trop poursuivre la solu- tion. Quant aux combustibles, le bois ne manque pas jusqu'à présent, il est vrai; les espérances fondées sur l'invention de gîtes carbonifères dans la Bessarabie n'ont point offert une réalisation assez large et assez constatée, pour qu'on puisse faire quelque fond sur une telle ressource ; mais la persévérance ardente avec laquelle les recherches seront poussées par l'autorité pourra amener quelque importante découverte en ce genre. Heureux jour que celui qui donnera à la ville cette grande fortune ! Nous avons entendu dire à quelques marins que la situation maritime d'Odessa, et le choix de son port, n'étaient pas à l'abri de toute crhique, et que Kherson et Nicolaieff offraient à la fois des ancrages plus siirs et des débouchés plus naturels aux productions de la Russie méridionale. La première de ces objections peut être fondée : il n'est pas besoin, en effet, d'être très-habile pour comprendre combien la rade d'O- dessa, lade de l'espèce de celles que l'on nonnne fo- raines, est exposée à l'action des vents, et comment l'effort d'une grosse houle, souvent poussée vers le port, doit tendre à ensabler ses bassins. Quant à la seconde critique, nous ne saurions nous en faire ju- ges, résolus que nous sonunes à tout api)récier par 'S 21)4 VOYAGE nous-mêmes; mais il nous semble, au premier abord, qu'Odessa n'est pas trop défavorablement placée pour l'écoulement des produits méridionaux. Longtemps avant que le privilège du port franc fît pencher la ba- lance en sa faveur, les navires de l'Occident venaieni déjà sur ses eaux pour y solliciter leurs chargements. Il faut bien qu'une cause puissante ait fait ressortir les avantagesde la poshion d'Odessa, puisqu à peine tracée sur le terrain qu'occupait Hadji-Bey, elle attirait à elle, aux dépens de Kheison, le connnerce du litloral du nord de la mer Noire. Qu'on se rappelle cette lutte de dix ans contre l'indifférence de la métropole ; et qu'O- dessa eût infailliblement péri dans cette lutte , si elle n'eût pas eu en elle-même un puissant élément de force qui la fît triompher de tous les obstacles. Les plaines de la Bessarabie et de la Podolie, et toutes celles qui s'étendent à l'est, jusques au cours du Boug, n'ont point de débouché plus naturel qu'Odessa; elles peu- vent, sans causer aucun préjudice au commerce de Kherson , porter dans ses magasins les laines, les grains, les cuirs et les suifs, qui font la principale ex- portation du pays. Quant aux métaux qui débouchent dans la mer d' Azoff par les fleuves ou par les caravanes du nord, on comprend qu'ils aient dès l'origine adopté un port d'un accès facile et dans lequel les navires étaient naturellement poussés par le même ventquileur avait fait franchir le détroit d' Azoff. Ce qui fait la sûreté des mouillages de Kherson et de Nicolaieff, l'extrême difficulté de leur entrée, a pu nuire dans certains cas donnés au dév<'lo|)pemenl même de leui* conunerce. OANS LA lU SSIE MKIll J)l( KN Al,i:. 295 Mais pourquoi nous aiTêlei' plus longtemps ii examiner des questions que, dans ce premier et trop court séjour à Odessa, nous eûmes à peine le temps d'examiner? Éblouis, comme nous l'étions, partout ce monde si poli, par toute cette élégance d'une grande ville, endormis dans la mollesse d'une \ïe facile et abondante apiès des fatigues et des privations de tout genre, nous étions bien disposés, à coup sûj", à recon- naître Odessa comme la capitale naturelle et légitime d'un monde encore nouveau. Nous étions charmés par le riant aspect de ces belles maisons alignées sur cet élégant boulevard, et peu nous importait que ses ri- chesses d'architecture eussent été secondées par la na- ture même de ces pierres sur lesquelles le ciseau mord si facilement. On ajoutait encore, en défaveur de cette belle cité , qu'au lieu de reposer sur des fondements solides, elle était bâtie sur un banc de coquilles fragiles, dont l'amalgame se décompose par l'injure du temps. Mais dans ces frêles maisons nous trouvions un si bon accueil, tant de luxe, un ton si parfait et si affectueux, un goût si pur et un tact si fin , que tout conspirait pour nous causer la plus agréable fascination. Je me hâte d'arriver au jour où, pour répondre aux aimables instances du comte Woronzoff, et aussi pour satis- faire un désir bien naturel, nous prîmes passage sur le Pierre-le-Grand, joli bateau à vapeur qui fait le ser- vice pendant toute cette saison entre Odessa et trois points ])rincipaux de l'antique Chersonèse , Yalta , Théodosie et Kertch. C'était à Yalta que nous devions nous rendre, et sui* 296 VOYAGE le même bateau que nous, une nombreuse société ser- vait d'escorte à madame la comtesse Woronzoff, qui allait rejoindre, dans son palais d'Aloupka, M. le gou- verneur-général. Le 10 août h midi , au milieu d'une grande afïluence de curieux , descendus sur le môle pour contempler la foule brillante et les équipages des nobles passagers du Pierre-le-Grand, ce navire gagna la pleine mer. Nommer toutes les personnes qui se trouvaient réunies sur le bateau, ce serait énu- mérer tous les interlocuteurs d'une conversation gé- nérale, gaie, spirituelle et animée, au milieu de la- quelle s'écoulèrent les premières heures, pendant que le plus beau temps favorisait notre marche. Toutes ces dames , accoutumées à cette promenade de quatre- vingts lieues qui les mène \ leur maison de campagne plusieurs fois dans la même saison, se montraient fa- miliarisées avec la vie maritime. La soirée s'écoula douce et paisible; mais, au coucher du soleil, une large bande rouge étendue à l'horizon annonça que la nuit serait moins tranquille. Les marins les plus expéri- mentés ne manquèrent pas d'en faire la remarque; ils eurent tous les honneurs d'un pronostic exact. La nuit venue , en effet, le vent souffla avec assez de violence pour soulever la mer, et pour inonder de lames abon- dantes le pont trop peu élevé de l'élégant bateau. Il y eut alors quelque confusion et beaucoup de mal de mer parmi nos passagères les plus aguerries contre ces sortes de bourrasques. Au milieu de la nuit nous reconnaissions le phare de Tendra, placé sur l'extré- mité d'une longne pointe, qui est si basse qu'elle se ^ t DANS l.A KLSSIE MÉUIDIONALE. 297 |K'r(l luênie pendant le jour dans la ligne de la mer. Plus lard, le feu de Tarkanbout l'ut aperçu sur notre gauche, et le matin nous admirions toutes ces choses, si confuses la nuit, en traversant une flotte composée de quatre vaisseaux de ligne et de deux frégates de la marine impériale; ils se livraient à leurs évolutions non loin de la cote de Crimée , qui se montra à nous avant onze heures. Un fanal, placé sur la pointe basse de la Chersonèse, indique le premier point de la côte méridionale. Bientôt se montrent aux regards charmés de hautes montagnes d'une si belle forme, qu'on les prendrait pour la séparation naturelle et verdoyante qui s'élève entre la cité de Gênes et le duché de Lucques. Le premier cap dépassé , nous courûmes rapidement , mais toujours par une grosse mer, h travers ces beaux sites pittoresques que l'obligeance de nos compagnons de passage avait peine à nous nommer assez vite. — Ce promonlon-e immense est le cap Parthénium. Au sommet de ce promontoire, qui n'est pas sans poésie, car à cette place, signalée par tous les poètes antiques, s'est accompli ce beau drame d'Oreste et d'iphigénie : au fond de cette anse et sur cette haute muraille dn grandes roches, vous voyez le monastère de Saint- (îeorges, surmonté d'un dôme rouge, et les flèches do- rées de son paratonnerre. Puis voici Balaclava et sa ruine génoise, assise sur un rocher échancré à sa base, et dans laquelle les navires et les pêcheurs rentrent comme dans un port. — Ce bassin, caché par la na- ture, offre un abri suret secret ; ni mats ni cordages n<* s'élèveraient assez haut poui' li-ahir la présence des 3S 'iUS VOYAf;E vaisseaux derrière ces murailles de lochers, — Plus loin, le cap Aïa se dresse au point méridional extrême de la Tauride ; ce cap, que les Grecs avaient nommé Kriou-met-opon, offrait sans doute aux géographes de l'antiquité l'apparence du front de bélier dont il portait la dénomination. Lorsqu'on poursuit cetteintéressanle revue, les sites s'embellissent bientôt. La nature se montre moins âpre, et la barrière immense des mon- tagnes se recule pour laisser entre elles et la mer des pentes richement parées. Kaslropoulo , un de ces éta- blissements utiles qui ont rendu, à tant de titres, res- pectable et respectée la mémoire de mon vénérable père, son fondateur, vint, bientôt après, montrer ses blanches maisons qui commandent un vignoble dont lescoteauxse déroulent jusque sur le sable de la plage. A la vue de ce domaine qui m'était inconnu^ et qui se présentait h moi comme une des plus nobles parts de l'héritage paternel, à l'aspect des nouvelles tentatives d'un honnne de bien pour encourager, sur cette terre éloignée, une culture qui peut la rendre riche un jour, les paroles me manquent pour dire mon émotion. Bientôt la partie habitée par les opidents propriétai- res de la côte méridionale se déroula sous nos yeux : un palais byzantin, qu'on dirait construit sur le plan d'une délicieuse rêverie orientale , qui dessine sa lé- gère silhouette au milieu des massifs de verdure, et qui était surmonté de notre bannière nationale, nous an- nonça Aloupka, le chef- lieu enchanté de cette noble colonie de châteaux ; même cà la distance dont nous étions de la côte, nous pûmes reconnaître le bruit de DANS LA lUSSll:: MÉIUUK »ALi:. -299 irois coups de canon qui saluaient noire passage. Un phare, placé sur un mamelon, marqua l'enlrée de la haie de Yalta et la fin de notre navigation. Le temps ( ontraire nous avait t'ait arriver six heures plus tard qu'à l'ordinaire. Le Pierre-le-Grand prit son mouil- lage h petite distance d'une jetée qui ne défend que les barques contie les grandes vagues du large. Un mo- ment après, une nacelle hardie franchit cette mer me- naçante. Elle portait M. le comte de Woronzoff, que je retrouvai, comme toujours, bon, aimable, affectueux, rajeuni par le bonheur de tout ce qui l'entoure, et por- tant sur sa belle et calme physionomie l'empreinte de la paix d'une àme heureuse de ses propres bienfaits. L'accueil du comte me pénétra de reconnaissance tant pour moi que pour mes compagnons, qui furent reçus avec cette cordialité généreuse qui se cache soiis les dehors les plus simples et les plus naturels. Un moment après nous étions h terre , établis fort à l'aise dans un hôtel tenu (néant des grandeurs hu- maines!) par le signor Bartoiucci, ancien buffo can- tante du théâtre d'Odessa. VI CRIMKK. TAdVMUM.K. NdVo-rr.iir.RKASK. '^'^^^Q^i^v de positions sont aussi pitto- resques que celle du bourg de Yalta : son port est moins un port qu'un ornement. Ce bouig. ou plutôt cette ville élégante, abrite ses maisons neuves à l'ombi-e des hautes monlagnes de la chaîne^ d'Yaïla. Bàlie ré- cemment sur l'emplacemenl même d'une ancienne ville grecque assez considérable, Yalla rem|>lil lonlr •M)'î VOYAGE la partie septentrionale d'une baie iort spacieuse qui se ( reuse entre le cap Nikita, au nord, et le cap Aï- Todor, au midi. Celle rade, entourée de ses beaux paysages, est j)arraitenient abritée d'un côté, tandis qu'elle reste exposée, de l'autre, aux vents et à la grosse mer qui viennent du sud-est : c'est là un accident qui lui est commun avec Odessa ; et même, quand les vents ont cessé, les tlois restent agités longtemps encore dans la baie d'Yalta , et les sables, ilétachés du fond par un mouvement de la mer, ten- dent à rétrécir de plus en plus un mouillage déjà peu commode. Le port de Yalta ne sera donc jamais, <]uoi (pi'on fasse, un i)ort maritime de quelque impor- tance ; c'est un de ces abris momentanés oii les ma- rins jettent , selon leur expression , un pied d'ancre . <'t où l'on ne pourrait, même avec des frais énormes, faire pour les navires une halte de quelque durée. Quoi qu'il en soit, Yalta, comme simple pied-à-terre de toutes les notabilités qui peuplent durant Tété la côte méridionale,n'estpasunlieusansquelqueimportance. ¥a\ fait d'institutions publiques, Yalta n'est en reste avec aucune grande ville: douane, bureau de poste, architecte, pharmacien , boutiques remplies de tout ce (pii tlatle la gourmandise, le grand délassement de ce pays, rien n'y manque. L'hôtellerie principale s'ap- pelle la cilfàdi Odessa : elle s'élève de toute la hauteur qui sépan' l'hôlel décent du trivial cabaret : une mai- son disposée avec goût et appropriée à son usage hos- pitalier, trop rare dans ces contrées, a été bâtie pai ordre du comte do Woronzofî. Le comte est l'hôle vé- DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALK. 303 rilablc do ces rivages. Dans ce long jardin de la côte méridionale, il n"a laissé échapper aucun détail agréa- ble aux visiteurs. L'hôtellerie fondée, il y fallait un majordome; c'est alors que le signor Bartolucci, l'ex- cellent buffo cantante^ a quitté la scène d'Odessa pour venir à Yalta créer un rôle tout nouveau, qu'il rem- plit cette fois encore h la satisfaclion du public. Le lendemain, les équipages envoyés par le comte de WoronzolT nous transportèrent à Aloupka. Le chemin qui conduit de Yalta à cette belle résidence côtoie la plage qui borne la baie; bientôt il s'élève par une pente douce jusqu'aux premières collines qui dominent la mer du côté de Touest. De là il atteint la base des ro- chers du Yaïla, qui se dressent comme une muraille de dix-huit cents pieds, depuis Yalta jusqu'au cap Aï- Todor. La route est unie et commode à ce point que les voitures peuvent la parcourir avec la plus grande vi- tesse. Arrivé dans la région moyenne des montagnes, vous ne tardez pas à rencontrer, sur le bord de ce che- min, des maisons de plaisance, construites les unes et les autres avec la plus gracieuse fantaisie. Ici c'est un petit palais asiatique aux discrètes jalousies, aux che- minées en minarets; plus loin vous rencontrez un élé- gant manoir gothique, ou bien un de ces frais cottages de l'Angleterre, tout parsemé de lierres encadrés dans la verdure longtemps printanière. Quelquefois c'est une légère habitation tout en bois, coquettement ver- nie, qui se cache sous ses vastes galeries. Ici des tou- relles blanches et sveltes; plus loin des ruines: partout des arl»res, du gazon.de l'ean qui jaillit, dosguirlan- M)'^ VOYACiE (les d' églantiers, des loufl'es de dalliias empourprés. Ainsi s'avance le voyageur sur ce chemin qui serpente pendant quinze verstes sur le flanc des grands contre- forts du Yaïla; à sa gauche éclate et brille une mer sans borne, et sous ses pieds s'étendent au loin tous ces verdoyants ravins couverts de villas, de beaux vigno- bles et de sentiers capricieux. Dans tout son cours et comme dans une allée de parc anglais, la route est gar- nie d'une barrière peinte en blanc qui, bien que légère, rassure contre le veriige le regard et la tête durant ce trajet rapide. Partout vous pouvez voir des rochers qui pendent sur vos têtes, d'une hauteur de mille pieds, laissant échapper de leurs crevasses une végétation surabondante qui flotte aux vents. Mais essayez donc , si vous pouvez, de dé(;rire dignement tous ces frais paysages ! J'ai eu là un de ces moments qui. Dieu merci! échap- pent à l'analyse. On regarde, on admire, on ne songe guère à lutter, avec la parole écrite, contre ces beau- tés éblouissantes du paysage. D'ailleurs, je n'étais pas un voyageur humoriste, encore moins un voyageur poétique. Ma visite au comte de Woronzofl" avait un but sérieux, utile : j'avais hâte d'arriver aux contrées voisines du Don , où l'on se rajipelle qu'une partie importante de mon expédition devait être établie sous la conduite de M. Le Play. Qu'il me tardait d'aller juger par moi-même de la réalité de nos espérances communes, et de suivre les progrès de mes compa- gnons dans l'élude qui était l'objet de leur voyage! car si je venais h Aloupkn, ce n'était pas pour m'aban- DANS LA RUSSIE AlERIDlUNALi: ."(Ki iloniier en égoïste à celle poésie fiigilive ; c'élail pour marcher plus vite à mon but : je ne voulais restei- qu'un jour dans les enchantements de cette Capoue asiatique. J'étais résolu à me dérober, dès le soir même , à cette douce vie de château : la grâce des maîtres du lieu , la splendeur du ciel , la magnificence du pays, quelles séductions n'avais-je pas à vaincre, et que la résistance est difficile, surtout quand il s'agit de se lancer de nouveau dans des steppes sans bornes ! Toutefois, je me dois cette justice à moi-même, j'ai résisté. Présenter mes devoirs au comte de Woronzoff, le remercier en mon nom et au nom de mes compa- gnons, tout cela pouvait se faire en un jour : je le fis en un jour. Le comte de Woronzoff, qui comprend à merveille toutes les bonnes inspirations , comprit très- bien le sacrifice que je faisais à mes devoirs. Il ac- cueillit mes collègues étrangers avec cette courtoisie affectueuse qui lui gagne tous les cœurs ; dès ce mo- ment il fut pour eux un guide et un protecteur. On pense bien que sous ce généreux patronage je ne ba- lançai pas à les laisser diriger selon leurs goûts la vi- site détaillée qu'ils se proposaient d'entreprendre dans cet intéressant pays. Notre journée s'écoula trop vite au milieu d'une réunion noml)reuse et choisie. Apiès avoir jeté un coup d'œil sur les jardins agrestes d'A- loupka, sur le magnifique palais oriental que le comte achevait à cette époque, dans l'attente d'une auguste visite, récompense solennelle et méritée de tant de travaux , je pris congé de ce noble seigneur, non sans avoir recueilli de sa bouche des avis pleins de bonté 39 506 VOYAGE pour moi et des promesses toutes bienveillantes en fa- veur de ceux que je laissais. La nuit était déjà forl avancée quand je repris le chemin de Yalta, non pas seul cependant , car le comte Galateri , aide de camp du gouverneur-général, en qui je reconnus bientôt un guide aussi prévenant que dévoué, m'avait été adjoint pour ma rapide campagne du Don. Je ramenais aussi à Yalta , pour lui donner mes dernières instructions , celui qui devait me remplacer auprès de ses collègues; voyageurs moins expérimentés que lui, imprévoyants comme de vieux savants , ardents comme de vrais ar- tistes, ils avaient besoin d'une tutelle prudente : j'a- vais chargé Sainson, le plus acharné voyageur de tous les voyageurs, de me représenter comme le pilote de la caravane. Tout le jour, Aloupka, ce lieu privilégié, avait joui d'une chaude et paisible température. Il n'en était pas ainsi dans la baie de Yalta : le vent n'avait pas cessé de gronder, et la vague grossie avait rendu difficile la communication entre la terre et le Pierre-le-Grand , qui retenait captive ma voiture. Attendre une mer plus calme c'etÀt été long, et d'ailleurs tout délai m'était in- terdit en ce moment. Les vents, disait le capitaine, loup de mer anglais qui certes s'y connaissait, les vents pouvaient garder leur violence durant plusieurs jours. Mon parti fut bientôt pris : j'abandonnai mon équipage, que le bateau à vapeur devait transporter le lendemain à Kaffa, et je me résolus à prendre jusqu'à cette der- nière ville un telègue de poste, rude et rapide voitui'e nationale. DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 307 Il y il un tel air de parenté entre cet équipage russe et les earoussi valaques dont j'ai déjà parlé , (ju'une description détaillée deviendrait superllue*, cependant hâtons-nous de dire que le telègue est le moins mau- vais de ces deux équipages. Vous êtes plus à l'aise sur la litière qu'on n'épargne point et qui remplit abon- damment la petite caisse où s'assied le voyageur. Deux passagers peuvent , au besoin , prendre place de front sur la montagne de manteaux et de couvertures qu'on entasse dans cette auge voyageuse à défaut de ban- quette, et l'on se prête ainsi mutuellement une épaule secourable dans les mauvais pas où le telègue s'élance au gré des deux vigoureux coursiers qui l'entraînent. Sur le devant de la machine, et sans autre siège qu'une étroite planche , est assis le cocher , qui ne cesse de parler à ses chevaux ; enfin , pour distinction dernière, et c'est là ce qui fait la supéi'iorilé incontestable du te- lègue sur l'humble earoussi des valaques, une clo- chette d'airain, suspendue à l'extrémité antérieure du limon, s'y balance à grand bruit tant que dure le relais, comme pour rappeler sans cesse au voyageur que le sommeil serait imprudent sur son siège périlleux. Si l'on atteint une ville, la cloche est supprimée, par res- pect |)our les oreilles des citadins. C'est pourtant dans cette rude voituie que d'innomi)rables voyageurs , officiers, agents, courriers, fonctionnaires du gouver- nement, i)arcourenl continuellement l'empire, galo- pant jour et nuit, franchissant des milliers de verstes ainsi repliés sur eux-mêmes . sans autre abri qu'un manteau; manteau conli'e le soleil, manleau conlre la ÔOS VOYAGE pluie, manleau contre la poussièie, manteau contre la boue. Je laisse à penser de quelle constitution il faut être doué pour résister à ce cahot infernal. En moins de temps qu'il ne m'en faut pour décrire ce simple et primitif équipage, nous avions déjà gravi les longs et sinueux détours de la vallée de Yalta ; nous loulions avec une étonnante vitesse sur le beau che- min tracé sur le tlanc des montagnes , qui domine la mer de si haut en se dirigeant vers l'est. Nous étions partis à midi; or, à cette époque de l'année, le 1 — 13 août, il est facile de s'imaginer dans quelle fournaise ardente il nous fallait passer. Sous les rayons enflammés que dardait le soleil, nos visages furent en moins d'une heure atteints d'une brûlure longtemps inefllaçable. Nikita avec ses beaux jardins , Massandra et son riche vignoble , Aï-Danil et toute cette route si pittoresque , disparurent rapi- dement à nos yeux. Puis nous atteignîmes l'Aïou- Dagh. Cet immense promontoire s'avance si loin dans la mer, que le chemin, renonçant à le contourner, s'en- gage dans un second plan de montagnes ; c'est là , Dieu merci ! que vous trouvez de fraîches et délicieuses retraites, de grands arbres, de belles forêts, des cas- cades , tous les heureux et merveilleux accidents que recherchent les peintres. Cette fois l'Italie elle-même est vaincue , vaincue par la Crimée , il faut que les paysagistes l'avouent. Alouchta , bourg moitié tatar «'t assez important, situé sur la plage, termine cette riche série de rivages. Une vallée considérable vient [)rès de là déboucher veis la mer; de cet endroit on DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 509 quille la côte pour entrer dans l'intérieur de la Tau- lide , et pour se diriger vers la partie centrale où se trouve Symphéropol. D'abord il faut longtemps mon- ter, car la route suit les pentes inférieures du Tchadir- Dagh. C'est là vraiment une majestueuse montagne, la plus haute de la Crimée ; son sommet, en table, comme disent les géographes , offre aux navires de la mer Noire une facile reconnaissance ; du côté du nord il domine aussi toute l'étendue de.la steppe , celte mer de poussière, où les caravanes tatares le saluent de si loin. Lorsque notre modeste équipage eut gravi ces im- posantes montées , nous reconnûmes que le pays de- venait moins pittoresque à mesure que- nous descen- dions sur le revers septentrional du Tchadir-Dagh ; la végétation s'amoindrit et va bientôt s'arrêter à la li- sière des plaines , où vous ne la rencontrez plus que cachée dans le fond des ravins et le long du cours du Salghir. Toutefois cette nature est encore belle et riche. Quelques villages se rencontrent çà et là : celui qu'on nomme Soultan-Malnnoud prit une place par- ticulière dans mes souvenirs, à cause d'une horde nombreuse de Bohémiens qui était campée dans les champs voisins. 11 est impossible de se faire, sans sor- tir de l'Europe, une idée plus complète des peuplades sauvages qui donnent tant d'attrait poétique aux rela- tions des navigateurs. Toute la tribu possédait à peine quelques haillons ; les enfants et les adolescents, ou- bliés dans ce partage de guenilles héréditaires , n'en paraissaient guère plus mal velus. Danschaciiip village 340 VOYAGE aussi , des hordes de chiens les phis iiKoiumodes du monde s'acharnaient à noire poursuite. Enfin nous ar- rivâmes à Symphéropol , capitale actuelle de la Cri- mée , chef-lieu du gouvernement de la Tauride. Si le trajet avait été prompt , l'épreuve était rude : aussi acceptâmes-nous avec une reconnaissance empressée l'offre que voulut bien nous faire le gouverneur civil, M. Mourounzoff, de nous prêter sa voiture jusqu'à Kaffa. Symphéropol , poui' être déjà loin des montagnes , n'est point encore dans la steppe. Ses environs, sillon- nés par quelques ravins où la fraîcheur des eaux en- tretient la végélalion, offrent des emplacements favo- rables à la culture de la vigne. La vallée du Salghir, qui s'étend au nord , est surtout lemarquable par la beau lé de ses arbres. La ville se divise en deux par- ties : d'abord l'ancienne Ak-Melchet des talars, où l'on retrouve les ruelles étroites , populeuses , garnies de boutiques de toute espèce et classées par professions, selon l'usage oriental; puis la ville nouvelle, où l'on reconnaît déjà les alignemenls et le large espace de nos rues. Une église principale , d'un dessin élégant , mais de matériaux légers , orne une des plus vastes places de la ville. Sur un autre espace , ou plu lot sur un champ de foire situé au centre de Symphéiopol , est un pêle-mêle bruyant de marchands et d'ache- teurs ; on y voit tous les peuples de la création , on y entend toutes les langues : on se croirait au pied même de la tour de Babel. Les grecs , les latars , les armé- niens, les juifs, les russes circuleni incessamment au DANS LA RUSSIE iMÉIUDIONALE. 311 milieu des marchandises et des bestiaux, à travers les fougueux di'oschkis des russes et les paisibles madgiars des tatars, que traînent deux énormes diomadaires à la double bosse, à l'air impassible. Celle ville est, par sa position, le centre de toutes les passions actives. Une quantité de maisons neuves s'élèvent dans cette capitale; un puits artésien promettait des eaux abon- dantes; quelques auberges nouvellement établies ren- dent le séjour plus facile aux voyageurs. Jusqu'à ce jour, il est vrai, les aubergistes, confiants dans la cou- tume qu'ont en Russie les personnes de la classe aisée de voyager avec leurs lits, n'ont fait aucun effort pour procurer aux visiteurs une couche plus commode que ces tristes sophas à peine bourrés de foin , gîte banal des passants de tout étage , qu'un maigre souper et la fatigue du voyage disposent également au sommeil. Attendez quelques années encore, et vous verrez les lits pénétrer dans ces auberges. On a vu des progrès plus difficiles que celui-là. A minuit nous quittions Symphéropol. Le gouver- neur nous avait prêté sa voiture, et nous roulions sur une steppe unie. Nous traversâmes bientôt Kara-Sou- Bazar, grande ville tatare ; mais la nuit lui ôtait tout son caractère; puis, toujours à travers la steppe, nous atteignîmes bientôt le bord oriental de la Crimée, et Kaffa, la ville des Génois et des tatars, qui a conservé encore quelques vestiges musulmans au milieu de sa physionomie tout italienne, et qui rappelle Bologne. Kaffa se groupait exposée aux rayons du soleil levant dans sa vieille enceinte de tours et de murailles, indi- 5^2 VOYAGE ces en ruines d'un pouvoir longtemps tlorissanl. Le port de Kaffa, on le nomme aussi, de son nom antique, port de Théodosie, autrefois riche et habité, ne reçoit plus guère que quelques petits navires chargés des cé- réales de la steppe. Et la steppe est inculte; et, tout inculte qu'elle est , on ne saurait croire combien elle est fertile. Le mouvement qui animait autrefois Kaffa s'est porté aujourd'hui plus à l'est, dans la rade de Kertch, où la position si favoi^able du détroit qui réunit la mer d* Azoff à la mer Noire attire un nombreux concours de navires. Théodosie est une ville qui passe pour être fort agréable. Sa population principale est composée de grecs ; mais les affaires du commerce y ont attiré de tout temps un grand nombre d'étrangers. Elle ren- ferme une quantité d'arméniens et de juifs karaïms; les talars de Crimée en occupent les faubourgs, et les nogaïs , ces autres tatars à la physionomie chinoise , viennent continuellement y conduire leurs chariots. Nous prîmes à peine le temps de parcourir les places, les rues dallées et les promenades un peu chétives de Théodosie. Le Pierre-le-Grand avait tenu parole, et mon équipage avait pris terre dans un port plus com- mode. Je me hâtai donc de me remettre en route avec mon compagnon dans les bons comme dans les mau- vais jours, le comte de Galateri ; nous partageâmes les douceurs d'une excellente voiture, connne nous avions partagé, la veille, les cahots du plus dur des équipages. Ce fut avec une vitesse sans égale que nous atteignî- mes Arabat, en traversant en droite ligne, et du sud au i;'i|u'l;S^^,^,,;,^,„ ^,„_ ,,,,,;:| DANS I.A RUSSIE MÉRIDIONALE. 515 nord, iinesorle crislhmo qui sépare la mer Noire de la mer Putride. Eu quatre heures cet espace est franchi; et connue on tourne le dos aux montagnes, on n'a sousles yeux d'autre liorizonquerhoiizonde la plaine, aussi unie que la mer qui la borne. Cependant ce dé- sert n'est pas si bien un désert, qu'on n'y rencontre souvent des caiavanes de chariots qui portent à Kalï'a ou à Kertch le sel qu'on ramasse sur les bords de la mer Putride, non loin de la ville dePérécop. Quelque- fois aussi vous rencontrez un tatar accroupi à l'abri de ses dromadaires, savourant les délices de la pipe et de l'ombre, si l'on peut appeler ombre cette chaleur qui calcine le sol. Dans ces déserts, plus encore que dans tous ceux que nous avons précédemment parcourus, la route est indécise et livrée au choix du conducteur. Les talars cependant se dirigent avec un instinct re- marquable parla ligne droite; on assure même que l'hiver, et quand la steppe n'est plus qu'un lapis de neige , ils se retrouvent dans cette neige comme dans un sentier frayé. Une forteresse encore défendue d'un bon revête- ment et d'un fossé, mais dont l'intérieur est en ruines; un village de dix maisons disposées face à face, en forme de i ne, sur un espace qui dans l'Europe cen- trale suffirait h une ville de douze mille habitants, voilà ce qu'on nomme Arabat. Le fort est placé sur le sable, entre la mer d'Azoff et la mer Putride ou Sivach, c'est le nom qu'on donne aussi à cette grande lagune qui ne mérite que trop son (^pilhète pittores(|ue : une sorte de digue naturelle paît du pied même des rem- 5Ji NOYAGi: parts d'Arabat, et se dirige tout droit au nord entre les vagues bruyantes d'un côté , mornes, livides de l'au- tre, et toujours au milieu d'une odeur horriblement fétide. La flèche d'Arabat, celte étroite chaussée, est interrompue vers son extrémité septentrionale , et laisse communiquer les deux mers au moyen d'un ca- nal de cent mètres environ. Ce canal a reçu le nom un peu prétentieux de détroit; on trouve sur cet isthme plusieurs relais de poste qui permettent heureusement d'y marcher avec une vitesse effrayante. Nous eûmes cependant quelque peine à obtenir nos attelages à la seconde station. Le maître delà poste du lieu, abruti par une ivresse complète, nous refusait obstinément ses services; et comme nous lui faisions des reproches énergiques sur son intempérance, c'étaient, disait-il, le chagrin et l'ennui de sa résidence qui le mettaient dans cet état fâcheux. A une si bonne raison, que répondre? Nous prîmes patience, pour donner l'exemple à ce malheureux ennuyé. 11 était minuit lorsque nous débarquions à Yénitchi, audelà du détroit et sur la terre ferme où désormais notre course devait se diriger vers l'orient , en cô- toyant h dislance le rivage de la mer d'Azofl". C'était donc toujours celte plaine sans fin, cet hori- zon si triste et si plat qui s'enfuit au loin. Et comme on s'estime heureux quand par hasard, dans ce silence immobile, on rencontre un homme! Lorsque le soleil s'est levé dans des vapeurs humi- des et qu'il monte lentement sur la plaine, il n'est pas rare de voir se manifester dans la steppe le phéuo- DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE 5I?> mène décevant du mirage qui dessine des lacs, des ri- vières et des prairies dans la couche réfringente des vapeurs matinales, transforme la moindre tige qui dépasse le sol en arbre majestueux, vous fait d'un homme une tour et d'un chariot un palais gigantes- que. Ces illusions , qui portent à la rêverie , nous oc- cupaient le matin ; le soir, c'était dans l'ardent bra- sier des nuages de l'occident que nous cherchions des noirs rochers, des pics menaçants, et des volcans aux torrents de lave. Quant à la journée , elle s'écoulait lentement, malgré le mouvement et malgré l'espace que sillonnaient nos roues. Les stations seules nous offraient quelques minutes de contact avec des créa- tures vivantes. Et quelles misères ne tiouvions-nous pas encore dans ces déserts et sous ces huttes , où le mal est le plus fort, oîi les secours de l'art ne sauraient parveni]-! Ces hommes, en proie à de cruelles maladies, attendent sans remèdes, et qui plus est sansespoii", la fin de ces souffrances dont ils ne savent même pas le terme ; tristes exemples de la résignation et de la pa- tience humaines ! Un pauvre vieux malade, à qui nous témoignâmes quelque pitié, nous disait avec une hu- mihlé simple et naturelle que le paysan n'est pas pour son plaisir sur cette terre ! Or, si jamais terre fut dis- posée pour exercer tant à patience, assurément c'est celle-là. Cette première journée ne fut pas sans apporter son aventure. A l'un des derniers relais, la maison de poste était en désordre, tous ses habitants effarés s'a- gitaient avec angoisse, e( coui'aient de côté et d'autre •;i(; VOYAGE comme des gens en détresse. Noire arrivée fut accueil- lie avec empressement, et toutes les voix nous deman- dèrent à la fois si nous pouvions, par quelque moyen ^ rappeler à la vie une fennne qui se mourait? Le cas était grave. Introduit dans la maison , je pus me con- vaincre que la moribonde, la maîtresse de poste, jouis- sait à un degré éminent de ses forces vitales, et que si elle était menacée d'un danger, son mal d'aujourd'hui provenait tout simplement du copieux dîner de la veille. Véritablement la pauvre fennne suffoquait, et il n'y avait qu'une inspii'ation subite qui pût la sauver. Ma foi, l'inspiration médicale me vint en aide. J'avais dans ma voiture ime préparation de Sedlilz qui pro- duit ou tous lieux d'excellents effets. J'en adminis- trai une forte dose à la malade. Vous pouvez croire mon inquiétude , malgré l'innocence du i-emède. Eh bien ! après un moment d'attente , le remède opéra. Cette bienfaisante potion soulagea cet estomac embar- rassé ; nous partîmes comblés d'admiration et char- gés des louanges et des actions de grâces de la malade. Un grand médecin n'eût pas mieux fait. Après avoir traversé la Tokmak , petite rivière qui vient perdre ses eaux dans le lac de Molotchnoié , nous ne tardâmes point à ai'i'iver sur le territoire de Nogaïsk. Dans les larges plaines où nous conunencions à recon- naître quelques traces de culture , nous observâmes cette fois par nous-mêmes ce phénomène dévastateur, le tléau d'Egypte, des nuées de sauterelles, qu'on nous avait signalé en Valachie, sans que nous l'eussions en- core rencontré. Figurez-vous un nuage vivant , mais DANS LA RLSSIK MÉRIDIONALE. 317 un nuage qui dévore ce qui l'arrèle ; vous diriez, à les entendre brouter, un troupeau de chèvres affamées : le torrent passe en dévorant, et c'est en vain que les hérons, les huppes, les oiseaux voraces de toute es- pèce, se ruent sur cette proie ; à peine la peuvent-ils entamer. Nogaïsk est une capitale ; elle est la méli'opole d'une tribu étrangère, mais dune tribu nomade que les mœurs citadines n'ont point encore entièrement con- vertie : on s'en aperçoit à la structure de cette cité nou- velle. Le chaume et l'argile sont la principale matière employée dans les constructions. Abattez-en la mos- quée, le bazar, quelques pauvres boutiques dans le genre oriental, et vous n'avez plus sbus les yeux quun misérable village. L'histoire de cette ville est assez ré- cente pour qu'on puisse remonter sans encombre jusqu'à son origine. Vers la fin du siècle dernier, à l'é- poque où la grande hnpératrice Catherine songea à peupler ses vastes et nouveaux états du midi, une horde nombreuse de talars, purs descendants, disidl-on, de la race que Tchinghis Khan avait traînée après lui, vi- vait encore sur les steppes d'Astrakhan. Le gouverne- ment les attira, par des concessions utiles, sur les ter- rains qu'ils occupent aujourd'hui, et ils s'y trouvèrent bientôt établis au nombre de j^lus de trente mille. Mais l'instinct vagabond revenait toujours, et les voisins en étaient souvent inquiétés. Un Français émigré entre- prit de civiliser ces hommes et de les former tout à fait à la vie agricole. Le comte de Maison , tel est le nom de re diijno Gjenlilhonunc . apporla ii celle reuvre une 318 VOYAGE lelle persévérance , qu'il parvinl à réunir en colonies disciplinées ces vagabonds de la steppe. 11 leur ensei- gna à cultiver cette terre , qui n'attend que des bras ; la terre , cultivée , ne fut pas ingrate. Alors naquit le commerce , et avec le commerce une industrie qui s'accordait parfaitement avec les goûts voyageurs des iNogaïs. De longues caravanes paitent chaque année, après la récolte, et conduisent jusqu'à Kaffa et jusqu'à Kertch les produits de ces plaines fécondes. A peine distinguez-vous tout au loin la longue file de chariots, ({ue déjà les vents vous ont apporté l'aflreux et stri- tlent fracas de leurs roues criardes. Ces chars grossiers, construits en bois, sans qu'il y entre une seule parcelle de fer, sont traînés par de puissants dromadaires d'une I aille vraiment gigantesque. La lourde charge qui pèse sur des essieux , rarement graissés au moyen d'une sorte de bitume , piodiiit un frottement dont le bruit est assourdissant. Les bons Nogaïs aiment cette har- monie, et si on leui: conseille de graisser leurs essieux : « A quoi bon ? disent-ils , il n'y a que des voleurs qui ciaignent le bruit. » Donc Nogaïsk s'est élevée ainsi au n)ilieu de ces simples cultivateurs; et, je le disais tout à l'heure, connue ville, sa prospéiilé n'est pas des plus flatteuses; elle est devenue tout simplement une grande hôtellerie à l'usage des commerçants arméniens ou karaïms, ces intrépides marchands qu'on retrouve |)art()ut.Le fondateur, le respectable comte de Maison, avait ( essé de vivre peu de temps avant notre passage : nous vîmes le toit qu'il habitait et les petits jardins qu'il a plantés sans trouver beaucoup d'imitateurs. Quoi DANS LA RUSSIE MERIDIONALK. 5l!J qu'il en soit, les bienfaits qu'il a légués à ce peuple por- teront leur 1 mil dans l'avenir. LesXosjaïs se montrent actifs, intelligents; passionnés pour la vie nomade, ils ne démentent point la lace envahissante qui parcou- rut pendant plusieurs siècles toute l'Europe orien- tale, renversant toutes choses sur son passage. Le bien-être, l'obéissance et les progrès de cette tribu ci- vilisée, quel beau problème h résoudre ! et il a été ré- solu. Au reste , nous étions là sur la terre des colonies : car autour des Nogaïs plusieurs populations émi- grantes ont apporté leur travail et leur industrie. Une colonie de Memnonites , venue originairement de la Prusse, habile le territoire qui confine aux concessions des Nogaïs ; plus loin , en se rapprochant de Marioupol. des terres cultivées, des maisons bien entretenues, et Dès lors la mer d'AzofFfut fermée à tous les bàtimenls. excepté aux simples caboteurs. Kertch devint par le fait l'entrepôt et le port de déchargement de celte mer, comme de la mer ]\oire dans sa partie orientale. Les denrées des colonies , de la côte septentrionale , et même celles du Don, arrivèrent par les caravanes, el en suivant la flèche d'Arabat , jusqu'au seid port pri- vilégié. De là vient que la petite ville que nous parcou- rions nous parut morne, et que les entreliens que nous eûmes avec quelques négociants étaient empreints d'un profond découragement. Ce qui entre lient encore au- jourd'hui le commerce trop réduit deTaganrog, ce sont les transports de munitions et de subsistances sur les rives de la province du Caucase; un assez bon nom- bre d'embai'cations, affectées à ce service spécial, sillonnent les eaux peu profondes de cette mer qui s'en va. Mon impatience était vive, et il me tardait d'arriver sur le territoire des Cosaques du Don, où je devais ren- contrer les membres de mon expédition occupés aux recherches minéralogiques qu'ils avaient déjà entre- prises sur une grande échelle. A dater de Taganrog , j'avais trouvé leurs traces, et j'avais hâte de la suivre. Je pris sans tarder la route de Rostoff , car mes jours étaient comptés , et je devais , après une courte visite aux savants ingénieurs, regagner au plus vite Odessa, pour assister ii ces spectacles guerriers qui s'apprê- taient à Vosnessensk avec une pompe digne de l'atten- tion de l'Europe. S. M. l'Empereur avait résolu de passer en revue les colonies militaires de cavalerie : 326 VOYACi: les piailles de Vosnessensk , sur les boids du Boug . avaient été désignées pour cet imposant rassemble- ment , et de tontes parts on se préparait pour cette grande solennité. Mais avant tout, revenons à Rostoff, ou plutôt à sa route, toute parsemée de tumuli. L'immense étendue de ce pays, privé de toute végéta- lion forestière, est couverte de ces éminences coniques qu'on nomme hhourghans dans la contrée; nulle part ces khourghans ne se trouvent plus serrés et plus rapprochés ({ue dans les plaines de Kerlch et de l'ancien royaume de Pont ; mais on les trouve aussi en grand nombre de- |)uis les bords du Don jusqu'aux bords du Pruth , et souvent ils semblent échelonnés connue à dessein sur des lignes régulières. A compter de Marioupol, j'a- vais commencé à rencontrer fréquemment ces curieu- ses éminences , qui ont généralement de vingt-cinq à trente pieds de hauteur. Élevées évidemment de main d'homme, la terre dont elles sont composées a été prise autour de la base de la butte. Au pied de la plupart d'entre elles , en effet , on remarque une dépression qui , dans d'autres cas , paraît entièrement comblée. Après un grand nombre de fouilles, on s'est convaincu que plusieurs de ces khourghans renfermaient des sé- pultures ; mais il n'en faudrait pas conclure que tous indistinctement fussent consacrés h cet usage. Quel- ques auteurs , frappés comme moi de cette espèce de disposition d'alignement qu'on retrouve communé- inent dans les grands espaces où la steppe est plate et sans ondulations , ont voulu y voir une combinaison stratégique; ils ont prétendu que c'étaient là autant de DANS LA KUSSll:: i\IÉIllI)l()\ALi:. 527 puims jalonnes , sur lesquels les hordes de baibares qui oui lanl de lois Ira versé la steppe appuyaient leurs lignes et réglaient leurs marches. Celle opinion n'a rien qui répugne au bon sens, rien non plus d'opposé aux traditions quelque peu effacées qui concernent ces antiques monuments. Il n'esl point déraisonnable, se- lon nous, de supposer que les khourghans étaient éle- vés à chaque campement d'une horde un peu consi- dérable. Ils pouvaient servir à la fois d'abri contre la violence des vents, pour défendre la tente du chef d(^ poste, pour placer les vedettes, que sais-je? même de tribune pour les rudes harangues des barbares, d'au- tels de sacrifices pour leurs prêtres. Si un coips d'ar- mée considérable s'avançait h la fois, il est tout simi)le de penser qu'il élevait ses khourghans dans une dis- position favorable à une correspondance facile , soii par les signaux , soit par les feux. Arrivait-il une ba- taille, une mort naturelle, le khourghan recouvrait les dépouilles mortelles, et restait connne un monumejit nnpérissable auquel on donnait un nom; et ainsi cetïe plaine, toute déserte pour nous, était pour ces hommes d'un autre âge réellement peuplée de souvenirs. Une distinction particulière aux tumuli que nous rencontrâmes à compter de Taganrog, sur les bords du Don, le Tanaïs des anciens, c'est que chaque lumuhis était sur-monté à son sommet d'une sorte de borne gros- sièrement taillée en tête de sphinx, et dont la malièie est un granit fort dur qui ne se trouve point dans ces contrées. Rostoiï est baignée par le Don avant cpie (v fleuve 528 VOYAGE se divise et ëpar[)ille ses eaux dans les canaux qui for- ment son embouchure : ce petit port réunit assez de mouvement pour fixer un moment linlërèt. Nous n'en étionspoint éloignés, lorsqu'une belle députation, com- posée de quatre Arméniens à cheval et fort bien mon- tés, vint m'inviter h me render h Nakitchevan, colonie entièrement peuplée de gens de leur nation ; je fus d'autant moins tenté de me refuser h cette galante in- vitation, que Nakitchevan était précisément sur le che- min que je me proposais de suivre : ma visite fut courte et pleine d'intérêt. Nakitchevan est une ville curieuse par sa physiono- mie à la fois étrange et commerciale : elle s'élève sur les bords du Don , au-dessous de Staro et de Novo Tcherkask, la vieille et la nouvelle capitale des Cosa- ques du Don. La population intelligente et marchande de cette ville mériterait assurément d'être examinée avec une attention plus particulière. Moins bien parta- gée que RostofT sous le rapport de la situation géogra- phique , Nakitchevan lui est supérieure par le génie commercial de ses habitants. Du fond de cette contrée presque ignorée, ils entretiennent des relations suivies avec leurs compatriotes d'Astrakhan, de Leipzig et de r Asie-Mineure. Ainsi, placés comme ils le sont au cen- tre de ce triangle immense formé par des intérêts communs, les habiles Arméniens se sont emparés de presque tout le commerce du bassin du Don. De nom- breux bazars font de Nakitchevan un riche entrepôt (|ui inonde, à l'occasion, toutes les foires du pays. Ces habiles négociants n'ont pas oublié d'accaparer les pro- ~=r ~ ^^^^jlf^yi ^l-iippi'V'"i""t^j| DANS LA RLSSIi: MÉRIDIONAU:. ryli) fluits des vignobles du Don, qu'ils écoulent dans touto la Russie méridionale, à la faveur d'une étiquette trom- peuse qui métamorphose en clmteau-laffiUe et en hanl sauterne les vins un peu rudes de ce terroir fumeux. De belles soieries, quantité de denrées orientales et sur- tout persanes, garnissent les nombreux magasins de cette petite ville; les rues en sont propres et tirées au cordeau, les maisons sont bien entretenues. Nous avons été reçus dans la maison du chef de la ville, du golowa, désigné par ce mot qui revient au mot tête, symbole presque universel du commandement; là nous avons été traités avec une bonne volonté fort gracieuse ; à peine la sauvagerie des dames du lieu nous permit-elle d'entrevoir l'élégante couronne de cheveux nattés dont elles savent se parer, et la coquetterie de leurs atours de soie. — Peu de temps après avoir quitté cette ville hospitalière, nous faisions notre entrée dans la capi- pitale des Cosaques du Don , la grande Novo-Tcher- kask. Du plus loin que se montre cette ville , qui couvre de ses maisons blanches une colline avancée en pro- montoire sur la plaine, on est tenté de se rappeler les grands troupeaux de moutons qui broutent çà et là sur un large espace. Novo-Tcherkask, dont le nom indique une construction récente , a succédé à Staro-Tcher- kask, la vieille ville. D'abord la vieille fut la capitale, mais on l'avait bâtie sur un terrain mal choisi. A la lon- gue on se fatigua des inondations trop fréquentes dont la ville avait à souffrir, et on résolut de l'établir sur un emplacement hors de l'atteinte des débordements. 4'i. 550 \()YA(ii: Cv lui alui's que la capilalc s'éleva sur une sorlede pro Miontoire, dont les pentes rapides offrent peut-être nn inconvénient d'un autre genre. Au reste, Novo-Tcher- kask est bientôt devenue une très-grande ville; ses rues d'une largeur démesurée ; son sol aride et cou- vert d'une poussière qui aveugle le passant; ses petites maisons d'une blancheur éclatante , font en somme et à la première vue un séjour passablement insuppor- table de cette ambitieuse capitale. — L'attaman Ylas- soff compensa par une réception cordiale les désagré- ments de sa résidence. Ce vieil et l'espectable officier se montra envers nous d'une complaisance pleine de franchise : à peine avions-nous pris un repas prépare à la hâte chez le général Berdaieff, officier russe em- ployé par exception chez les Cosaques en qualité de ( hef d'état-majoi". que déjà nous courions vers Ka- menskaia. Kamenskaia est située au noi*d et à une distance con- sidérable de Novo-Tcherkask, sur le grand chemin qui conduit de cette capitale à Yoronége et sur les eaux du Donetz. Je pris à peine le temps de m'arrèter, et je me hâtai de me diriger vers la petite vallée de la Kamenka, oîi je devais rencontrer les personnes que je venais chercher de si loin et à travers de si tristes chemins. En effet je trouvai dans cette solitude des travaux conmiencés par les sondeurs français auxquels j'avais fait adjoindre une certaine quantité d'ouvriers appelé^ de nos mines de Sibérie pour prendre part à ces opé- rations, et importer dans nos montagnes l'art utile des sondages. Quant à M. Le Play, queje poursuivais avec s 1>A\S LA lUSSIi: MKllIDIO.NALi:. ~yr,i une peisislaïue iiilatigable depuis deux jours, il venail de so rendre à Lougane, où lavait attendu le général < omle de Sainte-Aidegond(», seivant au corjts des mi- nes de l'Empire : une haute volonté, dans sa sollieitude pour les questions scientifiques et industrielles qui s'a- gitaient alors dans ce petit coin du monde, a^ail dirige le général vers ces contrées. L'ardeur connnune rem- porta sur les fatigues; le repos était à Lougane, et nous y touchions pour ainsi dire : je donnai pour la dernière fois le signal du départ. Mais ici plus de che- mins tracés dans la plaine, et pour comble de malheur, de profonds ravins sillomienî la steppe et interrompent la route en ligne droite. A l'instant même où je me ber- çais de l'espoir d'arriver promplement et sans accident au but tant désiré de mon voyage , ime pente lapide . entraînant les voitures et les chevaux, nous précipita tout à coup sur les bords du Donetz, où nous restâmes embourbés dans une vase épaisse et noire. Mais, même dans cet abîme, notre chance heureuse ne nous fit pas défaut. Sorti avec bonheur de la calèche à moitié sub- mergée , je me jetai dans un lélègue qui se trouvait dans le voisinage, puis tout seul , et durant douze heu- res, malgré dix chocs de force à désarçonner le plus hardi Cosaque, j'arrivai eufm à Lougane à dix heures du soir, au moment où j'étais le moins attendu. Ma voi- lure, aussi bien, ne put être tirée du bourl>ier où ell<' s'était engloutie qu'après six heures d'effoits. Je me retrouvais donc enfin au milieu de cette autre fraction de mes compagnons de fatigue; moins favori- sés qu«' Umus ( aniarades d<' la Crinié<*. ils oppiaieul 552 VOYAGK dans de (listes régions, sous un ciinial brûlant dont rien ne pouvait tempérer la rigueur. Cependant de gr-ands travaux avaient déjà été accomplis, une recon- naissance minutieuse, sous le rapport géologique, avait été suivie dans le bassin du Don et sur les rives du Do- netz; [>as une vallée de quelque importance , pas un simple ravin n'avait échappé aux investigations infati- gables de nos ardents ingénieurs, et la conclusion de c;es consciencieuses explorations avait été l'ouverture des sondages que j'avais trouvés sur ma route, et de «juelques autres qui allaient coopérer au système de recherches concerté entre nous. Je ne passai donc que deux jours à Lougane pour convenir de nos projets et de nos opérations ultéi'ieures ; ceci fait, je me tins prêt h regagner Odessa par la voie la plus directe. Lougane, mon séjour le plus long durant cette ex- cursion si rapide, est le siège d'une usine impériale fondée dans le but de fournir aux places fortes du midi et à la flotte de la mer Noire les projectiles, les ca- nons et autres objets en fonte que réclamait l'état des forces des départements de la guerre et de la marine dans cette partie de l'Empire. La nature des minerais, et surtout celle des combus- tibles minéraux extraits dans celte contrée . n'a point encore permis de fabriquer sur place la fonte de fer ; celle qui est nécessaire au roulement de la fonderie a été jusqu'à présent tirée de Sibérie. Quoi qu'il en soit, l'usine impériale est montée avec une larcfesse digne de l'important office qu'elle doit renq)lii-. lu nond>ion\ élal-major. composé d'officiers DANS LA RUSSIE MKRIDIONALK. 335 du corps des mines, préside aux travaux de rétablisse- ment. Lougane avait été longtemps le chef-lieu central de M. Le Play et des personnes qu'il avait à ses ordres. Bien plus, l'usine, qui avait eu sa part dans les recom- mandations tulélaires dont mon expédition était l'ob- jet, nous prêta, pour coopérer à nos travaux, un nom- bre considérable d'ouvriers. Les personnes qui tra- vaillaient sur le terrain, dans l'intérêt de la question qui m'occupait, avaient trouvé à Lougane une récep- tion dont elles se montraient reconnaissantes, et je voyais avec plaisir que déjà des liaisons s'étaient for- mées entre mes explorateurs étrangers et les officiers en résidence h Lougane. C'est dans ces heureuses dis- positions que je quittai cette petite ville dans la soirée du 8-20 août. Si je me bornais à consigner ici mes propres remarques au sujet du pays des Cosaques du Don, que je venais de traverser avec une si incroyable promptitude , ces détails , fugitifs comme le tour- billon qui m'est passé sous les yeux pendant cette course étourdissante, n'auraient à coup sûr aucune importance. Mais je puis du moins produire la sub- stance de mes courtes conversations , tant avec l'ex- cellent attaman Vlassoff qu'avec mon complaisant et fidèle cicérone, le comte Galateri, qui, tout brisé du voyage, ne s'en montrait pas moins un guide préve- nant et utile. Le pays habité par les Cosaques du Don est une vaste plaine traversée par le fleuve de ce nom, depuis sa sortie du gouvernement de Voronége jusqu'à son 554 VOY.Ul!: embouchure dans la mer d'Azolï'. Ce pays compreiul aussi le district monlagneiix qui s'étend sur les bords du Donelz jusque vers le gouvernement d'Ekatëri- noslafl'. Bien que soumise à l'autorité de la Russie, cette population de Cosaques est régie par ses lois et ses usages particuliers. Elle nomme ses chel's, qui por- tent le nom d'attamans ; elle élit aussi tous ses fonc- tionnaires civils. La seule dignité d'altaman en chef est à la nomination de rEmpereur, qui l'a conférée à l'hé- ritier du trône, pour cimenter par des liens d'honneui- et d'affection l'incorporation des Cosaques dans la grande famille russe. Le territoire des Cosaques est fertile, mais mal cultivé. Le sol, composé de plaines d'un niveau assez élevé, se creuse par de profonds ravins au fond desquels coulent les rivières. L'agricul- ture, la pêche et l'éducation des bestiaux sont les prin- cipales occupations des habitants. Et pourtant, au sein même de toutes les conditions qui peuvent assurer la l'ichesse, ces peuples vivent pauvres, connue aussi ils vivent sobres, malgré les dons les plus précieux de la nature, qu'un peu d'industrie sufiirail à ïiùre fructi- fier. La seule passion des Cosaques, la seule qui fasse contraste avec leur frugalité ordinaire, est la passion de l'eau-de-vie : l'eau-de-vie est la jjoésie et l'espé- rance du Cosaque. Soldat aussitôt qu'il a quinze ans, il garde jusqu'à cinquante ans l'uniforme, prêt à obéir au premier ordre de dépari ou de service d'escorte et de dé[)êches. Peu de villes, mais un giand nombre de villages couvrent la plaine étendue qu'habitent cespo- [»ulalions. Cba«jue village porte le nom génériqu(^ de DANS LA IlLSSIi: MKKIDION Vl.i:. 55ri ^lanifza, sans préjudice (run autre nonidistimiif. Dans cliacun de ces villages se trouve une maison publique, où rallanian consacre quelques heures de la journée à l'examen des affaires de la commune. Le jjays est en outre parsemé de Uwutor.'i ou hameaux : ce sont les maisons de campagne et les fermes d'exploita- tion. Ces peuples portent la pratique des devoii's religieux jusqu'au scrupule, et leurs idées supersti- tieuses leur font regarder comme impurs tous les hérétiques qui professent un autre culte que le leur. C'est ainsi que, dans leurs relations obligées avec nos sondem s, on les a vus souvent passer au feu, pour les [)urifier. tous les objets qui avaient été un seul instant en contact avec les infidèles. Lignorance de ces Cosa- ques est très-grande, et il faudra encore longtemps at- tendre quun peu de civilisation leur arrive. Pauvre- ment logés, mal vêtus, et rongés par une malpropreté repoussante , les hommes de la classe la plus nom- breuse sont restés les Cosaques d'il y a cinquante ans. Ce soldat paysan ne s'inquiète que dune chose, de la propreté de l'uniforme; ceci est de rigueur. U brosse son habit tous les jours, mais il ne songe jamais à se laver les mains. Odessa était encore le 20 au soir à 863 vei'stes de nous, et nous reprîmes noire course tout rafi'aîchis par ces quarante-huit heures de i-epos. La roule, i)lus accidentée jusqu'à Bahkmout , nous offrit quelques distractions. De toutes parts nous letrouvions autour de nous ces sphinx de granit. scul[)ture grossière, (jiii jonchaient la stopp(> au pied des Kliourglians. Lkaté- 550 VOYAGE rinoslaff nous reçut bientôt : vous la voyez de loin qui s'étend au bord du Dnieper, où elle déploie une suite de jolies maisons et de jardins. Cette ville, qui s'est élevée, comme l'indique son nom, en mémoire de la gloire de la grande Impératrice , est aujourd'hui le chef-lieu d'un gouvernement qui dépend du gouver- nement général de la Nouvelle-Russie. A la traverser au galop, comme nous le fîmes, nous n'y remarquâ- mes que peu de mouvement dans la population. Puis nous atteignîmes Nikopol, et nous suivîmes le Dnieper jusqu'à BérislafT, toujours eu foulant une plaine bor- née par de nombreux lumuli, et fertilisée d'espace en espace par une culture intelligente. Que pourrais-je dire de Bérislaff et de Kherson, que nous aurons une prochaine occasion de décrire plus à loisir? Je les dépassai rapidement : j'étais bientôt après dans les belles et vastes rues de Nikolaiefî, le premier chantier maritime qui se soit élevé sur ces rivages. NikolaiefT, moins richement doué par la nature que le havre admirable de Sévastopol, n'en offre pas moins un mouillage favorable et un arsenal spacieux. Après avoir passé sur un bac le Dnieper, qui est d'une si grande largeur que le trajet dure plus d'une demi- heure , nous prîmes enfin la direction d'Odessa , où j'arrivai dans la nuit du 24 août, après quatorze jours d'absence, pendant lesquels j'avais parcouru 2,000 verstes environ. Ma visite était donc accomplie; je rentrais à Odessa précisément pour l'époque que je m'étais assignée. Je devais h cette heure me préparer au voyage de Vos- DANS LA lU SSIE MÉRIDIONALE. :iX nessensk, celte courte et splendide promenade. Telle est lu vie du voyngeur : mélange incomparable d'émo- tions, de bien-êue et d'indigence: aujourd'hui campé dans la steppe, demain sur le moelleux divan d'un palais ! Cependant une partie de mes collègues exploraient pas h pas la Crimée, et étudiaient à petites journées cette antique péninsule où chaque ville porte un tri- ple nom consacré par la mythologie, par l'histoire et [)ar la conquête moderne. Le récit de leur voyage d'observation occupej-a le chapitre suivant. •*?, vil. VAi lA. — i$A<;iri(.m ii-s\n AI. ^iftAVAM de quiller \alla |juin' nous livrer entiiï à nos exploialions -r^^.i|| ^ji^a^^ cle tous les joui's sur le sol '■' 'îîï' r^rr J^' 1;» Tauride, nous avions;» '^ -^Ml^ #^S "'^'^'^ occuper de quelques pre- '■'^^i/ik''-f'J liminaires indispensables. Cela i'^:i"*i^— ^^^ft"^' nous linl deux jours, el d'ail - '" "^^ JF^'-'^îÊ- leurs ces deux jours ne l'u- renl pas [)erdus pour les excursions de nos natu- ralistes et les comiuètes de notre peintre. Celte (■an)i)af;ne pittoresque ne pouvait s'ouvrir sous de plus favorables auspi(M^s. M. le ronif(^ Woron/.c^lV rîVO VOVAC.K avait bien voulu lui-iiîènie nous aidei- à tracer noire itinéraire. Nous avions un guide habile, des recom- mandations puissantes; nous allions enfin entrer dans la vie nomade des chasseurs, des géologues et des naturalistes. A cette heure, le but était de- vant nous ; il ne nous restait plus qu'à le toucher des mains. Vers le soii-, le 13 , nous étions tous réunis sur le rivage de Yalta, lorsque le bateau à vapeur qui nous avait amenés, le Pierre-le-Grand , quittait la baie encore fort agitée, et cinglait vers l'est, emportant deux personnes qui rejoignaient M. de Démidolî, et les voilures qui, trouvant à KalTa un débarquemeiil {)lus facile, devaient leiuplacer les télègues; du som- met d'une éminence d'où la mer se découvre au loin, nous suivîmes longtemps des yeux la marche du bâ- timent, qu'agitait une lame assez rude. L'ancienne église de Yalta avait occu[)é ce promontoiie où nous étions, et dans ses fondations loulaient deux télés dignes du fossoyeur d'Hanilet. Nous fîmes noire prolil de ces débris humains, débris orgueilleux peut-être, puisqu'on les retiouvail ainsi abandonnés sous le parvis du sanctuaire. Non loin de lii, sur une hauteur, s'élève aujourd'hui la nouvelle é»lise de Yalta : charmante église toute légère, toute rein[tlie de délicates sculptures. Vous y entrez par une tour élégante qui s'élève tout d'un jet. tandis qu'un dôme oriental, tlanqué de quatre dômes plus j)etils. couronne piltoresquement l'édilice. i.e lendemain nous [>arcouiions h^s envii'ons.Deux DANS LA ULSSii-: .MKIllDlO.NAL!:. IJVl peliles rivières, que les orages ou la foute des neiges iransforuieut quelquefois eu torrents, descendent dans la baie de Yalta. La première, celle qui a donné son nom à celle modeste ville, s'échappe de la base d'une admirable enceinte de montagnes; elle traverse une vallée toute couverte de jai'dins et de vergers, et se perd dans la mer, tout auprès de la porle même de Yalta. L'autre rivièi'e, qui vient mourir sur la plage, un peu plus au sud vers le cap Aï-ïodoi", porte le nom de Chrimasto-Nero. A peine, en été. (juelques filets d'eau claire s'éparpillent sur les cail- loux de ce lit creusé par un torrent. Ce n'est pas que la source ne soit abondante ; mais en passant au pied des jardins des Tatars, le Chrimaslo-Nero paie à ces cultivateurs , habiles dans l'art des irrigations , le tribut de ses eaux limpides. Ces belles eaux se dis- persent dans des canaux ingénieusement disposés, et elles rafraîchissent de nombreuses plantations d<' chanvre et de tabac. Nous remontâmes cette vallée en marchant dans le lit du torrent, souvent obstrué de rochers, et au bout d'une heure de chemin, nous nous arrêtâmes au milieu d'un site sauvage et gran- diose. Le torrent se divise ici au pied d'une masse im- posante de roches recouvertes d'une profusion de pins, de mélèzes et de genévriers, parmi lesquels sur- gissent des aiguilles élégantes et hardies comme les flèches d'une cathédrale gothi(iue. L'air était calme , le silence était profond, la solitude complète. En revenant sur nos pas, nous visitâmes un grand village fatal" qui se peurlio ;i l'ond^re de ses noyeis n',-2 VOVAC.E sur le bord du toireiit. La géographie des Orientaux, qui aime h désigner les lieux par leur aspect ou leur position pittoresque, a nommé ce lieu Déré-Kouï : le premier de ces mots signifie une vallée ; Kouï est le nom qui désigne un village. Les demeures des paysans talars s'élèvent de préférence sur un terrain dont la penle permet de disposer en amphithéâtre les maisons qui s'adossent au sol; trois murailles assez peu élevées forment les pans du modeste édifice, dont le quatrième côté est entaillé dans la colline; des poutres et un clayonnage solidement posé h plat sur ces murailles, forment une terrasse (jue les Ta- tars savent rendre tout-à-fait impénétrable à l'humi- dité. Sur celte terrasse, nette connue un parquet de nos salons, le paysan tatar expose ses fruits et l'ail sécher ses grains ; c'est là qu'il respire le frais du soir et qu'il fait sa causerie avec ses amis et ses voisins. 13e ce poste élevé, le Talar observe ce qui se passe au loin, loi'sque sa meule , aboyante et fidèle, se préci- pite sur l'élrangei'. Celle terrasse est, à vrai dire, loute la maison. Parmi toutes ces plates-formes, il en est une, celle de l'ombachi, le chef nnniicipal du lieu, qui est plus particulièrement la place publique , le forum où se débitent les nouvelles, où se discutent les intérêts du village ; c'est là aussi qu'on reçoit les t'irangers pendant que s'organisent les préparatifs de cette hospilalilé empressée qui est une religion poui- c(^s peuples. Déi'é-Koui . vers sa pente inléricure , est ombrage' |>ai' une forèl de larges noyei's à l'épais feuillage. La DANS LA lUSSlK MKHIDlONALK. 3'i:J lonlaine publique, cachée sous celte sombre voûte, était eulouiée de plusieurs groupes de femmes que notre présence mit en fuiie. Drapées comme elles le sont dans les amples voiles blancs qui lesenvelop{)ent de la tête aux pieds, et courant ainsi dans l'ombre, ces femmes nous faisaient songer aux âmes heureuses de l'Elysée. Tout se prêtait, au reste, à cette comparaison toute vii'gilienne: la fraîcheur, le silence, le murmure des eaux et la course légère -des fugitives. Si vous les rencontrez dans quelque étroit sentier, elles re- tournent précipitamment sur leurs pas, [)lutôt que d'affronter le regard d'un infidèle; ou bien, si la distance h laquelle vous passez les rassure , elles se contentent , du plus loin qu'elles vous aperçoivent, de vous tourner obstinément le dos. Les enûmls eux- mêmes, race curieuse, semblent partager cette hoi- leur pour les étrangers. Cependant quelques petits garçons fort jolis , à la mine éveillée, nous suivaient timidement de loin, tout piêts à s'esquiver à la moin- dre alarme. Ils prenaient grand plaisir à nous voir tirer les tourteielles dont les niasses de verdure de Déré-Kouï sont peuplées. Ces petits Tatars sont de jolis enfants, vifs, agiles, bien faits; ils sont vêtus d'un étroit fourreau; lem- tète est recouverte d'un bonnet rouge d'où s'échappe une belle chevelure ar- tislement nattée jiar la main maternelle: l'enfant ayant grandi , on remplace le bonnet rouge par le bonnet noir de peaud'agneau, qui est d'un usage géné- ral paiini ces peuples. Malheureusement, quand le bonnet est bien enfoncé sui' le front, les oreilles se 3VV VOVACÎ-: trouvent en dehors, et voilà pourquoi elles restent si écartées de la tête. L'homme fait se ressent de celte nature ; il est bien pris dans sa taille, leste, hardi : son œil est beau, son nez aquilin ; rinlelligence éclate dans toute sa personne. Il est naturellement pares- seux, paresseux avec délices; mais cependant il sait au besoin supporter les plus rudes et les plus pénibles latimies. La langue que parlent ces hommes est la langue ta- tare, mais ils la [)arlent avecunaccentsi rauqueet si voilé, qu elle doit êlre bien difficile à comprendre, même par ceux qui la savent. Cet organe guttural [)rovient sans doule de leur habitude de crier en plein air du haut de leur terrasse. Les cultures de Déré-Kouï, comme toutes celles de la vallée de Yalta, sont dirigées parles Tatars avec une grande intelli- gence, et nous avons déjà rapporté comment la dis- tribution bien entendue des eaux conlrilnie à la fer- tilité générale. Nous reçûmes d'Aloupka, le 15, un itinéraire qui comprenait tous les lieux de la Tauride dignes do fixer l'attention des observateurs. Notre première route décrivait sur la carte de Crimée un circuit embrassant pour points capitaux Baghtcheh-Saraï. la ville des khans; Sévastopol, le grand arsenal maritime ; toute la Chersonèse antique, si rempli<' des souvenirs de l'histoire et de la poésie. Nous partions pour cet intéressant pèlerinage, munis do tout ce qui pouvait rendre le voyage aussi commode (pi'inslruclif ; los lettres que nous devions à la bonl('' DANS LA Kl SSIK .MKiaDIOXALK. :i'^^t (lu gouverneur-génorai nous assuraient parlout un accuoil favorable. Un firman écrit en langue russe el en langue tatare nous garantissait les moyens de transport et le nombre de chevaux nécessaire. Notre guide nous avait été envoyé parle comte Woronzofl". Ce guide fui bientôt notre ami; il s'appelait Michaël Barba-Christ i; il était sous-officier dans la compa- gnie des arnaouls de Yalta. La milice grecque qui porte le nom d'arnaouts se compose d'un bataillon préposé spécialement à la garde des côtes de la Crimée. L'état-major ïésidc dans le petit port de Balaklava, et de là les postes de cette troupe sont répartis sur les différents points du litto- ral où leur présence est jugée nécessaire. L'origine de ces arnaouts remonte au temps où la Russie faisait la guerre à la Porte-Ottomane, en 1769. Une division navale, toute composée de Grecs de l'Archipel , avait puissamment secondé, à cette époque, le succès des armes russes; la campagne finie , les débris de celte vaillante escadre furent recueillis sur le territoire de l'Empire et constitués en régiment ; ils rendirent plus d'une fois des services signalés contre les insurrec- tions desTatars. Plus laid, ce cor[)s militaire reçut, avec le nom de bataillon grec de Balaklava, des con- cessions de territoire; c'est donc là une vraie colonie militaire, dont les membres, appelés par intervalle au service, se livrent paisiblement, les deux tiers de l'année, à la culture de leur petit domaine. Il est difficile de s'expliquer l'origine du surnom d'arnaouts par lequel ces Grecs sont désignés. Peut-être fau- i4 :]V(; VOYAGE (Irail-il chercher hi racine de ce nom dans des nio(s grecs, tels que anws, mouton, ou arnaki^ l)rebis. et supposer que la petite tribu implantée aujourd'hui sur les rochers de Balaklava avait pour ancêtres une peuplade de pasteurs. Quoi qw il ^'u soit, notre digne guide, le sous-officier Michaël Barba-Christi, eut à peine pris connaissance de l'ordre qui émanait d'A- loupka , qu'il s'occupa avec zèle des moyens de transport qui nous étaient nécessaires pour nous rendre à Baghtcheh-Saraï. Le 16 au malin, avant six heures , nous étions tous à cheval, et notre troupe joyeuse remontait déjà la vallée de Yalta, se déployant h la fde dans le sentier qui borde la petite rivière. Neuf hommes h cheval, cinq Tatars à pied, composaient cette caravane pas- sablement pittoresque; car notre costume était bien changé depuis le jour où nos uniformes attiraient l'attention des passagers sur le Danube. Nous avions d(^'à subi l'inlluence tatare , qui avait imprimé sa couleur orientale à nos personnes et à nos vêtements. Nous fûmes frappés nous-mêmes de l'étrange physio- nomie de notre cavalcade, quand nous la vîmes se dessiner sur les premières pentes du Yaïla. Les che- vaux que nous montions sont d'une taille peu élevée et d'assez chétive apparence, mais on apprend bientôt à estimer leui s excellentes qualités. Infatigables et jamais découragés, le moindre repos, la plus maigre pâture , sutTisent h leur rendre des forces. Leur [)ied est aussi assuré dans les sentiers les jdus rocailleux et sur le penchant des précipices, qu'au niilieu même DA.NS LA lU^SIK MEIUDIONALE. .'{',7 i VOVAliE la[)is du vestibule une iaiposanle rangée de babou- ches, auxquelles nos ehaussuces occidentales s'é- taient respeclueusement mêlées. Le jour suivant, toute la matinée fut consacrée à une intéressante promenade. Nos chevaux, que nous avions demandés de grand malin, n'arrivèrent ce- pendant qu'à huit heures, selon une coutume con- stante, et contre laquelle on s'irriterait en vain. Mais cette attente fut employée à une nouvelle visite du palais, et nous lûmes inlioduits dans les apparte- ments du premier étage. C'est le même luxe éblouis- sant, la môme recherche sensuelle pour tous les dé- tails de vie intime. Les chambres destinées h rece- voir LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice, h leur prochain voyage , étaient surtout d'une élégance et d'une richesse achevées. Partout brillaient des vases précieux qui contenaient des fleurs, des coupes de cristal où nageaient des poissons rouges. Les somptueux tapis et les nattes finement tressées qui recouvraient le sol n'ont point à souflVir du contact des chaussures; car, ainsi qu'à la mosquée, les chaus- sures des visiteiu's restent ici à la j)orle. N'omettons pas, pour terminer la desciiption de cet élégant pa- lais, de faire remarquer qu'on se tromperait si l'on se figurait que les demeures des souverains orientaux soient conq>arables à la grandeur de nos édifices royaux du reste de l'Europe : les appartements de Baghtcheh-Saraï, comme tous les saraï de l'Orient, sont construits sur des dimensions rétrécies. Tel est donc aussi le caractèie de ce riche palais: mais ce DANS l.A RISSIE MÉRIUIONALE. 3Gr> qui le dislingiie entre tous, c'est le goût délicat et la perfection des innombrables détails qui s'y rencon- trent, et qui charmeraient encore les yeux après cent visites curieuses. Mais enfin les coursiers tatars hennissaient dans la cour. Un joli cheval, couvert d'un élégant harnais et d'une jolie selle rouge, était destiné à porter la dame étrangère que nous avions rencontrée la veille. Notre cavalcade, ainsi augmentée, prit le chemin de TcMoufout-Galeh, le Fort-des-Juifs, comme on appelle la petite ville des karaïms, la seule ville au monde qui appartienne exclusivement à des Israélites, ché- tive parodie de Sion , capitale exilée sur le sommet d'un roc , faite pour ce peuple pour qui la terre en- tière est un exil. On sort par une longue et assez misérable rue du défilé de Baghtcheh-Saraï. Arrivé à l'extrémité de lu ville, vous pénétrez dans une ville nouvelle; mais celle-là est sans nom, comme le peuple qui l'habite. Qu'on se figui'e la plus étrange cohue de sauvages à peine vêtus, habitant, au lieu de maisons, des ca- vernes, des trous immondes pratiqués par la na- ture ou par un travail paresseux dans les lianes de ces grands rochers qui entourent la vallée. Une tribu nombreuse de Bohémiens a ti'ouvé ces haliilations toutes faites, et la paresse naturelle à ce peuple s'est bien vite accommodée de cette vie de Troglodytes. C'est donc là le chef-lieu où s'étale avec plaisir, sous le soleil, toute la misère de cette race misérable! De tous côtés vous apercevez les hideuses guenilles (jui 366 VOYAGE tapissent les rochers, la l'iimée bleuàlie qui monte le long des immenses murailles de la montagne, et les ustensiles délabrés de celle triste communauté de pa- rias. Au bruit des chevaux, il faut voir sortir en bondissant de leurs terriers, comme des singes, des entants noirs et maigres et des f'ennnes décharnées qui vous terident les mains avec des conloi'sions et des cris inarticulés : triste spectacle de la dégradation humaine; et cependant , là encore on remarque avec étonnemenl quelques types, bien rares il est vrai . de la beauté asiatique, comme nous l'avons observé déjà en Yalachie ; de belles iilles qui , sous leui's hail- lons insuffisants pour les couvrir, marchent avec la majesté des reines de théâtre; de jeunes garçons à l'allure franche et décidée, au regard d'oiseau de proie, dont la chevelure noire el brillante encadre si bien les purs contours du visage. Mais ces beaux i'es(es d'une race abrutie s'effacent tous les jours; le voyageur qui a franchi celle vallée n'emporte guère quun profond sentiment de dégoût pour tant d'a- baissemenl. Plus loin, change le spectacle : à l'instant même où l'on quitte le cours du Djourouk-Sou, et lorsque vous commencez à monter pour sortir du vallon de Baghtcheh-Saraï, vous remarquez sur la droite une masse de rochers symétriquement disposés par la nalure , comme tous ceux des environs. A une certaine hauteur, et dans la roche même, de nom- breuses excavations, qui connnuniquent entre elles pai" (le légèrc^s galeries extérieures, occupent, sur DANS LA lUSSlE MÉRIDIONALK. 367 une grande longueur, la paroi perpendiculaire de la montagne. C'est le monastère de l'Assomption. On y arrive par un ravin profond. Des escaliers taillés dans le roc joignent au sol celte demeure aérienne. Une petite chrfpelle, dans laquelle le ciseau des cé- nobites a ligure quelques colonnes grossières, est la pièce la plus remarquable de celte suite de cavernes. Un prêtre grec habite le couvent, et il voit chaque année, au 15 du mois d'août-, les populations chré- tiennes de toutes les parties de la Crimée accourir en pèlerinage pour visiter le saint lieu. A en croire nos guides, ces grottes furent creusées à une époque où la religion grecque était l'objet d'une ardente per- sécution de la part des Musulmans. Les catacombes de Rome seraient bien étonnées si elles connaissaient celle légende. Cependant nous montions par un étroit chemin sur le roc vif et glissant. Deux fontaines, situées sur le penchant de la montagne, fournissent les eaux né- cessaires à Tchioufout-Gaieh ; c'est pourquoi une pro- cession continuelle d' canes et de mulets, chargés de longues et très-étroites bari-iques, descend et remonte tout le jour sur le sentier. Tchioufout-Galeh était à plusieurs centaines de pieds à pic au-dessus de nos lêles, et ses maisons, qui bordent exactement la ro- che, dominent d'une manière effrayante ce précipice aride. Tout est blanc , tout est sec et brûlé dans celte ravine : une dernière rampe qui ressemble à un pré- cipice nous conduisit enfin à une plate-forme sur laquelle s'ouvre la poile de la ville. 3(i8 VOVAtiE Plus do viugl Tsiganes, armés de leurs lorniidables violons, nous allendaienl à ce seuil peu harmonieux; les tanibours de basque formaient le second rang de celte milice discordante. Ce fut donc au milieu de cette escorte qu'il nous fallut parcourir au pas , comme des triomphateurs, les rues étroites de la ville , dont le roc inégal forme le pavé naturel. Un amas de bicoques, quelques furtifs visages de fenmies qui vous regardent à la dérobée, composent tout l'at- trait de cette promenade ; elle aboutit h un espace nu, à peu près isolé de tous côtés par sa situation escar- pée, qui domine verticalement de 500 pieds le fond de la vallée du Djourouk-Sou. C'est là, nous dit-on, (pie les khans faisaient nourrir jadis les cerfs desti- nés à la chasse. Cette curiosité une fois visitée, il faut s'arrêter an tombeau romanesque de la fille d'un khan, dont la vie fut, dit-on, une véritable histoire arabe, toute remplie d'incidents et de merveilles compliquées. Quand enfin toutes ces visites furent épuisées, nous prîmes le chemin de la maison du rabbin, qui s'acquitte avec une rare politesse des devoirs de l'hospitalité. Cependant la musique n'avait pas cessé une seule minute : chacun des exécutants se démenait encor'c dans le dédale de la mesure et de la contre-mesur-e. Ces braves gens nous jouaient des marches, des valses, des ballades peut-être , le tout sur un mode unifor-me. Ce n'est pas qu'on ne découvre dans cet étourdissant charivari quelques effets d'Iiar-monie étr'ange, connue aussi on y saisit les nrolifs ANS LA RUSSIE MÉIUDIONALE. :581 les reliels escarpés du promontoire. Le voyageur dé- barqué au bureau de la douane, et qui découvre cette ville groupée sur ses roches blanches et brûlantes, est tenté de reculer devant tant d'obstacles; déjà même il cherche avec anxiété quelque voie plus lacile et moins brûlée. Une seule rue, un peu jilus supportable que les autres, s'étend parallèlement au grand port sur un plan déjà élevé, et elle réunit sur ses deux côtés tous les édifices remarquables dont puisse s'enorgueillir la Sévastopol moderne. La cathédrale, pieux édifice de la plus élégante architecture, attire aussi les plus hum- bles respects des peuples. Plus loin s'élève la lourde l'amirauté, un peu trop fière de ses colonnes, qui sont sans proportion avec le reste de f édifice. Quelques hôtels assez élégants, qu'abrite l'ombre des stores; quelques petits jardins où la poussière dévore la ver- dure, voilà ce qu'on rencontre dans ce beau quartier de Sévastopol. Si vous portez vos pas au sommet de la ville, vous retrouvez encore ces jardins qui masquent discrètement de petites maisons assez propres ; mais (;etle partie de la cité est la proie des vents, qui balaient périodiquement dans cette saison le sol découvert des rues exposées à ces orages de sables amoncelés. Cependant , parvenu sur ces hauteurs , vous êtes dédommagé, par la beauté de la perspective, des fati- gues d'une longue ascension. Vous embrassez alors tout l'ensemble du port et de ses élablisseinents, coup d'œil magniliciue, surtout lorsque la flotte entière de la mer Noire présente comme alors, dans l'admiia- ble bassin de la rade, son im|>()sanl alignemenl. 382 VOYAGE Vous jugerez sans peine de ce mouvement, de celle variété, de toute l'animation de ce sévère paysage, quand vous passerez en pensée la revue de celte mer sillonnée par la flotte que voici : Le Varsovie. . Silistrie. . . Tchesina. . Maria. . . Ânapa. . . . Pamik Itstaphi. 120 Cillions. 90 90 90 90 90 Macliniout. Catherine. Anilrinople. Staloust. . Pimeii. 90 canons, 90 90 90 90 Puis venaient les frégates Bourgas (iO Enos 61) Varna (iO Anna iO BtailoM. . Agallio|jol. Téiiédos. . 10 60 tlO Les cor ve Iles Sizopoli 14 Oresie -21 l[thigénie. . . . 2'i Le bricli le Mercure 20 ... , ( Ganetz ( le Courrier ) li Les goélettes „ . ^. / ^estavoI (le Planton ) 14i Et enfin le cutter le Spechni ( le llapide ), VA l'allège la Striiia (lOnclel. Au moment où nous achevions chez notre hôte les simples préparatifs de notre campement, un mouve- ment inusité se manifestait dans la ville et dans le pori . II s'agissait de l'arrivée d'un bateau à vapeur de l'étal. DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 3K3 leGioiiioiiocels (le Porle-Foudre), qui avait à son boid le prince Menzicoff, ministre de la marine impériale, attendu pour faire l'inspection de la flotte. Le minis- tre ne quitta point son navire, et il reçut, aussitôt que le Gromonocets eut jeté l'encre, la visite de tous les corps des services publics. L'amiral SlavaniefT , qui commande le port de Sévastopol , était alors atteint d'une maladie grave, et cette circonstance nous priva de l'honneur de lui être présentés : il fallut nous con- tenter de faire parvenir jusqu'à lui la lettre d'intro- duction de M. le comte WoronzofF. Nous fûmes plus heureux auprès de M. Hupton. l'habile ingénieur qui a conçu et qui dirige les importants et utiles travaux du port. Accueillis dans sa maison avec une cordialité {>arfaite, nous y trouvâmes le tableau d'une douce vie d'intérieur. M. Hupton est le père d'une belle famille de huit enfants. Déjà actifs et intelligents, les fds se- condent dignement leur père dans les immenses en- treprises qu'il conduit à l'aide d'une armée de soldats travailleurs. De toutes parts à Sévastopol, et sur quel- que rivage que se portent vos regards, vous apercevez de longues lignes de casernes destinées à une impor- tante garnison ; mais cette abondance de logements militaires était alors encore insuffisante pour donner un abri aux nondjreux soldats occupés aux construc- tions somptueuses, aux terrassements pénibles qui doivent changer l'aspect de ces rivages. Bientôt , en rfl'et, de vastes ateliers, des esplanades spacieuses et des bassins profonds, prendront la place des collines de calcaire blan( hàtre qui naguère douiinaient les :WV VOYACiE l>aies; déjà même, par un travail palient, < es collines se sont abaissées jusqu'à leur niveau. Trente mille hommes, abrités par les lentes d'un camp, prêtent leurs bras à ces gigantesques métamor- phoses, et c'est là un coup d'œil vraiment plein d'in- térêt, que cette l'oule laborieuse, toute vêtue de toile blanche, s'agitant et se croisant dans le nuage de cette poussièie qu'ils enlèvent sac par sac, et pour ainsi dire poignée par poignée,auxmamelonsabaissés: véritable travail de fourmilière, où la division infinie des forces arrive à la longue au même résultat que l'énergie des moteurs et la puissance des machines. Cependant, parmi cette troupe active et persévérante, un fléau ledoutable s'était manifesté: une opiithalmie intense, rophthalmie égyptienne , contagieuse selon les uns , épidémique, disaient les autres, exerçait des ravages malheureusement trop constatés. On l'attribuait gé- néralement à la prodigiense poussière que les vents font tourbillonner sur ces coteaux, dépouillés depuis que les travaux de nivellement ont été entrepris. Mais quelle que soit la cause de ce mal, ce mal est horrible. Vingt-quatre heures suffisent souvent à corrompre l'œil entier et à l'arracher de sonoîbite. Nous avions déjà admiré la baie des vaisseaux et le spectacle inusité de grands navires à trois ponts qui connnuniquent avec la terre au moyen d'une simple planche jetée sur le rocher; mais nous fûmes bien autrement étonnés lorsque nous visitâmes la baie du carénage. L'importance de Sévastopol elles heureux accidents de sa position étant une fois reconnus, il lui DANS LA RISSIE AIKIIIDIONALE. 58:i lallail (!c's bassins et des formes de radoub ; c'est à quoi M. Huplon a admirablenieiu pourvu. Un vaste bassin a été creusé à quelque distance de la mer et sur un ni- veau plus élevé. Sur ce bassin s'ouvrent cinq foinies de carénage. Trois de ces formes recevront des vais- seaux, les deux autressont destinéesaux frégates. Dans une mer presque sans marée, Tasséchement de ces formes était un problème diflicile à résoudre; voici comment on y est parvenu. A dix-huit verstes envi- ron, au fond de la grande vallée qui forme la rade, une petite rivière, dont les eaux sont abondantes, cou- lait sur un plan convenablement élevé. Cette rivière a été confisquée par les ingénieurs. Amenée par un nou- veau lit qu'on lui a creusé dans le roc, quelquefois contenue dans un tunnel ou soutenue par un aqueduc, la Tchormïa-Retchka (ruisseau noir) va venir alimen- ter les bassins. Connue toute cette eau se précipite de très-haut, il sera facile, au moven d'écluses insé- nieusement combinées, de faire arriver dans le beau bassin de trois cents pieds sur quatre cents, qui se re- vêtait en notre présence d'une magnifique maçonne- rie, un vaisseau de 120, deux vaisseaux de 80 et deux frégates de 60 canons, qui prendront place dans les majestueuses loges où ils seront asséchés ou renfloués à volonté. Ce sont là sans doute de grands , de nobles travaux ; de ceux qui rendent un règne illustre, et qui recommandent à la postérité le nom d'un ingénieur. Ce qui nous frappait surtout, c'était de voir ces mêmes soldats, tour à tour terrassiers, charpentiers, forgerons et maçons , accoinj)Hr à mei-veillo toutes ces taches si 49 .■580 VOYAGK diverses. M. Hiiplon, Anglais d'origine, tout accoulunié qu'il fût dans sa patrie à ces miracles d'industrie, ne pouvait assez s'étonner de cette aptitude du peuple russe à devenir tour à tour, et en si peu de temps, un habile ouvrier en quelque art que ce soit. Ajoutons que le soldat russe est non-seulement un habile arti- san, mais encore un ouvrier docile par caractère, res- pectueux sans bassesse, adroit et actif sans forfan- terie. Les chanliers de construction de la marine impériale sont établis à Nikolaïeff, situation favorable tant à cause de l'emplacement qu'à cause de l'arrivage des bois qui descendent de la Russie centrale. A Sévas- lopol il ne fallait donc qu'un atelier de carénage , et le dock nouveau en remplira l'office à merveille. Qui le croirait? le grand ennemi , le grand ravageur qui dé- vore les navires dans les belles eaux de Sévastopol, c'est un imperceptible petit ver, le teredo navalis. Il ré- duit, dit-on, à huit ans la durée moyenne d'un bâtiment de guerre, condition comparativement défavorable à la marine russe, puisque la durée moyenne, dans les ma- rines anglaise et française, est évaluée à plus de quinze ans. Quelques essais tentés pour préserver les vais- seaux de cette cause de destruction précoce n'ont pas eu apparennnent tout le succès qu'on en devait atten- dre. Il est vraiment affligeant de penser qu'un si mé- prisable ennemi s'attaque impunément à ces grandes et imposantes masses, si noblement assises sur les eaux d'un des plus beaux ports de l'univers. lue excursion à Inkerman devint le but dune pro- menade'Maulliiuc, lors(juc nous eûmes terminé la vi- I)A>S LA RLSSIE MÉRlDIONALi- . Ô87 site de tous ces iuléressanls travaux. Eu quitlaul 1 ar- seual , nous remarquâmes une belle ibntaine destinée à fournir des eaux abondantes à la tlotle, et qui s' achève sur le flanc d'un rocher. Un système de fdtre qui fonc- tionnera sans cesse livrera ces eaux parfaitement pures aux besoins des navires. Quand nous eûmes traversé toute cette activité intelligente, nous naviguâ- mes paisiblement entre des rochers déserts et la ligne des dernières frégates, qui s'échelonnaient jusqu'au fond du port. En passant devant une étroite vallée, nous remarqucàmes, à travers les arcades élégantes d'un aqueduc, une maison isolée, sorte de kiosque qui s'élève au milieu d'un bosquet de petits chênes. Ce n'est rien moins que le jardin public , le rendez-vous des fêtes de cette cité, qui se crée elle-même jour par jour, et qui, tout en élevant ses remparts, a déjà songé h se préparer ce lieu de rafraîchissement et de repos. C'est surtout le premier jour du mois de mai que ce lieu écarté se remplit de toutes les joies d'une fête bruyante. Pendant que nous examinions le pavillon assez élégant qui est le centre de toutes ces solenni- tés, des ouvriers nombreux achevaient les embellisse- ments et les décorations intérieures qu'une circon- stance prochaine rendait plus que jamais nécessaires. On n'attendait pas, mais on espérait que la famille im- périale, après avoir encouragé d'un regard toutes ces grandes choses nouvellement créées, voudrait peut- être visiter cette modeste retraite consacrée aux plai- sirs. Tout au lond de la baie, la prédominance des eaux 588 VOYAC.!-: douces se inaiiiCesle par une abondance de grands ro- seaux , que nous traversâmes facilement avec notre canot poussé par une jolie brise: puis nous nous trouvâmes dans le lit étroit, mais encore profond, de la Tchornaïa-Retclika. Ici, les rochers s'écartent, la vallée s'élargit; de petites prairies sillonnées par le ruisseau, ombragées par quelques bouquets de beaux l'rênes et de lentisques ( pistachki lentiscus ) au feuillage élégant , reposent les yeux fatigués de ces côtes grises et uniformes. A droite, nous avons débarqué sous les arbres , et nous nous sommes mis en devoir de gravir le rocher voisin , dans lequel on a creusé un nouveau lit pour la rivière, lorsqu'elle devra se rendre aux bas- sins de l'arsenal. Des degrés commodes, creusés dans la pierre, nous en facilitèrent l'ascension; cet utile ou- vrage avait été inauguré le jour même où un illustre étranger, le maréchal Marmont , avait visité le vallon d'Inkerman. Arrivés sur les bords du canal, nous ne tardâmes pas à y rencontrer le tunnel qui se perd har- diment sous une formidable masse de rochers. Ce pas- sage, entièrement pratiqué au ciseau, et qui n'a pas demandé moins de quinze mois de travail, atteint cent trente mètres de longueur ; la hauteur de sa voûte est de dix pieds français, et sur sa paroi de gauche on a ménagé un trottoir qui suffit à la circulation. Com- mençant en même temps aux deux extrémités, les tra- vailleurs se sont lencontrés au milieu de la distance el sans déviation sensible. Pour tout dii'e sui' le l»eau ca- nal de dix-huit veistes , qui aura un si utile emploi , ajoutons <|ue onze maisons de gardes, élégants pavil- 1' ï "Vif DANS LA RUSSIE MÉKIDIO.N ALE. 581) loiis oclogones, sont élevées sur ses bords. Non loin de là, nous sonnnes entrés dans des groUes spacieuses, où des religieux se sont pratiqué jadis une demeure h Tabri de la [)erséculion. Une porte étroite et un es- calier tortueux, sur lequel s'ouvrent des cellules, con- duisent dans une chapelle où subsistent encore des traces d'ogives. Celle chapelle, par une large ouver- ture, laisse apercevoir dans sa longueur toute la jolie vallée d'Inkerman, et, au fond, le bloc immense de pierre sur lequel s'élevait cette ville ancienne. Aujour- d'hui la pieuse habitation , veuve de ses hôtes aus- tères, sert d'abri aux soldats qui travaillent au canal ; ils y trouvent un repos bien acheté, sur des couchettes non moins dures que celles des solitaires. L'histoire de la Crimée n'offre sur Inkerman que des notions fort incertaines. Selon quelques savants chroniqueurs, les temps antiques de la Grèce l'ont connue florissante sous le nom deThéodosie; d'autres y veulent retrouver le Sténos de la géographie des Grecs. Pallas, au contraire, est disposé à croire que les Gé- nois sont les premiers qui se soient établis sur ces ro- chers escarpés. Aujourd'hui des murailles en ruine, quelques restes de tours et un grand nombre de pe- tites grottes alignées sur le flanc abrupte de la monta- gne, sont tout ce qu'on peut voir dans une courte vi- site. Les habilanisde Sévastopol qui vous accompagnent dans cette promenade vous conseillent ordinairement d'abréger votre séjour, lanl les marais voisins ont une mauvaise renonmiée. 51)0 VOYAGF. Nous retournâmes donc vers Sévastopol, et, chemin faisant, nous fûmes admis sur une belle frégate qui porte le nom de Bourgas. La tenue du bâtiment et ses nobles formes extérieures étaient dignes du reste de la Hotte; mais toute notre admiration fut excitée par les belles proposions et la magnifique apparence du Varsovie, vaisseau à trois ponts. Il dominait comme un roc l'imposante ligne de mouillage de cette armée navale , qui ne comprenait pas moins de douze mille hommes et quinze cents canons. La vie des habiiants de Sévastopol est tout inté- rieure ; tant d'obstacles , que nous avons signalés, s'opposent aux promenades et aux parties de plai- sir qui font ailleurs le charme des soirées ! A peine, quand venait le soir, quelques rares embarcations se trouvaient- elles en même temps que nous sur la rade , pour y jouir du dernier aspect du soleil. Mais si les habitants s'abstiennent de la vie exté- rieure , ils aiment , en revanche , les réunions et les plaisirs paisibles qu'on trouve au logis. Ceux de mes compagnons qui étaient étrangers aux habitudes de la vie bouigeoise en Russie, purent en observer à Sé- vastopol les particularités les plus aimables. L'accueil poli et la prévenance obséquieuse envers les hôtes sont mis en pratique dans ces contrées tout aussi bien que dans le centre de l'empire, et ne démentent en rien l'hospitalité proverbiale des Russes. Quelques usages empreints d'une simplicité patriarcale se re- trouvent encore dans les familles. Ainsi , dans plus d'une maison, voire hôte fait l'essai du vin dans votre DANS LA RUSSIE .MKlUDlO.NALi: . 591 verre ; ainsi on embrasse encore la main des dames, el pour ce baiser sur la main vous recevez un baiser sur la joue. Chaque soir, la famille el les amis de la mai- son se réunissent autour d'une table à thé, où la con- versation ne languit pas ; mais avant dix heures chacun se relire. A dix heures, Sëvaslopol jouild'un calme par- fait, le silence n'est plus troublé que par le tintement lointain des cloches des navires qui piquent l'heure, et par les cris prolongés des sentinelles du port, aux- quels répondent les lugubres aboiements des chiens. On compte en temps ordinaire, à Sévaslopol, une population de lienle mille âmes, habitants, soldats ou marins attachés au service du port. Au reste, nous étions arrivés au bon moment : la présence de la flotte et l'active armée des travailleurs faisaient plus que doubler le nombre des habitants. C'était surtout aux abords d'un marché bien approvisionné qu'on pouvait se faire une idée de cette multitude. C'est là que la con- sommation des pastèques était prodigieuse; des mon- tagnes entières de ce fruit rafraîchissant, accumulées chaque soir, disparaissaient chaque malin. Une im- mense variété de poissons se débitait aussi au point du jour. Au grand bonheur de nos naturalistes, ils de- vançaient au marché tous les consommateurs, et ils faisaient leur choix scientifique parmi l'abondante pêche de la nuit. Toutes les denrées nécessaires à la subsistance sont , du reste, h assez bon marché. Le bois et le fourrage seulement se maintiennenlà un ])rix assez élevé, à cause de l'aridilé qui s'étend au loin sui' toute celle partie de Ô92 VOYAGE la Crimée. Placée comme elle l'est sm-mi mamelon de pierre calcaire , la ville de Sévastopol ne manque pas de matériaux de conslruclion d'assez bonne (jualité ; mais les pierres , naturellement }X)reuses , demandent à èlre revêtues d'un enduit, pour donner à l'extérieur des édifices l'aspect de propreté désirable. Quant aux magnifiques l>locs de pierre dont on fait usage pour la construction des docks, on les tire d'une localité éloi- gnée, ce qui ne contribue pas peu à accroître la dé- pense de ces impérissables travaux. Cette dépense dé- passait déjà cinq millions de roubles; elle paraissait devoir s'élever à deux fois autant. Aucune habitation tatare ne se rencontre sur le sol de la ville; on n'en aperçoit point à Sévernaïa, port de cabotage qui fait face à Sévastopol, sur le côté sep- tentrional de la baie, comme l'indique son nom, qui signifie village du nord. C'est là qu'on voit alignés un grand nombre de magasins de l'état, protégés par des batteries. Il est à remarquer que peu d'individus de la race musulmane franchissent le havre. Ils se bor- nent à stationner avec leurs chariots chargés sur le rivage de Sévernaïa. Là, du matin au soir, s'agite une foule bruyante de petits marchands qui viennent s'approvisionner de comestibles, de bois de chauffage et d'autres denrées que les caravanes tatares dépo- sent dans ce petit port. Cependant nos deux compagnons laissés à Baght- cheh-Saraï avaient rejoint le gros de l'expédition, non sans aventures toutefois. Arrivés par une nuit obscure sur le quai de Sévastopol , sans guide pour se diriger DANS LA KL SSII-: .MÉIllDiOXAI.i:. r><>." dans celte ville aux rues escarpées, el ne possëdaui (l'autre indication que le nonule notre hùte, Cabalzar. nom à la consonnance quelque peu cabalistique, nos amis débutèrent par trébucher à travers les monticu- les de pastèques, dont la base ébranlée détermina un éboulement qui se dirigeait en roulant vers la mer. De là, une alerte! Les marchands, éveillés au bruit, donnent l'alarme : ceux-ci courent aux pastèques fu- gitives, ceux-là viennent reconnaître les auteurs de ce désastreux sauve qui peut, et je vous laisse à penser quelles injures ! Par bonheur, un douanier vint à s'interposer; il pro- tégea les étrangers , fort embarrassés de leur conte- nance; la paix se rétablit, et après une heure de fati- gues, de recherches et d'inquiétude, nos collègues arrivèrent à notre porte. Qu'on juge de leur désap- pointement à la vue du mobilier qui garnissait no- tre salon de tsiganes : sur la foi de la renommée de grande ville dont jouit Sévastopol , ils s'étaient bercés d'un autre esi)oir ; déception fréquente dans la vie de voyages. Bref, tout s'arrangea, et notre cohorte, en- core une fois complétée, serra les rangs pour faire aux nouveaux venus les honneurs de son rude bivouac. Non loin de Sévastopol, et dans la direction du sud- ouest, un phare s'élève à l'extrémité d'une longue pointe qui dépasse à peine le niveau des Ilots : celle pointe, c'est la terre que les anciens avaient nonunée Chersonèse ; elle fut le siège dune colonie grecque forte et puissante, mais dont les derniers vestiges avaient déjà disparu longtemps avant notre ère, pofjr 51)4 \OYA(,E ne laisser, après tant de splendeur, qu'une tradition douteuse. Ici la mythologie s'est associée à l'histoire pour égarer la mémoire des hommes dans les voies fabuleuses de l'imagination. Sur une partie de cette terre et jusqu'aux portes de Sévastopol, on trouve des ruines de murailles dispersées sur la surface du sol, et régulièrement disposées en espaces égaux, dont les alignements n'échappent point à un œil attentif. Quelques personnes ont voulu voir dans ces parallé- logrammes les ruines de l'antique Chersone, cette ville que fondèrent, dit-on, sur les côtes de la Tauride, les Grecs émigrés d'Héraclée. Mais aussi quelques antiquaires, plus scrupuleux, n'ont vu dans ces compartiments symétriques autre chose que les traces d'un partage agraire qui remonte, du reste, à une date fort ancienne. Le peu de profon- deur des fondations de ces murailles, presque effacées du sol, ne permet pas d'admettre qu'elles aient jamais soutenu des édifices de quelque importance. Ces rui- nes se retrouvent à peu près sur toute l'étendue de la presqu'île qui fut jadis la Chersonèse héracléotique. D'espace en espace, on y rencontre aussi des restes de tours monumentales, dont les débris sont remarqua- bles pai' l'énorme dimension des pierres superposées sans ciment. Si, de la pointe extrême où s'élève le phare, vous suivez le rivage de la mer Noire en re- montant vers l'est, une pente assez sensible vous con- duira jusqu'aux premiers plateaux de la chaîne des monts de la Crimée, et là, du haut d'un promontoire majestueux, le cap Pnrihénion des Grecs, vous pion- DANS LA RLSSIE .MEIUDIONALK. 5*):i geiez un regard étonné sur cette Chersonèse , si petite pour son inniiortelle renommée, et vous vous deman- derez comment donc, de ce chétif coin de terre, ont pu surgir tous ces trésors de traditions, de fables et de poésie, qui, à force d'imagination, sont devenus mieux que de l'histoire. Jugez donc des anciens âges par cet imperceptible fragment du monde ancien. Cherchez l'emplacement de la grande ville antique, cherchez ses lois, ses institutions, sa grandeur, sa durée ; quel- ques pierres éparses vous répondent seules, et les in- certitudes de la science marcheront à tâtons sur ce champ dévasté. Ici c'est la poésie qui règne; l'histoire est restée là-bas dans la plaine. Voulez-vous cepen- dant assister à cet acte immortel du drame des Alrides et de la guerre de Troie, que le monde a appris en ap^ prenant à lire? Faites quelques pas sur ce promontoire sacré : voilà la scène, scène impérissable ; bien supé^ rieure à celle de l'unité classique, elle n'a pas changé depuis trois mille ans, que le vieil Homère s'emparait de son univers poétique. Le temple de la Diane Tauropolitaine, aux autels en^ sanglantes, est ici même; vous en foulez le pavé formi- dable. L'autel de la déesse, le voici : c'est cette pierre carrée , autel rude et grossier comme ceux des Drui- des. A quoi bon des festons et des guirlandes sur cette pierre toujours rouge de sang? A cette place a marché la prêtresse; à cette place le couteau échappait à la main fraternelle. Plus loin on vous montrera le ro- cher sur lequel , durant de longues nuits, l'Oreste an- tique est venu do si loin pour apaiser les Euménides. 500 VOYaGK Eschyle et Sophocle ont consigné dans leursdrames ces noms illustres. Mais oii donc nous entraîne toute cette {^>oésie? Nous sommes des voyageurs et non pas des poètes , revenons h la réalité. C'était le 24 août, à l'heure la plus fraîche de la ma- tinée, que nous touchions ce beau cap mythologicpie de Parthénion, que la géographie des Génois a nommé • cap Fiorente. Nous avions pris à Sévaslopol quelques chariots de poste qui devaient nous conduire le même jour à Balaklava ; la route directe du nord au sud nous avait fait prolonger la ligne où les historiens et les géo- graphes de l'antiquité, Strabon et Hérodote, plaçaient la tranchée qui avait limité jadis la Chersonèse en la séparant de la Crimée. La route, qui se dirige sur une steppe aride , aboutit tout à coup à un immense hé- micycle de rochers qui tombe vers la mer entre deux caps élevés à pic au-dessus des flots. Ce vaste amphi- théâtre offre l'aspect le plus grandiose par la belle forme du rocher et la couleur sévère du site. Sur un pli de la roche et dans la partie supérieure de ce beau ( irque naturel, s'élève le monastère de Saint-Georges. Autour du monastère se sont groupées, de la façon la plus pittoresque, quelques maisons riantes; elles ont pour centre une assez belle église, dont le toit de métal rouge et la croix dorée brillent au milieu des austérités du paysage. Dix moines, sous les ordres d'un vénérable archevêque que nous avions rencontré à Sévastopol , habitent ordinaiiement cette majestueuse solilude ; co séminaire fouinil presfjue tous les aumô- niers (le l;i llolic. Voil'i poniMpioi (|ualro denire eux DANS LA lilSSIE MLUIDIONALE. â9T seulement occupaient le monastère. Cinq de ces reli- gieux servaient sur les vaisseaux ; quant au dixième frère, il était prisonnier chez les Circassiens, et le cou- vent amassait peu à peu et à grand' peine les 8,000 rou- bles exigés pour sa rançon. A côté de la simple habita- tion des solitaires, deux maisons plus spacieuses sont destinées aux familles qui viennent, à certaines épo- ques, chercher une sainte retraite parmi ces rochers. Chacun peut se promener librement sur le plateau qui domine le couvent; on y parvient par un escalier voûté. Quant aux jardins des bons moines, une belle source leur prête sa fécondité et son murmure; ils s'en vont descendant vers une plage unie, où nous attirait l'irré- sistible attrait d'un bain abrité du vent et des vagues : nous ne pensons pas qu'on soit tenté deux fois d'es- sayer la rude ascension du retour. Cependant le promontoire deParthénion nous atten- dait ; chacun de nous se porta , au gré de ses études , sur ces pittoresques sommets. Quand nous fûmes par- venus à la dernière extrémité et groupés sur une roche qui, de la mer, ressemble au bec d'un aigle suspendu sur les précipices, nous dominions d'une hauteur for- midable cet ensemble plein de majesté. Figurez-vous de toutes parts, au loin et çà et là, le plus immense assemblage de masses bouleversées de pics aigus et de sombre verdure , parmi laquelle, tout là-bas, brillait le petit établissement do Saint-Georges. De celle hauleui-, le fond de la mer se révélait à nous à travers la tiansjyarencc de ses ondes bleuàtics; l\ nos pieds mêmes, un re<}uin géant , qui contournail le (•a[» 508 VOYAGE comme eûl pu faire le plus habile rameur, glissait avec précaution sous les eaux , pour surprendre un groupe de jeunes mouettes qui s'abattaient un peu plus loin. C'était un spectacle admirable, tout resplendissant de lumière et de chaleur, et que couronnait dignement un ciel d'azur, sur lequel se découpaient nettement les con- tours de ce grand paysage. A cet endroit-là, MM. Huot et Raffet, nos deux aventureux compagnons, nous quit- tèrent pour descendre à grand' peine vers la plage si- tuée à cinq cents pieds au-dessous de nous. M. Huot y avait avisé quelques filons de lave ; Raffet voulait voir de plus près deux rochers aigus qu'on pourrait nom- mer Oreste et Ptjlade. Ces deux frères de la même roche s'élèvent du fond de la mer, accessibles seulement aux vautours; et comme il est impossible que quelque fable merveilleuse n'accompagne pas toujours de pareilsphé^ nomènes, l'imagination des habitants de ces contrées n'a pas manqué de placer sur ces sommets arides, h la pointe de ces aiguilles menues comme les flèches de la cathédrale de Strasbourg , un tas immense de poudre d'or. La poudre d'or est le rêve universel des peuples qui ne songent plus ni aux fées ni aux miracles. Les in- sensés, ils ne savent donc pas que l'or se cache dans les entrailles de la terre , qu'il ne pousse pas sur les rocs arides comme un lichen, et que pour l'avoir il faut le payer plus qu'il ne vaut ! Pendant que nos deux compagnons parcouraient cette route hasardeuse, nous poursuivions nos recher- ches d'antiquités; mais le premier feu de l'imagination {s'étani calmé, nous nous trouvions face à face avec la DANS LA RUSSIE MKlVIDIONALi:. Ô90 téaliié, belle encore à coup sûr, et cependant belle tout simplement comme de la belle prose. Déjà les heures s'écoulaient , les voitures de bagage, sous la conduite de Michaël, avaient pris depuis longtemps le chemin de Balaklava ; T instant du rendez-vous général était passé, et cependant nos deux collègues ne se mon- traient pas. Nos cris , nos signaux , nos coups de fusil répétés, restaient sans réponse, lorsqu' enfin un murmure lointain qui s^élevait du bord de la mer vint nous inspirer quelque idée de détresse. Rousseau, qui s'était porté jusqu'à la pointe du cap , s'achemina en toute hâte dans cette direction. Nous, cependant, en proie à de vives inquiétudes , nous nous demandions si l'un de nos amis était la victime d'un accident grave, par quel moyen on le pourrait hisser au sommet de cette muraille inmiense ; comment lui donner les soins nécessaires, quand nous venions de nous séparer de nos bagages, où les instruments du docteur Lé veillé étaient contenus. Notre angoisse était donc grande, lorsque Rousseau parut enfin sur la crête du promon- toire : un coup de feu, puis un second, nous donnèrent le signal convenu ; il annonçait un malheur, et lequel? Quelques secondes après , deux telègues lancés au ga- lop emportaient le docteur et quelques personnes vers le lieu fatal. L'événement, grâce à Dieu, n'était pas aussi grave que nous l'avions redouté. M. Huot , exténué de lassi- tude par ses inlrépides travaux de tous les jours, n"a- vait pu remonter les escarpements du promontoire, ses forces l'avaient deux fois trahi jusqu'à hii faire 400 VOYAGE perdre connaissance; heureusement RafTel, âme éner- gique, avait rencontré son camarade assez à temps pour lui porter secours. Bientôt le malade avait repris quelques forces dans un bain de mer, pendant que les cris d'alarme de l'artiste frappaient en vain les rochers sans parvenir jusqu'à nous , tant était grande la dis- tance qui nous séparait ! Alors commencèrent de pé- nibles tentatives, interrompues par de nouvelles défail- lances ; et encore fallait-il vider les poches du pauvre malade , car il ne portait rien moins que cent livres de pierres qu'il avait transportées jusque là avec une énergie sans égale. Délivré de ce poids inconmiode qu'il n'eût sacrifié à aucun prix et sous lequel il succombait, notre géologue atteignit enfin une }>late-forme où les secours purent lui arriver, et ce fut au moyen d'un lit d'herbes sèches, préparé dans un dur telègue, que nous le transportâmes doucement jusqu'à Balaklava. Entre Saint-Georges et Balaklava, le chemin obéit aux sinuosités des plateaux jusqu'au joli village de Ka- dikouï, dont la population est grecque. Alors s'ouvre la vallée de Balaklava, toute verdoyante de jardins et de riants vergers : la vallée s'inchne vers le sud; on descend ainsi jusqu'aux bords d'un bassin naturel en- tre des collines imposantes, et dans lequel la mer se précipite par une étroile entrée ; vous êtes au port de Balaklava : ce serait là un ancrage assuré pour un grand nombredebâliments, (jui y trouveraient un ad- miral)le abii. Une fois au milieu du bassin, on pour- lait se cioiie sur un lac, lanl l'entrée en est heureu- semenl masquée pai' la disposilion des montagnes, l n DANS LA RUSSIE MKRIDlONALi:. ',01 seul coup d'œil jeté sur ce site étrange el sauvage vous fait reconnaître un repaire de contrebandiers, un w.ù nid de pirates, qui serait très-favorable pour guetter une proie et partager le butin; mais, Dieu merci, une police active et sévère veille autour de ce lieu, tout chargé de tentations pour les rudes aventuriers de la mer. Aucun navire ne peut entrer dans les eaux désormais désertes de Balaklava : cette défense, qui était encore générale il y a peu de temps, vient d'être modifiée pai- une décision récente du comte Woronzoff, qui excepte de cette prohibition les navires en détresse. Il eût été en effet par trop inhumain de condamner à périr, sur la côte de fer de la baie extérieure, des malheureux dont un abri si proche et si sûr aurait pu sauver la vie. Ainsi Balaklava ne reçoit donc plus aujourd'hui que quelques pécheurs qui, chargés de leurs abondantes captures, reviennent à la nuit se mettre sous la pro- tection de ses hautes montagnes. Ainsi condamnée à l'oisiveté , cette petite ville , pla- cée sur le côté oriental du bassin, est sans commerce; sa population grecque se livre à la culture, tout au plus suffisante pour sa consommation , et sans le titre de chef-lieu du corps des arnaouts, Balaklava, malgré sa belle position maritime , mériterait à peine de figurer sur la carte. C'est encore une grandeur déchue. L'an- tiquité connaissait Balaklava sous le nom de Simbolon ou Cimbalo. Slrabon la cite comme une dépendance de la Chersonèse, et. sans s'arrêter aux difficultés d'exécution, l'illustre géogi-aphe prétend qu'une mu- raille joignait jadis le port de Simbolon au port de la 51. 402 VOYAGK grande Chersonèse. Cette muraille était prodigieuse, a coup sûr, soit que l'auteur la suppose bâtie sur la terré ou dans le fond des eaux. Ce qui est très-vrai, c'est que ce havre naturel fut d'abord découvert et employé par les Grecs. Plus tard les Génois, qui ne laissaient guère de places inoccupées, s'emparèrent de cette re- lâche : sur le mont qui borne l'entrée du côté de l'est , ils élevèrent une vaste forteresse , dont les ruines sont encore debout , et c'est peut-être de cette époque que date le nom actuel de la ville , qui, dit-on, est tiré de bel la cliiave. Il est vrai que plusieurs étymologistes pouvaient réclamer ce nom-là en leur faveur ; mais qu'importe l'origine d'une ruine qui n'est plus qu'une ruine ? Balaklava se compose d'un amas de maisons assez délabrées , et d'enclos mal défendus par des mu- railles à demi renversées ; une rue principale garnie de boutiques désertes , une église , et le logement du chef du bataillon grec , voilà seulement ce qu'on peut re- marquer dans cette petite colonie d'arnaouts. Notre fidèle Michaël nous attendait aux abords de la ville , inquiet de notre retard. L'honnête sous-ofTi- cier avait déjà revêtu son uniforme de grande tenue , brossé comme celui d'un oflicier de la garde. Au reste, c'était là son premier soin toutes les fois qu'un court séjour nous était permis quelque part. Il avait obtenu du major Katschoni, chef du corps des arnaouts, en vertu des recommandations dont nous étions porteurs, un logement militaire chez une pauvre femme, vieille et veuve, qui nous avait abandonné sa propre cham- bre, la seule dont elle pût disposer, et une cuisin(^ DANS LA liLSSIE MElliDIO.N ALi:. ',0ô iloiit l'àtie était depuis longtemps refroidi. A peine installés, nous ne tardâmes pas à recevoir la visite des officiers employés dans cette résidence. Ils nous offii- rent avec un empressement cordial tous leurs bons offices. Avec un peu de repos, l'indisposition de M. Huoi cessa promptement de nous inquiéter; mais à l'instant même un domestique qui nous accompagnait , et qui nous était très-utile comme interprèle , ressentit à son tour les atteintes d'une fièvre ardente; lui aussi , le pauvre diable , il recueillait les fruits de notre vie no- made. Notre séjour à Balaklava se borna toutefois au temps nécessaire aux excursions des naturalistes et à la visite que nous entreprîmes en commun des ruines de la fortification génoise. La montagne qui porte ces murailles et ces tours , dont les débris sont encore très-imposants , est si es- carpée, si rapidement inclinée, qu'on ne comprend guère quel parti ce fort pouvait tirer de la défense d'une ceinture de remparts qui, ne couvrait point le corps de la place. Situés au plus haut sommet, les bâ- timents principaux semblaient suffisamment garantis par la nature même de l'escarpement ; la montagne tombe à pic du côté de la mer, et vers l'intérieur du port elle offie encore l'accès le plus difficile au moyen d'un étroit sentier. Nous avons examiné plu- sieurs de ces tours. La tour qui domine toutes ces rui- nes renferme une vaste citerne où se voient encore des conduits en teire cuite. 11 faut en vérité un grand courage pour arriver jusqu'il ce plateau formidable ; mais une fois arrivé là, vous pouvez jouir d'un vaste 404 VOYAGE et magnifique point de vue , dont la mer, les rochers bruns qui entourent la baie et le canal tortueux du port , forment tout un côté. Au nord s'étendent les cultures des Grecs et une suite de mamelons arrondis qui s'échelonnent jusqu'à un horizon très-éloigné.Une tour qui s'élève à mi-côte offre un assez grossier bas- relief placé h une grande hauteur. Un poisson en occupe l'un des compartiments; deux figures d'anges, une croix et une inscription effacée, complètent cette sculp- ture. Du reste, le sol de la forteresse est jonché de roches en désordre. Les fréquents orages qui grondent sur ces hauteurs ont dû les mettre à nu dans ces der- niers siècles ; car il n'est pas présumable qu'une telle place forte ne contait pas au moins un espace de quel- que grandeur où l'on pût ranger les troupes de la gar- nison. Ce premier monument des Génois, bien que sin- gulièrement conçu, nous a cependant laissé une haute idée des travaux que ce peuple puissant sut entre- prendre pour assurer une colonisation qui a laissé tant et de si grandes traces sur le sol de la Crimée. La nuit que nous passâmes à Balaklava élait brû- lante, à ce point que la plupart d'entre nous cherchè- rent un gîte en plein air dans une petite cour dont les murs démolis livraient passage aux chiens vagabonds. Vers le soir du 25, nous éûons pourvus de chevaux tatars amenés de très-loin , et d'une petite charrette couverte , sur laquelle notre malade se plaça de son mieux. Ainsi nous nous dirigeâmes vers le nord pour allei" tiouvei- un gî(o au milieu dos bois, au village (le Varnoulka. DA.NS LA RUSSIE MÉIllDIO.NALK. '«05 Mais notre caravane, ralentie par le chariot qui ne pouvait aller qu'au pas, ne tarda pas à se disséminer ; la nuit advenant, et la pluie avec elle, nous n'eûmes bientôt plus pour nous guider que le bruit des che- vaux dans les sentiers pierreux. Cependant nous tra- versions de grands bois. Ces bois couvrent un espace sillonné de profonds ravins. L'obscurité devenait de plus en plus épaisse, et lorsque vers dix heiu-es on mit pied à terre dans la cour d'une habitation talare, au village de Koutchouk-Mouscomia , on s'aperçut que trois de nos compagnons manquaient à l'appel. Des tatars battirent longtemps le bois avant d'arriver jus- qu'à nos collègues égarés , qu'ils trouvèrent enfin au moment où, perdus dans un taillis sans issue , ils s'é- taient décidés à signaler leur présence en tirant quel- ques coups de fusil. Les honnêtes tatars n'approchaient qu'avec hésitation de gens dont la détresse s'expri- mait avec tant de fracas, mais enfin ils se décidèrent à les ramener au gîte commun. Réunis encore une fois, nous couchâmes tous cette nuit-là sur le sol en terre battue d'une petite chambre où nos pauvres hôtes avaient accumulé le grain d'une abondante mois- son. La chambre où nous étions couchés pêle-mêle était une chambre basse, et prenait l'air par deux fenêtres très-étroites, dépourvues de vitres et fermées de bar- reaux. Tel est, en été, l'usage des tatars; quand l'hi- ver est rude, le papier remplace les vitres absentes. Nos hôtes allumèrent en notre honneur quelques branches sèches dans une petite cheminée ; ils s'ac- 406 VOYAGi: croupirent auprès de ce feu improvisé , sans quitter la pipe et la conversation que nous avions interrompue. Le divan, élevé de quelques pouces , qui régnait au- tour de cette chambre , était recouvert d'un tapis en poil de vache. Sur une poutre on voyait quelques li- vres : c'étaient un Koran imprimé et un Koran ma- nuscrit que nos tatars ne voulurent vendre à aucun prix. Le lendemain, au point du jour, nous retrouvâ- mes nos dociles montures \ selon l'usage du pays, nous les avions laissées, toutes chargées et même toutes bridées j chercher çà et là leur nourriture. Ces patients animaux n'avaient pas abusé de leur liberté; nous les letrouvions passablement mouillés, repus de quelques brins d'herbe , et, au demeurant , les plus dispos du monde. Nousparcouriimesun pays bien coupé, entre- mêlé de bois et de coteaux, tout couvert d'une bonne culture ; et qui rappelle les sites paisibles et fertiles de quelques parties de l'Angleterre : ainsi nous arrivâmes à Varnoutka. Les travaux de la moisson s'achevaient sur toute cette route, et de tous côtés on voyait les che- vaux touiner sur l'aire pour battre le grain, tandis que plus loin les hommes le vannaient h la pelle. Dans la forêt près de Varnoutka , h l'ombre et sur un frais gazon, on venait de construire un hôpital en bois, des- tiné à recevoir les malheureux soldats atteints de l'ophthalmie, si fréquente à Sévastopol. Un grand nom- bre de ces militaires étaient déjà arrivés dans ce sé- jour salubre, où la pureté de l'air, l'absence de la poussière, et surtout le spectacle d'une belle verdure, doivent si fori contribuer à leur guérison. hANS LA RUSSIE iMKRIDIONALIv '<07 C'est par de magnifiques sentiers, perdus sous l'om- bre de vieux arbres, que nous arrivâmes au Baïdar: ce village est habité par des tatars; il donne son nom à une A allée très-étendue qui court perpendiculaire- ment aux grandes montagnes de la côte. La vallée du Baïdar est célèbre en Crimée par un genre de beauté sévère qu'elle doit à la grandeur et à la majesté des lignes des montagnes qui l'environnent. Cette fois nous devions nous servir des moyens qui étaient en notre pouvoir pour invoquer l'hospitalité tatare. Notre guide ayant mandé l'ombachi, le chef municipal du village, celui-ci accourut avec empresse- ment, et nous désigna une maison dont nous prîmes possession à l'instant même. Notre premier soin fut de préparer le repas dont nous avions besoin. Une provi- sion de riz, dont nous étions munis, et d'excellent laitage en firent tous les frais; nos hôtes, empressés autour de nous, nous fom^nissaient très-volontiers le loit, le feu et les ustensiles. Nous n'aperçûmes pas une seule femme ; l'arrivée des étrangers est un signal de réclusion pour ces craintives musulmanes qui ne se croient pas assez garanties contre l'œil des profanes par le voile épais dont elles s'enveloppent. On compte onze villages dans la vallée du Baïdar; et lorsque vous avez commencé à gravir les montagnes pour vous rapprocher de la côte , vous pouvez les voir groupés au milieu de leurs ceintures de vergers que dominent les tètes rondes des noyers énormes et la verdure sévère des plus beaux chênes qui soient en Crimée. C'est dans celte vallée que prend sa source la 408 VOY^VGE petite rivière attendue dans les bassins de Sévaslopol la Tachornaïa-Relchka , que les lalars nomment Ka- seli-Ouzen. Contre l'usage ordinaire des musulmans, les talars de Crimée laissent ici leurs cimetières sans ombre, sur quelque coteau aride et pierreux, sans herbe et sans buissons. Une pierre plaie et de nature schisteuse, qui se dresse sur la fosse, est le seul indice de ces sépul tintes sans honneur. Tout en donnant la chasse à des oiseaux nombreux, mais très-farouches, nous avions gravi les pentes gra- duées du Yaïla, pour franchir cette imposante bar- rière et pour redescendre encore une fois sur la côte. Sur le revers du nord oii nous montions péniblement, le paysage est rude et sauvage ; la végétation robuste, mais rabougrie, atteste de longs combats contre le souffle destructeur des vents. Au soimnet de la mon- tagne, l'admiration d'un splendide tableau nous arrêta immobiles : c'était l'amphithéiilre de Laspi, éclairé pai- les rayons déjà obliques du soleil; c'étaient des roches d'un merveilleux dessin, toutes scintillantes de lumière et d'une chaude vapeur, qui couronnaient un vaste croissant de verdure; et ce cercle de végétation touiiiie s'en allait tout en bas, h une lieue de là, mourir sur une plage de sable blanc. Au delà de cette plage qui re- flétait ces merveilles comme un miroir, s'élevait la mer, resplendissante de l'ardeur du soir. Sur le penchant de cette belle vallée de Laspi, oii nous descendions par un chemin commode et garni d'ombrages, nous rencontrâmes bientôt deux petites maisons blanches, entourées d'une intelligente culture DANS LA lU SSIi: An:RIJ)10NALi;. 40:) qui tapisse les pentes d'alentour. Deux français, deux frères, habitent celte retraite et dirigent l'exploilation agricole d'une teri-e, d'une économie, comme on dii dans le pays, dont un autre français, M. le général Potier, est le propriétaire. L'aîné de ces deux frères est le chef d'une famille nond^reuse. Sorti de cette brillante école Polytechnique de France, cette poule aux œufs d'or, comme l'appelait Napoléon, qui a donne' à la science tant de dignes interprètes , M. Compèri.' emploie les longs jours de sa solitude à cultiver encore ses études chéries et à élever une famille de huit en- fants qu'aucune influence extérieure ne peut distraire de ses sages enseignements. C'est surtout à M. Com- père le jeune que sont dévolues les fonctions agrono- miques de cette austère communauté. Nous fûmes ac- cueillis dans cette simple maison, nous inconnus, qui y arrivions à la nuit tombante , avec tout ce fracas de chevaux, de bagages et d'escorte ; nous y fûmes reçus comme d'anciens amis, et au bout de quelques instants il fallait voir quelle joie pure et expansive animait la physionomie un peu mélancolique du maître. Celui- ci livrait à notre merci tous les trésors de ses patientes recherches, tous les fruits de son amère solitude: ses herbiers si riches, ses minéraux, ses fossiles, tout cela était à nous, si nous eussions été capables d'abuser de ce généreux attendrissement que lui causait la vue de quelques compatriotes qui comijrenaienl sa vie , ses études et les consolations qu'a])porte la science. Ces quelques heures de repos nous fu'ent un grand bien à tous ; au bout de vingt-quatre heures, nous quittâmes 52 A\0 VOYAC.K ces hôtes d'un joui' avec le regret qu'inspire toujours une séparation dont on ne calcule pas le terme. Le chemin que nous avions suivi jusqu'à Laspi con- serve encore les traces du passage de la grande hiipé- ratrice Catherine , cette femme dont le pas tout-puis- sant s'est creusé si profondément dans le sol de la Russie. Lorsqu'elle vint visiter sa nouvelle conquête, elle s'arrêta, comme nous l'avions fait, au sommet de la montagne ; et de là , quand son regard put em- brasser cette riche et féconde nature , ces sites gran- dioses dont la majesté n'était pas indigne d'une si no- ble souveraine, la grande Impératjice a dû se sentir émue et transportée d'admiration. Après Laspi , si vous suivez la côte en vous dirigeant vers l'est, vous rencontrez à peine un sentier praticable qui serpente au-dessus des précipices. Nous avions cédé aux in- stances de M. Compère, en laissant chez lui notre ma- lade et notre bon collègue le docteur Léveillé, qui de- vaient nous rejoindre le lendemain ; ce fut donc le 27 au soir que le reste de la caravane se mit en route pour gagner Castropoulo , résidence où nous devions cette fois recevoir l'hospitalité la plus complète, puisque la terre qui porte ce nom est un domaine fondé sur la cote par M. Nicolas de Déiuidoff, le noble père de notre digne chef. D'abord nous retrouvâmes ce beau sentier dans la forêt, qui nous avait charmés la veille ;iuais bientôl il nous fallut mettre pied à terre et traîner par la bride nos malheureux chevaux à travers le plus étrange chaos de rochers (|ui se puisse imaginer. Nous domi- DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. 411 nions la mer de cinq à six cents pieds , avançant péni- blement au milieu des éboulements , sans chemin tracé, obligés de gravir de grosses pierres sur les- quelles nos pauvres montures tombèrent plus d'une fois , non sans se faire quelques blessures. Nos guides talars voyaient avec un imperturbable sang-froid et une indifférence complète tous ces efforts et tous ces obstacles, qui ne cessèrent qu'aux environs de Phoros, village latar, dont le nom indique assez une origine grecque. De cet endroit, la chaîne des montagnes prend le caractère qu'elle conserve jusqu'à Yalta, qui est à plus de quinze lieues. La crête supérieure du Yaïla se dresse à pic au-dessus du village, tandis qu'au- dessous la pente plus adoucie permet à la culture de s'étendre jusqu'aux bords de la mer, et cette culture est riche et féconde : les vignes, les mûriers, les noyers gigantesques tapissent ces belles pentes d'une admira- ble verdure, à peine interrompue par des ravins déso- lés, où les immenses avalanches ont déchiré le sol et ouvert de larges lits aux torrents que chaque orage précipite dans le gouffre. Ce n'est pas sans péril que les voyageurs franchissent ces pas difficiles. Vous n'a- vez qu'un sentier large de quelques pouces, et tandis qu'un de vos pieds laboure le flanc de la montagne , l'autre pied est suspendu sur un abîme sans fond : alors seulement se révèlent tout-à-fait l'adresse et l'in- stinct des chevaux de ce pays. Ils avancent avec une rare prudence dans ces chemins périlleux , interro- geant avec soin le terrain avant que de s'y hasarder; alois. une lois suis que la terre ne manque point sous 412 VOYA(ii: leurs pas, ils s'élancent au galop, comme \x>uv se jouer du péril évité. Milschatska et Moukhalatka, deux autres villages (alars, furent bienlùl dépassés par notre caravane, qui, sentant les approches de la nuit, aiguillonnait l'ardeur de ses intrépides montures. Dans ce sentier nous lais- sions sur notre gauche , sans nous y pouvoir arrêter, l'une des cuiiosités les plus pittoresques de la Crimée, le passage des échelles qu'on nomme Merdven en lan- gue tatare. Si du Baïdar on veut gagner la côte sans traverser la vallée de Laspi , on attaque directement la montagne par son côté septentrional , et c'est pour descendre la muraille verticale qui couronne la chaîne (pi'on s'engage dans les échelles. Des escaliers taillés dans le roc ou bien formés de troncs d'arbre se dres- sent en zig-zag jusqu'à une hauteur énorme, et cepen- dant lelle est l'adresse de cette rustique architecture, qu'on peut gravir h cheval ces étourdissants échelons, sans que la tradition d'aucun événement sinistre vienne glacer le courage du voyageur confiant dans les rares qualités de son cheval. Nous étions nous-mêmes pleins de cette heureuse sécurité , car l'obscurité était déjà profonde , lorsque nous galopions encore sur ces chemins basai deux , et nous savions à peine en quel lieu nous étions, lorsque de nombreuses lumières et des souhaits de bienvenue en langue russe, répétés dans le pur idiome provençal, nous apprirent que nous mettions pied à terre à Cas- liopoulo. L'intendaiil (!<■ celle pi(>|)riété, seconR Dl coRrs. Chef d'etat-major : le liculenanl-general Zadoiiskj. Quartier maître en chef : le colonel Rosclion-Sochalsky. Colonel (le service (sons chef d'état maior) : le liculcnant colcnfl SidpI nikofl. 422 VOYAGE 1" DIVISION DE CUIRASSIERS. Commandant de la division : le lieutenant-général Koskul. I lénomination des troupes. Commandants. Escadrons. r° BRif.ADE. Le général-major Mileu. Régiments : De Ekaterinoslav Le colonel Toumansky 8 De S.A. Lie grand-duc Michel. Le colonel Denissoff 8 2^ BRIGADE. Le colonel prince Gagarine. Régiments: D'Astracan Le lieutenant-colonel Milevsky 8 De Pskoff Le colonel Tchérémissinoff 8 t" DIVISION DE LANCIERS. Commandant de la divison : le lieutenant-général Palitzine. i" BRIGADE. Le général-major Lisogoub. Régiments : De Belgorod Le colonel Bobileff 8 De Tchougooueff Le colonel Masurkevitz 8 2« BRIGADE. Le général-major Arsenieff. Régiments : De Borisogleb Le lieutenant-colonel Kolokoltzoff. . 8 De Serpouchow Le colonel Vijitsky S ARTILLERIE Du premier corps de cavalerie de réserve. I" DIVI.SION d'aRTILLEIUK A cuEVAL. Le colonel Tcbadino. Ratteries qui la composent. Pièces. Batterie de position n. I.'S. . . Le lieutenant-colonel Skatclikolf. . . 8 » légère n. 10. . . Le capitaine Kassovsky 8 » " II. 17. . . Le lieulenant-colonel Schmidl. . . . 8 " » II. 18. . . Le lieutenant-colonel Kiriloff. ... K DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALi:. i27, DEUXIÈME CORPS DE CAVALERIE DE RÉSERVE. Commandant dn corps : le lieutenant-général bai-oii Osteu-Sacken. KTAT-MAJOn 1)1' COUPS. (>hef d'état-major : le général-major Bradke. Quartier-maître en chef : le colonel Balakireff. Colonel do service ( sous-chef d'état-raajor.) : le lieutenant-colonel Schovilcli. 2= DIVISION DE CUIRASSIERS. Commandant de la division : le lieulenant-général Jachontol'f. 1" BHiG\DE. Le général-major Piller. Régiments: Escadrons. De l'Ordre (de Saint-Georges). Le colonel Engelhardt s De Starodoub. . . . , Le colonel Reussner X 2" BRIGADE. Le général-major Somoff. (par intérim). Régiments : Du prince Albert de Prusse . Le colonel comte Rjevousky, aide- de-camp de S. M. l'Empereur . . S De S. A. L la grande-duchesse Hélène Le colonel Fitinghoff ,S 2" DIVISION DE LANCIERS. Commandant de la division : le lieutenant-général baron Korf. 1" BRIGADE. Le général-major prince Bagralion. Régiments : D'Ucraine Le colonel Lanskoy S De IN'ovoarchangelsk Le colonel Masloff 8 2° BRIGADE. Le général-major Langel. Régiments : De >'ovomirgorod Le lieutenant-colonel Velifchko. . . 8 D'Élisabelgrad Le colonel Kalagcorguy (|)ar inléi im.i 8 42-4 VOYAGi: ARTII.LERIK In (lenxièine corps Ae cavalerie de réserve. i' DIVISION nARTILLERIK A CHEVAL. Le colonel aux gardes Ciitofl. Batteries qui la composent. Pièces. BaUerie déposition n. \9. . . Le colonel Pitchoiignine S « lég^re n. 20. . . Le lieutenant-colonel Schatilovitch. 8 U.2L . . " -' Voir S • n n. 22. . . Le colonel Vrubei X TROISTÈIVIE CORPS DE CAVALERIE DE RESERVE. Commandant du corps : r.iide-de-camp général, général de cavalerie, PotapolL KT\T-M\.ion r.i; conps. Quartier-maître en chef : le colonel Zanden. Colonel de service ( sons-cliof d'état-major) : le colonel Vintonlofl. 1" DIVISION DE DRAGONS. Commandant de la division : le lieutenant-général Gerbel. l"" DRir. vDE. Le général-majcn- Montresor. RéRiments : Escadrons. De Moscou Le colonel Levenetz i2 DeKargopol » Paviisfhc 12 2'' DRir.VDE. Ri'Siments : de Kinboin-n Le colonel Engelt;liar(ll 12 Delà NoMvelle-Russie • Boidanine 12 DANS LA RISSIE MÉHIDIONALt:. ;2.i 2 DIVISION 1)1, l»RAGO\S. Cummaudant delà division : le lieutouaut-géntTai (iral)be. 1" Bnif..vi)E. Le fjcnérHl-iiiajor Schilling. Késinients : Escadrons. De Kasan Le colonel Kroutolf , aidc-de-earup de S. M. l'Empereur 12 De Riga Le colonel Lebed 12 2" BKiuADt;. Le général-major Baillioloine> . Régiments : De Finlande. . . Le colonel Zelensk) {2 De Tver .. Bi-onevsk> \2 ARTILLERIE Du troisième corps de cavalerie de réserve. .3' uivisioN u'autillerie A CHEVAL. Le colonel Kouprianotï. Batteries qui la composent l'ieces. Batterie de position n. 25. . . Le colonel Vullert g légère u. 24 . . . Sokololl 8 n. 25. . . Le capitaine aux gardes kiich. . s ^' n. 26. . . Le capitaine Abramovifch 8 CORPS DE CAVALERIE COMBINÉ. Coiiunandanl du corps : le lieutenant-général (ierslenzveig. KT*T-MA.I(tK 1)1 CORPS Quartii i-iuailie eu chef : le colonel Ladigensk>. Colonel de service ( sous-cher d'elal-major ) : le colonel Schicherhinsk) . II. 54 A26 VOYAGE 3' DlVlSIOiN UE CAVALIÎKIE LEGÈKE. Coriiinaiulant de la division : le lieutenant-général baron Oflénbeif^. ' r' BiuGAPK. Le général-major Parodovsky. . . . Réginienls de lanciers : Fscadroutk De S. A. le prince de Nassau. Le colonel Peucherjev.sk\ . .... 10 De Volhynie. » Leschern 10 2' URUUOE. Le général-major Plaoutine .... 10 Régiments de tiussard.s : Du prince Vilgenstein Le colonel Bogouchevsky 10 Du prince d'Orange » comte Orurk 10 5' DIVISION UE CAVALEIilE LÉGÈRE. Commandant de la division : le lieutenant-général Glasenap. 1" uRUiADE. Le général-major Borschoff. Régiments de lanciers : Du Boug Le lieutenant-colonel Glotoft 10 D'Odessa Le colonel Launitz 10 2° BRIGADE. Le général-major Groteuhelra. Régiments de hussards : D'Achtirka Le colonel Vraugel 10 D'Alexandrie. . » Norvert 10 ARTILLERIE Du corps de cavalerie combiné. DIVISION COMBIISEE DARTILLEBIE A CHEVAL. Le colonel Strik. Batteries de la 3' brigade dartille- rie à cbeval. Pièces. Légère n. 5 Le lieutenant-colonel MatveeM. ... 8 11.6 Le capitaine Hahn 8 Fatteries de la 5" division darlil- lerie à cheval. Légère n. 0 Le colonel Bruggen S ,1 n. 10 Le capitaine Vrjossek S TOTAL UKS QUATRE CORPS. Escadrons •>*>5 Pièces. «28 DANS LA KLSSIi: MkKIDIO^AI.^:. 427 TROUPES N0\ COMPRISES DANS LA COMPOSITION DES QUATRE CORPS DE CAVALERIE. CAVALERIK. Kscadrons. 1* L'esradron combiné de la cavalerie de la garde se coni- 1 pose de deux pelotons des | Le capitaine en second du régiment régimentsdelanciersdeS.A. des hussai'ds de la garde de Grod- R. le grand-duc Michel, et de l no, Jouraga ' deux pelotons du régiment ) des hussards de Grodno. 2" Les 1 ' et 2' escadrons de réserve des lanciers et hus- sards des ^% 2^ 4% 6 et T divisions de cavalerie légère 5° Du régiment des gendarmes. 4" De la division des pionniers à (heval Lf <^e. 2» Bataillons de réserve des régiments de grenadiers : Du comte Roumiantzoff Du prince Souvoroff Descaiabiniers d'Astrakhan 428 VOYAGE DAlNS LA RUSSIE MERIDIONALE. DIVISlOiN nE IIESKKVE l)i: fi""^ COHI'S. Bataillons. Les .îles bataillon: ) , ,. \ 12 \ Le iieiileiian(-geiieral Harluiii.' . . , Les 6es bataillons ) ^ ( \2 Total des bataillons 28 .MtlIM.KlilK Pièces. Une batterie à pied combinée de l'artilldie de la garde et de celle des grenadiers. . . Le colonel Drakc 8 »K l.\ LIGNE. 2 batteries des réserves, il piec'. 16 2 batteries il chev; ! 1(> Total des pièce.'^ .40 Compagnies du train annexées anx I "■ 2° et •>' corps de cava- leri ' . 52 Canlouistes du 2' loips de ca- , ^ , Escadron,' ... 24 Valérie de réserve et du corps \ „ Batteries 5 coinbini', formant ' TOTAL GÉNÉRAL .").">() Escadrons. 28 Bataillons 168 Pièces. 52 Compagnies dti train. •^i Escadrons i , , . i de cantonistes. ." Batteries. IX VOSNESSENSR . RETOUR EN CRIMEE. EUPATORIE. : . c Ce grand spectacle guerrier- de Vosiiessensk, dont j'étais assez heureux pour admirer de si près tous les détails, devait naturel- lement me trouver tout rempli de respect et d'attention. Certes ce n'était pas un intérêt vulgaire qui m'avait conduit dans celle ville de soldats, et, après le piemier étonnement, je n'eus rien de plus pressé que de me rendre compte de ■^ ^' i"0 VOYAGK ces forces terribles, surloul de celte cavalerie formi- (la])le, qui n'a pas sou égale dans le uionde. C'est pourtant à l'instilution des colonies militaires qu'il faut demander le secret de ces résultats admirables ; de là est sortie cette armée imposante. Le nombre, la discipline, le bien-être des hommes, la rare beauté des chevaux, et jusqu'à l'air martial de ces escadrons, tout proclame les heureux effets de ce système et son in- contestable supériorité. Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer comme il le faudrait l'organisation des colonies de cavalerie. Les hommes spéciaux savent d'ailleurs où trouver des no- tions techniques sur ce système, admiré par les plus hautes intelligences guerrières et par les plus habiles. Nous l'avons trouvé nous-même décrit avec une grande clarté dans l'ouvrage récent d'un maréchal de France, M. le duc de Raguse, excellent juge en ces matières. C'est donc là un motif pour nous borner à dire en peu de mots sur quels principes repose l'institution coloniale. Les colonies militaires de cavalerie sont établies dans certaines contrées arrosées par le Boug, le Dnie- per et le Siguiska, terres fertiles s'il en fut, mais qui, incultes faute de bras, il y a tiente ans, appartenaient à la couronne. Des familles de la Russie centrale, des bulgares, des moldaves et les restes épars des cosaques zaporogues, tribu si redoutée autrefois dans ces step- pes, vinrent y former une population assez nombreuse, encouragés qu'ils étaient par des concessions et par des immunités considérables. D'abord on divisa ces vastes es|)aces en arrondissements, puis en villages, DANS l.A KIJSSII-: MÉRIDIONALIs. 451 et du territoire de chaque commune on fit deux i)ails : une part appartint aux habitants; toute famille (jui possédait une charrue et les bestiaux nécessaires re- çut en concession une surface de quatre-vingt-dix déciatines (1) déterre et une maison. L'autre part fut réservée à la couronne, et cultivée par ces mêmes paysans, à qui, pour impôt, on demandait quarante- cinq jours de travail par année. Ainsi chaque village, bâti sur un plan uniforme, fut fondé sur une base nu- mérique de cent quatre-vingts charrues; ceci fait, chaque propriétaire de charrue eut à loger et à nour- rir un cavalier ; si bien que chaque village reçut cent quatre-vingts hommes, soit un escadron : et comme un régiment de cavalerie coloniale compte huit escadrons actifs et un escadron de réserve, neuf villages formè- rent un régiment. On construisit aussi pour chaque escadron des maisons destinées à l'état-major, des écuries, des magasins, un hôpital, une école, une église. Ainsi placé en dehors de toutes les inquiétudes matérielles, le cavalier n'a plus d'autre soin que celui de son service. En même temps, et c'est là ce qui fait surtout la force de l'organisation coloniale, le soldai demeure toujours sous l'empire des liens sociaux, sous l'influence de la vie civile, à laquelle il se mêle à chaque instant, tout en restant sous les drapeaux ; de là un esprit de corps qui acquiert le plus heureux dé- veloppement, et qui devient la source de la force mo- rale inmiense de ces escadrons , ou plutôt de cette (<) Cette surtiicr eqniv;iiit ;i (|ii;ili-('-viiif'l(liv-hiiit IiccIhi-cs trciilc-neiif ares de Fiance. 452 VOYAGE famille de soldats, semblables à ces cohortes de l'an- tiquité, familles errantes et armées, dont l'histoire nous a transmis les noms. Mais cependant à ce beau cavalier il faut un amoui', il faut une compagne ; rien de plus simple : les colonies ne manquent pas de belles et jeunes filles que n'épou- vante guère l'uniforme. L'autorité militaire se prête volontiers à ces unions; aussi environ un tiers des hommes de chaque escadron deviennent-ils des pères de famille. Les enfants mâles de la communauté, éle- vés avec soin dans l'école de la colonie, dressés de bonne heure à l'équitation et façonnés à la discipline militaire, deviennent à vingt ans des soldats, et forment une pépinière précieuse de sous-officiers et de cava- liers pai'faits. Cette institution suffirait à elle seule pour j)roclamer l'excellence du système colonial. Au moyen de ces fils de cavaliers et des jeunes gens recrutés en nombre égal parmi la population des villages, se com- plète chaque année le contingent des régiments colo- niaux. Que si, par hasard, le nombre des enfants de soldats se trouve insuffisant, le gouvernement y sup- plée par l'envoi de jeunes gens élevés à ses frais dans des établissements analogues. Chaque province de l'empire possède une école spéciale consacrée à l'édu- cation des fils de soldats. Dans cette école, ces enfants sont recueillis, instruits et entretenus avec une solli- citude toute paternelle. Oulie l'instruction élémentaire ils reçoivent dans ces instilu lions lous les principes des arls dont l'exercice peut profilei' au service. Tout ce (\\io noire armée compte de nuisiciens, de vétéri- DANS I.A lUSSIi: MKIUDIONALK. V.li iiaireSj d t'ciiviiins pour radininistralion, de i^éomè- ires. de dessinaleurs , se recrute paruii /es canto- nistes milHaires: tel esl le nom qu'on donne h ees jeunes élèves, qui sonl en Paissie au noudjre de renl cinquante mille. Au besoin donc, ces mêmes jeunes t^ens viennenl en aide aux enfanls des colonies de cavalerie, lorsqu'il arrive que l'école régimentaire ne suffît [>as à lournir le recrutement annuel de cin- quante à soixante hommes de vingt ans qui lui est demandé. Ceci dit, il est facile de comprendre quel contiugenl d'ordre, d'aptitude et de discipline, ap- portent au régiment ces jeunes hommes élevés h ces admirables écoles. Tel esl le régime du soldat dans les colonies mili- taires. 11 nous reste à dire un mot de l'état des habi- tants qui hébergent les escadrons nombreux can- tonnés à demeure sur leur terriioiic. Kien n'est mieux fait pour démontrer dans toute leur étendue les bienfaits de la combinaison qui a présidé aux colonies, que le bien-être de ces actives familles d'émigrés, aujourd'hui attachés au sol. Heureux pro- priétaires de plus de terres que n'en exigent leur consommation et celle des soldats qu'ils nourrissent, les paysans ont vu s'étendre chaque année leurs cultures et le nombre de leurs bestiaux dans une proportion incroyable. Kn même temps s'accroissait aussi la richesse des terres de la couronne , aux- quelles ils consacrent un jour de travail sur neuf. Aussi les greniers des colonies regorgent - ils de produits; ces grains, plus d'une fois, sont venus au 55 43i VOVAGh: secours des conirées voisines, dans les lenij^s de diselle. Âdminisliés loul à fait en dehors de la dis- cipline du coi'ps, les villages sont régis eliacnn par un ëlal-major, indépendant de l'élal-inajor de l'esca- dron. Un capilaine administre chaque village, dirige les écoles, règle les jours de travaux, surveille les magasins, les bestiaux et les ustensiles de la cou- ronne. En même temps il maintient partout l'ordie et la police; deux lieutenants, ses adjoints, lui don- nent leur concours dans ces fonctions pour ainsi dire municipales. La justice civile s'administre de la façon la plus paternelle. Le chef de l'escadron préside; un lieu- tenant, un sergent-major, le prêtre du village, et trois colonistes élus par leurs égaux , composent le tribunal d'escadron, nonuné comité. Avant d'ad- mettre les débats sur les contestations civiles , le rappoileur expose l'état des griefs lespectifs. Ceci fait, il accorde aux parties quarante -huit heures pour essayer des voies de conciliation, après quoi il est passé outre. L'appel a lieu devant le comité de régiment, où se retrouvent les mêmes garanties de délégués pris comme jurés dans la classe des justi- ciables. La décision de ce comité est mise h Tordre et rendue publique sur loul le territoire du régiment. Enfin, en dernier ressort, les litiges sont portés par- devant le général-major (général de brigade), qui, chaque mois, visite les canionnements. Celui-ci com- mande à son tour une enquête, dont le résultat est soumis ;ni lieutenant-général supérieur, connuan- DANS LA ULSSIE MÉIUDIONALE. WÔ as inventé le [»laii des colonies de cavalerie, en a du moins rendu l'exécution praticable. Le premier il a combiné entre eux, et avec une rare sagesse, les éléments de cette glande institution. Aussi bien, nommer en Russie les colonies militaires, c'est racoiuer toute la part de mé- rite qui revient aunées ou [)erdues, ceux-là aussi peuvent savoir combien il aime tout ce qui est un soldat . un cavalier, un capitaine , un gé- néral, une armée. Au camp de Vosnessensk, Ralîet, plein d'enthousiasme , ne songeait qu'à saisir ces escadrons brillants qui passaient et repassaient de- vant lui. Un jour qu'il était le plus occupé à repro- duire les plus beaux uniformes, il s'entendit appeler par son nom; c'était h coup sûr une de ces voix laites pour commander aux hommes et aux choses, ferme, nette et sonore. A cette voix, l'artiste se retourne vivement : que voit-il? l'Empereur lui- même ! l'Empereur qui sait son nom déjà , qui lui parle de l'art qu'il professe, qui lui fait pour ainsi dire les honneurs de cette armée ! Vous jugez si ce modeste Ralfet fut étonné et confus! Il Ht tous ses elVorts pour se dérober à sa gloire ; mais à dater de ce moment , il fut traité pai* l'aiinée entière comme un protégé de l'Empereur. Cette entrevue valut à notie i)einlre l'invitation de se présenter à Leurs Majestés, et au moment même où il quittait l'Empereur, il fut accompagné d'un olli- cier supérieur et distingué de l'état-major, le baron Hahn. Cet ollicier fut chargé de lui procurer les. moyens de tout voir et d'exercer son talent sur les objets qui lui paraîtraient dignes dinléièl, parmi tant de grandes scènes et tant de détails cuiieux. Si je ne craignais d'encourir le reinoche tant de fois adresse'' à r(''p<»p(''e classiiiuc . si cxaclo à dénom- km^ É €lii mi' 3:1 DANS I.A UUSSIE MI<:KII)I()NAI.I':. 439 Uwr les halaillons. à désigner les cliels . à arlie de la cour impériale . ne quittaient déjà plus le port d'Odessa, et force nous avait, été de renoncer à celte voie facile. D'ailleui-s la Russie est un pays merveilleux [)Our la sûreté, même pour un voyage qui serait hasardeux partout ailleurs. Avec un i)a- dorojuaia bien en règle , et les deux mots de la lan- gue qui signifient u des chevaux Loul de suite n ^ un étranger peut traverser toute l'étendue de l'empire sans autre risque qu'une longue attente à chaque relais. Notre début méi'ite d'èti-e noté, par l'extrême sévérité de la visite qu'il faut subir à la douane lors- (ju'on franchit la limite imposée au port franc. Poui- passer du sol favorisé sur le terrain de la taxe, il faut \\\ VOYAGE prouver qu'on n'emporle avec soi aucune parcelle de cette franchise qui a fait d'Odessa une riche et puis- sante cité. Aussi bien, de l'autre côté du mur, trou- vez-vous aussitôt la steppe, et son atmosphère de poussière qui étouffe dans leur essor quelques jeunes plantations d'acacias. La chaleur devenait déjà ardente : notre cocher barbu, par un brusque détour qui ne nous laissa pas sans inquiétude , nous mena tout droit dans la mer, oi\ il laissa tremper quelques instants notre voiture, à laquelle cetle immersion devait être favorable, si l'on en juge par l'air satisfait du brave homme , qui nous montrait allernativement le soleil et la mer; ce bain achevé , nous nous lançâmes au galop sur le rivage brûlant. Notre route , tracée par un sentier battu sur une plaine cultivée par intervalles , suivit longtemps le ri- vage de la mer, et nous dépassâmes bien vite plusieurs grands lacs que nous laissions sur notre gauche. Ces lacs communiquent à la mer par une ou par plusieurs ouvertures étroites , à travers des dunes naturelles. Ces larges amas d'eau salée , dont les deux premiers nous parurent très-considérables, sont, dit-on, d'un grand secours h Odessa, par la quantité d'excellents poissons qu'on y pêche. On nonnne tous ces lac li- mancs, d'un mot emprunté à la langue turque et qui signifie un port de mer. Ce même nom s'applique aussi aux embouchures des grands fleuves qui peu- vent recevoir des navires. Au reste, tous ces iimanes, augmentés par l'aci nnndation (l<*s eaux (\v certaines DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 445 rivières qui viennent du nord , l'ianchissenl Irëqueni- ment leur barrière de dunes, d se trouvent commu- niquer avec la mer au moindre déijordemenl. Bientôt Odessa n'était plus visible; nous pénétrâ- mes dans les véritables steppes. Ce ne sont i)lus, comme en Bessaral)ie , de ces vallées qu'on pourrait appeler de longues vagues de terrain ; la steppe de la Russie Méridionale est plane, unie, sans accidents, et souvent dans ces parages son horizon dure sans altération sensible , continuant l'horizon de la mer. Quelques longues lignes de khourghans, ces éminences coniques dont nous avons donné la description , se correspondent çh et Là sur cette triste et morne sur- face. C'est en vain que vous espérez, en avançant avec tant de vitesse , voir la fin du grand disque qui vous entoure : toujours , toujours l'aspect reste le même , nu , brûlé , désolé ; les fleurs qui peuplent au prin- temps tous ces champs sans culture , avaient disparu depuis longtemps sous l'ardeur d'une saison brûlante, et nous pouvions dire comme Rubruquis, ce voyageui- qui parcourait les mêmes plaines au treizième siècle : Nulla est sjjlva, nuUus mous, nul lus lapis ; pas un arbre , pas un monticule, pas même une pierre ! Ce- pendant ces déserts mêmes se ressentaient de l'ar- rivée de l'Empereur : les sables l'attendaient tout comme les villes ; les chemins avaient été aplanis en quelques endroits : les mauvais pas étai(^nt comblés. Les maisons do poste brillaient d'un Ijadigeon tout frais, et au-devant des portes , la terre récemment ralissée . à » qu'on trouve toujours et presque par- tout, au contraire, c'est une tasse ou plutôt un verre d'excellent ihé. Chacjue maison russe , fût-ce la pUus i52 VOYAGE pauvre , possède un meuble d'un usage excellent et très-fréquent, qui procure en peu d'instants l'odorante infusion de l'arbusle de la Chine. Le samowar est, sans contredit , l'ustensile le plus caractéristique du pays. L'espèce de bouilloire qui porte ce nom est un vase en cuivre brillant, d'un pied et demi de haut, et d'une forme qui rappelle assez le vase grec antique. Un robinet garnit la partie inférieure ; tout l'inté- rieur de la bouilloire est traversé par un tube verti- cal en fer, dans lequel s'allument des charbons au moyen d'un courant d'air ménagé dans le pied du vase. Le samowar, c'est l'hospitalité russe dans son emblème le plus usuel : c'est lui qui vous salue sur le seuil de la porte, où l'on dirait qu'il s'allume de lui-même h votre arrivée. A peine êtes -vous entré dans la maison , qu'il vous verse la bouillante liqueur dont l'arôme réjouit et délassé vos membres fatigués. Si vous vous trouvez à portée de quelque colonie de cultivateurs allemands, soyez sûr qu'on joindra au thé quelques tranches d'un pain blanc fort délicat, et quelques parcelles d'excellent beurre: réjouissez- vous, vous aurez eu un souper, et profitez-en, car vingt-quatre heures pourront s'écouler et soixante- quinze lieues de steppes pourront s'enfuir sous vos roues rapides, avant que pareille fortune vous arrive de nouveau. Qu'on nous pardonne ces courls épisodes : nous voici encore une fois sur la steppe nue, et courant vers Kherson. La route qui nous menait à cette ville des- cend dans la diioclion du sud-esl. Hien (|uo nous DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. 453 eussions demandé nos chevaux dès quatre heures du matin à NikolaïelT, nous ne pûmes les obtenir qu'a- près une heure et demie d'attente ; le jour était déjà à la moitié de sa course lorsque nous approchâmes de Kherson, au milieu d'une poussière épaisse et étouffante, à ce point que la respiration en est nota- blement gênée, sans parler de la douleur cuisante qu'en éprouvent les yeux. Cette incommode atmo- sphère s'oppose h ce qu'on puisse embrasser d'un coup d'œil toute la ville, qui est très-étendue et peuplée d'édifices considérables. Ce qui nous frappa le plus, après les belles lignes de la forteresse qui se dresse triomphalement derrière ces nuages poudreux, ce fut une innombrable quantité de moulins à vent et à six ailes, qui, manœuvrant tous à la fois au sommet d'une légère éminence, produisaient le spectacle le plus étrange et le plus confus. Nous entrâmes enfin dans les larges rues de Kherson. Munis comme nous l'étions d'une lettre d'introduction pour un Français depuis longtemps établi dans le pays, où il a disposé un grand lavoir de laines, nous combinions déjà les douceurs d'une halle dont nous avions grand be- soin; mais, hélas! c'était chose difficile, avec notre ignorance complète des premiers mots de la langue russe, que de découvrir la demeure de ce compa- triote. Il est vrai que quelques .luifs, que nous inter- rogeâmes en allemand, nous répondirent sans hésiler ; car quel Juif, sur quelque point du globe qu'il vive , n'entend pas l'allemand? Mais leui's indications im- parfaites iraboutissaienl qu'à nous égarer davantage V5V VOYAGE dans celle grande ville, et nous eiiions ainsi de porle en porte, sons un soleil brûlant, suivis de notre triste équipage. Enlrës enfin jusqu'au fond d'une cour de loï-t bon ail', nous lînnes leçus au perron par une jeune dame à laiiuelle nous nous évertuâmes à de- mander, en toutes les langues possibles, le logis que nous cherchions. L'allemand , l'anglais , l'ilalien , avaient éié repoussés par le désespérance ponimaiou, « je ne comprends pas. » Une tentative désespérée, l'aile sur le grec moderne, nous avait laissés tout-à-fail découragés, lorsque la dame nous dit avec un son de voix agréable sans doute, mais qui nous-parul une mélodie venue du ciel : «Par hasard , Messieurs, par- leriez-vous français?» 0 bonheur! nous nous étions justement adressés à une compatriote ! et lorsque nous l'eûmes remerciée de ses indications, cette fois très-exactes , nous ne pûmes nous empêcher de songer à ce chapitre de Rabelais, où son héros fantastique, après avoir parlé sept langues diffé- rentes, reçoit précisément la même réponse que nous, voyageurs perdus dans les plaines qu'ari'ose le Dnieper. Notre hôte français nous accueillit avec cordialité; nous trouvâmes dans sa demeure un jeune chambel- lan de l'Kmpereur, que nous avions déjà connu h \alla, et un propriétaire des environs dePérécoi), M. Vassal, qui, par ses sages spéculations sur la propagation des brebis de pure race, a rendu un im- mense service à ces contrées, loul en augmentant sa fortune personnelle. Les bergeries de M. Vassal, dont DANS I.A RUSSIE MÉKIDKJ.NALi:. 455 les laines s'écoulenl principalement [)ar Kherson, ont amélioré d'une manière remarquable les produits, déjà estimés au temps jadis, des régions voisines de la Crimée; surtout elles ont donné un notable essor à l'exportation du port de Kherson . si longtemps écrasé par les privilèges d'Odessa. Après le départ de ces deux voyageurs , nous nous abandonnâmes, non sans une vive satisfaction de sensualité , aux soins hospitaliers de notre compatriote, M. Moulins. Le repas achevé, nous accompagnâmes h son lavoir l'hôte qui nous avait fait un si bon accueil. Cet établissement, fondé sur une grande île du Dnieper , se compose de bâtiments de bois d'une vaste étendue. Le premier étage est occupé par de grands ateliers, où des femmes éparpillent les laines déjà lavées et les trient selon leurs qualités différentes. Le rez-de-chaussée est di- visé en un grand nombre de cellules propres à ren- fermer les dilférentes catégories du lainage ; c'est là aussi que se trouve la presse à serrer les balles. Cette presse se compose d'une simple vis qui agit au moyen de leviers horizontaux ; elle est bien loin , vous le voyez, des merveilleux résultats de la presse hydrau- lique. La visite des lavoirs nous olFrit un attrait pitto- resque des plus singuliers , qui tient trop aux usages locaux pour que nous omettions de le mentionner. Les cuves destinées au lavage sont rangées sur de grands radeaux. Deux cents jeunes fdles de dix- huit à vingt ans sont employées à cette opération, sous la surveillance de quelques femmes plus âgées. Le mo- ment de noti'c visite coïncidait avec l'heure du repos '*56 V(3YAGE qui suit immédiatement le dîner ; dans cette saison , ces jeunes ouvrières , suivant un usage général dans le pays, consacrent au bain ce moment de récréation. Aussi le radeau était-il h peu près désert ; mais les flols du voisinage étaient peuplés d'une troupe de brunes nageuses, qui avaient scrupuleusement aban- donné sur la rive tout ce qui pouvait gêner une joyeuse natation. Ce tableau , du reste , n'avait rien d'étrange que pour nos yeux. L'usage du bain en commun n'effarouche dans ces contrées ni l'un ni l'autre sexe ; nous avions déjà eu l'occasion, à Sévas- (opol , de voir les espaces les plus rétrécis partagés par des hommes et par des femmes , qui se livraient en toute innocence à ce divertissement salutaire. Quand nous regagnâmes la rive de Kherson, deux des jeunes baigneuses reprirent quelque vêtement pour nous reconduire sur le bord voisin de la ville : le commerce s'agitait dans toutes les rues ; partout s'é- levait un grand bruit d'ouvriers , de portefaix et de peuple affairé. Là, comme dans tout le pays, le débit extraordinaire des melons d'eau était l'occasion de ces rassemblements empressés et souvent querel- leurs. Un peu au-dessus de cet endroit, letleuveest couvert de gros bâtiments de cabotage ; ces bateaux viennent charger les produits agricoles qui arrivent à Kherson en grande abondance par le Dnieper, sans parler du sel que les caravanes apportent des côtes orientales de la Tauride. La fondation de Kherson ne remonte guère au- delà d'un demi-siècle; ce fut Potemkin. car ce nom DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. iô7 célèbre se i*elrouYe dans toutes les grandes créations de ces contrées , qui en posa les fondements. Dans les vues de son créateur, Kherson était appelée à de hautes destinées. En effet, au premier abord, sa posi- tion semble toul-à-fait calculée pour servir d'entre- pôt à tous les produits que le Dnieper charrie du centre même de l'empire et verse sur les extrémités. Cette ville fut donc dès son origine une vaste et opulente fondation. On la nomma de ce nom grec qui rappelait l'antique et florissante colonie de la presqu'île héracléotique. Kherson , dont l'étymolo- gie se retrouve dans V ndiecûï khersos. signifie un lieu désert, aride, inculte. Tout allait bien jusqu'à la fondation d'Odessa : l'accroissement rapide et les immunités qui favori- sèrent ce port naissant vinrent arrêter dans leur es- sor les prospérités dont Kherson s'était vue envi- ronnée à son origine. Les navires qui arrivaient de la Méditerranée trouvèrent un avantage naturel h venir mouiller dans la rade d'Odessa; c'était une rade ouverte qui leur épargnait une lutte souvent prolon- gée contre les courants rapides et contre les bancs variables du limane du Dnieper. Déjà, dans les premières années de ce siècle , la décadence de Kherson était sensible, et plusieurs voyageurs con- stataient en 1802 le dépérissement de celte grande cité , qui s'était promise, à tant de titres, une splen- deur rapide. La franchise du port accordée à Odessa porta le dernier coup au grand entrepôt du Dnieper. Depuis 58 458 V()YA(iE lors, Kherson n'a plus guère reçu Jans ses eaux (}ue les navires qui, après s'êlre défaiis h Odessa de leur chargement des denrées d'Occident, viennent rechercher, plus i)rès de leur source productive, les laines et les grains que le vaste bassin du Dnieper peut, en lout état de cause, leur fournir à des con- ditions meilleures. Le moyen donc de ne pas regret- ter que toutes les espérances qui paraissaient cer- taines se soient ainsi anéanties ? Les lues de Kherson, aujourd'hui trop vastes pour la circulation, sont en- combrées d'une poussière dévorante; les quartiers, autrefois peuplés de magasins bien remplis, n'offrent plus guère que des devantures désormais fermées à tout commerce; quelques rol)es noiies râpées, robes de Juifs, apparaissent encore ça et là aux portes de ces bazars déserts, et rappellent involontairement ces avides corbeaux qui flairent la destruction. Et pour- tant, que de grandes et nobles choses avait préparées pour cette ville, objet de ses affections, son illustre fondateur ! Jetez les yeux sur les imposants remparts de la forteresse , sur les établissements encore debout , quoique négligés, qui composent l'amirauté de Kher- son, et vous aurez une idée de cette haute pen- sée de Polenikin , qui avait désigné celte place comme la clef du grand fleuve méridional. C'est à Kherson que reposent les restes de ce prince. En- levé par une mort inattendue, h cette place que nous avons citée, lorsqu'il traversait la steppe de la Bes- sarabie, Potemkin , ce ministre puissant entre ions DANS LA RUSSIE MEHIDIONALK. 459 les ininislres de l'Kurope, a élé déposé dans la iiio- desle église de Kherson. Aujouixi'hui Kherson est le chel-lieu de l'un des gouvenienienls qui concoui'enl à foimer le gouver- nemeiu général de la Nouvelle-Russie, et qui porte son nom. Des recensements récents permellent de compter sur une population de vingt mille indivi- dus; on assure que la ville, dont l'étendue est im- mense, ne compte pas, dansles quatre grands quar- tiers qui la divisent, moins de trois mille six cents maisons. Nous avions t'ait le projet de nous rendre de Kherson à Alechki par eau, sur les rameaux épars du Dnieper : c'est un chemin qu'on évalue h dix-sept verstes ; on le dit singulièrement pittoresque dans quelques-unes de ses parties, où l'on navigue à tra- vers des roseaux élevés qui vous entourent comme une muraille. D'Alechki, nous comptions trouver une route qui nous dirigerait sur Pérécop. L'utile avertis- sement de M. Vassal nous détourna de cet itinéraire, devenu impossible. Les stations de poste avaient été démontées sur tout ce parcouis, et les chevaux étaient venus grossir les relais du gouvernement de Kherson. pour le passage des nond^reux voyageurs attendus d'un jour à l'autre. Force nous fut de suivre la roule qui remonte le tleuve jusqu'cà Bérislafî, route [)lus longue assurément, et (jui nous causait un retai'd d'' plusieurs heures. Avant le coucher du soleil . nous avions atteint les bords de l'Ingoulei/.. (]ei(e livière, tributaire du Dnié- m) VOYAGE per , s'encaisse dans des rives assez élevées , non loin desquelles on signale quelques gisements de kaolin; nous arrivâmes au bac qui sert à la traverser par une longue allée de saules touffus qui se croisent en voûte au-dessus du chemin. C'était là une véri- table forêt, en comparaison de la steppe, toujours si triste, que nous venions de parcourir, et que nous re- trouvâmes plus triste encore, car la nuit tombait peu h peu. A celte heure de la journée , dans ces plaines solitaires , on ne saurait se défendre d'un sentiment involontaire de mélancolie : l'obscurité qui tout à l'heure couvrira le voyageur, rend son isolement plus complet ; elle lui ôie le seul spectacle qui puisse le distraire sur de pareils chemins, celui de la lu- mière. Nous ariivions vers huit heures à une station ; là nous trouvâmes, chez une hôtesse qui parlait alle- mand, la tasse de thé (juolidienne et ses légers acces- soires. Nous eûmes, à partir de cet endroit, la com- pagnie d'un officier-général : il revenaitdeVosnessensk, et il se rendait comme nous en Grimée; nos deux équipages voyagèrent d'un train égal. Vers minuit, nous parcourions les rues de Bérislaff aux rayons voilés de la lune ; lorsque nous arrivâmes h la poste, tenue par un Juif, nous liouvàmes la famille de l'Israé- lite couchée en [>lein air dans une petite cour. Par un raffinement de mollesse digue des beaux jours de Sybaris , chacun avait choisi [lour sa couchette un de ces télègues de poste si durs sur les cahots de la roule. Avant qu'on eût réveillé ce peuple de dormeurs DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 461 et surlouL une vieille ienime de qui pailaienl les or- dres souverains , il s'écoula bien du temps , et nous ne reprîmes notre route qu'excédés d'un long bavar- dage dans le plus horrible allemand de Juif dont puissent être battues des oreilles chrétiennes. Nous ne saurions rien dire sur l'imporlance de Bérislaff, traversée ainsi la nuit, ou plutôt parcourue à moitié, pour revenir ensuite sur nos pas. Cette ville occupe un i)lateau fort imposant, qui domine la rive septentrionale du Dnieper. Les rues sont droites et régulièrement percées, comme c'est l'usage de toute bonne ville de la Russie moderne. BérislalTdoit sa fondation aux temps glorieux de l'impératrice Catherine , lorsque cette grande souveraine voulut commander à ses nouvelles conquêtes par une ligne de garnisons qui en assurât la possession paisible. Kisilkerman , ou Fort-Rouge, était le nom tatar du petit poste qui dominait le passage du fleuve avant que la nouvelle ville se fût élevée. Cinq routes im- portantes aboutissent à Bérislalï, et la rendent né- cessaire précisément dans la situation où elle est. Le chemin qui vient du sud, ou de Pérécop, amène dans ses murs d'innombrables chargements de sel. Deux chemins , qui se dirigent vers les contrées du nord-est, conduisent dans le gouvernement d'Éka- térinoslair et vers les cosaques du Don ; un autre va percer droit au nord les immenses (h'serts qui s'é- tendent versPoltava et les Slobodes d'I kraine. Enlin la dernière voie, celle que nous venions de parcourir, est la même qui met en communication ces contrées 462 VOVACiK éloignées avec les [rdys occidenlaux de l'Europe, par Khei'son, Nikolaieft' el Odessa. Du plaleaudela ville, on descend rai)idenienl vers la grève, el l'on y trouve un pont tloUanl qui décril une légère courbe sur le courant rapide du tleuve. Le irajel est long. Pendant que nos chevaux avan- çaient d'un pas prudent sur ce plancher mobile, nous nous prîmes à considérer celle vaste étendue d'eaux grisâtres, sur lesquelles se rélléchissaient les nuages chassés par les venls. C'était encore là ce Borysthène de la géographie antique , dont le nom pittoresque indiquait le règne des venls impétueux. Ce beau Bo- rysthène, tant de fois historique de[mis le lemps des Scylhes, a perdu son noble nom, au grand regret de la langue poétique : c'est ainsi que le Tyrasdes Grecs a fait place au Dniester; l'Hypanis a cédé au Boug, et l'harmonieux Tanaïs est devenu le Don. Les Grecs, ces beaux diseurs s'il en fut, poètes dans les moin- dres mots de cette langue trouvée par Homère , ne se douiaient guère que toute cette harmonie savante, dont ils étaient si fiers , serait ainsi dévorée par le rude idiome du Nord. Revenons cependant à notre pont et aux abords inondés du Dnieper. En remontant sa rive gauche, nous march.âmes longtemps sur un terrain mouvant et tout couvert d'eau ; à un nouveau rviais , Irès- rapproché de Bérislaiï, nous tournâmes brusquement vers le sud, pour g;jgnei' en di'oile ligne Pérécop et l'isthme étroit de la Tauridc. Au bout i\o celle roule monolonc et donl il nous i)ANS LA KISSIE MKHIDIONALE. i63 tallut, laiito do sommeil , siibif lous les ennuis, nous aniviîmes, le 14 septembre, dans celle ville, ou plu- lôt dans ce spacieux village qui est la porte de la Crimée, et que l'on nomme Pérëcop. Avant que la ïau- ride devînt une province russe, ce village portait un nom tout empreint de rem[)liase orientale, Or-Gapy, Porte-Royale. C'était ainsi que les Tatars désignaient l'entrée assez mesquine d'un retranchement qui cou- pait l'isthme et qui joignait les deux mers. Lorsqu'on a passé sur un pont traversant le fossé assez profond, mais très-dégradé, qui subsiste encore, oneslàPéré- cop. On y trouve une seule rue, que sa largeur pourrait tout aussi bien faire nommer une place. A votre droite et h votre gauche, vous pouvez voir des maisons assez nombreuses, fort séparées les unes des autres, et dont la [)lus apparente n'excède pas la hauteur d'un rez-de-chaussée couvert de son toit de planches ou de joncs. ¥a cependant , malgré sa physionomie misérable, ce village emprunte de sa position avantageuse une importance toute particu- lière. Pérécop est la porte du gouvernement de la Tauride, le retranchement qui ferme et qui isole la presqu'île. Son nom actuel , tiré d'un mot russe dont le sens signifie un fossé creusé entre deux mers, peint tout-à-fait son rôle dans la géographie taurique. Pérécop est aussi un chef-lieu de douanes, une di- rection active où se régularise l'immense exportation des sels enlevés à la mer voisine et aux lacs de la péninsule. Tous ces titres administratifs, il est vrai , n'ôtenl rien à la mélancolie de son horizon de step- 16V VOYAfiE pes salines qui portent encore l'empreinte d'une an- cienne submersion. Hérodote, Strabon, Pline, ont émis l'opinion que des âges antiques avaient vu la Tauride séparée du grand continent : la nature des terrains de l'isthme ne dément pas cette hypothèse. Son niveau est si peu élevé, que du milieu du passage, qui a cependant sept verstes d'étendue, on pourrait se croire plus bas que les deux mers. Le Si vache vous menace à l'est, et la mer Noire h l'ouest. Jetez les yeux sur une carte de la presqu'île, vous resterez frappé de la différence qui existe entre les contours de ce lac et ceux de cette mer. Le lac Putride, qui vient mourir sans force sur des rivages abaissés, présente sur ses bords mille découpures bizarres et changean- tes. La mer Noiie, au contraire, qui se creuse pro- fondément, dessine d'une façon plus tranchée les contours de ses rivages. Pérécop est habitée d'abord par les employés du gouvernement, et par un assez grand nombre de Juifs, qui s'abandonnent tout- à -fait aux délices im- mondes de leur malpropreté native. Nous serions bien étonnés si c'était là une position sanitaire des meilleures. La mer visqueuse qui est si voisine du village , échauffée sans cesse jusqu'au fond de son limon, exhale, s'il faut en croire certains voya- geurs, des miasmes nuisibles à la constitution atmo- sphérique des environs. Nous trouvons cei)endant une opinion contraire dans l'estimable ouvrage de M. Montandon, que nous avons déjà cité. Cet écri- vain signale Pérécop comme parliculièrement salu- DANS LA RUSSIE MEUIDIONALE. 465 bre, en dépit même de loules les préventions con- traires. Ce qui est très-vrai , c'est que cette mer Putride , dont nous ne discuterons pas l'influence délétère, est pour toute celte contrée une source de commerce et de mouvement. Sur ses rivages et sur le bord des lacs voisins, se recueille une quantité con- sidérable de sel , branche importante de revenu pour le gouvernement. Ce produit, dont la récolte est faite durant l'été, est transporté dans toutes les directions, jusqu'au centre même de l'empire, par le moyen de ces longues caravanes, qu'en aucun lieu nous n'avons rencontrées plus nombreuses , plus chargées, plus pittoresques que sur l'isthme étroitde Pérécop: ce sont les flottes à quatre roues de la steppe. Un usage tout particulier aux Tatars de la Crimée, c'est celui qui consiste à atteler les dromadaires h leurs chariots. Ces animaux, d'une race admirable, atteignent des dimensions très-grandes ; ils se montrent générale- ment dociles à la voix de leurs maîtres. On cite ce- pendant quelques occasions terribles, oii les droma- daires, devenus furieux , ont presque dévoré leurs conducteurs. Cet attelage , au reste, est très-impo- sant : les deux vigoureux animaux s'avancent d'un pas lent et égal, traînant sans effort le madgiar pe- samment chargé du Talar. Cette voiture à quatre roues , dont une claie solide forme les paiois , est couverte d'une épaisse étoffe de feutre en poil de chameau. La forme sévère et primitive de ce simple chariot porte à croire qu'il est dune antiquité recu- lée, et qu'il a pu être emprunté aux Scythes nomades 59 km VOYAGK qui en faisaienl leurs dcMucures, maisons enantes, quorum planslra vagas rite trahunt domos, dil Ho- race. Aujourd'hui encore cela arrive aux Nogais, qui , dans leur vie vagabonde, préfèrent le toit du niadgiar à l'abri permanent d'une maison. De Pérécop, on s'avance rapidement vers le midi, et l'on trouve presque aussitôt un bourg considéra- ble. Armianskoï-Bazar , comme le dit son nom, est un marché tenu par des Arméniens. Tous les objets utiles aux voiluriers qui viennent chercher le sel, tous les ustensiles qui dépendent de l'attelage et du charronnage, se trouvent léunis dans cet industrieux entrepôt, dont l'incontestable utilité doit faire la for- tune. Ce lieu dépassé, on retombe dans la steppe, et l'on se demande : où donc s'est réfugiée cette Tauride si pittoresque, que l'on ne saurait en parler sans que les allusions à l'agreste Helvétie , h la belle Il:die , ne viennent se placer forcément dans la phrase louan- geuse? C'est que réellement la partie de la presqu'île citée pour ses beautés naturelles est reléguée tout au loin, et sur les deux versants de sa riche et pitto- resque bordure de montagnes. La pente du nord, plus douce, est déjà remplie de beaux sites ; mais c'est la pente du midi qui, plus abrupte, réunit, dans son es- pace étroitement resserré parla mei', toutes les beautés qui distinguent les plus riches et les plus gracieux paysages. Sans pai'lager l'opinion tant soit peu sati- rique d'un voyageur anglais qui compare la Crimée à un manteau développé , et son beau jardin méridional à l'étroit galon qui le borde, nous dirons, nous aussi, DANS LA 1U8SIE MERIDIONALE. 467 que si la part que la nature a laite de ses splendeuis à cette péninsule est étroite , elle est cependant com- plète. On dirait qu'elle a placé à plaisir, au bout de ces plaines sans fin , celle ravissante chaîne de ro- chers et de verdure, comme pour montrer aux peuples qui viennent là de si loin, une fois dans leur vie, des forêts, des eaux jaillissantes et ce beau séjour de montagnes. Ici, la lerre; là-haut, le ciel! Ainsi donc, jusqu'aux environs de Symphéi'Opol, c'est-à-dire jusqu'aux deux tiers de la longueur njé- ridionale de la Crimée , la plaine se retrouve comme auparavant, plus plate encore , si elle pouvait l'être, traversée par d'inlerminables caravanes, à peine en- trecoupée de rares villages, et jalonnée, plus que nous ne l'avions observé jusque là , par de nombreux kourghans qui se présenlent dans un ordre évidem- ment combiné pour un système de correspondance. En effet , on peut remarquer des séries qui compren- nent depuis quaire jusqu'à sept de ces tumuli, et qui sont alignées chacune dans sa direction particulière. Nous ignorons si les haltiles ingénieurs qui ont dressé la carie récente de la Piussie, qui porte le nom de carie de l'Élat-Majoi', excellent travail, digne en tout de la distinction de ce corps d'officiers , ont tenu note de tous ces kourghans, qui ont dû plus d'une fois favorisei- leur triangulation. Une carte spéciale où figureraient à leur place . et dans leur ordonnance capricieuse, ces innond)iables éniinences c|u'on trouve si pressées depuis les plateaux du Don jusque dans ces parages voisins de la Tauride, ei «pii vont de là rayonner plus 468 VOYAC.E espacées , et connue des sentinelles perdues , jusque sur les bords du Danube, les confins de la Pologne et le nord de la Russie, serait, à coup sûr, un digne sujet de curiosité et d'étude. Que ces tumuli soient uniquement des tombeaux, ou bien qu'ils aient servi, dans l'antiquité fabuleuse qui nous les a légués , à quelque usage inconnu , il n'en est pas moins vrai que leur utilité est encore appréciée aujourd'hui sur la steppe de la Crimée. Les gardeurs de troupeaux qui veulent rassembler les chevaux ou les droma- daires épars, se postent sur leur sonmiet pour do- miner la plaine ; et , récemment encore , une ligne télégraphique , qui traverse la presqu'île , a tiré un excellent parti de ces antiques observatoires. Nous approchions du terme de notre course soli- taire ; les montagnes méridionales se dessinaient au loin devant nous ; nous reconnaissions déjà les con- tours que nous avions observés naguère. Au reste, dans notre course non interrompue, nous avions dé- passé de bien loin tous les voyageurs qui s'étaient rencontrés sur la roule. S'il nous avait fallu subir quelquefois la lenteur du relais , contre laquelle, à vrai dire, nous n'avons vu personne se récrier, et qui paraît un usage généralement et patiemment adopté, il faut avouer que les postillons , stimulés par un en- couragement qui est de toutes les langues , nous faisaient parcourir la route avec une vitesse quelque- fois effrayante. Nous redoutions à tout instant, malgré les précautions renouvelées à chaque poste , de voir s'enflannner les roues de notre légère voiture. Vers DANS LA RUSSIE MÉIUDIONALK. VH9 cinq heures , les premiers bouquets de verdure nous annoncèrent le petit vallon du Salghir ; un moment après, nous traversions le lit presque à sec de la petite rivière; par un large chemin trace aux dépens des prairies environnantes , nous entrâmes dans les rues de la nouvelle Symphéropol. Ces rues sont faites pour des géants ; elles aboutissent h une église d'une ar- chitecture fort ambitieuse, bien que les matériaux en soient fort peu solides. Le même embarras que nous avions éprouvé à Kherson se renouvela; nous ne trouvâmes qu'à grand'peine une triste auberge, tenue par un Alleuiand. Ici se représenta le souper de Ni- kolaïeff; seulement ce maigre repas se fit attendre encore plus longtemps , et lorsque l'appétit dut être satisfait , on chercha le sommeil sur un étroit sofa de bois^ autrefois garni de foin. Au reste, il faut bien savoir, une fois pour toutes, que c'est là le régime in- variable des auberges à l'enseigne traîtresse qu'on nomme tractir dans toute la Crimée. Le vendredi 3-15 septembre était le jour fixé pour la réunion générale de notre compagnie errante. Ce rendez-vous avait été convenu au moment où nous étions fractionnés à Yalta, et le lieu désigné était le port d'Eupatorie ou Koslofl', sur la côte occidentale. Cet emplacement nous avait paru le plus favorable pour expédier par mer les collections rassemblées ; nos naturalistes s'y trouvaient déjà depuis quelques jours. Nous prîmes donc sans relard le chemin de ce port; et cette fois, laissant dans la capitale de la Tauride notrr é(jnipage lout-à-l'ait démantelé, nous 470 VOYAGE adoptâmes la voie plus rude encore du télègue. Entre Symphéropol et la ville où nous nous rendions , on compte soixante-deux verstes de dislance, par un plateau nu qui s'élève médiocrement vers les deux tiers du chemin. Pendant huit verstes, ou deux lieues, on suit la route de Pérécop , puis l'on se dirige vers l'ouest h la rencontre d'un embranchement signalé par une haute colonne, élevée lorsque Catherine II visita ces contrées. De même que les poteaux oii sont inscrites les distances se retrouvent sur toute la sur- face de l'empire, ces colonnes militaires s'élèvent de dix verstes en dix verstes sur tout le chemin que par- courut l'Impératrice pour arriver jusqu'à la côte de la Crimée. Nous étions paitis avec une vélocité impétueuse, et nous vîmes se renouveler en route un accident déjà mentionné, et qui nous était arrivé à nous-mêmes. Une roue s' étant échappée, nous fûmes emportés bien loin avant que le postillon, tout entier à ses excita- tions, eût voulu entendre que tout n'était pas préci- sément en lègle derrière lui ; que son équipage voya- geait à peu près sut- le flanc. Au sommet du plateau, nous trouvâmes le plus triste des hameaux, composé de huttes en terre : ces nids mal péliis recouvraient de misérables caves; de là nous descendîmes vers les lacs salés de Sak, entre lesquels passe la route. Ces lacs jouissent d'une grande renommée hygiénique. On attribue les effets les plus salutaires aux boues grasses et argileuses qui en forment le fond et les bords. IVudant les jours qui s'écoulent onlrr le 1ô juillet et DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. 471 le 15 août, une quanlilé de malades, attaqués d'aflVc- lions rhumatismales et de paralysies locales, se ren- dent sur les bords du lac ; ils subissent chaque jour un avant-goût de la sépulture, en se couchant dans des fosses tapissées de cette noire argile que le soleil échauffe. La tête seule est exempte de cette inhuma- lion, dont on dit des merveilles. Mais comme la vie misérable que menaient les malades au village voisin de Sak, pauvre hameau tatar, était capable d'atténuer les heureux elléts du bain, on a construit une maison dans laquelle sont reçus les baigneurs que l'état de leurs souffrances rend plus difficiles h transporter. Au moment de notre passage, les beaux jours conmien- çaient à être plus rares : nous ne vîmes autour des étangs de Sak que de grands amas de sel rasseniblés durant la saison qui venait d'expirer. Loisqu'on a dépassé les lacs, le chemin se dirige vers le nord et tout le long de la mer. Le faubourg de Kosloff, qui est proche, est composé d'une multitude de moulins à huit ailes. Parmi ces moulins, nous en remarquâmes un grand nombre dont le système est horizontal , et se meut au moyen de seize aubes verticales qui reçoivent le vent et tournent sur un arbre , point central du moulin. Celui-ci se compose d'une petite tour ronde. Une belle et grande mosquée frappa nos regards; mais de sa grandeur passée elle n'a con- servé qu'un dôme encore majestueux, malgré son délabrement; ses deux beaux minarets ont été ren- versés. En poursuivant notre chemin sni' un quai chaque jour rétréci par l'effoil des vagues, nous nous k7'2 VOYAGE aiTêtâiiies au pied d'une maison donl l'enseigne, en caractères français, portait ce titre, qui indiquait suffisamnienl l'absence de toute concurrence : « Au- berge d'Eupatorie. )) Ceux que nous cherchions étaient réunis dans les salles spacieuses de l'édifice; un billard servait de gîte commun ; tous les membres de l'expé- dition prenaient place sur cette modeste couche, qui nous rendait quelques durs souvenirs de la Yala- chie. Nous trouvâmes nos compagnons dans l'ardeur des travaux que leurs conquêtes de tous les jours leur avaient préparés. L'auberge était un vrai labo- ratoire, où les poissons, les oiseaux, les plantes et les minéraux subissaient toutes les opérations qui de- vaient les conserver à la science. Ce spectacle éton- nait quelque peu notre hôte, Grec à la mine rusée, et qui faisait l'entendu ; mais il stupéfiait nos visiteurs tatars, qui, malgré leur nature impassible, ne pou- vaient s'empêcher, à la vue de ce chaos de choses créées, de hocher gravement la tête en faisant enten- dre un petit claquement de langue qui pouvait s'in- terpréter ainsi : Allah est grand, mais voici d'étranges gens ! Nous étions donc encore une fois réunis , et nous n'eûmes rien de plus pressé que de mettre en délibé- ration notre nouvel et prochain itinéraire. X. KOZLOF. — SYMPIIEROPOL. KAR A-SOU-nAZAR TIIKODOSIE. J=d A ville (le Kozlol', comme au ^ reste plusieurs villes de la ' presqu'île taurique , est con- nue en Crimée sous trois ^noms différents : tous ces g?J^;:^^r#^J->f^^fe noms-là lui ont été imposés -^^^"^^"^^^^^^'^^par l'histoire changeante de ce pays. LesTatars, fondateurs, selon lontc appa- rence, el longtemps possesseurs uniques de cette place uiaritimc, lui doimenl le nom de Gouzlov ou Gheus- (;o ;7i VOYAGK lév : trouve qui pourra rétynioIoi^ievëi'ilal)l('(ruii nom pareil. La géographie orienlale , si féconde eu iiuages. manque cette fois à sa clarté ordinaire. Après la con- quête de l'impéiatrice Catheriue, les dénomiuatious historiques fureut restituées, autant que possible, aux villes qui s'étaient perpétuées jusqu'à nos jours; quant aux villes dont la ti'ace avait disparu du sol , on vou- lut du moins sauver leur nom de l'oubli en l'appliquant à quelque localité nouvelle. C'est ainsi qu'Odessa et Sévastopol recueillirent l' héritage de noms historiques, bien que ces cités nouvelles fussent assez éloignées de l'emplacement que les antiquaires assignent aux villes primitives. Par la même raison, Gouzlov, dont les géographes anciens n'ont point parlé, reçut à cette époque le nomd' Eupatorie, en mémoire d'une ville Eupaforia , qui, au temps de Mithridate Eupatôr, s'éle- vait sur la limite de la petite péninsule héracléotique, au lieu même où subsiste encore le village d'Inker- mann. Au reste, ce beau nom grec n'a point empêché la ville t.'Uare de conserver })armi ce peuple sou vieux nom de Gheuslév ou Gouzlov, dont les Russes ont fait Kozlof. Ce dernier nom est aujourd'hui le plus usité dans le langage ordinaire, bien que dans les actes publics la dénomination nouvelle soit la seule offi- cielle. Kozlof était donc autrefois une puissante cité tatare : ses belles mosquées, dont les vingt minarets domi- naient au loin le pays, ses bains, ses bazars et ses ate- liers, la rendaient l'heureuse rivale de Baglitcheh- Saraï et de Kara-sou-Bazar, les villes productives de DAiNS LA KLSSIK MEllI hloN ALK. 'iT.'i leiiipire des khans; son port pouvait recevoir un as- sez grand nour nous refaii'e de toutes ces laligues. Le lendemain , nous nous Irouvâmes heureux d'ê- tre au moins sous le toit d'une maison propre, neuve, et d'une disposition agréable, dans la partie de Sym- phéropol qui resseml)le le plus à une ville d'Europe. iNous nous présentâmes chez le gouvei'neur civil de la Tauride, M. Mourounzoff, qui accueillit pour la troi- sième fois des membres de l'expédition; il nous fît, malgré sa préoccupation de l'arrivée prochaine de la cour impériale, la réception la plus aimable. Ajoutons qu'un savant pi'ofesseur, M. deSteven, qui vit ici dans une agréable solitude, tout comme y a vécu long- temps l'illustre Pallas, nous reçut avec cette cordialité fraternelle que donr.e l'étude de la science. Un hei'- l)ier couiplet de la Tauride, une collection entomolo- glque où sont rassend)lées toutes les espèces connues danscette contrée, telles sont les richesses scientifiques que M. de Sleven a réunies avec un persévérant tra- vail. Nous devons aussi mentionner le cabinet de M. Kaznatchéelf, où se trouvent réunis la conchylio- logie de la mer Noire et de la mer d' Azoff, et les fos- siles les plus remarquables de la Crimée. Une excursion à Sabli peut occuper une matinée bien employée par les observateurs qui veulent se rendre compte des productions de la nature dans ce canton, situé sur le versant septentrional des monta- gnes, dans la direction du sud de Symphéropol. Une vaste propriété, (jui réunit tout ce qu'on recherche DANS LA lUSSIi: MÉRIDIONALE. 481 tlans ce qu'on nomme une terre en France, des bois, des champs, des villages, voilà ce quon trouve à Sahli. Le château même et l'avenue de marronniers , entourée de fertiles potagers, rien ne manque à la com- paraison. Sur ce domaine et dans les villages qui eji dépendent , les paysans qui ne sont pas occupés aux travaux des champs emploient leur industrie dans une fabrique de draps grossiers et dans un atelier de pote- rie. Non loin de Sabli, vous rencontrez plusieurs puits qui fournissent cette terre saponifère que l'on nomme terre à foulon, et que les Tatars désignent sous le nom de /.//. L'usage fréquent que ces peuples ont coutume d'en faire dans l'économie domestique rend le débit de ce produit très-facile dans toute l'étendue de la Crimée. Cependant les jours devenaient plus courts, et l'ap- proche de la saison rigoureuse se faisait déjà sentir ; la nuit et le matin des pluies froides et presque conti- nuelles signalaient l'époque de l'équinoxe d'automne. En dépit de ces tristes avant-coûreurs, une visite au Tchadir-Dagh devait nous l'ournir trop d'observations utiles pour que nous pussions reculer devant une aussi intéressante excursion. Aussitôt nous voici en route , trop heureux de re- trouver nos montures tatares pour paicourir ce pays de montagnes. Les chevaux sont en elfet la meilleure façon daller : lestes, agiles, obéissants, prudents aux mauvais pas, rapides quand le chemin est uni. Nous atteignîmes d'abord Kilbouroun, dont le nom se com- pose de la désignation que nous avons citée comme ap- 61 482 VOYAGE pliquée à tous les promontoires élevés, précédée du mot liil, dont nous avons donné la signification quel- ques lignes plus haut. Kilbouroun est en effet une hauteur presque majestueuse. A quelque distance nous traversâmes le Salghir sur le pont de Djolma, el nous aperçûmes non loin de nous les ruines connues sous le nom (ÏEski-Saraï, ou le vieux Palais, comme le dit la langue tatare. Au dire des peuples du pays, ces débris sont les vestiges abandonnés d'un palais com- mencé par les khans, qui n'a point été achevé. Si nous en croyons le savant Pallas, le géographe, l'historien et le naturaliste de la Tauride, qu'il a adoptée comme l'enfant bien-aimé de sa science , Eski-Saraï n'offri- rait, dans ses pans de murailles encore debout, autre chose que les restes d'une petite fortification génoise. Le temps nous manquait, au reste, sans parler des données nécessaires, pour nous prononcer entre la tradition musulmane et les ingénieuses hypothèses du savant. Nous vîmes ensuite Soultan Mahmoud, son minaret qui domine ses vergers , et enfin Tckafld , village qui est déjà fort élevé sur la pente rapide du grand sys- tème de montagnes sur lequel le Tchadir-Dagh déta- che ses hgnes correctes et tranchées. Après avoir contourné la base du mont que nous voulions attaquer par son côté méridional , nous nous arrêtâmes, la nuit venue , à Korbek. C'est un village tatar, dans une situation imposante et pittoresque. De Korbek on aperçoit la mer et la vallée d' Alouchta, qui se creuse comme un immense fossé jusque sur la i)bge. DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 483 ol enfin Alouchta même, le grand village laiar, qui garde, comme une sentinelle avancée, les alx>rds de ce gigantesque ravin. Le jour n'avait jwint encore paru , que déjà nous avions conuuencé l'ascension du Tchadir-Dagh ; les pentes sont assez praticables de ce côté pour qu'on puisse longtemps se servir des chevaux, qui les gravis- sent avec une sécurité complète pour le cavalier. Après avoir traversé des vergers fertiles, des plateaux cou- verts d'abondants pâturages, et enfin quelques ra- meaux égarés d'une vaste forêt, nous atteignîmes le point où les bouquets d'arbres, déjà plus rares, sont disséminés sur les derniers contre-forts de la montagne. Notre station de nuit fut préparée par nos guides dans une espèce d'abri contre le vent frais de la mer. L'industrie des Tatars, que Michaël stimu- lait en intelligent ordonnateur, nous eut bientôt pro- curé un toit de feuillage, rempart utile contre les vapeurs qui, vers le coucher du soleil, vinrent envelop- per la cime du Tchadir-Dagh. Nous avions encore plus d'une heure de jour, que nous mîmes à profit pour donner la chasse aux vautours qui regagnaient leur gîte dans les grandes cavités des rochers voisins. La chasse fut pénil)le, et malheureusement elle fut inutile; ces oiseaux sauvages, qui ne peuvent tomber que sous l'atteinte d'une balle, planent si haut dans les airs, que le fusil ordinaire ne saurait porter si loin. Les meil- leurs lii'ours tatars, excités par la récompense la plus séduisante, ne se montrèrent ni plus adroits ni plus heureux que nous, et les brigands de Tair en furent 484 VOYAGE quittes pour les dëloualions réitérées qui troublëreut à peine leurs inaccessibles retraites. Cependant notre infatigable et aventureux géologue avait voulu profiter de quelques moments de clarté qui nous restaient encore, pour examiner de plus près une coupe de lochers qui s'élevait à une assez grande dis- tance. Le voilà donc qui redescend dans un ravin où il disparaît bientôt h nos yeux. La nuit s'abaissa de plus en plus, i>uis elle devint protonde , et notre collègue ne put nous rejoindre. Au jour naissant, notre inquiétude redoubla de ne pas l'entendre répondre à nos signaux; mais nous supposâmes que, forcé de renoncer à la ta- che qu'il avait entreprise sans en mesurer l'étendue, M. Huot s'élait réfugié dans quelque cabane de bergers, comme on en rencontre sur le tlanc de la montagne que nous avions parcouru la veille. Notre ascension s'acheva sans autre crainte. Dès les premières heures de la matinée, nous atteigm'mes le plateau du Tchadir- Dagh , sur lequel nous parvînmes en gravissant, non sans peine, des sentiers élroils. Sestlancs, presqu'à pic, se conq)osent de rochers friables d'un calcaire grisâtre, légèrement félide sous l'ardeur du soleil, avec des veines plus foncées. Une plate-forme aride et nue couronne cette belle montagne. Elle s'étend du sud-ouest au nord-est, en otTiant de ce dernier côté une dépression assez nolable. La mesure du Tchadir- Dagh , prise à diverses époques et par tles ol)serva- leurs dont le nom oltie toute garantie, peut être éva- luée en moyenne à 1,580 mètres pour le piton occidenlal , landis que le bord oriental du plateau n"al~ DANS I. RLSSIC MEIUDIONALE. Î85 leinl pas plus île 1,510 mètres; ceci donne donc 70 mètres de différence entre l'une et l'autre extrémité. Mais le plus haut des deux sommets s'élève comme un point culminant sur le plateau même, et à cause de son étendue et de la masse imposante de la montagne, il paraît de loin à peu près horizontal. Comme tous les monts de pareille forme, le Tchadir-Dagh, en bri- sant le courant des vapeurs condensées en nuages , les accumule parfois le long de sa" crête aplatie, qu'elles viennent recouvrir de leur masse blanchâtre. Les Ta- tars, instruits par l'expérience des suites ordinaires de ce phénomène, s'attendent pour le lendemain à voir tomber la pluie; car Tchadir-Dagh , disent-ils, amis- son bonnet. L'air n'était pas assez complètement dégagé de la brunie matinale pour que nous pussions contempler distinctement le beau panorama qui se déroule de ce centre élevé jusqu'aux dernières limites de l'hori- zon. Par moments c'était la steppe qui nous apparais- sait, avec sa teinte brûlée, où nul accident n'attirait les yeux; quelquefois c'était la mer qui se découvrait au loin comme un lac paisible , ou bien des plans inii- nis de mamelons se dégradant tout autour de nous jus- qu'au niveau des plaines. Cette alternative de nuages et de soleil produisait à la dérobée les effets les plus [tiquants. Les anciens ont appelé ce mont Berosus; il nous pa- raît évident qu'il a dû aussi porter le nom de Trapezos, que les Grecs avaient donné à une montagne remar- qual)lc de la Tauride. Cette dénomination ne saurait 486 VOYAGE s'appliquer à aucune montagne mieux qu'au Tchadir- Dagh dont la forme a tant d'analogie avec le trapèze des géomètres. La désignation latare elle-même, ïcha- dir-Dagh, dont les deux mois signifient tente et monta- gne , rentre de trop près dans l'idée des Grecs pour qu'on n'en tire pas cette conséquence, que le trapèze et la tente sont une seule et même comparaison. Au reste , nous devons dire que des auteurs graves ne se sont point accordés sur remi)lacement véritable du Trapezos. 11 en est qui voudraient le reconnaître dans une montagne voisine de Balaklava ; c'est ainsi que le Kriou-Metùpon , le front de bélier, ce promontoire cé- lèbre chez les Grecs de Tauride , est devenu de nos jours un point si difficile à reconnaître , que les cartes et les géographies offrent sur ce cap méridional une regrettable indécision. La descente est périlleuse du côté où nous l'entre- prîmes, tant le rocher se dresse verticalement sur l'a- ])îme. Nous cherchions cependant sur ce flanc escarpé de la montagne une étroite terrasse que nous rencon- trâmes bientôt, et qui donne accès dans une vaste grotte. Dans ces cavernes, qui se prolongent, dit-on, de galerie en galerie jusqu'à une profondeur inconnue, se rencontrent des amas de glaces qui se conservent d'un hiver h l'autre. Au reste , nous nous bornâmes h cxjtlorer la première salle, majestueux souterrain dont la voûte s'élève à environ cinquante [»iods, et sans <'her(her à véi'ificr par nous-mêmes l'étendue un peu fabuleuse de ces labyrinthes glacés, nous revîmes [»ronq)tement la lumière du jour. DANS LA RUSSIK MÉIIIDIONALR. /,87 Le soir nous retrouva tous réunis à Koibek-, noire voyageur égaré y élait arrivé avant nous, tout épuise'' de lassitude. C'est qu'en évaluant la dislance qui le séparait des rochers qu'il voulait examiner la veille , M. Huot n'avait pas tenu compte de la profondeur d'un ravin intermédiaire, tout rempli de grands arbres. A peine en touchait-il les bords et s'était-il engagé sous la voûte des bois , que la nuit le surpiit : nul moyen alors de se reconnaître ; il voulut revenir sur ses pas, il se trouva complètement égaré. Sans provisions, sans autres armes que ses lourds marteaux , il fut d'abord quelque peu interdit de sa situation isolée ; heureuse- ment encore parvint-il à allumer un bon feu. C'était dans un lieu d'une beauté sauvage et singulière, en- touré d'arbres minés par le temps, et qui semblaient près de tomber de vieillesse. Sur le sol gisait un tronc de chêne énorme, écroulé spontanément depuis bien des années peut-être ; ce fut aux dépens de ce respec- table débris que le solitaire se fit un foyer gigantesque auprès duquel il passa toute la nuit, mais ne dormant que d'un œil, de crainte des loups. En effet, les bergers des environs redoutent à ce point les attaques de ces voraces animaux , qu'ils ne marchent jamais sans l'es- corte de chiens nombreux et aguerris. Notre impru- dent collègue le savait bien, aussi faisait-il bonne garde. Toutefois il n'eut point, Dieu merci, à se repen- tir de sa téméraire entreprise ; il ne reçut d'autre vi- site que celle d'une quantité de gros oiseaux de proie effarés, qui tournaient tout autour du brasier dont !'('- clat inusité éclairait la l'oivl. Le i<>urram(ua l'espoir. 488 VOYAGE sinon la force, à M. Huot fatigué, et lorsqu'il arriva avant nous à Korbek , il s'estima heureux de recevoir (les bons Talars du lieu une hospitalité dont il avait le plus grand besoin. La même route nous ramena vers Symphéropol, où nous commençâmes sans délai les préparatifs d'une excursion vers la partie orientale de la presqu'île. Déjà nous avons dit ce qui peut rendre digne de quel- que attention cette jeune capitale de la ïauride actuelle. C'est, à tout prendre, une ville double, ou plutôt ce sont deux villes qui se tiennent étroitement unies. Les constructions de la nouvelle Symphéropol n'ont rien coûté à la vieille Aq-Meicliet, la blanche mosquée, comme l'appellent encore les Tatars. Donc les deux cités vivent en bon accord ; elles se sont partagé en bonnes sœurs tous les avantages : à celle-ci les belles casernes, le vaste et sévère hôpital, les jolies églises de briques, ambitieuses copies des monuments de Rome; à celle-là les rues sales et raboteuses, les bazars et les artisans tatars. Une rue entière est abandonnée aux juifs, large rue que leurs boutiques pressées garnissent sans intervalles d'un bout à l'autre. C'est là que se trouvent tous les ustensiles , les métaux , les étoffes nécessaires au consommateur européen; c'est là aussi que les courtiers et les changeurs , cette race immor- telle de pharisiens, étalent leurs avares trésors de rou- bles, de papier-monnaie et de médailles apocryphes. La maison du gouverneur, qui est la plus belle de la ville, s'élève dans le quartier le plus agréable, en face d'une promenade récemment plantée, qui s'étend jus- DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALi: . 489 qu'au Salghir. Cette petite rivière coule sous de larges masses d'ai^bres ; elle arrose des prairies, des vignobles et de très-beaux vergers. Un pont de pierre la tra- verse; ce pont forme l'extrémité orientale de Symphé- ropol. Vers le milieu de la promenade, vous pouvez remarquer quelques maisons d'assez belle apparence : l'une de ces maisons était en ce moment occupée par une exposition des produits du sol et de l'industrie lauriques, réunis à l'occasion de la visite prochaine de l'Empereur. C'était là pour nous une heureuse cii - constance : munis de l'autorisation du gouverneur, nous mîmes beaucoup d'empressement à visiter cetle curieuse exhibition. Quelques beaux lapis de laine de fabrique indi- gène occupaient une première salle ; ensuite venaient les vins et les denrées d'approvisionnement que pro- duisent le sol ou les rivages de la Crimée. Là on pou- vait reconnaître, sous leur étiquette un peu fastueuse, tous les crus distingués dont l'implantation a donné , dans cette contrée, des résultats assez satisfaisants. Là aussi se trouvaient conservés, par des méthodes diver- ses, des poissons de la mer Noire, et du caviar qu'on avait enveloppé d'une couche de cire, procédé infailli- ble, assurait-on , pour sa préservation parfaite. L'industrie des peuples de la Crimée était repré- sentée dans cette exposition par des ceintures à la mode circassicnne , fabriquées à Kozloff; ceinlures de maroquin , parsemées de petites plaques niellées ou gravées en creux avec une habileté remarquable. On y voyait encore une grande variété de ces bijoux 62 490 VOYAGE d'ai^ent dont les karaïms sont les producteurs. Après quoi venaient la sellerie , les babouches , et ces mille objets que les Tatars savent si bien confectionner avec leurs cuirs souples et d'une couleur si éclatante. Les fines toisons d'agneaux, dont toute cette nation fait sa coiffure habituelle , avaient aussi leur compartiment dans ce musée industriel. Ces beaux produits sont dus à une race particulière de brebis qu'on élève dans la steppe, au nord de Kozloff, ou dans les plaines qui avoisinent Kertch, à l'autre extrémité de la presqu'île. Les peaux noires, qui sont les plus estimées, ne s'ob- tiennent qu'aux dépens de la mère : on la tue avant que l'agneau soit venu à terme, ce qui explique le prix élevé de ces fourrures. La minéralogie taurique avait envoyé des produits dignes d'attention. Deux grandes et belles coupes de porphyre représentaient à la fois les roches de la chaîne du Yaïla et le talent d'un sculpteur de la Crimée. Que dire des feutres, des étoffes, des draps, des manteaux en laine de chameau , qui garnissaient une salle entière? Ces produits attestent à coup sûr un pro- grès remarquable et qui ne demande qu'à être guidé dans son essor par de bons modèles de fabrication. L'ornement le plus significatif de ces salons d'exposi- tion était une profusion de guirlandes de pampres tout chargés de grappes, avec leur numéro d'ordre et la désignation de leur origine. L'arrangement plein d'élégance et la disposition bien ordonnée de cette intéressante exhibition étaient dus au bon goût do DANS LA RUSSIE MÉRIDIONAL!:. 491 M. Schonschiiie , obligeante connaissance cjuc nous avions déjà faile à Odessa. Avant peu, Symphéiopol aura à son tour son puils artésien. Le forage en est déjà commencé dans la partie la plus populeuse de la ville neuve, non loin du pont du Salghir. Par un singulier hasard, la sonde était à peine arrivée à vingt-cinq pieds, qu'elle fut ar- rêtée parla rencontre d'un corps fossile, quifut reconnu bientôt pour une denl de mammouth. On s'évertuait, non sans peine, à tianspercer cet ivoire si dur, ob- stacle étrange, qui eût fait la joie d'un naturaliste, mais qui depuis longtemps dépitait les travailleurs et émoussait les instruments. Nous reçûmes avec intérêt la visite de 31. Montandon , l'auteur du Guide du voyageur en Crimée, livre utile, qui le sera encore davantage quand il sera mis en ordre. 31. 3Iontandon, né en Suisse, s'est fixé dans la pénin- sule, qu'il nous a paru connaître à fond et d'après une étude consciencieuse. Dans une longue et intéressante conversation, nous pûmes éclaircir quelques points incertains de nos observations, et aussi modifier plu- sieurs idées accréditéespar la voix publique, auxquelles 31. 3Iontandon a donné accès dans son livre, (^est ainsi que l'existence des gîtes de houille signalés à 3Iiskhor et à Phoros, sur la côte méridionale, nous paraît un fait à rayer de la statistique méridionale de la Crimée. On en peut dire autant du charbon recueilli à Térénair, dans une propriété à dix verstes de Sym- phéropol. Dans toutes les localités désignées, une vi- site spéciale, un examen attentif, et les échantillons 492 VOYAGE que nous avons recueillis, nous ont convaincus que cette houille, tant et si justement désirée, se transforme en un lignite, souvent même d'une qualité médiocre, pour l'explorateur de sang-froid. Nous avions donc tout vu à Symphéropol, et nous ne pouvions en remporter qu'une favorable idée, tant on s'était montré empressé pour nous recevoir ; et pourtant, à notre arrivée, que de soins plus importants préoccupaient cette capitale tout entière ! Nous quit- tâmes celte ville le 21 septembre : la voiture valaque récemment réparée dut suffire à transporter nos personnes, Michaël ayant pris l'avance avec un cha- riot tatar tout rempli de notre bagage. Ce ne fut qu'a- près des démarches infiniesque nous nous procurâmes trois chevaux loués à un habitant, à défaut des che- vaux de poste qui manquaient tout à fait. Notre loueur, qui cependant n'était pas un juif, et dont la position était loin d'être infime, ne dédaigna pas de profiter, lui aussi, de la circonstance qui remettait à la concur- rence publique le transport des voyageurs. Après avoir réclamé d'avance le prix de quatrechevaux, taxés trois fois plus haut qu'à la poste, notre homme ne nous en envoya que trois, et encore les envoya-t-il cinq heures après l'heure convenue. A la fin cependant nous prî- mes la route de Kara-sou-Bazar, les uns assis dans notre modeste équipage, les autres battant la plaine, et se livrant, chemin faisant, à la chasse des oiseaux de proie et des lièvres qui abondent tlans ces cam- pagnes. Nous cheminions donc, tout en recueillant nos sou- DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 495 venirs pour les résumer comme un adieu à Symphé- ropol, cette capitale de la Tauride que nous ne devions plus revoir. A ce propos, il nous faut reconnaître notre insuffisance pour rattacher à quelque indice d'anti- quité locale le nom nouveau qui a détrôné Ak-Metchet. Aucune de nos recherches dans les livres n'avait réussi à nous mettre sur la trace d'un rapprochement, d'une allusion même éloignée, qui pût motiver sa dénomi- nation grecque. Nous nous arrêtâmes donc à cette idée que le nom de Symphéropol, ville-double, nom récent, a été composé tout exprès pour cette ville et pour sa destination de ville capitale. Ce qui vaut mieux que l'étymologie, c'est la statis- tique. Symphéropol renferme huit mille habilants, bien que les géographies les plus estimées ne lui en accordent guère que la moitié. Sur ce nombre, il faut reconnaître trois mille Tatars, mille sept cents Russes, quatre cents étrangers et neuf cents tsiganes, fléau vagabond de ce pays, où les attirent de nombreux marchés, favorables îi leurs habitudes de fdouterie. Le reste de la population se compose de juifs, industriels il toutes mains; d'Arméniens, adonnés au commerce des tissus, et de Grecs, voués en général à des spécu- lations sur lesquelles la police doit exercer sa surveil- lance. Les bains publics et quelques établissements équivoques sont du ressort de ces derniers, La ville renferme plus de neuf cents maisons; elle possède un hôpital civil et un hôpital militaire d'une grande éten- due, longues constructions cjui ne comportent qu'un rez-de-chaussée. Trois églises grecques, une chapelle .i94 VOYAfiE catholique, une église arménienne et cinq mosquées, s'élèvent dans son enceinte, comme pour témoigner de cette sage tolérance qui, à l'exemple de l'ancienne Rome, admet sur le territoire de l'Empire tous les cultes aussi bien que toutes les nationalités. Le rite protestant, qui compte peu de sectateurs, a leçu un asile temporaire dans l'une des salles de l'hôpital. Ak-Metchet, en sa qualité de ville tatare, ne pouvait manquer' de fontaines ; mais la plupart sont en ruines ; leurs canaux, rompus ou obstrués, réclament tous les soins du gouvernement, qui ne les refuse pas. Un bassin qui fournit quatre jets d'eau suffit à tous les besoins de la partie élevée de la ville. Dans le voisinage du Salghir, le service se fait soit h bras, soit par des voi- tures; nous avons dit comment un forage artésien pourra suppléer aux réparations trop dispendieuses des aqueducs dans la ville nouvelle. Un nombre considérable de droschkis parcourt la ville à toute heure. Ces voitures sont d'une extrême rapidité et d'un prix fort modique. L'été, vous montez en droschki, enveloppé d'un ample manteau qui vous préserve de la poussière. L'hiver, les bourbiers qui couvrent la surface de la ville rendent l'usage du droschki indispensable. L'instruction publique est représentée dans ce chef- lieu par un gynmase qui dépend de l'université d'O- dessa. En 1828, une école normale tatare a été ou- verte ; elle est destinée à former des instituteurs pri- maires pour les écoles et des professeurs pour les coUéiijes univoi'sitaires. Les élèves de cette école sont DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 495 tous des fils de mouUahs ou effendis, les prêtres et les lettrés de la religion musulmane. Les langues turque et arabe , ainsi que le Khoran, sont enseignés à ces jeunes gens ; au sortir de 1" école, ils doivent à l'État six années de service public. Ajoutons que Symphéropol reçoit deux fois par semaine les courriers de l'administration des postes. Un service de diligences la met en communication directe avec les deux points extrêmes de la péninsule : Kozloff à l'ouest, et Kertch à l'orient. Il est aussi une solennité dont nous n'avons pas pu attendre l'époque, et qui a lieu au 1 5 octobre : ce sont des courses de chevaux, utile institution dans un pays où la race chevaline, pourvue de quahtés si remarquables, doit appeler lœil attentif de l'administration. Un premier prix de 1 500 roubles , et un second prix de 500 , sont distribués aux vainqueurs. C'est là, nous disait-on, mi spectacle digne du plus vif intérêt. Toute l'élite de la population tatare , hardis cavaliers , vient se presser dans ces fêtes, qui répondent si bien au génie national. Nous avons déjà dit quelques mots de la situation de Symphéropol. La ville est bâtie sur un terrain dé- couvert et aride; mais par sa position au bord du Salghir, qui coule dans une étroite vallée remplie de beaux arbres, elle mérite la visite des artistes. Placez- vous sur le pont de pierre, vous êtes en face d'un paysage borné par les hautes montagnes. C'est de là que le Tchadir-dagh dessine avec le plus d'avantages son profil rectiligne , qui , tout aussi bien que sa hau- teur relative , le fait distinguer parmi les sonmiités de 490 VOYAGE la chaîne laurique. La position de celle capitale est donc , à tout prendre , la meilleure posilion qu'on ail pu choisir. Elle est là comme dans un centre accessible à tous , soit qu'on vienne de la steppe , soit qu'on des- cende des montagnes ; son action du^igeante se com- munique rapidement par tous les chemins qui partent de son sein pour aller aboutir les uns et les autres , à l'exception du chemin de Pérécop, sur les points d'un littoral dont le développement dépasse cent soixante lieues d'étendue. Nous voici revenus à la roule de Kara-sou-Bazar, chemin uni, tracé sur des plateaux brûlés parle soleil, où nulle végétation ne se faisait remarquer, excepté de longues herbes sèches et jaunes comme les blés du mois d'août : champs stériles, moissons trompeuses , que le souffle des vents agitait au loin autour de nous. Sur cette roule, les bornes pyramidales qui si- gnalent, sur toute cette contrée, le passage de l'Im- pératrice Catherine , sont , plus que partout ailleurs, conservées et bien entretenues ; la plupart même se trouvent garanties, par un entourage en bois, du con- tact des passants. Le chemin, très-large, est borné sur ses deux côtés par un fossé dont l'état actuel indiquait quelques soins d'entretien. Du reste , nous n'étions pas seuls dans ces plaines ; et des voyageurs nom- breux se croisaient avec notre modeste train ou le devançaient quelquefois, car la dislance à franchir était courte et nous voyagions en vrais naturalistes qui examinent les lieux oii ils passent, et qui ne redou- tent pas les excursions latérales, pour peu qu'un vol DANS LA RUSSIE MÉRIDIONAL!:. /,07 d'oiseaux, une fondrière, la lige d'une plante incon- nue , les attire hors de la voie battue. L'unique village que l'on rencontre dans ce trajet est un village russe nonnné Zouiskaïa , du nom d'un ruisseau, le Zouïa, qui coule parmi les saules. Ce cours d'eau est l'un des quatre affluents qui , des montagnes méridionales, viennent grossir le Salghir. A peine le Zouïa est-il franchi , qu'il vous faut cô- toyer les pentes septentrionales des montagnes, jus- qu'à ce qu'enfin vous arriviez sur le bord d'une vallée demi-circulaire que dominent des plateaux calcaires assez élevés. C'est dans le fond de ce bassin rétréci que les différentes branches du Kara-sou, dont le nom tatar signifie eau noire, se sont épanchées et se frayent un chemin vers le Salghir. La ville de Kara-sou- Bazar se déploie au centre de cette vallée blanche et sauvage. Ses minarets nombreux , qui luttent de hau- teur avec les cyprès et les peupliers des jardins , ses inégales maisons , mêlées aux touffes épaisses des noyers et des arbres à fruit , donnent à cette ville la physionomie orientale si complète que nous avions déjà remarquée à Baghtcheh-Sarai , bien qu'elle ne soit pas ici sans quelque mélange de couleur chré- tienne. Cependant notre bon Micliaël avait eu quelque peine à pourvoir à notre logement. Deux chambres fort exiguës, chez un Busse qui reçoit les voituriers, composèrent notre quartier-général. L'une de ces chambres fut à l'instant convertie en un salon com- mun ; l'autre reçut la couche de foin nécessaire pour G3 /*98 VOYAGE en faire un bivouac convenable. Ces préparalifsacbe- vës, nous commençâmes ii parcourir la ville. Après Sëvastopol , c'est à Kara-sou-Bazar que se rencontre , en Crimée , la population la plus nom- breuse. On ne compte pas moins de quinze mille in- dividus dans cette ville, grande et commerçante. Les lues , boueuses et très-mal pavées, sont gai'uies d'un nomljre infini de boutiques qui sont défendues de la pluie et du soleil par des auvents aux piliers boiteux. C'est là un coup d'œil beaucoup plus pittoresque qu'élégant. Selon l'habilude orientale , dont nous avons déjà parlé, les comiuerçants dans chaque genre de commerce se i-assemblent dans un même quartier de la ville. Ici les comestibles, plus loin les produits exotiques ; arrivent à leur tour les laines, les tissus et les inévitables babouches , dont les couleurs écla- tantes éblouissent les yeux du chaland. Des cafés nom- breux sont réunis dans une même rue , la plus large , la moins raboteuse de la ville, et dans ces lieux de repos vous retrouvez la physionomie de la popu- lation tout entière. Chaque café est divisé en compar- timents carrés, dont une balustrade en bois tourné marque les limites. Une allée commune sert de pas- sage ; vous entrez indifféremment dans l'un ou dans l'autre de ces cabinets à claire-voie où sont parqués les oisifs. Accroupis sur le divan qui entoure l'étroit espace, un réchaud au milieu, avec le cortège de pantoufles qu'ils ont abandonnées sur le sol, lesTa- tars, les Arméniens, les karaïms, passent des heures entières à fumer en silence dans leurs longues pipes DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 499 (le cerisier. A peine quelques mois murmurés à voix basse circulent-ils de moments en moments paiiui ces groupes si majestueusement immobiles. Quels bons et dociles modèles trouvait notre ami Raffel dans ces tavernes muettes . qu'on dirait consacrées au sommeil ! Combien de belles et graves figures ve- naient poser là , sous leurs turbans bizarrement rou- lés , ou bien sous le bonnet caractéristique en laine d'agneau qui distingue les Tat'ars ! C'était surtout au milieu de ce flegme oriental qu'on pouvait saisir les nuances délicates empreintes sur la physionomie de ces races diverses si faciles à reconnaître. Les Armé- niens unissent d'ordinaire à leur figure calme un teint plus lisse que celui des Tatars ; une barbe plus soyeuse, un œil plus doux, un certain embonpoint , indice de mollesse , les distinguent de cette race de mulsulmans dont nous avons déjà esquissé ailleurs l'allure hardie et dégagée, le visage expressif et ridé avant l'âge. Ce qui frappe le plus dans les karai'ms , c'est le soin scrupuleux qu'ils apportent à leur vê- tement. Ils portent de lai-ges robes de couleur som- bre, qui tombent en plis simples et qui leur donnent un caractère grave et sévère ; leur profil n'est pas sans noblesse, même dans ses accointances avec le type juif ; un menton soigneusement rasé, des mains distinguées , qu'ils aiment à parer de bagues , voilà à quelles marques se reconnaît un de ces sectaires juifs jouissant de quelque aisance. Au reste , ces hommes si différents de mœurs, d'esprit et d'ha- bitudes, vivent en paix sous le nuage odorant des ca- :)00 VOYAGE i'és, el se cliverlissent souvent en jouant ensemble au iriclrac , en devisant sans bruit et sans émotion , en humant à longs intervalles quelques gouttes de Tex- eellent café qu'on prépare dans ces établissements sans luxe. Le peuple, lui aussi, a ses sensualités. Quelles belles études pour le peintre ! Postures variées , couleurs brillantes, figures expressives , jeunes , vieilles, fines ou brutales, moqueuses ou sévères. On les rencontrait par groupes, accroupis, à l'heure du repas, le soir, sous l'auvent des traiteurs tatars. Ces cuisiniers actifs suffisaient à peine h la confection d'une espèce de mets dont chacun se montrait amateur prononcé. Le mou- ton rôti sur des brochettes et la mince galette compo- sent le fond de tous ces repas en plein air -, après le mouton , ce qu'il y a de moins cher en ce pays , c'est le tabac ; mais en voilà assez pour le bonheur de ces peuples, contents de si peu. Cependant quittez le quartier central et parcourez les rues écartées qui se divisent pour suivre le cours du Kara-sou et du Tunas, les deux ruisseaux qui con- tournent la ville, vous rencontrez alors, au milieu d'une profusion d'arbres fertiles et touffus, des cabanes dont le désordre et le délabrement pittoresques s'en- cadrent à merveille dans ces tableaux rustiques. Dans les faubourgs, la population est beaucoup moins sur ses gardes : il n'est pas rare de surprendre des groupes de femmes, trahies par quelque porte entr' ouverte, sur le seuil de leurs enclos. De pareilles alertes sont suivies d'une déroute confuse où les vieilles femmes, DANS LA RUSSIE MÉRIDIONAIK. 501 feniianl la marche, sont d'ordinaire les seules que puisse apercevoir le passant indiscret. De jolis enfants, au costume si coquet et à l'air décidé, restent le plus souvent les maîtres de la place, et, tout en se cachant . ils regardent les étrangers avec une curioshé prèle à fuir. Kara-sou-Bazai% entre ses deux rivières qui sortent (luelquefois de leur lit, se couvre presque chaque soir de brouillards blanchâtres qu'on dit funestes h la santé et qui engendrent des fièvres épidémiques. Un autre inconvénient dont se plaignent les habitants, c'est la réverbération projetée sur la ville par l'énorme bloc de rochers blancs que la langue tatare désigne sous le nom à'Ak-liaïa, et qui s'élève comme un mur sur le côté nord du vallon. Lorsque cette montagne est frappée du soleil d'été, elle en renvoie les rayons avec une telle violence, que la température en est sensible- ment élevée , sans parler de la vue qui se perd à cet éclat inusité. Si ces rochers d'Ak-kaïa sont pour Kara-sou-Bazar un voisinage incommode , il faut reconnaître qu'on ne saurait imaginer un plus favorable observatoire pour planer sur la ville et sur chaque maison. Du sommet de cette haute terrasse , le plan de cette grande cité se dessine avec une netteté qui en fait apercevoir tous les détails ; en même temps vous devinez la plupart des mystères de ces demeures clôturées et de cette vie in- térieure des musulmans, qui, entre la voie publique et le sanctuaire de leur famille, élèvent des remiiarts où la curiosité la [)lus obstinée vient échouer. De là nous 502 VOYAGF. décoiivi'ions loiil ce labyrinthe de rues croisées sans ordre, qui se niôlenl et se retrouvent à travers i)lus de sept cents maisons. Vingt-quatre minarets surgissent de !ous les points de la ville; vous pouvez voir briller, non loin de la mosquée principale, l'élégant dôme vert de l'église grecque orthodoxe. Un peu plus à l'écart , l'œil retrouve encore deux églises catholiques , l'une romaine , l'autre arménienne , et cependant le vent du soir fait monter jusqu'à vous la bizarre harmonie des chants israélites qui s'élèvent d'une synagogue voisine. Un édifice remarquable, qui occupe le centre de la ville de sa masse quadrangulaire , est un vaste khan, ba- zar fortifié qui aligne autour d'une cour ses nom- breux magasins et ses légères galeries , ses balcons chancelants et ses toits vermoulus. Là, au milieu des agilalions du commerce , vous retrouvez encore, ac- croupie sur elle-même, toute l'indolence musulmane; ce khan est une forte et ancienne construction. On a conservé le nom du ministre de l'un des souverains tatars qui le fonda en 1656. Défendu au dehors par le rempart naturel de ses quatre murailles formidables où n'existe aucune ouverture, si ce n'est une rangée tl'étroites meurtrières, ce khan n'a qu'une seule issue, encore cette issue est-elle solidement défendue i)ar une porte garnie de fer. C'était là , à coup sûr, une forte- resse imprenable dans le temps où les Tatars, profi- lant des dissensions publiques , menaçaient la ville et ses richesses : les trésors du commerce trouvaient enJre ces murailles menaçantes un asile assuré, (au- disque les assaillants, exposés au feu de l'intérieur. DANS LA RISSIE ^lÉRlDlONALF:. :i05 étaient forcés de s'enfuir comme ils étaient venus. Notre bonne fortune, aidée de quelques roubles, nous fit admettre un soir à voir une cérémonie reli- gieuse des Tatars, étrange et bizarre pratique dont on chercherait en vain une explication quelque peu rai- sonnable : nous voulons pailler de la danse des dervi- ches, spectacle plus grotesque qu'imposant, et dont nous obtînmes une représentation au profit de notie curiosité et au bénéfice des bons moullahs. Voici com- ment la chose se passe : Vers neuf heures du soir, vingt derviches barbus et tous vieux vinrent se placer au miheu de la mosquée, debout et en cercle ; un vénérable moullah se tenait au milieu d'eux. Chaque vieillard commença à chanter et à tourner modérément sur lui-même, tandis que le moullah placé au centre tournait plus vile en sens inverse et dominait le chant. Peu à peu voilà que tous ces rouets humains s'accélèrent en pirouettant et que les chants nasillards deviennent plus accentués. A cer- tains moments, toute cette couronne de derviches s'inclinait avec une précision mécanique pour saluer le moullah. Ce premier exercice terminé, un des der- viches se place au milieu de ce ballet mystique ; mais pour celui-là, le voilà qui étend un bras, et qui tourne, tourne, et sans fin et sans cesse avec la rapidité de la toupie qui ronfle. Ce n'est plus un homme que vous avez sous les yeux, c'est un tourbillon. Figurez-vous vingt minutes de ce supplice, et durant tout ce temps la troupe des satellites s'évertue à tourner, à tomber accroupie sur elle-même, à se relever brusquement. 504 VOYAGE et à pousser des cris sauvages qui s'adressent ton jours au côté gauche. Le premier tourneur Iiarassé , deux autres tourneurs entrent en danse, et ils recom- mencent ainsi jusqu'à ce qu'ils soient remplacés par des tourneurs nouveaux. Une longue séance d'une heure est consacrée à celte cérémonie, à ce mouve- ment immobile à force de vitesse ; après quoi chacun s'en va, les pieux acteurs tout trébuchant, les spec- tateurs tout étourdis , et les uns et les autres égale- ment hébétés de ce spectacle insensé. Le lendemain nous dirigeâmes notre course vers les sources du grand Kara-sou, qui sont situées à une distance de quelques verstes au sud de la ville. Nous remarquâmes, chemin faisant, un etfet assez surpre- nant de la foudre. Le météore étant tombé sur un mi- naret, après avoir pénétré par la petite porte du balcon supérieur, avait suivi jusqu'au sol l'escalier étroit pra- tiqué dans l'édifice, non sans faire éclater dans tout son trajet la muraille extérieure. Les débris qui restent aujourd'hui, liés entre eux par un ciment solide, sem- blent suspendus et prêtsà s'écrouler au moindre ébran- lement. Au sortir de la ville, les restes d'un cimetière nous ont un instant arrêtés : nous n'avons remarqué autre chose que la tombe d'un pacha; c'est un monu- ment octogone, percé d'arcades qui ne sont pas sans lé'n^reté. A peine avions-nous dépassé une petite col- line qui borne le vallon, que tout à coup, au somme! d'une éminence assez élevée, se montra à nous un édi- fice qui ne manque pas de noblesse : c'est la maison (lui bu autrefois construite pour y recevoir l'Impéra- DANS LA liLSSIi: AlÉRIDIONALi:. 50î> Irice Catherine. Un vallon Irès-ferlile, loul garni de riches Ijouquets d'aibres dont la rivière baigne le pied, sert de premier plan à ce tableau d'une couleur véri- tablement italienne. Dans le Tond et derrière les lignes blanches de la vaste maison , se dessine le profil vi- goureux des montagnes. Du reste, ce vallon traversé, le plateau supérieur devient aussi âpre , aussi nu que toute la contrée d'alentour. Une belle source enfermée dans son bassin de pierre frappa nos regards dans un ravin voisin. Ces eaux fraîches et limpides se cachent à l'ombre de cinq ormes gigantesques ; à toutes les branches qui pendent au-dessus de l'eau nous remar- quâmes une multitude de guenilles de toutes les cou- leurs. Ce sont cependant autant d'ex-voto, misérables témoins des cures opérées ou du moins sollicitées à cette source , qui est en grande réputation médicale dans la contrée. Quelques pièces d'argent , que la cu- pidité respecte , se remarquent parfaitement au fond du bassin. C'est le don de quelques riches malades que la source a guéris. Le Kara-sou a ses sources au fond d'une vallée agreste. L'une sort d'une vaste arcade de rochers calcaires, et va s'échappanl d'un immense réservoir naturel; la seconde source, un peu plus éloignée, son en bouillonnant des fentes d'un rocher. Outre l'attrait de la promenade , celui de la chasse et de nos obser- vations ordinaires , notre course avait surtout pour l)ut de déterminer la nature des blocs de roches qui llanquent cet étroit ravin. On assurait que la matière de ces rochers était identiquement ce précieux calcaire 61 506 • VOYAGE que l'on nomme pierre lithogi'aphiqiie. Des recher- ches préparatoires , dont nous reconnûmes facilement les traces , avaient même été pratiquées à F endroit qu'on nous avait désigné. Mais c'était là un vain espoir. Géologues ou dessinateurs, nous ne reconnûmes à cet inulile rocher aucune des qualités de la pierre li- thographique , et mieux vaut encore la vérité qu'une espérance qui pourrait entraîner bien des tentatives ruineuses pour les spéculateurs à venir. Nous suivîmes, pour rentrer dans la ville, le cours du Kara-sou, dont les eaux, de la plus grande transpa- rence, courent très-rapides et très abondantes sur un lit de cailloux. Ces eaux étaient fraîches à ce point, qu'elles nous donnaient une sensation glacée. On nous avait appris que nous trouverions, dans un village voi- sin des sources, Kara-sou-Bachi, un guide à qui tous les lieux d'alentour étaient familiers. Il suffisait, nous avait-on dit, d'appeler : Ali-Bey ! Nous n'y manquâmes donc pas, et, comme on nous l'avait (ht, nous appelâ- mes par trois fois le guide tatar, qui n'avait garde, hé- las ! de nous répondre , par la raison sans réplique qu'il était mort depuis longtemps. Son successeur, Seïd-Osman, était allé à Kara-sou ; nous nous conten- tâmes donc d'un jeune Tatar fort alerte, dont la com- pagnie, à défaut d'autre utilité, eut au moins celle d'é- carter, par les moyens et les cris en usage dans ce pays, les chiens furieux qui à l'approche des enclos menaçaient de se jeter sur nous. A notre retour dans l'étroit domicile où nous étions réunis, nous nous occupâmes des mesures à prendre DANS LA RUSSIE INIÉRIDIONALE. 507 |!Oiir nous rendre à Théodosie. La poste n'était guère en mesure de nous fournir dfô chevaux, et nous eûmes besoin de tout le zèle de notre fidèle Arnaout pour ob- tenir, en les louant, ceux qui nous étaient nécessaires. Enfin, le 2ï septembre, et après avoir réuni avec soin nos collections nouvelles, nous sortîmes de la grande ville tatare ; mais alors le temps était entière- ment changé. Des Ilots d'une pluie violente nous inon- dèrent tant que dura le trajet. La roule se dirige à peu près vers l'est, en coupant le pied des dernières pentes septentrionales des montagnes. Deux stations seule- ment, Bouroundoutskaia et Krénitchka, se rencon- trent jusqu'à Théodosie. La plaine ne tarda pas a n'être plus qu'un bourbier liquide dans lequel il était impossible d'avancer. jNotre intention était d'abord de séjourner quelques heures au village d'Eski-Krim ou Vieux-Crim; c'est le nom qu'on donne aujour- d'hui aux ruines d'une ville très étendue, qui passe pour avoir été autrefois le chef-lieu de la péninsule; mais avec ce déluge véritable qui fondait sur la con- trée , quel parti eussions-nous pu tirer de notre visite à travers C'étail donc là Théodosie! Celle ville ocouitc un sol en l'orme de croissanl, el qui s'élève graduelle- ment. Elle regarde le soleil levant et commande à un«^ rade très-spacieuse. Le souffle de l'est el celui du sud- est sont les seuls à redouter au mouillage que viennent prendre les bàliments marchands rangés devant la ville. Le fond des eaux est suffisamment solide pour que l'ancrage y soit assuré ; deux môles en bois et des bateaux de service sont mis en" œuvre pour les char- gements. L'histoire de cette ville célèbre en Crimée sérail Ihistoire de toute la péninsule, car Théodosie résume en elle toutes les phases de la grandeur ou de rabais- sement de celte terre antique. Nous n'avons h nous occuper, en ce moment , que de son étal actuel ; nos excursions v furent assez fructueuses pour (]ue nous jmissions retracer jusqu'aux moindres impressions (jui nous ont frappés dans nos observations de tous les jouis. Si donc nous voulons achever le portrait de cette ville dont nous avons déjà esquissé les principaux traits, nous devons ajouter qu'avec ses trois quartiers <[ui ont leur caractère si distinct, Théodosie est loin de remplir son ancienne enceinie génoise; elle s'étend à Taise aujourd'hui sur un terrain qui occupe à peine la moitié de l'espace où elle se pressait jadis resserrée dans l'enceinte de ses muis. Celle jolie rue italienne dont nous avons parlé, est peu[)lée, sous ses étroites arcades, d'un assez grand nombre de boutiques. Des juifs karaïms ou des Arméniens y font le conunerce. Ce sont des gens bien élevés et (piioMl l«uii ii (ail l'air :ilO \0\'AGE (le marchands honorables. Les étages supérieurs des maisons de cette rue, qui est, à pioprement i)arler, la grande rue de Théodosie, semblent réservés aux lo- gements des employés et des autorités. La population grecque, qui atteint dans cette ville un chitfre assez élevé, occupe la partie centrale ; elle habite des maisons modernes qui ne sont pas dépour- vues d'élégance. Chaque famille vit séparément, et la plupart des habitations ont un jardin. Ce qui frappe le plus l'observateur paimi cette nombreuse popula- tion grecque, c'est la beauté des femmes : on pourrait citer plusieurs familles dans lesquelles les sévères perfections du type grec antique se sont perpétuées, embellies encore par je ne sais quelle expression de vivacité et de coquetterie qu'on dirait copiée sur quelque grande ville de l'Occident. Si les Tatars sont, eux aussi, admis au nond)re des habitants de Théodo- sie, on sent qu'ils n'y sont plus les maîtres, et qu'a- menés pai' la nécessité du commerce vers ces vieux murs, ils ont dû faire le sacrifice de leurs habitudes. Le faubourg séparé qu'ils habitent n'a conservé au- cun trait de la physionomie particulière aux villages desTalars. Les cases de terre et de chaume qui com- posent leurs habitations sont venues se ranger là dans un alignement inusité qui les rend méconnaissables. Au-dessus de ce campement si étonné de sa régularité, on ne trouve plus, en gravissant la moiUagne, qu'un grand nombre de moulins de bois à huit ailes. Le mé- canisme de ces moulins est contenu dans un si petit espace, (pie toute la construction se trouve réduite à DANS LA RUSSIE MÉRIDIONAFJ:. 511 (les dimensions en quelque sorte portatives. Au reste, toutes ces collines, qui s'élèvent en cirque au-dessus de Théodosie, ne produisent même pas un buisson. On trouve encore dans cette ville un nombre assez considérable de Tatars nogaïs, amenés là par leur in- dustrie ordinaire , celle des charrois ; ils n'ont guère d'autre demeure que leurs madgiars, auprès desquels ruminent leurs énormes dromadaires. Les Arméniens occupent plusieurs khans considérables, dans les- quels ils sont logés au-dessus de leurs magasins riche- ment remplis. Deux places immenses , parallèles et séparées par un seul rang de maisons, viennent aboutir perpendi- culairement à la rue italienne. Sur l'une de ces places, située au sud, se tient le marché de Théodosie; là, au milieu d'une foule bruyante, se débitent les denrées les plus variées, les poissons les plus abondants. C'est là qu'on rencontre ces bonnes et flegmatiques figures d'Allemands, si faciles à reconnaître, et qui, des envi- rons de Kara-sou-Bazar, viennent apporter leurs pro- duits, dont la consommation est devenue une nécessité pour toute grande ville de la Russie méridionale. Au pied des montagnes, entre le Zouïa et le Kara-sou, nous aurions pu voir, sur la droite de la route qui part de Symphéropol, trois établissements considérables qui rappellent les bords du Rhin. Neusatz , Friedenthal et Rosenthal, tels sont les noms de ces trois colonies, qui comprennent plus de huit cents habitants, tous cultiva- teurs. Ces Allemands excellent surtout à tirer très-bon parti du laitage et des farines; c'est à eux seuls que la 5i2 AOYAGl-: vie raffinée des villes doit demander îous ces acces- soires appélissanls qui acconipagnenl le ihé dans les maisons d'un certain rang. Une autre place dont nous parlerons tout à l'heure, très-rapprochée de ce vaste marché, est vide et silen- cieuse. Il n'y a pas longtemps encore qu'elle contenait, dans son enceinte aujourd'hui rasée, la plus belle mosquée de Théodosie et ses bains les plus somptueux. La mosquée était une copie exacte de Sainte-Sophie de Constantinople, et aussi bien Théodosie s'est-elle longtemps nonmiée la Constantinople de la Crimée. Les bains étaient revêtus de marbre à l'intérieur de leurs vastes étuves. Tout ce riche entassement de nobles pierres a disparu, remplacé par quelques débris tris- tement accumulés sur cette place, et au niveau du sol l'œil peut suivre, sur les fondations restées enfouies, le plan des deux édifices renversés. D'abord on avait eu des intentions conservatrices , même quelques dé- penses de l'éparation et d'entretien avaient été appli- quées aux deux monuments ; puis tout h coup un hiver étant venu, dur aux pauvres qui étaient sans travail, on leur a donné cette place à aplanir ; alors ces belles étuves et la riche mosquée ont été effacées du sol ; les Tatars ont porté la main sur la Sainte-Sophie de la Cri- mée. Ses pilastres de marbre, incrustés d'arabesques, servent aujourd'hui de marche-pied à quelque taverne italienne du voisinage, où les matelots de Gènes ou de Raguse viennent s'enivrer d'un vin étranger en chau- lant leurs mélodies nationales. Toul a changé de deslinalion dans celle ville effacée ; DANS LA JUSSIi: Ali:iUl)lONAI>i:. .ilô la plupart (les mosquées sont tle venues des églises cou- sacrées à difîéi euls cultes ; quelques-unes môme sont profanées par des usages domestiques. La belle église catholique aiinénienne d'aujourd'hui était une vaste mosquée, dont la croix dorée surmonte la coupole si élégannnent surbaissée; le minaret isolé qui s'élève si haut dans le ciel a perdu sa couronne ; h la place de sa pointe vous pouvez voir un appareil de cloches pré- servé par un léger toit de cuivre vert. Une autre mos- quée, et celle-là du moins a été noblement dotée dans sa misère, renferme le musée de Théodosie : c'est un établissement intéressant dont , viendra, dansces pages, la mention malheureusement abrégée. Nous avons dessiné l'esquisse de la ville ; on sait déjà qu'elle est contenue, sans être nullemeiU à l'étroit, dans les an- ciennes limites tracées par les Génois. C'est vers le cap du sud que se retrouvent les restes considérables d'une fortification tout aussi étendue que la ville même. La citadelle que Gênes avait bâtie connnandait à la fois, de ce i)oste élevé, à la ville et à la baie. Dans lescom- pailiments sans nombre qui restent debout sur le pen- chant de ces collines, la ville nouvelle a trouvé l'em- placement d'un vaste lazaret dont la disposition est aussi somptueuse qu'elle est bien entendue. Des loge- ments aérés et convenablement isolés sont disposés parmi quelques arbres, cl la vue de la mer, dont peu- vent jouir les reclus, doit adoucir un peu les ennuis de la captivité. Des magasins spacieux, des salles nond)reuses pour exposer d inirilicr les m;ii(li;mdises . un qii;u'(i<'r sé- O.'i 51 ; VOYAGE paré pour les inalheureux atleinls de la contagion, et tout auprès un petit cimetière où sont venus finir quelques-uns de ceux qui avaient passé cette porte avec l'espoir d'en sortir, tels sont les objets qui frap- pent tout d'abord la vue, lorsque du haut de la colline vous plongez sur ce bel établissement sanitaire. INous aurons achevé cette description de Théodosie, la ville aimée des dieux , comme la nommaient les Grecs de l'antiquité, quand nous aurons dit encore un mot de ses vastes casernes garnies de galeries couvertes, où le soldat esta l'abri des injures du temps. Théodosie possède aussi un jardin public, et cependant pas si pu- blic que ses grilles ne fussent constamment fermées. Les bains publics, nos chers bains turcs, y sont nom- breux, et vous pensez si nous y courûmes ! Mais ju- gez de notre effroi quand nous découvrîmes dans l'obscurité de l'étuve, et i)our tout baigneur, un pauvre diable à qui l'horrible ophlhalmie égyptienne avait at- taqué les deux yeux! Pour effacer l'impression fatale d'un si triste sujet, transportons-nous non loin de là, vers le quartier le plus riant de la ville. Une belle et correcte maison est la propriété de M. Amoretti, né- gociant génois; cette maison avait été désignée tout d'une voix pour recevoir l'Empereur à son prochain passage. L'absence de nouvelles de l'ouest de la Cri- mée faisait qu'on était à Théodosie dans une incerti- tude complète sur l'époque de cette auguste visite. Au surplus, la maison de M. Amoretti était toute prête ; un mobilier complet, où chacun avait envoyé ses plus chères richesses, décoi-ail convena1>lemeMt des salons DANS I.A RLSSIi: .MÉUlDlUNALL. 5^5 remarquables par des fresques un peu trop prodi- guées. L'Empereur pouvait arriver; la ville inquiète n'attendait plus que la fumée du bateau à vapeur pour se précipiter sur le rivage en criant : Hourra ! Cette ville compte aujourd'hui quatre mille cinq cents habitants. Une éghse grecque, une mosquée, une église catholique arménienne, une synagogue pour les karaïms et une seconde pour les rabbinistes, quelques jolies fontaines, sont les restes de son ancienne et pro- digieuse splendeur. La suite de ce récit fera bientôt connaître ce qu'elle a h regretter. Disons à présent l'emploi de notre séjour à Théodo- sie et la fin de notre excursion sur le sol historique de la Tauride. ^^^^^sà-Ç-' XI THKOPOSIE. — KAFFA. — KERTCII. TAMAN. - ALOUTCIIA. — YALTA. - ALOUPRA, "•'^écidés comme nous Téiions à - consacrer plusieurs JOUIS à Tin- léressant examen d'une ville commeThéodosie, loule peuplée de lant de sujets dignes d'une ? élude sérieuse, dès le lende- 1 . main de notre arrivée , nous x? étions à l'œuvre, chacun de nous pour sa part accoutumée. La géologie et la zoologie al- laient chafjue jour rassembler au loin des richesses 518 VOYAGE qui renlraieiil chaque soir au laboratoire commun, où elles augmenlaienl nos collections déjà nombreuses. Notre studieux botaniste trouvait à grand'peine quel- ques plantes, tant le territoire qui avoisine la ville éiait brûlé par le soleil et rongé par la poussière. Quant aux dessins et aux notes curieuses, nous étions véri- tablement dans l'une des places de la Tauride où la ré- colte devait être la plus abondante. A l'heure où toute la ville s'abandonne aux douceurs de la sieste, notre rendez-vous de prédilection était le musée de Théodo- sie, dont le conservateur, M. le docteur Graperon, mé- decin français, voulut bien, plus d'une fois, nous faci- liter la visite. Ce musée occupe la fraîche coupole d'une ancienne mosquée. On y trouve, avec un vif inté- rêt, une collection d'objets d'art, respectables témoins de l'ingénieux et fécond esprit des antiques colonies grecques ou génoises. Au reste, les écussonsde Gênes pavent pour ainsi dire Théodosie ; vous y rencontrez , employées aux usages les plus vulgaires, les armoi- ries sculptées des Doria et des plus illustres maisons, le cavalier armé de la banque de Saint-Georges et l'écusson même deKaffa, toujours réuni à celui de ses maîtres. Mais, s'il vous plaît, pénétrons dans le musée. Remarquons d'abord, comme gardiens de la porte, deux lions couchés, de grandeur colossale, en marbre blanc, et dont les têtes regardent du même côté. Ceci est tout une histoire : longtemps ensevelies au fond de la mer, non loin de Kertch et de Taman, dans le Bosphore cimmérien, ces sculptures ont été arrondies par raclion dos Ilots, mais on rcliouve encore des DANS LA RUSSIE MÉRIDIONAL!:. olO contours d'un mouvenienl bien senti sur les lianes al- longés des terribles quadrupèdes. Sous la coupole, nous passerons en revue des objets placés avec goûl. sans doute , mais peut-être avec peu de méthode. Voici d'abord un piédestal de marbre apporté d'Anapa, cette ville asiatique : ce piédestal doit avoir supporté une statue de Cérès ; car c'est une femme, Arhtonice, fille de Xénocrite , consacrée à Cérès , qui érigea ce monument votif. Vient ensuite une épitaphe génoise ; ce fragment d'une église de 1523 témoigne, et c'est lii tout l'intérêt de ce morceau, que même après la con- quête des Turcs, en 1475, quelques Génois épargnés restèrent encore à Kaffa, oi^i ils purent vieillir et mou- rir non sans honneur. Plus loin, arrêtez-vous près de cette pierre génoise; elle date du temps où le consul Grimaldi achevait les forlifications de Kaffa, commen- cées sept années auparavant par Godefroi de Zoaglio : l'inscription latine en caractères gothiques vous dira qu'une tour de cette enceinte a été spécialemeni dédiée au souverain poniife Clément VI, en reconnais- sance de la croisade décrétée par le Sainl-Père qua- rante ans auparavant. Plus loin, vous pouvez consi- dérer le griffon que Panlicapée, la ville de Kerlch de nos jours, portait dans ses aimoiiies, ainsi que le té- moignent les médailles du temps. Le bas-relief en marbre blanc que nous avions sous les yeux est d'une (exécution remarquable. I^e griffon, debout siu' des mendjies rolmstes, déploie deux grandes ailes et une crête hérissée de pointes. Driix amphoios ininuMisos «|iii dé'passciil «iiK] |ti<'ds 520 VOYAGE (le haut; plusieurs objets précieux trouvés clans des khourghans, à savoir : une petite tête de taureau en or, entourée d'une bandelette émaillée, plusieurs fi- gurines en terre cuite, enfin la tête et le buste d'une ravissante Vénus, de nombreux débris de vases en terre, chargés de dessins corrects et d'un vernis indé- lébile, un médaillier précieux, complètentles fragments d'antiquités réunis dans ce musée naissant. M. Gra- l>eron n'a point hésité à placer, auprès de ces véné- rables vestiges des vieux âges, les curiosités de la na- ture, qui est toujours jeune et créatrice, pendant que les plus grands artistes meurent et s'oublient, eux et leurs œuvres. Nous voulons parler d'une collection de fossiles des plus curieux, trouvés en Crimée, car à eux seuls ces fossiles sont dignes d'arrêter pendant bien des jours dans ce modeste nuisée un disciple de Geoiges Cuvier ! Les antiquités observées, le lazaret fut l'objet de notre visite spéciale ; l'ordre et la dispo- sition des différentes parties de cet immense établis- sement nous tinrent longtemps attentifs. Poui* aller de la ville au lazaret, il a fallu couper un chemin sur le liane d'une colline; ces fouilles ont mis à nu une innombrable quantité de fragments de cette poterie délicate qu'on nonmie étrusque. Plusieurs vases d'un dessin Irès-riche et] )resque intact ont été relevés de ce noble terrain ; nous-mêmes, sans nul effort et en moins d'une heure, nous parvînmes à recueillir une (pianlité considérable de ces morceaux intéressants. (iCsei'ailà i-elourner toute la montagne, si on n'écou- !ail (|ii<' son aidriir. l'n niênic Icmps. ]>anni < es ((tu- DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 521 ches de débris, nous retrouvions une muitiiude de val- ves de coquilles qui attestent la consommation favorite d'un peuple maritime depuis longtemps plongé dans la mort. Aujourd'hui comme alors, les rivages de Théo- dosie fournissent cet aliment populaire; la pèche en a été sagement réglée dans ces dernières années. Une partie de la quarantaine s'est élevée sur les rui- nes d'un monastère fameux, dédié à saint Bazile ; cette riche communauté, fortifiée par sa position, avait longtemps résisté aux révolutions dont Kaffa fut le théâtre; mais il fallut bien cédera l'orage; la sainte communauté finit par s'avouer vaincue, et même, s'il faut en croire la tradition, sa riche bibliothèque, heu- reux résultat d'une longue et studieuse accumulation de richesses scientifiques, religieuses et littéraires, fut dispersée dans le désastre. Combien de fois, dans notre court séjour, n'avons-nous pas interrogé, pierre par pierre, ces nobles ruines de la grandeur de Gènes, et cette immense enceinte dont chaque année emporte une partie sacrifiée aux utilités du moment ! C'étaient là des courses toutes remplies de souvenirs et de méditation. Mais à peine rentrés dans cette ville nouvelle et dans cette rue si mouvante, qui est toute la ville, la préoccupation des anciens âges disparaît, pour céder à cette variété toute-puissante qui est l'âme de la ville. Population, édifices et coutumes, tout est nouveau ; à chaque instant l'aspect change : les troupes passent au son des instruments de guerre, les caravanes dont Théodosie est le rendez-vous traversent la ville; c'est un mouvement, c'est un bruit GG 522 VOYAGE sans fin. L'arrivée de l'Empereur, annoncée depuis quelques jours, faisait revivre dans ces anciens murs toute la splendeur asiatique qu'elle a connue dans d'autres temps : les caravanes de riches indigènes se dirigeaient vers ce point privilégié de la côte. Les repré- sentants de Kara-sou-Bazar surtout étalaient un grand luxe de costume. CesTatars, tous moullahs, hadgys ou effendis, arrivaient par petites compagnies grou- pées dans le char national, le madgiar attelé de cha- meaux. Aux abords de la ville, ils mettaient pied à terre et se dirigeaient vers quelque khan hospita- lier, oii on les voyait à l'instant même se choisir une place sous le ciel et à l'ombre ; tant cette race a gardé son horreur pour la vie qui ne se passe pas à l'air li- bre ! Une fois installés, les voilà fumant du matin au soir et du soir au matin, jusqu'à ce qu'il plaise au na- vire attendu de les tirer de leur repos ; mais ce na- vire, qui devait apporter tant de joie à Kaffa, ne se montra pas sur la baie : dans l'intervalle, l'itinéraire impérial avait été changé. Les mosquées de Kaffa sont ce que nous les avions vues ailleurs; mais nous devons parler de l'église ar- ménienne. Elle porte les traces d'une construction entreprise à une époque éloignée et achevée plus tard. Toute la partie voisine du sol est d'un caractère tout particuher; elle date probablement du treizième siècle, où les premiers Arméniens reçurent la permission de s'établir à Kaffa, qui devint un lieu d'asile pour ces in- téressants vaincus des Talars. Plus haut, l'art bysanlin s'est chargé d'achever l'édifice; voilà comment l'église td Ji^i DANS LA RUSSIE WÉIllDlOxNALE. 525 commencée est devenue une mosquée. En efl'el, la coupole, le minaret, et, au bout d'une allée étroite, cette porte toute sculptée d'ornements, qui donnait entrée sans doute à la maison encore turque du moullali, sont là comme autant de signes distinclifs du temple mahométan : mais revenus plus tard dans ce sanctuaire, les Arméniens l'ont purifié à force de croix sculptées dans les pierres. Cette fois le minar<'i est devenu clocher, et l'airain religieux résonne h l'emplacement où tant de fois, chaque jour, le mous- selim jetait son chant aigu vers les quatre coins de l'ho- rizon. Ce qu'il y a de plus frappant dans cet enclos catholique, qui vit en paix avec la terre profane du voisinage, c'est son cimetière tout jonché de tombes de pierre ou de marbre blanc; sur ces tombes on trouve gravé quelque emblème qui se rapporte à la profession du mort : au tailleur, des ciseaux ; au mar- chand, des balances; les outils de leur métier aux ar- tisans. Ce blason populaire , qui a bien son orgueil , se retrouve à chaque pas. Cependant la saison s'avançait, et la température se refroidissait chaque jour. Un vent desséchant, venu de l'est, soufflait dans la ville, qui reprenait peu à peu les habitudes de l'hiver. Déjà nos excursions étaient moins agréables, mais sans que rien ralentît notre ar- deur. Nous entreprîmes, dès les premiers jours, une course intéressante vers le sud-est de Kaflà, non loin d'un village qu'on nomme Koklébel, qui est un heu d'une beauté agreste et sépare de la ville par une suite de gros mamelons. Koktél)el est justement si- :>2i VOYAGE lue à la naissance de la grande chaîne des monta- gnes de la Crimée. C'est de là que paitent ces belles pentes qui bientôt se hérissent en aiguilles si impo- santes et qui s'étendent en immenses plateaux pour ne plus s'abaisser qu'au vallon de Sou-dagh, d'où les monts se relèvent plus majestueux. Koktébel, dans son voisinage, offrit à nos naturalistes ime grande quantité de fossiles précieux : c'était là, du reste, le but de cette promenade qui se fait en un jour. Une vi- site, toute de curiosité archéologique, nous ramena aussi vers une ville qui n'est plus qu'une ombre d'elle- même, après avoir été la métropole de la péninsule. Staroi-Krim en russe, Eski-Krim entatar, tels sont les noms que porte aujourd'hui cette antique capitale, et ces deux noms signifient également Vieille-Crimée. Que cette ville, longtemps riche et peuplée, soit ou ne soit pas bàlie sur l'emplacement d'une ville antique? et des premiers temps de l'émigration grecque, c'est là ce que nous n'avons pas le temps de discuter. Dans l'un et l'autre cas, la visite de ses imposants débris n'en est pas moins digne de l'attention du voyageur. Le jour oîi nous étions arrivés à Kaffa, nous avions dé- passé bien à regret, et sans nous détourner, le che- min qui mène à Eski-Kiini, car la pluie inondait la campagne et s'opposait à toute excursion. Force nous fut donc de revenir sur nos pas et de faire un bon nombre de verstes pour nous dédommager. 11 faul dire qu'il reste peu de chose de cette cité jadis si grande et si puissante qu'elle n'avait point de rivale en Cri- mée. \h\Q [n'ùle colonie de Bulgares s'est accommodée, DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALF. 525 lanl bien que mal, de ces ruines délabrées ; elle habile là au milieu des mosquées, des bains, des remparts et des tombes, débris informes et mutilés par le temps. En ce lieu s'éleva autrefois une forteresse dont on compterait les tours abattues, dont l'œil suit les deux enceintes de fossés. Un bain, une mosquée qui devait être magnifique, sont encore debout, quoique mal- traités par les âges. Le culte s'exerce même dans ce dernier édifice, dont la porte est merveilleusement sculptée. Des colonnes toutes couvertes d'arabesques, d'inscriptions, voilà pour le dehors ; six piliers élégants qui soutiennent la voûte et la niche sainte où se place le moullah, voilà pour l'intérieur de la mosquée, qui offre un exemple du goût oriental le plus élégamment varié. Avec un peu d'attention, vous re[rouverez en- core quelques traces de la fine et splendide couleur dont ces légers ornements ont été revêtus. Comme de loyaux et irrécusables témoins d'une époque bien an- térieure à la domination tatare, Staroi-Krim a encoie ses khoui'ghans, La victoire les a ouverts avec vio- lence, et depuis lors on les a refermés. Leurs trésors sont perdus, s'ils en ont possédé jamais ; ils n'ont gardé que quelque peu de cette poussière humaine que per- sonne n'emporte, parce qu'elle n'est bonne à rien. Ces éminences, on peut ici s'en convaincre, renfer- maient, sous leur couche conique de terre, une sorte de cavité en maçonnerie voûtée, ou tout simplement une petite enceinte de pierres recouverte dune large dalle qui supportait le poids du monticule. Les jours s'écoidaieni ainsi et s'écoulaient bien vilr 526 VOYAGE dans ces inslruclives occupations; poiirlanl loiil nous appelait vers le but le plus reculé de notre voyage. H fallait quitter ce repos pris à Théodosie, car c'était un repos véritable, ce séjour qui nous offrait chaque soir, avec un abri convenable, tous les avantages d'un ré- gime salubreet fortifiant. A peine s'apercevait-on que les lits manquaient ; mais nous étions faits, de longue main, h coucher sur la dure. Tout en désirant l'aban- donner bientôt, nous profitions de ce bien-être. Du reste, toutes choses s'étaient arrangées pour le mieux. Notre caravane s'était complétée à Théodosie; nous avions même reçu la courte visite de M. Le Play, qui, des bords du Don où il avait opéré péniblement pendant un été si ardent, venait poursuivre sur ces rivages son exploration minéralogique. Quand tout fut .prêt, disposés à partir comme nous l'étions, sauf notre excellent guide Michaël qu'une fièvre opiniâtre n'avait point abandonné, nous prîmes le chemin de Kertch, et le 4 octobre nous retrouva de nouveau sur la steppe, courant avec rapidité vers l'est, ensevelis cette fois dans nos manteaux, qui nous garantissaient à peine d'une bise glacée. Une arrière-garde plus grave, composée d'un grand niadgiar et de ses dromadaires, portait, avec nos ba- gages, notre guide, qui avait besoin d'une allure plus lente. Un pays nu et sans culture, habité seulement [►ar des bandes d'oiseaux de mer ; de temps en temps un village allemand qu'on reconnaissait au loin à ses meules de grains, utiles monuments de ces laborieu- ses colonies, tel était le spectacle uniforme qui passait DANS LA RUSSit: MERIDIONALE. 5^7 SOUS yeux. APorpalch, premier relais qui se présenta sur notre roule, nous trouvâmes une aftluence consi- dérable de Tatars et d'Allemands; ils avaient amené à la poste leurs chevaux rassemblés de toutes parts pour les besoins prévus d'un service extraordinaire. Pendant que quelques-uns de nous s'entretenaientavec ces bons et tranquilles Germains, qui étaient venus là avec leurs habits de gala et leurs chevaux au large harnais garni de cuivre, nos naturalistes poussaient dans les environs une fructueuse reconnaissance. Ici s'envolaient de magnifiques outardes au vol pesant, mais h l'allure méfiante, qui fatiguait inutilement plus d'un chasseur ; là, dans une fondrière étroite, un genre nouveau de coquilles se découvrait aux yeux charmés du zoologue. Pendant ce temps, l'attelage s'organisait avec plus de promptitude que de coutume. Arghin fut notre seconde station ; cette maison de poste est située sur un plateau où l'on arrive par une pente insensi- ble à travers la steppe. De là le terrain s'abaisse jus- qu'à Kertch, tandis que vous laissez à votre droite, c'est-à-dire vers la partie du sud, une région de col- lines assez élevées pour dérober toute vue de la mer qui en baigne le revers. La plaine, moins aride qu'aux environs de Théodosie, n'est pas moins déserte ; les grandes herbes qui s'agitent à sa surface recèlent, il est vrai, une grande quantité de lièvres et d'outardes, mais pas un être humain n'a fixé sa demeure en ce dé- sert. Plusieurs villages lalars ont cependant existé sur ce chemin. Nous traversâmes ces ruines renversées connue par un tieuil>lement de terre. Rien n'est resté 528 VOYAGE debout, ni maisons, ni tombeaux, ni mosquées : l'herbe a déjà recouvert tous ces débris, comme si des siècles d'abandon avaient passé sur celle triste con- trée. Cependant ces villages tatars, qu'on dirait dé- truits par quelque fléau soudain, étaient encore habi- tés en 1833. Une disette effroyable, qui s'étendit sur les steppes, poussa les habitants vers un pays plus fer- tile : les orages, les vents et les hivers ont fait le reste ; ils ont imprimé à ces décombres une teinte d'antiquité à tromper les plus experts. A dix-huit verstes plus loin, nous traversâmes un fossé assez spacieux, dont la terre, relevée sur le côté oriental, sert de rempart naturel. C'est là une antiquité véritable. Cette tran- chée, qui traverse du nord au sud toute la presqu'île de Kertch dans sa plus large dimension, a conservé le nom de rempart d'Akos ; elle fut creusée comme der- nière défense du royaume de Bosphore amoindri; cet ouvrage précéda de peu la chute de cette antique puissance. Maintenant le rempart d'Akos, qui ne dé- fend plus rien, sert d'abri et de station du soir aux caravanes, qui, pour se préserver du vent dans cet espace découvert, viennent se ranger, selon la néces- sité, tantôt à l'est, tantôt à l'ouest de cette éminence tutélaire. En approchant de Kertch, nous entrâmes dans une contrée chargée de tumuli. En aucun lieu nous ne les avions rencontrés si nombreux; et, comme pour ajou- ter à l'effet de ce paysage tout couvert d'éruptions coni- ques, les collines voisines affectent elles-mêmes cette disj)osilion; elles sont couvertes de roches de coral- DANS LA RUSSIK MÉRIDlONAU:. 52'J liles accumulées par la nature, de façon à ligurer aussi des khourghans. Au reste, tous ces luniuli ont été fouillés, et nous dirons même qu'il y a quelque chose de triste dans l'aspect du désordre où sont encore leurs déchirures entrouvertes. Les lignes si parfaite- ment arrondies des khourghans , ce seul spectacle de la steppe, finissent par plaire à l'œil du voyageur, qui s'accoutume à trouver une harmonie dans tous ces cô- nes épars, enfants d'une même famille. N'y a-t-il donc pas quelque chose d'affligeant à voir ainsi non loin de Kerlch, sur tous ces tombeaux dégradés et privés de leur cime arrondie, des cratères béants jonchés de dé- combres et d'une terre blanchâtre? Assurément, c'est une chose profitable à la science que cette curieuse investigation qui a pour but d'enrichir un musée et de mettre les temps anciens à la portée des temps mo- dernes ; mais aussi ne serait-ce point une marque de respect pour l'antiquité et pour la science même, que de rétablir les lumuli fouillés dans. leur forme primi- tive? Eux aussi ils sont des monuments de la nature la moins périssable; leur conservation nous paraît un devoir; bien plus, ne pourrait-on, en restituant sa forme au tumulus déjà dépouillé de ses riches- ses inutilement enfouies, le protéger 'et le défendie par un signe qui le fît reconnaître, par une inscrip- tion qui rappelât les objets découverts transportés au musée? Ainsi s'établirait une corrélation facile en- tre le produit et l'origine; ce serait en même temps un i-enseignement utile aux historiens studieux et la répa- ration d'une mulilalion qui nous a semblé regrettable. 67 Îi.-O VOYAGH Après celle digression que nous soumeltons en loute modestie au l)on goût comme h l'excellent es- prit (jui dirige le gouvernement de Kerlch. parlons enfin de cette ville où nous entrions transis de froid et poursuivis par la faim, à la nuit tombante. Vous pénétrez dans l'ancienne capitale du royaume de Bosphore par une rue vaste et élégante : une chaussée bombée, des trottoirs de dalles et des édi- fices bâtis d'une pierre facile à tailler, et qui n'est autre que ce calcaire poreux qu'on retrouve h Odessa, voilà la ville au premier abord. Des arcades, des co- lonnes, des balustrades et mille recherches d'architec- ture, font reconnaître sans hésiter une de nos villes. Mais ici nous devons louer la sage dimension des rues qui suffisent à une circulation active, sans offrir cette largeur disproportionnée aux besoins, qui d'une ville fait un désert. La rue principale est coupée à angle droit par })lusieurs voies latérales d'un entretien éga- lement remarquable. Dans une de ces rues, nous rencontrâmes, après l'avoir longtemps cherché, l'hô- tel du Bosphore, Bospkori-Tractir , qu'on nous avait recommandé comme le meilleur et peut-êlre comme le seul logis de Kertch : et pourtant quel logis! Hélas! jugez de notre chagrin, quand nous retrouvâmes pour tout meuble h couchei* le fatal billard , dont nous nous souvenions depuis la Valachie. L'hôtel du Bosphore, tenu par une famille, disons même par une fort jolie famille allemande, n'a rien oublié de ses traditions de lenteur nationale. Il fallut plusieurs licnres avaul que nous eussions pu obtenir du feu dans DANS LA RUSSIE IMÉRlDIONALi:. 531 un immense poêle qui fait corps avec la maison, H quin'échauffe guère qu'au boutde vingt-quatre heures. Même la carbonade classique se fit longuement attendre. Quant à trois énormes vitres dont l'absence nous faisait participer trop largement à l'air glacé de la nuit, on nous trouva bien étranges de les vouloir remplacer si vite. Ah! bien oui, des vitres! Dès ce moment per- sonne ne voulut plus nous servir. Nous étions des gens trop importuns ! Et cependant sans vitres et sans lits on peut dor- mir. Nous dormions donc, quand au point du jour un bruit affreux, qui venait de la rue, et qui, grâce ii la disposition des lieux que nous venons de décrire, arrivait sans obstaclejusqu'ànos oreilles, nousréveilla en un instant, et nous fûmes les témoins d'un spec- lacle singulier. Voici le fait : Kertch, ainsi que toutes les villes de la Crimée, di- sons mieux, de l'Orient, est infestée d'une population surabondante d'hôtes inutiles, incommodes, bruyants et redoutables quelquefois pour la sûreté publique. Il s'agit toujours de ces abominables chiens vagabonds qui deviendraient à la finies maîtres delà ville, si des mesures , sages dans leur cruauté, ne prévenaient le danger. Des Bohémiens sont à Kertch les exécuteurs de ces sentences de carnage, et voici comment les choses se passent : Un de ces honnêtes tsiganes, vêtu cette fois, en sa qualité d'officier public, de quelque capote réformée , s'en va traînant sur la terre un chien assommé de la veille. 11 parcourt ainsi les divers quartiers de la ville, le visage inoffensif, mais l'œil 552 VOYAGE au guel ; car il cache sous son vêlement un immense gourdin, massue fatale à la race canine. A peine l'exé- culeui' a-t-il paru dans une rue, que de toutes parts s'é- lève une horrible clameur de toute cette république de molosses qui reconnaissent le bourreau, et, qui sait? peut-être aussi la victime. Les voilà qui sortent et qui se précipitent des maisons, des enclos, pour- suivant de leurs aboiements furibonds l'impassible Bo- hémien. Celui-ci n'en continue pas moins sa marche lente et calme jusqu'à l'instant, instant fatal! où l'un des plus fuiieux s'approche à la portée de son bâton . Alors un cou}) l>art, prompt comme l'éclair, coup meurtrier, qui étend un nouveau Troyen aux côtés du déplorable Hector! Le soir venu, le tsigane, qui a bien travaillé, va tendre au magistrat de police une main souillée de tant de fanerai lies. Chaque tête abattue lui rapporte vingt-cinq copecks, vingt-cinq centimes, si vous aimez mieux. A peine levés, nous visitâmes Kertch. A l'extrémité orientale de la presqu'île taurique, au fond d'une anse profonde où viennent mourir, eu s'écartant, les eaux du Bosi»hore cimmérien, Kertch s'élève sur une éten- due considérable. La ville se déploie en forme de croissant sur la côte septentrionale, vers l'occident de la baie et sur des plateaux peu élevés qui l'entourent; un seul point domine cet ensemble : c'est la fin d'un rameau de mamelons qui vient se terminer justement au-dessus de la ville par un monticule plus considéra- ble ->:> Noire première visite fut naturellement pour la première autorité de celte intéressante résidence : M. le prince Klierkhéoulidzeff, gouverneur urbain de Kertch, nous fit un accueil pour lequel nous som- mes encore pleins de reconnaissance. Aussitôt qu'il fut informé de notre déplorable campement, le gouver- neur nous donna un officier pour nous ouvrir l'une des maisons de la ville destinées à recevoir les personnes de la suite de l'Empereur. Malgré les préoccupations causées par l'attente prochaine et fondée, cette fois, de la visite impériale, cet aimable prince se montra pour nous plein de sollicitude. Il nous fut permis de pas- ser en sa présence quelques moments, que nous trou- vâmes trop courts et qui furent remplis par les plus in- téressants récils. Le prince Kherkhéoulidzefîest né en Géorgie; ce qu'il nous racontait de son beau pays, de cette nature riche et grande, nous faisait regretter les rigueurs de la saison et les exigences du retour. Le musée de Kertch mérite d'occuper une place dans ces courtes descriptions : il est au musée de Théo- dosie ce qu'est un musée d'Italie aune collection fran- çaise ou allemande. Ici quelques morceaux précieux, espèce de larcin dont s'enorgueillit le possesseur exo- tique; là, richesse et profusion. Les vases étrusques de Kertch , trouvés dans les sépultures, mériteraient seuls un mémoire archéologique; leurs ravissants dessins appellent un burin habile qui fasse participer l'Europe à ces nobles découvertes. Que dire aussi de ces riches cénotaphes de marbre, retirés complets de la fosse obscure où ils ont été deux mille ans ense- 536 VOYAGE velis? Le dessin mou et un peu lourd des figures, la délicatesse plus heureuse des ornements, ne rappel- lent-ils pas bien la colonie grecque où les artistes qui excellaient dans le plus difficile des arts n'avaient en- voyé que des élèves ? Nous n'essaierons pas de dénom- brer les pierres tumulaires de toutes les époques qui encombrent ce beau musée. Depuis le grec pur jus- qu'aux dialectes les plus éloignés de la belle langue pri- mitive, les épitaphes emploient tous les langages. Sur ces pierres, qui ne recouvrent plus leurs morts, vous voyez languir et disparaître la langue du vieil Homère. Ainsi s'en va d'écho en écho quelque noble chant de guerre ! Plus d'une pierre avec son inscription grecque représente cependant un véritable Talar à cheval avec ses armes, à peu près telles qu'on les retrouverait aujourd'hui. Une suite d'armoires vitrées contient des objets précieux, des médaillons, des vases en cristal, des chaînes, des bagues, des médailles sans nombre: tels sont les trésors secrets cachés aux profanes, et que l'aimable complaisance de notre guide, M. le sous- directeur du musée, confia à notre admiration. La te- nue du musée est excellente. L'ordre chronologique y est respecté autant que l'a permis le volume des ob- jets. Chaque inscription curieuse, et Dieu en sait le nombre! porte avec elle sa traduction, faite avec un soin rare dans les langues russe et française. Là sur- tout on comprend la destination des Khourghans, mais sans être plus éclairé cependant sur l'origine et sur l'époque de ces singuliers monuments qui n'ont point d'âge, point d'indication extérieure. Qui pourrait DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 557 en effet deviner combien de siècles ont passé sur un de ces tumuli, enveloppé, comme ses innombrables frères, de sa robe de gazon, que chaque printemps re- nouvelle, que chaque hiver vient blanchir! A cha- que gazon, son antiquité mystérieuse. Ici, des restes purement grecs; plus loin, c'est un chef bospho- rien dont vous inquiétez les mânes. Cherchez ail- leurs, ce sera un Sarmate ; qui sait? peut-être un Kha- zare , un Petchenègue qui reposera dans une de ces tombes toutes semblables, désespoir des archéologues. Quelle conclusion tirer de ces monuments, sur lesquels mi siècle ou dix siècles de plus ou de moins ne laissent pas une empreinte, n'effacent pas un seul contour? Une de nos excursions favorites était Ali-Bouroun^ le nez blanc, dans la langue des Tatars, qui désignent de cette appellation pittoresque tous les points culmi- nants que les Latins nommaient promontorhm, que les Français ont nommés cap, d'après les idiomes méri- dionaux, et que les Anglais désignent par le mot head, tête. De ce lieu, le plus vaste et le plus splendide pa- norama se déploie à vos pieds. Ce cap, situé à l'extré- mité méridionale de la baie de Kertch, domine à la fois la mer Noire, le détroit et ses deux pointes, en mémo temps la côte asiatique, dont le Caucase aux sommets d'azur dessine les derniers plans. Le cap même, sur- monté d'un immense tumulus, est entouré de vallons arrondis, qui vont jusqu'à l'horizon de Kertch se con- fondre dans les coUines qui dominent la ville. De celte station élevée, nous comptions i)lus de cent navires sillonnant les eaux du Bosphore cimmérieii, ou bien ri 8 538 VOYAGE se reposant sur leurs ancres, au pied du spacieux la- zaret. Nos naturalistes poussaient plus loin leurs re- cherches et revenaient de Kamiouck-Boiiroim, autre cap du voisinage, tout chargés de précieux fossiles bival- ves, enveloppés encore dans leur gangue ferrugi- neuse, rareté inconnue jusqu'ici dans les musées eu- ropéens. Un soir enfin, au retour de ces courses si productives, nous trouvâmes tout le quai de Kertch encombré d'impatients spectateurs. Le canot du prince gouverneur et son élégant équipage de rameurs quit- taient la plage et s'acheminaient vers deux bateaux à vapeur qui s'avançaient dans la baie. Victoire! à la fin , tous les vœux de cette ville étaient accomplis ; l'hôte impérial allait donc venir! Déjà même les re- gards les plus perçants avaient reconnu l'Empereur sur le pont de la Sévcrmïa-Zvesda, l'étoile du nord. Sa Majesté reçut à bord les hommages des autorités de Kertch, en exprimant l'intention de rester sur son na- vire jusqu'au lendemain. La nuit venue, une illumina- tion magique éclairait la baie dans tout son vaste con- tour. Sur Ak-Bouroun, on avait accumulé des matières bitumineuses, qui jetaient aux environs une masse de lumière bleuâtre. Kertch tout entière, ses rues, ses édifices, sa montagne historique, brillaient de longs cordons lumineux qui, traversant les villages voisins, alhiient rejoindre la quarantaine; on eîit dit une ville do deux lieues d'étendue dont une immense hgne de lumière, celle du quai, marquait la limite terrestre en se reflétant dans les eaux. Cependant la ville entière retentissait de l'éclat des fêtes particulières, la joie et DANS LA RLSSIi: MÉRIDIONALE. 5Ô0 le bruit étaient partout; une grande capitale de l'Eu- rope n'eût pas mieux fait. Le lendemain, au point du jour, la foule était déjà h son poste, lorsque l'Empereur descendit sur la rive. L'inslant était solennel, et rien de plus pittoresque que cette foule immense encombrant le port et les ave- nues ; ils étaient là tous, les uns et les autres partagés dans la même attente. Les Russes représentaient l'au- torité et les emplois publics; les Juifs avaient revêtu leurs belles casaques noires, et les Tatars, déjà pré- parés pour l'hiver, se groupaient, couverts de leuis surtouts de mouton, dont une laine épaisse garnit l'in- térieur. Au milieu de cette foule, vous eussiez vu des femmes grecques dans leur rare beauté, et des dames russes dont il fallait entendre la langue naturelle pour ne pas se croire à Paris, tant la mode, plus puissante que la conquête, a fait une seule et même nation de toutes les nations féminines ! Cependant l'Empereur avait mis pied à terre au milieu des acclamations. Le grand-duc héritier suivait de près son auguste père. Bientôt des voitures pré- parées à l'avance conduisirent ces hôtes illustres à l'é- glise où s'était rassemblée l'élite de la société pour rendre grâces au ciel. De l'église, le cortège impérial visita le musée, les constructions nouvelles, parmi les- quelles il faut citer une église monumentale d'un beau style grec, sur laquelle on a inscrit en latin . par lroi> elliptique peut-être, l'inscription : Reddite Dei Deo, et Cœsaris Cœsari. L'Empereur ensuite honora de sa pré- sent e l" hôtel du gouverneur, bel édifice noblement 540 VOYAGE disposé. Le i)rince Kheikhéoiilidzeif avait fait réunir les objets les plus rares de la colleclion panlicapéenne, dépouilles du plus riche tumulus qui eût été ouvert jusqu'à ce jour. Qu'on se figure tout le luxe funéraire qui a dû environner une dame grecque du plus haut rang, ses bijoux les plus chers, sa parure de chaque jour, les gracieux ustensiles d'une toilette raffinée, le harnais, couvert d'or et de pierreries rares, d'un che- val favori. Bien plus, et c'était là une relique bien pré- cieuse entre toutes, un masque d'or et une couronnede laurier du même métal, qu'on avait déposés sur la face même et sur le front de l'illustre défunte. Ce masque épais n'était point une composition banale. Il avait dû s'appliquer exactement sur les traits de la personne in- humée, tant il révélait, par ses imperfections mêmes, l'expression de la physionomie qui n'apparlien t qu'à un moule pris sur la nature. Ces rares trésors, à f heure qu'il est, ont pris au musée de Pétersbourg la place qui pouvait seule leur convenir. L'Empereur avait vu toute cette ville naissante ; il examina le plan destiné à la compléter, et il écrivit en marge son approbation. Au bout de quelques heures, consacrées à l'élude plus encore qu'au repos, le monarque reprenait la route de la mer Noire, pendant que l'héritier présomptif res- tait à Kerlch pour retourner, par la route même que nous avions parcourue, auprès de l'Impératrice et de la cour nombreuse que le comte WoronzofT possédait alors dans les délices de son riant Aloupka. Pour nous, fidèles à notre projet de courir à Ta- man, de l'autre côté du détroit, nous nous rendîmes à DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 54 J Yeni-Qalek, nouveau fort; tel est le nom que porte une petite ville, passablement ancienne, qui conmiande le passage le plus étroit du Bosphore cimmérien. Jusqu'à la quarantaine , la route parcoiu'ue tout le jour par les voilures des négociants de Kertch, qui ne font d'au- tre commerce que celui du lazaret, est belle et parfai- tement entretenue. Elle traverse un village russe con- sidérable, élevé sur chacun de ses bords. L'établisse- ment sanitaire dépassé, on éprouve mille difficultés à franchir desterrainsglissanls, surtout si l'on est comme nous assailli par une pluie continuelle. Le chemin suit le rivage d'assez près pour qu'on y distingue de singu- liers rochers madréporiques aux formes bizarres, dis- posés tantôt en cavernes, tantôt en légères arcades, qu'on dirait préparées pour commencer un pont. Chaque cavité de ces constructions spongieuses, ca- price bizarre de la nature, dont un faible mollusque est l'architecte, sert de guérite à un noir cormoran. Soudain, au premier coup de fusil, vous voyez séle- ver une épaisse nuée de ces hôtes paresseux qui, le danger passé, reviennent, en vrais forbans bien repus, reprendi'e lem* poste et leur digestion. Une pente rapide vous mène àYeni-Kaleh. C'est lii une l)Ourgade tour* à tour orientale et génoise, dont les Grecs de nos jours occupent à peu près toutes les mai- sons. Un fort, situé au nord du bourg, laisse assez de- viner, par l'irrégularité ignorante de ses constructions, qu'il est l'ouvrage des Turcs. Quelques restaurations récentes l'ont remis en bon état ; l'on distingue surtout une porte dans le pur style oriental. Une grosse tour ri.;2 VOYAGE carrée, tlanquée de quatre tourelles de garde qui s'é- lèvent séparément, rappelle l'art guerrier des Génois. Au pied de cette tour, vous pouvez voir encore deux fontaines construites par les Turcs. L'une de ces fon- taines est ruinée et perdue, le mur est tombé, la source est larie ; mais en revanche, entendez l'autre source murmurante qui jette ses eaux dans un beau fronton de sarcophage grec en marbre blanc, en guise de bas- sin. La sculpture effacée laisse h peine apercevoir deux figures d'oiseaux. Yeni-Kaleli, sur sa plage de sable battue des vents, a trouvé moyen d'ouvrir quelques magasins où se débitent des toiles, du goudron, des avirons et surtout une immense quantité de poissons que la pèche de chaque jour apporte au marché de Kertch; sans nul doute le sel conserve ce qu'on ne mange pas sur les lieux. Dans un amoncellement d'é- cailles brillantes, ce que nous pouvions distinguer, c'était le turbot bouclé et d'énormes esturgeons. Mais il fallait passer le détroit; de longs et difficiles pourparlers nous mirent enfin en possession d'une pe- tite barque, esquif étroit et long, relevé en pointe par ses deux bouts et garni de deux voiles latines. Au fond de ce bateau de forme antique, nous étions assis à la file, faisant nous-mêmes l'office de lest pour balancer Tetïort du vent qui chargeait notre frêle mature. Tout alla bien. Nous avions trois patrons, bien que deux patrons eussent suffi à la rigueur. Il fallut contourner de très-loin une pointe couverte d'herbes, qui se ca- che sous les eaux. Voilà comment les navires qui se rendent h Taman sont obligés de faire à \)eu près le DANS LA RUSSIE iMÉRlDlONALE. 545 double du chemin qu'ils auraient à faire dans la ligne directe. Une fois dans la grande baie de Taïuan, abri- tés des flots comme nous l'étions, notre traversée de- vint plus facile, et même nous eûmes assez de liberté pour donner une chasse acharnée aux bandes nom- breuses decygnes, de pélicans, decormorans, de grèbes et d'autres oiseaux aquatiques qui s'élevaient en lon- gues files et qui rasaient la mer avec un bruit compa- rable à celui du tonnerre lointain. En approchant de la côte de Taman, nous fûmes frappés de son aspect encore plus triste, s'il est possible, que celui de la rive opposée. Enfin nous touchâmes le rivage, au fond d'une petite crique tout obstruée de grandes herbes, et au pied d'un débarcadère de bois assez mal défendu contre le mouvement des eaux. Taman ne présente rien de bien imposant du côté du rivage : ce n'est qu'un triste amas de cases cou- vertes de chaume. Quelques maisons plus élevées té- moignent seules de la résidence des chefs miUtaires de cette importante station. Après avoir répondu d'une manière satisfaisante aux formalités exigées, nous nous acheminâmes, sous la pluie froide qui n'avait pas cessé, pour nous enquérir d'un logement. Triste et piteuse caravane! Que nous étions déjà loin de Yalta et des majestueux sentiers du Stillé-Eogas ! Ici , un ciel gris, un vent violent, une pluie pénétrante, une boue profonde qu'il fallait bravement afTionter, elpourcom- ble de malheur, point de gîte. Un habitant génois de Kcrtch nous avait donné une introduction aupi'ès d'un compatriote de Taman. La maison trouvée à liU VOYAGE giand'peine, nous voilà suppliants comme Ulysse à la poite d'Eumée; nous exhibons noire missive à une dame peu hospitalière , qui nous rend aussitôt la let- tre, en ajoutant cruellement que son mari est absent. Une seconde après, la porte était fermée ; mais, en re- vanche, les chiens du logis, renchérissant sur l'accueil de leur douce maîtresse, nous invitaient énergique- ment à vider les lieux, ce que nous fîmes sans balan- cer. Le cas était grave, la perspective d'une nuit en plein air se montrait à nous sous des couleurs peu sé- duisantes. Nos marins grecs, à force de recherches, nous trouvèrent enfin un asile chez une bonne femme russe. Un étroit taudis, éclairé par deux trous, fut bientôt garni de notre litière habituelle, le mol édre- don de la steppe, qui nous servait de lit, pendant qu'il remplissait dans un bouge voisin le rôle de combus- tible pour nous préparer un copieux repas de laitage. De ce logis, ou, si vous aimez mieux, de cette hutte, la partie la plus convenable, c'était la porte. Elle donnait sur la principale rue de Taman. Là s'élevaient les mai- sons des officiers supérieurs ; de bonnes et comforta- bles voitures, stationnant dans les cours voisines, té- moignaient du nombre des chefs militaires que les opérations, dont le théâtre était si voisin, avaient at- tirés dans ce pauvre village. Tout en face de nous veillait un nombreux corps de garde, dont les soldats portaient pour la plupart le costume des Circassiens : la tunique serrée, garnie de cartouchiers sur la poi- trine, tandis que la tête est couverte par un large bonnet. Une foinrure épaisse forme le contour de ce C^oèaaucè î>e la liiyic î^u j^oubvtn. ( î^uman 'fÊi:s»ïrj;j^:.^;x^r^T^i':iX'-^ixs^^ l [•< «, '< Mi I ^1# \.^< t WsJxIPS^^^i tt," iàaïïaiWkÊliàÊâiâiÛi 5 40 VOYAGE nous préférâmes à la noire réclusion qui nous atten- dait au logis commun une promenade sous la pluie, vers un lieu peu distant de Taman, où s'élève une for- teresse qui domine la haute et noire falaise de la baie. Phanagorie, tel est le nom de cette citadelle qui, dans son enceinte de remparts, renferme de belles et spa- cieuses casernes. On rapporte que dans une certaine place de ce fort on peut retrouver encore les ruines d'une ancienne muraille qui date de la colonisation ionienne. Phanagorie et Taman étaient des établisse- ments grecs au temps même où les Milésiens fondaient Théodosie et Panticapée. Nous avons parlé de notre toit hospitalier; il nous fallut traverser un océan de boue pom^ y rentrer. Nous devrions cependant, en historiens véridiques, modifier un peu notre critique. La vieille hôtesse re- gardait évidemment comme une assez triste aventure le hasard qui lui avait ainsi amené une troupe d'étran- gers , dont les mœurs et le langage lui étaient in- connus. Si deux ou trois d'entre nous pouvaient, au moyen de la langue russe, se faire entendre de la vieille Cosaque, on voyait clairement que les allures exotiques de quelques-uns de nos collègues tourmen- taient l'excellente femme, qui ne pouvait calmer sa mauvaise humeur qu'au moyen de certaines considé- rations bien sonnantes, et souvent renouvelées. D'a- bord c'était une somme convenue, qu'il fallait payer pour la chambre où nous étions entassés; mais au grand bonheur de la vieille, chaque nouveau besoin amena un nouveau tarif. Ce fut donc tant pour le foin, DANS LA RUSSIK MÉRIDIONALI'. :i'i7 tant pour notre sombre luminaire ; chaque cuiller de bois fut cotée à son prix de louage; le sel même, oui le sel, ce symbole universel et gratuit de l'hospitaliië en Russie, reçut pour la première fois peut-être, sur ces rivages, une estimation mercantile. Le mardi 28 septembre, nous étions de bonne heure sur la route qui de Taman conduit à Boughaz, au bord d'un vaste lac qui communique avec la mer : ce lac se nomme le hmane du Kouban ; ce fleuve mêle ses eaux aux eaux salées de cet immense bassin. C'é- tait là chez les anciens la mer d'Hyrcanie, et les Tatars l'ont nommée Kisil-tach ou Pierre rouge, de la cou- leur de quelques rochers du voisinage. Quelques heures après, nous avions parcouru dix-huit verstes au moyen de télègues desservis par des chevaux et par des postillons du corps des Cosaques de la ligne militaire. Ces postillons en valent d'autres, à coup sûr ; leur vitesse est égale à leur rare docilité. Nous arrivâmes au village nommé Bougliaz ; c'est un nom générique que les Turcs donnent à toute embouchure. Le village est adossé à des coUines d'une médiocre élé- vation, tandis que tout en face, sur une pointe basse qui vient contourner le limane, s'élèvent les modestes l)àtiments d'un lazaret où se purifient les provenances d'Anapa. La réclusion exigée est de sept jours. Ar- rivés à la grille de cette quarantaine, nous y fûmes po- liment accueillis par des agents, qui envoyèrent aus- sitôt prévenir quelques détenus sanitaires pour causer avec nous. Nous eûmes ainsi l'assurance que, sans contrevenir aux lois, nous avions la faculté de par- 548 VOYAGE courir les environs de Boiighaz et de gravir les collines voisines d'où la vue de l'Asie nous apparaîtrait plus étendue. Nous nous hâtâmes d'user de la permission; laissant nos légers équipages à Boughaz, nous nous mîmes en devoir de gravir les monticules voisins pour arriver à un promontoire éloigné qui commande à l'embouchure du fleuve. Après avoir franchi quelques ravins, nous rencontrâmes sur un plateau légèrement déprimé et dominé par quelques éminences, une source bouillonnante de boue grisâtre qui sortait d'un sol dépouillé. Cette boue, presque liquide, s'écoulait sur les pentes du terrain et dégageait un gaz fétide. Sur les bords de chaque ruisseau vaseux, nous remar- quions des dépôts huileux chatoyants; comme aussi, sur le cratère de boue, chaque trou qui donnait issue aux bulles de ce gaz qui se dégageait, nous paraissait entouré d'un anneau brun qui ressemblait à du bi- tume. Quelques amas d'une matière verdàtre, recueil- lis sur les mêmes cratères, observés depuis au micro- scope, ont i)résenté une agglomération d'animalcules appartenant au genret/oi^rum; maisgardons-nousd'an- liciper sur le domaine scientifique de nos collègues. En peu d'instants nous reconnûmes dix-sept bouches semblables, d'où la boue s'élevait en bouillonnant sans bruit, fournissant de petits ruisseaux bientôt éva- porés. Ceci vu, nous continuâmes notre route, lanlôt sur les mamelons escarpés, tantôt sur la grève du li- mane, où viennent mourir des eaux à peine saumâ- tres. Enfin, à midi, nous louchions au but de notre course, au cap élevé qui formait la limite que nous DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 549 nous étions posée à nous-mêmes, point extrême de notre long voyage, nos colonnes d'Hercule poursuivies avec tant d'ardeur pendant plus de cent joursde courses souvent pénibles, entremêlées de bonne et de mau- vaise fortune. Arrivés à cette limite que nous ne de- vions pas franchir, et pour ainsi dire à notre sistimns hic tandem, au moins fûmes-nous attentifs à cette jonc- tion de l'Asie à l'Europe dans cet admirable pano- rama. Du côté de l'est, coulait le lleuve Kouban ; il sort du milieu de son lit de roseaux pour s'unir à cette mer, qui n'est point une mer encore. Par-delà cet immense lac du limane, nous pouvions distinguer les belles masses de montagnes de la côte d'Asie, Anapa qui se baigne toute blanche au bord de la mer, et les amphi- théâtres majestueux du Caucase, dont les plans vapo- reux vont se confondre avec les nuages ; vers l'ouest, Boughaz et son lazaret, posé comme un nid d'alcyon, à l'extrémité d'une langue sablonneuse. Le nord était borné par une suite de plateaux découverts. Le ciel, comme s'il eût voulu favoriser ce dernier coup d'œil jeté sur les monts, sur les eaux, sur les lignes de ce paysage que nous allions perdre à tout jamais, avait fort à propos réparti sa douce lumière sur les })oints qui nous devaient intéresser le plus. Mais enfin il fal- lut revenir sur nos pas : moment plein d'espérance au- tant que de souvenir, car si le résultat était ici, la ré- (ompcnsc était là-bas! Nous lûmes [>romplement de letour à Boughaz, et nos télègues ne se firent pas attendre. Les Cosaques, 350 VOYAGE nos alertes cochers, paraissaient gais et dispos ; ils ex- citaient leurs chevaux par de petits cris et par des ex- pressions d'encouragement, tantôt fort tendres, tantôt plus qu'énergiques ; mais tout allait bien. Rentrés à Taman, nous avions quelque velléité de profiter d'une soirée paisible pour passer sur l'autre rivage, mais une intéressante recherche nous fit oublier les heures qui s'écoulaient. Entraînés sur les pas de nos naturalistes, vers le cap qui dessine au sud la vaste baie, nous y rencontrâmes un gîte de ces ri- ches bivalves fossiles qui s'étaient trouvés en si grande abondance précisément en face et de l'autre côté du détroit. Ce dépôt était si riche, les échantillons en étaient si parfaits, que les profanes eux-mêmes ne pu- rent se défendre d'aider d'une main inhabile à enri- chir la collection ; si bien que, de retour chez notre digne hôtesse, il n'était plus temps de se mettre en mer. Le 29 septembre, les premières lueurs du jour éclairèrent une mer bouleversée par un coup de vent ; et les apparences les plus sinistres semblaient devoir nous condamner à rester sur cette triste terre encore un jour. Par bonheur le temps s'éleva vers midi, et nous pûmes reprendre la direction de Yeni Kaléh, où nous n'arrivâmes que fort tard, tantlecalme nous avait été contraire. Cette fois, au lieu de contourner la pointe qui s'avance sous les eaux et qui divise la baie de Ta- man et le détroit d'Azoff, nous rapprochâmes d'assez près pour que nos matelots pussent se mettre à l'eau et pousser notre barque, qui rasait le fond tout cou- veit de longues herbes. A Yeni Kaléh, nous nous se- DANS LA RUSSIE MÉIUDIONALE. S'il parâmes de nos prudents et reconnaissants naulon- niers, et nous reprîmes, non sans peine, le chemin de Kertcli, car, pour nous procurer des chevaux, il nous fallut recourir à la location pai'ticulière. Rien de tel que d'avoir un peu souffert, pour trou- ver bons tous les gîtes. A peine échappés à notre af- freux séjour, Kertch nous parut une véritable ca- pitale, féconde en délices de toute heure. Nous étions à peine installés à l'hôtel du Bosphore, qu'une invi- tation du prince Kherkhéoulidzeff vint nous cher- cher dans notre retraite, et nous nous rendîmes pleins d'empressement à une réunion de famille où ce digne gouverneur nous admit avec une bonne grâce dont une très-jeune femme, la princesse Kherkhéoulidzeff, douce et angélique figure, voulut bien pai'tager toutes les prévenances. Nous avons déjà mentionné l'ancien nom, le nom haimonieux de Kertch, Panticapée. C'est le nom qu'elle porta d'abord au temps où une colonie grec- que s'établissait sur son emplacement. Les Milésiens y arrivaient sous la conduite du fds d'Aëtes, roi de Colchide, 1230 ans avant notre ère. On pourrait re- chercher l'étymologie de Panticapée dans les mots Panti Kêpos qui signifient, dans le dialecte dorien, partout et jardins. Hélas ! dites-moi le nom grec qui veut dire : jardin nulle part, et vous aurez le véritable nom de Kertch. Nos souvenirs ne peuvent se reporter sur aucune plantation, quelque chétive qu'elle puisse être, à plus forte raison sur aucun jardin. Pantica- pée, devenue la ville de Bosphore, au temps de Mi- 5!j2 voyage thridale et de ses Bosphoriens, garda longtemps ce nom, dont l'étymologie, pour être vulgaire, ne nous semble pas plus raisonnable. Quoi qu'il en soit de ce Bosphore, détroit voisin de Panlicapée, qui donna son nom à un royaume et à sa capitale, Kertch, longtemps en butte aux révolutions qui passèrent sur ces con- trées , fut plusieurs fois détruite ; aujourd'hui seule- ment elle semble renaître de ses ruines. Cette ville compte, dit-on, trois mille habitants, ce qui est une po- pulation restreinte, si on la compare h l'espace qu'il lui est donné d'occuper. Tout le commerce de ce port se traite dans sa quarantaine, à laquelle aboutissent toutes les cargaisons qui se rendent dans la mer d'A- zoff. Nous avons déjà exprimé l'opinion partagée par les personnes compétentes, qui attribue aux règle- ments sanitaires que Kertch fait valoir en sa faveur une des causes du décroissement du commerce de ïaganrog. Bien qu'on n'arrive h Kertch et qu'on n'en sorte que par un chenal étroit et tortueux , l'ancrage du lazaret est de nature h abriter une foule de navires qui se trouvent suffisamment garantis de la mer et des vents. Le commerce peut donc tirer un grand parti de la position exceptionnelle de ce port ; mais jusqu'à ce jour rien n'indique un essor bien rapide. Les affaires se traitent à Kertch sur un crédit assez étendu ; seu- lement l'argent y circule avec peine. Achetez à un marchand, et dites-lui de vous changer une pièce d'ar- gent, souvent le marchand refusera de vendre, s'il faut vous rendre de la monnaie. Vous jugez si le piix DANS Lx\ Kl SSIi: MÉRiniONALK. 555 (lu change est élevé ! Les magasins des délaillanis de Kerlch entourent la grande rue ; ils sont abondam- ment garnis. Les marchandises fabriquées à Moscou y jouissent d'une prédilection marquée. O^iant aux denrées coloniales, elles sont importées par des na- vires génois ou i^agusais, qui, leur quarantaine faite, prennent leur chargement de grains dans la mer d'Azaff, ou reçoivent au |)ied même des murailles du lazaret leurs cargaisons en laines, en suifs et en cuirs danimaux. Kerlch entrepose une immense quantité de sel; ce sel provient des salines naturelles des environs de Pé- récop. Un dépôt considérable des charbons importés de l'étranger pour le service des bateaux à vapeur y a été formé dans ces derniers temps. Ces deux denrées occupent à elles seules un personnel très nond)reux de douaniers. La pèche, très-abondante dans la baie, fournit un aliment considérable au petit com- merce. L'approvisionnement du marché est très-varié, tant en viandes qu'en très-beaux légumes, dont on se demande toujours quelle est l'origine et quels jar- dins cachés les ont fournis du milieu de cette steppe aride ? Les juifs sont assez nombreux à Kerlch; leur in- dustrie s'exerce dans de petites boutiques, et les étran- gers sont quelquefois heureux de les rencontrer aux jours où quelque fête religieuse a rigoureusement fermé tous les autres magasins. Le fond de la popula- tion est russe; mais on rencontre ii Kertcli un bon uombredeTatars,plusieurs commerçants italiens, une 554 VOYAGi: qiianlilé tle familles grecques. N'oublions même pas quelques (ribus de tsiganes, dont la misère n'a point autant qu'ailleurs dégradé la belle mine et la fière tournure. Nous avons dépeint une de leurs indus- tries; toutes ne sont pas aussi utiles, et la police esi souvent obligée d'intervenii* dans ces ménages va- srabonds. Le jour de notre dépari, nous eûmes quelque peine à obtenir nos chevaux de poste. Après avoir dirigé sur Théodosie Michaël et son convoi de ba- gages, qui devaient nous y attendre, après avoir re- mis aux mains d'un expéditeur nos collections si fort grossies durant ce studieux séjour, nous prîmes h notre tour le chemin d'Arabat. Une pluie fine rendit nos premières heures de marche très-pénibles; la route, devenue ghssante, permettait à peine d'avan- cer. Pour comble de malheur, vers quatre heures du soir, au milieu d'une steppe déserte, notre robuste voiture valaque, éprouvée par tant et de si rudes ex- ploits, vint à se rompre, sans espoir de remède. Rajus- tée tant bien que mal avec des cordes, nous parvînmes cependant à la conduire jusqu'au plus proche relais, qui était la station d'Arghin, cette maison de poste isolée que nous avions remarquée à notre précédent passage. Là, nous rencontrâmes les télègues néces- saires à notre caravane, et même on nous promit ( promesse incroyable ) de ramener trois jours après à Théodosie notre chariot complètement réparé. Les distances ne sont rien dans la steppe; à dix verstes se trouve l'atelier du charron; noue équi})age y fut DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. oo5 conduit avec piëcaulion, el réparé à poinl nommé. Nous roulions donc vers Arabat par une roule qu'on peut dire isolée même dans ce désert. De ce côté de la steppe, nous ne rencontrions d'autres créatures que de grands dromadaires qui paissaient çà et \l\ libres de loule entrave. Nous ai'iivàmes en hâtant le pas à Arabat. La Imie était levée; mais, pai'la nuit, nouspûmes très-bien devi- ner ce bourg aux émanations fétides del'almosphère. Le parquet d'une pauvre chambre dans la maison de poste nous reçut bientôt ; tandis que dans la chambie voisine le maîlre de la poste, vieillard à la barbe vé- nérable, et qui dans sa propre maison n'avait pas d'au- tre couche que la nôtre, dormait d'un sommeil pas- sablement aviné. Le lendemain malin, la pluie battait les petites vitres de la cabane de poste. Le maîlie, assez reposé pour s'occuper de ses voyageurs, ne se (it pas trop prier pour nous donner les chevaux nécessaires à une excursion sur la flèche d" Arabat, que nous vou- lions observer encore, puisque notre itinéraire, désor- mais plus rapide, nous interdisait de la traverser. Cette course fut faite avec toute la célérité possible. L'his- toire naturelle gagna quelques observations recueillies sur cette singulière langue de sable, si peu élevée entre les deux mers, qu'on dirait qu'un souffle de vent sufli- rait à pousser les flots de l'une jusque dans l'autre. Notre digne hôte, philosophe pratique en enfance, et dont l'ennui avait fait un ivrogne, avait poussé si loin son système consolateur, qu'à peine s'il se souve- nait de ce qu'il avait fait la veille. Dès neuf heures du 556 VOYAGE malin, le nialheiireux s'élait de nouveau adniinislré sa dose complète d'abrulissement^et à chaque fois que nous l'allions tirer du cabaret où, sous une chaleur de trente degrés, il se gorgeait d'une effroyable eau- de-vie, il ne nous était pas possible d'en tirer autre chose que des sons inarticulés et des salutations ac- compagnées de tous les gestes respectueux que lui sug- gérait l'ivresse. Nous avions pris patience en visitant le fort turc, place ruinée à l'intérieur, mais dont les remparts et les fossés sont encore en bon état. Nous eûmes plus de temps qu'il n'en fallait pour parcourir les ruines d'une spacieuse mosquée et pour prendre le plan exact d'un bain dont la coupole subsiste encore. Un bain dans ce lieu écarté, c'était un luxe d'autant ])lus inexplicable qu'on ne saurait deviner d'où les eaux arrivaient. Les conduits de détail, enterre cuite, existent encore dans l'épaisseur des murs ; mais nous n'avons pas retrouvé, sous les ruines, la prise d'eau générale de cette belle et spacieuse étuve qui conte- nait, outre sa salle principale, deux réduits où la va- })eur circulait également. Dans l'intérieur de ce fort, tout couvert d'herbes assez fraîches, la zoologie s'en- lichissait d'un bon nombre de reptiles. Mille couleu- vres aux couleurs brillantes, attirées par un rayon de soleil, glissaient entre les tiges des mauves et d'une sorte de fenouil. La forteresse d'Âral)at, prise d'assaut en 17G8 par les troupes du prince Dolgorouki , est un polygone flanqué d'ouvrages à six pans qui rappellent les bastions. On y retrouve les luines d'une poterne qui donnait sur la mer d'Azolf; l'entrée principale DANS LA m SSII-: MKRIDlO.NALi:. 537 regarde le siul. Sur le liane gauche de celle place forle, s'élendait une ligne de défense assez longue pour s'ojjposer au passage, jusqu'au poinl où la mer Putride acquiert une certaine profondeur. Cependant le soir avançait, et avec la nuit la famine nous mena- çait, car ce pauvre village d'Arabat n'offrait d'autres ressources au voyageur que quelques pastèques déjà llélries par la saison, et celte détestable boisson dont notre maître de poste était eii ce moment l'intéres- sante victime. Nous avions rapporté de Kertch de mé- diocres provisions et surtout de l'eau, mais nous avions tout épuisé ; nous partîmes donc par fractions , et à grand'peine avions-nous obtenu les chevaux et les charrettes nécessaires à notre transport. Les derniers d'entre nous arrivèrent à Théodosie à minuit , après avoir traversé la steppe à la lueur de la lune et par un grand froid. Plusieurs fois, dans ce comt voyage, les hurlements d'une bande de loups étaient venus frapper leurs oreilles. Ces animaux voraces, à l'ap- proche de la gelée, quittent leurs retraites, et vien- nent, en vrais barbares nomades, parcourir la steppe pour y tenter quelque attaque contre les bœufs des caravanes. Mais, nous disait notre postillon lalar, les bœufs savent se défendre ; ils ont de bons chiens qui les protègent, et les pauvres diables de loups n'ont pas d'autre garde-manger que les maigres dé- bris que la mer jette parfois sur les livages. D'Arabat à Théodosie , c'est là une de ces transi- tions (jui |)oélisent les voyages. Hier un jiays alfreux, triste emblème de niah'diclion et de désespoir; an- r>58 VOYAGE jourd'hui noire jolie ville génoise, lalare , russe, Théodosie enfin, mais non plus la ville riante comme il y a peu de lemps, monlranl à toutes ses fenêtres les plus frais et les plus beaux visages. L'hiver avait passé par là, et chacun avait regagné le foyer. Pour- tant, nous disait-on, nous allions retrouver sur la côte méridionale les douceurs d'un automne prolongé, particulier à cette partie de la Crimée, et qui per- met de retarder jusqu'aux premiers jours d'octobre la récolte des raisins. Plus d'une fois déjà nous avions entendu mentionner celte différence notable de tem- pérature entre la steppe et la côte exposée au midi. Bien qu'un phénomène pareil s'explique tout natu- rellement par la disposition des lieux, il nous était difficile de croire aux rapports exagérés que nous avions recueillis dans l'un et l'autre sens. L'existence d'une plantation d'oliviers à Aloupka , la végétation des grenadiers et du genêt d'Espagne qu'on trouve en quelques lieux de la côte méridionale, s'accor- daient peu avec les froids extrêmes dont on nous avait parlé. D'un autre côté, nous venions d'éprou- ver les atteintes d'un hiver anticipé, triste démenti donné au climat tempéré dont jouit la péninsule. C'est pourquoi nous pi îmes le parti de nous en re- mettre à l'expérience de M. de Steven. Avec une complaisance et une bonne grâce dont nous expri- mons ici noire reconnaissance, M. de Steven nous fournit bientôt les utiles documents que voici : Des observations sur la lempéraUue moyenne de la Crimée ont été suivies dans la maison de campagne DANS LA ftUSSli: MERIDIONALE. 559 du savant professeur près de Symphéropol , pendant douze années consécutives (du 1" janvier 1822 au 1" janvier 1834 ) , par lui-même, et en son absence par une personne instruite. Elles ont été calculées par >I. le colonel Markevitz, qui dirige actuellement à Saint-Pétersbourg les études du deuxième corps des cadets. L'élévation de la maison au-dessus de la mer Noire est, d'après les calculs du professeur Goebel , de cent trente-trois toises deux pieds français , soit deux cent cinquante-neuf mètres quatre-vingt-sept centimètres. Elle est exposée aux vents d'est , mais abritée de ceux du nord. Les observations ont été faites au lever du soleil, tant en hiver qu'en été; à très -peu d'exceptions près, cette heure a toujours présenté le minimum, tandis que le maxinuun a été observé à deux ou trois heures de l'après-midi, et la température moyenne à dix heures du soir. Le tableau suivant comprend la moyenne de celte période de douze années, pour chaque mois et pour toute l'année, celle des vingt-quatre heures étant dé- duite du maximum et du minimum de chaque jour; les observatiojis ont été faites d'après les systèmes de Schouv et de Ciminello. A. /?. Toutes les dates sont celles usitées dans l'em- pire de Russie et qu'on nomme vieux style. On sait qu'elles présentent sur les dates des autres contrées de l'Europe un retard de douze jours. FiOO VOYAGK TKMrKIiATrRK MOYENNE, TIIl'RMO.MÈTRK UÉAl :M[;U DE 80'. Au lever du soleil. Minimum. A i;-:! liLMiies aprés-iuiili. Maximum. .Innvicr — 1 , o.ï Février — I, 20 Mars -f i, -f> Avril + .j, 2j Mai + 8. 69 .Juin + II, 71 .luillcl + 1-2, .)2 Août + 10, 35 Soplcnibre + 7, 60 Octobre + 3, 94 Novembre + 1 , 38 Décembre — 0,70 Moyenn. (le l'année. + 4,98 + I, 86 + 3, 36 + 7, 51 + 12, 73 + 17, 21 + 20, 30 + 21, 17 A )() heures du soir. Movenue. Moyenne des 2t lieures. - I. 02 + 0, — 0, 06 — -i, 03 + 3, U I + ''«, 74 + 6, 97 I + 9, 02 + 10, 67 j + 13, 07 4- iB, 72 j + 16. 04 + 14, 69 ' + 16, 87 + 14, 73 + M, 30 + 6, 16 + 2, 63 + 0, 63 , + 8, Oî Diffi^reuce enlre | le masimuni et le min. I + 19, 31 + 12, 92 + 14, 34 + 9, Oi + 8- 94 + 4, 99 + 3, 17 +■ 2, 02 + 2. 99 + 0, 37 + II. 27 + 6, 30 3, 41 4, 36 5, 73 7, 48 8, 12 », m 8, 63 9. 18 6, 9i 3, 00 3, 79 3, 69 6, 99 Le mois de juillet est ordinairement le plus chaud de l'année; mais, en 1828, 1830 et 1833, le mois de juin a offert la plus haute température. Le mois de janvier est aussi communément le i)lus froid, sauf les années 1822, 1825, 1826 et 1832, où ce fut le mois de février. A l'exception de l'hiver de 1832, qui a été froid par toute l'Europe, la température moyenne de l'année a très-peu varié ; l'année 1831 , qui, après celle de 1832, a été la plus froide, n'a eu que 0,62 moins que la moyenne de 8, 03. ( 10, 04 centig. ) Ou 1" (Iccenib-e ;iii 1" iiiiirs. — 'rouiiérahirc moyenne de IMiivcr. + 0, 'iC> Pli I" n;;ii-s iiii 1 " jnin. — ■ dn |)riiileni|)s. + 8, 95 DANS LA KUSSii: MÉRlDlONALi: 501 Du i" juin au I'"^septeiiib. — Température moyenne de l'été. -\- 15, 88 Du P'septenib. au l"^déc.— de l'autoinne. + 6,77 Cette température est sujette à beaucoup de variations. Température moyenDe. Maiimuoi. Minimum. Différence. Hiver. H 824) + 2. 70 - 1, 59 4, 09 Printemps. (1828) -f 9, 86 (1825) + 7, 51 4, 09 Été. (1827) + 17, 08 (1852) + 15, 60 3, 48 Automne. (1825) + 8, 86 (1852) + 4, 63 4, 25 Le maximum moyen de l'année est -f- 26,55; il a varié de-}- 23 ( 1831) àH-28,05( 1832). Le minimum est — 14,21; il a varié de — 10(1824) à— 23(1828). La plus grande chaleur s'observe entre le 20 juin elle 10 août; Le plus grand froid, entre le 6 janvier et le 15 fé- vrier. La dernière gelée, date moyenne, est le 6 avril ; elle a été le 18 mars pour 1828 et 1829, et le 29 avril pour 1833. La première gelée, date moyenne, est le 8 octobre Elle a été le 23 octobre en 1829, et le 25 septem- bre en 1833. La température moyenne a été à Nikita, sur la côte méridionale, entre les années 1826, 1827 et 1830, de -h 10,04, et à Symphéropol, deH- 8,35; différence 1,69. On voit donc, au moyen de ces calculs, dont la jus- tesse ne sam'ait être mise en doute, combien dans ce pays les personnes les plus instruites paraissent s'exa- gérer les vaiialions du climat de la Crimée, et quelle; 71 002 VOYAGE différence peu considérable existe entre la tempéra- ture moyenne des deux versants de la chaîne de Cri- mée. Le jour était venu où nous devions quitter Théo- dosie. Dans notre course maintenant rétrograde, chaque pas va laisser un adieu après lui. Adieu donc h Théodosie , la belle Milésienne , si belle que ses fondateurs l'avaient nommée don de Dieu; après ce nom, tout empreint de la poésie grecque, la ville s'était nommée Ardanda; cela veut dire les sept dieux. Ce fut vers le treizième siècle seulement que les Tatars lui imposèrent le nom de Kaffa, l'infidèle, au temps où les Génois y apportèrent leur culte et leur industrie. Après la chute de la puissance génoise, au quinzième siècle, Kaffa vit bientôt l'apogée de sa puissance, à ce point que les Turcs la nommaient koutchouk Stamboul, la petite Constantinople ; et aussi quelle ville en ce temps-là eût mieux mérité ce beau nom que Kaffa l'opulente? Dans sa vaste enceinte de murailles chré- tiennes, la cité musulmane renfermait cent mille habitants, tatars, grecs, arméniens, juifs karaïms, et peut-être encore (juelques familles génoises échappées à la proscription ; cent soixante et onze fontaines je- taient sur ce sol, exposé sans défense au soleil, une IVaîcheur salutaire; cinquante églises chrétiennes, cinquante et une mosquées, trois mille six cents mai- sons, neuf bainspublics, deux grandes places et quatre cimetières où chaque culte trouvait sa terre sainte, telle était la ville ! Six ou huit cents bâtiments venaient chaque année mouiller dans les flots de la baie ; toute DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALl- . 500 la vie de la Crimée était là. Telle était Kalïa; mais ii cette hem'e Théodosie ou plutôt Féodocia, car tel est son nom russe, se souvient à peine de tant de splen- deurs. Ce qui a échappé aux discordes civiles, aux invasions, nous l'avons dit au commencement de ce chapitre; et encore faut-il remarquer combien, si l'on considère son état de misère et d'abaissement vers la fin du siècle dernier, Féodocia est aujourd'hui une ville en progrès. M. le docteur Graperon, le studieux antiquaire qui a pris Théodosie sous la protection de sa science, a eu l'heureuse idée de composer un plan où l'ancienne Kaffa se trouve ingénieusement reproduite. Au moyen des ruines dont il connaît l'emplacement, M. Grape- lon a restitué «à la ville son étendue, ses beaux rem- parts, ses nombreux édifices et ses fontaines aujour- d'hui taries. C'est là un estimable travail et d'un intérêt puissant à coup sûr pour l'archéologie. Notre route nous conduisit à Otouz; c'est le seul chemin qu'on doive suivre, si de Théodosie l'on veut gagner Sou-dagh sans trop s'écarter de la mer. Après avoir dépassé le village pittoresque de Koklébel, que nous avions déjà exploré, la belle vallée d'Otouz se déploya devant nous, et encore une fois nous nous trouvâmes heureux de retrouver ces montagnes qui sont à la fois si majestueuses et si pittoresques. Otouz, dans la langue talare, signifie trente. Autant de villages, dit-on, s'élevaient jadis dans la vallée; il en reste au- jourd'hui un seul, moitié tatar, moitié russe, disséminé sur un vaste espace, et aussi grand à lui seul, sans nul 564 VOYAGE cloute, que les trente hameaux d'autrefois. De riches vignobles couvrent tous les coteaux d'Otouz ; au-dessus même de ces pentes fertiles se dressent les nobles crêtes des montagnes. Tous ces environs sont célè- bres par les ciu-iosités naturelles qu'ils offrent à l'ob- servateur : des grottes, des cascades, des rochers de formes bizarres ; ce sont là autant de visites intéres- santes, un but de promenade pour les voyageurs. Retenus pendant tout un jour dans cette charmante vallée par une aimable famille grecque que nous avions connue à Théodosie, nous y reçûmes une hospitalité cordiale, et le lendemain, 6-18 oclobre, nous repre- nions , à notre grande joie , noire régime équestre, qui est la meilleure façon de voyager dans cette con- trée. Malgré des journées assez belles, éclairées par le dernier soleil de l'automne, si doux et si court, le froid des nuits se faisait déjà sentir. Pour la première fois, nous avions trouvé à Otouz de la glace assez épaisse. De cette belle vallée, pour gagner le village de Koz, nous eûmes à parcourir un senlier admirable, tracé dans les l)ois, lautôt montant sur des cimes élevées, tantôt s'abaissanl au fond d'étroits ravins; partout une solitude, un silence et des sites enchanteurs. Les feuil- lages, chargés des teintes diverses de rautomue, ajou- laieiil un grand charme au paysage ; si bien que la cote du midi, durant notre excursion dans les steppes orientales, semblait avoir revêtu tout exprès une autre paiiire j)()ur nous a})pai'a!li"e plus belle (|ue jamais. K(»/. n(^ doit sa céh'biilé (inà ses ( oteaux. riches en DAiNS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 56o vignobles. Le village est triste; brûlé, inhabité en par- lie durant la moitié de l'année. Koz est un pressoir; on y fait du vin ou l'on n'y fait rien. Pourquoi ne point parler ici de l'une des petites misères de notre voyage? Quel voyage n'a pas les sien- nes ! Celte journée de marche assez pénible , car les rayons du soleil étaient encore ardents, s'écoula pour nous dans un jeûne complet. Partis d'Otouz avant le lever de nos hôtes obligeants, nous avions compté sur Koz, et Koz ne nous offrit qu'un triste hameau très- affamé lui-même. Un village tatar situé non loin de là, Toklouk, s'élève avec son joli minaret au milieu des vergers ; mais les vergers étaient dépouillés, toutes les maisons étaient closes, chacun travaillait aux champs ; seulement une fontaine à l'eau glacée représentait cette hospitalité pieuse dont les Tatars se font un de- voir. Cependant nous traversions des coteaux assez nus qui s'échelonnent entre la mer et les montagnes ; des vignobles immenses s'étendaient sous nos yeux : fort heureusement pour la paix de nos consciences, la vendange avait passé sur cette contrée. A la fin, vers le soir, nous descendîmes dans la vallée de Sou- dagh, et avant que nous eussions atteint le village, relégué au fond de ce riche vallon, quelques grappes de raisin bien acquises nous rendirent au moins quel- ques forces. Le lieu qu'on nomme Sou-dagh est, à proprement parler, uno petite contrée où se trouvent disséminées çà et là une multitude de maisons de campagne, chefs- lieux de nombreux ('Mal)lissem«'nls vignicoles. Le vil- r>6f> VOYAGE lage , qui se compose d'une jolie église, de quelques maisons et d'une sorte de khan oii logent les commer- (•anls au temps des vendanges, occupe le nord de cette spacieuse vallée. De là jusqu'au bord de la mer, le terrain suit une pente douce, qui favorise le cours du Soouq-sou, eau froide en langue tatare. Ce frais ruis- seau en effet féconde tous les environs , après quoi il va se jeter dans la mer, au pied même de la mon- tagne qui porte les imposantes ruines de l'ancien établissement génois. Sou-dagli, ce mot pittoresque, composé, h la façon des peuples de ce pays, de deux syllabes significa- tives, veut dire : eau et montagne. C'est en deux mots tout le site qu'on a sous les yeux. Ce nom-là doit être bien ancien , puisqu'au temps des colonies grec- ques il était déjà connu, avec quelques variantes qui en faisaient tantôt Soldaîa ou Sougdaia. Vers le neu- vième siècle, la prospérité de Sou-dagh était si grande, que cette ville donna son nom à toutes les possessions grecques en Crimée qui furent réunies sous la dénomi- nation commune de Sogdaïa. Plus tard Sou-dagh, sous les Génois, s'éleva encore à une grande puissance ; au- jourd'hui ses ruines couvrent un immense promontoire de leurs murailles encore debout; des tours solides en forment l'enceinte. Au pied du mont, vous pouvez voir un misérable hameau tatar ; en continuant votre ascension vers la ville détruite, vous trouverez une fontaine turque à la sculpture élégante, dans laquelle on a incrusté une figure de saint Michel grossière- ment dessinée. DANS LA RUSSIE WÉIUDIONALE. 307 La forteresse était jadis entourée d'un fossé que le temps a comblé; tout comme à Balaklava, le sol de celte ancienne citadelle est d'une déclivité incommode : cependant, vers la partie basse qui avoisine les mu- railles , on remarque encore quelques grandes con- structions : deux casernes délabrées, ruines d'une ruine, car elles avaient été construites avec des débris antérieurs; des citernes spacieuses et des conduites d'eau pratiquées avec intelligence ; une mosquée et quelques maisons modernes, mais abandonnées, tels sont les vestiges actuels de cette riche Sou-dagh qui, longtemps favorisée par l'emplacement de son port, par la protection de sa forteresse et la fertilité admi- rable des contrées voisines, était une reine pour la puissance et pour le commerce. Figurez-vous, dans ces temps reculés, la délicieuse vallée toute couverte de sa végétation vigoureuse et de ses larges forets sous la voûte desquelles coulait une limpide rivière. Voyez- vous, près de ce site d'une si simple poésie, une ville active et mouvante, un port rempli de vaisseaux? Vous aurez alors une idée de la vallée de Sou-dagh tant célébrée. Aujourd'hui toute cette laf-ge couleur a fait place aux beautés plus utiles d'un immense vi- gnoble, entrecoupé par des vergers fertiles. C'est au printemps surtout, nous disait-on, qu'il faut voir Sou- dagh , au temps où les amandiers et les pêchers cou- vrent de leurs fleurs tout ce riant bassin si favorisé de la nature! Chaque siècle amène sa parure et sa poésie. Un triste abri dans une misérable chambre, une 568 VOYAGE litière abondante, de grandes courses aux environs, des chasses fructueuses, des visites intéressantes aux ruines, aux eaux sulfureuses du voisinage, si renom- mées pour certaines maladies de la peau, et aussi aux ravins schisteux que la tradition du pays transforme trop facilement en houillères , tel fut notre régime et l'emploi du temps que nous passâmes à Sou-dagh. Nous quittâmes cette belle contrée toute retentissante du bruit des futailles et des pressoirs, et nous diri- geâmes notre cavalcade nombreuse vers le village de Koutlak, au nord de la vallée, dans un pays d'une fertilité remarquable. De Koutlak, nous redescendî- mes vers la côte dans un ravin immense, tout rempli de pierres roulées par les torrents ; nous arrivâmes ainsi à la nuit à Kapskhor. C'est là un beau village tatar ; l'espace ne lui manque pas; il est disposé avec art sur un grand amphithéâtre où les maisons sont rangées par gradins superposés, (le telle sorte que toutes ces terrasses se commandent. Une mosquée toute neuve occupe l'un des flancs de la montagne. Là nous mîmes pied à terre, et nous fûmes reçus avec la grâce la plus élégante et la plus digne, par un mouUah qui sortait de la mosquée; ravissante figure, vrai type d'une tête de Raphaël. Bientôt nous fûmes remis aux soins de l'ombachi, qui, ' du haut de sa terrasse, convoqua à grands cris tous ceux dont l'art ou la présence étaient nécessaires pour l'hos- pitalité qu'il nous préparait. C'était l'heure où chaque famille était réunie pour le repas du soir. A ce signal du chef du village, vous eussiez vu tout ce monde DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALI- . ÔGî) sortir en foule et couvrir en un clin d'œil toutes les terrasses, pour s'enquérir du sujet de cet appel su- prême! C'était la un de ces spectacles si étranges, qu'ils restent gravés dans la mémoire. Nous reçûmes pour logement une chambre fort propre, toute garnie de tapis. Déjà les papiers qui servent de vitres aux Talars durant l'hiver avaient été soigneusement collés sur les barreaux des étroites fenêtres. Un souper tout patriarcal, mais préparé et offert avec une adresse et une bonhomie remarquables, termina la journée et nous disposa au sommeil. Le 9 octobre, nous reprîmes le chemin de la cote. Nos bons hôtes de Kapskhor nous avaient donné pour guide principal un saint homme, un hadgy, dont le turban blanc indiquait le pèlerinage à la Mecque. No- tre départ fut un peu retardé par un motif tout philan- thropique. Un jeune Tatar était venu la veille s'informer s'il y avait parmi nous un médecin, el il avait témoigné une grande joie en trouvant le docteur Lé veillé tout disposé à lui enlever une loupe incommode qui, du sourcil où elle était placée , menaçait d'envahir la paupière. Rendez-vous pris pour le lendemain matin, le jeune homme, si décidé la veille, ne reparut plus et nous ne quittâmes le village qu'après une recherche à laquelle vraisemblablement il s'estima trop heureux d'échapper. Les montagnes que nous parcourions, quoique fort élevées et fort imposantes par leur hauteur même, sont d'une forme vulgaire qui ne prête au paysage aucun caractère particulier. D'immenses ravins, des 72 570 VOYAGE moulées escarpées, telle fut notre route de toute la uiatinée. Après avoir aperçu à quelque distance une k)ur antique attribuée à la période romaine, et que les Tatars nomment Tckoban-Kaléh, Tour des Bergers, nous ne tardâmes pas h découvrir le village d'Ouskout, enseveli dans une vallée profonde. Là nous eûmes quelque peine à obtenir des chevaux. Le digne om- bachi, qui, dans cette saison avancée, n'attendait guère d'aussi nombreux voyageurs, avait laissé tous ces animaux prendre à leur gré le chemin des mon- tagnes, et ce fut un long et pénible travail que d'aller au loin réunir le nombre de coursiers nécessaire à notre cavalcade. Le soir s'approchaitlorsqu'un pays plus riant se développa sous nos pieds. Après avoir long- temps descendu pour gagner une élroitevallée dans la- quelle nous traversâmes deux ruisseaux, nous aperçû- mes Touak, village agréablement situé non loin de la mer, qui domine les beaux arbres de ses vergers. Pen- dantqu'on sellait noschevaux, nousnousétendîmes sur un moelleux lapis que l'ombachi du lieu avait fait placer sur un toit en terrasse, et là on nous servit pour souper du raisin et du vin doux. Ce frugal repas terminé, la cohorte voyageuse se remit en route, et traversant bientôt KoiUcliouk-Ouzeii et Kourou-Ouzen, petit Ruisseau et Ruisseau sec, jolis villages aux noms significatifs, elle fut surprise par la nuit au moment même où elle abandonnait toute roule tracée pour suivre jusqu'à Alouchta les hasards d'un rivage inégal. Nous avions rencontré, à l'endioit même où finis- DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALi: . :»7 I sait le sentier balUi, deux bergers lalars (ini, lom- nés vers le point de l'horizon où le soleil avait dis- paru, s'acquillaient avec ferveur de leuis dévolions du soir, en se prosternant sur un petit tapis étalé de vaut eux. Alouchta? demandâmes-nous; où est le chemin d' Alouchta? Les dévots pasteurs nous mon- trèrent simultanément le rivage de la mer, et nous eûmes besoin d'une seconde affirmation })our nous convaincre que c'était vraiment là un chemin. Ce- pendant, une fois que nous eûmes bien compris de quoi il s'agissait, notre cavalcade serrée s'engagea sur une grève de galets roulants. Nos guides, empêchés par \v bagage dont l'édifice peu sohde s'écroulait à cIkkjuc instant , avaient beaucoup perdu de leur vitesse ; déjà même une grande distance les séparait de nous. Ceci nous semblait cependant un étrange chemin; car nous ignorions tout à fait que cette seule partie de la côte n'a pu être comprise encore, faute de tenips, dans le système utile de routes commodes et unies que l'admi- nistration du comte Woronzoff a répandues sur ce beau jardin méridional. Nous avancions donc, lani bien que mal, sur ce sol mobile où l'ardeur de nos excellents chevaux s'amortit tout d'un coup. Au bout d'un moment, la nuit était noire; bientôt le vent s'é- leva; la mer grossie vint baigner les pieds de nos montures, en même temps qu'une pluie horizoïUalc et glacée nous fiappail au visage. A cet instant, la po- sition, comme disait Raffet, commença à se (Irssinn . Les ténèbres étaient si ('paisses, ((ue pas un de nous ne voyait la tête de sou chcNal: i>ii niait li;ii( ainsi 572 VOYAGE comme dans un gouffre , sans autre guide que le bruit des vagues qui roulaient les cailloux. A chaque pas, c'était un nouvel obstacle : ici des arbres renver- sés ; là une fondrière invisible, mais que l'admirable instinct des chevaux devinait toujours. Ces intelligents animaux allaient gravissant en vrais aveugles, tantôt des rochers écroulés vers la mer, tantôt un étroit sen- tier de la falaise mouvante qui s'effondrait sous leurs pas. Transis de froid, percés de pluie, après vingt chutes dont par bonheur l'obscurité nous dérobait le danger, nous employâmes trois heures, longues et pénibles s'il en fut, à faire le trajet de quelques vers- tes qui nous séparait d'Alouchta. Enfin une lumière nous apparut, signe de salut dans cette nuit pro- fonde. Nos chevaux, reconnaissant un sol plus ferme, reprirent leur pas assuré; nous traversâmes, sans la voir, une petite rivière, et nous nous arrêtâmes sous les vastes galeries d'une belle maison dans le style turc. Cette maison était la poste d'Alouchta. Une heure après, tout était oublié. Cependant deux de nos com- pagnons, qui voulaient assurer notre retour par le ba- teau à vapeur, car c'était le dernier bateau, et son prochain départ nous était connu sans que la date en fût bien précise, jugèrent à propos, après une heure de halte, à minuit, de prendre sur le reste de la cara- vane une prudente avance, pour se rendre à Yalta. Aussi bien , rien n'était plus facile ; nous étions à la l)OSle même; il n'y avait qu'un signe à faire. Un télè- gue fut bientôt prèl, et voilà nos deux voyageurs in- slallés côte à côte dans Télroil chai'iol. qw part sous DANS LA RLSSIK MÉRIDIONALE. :i75 des Ilots de neige, tandis que nous rentrons en véri- tables sybarites pour nous étendre, dans nos man- teaux en guise de matelas, autour d'un poêle ardent. Le sommeil s'emparait déjà des voyageurs fatigués, quand résonnait encore dans la montagne voisine la clochette du télëgue qui emportait nos deux cama- rades morfondus. Mais voilà que le lendemain, à huit heures du matin, une clochette, et c'était la même à n'en pas douter, réveille la cohorte endormie. Quelle surprise! et qu'est-il arrivé? Rien, ou du moins peu de chose. Nos deux collègues, au milieu des adieux de la veille, avaient tout simplement oublié d'indiquer au postillon la roule qu'ils voulaient suivre. Assis à peine sur leur léger chariot, ils avaient prononcé le mol sacrameniel pacholl, va ! et le postillon s'en était allé. Mais de quel côté, hélas! Tout droit au nord, vers le Tchadir-Dagh, vers Symphéropol, tandis que la route des aventu- reux coureurs de nuit devait les porter au sud et du côté de la mer. La neige était si furieuse, le vent si mugissant, que nos déplorables camarades s'en al- laient ainsi sans savoir où et comme va la feuille que pousse l'orage. Vint un relais, Taochan-Bazar, le Mar- ché aux Lièvres, jolie maison de poste qui s'élève au bord d'un chemin, sur le flanc oriental du Tchadii- Dagh, et qui ressemble à une capricieuse fabricpie dans un jardin anglais. Ici nos explorateurs, réveillés et pos- sédant à eux deux toute la science nécessaire pour con- struire en langue russe une [)hrase de trois mots, de- juaiidciil ;ui mailrc de [>osle : Comlùcii de verslcs Vû-'i VOYAGK jusqu'à Yalta? — Cinquante-quatre, répond le fonc- tionnaire.— Cinquante-quatre ! Impossible ! cet homme dort à coup sûr. Alors on prend une plume, on fait écrire le chiffre fatal à l'employé ; puis tout s'explique, à la douloureuse stupéfaction de nos collègues, qui nous reviennent enfin tout blanchis de cette malen- contreuse campagne. Cependant la route qui mène à Yalta était à peu près dépourvue de chevaux, car la plupart étaient retenus pour des services publics. Il nous fallut prendre, pour regagner ce rendez-vous commun, tous les moyens qui nous furent offerts; nous nous éche- lonnâmes sur ce beau chemin à des dislances inégales, ceux-ci à cheval, ceux-là en voilure, chacun comme il put. Nous avons décrit ailleurs la situation pittoresque d'Alouchla. Ce bourg, qui s'élève à la descente d'un ravin gigantesque, est placé là comme une sentinelle chargée de veiller surce grand défilé. Alouchta et Sou- dagh sont les deux seuls points de la côte où s'inter- rompe le premier plan de la chaîne taurique. L'on dirait que le second plan de montagnes, qui complète le rempart, n'est placé là que pour défendre la côte contre le soufile désastreux des vents du nord. A Alou- chta, le mont protecteur n'est rien moins que le ma- jestueux ïchadir^Dagh. Le bourg d' Alouchta, grâce à sa situation si naturellement stratégique, n'a pas été sans quelque illustration. Au cinquième siècle, lors- que Rome domina ces contrées en les protégeant contre les barbares, l'empereur Juslinien fit élever un fort à DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. TiTo reiili'ce (le la vallée d' Alouchla; ce fort eut nom Plirou- rion. Trois hautes tours de cette citadelle sont encore debout à l'ouest du ravin, au milieu des cases des Tatars. Depuis ces temps éloignés, Alouchta, dont le nom slave est , dit-on , le diminutif câlin de ce beau nom d'Hélène, le plus populaire de la Grèce, Alouchta est devenue une grande ville et même une ville épis- copale. Aujourd'hui elle a perdu quelque peu de son importance; ce bourg s'enorgueillit justement de sa belle position, de sa double vallée toute cou- verte de jardins et de vignobles, arrosée par deux ruisseaux dont le Korbekoïou est le plus considérable. Sa valeur officielle se borne à un bureau de poste pour les lettres et pour les relais, à un chef-lieu de doua- nes. Une belle hôtellerie bâtie dans le goût asiatique, une mosquée toute neuve et quelques magasins, com- plètent la statistique architecturale de ce lieu, qui ne peut manquer de prendre un accroissement notable lorsque seront terminées toutes les routes qui doivent y aboutir. D'ailleurs la plantation de la vigne, cette heureuse spéculation de la Crimée méridionale, a déjà fait tant de progrès, que la déciatine de terre s'est élevée de- puis dix ans du prix de 50 roubles au prix énorme de 800 roubles, et encore à ce prix-là ce ne sont pas les acquéreurs qui manquent . Reprenons donc notre route vers Yalta. Si vous vou- lez admirer une série de beaux paysages, contempler tour h tour la nature dans toute sa majesté sauvage ou dans ses plus séduisants détails, parcoiu-ez cette jolie 570 VOYAGE route, riante allée du plus beau parc, habilement con- tournée pour ménager une variété de sites vraiment enchanteurs. Mais ici, comme sur le chemin de Yalta h Aloupka, nous n'essaierons pas de décrire, nous nous boi-nerons à une simple nomenclature des lieux par- courus. Un temps déplorable, qui nous poursuivit à ti*avers ce riche labyrinthe de rochers et de forêts, ne nous empêcha pas cependant de distinguer Bomjouk-Lampat, le grand Lampat, souvenir effacé de l'ancienne Lam- pas, quis'élevaitauborddes eaux au temps descolonies grecques, et qui attirait sous ses murs, bien connus des marchands, des navires mal abri lés contre les tem- pêtes. Un peu plus loin, nous aperçûmes Parlhénite. Ce nom antique désigne aujourd'hui un domaine fer- tile en raisins et un riche village qui cultive avec succès le lin et le meilleur tabac de la Crimée, si ri- che sous ce rapport. Sur toute cette côte on peut sui- vre les traces d'un bouleversement immense causé par les convulsions du globe. Parthénite dépassée, vous vous enfoncez dans un mystérieux paysage , bien loin cette fois de la mer, car le grand Aiou-Dayh, le Mont de l'Ours, s'élève comme un immense cône surbaissé, en même temps qu'il plonge sa base dans la mer. Entre ce rocher et les monts tauriques s'étend une vallée abritée, et sur ces pentes du second plan quelle admirable route ! Vous y reti'ouvez les souve- nirs de la Suisse qui ont frappé tous les voyageurs; et en effet rien n'y manque : rochers, moulins, ponts au- dacieux, cascades bru vantes. Connue tous les défdés DAISS LA RLSSn: IMÉUlJJIONALi:. :i77 de montagnes, ces chemins ont leurs légendes et leur poésie. Si vous écoutez les maîtres de poste, les voituriers tatars, les felds-jagers eux-mêmes, ces cour- riers toujours armés pour protéger les dépêches du gouvernement, il ne tiendra qu'à vous de croire qu'un brigand inconnu, quelque Schubry tatar, se rencon- tre parfois dans ces embuscades isolées et qu'il va en- fouir au sommet de l'Aiou-Dagh le butin de ses mys- térieuses expéditions. Au resle, ces traditions, plus poétiques que terribles , n'empêchent pas la roule d'être parcourue sans accident à toute heure de la nuit et du jour. Un heureux site encore, c'est le domaine d'Artek, pour lequel un ancien possesseur, helléniste autant que romanesque, a inventé le nom de lianUutricon, ou remède du cœur ; c'est un nom qu'on dirait tout frais cueilli dans le Jardin des Racines grecques du ïî. P. I>an- celot. Arrive ensuite Oursouf, cet autre fort de Jusii- nien qui se nomma, aux temps de l'invasion slave, Gorzabita, Montagne éclatée. Oursouf, à son tour, a été génois. Des ruines qui datent de l'occupation de Gênes et qui ont peut-être des fondations romai- nes, surmontent ce bourg qui se dresse en amphithéâ- tre au bord d'un ruisseau. En ce lieu, vous laissez à votre gauche Ai-Danil, un vignoble que protège le nom de saint Daniel. De pareilles dénominations sont usi- tées fréquemment sur cette côte. Le cap Aï-Todor esl dédié à saint Théodore. Aï-Petri, ce rochei- qui domine Aloupka comme une tour crénelée : Aï-Vassilli, celte grosse et noire montagne que nous allions atteindre, 73 ri7S VOYAGE soiii aiiîant de traces d'une ancienne nomenclature donnée par le Bas-Empire. Le mot agios, saint, a de- [uiis été contracté jusqu'à devenir aï. Le génie ellip- tique des langues orientales défigure ainsi les noms en se les appropriant. A quelques pas d'Aï-Danil, Nikita vous apparaît; c'est un beau village bâti à l'ombre des noyers. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que l'eau vive, cette ri- chesse de la Crimée méridionale, arrose abondamment ces fertiles ravins. Plus bas que le village, entre la mer et Nikita, s'étend le célèbre jardin botanique de la cou- ronne, fondé en 1812. Ce jardin précieux renferme une foule de plantes cultivées avec un soin que la beauté du ciel et la vigueur du sol ont favorisé au delà de toute espérance. Au temple verdoyant de la science, il fallait un sanctuaire ; à cet effet, un simple édifice à colonnes a été érigé au centre des plus riches points de vue, et le buste de Linnée, ce savant et ingénieux inventeur de la botanique, protège du haut de son piédestal toute cette docte végétation. Une si courte visite, et si fort contrariée par le mauvais temps, n'était guère faite [)Our satisfaire notre zélé botaniste. Aussi, dès le len- demain, le docteur Léveillé était-il revenu sur ses pas pour vivre tout un jour de cette bonne vie de la science dont les adeptes seuls savent apprécier les délices. A mesure qu'on s'approche de Yalta, on retrouve sur les croupes escarpées des montagnes la végéta- tion qui couvre la vaste enceinte du Stillé-Bogas. Nos lecteurs se souviennent peut-être que nous avions re- marqué au départ ces beaux ])ins et ces genévriers DANS LA RUSSIE MÉRIDIOXAU:. ■^û'^ lorlueux. ^'ous suivions tlonc au galop la roule i[\\\ nous menail à Yalta, lorsque tout près de Massandra, belle terre du comte Woronzoff, nous avisâmes quel- ques hommes à cheval enveloppés dans leurs hoitrlius. Ce sont d'excellents manteaux circassiens, véritable- ment imperméables, comme on dit à Paris. Le chef de cette cavalcade n'était autre que le comte Woronzoll lui-même. Anolre aspect, le noble comte laissa voirunc expression de profond mécontentement, et il adressa d'un ton sévèredevifs reproches an postillonqui guidait le premier télègue de notre caravane. Cest qu'aussi cet homme était gravement coupable. Au mépris des règlements les plus précis, il avait attelé trois chevaux à sa fragile voiture, quand les dangers d'une route toute bordée de précipices ne permettent que deux chevaux à cet endroit du chemin. Ajoutons que l'im- prudent conducteur, vieux soldat mutilé, n avait qu'un bras pour diriger trois coursiers pleins de fougue, toujours lancés au galop et cpii se, précipitaient avec une effrayante rapidité dans les tournants. Donc la se- monce fut rigoureuse, et nous-mêmes, ignorants du règlement et de la faute, nous en demeurions assez ijUerdits. Quant au coupable, il savait très-bien quel chàtiuienl l'attendait. Ceci fait, le gouverneur général quitta son air sévère, et connue toujours, il se montra plein d'intérêt et de bonté pour les protégés, qui, gracc h lui, avaient accomph avec un rare bonheur cetK^ longue promenade, si remplie d'émotions et d'inlérèt. Toutefois c(;ttc i-encontre, sous de si fâcheux auspices, nous causa quelque chagrin, ^ousnous rappelions ce 580 VOYAGE mot (l'un bul)ikiiit de la Crimée h qui nous demandions comment donc le comte Woronzoff, avec ce cœur si bon et ces manières paternelles et engageantes, était capable de faire respecter à ce point son autorité ? — Messieurs, nous avait-on répondu, autant le gouver- neur général est bon et affectueux en toute occasion, autant il est rigide quant il s'agit du devoir; « c'est une lame d'acier dans un fourieau de velours. » Que pou- vions-nous ajouter à cet éloge? Et pourtant , deux jours après, le noble comte fut pour nous hospitalier jusqu'à faire au vieux postillon la remise de la peine et de l'amende qu'il avait encourues. Nous ne saurions dire combien doucement reten- ti lent à nos oreilles les premières paroles du signor Barlolucci: nSkttc bcnvenufi,signori!>y Dans cette bonne maison de Yalta, toute prévenante, ouverte à une hospitalité dont la bonhomie faisait oublier le tarif, nous trouvâmes tout ce que peuvent désirer des voya- geurs fatigués, mouillés et ensevelis sous une couche de boue. En mettant pied à terre h la città di Odessa, nous ressemblions exactement à ces maquettes d'ar- gile sur lesquelles le caprice du sculpteur n'a encore indiqué qu'un contour incertain. Le lendemain toutes les montagnes voisines étaient tapissées de neige; c'était un magnifique spectacle qui dura peu, car le soleil eut bientôt transformé toutes ces neiges en torrents. Il ne nous restait plus, jusqu'au départ du Pierre- Ic-Grand, qu'un devoir à remplir et une visite à faire - L'un et l'autre nous étaient commandés |tar unejust*- DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 381 reconnaissance, et nous nous rendîmes à Aloupka pour nous en acquitter. Le palais d' Aloupka, depuis notre dernier passage, avait été complètement achevé, et maintenant il se présentait dans toute sa majesté, du haut d'une large terrasse qui règne sur le magnifique paysage d'alen- tour. Nous avons déjà décrit le site de cette royale demeure menacée par l'Aï-Petri, roche édentée par la foudre , qui la surplombe de mille pieds. Le pa- lais, ou plutôt, pour parler comme le veut la noble modestie de ses maîtres, la grande maison d' Aloupka s'élève au milieu d'un massif de large verdure et elle se détache sur le fond gris de la montagne. La ma- tière de cette construction est un riche granit vert, le grïinstein des minéralogistes allemands. La forme de la maison est un carré massif, son style, un mélange habile de l'architecture byzantine et du style sarrasin ; seulement, par un privilège particulier à Aloupka, les blocs de granit se sont trouvés si proches, qu'on les a laissés dans toute leur large dimension. Ainsi cette maison s'est élevée comme un monument romain, par assises gigantesques. Avec de tels matériaux, l'ar- chitecte a pu faire sortir tout d'une pièce, de ces grandes pierres délicatement sculptées, les plus lé- gères découpures. Aussi les balustrades du palais, ses élégantes cheminées qui se dissinmlent sous la grâce de rornement. loutes ces dentelles de granit ciselées dans le roc vif, dureront autant que les sonnnels voi- sins auxquels on les a arrachées. C'est h peine aussi si nous avons parlé du jardin 582 VOYAGE d'Aloupka, et quel jardin pourtant est plus digne que celui-là d'une description détaillée? Rien ne man- que à ce lieu favorisé par toutes les ressources naturelles, pour composer un incomparable jardin : grottes, cascades, bassins limpides , cratères béants, retraites sauvages. Et notez que la main des hom- mes n'a fait qu'aider un peu la nature. Il a fallu seulement tracer sur toutes ces pentes , au bord de ces eaux et de ces précipices, un adroit sentier qui vous conduit partout et à votre insu. Les bornes de cette partie du jardin ne sont autres que la muraille d'Aï-Petri , et à travers tant de ravins, h peine si l'on atteindrait en deux heures la base de ce mont formi- dable. En revenant vers la maison du comte, vous dé- couvrez un village tatar, caché tout entier dans une fondrière et sous les rameaux d'une épaisse forêt. Ce village ainsi enseveli n'est trahi que par son minaret brillant qui perce cette large verdure; si bien que de l'habitation principale s'entendent, en toute tolérance, les appels du Musselim. Sur le versant qui descend à la mer, vous retrouvez toute la coquetterie d'un jardin anglais. Là sont les allées capricieuses, les frais ga- zons sous lesquels murmure une onde cachée ; chaque éminence a son point de vue. Ici une tour, là un corps de garde pour les arnaouts, plus haut une serre et môme une hôtellerie, et l)ien plus, par une recherche raffinée, dans ce she tout italien, cette hôtellerie est italienne. Tout au bas de la montagne, un petit port abrité par des rochers donne asile aux bateaux pour la pôcho on pour le plnisir. Mais ce n'est là (jtrniic DANS LA RUSSIE MERIDIONALE. 583 Iroide et imparfaite esquisse de cet admirable jai'din d'Aloupka. Que dire de plus de ce magnifique séjour? que dire de ces adieux que nous étions venus faire et qui nous laissèrent si émus, si reconnaissants? La plus douce bonté les accueillit. A entendre le comte Woronzoff dans cette dernière entrevue, on eût dit que nous n'avions point de grâces à lui rendre. Nous quittâmes ce noble seigneur, emportant une promesse qui nous était bien précieuse : c'était celle d'un avan- cement prochain pour notre compagnon dévoué, Mi- chaël, notre fidèle guide. Le samedi 28 octobre, le Pierre-le-Grand nous re- çut pour la dernière fois, nous, nos collections, nos richesses scientifiques, nos mémoires si remplis d'une admiration sincère. Michaël, qui nous aimait comme de vieux amis, nous serra tous dans ses bras avec des pleurs que le pauvre sous-officier arnaoul essaya en vain de retenir. Le lendemain, après une traversée magnifique, nous arrivâmes à Odessa. XII NOTIONS HISTORIQUES SLR LA ORIiMKK. — ODESSA. RETOUR. olre voyage louchait à soi) P terme. Nous avions accom- '/q pli en toute conscience cette U studieuse entreprise; et main- - tenant nous devions songer au retour. La saison était ^j;:i;;u:i^)^^^" '^ déjà avancée : les beaux joais que nous espérions trouver encore sur la côte de la Crimée avaient bientôt fait place aux tristes avant-coureurs de l'hivei". Le 29 octobre nous étions 74 586 VOYAGE à Odessa, Irop heureux encore que la roule des steppes ne nous lût pas fermée par les pluies. Cependant , avant de quitter la Crimée , cette terre hospitalière, digne de tant d'intérêt, accordons-lui un dernier regard! Résumons, s'il se peut, en quel- ques pages, le passé de son histoire, et quelle his- toire fut jamais plus remplie d'événements, d'espé- l'ances, de poésie , de réalités? Il faut remonter jusqu'aux temps fabuleux pour arriver aux origines de la Tauride. Plus on a voulu porter la lumière dans ces ténèbres, et plus on a fait surgir mille fantômes menteurs. Les historiens les plus sévères eux - mêmes n'ont pas dédaigné de nous raconter l'une après l'autre les légendes dramatiques de la mythologie ; non pas assurément que cette étude fût assez solide pour satisfaire des esprits sérieux; mais toutes ces histoires étaient si bien racontées déjà par des narrateurs qui n'ont pas moins de quarante siècles, qu'il s'est trouvé quelque charme à les répéter, et qu'eux-mêmes, les gravescher- cheurs de vérités, se laissant bercer à la fable, y ont trouvé, comme le bon La Fontaine, un plaisir extrême. S'il faut en croire les historiens, les premiers habi- tants de la Tauride étaient un peuple qui était origi- naire de cette contrée et qu'on nommait les Taures, ou Tavriens; mais à peine si on a le temps de s'arrê- ter sur cette race et sur ce nom, que voilà les Taures hrase iionique qui nonnnait les furies Euménides, le Ponl-Eiixin vit alois des (lottes aventureuses af- 590 VOYAGE fionler ses tempêtes; la partie orienlale de la Tauiide se peupla de villes nouvelles et bientôt puissantes. Les Scythes , à leur tour , voisins souvent hostiles de celte civilisation florissante , ne purent se défendre contre ses bienfaits. C'est justement à cette époque que fut fondé le royaume de Bosphore. Leucon fut le premier roi du nouveau royaume, et durant trois siè- cles la prospérité de cette puissance , accrue sans cesse , parut solidement cimentée. Maintenant signalons le passage des Sarmates : longtemps possesseurs des contrées voisines, ils se re- tirèrent au bout d'un demi-siècle , laissant après eux ime ère de deux cents ans de troubles et d'émotions qui vinrent toujours expirer sur les frontières du royaume de Bosphore, sans entamer sa force. Nous voici arrivés à ce règne historique de Milhridate Eii- paior, le quatrième de son nom, dont le monde con- naît la fortune et les revers ; grand homme , il est vrai , mais giand homme à la façon des barbares. Tout couvert du sang de sa famille et chassé de l'Asie, Milhridate veut attaquer Rome au cœur; il rêve déjà la conquête de l'Italie, ta l'instant même où le joug de Rome, appesanti sur la Grèce entière, le laissait seul avec son audace. L'entreprise était im- mense , imprévue, d'une témérité incroyable : il ne s'agissait de rien moins que de marcher sur les tra- ces ellacées d'Annibal ; il fallait se faire jour à tra- vers les provinces des Scythes. Arrêté par ces hordes indomptables, Mithridate s'unit aux Sarmates pour rcmiprccc rempart impoiluu: mais la liahison «rlate. DA.NS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. 591 la révolte soulève celte armée épouvantée de tant de travaux ; à la place de son père , les soldats reconnais- sent Pharnace. Mais qu'avons-nous besoin de racon- ter celle histoire? Elle est populaire à force d'hé- roïsme, à force de cruautés, à force de douleurs. Mithridate tombé, le sceptre de Rome s'étendit sans obstacle sur ces tristes étals, qu'elle gouvernait par des fantômes de monarques. iN'ous atteignons ainsi l'ère chrétienne , le milieu du premier siècle , avant que d'avoir à noter la première invasion barbare, celle des Alains, qui tombèrent sur la Tauride. C'é- taient des peuples nomades, vivant achevai, dormant dans leurs chariots, hardis à la guerre, acharnés au pillage. Ils rasèrent Théodosie , ils oppiimèrent toute la contrée durant un grand siècle. Les Goths parurent ensuite sur ces rivages : barbares con- tre barbares : mais les nouveau - venus l'empor- tèrent ; ils soumirent les Alains et les reléguèrent dans leurs montagnes. A cette époque, la Tauride fut nommée Golhie. Cependant les Sai^males con- voitaient les restes chancelants du royaume de Bos- phore. Les Chersoniles de la petite répubhque de l'oc- cident accourent au secours de ces provinces éper- dues; ils s'emparent de Panticapée, et soutiennent vaillamment le choc des Sarmales. Bientôt les deux armées fatiguées, d'un combat acharné non loin de Théodosie, font halle au milieu du sang. Ce fut alors qu'un combat singulier, joute chevaleresque et mor- telle entre les deux chefs, fut proposé et accepté. Savromate pour les bar])ares, Pharnacès pour les 592 VOYAGE ('hersoiiites , descendent en champ-clos ; le barbare est un géant bardé de fer, on dirait une muraille, mais une muraille vivante ; le Grec est faible et grêle, mais une ruse lui vient en aide. A un instant convenu, son armée pousse trois grands cris ; le géant s'étonne , et son adversaire est vainqueur. Ne retrouvez-vous pas ici une de ces traditions vieilles comme le monde et que le monde aimera toujours ? Après quoi les Sar- mates, vaincus et fidèles à la foi jurée, se soumet- tent au vainqueur et repassent en Asie. Pharnacès, cette grande âme dans ce corps débile , ne fit pas payer sa victoire à ceux qu'il avait secourus, il laissa la liberté aux Bospho riens. Arrivent alors de nou- veaux maîtres h ces contrées. Les Huns prennent place à leur tour dans cette histoire si étrangement mobile ; ils venaient vers l'occident , refoulés eux- mêmes par les Tatars orientaux. Les voilà qui descen- dent sur la Tauride. Ils détruisent les Goths et les Alains surpris sans défense , et s'étendent au nord jusque vers la Baltique. Mais lorsque leur roi At- tila, le fléau de Dieu et la terreur du monde, eut enfin rencontré la mort au bout de ses conquêtes vaga- bondes, cet empire gigantesque , cimenté par la vio- lence, s'écroula comme l'œuvre d'un jour. Les Huns, dispersés par la discorde, refluèrent alors sur tous les peuples qu'ils avaient entraînés dans leur pas- sage. Pendant deux siècles, vous les trouvez épars, eux et leurs bandes, les Ongres, les Oulzigoures, in- festant la Tauride et les provinces voisines de leurs déprédations. A la fin , la république de Chersone se DANS LA uissii: méividionam: . Tiir, iroiiva menacée. Ce fut alors que l'empereur Jusli- nien envoya des secours aux populations grecques effrayées, et qu'il éleva, pour défendre la côte, celle ligne de forts dont nous avons encore rencontré les vestiges. Ce formidaljle débordement une l'ois écoulé, la Tau- ride sembla respirer; mais bientôt elle eut à subir une domination nouvelle. Les Khazars fondirent sur elle. LesRliazars, issus des Huns, et laissés par eux sur les contrées qui forment aujourd hui la Lithuanie, avaient acquis une puissance qui bientôt devait s'étendre plus au loin. La Tauride, envahie par les Khazars vers le com- mencement du septième siècle, prit le nom de Kha- zarie. La Kiovie, les provinces du Don et du Cau- case, la Moldavie, la Transylvanie, la Hongrie, tel fut dans la suite des temps l'immense apanage de («• peuple, dont l'empire même de Byzance ne dédaigna point l'alliance. Vers l'an 811, cet état avait pris le rang d'une puissante monarchie ; mais à peine ce co- losse se fut-il élevé, qu'il eut au front le signe qui an- nonce la destruction des hommes et des peuples. Les Russes et les Pelchénègues arrivaient sur la Kha- zarie comme un de ces fléaux qu'il faut détruire si l'on ne veut pas être détruit par eux. Les Russes, dès ce temps-là, étaient déjà constitués sous un gou- vernement fort par son unité politique. Dans cette fatale attente , les Khazars , qui avaient besoin de l'appui des Grecs, les appelèrent à leur secours, non point seulement avec leurs ai'uies, mais avec leurs 75 ■ 504 voYAon: dogmes religieux, auxquels les Khazars se coiiverti- renl vers l'anuée 858. Mais les efforts des Russes, les progrès des Pelchéiiègues, les discordes civiles, rëduisireul bieulôl cet empire à la dernière extré- mité , et la Khazarie, en reprenant son nom de Cher- sonèse laurique, devint la proie exclusive des Pet- clîénègues. Toutefois la côte méi'idionale ne leur appartint pas ; elle était une dépendance de la répu- blique des Ghersonites, et elle fut réunie à l'empire de Byzance. Cependant les nouveaux hôtes, actifs, industrieux, doués d'un grand génie commercial , ne tardèrent pas à supplanter les Ghersonites dans leur commerce avecTOrient. Ils s'interposèrent entre Byzance et l'A- sie par des relations directes , au détriment des Gher- sonites, qui virent s'écrouler leur antique prospérité. Gette phase de richesse ne s'étendit pas au delà d'un siècle et demi. Assaillis, vaincus par les Gomans , les Petchénègues repassèrent en Asie. Les Gomans, qui s'étaient jetés sur la Tauride en fuyant devant les Tatars Mongols, vécurent dans cette contrée, d'aboixl conune tributaires des montagnards: ce peuple formait pour ainsi dii'e un fond national tjiîi résistait à tous les orages passagers; mais enfin leur naturel belliqueux l'emportant, ils tourmentèrent le pays. L'approche inopinée des Tatais refoula les Gomans vei-s la Thrace. Une ère nouvelle venait de se lever [toui'la Tauride connue pour l'Europe orientale. Tchinghis-Khan, le fondateur inunortel de l'empire du Kaptchak , était moit en 122G. In de ses petits- DANS LA RUSSIE. IMI^.UIDIOXAIJ: . oo:; fils, Batoii-Khan, avide de marcher sur les Iraecs dt,' son leriible aïeul, se jela sur l'Europe avec six ceni Hiille hommes. La Russie, la Pologne, la Hongrie, dis- l)arurent, emportées par ce tlol impétueux. La Samai- lie d'Eui-ope et la Tauride ne pouvaient échapper à ce fougueux conquérant ; elles furent comprises dans la Petite-Tatarie. Batou-Khan étant mort, la Crimée échut par la suite en apanage à l'un de ses descendants. Oran-Timoui-; Solgate, que nous avons visitée sous le nom d'Eski-Krim , devint alors la résidence du khan. Bientôt le pays changea de face. Ses maîtres, (jiii professaient la religion de Mahomet , se montrèrent tolérants envers la population soumise; le conunerce recommença à fleurir sur cette leire qu'il n'abandon- nait jamais qu'à regret. Soldaïa, la moderne Sou-Dagh. devint un riche enli-epôt de toutes les marchandises de lAsie; Oi-Kapy, la Pérécop actuelle, exploita ses intarissables salines, jusqu'à ce qu'enfin les naviga- teurs de la Méditerranée, habiles politiques qui tlai- laient de loin les plus riches proies, vinrent exploier des côtes où se révélait tout un avenir. Venise, Gènes et Pise, ces trois républiques de marchands-gentils- hommes, se disputaient alors l'empiie de la mer et du connnerce. Les Génois l'emportèrent dans cette lutte. D(^à en 1 162 ils avaient établi des com[)toirs à Cons- tanlinople. Dix-huit ans plus lard, un Génois débar- (juait dans la baie où l'antique Théodosie avait abiilé ses vaisseaux. 11 acheta un coin de terre au khan de Solgate, dont les possessions atteignaient ce rivage, et Kaffa fut fondée. ;i<)() / VOYAGE Dire l' accroissement prodigieux de celle puissance qui avail posé le pied presque furlivenienl sur la plage de Tlîëodosie, c'est raconter tout ce que les nouveau- venus surent employer de ruse, de génie et d'activité. Et lorsque enfin lesTatars s'aperçurent des empiéte- ments effrontés de Gênes, il n'élait déjà plus temps : Gènes était la plus forte. Kaffa, riche et commer- çante, élait pour les Vénitiens un objet de jalousie furieuse. Ils armèrent pour la détruire, et, en 1292, ayant équipé une tlotle formidable , ils s'emparèrent (le la ville nouvelle et la saccagèrent • mais celte vic- toire ne profila point aux déprédateurs : épuisés par la disette et par la maladie, les Vénitiens quillèrent bienlôl leur conquête , en y laissant même quelques galères, faute d'équipages sufiisanls pour les ramener à Venise. Cependant Gênes se ressentait à peine de ce coup porté à sa puissance. En 1304 , le modeste comptoir de Conslanlinople devenait une ville génoise (d s'élevait sous le nom de Péra. Andronic Paléolo- giie , qui eût donné son empire au besoin , avail per- mis d'élever à cette place lout ce qu'on voudrait élever. Quant à Kaffa, la richesse et la force y élaient rentrées avec la bannière génoise. La religion laline y avait porté son culte et ses cérémonies. Jean XXII, le souverain ponlife, érigeait en évêché celle ville d'in- fidèles. Or celle grande prospéiité fut lout d'un coup compromise par le j)lus médiocre des accidents. Tana, ancienne ville placée à l'extrémilé de la mer d'Azoff, au point où se trouve Taganrog, à l'embou- chure du Tanaïs, Tana t'iail la résidence de Djanilx'k- DA.NS LA lUîJSIL MLlUDlO-NALi:. . :)!>7 Khan, à qui l'empire du Kaptchak était échu dans ces leuips-ià. Les Génois el les Vénitiens conunercaient librement dans cette ville. Un Tatar de Tana ayant insulté un Génois, celui-ci, prompt dans sa vengeance, tua l'agresseur. Un massacre horrible des Italiens sui- vit cet acte inconsidéré de colère; Djanibek-Khan, dans sa rage , signifia aux Génois de Kalfa l'ordre de quitter le territoire musulman. Les Génois résistant, la guerre éclata. Bientôt KalFa est assiégée; une sortie la délivre; Gênes triomphe : et il fallut qu'elle vît le vaincu à ge- noux, pour accorder la paix au successeur dégénéré de Tchinghis et de Baloii-Khan. Le prince tatar s'hu- milia, promit un tribut; mais bientôt il viola sa parole par le i)illage et par l'assassinat. La guerre se ral- luma de plus belle ; les Génois bloquèrent étroite- ment la mei' d'Azofl', et Kaffa se prépara à une vigou- reuse iésistance. L'Europe s'énmt de ce danger que courait la république, à ce point que Clément \I appela toute la chrétienté au secours de la foi me- nacée dans Kaffa; mais comme bientôt la lassitude de paît el d'autre devait amener un accommo- dement entre les deux ennemis , les relations fu- rent renouées. Kafïii néanmoins se prémunit contre de nouvelles alarmes ; ce fut alors qu'elle s'entoura de cette imposante ceinture.de rejuparts dont nous ayons foulé les ruines. En 1386, sa formidable en- ceinte de tours et de murailles était complètement achev(''e. Cette immense entreprise doinia une juste mesur<' (hi pouvoii' el de la liehesse de la r(''pMl>rK|ue. 508 VOYAGE h celle époque. Ajoutons que la grandeur el la no- blesse de ses institutions ne lai'dèrenl poinl h la pla- cer plus haut encore dans l'esprit des po[)ulations lalares. La colonie génoise était si intègre el si juste avec ses voisins, que ceux-ci la prenaient volontiers pour arbitre de leurs différends. Ce fut, à vrai dire, le beau temps de cette colonie. En 1365 elle était maî- tresse de deux points importants du littoral , Ccmbalo et Soldaïa , le Balaklava et le Sou-Dagh de nos jours. Elle les fortifiait, ainsi que l'alteslenl encore ces luines imposantes dont nous avons ailleurs esquissé les dé- bris. C'était peupourKaffa que ces deux nobles posses- sions, ports aussi sûrs qu'ils étaient inexpugnables ; ce n'étaient que les glorieux jalons que s'était assignés \\ elle-même la puissante l'épublique. Quinze ans après, elle les unissait l'un à l'autre par une riche et inap- préciable conquête : cette acquisition n'était rien moins que toute la côte méridionale, ce délicieux pays (pii . de Balaklava jusqu'à Sou-Dagh, offie tant de i^eautés et de ressources naturelles. La Golhie, car ce nom était resté à ces montagnes, devint ainsi l'apanage des Génois. Mais pendant que s'augmentail chaque jour cette })uissance exotique de la république, l'empire du Kapl- chak avait sensil)lement décliné. Les guerres, les usurpations, les trahisons, les discordes, tous les lléaux conjm'és, vinrent fondre sur ces malheureuses contrées; la Tauride, comme partie intégrante de l'empii'e, eut sa part de ces déchiremenis. La race de Tchinghis-Khan, tanlôl cruelle , lanlot faible ou i)er- DANS LA lUSSIi: MKUlDloXAl.i:. .")!»'.» liile. avait alliré une foule de malheurs sur le pays. Le dernier représenlaiU direct de celte illustre fa- mille , Ïokal-Myc'hé, appelant imprudemment à son aide les descendants de Tamerlan, s'était vu dépos- sédé pai" eux de son pouvoir. Abou-Seïd, celui qu'on avait imploré, avait en 1401 envahi l'ancien empire du Kaptchak; plus tard vint un combat, où l'usur- pateur donna la mort, de sa main, à son compétiteur dépossédé, le triste Tokat-Myché. Abou-Seïd, ainsi délivré d'un rival importun, fit égorger toute la descen- dance de Tchinghis-Klian. Tous les rejetons de celte illustre tige furent livrés aux assassins, tous, excepté un seul, Devlet, pauvre enfant de dix ans, que le sort réservait à de hautes destinées. Un berger le sauva; il fut élevé en cachette, dans la condition obscure d'un gardeur de troupeaux. Un jour arriva cependant où les Tatars, gémissant sous le joug des princes de la race de Tamerlan, se- couèrent violemment cette oppression. La nation tout entière regrettait amèrement le sang de ses souverains légitimes. Devlet parut, il se fit reconnaître, il fut reçu comme un sauveur ! Tout d'une voix on le nomma Hadgij, c'est le nom qui distingue les seuls pèlerins qui ont visité les saints lieux ; mais son exil, triste pè- lerinage, lui valait celte pieuse distinction. Vint le tour du pasteur : son fils adoptif lui demanda quelle récom- pense il exigeait , lui qui avait préservé du massacre le noble rejeton des khans ? — Adoptez mon nom avec le vôtre , seigneur, dit-il en s' adressant au prince , et transmettez à tous vos descendants ce nom de Ghé- (100 . -^ VOYAOE : ' raïj en mémoire du pauvre berger par qui vous fûtes sauvé. Cette noble récompense ne faillit point à un désintéressement si pur, et jusqu'aux derniers jours de cette monarchie, le nom du paysan s'unit aux noms des khans de la Crimée. Pendant que Devlet-Ghéraï , après avoir soumis, non sans péril, ces peuples turbulents, affermissait son autorité naissante en donnant de sages limites à son vaste empire, Gênes éprouvait quelques revers; les Grecs de Balaklava avaient inopinément attaqué et chassé les Génois , qui leur infligèrent bientôt un châ- timent sévère. Au contraire, un différend avec les Ta- tars de Solgate fut fatal aux Génois, qui furent vaincus. L'étoile de la république pâlissait. La prise de Constanlinople, cette Rome perdue dans l'Orient et dont Mahomet II s'empara en 1453, porta un coup fatal à la puissance de Gênes. Péra ne put ré- sister au vainqueur; Kaffa en fut ébranlée. Ce fut dans cette même année que la république génoise, pour vv- parer ses pertes, engagea les colonies de la Tauride à la banque de Saint-Georges, qui les posséda vingt-deux ans. Sur ces entrefaites, Mengli-Ghéraï monta sur le trône des khans. Il était un des huit fils que laissait Devlet. Dans la pensée de tous ces rivaux, ils devaient être, les uns et les autres, maîtres absolus de ce pays déchiré par tant d'ambitions rivales. Mengli, secondé par les intrigues de Kaffa, triompha de ses compéti- teurs. Ceci fait, les banquiers de Gênes (ce n'étaient déjà plus, comme jadis, des modèles de justice) vou- lurent exploiter leurs services et dominer le khan, DANS LA RLiSSIi: .MEUIDIONALi: (iOI dont ils tenaient le sort entre leurs mains ; car, pour l'élever au trône, ils avaient tout simplement enfermé ses frères dans leur forteresse de Sou-Dagh. Alors la nation commença à murmurer tout haut; l'esprit d'intrigue et d'injuslice des insolents dominateurs ex- citait l'indignation dans toutes les âmes. Cet orage, amoncelé longtemps, se termina par un coup de fou- dre. Pendant qu'une multitude de Tatars entourait Kaffa, un agent qui s'était rendu à Constantinople of- frait à Mahomet les colonies génoises, et bientôt, le 1" juin 1475, une flotte turque de 482 voiles appor- tait devant Kaffa la menace et la terreur. Après six jours d'une résistance désespérée, Kaffa, la belle ville, la riche colonie, se rendit à discrétion ! La victoire fut lourde et avare. Des tributs écrasants, des vexations poignantes, la déportation de tous les catholiques la- lins à Constantinople , ce furent là les moindres suites de cette défaite. Les colonies de Gênes, l'une après l'autre, tombèrent au pouvoir des Turcs; Sou-Dagh fut la dernière qui vit tlotter sur ses murs l'étendard de la république; elle céda enfin à la famine. Ainsi s'écroula sous la force brutale et inintelligente des en- fants de Mahomet l'édifice de gloire et de grandeur péniblement élevé durant deux siècles. Mengli-Ghéraï, qui s'était réfugié à Constantinople après la chute de cette puissance amie, laissa l'empire des khans en proie aux dissensions de ses frères, dé- livrés de la captivité de Sou-Dagh. Les Tatars, qu'ob- sédait ce déchaînement de prétentions rivales, eurent recours au sultan, et le supplièrent de leur envoyer 76 602 VOYAGE un maître qui fût capable de rétablir la paix. Leur sup- plique fut écoutée; on leur rendit Mengli-Gbéraï; mais en partant il avait ses instructions. Il avait ordre de livrer aux Turcs ce pays, que l'on confiait h sa trahi- son. L'entreprise était difficile; Mengli sentit combien une telle^condition soulèverait les esprits; peut-être même pour faire paraître moins dur l'esclavage qui allait venir, il s'abandonna soudain aux plus tristes, aux plus sanglants excès du pouvoir. Ce même prince, longtemps clément et débonnaire, fit maudire son nom autant que Hadji Devlet, son noble père, avait fait chérir sa mémoire. Fléau de ses sujets , après les avoir plongés dans l'abrutissement et dans la barbarie, il mourut en 1515, laissant un fils plus détestable en- core, s'il se pouvait. Pendant longtemps les princes de cette race ne méritèrent d'autre nom que celui de chefs de brigands. Ils profitaient des guerres de leurs voisins pour vendre leurs secours au plus offrant et quelquefois en môme temps aux deux partis opposés ; mais aussi la Porte Ottomane, abusant du droit qu'elle avait usurpé, au temps de Mengli-Ghéraï, de nommer ou de déposer les khans, traitait ces princes comme ses pachas, les éle- vant ou les abaissant à son gré. Durant cent cinquante ans, quatorze khans se succédèrent, éphémères jouets de la puissance ottomane. Quelques-uns de ces prin- ces, amis de la paix, opposèrent un frein aux habi- tudes turbulentes de leurs sujets. Un seul parmi eux, Gazi-Ghéraï , mérite un éloge sans bornes : guerrier accompli , mais en même temps généreux ; savant , DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. OOr» pocie, niusicien, et doué d'une âme noijie et puie, Gazi- Ghéiaï eût fait les déliées de son temps, si ce i)euple dégénéré n'eût aimé la guerre sous le plus triste côté de la guerre : le pillage et le butin= Ce prince mourut paisiblement en 1608. Pendant le règne des huit khans de sa race qui lui succédèrent, les alternatives de com- bats et d'alliances, de trêves et de pillages, de rapine et de trahison avec les Tatars, les Russes, les Polonais et les Cosaques se renouvelèrent comme par le passé. LaUgnée de Mengli-Ghéraï s'éteignit en 10(56, et la dynastie collatérale des Tchobans, c'est-à-dire des bergers, occupa le trône. Adel-Gliéraï, le premier de cette famille, est déposé par le sultan. Sélim-Ghéraï, son successeur, déposé et réintégré tour à tour, re- montait sur le trône à chaque guerre nouvelle contre les Allemands, les Russes ou les Polonais. C'était un homme d'un grand cœur; il défit ces trois alliés dans une seule campagne. Les janissaires, entraînés par ses belles qualités, voulaient le placer à leur tète. Sélim préféra la retraite à un tiône usurpé : il partit [)our la Mecque, oli l'appelait un saint pèlerinage. Dcvlet, son fils, fut déposé même avant que d'avoir placé la cou- ronne sur son front; Sélim revint encore pour la cin- quième fois ; il mourut dans l'exercice de cette auto- rité à laquelle il tenait si peu. Cependant des événements d'une immense port(H> avaient eu lieu non loin de la Crimée. Le génie im- mortel à qui la Russie doit sa grandeur, Pierre-le- Grand, avait entrepris en 1722 cette canq)agne (jui, commencée à Poltava, se termina d'une façon si cri- 604 VOYAGE liqiie sur le PriUh. Balladji-Méhémet-Pacha laissa échapper de ses mains la plus noble proie qu'ait jamais livrée la guerre à la fortune d'un général. Dev- let-Ghéraï régnait alors en Crimée, et ce prince ne put pardonner au pacha grand-visir sa condescen- dance achetée; aussi le prouva-t-il bien dix ans plus tard. Devlet , choisi pour la quatrième fois pour gou- verner la Pelite-Tatarie, s'était rendu à Andrinople pour se concerter avec le divan sur la conduite d'une guerre nouvelle confiée h son expérience et à ses rares talents bien connus du grand-seigneur. Les conférences terminées, Devlet allait monter à cheval pour retour- ner en Crimée , lorsqu'il s'arrête tout à coup, un pied dans l'étrier. « Qui peut retarder ainsi Devlet-Ghéraï? demande le sultan. — J'attends, répond celui-ci , que lu m'envoies la tête de Baltadji-Méhémet. » La tète fut apportée, et le sultan, en humeur de prévenances, y fit joindre encore la tête du rcis-effendi et celle de l'aga des janissaires. Le khan de Crimée avait paru mécontent de ces deux hommes. Hâtons-nous d'arriver à des temps moins reculés. Laissons se débattre parmi leurs lâches intrigues et leurs trahisons de chaque jour, les Kaplan-Ghéraï et les Mengli-Ghéraï, ces frères rivaux, instruments stu- pides des vengeances de la Porte, tantôt élevés au pou- voir, tantôt précipités au gré du caprice de l'empire ottoman. Nous voici enfin à l'année 173G. Cette fois une armée de cent mille Russes marche sur la Cirmée pour venger la foi méconnue et les limites du terii- loire insolemment violées. DANS LA RUSSIE .MÉIIIDIO.NALK. GOo Le comte de Munich commandait ces forces re- doutables. Le retranchement de Pérécop, ce long fossé qui unit les deux mers, est emporté d'assaut : les Russes poursuivent leurs ennemis jusqu'à Ak- Metchet, la Symphéropol moderne, puis se retirent, fatigués d'une si rude campagne dans un pays décou- vert et par une saison ardente. De leur côté, les Ta- tars, marchant presque sur les pas des Russes, portent le ravage dans la Petite-Russie. L'année suivante ce fut à recommencer : le comte de Lascy se présenta de nouveau avec une armée russe. La position de Péré- cop, dont les ruines avaient été réparées, était, cette année-là, défendue par le khan en personne. Le gé- néral russe entra par le détroit de Yénilchi sur le sa- ble de la flèche d'Arabat; il se précipita sur la forte- resse qui n'était point défendue, puis, après avoir brûlé, disent les historiens, plus de mille villages dans la steppe de Crimée, Lascy se retira. Une attaque audacieuse du khan obligea le comte de Lascy à une troisième invasion. Cette fois l'armée, ne pouvant subsister dans un pays si dévasté, fut for- cée d'abandonner son entreprise. Celte guerre désas- treuse se termina par un traité en 1740. En ce temps-là, le khan était en effet le maître d'un vaste empire. Cet empire touchait aux possessions du grand-seigneur sur le Danube : safrontière septentrio- nale s'étendait jusqu'à la Pologne et à la Petite-Russie: à l'orient il atteignait Taganrog et descendait jusqu'au Caucase, qui le séparait de la Géorgie. Les Tatars oc- cujxaient la Crimée; les Nogaïs habitaient toute la par- (ioo voyagl: lie qui s' étend du Danube au Don, en dehors de la presqu'île; les Circassiens vivaient le long des bords orientaux de la mer Noire et sur les pentes du Cau- case. De ces trois races, les Tatars de Crimée étaient sans contredit la race la plus policée. La prospérité d'un commerce si longtemps exercé avec succès leur avait donné plus qu'aux autres l'avant-goût des plus faciles richesses de la vie. La culture de la terre était bien entendue en Crimée ; l'instruction , depuis si longtemps répandue par de nombreuses écoles élémentaires, et l'organisation sédentaire en com- munes paternellement administrées, avaient adouci les mœurs de ces peuples. Les terres se divisaient en fiefs, ces fiefs étaient le partage de la noblesse; la Crimée même était fractionnée en quarante-huit districts ou kidiliks. Les terres ne devaient point d'impôt au prince ; seulement , lorsqu'il allait à la guerre, et les guerres étaient fréquentes, chaque kadilik lui devait fournir un chariot attelé de deux chevaux et chargé de grains. Le revenu du prince se composait du rapport des salines, des douanes , des tributs qu'il lirait de la Moldavie et de la Va- lachie, et surtout du butin fait à la guerre. Les khans étaient donc fort riches , mais en revanche leur géné- rosité était toute royale. La race des Gliéraï semblait avoir reçu avec son rang cette vertu des grands princes qui rachète bien des vices. Nul d'entre eux n'a man- (pié à cette honorable bienfaisance; si quelque conseil d'épargne arrivait jusqu'à leur oreille , ils répon- daient, ces princes dont l'avenir était toujours si in- DANS LA RLSSIi: MÉRIDIONALE. (JOT cerLiin : « A quoi bon des trésors? Qui a jamais vu un (ihtMaï mourir de misère? » Le khan pouvait mettre sur pied deux cent mille hommes sans dégarnir son pays. Une pareille armée ne coûtait guère, car les nobles se battaient à leurs frais, et les vassaux se nourrissaient eux-mêmes jus- qu'au premier pillage ; alors ils rentraient dans toutes leurs avances et même au deLà. Une paix de dix-huit ans suivit le traité dont nous avons parlé. Durant ce temps, Alim-Ghéraï eut à sou- tenir l'effort de quelques séditions graves. Quand ce- lui-ci eut été déposé, Krim-Ghéraï monta sur le trône à sa place. Ce souverain fut aimé de ses peuples jus- qu'au fanatisme ; c'était un homme de génie, avide de louanges, ami des arts qu'il cultivait, protégeant le mé- rite, mais d'une justice implacal)le. Baghtcheh-Saraï est toute pleine de ses souvenirs. Il subit, lui aussi, la déposition ; mais bientôt il fut rappelé pour une expé- dition contre la Servie. Ce grand prince mourut em- poisonné à Bender ; un Grec lui avait administré le poison. Krim-Ghéraï, sentant sa fin prochaine, vou- lut mourir connue un poète et comme un artiste ; il fit venir des musiciens, pour s'endormir, disait-il, plus gaiement. Devlet, Kaplan, Sélim-Ghéraï, occupèrent tour à tour le pouvoir suprême. En ce temps-là , la guerre se ralluma plus cruelle que jamais, à cause même de ces prétentions contre la Servie. Les Russes envoyè- rent une armée contre les Turcs, et ils attaquèrent en même temps les Tatais. Dolgorouky pénétrait en Cri- 008 VOYAGE niée en forçant Pérécop, à l'instant même où l'une de ses divisions entrait par la flèche , et prenait Arabat d'assaut. Sélim éperdu implora la paix, et quand la paix lui fut accordée, il la viola comme un traître. Vaincu de nouveau, il évita par la fuite le ressenti- ment du vainqueur. Alors les Tatars proclamèrent Sahim-Ghéraï ; ce fut leur dernier souverain. Sahim, de concert avec son peuple, secoua le joug de la Porte, et se mit sous la protection de Catherine II. Par cette alliance, trois for- teresses passèrent entre les mains de la Russie ; c'é- tait un coup terrible porté à la puissance du sultan , qui cependant, sentant sa position difficile, se con- tenta de fomenter des troubles. Toutefois la Porte Ottomane fut réduite à reconnaître ouvertement l'in- dépendance des Tatars dans le traité de Koutchouk- Kaïnardji, signé le 17 juillet 1774. Dès ce moment, la conquête fut prévue. Pendant que la grande Impéra- trice préparait ses plans d'avenir en élabhssant des colonies sur la mer d'Azolf, où elle attirait les Armé- niens et les Juifs , ces hôtes anciens de la Crimée qui fondaient un commerce sur ces rives, des révoltes partielles, devant lesquelles la Russie se montra pro- lectrice énergique de Sahim , éclataient sur le sol de la Tauride. Kaffa , insurgée pour la seconde fois en 1779, et Baghtcheh-Saraï la ville des khans, reçurent une leçon terrible ; toutefois les germes de la rébel- lion ne s'étaient pas éteints, quoique noyés dans le sang. La Porte savait les entretenir, et elle eût en- traîné la perle totale de ce malheureux pays. Dans cette l)Ai\S LA ULSSIL: MKIUDlOiNALb:. (i01> l)osiiion cruelle, Sahim se détermina à céder ses états à l'Impératrice de Russie ; alors la Petite-Tatarie fut incorporée à l'Empire par un traité conclu le 10 juin 1783. Le traité conclu, Sahim, attiré à Conslanti- nople par des promesses fallacieuses, expia son ajjdi- cation par le cordon. Ainsi s'accomi)lit la destinée de la Tauride, ainsi vinrent se confondre sous un même pouvoir tuté- laire toutes ces nations éparses dont la presqu'île avait conservé la trace à demi effacée. La pacifica- tion fut bientôt complète ; les habitants du sol de la pé- ninsule, poussés d'abord par la frayeur dans une in- utile émigration , apprirent bientôt à se plier à la loi du vainqueur généreux qui respectait déjà, comme il les respecte encore, les mœurs et les croyances de sa conquête. Nous avons dit comment s'élevèrent les nouvelles cités russes, comme pour renouveler les noms antiques. Les villes latares n'eurent rien à souf- frir de cette concurrence poussée quelquefois jusqu'au plus intime voisinage. La partie la plus élevée de la Tauride, celle qui fut longtemps la Gothie, garda pres- que tous ses habitants ; ceux-là , les descendants d'une race de montagnards, n'étaient guère disposés à quit- ter leur patrie. LesTatars de la steppe, nation évidem- ment différente de ceux de la montagne, ne purent être attirés de nouveau vers les plaines , .lutiefois si fertiles, où la guerre avait porté de si cruels ravages. Bientôt la côte méiidionale eut ses aventureux explora- teurs. On ne résista pas longtemps à cette nature pit- toresque , souriante et feitile. La vigne étendit sur ce 77 010 VOYAGE sol fertile son ombre joyeuse et fécondante. Aujour- d'hui cette terre longtemps déserte n'est plus qu'un jardin couvert de forêts, jonché de fruits et de fleurs. La Crimée fait partie du gouvernement de la ïau- ride. Les districts de ce gouvernement compris sur le sol de la péninsule proprement dite sont ceux de Sym- phéropol, qui est la capitale; d'Eupatorie, de Théodo- sie et de Pérécop. La population de la péninsule taurique peut être évaluée ainsi qu'il suit , d'après les chiffres les plus récents, puisés à une bonne source, et que pour- tant nous ne voudrions pas donner pour le dernier mot d'une statistique rigoureuse. Population des quatre districts formant le gouvernement de la Tauride. PRÊTRES PAYSANS C0I.0NS TOTACX DISTRICTS .NOBLES élraiigcis des districts. 1 iMoiillahs Crées Tatars Russes Syniphéropol. 36 .'î «,540 6 27,444 1,572 1,128 52,033 "i Eupatorie . . . S37 <,2o3 » 17,503 174 » 19,489 Théotlosie ... 78 1,037 i'4 21,321 939 1,733 23,164 ) 102,925 Pérwop 123 1,536 » 24 410 146 » 26,215 1,(23 3,368 20 90,(78 2,831 2,883 102,923 En ajoutant le nombre total des femmes, estimé approximati venien à . «2,843 ■ '23 2,S89 j ^ 87,140 1 La totili é (le la 1 lopulatic tn (le la pt'nins lie seiai «90 06.3 DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE. <;ii Notre récit nous ramène à Odessa, où nous faisions avec activité les préparatifs de notre retour. Une par- tie de l'expédition fut promptement en mesure, sous ma conduite, de quitter cette ville, et elle se dirigea vers la fiontière d'Autriche par Bender, Kiclieneif et cette Bessarabie que nous avions déjà traversée. Heu- reusement jusqu'à ce jour les pluies avaient respecté la contrée, qui, toute coupée de vallons arrondis, au sol mouvant, devient si difticile à traverser lorsque la boue en recouvre la surface. Novoceltz est le point le plus rapproché de la frontière de l'Empire. En ce lieu se franchit le Pruth, et l'on se trouve sur le territoir(^ de la Gallicie. Le chef-lieu du cercle de ce nom est Tchernovitz ; on le nomme aussi la Bukowine, à cause des belles forêts de hêtres qui couvrent les pentes orientales des Karpalhes, et que désigne le nom slave de Buliow. Tchernovitz est une jolie ville, assise au pied des montagnes; baignée par le Pruth, elle est fière à bon droit de ses élégantes églises. Au sortir de la steppe, je vous laisse à penser tous les agréments d'un pareil séjour. Quel beau pays que celle Gallicie, et comme il est parcouru commodément ! Les sites, les costumes pittoresques des habitants, tout se réunit pour rendre au voyage son charme le plus pi- quant, la variété. A Lemberg, on retrouve déjà tout ce qui constitue une grande ville allemande, sans ou- blier les Juifs, ce peuple grouillant et occupé, qui ne vit que du mouvement des affaires. Mais cette fois ceux de nous qui suivaient (elle roule r'cgaguaicnl Vienne de toute la vitesse des che- 61i2 VOYAGE vaux de la poste autrichienne. Ce fut avec une rapidité inusitée dans ces contrées qu'ils traversèrent tous ces beaux paysages d'automne dont la Moravie et la Silé- sie autrichiennes offraient encore le magnifique ta- bleau : sol riche el fécond , habitants heureux et pai- sibles dont on devine au premier coup d'œil l'aisance laborieuse. On avait évité le passage par Cracovie : des bruits alarmants de choléra se répandaient dans toutes ces provinces ; il était à craindre que tout à coup des li- gnes de quarantaine ne vinsseiit se dresser comme des murs d'airain devant les voyageurs. Voilà ce qui hâtait notre marche; l'épreuve que nous avions faite h Skoulani n'était pas de celles qu'on oublie à la lé- gère. Aussi regagnàmes-nous Vienne, notre point de départ, avec un empressement peu favorable aux ob- servateurs. De la capitale de l'Autriche, je me dirigeai, par Linz et Nuremberg, sur Francfort, et de là sur la Belgique, etnous atteignîmes la frontière de France au moment où l'hiver s'annonce dans ces climats et fait songer au bonheur de la retraite et de l'étude. Quant à ceux de nos compagnons qui étaient de- meurés après moi à Odessa , ils ne purent suivre la route que je leur avais tracée et qu'ils eussent peut-être parcourue avec des chances plus favorables , car le tléau qui avait inquiété les possessions autrichiennes disparaissait peu à peu. Mais à l'instant même où tou- tes les démarches étaient faites, toutes les collections réunies et classées pour attendre l'occasion d'un trans- port commode : on un mot. quand tous les juéparatils DANS LA RUSSIE MÉRIDIONALE 01. i étaient complètement achevés, un nouveau désastre les menaçait ; mais il faut que cette fois encore je leur laisse raconter ces temps d'épreuves rentrés aujour- d'hui dans le meminisse juvabiti Nous étions tout occupés à compléter nos disposi- tions de voyage. La journée était consacrée h des tra- vaux que chacun de nous trouvait importants, car il ne s'agissait de rien moins que de réunir les collec- tions et de les préparer aux chocs d'une longue traver- sée. En retrouvant ainsi h Odessa toutes ces richesses éparses, réunies çà el là avec tant de bonheur, nos na- turalistes ne se sentaient pas d'aise, et ils s'étonnaient eux-mêmes de se trouver si riches. Le soir venu, nous nous présentions chez les personnes dont la bienveil- lance nous avait accueillis, et nous devons dire que les invitations les plus honorables, comme les plus obligeantes, se disputaient nos courts loisirs. A la lin nous étions prêts, el le 3 novembre nous devions partir pour la frontière autrichienne, quand tout à coup, le 1*"^ novembre, un bruit vague se répand et circule dans Odessa. Ce bruit terrible qui commence par un mouvement fébrile el qui finit souvent par le cri d'angoisse de tout un peuple, avait déjà pris quel- que consistance, et nous l'ignorions encore : mais bien- tôt il ne nous fut plus permis d'en douter. C'était la peste! La peste était à Odessa ! Une pelisse sortie en fraude du lazaret avait répandu le tléau ; à la piemière nouvelle, on comptait déjà deux victimes ! Le lende- main de ce premier jour funèbre , plusieurs quartiers è'Iaicnl déjà cei'iiès: mais les sym ironies du mal. pln> 614 VOYAGB i'oits que Ions les obslacles , éclataient même au delà des barrières qu'on tentait, mais en vain, de lui oppo- ser. Alors l'effroi s'empara réellement de la ville. Ce fut une épouvante calme et horrible , et qui ne res- semblait en rien à ces terreurs animées, à ces délires erotiques dont il est parlé dans l'introduction de Boc- cace ou de Machiavel. L'ordre et le silence étaient par- tout comme la peur. Cependant les autorités s'étaient promptement concertées, le gouverneur général avait été averti, et en attendant son retour de la Crimée, l'ad- minislralion prenait les plus sages mesures. Enfin la ville fut fermée le 3 novembre à midi, et tous ceux que le hasard ou les besoins de la cité avaient amenés dans Odessa furent déclarés les prisonniers de la peste. Nous l'avouerons, ce fut pour nous un cruel mo- ment lout rempli d'anxiété. La veille encore nous pouvions sortir de la ville ; mais , une fois hors des nun^s, que faire? que devenir? comment nous expo- ser à de tels hasards? Q)u'eûl-on fait de nous quand on eût appris de quelles misères nous étions sortis? Cependant quelques personnes bien intentionnées nous pressaient de prendre ce parîi désespéré. On se rappelait que la ville d'Odessa avait été déjà pen- dant six mois séquestrée du reste de l'Euiope et par une cause loute semblable. Notre indécision était donc grande, quand, pour y couper court, la ville fut fermée. Mais tant de bonheur ne nous avait pas suivi dans ce long voyage pour nous abandonner au moment décisif. Odessa était cernée du côté de la terre; la mer nous leslail. ot sur cette mer le bal<'Mii à vapeur le DANS LA RIISSIK MÉIIIDIO.N ALL Gi:) Nicolas-Premier, qui appaieillaitpour Constanlinople. Certes qui nous eût dit, huit jours auparavant : Vous irez à Constantinople, celui-là nous eût étrangement sur- pris ! Cependant quelle ville commode ! quelle vie facile ! quelle philosophie fataliste ! Là, on ne vous demande pas : D'où venez-vous? avez-vous la peste? pestiféré ou non, vous êtes le bienvenu. Entrez donc ! Ainsi nous fûmes expédiés et sans obstacles. Nous prîmes posses- sion du bienheureux bateau le 4 ; nous ne quittâmes la rade qu'à la nuit tombante, non pas sans envoyer des vœux de salut à cette belle ville menacée où nous avions reçu un accueil si noble et si obligeant. Le lendemain nous passions à une petite distance de Yïle des Serpents, la seule île de la mer Noire. Cette île est laLeukè, l'île Blanche des anciens, et elle a en bien d'autres noms. Achilleavait reçu cette terre comme un don de Thétis sa mère , triste apanage pour un si riche héritier ! Le fds avait élevé à sa mère un temple et une ville sur ce rocher. Aujourd'hui l'île des Ser- pents, dépouillée de toute mythologie, de toute ver- dure, apparaît comme un îlot triste et nu, dont les oi- seaux de mer sont les seuls habitants. L'île fut bien- tôt dépassée, et sans apercevoir aucun de ces indices dont parle Arrien dans le périple du Pont-Euxin. Bien plus, l'ombre d'Achille et dePatrocle ne se donnèrent pas la peine de nous indiquer, comme c'est, dit-on, leur usage, en quel lieu de la plage la descente est la plus facile. Aussi bien nous continuâmes notre che- min. Une mer assez rude, un (;iel gris, un vent froid, nous poursuivirent jusque veisle 44*^ degré de latitude. 040 VOYAGE Cette température et ce ciel étaient parfaitement d'ac- cord avec les traditions des marins de cette cote. S'ils ne croient plus à Achille et à Patrocle, ils sont très-fort persuadés, et à bon droit, que les eaux et les vents sont plus incléments qu'en aucun point de la mer, tant qu'on est devant les bouches du Danube. Enfin, le 6 no- vembre, le plus doux soleil d'automne, la mer la plus calme et la plus limpide, favorisaient notre entrée dans le Bosphore. Nous avions hâté de nos vœux le mo- ment où nous verrions ce passage fameux, et nous ne l'eûmes pas plus tôt aperçu, que nous trouvâmes notre marche trop rapide. Courir comme nous faisions, avec une vitesse de neuf nœuds, à travers tant desiles variés, c'était à en demeurer éblouis. L'œil se fatigue ici, rien qu'à suivre tous les splendides paysages, toutes les per- spectives admirables qui se révèlent et se cachent tour à tour. Cet incomparable passage du Bosphore n'est autre chose qu'un immense panorama qui court de chaque côté du navire pendant cinq lieues, tout diapré de forts, de tours, de villages, de palais. Dès l'entrée, vous rencontrez toutes ces merveilles d'abord clair- semées et jetées çà et là sur le penchant des collines. Avancez encore, et vous allez voir les habitations qui se pressent sur le bord du canal comme un front brillant d'édifices capricieux. Au-dessus de ce premier plan, il faut voir s'entasser, dans le désordre le plus pittoresque, les toits rouges, les panneaux vernissés, les jalousies dorées, les noyers à la tète arrondie, les vieux cyprès et les blanches aiguilles des mosquées. Pins vous approchez de Conslantinople, plus ce chaos >^ ^^gggg>1SBWB!gS^i;AittaMnB-^^^^^ v£^à^iir^l ù ûHÛkÛ&ûûûAAA (H 8 voyagh: l'un des navires à vapeur de l'aclministralion des postes, se préparait à partir pour Marseille; il ne nous restait <|ue vingt-quatre heures pour parcourir la vivante ca- pitale, et encore à peine étions-nous arrivés, que la loi sévère qui ferme toute communication à la nais- sance de la nuit, nous retenait à bord. Nous restâmes donc sur notre navire cloués sur le pont, frappés du superbe spectacle qui nous entourait et dont la lune agrandissait encore les imposants contours. De là, nous cherchions h surprendre quelques bruits de la cité en- dormie, mais toutes les créatures humaines étaient profondément silencieuses, et nous n'entendions que les hurlements des chiens, ces maîtres nocturnes de Constantinople. Avec le jour tout s'éveilla, la ville, les navires, les caïques, nacelles fragiles qu'un mouve- ment renverse, et qui sillonnent chaque jour au nombre^de dix mille les eaux de cette capitale. C'est trop peu de dix heures pour parcourir la quadruple cité, pour gravir de Galata à Péra qui garde encore sa gigantesque tour génoise, pour se jeter dans le labyrinthe des rues et des bazars de Stamboul, pour tenter d'aborder Scutari. Nous nous y sommes rués en enfants perdus, en écoliers ardents qui profitent avec délices d'une heure, d'un moment, d'une minute ! Nous qui fuyions la peste, nous lallions gaiement af- fronter dans ces étroites ruelles où elle marche le front haut, les coudées franches, avec cette fière allure de Turc, qui heurte toutes choses sans dire gare! Mais avons-nous seulement le droit de parler, nous visiteurs haletants, des mosqu(''es, des bazars, des cimetières ; A il ! u l'i \i 'ri^^^r? i3 rrhnnir'(-'i'irti|'iTt>rBir>ttt-Mist ■v'i'-^r ;4i»-.wVi^^^/^rf<^^-'^i-^^t?*R>r>^f ML ^ t • M- .„. > - (^ > ' If « « 1 ^( ait I 1 nnmw;«wimmiiniiB''jiiii,iiii m i», ir»,fiit^y.w.jçg'.'=>>>i.^jç tfff# ^l:mttf:f{:fcfct;{:|:}:t:!:CTffî;i:itî:»i; (120 VOYAGE (lage dangereux. Lu i)a(juebot aiitiichien, croisaiil notre roule durant la nuit dans le canal de Scio, avait ('piouvé comme nous le choc le plus rude et le plus imprévu. Heureusement les deux navires, tout nuiti- lés qu'ils étaient, purent continuer leur route. Entre la Morée et Malte, un coup de vent obligea le Dante dés- enn)aré à arrêter sa machine , car résister plus long- temps à la tempête, c'était tout risquer. Malte nous reçut sous ses murs. Ai)rès avoir côtoyé la Sicile et salué toutes les villes de la côte d'Italie sans les tou- cher, nous arrivâmes h Marseille après six mois d'ab- sence, pour trouver au lazaret un rejws et une soli- tude féconds en souveniis ! Ici se termine le simple récit de notre voyage, course non interrompue, revue rapide où chaque jour, chaque l>ays apportaient aux voyageurs leur tribut d'émotions nouvelles, d'études intéressantes. Ce qui nous resic à dire de toutes les contrées dont ce livre vient de tracer l'itinéraire, c'est la science qui va le raconlei dans son langage grave et précis. Pour moi, ma tâche est accomplie, et mes vœux seront exaucés tout entieis si l'indulgente attention des lecteurs a pu me suivre jusqu'ici à travers ce dédale de paysages, d'histoire, d'observations et de poésie dans lequel notre active ( (»horle s'est promenée pendant six mois avec tant de boidieur et de zèle. Ceci donc ne sera, à vrai dire, que l'introduction nécessaire aux travaux des savants et des iraturalistes dont nous avons partagé tous les hasards. Aussi bi«'n, (juand chacun de nous aura ap- |H>ri(' à (e moiuuirent sa pail do travail, aurons-nous DANS LA RUSSIE MÉUIDIONALU:. G2I accompli en commun une lâche qui , sinon pour le ta- lent, au moins pour la vérité et pour la conscience, ne sera peut-être pas indigne du but de ce voyage et de l'auguste protecteur à qui ce livre est dédié. ERRATA. Pag. li« 12 6 20 5 23 22 31 8 37 10 30 16 68 10 74 5 86 6 95 8 97 13 «00 2\ 101 16 104 28 103 9 108 7 123 50 137 23 «47 «3 131 •24 132 2 «33 8 «37 21 «63 5 168 8 173 y «79 16 ta. 30 •m «0 'S" 1 > :!!» «7 223 «5 Aprë« créé il faut un ! au lieu de? 8wite home, /jseasweet home. se fût-elle . lisez se fut-elle. le relai. lisez le relais. haec (le Laiireaco rellquia , lisez reli(|ua. quitté, lisez i|uittés. fluviatiles. lisez fluviales. aperçu, lisez aperçus. Ertlôod , lisez l^nlôd. engagés, lisez engagé. confortable , lisez couÉfor- t.ible. gardes - côtes , lisez garde-cô- tes. DemirGapy, /ises DemirKapy. Ada-Galéh. Usez Ada-Kaléh. Même rectification que ci- dessus. nous fumes, lisez nous ffimes. .«ans borne, lisez sans bornes. chargé , lisez chargée. a peines, lisez à peine. de bronze, inez de marbre. Trausjlvanie, lisez Transylva- nie. so lituiles, lisez solitudes. l'eiception , Usez lexemp- tion. annuellement, celte, lisez an- nurlleiiient. i elte. conipreml , dans, Usez com- prend dans. se subdivise encore en 40 as- pres et 120 paras, li.^ez se sub'livise encore eu 40 paras ei «20as|ires. Tran>ilvanie, lisez Tran^ylv.i- iiie, inégales, li.sez inégales. iinp()s>ibie, Usez itnpossililcs. A la gravure , Hukaiest , lisez Bukharest. Tr.iuilvanie, lisez Transylva- nie. >oté, par, lisez \o[é par. Pag. lig. 226 ♦ Traiisilvaniens, Usez Transyl- vaniens. 238 28 du divan , lisez de divan. 244 7 domage, lisez doinm.ige. 246 2 Première colonne , Botochany, Usez Botcchaui. 237 H à l'horizon, que, /ù'«« à lbi>. rizon que. 239 10 en lleuis, lisez in lleiu\ 271 23 1769, lisez «796. 272 9 19' siècle, /wes 18° siècle. Id. 24 Après le mot élevée, il faut ime virgule. 12° llv. A la vignette, Traversée, lisez Traversée, dalhias, li.-^ez dahllis. sans borne, lisez sans bornes, audelà , lisez au-ilelà. 4 de pur froment. Les colons, ii^ez de pur froment, le» co- lons, rrnder, lisez rendre. Kourglians, lisez kourghau". toits rouges couverts, lisi z toit» rouges, coinerb. 372 3 Tchioufout Giléii, /iif'S Tdiioufout-Kaléh. 13' iiv. A la vignette, nieuic lorrecliou (|ue ci (les us. «7» Iiv. A la gravme Baydar, Usez Baïdar. 408 2 la Ta. hornala , lisez la T. lior- naïa. «9' Iiv, à la gra>ure, mines, lisez ruiues. 4fi« 13 commander, /i«f s comm^inder. 470 II colonns militaire-^. Usez co- lonnes niilli.iircs. 488 13 Ai|-Metchet, //ic; AkMetch.t. 20' Iiv. A la gravure, Kastaff, lisez Uosloff. 317 Sommaire à la 2" bguf. Ai.Oi tciia, lisez Alouchta. .327 « sons jeux, lisez sons nos yeux. .'Î4I « Qalch. lisez. Kaléli. A ravanl-tlernié'C vig. ettc. TiMuan, lisez r.tniau. HOi 1 Id. 5 314 21 320 4 328 6 3">3 50 334 30 TABLE DES MATIÈRES. Pageà. Préface i CHAPITRE PREMIER. De Paris à Vienne. 1 CHAPITRE II. De Vienne à Bukharest. 41 CHAPITRE Ilf. Bukharest. — Valaehie. 113 CHAPITRE IV. Yassy. — Moldavie. — Bessarabie. 193 CHAPITRE V. Odessa —Côte méridionale de Crimée. 203 TABLE. PjlgOS. CHAPITRE VI. Crimée. — Taganrock. — Novo-Tcherkask. 301 CHAPITRE VM. Yalta. — Baghtcheh-Sarai. 339 CHAPITRE VTII. Sevastopol. — Odessa. — Vosnessensk. 379 CHAPITRE IX. Vosnessensk. — Retour en Crimée. — Eupatorie. 429 CHAPITRE X. Kozlof. — Symphéropol, — Kara-sou-Bazar. — Théodosie. 473 CHAPITRE XI. Théodosie. — Kaffa. — Kertch. — Taman. — Alouehta. — Yalta. — Aloupka. 517 CHAPITRE XII. Notions historiques sur la Crimée. — Odessa. — Retour. 585 FIÎN DE LA TABLE. 0 BINDING Z2Z7. ..;; / 5 1966 Demidov, Anatolîi Nikolaevich principe di San Donato Voyage dans la Russie méridionale et la Crimée Ed. illustrée de soixante- quatre dessins PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY DK 508 .9 B56DM5 18M0 T.l Cl !•••«»« rf9t9fmm9'm(^mf* rk ^•i'i » ^ ^» ^- > ^' r {"t'I f f* Iri'i V^'i't ^i 1' i . 4 < I ^ • 4 » 4 ' é. î» ^- 4r 4 - i* i i, w, i ,^ vl- 1»^ ,. 1 • f*f 4- ' 4-#*f»#*^* |»4»'f i i^^»« i 4*1 'f * : *^?^if-*f«t«< 'f f ■'f T '< V f ♦? *4* f*f *4*f •4>.4» i '^f.^J* 4-^ *< f>ii>l« i» 4*é«u^< >4*f >f ^1 •^* >f **4'4»^»i *i i#f< ► ♦Vf -^''^-fM'I'-f >'f'2'*^'-i*'^t» i*i*i > ' • - > * 4 ' ^ • ' ■ i» i i ♦ i :* ( • ■■ 4-4*fiu :: ^•4-4 4-4 4'^t ?•-' rr? f*^^*''*"''^f*î*'»*4»f >>l*f 4-4.*44»f-^4>o*^j^ "4*4 ♦••■?' ■^ ' ^ ' i i > I ' * '4't l'f -r i-f-f-f'':-^ -^ • ' i ' 4 ' f ^ > • > • i » i ' > • 4 " - : > ' ^ ■^<',c.'^i ?.;.* i'? .*-rj.i ;.»-(.» aï. v4*'y»4^4 ' 4*^*4* 4* > ' ^ ' f • i* f ^ ♦-• I* f? f * f « i » I » ( »4*f*4* fj^i '•*•#•( ^*i*>if«> ,, , j* i .», •! r,. ,*^ ^^, !♦, '«f »f*4*|-»f»f»**ê»é.«f «; î*i 4*1'- '■* ^* '*< !•' '-«i '■••'' ••^'^J '«t '*■. ^t; '^f'i ^'f^f*' *- '*^ > ^f''4'f ^f''4^4^f &4*# ! J-i'*!** 'X 1*1 :.^|*J v^éri .t^ '^- . I *. : i:# < '•« < 1* * ■ r. f* . ïî, , (^, i;», ;• , [, ^ ,irl» , if^ k» *• . h*5 ^»- ,^1 *^ > ; J , I* i* . f« , f <, ^« , .♦ , I. , 1*1, aJ» i»i< L» i» t*( 3*i ^f *f '< *' *' ' '> 4* . '^ . > -^** 4 * ' ►♦ 1* ■ '* l*'^ '* < ^* - ►* #* . ^-^ >" *; »^ ^i * t* 9*' f ' W4»i*|«j^* if^j^.i***" '••j ^j '*^( ('■^ ^t'f* f*f *l*f* t*l' ^*4*î* '* - ♦-•*t»j >. ( ^tv '\i >i '«« S» , f» , '♦ , I ♦ 1» 4* f * < * * - [* ' *■• f* f *