/^ CD- LO □ CD m CD CD *l ^ < • VOYAGE L'ASTROLABE. CHAPITRE XXV. EXPLORATION DES ILES VITI. , gp m »- Au jour la houle du sud a beaucoup grossi, et la l8a7. brise a varié au N. et au N. O., de sorte que nous « mai. n'avons guère pu porter qu'à l'ouest du monde. Le ciel s'est couvert dans la soirée ; à onze heures il s'est chargé tout-à-fait , et la pluie a tombé. Comme nous ne pouvions rien distinguer en avant du navire , j'ai pris la cape tribord amures dans la crainte de rencon- trer quelque banc inconnu sur cette route peu pra- tiquée. A deux heures de la nuit une grosse pluie tomba a3, par torrens , et des coups de tonnerre retentirent dans le lointain. Le ciel prit une apparence très-menaçante, TOME IV. 27 398 VOYAGE et nous diminuâmes de voiles. A quatre heures trente minutes le vent sauta subitement du N. au S. , où il souffla grand frais , tandis que la pluie continuait de tomber à verse. Nous restâmes à la cape tribord amures jusqu'au jour, où le vent redevint plus régu- lier. Nous remîmes alors le cap en route, à l'O. 1\i N. O., en filant quatre nœuds au travers d'une grosse houle. De temps en temps il passait d'énormes lames qui venaient évidemment des parages situés au-delà du tropique. A cinq heures trente minutes du soir, le temps étant déjà fort obscur, et ne voulant pas m'ex poser à dé- passer l'île de la Tortue sans la voir, j'ai serré le vent tribord sous petite voilure. Il y a eu dix-huit milles de courant au N. O. dans les vingt-quatre heures. Je prévois déjà qu'avec les courans et les vents qui ré- gnent , notre exploration des îles Fidgi ne sera pas sans dangers ; cependant c'est un article trop intéres- sant de la campagne pour que je puisse me résoudre à y renoncer. Je tenterai du moins l'aventure, et les circonstances décideront du reste. 24. Au point du jour le cap est remis à l'O. */4 N. O. ; le temps et la mer s'embellissent , et nous augmentons de voiles. La vigie des barres , à neuf heures quarante- cinq minutes , signale une île à vingt-cinq milles de distance dans l'O. S. O. : c'est l'île de la Tortue (île Baloaen langue viti). Nous gouvernons droit dessus. A deux heures et demie de l'après-midi nous étions parvenus à quatorze milles de cette petite île, et sa po- sition me paraissant bien déterminée , je me dirigeai au Mai. DE L'ASTROLABE. 399 N. '/4 N. O. pour rallier les plus méridionales des îles Fidgi. Dès trois heures cinquante-six minutes, la vigie signala la terre clans cette direction , et à cinq heures trente minutes on la voyait facilement de dessus le pont, sous la forme de deux îles de médiocre hauteur. Le courant observé à midi avait été de vingt milles au N.; pour me prémunir contre son action, je passai la nuit aux petits bords ou en panne. A cinq heures trente minutes du matin , nous finies 25 servir au N. N. O. ; peu après la terre se montra à nos yeux , au travers de la brume, et je reconnus que le courant nous en avait sensiblement rapprochés. Nous gouvernâmes pour donner dans le canal formé par les deux îles les plus méridionales. A mesure que nous approchions de ce canal , nous remarquâmes que les terres de droite se composaient de deux îles de médiocre hauteur et de peu d'étendue , Ong-Hea-Lebou et Ong-Hea-Riki , entourées d'un récif qui leur était commun, et de deux îlots de sable , Nougou-Chonguia , aussi environnés d'un récif. A gauche une seule île plus considérable, Boulang-Ha, ceinte d'un brisant circulaire , nous montrait d'im- menses forets. A neuf heures trente minutes , comme nous nous trouvions au milieu de cette passe inconnue, nous vîmes sortir des récifs de Ong-Hea-Lebou deux pi- rogues qui se dirigèrent immédiatement vers nous. A dix heures l'une d'elles accosta la corvette , et cinq des naturels qui la montaient grimpèrent lestement 27* 400 VOYAGE 1827. à bord sans se faire prier. L'un deux, qui était le chef, Mai. s'avança vers moi et m'apprit que lui et ses gens , au nombre de quinze ou vingt, étaient des habitans de Tonga-Tabou , établis à Laguemba sous la protection du chefTouï-Neao. et qu'ils parcouraient habituelle- ment ces îles pour leurs affaires de commerce. Ce chef, nommé Mouki, était fils de Vea-Tchi, et frère de Vea ; il habitait depuis trois ans les îles Vili , où il paraissait jouir de quelque influence. Cette influence tenait surtout à ce qu'il possédait dix fusils , tandis que Touï-Neao lui-même n'en avait que six. En outre il était allé, à ce qu'il m'assura, sur un bâtiment anglais à Port-Jackson , à la Nouvelle-Zélande, et à Taïti. Mouki est un homme de quarante à quarante-cinq ans, d'une figure douce et de manières agréables. Il a sollicité la faveur de rester à bord de l'Astrolabe jusqu'à notre arrivée à Laguemba, faveur que je lui ai sur-le-champ accordée avec joie : il m'a été fort utile , en me donnant les véritables noms des iles , et m'indiquant à l'avance leur position et celle des récifs qui les entourent. Par un hasard assez singulier, un des hommes de la pirogue de Mouki s'est trouvé être un insulaire de Gouaham ; il avait vu VUranic dans son île , et se rap- pela MM. Quoy et Gaimard, avec lesquels il conversa long-temps en espagnol. Ce jeune homme, nommé Mediola , était venu, trois ans auparavant, aux îles Viti, sur un bâtiment espagnol qui comptait charger de bois de sandal à Boua sur la grande île Yanoua- DE L'ASTROLABE. 401 Lebou. Ii nous dit qu'il avait été abandonné par ce 1827 navire , et que depuis cette époque il avait inutilement Mau rodé d'une île à l'autre dans l'espoir de rencontrer un bâtiment qui pût le reconduire dans sa patrie. Me- diola m'a instamment supplié de le recevoir à bord de l'Astrolabe, et l'iiumanité m'a fait un devoir de consentir à ses prières. D'ailleurs il parle couram- ment la langue du pays , et pourra nous être utile comme interprète. Mouki et Mediola m'ont confirmé l'existence d'une petite ancre sur Laguemba , appartenant à Touï-Neao ; ils m'ont appris en outre qu'elle provenait d'un ba- leinier américain qui s'était perdu sur les brisans de Batoa , où se trouvaient encore deux autres ancres suivant Mouki. Je me proposai dès-lors de faire tous mes efforts pour me procurer l'ancre de Laguemba. Dans ce but je fis toutes sortes d'amitiés à Mouki, afin de me concilier toute sa bonne volonté dans celte négociation. Du reste nous poursuivîmes notre route au N. N. O . et au N. O. , tandis que M. Gressien recueillait avec soin tous les matériaux nécessaires pour dresser une carte exacte des îles V iti. D e nouvelles îles se montraien t devant nous , et de midi au soir nous laissâmes à tri- bord, à trois ou quatre milles de distance , un groupe de quatre îlots élevés , îles Ang-Hasa , et plus loin l'île plus grande de Namouka, munie d'une large cein- ture de brisans. A bâbord et à huit ou dix milles de distance, nous vîmes successivement l'îlot de Ma- rambo et les îles Kambara et Wangara. 402 VOYAGE A six heures , nous trouvant à peu près à égale distance des petites îles Komo et Taboune-Siki , nous avons beaucoup réduit la voilure , et nous avons couru de très-petits bords. Les nuits sont fort obscures, les courans assez forts , et dans ces dangereux parages nous ne pouvons prendre trop de précautions pour ne pas tomber sur quelque récif inconnu. Toutefois Mouki m'a dit qu'il ne connaissait dans les environs qu'un danger isolé , situé à quelque distance dans l'ouest de Taboune-Siki , et il lui donna le nom de Na- vatou. Les pirogues de ce chef ont poursuivi leur route vers Laguemba afin d'annoncer aux habitans notre prochaine arrivée. Lorsque j'opérai la reconnaissance de ces îles, je pensai qu'elles devaient être les mêmes que Wilson découvrit en septembre 1797. Son île Table me parut être la plus grande du groupe de Ang-Hasa;je rap- portais son île Neat's-Tongue à Namouka , et ses îles Danger aux îles Moze, Komo et Holo-Roua. Mais en examinant de plus près notre travail, et le comparant avec le plan qu'il a dressé , j'ai remarqué de telles dif- férences de configuration, de longitude et de latitude, que je doute fort de l'identité. Peut-être existe-t-il des îles encore plus à l'est que nous n'aurions point vues, et qui seraient celles de Wilson ; ou bien, comme le suppose Arrowsmith, les longitudes de ce navigateur doivent-elles diminuer de vingt-trois minutes. Elles s'accorderont alors avec nos positions , mais la diffé- rence des configurations n'en existera pas moins. Il n'appartiendra qu'au navigateur qui passera à l'est des DE L'ASTROLABE. 403 îles Ong-Hea, Ang-Hasa et Moze et à peu de distance, 1827. de résoudre ce problême. Mau A cinq heures et demie du matin nous faisons servir *6. au N. N. O. avec un vent d'E. assez frais, bien que le ciel demeure très-couvert et qu'il tombe une pluie fine et continuelle. Cette pluie nous a long-temps masqué la vue des terres ; ce n'a été qu'à sept heures que nous avons pu reconnaître Holoroua , Wangara et Taboune-Siki ; le courant nous avait sensiblement portés vers cette dernière. A sept heures quarante minutes nous avons parfai- tement distingué les hautes terres de Laguemba , in- correctement nommée sur la plupart des cartes Ate- kimbo , et à dix heures dix minutes, comme nous n'en étions plus qu'à cinq milles environ, j'ai mis la cor- vette aux petits bords pour attendre l'arrivée des na- turels et entamer mes négociations avec eux au sujet de l'ancre. Vers onze heures une grande pirogue double appar- tenant à Mouki, et qui depuis long-temps gouvernait sur nous , a accosté la corvette ; mais elle a manqué la bosse que nous lui avons envoyée , et elle a été forcée de manœuvrer très-long-temps avant de pouvoir nous rejoindre. Cette pirogue , d'une très-grande dimen- sion , armée par vingt ou trente hommes , et sur- montée de deux ou trois plates-formes, l'une au-dessus de l'autre, offrait un aspect vraiment imposant, et je conçois qu'à la voile elle eût pu couler bas notre cha- loupe , toute solide qu'était cette embarcation. Quelques momens après , une autre pirogue plus 404 VOYAGE 1827. petite a accosté le navire par l'arrière ; elle contenait Mai- trois Espagnols originaires de Manille , et qui étaient arrivés dans ces îles sur le même navire que Mediola. Ces trois malheureux m'ont supplié à genoux de les recevoir sur mon bord, et mon consentement les a transportés de joie. Comme ils m'ont encore confirmé l'existence d'une ancre à terre , et m'ont expliqué qu'elle était plus petite que nos ancres de poste, je me suis décidé à expédier sur-le-champ le grand canot pour la prendre s'il était possible. Mediola et Mouki devaient y embarquer comme interprètes , et je gar- dai à bord , comme otages , deux hommes et le fils de ce dernier. A midi un quart le grand canot, armé par dix hom- mes d'équipage, partit sous les ordres de MM. Lottin et Dudemaine, et sous la direction de Mouki et de Mediola. Un moment auparavant la petite pirogue avait repris la route de l'ile , en laissant à bord les Irois Espagnols. J'avais bien recommandé à Mouki de hâter la négociation de manière h ce que l'ancre pût être embarquée sur-le-champ dans le canot : en même temps j'avais enjoint à M. Lottin de ne point laisser descendre ses hommes à terre , surtout de repartir aussitôt qu'il aurait l'ancre ; sous aucun prétexte il ne devait attendre la nuit pour s'en revenir. Dès une heure trente minutes nous vîmes notre canot qui sortait à la voile des récifs de Laguemba , et je me doutai aussitôt qu'il n'avait pas réussi dans sa mission. D'une heure et demie h deux heures, notre temps fut consacré à une station géographique , el à DE L'ASTROLABE. m deux heures je laissai porter pour aller à la rencontre du canot. A deux heures dix minutes, MM. Lottin et Dudemaine rentrèrent à bord, encore tout épouvantés du danger quils venaient de courir dans leur visite à Laguemba. M. Lottin me rendit compte de sa mission : il s'était dirigé sur une tache rouge située vers le milieu de File, devant laquelle se trouvait le village du chef Touï- Neao, où était l'ancre. Le canot pénétra à l'intérieur du récif par une passe étroite entre les coraux. M. Lottin n'aperçut d'abord sur le rivage que quelques femmes et enfans. Mais à peine venait-il d'accoster la terre que les hommes accoururent à la plage; après avoir fait retirer les femmes et les enfans, leur nombre s'accrut successivement jusqu'à cinquante ou soixante. 1827. Mai. NorJ Ils devinrent tnrbulens , leur attitude était mena- 406 VOYAGE i«27. çante, et tout annonçait qu'ils étaient disposés à faire Mau main-basse sur le canot, avec d'autanl plus de vrai- semblance qu'ils étaient tous armés. Il ne fut nulle- ment question de l'ancre , et Mouki ne put exercer aucune influence sur eux. M. Lottin se défiant ajuste titre de leurs dispositions , et voyant la foule se grossir à chaque instant de ceux qui arrivaient , releva le grapin et poussa au large , malgré les efforts de quel- ques naturels qui voulurent s'opposer au départ du canot. L'effroi avait tellement saisi Mouki, qu'au mi- lieu de la bagarre, au lieu d'apporter son intervention entre les deux partis , il s'était couché à plat ventre dans le fond du canot . Quand il se vit de retour à bord , Mouki avoua que, n'ayant pas avec lui ses hommes de Tonga , il lui avait été impossible de réprimer les Kaï-Biti , et il ajouta que les Français auraient dû tirer dessus pour les modérer. D'un autre côté , Mediola soutint constam- ment que les hommes de Laguemba n'avaient eu au- cune intention malveillante , et que la curiosité seule les avait poussés en masse vers notre canot r. Toutefois je jugeai qu'on ne pourrait se fier sans imprudence à des hommes d'habitudes essentiellement cannibales ; j'approuvai beaucoup la retraite de M . Lot- tin , et je renonçai même à envoyer aucune embarca- tion sur l'île. Je me bornai à engager Mouki à m'ap- porter l'ancre le long du bord dans sa grande pirogue. Pour cela, je lui promis une riche récompense, sa- > l'oyez noie 1. DE L'ASTROLABE. 407 voir : un fusil de munition, des haches el autres 1827 menus objets. Mal- Quelque temps après , il arriva une pirogue mon- tée par quelques naturels, parmi lesquels on remar- quait un chef d'une corpulence remarquable qu'on m'annonça être cousin du roi. Cet homme, dont le nom était Loua-Lala, monta sur-le-champ à bord sans aucune marque de défiance et y resta de même. pi. xcviii Issu d'un père tonga et d'une mère kaï-biti , il avait le faciès général et la tournure des habitans de Tonga, avec les cheveux crépus et le teint plus noir des Mélanésiens de Viti. Mouki , un peu confus du mauvais succès de sa mission dans le grand canot, repartit aussitôt avec sa pirogue, en promettant d'arranger avec Touï-Neao l'affaire de l'ancre, et même de l'apporter le soir ou le lendemain matin à bord de la corvette. Vers trois heures et demie , il est arrivé une petite 408 VOYAGE 1827. pirogue montée par quatre ou cinq Kaï-Bitis, et Ton MaK m'a prévenu que l'un d'eux, nommé Toureng-Toki, frère du roi , demandait la permission de monter à bord ; ce qui lui a été sur-le-champ accordé. Cet pi. xcviii. insulaire, par sa couleur, ses traits, son attitude et ses manières , m'a rappelé à l'instant le véritable type de la race noire océanienne, que j'avais déjà observée à la Nouvelle-Irlande , à la Nouvelle-Guinée et à la Nouvelle-Hollande. Quand Toureng-Toki a appris que je désirais ac- quérir l'ancre de Laguemba , il a paru n'opposer d'autres obstacles à cette acquisition que la difficulté de l'apporter jusqu'à bord avec une grosse mer et un mauvais temps , comme celui qui régnait alors. Ce- pendant, quand je lui ai représenté qu'ils avaient de grandes pirogues capables de porter un pareil poids , quand j'ai ajouté que je donnerais en retour deux mousquets et beaucoup de poudre, cette considéra- tion l'a déterminé, et il a promis que l'ancre nous serait apportée. En effet, sur les cinq heures du soir, il est arrivé un message du roi de Laguemba pour m'annoncer que l'ancre était embarquée dans un ca- not, et qu'une pirogue serait chargée de l'amener à bord cette nuit même, si je voulais approcher beau- coup plus près de la côte, dont je me trouvais alors à cinq ou six milles. Mais la mer avait beaucoup grossi; le ciel , très-chargé, menaçait de toutes parts, et je me souciais peu de me hasarder près des récifs de Laguemba, au travers d'une nuit obscure et sur la simple promesse de ces naturels. Je lis donc répondre DE L'ASTROLABE. 409 à Touï-Neao qu'il était trop tard , et qu'il faisait trop 1827. mauvais temps pour m'apporter l'ancre dans la nuit ; Mai- maïs que je me rapprocherais de Laguemba le lende- main de bon matin , et qu'ils pouvaient se tenir tout prêts pour me la livrer. Tomboua-Nakoro , l'un des Kaï-Biti qui venaient d'arriver par cette pirogue , monta à bord pour visiter la corvette et pour causer avec le frère du roi. Pendant ce temps , la pirogue s'éloigna en laissant à bord quatre naturels de Tonga et deux de Viti. Je fus obligé de prendre la bordée du large ,} et nous restâmes aux petits bords entre La- guemba et Banoua-Balou. J'ai déjà adressé de nombreuses questions aux na- turels et aux Espagnols , au sujet des vaisseaux de Lapérouse, mais on n'a pu me donner aucune réponse satisfaisante. L'ancre de Laguemba provient bien cer- tainement d'un brick américain qui fit naufrage , il y a dix-huit mois environ , sur les brisans de Batoa. De là sans doute proviennent aussi un grand nombre de piastres que j'ai vues aujourd'hui entre les mains des naturels qui nous demandaient en échange des fusils et de la poudre. Laguemba est une île de deux cents toises d'éléva- tion , découpée et couverte de bois. Elle contient , dit-on , dix villages dont deux sont habités par des naturels de Tonga, et les autres par des Kaï-Bitis. Les îles qui l'entourent , savoir : Neaou , Eihoua et Ba- noue-Batou , sont de la même nature , mais plus petites et moins élevées. Laguemba est entourée d'un récif qui s'étend à un demi-mille du rivage, et sur lequel la 410 VOYAGE 1827. mer brise avec une violence extrême. Les maisons, Mai- les palissades et les cultures, suivant les observations de MM. Lottin et Dudemaine , ont beaucoup de rap- ports avec celles que l'on observe à Tonga-Tabou. Les habitans de Laguemba sont fréquemment en guerre avec ceux d'une île peu éloignée au N. O. , et nommée Dzizia ; les vainqueurs dévorent sans pitié les prisonniers qui tombent entre leurs mains. 27. Toute la nuit il souffla une forte brise de S. E. , avec des rafales , un ciel très-chargé et une grosse houle. Pourtant, quand le jour revint, nous revîmes les îles au travers de la brume , et je m'aperçus que, contre mon attente , nous nous étions assez bien sou- tenus au vent. J'ai couru une bordée sur Laguemba pour nous en rapprocher ; mais les grains sont conti- nuels et la mer très-grosse , de sorte que j'ai été forcé de m'en tenir à bonne distance. D'ailleurs les naturels qui sont restés à bord m'ont assuré qu'il était impos- sible à leurs pirogues de s'exposer en mer par un aussi mauvais temps. Entre sept et huit heures du soir le ciel a paru s'é- claircir un instant, puis il s'est encore chargé de toutes parts , le vent a repris avec une nouvelle violence , et dans une effrayante obscurité , nous avons continué à courir des bordées de huit ou dix milles entre La- guemba et Banoue-Batou, au risque d'être entraînés malgré nous sur des brisans inconnus. Dans la matinée, Audibert, notre maître voilier, m'a montré une pièce de cuivre que Guttierez, l'un des hommes de Manille, lui avait donnée à garder DE L'ASTROLABE. 411 avec un certain nombre de piastres. A la première 1827. inspection , j'ai vu que c'était une médaille russe , que Mai- j'ai soupçonnée provenir de l'expédition de Billings- hausen , qui découvrit en 1 820 l'île Ono. Ayant ques- tionné Guttierez, il me dit d'abord que Loua-Lala l'avait rapportée du brick naufragé avec d'autres pièces. Mais, après de plus amples informations et des questions plus détaillées , je sus qu'un certain nombre de naturels d'Ono étaient venus à Batoa dans l'espoir de prendre part au butin, que l'un d'eux portait au cou la médaille en question , et qu'elle lui fut enlevée avec d'autres objets par Loua-Lala ou quelqu'un de ses gens. Cette médaille portait d'un côté l'effigie d'Alexan- dre avec la légende ordinaire à l'entour. Sur le revers étaient écrites trois ou quatre lignes à demi-effacées par le frottement de la pièce contre la peau du naturel qui la portait suspendue au cou ; mais on distinguait encore quelques mots et le millésime de 1818 l. Gut- tierez, qui ne la considérait que comme une simple pièce de billon , me la céda de grand cœur pour une chemise neuve , et j'en devins ainsi possesseur. Je profitai de ce moment pour renouveler mes ques- tions relativement aux frégates de Lapérouse : mais les habitans des îles Viti ne paraissaient en avoir eu aucune notion. Néanmoins ils se rappelaient parfai- « Le capitaine Lùtke, à qui je montrai cette médaille à Paris en 182g, reconnut sur-le-champ qu'elle appartenait au Voyage de Billingshausen , et lut même sur une des faces le nom du navire que montait ce navigateur, Eoctohb (Orient). 412 VOYAGE 1827. temenl le naufrage de V Argo, près de Laguemba , et Mai- celui de VEliza , sur les récifs de Neïrai. Un moment je crus être sur la voie , quand Loua-Lala m'assura avec beaucoup de sang-froid que les deux vaisseaux de Toute, Cook, avaient paru à Laguemba; mais je m'aperçus bientôt que ce rapport ne pouvait avoir trait aux navires de Cook ni à ceux de Lapérouse , quand il ajouta qu'il n'y avait que trois ans que ces navires avaient passé dans ces îles* Le bâtiment qui avait apporté nos quatre Espa- gnols dans cet archipel se nommait Concepcion; il était armé de trente-huit hommes d'équipage , et était parti de Manille pour venir charger de bois de sandal aux îles Vïti. 11 fit naufrage sur un des nombreux ré- cifs qui régnent entre les deux grandes îles Vanoua- Lebou et Viti-Levou. Une vingtaine d'hommes péri- rent dans le naufrage, et leurs corps furent mangés par les insulaires. Le reste se dispersa dans les di- verses îles de l'archipel, où ils s'attachèrent au service des chefs pour manier les armes à feu et les suivre aux combats. A cette condition les chefs consentaient à pourvoir à leur entretien, et les traitaient même assez bien. Seulement ils devaient s'attendre à être dévorés par leurs ennemis quand ils tombaient entre leurs mains, accident qui était déjà arrivé à plusieurs de leurs camarades , et notamment au maître d'équi- page du Concepcion. Avant de pénétrer dans les îles Viti , le Concepcion avait touché à Tonga-Tabou , ou Mediola avait déserté. C'était là qu'il s'était attaché au service du chef Mouki, DE L/ ASTROLABE. M qu'il avait par la suite accompagné dans ses excur- 182; sions mercantiles aux îles Viti. M " Presque toutes les petites îles , et Laguemba entre autres , paient tribut à un chef puissant nommé Orivo, qui habite à Imbao , district situé sur la partie orien- tale de la grande île Viti-Levou. Mais les habitans de Takon-Robe , qui paraît faire partie de Vanoua-Le- bou , ne reconnaissent point l'autorité d'Orivo , et sont même ses ennemis déclarés. Suivant Loua-Lala, Imboua ou Boua ^Sandal-JVood-Baïf), Taka-Nova et Bouna ne seraient que des cantons divers de Va- noua-Lebou ; mais Tabe-Ouni est une île distincte, et un canal étroit la séparerait de la première. C'est à Imboua que tous les navires vont prendre le bois de sandal , bien qu'il soit beaucoup plus abondant à Mata-Likou. Au moyen de questions adressées par M. Gaimard à Toki et à Tomboua-Nakoro , par l'organe de Gut- tierez qui parle couramment le viti , il a obtenu les noms décent neuf îles ou îlots de cet archipel. II est digne de remarque que chacune de ces îles a deux noms , l'un en dialecte viti , et l'autre en langue tonga. Ces noms diffèrent souvent d'une manière singulière ; c'est ainsi que Laguemba, Taboune-Siki, Wangara, Kambara, Boulang-Ha , Anghasa, Baloa, etc., se nomment en langue tonga , Lakaba , Tabou-Nat- cheli, Foukafa, Kapala, Foulanga , Anganha , Fe- toa , etc. Nous devons avertir le lecteur que nous avons adopté les désignations du peuple qui habite ces îles. TOME 1Y. 28 414 VOYAGE 1827. La circoncision se pratique généralement parmi les Mau peuples de Viti ; le kava est usité chez eux , et le bétel ne l'est point , bien que la noix d'arek se trouve sur leur sol. Ces îles sont donc la limile commune de la race cuivrée ou polynésienne et de la race noire océan- nienne ou mélanésienne. Les coutumes et les mœurs de la première y pénètrent peu h peu ; aussi est-il fort à désirer que ces peuplades soient bientôt étudiées et décrites par un observateur judicieux et assidu. Un pareil travail ne pourra manquer de jeter des lumières sur une question encore fort obscure; celle qui a trait à la manière dont se sont peuplées les diverses îles de FOcéanie. 28. Après une nuit orageuse et très-noire, le jour est enfin revenu. Mais le vent du S. E. est encore très- violent et soulève une énorme houle. Je me suis aperçu que nous avions été entraînés au nord par les courans ; comme j'ignorais de quelle manière était occupé l'espace compris entre Laguemba et Neaou , j'ai pensé qu'il serait, imprudent de rester plus long- temps dans cette position. D'ailleurs je n'avais qu'une médiocre confiance dans la promesse que m'avaient faite les naturels de m'apporter l'ancre; enfin il était évi- dent que la houle devait les empêcher de l'exécuter, quand ils en auraient eu l'intention. Je me décidai à poursuivre ma reconnaissance et à me mettre à l'abri de quelque île , si le vent venait encore à ren- forcer. En conséquence je rassemblai mes six passagers , et par l'organe de Gultierez , je leur expliquai que , bien DE L'ASTROLABE. 415 qu'il m'en coûtai , lèvent me forçait à continuer ma 1827. route , et que j'allais me diriger vers Tabe-Ouni. Puis Mai- je leur demandai sur quelle île ils désiraient que je les déposasse. Tomboua-Nakoro qui, par un hasard assez singu- lier, se trouvait être un agent du roi d'Imbao , en ce moment en tournée pour percevoir au nom de ce chef les tributs des iles soumises à son autorité, Tomboua- Nakoro ne se montra nullement contrarié de la cir- constance qui l'éloignait de Laguemba. Le frère de Touï-Neao , Toureng-Toki ou Sourangali , ayant ob- servé qu'il était l'ami des habitans de Tabe-Ouni , fut aussi légèrement affecté de ce contre-temps. Mais les hommes de Tonga , surtout le métis Loua-Lala , en furent profondément désolés , et répétèrent plusieurs fois que tous les kaï-bitis, ceux de Laguemba seuls exceptés, étaient leurs ennemis et les mangeraient. Toutefois, après avoir conféré quelque temps avec Tomboua-Nakoro, qui leur promit sa protection, ils finirent par se résigner et même par déclarer qu'ils étaient satisfaits d'aller à Tabe-Ouni. Cette affaire terminée , à neuf heures du matin , nous fîmes route à l'O. X\A N. O. , de manière à passer à trois lieues dans l'ouest de Neaou , île médiocrement élevée et deux fois inoins grande que Laguemba. Je gouvernai ensuite pour passer à peu près à la même distance de Dzizia, île de la même hauteur, mais un peu plus étendue que Neaou. Nos sauvages prirent assez bien leur parti , ils fu- rent charmés particulièrement de recevoir des ignames 28* 116 VOYAGE [827. pour leurs repas, car ils ne se souciaient guère ni de Mai- biscuit ni de légumes secs. A cinq heures quarante-cinq minutes, nous étions à cinq lieues à l'O. N. O. de Dzizia; nous apercevions au nord , et à peu près à la même dislance , le rocher de Batou-Bara. Aucune autre terre ne se montrait à nos regards. Ainsi je pris le parti de passer la nuit aux petits bords sur cet espace. Elle fut sombre, la brise continuait de souffler avec force du S. E. , et la corvette était travaillée par une forte houle. Mais ce qui m'inquié- tait le plus, était la crainte du courant dont l'effet s'était trouvé à midi de dix-huit milles au nord; il v avait fort à redouter que son action prolongée ne finît par nous entraîner vers quelque cul-de-sac d'où il nous eût été impossible de nous relever. 29. A cinq heures quarante-cinq minutes du matin , j'ai laissé porter au IX . E. pour me rapprocher de Batou- Bara , dont le courant m'avait beaucoup éloigné, et à neuf heures nous n'étions qu'à cinq milles à l'ouest de cette île , qui n'a guère qu'une demi-lieue de large à sa base , et dont le centre est surmonté par une roche fort élevée, d'une structure bizarre et unie comme une table à son sommet. Cet îlot , qui de tous côtés se voit de fort loin , est la meilleure reconnaissance dans cette partie de l'archipel Vili. A dix milles au N. N. E. de Batou-Bara gît une autre île nommée Azata, assez élevée et de médiocre grandeur; en approchant nous reconnûmes qu'elle était accompagnée dans sa partie del'O. S. O. de trois DE L'ASTROLABE. 417 ilôts couverts d'arbres , situés sur un même récif et éloignés de cinq ou six milles d'Azata. Ces îlots sont désignés par les naturels sous le nom de Nougou- Tolou, les Trois-Sables. A dix heures et demie nous n'étions guère qu'à une demi-lieue des brisans de Nougou-Tolou ; la brise avait beaucoup fraîchi, le temps était à grains , et la mer très-grosse ; je ne vou- lus point poursuivre ma route au nord, et je préférai courir une bordée au S. O. 1ji S. pour attendre que le temps changeât , et reconnaître les iles Koro et Neïrai , les plus avancées vers l'est dans toute la por- tion occidentale de l'archipel Viti. Au moment où nous quittions Nougou-Tolou, outre Batou-Bara et Azata, nous distinguions encore les sommets de trois autres îles que les naturels nous dé- signèrent sous les noms de Mang-Ho, Kanazea et JNeïta-Oumba. Ces cinq iles m'ont paru se rapporter à celles que Wilson appela Cox, Sims, Direction , Ha- milton et Haweis. Cependant il y a de si grandes diffé- rences entre ses positions et les nôtres , même en lati- tude, que je suis contraint de suspendre mon juge- ment à cet égard. Malgré la distance de trente milles, nous décou- vrions dans le nord les hautes montagnes de Tabe- Ouni, dont l'aspect réjouit beaucoup nos passagers. Tomboua-Nakoro continuait de répondre avec beau- coup de complaisance et de sagacité aux questions qu'on lui adressait ; c'était lui qui me donnait les véri- tables noms de toutes les terres en vue. A deux heures après-midi nous commençâmes à 1827. Mai. 418 VOYAGE 1S27. distinguer les sommités de Koro, à douze lieues de Mal- distance environ , et à cinq heures , ayant reconnu ses terres et celles de Neïrai, je virai lof pour lof, et restai encore aux petits bords pour la nuit. Elle ne fut guère meilleure que les précédentes , mais je dor- mis un peu plus tranquillement , car je croyais mieux connaître l'espace sur lequel je me trouvais. Du reste je réfléchis avec douleur qu'il était impossible d'avoir un temps plus déplorable pour les travaux que nous voulions exécuter au travers de ces îles. 3o. Toutefois , en jetant les yeux autour de nous au point du jour, j'ai reconnu plus clairement encore toute l'étendue des périls de notre navigation noc- turne, quand j'ai vu que le courant nous avait en- traînés , dans la nuit seule, de douze milles sur Tabe- Ouni. Une fois emportée sous le vent de Tabe-Ouni, la corvette courrait les plus grands risques, et avec le temps qui règne, je ne sais trop comment je pourrai sortir de ce dangereux labyrinthe. Il est vrai que Tomboua-INakoro persiste à dire qu'entre Tabe-Ouni et Takon-Robe , dont nous dis- tinguons les cimes à trente et quarante milles de dis- tance dans le lointain , il existe un passage ; mais il explique qu'il est étroit , sinueux et semé de roches , peut-être même impraticable pour un navire aussi fort que le nôtre. Néanmoins , si le temps était maniable et la mer ordinaire , j'en tenterais l'aventure , et je ferais au moins dans ces parages quelque découverte inté- ressante. Mais je ne puis y songer dans la circonstance présente, et toute ma ressource est de doubler au DE L'ASTBOLABE. 419 vent les îles Tabe-Ouni et Ongomea pour atteindre 1827. le passage par où Wilson s'échappa de ces îles et de Mai- leurs récifs. Nous avons donc serré le vent tribord en forçant de voiles , et prolongeant la cote de Tabe-Ouni à la distance de deux ou trois lieues. Les terres de cette île sont hautes de cinq ou six cents toises au moins , partout escarpées et entièrement couvertes de bois depuis le bord de la mer, mais leurs sommités ont été continuellement entourées de nuages épais qui nous ont empêchés de bien distinguer leurs formes. Tabe-Ouni est séparé de Ongomea par un canal d'une demi-lieue de large, que Tomboua-Nakoro m'a certifié être praticable. Je n'ai pas eu le désir de réas- surer si son rapport était exact, attendu que si une pareille tentative eût manqué , la corvette n'aurait pas pu en réchapper. Mes sauvages auraient bien désiré que je les déposasse sur Tabe-Ouni, mais c'était une chose impossible avec la houle qui battait en pleine côte. Dans l'après-midi nous avons prolongé les côtes de Ongomea et de Laoudzala, qui paraissent entourées d'un récif commun , bien qu'elles soient séparées par un bras de mer fort étroit. Leurs terres sont aussi hautes et boisées , moins élevées cependant que celles de Tabe-Ouni. Sur la pointe E. de Laoudzala, on remarque un terrain plus bas et couvert de cocotiers , qui paraît habité. Nous n'avons pas cessé de conserver en vue les hautes îles de Batou-Bara et d'Azata. 420 VOYAGE Vers trois heures nous avons revu File INeïta- Oumba , sans doute île Direction de Wilson , et à cinq heures et demie nous avons aperçu la petite île basse de Nougou-Laoudzala , qui ne peut être autre chose que l'île Warner du même Wilson. A six heures du soir r Astrolabe se trouvait à cinq milles environ de Laoudzala et de INougou-Laoudzala , par conséquent sur la roule du Daff. La nuit était arrivée , et je ne pouvais me hasarder au milieu des brisans qu'il eut à traverser. Je serrai le vent bâbord amures , et je con- servai toute la voilure possible , de peur d'être en- traîné par le courant. L'équipage entier passa la nuit sur le pont, car dans la position critique où nous nous trouvions , il fallait qu'il fut toujours prêt à agir sur- le-champ de toutes ses forces. La brise continue de souffler avec force du S. E. à l'E. S. E.; et, quoique houleuse, la mer est moins mauvaise que les nuits précédentes. En outre, la lune, toute faible qu'elle est encore, nous éclaire déjà de ses pâles rayons jusqu'à neuf heures. C'est toujours trois heures enlevées aux ténèbres complètes des longues nuits équatoriales. 3 1, Les bordées à toutes voiles que nous avions cou- rues dans la nuit nous avaient effectivement relevé de quatre ou cinq milles au vent ; mais la brise ayant passé à l'E. S. E. , tout ce que nous pûmes faire, fut de doubler à la distance d'une demi-lieue les redouta- bles brisans qui ceignent Laoudzala. A dix heures cinquante minutes , j'étais arrivé dans le chenal qui règne entre Laoudzala et Nougou-Laoudzala. Malgré DE L'ASTROLABE. i2I le veut qui soufflait avee violence et d'une manière 182: inégale, malgré un horizon fort embrumé, je m'étais M'1 déterminé à poursuivre ma route au nord. Chacun était à son poste; M. Guilbert, des barres de perroquet, indiquait les dangers de la route. J'avais déjà laissé porter au nord , mais à onze heures quinze minutes , au lieu d'un canal de huit ou dix milles, comme l'in- dique Wilson, tout l'espace situé devant nous me parut presque entièrement barré par les brisans de Laoudzala d'un bord , et de l'autre par ceux qui s'é- tendent beaucoup à l'ouest de Nougou-Laoudzala. M. Guilbert lui-même, de la station élevée qu'il occu- pait, ne voyait guère qu'une bande continue de bri- sans. Sans doute le Du£f, qui passa dans ces lieux par un très-beau temps et une mer très-caîme , ne vit pas tous les dangers qu'il courut , et comme lui nous n'aurions pas eu les moyens de nous dégager promp- tement s'il nous était arrivé de loucher avec une pa- reille houle. Je réfléchis en outre que ce premier danger franchi, nous aurions encore près de soixante milles de navigation à faire à travers les brisans , et il ne nous restait plus que six heures et demie de jour. Je jugeai donc qu'il serait par trop imprudent de tenter ce périlleux passage avec un temps aussi peu favorable ; convaincu d'ailleurs que j'avais rempli le but de mes instructions touchant cette partie de nos travaux, je virai lof pour lof, et repris la bordée du sud. Je me proposais d'explorer, si le vent me le per- mettait, la partie méridionale de l'archipel Viti, jus- qu'alors presque entièrement inconnue. 422 VOYAGE 1827. Dans l'île Laoudzala , on ne peut méconnaître l'île Mau Ross de Wilson ; dans Tabe-Ouni , son île Lamberts ; dans les îlots Ianoudza, son groupe de Clusters; enfin dans Rambe , son île Gillets. Suivant Tomboua- Nakoro, le véritable nom de Farewell serait Zigombia. Outre les rapports de configuration, il est à remar- quer que les positions de V Astrolabe et du Du// se rapprochent beaucoup les unes des autres ; la longi- tude de la pointe orientale de Laoudzala , suivant nos calculs , ne diffère que de deux ou trois minutes de celle que lui assigna Wilson , en tenant compte des différences des longitudes adoptées pour le point de départ , Pangaï-Modou , suivant Cook et d'Entre- casteaux. Ce serait un motif de plus pour croire que les îles vues par Wilson , entre le dix-huitième et le dix-neuvième parallèle , seraient vraiment différentes de celles que l'Astrolabe a reconnues. Pour me conformer au désir exprimé par M. de Rossel, dans les instructions qu'il rédigea pour le voyage de l'Astrolabe, je restituai à ces îles le nom d'îles du Prince-Guillaume , qui leur fut assigné par le célèbre Tasman qui les découvrit le premier, et je donnai le nom de cet habile navigateur au canal qui sépare Ongomea de Tabe-Ouni. Toute la journée nous avons poursuivi la bordée du sud. Le soir nous n'avions plus en vue que les pitons élevés et solitaires d'Azata et Batou-Bara. Vers huit heures, le ciel, jusqu'alors constamment chargé, s'est un peu éclairci -, mais le vent a soufflé avec tant de violence , et la mer a été si dure , que la corvette a DE L'ASTROLABE. 423 beaucoup fatigué dans les coups de tangage, et il a 1827. fallu carguer la grande voile pour la soulager. Heu- Mai* reusement la brise s'approche beaucoup de l'est , car si elle eût repassé au sud , nous tombions inévitable- ment entre Koro et Takon-Robe, où notre position fût devenue fort alarmante. Combien j'eus à me féliciter de n'avoir pas persisté dans mon intention primitive de sortir de l'archipel Viti par le nord ! Si j'eusse suivi cette route avec les vents violens qui régnèrent dans la journée , et sur- tout de huit heures à minuit, nous eussions eu bien peu de chances d'échapper aux dangers nombreux qui nous menaçaient. En nous vovant revenir vers le sud, nos malheu- reux sauvages ont repris un peu de courage : leur désespoir avait été au comble quand, le matin, ils m'avaient vu laisser porter au nord entre les îles Laoudzala et Nougou-Laoudzala. Ils s'étaient ima- ginés que mon dessein était de les emmener en Europe pour les vendre. Sourangali et Loua-Lala pleuraient amèrement et déploraient leur sort, ils avaient même perdu toute envie de manger. Tom- boua-Nakoro seul avait pris son parti avec cou- rage; il gardait le silence, et quand on l'inlerro- geait il répondait avec une noble tranquillité qu'il était préparé à toute espèce d'événement , qu'il irait partout où Ton voudrait le conduire , et qu'il était accoutumé à voyager ; que d'ailleurs il n'avait ni fem- mes ni enfans ; mais il ajoutait qu'il plaignait le sort de Sourangali et de Loua-Lala , qu'ils étaient des i24 VOYAGE 1827. hommes de distinction, ayant chacun une nombreuse Mai- famille , et que leurs femmes seraient sacrifiées si leurs maris étaient absens de chez eux plus d'un mois. Ce courage et ce sang-froid de la part de Tomboua- Nakoro redoublèrent la bonne opinion que j'avais déjà conçue de son caractère , et je me promis de faire tous mes efforts pour le rendre , ainsi que ses cama- rades , à leurs foyers. Certes, il avait fallu un temps aussi déplorable que celui qui régnait depuis notre entrée dans les îles Viti pour m'avoir réduit à les gar- der aussi long-temps; mais ce temps m'interdisait toute espèce de communication avec la terre. 1 juin. D'une heure à quatre heures , nous courûmes tri- bord amures , puis nous reprimes la bordée du sud. Au jour nous revîmes le rocher de Batou-Bara dans l'E. N. E. , à près de huit lieues de distance. Peu après , malgré les brumes épaisses de l'horizon , nous distinguâmes les sommets de Neïrai et de Nhao dans l'O. et à l'O. S. O. , à treize et quatorze lieues de distance. Je me soutenais de mon mieux au vent de ces îles, dans l'espoir de reconnaître les îles Mouala , Totoua et Motougou, qui m'étaient indiquées dans ces parages par Tomboua-JNakoro, et dont j'étais ja- loux de constater les positions. A une heure et demie nous aperçûmes les sommets de Mouala, de l'avant à nous à dix ou douze lieues de distance. Comme cette île reconnaît l'autorité du roi d'Imbao , et qu'un des frères de Tomboua-IXakoro y remplit des fonctions semblables à celles dont il était lui-même chargé à Laguemba , je me propose de dé- DE L'ASTROLABE. 425 barquer nos passagers sur celte île , si le temps me le t&fy permet. Je leur ai fait connaître mon intention, qui T,,in- les a comblés de joie. Suivant Tomboua-Nakoro , Mouala ne compte que cinq cents habitans , ce qui n'est nullement en rap- port avec son étendue. Je crois qu'en général les îles Viti sont faiblement peuplées. Sur les cinq heures du soir, comme nous ne nous trouvions plus qu'à deux milles des brisans de Mouala, nous avons mis en panne pour faire une station géo- graphique, et nous avons filé quatre-vingt-dix brasses de ligne sans trouver fond. Il était trop tard pour en- voyer un canot à terre, d'ailleurs le ciel avait pris une mauvaise apparence. J'ai remis cette expédition au jour suivant, et j'ai couru un bord au large pour me soutenir au vent. Ce retard a contrarié mes hôtes, mais on leur a fait comprendre qu'il était indispen- sable. Leur abattement est d'autant plus grand que les ignames sont consommées depuis vingt-quatre heures, et qu'ils font, un triste accueil à nos vivres ordinaires du bord. L'île Mouala a une forme triangulaire, et peut avoir dix-huit ou vingt milles de circuit; elle est monta- gneuse , haute de trois cents toises environ et cou- verte de bois . Ses rivages offrent quelques bouquets de cocotiers ; mais nous n'aperçûmes sur sa côte sep- tentrionale ni pirogues ni cases , et Tomboua-Nakoro nous dit que les habitans s'étaient établis sur la partie S. O. de l'île. En certains endroits le récif s'approche beaucoup du rivage , mais en d'autres il s'étend jus- 426 VOYAGE 1827. qu'à trois milles au large, el il est probable qu'on juin. pourrait y trouver quelque mouillage praticable. Ce jour étant le dernier que Tomboua-Nakoro de- vait passer avec nous , je l'ai appelé dans ma chambre , où je lui ai adressé quelques questions. Il a suivi avec beaucoup d'intelligence, sur une carte, les positions et les directions des îles Viti , et m'a confirmé leurs noms. Définitivement le nom de la grande île du nord est Vanoua-Lebou (grande terre); celui de Takon- Robe , par lequel on la désigne souvent , ne serait que celui d'une petite île où réside le chef principal dont elle est tributaire. Boua , Vouhia et Vaïlea, sont des cantons de Vanoua-Lebou. La grande île du cenlre se nomme Viti-Levou, ce qui signifie Grande- Viti : Fidgi ou Vilchi n'est qu'une corruption du mot Viti ou Biti en langue tonga. Les habitans de Viti sont des Kaï-Biti, ceux de Tonga des K aï-Tonga , et les Européens des Kaï-Papaling; de la racine kaï, qui veut dire : manger, vivre, exister. La grande île méridionale est Kandabon , dont les peuples sont ennemis de ceux de Viti-Levou. Sur la côte méridionale de la première , se trouve un port , mais Tomboua-Nakoro n'en connaît point sur la se- conde. Imbao, résidence d'Orivo, chef souverain et oncle de Tomboua-Nakoro, est situé sur la partie orientale de Viti-Levou, devant la petite île de Lele- Oubia. Les noms de Atakembo, Takanova, Pau, etc., ont paru totalement étrangers à Tomboua-Nakoro. Je me plais à répéter que Tomboua-Nakoro , homme de manières douces, d'un physique agréable, et d'un DE L'ASTROLABE. 427 caractère complaisant, se montra bien supérieur, à mes yeux , à tous les sauvages que j'avais jusqu'alors observés. La coupe et les traits de sa figure , son teint simplement basané, sa tournure et ses formes me rappelaient involontairement le type arabe ; son in- telligence ne le cédait guère à celle de ces hommes naguère si célèbres dans les arts et les sciences. 1827. Juin. A bord , sa conduite offrit toujours une heureuse réunion de gravité, de décence, de réserve et d'égalité d'ame; jamais il ne s'abandonna, comme ses compa- gnons , à des transports immodérés de joie ou de dou- leur, de rage ou de satisfaction, suivant l'influence des circonstances. Sa chevelure, ample et frisée, se pi. xcvm. rapprochait déjà de celle des Papous, et en général des Mélanésiens ; mais ce qui lui donnait surtout un as- pect bizarre, c'est que toute la partie antérieure était d'un beau noir ; tandis que celle de derrière avait une m VOYAGE 1^7. teinte rouge assez foncée , teinte qu'elle devait à l'effet de certaines préparations propres à ces insulaires. *• Après avoir couru la bordée du large jusqu'à une heure du matin , avec une forte brise d'E. et une grosse houle , nous reprîmes celle de terre , et au point du jour nous revîmes Mouala à six ou sept milles de l'avant à nous, A sept heures quarante mi- nutes , ne nous trouvant plus qu'à quatre milles de sa cote septentrionale, nous restâmes en panne le grand hunier sur le mât; la baleinière fut mise à l'eau pour recevoir nos six passagers et les porter à terre sous la conduite de MM. Paris et Gaimard. Avant de congédier mes hôtes, je fis présent à Tomboua-Nakoro d'une herminette et de trois aunes de drap bleu, qui lui firent beaucoup de plaisir; en outre je lui suspendis au cou, ainsi qu'à Sourangali , une médaille en bronze de l'expédition , en leur re- commandant, à l'un et à l'autre, de la garder soi- gneusement pour la montrer aux Européens, et leur faisant remarquer que c'était l'image du grand tou- reng-leboa des Français. Guiderez leur expliqua tout cela; ils le comprirent, et nous quittèrent contens et reconnaissans de nos procédés envers eux. La baleinière fut de retour à bord à neuf heures cinquante minutes, après avoir déposé les naturels sur un point où les récifs ne s'étendent pas à plus d'une demi-encablure de la cote. Mais le ressac était trop violent pour permettre à nos hommes de débar- quer, et il fut impossible à M. Gaimard de faire une course sur la plage, comme il se l'était promis. En DE L'ASTROLABE. 429 retour des attentions qu'on avait eues pour eux, nos 1827 passagers promirent à nos hommes que, s'ils vou- J"in* laient attendre quelque temps , ils reviendraient leur apporter des cocos , des fruits et des ignames ; mais M. Paris, qui savait que je n'avais point de temps à perdre, aima mieux rejoindre la corvette sur-le- champ. A deux milles des récifs , nous n'avions pas trouvé fond par quatre-vingts brasses. Quand l'embarcation eut été remise à poste , nous fîmes route en pro- longeant à peu de distance la partie occidentale de Mouala, sans remarquer de passe dans le récif» bien qu'au dedans de cette ceinture la mer parût assez profonde pour offrir de bons mouillages. A onze heures nous aperçûmes les sommités de Totoua et Motougou, dans le S. S. E. et le S. A midi, nous étions précisément sur le parallèle des brisans les plus avancés vers le sud de Mouala , et à deux milles de distance seulement. Le ciel qui s'était un peu éclairci vers sept heures s'était de nouveau complètement chargé. Le vent soufflait avec force de l'E. , et dès que nous eûmes dépassé l'abri de l'île et de ses récifs , nous retrou- vâmes une mer très-dure. Nous avons couru au S. S. E. jusqu'à une heure cinquante minutes pour mieux reconnaître les îles Totoua et Motougou. A cette heure, la première qui se trouvait à six lieues de distance, nous parut aussi grande que Mouala , médiocrement élevée et entre- coupée de hauteurs et de terres plus basses. A la TOME IV. 2Q 430 VOYAGE même distance Motôugou semblait être une terre peu étendue, mais d'une élévation considérable. Aussi je m étonnai qu'elle n'eût encore été aperçue par aucun navigateur. Totoua et Motougou étaient certainement des dé- couvertes, de l'Astrolabe, et Mouala était si incor- rectement placé sous le nom de Merla-Evou, que notre travail valait presque une découverte. On pour- rait en dire autant de toutes les îles que nous avons déjà signalées dans l'archipel Viti. J'ai peine à croire que Mouala , plus minutieuse- ment exploré, ne pût offrir un bon mouillage entre ses récifs. Mais une pareille recherche ne pouvait nous convenir, à nous dénués de grelins et d'ancres à jet. Dès que nous eûmes terminé nos opérations sur les trois dernières îles, empressés de poursuivre nos explorations, nous laissâmes porter au N. O. pour nous rapprocher de Nhao et des terres plus à l'O. A cinq heures et demie, nous avons entrevu un instant les sommités de Nhao, à douze ou quinze lieues de distance. Puis nous avons couru de petits bords sous les huniers deux ris pris. Il fait un temps détestable , et le vent souffle à l'E. et à l'E. N. E., grand frais , avec un ciel très-chargé et une mer très-grosse. A cinq heures cinquante minutes du matin , nous gouvernons au N. N. O., en augmentant de voiles. A sept heures cinquante minutes, à travers la brume, nous avons revu une terre très-haute , et à neuf heures vingt minutes nous avons tout-h-coup décou- vert au vent à nous , un récif dangereux fort éloigné DE L'ASTROLABE. 431 de terre, et qui nous a paru occuper une grande 1827. étendue. Le temps menaçant de toutes parts, j'ai re- Jll!n« pris un moment les amures à bâbord. Puis à dix heures et demie, dans une courte éclaircie , j'ai laissé de nou- veau porter au N. O. '/4 N. pour approcher la terre. A midi nous n'étions plus qu'à huit ou dix milles des terres , et à quatre milles des écueils sur lesquels la mer brisait avec fureur. Mais en ce moment le ciel s'est chargé des nuages les plus sombres , et le temps a pris la plus effrayante apparence ; pour la première fois, depuis notre entrée dans l'archipel Viti, la lati- tude observée nous a manqué. Sous d'aussi tristes auspices, je ne pouvais songer à m'approcher des terres de Yiti-Levou , et je fus obligé de reprendre la bordée du sud. Le brisant que nous avons reconnu dans la ma- tinée fait probablement partie de celui qui se trouve devant Neïrai , et sur lequel se perdit le navire l'E- liza. Il a fallu des circonstances aussi déplorables pour m'empêcher de l'explorer avec plus de soin. Il n'y avait que quelques momens que nous avions repris la bordée du large quand l'orage qui nous me- naçait depuis le matin éclata dans toute sa violence. Éclairs, tonnerre, rafales, et pluie par torrens telle- ment épaisse qu'on n'aurait pu rien distinguer à deux ou trois longueurs du navire ; tout se réunit pour rendre notre navigation aussi pénible que dangereuse. Cela dura sans intervalle et sans diminution jusqu'à quatre heures et demie, où la pluie diminua un peu. A six heures elle reprit avec une nouvelle force, et 29* 432 VOYAGE ne discontinua plus jusqu'à minuit. Pendant tout ce temps le vent souffla de l'E. N. E. avec violence, et la houle était très-creuse. Nous fîmes en sorte de nous maintenir en place en courant de petites bordées. Je m'étonne de plus en plus de rencontrer des temps aussi affreux et de pareils vents dans ces pa- rages. Sans doute le voisinage des terres occasione ce dérangement singulier dans l'atmosphère , et nous éprouvons ce que Cook éprouva au nord des Nou- velles-Hébrides, Bougainville sur les côtes de la Louisiade, et Lapérouse dans les îles Tonga. Il faut convenir que rien n'est plus dangereux que d'exé- cuter des reconnaissances géographiques avec de pa- reils temps. Malheureusement la saison me presse, et il m'est impossible d'attendre des jours plus fa- vorables. Au point du jour la pluie a enfin cessé , et dans une éclaircie nous avons reconnu à six heures quarante minutes, dans le N. E. ^ E., les terres de Mouala, et quelques minutes après, celles de Motougou au S. E. J/4 E. Cela m'a convaincu que les courans nous avaient beaucoup portés au S. O. Nous avons serré le vent et forcé de voiles pour rallier les terres de Nhao que nous avons commencé à revoir dans leN. N. E. à une heure quarante-cinq minutes de l'après-midi. Mais la brise s'est rangée au N. E. , et malgré toute la voile que nous avons pu faire, à six heures du soir nous étions encore à vingt milles au S. O. de Nhao. Il fallut donc nous remettre aux petits bords. Le vent s'est enfin modéré , la mer DE L'ASTROLABE. 433 n'est plus aussi dure, et la lune qui a dépassé son 1827. premier quartier abrège pour nous une partie des Juin- longues anxiétés de la nuit. A cinq heures et demie du matin nous gouvernons 5. au N. J/4 N. O. , avec une belle brise d'E. N. E. , en forçant de voiles ; bientôt nous relevons les deux ex- trémités de Nhao aux mêmes airs de vent que la veille au soir. Nous reconnaissons successivement les îles Batigui, Balaou et Motou-Riki, à vingt et quinze milles de distance. A midi nous n'étions qu'à cinq milles des deux ilôts de Lele-Oubia; puis nous avons prolongé à trois, deux , et quelquefois moins d'un mille de distance , la redoutable ceinture de brisans qui environne les terres de la grande île Viti-Levou. V Astrolabe , poussée par une belle brise d'E. S. E. , filait avec ra- pidité le long de ces masses écumantes , et nos avides regards cherchaient en vain à découvrir une passe afin de pénétrer au dedans de cette barrière , et d'y laisser tomber l'ancre pour quelques jours. Le récif nous parut entièrement fermé dans toute cette éten- due, et nous le suivions de si près qu'il est difficile de supposer qu'un passage y existe réellement. Le bri- sant s'étend assez uniformément à trois milles de la plage. Toute la partie orientale de Viti-Levou n'offre que des terres basses et couvertes de cocotiers au rivage , ce qui m'a fait supposer qu'elle pouvait être bien peu- plée. Ces terres s'élèvent rapidement vers l'ouest, où elles deviennent enfin des montagnes d'une hauteur 434 VOYAGE considérable. De distance en distance on aperçoit des feux , mais point de pirogues , ce qui annonce un peuple peu navigateur, attendu que les eaux à l'inté- rieur des récifs étaient tranquilles comme celles d'un lac. Dans la station qui eut lieu à trois heures, à un mille du récif, nous sondâmes jusqu'à quatre-vingt- dix brasses sans trouver le fond; une brume grisâtre assez épaisse nous dérobait l'aspect des terres un peu éloignées. A cinq heures du soir nous venions de dépasser deux petites îles basses , situées au dedans des récifs qui dans cet endroit s'étendent jusqu'à six ou sept milles du rivage. Ces deux îlots , qui nous avaient été désignés par Tomboua-Nakoro sous les noms de Nou- gou-Laho et Nougou-Loube, ont à peine chacun un mille de tour, et sont couverts d'arbres. Immédiate- ment à l'est de ces îlots , les récifs semblent s'ouvrir pour laisser un passage vers la côte. Il serait bien possible qu'on trouvât un mouillage sur ce point, et dans ce cas il serait d'autant plus intéressant qu'il se trouverait près des terrains moins escarpés de Viti- Levou et à la portée des îles environnantes. Il m'aurait été facile de continuer l'exploration de la côte méridionale de Viti-Levou , mais je pensai que je rendrais à la géographie un service bien plus im- portant si j'allais d'abord reconnaître l'île Kandabon (île Mywoolla de Bligh), et déterminer exactement sa situation et sa configuration , sauf à venir ensuite reprendre le fil de nos opérations sur Viti-Levou. DE L'ASTROLAUE. 435 La carte de Krusenstern indiquait cinquante milles 1827. de distance environ entre Viti-Levou et Kandabon. J,lin- J'en conclus qu'en faisant une trentaine de milles dans la nuit, je me trouverais encore le lendemain matin à une distance raisonnable de la dernière de ces îles. En conséquence je serrai le vent bâbord amures sous les basses voiles , et les huniers au ris de chasse; à huit heures le vent ayant fraîchi, le foc d'artimon avait remplacé la grande voile. V Astrolabe cinglait tranquillement , à raison de trois nœuds sous cette voilure, avec une brise irrégulière du S. E. et au tra- vers d'une houle assez pesante. Comme à mon ordi- naire je m'étais étendu sur une des cages à poules, et fatigué des travaux de la journée , je sommeillais de- puis une heure, quand à dix heures quinze minutes je fus éveillé en sursaut par le cri terrible de brisans sous le vent! A l'instant je m'élançai sur le bastin- gage , et l'on doit juger de ce que j'éprouvai en dé- couvrant à moins de trois encablures sous le vent une longue nappe argentée qui s'élevait et s'abaissait à longs intervalles. Jusqu'alors des nuages obscurs qui couvraient le disque de la lune nous avaient dérobé l'aspect de ces brisans , et ce n'avait été qu'au mo- ment où les rayons de cet astre avaient pu se réfléchir sur le dos des lames écumantes qu'on avait pu les distinguer. Quelques minutes de plus d'obscurité, et V Astrolabe allait se briser contre ces nouveaux dangers. Je demandai aux hommes du gaillard d'avant si les récifs nous dépassaient de l'avant. On me répondit 4 36 VOYA.GE d'abord qu'ils s'avançaient jusque par bâbord ; en conséquence j'avais déjà fait le commandement de virer lof pour lof , manœuvre presque désespérée et qui par sa lenteur nous eût sans doute jetés sur le récif , avant que la corvette eût pu revenir au vent sur l'autre bord. Heureusement M. Jacquinot qui aux premiers cris d'alarme s'était élancé de sa cabane sur le gaillard d'avant , me héla que le récif ne nous dépassait point et ne se prolongeait même qu'à un quart de notre route à tribord ; il me conseillait de prolonger la bordée. Cet avis se trouvait d'accord avec ma propre opinion ; je fis à l'instant rétablir la barre, et amurer la grande voile, en serrant le plus près , de manière cependant à porter bon plein. On se fera sans peine une idée des angoisses que durent éprouver tous les habitans de l'Astrolabe , jusqu'au moment où l'on fut certain que les récifs étaient doublés. Dans un silence effrayant et solen- nel, chacun attendait l'instant fatal qui devait décider de notre sort. A dix heures quarante minutes , nous passâmes à une encablure environ de la pointe la plus orientale du brisant , et nous vîmes ensuite avec la plus grande joie que sa direction s'éloignait un peu de celle de notre route. Certes , nous n'étions pas pour cela hors de toute inquiétude, car le récif pouvait de nouveau nous barrer le chemin ; mais nous avions du moins la ressource de tenter à virer de bord vent devant, si toutefois la houle nous le permettait. Si le sort eût voulu que l'Astrolabe restât contre ces écueils , une bonne partie de l'équipage aurait d'abord DE L'ASTROLABE. 4 37 péri dans le naufrage. Parmi ceux qui se seraient 1827. sauvés sur les îles voisines , plusieurs seraient de- Juin* venus la pâture des sauvages , et les autres auraient mené une existence misérable et semblable à celle qui avait été le partage des Espagnols du Concepcion parmi les naturels de Viti ; mais il leur serait resté beaucoup moins d'espoir d'écbapper à leur déplo- rable condition , attendu que les îles méridionales de l'archipel Viti ne se trouvent sur aucune route de navire. Ils n'auraient donc eu presque aucune chance de trouver un jour des Européens disposés à les dé- livrer. Depuis cinq heures du soir où nous avions pris la bordée du sud , jusqu'au moment où nous tombâmes sur les récifs, nous n'avions couru que dix-huit milles, de sorte que je n'avais aucun sujet de m'attendre à une semblable rencontre. Ces dangereux brisans étaient donc une découverte de l Astrolabe: ils reçu- rent le nom de notre corvette qui avait failli payer bien cher cet honneur. Vers minuit, nous aperçûmes dans le S. S. O., fi. malgré les ténèbres , une petite île haute au-delà des brisans, et successivement trois ou quatre autres îlots semblables , auxquels ces brisans servaient de cein- ture dans l'E. Nous avons passé le reste de la nuit sur le qui-vive , craignant à chaque instant de faire quelque nouvelle rencontre aussi dangereuse que celle à laquelle nous venions d'échapper. Quoiqu'il soufflât une brise assez fraîche, la mer était si lourde et si creuse , que nous avancions avec 138 VOYAGE 1827. une lenteur extrême, et qu'en cas d'urgence nos Juin. manœuvres fussent devenues très-incertaines. Heu- reusement nous ne fûmes point soumis à une aussi pénible épreuve. Après avoir été obligés de prolonger l'espace de onze milles le brisant , sans pouvoir nous en écarter de plus de un ou deux milles, il suivit tout- à-coup la direction du S. S. O. Il était alors quatre heures du matin , et nous primes la bordée de tribord pour attendre le jour. Quand il parut, nous aperçûmes d'abord, dans l'ouest , une haute terre dont nous n'étions éloignés que de deux lieues ; et quelque temps après nous revîmes, un peu au nord de cette terre, les nombreux îlots dont nous avions prolongé les brisans durant la nuit. La plus grande de ces îles se nomme Oum- benga; mais nous ignorons les noms des îlots. A six heures cinquante minutes , nous laissâmes successivement porter au S. O. et S. O. '//, S. pour rallier les côtes de la grande terre et en faire l'explo- ration. Bientôt nous nous assurâmes qu'Oumbenga n'était séparé de Kandabon que par un canal large au plus d'une demi-lieue, et qui me parut complètement barré par un brisant. Favorisés par une belle brise d'E. , nous prolon- geâmes à trois milles de distance les côtes de Kanda- bon. Nous avons vu le récif s'écarter jusqu'à un mille ou deux de la côte , seulement un peu au sud du cap Bligh. Partout ailleurs, il nous a semblé qu'il n'en existait point, ou bien il était très-rapproché du ri- vage. Cette île , à laquelle nous avons assigne une DE L'ASTROLABE. 439 longueur de vingt-neuf milles sur une largeur moyenne iSay. de cinq milles seulement , a une forme très-irrégu- Juin- lière ; son sol , extrêmement montueux , nous a paru peu susceptible de culture et , par conséquent , de population. Du reste, ses montagnes sont partout revêtues d'une végétation très-active; par intervalles, on aperçoit de beaux bouquets de cocotiers. Nous avons remarqué des fumées dans cinq ou six places , tant sur le rivage que sur la pente des montagnes, mais point de naturels ni de pirogues. Sans doute le revers septentrional de l'île, plus à l'abri des vents et des flots de la mer , offrirait un aspect moins âpre et moins sauvage, et je supposai que les babitans avaient dû s'y établir de préférence. La configuration que donna Bligh à cette île n'a guère d'exact que son étendue. Ce fut sans doute aussi par suite de quelque méprise qu'il la nomma Mywoolla , puisque son véritable nom est Kandabon. Enfin , je cherchai en vain les quatre petites îles que Bligh a marquées à dix ou douze milles de la pointe ouest de Mywoolla. A la station de trois heures après midi, nous n'étions guère qu'à deux milles de cette pointe, et malgré le plus beau temps nous ne vîmes rien du tout au large. Sous la côte même , il existe réellement deux îlots , mais qui ne sont pas éloignés de plus de deux ou trois encablures du rivage. De cette station, nous pûmes jouir tout à notre aise de la vue du pic majestueux qui termine au S. O. l'île Kandabon. C'est une montagne en forme de cône largement tronqué au sommet , et dont l'arête des- 1827- Juin. PI. XCVII. 440 VOYAGE cend en pente directe et rapide de la cime jusqu'à la mer. Je pense que ce pic doit avoir environ six cents toises d'élévation , et sa forme dénote une ori- gine volcanique. C'est une excellente reconnaissance pour les navires qui fréquentent ces parages. A quatre heures , nous avons tout-à-fait doublé l'île àl'O., et j'ai voulu serrer le vent tribord amures pour reconnaître la partie septentrionale de Kandabon. Mais de ce bord, la côte nous a paru fuir directement à l'E. N. E. ; et avec la brise de l'E. N. E. il nous a été impossible de nous en rapprocher. A six heures , nous sommes restés aux petits bords sous les huniers. La pointe de l'île nous abritait déjà en partie, et nous avons ressenti une mer beaucoup moins dure que nous ne l'avions constamment éprou- vée depuis une dizaine de jours. DE L'ASTROLABE. 441 Les observations du jour nous ont prouvé que Tac- 1817. lion des courans n'avait pas été moindre de trente Ju,n' milles au S. S. O. , dans les vingt-quatre heures qui avaient précédé. Avec des courans aussi violens , à quels dangers un navire n'est-il pas exposé dans ces parages , surtout quand la mer est grosse et le temps orageux?... D'un autre côté, le capitaine qui voudrait s'en tenir aux règles ordinaires de la pru- dence n'ajouterait presque rien aux travaux de ses prédécesseurs. La brise avait beaucoup molli , le ciel s'était chargé , 7. et nous reçûmes plusieurs averses assez considérables de minuit à quatre heures : ensuite, le temps resta couvert. Toutefois , à six heures du matin , nous serrâmes le vent tribord amures , en forçant de voiles pour nous rapprocher des cotes de Kandabon ; mais le courant nous en avait encore éloignés dans la nuit; et avec le vent à l'E. N. E. , nous ne pûmes guère gouverner qu'au nord. Je comptais du moins rallier les côtes méridionales de Viti-Levou assez à l'est pour revoir les derniers points reconnus dans la soirée du 5 juin. Cet espoir fut encore trompé. Dès neuf heures dix minutes du matin, la vigie des barres signala dans le N. O. une terre basse qui ne tarda pas à être visible de dessus le pont. A l'aide d'une bonne brise d'E. N. E. , malgré les nuages épais qui couvraient le ciel , je me pro- posais de la doubler au vent et de poursuivre ma route vers Viti-Levou , quand , vingt minutes plus tard , la vigie annonça un récif qui nous barrait en- 442 VOYAGE iti-i-j. tièrement le passage. A mesure que nous appro- Jum. chions , il s'étendait de plus en plus vers l'est , et je soupçonnai qu'il pouvait se rapprocher, et même faire partie de ceux que nous avions inopinément ren- contrés dans la nuit du 5 au 6 juin. A dix heures vingt-cinq minutes , comme nous n'étions plus qu'à trois milles de la partie la plus méridionale de ce récif, je laissai porter à l'ouest pour doubler l'île que nous venions de découvrir. Vers onze heures, nous passions à cinq ou six cents toises de la pointe méridionale de cette île, que nous sûmes plus tard se nommer Vatou-Lele; puis nous prolon- geâmes sa côte occidentale à moins de deux milles de distance. Dans cette partie, le récif se réunit presque au rivage. De dislance en distance, nous découvrions des groupes de naturels : à leur teint presque noir, à leurs cheveux crépus , et à leur unique vêtement qui se réduisait au maro ou simple pagne pour en- velopper les parties naturelles , nous reconnaissions qu'ils appartenaient à la même race que ceux de La- guemba. A onze heures et demie, nous remarquâmes un groupe de huit ou dix naturels qui agitaient un morceau d'étoffe blanchâtre. Dans le nombre, nous crûmes distinguer un individu dont la couleur sem- blait beaucoup plus claire, qui ne faisait aucune sorte de démonstration extérieure. Cependant j'eus l'envie d'envoyer un canot à terre pour communiquer avec ces insulaires, et donner à MM. Quoy et Gaimard une occasion d'examiner avec plus de soin la constitu- tion physique des hommes de la race viti. En consé- DE L'ASTROLABE. 443 quence, je fis mettre en travers, bâbord au vent, pour 13^7. attendre que l'équipage eût fini de dîner et expédier Ju"1, ensuite la baleinière à la plage. Mais le vent , qui était déjà très-frais , augmenta dans ce moment, et il passa des risées si violentes , que je sentis qu'il serait im- possible à l'embarcation d'atteindre la cote, et qu'en outre la corvette tomberait elle-même beaucoup sous le vent par l'effet du courant. Je renonçai à mon projet , et je me contentai de faire une station géogra- phique , durant laquelle nous filâmes quatre-vingt- dix brasses de ligne sans trouver fond ; puis nous continuâmes notre route au nord \. L'île Vatou-Lele n'a pas moins de neuf milles de longueur du nord au sud , sur une largeur moyenne de deux milles. La belle végétation dont elle est cou-, verte lui donne un aspect assez riant , et les cimes mobiles des cocotiers dominent cà et là les arbres d'une taille moins élevée ; elle est fort basse dans toute son étendue, excepté dans sa partie du N. O. , où elle offre des falaises de quarante ou cinquante pieds de hauteur, déchirées et taillées à pic au bord de la mer. Deux petits îlots l'accompagnent vers le nord, et un troisième est situé sur la partie de l'est. Nul voyageur n'avait encore fait mention de cette île. Dès une heure quinze minutes de l'après-midi , à ma grande surprise, j'aperçus à peu de distance de l'avant à nous, et au travers de la brume, de hautes montagnes qui ne pouvaient appartenir qu'à l'île Viti- « l'oyez noie i. 444 VOYAGE 1827. Levou, mais qui nie démontraient que sa configura- Jun>- lion avait été jusqu'à ce moment très-inexacte sur toutes les cartes. A trois heures nous n'étions plus qu'à trois lieues des côtes ; nous fîmes une nouvelle station , où quatre- vingt-dix brasses de ligne ne trouvèrent pas encore le fond. De cet endroit, nous aperçûmes à vingt milles de distance un cap qui nous parut former la partie la plus méridionale de Viti-Levou, et être en même temps identique avec le point le plus éloigné que nous eussions relevé dans la soirée du 5 juin. Toutefois nous ne pouvons garantir ce fait, et nous convien- drons qu'il reste une étendue de côte de près de vingt- cinq milles qui demande une nouvelle reconnais- sance. En échange de cette lacune, nous avons du moins offert à la géographie l'exploration du groupe de Kandabon et la découverte de Vatou-Lele. Nous continuâmes à nous approcher de la côte jus- qu'à cinq heures un quart, où nous n'en étions plus qu'à trois milles et demi , devant un endroit où elle est parsemée de dunes de sable. Mais le terrain envi- ronnant semble fertile et cultivé. Plusieurs feux ont annoncé sa population , bien que nous n'ayons vu au- cune pirogue. Ici les brisans ne s'étendent guère qu'à une ou deux encablures du rivage. La brise avait graduellement tombé dans la soirée, et avait même fait place à un calme parfait. Le ciel s'était aussi éclaira, et nous promettait un change- ment de temps. En effet, à cinq heures et demie, nous avons eu une petite brise d'O. S. O. , avec la- DE L'ASTROLABE. 445 quelle nous avons mis le cap au large. Mais à neuf 1827. heures la brise est revenue au N. E. , douce et mo- Ju,n* dérée ; nous avons encore couru un peu au large , et ensuite mis en panne. Nous respirons enfin , nous jouissons d'un temps superbe , d'une mer tranquille et d'une température délicieuse. Que de tourmens, d'inquiétudes et de fa- tigues nous eussent été épargnés si nous avions éprouvé le même temps depuis notre entrée clans l'archipel Viti!... A cinq heures j'ai fait servir pour me rapprocher s. de la côte à l'aide d'une douce brise d'est. Au jour j'ai reconnu avec surprise que le courant nous avait re- portés dans la nuit au S. E. , et nous avons revu Va- tou-Lele au S. S. E. à dix milles de distance. A sept heures, étant à trois milles du rivage de Viti-Levou, et voyant plusieurs pirogues s'en détacher pour venir de notre côté, j'ai mis en panne pour les attendre, dans l'intention de communiquer avec les habitans de cette contrée. A sept heures quarante-cinq minutes , trois de ces pirogues , contenant chacune de cinq à dix hommes , étaient arrivées près du bord , mais elles n'appro- chaient qu'avec beaucoup de réserve. Ce n'a été qu'au moment où l'un de nos passagers espagnols a adressé aux sauvages la parole dans leur langue, qu'ils ont commencé à nous accoster avec plus de confiance. Tous ces hommes m'ont offert les divers caractères que j'avais déjà observés dans les noirs océaniens , sa- pi. xcviii, voir : la figure aplatie ,• le nez écrasé, les lèvres gros- c et cvr- TOME IV. 3o 446 VOYAGE 1827. ses, les pommettes saillantes, les cheveux crépus, la Jmn- barbe du menton longue , la peau plus ou moins noire, le lobe des oreilles percé d'un large trou et dilaté à l'excès , le signe de l'étonnement exprimé en posant les doigts sur la bouche , puis en les secouant de ma- nière à les faire claquer , les coquillages portés en colliers et en bracelets, les arcs et les flèches, enfin les grands pots en terre pour conserver le feu. Du reste ces insulaires étaient en général de beaux hommes dans leur race , assez propres , et peu d'entre eux étaient lépreux. Leurs cheveux étaient pommadés et poudrés à blanc , rouge , gris et noir, suivant le goût des divers individus. Point d'autre vêtement qu'une large bande d'une étoffe roulée en forme de maro autour de leur ceinture , uniquement pour couvrir les parties naturelles. Pourtant ils nous apportèrent et nous vendirent des pièces entières de ces étoffes, les unes tout-à-fait blanches, les autres lustrées et d'une fabrication semblable aux étoffes de pi. xcvn Tonga. Leurs pirogues sont aussi semblables à celles et ccxli. jg ce dernier archipel , mais plus grossières et plus maladroitement manœuvrées. La curiosité nous pa- rut être l'unique sentiment qui attirât ces naturels , car sur plus de quinze pirogues qui parurent le long de la corvette , une ou deux seulement portaient quel- ques corbeilles d'ignames, que leurs possesseurs rem- portèrent à terre , attendu qu'ils ne demandaient rien moins qu'un couteau pour chaque igname. Le chef d'un village delà cote nommé Nanrongha monta à bord avec plusieurs de ses guerriers. DE L' ASTROLABE. 447 Ce chef, dont la taille atteignait cinq pieds huit 1827 pouces et demi, était très-bien proportioné, sa figure Juin- était vraiment belle; son maintien, ses gestes et ses manières avaient une sorte de dignité calme, noble et pleine de douceur et de politesse. Il passa presque toute la journée à bord , où par sa conduite et ses procédés , il ne cessa d'avoir droit à notre estime et à notre bienveillance. Les autres naturels semblaient avoir beaucoup de déférence pour lui ; quand il leur arrivait de vouloir faire quelque chose qui ne fût pas convenable, un mot ou un signe de sa part suffisait pour les arrêter. Cependant cette obéissance de leur part semblait plutôt dériver d'un sentiment volontaire de vénéra- tion pour la personne d'Ounong-Lebou , que d'au- cune autorité positive de la part de ce chef. Il nous apprit que l'île que nous venions de décou- vrir la veille se nommait Vatou-Lele, qu'elle était bien peuplée, et il ajouta qu'il s'y trouvait encore un blanc échappé au naufrage de l'Eliza, qu'ils nomment Otiale ; mais cette assertion fut ensuite démentie par d'autres sauvages. Le peuple d'Ounong-Lebou est en guerre avec celui d'Imbao. Dans cette partie de l'île, il n'v a aucun Européen. Il n'y avait point non plus de bois de san- dal , iassi , et ce bois ne vient que sur Boua ou Va- noua-Lebou. Viti-Levou est une terre plus grande, surtout plus large que Vanoua-Lebou. Ces insulaires ne connaissent que trois nations , les Kaï-Bitis, lesKaï-Tongasel lesKaï-Papalings. Ils n'ont 3o* 448 VOYAGE 1827. connaissance d'aucune autre terre au S. O. et à l'O. de Juin. Viti-Levou, ni de Tanna, ni de Koromango, etc. ; ils pensent seulement que c'est de ce côté que les Papa- lings s'en retournent chez eux. Ils ont yli très-peu d'Européens ; cependant l'année précédente un navire à un mât, peut-être le cutter le Beveridge, passa près de leur côte et communiqua avec eux; quelque temps auparavant ils avaient vu passer au large un navire à trois mâts. Le naufrage de l'Eliza était pré- sent à leur mémoire , mais ils n'avaient connaissance d'aucun autre événement du même genre. Ounong-Lebou et ses compatriotes firent beau- coup d'instances pour me déterminer à aller mouiller près de leur village, en me promettant quantité de cochons , d'ignames , de cocos , etc. , surtout des femmes par des gestes non équivoques. Je ne fus point tenté de céder à leurs supplications. Leur côte, entièrement exposée aux vents depuis le S. E. jus- qu'au S. O. , ne pouvait m'offrir aucune sécurité , et j'aimai mieux tenir la mer. Surpris par le calme , le navire resta stationnaire a deux ou trois milles de la côte , ce qui rendit nos communications avec les ha- bitans beaucoup plus longues que je ne m'v attendais. On nous désigna sous le nom de Toumba-Nivouai , la partie de la côte devant laquelle nous nous trouvions ; à peu de distance à l'est coulait une rivière nom- mée Avouai-Neroka, et un peu dans l'ouest était le village de Cossila. Vers une heure après-midi , une pirogue montée par plus de trente sauvages arriva à la pagaie , et ap- DE L'ASTROLABE. 419 portait un cochon d'une belle grosseur, que je fis 1827. acheter pour l'équipage moyennant un kilogramme Jllil1, de poudre. Il serait impossible de décrire le plaisir, le ravissement que ce marché causa aux naturels ; sur-le-champ ils repartirent pour terre en promettant d'apporter d'autres cochons. La passion funeste des armes à l'eu et de la poudre parait avoir fait le tour du globe; ce dernier objet est devenu la véritable monnaie des sauvages de la Polynésie. Ne dirait-on pas qu'après la nécessité de manger et de dormir, le besoin le plus impérieux de l'espèce humaine soit presque en tous lieux de s'entre-délruire?... Nos hôtes ne se faisaient aucun scrupule de con- fesser qu'ils étaient anthropophages , et témoignaient qu'ils dévoreraient avec beaucoup de plaisir le corps de Tomboua-Nakoro qui était leur ennemi. Je ne me lassais point d'admirer la force, la vigueur et la haute stature de ces insulaires. L'un des nouveaux arrivés avait cinq pieds dix pouces et demi de haut, et son corps était bâti à proportion de cette taille. En gé- néral , pour la stature et la corpulence, ces naturels étaient bien supérieurs aux Français de l'Astrolabe. Quoiqu'ils se soient trouvés quelquefois au nom- bre de vingt ou trente à bord de la corvette, ils se sont toujours comportés avec réserve, décence et bonne foi. Nous n'avons pas eu la moindre plainte à porter contre leur défaut de probité, et ils n'ont pas une seule fois témoigné le désir d'obtenir quoi que ce fût par fraude, ni même par importunité. Une légère brise de S. E. et S. S. E. s'étant élevée 450 VOYAGE 1S27. vers trois heures , jen profilai pour faire route , et sur Juin- mon invitation nos hôtes prirent , quoiqu'à regret, le parti de nous quitter. Par précaution j'avais formel- lement exigé d'Ounong-Lebou qu'une de leurs piro- gues restât derrière nous , toute prête à les recevoir : autrement ils paraissaient disposés à rester avec nous, et nous eussions pu les emmener où nous aurions voulu , tant leur confiance en nous était déjà bien éta- blie!... Mais j'avais présent à la mémoire l'embarras que m'avaient causé Toumboua-Nakoro et ses compa- gnons , je n'avais aucune envie de me remettre sur les bras une charge semblable. Je donnai à Ounong-Lebou , lorsqu'il me quitta , une médaille de l'expédition , qu'il me promit de con- server avec soin. Il avait fourni à M. Gaimard les noms de plus de deux cents îles dans l'archipel Viti , mais il est probable que dans ce nombre se trouvaient confondus de simples noms de districts pour les deux grandes îles. Les communications étendues que nous venons d'avoir avec les naturels de cet archipel me confir- ment de plus en plus dans l'opinion que j'avais déjà conçue à leur sujet , savoir que ces insulaires, formant le dernier anneau de la race noire océanienne vers l'est , se seront sans doute opposés aux progrès de la race jaune ou polynésienne vers l'occident. Après un long état de guerre , ils en sont venus entre eux à des relations amicales; les Kaï-Tongas sont admis comme négocians et même comme colons sur plu- sieurs des îles Viti; des alliances fréquentes se for- DE L'ASTROLABE. 451 nient entre les deux races, et de leur mélange résulte 1-827. une race intermédiaire qui, dans un siècle ou deux, J,""• formera peut-être la population principale de cet archipel. La nuit a été délicieuse , et nous l'avons passée en panne ou aux petits bords. Nous jouissons d'un beau clair de lune , et la mer, aussi calme que celle d'un bassin, est à peine légèrement ridée par une faible brise d'E. Quel contraste avec les tourmentes conti- nuelles des jours passés! Vers quatre heures et demie du matin, le courant 9. nous ayant reportés au large , nous faisons roule au N. et au N. N. O. en forçant de voiles, pour nous rapprocher de la partie S. O. de Viti-Levou. Ce côté de l'ile offre les sites les plus agréables , un terrain bien cultivé et une suite non interrompue de collines en pente douce, depuis les rivages de la mer couverts de cocotiers, jusqu'aux hautes montagnes de l'inté- rieur. On a remarqué un village considérable dont les maisons ont paru d'une très-grande dimension. Vers neuf heures, comme nous n'étions qu'à deux lieues de la côte, le calme est revenu , et nous avons été rejoints par une douzaine de pirogues , qui depuis le matin voguaient vers nous de toute la force de leurs pagaies. Elles apportaient quelques cochons, des ignames, un petit nombre de cocos et de poules et des armes. Tous ces objets ont été achetés moyen- nant de la poudre , des haches et des ciseaux ; car ces naturels ne faisaient aucun cas des étoffes , verro- teries et autres articles de cette nature. 452 VOYAGE 1827. Toutes leurs armes sont moins artistement tra- J'"n- vaillées qu'à Tonga-Tabou , quoique absolument dans Pi. xc. le même genre. Il faut cependant en excepter le casse- tête à main , formé d'un bouton sphérique de quatre pouces de diamètre, avec un manche d'un pied de longueur, taillé dans un seul morceau d'un bois très- dur, d'un poli parfait clans toute son étendue , sou- vent enrichi de ciselures au manche, et incrusté de dents humaines au bouton. Pour le rendre plus so- lide et plus pesant , ce bouton est ordinairement formé de la partie noueuse du bois. Cette arme , que les na- turels portent constamment à leur ceinture, doit être fort dangereuse entre leurs mains ; elle me paraît même plus redoutable que le mère des Zélandais , dont elle tient la place pour les Kaï-Bitis. Ë#ICW^' Ces pirogues amenèrent aussi quelques femmes qui étaient toutes fort hideuses. Mon ami Ounong- Lebou , chef de Nanrongha , qui portait avec orgueil , au cou, la médaille dont je l'avais décoré la veille, DE L' ASTKOLA.BE. 4 53 voulait absolument me vendre une de ces femmes, 1827. avec un cochon , pour un fusil : j'eus beaucoup de Juin- peine à lui faire comprendre que je n'avais nullement besoin de femme à bord , et le cochon seul lui fut acheté moyennant un kilogramme de poudre. M. Gaimard, en galant chevalier, et toujours do- cile au penchant qui l'entraînait vers le beau sexe , même quand il ne méritait guère cette épithète, M. Gai- mard s'était élancé dans une pirogue pour se rappro- cher de ces dames et leur offrir ses hommages. Une manœuvre imprévue, qu'il nous fallut exécuter, dé- tacha du bord la pirogue où il se trouvait; et durant près de trois quarts d'heure il resta entièrement à la discrétion des sauvages et à une assez grande dis- tance du navire. Les naturels auraient certainement pu emmener M. Gaimard à terre sans que nous eus- sions pu les en empêcher, et je ne crois pas qu'il nous eût jamais été possible d'obtenir sa délivrance, s'ils eussent tenu à le garder chez eux. Mais les insulaires ramenèrent leur hôte à bord , sans lui avoir fait aucun mal ; seulement ils avaient commencé à se montrer fort importuns à l'égard de tous les objets que le doc- teur se trouvait avoir sur le corps. Cela me fit soup- çonner que ces braves gens se seraient montrés à terre , à l'égard des Européens qui seraient allés les voir, beaucoup moins réservés qu'ils ne l'avaient été à bord. La crainte de nos armes entrait probablement pour beaucoup dans leur conduite honnête et pacifique. Un peu au large de la partie la plus occidentale de Viti-Levou, et à plus de dix lieues de distance, nous 454 VOYAGE lSa7- apercevions déjà une île élevée que les naturels nom- mèrent Malolo. Vers midi, nous poursuivions notre route au N. O. , au moyen d'une faible brise de S. S. O. Les pirogues, voyant que nous nous éloignions de leur canton , se retiraient à mesure qu'elles avaient vendu leurs marchandises ; à trois heures nous fumes complètement délivrés de nos hôtes. A huit heures et demie du soir, nous restâmes en panne à trois lieues de la côte et à sept lieues au sud de Malolo. Un grain subit et violent, chargé de pluie et de vent, fit sauter la brise au N. E. vers neuf heures ; il ne dura qu'une demi-heure , puis le ciel s'éclaircit, et le reste de la nuit il souffla une petite brise d'E. et nous eûmes beau temps. Du 8 à midi au 9 à la même heure, il y a eu qua- torze milles de courant au S. S. E. En jetant un coup- d'œil sur la carte que nous avons dressée de l'archi- pel Viti, on se rendra compte à l'instant de la manière dont la configuration des terres fait varier la direction des courans. IO- A cinq heures quarante-cinq minutes , j'ai fait ser- vir et gouverner sur l'ile Malolo. Sur les huit heures , comme nous prolongions les récifs à trois milles de distance , nous avons remarqué quelques pirogues qui voguaient au-dedans de leur enceinte ; mais elles n'ont témoigné aucun désir de se diriger vers nous, et ont continué leur route le long de la côte. L'aspect des districts voisins continue d'être le plus agréable qu'il soit possible d'imaginer ; il annonce un sol fertile et qui parait susceptible d'être facilement cultivé. DE L'ASTROLABE. 166 Dans l'est, el à une distance considérable, se montre 1827 un piton très-élevé, remarquable par sa cime aiguë. J,1U1- Au nord, un grand nombre d'îles peu étendues, mais d'une assez grande élévation , apparaissent suc- cessivement à nos regards. Un récif commun les environne dans l'ouest; entre elles et la grande île, il est probable qu'on trouverait de bons mouillages. Durant la station de neuf heures, à une lieue des brisans, quatre-vingt-dix brasses de ligne n'ont pu atteindre le fond. Peu après , le calme est survenu , et nous avons éprouvé une chaleur excessive. A trois heures du soir, nous avons pu remettre le cap au N. O. , à l'aide d'un léger souffle du S. O. , qui a fait place à cinq heures à une petite brise du S. E. Nous avons ensuite passé la nuit , qui a été fort belle , aux petits bords ou en panne , à sept milles des brisans , dont le bruit arrivait jusqu'à nous lugubre et mono- tone au milieu du profond silence de la nature. La houle du S. S. E. , dont nous étions délivrés depuis trois jours , est redevenue sensible. Dès quatre heures du matin, j'ai fait servir, en n. gouvernant au N. 1f4 N. O. A cinq heures quarante minutes, la brise ayant fraîchi à FE. S. E. , j'ai forcé de voiles , en prolongeant la chaîne des îles en vue à quatre ou cinq milles de distance. J'admirais les formes bizarres que la plupart de ces îles dévelop- paient à nos regards , à mesure que leurs masses , d'abord confondues , se détachaient les unes des au- tres. Je me proposais de continuer ma reconnaissance au nord autant que le vent me permettrait de rester 456 VOYAGE 1827. en vue des lerres ; je comptais même l'étendre jus- jum. qu'aux îles situées à l'ouest et sur le parallèle de Vanoua-Lebou. Mais, à sept heures, nous remarquâmes le long du bord un clapotis irrégulier et très-marqué dont le mouvement augmentait en s'approchant du récif. A sept heures dix-neuf minutes , la vigie s'écria que la couleur du fond avait changé; au même instant, j'aperçus tout autour de la corvette des pâtés de coraux dont quelques-uns semblaient s'élever à quatre ou cinq brasses du niveau des eaux. Aussitôt je lais- sai porter à l'O. S. O. pour m'écarter à angle droit de la direction du récif. La sonde signala d'abord dix brasses ; le moment d'après , elle ne donna point de fond à trente brasses, et les coraux avaient disparu. Nous venions de traverser un banc dangereux qui s'étend à six ou sept milles, et peut-être davantage, à l'ouest des îles que nous venions de reconnaître. Cette rencontre imprévue m'avait forcé de m 'éloigner sous le vent de ces terres ; elle me décida à terminer sur ce point l'exploration des îles Viti. Il m'eût fallu perdre beaucoup de temps pour me rapprocher des terres , et peut-être m'eût-il été impossible d'y réussir contre le vent et les courans du S. E. , habituelle- ment régnant dans ces parages. En conséquence, à huit heures , nous fîmes une dernière station p;éo- graphique en vue de l'archipel Viti ; puis , à l'aide d'une jolie brise du S. S. E. , nous cinglâmes à l'O. S. O. pour nous diriger vers les îles Loyal ty. DE L'ASTROLABE. 457 Il esl très-vraisemblable que les dernières îles que 1827. nous venions de rencontrer dans l'ouest de Viti-Le- Ju,n- vou , devaient être identiques avec les îles signalées par Barber et par Mailland. Mais leurs positions étaient fort incorrectes, tandis que nos détermina- tions de longitudes sont immédiatement liées avec la position de Tonga-Tabou , et les erreurs relatives de ces longitudes doivent être resserrées dans les limites les plus étroites. Ainsi se termina pour nous la pénible reconnais- sance des îles Yiti : elle avait duré dix-huit jours entiers , et , durant les quatorze premiers , nous avions été continuellement contrariés par de gros temps , un ciel couvert et une mer houleuse. Tout en nous exposant aux dangers les plus imminens , ces fâcheuses circonstances nous ont empêché d'accorder à nos travaux la précision , et surtout le développe- ment que nous eussions désiré leur donner. Toutefois nous avons lieu de nous flatter de l'espoir que, tels qu'ils sont , ils mériteront l'estime et l'intérêt des navigateurs et des géographes. Qu'une nouvelle ex- pédition exécute dans la partie du nord des travaux semblables à ceux de l'Astrolabe sur la partie méri- dionale des îles Vili , et il restera peu de choses à désirer sur ce coin de l'Océanie. Enfin , nous rappel- lerons au lecteur que , sans les pertes essuyées sur les récifs de Tonga-Tabou, nous n'eussions point quitté cet archipel important sans étudier avec attention les mœurs et les institutions de ses habitans , comme les productions diverses de son sol. Nous avons dû 4.58 VOYAGE 1827. nous contenter des renseignemens obtenus par la juin. bouche des Espagnols que nous avons arrachés à leur triste condition. Plus heureux que nous , d'autres voyageurs auront la satisfaction de procurer à la science des documens plus complets sur ces nom- breuses îles !. • /oyez notes 3 et 4. DE L'ASTROLABE. 459 CHAPITRE XXVI. TRAVERSEE DES ILES VIT! AIT HAVRE CARTERET. Echappés à la périlleuse navigation des îles Viti, g nous respirions enfin plus librement; la mer était n juin, large, et notre corvette s'y trouvait désormais à l'aise. Grâce à une fraîche brise du S. S. E. , V Astrolabe se frayait assez rapidement un sillon pénible au tra- vers d'une mer soulevée en houles pesantes. Dans les deux journées qui suivirent , le vent se soutint à l'E. et à TE. N. E. ; nous poursuivîmes notre route sans que rien de nouveau vint signaler notre navigation; seulement, dans chacune de ces journées, notre corvette était entraînée à l'O. par un courant de quarante milles. Quels dangers couraient les pre- miers navigateurs lorsqu'ils n'avaient que leur gros- sière estime pour se guider dans ce vaste Océan ?. . . Il est vraiment étonnant qu'il n'en ait pas péri da- vantage. Dans l'après-midi, le vent ayant un peu molli, nous fumes ballottés par le roulis. Une brume épaisse ré- i3. 460 VOYAGE 1827. gnait sur tout l'horizon, et nous avait jusqu'alors ca- juin. clîg toute vue de terres : mais à quatre heures qua- rante minutes , l'île Erronan se découvrit tout-à-coup à nos regards , sous la forme d'un cône isolé , à pans escarpés et largement tronqué au sommet. Bien que nous en fussions encore à plus de trente milles , son isolement et sa grande hauteur la faisaient paraître plus rapprochée qu'elle ne l'était réellement. En conséquence, dès huit heures, dans la crainte que le courant ne nous fit dépasser cette île et celle d'Annatom dans la nuit, je restai aux petits bords. Car je tenais infiniment à rattacher de nouveau sur ce point nos observations à celles de d'Entrecasteaux. 14. A deux heures après minuit, nous laissâmes porter à l'O. N. O. Nous n'avions pas perdu de vue Erronan dont l'ombre prononcée ressortait encore sur celles de la nuit. Nous n'en passâmes qu'à quatre lieues au S. L'aurore me fit voir les sommets d'Annatom , et nous cinglâmes pour nous en rapprocher. À huit heures vingt-cinq minutes du matin , nous passâmes par le méridien de sa pointe orientale , et à neuf heures cinquante minutes, sur celui de sa pointe occidentale. Comme nous la prolongeâmes, à deux lieues de dis- tance, dans une assez grande étendue, nous pûmes l'examiner avec attention. Cette île est surmontée par de hautes montagnes qui ne laissent au rivage qu'une lisière de terre basse fort étroite ; sur cette lisière on remarque çà et là quelques touffes de cocotiers, et surtout un grand nombre d'arbres au feuillage rare, au tronc dépouillé, DE L'ASTROLABE. 461 qui de loin semblent autant d'ossemens blanchis plan- 1827. tés debout. A ce caractère , je supposai que ces arbres Juin- devaient appartenir à l'espèce melaleuca leucaden- dron, qui fournit aux Moluques la fameuse huile de kaïou-pouli. Les montagnes offrent peu de grands arbres, quoique généralement couvertes de verdure ; en plusieurs endroits de larges taches rougeâtres an- noncent une terre argileuse chargée d'ocre . Cette île paraît exempte de récifs , au moins dans toute sa partie du nord et de l'ouest ; nul indice ne put nous annoncer l'existence de l'homme sur son sol , ni case , ni pirogue , ni même aucune fumée. J'a- vais eu le désir d'envoyer un canot à la plage lorsque nous nous serions trouvés sous le vent de l'île ; mais la brise soufflait avec force , et la mer était grosse , de sorte que je me vis contraint à poursuivre ma roule pour ne pas perdre de temps. L'horizon, très-embrumé, ne nous permit pas de voir pendant la nuit, ni dans la matinée , les terres ni le volcan de Tanna. M. Paris prit sur ces deux îles les relèvemens né- cessaires pour en dresser la carte. De ses opérations il résulte qu'Erronan n'est qu'un énorme pâté de quatre à cinq milles de circuit au plus; tandis qu'Annatom a dix milles de longueur de l'est à l'ouest , sur six milles de largeur du nord au sud. Le sommet d'Erro- nan est au N . 25° E. de la pointe orientale d'Annatom, et à quarante-cinq milles de distance. Nous avons définitivement placé le sommet d'Er- ronan par 19" 31' 20" latitude S. , et 167° 45' 57" lon- TOME IV. 3l 462 VOYAGE 1827. gitude E. , et la pointe occidentale d'Annalom par 20° J,,i»- 1 1' 25" latitude S. , et 1 67° 1 6' 20" longitude E. Ces déterminations diffèrent considérablement de celles de Cook , qui sont de vingt ou trente minutes plus à l'est , mais elles se rapprochent beaucoup de celles de d'Entrecasteaux , qui ne sont que de cinq ou six mi- nutes plus à l'ouest. Notre tâche étant remplie en ce qui concernait l'extrémité méridionale de l'archipel du Saint-Esprit , je ne songeai plus dès-lors qu'à me transporter sur l'espace qu'occupait, dans la carte anglaise d'Arrow- smith , le groupe incertain des îles Loyalty. Krusens- lern, si complet sur tout ce qui était déjà connu, n'a- vait pu donner aucuns détails ni sur leur position ni sur leur étendue : M. de Rossel doutait même de leur existence. C'était donc un point de géographie fort important à éclaircir. Après avoir quitté les terres d'Annatom, une fraî- che brise d'E. continua de nous pousser au S. O. et S. S. O. Quoique le thermomètre marquât encore 24° à l'ombre, l'effet de la fraîcheur agit tellement sur nous, que plusieurs personnes furent obligées de re- prendre les vètemens de drap. Comme nous étions enveloppés de brumes épaisses , il est probable que l'effet de l'humidité atmosphérique agissait encore plus que l'abaissement effectif de la température. Toute la nuit nous restâmes aux petits bords, sous les huniers , dans la crainte d'être entraînés par le courant ou la houle sur quelque île ou récif in- connu. DE L'ASTROLABE. 463 A quatre heures nous reprîmes notre roule au S. iSa7. O. */4 S. A midi nous nous trouvions par 21° 19' la- l5 Juia- titude S. et 166° 2' longitude E. ; et à midi vingt mi- nutes la vigie signala la terre de l'avant à toute dis- tance. Nous en étions alors à vingt-deux milles au plus. Elle fut bientôt visible de dessus le pont, et offrit à nos regards l'apparence d'une île d'une assez grande étendue. Conformément à mes instructions , à trois heures sept minutes , j'avais atteint le parallèle de 21° 27' lati- tude S. , et nous n'étions plus qu'à huit milles de la côte. Une première station eut lieu, et M. Guilbert fut chargé de tous les travaux hydrographiques qui allaient avoir pour objet l'archipel des îles Loyalty. A cette distance nous saisissions parfaitement tous les détails de cette côte qui n'offrait qu'une terre peu élevée, maigrement boisée, et presque sans accidens du sol. Le revers oriental de cette île courait presque droit, du N. au S., l'espace de douze milles, offrant sur tous ses points une falaise escarpée, avec une grève étroite et souvent nulle , excepté dans une pe- tite calanque où la longue vue nous fit apercevoir une cabane alongée, semblable à une tente. Dans la partie du sud nous remarquâmes des co- cotiers et des pins. Quelques fumées éparses çà et là annoncèrent aussi la présence de l'espèce humaine sur ces plages si différentes, par leur aspect, des riantes îles de Tonga, et même des îles richement boisées de Viti. A la pointe S. E. , nous crûmes distin- guer aussi quelques îlots détachés de la terre princi- 31* 464 VOYAGE 1827. pale. Du reste aucun récif n'environnait l'île , et par- Jnin- tout la lame venait briser à la plage. Je laissai à cette île le nom de Britannia , en mé- moire du navire qu'on suppose avoir le premier aperçu le groupe des îles Loyalty, bien qu'à ce sujet je n'aie pu me procurer aucun renseignement positif. Le soir nous rangeâmes à moins d'une demi-lieue le cap Gosier, qui termine au N. E. cette île, puis* nous restâmes toute la nuit aux petits bords ou en panne , avec un temps nébuleux et une houle pesante. 16. Au point du jour nous reconnûmes que le courant nous avait considérablement entraînés au N. O. , et nous avait rapprochés d'une île (île Boucher), située dans le nord de l'île Britannia , constituée à peu près de la même manière que celle-ci, mais beaucoup plus petite , puisqu'elle n'a guère plus de huit ou dix milles de circonférence. Alors nous ralliâmes la côte septentrionale de Bri- tannia , et en approchant nous nous assurâmes qu'elle forme un enfoncement assez vaste entre les deux caps Coster et Roussin. Ce dernier, qui figure une espèce de péninsule, est entouré de brisans qui ne s'éten- dent qu'à une encablure ou deux au large. L'aspect de la terre est toujours le même , mais on remarque dans l'intérieur des monticules constamment décou- pés à angles droits , terminés par des lignes verticales ou horizontales , dont les formes équarries et régu- lières rappellent aussitôt celle de châteaux forts ou de hautes murailles. Cette forme et la couleur blan- châtre de ces mornes donnent lieu de croire que le DE L'ASTROLABE. 465 sol de ces îles est un calcaire , et probablement un cal- 1S27. caire madréporique. Juln- Entre le cap Roussin et le cap Mackau, la côte creuse encore assez profondément , et de ce dernier au cap Coster l'étendue de Britannia n'est pas de moins de vingt-un milles. A trois milles au N. O. du cap Mackau, vient une petite île (île de Molard) qui n'a guère plus de trois milles de circuit , mais qui est néanmoins habitée , puisqu'elle nous a offert d'épaisses fumées. En outre, sur une de ses pointes , s'élevaient plusieurs de ces pins , à forme bizarre , semblables à des colonnes , que Cook observa le premier sur les cotes de la Nou- velle-Calédonie. Trois autres petites îles suivaient encore au N. O. , savoir : les îles Hamelin , Laine et Vauvilliers. Nous les prolongeâmes toutes à une ou deux lieues de dis- tance ; de sorte que nous pûmes fixer exactement leur position. Malheureusement le ciel , couvert dès le matin , se chargea de plus en plus ; enfin des grains chargés d'une brume très-épaisse et de pluie se succé- dèrent à fréquens intervalles , et nous contrarièrent beaucoup dans la navigation à faire au travers de ces îles inconnues. Dans la crainte de tomber inopiné- ment sur la terre ou sur quelque récif ignoré , je met- tais en panne au plus fort d'un grain , puis je faisais route dès que l'horizon s'étendait un peu devant nous. Ce mauvais temps dura toute la journée. Toutefois de courts intervalles, où le soleil parut, permirent à M. Jacquinot d'observer la latitude et la longitude. 166 VOYAGE 1827. Cette portion de la côte n'aura donc pas souffert de juin. ces contre-temps pour la précision.. Nous cheminâmes au N. N. O. et N. O.; de deux heures à trois heures après midi , nous passions entre les iles Boucher et Vauvilliers , laissant la première à deux lieues sur tribord , et l'autre à une lieue à bâ- bord. Puis nous prolongeâmes, à quatre ou cinq milles de distance , la côte orientale d'une île beaucoup plus grande , à laquelle nous donnâmes d'un commun ac- cord le nom de Chabrol , en mémoire du ministre qui avait accueilli le projet du voyage de l'Astrolabe , et avait arrêté son exécution. Malgré la brume épaisse qui nous masquait souvent la vue des terres, nous reconnûmes que cette île était plus élevée , plus mon- tueuse et beaucoup mieux boisée que Britannia. Un promontoire avancé en forme de péninsule était couronné d'un massif de pins, ce qui nous l'a fait nommer cap des Pins. A cinq ou six milles au N. E. du cap des Pins , et à la suite de la pointe Daussy , se trouve un vaste et profond enfoncement (la baie Chateaubriand) qui offrirait sans doute un bon abri contre les vents du S. O., mais où l'on serait complètement exposé aux houles et aux vents régnans de l'E. A six heures du soir, nous trouvant à six milles environ dans l'est de la pointe N. E. de l'île Chabrol , ou cap Bernardin, nous diminuâmes de voiles et ser- râmes le vent tribord amures pour ne pas dépasser cette pointe durant la nuit. Au soir le ciel s'éclaircit et la nuit fut assez belle. 1827. DE L'ASTROLABE. 467 Dès quatre heures du matin, à l'aide d'une jolie brise de l'E. , nous laissâmes porter sur le cap Ber- *7 Jtlin- nardin , dont nous nous étions peu écartés , et à six heures dix-huit minutes, nous commencions à pro- longer toute la partie septentrionale de File Chabrol , à moins de deux milles de distance. Nos regards par- couraient facilement les moindres détails de la côte. Partout elle est taillée à pic , sauvage et revêtue seule- ment de buissons, d'arbrisseaux et de quelques bou- quets de cocotiers rabougris , semés çà et là dans les ravines. Nulle apparence d'hommes ni d'habitations. Sur la partie du N. E. , les longues houles du S. E. viennent briser avec fureur le long de ces falaises abruptes , et quelquefois elles ont réussi à saper leurs fondemens. Mais dès que nous eûmes dépassé le cap Nord, qui reçut le nom de cap Escarpé, nous voguâmes sur une mer calme et unie. Nous passâmes devant, un enfoncement situé immé- diatement au sud du cap Escarpé , d'où les vents nous rapportaient des odeurs très-suaves. Je me disposais à serrer la côte de près , quand à neuf heures la vigie des barres annonça sur tribord un brisant au large , qui paraissait détaché de la côte. Un instant j'eus l'envie de passer entre cet écueil et la terre, mais je réfléchis que la tentative serait trop imprudente, d'au- tant plus que M. Guilbert, ayant monté sur les barres, m'annonça qu'il ne croyait point le passage praticable. Ainsi je revins sur tribord et prolongeai le récif à deux ou trois encablures au plus dans le nord. Il n'a guère plus d'un mille d'étendue , sur un demi-mille de lar- 468 VOYAGE 1827. geur, et est distant de la terre de deux milles et demi juin. environ. Suivant toute apparence il y a passage dans cet intervalle , bien que l'on y ait vu l'eau décolorée. Je cherchai ensuite à me rapprocher de la côte , mais cela me fut impossible , car le vent avait passé à TE. S. E. , et je ne pus guère gouverner qu'au S. ijt S. O. Il fallut donc nous contenter de suivre à six ou sept milles de dislance la côte qui , dans cette partie , semblait offrir entre deux pointes bien prononcées (pointes Aimé-Martin et Lefèvre), une baie spacieuse qui ne peut manquer d'offrir quelque bon mouillage pour les vents régnans de l'E. A trois heures du soir nous venions d'explorer en- viron quatre-vingts milles des côtes de l'île Chabrol , au moins les trois quarts de son périmètre , et la terre fuyait désormais au S. E. , sans que le vent nous per- mît de la suivre plus long-temps. Aucune autre terre ne se présentant ni dans le nord ni dans l'ouest, je ne songeai plus qu'à me diriger sur les îles Beaupré, ainsi qu'il m'était prescrit , croyant en avoir définiti- vement terminé avec les îles Loyalty. En conséquence le cap fut mis à l'O. */4 N. O., sous toutes voiles , avec une petite brise d'E. S. E. , un beau temps et une mer très-paisible. Une demi- heure s'était à peine écoulée depuis que nous suivions cette route , et nous n'avions pas encore perdu de vue les terres de l'île Chabrol , lorsque la vigie en signala de nouvelles de l'avant. A cinq heures elles furent visibles de dessus le pont , et s'annoncèrent sous la même apparence que celles de Britannia , c'est-à-dire DE L'ASTROLABE. 469 basses, uniformes et sans accidens de terrain bien l8a7 remarquables. Il était déjà trop tard pour en entre- Juin. prendre la reconnaissance , et nous passâmes aux petits bords la nuit qui fut délicieuse. La nouvelle île reçut le nom d'île Halgan. Nous éprouvâmes une vive satisfaction en voyant que l'exploration des îles Loyalty acquiérait une importance à laquelle nous ne nous étions nullement attendus : ces îles allaient dé- sormais former un archipel assez remarquable, au lieu du groupe insignifiant que nous croyions rencon- trer dans ces parages. Dès que le jour commença à poindre , je gouvernai l8 sur l'île Halgan, distante de huit à neuf milles. Car cette fois le courant avait été presque insensible du- rant la nuit. Bientôt , de l'arrière à nous , nous distin- guâmes cinq pirogues. Une d'elles semblait s'avancer dans nos eaux, et je fus curieux de communiquer avec ces insulaires pour vérifier s'ils appartenaient à la race de la Nouvelle-Calédonie décrite par Forster. En conséquence je mis en panne pour les attendre ; mais lorsque la première pirogue , qui venait sur nous, ne fut plus qu'à une demi-lieue de distance, elle mit en travers et en laissa passer devant elle une au- tre qui fit aussitôt la même manœuvre. Les trois au- tres continuèrent leur route à l'ouest sans se déranger. Nous fîmes tous les signaux que nous jugeâmes les plus propres à les attirer vers nous : mais nos efforts furent inutiles , et leurs craintes furent probablement plus vives que leur curiosité. Ce que nous avons pu remarquer à la longue vue , Juin. 470 VOYAGE nous a prouvé que ces pirogues étaient assez larges , lourdes et mauvaises voilières. Leur forme était à peu près celle d'un grand coffre, ainsi qu'elles ont été figurées dans le second Voyage de Cook. Comme elles étaient chargées d'hommes , je présumai qu'elles reve- naient de quelque expédition militaire sur l'île Cha- brol : quelques-uns de ces hommes , plus en évidence que les autres , portaient de ces chapeaux cylindri- ques mentionnés par Cook et Forster, dont la couleur blanche contrastait singulièrement avec la teinle noire de leur peau. Notre présence les gêna sans doute , car ils firent un moment fausse route ; puis , remettant le cap au nord, les pirogues reprirent celle qu'elles suivaient d'abord , dès qu'elles virent que nous leur laissions le champ libre. Comme je complais alors revoir Tannée suivante les îles Loyalty, et même y mouiller, je me consolai facilement de ne pouvoir communiquer avec ces hom- mes, et je repris la suite de nos explorations, en me tenant toujours au vent de ces îles, afin d'obtenir exactement leurs limites vers lest. Sur sa partie orientale , l'île Halgan se creuse en une baie large et peu profonde , qui s'étend l'espace de neuf milles depuis la pointe Saint-Hilaire au sud jusqu'à une autre pointe avancée au nord-est : mais cette baie ne peut offrir de resssources contre les vents habituels à ces mers. Nous continuâmes notre route au nord afin de con- tourner l'île par ce côté : mais la brise était si molle DE L'ASTROLABE. 471 que nous avancions très-lentement, et à trois heures 1827. du soir nous finîmes par rester en calme avec un Juin- temps superbe. Au coucher du soleil, nous étions à trois lieues de terre, et nous passâmes la nuit en calme. A peine les premiers rayons de l'aurore commen- i9. cèrent à poindre , que nous fîmes route à l'aide d'une jolie brise de S. S. E. pour nous rapprocher de la côte septentrionale de l'île Halgan. Au soleil levant , nous avons revu très-distinctement les sommités de l'île Chabrol, aux environs de la pointe Aimé-Martin. Notre corvette , glissant rapidement sur la surface d'une mer peu agitée , eut bientôt rallié la terre. A la station de neuf heures du matin , elle se trouvait à peine à deux milles de la pointe nord-est , qui est basse , bien boisée et couverte de cocotiers. Deux ou trois fumées s'élevaient du milieu des bois , et une quarantaine de naturels accoururent à la plage pour nous voir passer. Leurs gestes et leurs mouvemens annonçaient que la vue de notre corvette était pour eux un spectacle tout-à-fait inusité. Malgré la pré- sence de l'homme , rien n'indiquait la moindre appa- rence de culture sur ces terres , et si ces îles contien- nent des plantations , elles doivent être situées dans l'intérieur. Sur la partie septentrionale de l'île Halgan , nous retrouvâmes une longue houle de l'E. qui venait briser à la côte avec fureur, et dont les terres de l'île Cha- brol nous avaient mis à l'abri depuis vingt-quatre heures. Après avoir dépassé le cap le plus septentrio- 472 VOYAGE i8a7. nal , que nous avons nommé cap Rossel , et sur lequel JuiD* on observe çà et là des bouquets de cocotiers et de pins , la terre se réduit à une chaîne d'ilôts peu élevés , équarris et taillés à pic sur les flancs, couverts de bou- quets de verdure , et qui semblaient réunis par une base commune de rochers sous-marins. Nous n'en comptâmes pas moins d'une quinzaine. Notre route, alors assez rapide et rapprochée de terre, produisait, à mesure que nous filions devant ces îles , comme une suite de changemens à vue ; les effets de perspective variaient à chaque instant comme par enchantement , et nous ne pouvions nous lasser d'admirer ce ravissant spectacle. M. Guilbert, de son côté , ne perdait pas une minute pour faire , sur ces divers points , les relèvemens nécessaires afin de don- ner à son travail toute la précision désirable. Vers quatre heures nos observations nous plaçaient fort près du petit groupe des îlots Beaupré. En effet, en examinant plus attentivement les positions rela- tives et l'aspect des trois dernières îles Loyalty, au nord-ouest , je restai convaincu que ce n'était pas autre chose que celles qui furent ainsi désignées dans le Voyage de d'Entrecasleaux. A cinq heures vingt-deux minutes du soir, nous n'étions qu'à un mille du récif qui les environne. Nous terminâmes notre reconnais- sance des îles Loyalty en liant nos opérations , de la manière la plus immédiate , aux excellens travaux de d'Entrecasteaux. Nous désignâmes par le nom de Pléiades les petites îles situées entre l'île Halgan et le groupe Beaupré. DE L'ASTROLABE. 473 Au moment où nous prolongions ces derniers îlots , 1827. je ne pouvais m'empêcher de songer au danger qu'a- Juin- vaient couru les navires de d'Entrecasteaux dans la nuit qui précéda pour eux la découverte des îlots Beaupré. Le bon M. de Rossel, dans le peu de temps qui s'écoula entre le retour de l'Astrolabe et sa mort, ne pouvait sans frémir arrêter ses regards sur cette portion de notre carte des îles Loyalty. En effet, si dans cette nuit critique des volées d'oiseaux ne fus- sent pas venues par leurs cris éveiller la vigilance de l'officier de quart, et si, attentif à ce signal, cet offi- cier n'eût prudemment mis en panne , les deux fré- gates poussées par un grand vent d'E. allaient s'en- gager dans les îlots situés au sud-est du groupe Beau- pré , où un naufrage complet les attendait inévitable- ment. Par un sort fatal cette expédition eût péri à moins de deux cents lieues de distance des plages fu- nestes qui virent la fin de celle de Lapérouse. Sur le désir de M. de Rossel , et pour rappeler cette circons- tance mémorable de son voyage , j'ai fait graver sur ma carte la route de d'Entrecasteaux près des îles Beaupré. On sent bien qu'en côtoyant les îles Loyalty j'avais plus d'une fois songé à la possibilité que les frégates de Lapérouse eussent aussi péri sur ces plages incon- nues, en se rendant de Tonga-Tabou à la Nouvelle- Calédonie. Aussi nos regards interrogeaient avide- ment ces côtes pour découvrir si elles ne portaient pas quelque trace du séjour des Français. La moindre fumée , le plus léger accident du sol fixait toute notre 474 VOYAGE 1827. attention; mais nous ne remarquâmes pas le moin- juin. (jre indice qUi pût faire naître dans notre esprit un soupçon de celte nature. Sans doute, quelque près que je me fusse tenu de la terre, notre naviga- tion n'eût point suffi pour détruire toute espèce de doute à ce sujet. Mais je le répète, je réservais à Tannée suivante l'exploration facile des côtes occiden- tales des îles Loyal ty. Une ou deux relâches sur ces îles et les communications que je me promettais d'é- tablir avec les habitans m'eussent conduit à des ren- seignemens plus concluans. Je ne pouvais point de- viner alors que quatre ou cinq journées de roule au nord pouvaient me transporter sur le théâtre de cette grande infortune. Plus heureux que moi, Dillon ve- nait d'obtenir, par le simple effet du hasard , ce que j'étais condamné à chercher encore si long-temps in- fructueusement. 20. Après avoir passé la nuit aux petits bords , à cinq heures du matin nous fîmes servir au N. O. ij4 O. , avec une jolie brise du S. E. Dès neuf heures la vigie signala par un cri d'épouvante un récif isolé dans l'ouest. Sur-le-champ je donnai l'ordre au timonnier de laisser arriver, en disant à la vigie d'avertir lorsque nous aurions le cap droit sur le récif. Cela fait , je me contentai d'ordonner au timonnier de gouverner droit dans cette direction , et à la vigie de bien veiller et de prévenir quand elle verrait l'eau se décolorer sur notre roule. Je m'aperçus bientôt que l'équipage de V Astro- labe , déjà intimidé au seul mot de récif, était cons- DE L'ASTROLABE. 475 terne de voir qu'au lieu de lui tourner le dos je me 1827. dirigeais droit dessus. Echappés à peine aux dangers Juin« imminens que leur avaient offerts la Nouvelle-Zélande , les îles Tonga et les îles Viti , ces pauvres gens ne rêvaient plus qu'écueils , et l'on pouvait facilement juger que leur moral était singulièrement ébranlé par la nature de notre voyage. Leurrés par les récits qu'ils avaient entendu faire des faciles navigations de VU- ranie et de la Coquille, qu'ils n'avaient considérées que comme de simples promenades , ils s'imaginaient en faire autant sur l' Astrolabe, et ils venaient d'être cruellement détrompés par une expérience plusieurs fois répétée. Ils n'étaient pas aussi bien convaincus que moi que le véritable but d'un voyage de décou- vertes était de chercher des terres inconnues ou d'ex- plorer avec soin celles qui sont mal connues , et non pas d'éviter les dangers ou les écueils qui peuvent se présenter sur votre route. J'avoue néanmoins aujour- d'hui que si j'avais pu dès-lors prévoir que des épreu- ves aussi cruelles , et des services aussi pénibles eus- sent dû être accueillis de la part du ministère de la marine avec autant d'indifférence , j'aurais un peu plus ménagé la sûreté de mes compagnons de voyage. Quoi qu'il en soit, pour raffermir leur moral, du moins pour les distraire un peu de leurs sombres idées , je feignis de ne pas avoir remarqué leurs in- quiétudes, j'eus l'air de me réjouir des découvertes que nous opérions , et je promis une piastre d'encou- ragement à quiconque annoncerait le premier une île ou un écueil que je n'aurais point signalé d'avance à 47 G VOYAGE l8l7- l'attention de la vigie. Bientôt les hunes et les barres furent pleines de guetteurs, et tous, jusqu'au coq ( le cuisinier de l'équipage ) , cherchèrent à gagner la prime. Cet empressement donna lieu à une foule de plaisanteries et de quolibets qui ramenèrent bientôt la gaîté parmi tous les hommes de l'équipage; ainsi fut promptement atteint le but que je me proposais. Lorsque nous ne fûmes plus qu'à deux milles du récif, nous remîmes le cap en route; nous passâmes à moins d'un mille de la partie septentrionale qui est occupée par un îlot de sable presqu'au niveau de l'eau, sur lequel la mer brisait avec une violence extrême. Cet écueil peut avoir quatre ou cinq milles du nord au sud; mais nous n'en vîmes pas l'extrémité méri- dionale. Quelques années encore , et qu'un petit nom- bre de cocos et de graines de barringtonia , panda- 7ius, heiïtierciy hernandia , sonner atia, bruguiera, scœvola , calophyllum , etc., viennent s'arrêter sur cet écueil, et réussissent à y germer, ce sera une île véritable. Un demi-siècle suffira peut-être pour opérer cette métamorphose. Nous avions à peine perdu de vue les derniers ré- cifs , que la vigie en signala un autre de l'avant et à toute vue. Ce nouvel écueil, dont nous ne passâmes qu'à deux milles , s'étend comme le précédent dont il est éloigné de cinq lieues , l'espace de six ou sept milles du nord au sud. Je penche fort à croire qu'ils sont réunis l'un à l'autre par une chaîne plus reculée vers le sud-ouest et que nous n'avons pu apercevoir, de manière à former une espèce de fer-à-cheval , DE L'ASTROLABE. 477 comme la plupart de ceux qui sont connus dans la mer de Corail. Ces écueils reçurent le nom de Récifs de l'Astro- labe, et sont d'autant plus redoutables, qu'ils sont éloignés de près de trente milles des îles Beaupré , et de soixante milles des côtes les plus voisines de la Nouvelle-Calédonie. Avant de quitter les îles Loyalty, nous mentionne- rons ici les positions de quelques-uns des principaux points de cet archipel : 1827. Juin. Pointe N. des récifs de l'Astrolabe, Pointe N. O. du récif des îles Beaupré, 20 Pointe N. de l'île Halgan (cap Rossel), 20 Pointe N. de l'île Chabrol (cap Escarpé), 20 Pointe E. de l'île Chabrol (cap des Pins) , 2 r Pointe N. de l'île Britannia (cap Roussin), 21 Pointe E. de l'île Britannia (cap Cosler) , 21 lat. S. 190 40' 20 20 1 8 20 33 20 40 4 21 2 S LONG. E. OO 33 25 3o 45 3o i63° i63 164 164 1C4 i65 i65 G' 33 5 39 59 28 3y 20 00 5o 40 39 18 32 Notre travail une fois terminé, mes instructions me prescrivaient simplement de me rendre à la Loui- siade ; mais , chemin faisant , je crus qu'il ne serait pas sans intérêt pour la géographie de vérifier la forme exacte des récifs septentrionaux de la Nouvelle-Calé- donie. M. d'Enlrecasteaux avait fixé la position des pointes nord-est et nord-ouest de ces récifs dans deux années différentes , et quelques géographes avaient présumé que ces brisans pouvaient se prolonger en- core plus au nord. Une jolie brise de l'E. S. E. , jointe à un temps TOME IV. 178 VOYAGE 1827. superbe, me permettait de cheminer au N. O. l/4 0.; Juin. majs on conçoit facilement que la rencontre inat- tendue des deux derniers brisans devait m'engager à des mesures de prudence en ces dangereux parages, ai. Ainsi je passai la nuit en panne ; mais de bonne heure, le jour suivant , nous nous remimes en route. Le vent souffla avec violence au S. E. ; le soir, de fortes raffales soulevèrent une grosse mer. A la nuit , nous mîmes à la cape , et courûmes des bordées de quatre heures chacune. 22. Vers trois heures du matin, le ciel se chargea , et nous essuyâmes quelques grains de pluie. A cinq heures nous fîmes route à l'O, N. O. , filant six ou sept nœuds. La veille le courant nous avait portés de vingt-quatre milles au N. N. O. , et les observations de la journée me prouvèrent que les courans n'avaient pas été de moins de trente-quatre milles au N. N. O. dans les vingt-quatre heures dernières. Avis aux na- vigateurs qui auront à fréquenter cette partie de l'O- céan-Pacifique. Dès que j'eus connaissance de ce fait, je me hâtai de mettre le cap au S. O. , de peur de dépasser les ré- cifs septentrionaux de la Nouvelle-Calédonie sans les voir. Nous suivions cette route depuis quelques mi- nutes seulement , lorsqu'à midi quinze minutes , la vigie annonça leur présence sur bâbord , à sept milles de distance environ. Bientôt nous les vîmes de dessus le pont , et reconnûmes qu'ils formaient la pointe nord du récif oriental, exploré par d'Entrecasteaux en mai 1793. Nous passâmes à quatre milles de cette DE L'ASTROIABE 179 pointe, poursuivant notre route au S. O. ; et nous i8a?. nous assurâmes que loin de se prolonger vers le nord , Jl,in- le brisant se replie sur lui-même , et forme un enfon- cement de six milles de profondeur, sur treize milles de largeur. La petite île Huon , basse , boisée et d'un mille de circuit , est la seule partie de ce récif qui s'élève au- dessus du niveau de la mer. A deux milles à l'ouest de cet îlot , le récif court presque directement au nord, l'espace de neuf milles , et se termine par une pointe étroite que surmontent quelques roches nues , et qui ne sont élevées que de quelques pieds au-dessus du niveau des eaux. Il faut avoir soin de se tenir en garde conlre l'ap- proche de ces tristes brisans ; tenté par le désir de les reconnaître plus exactement, je m'en approchai de trop près , et j'eus lieu de m'apercevoir que les cou- rans portaient avec beaucoup de force à l'ouest. Il me fallut serrer toul-à-coup le vent tribord amures , et prolonger un moment ces coraux menaçans au vent et à moins d'un mille de distance. En de pareils mo- mens , combien un capitaine fait de vœux ardens pour repousser un calme perfide qui le laisserait sans espoir de salut!... Enfin à trois heures précises nous étions hors de tout danger; nous fîmes une station où M. Jacquinot observa des angles horaires , justement à deux milles au nord des rochers dont nous venons de parler. L'un d'eux surtout, haut de quinze ou vingt pieds, est plus remarquable que les autres , et le récif ne 32* 480 VOYAGK 1827. s'étend pas à plus d'un mille au nord. Aux environs Juin- de ces rochers et de ces brisans , on voit voltiger de nombreuses bandes d'oiseaux de mer, tels que fré- gates , sternes grises , fous et pétrels. A ces rochers il nous fut aisé de reconnaître le terme des récifs vus par d'Entrecasteaux en juil- let 1792. Cet habile navigateur avait donc eu raison de considérer ce point comme leur limite septentrio- nale. En outre il est difficile de mieux s'accorder que nous ne l'avons fait dans nos déterminations pour la pointe N. O., puisque nos longitudes ne diffè- rent entre elles que de quelques secondes. Seulement au lieu de dix-huit minutes de différence indiquées par d'Entrecasteaux, entre le méridien de la pointe N. O. et celui de la pointe N. E. , nous n'en avons mesuré que treize. A cet égard nous ferons observer que notre route entre ces deux pointes a été directe , tandis que les déterminations de d'Entrecasteaux ont dépendu des travaux de deux années différentes. D'un autre côté , l'action irrégulière du courant a pu altérer notre résultat. Voici les positions assignées par l'Astrolabe à ces deux points : LAT. S. r.ONG. E. Pointe N. E. du récif septentrional de la Nouvelle-Calédonie, 170 5g' 7" 1600 34' 5o" Pointe N. O. du récif septentrional de la Nouvelle-Calédonie, 17 5i 40 r6o 21 1 5 Ce point de géographie résolu , il me fallait désor- DE L' ASTROLABE. 481 iSa- mais parcourir l'espace qui sépare les récifs de la Nou- velle-Calédonie de la Louisiade. Suivant le rapport Juin• du capitaine américain cité dans mes instructions , sur cet espace , devaient se trouver les îles où il avait dé- couvert des vestiges du naufrage de Lapérouse; et je devais vérifier ce fait. En conséquence je recommandai aux vigies et aux officiers de quart, la plus grande vigilance à l'égard des terres que l'on pourrait découvrir d'un côté ou de l'autre de notre route. Comme j'avais reconnu que ma vue était une des meilleures du bord, souvent je montais moi-même sur les barres pour interroger, de mes avides regards, les limites les plus reculées de l'horizon. Enfin , pour multiplier nos chances de dé- couvertes , j'eus soin de tracer dans la mer de Corail un sillon de vingt ou trente lieues plus reculé vers l'ouest que celui de d'Entrecasteaux , en mettant en panne toutes les nuits. Ces diverses précautions fu- rent inutiles, nous n'aperçûmes aucune terre, ni même aucun indice qui pût en faire soupçonner la proximité. Ce trajet, de deux cents lieues environ, n'exigea que six jours, malgré les haltes des nuits, et n'offrit aucun incident remarquable. Constamment une forte brise d'E. ou d'E. S. E. , qui nous faisait filer cinq ou six nœuds , et une mer assez grosse ; le jour, habituel- lement beau temps, quelquefois la nuit de légers grains de pluie. De temps en temps des poissons vo- lans , des fous , des sternes et des phaétons à brins blancs. Voilà tout ce qui venait rompre pour nous 482 VOYAGE 1827. l'uniformité d'une navigation d'ailleurs fort paisible. juin. Pendant tout ce temps, nous gouvernâmes au N. N. O. , et le courant oscilla entre les limites de douze à dix-huit milles par jour, de l'O. N. O. au N. O. 29. Assez pur toutes les journées précédentes, le ciel se couvrit de nuages le 29 juin au matin, surtout dans la partie de l'ouest , où l'horizon offrait un rideau sombre d'une teinte cuivrée. A midi nous fûmes envi- ronnés de toutes parts d'une brume épaisse , humide et fraîche , indice infaillible du voisinage des terres , mais qui nous en dérobait l'aspect. Je gouvernai de façon à atterrir sur la pointe S. E. de l'île Rossel, pour prendre connaissance du récif indiqué par Kru- senstern , d'après Ruault-Coutance. A quatre heures du soir je ne devais être qu'à quatre ou cinq milles de terre. Ne voyant rien , je présumai que je devais avoir une différence de longitude considérable avec d'En- trecasteaux. J'ignorais dans quel sens pouvait être cette différence ; si par hasard elle m'entraînait trop à l'ouest , je courais le risque de m'enfoncer entre l'île Rossel et les îles qui la suivent au S. E. , sans trop savoir comment je pourrais m'en dégager. En outre , le temps avait pris une très-mauvaise apparence. De crainte d'accident , à quatre heures je courus un bord au N. V4IV. O., puis à quatre heures cinquante mi- nutes , au N . N . E. ; décidé à me maintenir, durant la nuit , sur l'espace reconnu avant qu'elle arrivât , car j'avais tout lieu d'être inquiet sur ma position actuelle. Heureusement , à cinq heures vingt minutes , le jeune Cannac, sur la vigilance duquel je comptais DE L'ASTHOLABE. 483 toujours dans les vigies importantes , signala du haut 1827. des barres une petite île peu éloignée dans l'O. 17° S. Juin* Cette heureuse découverte mit fin à mes inquiétudes , et fixa mes manœuvres. Je supposai sur-le-champ que cet îlot devait être celui que vit Ruault-Coutance au S. E. du cap de la Délivrance , désigné comme un sim- ple rocher dans la carte de Krusenstern , mais que M. Freyeinet a bien indiqué comme une île dans l'atlas du Voyage de Baudin , d'après le journal du capitaine Ruault. Un quart-d'heure après, dans une éclaircie qui dura à peine cinq minutes, une haute terre, qui me parut n'être autre chose que le cap de la Délivrance , se présenta à mes regards dans l'ouest , à la distance de quinze ou dix-huit milles. Alors je fus complète- ment rassuré , et je vis seulement que nos montres nous donnaient pour ce cap une position beaucoup plus reculée vers l'ouest que celle de d'Entrecasteaux. A six heures du soir nous restâmes sous les hu- niers, et nous courûmes des bordées de trois heures. Toute la nuit nous eûmes un ciel très-couvert, une brise lourde et inégale du S. E. , avec des rafales , et une mer très-pesante. Jusqu'à ce moment, malgré les pertes essuyées à Tonga-Tabou , j'avais résolu de poursuivre le plan de campagne qui m'était tracé , et d'entreprendre la tra- versée périlleuse du détroit de Torrès , pour peu que la saison me parût convenable. Mais le temps qui vint m'accueillir sur les côtes de la Louisiade , fut loin de m'encourager dans une pareille entreprise : je me 484 VOYAGE !827. voyais menacé de tribulations semblables à celles que juin. Bougainville eut à essuyer , durant la même saison de l'année, dans ces dangereux parages. Avec de pa- reilles circonstances, sur ces côtes hérissées de ré- cifs, une exploration géographique avec un seul bâti- ment sans ancres à jet, ni grelins, était une affaire trop hasardeuse pour offrir quelques chances de réus- site. D'un autre coté , si je voulais me borner à opérer la traversée par quelques-uns des passages déjà con- nus, il y avait sans doute beaucoup d'espoir de succès ; mais cette navigation n'aurait rien ajouté à l'hydro- graphie, et ne remplissait nullement le but de ma mission. Après de mûres réflexions, je pensai que le parti le plus sage, le plus profitable, et même le plus hono- rable pour l'expédition de l'Astrolabe, était d'exé- cuter sur-le-champ l'exploration de la cote méridio- nale de la Nouvelle-Bretagne et de la côte septentrio- nale de la Nouvelle-Guinée, en renvoyant à l'année suivante nos travaux sur la côte méridionale de cette dernière île. Malgré les difficultés et les dangers qu'offrait encore ce dernier parti , de nombreuses chances de succès s'y rattachaient, tandis que je n'en voyais aucune dans l'autre. Je fis part aux officiers de l'Astrolabe de ma nouvelle résolution , et je vis qu'elle leur était agréable. Braves et dévoués , ils m'auraient suivi, sans objections ni murmures, au milieu des dan- gers du détroit de Torrès, mais ils ne pouvaient pas plus que moi se dissimuler que notre perte aurait été presque inévitable. DE L'ASTROLABE. 185 A six heures vingt-cinq minutes du matin, la vigie 1827. signala , droit devant nous , la petite île de la veille , 3o iullu que je nommai île Adèle , du nom du brick que com- mandait Ruault-Coutance. Peu après elle fut visible de dessus le pont , ainsi que les hautes terres de l'île Rossel. A huit heures et demie nous étions parvenus sur le méridien, et à trois milles au nord de l'île Adèle. C'est tout simplement un banc de corail , de deux ou trois cents toises de diamètre , surmonté d'un bouquet d'arbres , et environné d'un récif qui va se joindre à l'île Rossel, dont l'île Adèle est cependant éloignée de près de sept milles. Cette chaîne de bri- sans rend l'approche du cap de la Délivrance fort dangereuse par un temps couvert. Je gouvernai ensuite droit au nord du monde , tandis que M. Jacquinot profitait des moindres éclair- cies pour observer des angles horaires et déterminer la position de l'île Adèle. A neuf heures quarante-cinq minutes , je gouvernai droit à l'ouest pour atteindre le méridien du cap de la Délivrance, ce qui eut lieu à dix heures et demie, et M. Jacquinot prit alors de nouveaux angles horaires. De neuf à onze heures , nous nous trouvâmes à deux lieues des côtes de l'île Rossel , qui est composée de montagnes fort élevées et couverte d'une verdure très-épaisse. Quelques fumées nous ont fait connaître qu'elle était habilée. La direction de la côte et la comparaison des latitudes m'ont fait soupçonner que le cap désigné par d'Entrecasteaux , comme celui de la Délivrance, n'était que la partie N. E. de l'île 486 VOYAGE 1827, Rossel. Cependant, pour que le nôtre fût identique juin. avec ce}ui que Bougainville appela de ce nom , il faudrait que ce navigateur eût commis une grande erreur dans sa latitude qu'il porte à 1 1° 45' S. Il est possible que ce soit encore un autre point de l'île Rossel , situé plus loin vers le sud ou sud-sud- ouest. Quoi qu'il en soit, voici la position que nous assi- gnons à notre cap de la Délivrance : Latitude méridionale, 1 1° 2 3' 2 5" Longitude orientale, i5i 56 28 Car, par un heureux hasard, le soleil, presque cons- tamment voilé par d'épais nuages , parut à midi précis , et Ton put observer la latitude pour rendre notre tra- vail complet. Maintenant il entrait dans mon nouveau plan de campagne d'aller faire une relâche sur la Nouvelle- Irlande , pour remplacer le bois et l'eau consommés , avant d'entreprendre la reconnaissance des cotes de la Nouvelle-Bretagne et de la Nouvelle-Guinée. Le groupe des îles Laughlan , découvert par le capitaine du Mary, en 1812, se trouvait à peu de dislance de la route que j'avais à suivre , et je me proposai d'en opérer l'exploration sur mon passage. Nous avons donc continué de faire route au N. 74 N. C. , avec un ciel très-chargé, une pluie presque con- tinuelle, et une mer très -grosse et fort fatigante. Durant la nuit nous sommes restés aux petits bords. DE L'ASTROLABE. i87 Quoiqu'il vente très-fort , et qu'il tombe de la pluie , l8.2;. nous éprouvons une chaleur suffocante et dont Fini- Juin, pression est bien supérieure à ce que sembleraient an noncer les vingt-six degrés indiqués par le thermo- mètre. Cela tient peut-être à la disposition du bassin où nous venons d'entrer ; entouré de terres très-hautes de tous les cotés , la chaleur s'y concentre et y devient plus accablante que dans les autres parages de l'O- céan-Pacifique. A cinq heures et demie du matin , nous avons l jniiiet. poursuivi notre route au N. V4 N. O. , filant sept nœuds sous les huniers seuls. De sept a neuf heures il a venté grand frais de S. E. , avec une houle fort creuse et une mer très-dure. Mais ensuite le vent a été un peu moins violent. Des fous , des pétrels et des sternes se sont montrés autour de nous. A midi l'observation de la latitude me prouva que le courant ne m'avait pas entraîné de moins de trente milles au nord , clans les vingt-quatre heures qui ve- naient de s'écouler. Nous avions atteint le parallèle des îles Laughlan, et je me hâtai de mettre le cap à l'ouest du monde. A peine je venais d'en donner l'or- dre , que la vigie signala une île basse de l'avant , à douze milles de distance. Poussés par une brise très- fraîche, qu'augmentaient encore par intervalles de vio- lentes averses qui obscurcissaient tout l'horizon, dès trois heures nous étions arrivés sur le méridien de la partie la plus orientale des récifs du groupe Laughlan, et nous n'étions guère à plus de trois milles des terres les plus voisines. 488 VOYAGE 1827. A cette distance nous reconnûmes que ce groupe juillet. se compose de neuf îlots dont les deux plus grands ont tout au plus une demi-lieue d'étendue. Leur sol s'élève à peine de quelques pieds au-dessus du niveau de la mer ; néanmoins elles sont couvertes d'une riante verdure , et surtout de beaux cocotiers qui s'y pres- sent en foule. On dirait autant de vergers délicieux jetés au milieu de la surface aride des flots , pour en rompre un moment la désolante uniformité. Ces îlots semblent être la preuve immédiate de ce que j'avan- çais, il y a peu de jours , au sujet des récifs de l'As- trolabe, près des îles Loyalty. Car il est très-pro- bable qu'un temps peu considérable s'est écoulé de- puis que les îles Laughlan se sont tapissées de cette belle végétation ; auparavant ce n'était que des mas- ses de coraux recouvertes cà et là de monceaux de a sable !. J'étais désolé que le gros temps ne me permît point d'envoyer un canot pour explorer le sol de ces îlots , et y prendre une cargaison de cocos, qui alors au- rait été bien accueillie à bord de V Astrolabe. Cette course eût été d'autant moins dangereuse, que malgré notre proximité de ces îles , nous ne remarquâmes ni hommes, ni cases, ni pirogues, ni fumée, ni aucun autre indice de population. Ce petit groupe peut avoir cinq milles d'étendue de l'est'à l'ouest, et autant à peu près du nord au sud, en y comprenant les récifs qui lui servent de ceinture. ' l'oyez note 5. DE L'ASTROLABE. 489 D'après nos observations, sa partie la plus orien- 1827. taie se trouve située par : Juillet. <>° 19' 37" latitude méridionale i5i 18 47 longitude orientale. A neuf milles, dans l'ouest de ce groupe , nous dé- couvrîmes un petit rocher tout-à-fait isolé , haut de trente ou quarante toises, et couvert de broussailles , qui n'avait pas été vu par le capitaine Laughlan. Je lui laissai le nom de Cannac pour rappeler les bons ser- vices rendus par ce jeune homme à la mission de V As- trolabe. M. Gressien ayant terminé à quatre heures ses relèvemens sur les îles Laughlan et le rocher Cannac, je remis le cap au N. N. E. pour gouverner sur le cap Saint-Georges. Le mauvais temps continuant , et le courant ayant encore été de trente-six milles au N. O. V4 N. dans les vingt-quatre heures dernières, une partie de la nuit a été passée à la cape. Dès trois heures du matin nous avons laissé porter au N. N. E. Le vent continue de souffler avec force à l'E. S. E. , avec un ciel très-chargé et des grains vio- lens. Dans quelques-unes de ces sombres rafales , notre corvette, d'ordinaire peu agile, filait huit et neuf nœuds sous les huniers seuls au ris de chasse. Du reste la mer est devenue moins dure, et la houle s'est apaisée , avantage que nous devons certainement à la proximité des îles Salomon. Aujourd'hui j'ai ressenti plus vivement encore que les 9. 490 VOYAGE 1827. jours précédens, un malaise universel et un engourdis- jmiiet. semenl dans les membres, qui provient certainement du besoin de prendre l'air de terre et un peu de mou- vement. A Tonga-Tabou , les événemens m'ont con- traint à garder presque toujours le bord , et il y a près de trois mois que je n'ai pris un exercice presque in- dispensable à la nature de mon tempérament. Avec cette disposition , si j'avais été réduit à des alimens et à une eau corrompue , nul doute que le scorbut n'eût été la suite de ces symptômes. Mais grâce à nos caisses en tôle et à la bonne confection de nos caisses à vivres , l'eau est bonne et le biscuit bien con- servé. Aussi tout le reste de l'équipage se porte assez bien. 3. Le ciel est toujours nuageux , et il tombe des grains fréquens. A six heures du soir mon point ne me pla- çait qu'à huit ou dix lieues du cap Saint-Georges de la Nouvelle-Irlande ; mais l'horizon était si chargé de toutes parts , qu'il fut impossible de rien voir. Je me décidai donc à serrer le vent bâbord pour éviter que le courant ne m'emportât à l'ouest. Peu après la pluie tomba par torrens , en même temps que le vent souf- flait au S. E. , tantôt avec une force extrême , tantôt presque calme. En un mot, la nuit fut détestable, et notre position était assez inquiétante ; entourés de terres , exposés à l'action de courans aussi violens qu'irréguliers , et n'ayant aucun moyen de reconnaître leur approche au milieu des tourbillons de vent et de pluie qui nous enveloppaient à chaque instant. 4. Le jour revint, mais le temps resta mauvais , et la IS27. DE L'ASTROLABE. 491 pluie ne discontinua pas. Néanmoins, à sept heures trente-cinq minutes du matin , je me déterminai à Jui,,et- iaisser porter au N. O. Y4N. ; peu après, dans une courte éclaircie , j'entrevis , dans l'ouest et à huit ou dix lieues de distance, des terres fort hautes; elles ne pouvaient appartenir qu'à la Nouvelle-Bretagne , et devaient se rapporter aux montagnes voisines du cap Orford. Il fallait que le courant nous eût beaucoup entraînés vers l'ouest. Ainsi je me hâtai de serrer le vent au N. N. E. , et même à l'E. , de peur de man- quer les mouillages situés dans le voisinage du cap Saint-Georges. Pour surcroît d'infortune , le soleil ne se montra pas un seul instant, et il fallut nous passer d'obser- vations , ce qui prolongea mon incertitude. A défaut d'autre indice, à midi je laissai porter au nord, sur un point de l'horizon où les nuages, plus condensés encore que partout ailleurs , me faisaient soupçonner la présence de la terre. Enfin, à mon extrême conten- tement, à deux heures et demie, la vigie signala une pointe dans le N. E. Le cap fut mis sur cette pointe, et bientôt il ne me resta plus de doute qu'elle ne fût le cap Saint-Georges. A six heures du soir nous n'en étions plus qu'à six ou huit milles; trois heures de jour de plus, et nous aurions pu atteindre le mouillage sur-le-champ. Mais c'était une chose impossible à tenter de nuit, et je dus encore, bon gré mal gré, me résoudre à louvoyer durant une nuit tout entière , au risque d'être en- traîné sous le vent; car nous avions encore à lutter 492 VOYAGE 18*7. contre des grains de pluie et de vent souvent répétés , juillet. ej. une mer très-dure. 5. Quand le jour reparut, l'horizon était si obscur que nous fûmes encore bien long-temps sans revoir aucune terre. Enfin, à sept heures et demie du matin, j'eus la satisfaction de découvrir le cap Saint-Georges sous le vent a nous dans le N. E. '/4 E. , à quatre ou cinq lieues de distance. Je gouvernai pour m'en rap- procher, en forçant de voiles et laissant porter succes- sivement à mesure que je ralliais la côte. Ma première intention avait été de donner dans le canal formé entre l'île Lambom et la terre de la Nou- velle-Irlande , pour gagner ensuite le mouillage du port aux Anglais ; car je ne me souciais point de revoir le port Praslin, si bien connu par les relâches de MM. Bougainville et Duperrey. Mais lorsque j'arrivai près de la cote, le ciel était si menaçant, et la brise si incertaine , que je commençai à craindre d'être sur- pris par des calmes ou des rafales contraires , dans un canal aussi profond et aussi resserré. Cela me dé- termina à passer par l'ouest et le nord de file Lambom. Dès onze heures et demie nous étions parvenus à moins de deux encablures de la pointe occidentale de cette île , et nous suivions paisiblement le rivage , quand nous fûmes tout-à-coup assaillis par un grain furieux , et tellement chargé de pluie , que nous per- dîmes de vue la terre dont nous étions si près. Il me fallut serrer le vent bâbord amures pour attendre une éclaircie. Mais le ciel était complètement gâté, et les rares embellies qui eurent lieu étaient DE L'ASTROLABE. 493 mêlées de variations et de sautes de vent qui me jeté- 1827. rent sous le vent du port aux Anglais. Obligé de re- Juillet. noncer à ce mouillage , je me décidai pour le havre Carteret, qui devait nous rester à quatre ou cinq milles sous le vent , et dont nous croyions parfois dis- tinguer l'entrée. Le temps était détestable , de pesantes rafales , une mer dure et un déluge de pluie rendaient notre navi- gation extrêmement dangereuse, à cause des courans. Cependant jusqu'alors il y avait eu des intermittences de dix ou douze minutes, et je comptais que cela me suffirait pour entrer dans le havre sans accident. En conséquence , a une heure cinq minutes , j'ex- pédiai la yole sous les ordres de M. Lottin , pour aller reconnaître la passe , et revenir ensuite nous guider vers le meilleur mouillage. Quelques minutes s'étaient à peine écoulées depuis le départ de M. Lottin , lors- qu'un grain épouvantable , et plus épais que tous les précédens , nous fit perdre de vue le canot et les îles de l'entrée du havre, alors à peine éloignées de deux milles. Par une inconcevable fatalité, dans tout le reste de la journée, il n'y eut plus une seule embellie. Je fus contraint de rester aux petits bords ; cinq fois la terre s'étant montrée confusément au travers de la brume , cinq fois je tentai de gouverner sur l'en- trée. Mais chaque fois , au bout de deux ou trois mi- nutes, la pluie revenant à tomber par torrens, tout disparaissait à mes yeux , j'étais obligé de renoncer à mon dessein , et de reprendre le large. Ces diverses manœuvres , jointes au courant qui nous portait avec TOME IV. 33 4 H VOYAGE 1827. force au nord, (mirent par m'entraîner sous le vent Juillet. (je l'entrée du havre. La nuit approchait, et une fois lancé dans le canal Saint-Georges , il était impossible que le vent et le courant du sud me permissent de revenir devant cette partie de la Nouvelle-Irlande. Cependant le canot ne reparaissait point , et je me voyais sur le point d'abandonner un officier et huit matelots sur un sol entièrement dénué de ressources , et à la merci des sauvages les plus barbares de la mer du Sud. C'é- tait les dévouer à une perte inévitable. Cette idée ter- rible me fit frémir, et j'en fus tellement frappé , que je résolus , à quelque prix que ce fût , de donner dans le havre. Ainsi, bien que la prudence repoussât ce parti, je tentai un dernier effort en forçant de voiles pour dou- bler la pointe sud de l'île Leigh ; car je croyais alors que l'espace compris entre l'île Leigh et l'île aux Cocos était barré par des brisans. A travers les torrens de pluie qui ne cessaient de tomber, à peine si nous sai- sissions de temps en temps , et très-confusément , la forme de l'île Leigh , et le plus souvent nous ne voyions rien du tout. Néanmoins, à quatre heures et demie, nous étions arrivés à deux encablures au plus de la pointe méri- dionale , et je me flattais encore de l'espoir de la sur- monter facilement, quand M. Guilbert, que j'avais envoyé sur les barres , me héla qu'il était impossible de doubler, et qu'il fallait sur-le-champ virer lof pour lof, pour éviter de nous perdre. J'avais suivi cet avis, quand un rapide coup-d'œil jeté autour de la corvette DE L ASTROLABE. 495 nie fit reconnaître combien cette manœuvre serait 1827. imprudente. La brise , très-fraîche jusqu'alors , avait J'"11'' presque entièrement tombé et venait de nous laisser à la merci d'une grosse houle et du courant ; le bâti- ment obéissait à peine à sa barre , et il allait être jeté sur les roches de la côte éloignées à peine de trente toises sous le vent, avant d'avoir repris sur l'autre bord pour s'en éloigner. Quant à faire naufrage, je pensai d'ailleurs qu'il valait mieux que ce malheur eût lieu le plus près possible de la pointe de l'île Leigh, afin de nous trouver plus voisins de l'entrée du havre, où la mer serait plus tranquille. Je donnai donc conlre-ordre, la voilure fut réta- blie; heureusement la corvette n'avait pas encore arrivé, et elle continua d'avancer par un mouvement presque insensible. Mais quand elle fut précisément devant la pointe , il y eut une longue pause , où il nous parut impossible que nous pussions la doubler. Nous n'étions pas à plus de dix toises des roches de la côte , mais la pluie tombait avec une telle violence , que nous pouvions à peine apercevoir les arbres sus- pendus sur nos tètes. Tout autour du navire , d'ef- frayantes têtes de coraux se montraient à trois ou quatre brasses sous l'eau. Certes , jamais un équipage Pi, cm. ne contempla de plus près les approches d'un nau- frage en apparence devenu inévitable. La plupart de nos hommes gardèrent un morne silence, effet naturel de leur consternation ; quelques matelots néanmoins voulurent se livrer à de piteuses excla- mations ; mais, d'un ton sévère, je leur enjoignis le 33* 496 VOYAGE 1S27. silence, et je surveillai attentivement l'homme placé Juillet. ^ ja barre. Enfin , après huit ou dix minutes d'angoisses , du- rant lesquelles P Astrolabe sembla , pour ainsi dire , immobile, le courant la poussa dans l'intérieur du havre , et nous quittâmes la pointe fatale qui semblait devoir être le terme de nos longues caravanes « . On se demandera sans doute ce qu'étaient devenus, pendant ce temps , M. Lottin et ses compagnons? Le mauvais temps avait forcé M. Lottin à chercher un refuge dans l'anse située sur la partie sud-est du havre Carteret. Comme moi, cet officier connaissait les ra- pides courans du canal Saint-Georges , et il craignait déjà que la corvette , entraînée dans le nord , n'eût été forcée de l'abandonner avec ses compagnons sur cette terre inhospitalière. Il était plongé dans ces tristes réflexions , quand il fut agréablement surpris par la vue de V Astrolabe qui s'avançait lentement vers le milieu de la baie. Aussitôt il s'empressa de nous re- joindre, et il m'apprit que partout où il avait sondé il n'avait pas trouvé moins de quarante brasses de fond 2. L'île Leigh une fois doublée, nos craintes cessè- rent , mais nos fatigues ne furent pas à leur terme. La brise étant très-molle , nous cheminâmes très-len- tement dans le canal. A six heures le calme étant sur- venu , et le courant nous portant sur les brisans de l'île aux Cocos , il fallut mouiller et serrer toutes les 1 Voyez note 6. — 2 / oyez note 7. DE L'ASTROLABE. 497 voiles. Puis nous travaillâmes à nous affourcher pro- 1827 visoirement pour la nuit. Cette pénible opération dut Juillet. encore s'exécuter sous des torrens de pluie ; l'équi- page ne put se coucher qu'à dix heures du soir, acca- blé de fatigues. Pour ma part, j'étais debout sur le pont depuis trois heures du matin, et j'étais complè- tement exténué. Dans cette pénible journée, on peut dire sans exagération que la pluie tombait avec une telle pesanteur, qu'elle nous forçait à tenir la tête courbée. Les cataractes du ciel semblaient ouvertes et menacer le globe d'un nouveau cataclysme. Jamais nos climats n'offrent rien qui puisse être comparé à ces étonnans phénomènes. La pluie continua de tomber toute la nuit. Cepen- <;. danl elle s'apaisa au point du jour, et se réduisit à des grains passagers et tolérables. A six heures et demie du matin , je m'embarquai dans la baleinière pour aller reconnaître quel serait le point du havre Carteret le plus favorable pour y établir V Astrolabe. Je reconnus bientôt que l'esquisse de Carteret est fort inexacte. Dans l'anse du nord , que j'ai appelée anse de l'Aiguade, on ne trouve douze ou quinze brasses de fond qu'à toucher même le rivage ; mais j'y décou- vris un joli ruisseau d'eau douce, où il était facile de faire notre eau. Aux environs nous remarquâmes les restes d'un radeau construit en branches d'arbre gros- sièrement travaillées. Mes recherches ultérieures eurent pour résultat de me persuader que le meilleur mouillage serait une petite anse au nord-est de l'île aux Cocos, ei dis- 498 VOYAGE r8a7. tanle seulement de quatre ou cinq encablures de l'en- iiniiei. cii*oît où nous étions présentement mouillés. En rentrant à bord , à huit heures et demie , M. Jacquinot m'apprit que l'ancre qui n'avait plus qu'une patte, était perdue sans retour, son grelin et son orin ayant successivement rompu, lorsqu'on avait voulu virer au cabestan. Cela nous réduisait définiti- vement à trois grosses ancres. Du reste, l'autre ancre fut relevée , et les canots nous remorquèrent vers le mouillage, où nous arrivâmes sur les dix heures et demie. Alors nous nous occupâmes de nous amarrer à poste, et, à deux heures après midi, je me flattais de voir cette opération terminée, quand on s'aperçut que le câble de l'une des ancres s'était entortillé avec la chaîne de l'autre ancre. Il fallut donc virer à la fois deux grosses ancres , une chaîne et un câble pour les dégager. Deux heures entières avaient été nécessaires à l'équipage, mécontent et fatigué, pour amener cet énorme poids à trois brasses de l'écubier, lorsque les garceltes ayant manqué , tout retomba à quatre-vingt- dix pieds de profondeur. Confondu de ce contre-temps, je recommençais à en redouter les suites; je craignais surtout de voir notre cabestan , cédant, à des efforts aussi violens , voler en éclats. Mais nos matelots se piquèrent d'hon- neur; ces hommes, qui venaient d'employer deux heures à la même manœuvre , l'exécutèrent celte fois en moins de vingt minutes. Le câble et la chaîne fu- rent débrouillés, et cet accident se borna à la perte de vingt brasses de la grande louée. Enfin, à sept heures DE L'ASTROLABE. 499 du soir, nous fûmes définitivement amarrés à poste 1X17. avec trente-deux brasses de câble de l'arrière sur une Juillet. ancre, un grelin de l'avant attaché à un arbre, et par le travers à bâbord la grosse chaîne passée autour d'un rocher de la plage. Tranquille 'désormais sur le PI. civ. salut de l 'Astrolabe , je pus reposer plus à mon aise. Depuis neuf heures du matin, quoique nuageux, le temps avait été assez beau ; il faisait même calme dans notre havre, bien qu'au large le vent soufflât encore avec force. La nuit fut belle. Tandis qu'il se promenait , dans l'après-midi , le long de l'île aux Cocos, M. Guilbert rencontra un caïman de grande taille. Cette découverte nous porta à nous tenir sur nos gardes contre la surprise de ces dangereux animaux, tout en nous inspirant le désir de voir le squelette ou la peau de l'un d'eux accroître nos collections d'histoire naturelle. En arrivant au mouillage, j'avais fait tirer quel- ques coups de canon pour annoncer notre présence aux habitans , certain que ce signal ne pourrait pas manquer de nous attirer leur visite. 500 VOYAGE CHAPITRE XXVII. SEJOUR AU HAVRE CARTERET. EXPLORATION DE LA NOUVELLE-flRETAGNE. 1827. A une heure après midi, aussitôt que le pont a ; juillet. éi£ dégagé des manœuvres qui l'encombraient , la chaloupe a été expédiée à l'anse de l'Aiguade , et a été de retour à quatre heures et demie avec une car- gaison complète. L'eau se fait très-aisément, et est d'une excellente qualité; mais la houle oblige à pren- dre des précautions pour les embarcations, pi. ex. Au moment où la chaloupe quittait le bord, on a vu sur la rive opposée quatre ou cinq naturels occu- pés à pêcher. Ils ont eu des communications avec les officiers qui ont descendu à terre dans la chaloupe , et leur ont vendu un poisson et un phalanger, en té- moignant le désir d'obtenir du fer, et de venir à bord pour cet objet. Ces sauvages sont de la même race que ceux que nous avons vus, il y a quelques années, au port Praslin ; mais ils doivent être d'une tribu diffé- rente , attendu qu'ils n'ont paru se souvenir ni du na- vire ni d'aucun de nous. DE L'ASTROLABE. 501 L'équipage a été occupé, durant l'après-midi, à 1827. monter sur le pont toutes les manœuvres renfermées Jllillet. dans la cale , telles que câbles , orins , bouts de grelins PL xcix et autres cordages , pour leur faire prendre l'air et et CXIV- mettre de l'ordre dans cette partie du bâtiment. Toute la journée et la nuit , la pluie a été conti- nuelle. Il règne dehors un grand vent de S. E. et de S. , mais les hautes montagnes dont nous sommes en- vironnés ne le laissent point entrer dans la baie, et la mer y est parfaitement calme. Il serait triste que nous fussions destinés au même sort que d'Entrecas- teaux ; on sait que durant les huit jours que ce navi- gateur passa en ce mouillage, les torrens de pluie fu- rent si constans , qu'on ne put se livrer à aucune observation astronomique. Déjà, vingt-cinq ans aupa- ravant, Bougainville avait été exposé au même contre- temps dans le port Praslin. Néanmoins je ne pus résister au désir de faire une course à terre. Je sentais encore une pesanteur et un malaise général que j'attribuais au besoin de prendre quelque exercice. Aussi , dès neuf heures , accompa- gné du seul Jean Jacques , un des matelots du bord , homme fort vigoureux , je mis pied à terre sur l'île aux Cocos , derrière la corvette. Malgré la pluie qui ne cessait de tomber par torrens, je gravis jusqu'au som- met de cette île qui peut être élevée de quatre-vingts ou cent toises au-dessus du niveau de la mer. C'est une masse compacte de madrépores , avec une couche encore très-légère de terreau. Néanmoins sa surface entière est couverte d'arbres appartenant en grande 502 VOYAGE i«27. partie aux genres p teroc a rp us, ficus , barringlonia , juillet, lerminalis , mimosa, tectona, calophyllum, areca , cary o ta y corypha, et/cas , piper, etc. , et de fougères d'espèces très-variées. En dépit du nom qu'elle porte , ni ce jour ni les suivans , je ne pus y découvrir un seul cocotier, ni même aucun autre fruit susceptible d'être mangé. La cime de cette île offre un plateau considérable , assez uni, où il est facile de circuler à l'abri des grands vé- gétaux qui lui forment comme un vaste dôme aérien , soutenu par des milliers de colonnes déliées. Mais il en résulte aussi qu'on ne voit autour de soi ni ciel ni mer; et, par un temps très-couvert, rien ne saurait vous indiquer votre chemin. J'errai durant plusieurs heures, au milieu de ces immenses bosquets, avant de pouvoir retrouver l'endroit de la plage où notre navire était mouillé. Après avoir fait deux ou trois fois le tour de ce plateau , et m'orienlant dé mon mieux sur le bruit des brisans, vers trois heures, je réussis à rallier la plage vis-à-vis la corvette , et je rentrai à bord très-faligué , trempé jusqu'aux os, et ne rappor- tant de mon excursion qu'un petit nombre d'oiseaux , d'insectes et de coquilles. Parmi celles-ci , les plus remarquables étaient quatre cyelostomes vivans, d'une belle taille, que j'avais trouvés sur des feuilles d'arbres. Dans cette excursion, je n'avais pas observé une seule graminée, ni une seule cypéracée. A peine si la More de l'île aux Cocos eût offert dix plantes herba- cées, malgré le luxe étonnant de sa végétation. DE L'ASTROLABE. 603 En rentrant à bord , je fus étonné de voir le pont 1827. couvert de tronçons de moelle de cycas, et je deman- Juillet» dai ce que Ton voulait en faire. M. Jacquinot me ré- pondit que Béringuier, notre maître charpentier, et son aide, les avaient coupés par mon ordre, et pour les distribuer à l'équipage. Je me rappelai en effet qu'en descendant à terre j'avais désigné à Béringuier des aréquiers , en lui recommandant de choisir les plus gros et de les abattre , pour employer leurs som- mités en guise de choux-palmistes. Le pauvre maître s'était trompé d'arbre, et il était tombé sur les cycas, dont il avait fait un énorme abattis. Non content de cela, lui et son aide en avaient mangé avec avidité , et pour cela j'avoue qu'il leur fal- lait un grand courage ou un appétit incroyable de vé- gétaux frais. Car, lorsque je voulus en porter un mor- ceau à la bouche pour y goûter, j'en trouvai le goût si repoussant que je fus obligé de le rejeter à l'instant. Je voulus essayer d'en faire bouillir, espérant que la cuisson pourrait enlever à cette substance sa mau- vaise qualité, comme cela a lieu pour Varum escu- lentam et pour lejatropha manihot ; mais ce fut inu- tilement. Je finis donc par donner l'ordre de jeter le tout à la mer, car nous n'avions pas le temps ni les moyens de faire subir à cette fécule les préparations habituelles dans les contrées où les habitans en tirent des ressources alimentaires. Quant à Béringuier et à son aide Chieusse, ils por- tèrent la peine de leur imprudence. Cet aliment fu- neste leur causa, surtout au premier, des maux d'en- 504 VOYAGE 1827. trailles déchirans, et qui ne cédèrent qu'aux soins juillet. réitérés du docteur Gaimard ; encore Béringuier n'en fut jamais radicalement guéri , et ces maux finirent par le conduire au tombeau trois mois plus tard. Moi-même, qui ne fis guère que goûter à cette subs- tance malfaisante , j'en éprouvai sur-le-champ un ma- laise qui ne fut que passager ; pourtant il n'est pas sûr que son action n'influât pas sur les maux terribles que j'éprouvai quelques jours après , et qui se sont con- vertis , pour ainsi dire , en une maladie chronique. Sans doute les fatigues du voyage durent contribuer pour beaucoup à ces tristes accidens. Néanmoins je crois remplir un devoir d'humanité en prévenant les navigateurs de ne jamais chercher une ressource ali- mentaire dans la moelle du cycas , même dans le plus pressant besoin. 8. La pluie a cessé à neuf heures du matin, et le temps a été ensuite assez beau ; ce qui a permis à M . Jac- quinot d'entamer les observations astronomiques , et à M. Paris de commencer le plan du havre dont je l'a- vais chargé. Il a apporté à ce travail tout le zèle et le dévouement dont il est animé. De leur côté, MM. les naturalistes ont poursuivi avec ardeur leurs recher- ches, et M. Sainson a augmenté la collection de ces dessins charmans qui doivent un jour donner un si vif intérêt à la publication du Voyage. La chaloupe a fait un voyage à l'eau , et nos hom- mes ont reçu la visite de huit sauvages. Deux d'entre eux se sont décidés à venir à bord ; l'un est un homme de quarante à quarante-cinq ans, et l'autre un jeune DE L'ASTROLABE. 605 homme de quinze à dix-huit ans. Tous deux sont com- i8a7. plèlement nus , noirs et d'un extérieur peu agréable. Juillet. Leurs cheveux sont crépus, la cloison du nez percée et traversée par un os. Ces deux sauvages n'ont mon- tré ni intelligence , ni vivacité , ni même de curiosité pour les objets nouveaux qui s'offraient à leurs yeux. Ils paraissaient avides de fer, mais n'étaient nullement disposés à nous faire la moindre avance pour en ob- tenir. Vainement nous cherchâmes à leur expliquer, par tous les moyens possibles , que s'ils voulaient nous apporter des cochons, du poisson, des cocos, et même des ignames et des bananes , ils recevraient du fer en abondance. Un regard stupide et hébété était leur unique réponse , et ils prêtaient à peine une attention fugitive à mes explications. La vue de mon cacatoès a seule vivement excité leur curiosité , ce qui annon- cerait que cet oiseau n'existe point à la Nouvelle- Irlande. Le mot de Liki-Liki a été compris par ces in- sulaires , et leurs gestes nous ont démontré que cet endroit leur était connu. D'après leur demande, à trois heures ils ont été déposés à terre , et ont sans doute repris le chemin de leurs foyers. Le beau temps m'a engagé à faire une nouvelle ex- cursion. A onze heures je me suis embarqué, et me suis dirigé vers la passe du nord. La pointe des Cro- codiles est très-acore , et à vingt toises de la plage il y a grand fond pour la corvette. Les roches qui bordent la rive de la grande terre ne forment qu'une lisière assez étroite , de sorte que ce canal offre un passage très-sûr avec un fond régulier de vingt-cinq ou trente 506 VOYAGE 1827. brasses. Mais plus en dehors , et aux environs de là juillet. p0inte Carteret, un banc de roches s'étend à deux ou trois encablures en mer, avec quatre ou cinq brasses d'eau seulement, de sorte qu'il faut ranger de préfé- rence la cote de l'île aux Cocos , qui présente partout un grand fond. Une houle énorme, qui venait du sud, brisait avec une grande violence sur ce banc , et me défendit l'approche de la terre. J'en eus d'autant plus de regret que la pointe Carteret est le seul point du havre où le sol , plus bas , plus uniforme et moins obstrué d'arbres et de fourrés , parût favorable aux recherches du naturaliste. En outre, j'avais des raisons pour croire que c'était là qu'habitait la peuplade dont nous avions vu quelques individus. Mais il me fallut ajourner l'exploration de ce point à un jour où le ressac permit à nos canots d'aborder à la plage. De la pointe des Crocodiles, j'eus une vue très- développée des côtes et des montagnes de la Nouvelle- Bretagne. Puis, accompagné de Jean, je m'enfonçai dans les bois de l'île aux Cocos. Cette fois, à cause du beau temps, nous vîmes quelques oiseaux , et nous entendîmes les chants de plusieurs autres que nous ne pouvions découvrir; car ils se tenaient prudem- ment retranchés sur les sommités touffues des arbres gigantesques qui nous couvraient de leur feuillage ; notre chasse fut donc très-peu fructueuse. En outre , nulle part on ne trouve d'eau sur l'île aux Cocos , ce qui rend la promenade fort peu agréable par les cha- leurs étouffantes de ce climat. Avant de renlrer à DE L'ASTROLABE. 507 bord, je m'amusai long-temps à contempler, sur la 1S27. plage, les ébats d'une foule de poissons qui circulaient Juillet, en tous sens au travers des coraux. Les riches et brillantes couleurs dont ils sont décorés , leurs for- mes bizarres et presque fantastiques , et leur agililé singulière étaient un véritable objet d'admiration. Les poissons de nos contrées , avec leurs couleurs ternes et uniformes , diffèrent tellement de certaines espèces de FOcéanie intertropicale , que l'Européen est tou- jours disposé à regarder celles-ci comme les jeux d'une imagination capricieuse. Quelques-uns de nos officiers qui ont suivi le ri- vage de l'Ile aux Cocos ont encore aperçu un caïman. Nous avons eu probablement une des belles soirées de ces humides contrées ; mais cela n'a pas duré , car la pluie a recommencé à dix heures du soir, et n'a pas cessé de tomber toute la nuit et le lendemain, jusqu'à 10. dix heures du matin. La chaloupe a encore fait deux voyages à l'eau ; une corvée a été occupée à couper du bois à brûler sur l'île , et la yole a été employée toute la journée à son- der sous les ordres de M. Paris. Dans l'après-midi, une petite pirogue , montée par pi. cxx quatre sauvages, est venue le long de V Astrolabe, et exiv. Ces hommes sont restés quelque temps à bord, où ils ont été accueillis amicalement ; en partant ils ont promis de nous rapporter demain des cochons et des fruits. Ces rafraichissemens nous seraient fort utiles , et pour ma part je les paierais fort cher ; car les envi- rons de notre mouillage ne nous offrent absolument 1827. Juillet. 508 VOYAGE aucune ressource, et la pêche est peu productive. Mais je compte à peine sur la parole de ces insulaires ; pi. cix. quand bien même ils auraient la volonté de nous pro- curer des vivres , ce qui est fort douteux , leurs moyens ne le leur permettraient guère, car je les crois bien misérables. Leur stupidité, leur indolence et leur apathie n'annoncent ni un peuple cultivateur ni même aucunes dispositions pour la chasse ou la pê- che. Les coquillages , les fruits du cycas, et quelques racines grossières , la plupart spontanées , doivent constituer leur nourriture habituelle. Pour changer de théâtre, suivi de M. Gressien et de Jean, je me transportai à la plage de l'Aiguade. Nous suivîmes long-temps le lit d'un large torrent, tapissé de vertes fougères , et ombragé par des arbres d'une immense hauteur. Malgré les pluies excessives qui venaient de tomber durant les jours passés , je m'aperçus que, jusqu'à quinze ou vingt pas de la mer, DE L'ASTROLABE. .509 le lit de ce torrent était partout à sec. Ce fait me i827. parut d'abord extraordinaire ; mais je reconnus bien- Tuilier. tôt que la base du sol , tout entière de nature madré- porique, était percée de nombreuses crevasses, qui donnaient aux eaux pluviales le moyen de s'écouler rapidement par des issues souterraines. Ces ravines ne sont remplies d'eau qu'au moment même où elle s'épanche du ciel en vraies cataractes ; quelques heures d'intermittence suffisent pour la faire dispa- raître du lit des torrens. Sous ces admirables voûtes de verdure , qui sem- bleraient devoir donner asile à des légions d'oiseaux et d'insectes, en cinq heures de temps je ne pus tirer qu'un drongo à longue queue. A l'exception de quel- ques thérates, tricondyles, altises, etc. , et d'un petit nombre de papillons difficiles à saisir, mes récoltes en entomologie furent très -bornées. Quelle différence avec les riches moissons que m'avait offertes quel- ques années auparavant la station du port Praslin! Cette différence doit-elle s'attribuer à la localité ou bien à la saison? C'est ce qu'on ne pourrait décider qu'après une plus ample connaissance des lieux. A la distance d'un mille environ du bord de la mer, nous fumes arrêtés par l'escarpement des roches qui formaient le lit du torrent. Sur la gauche, un petit sentier fort rapide, mais évidemment pratiqué par les naturels, nous eût conduits sans doute à quelqu'une de leurs habitations dans l'intérieur. C'était un fait curieux à vérifier ; mais une faiblesse accablante qui ne m'avait plus quitté depuis mon arrivée au mouil- TOME IV. 34 610 VOYAGE 1827. lage m'en détourna, et je rentrai à bord vers trois juillet. heures, peu satisfait des résultats de ma course. Afin d'être fixé positivement sur nos ressources actuelles et sur la nature des travaux que je pourrais encore entreprendre , j'ordonnai un recensement gé- néral de tous les vivres qui restaient à bord de V Astrolabe. La pluie recommença quelques minutes après ma rentrée h bord et dura une partie de la soirée. La brise dépendait toujours du S. E.-, mais nous la res- sentions à peine à la station que nous occupions. Pourtant j'éprouvais la vérité de l'observation faite jadis par d'Entrecasteaux ; ce mouillage était plus aéré que celui du port Praslin , la chaleur y était moins étouffante, et cette raison doit le faire préférer. IO, La journée tout entière s'est écoulée sans pluie pour la première fois depuis notre arrivée. Les tra- vaux du bois et de l'eau ont été continués. pi. xcvi. Dans la matinée, il est arrivé deux pirogues mon- tées chacune par six ou huit sauvages. Us nous ont vendu quelques bananes vertes , un petit nombre de taros et d'ignames , et un seul cochon très-petit pour lequel j'ai donné une hache. Ces insulaires ne veulent recevoir dans leurs échanges que du fer , des haches et des étoffes ; encore se montrent-ils fort difficiles et fortexigeans dans leurs marchés. Ce qui achève de me persuader que leur tribu doit être fort pauvre, c'est qu'aucun d'eux ne porte de ces beaux bracelets en coquille de tridacne , et qu'ils n'ont point de ces grandes pirogues sur lesquelles les habitans de Pras- DE L'ASTROLABE. 511 lin vinrent nous rendre visite. J'ai acquis d'eux deux 1827. ou trois morceaux d'écaillé d'une assez belle qualité, Juillet, et ils ont apporté deux de ces fruits jaunes et oblongs que Bougainville nomma prunes de Mombin, et Car- leret prunes de la Jamaïque. Ces hommes , malgré leur aspect hideux et leur pi. Cxiv saleté, se sont montrés doux et soumis, sans doute p< c- par timidité ; car d'autre part leur penchant au vol est très-grand et leur défiance excessive. Jamais ils n'ont voulu nous indiquer où se trouvaient leurs habita- tions; et M. Gaimard a vainement épuisé près d'eux tous les genres de séduction possibles pour les ame- ner à le conduire dans leur village. Mon malaise a été plus prononcé aujourd'hui, et des douleurs d'estomac assez fortes m'ont contraint de garder le bord malgré le beau temps. Mon malicieux cacatoès , ayant réussi à rompre sa chaîne , a brisé le seul baromètre marin que nous avions pris à Toulon : dès-lors il a fallu nous servir 34* 512 VOYAGE 1S27. d'un des instrumens fournis par Lenoir à Paris. Je juillet. ine suis aperçu qu'ils ne sont point munis d'un tube capillaire, ce qui rend déjà leur usage très-difficile avec le faible mouvement du navire au mouillage. A la mer, ils nous deviendront complètement inutiles. Qui jamais aurait pu imaginer que, pour une pareille expédition, on nous enverrait des instrumens inca- pables de servir!... A partir d'aujourd'hui , deux hommes armés cou- chent à terre pour veiller à la forge qui est établie sur la plage. Les naturels nous ont paru l'examiner avec pi. cv. une curiosité avide et intéressée , et nous avons de justes motifs pour soupçonner leur probité. Au pre- mier signal d'alarme, un canot se porterait au secours de nos deux gardes. 11. Nous profitons de la suite du beau temps pour con- tinue]1 de faire notre eau et notre bois : en outre , on travaille à bord à remettre en vergue diverses voiles réparées et à nettoyer complètement le navire. Mes douleurs persistent et m'empêchent de me livrer à mes recherches. La température à l'ombre s'élève à 27 et 28° du thermomètre centigrade, et cette chaleur est d'autant plus gênante que nous sen- tons à peine la brise à l'endroit où se trouve la corvette. 12, Le temps, assez beau dans la matinée, a été suivi de grains de peu de durée. L'eau a été complétée, et l'on a exécuté quelques réparations dans le gréement. Les sauvages se sont montrés de temps en temps à quelque distance du navire. Leurs trois pirogues ne DE L'ASTROLABE. §18 sont montées chacune que par six ou huit hommes, is*;. et leurs intentions ne paraisseat nullement hostiles. Juill<'- Toutefois, pour éviter toute occasion de querelle entre eux et nos hommes , j'ai défendu qu'on les laissât débarquer à l'endroit où notre forge est montée et où les matelots coupent le bois. On leur a fait connaître cet ordre, et ils n'ont point insisté. Ce matin mes douleurs de ventre ont pris un caractère plus intense. Cependant je ne les ai con- sidérées encore que comme une simple attaque de co- liques, indisposition à laquelle je suis sujet-, et j'ai cru qu'avec une volonté ferme et un exercice forcé, je parviendrais à les chasser comme à l'ordinaire. Apres un déjeuner fort léger, j'ai pris mon fusil, et, suivi de Jacques , je me suis enfoncé dans les forêts de l'île aux Cocos. Durant deux ou trois heures, j'ai réussi à dompter le mal ; mais sa violence est devenue telle , qu'il m'a fallu reprendre le chemin du bord, non sans de grandes peines et sans être obligé de m'arrêter à chaque instant pour reprendre haleine , tant j'étais faible et même défaillant. Je n'ai rien pris , et me suis mis au lit à quatre heures , espérant que la nuit et le repos me soulageraient ; mais les souffrances ne m'ont pas permis de fermer l'œil. La moitié de l'équipage a été envoyée à terre pour £j. laver son linge à l'aiguade , et l'autre a continué de travailler au gréemenl. La journée a été superbe, ainsi que la nuit qui l'a suivie. Pour moi, les douleurs sont devenues insuppor- tables, et le siège du mal, invariablement fixé dans 514 VOYAGE 1827. le bas-venlre, a convaincu le docteur Gaimard que Juillet. j'étais atteint d'une entérite ou inflammation des in- testins grêles. J'ai voulu me borner à la diète pour unique traitement ; mais , dans la soirée , les souf- frances sont devenues si cruelles que j'ai cédé aux représentations de M. Gaimard. Les sangsues et les lavemens ont donc été administrés, mais sans aucun résultat, et j'ai passé une nuit affreuse sans avoir un seul instant de répit. 14. A six heures du matin, je suis entré dans un bain très-chaud. Durant le temps seulement que j'ai pu y rester, les souffrances ont sensiblement diminué d'intensité , mais pour reprendre avec une force égale quelques minutes après la sortie du bain. En conséquence , je me suis établi sur un coin du pont entouré de toiles , et trois fois par heure je me plon- geais dans un bain dont on avait soin d'entretenir l'eau très-chaude. Ainsi se sont écoulées la journée tout entière et la nuit suivante ; j'observai du reste une diète absolue et ne pris pas le plus léger bouillon. En cette occasion , le docteur Gaimard , voyant les ressources de son art infructueuses, me prodigua des soins et des attentions soutenues dont je lui garde encore aujourd'hui une vive reconnaissance. Les douleurs que j'éprouvai dans la soirée et la nuit furent si déchirantes et si continues , que je craignis de succomber sous leur atteinte; il est vrai de dire que c'eut été alors un véritable soulagement. Aujourd'hui même, j'aimerais mieux mourir à l'ins- tant que d'être exposé huit jours h un pareil supplice. DE L'ASTHOIAUE. M 5 Du reste, j'avais prévu le cas où j'aurais succombé à 1827. celte maladie. J'avais rédigé une sorte de mémoire Juillet, pour guider M. Jacquinot dans le reste de la cam- pagne, et le mettre en état de compléter la tache que j'avais commencée. En fermant les yeux , j'aurais eu du moins la consolation de penser que ce digne offi- ciel' n'eût pas laissé mon entreprise imparfaite. La journée entière a été fort belle. La moitié de i5. l'équipage a eu la permission de passer la soirée à se promener sur File aux Cocos. Vers deux heures , un caïman s'est montré entre deux eaux , à peu de dislance de la corvette. Plusieurs de nos officiers et de nos maîtres, armés de fusils, ont sauté dans deux canols , et ont donné au monstre amphibie une longue et vigoureuse chasse. 11 a dû recevoir un grand nombre de balles dans le corps ; mais enfin il a réussi en plongeant à se soustraire aux poursuites dont il était l'objet : toutefois il n'est pas probable qu'il puisse réchapper des blessures qui lui ont été faites, ri. cvn. Grâce aux bains chauds , dans lesquels je me plonge de demi-heure en demi-heure, je réussis à me procurer quelques instans de relâche aux tourmens que j'endure. Dans la soirée , la violence du mal a un peu di- minué , et il était temps , car il m'eût été difficile d'y résister davantage. Du reste je suis encore obligé de différer notre départ du havre Carteret qui devait avoir lieu demain. Tout était prêt pour cela; mais, avec la meilleure volonté du monde , ce serait chose impossible pour moi de m'occuper de la manœuvre. 516 VOYAGE 1827. On a encore lait du bois et de l'eau, et Ton a nel- 16 juillet. (0Vé les murailles du navire en les frottant avec du sable. Les naturels sont encore revenus dans leurs deux pirogues, apportant quelques racines et de très- petits cochons pesant au plus six ou huit livres. Mais comme ils se montrent singulièrement exigeans dans leurs demandes, les marchés ont été peu animés, et ils ont été obligés de remporter avec eux la plus grande partie de leurs provisions. Enfin mes douleurs se sont sensiblement apaisées. Pour la première fois , depuis soixante-douze heures , j'ai pris quelques bouillons dans la journée, et dans la nuit j'ai dormi deux ou trois heures d'un sommeil tranquille, symptôme infaillible d'un prompt rétablis- sement. I7. La journée a encore été agréable, à cela près d'un grain violent qui a duré depuis deux heures jusqu'à quatre. Je regrette fort ces journées de beau temps qui auraient été si utilement employées le long des côtes de la Nouvelle-Bretagne, mais il faut se sou- mettre aux lois de la nécessité. Néanmoins je vois avec plaisir mes douleurs apaisées, et je commence h prendre quelques alimens fort légers. Il me reste encore une lassitude extrême, un accablement général dans toutes les parties du corps, et ce n'est qu'avec peine que je puis risquer quelques pas sur le pont. is. Le grand canot a fait un premier voyage à l'eau , puis un second pour prendre du sable. En 1 evenanl de celui-ci, il a ramené à la remorque le crocodile poursuivi, dans la journée du dimanche 15, par nos DE L'ASTROLABE. 517 chasseurs, el dont M. Dudemaine a trouvé le corps flottant à la surface de la mer dans le canal. 1>1 M . Quoy et Gaimard ont voulu préparer cet animal pour le rap- porter en France , mais ses chairs étaient corrompues et répandaient déjà une odeur infecte : nos naturalistes ont été contraints de renoncer à leur projet, et se sont contentés de faire prendre, par M. Sainson, le dessin de cet animal, et de conserver sa tète dans falcohol. Ce monstrueux reptile n'avait pas moins de douze pieds trois pouces de longueur, des dents fortes et acérées garnissaient sa large gueule , et son dos était muni, dans toute sa longueur, d'une double arête d écailles redressées qui formaient un véritable sillon bordé de deux lames tranchantes. Les sauvages qui nous tiennent compagnie depuis hier ont paru stupé- faits en voyant le corps de ce monstre percé par nos balles, et cette observation a dû leur donner une haute opinion de la puissance des armes euro- péennes. 18-27. Juillet. 518 VOYAGE 1827. Malgré les représentations du médecin , qui assu- Juillet. . 1 • 1 ' rait que quelques jours de repos me seraient néces- saires , je n'ai pu résister plus long-temps au désir de poursuivre nos travaux. Quoique très -faible encore, j'ai quitté le lit, et j'ai fait prendre toutes les mesures nécessaires pour que l'appareillage ait lieu demain, à moins d'obstacles imprévus. La cha- loupe a été embarquée dans la soirée, et la petite chaîne a été remise à bord. t(> Dès quatre heures et demie, je me promenais sur le pont , attendant avec impatience l'apparition du jour pour commencer les manœuvres du départ. Tout autour de moi était plongé dans un profond sommeil ; la plupart des matelots , chassés du faux-pont par la chaleur, dormaient étendus sur le tillac, les uns presque nus, les autres simplement enveloppés d'une légère couverture ou d'une natte plus légère encore. Je repassais en silence, dans ma mémoire, les nom- breuses épreuves qu'avait subies notre corvette. Combien de fois ces corps étendus autour de moi avaient failli être ensevelis dans les flots !.., Quoi de plus précaire que l'existence de ces hommes sou- mis à la volonté d'un de leurs semblables, et contraints de se laisser traîner partout où il lui plaira de les con- duire, à travers les vents et les flots menaçans, à travers les écueils plus périlleux encore!... Et moi- même, la veille terrassé par une maladie cruelle, encore débile et languissant, devais-je espérer, mal gré la volonté la plus puissante, de conserver la foire et l'énergie nécessaires pour lutter contre de nou- DE L'ASTROLABE. 519 veaux assauts? Mais à quoi bon se livrer à d'inu- 1827. tiles hésitations?. . . Tenions d'abord , et les événemens Juillet. décideront du reste *. Au jour, le grelin de l'arrière fut largué et remis à bord, et l'ancre de l'avant fut dérapée. Tandis que l'on travaillait à la mettre en haut , nos canots nous remorquaient , et j'espérais en filant le long de l'île atteindre la passe du Nord : mais l'équipage, sans doute mal disposé , montra tant de mollesse au cabestan et dans les canots , qu'à sept heures et demie un léger grain du N. E. nous repoussa sur les récifs de la côte. Au moment où l'avant de la corvette allait donner contre les coraux, l'ancre, en retombant à quatre brasses de profondeur, empêcha le navire de terminer son évolution et par là même de s'é- chouer. Au bout d'un quart d'heure, le calme étant revenu , nous relevâmes l'ancre, et les canots agissant sur l'ar- rière du navire le ramenèrent vers le milieu du che- nal. Toutefois , la brise et le courant n'ayant d'abord aucune direction fixe, une risée d'E. un peu plus fraîche allait me forcer à mouiller de nouveau , quand le courant réussit à nous faire doubler à vingt brasses au plus de distance la pointe des Crocodiles. Ensuite le courant nous porta plus rapidement au S. O., cl le vent s'étant établ au S. , nous eûmes bientôt dou- blé la pointe Carleret; puis nous fîmes roule sur la côte de la Nouvelle Bretagne. En passant devant les ' l'oyez note S. 520 VOYAGE 1.827* terres basses et boisées de celle pointe, nous vîmes Jmlici. deux ou trois fumées qui nous annoncèrent que les naturels dont nous avions reçu les visites devaient habiter aux environs de cet endroit. De nouveau je regrettai que ma maladie m'eût obligé de renoncer au projet de faire une excursion vers cette partie de la cote, afin de pouvoir observer ces hommes dans leur intérieur. Une mer dure et clapoteuse, sans être très-grosse, relarde beaucoup notre sillage. Néanmoins, à deux heures après midi, comme nous n'étions plus qu'à huit milles de la partie de la cote de la Nouvelle- Bretagne située sur le parallèle du havre Carteret , nous finies une stalion durant laquelle on ne trouva point fond dans le détroit, en filant quatre-vingt-dix brasses de ligne. A celte distance, les terres de la Nouvelle-Bretagne nous ont paru aussi couvertes de bois, aussi peu cultivées que celles de la Nouvelle- Irlande; mais leur pente est moins escarpée vers les bords de la nier, bien qu'à l'intérieur les montagnes atteignent une plus grande hauteur. En outre, la côte paraît saine et sans dangers. Le vent se maintenant au S. S. E. avec un ciel couvert et une grosse mer , nous avons continué de courir des bordées le long de la côte pour nous sou- tenir contre le vent et le courant. Au coucher du soleil, des coups de tonnerre cl des éclairs répétés nous ont annoncé le retour des orages, et dès dix heures les grains ont recommencé chargés de pluie et de vent. Nous avons passé la nuit aux petits bords, DE L'ASTROLABE. 521 et non sans de vives inquiétudes sur les effets des 1827. courans sur notre marche , le long d'une côte incon- J»»Het. nue et peuplée de sauvages inhospitaliers. En outre, les fatigues de la journée ont eu une influence marquée sur l'état de ma santé ; ce soir je me suis senti un redoublement de malaise général et certains frissons fébriles. Mais je suis décidé à passer outre, et à ne renoncer à l'exploration de la côte méridionale de la Nouvelle-Bretagne qu'après une lutte vigoureuse contre les élémens. Après une nuit très-fatigante sous tous les rap- 20. ports, au jour le vent a diminué, mais la pluie n'a pas cessé et la houle est toujours très-dure. J'ai continué de louvoyer. A huit heures du malin , ayant pu revoir la côte dans de courtes éclaircies , j'ai vérifié qu'au lieu de perdre dans le nord , nous avions au contraire sensiblement gagné vers le sud. A midi, nous nous trouvions à dix milles à l'E. S. E. du cap Buller , vis-à-vis du vaste enfoncement qui règne entre le cap Buller et le cap Orford, et qui, dans cet endroit, doit réduire à une presqu'île très-resserrée la partie nord de la Nouvelle-Bre- tagne. Un pic assez remarquable, situé à trente milles dans l'ouest, se rapporte parfaitement à celui que d'Entrecasteaux nomma pic Deschamps. M. Lottin , maintenant chargé des opérations hy- drographiques , met à profit les moindres intervalles d'un temps un peu lucide pour se procurer tous les relèvemens nécessaires à son travail. A deux heures un quart, nous virâmes de bord 522 VOYAGE i8aç. à sept milles du cap Buller : il est formé par de hautes montagnes couvertes d'arbres qui descendent sur plusieurs plans jusqu'à la mer. Parfois, malgré la brume et les averses, nous rele- vons le cap Saint -Georges, ce qui nous donne le moyen de suppléer en partie aux observations don! nous sommes privés. Toute la nuit nous avons couru des bordées devant la baie spacieuse, pour nous soutenir contre le vent et 21. la houle du S. O. Mais, à cinq heures du matin, nous avons remis le cap sur la terre ; en approchant , quelques éclairs nous ont donné tout lieu de croire qu'il n'y a point de passage en cet endroit , mais que la terre de la Nouvelle-Bretagne, au fond de la baie spacieuse , se réduit à un isthme fort étroit. Toutefois c'est une question qui ne sera définitivement résolue que par le navigateur qui aura exploré ce vaste enfon- cement , car ii est. certain qu'il pourrait très-bien se terminer par un chenal étroit et sinueux , impossible à distinguer du large. Quoi qu'il en soit, à neuf heures quinze minutes du matin , nous virâmes de bord à moins de quatre milles de la partie septentrionale du cap Orford. Ce promon- toire, qui forme la partie S. E. de la Nouvelle-Bre- tagne, se compose de trois pointes éuioussées , et do- minées par des montagnes d'une grande hauteur. Près de la mer, quoique généralement couvertes d'arbres , les terres offrent quelques clairières qui feraient soup- çonner l'existence de lieux défrichés et cultivés. Non loin du rivage , l'eau change de couleur, ce qui doit DE L'ASTROLABE. 523 provenir de la nature du fond ; néanmoins on n'aper- 1827. çoit ni récifs ni rochers, et la lame paraît briser à la J,lillet- côte même. Plusieurs bonites ont accompagné la cor- vette , et l'on a réussi à en prendre quelques-unes , ce qui nous a procuré un régal extraordinaire. J'ai louvoyé pour me maintenir auprès du cap Or- ford , dans l'espoir d'obtenir quelques observations pour fixer sa position. Mes efforts ont été vains, le temps a été si mauvais qu'il a été impossible de saisir aucune hauteur du soleil. A deux heures nous avons viré de bord à une lieue au plus du cap Orford lui- même , formé par une falaise très-haute et taillée presque à pic, surmonté à quelque distance à l'inté- rieur par d'énormes montagnes. Mais le temps est si sombre , et les terres tellement chargées de brumes et de nuages , qu'à peine on peut en saisir par inter- valles quelques détails fugitifs. Le reste de la soirée et une partie de la nuit furent passés au plus près tribord amures sous petites voiles , afin de ne pas nous éloi- gner de la côte, et dans l'espoir que le temps pourrait enfin devenir plus favorable à nos opérations. Mais la journée du 2.2 fut encore plus mauvaise que 22. toutes les précédentes. La pluie fut presque conti- nuelle, notre horizon ne s'étendit jamais à plus d'une demi-lieue du navire, et il fut impossible de songer à aucune reconnaissance. A peine éloignés de trois ou quatre lieues de terres élevées, et visibles facilement à plus de quinze lieues de distance, nous n'en avons pas eu un instant l'aspect. Privés d'observations, notre position devient même fort inquiétante, eu égard 524 VOYAGE 1827. à l'irrégularité et à l'incertitude des courans. Enfin juiiut. mon ina]ajse redouble, et je crains de ne pouvoir résister aux fatigues d'une navigation aussi pé- nible. Ensevelis sous des flots de pluie, et dans une atmosphère étouffante , il nous faut une vo- lonté bien opiniâtre pour surmonter de pareils obs- tacles, et ne pas quitter sur-le-champ d'aussi tristes parages. a3. Enfin, à six heures et demie du matin, la pluie ayant cessé de tomber, je profitai de la brise du S. S. E. pour laisser porter successivement à l'O. S. O. , à l'O. , et même à l'O. N. O. , dans le dessein de rallier la côte dont je ne m'estimais qu'à quatre ou cinq lieues à l'E. Sur notre route nous trouvâmes une foule de troncs d'arbres et de paquets d'herbes entraînés des côtes par le courant. A midi , après avoir couru plus de sept lieues à l'O. , aucune terre ne s'était encore montrée à nos regards , et je ne savais à quel motif attribuer cette singulière circonstance. La hauteur méridienne du soleil que M. Jacquinot put saisir dans une courte apparition de cet astre , nous donna le mot de l'énigme, en prouvant que depuis deux jours les courans nous avaient portés de plus de soixante milles au sud et de trente milles à l'ouest, fait bien extraordinaire, quand on fait attention aux vents vio- lens du S. et du S. S. O. que nous avions constam- ment éprouvés. Probablement les terres du cap Or- fort divisent la masse des eaux de la mer, générale- ment transportée du S. E. au N. O. , en deux bran- ches, dont l'une file directement au N. par le canal DE L'ASTROLABE. 625 Saint-Georges , et l'autre au S. O. le long de la côte 1827. de la Nouvelle-Bretagne. J,,il,et- Dans la crainte de dépasser le cap Orford , sans en avoir repris connaissance , je m'empressai de gou- verner au nord , en forçant de voiles , et à six heures du soir ce promontoire se montra à nous dans le N. 5° E. à trente-six milles de distance; une autre terre se montrait à la même distance environ dans le N. O. ; tout cela confusément et au travers d'un ho- rizon chargé d'une brume très-épaisse. Comme à l'ordinaire , la nuit fut une suite de grains et de rafales qu'il fallut essuyer en courant de petites bordées sous les huniers au ris de chasse et le petit foc. Au point du jour, nous revîmes le cap Orford au a4 N. 18° O., et je laissai porter sur ce point de ma- nière à me trouver précisément sur son méridien à l'instant des angles horaires. Après une longue attente et de grandes difficultés , M. Jacquinot réussit enfin à s'en procurer à huit heures et demie et à neuf heu- res et demie du matin. Nous n'étions alors qu'à quinze milles au sud du cap Orford , dont nous reconnûmes aisément la partie la plus saillante au bord de la mer. La côte court ensuite au S. O. ; je mis le cap à l'O. S. O. pour la prolonger. Je me dirigeais alors vers une pointe peu éloignée et voisine d'un pic énorme (pic Quoy), très-remarquable par sa position isolée. Entre le pic Quoy et le cap Orford , dans une étendue de vingt-cinq milles , la côte est uniformément haute, escarpée et couverte de forêts épaisses. La pointe Ovven se trouve dans cette portion de côte. TOME IV. 35 526 VOYAGE 1K2.7. A une heure nous étions déjà parvenus devant le Juillet. cap Quoy, et à moins de trois milles du rivage, et je comptais poursuivre ma route à l'ouest au-delà de cette pointe , devant un enfoncement considérable. Mais la terre se montra tout-à-coup jusqu'au S. O. V4 O. L'eau, très-sensiblement décolorée, pouvait faire craindre des hauts-fonds , enfin le courant nous por- tait visiblement sur la terre, bien que je fisse tous mes efforts pour serrer le vent. Il fallut virer de bord et reprendre les amures à tribord, au risque d'être forcé contre la côte , si le vent eut varié ou molli ; par bonheur il se soutint au sud , et à cinq heures et demie nous nous retrouvions au sud du cap Orford , à peu près au même point où la station du matin avait eu lieu. 2 5. Nous avons eu lieu de nous féliciter d'avoir repris le large, car la nuit a encore été fort mauvaise ; cons- tans dans nos efforts , après avoir revu au jour le cap Orford , à vingt-cinq milles de distance , nous laissâ- mes porter de nouveau pour nous rapprocher de la terre. Les nuages qui la couvraient s'éclaircirent un peu , et nous reconnûmes la partie de côte explorée la veille entre le cap Orford et le cap Quoy. Au- dessus de ce dernier, le pic Quoy se dessinait majes- tueusement sous la forme d'un cône immense et fort régulier du côté de la mer. Près de la pointe Quoy, une petite île laissait échapper une fumée qui annon- çait l'existence de créatures humaines. L'enfonce- ment qui vient dans l'ouest a pris le nom de baie Jac- quinot et se termine au S. O. par le cap Cunningham. DE L'ASTROLABE. 527 Dans la journée, on a pu obtenir des observations 1827. de latitude et de longitude qui ont été très-utiles à '«H* M. Lottin pour donner à son travail plus de préeision que dans les dernières journées. A une heure après midi, le cap Cunningham ne restait plus qu'à neuf milles à l'ouest, quand la pru- dence me força de nouveau de reprendre les amures à tribord , pour ne pas rester affalé sur ces côtes in- connues. En effet le courant nous entraînait encore au N. O., ce qui semblerait indiquer qu'il existe en cet endroit un passage , ou du moins un canal qui pénètre fort avant dans les terres. Tout en serrant le vent tribord , la corvette fut portée près du cap Quoy et passa sur la limite des eaux décolorées déjà observées la veille. Cette considération me détermina à prolonger long-temps la bordée du large , et ce ne fut qu'à une heure après minuit que nous reprîmes celle de terre. ,6, Au jour , le cap Orford a encore été revu au nord du compas, éloigné de nous de vingt-cinq milles ; la côte a été prolongée à dix-huit milles de distance. Mais les grains sont si fréquens et si violens , la brume est tel- lement persistante sur les terres , qu'elles n'apparais- sent qu'à rares intervalles et de la manière la plus incomplète. Le pic Quoy ne s'est montré qu'un ins- tant dans la matinée , puis il est resté constamment enveloppé de nuages impénétrables. Néanmoins, à une heure après midi , nous étions parvenus à seize milles au sud de la pointe Cunnin- gham et nous voyions la terre se prolonger au S. O. 35* 528 VOYAGE 1827. de cette pointe. Un temps maniable nous eût permis juillet. (]e poursuivre sans peine cette exploration ; mais le ciel se chargeant de plus en plus , il fallut encore re- prendre le large. Triste destinée qui nous condamne chaque jour à nous éloigner de la terre , aussitôt que nous avons pu nous en rapprocher un instant ! C'est le supplice de Tantale — 27. Dans la journée suivante , la pluie a été à peu près continuelle, le ciel ne s'est pas éclairci un seul instant, et nous n'avons pu revoir la terre d'aucun côté. Nous avons dû borner nos efforts à nous maintenir autant que possible au même endroit , sauf l'effet des courans qui varient à chaque instant et qu'il est pres- que impossible de prévenir. 28. A cinq heures et demie du matin, le temps parais- sant un peu moins mauvais et la mer moins dure, nous avons laissé arriver successivement à l'O. ll4 S. O., à l'O., à l'O. % N. O., et même à l'O. N. O. Par momens la terre se montre dans le N. et le N. O., à grande distance et d'une manière très-confuse. Toute- fois elle paraît offrir une côte continue et sans inter- ruption. Midi passe sans que nous puissions obtenir d'ob- servations , et les grains deviennent fréquens et vio- lens. A une heure et demie, un cap (la pointe Bee- chey) se montra tout-à-coup, à moins de dix milles de l'avant; nous gouvernâmes alors à l'O. et peu après à l'O. S. O.; à cinq heures du soir, nous nous trouvions directement au sud et à neuf milles de dis- tance d'une pointe élevée , escarpée , très-prononcée DE L'ASTROLABE. 529 et qui me parut devoir se rapporter à la partie orien- 1827. taie du port Montagu de Dampier ; aussi je lui im- Juillet posai le nom de cet infatigable navigateur. En effet, plus à l'ouest , on voit un enfoncement très-marqué , qui doit être le port Montagu lui- même, avec trois îles de diverses grandeurs, dont une est remarquable par sa forme conique. Le mauvais temps ne me permit point de tracer avec plus de détails cette partie importante de la Nouvelle-Breta- gne ; j'en vis néanmoins assez pour m'assurer que la côte est partout continue , et pouvoir presque affir- mer qu'il n'existe point de passage en cet endroit, bien que la terre s'y trouve encore réduite à une langue fort étroite. A la nuit , le vent ayant passé au S. E., je suis venu au plus près bâbord amures. La mer s'est sensiblement embellie , le ciel s'est éclairci , la lune et les étoiles ont brillé d'un éclat inaccoutumé, et je me suis flatté de l'espoir d'un changement de temps. Cette illusion a été de courte durée. Dès dix heures , le ciel s'est assombri de nouveau de toutes parts , et les grains ont recommencé comme de plus belle. Des rafales de vent très-violentes ont été accompagnées de tor- rens de pluie. Jusqu'à onze heures du matin du jour suivant , on eût dit qu'un nouveau déluge me- naçait de faire disparaître les terres du globe. Il faut avoir , comme nous , pratiqué ces parages et dans les mêmes circonstances, pour se faire une juste idée de ces incroyables averses ; il faut, en outre , avoir à exécuter des travaux semblables a ceux qui nous 29. IÎS27. 530 VOYAGE étaient imposés , pour juger sainement des soucis et juillet. jes inquiétudes qu'entraîne une pareille naviga- tion... Rarement notre horizon s'étendait à cent toises de distance , et nos manœuvres ne pouvaient être que fort incertaines , puisque notre vraie posi- tion était toujours un problême. A midi , le vent tomba et nous fûmes ensuite abandonnés à de folles brises de TE. S. E. à l'E. N. E., ballottés par une houle énorme et toujours inondés par la pluie. Il fallut remplacer le grand hunier et le perroquet de fougue par les voiles de rechange, et réparer diverses autres avaries dans le gréement , suite inévitable des temps affreux que nous venions d'essuyer. Il n'y a pas eu d'observations dans la journée, et l'on n'avait entrevu la terre que deux ou trois fois entre les grains. Mais à cinq heures du soir, la pluie ayant cessé durant quelques instans, nous avons clai- rement distingué la côte aux environs du port Mon- tagu , à douze ou quinze milles de distance ; nous avons revu les îles de la veille , et nous nous sommes de nouveau assurés que la terre se prolongeait en une chaîne de montagnes élevées à l'ouest du port Mon- tagu. Quelque détestable que soit le temps, désormais le vent s'étant établi à la partie de l'E. , je ne puis songer à reprendre la route du canal Saint-Georges ; bon gré mal gré, il faut me diriger par le détroit de Dampier. On doit convenir que des terres noyées par des pluies aussi fréquentes et aussi extraordinaires doivent offrir à l'espèce humaine un séjour peu agréable et peu sa- DE L'ASTROLABE. «l lubre. Aussi suis-je bien revenu de l'opinion avanta- 1827. geuse que j'avais conçue de la Nouvelle-Bretagne, Jl,lllet- d'après le récit de Dampier et les conjectures du pré- sident Desbrosses. Si celui-ci eût partagé les misères de notre campagne, certainement il n'aurait point choisi celte contrée pour devenir le siège de la co- lonie qu'il voulait fonder sur cette partie du globe. Jamais, en aucun pays-, je n'avais rien observé de semblable aux torrens de pluie qui nous ont sub- mergés depuis douze jours entiers. Bougainville et d'Entrecasteaux avaient eu le même sort dans leurs mouillages à Praslin et à Carteret. Plus heureux, il est vrai , sur la Coquille , nous avions eu générale- ment un beau temps au port Praslin. Mais il pa- rait que ces cas sont rares , et il ne faudrait point y compter. Du reste je dois faire observer qu'il n'existe pas en ce moment un seul malade dans l'équipage de l'astro- labe, malgré l'humidité continuelle qui règne dans l'intérieur du navire, et les fatigues du service avec un si mauvais temps. Seul je souffre encore assez vi- vement des suites de ma maladie , jointes aux tribu- lations de notre navigation actuelle. Nous avons tenu la cape bâbord , toute la nuit , sous une pluie battante et non interrompue. Au jour, le 30. vent a fraîchi et a soufflé avec une violence considé- rable durant quelques heures , puis il a diminué après midi. Quant à la pluie, plus abondante que jamais , elle n'a cessé de tomber en véritable déluge toute la journée -, elle a pénétré clans toutes les parties de ma 1827. ,532 VOYA.GE chambre, et mes cartes, que j'avais réussi à préserver juillet, jusqu'à ce moment , ont été mouillées ; j'ai même vu le moment où elles allaient être tout-à-fait détrempées. C'est une vraie confusion des élémens ; on ne voit ni ciel ni terre, et c'est à peine si nous distinguons la mer le long du bord. 3i. Enfin la pluie a diminué de violence peu après mi- nuit , et a cessé vers le point du jour. Mais dès sept heures et demie le ciel s'est couvert de nouveau , et les grains ont repris. Comme je m'estimais alors à une distance de quarante milles au moins de terre , avec le vent de S. E. , je laissais porter en toute confiance au N. O. et même au N. N. O. Qu'on juge de ce que je dus éprouver, lorsqu'à huit heures et demie la terre se montra subitement devant nous à trois milles de dislance au plus , et environnée d'un large récif sur lequel la mer brisait avec fureur ! Comme j'ignorais complètement la direction que la côte prenait plus à l'ouest , je commençais à être fort inquiet sur la route à tenir. Heureusement, en ce mo- ment même , le vent passa à l'E. N . E. , et nous pûmes serrer le vent bâbord pour nous éloigner de celte côte inattendue. Dans de courtes éclaircies , nous la vîmes s'étendre jusqu'à l'O. N. O. , où elle se terminait par une île peu élevée. Toute la partie de terre en vue était elle- même fort basse , couverte de grands arbres , et sem- blait se composer d'une foule d'îlots placés en avant de la grande île de la Nouvelle-Bretagne. Les terres de celle-ci , beaucoup plus élevées , étaient plus reçu- DE L'ASTROLABE. 533 lées dans l'intérieur, et rarement visibles à cause des l827- grains et de la brume. ^k^ Le long de la côte régnait une zone d'eaux troubles qui s'étendait à plus de quatre milles au large, et dont la direction semblait cire celle de l'est à l'ouest. Elle formait une ligne de démarcation très-distincte avec les eaux du large, et nous fûmes obligés de la tra- verser en partie. Il est constant que ces terres forment la partie la plus méridionale de la Nouvelle-Bretagne , et M. Lot- tin les a figurées du mieux qu'il a pu sur la carte de cette île. Mais comme nous fûmes privés d'observa- tions dans toute la journée du 3 1 , il est certain que nos déterminations sont susceptibles d'erreurs assez graves , et demanderont à être vérifiées. En général notre travail entier sur la Nouvelle-Bretagne, no- nobstant les peines inouies qu'il nous a coûtées et les périls qu'il a fait courir à V Astrolabe , est loin d'être comparable , pour l'exactitude , aux autres reconnaissances de la campagne. Cinq journées d'un temps ordinaire nous eussent suffi pour rem- plir notre tâche, et nous avons eu à lutter contre les circonstances les plus funestes de la naviga- tion!... Au moins aurons-nous la satisfaction d'avoir tenté tout ce qui était humainement faisable pour accomplir notre tâche, et de n'avoir cédé que de- vant la nécessité la plus absolue.... Nil intentatum teliquimus.... Dès une heure après midi un grain violent nous enleva la vue de la terre, et rien ne reparut du reste 534 VOYAGE 1827. de la journée. Durant toute la nuit nous courûmes juillet. jes kor(]ées , non sans de vives inquiétudes d'être ex- posés à une rencontre semblable à celle du matin. Les courans ont une direction si variable , et la côte a été si grossièrement figurée dans l'ébauche laissée par Dampier, qu'il est impossible de diriger sa route avec la moindre sécurité. 1 août. Au point du jour le ciel est encore entièrement cou- vert ; mais , comme la pluie a cessé , je me décide à faire roule au N. N. E. pour reconnaître la terre à quelque prix que ce soit. A six heures et demie la vigie annonce une petite île basse de l'avant ; nous en ap- prochons rapidement, et par momens nous distin- guons la côte de la Nouvelle-Bretagne qui s'étend de- puis l'E. jusqu'au N. O. , en passant par le nord , et sans interruption. Du reste ces terres sont presque constamment chargées de nuages , et ne se découvrent que rarement et partiellement à nos regards , de sorte qu'il nous est impossible d'en bien saisir ni l'ensemble ni les détails. Nous passâmes à moins de six milles des deux îlots Roos; puis nous revînmes successivement au N. O., O. N. O. , et même à l'O. pour nous diriger vers un groupe d'îles plus considérable, situé également au devant des terres de la Nouvelle-Bretagne, et qui re- çut le nom d'îles Gracieuses. Nous avons eu, dans la matinée, des angles ho- raires, et à douze minutes du méridien des hauteurs du soleil , qui nous ont procuré la latitude; ce qui a été une vraie fortune pour nous , après la privation DE L'ASTROLABE. 535 complète d'observations à laquelle nous étions réduits 1827. depuis plus de quatre jours. Aoùu En outre, quoique nébuleux encore, le ciel s'em- bellit sensiblement, la brise est plus régulière au sud, et la mer s'est beaucoup calmée. Nous poursuivons paisiblement notre route àl'O. S. O., afin de pro- longer la côte et de nous rapprocher de la partie occi- dentale de la Nouvelle-Bretagne. , dont les montagnes sont visibles depuis deux heures après midi dans leN. O. Avec les vents du sud qui régnent habituellement depuis que nous sommes sur cette côte, jen'ai pas cru devoir me rapprocher trop de terre , de peur de ne pouvoir doubler, à la bordée , le cap Ann , si le vent revenait au S. O. D'un autre côté je suis resté de bonne heure aux petits bords afin de ne pas m'engager durant la nuit sur les basses qui faillirent être fu- ^ nestes aux vaisseaux de d'Entrecasteaux. Au coucher du soleil l'horizon était déjà si dégagé que nous saisissions les sommets de l'île Rook dans le N. O. , et ceux du cap King-William , à la dislance de quinze et dix-huit lieues. Le temps fut très-beau toute la nuit ; dès que le 2. jour commença à poindre , je fis route au nord et au nord-ouest pour rejoindre la terre. Le ciel était clair, mais l'horizon embrumé ne permettait point de voir les terres. A sept heures la vigie signala de petites îles basses dans l'ouest-nord-ouest, à dix ou douze milles de distance. Je ne pus douter que ces îles ne fussent celles dont je voulais éviter l'approche. 636 VOYAGE 1827. Au lieu de rester en place, durant la nuit, le cou- Août. rant m'avait entraîné de près de vingt milles dans l'ouest. Cependant, comme je me trouvais encore à près de dix milles dans l'est de la route de M. d'En- trecasteaux, en mettant promptement le cap au N. N. E. , je me flattai de l'espoir d'échapper aux dange- reux écueils qui obstruent dans l'ouest le canal de Dampier. En effet, poussés par une jolie brise du S. E. , nous approchions à vue d'œil les cotes de la Nouvelle-Bre- tagne qui sortaient peu à peu des nuages épais dont elles étaient couvertes , et nous nous félicitions d'une navigation devenue plus agréable. Tout-à-coup la vigie poussa un cri rauque et inarticulé , indice d'un grand effroi. J'allais la questionner, quand un choc brusque et prolongé nous annonça que nous franchissions une basse ; la quille de V Astrolabe sillonnait en ce mo- ment la crête d'un massif de coraux. Toutefois elle ne s'arrêta point , et je cherchais à suivre une eau plus profonde , quand la corvette toucha une seconde fois plus rudement que la première ; puis elle continua sa route sur une mer désormais exempte d'écueils. M. Gressien que j'avais envoyé sur les barres du petit perroquet , pour nous indiquer la meilleure di- rection à suivre , remarqua que le banc que nous venions de traverser s'étendait à deux ou trois milles à tribord , jusqu'à un endroit où la lame brisait légère- ment et que je distinguai moi-même très-visiblement. Sur bâbord , ce banc allait se rattacher à une île de sable , dans la direction des îles basses situées plus à DE L'ASTROLABE. 537 l'ouest , et qui était probablement la même que d'En- is*7. trecasteaux laissa sur tribord. Aoû,• Ainsi ces dangereux récifs barrent dans la plus grande partie de son étendue l'ouverture du détroit de Dampier du côté du sud ; pour les éviter, il faut ranger de près la côte de la Nouvelle-Bretagne. Dam- pier qui fait mention des îles basses situées au sud de File Rook , eut le bonheur d'éviter le banc de corail ; probablement il n'est pas continu et il laisse des canaux où l'on peut passer en sûreté. Malgré notre accident , combien nous dûmes nous féliciter que le temps et la mer fussent devenus si fa vorables ! Quarante-huit heures plus tôt, le premier choc eût suffi pour défoncer la corvette ; une partie de l'équipage périssait sur la place, et l'autre aurait peut-être atteint , avec les canots , les Moluques après une navigation de cinq cents lieues et d'horri- bles souffrances. Sauvés encore une fois du plus imminent danger , nous filâmes rapidement vers le détroit. A dix heures du matin , nous étions parvenus sur le parallèle du cap Ann , et nous continuâmes à prolonger de très- près la partie occidentale de la Nouvelle-Bretagne. Durant plus de deux heures nous cinglâmes à deux milles de distance de ces côtes , et de notre corvette nous en saisissions tous les détails , comme si nous eussions été à terre. Comme à Dampier et à d'Entrecasteaux , cette terre nous offrit un aspect délicieux ; rarement la na- ture imprime aux pays dont la main de l'homme n'a S 38 VOYAGE 1S27. point modifié la surface, des accidens aussi agréa - Ao,lt- blés , des effets de perspective aussi gracieux , aussi variés. Partout une côte saine , accessible et baignée par des flots tranquilles ; un sol s'élevant doucement en amphithéâtre sur divers plans , tantôt ombragé par de sombres forêts , tantôt couvert de fourrés moins élevés , tantôt enfin de vastes pelouses dont la teinte jaunissante contraste avec la nuance plus sombre des forêts et des bocages environnans. Les deux pitons du mont Glocester couronnent de leurs masses impo- santes cette riante scène , et cachent fréquemment leurs cimes majestueuses sous les nuages de l'é- quateur. Dans toute la partie de l'ouest et à douze milles de distance , notre horizon était occupé par les lignes ondulées de la grande île Rook qui forme avec la Nouvelle-Bretagne le détroit de Dampier. Nous avons passé à moins de deux lieues de l'île du Volcan qui servit de fanal à Dampier il y a plus d'un siècle , et que d'Entrecasteaux vit encore couronnée de fumées , il n'y a que trente-quatre ans. Son cratère m'a paru complètement éteint, et sa surface, dépour- vue d'arbres , est cependant tapissée d'une belle ver- dure. Sa forme est celle d'un cône très-régulier , échancré au sommet , haut de quatre cents toises en- viron , sur six cents toises de diamètre à sa base. La forme de cette protubérance et son escarpement re- marquable sur toutes ses faces indiquent assez qu'elle a surgi immédiatement du sein des flots , et qu'elle a été probablement la dernière de ces masses brûlantes DE L'ASTROLABE 539 qui formaient encore, il n'y a guère que deux siècles , connue une chaîne de soupiraux enflammés dans le nord de la Nouvelle-Guinée. Sans le dénuement où nous étions d'ancres à jet et de grelins , j'aurais laissé tomber un pied d'ancre sous la pointe de la Nouvelle- Bretagne , rien que pour envoyer un canot sur l'ile du Volcan et visiter ses abords '. Sous le rapport géographique , un temps admirable et l'horizon parfaitement éclairci ont permis à M. Jac- quinot d'obtenir les observations les plus satisfaisan- tes. D'après la marche moyenne de nos montres depuis le havre Carteret , la position du cap Ouest de la Nouvelle-Bretagne ne s'est trouvée différer que de deux minutes en moins de celle de d'Entrecasteaux. Nous avons adopté pour nos caries la moyenne de ces deux positions qui s'est trouvée de 145° 56' 40" long. E. La latitude de l'île du Volcan a été fixée à 5« 32' 20" S. Cet accord entre nos observations et celles d'un voyage justement estimé pour la précision de ses opérations est du plus heureux augure pour les tra- vaux qui nous restent à exécuter le long des côtes de la Nouvelle-Guinée. Là s'est terminée pour V Astrolabe l'exploration de la cote méridionale de la Nouvelle-Bretagne ; ex- ploration sans doute plus glorieuse pour la mission, que satisfaisante dans ses résultats. Elle aura prouvé du moins aiix navigateurs futurs ce que la persévé- ' t'oyez note 9. 1827. Août. 540 VOYAGE 1827 rance la plus opiniâtre peut tenter contre les élémens Août. conjurés ; elle aura fixé la configuration générale de cent lieues de côtes vaguement tracées ; elle aura fait connaître plus exactement diverses îles à peine indi- quées ; enfin elle aura ouvert une voie plus sûre au capitaine qui , favorisé par de meilleures circonstan- ces , pourra compléter la reconnaissance de celle grande île. DE L'ASTROLABE. 541 CHAPITRE XXVII. EXPLORATION DE T.A COTE SETTENTRIONAI.E DE I.A NOUVEI.LF.-GUINEE . À une heure et demie après midi , notre route 1827. coupa celle de d'Entrecasteaux ; ce navigateur cingla Ao,"lt- au N. E., pour aller reconnaître les îles situées au nord de la Nouvelle-Bretagne, et nous nous dirigeâmes au N. O. , vers l'île située au nord du volcan, île que Dampier et d'Entrecasteaux laissèrent sans désigna- tion et qui reçut de nous le nom d'île Tupinier. Nous prolongeâmes à moins d'une lieue de distance sa côte septentrionale. Cette île est fort haute et tombe de toutes parts en pente douce à la mer ; elle n'a pas moins de douze milles de circuit et doit être peuplée, puisque des fumées se firent voir en divers endroits. Au-delà de l'île Tupinier , les terres de la grande île Rook continuaient de se développer à nos re- gards , jusqu'au cap King qui forme sa partie la plus saillante au N. O.; malgré la distance, nous pouvions, à cause de la pureté de l'atmosphère , saisir tous les TOME IV. 3G 542 VOYAGE 1S27 accidens de la côte. A l'intérieur , s'élèvent de hautes Août. montagnes qui offrent les lignes les plus imposantes. Rook nous a paru avoir vingt-deux milles d'étendue , sur une largeur de dix ou douze milles. En quittant l'île Tupinier, nous fîmes route sur une autre île haute , située à vingt-cinq milles plus à l'ouest, dans l'espoir de l'atteindre avant la nuit. Mais, à six heures un quart, nous en étions encore à plus de quinze milles, et nous passâmes la nuit aux petits bords sous les huniers. Déjà, dans l'ouest, la cime de l'île Couronne se montrait distinctement au- dessus de l'horizon , quoique éloignée de près de vingt lieues ; et , comme une ligne bleuâtre déjà fort élevée , se dessinait dans le S. et le S. O. la chaîne immense des monts Finistère qui s'étendent depuis le cap King- William jusqu'au golfe de l'Astrolabe. Quelle différence de notre navigation actuelle avec celle des journées précédentes!... Par le plus beau temps du monde , nous sommes doucement poussés sur une mer paisible. Un ciel pur, un horizon bien terminé permettent à nos regards avides d'interroger les terres à une distance énorme , et nous sommes enfin délivrés des inquiétudes continuelles auxquelles nous étions en proie. Pour combler mes vœux , le disque de la lune est à peu près complet , sa douce lumière supplée durant la nuit à l'absence du soleil ; le cas échéant , elle pourrait même suffire pour nous faire éviter toute rencontre dangereuse. 3. Dès cinq heures du matin, je fis route à l'O. et à six heures à l'O. S. O., avec une jolie brise de S. DE L'ASTROLABE. 543 E., un temps superbe et une mer à surface aussi unie 1827. que celle d'un lac. A huit heures un quart, nous faisions AoAt- une station à dix milles au nord de l'île Lottin ; c'est encore un cône immense de trois ou quatre lieues de circuit à sa base et de cinq ou six cents toises d'élé- vation , couvert d'une belle verdure, avec une lisière habitable au bord de la mer , et sans doute habitée comme nous l'ont annoncé quelques fumées. Une large échancrure sur la partie du N. E. indique en- core l'emplacement de l'ancien cratère. Devant nous s'élève peu à peu la masse de l'île Couronne, et nous commençons à distinguer les terres de l'île Longue , remarquable , comme l'observe fort bien Dampier, par deux pitons plus saillans , situés l'un au nord et l'autre au sud , et que nous avons nommés pics Réaumur et Cerisy. Dans le S. O., la chaîne du Finistère dessine aux bornes de l'horizon sa longue bande d'un azur cendré. Le vent et le courant ne me permettant point de passer à l'est de l'île Longue , je me décide au moins à donner entre cette île et l'île Couronne. Poussée par une belle brise , notre corvette avance avec rapi- dité. A une heure après midi , nous étions déjà sous les flancs escarpés et déchirés du pic Réaumur qui paraît avoir été aussi un volcan, et nous prolongions à moins de deux milles de distance les plages silen- cieuses de l'île Longue. Cette île reçut assez incorrectement ce nom de a Dampier , qui s'en tint probablement au premier aspect qu'elle offre au navigateur; car elle aurait 36* 544 VOYAGE 1827. plutôt une forme arrondie , et son circuit n'est pas Août. de moins de quarante milles. Le sol, aux environs du rivage, paraît plus aride que sur toutes les autres îles , et nous ne vîmes point de cocotiers , ni aucune trace d'habitation. L'île Couronne qui n'est pas éloignée de plus de sept milles au JN. O. de l'île Longue est un pâté de quatre ou cinq milles de circuit et d'une grande hau- teur. Son sol, bien que tourmenté , ne m'offrit point ces pitons aigus et saillans qui lui firent donner le nom qu'elle a reçu de Dampier, soit que ces aspérités se soient en partie effacées avec le temps en se couvrant de forêts, soit que ce navigateur, ayant passé plus près que moi de cette île, put mieux saisir ses accidens. Elle ne nous présenta non plus ni fumées ni habi- tans ; la mer était si belle qu'il est probable que nous eussions aperçu quelques pirogues , si elle eût été peuplée. A trois heures et demie , après une station au milieu du canal , nous fûmes surpris par un calme qui nous causa quelques inquiétudes , à cause d'un récif qui s'étend à une bonne distance au large de l'île Longue , et sur lequel le courant portait V Astro- labe. En outre, je craignais l'approche de ceux que Dampier signala autour de l'île Couronne , mais qui doivent être beaucoup plus rapprochés de la côte. Une petite brise de S. E. se réveilla à cinq heures dix minutes et nous permit d'écarter les brisans. Au coucher du soleil , les montagnes de la Nouvelle- Guinée se dessinèrent encore dans toute leur splen- DE L'ASTROLABE. 545 ' (leur. Nous passâmes la nuit aux petits bords et à 1827. quatre ou cinq milles sous le vent de l'île Couronne; AolU- les rayons de la lune dessinaient si bien sa forme et sa masse , qu'elle nous semblait presque suspendue sur nos têtes. Dès cinq heures du matin nous serrâmes le vent 4. bâbord, pour nous rapprocher de la côte de la grande terre et commencer son exploration détaillée ; mais à neuf heures trois quarts , nous fûmes surpris par le calme qui dura jusqu'à midi. Dans le N. E. , nous avions en vue l'île Couronne et les deux pitons de l'île Longue réunis par une terre beaucoup plus basse ; au N. O. l'île Rich distante de trente-trois milles, et parfois la pointe gauche de l'île Dampier, dont la cime était enveloppée de brouillards ; enfin au S. et au S. O., certaines parties de la Nouvelle-Guinée. Toute l'après-midi, nous avons serré le vent bâbord et à six heures nous n'étions plus qu'à quatre lieues de la côte. Dans toute celle partie, elle est haute, bien boisée et dominée par une chaîne de mon- tagnes d'une immense hauteur ; à quelques milles plus loin au N. O., la terre forme un coude consi- dérable dans le S. O., pour revenir ensuite au N. E., vers l'île Dampier. Les vapeurs qui couvraient cette dernière île se sont tout-à-coup dissipées et nous ont laissé voir un pic majestueux et d'une large charpente, descendant de toutes parts en penle douce à la mer. Sur la côte de la Nouvelle-Guinée , de nombreuses fumées nous ont fait supposer une population assez considérable. 546 VOYAGE 1S27 Après avoir passé paisiblement toute la nuit en 5 août, panne, à quatre heures et demie du matin, nous avons gouverné au plus près pour rallier la terre : mais nous avons été contrariés par les folles brises et les calmes qui nous ont à peine permis de bouger de place. Nous nous trouvons précisément par le travers du golfe dont j'ai déjà parlé hier, et qui a reçu le nom de notre corvette. Les deux caps Rigny et Duperré for- ment les deux pointes de son entrée qui n'a pas moins de vingt-quatre milles de largeur, et sa profondeur paraît être de dix-huit ou vingt milles. Malgré la brume , par momens , nous pouvions suivre de l'œil la ligne des montagnes qui embrassaient tout le con- tour du golfe de l'Astrolabe, même dans l'endroit où il pénètre le plus dans les terres. La chaîne des énormes montagnes du Finistère s'abaisse en arrivant près du golfe de l'Astrolabe; sa côte septentrionale est encore dominée par une chaîne élevée, mais qui le cède pourtant considérablement à celle de la partie méridionale. Aujourd'hui nous avons encore remarqué un grand nombre de fumées à la côte. A quatre heures après midi, il s éleva une petite brise d'E. S. E. ; mais, comme mon intention était de passer entre la grande terre et l'île Dampier, je résolus d'attendre au lendemain. En ce moment, l'île Rich ne nous restait plus qu'à quatre lieues au nord; c'est une masse semblable à l'île Couronne , un peu plus grande , mais un peu moins élevée. DE L'ASTKOLABE. 547 La nuit fut délicieuse, mais au point du jour le ciel 1827. se couvrit. Toutefois, à cinq heures, je gouvernai à 6 août. KO. '/4 N. O., et à six heures et demie au N. O. 1ji O. , pour donner dans le canal formé par la côte de la Nouvelle-Guinée et l'île. Dampier , canal qui n'a pas moins de huit milles de largeur dans l'endroit le plus resserré. Un promontoire bien marqué, pré- cisément en face de l'île Dampier, reçut le nom de cap Croisilles. Au sud et au nord de ce cap, la côte offre un aspect fort agréable. Partout de beaux bois entrecou- pés de nombreuses savanes verdoyantes donnent au pays un air cultivé. De jolies plages au bord de la mer et dans l'intérieur des montagnes, qui sont d'une élévation modérée, doivent présenter les sites les plus variés. La côte n'offre aucun danger , et nous l'avons prolongée à cinq ou six milles de distance, de manière à en saisir tous les détails. L'île Dampier, à laquelle on peut sans exagération donner huit cents toises de hauteur, forme un cône aigu au sommet , mais à base très-élargie de trente-six ou quarante milles de circuit. Quoique cette île sem- ble susceptible de culture, nous n'avons pu découvrir aucune fumée sur toute son étendue. Un nuage blanc était slalionnaire sur le sommet de cette île et nous permettait rarement d'en voir la cime à découvert. Sans doute , ce fut ce nuage qui nous empêcha de dé- couvrir cette haute île à bord de la Coquille, le 25 août 1823, puisque, dans l'après-midi de celle journée , nous ne dûmes pas en passer à plus de huit 1027. Aoùl. 548 VOYAGE lieues et qu'elle est visible à une distance presque double. Combien je regrettais alors les ancres et les précieux cordages dont la Coquille était complè- tement approvisionnée, et qui nous eussent rendu notre travail si facile ! Je n'ai jamais conçu et je ne concevrai jamais que M. Duperrey ait pu , dans les circonstances les plus favorables, prolonger la côte entière de la Nouvelle-Guinée à douze ou quinze lieues de distance sans avoir le désir d'en opérer la recon- naissance , d'autant plus que tous ses officiers brû- laient du désir de visiter cette grande terre. Du reste, le souvenir des regrets amers que j'éprouvai moi- même dans ce temps devenait pour moi un nouveau motif de redoubler d'efforts sur V Astrolabe , malgré le dénuement où je me trouvais. A onze heures , un grain épais , et qui dura une heure , nous priva de la vue des terres de l'île et de la Nouvelle-Guinée dont nous n'étions pas éloignés de plus de deux lieues , et, ce qui nous fut plus désagréa- ble, de la hauteur méridienne. Heureusement les posi- tions intermédiaires se trouvent immédiatement liées à celles des îles Dampier et Vulcain , qui reposent sur des observations très - exactes , de sorte que cette lacune ne peut influer sur l'exactitude de notre travail. Après midi , nous continuâmes à suivre la côte à deux lieues de distance, chassés par une jolie brise de S. E. Dès deux heures, au travers de la brume, et malgré la distance de quarante-cinq milles , la cime imposante de l'île Vulcain se montra précisément DE L'ASTROLABE. 549 devant nous. Rien ne rend la navigation plus facile 1827. que ces pitons plantés sur la surface de l'Océan, Aoùt- comme pour servir de jalons aux navires et les guider dans la route qu'ils veulent suivre le long d'une côte inconnue. Une station eut lieu à trois heures , devant un enfoncement qui reçut le nom d'anse Francklin et qui se termine au nord par le cap Gourdon : celui-ci forme une saillie assez marquée, mais peu élevée. En général , à mesure que nous avançons , les montagnes de la côte s'abaissent sensiblement. A six heures du soir, n'étant plus qu'à seize milles de l'île Vulcain , nous courûmes un petit bord au large, puis nous restâmes en panne. Le retour du jour nous montra que le courant nous 7. avait portés, depuis la veille au soir, de près de dix milles au large. Il fallut piquer au plus près pour rallier la côte au vent de l'île Vulcain. Au sud de cette île , une anse assez profonde offre à son ouver- ture deux îlots (îles Legoarant), et sur la pointe du sud de cette baie se trouve un village composé de plusieurs cases. La côte plus escarpée entre le cap Gourdon et cette anse ne tarde pas à s'abaisser de nouveau plus au N. O. : les bords de la mer offrent les sites les plus agréables. A l'ouest-sud-ouest de l'île Vulcain, une jolie petite baie présente encore un petit îlot (île Laing). Ses plages sont couvertes de touffes de cocotiers ; sous leur ombrage , on distingue de nombreuses cases , et la lunette nous fit apercevoir plusieurs groupes de 550 VOYAGE 1827. naturels sans doute occupés à contempler la marche Août. je notre corvette. A midi, nous nous trouvions précisément sur le parallèle et à trois milles. à l'ouest de l'île Vulcain; c'est encore un cône immense revêtu de la plus belle végétation , et qui n'a pas plus de douze milles de circuit. A deux milles au nord-ouest s'élève une autre ile beaucoup plus petite , mais encore fort élevée , que M. Duperrey a nommée île A ris , en la figurant incorrectement sous la forme de deux îlots. Depuis onze heures , nous distinguions , au travers de la brume et à plus de trente milles de distance , la plus orientale des îles Schouten, nommée par M. Duper- rey île Lesson; car nous adoptons la nomenclature de ce navigateur , fidèles à la loi que nous nous sommes imposée de rendre rigoureusement à chacun ce qui lui appartient. Avec une brise assez fraîche du S. E. , nous pro- longeâmes de très-près la cote qui, dans cet endroit, est fort basse et couverte de grands arbres. Nous traversions une baie ouverte , dominée par le mont Jullien, lorsque nous nous trouvâmes tout-à-coup au milieu d'eaux décolorées : leur teinte était d'un vert très-sale, et plus près de la côte tout-à-fait jaunâtre. Persuadé que cet accident n'était dû qu'à la présence d'une rivière sur cette partie de la côte, je voulais poursuivre ma roule le long de la terre : mais je vis que l'équipage était épouvanté de ma résolution. Plu- sieurs matelots s'écrièrent qu'ils distinguaient les bri- sans sous l'eau ; le jeune Cannac que j'envoyai en DE L'ASTROLABE. 55 1 vigie, soit conviction, soit effet de la frayeur, appuya 1827. lui-même cette opinion. Par malheur, en ce moment Aoi,t- la brise était très-fraîche et le clapotis assez violent, tellement que nous eussions été entraînés sous le vent avant de pouvoir envoyer un canot en reconnaissance. La prudence me contraignit donc à serrer le vent tribord pour sortir de la limite des eaux décolorées ou des prétendus brisans. Cette considération fut cause que nous traçâmes d'une manière moins précise les vingt lieues de la côte de la Nouvelle-Guinée, com- prises depuis le cap délia Torre jusqu'à l'île Gressien. Aujourd'hui je regrette d'autant plus cette lacune que je suis convaincu que le danger n'existait point , et que cette partie de la côte devait être bien peuplée. Tout donne lieu de croire que c'est là que Schoulen et Le Maire eurent des communications avec les ca- nots des habitans , qu'ils nous désignent comme des hommes parfaitement semblables aux Papous. Leurs maisons, comme celles de ces derniers, étaient aussi exhaussées sur des piliers de huit ou dix pieds au- dessus du sol J. Quoi qu'il en soit, notre nouvelle route nous condui- sait au milieu des îles Schouten. A six heures du soir, nous étions à peu près à mi-chemin des îles Lesson et Blosseville et à cinq milles de chacune. La première est encore un cône fort élevé, assez régulier, de cinq ou six milles de circuit ; l'autre est trois fois moins grande et deux fois moins élevée. L'une et l'autre ont un abord sain et sont couvertes d'une riche verdure. ; Voyez l'Appendice à la fin de ee volume. 562 VOYAGE 1827 Pour la première fois depuis notre arrivée sur la Ao"'- côte de la Nouvelle-Guinée, le ciel s'est chargé et a pris une apparence menaçante. Toutefois nous en avons été quittes pour une brise assez fraîche du S. E. et un grain de pluie peu considérable vers onze heures et demie. Nous avons passé toute la nuit en panne; mais le s. courant nous entraînait au N. O., car au jour j'ai reconnu que nous avions de beaucoup dépassé lîle Garnot , et notre route avait déjà coupé celle de la Coquille. Peu jaloux de suivre cette trace, je m'em- pressai de serrer le vent. Toutefois il me fut impos- sible de doubler file Jacquinot, et il fallut me con- tenter de passer sous le vent de cette île aussi près que le permettait la prudence. L'île Garnot est un cône de forme assez régulière , de sept ou huit milles de circuit, accompagné d'un petit îlot dans sa partie du S. O. Un peu plus consi- dérable , l'île Jacquinot présente une forme plus irré- gulière et une élévation moins grande. A neuf heures, nous fîmes une station sur son méridien et à moins d'une lieue de distance : de belles plages semées de cocotiers et d'agréables collines couvertes de frais ombrages me donnèrent un moment la tentation d'expédier un canot pour la visiter. Mais la brise était fraîche , la houle assez forte et le courant vio- lent , circonstances réunies qui pouvaient me forcer à perdre la journée entière pour attendre le re- tour de l'embarcation. Je me décidai à gouverner sur l'île Roissy, en laissant sur bâbord la petite île DE L'ASTROLABE. 553 Deblois, beaucoup plus basse que toutes les autres. isi7. Malgré notre éloigneraient, nous saisissions certains Ao"u points de la côte de la Nouvelle-Guinée, et les relève- mens pris sur ces points aidaient M. Lottin à tracer la direction de la côte , au moins d'une manière ap- proximative. Le long du bord, nous ne cessions de voir passer des troncs d'arbres , des arbres entiers , des cannes à sucre , des souches d'arum, des touffes de pandanas , et quantité de fruits de barrïngtonia. Nul doute que ces débris ne fussent amenés par les eaux de quelque fleuve ou de quelque torrent considérable dont les eaux débouchent à la mer, près du cap délia Torre. A deux heures après midi, nous avons commencé à contourner à deux milles de distance l'île Roissy. Plus grande que toutes les précédentes , elle n'a pas moins de douze milles de circonférence ; son sol est mon- tueux et couvert de la plus riante végétation. Un ri- deau de superbes cocotiers garnit ses belles plages, et jusqu'à sa cime on voit des palmiers balancer leur élégant feuillage au-dessus des autres arbres. Nous n'avions point vu de traces d'habitans sur les autres îles Schouten ; mais nous ne pûmes pas douter que celle-ci ne fût habitée, car à deux heures et demie trois pirogues se sont détachées du rivage et deux d'entre elles se sont dirigées vers nous. A trois heu- res , j'ai mis en panne pour la station , dans l'espoir qu'elles en profiteraient pour nous rejoindre ; mais la plus avancée a paru attendre ses compagnes , comme si ceux qui montaient ces pirogues eussent voulu se 554 VOYAGE 1827. consulter sur la manœuvre à faire. Cette indécision Août. m'a impatienté, et j'ai préféré mettre à profit la brise Pl cxx qui venait de s'élever , pour me rapprocher de terre avant la nuit. En restant trop au large, j'avais à crain- dre d'être ensuite entraîné par le courant hors la vue de terre. A six heures du soir , nous diminuâmes de voiles et courûmes des bords toute la nuit sous l'île Roissy, pour nous soutenir contre l'action des courans. Toute- 9- fois au jour nous reconnûmes qu'ils nous avaient en- core sensiblement rapprochés de l'île d'Urville située à vingt-quatre milles à l'O. S. O. de l'île Roissy. C'est ici le lieu de faire observer que, malgré la grande dis- tance à laquelle M. Duperrey passa des îles occiden- tales de Schouten , le travail fait à bord de la Coquille diffère très-peu de celui de P Astrolabe. Cependant , à bord du premier bâtiment , on ne faisait jamais de station géographique , et l'on ne se servait habituel- lement que du compas pour les relèvemens ; tandis qu'à bord de V Astrolabe on prenait les précautions les plus minutieuses pour rendre le travail géographi- que susceptible de toute l'exactitude possible. Cela prouve qu'en effet , dans beaucoup de circonstances , les moyens les plus simples et les plus expéditifs peuvent atteindre à un degré d'exactitude suffisant pour les exigeances de la navigation. Nous avons côtoyé à une lieue de distance toute la partie septentrionale de l'île d'Urville, et à neuf heu- res nous faisions une station , durant laquelle quatre- vingt-quinze brasses de ligne ont été filées, sans trou- DE L'ASTROLABE. 555 ver fond. L'ile d'Urville est médiocrement élevée , 1827. longue de huit milles , sur deux ou trois milles seule- Aol,t' ment de largeur , et sur sa pointe ouest se trouve une jolie anse qui doit offrir un bon mouillage entouré d'une belle plage. Celte île n'est séparée que par un chenal fort étroit de l'île Gressien qui paraît en faire partie au premier coup-d'œil. A l'ouest de celle-ci et tout proche de la côte , viennent les deux ou trois petites îles basses qui ont reçu le nom d'îles Paris. La côte de la Nouvelle-Guinée, éloignée de notre route de trois lieues , présentait à l'intérieur de hautes montagnes avec un terrain plus bas au rivage l . Le ciel s'est entièrement couvert, et il a commencé à tomber une petite pluie qui n'a cessé qu'à quatre heures et demie après midi et nous a beaucoup con- trariés. Toutefois , nous avons poursuivi notre route àl'O. N. O. etàl'O. A midi , nous passions à un ou deux milles au nord de deux petites îles basses , distantes de dix milles de la côte. Celle de l'est qui a été nommée île Guilbert a quatre milles de longueur et offre à sa pointe E. un très-petit îlot couvert par un bouquet de grands ar- bres , et entouré d'un récif. Elle n'est séparée de l'île occidentale (île Bertrand) que par un canal d'un demi-mille au plus. Cette dernière n'a guère plus de deux milles et demi d'étendue. Toutes les deux sont fort basses et couvertes d'une agréable verdure. Au moment de notre passage , quatre pirogues ' Voyez note 9. 55B VOYAGE 1827. montées chacune par cinq ou six naturels sortirent du Août. récif de la pointe E. de l'île Guilbert et tentèrent de s'avancer vers nous ; mais le courant nous entraînait rapidement dans l'ouest et les naturels furent obligés de renoncer à leur dessein. Nous fîmes peu de route dans l'après-midi , en sui- vant la terre qui est haute , escarpée et bordée seule- ment par une lisière étroite. A cinq heures et demie, deux pirogues se sont montrées près de la côte ; la mer est couverte le long du bord de troncs d'arbres , de branches et de fragmens de plantes. Nous trouvant à huit milles de terre à six heures, nous courûmes un petit bord au large, puis nous pas- sâmes la nuit en panne. Cette journée a encore eu cela de désagréable, que nous n'avons pu obtenir aucune observation. 10. Malgré mes précautions, le courant nous a en- core portés dans la nuit de douze à quinze milles dans l'ouest ; tellement qu'au jour nous avons revu la terre à six ou sept milles au plus devant nous. De huit à onze heures nous faisions route à trois milles au nord de plusieurs îles situées très-près de la côte. L'île le plus à l'E. est accompagnée de deux petits îlots et a été nommée île Sainson ; les deux qui suivent dans l'ouest ont été appelées îles Faraguet et Dudemaine ; les deux premières sont basses et couvertes de grands arbres parmi lesquels on distingue quelques touffes de cocotiers. L'île Dudemaine seule sur sa partie occi- dentale présente un petit morne de cent ou deux cents pieds de hauteur qui se remarque d'assez loin , DE L'ASTROLABE. 557 au milieu des terres basses dont il est environné. 1827. Sur ce point, la lisière qui borde la côte s'élargit Août- considérablement et semble former une grande vallée entre deux chaînes de montagnes fort hautes. Cette disposition du sol fait présumer qu'une rivière consi- dérable doit couler au milieu de cette vallée. Enfin les îles Sainson , Faraguet et Dudemaine étant réunies par une chaîne de brisans , il est probable qu'elles doivent offrir au dedans de cette enceinte un mouil- lage assuré , avec une passe étroite dans la partie de l'ouest. Ce serait un fait fort important pour la navi- gation , et que nous recommandons vivement à l'in- vestigation des capitaines qui auront l'occasion de visiter cette partie de la Nouvelle-Guinée. Comme nous passions le long de ces îles , six piro- gues se montrèrent tout-à-coup entre les îles Sainson et Faraguet ; après avoir vogué quelque temps vers nous , elles reprirent le chemin de terre. A l'aide d'une jolie brise d'E. S. E. , nous conti- nuons de suivre la côte à trois ou quatre milles de distance , ce qui nous permet d'en distinguer toutes les sinuosités. A quatre heures , nous passons devant un endroit où elle se relève en falaises escarpées , et un brisant parait la défendre jusqu'à un mille au large. Cette partie offre un aspect peu agréable. Loin dans l'intérieur, on aperçoit les sommets de montagnes Irès-élevées. A sept heures du soir, la brise a varié au N. N. E. et au N. ; des éclairs vifs et fréquens sillonnent tout l'horizon, et le ciel a pris une apparence menaçante. TOME IV. 3t II. 558 VOYAGE 1827. Il n'en est pourtant résulté que des grains légers et Août. suivis d'un calme presque complet durant la nuit en- tière ; aussi notre navigation n'offre-t-elle guère d'au- tres désagrémens que les inquiétudes assez naturelles produites par l'action de courans violens et la proxi- mité de côtes jusqu'alors inconnues. Les observations de la journée nous ont appris que le courant n'avait pas été de moins de cinquante-huit milles à l'ouest dans les quarante-huit heures écou- lées. Heureusement jusqu'à présent , chaque matin nous avons régulièrement revu les points quittés la veille au soir , ce qui nous empêche de laisser ni la- cune ni indécision dans notre exploration. Les calmes de la nuit ont fait place, au point du jour, à de petites fraîcheurs de S. O. et S. S. O., qui nous ont permis de ranger la côte à deux lieues au plus de dislance. Après avoir dépassé l'entrée d'une rivière , à midi, nous sommes restés quelque temps en calme, devant une plage agréable, couverte de beaux ombra- ges et de nombreux bouquets de cocotiers. A trois lieues à l'intérieur , le mont Eyriès élève son double piton au-dessus des nuages. Plusieurs pirogues se promènent le long du rivage , mais aucune ne témoi- gne l'envie de venir à nous. Livrés au calme le plus parfait , nous, sommes néanmoins entraînés à l'ouest par le courant qui nous porte à moins d'une demi-lieue de terre. Déjà l'eau décolorée m'annonce le fond, et la sonde accuse effec- tivement cinquante brasses. Vainement je veux pro- fiter de quelques risées folles et impuissantes du N. DE L'ASTROLABE. 559 N. O. au N. N. E., pour écarter la côte; mes ma- 1827. nœuvres n'aboutissent qu'à me jeter de plus en plus Août- vers la terre , et déjà je crains d'être réduit à la né- cessité de laisser tomber une grosse ancre en pleine côte, ce que je voudrais éviter à tout prix. En outre , vers cinq heures , les naturels qui nous observaient depuis long-temps , et qui s'étaient sans doute consultés sur ce qu'ils devaient faire , ju- gèrent probablement l'instant favorable pour faire main-basse sur la grosse pirogue qui venait flotter si près de leurs côtes. Ils s'embarquèrent dans une ving- taine de pirogues qui portaient chacune de trois à huit hommes , et s'avancèrent vers nous de toute la vitesse de leurs pagaies. Ils étaient armés d'arcs et de flè- ches , et .n'apportaient absolument rien autre chose ; aussi je n'eus pas le moindre doute sur la nature de leurs intentions, et je m'apprêtai à les repousser. Ar- rivés près de la corvette , ils s'avancèrent avec circons- pection , et s'arrêtèrent à la distance d'une demi-enca- blure pour s'entr'attendre. En même temps ils nous firent long-temps des signes pour nous engager à aller à terre , en criant et discourant à haute voix les uns avec les autres. Je les laissai faire, décidé à ne point les effrayer, s'ils se montraient bien disposés , mais en ayant soin de me tenir sur mes gardes. Je leur adressai même quelques démonstrations amicales qui ne produisirent aucun effet. Au bout d'un quart d'heure, ennuyés sans doute de voir que je ne conduisais point le navire à terre suivant leurs désirs , un des sauvages de la pi- 37* 560 VOYAGE 1827. rogue la plus avancée lança une flèche qui vint tom- Août. ber aux pieds d'un groupe d'officiers postés sur la dunette. Je n'attendais que ce signal; à l'instant je fis tirer par-dessus cette pirogue deux coups de fusils chargés à balle , qui leur firent aussitôt tourner le dos à la cor- vette et ramer vers le rivage. Pour leur imprimer plus de terreur, et me débarrasser tout-à-fait de leurs im- portunités, je fis tirer en outre par-dessus leurs têtes un coup de canon chargé à mitraille et pointé à toute volée. Alors ils poussèrent des cris de détresse , re- doublèrent d'efforts pour s'éloigner; l'on en vit même qui , pour mieux se soustraire au danger, quittèrent leur pirogue pour sauter à l'eau et se mettre à la nage. Du reste aucun d'eux ne fut blessé, car nous vîmes les balles et la charge de la mitraille tomber bien au- pi. cxi. delà des pirogues. Ces sauvages sont de moyenne taille ; par les traits, le teint et la tournure , ils ressemblent fort aux habi- tans de la Nouvelle-Irlande. Chez quelques individus la chevelure se rapproche de celle des Papous, mais sans avoir son ampleur démesurée. Des bracelets ornent leurs bras , et sur les parties naturelles ils portent quelque chose d'oblong et de rougeàtre que j'ai supposé être une moitié de mitre ou autre coquille semblable. Leurs pirogues sont petites, grossière- ment taillées et ornées d'une proue sculptée. Ces na- turels paraissaient en général aussi misérables que méchans et perfides » . » Voyet note 10. DE L'ASTROLABE. 561 Nous avons nommé anse de l'Attaque la partie de 18*7. la cote d'où sortirent ces naturels , et il est probable AoilU qu'un petit navire pourrait y trouver un mouillage commode. Toute la journée nous avons eu en vue , dans l'ouest, la cime imposante du mont Bougainville, qui s'élève à une hauteur considérable au-dessus de toutes les montagnes environnantes. Enfin une légère brise d'ouest nous permit de met- tre le cap au large et d'éloigner lentement la côte dont la proximité devenait déjà fort inquiétante pour nous tous. Il a beaucoup plu toute la nuit; bien que je me sois constamment maintenu à deux lieues de terre, la brume nous a empêchés d'en distinguer les accidens ra. jusqu'à huit heures et demie , où la pluie a cessé et le ciel s'est un peu éclairci. Par malheur le calme est survenu, et nous n'avons pu faire route qu'à dix heu- res, à l'aide d'une faible brise du S. O. variable au S. E. Toutefois, à midi, nous sommes parvenus devant un vaste enfoncement qui creuse fort avant dans les terres , surtout dans la partie du S. E. Son ouverture n'étant que de quatre milles , je présume qu'on doit y trouver d'excellens mouillages, et plus que jamais je gémis d'être privé des objets nécessaires pour tenter avec quelque succès d'y conduire la corvette. Réduit à passer devant cette baie sans pouvoir l'ex- plorer, je lui ai laissé du moins le nom d'un des pre- miers voyageurs du siècle, de Humboldt, le seul aussi des savans qui se soit intéressé d'une manière 662 VOYAGE 1827. active à l'exécution du voyage de U Astrolabe ». Août. rjes Jeux points qui marquent l'entrée de la baie Humboldt , celle du nord-ouest a reçu le nom de pointe Caillié , et celle du sud-est le nom de pointe Bonpland. Elles sont l'une et l'autre d'une hauteur médiocre , escarpées , et la première est dominée par un petit pic assez remarquable. D'un côté les monts Cyclopes , et de l'autre le mont Bougainville, comme deux sentinelles gigantesques, signaleront aux navigateurs l'approche de la baie Hum- boldt à plus de vingt lieues de distance. Il est probable que ces deux énormes montagnes sont les mêmes que Bougainville nomma Cyclopes ; mais je n'ai conservé ce nom qu'à celle qui se trouve à l'ouest de la baie Humboldt, et qui offre une hauteur plus considé- rable, avec divers pitons à peu près égaux. Nous avons établi l'entrée de la baie Humboldt par 2° 23' latitude S. et 138° 24' longitude E. C'est un point qui mérite toute l'attention des navigateurs fu- turs , et qui probablement deviendra d'une haute im- portance lorsque la Nouvelle-Guinée offrira quelque intérêt aux spéculations commerciales. Au moyen d'une faible brise du S. E. , nous conti- nuâmes à suivre la côte à dix milles de distance. Sous 1 Aujourd'hui, complètement et pour toujours désabusé des illusions de ma jeunesse , touchant le mérite positif de la plupart de nos académiciens , payé surtout pour être éclairé sur leur esprit de justice, je désire néanmoins que M. de Humboldt trouve dans cette espèce d'hommage une preuve de ma gratitude pour les services qu'il rendit à la mission de V Astrolabe avant qu'elle fût décidée. DE L'ASTROLABE. Ô63 les flancs des monts Cyclopes, elle est haute, escar- 1827. pée, couverte d'arbres jusqu'à la mer, et sans clai- Aoùu rières ni lisières , ce qui lui donne un aspect sauvage et désert. Des baleines se jouent à la surface des flots, et les gerbes d'eau qu'elles lancent par leurs évens imitant de loin l'effet des brisans, tiennent souvent notre vigi- lance en haleine. Le calme a régné toute la nuit. Comme il a persisté, 1 3. au retour du jour, nous n'avons pu avancer qu'avec une grande lenteur. A l'ouest des monts Cyclopes , la côte descend en pente plus douce jusqu'à la plage, et elle offre quelques calanques accompagnées de pointes plus ou moins saillantes. Plus profonde que les au- tres, l'anse Matterer ' offrirait sans doute un mouillage contre la plupart des vents du sud et de l'est. A l'ouest de cette crique , une pointe basse et couverte d'arbres (la pointe Brama) s'avance beaucoup au nord-ouest, et à la suite de cette pointe la côte creuse de nouveau pour former la baie Walckenaër. A l'aide d'une petite brise du nord et du nord-est , nous avons pu avancer encore de quelques milles dans l'après-midi ; mais cette direction du vent nous enga- « M. Matterer, mou ancien compagnon de voyage dans le Levant et la Mer-Noire , commandait un bâtiment sur la rade de Toulon à 1 époque où j'armais V Astrolabe. Loin d'imiter l'égoïsme peu généreux des autres capi- taines de la rade, il s'empressa de remettre à ma disposition deux matelots de bonne volonté qui s'offraient pour servir sous mes ordres. Si j'eusse trouvé partout d'aussi nobles sentimens, l'équipage de V Astrolabe eût été tout autrement composé, et bien des soucis et des inquiétudes m'eussent été épargnés , ainsi qu'aux braves officiers appelés à me seconder. 661 VOYAGE 1827. geait à nous tenir à trois ou quatre lieues de la terre , Août. de peur d'accident. A six heures du soir nous nous trouvions au nord, et à dix lieues de distance d'une haute montagne (mont Benoist) située dans l'intérieur. A cinquante milles der- rière nous , les monts Cyclopes élevaient encore leur cime au-dessus de l'horizon ; et à la même distance , dans l'ouest sud-ouest, une chaîne de hautes monta- gnes fixait déjà notre attention. Nous lui donnâmes le nom de monts Gauttier ». Dans la nuit il y a eu des averses , et le vent a varié au sud. Comme la côte reprend assez brusquement la 14. direction du nord-ouest, il est arrivé qu'au jour nous nous sommes retrouvés assez près de terre. Elle est basse au rivage , et bordée d'arbres et de coco- tiers. Loin dans l'intérieur, on aperçoit plusieurs pi- tons , et celui du mont Benoist se distingue par son isolement et sa hauteur. Au devant et à deux ou trois milles de distance de la plage, se succèdent plusieurs petites îles qui ont ' M. Gauttier, capitaine de vaisseau de la marine française, dans cinq campagnes consécutives, depuis 1816 jusqu'à 1820, fut chargé de relever toutes les côtes de la Méditerranée et de la Mer-Noire. Il accomplit celte grande tâche de la manière la plus scrupuleuse et la plus honorable. Sans aucun doute, depuis une trentaine d'années, nulle autre navigation n'avait offert en France à l'hydrographie des réstdtats aussi importans, aussi dignes de la reconnaissance des navigateurs. Je m'honore d'avoir appris à l'école de M. Gauttier quelle marche on doit suivre dans ces expéditions pour donner aux travaux géographiques toute l'exactitude désirable. Mes braves com- pagnons, MM. Jacquinot , Lottin et Gressien, étaient aussi des élèves de M. Gauttier. DE L'ASTROLABE. 565 1827. reçu les noms de Merkus , Lesson , Renaudière , Mé- rat , Tastu et Duperrey. La plus grande , l'île Mérat , Août n'a pas plus de trois ou quatre milles de circuit. A la distance où nous en avons passé , de trois milles en- viron , elles nous ont semblé autant de bouquets d'ar- bres et de cocotiers. Au sud de l'île Tastu, et peu éloigné du rivage , un mont surmonté d'un piton très-aigu a reçu le nom de mont Amable. Dès deux heures après midi , et à plus de dix lieues de distance, nous avons commencé à voir les îles Arimoa. Au coucher du soleil nous n'en étions plus qu'à douze milles , et elles se montraient alors sous la forme d'une seule île médiocrement élevée et bien boisée. Au sud-ouest, une terre qui nous a paru se dé- tacher de la côte et former une île , a semblé par sa latitude se rapporter à l'île Moa de Schouten. C'est là que vient se terminer à la côte la chaîne des monts Gauttier. Plus à l'ouest, les terres de la Nouvelle- Guinée sont fort basses , et peuvent à peine se distin- guer à la distance de quatre ou cinq lieues. Dans la crainte d'être entraîné sur ces côtes désor- mais si basses, je me décidai à faire route toute la nuit. De neuf heures à onze , nous ne passâmes pas à plus d'une demi-lieue des îles Arimoa , et nous recon- nûmes qu'elles se rapportaient parfaitement à celles que Bougainville vit dans la journée du 14 août 1768. Celle du milieu n'est qu'un îlot , et les deux autres n'ont pas plus de trois ou quatre milles d'étendue. La plus élevée est celle de l'ouest. 566 VOYAGE 1827. Quoiqu'il fit presque calme, le courant continuait 1 5 août, de nous emporter à l'ouest. Q uand le jour revint , nous vîmes que la côte continuait de courir à l'ouest-nord- ouest, toujours très-basse et couverte d'arbres. Son aspect donnait même lieirde conjecturer que ce que nous voyions n'était que des îles placées en avant de la côte. Dans l'intérieur , et à une grande distance , quelques pitons se montraient çà et là. Toute la journée la brise a été si molle et si incer- taine, que nous avons fait très-peu de chemin. Des grains fréquens nous ont beaucoup contrariés, et je n'ai pu me rapprocher de la côte comme je l'aurais désiré. Aussi sa configuration est-elle loin d'être tracée d'une manière précise. Du reste la mer est si calme que la corvette, amarrée dans le bassin de Toulon , ne serait pas plus immobile. Si nous avions eu des an- cres à jet, je n'aurais pas hésité à toucher sur quelque point de cette côte pour avoir une idée du pays et de ses habitans. La nuit a été pluvieuse , et nous l'avons passée aux 16. petits bords. A six heures du matin, le ciel s'étant dé- gagé , nous avons vu la terre, comme la veille, à trois ou quatre lieues dans le sud-ouest , basse , boisée et offrant plus que jamais l'apparence d'îles nombreuses placées en avant de la côte. A l'intérieur on ne décou- vrait ni montagnes ni même aucune éminence ; il est vrai que l'horizon n'était pas très-pur, et la brume pouvait nous masquer les terres éloignées. A huit heures l'eau de la mer prenant sur notre route une teinte verdâtre , j'envoyai le petit canot pour 1327- DE L'ASTROLABE. 667 sonder sur cet espace. Il ne trouva point de fond à cinquante brasses, et je dirigeai la corvette au milieu Aoùt de cette bande décolorée. A dix heures et demie un nouveau changement de couleur bien plus marqué se montra partout devant nous à une demi-encablure de distance. Cette fois l'eau était tout-à-fait jaunâtre et bourbeuse, au-dessus voltigeaient de nombreuses bandes d'oiseaux , et l'on voyait les poissons s'agiter et sauter fréquemment hors de l'eau. La mer semblait briser légèrement le long de cette zone suspecte; le matelot en vigie, et M. Guilbert lui-même, crurent distinguer çà et là des espaces à sec. Quoique bien convaincu que cette apparence des eaux de la mer n'était encore qu'un effet de courant. , j'envoyai M. Gressien sonder sur cet espace, tandis que je me tenais en panne, attendant son rapport. Cet officier ne trouva pas encore fond à cinquante brasses ; à onze heures nous donnâmes tout au tra- vers de ces eaux décolorées , et nous traversâmes plu- sieurs lits de courans très-rapides et très-bruyans. Une quantité de branches d'arbres , de fruits déta- chés et de débris de plantes , des poissons et des hy- drophis flottaient à la surface de ces eaux. A onze heures et demie, dans l'endroit où leur teinte était la plus fangeuse, l'eau que nous puisâmes n'était plus que très-légèrement saumâtre. Toutefois, en ce lieu même, nous n'eûmes pas fond par cinquante brasses. Ce qui me prouva d'ailleurs que cette décoloration n'était que superficielle , c'est que le navire dans sa marche, sillonnant l'eau à une certaine profondeur, 568 VOYAGE !827. rendait à celle du sillage sa couleur bleue naturelle. La Août. couche fangeuse paraissait avoir au plus deux ou trois pieds de profondeur. En général les lignes de courans se dirigeaient du S. E. au N. O. , et le courant lui- même affectait la même direction. Je regardai donc comme un fait positif que ces eaux provenaient de quelque rivière considérable qui se décharge dans la mer sur cette partie de la côte. Bou- gainville observa le même fait au même endroit , et en tira la même induction. Précisément dans cette partie, la terre de la Nouvelle-Guinée forme une pointe basse et fort avancée en mer (pointe d'Urville). Tout porte à croire que cette pointe a été formée par les attéris- semens d'un torrent considérable. Les observations de M. Jacquinot ont placé la pointe d'Urville par 1° 24' latitude S. et 135° 27' lon- gitude E. Les terres, ou plus vraisemblablement les îles qui forment cette pointe , sont bien certainement les mêmes que Bougainville indiqua au nord-ouest du géant Moulineaux. Nous n'avons pourtant rien vu qui ressemble à cette montagne. Sans doute la brume nous en déroba l'aspect. Vers midi deux pirogues se détachèrent de la côte et parurent se diriger vers nous. En ce moment nous doublions la pointe d'Urville à cinq ou six milles de distance. Au-delà de cette pointe la côte fuit rapidement au sud-ouest, conservant la même apparence, c'est-à-dire fort basse et toujours bordée de grands arbres, très-rapprochés , qui lui donnent de loin l'aspect d'un mur immense. De dis- DE L'ASTROLABE. 569 tance en distance des touffes d'arbres, deux fois plus iSsj. élevés que le reste, semblent, autant de bastions arron- •A■0,lt• dis destinés à flanquer celte longue muraille. Vers une heure les courans et les remoux ont été si violens qu'ils nous ont empêchés, durant plus d'une demi-heure, de gouverner en route, quoique nous fis- sions vent arrière sous toutes voiles. A deux heures et demie , après avoir traversé plusieurs lits très-rapides , nous sommes sortis des eaux bourbeuses pour entrer dans une zone simplement verdâtre. La bande des eaux fangeuses n'a pas moins de dix ou douze milles de largeur, ce qui annonce une dimension considé- rable pour le fleuve qui les produit. Presque au même moment les deux pirogues qui marchaient vers nous , et qui étaient parvenues à un mille de l'arrière de la corvette, se sont arrêtées et ont amené leurs voiles. Un des hommes qui les montaient nous a fait signe avec son chapeau de l'attendre ; mais pressé que j'étais de sortir des courans où nous étions engagés , je continuai ma route. Les deux pirogues étaient montées chacune par huit ou dix hommes , et portaient l'une et l'autre un double balancier. Au bout d'un certain temps, voyant qu'ils ne pouvaient pas nous atteindre, ces sauvages reprirent le chemin de terre. A cinq heures cinquante minutes du soir, nous tra- versâmes un fort remoux , et rentrâmes enfin dans la Mer bleue. En même temps, et à une distance de près de vingt lieues , nous apercevions déjà les pitons de l'île Jobie. Nous mîmes en panne a six heures et nous y passâmes toute la nuit. 570 VOYAGE 1827. Au jour, nous vîmes que le courant nous avait ëloi- 1 7 août. gn^s de la terre , et nous serrâmes le vent bâbord jus- qu'au S. O. et S. S. O. pour nous en rapprocher; mais nous restâmes à peu près à six lieues de la côte de la Nouvelle-Guinée. Comme elle est fort basse, tout ce que nous pouvions faire était de suivre des veux sa direction. Du reste les sommités de File Jobie s'élevaient peu à peu, et à six heures du soir nous commencions à découvrir sa pointe E. à vingt milles de distance. Une île d'élévation médiocre paraissait occuper la plus grande partie du canal entre la pointe orientale de Jobie et la partie correspondante delà Nouvelle-Gui- née. Cette dernière terre qui forme en même temps la pointe orientale de la grande baie de Geelvvink n'est remarquable que par un petit monticule , au-delà du- quel la côte continue de courir au S. O. La prudence ne me permettait point de me hasar- der au sud de l'île Jobie ; mais je me décidai du moins à donner dans le long canal formé par cette grande île et l'île M ysory, afin de tracer la géographie d'un détroit encore très-vaguement connu. En conséquence nous courûmes de petits bords durant la nuit, et nous reçû- mes plusieurs grains de pluie. l8# Au point du jour , nous avons reconnu que nous avions à peine changé de place. J'ai voulu me rappro- cher de l'entrée de la baie du Geelvvink ; mais le vent variant au S. S. E. et au S., il a fallu me contenter de porter au S. O. et O. S. O. A huit heures , nous étions à quinze milles de la DE L'ASTROLABE. 571 pointe E. de Jobie et de l'île voisine qui a été appelée 1827. île Quoy. Cette île a huit milles de longueur, elle est Août- médiocrement élevée, bien boisée et d'un aspect agréa- ble. Un canal de trois milles seulement la sépare delà pointe du Geelwink formée par un monticule peu élevé. Un canal de même largeur la sépare de la pointe E. de l'île Jobie , qui descend en pente très- douce à la mer. Au même instant , nous commencions à voir les îles des Traîtres dans le N. O. à vingt milles de dis- tance. N'étant poussés que par de faibles brises du sud , de l'est et du nord, nous n'avons pu avancer que très- lentement dans le canal. A trois heures et demie, nous avons filé quatre-vingt-quinze brasses de ligne sans trouver fond, et à six heures du soir nous avions déjà prolongé environ trente milles de la côte de l'île Jobie, à trois lieues de distance. Les terres de cette île sont hautes , escarpées et couvertes de bois sans clairières. De hautes montagnes forment l'arête centrale de cette île. Au contraire, les îles des Traîtres sont, petites et très-basses. Un grain violent qui menaçait depuis quelque temps a éclaté à dix heures quarante-cinq minutes, et a pro- duit d'abord une brusque et violente bourrasque, ac- compagnée d'éclairs très-vifs et d'un tonnerre assour- dissant qui a duré quinze minutes ; à cet orage a succédé un déluge de pluie durant une demi-heure. Puis tout s'est calmé et le reste de la nuit a été tranquille. Il est heureux que des grains aussi violens soient d'aussi 572 VOYAGE 1827. courte durée, autrement ils rendraient notre naviga- nt* tion fort épineuse ; mais l'expérience que nous avons acquise nous a prouvé que , dans cette saison du moins , le mauvais temps n'est guère durable sur la côte septentrionale de la Nouvelle-Guinée. 19. Dès cinq heures dix minutes , nous remettons le cap à l'ouest , afin de poursuivre notre route dans le détroit de Jobie. Les terres de cette île conservent le même aspect de la manière la plus uniforme , et la côte dans toute son étendue ne paraît offrir aucune anse, aucune crique propre à recevoir un bâtiment de notre dimension. Nous laissons derrière nous les îles des Traîtres. Les terres de Mysory se montrent peu à peu ; fort basses dans leur partie orientale , elles se relèvent par degrés vers l'ouest , et présentent quel- ques monticules de hauteur médiocre. <è On voit peu de fumées sur Jobie et point de traces de culture, ce qui annonce une faible population. Vers quatre heures du soir, une pirogue, qui s'était détachée de Mysory, semblait faire route sur nous; mais, après avoir amené ses voiles, elle est retournée vers la terre avec ses pagaies. A six heures du soir , nous n'étions pas à plus de quatre milles au N. E. de deux petits îlots situés à quatre milles de la côte de Jobie ; mais nous ne vîmes point de traces du grand brisant qui les environne sur la vieille carte hollandaise de la baie du Geelwink. A cette heure , nous distinguions déjà la pointe O . de Jobie, les sommets de Bultig, et dans le nord le mont Schouten sur Mysory, qui paraît être la par- DE L'ASTROLABE. 673 lie la plus orientale de celte île aperçue par d'Entre- 1827. casteaux. Ao,,(* Toute la nuit , il a fait à peu près calme, et nous 20. avons filé à peine un demi-mille. Toutefois, par l'effet du courant, nous nous étions beaucoup avancés dans l'O. N. O. et nous avions déjà perdu de vue les deux îlots. Les montagnes de Jobie s'abaissent de plus en plus vers sa pointe occidentale ; le canal qui les sépare de Bultig n'a que six milles de largeur. Bultig est une île montueuse, de forme irrégulière, et qui sur une lon- gueur de dix ou douze milles n'a pas plus de quatre milles de largeur. Trois îlots arrondis , nommés les T rois-Sœurs , se trouvent près de sa pointe E.; et devant sa pointe O., sont deux petits îlots semblables que j'ai nommés les Frères. Une pointe assez remarquable, dans le S. O. de Mysory, a reçu le nom de pointe Lair ; du reste nous passons à une trop grande distance de cette île , pour tracer avec exactitude les contours de ses côtes. Nous continuons d'avancer, plus en quelque sorte par l'action du courant que par celle du vent , tant il est faible et variable. Des morceaux de bois et des ar- bres entiers passent souvent le long du bord , et par l'effet du mirage prennent de loin l'apparence de pi- rogues ou de rochers à fleur d'eau , au point que nous y sommes le plus souvent trompés. A six heures du soi)1 , et à dix-huit milles devant nous , se déploient à nos regards les terres basses et uniformes de l'île Longue. Nous passons en panne la TOME IV. 38 .7'. VOYAGE 1827. nuit qui est sombre, calme et parfois pluvieuse. 21 août. Le jour nous retrouve à sept ou huit milles de la partie N. E. de Tile Longue. Nous n'avons pu figu- rer correctement que sa côte septentrionale, le reste nous est demeuré mal connu ; cette île est assez éten- due et son sol est généralement peu élevé. De nom- breux bouquets de cocotiers s'élèvent sur ses plages ; sous une touffe de ces arbres , nous avons vu plu- sieurs naturels rassemblés , mais aucun d'eux n'a été tenté de venir nous rendre visite , bien que le calme nous ait retenu la matinée tout entière vis-à-vis de leur île. A midi , malgré la distance de près de soixante-six milles , les pitons des monts Arfak au-dessus de Do- reï se sont montrés déjà fort élevés au-dessus de l'horizon. Dans l'après-midi, le courant, nous portant au nord , nous a rapprochés de la pointe orientale de Mysory que nous avons nommée cap Saavedra. Du haut des barres on voyait déjà la petite île de la Grande-Providence. 22. Toute la nuit , nous sommes restés livrés à un calme profond, accompagné du plus beau temps. Au lever du soleil , le cap Saavedra nous restait dans l'E. à six lieues , et la Grande-Providence nous restait dans le N. E., à la même distance environ. C'est une petite île médiocrement élevée et couverte d'arbres. Dans toute la journée , nous navons pu faire que quatre ou cinq lieues à l'O. S. O., avec de faibles brises de S. S. E. et de S. E. La chaîne immense des DE L'ASTROLABE. 575 monts Arfak s'agrandit peu à peu, et le soir nous com- 1827 mençons à distinguer les terres voisines de Doreï. Aoûfe C'est dans ce port que je veux conduire l'Astrolabe, pour lier nos opérations à celles de la Coquille, et donner aux naturalistes le moyen d'étudier les pro- ductions de la Nouvelle-Guinée , puisque la fortune nous a refusé la satisfaction de visiter toute autre partie de cette grande terre. Des calmes désespérans nous tiennent cloués en ,3. place , et pour ainsi dire en vue du port. Dans l'après- midi, à l'aide d'une petite brise du S. S. E., j'appro- chais déjà du cap Mamon, quand le calme est revenu et nous a livrés au courant, qui nous a portés toute la nuit au nord. Toute la journée suivante, j'ai profité d'une légère 24. brise du N. E. au N. pour nous élever beaucoup au S. , et nous tenir en garde contre le courant qui menaçait de nous faire manquer le mouillage de Doreï. Les terres de cette partie de la côte, depuis le port Doreï jusqu'au cap Oran-Souari, sont si hautes et si escarpées , qu'à la distance de seize ou dix-huit milles il nous semblait que nous naviguions tout proche du rivage. La chaîne imposante des monts Arfak domine toute cette partie et cache souvent son front dans les nuages. Grâce à la précaution que j'avais prise, le couranl 25. eut peu d'action sur nous pendant la nuit. Dès qu'il fit jour , nous laissâmes peu à peu porter vers le port Doreï dont nous étions encore à près de dix lieues. Nous marchions fort lentement avec une lé- 38* 576 VOYAGE 18271 gère brise du S. E.; mais le courant doublait heu- Août. reusement noire vitesse, de sorte qu'à quatre heures du soir nous pûmes donner dans le canal formé par la cote de Mana-Souari et la côte de Guinée. Là nous fûmes surpris par un calme plat. Je trem- blais d'être exposé à manœuvrer de nuit de grosses ancres le long de ces cotes acores. Je fis armer les avirons de galère, et, favorisés par le flot, nous atteignîmes à six heures et demie le même mouillage que nous occupions trois ans auparavant , au fond du havre de Doreï. On doit juger de la satisfaction que nous éprouvâmes en nous voyant solidement af fourches au fond de ce tranquille bassin. Nous venions de terminer un travail de la plus haute im- portance , et nous voguions désormais si près d'une colonie européenne , de l'hospitalière Amboine , que nous regardions déjà nos épreuves comme arrivées à leur terme. Nous comparions surtout avec délices notre position actuelle avec la perspective qui s'offrait à nous lorsque nous échappâmes aux récifs de Tonga- Tabou. Aux inquiétudes d'une navigation longue et périlleuse succédaient désormais les souvenirs des dangers affrontés , et la jouissance d'avoir accompli de grands travaux géographiques! Du moment où nous donnâmes dans le chenal, un grand nombre de pirogues vint nous accoster avec confiance, et les sauvages nous traitèrent comme d'an- ciennes connaissances. Malheureusement, attirés par la simple curiosité , ils ne nous apportèrent pas la moindre espèce de vivres frais, pas même un poisson. DE L'ASTROLABE. 577 11 fallut encore nous contenter de prendre en sou- 18*; pirant notre triste ration de haricots et de lard salé Aoù'- du bord. Sans être gastronome , j'ai toujours trouvé ce régime diététique peu agréable; et cette lois, à deux doigts de la terre dont la brise nous apportait les fraîches émanations , après l'espoir dont je m'étais flatté, cet ordinaire me parut doublement affligeant. Par une sorte de compensation, toute la nuit, comme pour célébrer notre arrivée, les hôtes emplumés des forêts voisines de notre mouillage ne cessèrent de faire entendre leurs mélodieux accens , et nous étions pour ainsi dire doucement bercés au son de cette musique aérienne. 578 VOYAGE CHAPITRE XXVIII. SEJOUR AU UAVRE DORtI. 1827. Dans la matinée, nous avons achevé d'amarrer la 2G août, corvette à poste fixe et d'une manière si solide, qu'il ne faudrait rien moins qu'un tremblement de terre pour lui faire quitter son poste. Un grand nombre de pirogues ont environné la corvette , et les sauvages ont sur-le-champ commu- niqué librement avec nous. Plusieurs d'entre eux se sont parfaitement rappelé le navire, et ils en agissent avec nous comme avec des personnes de leur connais- sance. Toutefois, parmi nous, personne n'a eu l'oc- casion de reconnaître un ancien ami. Bien différais des peuples de Taïli, de la Nouvelle-Zélande, de Tonga , ces insulaires conservent toujours une sorte de réserve, on pourrait dire de défiance innée, qui les empêche de se lier avec les Européens. Il est vrai que leur misère, leur saleté et leur ignorance profonde ne sont guère capables d'engager ceux-ci à leur faire des avances d'amitié bien suivies : enfin l'extrême DE L'ASTROLABE. 579 327. jalousie de ces naturels concernant leurs femmes est encore un obstacle péremptoire à ce qu'ils commu- AoM- niquent plus intimement avec les étrangers. Il est bien singulier que, dans tout l'Océan-Pacifique, les races noires , où les femmes sont communément hideuses, soient les seules dans lesquelles les hom- mes tiennent aussi rigoureusement à soustraire leurs femmes , mariées ou non , aux regards des Euro- péens. Ces Papous montraient autant d'empressement et plus d'habileté encore dans leur commerce qu'à l'é- poque de notre passage sur la Coquille. Les oiseaux de paradis devinrent bientôt l'objet presque unique de tous ces marchés. Par l'avidité des Français, ces objets, qui dans les circonstances ordinaires ne valent pas plus d'un schelling , montèrent dès le premier instant aux prix de trois à cinq piastres, c'est-à-dire que la valeur fut sur-le-champ portée à vingt fois au- dessus de son cours habituel. Quelques années au- paravant, MM. les Papous étaient enchantés de rece- voir en paiement des bracelets en fer -blanc bien luisant et des couverts en composition : mais cette fois ils rejetèrent avec dédain ces articles lorsqu'on voulut leur en offrir. Les piastres seules et les piastres d'Espagne à colonnes étaient admises en paiement, ou tout au moins des étoffes d'une valeur à peu près équivalente. On sera sans doute curieux de savoir ce que ces hommes voulaient faire de piastres. Des bracelets. Comme ils ne connaissent point les moyens de fondre I&2-. Août. 580 VOYAGE ni de couler l'argent, ils se contentent de le ramollir au feu de la forge , et ils le battent ensuite pour en fabri- Ui^ tëffild^ quer ces ornemens. On sent bien qu'ils doivent l'aire un gaspillage considérable de ce précieux métal : aussi ne leur faut-il pas moins de trois ou qualre pièces pour fabriquer un bracelet ordinaire. Ces sauvages, laids, sales et mal bâtis, ordinairement nus, portent quelquefois dans leurs grands atours jusqu'à trois ou quatre bracelets à ebacun de leurs bras , suivant leur fortune. Du reste, notre séjour leur aura procuré sans doute plus d'argent qu'ils n'en avaient encore vu jusqu'alors; car je ne crois pas exagérer en esti- mant a cinq cents piastres le nombre total de ce qu'ils reçurent pour leurs oiseaux de paradis. Nous ne pûmes obtenir de ces naturels que très- peu de rafraîcbissemens en cocos , poulpes et cala- DE L'ASTROLABE. 681 vanzas (espèce de petits dolichos d'un assez bon goût) ; 1827. du reste point de cochons, de volailles, et même fort Août- peu de poissons. Cette peuplade est naturellement pauvre; d'ailleurs le commerce des oiseaux de para- dis absorbe toutes leurs facultés. Impatient de me procurer le plaisir de la prome- nade , à neuf heures j'ai pris mon fusil et me suis dirigé vers la plage de Fanidi ; puis je me suis enfoncé le long du grand torrent de l'ouest , dont j'avais si souvent parcouru les rives trois ans auparavant. Dans l'espace de deux cents pas environ , les abords de la foret, fermés par des fourrés épais et hérissés de buis- sons épineux , sont très-difficiles a franchir ; mais quand on a dépassé cette barrière, on se trouve sous une double voûte d'arbres , dont la plus élevée atteint souvent de cent cinquante à deux cents pieds d'élé- vation, tandis que l'inférieure qui est en même temps la plus compacte n'est pas à moins de quatre-vingts à cent pieds au-dessus du sol. Sous ces gigantesques enfans du règne végétal, le sol est assez dégagé ; il ne présente guère que des arbrisseaux clair-semés , des fougères de petite taille et fort peu de plantes her- bacées. Du temps de la Coquille, j'avais coutume défaire, sous ces vastes forèls, d'abondanles récolles d'insec- tes rares et curieux et de papillons aux brillantes couleurs; niais sur l'Astrolabe je fus moins heureux. Bien que je me retrouvasse en ces lieux à la même époque, il paraît que quelque temps avant notre arri- vée la saison avait été fort pluvieuse. Le sol était 582 VOYAGE 1827. souvent fangeux et très-peu praticable; les localités Août. elles-mêmes avaient subi de si étranges altérations , qu'il me fut impossible de retrouver l'endroit où j'allais à l'affût des manucodes. Cette humidité générale em- pêchait les oiseaux et les diverses races d'insectes de voltiger en aussi grand nombre que je l'avais jadis ob- servé. Dans ma promenade , il est vrai , j'entendis les cris glapissans de plusieurs émeraudes mâles ; mais retranchés sur les sommités des arbres les plus élevés , il était fort difficile de les apercevoir et pres- que impossible de les atteindre. Apres une chasse fort stérile , dès une heure je rentrai à bord ennuyé et fatigué. Mon tempérament altéré ne pouvait plus se prêter à ces longues excursions qui n'étaient qu'un jeu pour moi dans mes campagnes du Levant, et que je répétais encore sans peine dans le voyage de la Coquille. L'équipage a eu toute la journée pour se reposer. Comme le plan du havre de Doreï levé par les offi- ciers de la Coquille ne laisse rien à désirer, nous de- vons nous dispenser de tout travail hydrographique. Nos soins se réduiront à remplacer l'eau et le bois consommés, et à poursuivre les recherches d'histoire naturelle en tout genre. M. Sainson continuera d'ac- croître les richesses d'un porte - feuille déjà volu- mineux . s7. Le ciel a été très-couvert ioute la journée, et il a plu à de fréquens intervalles. J'ai cependant encore fait une promenade du même côté que la veille, de une heure à quatre, souvent trempé jusqu'aux os. La DE L'ASTROLABE. 583 chasse a été peu fructueuse , et je n'ai lue qu'un guê- 1827. pier à longs brins et un beau martin-pêcheur. Am""* On a commencé à faire l'eau au limpide ruisseau de Wirsi , et le bois un peu plus bas , entre Wirsi et Arkauki , mais de manière que les deux corvées fus- sent en vue de la corvette et sous la protection de nos canons. L'observatoire a été replacé sur la petite plage de Ninou-Kamoudi au même point où fut établi celui de la Coquille. Le commerce des oiseaux de paradis a continué , mais il n'y a guère eu que MM. Jacquinot, Lottin et Bertrand qui aient pu s'en procurer pour quelques vases de porcelaine, qui tout-à-coup sont devenus des objets de haut prix pour MM. les Papous. Les autres étaient obligés de solder en belles et bonnes piastres. Un de ces naturels, qui m'a paru avoir quelque crédit parmi ses concitoyens et plus d'intelligence que la plupart d'entre eux , m'a demandé en mauvais malais combien de temps nous resterions encore à Doreï. Sur l'assurance que je lui ai donnée que nous ne partirions pas avant neuf jours , il m'a appris que deux pirogues allaient mettre à la voile pour Embar- baken , afin d'en rapporter une nouvelle provision d'oiseaux. C'est de cet endroit situé à soixante milles environ de Doreï, que les naturels nous parlaient, lors du séjour de la Coquille , comme du point où l'on se procurait aussi le plus grand nombre d'émerau- des. Il est probable qu'à Embarbaken , ces oiseaux sont plus fréquens et surtout plus faciles à approcher 584 VOYAGE 1827. qu'à Doreï ; car ici les courtes flèches des naturels ne Ao,*lt* pourraient jamais les atteindre sur le sommet des grands arbres qui composent toutes les forets du pays. Les insulaires ont commencé à apporter un peu de poisson , et je les ai encouragés à continuer , en les payant libéralement ; celle ressource serait pour nous d'autant plus précieuse , que notre pèche est très-ingrate. 2 s. La nuit a été très-pluvieuse , et il est tombé encore de l'eau plusieurs fois dans la journée. Cependant, à neuf heures et demie, je suis descendu à terre du coté de Fanidi, et j'ai couru les bois durant six ou sept heures avec Lauvergne et Jean , sans faire aucune rencontre intéressante. Tout était trempé par la pluie, le sol était fort glissant et souvent submergé. Les oiseaux se montraient peu, ainsi que les insectes. Deux naturels m'avaient accompagné dans le com- mencement de ma course, el j'étais très-étonné de l'air timide et cauteleux qu'ils prenaient dans ces bois que je parcourais journellement avec tant de confiance. Ils me firent entendre qu'ils redoutaient la rencontre des Arfakis , les habitans des montagnes el leurs en- nemis jurés. Ces hommes parcourent les forêts et viennent quelquefois jusqu'aux portes des Papous , pour tâcher de les surprendre. S'ils sont les plus forts , ils tombent sur les Papous , leur coupent la tète et l'emportent en triomphe chez eux. De leur côlé, les Papous cherchent à leur rendre la pareille; mais ce cas-ci doit être plus rare que l'autre , car les DE L'ASTROLABE. 585 Papous sont des gens timides, et je ne pense pas qu'ils 1827. s'aventurent souvent sur les brisées de leurs rivaux. w,té Mes deux compagnons marchaient constamment l'oreille au guet, faisant, avec leurs pieds nus, le moins de bruit possible, et leurs flèches en arrêt au plus léger bruissement des feuilles. Ils paraissaient Irès- vexés du peu de précautions que nous prenions pour dissimuler notre marche ; mais leur inquiétude devint excessive , lorsque nous entendîmes tout-à-coup un bruit confus de voix sauvages à quelque distance de nous. Nos deux Papous voulurent prudemment pren- dre la fuite ; mais , rassurés par la vue de nos fusils que nous tînmes armés , ils nous suivirent en se tenant derrière nous. Bientôt nous nous trouvâmes sur un petit monticule plus dégagé que le reste de la forêt , où quatre ou cinq sauvages étaient occupés à esso- riller deux sangliers et quelques phalangers. Nos deux compagnons reconnurent dans ces hommes des camarades occupés à chasser clans la forêt, et ils res- tèrent à causer avec eux de leur capture et d'autres affaires. Pour moi, après avoir recommandé aux chas- seurs de porter les sangliers à bord, en leur assurant qu'ils seraient généreusement payés , je continuai ma promenade dons la forêt. En effet le plus petit des sangliers fut apporté le soir à bord, et je le payai deux piastres pour engager les sauvages à en apporter d'autres ; mais ils ne revin- rent point. Le commerce des oiseaux était beaucoup plus productif pour eux et leur coûtait moins de pei- nes ; sans compter qu'il ne les privait point d'un ali- 686 VOYAGE 1S27. ment qui paraît rare et très-recherehé de ces insulai- Aoûis res> Comnie tous les hommes de l'équipage , sans ex- ception , se portaient bien , je ne vis point d'inconvé- nient à ce qu'ils fussent réduits à leur ration ordinaire. J'étais celui dont la santé était la plus précaire , et je pris moi-même mon parti de bonne grâce. M. Guilbert s'était dirigé aujourd'hui, avec quel- ques autres officiers , vers les cabanes des Arfakis , au-dessus de Raoudi , et il a tué un oiseau de paradis mâle et deux femelles. Ces messieurs ont assuré que ces oiseaux étaient plus fréquens et plus faciles à approcher dans cette partie du havre. 29. La matinée a été belle, et il est tombé plusieurs grains dans l'après-midi. J'ai gardé le bord toute la journée, et je me suis souvent amusé à considérer l'activité que déployaient les naturels dans leurs marchés. Us con- tinuent d'apporter du poisson, du tabac et des co- quilles. Les premiers jours ils nous avaient aussi of- fert de l'écorce de massoï; mais, voyant que celle denrée n'avait pas cours parmi nous, ils l'ont laissée de côté. A sept heures du matin, désirant étendre mes courses plus avant dans l'intérieur, accompagné de Lauvergne et de Jean , je descendis en canot au grand village de Doreï. Quatre jeunes Papous, à qui j'avais promis en ré- compense quelques bagatelles , devaient me conduire aux lieux que fréquentaient les oiseaux de paradis. Après avoir marché durant dix minutes dans une DE L'ASTROLABE. 587 agréable vallée qui borde le rivage, on arrive à une 1827. côte d'une pente assez rapide, mais médiocrement Aoù1, élevée et généralement couverte de très-grands ar- bres. Les pluies avaient rendu le sentier très-glissant et difficile à pratiquer. Quand on a gravi à la hauteur de cent toises environ, l'on se trouve sur une espèce de plateau habité et cultivé par une tribu d'Arfakis , amie des Papous de la plage. Toutefois une défiance réciproque règne toujours entre ces deux peuplades. Lors du voyage de la Coquille , quand je découvris pour la première fois la résidence de cette tribu, les Papous de la plage employèrent tous les moyens pos- sibles pour m'empêcher d'avoir aucune communica- tion avec ces montagnards , tantôt m'affirmant qu'ils allaient me tuer et me couper la tète , tantôt en disant que c'étaient des imbéciles semblables aux animaux, incapables d'entendre mon langage non plus que le leur, et qui ne méritaient que mon mépris. Il était évident que ces Papous désiraient conserver le mo- nopole du commerce, et paraissaient très-contrariés de voir les Arfakis participer aux avantages qu'ils reti- raient de leurs relations avec nous. A cette époque la tribu tout entière des Arfakis , qui me parut composée d'environ cent cinquante per- sonnes , habitait deux immenses cabanes en bois , perchées sur des pieux de trente ou quarante pieds de hauteur, et dans lesquelles on montait par une pièce de bois entaillée. Cette pièce de bois se retirait durant la nuit et aux approches de l'ennemi. Chaque famille avait une cellule particulière, et chacune des caba- .588 VOYAGE 1827. ncs ou hangars contenait une vingtaine de cellules. /W,t- Ces Arfakis nie reçurent alors avec beaucoup de politesse, et, plus hospitaliers que les Papous, ils m'offrirent même quelques rafraîchissemens , ce que les autres n'avaient point L'habitude de faire. Dans la position qu'occupaient primitivement les deux cabanes sur le bord d'un ravin profond et de la plate-forme qui les terminait, on jouissait de la vue la plus ravissante. L'ensemble du havre de Doreï, les riantes îles de Mana-Souari et de Masmapi , la côte entière fuyant vers le sud jusqu'aux limites de l'ho- rizon, et par-dessus tout cela la chaîne imposante des monts Arfakis , formaient un tableau véritable- ment admirable. C'était la nature sauvage dans tout son luxe, dans toute sa sévérité. Sous les feux de la ligne , le voyageur contemple avec étonneraient cette puissance de végétation, cette surabondance de sucs, qui couvre d'arbres , de fougères et de plantes para- sites les terrains en apparence les plus arides et les plus rocailleux. Nulle part au monde je n'ai observé des végétaux d'une hauteur si démesurée ; les dimen- sions ordinaires des arbres de ces forêts surpassent tout ce que j'ai jamais pu voir en ce genre. Aujourd'hui ces deux grands hangars sont aban- donnés et en ruines. Les Arfakis se sont logés dans cinq édifices plus petits, construits dans le même genre , mais moins élevés et situés à deux ou trois cents pas plus loin. Ils sont entourés de belles plan- tations de taro , de courges, de maïs, de calavanzas , pl cxxii. bananiers , etc. Ces hommes sont venus amicalement DE L'ASTROLABE. 589 au devant de moi , et m'ont offert quelques rafraîchis- 1827. semens ; mais je les ai remerciés et j'ai passé outre. Ao,,t- Bientôt nous nous sommes retrouvés au milieu de vastes et sombres forets ; alors mes guides m'ont as- suré que là se trouvaient les oiseaux que je cherchais. Soit à cause de la pluie qui avait tombé dans la nuit , soit pour tout autre motif , je ne vis aucun de ces bril- lans volatiles , et je n'entendis pas même leur cri ha- bituel koua, hoaa , etc. , si perçant et si remarquable parmi tous les autres chants d'oiseaux. Ces forets, peu garnies de sous-bois, sont faciles à traverser, et pré- sentent même une promenade agréable sous leurs im- menses et impénétrables dômes de verdure , au mo- ment le plus brûlant de la journée. Après avoir marché à grands pas durant plus de deux heures , après avoir franchi plusieurs ravins et quelques fourrés très-épais , sans faire aucune ren- contre intéressante , nous descendîmes par une pente beaucoup plus douce que celle que nous avions suivie en montant , et nous nous retrouvâmes sur le bord de la mer, près de l'entrée du canal de Doreï , entre le cap Wakalo et la pointe Ambla. Toute la portion de côte qui règne depuis cet en- droit, jusqu'aux villages, forme une vallée d'un mille environ de largeur le long de la plage occupée par des plantations de diverse nature. Sans être bien entrete- nues, ces plantations offrent du moins un terrain plus découvert et plus praticable que partout ailleurs, au- tour du havre Doreï. De petits sentiers bien battus permettent à l'Européen de s'y promener sans fatigue. TOME IV. 39 590 VOYAGE 1827. Je remarquai aussi que les diverses espèces d'insectes Août. sont beauC0llp plus variées et plus fréquentes dans ces lieux cultivés que dans ceux qui sont encore abandon- nés aux mains de la nature. Sur le petit nombre de grands arbres qui ont été conservés au milieu de ces plantations , j'ai vu voltiger quelques émeraudes ; mais il m'a été impossible d'en approcher un seul à portée de fusil. J'ai cheminé le long du petit sentier qui suit la di- rection du rivage, et qui m'a ramené aux villages de pi. cxvi Doreï et Kouao. A notre approche les femmes ont ei cxxi. encore témoigné quelque timidité , mais les hommes et les enfans sont lout-à-fait familiarisés avec nous , et nous accompagnent sans peine partout où nous voulons aller. Après avoir conversé quelque temps avec eux, à l'ombre d'un bel artocat pus , vers trois heures je suis rentré à bord. La pièce la plus cu- rieuse de ma chasse était un beau mainate, oiseau que j'avais vu trois ans auparavant à Soura-Baya , chez le colonel Bonelle, et qui est susceptible d'un certain degré d'éducation , comme en France le merle ou le- tourneau. M. Quoy a tué un émeraude arrivé à l'instant où il ne possède encore que les deux filets de la queue et la gorge métallique , sans avoir ces flancs orangés qui donnent tant de prix à sa robe comme objet de parure. Divers autres chasseurs ont tué plusieurs colaos et gouras ou pigeons couronnés. 3r. Une partie de l'équipage a été envoyée à l'aiguade pour laver son linge et ses hamacs. Les naturels ont I>5 27. Août. DE LASTKOLA.BE. 591 cessé d'apporter du poisson, sans doute à cause du peu de profit que leur présentait cette branche de commerce comparativement à celle des oiseaux de paradis. A neuf heures , j'ai mis pied à terre près du village de Doreï, et je me suis long-temps promené dans les bocages et les plantations voisines. Une sorte de lan- gueur générale , un affaiblissement dans toutes les parties du corps , m'a fait perdre le goût des longues excursions : la relâche de Doreï n'a pas produit sur ma santé tout l'effet que j'en attendais. A l'approche d'un grain fort noir , vers une heure après midi, j'ai frété une pirogue de naturels pour me ramener à bord. Gomme j'y arrivais, le grain a éclaté , et la pluie a tombé par torrens jusqu'à cinq ou six heures du soir. La crue subite des torrens a couvert la rade d'eaux très-fangeuses : ces eaux roulaient vers la mer avec autant de rapidité que celles d'une rivière, et entraînaient une quantité pro- digieuse de morceaux d'arbres et de débris de plantes arrachés aux forêts du rivage. Peu avant la nuit , le ciel s'est éclairci, et il a fait ensuite beau temps et calme. Le reste de l'équipage est allé laver ses effets à r septembre, l'aiguade. Les naturels ont cessé tout-à-fait d'apporter du poisson, et notre pêche à la seine comme au tré- mail est très-stérile , de sorte que nous sommes dans une grande pénurie de vivres frais. Nous sommes à peu près réduits aux corps des oiseaux tués à la chasse et préparés pour les collections d'histoire na- 39* m VOYAGE 1H27 turelle : on assaisonne ces restes du mieux qu'il est Septembre, possible , et on les mange avec plaisir, qu'ils aient appartenu à des pigeons , des colombes , des loris et des perruches , ou à des cacatoès , des martins- chasseurs ou pêcheurs et des oiseaux de paradis. Ceux-ci néanmoins ont une chair sèche et très- coriace. A neuf heures , je suis descendu au torrent de Fanidi , et j'ai parcouru tous ses environs accompa- gné de quatre naturels qui m'ont été parfaitement inutiles. Après une course de six heures, souvent très-fatigante, à travers les broussailles et les lianes, je revins à bord, rapportant de ma chasse un manu- code , un martin à longs brins et une grosse pie cen- drée. Je remis toutes ces pièces à M. Quoy pour la collection du Muséum. 2. Aujourd'hui dimanche, l'équipage a eu repos com- plet. De dix heures à deux heures après midi, j'ai erré dans les bois voisins de l'aiguade et du côté d'Arkauki : là se trouve dans la forêt une grande percée, qui forme une tonnelle immense, où la pro- menade est moins pénible qu'aux environs. C'est là que j'ai passé la plus grande partie de mon temps , rêvant à l'avenir de notre campagne et à la direction que je devais lui donner en quittant Amboine. Le résultat de cette course s'est borné à un pigeon nicobar et à un petit nombre d'insectes. Mes récoltes d'entomologie sont en quelque sorte devenues plus fructueuses à bord, car j'ai accoutumé les petits Papous à m'y apporter tout ce qu'ils trouvent en ce DE L'ASTROLABE. 603 genre, el je leur paie chaque individu un grain de 1827. verre, qu'il soit bon ou mauvais. Aussi sonl-ils en- Septembre, chantés de ce nouveau genre de spéculation, et c'est à qui se présentera avec des poignées de thérates, tricondyles , punaises , cigales , etc. , etc. La chaloupe est allée faire du sable, et le grand 3. canot a été envoyé à la pèche sur la pointe Pazanzoa. Pour la première fois , il est revenu avec une quantité de poisson suffisante pour en donner à tout le monde, et notamment avec deux raies énormes. Maintenant que la conjonction approche, les ma- rées augmentent beaucoup , et la mer découvre com- plètement au jusant jusqu'à une demi-encàblure du navire, vers le fond du havre; puis la profondeur passe immédiatement à cinq ou six brasses. C'est le seul endroit où le rivage soit bordé par un banc , et ce banc s'est trouvé formé sans aucun doute par les atterrissemens dus aux torrens du fond du havre. Toute la journée , je me suis senti très-affaibli ; et dans la soirée j'ai même failli me trouver mal : il m'a fallu de nouveau recourir à une diète sévère. Tout le reste de l'équipage se porte bien , hormis le maître charpentier qui décline visiblement. Il a fait calme, et le ciel a été nuageux une partie 4. de la journée. Comme à l'ordinaire, un grand nom- bre de chasseurs courent les bois dans toutes les directions , isolément et accompagnés chacun d'un ou deux naturels qui leur servent de guides. Mais comme je compte remettre à la voile après-demain , j'ai prévenu M. Jacquinot que demain les officiers 594 VOYAGE 1827. et les maîtres pourront seuls quitter le navire, le Septembre, reste des hommes étant nécessaire aux travaux. 5. Le temps étant au beau, les voiles ont été mises au sec , et la chaloupe a été envoyée faire un dernier voyage à l'aiguade pour emplir les pièces qui restent vides sur le pont. La mer n'étant pas tout-à-fait basse , elle a dû attendre assez long-temps afin de pouvoir faire son eau plus facilement. Comme de coutume , les chasseurs couraient les bois depuis le point du jour. Nous n'avions vu pa- raître à bord que deux ou trois naturels et quelques enfans. Pourtant j étais loin de m'attendre à rien de fâcheux , et notre confiance à tous était montée au plus haut degré à l'égard de nos hôtes. Nous nous occupions donc paisiblement des apprêts du départ, lorsqu'à neuf heures et demie du matin, nous entendîmes tout-à-coup des cris aigus du côté de la chaloupe. Plusieurs de nos hommes parurent en désarroi à la plage, criant de toutes leurs forces, qu'ils étaient attaqués à coups de flèche par une troupe de sauvages. L'un d'eux, Grasse, dans sa frayeur, se- cria que la chaloupe était crevée, et s'élança à la nage pour regagner le bord. A cette sinistre nouvelle, je fis sur-le-champ em- barquer dix ou douze hommes armés pour aller au secours des chaloupiers , et en même temps je fis tirer un coup de caronnade chargée à boulet pour rappeler ceux qui se trouvaient à la chasse. Ceux-ci étaient MM. Quoy , Guilbert, Dudemaine , Bertrand, les maîtres Audibert et Imbert , et les matelots Rev et DE L'ASTROLABE. 595 lmbert. Leur sort m'inspira la plus vive inquiétude , 1827. et je craignis un moment, de la part des Papous de SePtembre- Doreï , une perfidie semblable à celle des naturels de Tonga. Dès le premier moment d'alarme , les en fans des sauvages qui restaient à bord s'étaient enfuis dans leurs pirogues avec précipitation, frappés d'épou- vante et criant d'un ton de terreur : Arfaki, Arfàkiï Un instant après , la chaloupe parut hors de l'entrée du ruisseau , et fut de retour avec le grand canot, ra- menant le matelot Bellanger grièvement blessé d'un coup de flèche. Ce trait, qui était un simple roseau garni d'une pointe très-acérée , était entré par le dos , avait profondément pénétré dans les chairs , et était ensuite tombé dans le mouvement que Bellanger avait fait pour s'enfuir. 596 VOYAGE 1827. Après avoir repris leurs sens, Quemener et Vigneau septembre. raconlèrent qu'étant tous les deux occupés à puiser de l'eau avec Bellanger , ils avaient tout-à-coup vu tom- ber celui-ci percé par la flèche. Au même instant , deux sauvages s'étaient précipités au milieu d'eux pour se saisir d'un seau qu'ils avaient à la main. Nos hommes s'étaient enfuis en toute hâte vers la cha- loupe, et de leur côté les sauvages avaient disparu à travers la forêt. Les hommes que j'avais envoyés dans le grand canot n'avaient pu rien découvrir, et s'étaient contentés de ramasser la flèche meurtrière qu'ils m'avaient apportée et que j'ai conservée. D'après ce récit, il me parut vraisemblable que c'était aux Arfakis seuls , habitans des montagnes et ennemis jurés des Papous , que nous devions attri- buer cet outrage. Les cris des en fans en quittant le navire , et la conduite constamment amicale des Pa- pous , donnaient un nouveau poids à cette opinion. Toutefois , pour ne négliger aucune des précautions nécessaires en pareille circonstance, et pour protéger le retour de nos chasseurs , j'expédiai le grand canot bien armé vers le village de Doreï , sous les ordres de MM. Gressien et Paris. Je leur donnai l'ordre de se tenir à bonne portée du village, et d'observer avec soin les mouvemens des naturels ; si ces mouvemens étaient évidemment hostiles, ils devaient revenir sur- le-champ à bord ; sinon , leur consigne était de ne faire eux-mêmes aucune démarche suspecte ni im- prudente , et d'attendre paisiblement le retour des chasseurs pour les ramener à bord. Au cas où les na- DE L'ASTROLABE. 597 lurels eussent agi hostilement , j'étais décidé à con- 1827. duire immédiatement la corvette près de leur village, Septembre, pour le détruire de fond en comble; un châtiment prompt et sévère pouvant seul arrêter ces insulaires dans le cours de leurs attentats. Mais vingt minutes après le départ du canot , Au- dibert, Imbert, Rey et Jean, qui s'étaient peu éloignés du navire , parurent successivement sur la plage de Ninou-Kamoudi. Chacun d'eux était accompagné de Papous qui avaient continué de se montrer à leur égard dans les mêmes sentimens de bienveillance et d'amitié; ce qui me tranquillisa déjà beaucoup sur le sort des autres personnes. Bientôt M. Bertrand arriva tout tremblant d'effroi dans une petite pirogue conduite par le capitan Ou- kema , le seul Papou qui dans cette alerte eût osé se hasarder à venir à bord. L'honnête capitan se trou- vait à la pèche ; au bruit du canon et au son des conques qui résonnaient parmi les sauvages , il s'était rapproché des villages, avait pris M. Bertrand dans sa pirogue et avait eu la complaisance de le ramener à bord. Celui-ci avait vu tous les habitans des deux villages prêts à prendre la fuite dans les bois; les hommes étaient armés de toutes pièces , les femmes et les enfans étaient chargés des ustensiles les plus nécessaires. Ces malheureux semblaient redouter à la fois l'irruption des Arfakis et la vengeance des Européens. Enfin , vers onze heures et demie , le grand canot pj. cxv, fui de retour à bord, ramenant sains et saufs les trois 598 VOYAGE 1827. derniers chasseurs qui nous manquaient encore , Septembre. JVIIVI . Quoy, Guilbert et Dudemaine. Ces messieurs n'avaient rien observé qui pût donner lieu aux moin- dres soupçons sur la bonne foi des naturels. Ils étaient dispersés fort avant dans l'intérieur, quand ils entendirent, le coup de canon. A ce signal, ils imagi- nèrent que nous étions aux prises avec les Papous , et comme ils se trouvaient entièrement au pouvoir de ceux-ci , on peut deviner quelle fut leur inquiétude. Mais elle se dissipa à leur arrivée devant le village ; les naturels s'occupaient uniquement à chercher leur propre salut dans une prompte retraite, et ils firent à peine attention aux Français qui n'eurent aucune peine pour rejoindre le grand canot. Alors le bon Oukema s'efforça de nouveau, moitié en malais qu'il parlait passablement , moitié par gestes, de me convaincre que les Arfakis seuls avaient pu commettre cet attentat contre nos hommes. Ces Ar- fakis , leurs ennemis irréconciliables , parcourent les bois , se tiennent des journées entières à l'affût pour surprendre un Papou; quand ils réussissent, ils le percent de flèches , puis s'élancent sur leur victime , lui tranchent la tète et l'emportent en triomphe pour la suspendre aux portes de leurs cabanes. Mais les Papous en agissent de même avec leurs ennemis , et les têtes que nous avions remarquées sur quelques- unes de leurs cabanes et sur leurs tombeaux prove- naient de ces sortes d'expéditions. DE L'ASTROLABE 599 1827. Septembre. Du reste notre capitan assurait que ni les Papous, ni les Arfakis, n'étaient anthropophages. Mais les Har- foarsy habitans de l'intérieur, ne se font aucun scru- pule de cette pratique horrible ; ce sont eux qui tuent les oiseaux de paradis et les vendent aux Papous , pour des haches, des couteaux et des étoffes , et le principal entrepôt de ce commerce paraît être à Em- barbaken. Les Arfakis ne tuent point d'oiseaux de Paradis, mais ils cultivent une grande quantité de tabac. A mon tour, je mis en usage toute mon éloquence pour persuader à Oukema que les Papous n'avaient rien à redouter de nous , et pour gage de mes bonnes dispositions, je lui fis présent de deux mouchoirs et d'une médaille en bronze, dont je lui expliquai la des- tination. Il suspendit la médaille à son cou , et noua les deux mouchoirs autour de sa tête en façon de a turban ; puis il me demanda la permission d'aller les montrer à ses compatriotes. 600 VOYAGE 1827. Une heure après, les pirogues soûl revenues le Septembre. \on^ ^u }j0r(] ? nlus nombreuses que jamais, et les naturels ont recommencé leurs marches avec la même confiance et la même sécurité qu'auparavant. M. Gaimard avait, au premier abord, jugé l'état du blessé alarmant , en ce que la pointe de la flèche avait pénétré près des poumons ; mais , en examinant plus attentivement la blessure, elle lui donna plus d'espoir. Oukema a voulu voir la flèche et la blessure ; après un examen sérieux, il a prononcé que ce ne serait rien. Il nous a expliqué , avec beaucoup de sagacité , dans quel cas de semblables blessures peuvent devenir dan- gereuses et même mortelles. Nous avons terminé tous les préparatifs nécessai- res pour que notre départ puisse avoir lieu demain de bon matin. Les naturels ont quitté le navire fort tard , et le capitan s'est retiré le dernier de tous , après avoir fait ses adieux, le cœur gros de soupirs. Il est vrai qu'il avait bu un peu trop copieusement de l'eau-de-vie (rak) dont il était très-friand , et ses libations avaient pu donner une nouvelle énergie à sa tendresse. Le résultat des observations de M. Jacquinol a placé notre observatoire de Doreï par 0° 51' 43" Lat. S. et 1 3 1° 39' 30" Long. E. Notre longitude diffère de six minutes de celle de M. Duperrey, et celte diffé- rence provient d'une part de ce que cet officier a adopté pour la plus occidentale des îles Mispalu une longitude plus forte que la nôtre, et de l'autre en ce qu'il a trouvé une plus grande différence que nous entre la longitude de Mispalu et celle du havre Dorcï. DE L'ASTROLABE. G01 Des observations plus suivies et plus rigoureuses con- 1827. cilieront par la suite ces légères différences. Septembre. Avant de quitter Doreï, nous allons présenter ici d'une manière succincte le résumé des observations d'ailleurs peu complètes que nous avons pu réunir sur les habitans et les productions de cette partie de la Nouvelle-Guinée. Bien que Saavedra, Gaétan, Schouten, Tasman et Dampier eussent tour à tour exploré quelques-unes des parties de la côte septentrionale de la Nouvelle- Guinée, les relations de leurs voyages ne nous avaient laissé que des notions très-vagues sur les habitans de cette grande terre. L'Anglais Forrest, qui visita le havre Doreï en février 1775, fut le premier qui donna aux Européens des renseignetnens exacts et détaillés sur les mœurs des Papous et sur les productions du pays. Après lui le lieutenant de vaisseau Duperrey visita le même point au mois d'août I 824 , et passa quinze jours en ce mouillage. Les officiers de la Coquille le- vèrent un plan fort exact du havre et de ses environs , et les naturalistes de l'expédition recueillirent une foule de matériaux pour la science dans les règnes divers de la nature. Quant à ce qui a trait aux rela- tions des Français avec les Papous , et aux observa- tions recueillies sur le compte de ces insulaires, le public attend encore la relation de M. Duperrey. Le havre de Doreï se trouve immédiatement situé au sud du cap Mamori, qui forme la pointe occiden- tale la plus extérieure de l'entrée de la grande baie du Geelvvink. 602 VOYAGE 1827. On pénètre dans le havre par un canal étroit de septembre. ir0[s milles de longueur, formé d'un bord par la côte de la presqu'île Mamori , de l'autre par les îles Mana- Souari, Masmapi, et par deux bancs à fleur d'eau. Le havre lui-même n'a pas plus d'un demi-mille de pro- fondeur, sur deux cents toises de largeur, avec un fond régulier de douze brasses, sable et coquilles. Malgré l'exiguité de ce bassin , les bâtimens de tout rang peuvent y compter sur un mouillage sûr et abrité contre les vents et la houle du large. Mais comme il se trouve environné de forêts profondes , et que le fond offre beaucoup de vases souvent à sec, a la longue ce séjour serait sans doute peu salubre pour des Euro- péens, surtout dans la saison des pluies. Tous les environs du havre proprement dit sont occupés par des forêts à l'état de nature , situées sur un sol entièrement madréporique qui s'élève en pente très-douce. Mais les lits des torrens sont semés de nombreux cailloux de nature granitique, entraînés probablement des stations plus élevées. Déjà , à cent toises au plus au-dessus du niveau de la mer, les ro- ches voisines des cabanes des Arfakis sont des masses compactes de granit , à angles émoussés , à faces sou- vent verticales et aplanies. Tout annonce que la charpente entière des monts Arfak appartient à ce genre de formation considérée comme primordiale par les géologistes du jour. Comme à la Nouvelle-Irlande, les forets de la Nou- velle-Guinée sont principalement composées deptcro- carpus, inocarpuSy mimosa , croton, sccevola, bru- DE L'ASTROLABE. 603 guet a , sonneratia , hibiscus, pandanus, sagus , ci/- 1827. cas , etc. , etc. , et d'une foule de fougères. Le tec- SeP,emljre- totia est aussi fort commun , mais il est à remarquer que ce bel arbre ne forme ordinairement dans ces forêts que les voûtes du second ordre. Celles-ci sont dominées par les tiges des pterocarpus et des mimosa qui semblent de loin former une seconde forêt au- dessus de la première. Comme je l'ai déjà dit, les terres cultivées ne com- mencent qu'aux villages , et s'étendent tout le long de la rive septentrionale du canal. La terre est d'une nature si riche qu'il suffirait de la remuer et d'arra- cher les mauvaises herbes pour obtenir les plus abon- dantes récoltes. Mais les Papous sont aussi paresseux que peu intelligens en fait de culture, et les plantes alimentaires sont le plus souvent étouffées par le mé- lange des plantes parasites. Les plantations d'arum seules m'ont paru un peu plus soignées. Les habitans de Doreï semblent provenir d'origines très-mélangées , et le caractère de leur physionomie varie à l'infini. Toutefois j'ai cru découvrir que toutes PL cxvn, ces variétés devaient se rapporter à trois nuances prin- cipales, l'une que je nommerai Papou, du nom qu'elle porte habituellement dans le pays ; la seconde variété se compose de métis tenant plus ou moins à la race Malaise ou Polynésienne; enfin je désignerai la troi- sième par le nom de Hat four , qu'elle a reçu depuis long-temps dans les diverses îles Moluques. Les Papous proprement dits, du moins d'après l'o- pinion de la plupart des voyageurs , sont des hommes cxxvin, et CLxrv. 604 VOYAGE 1827. au corps grêle, à la taille moyenne, svelle et dé- Septembre. ^agée , et aux membres peu fournis. Leur physiono- mie est agréable, le tour du visage ovale, les pom- mettes sont légèrement saillantes, les lèvres assez minces; la bouche est petite, le nez arrondi et bien dessiné ; leur peau douce , lisse, est d'un brun très- foncé sans être noire. Elle offre peu de barbe et de poils sur les diverses parties du corps ; les che- veux sont naturellement crépus , mais c'est l'habi- tude de les friser continuellement qui leur donne cet air ébouriffé, et charge leurs têtes de ces énormes crinières qui frappèrent vivement les premiers Euro- péens. Cette race paraît être d'un caractère timide et peu entreprenant. Elle a fixé sa résidence sur les bords de la mer, où elle habite de longues cabanes en bois élevées sur des pieux enfoncés dans les eaux mêmes de l'Océan. Les Papous constituent la majo- rité de la population des rivages depuis l'île Waigiou jusqu'à Doreï. Nos données sur les habilans des par- ties plus orientales de la Nouvelle-Guinée sont trop vagues pour rien affirmer à cet égard. Mélangés avec ces Papous , en nombre un peu inférieur, vivent des hommes plus petits, trapus et d'une constitution beaucoup plus vigoureuse. Leur physionomie est toute différente , leur figure est pres- que carrée , aplatie et anguleuse , leurs traits heurtés , leurs pommettes très-saillantes , la bouche grande , les lèvres épaisses , le nez plus épaté et souvent point .11. Leur peau plus rude offre toutes les nuances depuis le brun foncé et luisant des Papous , et la teinte sale DE L'ASTROLABE. 605 et enfumée des Harfours , jusqu'au simple basané des 1827. Malais. Ces hommes ne portent presque jamais leurs Septembre, cheveux en boule arrondie et frisée comme les Pa- pous , mais ils se contentent de les relever et de les soutenir en chignon au moyen d'un peigne , ou de les couvrir avec un mouchoir ou un morceau d'étoffe roulé en forme de turban. Enfin, quoique beaucoup moins nombreuse, se dis- tingue une troisième variété d'hommes petits , agiles et vigoureux comme les précédens. Mais leurs traits sauvages , leurs yeux hagards , leur teint fuligineux et leur maigreur habituelle rappellent à l'instant le type ordinaire des Australiens, des Nouveaux- Calédo- niens , en général des Océaniens de la race noire. Ces hommes , fidèles aux usages de leur race , pratiquent le tatouage par cicatrices , marchent habituellement nus ou couverts seulement d'une ceinture, et laissent flotter leurs cheveux à l'aventure, ou se contentent de les tortiller en mèches , comme dans les autres îles de l'Océan-Pacifique. Je ne doute nullement que ces derniers hommes ne soient les vrais indigènes du pays : les Arfakis et les Harfours , que j'ai eu l'occasion de voir, se rapportent à cette variété , et le fait sera avéré si l'on reconnaît un jour que les habitans de l'inté- rieur de la Nouvelle-Guinée appartiennent aussi à la même famille. Les individus de la seconde variété ont tout-à-fait l'air d'être des hybrides dus au mélange des Malais les plus orientaux avec les Papous ou les noirs océaniens. Quelques-uns ne diffèrent presque aucunement des tome rv. 4° 606 VOYAGE 1827. habitans de Guebe ou de Guilolo, tandis que d'autres Septembre. se rapprochent par des nuances insensibles des Pa- pous ou des Mélanésiens. Mais les véritables Papous noirs , à la figure douce, aux formes molles et arrondies , et à la chevelure en ballon , doivent appartenir à une race étrangère, dont il serait aujourd'hui très-difficile de tracer l'origine , et qui vint un jour occuper tous les rivages de Wai- giou et de la Nouvelle-Guinée, au moins jusqu'à Doreï. A ces nuances de couleur et de constitution, m'a paru se rattacher directement l'influence des divers individus dans l'ordre social. Les koranos , les capi- lans, les rajas, en général tous les chefs sont pris dans la seconde variété ; c'est aussi dans cette classe que se trouvent les véritables négocians , ceux qui font des voyages en pirogues ou en korokoros le long de la plage. Leur ton de supériorité se décèle à l'ins- tant dans leurs rapports avec les hommes des autres classes, et la plupart d'entre eux savent parler le ma- lais plus ou moins couramment. Les Papous forment la masse du peuple ; parmi eux je n'ai presque point vu d'individus qui affectassent une autorité positive sur les autres. Ils ne connaissent ordinairement que très-peu de mots malais ; ils par- lent le papoua , qui en diffère essentiellement ; et ils portent rarement les étoffes indiennes ou chinoises dont sont presque toujours vêtus les métis un peu aisés. Les véritables indigènes sont les plus misérables. DE L'ASTROLABE. GO 7 La plupart semblent réduits à un état de servitude ou 1827. au moins de domesticité. Il est probable qu'ils sont les SePlembr descendans d'une race conquise. Nous avons déjà ra- conté que les Arfakis des environs de Doreï vivent dans un état d'hostilité perpétuelle avec les Papous , à l'exception d'une petite peuplade qui avait fait al- liance avec ceux-ci. Néanmoins ces derniers Arfakis ne parlaient ni le malais ni le papoua , et les Papous exerçaient une sorte de monopole sur les productions de leur sol. Tous les habitans de Doreï reconnaissent la suze- raineté du sultan de Tidore, et, malgré la dislance, chaque année un navire va porter à ce souverain les hommages et les tributs de ses sujets de Doreï. Ces tributs consistent en. esclaves des deux sexes, écailles de tortues, oiseaux de paradis, cire, etc. Les habitans de Doreï sont distribués en quatre villages situés au bord de l'eau; deux sont sur la rive septentrionale du havre, et les deux autres sur les iles Mana-Souari et Masmapi. Chaque village renferme de huit à quinze maisons établies sur des pieux ; mais chaque maison se compose d'une rangée de cellules distinctes , et reçoit plusieurs familles. Quelques-unes de ces maisons contiennent une dou- ble rangée de cellules séparées par un couloir qui règne dans toute leur étendue. Ces édifices , entiè- rement construits en bois grossièrement travaillé , sont percés de toutes parts à jour et branlent souvent sous les pas du voyageur. Du reste, les jolis dessins de M. Sainson en donnent l'idée la plus exacte. Toute 4o* 608 VOYAGE 1827. la population de Doreï ne doit pas monter à plus Septembre. je qUjnze cents âmes. Naturellement défians et très-jaloux de leurs fem- mes , les Papous ne nous admettaient dans leurs cases qu'avec la plus grande répugnance, de sorte que nous ne présenterons aucuns détails sur leurs habitudes domestiques. Nous garderons le même silence sur leurs cérémonies religieuses et la forme de leur gou- vernement , matières sur lesquelles nous sommes ré- duits à de simples conjectures. Toutefois les idoles que l'on trouve sur leurs tom- Pl. cxxx. beaux , les amulettes qu'ils portent au cou et aux oreilles, et leur maison sacrée , annoncent évidem- pi. cxxv. ment des traces d'un culte quelconque. Divers mor- ceaux de leurs grossières sculptures rappellent le style égyptien dans son enfance. Les coussinets en bois ornés de deux tètes de sphinx ont une parfaite identité avec les ustensiles de même nature que l'on DE L'ASTROLABE. 609 trouve tous les jours dans les tombes égyptiennes. 1827. Cette similitude est telle, que la première fois que je Septembre. visitai le cabinet de feu M. Denon, je crus que ces objets avaient été rapportés de la Nouvelle-Guinée et placés par erreur parmi ceux d'industrie égyp- tienne. Enfin , les fréquentes etfigies de crocodiles , de chiens, et autres animaux qu'on trouve sur leurs maisons, sont-ils de simples ornemens, ou ne se rap- portent-ils pas plutôt à une sorte de culte rendu à ces animaux? Il est certain, dans tous les cas, que les Malais ont apporté à ce peuple quelques notions confuses de l'islamisme. Les habitans de Doreï rendent certainement une espèce de culte aux restes de leurs païens; leurs tom- beaux sont entretenus avec un grand soin , et garnis d'offrandes qu'on a soin de renouveler à certaines époques. Quelques-uns de ces tombeaux, dans leur pi. cxxxr. construction , offrent certaines idées de goût et même d'élégance. G10 VOYAGE 1827. Ces peuples fabriquent des nattes en feuilles de septembre, bananier qu'ils teignent des plus brillantes couleurs et qu'ils ornent de franges artistement découpées. Leurs femmes travaillent une poterie fort grossière qui suffit à leurs besoins bornés. Leurs armes habituelles sont l'arc et les flèches dont ils se servent avec dextérité, la lance et un bouclier long et étroit : en outre , chacun d'eux pos- sède ce couperet d'un acier fortement trempé que les Malais ont nommé parang, et qui leur sert à la fois d'arme et d'instrument tranchant pour tous les besoins de la vie. Aussi ces sauvages ne faisaient que très- peu de cas de nos couteaux, de nos bracelets, et même de nos meilleures haches. Leur nourriture consiste principalement en chair de tortue , pain de sagou , poissons , coquillages , et dans les fruits et racines que leur sol produit avec profusion. Les fours souterrains des Polyné- siens leur sont inconnus, et ils se bornent à faire rôtir leurs alimens sur les charbons ardens, ou bien à les placer sur des treillages élevés à une cer- taine hauteur au-dessus du fover. Ce dernier moven est surtout employé pour préparer des quantités considérables de poisson ou de chair de tortue. Aussi rencontre -t- on souvent le long de la côte ces sortes de grils toujours prêts à servir en cas de besoin. Tous ces sauvages ont adopté l'usage de mâcher le bétel mélangé avec l'arek et la chaux. Le kava leur est inconnu, et je ne leur connais aucune liqueur DE L'ASTROLABE. 611 enivrante, bien qu'ils aient un penchant pour toutes iSaj. les boissons SpiritlieUSeS. Septembre. Les Papous proprement dits pratiquent le ta- touage ponctué par dessins, mais toujours avec ré- serve , et borné ordinairement à certaines figures isolées ou à des lignes éparses sur diverses parties du corps. Les Harfours se bornent au tatouage par inci- sions profondes. L'ornement favori de tous consiste en ces bracelets de coquillages ou d écaille de tortue bien polis et bien travaillés dont l'usage a pénétré si loin vers l'Orient : ils ont aussi des bagues , des pendans d'oreilles de la même matière. Le comble de la magnificence et le dernier degré du luxe est pour eux de pouvoir se procurer ces ornemens en argent. Ces naturels fabriquent en pailles peintes de pan- danas et de bananier une foule de petits coffrets car- rés , ronds et ovales , fort bien travaillés et d'une surprenante solidité , eu égard à la fragilité de la matière dont ils sont composés. Mais il est évident que ce genre d'industrie leur a été apporté par les Malais. Parmi les Harfours , quelques-uns ont la cloison du nez percée et traversée par un petit cylindre en bois , en os ou en coquillage bien poli. Leurs instrumens de musique sont le tam-tam re- couvert à une de ses extrémités par une peau de lézard , une guimbarde grossière faite avec une lame de bambou , le syrinx ou flûte de pan et la coquille percée du murex tritcnis, qui se trouvent dans toute la Polvnésie. 612 VOYAGE 1827. Leurs embarcations affectent toutes les formes, Septembre, depuis les radeaux les plus grossiers et les pirogues les plus simples jusqu'aux légers et élégans koro- pi. en. koros des Malais. Le petit navire sur lequel la dé- pulation de Doreï va chaque année porter le tribut au sultan de Tidore, m'a paru se rapprocher singuliè- rement du gabarit d'une chaloupe ou plutôt d'un pilote-boat de quinze ou vingt tonneaux. Ce peuple n'élève qu'un petit nombre de cochons et de volailles. Pourtant les forêts nourrissent beau- coup de ces premiers animaux à l'état sauvage. Au- tant que nous avons pu nous expliquer avec ces hommes , le babiroussa leur serait inconnu , et ils ne nous ont indiqué aucune espèce de grand quadru- pède. Il serait néanmoins surprenant qu'une île aussi étendue fût dépourvue de grands quadrupèdes. Du reste, nous y avons trouvé le casoar, le phalanger kouskous, le kangarou d'Arrow et une petite espèce de mammifère nouvelle. Nous réservons pour un autre temps le peu d'ob- servations que nous avons à présenter sur la langue des Papous. Ici nous rappellerons seulement que, comme toutes celles des peuples noirs t> elle nous a paru varier de tribu à tribu et ne reposer sur aucun principe fixe. DE L'ASTROLABE. 618 CHAPITRE XXIX. TRAVERSEE DE DOREI A AMB01NE ET SEJOUR DANS CE PORT. Dès cinq heures et demie du matin l'ancre fut levée; ,8a7. à l'aide du courant, du grand canot qui nous remor- 6 Septembre. quait, et de nos avirons de galère, nous réussîmes, malgré le calme , à filer près d'un nœud le long du canal. Au moment où nous passions devant les villages de Doreï et de Kouao , une foule de pirogues se déta- chèrent du rivage et se dirigèrent vers la corvette, dans l'espoir de commercer encore une fois avec nous. Mais il était important de ne souffrir aucun motif de distraction pour les hommes de l'équipage , et je fis défendre sévèrement à tout autre naturel qu'au capi- tan Oukema de monter à bord. Les pauvres Papous , désappointés après nous avoir tristement regardés et nous avoir suivis durant quelque temps , prirent enfin le parti de se retirer chez eux ; à huit heures nous étions complètement débarrassés de leur pré- sence. Le calme nous retint long-temps en travers et à 614 VOYAGE 1827. moins d'un mille de la pointe Ambla. Enfin à dix Septembre. heures <}u maljn une famJe m,jse du ^ £ nQUS per_ mit de nous écarter un peu de la côte ; comme nous nous trouvions à une demi-lieue environ au large de la pointe Ambla et de la pointe Mangueao , on vit tout-à- coup le fond sous la quille du navire. La sonde rap- porta successivement neuf, douze et quinze brasses, fond de corail, puis elle cessa de rencontrer le fond. Ce plateau de corail , au milieu des grands fonds qui l'environnent , pourrait être utile aux navires qui , arrivant trop tard pour donner dans le havre , seraient tentés d'y jeter un pied d'ancre pour éviter l'effet in- certain des courans durant la nuit. Dans l'espace voisin, et même dans l'intérieur du chenal, les offi- ciers de la Coquille n'avaient pas trouvé de fond à cinquante brasses. Ce plateau isolé ne serait-il pas la base d'une île qui s'élève lentement du sein de la mer , et qui pourra se revêtir un jour d'une végé- tation active comme celles de Mana-Souari et de Masmapi ? La brise faible, incertaine et variable du N. O. à l'O. N. O. , nous permet à peine dans toute la journée de nous écarter à une distance raisonnable de la côte de Mamori. Nous quittons Doreï avec notre provision complète d'eau et de bois renouvelée. Malgré la privation de vivres frais , tout l'équipage se porte bien ; la relâche a procuré à M. Quoy une quantité de matériaux inté- ressans pour ses travaux sur les mollusques; la col- lection du Muséum s'est accrue d'un grand nombre DE L'ASTROLABE. 615 d'oiseaux rares et précieux , et les cartons de M . Sain- 18:27. son ont reçu une foule de nouveaux dessins pleins de Septembre. charme et de vérité. Chacun des membres de l'expé- dition s'est procuré , par des échanges , un nombre plus ou moins grand d'émeraudes préparés par les sauvages. Mais peu de personnes ont pu tuer elles- mêmes ces brillans oiseaux et posséder leurs dé- pouilles complètes, car il n'y a eu que douze de ces oiseaux tués par les chasseurs, savoir : trois par M. Guilbert, trois par M. Bertrand, trois par le commis aux vivres, Imbert , un par M. Gressien , un par M. Gaimard, et un par Audibert. Sur la Co- quille, on s'en était procuré cinq ou six de plus ; le temps étant généralement plus beau, ces oiseaux se montraient alors bien plus fréquemment. Le calme persiste, et n'est quelquefois interrompu 7. que par de faibles risées de vent du N. O. au S. O. Aussi nous gouvernons à peine ; le courant de l'est a même beaucoup perdu de son action , et nous restons à cinq ou six lieues de terre , exposés à une chaleur accablante de 29 et 30» à l'ombre. Malgré les ennuis d'une semblable navigation , ces contre-temps ne m'affectent que médiocrement. JXous nous trouvons devant une portion de côte déjà ex- plorée par d'Entrecasteaux , et la petite lacune de vingt-cinq lieues qu'avait laissée ce navigateur avait déjà été remplie par M. Duperrey. Peu jaloux de re- venir sur des travaux déjà faits , nous nous sommes bornés à prendre de temps en temps des relèvemens pour vérifier les opérations de nos prédécesseurs , et 610 VOYAGE 1827. nous nous sommes trouvés parfaitement d'accord Septembre, avec eux. s. Dans la nuit, il a passé des grains assez violens. Mais le jour suivant , vers onze heures du matin , la brise s'est établie à TE. S. E. , et nous avons fait route plus régulièrement le long des côtes de la Nou- velle-Guinée, devant renfoncement où doit se trouver le petit port du Geelwink. Au soir le temps est rede- venu orageux, le vent a sauté à divers airs du compas, et nous avons fait peu de route dans la nuit. Bellanger, dont la blessure avait d'abord causé de l'inquiétude à M. Gaimard, se rétablit à vue d'ceil , et sera bientôt en état de reprendre son service. y. Sur les dix heures du matin il s'est formé une pe- tite brise d'est qui nous a permis de poursuivre tout doucement notre roule. Le matin nous passions à trois lieues des terres du cap Embarbaken , et le soir nous étions arrivés à peu près à la même distance de la pointe Toupet : l'espace compris entre ces deux promontoires creuse dans les terres , qui sont généra- lement acores , couvertes de bois et sans aucune appa- rence de culture. Deux ou trois fumées isolées, les seules que nous ayons remarquées , indiquent une faible population. Dans l'intérieur, continue de régner la haute chaîne des monts Arfak qui de Doreï s'étend jusqu'au cap de Bonne-Espérance et même au-delà. Deux pitons plus élevés encore que le reste de la chaîne dominent le cap Embarbaken. Nous avons poursuivi lentement notre roule jus- qu'à minuit, pour nous rapprocher des îles Mispalu DE L'ASTROLABE. 617 que je tiens beaucoup à reconnaître demain dans la 1827. journée. Depuis deux jours le courant est très-faible. SePtembre- A cinq heures et demie du matin j'allais faire servir 10. à l'ouest, avec une jolie brise d'E. N. E. , quand j'ai lout-à-coup découvert les deux îles Mispalu à peu de distance dans le sud-sud-ouesl. Déjà nous avions dé- passé le cap de Goede-Hoop (cap de Bonne-Espé- rance). C'est le cas de faire observer, en passant, que ce nom fut donné primitivement par Schoulen à la pointe occidentale de l'île Mysory , et c'est par erreur qu'il a été transféré à une pointe de la Nouvelle-Guinée beaucoup plus reculée vers l'ouest. Dampier nous paraît être le premier voyageur qui ait fait cette mé- prise ; tous ceux qui l'ont suivi ont adopté sa désigna- tion , et nous avons pensé que cet abus de noms était consacré par un trop long emploi pour essayer de le détruire. Nous nous sommes contentés de le signaler. Je manœuvrai de manière à me placer sur le méri- dien de Mispalu au moment des observations d'angles horaires; à neuf heures dix minutes, M. Jacquinotput en observer, tandis que nous nous trouvions précisé- ment à dix milles au nord du monde du plus occiden- tal de ces deux îlots. Le résultat des observations de cette année plaça l'île Mispalu occidentale par 129° 43' longitude est, c'est-à-dire quatre minutes plus à l'ouest que d'Entre- casteaux, et cinq minutes et demie plus à l'ouest que M. Duperrey. Celte opération terminée , il ne s'agissait plus que de poursuivre, le plus lestement possible, ma route G 18 VOYAGE 1K27. vers Amboine. Les vents malheureusement établis au Septembre. <^ O. et O.S. O. me forcèrent de renoncer au projet que j'avais formé depuis long-temps de me diriger, par le détroit de Dampier, entre Waigiou et Batanta. Malgré ma répugnance, il me fallut suivre la route tant rebattue par les navigateurs, au nord de la pre- mière de ces îles. Depuis le matin les pitons sourcil- leux qui la couronnent se montraient aux bornes de l'horizon , à plus de vingt lieues de distance , et le soir nous découvrions une grande partie de ses terres, bien qu'éloignées encore de dix ou douze lieues. Le courant a repris toute son action ; nous cinglons précisément sous l'équateur, et nous subissons tous l'action d'une chaleur accablante que redouble le voi- sinage des grandes terres de la Nouvelle-Guinée. h. A neuf heures du matin, nous trouvant sur le méri- dien de la pointe Pigot, on a observé des angles ho- raires qui l'ont placée , d'après nos déterminations dé- finitives, par 128° 55' longitude est. Dans l'après- midi nous passions entre les îles Aïou et Manouaran , et nos yeux reconnaissaient avec satisfaction les di- verses parties de Waigiou que nous avions déjà vues deux fois sur la Coquille. La forme bizarre de la Corne-de-BufJle nous rappelait surtout notre séjour au havre de Fofahak , nos paisibles communications avec les naturels, et nos actives recherches dans les forêts qui environnent de toutes parts ce beau bassin. Malgré le calme et le beau temps , nous n'aper- çûmes, dans la soirée, qu'une seule pirogue qui se rendait des îles Aïou vers la pointe orientale de Wai- DE L'ASTROLABE. 019 giou. Le matin nous avions aussi observé un brick de- 1827. vant nous , à deux lieues de distance , et qui faisait en SePtembre- apparence la même route que nous; mais il disparut à nos regards au commencement de la nuit. La brise fixée encore une fois au S. O. et O. S. O. 12. nous réduit à courir des bordées pour avancer dans l'est. Heureusement le courant nous entraîne dans cette direction. A midi nous passons à huit milles au nord de File En , et durant la nuit nous contournons , avec une brise incertaine et variable, à deux ou trois milles de distance, la chaîne escarpée des îles Vayag ou Quoy , Stéphanie et Quélen. Nous avions soin de porter l'attention la plus vigilante à nos manœuvres. Aussitôt que le jour a reparu, nous avons forcé de i3. voiles pour donner dans le passage entre les îles Syang et Quélen. Une jolie brise de S. S. E. nous poussait doucement sur la plus belle mer du monde ; à midi nous avions déjà franchi ce pas, et nous navi- guions dans la mer des Moluques. Près de la pointe ouest de Syang , nous distinguâmes un petit îlot re- marquable par deux ou trois arbres isolés et fort élevés. Pour avancer vers le sud, il nous a fallu louvoyer contre des vents légers et variables du S. S. E. au S. S. O. Chemin faisant nous avons reconnu que File Joï était fort incorrectement placée sur la carte de M. Freycinet, et l'indication d'Horsburgh était beau- coup meilleure. Du reste, à mon retour en France, j'ai vu que M. Duperrey avait déjà redressé celte erreur. 620 VOYAGE 1827. Nous passâmes la nuit aux petits bords entre les Septembre. j}es Guebe , Gagui et Rouïb. Le cône immense de cette dernière île s'aperçoit de toutes parts dans cet archi- pel à une grande distance , et procure une reconnais- sance très-commode. 14. J'avais le dessein de passer entre Gagui et Waigiou, afin d'explorer la partie occidentale de celle-ci , et j'ai voulu en tenter l'aventure. Mais le vent, toujours fixé au S. E. et S. S. E. , m'en a empêché; j'ai donc filé sous le vent de Gagui, en me tenant à six ou sept milles de sa côte occidentale. Dans la soirée, nous nous sommes trouvés à six lieues de la petite île Doïf dont nous avons fixé la po- sition. Elle est médiocrement haute, et Ton dirait qu'elle est accompagnée de quelques îlots dans l'ouest. Nous avons observé plusieurs lits de courant qui ren- dent la mer très-clapoteuse , et font murmurer ses eaux comme celles d'un torrent rapide. ,5. Poursuivant lentement notre route, à huit heures et demie du matin , des angles horaires furent obser- vés à six milles au nord de la plus occidentale des îles Boo. Elles forment un petit groupe de terres très- basses et de dix ou douze milles d'étendue de l'est à l'ouest. En même temps nous distinguions le sommet beaucoup plus élevé des îles Popo, distantes de plus de trente milles , et la cime aiguë de Pisang surgissait déjà sur l'horizon le plus pur et le mieux terminé. Sur les onze heures, comme nous avions déjà dé- passé les îles Boo, nous découvrîmes dans le sud- ouest un koro-koro , portant pavillon hollandais, qui DE L'ASTROLABE. 021 faisait mine de se diriger sur nous. Lorsque nous n'en 1827. fûmes plus qu a un mille , nous vîmes qu'il était cou- Septembre. vert de monde, de caisses et d'objets divers. Sur la haute plate-forme qui se trouve au centre, on distin- guait des personnages vêtus de brillantes tuniques en étoffes chinoises , à la façon des Malais , et la tête ceinte d'une espèce de turban. Les rameurs battaient en cadence les flots tranquilles de la mer, au son d'une musique retentissante de tam-tams, goum-goums, etc. Ce petit bâtiment était couvert de bannières , de flam- mes et de banderoles de toutes les formes et de toutes les couleurs ; mais le pavillon hollandais se dé- tachait plus spécialement sur l'avant, sur l'arrière el au sommet du grand mât. A midi et demi je laissai porter àl'O. N. O. pour donner au koro-koro le moyen de communiquer avec nous , comme il avait paru d'abord en avoir le désir. Mais il continua sa route vers les îles Boo sans se dé- ranger, de sorte que nous reprîmes la nôtre. Je con- jecturai que ce koro-koro était monté par quelque rajadeGuebe, de Ternate ou deTidore, en ce mo- ment en tournée pour percevoir les tributs dus à son souverain ; qu'à la vue de notre navire qu'il avait d'a- bord pris pour un hollandais , il avait eu l'envie de nous rendre visite; mais qu'ayant vu un autre pa- villon , il avait jugé convenable de continuer son chemin. A deux heures nous virâmes de bord à trois lieues de la haute et verdoyante île Pisang , qui s'élève du sein des flots comme une tour immense. Elle est ac- TOME IV. 4* 622 VOYAGE 1827. compagnée dans l'ouest par les îlots moins élevés de Septembre. Laun et Kekek. 16. Dans le cours de cette journée, la faiblesse et Tin- constance des brises ne nous ont permis de faire que très-peu de progrès vers le sud : sans le courant , nous bougerions à peine de place. Mais grâce à son action nous avons vu fuir derrière nous le double piton de Pisang, et dans la soirée, au travers de la brume, nous avons entrevu quelquefois les hautes montagnes de la grande île Ceram. i7. J'avais projeté d'aller mouiller deux ou trois jours dans la baie de Savaï , sur la côte septentrionale de Ceram , pour jeter un coup-d'ceil sur les produc- tions d'une île encore à peine connue. Mais le vent du S. S. E. , ou plutôt le calme joint au courant, me force à renoncer à cette attrayante relâche , et je me dirige lentement vers le détroit de Bourou. ï8. Malgré les brises variables et un temps très-chargé, je cherchais à suivre cette direction , quand à midi et demi , la brume s'étant dissipée , je reconnus avec surprise que je n'étais pas à plus de deux milles des terres de Ceram et de Bourou , et déjà à l'entrée du canal formé entre ces deux îles. Ne voulant point m'engager dans cette étroite passe , je profitai d'une légère brise du sud pour contourner Bonoa par le nord. A trois heures quarante-cinq minutes du soir, des angles horaires furent observés , tandis que nous n'é- tions qu'à trois milles au nord de la pointe N. O. de cette île qu'accompagnent trois ou quatre roches iso- DE L'ASTROLABE. 6*3 lées, à un ou deux milles dans l'ouest. Puis nous pas- 18*7. sàmes la nuit en panne devant les îles du détroit de SeP,embre- Bourou. Une brise du sud, opiniâtre et très-fraîche, nous 19. contraignit tout ce jour à courir des bordées devant le détroit , et le soir tout ce que nous avions gagné se borna à nous être rapprochés de douze milles de Ma- nipa et de Kelang. Nous restâmes toute la nuit à sept milles de la côte septentrionale de Manipa. La vio- lence des courans occasione fréquemment des remoux rapides et bruyans que l'on prendrait pour l'effet des brisans , si l'on n'était instruit d'avance de la cause qui les produit. Dès la pointe du jour, malgré le vent toujours fixé w. au S. et S. S. E. , j'ai recommencé à louvoyer sous toutes voiles pour donner dans le détroit. Favorisés par la marée, nos efforts ont eu du succès. A midi nous étions parvenus sur le parallèle et à trois milles de la pointe N. O. de Manipa , et le soir nous avions tellement gagné que nous avions déjà doublé la pointe S. E. de la même île. En approchant d'assez près la côte orientale de Bourou, nous n'avons point vu de traces du grand récif qui l'environne sur la carte dressée par M. Du- perrey dans l'atlas de l'Uranie. Mais en prolongeant toute la côte méridionale de Manipa, à quatre milles de distance, nous avons remarqué un joli village avec deux mosquées , et quelques bateaux tirés à la plage ; puis un peu plus à l'est , la petite île basse nommée Touban , sur la même carte de M. Duperrey. 4i* 624 VOYAGE 1S27. Les hautes terres de Bourou ont été presque tou- septembre. jours enveloppées d'un épais brouillard. Le vent soufflant continuellement du S. ou du S. S. E. , et le courant portant sans cesse au N. , il a fallu passer les trois journée i suivantes en efforts im- puissans pour atteindre l'entrée de la rade d'Amboine. On imaginera facilement quels devaient être notre im- patience et notre dépit , d'être ainsi réduits à l'absti- nence la plus rigoureuse , tandis qu'à quelques lieues de nous régnaient l'abondance et toutes les jouissances de la civilisation. Nos regards se promenaient avide- ment sur les riantes campagnes d'Amboine, et nous eussions libéralement récompensé le bateau qui eut. bien voulu nous apporter quelques provisions. Mais les réglemens sévères établis par les Hollandais pour le maintien de leur monopole , impriment aux mal- heureux Malais une profonde terreur, et ils se garde- raient bien d'approcher un navire étranger avant d'en avoir reçu la permission de la part des autorités. Du reste, dans notre patrie même, les réglemens sani- taires commandent de semblables prohibitions. C'est ainsi que le mal, ou l'abus, se trouve toujours près du bien, quel que soit le degré de civilisation. 22. A six heures du soir nous venions de virer à quatre milles de la pointe Allang; nous avions reconnu le village de Larika, situé sur cette pointe, et nous avions remarqué surtout une jolie maison carrée , blanche, tout au bord de la mer, et qu'au pavillon flottant au devant de sa façade , nous avions jugé être celle de l'agent hollandais. Mais nous reprenions DE L'ASTROLABE. G25 tristement la bordée du large, quand à huit heures i8?.7. nous entendîmes tout- à-coup les sons du tam-tam, et SePtembie- peu après nous entrevîmes dans l'ombre une embar- cation. Bientôt elle nous eut atteints : elle était entiè- Pi. cxxvi. rement armée par des Malais; l'un deux monta à bord et me remit un papier. D'après la forme de ce papier, je jugeai qu'il s'agissait d'y inscrire les noms du bâtiment, du capitaine, des lieux d'où il venait et de ceux où il comptait se rendre. Après avoir souscrit à cette formalité , j'adressai quelques questions à cet homme en malais , la seule langue qu'il connût. Tout ce que je pus apprendre fut que le nom de son chef à Larika était M. Barber, que le gouverneur actuel d'Amboine était M. Morrees, et que son bateau ne contenait aucune espèce de provisions. Sur quoi il prit congé de nous et regagna ses foyers, tandis que nous continuâmes à lutter contre les flots. Ce fut encore une journée de désappointement. Au 23. moment où je croyais atteindre l'entrée de la rade , le courant m'entraîna sous le vent , et à midi quinze mi- nutes nous virions encore une fois de bord à une demi- lieue du village de Larika. Au même moment une pe- tite goélette, sous pavillon hollandais, sortait delà rade et se dirigeait dans l'ouest. Dans la nuit le courant nous avait entraînés consi- 24. dérablement au large. Toutefois, à l'aide d'une jolie brise d'E. S. E. qui s'éleva vers dix heures du matin, je pus mettre le cap au vent de la pointe Noessa-Niva , et à quatre heures nous l'avions dépassée. Je cher- chai ensuite à faire route vers le fort Vittoria en s ni- 626 VOYAGE jSav. vant le plus près possible la côte orientale de la baie, septembre. ]\fajs à mesure que nous entrions, la brise mollissait, et le jusant très-prononcé retardait considérablement notre marche. A six heures dix minutes du soir le lieutenant de vaisseau Elgeneuze , capitaine du port à Amboine , que j'avais vu trois ans auparavant à Sourabaya, monta à bord et y resta jusqu'au moment où la cor- vette fut mouillée. Mais ce ne fut qu'avec des fatigues infinies que nous pûmes atteindre la ville. Encore le courant qui avait alors reversé nous entraîna-t-il au- delà du mouillage convenable, et à onze heures et demie , dans la nuit , il fallut laisser tomber l'ancre par trente-six brasses près d'un baleinier anglais en relâche sur cette baie. M. Elgeneuze, qui m'a fait toutes les offres de ser- vice possibles, m'a confirmé que M. Moirées était effectivement gouverneur par intérim , en l'absence de M. Merkus pour le moment en tournée; mais il a ajouté que cela ne m'empêcherait point d'obtenir tous les objets de remplacement dont j'avais un besoin si pressant. Cette assurance m'a comblé de joie , et je me suis vivement félicité du parti que j'avais adopté de diriger ma route vers Amboine. Nous allons enfin réparer nos perles , et nous procurer, à des prix mo- dérés , des objets que j'aurais deux mois auparavant payés volontiers au poids de l'or. 25. Au point du jour nous avons relevé l'ancre mouil- lée dans la nuit ; nous nous sommes rapprochés du pont d'embarquement , et nous nous sommes DE L'ASTROLABE 027 amarrés à poste fixe le plus près possible de la terre. 1827. A sept heures et demie j'ai envoyé M. Lottin chez Septembre. M. Morrees pour le saluer de ma part , lui présenter les lettres de recommandation de son souverain , et la note des objets dont j'avais besoin, enfin pour traiter du salut. Cet officier est rentré une heure après à bord , après avoir rempli sa mission. Moi-même , accompagné de six personnes de l'état- major, je suis descendu à terre pour faire les visites de politesse aux autorités de la place. Au même ins- tant notre corvette a salué le fort de vingt-un coups de canon qui lui ont été sur-le-champ rendus par un nombre égal. Nous nous sommes d'abord transportés chez M. Morrees, qui nous attendait avec MM. Paape et Paoli ; M. Morrees nous a fait l'accueil le plus ami- cal et le plus cordial , il m'a répété plusieurs fois que tous les objets que je demanderais me seraient immé- diatement accordés , et m'a fait toutes sortes d'offres de service plus obligeantes les unes que les autres. Ensuite nous nous rendîmes successivement chez le colonel Styman , commandant militaire , chez MM. les capitaines Paoli, Elgeneuze, Roos et Lang, qui tous à l'envi nous comblèrent de politesses et d'a- mitiés. Certainement des compatriotes ne nous eus- sent pas fait un accueil plus généreux et plus hono- rable ; il nous rappelait les jours heureux que nous avions déjà passés à Amboine trois ans auparavant. M. Lang, directeur du parc d'artillerie, nourris- sait chez lui un jeune babiroussa : témoin du désir 628 VOYAGE 1827. que nous avions de nous procurer un de ces animaux Septembre. p0ur }a collection du Muséum, il porta la générosité jusqu'à l'offrir à notre mission. Son offre fut acceptée avec une vive reconnaissance , et il fut convenu entre lui et moi qu'il garderait cet animal pour nous le remettre l'année suivante , lorsque nous revien- drions à Amboine après avoir traversé le détroit de Torrès. Impatient de voir tous mes doutes terminés tou- chant les objets que je tenais tant à remplacer, je me fis ouvrir par M. Elgeneuze les magasins de la ma- rine ; il ne me resta plus rien à désirer quand j'eus vu que ces magasins pourraient me fournir tout ce que je demandais en ancres et grelins. Désormais rassuré sur ce chapitre , je fus d'un autre côté affligé de voir qu'aucune nouvelle de France ne nous fût parvenue en cette colonie lointaine. Le si- lence du ministère m'affecta particulièrement ; j'avais compté sur l'obtention de quelques faveurs bien mé- ritées pour trois ou quatre personnes de l'état-major, et demandées vivement par mon rapport de Port- Jackson. J'ignorais alors jusqu'à quel degré ce minis- tère devait pousser son insouciance à notre égard , et combien il était éloigné de porter à nos pénibles tra- vaux l'intérêt que nous avions la simplicité de lui sup- poser. Nous apprîmes bientôt que le sultan de Djoutchou- Karta , dans l'île de Java , avait déclaré la guerre aux Hollandais, et leur avait déjà fait subir des pertes considérables. A cette époque les conséquences de DE L'ASTROLABE. 629 celte guerre causaient une inquiétude marquée à la 1827. plupart des fonctionnaires de la colonie. Septembre. Avec quel plaisir nous quittâmes le triste ordinaire auquel nous étions réduits depuis notre départ de Tonga-Tabou , pour voir nos tables chargées à la fois des mets de l'Europe et des productions des tropi- ques!... Nous n'avions plus que l'embarras du choix. Cependant nous avons souvent éprouvé qu'après de longues privations , s'il nous arrivait de nous trouver à une table abondamment servie , notre appétit se trouvait bien plus tôt satisfait que nous ne l'eussions imaginé, et nous élions tout étonnés de ne pas faire plus d'honneur aux mets qu'on nous présentait. A onze heures du matin, accompagné de MM. Jac- 26. quinot et Bertrand , et des maîtres Collinet et Audi- bert, je me transporte chez le maître du port pour procéder au choix des ancres et des grelins que nous devons prendre. Après un mûr examen nous nous sommes décidés pour deux grelins , dont l'un de neuf pouces , et l'autre de sept pouces , et pour une aus- sière de quatre pouces , enfin pour trois ancres de sept cents, cinq cents et quatre cents livres. De là, nous sommes allés aux magasins des vivres, et comme le biscuit sest trouvé de bonne qualité , j'en prendrai quatre mille kilogrammes , et seulement quinze cents du riz dont la qualité est fort ordinaire. Il est convenu que les voiliers travailleront à confectionner les hu- niers neufs sous un des hangars de M. Elgeneuze, et que l'observatoire sera établi dans l'un des jardins de ce fonctionnaire. fi 30 VOYAGE 1827. A quatre heures du soir je suis redescendu à terre Septembre. avec sept officiers pour me rendre chez M. Morrees, où nous étions tous conviés à dîner. Là nous avons trouvé presque toutes les autorités principales de la colonie rassemblées. Le repas a été somptueux , parfaitement servi, sans étiquette fatigante et de la plus grande gaieté. M. Morrees m'a renouvelé plu- sieurs fois ses protestations de dévouement et ses of- fres de service ; il m'a assuré que sa maison de ville , comme sa maison de campagne, étaient entièrement à ma disposition et à celle des officiers de V Astrolabe. Il aurait même voulu que je me fusse installé tout-à- fait dans son joli ermitage, et j'ai eu assez de peine à lui faire comprendre que les besoins du service et le désir que j'avais d'abréger le plus possible mon séjour à Amboine, ne me permettaient point de quitter le bord. Toutes les autres personnes de la colonie me témoignaient la même bienveillance , et dans leur so- ciété nous passâmes la plus agréable soirée. Toutefois le banquet finit par devenir fatigant pour moi par son extrême longueur, surtout par l'at- mosphère chargée de fumée de tabac , qui remplissait la salle , suivant la coutume hollandaise , et dont je déleste l'odeur. On ne quitta la table qu'à onze heures , puis les hommes dansèrent au son de la mu- sique des régimens. Enfin à minuit je me retirai très- fatigué de la séance , mais charmé des dispositions de nos généreux hôtes , et particulièrement de l'espoir de possède)1 bientôt à bord les moyens de poursuivre sans inquiétude ma campagne. DE L'ASTROLABE. G31 A onze heures du matin nous avons reçu la visite 1827. de MM. Morrees, Stymann, Paape, Lanaker, Elge-a? septembre. neuze et Paoli , auxquels nous avons offert des rafraî- chissemens. Ces messieurs ont passé trois heures à examiner les dessins de M. Sainson et les gravures de la zoologie du voyage de l'Uranie. La richesse et la beauté de ces gravures ont excité toute leur admira- tion ; en effet de pareilles publications sont des titres glorieux pour les gouvernemens qui en font les frais , et honorent plus une nation que tant d'autres dé- penses prodigieuses et sans but. Sur la proposition du docteur Gaimard, je con- sentis à ce que le maître Bérenguier et le matelot Au- bry, tous deux malades , fussent transportés à l'hô- pital de la colonie , où ils seraient plus à portée de recevoir les secours convenables à leur état qu'à bord. A quatre heures après midi , je suis allé dîner chez M. Morrees avec cinq personnes de l'élat-major. Nous avons quitté la table à cinq heures pour nous rendre à la métairie de cet administrateur. Elle n'est éloignée que d'un quart de lieue de la ville ; la maison est pe- tite, mais fort jolie, dans la situation la plus agréable et pourvue de tout ce qui peut contribuer aux jouis- sances de la vie. Un bosquet de superbes mangoustans pi. cxxxix. la protège contre les ardeurs du soleil ; un beau bassin de l'eau la plus limpide et la plus fraîche invite à goû- ter les douceurs du bain , et de nombreux troupeaux de bœufs , de vaches , de moutons , et même de cerfs , errent paisiblement dans un riant et fertile verger. 632 VOYAGK 1827. Les étables de ces animaux sont toutes entretenues Septembre. avec cene propreté minutieuse qui caractérise la na- tion hollandaise. En revenant de la campagne de M. Morrees, la conversation est tombée sur le sujet des perles que l'on nourrit de riz pour leur faire produire d'autres perles. Je vis que cette fable ridicule était implici- tement adoptée par MM. Morrees , Paoli , Elge- neuze, et plusieurs autres personnes notables de la colonie. Le dernier s'engagea même à me donner des preuves matérielles de ce singulier phénomène. Trois des naufragés espagnols, natifs de Manille, que nous avions recueillis aux îles Viti , trouvant ici des occasions pour rejoindre leur patrie , m'ont de- mandé la permission de quitter le navire : elle leur a été accordée avec des attestations qui constataient la bonne conduite qu'ils avaient tenue durant leur séjour à bord. Le jeune Mediola seul , natif de Gouaham , a témoigné le désir de rester h bord. Comme j'étais aussi content de lui , je lui en ai accordé l'autorisation , et j'ai même donné l'ordre à l'agent comptable de le porter sur les rôles du bord comme matelot a vingt- quatre francs , car il m'a paru juste que ce brave garçon touchât la paie de ses services. Le ciel s'est chargé dans la soirée ; la pluie a com- mencé à tomber par torrens à dix heures et demie, et a continué toute la nuit : elle n'a diminué qu'au point du jour. Les habitans m'ont raconté que la saison pluvieuse , qui n'avait cessé que quinze jours au plus avant mon arrivée, avait été beaucoup plus humide DE L'ASTROLABE. K33 que d'ordinaire. Dans les mois de juin, juillet, août 18»?. et septembre, Amboine avait été inondé par des tor- SeP,cmbre' rens de pluie presque continuels , qui avaient rendu son séjour très-maussade et qui avaient fait beaucoup de tort aux productions de la terre. Cette circons- tance se rapportait assez bien aux temps affreux que nous avions essuyés le long des côtes de la Nouvelle- Irlande et de la Nouvelle-Bretagne, dans la même saison et sous la même latitude. Sur l'observation qui m'a été faite par le maître 28. d'équipage, que les petits câbles de l'arsenal d'Ara- boine ne pouvaient faire aucun service durable , attendu que le chanvre en était échauffé, et sur l'éloge que m'a fait M. Elgeneuze des cordages en gomotou (ou fibres au gemutas âeHuhypk) , je me suis décidé à prendre un petit cable de celte dernière espèce. Je serai bien aise d'en faire l'essai et de vérifier jusqu'à quel point le gomotou pourrait être utile au service de la marine. M. Elgeneuze m'ayant cité avec beaucoup d'éloges les connaissances étendues d'un M. de Haart sur les productions des Moluques , connaissances acquises par vingt années de séjour et d'observations dans le pays , je me suis rendu dans la soirée chez le capitaine du port avec M. Quoy. Notre but était de converser avec M. de Haart et de nous aider de ses lumières; mais nous eûmes bientôt reconnu qu'elles étaient fort limitées , et même que ce brave homme partageait la crédulité de ses compatriotes touchant diverses opinions fabuleuses , comme celles de la reproduction 634 VOYAGE 182;. des perles, l'origine de la mouche-feuille, etc. Du septembre. reste ^ {[ nous raconta que le douyong se trouvait à Saparoa ; il s'en était procuré deux de la taille de huit ou neuf pieds pour le docteur Reinwartz ; mais ils avaient été perdus , n'étant arrivés qu'après le départ de ce naturaliste. - — M. de Haart a souvent vu le véritable animal du nautile flambé qui recouvre en partie la coquille lorsqu'il est déployé. Dans la mous- son d'ouest, il est commun à la pointe d'Allang. — Le muscadier mâle est nécessaire pour féconder les plan- tes femelles, et l'on a toujours soin d'en laisser à cet effet un de ce sexe sur cinquante , dans les plan- tations. — Il n'y a qu'un giroflier mâle dans Sa- paroa, et on n'a jamais pu le faire reproduire, de quelque façon qu'on s'y soit pris ; ses boutons ne fleurissent jamais, et cet arbre paraît être un monstre dans son espèce. • — A l'égard de la reproduction des perles, M. de Haart diffère d'opinion avec M. Elge- neuze , en ce que le premier pense que ce phénomène n'a lieu que dans l'eau de mer, tandis que l'autre prétend qu'il faut nourrir les perles avec des grains de riz. La pluie a recommencé à neuf heures du soir et a duré toute la nuit. Une chaloupe du port a apporté 29. notre biscuit et notre riz. Un jeune officier de la garnison m'a expliqué que le prince Dipo-Nigoro , régent de Djoutchou-Karta , était bien le même que j'avais vu prisonnier à Am- boine lors de mon passage sur la Coquille. A peine avait-il obtenu sa liberté, qu'au lieu de servir les DE L'ASTROLABE. G35 Hollandais , comme on l'avait espéré , il avait levé des 1827. troupes, et avait marché contre Sourabaya et Sa- SePtembre< marang. li avait tenu ces deux villes cernées tout l'été, et la mousson d'hiver seulement l'avait forcé de se retirer avec ses troupes. Dipo-Nigoro était un homme d'un caractère énergique, et son cœur était profondément aigri par les mauvais traitemens qu'il avait reçus des Hollandais. Dans la soirée, nous avons encore eu un déluge de pluie accompagné d'éclairs et de tonnerre. A dix heures , j'ai annoncé à tous les hommes de 3o. l'équipage rassemblés sur le pont que chacun d'eux avait reçu un avancement en paie , et que je deman- dais au ministre la confirmation de cette proposition. J'ai profité de cette occasion pour leur adresser une courte allocution , et les exhorter à redoubler de zèle et de dévouement pour le reste de la campagne. Tous ont paru satisfaits de la nouvelle que je leur annonçais, et j'espère qu'elle produira un effet favo- rable sur leur esprit. Du reste , cette faveur est bien légère , et tout me porte à croire que chacun d'eux l'eut obtenue, quand bien même il n'eût été attaché qu'à une campagne ordinaire et sans avoir pris part aux périlleuses épreuves de £ Astrolabe. Mais il m'é- tait défendu de faire plus pour eux.... C'était aujourd'hui dimanche ; il y a eu repos com- plet , et plusieurs matelots ont obtenu la permission d'aller passer la soirée en ville. Après mon dîner, je suis allé faire un tour au quartier chinois et au bazar. Comme je l'avais déjà 63G VOYAGE i.s*gb fait jadis, j'ai admiré la propreté, la tranquillité et Septembre, l'honnêteté de ces petits marchands , sous tous ces rapports bien supérieurs aux Européens si fiers de leur civilisation. J'ai poussé ma promenade et mes observations jusqu'à un pont brisé hors de la ville , où j'ai été contraint de m'arrêter et de revenir sur mes pas. Plusieurs personnes de l'état -major sont allées assister à une soirée musicale avec danses chez mon- sieur et madame Paape. Ces réunions imprégnées de fumée de tabac ne m'offrent que peu d'attraits, i octobre. Le navire baleinier anglais le Castor est mouillé sur la rade d'Amboine depuis quelques jours , çt le motif de sa relâche avait été la maladie de son capi- taine , qui se trouve très-mal , et qui s'est fait trans- porter à l'hôpital dans l'espoir de s'y rétablir plus promptement. Ce bâtiment devait repartir demain , sous le commandement du second , pour continuer sa pèche dans les Moluques et revenir plus tard re- prendre son capitaine. Mais le gouvernement hollan- dais s'y opposa formellement , et le départ se trouva ainsi retardé. Héritier du caractère défiant et ombra- geux de l'ancienne compagnie , le gouvernement local a placé à bord de ce navire six ou huit soldats pour épier les moindres actions des hommes de l'équipage, et nul canot ne peut déborder sans gardes. On nous a fait entendre que ce n'a été que par une faveur spé- ciale que nous avons été exemptés de ces dispositions rigoureuses. L'année dernière , le Castor toucha à la baie des DE L'ASTROLABE. 637 1827. Iles , où il prit quatre Nouveaux-Zélandais à Korora- Reka pour renforcer son équipage. Qctobr Notre fidèle Kokako a renouvelé connaissance avec ses compatriotes qui appartiennent à de bonnes fa- milles du pays , et qui , le voyant bien vêtu et bien traité à bord de notre navire , lui ont fait beaucoup d'amitiés , et l'ont même sollicité de passer avec eux sur le Castor. Kokako , pauvre esclave dans Korora- Reka, a été tellement flatté de se voir ainsi accueilli par des hommes d'une condition bien supérieure h la sienne , qu'il a bien vite cédé à leurs instances : il est venu non sans quelque embarras me demander son débarquement. Comme je n'avais aucun droit positif sur sa personne , et qu'au fond il y aurait eu de ma part quelque apparence d'injustice h lui refuser les moyens de revoir son pays , je lui accordai sur-le- champ sa requête. Le cœur gros et l'air honteux , il prit congé de V Astrolabe pour se rendre sur le Cas- tor. Sans doute il n'aura pas été long -temps à se repentir du changement. A la place du service doux , de la bonne nourriture et des égards qui étaient son partage à bord de V Astrolabe , il n'aura trouvé que les fatigues , les privations, la mauvaise chère, et surtout les mauvais traitemens auxquels les sauvages sont exposés sur les baleiniers. La veille encore , Kokako me jurait dans toute l'effusion de son ame qu'il ne voulait jamais remettre les pieds dans son pays , et qu'il voulait m'accompagner en France pour y rester avec moi. . . . Véritable enfant , incapable d'une réflexion suivie!... Du reste, je me suis souvent féli- TOME IV. 42 G 38 VOYAGE 1827. cité par îa suite qu'il ne m'ait pas suivi en France, viobre. car j'eusse ^té a ja fm forl embarrassé de sa personne , et il n'est aucunement probable que le gouvernement m'eut indemnisé des frais que l'entretien de cet hom- me m'aurait occasionés. On sait ce qui arriva à Bou- gainville au sujet d'Aoutourou , et j'eusse peut-être éprouvé des désagrémens semblables pour Kokako. 2- J'ai consacré toute celte journée à travailler à mon courrier pour la France. Dans la soirée, je suis des- cendu dans la ville avec M. Jacquinot pour faire quel- ques visites; mais presque toutes les personnes chez lesquelles nous nous sommes présentés étaient ab- sentes. Madame Paape, la seule que nous ayons eu l'avantage de rencontrer chez elle, nous a appris que toutes les autorités d'Amboine assistaient en ce mo- ment aux fiançailles d'un Chinois opulent, cérémonie dans laquelle ces peuples déploient toute leur éti- quette. Cette dame nous a fait voir la tunique , le chapeau et le costume complet du capitaine chinois pour le moment en fonctions. Quelque bizarre que nous paraissent ces ajustemens, si différens de nos ri. cxliii. modes françaises , on est forcé de convenir que ces vêtemens ont une certaine élégance, et qu'ils sont surtout d'une grande magnificence. 3. L'équipage a travaillé toute la journée à rider les haubans et les étais. MM. Gressien et Guilbert se sont rendus à l'invitation de quelques jeunes gens de la colonie qui leur avaient proposé une partie de chasse au cerf et au sanglier ou bain; mais leur chasse a été infructueuse et ils n'ont rien tué. DE L'ASTROLABE. G39 Toujours affaissé sous le poids d'un accablement 1827. et d'une faiblesse générale , je quitte peu le bord , où 0ct°'"'«- ma présence est d'ailleurs utile pour que notre dé- part d'Amboine éprouve le moins de retard possible. Je tiens beaucoup à remettre en mer avant que la mousson d'ouest ait eu le temps de se déclarer. Comme je descendais à terre , dans la matinée , en 4. passant devant la maison de la douane, j'ai vu une foule considérable assemblée, et j'ai appris que l'on procédait à la vente des effets du capitaine baleinier pour subvenir à la solde de ses dettes. La plupart des acheteurs étaient des Chinois qui sont, dans toute cette partie de l'Orient, pour l'esprit de négoce et d'usure , ce que sont les juifs en Europe. M. Paape m'a conduit chez le jeune Chinois qui se marie, et dont la maison reste ouverte au public du- rant tout le temps qui doit s'écouler entre ses fian- çailles et son mariage. L'époux est un jeune homme de dix-huit ou vingt ans, d'une complexion faible et délicate, avec des traits doux et agréables , bien qu'ef- féminés ; au demeurant ayant dans toute sa personne le type chinois au suprême degré. Sa maison , petite et fort propre, n'offrait rien de curieux que le lit nup- tial composé d'une double estrade, dont l'une, celle du fond, plus large que l'autre, est aussi plus élevée de trois ou quatre pouces. L'on m'a dit que c'était ri. clv. celle que le mari occupait. L'appartement nuptial offrait en outre quelques fauteuils , des cassolettes , des caisses contenant les bardes et les bijoux , quel- ques talismans et deux inscriptions chinoises en lel- 42» (540 VOYAGE 1827. très d'or. Le jeune homme et son frère nous firent Octobre, beaucoup de politesses, et nous offrirent des rafraî- chissemens que nous n'acceptâmes point. Je passai ensuite chez M. Morrees, où je trouvai M. Bertrand en altercation assez vive avec lui, tou- chant le prix des fournitures livrées par l'administra- tion. Malgré la promesse qu'il m'avait faite , M. Mor- rees exigeait une hausse de cinquante pour cent sur les prix fixés par les tarifs du gouvernement hollan- dais , comme cela se pratique à l'égard des navires du commerce qui reçoivent ces objets des magasins de la colonie. Par l'entremise de M. Paape, j'obtins que cette hausse serait réduite à quinze pour cent, et que dans le prix du biscuit celui des sacs ne serait point compris, attendu que nous ne les prenions pas. Ce dernier objet ne montait pas à moins de six cents florins. D'après les comptes arrêtés par M. Bertrand, la somme totale de nos dépenses à Amboine ne s'est élevée qu'à douze mille six cents francs environ , et dans le compte il n'y a eu que trois mille cinq cents francs pour les ancres , grelins et autres menus objets de remplacement pour le service de la mission. Sans doute il était difficile de réparer avec plus d'économie les pertes faites sur les récifs de Tonga-Tabou. Six mois auparavant, j'eusse souscrit sans hésiter un billet de cent mille francs à celui qui eût pu me les procurer. La première fois que mes lettres patentes du roi de Hollande furent présentées à M. Morrees , il arriva un incident assez comique. Par politesse , sans doute, le DE L'ASTROLABE. 641 gouvernement des Pays-Bas avait fait rédiger eet écrit 182,. en langue française, et le roi lui-même avait signé Octobre. Guillaume. M. Morrees, accoutumé à voir tous les actes signés JVillems , ne voulait point reconnaître l'autre signature, répétant sans cesse pour unique raison que le nom de son souverain était TVillems , et non Guillaume. M. Paape seul, après d'assez longs raisonnemens , put lui faire entendre que le roi de Hollande , régnant en même temps sur la Belgique , avait sans doute aussi adopté une signature française. Je conviens que le cas était assez singulier, et pouvait embarrasser le méticuleux administrateur; car je crois que c'est peut-être la seule occasion où un roi ait em- ployé deux signatures différentes. Du reste je prévis sur-le-champ que la difficulté qui avait eu lieu près de M. Morrees pourrait se re- produire dans quelque autre colonie hollandaise, dont le chef pourrait bien se refuser à toute espèce de raisonnement. Pour éviter un pareil inconvénient , je priai M. Morrees de me donner une traduction en langue hollandaise de ces lettres patentes , et d'y ap- poser sa légalisation. Cet administrateur se prêta à ma demande, et M. Paape m'assura qu'avec cette nouvelle pièce je pourrais désormais me présenter tête levée dans toutes les Moluques. J'ai dîné chez M . Morrees, et en sortant de table nous avons fait une promenade en voiture au jardin des Cocos. C'est une petite habitation fort agréable , située à une derni-lieue de la ville , au bord de la mer, et dans une position charmante ; elle sert ordinairement de 642 VOYAGE 1827. but de promenade et de rendez-vous aux sociétés qui octobre, viennent y respirer le Frais , fumer le cigare et vider quelques bouteilles de vin ou de bière. Nous sommes revenus au clair de la lune : en ces climats brûlans , rien n'est délicieux comme la fraîcheur qu'on res- pire au commencement de la nuit; en outre nous étions obligés de passer le long du cimetière chinois , et l'aspect de ces tombeaux d'une blancheur éclatante, dont la forme imite presque celle des anciennes chaises pi. cxlii. curules , et disséminés à larges intervalles sur les flancs d'un coteau tapissé de verdure et d'arbris- seaux en fleur, semble inviter à la méditation et au recueillement. Ces terrains sont incultes et sans valeur, de sorte que chaque famille a son tombeau isolé; leur ensemble occupe un espace assez consi- dérable. En revenant, nous fîmes une station dans l'agréable palais du gouverneur, à Batou-Gadja, pour prendre le thé et le café. Toutes les jouissances de la vie sont réunies dans cette charmante habitation, et je conce- vais que le gouverneur qui aurait pu joindre h ses fonctions administratives , par elles-mêmes peu fati- gantes , le goût des études ethnographiques et des ob- servations de physique et d'histoire naturelle , pour- rait aisément couler dans cette île des jours fort heu- reux et utilement remplis pour les progrès des sciences. 5. A dix heures et demie du matin nous avons trouvé qu'au fort de la marée montante le courant filait ln, 1 au N. E. vers l'intérieur de la baie. Dans le remoux DE L'ASTROLABE. 643 formé par le courant , M. Quoy a découvert une foule d'objets curieux à étudier. La journée a encore été très-pluvieuse. J'ai observé une grande différence entre la température actuelle d'Amboine et celle qui y régnait lors de notre passage sur la Coquille , bien qu'à la même époque de l'année. Comme je dînais encore aujourd'hui chez M. Mor- rees, avec plusieurs personnes de l'état-major de l'Astrolabe, la conversation est tombée sur la dé- couverte d'une jolie statuette en porcelaine. Elle a été trouvée ces jours derniers par un habitant d'Amboine, à six ou huit pieds sous terre, en faisant creuser pour asseoir les fondemens d'une nouvelle construction. 1827. Octobre. Sur le désir que j'ai témoigné de la voir, on s'est em- pressé d'aller la chercher, et j'ai eu effectivement sous les yeux une charmante statue en porcelaine de dix- 644 VOYAGE 1S27. huit pouces environ de hauteur. La pâte de la porce- Octobre. laine est d'une finesse extrême , et le travail d'un goût remarquable. Les traits de la figure se rappor- tent au caractère chinois ; mais l'ensemble de la sta- tue, pour la pose, les vêtemens et la couronne placée sur sa tête, semble rappeler les figures de madones italiennes ou espagnoles. En outre cette pièce est ad- mirablement conservée, et n'offre pas la plus légère cassure ou fêlure. Chacun des assistans s'épuisa en conjectures sur l'origine et l'objet de cette figure. Pour moi, je conjec- turai qu'elle avait été fabriquée par des Chinois , d'a- près quelque dessin venu d'Europe , et qu'ils s'étaient seulement permis de donner à la figure quelque chose de leur caractère national , en conservant fidèlement le costume étranger. Ensuite elle aurait été achetée par des Européens , et transportée à Amboine. Il ne serait pas même impossible qu'elle datât de l'époque où les Portugais possédaient ces îles, et qu'elle eût servi réellement de madone à ce peuple dévot. J'aurais été charmé d'acquérir celte intéressante pièce. Mais le propriétaire y attachait une valeur bien supérieure âmes facultés, et je fus obligé de laisser cette vierge mystérieuse dans l'attente de quelque amateur plus curieux, ou, pour mieux dire, plus riche que moi. Pour satisfaire au désir que m'en avait témoigné M. Morrees, je lui remis une note succincte sur les événemens et sur les opérations du voyage de V As- trolabe depuis son départ d'Europe jusqu'à son pas- DE L'ASTROLABE. CAo sage à Amboine. Il se proposait de l'envoyer à Balavia pour la faire insérer dans les journaux de cette colo- nie. En effet, c'était un moyen infaillible de faire par- venir de nos nouvelles en France, dans le cas où nos lettres se seraient égarées dans le trajet. A trois heures j'ai été dîner chez M. Paape avec quelques officiers , et à quatre heures et demie nous nous sommes rendus à la maison du jeune Chinois , où les cérémonies étaient déjà commencées. Comme elles ne m'ont que très-peu intéressé , et que dans la position où je me trouvais je souffrais beaucoup de la gêne et de la chaleur, je me contenterai d'indiquer sommairement ce que je pus observer. 1827. Octobre. 6i6 VOYAGE I f> 2 7 . Octobre. D'abord le futur époux et son père firent ensemble plusieurs génuflexions et quelques libations devant un petit autel élevé dans la première pièce de la mai- son. Puis le jeune homme fit trois génuflexions de- vant son père, deux à sa mère , et une à sa sœur. En- suite il monta dans un palanquin , et alla chercher sa future dans sa maison , au son de divers instrument , aux acclamations du peuple , et entouré d'hommes qui portaient des banderoles au bout de leurs bâ- tons. Au bout d'un certain temps , les deux fiancés re- vinrent, chacun dans un palanquin. Le père du futur introduit d'abord celui-ci dans la chambre nuptiale, en tenant un tamis suspendu sur sa tète. Puis l'é- poux va chercher sa fiancée et l'introduit à son tour dans la chambre, en observant le même cérémonial. La jeune fille est voilée du haut en bas , entourée en outre de plusieurs étoffes qui déguisent complètement sa taille et ses formes. Du reste elle ne marche qu'à pas très-lents , et semble une machine animée par des rouages , tant ses mouvemens sont lents , raides et mesurés. Arrivée dans la chambre, elle fait encore quelques gestes des deux bras avec la même lenteur. Enfin le futur lève le voile, et c'est là le moment où , suivant les mœurs nationales , l'époux est censé voir pour la première fois le visage de celle qui doit devenir sa moitié; si cette coutume était rigoureuse- ment observée , on doit concevoir quelle serait en ce moment l'inquiétude du futur, et combien il devrait cire souvent désappointé. Mais la chronique assure DE L'ASTROLABE. Ml que les infractions à celte règle sont plus nombreuses 1827. que les cas même où elle est observée. octobre. Du reste, dans la circonstance actuelle, l'époux n'aurait eu sans doute qu'à se louer de son destin. Pour une Chinoise , la jeune mariée était fort bien ; son teint était d'une délicatesse extrême , ses traits pi. cxlviii, fort réguliers et agréables , et son visage ne manquait pas de fraîcheur. Mais le type ordinaire de la race chinoise s'y retrouvait tout entier, et me rappela sur- le-champ celui de la statue de porcelaine. Il y avait même entre la coiffure et les vêtemens de la statue et de la fiancée , certaine ressemblance qui pouvait me faire croire que l'artiste n'avait pas eu besoin d'un modèle étranger pour exécuter son œuvre. Le voile soulevé , il y eut diverses cérémonies qui consistaient en libations devant un petit autel , échan- ges de places, présentations réciproques, entre les deux époux, de thé, sucre, etc. Tout cela exécuté, comme par ressort, avec une lenteur insupportable, tellement que le moindre mouvement exigeait deux ou trois minutes de temps. Dans la chambre nuptiale la chaleur était suffo- cante , à cause de la foule qui s'y pressait ; et dans l'antichambre où se trouvaient servis des mets et des rafraichissemens de toute espèce , les Européens cau- saient , buvaient, mangeaient et fumaient sans aucune retenue, ce qui contrastait d'une manière si singulière avec la décence et la réserve extrême observée par les Chinois , que j'en étais moi-même choqué. C'en eut été assez pour faire connaître sur-le-champ le carac- 648 VOYAGE tère national des deux peuples ; et néanmoins ces Eu- ropéens si frivoles , si étourdis , comparés aux sujets du céleste empire, étaient des Hollandais ou des Belges qui passent pour fort graves, au jugement des autres nations de l'Europe. Fatigué par la chaleur, et plus encore par la tabagie des Hollandais, je me retirai à six heures du soir, et je renvoie le lecteur, pour le reste de la cérémonie , aux récits de MM. Gaimard et Sainson qui eurent plus de patience que moi l . A deux heures après midi le Castor' a mis sous voiles , laissant enfin son capitaine malade à Amboine , où il reviendra le prendre dans un mois. En attendant il va continuer sa pêche dans les Moluques. C'est du second qui est venu me voir dans la matinée que je tiens ces détails ; ce marin , qui paraît être un homme intelligent , m'a communiqué la note des découvertes faites à bord du Castor. Ce sont, 1° deux récifs près de la ligne; 2° un groupe d'iles à l'est de la Nouvelle- Irlande , et qui est identique avec celui que signale la liste du pilote Siddins , sous le nom d'îles Abgarris ; 3° enfin deux petites îles basses sur la côte de la Nou- Guinée, qu'on avait nommées, sur le Castor, îles Ni- cholls et Ganlz , et qui sont les mêmes que nous avons appelées îles Guilbert et Bertrand. La montre marine du Castor ne se remonte que tous les huit jours , et sa marche est très-régulière. En effet, j'ai admiré le degré d'exactitude que donne cet unique garde-temps i Voyez noies 12 et i3. DE L'ASTROLABE. 649 pour diverses positions qui m'ont été communi- 1827. quées. °c,ob,c- A une heure après minuit, une goélette de guerre, s. de la colonie , nommée le Daphne , comme je l'ai su plus tard, a mouillé près de nous. Ignorant quelle espèce de bâtiment était V Astrolabe , le capitaine nous a hêlé de quitter notre mouillage pour le lui cé- der ; on sent bien que je ne fis pas la moindre attention à cet ordre. Au jour, en me faisant sa visite, le capi- taine s'est excusé de son erreur, et m'a fait en outre toutes sortes d'offres de service. Le Daphne arrivait en ce moment de Ternate ; son équipage est de quatre- vingts hommes , dont dix seulement sont des Euro- péens, le reste se compose de Malais. Toutes les dispositions nécessaires ont été prises pour nous tenir prêts à appareiller demain, si le temps le permet. J'ai fait mes visites d'adieu à tous mes gé- néreux et aimables hôtes d'Amboine , en leur pro- mettant de revenir les voir l'année suivante, lors de notre retour en Europe. M. Elgeneuze s'est chargé de faire passer en Eu- rope mon courrier renfermé dans une boîte en fer- blanc bien soudée , recouverte de toile goudronnée , et adressée à l'ambassadeur français à La Haie. J'en- voie au ministre de la marine le rapport détaillé de toutes nos opérations depuis notre départ de Port- Jackson jusqu'à notre départ d'Amboine, et les cal- ques d'un grand nombre de cartes déjà terminées, grâce à l'admirable activité des officiers. En même temps j'appelle vivement l'attention du ministre sur 650 VOYAGE ces officiers, et sollicite pour eux diverses récom- penses méritées à bien juste titre. En retour des bons offices que nous avions reçus de M. Elgeneuze , surtout de la part active qu'il avait prise , comme chef de la marine , à nous faire obtenir tous les objets de remplacement qui nous étaient si nécessaires , je lui ai offert, au nom de la mission, un des micromètres de Rochon qu'elle possédait. L'ac- quisition de cet instrument était pour lui un objet d'un grand prix , et celui qui nous restait suffisait pour nos travaux. Il était heureux pour nous de pouvoir re- connaître à si bon marché les services imporlans que cet officier nous avait rendus. La pluie a encore tombé par torrens durant la nuit, et n'a cessé qu'à neuf heures du matin. Le calme ou de folles risées de l'ouest ont suivi ces averses. A une heure la brise ayant soufflé à l'E. N. E. , assez fraî- che , j'ai cru que je pourrais sortir de la rade. Les ancres ont été levées , et trois embarcations du port placées de l'avant pour nous remorquer. Mais à peine commencions-nous à nous mettre en mouve- ment que le vent a repris au S. O. , et la corvette a été entraînée sur les pêcheries devant le quartier malais. Pour éviter de tomber sur le banc , il a fallu de nouveau mouiller ; puis je me suis décide à passer en- core celte journée en rade, remettant notre départ au lendemain, car je ne me souciais point d'être obligé de passer la nuit à courir des bordées dans un canal où le vent varie à chaque instant, et qui n'offre pas DE L'ASTROLABE. (îôl un seul endroit où laisser tomber l'ancre, tant ses 1827. rives sont acores. Octobre. Dans la soirée un brick est venu mouiller sur la rade ; j'espérais qu'il arrivait de Java, et qu'il allait y retourner bientôt pour y porter nos lettres. Mais j'ai appris que ce navire venait de Timor, chargé d'oi- gnons et de pommes de terre qui ne croissent point à Amboine. Ce sont les Chinois qui achètent ces car- gaisons en bloc , pour les revendre ensuite en détail aux prix qui leur conviennent , aux Malais et même aux Européens. Toute la nuit la pluie a encore tombé en abon- 10. dance , et, loin de cesser au jour, elle a même redou- blé. Néanmoins en exécution de la demande que j'avais adressée à M. Elgeneuze, les canots du port et du Daphne s'étaient rendus à mes ordres. A six heures du matin j'ai fait déraper les ancres et gouverner pour sortir de la baie. A sept heures les huniers et perro- quets ont été bordés pour profiler des faibles souffles de vent qui venaient par intervalles rider la surface des eaux. Du reste la pluie n'a guère cessé de tomber par torrens , avec du tonnerre et des éclairs. Il en résul- tait une brume si épaisse qu'elle nous cachait parfois la vue de la côte que nous suivions à moins d'un demi- mille de distance. Heureusement nous fûmes aidés par le jusant qui nous conduisit hors de la baie. A dix heures et demie la brise s'établissant au N. E., les basses voiles furent amurées, et je congédiai les trois embarcations hollandaises. De onze heures à 652 VOYAGE 1827. onze heures quarante minutes , nous restâmes encore octobre. en calme plat sans gouverner. Puis le vent revint à TE. S. E. , où il souffla avec plus de force. Enfin à midi nous nous trouvions précisément entre les deux pointes Noessa-Niva et Allang, et à un mille de la première. Désormais le courant nous emporta rapi- dement au large vers l'O. S. O. Nous quittons Amboine avec cinq hommes malades de la fièvre, savoir : M. Faraguet, les deux maîtres Collinet et Bérenguier, et les deux matelots Aubry et Fabry. Le troisième seulement nous inspire de vives inquiétudes sur son état. Son moral est profondément affecté, et il paraît convaincu de l'idée que le terme de son existence est proche. Toutefois je me plais à espérer que cet estimable marin verra son état s'amé- liorer peu à peu par son retour dans des climats plus tempérés. Sous tout autre rapport la relâche d' Amboine a été très -utile à la mission. Toutes les pertes faites à Tonga-Tabou sont réparées; les vivres consommés sont remplacés , et l'équipage , fatigué et presque dé- moralisé par les dangers qu'il avait courus , a repris de la confiance et de nouvelles forces. J'ai lieu d'au- gurer d'heureux résultats pour le reste de notre labo- rieuse entreprise. Mon projet , en quittant Amboine , est de me di- riger vers la Tasmanie, de visiter Hobart-Town, chef- lieu de cet intéressant établissement ; lieu qu'aucun navire français n'a vu depuis que d'Entrecasteaux en fit la découverte. Puis je me rendrai sur les plages de DE L'ASTROLABE. 653 la Nouvelle-Zélande pour explorer la côte occidentale 1827. d'Ika-Na-Mawi , comme nous avons déjà exploré sa Oc,ol,,e- cote orientale ; de-là nous nous porterons dans le dé- troit de Torrès , d'où nous opérerons notre retour en France. Cette seconde partie de la campagne, bien remplie, doit assurer à l'expédition de V Astrolabe de nouveaux titres à l'estime des géographes. TOME IV, 43 fi. 5 4 VOYAGE 1027. CHAPITRE XXX. TRWERSEE D AMIîOlNF A YAN-DIEMEN S-LANI). Le jour de notre départ nous ne fîmes que très- octobre. peu (je chemin , à cause des brises faibles et variables de la partie du S. E. au S. S. E. Nous avions en vue beaucoup de baleines, des bandes nombreuses de fous et des troupes de marsouins. 11. A trois heures après midi nous eûmes calme plat ; le ciel se chargea de toutes parts , et , durant huit ou dix heures de suite, il tomba de l'eau par véritables torrens , avec des éclairs redoublés et de violens coups de tonnerre. La nuit fut très-obscure : heureu- sement nous nous trouvions alors sur un espace dé- 12. gagé d'îles , ce qui nous délivrait de toute inquiétude. Au moyen de faibles brises de l'E. et de l'E. S. E., nous avons continué à nous avancer lentement au sud. A six heures du soir nous passions à huit ou dix milles , dans l'ouest , des petites îles de la Tortue. Ce sont trois îlots bas , boisés et rapprochés les uns des autres. En même temps on distinguait déjà confuse- DE L'ASTROLABE. 655 ment , de la hune d'artimon, les îles Lucapinha dans 1827. le S. S. O. , et à douze ou quinze milles de distance. 0ctobïe> Les relèvemens pris sur ces deux groupes d'îles nous ont servi à diriger notre route durant toute la nuit. A huit heures et demie un feu s'est montré quelques instans à bâbord, dans un grand éloignement, et pro- venant sans doute du dernier de ces groupes. La brise du S. E. , mieux établie , nous pousse au- r, jourd'hui plus régulièrement. Vers deux heures et demie, après midi, l'île Gounong-Api s'est tout-à- coup montrée au travers de la brume , à deux quarts au vent à nous. Notre route nous en a fait passer à huit milles environ à l'ouest , ce qui m'a fort étonné , car je comptais la laisser à cette même distance dans l'ouest. J'en ai conclu que la carte d'Arrowsmith pla- çait mal cette île par rapport à Amboine. Gounong-Api [Mont de Feu en malais) est un cône peu régulier, échancré au sommet , à peu près nu dans toute son étendue , d'un demi-mille de dia- mètre , et de deux ou trois cents toises de hauteur. Du reste il ne m'a pas offert plus d'apparence de feu , ni même de fumée , qu'à l'époque de mon passage sur la Coquille. A trois heures huit minutes du soir, ce rocher nous restait au sud du monde , et à six heures trente- deux minutes à l'est. En dirigeant toujours ma route d'après la carte 14. d'Arrowsmith , je m'attendais à donner aujourd'hui dans le canal formé par Wetter et Roma. Je restai donc assez surpris en voyant au point du jour que la partie la plus occidentale des hautes terres de Wetter 43* G5G VOYAGE 1827. nous restait déjà au S. S. O. , c'est-à-dire presque octobre. . de la pointe australe de Van-Diemen's-Land ; cepen- dant j'ai conservé le cap à l'E. S. E. pour me soutenir contre les courans du S. O. Le ciel est entièrement couvert et l'horizon com- plètement enveloppé d'une brume épaisse, humide et grisâtre. Il vente grand frais de N. N. O., avec une mer très-grosse , et nous filons quelquefois jusqu'à neuf nœuds. Nous avons en vue des albatros et des pétrels de diverses espèces , des marsouins et des baleines. Un 676 VOYAGE 1827. de ces derniers cétacées d'une grande taille est resté Dvcenibre. cjnq ou sjx minutes à une vingtaine de toises du navire : toute sa tête était couverte d'une croûte blan- châtre formée sans doute par des madrépores et des coquilles. ir. Nous avons reçu un grain de grêle , et dans la nuit le thermomètre descend jusqu'à 9°. C'est le cas de faire remarquer combien la température est basse dans ces parages , bien que le soleil approche du sols- tice d'été de cet hémisphère. A peine y a-t-il une différence sensible entre la température actuelle par 44« lat. S., au milieu de l'été, et celle que nous éprouvâmes l'année dernière , au fond de l'hiver aus- tral , par 39 et 40» lat. S. , tant il est vrai que les in- dications du thermomètre doivent osciller entre des limites très-rapprochées l'une de l'autre dans les sai- sons les plus opposées de l'hémisphère austral, sur- tout en pleine mer. 12. Nous obtenons enfin des observations qui nous apprennent que le courant nous a entraînés de qua- rante-huit milles au N. N. E. , dans les soixante-douze heures qui viennent de s'écouler. Nous gouvernons à l'est pour augmenter promptement notre longitude. ! i. Nous avons cheminé toute la nuit sous le grand hunier, deux ris pris et la misaine, avec une forte brise de N. O. par rafales. A son lever, le soleil s'est montré , mais son disque était tout rouge , et dans le N. O. l'horizon était chargé de sombres nuages dont la teinte livide et bronzée annonçait une tempête prochaine. DE L'ASTROLABE. 077 Je fis carguer la misaine, hisser le pelit foc et 1827. amener le grand hunier sur le ton , en continuant de Décembre. fuir vent arrière. Aussitôt que cette manœuvre fut exécutée, un grain très-pesant, chargé de pluie, grêle et vent, éclata du N. O. à PO. N. O. Il dura deux heures, puis le ciel sembla s'éclaircir; mais à sept heures et demie , dans un second grain plus impé- tueux encore, le grand hunier fut mis en pièces en un clin-d'œil. Cependant on en ramassa les morceaux restés sur la vergue, et nous demeurâmes sous le petit foc, filant encore près de huit nœuds sous cette unique voile au travers d'une houle énorme. Dans l'après-midi , la force du vent a encore augmenté ; les lames sont devenues monstrueuses; les tourbillons de vent faisaient voler leurs cimes en poussière ar- gentée. Le thermomètre est descendu à 8° et le froid est piquant. Dans la matinée, les grains ont cessé, le vent s'est 14. apaisé, et nous avons eu beau temps dès midi. Nous avons obtenu des observations sûres , ce qui nous a causé beaucoup de satisfaction, attendu que nous approchons de terre. A midi, nous avons reconnu que le courant qui 15. nous portait jusqu'alors au N. E. avait beaucoup di- minué, et nous avons mis le cap à TE. */4 N. E. La présence d'un fou à tête fauve nous annonce la proxi- mité de la terre. En effet, dès neuf heures sept minutes du matin, 16. le premier j'aperçois très -distinctement le rocher Mewstone à quatre ou cinq lieues de distance dans 678 VOYAGE 1827. le N. E., et peu après les terres de la Tasmanie au Décembre. travers de la brume. A dix heures quarante-huit mi- nutes, nous passons à deux milles au sud de Mews- lone, puis nous continuons à contourner la côte à trois ou quatre milles de distance pour nous diriger vers la baie des Tempêtes , poussés par une belle brise de l'O. N. O. variable à l'O. S. O. Vers deux heures un quart après midi, l' Astro- labe rangeait le cap Sud à une lieue , et là je reconnus que nos montres nous plaçaient beaucoup trop à l'ouest. A trois heures et demie, j'étais arrivé devant l'entrée du canal d'Enlrecasteaux, et je gouvernais sur la pointe Tasman. Mais je songeai qu'il était déjà fort tard , et je tenais à m'assurer un mouillage pour la nuit. En outre, je n'étais pas fâché que V Astrolabe pût visiter le beau canal découvert et reconnu par les vaisseaux français que commandait d'Entrecasteaux. Ainsi je me décidai à laisser porter au nord. Nous passâmes fort près de plusieurs pâtés dangereux qui semblent encore s'étendre au large des récifs marqués sur la carte à l'entour des lies Stériles. Sur la pointe d'un de ces brisans , nous remarquâmes tout le devant d'un navire qui paraît s'être dernièrement perdu sur ces roches ; le beaupré est encore en place , et le bâtiment a dû être de cent tonneaux environ. A mesure que nous entrions dans le canal , la brise mol- lissait de plus en plus , en variant au sud et même à l'est. Enfin, à sept heures vingt minutes, comme nous nous trouvions par le travers de l'ile aux Perdrix et. à mi-chenal environ , il y eut calme plat , et je fus DE L'ASTROLABE. 679 bien oblige de laisser tomber l'ancre de bâbord par 1827. trente brasses fond de vase. Heureusement il fit beau Décembre, durant la nuit qui suivit, car, dans cette position, la corvette eût été fort mal pour les vents du sud. Après une traversée de dix-sept cents lieues en- viron , après soixante-seize jours d'une navigation accompagnée de plus d'une privation, nous voilà arri- vés à la pointe extrême de l'Australie, et je vais enfin visiter cette Tasmanie qui me fit éprouver tant de regrets lors de la campagne de la Coquille. Du bord, mes avides regards parcourent les alentours de notre mouillage , et ce que j'aperçois suffit déjà pour m'annoncer qu'une différence notable existe entre la constitution générale de cette contrée et celle de la Nouvelle-Galles du Sud. Ici les terres sont bien plus hautes , les pentes sont plus roides , le sol plus tour- menté , et son aspect extérieur se rapprocherait sous quelques rapports de celui de la Nouvelle-Zélande. Il y a de belles forêts , mais beaucoup d'espaces sont dépouillés et desséchés : la teinte de la végétation est triste et brûlée comme celle de la Provence au mois d'août. Nous ne pouvons découvrir aucune appa- rence de population civilisée ni sauvage, à l'exception d'une fumée unique qui s'élève de l'île Huon. Il paraît que les colons de Van-Diemen n'ont pas encore fait d'établissemens dans cette partie du canal. \PPENDICE. -W«t— - J'ai pensé que quelques personnes seraient bien aises de trouver ici la partie de la relation du voyage de Schou- ten et Lemaire , relative à leur navigation le long de la cote de la Nouvelle-Guinée. Ce document est extrait tex- tuellement de la relation en latin publiée à Amsterdam , 4 en 1619, chez Guillaume Janson '. Novi freti a parte mcridionali freti Magellanici , in magnum mare australe, detectio facta laboriosissimo et periculosissimo ùinerc, a Guilielmo Cornelio Schoutcnio Hornano, annis i6i5, 1616 et 161 7 , totum orbem terrarum circum-navigante. Amslclodami , apud Guilielmum Jansonium , 161 9. Die 5 , flabat ventus Vulturnus, socio comitante Euro ; 1616. currit rector navis Mesolibonotum versus , et in Africum , Julius. tonitrua et fulmina, et pluviœ erant molestae, sub altitudine polari trium graduum quinquaginta-sex minutorum. Die 6, aliquando iEolus iraeundior nobis erat molestus , aliquando malacia cura pluviâ, fulmine et tonitru. Temporc • Cetle relation paraît avoir élé écrite par le médecin de l'expédition, Nicolas de Wasscnaer , et antérieure de trois ans à celle que cite Desbrosscs, rédigée par le commis Aris Claessen. 682 APPENDICE. 1616. pomeridiano, sese obtulit nobis mons eximiae nïagnitudinis ab Julius. Africo, currimus co , navarcbus noster suspicabatur se viderc Banda, propter similitudinem maximam montis Goemenapi in câ insula , ojusque vicinam altitudinem , sed cùm propiùs accederemus , offerebant se adhuc nonnulli alii montes ejus- dem formae, vergentes ab eo antea dicto in septentrionem , sed distabant interse sex aut septem milliaribus, quare doctus mutavit opinionem suam tiphys noster. Post montent, tam a parte orientali , apparebat terra infinila nobis aliqua alta , etiam plana : vergens Eurum versus , quare judieabamus esse Not>am Guineam , et quoniam nox irruebat, sistebamus cursum. Die 7 in aurorâ , eùm totam noctem studio \ ento adverso navigàssemus , recta prora dirigitur in monlem, appropinqua- mus, comperimus insulam ardentem, evomebat enim altissimas flammas, admixtis fumis : quare dicta a nobis Vulcanus; flabat Vulturnus,cœlosereno. Erathaec insula babitata,etcocisafflue- bat. Incolse nonnullis canois, nos invisebant, et timide com- pellabant nos, sed quid eorum oratio vellet non intelleximus , nec ipse quidem ^Ethiops Moyses , plané erant nudi , tantùm , ea quae natura tecta voluit, tegebant, nonnulli capillos alcbant, quidam abraserant. Hic non licuit nobis vadum attingere, ita ut ancliora non fuerit demissa ; in Septentrionem et Caurum, offerebant se etplures insulae, Hjpcragesten versus, in planum promontorium currunt, quod à prora conspectum : et sub vesperam superatum , tum vêla omnia collecta , et totam noc- tem ferebamur pro libidine œstûs marini. Hic occurrebant nobis varii colores aquoe , ut vii'ides, albœ, crocea; , quas nos judicabamus rivulos esse ex fluviis, sapore dulci enim vince- bant aquas marinas : circumcirca flucluabant multa: arbo- res, folia , et rami , quibus nonnunquam insidebant aves , et cancri. Die 8, ventus erat varius , Proreta nos ducebat Lipafricum versus, et in Corum , cœlo sereno, et laudal)ili progressu , mon- tosa quœdam insula erat à dextris , à sinistris vero plana, non APPENDICE. 683 lamcn omnino à collibus libéra ta, quo nos propcrabamus, t6iG. sub vcsperam accessimus, compcrimus vadum arenosum lau- Julius. dabile, ad ulnas 70, à terra dispositum, tormcnti majoris jac- tum unura. Mox nonnullae canocc nos salutant, onustae nescio profecto qua forma hominum , qui Papoos erant , habcntcs crines brèves, crispos, gcstantes annulos per nares etaures, ornati nonnullis plumis, capiti impositis, aut braehiis, por- eoruin dentibus circum colla, et in thorace , maximo orna- mento. Comedebant etiam betcle , imo multis corporum vitiis videbantur subjecti, bic eratluscus, alter laborabat crassitic pedum, quidam braehiorum, alii aliis morbis vexabanlur, bine conjiciebamus hic valetudinis, et medicorum esse ino- piam : maxime quia eorum œdificia, stipitibus octo aut novem pedum erant imposita. Elevatio erat poli trium graduum, qua- draginta trium minutorum. Hoc loco încidebamus in spéci- men quoddam zinziberis, istic nati. Die 9, aneborâ éjecta, scapha nostra quœrit juxtà littus eommodam stationem nobis, revertitur, narrât commodis- simum sinum conspectum , quô navigat Proreta, ponitur an- ebora ad ulnas viginti sex , optimo vado sabuloso , cui non- nihil argillœ adhœrebat. Prope stationem nostram erant duo pagi , ex quibus incolœ canois quamplurimis erumpebant , adferentes cocos nonnullos, sed ipsis erant pretiosi valdc , petebant enim ulnam unam , panni lintei , pro quatuor nuci- bus, maxime enim appetebant lintea. Erant etiam ipsis porci , quos, magni faciebant, significabamus quidem nos alimentis indigero, sed illi nibilominus nihil adfcrcbant. Eo die portio unicuique sociorum distributa est; singulis quinque librae panis ; chopina una, et semis olei singulis in bebdomadam , tantumdcm vini bispanici uno die, cum cjatbo minimo vini stilbatitii; omnia quae ollis coquuntur, ut pisa, faba3 , polenta, carnes, laridum , et pisces erant absumpti. Nec nobis constabat certo , quo loco eramus, num longé ab insulis Indiae distaremus , an propius adessemus dubitabatur. Tmô nibil certi erat apud nos, num istud littus quod quotidie 084 APPENDICE. ifii6. legebamus, rssct Novœ-Guineœ , necnc ; sed suspieabamui Julius. tantum, nam omnes tabulae, quai erant in manibus nostri.s , aliam terrae ideam refcrebant, quam istam quœ nobis appare- bat. Hinc nobis animus pcnè abjectus. Sub vesperam oritur tempestas, cum socia pluvia , fulgure, ettonitru , quœ conti- nua tota noctc , cœlo obscuro fuit. Die 10, viginti canoœ nobis occurrunt, instruetae viris, mulieribus et pueris , prorsus nudis, parte pudenda tantum tecta. Nibil quod alicujus pretii esset, adferentes. Die 1 1 , sole oriente , vêla facimus , navigamus Hyperargcs- ten versus, et in corum , juxtà littus, terrae ut ora nobis semper esset eonspicua , nonnunquam tribus milliaribus, aliquando duobus , saepe uno et semi distantes ab ea : circiter meridiem altum quod4am promontoriumsuperabamus. Hœc terra Noi>œ Guineœ , excurrit maxime byperargesten versus, nonnun- quam paulo in occidentem , aliquando magis in septen- trionem. Die 12, navigatur ut pridiè in corum, juxtà littora , cœlo sereno , et sole œstuante. In prandio , poli erat elevatio duo- rum graduum, quinquaginta octo minutorum : nonnibil hic proderat ctiam maris aestus, qui nos in occidentem abducebat, quod et notatum nobis contegisse dum legeremus oram istam Novœ-Guineœ. Die i3 et decimo quarto, legitur adhuc ora ista à nobis, conspeximus aliquando loca montosa , nonnunquam plana. Die i5, nihil à cursu et vento mutatur, cœlo sereno, post meridiem conspectae à nostris duae insulae habitatae, h littore dissitae milliare semi , cocis abundantes. E6 statim curritur, et vadum aneboris gratum istic depre- henditur, ad quadraginta, triginta , viginti quinque, et viginti, imo ad ulnas sex et quinque, et tuto anchora jacta ad ulnas tredecim : navarchus noster valde de nobis sollicitas, cum scapha, et lintre , armis optimè munitus, ad littus se deferri jubet, ut nobis de cocis prospiceret, quorum maxima istic co- pia erat, sed cum littus nave appelleret, insulani se occulue- APPENDICE. (585 rant in sylva , ut nos ex insidiis adorirenlur, quod et factum , rCiG. uno enim impetu in nos arcubalestis ruebant, ut sexdecim sa- Julms. gittis statim saueiati fuerint, hic inbrachio, ille in cruribus, quidam in cervice, nonnulli in manibus; nos vero non im- memores ofllcii nostri in tali casu , sclopos majores, et tor- menta lapidibus farcta , in cœtum eorum explosirnus, sed illi toto exercitu in nos irruentes, ad naves nos compellebant. Eo die quo pugna haec commissa , erat nobis altitudo polaris , unius gradus et quinquaginta sex minutorum. Die i6 manè, navigatum intra duas insulas, anebora jacilur ad ulnas novem , satis tuto : sumpto prandio scapha et tinter in insulam minimam navigant, ut cocos quœrerent, humiles istas TËthiopum casas duas aut très incendebant, quod cum vi- dissent altcrius insulœ babitatores , inlentioribus vocibus cla- mantes, et vociférantes , non audebant propius accedere, cum à nobis lormentis bellicis majoribus stantes in littore, et sylva , salutarentur; imô nonnunquam tela nostra totam sylvam pc- rerrabant, hinc iEthiopcs pcrculsi , non ausi fnere prodirc in publicum : circiter vesperam nostri ad navim redeùnt, ita onusli , ut unicuique socio très coci distribuerentur. Paulo post ex insulanis quidam ad nos excurrit caduceator, secum adfercns pileûni , qui socio cuidam in superiori velitatione ex- ciderat in mare. Haec gens plané est nuda , nec genitalia ipsa tegit. Die 17, tempore matutino duœ aut très canoœ, TEthiopibus instrùctse, nos invisunt, cocos nonnullos in mare projiciunt, ut fluxu refiuo, ad nos ferrentur, etiam monstrabant ut nos cape- remus, ineundœ amiciliœ gralia , tandem jubetur ut propius accédèrent, inox conûdentius accedunt navem , tantam copiam cocorum , et bananarum adferentes, quanlam optaremus , quœ omnes in pergula demisso funiculo , ex eorum canois ad nos mittebant, nos pro nostra consueta lmmanitatc, non in- grati , ofFercbamus œruginosos clavos , cutellos et corallia. Adferebant nonnibil viridis zinziberis, et radiées luteas, qua- rumusus est loco croci. Mutabant etiam suas sagittas , et arcus, tome iv. 45 686 APPENDICE. 1616. cum sociis , ut sic mutuis benefioiis se nobis plané devinxerint. Tulius. Die 18, commulabant etiamnum bananas et cocos, adjunc- ùskassaini et papede , qui etiam in India-Orientali reperiun- tur. Videbamus in usu bis esse ollas fictiles , quas ab Hispanis allatas credebatur. Neque tantopere admirabantur naves, ut incolas aliarum regionum , norant enim usu m tormentorum bcllicorum , et tonitru martis. Insula bœc dicebatur Moa , quaè niagis vergebat in orientem , quae vero erat ex adverso , Insou compellabant , at extrema, montosa; à Nova-Guinea distans quinque aut sex milliaribus nominabatur ipsis Arimoa. Die 19, socii nostri piscatum abibantin insulam maximam. Amicè excipiebantur ab incolis, imo dum occupati erant pis- cando , sagenam animi gratiâ cum nostris extrahebant, obruen- tes nos muneribus cocorum. Ab oriente affluebant multae ca- noœ , ab insulis in orientem sitis , nonnulla? erant valdè am- plae, quare nos à littore revocabamus piscatores nostros. Hi iElhiopes monstrabant ut tormenta nostra exploderemus in ca- noas istas , sed significabatur ipsis, hoc à natura batava alie- num, nocere inculpatis, si vero nos lsederent, arma nobis dota defensioni , nihilominus advolant amicè, adferentes tantam abundantiam cocorum et bananarum , quantam desideraba- mus, ut socio unicuique quinquaginta nuces distribuerentur et duo fasciculi bananarum. Hœc gens alebatur cassavy, panis vice, sed cum eo qui nascitur in India occidentali non est comparandus, pinsebant etiam forma lagani , aut placentas. Die 20 , summo manè vêla solvuntur, cum mutassemus eo- dem die multa qune esui esse possint. Indicabant nobis ut dif- ferremus discessum nostrum , animus enim ipsis erat nobis prospicere de aliis alimentis. Die 21, navigabamus juxtà littus in corum ; in prandio nobis erat altitudo polaris unius gradus , tredecim minutorum. Apparebant nobis nonnullae insulae, quo fluxus nos ferebat, superavimus eas circiter meridiem , anchora jacta ad ulnas tredecim. Sub vesperam pluviai, fulgur, et tonitru, erant molestae. APPENDICE. 687 Die 23, sole oriente vclificatur, cœlo sereno, et vento felici , Igl6> cum modicum à terra elapsi essemus, sex magnae Jcanoœ nos Tnlius. sequebantur (licet ne homo quidem in littore apparuisset) onustae pisee arefacto , quem judicabamus bramam saxatilem , nec deerant ipsis coci , bananœ , tabacum, et nonnulli parvi fructus, ut pruna. Quidam etiam iEtbiopes nos accedebant ex alia quadam insula, adferentes commeatum aliquem, exbibe- bant nobis exemplum quoddam vasorum poreelanorum , duas enim scutellas mutebamus cum ipsis , ita ut nos conjiciebamus , naves aut Chinensium , aut christianorum oras istas lustrasse, ideoque magis, cum non adeo tenebantur desiderio videndi navem. Aliud genus erat hominum , fulvius colore, majus sta- tura, nonnullis crines erant abrasi, quidam alebant capillos, usus erat arcuum , et sagittarum , quas nobiscum mutabant. Avidi erant corallorum , et ferramentorum , gestabant virides , luteos et albos vitreos annulos, lobis aurium insertos, quos suspicabamur ab Hispanis ipsis allatos. Die 24 , altitudo erat polaris semis gradus , vento languido , iter erat in caurum, in occidentem , bine in africum , juxtà regionem virentem, et amœnam visu, ei nomen indabamus na- varebi nostri œternœ mémorise digni Guilielmi Schoutcnii , cl promontorium occidentale, de cap van Goede Hoop (Lingua latina promontorium sive caput Bonœ-Spei} dicebatur. Die 25, à sinistris apparebat nobis multum terrœ dissita? à nobis circium versus, aliquando montosa , subinde plana. Die 26 , rursum se produnt très insula? , ora maritîma adliuc vergebat in caurum, el byperargesten. Die 27, altitudo erat poli viginti novem minutorum , à parle australi lineœ aequinoctialis , multum terra; apparebat eo die in austrum , aliqua montibus immensis, quaedam planitie grata ; cursus noster erat juxtà littus in corum. Die 28 , et vigesimo nono , cœli status erat varius, de noclc terribilis nos excitavit terrœ motus , ita ut omnes socii terrore impulsi, c lectulis exsilirent, videbatur carina nonnunquam illidi vado , bolis saepè ejicitur, sed vadum non reperiebatur. 45* G88 APPENDICE. 1616. Julius. Die 3o , navigatur in sinum insignem , ita ut undique vide- remur terra cincti, repetebamusviam, qua ingressi eramus, sed non reperiebatur, nisi cursu in septentrionem directe Molesta nobis eo die fuere tonitrua et fulmina , ut omnibus artubus navis tremeret sœpè , imo nonnunquam tota erat fiammea , quod nobis non exiguum horrorem omnibus incurrit, sed be- nefica dei manu evasimus pericula omnia. Mox tanta ingrue- bat pluvia, quanta nunquam antea nobis visa fuit, etc., etc. EXPLICATION Des Noms latins employés pour les divers Airs de vent dans la relation précédente. N. Septentrio. N. ,/4 N. E. JÊjjjpnborcas. N. N. E. 3qutta ucl êotca*. N. E. 74 N. ittesoborcas. N. E. 3rrtapfliotcss. N. E. '/4 E. Ijppmc-enas. E. N. E. Ctenas. E. V4 N. E. iîteeorctrios. E. Subsolonua. E. 74 S. E. ,£j}>pcmmt&. E. S. E. «unis. S. E. 74 E. JÏUscurus. S. E. thilturnus. S. E. 74 S. ,%pfreuronotu0. S. S. E. (Êutonotus. S. 74 S. E. JHcseuronotu*. S. ttotua. S. 74 S. 0. itleaoltbcnotus. S. S. O, €irrtus vd Cibonotus et S. O. 74 S. Ijflperliboitotus. S. O. 2iit\cM. S. 0. 74 O. Uoto-3epl)prus et iHcsolips. 0. S. O. tfips. O. V4 S. 0. %paltp$. O. 3cplnmts, iFooontus. 0. 74 N. 0. JHcaarcicstrs. 0. N. O. 2U-jic8tcs ocl €oru9. N. 0. 74 0. Ijjjpcmrigcsteô. N. 0. Otaurue. N. 0. 74' N. jnceotrrtonae. N. N. O. #h,.rmr. N. 74 N. O. Hjvpevriviue. FIN DE LA DEUXIEME PARTIE DU QUATRIEME VOLUME. NOTES. NOTES. Extraits des Journaux des Officiers de l' Expédition. page 4o6. Et que la curiosité seule les avait poussés en niasse vers notre canot. Depuis que le naturel de Tonga-Tabou était à bord, il nous avait affirmé qu'il existait un port à l'île de Laguemba , et qu'il y avait sur le rivage une ancre provenant d'un navire nau- fragé ; que les natifs y attachaient peu de prix , n'en tirant pas d'autre utilité que d'y casser leurs noix de cocos, quand ils se trouvaient par hasard à portée. Il nous laissait entendre qu'il jouissait parmi eux d'une cer- taine autorité ; qu'il nous céderait lui-même cette ancre pour quelques outils plus nécessaires, la majeure partie des habi- tans étant originaires des îles Tonga , par conséquent plus civi- lisés que les Fidjiens : tout cela nous était expliqué par le moyen du jeune Espagnol de Guam. Le 26 mai, étant à trois milles de Laguemba, une piro- gue vint communiquer : trois jeunes marins espagnols nau- fragés demandèrent et obtinrent la permission de rester à bord. 692 NOTES. Le même jour, étant à deux milles de la côte sud de l'île, la corvette mit en panne, et le commandant m'expédia avec le grand canot, armé au complet, avec M. Dudemaine , le Tongais que nous appelions le pilote , et le jeune Espagnol de Guam pour interpréter tant bien que mal, car aucun de nous n'entendait bien cette langue. J'avais l'ordre de reconnaître l'ancre et de la rapporter si son poids le permettait. Le canot devant être ainsi un peu encombré, nous emportâmes seulement deux caisses de pisto- lets en bon état et quelques sabres. En approebant de terre, nous trouvâmes*la côte défendue par une ceinture de récifs sur lesquels la mer déferlait sans laisser aucune apparence d'ouverture. Le pilote nous soutenait, que la passe était devant nous ; mais ne voyant aucune cou- pure , et la houle , qui était forte , menaçant de compromettre le canot s'il approchait davantage, je fus sur le point de reve- nir «à bord de la corvette. Je piis le parti de côtoyer les récifs à bonne distance, et à un demi-mille plus ouest nous trouvâmes la passe qui a au plus deux tiers de câble de largeur, et que son obliquité nous avait empêché d'apercevoir plus tôt. La mer, déferlant sur les récifs extérieurs, s'élevait à huit ou dix pieds de hauteur, et, retombant presque verticalement par son propre poids, formait un rempart derrière lequel l'eau était unie comme dans un étang : une trentaine de femmes y étaient occupées à la pêche. Presque entièrement nues, noires, âgées et laides, elles traînaient après elles des filets, ayant de l'eau jusqu'à la ceinture. Elles nous accueillirent à notre pas- sage par une nuée d'injures, accompagnées de divers gestes de mépris, comme de frapper les mains l'une contre l'autre, de nous envoyer de l'eau et de se battre les fesses. Le rivage était désert, la mer était basse, une plage de vase d'environ trois encablures de largeur régnait devant la lisière du bois , sous lequel on distinguait quelques cabanes et de vastes hangars semblables à ceux de Tonga-Tabou. NOTES. 693 Nous accostâmes à l'endroit qui nous parut le plus conve- nable , ayant soin de faire mouiller le grapin au large. Le fond était acore, et il y avait six pieds d'eau derrière le canot, tandis que l'avant touchait le rivage. Pendant que nous prenions ces dispositions pour nous amarrer en sûreté, les naturels arrivaient peu à peu, et en- trèrent en pourparler avec le pilote qui se tenait de l'avant sans vouloir mettre pied à terre. En vain , au bout de quelque temps, je lui fis demander par l'Espagnol : — Où était l'ancre, — si les natifs consentaient à nous la donner, — ce qu'ils dési- raient en échange , — s'ils pouvaient l'apporter eux-mêmes au rivage, ou si nous devions l'aller prendre. — Je n'obtenais aucune réponse claire. Il était évident qu'il n'avait aucun droit sur l'ancre , et probable qu'il ne jouissait dans l'île d'aucune autorité. Dans cet intervalle, le nombre des naturels grossissait, les nouveaux venus étaient armés d'arcs , de lances et de casse- têtes,. la tête couverte d'un morceau d'étoffe blanche. Ils étaient au nombre d'environ deux cents. Je cherchais vaine- ment parmi toutes ces têtes noires une figure de Tonga, le pilote nous avait trompés sur cet article. Les naturels, devenus plus bruyans, s'avançant dans l'eau, entouraient peu à peu le canot, s'appuyant sur la fargue et considérant l'intérieur avec curiosité. La profondeur de l'eau s'opposait à ce qu'ils vinssent jusqu'au derrière où je tenais le cablot du grapin prêt à hâler dessus; je fis retirer la bosse avec laquelle ils tenaient l'avant du canot à terre; ils la lâchèrent avec humeur, et l'un d'eux présenta le bout de son casse-tête au brigadier pour la remplacer. Je consentis à cet arrange- ment qui nous laissait les maîtres de notre manœuvre. Je demandais toujours à parler à un chef, car nul doute qu'il y en avait dans la foule, mais aucune marque apparente ne les faisait reconnaître. Enfin le pilote, se tournant vers nous, nous prévint que les chefs voulaient que quatre d'entre nous lussent à terre. Les quatre individus étaient désignés, c'étaient 09 i NOTES. les plus apparens de la troupe, M. Dudemaine , le patron , un timonnierel moi. Je trouvai cette espèce d'ordre assez singulier, et je fis demander à ce qu'un chef restât dans le canot pendant notre absence. Après quelques paroles échangées , il se présenta pour otage un individu que le pilote affirma être un chef; mais en même temps l'Espagnol, me tirant vivement par l'habit, me dit que c'était un homme du peuple. Incertain de ce que je devais faire , j'allais laisser le com- mandement du canot à M. Dudemaine et aller voir moi-même où était l'ancre, lorsque, par un mouvement spontané , une trentaine d'enfans qui étaient dans la foule se sauvèrent à toutes jambes, plusieurs grimpèrent sur les arbres les plus près du rivage : en même temps, tous les naturels se rapprochèrent de l'embarcation , et le pilote se cacha sous les bancs du canot , sans pouvoir ou sans vouloir nous donner la signification de tout cela. Pour moi, j'y vis évidemment des intentions hostiles; et faisant lâcher de force les natifs qui retenaient le canot par les fargues, on hâla à pic du grapin. Nous étions trop peu nombreux pour aller prendre l'ancre malgré les natifs , si elle existait ; il aurait fallu , en supposant qu'elle fût sous les premiers cocotiers, la porter à bras l'espace de trois cents toises, marchant sur la vase. Nous bordâmes les voiles, et avec les avirons sortîmes du port à la bordée. En voyant notre départ , les insulaires se mirent à parler chaudement et à crier. Le pilote ne consentit à sortir de des- sous les bancs que lorsque nous fûmes en dehors de la passe; alors il vint prendre sa place derrière , mais ne put nous don- ner une explication claire , pas même de la cause qui l'avait fait se cacher. Une pirogue nous suivit a quelque dislance, les natifs mon- tèrent à bord de la corvette après quelques hésitations; il y avait parmi eux deux chefs, qui s'annoncèrent de suite comme tels. Ils étaient tous deux à terre, près du canot, lorsque je NOTES. 696 demandai un chef en otage el qu'un homme du peuple lui présenté. Leur confiance à venir à bord semble prouver qu'à terre leurs intentions n'étaient pas hostiles; je suis porté à croire que les difficultés venaient du pilote , qui voulait s'approprier l'ancre et nous la faire enlever aux véritables propriétaires pour en recevoir seul le prix. Quant au port , nous n'avons pas sondé : je pense qu'un navire comme V Astrolabe pourrait y entrer avec beau temps, s'il en avait un besoin urgent. Un coup-d'œil sur le croquis mettra plus au fait que ce que j'en pourrais dire. (Extrait du Journal de M. Lot tin.} page 443- Puis nous continuâmes notre route au nord. Le 7 juin , à 1 4 lieues dans le N. 0. , nous vîmes ou plutôt découvrîmes l'île basse de Vatoulêlé. Elle n'est point marquée sur la carte. Son étendue est d'environ six lieues ; elle est bien boisée et habitée. Les insulaires étaient en assez grand nombre sur le rivage. Le commandant voulait bien y envoyer un canot, mais une brise des plus fortes contraria ses désirs et les nôtres. Nous en eûmes d'autant plus de regrets, que le lendemain on nous dit que cet homme blanc pouvait bien être un Américain naufragé depuis vingt ans. Cependant ces insulaires doivent avoir des pirogues, quoique nous n'en ayons pas vu : et est-il supposable que ce malheureux n'aurait fait aucune tentative pour nous joindre? {Extrait du Journal de M. Quoy. ) 696 NOTES. PAGE 458. D'autres voyageurs auront la satisfaction de procurer à la science des documens plus complets sur ces nombreuses îles. Les routes que nous avons parcourues dans ces îles suffisent pour en faire connaître géographiquement la plus grande par- tie; mais n'ayant malheureusement pu descendre nulle part, nous ne pouvons donner des renseignemens , vus par nous- mêmes , sur le sol , ses productions, les habitations et les mœurs des insulaires. Cependant il faut dire que ce que nous en avons appris par Tomboa-Nakoro et les Espagnols, doit en donner une assez juste idée ; ce qui vaut encore mieux que de ne rien savoir sur un pays encore inconnu. Les Fidjiens sont remarquables en ce qu'ils n'appartiennent plus à la race polynésienne qui , de la Nouvelle-Zélande, s'é- tend jusqu'aux Sandwich. Ils font partie de la race papoue, qui, occupant la Nouvelle-Guinée et les grandes îles qui l'environ- nent, est arrivée jusque-là , à toucher Tonga-Tabou , qui n'est qu'à soixante lieues , sans qu'il y ait eu mélange entre ces deux peuples , si ce n'est cependant dans ces derniers temps. Les cent cinquante naturels que nous avons vus étaient, en général, tous très-beaux hommes. Quelques-uns avaient de cinq pieds six à huit pouces de hauteur, et étaient bien pris dans leurs proportions, n'ayant point, comme les Tongas, le bas de la jambe gros et n'offrant point comme eux de tendance à l'obésité. Plu- sieurs de ces individus auraient pu servir de modèle au gladia- teur combattant. Leur peau est d'un noir tirant sur le chocolat. Le haut de la figure est élargi; le nez et les lèvres sont gros. Quelques-uns ont de beaux traits fortement prononcés. Mais nous n'en avons point vu, comme à Tonga, avec le nez effilé. Après la couleur de la peau , c'est surtout la chevelure qui les dislingue. C'est eelle des Papous, très-ample, très-frisée. Ils en prennent NOTES. 007 le plus grand soin dès l'enfance. Elle est noire naturellement, mais ils augmentent encore l'intensité de cette couleur avec du charbon ; c'est ce que fait le plus grand nombre , tandis que d'autres la rougissent avec de la chaux , ou bien la blanchissent en la rendant blonde, ce qui augmente l'épaisseur des cheveux et les fait ressembler à du crin frisé. Ils sont taillés en rond avec beaucoup d'art et sans se dépasser. La chevelure de quelques- uns est divisée en deux grosses touffes par un large sillon qui va d'une oreille à l'autre. Ils maintiennent cet appareil par une étoffe blanche et claire de mûrier à papier, arrangée en forme de turban, ce qui leur donne l'air de musulmans. Cet usage tiendrait-il à une tradition éloignée et perdue de leur origine? Lorsque Tomboa-Nakoro laissa M. Gaimard, il lui demanda son mouchoir pour s'envelopper la tête et conserver sa coif- fure. Leur tatouage est en relief, c'est-à-dire que sur les bras et la poitrine ils se creusent des trous qu'ils avivent jusqu'à ce que la cicatrice, se boursouffiant, devienne grosse comme une petite cerise. Pendant tout ce temps ce sont autant d'ulcères dégoûtans. Nous n'avons que très-peu vu d'autres tatouages noirs par empreinte. Il est vrai que sur une peau si foncée , ils produiraient peu d'effet. Une industrie qu'ils ont manifestement apportée avec eux dans leur migration , c'est la fabrique des vases de terre , qu'on ne trouve dans aucune des îles de la Polynésie. A un certain âge ils pratiquent la circoncision : usage qui appartient aussi aux îles Tonga et à beaucoup d'autres. Ils mangent leurs en- nemis tués à la guerre, et paraissent même porter cette hor- rible coutume beaucoup plus loin qu'aucun autre peuple. Si l'on en croit Mariner, un individu lui aurait raconté avoir assisté à un de ces festins où l'on servit alternativement cin- quante hommes et cinquante cochons rôtis. Leurs pirogues sont à balancier et vont à la voile. Us ne se servent point de la pagaie dans les grandes quand le vent leur manque; ils goudillent verticalement derrière et devant, ce qui fait qu'ils n'avancent que lentement. Leur langue diffère G98 NOTES. de celle de Tonga , qui est la polynésienne , et la même , avec quelques différences locales, qu'on parle aux Sandwich , àTaïti et à la Nouvelle-Zélande. Laguemba paraît être la seule île où se soient fixés un nom- bre de Tongas mêlés aux Fidjiens. Le chef que nous avions à bord était un de ces métis. Par la couleur de la peau et des cheveux , il tenait des Fidjiens; mais, par l'ensemble des traits et l'obésité , il était de la race tonga. Le jeune Espagnol qui vint des premiers à bord avec des Tongas , était occupé sur une île à construire des pirogues pour être conduites à Tonga- Tabou. Ils choisissent pour cela un beau temps, et franchissent cet espace en deux jours sans relâcher. Ce fut en vain que nous cherchâmes à savoir si Lapérouse avait passé aux Fidji où il aurait bien pu périr. Pour cela il eût fallu aller à terre et s'adresser aux plus vieux habitans. {Extrait du Journal de M. Quoy. ) Toumboua-Nakoro , d'Embaou, est un homme très-remar- quable, supérieur à son pays, et chargé par le roi d'Embaou, dont il est le neveu, de recueillir les tributs payes à ce souve- rain par un grand nombre d'îles de l'archipel des Vili. Il X'esta a bord de l'astrolabe du 25 mai au 2 juin 1827, jour où il fut mis à terre sur l'île Mouala. Toumboua-Nakoro, venu à bord lorsque nous étions devant Laguemba, connaît à peu près toutes les îles Viti qu'il a visitées lui-même ; il les nommait de nouveau à mesure que nous en faisions la géographie. Tout ce qu'il a dit paraît mériter beaucoup de confiance. Tomboua- Nakoro est le don Luis de Torrès de cet archipel : c'est une mine que j'ai soigneusement exploitée. Plusieurs chefs de l'île Laguemba , les uns Vitiens , les autres de Tonga-Tabou, vinrent à bord de V Astrolabe , le 25 mai , en même temps que Toumboua-Nakoro. Le vent nous éloigna de cette île ; et ils conçurent , non sans fondement, de très-vives craintes. Nous ne pouvions plus espérer de gagner Laguemba; et il n'était pas sûr qu'on pût les déposer sur quelque autre île NOTES. 699 de cet archipel. Tabéouni et Mouala étaient les seules, disaient- ils, où on put les mettre sans danger. Dagonrobé et Vili-Lévou sont moitié amis et moitié ennemis : dans une partie de ces îles, ils seraient bien reçus; et, dans l'autre, ils étaient certains d'être mangés. D'un autre côté , en continuant à venir avec nous, ils s'éloignaient peut-être pour toujours de leur pays. Leur position était réellement pénible et inquiétante : ils pleu- raient tous à chaudes larmes, à l'exception de Toumboua-Nakoro dont la fermeté ne se démentit pas un instant. « Quant à moi, » me disait-il, je pourrais être absent pendant un an, aller dans » une autre terre, et même en France; mais pour ces hommes » que vous voyez , dont l'un , Tohi , est le frère du roi de La- » guemba , l'île la plus riche de toutes les Viti : c'est un chef » très-recommandable, très-riche, qui possède plus de cin- » quante femmes, et que je serais fâché de voir loin de son » pays. Loualala est aussi l'un des chefs; et il est cousin du roi » de Laguemba. De plus, ajoutait-il, s'ils restaient absens pen- » dant un mois, on les croirait morts; et, dans leur île, on » tuerait, d'après l'usage, plusieurs de leurs femmes. » L'île qui a donné le nom à tout l'archipel est appelée par les naturels Viti-Lèvou, c'est-à-dire Viti la grande, la plus popu- leuse de toutes les îles: elle a 20,000 habitans d'aprèsToumboua- Nakoro. Les insulaires des Viti s'appellent eux-mêmes Kaï Viti comme ils appellent Kaï Tcn-ha les habitans des îles Tonga ou des Amis, et Kaï Papalan-hi tous les peuples civilisés, ou mieux tous les hommes àvétemens qui les visitent. Leurs connaissances géographiques sur notre globe paraissent se borner «à savoir qu'il est habité par trois races d'hommes ou trois peuples diffé- rens : les Kaï-Viti , les Kaï Ton-ha et les Kaï Papalan-hi. 11 est donc constant que leur archipel doit s'appeler l'Archipel des Viti. L'origine du nom de Fidji est due probablement aux habi- tans des îles Tonga qui nomment Vitchi-Lévou la grande Viti, et Vitchi les habitans de tout l'archipel. Quelques-uns même disent assez souvent Fitchi-Lévou , et parmi les Vitiens eux- 700 NOTES. mêmes il en est qui disent aussi Vitchi-Lévou. De Vitchi et Fitchi, les premiers navigateurs ont fait Fidji. C'est ce qui ar- riva à plusieurs d'entre nous, qui, prévenus par le nom vul- gaire adopté par les géographes, croyaient entendre les Vitiens dire Fidji. En y prêtant quelque attention, il fut facile de se convaincre qu'ils prononçaient Viti bien distinctement; et bientôt tout le monde en demeura d'accord. Le roi des îles Viti se nomme Abounivalou; il réside à Em- baou. Il possède a lui seul plus de cent femmes, ce qui est une très-grande richesse. Les tributs qu'on lui paie consistent en dents de baleine, qui sont la monnaie du pays, en pirogues, en jeunes filles de dix à douze ans , en étoffes de mûrier à papier, nattes, fils de coco pour faire des cordes, coquilles, bananes, cocos, poules, cochons, ignames r et en général toutes les productions de la terre dont ils font usage. Lesdentsde baleine servent de monnaie, comme nous venons de le dire. Les Vitiens les achètent des baleiniers : ils en font des colliers en divisant chaque dent, suivant sa longueur, en quatre ou cinq morceaux. Ces colliers sont portés par les chefs dans l'exercice de leurs fonctions, quand ils lèvent les tributs, etc. Les coquilles blanches, les ovules surtout, servent d'orne- mens ; les coquilles colorées se portent en colliers. Quand le roi meurt, son frère lui succède; s'il n'a point de frère , c'est son fils. Si le roi actuel Abounivalou venait à mourir, son frère Bisa-Ouanka lui succéderait; à celui-ci, le deuxième frère Bikoso ; et à ce dernier, le troisième frère Zaouzaou. Si , par accident ou naturellement, les trois frères du roi venaient à mourir, Toumboua-Nakoro, fils aîné de Bisa-Ouanka , serait l'héritier du trône. Le roi Abounivalou n'a point d'enfans de sa première femme, nommée Léoua-Bouki-Bouki. De la deuxième femme, nommée Rendini-Kamba , il a une fille , Oungou-Liasa-Asa , mariée au chef Kania. De la troisième femme, Dambokola, il a deux fils: Boboulo, NOTES. 701 qui est l'aîné , et Tubonouabo ; ce sont deux jeunes enfans. Le premier frère du roi, Bisa-Ouanka, a pour fils : Toum- boua-Nakoro, Oenbouta et Serrou ; pour filles, Déné-Souba et Dilanhi-Lanhi. Le deuxième frère du roi , Bikoso , a deux fils : Mata-Ika et Bisa-Ouanka; et une fille mariée, Dabila. Le troisième frère, Zaouzaou , a un seul fils : Nanhou- Damou ; et deux jeunes filles : Kaïnona et Léoua-Bouké- Bouké. Je demandai à Toumboua-Nakoro si le roi gouvernait des- potiquement ou bien s'il y avait une espèce de conseil d'Etat. — Le roi fait ce qu'il veut, me répondit-il, mais il se soumet aux lois établies par les prêtres. — Le roi est le chef suprême de la justice. Un homme qui en tue un autre sans motif est tué lui-même à coups de casse-tête. Chaque homme a une portion de terre en propriété; mais les chefs peuvent la lui enlever. Les hommes , nommés Mata-Boulais à Tonga-Tabou , di- gnité qui nous a paru correspondre à celle de premier lieu- tenant ou conseiller d'Etat, sont appelés Mata-Nwanoua aux îles Viti. Leurs fonctions consistent surtout à aller chercher les tributs et à faire les discours publics. Les prêtres se nomment Ambetti. Auprès du roi est le grand-prêtre nommé Ambetti-Lévou : il a trois femmes , et il est très-riche en dents de baleine. Il y a une prêtresse , nommée Ambetti-Lévoua , dont le mari est un des chefs de l'île N-haou. Zan Haoualou est le dieu du premier ordre. Kalou est le dieu du Tabou , que l'on nomme Tambou aux îles Viti. Les dieux subalternes sont les suivans : Kalou-Niouza , Réizo, Vazougui-Bérata, Vazougui-Ton-ha, Koméï-Bouni-Koura, Babé-Bounti, Léka, Oulégoum-Bouna , Banoubé, Tamba-Kana-Lanhi , Bouta-Gouibalou , Daouzina , Komaïncn-Toulougoubouïa. TOME iv. 4G 702 NOTES. Les déesses que la prêtresse invoque sont Goulio-Zavazo et Goli-Koro. Tous ces dieux habitent les cieux, que les Vitiens nomment Louma-Lanhi. Onden-héï, nommé plus souvent encore Onden-hi, est le créateur du soleil, de la terre , de tout ce qui existe , et de tous les dieux. Les Vitiens disent qu'à la mort l'ame va rejoindre On- den-hi. L'ame de ceux qu'ils tuent, l'ame de ceux qu'ils mangent, l'ame des suppliciés , l'ame des bons et l'ame des méchans vont également rejoindre Onden-hi. Il n'y a point de cérémonies religieuses à l'occasion de la naissance et de la mort des Vitiens. Le prêtre ne vient les voir que pendant leur maladie, parce que, disent-ils , il est inutile qu'il vienne lorsque le malade est mort, puisque l'ame du mort est allée rejoindre Onden-hi. Les Vitiens ne font point de sacrifices humains. Ils offrent seulement à leurs dieux des cochons, des bananes, des étoffes, etc., etc. Ils n'ont point de fétiches, mais beaucoup de maisons sacrées nommées Ambouré. A la mort du roi ou de la reine , ils se coupent un doigt de la main ou du pied. Quand les chefs ou les parens sont malades, les Vitiens offrent des présens à leurs prêtres, mais jamais ne se coupent les doigts, comme font, en pareilles circonstances, les habi- tans de Tonga-Tabou. Les Vitiens ne mâchent point le bétel ni le tabac : ils ne font usage d'aucune espèce de masticatoire. Ils prennent le kava tout -a- fait comme les insulaires de Tonga. A l'âge de quinze ans, on fend le prépuce à tous les garçons. Cette opération se fait avec une coquille mince et tranchante ou avec un couteau : pour arrêter l'hémorragie qui en résulte, NOTES. 703 les Vitiens se servent d'une étoffe très-fine de mûrier à papier. Les Vitiens sont mariés de très-bonne heure, mais ils ne doivent cohabiter avec leurs femmes qu'a l'âge de vingt ans, quand ils ont la barbe assez longue. Si, avant cette époque, ils cohabitaient avec leurs femmes, ils mourraient, me disait Toumboua-Nakoro. C'est sans doute une interdiction religieuse. Les chefs, selon leurs richesses, ont depuis dix jusqu'à soixante femmes. Les hommes du peuple ne doivent en avoir qu'une seule. On ne marie les jeunes filles que quand elles ont eu cinq ou six fois leurs évacuations périodiques. Les femmes ne mangent point avec les hommes, mais après eux. Les femmes vont à la pêche, à l'exclusion des hommes; elles font la cuisine, vont chercher l'eau et les alimens. Les hommes font la guerre , travaillent la terre , construisent les pirogues, les maisons, etc. Les femmes ont ordinairement de deux à six enfans : il en meurt quelques-unes en couche. Les médecins vitiens don- nent à boire une décoction des bois du pays aux femmes prises de mal d'enfant. Tl existe quelques exemples d'accouchemcns de deux enfans à la fois. Les Vitiens ne vendent point les femmes. Les Vitiens se couchent à la nuit et se lèvent avec le jour. Dès qu'ils sont levés, ils prennent le kava et ils mangent ensuite. Le végétal qui produit le kava se nomme angona. Les excès de kava sont fréquens, mais les suites n'en sont pas dange- reuses, disait Toumboua-Nakoro. Lorsque les Vitiens n'ont rien à manger, ce qui arrive quelquefois, ils se contentent du kava. Ils allument le feu par le frottement d'un morceau de bois dans un autre cannelé. Ils montent sur les cocotiers au moyen d'une corde qui joint leurs pieds. Ils ne se font point la barbe. Ce n'est que d'après les Euro- 46* 704 NOTES. péens, et avec leurs instrumens, qu'ils se la font quelquefois. Pour couper les cheveux, ils emploient des dents de re- quin. Le tatouage est universel. Cette opération se fait avec un os de poule, que l'on frappe avec une longue baguette. La cou- leur noire dont on se sert également pour teindre le corps et les cheveux , est fournie par une noix nommée alaouzi aux îles Viti , et touï-touï aux îles Tonga. Quant aux vêtemens , les Vitiens mettent, à la guerre , des nattes diversement colorées autour de la tête : le reste du corps est peint et entièrement nu, à l'exception du langouti. Les armes dont ils se servent pour faire la guerre sont les flèches , les casse-têtes , les lances , et maintenant quelques fu- sils et baïonnettes. Les maisons et les meubles sont semblables à ce qui existe à Tonga-Tabou. Il y a beaucoup de petites maisons où les femmes travaillent à la fabrication des étoffes de mûrier à papier. Pour s'éclairer pendant la nuit, les Vitiens se servent de régimes de cocos secs. Ils ont des esclaves des deux sexes , qu'ils nomment kaïci. Le roi Abounivalou a environ cent esclaves mâles : il peut rendre esclaves toutes les femmes des îles sous sa dépendance. La population éprouve une augmentation progressive en temps de paix. Le contraire a lieu pendant la guerre : elle existe en ce moment (mai 1827). Les Vitiens ont des fusils dont ils se servent quelquefois pour tuer des oiseaux, mais le plus souvent contre leurs ennemis. La pêche se fait seulement avec des filets de deux à quatre brasses. Ils n'ont pas de lignes. Les femmes seules s'occupent de la pêche , comme nous l'avons déjà dit. Les Vitiens ont beaucoup de pirogues doubles. Dans leurs îles on trouve un grand nombre de tortues. Les enfans , à leur naissance, reçoivent un nom; quand ils sont grands, on leur en donne un autre. NOTES. 705 Lorsqu'un chef meurt , on tue plusieurs de ses femmes : c'est un usage constant. Les causes ordinaires de guerre, dans les îles Viti, sont le refus de payer le tribut et de donner les femmes qui sont de- mandées. Un certain nombre d'îles se réunissent pour payer tribut au roi d'une de ces îles; et tous les rois qui ont reçu ces tributs partiels vont les porter au chef suprême, au souverain des îles Viti. Le roi de Laguemba reçoit les tributs des îles qui l'avoi- sinent. Celui qui ne paie pas le tribut imposé est puni de mort. Les ennemis tués dans le combat sont mangés par les vain- queurs. Toumboua-Nakoro m'a assuré n'avoir pris part qu'une seule fois à un pareil festin. Les chefs le menaçaient de le tuer lui-même s'il ne mangeait pas. Pour ces repas, les Vitiens cou- pent les parties du corps en plusieurs morceaux , dont ils sépa- rent les os, et les font cuire sur le feu, après les avoir entourés de feuilles. L'Espagnol de Manille, Guttierez, a vu un repas de cette espèce suf l'île N-haou. Voici un chant vitien qui m'a été donné par Toumboua- Nakoro : Cuiui uamoita (ici latokn , (Êïa-I)é éia-\)é. Uomoumbat oua oua mcrr , ©ua toguia éta cétc. JÈJoukt bouki ©uocn-ljéï, <£a lui un labauoua âatigo salako otiguc, ©uloiitt bamouu bamouu. âatogui ôatojjut togut 3lna soué toaut lougui. Bin-hh», biu-l)iu, kcmou vnmauba, fifiitou atijjo ibouiii Imita. 706 NOTES. Les Vitiens chantent ces paroles après le combat , lorsqu'ils vont s'emparer des morts et avant de les manger. Toumboua- Nakoro n'a pu m'en faire connaître le sens. Les Européens naufragés qui ne sont pas tués par ces bar- bares, deviennent souvent pour eux des soldats d'avant-garde auxquels ils confient les armes à feu qu'ils peuvent avoir, comme plus habiles qu'eux à s'en servir. Les différentes îles Viti sont entre elles dans un état de guerre presque permanent. Lorsqu'on veut demander la paix , on envoie un ambassa- deur qui est choisi parmi les chefs; il apporte des présens, surtout des dents de baleine , etc. ; et bientôt la paix est faite. J'ai demandé plusieurs fois à Toumboua-Nakoro s'il avait ouï dire que deux navires français, dont le chef se nommait Lapérouse, se soient perdus sur les îles Viti depuis une quaran- taine d'années. Il m'a constamment répondu qu'il n'en avait aucune connaissance. Il a ajouté qu'un Anglais très-jeune, qui fit naufrage sur ces îles il y a fort long-temps , est mort à la guerre à Embaou ; que plus récemment un navire se brisa sur l'île Néïréï; qu'on lui a raconté plusieurs naufrages; qu'il en a vu lui-même plu- sieurs, mais jamais il n'a été question de Français. Les Anglais, dit toujours Toumboua-Nakoro , qui ont fait naufrage sur Dagonrobé, n'ont pas été tués par les Kaï-Viti : ils sont tous morts à la guerre. Il y a deux canons à Néïréï, et trois à Embaou : ils pro- viennent des bâtimens naufragés. Les Vitiens de Laguemba possèdent quelques poignées de piastres qui leur ont été données en échange des provisions qu'ils fournissent aux navires. Sur l'île nommée Laouzala , une pirogue de Tonga-Tabou fit naufrage : tous les Kaï-Tonha furent mangés. Les Vitiens n'ont pas l'usage de changer de nom en signe d'amitié. Il paraît que depuis qu'ils ont des relations avec les Européens , ils sont devenus meilleurs ; car ils disent eux- NOTES. 707 mêmes que beaucoup de navires ont traversé ou visité leur archipel sans leur faire aucun mal. Le vol est fréquent chez les Vitiens. Toumboua-Nakoro , à qui je demandai comment on le punissait, me répondit : « Il »> n'y a point de punition ; seulement , si les chefs sont mécon- » tens, on tue le coupable. » Il y a peu de maladies aux îles Viti. Il y existe cependant quelques affections vénériennes. On cite quelques exemples de folie : les hommes qui devien- nent fous sont étranglés. Le suicide est connu aux îles Viti. Lorsqu'il a lieu , c'est à la suite des mauvais traitemens que les chefs du pays font éprou- ver aux hommes du peuple. Dans ces cas, ces derniers se pendent. Les habitans de Tonga-Tabou ,qui sont venus s'établir sur l'île Laguemba ont apporté des dents de cachalot au roi des îles Viti. Celui-ci, en revanche, les nourrit. Ils sont amis de ce roi et indépendans de lui. Les Vitiens et ceux de Tonga qui habitent Laguemba se marient entre eux : ils suivent chacun les usages de leur pays. Il y a un mouillage sur la côte méridionale de l'île Kan- tabou. D'après ce que m'a dit Toumboua-Nakoro, il paraît que Dagonrobé n'est qu'une partie de l'île Banoua-Lébou, île qu'ils nomment Dagonrobé, du nom de la grande ville qu'ils habitent. Toumboua-Nakoro disait aussi que ses amis n'habitent de Dagonrobé que la partie où se trouve la ville. Il n'est pas étonnant que le nom d'une ville si importante leur serve pour désigner toute l'île Banoua-Lébou. Toki , frère du roi de Laguemba, me dit que les chefs ne chantaient pas, mais seulement les gens du peuple, les enfans et les femmes; que les hommes chantent avec les hommes, les enfans avec les enfans, et les femmes avec les femmes. Toki me dit aussi que lorsque notre canot est allé à La- 708 NOTES. guemba , le roi de cette île avait déjà fait préparer un cochon et d'autres provisions pour envoyer à bord; qu'eux, les Vi- tiens, étaient bien loin d'avoir l'intention de faire du mal à nos hommes ; qu'ils désirent l'arrivée des navires pour faire des échanges ; que s'ils faisaient du mal aux navires, les Papa- lan-hi ne reviendraient plus; que les Vitiens, qui entouraient et retenaient notre canot, étaient venus seulement par une extrême curiosité ; qu'il y a assez long-temps un brigantin an- glais étant venu à Laguemba , le capitaine et cinq hommes couchèrent chez le roi qui les traita fort bien. Ce que Toki disait était tout-à-fait conforme à l'opinion des Espagnols que nous avons emmenés , et qui avaient fait sur cette île un séjour de plusieurs années. Quel intérêt ces Espa- gnols auraient-ils pu avoir à me tromper, surtout lorsque nous étions déjà loin des îles Viti? Lorsque Toki allait s'em- barquer dans le grand canot, son fils lui demanda pourquoi il allait à bord; il lui répondit que c'était seulement par curio- sité pour voir le navire. S'il avait eu quelque mauvaise inten- tion , serait-il ainsi venu se mettre tout-à-fait à la discrétion de ceux à qui il voulait nuire? Je ne le pense pas. Lorsque je demandais à Toki quelques renseignemens sur la population des îles Viti, il répondait constamment qu'il ne pouvait rien donner de satisfaisant, n'ayant visité qu'un petit nombre d'îles; mais que Toumboua-INakoro était le Vitien le plus propre à me fournir tous les renseignemens de ce genre. Les rois particuliers des différentes îles Viti portent le titre de (ouï. Ainsi le roi de Mozé s'appelle Touï-Mozé ; le roi de Zizia , Touï-Zizia; celui de Ligoumbia , Touï-Ligoumbia; celui de Rambé , Touï-Rambé; ainsi des autres. Cependant il y a plusieurs exceptions ; je vais les citer toutes, et les rois des îles que je ne mentionnerai pas ont, comme les précédens , le titre de touï auquel il faut joindre le nom de l'île sur laquelle ils régnent. NOTES. 709 NOM DE L'ILE. Komo Laguemba Bauouan-Balabou Tabéouni Mazouata Dagonrobé Mouala N-haou Batigui Ouakaia Ovalaou Eanouza Viti-Lévou Béoua Hono-Laïlaï Rabouni Batoa Ong-Héa-Lél)ou Oésava-Lébou Oésavaï-Rara Hono. NOM DU ROI. Rabou Touï-Néaou Touï-Mabana Touï-Bouna Raoun-Roza Touï-Zagaou Touï-Tokounbitou Tagali-N-haou Torounembaou Alabatou Touï-Lébouka Angaton-Ha Nasobosoba Rogoli-Bioua Touï-Tabouki Touï-Bambéa Matagui-Laguemba Touï-Ong-Héa Touï-Oésava Touï-Oésava Batoa-Hono. J'ai toujours écrit le nom des îles Viti d'après la prononcia- tion des Vitiens eux-mêmes, et surtout d'après celle de Toum- boua-Nakoro , le plus éclairé d'entre eux. Leurs voisins , les habitans des îles Tonga, prononcent les mêmes noms diffé- remment; ce qui peut quelquefois induire en erreur les navi- gateurs. Pour éviter ou prévenir cet inconvénient, je vais, à côté des noms vitiens , mettre les mêmes mots tels que les pro- noncent les insulaires de Tonga-Tabou. 710 NOTES. PRONONCIATION PltONONCrATION DES VlTIENS. DL.S ISSUL.URKS DE ToNCA-TaBOC Ong-Héa-Lébou Ong-Héa-Lahé Boulang-Ha Foulang-Ha Kambara Kapala Mozé Moté Laguemba Laguéba Toubouza Toufouta Zizia Tchitcbia Kanazéa Kanadéa Ligoumbia Tchikobia Banouan-Balabou Vanoué-Balabou Néï-Taoumba Néïtaoupa Laouzala Laoutara Tabéouni Taféouni Rambé Labé Nanguélé-Lébou Nakélé-Lévoti Zigoumbia Tchikobia Mazouata Madouata Oundou Outou Zavaro Savalo Enganga Ekaka Dagonrobé Takaou-Nové Koro Kolo Ouazata Atala Néïraï Néïléï Batigui Batchigui Eanouza Éanouta Magoun-Haï Makou-Haï Viti-Lévou Vitchi-Lévou Bioua Guioua Benga Péka Kantabou Katafou Hono-Laïlaï Houo-Tchi Batoa Fétoa Poutouï-Zaké Poutouï-Také Ouangaba Eouakafa Tabouné-Civi Tabouné-Cici NOTES. 711 PRONONCIATION DES VlTlENS. Holoroua Ponouémas Kataban-Ha Oïaroua Pékaï Tabou-Noukou Marambo Kabéoua Malima Nougou-Banra Mazouata Batou-Bara Kaïmbou Néïkobou Soudouni-Lébou Soudouni-Léïléï Dagouï Eazioua Magoun-Ban-Ha Vatou-Zoou Lélé-Oubia Toumbéroua Manboua-Laou Palolo Kabouni Batou-Izaké Batou-Ira, PRONONCIATION DES INSULAIRES DE ToNG A-TabOIÏ . Hololoua Vanouémas Katafan-Ha Ealoua Fékaï Tafou-Noukou Malambo • k* Kaféoua Manima Nougou-Vala Madouata Fatou-Fala Kaibou Néïkofou Soudouni-Labé Soudouni-Tcbi Tagouï Eacioua Magounan-Ha. Vatou-Soou Lélé-Oupia Tobéloua Maboua-Laou Panono Labouni Vatou-Itaké Vatou-Ila. Les noms des îles qui ne sont pas mentionnées sont pro- noncés par les insulaires de Tonga- Tabou comme par les Vitiens eux-mêmes. Cette énumération sera non-seulement utile pour savoir à quoi s'en tenir sur les vrais noms géographiques, mais encore elle offrira quelque intérêt pour la comparaison de la langue des îles Viti et de celle des îles Tonga. 7 i ! NOTES. Enuméraiion des (les Viti , d'après Toumboua-Nakoro. ILES VITI HABITÉES. NOM DES ILES. HABITAIS. NOM DES ILES. IIABITANS Hono, 5oo Laguemba , 1,000 Embaou , 2,000 Toubouza, 40 Ong-Héa-Lébou , 10 Néaou , IOO Boulaug-Ha , 80 Zizia , I,00O ., JNamvaka, 60 Mang-Ho , 4oo Kambara , roo Kanazéa , 100 Komo , 40 Mounia , 80 Mozé , 100 Ligoumbia , 20 Onéata , 80 Banouan-Balabou , a, 000 Néïtaoumba , 60 Magoun-Haï , 5o Laouzala , ÏOO Nen-Hann, 4o Tabéouni , 1,000 VlTI-LÉVOUj 20,000 Rambé , 100 Bioua, IOO Nanguélé-Lébou , 10 Benga , 1,000 Zigoumbia , 100 Eaou-Goupé, IOO Mazouata, 1,000 Eandoua , 40 Oundou , 100 Oésava-Lébou , 1,000 Zavaro , 10 Oésavaï-Rara , 1,000 Kia, 5o Malolo , 1,000 N-baloa, 100 Biton-Ho , 1,000 Banoua-Lébou , to,ooo Bioua, 5o Koro, 1,000 Banoué-Balou, 5o Ouazata , 5o Kantabou , 10,000 Totoïa, 1,000 Hono-Laïlaï , IOO Motougou , 1,000 Rabouni , 1,000 Mouala, 1,000 Boulia , 100 N-haou, 5,ooo Batou-Lelé , 1,000 Néïraï , 1,000 Batoa , 20 Batigui , 1,000 Andoua , 10 Ouakaïa, 100 Matazoua-Lébou, IOO Ovalaou , 1,000 Oumbenga, 2,000 Motou-Riki, 1,000 Ovioumbani, 5oo Eanotiza , 100 Population des îles Viti, ?3,85o NOTES. 713 ILES VITI INHABITEES Oug-Héa-Riki Mazouata Nougou-Lanu Eug-Hasa Batou-Bara Namouka Poutoiûzaké Nougou-Tolou Vatou-Lélé Ouangaba Nougou-Tolou N-haloa Tabouné-Civi Nougou-Tolou Hono Holoroua Kaïmbou Ouano-Goula Eïhoua Néïkobou Rabouni Ponouémas Soudouni-Lébou Ratou-Izaké Katahan-Ha Soudouni-Léïléï Ratou-Ira Oïaroua Dagouï Aléouaka-Laou Pékaï Oïazioua Vadou-Yadou Tabounoukou Naména Ovatou Marambo Magoun-Ran-Ha Magou-Louba Loa Vatouzoou Sobou-Lébou Kabéoua Toumbéroua Sobou-Léïléï Malima Lélé-Oubia Vélanhi-Lala Kio-Ha Manboua-Laou Guimbonbo Eanouza Nasoata Oaïbioua Nougou-Banra Palolo Naïzombo-Zombo Autres renseignemens recueillis, le 8 juin 1827, dans une entrevue que nous eûmes avec plusieurs pirogues de Viti- Lcvou. Quelques pirogues de l'île Viti-Lévou, venant de la ville nommée Toumbani-Ouaï, eommuniquèrent avec l'Astrolabe le 8 juin 1827. Le chef de Toumbani-Ouaï , âgé d'une cinquantaine d'an- nées, se nomme Ratoutouna-Lévou. A Toumbani-Ouaï existe une rivière nommée Aouïn-Roka. Les habitans de cette ville , au nombre de mille environ , ne se coupent pas le petit doigt, comme font ceux d'Embaou. Ils ont le même usage relativement à l'incision du prépuce. Leur 714 NOTES. teint est en général comme celui de Toki , chef de Laguemba , peut-être un peu plus noir. Ils ont le nez large , gros et aplati ; la bouche grande; les lèvres assez épaisses; les dents très-blan- ches; les sourcils noirs et bien fournis ainsi que les cheveux. Sur l'île Vatou-Lélé, que nous avons vue le 7 juin, se trouve un Anglais depuis un an : il provient du bâtiment qui se brisa sur l'île Néïréï (V Elise sans doute). Il est probable que c'est cet Anglais, nommé Obaro par les Vitiens, qui agi- tait un pavillon blanc qu'il tenait à la main : la brise qui fraî- chit alors empêcha M. d'Urville d'envoyer une embarcation sur la côte. L'île Matazoua-Lébou est éloignée d'une nuit de l'endroit où nous étions le 8 juin. Des récifs sont tout auprès. Il y a , ont-ils ajouté, dans la direction de Matazoua-Lébou, une multitude d'autres îles. Assez souvent ils voient des navires. Ils en ont vu deux de- puis cinq mois : l'un à un seul mât , et l'autre à deux mâts. A peine les pirogues de Toumbani-Ouaï avaient-elles quitté t Astrolabe, que d'autres pirogues arrivèrent venant de Nan- ron-Ha , autre ville de l'île Viti-Lévou. Le roi de Nanron-Ha se nomme Ounoun-Ounoun-Lébou. Les Vitiens me disaient que c'était un grand chef : Touran- Ha-Lébou. Il est en guerre avec Embaou ; il connaît Toum- boua-Nakoro, qu'il dit être tamata tza (méchant homme). Cependant il ajoute queToumboua-Nakoro recueillit et soigna les Papalanhi. Il y a un an ils communiquèrent avec un navire à trois mâts, qui leur donna le fusil qu'ils nous présentent. Il y a un mois, ils ont vu un autre navire à trois mâts. Je demande au roi de Nanron-Ha s'il n'a jamais entendu parler de deux navires français commandés par Lapérouse , qui auraient fait naufrage ici. Il me répond que jamais aucun navire ne s'est brisé dans le lieu où nous sommes. Il nous engage vivement à aller dans son île; là, nous dit-il, on trouve beaucoup de cochons qui sont fort gros, des igna- NOTES. 715 mes , des cocos, etc. , et des femmes. Nous lui disons d'envoyer à terre une de ses pirogues pour rapporter toutes ces choses , et de plus des pierres, coquilles, oiseaux, etc. C'est ce qu'il fait aussitôt. Voici l'énumération des îles Viti, faite par le roi de Nanron- Ha : elles sont mises dans le même ordre qu'il a suivi lui-même en les énuniérant. ILES VITI , D'après Ounoun-Ounoun-Lébou , roi de Nanron-Ha , sur Vile Viti-Lévou. Omalolo Bouaki Ingouara Galito Iaro-Iaro Naviti-Vanoua Mana Onrola Bétoa Tabaroua Tamou-Soua Inatchi-Nono Naoutanivono Tézi Ozoubo Taboua Iasaoua Oualobo Mamanouza Koto Ianouza Ouatau-Boun-Hassaon Navini Nazoa-Méké Motou-Riki Kandabou Booua Nakoro-Koïava Eakouïlaou Guélen-Guébé Nabaura Patchinangalou Nanroumaï Kouata Vatoun-Bouloou Naïa-Oua Oïa-Céoua Namotou Ounou-Cila Ouaï-Lévou Kouri-Kouri Koro-Kitou Ouaï-Laïlaï Aboutouni-Niou Inazoumbou Bioua Onabo Kiémouri Narara — Ila-Ouahou Naoukan-Balatou Viti-Lévou Inakoro-Lévou Naouka-Zoumou Noko-Noko Ibenn-Garoun-Garo Raouanga Nabaka Ina-Korongolo Onaviti Ici-Ecé Ina-Lélé Iakobomo Inamara Koné-Indiri Ianguéta Onapouébou Kondélé Matazoua-Lévon Cila Konabandoun-Hou 716 NOTES. . Malo-Malo Ouanaton-Holo Koroï-Boutchia Anda-Andara — Ono-Songoï-Banoua Kobou-Nanboua Andoua Koro-Lélé Konamoï-Toutou Naroukou Soki-Soki Nasa-Bouréoua Noukou Mata-Lima Nasouni Okorouïngara Rion-Rio Oaï-Banoun-Ranoim Na-Sama Îna-Moli Onguéré Nacinatoka Isana-Lambitou Onaibi-Sama-Sama Namouaziri Saouïliri Koro-Ton-Ho Lobosa Batilaou Obérata Airoro Koringamo Obalan-Ha Koro-Oua Oumbousa Koro-Mani Koro-Inanbouroua Vato-Lalaï Ana-Ouaïza Mououïto-Kolou Tan-Houagué Tabou Koroboou Koro-Lébou-Lébou Ona Boula Zaloué Oula-Niou Rabi-Rabi Nan-Hata Kouri-Kandjé Ona-Lébaka Koro Sonéa-Koto Latou-Talé Ona-Boro Inoura Céni-Lolo Vatou-Voko Ibouni-Bonbaou Oiiandi Koro-Lévou Diaoumba Ouaï-Salanba Nandoulen-Doulélo Imabou Béta-Raouraou Sovi Onato Nabétaou Rabi-Rabi Olan-Hani Nangonga Abouna-Nitchou Oucilan-Houa Bounda Tan-Hangué Lacé-Lacé Koulou-Balou Oulou-Batou Taroa-Boua Ouibacé-Oua Lavaki-Lévou Lami Namoli Nabétaou Souba Viton-Ho Kaourabou Nakoro-Lébou Ivanraï-Oua Koréïna-Saoti Néréré-Ouanga Sainsamo Ina-Mara Solia Baba-Lébou Koumbouna-Tamba Kalambou Koioïna-Solo Koréï-Namljouroua- Réken-Réké Ousouna-Botoa Tzolo Nalala Taboua Koroï-Batouma Onatataï-Vanoua Tabouï-Vanoua Anan-Galimaré Onatataï-Ouaïa Baki-Raki Nambou-Zioua Olokia NOTES. 717 Toha Matabéa Ounrabo Onakourou-Lébou Nakélo Eïasa Onano-Konoko Ramacicéï Nandali Korembizi Ouaï-Kété Réoua Dagouï-Lévou Rabouni Nacilaï Ona-Oousori Mouli-Touba Mataï-Réoua Robérata Nandourou Mataï-Baou Ouïlimaloiia Toumapia Nakourou Matakala Naamata Eïniou Nacélaï Bourétou Tékéna Noukou Oundakou Natoï Bourébasan-Ha Izaou-Tata Tabouïa. Après avoir fait cette longue énumération , le roi de Nanron- Ha , à qui je lis les noms des îles Viti , indiqués par Toum- boua-Nakoro, me dit connaître les îles suivantes : Hono, Embaou , Ong-Héa , Boulan-Ha , Namouka, Kam- bara , Komo , Mozé , Onéata , Laguemba , Toubouza , Néaou , Zizia , Man-Ho, Kanazia, Mounia, Likoambia, Banouan- Balabou , Néï-Taoumba , Tabéouni , Bambé , etc. , etc. Il paraît que le roi de Nanron-Ha connaissait toutes les îles indiquées par Toumboua-Nakoro. Toutes appartiennent-elles à l'archipel des Viti? Je suis disposé à le croire, au moins quant à celles de Toumboua-Nakoro; car ce Vitien indi- quait avec assez de précision la position respective de cha- cune de ces îles sur la carte des îles Fidji de M. l'amiral de Krusenstern. L'énumération du roi de Nanron-Ha contient certainement plusieurs doubles emplois, c'est-à-dire desîles nomméesplusieurs fois sous le même nom ou sous des noms h peu près semblables. Au lieu d'une courte entrevue , un séjour assez long dans cet archipel eût été nécessaire pour pouvoir donner cette énumé- ration avec la critique convenable. A Nanron-Ha , on ne coupe ni les doigts des mains ni ceux des pieds ; mais dans d'autres parties de l'île Viti-Lévou cet tome îv. 4y 718 NOTES. usage existe. Le roi de Nanron-Ha , en parlant de la grande Viti , dit bien Vitchi-Lcvou. Plusieurs Vitiens entourent leurs cheveux d'étoffes blanches et fines de mûrier-papier, qu'ils disposent un peu en turban. Serait-ce par suite de quelque ramification égarée de l'isla- misme?... Leurs cheveux sont généralement bien arrangés, durs, épais, teints en noir et quelquefois en rouge. Sur quel- ques-uns l'arrangement est tel qu'on dirait un casque, disposi- tion que nous avions déjà vue à Vaigiou et aux îles Sandwich, dans le voyage de /' Uranie, avec M. de Freycinet. Toumboua-Nakoro , dont les traits se rapprochent du type arabe, a le front ordinaire, la bosse frontale prononcée; les arcades sourcilières saillantes; les sourcils peu fournis; les yeux gris ; le nezaquilin; les pommettes saillantes; les dents blanches, très-belles, mais un peu larges; les lèvres légère- ment saillantes et un peu épaisses ; la bouche grande ; les oreilles percées de deux larges trous ; la physionomie noble , douce et riante; les cheveux noirs, très-touffus, très-épais, parfaite- ment arrangés, teints en noir en devant et sur les côtés, en rouge par derrière et enveloppés d'une étoffe extrêmement fine de mûrier-papier. Il a des moustaches et de la barbe au men- ton. Depuis quatre ans il a un éléphantiasis à la jambe gauche. Les Vitiens, quoique si voisins des îles Tonga, n'appartien- nent point à la race jaune du Grand-Océan. Ils font évidem- ment partie de la race noire, et tiennent beaucoup des Papous par leur chevelure très-ample et très-frisée, et par la couleur de leur peau qui est d'un noir tirant sur le chocolat. Ils ont le haut du front élargi de même que le nez; les lèvres grosses. Leur tatouage est en relief. Ils ont tous un langouti de mûrier- papier; plusieurs ont des bracelets de coquille et un morceau d'écaillé pendue au cou. Leur taille est souvent au-dessus de la moyenne; et nous avons vu parmi eux de fort beaux hommes. Leur constitution physique est de beaucoup supérieure à tout ce que nous a offert ailleurs la race noire océanienne : les détails suivans en donneront une idée. pieds. pouces. lignes 5 ÎO « / 5 8 3 5 3 o 5 3 a 5 4 fi 5 6 o 5 l 8 5 6 4 NOTES. 719 Songo-Songo-Lébou , de Koro-Lébou , avait Kolibalan, de Batou-Lélé, Mandon-Ha , de Nanron-Ha , Madou-Rabou, de Batou-Lélé, Ouna-Lobo , de Nanron-Ha , Olété, de Koro-Lébou, Ounendaou, de Nanron-Ha, Lagan-Hi-Lamba , de Tamou-Soua, Le ternie moyen pour ces huit Vitiens est de 5 5 5 Nous avons remarqué chez les Vitiens une industrie parti - tieulière, qui nous a d'autant plus frappés qu'on ne la trouve dans aucune île du Grand-Océan : c'est la fabrication des vases de terre. L'île Oumbenga est séparée de Kantabou par un petit canal. Rambé est une petite île placée entre Ovioumbani et Da- gonrobé. Cette dernière est aussi nommée Banoua-Lébou. La partie de Banoua-Lébou, qui est alliée des naturels de La- guemba , est celle qui est vis-à-vis Tabéouni. Les petites îles placées devant cette partie de Banoua-Lébou sont ses tribu- taires. Entre Tabéouni et Kaméa ou Gaméa , est la petite île Ovioumbani. A marée basse , on peut aller à pied sec de Ta- béouni à Ovioumbani. Le 24 mai, nous voyons l'île de la Tortue, que les Vitiens désignent sous le nom de Batoa. Le lendemain 25, à neuf heures et demie du matin, nous avons la satisfaction de voir deux pirogues se détacher de l'île Ong-Héa-Lébou, et faire route sur nous. A dix heures, l'une d'elles accoste la corvette, et cinq des naturels qui la montaient grimpent lestement à bord. Quatre d'entre eux sont de Tonga- Tabou ; le cinquième , chose singulière! est une de nos ancien- nes connaissances de Guam : il se souvient de nous avoir vus, M. Quoy et moi, pendant notre séjour aux îles Mariannes avec 47* 720 NOTES. M. de Freyeinet. Mon premier soin , quoique en présence de l'archipel si intéressant des Viti , est de lui demander des nou- velles de nos amis les Mariannais : le major don Louis de Tor- ies, le capitaine don Justo de la Cruz , le curé don Ciriaco, etc. , sans oublier la belle Chrétienne et le fort d'Aguéda. José Médiola, c'est le nom de notre insulaire, me donna les détails les plus satisfaisans , quoique déjà un peu anciens. Depuis trois . ans il avait quitté sa ville d'Agagna , sur un bâtiment espagnol , la Concepcion , qui allait aux Viti pour y acheter du bois de sandal : à cette époque, don José Ganga était gouverneur des Marianncs, où il avait remplacé notre excellent et généreux ami, don José de Médinilla y Pinéda. Recevoir en pareil lieu des renseignemens aussi inattendus , c'était commencer d'une manière piquante, et sous les meil- leurs auspices , notre aventureuse exploration des îles Vili. Médiola , abandonné par les siens 5 nous disait-il , avait erré depuis lors d'une île à l'autre, espérant toujours de rencontrer un navire qui pourrait le reconduire dans son pays. Heureux de trouver enfin ce qu'il avait si long-temps cherché, Médiola supplia M. d'Urville de le recevoir à bord de l'Astrolabe , ce qui lui fut immédiatement accordé. Après nous avoir témoi- gné tout le bonheur qu'il éprouvait de quitter un peuple fé- roce, toujours en guerre d'île à île et dévorant ses prisonniers, il nous apprit que sur l'île de Laguemba se trouvait une petite ancre provenant d'un baleinier américain qui s'était perdu sur les récifs de l'île Batoa. Le chef des naturels de Tonga-Tabou , nommé V^ougui , consent à nous accompagner jusqu'à Laguemba; il couche à bord avec les siens. Le 26 mai , à onze heures trois quarts du matin , une grande pirogue double appartenant à Vougui, armée d'une vingtaine d'hommes, et surmontée de plusieurs plates-formes, accoste la corvette. A midi une autre pirogue, plus petite, vient à bord : celle-ci amène trois Espagnols, de Manille , qui avaient fait naufrage sur le navire la Concepcion , le même que celui NOTES. 721 de Médiola. Le commandant leur accorde , comme à ce der- nier, la faveur de rester avec nous : l'un d'eux , Guttierez , était muni d'une médaille russe de l'année i8i8, et à l'effigie de l'empereur Alexandre. A midi et quelques minutes le grand canot, commandé par MM. Lottin et Dudemaine, va à terre, avec Vougui et Mé- diola, pour prendre l'ancre, si faire se peut. M. Lottin revient promptement, et nous raconte ce qui suit : bientôt après son arrivée, il a vu accourir un grand nombre d'hommes, de femmes etd'enfans, Vougui n'a pas pu contenir tout ce monde; plusieurs étaient armés de baïonnettes; Vou- gui lui-même s'est un instant couché à plat-ventre dans le fond du canot que les Vitiens voulaient retenir. Les deux Espagnols qui s'y trouvaient ont persisté à dire qu'il n'y avait pas de dan- ger; que c'était seulement une extrême curiosité de voir des Européens, leur costume, leur couleur, etc. Vougui , qui en disait autant, est reparti promptement pour Laguemba. Plusieurs naturels, deux de Tonga, deux de Viti et un Tonga -Vitien , sont restés à bord de la corvette. Le 27, le mauvais temps nous empêche de nous approcher de Laguemba, et nos passagers ne sont pas fort contons. Le 28, toujours assez mauvais temps. Les naturels, à qui M. d'Urville déclare qu'il ne peut les déposer sur l'île de La- guemba , mais qu'il les mettra sur Tabé-Ouni s'ils le désirent , sont d'abord assez tristes, et peu à peu ils paraissent prendre leur parti et se résigner. L'un d'eux, Toumboua-Nakoro , est le receveur- général du roi d'Embaou. Au moment où la cu- riosité l'a conduit à bord de l'Astrolabe , il était en tournée pour percevoir les tributs qui sont payés à ce roi par les chefs des îles sous sa dépendance. Ces tributs consistent , comme nous l'avons indiqué, en dents de baleine, pirogues, jeunes filles, etc. , etc. Dans la soirée, tous les naturels, à l'exception de Toum- boua-Nakoro , pleurent à chaudes larmes , en disant que si on 1rs dépose sur une île ennemie, ils seront infailliblement man- 722 NOTES. gés. Toumboua-Nakoro reste parfaitement calme, et au moyen de Guttierez, qui me sert d'interprète, il me fournit un assez bon nombre de renseignemens sur l'archipel Vitien. Le 29 et le 3o, continuation des travaux hydrographiques. Les naturels n'aiment que les ignames : on leur en donne deux fois par jour. Le 3i , nous voyons le passage entouré de récifs, qui a été découvert par le navire le Duff. Il nous paraît certain , surtout d'après les observations faites par M. Guilbert, qui était monté sur les barres de perroquet, que ce passage n'a pu être franchi que par un très-beau temps et par une mer très-calme. Le 2 juin, à sept heures du matin, M. d'Urville me fait deman- der si je veux aller à terre avec les naturels que l'on va déposer sur l'île Mouala. — Sans doute et de grand cœur. — Le com- mandant donne du drap bleu , une herminette et une médaille en bronze , de l'expédition , à Toumboua-Nakoro , et une sem- blable médaille à Toki. M. Paris et moi nous nous embar- quons dans la baleinière avec nos passagers que nous condui- sons à Mouala. Avant la séparation , Toumboua-Nakoro me prie de lui donner un mouchoir blanc de batiste pour enve- lopper sa vaste chevelure ; et Toki me demande un couteau ; je les satisfais l'un et l'autre , et nous nous quittons bons amis. Si nous attendons quelque temps, disent-ils, ils nous appor- teront des cocos; et si nous étions plus rapprochés de la ville , ils nous donneraient des cochons , etc. J'avais un extrême désir de faire une course sur l'île Mouala ; mais le ressac était très-violent, et d'ailleurs, faut-il le dire! il y avait plus d'un poltron dans la baleinière. L'un de nos ca- notiers, témoin du regret que je manifestais de ne pouvoir des- cendre à terre, me disait très-sérieusement : M. Gaimard, vous avez envie de nous faire manger , comme si, en cas d'accident, j'aurais pu éviter moi-même un pareil sort. La prudence est sans contredit bien nécessaire dans un voyage de découvertes; mais si l'on craint tour à tour et quelquefois simultanément les récifs, les tempêtes, les sauvages, les maladies, on n'est pas NOTES. 723 propre à de telles expéditions. Si parfois la poltronnerie s'est manifestée d'une manière un peu trop marquée à bord de l'as- trolabe, on doit dire, pour l'explication d'un fait si extraordi- naire dans un équipage français, qu'un grand nombre de nos matelots avaient été pris dans les prisons de Toulon. Et je dois ajouter, pour l'honneur du port auquel je me glorifie d'ap- partenir, que des hommes de bonne volonté, des matelots dignes de ce nom par leur bravoure et leur instruction, se présentèrent en foule à M. d'Urville. L'autorité ne crut pas devoir leur permettre de quitter leur navire pour embarquer sur l'Astrolabe. Le 5 juin , à dix heures du soir, après avoir laissé la côte et porté au large, nous tombons, avec une grosse mer, sur des brisans. A leur aspect instantané , la vigie terrifiée manqua de voix pour les annoncer. Ils étaient tellement près de nous, que nous ne pouvions plus virer vent arrière, et qu'il fallut les prolonger à une demi -encablure. Chacun passa le reste de la nuit sur le pont, pouvant réfléchir à son aise à la drama- tique existence des navigateurs qui explorent les îles à corail. Le 6 juin, nous voyons la belle montagne conique de Kan- tabou , excellent point de reconnaissance pour les navires que le commerce du bois de sandal attire dans ces parages. Le 7, nous apercevons sur la côte de Vatou-Lélé, île char- mante et couverte d'une belle végétation , un grand nombre de naturels qui nous font des signaux avec un pavillon blanc. Le 8 , plusieurs pirogues viennent à bord de l'Astrolabe. Ou- noun-Lébou , roi de Nanron-Ha, me donne plusieurs rensei- gnemens sur Viti-Lévou. Jusqu'alors je n'avais pu examiner aucune femme de cet ar- chipel. J'en vois quelques-unes dans une grande pirogue sur laquelle je descends aussitôt, dans le but de faire quelques re- marques sur le beau sexe vitien. Par suite d'une manœuvre qu'exécuta l'Astrolabe , la pirogue où j'étais se trouva éloignée de la corvette, et de telle manière que les naturels auraient pu bien facilement me faire prisonnier et m'emmencr avec eux. 724 NOTES. Déjà les Vitiens commençaient à examiner mes vêtemens avec une grande curiosité , en me disant impérieusement de les leur donner. Je leur fis entendre qu'à bord de la corvette nous pos- sédions un grand nombre d'étoffes diverses, et je leur montrai beaucoup de sang- froid et de tranquillité. Ils me ramenèrent sans m'avoir rien pris, et alors je crus devoir leur faire quel- ques légers cadeaux. Si les Vitiens s'étaient emparés de moi, mon parti était pris : Du peuple ianternois j'adoptais les coutumes. Je devenais Vitien , et, soldat d'avant-garde , je serais certai- nement parvenu à leur inspirer promptement de la confiance par quelques expéditions militaires ; j'aurais étudié la langue et l'histoire de cet archipel, en attendant que, comme Mé- diola, un navire vînt me chercher. — Depuis notre retour à Paris, j'ai montré à M. le capitaine Dillon les notes que j'avais recueillies sur les îles Viti , et voici les observations qu'il m'a faites à ce sujet : L'île de Hono , découverte par le capitaine Dillon, qui l'a nommée île Joseph Barretto. Elle a, d'après lui, mille habi- tans , au lieu de cinq cents. Embaou , que M. Dillon nomme Bow, aurait trente mille combattans. A Ong-Héa-Lébou, les habitans de Tonga-Tabou ont tué tous les insulaires avant l'arrivée des Européens. Il n'y a main- tenant que quelques matelots pour la pêche des tortues. On n'y trouve plus de naturels. Les tortues que l'on pèche à Ong-Héa-Lébou sont portées à Laguemba , d'où on les transporte à Embaou. Boulang-Ha a deux cents habitans. Namouka , de cent à cent cinquante habitans. Elle était très- peuplée en 1825. Depuis cette époque, les guerres qu'elle a NOTES. 726 soutenues avec Embaou et Laguemba ont presque anéanti su population. On va y chercher des ignames et des cochons. Kambara , quatre cents habitans. Cette île , appartenant à Laguemba , est habitée par des esclaves qui sont occupés à construire des canots, à faire des lances, et à pêcher des tortues. Kambara touche presque l'île de Morambo. Mozé, cinq cents combattans. C'est sur cette île que s'est perdu le premier navire européen. Laguemba , mille combattans. Embaou tire ses combattans de Viti-Lévou. A Viti-Lévou, il y a quatre districts : i° Rêva, qui a presque autant d'habitans que Boiv ; 2° Taouzara ; 3° Brata , très- puissant, qui a été attaqué sans succès, de 1801 à 1820, par vingt mille hommes de Bow, et quinze Européens qui avaient avec eux un canon de deux livres; 4° Bow , nom du quatrième district, que les Anglais ont appliqué à l'île entière. En tout, cent mille habitans , dont cinquante mille hommes pour le district de Bow. Le chef de Laguemba est tributaire de Bow. Il a sous sa dé- pendance tout ce qui l'entoure. Takon-Robé , tributaire de Bow, a sous ses ordres un grand nombre d'îles. Kantahou est nommée , par les Anglais, Maï-Ouala. Abounivalou signifie empereur. Son nom propre est Ou- libaou. Les dents de baleine sont les diamans du pays. Une brasse d'étoffe de mûrier-papier est la monnaie ordi- naire. On apprécie tout en brasses de mûrier-papier. Combien de brasses pour telle chose? demande-t-on aux Vi tiens lorsqu'on veut faire quelque acquisition. Lorsqu'un chef tue quelqu'un , il prend son nom. En 1825 le roi était Oulibaou. Ses frères étaient : i° Tanoa; 2° Guira-Koman-Koula ; 3° Fokatou- Boular ; 4° Nex-Kaï- niano (il a été tué et mangé à côté du capitaine Dillon, à 726 NOTES. Ouaïler) ; 5° Kaï-Latché-Kaou (il est mort à son retour de Tonga); 6° Dilanamati. C'est le plus jeune frère et le plus grand guerrier; sa mère est de Laguemba : il demeure à Bow. Tanoa , Fokatou-Boular et Dilanamati vinrent visiter le capitaine Dillon. ( Extrait du Journal de M. Gaimard. ) Le iC) mai, sous un ciel sombre et de sinistre apparence, nous commencions l'exploration difficile de l'arcbipel des Viti. Surl'une des pirogues qui nous avaient accostés , nous reconnûmes un natu- rel de Tonga; cet homme, monté à bord , sembla tout joyeux de ce que nous avions habité son pays ; il nous parla de l'état actuel de l'île et de ses chefs, avec une facilité et une intelligence parfaites. J'avais dessiné à Tonga une quarantaine de portraits; mais, pressé par l'abondance des matériaux, je m'étais souvent borné à esquis- ser au simple trait les naturels qui avaient consenti à poser un instant devant moi. Lorsque je fis voir à l'homme dont il est ques- tion cette partie de ma collection , je l'entendis , à mon inexpri- mable satisfaction, me nommer chacunedes figures qui passaient sous ses yeux, et lui-même était dans le ravissement s'il venait à reconnaître les traits de quelque personne de sa famille. Si ce témoignage naïf de la ressemblance de mes esquisses dut flatter mon amour- propre , il ne m'étonna pas moins par le haut degré d'intelligence qu'il marquait dans le sauvage de Tonga. Certai- nement il y avait dans cet enfant de la nature une finesse de conception, un sentiment des arts, qui manquent quelquefois aux hommes les plus civilisés. En parcourant l'archipel des Viti nous eûmes aussi au milieu de nous un exemple bien remarquable d'intelligence et de di- gnité, dans la personne d'un naturel de l'une des Viti. Cet homme, nommé Toumboua-Nakoro, était venu nous visiter avec deux personnages considérables, tandis que nous étions sous voiles devant Laguemba. Contraints par la rigueur du temps NOTES. 727 de reprendre le large, nous nous vîmes dans l'obligation de donner à nos insulaires une hospitalité bien faite pour les in- quiéter. Durant huit jours de captivité involontaire, Toumboua- Nakoro se comporta avec une décence et une fermeté qui nous firent prendre la meilleure idée de son caractère. Tandis que ses compagnons manifestaient leurs craintes par des gémisse- mens et des larmes , cet insulaire ne parut pas abattu un seul instant; il ne changea rien à ses manières, jusque-là empreintes d'une noble affabilité. Je ne crois pas exagérer en affirmant que nul Européen, dans quelque classe qu'on l'eût pris, n'eût conservé , en pareille circonstance , une attitude plus digne et plus convenable que celle de Toumboua-Nakoro au milieu de nous. M. Gaimard se chargeait d'occuper les loisirs de notre bon hôte, en tirant de lui tous les renseigneniens possibles sur le vaste et dangereux archipel que nous parcourions. Toumboua- Nakoro , espèce de collecteur des impôts, était plus que per- sonne à même de fournir une bonne statistique de ces îles sans nombre , qu'il parcourait en exerçant sa charge. Au moyeu des longues séances, où notre docteur livrait de rudes assauts à la complaisance imperturbable de l'officier du fisc des Viti, l'expédition de l'Astrolabe s'est enrichie d'une foule de docu- mens nouveaux sur ces parages si justement redoutés. Les habitans des îles Viti , renommés par la férocité de leurs mœurs, sont doués d'une stature et d'une force remarquables; leurs formes, aussi belles que celles qui distinguent les guerriers de Tonga, offrent un caractère beaucoup plus mâle, et décèlent des habitudes plus énergiques ; nous n'avons pas remarqué parmi eux cette disposition à l'obésité , qui est si commune aux îles des Amis. Les traits des Vitiens portent en général une expression de dureté , que la couleur noire de leur peau rend encore plus marquée. Ils marchent presque nus ; une étroite ceinture qui passe entre les cuisses est leur unique vêtement ; des colliers de dents humaines, des bracelets aux bras et aux jambes, composent leur parure, qu'ils complètent en disposant d'une manière très-symétrique leurs cheveux hérissés de toutes 728 NOTES. parts, et en les poudrant de charbon ou de chaux. Toumboua- Nakoro , notre hôte, était doué d'une physionomie noble et douce; ses traits se rapprochaient beaucoup du type arabe ; sa chevelure, fort noire sur le front et les tempes, était d'un roux très-ardent par derrière : c'est, à ce qu'il paraît, un raffinement de coquetterie usité chez quelques chefs , et toujours ceux qui se distinguent par cette parure l'entretiennent avec le soin le plus minutieux. Nous ne quittâmes pas les Viti sans y planter aussi un jalon, selon l'expression de notre docteur Gaimard. Le 6 juin , à dix heures du soir, un récif inconnu , comme celui de la baie de l'Abondance, faillit nous arrêter pour toujours. Il y eut un moment de violente émotion à bord, car l'écucil s'étendait loin sous le vent, et une grosse mer nous portait sur la longue bande, brillante d'écume, que, par bonheur, la lune nous montrait assez distinctement : la manœuvre qui nous avait déjà sauvés nous fut encore une fois salutaire. Dans l'impossibilité de virer, nous couvrîmes de voiles la corvette, et V Astrolabe , comme accoutumée à de pareilles secousses, doubla lentement, mais avec un plein succès, le redoutable récif qu'elle venait de découvrir. {Extrait du Journal de M. Sainson.') page 488. Auparavant ce n'était que des masses de coraux recou- vertes ça et là de monceaux de sable. Le Ier juillet nous fûmes en vue des îles basses de Laugh- lan. Elles forment un demi-cercle, et sont liées par des bancs de sable. Nous en ajoutâmes une qui est un rocher plat et beaucoup plus élevé que les autres qui sont probablement ina- dréporiques. Le mauvais temps qui nous accompagnait tou- jours nous empêcha encore ici d'aborder à ces terres cou- NOTES. 729 vertes de eocotiers et de verdure. Nous ne pûmes même nous assurer si elles sont habitées. (Extrait du Journal de M. Quoy.} page 496. La pointe fatale qui semblait devoir être le terme de nos longues caravanes. Le commandant, jugeant sans doute par le temps que nous éprouvions que c'eût été compromettre l'expédition et les tra- vaux déjà faits que de passer le détroit de Torrès sans ancres à jets, ni haussier es;, voulut commencer la géographie de la Nouvelle-Guinée par le nord, et non par le sud, comme il l'a- vait projeté avant ce qui nous arriva à Tonga-Tabou. Ayant besoin d'eau et de bois , nous allâmes en faire à la Nouvelle- Irlande, sur laquelle nous arrivâmes le 5 juillet par un temps sombre et pluvieux. A l'instant où nous entrions dans l'anse aux Anglais, un grain nous cachant tous les alentours, nous fûmes obligés d'en sortir et de laisser porter pour le havre Carteret. Vis-à-vis, le temps continuant à être très-sombre et pluvieux, M. Lottin fut envoyé pour reconnaître le mouillage. A trois heures on n'y voyait plus à une longueur du navire, et la pluie tombait par torrens. La position de ce canot sans vivres, et parti à la hâte, devint dès-lors des plus critiques; il courait les risques d'être abandonné pendant un temps que nous ne pouvions prévoir. Car nous trouvant à l'entrée du détroit que forment la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande, où les courans sont très-forts , ils allaient nécessairement pendant la nuit nous entraîner loin sous le vent malgré nos manœuvres. En louvoyant pour nous maintenir à portée d'être vus par le canot, dès que le temps lui permettrait de venir, nous fûmes entraînés par les courans sur l'île Leigh, qui est à l'entrée du 730 NOTES. havre Carteret, et bientôt dans un état de perdition qui dura dix minutes, lesquelles nous furent nécessaires pour doubler cette île que nous longeâmes à dix brasses par une pluie bat- tante et sans presque de vent. Heureusement que dans les hou- pées de la lame, dans lesquelles nous passions, il se trouvait assez d'eau pour ne pas toucher. Pendant un instant nous nous considérâmes heureux d'avoir doublé la pointe élevée de l'île sur laquelle la mer déferlait , et de voir que nous n'allions être jetés que sur un haut-fond où elle serait beaucoup moins mau- vaise. Pendant le moment critique on essaya de virer de bord ; mais le commandant vit rapidement qu'il y avait plus de chances à tenir le plus près. On força de voiles , et par le temps le plus affreux nous entrâmes dans le havre Carteret sans voir même les hautes montagnes boisées qui s'élevaient au-dessus de nos têtes. Ici , si la catastrophe se fût accomplie , on aurait probablement perdu une partie de l'équipage. Et que serait devenu le reste dans un pays qui n'offre aucune ressource? {Extrait du Journal de M. Quoy.*) Le 6 juin , au moment où nous allions donner dans un port commode et sûr, à la Nouvelle-Irlande, un grain furieux vint nous assaillir. Des torrens de pluie , comme nous n'en avions jamais vus, nous dérobèrent bientôt la vue de la côte, et nous fûmes entraînés sous le vent du port que nous avions vu de si près. L'obscurité nous environnait de toutes parts, et nous n'entrâmes dans le havre de Carteret , vers cinq heures du soir, qu'en courant le plus grand danger de nous perdre sur la pointe de l'île Leigh. Nous ne doublâmes cette pointe hérissée d'écueils , qu'à la distance de quelques brasses; nos vergues semblaient toucher les arbres qui, du haut des rochers, s'éten- daient sur la mer; enfin, notre bonheur fut tel dans cette incroyable position, que j'entendis plus d'un homme de l'équi- page remercier ardemment le ciel du miracle éclatant dont il venait de favoriser V Astrolabe en la sauvant d'une perte cer- taine. Cette rude épreuve passée, nous trouvâmes au fond du NOTES. 731 havre , sous l'île aux Cocos , un beau mouillage , où la cor- vette fut amarrée tout près du rivage. Mon ami Guilbert, en faisant seul le tour de l'île aux Cocos, avait rencontré daus un site sauvage, au milieu des rochers, un caïman qui, à sa vue, s'était aussitôt dirigé vers la mer. D'après cette découverte , le i4 juillet au matin , Guilbert et moi nous prîmes la belle résolution d'aller chercher dans sa retraite le terrible amphibie. Munis des armes convenables, nous descen- dîmes par la grande chaleur de midi, et nous ne tardâmes pas à trouver l'endroit où le caïman paraissait avoir établi son repaire. Tout était silencieux autour de nous; nous présumâ- mes que c'était l'heure où l'animal allait chercher la fraîcheur au fond des eaux, et, résolus de l'attendre , nous nous assîmes côte à côte sur le sable brûlant de la plage. La chaleur était étouffante, l'air chargé de vapeurs pesait sur nous, et nous engourdissait de telle sorte, que Guilbert ne put résister davan- tage , et qu'il céda au sommeil en me priant de veiller auprès de lui. Bientôt cependant , malgré tous mes efforts pour rester éveillé, l'indomptable sommeil s'empara aussi de moi, et quand nous ouvrîmes les yeux une grande heure s'était écoulée. Nous rîmes beaucoup tous deux de notre vigilance et de notre ardeur pour la chasse, tout en nous estimant heureux d'avoir sommeillé si tranquillement ; si l'hôte de ce lieu sauvage était pendant ce temps remonté de la mer, notre réveil n'eût pas été aussi paisible. Nous reprîmes le chemin du bord, d'un air un peu moins guerrier qu'en partant. Le lendemain , le caïman lui-même vint chercher la mort dans les flots de la baie. Vers midi, on le vit traverser la rade ; trois embarcations lui donnèrent la chasse , et il succomba sous une grêle de coups de fusil. Amené sur la plage voisine , il y fut disséqué malgré son horrible puanteur. Cet amphibie avait douze pieds trois pouces de longueur. (Extrait du Journal de M. Sainson. ) 732 NOTES. PAGE 496. Et il m'apprit que partout où il avait sondé , il n'avait pas trouvé moins de quarante brasses de fond. Vers une heure, M. d'Urville, profitant d'un moment d'embellie , me confia la baleinière avec neuf hommes pour aller reconnaître l'entrée du havre Carteret, et voir s'il était également sûr de passer à droite ou à gauche de la roche Booby. Le vent était bon frais, et nous fîmes route sous la misaine, un ris pris; mais à peine eûmes-nous quitté la cor- vette, qu'un grain nous la fit perdre de vue. La pluie recom- mença et continua jusqu'au soir sans interruption ; nous ne distinguions plus rien que Booby , dont le roc noirâtre faisait jaillir à plus de trente pieds une écume éblouissante : bientôt il disparut dans les torrens de pluie. La mer, grosse, prenait le canot par le travers, et semblait à chaque instant devoir le disloquer : deux hommes étaient occupés constamment à vider l'eau. Je fis amener la misaine; nous étions tous trempés jus- qu'aux os; le froid commençait à me saisir, et je pris un aviron : nous quittâmes nos habits qui semblaient nous glacer; et, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, nous nous mîmes à ramer de toutes nos forces contre le vent, tenant le canot le bout à la lame, et attendant à chaque instant une éclaircie pour voir où nous étions. J'estime que nous restâmes trois heures dans cette position , luttant contre le vent et la mer, ne voyant absolument rien à une toise de nous, et crai- gnant d'être jetés sur quelque point de la côte. Enfin , les hommes harassés ne faisaient plus que battre l'eau avec leurs avirons, quand nous rencontrâmes un énorme tronc d'arbre. Je fis passer le cablot à une de ses branches, et nous pûmes reprendre haleine un instant, dérivant lentement avec lui et sondant sans trouver fond à quarante brasses. Les matelots, gais en partant, ne soufflaient pas le mot, et NOTES. 733 j'étais moi-même très-inquiet. La nuit approchait, la corvette avait dû courir au large ; je connaissais la force des courans qui devaient l'entraîner au nord dans le canal, et l'impossibi- lité de regagner ensuite dans le sud. Je voyais la certitude de rester abandonné à nos propres moyens pendant un temps plus ou moins long, et sur une côte qui n'est rien moins qu'hospitalière. Un grain violent, chassant la brume devant lui, nous per- mit de voir la côte. Nous étions à environ un quart de mille dans le sud de Booby ; nous reprîmes courage , et vînmes passer entre cette roche et la terre, à mi-distance, sans trouver fond à quarante brasses. Après le grain , le vent mollit beaucoup , et nous prolongeâmes la côte à quelques toises pour ne pas la perdre de vue , remontant vers le nord , et cherchant quelque crique pour nous réfugier. A près d'un demi-mille dans le nord de Booby, la côte for- mait un enfoncement dans lequel la mer était unie comme une glace ; mais une digue de récifs nous empêchait d'y pénétrer. Nous découvrîmes enfin une coupure; la baleinière y toucha; mais nous sautâmes tous à l'eau , et elle fut bientôt tirée à terre sur une petite plage de sable, seul point où les barringtonias permettaient d'aborder. La pluie ne discontinuait pas; nous fîmes une tente avec des voiles, et nous nous mîmes tous des- sous, nus et les uns contre les autres pour nous réchauffer; car nos dents claquaient, et nous n'avions aucun moyen de faire du feu , qui d'ailleurs n'aurait pas manqué d'attirer les sau- vages, ce que je voulais éviter avant d'avoir perdu tout espoir de revoir la corvette. Un matelot, le nommé Grasse, que j'avais envoyé explorer la plage , revint me dire qu'à quelques pas de nous il y avait deux huttes abandonnées, où nous serions plus abrités pour la nuit; et je me disposais à les visiter moi- même , lorsque , mettant le pied hors de la tente , il s'écria : La corvette!... En effet, à travers la brume et la pluie, on apercevait alors distinctement V Astrolabe, orientée ventarrière et roulant panne sur panne ; elle avait dépassé l'île Leigh , et tome iv. 48 734 NOTES. se dirigeait lentement vers le mouillage , le vent étant tout-à- fait tombé, ou du moins ne se faisant pas sentir dans ce canal. Bientôt un coup de fusil partit du bord pour signal, et nous fit voir que l'on n'était pas sans inquiétude sur notre sort. La baleinière fut. remise à l'eau , les objets rembarques , et peu de minutes après nous étions au milieu de nos camarades , qui nous apprirent que la corvette avait été à deux doigts de sa perte sur la pointe de l'île Lcigh. M. d'Urville, depuis notre départ et malgré le danger, avait toujours manœuvré pour se rapprocher de la côte , ne pouvant se résoudre à nous abandonner à la discrétion des sauvages habitans de ces con- trées. {Extrait du Journal de M. Lottin.} page 5io,. Tentons d'abord , et les événemens décideront du reste. Tout le sol d'alentour était de calcaire madréporique; même une montagne de l'entrée qui, arrondie et élevée en piton, au- rait pu être soupçonnée volcanique. Du reste elle ne devait cette forme qu'on aperçoit bien du mouillage, qu'à sa position par rapport à nous, parce qu'elle terminait un petit chaînon vers la mer. Nous n'eûmes pas deux beaux jours dans les quinze que nous demeurâmes dans ce havre, assez mal déterminé, surtout pour la profondeur de l'eau, par un des officiers de Carterct qui ne le visita qu'en canot. Presque tous les soirs la pluie tombait par torrens. Le bois et l'eau s'y font facilement, et cette dernière est de bonne qualité. Cette contrée offre bien peu de ressources en vivres. Nous ne prîmes que quelques NOTES. 735 poissons à la ligne. On renonça au tramail qu'on tendait le soir, et les madrépores empêchèrent de jeter la seine. A terre les oi- seaux étaient plus difficiles à approcher, et surtout à tirer au travers d'aussi grands arbres. Notre collection s'augmenta ce- pendant de quelques espèces nouvelles et rares. Nous citerons une grosse sorte de corbeau d'un noir bleu , à longue queue avec les joues nues ; un joli gobe-mouche noir et orangé. On y trouve aussi le pigeon de Nicobar qui a les belles plumes de son cou effilées comme celles d'un coq; le lory-papou et la colombe muscadivore; mais ici le gros tubercule de son bec est couleur cerise au lieu d'être noir. Malgré l'espace resserré dans lequel nous étions, les bords de la mer et un très-petit récif me fournirent, en mollusques et zoophytes seulement, de quoi remplir vingt-sept planches coloriées. En arrivant, le commandant fit tirer quelques coups de ca- non pour appeler les naturels dont nous n'apercevions au- cune trace. Ce moyen réussit. Ils vinrent d'abord par lerre nous reconnaître à l'aiguade , puis dans leurs pirogues; et nous en eûmes presque tous les jours le long du bord, qui venaient de deux points opposés. Us étaient pauvres et peu industrieux. Nous n'eûmes d'eux, en petite quantité, que des bananes, de très-petits cochons, du taro, peu de poissons et quelques phalangers d'un blanc jaunâtre. Leurs pirogues, très- minces et fragiles, sont élégantes et très-relevées en avant et en arrière. Elles sont à balancier. L'espèce humaine , a la Nou- velle-Irlande et sur les terres environnantes, paraît répartie en tribus éparses. Elle appartient évidemment à la race Pa- poue avec un type inférieur à ceux qui habitent plus près de l'équateur, à la Nouvelle-Guinée ou dans la grande île de Waigiou. Cela tiendrait-il à la grande humidité dans laquelle ils doivent être plongés une partie de l'année? Influence assez grande pour agir sur la paroi osseuse de la tête , ainsi que le fait observer M. le docteur Gall sur un assez grand nombre que nous apportâmes de Waigiou. Du reste les Nouveaux- Irlandais sont d'une taille médiocre , avec le ventre gros et les 48* 736 NOTES. extrémités grêles. Leur face est élargie par la saillie des pom- mettes; ils ont les yeux petits , un peu obliques ; le nez épaté. Ils se percent d'un ou deux trous les narines en dessus pour y fixer de petites dents canines de cochon , qui vont en diver- geant comme de petites cornes : ce qui leur donne une singu- lière physionomie. Leur peau est noire , le plus souvent cou- verte de la lèpre écailleuse. Ils vont entièrement nus. Leurs cheveux , longs et très-crépus, sont teints de plusieurs couleurs. Ils semblent préférer la rouge. Ils se peignent aussi la face et portent des bracelets de coquillages ou tissus. Ils n'ont presque pas de barbe. Il y a loin de ces insulaires à ceux des Fidji pour le développement et la proportion des formes, quoiqu'ils semblent appartenir à la même race. Ils nous approchèrent toujours avec défiance, écartant toutes les propositions qui tendaient à visiter leurs villages, et ne nous montrant jamais leurs femmes. Un jour ils volèrent de force du linge à un ma- telot qui lavait à terre. Ce qui fit que nous ne revîmes plus les auteurs du larcin. Nous laissâmes ce pays sans avoir pu donner de rafaîchisse- mens à l'équipage. Nous n'eûmes même pas la ressource des cocos , ainsi qu'on pourrait le croire d'après le nom de la pe- tite île sur laquelle nous étions. Il ne s'en trouve qu'un seul plant. Ces arbres ne prospèrent pas d'ailleurs au milieu d'une végétation humide et pressée. Ils aiment à s'élancer librement sur le bord des plages sablonneuses. Mais du reste munis d'ex- cellens vivres en farine , biscuits et viande salée , dans le même lieu où jadis Carteret avait manqué mourir de faim , nous pou- vions sous ce rapport comparer les avantages de la navigation moderne aux privations de l'ancienne. J'allais oublier que nos messieurs tuèrent un crocodile de douze pieds de long, que nous avions vu rôder dans la rade. Assailli d'un grand nombre de coups de fusil, il succomba, et ne fut malheureusement trouvé flottant que quelques jours après. Sa puanteur était horrible; cependant nous conservâmes sa tête , et M. Sainson en fit un bon dessin. NOTES. 737 Nous ne fussions pas demeurés dans un Heu qui ne nous offrait ni ressources ni intérêt, sans une violente colique ner- veuse qui tint M. d'Urvillc pendant plusieurs jours. (Extrait du Journal de M. Quoy.') page 53g. Rien que pour envoyer un canot sur l'île du volcan et visiter ses abords. Nous appareillâmes le 17 juillet. Nous eûmes assez de peine à sortir de ce lieu étroit; nous faillîmes même échouer faute de vent. Le soir nous étions dehors, et le lendemain en vue de la côte de la Nouvelle -Bretagne, dont on commença la géographie. Nous comptions la faire à l'aide du beau temps auquel on doit s'attendre par quatre degrés de latitude. Il n'en fut rien , et nous eûmes constamment des averses de pluie accompagnées de forts vents et d'une grosse mer qui rendaient les approches de la terre aussi difficiles que dangereuses. On ne l'apercevait quelquefois pas à une demi-lieue, et souvent pas du tout. De sorte que , malgré toute la persévérance que mit M. d'Urville, on ne put avoir de cette terre que quelques parties, saisies par M. Lottin dans les intervalles des grains sombres qui se succédaient rapidement. Quand on verra sur la carte ces fragmens de travaux et ces routes multipliées en divers sens, on aura de la peine à croire à tant de contrariétés qui semblaient faire route avec nous. Une semaine de beau temps eût suffi pour faire ce travail. Loin de là nous fûmes six jours sans avoir d'observations , de sorte qu'entraînés par la force des courans vers le détroit de Dampier, nous ne pûmes nous en apercevoir qu'à l'aspect des terres qui l'avoisinent. Notre position devenait de plus en plus difficile à mesure que l'espace qui existe entre la Nouvelle-Bretagne et la Louisiade se resserrait. Heureusement le ciel s'éclaircit à l'entrée du dé- 738 NOTES. troit lorsque nous y arrivâmes le 1er août au soir. La nuit on courut des bordées pour se maintenir devant. Mais les courans nous entraînèrent vers l'enfoncement que forme la Nouvelle- Guinée, et il nous fallut revenir le lendemain vers le détroit. Nous y entrions à pleines voiles, filant de quatre à cinq nœuds , lorsque nous donnâmes dans des hauts-fonds , que la vigie du haut des mâts ne put apercevoir à temps, probablement à cause de l'éclat du soleil vers lequel nous allions. On ne pouvait plus reculer, il fallait passer ou y rester. En lofant pour un rocher, en arrivant pour l'autre , on finit par trouver un passage en touchant deux fois; la dernière assez fortement , pour échouer, peut-être , si l'on n'eût pas fait assez de voiles. Ce banc était la continuation de celui sur lequel les deux navires de d'Entre- casteaux se trouvèrent aussi engagés sans toucher toutefois. M. d'Urville, en passant à environ quatre lieues plus à l'est, croyait l'éviter. On le voyait s'étendre encore à notre droite, de manière que pour passer avec quelque sûreté ce dangereux détroit, il faut approcher de près la terre de la Nouvelle-Bre- tagne qui nous a paru saine , comme le sont en général les terres élevées. Cette partie est peuplée et offre de grandes clai - rières qu'on prendrait d'abord pour le résultat de grandes cul- tures; ce qui n'est pas. Il n'y a presque point de plages , et les arbres croissent presque dans la mer. Une très-forte brise , qui nous fit franchir le détroit , nous fit voir que si nous eussions échoué sur le banc, privés d'ancres et de cordages convenables , comme nous l'étions , la campagne finissait là ; qu'il eût fallu abandonner l'Astrolabe pour s'em- barquer dans les canots, tenter de contourner la Nouvelle- Guinée , et faire six cents lieuesavant que de gagner A.mboine, seul lieu qui fût le plus à notre portée. Les terres de cette extrémité de la Nouvelle-Guinée sont de grandes îles volcaniques , la plupart élevées en cône , qui dé- cèlent leur origine. Le volcan , isolé à l'entrée nord du détroit , dont le feu servit comme de fanal à Dampier dans son intré- pide navigation , paraissait calme depuis long-temps. Son re- NOTES. 739 vers oriental était couvert de verdure. Nous ne pûmes voir la forme de sa cime couronnée par les nuages. {Extrait du Journal de M. Quoy. ) page 555. Présentait à l'intérieur de hautes montagnes avec un terrain plus bas au rivage. Les îles Schouten , au nombre de huit, sont très-élevées et en cône; ce qui dénote une origine ignée. Leur élévation con- traste singulièrement avec le peu d'élévation de la terre de la Nouvelle-Guinée qui leur correspond. Elles sont boisées. En passant près de l'une d'elles, nous vîmes la plage bordée d'une forêt de cocotiers. Deux pirogues , montées par un assez grand nombre d'habitans couronnés du fruit rouge du pandanus, se dirigèrent vers nous. Elles hésitèrent d'appi'ocher lorsqu'elles furent à une certaine distance de nous, et ne profitèrent pas de ce qu'on avait mis en panne pour des observations géogra- phiques. De sorte que nous ne pûmes voir les habitans de cette partie de la Nouvelle-Guinée. La dernière de ces îles, très- rapprochée de terre, est la seule qui nous ait présenté une anse où l'on puisse mouiller. Du reste toutes ont leurs côtes abruptes, et la mer nous a paru saine dans leur intervalle. Le lendemain nous vîmes près de la côte quelques petites îles très- basses, habitées, et qui reçurent les noms de diverses personnes de l'état-major. La grande terre vis-à-vis de ces îles est elle- même très-basse , et les montagnes ne paraissent que dans l'é- loignement. ( Extrait du Journal de M. Quoy. ) 740 NOTES. PAGE 56'o. Ces naturels paraissaient , en général , aussi misérables que méchans et perfides. Le 1 1 au soir, après dîner, le calme nous ayant mis à en- viron quatre milles de la côte , près d'une sorte de baie , nous vîmes venir quinze pirogues portant environ une quarantaine de naturels. Ils paraissaient avoir employé tout le jour à se décider à nous aborder. Lorsqu'ils furent à portée de canon ils poussèrent de grands cris. Peu à peu ils approchèrent jusqu'à portée de pistolet , sans aller plus loin , causant et gesticulant beaucoup. Tous étaient armés d'arcs et de flèches qu'ils agi- taient parfois , hésitant cependant à en lancer. Enfin il en partit une. Pour prévenir tout engagement qui pût leur être fatal, le commandant leur fit tirer deux coups de fusil à balle. In- continent ils revirèrent de bord et pagayèrent pour se retirer, mais assez lentement. On essaya de tirer un coup de canon au- dessus de leur tête. L'eflroi qu'ils en eurent et la vitesse avec laquelle ils cherchaient à s'éloigner étaient vraiment co- miques. Ils étaient nus, les parties génitales couvertes d'une coquille. Quelques-uns avaient des fruits rouges sur la tête. Leur cou- leur n'était pas très-noire , mais ils avaient le ventre gros. Les petites embarcations qu'ils montaient étaient à balancier, sans élégance. Tous leurs gestes tendaient à nous engager à aller à terre , et la lenteur qu'ils mirent à nous reconnaître , leur grand nombre de pirogues, leurs armes, sans aucun objet comestible, indiquaient qu'ils n'avaient que des intentions hostiles. ( Extraie du Journal de M. Quoy . ) NOTES. 741 PAGE 6l2. Le kangarou d' Arrow et une petite espèce de mammi- fère nouvelle. Tous les contours de la rade sont bas, marécageux, et la plus grande partie sans plage , de sorte qu'on est dans les fo- rêts aussitôt à terre. Le sol est entièrement formé de calcaire madréporique. Nous l'avons également trouvé tel au sommet de la petite montagne qu'habitent quelques Alfaquis près du village de Dorey proprement dit. Par une latitude aussi chaude, la végétation ne souffre point d'un aussi mauvais sol. C'est même le point où je l'aie vue atteindre les dimensions les plus gigantesques. Sur la montagne dont je viens de parler, près des maisons , il est un arbre déraciné et tombé , auquel j'ai compté quarante-sept bons pas de tige jusqu'à la naissance des premières grosses branches; sa grosseur est proportionnelle. C'est en marchant sur la tige même que je la mesurai. Il est quelques-uns de ces énormes végétaux du sommet desquels pendent jusqu'à terre le long du tronc des rameaux déliés en forme de cordes. D'autres fois ce sont des lianes qui produisent cet effet qui fixe toujours l'attention du voyageur. Malgré l'em- barras qu'occasionent parfois des plantes rampantes épineuses, des lianes ou des troncs morts, on ne peut pas dire que ces forêts soient impénétrables. Il est même des endroits où l'on marche assez à l'aise et à l'abri du soleil le plus violent. Toutes ces forêts sont animées par une foule d'oiseaux ornés des cou- leurs les plus variées et les plus brillantes, et dont nous enten- dions le matin , à la naissance du jour, les ramages divers. Celui des cassicans et des corbi-calaos était surtout remar- quable par sa force et sa durée. Il précède celui des autres oiseaux. On entendait par intervalle le son métallique d'un oiseau qu'on appelait pour cela cor de chasse. C'est très-pro- bablement le même dont la trachée-artère sort de la poitrine 742 NOTES. et décrit une sorte de spirale sur le sternum. Il est d'un beau noir métallique à reflets d'acier. Les plumes de sa tête sont ser- rées; celles du cou effilées. Il a deux ou plusieurs petites cornes plumeuses. Les calaos, les perroquets , les colombes et les pi- geons y sont très-communs. Les oiseaux de paradis, le manu- code et le vert-émeraude , dont les femmes ornent leur tête , n'y sont point rares et point difficiles à tuer lorsqu'on est conduit par les naturels. Leur cri fort et répété par intervalles, ouake, ouake, ouake, les fait facilement reconnaître. La femelle crie , à peu de chose près, de la même manière. Les jeunes mâles, qui n'ont point encore leurs flancs et le vert-émeraude sous le cou , ressemblent presque en tout aux femelles. Il faut les ou- vrir pour connaître la différence du sexe. Ces oiseaux se nour- rissent d'un fruit jaune de la grosseur d'une petite cerise. Les Papous les tuent avec des flèches en forme de trident, qui les saisissent sans les endommager; ils les vident, leur arrachent les pattes, souvent les ailes, passent un long morceau de bois dans le corps par le bec, les font ainsi sécher et les vendent aux Chinois et aux Malais. On les appelle manbéfor en langue du pays. Les manucodes paraissent un peu plus rares, et leur petitesse les rend difficiles a tuer. Il y a des arbres dont les fruits les attirent , mais sur lesquels ils ne font que s'arrêter un instant. Les insectes sont aussi beaux que peu nombreux. Leur rareté tient à ce qu'il y a peu de clairières, et que le plus grand nombre, comme les papillons, aiment le soleil et fuient l'ombre des grands bois. Nous avons déjà fait cette remarque pour le Brésil , où nous n'avons trouvé des insectes et des oi- seaux en abondance qu'aux environs des habitations. Il n'y a point de rivière à Dorey, les eaux s'écoulent à la mer en petits ruisseaux. L'aiguade la plus commode et qui se trouve au fond de la rade à gauche, fournit une assez bonne eau quoiqu'elle soit un peu fade, ce qui tient au calcaire friable sur lequel elle coule. La mer fournit très-peu de poissons, de mollusques et de zoophytes. Nous devons la plupart de ceux que nous avons NOTES. 743 dessinés aux naturels qui , pour avoir de nos objets d'échange , les recherchaient avec soin. Les récifs, qui ordinairement dans ces parages sont riches de ces productions, ici étaient morts. La cause n'en serait-elle point due à ce que dans les fortes pluies les eaux qui descendent des montagnes rendent presque douces et entièrement limoneuses celles de toute la rade? Cet effet doit même s'étendre au loin, et faire croire, à un navire qui passerait près de terre , à la présence d'une rivière qui n'existe pas. Nous avons reconnu la présence du kanguroo d'Aroé à la Nouvelle-Guinée. Nous n'avons eu qu'un jeune individu, mais des ongles de ces animaux, que les Papous fixent aux extré- mités de leurs arcs , annoncent qu'il y en a d'une forte taille. La découverte la plus remarquable est celle du genre péra- mèle, qu'on ne croyait appartenir qu'à la Nouvelle-Hollande. En y ajoutant des phalangers, voilà trois animaux communs à ces deux grandes îles. Les rapports entre plusieurs oiseaux des mêmes pays ne sont pas moins remarquables. L'espèce humaine de cette contrée est formée de ceux qui habitent les côtes, et qui se nomment Papous ou Papouas, et de ceux qui habitent les montagnes plus ou moins loin dans l'intérieur; ces derniers prennent à Dorey le nom d'Alfaquis ou d'Arfaquis. Ce sont les Alfours des autres îles environnantes. Quoiqu'ils soient forcés de cultiver la terre pour vivre , ils pa- raissent de mœurs féroces, et sont en guerre avec les Papous qui les redoutent beaucoup. Ces derniers ont un commence- ment de civilisation qui paraît bien ancien , sans avoir fait de progrès ; leurs rapports avec les Malais, et quelquefois avec les Chinois dont les jonques s'avancent jusque dans cette mer, ont établi une sorte de petit commerce d'oiseaux de paradis et d'holoturies , dont les effets ont été de rendre leurs mœurs plus douces. Aussi s'avancent-ils sans crainte à la rencontre des na- vires , et n'abandonnent-ils plus leurs cabanes comme ils le fai- saient autrefois , en commençant d'abord par mettre leurs femmes en sûreté hors de la vue des Européens. Dispositions 744 NOTES. qui avaient lieu lors du premier voyage de l'Astrolabe. Il n'en fut point ainsi cette fois, et nous vîmes cette petite population de mille à douze cents âmes réunies dans trois villages dont les maisons sont bâties dans la mer sur des pieux. Chaque maison est un assez long édifice où logent plusieurs familles. Les ap- partcmens sont séparés, au devant règne un grand corridor en varangue. Ces demeures, assez mal construites, sont basses, enfumées et malpropres. Les Papous mettent plus d'art dans la construction de leur pirogue à double balancier, relevées aux deux bouts, et quelquefois couvertes. Ils font aussi d'assez belles nattes, et sculptent diverses figures symboliques qui tiennent à leur religion. C'est ainsi qu'une grande case vide est supportée par des poteaux sur lesquels on voit des hommes à gros phallus et des figures de crocodile. A la mort d'un chef important, ils lui élèvent très-rapidement un tombeau en bois sculpté , qui a la forme d'un bois de lit. Ce peuple, dont les mœurs nous ont paru aussi simples que douces, a beaucoup de sagacité, et l'on peut dire de finesse même dans ses rapports avec les Européens. Chez quelques in- dividus cette qualité paraissait portée jusqu'à l'astuce. Il est vrai aussi que notre manière d'agir pouvait bien y donner lieu , car notre avidité à avoir des oiseaux de paradis , ou plutôt tout ce qu'ils possédaient de remarquable , ou qui pût avoir quel- que valeur en France , a pu nous faire passer à leurs yeux pour les hommes les plus mercantiles de la terre. Les enfans , inté- ressans dans tous les pays , ont ici une intelligence qui devance de beaucoup leur âge. Cependant cette race est loin d'être belle. Ils sont petits, à gros ventre, à extrémités assez grêles. Leur nez est épaté, la bouche large, et les deux diamètres de la face presque égaux. Leurs cheveux, dont ils prennent soin, frisent naturellement et sont très-touffus. La couleur de leur peau est d'un jaune légè- rement rougeâtre. Parmi ces physionomies, qu'il estassez diffi- cile de bien caractériser pour en donner une idée nette, nous ne fûmes pas peu surpris , comme à notre premier voyage , sur NOTES. 745 l'Urémie, de voir des têtes et des coupes de visage s'appro- chant infiniment de celles des nègres. Les cheveux coupés ras et frisans ajoutaient encore à la ressemblance. La couleur de la peau seule était celle des Papous. Et cependant ces individus , la plupart jeunes gens, appartenaient bien à la même peu- plade , et étaient Papous comme ils le disaient eux-mêmes. Les femmes sont laides sans aucune exception : et ce qui ne contribue pas peu à les flétrir de bonne heure , ce sont les soins domestiques dont elles sont entièrement chargées. Nous souf- frions beaucoup d'en voir surchargées de poids énormes, de charges de bois qu'elles apportaient de loin, tandis que les hommes ne faisaient rien. Les deux sexes vont presque nus. Quelques individus ont, sur la figure et les bras, un tatouage ponctué noir. Ils se liment aussi les dents sur le plat. Singulier usage , difficile à expliquer. L'usage du bétel ne contribue pas peu aussi à leur gâter la bouche et les dents. Leur nourriture ordinaire est le sagou , qu'ils ne préparent point en brique, mais qu'ils entassent en masse de douze ou quinze livres. C'est pour le transporter plus commodément, car il paraît venir d'assez loin. Du moins nous n'avons aperçu aucuns des arbres qui le fournissent dans les environs du port. Cette manière lui donne un commencement de fermentation désagréable. Il faut joindre à ce comestible un peu de poisson, quelques cocos, des racines tubéreuses en petit nombre. Nous avons souvent vu nos conducteurs manger dans les bois des fruits sauvages , des tiges et des feuilles de plantes. A quelque distance du village de Dorey, est une petite mon- tagne sur le sommet de laquelle habitent, dans trois ou qua- tre cases élevées sur des pieux, plusieurs familles d'Alfaquis. Ils vivent en bonne intelligence avec les Papous, mais séparés et sans avoir de grandes relations avec eux. Us sont essentiel- lement cultivateurs, et leurs champs, bien entourés de palis- sades, sont remplis de taros et de bananiers. Nous y avons remarqué une menthe odorante comme plante d'agrément. En comparant les individus de cette peuplade avec les Papous, 746 NOTES. nous y avons bien trouvé quelques différences, mais si peu grandes qu'il serait difficile de les signaler. C'est absolument comme celles qui existent en France des bommes d'une pro- vince à une autre , avec cette différence qu'ici la couleur noire rend les nuances plus difficiles à saisir. Ce peuple , comme tous ceux qui habitent dans la zone tor- ride, sont sujets à la lèpre sicthiose , qui dès la plus tendre enfance leur couvre le corps et les membres en les moirant par- fois de lunules très-régulières. Nous avons examiné une petite fille albinos dont la couleur entièrement blanche contrastait singulièrement avec la teinte noire de ses parens. Ses yeux, d'un bleu-gris, d'une grande mobilité, supportaient avec peine la lumière. Tous les jours nous avions autour de nous un grand nombre de naturels, nous vendant des oiseaux de paradis. Ils en firent venir même d'un point plus éloigné lorsqu'ils en manquèrent. Ils furent agréablement surpris qu'on les leur portât tout de suite au prix très-élevé de trois ou quatre piastres d'Espagne, et même davantage. Cet argent dont ils paraissaient examiner le titre avec attention , leur sert à faire des bracelets et des boucles d'oreilles. Ils réunissent et forgent quatre pièces ensemble pour former l'un de ces premiers ornemens. La veille de notre départ on envoya à l'aiguade faire de l'eau. Un de nos matelots se sentit tout-à-coup blessé au dos par une longue flèche qu'il arracha en fuyant. Aussitôt deux naturels traversèrent le ruisseau en se jetant dans les bois. Nos gens épouvantés demandèrent des secours et revinrent vis-à-vis de la corvette. Lorsqu'on apporta l'homme blessé qui crachait le sang , les naturels qui se trouvèrent à bord s'enfuirent, ef- frayés, en annonçant que le coup partait des Alfaquis, leurs ennemis , cachés dans les bois , et qui n'attendaient qu'une oc- casion favorable pour tuer quelqu'un d'eux. L'alarme se ré- pandit aussitôt dans les villages. Toute la population prit les armes; on fit sauver les femmes et les enfans dans les bois; les pirogues furent armées et se tinrent à l'écart dans une anse. NOTES. 747 Le commandant , ignorant si cet acte d'hostilité venait réellement des Alfaquis ou des Papous, envoya le grand canot armé vis-à-vis le grand village pour recevoir et protéger les personnes qui se trouvaient à terre. J'étais de ce nombre , et je descendais de chasser dans la montagne , lorsqu'étant encore dans les bois, près du rivage, j'entendis le son de guerre des conques, et m'aperçus de beaucoup de mouvement dont je ne pouvais encore deviner la cause ainsi que mes trois jeunes guides. Bientôt je vis courir devant moi un homme , un arc et des flèches à la main , protégeant une troupe de femmes et d'enfans qui ne tardèrent pas à se disperser. Je prévis alors que comme à Tonga-Tabou la bonne harmonie avait cessé, et que nous étions en guerre avec eux. Malgré cette idée, je fus atten- dri de voir de petits enfans nus fuyant au milieu des bois , une petite natte sous le bras. C'était en vain que je leur adressais des paroles de paix, ils se sauvaient toujours. Cependant mes guides me restaient fidèles. Je chargeai mon fusil, et en arri- vant au village je vis une grande agitation. Les chefs, qui étaient armés dans leurs maisons, m'y appelaient en me faisant signe qu'ils me conduiraient à la corvette, distante d'une demi- lieue , et qu'on n'apercevait pas. Croyant qu'ils voulaient m'attirer dans un piège pour m'y tuer sans risque , je refusai, en gagnant la plage, sans autre but que de prolonger mon existence , car je m'attendais à chaque instant à être percé de flèches sans pouvoir même utiliser l'arme que je portais. EnGn quelques-uns de ceux que je connaissais vinrent à moi la pointe de leur coutelas tourné vers eux pour ne pas m'effrayer ; ils me firent comprendre que la crainte des Alfaquis, qui avaient blessé un de nos hommes , occasionait toutes ces dispositions , et que nous étions toujours amis. Bientôt j'aperçus aussi notre canot au travers des pieux des maisons qui me le cachaient. Ils m'y conduisirent, et tout fut éclairci. Nous regagnâmes le bord dès que deux officiers qu'on attendait furent rendus. Le lende- main les naturels revinrent à bord. Le calme fut rétabli, et nous nous quittâmes bons amis. Le matelot blessé , quoi- 718 NOTES. qu'ayant eu la poitrine un peu lésée, se rétablit peu à peu. Il se nommait Bellanger, et était un de ceux que les naturels de Tonga-Tabou enlevèrent. Il est encoi-e heureux pour nous et pournosrecherchesquecetévénement ait eu lieu à la fin de notre relâche. Autrement on n'eût pu se hasarder dans des bois touffus où il est si facile de décocher des flèches sans être aperçu. Ces sauvages Alfaquis ne paraissaient avoir d'autre but que de tuer un homme et d'emporter quelque partie de lui- même comme un trophée. C'est du moins ainsi qu'ils agissent envers les Papous , qui de leur côté aussi conservent leur tête lorsqu'ils peuvent en tuer. ( Extrait du Journal de M. Quoy. ) page 648. Aux récits de MM. Gaimard et Sainson , qui eurent plus de patience que moi. Les accords du mariage se font entre les parens , sans que les futurs y participent en rien , car ils ne se sont jamais vus, l'usage en Chine étant de séquestrer les filles jusqu'à ce qu'elles soient mariées; et alors même elles ne sortent que rarement et voilées. Les préliminaires durent quarante jours , pendant les- quels les parens du jeune homme et lui-même reçoivent, les nombreuses visites de leurs amis qu'ils régalent de confitures et de vin. (A Amboine. ) Notre Chinois était un riche marchand, parent du capitan; l'entrée de sa maison était ornée de devises , et le premier ap- partement était une vraie chapelle éclairée par des bougies et des torches, et dans laquelle on brûlait des aromates. L'autel représentait les emblèmes de la religion chinoise, avec force inscriptions. Le dragon était figuré partout. Des musiciens permanens placés dans la galerie, à côté de la porte , faisaient entendre la plus bruyante musique, formée de trompettes, de cornemuses , de tam-tam et d'autres timbres métalliques. NOTES. 740 Le futur joignait l'élégance du costume à d'assez bonnes manières. Il montrait, ainsi que son père, d'autant plus de con- tentement que la foule était plus nombreuse; tant l'opinion a de force, puisqu'elle l'emporte sur une extrême avarice qui est la passion dominante de ces bommes qui représentent dans les colonies les juifs de cbez nous. Pendant les quarante jours on fait par la ville diverses pro- cessions, portant des drapeaux de couleur, des lanternes de papier doré. Les amis des époux suivent pour faire bonneur. Le dernier jour est le plus solennel; c'est celui où la mariée, prise cbez elle , est amenée à son époux qui devant le publier lève le voile qui lui couvre la figure, et reçoit la première im- pression de ses traits. Nous étions dans la compagnie de M. le gouverneur et aux premières places ; car il vient un instant où la foule est considérable. Pendant que le marié dans un riche palanquin et à la têle d'une grande procession était allé cbercher sa femme, nous visitâmes l'appartement des époux, orné de tout ce qu'ils onl de plus précieux. Le lit, tout doré et enjolivé de brillans, est une sorte d'alcôve où sont deux couches collées l'une à l'au- tre; celle de la mariée est plus élevée de deux pouces, et a pour défense un simple rideau. Même après le mariage elle doit en défendre l'approche à son mari au moins pendant trois jours. C'est l'usage que l'entrée de cette couche doive être prise d'assaut. Une table , couverte de mets, de bonbons, de confitures de toute espèce, de bière et de vin, était dressée pour ceux qui voulaient en prendre. Indépendamment de cela, des serviteurs faisaient constamment circuler des plateaux couverts de petits plats d'argent contenant les confitures les plus fines que l'on prenait avec une fourchette d'or. On sait que les Chinois excel- lent dans ces sortes de préparations. Les époux arrivèrent magnifiquement habillés. Ils nous di- rent, ce qui est très-vrai, que cette solennité était celle qui appartenait, en Chine, pour le luxe, aux mandarins. Leurs tome iv. 49 750 NOTES. robes étaient de soie brochée et brodée d'or, et garnies de dia- mans de prix. Beaucoup de ces pierres précieuses apparte- naient à la famille, le plus grand nombre était seulement prêté. Le jeune homme sortit le premier de son palanquin , ouvrit celui de sa femme , voilée d'une gaze bleue et le front ceint d'une triple couronne de diamans. Il la conduisit dans l'appar- tement du lit, ayee une lenteur inconcevable. Elle ne faisait que deux pas par minute. Toutes les particularités de la céré- monie se passèrent de la même manière, ce qui était vraiment désespérant pour nous , car la curiosité nous forçait à nous tenir, par une température aussi élevée, dans une chambre par- faitement close, remplie d'autant de personnes qu'elle pouvait en contenir, et où brûlaient des torches et un grand nombre de bougies et de parfums. Je crois que nous n'eûmes jamais à supporter une chaleur aussi accablante. Que devait-ce être pour ces pauvres époux qui chargés de vêtemensy demeuraient plus de quatre heures? Enfin la mariée arrivée dans son appartement, on fit cercle autour d'elle, et l'époux leva son voile avec une petite ba- guette. La jeune personne demeura immobile, les yeux fixés en terre. Sa figure, pour celle d'une Chinoise, n'était ni belle ni laide. L'impassibilité de ses traits était une chose bien re- marquable. Aucun pli, aucun sillon ne semblait sur ce teint avoir jamais manifesté l'expression d'un désir ou d'une volonté. C'est une vraie figure de cire absolument semblable à celle de nos madones de campagne, et ornée comme elles. Je ne peux dire quelle était la couleur et l'expression de ses yeux, elle ne les leva point dans notre présence; ce qui semblait demander un grand exercice. Il en était de même de celui qu'exigèrent les longues cérémonies dans lesquelles on leur apportait di- verses sortes de fruits qu'ils faisaient semblant de goûter, tou- jours avec beaucoup de lenteur; c'était des emblèmes relatifs à leur nouvel état et concernant les devoirs du mariage. Plus tard ils prirent des robes blanches et plus légères. Ce qui paraîtra assez plaisant dans cet usage de prendre une NOTES. 751 femme sans la connaître , c'est le sens d'une des devises de l'en- trée que M. Paape nous expliqua et qui disait : Je cherche un cœur, qu'il fallait plutôt traduire par : Je cherche de l'argent. Un jour que nous allâmes rendre visite au marié , M. Gaimard et moi, après les politesses d'usage, la gravité de son état ne l'empêcha point de demander à mon compagnon s'il voulait lui vendre son parapluie. Preuve que rien ne peut ralentir le désir hrocanteur de ce peuple. C'est lui qui fait tout ce qui est relatif au commerce, et sous le gouvernement doux des Hol- landais ils doivent se trouver très-heureux. {Extrait du Journal de M. Quoy.} Si nous voulions citer toutes les personnes qui nous ont accueillis à Amboine avec la plus cordiale hospitalité, il nous faudrait nommer l'un après l'autre tous les Européens qui ha- bitent cette colonie. C'est cependant pour moi un devoir de reconnaissance de consigner dans ce journal la complaisance avec laquelle M. Paape, secrétaire du gouvernement, me procura les occasions de réunir pour la collection de l'Astro- labe les dessins les plus curieux. 11 n'était bruit à notre arrivée à Amboine que des noces pro- chaines du fils d'un riche marchand chinois avec la jeune fille d'un mandarin qui, sous le titre de capitaine, préside au commerce de la colonie. M. Paape eut assez de crédit pour faire apporter chez lui le costume complet des deux futurs époux; bien plus, le capitaine chinois lui-même poussa la condescendance jusqu'à poser devant moi, revêtu de la magni- que robe du fiancé. Tandis que je dessinais, dans tous leurs détails , les bizarres figures qui chamarraient ce riche vête- ment, le bon capitaine me suppliait de ne pas essayer à retra- cer son visage; car c'était, assurait-il, une cause de mort. Il apportait pour preuve, que M. Lejeune à son passage sur la Coquille, ayant dessiné les traits d'un Chinois , le malheureux modèle n'avait pas manqué de mourir, tout juste un an ou 752 NOTES. deux après cet événement. J'aurais été un grand ingrat d'atti- rer un pareil malheur sur le digne mandarin , qui se montrait si complaisant pour moi: je lui affirmai qu'il n'aurait rien à craindre de mon indiscrétion. Malgré ma parole, il se cacha constamment la figure avec ses mains, et, le dessin achevé, il vint s'assurer lui-même si je n'avais point usé de quelque supercherie pour tracer le talisman mortel qu'il redoutait si fort. La veille des noces, un dîner splendide réunit chez le père du fiancé M. Moorrees, lieutenant-gouverneur, l'état-major de la colonie et quelques-uns d'entre nous. Un magnifique couvert à l'européenne remplissait la plus grande salle de la maison , et dans une galerie voisine une table particulière était réservée aux nombreux convives chinois. Le père de famille présida à notre festin qui fut des plus recherchés, mais il ne toucha à aucun mets. Son fils faisait les honneurs du gala chi- nois, seulement il vint, à diverses reprises, dans la salle où nous mangions, offrir avec une grâce toute aimable des toasts aux principaux personnages de la réunion. Tout se passa avec une élégance et une politesse admirables. A l'issue du dîner nous accompagnâmes l'honorable M. Moorrees à la belle résidence de Baton-Gadja , où les troupes se livraient à l'exercice de la cible. La présence de notre nombreuse société excita l'ému- lation des soldats qui tirèrent à merveille. M. Moorrees nous fit ensuite servir des rafraîehissemens dans sa jolie maison de Àër-Hollanda , où l'on trouve, sous l'ombre desarékiers, les bains les plus purs et les plus frais. Il eut même la bonté de nous offrir le séjour de cette maison, et de mettre à notre dis- position tout ce qui s'y trouvait , et cela avec cette bonne fran- chise et cet abandon si aimable qu'on ne trouve peut-être que chez les bons Hollandais d'Amboine. Pendant que nous terminions la soirée dans cette charmante et opulente retraite, la maison du Chinois s'était remplie d'une foule d'individus qui se livraient à la joie au milieu du bruit d'une musique éclatante et des sons étourdissans des tam-tams. NOTES. 753 Une brillante illumination éclairait la demeure des deux futurs époux. Le lendemain eut lieu la cérémonie des noces. Vers cinq heures du soir, le marié , en présence d'une nombreuse assem- blée, exécuta avec son père une quantité de génuflexions et de salutations devant deux autels dressés à cet effet dans la chambre principale de la maison. Chacun de ces autels était chargé de dorures, de dragons hideux, de belles fleurs en cire et de nombreuses bougies colorées. Au dehors de la maison des centaines de flûtes, de timbres et de tam-tams faisaient retentir l'air, et d'énormes détonnations d'artifices achevaient d'assourdir les assistans. Le fiancé sortit et fut enfermé dans une chaise magnifique de soie bleue chargée des plus riches ornemens. Son costume était bleu , orné d'une broderie d'or et de perles qui représentait des dragons aux yeux enflammés ; sa boucle de ceinture et le sommet de son bonnet se compo- saient de superbes diamans. Il se mit en marche vers la maison de l'épouse , accompagné d'un nombreux cortège de musiciens, de tireurs d'artifice et d'une double haie d'hommes qui por- taient de longues lances chargées d'innombrables banderolles. Ce tableau plein de mouvement , ce bruit , celte magnificence , composaient un spectacle véritablement extraordinaire et dont la nouveauté nous frappa. Pendant l'absence du jeune fiancé, la famille faisait distri- buer à l'assemblée des rafraîchissemens abondans, mais prin- cipalement des confitures. On les servait sur de petites sou- coupes d'or avec des fourchettes de même métal , et telle fut la profusion et la variété de ces jolies friandises, que les plus in- trépides amateurs ne purent venir à bout d'en goûter une par- celle de chaque espèce différente. Les femmes de la famille, qui sont admises dans ces grandes occasions en présence du monde , se tenaient dans la chambre nuptiale, et formaient un charmant tableau par la douce expression de leurs traits et leurs cheveux noirs d'ébène relevés sur le sommet de la tète, et ornés de quelques pierreries. La chambre des époux offrait un telassem- 754 NOTES. Liage d'étoffes précieuses, de bijoux et d'objets de luxe d'un goût et d'une exécution ravissante, qu'on en était réellement ébloui. Le lit, aussi large que long, était entouré de draperies où l'or et les perles fines brillaient de toutes parts. Au milieu de la chambre, deux sièges, une table richement ornée, et deux tasses à thé, en or sculpté, attendaient les deux époux qui devaient accomplir la cérémonie de l'échange des coupes. Le fracas qu'on entendit dans la rue annonça le retour de la procession qui ramenait les fiancés. Au milieu d'un tumulte extrême, la mariée, portée dans une chaise rouge d'une grande richesse, vint mettre pied à terre au seuil de la maison où elle fut reçue par son beau-père. Elle était vêtue d'une ample robe écarlate brodée des mêmes dessins que celle du fiancé} une gaze noire parsemée d'étoiles d'argent voilait ses traits, et lui tombait jusqu'à la ceinture. Dès que le père lui eut offert la main, elle commença à s'avancer, mais d'un mouvement si lent, si imperceptible, qu'elle resta plusieurs minutes à par- courir l'espace de deux ou trois toises qui la séparait de la chambre nuptiale. Dans cette chambre on recommença une série de saluts , de postures, de génuflexions exécutés avec cette incroyable lenteur de mouvemens qui paraît constituer la principale condition de la célébration du mariage. Enfin un crescendo de bruit, d'instrumens, de pétards, de cris, un ta- page infernal, en un mot, annonça la conclusion de la céré- monie des noces. En ce moment , le mari prit une main de la jeune femme, et enleva le voile qui lui dérobait les traits de celle qui était devenue son épouse et qu'il n'avait jamais dû envisager jusque-là. C'est une condition fort dure, si on l'observe, mais on nous assura qu'en Chine, comme ailleurs, on trouve, grâce au ciel, des matrones charitables qui compatissent aux maux des pauvres fiancés, et parviennent, au moyen d'innocentes supercheries, à éluder la sévérité absurde des usages. Les mariés furent conduits à la table où ils procédèrent à l'échange des tasses de thé, avec des mouvemens dont la vitesse n'excédait pas celle de l'aiguille d'une montre. Il paraît que NOTES. 755 nos deux jeunes gens avaient fait de nombreuses répétitions de cette espèce d'exercice , car ils réussirent parfaitement à imiter des automates , et plus d'une fois la famille parut notablement édifiée de l'auguste majesté empreinte sur leurs immobiles phy- sionomies. Nous n'y trouvâmes pas lout-à-fait le même charme. Étouffés dans la foule , au milieu d'une atmosphère de quarante degrés, nous quittâmes la place vers minuit, au moment où la mariée , toujours avec la même lenteur, se disposait à quitter sa robe rouge pour en prendre une blanche. En ce moment , comme pour nous récompenser de notre persistance à subir une telle corvée, la mariée leva les yeux pour la première fois, et c'était vraiment dommage qu'elle les eût tenus si long-temps cachés. La physionomie de cette jeune femme , sans être préci- sément jolie, offrait un ensemble fort agréable. L'étonnante blancheur de son teint contrastait avec le noir brillant de sa chevelure, et la magnifique couronne de diamans dont elle était parée ne contribuait pas peu à relever ses modestes attraits. Les fêtes du mariage durèrent encore trois jours au milieu des festins et de la musique. Quelques jours après, le jeune marié était installé à la place de son père , et continuait son commerce en digne Chinois, c'est-à-dire qu'il pratiquait avec perfection l'art profitable de vendre un objet six ou huit fois plus que sa valeur. (Extrait du Journal de M. Sainson.} Le 2 octobre, M. de Sainson et moi nous sommes conduits par M. Paape, toujours plein d'obligeance, aux fiançailles d'un jeune Chinois, que l'on nous dit être l'un des plus riches marchands de la colonie. Nous trouvons déjà réunis chez lui MM. Moorrees, Steyman, Lengacker, Elgenhuizen , Lang, Rombout, Ohî, Martens, ainsi que MM. Lesson et. Dude- maine. Le nom du fiancé est On-Kiekbinn. On est le nom de mai- son ; Kickbinn, prénom, signifie quelque chose qui éclaire. 756 NOTES. La fiancée se nomme Limm-Dijion-Nion . Limm , nom de maison , signifie bois , et Djion-Nion, doux comme de la soie , ou bien agréable comme l'ombre dans la chaleur. Sur la porte d'entrée de la maison, on lit l'inscription sui- vante : DAK TCHO ON. c'est-à-dire -les oiseaux qui se caressent de plaisir. Au-dessus de la porte de la chambre à coucher, on lit ces mots : KILINN TO TCHO. Kilinn est le nom d'un oiseau qui, d'après les Chinois d'Am- boine, a la puissance d'écarter de la maison ceux qui vou- draient nuire. L'inscription de la porte d'entrée est si longue à traduire, me disait le fiancé , qu'il lui faudrait toute la nuit pour cela ; et certes, quelque fût l'intérêt de cette inscription chinoise, je n'aurais jamais eu la cruauté de donner une telle occupation la nuit des fiançailles. Avant le dîner, qui fut splendidement servi, on nous offrit du thé et toutes sortes d'excellentes confitures. Des toasts furent portés par MM. Moorrees , Steyman , le futur et son père , au bonheur des conjoints, de leur famille , des enfans à naître , et des personnes qui avaient bien voulu honorer la fêle de leur présence. Quant aux détails relatifs à l'appartement et au costume des mariés, à la grande cérémonie nuptiale elle-même, qui eut lieu le 6 octobre , à la désespérante lenteur des mouvemens, et à l'instant si dramatique où le voile est levé et où l'époux voit sa femme pour la première fois, ils ont été décrits si exacte- ment et d'une manière tellement gracieuse par M. de Sainson , que je ne pourrais qu'affaiblir l'impression produite par son NOTES. 757 récit , et que je dois , dans l'intérêt du lecteur , garder le silence. {Extrait du Journal de M. Gaimard.) PAGE 673. Et il ne tiendra pas à moi que l'autre ne le soit égale- ment. Le 29 novembre , nous eûmes le malheur de perdre le maître charpentier Béringuier, un des meilleurs hommes de l'équi- page, remarquable par sa douceur et la bonté de son caractère, qui le firent estimer à bord de tous les navires où il fut embar- qué. Je l'avais connu sur l'Uranie ; aussi je l'ai bien sincère- ment regretté. Il avait fait aussi le voyage de la Coquille , et ce troisième allait lui attirer des récompenses qu'il méritait si bien lorsqu'il succomba à une longue maladie. Son souvenir est pour moi un de ceux des hommes de bien que j'ai connus. (Extrait du Journal de M. Quoy. ) FIN DES NOTES DU QUATRIEME VOLUME. TOME IV. 5o TABLE. Pages. Chapitre XXI. Traversée de la Nouvelle-Zélande à Tonga- Tabou. i Chapitre XXII. Séjour au mouillage de Tonga-Tabou. 61 Chapitre XXIII. Combats avec les naturels de Tonga-Tabou. 1 26 Chapitre XXIV. Observations sur les îles Tonga, leurs habitans et leurs productions, 178 Découverte et histoire, 178. — Description de Tonga-Tabou, 223. — Habitans, rapports physiques , 228. — Caractère , 23o. — Etat social, 235. — Guerres, 242. — Crimes et pu- nitions , 244- — Occupations , 246. — Kava, 252. — Arts et métiers, 265. — Repas , 271. — Mariages , 272. — Habita- tions, 278. — Alimens , 280. — Habillement, 282. — Musi- que, 285. — Danses, 288. — B.eligion , 2S9. — Prêtres, 299. — Cérémonies, 3o4. — Présages et charmes , 026. — Médecine et chirurgie, 32g. — Langage, 334> — Produc- tions, 335. Notes. 33g Chapitre XXV. Exploration des îles Viti. 397 Chapitre XXVI. Traversée des îles Viti au havre Carteret. 459 Chapitre XXVII. Séjour au liàvre Carteret. Exploration de la Nou- velle-Bretagne. 5oo Chapitre XXVII. Exploration de la côte septentrionale de la Nou- velle-Guinée. 54i Chapitre XXVIII. Séjour au havre Doreï. 078 760 TABLE. Chapitre XXIX. Traversée de Doreï à Amhoine et séjour en ce P01t- 6i3 Chapitre XXX. Traversée d'Amboine à Van-Diemen's-Land. 654 Appendice. f>gx Notes. 6qi FIN DE I.A TABIE DU QUATRIEME VOLUME.